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HISTOIRE
L IMPRIMERIE.
HISTOIRE
L'IMPRIMERIE
PAVIL DUPOl^T
l:HEVAL1ER I'K I* I.FGION U HONNKI'H et 1)E L OKimE Dr MKHITE de DANEMARK,
DFPUTK W CORPS I.ÉGISF.iTir.
TOME PHEMIEH.
PARIS
CHEZ TOUS LES LIBRAIKES.
M 1) C C C L 1 V
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Complète Set ISBN 576 72401 ?
This Volume ISBN 576 72^02 5
Republished in 1971 by Gregg International Publishers Limited
Westmead, Farnborough , Hants., England
Printed in offset by Franz Wo If .Heppenheim/Bergstrasse
Western Germany
TABLE DES MATIERES
TOME PREMIER.
Pages
PRÉFACE V
INTRODUCTION VU
CHAPITRE PREMIER.
DES MOYENS d'eXPRIMER ET DE COMMUNIQUER SA PENSÉE AVANT
ET DEPUIS l'invention DE l'iMPRIMERIE.
I. Du langage primitif. — II. Écriture symbolique et hiéroglyphique. —
III. Les lettres, inventées par les Phéniciens, se propagent en Europe.
'- IV. Différents systèmes d'écriture. — V. Ecriture abréviative ou
sténographie.— VI. État de l'Europe avant l'invention de l'imprimerie.
— VII. La typographie fait refleurir les sciences, la littérature et les
arts. — Époque de la Renaissance. — VIII. L'histoire et l'éloge de
l'imprimerie sont restés incomplets. — IX. Ses détracteurs. — X. Ser-
vices qu'elle a rendus à la Société I
CHAPITRE II.
DÉCOl VERTE DE L IMPRIMERIE.
I, Découverte de l'imprimerie. — Ses avantages. — II. Elle est inventée
à Mayence. — III. Gutenberg fait ses premiers essais à Strasbourg.
— IV. Il s'associe à Mayence avec Fust et Schœffer, lequel invente
les poinçons pour frapper les matrices. — V. Embarras de la société.
— Gutenberg poursuit ses travaux. —VI. Honneurs qu'il reçoit dans
sa patrie. — Sa mort. — Son éloge. — VII. On conteste le mérite, le
lieu et l'auteur de la découverte. — VIII. Injustes prétentions de la
ville de Harlem. — IX. C'est à tort que l'on attribue la découverte de
l'imprimerie aux peuples de l'antiquité.— X. Moyens de reproduction
connus des anciens. — XI. Manière d'imprimer chez les Chinois, —
XII. Appréciation des travaux de Gutenberg et de ses associés. —
XIII. L'imprimerie se répand dans les divers États. — XIV. On érige
des statues à Gutenberg û:'.
Pages.
CHAPITRE ni.
l'imprimerie ex FRANCE.
De l'esprit d'invention en France et chez les autres peuples. — II. De
la littérature en France avant l'invention de l'imprimerie. — HI. Des
copistes. — IV. Cherté des premiers ouvrages. — V. Les premiers
livres imprimés pénètrent en France. — VI. Etablissement de l'im-
primerie en France. Géring ; ses associés et ses successeurs. —
VII. Renseignements statistiques 6»
CHAPITRE IV.
l'imprimerie sous l'aiscienne monarchie.
1. Aperçu général de la situation de l'imprimerie depuis son introduction
en France. — II. Ses progrés et sages règlements qui la régissent
sous les divers rois : Charles VII, Louis XI, Charles VIII, Louis Xli,
François I^r, Henri II, Charles IX, Henri III, Henri IV, Louis XIH,
Louis XIV, Louis XV, Louis XVI. — lU. Les princes et les grands
établissent chez eux des ateliers typographiques. — IV. Des persé-
cutions que l'imprimerie eut à subir pendant celte première période. 109
CHAPITRE V.
l'imprimerie pendant la révolution, sous la république, le consulat
ET l'empire.
/. Liberté absolue de l'imprimerie. — II. Abus de cette liberté. — III.
Excès de la presse sous la terreur. — IV. Mesures restrictives sous
le directoire. — V. Imprimeurs victimes des excès de la révolution.
— VI. Principaux établissements typographiques de cette époque.
— VII. Consulat. — VIII. Révolution littéraire; Chateaubriand et
de la littérature duXVIIie siècle.— IX. Ecrivains distingués pendant
la révolution. — X. Inventions diverses. — XI. Actes honorables des
gouvernements révolutionnaires. — XII. Empire; réorganisation de
l'imprimerie. — XIII. Limitation du nombre des imprimeurs. —
XIV. Législation de la presse périodique. — XV. Autres mesures
préventives. — XVI. Librairie; ouvrages publiés à cette époque. —,
XVII. Des lettres et de l'imprimerie sous l'empire 217
CHAPITRE VI.
l/lMPKlMERlE SOUS LA MONARCHIE CONSTITUTIONNELLE.
J, Dispositions favorables à l'imprimerie au commencement de la Res-
tauration. — 11. La censure est établie. — lil. Son abolition. Nou-
Page?,
velle législation.— IV. Rélablis^emcnl de la censure.— V. Charles X.
La censure est levée. Présentation aux chambres de la loi d'amour;
«lie est retirée. La censure est remise en vigueur. — VI. Poursuites
rigoureusescontrerimprimerie.— VII. Ordonnances du 25 juillet 1830.
Révolution. — VIII. Progrès de l'imprimerie et de la librairie sous
la Restauration —IX. Souffrances de limprimerieau début du règne
de Louis-Philippe. — X. Liberté de la presse. Lois de septembre. —
XI. Excès de la presse anarchique. Poursuites — XII. Activité de
l'imprimerie. Romans-feuilletons. Contrefaçon. — XlII. Association
des imprimeurs de Paris. Société fraternelle des proies. Cercle de
la librairie. —XIV. Nouveaux progrés de la typographie. — XV. En-
couragements aux lettres et à l'imprimerie 285
CHAPITRE VU.
l'imprimerie sous la république de 1848.
i. Gouvernement provisoire; ses actes en ce qui concerne l'imprimerie,
et leurs effets II. Ouvriers typographes; appui que le gouverne-
ment provisoire, dans leur intérêt, donne à l'imprimerie.— III. Sus-
pension de journaux; la presse sous Tadministration du général
Cavaignac. — IV. Election du président de la république; dégâts
dans deux imprimeries de Paris ; proposition pour la suppression des
brevets d'imprimeur et de libraire. — V. Brevets retirés; avis ofû-
cieux donnés à la presse. — VI. L'imprimerie à l'exposition de 1849
et à l'exposition universelle de 1851 ; progrès constatés et nouvelles
découvertes.— VII. Deux décembre; régime de la presse; mesures
relatives à la contrefaçon étrangère. — VIII. Rétablissement de
l'empire. — IX. Renseignements statistiques 351
CHAPITRE VHI.
l'imprimerie dans les DIVERSES CONTRÉES DE LA TERRE.
Introduction.— I. Allemagne (1450). Mayence, Bamberg, Strasbourg, Colo-
gne, Augsbourg, Nuremberg, Leipsick. — //ongrrie(1473),Bude. — Bohême
(1475). Pilsen, Prague. — II. Italie (1463). Subiaco, Rome, Venise,
Milan, Naples, Messine, Palerme, Padoue, Parme. — III. France
(1470). Paris, Lyon, Toulouse, Troyes, Rouen, Tours. — IV. Bel-
gique (1472). Alost, Anvers. Louvain, Bruges, Bruxelles. — V. Hol-
lande (1472). Utrecht, Harlem, Leyde, Amsterdam. — VI. Suisse
(1472), Munster-en-Ergau, Bàle, Genève. — VII. Pologne (1474).
Cracovie, Vilna, Lublin, Varsovie. — VIII. États-Sardes (1474).
Turin, Gênes, Chambéri, Cagliari. — !X. Espag.ne (1474). Valence,
Barcelone, Saragosse, Madrid.— X. Angleterre (1474). Westminster,
Oxford, Saint-Albans, Londres.— /icosse (1507). Edimbourg.— /r/ande
(1351). Dublin, — XI. Danem.\rk (1482), Odensce, Copenhague. —
Pages.
Islande (1530). Holum. — Aoneye (l(34i). Christiania. — XII. SUÈDE
(1483). Stockholm, Upsal.— Xlll. Portugal (1489). Lisbonne, Leyria,
Braga. — XIV. Prusse (1506). Francfort-sur-l'Oder, Kœnigsberg,
Berlin.— XV. Russie (1360). Moscou, Saiut-Pétersbcurg.— XVI. Amé-
rique (1544). Mexico, Lima. — États-Unis (1639). Cambridge-en-
Massachusels, Boston, Philadelphie, New-York. — XVII. HiN-
DOUSTAN (1563). Goa, Tranquebare, Serampour, Columbo, Calcutta,
Madras, Bombay. — XVIII. Turquie (1493-1727). Thessalonique,
Andrinople, Conslantinople. — Egypte (1798 1822). Le Caire, Boulak.
— XIX. CHINE (1590-1776). Macao, Péking. — XX. OcÉanie (1818-
1822) Taïii, îles Sandwich. — XXI. Grèce (1820 . Chios, Cydonie,
Hydra, Nauplie, Missolonghi, Athènes. — XXII. Algérie (Afrique
française) (1830). Alger, Oran, Constanline 40t
TOME SECOND
CHAPITRE IX.
DE LA PROFESSION d'iMPRIMEUR.
1. Causes de la prospérité de l'imprimerie à sa naissance. — II. Mérite
des premiers imprimeurs. — III. Imprimeurs illustres : les Aide. —
IV. Les Eslienne. — V. Les Elsevier. — VI. Les Didot. — VII. Bodoni,
Panckoucke, Crapelet, Renouard. — VIII. Imprimeurs hommes de
lettres. — IX. Situation actuelle de l'imprimerie
CHAPITRE X.
DES LIVRES.
I. Dénnition du mol livre; utilité des livres; des diverses sortes de livres.
— II. Formes des anciens livres : livres écrits sur des tables de pierre,
sur des lames de métal, sur des planches de bois ou d'ivoire, sur
des feuilles, des écorces, des peaux, des étoffes, etc. Livres en rou-
leaux; livres carrés. Opistographie. Instruments pour écrire. —
m. Des anciens manuscrits et des premiers livres imprimés. Orne-
mentation des manuscrits. Livres imprimés par la xylographie ou
gravure en bois. Livres imprimés par la typographie en caractères
mobiles. Formes des caractères. Lettres ornées et coloriées. Du prix
des livres avant et après l'invention de l'imprimerie. Imperfection
des premiers livres imprimés. — IV. Dispositions diverses introduites
dans les livres. Titres, épilogues, préfaces, notes, etc. Marques
typographiques, registre, signatures, réclames, chiffres de foliotagc
et de pagination; colonnes, tables, papier, encre, format; impressions
Pages,
compactes, impressions à grands blancs. — V. Salinage, assemblage, etc.;
brochure, cartonnage, reliure chez les anciens, au moyen âge et après
l'invention de l'imprimerie. —VI. Bibliographes, bibliophiles, biblio-
manes. — VII. Bibliothèques chez les anciens, au moyen âge, chez
les modernes; principales bibliothèques de l'Europe; bibliothèques
françaises, bibliothèques communales 107
CHAPITRE XI.
OUVRAGES PÉRIODIQUES.
I. Journaux chez les anciens. — II. Journaux chez les modernes. —
m. Journalisme. — IV. Journalistes. — V. Calendriers, Almanachs,
Annuaires. — VI. Censure et privilèges 207
CHAPITRE XII.
LIBRAIRIE.
I. Des libraires chez les anciens. — II. Librairie en France, avant et
après l'invention de l'imprimerie. — IIl. Libraires-éditeurs; leurs
rapports avec les auteurs; rémunération des auteurs. — IV. Pro-
priété littéraire; contrefaçon. — V. Souscriptions; prospectus. —
VI. État de la librairie de nos jours. — Vil. Location des livres;
cabinets de lecture. — VIII. Afficheurs; colporteurs; crieurs publics. 35:;
CHAPITRE XIII.
DES PAPIERS.
I. Importance de l'invention du papier; des différentes sortes de papiers
employées avant le papier européen. — II. Du parchemin; franchise du
papier. — III. Fabrication des papiers; papiers à la forme : vergé,
vélin; papiers à la mécanique; papiers de couleur; papiers peints
ou de tenture ; carlon ; carton-pierre. — IV. Des fabriques de papiers
les plus renommées; commerce delà papeterie. — V. Marques du
papier; papier timbré; papier-monnaie; papier de sûreté. — VI. Qua-
lités du papier 3-23
CHAPITRE XIV.
MATÉRIEL ET PERSONNEL TYPOGRAPHIQUES.
I. Caractères d'imprimerie; procédés employés pour la gravure et la
fonle des caractères ; artistes célèbres. — II. Gravure sur bois ap-
pliquée à la typographie. — III. Typographie musicale; impression
Pages
lopographiqiie. — IV. Composition typographique; mise en pages.
Procédés mécaniques appliqués à la composition. — V. Correction
typographique.— VI. Presses, divers systèmes; tirage; photographie;
télégraphie électrique. —VII. Encre; impressions en couleurs. —
VIII. Stéréotypie; procédés analogues. — IX. Ouvriers typographes. 353
CHAPITRE XV.
LITHOGRAPHIE ET AUTRES ARTS GRAPHIQUES AUXILIAIRES DE LA
TYPOGRAPHIE.
I. Lithographie. — II. Lylho-typographie. —III. Gravure sur pierre.
— IV. Gravure sur métal. — V. Utilité de ces différents arts pour la
typographie 4*3
CHAPITRE XVI.
IMPRIMERIE IMPERIALE.
I. Sa fondation. — II. Ses premiers directeurs. — III. Ses accroissements
et ses travaux sous l'ancienne monarchie. — IV. Sa transformation
sous la république; elle devient imprimerie des administrations na-
tionales, — V. Sa réorganisation sous l'empire; elle conserve son
monopole. — VI. Réforme équitable sous la restauration; ordonnance
de 1823 qui lui rend le monopole des impressions des ministères. —
VII. L'Imprimerie impériale après la révolution de juillet; sa situa-
tion actuelle. — VIII. Plaintes des imprimeurs contre son monopolç;
les prix y sont plus élevés que ceux du commerce. — IX. Bénéûces;
impressions gratuites.— X. Ses lenteursv etc. —XI. Ses envahisse-
ments incessants. — XII. Ce qu'elle devrait être. — XIII. Imprimerie
administrative 401
APPENDICE.
>'» l«r, — LÉGISLATION. Analyse des principaux actes législatifs et régle-
mentaires qui ont régi la presse depuis l'introduction de l'imprimerie
en France jusqu'à l'époque actuelle 521
No 2. — Bibliographie i>:^7
N" 3. — Tableau chronologique des principaux faits qui se ratta-
chent à l'histoire de 1 imprimerie depuis son origine jusqu'à nos
jours r)57
Malgré le titre — et je n'en ai pas su trouver
d'autre — donné à cet ouvrage, je n'ai pas la
prétention d'avoir écrit Y Histoire de f Imprimerie .
C'est un travail qui reste encore à faire , et que
les matériaux réunis dans ces deux volumes
serviront seulement, je l'espère, à rendre plus
facile.
Moi-même, je n'étais pas encore prêt pour
cette publication, bien que depuis plus de vingt
ans je me fusse occupé à réunir les nombreux
documents nécessaires à son exécution. Mais mon
père, un de ces typographes de la vieille roche,
qui professent pour leur art une sorte de culte et
croient qu'on ne peut jamais assez faire ])Our le
glorifier, me pressa de livrer mes noies à l'im-
pression. Ces instances furent pour moi un ordre
qui devint plus sacré encore par la mort ré-
cente (1) de cet excellent père, mon premier
maître dans notre commune profession.
Heureux, si j'ai pu répondre à sa pensée tout
entière; c'est-à-dire si j'ai fait mieux connaître
un art qui n'est pas assez connu, et mieux
apprécier une industrie dont la pratique, pour
être intelligente et digne, exige tant d'aptitude,
d'instruction et de probité!
(1) François Dupont, né à Dijon en 1763, mort à Périgueux le 19 jan-
vier 1853, après avoir exercé la profession d'imprimeur pendant 74 ans.
e ' TsSjQsX/^
INTRODUCTION,
L'histoire de Timprimerie peut être divisée en deux
périodes bien distinctes.
Pendant trois cents ans nous voyons cette profes-
sion protégée par les plus sages règlements, entourée
de considération et d'honneur; les rois, les princes
lui prodiguent les récompenses, les distinctions, Tac-
cueillent comme une puissance nouvelle et bienfaisante
qui vient arracher le monde aux ténèbres de l'igno-
rance; elle est représentée par des hommes d'un
véritable mérite dont les productions consciencieuses
jouissent d'un succès, d'une estime justement acquis,
et sont une gloire pour les lettres et pour la France.
Si des mesures coërcitives, telles que la censure,
sont quelquefois prises à son égard, ces mesures, dans
VIIl
le fond, ne portent point atteinte au respect dont elle
est entourée. Tous les préambules des édits qui la
régissent, souvent même les considérants des privi-
lèges accordés par les rois sont un hommage rendu
à l'utilité, à l'importance de l'art typographique.
C'est ce que nous appelons sa période de progrès.
Au contraire, à partir de 1789, et bien qu'elle
se soit signalée par les plus précieuses découvertes,
elle commence à décheoir. NégUgée alors, souvent
persécutée, elle ne trouve plus aucun appui dans
l'autorité, qui ne voit en elle que les embarras dont
elle peut être la cause. Les actes qui la concernent
renferment pour la plupart des dispositions hostiles ;
on cherche à la comprimer au lieu de la grandir, à
l'affaiblir au lieu de la vivifier. Aussi ce n'est plus
qu'accidentellement qu'on trouve parmi ses membres
le respect de l'art, et dans ses œuvres, la perfection,
qui l'avaient placée autrefois au-dessus de tous les
autres arts.
Ce déplorable état de choses, disons-le hautement,
n'était pas un fait propre à l'imprimerie elle-même.
Elle n'avait rien négUgé, au contraire, pour y échap-
per, tous ses pas dans la carrière avaient été autant
de pas vers le progrès. La responsabilité en revient
tout entière aux gouvernements qui se sont succédé
depuis soixante ans.
— 1\
1789 enlève à l'imprimerie sa chambre syndicale,
sa paternelle et puissante organisation, lui laissant en
échange une liberté illimitée qui n'a d'autre résultat
que de la précipiter, en peu d'années, par l'excès
même de cette liberté, dans la dégradation et l'appau-
vrissement.
Napoléon arrive : il sait que l'imprimerie est la
première, la plus importante entre toutes les profes-
sions, celle qui peut être à la fois la plus utile et la
plus dangereuse, et il s'empresse de l'arracher à
l'anarchie qui la dévore ; mais bientôt il la dépouille
de cette auréole littéraire qui était son plus bel orne-
ment, et elle ne sort de ses mains que transformée
en instrument politique. Au reste, Napoléon ne cache
point sa pensée à cet égard. «L'imprimerie, dit-il en
conseil d'Etat, est un arsenal qu'il importe de ne pas
mettre entre les mains de tout le monde...; il s'agit
d'un état qui intéresse la politique, et dès lors la
politique doit en être juge. »
Des brevets sont créés, non pour la satisfaction
personnelle et l'avantage exclusif des imprimeurs,
mais dans un intérêt d'ordre public dont tout gouver-
nement est responsable : il en limite le nombre et
décide que nul ne pourra être imprimeur, s'il n'a
justifié de sa moralité et de sa capacité. Enfin, il ne
rend pas l'imprimerie à l'Université, mais, avec ce
— X ~
sentiment des grandes choses qui ne Fabandonne
jamais, il crée pour elle une administration distincte,
appelée Direction générale de V imprimerie et de la
librairie.
L'état exceptionnel dans lequel on plaçait l'impri-
merie était grave et l'exposait à bien des périls, mais
du moins cette organisation spéciale devait en revan-
che lui assurer l'appui et la sollicitude paternelle de
l'autorité. Aussi Napoléon promet-il que des règle-
ments particuliers, arrêtés en conseil d'Etat, régula-
riseront tout ce qui concerne cette profession, c'est-
à-dire les certificats de capacité, les réceptions et la
police de l'imprimerie.
Malheureusement ces promesses ne purent être
réalisées. Survinrent les désastres de 181 4, suivis de
la ruine de l'Empire, et l'imprimerie resta sans orga-
nisation. Tout ce qu'elle recueillit de ce règne éclatant,
ce fut d'avoir été définitivement enlevée à l'Univer-
sité, et par là d'avoir vu briser des rapports qui
avaient si bien profité jusqu'alors à l'art et aux
lettres.
La Restauration lui porte bientôt de nouvelles at-
teintes. Il est vrai que, se souvenant sans doute de
tout le bien qu'avaient fait jadis à la typographie les
rois ses prédécesseurs, Louis XVIII abolit d'abord
le privilège exclusif dont l'imprimerie du gouverne-
XI
ment avait joui sous l'Empire, et permet aux adminis-
trations publiques d'employer l'imprimerie particu-
lière; mais cet acte de bienveillance, qu'il révoqua
plus tard, ne modifie en rien les rigueurs de la légis-
lation sur la presse ; une loi, déjà fort sévère, contient
cette disposition draconnienne incessamment suspen-
due, comme l'épée de Damoclès, sur la tête des im-
primeurs : (( Le brevet pourra être retiré à tout im-
(( primeur ou libraire qui aura été convaincu, par un
(( jugement, de contravention aux lois et règle-
« ments (1). »
Non-seulement l'imprimerie ne reçoit pas les rè-
glements solennellement promis (2), mais confon-
due sans cesse, comme à plaisir, avec la presse poli-
tique qu'on a cherché de tout temps à réprimer, elle
est livrée sans aucune garantie à l'arbitraire de l'admi-
nistration; au lieu du certificat de capacité, la seule
barrière contre les mauvais choix, on se contente
d'une simple attestation délivrée le plus souvent par
complaisance, et l'on ne s'inquiète nullement si l'aspi-
rant sait lire et écrire, s'il a le jugement droit et assez
de sens moral pour reconnaître si un livre est sédi-
tieux, ou attentoire aux mœurs, ou préjudiciable à la
réputation d'autrui. On ne se préoccupe pas davantage
M) Loi du 21 oclobre 1814, article 12.
'2) Ordonnance du 2^ oclobre 1814.
XII
de savoir si, avec une conduite irréprochable, il a
des moyens suffisants d'existence. Pour garantie qu'on
est apte à exercer rimprimerie, l'administration paraît
se borner à une attestation banale de moralité délivrée
par la police.
Est-il étonnant que, sous un tel régime, l'impri-
merie ait déchu de son ancienne splendeur, que
beaucoup de ses membres, accablés sous le poids de
nombreux engagements, se soient trouvés disposés à
accepter les plus mauvais et les plus dangereux écrits
qui leur fussent offerts, que d'autres aient montré
tant d'ignorance et d'incapacité ?
Enfin, à partir de 1815, une défiance injuste pour-
suit l'imprimerie : la police, la censure, les tribunaux
viennent alternativement entraver sa marche ; et pour
qu'il ne reste plus aucune incertitude sur le mauvais
vouloir auquel elle est en butte, une ordonnance du
23 juillet 1823, décidant que toutes les impressions
des services publics seraient exécutés par l'Impri-
merie royale, lui porte le dernier coup. Louis XIV,
afin d'utiliser les presses inactives, créait de grands
travaux Kttéraires (1); Louis XVI, non moins jaloux
de venir en aide à cette industrie, prêtait généreu-
>sement aux ateliers inoccupés les épargnes de sa cas-
!.I) Colleclion i\es auteurs latins a l'usa^ic du I)au|iliin.
— XllI
sette(l). Loin d'imiter ces exemples, la Restauration,
consacrant de nouveau le monopole attribué depuis la
révolution à Fimprimerie de TÉtat, dépouille l'impri-
merie particulière des travaux dont elle était restée
en possession jusqu'en 1789, et qui seuls pouvaient
la soutenir. Il n'y aurait pas assez de blâme contre
un gouvernement qui, au lieu d'encourager les pein-
tres et les statuaires, ferait exécuter des tableaux et
des statues dans des ateliers créés par lui et pour
lui; mais ce qu'on n'oserait faire pour des travaux
de cette nature, on ne rougit nullement de l'appliquer
à l'imprimerie qu'on n'aime pas et dont on veut la
ruine.
Le gouvernement de Juillet ne se montre ni plus
éclairé ni plus paternel. Non-seulement il ne songe
point à donner à l'imprimerie les règlements promis,
mais il laisse tomber en désuétude les textes de lois
qui pourraient lui être favorables. Ainsi, pendant de
longues années, on tolère que tout imprimeur vende
son nom et cède l'usage de son brevet personnel à
autant d'individus qu'il le désire. On accorde de nou-
veaux brevets aux petites villes qui environnent Paris ;
chaque faubourg, chaque barrière a bientôt son atelier
(1) Un cautionnement de 3^)0 mille éciis el une somme de 150 mille
livres en argent furent avancés par Louis XVI à une société de librairie
qui, par suite de gène, allait laisser un i^rand nombre d'ouvriers impri-
meurs et autres sans travaux.
— XIV
d'imprimerie, contre l'esprit de la loi qui en avait fixé
le nombre à quatre-vingts, et au grand préjudice des
imprimeurs de Paris qui payent des frais généraux de
loyers et de patente beaucoup plus considérables....
Telles sont les imprudentes mesures qui ont gra-
duellement amené l'abaissement de l'imprimerie, et
l'ont fait tomber de la position éminente où elle
s'était maintenue pendant trois siècles, alors que les
souverains, les grands corps de l'Etat et tous les
hommes de lettres concouraient à son développement
et à sa prospérité.
Il y aurait peu de chose à faire cependant pour re-
mettre l'imprimerie en honneur; et cette tâche, aussi
simple que facile, suffirait à elle seule pour illustrer un
règne. Nous l'indiquerons en quelques mots :
1® Donner à l'imprimerie les règlements qui lui
sont promis depuis quarante années, et qui lui assure-
raient une organisation et une chambre syndicale
comme celle de tant d'autres professions (1).
2^ Faire de l'Imprimerie nationale une école de
typographie à l'instar des autres écoles du gouverne-
ment (Ecole polytechnique. Ecole normale, Ecole des
chartes, etc.) et distribuer tous les travaux de l'Etat
M) Les iiolairos, avoués, aiïents de cliancre
entre le plus grand nombre d'imprimeurs possible.
3® Obliger tout aspirant à la profession d'imprimeur
d'être bachelier, d'avoir passé un certain temps à
l'Ecole d'imprimerie, ou du moins lui faire subir des
examens de capacité.
4^ Créer pour la surveillance de l'imprimerie et de
la librairie une direction spéciale qui remplacerait
pour elle l'ancienne Université.
Cette organisation aurait certainement pour effet
d'exciter le zèle et l'émulation parmi les imprimeurs,
et elle hâterait la régénération d'un art qui a été si
longtemps une des gloires de la France. Ne pouvant
plus se recruter que parmi des hommes capables,
l'imprimerie, même avec la liberté illimitée des bre-
vets, exécuterait, nous en sommes assuré, beaucoup
moins de mauvais livres, et réaliserait ainsi ce qu'on
n'obtiendra jamais au moyen des lois les plus répres-
sives. Ainsi donc, pour la politique comme pour l'art,
il y a tout à gagner dans la réorganisation dont nous
venons d'esquisser le plan.
Cette question, même au point de vue des intérêts
matériels, mérite de fixer l'attention du gouvernement.
Les exportations de livres s'élèvent chaque année à
des sommes considérables. L'imprimerie crée annuel-
lement une valeur de plus de 40 millions de francs.
Les moyens d'existence d'une foule de travailleurs de
X\\
tous l'aiigs dans la hiérarchie sociale se rattachent à
cette industrie et en dépendent : savants, hommes
d'étude, artistes, écrivains, éditeurs, libraires, fa-
bricants de papiers (1), mécaniciens, fondeurs de
caractères, brocheurs, relieurs, graveurs, etc., etc.,
tous sollicitent l'emploi d'un capital immense et appel-
lent le concours de milliers d'ouvriers. Une bonne
organisation de l'imprimerie, en même temps qu'elle
rendrait à cette profession son ancienne splendeur,
sauvegarderait les intérêts de tout ce personnel.
La conduite des gouvernements envers l'imprimerie
depuis cinquante ans semble témoigner qu'ils ne se
sont jamais rendu compte des avantages nombreux
pour la fortune publique dont ils tarissaient la source,
de l'importance des capitaux qu'ils frappaient de sté-
rilité, enfm de l'état d'appauvrissement à la fois phy-
sique et moral où ils réduisaient la France, soit en
délaissant une des branches les plus fécondes et les
plus brillantes de notre industrie nationale, soit en en
comprimant l'essor.
Espérons que le gouvernement actuel, à qui nous
devons déjà tant d'actes de justice et de réparation,
étendra aussi sur l'imprimerie les bienfaits dont il a
(l) Une statistique récente constate que, en 1848 seulement, l'Angle-
terre comptait 780 fabriques ayant produit pour 1,300,000 liv. sterl. de
papiers (32,500,000 fr.), occupant d'une manière constante 27,000 ou-
vriers, et payant à l'Etat une taxe annuelle de 18,806,8?iO fr.
XVII —
été prodigue ailleurs, en régénérant un art qui est si
digne de ses préoccupations généreuses, et qui exerce
réellement sur le pays la plus grande comme la plus
légitime influence.
Nous avons cru devoir faire précéder notre récit de
ce résumé succint, et exprimer avant tout nos regrets
et nos vœux comme- imprimeur et comme simple
particulier. Nous avons voulu ne plus y revenir dans
le cours de cet ouvrage et laisser les faits parler
seuls. A défaut d'autre mérite, nous serons du moins
historien fidèle et impartial. On en jugera d'autant
mieux que tous les actes dont nous avons à nous oc-
cuper se rattachent intimement à l'histoire générale,
et que leur véracité pourra être par conséquent plus
facilement contrôlée.
Paris, !"'• mars I8r>4.
HISTOIRE
DE
L IMPRIMERIE
CHAPITRE PREMIER.
DES MO^'EXS D'EXPRIMER ET DE COMMUNIQUER SA PENSÉE AVANT
ET DEPUIS L'INVENTION DE L'IMPRIMERIE.
• =".:/VW^£AA/Vx=
SOMMAIRE.
I. Du langage primitif. — II. Écriture symbolique et liiéroglyphique. — III. Les
lettres, inventées par les Phéniciens, se propagent en Europe. — IV. Différents
systèmes d'écriture. — V. Écriture abréviative ou sténographie. — VI. État de
l'Europe avant l'invention de l'imprimerie. — VII. La typographie fait refleurir
les sciences, la littérature et les arts. — Époque de la Renaissance. —
Vin. L'histoire et l'éloge de l'imprimerie sont restés incomplets. — IX. Ses
détracteurs. — X. Services qu'elle a rendus à la Société.
Trois phases importantes ont marqué les progrès des
connaissances humaines : le langage, qui servit aux hommes
à exprimer et à communiquer leurs pensées par l'organe de
la voix ; — Vécriturey qui peignit la parole ; — Vimprimeriey
qui, en multipliant le signe des pensées, les rendit elles-
mêmes impérissahles.
TOME I. t
- 2 -
I. Dieu, qui avait fait les hommes sociables, leur inspira
la première langue pour les aider à se communiquer leurs
idées, leurs besoins et leurs droits réciproques, pour être le
premier lien qui les rattachât les uns aux autres, et leur prin-
cipal intermédiaire dans ces rapports de charité et de bienveil-
lance dont il avait fait le fondement indispensable de la société.
Ce langage primitif, fort simple sans doute, dut consister
seulement en un petit nombre de mots et d'exclamations
accompagnés de gestes, d'images et d'actions. Il suffisait à la
société naissante. Mais à mesure que les besoins s'accrurent,
que l'activité humaine se développa, que les familles se mul-
tiplièrent, la voix prévalut sur le geste; on parla plus à la
raison qu'aux yeux et au cœur, et le langage de convention
fut créé.
IL Les idées s'exprimèrent d'abord par des figures sym-
boliques : on peignit avant d'écrire. Deux mains entrelacées
signifièrent la paix, des flèches représentèrent la guerre; un
œil marquait la Divinité, un sceptre la royauté, et des lignes
qui joignaient ces figures entre elles exprimèrent des phrases
courtes. Les hiéroglyphes sont demeurés pendant des siècles
la seule écriture des Égyptiens. Les Mexicains n'écrivirent
jamais que par signes symboliques,
L'Écriture sainte nous fournit des exemples sans nombre
de cette manière de transmettre les idées : par exemple, quand
le faux prophète agite ses cornes de feu pour marquer la
déroute entière des Syriens ; quand Jérémie cache sa cein-
ture de lin dans le trou d'une pierre, près de j'Euphrate ;
quand il brise un vaisseau de terre à la vue du peuple; quand
il se met au cou des liens et des joncs ; quand Ézéchiel des-
sine le siège de Jérusalem sur de la brique ; quand il pèse
dans sa balance les cheveux de sa tête et le poil de sa barbe;
- 3 -
quand il emporte les meubles de sa maison ; quand il joint
ensemble deux bâtons pour Juda et pour Israël. Les prophètes
trouvaient dans ces allégories, parfaitement comprises, des
moyens de converser avec le peuple.
m. Toutefois, ces symboles, ces signes n'étaient ni suffi-
samment expressifs (1), ni propres à fixer la parole et surtout
à la propager. On voulut parler aux absents, se rappeler à soi-
même et graver dans la mémoire des autres ce que tous avaient
intérêt à ne pas oublier. On essaya de peindre les sons. De
là vint l'écriture, composée de signes particuliers qu'on appela
lettres et dont la réunion forma l'alphabet. Chacune de ces
lettres fut destinée à marquer chacun des sons simples dont les
mots sont l'assemblage, et permit ainsi de transmettre par
les articulations de la voix toutes les idées de l'esprit (2).
(1) Rousseau, qui aimait les paradoxes, soutient au contraire que le
langage des signes ou du geste est le plus expressif de tous : « Le lan-
« gage le plus énergique est celui où le signe a tout dit avant qu'on
« parle. Tarquin, Thrasybule, abattant les têtes des pavots, Alexandre
« appliquant son cachet sur la bouche de son favori , Diogène se prome-
« nant devant Zenon, ne parlaient-ils pas mieux qu'avec des mots? Quel
* circuit de paroles eût aussi bien exprimé les mêmes idées ? Darius,
« engagé dans la Scythie avec son armée, reçoit de la part du roi des
« Scythes une grenouille, un oiseau, une souris et cinq tlèches ; le héraut
« remet son présent en silence et part. Cette terrible harangue fut en-
« tendue, et Darius n'eut plus grande hâte que de regagner son pays
■ comme il put. Substituez une lettre à ces signes, plus elle sera mena-
« çante, moins elle effrayera : ce ne sera plus qu'une gasconnade dont
« Darius n'aurait fait que rire. » {Discours sur l'origine des langues.)
« En négligeant la langue des signes qui parlent à l'imagination, l'on
« a perdu le plus énergique des langages. L'impression de la parole est
« toujours faible, et l'on parle au cœur par les yeux bien plus que par
« les oreilles. » {Emile, liv. iv.)
(2) Platon nous montre dans le Phèdre le dieu Theuth, inventeur des
arts, devisant et discutant avec Thamus, roi d'Egypte, sur leur utilité.
Lorsqu'ils en sont à l'écriture: « Cette science, ô roi, lui dit Theuth,
« rendra les Égyptiens plus savants et soulagera leur mémoire. C'est un
L'alphabet fut sans doute imaginé par des peuples commer-
çants, déjà même très-policés, qui, voyageant en plusieurs
pays, devaient parler plusieurs langues, et furent ainsi con-
traints d'inventer des caractères qui pussent être communs
à tous. Les premiers hommes qui formèrent des mots en
furent eux-mêmes si étonnés qu'ils attribuèrent à cette com-
binaison de lettres quelque chose de surnaturel.
Il serait difticile de dire d'une manière précise par quelles
transformations successives l'art d'écrire a dû passer avant
d'arriver au point où nous le trouvons aujourd'hui chez les
nations les plus civilisées, car l'histoire ne nous apprend rien
de positif à cet égard. On doit admettre cependant que les
figures au moyen desquelles on exprima d'abord les idées, et
qui représentaient directement les objets par la reproduction
de leurs formes, se simplifièrent peu à peu, de sorte qu'elles
n'eurent plus qu'un rapport très-faible avec leur conformation
primitive , qu'il s'y mêla des signes de convention propres à
rapprocher de plus en plus l'écriture de la langue parlée, et
« remède que j'ai trouvé contre la difficulté d'apprendre et de savoir. — Le
« roi répond • — Industrieux Theuth, tel homme est capable d'enfanter les
o arts, tel autre d'apprécier les avantages qui peuvent résulter de leur
• emploi ; et toi, père de l'écriture, par une bienveillance naturelle pour
« ton ouvrage, tu l'as vu tout autre qu'il n'est : il ne produira que l'oubli
« dans l'esprit de ceux qui apprennent, en leur faisant négliger la mé-
« moire. En effet, ils laisseront à ces caractères étrangers le soin de leur
« rappeler ce qu'ils auront confié à l'écriture, et n'en garderont eux-
'< mêmes aucun souvenir. Tu n'as donc point trouvé un moyen pour la
'< mémoire, mais pour la simple réminiscence, et tu n'offres à tes dis-
« ciples que le nom de la science sans la réalité ; car, lorsqu'ils auront lu
« beaucoup de choses sans maître, ils se croiront les plus nombreuses
« connaissances, tout ignorants qu'ils seront pour la plupart, et la fausse
« opinion qu'ils auront de leur science les rendra insupportables dans le
» commerce de la vie. » {Trad. de M. Cousin.)
Si telle était l'opinion de Platon sur l'écriture, qu'eûl-il dit de l'impri-
merie?
- 5 -
qu'enfin ces signes, consacrés par l'usage, s'appliquèrent
successivement aux divers sons de la voix. L'écriture sylla-
bique une fois créée, il ne resta plus qu'à analyser les sons du
langage pour former l'alphabet. A partir de cette époque,
l'écriture hiéroglyphique, qui était l'écriture universelle, fut
presque partout abandonnée.
Quoique les sentiments soient encore partagés sur l'origine
de l'écriture phonétique (1), c'est-à-dire celle q«i représente
les sons de la voix par des lettres, pour en former ensuite des
mots, on l'attribue généralement aux Phéniciens (2), que les
Hébreux appelaient le peuple lettré (3).
Sanchoniathon; le plus célèbre et le plus ancien historien de
l'Egypte, dit positivement que l'écriture a pris naissance en
Phénicie, d'où elle a été portée en Egypte par Tant, tils du
roi phénicien Mizraïm, deux mille cent soixante-dix-huit ans
environ avant notre ère.
C'est seulement six cents ans après, c'est-à-dire au xvi^ siècle
avant notre ère, que l'écriture fut importée en Grèce, par des
colons égyptiens et phéniciens qui vinrent s'établir dans ce
pays sous la conduite de Cadmus.
(1) On appelle idéographique l'écriture qui se compose de figures
représentant les objets mêmes par la reproduction de leurs formes, et
phonographique ou phonétique celle qui représente les sons formant les
mots par lesquels les idées sont déjà exprimées dans la langue parlée.
(2) Les Chaldéens passent pour avoir inventé des caractères avant les
Phéniciens, mais ils n'avaient pas de voyelles. C'est sur la brique qu'ils
commencèrent, dit-on, à graver leurs observations et leurs lois. On sait
qu'ils sont aussi les inventeurs du zodiaque.
(3) C'est de là que nous vient cet art ingénieux
De peindre la parole et de parler aux yeux,
Qui, par les traits divers de figures tracées.
Donne de la couleur et du corps aux pensées.
(Brébeuf, trad. de la Pharsale.)
- 6 -
Les caractères grecs, d'abord parfaitement semblables aux
caractères phéniciens, se sont écartés un peu avec le temps
de leur figure primitive; mais ils laissent voir encore avec
ceux-ci nombre de traits de ressemblance, tandis qu'ils n'en
ont aucun avec les caractères égyptiens.
La connaissance de l'alphabet se répandit en Italie, environ
cent cinquante ans après son introduction chez les Grecs.
Les Pélasges, l'un des premiers peuples de la Grèce, por-
tèrent, soit par la voie de la navigation, soit par les colonies
qu'ils fondèrent en Italie, leurs formes d'écriture chez les
Étrusques, d'où elles pénétrèrent bientôt chez les nations voi-
sines. Ainsi, les caractères latins, que presque tous les peu-
ples de l'Europe ont adoptés, tirent leur origine des caractères
grecs ; il reste même encore dans l'alphabet latin beaucoup de
lettres qui sont semblables aux grecques : A, B, E, H, I, K, M,
N, 0, P, T, X, Y, Z. Nos lettres, par l'intermédiaire des
Grecs et des Latins, nous viennent donc des Phéniciens, sauf
les altérations qu'elles ont subies.
Avant le siège de Troie, l'alphabet ne se composait, dit-on,
que de 16 lettres. Il en comptait 24 comme aujourd'hui
lorsque les Grecs le transmirent aux Romains de qui nous
le tenons immédiatement.
IV. Chez les anciens Grecs, on écrivit d'abord en hou-
strophédon, c'est-à-dire que les lignes imitèrent les sillons
tracés par un bœuf en labourant (1). Après avoir écrit
une ligne de droite à gauche, on commençait la suivante
de gauche à droite, l'autre de droite à gauche, et ainsi
alternativement et sans discontinuer les lignes, comme on
le remarque dans les plus anciennes inscriptions grecques.
(1) De ^^;, bœuf, et de çpe'çw, je tourne.
- 7 -
Mais plus tard les Grecs écrivirent exclusivement de gauche
à droite (4).
V. Les écritures abréviatives ont une origine plus ancienne
qu'on ne le suppose communément. Les Hébreux paraissent
avoir fait usage d'un nombre considérable de sigles ou d'abré-
viations. Les Romains comprirent aussi l'utilité de ces carac-
tères abréviatifs. Tiron, affranchi de Cicéron, et qui devint son
ami , son confident , son conseil , est regardé comme le pre-
mier auteur de ces caractères que les Romains appelaient notœ,
et par le moyen desquels on écrivait aussi vite qu'on parlait.
On a donné à cet art le nom de notes tironiennes. Dom Car-
pentier, bénédictin, en a publié un alphabet in-f°, en 1747.
Lorsque Caton prononça dans le sénat le courageux discours
où il combattit la fausse humanité de César envers les com-
plices de Catilina, Cicéron, alors consul, eut soin de placer en
divers endroits de l'assemblée des écrivains habiles en notes,
notarii, pour copier et recueillir tout ce qui sortait de la
bouche de ce grand homme. Cicéron lui-même etSénèque après
lui firent usage en écrivant de ces caractères abréviatifs (2).
(1) Les Chinois et les Japonais écrivent de haut en bas ; mais les
Chinois vont de droite à gauche et les Japonais de gauche à droite. Les
Mexicains écrivent de bas en haut. Ces trois peuples paraissent être les
seuls dont l'écriture soit perpendiculaire. Dans les autres langues, l'écri-
ture est en lignes horizontales ; mais l'hébreu, le chaldéen , le samaritain,
le syrien, le turc, le persan, l'arabe, le tartare, etc., s'écrivent de droite
à gauche. Le latin, l'arménien, l'éthiopien, le géorgien, leservien, le
slavon et toutes les langues d'Europe s'écrivent de gauche à droite.
(Peignot, Dictionnaire de Hblioloyie.)
(2) Martial, livre XIV, épigramme 208, intitulée Notarius, a peint cet
art par ce distique énergique :
Currant verba licet, manus est velocior illis ;
Nondum lingua suum, dextra peregit opus.
(Les paroles ont beau courir, la main est plus rapide qu'elles ; la langue
n'a pas achevé son travail, que la main a déjà terminé le sien.)
Depuis, les notes tironiennes reçurent en Occident une appli-
cation très-étendue. On les enseignait dans les écoles publi-
ques; on les employait pour transcrire les manuscrits : il y
en a de cette espèce à la bibliothèque nationale à Paris et à
la bibliothèque ambrosienne à Milan. Cet art, ayant déchu
en France sur la fin du ix« siècle et en Allemagne sur la fin
du x«, altéra par des erreurs nombreuses et le plus souvent
irréparables les ouvrages de l'antiquité, dont il servait à mul-
tiplier les copies. De là ces variantes infinies qu'on trouve dans
les anciens manuscrits et dans les anciennes éditions; de là ces
entreprises téméraires des philologues de la Renaissance pour
rétablir la pureté des textes originaux ; de là enfin ce doute
qui s'empara de quelques savants hommes à l'égard de l'au-
thenticité de ces mêmes textes, et qui porta entre autres le
père Hardouin jusqu'à dire que V Enéide, les Odes d'Ho-
race, etc., ainsi que la plupart des œuvres de l'antiquité ecclé-
siastique, avaient été fabriquées par des moines du moyen âge!
La méthode romaine avait été précédée dans la Grèce par
les sigles, sigilla, signa; mais les sigles n'étaient pas de la
même nature que les notes tironiennes, et n'étaient pas comme
elles destinés à produire une écriture aussi rapide que la parole
elle-même.
Les Grecs tirèrent des Phéniciens cette sorte d'abréviation
dont on aperçoit l'origine dans les chiffres attiques. Le sénat
romain permit qu'on s'en servît dans les actes publics, long-
temps avant l'invention des notes de Tiron. On a fait usage
jusqu'au xv" siècle de cette écriture abrégée dans les affaires
publiques et particulières, dans les inscriptions, les manus-
crits, les lois, les harangues, les lettres. Mais la multiplicité
des sigles eut les mêmes inconvénients que l'abus des notes
tironiennes et jela la confusion et l'obscurité la plus désas-
- 9 -
treuse dans les noms propres, dans le texte des actes publics,
des chartes, des diplômes, des bulles, des décrets, de même
que dans les monuments originaux de l'histoire, des arts, des
sciences et de la littérature.
Ces procédés, comme celui que nous appelons aujourd'hui
sténographie (1), sont sans doute très-utiles pour lixer la
parole et en conserver le souvenir; mais ils ne sauraient
remplacer l'écriture. L'alphabet seul peut servir à exprimer
clairement et complètement la pensée. Aussi est-ce à lui que
sont dues presque toutes les connaissances qui sont aujour-
d'hui du domaine de l'humanité. On comprend, en effet,
combien d'erreurs étaient accréditées, de découvertes perdues,
de chefs-d'œuvre anéantis dans les arts et dans les sciences,
quand on n'avait que la tradition pour se guider et qu'on
était obligé de tout confier à sa mémoire et à celle de ses
descendants ! L'écriture inventée , tous les fruits de l'intelli-
gence et du travail purent être sauvés de l'oubli, mis à l'abri
de la destruction, et leurs bienfaits transmis de génération
en génération aux siècles futurs.
On se borna d'abord à de courtes inscriptions, à des notes
simples et sans suite. On fut longtemps avant de composer
des phrases , et plus longtemps encore avant d'arriver à la
composition d'un livre. Ceux qui les premiers entreprirent
cette tâche durent éprouver des difficultés sans nombre, à une
époque surtout où chacun, étant plus occupé de sa sûreté, de
ses besoins que de toute autre chose , n'avait guère le temps
(1) Il ne faut pas confondre la sténographie, tachéographie ou tachy-
graphie, écriture abrévialive, avec la stéganographie ou cryptographie,
écriture secrète : l'un et l'autre procédé ont été employés chez les anciens
et chez les modernes. La sténographie moderne date en France de la fm
du xviiie siècle.
-io-
de songer à user d'art en écrivant. L'art d'écrire ne peut être
que l'effet de cette espèce de feu sacré dont le cœur de cer-
tains hommes est embrasé, quand ils devinent tout à la fois et
créent de grandes choses. Ce feu animait la Grèce au temps
d'Orphée; il animait Rome au temps d'Ennius; il suscitait tous
les arts et les élevait, aux siècles de Périclès et d'Auguste,
à un degré de perfection si étonnant que dix-huit cents ans
écoulés depuis y ont à peine ajouté quelque chose. Malheu-
reusement, privés qu'ils étaient de publicité, les produits de
l'art d'écrire ne firent point tout le bien qu'ils auraient dû faire,
et n'étendirent pas leur influence au delà des lieux où cet
art avait pris naissance.
Quelle qu'ait été la multiplicité des œuvres dues aux génies
de ces époques brillantes, quel qu'ait été le nombre de copies
qu'on en ait fait, c'est à peine si, à travers les siècles
d'ignorance et de barbarie qu'il leur a fallu traverser, elles
ont pu échapper à une entière destruction. Les injures du
temps, la méchanceté ou le faux zèle des hommes, l'imbécillité
des princes , le fanatisme politique ou religieux ne les ont
laissées venir jusqu'à nous qu'en partie et mutilées. Aucune
branche de littérature n'a été épargnée, livres d'histoire,
ouvrages de sciences exactes, systèmes de philosophie, traités
de politique, de morale, de médecine, presque tout a péri
chez les Grecs (1). Les livres des Romains ont eu le même
sort; ceux des Égyptiens, des Phéniciens et de plusieurs
autres nations éclairées ont été engloutis dans ce nau-
(1) On cite trois cent cinquante poètes qui avaient composé des tragé-
dies et des comédies , et le nombre des pièces s'élevait à plus de trois
mille... Il ne reste plus en entier que sept pièces d'Eschyle, sept de
Sophocle, dix-neuf d'Euripide, onze d'Aristophane, en tout quarante-
quatre; il reste en outre vingt pièces de Plaute et six de Térence, qui
sont des imitations de comédies grecques.
- 11 -
frage presque universel. C'est que l'imprimerie n'existait pas
encore !
VI. Quelle était la situation de l'Europe lorsque cet art se
manifesta pour la première fois aux yeux du monde étonné?
Depuis cinq siècles (du x« au xv^) l'Europe entière était
plongée, ou peu s'en faut, dans la plus complète ignorance.
Dans ces temps de barbarie universelle , il n'existait aucune
science et, par suite, aucun enseignement. Reléguée dans
les monastères , la science méritait à peine ce nom , puis-
qu'elle se composait uniquement de théologie et de quel-
ques notions de physique et d'astronomie, faibles traditions
des Arabes. On ne connaissait d'autre musique que le chant
d'église, et les mathématiques étaient défigurées par ces idées
de magie qui séduisent l'ignorance, toujours avide du mer-
veilleux.
C'est au milieu de ces ténèbres, déjà illuminées toutefois
par les grandes figures de Pétrarque et de Dante, que l'impri-
merie, cette seconde délivrance de Vhomme, comme l'appelle
Martin Luther, apparut. Soudain, et comme par enchantement,
dit Chénier, Vesprit hufnain rompit les fers qui V avaient
enlacé jusqu'alors , s'élança dans la carrière et sema sa
route de prodiges.
VII. Dix ans (de 1460 à 1470) sont à peine écoulés depuis
cette grande découverte , et déjà, en Allemagne et dans les
Pays-Bas, à Deventer, àUtrecht, à Louvain, à Baie, à Ulm, etc.,
en Hongrie à Bude, et en France à Paris, on imprime toutes
sortes de livres, parmi lesquels des classiques latins, comme
des traités de Cicéron, Florus, Salluste, etc. Bientôt Venise
nous envoie les belles éditions latines des Aide, en caractères
italiques appelés Aldins, et dans le format in-12 ou petit in-S^,
correctes, très-bien imprimées, et dont, au témoignage de
- 12 -
Renouard , l'apparition fut aussi ressentie que le passage des
manuscrits aux imprimés (1). Ce fut alors que disparut, pour
faire place à la bonne latinité, ce jargon barbare, formé de
lambeaux de la Vulgate et des écrivains ecclésiastiques, qui
domine dans le latin du moyen âge, et que les prédicateurs
n'avaient point encore abandonné. On fouille les cloîtres, on en
exhume les manuscrits qui y étaient restés ensevelis jusqu'a-
lors, et les manuscrits grecs ne sont pas recherchés moins
avidement que les latins : eux aussi reçoivent le bienfait de
l'impression et à leur tour sont multipliés à l'infini. C'est
ainsi que les modèles de l'antiquité sont remis en honneur,
compulsés, étudiés, commentés et traduits ; les grammairiens,
les orateurs, les poètes s'abreuvent aux sources pures des
deux littératures anciennes ; les principes du goût, les secrets
de la science, révélés chaque jour et soigneusement expliqués,
développent la raison, la mémoire, et rendent désormais la
marche de l'esprit humain incessamment progressive.
Avec ces origines merveilleuses de l'imprimerie concourut
un événement qui lui donna tout à coup une impulsion ex-
traordinaire. Au moment même où elle naissait, l'empire
d'Orient s'écroulait et les Grecs du Bas-Empire, chassés par
Mahomet II et refluant vers l'Italie, la France, l'Allemagne, y
apportèrent avec eux les traditions des langues savantes et de
la saine littérature.
Les beaux-arts eux-mêmes , restés dans une complète
obscurité depuis le xii® siècle, participèrent à cette rénovation
générale. Les mœurs s'adoucirent; l'intelligence du beau et
du vrai forma le goût, éleva les esprits et leur apprit à penser
juste. Tous les pays de l'Europe sentirent tour a tour le
(1) Histoire de l'imprimerie des Aide, p. 579, o» édition.
- 13 -
souffle de l'antiquité. Mais l'Italie l'avait respiré la pre-
mière, et elle eut le siècle des Médicis qui précéda de plus
de deux cents ans celui de Louis XIV, lequel n'eut rien
à envier cependant aux plus beaux temps de la Grèce et de
Rome.
Vin. Quoique nous soyons redevables de tant de bienfaits
à l'imprimerie, son histoire jusqu'à présent n'a pas été écrite
d'une manière complète. On a traité séparément, dans un
grand nombre d'ouvrages, les diverses parties de l'art typo-
graphique; mais personne n'a encore présenté l'ensemble des
immenses services qu'il a rendus à la société, à la civilisation,
à l'humanité, à la liberté des peuples.
L'éloquence, la poésie elle-même n'ont témoigné qu'une mé-
diocre reconnaissance à l'imprimerie qui conserve et propage
leurs chefs-d'œuvre. Quelques lignes d'éloge, de légers opus-
cules en vers (1) ont seulement été composés en son honneur.
En 1829, l'Académie française proposa VInvention de l'im-
primerie pour sujet du prix de poésie (2). Mais là s'est bornée
sa sollicitude, et elle n'a pas cru devoir accepter plus tard
l'offre d'un prix de 500 fr. faite par les ouvriers d'un des
ateliers de Paris (3), afin qu'elle mît une seconde fois au
concours l'éloge de l'imprimerie. On a chanté, dans des
poèmes didactiques, la Peinture, l'Agriculture, l'Histoire
naturelle, la Botanique, etc.; la Typographie , cet art qui
a tant fait pour les autres, a été oubliée! Et pourtant, quel
plus beau sujet à traiter, disait l'abbé Barthélémy (-4), que
(1) Nous aimons à citer dans le nombre ceux de Thiboust, de Gillet, de
Dondcy-Duprc.
(2) Le prix fut décerné à M. Legouvé fils, et l'accessit àM.Bignan.
(5) Imprimerie administrative.
(4) Yoyage du jeune Anacharsis.
TOME I. 2
- 14 -^
l'influence qu'a eue l'imprimerie sur les esprits et celle qu'elle
aura dans la suite!
Voltaire lui-même, dont le vaste génie a embrassé tous les
sujets, n'a consacré à celui-ci, et encore indirectement, qu'un
petit nombre de vers. Son Épître au roi de Danemark contient
le passage suivant :
De l'auguste raison les sombres ennemis
Se plaignent quelquefois de l'inventeur utile
Qui fondit en métal un alphabet mobile,
L'arrangea sous la presse et sut multiplier
Tout ce que votre esprit peut transmettre au papier.
« Cet art, disait Boyer, a troublé les familles;
« Il a trop raffiné les garçons et les filles. »
Je le veux; mais aussi quels biens n'a-t-il pas faits!
Tout peuple, excepté Rome, a senti ses bienfaits.
Avant qu'un Allemand trouvât l'imprimerie.
Dans quel cloaque affreux barbotait ma patrie!
Rois! qui brisa les fers dont vous étiez chargés?
Qui put vous affranchir de vos vieux préjugés?
Quelle main favorable à vos grandeurs suprêmes
A du triple bandeau vengé cent diadèmes?
Qui, du fond de son puits, tirant la Vérité,
A su donner une âme au public hébété?
Les livres ont tout fait, et, quoi qu'on puisse dire.
Rois, vous n'avez régné que lorsqu'on a su lire.
Soyez reconnaissants, aimez les bons auteurs :
Il ne faut pas du moins vexer vos bienfaiteurs.
Et comptez-vous pour rien les plaisirs qu'ils vous donnent.
Plaisirs purs que jamais les remords n'empoisonnent?
Les pleurs de Melpomène et les ris de sa sœur
N'ont-ils jamais guéri votre mauvaise humeur?...
Souvent un roi s'ennuie, il se fait lire à table
De Charle ou de Louis l'histoire véritable.
- 15 --
Voltaire dit encore, dans une pièce de vers intitulée La
Police (sous Louis XV) :
Plus loin la presse roule, et notre œil étonné
Y voit un plomb mobile, en lettres façonné,
Mieux que chez les Chinois, sur des feuilles légères,
Tracer un monument d'immortels caractères.
Ce n'est guère que dans un ouvrage écrit il y a plus d'un
siècle et demi par un imprimeur (1) qu'on trouve un éloge
complet et bien senti de l'imprimerie. Voici en quels termes
l'auteur de ce livre déduit les conséquences de l'invention de
ce grand art :
c( Si les ignorants regardent l'imprimerie sans l'admirer,
c'est qu'ils la voient sans la connaître : les savants en ont
toujours jugé tout autrement; et ils ont estimé avec raison
que, depuis près de trois siècles que cette merveille s'est fait
voir dans l'Europe, l'esprit humain n'avait jamais rien inventé
de plus heureux, ni de plus utile pour l'instruction des hom-
mes.
« Cette vérité est si universellement reconnue, qu'elle n'a
pas besoin de preuves : chacun sait que , sans cet art mer-
veilleux, les études, les veilles et les travaux des grands
hommes auraient été inutiles à la postérité. C'est donc à cet
art divin que nous sommes uniquement redevables de la con-
naissance des ouvrages des anciens philosophes, des médecins,
des astronomes, des historiens, des orateurs, des poètes, des
jurisconsultes, des théologiens, en un mot de tout ce qu'on
(1) Histoire de l'imprimerie et de la librairie, par Jean de la Caille,
libraire, 1 vol. in-4o, M DC LXXXIX. La Caille avait été chargé par un des
premiers magistrats de France, dit-il dans sa préface, de la recherche
des privilèges, exemptions, statuts, règlements et arrêts concernant l'art
de l'imprimerie.
^ 16 -
a écrit sur tous les arts et sciences. C'est par le secours de
l'imprimerie que les théologiens pénètrent les sacrés mystères
(le notre religion; que les jurisconsultes enseignent ces lois
admirables qui règlent la société des hommes ; que les his-
toriographes nous fournissent des exemples à suivre, et d'au-
tres à fuir; que les astronomes font tous les jours de si belles
découvertes dans les cieux. C'est ce même art qui fournit aux
médecins les moyens de conserver et de rétablir la santé du
corps humain ; qui découvre aux philosophes les secrets les
plus cachés de la nature ; qui donne aux géomètres les facilités
de mesurer la terre, et aux arithméticiens celles de donner
à chacun ce qui lui appartient. Enfin que sauraient les mo-
dernes dans toutes les sciences et dans tous les arts, si l'im-
primerie ne leur représentait pas tout ce qu'ont trouvé les
anciens? »
Tout récemment, M. Ambroise Firmin Didot, l'héritier d'un
des noms les plus illustres de l'imprimerie, a, plus éloquem-
ment encore, exprimé les mêmes pensées dans un article de
Y Encyclopédie modemej article qui est à lui seul un traité de
typographie.
« La découverte de l'imprimerie, dit M. Didot, sépare le
monde ancien du monde moderne; elle ouvre un nouvel
horizon au génie de l'homme et, par son rapport intime avec
les idées, semble être un nouveau sens dont nous sommes
doués. Une immense différence la distingue des autres grandes
découvertes de la même époque, la poudre à canon et le nou-
veau monde; celle même qui nous est contemporaine, la
vapeur, ne saurait lui être comparée. En effet, ces grandes et
utiles découvertes n'ont agi que sur la partie matérielle de
l'humanité....; tandis que l'imprimerie, qui n'a pas encore
achevé sa mission d'éclairer le monde sans l'incendier, élève
- 17 -
le niveau de l'intelligence humaine, et nous rapproche de cette
souveraine intelligence que Dieu a départie à l'homme en le
créant à son image. »
IX. Mais, si trop peu d'écrivains ont fait l'éloge de l'impri-
merie, beaucoup l'ont attaquée et l'ont considérée comme
l'art le plus dangereux qui ait été révélé aux hommes. Dans
le nombre de ses détracteurs , le premier et le plus considé-
rable est J.-J. Rousseau.
« Le paganisme, dit-il, livré à tous les égarements de la raison
humaine, a-t-il laissé à la postérité rien qu'on puisse comparer
aux monuments honteux que lui a préparés l'imprimerie (1)
sous le règne de l'Évangile ! Les écrits impies des Leucippe
et des Diagoras ont péri avec eux : on n'avait pas encore
inventé l'art d'éterniser les extravagances de l'esprit humain ;
mais, grâce aux caractères typographiques et à l'usage que
nous en faisons, les dangereuses rêveries des Hobbes et des
Spinosa resteront à jamais. Allez, écrits célèbres dont l'igno-
rance et la rusticité de nos pères n'auraient point été capables,
(1) * A considérer les désordres affreux que l'imprimerie a déjà causés
en Europe, à juger de l'avenir par le progrès que le mal fait d'un jour à
l'autre, on peut prévoir aisément que les souverains ne tarderont pas à se
donner autant de soins pour bannir cet art terrible de leurs États, qu'ils
en ont pris pour l'y introduire. Le sultan Acbmet, cédant aux importu-
nités de quelques prétendus gens ée goût, avait consenti d'établir une
imprimerie à Constantinople; mais à peine la presse fut-elle en train qu'on
lut contraint de la détruire et d'en jeter les instruments dans un puits. On
dit <|ue le calife Omar, consulté sur ce qu'il fallait faire de la bibliothèque
d'Alexandrie, répondit en ces termes : « Si les livres de cette bibliothèque
« contiennent des choses opposées à l'Alcoran, ils sont mauvais, et il faut
« les brûler; s'ils ne contiennent que la doctrine de l'Alcoran, brûlez-les
« encore, ils sont superflus. » Nos savants ont cité ce raisonnement comme
le comble de l'absurdité. Cependant, supposez Grégoire le Grand à la place
d'Omar, et l'Évangile à la place de l'Alcoran, la bibliothèque aurait été
brûlée, et ce serait peut-être le plus beau trait de la vie de l'illustre pon-
tife. » {Note de Rousseau.)
~ 18 -
accompagnez chez nos descendants ces ouvrages plus dange-
reux encore d'où s'exhale la corruption des mœurs de notre
siècle, et portez ensemble aux siècles à venir une histoire fidèle
des progrès et des avantages de nos sciences et de nos arts.
S'ils vous lisent, vous ne leur laisserez aucune perplexité sur
la question que nous agitons aujourd'hui; et, à moins qu'ils
ne soient plus insensés que nous, ils lèveront leurs mains au
ciel et diront dans l'amertume de leur cœur : Dieu tout-puis-
sant, toi qui tiens dans tes mains les esprits, délivre-nous des
lumières et des funestes arts de nos pères, et rends-nous
l'ignorance, l'innocence et la pauvreté, les seuls biens qui
puissent faire notre bonheur et qui soient précieux devant
toi. »
X. C'est là de l'exagération et de la passion. Sans doute, en
même temps qu'elle faisait triompher de grandes vérités,
l'imprimerie ouvrait une vaste carrière aux impostures. Mais
quand les esprits peuvent, chaque jour et à toute heure, juger
et comparer les écrits, les actes et les personnes, la lumière
frappe vite les yeux, et l'on ne tarde pas à distinguer la vérité,
malgré le prestige éblouissant dont s'enveloppent l'erreur et
le mensonge. L'aveuglement à cet égard est naturel, quel-
quefois même dangereux ; mais il n'est que passager, grâce
au contrôle incessant de la presse. Avec elle, en effet, il n'y
a plus d'illusion durable, car elle apprécie promptement
les hommes et les choses à leur juste valeur, et, mieux que
la baguette de Tarquin, elle sait abaisser la tête des superbes
et rendre impossible toute sorte d'oppression.
« Dans les républiques populaires, a dit une femme célèbre (1),
il faut distinguer deux époques tout à fait différentes : celle qui
(1) Madame de Staël, De l'influence des passions.
- 19 -
a précédé l'imprimerie, et celle qui est contemporaine du plus
grand développement possible de la liberté de la presse. Celle
qui a précédé l'imprimerie devait être favorable à l'ascendant
d'un homme sur les autres hommes. Les lumières n'étaient
point disséminées; celui qui avait reçu des talents supérieurs,
une raison forte, avait de grands moyens d'agir sur la multi-
tude. Le secret des causes n'était pas connu, l'analyse n'avait
pas changé en science positive la magie de tous les effets;
enfin, l'on pouvait être étonné, et par conséquent entraîné, et
des hommes croyaient qu'un d'entre eux était nécessaire à
tous. De là les grands dangers que courait la liberté.... Mais
lorsque la liberté de la presse et, ce qui est plus encore, la
multiplicité des journaux rendent publiques chaque jour les
pensées de la veille, il est presque impossible qu'il existe dans
un tel pays ce qu'on appelle de la gloire : il y a de l'estime,
parce que l'estime ne détruit pas l'égalité et que celui-là qui
l'accorde juge au lieu de s'abandonner; mais l'enthousiasme
pour les hommes en est banni. Il y a dans tous les caractères
des défauts qui jadis n'étaient découverts que par le flambeau
de l'histoire ou par un très-petit nombre de philosophes con-
temporains que le mouvement général n'avait point enivrés.
Aujourd'hui, celui qui veut se distinguer est en guerre avec
l'amour-propre de tous; on le menace du niveau à chaque pas
qui l'élève, et la masse des hommes éclairés prend une sorte
d'orgueil collectif, destructeur des succès individuels. »
Il en est de l'imprimerie comme de tous les instruments mis
entre les mains des hommes et dont ils peuvent abuser. Le
poison le plus subtil tue ou guérit, suivant la main qui le
donne ; le feu réchauffe ou brûle ; l'eau, selon la mesure et
le discernement avec lesquels on en fait usage, fertilise ou dé-
vaste. Mais l'imprimerie a cela d'heureux, qu'elle est à la fois
- 20 -
rarme qui attaque et celle qui défend. Elle guérit les bles-
sures qu'elle a faites aussi sûrement que la lance d'Achille, à
laquelle on la compare volontiers (1). L'intelligence n'a pas d'or-
gane plus énergique ; et si l'imprimerie a causé de grands mal-
heurs, c'est moins à elle qu'il les faut imputer qu'à l'avilisse-
ment des hommes, à leur ambition, à leur méchanceté jalouse.
Si pourtant, sous prétexte du mal qu'elle peut faire, on venait à
la supprimer, que de bien serait empêché! Plus de critique, et,
par suite, plus de lumière ; chacun, gouvernants et gouvernés,
faute d'avertissements salutaires, s'endormirait dans une quié-
tude trompeuse, jusqu'au jour où éclaterait un danger im-
prévu et peut-être irrémédiable. N'hésitons pas à le dire,
aucun art, aucune institution ne pourrait réparer une telle
perte !
« L'imprimerie, disait l'homme éminent à qui nous devons
les projets de nos premières constitutions (2), a changé le sort
de l'Europe ; elle changera la face du monde. Je la considère
comme une nouvelle faculté ajoutée aux plus belles facultés de
l'homme ; par elle, la liberté cesse d'être resserrée dans les
petites agrégations républicaines : elle se répand sur les
royaumes, sur les empires. L'imprimerie est pour l'immensité
de l'espace ce qu'était la voix de l'orateur sur la place publique
(1) On a comparé aussi l'imprimerie à l'artillerie, qui remonte à la
même époque; seulement, par un contraste bizarre, l'inventeur de l'artil-
lerie fut un moine, et celui de l'imprimerie un chevalier, tous les deux
allemands. « Ces deux inventions, dit Etienne Pasquier, sont en tout et
« partout l'une à l'autre contraires : l'artillerie étant inventée pour la
« pierre , l'imprimerie pour la paix ; celle-là faisant mourir les hommes
« illustres qui vivent, et celle-ci leur redonnant la vie après qu'ils sont
« morts. » — On prétend que la poudre à canon et l'imprimerie étaient
connues à la Chine avant leur découverte en Europe.
(2) Sieyès, Rapport à l'Assemblée nationale.
- 21 -
d'Athènes et de Rome; par elle la pensée de l'homme de génie
se porte à la fois dans tous les lieux; elle frappe, pour ainsi
dire, l'oreille de l'espèce humaine entière.... »
C'est parmi les souverains que l'imprimerie a compté tout
naturellement ses ennemis les plus redoutables, dès qu'elle
eut cessé de s'occuper uniquement de science, pour envahir
le domaine de la religion et de la politique. Dans ces derniers
temps, on lui ôta jusqu'à son nom auquel on substitua celui
de Presse y et de ce jour elle fut persécutée et poursuivie
comme un instrument de révolution. N'a-t-on pas vu, au
xviii® siècle, un des États les plus éclairés, oubliant tous les
liens qui la rattachaient aux beaux-arts, la confier à la surveil-
lance de la police (1) ?
Mais rien n'a pu arrêter sa marche. Comme le soleil dont
parle le poète (2), elle a poursuivi sa carrière, se fortifiant par
sa propre activité (3) et se jouant des efforts de ses persé-
cuteurs. Elle est restée, en dépit d'eux, la première des
découvertes modernes, le levier tout-puissant de l'intelli-
gence humaine. Par elle, la société entière s'est transformée;
(1) Depuis 1723 jusqu'à présent, l'imprimerie et la librairie ont presque
toujours fait partie des attributions de la police.
(2) Le Nil a vu sur ses rivages
Les noirs habitants des déserts
Insulter, par leurs cris sauvages,
L'astre éclatant de l'univers.
Cris impuissants, fureurs bizarres !
Tandis que ces monstres barbares
Poussent d'insolentes clameurs ,
Le dieu, poursuivant sa carrière,
Verse des torrents de lumière
Sur ses obscurs blasphémateurs.
[Le Franc de Pompignan.)
(3) Vires acquirit eundo.
- 22 -
les mœurs ont été polies, les arts et les sciences réhabilités,
les lois facilement promulguées et connues de tous ; l'instruc-
tion a été mise à la portée de chacun; la faiblesse de la voix,
la lenteur de l'écriture n'ont plus été des obstacles à la pro-
pagation des lumières; les droits de l'humanité se sont affer-
mis, popularisés, et la civilisation s'est trouvée dès lors à
l'abri de l'invasion des barbares comme des persécutions du
despotisme.
C/T-^tX^'S''^
CHAPITRE IL
DÉCOUVERTE DE L IMPRIMERIE.
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SOMMAIRE.
I. Découverte de l'imprimerie. — Ses avantages. — II. Elle est inventée à Mayence.
— III. Gutenberg fait ses premiers essais à Strasbourg. — IV. Il s'associe à
Mayence avec Fust et Scliœffer, lequel invente les poinçons pour frapper les
matrices. — V. Embarras de la société. — Gutenberg poursuit ses travaux.
— VI. Honneurs qu'il reçoit dans sa patrie. — Sa mort. — Son éloge. — VU. On
conteste le mérite, le lieu et l'auteur de la découverte. — VIII. Injustes préten-
tions de la ville de Harlem. — IX. C'est a tort que l'on attribue la découverte
de l'imprimerie aux peuples de l'antiquité. — X. Moyens de reproduction connus
des anciens. — XI. Manière d'imprimer chez les Chinois. — XII. Appréciation
des travaux de Gutenberg et de ses associés. — XUI. L'imprimerie se répand
dans les divers États. — XIV. On érige des statues à Gutenberg.
I. L'imprimerie, qu'on appelle généralement aujourd'hui
typographie (1), est l'art de reproduire l'empreinte de lettres
ou caractères mobiles en relief, soit sur le papier, soit sur
tout autre objet destiné à la recevoir et à la multiplier.
Après le moyen d'exprimer et de communiquer sa pensée,
(1) Ce nom a été rarement employé pendant le xv^ siècle. Bernard de
Vérone s'en est servi dans la préface de son édition de Catulle, Venise,
1493; Erasme, dans sa lettre du 13 février 1498; mais c'est depuis la
seconde moitié du xyi« siècle que l'usage en est devenu fréquent.
- 24 -
d'abord par des figures et des signes symboliques, puis par
récriture, rien n'était plus propre à la perpétuer qu'une opé-
ration qui la fixait et la transmettait aux siècles futurs sous
une forme à la fois rapide, élégante, correcte et répétée à
l'infini. Telle fut la mission de l'imprimerie.
Les autres arts qui servent à représenter nos idées péris-
sent à la longue. Les tableaux, les statues, les édifices s'ef-
facent, se dégradent et tombent en ruines; les chefs-d'œuvre
de Michel-Ange, de Raphaël disparaîtront, comme ont dis-
paru ceux de Phidias et d'Apelles. Il n'est pas un seul de
nos manuscrits qui ne soit incessamment menacé d'une des-
truction irréparable par l'incendie, le pillage d'une biblio-
thèque, ou par ces autres catastrophes qui ont anéanti pour
jamais une foule d'ouvrages de l'antiquité. Mais les écrits
multipliés et toujours renouvelés (1) par l'impression, sans
qu'une copie le cède à l'autre, reçoivent une sorte d'existence
permanente et dureront ainsi autant que le monde. Pour
qu'ils se perdissent, il ne faudrait rien moins qu'un boule-
versement total de la nature.
n. C'est à Mayence que, vers le milieu du xv« siècle, on im-
prima pour la première fois avec des caractères mobiles.
Les cachets, les estampilles, les lettres découpées dans des
lames de cuivre sont des procédés connus de l'antiquité.
L'art de faire une empreinte sur un corps quelconque en le
pressant par un autre a été pratiqué dans tous les siècles
au moyen des sceaux, des anneaux, des médailles, des
monnaies qu'on appliquait sur la cire, sur le plomb et sur
(1) On peut dire de l'imprimerie ce que Campano, évêque de Teramo,
disait d'Ulric Han, l'un des premiers imprimeurs de Rome : « Imprimil
iîle die quantum vix scribitur anno. » (Il imprime en un jour ce qu'on
écrit à leine en un an.)
- 25 -
l'airain. Les planches sculptées qui servent à imprimer les
étoffes; la gravure en bois ou en métal, en relief ou en creux,
et même l'impression tabellaire des Chinois, tout cela n'est
pas l'imprimerie; autrement tous les peuples, et notamment
les Orientaux, les Grecs et les Romains pourraient réclamer
l'honneur de l'avoir inventée. Ces divers procédés ne doivent
être considérés que comme des acheminements vers l'art
typographique, la typographie véritable consistant essentiel-
lement dans l'emploi des caractères mobiles.
Reconnaissons cependant que [9i xylographie (4), pratiquée
en Europe vers la fin du xiv« siècle, et qui permit de publier
des cartes, des images accompagnées de quelques lignes de
texte, puis des pages entières et des livres, tels que le Spécu-
lum humanœ salvationis, VArs moriendi, et beaucoup d'au-
tres, dont quelques-uns se conservent comme des monuments
précieux, fut comme le prélude de l'imprimerie.
Celui qui conçut et réalisa le premier cette idée féconde
était à coup sûr un homme de génie, et son nom, resté
inconnu, eût mérité de passer à la postérité, non loin de ceux
de Gutenberg, Fust et Schœffer, les premiers typographes,
car cet homme les mit certainement sur la voie.
En effet, pour transformer en caractères mobiles ces carac-
tères fixes sculptés en bois sur une planche, il ne s'agissait
que de les couper, de les isoler. Il n'y avait donc qu'un pas
à faire pour arriver à l'art; et cependant il s'écoula encore
bien des années avant que ce pas fût franchi ! Après, rien ne
(1) Gravure enbois. — La xylographie , pratiquée chez les Chinois dès le
commencement du x^ siècle de notre ère, ne l'a été en Europe que vers
la fin du xiye. Quelques auteurs ont prétendu qu'elle y avait été importée;
mais aucune preuve authentique ne justifie cette assertion, et l'on peut
croire que le premier xylog^raphe européen fut un inventeur, plutôt qu'un
imitateur des Chinois qui étaient à peine connus.
TOME I 3
- 26 -
parut plus facile ; c'était l'histoire de l'œuf de Christophe
Colomb : personne n'avait songé à en casser la pointe pour
le faire tenir debout.
Où et par qui furent inventés les caractères mobiles?
D'après une antique tradition, adoptée par quelques auteurs,
ce serait vers 1438 que Gutenberg aurait imaginé, à Stras-
bourg, ce procédé, et même celui de la fonte des lettres (4).
Néanmoins ce ne sont que des présomptions, des probabi-
lités, à l'appui desquelles on ne peut d'ailleurs produire aucune
impression en caractères mobiles exécutée dans cette ville;
mais, à l'égard de Mayence, le fait n'est pas douteux : les preu-
ves, les monuments authentiques abondent pour le constater.
A Mayence appartient donc la gloire d'avoir vu naître et
se développer l'art typographique ; mais soit qu'on donne la
priorité à cette ville, soit qu'on l'accorde à Strasbourg, c'est
toujours au même homme, à Gutenberg, que l'admirable
découverte est attribuée.
L'imprimeur Ulrich Zell (2), l'historien Mathias Palmieri (3),
l'abbé Trithème (4), tous trois contemporains, attestent for-
mellement que Gutenberg est le premier inventeur de l'im-
primerie.
Le récit de Trithème, notamment, peut être regardé comme
l'histoire la plus intéressante et la plus vraie de l'origine de
l'imprimerie, car ce chroniqueur en avait appris les détails
de la bouche même de Pierre Schœffer.
« A cette époque, dit-il, ce fut à Mayence, ville d'AUe-
« magne, près du Rhin, et non pas en Italie, comme quel-
(1) Album typographique , 1850.
(2) Chronique de Cologne.
(3) Continuation de la Chronique d'Eusèbe.
(4) Annales du monastère d'Hirsauge,
- 27 -
« ques-uns l'onl faussement prétendu, que fut imaginé et
« inventé par Gutenberg, citoyen de Mayence, cet art mémo-
ce rable et jusqu'alors inconnu d'imprimer les livres au
a moyen de caractères en relief. Gutenberg, après avoir
c( risqué pour le succès de son invention presque tous ses
« moyens d'existence, se trouvant dans le plus grand em-
« barras, manquant tantôt d'une chose, tantôt d'une autre,
(( et sur le point d'abandonner par désespoir son entreprise,
« put cependant, à l'aide des conseils et de la bourse de Jean
« Fust, comme lui citoyen de Mayence, achever son œuvre.
« Ils imprimèrent d'abord un Vocabulaire, appelé Catholicon,
<i en caractères écrits régulièrement sur des tables de bois
a et avec des formes composées. Mais ils ne purent se servir
« de ces formes pour imprimer d'autres livres, puisque les
« caractères ne pouvaient se détacher des planches, mais
a étaient sculptés à même, comme je l'ai dit. D'autres inven-
« tiens plus ingénieuses succédèrent à ce procédé , et ils
a trouvèrent le moyen de fondre des formes de toutes les
« lettres de l'alphabet latin. A ces formes ils donnèrent le
« nom de matrices, dans lesquelles ils fondaient des carac-
fi tères d'airain ou d'étain, qui avaient la dureté nécessaire
« pour supporter toute pression, lesquels caractères étaient
« auparavant gravés par eux à la main. En effet, ainsi que je
« l'ai entendu dire il y a environ trente ans à Pierre Schœf-
« fer de Gernsheim, citoyen de Mayence, qui était gendre
« du premier inventeur, ce procédé d'impression offrait de
« grandes diflicultés à son début. Car, avant d'avoir achevé
« le troisième cahier de quatre feuilles de la Bible latine qu'il
« s'agissait d'imprimer, ils avaient dépensé plus de quatre
« mille florins. Mais Pierre Schœffer, alors ouvrier et ensuite
« gendre, comme nous l'avons dit, du premier inventeur
- 28 —
« Jean Fust, unissant l'habileté à la prudence, inventa une
a manière plus facile de fondre les caractères, et compléta
« l'art, en le portant au point où il est aujourd'hui. Tous
« trois gardèrent quelque temps secrète cette manière d'im-
« primer, jusqu'à ce qu'elle fût divulguée par leurs ouvriers,
« sans l'aide desquels ils ne pouvaient pratiquer cet an,
« d'abord à Strasbourg, et peu à peu dans les autres pays
« du monde.
« Ce que je viens de dire sur celte ingénieuse merveille
<i d'imprimer est suffisant. Ses premiers inventeurs furent
« des citoyens de Mayence. Or, ces trois premiers inventeurs,
« Jean Gutenberg, Jean Fust et Pierre Opilio (Schœffer),
« gendre de ce dernier, habitaient à Mayence la maison
a connue sous le nom de Zum-Jungen, qui ensuite prit le
a nom d'Imprimerie, nom qu'elle conserve encore. »
m. Hans Gensfleisch, de Sulgeloch, dit Gutenberg (en
français, Jean Chair d'Oie, dit Bonne Montagne), du nom
d'un hef que possédait sa famille, qui était noble, naquit à
Mayence (1), dans les premières années du xv^ siècle. Il
quitta cette ville à l'âge de vingt ans, pour se rendre à Stras-
bourg, où il travailla d'abord comme lapidaire, et ensuite à
(1) Quoique l'immortel inventeur de l'imprimerie soit généralement
connu sous le nom de Gutenberg , il règne sur son véritable nom une
obscurité que les recherches des historiens de la typographie n'ont pas
encore dissipée. Il paraît que son nom de famille était Gensfleisch et que
Sulgeloch et Gutenberg était des surnoms ou des noms de fiefs. Son pré-
nom Hans ou Henné signifie Jean en allemand; c'était aussi le prénom
de son père qui avait épousé Else de Gutenberg. Les détracteurs de Gu-
tenberg, entre autres Mentel et Meerman, ont profité de la multiplicité de
ses noms pour lui contester la gloire de son invention. — Quelques au-
teurs modernes disent qu'il était natif ou originaire de Kuttenberg, en
Bohème , et que son nom de Gutenberg n'en est que l'altération , ce qui
n'est guère probable.
- 29 -
la fabrication des miroirs. Il y demeurait déjà en 1424, comme
le prouve une lettre datée de Strasbourg, et qu'il écrivit cette
même année à sa sœur, religieuse au couvent de Sainte-
Claire, à Mayence.
En 1437, une demoiselle Anne à la Porte de Fer (Zu der
Iseren Thûre), à laquelle il avait fait une promesse de ma-
riage, le somma de l'accomplir et le cita à cet effet devant
l'officialité de Strasbourg. Gutenberg s'exécuta sans doute,
car on trouve mentionnée sur le rôle des contributions une
dame Anne de Gutenberg que l'on suppose assez vraisem-
blablement avoir été sa femme.
Doué d'un génie inventif, Gutenberg se livrait depuis
plusieurs années à la recherche de nouveaux procédés dans
les arts, lorsqu'il résolut d'appliquer à la reproduction des
œuvres manuscrites ceux dont on se servait alors pour l'im-
pression des images ; il fit, dans ce but, de nombreux essais
qui furent longtemps infiuctueux. Après y avoir dépensé
ton le sa fortune, il songea à former une société pour cinq ans,
avec André Dritzehen (1), Jean Riffe et André Heilman, tous
trois bourgeois de Strasbourg, « atin de mettre en œuvre,
était-il dit dans l'acte de société, plusieurs arts et secrets
merveilleux qui tiennent du prodige. » Gutenberg avait alors
vingt-huit ans (1437).
On ne s'exprimait pas sur la nature de ces arts; cependant
il est hors de doute qu'au nombre des secrets à réaliser se
trouvait l'imprimerie, car, dans un acte dont nous allons parler,
il est question d'une presse montée, de planches serrées par
des vis et contenues dans cette presse, lesquelles planches
pouvaient se disjoindre quand les vis étaient desserrées.
(1) Gutenberg lui apprit, dit-on , à faire des miroirs, à tailler des dia-
mants, et Dritzehen gagna beaucoup d'argent à ces diverses entreprises.
- 30 -
L'invention de l'imprimerie ayant été considérée, dans ces pre-
miers temps, comme une œuvre diabolique, les parties contrac-
tantes n'auront sans doute pas jugé convenable de s'expliquer
plus catégoriquement, dans l'espoir de tirer meilleur parti d'un
art pour lequel il n'y avait même pas encore de terme consacré.
La mort d'André Dritzeïien, dans la maison duquel était le
laboratoire commun, amena, en 1439, un procès entre les
associés, dont Gutenberg était le chef, et les frères du dé-
fimt. Ce qui revenait à celui-ci d'après les clauses du contrat
fut remboursé à ses frères. Gutenberg s'empressa de vendre
à cet effet la rente sur le chapitre de Saint-Thomas, de laquelle
il avait hérité à la mort de son oncle Loheymer.
Les dépositions des témoins entendus dans cette affaire
sont extrêmement curieuses : elles semblent prouver que
Gutenberg avait déjà inventé les caractères mobiles et mé-
talliques, car il y est question de l'ordre donné par Guten-
berg de dévisser une presse (1) et de laisser tomber les
pièces, afin que personne ne puisse comprendre ce que c'est.
De telles paroles ne s'appliqueraient-elles pas mieux à une
forme en caractères mobiles qu'à une planché en caractères
fixes? D'ailleurs, ce dernier mode d'impression n'était pas un
secret, puisqu'il était pratiqué depuis longtemps. Il y est aussi
fait mention d'achats de plomb et d'autres matières propres
à imprimer, ce qui paraîtrait indiquer la fabrication de carac-
tères en métal. Enfin, un des témoins, Hans Dùnn, orfèvre,
déclare que, depuis trois ans, il avait gagné plus de cent
florins, que Gutenberg lui avait payés, pour objets fournis
par lui relatifs à l'imprimerie (2). Il n'est donc guère permis
(1) C'est à lui qu'on doit également l'invention de l'encre d'imprimerie et
de la presse, dont la première idée lui fat suggérée par la vue d'un pressoir.
(2) Les orfèvres de cette époque étaient en même temps graveurs, et
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de douter que Gutenberg n'ait fait à Strasbourg quelques
essais d'impression, inconnus ou perdus aujourd'hui.
Suivant le bibliophile Jacob (Z//« Dissertation) , Guten-
berg imprima à Strasbourg plusieurs éditions du Spéculum
humanœ salvationis, vendues comme des manuscrits, et les
Miroirs destinés aux pèlerins d'Aix-la-Chapelle, dont il est
question dans le procès, désignent d'une manière ambiguë
les exemplaires du Spéculum.
Quoi qu'il en soit de ces conjectures, les premiers travaux
typographiques de Gutenberg lui furent plus onéreux que
profitables.
La perte de ses biens et la mort de Thomme qui avait été
jusque-là le compagnon de ses travaux, découragèrent pro-
fondément Gutenberg, et le décidèrent à retourner à Mayence,
sa ville natale, dans l'espérance d'y trouver, dans sa famille
ou parmi les anciens compagnons de sa jeunesse, l'argent
dont il avait besoin pour continuer son entreprise.
IV. Arrivé dans cette ville, vers 1448, il se mit en relation
avec Jean Fust ou Faust, riche orfèvre, à qui il confia le secret
de sa découverte. Celui-ci l'aida de son argent et devint son
associé. Ils travaillèrent ensemble à tailler les planches dont
ils se servaient pour l'impression. Leurs premiers ouvrages
furent la petite grammaire latine de Donat et le vocabulaire
dont parle Trithème, qu'ils intitulèrent CathoUcon, mais qu'il
ne faut pas confondre avec le Catholicon de Jean Balbi de
Gênes (Balbus de Januà), imprimé plus tard par Gutenberg.
il est présumable que c'est de ce même Hans Diinn que Gutenberg se servit
pour faire sculpter ses lettres.
(1) Beaucoup d'auteurs, même contemporains, écrivent Faust; cependant
les souscriptions du Psautier et des autres impressions primitives de
Mayence portent le nom de Fust.
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En 1450, ils faisaient encore usage simultanément de plan-
ches gravées et de lettres sculptées sur bois ou sur métal,
quoique depuis longtemps ils eussent formé le projet de jeter
en moule les caractères mobiles (1). Un ouvrier de Fust,
nommé Schœffer (2), qui était en même temps maître d'écri-
ture de sa fdle, ayant surpris le secret des deux associés, fut,
par mesure de prudence, initié à leurs travaux. Non moins
inventif que Gutenberg lui-même, Schœffer ne tarda pas à
résoudre les dernières dificultés qui paralysaient l'emploi
rapide des caractères mobiles; il grava des poinçons, frappa
(1) La bibliothèque nationale de Paris possède 'deux planches xylogra-
phiques qui ont servi à l'impression d'un Donat, et que l'on présume avoir
appartenu à Gutenberg et à Fust. Elles furent achetées en Allemagne
par Foucault , conseiller de Louis XIV, et passèrent plus tard au duc de
La Vallière, à la mort duquel la bibliothèque du roi en fit l'acquisition.
Sur ces deux planches, les lettres sont sculptées en relief et à rebours.
Le caractère en gothique est assez gros ; quelques signes de ponctuation
s'y remarquent ; les abréviations y abondent.
On conserve à la même bibliothèciue deux exemplaires du Spéculum
humanœ salvationis , dont une partie est imprimée en planches de bois
fixes et l'autre en caractères mobiles de fonte.
(2) Schœffer (Pierre) dont le nom se trouve écrit de différentes manières :
Scheffcr, Schoifer, Schoyfher, Schœfer, etc., est quelquefois appelé en
latin Petrus Opiîio , c'est-à-dire Berger, traduction du mot allemand
Schœffer. Il exerçait son talent de calligraphe à Paris en 1449. Schœpflin
(Yindic. tijpogr.) cite un manuscrit de la Bible, conservé à l'université
de Strasbourg et dont Schœffer avait achevé la copie, ainsi que l'atteste
la souscription : « Achevé par moi , Pierre de Gernsheim, autrement de
'< Mayence, l'an 1449, dans la très gloiMCuse université de Paris. »
Gernsheim était sa ville natale ; mais elle dépendait de l'électorat de
Mayence. On lit dans les souscriptions du Psautier de 1459 et du Rationale
de Durand, même année, ces mots : Per Petrum Schœffer de Gernsheim
cïericum. Ce mot de clericus désigne la qualité de calligraphe ou de copiste.
Schvvarz {Primaria quœdam documenta de origine tijiiographiœ) s'est
tromjjé en le prenant à la lettre, et en faisant deux Schœffer imprimeurs
à Mayence: lun ecclésiastique, clericus, l'autre laïque, puer, qui imprima
les Offices de Cicéron, en 1463 ; mais alors Schœffer était marié à la fille
de Fust, lequel, par ce motif, l'appelle son enfant, puer meus.
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des matrices, fabriqua des moules, fondit des lettres aux-
quelles son talent de calligraphe lui avait permis de donner
des formes plus agréables que celles qu'elles avaient eues
jusqu'alors, et acheva ainsi de perfectionner l'art de l'impri-
merie. Fust, pour le récompenser et se l'attacher plus
intimement, lui donna sa fille Christine en mariage (1).
Ajoutons cependant que, suivant le récit de l'abbé Tri-
thème, Gutenberg, après son association avec Fust, avait
déjà trouvé, pour la fonte des caractères, un procédé que
Schœffer rendit plus facile. « Ils trouvèrent, dit-il, le moyen
de fondre des formes de toutes les lettres de l'alphabet la-
tin, formes qu'ils nommaient matrices, dans lesquelles ils
fondaient ensuite, en airain ou en étain, des caractères
qu'auparavant ils sculptaient à la main....; mais Pierre
Schœffer imagina un moyen plus facile de fondre les carac-
tères. » Ce moyen était la frappe des matrices avec un poin-
çon (2).
La première impression en caractères mobiles sortie de
(1) M. Auguste Bernard, dans le prospectus d'un ouvrage sur l'origine
de l'imprimerie qu'il se propose de publier, assure avoir découvert, dans
un document inédit, que Schœffer était le gendre non pas de Fust, mais
d'un de ses fils , nommé Conrad Hannequis , le même qui est mentionné
comme associé de Schœffer dans les lettres patentes que Louis XI leur
accorda, le 21 avril 1473, pour la vente de leurs livres.
(2) Fournier {Traité sur Vorigine et les -progrès de l'imprimerie) et
quelques autres écrivains ont prétendu que Trithème, en parlant de ma-
trices fondues, s'est trompé, attendu que les matrices se frappent et ne se
fondent pas. M. Didot répond à cette objection en décrivant ainsi le pro-
cédé présumé de Gutenberg , dont il déclare d'ailleurs avoir fait couvent
usage lui-même : « Il consiste, dit-il, à enfoncer des caractères gravés en
bois dans du plomb au moment où, liquéfié par la chaleur, il est prêt à se
figer. Ces matrices en plomb, ainsi obtenues, sont régularisées ensuite pour
l'alignement et la hauteur comme les matrices ordinaires ; puis, au moyen
du clichage à la main , on retire de la matrice une empreinte en métal ,
laquelle, après avoir été dégagée des bavures, est replacée dans la ma-
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leurs presses, fut la Biblia latim, qu'ils imprimèrent de 1450
à 1455, quoiqu'elle ne porte ni date, ni désignation de lieu,
ni les noms des imprimeurs (1).
Dès ce jour, et sans décider affirmativement de quelle
matière et par quels procédés étaient formés les caractères
mobiles, on peut dire que l'imprimerie fut réellement
créée.
Néanmoins, la xylographie continua encore quelque temps
à être pratiquée pour l'impression de plusieurs livres usuels,
comme aujourd'hui la stéréotypie.
V. La nouvelle association que Gutenberg venait de fonder
h May en ce ne réussit pas mieux que la première, et au mo-
trice en plomb que l'on adapte à un moule. Le métal en fusion versé en-
suite dans ce moule, tout en formant le corps de la lettre, se soude au
cliché qui en forme l'œil. On retire ainsi de la matrice en plomb une
lettre aussi parfaite que celle que nous obtenons par le procédé ordinaire.
« Mais ces matrices en plomb ne peuvent produire qu'un nombre limité
de clichés, c'est ce qui explique pourquoi, dans le Psautier de Mayence,
les capitales, par exemple, sont toujours parfaitement identiques, attendu
que, leur emploi n'étant pas fréquent, la même matrice pouvait, sans
s'altérer, en produire le nombre nécessaire. En ayant soin de laisser re-
froidir de temps en temps une matrice en plomb, on peut obtenir aisément
soixante à quatre-vingts lettres sans être obligé de renfoncer le poinçon
en bois dans la matrice , ou de faire une nouvelle matrice avec le même
poinçon de bois. Mais pour les voyelles et les lettres qui reviennent fré-
quemment, il fallait nécessairement multiplier les matrices. Or, chaque
fois qu'on était forcé de renfoncer les poinçons en bois dans les matrices
ou d'en faire de nouvelles, la forme du poinçon s'altérait par l'effet de la
pression et de la chaleur, souvent même il était brûlé, pour peu qu'on
l'enfonçât dans le métal trop chaud. Il fallait donc regraver souvent de
nouveaux poinçons en bois : de là ces différences que l'on remarque dans
les lettres dont l'usage est plus fréquent. » {Encyclopédie moderne.)
(1) Appelée d'abord Bible aux quarante-deux lignes, elle fut ensuite
désignée sous le nom de Bible Mazarine, parce qu'on en trouva, vers le
milieu du siècle dernier, un exemplaire dans la bibliothèque du cardinal
Mazarin. Les caractères sont en bois, selon les uns; en métal, sculptés ou
fondus, selon les autres.
- 35 -
ment où les efforts des associés allaient être couronnés de
succès, la question d'argent vint tout gâter.
Les dépenses considérables qu'avait occasionnées Timpres-
sion de la Bible latine furent le motif d'un procès entre les
deux associés. Jean Fust réclamait les avances qu'il avait
faites à Gutenberg, qui, ayant consumé k Strasbourg la plus
grande partie de sa fortune pour ses premiers essais, se vit
contraint, lorsqu'il allait en recueillir les fruits, d'aban-
donner à Fust son atelier typographique. C'est sans doute
au juste ressentiment qu'il en éprouva qu'on dut de connaître,
vers cette époque, l'existence de l'art d'imprimer les livres
avec des caractères fondus isolément dans des moules ou
matrices; sans cela, on aurait probablement ignoré longtemps
encore les mystères de l'art typographique. Fust faisait prêter
serment sur la Bible à ses ouvriers de ne point révéler les
procédés qu'il employait, et, en cas d'indiscrétion de leur
part, il les menaçait d'exiger le payement de billets qu'il leur
avait fait souscrire; en outre, il ne leur permettait pas de
sortir et les tenait, pour ainsi dire, en charte privée.
Gutenberg, dépouillé, perdant à la fois l'honneur et le
profit de ses travaux, réduit pour ainsi dire à la misère, ne se
laissa point abattre par ces nouveaux revers. Grâce au
secours de Conrad Humery, syndic de la ville, il monta une
nouvelle imprimerie.
Quoiqu'il n'ait jamais mis son nom aux ouvrages qu'il
publia , on cite comme imprimés par lui une Bible dite aux
trente-six lignes, le Catholicon de Jean Balbi (Mayence, 1460),
Matthœi de Cracouia Tractatus racionis et consciencie, et
quelques autres livres sans date et sans lieu d'impression (1).
(1) Fischer, Essai sur les premiers tiimutnents typographiques de
GitteriberQj Mayence, 18()2, in-4o.
~ 36 -
On trouve la preuve des nombreux travaux dont s'occupait
Gutenberg , et dont il comptait s'occuper à l'avenir, dans un
acte qu'il souscrivit avec son frère, le jour de Sainte-Mar-
guerite (20 juillet 1459), au profit du couvent de Sainte-
Claire de Mayence, où Berthe, leur sœur, était religieuse et
où elle était morte.
« Nous Henné (1) Gensfleisch de Sulgeloch, et nous Friele
« Gensfleisch, tous deux frères, faisons abandon au couvent
« de Sainte-Claire, à Mayence, de tous les biens qui, par le
« fait de notre sœur Hebele (Berthe), ont passé à ce couvent,
« soit par le fait de notre père Henné Gensfleisch, soit par
« toute autre concession. Et quant aux livres que moi Henné
« susdit ai donnés à la bibliothèque du couvent, ils doivent
« y rester toujours et à perpétuité; et je me propose, moi,
« Henné susdit, de donner aussi, et sans fraude, à l'avenir,
« audit couvent, pour sa bibliothèque à l'usage des reli-
ft gieuses présentes et futures, pour leur religion et culte,
« soit pour la lecture ou le chant, ou de quelle manière
« elles voudront s'en servir d'après les règles de leur ordre,
« les livres que moi Heime susdit ai déjà imprimés à cette
« heure (2) ou qu£je pourrai imprimer à V avenir, etc. »
Cette pièce importante, rapportée par Fischer, prouve éga-
lement que Gutenberg, qui s'attachait particulièrement à
reproduire les livres religieux, savait imprimer le plain-chant,
et qu'aucune des parties de l'art typographique n'avait échappe
(1) tienne est une variante du mot tians, Jean, qui était le prénom de
Gutenberg.
(•2) Gutenberg n'avait donc pas renoncé à l'imprimerie après la perte de
son procès avec Fust, comme le dit M. Philarète Cliasles. {Atelier de
i^utenberfj , dans les Études sur le Moyen âye, 1847, in-12.)
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En 1462, Adolphe, comte de Nassau, soutenu par le pape
Pie II, surprit Mayence et lui ôta ses privilèges et ses libertés.
La ville fut saccagée ; la guerre civile éclata.
Gutcnberg se réfugia à Strasbourg, et y fit généreusement
connaître ses procédés. De là, il se rendit à Harlem, en Hol-
lande, où il fonda un établissement ; mais ce dernier fait a
été révoqué en doute. Quoi qu'il en soit, dès qu'il fut assuré
de pouvoir vivre en paix dans sa patrie, il retourna à Mayence
(eu 1465), où, dit-on, il ne s'occupa plus de son imprimerie
qu'il avait cédée à Conrad Humery.
VI. L'électeur de Mayence, Adolphe TI, Taccueillit avec
une grande faveur, prit soin de sa fortune, lui accorda une
pension et le reçut au nombre des gentilshommes de sa
maison (1).
Gutcnberg ne jouit pas longtemps de ces avantages, et
mourut dans cette ville au commencement de 1468.
Il fut inhumé dans l'église des Franciscains, où on lit cette
inscription, composée par Adam Gelth :
In felicem artis impressoriae invenlorem.
D. 0. M. S.
Joanni Gensfleisch,
Artis impressoriîE repertori ,
De omni natione et lingua optime merito,
In nominis sui memoriam immortalem,
(1) La patente de cette cliari^e est datée du 17 janvier 14G5 et se trouve
dans les Scriptores rerum moguntiacarum de C.-Chr. Joannis ; le titre
parle de services rendus à l'électeur cl à son chapitre. Il est à remarquer
que Gutcnberg ne s'est jamais nommé comme imprimeur, sans doute dans
la crainte de déroger. Cependant quelle est la famille, même princière ,
qui puisse présenter un titre de noblesse supérieur à celui d'inventeur de.
l'imprimerie? Dans le siècle dernier, deux imprimeurs célèbres de Vienne,
MM. de TraUner et de Hu/zbrock, ont pris le titre de noMcSi dans leuis
édi tiens.
TOME I.
— 38 -
Adam Gelthus posuit.
ûs^ e]us in ecclesia D, Francisci mo^nti»a féliciter cubant (1).
Sur rheureux inventeur de l'art d'imprimer.
Consacré à Dieu , très-bon , très-g^rand.
,A Jean Gen&fleisch,
Qui a découvert Vart d'imprimer,
Qui a bien mérité de toute nation et de toute langue.
Pour l'immortelle mémoire de son nom^
Adam Gelth a élevé ce monument.
Ses os reposent heureusement dans Féglise de Saint-François, à Mayence.
VII. C'est le sort ordinaire des inventions de voir contester
leur mérite; plus ce mérite est grand, plus on semble s'atta-
cher à le diminuer, parce qu'il est dans notre nature de
n'admirer que nos propres œuvres. Disons-le aussi : lors-
qu'un problème est une fois résolu, les difticuUés premières
disparaissent à nos yeux, et c'est seulement par une sorte
d'effort que nous consentons à apprécier, à sa juste valeur,
une solution que nous sommes presque surpris de n'avoir
pas trouvée nous-mêmes.
Non-seulement on a contesté le lieu où l'imprimerie avait
commencé, mais encore le nom de l'inventeur.
Sept villes se sont disputé l'honneur d'avoir donné nais-
sance à Homère (2) ; mais on en compte au moins quinze qui
prétendent avoir été le berceau de la typographie ; ce sont :
(1) Cette épitaphe est imprimée à la fin de l'écrit intitulé: Memorîa
Marsilii ab inghen, en 1499; mais elle paraît beaucoup plus ancienne, et du
temps même de la mort de Gensfleisch. (Plan de Meerman, traduit du
latin par Goujet.)
Comme Gutenberg n'est désigné ici que sous son nom de Gensfleisch ,
quelques auteurs, notamment Meerman, ont soutenu, à tort, qu'il avait
un trère appelé Gensfleisch ; mais l'acte que nous avons cité précédem-
ment prouve que ce frère s'appelait Friele Gensfleisch, et non pas Jean,
(2) Smyrne, Rhodes, Colophon, Salamine, Chio, Argos, Athènes,
-- 39 -~
Mayence, Strasbourg, Harlem, Augsbourg, Bàle, Cologne,
Dordrecht, Feltri, Florence, Goude, Kœnisberg, Lubeck,
Nuremberg, Rome, Venise, auxquelles on ajoute encore Bo-
logne, Schelestadt, Russembourg. Il n'y a pas lieu d'en être
surpris; car, si l'admiration qu'inspire le plus grand poëte de
la Grèce est légitime, on conviendra que l'invention de
l'imprimerie a eu sur les destinées du monde une bien autre
influence que Ylliade.
Mais l'honneur de cette découverte est resté à Mayence ;
les monuments de l'art, les documents de l'histoire le lui
assurent à jamais. Quant aux autres villes que nous venons
de nommer, si elles ont eu de bonne heure des établissements
typographiques, elles le durent à l'émigration forcée des pre-
miers ouvriers fuyant les troubles qui éclatèrent à cette époque
dans Mayence.
VIII. De toutes ces villes, Harlem est celle qui a élevé les
prétentions les plus orgueilleuses et les moins fondées. La
seule autorité sur laquelle s'appuient ses partisans est celle
d'Adrien Junius (1) qui, dans son ouvrage intitulé Batavia,
imprimé en 1588, attribue l'invention de la typographie à
Laurent Goster (-2), marguillier de Harlem, vers 1430, duquel,
suivant un autre auteur tout aussi véridique, Gutenberg
aurait été le domestique (3).
Adrien Junius rapporte que Goster, se promenant dans un
bois aux environs de la ville, s'amusa à former des lettres
avec de l'écorce de hêtre» et que, les ayant imprimées l'une
(1) En hollandais Jonghe, c'esi-k-àke le jeune.
(2) Suivant plusieurs auteurs, il s'appelait Laurent Jansson ou Janszoon,
c'est-à-dire fils de Jean, et Goster, qui signifie marguillier, était un sur-
nom.
(3) Mcerman, Origines typograpMcœ.
-^ 40 -
après l'autre sur du papier, il en composa de courtes sen-
tences pour l'instruction de ses petits-fils. Bientôt, de concert
avec son gendre, il' inventa une encre plus visqueuse que
l'encre ordinaire ; puis, au lieu de caractères de bois, il en
fabriqua de plomb, ensuite d'étain, et imprima ainsi plusieurs
ouvrages. Coster ayant été obligé d'employer des ouvriers,
l'un d'eux, qu'on soupçonne avoir été Jean Faust (1) ou tout
autre nommé Jean, après avoir appris, sous la foi du serment,
la manière d'assembler les lettres et de fondre les caractères,
enleva, pendant qu'on était à la messe de minuit, tout le
matériel de son maître, alla d'abord à Amsterdam, puis à
Cologne et enfin à Mayence, où il établit un atelier typogra-
phique.
Voilà, en abrégé, l'histoire ou plutôt le conte de Junius,
qui vivait plus d'un siècle après la prétendue invention de
l'imprimerie à Harlem, invention dont aucun auteur contem-
porain n'a parlé.
Néanmoins, de savants Hollandais se sont efforcés, jusque
dans ces derniers temps, de soutenir cette opinion ridicule;
quelques-uns, profitant de la latitude que leur laissait le nom
de Jean donné par Junius à celui qu'il accusait d'avoir volé
Coster, ont remplacé Jean Faust par Jean Gutenberg !
Non contents de proclamer Coster l'inventeur de l'impri-
merie, ils lui attribuent encore l'invention de la gravure en
bois, et une foule d'impressions, entre autres le Spéculum
liumanœ salvationis, VArs moriendi, etc., qui ne portent ni
date ni aucune autre indication, et qui lui appartiennent
d'autant moins que son nom ne se trouve sur aucune liste
(1) Adrien Junius, par un jeu de mots puéril , lui donne l'épithète d'in-
faustus (fatal, nuisible), en opposition au nom de Faustiis, qui signifie heu-
reux, favorable.
- 41 -
d'imprimeurs ou de graveurs de cette époque (1). Et, chose
singulière, depuis deux siècles on a consacré dans Harlem
des monuments, des statues, des inscriptions fastueuses (2)
à la mémoire de Laurent Coster, personnage dont l'existence
même est très-problématique, tandis que Gutenberg, le vérita-
ble inventeur de la typographie, n'a reçu que depuis quelques
années seulement les honneurs qu'il mérite à si juste titre!
Constatons encore que l'imprimerie, loin d'être originaire de
cette ville, s'y établit tardivement vers 1483, et que ce fut seu-
lement au xv« siècle, c'est-à-dire cent trente ans après l'inven-
tion de l'imprimerie, que l'on commença à publier des écrits
tendant à établir que c'était à Harlem que l'art typographique
avait pris naissance. Certes, si cette gloire pouvait être reti-
rée à Mayence, c'est à Strasbourg qu'il faudrait la restituer,
puisque c'est là, comme il résulte des documents authenti-
ques déjà cités, que, vers 1438, Gutenberg confectionna les
premiers instruments de la typographie et peut-être même
les lettres mobiles.
Et cependant, de nos jours, la fable de Junius a été renou-
velée, et nous avons eu la surprise de voir, dans une publi-
cation qui a eu quelque retentissement (3), Gutenberg et
(1) On conserve à l'hôtel de ville de Harlem, sous une enveloppe de
soie et dans un coffret d'argent, un livre intitulé Spéculum salulis , que
les Hollandais attribuent à Coster. Quelques historiens qui ont parlé de
cet ouvrage disent qu'il est iniprimé en xylographie : ce qui dénoterait
tout au plus que Coster était tailleur (graveur) de bois.
(2) Cette inscription a été gravée sur la porte de la maison où habi-
tait, dit-on, Laurent Coster: Memoriœ sacrum. Typograpliia, ars artium
omnium conservatiix, nunc primum inventa, circa annum 1440.
(3) Dictionnaire de la conversation, 1839, article Typographie, si-
gné Plon: « Arrière Faust, arrière, voleur de la gloire de votre maître !
*. Faites place à Coster, le véritable inventeur de la typographie !» — On
lit dans le même article cette assertion non moins singulière : « Les
- 42 ^-
Fust traités de voleurs et de plagiaires. Cette odieuse accu-
sation n'est du reste appuyée sur aucune preuve; mais il
n'en est pas moins déplorable qu'une opinion si radicalement
fausse soit accréditée par un ouvrage sérieux.
Un savant (1), qui a consacré une partie de sa vie à des tra-
vaux et à des recherches sur les commencements de l'im-
primerie, s'est aussi laissé entraîner par ses préventions en
faveur de Harlem» préventions qu'il fonde sur le passage sui-
vant de l'ancienne chronique de Cologne, écrite en allemand :
« Ce noble art fut inventé pour la première fois en Alle-
magne, à Mayence sur le Rhin, et fit grand honneur à la nation
allemande. Cela arriva vers l'année 1440 ; et à dater de là
jusqu'à l'année 1450, cet art et tout ce qui s'y rattache fut
perfectionné. On commença à imprimer l'an 1450, qui était
l'année du jubilé, et le premier livre mis sous presse fut la
Bible latine, en grands caractères, tels que ceux avec lesquels
on imprime maintenant les Missels. Quoique cet art ait été in-
venté à Mayence, ainsi que nous l'avons dit et comme on le
croit généralement aujourd'hui, cependant sa première forme
existait en Hollande, dans les Donals qu'on y imprimait anté-
rieurement à cette époque : c'est d'eux et d'après eux que cet
art prit son origine ; mais l'invention nouvelle fut bien plus
importante et plus ingénieuse que la première. Le premier
inventeur de la typographie fut un citoyen de Mayence, né à
Strasbourg, nommé Jean Gudenburch; il était noble. Ledit
art fut transporté de Mayence à Cologne, ensuite à Strasbourg,
« Romains connaissaient les signes ou types mobiles , et dans les ruines
« d'Herculanum on a trouvé des billets d'invitation imprimés par ce pro-
• cédé. »
(1) M. Léon de Laborde, Nouvelles recherches sur l'origine de l'im-
primer te, Paris, 1840, page 15.
-. 43 -
puis à Venise. C'est de l'honorable maître Ulrich Zell de
Hanau, imprimeur actuellement à Cologne, en Tan 1499, que
je tiens le récit de l'invention et des progrès de cet art, dont
l'établissement à Cologne lui est dû. Il est des insensés qui
prétendent que l'impression des livres date d'une époque plus
reculée ; mais cela est contraire à la vérité ; en aucun pays
du monde on ne connaissait de livres imprimés alors. »
M. Léon de Laborde conclut de ce passage que la pre-
mière idée est la mobilité des caractères trouvée à Harlem
par Coster, et que le procédé qu'on imagina ensuite est la
fonte des caractères; mais cette conséquence ne nous paraît
pas décisive, car la chronique ne parle ni de caractères mo-
biles, ni de Harlem, ni de Coster.
Le bibliophile Jacob {Dissertation XII) se borne à dire que
l'impression en planches de bois fixes, gravées en relief, fut
trouvée en Hollande, sans doute à Harlem (1), au commence-
ment du xve siècle ; que Gutenberg devina ce secret en exa-
minant les Donats qu'on vendait en Hollande; qu'il le per-
fectionna et l'exploita avec ses procédés, c'est-à-dire en
employant des caractères mobiles en bois ou en métal.
IX. Après les attaques contre l'inventeur sont venues les
disputes sur l'invention elle-même, qu'on a présentée comme
la réminiscence de ce qui s'était pratiqué dans les temps
anciens, ou comme un art importé de la Chine en Europe.
Des savants ont prétendu que l'imprimerie avait été connue
des peuples de l'antiquité.
(1) Ce fait, que le bibliophile regarde comme incontestable, est encore
bien controversé. Une production xylographique des plus anciennes, la
Blblia pauperum, livre d'images accompagnées de textes explicatifs, pa-
raît avoir été exécutée en Allemagne, car les figures représentent celles
des vitraux du couvent d'Hirschau dans la Souabe,
On a cité d'abord le moyen employé par un roi de Sparte,
procédé que M. Didot (1) appelle impression par la voie
humide. Nous donnons ici le passage de Plutarque tel que
l'a traduit notre illustre typographe qui, profondément versé
dans la langue grecque, a relevé une grave erreur où sont
tombés les autres traducteurs :
a Agésilas, voyant ses soldats découragés, écrivit secrète-
ment dans le creux de sa main et a rebours le mot victoire,
puis prenant du devin le foie de la victime, il y appliqua sa
main ainsi inscrite en dessous, et la tenant appuyée le temps
nécessaire, il parut plongé dans ses méditations et inquiétudes
jusqu'à ce que l€s traits des lettres eussent pris (2) et fus-
sent typographies sur le foie. Alors, le montrant à ceux qui
allaient livrer bataille, il leur dit que, par cette inscription,
les dieux leur présageaient la victoire, qu'ils remportèrent en
effet (3). »
Mais le procédé d' Agésilas n'a qu'un rapport très-éloigné
avec l'art typographique !
Pomponius Lsetus écrivait à Augustin Maffei, trésorier du
pape Paul II, à l'occasion des mauvais livres qu'on imprimait :
« Il est une foule de gens que l'espoir d'une vaine gloire
« entraîne, aussi bien que la faculté d'imprimer des livres,
« interrompue pendant plusieurs siècles et renouvelée de-
« puis peu. »
(1) Article Typographie, dans V Encyclopédie moderne.
(2) Mr/_pt Tw TiTvavt (juvavaXriCpôî'vre; erjTvwôr/Cjav oi twv -^pa|;.{y.âTwv
(3) Plutarq. Àpophth. Lacon. , Agésilas, 77. Kal I-kI ttiv àftdTspàv
uireaTpwj^.evYi rri -/.sipt vîxYiv Trpoas^pa^'e. Ricard, par un et même deux
contre-sens , traduit : « Il écrivit sur sa main gauche le mot victoire. »
Dans l'édition des Œuvres morales de Plutarque, 5 vol., 184i, on a réim-
primé textuellement ces contre-sens.
- 45 -
Mathieu Lunensis, qui a fait un petit livre De rerum inven-^
torïbus, pense comme Pomponius Laetus :
« L'impression des lettres, dit-il, fut retrouvée en Alle-
magne après la venue de J.-C, car, bien avant l'établissement
du christianisme, Saturne avait appris aux Italiens à imprimer
les lettres, comme le rapporte saint Cyprien dans son livre des
Idoles^ où il dit : « Saturne enseigna le premier en Italie à
« imprimer les lettres et à graver les monnaies. »
Mais il ne s'agit ici que du procédé qui consistait à écrire
sur des tablettes avec de petits poinçons de fer, à graver les
inscriptions qui se mettaient à l'entour et au revers des mé-
dailles ou des pièces de monnaie. Au contraire, ce qui con-
stitue essentiellement l'art d'imprimer, c'est la mobilité des
caractères. Or, c'est à Gutenberg et à Schœffer son associé
que sont dues les lettres mobiles gravées en relief et jetées eu
fonte : admirable invention à laquelle on n'est arrivé qu'après
bien des tâtonnements et des essais, au nombre desquels sont
les planches en caractères fixes.
X. D'un passage de Pline l'ancien (1), il résulte que M. T.
Varron employa un moyen multiplicateur pour reproduire les
portraits avec légendes de sept cents personnages illustres,
dans son ouvrage intitulé Imagines ou Hehdomades^ parce
qu'il était divisé en sept parties, ouvrage qui n'est pas parvenu
jusqu'à nous. Ce moyen, que Pline n'indique pas , mais qu'il
vante beaucoup, a été expliqué d'autant plus diversement par
les archéologues, que le texte de Pline offre plus de variantes.
M. Deville, s'appuyant sur une lettre de Symmaque fils à
son père, où, à propos des Hebdomades, il parle d'inscrip-
tions gravées sur métal {bono métallo cusa), a pensé que
(1) Hist. natur. liv. XXXV, ch. ii, des Portraits,
- 46 -
c'était là le moyen reproducteur employé par Varron, « Les
portraits de Varron, dit-il, étaient gravés en relief sur une
planche de métal, dans le système de notre gravure en bois,
dont les traits et le dessin sont réservés en relief. Les graveurs
de médailles qui existaient à Rome à l'époque où écrivait
Varron pouvaient aisément réaliser son invention. Ces por-
traits étaient figurés au trait. On peut croire, en s'autorisant
du procédé du monnayage au temps de Varron, qu'il fut
appliqué à la reproduction de ces images par la percussion au
marteau ou à la main. A raisonner par analogie avec les
cachets antiques, la matière employée pour cette gravure
devait être du bronze (1). »
M. Didot présume que le procédé de Varron était celui que
pratiquent les Chinois pour reproduire les portraits et les fac-
similé des écritures de leurs empereurs. « Ce procédé, fort
simple, dit-il, consiste à appliquer et à coller sur une pierre
polie la feuille même où sont tracés les objets qu'on veut
reproduire, écriture, portraits, fleurs, etc., en ayant soin d'ap-
pliquer sur la pierre le côté écrit. Puis on frotte le papier jus-
qu'à ce qu'il disparaisse et ne laisse sur la pierre que les traits
apparents, que l'on creuse alors au burin. Après avoir noirci
d'encre la superficie de la pierre, on y applique une feuille de
papier qu'on fait adhérer au moyen d'un tampon ou brosse ;
et lorsqu'on soulève la feuille, elle reproduit en blanc l'écri-
ture sur le fond tout noir du papier. Quant aux figures, au
lieu de creuser les traits, c'est, au contraire, toute la partie
intérieure du visage qui n'est pas le trait qu'on enlève, en
sorte que les contours de la ligure, le nez, les yeux, etc.,
(1) Examen d'un passage de Pline relatif à une invention de Varron,
dans le Précis des travaux de l'Académie de Rouen, '>847.
- 47 -
restent en relief, et se reproduisent en noir sur la feuille de
papier, tandis que ie fond du visage reste blanc (1). »
Suivant M. Léon de Laborde (-2), le procédé multiplicateur
de Varron était le patron découpé, dont l'usage, venu des
Égyptiens qui l'employaient à tracer les dessins des caisses
de momies, a été pratiqué à toutes les époques.
On se servait à Rome de ce moyen pour la décoration des
appartements, comme on le fait encore à présent dans quel-
ques provinces d'Allemagne, au lieu de papier de tenture.
C'est probablement à ce genre de décor que se rapporte le
passage du Satyricon (ch. 2), où Pétrone signale la déca-
dence de la peinture, depuis qu'on a trouvé une méthode
expéditive de suppléer un si grand art : Tarn magnœ artis
compendiariam.
Les Romains avaient aussi l'usage de découper h jour des
lettres et des pages entières pour enseigner à écrire aux
enfants, en leur faisant suivre, avec un style ou poinçon, les
contours du patron (3).
Au moyen âge, les empereurs d'Orient et d'Occident em-
ployaient souvent le patron découpé pour apposer sur des
actes leurs seings et leurs monogrammes. On le fit servir
également à dessiner et à colorier les initiales et autres orne-
ments des manuscrits, et plus tard à la fabrication des cartes
à jouer. Maintenant encore des aftiches sont peintes à l'aide
du patron sur les murailles.
Mais comment Pline, bien que l'emphase et les éloges hyper-
boliques lui fussent assez habituels, ainsi que l'a remarqué
(1) Article Typographie dans V Encyclopédie moderne, tome XXVI, 18.j1 .
(i) Nouvelles recherches sur l'imprimerie, 1840.
(3) Quintilien, InstHulious de l'orateur, liv. I^r, chap. i^'.
- 48 -
M. Lelronne (1), aurait-il pu appeler ce moyen si vulgaire
une très-bonne invention, henignissimum inventum, un bien-
fait cligne d'exciter l'envie des dieux, 7nunus diis invidiosum ?
Quoi qu'il en soit du procédé de Varron, le patron découpé
a trop peu d'analogie avec l'art typographique pour en avoir
inspiré l'idée, comme l'ont cru Fischer (â) et plusieurs autres
historiens de l'imprimerie. L'estampille en relief s'en rap-
prochait davantage, surtout lorsque, au lieu de l'appliquer
sur le papier ou le parchemin, on imposait le papier sur l'es-
tampille comme sur une forme d'imprimerie. Avec quelques
efforts de plus, car les anciens connaissaient aussi les pro-
cédés de la fonte des métaux, l'humanité eût peut-être été
dotée quatorze siècles plus tôt de cette grande découverte,
dont Cicéron, cet esprit si vaste et si complet, semble en se
jouant avoir trouvé le secret. En effet, dans la réfutation
qu'il fait du système d'Épicure, dont l'enseignement tendait à
prouver que le monde avait été formé par le concours fortuit
des atomes, il dit : « Quiconque croit cela possible, pourquoi
a ne croirait-il pas que, si l'on jetait à terre quantité de ca-
« ractères d'or ou de quelque matière que ce fût, qui repré-
« sentassent les vingt-une lettres, ils pourraient tomber
« arrangés dans un tel ordre, qu'ils formeraient lisiblement
« les annales d'Ennius?... (3) »
C'était, pour ainsi dire, toucher du doigt le procédé de^
caractères mobiles. Aussi l'abbé d'Olivet présume-t-il que
ce passage a servi à faire inventer l'art de l'imprimerie,
{\) De l'invention de Varron, dans la Bévue des Deux-Mondes, in'm
1857, et dans la Revue d'archéologie, juillet 18i8.
(â) Typograf'hische, etc. Choses mémorables relatives a la typogra-
phie, tome m, contenant \ Histoire de l'art de la découpure en fer battu,
(ô) De na{ura deorum^ II, 37.
- 49 -
lequel cependant ne Ta été que quinze cents ans plus tard.
Immense intervalle qui laisse à l'inventeur toute sa gloire !
Saint Jérôme parle aussi de la mobilité des caractères dans
les conseils qu'il donne à Léta sur l'éducation de sa fdle :
« Mettez-lui entre les mains des lettres de buis ou d'ivoire;
« faites-lui en connaître les noms ; elle s'instruira ainsi, tout
« en se livrant à ses jeux (1). »
On connaît le superbe manuscrit intitulé : Évangiles d'IJU
philas, évéque des Gotlis, exécuté dans le ïv« siècle, en carac-
tères gothiques d'or et d'argent, sur un vélin de couleur
pourpre. Ce manuscrit, chef-d'œuvre de patience, paraît
avoir été fait avec des types isolés ou mobiles de métal d'une
égale grosseur, et imprimé lettre à lettre par l'action d'une
chaleur modérée et avec un procédé presque semblable à
celui qu'emploient aujourd'hui les relieurs pour fixer des
lettres d'or sur le dos des livres. On ne comprend pas com-
ment les ouvriers chargés de ce travail, si long et si pénible,
aient été assez dépourvus d'imagination pour que ces lettres
mobiles qu'ils tenaient dans leurs mains ne leur aient pas
fourni la première idée de l'imprimerie.
On lit dans le catalogue des livres de l'abbaye deWiblingen,
en Souabe : Item Dominicalia in parvo libro stampato in
papyro, non scripto; et à la fin du même catalogue : Anno
Domini 1340 viguit qui fecit stampare Donatos. MM. Des
Roches (Mém. de rAcad, de Bruxelles, t. P'^) et Lichten-
berger [Hist. de l'imp.) ont pensé que ces Dominicales et
ces Donats étaient imprimés au moyen de l'estampille. L'opi-
nion est fondée, si la date de 1340 est exacte, car ce n'est
que dans le siècle suivant qu'on a commencé à imprimer des
(1) De l'éducation des fiVes, ù Léta. Quintilien avait déjà recommandé
cette méthode dans ses Institutions de l'orateur, liv. l*"", ch. 1»^.
TOME I, 5
^50-
Donats par le procédé xylographiqiie, c'est-à-dire par la gra-
vure en bois, pour laquelle, il est vrai, on se sert aussi du
mot stampare, que les Italiens appliquent même souvent à
l'impression typographique.
Au reste, l'estampillage, quand il s*agit d'un livre, ne peut
pas être considéré comme une méthode expéditive ; on y
passerait plus de temps qu'à l'écrire à la main.
XI. Quant aux Chinois, qui nous ont précédés dans la
connaissance de presque tous les arts, ils ont pratiqué l'im-
pression tabellaire (1) ou gravure sur bois longtemps avant
qu'elle fût en usage en Europe. On fait communément re-
monter l'invention de cette sorte de stéréotypie au règne de
Ming-tsong, vers l'an 923 de l'ère chrétienne; elle serait
même beaucoup plus ancienne et appartiendrait au vi« siècle,
si l'on s'en rapportait aux auteurs chinois. L'un d'eux, plus
modéré, raconte qu'un forgeron, nommé Pi-ching, inventa
les types mobiles vers 1040 de J.-C. Ces types étaient des
cachets en terre cuite très-dure, sur lesquels ce forgeron
gravait les caractères les plus usités. Il les assemblait en-
suite dans un cadre de fer divisé par compartiments qui
formaient des lignes perpendiculaires (suivant la manière
d'écrire des Chinois), et appliqué sur une planche enduite
d'un mastic dans lequel s'enfonçaient les types qu'il apla-
nissait régulièrement au moyen d'une pression. La planche
ainsi composée, le tirage à un grand nombre d'exem-
plaires s'opérait rapidement. Il désassemblait ensuite la plan-
(1) CeUe impression tabellaire s'exécute avec une brosse, et le papier
est imprimé d'un seul côté, à cause de son extrême finesse et de sa trans-
parence. Les Chinois n'impriment que deux pages à la fois ; ils relient
leurs livres soit en rouleaux, comme les anciens, soit en volumes, comme
les Européens.
-Bi-
che, en faisant fondre au feu le mastic qui maintenait les
types (1).
Tel est, en abrégé, le récit du docteur chinois Tchin-koug,
dont les mémoires se trouvent à la bibliothèque nationale de
Paris.
Le procédé typographique de Pi-ching ne fut pas adopté
par ses compatriotes ; ils continuèrent leur impression tabel-
laire, qui, du reste, parait mieux convenir à leur langue, car,
ayant quatre-vingt mille caractères, il leur faudrait au moins
quatre millions de lettres pour former une imprimerie.
Ces renseignements, fournis par les sinologues modernes,
ne peuvent porter atteinte à la gloire de Gutenberg.
On doit regretter sans doute que les méthodes employées
en Chine n'aient pas été connues plus tôt de l'Europe, car
depuis plus de mille ans nous jouirions des bienfaits de
l'imprimerie, et nous posséderions encore un grand nombre
d'ouvrages de l'antiquité, dont les manuscrits, qui s'étaient
conservés jusque-là, sont aujourd'hui perdus. Mais l'Europe
n'avait aucune relation avec cet empire éloigné. Ce n'est donc
pas de la Chine, mais de son propre et seul génie que Guten-
berg a tiré son admirable invention; les nombreux essais
auxquels il se livra pour la rendre complète prouvent suffi-
samment qu'il manquait de toute espèce de données anté-
rieures au résultat qu'il cherchait et qu'il a obtenu.
Remarquons même que Pi-ching n'a pas été plus loin que
la gravure répétée de types mobiles, tandis que Gutenberg,
parvenu à ce point, regardait encore son œuvre comme impar-
faite, jusqu'à ce qu'il eût confectionné des matrices propres à
(1) Mémoire de M. Stanislas Julien, membre de l'Institut, professeur
de langue chinoise au collège de France : Recueil de l'Académie des
sciences, 1847, tome XXIV.
— 52 -
fondre des caractères en grande quantité. Schœffer, en inven*
tant les poinçons pour frapper les matrices, ajouta un nou-
veau degré de perfection à la typographie naissante; et toutes
ces merveilles s'accomplirent en vingt ans!
Enfin, c'est l'Europe qui, dans ces derniers temps, a en-
seigné la véritable imprimerie aux Chinois. Déjà, en 1662, les
missionnaires avaient décidé l'empereur Khang-hi à faire graver
250,000 types mobiles en cuivre, avec lesquels on imprima
6^00 volumes in-8°, dont quelques-uns se trouvent à la
bibliothèque nationale de Paris. L'impression en est admirable.
Malheureusement, pour dissimuler de nombreuses soustrac-
tions de ces caractères, on obtint de l'empereur Khien-long,
vers 1770, l'ordre de les fondre et de les convertir en monnaie
de billon. Mais, en 1776, le nfiême monarque établit dans le
palais impérial de Péking une imprimerie en types mobiles
obtenus, comme en Europe, au moyen de poinçons gravés
servant à former les matrices où sont fondus les caractères (1)
auxquels l'empereur a donné le nom de Tsiu-tchin, qui signi-
fie perles assemblées. Notre bibliothèque nationale possède
également quelques impressions sorties de cet établissement.
Depuis cette époque, beaucoup d'ouvrages s'impriment à la
Chine par le procédé européen.
XII. Comme la plupart des génies supérieurs qui abandon-
nen: les sentiers de la routine pour entrer dans des voies
nouvelles, Gutenberg eut à souffrir des ennuis et des persécu-
tions de toute nature. Il est peu d'hommes auxquels la renom-
mée et la gloire aient coûté si cher. Après avoir épuisé sa
(1) Les poinçons, gravés sur un bois dur, coûtent de 5 à 10 centimes
chacun ; on les enfonce dans une pâte de porcelaine qu'on fait cuire au
four, et les matrices ainsi obtenues servent à fondre les caractères formés
d'un alliage de plomb, de zinc et quelquefois- d'argent.
- 53 -
fortune, aliéné ses revenus, il eut à lutter contre la misère,
à se défendre contre des associés jaloux et de mauvaise foi,
qui le forcèrent à s'expatrier. Mais rien n'abattait son cou-
rage; à peine lui enlevait-on l'établissement qu'il avait formé
si péniblement, qu'il en créait un nouveau dans un autre
pays, poursuivant ainsi sans relâche l'idée de toute sa vie,
celle à laquelle, plus jeune, il avait déjà sacritié les hautes
fonctions que lui assurait sa naissance (1).
Cette persévérance, qui est le caractère distinctif de Guten-
berg-, ne saurait être ni trop remarquée ni trop louée. Elle
prouve qu'il n'est rien que le génie, aidé de l'adresse, de la
patience et d'une volonté ferme, ne soit en état de surmonter.
Par là, il est arrivé, après maintes améliorations appliquées
successivement à son admirable découverte, à y mettre le
sceau définitif et consécrateur. Ces améliorations se divisent
en quatre phases bien distinctes, qu'il importe de constater
dans l'intérêt même de l'histoire des inventions, car elles dé-
montrent que tout se lie dans les œuvres humaines, et qu'une
fois l'idée donnée, l'exécution la rectifie, la corrige et la per-
fectionne incessamment. Les aiguilles dont se servent nos
ménagères n'ont-elles pas conduit à l'invention des métiers
qui se meuvent dans les manufactures?
Résumons ces phases progressives de l'art typographique.
Premièrement. Nous avons vu que le point de départ de
l'imprimerie avait été les images accompagnées de texte,
ou, comme d'autres le prétendent, les cartes à jouer qu'on
exécutait dès cette époque à Strasbourg. Gutenberg se livre
lui-même à ce genre d'impression; n ais bientôt, dédaignant
(1) Sa famille avait eu, depuis longues années, des charges dans la ma-
gistrature. Son bisaïeul fut conseiller à Mayence, et son oncle juge séculier.
- 54 -
ces moyens vulgaires, il fait une première tentative ingénieuse
en découpant chaque lettre sur des morceaux de bois séparés.
Deuxièmement. Il ne tarde pas à reconnaître que le bois
offrait peu de solidité, gonflait à l'humide, se contractait
au sec, et qu'avec des précautions infinies on en tirait à
peine des lettres taillées de largeur, de hauteur et d'équar-
rissage convenables. Rapprochées alors les unes des autres,
il était difficile qu'elles eussent un même alignement, une
régularité agréable à l'œil, et cette difficulté, augmentant en
raison de la petitesse du caractère, dut forcer Gutenberg à
simplifier ses opérations, en gravant beaucoup de lettres dou-
bles ou triples, des diphthongues et des caractères abréviatifs.
C'est alors qu'il songe à faire usage de petits blocs de métal,
offrant plus de consistance et se régularisant mieux sous le
burin.
Troisièmement, Cependant son œuvre laisse encore à dé-
sirer : chacune de ces pièces, avant d'être limée, équaprie
et réduite à une hauteur égale, exige un temps considérable,
et Gutenberg, qui n'ignore pas que la brièveté du temps
est une des premières conditions des bonnes inventions,
conçoit alors la pensée de jeter en moule ces petits blocs,
afin qu'ils sortent de la matrice parfaitement taillés et pré-
parés, de manière à ce qu'il ne reste plus qu'à y graver l'œil
de la lettre.
Quatrièmement. Enfin, après de nouvelles tentatives, et
aidé de Schœffer son associé, il arrive aux derniers perfec-
tionnements de son invention. Chaque lettre est frappée en
creux, les matrices sont organisées, et le métal en fusion
qu'on y jette produit la lettre en relief.
C'est ainsi qu'on passa des tables gravées sur bois aux
lettres de bois détachées, de celles-ci aux letti^es sculptées
- 55 -
^11 métal, enfin des lettres sculptées aux caractères moulés.
Tout cela peut paraître très- simple, très-naturel, et cepen-
dant vingt années ont été employées à la réalisation de cette
œuvre presque divine : temps considérable dans la vie d'un
homme, mais en réalité fort court si l'on considère que la
typographie est sortie des mains de Gutenberg si parfaite,
que quatre siècles écoulés depuis n'y ont presque rien ajouté.
Est-ce à notre honte, est-ce à la gloire immortelle de Gu-
tenberg ?
Telle fut l'origine, tels furent les développements de la
plus belle, de la plus grande invention des temps modernes.
Toutefois, après le rapide exposé que nous en avons fait,
notre devoir d'historien demeurerait incomplet, si, ayant
commencé par restituer à Gutenberg la part immense, la part
principale qui lui revient dans l'invention de l'imprimerie,
c'est-à-dire l'invention des caractères mobiles, en bois d'a-
bord, puis en métal sculpté ou fondu, nous gardions le silence
sur celle qui appartient à chacun des deux autres proto-
typographes qui furent ses collaborateurs et ses associés.
Fust, dont quelques auteurs ont voulu faire un grand
artiste, ne parait avoir été qu'un bailleur de fonds, une sorte
de commanditaire intéressé, mais actif et zélé pour le succès
de l'entreprise ; sous ce rapport seulement, la postérité lui
devrait encore de la reconnaissance. Mais son nom, ayant été
mêlé à tout le merveilleux qui s'attachait à l'apparition des
premiers livres imprimés, a eu peut-être plus de retentisse-
ment qu'il ne méritait. Insensiblement, on en a fait un magi-
cien, et l'on a été jusqu'à soutenir que le Jean Faust dont
les aventures fabuleuses sont si populaires en Allemagne, n'est
autre que le Jean Fust, l'un des inventeurs de l'imprimerie.
Ce sont les moines, dit-on, qui se sont attachés à le décrier.
— 56 -
parce qu'il les privait de leurs bénéfices sur la copie des
manuscrits.
Schœffer, par l'invention des poinçons propres à frapper les
matrices, invention à laquelle Gutenberg l'avait conduit, pour
ainsi dire, par la main, apporta sans doute une grande amé-
lioration à l'art typographique, qui prit un -essor plus ra-
pide; mais ce perfectionnement, si digne d'éloge d'ailleurs,
ne suffit pas pour faire proclamer Schœffer le père de la typo-
graphie; ce titre, on le répète, n'appartient réellement qu'à
Gutenberg qui, seul et le premier, conçut, créa et mit en
activité toutes les parties de l'art d'imprimer (1).
Mais tous les trois ont bien mérité des sciences, des arts,
des lettres et du monde entier. Si l'intérêt, cette plaie des
sociétés humaines, les divisa pendant leur vie, la postérité
les a justement réunis dans un même sentiment d'admiration
et de reconnaissance.
(1) Tant que Gutenberg a vécu, ni Jean Fust ni Pierre Schœffer n'ont
dit un mot, dans la souscription de leurs ouvrages, qui pût attenter à la
gloire de celui qui, en leur communiquant sa découverte, avait fait leur
fortune. Mais, plus tard, et lorsqu'il ne redoutait plus les dénégations de
Gutenberg, Schœffer, dans des vues d'ambition personnelle, chercha à
rapporter tout le mérite de la découverte à lui-même et à son beau-père.
Cependant, son fils Jean Schœffer, dans la dédicace du Tite-Live en alle-
mand, présenté en 1505 à l'empereur Maximilien !«', déclare que l'art
d'imprimer fut inventé par Jean Gutenberg, en 1450, et ensuite corrigé
par la réflexion , le travail et la dépense de Jean Fust et de Pierre Schœffer
à Mayence, d'où cet art fut répandu dans tout l'univers. Il est vrai que,
dans des impressions postérieures , Jean Schœffer attribue l'invention de
l'imprimerie à son père et à son aïeul , assertion mensongère répétée par
Erasme et par d'autres savants , et qu'on retrouve même dans un privilège
pour limpression du Tite-Live latin, accordé par l'empereur Maximilien à
ce même Jean Schœffer, qui lui avait dit tout le contraire dans sa dédicace
du Tite-Live en allemand. Mtiis cette imposture ne saurait infirmer son
premier témoignage ni celui des écrivains contemporains en faveur de
Gutenberg.
- 57 -
Après sa rupture avec Gutenberg, Fust continua, de con-
-cert avec son gendre, ses travaux typographiques. Le premier
ouvrage portant les noms de Fust et de Schœffer est le Psal-
morum Codex publié en août 1457. On lit sur le dernier
feuillet de cette édition : Spalmorum {i) Codex..,, adifi"
vencione ( sic ) artificiosa imprimendi ac caracterizandi ,
absque ulla calami exaratione, sic effigiatus.... per Johan-
nem Fust y civem maguntinum, et Petrum Schœffer de
Gernszheim , anno Domini 1457. Ce livre est un petit
in-folio dont il n'existe plus actuellement que sept ou huit
exemplaires. Celui que possède la bibliothèque nationale de
Paris lui a été donné par Louis XVIII, qui l'avait acheté
12,000 francs à la vente des livres du comte de Mac-Carthy,
en 1817; c'est le seul qui soit en France. Il y en a aussi un
très-beau au British Muséum de Londres; mais l'exemplaire
de la bibliothèque impériale de Vienne est le plus complet.
M. Brunet croit que ce Psautier a été imprimé avec des
caractères mobiles en bois; suivant M. Didot, ce serait avec
des caractères de métal fondus par le premier procédé de
Gutenberg dont nous avons déjà parlé.
Au reste, le travail du Psautier, si difficile et si bien
exécuté, prouve que ce n'est pas le premier jet d'un art
naissant. Sa beauté, sa perfection annoncent de longs essais
antérieurs. Les pages, imprimées correctement des deux côtés,
sont en juste rapport. Les lettres fleuronnées majuscules de
deux ou quatre points, imprimées de diverses couleurs, et
surtout en rouge, ainsi que quelques lignes de même couleur,
ont nécessité la composition de deux pages rentrantes, ou
(1) Cette faute typographique est corrigée dans la 2^ édition de 1459,
où on lit bien Psalmorum.
- 58 -^
des soins très-minutieux et très-délicats (4). L'encre est noire,
forte et de belle teinte , le tirage sur vélin est égal , bril-
lant et d'une grande propreté. Ce livre est, en un mot, un
véritable chef-d'œuvre qui ne put être de longtemps surpassé,
et qui, après quatre cents ans d'existence, dit M. Frère (2),
excite encore l'admiration des bibliophiles.
On ne peut guère douter que l'impression n'en ait été
préparée et même commencée conjointement avec Guten-
berg ; c'est le premier ouvrage imprimé avec la date du
lieu (3) et la signature des imprimeurs, comme s'ils avaient
voulu, en le décorant de leurs noms, prendre en quelque
sorte possession du brevet d'inventeurs de l'art.
On attribue également à Fust et à Schœffer l'impression
des ouvrages suivants, tous en caractères de fonte :
Durandi Rationale divinorum officiorum (in-folio), 1459;
— démentis V Constitiitiones (in-folio), 1460; — Biblia
latina (2« édition, 2 volumes in-folio), 1462, connue sous le
nom de Bible de Mayence; — Bonifacii papœ VIII liber
sextus Decretalium (in-folio), 1465; Ciceronis Officia et
2)aradoxa (petit in-folio), 1465.
(1) Il paraît que cette impression à plusieurs couleurs était exécutée
d'un seul coup de presse, au moyen de deux parties gravées séparément
et s'adaptant l'une dans l'autre, après avoir été encrées chacune d'une
couleur différente. Ce procédé, que M. Congrève devina par l'inspection
attentive du Psautier de 1457, et pour lequel il obtint du gouvernement
anglais un brevet d'invention, est attribué à Schœffer. (M. Didot, article
Typographie dans V Encyclopédie moderne.)
(2) Considérations sur les origines typographiques , Rouen, 1850.
(5) Les Lettres d'indulgence du pape Nicolas V, imprimées à Mayence
et dont il y eut trois éditions, portent les dates de 1454 et 1455; mais elles
ne forment qu'un feuillet. On en connaît encore dix-huit exemplaires appî^r-
tenant à des bibliothèques publiques ou à des amateurs. Il existe aussi un
Calendrier portant la date de 1437, dont un exemplaire esta la bibliothèque
nationale. Ces impressions paraissent exécutées eu caractères de fonte.^
- 59-
Une seconde édition des Offices de Cicéron fut achevée le
4 février 1466. A partir de cette époque, on ne trouve plus
le nom de Fust sur les impressions postérieures faites à
Mayence. Cette circonstance fait présumer qu'il est mort à la
fin de 1466, à Paris, où il était allé pour les affaires de
son commerce, et où la peste sévissait avec violence. Il y
avait apporté de nombreux exemplaires de la Bible, qu'on
croyait être des manuscrits, et qu'il vendit à un prix très-
élevé. Leur parfaite similitude et les ornements en encre
rouge, qui passaient pour avoir été écrits avec son propre
sang, le firent accuser, dit-on, de sorcellerie. Il fut mis en
prison, et ce ne fut qu'à grand'peine qu'il recouvra sa liberté.
Après la mort de Fust, Scliœffer continua d'imprimer à
Mayence. Le premier ouvrage qui porte son nom seul est du
8 octobre 1467 ; c'est la deuxième édition des Constitutiones
de Clément V. Il publia en 1502 (1), peu de temps avant
sa mort, une quatrième édition du Psalmorum Codex, imprimé
avec les mêmes caractères qui avaient servi pour les trois
éditions précédentes. La première, celle de 1457, avait été
son début; c'est donc par le même ouvrage que s'ouvrit et
se ferma sa carrière artistique.
Schœffer eut trois enfants qui exercèrent sa profession :
l'aîné, nommé Jean, lui succéda. Il changea l'orthographe de
son nom patronymique et signa Scheffer, qui signifie berger.
Le second s'appelait Pierre. Il exerça l'imprimerie d'abord
à Mayence, ensuite à Worms, plus tard à Strasbourg.
Le troisième, Yves Schœffer, resta à Mayence, comme son
frère aîné. Une branche de sa famille garda son établissement
(1) Puisque Schœfîer imprimait encore en lo02, il ne put être tué pen-
dant le pillage de Mayence (1462), comme le présume M. Philarète Cbasles
dans son opuscule intitulé : L'Atelier de Gutenberg^
- 60 -
jusqu'en Tannée 1670; une autre se fixa dans les Pays-Bas.
XIII. La prise de Mayence et les troubles qui en furent la
suite forcèrent Gutenberg, puis Fust et Schœffer, ses anciens
associés, devenus ses rivaux, à fermer leurs ateliers. Les trois
imprimeurs, ainsi que leurs ouvriers, s'éloignèrent et por-
tèrent l'art de l'imprimerie dans les pays où il n'était pas
encore connu, et auxquels cette dispersion ne profita pas
médiocrement. Ainsi, les désastres de la guerre en Allemagne
servirent à propager dans les autres parties de l'Europe l'art
typographique, dont l'interruption à Mayence dura trois ans.
Mais partout ailleurs les imprimeries se multiplièrent bientôt
avec une extrême rapidité. Quatre-vingt-six furent établies
dans l'espace de vingt années, de 1466 à 1486, et, à la fin du
xv^ siècle, cet art avait déjà pénétré dans toutes les villes
où les lettres étaient en honneur. Avant 1501, le nombre des
éditions diverses s'élevait au delà de treize mille, et plus
de quatre millions de volumes s'étaient déjà répandus en
Europe. Le concours d'hommes supérieurs, la protection des
souverains, le besoin général d'instruction, tout contribua
au succès d'une invention généralement regardée comme un
don de Dieu. Les bibliothèques des villes et des communautés
religieuses, qui recelaient les manuscrits des meilleurs au-
teurs de l'antiquité, s'ouvrirent aux imprimeurs. On n'eut
que la difficulté du choix.
XIV. En 1837, Mayence, qui, le 16 germinal an xii, avait
fondé un prix (1) pour l'éloge de Gutenberg, éleva un monu-
ment (2) à ce grand homme.
(1) Ce prix, qui n'a jamais été décerné, a donné lieu à la publication
d'un ouvrage rempli de recherches utiles et consciencieuses : Eloge his-
torique de Gutenberg, par Née de La Rochelle, Paris, 18 H.
(2) Il existait déjà une statue en pierre de Gutenberg. EIIq est placée
- 61 -
Cette statue et les bas-reliefs sont l'œuvre du célèbre
sculpteur Thorwaldsen. Elle valut à ce dernier le droit de
bourgeoisie à Mayence, distinction d'autant plus importante
que, jusqu'à lui, personne ne l'avait encore obtenue. La statue
a été coulée, avec un succès complet, dans les ateliers de
M. Crozatier, h Paris.
Un des bas-reliefs, exécuté aux frais de la société des Arts
deFrancfort-sur-le-Mein, représente le moment de la décou-
verte de l'imprimerie. Gutenberg est assis devant une table
chargée de types et de caractères ; Schœffer, son laborieux
collaborateur, est debout, devant lui, et reçoit de ses mains
une matrice, emblème de l'art d'imprimer avec des lettres
mobiles.
Une inscription placée sur le monument porte ces mots :
c< En l'année 1837, les habitants de Mayence ont érigé
« ce monument à J.-G. Gutenberg, leur compatriote, avec
« l'argent recueilli dans toute l'Europe (1). »
dans la cour de la maison appelée Maison de V Imprimerie , laquelle a été
bâtie sur l'emplacement de l'ancienne habitation de l'inventeur de l'im-
primerie. Le piédestal porte cette inscription qui reproduit en partie celle
qu'on avait déjà placée sur la maison de Gutenberg: en 1507 : Joanni
Gensfleisch dicto Gutenberg, patricio moguntino, qui primus omnium lit-
TERaS .ERE IMPRIME.NDAS INVEMT, HAC ARTE DE ORBE TOTO BENE MERENTI,
memoriam immortalem societas Artium moyuniina et possessores curiœ
Gutenbergensis posuere IV nouas octobris, anno M. DCCC. XXVII.
(A Jean Gensfleisch dit Gutenberg, noble mayençais, qui le premier de
tous a inventé l'imprimerie en lettres de métal, et par cet art a bien mé-
rité du monde entier. La société des Arts de Mayence et les possesseurs
de la maison de Gutenberg ont érigé ce monument à son immortelle mé-
moire, le 4 avant les nones d'octobre (le 5 octobre) l'an M. DCCC. XXVH.)
On a aussi élevé une statue à Pierre Schœffer dans la ville de Gern-
sheim où il est né. Il méritait bien cet honneur; car c'est lui qui, par
l'invention des poinçons, a complété admirablement l'œuvre de Gutenberg.
(1) Il n'est pas sans intérêt de connaître dans quelles proportions l'Eu-
TO>?E L G
-62-
On lit cette seconde inscription sur l'autre côté du monu-
ment :
« Cet art, inconnu aux Grecs et aux Romains, Tesprit
« inventif d'un Allemand l'a trouvé. Maintenant, grâce à lui,
« les travaux du génie des anciens et des modernes sont
« devenus l'héritage de tous les peuples. »
De toutes les villes du Rhin, de Manheim, de Cologne, de
Coblentz, etc. ; de plusieurs autres villes d'Allemagne, de
Francfort, de Darmstadt, de Leipzig, etc., des députations
d'écrivains, d'imprimeurs, de libraires, de fondeurs en carac-
tères se rendirent à Mayence pour assister à l'inauguration
du monument. Plusieurs de ces députations se firent remar-
quer d'une manière toute particulière. Ainsi, celle de Darm-
stadt, après s'être embarquée au bruit des fanfares, entonna
un chant composé pour cette circonstance; un second chant
fut exécuté pendant le voyage, et un troisième lors du débar-
quement à Mayence. On eût pu se croire un moment trans-
porté aux jeux antiques de la Grèce.
rope a contribué à ce monument élevé en mémoire d'une invention qui a
été le plus puissant instrument de civilisation, et qui appartient à ce titre
au monde entier.
L'Allemagne, à l'exception du grand-duché de Hesse, a contribué pour
13,400 fr.; la France, pour 2,075 fr. ; l'Italie, pour oOO fr. ; la Russie,
pour 1,175 fr.; l'Angleterre, pour 125 fr.; la Belgique, pour 35 fr. ; la
Hongrie, pour 23 fr. ; la Suisse, pour 20 fr. ; le grand-duché de Hesse,
pour 3,900 fr. (donnés en majeure partie par le grand-duc) ; les habitants
de Mayence, pour 26,367 fr.
On voit, d'après ce relevé, que la France, un des premiers pays où
l'imprimerie fut introduite, ne versa que la somme de 2,075 fr., et l'An-
gleterre qui affiche un luxe effréné dans des éditions illustrées, qui déploie
un faste extraordinaire dans ses impressions, ne donna que 125 fr. La
Belgique évalua le taux de sa reconnaissance à 35 fr. Il est vrai qu'il ne
s'agissait pas tant pour elle de l'art de l'imprimerie que de l'art de la
contrefaçon.
- 63 -
L'année 1840 a amené le quatrième anniversaire séculaire
de l'invention de l'imprimerie (1). La France ne pouvait
rester étrangère à cette fête de la civilisation moderne. Une
de ses villes les plus importantes avait, d'ailleurs, une dette
spéciale de reconnaissance à acquitter envers la mémoire de
Gutenberg. Strasbourg, en effet , a eu la gloire de compter
l'inventeur de l'imprimerie parmi ses enfants adoptifs, et
c'est dans ses murs que Gutenberg fit, il y a quatre siècles,
les premiers essais de son. art. A la ville de Strasbourg reve-
nait l'honneur de célébrer, au nom de la France et avec elle,
un si mémorable anniversaire.
Par ses soins, un magnifique monument a été érigé à la
mémoire du père de l'imprimerie. M. David d'Angers, artiste
distingué et membre de l'Institut, a fait gratuitement les
modèles de la statue de Gutenberg, ainsi que des bas-reliefs
qui ornent le piédestal du monument, inauguré le 24 juin.
Gutenberg, sous les traits austères que les peintures du
temps nous ont conservés, dans le costume noble et pitto-
resque que la tradition lui donne, est représenté debout,
auprès d'une presse; il tient dans ses mains la première
épreuve qu'il vient d'en tirer, et sur laquelle on lit ces mots :
Et la lumière fut! L'influence de l'imprimerie sur les desti-
nées des quatre parties du monde est retracée allégoriquement
dans les bas-reliefs du piédestal, et elle s'y personnifie dans
(luclques-unes des plus grandes figures de l'histoire moderne.
Une députation de libraires et d'imprimeurs de Paris était
(1) Cet anniversaire séculaire fut célébré dès 1540 à Vittemberg ; en
1640, à Leipzig, à Strasbourg, etc.; en 1740, en Allemagne, à Londres, à
Paris, à Harlem en Hollande; en 1840, à Strasbourg, à Hambourg, à Stutt-
gard, à Stockholm, à Copenhague, etc. — Nous n'avons pas, besoin de
dire que les fêtes de Harlem se rapportent, non à Gutenberg, mais à Coster.
- 64 ~
présente à la fête d'inauguration, qui fut très-brillante. L'Aca-
démie française elle-même s'y fit représenter par un de ses
membres.
Le 25 décembre 1850, les typographes de Bruxelles ont
célébré le cinquième anniversaire de l'institution des fêles
typographiques dans cette capitale. Les typographes de Paris,
Gand, Liège, Anvers, Namur et Louvain, la société des Gens
de lettres, avaient envoyé des délégués pour les représenter à
cette solennité, à laquelle assistaient aussi des rédacteurs de
journaux, des correcteurs, des fondeurs, et autres délégués des
professions qui se rattachent à l'imprimerie. Dans la salle du
festin, ornée de drapeaux français et belges, on voyait le buste
de Gutenberg, puis des inscriptions portant les noms de Guten-
berg, Fust, Schœffer, Dick Martens d'Alost, premier impri-
meur de la Belgique, des grands hommes qui ont illustré la
typographie et des villes représentées à cette fête. Au ban-
quet, on chanta des vers analogues à cette solennité ; tous
les toasts, tous les discours respiraient l'enthousiasme, et la
plus franche cordialité ne cessa pas un moment de régner
parmi les convives de l'une et de l'autre nation.
La statue de Gutenberg a depuis été inaugurée dans quel-
ques établissements, et notamment à l'imprimerie nationale,
le l^'^ janvier 1843. C'est le plâtre même de la statue inau-
gurée à Strasbourg en 1840 qui a été donné, dans ce but,
par M. David d'Angers (1).
(1) CeUe même statue a été réduite à de plus petites proportions.
Un exemplaire en fut offert, le 15 mai 1848, au chef de l'imprimerie
administrative par ses ouvriers, qui voulurent ainsi lui témoigner leur
reconnaissance pour les avoir intéressés aux bénéfices de sa maison. Elle
porte ces mots gravés sur le socle : A M. Paul Dupont, ses ouvriers recon-
naissants.
CHAPITRE IIL
L IMPRIMERIE EN FRANCE.
---.f^f>^^,^ficf\f^j^
SOMMAIRE.
De l'esprit d'invention en France et chez les autres peuples. — II. De la litté-
rature en France avant l'invention de l'imprimerie. — III. Des copistes. —
IV. Cherté des premiers ouvrages. — Y Les premiers livres imprimes pénè-
trent en France. — VI. Établissement de l'imprimerie en France; Géring, ses
associés et ses successeurs. — VII. Renseignements statistiques.
I. En général, il faut le reconnaître, les Français savent
perfectionner, mais ils manquent de l'esprit d'invention. C'est
chez eux qu'on va chercher les exemples du goût; nul ne
peut leur contester une véritable supériorité dans l'éloquence,
la poésie, la littérature ; ils cultivent avec succès les sciences
et les arts, mais la plupart des grandes découvertes sont
venues d'ailleurs.
L'imprimerie a été inventée par un Allemand (1) ; ce sont
encore des Allemands qui ont inventé la poudre (2) et la
machine pneumatique (3). Nous devons la boussole (4), les
(1) Gutenberg' de Maycnce, xv^ siècle.
(2) Berthold Sclnvartz, xiii^ siècle.
(5) Guericke de Magdebourg, xviie siècle.
(4) Flavio Gioia, napolitain, xiii^ siècle.
- 66 -
lunettes (1), le télescope (2) à des Italiens et à des Hollan-
dais.
Le Français qui le premier imagina l'emploi de la vapeur,
Papin, ne trouva personne qui le comprît, personne qui aidât
à son entreprise, laquelle fut traitée d'impraticable par Na-
poléon lui-même, au camp de Boulogne. Papin mourut de
désespoir d'avoir été méconnu, et les Anglais, s'emparant
vingt ans plus tard de son idée, nous enlevèrent cette mer-
veilleuse découverte dont la gloire appartient à nous seuls
incontestablement.
IL Le génie des Français paraissait encore enseveli dans
une sorte de sommeil léthargique, lorsque déjà l'Italie pro-
duisait Dante et Boccace, dont les écrits portaient tout d'un
coup la langue et la littérature toscanes au plus haut degré
de perfection.
L'art d'écrire était si rare en France à cette époque, que
les tailles dont se servent encore aujourd'hui les boulangers
étaient nos hiéroglyphes et nos livres de comptes. Il n'y avait
point d'autre arithmétique pour déterminer la somme des
impôts cà lever, impôts qui ont conservé le nom de taille jus-
qu'cà la révolution de 1789.
Dans ces temps d'ignorance, on aurait eu peine à trouver
en France un exemplaire complet de Virgile ou de Cicéron ,
le premier n'y était guère connu que comme un grand ma-
gicien. C'est dans les monastères, et dans un petit nombre
seulement, que l'étude et la science s'étaient réfugiées; elles
y trouvèrent un asile jusqu'au temps de la Renaissance. Les
membres du clergé, seuls, savaient écrire. L'histoire des
(1) Alexandre Délia Spina, de Pise, xiii^ siècle.
(2) Mettius, Huygens, hollandais, Galilée, florentin, xvii^ siècle.
- 67 -
premiers siècles de la monarchie française a été faite presque
entièrement sur les écrits de Grégoire, évêque de Tours, qui
vivait au vi« siècle, et longten)ps encore après cette époque
on ne trouve les documents de l'histoire, ou l'histoire elle-
même, que dans les écrits des moines (1).
Charlemagne, qui aimait et cultivait les lettres, chercha en
vain k les répandre dans son empire ; elles ne firent que de
faibles progrès. Dans les siècles suivants, on les vit renaître
et s'éclipser tour à tour avec le peu de savants qui les pro-
fessaient ou les princes qui les protégaient. Les guerres
intestines et étrangères, le goût des croisades, l'avidité des
seigneurs, uniquement occupés du soin d'agrandir leurs
domaines et de conserver ceux qu'ils avaient usurpés; le génie
(I) Il y a eu cependant des membres du clergé si peu lettrés, qu'un
évêque d'Angers déclarait, en 1293, qu'il n'ordonnerait plus aucun prêtre
s'il n'avait quelque teinture de grammaire. Nous empruntons à un membre
de ce corps, Jean Schiphower, Limitateur de l'ordre des Ermites de
Saint-Augustin du couvent d'Osenbrug, dans le comté d'Oldenbourg, un
passage curieux où l'indignation que causait à ce moine l'ignorance de ses
confrères lui arrache une sortie véhémente. Après avoir dit que, dans les
commencements de l'imprimerie, les superstitieux et les sots la faisaient
passer pour un art dangereux, mais qu'encore que les pourceaux foulent
les perles aux pieds, les personnes sages ne laissent pas de les estimer, il
ajoute que « ces pourceaux sont les prêtres qui, sachant à peine lire et
« chanter le requiem, ont l'insolence de s'opposer aux gens doctes et de
« s'élever au-dessus de tout le monde, quoiqu'ils persévèrent dans leur
« asiiiéité; qu'ils sont incapables de prêcher, n'ayant jamais étudié; qu'ils
« rejettent l'étude de l'Ecriture, et qu'au lieu de feuilleter les livres sacrés,
« ils vident les pots et s'enivrent tous les jours ; qu'ils sont prêtres de nom
« et ânes d'effet, n'entendant rien dans l'Ecriture, méprisant les sciences,
« ne sachant ni parler ni écrire en latin , et pouvant à peine expliquer
« l'Evangile en langue vulgaire; qu'on ne saurait croire, à moins que de
« l'avoir entendu, combien d'erreurs, de fables et d'hérésies ils disent
« au peuple en prêchant. »
{Chronique des archicomtes d'Oldenbourg, tome II du Rerum
germanicarum scriptores, page 171.}
- 08 -
des Français, vif, léger, et naturellement plus porté à la galan-
terie et à l'exercice des armes qu'à l'étude et à la méditation,
furent sans doute la cause de cette longue enfance qui lut
l'état habituel et fixe des sciences et des lettres pendant près
de sept cents ans.
L'enseignement des lettres n'était pas cependant tout à
fait négligé : les cathédrales, les monastères avaient leurs
écoles. Malheureusement, les leçons qu'on faisait alors aux
clercs, les seuls qui s'adonnassent à l'étude, se bornaient à
quelques principes de grammaire, de dialectique, de théologie
et de musique, principes qui formaient ordinairement toute
la science des professeurs eux-mêmes.
Les ouvrages des Grecs, ceux des Romains étaient d'une
rareté extrême; on ne pouvait les lire sans permission, car
on les regardait comme aussi profanes que leurs auteurs. Des
copies de la Bible, quelques traités des pères de l'Église, des
canons, des missels, des livres liturgiques et de plain-chant
composaient seuls les bibliothèques.
Saint Louis protégea les lettres et ceux de ses sujets qui
les cultivaient. Étant en Orient, il entendit parler d'un sei-
gneur sarrazin, d'origine égyptienne, qui faisait transcrire,
pour l'usage des jeunes gens de son pays, les meilleurs livres
de philosophie qu'il pouvait se procurer. L'idée vint à saint
Louis d'en faire de même à son retour en France, à l'égard
des saintes Écritures et des ouvrages des saints pères, et il
en fit effectivement copier un grand nombre sur les monu-
ments qui avaient été découverts dans diverses abbayes.
On disposa ensuite, par son ordre, dans le trésor de la
Sainte-Chapelle de Paris, un lieu commode et sur où il ren-
ferma ces livres, en laissant toutefois à chacun la liberté
d'aller consulter ces sources de la saine doctrine. II s'y
- 69 -
enfermait souvent lui-même pour étudier à ses heures de
loisir.
A partir de cette époque, le goût pour l'étude se fortifia
insensiblement, et s'accrut surtout par la protection dont
le roi Jean, qui aimait beaucoup les livres, honorait les
lettrés.
Charles V profita, pour améliorer l'instruction de ses sujets,
de la paix qu'il avait rendue à ses États. Il était savant, eu
égard à son temps, et il avait de commun avec le roi Jean le
goût pour la lecture et les livres. Il prenait un grand plaisir
à en faire tirer des copies, qui étaient ornées de belles minia-
tures par Jean de Bruges, choisi pour ce travail par Charles,
qui lui avait donné le titre de peintre du roi. Charles V
amassa ainsi jusqu'à 900 volumes, missels et psautiers pour
la plupart. On les logea dans une des tours du Louvre qu'on
appela depuis Tour de la Librairie.
Pour conserver plus sûrement ses livres, Charles fit appli-
quer des barreaux de fer, liés entre eux au moyen de fil de
laiton, et des vitraux peints à toutes les fenêtres de cette
bibliothèque, et il en confia la garde à Gilles Mallet (1).
Charles VI n'eut pas les préoccupations élevées de son
prédécesseur à l'égard des lettres; il ne les encouragea pas
chez les autres et les négligea lui-même. Les livres de la
Tour du Louvre se dispersèrent peu à peu, et la ruine de
cette bibliothèque fut consommée lorsque les Anglais, appelés
à Paris par Isabeau de Bavière, femme de Charles VI, devin-
rent maîtres de cette capitale.
Les malheurs qui accablèrent la France au commencement
(1) Gilles Mallet dressa, en 1573, un inventaire de la bibliothèque du
Louvre.
- 70 -
du règne de ChaHes VII retardèrent le progrès qui s'était
manifesté dans les lettres sous les règnes de saint Louis,
de Jean et de Charles V. Néanmoins, Charles VII reforma le
noyau de la bibliothèque royale.
Louis XI, prince cruel, mais intelligent et habile, illustra
son règne en réparant les désastres de la guerre et de l'occu-
pation étrangère, en favorisant les études et en encourageant
les travaux des savants. Il eut soin de rassembler les débris
de la librairie du Louvre, et il en forma, en y joignant les livres
de son père et les siens, une nouvelle bibliothèque (1475).
L'université de Paris n'avait jamais été aussi illustre, aussi
fréquentée que sous son règne. On y comptait alors dix-huit
collèges et dix ou douze mille écoliers. D'ailleurs, une ardeur
égale pour acquérir du savoir et expliquer les livres des
anciens se faisait remarquer dans toute l'Europe. Les princes
chrétiens se disputaient la possession de ces savants hommes
de la Grèce que la prise de Constantinople avait forcés de
chercher un refuge en Ocîîident, et, bien que la plupart
d'entre ces illustres exilés eussent fait choix de l'Italie pour
s'y fixer, quelques-uns cependant, entre autres Grégoire Ti-
fernas, Georges Hermonyme de Sparte, Georges Glizin et
d'autres encore vinrent en France, où le roi leur donna une
hospitalité empressée, non sans les avoir sollicités d'y demeu-
rer tout à fait.
C'est à Louis XI qu'était réservé l'honneur d'établir en
France l'imprimerie qui venait d'être inventée en Allemagne,
et qui élut domicile à Paris par son ordre et sous les aus-
pices des docteurs de Sorbonne !
m. Jusqu'en 1470, les livres, en France, étaient transcrits
par une classe d'individus qui en faisaient leur état et (ju'on
appelait écrivains, copistes, stationarii. Quelques personnes
- 71 -
Studieuses se chargeaient du même soin, par le désir de
s'instruire (i), imitant en cela Démosthènes, qui, suivant
Lucien, transcrivit huit fois, de sa main, l'histoire de Thucy-
dide, pour former son style.
On ignore à quelle époque remonte l'origine de la profession
de copiste en France. Il est certain, toutefois, qu'elle y était
déjà exercée au commencement du viii« siècle. Le savant abbé
Alcuin, précepteur de Charlemagne, pour mieux encourager
ses scribes, donnait lui-même l'exemple et copiait de sa main
des manuscrits. A la fin de ce siècle, les monastères d'Occi-
dent avaient déjà des copistes nombreux et habiles. Un article
des capitulaires ordonnait même à chaque abbé, à chaque
évêque, à chaque comte, d'avoir à son service un notaire ou
secrétaire uniquement chargé d'écrire correctement et seule-
ment en lettres latines.
Un des copistes les plus célèbres, Dagulfe, était écrivain
de la cour de Charlemagne.
Le tils de ce monarque, Louis le Débonnaire, eut aussi des
écrivains à sa cour ; l'un surtout, Éribert, était renommé.
Vers le même temps vivaient Ingobert, à qui l'on doit
beau Codex hihliorum qui fut présenté à Charlemagne lors
de son passage à Pavie; Sintrame et Modestus, moines de
Saint-Gall et tous deux fameux écrivains ; Beringer et Lin-
thard, qui exécutèrent l'admirable Codex Evangeliorum de
Ratisbonne.
Dans les siècles qui suivirent, les livres étant moins recher-
chés, la profession de copiste fut presque abandonnée. Du
(I) Boccace copiait les manuscrits de Dante, son ami; et il avait fallu
à Pétrarque plusieurs années pour copier un manuscrit de Virgile qui
existe encore à Florence dans la bibliothèque Médicis,
- 72 -
IX* au xiii» siècle, il n'y eut guère en France que les moines
qui s'adonnèrent à la transcription des manuscrits; mais
dans plusieurs couvents on y travaillait avec la plus grande
ardeur.
Guignes, cinquième prieur de la Grande-Chartreuse, place
au premier rang des devoirs monastiques la copie des bons
livres, art qu'il exalte à chaque phrase de ses statuts et dans
lequel il excellait lui-même : « Nous voulons conserver,
disait-il, les livres comme étant l'éternelle nourriture de nos
âmes. »
Osberne, abbé de Saint-Evroul , pousse l'humilité et le
zèle jusqu'à fabriquer de ses mains des écritoires pour les
jeunes copistes de son monastère.
Théodoric, abbé d'Ouche, écrit lui-même le livre des Col-
lecteSj le Graduel et Y Antiphonaire , et charge son neveu,
Radulphe, de transcrire l'Eptateuque et le Missel. Théodoric
répétait sans cesse à ses moines : « Écrivez ! une lettre tracée
dans ce monde vous sauve un péché dans le ciel. » Et à l'appui
de ces consolantes paroles il leur racontait cette ingénieuse ié-
gende : « Un certain frère demeurait dans un monastère ; il était
coupable de nombreuses infractions aux règles monastiques,
mais il était écrivain ; il s'appliqua à l'écriture et copia volontai-
rement un volume considérable de la divine loi. Après sa mort,
son âme fut conduite, pour être examinée, devant le tribunal
du juge équitable. Comme les mauvais esprits portaient contre
elle de vives attaques et faisaient l'exposé de ses péchés
innombrables, de saints anges, de leur côté, présentaient le
livre que le frère avait copié dans la maison de Dieu, et comp-
taient, lettre par lettre, l'énorme volume pour les compenser
par autant de péchés. Enfin, une seule lettre en dépassa le
nombre, et tous les efforts des démons ne purent lui opposer
- 73 -
aucun péché. C'est pourquoi la clémence du juge suprême par-
donna au frère, ordonna à son âme de retourner à son corps,
et lui accorda avec bonté le temps de corriger sa vie. »
D'après le récit d'un cénobite du monastère de Saint-Victor,
à Paris, le bibliothécaire était chargé de donner aux moiner.
des ouvrages à copier et de leur fournir pour cela tout ce qui
leur était nécessaire. Les copistes ne pouvaient rien transcrire
sans son consentement. Une salle particulière leur était des-
tinée, afin qu'ils fussent à l'abri du trouble et du bruit. Ils de-
vaient garder le silence le plus profond. Les livres qui sortaient
de cette abbaye étonnaient les étrangers par l'art parfait et le
soin qui avaient présidé à leur confection, par leur richesse,
et même par leur dimension, quelquefois exagérée.
Dans certaines abbayes, il y avait une prière pour glorifier
et sanctifier le travail des copistes; on la disait avant de se
mettre à l'œuvre (1).
Lorsqu'un livre était écrit, il restait les ornements à faire.
Trithème, abbé du monastère deSpanheim, distribuait ainsi
le travail : « Que l'un, disait-il, corrige le livre que l'autre a
écrit ; qu'un troisième fasse les ornements à l'encre rouge ;
que celui-ci se charge de la ponctuation, un autre des pein-
tures; que celui-là colle des feuilles et relie les livres avec des
tablettes de bois. »
Mais, ordinairement, dans les monastères, la même main
qui avait tracé les lettres d'un livre en dessinait les ornements
et en faisait l'enluminure.
Chez les copistes de profession, le travail des initiales était
(1) « Daignez, Seigneur, bénir ce lieu où vos serviteurs s'occupent à
écrire et tous ceux qui l'habitent, afin qu'ils comprennent par leur intel-
ligence et qu'ils accomplissent par leurs œuvres tout ce que les divines
Ecritures enseignent et qu'ils auront lu ou écrit ; par Notre-Seignçur, etc. •
TOME I. 7
- 74 -
au contraire toujours réservé aux enlumineurs ; la place en
restait vide. Quand le copiste avait terminé son travail, il y
mettait son nom et son adresse, ainsi que le font aujourd'hui
les imprimeurs.
Quelquefois le pinceau du miniaturiste tardait pendant
plusieurs années à achever l'œuvre. De là résultaient des
différences fréquentes entre l'âge de la lettre et celui des
miniatures.
Le dessin et l'enluminure des lettres historiées s'appelaient
habuînare, mot qui venait sans doute du mot baboue, par
lequel on désignait alors certaines figures monstrueuses.
Les diverses mains-d'œuvre employées à un manuscrit se
payaient séparément. Le travail de chaque ouvrier était môme
si distinct, qu'on payait quelquefois à l'un le dessin et à
l'autre l'enluminure.
L'art de l'illustration des livres nous est venu des Romains.
C'est vers le commencement du iir siècle que le luxe des
manuscrits à lettres d'or sur vélin pourpre s'est introduit à
Rome. On a même trouvé dans Pline la preuve que, long-
temps avant cette époque, les médecins Métrodore, Cretevas et
Dionysius avaient peint, quoique sans beaucoup d'art, dans un
livre dont ils étaient les auteurs, le dessin des plantes qui y
étaient décrites.
C'est sans doute à l'imitation qu'on a voulu faire en France
des manuscrits romains qu'il faut attribuer les premières
enliuTiinures des livres du moyen âge.
Au commencement du \^ siècle, saint Paulin, évéque de
Noie, tout en conseillant à ses moines, comme œuvre pieuse,
l'art d'écrire, leur défendait cependant celui de la peinture.
On traçait simplement alors l'initiale au niveau des autres
lettre > et sans plus d'ornements.
•^ 75 -
Au vi« siècle, l'initiale s*agrandit, s'enjoliva; au vii^, elle
faisait déjà déborder ses ornements sur les marges.
Sous Charlemagne, le dessin et l'enluminure des initiales
firent des progrès plus marqués. Le magnifique Psautier,
écrit par Dagulfe et offert, en 772, par Charlemagne au pape
Adrien I", en est la preuve.
Au ix« siècle, l'initiale s'orne d'arabesques historiées, dé-
roulant leurs gracieuses volutes de la base au faîte de la lettre.
Le luxe bibliographique de cette époque se montre dans la
Bible de Charles le Chauve, et dans le manuscrit du Nouveau-
Testament dont Théodulphe fit présent à la cathédrale du
Puy, qui le conserve encore.
Les miniatures abondaient dans les manuscrits de ce temps.
Montfimcon a donné tout un alphabet fantastique extrait des
manuscrits du ix« siècle , et dont les lettres ne sont for-
mées que de figures d'hommes, d'oiseaux, de poissons et de
fleurs.
Parmi les scribes monastiques, les uns travaillaient par
devoir, et le talent et le goût leur faisaient souvent défaut.
D'autres copiaient les livres et les ornaient avec une sorte de
passion ; un d'entre eux, Helfvvulf, en admiration devant les
travaux dont il fut un des plus habiles artisans, s'écriait que
les plus saintes joies sont pour celui qui peut orner un livre
de peintures précieuses et de notes savantes. C'est à ceux-ci
qu'on doit tous les manuscrits remarquables antérieurs au
xiii« siècle.
Les copistes français jouissaient d'une grande réputation ;
ceux des autres pays de l'Europe, de l'Italie et de l'Angleterre
surtout, cherchaient à imiter leurs ouvrages. Mais ce qui
contribua à établir incontestablement la supériorité des co-
pistes et des enlumineurs français, ce qui donna l'élan à leurs
— 7tJ —
progrès, c'est l'émancipation de leur art au xin« siècle, alors
qu'il cessa d'être le monopole exclusif des moines et qu'il
passa, du moins en partie, aux mains des calligraphes et des
miniaturistes laïques.
Un moment, il est vrai, on remarqua dans les manuscrits
du temps un abandon de règles et de principes qui donna lieu
de regretter le genre pur et sévère des moines. Les formes
des lettres initiales et des ornements n'étaient plus ni si ingé-
nieuses, ni si délicates ; ce n'étaient que lettres grises, per-
sonnages grotesques, avec nez monstrueux, barbes, gerbes,
cheveux bouclés, échappements de lettres en interminables
volutes et en longues antennes.
Mais à la fin du xiv^ siècle, le goût reprend son empire ;
l'initiale est plus sobre de détails ; les filigranes ne servent
plus qu'à encadrer des vignettes, des rinceaux d'où s'échap-
pent des fruits et des fleurs. Les vignettes et peintures se
détachent tout à fait des lettres et forment des ornements
isolés. C'est alors que naît réellement la grande enluminure.
Jehan Foucquet, cet habile peintre dont la renommée fut si
longtemps à se faire, s'appliqua aux enluminures de manus-
crits aussi bien qu'aux travaux de peinture religieuse. Il avait
peint, à Rome, en 1437, le portrait du pape Eugène IV; à
son retour en France, il se livra tout entier à l'ornementa-
tion des livres. Il prit le titre de bo7i painctre et enlumi-
neur du roi Louis XI, pour qui il travaillait.
Cest lui qui fut chargé d'achever l'admirable manuscrit
des Antiquités des Juifs, commencé par un enlumineur
attaché au duc de Berry. On remarque dans ce livre deux
styles de miniature qui prouvent les progrès que cet art
avait faits pendant le xv« siècle.
Jehan Foucquet et ses deux fils, qui continuèrent dignement
- 77 -
la profession de leur père et qu'on a même quelquefois con-
fondus avec lui, tant leurs manières de peindre étaient sem-
blables, faisaient entrer un grand nombre de figures historiques
dans leurs ornements.
Quelquefois, lorsque des manuscrits richement ornés étaient
offerts en don, une des miniatures représentait Fauteur qui
offrait le livre et le personnage qui le recevait. Tel était le
Tite-Live, traduit par Pierre Berceure. On y voit Berceure,
à genoux, présentant son livre au roi Jean. Visconti, en par-
lant des manuscrits de cette époque, dit que les miniatures
qui s'y trouvent peuvent être comptées parmi les monuments
qui nous ont transmis quelques portraits anciens avec des
caractères très-probables d'authenticité.
Le xiv« siècle fut l'âge d'or de l'art des manuscrits en
France. Au commencement du xv«, on ne se contentait plus,
pour orner les manuscrits, de ces gouaches aux teintes pâles;
on chercha d'autres procédés d'enluminure, et c'est alors
qu'on commença à voir poindre le ton fin du camaïeu gris.
La merveille des livres ornés par ce genre de peinture
paraît être le volume des Miracles de la Vierge, exécuté pour le
duc de Bourgogne et possédé maintenant par un amateur belge.
Les livres qui sortaient des cloîtres, comme ceux exécutés
par les copistes de profession, faisaient l'étonnement des
étrangers, tant par le soin avec lequel ils avaient été écrils
que par la grâce et la richesse de leurs ornements. Un voya-
geur anglais s'extasiait sur ces livres énormes, qu'on lui fit
voir à Paris, et qui, en dépit de leur taille gigantesque, n'en
étaient pas moins écrits en lettres d'or de la première à la
dernière page.
Un autre voyageur, l'illustre Richard de Bury, évéque de
Durham et chancelier d'Angleterre, qui vint, au xiv^ siècle,
- 78 -
à Paris, moins en ambassadeur qu'en l)ii)iiopliilG, éprouva, à
la vue des travaux de nos copistes et des bibliothèques qu'ils
avaient déjcà enrichies, un ctonnement non moins vif, mais
plus intelligent : « Oh ! s'ccric-t-il à ce sujet, ô Dieu des
dieux de Sion, quel torrent de plaisir a réjoui notre cœur,
toutes les fois que nous avons visité Paris, le paradis du
monde! »
La magnificence de nos éditions illustrées ne saurait riva-
liser avec le luxe que déployaient nos aïeux dans l'ornemen-
tation des manuscrits. C'étaient des chefs-d'œuvre de calli-
graphie, non-seulement rehaussés parla dorure, l'enluminure
et la reliure, mais enrichis de peintures dues aux meilleurs
artistes, et souvent plus belles sur ces parchemins que les
tableaux qu'ils peignaient sur toile.
On conserve à la bibliothèque nationale de Paris (1) deux
Bibles manuscrites, dont une contient cinq mille cent vingt-
deux tableaux, et l'autre plus de deux mille cinq cents;
chaque tableau est accompagné de deux versets en latin et en
français, avec des lettres initiales et finales en or et en outre-
mer. La première de ces Bibles est estimée, non compris le
l)archemin et les frais d'écriture, à plus de 80,000 fr., et la
seconde à plus de 50,000 fr.
Plus le besoin de lire et d'apprendre augmentait, plus aug-
mentait aussi le nom.bre des copistes ; les bénéfices de leur
industrie suivaient la même proportion. Pour produire plus
vite et gagner davantage, ils multipliaient les abréviations, au
point de rendre les manuscrits très-difficiles à lire, même aux
savants contemporains ; et le parlement fut obligé de réprimer
(1) Notices et extraits des manuscrits , iome NI , compte rendu par
Camus.
- 79 -
cet usage abusif. Quelques copistes, présumant trop de leur
srience, osèrent aussi, de leur seule autorité, introduire des
corrections dans le texte des auteurs et y mêler leurs com-
mentaires.
De là une difficulté extrême de distinguer le texte pur de la
glose, et la version primitive de la version corrigée ; de là
l'incertitude qui a régné si longtemps sur la fidélité des
manuscrits et des éditions elles-mêmes, incertitude que la
critique moderne, si clairvoyante qu'elle soit, n'a point encore
complètement dissipée.
Rien n'était plus facile alors que les altérations et les fraudes
dans les écrits. « De ce vague qui régnait dans les signes cur-
sifs, dit Joseph de Maistre, ainsi que du défaut de morale et
de délicatesse sur le respect dû aux écritures, naissait une
immense facilité, et par conséquent une immense tentation,
de falsifier les écritures, et cette facilité était au comble par
le matériel même de l'écriture, car si l'on écrivait sur la peau,
in membranis, c'était pis encore, tant il était aisé de raturer
et d'effacer. »
Mais, s'il y avait des copistes peu consciencieux ou peu
capables, la plupart étaient des hommes instruits et exacts
qui s'attachaient minutieusement à éviter les fautes, même
les plus légères, et à conserver religieusement la pureté pri-
mitive des textes.
L'université de Paris, jusqu'en 1275, avait gouverné la li-
brairie sans lui donner aucun règlement écrit; elle lui donna, le
8 décembre de cette même année, son premier statut : « Nous
ordonnons, y est-il dit, que les stationnaires appelés vulgai-
rement libraires (1) prêtent, chaque année ou de deux ans en
(1) Le nom de îibrarius, libraire, par lequel les Romains désignaient
- 80 -
deux ans, ou quand ils en seront requis par l'université, le
serment de se conduire lidèlenient et honnêtement, soit qu'ils
achètent, gardent, exposent ou vendent des livres. »
Le même statut porte que, si les libraires commettent des
fraudes ou enfreignent leur serment, non-seulement ils seront
privés des bonnes grâces et de la faveur de l'université, mais
encore qu'ils n'auront plus le droit d'exercer leur profession.
En 1323 parut un nouveau règlement plus étendu que le
premier, qui imposait aux libraires, outre le serment, l'obli-
gation de fournir à l'université un cautionnement de cent
francs pour la sûreté des livres qui leur seraient confiés. Ils
devaient jouir d'une bonne réputation, être suffisamment
lettrés et connaître la valeur des livres.
Vingt-six libraires, et deux femmes faisant partie de la
corporation , prêtèrent le serment exigé et apposèrent leurs
signatures sur le nouveau règlement.
Parmi ces libraires jurés, dont plus tard le nombre fut
réduit à vingt-quatre, l'université en choisissait quatre qu'elle
chargeait de veiller à l'exécution fidèle des règlements, et
qu'on nommait grands libraires jurés. Ce fut l'origine des
chambres syndicales.
Après les grands et les petits libraires jurés, on tolérait
des libraires non jurés ; mais ceux-ci ne pouvaient pas vendre
de livres à un prix au-dessus de dix sols, et n'avaient que des
étalages en plein air.
le scribe ou copiste , s'est appliqué depuis au marchand de livres.
Quant au nom de stationarius, stationnaire , sédentaire, usité dans le
moyen âge, quelques auteurs ont pensé qu'il désignait le libraire en bou-
tique, pour le distinguer de l'étalagiste ; mais il paraît qu'il se rapportait
à l'écrivain. Au reste, la transcription et la vente des livres étaient sou-
vent exercées par la même personne. C'est ainsi que nous avons aujour-
d'hui des imprimeurs-libraires.
- 81 -
Il paraît, toutefois, que le serment n'était pas toujours
tenu religieusement , car un autre statut qui confirmait et
complétait le premier, et qui, en outre, admonestait les con-
trevenants pour leurs fautes passées , fut publié le 6 octobre
1342.
Ces règlements s'étendirent tout naturellement aux copistes.
L'université, se faisant la patronne des libraires et les décla-
rant ses suppôts, devenait, pour ainsi dire, le seul éditeur
responsable de tous les livres qui se propageaient dans leurs
mains. La part que les copistes, les miniaturistes et enlu-
mineurs prenaient à la fabrication matérielle des manuscrits
les plaçait également sous la protection et la surveillance de
l'université (1).
Les copistes de profession recevaient les manuscrits des
mains des libraires -jurés de l'université. Ceux-ci, avant
d'afficher la vente des copies exécutées, étaient tenus de les
soumettre aux députés des facultés de la science à laquelle
les manuscrits originaux ressortissaient pour qu'ils les revis-
sent et les approuvassent. Les libraires de l'université étaient
en général fort instruits, et portaient le titre de clercs-libraires.
Par la nature même de leurs fonctions, ils formaient une
corporation distincte et séparée des arts mécaniques, et
jouissaient d'une haute considération. Ce fut de la part de
nos rois l'effet d'une grande sagesse d'avoir, longtemps avant
l'introduction de l'art typographique à Paris, mis les écrivains
et ceux qui faisaient trafic de manuscrits sous la direction
immédiate de l'université. Aucun d'eux ne pouvait ni trans-
(1) L'université tenait ce droit de l'autorité royale. En 1411, Charles VI
le confirma à l'exemple de ses prédécesseurs. Plus tard, les imprimeurs,
en remplaçant les écrivains, se trouvèrent ainsi naturellement régis par
la même juridiction.
- 82 -
crire ni vendre des livres, qu'il n'eût au préalable prêté ser-
ment et reçu l'agrément du chef de l'université. Ils parta-
geaient les prérogatives des membres de ce corps et ne
payaient point d'impôts (1).
Les membres des divers états qui concouraient à la con-
fection des livres étaient réunis en confrérie ou communauté.
Une ordonnance de Louis XI, du mois de juin 1467, porte
« qu'il sera fait une levée de quatre sols parisis (outre et par-
dessus les douze deniers parisis) sur ceux qui seront doré-
navant créés libraires, écrivains, enlumineurs, relieurs de
livres et parchemin iers; sur ceux qui voudront tenir ouvroir
avant qu'ils puissent tenir icelui, et qu'il soit en ladite con-
frérie, vingt-quatre sols parisis; sur les nouveaux apprentis,
huit sols parisis, et sur chaque homme et ouvrier desdits
états douze deniers par semaine; pour lesdites sommes être
employées au service de ladite confrérie, et aux dépenses et
affaires d'iceux confrères. » Les recettes étaient inscrites sur
un registre intitulé : Livre de la Confrérie.
Plus de six mille écrivains, enlumineurs, relieurs, libraires,
vivaient h Paris en travaillant à la confection des manuscrits
sous la juridiction de l'université (2).
Il y avait, en outre , un grand nombre d'écoliers de l'uni-
versité qui ne se soutenaient qu'à l'aide des profits qu'ils
trouvaient dans la copie des manuscrits (3).
(1) Chartes ou ordonnances de Philippe VI, du 31 décembre 1340 et
du 21 mai 1345 ; Charte de Charles V, du 18 mars 1366; Lettres patentes
de Charles VI, du 3 janvier 1383.
(2) M. Taillandier, liéstwié historique de l'introduction de l'imprimerie
à Paris.
(3) Jansen porte à vingt mille le nombre des copistes pour les seules
villes de Paris et d'Orléans ; mais ce nombre est évidemment exagéré.
- 83 -
En Allemagne et en Italie, le nombre des copistes n'était pas
moins considérable.
La découverte de l'imprimerie ayant ruiné leur état, plu-
sieurs d'entre eux se livrèrent à la pratique de cet art, et lui
rendirent d'incontestables services. Pierre Schœffer, Mentel,
Ulric Zell, Eggestein avaient commencé par être copistes.
IV. On conçoit assez la rareté et la cherté des livres avant
l'invention de l'imprimerie ; mais un ou deux exemples pris
dans l'antiquité le feront mieux concevoir encore.
Platon, malgré les correspondances qu'il entretenait en
Italie, eut beaucoup de peine à se procurer certains traités de
philosophie, et il fut obligé de dépenser pour cela cent mines
(neuf mille francs) (1).
Ptolémée Philadelphe, roi d'Egypte, donna aux Athéniens
quinze talents, avec exemption de tout tribut, et un grand
convoi de vivres et de rafraîchissements, pour les auto-
graphes et originaux des tragédies d'Eschyle, de Sophocle et
d'Euripide, qu'il déposa dans la célèbre bibliothèque d'Alexan-
drie i'i).
Au moyen âge, après la chute de l'empire romain, lorsque
le vandalisme en Occident et l'islamisme en Orient semblaient
s'être ligués pour arrêter la marche de la civilisation, la disette
des livres se fit sentir bien davantage, soit par la difllculté de
se procurer les ouvrages originaux, dont un grand nombre
avait péri pendant l'irruption des barbares, soit par la cupidilé
des scribes, à qui l'on payait chèrement des copies souvent
inexactes. Il n'y avait guère que les rois, les princes ou les
riches particuliers qui pussent faire des acquisitions de cette
(1) Barthélémy, Voyage d' Anacharsis.
(2) Galicn , Commentaire sur le troisième livre des Èyidémies.
- 84 -
nature, et par ce moyen prétendre à la science, tant le prix des
manuscrits était élevé ! L'usage où l'on était quelquefois de
les enchaîner à la muraille, de manière à ce qu'on pût les lire
sans les emporter, peut donner une idée de la jalousie et en
même temps de la convoitise dont ils étaient l'objet.
Dans les communautés religieuses, les livres n'étaient pas
moins recherchés. On trouve un témoignage naïf de l'estime
où ils étaient chez les moines du viii^ siècle dans les registres
destinés à inscrire les noms des nouveaux frères, et où il est
fait mention d'un ou plusieurs livres qu'ils' avaient apportés.
Cela n'empêcha pas que les moines qui, soit par désœuvre-
ment, soit par pénitence, transcrivaient aussi des manuscrits,
n'y montrassent trop souvent beaucoup d'ignorance jointe à
beaucoup de négligence, et que, bien qu'ils nous aient conservé
une partie des richesses de l'antiquité, leurs copies n'eussent
été la plupart du temps inintelligibles, si les Landino, les
Merula, les Calderino et les Politien ne se fussent appliqués
avec un zèle infatigable à les corriger.
Les livres se vendaient par actes authentiques, comme une
propriété mobilière. On a retrouvé un contrat passé en 1332,
devant notaire , par lequel Geoffroy de Saint-Léger, l'un des
clercs-libraires , confessa avoir vendu et transporté , sous
l'hypothèque de tous ses biens et garantie de son corps même,
un livre intitulé : Spéculum historiale in Consuetudines
parisienses, divisé et relié en quatre tomes couverts de cuir
rouge, à noble homme messire Gérard de Montagu, avocat du
roi au parlement, la somme de quarante livres parisis (plus de
deux cents francs de notre monnaie), dont le libraire se tient
pour comptant et bien payé (1).
(1) Du Breul, Les Antiquités de Paris, liv. n, p. 608.
- 85 -
On les laissait par testament ; ils étaient l'objet de substitu-
tion et faisaient partie de la dot d'une fille noble. On remarque,
dans un vieux contrat de 1393, que « Alazacie de Blevis,
« dame de Romolles, femme du magnifique Boniface de Cas-
« tellane, baron d'Allemagne, faisant son dernier testament,
« laissa à une jeune damoiselle, sa fille, certaine quantité de
« livres où était écrit tout le corps de droit, formé et peint en
« belles lettres de main, sur parchemin, l'enchargeant que, au
« cas qu'elle vînt à se marier, elle eût à prendre un homme
« de robe longue, docteur, jurisconsulte, et qu'à ces fins elle
« lui laissait ce beau et riche trésor, ces exquis et précieux
« volumes, en diminution de son dot (1). » Dans l'estimation
de la bibliothèque du duc de Berry, frère de Charles V, on
voit un seul livre d'heures, sans fermoir d'or, sans pierreries,
monter à la somme de huit cent soixante-quinze livres, repré-
sentant une valeur d'environ six mille deux cent cinquante
francs de notre monnaie. (Villaret, tome XVI, in-12.)
Ce qu'on lit à la fin du Pèlerinage de la Vie humaine (2)
prouve que le livre, même le plus médiocre, était un don
estimé suffisant pour racheter non-seulement les fautes du
donateur, mais encore celles de ses parents et amis. « Prés le
« Lantimer l'aisné, de Gisors, natif de Saint-Painguy, a baillé
« ce livre à Guillaume Tuleu, bourgeois de Gisors, procureur
« de l'Hostel-Dieu de Paris, pour y demeurer et appartenir
« perpétuellement, sans estre transporté ailleurs, par accord
« et composition faite avec ledit procureur, afin d'avoir le
« pardon, à l'ayde et grâce de Dieu, octroyé de nostre saint
(1) César de Noslre-Dame ( Nostradamus ) , fils du fameux astrologue
Michel Nostradamus, dans son Histoire de Provence, partie v, p. 516.
(2) Par Guillaume de Guilleville, religieux de Châlis.
TOME I. y
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a Père le Pape, audit Hostel-Dieii, pour la somme néces-
« saire Contenues es bulles, et en intention, sous
« la miséricorde de Dieu, que luy, sa femme et enfants, son
« père, mère, amis, bienfaiteurs, présents, défunts et à venir,
« et en espécial son parrain, feu maistre Nicolle Ducar, jadis
« chirurgien du roy Charles, que Dieu absoille, qui lui dé-
« laissa ce livre, soient accompagnez et participans es bons
« pardons, prières, aumosnes, indulgences et oraisons faits et
« à faire en dit Hostel-Dieu, et à ce appartenant. Écrit audit
« Gisors, l'an 1447, le jour des Trépassez, en novembre.
« TuLEUs, Lantimer. »
« Je n'ai pas trouvé aujourd'hui de Concordances (commen-
« taires sur la Bible) , écrivait Gaguin à un de ses amis de
« Rome qui l'avait chargé d'en acheter; cependant, le libraire
« Paschasius (Pasquier) nous a dit qu'il savait que quelques-
ce unes très-précieuses étaient à vendre; mais le possesseur
« du livre est absent, et elles sont estimées à cent écus
« d'or (1). )>
Louis XI, espérant trouver dans un des manuscrits du
célèbre médecin arabe Razi (2) quelque remède à ses maux,
quelque secret peut-être pour se préserver de la mort, qu'il
redoutait tant, voulut emprunter ce livre à la faculté de
médecine de Paris ; mais il ne put l'obtenir qu'après avoir,
par un acte en règle, donné en gage sa vaisselle d'argent, et
(1) Concordantias in hanc diem nullas omnino inveni nisi quod Pas-
chasius bibliopola nobis pretiosissimas unas scire se vénales dixil, sed
dominum abesse, easque liceri aureis centum. Epistola 20, ad GiiiL Fi-
chelum.
(2) Il se nommait Mohamraed-Aboubekr-Ibn-Zacharia Razi ; il était né
vers 850 dans le Khoraçan. Il a laissé plusieurs ouvrages dont une grande
partie a été traduite en latin.
- 87 -
en outre la caution d'un de ses gentilshommes nommé
Malingre, qui se porta garant pour cent écus d'or. Le pré-
sident de la Driesche fut chargé de cette négociation auprès
de la faculté, qui écrivit au roi la lettre suivante :
« Sire, combien que toujours avons gardé très-précieuse-
« ment ledit livre, car c'est le plus beau et le plus singulier
« trésor de notre faculté, et n'en trouve-t-on guères de tel;
a néanmoins, nous qui de tout nostre cœur désirons vous
a complaire et accomplir ce qui vous est agréable, comme
« tenus sommes, avons délivré audit président ledit livre
« pour le faire écrire, moyennant certains gages de vaisselle
<i d'argent et autres cautions qu'il nous a baillé en seureté de
« nous le rendre, ainsi que, selon les statuts de nostre faculté,
a faire se doit, lesquels nous avons jurez aux saintes Évan-
€ giles de Dieu, garder et observer, ne autrement ne les
a pouvons avoir pour nos propres affaires. Priant Dieu,
« Sire, etc Ce 29 novembre 1471 (1). »
Dans les autres pays de l'Europe, les manuscrits n'étaient
ni moins rares ni moins chers. Alphonse de Naples fit la paix
avec Médicis parce que celui-ci lui avait prêté un manuscrit.
En 1251, l'église de Ratisbonne racheta les cinq cents
volumes de sa bibliothèque au prix de soixante-sept marcs
d'argent, ce qui établit le prix moyen de chaque volume à
cent soixante-seize francs, valeur d'alors, laquelle représente
cinq cent quatre-vingt-trois francs d'aujourd'hui.
Pour faire argent d'un livre, il fallait être arrivé au comble
(l) Assurément, c'est là une précaution bien singulière à l'égard d'un
emprunteur de cette qualité. Etait-elle inutile? De nos jours n'a-t-on pas
vu un membre de l'académie parcourir les bibliothèques publiques avec
une mission du gouvernement, et, abusant de ce caractère, s'approprier
des livres rares et précieux?
de la misère. On cile un étudiant de Pavie, Mainus, qui s'ap-
pauvrit tellement par ses dissipations et par ses débauches,
qu'il fut forcé d'engager à un usurier un livre de droit,
écrit sur parchemin et acheté à un prix très-élevé (1).
Pétrarque- rapporte (2) que son maître de grammaire et de
rhétorique, Tuscus, engagea, pour la même cause, deux petits
volumes de Ciccron.
L'empereur Frédéric III ne sut mieux montrer le cas qu'il
faisait de Jean Reuchlin dit Capnion, qui lui avait été député
par Ebherard de Wurtemberg, qu'en lui donnant une vieille
Bible hébraïque, estimée trois cents florins (3).
Une Bible entière, bien écrite, en trois volumes, se vendait
encore à Rome, au commencement du xvi« siècle, après l'in-
vention de l'imprimerie, cent couronnes (4), et Léon X paya
cinq cents sequins un manuscrit des cinq premiers livres de
Tacite, que Jean Archimbold lui avait apporté du fond de la
Westphalie.
Les personnages les plus considérables hésitaient quelque-
ois devant le prix élevé des livres.
Jacques Piccolomini, cardinal de Pavie, qui avait prié
Donat Acciaioli de lui acheter un Flavius Josèphe, s'excusait
de le prendre parce qu'il était trop cher : « Le Josèphe, man-
« dait-il à Donat, au sujet duquel vous m'écrivez, est un peu
« cher, à mon avis, en cette année surtout où je n'ai pas
« beaucoup d'argent; je m'en passerai donc (5). »
(1) Paul Jove, in Elogiis.
(2) Epistola ad Lucam Pennam.
(3) Brassicanus, préface du De Providentia de Salvien.
(4) Chronique de Windsheim.
(5) Josephus de quo scribis cariusculus meo judicio est, hoc prœser-
tim anno quo non mullum abundo, ilaque ille valeat.
- 89 -
Ce qu'Acciaioli lui écrivait plus tard sur un sujet analogue
est encore plus remarquable : « Quant aux trois volumes de
« Plutarque, dans lesquels sont contenues les vingt-quatre
« Vies parallèles, on a pris les titres, comme vous le recom-
« mandez ; le prix ne peut être moins de quatre-vingts écus
« d'or {Ixxx aureis). Des œuvres de Sénèque, nous avons déjà
« trouvé les Épîtres, pour lesquelles on demande seize ou au
« moins quinze écus d'or {xvi aut saltem xv petuntur aurei).^
Le duc de Bourgogne Philippe le Hardi avait un personnel
nombreux d'enlumineurs et de copistes attachés à son service.
Mais il ne se contentait pas de ce que ces écrivains et enlu-
mineurs pouvaient produire; il achetait encore aux libraires
de Paris les plus magnifiques manuscrits qu'ils eussent dans
leurs boutiques.
En 1399, Jacques Raponde, marchand, à Paris, vendait au
duc de Bourgogne, pour cinq cents écus d'or (sept mille cinq
cents francs), un livre appelé la Légende dorée, escripte en
francoys, de lettre de fourme, etc. Il paya au même trois cents
écus (trois mille cent vingt-quatre francs) pour trois livres
appelés la Fleur des istoires de la terre d'Orient, escripts
en lettres de fourme istoriées.
Louis, duc d'Orléans, comte de Valois et de Beaumont,
paya à maître Olivier de Lempire, libraire, la somme de deux
cent quarante écus d'or pour une Bible en latin, couverte de
cuir rouge, à quatre fermoirs dorés.
Les rois mêmes ne dédaignaient pas de trafiquer des li-
vres. Antoine Beccadelli, surnommé Panormita, adressait à
Alphonse, roi de Naples et de Sicile, une lettre latine où on
lit ces deux faits remarquables : « Vous m'avez écrit derniè-
« rement de Florence que, parmi les plus beaux livres, il y
« avait en vente les œuvres de Tite-Live, et que le prix de
- 90 -
« cet ouvrage est de cent vingt écus d'or. C'est pourquoi je
« prie Votre Majesté de faire en sorte que le Tite-Live, que
« nous avons coutume d'appeler le roi des livres, soit acheté
« en mon nom et me soit adjugé ; pendant ce temps -là, je me
« procurerai l'argent que je donnerai pour le prix du livre.
« Mais je désire savoir lequel des deux vous jugez, dans votre
« prudence, avoir mieux agi, le Pogge ou moi : celui-ci,
« pour acheter une maison de campagne près de Florence, a
« vendu un Tite-Live qu'il avait écrit admirablement de sa
<c propre main; moi, pour acheter un Tite-Live (1), j'ai mis
« ma terre en vente. Votre affabilité et votre modestie m'ont
« engagé à vous adresser familièrement ces demandes. Adieu.
« Prospérez et triomphez. »
Les copies d'un ouvrage se multipliaient alors si difficile-
ment, il fallait tant d'argent pour se former une modeste
bibliothèque, que les lumières d'un pays avaient beaucoup de
peine à s'y perpétuer, et plus encore à pénétrer dans un autre
pays; c'est pourquoi on ne saurait être trop circonspect en
établissant jusqu'à quel point nos pères doivent être réputés
plus ou moins ignorants. L'abondance des lumières actuelles,
accrue tous les jours par d'innombrables moyens de publi-
cité, et l'immense avantage que nous avons sur eux à cet
égard, ne nous permettent peut-être pas d'apprécier saine-
ment l'état de leur intelligence à des époques où ils man-
quaient tant des moyens de la cultiver.
Cependant, l'université de Paris, dans le but de faciliter les
études des nombreux écoliers qui suivaient ses cours, et
usant de la juridiction qui lui avait été conférée sur les
(1) Le Tite-Live acheté parPanormita était, dit-on, celui que le Pogge
avait écrit de sa main.
- 91 -
copistes et les libraires, taxait les livres de classe. C'étaient
ordinairement les quatre grands libraires jurés qu'elle char-
geait d'en fixer les prix. Un ancien registre, appelé le livre du
recteur et qui remonte à l'année 1303, contient une liste
d'environ trois cents ouvrages, avec leurs prix taxés. En
voici. quelques exemples :
Le livre des Homélies de saint Grégoire, 28 pages, 18 de-
niers.
Le livre des Sacrements de Hugues de Saint -Victor,
240 pages, 3 sols.
Le livre des Confessions d'Augustin, 21 pages, 4 deniers.
La Somme de frère Thomas d'Aquin sur la théologie,
1" livre, 56 pages, 3 sols.
Le Répertoire de Durand, 37 pages, 18 deniers.
En vertu des règlements universitaires, tout libraire était
tenu de placer ostensiblement dans sa boutique le catalogue
de ses livres, avec les prix taxés. — Aucune estimation de
livres ne se faisait que par les grands libraires jurés. — Nul
libraire stationnaire ne pouvait refuser à quelqu'un de copier
ou de louer un livre, moyennant caution et sous les condi-
tions imposées par l'université. — Les copistes et les libraires
ne devaient transcrire et vendre que des livres dont le texte
fut pur et correct. Leurs infractions à cet égard devaient être
signalées et punies.
Enfin, l'université avait prescrit des mesures pour que le
commerce des livres se fit loyalement et que les libraires se
contentassent d'un bénéfice modéré sur les ouvrages qu'on
les chargeait de vendre.
Mais, après l'invention de l'imprimerie, les livres se multi-
plièrent avec tant de facilité, que le prix en diminua consi-
pérablement : un ouvrage imprimé coûtait toujours bien
- 92 -
moins qu'un manuscrit. Dès lors, la taxe des livres cessa
d'être en vigueur.
Plus tard cependant, l'université, voulant mettre un frein
à la cupidité de certains libraires, revendiqua pour les livres
imprimés le droit de taxation qu'elle avait anciennement
sur les manuscrits. Nous en parlerons dans le chapitre sui-
vant.
V. Lorsque les premiers ouvrages eurent été imprimés à
Mayence, Fust en envoya à Paris des exemplaires, et il
chargea des agents de les vendre (1). Il s'y rendit lui-même
plus tard et exerça son commerce sous les yeux de la Sor-
bonne. Comme on ne connaissait pas encore l'usage des carac-
tères imprimés, on prit ces volumes pour des manuscrits,
tout en ne se rendant pas compte de leur parfaite identité, et
on les paya fort cher. Mais les copistes, effrayés pour leur
industrie, présentèrent aussitôt requête au parlement et obtin-
rent que tous les livres venus de l'étranger seraient saisis et
confisqués. Les ornements en encre rouge, qu'on disait, en
ces temps d'ignorance, avoir été tracés avec le sang des
copistes, donnèrent lieu au soupçon, puis à l'accusation de
magie. Fust et ses facteurs furent emprisonnés.
Louis XI, qui savait faire le bien quand le bien s'accordait
avec sa politique, cassa l'arrêt rendu à l'occasion de ces livres,
défendit aux juges de connaître de cette affaire, et l'évoqua à
son conseil. Cette mesure fut suivie d'un ordre du roi en
vertu duquel les Allemands furent remboursés du prix des
(I) On voit, dans le Nécrologe de l'abbaye de Saint-Victor de Paris, que
Conrad Henlif et Pierre Schœffer donnèrent à cette abbaye, le 30 oc-
tobre 1471, un exemplaire imprimé sur vélin {in pergameno) des Épître
de saint Jérôme de l'an 1470, moyennant la somme de douze écus d'or et
un anniversaire pour eux, leurs parents et leurs amis.
- 93 -
ouvrages saisis et remis en liberté (4). C'est là un des actes
qui honorent le plus le règne de Louis XI ; il n'honore pas
moins le clergé qui s'y associa avec empressement. Supposez
que le ridicule préjugé populaire qui se manifesta contre les
livres dans cette circonstance décisive eût trouvé des encou-
ragements là où il a rencontré une condamnation aussi
prompte qu'énergique, l'imprimerie en France était ajournée
et la civilisation retardée peut-être d'un siècle (2).
VI. Ulric Géring (3), né à Constance, Martin Grantz et
Michel Friburger fondèrent à Paris , en 1470 , le premier
établissement typographique. Tous trois étaient élèves de
Fust (4) et dé Schœffer de Mayence ; ils avaient été appelés
en France par Guillaume Fichet (5), docteur en Sorbonne, et
(1) Histoire du Parlement de Paris, par Voltaire, chap. xi.
(2) H paraît que Louis XI, même après l'introduction de l'imprimerie
en France, eut encore des égards pour les imprimeurs de Mayence.
Wurdtwein (Biblioth. mongunlina) et Wolf {Monumenta typog.) citent un
privilège du 21 avril 1475 accordé par ce monarque à Conrad Hannequis
(le même peut-être que Conrad Henlif) et à Pierre Schœffer, pour vendre
leurs livres en France.
(3) Ulric ou Udalric Géring est appelé aussi Quering; son nom était
écrit Querincg dans une inscription latine placée dans la chapelle haute du
collège Montaigu, et Gernich, au bas de son portrait gravé par Bondau,
d'après une vieille peinture de la même chapelle.
(4) Si l'on ajoute foi à une note consignée au titre d'un exemplaire des
Offices de Cicéron de 1466, appartenant à la bibliothèque de Genève, Jean
Fust se trouvait encore à Paris au mois de juillet de ladite année- Voici
la traduction de cette note rapportée par Schœpflin {Vindicice typog.,
page 61, note z) :
« Ce livre appartient à moi Louis de la Vernade, chevalier, chancelier
« de Monseigneur le duc de Bourbon et d'Auvergne , et président du
« parlement de la langue d'Occitanie (le Languedoc) ; livre que m'a donné
« le susdit Jean Fust, à Paris, dans le mois de juillet, an du Seigneur
« 1466, lorsque j'étais à Paris pour la réformation générale de tout le
« royaume de France. »
(5) Guillaume Fichet, né au Petit-Bornand, en Savoie, fut docteur de
- 94 -
par son ami Jean de La Pierre (1), qui était alors prieur
de cette maison.
Géring et ses associés commencèrent à imprimer en l'470,
dans une des salles du collège de Sorbonne (2) qu'on leur
avait cédée. La Pierre fut éditeur du premier ouvrage sorti
de leurs presses : Epistolœ Gasparini Pergamensis (3). Cet
ouvrage, comme tous ceux qui étaient imprimés alors en
Sorbonne et recteur de l'université de Paris en 1467. Sur la fin de 1471,
le cardinal Bessarion, chargé par le pape d'une mission auprès de Louis XI,
emmena Fichet à Rome on il fut très-bien accueilli par Sixte IV.
(1) Jean Heynlin von Stem, en allemand, c'est-à-dire de /a Pierre, ap-
pelé en latin Joannes a Lapide ou Lapidanus , était né en Allemagne, ou
plus probablement à Bâle. Il fut prieur de Sorbonne en 1467 et 1470; il
avait succédé à Guillaume Fichet, en 1469, dans le rectorat de l'univer-
sité de Paris. Après avoir brillé dans cette université, où il professait la
grammaire en 1473, La Pierre alla enseigner à Bâle la philosophie d'Aris-
tote ; il contribua , en 1477, à la fondation de l'université de Tubingue ,
où il professa la théologie; étant retourné à Bâle, il entra dans l'ordre
des Chartreux, en 1482, mais il continua de cultiver les lettres et soigna
les éditions données par l'imprimeur Amerbach qui avait été son disiiiple
à Paris.
(2) La Sorbonne a reçu ce nom de son fondateur, qui lui-même l'avait
emprunté au petit village où il était né. Elle fut fondée en i2"}'5, par
Rol3ert de Sorbon, chapelain et confesseur de Louis IX. D'abord réduite
au rôle modeste d'une pauvre petite école de théologie, la Sorbonne prit
peu à peu des accroissements considérables et s'éleva au rang de faculté.
Elle produisit les plus habiles professeurs de théologie; les jeunes gens y
faisaient leurs études et y prenaient leurs grades. Elle fut extrêmement
florissante depuis le xiii^ jusqu'au xviie'siècle. Les statuts établis par son
illustre fondateur subsistèrent jusqu'à la première révolution.
(3) On nous a conservé une lettre assez curieuse, écrite à l'occasion de
ce livre, et qui prouve tout le soin qu'apportaient les premiers éditeurs à
épurer les premiers manuscrits, en faisant disparaître les fautes et les
négligences des copistes. En voici la traduction :
« Guillaume Fichet, docteur de Paris en théologie, à Jean de La Pierre,
« prieur de la maison de Sorbonne , salut :
« Les épîtres de Gasparino de Bergame, que vous m'avez envoyées de-
« puis peu, sont remplies d'agrément, car, outre qu'elles sont imprimées
« fort nettement par vos ouvriers d'Allemagne, vous avez pris la peine
- 95 -
Sorbonne, est en caractères ronds, dits romains. On y re-
niarcjne plusieurs imperfections typographiques, des lettres,
des mots à demi formés ; mais pouvait-il en être autrement
de ces premiers essais d'un art à sa naissance, et alors qu'on
s'appliquait surtout à imiter les manuscrits ?
Les Épîtres de Gasparin de Bergame furent le premier
ouvrage imprimé .à Paris et même en France ; aussi les trois
typographes consignèrent-ils ce fait dans les huit vers latins
« vous-même de les corriger avec beaucoup d'exactitude. Gasparino vous
« est beaucoup obligé, puisque, de corrompu qu'il était auparavant, vous
« l'avez rendu parfait par vos soins et par vos veilles; mais quelles ac-
« tions de grâces ne devraient pas vous rendre les docteurs de Paris de
« ce que non-seulement vous remplissez fort bien les devoirs de votre
« charge, en vous appliquant fortement à la théologie, mais aussi de ce
« que vous employez vos soins et vos peines à rétablir les auteurs latins!
« En vérité, il faut être aussi savant et aussi honnête homme que vous
« êtes , puisque , après avoir présidé avec beaucoup de gloire et avec l'ap-
« plaudissement de tout le monde aux thèses de Sorbonne, vous donnez
a encore, par votre seule industrie, le luxe et l'éclat aux belles-lettres
« qui étaient presque ensevelies dans les ténèbres par l'ignorance de notre
« temps ; car, outre plusieurs pertes d'ouvrages que la république des
« lettres avait faites, elle avait encore le déplaisir de voir tous les autres
« livres devenus barbares par les fautes des scribes ; mais je suis bien
« aise que vous ayez chassé cette peste de la ville de Paris. Les impri-
« meurs que vous avez fait venir d'Allemagne rendent les livres fort cor-
« rects et fort semblabjes aux manuscrits , puisque vous faites en sorte
« qu'ils ne mettent au jour aucun ouvrage que vous ne l'ayez corrigé au-
« paravant par la confrontation de plusieurs exemplaires ; c'est pourquoi
« ils devraient vous donner des louanges que vous méritez et que donnait
a autrefois Horace à Quintilius {Ars poetica. v. 453), censeur des poésies
« de son temps, puisqu'ils ont le plaisir de goûter de la fontaine de lait,
« plus doux mille fois que le miel , qui coule de l'éloquence agréable de
« Gasparino et de celle de plusieurs autres beaux génies de cette ville, ce
« qu'ils font de jour en jour avec plus d'avidité depuis que la rudesse en
« a été ôtée. Pour moi, je souhaiterais de tout mon cœur, à l'exemple de
ce que disait Platon à la louange d'Aristote, d'avoir le plaisir de de-
« meurer avec celui de qui je lis les ouvrages avec tant d'affection. Adieu,
« aimez toujours celui qui a beaucoup d'attachement pour vous.
« Ecrit en Sorbonne par la main de Fichet. »
- 96 -
qu'ils mirent à la fin du volume et dont voici la traduction :
« De même que le soleil répand la lumière, ainsi tu répands
« la science dans le monde, ville de Paris, royale nourrice des
« Muses. Reçois donc, comme tu le mérites si bien, l'art
c< presque divin d'écrire que la Germanie' connaît. Voici les
« premiers livres que cette industrie a produits sur les terres
« de France et dans tes murs. Maîtres Michel, Udalric et
« Martin les ont imprimés et en feront d'autres (1). »
Ils tinrent parole, et ce volume fut suivi des éditions des
meilleurs historiens de l'antiquité (2), presque tous revus et
collationnés par les soins des amis de Géring, La Pierre et
Fichet. Il est à remarquer même que, dès ce moment, grâce
aux presses qui fonctionnaient en Sorbonne, on put distri-
buer aux nombreux auditeurs des cours de rhétorique les
leçons du maître, qui se trouvèrent ainsi composées, dictées
et imprimées dans cet établissement. Un de ces ouvrages avait
pour titre : Flcheti (Guill.) Rhetoricorum lïbri III in Pari-
siorum Sorbona. Cinq exemplaires de ce livre furent tirés
sur vélin.
Ils imprimèrent encore en Sorbonne un Salluste que l'on
regarde comme l'édition princeps de cet auteur; VEpitome
de Tite-Live, par Florus ; les Épîtres de Phalaris, avec celles
de Brutus et de Crates; les Épîtres du cardinal Bessarion,
(1) Ut sol lumen, sic doctrinam fundis in orbem,
Musarum nutrix regia Parisius.
Hinc prope divinam tu, quam Germania novit,
Artem scribendi , suscipe promerita.
Primos ecce libros quos haec industria finxit
Francorum in terris, aedibus atque tuis.
Michael, lldalriCus, Martinusque magistri
Hos impresserunt, ac facient alios.
(2) Abrégé de Tite-Live, par Florus ; Salluste, etc.
- 97 -
dont une contient la traduction latine de la première Olyn-
thienne de Démostliènes ; les Épîtres de Guillaume Ficliet ; les
Élégances de la langue latine de Laurent Valla; le Traité de
rorthographe de Gasparin de Bergame ; le Spéculum vitœ
humanœ de Rodrigue, évêque de Zamora ; le Sophologium
de Jacques Legrand, etc.
En 1473, les docteurs Fichet et de La Pierre quittèrent la
France. Les imprimeurs durent sortir eux-mêmes des bâti-
ments de la Sorbonne, et firent transporter leurs presses dans
une maison de la rue Saint-Jacques, à côté de l'église Saint-
Benoît, dont on a fait depuis le théâtre du Panthéon. Leur
enseigne était au Soleil d'or.
Là, ils imprimèrent la Légende dorée; les Homélies de saint
Grégoire le Grand, 1475; la Bible, en 2 vol. in-foL, 1476,
et plusieurs autres ouvrages; ils y réimprimèrent aussi le
Spéculum vitœ humanœ, 1475, et le Sophologium^ Hll.
Les trois associés se séparèrent en 1478, et Martin Grant2
et Michel Fributger retournèrent en Allemagne.
Géring, resté seul, continua d'exercer la typographie; il
donna, en 1478, un Virgile, in-4°, et en 1479, la première
édition du Bréviaire de Paris, 2 vol. in-l". Pendant quelques
années il fut associé avec Guillaume Maynial, et ils imprimè-
rent ensemble un recueil d'opuscules du cardinal Hugon, la
Somme des Vertus, etc.
En 1483, Géring changea encore de domicile et alla demeurer
rue (le Sorbonne, dans une maison qui faisait face k la place
de ce nom. En 1494, il prit pour associé Berthold Rembold,
de Strasbourg, et il imprima avec lui près de quarante
ouvrages comprenant plusieurs volumes, entre autres un
Psautier à l'usage de Paris, 1495, 2 vol. in-4°, imprimé en
rouge et en noir, avec lo plain-chant noté. Il y en avait doux
TOME I. '.)
- 98 -
cxoinplaircs, tirés sur vélin, à la bibliothèque de Sor])onne (i).
Géring en avait donné un pour le service de l'église. On cite
coninie exempte de fautes une édition de VinjUe, (pi'ils don-
nèrent en 1498, et qui fut corrigée par Paul Maillet, i)rofes-
seur à l'université. On regarde aussi comme une merveille de
l'art typograplii(jue le Corpus Juris Canonici, imprimé en
ISOl , en trois volumes in-folio, sur cinq colonnes, avec divers
caiactères en rouge et noir.
Géring, ainsi que ses deux associés, avaient obtenu de
Louis XI, en février 1474, des lettres de naturalisation {-2).
En vertu de ces lettres, ils ne devaient plus être considérés
comme aubains, mais être assurés, au contraire, que les biens
qu'ils pourraient acquérir en France retourneraient à leurs
familles. Il mourut, sans avoir été marié, le 23 aoiit 1510, à
Paris, dans sa maison de la rue Saint-Jacques, après avoir
légué au collège Montaigu et à la Sorbonne, sa bienfaitrice (3),
(1) Chevillier, De l'origine de l'imprimerie de Paris.
(2) Ces lettres ont été retrouvées, aux Archives nationales, par M. Tail-
landier-.
(3) Ces bienfaits n'étaient pas complètement désintéressés, si l'on s'en
rapporte aux faits suivants que nous transmet Chevillier :
« Géring- étant revenu près des docteurs (après avoir quitté la rue Saint-
« Jacques), s'unit avec eux d'une si étroite amitié, qu'elle dura toute sa
« vie. Comme il n'était point engagée dans le mariage, il les visitait sou-
« vent, se faisant un plaisir de converser avec eux, et un honneur d'être
« à leur compagnie. Il leur communiquait ses desseins , et les consultait
« sur les ouvrages d'imprimerie qu'il entreprenait, dont il faisait présent
« à leur bibliothèque. Ce fut un avantage pour cette société qui, ayant
« toujours été pauvre (suivant le titre de Congregatio pauperitm magis-
« trorum qui lui fut donné, dès le commencement, par son fondateur
t Robert Sorbon), a eu besoin, en tous temps, de trouver des amis qui
« eussent le pouvoir et la volonté de la secourir dans ses nécessités. Elle
« en trouva un de cette qualité dans la personne de cet imprimeur alle-
« mand. L'estime et l'affection qu'il avait pour la communauté de Sor-
" 99 -
une grande partie de sa fortune, qui était considérable. Le
legs de Géring servit à fonder en Sorbonne deux cliaires de
théologie et quatre bourses pour les étudiants pauvres. Depuis
l'époque de son arrivée h Paris, il n'avait pas cessé un ins-
tant d'entretenir avec les membres de cette illustre société
des rapports d'intérêts et d'amitié. C'est k ces rapports et aux
bons conseils qu'il recevait des docteurs qu'il faut attribuer le
mérite incontestable de ses éditions et le rare succès de son
établissement.
Une inscription commémora tive de son legs fut gravée sur
une table de cuivre et placée dans la chapelle de Sorbonne»
d'après le vœu de son exécuteur testamentaire, qui en de-
manda une seconde pour l'église des Mathurins, où s'assem-
blait l'université, et une autre pour l'église de Saint-Côme,
paroisse du défunt. C'est là, suivant Chevillier, que Géring fut
« bonne lui faisaient ouvrir sa bourse pour lui prêter de l'argent, toutes les
« fois qu'elle lui en demandait. On en voit des preuves par les registres
« des procureurs. Un corps de logis où était anciennement la bibliothèque
« étant tombé par caducité, l'année 1493, et la communauté n'ayant pas
« d'argent pour le faire rebâtir, Géring donna cinquante francs ; c'était
« alors un présent si considérable, qu'il mérita par là d'obtenir ce qu'il
« avait toujours souhaité, d'être reçu au nombre des hôtes de la maison,
-( c'est-à-dire d'y pouvoir loger et d'avoir une place à la table des doc-
« teurs. En effet, M. le proviseur Jean Luillier, alors évê(pie de Mcaux ,
« lui fit expédier des lettres d'hospitalité (du 18 mai 1495) après qu'il eut
« témoigné à ce prélat qu'il donnerait encore une pareille somme pour
« achever le bâtiment, et que c'était son dessein de faire de plus grands
« biens dans la suite. »
Ges lettres d'hospitalité furent confirmées par acte passé devant deux
notaires et reçu par Jacques de Touteville, garde de la prévôté de Paris,
le mercredi !2l mai I49i. On y voit que le logement accordé à Géring
consistait en un bùclicr jtar bas, deux étages, le second et le troisième .
avec le grenier, le tout donnant sur la rue. De plus, il lui est permis de
tenir chez lui un écolier, avec deux autres domestiques, et de les loger
dans son ai>partemcnt, même en son absence.
- 100 -
inliiinié, et non en Sorbonne ni au collège de Montaigu, comme
quelques auteurs l'ont avancé.
11 paraît que, sur la fin de sa vie, Géring cessa d'exercer l'im-
primerie, car le dernier ouvrage portant son nom et celui de
son associé, Dialogus S. Gregoriipapœ, est du 23 mars 1508.
Berthold Rembold succéda à Géring et transporta son
imprimerie dans une maison que lui avait louée la Sorbonne,
des 1507, rue Saint- Jacques, vis-à-vis la rue Fromentel. Il
continua de prendre l'enseigne du Soleil d'or et fit de nom-
breuses impressions. A sa mort, arrivée en 1519, sa veuve,
Cbarlotte Guillard (1), lui succéda; elle épousa dans la suite
Claude Chevallon, homme instruit et imprimeur capable.
Devenue veuve une seconde fois, elle dirigea seule son impri-
merie pendant près de quinze ans, et exécuta même avec per-
fection plusieurs ouvrages, entre autres une Bible latine et un
Grégoire de Tours, qui sont des modèles de typographie.
Géring et ses successeurs curent à lutter contre la concur-
rence que devait nécessairement faire naître une industrie
aussi productive que l'était alors l'imprimerie. Dès l'année
1473, Pierre Kaiser, plus connu sous le nom latinisé de
Ca}saris (fds de César), et Jean Stoll, Allemands, ses élèves,
avaient monté à Paris, aussi rue Saint-Jacques, h l'enseigne
du Soufllet'Vert, une seconde imprimerie. Ils publièrent entre
autres ouvrages le Spéculum vitœ liumanœ de Rodrigue, le
Manipulus curatorum et le Tractatus de pluralitate henefi-
ciorum ecclesiasticorum. Les exemplaires de ce dernier ou-
vrage sont sans date, sans réclame et se terminent par ce
paragraphe : Impressus Parisiis per venerabilem virum
(I) Dont on a dit : Illuntris fœmina quce neque nummis neque îaboribus
quoquo pacto pepercii.
- 101
Petrum Cœsaris in artibus magistrum ac hujus operis indus-
triosum opificem.
Lorsque Géring imprimait un livre, le même livre paraissait
presque aussitôt chez ses émules. La correction et la beauté
des ouvrages ne firent que gagner à cette heureuse rivalité (1).
Le nombre des imprimeries s'accrut si rapidement, qu'on en
comptait déjà plus de quarante à Paris à l'époque de la mort
de Géring.
Parmi ces premiers imprimeurs , on distingue Antoine
Vérard , (|ui commença en 1480 et publia un grand nombre
de chroniques et de romans de chevalerie dans le format
in-folio. Le Décaméron de Boccace, achevé le 6 novembre
1485, est le premier livre avec date qu'il ait imprimé. Ses
romans étaient ornés de belles miniatures. Il est sorti de la
librairie de Vérard de très-beaux livres imprimés sur vélin.
La bibliothèque nationale en possède de magnifiques exem-
plaires. Son imprimerie était' près du carrefour Saint-Séverin ;
à sa mort, qui arriva vers l'année 1513, il habitait rue Neuve-
Notre-Dame. Il a imprimé plus de deux cents éditions d'ou-
vrages français sur toutes les matières, entre autres le roman
de Lancelot du Lac, les Prophéties de Merlin, le Roman de
la Bose, les Chroniques de Monstrelet, etc. Vers 1503, il
imprima un Doctrinal moral, dont le style néanmoins est fort
licencieux, intitulé : Le livre des Loups i-avissants, fait et
composé par maître Robert Gobin, prêtre et maître es arts, etc.
(I) Il y a une différence essentielle entre la concurrence et la contre-
façon, bien que l'une et l'autre aient le même but, celui de dépouiller qui
possède. La contrefaçon qui s'exerce à l'ombre , ou hors de l'atteinte des
lois , est un vol véritable. La concurrence, au contraire, est un bien plu-
tôt qu'un mal , car elle tient celui qui possède constamment en haleine, et
le force à ne pas s'endormir dans son succès et à progresser sans cesse.
— un —
Cet ouvrage, en vers et en prose, avec des gravures en bois,
est recherche par les bibhophiles. On y trouve, parmi plu-
sieurs fables écrites avec assez de naturel, celle du Meunier,
son Fils et VAne, si embellie depuis par La Fontaine, qui
croyait la devoir h. Malherbe (1).
Du vivant d'Antoine Vcrard, un autre imprimeur, Philippe
Pigouchet, accpiérait aussi à Paris une certaine renommée.
Une de ses éditions les plus remarquables est celle des Heures
gothiques qu'il a imprimées pour Simon Vostre (2). Il mettait
au bas de ses livres : Impressum autem fuit opus prœfatum
Parisiis caractère nitidissimo etjucundissimo. « Nous devons
« au goût éclairé de ce libraire, dit 31. Brunet (3), les char-
« mantes bordures en arabesques qui décorent toutes ses
« Heures et les petites jolies figures qu'offrent ces mêmes bor-
« dures. » Philippe Pigouchet avait commencé à imprimer
en 1489 ; il exerçait encore en loi 2.
Un autre émule de Vérard était Galliot Dupré, dont la bou-
tique touchait presque à la sienne, et qui mil au frontispice du
livre le Grand Coustumier de France et instruction et ma-
nière de procéder es cours de parlement, ce facétieux dicton :
Le baillif vendange ; le prévost grappe ;
Le procureur prend ; le sergent happe ;
Le Seigneur n'a rien s'il leur échappe.
Tous les livres de Galliot Dupré sont en caractères gothi-
ques et d'une belle exécution. Il avait pris pour manpie une
galiote avec cette devise : Vogve la gcdlée.
(1) Voyez le Manuel du libraire de M. Brunet,
(2) Simon Vostre se voua aux progrès de l'imprimerie et suivit l'élan de
Vérard. Mais il n'avait pas d'atelier pour imprimer, il se servait des
presses de Philippe Pigouchet, son voisin.
(Ty) Nouvelles recherches bibliographiques.
- 103 -•
La troisième imprimerie fondée à Paris (1474) fut celle
d'Aspais Bonhomme. Son fils Pasquier établit une autre im-
primerie un an après (1475) ; il fut l'un des quatre grands
libraires jurés. Jusqu'en 1476 , les typographes parisiens
avaient voué exclusivement leurs presses à l'impression des
livres latins; Pasquier Bonhomme imprima le premier livre
français, les Chroniques de France.
Jean Petit, libraire et habile imprimeur, publia, en 1498,
sous le titre de Modus legendi abhreviatiiras in utroque
jure, un ouvrage pour l'explication des abréviations multi-
pliées qui des manuscrits avaient passé dans les imprimés
et devenaient souvent inintelligibles.
Henri Estienne, chef de l'illustre famille de ce nom, à
laquelle nous consacrerons un article particulier, préluda,
dès 150:2, par ses belles éditions, à la gloire qu'elle s'est
ac{iuise. Il mourut dans un âge peu avancé, mais après avoir
imprimé cent vingt-un ouvrages. Sa veuve épousa Simon de
Colines, dont nous parlerons bientôt.
Josse Bade (1), libraire, graveur, fondeur de caractères et
imprimeur, avait été professeur de belles-lettres et fut ensuite
correcteur chez Jean Trechsel, imprimeur à Lyon, dont il
devint le gendre. Après la mort de son beau-père, il s'établit
à Paris, vers 1499, et se distingua par la beauté et la correc-
tion de ses éditions. Suivant Maittaire, il imprima près de
([uatre cents ouvrages, la plupart in-folio. Conrad, son fils,
exerça d'abord rimi)rimerie à Paris, et plus tard se retira à
Genève. Josse Bade eut la gloire de marier ses trois filles aux
trois sommités de la typographie parisienne de son temps :
(1) Il était né en Belgique, au village û'Asch, d'où lui vint le surnom
iVAscensius. Son imprimerie, à Paris, était aussi appelée Prœîum ascen-
sianum.
~- lO'f -
Jean de Roigny, Michel Vascosan et Robert Estienne, fils de
Henri.
Jean de Roigny succéda à son beaii-pcre et soutint la pros-
périté et la réputation de sa maison ; il exerça jusqu'en 1562.
Michel Vascosan commença à imprimer vers 1530. Ses édi-
tions se font surtout remar([uer par leur correction, que Scali-
ger lui-même vantait hautement (i), et par la beauté du papier.
Il s'enquérait des vieux auteurs non publiés, recherchait les
anciens manuscrits, collationnait les divers textes, et avait
soin de ne mettre au jour que des éditions irréprochables.
Henri III lui octroya une lettre de privilège général (1553).
Vascosan eut le titre d'imprimeur de l'université, puis celui
d'imprimeur du roi.
Robert Eslienne, le plus illustre de tous, le plus savant im-
primeur de tous les pays et de tous les temps, commença à
imprimer en 15:25, Peu de temps après il épousa la fille de
Josse Rade.
Gilles de Gourmont imprima le premier, à Paris, des livres
en grec (1507) et en hébreu (1508).
Simon de Colines, renommé pour ses belles éditions grec-
ques et latines, dont il avait lui-même gravé les caractères,
fit un grand usage des lettres italiques, inventées par Aide
Manuce. En épousant la veuve de Henri Estienne, il était de-
venu le beau-père de Robert Estienne, qui travailla avec lui
pendant quchpies années.
Geoffroi Tory, homme plein d'érudition, composa et publia,
en 1529, le Champ fleuri, in-fol. avec fig., ouvrage où il
(1) Les deux éditions de Plutarque et iVAmyot, m P et in-8°, dont le
texte est hérissé de citations et de renvois, n'ont qu'un Errata de trois
mots.
^ 105 -
traite de la proportion des lettres. Claude Garamond, habile
fondeur, fut son élève et en forma d'autres, tels que Guillaume
Lebé et Jacques Sanlecque.
Ils ont beaucoup contribué à faire abandonner dans l'im-
pression le caractère gothique. Géring, après avoir imprimé
d'abord en lettres romaines, se laissa plus tard entraîner à la
contagion de l'exemple donné par les imprimeurs de Stras-
bourg, d'Allemagne et mcme d'Italie, qui avaient substitué le
gothique au caractère romain, dont on a quelquefois attribué
le rétablissement à Josse Bade; mais cet honneur revient,
avec plus de justice, à Simon de Colines, à Robert Estienne
et à Michel Vascosan.
Tels furent les débuts et les progrès de l'imprimerie en
France, depuis son introduction à Paris jusqu'au milieu du
xv« siècle, où elle prit un essor qui présageait les glorieux
succès qu'elle obtint dans la suite. Grâce à la typographie, les
livres devenus non-seulement moins rares, mais encore très-
communs et surtout moins chers, furent accessibles à tous
les hommes, quelle que fût leur fortune, à quelque condition
qu'ils appartinssent. La science cessa d'être un mystère révélé
seulement à un petit nombre d'adeptes ; l'imprimerie la rendit
populaire (1), et les rois, les princes et les hommes opulents
(1) Le poëte Jean Molinet, qui écrivait à l'époque où l'imprimerie fut
inventée, dit, dans son livre de la Recollation des merveilles advenues
en nostre temps, et en faisant allusion au prix élevé des manuscrits:
J'ay veu grant multitude
De livres imprimez,
Pour tirer en estude
Povres mal argentez.
Par ces nouvelles modes,
Aura maint escoUicr
Décret, bibles et codes.
Sans grant argent bailler.
- m -
ne conservèrent i)lus sur la foule que Tavantagc d'avoir leurs
livres plus nombreux ou plus magnifiques.
En effet, les premiers typographes étaient moins préoccu-
pés de l'appât du gain que de la perfection de leur art, de
l'avantage qui devait en résulter pour l'avancement des études
et pour la propagation des lumières ; c'est même dans ce but
qu'ils réunissaient leurs efforts en s'associant fréquemment
entre eux. Aussi savants que désintéressés, ils vendaient leurs
livres aux prix les plus modérés, comme l'attestent les sus-
criptions qu'ils plaçaient au frontispice des volumes. Ainsi
Géring et Rembold mettaient en tête du Corpus juris cano-
nicij 3 vol. in-fol., imprimés à cinq colonnes, en rouge et en
noir, un distique latin dont voici le sens :
« Que le prix ne vous fasse pas fuir : riche et pauvre, venez ;
« cet excellent ouvrage ne coûte qu'une somme modique (1). »
VII. Il n'est pas sans intérêt de savoir à quel nombre se
sont élevées les éditions du xv« siècle et quel était ordinaire-
ment celui des exemplaires de chaque livre sorti des presses
des premiers imprimeurs.
Suivant les calculs de M. Petit-Radel, le terme moyen des
exemplaires de chaque édition doit être fixé à 435. Si l'on
multiplie ce nombre par celui des éditions antérieures h 1501,
on voit, en consultant le catalogue de Panzer, qu'avant la fin
du xve siècle on avait imprimé 5,153,000 volumes.
Mais ces conjectures ont été réfutées par Daunou, qui dé-
montre que le tableau, base principale du calcul précédent, a
été mal compris par les bibliographes qui l'ont cité ; et il
arrive lui-même à dire que, pour être certain de ne pas exagé-
(1) Ne fugitc ob pretium : dives pauperque, venite;
Hoc opus cxcellens venditur aère brevi.
- 107 -
rcr et s'en tenir à un minimum incontestable, on peut avan-
cer que l'imprimerie, avant 1501, avait exécuté plus de 13,000
éditions, et, à raison de 300 exemplaires par édition, répandu
en Europe environ 4,000,000 de volumes, dont les six sc])-
tièmes comprennent les ouvrages de scolastique et de reli-
gion, et l'autre septième les ouvrages scientitiques et litté-
raires, anciens et modernes.
Après l'an 1500, les tirages sont devenus plus considé-
rables, et Petit-Radel croit encore pouvoir affirmer, en prenant
le nombre mille pour terme moyen, que durant les trente-six
premières années du xvi^ siècle on a tiré 17,779,000 exem-
plaires, le nombre des éditions à cette époque paraissant être
de 17,779.
Nous voyons par un procès célèbre qui éclata vers l'an
1538 entre les papetiers et l'université, et dans lequel les im-
primeurs intervinrent, que les imprimeries les plus occupées
comptaient déjà un nombre considérable d'ouvriers. En effet,
l'avocat de G. Godard et de G. Merlin, imprimeurs, annonça
dans la cause qu'ils employaient ordinairement treize ou qua-
torze presses, deux cent cinquante hommes, et qu'il leur
fallait par semaine près de deux cents rames de papier.
« Je ne crois pas, écrivait Crevier en 1766 {Histoire de
« r université, tomeV), qu'il y ait actuellement k Paris aucun
« imprimeur de cette force ; il est vrai que le nombre en est
« plus grand. »
-e^?N£ )Q--a'0
CHAPITRE IV.
l'imprimerie sous l'anxienne monarchie.
' '^A/lA^ÇAAAAs — ^
sommaire.
Aperçu général de la situation de l'iroprlmerie depuis son introduction en
France. — II. Ses progrès et sages règlements qui la régissent sous les divers
rois : Charles VII, Louis XI, Ciiarles VIII, Louis XH , François l'% Henri II,
Charles IX, Henri III, Henri IV, Louis XIII, Louis XIV, Louis XV, Louis XVI.
— III. Les princes et les grands établissent chez eux des ateliers typographiques.
— IV. Des persécutions que l'imprimerie eut à subir pendant celle première
période.
I. Pendant plus de trois siècles, c'est-à-dire jusqu'à la fin
de l'ancienne monarchie, la profession d'imprimeur fut une
des plus honorées en France. On verra, dans la suite de ce
chapitre, quel était le haut rang dans la société et quels
étaient les privilèges singuliers de ceux qui l'exerçaient.
Les œuvres sorties de leurs presses participaient aux mêmes
honneurs, aux mêmes prérogatives. Qu'un livre circulât d'une
ville à l'autre dans l'intérieur de la France, ou qu'il vînt de
l'étranger, il était affranchi de droits et de taxes ; défense
était faite aux collecteurs ou traitants de lever sur sa valeur
aucun denier, sous peine de fortes amendes. Les caractères
qui servaient à l'imprimerie étaient l'objet des mêmes exemp-
T0ME I. 10
- 110 -
tions. Il suflisait qu'une caisse de livres ou de caractères
d'imprimerie, ou d'encre d'imprimerie, indiquât par une mar-
que ostensible la nature de son contenu, pour qu'elle sortit
de France ou qu'elle y entrât, aussi intacte, aussi respectée
que si elle eût renfermé des reliques.
Mais on voulait en même temps que ces livres, objet de
faveurs si particulières et si délicates, en fussent véritable-
ment dignes, c'est-à-dire qu'ils offrissent une parfaite exécu-
tion. Il fallait donc qu'ils fussent imprimés en beaux carac-
tères, sur bon papier et sans fautes. Pour s'assurer que ces
trois conditions seraient remplies, des inspecteurs se ren-
daient périodiquement dans les ateliers, pour veiller à ce
qu'il ne fût fait usage ni de caractères ni de papier défectueux :
le papier et les caractères reconnus tels étaient immédiate-
ment saisis.
Quant à la correction, on la plaçait sous la garantie soit de
l'imprimeur, s'il corrigeait lui-même ses épreuves, soit du
correcteur. L'un et l'autre étaient responsables des fautes
qui avaient pu se glisser dans les livres et étaient tenus de les
réparer par des cartons imprimés à leurs frais (4). Pour que
nul ne pût se soustraire à la responsabilité qui lui incombait,
l'imprimeur, ou le correcteur, ou l'auteur qui avait revisé les
épreuves devait mettre au-dessous de l'approbation son vu
de correction signé de lui. Tout livre déclaré n'avoir point les
(1) « Si les maistres imprimeurs de livres en latin ne sont sçavans et
€ suffisans pour corr<ger les livres qu'ils imprimeront, seront tenuz avoir
« correcteurs suffisans, sur peine d'amende arbitraire, et seront tenuz les
« dicts correcteurs bien et soigneusement de corriger les livres, rendre
^ leurs corrections aux heures accoutumées d'ancienneté, et en tout faire
« leur debvoir, autrement seront tenuz aux interestz et dommages qui
« seront encouruz par leur faute et coulpe. » (Art. 17 de l'édit de Fran-
çois I", du 31 août 1539,)
- m -
qualités requises, était lacéré, et les mauvais correcteurs ou
les malintentionnés sévèrement punis (1). Outre cette per-
fection qu'on s'attachait à obtenir par tous les moyens pos-
sibles, on avait soin que les prix de vente fussent réduits
autant qu'ils pouvaient l'être, sans enlever au vendeur son
bénéfice légitime, et afin d'augmenter le nombre des ache-
teurs. Nous avons vu que l'invention de l'imprimerie ayant
amené une diminution considérable dans le prix des livres
(que, du reste, les premiers typographes se faisaient un de-r
voir de vendre à bon marché), la taxe imposée par l'université
tomba en désuétude.
Plus tard, cependant, pour mettre un frein à la cupidité de
quelques libraires, l'université revendiqua ses anciens droits,
et l'on trouve des catalogues de plusieurs imprimeurs-libraires
où les prix des livres sont taxés par les quatre grands jurés.
Ainsi, le Nouveau Testament^ imprimé par Simon deColines,
est taxé à 12 sols en grec, à 6 sols en latin ; le Psautier hé^
brou, de Robert Estienne, à 7 sols ; les livres du Digeste ou
les Pandectes, à 40 sols. — En 1567, conformément aux sta-
tuts de 1342, l'université enjoignit aux libraires d'afficher
dans leurs boutiques le catalogue de leurs livres avec les prix
taxés. C'est à sa demande que Charles IX, dans Tédit de
1571, fixa d'avance le prix de chaque feuille, tant pour les
livres grecs que pour les livres latins. Ce prix devait encore
être diminué dans le cas où le salaire des ouvriers subirait
une réduction (2). C'est aussi dans le but de tenir bas le prix
(1) Un correcteur fut fouetté et chassé de la ville épiscopale de Wurtz-
bourg, pour avoir mis la lettre w dans un mot, ce qui formait un sens
obscène.
(2) « Ne pourront les dicts libraires vendre la feuille des livres de classe
« en latin de grosse lettre, sans commentaires ni grec, plus de trois de-
de vente de ces ouvrages, dont ses sujets retirent grand
profit et utilité pour leur instruction, que Henri III rend un
édit à la date du 30 avril 1583, par lequel il exempte les im-
primeurs de payer des droits qui les auraient obligés d'en-^
chérir leurs impressions (1). Cette prévoyance se montre
« niers tournois, le grec plus de six , et autres livres de menue lettre, ou
« de plus grand papier que celui de classe, au prorata. En sorte que ad-
« venant que les dicts libraires ayent meilleur marché des journées et
« salaires des compagnons, seront tenus de diminuer le prix des livres,
« selon l'advis des recteurs, doyens, maistres et vingt-quatre jurez de
« la dicte université. » (Art. 24.)
(I) « Nos chers et bien amez les imprimeurs de nostre ville de Paris
nous ont par leur requeste à nous présentée en nostre conseil d'estat, fait
dire et remonstrer qu'auparavant que l'art de l'imprimerie eust esté in-
venté il y avait grand nombre d'escrivains qui estoient censez et reputez
du corps de l'université de Paris, et depuis que le dit art d'imprimerie a
esté mis en lumière, les imprimeurs ont succédé au lieu des dits escri-
vains, et ont toujours esté autant ou plus gratifiez que les dits escrivains ;
n'ayant jamais le dit art d'imprimerie esté mis au nombre des mestiers
méchaniques, ains tenu en tel honneur et réputation, que plusieurs per-
sonnages grandement exprimentez au fait des lettres, et de grande éru-
dition, ont bien voulu eux-mêmes prendre qualité d imprimeurs tant en
cestuy royaume que dehors, toutes fois, depuis quelques jours ayant esté
par nous fait un édict de création de mestiers, ceux qui ont charge de l'exé-
cution du dit édict auraient voulu comprendre les supplians entre les arti-
sans méchaniques, chose du tout contraire à l'honneur de tout temps attri-
bué à l'art d'imprimerie. Et seroient contraints les dits supplians si on
mettoit sur eux quelque cotisation quitter leur art ou pour le moins en-
chérir leurs impressions qui sont déjà à assez haut prix à cause de la
cherté des vivres et du prix excessif du louage des maisons. En qùoy fai-
sant, toutes sortes de personnes studieuses et mesmement les pauvres es-
choliers seroient grandement incommodez ; nous supplians et requcrans
très humblement à cette occasion qu'il nous pleust les excepter du dit édict,
ensemble les fondeurs de charactères nécessaires au dit art d'imprimerie
en nostre dite ville de Paris ; et sur ce leur octroyer les lettres néces-
saires. Sçavoir faisons que nous inclinans libéralement à la supplication et
requeste des dits imprimeurs et désirons maintenir le dit art, comme
des premiers et plus esquis de tous les autres et duquel nos subjects re-
tirent grand profit et utilité pour leur instruction et érudition, de l'advis
- 113 -
jusque dans les privilèges que donnait le parlement de Paris.
On trouve à la date du 13 mai 1513, en tête d'un ouvrage sur
les coutumes de la prévôté de Paris, une défense de vendre
ce livre plus de 3 sols tournois en blanc, et relié plus de
4 sols (1). Louis XIV témoigne la même sollicitude dans son
édit de 1649 (2).
On s'assurait aussi, au moyen d'inspections officielles, que
chaque imprimeur possédait réellement les quantités de
presses et de caractères suffisantes et conformes à celles qui
étaient prescrites par les règlements ; et pour que la loyauté
et la bonne foi présidassent h l'exercice de cette habile pro-
fession, il y avait d'autres règlements qui prononçaient des
dommages et intérêts contre l'imprimeur convaincu d'avoir
pris les marques de son confrère (3), ou d'avoir indûment
embauché un bon correcteur appartenant à ce dernier.
Les ouvrages publiés par souscription donnaient lieu aux
précautions les plus sévères (4). Le prospectus devait être
accompagné d'une feuille présentant le format, le papier, le
caractère que l'éditeur s'engageait à employer, et dont il était
responsable en son propre et privé nom. Tout libraire ou im-
de nostre conseil avons dit, déclaré et ordonné et de nos grâce spéciale,
pleine puissance et authorité royale, etc., etc. » (Édit de Henri IH, du
3 avril lo83.)
(1) Coustumes générales de la prevosté et vicomte de Paris, Paris,
Jehan Petit et Guil. Eustace, petit 'm-A° gothique.
(2) « Voulons que les gens de lettres ayent les livres bien imprimés et
« bien corrects et à prix raisonnable. Pour cet effet, nous défendons aux
« libraires do vendre plus chèrement les vieux auteurs qu'ils réimprime-
« ront, sous prétexte de la grâce et privilège qu'ils obtiendront de nous.
« Ainsi leur enjoignons de les bailler selon le prix des autres livres. »
(Article 8.)
(5) Édit de 1539, art. 16.
(-4) Règlement du 28 février 1723; — Arrêt du conseil, du 10 avril 1725.
- 114 -
primeur qui manquait à ces prescriptions était condamné en-
vers le souscripteur à la restitution du double de ce qu'il avait
reçu, et à une amende arbitraire, suivant la gravité du délit.
Ce prospectus devait énoncer en outre les engagements pris
par le libraire envers le souscripteur, soit pour le prix, soit
pour l'époque de la livraison, puis être déposé et enregistré
sur les registres de la chambre syndicale, avec l'obligation
signée du libraire de s'y conformer en tout point.
Des mesures étaient prises, d'ailleurs, pour que la corpo-
ration des imprimeurs ne reçût dans son sein que des sujets
moraux, instruits et capables. De même qu'on exige aujour-
d'hui pour la plupart des fonctions publiques le titre de ba-
chelier, de même, pour être déclaré apte à la qualité d'impri-
meur, il fallait être congru en langue latine, savoir lire le
grec (1), être porteur de certificats de capacité, de mora-
lité et de catholicité, avoir subi des examens et des épreuves
sur toutes les parties de la librairie et de l'imprimerie;
enfin, avoir fait quatre années d'apprentissage et de plus
servi les maîtres en qualité de compagnon pendant trois au-
tres années (2).
Le jury d'admission se composait du syndic et des adjoints,
de quatre anciens officiers de la communauté et de quatre
autres imprimeurs ou libraires ayant dix années au moins
d'exercice. Ces huit examinateurs étaient tirés au sort pour
(1) Edit de 1649; — Arrêt du conseil du 17 février 4667; idem du
31 mars 1777.
(2) « Aucun ne pourra dresser imprimerie nouvelle, ne faire estât de
maistre imprimeur, sinon qu'il ait fait son apprentissage en la forme des-
sus dite, ou qu'il ne soit certifié capable de bien faire le dict. estât et par
la certification de deux libraires jurez, et deux maistres imprimeurs, tous
chefs de maison et de bonne réputation. » (Edit de 1571, art. 20.)
"- 115 -
l'aspirant, tant dans le nombre des officiers de la communauté
que dans celui des libraires et imprimeurs. Ils se réunissaient
à la chambre et procédaient par voie de scrutin à l'épreuve et
à l'examen, lesquels devaient durer au moins deux heures.
Pour être reçu, il fallait réunir les deux tiers des voix.
Toutes les pièces constatant que l'aspirant avait toutes les
qualités requises étaient remises par le syndic entre les
mains du lieutenant général de police, qui les transmettait
avec son avis au garde des sceaux. Ce n'était que sur le vu
d'une expédition d'un arrêt du conseil d'État, qu'on procédait
à la réception de l'aspirant dans la chambre de la commu^
nauté, en présence des anciens syndics et adjoints (i).
Les nouveaux maîtres prêtaient serment devant le lieute-
nant général de police, en présence du syndic et des adjoints
en charge. Mention en était faite sur les lettres de maîtrise.
Auparavant, les maîtres prêtaient serment devant le recteur
de l'université, dont ils recevaient leurs brevets.
Des garanties non moins rigoureuses étaient exigées des
apprentis.
Les rapports entre les maîtres et les ouvriers se réglaient
de manière à prévenir toutes les difficultés. Les ouvriers de-
vaient se faire inscrire à la chambre syndicale et avertir de
leurs changements de demeure. Les maîtres, de leur côté,
étaient tenus de déclarer par chaque quinzaine les change-
ments survenus dans leurs ateliers, les noms de ceux qui
avaient manqué à leur travail et les causes de leur absence.
Dans la pensée toute paternelle de favoriser les ouvriers
d'élite et d'encourager les autres à le devenir, le maître était
autorisé à augmenter le salaire des ouvriers habiles, en raison
(1) Arrêt du conseil du 51 mars 177".
même de cette habileté, sans que les autres eussent le droit
de s'en plaindre (1).
L'imprimeur qui avait besoin d'ouvriers s'adressait à la
chambre syndicale, laquelle lui présentait la liste de ceux
qui étaient sans ouvrage. Les plaintes respectives des maîtres
contre les ouvriers et des ouvriers contre les maîtres étaient
portées à cette même chambre (2).
Ces anciens règlements ont cela de remarquable, que, tout
en ne négligeant aucune des mesures qui étaient comman-
dées par la nécessité de maintenir l'ordre et la tranquillité,
on ne perdait jamais de vue la protection et les égards aux-
quels avait droit une profession qui rendait chaque jour aux
lettres de signalés services. L'autorité elle-même voulait main-
tenir l'imprimerie de Paris dans l'état de supériorité où elle
s'était placée par rapport à toutes les imprimeries de l'Europe.
Ces statuts, pleins de sagesse, sur lesquels on consultait
ordinairement les imprimeurs les plus intelligents (3), garan-
tissaient la prospérité de l'imprimerie, en même temps qu'ils
entretenaient l'union parmi ses membres et la dignité du
corps. Ils avaient surtout pour effet d'inspirer à chacun de
l'estime et de l'attachement pour sa profession. Aussi voyait-
on le titre d'imprimeur se perpétuer dans les familles, et des
générations d'imprimeurs rivaliser de zèle et de talent pour
soutenir ou accroître encore l'honneur de leur nom.
(1) « Les maistres imprimeurs bailleront aux bons ouvriers tels salaires
grands ou petits qu'ils adviseront convenables, eu égard à la dextérité et
diligence, et à l'ouvrage qu'ils pourront rendre par chacun jour, sans que
ceux qui pour leur paresse ou moindre dextérité ne pourront rendre tant
de besongne, s'en puissent plaindre. » (Edit de 1571, art. 21.)
(2) Arrêt du conseil du 30 août 1777.
(3) Edit de 1643.
- 117 -
Les mœurs et les habitudes des maîtres imprimeurs se res-
sentaient de la haute opinion qu'on avait et qu'ils avaient
eux-mêmes de leur industrie ; elles étaient dignes d'admira-
tion.
Dans les maisons toutes patriarcales des anciens typogra-
phes, aussi savants que laborieux et bienveillants, les appren-
tis étaient logés et nourris, ainsi que les correcteurs et même
les compagnons. C'était l'âge d'or de l'imprimerie. La rivalité,
la concurrence ne consistaient qu'à faire bien et mieux, et ce
noble sentiment d'amour-propre, on n'hésitait point à l'avouer
tout haut et à l'imprimer en tête d'un ouvrage. L'un annonçait
que ses livres étaient imprimés en caractères nets et agréables
à l'œil (1); l'autre, qu'ils avaient été fabriqués dans une im-
primerie honorable (2) ; un troisième s'intitulait ouvrier très-
soigneux et très-habile dans l'art de l'imprimerie (3) ; enfin,
un quatrième inscrivait au frontispice de ses éditions grecques
et hébraïques, qu'il avait été imprimeur consciencieux et très-
fidèle (4).
Ces éloges, qu'ils se décernaient ainsi à eux-méïnes, avec
simplicité et dans un sentiment de noble et louable orgueil,
étaient à tous égards mérités ; le public d'ailleurs était appelé
à les ratifier : témoin cet imprimeur qui, dans le seul but d'at-
teindre une plus grande correction, affichait ses épreuves sur
les murs du quartier latin, avec promesse d'une somme pour
chaque faute qu'on y découvrirait. Celui-là avait bien le droit
(1) Charactere nitidissimo etjucundissimo.— Philippe Pigouchct, 1i89.
(2) Ex officiita honesli viri Francisa RegnauH, 1506.
(3) Impressoriœ ariis diligentissimus optimusque opifex. — Jean Cor-
nillau, lo2J.
(4) Integerrimus fidelissimus impressor. — Gilles Gourmont, 1508.
- 118 -
d'inscrire en tète de son œuvre : sans faute {sine menda).
Une autre raison de la perfection qui se fait remarquer
dans les livres imprimés à ces époques primitives, c'est que les
imprimeurs étaient, en général, très-lettrés ; qu'ils avaient
un correcteur spécial pour chaque sorte d'ouvrages, s'agît-il
de théologie, de droit ou de médecine ; que les compositeurs
eux-mêmes étaient assez instruits pour composer sous la dic-
tée d'un lecteur et sans voir la copie.
Les premières impressions furent consacrées aux Bibles
d'abord, puis à nos propres auteurs, ceux des romans de che-
valerie, enfin aux livres classiques latins et grecs; mais le
nombre de ces derniers l'emporta bientôt sur tous les autres.
n. A peine le bruit de la découverte de l'imprimerie a-t-il
pénétré en France, que Charles VII envoie, en 1458, à
Mayence, Nicolas Jenson, graveur de monnaie à Tours, pour
y étudier cet art naissant. Cependant Jenson ne revint pas en
France; il alla s'étabhr à Venise.
Louis XI, en 1474, accorde des lettres de naturalité à Gé-
ring et à ses associés (1), fondateurs de la première impri-
(I) « LoYS, parla grâce de Dieu, roy de France, sçavoir faisons à tous
présens et à venir, nous avons receue l'umble supplication de nos bien
amez Michel Friburgier, Udaric Guering et Martin Grantz, natifz du
pays d'Âlemaigne, contenant: que ilz sont venuz demourer en nostre
royaume puis aucun tems en ça, pour l'exercice de leurs ars et mes-
tiers de faire livres de plusieurs manières d'escriplures en mosle et
autrement et de les vendre en ceste nostre ville de Paris où ils demeu-
rent à présent, et ailleurs ou mieulz ilz trouveront leur proufit, en espé-
rance de faire leur résidence le demeurant de leurs jours en nostre dit
royaume ; mais ilz doublent que obstant cequ'ilz ne sont natifs de nostre
dit royaume que après leur décès on voulust mectre empeschement en
leurs dits biens, et les prandre de par nous ou autres, coinme biens
aubeins, et les en fruster, et semblablement leurs femmes, enffans ou
autres leurs héritiers s'aucuns en avoient; s'ilz n'étoient par nous habi-
litez à povoir tester et disposer de leurs dits biens. Requérans humble-
- 119 -
merie de Paris, pour que tous les biens meubles ou immeu-
bles qui seraient laissés par eux ne soient pas saisis au profit
du roi, en vertu de son droit d'aubaine, et que les posses-
seurs de ces biens en puissent disposer par testament.
« ment noz grâce et provision leur estre sur ce imparties. Pour ce est il
« que nous, ces choses considérées à iceulz supplians, pour ces causes et
« considérations, et autres à ce nous mouvans, avons octroyé et octroyons
« dé nostre grâce espéciale, plaine puissance et auctorité royale ; par ces
« présentes voulons et nous plaist qu'ilz et chascun d'eulx puissent et leur
« loise acquérir en nostre dit royaume tant et telz biens qu'ilz y pourront
« licitement acquérir; et d'iceulx biens, ensemble de ceulx qu'ilz y ont ja
« acquis, ordonner et disposer par leurs testamens ou autrement, ainsi
« que bon leur semblera ; et que leurs dites femmes, enffans, et autres
« leurs héritiers, s'aucuns en ont à présent ou qu'ilz pourroient avoir le
« temps à venir, leur puissent succéder et appréhender leur dite succes-
« sion tout ainsi et par la forme et manière que s'ilz estoient ou \enri
« ditz hoirs, natifs de nostre dit royaume. Et lesquels, quant à ce, nous
« avons habilitez, et habilitons de nostre grâce et auctorité par ces dites
« présentes, sans ce que aucun empeschement leur soit ou puisse estre
« fait, mis ou donné, ores ne pour le temps à venir, ne à aucun d'eulx,
« en aucune manière au contraire; ne que pour ce ilz soient ou puissent
« être tenuz nous en païcr aucune finance ; et laquelle, à quelque somme
« qu'elle puisse monter, nous, en faveur d'aueuns de noz principaulx oiîi-
« ciers, leur avons donnée et quictée, donnons et quictons à chascun d'eulx
« de nostre dite grâce et auctorité par ces dites présentes, Signées de
« nostre main ; si donnons en mandement à nos amez et féaulx les gens
« de noz comptes et trésoriers, à nostre prévost de Paris, et à tous noz
« autres justiciers et officiers, ou à leurs lieux-lenans ou commis, présens
« ou à venir et chascun d'eulx, si comme à luy appartendra et qui requis
« en sera, que les dits supplians et chascun d'eulx, ensemble leurs dits
« hoirs, sticcesseurs ou ayans-cause, facent, souffrent et laissent joïr et
« user de noz présens grâce, don, congié, licence et octroy, paisiblement
« et à plain, sans pour ceux leur faire ne souffrir estre fait aucun des-
« tourbier ou empeschement, ores ne pour le dit tems à venir, en aucune
« manière au contraire; car ainsi le voulons et nous plaist estre fait, no-
« nobstant que la dite finance ne soit cy déclarée ne tauxée par les dits
« gens de noz comptes, que descharge n'en soit levée par le changeur de
« nostre trésor, et quelzconques autres ordonnances, mandemcns et res-
« trictions ou deffenses à ce contraires, et afin que ce soit chose ferme et
« estable à toujours, nous avons fait mectre nostre scel à ces dites pré-
- 120 -
Le 21 avril de l'année suivante, il octroya la même faveur
aux marchandises et valeurs laissées par Herman de Stalhoen,
l'un des commis de Schœffer, au jour de son décès (1). Cet
Herman, né à Munster, avait été facteur des libraires de
Mayence et avait apporté à Paris une grande quantité de livres
imprimés; mais, à sa mort, tous ses effets furent confisqués,
par droit d'aubaine, au profit du roi. L'université s'opposa
pourtant à la saisie et demanda qu'au moins il fût permis
aux écoliers d'acheter les livres. Le parlement reçut cette
opposition. Louis XI lui défendit de prononcer définitive-
ment et la saisie fut déclarée bonne. Mais en même temps,
pour marquer combien il accordait de protection aux sciences
et aux arts, il permit que les écoliers rachetassent les livres ;
et Jean Briçonnet, ordonnateur des finances, eut ordre de
compter aux libraires de Mayence une somme de deux mille
quatre cent vingt-cinq écus, à quoi les livres saisis avaient été
évalués (2).
« sentes, sauf toutes voyes en autres choses nostre droit et l'autruy en
« toutes.
« Donné à Paris au moys de février l'an de grâce mil CCCG soixante
« et quatorze, et de nostre règne le quatorziesme.
. LOYS. »
Sur le pli : « Par le Roy, vous et plusieurs autres présens,
« Le Goux. »
(1) C'est dans la ville d'Angers que Louis XI accorda, le 21 avril 147S,
un privilège à Conrad Hannequis et à Pierre Schœffer pour vendre leurs
livres. Ceux-ci avaient alors un facteur dans cette ville.
(2) Lettres d'exemption du droit d'aubaine en faveur de deux habi-
tants de Mayence.
« LoYs, etc. De la partie de nos chiers et bien amez Gonrart Hannequis
et Pierre Scheffre, marchans bourgeois de la cité de Mayance en Ale-
maigne, nous a esté exposé qu'ilz ont occupé grant partie de leur temps à
l'industrie, art et usaige de l'impression d'escripture de laquelle, par leur
cure et diligence ilz ont faict faire plusieurs beaulx livres singuliers et
- 121 -
Louis XI possédait des connaissances supérieures à celles
de la plupart des hommes de sa cour; il savait le latin. Il
protégea les lettres, accueillit les savants et l'imprimerie, et
augmenta la bibliothèque du Louvre, fondée par Charles V,
èxquiz, tant d'ystoires que de diverses sciences, dont ilz ont envoyé en
plusieurs et divers lieux, et mesmement en nostre ville et cité de Paris,
tant à cause de la notable université qui y est, que aussi pour ce que c'est
la ville capitale de nostre royaume, et ont commis plusieurs genz pour
iceulx livres vendre et distribuer: et entre aultres, depuis certain temps
en ça commistrent et ordonnèrent pour eulx ung nommé Hermen de Sta-
thoen, natif du diocèze de Munster en Alemaigne, auquel ilz baillèrent et
envoyèrent certaine quantité de livres pour iceulx vendre là où il Irouver-
roit, au prouffit des diz Conrart Hannequis et Pierre Scheffre ; ausquels
le dict Stathoen seroit tenu d'en tenir compte, leijuel Stathoen a vendu
plusieurs des diz livres dont à l'heure de son trespas il avoit les deniers par
devers luy, et pareillement avoit par devers luy plusieurs livres et aultres
qu'il avoit mis en garde tant en nostre dicte ville de Paris, que à Angiers
et ailleurs en divers lieux de nostre dict royaume ; et est icelluy Stathoen
allé de vie à trespas en nostre dicte ville de Paris. Et pour ce que par la
loi généralle de nostre royaume, toustes foys que aulcun estrangier et non
natif d'icelluy nostre royaume, va de vie à trépassement, sans lettre de
naturalité et habilitation et puissance de nous de tester, tous les biens
qu'il a en nostre dict royaume à l'eure de son trespas, nous compectent
et appartiennent par droit d'aubenaige, et que le dict Stathoen estoit de
la qualité dessus dicte, et n'avoit aulcnne lettre de naturalité ne puissance
de tester, nostre procureur ou aultres nos officiers et commissaires firent
prendre, saisir et arrester tous les livres ou aultres biens qu'il avoit avec
luy et ailleurs en nostre dict royaume à l'eure de son dict trespas. Et de-
puis et avant que personne se soit venu comparoir pour les demander,
iceulx livres et biens ou la pluspart ont esté venduz et adenerez et les de-
niers qui en sont venuz distribuez ; après les quelles choses les diz Con-
rart Hannequis et Pierre Scheffre, se sont tirez par devers nous et les
gens de nostre conseil, et ont fait remonstrer que, combien que les diz
livres fussent en la possession du dict Stathoen à l'eure de son dict tres-
pas, toutes fois ilz ne lui apartenoient point, mais véritablement compec-
toient et appartenoient ausditz exposans : et pour ce prouver ont monstre
et exhibé le testament du dict Stathoen avecques certaines céduUes et obli«
gâtions, et produit aulcuns tesmoins et aultres choses faisans de ce men-
tion, en nous requérant les faire restituer desdiz livres et aultres biens, ou
de la valeur et estimation d'iceulx, lesquels ils ont estimé à la somme
TOME I. Il
- 122 -
en y rassemblant les premiers livres imprimés et en y joignant
tous les manuscrits que Charles V et Charles VI avaient au-
trefois réunis à Fontainebleau.
En 1488, Charles Vllï, par lettres patentes du mois de mars,
confirme les privilèges accordés par ses prédécesseurs aux
(le deux mille quatre cens vingt-cinq eseuz d'or et trois sok tournois
« Pourquoi nous, les choses dessus dictes considérées, et mesnaement pour
considération de ce que très hault et très puissant prince, nostre très chier
et très amé frère, cousin et allié, le roy des Romains (l'empereur Fré-
déric III), nous a escript de ceste matière, ainsi que les diz Hannequis et
Scheffre sont subgectz et des pays de nostre très chier et très amé cousin
l'arcevesque de Mayance, qui est nostre parent, amy, confédéré et allié,
qui pareillement sur ce nous a escript et requis : et pour la bone amour
et affection que avons à luy, désirans traicter et faire traicter favorable-
ment tous les subgectz : Ayans aussi considération à la peine et labeur
que les diz exposans ont prim pour ie dit art et industrie de impression
€t au prouffit et utilité qui en vient et peut venir à toute la chose pu-
hlicque, tant pour l'augmentation de la science que aultrement ; et com-
bien que toute la valeur et estimation des diz livres et auUres biens qui
sont venuz à nostre cognoissance ne montent pas de grant chose la dicte
somme de deux mil quatre cens vingt-cinq escuz et trois solz tournois, à
quoi les diz exposans les ont estimez: ce néammoins par les considéra-
tions des susdictes et aultres à ce nous mouvans, nous sommes libérale-
ment condescendus de faire restituer ausditz Conrart Hannequis et Pierrfe
Scheffre, la dicte somme de deux mille quatre cens vingt-cinq escuz et trois
solz tournois, et leur avons- accordé et octroyé, accordons et octroyons par
ces présentes, que sur les deniers de nos finances ilz aient et preignent
la somme de huit cens livres pour chascun an, à commencer la première
année au premier jour d'octobre prochain venant, et continuer d'an en an
d'illec en avant, jusques a ce qu'ilz soient entièrement payez de la dicte
somme de deux mil quatre cens vingt-cinq escuz et trois solz tournois. Si
vous mandons et enjongnons expressément que par nostre amé et féal
conseiller Jean Briconnet, receveur général de nos finances, ou autre qui
pour le temps à venir sera, vous, sur icelles nos finances faicles payer,
bailler et délivrer ausditz Conrart Hannequis et Pierre Scheffre, ou à leur
procureur suffisamment fondé pour eulx, la dicte somme de huit cens livres
tournois pour chascun an, etc.
« Par le roy. — L'evesque d'Evreux, et plusieurs autres présens.
« Le Goux. »
- 123 -
membres de l'université en général, et en particuliei' aux
libraires et imprimeurs et autres suppôts de ladite université,
marchands, fabricants de papier, messagers, etc. ; car l'unie
versité avait seule le droit de recevoir et d'instituer tes im-
primeurs, comme elle l'avait eu précédemment à l'égard des
libraires, lesquels transcrivaient les manuscrits avant la dé-
couverte de l'imprimerie.
C'est pendant le règne de Louis XII que commence le xvi«
siècle, qu'on a justement appelé le siècle de la science. A la
fois novateur et investigateur, il ouvrit à tous les yeux de
nouveaux horizons, dans le monde physique et dans le monde
intellectuel. Les réformes opérées par Luther, la lutte politique
entre Charles-Quint et François P^, la lutte religieuse entre
les anciennes croyances et l'hérésie au berceau, la division qui
régnait au sein de Y École et qui se traduisait par des empor-
tements littéraires et des fureurs religieuses, ne permettent
de comparer ce siècle de transformation générale à aucun
autre. Tout ce grand mouvement était dû à l'imprimerie;
c'était la conséquence de sa récente invention, comme ce
fut l'origine des premières persécutions qu'elle eut à subir,
et qui depuis ont été si souvent renouvelées ; mais à aucune
autre époque, il faut le reconnaître, elle ne fut plus digne^
ment honorée et encouragée, à aucune époque ses progrès ne
furent plus remarquables. Dans ce siècle, chacun rivalise de
goût et de savoir pour embellir la pensée humaine ; les carac-
tères sont changés, modifiés et rendus plus lisibles ; les livres
deviennent plus portatifs et moins chers ; ils sont enrichis de
vignettes, d'ornements et d'accessoires qui plaisent aux yeux
et portent le goût des livres dans des classes où il n'avait pas
encore pénétré. Le mouvement est universel : en France, les
Estienne, en Italie les Aide , en Hollande les Elzevirs , en
- 124 -
Suisse les Froben, dans les Pays-Bas les Plan tin produisent
des chefs-d'œuvre. De cette époque date l'impression des
ouvrages grecs et hébreux à Paris, où l'on s'était borné jus-
qu'alors à imprimer le français et le latin.
Sous Charles VII , le latin était la seule langue enseignée à
Paris. En 1458, Grégoire Tifernas, disciple d'Emmanuel
Chrysoloras, obtint la permission d'y donner des leçons de
grec, et Paris, dès lors, commença à se trouver en communi-
cation avec la Grèce antique ; mais ce ne fut que sous Louis XII
et surtout sous François I«^ qu'on se livra ardemment aux
études helléniques.
Ulric Géring n'avait point d'abord de caractères grecs ; il
n'en eut dans la suite qu'autant qu'il en fallait pour pourvoir
à quelques citations en cette langue, introduites dans ses édi-
tions. C'est ce qu'on voit dans son Virgile de 1498 et ses
Commentaires de Nicolas Perrot, sur Martial, imprimés en
1500. En 1505, Josse Bade, qui imprima in-fol. les Notes de
Laurent Valla sur le Nouveau Testament, était dans la aiême
disette de caractères grecs ; c'est pourquoi il s'excuse, dans
cette édition, de ce que quelques accents ne sont point
placés comme ils devraient l'être, les caractères qui l'eussent
empêché de commettre ces fautes lui ayant manqué. Ce n'est
qu'en 1507 qu'on grava pour la première fois des poinçons,
qu'on frappa des matrices et qu'on fondit à Paris des lettres
grecques en quantité suffisante pour exécuter des éditions
entières en cette langue. Gilles Gourmont, imprimeur de cette
ville, aidé de l'argent de François Tissard, eut, on peut le
dire, l'honneur d'introduire la typographie grecque en deçà
des Alpes. Ce François Tissard, né à Amboise, était venu
fort jeune à Paris, où il avait étudié les humanités et la phi-
losophie. Il apprit le droit à Orléans, puis passa en Itahe, où,
- 125 -
pendant trois ans, il étudia le latin, le grec, l'hébreu, le droit
civil et canonique, sous les meilleurs maîtres qu'il y avait
alors. Ainsi nourri de bonnes études, il revint professer à
Paris, et résolut incontinent d'établir dans cette ville l'étude
du grec et d'y favoriser l'impression des livres grecs. Ces
livres étaient fort rares et fort chers ; on était obligé de les
faire venir de Venise. Il jeta les yeux sur Gilles Gourmont
pour le seconder dans son dessein, et il lui avança l'argent
nécessaire pour l'exécuter.
Le premier livre que Gilles Gourmont publia sous sa direc-
tion était un in-4° intitulé : BiêXoç yj y^^f^^^'^^ {Livre des
Sentences), qui contient les sentences des sept sages de la
Grèce, les vers dorés de Pythagore et quelques autres opus-
cules. Ce premier ouvrage grec, imprimé à Paris, parut en
août 4507. Les suivants parurent successivement la même
année :
l°La BaTpayo{Auo(xa)(_ta {la Batrachomyomachie), ou le com-
bat des rats et des grenouilles, poëme attribué à Homère ;
2° Les ''EpY* xal %£pat {les OEuvres et les Jours), d'Hésiode ;
3° 1 'Epo)TvîtxaTa {Questions), ou Grammaire grecque de Chryso-
loras.
Mais Gilles Gourmont en imprima beaucoup d'autres. Après
lui, l'imprimerie grecque fut soutenue avec éclat par Jérôme
Aléandre, Josse Bade, Michel Vascosan, Adrien Turnèbe, les
Estienne et Conrad Néobar. Pour lui, il fit bientôt, sous l'im-
pulsion de son généreux protecteur, son premier essai d'im-
pression hébraïque. Tissard ayant écrit une grammaire en
cette langue, qui comprenait l'alphabet, l'oraison dominicale,
le trisagion et la généalogie de Jésus-Christ, Gilles Gourmont
l'imprima, en 1508, in-4o, et n'oublia point après cela de se
dire le premier imprimeur en grec et en hébreu, dans la ville
- 126 -
de Paris t ce qui était vrai. Cette grammaire était dédiée au
jeune duc de Valois, depuis François I".
Aléandre, savant Italien, qui joua un rôle assez remarquable
dans la première période de la réformation, vint à Paris, en
4508, appelé par Louis XII, qui lui donna une pension. A vingt-
quatre ans, il passait pour l'un des plus habiles professeurs
de son époque. Il enseigna le grec à Paris et peut-être l'hé-
breu Il y publia son Lexicon Grœco-Latinuin, qui fut im-
primé, dit-on, aux frais de ses élèves, et ce fut par ses soins
que Gourmont imprima quelques-uns des traités moraux de
Plutarque, en 1509.
Le 9 avril 1513, en considération du grand bien qui est
mlvenu en son royaume au moyen de l'art et science de
l'imprimerie, invention qui semble estre plus divine qu'hu-
maine, Louis XII exempte le corps de l'imprimerie et de la
librairie d'un impôt de 30,000 livres (1 ).
(1) Extrait du privilège de Louis XII, donné h Blois, le 9 avril lol3,
pour exempter le corps de la librairie d'un impôt de 50,000 livres.
« Pourquoi, nous, ces choses considérées, voulans nostre dicte fille l'uni-
versité de Paris, supposts d'icelle, et mesmement les dicts libraires, re-
lieurs, enlumineurs et escrivains, qui sont les vraiz supposts et officiers
esleuz par tout le corps de la dicte université , estre entretenus en leurs
privilèges, libertez, franchises, exemptions et immunitez, et que d'iceux
ils jouyssent et usent entièrement, plainement et paisiblement, sans per-
mettre qu'ils leur soient aucunement enfraints, diminuez ou énervez, pour
la considération du grand bien qui est advenu en nostre royaume au
moyen de Vart et science d'impression, l'invention de laquelle semble
estre plus divine que humaine ; laquelle, grâces à Dieu, a estèe inventée
et trouvée de nostre temps, par le moyen et industrie des dicts libraires,
par laquelle nostre saincte foy catholique a esté grandement augmentée et
corroborée, .la justice mieux entendue et administrée, et le divin service
plus honorablement et plus curieusement faict, dict et célébré, et au moyen
de quoy tant de bonnes et salutaires doctrines ont été manifestées, com-
muniquées et publiées à tout chacun : au moyen de quoy nostre royaume
précède tous les autres, et autres innumérables biens qui en sont procé-
- 127 -
Par cette même ordonnance, il permet la libre circulation
des livres dans tout le royaume et les affranchit de tous droits
de péage (1). C'était ce qu'avaient déjà fait ses prédécesseurs ;
mais il a sur eux l'avantage de la générosité par cette autre
liez et procèdent encore chacuns jours à l'honneur de Dieu et augmentation
de nostre dicte foy catholique, comme dict est. Pour ces causes et autres
à ce nous mouvans, et en faveur de nostre dicte tille l'université de Paris,
avons octroyé et déclaré, octroyons et déclarons, et nous plaist, de nostre
grâce espéciale, pleine puissance et auctorité royale, par ces présentes,
<iue iceux libraires, relieurs, illumineurs et escrivains jurez de la dicte
université de Paris, lesquels, comme dict est, ne sont en nombre- que de
trente, soient et demeurent francs, quittes et exempts de la dicte contri-
bution du dict octroi et impost des dictes trente mille livres tournois, ils
soient ou puissent estre contraints ou faict contraindre à en payer aucune
chose, soit sous couleur et moyen de la dicte cotisation, et de nos dictes
lettres de commission ou provision, ne autres que pourrions sur ce avoir
octroyées, ne octroyer ci-après ; jaçoit que par icelle soit ou fut mandé
faire contribuer tous exempts et non exempts, privilégiés et non privilé-
giés, en quoy ne voulons et n'entendons les dicts libraires, relieurs, illu-
mineurs et escrivains estre en ce comprins ne entendus en aucune ma'
nière ; et en outre, en confirmant et coroborant aux dicts exposans leurs
dicts privilèges, avons voulu et octroyé, voulons et octroyons et nous plaist,
de nostre dicte grâce spéciale, par ces dictes présentes, que les dicts ex-
posans soient et demeurent francs, quittes et exempts du dict octroy et
contribution tant du dict impost, que de toutes tailles, aides, gabelles, im-
positions, dons, octroys, prests et autres subsides mis sus et à mettre,
imposés ou à imposer en nostre dict royaume et ville de Paris, par nous
et nos successeurs et autrement et pour quelque cause que ce soit ou puisse
estre , et de ce ensemble de tous guets de ville, et gardes de portes, forts
et réservés en cas d'éminent péril , les avons exemptés et exemptons par
ces dictes présentes. »
(1) « Et pour ce que les dicts libraires, escrivains, enlumineurs et re-
lieurs nous ont faict remonstrer d'abondant que, combien que les livres de
quelque sorte qu'ils soient, en latin ou françois, reliez ou non reliez, quel-
que part qu'ils soient transportez, soient ou doivent estre francs, quittes
et exempts de tous péages, traverses, chaussées, entrées et issues de villes
ou autre subside d'imposition quelconque, tant par eau que par terre, et
de ce ils ayent obtenu plusieurs sentences et arrests tant en nos cours et
par devant nos amez et féaux conseillers de nostre parlement ou eschi-
quier de Rouen, et en plusieurs autres lieux ou jurisdiction : néantmoins
- 128 -
exemption de 30,000 livres, qui étaient sans doute une part
de quelque impôt général et extraordinaire que tout le monde
indistinctement devait acquitter.
François I^' est un des princes à qui l'imprimerie est le
nos fermiers de nos péages et des impositions foraines et issue de nostre
royaume et ailleurs et autres par leur avarice, malice ou autrement, in-
deiiement s'efforcent par chacun jour contraindre les dicts exposans payer
péage, chaussée, entrée et issue de ville ou de royaume ; en ce faisans de
grands troubles et empeschemens aux dicts libraires, lesquels pour à ce
obvier, nous ont requis nostre déclaration sur ce : pourquoy, nous , pour
les considérations des susdicts, voulant les dicts libraires, escrivains, illu-
mineurs et relieurs, supposts de nostre dicte fille l'université de Paris, estre
entretenus en leurs liberté et franchises, avons déclarés et déclarons de
rechef les dicts livres, soit en latin, soit en françois, reliés et non reliés,
estre francs, quittes et exempts de tous péages, chef-d'œuvre, chaussées,
impositions foraine ou privée, quelque part qu'ils soient transportés soit
par eau ou par terre, sans que pour les dicts livres, les dicts libraires et
voituriers portant et conduisant iceux parmi nostre royaume ou hors,
soient tenus de payer aucun péage, acquit, imposition ou autre subside
quelconque, soit que les dicts livres appartiennent aux escoliers, libraires-
jurés et autres non jurés, mais les laissent passer franchement et quitte-
ment, sans les arrester ou contraindre à payer aucune chose pour les dicts
livres. Si vous mandons, commandons et enjoignons à chacun de vous,
si comme ce lui appartiendra, que nos présens grâce, déclaration et con-
firmation, et octroy, et de tout l'effet et contenu en ces dictes présentes
vous faites , souffrez et laissez jouir et user pleinement et paisiblement
les dicts exposans et leurs successeurs, en les faisant tenir quittes et dé-
chargés dès à présent du payement et contribution des dicts octroys de
trente mille livres tournois, et les rayer ou oter, faire rayer ou oter hors
des rolles et affiches d'iceux, el des dicts péages ou impositions pour les
dicts livres, les faire tenir quittes, francs et exempts, sans en ce, ne en
la jouissance de leurs autres privilèges, et de la dicte université, leur
faire, mettre ou donner, ne souffrir estre fait, mis ou donner ores, ne pour
l'avenir aucun destourbier, trouble ou empeschement ; au contraire lequel
si fait, mis ou donné leur avoir esté ou estait, otent ou fassent oter et
mettre à pleine délivrance, au premier eStat et deu, et à ce faire et souf-
frir et à leurs deniers ou gages, si pour ce aucuns en ont été prins et levés
par eux, contraignez et faites contraindre réaumcnt et de fait les dicts
prevosts et eschevins, péagers et fermiers, et autres qui pour ce feront à
contraindre par toutes voies et manières en tel cas requises, car ainsi nous
- 129 -
plus redevable. Un instant abusé par les plaintes et les sug-
gestions du clergé qui lui arrachèrent les lettres de 1534, il
s'empressa de les révoquer aussitôt. Malheureusement pour sa
mémoire, ces mêmes préventions qu'on avait semées dans son
esprit le rendirent muet spectateur de la mort de l'infortuné
et célèbre imprimeur Etienne Dolet. Mais à part ces deux
grandes fautes, qu'on lui a reprochées peut-être outre me-
sure (1), il fut, dans toutes les autres circonstances, le pro-
tecteur constant et zélé de l'imprimerie.
Il confirma tous les privilèges et immunités des imprimeurs,
par lettres patentes du mois d'avril 1515, du 20 octobre 151G
et du 5 juin 1543, vérifiées en parlement avec cette clause :
Dempto articulo concernente excuhias, et portariim ciisto-
diam hvjus urbis Parisiensis^ tempore imminentis periculi, et
necessitatis ingruentis, c'est-à-dire à l'exception des veilles
et de la garde des portes de la ville, en cas de nécessité pres-
sante et de danger imminent. Mais en 1538, et sur les obser-
vations de l'université, il dispense les imprimeurs du service
des gardes bourgeoises, ou de celui (jui était réclamé des
bourgeois dans les circonstances graves, de peur que ce sev-
plaist il estre faict, nonobstant quelconques ordonnances, édicls et statuts,
reslrinctions, mandements ou deffences faites ou à faire, et lettres ou pro-
visions impétrccs ou à impétrer, à ce contraires ; et pour ce que de ces
présentes nostre digne fille l'université- de Paris, et les dicts libraires,
illumineurs, escrivains, relieurs jurés de nostre ville de Paris, pourront
avoir affaire en plusieurs lieux de ces dictes présentes, nous voulons qu'au
transcrit et vidumis ù'keWes fait sous le scel royal, pleine foy soit ajoutée
comme à l'original, car tel est nostre bon plaisir, et à nostre dicte fille
l'université de Paris, et aux susdicts libraires, illumineurs, escrivains et
relieurs jurés l'avons octroyé et octroyons de nostre dicte grâce spéciale,
pleine puissance et auctorité royale par ces dictes présentes. » (Fontanon,
t. IV, p. 421.)
(1) Des écrivains l'ont appelé le proscripteur de l'imprimerie.
- 130 -
vice ne les trouble et ne les engage à abandonner leur pro-
fession; ce qui serait contraire à l'affection qu'il porte à leur
accroissement.
Après la mort prématurée de François Tissard, François I*'^
lit venir daRome Augustin Justiniani, noble Génois, de l'or*
dre de Saint-Dominiqae et évêque de Nebbio, dans l'île de
Corse, homme très-habile dans les langues orientales. Ce sa-
vant arriva donc à Paris vers l'an 4519, pour y enseigner
l'hébreu et l'arabe. Il fit tailler des poinçons, frapper des ma-
trices et fondre des lettres à ses dépens, pour avoir des im-
pressions hébraïques qui pussent se vendre à bon marché.
Le premier ouvrage qu'il mit sous la presse fut la Gram^
maire du rabbin Moïse Kimhi (1520, in-4°), le second fut le
Livre de Ruth avec les Lamentations de Jérémie (in-4°).
Ces deux ouvrages, imprimés par Gilles Gourmont, sont
les deux premiers entièrement en hébreu qui soient sortis des
presses de Paris ; car la Grammaire hébraïque de Tissard, dont
nous avons parlé, était écrite en latin, et ne contenait en ca^
ractères hébreux que l'alphabet, l'oraison dominicale, et quel-
ques autres opuscules. Cependant d'autres typographes ne
tardèrent pas à se distinguer en France dans l'impression de
ce genre. Nous citerons notamment Gérard Morrhi, François
Gryphe, Claude Chevallon, Charlotte Guillard, et surtout Ro-
bert et Henri Estienne, qui perfectionnèrent les caractères et
leur donnèrent la forme qu'ils ont conservée jusqu'à nos
jours.
Après son entrevue à Bologne avec Léon X, en 1515,
François I^'^ s'empresse d'accueillir les savants et les artistes
qui étaient proscrits d'Italie ou d'autres pays; il leur accorde
des emplois, des travaux, des pensions, les fait asseoir à sa ta-
ble, et fait délivrer à plusieurs étrangers des lettres de natu-
- 131 -
ratîté (1). Il rassemble autour de lui les hommes les plus éfû-
dits (2), dont il compose, en quelque sorte, son conseil des
lettres. Enfin, comme Louis XI l'avait fait cinquante ans plus
tôt en faveur des premiers imprimeurs étrangers, il ordonne
que les biens qu'ils pourraient acquérir passeraient à leur
famille.
En 1521, sous l'inspiration de l'Église qui commençait à
être excitée par les doctrines de Luther, il défend aux libraires
d'imprimer, vendre et débiter aucun livre qui n*ait été aupa-
ravant examiné et approuvé par l'université et la faculté de
théologie (3).
En 1530, il jette les premiers fondements du Collège Royal,
ou collège des Trois-Langues, comme on l'appelait déjà, mais
qui ne mérita véritablement ce nom qu'après que les deux
chaires de grec et d'hébreu, qui y furent fondées dès le prin-
cipe, eurent été augmentées, en 1534, d'une chaire de latin.
Il nomma plus tard trois professeurs de mathématiques, de
philosophie grecque et de médecine. Ces professeurs n'exer-
cèrent pourtant pas sous son règne, les bâtiments dont les plans
avaient été arrêtés en 1539 n'ayant pas été exécutés faute de
fonds ; mais la gloire d'avoir créé ces chaires n'en appartient
pas moins à François P^ (4). Par lettres patentes du 17 jan-
vier 1538, il institue le premier imprimeur royal pour le
(I) Entre autres à Jules-César Scaliger, qui rendit, ainsi que plus tard
son fils Joseph, les plus grands services aux lettres. — François I^r fjt éga-
lement des offres brillantes à Erasme pour l'attirer en France.
(■2) Etienne Poncher, Guillaume Cap, Pierre Du Chatel, Guillaume Pelis-
sier, Jacques Colin, les Du Bellay, Pierre Danès, Guillaume Budé.
(3) Les livres étaient en outre soumis à l'approbation du prévôt de
Paris.
(4) C'est aujourd'hui le collège de France; mais ce fut seulement sous
Louis XIII, en 1610, qu'on en commença la construction.
- 132 -
grec (1), et comme cet office, dit l'ordonnance, est plus que
tout autre utile à l'État, et qu'il exige de l'homme qui veut
l'exercer des soins si assidus qu'il ne peut lui rester un seul
moment pour des travaux qui pourraient le conduire à la for-
tune, il lui accorde un traitement annuel de cent écus d'or,
l'exempte d'impôts, lui concède tous les privilèges dont jouis-
sent le clergé et l'université de Paris, lui donne enfin la pro-
priété exclusive pendant cinq ans des livres qu'il publiera, à
la seule condition d'établir une imprimerie spéciale et de
faire graver avec les fonds qu'on lui remettra les caractères
grecs nécessaires pour son exploitation.
Ces lettres patentes, dont l'original est en latin, valent la
peine d'être reproduites dans toute leur étendue ; en voici la
traduction :
a François, par la grâce de Dieu roi des Français, à la
république (des lettres) française, Félicité (2).
« Nous voulons faire connaître clairement à tous et à
chacun que nous n'avons jamais rien eu tant à cœur que
d'assurer aux belles-lettres notre bienveillance spéciale et de
pourvoir sûrement, de toute notre puissance, aux études de
la jeunesse. Une fois ces études fermement établies, nous
pensons que, dans notre royaume, il ne manquera point
d'hommes capables d'enseigner la religion dans toute sa pu-
reté et d'appliquer les lois, non d'après leurs propres pas-
sions, mais d'après les règles de l'équité publique ; des hommes
enfin qui, dans le gouvernement de l'État, feront la gloire de
notre règne, et préféreront le bien public à leurs intérêts par-
ticuliers.
(1) Conrad Néobar.
(2) Fra>c. Dei gratia rex Francorum, gallicae rcipublic», Félicitas*
- 133 -
ce Tous ces avantages doivent, en effet, résulter des bonnes
études presque seules. En conséquence, après avoir, il y a
peu de tenips, généreusement assigné à quelques savants
des traitements pour instruire à fond la jeunesse dans les
langues et les sciences, et la former, à la pratique, non moins
précieuse, des bonnes mœurs, nous avons considéré qu'il res-
tait encore à faire une chose aussi nécessaire aux progrès des
belles-lettres que l'organisation de l'enseignement public :
c'est de faire choix d'une personne qui, sous nos auspices et
avec nos encouragements, s'occuperait spécialement de la
typographie grecque et imprimerait correctement les manus-
crits grecs pour l'usage de la jeunesse de notre royaume.
« En effet, des hommes distingués dans les lettres nous ont
fait observer que, de même que les ruisseaux découlent de
leurs sources, de même des écrivains grecs découlent les
arts, la science de l'histoire, la pureté des mœurs, les pré-
ceptes de la philosophie et presque toutes les connaissances
humaines. L'impression du grec, nous le savons aussi, est
beaucoup plus difficile que celle du français et du latin. Un
établissement typographique de ce genre ne peut être conve-
nablement dirigé que par un homme versé dans la langue
grecque, excessivement soigneux et possédant une assez
grande fortune. Or, parmi les typographes de notre royaume, il
n'en est peut-être pas un seul qui puisse réunir toutes ces
conditions, c'est-à-dire la connaissance du grec, une activité
soigneuse et une fortune suffisante. Chez les uns manquera la
richesse, chez les autres l'instruction, chez d'autres encore
autre chose; car les personnes qui possèdent en même temps
instruction et richesse préfèrent une carrière quelconque à la
typographie, profession extrêmement laborieuse.
« C'est pourquoi quelques savants que nous recevons
TOME I, 12
- 134 —
comme convives ou même comme familiers, ont été chargés
par nous du soin de trouver un homme à la fois plein de goût
pour la typographie et connu pour son érudition et son zèle,
qui, aidé de nos libéralités, remplirait les fonctions d'impri-
meur pour le grec.
« Deux motifs nous ont engagé à servir les études de cette
manière. Le premier, c'est que, ayant reçu de Dieu tout-puis-
sant ce royaume abondamment pourvu de richesses et des
autres biens nécessaires aux commodités de la vie, nous ne
voulons le céder en rien aux autres nations pour le solide éta-
blissement de l'instruction, les faveurs à accorder aux gens
de lettres, et la réunion dans notre pays de toutes les con-
naissances humaines. Le second, c'est que la jeunesse stu-
dieuse, en voyant notre bienveillance pour elle et les justes
honneurs que nous rendons à l'instruction, pourra mettre
plus d'ardeur dans l'étude des lettres et des sciences, et que,
de leur côté, les hommes de mérite, encouragés par notre
exemple, donneront des soins plus actifs à la formation et à
rétablissement des études de la jeunesse. Tandis que nous
cherchions à qui nous pourrions confier avec sécurité les sus-
dites fonctions, Conrad Néobar s'est offert bien à propos. Et,
comme il ambitionnait un emploi public qui lui procurât,
sous notre protection, un bien-être personnel et l'avantage
de servir utilement l'État; que, de plus, il nous était recom-
mandé par des gens de lettres, nos familiers, au double titre
de l'érudition et de l'habileté, il nous a plu de lui confier la
typographie grecque, pour que, soutenu de notre libéralité, il
imprime correctement, dans notre royaume, les manuscrits
grecs, source de tout savoir.
« Mais pour que cette nouvelle institution ne trouble en
rien l'ordre public et ne donne lieu à aucune fraude, au détri-
- 135 -
ment de notre typographe Ncobar, nous croyons devoir en
déterminer clairement les conditions et les clauses.
a 1° Nous voulons qu'aucun ouvrage, s'il n'a pas encore
été imprimé, ne soit mis sous presse, et bien moins encore
publié, avant d'avoir subi le jugement des professeurs payés
par nous pour renseignement de la jeunesse dans l'académie
(l'université) de Paris, de telle sorte que les ouvrages de
littérature profane soient approuvés par les professeurs de
belles-lettres, et les ouvrages religieux par ceux de théologie.
Avec ces précautions , la pureté de notre sainte religion sera
exempte de superstition et d'hérésie, l'innocence et l'intégrité
des mœurs seront préservées de la souillure et de la conta-
gion des vices.
a 2° Pour les ouvrages grecs qu'il publiera le premier,
notre imprimeur déposera un exemplaire de chaque première
édition dans notre bibliothèque, afin que, si quelque calamité
publique frappait sans pitié les lettres, la postérité trouve là
le moyen de réparer en partie la perte des livres.
<i 3° Les livres qui sortiront de ses presses porteront, dans
le titre, qu'il est notre imprimeur pour le grec, et spéciale-
ment chargé, sous nos auspices, de la typographie grecque,
afin que non-seulement notre siècle, mais aussi la postérité,
sache quel zèle et quelle bienveillance nous avons témoignés
pour les lettres, et qu'à notre exemple elle se montre favo-
rable au solide établissement des études et à leurs progrès.
a Au reste, comme ces fonctions sont, entre toutes, utiles
à l'État, et qu'elles réclament tous les soins de l'homme qui
voudra les exercer avec zèle, tellement que ses occupations ne
lui laisseront pas un moment qu'il puisse consacrer à des
travaux qui le conduiraient aux honneurs ou à l'aisance, nous
voulons, en conséquence, assurer de trois manières la po-
- 136 -
sition et l'existence de notre typographe Conrad Néobar.
« D'abord, nous lui accordons un traitement annuel de
cent écus d'or communément dits au soleil, pour l'encou-
rager dans l'exercice de ses fonctions et le rembourser en
partie de ses dépenses. Nous voulons, en outre, qu'il soit
exempt d'impôts et qu'il jouisse des autres privilèges que
nous et nos ancêtres avons accordés au clergé et à l'académie
de Paris ; de manière qu'il puisse trouver plus de profit dans
le commerce des livres, et se procurer plus facilement tous
les objets nécessaires à l'exercice de la typographie. Enfin,
nous faisons défense à tout imprimeur et à tout libraire d'im-
primer dans notre royaume, ou de mettre en vente, imprimés
à l'étranger, des livres, soit grecs, soit latins, et ce, pendant
l'espace de cinq ans, lorsque Conrad Néobar les aura im-
primés le premier, et de deux ans lorsque ce ne sera qu'une
réimpression notablement corrigée d'après d'anciens manu-
scrits, soit par lui-même, soit par d'autres.
« Quiconque contreviendra à cet édit sera passible d'une
amende envers notre trésor public, et remboursera entière-
ment à notre typographe les frais de ses impressions. Man-
dons, en outre, au prévôt de la ville de Paris ou à son lieute-
nant, et à tous autres qui possèdent actuellement ou possé-
deront à l'avenir des magistratures publiques, de faire jouir,
selon droit, notre typographe des immunités et privilèges à
lui accordés, et de punir sévèrement tous ceux qui le trou-
bleraient injustement ou lui apporteraient un empêchement
quelconque. Car nous voulons, en effet, le garantir efficace-
ment des injustes entreprises des méchants et de la malveil-
lance des envieux, afin que, dans une existence calme et
pleine de sécurité, il puisse se livrer avec ardeur à l'exercice
de ses fonctions.
- 137 --
« Afin que la postérité tienne les présentes pour valables,
nous avons jugé à propos de les confirmer en y apposant notre
signature et notre sceau. Adieu.
« Donné à Paris, le dix-septième jour de janvier, l'an de
grâce 1538, et de notre règne le vingt-cinquième. »
Nous ne connaissons pas d'acte qui fasse plus d'honneur à
l'imprimerie que cette déclaration. On y voit, exprim.é dans
un style éclatant, pompeux même, le zèle singulier dont Fran-
çois était animé pour le développement de l'instruction, le
progrès et la conservation des lettres tlans son royaume;
mais ce qu'on y admire surtout, c'est l'estime, l'affection
qu'il témoigne à l'homme chargé par lui de sa typographie
grecque, et le soin minutieux avec lequel il s'applique à lui
assurer une position et une existence honorables.
Par la fondation de cet établissement, François P^ rendit à
l'imprimerie un service immense et dont elle avait grand be-
soin; car, quoiqu'on pubhâtdéjà des livres latins d'une grande
perfection, il n'en était pas de même des livres grecs, qui,
faute de caractères, étaient ou incorrects, ou rares, ou res-
taient à l'état de manuscrits. La nouvelle création de Fran-
çois I" ayant donc pour effet la fabrication immédiate de
caractères grecs de différentes espèces, la recherche et l'ac-
quisition des manuscrits grecs et un encouragement officiel
cà leur publication, la France fut enfin à la veille de sortir de
l'état d'infériorité typographique où elle était demeurée jus-
qu'alors, en même temps qu'elle allait être affranchie du
tribut qu'elle payait sous ce rapport à l'étranger, d'où elle
tirait auparavant la plupart des éditions grec(iues.
La passion de François [«'^ pour les manuscrits grecs (i) ne
(I) « La passion de François I" pour les manuscrits grecs lui lit négliger
- 138 -
fut pas trop forte pour combattre avec avantage les préten-
tions du clergé qui voulait empêcher leur réimpression (1).
Il parvint à faire plier les résistances formidables qui s'étaient
soulevées contre ses plus libérales intentions, et qui, réfugiées
jusque dans la chaire, menaçaient de paralyser pour long-
temps peut-être cette importante branche du commerce de
l'imprimerie. Aussi, n'eùt-il que le mérite d'avoir été en
France le fondateur de la typographie grecque et le protecteur
de la littérature hellénique, ce mérite singulier , attesté par
des lettres patentes, 'qui sont un des monuments les plus glo-
rieux de son règne, suffirait pour justifier le titre de père
et protecteur des lettres que les contemporains lui décer-
nèrent.
Dans la crainte que des livres rares et précieux ne sortis-
sent de France et ne fussent perdus pour son royaume, il dé-
fendit, par sa déclaration du 8 décembre 1536, dont le but
était la restauration des belles-lettres, de vendre ni envoyer
en pays étranger aucuns livres ou cahiers, en telle langue
qu'ils soient j sans en avoir remis un exemplaire es mains de
son aumônier, l'abbé de Reclus, garde de la librairie au
les latins et même les ouvrages en langues vulgaires étrangères. On ne
distingue qu'une vingtaine des premiers qui lui ayent appartenu, et les
livres italiens qu'il eut ne méritent pas d'estre comptez. A l'égard des
livres françois qu'il fit mettre dans sa bibliothèque, on en peut faire cinq
classes différentes : ceux qui ont esté écrits avant son règne, ceux qui lui
ont estez dédiez ; les livres qui ont estez faits pour son usage ou ceux qui
lui ont estez donnez par les autheurs ; les livres de Louise de Savoye, sa
mère, et enfin ceux de Marguerite de Valois, sa sœur, ce qui ne fait qu'à
peu près soixante-dix volumes. » {Mémoires historiques sur la biblio-
thèque du roy, par l'abbé Jourdain.)
(1) Il interposa son autorité pour empêcher la Sorbonne de commencer
des poursuites contre les Colloques d'Erasme que les moines furieux ne
désignaient que sous le nom de Bestia erudita.
- 139 -
château de Blois, et de même pour les autres villes du
royaume.
C'est là l'origine du dépôt légal qui a lieu encore aujour*
d'huL au profit de la bibliothèque nationale.
Dans le courant de 1539, l'impulsion donnée à l'imprimerie
était si active que les ouvriers devinrent rares et essayèrent
d'élever d'injustes prétentions. Ils demandaient qu'on aug-
mentât leur salaire, qu'on ne reçût plus d'apprentis et que la
nourriture que les maîtres leur fournissaient encore à cette
époque (1) fût plus copieuse. L'autorité, toujours paternelle,
intervint et arrêta le désordre qui menaçait de troubler les
ateliers. Des lettres patentes, du 31 août 1539, fixèrent avec
une grande sagesse les droits et les devoirs des maîtres et des
ouvriers, afin, dit François P^, de conserver intact cet art et
science d'imprimer les bons livres et les bonnes lettres qui
ont toujours été de notre temps favorisés et maintenus.
A cette époque de grande faveur pour l'imprimerie, aucune
mesure qui la concernait, si peu importante qu'elle fût, n'é-
tait adoptée sans qu'au préalable les maîtres imprimeurs
eussent été consultés. Il s'agissait cette fois, comme tou-
jours, d'améliorer la condition des imprimeurs et de jeter un
nouveau lustre sur leur noble profession : leur supplique fut
donc prise en considération. Le préambule et la fin de l'édit
auquel elle donna lieu témoignent de l'intérêt extrême que le
roi portait à l'imprimerie, et les termes dans lesquels il est
conçu nous paraissent assez curieux pour mériter d'être rap-
portés ici textuellement.
« Receu avons l'humble supplication de noz bien amez les
maistres imprymeurs des livres de nostre bonne ville et cyté
(1) CeUe coutume ne fut abolie qu'en 1571, sous Charles IX.
- 140 -
de Paris, contenant que pour acquérir science à l'honneur et
louange de Dieu nostre créateur, manutention, soustenement
et dylatation de la saincte foy catolicque et saincte chrestienté
par l'universel monde, et décoration de nostre royaulme, icel-
luy art et science de ymprimer les bons livres et les bonnes
lettres ayent toujours de nostre temps esté favorisés et main-
tenus ; et mesmement en nostre bonne ville et cyté de Paris,
et jusques puis aucun temps en ça que les compaignons et
ouvriers dudict estât de imprimeurs besongnans soubz lesdicts
maistres, au moyen de certaine confrarie particuUiere qu'ilz
ont eslevé entre eulx, ont par monopolle et voye indirecte faict
délibération de ne besongner avec les apprentilz, qui pourrait
causer la perdition et discontinuation dudict estât, fontbanc-
quetz des deniers qu'ilz tirent des apprentilz, leur font faire
serment tel qu'il leur plaist. Et au moyen de ladicte confrarie,
assamblées et monopolle qui par cy devant estoit venu en aug-
mentation, tumbe et vient en discontinualion et destruyment,
et les livres incorrectz et mal imprimez ;
« Et à ceste cause lesdicts supplians, pour reprimer les-
dictes faultes, abbuz, monopolles, malles et pernicieuses ver-
sations, nous ont présentez certains articles dont la teneur
s'ensuict :
« Nous humblement requerans lesdicts supplians pour l'ob-
servation des choses susdictes, manutention et commodité
dudict estât, sur ce pourveoir de nostre grâce ;
« Pour ce est il que nous, ces choses considérées et que
pour le grant désir et affection que nous avons à la manuten-
tion et dilatation de la saincte foy catolicque et religion chres-
tienne par l'universel monde, nous avons de nostre tems pour-
chassé nostre royaulme estre mugny de gens de grant sçavoir
- 141 -
et expérience, à quoy ils ne pourroient pan^enir sans coppio-
sité des livres utiles et nécessaires, bonnes, sainctes et dévotes
lettres, pour à quoy parvenir avons naguères créé et ordonné
en nostre ville de Paris imprimeurs royaulx es langues lat-
tyne, grecque et ébraïque.
a Pour ces causes et autres à ce nous mouvans et après
que nous avons faict veoir, visiter et entendre lesdits articles
par aulcuns principaulx de nostre conseil avons dict, déclairé
et ordonné, voulions et nous plaist que lesdicts articles des-
sus déclarez soient tenuz, gardez et observez, et iceulz avons
concédez, louez, confermez, ratifiiez et approuvez, concédons,
louons, confermons, rattifions et approuvons de nostre certain
science, plaine puissance et auctorité royale par ces dicte ;
présentes, par lesquelles nous mandons aux prévost et bailly
de Paris, conservateurs des privilleges royaulx du dict lieu et
à tous noz autres justiciers ou à leurs lieutenans, que iceulx et
tout le contenu en ces dictes présentes ils entretiennent, gar-
dent et observent, facent entretenir, garder et observer et en-
registrer ad ce que aucun n'en puisse prétendre cause d'igno-
rance ; sans faire ne souffrir aucune chose estre faicte au con-
traire ; mais si aucune chose y estoit faicte, ilz la repparent et
facent repparer incontinent et sans délai et proceddent et fa-
cent procedder contre les infracteurs, se aucuns sont trouvez
après la publication ; tellement que ce soyt exemple à tous
autres ; car ainsi nous plaist il estre faict. En tesmoing de ce
nous avons faict mectre scel à ces dictes présentes. »
L'édit du 31 août 1539 (article 16) consacre la propriété des
marques ou armes des imprimeurs : « Ne pourront prendre
les maistres imprimeurs ou libraires les marques les ungs des
autres, ains chacun en aura une à part soy, différentes les
unes des autres, en manière que les acheteurs des livres puis-
— 142 -
sent facilement congnoistre en quelle officynne les livres au-
ront esté imprimez, et lesquelz livres se vendent ausdictes
officynnes et non ailleurs. »
Il veut aussi que les maîtres imprimeurs qui ne seraient pas
assez savants pour corriger les livres qu'ils impriment en la-
tin aient de bons correcteurs, lesquels soient eux-mêmes te-
nus de corriger soigneusement les livres, sous peine de dom-
mages-intérêts (article 17).
Signé à Villers-Cotterets, le 31 août 1539, dans la 25® année
du règne de François P', cet édit fut lu et publié au Châtelet,
le 13 septembre 1539, en l'auditoire civil, et le 14 novembre
de la même année, en la conservation des privilèges royaux
de l'université de Paris.
Le 24 juin 1539, François P^* nomma imprimeur royal, pour
les lettres hébraïques et latines, Robert Estienne. Il accordait
à cet homme illustre une estime toute particulière, et l'ho-
norait de fréquentes visites (1). Un jour, qu'il le trouva oc-
cupé à corriger une épreuve, il défendit qu'on le dérangeât,
et attendit, pour se présenter à lui, que la correction fût ache-
vée.
Après la mort de Néobar (1540), le titre d'imprimeur du
roi pour le grec fut conféré à Robert Estienne, et on lui con-
fia aussi les caractères appelés typi regii ou grecs du roi^
que Garamond avait gravés par l'ordre de François P'^.
(1) Sa sœur, Marguerite de Valois, reine de Navarre, allait aussi visiter
fimprimerie de Robert Estienne : un jour elle y improvisa les vers sui-
vants (21 mars 1566) :
Art singulier! D'ici aux derniers ans,
Représentez aux enfans de ma race
Que j'ay suivy des craignans Dieu la trace.
Afin qu'ils soient les mesmes pas suivans.
— Ii3 —
En 1543, ce prince dont on a dit « qu'il sçavoit et parloit
mieux qu'aucun homme qui fust vivant en son royaume (1), »
voulant honorer la langue française, fit choix d'un troisième
imprimeur royal, Denis Janot, pour exécuter avec soin les
œuvres de notre littérature (2). François I*^ avait surtout en
vue de faire prévaloir l'usage de la langue française sur celui
de la langue latine, qui était encore employée en France dans
la plupart des ouvrages d'esprit. Il était temps, selon lui, que
le français rompît ses lisières et ne demeurât pas l'étemel
(1) François I^r savait infiniment, sans avoir presque jamais étudié;
mais, hors le temps des affaires et de la chasse, à table, à son lever, à soo
coucher, quand la pluie le retenait, il entretenait maints savants.
(2) a François, par la grâce de Dieu, roy de France, à tous ceulx qui
ces présentes lettres verront, Salut.
« Sçavoir faisons que nous ayant esté bien et deuement advertis de la
grande dextérité et expérience que nostre cher et bien amé Denis Janot a
en l'art d'imprimerie, et es choses qui en dépendent, dont il a ordinaire-
ment fait grande profession et mesmement en la langue françoise, et con-
sidérant que nous avons ja retenu et fait deux noz imprimeurs, l'un en
langue grecque et l'autre en la latine (Néobar et Robert Estienne), ne
voulant moins faire d'honneur à la nostre qu'aux dictes deulx aultres lan-
gues, et en commettre l'impression à personnages qui s'en saichent ac-
quitter, ainsi que nous espérons que saura très bien faire ledict Janot;
icelluy pour ces causes et aultres à ce nous mouvans, avons retenu et
retenons par ces présentes nostre imprimeur en la dicte langue françoise,
pour doresnavant imprimer bien et deuement en bon caractère et le plus
correctement que faire se pourra, les livres qui sont et seront composez
et qu'il pourra recouvrer en la dicte langue, et aussi nous servir en cest
estât aux honneurs et aucloritez, privilèges, préesminences, franchises,
libériez et droits qui y peuvent appartenir tant qu'il nous plaira; et afiin de
luy donner meilleure volonté, moyen et occasion de s'y entretenir et sup-
porter les pintz et mises, peines, travaulx qui luy conviendra, et prendre
tant es impressions, corrections qu'aultres choses qui en dépendent, nous
avons voulu et ordonné, voulons et ordonnons et nous plaist et audict
Janot permis et octroyé par ces présentes qu'il puisse imprimer tous les
livres composez en la dicte langue françoise qu'il pourra recouvrer aprez
toustefois qu'ilz auront esté bien et deuement et suffisaramont veuz et
visitez et trouvez bons et non scandaleux. »
— 144 -
vassal du latin. Aussi avait-il rendu, dès 1539, cette fameuse
ordonnance de Villers-Cotterets qui substitue le français au
latin dans les plaidoiries, les arrêts et tous les actes publics.
A peine monté sur le trône, Henri II s'empresse (septembre
1547) de confirmer les ordonnances de François I", relatives
aux exemptions et privilèges des imprimeurs. Mais voulant
empêcher l'impression de livres contraires à la religion et aux
bonnes mœurs, il prescrivit en même temps que l'approbation
de la faculté de théologie serait exigée, et, quand elle serait
obtenue, imprimée au commencement de chaque nouveau li-
vre. Ce fut une des premières restrictions apportées à l'im-
pression des livres. Deux mois après , par déclaration du
11 décembre 1547, Henri II ajouta à cette obligation cette au-
tre « que le nom et surnom de celui quiVafait, soit exprimé
ou apposé au commencement du livre^ et aussi celui de l'im-
primeur, avec l'enseigne de son domicile. »
Ces mesures avaient plutôt pour but de garantir l'imprime-
rie contre ses propres excès que d'apporter des entraves à
l'exercice de cet art, auquel Henri II ne se montra jamais
hostile.
Par lettres patentes du mois de septembre 1547, ce prince
confirme les privilèges accordés à l'université, dès son origine,
relativement au parchemin, dont on faisait encore un fréquent
usage, même pour l'impression des livres. A la célèbre foire
du Lendit, aucune vente de parchemin ne pouvait avoir lieu
avant que les membres de l'université, maîtres, écoliers, écri-
vains, libraires, etc., eussent fait leurs achats.
Le 2 août 1548, le roi, par d'autres lettres patentes, défend
de vendre des parchemins ou des papiers qui n'auraient pas les
dimensions prescrites par les ordonnances. Les parcheminiers
et les papetiers étaient sgumis à la juridiction universitaire.
- 145 -
Enfin, par sa déclaration, datée d'Anet, le 17 mars 1552,
le roi décharge les papetiers de Troyes d'une taxe qui leur
avait été imposée pour la réparation des fortifications de la
ville, et veut que le papier, en vertu des privilèges de l'uni-
versité, soit exempt de tous péages et subsides, à cause de son
utilité en plusieurs et maintes manières, et entre autres à
imprimer les livres pour Venir etenement et accroissance des
bonnes estudes et sciences.
Le 16 février 1552, il créa la charge unique d'imprimeur
de la musique du roi, en faveur de l'un des premiers musi-*
ciens et compositeurs du temps, Robert Ballard, chef de cette
famille honorable d'imprimeurs qui s'est continuée jusqu'à nos
jours, et a fourni, par conséquent, une carrière de plus de
trois cents ans.
Le 11 février 1553, il accorde à Michel Vascosan un privi-
lège général de dix années, dont les termes montrent assez la
considération et l'estime qu'il avait non-seulement pour la
personne de l'imprimeur, mais en même temps pour les dé-
tails si multipliés que réclame cette belle profession, lors-
qu'elle est convenablement exercée. En voici un extrait :
« Nous, bien averti des grands labeurs, peines et travaux
que notre bien amé Michel Vascosan, imprimeur et libraire juré
en notre université de Paris, a pris depuis vingt-deux ans à im-
primer continuellement, en toutes langues et disciplines, tous
les meilleurs livres et les plus utiles, et que, de tout son pou-
voir, il a toujours aidé à fournir notre royaume de tous les
bons livres qui ont été imprimés et s'impriment tous les jours
dans les autres pays et nations étrangères; averti aussi de la
grande diligence, frais et dépens qu'il fait à recouvrer plu-
sieurs bons et anciens livres, et iceulx faire traduire dç lan-
gue en autre, et les illustrer de portraits et figures qu3nJ
TOVE K l.'î
-- 146 --
besoin le requiert, et aussi, qiiMl fait ordinairement conférer
avec plusieurs et divers exemplaires tant écrits à la main
qu'imprimés, par les hommes doctes de notre royaume, tous
les livres lesquels il prétend admettre en impression et lu-
mière, pour ces causes, etc. »
Le 23 septembre de la même année, il confirma l'exemption
des droits sur tous les livres écrits ou imprimés, et cela en
des termes on ne peut plus honorables pour l'imprimerie (1).
Enfin, en 1556, il rendit une ordonnance qui ne pouvait
que tourner encore à l'avantage des lettres. Il y était enjoint
aux libraires de fournir aux bibliothèques royales un exem-
plaire en vélin et relié de tous les livres qu'ils imprimeraient
par privilège. Ce nouveau tribut fut une source de nouvelles
richesses pour la bibliothèque du roi, et accrut considérable-
ment le nombre des livres imprimés, dont on avait jusqu'alors
trop négligé l'acquisition. Malheureusement, cette ordonnance
si sage et si juste, qu'on a été assez souvent obligé de renou-
veler dans la suite, avec quelques modifications, n'a pas tou-
jours été observée aussi exactement qu'elle méritait de l'être.
Cette utile précaution avait été imaginée par Raoul Spifame ,
(1) « Henri : nous detiment adverti du grand profit et émolumens qu'apporte
en nostre royaume et à nos sujets l'art de l'imprimerie qu'aussy, pour
le grand bien, commodité et profit que prennent de l'impression des livres
tous les gens de lettres et singulièrement les supposls et escholiers de nos
iiniversitez ; pour ces considérations et aussy pour le grand et louable
artifice qu'il y a au fait de l'imprimerie par laquelle est conservée et per-
pétuée la mémoire de toutes les choses , nos prédécesseurs désirans entre-
tenir, accroistre et augmenter l'art d'icelle imprimerie, pour le grand
fruit qu'elle apporte, l'auroient non seulement privilégiée, affranchie et
exemptée de tous tributs, péages, impositions et subsides, mais aussy les
tscrivains et imprimeurs, et toutes autres personnes nécessaires et requises
pour le dit art, composition et fait de la dite imprimerie, avons ordonné
les dits livres escrits ou imprimez estre et demeurer exempts des droits,
etc. »
- 147 -
(|ui en donna l'idée dans un ouvrage qu'il publia cette même
année, sous le titre de Dicœarchiœ Henrici Régis Christian
nissimi Progymnasmata (1). On prétend que la célèbre Diane
de Poitiers, qui aimait beaucoup les livres, sollicita vivement
la promulgation de l'ordonnance de Henri II.
Le second fils de Henri II, Charles IX, malgré des actes
d'une rigueur inouïe contre la presse, semble avoir eu parfoia
de bons mouvements en faveur de l'imprimerie (2).
Par lettres patentes du mois de mars 1560, enregistrées ea
parlement le 3 mai 1561, il confirme les imprimeurs et li-
braires dans toutes les grâces, faveurs, droits, privilèges^
libertés, franchises, exemptions à eux octroyés et concédés
par les rois ses prédécesseurs. Mais presque en même temps
on le voit rendre, contre les imprimeurs de placards et libelles,
plusieurs édits barbares. Nous les citerons plus loin, en par-
lant des persécutions que l'imprimerie eut à subir.
Ce prince, par son édit du mois de novembre 1564, avait
établi un impôt sur le papier. Le recteur de l'université et les
avocats des libraires, imprimeurs, écrivains et papetiers adres-
sèrent au parlement des réclamations motivées; et le roi, par
lettres patentes du 14 août 1565, défendit aux fermiers de le^
ver ledit impost, sous peiiiedu quadruple et d'emprisonnement.
En 1571, il s'empresse de faire droit à une requête da
(1) Histoire de V Jcadéjnie des Inscriptions et Belles-Lettres, t. XXIII,
page 276.
(2) Ce prince aimait les sciences et les lettres, et a composé des poé-
sies qui ne manquent pas de mérite. C'est lui qui écrivait à Ronsard :
L'art de faire des vers, dùt-on s'en indigner.
Doit être à plus haut prix que celui de régner.
Tous deux également nous portons des couronnes ;
Mais, roi, je la reçus ; poëte, tu la donnes.
- 148 -
Sugger, doyen de la faculté de droit, par laquelle celui-ci, au
nom de l'université, déclare qu'on doit s'opposer à une taxe
que le prévôt des marchands voulait imposer aux imprimeurs
et libraires, pour couvrir des dépenses de la ville.
Enlin, le 16 avril 1571, paraît son édit sur la réformation
des règlements de l'imprimerie, lequel, il est juste de le re-
connaître, contient des dispositions sages et même pater-
nelles. « Nos prédécesseurs roys, y est-il dit, entre tous les
arts qu'ils ont estimé dignes d'estre conservez, maintenus et
advancez, ont principalement eu en grande réputation et
estime l'art de l'imprimerie comme celuy qui cultive, polit,
entretient et eslève les bons esprits ; et pour la manutention
et conservation du dit art, fait plusieurs statuts et ordon-
nances : et mesmement feu nostre très honoré sieur et ayeul
es années mil cinq cens quarante un et quarante deux, ait
favorisé les imprimeurs et libraires, comme instruments né-
cessaires à la conservation des lettres et sciences, sans les-
quelles la société humaine ne peut estre entretenue. Outre
lesquelles considérations est ledit art recommandable pour la
commodité de deniers que l'imprimerie, vente et distribution
des livres, qui se fait principalement en nos villes de Paris et
Lyon, apporte et tire des pays étrangers. Or, combien que
chacun se doive estudier à la conservation dudit art, et d'oster
et réséquer tous obstacles qui luy peuvent nuire, etc. »
C'est aussi en 1571 que fut autorisée la première imprime-
rie particulière, celle du monastère de Saint-Denis.
Henri III, dans les premières années de son règne, envoya
Henri Estienne en Suisse, à la recherche des livres rares et
des manuscrits, et lui accorda une pension de 300 livres (1)
(1) « Monsieur de Sancy, j'ay accordé à Henry Estienne trois cents livres
~ 149 -
en considération des services qu'il avait rendus par l'impres-
sion de ses beaux ouvrages grecs et latins.
Il lui avait déjà accordé une gratification de 3,000 livres
I)Our son ouvrage de la Précellence du langage françoiSy ou-
vrage dont il l'avait lui-même encouragé à entreprendre la
publication (1). Il convient d'ajouter que, soit pension, soit
gratitication, Henri Estienne eut toujours une peine infinie à
se faire payer.
Enfin, dans la vue de soutenir l'honneur des savants fran-
çais contre les prétentions des savants étrangers, le roi l'en-
gagea à publier son grand ouvrage des Lettres Cicéro-
niennes.
Puis, par lettres patentes du 16 novembre 1581, enregis-
trées en parlement le 14 octobre 1583, il confirma et augmenta
les privilèges et immunités accordés par les rois ses prédé-
cesseurs aux imprimeurs et libraires (2) ; et, par d'autres
de pension à prendre par chacun an par les mains des trésoriers des ligues,
pour lui donner tant plus de moyens de s'entretenir, en considération des
services que luy et ses prédécesseurs m'ont cy-devant faits, comme j'espère
qu'il continuera à l'avenir, tant du côté de Suisse que ailleurs, selon que
les occasions s'en pourront offrir. Pour celte cause, je vous prie qu'au pro-
chain état que vous dresserez des pensionnaires des dites ligues vous y
employiez la dite pension et en faites payer iccluy Estienne comme les
autres pensionnaires des dits pays : et vous ferez chose qui me sera très
agréable en ce faisant ; priant Dieu, Monsieur de Sancy, qu'il vous ait ea
sa garde.
« Ecrit à Paris, le douzième jour d'aoust 1579.
« Signé Henry. »
(1) On a fait, en 18j1, une nouvelle édition de ce livre.
(2) « Nostre très-chère et bien amée fille première née l'université de
Paris, nous a très humblement fait remontrer que les roys de France, nos
prédécesseurs, pour la bonne affection qu'ils ont portée à nostre dite fille,
ils l'ont toujours nourrie, conservée et maintenue en singulière recom-
mandation, grâces et faveurs, et en ce faisant, donné, concédé, octroyé
-■ 150 -
lettres patentes du 16 novembre 158:2, il confirme les fran-
chises et l'exemption du papier de tout droit et impôt quel-
conque.
En 1583, le 15 juin, il dispense ses chers et bien amez im-
primeurs de la taxe imposée sur les arts mécaniques, attendu
que jamais l'imprimerie n'a pu être considérée comme un
métier mécanique^ mais qu'elle a été tenue en tel honneur et
réputation, que les personnages les plus distingués par leur
érudition ont bien voulu prendre la qualité d'imprimeur, et
que vouloir les assimiler aux artisans mécaniques serait
cliose contraire à l'honneur qui a été de tout temps attribué
aux supposts, officiers et serviteurs d'icelie, plusieurs beaux droits, privi-
lèges, libertés, franchises et exemptions (meus du mesme zèle que nos
prédécesseurs et par les mesmes considérations), nous les avons confir-
mez pour en jouir tout ainsi qu'ils avoient fait au précédent. Ce néanmoins
les libraires jurés de nostre bonne ville de Paris, supposts et officiers de
nostre dicte fille, faisant venir leurs marchandises des pays étrangers, ou
icelles envoyer hors nostre royaume, ils sont troublez et empeschez en la
jouissance de leurs dicts privilèges par nos fermiers de la douane, sur les
passages de Lyon, Troyes, Chalons, Rouen, Dieppe, Nantes et autres lieux,
les voulant astreindre à payer les droits et impositions qui se lèvent et
prennent sur les autres marchandises sujettes à iceux : en quoi les dits
iibraires recevroient un notable intérest, et demeureroient frustrez de la
grâce que nos dits prédécesseurs et nous avons accordée à nostre dite fille,
laquelle nous a, pour cet effet, très humblement supplié et requis de lui
octroyer nos lettres pour ce nécessaires. A ces causes, désirant conserver
nostre dite fille (l'université), officiers, supposts et serviteurs d'icelie en
leurs anciens privilèges et exemptions; de l'avis de nostre conseil qui a
veu les dits privilèges et exemptions, voulons, vous mandons, et à chacun
Je vous, si comme à lui appartiendra, commettons par ces présentes, que
les dits libraires vous faites, souffrez et laissez jouir et user pleinement
et paisiblement de tous et chacun de leurs privilèges à eux, par nos dits
prédécesseurs et nous, concédez et accordez, par le feu roy Louis en l'an
mil cinq cent treize, cy-altaebez, et desquels privilèges nous voulons et
entendons qu'ils jouissent et usent, nonobstant les troubles ou empesche-
ment qui pourroient en avoir esté fait cy-devant; faisons défenses bien
expresses de par nous aux fermiers de la dite douane, et de tous et cha-
- 151 -
à cet art, qu'il désire maintenir comme le premier et le plus
exquis de tous les autres (1).
Ce prince fit imprimer à ses dépens, en 1588, par Jamet
Métayer, qu'il honora du titre de son imprimeur, le grand
Bréviaire rouge et noir, in-fol. (Breviarium romanum), d'una
beauté parfaite, et qu'on appelle Bréviaire de Henri III.
Plus tard, k la requête de l'université, il exempte les impri-
meurs de payer des droits pour la confirmation de leur an-
cien privilège, à l'occasion du nouvel avènement à la cou-
ronne.
C'est dans la personne de Henri III que s'éteignit la branche
cuns nos ports, havres, passages et autres destroits, de ne troubler ni
empescher les dits libraires directement ou indirectement, en l'apport de
leurs marchandises des pays étrangers, ou transport d'icelles hors le dit
royaume, le tout conformément à leurs dits privilèges ; et où il y auroit été
fait, attenté ou innové aucunes choses au contraire, faites incontinent le
tout réparer et remettre au premier état et deu ; et, en tant que besoin est
et seroit, avons de nouveau déclaré et déclarons, par ces présentes, les
dites marchandises franches et quittes de toutes entrées, impositions,
péages, ponts, passages, travers, et généralement de tous autres subsides
mis, par nos prédécesseurs roys et nous, sur toutes marchandises en gé-
néral, déclarant n'avoir entendu et n'entendons les dits libraires tant jurés
que non jurés demeurant en nostre ville de Paris y être compris. « (Lettres
patentes du 16 novembre 1581 , registrées en parlement le 14 octobre
1583.)
(1) L'édit de la création des métiers étant publié, ceux qui avaient charge
de l'exécution dudit édit voulurent comprendre les imprimeurs entre les
artisans mécaniques, ce qui était contre l'honneur de tout temps attribué
à l'art de l'imprimerie : de quoi les imprimeurs et fondeurs de carac-
tères firent très-humbles remontrances au roi et à nosseigneurs de son
conseil : tellement que par arrêt dudit conseil, tenu à Paris le dernier jour
d'avril 1583, il fut ordonné que lesdits imprimeurs et fondeurs seraient
exceptés dudit édit de la création des métiers, pourvu qu'ils ne fassent
autre profession, ni aucun autre art mécanique • dont lettres patentes leur
furent expédiées du même jour et an, qui furent vérifiées au parlement le
15e jour de juin 1535^ et registrées au greffe du Châtclet de Paris le
IQe jour de septembre ensuivant. {Code de la librairie, 174i, p. 9,)
4es Valois, qui régnèrent à une époque d'agitations et de
guerres civiles, dont ils ne surent peut-être pas préserver la
France, mais qui, du moins, se montrèrent toujours les géné-
reux protecteurs des savants, des littérateurs et des artistes.
La cour des Valois avait jeté un grand éclat en Europe.
a C'est, dit M, Mignet (1), à cette école d'élégance et de
dépravation, d'où sortirent des rois si spirituels et si vicieux,
des princesses si aimables et si désordonnées, que se forma
Marie Stuart. Dans son enfance, elle n'en prit que le bien,
sans qu'elle pût s'empêcher toutefois d'en apercevoir le mal
et plus tard de l'imiter ; car ce qu'on voit influe à la longue
sur ce qu'on fait. Mais alors elle profita uniquement des
charmes et de l'instruction répandus dans cette cour agréable
et lettrée, où les filles des rois s'adonnaient à l'étude des
langues et au goût des arts, et où chaque prince eut son
poète : François I", Marot; Henri II, Saint-Gelais; Charles IX,
Ronsard ; Henri III, Desportes. Elle y était venue pendant que
se tentait la révolution littéraire qui, séparant notre poésie
des formes naïves qu'elle avait prises au moyen âge pour se
rapprocher des formes savantes de l'antiquité, lui faisait per-
dre son originalité sans lui donner de la grandeur, et 'ne
pouvait être qu'éphémère, quoique conseillée par Joachim du
Bellay, accomplie par Ronsard, favorisée par le chancelier de
l'Hôpital, admirée par Montaigne et applaudie par toute la
cour de Henri IL Ronsard qui avait habité trois ans l'Ecosse,
comme page de Jacques V, fut le maître de Marie Stuart en
poésie et devint son admirateur. »
La maison de Bourbon, qui succéda à celle des Valois, nç
fut pas moins zélée pour le progrès des lettres,
(I) Histoire de Marie Stuart.
- 153 -
Henri IV témoigna pour l'imprimerie la môme sollicitude que
son prédécesseur, par lettres patentes du 17 décembre 1594,
données à la suite d'un arrêt de son conseil d'État. On y lit ce
qui suit : « En conséquence des privilèges accordés aux li-
braires, imprimeurs, relieurs, comme faisant partie de l'uni-
versité, il est ordonné qu'ils demeureront déchargés des
sommes qu'on leur demande pour le droit de conlirmalion de
leurs privilèges ou autrement, à cause du nouvel avènement
du roi à la couronne, et seront rayés des rôles desdites confir-
mations, avec défenses h toutes personnes de les faire con-
traindre au payement de ces sommes. »
Des lettres patentes du 23 juin 1591, enregistrées au par-
lement le 17 août de la même année, avaient confirmé les pri-
vilèges de l'université de Paris et de ses suppôts, parmi les-
quels se trouvaient compris les imprimeurs et Mbraires. Le
20 février 1595, Henri IV signa de nouvelles lettres patentes,
qui furent vérifiées au parlement le 26 juin suivant; elles
portaient confirmation des privilèges des libraires, imprimeurs
et relieurs, et, en outre, exemption des subsides et imposi-
tions nouvellement établis en la ville de Paris et autres villes
du royaume (1). Sa déclaration du même jour et ses lettres
(1) « Nous, ayant égard auxdits privilèges et exemptions et aux grandes
et justes considérations qui ont meu nos prédécesseurs à leur accorder et
octroyer, avons ordonné et ordonnons que lesdits libraires et imprimeurs
de Paris seront, et les avons quittés, exemptés et déchargés, quittons et
exemptons du payement des subsides et impositions nouvellement établis
en notre dite ville de Paris et autres villes de notre royaume, pour toutes
sortes de livres et impressions, entrant et sortant es dites villes, sans
qu'ils soient contraints de payer aucune chose; et dans le cas où aucunes
sortes de livres et impressions auroicnt été saisies, leur en faites faire
pleine main levée et délivrance, etc. » Ensuite est l'ordonnance des com-
missaires députés par le roi, en date du l^r juillet 1595, qui a entériné
les lettres patentes.
- 154 -
patentes du 15 novembre suivant renouvellent les immunités
et franchises du papier. La même année, il fit transporter à
Paris la bibliothèque de Fontainebleau, donnant ainsi aux
gens de lettres la facilité d'en consulter les livres et d'y puiser
des matériaux dont la connaissance, à cause de l'éloignement,
leur avait été jusqu'alors interdite.
La correspondance de Henri IV avec Jean de Tournes,
imprimeur du roi à Lyon, témoigne de la bienveillance toute
particulière qu'il portait à la personne de l'imprimeur et à l'art
qu'il exerçait. Mais voici une autre preuve de l'intérêt que
prenait ce roi si populaire au progrès des lettres, en général,
dans son royaume. Les professeurs du collège royal, qu'on
appelait lecteurs du roi, ne touchant plus leurs traitements,
par suite de l'épuisement des finances, présentèrent à Henri IV
une requête à laquelle ce monarque s'empressa de faire droit,
en ajoutant ces belles paroles : « J'aime mieux qu'on diminue
a ma dépense et qu'on retranche de ma table pour en payer
« mes lecteurs. M. de Rosny les payera. » Or, M. de Rosny
était le surintendant des finances si connu depuis sous le nom
de duc de Sully. Ce grand ministre si économe d'ailleurs, mais
cette fois s'associant à la générosité de son maitre, dit aux
professeiu's : « Les autres vous ont donné du papier, du par-
chemin, de la cire; le roi vous a donné sa parole, et moi je
vous donnerai de l'argent. »
Louis Xïlf, par lettres patentes du mois de décembre 1610,
vérifiées en parlement le 9 avril 1611, confirma à son tour les
privilèges et exemptions accordés par ses prédécesseurs aux
imprimeurs et aux libraires comme membres de l'université (1).
(1) « Avons de notre certaine science, grâce spéciale, pleine puissance
et autorité royale, et par l'avis de notre très-honorée dame et mère régentç
^ 155 -^
Enfin parut le premier règlement général sur l'imprimerie
et la librairie, règlement qui fut vérifié en parlement le
9 juillet 1618.
L'article l^'^ en est ainsi conçu :
« Les libraires et imprimeurs seront toujours censés et
réputés du corps et des suppôts de notre fille aînée l'univer-
sité de Paris, du tout distingués et séparés des arts méca-
niques, et seront maintenus et gardés en la jouissance de tous
les droits, franchises et prérogatives à eux attribués par nous
et les rois, nos prédécesseurs. » Ce même acte (art. 12}
enjoint expressément aux. imprimeurs « d'imprimer les livres
en beaux caractères et bon papier, et bien corrects , avec
le nom du libraire et sa marque. »
Il réglemente ensuite tout ce qui concerne la vente des
livres et l'exercice de la profession d'imprimeur : l'appren-
tissage, le compagnonnage, les réceptions, les droits des
veuves et des enfants, les ventes de fonds, etc., etc.
Mais le point capital de ce règlement est l'organisation
d'une chambre syndicale pour la corporation des libraires et
imprimeurs.
« Tous les libraires et imprimeurs, dit l'article 17, s'as-
et de notre conseil, conOrnié, continué et approuvé, continuons, confir-
mons et approuvons, par ces présentes, à notre fille l'université de Paris,
recteurs, docteurs, principaux, régents, écoliers, libraires, messagers-
jurés, officiers et suppôts d"icelle, tous et chacun les privilèges et exemp-
tions des levées de deniers, entrées de ville et passages ci-dessus décla-
rés, soit en général ou en particulier, avec les autres droits et usages
accoutumés ; j'açoit que lesdits privilèges, franchises et libertés n'y soient
précisément exprimés, ainsi qu'il seroit requis de faire, lesquels nous y
tenons pour déclarés et exprimés par ces présentes, pour en jouir et user
entièrement, pleinement et paisiblement par notre dite fille, les suppôts,
libraires, messagers et officiers, dorénavant et à toujours, sans qu'il leur
soit fait aucun trouble ou empêchement. »
- 156 -
sembleront par chacun an, en la salle des Mathurins, au
bureau de la communauté, en la présence du lieutenant civil,
et du substitut du procureur général au Cliâtelet, le 8 de mai,
à deux heures de relevée, et non plus tard, afin de procéder
à l'élection d'un syndic et de quatre adjoints, où se fera l'élec-
tion par chacun an ; à sçavoir d'un libraire et d'un imprimeur,
à la décharge des deux précédents. Et seront tenus lesdits
syndic et adjoints prêter le serment à l'instant de leur récep-
tion, de bien et fidèlement se comporter en leur charge, de
quoi leur sera donné acte : et continueront ladite assemblée
d'année en année (1). »
Conformément aux anciens statuts par lesquels il était en-
joint aux libraires, comme il le fut plus tard aux imprimeurs,
d'avoir leur demeure dans le quartier de l'université, l'ar-
ticle 30 du règlement de 1618, approuvé par Louis XIII,
défend « à tous imprimeurs, libraires et relieurs de tenir et
avoir plus d'une boutique et imprimerie, laquelle ils tiendront
en l'université, au-dessus de Saint-Yves, ou au-dedans du
Palais, et non ailleurs, sinon ceux qui voudraient se res-
treindre à ne vendre que des usages (2). »
On n'avait pas encore fixé de limites plus étroites que
celles-là; aussi ne furent-elles pas rigoureusement gardées.
Louis XIII, d'un caractère triste et mélancolique et qui
ne parut point avoir un goût décidé pour les lettres, ne
négligea pas cependant les occasions de les soutenir. Il pro-
digua notamment des grâces particulières et des encourage-
ments aux imprimeurs.
(1) Le mardi, M juillet 1618, furent nommés: Nicolas du Fossé, im-
primeur-libraire, syndic ; Regnault Chaudière, Nicolas Buon, Pierre Le
Mur et Edme Martin, adjoints.
(2) On appelait ainsi les livres d'église,
- 157 -.
En 1619, sur la demande du clergé, qui voulait publier
une édition des pères grecs, il ordonne l'emploi d'une somme
de 3,000 livres prise sur ses deniers, pour racheter les ma-
trices des caractères qui avaient été engagés au gouvernement
de Genève par Paul Estienne, petit-fils de Robert Estienne,
et ces matrices furent rapportées en France.
En 1620, il crée deux imprimeurs ordinaires du roi^
chargés d'imprimer exclusivement les édits, ordonnances,
déclarations, etc., etc. Ils étaient commensaux de la maison
du roi au titre d'officiers, avec appointements de 300 livres.
Plus tard, dans le but de récompenser les imprimeurs qui
s'étaient conduits avec honneur et distinction, il institue
quatre autres charges d'imprimeur ordinaire du roi avec les
mêmes prérogatives.
Par ses ordres, Richelieu réunit une société de libraires
(1633) pour faire exécuter la belle édition de livres d'église,
en rouge et en noir, destinés aux offices divins, et qui furent
bientôt répandus dans toutes les parties du monde. D'autres
associations de libraires, telles que les compagnies de la
Grand' Navire (1), se formèrent aussi sous le règne de
Louis XIII, et publièrent de bonnes éditions d'auteurs grecs,
de pères de l'Église, etc.
En 1632, il fait acheter secrètement, au prix de 4,300 livres,
des caractères arabes, syriaques et persans provenant de la
succession de Savary de Brèves, et qui étaient convoités par
les protestants d'Angleterre et de Hollande, recommandant à
Antoine Vitré (2), son imprimeur en langues orientales,
(1) Les deux premières qui portèrent ce nom datent du règne de Henri IV
(1ÎJ86 et 1605).
(â) Imprimeur célèhre et connu par plusieurs éditions fort estimées en
TOME I. l't
- 158 -
fi d'avoir soin que des choses uniques , si belles et si admi-
« rables, ne fussent pas vendues à des étrangers qui les
« emporteroient hors de France, tant parce qu'ils en pour-
« roient faire beaucoup de mal à la religion qu'à cause de ce
« que c'est un des beaux ornements de son royaume. »
Il charge également Vitré de faire graver à ses frais des
pt)inçons arméniens et éthiopiens (1).
En 1631, il crée l'imprimerie de la Gazette de France^ dont
il donne la direction à Théophraste Renaudot, médecin (2).
En 1640, il fonde un atelier typographique, auquel il donne
le nom d' Imprimerie royale, et l'installe dans son palais du
leur temps, et surtout par la Bible polyglotte du président Le Jay, dont
les caractères orientaux furent fondus par Jacques de Sanlecque, Vitré
était marguillier de Saint-Sévcrin, et fit placer sur la porte du cimetière
de cette paroisse les deux vers suivants :
Tous ces morts ont vécu ; toi qui vis, tu mourras !
L'instant fatal approche, et tu n'y penses pas.
Le cimetière de cette paroisse, qui se trouvait circonscrit entre les ruesr
Saint-Jacques, de la Parcheminerie et des Prétres-Saint-Séverin, a acquis
dans l'histoire de Paris une certaine célébrité. Plusieurs hommes célèbres,
français ou étrangers, y avaient leur sépulture. On sait que c'est là qu'au
mois de janvier 1-47-4 eut lieu la première opération de la taille sur un
franc-arcîier condamné à mort. Cette opération, alors inconnue, réussit
parfaitement, et le patient fut en peu de temps guéri, et gracié ainsi qu'on
le lui avait promis. Sur la porte du cimetière, qui prenait jour par la rue
de la Parcheminerie, on lisait cette autre inscription singulière, placée
sans doute à l'époque du seizième siècle, alors que les antithèses et les
eux de mots étaient assez à la mode ;
Passant, ne penses-tu passer par ce passage
Où pensant j'ai passé ?
Si tu n'y penses pas, passant, tu n'es pas sage,
Car, en n'y pensant pas, tu te verras passé.
(1) Des difficultés survenues dans le payement du mandat que Louis XIII
avait fait expédier pour cet objet empêchèrent l'exéclution de cette mesure.
(2) Charte du 11 octobre 1631. — Le lerjanvief 1779 l'impression de
la Gazette fut confiée à l'imprimerie royale.
- 159 -
Louvre. Il y réunit successivement les caractères grecs que
François I«' avait fait graver, ainsi que les caractères arabes,
turcs et persans, dont Savary de Brèves avait surveillé la gra-
vure et l'exécution pendant son ambassade à Constantinople,
de 1589 à 1611. Une fonderie attachée à l'imprimerie royale
multiplia tous ces caractères, qui dès lors furent employés dans
l'établissement concurremment avec les caractères français (1).
Le règne de Louis XIII fut une phase brillante dans l'his-
toire de l'imprimerie; à aucune autre époque on n'eut pour
elle plus d'égards et de considération. En 1634, l'académie
française, qui venait d'être fondée par Richelieu , tenait ses
séances chez son imprimeur-libraire, Jean Camusat, qui,. à la
vérité, était un des hommes les plus distingués de son temps.
Elle le chargea à plusieurs reprises de faire en son nom des
compliments ou des remercîments, et il s'acquitta toujours de
ces missions délicates avec autant d'esprit que de tact. « C'est
h seul libraire sans doute, dit M. Villenave (2), par l'or-
gane duquel un corps littéraire ait cru pouvoir s'exprimer
dignement lorsqu'il ne le faisait pas lui-même. »
A la mort de Camusat, en 1639, l'académie prit une décision
pour lui faire un service funèbre et elle y assista en corps.
Elle eut même le courage de conserver à sa veuve la charge et
le titre d'imprimeur-libraire de l'académie, malgré l'opposition
du cardinal de Richelieu , qui voulait en investir Cramoisy.
Le goût de l'étude, le besoin de s'instruire et d'apprendre
marquèrent la tin du siècle de Louis XIll. On commençait à
s'éloigner des classiques anciens et à leur préférer les ouvrages
(1) L'histoire de cette imprimerie fera l'objet, plus loin, d'un chapitre
particulier.
(2) Biographie universelle, tome IV.
- 160-
modernes et nationaux ; chacun voulait avant tout connaître
sa langue maternelle. Le succès immense des pièces de Cor-
neille, plusieurs ouvrages remarquables tels que le roman de
d'Urfé, les lettres de Balzac, la fondation de l'académie fran-
çaise, avaient développé dans la haute société de Paris et
jusque chez les femmes un goût prononcé d'études littéraires,
de bel esprit si l'on veut, qui ne saurait être méconnu, et qui
préparait en quelque sorte le siècle de Louis XIV.
Le commencement du règne de Louis XIV, qui devait être
aussi celui des lettres, fut signalé par un acte que les impri-
meurs regardèrent comme d'un heureux augure. Le 18 juillet
1648, le jeune roi imprima de sa main plusieurs exemplaires
de la première feuille des Mémoires de Philippe de Commines.
Ce fait est consigné dans le passage suivant de la dédicace
au roi, placée en tête de cette nouvelle édition : « Que ne
« devons -nous point espérer de Vostre Majesté qui a faict
« renaistre ce mesme autheur dans son imprimerie royale du
« Louvre (cstablie avec tant de soin et d'ornement en 1640,
« par le feu Roy, Louis le Juste, vostre père, de glorieuse
« mémoire) et qui a tiré elle-mesme, par divertissement, la
« première fueille de cette impression? » Et en addition :
« Un samedy, 18 juillet 1648, le Roy, honorant de sa présence
« l'imprimerie du Louvre, se trouva fortuitement lorsque
« l'on commençoit à tirer la première fueille de cette his-
« toire qu'il vit et mania avec plaisir, ce qui fut pris à bon
« augure de l'estime qu'il feroit de cet ouvrage. »
Peu de temps après, Louis XIV donna une nouvelle preuve
de l'estime qu'il fliisait de l'art de l'imprimerie et de la per-
sonne (le ceux qui l'exerçaient. En 1651, il accorda à Pierre
Rocolet, son imprimeur, qui, en qualité de capitaine des
gardes bourgeoises de son quartier, avait montré un grand
dévouement à la cause royale pendant les troubles de la Fronde,
a une chaîne d'or avec la médaille de sa figure et portrait. »
Voici en quels termes était conçu le brevet :
« Le roi étant à Paris, voulant témoigner à Pierre Rocolet,
son libraire et imprimeur ordinaire, la satisfaction qu'il a de
ses bons, fidèles et agréables services et lui départir quel-
ques marques d'honneur et de sa bienveillance pour l'obliger
de continuer. Sa Majesté lui a fait don et présent d'une
chame d'or, avec la médaille de sa figure et portrait, afin
que la portant et conservant, ses enfants soient conviés à
l'imiter en l'affection et service de sa dite Majesté, et les
autres excités à se rendre dignes de ses autres gratifications.
Et à ce que sa postérité en soit bien informée et que la
mémoire leur en demeure, sa dite Majesté m'a commandé de
lui en expédier le présent brevet qu'elle a voulu signer de sa
main et contresigné par moi, conseiller et secrétaire d'état,
le 2> septembre 1651. Signé Louis. »
En 1649, voulant remettre le plus beau et le plus utile
de tous les arts en son lustre, il ordonne, par un nouveau
règlement qui fut vérifié en parlement le 7 septembre 1650,
la stricte exécution des ordonnances antérieures sur l'impri-
merie, afin qu'on ne reçoive plus de personnes incapables
d'exercer cette profession (1) et que l'on cesse d'imprimer
sur de mauvais papier et avec une incorrection qui est une
honte pour son règne (2). Ce règlement renouvelle tous les
(I) Il paraît que ces règlements n'étaient pas toujours bien observés ;
cap, en 1667, il y avait 8G imprimeurs à Paris, et un arrêt du conseil du
17 février 1667 en supprima 13, sur ce que, dans ce nombre, une partie
étaient incapables de leur profession et dans une grande nécessité.
(i2) « Enjoignons très-expressément aux syndic et adjoints d'avoir l'œil
que les livres qui seront sous les presses soient sur de beau et bon papier,
et bons caractères qui ne soient pas usés. (Article 21 du règlement de 1649.)
- 162 -
privilèges et exemptions dont jouissaient déjà les imprimeurs
et libraires (1). Il donne aussi plus d'étendue que celui de
1618 à la circonscription assignée aux imprimeurs et aux
libraires pour y exercer leur profession.
Le 20 mars 1653, eut lieu le premier enregistrement de
privilège à la cbambre syndicale.
Colbert, qui méditait alors de grandes choses pour l'avan-
cement des lettres, et dont la passion pour les livres était
extraordinaire, donnait des ordres d'achats pour la biblio-
thèque du roi, non-seulement en France et dans les pays
voisins, mais encore dans le Levant, où IViM. de Monceaux,
et Laisné, qui y voyageaient, firent des acquisitions consi-
dérables. Les ministres de France près des cours étrangères
étaient chargés d'acheter, pour le roi, tous les livres rares et
précieux qu'ils pourraient trouver, et chaque année on rece-
vait d'Angleterre, de Hollande, d'Allemagne, d'Italie, etc.,
les diftèrents ouvrages qui s'imprimaient dans ces pays, et
on envoyait souvent, surtout d'Italie, des copies des manus-
crits les plus précieux. On doit comprendre que ce vigilant
ministre ne se bornait pas à faire chercher à l'étranger ce ([u'il
y avait de plus rare, et qu'il n'avait garde de négliger les
richesses littéraires que devait fournir l'intérieur du royaume.
Il fit tirer des copies authentiques des titres et des autres
(I) « Les marchands libraires et imprimeurs et relieurs seront tou-
jours censés du corps de notre bien amée fille aînée l'université de Paris,
du tout distingués et séparés des arts mécaniques et autres corps de mé-
tiers ou marchandises, et comme tels conservés en la jouissance de tous les
droits, privilèges, franchises, libertés et prérogatives attribués à ladite
université et à eux par les rois nos prédécesseurs et par nous. » (Règle-
ment de 1649, article le^) Ces privilèges et exemptions furent confirmés'
et étendus par les édits du mois de septembre 16'>1, du mois d'août 1686,
et par la déclaration du il septembre 1703, enregistrée en parlement le
6 octobre suivant.
- 163 -
monuments historiques conservés dans les archives des pro-
vinces. L'imprimerie de Paris eut une grande part dans cette
abondante récolte de manuscrits. Les presses se ressentirent
de l'activité littéraire que Colbert avait fait naître et savait
si bien entretenir. Les nombreuses et riches éditions publiées
à cette époque sont la preuve des avantages qu'y trouvèrent
les imprimeurs et de la prospérité de leurs maisons.
L'année 1670 vit s'établir une impression d'un autre genre,
mais bien capable d'éterniser la magnificence de Louis XIV.
On commença alors à graver, avec une dépense vraunent
royale^ ces belles planches dont les estampes ont été pen-.
dant longtemps destinées à être offertes en présent aux mi-
nistres étrangers et aux personnes de distinction que le roi
voulait récompenser.
En 1671, dans la pensée de soutenir la gloire de l'impri-
merie française et d'entretenir l'émulation parmi les impri-
meurs, Louis XIV institue des imprimeurs royaux par lettres
patentes qui prouvent tout l'intérêt qu'il porte à la réputation
4e la typographie en France (1). Par d'autres lettres patentes
(1) « Louis, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre, à tous
ceux qui ces présentes lettres verront, salut :
« Sçavoir faisons que pour le bon et louable rapport qui nous a été fait
de la personne de Gislain Lebel, et pour la jileiue confiance, loyauté, suffi-
sance et expérience que s'est acquise en l'art d'imprimerie et librairie,
dont il a fait apprentissage quatre ans entiers et xîonsécutifs en notre ville
de Paris, chez François Muguet, notre imprimeur ordinaire, avant lequel
temps /■/ auroit fait toutes ses humanités at son cours de philosophie,
lesquelles raisons auroient obligé les premier et échevins de notre ville
d'Amiens, de lui accorder la permission d'y exercer l'art d'imprimerie et
d'y tenir boutique de librairie, son établissement étant même avantageux
à notre ville d'Amiens, comme le témoingne le sieur Lucas de Demain ,
notre conseiller et subdélégué à l'intendance de notre province de Picar-
die, etc. ;
« Pour ces causes, et sur l'espérance que nous avons que ledit Lebel
- 1(34 -
du :28 avril 1673, il confirme les droits de l'université sur
le parchemin, qu'on employait encore souvent pour la tran-
scription des manuscrits; mais l'usage de plus en plus fré-
(|ucnt du papier fit tomber en désuétude les privilèges uni-
versitaires.
L'édit du mois d'août 1686, malgré quelques restrictions
sévères, peut être regardé comme un acte favorable k l'im-
primerie : il détermine le matériel minimum dont doit se
composer une imprimerie (1); fait nouvelles défenses aux
particuliers d'imprimer et de vendre des livres (2); rappelle
l'obligation imposée aux libraires et imprimeurs d'imprimer
saura bien et dilligemment s'acquiUer de ce qui lui sera commis et ordonné
pour notre service, nous lui avons donné et octroyé, donnons et octroyons
par ces présentes, signées de notre main, la charge de notre imprimeur
et libraire ordinaire en notre dite ville d'Amiens, pour en jouir et user
par ledit Lebcl en notre dite ville, aux honneurs, autorité, prérogatives,
prééminences, privilèges, franchises, libertés et droits accoutumés appar-
tenant à ladite charge, selon et ainsi qu'en jouissent nos autres impri-
meurs de notre royaume tant qu'il nous plaira,
'< Donné à Saint-Germainen-Laye , le sixième jour de mars, l'an de
grâce mil six cent soixante onze, de notre règne le vingt-huitième.
« Ainsi signé : Louis. »
(1) Aucun imprimeur ne pourra exercer l'imprimerie qu'il n'ait dewx
presses à lui appartenantes, et qu'elles ne soient fournies de bonnes
fontes, sans que plusieurs imprimeurs se puissent associer en une même
imprimerie. » (Edit d'août 168G, article '•2.)
(2) « Les seuls imprimeurs auront des presses et caractères servant à
imprimer. Défendons à toutes autres personnes d'en avoir ou tenir en
quelque lieu que ce soit, sous quelque prétexte que ce puisse être, à peine
de punition exemplaire, de confiscation des presses et caractères, et de
trois mille livres d'amende. Défendons pareillement à toutes personnes
autres qu'aux imprimeurs et libraires, de vendre et débiter aucuns livres,
et de les faire afficher pour les vendre en leurs noms, soit qu'elles s'en
disent les auteurs ou autrement, à peine de cinq cents livres d'amende
contre les contrevenants, et de confiscation desdits livres. » (Edit du mois
d'août 168(), article 6.)
- 165 -
et faire imprimer les livres en beaux caractères, sur de bon
papier et bien corrects (1) ; remet en vigueur toutes les dispo-
sitions des règlements antérieurs, relatives à la profession
d'imprimeur ou de libraire, quoiqu'il n'y soit plus question
de libraires jurés ; fixe à trente-six le nombre des impri-
meurs de Paris (2), et décide que les libraires qui ne sont
pas imprimeurs ne pourront en faire profession, ni même se
présenter pour remplir les places qui deviendraient vacantes.
Cette dernière disposition donna lieu à de grands débats et
à des réclamations pressantes de la part des libraires , qui
se trouvaient humiliés par cette exclusion. Ils présentèrent
de nombreux mémoires, auxquels il fut répliqué par les
imprimeurs. Cette longue querelle ne se termina qu'à la pu-
blication du règlement général de 1723.
(1) « Tous les libraires et imprimeurs imprimeront et feront impri-
mer les livres en beaux caractères, sur de bon papier et bien corrects, avec
le nom et la marque de l'imprimeur qui en aura fait l'impression; et, lors-
que lesdits livres seront imprimés aux dépens des libraires et pour leur
compte, l'imprimeur qui en fera l'impression sera tenu de mettre son
nom à la fin des dits livres, outre le nom et la marque du libraire qui
aura été mise sur la première page des dits livres ; le tout à peine de con-
fiscation et d'amende, et de plus grande peine, s'il y échet. » (Edit du
mois d'août 1686, article 3.)
(2) « A l'égard des imprimeurs, il n'en sera reçu aucun jusqu'à ce qu'ils
soient réduits au nombre de trente-six ; et, après ladite réduction, il sera
reçu autant de maîtres qu'il en manquera pour faire ledit nombre de
trente-six seulement. Ceux des libraires qui ne seront actuellement impri-
meurs ne pourront ci-après en faire profession, tenir aucune imprimerie,
ni même se présenter pour remplir les places d'imprimeurs qui seront
vacantes, lesquelles seront remplies par les fils des imprimeurs, s'ils se
trouvent avoir les qualités requises, ou par ceux qui auront fait appren-
tissage chez les maîtres imprimeurs, conformément aux articles précé-
dents. » (Edit du mois d'août 1686, article 4.) On toléra cependant les
imprimeurs qui se trouvaient établis à cette époque; et, en 1697, il y en
avait encore cinquante-sept à Paris.
^ 166 —
Un édit du mois d'août 1686 oblige les imprimeurs, con-
formément aux anciennes ordonnances, de n'avoir boutique
ou magasin que dans le quartier de l'université.
Un autre édit, du mois de septembre de la même année,
réunit les relieurs et doreurs en une communauté particulière,
distincte et séparée de celle des libraires et imprimeurs, à
laquelle ils appartenaient auparavant.
L'université réclama contre ces innovations; mais les
dispositions nouvelles prévalurent, et dès lors la juridiction
universitaire sur la librairie, l'imprimerie et les autres pro^
fessions qui s'y rattacbent, fut plus honorifique que réelle.
La révocation de l'édit de Nantes (1685) avait causé un
immense préjudice à l'industrie manufacturière, exercée en
France par un grand nombre de protestants qui allèrent s'éta-
blir dans les pays étrangers, surtout en Prusse et en Angle-
terre, où ils furent accueillis avec empressement. Les Anglais
leur durent le perfectionnement de la papeterie; car, avant
cette époque, les manufactures du comté de Kent et celle de
Dartford ne fournissaient qu'un papier bis et grossier. Ce
furent les ouvriers français de l'Auvergne et de l'Angoumois
qui fondèrent à Londres les premières ftibriques de papier
blanc et fin. Louis XIV, voulant réparer les funestes effets de
son édit, chargea ses agents en Angleterre de distribuer de
fortes sommes d'argent aux ouvriers pour les engager à
revenir en France. Ils y rentrèrent; mais l'industrie qu'ils
avaient apportée dans la Grande-Bretagne y resta, y pro-
gressa, et les Anglais cessèrent de tirer la plupart de leurs
papiers des autres pays, comme ils le faisaient auparavant.
En 1692, le roi prescrit l'exécution d'une collection ayant
pour titre Description et perfection des arts et métiers, dont
le premier volume est consacré à l'art de construire les carac'
I
- 167 -
tères, de graver les poinçons de lettres, de fondre les lettres,
d'imprimer les lettres et de relier les livres (1).
Dans la même année, il ordonne qu'une typographie spé-
ciale sera gravée pour le service de son imprimerie, et une
commission de l'académie des sciences est désignée pour
décider la forme qu'il conviendra de donner à ces nouveaux
types, dont la gravure est confiée à Philippe Grandjean.
Le premier ouvrage où l'on commença d'en employer est
intitulé : Médailles sur les principaux événements du règne
de Louis le Grand, avec des explications historiques (par
Charpentier, Tallemant, Racine, Boileau, etc.), 1"02, grand
in-folio.
Les presses du Louvre, par les ordres du roi, sont consacrées
pendant soixante années à élever un magnifique monument
typographique ; nous voulons parler de la Collection bysantine,
grand in-folio, grec et latin, avec notes et additions. Trente-
cinq volumes paraissent successivement de 4646 à 1711.
(1) a Nous sommes heureusement parvenus, est-il dit dans la préface de
ce volume, au point de fixer les caractères à une perfection jusqu'à pré-
sent inconnue, par des règles que nous avons établies de leurs grandeurs,
de leurs contours, de leurs pleins, de leurs déliés, de leurs empatemens,
de leurs espaces ; et les soins opiniâtres de corrections de plusieurs an-
nées de suite que nous nous sommes donnés pour en faire prendre l'es-
prit et le goiit à l'ouvrier.
« Cet ouvrage, que d'autres de ce genre doivent bientôt suivre, est à
présent entre les mains du public, et soumis à sa censure, par l'honneur
que le roi lui a voulu faire de s'en servir à son histoire médaliciue : ce livre,
dont chaque page contient un miracle de vertu, exprimé par l'éloquence
même , et figuré par des chefs-d'œuvre de gravure, d'ordonnance et de
composition : ouvrage digne de la grandeur des actions du héros qu'il
nous expose, du zèle de ceux qui en ont formé l'idée et ordonné de sa
conduite, et qui nous sert d'une auguste et authentique preuve de l'avan-
tage qu'on doit attendre de notre glorieux mais pénible travail de la des-
cription et perfection des arts et métiers. »
-- 168 -
C'est aussi à l'imprimerie du Louvre que s'impriment l'Hié-
toire et les Mémoires de l'académie des inscriptions, de
l'académie des sciences, le Gallia christiana et beaucoup
d'autres ouvrages importants qui obtiennent cette faveur.
Convaincu que l'art de l'imprimerie devait répandre un
grand éclat sur son règne, Louis XIV ordonne qu'une nou-
velle et immense entreprise soit confiée aux imprimeurs
particuliers de Paris, qui manquaient en ce moment de tra-
vaux : cette entreprise est la Collection des auteurs latins
ad usum Delphini (1). Il en confie l'exécution principale à
Frédéric Léonard, son imprimeur ordinaire, et charge le duc
de Montausier de la direction. Léonard reçoit, à cet effet, des
lettres de privilège pour vingt ans, et un grand nombre
d'autres imprimeurs partagent avec lui l'exécution de ce
magnifique travail, pour lequel le roi leur distribue des mar-
ques de sa munificence.
Un arrêt du conseil, du 21 juillet 1704, fixe le nombre des
(1) « Ne voulant rien oublier de tout ce qui peut contribuer à la bonne
éducation de notre très-cher et très-amé fils le Dauphin, et considérant
que son avancement dans l'étude des bonnes lettres en fait une partie,
nous avons jugé que rien ne lui seroit plus utile pour cela que de lui faci-
liter la lecture et l'intelligence des anciens auteurs de la langue latine,
par des moyens plus prompts et plus commodes que ceux dont on s'est
servi jusques ici ; et nous nous sommes d'autant plus porté à l'exécution
de ce dessein, que nous avons compris en même temps que le public en
recevroit beaucoup d'avantages. Ainsi nous avons jeté les yeux sur
plusieurs personnes savantes, tant de notre royaume que des pays
étrangers, pour travailler sur ces anciens auteurs de la langue latine, y
faisant des notes et des explications qui pussent en donner l'intelligence
sans avoir besoin d'autres commentaires ; et dans la distribution qui a été
faite de ce travail, nous avons chargé le sieur Cailly, professeur royal
d'éloquence et de philosophie, et principal du collège des arts en l'uni-
versité de Gaen, des œuvres de Boece touchant la consolation de la phi"
losophie, dont il s'est acquitté à notre satisfaction, etc. »
- 169 -
imprimeurs et libraires dans toutes les villes du royaume ; et
par la déclaration du 23 octobre 1713 il est enjoint auK
maîtres imprimeurs d'avoir au moins quatre presses et huit
sortes (1) de caractères romains avec leurs italiques, à peine
d'être déchus pour toujours de la maîtrise.
Pendant ce règne, si long et si brillant, une immense
activité se fait remarquer, non-seulement dans les impri-
meries françaises, mais encore à l'étranger, où l'on contre-
faisait presque tous nos livres, et où d'illustres protestants
réfugiés, Basnage, Bayle, Saurin et beaucoup d'autres avaient
porté notre langue et notre littérature. Cette activité était due
à la multitude de savants et de littérateurs dont les beaux ou-
vrages donnèrent un si éclatant relief au siècle de Louis XIV,
et qui ne furent aussi nombreux à aucune autre époque de
notre histoire.
L'antiquité sacrée et profane est scrutée par Achéry, Ba-
luze, auteur de sept volumes d'anciens monuments, Mabillon,
Montfaucon. On a dit de Mabillon, en empruntant les paroles
que Cicéron appliquait à un fécond écrivain, qu'on aurait pu
brûler son corps sur un bûcher formé de ses seuls écrits.
L'astronomie, la physique, avaient pour interprètes Cassini,
Rohault.
Les mathématiques, Bouillaud, Lahire, Lami, Lhôpital,
Maignan, Malezieu, Ozanam, Pardies, Parent, Reinau, Sau-
veur.
La médecine, la chirurgie, la chimie, la botanique, Charras,
Ilecquet, Helvétius, Lemery, Méry, l\atin, Tournefort. — La
Quintinie publie de nombreux ouvrages sur l'agriculture.
Le droit et la jurisprudence étaient représentés par d'Agues-
(1) I/arrét du conseil du r»l mar? 17.'9 en exige neuf.
TOME I. iÔ
- 170 -
^eaii, le plus savant et le plus éloquent des magistrats de
France, Barbeyrac, Domat, Doujat, Ferrières, Launay, Lau-
ricrc, Patru.
La philosophie, sous différents points de vue, par Bayle,
Beausobre, Bernier, Descartes, Duhamel, Gassendi, Maie-
branche, Pascal, Bégis.
La théologie catholique, par Alexandre, Ant. Arnauld,
Boursier, Duguet, Hermant, Lebrun, Thomassin, Thiers,
Thoynard; la théologie protestante, par Abbadie, Claude,
Ferry, Jacquelot, Jurieu.
L'éloquence de la chaire, par Bossuet, à la fois orateur,
historien et controversiste, Bourdaloue, Fléchier, Mascaron,
Massillon, Senault, Villiers, et par le ministre Saurin.
Les études et l'éducation ont pour guides Buffier, Dumar-
sais, Jouvency, Lancelot, Bollin.
La géographie est enseignée par Baudran, Delisle, Lon-
guerue, Sanson, appelé le père de la géographie.
Les voyages sont racontés par Chardin, Choisy, Vail-
lant.
La poésie est cultivée par Benserade, Adam Billaut, le me-
nuisier de Nevers, Boileau^ Brébeuf, Chapelle, Chaulieu,
Desbarreaux, Cacon, Genest, Gombauld, Grécourt, Hesnault,
La Fare, La Fontaine, Lainez, Lamonnoie, Lemoyne, Malle-
ville, Maynard, le duc de Nevers, Pavillon, Bacan, J.-B.
Rousseau, Saint-Aulaire, Sanlecque, Sarrasin, Scaron, Scu-
déry, Sograis, Senneeé, Voiture. — Commire, Ducerceau,
Bapin, Santeul, cultivaient avec succès la poésie latine.
Le théâtre présente en première ligne, Molière, Pierre et
Thomas Corneille, Bacine, précédés ou suivis dans la même
carrière par Baron, Boindin, Boisrobert, Boursault, Bruéis,
Campistron, Crébillon, Danchet, Dancourt, Destouches, Dn-
-- 171 -
elle, Dufresny, Lachapelle, Lagrange, Lafosse, Lamotte-Hou-
dard, Mairei, Montfleury, Quinault, Rotrou, Tristan, etc.
Le vaste champ de l'histoire est exploré par Dom Calmet,
Catrou, jésuite, qui publie à lui seul vingt volumes sur l'his-
toire romaine; Choisy, Cordemoy, Cousin, Daniel, Ducange,
]iistorien et glossateur, Félibien, Fleury, Labbe, auteur de
soixante-seize ouvrages, Legendre, Lenain de Tillemont,
Maimbourg, MarsoUier, Mézeray, Péréfixe, Rapin-Thoyras,
Saint-Réal, Sauvai, Henri et Adrien de Valois, Varillas,
Vertot. — Amelot de laHoussaie,Duguay-Trouin, Feuquières,
Gourville, Laporte, le cardinal de Retz, publient ou laissent
des mé^noires sur les événements du grand règne. — Bo-
chard, Herbelot, Morin, Petis de la Croix, Renaudot, s'appli-
quent à l'histoire orientale.
Les romans sont mis en vogue par Gomberville, La Cal-
prenède, Scudéry, Lesage.
La littérature, dans ses diverses branches, ne compte pas
un moindre nombre d'auteurs, parmi lesquels nous citerons
Baillet, Balzac, Bouhours, Bouliier, Bussy-Rabutin, Fénelon,
Fontenelle, Galland, Godeau, Huet, La Bruyère, Lamothe-
Levayer, La Rochefoucauld, Larue, Lebossu, Ménage, Mon-
treuil, Perrault, Saint-Évremond, Vaugelas, Voiture.
Ou ne se borne point aux ouvrages originaux : on fait de
nombreuses traductions des livres anciens. Il faut citer parmi
les principaux traducteurs : Brumoy, Duryer, Dacier, Gédoyn,
Longepierre, de Marolles, de Martignac, Mongault, Perrault-
d'Ablancourt, Polignac, Saci, Tallemant, Tarteron, Terrasson,
Tourreil.
Denis de Sallo fonde le Journal des Savants^ qui donne le
signal aux publications périodiques de ce genre, telles que la
Bibliothèque universelle de Leclerc, les Nouvelles de la Ré-
publique des Lettres, rédigées par Bayle, etc. — On publie de
nombreux dictionnaires, entre autres ceux de Danet, de Ri-
chelet, de Furelière ou de Trévoux, et l'académie française
donne la première édition du sien.
Et comme si tout devait être étonnant dans ce siècle, les
femmes elles-mêmes sont mêlées à ce mouvement littéraire, et
publient de nombreux ouvrages.
Dans la littérature , on remarque mesdames Lambert ,
de Maintenon, de Sévigné, d'Aulnay, de La Fayette, de Scu-
déry, de Villedieu.
Dans la poésie, mesdames Chéron, Deshoulières, de laSuze;
et pour le théâtre, mesdemoiselles Barbier et Bernard.
Dans riiistoire, mesdames de Motteville, de Montpensier,
de Nemours.
Enfin, madame Dacier, la plus illustre entre toutes les au-
tres par sa science, et qui a rendu de si grands services aux
lettres, publie de savantes traductions.
Il n'entre pas dans noire sujet de mentionner ici les artistes
(pii contribuèrent pour beaucoup à l'illustration de ce règne ;
mais la peinture, la sculpture, l'arcliitecture, la musique, etc.,
étaient cultivées avec ardeur. Lebrun, Lesueur, Puget, Girar-
don, Mansart, Blondel, Lambert, Lulli, et tant d'autres, étaient
animés de l'amour des beaux-arts.
Cet immense développement intellectuel et artistique fut dû
à la munificence du grand roi. Ses libéralités faisaient éclore
le génie ; sa protection le soutenait contre les attaques de
l'envie. C'est de Louis XIV même que Molière obtint la per-
mission de faire représenter un de ses cliefs-d'œuvre, le
Tartufe. Les rémunérations du roi de France s'étendaient
jusque dans les pays étrangers, et Colbert fut chargé d'envoyer
de sa part au célèbre Isaac Vossius, qui résidait en Hollande,
- 173 -
une gratification accompagnée d'une lettre aussi flatteuse pour
ce savant qu'honorable pour Louis XIV et pour son ministre.
Quels beaux exemples laissés aux chefs des nations, qui
peuvent être certains de voir se renouveler les mêmes mer-
veilles toutes les fois qu'ils sauront encourager efficacement
les sciences, les lettres, les arts et l'industrie !
En 1715, le régent voulant introduire en France le goût
des études sinologiques, et procurer aux savants la connais-
sance des nombreux ouvrages de la Chine qui existaient à la
bibliothèque royale, ordonne la gravure de types chinois qui
servirent plus tard à l'impression du dictionnaire chinois de
Basile, publié en 1813, par ordre de Napoléon.
Il fait imprimer à ses frais une édition des Amours de
Daphnis et Chloé, traduction d'Amyot, et fournit lui-même
les dessins qui ornent ce volume.
En 1722, il fait graver des poinçons sur quatre corps dif-
férents, pour compléter la belle collection des types orientaux
de l'imprimerie royale.
Louis XV, en 1722, ordonne la gravure de types hébraïques
qui manquaient à cette imprimerie. Dans sa jeunesse, il avait
fait établir au château des Tuileries une imprimerie où il
travaillait lui-même, comme l'atteste un petit ouvrage inti-
tulé : Cours des principaux fleuves et rivières de l'Europe^
composé et imprimé par Louis XV, roy de France et de Na-
varre, en 1718; Paris, dans l'imprimerie du cabinet de Sa
Majesté, dirigée par J. Colombat, 1718, in-8°.
Le 28 février 1723, ce prince donna à l'imprimerie et à la
librairie un règlement général qui comprend et résume toute
la législation antérieure, et dont le considérant indique qu'il
a pour but de porter l'art de l'imprimerie à une plus grande
perfection. Un arrêt du conseil d'État, en date du 10 avril
- 174 -
1725, ajouta quelques articles à ce règlement, qui fut rendu
commun à toutes les villes du royaume par un autre arrêt
du 2 mai 1744 (1).
Le règlement de 1723 fut la charte de l'imprimerie et de
la librairie pendant soixante-dix ans, c'est-à-dire jusqu'à
l'époque où la révolution, en abolissant les maîtrises et les cor-
porations, proclama la liberté entière de l'industrie. On verra
plus loin quels ont été les funestes effets de cette liberté aveugle
et sans frein , et on comprendra mieux alors combien étaient
sages et habilement combinés ces vieux règlements à l'ombre
desquels l'imprimerie resta si longtemps prospère et respectée.
(1) « Le roi s'étant fait représenter, en son conseil, l'arrêt rendu en icelui
le 28 février 1723, par lequel il auroit été fait un règlement général pour
la librairie et Timprinnerie de la ville de Paris, Sa Majesté auroit reconnu
que ce règlement renferme toutes les précautions nécessaires, soit pour
porter l'art de l'imprimerie à une plus grande perfection, soit pour prévenir
les abus qui peuvent se commettre dans l'impression ou dans le commerce
des livres, et maintenir les règles de la police parmi ceux qui exercent la
profession d'imprimeur ou de libraire; mais que, comme ce règlement ne
paroit s'appliquer principalement qu'à la ville de Paris, ses dispositions,
quoicjue fondées en grande partie sur des règlements antérieurs qui ont
été faits pour tout le royaume, ne s'observent que très-imparfaitement dans
la plupart des villes où il y a des imprimeurs et des libraires établis.
Sa Majesté a jugé qu'il étoit d'autant plus à propos d'expliquer ses inten-
tions sur ce sujet, que les officiers cbargés du soin de la i)olice dans les
villes les plus considérables du royaume désirent qu'on les mette en état
de procurer l'exécution du règlement, dont ils rcconnoissent toute l'utilité.
A quoi voulant pourvoir, le roi, étant en son conseil, de l'avis de monsieur
le cbancelier, a ordonné et ordonne que l'arrêt de son conseil, du 28 février
1723, portant règlement général sur le fait de l'imprimerie et de la librairie,
sera exécuté selon sa forme et teneur dans toutes les villes du royaume où
il se fait un commerce de livres, et dans celles où il y a des imprimeries
établies. Fait défense à tous libraires et autres de contrevenir audit règle-
ment, sous les peines y portées ; enjoint aux lieutenants généraux de
police, ou autres officiers exerçant la police dans lesdites villes, de se con-
former audit règlement, et aux sieurs commissaires départis dans les pro-
vinces du royaume, pour rexccution des ordres de Sa Majesté, de tenir
- 175 -
Aux termes d'une déclaration du 10 mai 1728, toute impri-
merie doit avoir une enseigne publique et bien visible ; la
porte ne sera fermée pendant tout le temps du travail qu'au
simple loquet, et il n'y aura aucune porte de derrière. Il est
défendu, sous des peines très-sévères, de se servir de rou-
leaux pour l'imprimerie.
Ces dispositions, qui avaient pour but la répression des
imprimeries clandestines, sont tombées en désuétude ; ainsi le
rouleau, avec lequel on peut imprimer sans bruit, est aujour-
d'hui généralement adopté.
En 1730, Louis XV voulant donner à l'imprimerie et à la
librairie une dernière marque de faveur, institua la charge de
libraire suivant la cour (1). Le 17 septembre, il nomma à
cette charge quatre libraires ou imprimeurs, et les choisit
parmi ceux qui jouissaient des privilèges accordés par les
la main à l'exécution d'icelui. Fait au conseil d'Etat, Sa Majesté y étant,
tenu à Versailles, le 24 mars 1744. Signé Phelypeaux. »
(1) « Le roi, étant en son conseil, a ordonné et ordonne qu'il y aura à la
suite de sa cour quatre libraires qui jouiront des privilèges accordés par les
rois ses prédécesseurs, et confirmés par les lettres patentes du 29 octobre
1725, lesquels libraires seront pris à l'avenir parmi ceux reçus en la com-
munauté des libraires et imprimeurs de Paris, conformément à l'article 43
du règlement de 1723, concernant les libraires et imprimeurs, sans qu'aucun
autre puisse jouir desdits privilèges de libraire suivant la cour. Veut
Sa Majesté que lesdits libraires privilégiés soient sujets aux visites des
syndic et adjoints de la communauté des libraires et imprimeurs de Paris,
en la forme prescrite par le règlement de 1723 , sans que les syndic et
adjoints soient tenus de prendre aucune ordonnance du lieutenant dudit
prévôt, ni de se faire assister d'aucun officier de la prévôté de l'hôtel, ni
d'aucun libraire privilégié ; seront tenus seulement lesdits syndic et adjoints
de se conformer audit règlement de 1723, et pour les constestations qui
pourroient naître au sujet desdites visites, saisies faites en conséquence,
ou autres, les parties se pourvoiront par-devant le lieutenant général de
police d« Paris, sans que, sous aucun prétexte, la prévôté en puisse con-
noître. Ordonne, Sa Majesté, que lesdits libraires privilégiés seront sujets
— 17G —
rois SCS prédécesseurs, et confirmés par ses lettres patentes
du 29 octobre 1725.
Un arrêt du conseil du roi, du 27 janvier 1739, promulgue
un règlement en soixante-et-un articles, relatif à la fabrication
du papier, puis à la condition des apprentis, des compagnons
et des maîtres. — Tous les papiers doivent être collés, et il
est défendu de mêler aux paies de la chaux ou d'autres ingré-
dients corrosifs. — Les maîtres et les ouvriers papetiers sont
exemptés des tailles, milice et logement des gens de guerre.
En 1773, il foit Tacquisition de la belle collection de vi-
gnettes, d'ornements et de types exécutés par Luce.
Moins brillant que le règne de Louis XIV, celui de Louis XV
fut cependant remarquable par le nombre prodigieux de sa-
vants et de littérateurs (pii écrivirent sur toutes sortes de
matières.
Ainsi la théologie et la morale religieuse avaient pour inter-
prètes Houtteville, Bergier, et dans la chaire Segaud, les
pères Elisée et de Neuville ;
La législation et la jurisprudence, tant dans la magistrature
qu'au barreau, Montesquieu, d'Aguesseau, Pothier, Cochin,
Servan ;
Lcsanti(juités, Foncemagne, Sainte-Palaye, Fréret, Caylus;
Les mathématiques, Maupertuis, d'x\lembert, Clairaut;
L'art militaire, Belidor, Guibert;
La physicpie et l'astronomie, XoUet, Lacaille, Lalande;
La médecine et la chimie, Senac, Macquer;
L'agriculture et l'histoire naturelle, Duhamel, Buffon;
aux charges de leur communauté, sans pouvoir s'en dispenser sous prétexte
de leur dit privilège. Fait au conseil d'État du roi, Sa Majesté y étant,
tenu à Versailles, le 17 septembre 1730. Signé Phelypeaux. •
{Arrêt du conseil d'État du 17 seytetïibre 1730.)
- 177 - -
La géographie et les voyages, d'Anville, Lacondamine ,
Bougainville, Laporte;
L'histoire, Velly, Villaret, Garnier, Lebeau, Longueval,
Crevier, Lebeuf, Millot, Gaillard, Hénault, auteur de V Abrégé
chronologique de l'histoire de France, 2 vol. in-4°, œuvre
peut-être trop exaltée à son apparition et qui depuis, effet
ordinaire des exagérations provoquant presque toujours un
mouvement en sens contraire, a été trop dépréciée. Cet
ouvrage n'a pas compté moins de dix éditions de 1744 à 1768
et fut traduit dans la plupart des langues de l'Europe, même
en langue chinoise. Plusieurs éditions étaient illustrées par
des vignettes et des portraits.
La linguistique comptait parmi ses auteurs les plus renom-
més Dumarsais, Girard, de Brosses, Fourmont, Beauzée;
La philosophie, les sciences morales et politiques, Condillac,
Mably, J.-J. Rousseau, Diderot, Raynal;
La littérature, la critique et l'éducation, Rollin, Batteux,
Louis Racine, Goujet, Lenglet-Dufresnoy, Trublet, Desfon-
taines, Fréron, La Beaumelle, Duclos, Marmontel, etc.;
La poésie et le théâtre, Crébiilon, Lachaussée, Lefranc de
Pompignan, Destouches, Piron, Gresset, Marivaux, Favart,
Dorât, Colardeau, Voltaire, génie universel qui embrassa tous
les genres de littérature;
Les romans et les mémoires, Lesage, Prévost, Crébiilon
lils, etc.
Parmi les femmes qui se distinguèrent aussi dans la litté-
rature, à cette époque, nous citerons la marquise du Chas-
telct, connue par ses écrits sur la physique et l'astronomie;
mesdames du Deffand, de Gomez, de Graffigny, Riccoboni,
du Boccage.
Cette nomenclature, tout incomplète qu'elle est, atteste
- 178 -
l'activité de l'iniprimerie pendant le règne de Louis XV, qui
comprend une période de soixante ans.
L'entreprise littéraire et typographique la plus considérable
qu'on y effectua fut Y Encyclopédie publiée par Diderot et
d'Alembert, en 28 volumes in-folio, de 1751 à 1772.
C'est aussi sous ce règne que Gabriel Valleyre publia, en
173o, un calendrier imprimé par un procédé qui fut le prélude
de la stéréotypie, portée de nos jours à un si haut degré de
perfection.
On sait combien Louis XVI aimait les arts manuels. Son
goût pour la typographie fut dirigé, à Versailles, par les soins
d'Augustin -Martin Lottin, qui lui enseigna la pratique de
l'art. En 1766, à peine âgé de douze ans, et n'étant encore que
dauphin, il imprima de sa main un petit volume sous le titre
de Maximes tirées de Télémaque (1). En 1776, il accorde à
Barletti de Saint-Paul, auteur d'un nouveau système typogra-
phique, une gratification de 20,000 fr. et l'impression à 500
exemplaires de son ouvrage intitulé : Nouveau Système typo-
graphique^ ou moyen de diminuer de moitié le travail et les
frais de composition, de correction et de distribution, Paris,
imprimerie royale, 1776, in-l^.
Il fait terminer dans son imprimerie royale les grandes
collections qui avaient été commencées sous ses prédéces-
seurs et qui n'avaient pu être faites par aucun autre établis-
sement particulier (2).
(1) Maximes morales et politiques tirées de Télémaque, imprimées par
Louis-Augasle, dauphin, in-8<», 1766.
(2) Ordonnance des rois de France de la troisième race, etc., 17:23,
in-f°. — Histoire de r académie royale des inscriptions et belles-lettres,
1717, 52 vol. in-40. — Catalogue des livres imprimés de la bibliothèque
du roi, 1739, 10 vol. info. — Histoire naturelle, générale et particu-
- 179 -
En 1777 paraissent différents arrêts du conseil du roi,
concernant l'imprimerie et la librairie, les chambres syndi-
cales, la durée des privilèges, les contrefaçons, les ventes
publiques de librairie, les rapports entre les maîtres et les
ouvriers.
Le mode d'examen et de réception des aspirants à la maî-
trise y est réglé ; ils doivent être congrus en langue latine et
sachant au moins lire le grec, ce qui sera constaté par un
certificat du recteur de l'université. Les nouveaux maîtres
prêteront serment par- devant le lieutenant général de police,
en présence des syndics et adjoints de la communauté.
En 1783, le roi confie l'impression d'un choix d'auteurs
français, pour l'éducation du dauphin, aux presses d'Am-
broise Didot, qui imprima aussi, aux frais du comte d'Artois
(depuis Charles X), une collection d'ouvrages français, en
vers et en prose, tirée à soixante exemplaires, 1780-84; 64
vol. in-18.
Dans le même temps (1781), l'imprimeur Panckoucke
commençait la publication de Y Encyclopédie méthodique, for-
mant 166 volumes in- 4°, opération colossale et sans exemple,
dont rimi)ression dura un demi-siècle; mais les sciences et
les arts marchaient plus rapidement, et cet immense recueil
n'est plus à la hauteur des connaissances actuelles.
On fit aussi, sous le règne de Louis XVI, de nouveaux essais
de stéréotyi)ie. Garez, imprimeur à Toul (1783), Hoffmann, à
Hère, avec la description du cabinet du roi , par MM. de Buffon et
Daubenton, 1749, 56 vol. 10-4". — Mémoires de l' académie des sciences, etc.,
1768, 12 vol. in- A".— Notices et extraits des manuscrits de la bibliothèque
du roi, etc., 1787, in-4o. —Collection générale des lois, proclamations
et autres actes du pouvoir exécutif, etc., 1792, 23 vol. in-4o. — Œuvres
complètes de Buffon, avec l'histoire des serpents, des oiseaux et des
poissons, par Lacépède, 177"), 71 vol. in-12.
- 180 -
Paris (1786), tentèrent ce mode d'impression ; mais leurs
procédés n'atteignirent pas encore le but.
La librairie et l'imprimerie trouvèrent toujours un protecteur
aussi éclairé que généreux dans Louis XVI, qui leur donna,
en 1790, une nouvelle et éclatante preuve de sa munifi-
cence.
Une société qui se composait de quelques-uns des princi-
paux libraires de Paris, gênée par des malheurs momentanés,
était au moment de suspendre ses payements et allait en-
traîner dans sa chute un grand nombre d'autres libraires,
ainsi que les ouvriers qu'ils occupaient. Le roi, informé de ce
qui se passait, vint au secours de cette société, en lui avan-
çant la somme de 150,000 livres, et en engageant, pour la
cautionner d'une autre somme de 350,000 écus qui lui était
nécessaire, les propres fonds de sa liste civile. Ce qu'il y a de
plus remarquable dans cet acte de générosité, qui a dû tou-
cher profondément ceux qui en étaient l'objet, c'est qu'il
fallut au roi toute l'activité de sa bienfaisance pour ne pas se
laisser détourner d'une bonne action dont chacun cherchait h
le dissuader. Les termes dans lesquels était conçue l'offre de
secours ajoutaient encore au prix du bienfait :
« L'intérêt que m'a inspiré le sort des libraires associés et
celui des nombreux ouvriers qu'ils emploient, tant à Paris
qu'en province, et qui auraient été sans ouvrage sans un
promi)t secours (la caisse d'escompte et d'autres capitalistes
aux(|ue]s on s'est adressé n'ayant pu les secourir), m'a en-
gagé à leur Mve avancer à titre de prêt, sur les fonds de ma
liste civile, les 50,000 écus qui Iciu' étaient indispensables le
31 du mois dernier. Les mêmes raisons m'engagent à cau-
tionner sur les mêmes fonds, les sommes qu'ils pourront se
procurer pour compléter, avec les 50,000 écus dont j'ai fait
- 181 -
l'avance, la somme de douze cent mille livres, remboursables
en dix années, y compris mon avance, à laquelle je n'assigne
pas de terme fixe de remboursement.
« A Saint-Cloud, le 4 août 1790.
« Louis. »
Déjà bien avant ce temps-là, cet excellent prince avait des
rapports secrets avec un libraire qui était établi sur le grand
escalier de Versailles, Blaisot, à qui ces relations secrètes
valurent quelques jours de prison à la Bastille.
On sait combien les innovations que M. de Loménie,
alors archevêque de Sens et cardinal, tenta de concert avec
M. de Lamoignon , garde des sceaux , mécontentèrent la
France. A cette époque, le roi, qui n'accédait qu'avec peine
aux mesures violentes qu'on lui suggérait, voulant connaître
par lui-même l'opinion publique à cet égard, chargea Blaisot
de lui faire passer toutes les brochures et pamphlets relatifs
aux événements du jour. Il lui ordonna de les déposer se-
crètement dans une cassette dont il avait seul la clef, et qui
était placée dans une des pièces de son appartement. Cet
ordre fut exécuté ponctuellement pendant plusieurs jours;
mais le baron de Breteuil, dont le caractère ne pouvait souffrir
que le roi eût la plus légère confiance en tout autre qu'en lui,
parvint à être informé de ce petit mystère, et fit transférer à
la Bastille l'agent de Sa Majesté, sous prétexte qu'il faisait
un commerce de livres prohibés. Le roi ayant trouvé sa cas-
sette vide pendant quelques jours, ne voyant point d'ailleurs
paraître Blaisot, envoya chez lui, et fut très-surpris d'appren-
dre qu'il était détenu par son ordre à la Bastille. Indigné de
cet abus de son autorité, il manda aussitôt le baron de Bre-
teuil, qu'il traita avec la plus grande sévérité, le chargeant
lie rendre tout de suite la liberté à ce malheureux libraire,
v>y:K I. 10
- 182 -
de lui donner à ses frais un dédommagement proportionné au
tort qu'il lui avait fait ; et ce ne fut qu'à la considération de
la reine, qui intervint en faveur du ministre, qu'il voulut bien
borner là sa punition (1).
Assurément, s'il suffisait pour le bonheur des rois qu'ils
fussent bons et généreux, nul prince ne méritait mieux que
Louis XVI de vivre heureux. Mais, en temps de révolution
surtout, les vertus privées, dans le chef d'un État, ont besoin
d'être appuyées de la vigueur et de la fermeté du caractère.
Trois ans s'étaient à peine écoulés depuis son procédé si
généreux envers la société des libraires dont nous venons
de parler, que Louis XVI, calomnié, dénoncé à la fureur du
peuple par cette même presse qu'il avait mis tant de gran-
deur et d'empressement à secourir, perdit à la fois sur l'écha-
faud révolutionnaire la couronne et la vie (;2).
Les encouragements qui portèrent si haut la prospérité et
la gloire de l'imprimerie française, consistèrent, comme on
le voit, moins en allocations de fonds qu'en mesures sages et
prévoyantes. C'est que les arts libéraux vivent et gran-
dissent surtout par les honneurs dont on les entoure. Un
mot, une récompense, un exemple, agissent sur les esprits et
excitent l'émulation bien plus que les subventions pécu-
niaires. L'argent peut empêcher de mourir de faim ; mais s'il
(i) Paris, Versailles et les provinces au dix-huitième siècle, 1817,
(2) Un demi-siècle après, un membre de sa famille, qui signala son avè-
nement au trône en autorisant un prêt de trente millions à l'imprimerie et
à la librairie, Louis-Philippe, dont le règne fut pour l'industrie française
une ère de prospérité sans exemple, fuyait de France pour sauver sa liberté,
peut-être même sa vie, menacées, sans que la presse, dont il avait été le
bienfaiteur, élevât la voix pour le défendre. Parti de Dreux pour se rendre
au lieu de son embarquement, il ne dut qu'au sang froid et au courage du
sous-préfet (M. Maréchal) de traverser sain et sauf les populations ameutées.
~ 183 -
n'éteint pas tout à fait le génie, il le rabaisse. Chose remar-
quable! les encouragenients donnés à Timprimerie ont coûté
en quatre siècles, aux divers rois qui se sont succédé, bien
moins de dépenses que n'en a nécessité pendant ces vingt-
cinq dernières années l'accroissement de l'imprimerie natio-
nale, dont la concurrence n'a eu d'autre résultat que de
hâter la ruine de la typographie française.
Sous ces rois, si justes appréciateurs de toutes les grandes
et utiles pensées, l'établissement qu'ils appelaient leur impri^
merle était véritablement royal. Exclusivement consacré à
l'impression d'ouvrages religieux qu'il eût été impossible
d'imprimer partout ailleurs, sans cesse enrichi de types
étrangers trop coûteux pour être exécutés par des impri-
meurs particuliers, mais qu'on prétait à ceux-ci toutes les
fois qu'ils en avaient besoin, cet établissement avait pour
unique but de donner à l'art de l'imprimerie une plus vive
impulsion, aux imprimeurs plus de zèle et plus d'émulation, 'Il
leur indiquait le progrès, mais il ne l'accaparait pas pour en
faire un monopole. Aucun des rois qui l'honoraient alors de
leur protection n'eût seulement soupçonné que l'imprimerie
royale pût un jour faire à toutes les autres (1) une concur-
rence mortelle, tolérée, encouragée, défendue par les rois et
les ministres d'une autre époque. Étrange erreur dont on ne
peut trouver l'explication que dans ces grandes révolutions
sociales qui, tout en opérant d'utiles réformes, ne laissent pas
que d'engendrer des abus qui sont en contradiction avec leurs
propres principes, et qui font douter quelquefois qu'elles aient
des notions bien exactes du juste comme de l'injuste.
(1) Elle fait également concurrence aux différentes branches d'industrie
qui s'y rattachent, fondeurs, relieurs, papetiers, etc., etc. (Voir le chapitra
Imprimerie nationale.)
- m -
m. Au temps dont nous parlons, telle était la faveur dont
jouissait l'imprimerie, que les principaux personnages se fai-
saient gloire de posséder des caractères et des presses, et que
les rois, du moins jusqu'à Louis XIII, ni leurs conseillers n'y
trouvaient à redire.
En 1600, le cardinal du Perron avait à sa maison de cam-
pagne de Bagnolet, près Paris, une imprimerie où il faisait
imprimer quelques-uns de ses écrits dont il était lui-même le
correcteur. Il en communiquait les épreuves à ses amis, et
ce n'était qu'après avoir recueilli leurs avis et profité de leurs
lumières, qu'il faisait exécuter l'impression définitive de ces
ouvrages pour les livrer au public (1).
Il y avait aussi au château de Maillé, près de Saint-Jean-
d'Angély, une imprimerie d'où sortirent VHistoire univer-
selle de Théod. -Agrippa d'Aubigné, aïeul de M™« de Mainte-
non ; VHistoire du siège de La Rochelle en 1572 et 1573, im-
primées toutes deux dans les années 1616 à 1621.
Le vicomte de Lagny imprima dans son château de Sully,
près d'Autun, les Mémoires de son père et de son frère, Gas-
pard et Guillaume de Saulx-Tavannes. — La première édition
des Mémoires du ministre Sully fut imprimée en 1638, dans
ce même château, sous l'indication d'Amsterdam.
Il est vrai que le roi, par déclaration du ^1 décembre 1630,
fit défense de conserver ces sortes d'imprimeries et aux ou-
vriers d'y travailler (2) ; mais cette défense ne paraît pas avoir
été suivie d'effet, plusieurs hauts personnages ayant, peu de
(1) On sait que le cardinal du Perron est le premier catholique qui ait
écrit en français sur les matières de religion. Avant lui, cet usage était telle-
ment particulier aux protestants, qu'on le regardait comme ayant en soi un
caractère d'hérésie.
(2) « Et pour ce que plusieurs personnes de qualité s'ingèrent de tenir
— 1«5 —
temps après, fondé ou entretenu dans leurs maisons des ate-
liers de typographie pour leur usage particulier.
En 1640, le cardinal de Richelieu, après avoir établi l'im-
primerie royale au Louvre, établit une imprimerie pour son
propre compte au château qui porte son nom dans la Tou-
raine. Les Morales d'Épictète, de Socrate, de Plutarque et
de Sénèque y furent imprimées en 1653, in-8°, par J. Desma-
rets (1). Cette petite édition est jolie et aujourd'hui encore
est très-recherchée. On y imprima, en 1654 (petit in-lâ), le
Combat spirituel^ traduit en vers par Desmarets.
Vingt ans après, le surintendant Fouquet formait une im-
primerie à son usage, à Saint-Mandé. Enfermé à la Bastille,
après avoir été arrêté à Nantes en septembre 1661, son im-
primerie fut transportée secrètement à Montreuil-sous-Vin-
cennes, où il faisait imprimer des libelles.
Louis XIII avait fait détacher pour son magasin typogra-
phique particulier une partie de l'imprimerie royale, ma-
tériel et personnel. C'est dans le pavillon de la Reine, au
vieux Louvre, qu'il fit exécuter un livre d'heures intitulé :
Parva pietatis oflicia , 2 vol. in -4°. Ce livre parut en
1642, orné d'un frontispice gravé représentant le prince à
genoux.
Savary de Brèves, ambassadeur de France à Constanti-
nople (1611), dota son pays des principaux types orientaux
imprimerie en leurs maisons particulières, desquelles les ouvriers peuvent
abuser à l'insçu de ceux qui les font travailler, faisons défenses à tous par-
ticuliers de plus tenir imprimerie chez eux, et auxdits ouvriers de plus tra-
vailler en icelle, sur peine de confiscation desdites imprimeries contre les
propriétaires, et de châtiment exemplaire contre ceux qui y travailleront. »
(1) Cet auteur visionnaire, que Boileau a beaucoup critiqué, fut un des
premiers membres de l'académie française, fondée par le cardinal de
Richelieu.
- 186 -
dont il était parvenu à recueillir les modèles pendant son long
séjour en Orient. Chargé plus tard d'une mission à Rome, il
transporta avec lui l'imprimerie dont il était propriétaire,
et qui, de son nom, fut appelée Savarienne (Typographie sa-
varienne). Elle surpassait, pour la perfection des types, les
productions italiennes ; elle se composait particulièrement de
trois caractères, l'arabe, le syriaque et le persan, connu sous
le nom de takalik, et qui permettait d'imprimer le turc. Lors-
qu'il revint à Paris, Savary rapporta avec lui son imprimerie,
dont les caractères servirent encore aux imprimeurs particu-
liers à qui il les prêtait gratuitement.
On cite encore les imprimeries de la Grande-Chartreuse,
près Grenoble, fondée vers 1680 ; du chancelier d'Aguesseau,
du marquis de Lassay ; celle que Louis XV eut aux Tuileries
dans sa jeunesse et qui était dirigée par Colombat ; celle de
la loterie royale, établie en 1758 et supprimée en 1793;
l'imprimerie du ministère de la guerre, à Versailles (1), fon-
dée en 1768, supprimée en juin 1775, après une durée de
sept ans et demi.
Louis XV, visitant cette imprimerie qui était sous la direc-
tion d'un sieur Bertier, trouva sur la presse une paire de
lunettes dont la beauté le frappa et un petit papier imprimé. Il
prit les lunettes , les essaya sur le petit papier qui contenait
un éloge adroit de S. M. « Ah ! elles sont trop fortes, dit alors
le roi, en retirant les lunettes, elles grossissent trop les ob-
jets. »
La dauphine, mère de Louis XVI, eut dans le château de
Versailles une imprimerie d'où est sorti un petit volume
(1) François Muguet établit la première imprimerie à Versailles, en
1683.
- 187 -
qui a pour litre : Élévation de cœur à N. S. J.-C.^ imprimé
de la main de Madame la Dauphine, 1758, in-16; sous la
direclion de Ch.-J.-B. Delespine, ancien imprimeur du roi,
et qui était alors huissier du cabinet de celte princesse.
Le duc de Bourgogne, frère aîné de Louis XVI, eut son im-
primerie; elle était dirigée par un sieur Vincent. On y im-
prima, en 1760, in-12. Prières à l'usage des Enfants de
France.
Enfin, comme nous l'avons déjà dit, le dauphin (Louis XVI)
voulut avoir aussi, au château de Versailles, son imprimerie
particulière.
La marquise de Pompadour, qui cherchait toujours à imi^
ter les princesses, acheta une petite imprimerie et la fit placer
dans son appartement même, à Versailles, où elle s'amusait à
assembler quelques lettres des vers de Corneille (1).
La duchesse de Bourbon, fille naturelle de Louis XIV, avait
une imprimerie au palais Bourbon, oii, de concert avec Gré-
court, son poète à gages, elle imprima elle-même, en 1730, le
Sotisiana. C'est un recueil de folies compilées par un sieur
de Maranzac, officier des chasses, qui remplissait en quelque
sorte les fonctions de fou auprès de Monseigneur, fils de
Louis XIV.
Le Recueil des Pièces choisies, imprimées à Verret, près
de Tours, par le duc d'Aiguillon, 1735, in-4°, portait au bas
du titre : à l'enseigne de la Liberté (2). Il renfermait, dit
(1) Rodogune, princesse des Partîtes, tragédie en cinq actes et en vers
de Pierre Corneille, 1760, in-4o, fut imprimée à Versailles, dans les appar-
tements de M™e de Pompadour et sous les yeux de cette favorite. Elle
grava elle-même, à l'eau forte, d'après Boucher, la planche qu'on voit en
tête du volume, La pièce n'a été tirée qu'à une vingtaine d'exemplaires.
(2) Ce livre ne fut tiré qu'à sept ou à douze exemplaires au plus. « La
— 188 —
iM. (le (Jliàteaubriaiiil [Vie de Rancé), des pages obscènes
et impies, attribuées à la princesse de Conti : triste usage
des presses domestiques tolérées par le gouvernement en
faveur des princes !
Mais si quelques grands seigneurs de la cour de Louis XV
avaient des presses particulières, au moyen desquelles ils se
donnaient le plaisir d'imprimer des turpitudes, on a vu que
des personnages d'un rang non moins distingué faisaient un
meilleur usage de la faculté d'avoir une imprimerie dans leur
propre maison.
Sous le règne de Louis XVI, il y eut aussi des imprimeries
particulières.
Le duc de Choiseul imprima ses Mémoires, en 1778, dans
son château de Chanteloup.
Franklin, pendant son séjour en France, avait monté dans
sa maison, àPassy, près Paris, une imprimerie d'où sortit le
Petit Code de la raison humaine, 1782, in-24.
En 1786, Valentin Haùy, interprète du roi et instituteur
des enfants aveugles, résolut d'apprendre à ces enfants l'art
de l'imprimerie. Encouragé par le gouvernement, il s'entendit
à cet effet avec Clousier, imprimeur ordinaire du roi et l'un
des trente-six imprimeurs-libraires de Paris. Le roi et la reine
reçurent à Versailles, le 26 décembre 1786, les jeunes élèves
de Haùy, qui présentèrent à LL. MM. un livre composé et
bibliothèque de l'Arsenal en renferme un exemplaire échappé par un hasard
presque miraculeux au zèle honorable, mais excessif, du savant abbé Grosier.
Les livres de ce genre ne doivent certainement pas être tolérés dans la libre
circulation du commerce : non sunt pisces omnium; mais il faut qu'ils res-
tent dans les cryptes des dépôts publics et dans le cabinet du curieux et
de lérudit, comme des monuments toujours vivants du langage, de l'esprit
et des mœurs d'une époque. » (Ch. Nodier.)
- I«9 -
imprimé par eux : Essai sur réducation des aveugleSy avec
une ode composée par M. Huard, l'un d'eux, et suivi des
modèles de tous les petits ouvrages d'imprimerie qu'ils
avaient exécutés d'après les soins et l'instruction de Clousier.
A partir du 10 janvier 1787, cette imprimerie fonctionna rue
Notre -Dame- des -Victoires. Malheureusement la révolution
vint en suspendre le travail et l'œuvre fut abandonnée pour
toujours.
En 1787, Louis XVI, ayant résolu de communiquer à une
assemblée de notables ses vues sur les moyens d'améliorer
les finances de l'État et le sort de ses sujets, voulut qu'une
imprimerie fût disposée à Versailles, pour donner au public
une connaissance plus prompte et plus complète des impor-
tants travaux de cette assemblée. Pierres, premier imprimeur
du roi, qui venait d'inventer une nouvelle presse, fut choisi
pour faire les impressions de l'assemblée, et, pour le récom-
penser de son zèle, le roi le maintint dans la possession de
cette imprimerie.
Au reste, ce n'était pas seulement en France que les souve-
rains, les princes et les particuliers avaient des imprimeries
chez eux ; le même goût se montrait dans les pays étrangers.
Jacques II, roi d'Angleterre, la reine Caroline, femme de
Georges IV, le prince de Ligne et beaucoup d'autres person-
nages illustres eurent aussi dans leurs châteaux des établisse-
ments typographiques.
IV. Si, comme nous l'avons montré, l'imprimerie, pendant
cette première période, eut la gloire d'être aidée, encouragée
et solennellement protégée par les rois ; si elle fut un objet de
vénération pour les érudits et si elle prospéra surtout par leur
concours ; si enfin elle obtint le patronage un peu capricieux,
il est vrai, mais toutefois enthousiaste des plus grands per-
- 190 -
sonnages de l'État, il ne lui manqua pas non plus cet autre
genre de gloire, la persécution, qui atteint ordinairement
les œuvres de génie à leur origine.
L'accueil que l'imprimerie avait reçu à sa naissance s'ex^
plique par un double motif : d'une part le sentiment de sym^
pathie que dut faire éprouver à tout esprit élevé une si mer-
veilleuse découverte ; de l'autre , la prévision des grandes
destinées qui l'attendaient et que Ton voulait être appelé à
diriger. Quoi qu'il en soit, il faut constater à la gloire de la
Sorbonne, et malgré la réaction où cette société se laissa
entraîner plus tard, qu'elle accueillit les premiers imprimeurs,
logea chez elle leurs personnes, leurs presses , et leur prêta
un appui qui, tout intéressé qu'il était alors, n'en fut pas moins
très-utile au point de vue général.
Cependant le grand mouvement intellectuel causé par l'im-
primerie inquiéta la Sorbonne; il paraît même que la bienveil-
lance qu'elle avait témoignée à Géring se refroidit pendant
queUiue temps; car les savants docteurs Lapierre et Fichet,
(jui l'avaient appelé à Paris et le secondaient dans ses travaux,
ayant quitté la France, lui-même fut obligé d'enlever ses
presses et de les transporter dans un autre local.
Après la mort de Géring, la Sorbonne devint aussi hostile
à l'imprimerie qu'elle s'y était montrée d'abord favorable. Les
livres grecs surtout restèrent longtemps l'objet de sa haine.
L'université partageait cette répulsion, et Noël Beda, syndic de
la faculté de théologie, s'écria en plein parlement que la reli-
gion était perdue si l'on enseignait le grec et l'hébreu, parce
que l'autorité de la Yulgate serait détruite. On alla jusqu'à
traiter d'héréti(jues ceux qui avaient quelque teinture du
grec. Un prédicateur osa même s'exprimer ainsi en chaire :
« On a découvert une nouvelle langue qu'on appelle grec-
- 191 -
« que (1); il faut s'en garantir avec soin, car cette langue
« enfante toutes les hérésies. Quant à la langue hébraïque,
« tous ceux qui l'apprennent deviennent juifs aussitôt. »
Un autre prédicateur, Maillard (de 1494 à 1508), déclamait
souvent contre les imprimeurs et les libraires qui imprimaient
et vendaient la Bible traduite en français, et surtout contre
ceux qui lisaient cette traduction. Après avoir rappelé que le
pape Innocent avait défendu d'imprimer des livres avant qu'ils
eussent été approuvés par l'évêque, par son vicaire ou par un
commissaire, il s'écrie : « ! pauvres libraires, il ne vous suffit
« pas de vous damner seuls : vous voulez damner les autres,
« en imprimant des livres obscènes qui traitent de l'art d'aimer
« et de luicure, et en fournissant occasion à mal faire ! »
Depuis lors, la main du clergé apparaît dans la plupart des
actes de rigueur qui viennent frapper l'imprimerie.
En haine des sectateurs de Luther, et pour empêcher que
l'imprimerie ne devienne une arme dangereuse dans leurs
mains, la Sorbonne, le 7 juillet 1533, présente une requête
pressante à François I", où elle expose que, pour sauver la
religion attaquée et ébranlée de toutes parts, il est indispen-
sable d'abolir pour toujours en France, par un édit sévère,
l'art de l'imprimerie qui enfante chaque jour une infinité de
livres pernicieux. Le roi résiste, grâce aux obsenations de
Jean du Bellay, évêque de Paris et de Guillaume Budé. Il com-
prend que la conservation d'un art aussi précieux est précisé-
ment le meilleur et le seul moyen de remédier aux maux dont
on se plaint.
(i) Pendant longtemps encore l'université eut pour devise le dicton :
Grœcum est, non legitur, et on y connaissait à peine les noms d'Homère,
de Platon et de Thucydide.
«- 192 -
La Sorboiine ne se tint pas pour battue, et, profitant d'un
événement imprévu qui sembla ranimer toutes les colères du
roi, elle revint à la charge. Des placards injurieux contre la
messe et la présence réelle avaient été affichés sur tous les
murs de Paris et jusqu'à la porte du roi (1). A cette provo-
cation audacieuse, François P^ n'hésita plus, et, le 13 janvier
1534, des lettres patentes supprimèrent l'imprimerie dans tout
le royaume, sous peine de la hart»
Mais le parlement qui déjà, sous Louis X[, avait pris parti
pour les copistes, défendit cette fois les imprimeurs, refusa
même d'enregistrer les lettres patentes et fit des remontrances.
Le roi les accueillit avec faveur. Le 26 février, l'avocat du roi,
Jacques Cappel, communiqua à cette cour de nouvelles lettres
par lesquelles François I", consentant à ce que les premières
fussent mises en suspens et surséance , ordonnait au parlement
d'élire vingt-quatre personnages bien qualifiés et cautionnés,
sur lesquels le roi en choisirait douze seulement, pour impri-
mer à Paris les livres approuvés et nécessaires i)0ur le bien
de la chose publique (2).
(1) Ces placards donnèrent lieu à une procession pendant laquelle on
brûla vives six personnes suspectées d'hérésie.
(2) Ces lettres patentes, qui ont échappé aux auteurs des différentes col-
lections de lois, et auxquelles, malgré leur importance, les historiens et
les bibliographes se sont peu arrêtés, sont rapportées en entier par M. Tail-
landier dans son Résumé historique de l'introduction de l'imprimerie à
Paris, Nous les reproduisons ici :
Extrait du registre du conseil du parlenienl de Paris.
« Du vendredv xxvje février M V^" XXXIIII ; mane.
« Ce jour, maistre Jacques Cappel, advocat du roy, en la court de céans,
après avoir hki sou rapport au long de ce qu'il a faict et trouvé en la
charge que la dicte court luy avait ordonnée d'aller devers le roy, luy faire
ren.on-^tr.niccs loudiant l'cdict prohibitif des impressions, a présenté à la
- 193 --
C'est par là que s'inaugurèrent, pour ainsi dire, en France les
précautions contre l'imprimerie, et de là l'origine du brevet.
L'état d'imprimeur, qui avait été jusqu'alors pratiqué libre-
ment, devint un privilège. Mais, pour prévenir des excès sem-
blables à ceux dont il avait eu à se plaindre, le roi ordonna au
(lictecourt unes lectres patentes dudict seigneur, desquelles la teneur ensu\ t :
• François, par la grâce de Dieu roy de France, à noz amez et fcaulx les
« gens de nostre court de parlement à Paris, prevost dudict lieu et aultres,
« noz justiciers et officiers ou à leurs lieustenans qu'il appartiendra, salut
« et dilection.
« Combien que dès le xiij« jour de janvier mil cinq cens trente quatre,
« par aultres noz lectres patentes et pour les causes ou raisons contenues
« en icelles, nous eussions prohibé et défendu que Jiul n'eust dès lors en
« avant à imprimer ou faire imprimer aulcuns livres en nostre royaulme
« sur peine de la hart; toutes fois, pour auculnes causes, raisons et occa-
« sions qui à ce nous ont depuis meuz et meuvent, nous avons voulu et
« ordonné, voulons et ordonnons et nous plaist que l'exécution et accomplis-
« sèment d'icelles nos dictes lectres , prohibitions et défenses , soit et
« demeure en suspens et sus séance jusques ad ce que par nous aultrement
« y ait esté pourveu ; et cependant nous mandons et ordonnons à vous gens
« de nostre dicte court de parlement de Paris, que incontinent vous ayez à
« eslire vingt quatre personnages bien califfiez et cautionnez, desquelz
« nous en choisirons et prendrons douze qui, seulz, et non aultres, inipri-
« meront dedans nostre ville de Paris , et non aillieurs, livres approuvez
« et nécessaires pour le bien de la chose publique, sans imprimer auculne
« composition nouvelle, sur peine d'estre pugniz comme trangresseurs de
« nos ordonnances par peine arbitraire; les noms desquels vingt quatre per-
« sonnages nous seront par vous gens de nostre dicte court, envoyez par
« escript, ensemble votre advis sur la forme et manière qu'il vous semblera
« que les dicts douze personnages ainsi choisiz et esleuz des dicts vingt
« quatre, auront à tenir au faict des dictes impressions, pour en ordonner
« ainsi que verrons et congnoistrons estre à faire; et jusques ad ce qu'il
« vous ait esté satisfaict à ce que dessus, et que les dicts noms et advis nous
« ayent esté envoyez pour faire déclaration de nostre vouloir et plaisir, nous
« avons de rechef prohibé et défendu, prohibons et défendons à tous impri-
« meurs généralement, de quelque qualité ou condition qu'ils soient, qu'ils
« n'a\ent à imprimer aulcune chose, sur jieyne de la hart; le tout par ma-
« nière de provision et jusques à ce que nous ayons plus amplement esté
« informé sur les remonstrances qui nous ont esté faictes quand au faict
« des dicles impressions, et que nous aions agreste si nous vouldrons faire
TO.VE I. 17
- 194 -
parlement de Paris d'exercer une surveillance sévère sur les li-
vres et sur leurs auteurs. Le parlement se prêta cette fois com-
plaisamment aux vues du monarque. En effet, on lit dans les
registres manuscrits de cette cour, du 4 mars 1538 : « Pierre
Lizet, premier président, a dit avoir reçu des lettres du roi et du
chancelier, avec un petit livre en françois intitule Cymbalum
mundi, et que le roi se plaint que l'on fait courir ce livret et
autres livres où il y a plusieurs hérésies ; et a dit ledit Lizet
avoir fait prendre l'imprimeur dudit livre, et que dans sa bou-
tique s'étoit trouvé le livre de Marot, les Psaumes de David,
et autre livres hérétiques ; et qu'aujourd'hui on lit, aux collè-
ges, on lit aux écoliers des livres mal sentans de la foi; et
que le roi lui écrit qu'on ne lui peut faire service plus agréa-
ble que d'y pourvoir. »
Deux ans après, le 4 mars 1540, le parlement, qui persistait
dans cette voie, prohiba les livres suivants : Enchiridium
militis christiani, par Erasme ; De corrigendis studiis, par
Melanchtlion ; Christianœ studwsœ juventutis , etc. , par
« corriger les dictes lectres d'ordonnance , prohibitions et défenses par
« nous, comme dict est sur ce décernées, ou non.
« Si vous mandons, commandons et très expressément enjoignons, et à
« chascun de vous endroit soy, et si comme à lui appartiendra, que tout
« le contenu ci-dessus vous entretenez, gardez et observez, faites entre-
« tenir, garder et observer de poinct en poinct sans enfraindre, car tel
« est nostre plaisir.
« Donné à Sainct-Germain-en-Laye , le xxiij® jour de février , l'an de
« grâce mil cinq cens trente quatre, et de nostre règne le vingt-unyème.
« Signé, parle roy, Breton, et scellé du grand sceau sur simple queuhe. »
« Lesquelles leues, a esté advisé par la dicte court que maistres Pierre
Lizet, premier président céans; Jacques de la Borde, Jehan Ruzé et Loys
Roillard, conseillers, parleront et s'enquerront cejourd'hny, avecques quel-
ques maistres imprimeurs de ceste ville, pour, suivant le commandement
du dict seigneur, nommer par la dicte court les vingt quatre maistres impri-
meurs à icelluy seigneur. »
-^ 195 ~
Stangen Dorplian; De doctrina et institutione yuerorumy
par Bonalfosci.
Ed juin et juillet 1542, des recherches minutieuses furent
faites chez les imprimeurs, les libraires, et même chez les
particuUers, dans le but d'y découvrir des livres contre la foi.
Jacques Nyverd et Jean André, libraires jurés, se présen-
tèrent chez François Estienne, frère de Robert, pour visiter
ses livres; sur son refus, les jurés portèrent plainte au parle-
ment qui, par arrêt du 30 octobre, ordonna à François Es-
tienne « de représenter, exhiber et mettre entre les mains des-
dits demandeurs tous et chacun des livres qui seront par eux
demandés, pour être visités suivant ladite ordonnance, et cela
sous peine de prison. » Le président Lizet chargeait souvent
de pareilles commissions Nyverd et André ; celui-ci d'ailleurs
était l'ennemi acharné des Estienne.
Le parlement prohiba, dans cette même année, l'ouvrage de
Calvin intitulé : De V Institution de la religion chrétienne.
En juillet 1542, on fit défense expresse de vendre des livres
frappés par la censure de la Sorbonne. On rechercha les im-
primeries secrètes. Clément Marot, rappelé depuis quelque
temps à la cour, et à qui la Sorbonne ne pouvait pardonner
d'avoir traduit en vers français les Psaumes de David, se vit
une seconde fois obligé de s'enfuir de Paris.
Entin, le 20 janvier 1544, le parlement ordonna de brûler
un petit livre intitulé Passavent, satire ingénieuse composée
en latin macaronique contre l'ouvrage de Pierre Lizet, prési-
dent au parlement.
Les rigueurs de François l^^ n'atteignirent pas seulement
l'imprimerie, mais aussi les imprimeurs. On reproche à ce
prince la mort d'Etienne Dolet, un des plus savants impri-
meurs et des plus habiles grammairiens de son temps. Dolet,
- 1% -
qu'aucuns ont dit être fils même de François I«*^, fut brûlé
à Paris, à l'âge de trente-sept ans. On le condamna sur ce
qu'il avait donné dans une de ses traductions un sens profane
à une phrase ((u'il avouait ne pas avoir comprise. Comme s'il
eût de loin prévu sa fin tragique, il avait pris pour emblème
une doloire dans une main qui s'échappe d'un nuage et qui
frappe un tronc d'arbre. Cet emblème était souvent accom-
l)agné de cette devise : Préserve-moy, ô Seigneur, des ca~
lumnies des hommes! Sa profession, sa vie et ses malheurs
se rattachent trop intimement à l'histoire de l'imprimerie pour
ne pas leur consacrer ici quelques détails.
Dolet (Etienne), né à Orléans en 4509, fit ses premières
études à Paris, puis à Padoue, et, après avoir été secrétaire de
Jean de Lauzéac, ambassadeur de France à Venise, il alla étu-
dier la jurisprudence à Toulouse, où les traits satiriques qu'il
lança contre le parlement lui attirèrent des disgrâces. Mis en
prison, il recouvra la liberté par la protection de Jean Pinus,
évéque de Rieux ; mais ses ennemis continuèrent à l'accabler
d'outrages, attentèrent même à sa vie, et le parlement de Tou-
louse l'expulsa de la ville. Il se rendit alors à Lyon où on l'ac-
cusa de luthéranisme, et d'où il fut contraint de s'enfuir pour
avoir commis un meurtre, mais à son corps défendant, ainsi
qu'il le prouva. Réfugié à Paris, il gagna la bienveillance de
François I", qui lui accorda non-seulement sa grâce et la per-
mission de rentrer à Lyon, mais encore le privilège, peut-être
uni((ue, « pour pendant dix ans pouvoir imprimer et faire im-
primer tous les livres ;m7' lui composés et traduits, et autres
œuvres des auteurs modernes ou antiques qui par lui seroient
dûment revus, amendés, illustrés ou annotés soit par forme
d'interprétation, scholie ou autre déclaration tant en lettre
latine, grecque, italienne que françoise. »
A peine arrivé à Lyon (1537), il y fut incarcéré, et n'obtint
son élargissement qu'après avoir adressé plusieurs requêtes
en vers et en prose au cardinal de Tournon, régent du
royaume pendant l'expédition de François I" en Italie. Sorti
de prison, il monta une imprimerie à Lyon, pour profiter du
privilège royal qui lui avait été accordé. Il imprima en 1539,
in-folio, le De Jure militiœ de Claude Cottereau, ouvrage en
tète duquel se trouve une lettre de Dolet où il dit: « J'augmen-
« terai de toutes mes forces les richesses littéraires, et j'ai
a résolu de m'attacher les mânes sacrés des anciens par l'im-
« pression scrupuleuse de leurs œuvres, et de prêter mon
« travail et mon industrie aux écrits contemporains; mais
« autant j'accueillerai les chefs-d'œuvre, autant je dédaigne-
« rai les mauvais écrits de quelques vils écrivailleurs qui
« sont la honte de leur siècle. »
En 1540, il publia la Chirurgie de Paul d'Égine, et quel-
ques opuscules de Galien ; en 1541, le Novum Testamentuirij
les Élégances de la Latinité, par Laurent Valla, etc.; en 1542,
Les Grandes Annales ou Chroniques très-véritables des Ges-
tes merveilleux du grand Gargantua et Pantagruel, son fils;
édition qui fut l'une des causes de ses malheurs ; en 1543,
les Commentaires de César, les œuvres de Clément Marot,eic.
En 1542, sur de nouvelles accusations d'hérésie, il avait été
emprisonné à la Conciergerie de Paris, où il subit une dé-
tention de quinze mois. C'est à l'intervention de Pierre Du-
châtel, alors évêque de Tulle, qu'il dut sa délivrance. On rai)-
porte que le cardinal de Tournon ayant reproché à Duchâtel
d'avoir intercédé, auprès du roi, en faveur de Dolet, le ver-
tueux prélat répondit : « J'ai parlé en évêque, vous avez agi
a en bourreau. Je n'ai point protégé auprès du roi les crimes
« et les fraudes de Dolet ; mais j'ai réclamé les bontés du mo-
-- 198 -
a narque pour un homme qui promettait de reprendre des
« mœurs et une vie dignes d'un chrétien. J'ai cru que TÉglise
« devait ouvrir son sein à celui qui, étant tombé par impru-
« dence dans Terreur, semblait disposé au repentir; car
« Jésus -Christ ordonne de ramener au bercail la brebis
ce
Avant Tentérinement des lettres de grâce, le parlement de
Paris, par arrêt du 44 février 1543, ordonna que treize ou-'
vrages imprimés par Dolet, et dont plusieurs étaient de sa
composition, fussent brûlés publiquement « comme contenant
damnable, pernicieuse et hérétique doctrine. »
De retour à Lyon, il fut encore arrêté; mais il par\int à
s'évader de la prison et se réfugia en Piémont, d'où il adressa
des épitres en vers à François 1", à Marguerite, sa sœur, reine
de Navarre, seule Minerve de la France, à la souveraine et
vénérable court du parlement de Paris, pour demander jus-
tice et réhabilitation. Il revint même secrètement à Lyon, où
il imprima ses épitres, sous le titre de Second Enfer {i), pu-
blié dans ce monde le i^^jour de mai 1544, ainsi que sa tra-
duction française de deux Dialogues de Platon. Dans son épître
à François I^^ il raconte que ses ennemis ayant fait deux bal-
lots de livres, l'un rempli de ceux qu'il avait imprimés, l'autre
de livres venus de Genève, tous hérétiques ou suspects d'hé-
résie, marquèrent ces deux ballots du nom de Dolet, puis
les envoyèrent à Paris, où ils les hrent saisir afin d'obtenir du
parlement un ordre de le faire emprisonner comme ayant des
liaisons criminelles et propageant des livres dangereux et pro-
hibés.
(1) Dolet avait composé, sur son emprisonnement à Paris, en 1542, un
Premier Enfer qu'il n'eut pas le temps de mettre au jour.
- 199 -
Voici quelques vers de celte épître :
Vivre je veulx , pour l'honneur de la Frange ,
Que je prétends (si ma mort on n'avance)
Tant célébrer , tant orner par escripts ,
Que l'estrangier n'aura plus à mépris
Le nom frauçois et bien moins notre langue
Laquelle on tient pauvre en toute harangue
Il n'est plus temps, ores que tu t'endormes,
Roy non pareil , des vertueux le père :
Entends-lu point au vray, quel vitupère
Ces ennemys de vertu te pourchassent,
Quand les sçavants de ton royaume ils chassent ^
- Ou les chasser à tout le moins prétendent....
Car vivre ailleurs qu'en France je n'espère.
Et la requiers pour mon dernier repaire.
Il disait dans son épître au parlement :
Raison ne veult ni aussi équité
Que je demeure en cette adversité,
Errant ça, là, sans oser séjourner
Dedans Lyon : où je veux retourner,
Et consommer le reste de ma vie,
Malgré aucuns et leur meschante envie.
Si à ce bien puis un coup parvenir.
Ne craignez pas que voyiez advenir
Que de ma vie un seul livre j'imprime
De l'Escripture, ou aultre telle estime.
J'en suis trop saoul, et trop saoul doibs en estre,
Vu qu'il m'en vient à dextre et à senestre
Malheur, esmoi, tout encombre et dommaige,
Et que j'en suis si souvent mis en caige
Et moi chétif, qui jour et nuict me tue
De travailler, et qui tant m'évertue
Pour composer quelque ouvrage excellent
Qui puisse aller la gloire révélant
Du nom françois en tout quartier et place ,
On ne me faict seulement tant de grâce ,
Qu'en bien versant, en repos puisse vivre,
Et mon estude en liberté poursuivre.
D'oîi vient cela? C'est un cas bien estrange,
Où l'on ne peut acquérir grand louange.
Quand on m'aura ou bruslé ou pendu,
Mis sur la roue et en quartiers fendu,
Qu'en sera-t-il? Ce sera un corps mort.
Las ! toutes fois n'auroit-on nul remord
De faire ainsi mourir cruellement
Un (jui en rien n'a forfaict nullement.
Un homme est-il de valeur si petite?
Est-ce une mouche? ou un verms, qui mérite
Sans nul égard si tost estre destruict?
Un homme est-il si tost faict et instruict,
Si tost muni de science et vertu ,
Pour estre ainsi qu'une paille, un fétu
Annihilé? faict-on si peu de compte
D'un noble esprit qui maint aultre surmonte?
Mais ces suppliques ne conjurèrent point l'orage qui gron-
dait sur la tête de Dolet. Sa traduction du dialogue de Platon
intitulé ÏAxiochus fut dénoncée comme renfermant des prin-
cipes d'athéisme.
Le 4 novembre 1544, la faculté de théologie de Paris s'étant
assemblée, ce passage traduit de latin en français, dit d'Ar-
gentré (i), « après la mort tu ne seras rien du tout, fut
« jugé hérétique et conforme à l'esprit des saducéens et des
« épicuriens. Il fut déféré à la censure, qui le déclara mal
« traduit et contre l'intention de Platon, auquel n'y a en
« grec ni en latin ces mots rien du tout. »
Sur cette déclaration, Dolet fut livré au bras séculier, c'est-
à-dire à la grand'chambre du parlement, et, par arrêt du
2 août 1546,
« Ladite cour condamne ledit Dolet, prisonnier, à être
mené et conduit par l'exécuteur de la haute justice en un
tombereau, depuis lesdites prisons de la conciergerie du
Palais, jusques à la place Maubert, où sera dressée et plantée
au lieu plus commode et convenable une potence, à l'entour
(I) Colleclio judiciorum, tome I" et tome H.
^ 201 -
de laquelle sera fait un grand feu, auquel, après avoir été
soulevé en ladite potence, son corps sera jeté et bruslé avec
ses livres et son corps mué et converti en cendres, et a
déclaré et déclare tous et chacun les biens dudit prisonnier
acquis et confisqués au roi; que auparavant l'exécution de
mort dudit Dolet, il sera mis en torture et question extraor-
dinaire pour enseigner ses compagnons.
« LiZET. — DE MONTMIREL. »
a Et néanmoins est retenu in inente ciiriœ, que où ledit
Dolet fera aucun scandale ou dira aucun blasphème, la langue
lui sera coupée, et brûlé tout vif. »
La sentence fut exécutée le 3 août, jour d'une fête de
saint Etienne, son patron. On rapporte que lorsqu'on le
menait au supplice, voyant que le peuple paraissait touché
de compassion, il improvisa ce vers :
Non Dolet ipse dolet, sed pia turba dolet;
et que le lieutenant criminel ou le docteur qui l'accompagnait
lui répliqua aussitôt :
Non pia turba dolet, sed Dolet ipse dolet.
Mais ce propos a l'air d'une fable. Quand il fut monté ï^ur
l'échafaud, il avertit les assistants de lire ses livres avec cir-
conspection, protestant plus de trois fois quils contenaient
bien des choses qu'il n'avait jamais entendues.
Il prononça, dit- on, cette prière : « Mon Dieu, que j'ai
« tant de fois offensé, soyez -moi propice; et vous, Vierge
« mère et saint Etienne, je vous supplie d'intercéder auprès du
« Seigneur pour moi ((ui suis un pécheur (1). » Ce ne sont
(I) Mi Deus, quem toties offendi, propitius esto ; teque Virgineni malrem
precor, divumque Stephanum, ut apud Dominum pro me peccatorc inter-
cedatis.
^ 202 -
pas là les sentiments d'un athée ni ceux d'un protestant,
accusations d'ailleurs dont il s'est constamment défendu. Il
dit dans son épître au cardinal de Tournon :
.... J'ai vécu jusque ici et vivrai
Comme chrétien catholique et (idèle
Fauteur ne suis d'hérésie ou d'erreur ;
Livres mauvais j'ai en haine et horreur,
Et ne voudrois en vendre ou imprimer
Un seul feuillet pour la foi déprimer
Antique et honne, ou pour estre inventeur
De sens pervers et contre Dieu menteur.
Il tient le même langage dans ses Orationes in Tholosam,
dans son De imitatione ciceroniana, etc. Quoi qu'il en soit
de la sincérité de ces aveux, son caractère orgueilleux et son
humeur satirique lui causèrent bien des malheurs et lui liront
beaucoup d'ennemis. Il écrivit violemment contre Erasme et
maltraita la Sorbonne dans les éditions du Gargantua et du
Pantagruel de Rabelais qu'il publia. Au reste, il fut persé-
cuté avec un acharnement incroyable et condamné avec une
barbarie révoltante. Il était marié et laissait un fils au ber-
ceau.
Dolet, à la fois imprimeur, grammairien, traducteur, poète,
était lié avec Guillaume Budé, Pierre Danès et d'autres savants
hommes de cette époque.
Comme imprimeur, Dolet publia beaucoup d'ouvrages ;
comme auteur, il en composa un assez grand nombre : des
traités de grammaire parmi Icsciucls nous citerons ses Com-
mentarii linguœ latinœ, en deux vol. in-fol. ; les Gestes de
François /^^, annales historiques qu'il rédigea d'abord en
latin et qu'il traduisit ensuite en français; des épîtres, des
poèmes et autres poésies, latines et françaises ; des traductions
- 203 —
de Clcéron et de Platon ; des ouvrages critiques sur ses
démêlés avec le parlement de Toulouse, sur Érasme, etc.
Henri II se lit remarquer aussi par ses rigueurs contre
l'imprimerie. Il obligea les libraires et imprimeurs à résider
dans le quartier de l'université (i) et défendit d'imprimer
aucun livre s'il ne contenait le nom de l'auteur. Par sa décla-
ration, datée de Chateaubriand le 27 juin 1551, il ordonne
que « deux fois l'an les ofiicines et boutiques des imprimeurs,
libraires et vendeurs de livres, soient visitées par de^ dépu-
tés, auxquels les imprimeurs et libraires seront tenus et con-
traints par toutes voies faire ouverture, pour saisir et mettre
en notre main tous les livres qu'ils trouveroient suspects de
vice. >
Cette même année, la Sorbonne proscrit le quatrième livre
du Pantagruel de Rabelais ; mais, à la sollicitation du car-
dinal de Chcâtillon, le roi en autorisa l'impression.
C'est aussi en 1551 (pie Robert Estienne, pour se sous-
traire aux censures théologiques et aux persécutions dont il
était l'objet, se retira à Genève, où son beau-frère Conrad
Bade devait se réfugier bientôt pour le même motif.
Suivant La Croix du Maine (Bihlioth. françoise) , Jean
Morel, frère du célèbre imprimeur Guillaume, fut brûlé à
Paris pour cause d'hérésie; d'autres auteurs disent qu'il
mourut en prison, mais que son corps fut déterre et brûlé le
27 février 1559.
Sous le règne de François H, en 1560, Martin Lhomme,
qui n'avait pas craint d'offenser les (îuise en publiant un
(1) Le quartier de l'université s'étendait depuis les rues de la Bùclierie^
de la Huchette, de la Vieille-Bouclerie, en montant jusqu'aux portes Saint-
Michel, Saint-Jacques, Saint-Marcel et Saint-Victor.
- 204 -
pamphlet contre le cardinal de Lorraine, succomba à la haine
de cette puissante famille.
Ce pamphlet, qui a pour titre le Tigre, est une imitation
de la première Catilinaire. On ignore le nom de l'auteur. Le
célèbre jurisconsulte Baudouin, et Bayle après lui, l'attri-
buent à François Hotman, professeur de droit; mais cette in-
culpation est bien hasardée. Outre que les ouvrages d'Hotman
sont écrits en latin, même ceux que les événements politiques
lui inspirèrent, tels que le Franco-Gdlia et le Brutum fui-
men, il faut remarquer que Baudouin avait à se plaindre
d'Hotman, son ancien élève. Supplanté par lui dans sa chaire
de droit à Strasbourg, il en avait conservé un profond res-
sentiment qu'il exhale avec violence dans des lettres adressées
à Théodore de Bè'ze. Ces circonstances affaiblissent le témoi-
gnage qu'il porte contre Hotman. Quoi qu'il en soit, l'auteur
du Tigre sut échapper à la vengeance des Guise, qui retom])a
tout entière sur le malheureux imprimeur, et rejaillit même
sur un pauvre marchand de Rouen, impliqué fortuitement
dans ce sanglant procès.
On trouve dans les registres criminels du parlement de
Paris, à la date du 15 juillet 1560, deux arrêts qui contiennent
(pielques détails sur cette triste affaire. Il résulte des recher-
ches faites à ce sujet, que celui qui avait été accusé d'avoir
propagé le libelle diffamatoire s'appelait Martin Lhomme(etnon
Lhommet, comme l'a dit La Planche, dans son Histoire de
France sous François II), qu'il était natif de Rouen et maître
imprimeur à Paris (1). Il fut arrêté le 23 juin 1560, sous l'in-
(1) L'historien de Thon, parlant de la mort de ce malheureux, l'appelle
pauptrculus librarius, et Lottin le place dans son Catalogue comme li-
braire; mais La Planche et Castelnau, dans ses Mémoires, disent qu'il
était imprimeur. Il demeurait rue du Mûrier, près la rue Saint-Victor,
- 205 -
ciilpation d'avoir imprimé des épîtres, livres et cartels diffa^
matoires. Plusieurs de ses serviteurs et ouvriers, ainsi que sa
femme, et trois autres maîtres imprimeurs de Paris, furent
arrêtés après lui. On instruisit le procès rapidement : l'infor-
tuné Martin Lhomme fut condamné, le 13 juillet, à être pendu
en place Maubert, lieu commode et convenable, est-il dit dans
l'arrêt. C'est dans ce même lieu commode et convenable
qu'Etienne Dolet avait été pendu et brûlé quatorze ans aupa-
ravant.
L'arrêt « déclare tout et chascun des biens du dict prison-
nier acquis et confisquez au roy, et oultre ordonne la court
que les dicts cartelz, épistres, livres diffamatoires mentionnés
au dict procès seront arses et bruslez en la présence du dict
prisonnier auparavant la dicte exécution à mort. »
L'exécution de Martin Lhomme fut ajournée jusqu'au lo
juillet, dans l'espoir qu'il ferait des révélations; mais ces ré-
vélations furent à peu près insignifiantes. « Enquis que lui
avait baillé le libelle (dit le même La Planche), il répond : un
homme inconnu, et finalement en accuse plusieurs de l'avoir
veu et leu, contre lesquels poursuites furent faictes, mais ils
le gaignèrent au pied. »
Le jour même de l'exécution, un marchand qui arrivait de
Rouen et qui venait de mettre son cheval à l'hôtellerie, aper-
çut par hasard le cortège de Martin Lhomme que l'on condui-
sait au supplice. Le peuple, aveugle et docile instrument des
aux Trois-Marches du Degré. La Caille {Histoire de l'imprimerie et de
la librairie) mentionne un Martin homme, qui fit imprimer, en lo.'>9,
des sonnets héroïques, composés par Fr. Habert, sur le mariage du duc
de Lorraine. Quoiqu'il ne parle pas de sa fin tragique, il y a tout lieu de
croire que c'est le même qui imprima l'année suivante le pamphlet du
Tigre contre le cardinal de Lorraine.
TOME I. KS
- 206 -
passions de ses chefs, était fort animé contre le pauvre patient
qu'il insultait par des cris et des huées. Ce que voyant, le
marchand, qui s'appelait Robert Dehors, fut saisi de pitié, et
sans connaître aucunement la nature du crime imputé à Mar-
tin Lhomme : « Eh quoi ! mes amis, s'écria-t-il, ne suffit-il
pas qu'il meure? Laissez faire le bourreau. Le voulez-vous
davantage tourmenter que sa sentence ne porte? » Ces paroles
si humaines étaient dites à peine, qu'on s'empare de l'infor-
tuné marchand, lequel, quatre jours seulement après l'exécu-
tion de Martin Lhomme, fut conduit au lieu commode et con-
venable que nous savons, pendu et étranglé, « pour raison, dit
l'arrêt du 19 juillet, de la sédition et émotion populaire faicte
par le dict prisonnier lors de l'exécution de mort de Martin
Lhomme, par le moyen des propos scandaleux et blasphèmes
dicts et proférés par le dict Dehors, prisonnier, contre
l'honneur de Dieu et de la glorieuse Vierge Marie, indui-
sant par le dict prisonnier le peuple à sédition et scandale
public. »
Cette justice était expéditive ; il est vrai qu'elle était com-
mandée par le peuple et rendue pour complaire à M. de Guise,
son favori.
Le style du Tigre (1), production antérieure de vingt ans
aux Essais de Montaigne, annonce un homme rempli d'une
(1) Le véritable Tigre a été découvert par M. Techener, c'est du moins
l'opinion de MM. Nodier et Taillandier, qui regardent comme seule au-
thentique la pièce intitulée : Epistre envoyée au Tigre de la France.
Cette pièce est du reste sans indication de lieu ni de date, et ne porte
aucun nom d'imprimeur ou de libraire ; mais son titre concorde exacte-
ment avec celui de l'écrit désigné dans l'arrêt du parlement que nous
avons cité plus haut. On n'en connaît qu'un seul exemplaire, dont notre
célèbre bibliographe, M. Brunet, est l'heureux possesseur ; il n'a que sept
feuillets.
- 207 -
vive indignation, irès-versé d'ailleurs dans notre langue, et
qui s'élève parfois jusqu'à l'éloquence. Nodier en cite les
phrases suivantes : « Tu lis tant par tes impostures, que sous
l'amitié fardée d'un pape dissimulateur, ton frère aîné fut fait
chef de toute l'armée du roi. — Je connois ta vieillesse, si
envieillie en son obstination, et tes mœurs si dépravées, que
le récit de tes crimes ne te sauroit émouvoir, etc. »
Ce fameux libelle parut probablement vers le mois d'avril
1560. En effet, comme le remarque M. Taillandier, le 20 de
ce mois, le parlement fit venir le recteur de l'université et
lui enjoignit d'assembler ce corps, sous la juridiction duquel
étaient l'imprimerie et la librairie, pour délibérer s'il n'était
pas à propos de fixer le nombre des imprimeurs dans Paris,
et pour donner son avis sur les moyens les plus propres à
arrêter la licence des impressions furtives. L'université s'as-
sembla le 23 : « Mais, dit Crevier (1), je ne vois point quel
fut le résultat de la délibération ; les objets en étaient néan-
moins très-importants : il s'agissait de prendre les mesures
convenables pour découvrir les imprimeurs des libelles, pour
réprimer ceux qui faisaient métier de les établir et distri-
buer, pour réduire sous la dépendance des vingt- quatre
libraires jurés les nouveaux imprimeurs qui s'étaient établis
comme créés par le roi, sans être obligés de prêter serment
à l'université, »
Sous Charles IX, l'imprimerie fut en butte à des vexations
nouvelles. Les guerres de religion désolaient la France, et les
ordonnances qui furent rendues à cette époque sur l'impri-
merie semblent refléter l'image de ces temps de discordes
civiles et de fanatisme religieux. Charles IX montra tout
(1) Histoire de l'Université de Paris, tome VI, page 82.
- 208 -
de suite le peu de goût qu'il avait pour la presse, pour
cet art qui oserait sans doute l'accuser durant sa vie et
qui le jugerait après sa mort, par des ordonnances d'une ri-
gueur excessive, publiées successivement contre les auteurs
et imprimeurs de placards et de libelles diffamatoires. « Vou-
lons, » dit-il dans celle du 17 janvier 1561 (art. 13), « que
tous imprimeurs, semeurs et vendeurs de placards et libelles
diffamatoires, soient punis pour la première fois du fouet et
pour la seconde de la vie. » Et dans celle du 10 septembre
1563 : « Défenses sont faites, » dit-il, « à toutes personnes,
de quelque état, qualité et condition qu'elles soient, sur peine
de confiscation de corps et de biens, de publier, imprimer, faire
imprimer aucun livre, lettres, barangues, n'autre écrit, soit
en rythme ou en prose, faire semer libelles diffamatoires, atta-
cher placards, mettre en évidence aucune autre composition
de quelque chose qu'elle traite, et à tous libraires d'en impri-
mer aucuns sans permission dudit seigneur roy, sur peine
d'être pendus et étranglés, et que ceux qui se trouveront atta-
chans ou avoir attaché, ou semé aucuns placards ou libelles
diffamatoires, soient punis de semblables peines ; et enjoint à
tous magistrats publics, commissaires des quartiers et autres
officiers qu'il appartiendra, de tenir la main à l'exécution de
ladite ordonnance, sur les peines y contenues. »
L'ordonnance de Moulins, en février 1566, art. 77 (1), et
(1) « Défenses très-étroites à toutes personnes d'écrire, imprimer et
exposer en vente aucuns livres, libelles ou écrits diffamatoires et convi-
cieux contre l'honneur et renommée des personnes, sous quelque prétexte
ou occasion que ce soit; déclare tels écriteurs, imprimeurs et vendeurs,
infracteurs de paix et perturbateurs de repos public, et iceux être punis
des peines contenues aux édits ; et enjoint à tous ceux qui ont tels livres de
les brûler dedans trois mois, sur les mêmes peines. » (Ord de Moulins,
février lo60, -art. 77.)
~ 209 -
rordonnaiice d'avril 1571, art. 10 (1), renouvellent ces dé-
fenses avec la menace des mêmes châtiments. En 1572,
Charles IX ordonnait le massacre de la Saint-Barthélemi. Le
célèbre imprimeur André Wechel, qui n'échappa qu'avec
peine à ce massacre, abandonna la France l'année suivante et
alla s'établir à Francfort.
Le parlement lui-même s'associait aux rigueurs du pou-
voir. Le dernier jour de juillet 1565, il rendit un arrêt par
lequel « il est défendu à tous imprimeurs, libraires, colpor-
teurs ou autres personnes de quelque élat qu'elles soient,
d'imprimer ou faire imprimer aucuns livres pleins de blas-
phèmes, conviées ou contumélies, pétulans et ne tendant
qu'à troubler l'État et repos public, sur peine de confiscation
de corps et de biens. »
Malheureusement, ces édits et arrêts ne furent pas une
lettre morte, comme l'ordonnance rendue trente-deux ans au-
paravant par François P''. Ils furent lus, publiés et enregis-
trés sans opposition, et de plus rigoureusement exécutés. Un
sieur Belleville, condamné par arrêt du 1^^ décembre 1584,
fut pendu pour avoir mis en lumière un livre par lui composé
contre le roi. En septembre 1610, les nommés du Jarrige,
Chefbobin et Chapmartin subirent le même supplice par suite
d'un arrêt qui les avait condamnés pour des faits analogues.
Ce n'est pas qu'un gouvernement quelconcpic n'ait le
droit de réprimer la presse, lorsque, par un système suivi
(I) L'article m (le l'ordonnance d'avril 1571 défend, à peine de punition
corporelle, tous libelles, livres, placards et portraits diffamatoires ; et
ordonne (pi'il sera procédé extraordinairement, tant contre les auteurs,
compositeurs et imprimeurs, que contre ceux qui les publieront à la diffa-
mation d'autrui ; il défend aussi l'impression en ce royaume de tous nou-
veaux livres sans permission du seia;neur roy, et sans que les noms de l'au-
teur et de rimpfimeur soient mis au commencement de la première pa^'e.
-- 210 -
d'hostilités, de calomnies et de diffamations, elle pousse au
renversement des lois, excite les citoyens les uns contre les
autres et allume la guerre civile ; mais la pénalité d'alors était
d'une rigueur qui allait quelquefois jusqu'à la barbarie, et
trop souvent on l'appliquait sous des prétextes futiles pour
satisfaire des vengeances particulières.
Tout en montrant beaucoup de sollicitude pour les pro-
grès de l'art typographique et les intérêts des imprimeurs,
Louis XIII ne perdit pas de vue la répression des abus de
l'imprimerie. Par ordonnance du 10 juillet 1624, il lit dé-
fenses d'imprimer aucuns mémoires concernant les affaires
de l'État sans expresse permission du roi, signée d'un secré-
taire d'État (1), et ces défenses furent renouvelées par l'édit
de janvier 1626. Des lettres patentes du 27 décembre 1627
rappelèrent l'obligation de se munir d'un privilège pour l'im-
pression de tous livres ou livrets (2).
Louis XII avait dit dans sa déclaration du 9 avril 1513, en
parlant de l'art de l'imprimerie. . . : Au moyen de quoi tant de
bonnes et salutaires doctrines ont été manifestées, communi-
quées et publiées à tout chacun; Louis XIII, au contraire, dé-
(1) Divers arrêts furent rendus, tant sous Louis XIII que sous Louis XIV,
contre l'impression et la vente des libelles : Arrêt du I''r avril 1G20 défen-
dant les gazettes à la main ; — arrêt du 24 octobre 16j2 portant que les
imprimeries de ceux qui impriment des libelles seront vendues sur-le-
champ; — arrêt du 18 août 166(3 qui prohibe les gazettes à la main; —
enfin, arrêt du 9 décembre 1670 qui confirme le précédent, et porte défenses
à toutes personnes de vendre aucuns libelles écrits, qualifiés gazettes à la
main, à peine de fouet et bannissement pour la première fois, et la seconde,
des galères.
(2) « Défenses sont faites à tous imprimeurs et libraires de faire im-
primer aucuns livres ou livrets, en quelque langue et quelque matière que
ce soit, sans avoir le privilège scellé de notre grand sceau, et non d'autres,
à peine de l'amende, de confiscation de tous les livres, et d'interdiction
pour un an de leur exercice de librairie et d'imprimerie. ■
- 211 -
clare (ordonnance de 16:29, article 52) que la facilité et liberté
d* imprimer amène chaque jour de grands désordres, trouble la
paix et le repos de son État, y apporte avec la corruption
des mœurs de mauvaises et pernicieuses doctrines, et qu'il est
dans l'obligation d'y apporter un remède puissant. En consé-
quence, il défend à tous imprimeurs du royaume d'imprimer, et
à tous marchands libraires ou autres de débiter aucuns livres
ni écrits qui ne portent le nom de l'auteur et de l'imprimeur,
avec des lettres de permission du grand sceau qui ne pour-
ront être expédiées que sur la présentation du livre manuscrit.
De plus, voulant réprimer le parti protestant qui éludait dans
la plupart de ses écrits la loi des privilèges, il charge le garde
des sceaux, au préjudice de l'université, de choisir telle per-
sonne que ce magistrat jugera convenable pour lire, examiner
et approuver les ouvrages avant l'impression (1).
Sous les rois qui suivent, l'imprimerie iie fut pas plus mé-
(1) « Les grands désordres et inconvénients que nous voyons naître
tous les jours de la facilité et liberté des impressions , au mépris de nos
ordonnances et au grand préjudice de nos sujets et de la paix et repos de
cet Etat, corruption de mœurs et introduction des mauvaises et pernicieuses
doctrines, nous obligent d'y apporter un remède plus puissant qu'il n'a été
fait par les précédentes ordonnances, encore que la force des lois consiste
plus en la vigilance des magistrats sur l'observation et exécution d'icelles,
qu'en ce qu'elles contiennent; c'est pourquoi, suivant le lxxvui^ article
des ordonnances faites à Moulins, nous défendons à tous imprimeurs, tant
dans notre ville de Paris que de toutes autres de notre royaume, pays et
terres de notre obéissance, d'imprimer, et à tous marchands libraires ou
autres de vendre ou do débiter aucuns livres ni écrits qui ne portent le nom
de l'auteur et de l'imprimeur, et sans notre permission par lettres de notre
grand sceau, lesquelles ne pourront être expédiées qu'il n'ait été pré:enté
une copie du livre manuscrit à nos chancelier ou garde des sceaux , sur
laquelle ils commettront telle personne qu'ils verront être à faire, selon le
sujet et matière du livre, pour le voir et examiner, et bailler sur icelui, si
foire se doit, leur attestation en la forme requise, sur laquelle sera expédié
lé privilège. Remettant néanmoins à la discrétion et prudence de nos dits
- 21-2 -
iiagée et ses iiieiiibres eurent encore à souffrir des rigueurs
du pouvoir.
La répression des abus fut souvent excessive et alla quel-
quefois jusqu'à la cruauté. Nous ne citerons que deux exem-
ples : le premier se rapporte à Nicolas Vivenay qui, pendant
les troubles de la Fronde, imprima de nombreux pamphlets à
l'hôtel de Condé, où il avait son imprimerie (1). Voici ce qu'en
écrivait Cui Patin cà son ami Spon en 1649 : « Un petit libraire,
grand vendeur de pièces mazarinesques, depuis notre guerre,
a été surpris distribuant contre le surintendant d'Émery. Il a
été mis au Châtelet, où il a été condamné aux galères pour
cinq ans. Ce pauvre malheureux s'appelle Vivenet.» (Vivenay.)
Le second fait est ainsi rapporté dans le Journal manus-
crit d'Ant. Bruneau, avocat. « Le vendredi 19 novembre
(1694), sur les six heures du soir, par sentence de M. de la
Reynie, lieutenant de police au souverain, furent pendus à la
Grève (i2) un compagnon imprimeur de la veuve Charmot, rue
de la Vieille-Bouclerie, nommé Rambault, de Lyon, et un
garçon relieur de chez Bourdon, bedeau de la communauté
des libraires, nommé Larchcr..., et sursis au jugement de
cinq autres jusque après l'exécution. Les deux pendus ayant
chancelier et garde des sceaux de dispenser de cette observation ceux
qu'ils verront devoir faire, soit par le mérite et dignité des auteurs ou
autres considérations. » (Ord. de 1629, art. 52.)
(1) Lelong, Bibliothèque historique de la France, tome II, n» 25297.
(2) M. Didot, en insérant ce récit dans son article Typographie, de
V Encyclopédie moderne, ajoute en note : <* Lorsque, le 22 mars 1850,
dans la séance du conseil municipal, je votai pour l'érection de la statue
de M. de la Reynie dans une des niches de l'Hôtel-de-Yille de Paris, sur
la façade même de la Grève, j'ignorais ce fait, qui accuse en ce magistrat,
à qui la ville de Paris est redevable de plusieurs institutions utiles , une
sévérité cruelle, et, ce qui est pire encore, une complaisance coupable pour
les faiblesses de soo maître. »
- 213 -
eu la question ordinaire et extraordinaire pour avoir révéla-
tion des auteurs, imprimeurs, relieurs, vendeurs et débitants
des libelles infâmes contre le roi, qui est, dit-on, son mariage
secret avec madame deMaintenon, et VOmbre de M, Scarron,
qui étoit son mari, avec une planche gravée de la statue de la
place des Victoires ; mais, au lieu des quatre figures qui sont
aux angles du piédestal, c'étoient quatre femmes qui tenoient
le roi enchaîné, et les noms gravés : madame de la Vallière,
madame de Font anges, madame de Montespan, et madame
de Mainienon; le graveur est en fuite. J'estime, ajoute l'avo-
cat, qu'on ne peut assez punir ces insolences contre le souve-
rain, puisque, par les ordonnances, le moindre particulier est
en droit de demander réparation des libelles diffamatoires qui
seroient faits contre lui. On a trouvé des paquets de ce li-
belle jetés la nuit dans la rivière, entre le pont Notre-Dame et
le pont au Change. — Décembre, le lundi 20, le nommé Cha-
vance, garçon libraire, natif de Lyon, fut condamné, par sen-
tence de M. de la Reynie, à être pendu et à la question, pour
l'affaire des livres mentionnés en novembre ; il eut la question,
et jasa, accusant les moines. La potence fut plantée à la Grève,
et la charrette menée au Chàtelet. Survint un ordre de sur-
seoir à l'exécution et au jugement de La Rocque, autre accusé,
fils d'un ministre de Vitré et de Rouen, qui a fait la préface
de ces impudents livres. On dit que Chavance est parent ou
allié du P. la Chaise, confesseur du roi, qui a obtenu là sur-
séance. La veuve Cailloué, imprimeur de Rouen, est morte
dans la Rastille, où elle était pour cette affaire. La veuve Char-
mot et son lils ont été criés à ban à leur porte, rue de la
Vieille-Bouclerie, pour raison de ces impressions (1). »
(1) On connaît un de ces ouvrages intitulé : Scarron apparu a madame
- 214 -
De 1660 à 1756, c'est-à-dire en moins d'un siècle, huit cent
soixante-neuf auteurs (1), imprimeurs, débitants d'ouvrages,
gravures et estampes, furent arrêtés et mis à la Bastille,
comme ayant publié des œuvres contraires aux mœurs, à la
religion, au roi, au gouvernement. Dans ce nombre, un tiers
au moins appartenait à l'imprimerie.
[1 existe une déclaration de Louis XV, en date du 14 mai
1724 (2), qui fait défense de pratiquer d'autre exercice que celui
de la religion catholique, sous peine, les hommes, des galères
perpétuelles; les femmes, d'être rasées et enfermées pour tou-
jours. L'imprimerie ne pouvait être oubliée au milieu de ces
rigueurs, et l'article 13 porte que, de même que les médecins,
chirurgiens, etc., les libraires et imprimeurs ne pourront
être admis à exercer leur art et profession sans rapporter
une attestation du curé constatant leur bonne vie et mœurs
et l'exercice qu'ils font de la religion catholique, attestation
dont il doit être fait mention même dans la sentence des juges
à l'égard de ceux qui doivent prêter serment.
Le 11 septembre suivant, un arrêt du conseil d'État ordon-
nait l'exécution de ce règlement contre les nommés Caillau,
libraires à Rouen, de la religion réformée.
Le 7 février 1752, V Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné
des sciences j des arts et des métiers, dont deux volumes seu-
lement avaient paru, est frappée d'anathème comme tendant à
établir l'esprit d'indépendance et de révolte ; il est fait défense
de Maintenon, et les reproches qu'il M fait sur ses amours, Cologne,
Jean le Blanc (Hollande), 1694, in-42 de 36 pages y compris la figure.
(1) Archives de la préfecture de police. Nous devons ces renseignements
à l'obligeance de M. Labat, bibliothécaire et homme de lettres distingué,
auteur d'un poëme inédit sur l'imprimerie.
(2) Reçue en parlement le 31 du même mois.
- 215 —
à tout imprimeur ou libraire de les réimprimer ou de les
vendre, sous peine de mille livres d'amende et de telle autre
peine qu'il appartiendra, même à peine de déchéance et de
privation de la maîtrise.
Comme on le voit, toutes les persécutions de l'imprimerie
lui vinrent alors par les querelles de religion, comme elles de-
vaient lui venir plus tard par les querelles politiques.
C'est ainsi que les rois témoignaient tour à tour leurs sym-
pathies ou leurs antipathies, leur confiance ou leurs soupçons
à l'art typographique. Mais ces antipathies et ces soupçons,
effet naturel des appréhensions qu'inspiraient l'activité et la
violence des partis, ne diminuent en rien le bienfait des encou-
ragements que l'imprimerie reçut à son origine, et ne purent
arrêter un moment sa marche progressive. Chose étrange!
l'imprimerie eut bien moins à souffrir des persécutions momen-
tanées auxquelles elle fut en butte, que de la liberté sans
limites et sans frein dont elle allait être bientôt dotée par la
révolution de 1789!
(S^ . txr^vg^ 'S)
CHAPITRE V.
l'imprimerie pendant la Révolution , sous la république ,
LE consulat et L'EMPIRE.
— --rrj\n rrrr^
SOMMAIRE.
I, Liberté absolue de riniprimerie. — 11. Abus de celle liberté. — IIL Ejcèâ de la
presse sous la terreur. — IV. Mesures restrictives sous le direcloire. — V. Impri-
meurs victimes des excès de la révolution — VI. Trincipaux établissements
typographiques de cette époque. — VIL Consulat. — VIII. Révolution littéraire;
Chateaubriand et de la littérature du XVIIP siècle. — IX. Écrivains distingués
pendant la révolution. — X. Inventions diverses. — XL Actes honorables des
gouvernements révolutionnaires. — XII. Empire; réorganisation de l'imprimerie.
— XIII. Limitation du nombre des imprimeurs.— XIV. Législation de la presse
périodique. — XV. Autres mesures préventives. — XVI. Librairie; ouvrages
publiés a cette époque.— XVII. Des lettres et de l'imprimerie sous l'empire.
I. La révolution de 1789, en abolissant les privilèges, les
maîtrises et les corporations (1), permit à chacun de venir
à sa volonté prendre place dans le champ de l'industrie; mais
(I) L'assemblée constituante, dans la nuit du 4 août 1789, abolit les pri-
vilèges et, par décret du 2-17 mars 1791, supprima les maîtrises et jurandes.
On lit aussi dans les dispositions préliminaires de la constitution de 1791 :
« Il n'y a plus, pour aucune partie de la nation, ni pour aucun individu,
aucun privilège ni exception au droit commun de tous les Français. — Il
n'y a plus ni jurandes, ni corporations de professions, arts et métiers. »
Cette suppression est consacrée de nouveau par la constitution de l'an m
(arlirlc 5Vi).
TO"^M-: I. 10
- 218 -
cette lil)erté sans limites ne tarda pas à avoir de graves incon-
vénients. Tant que les professions avaient clé protégées par
des règlements restrictifs, le nombre des bras étant limité,
un travail suffisant avait pu être garanti à chacune d'elles :
mais lorsqu'elles furent abandonnées à elles-mêmes, et pour
ainsi dire livrées au hasard, les efforts individuels se dépen-
sèrent en pure perte, une concurrence aveugle amena l'en-
combrement des produits et blessa à la fois les intérêts des
maîtres et ceux des ouvriers. La ruine devint dès lors inévi-
table pour tous.
L'imprimerie, assimilée aux autres professions indus-
trielles, fut cependant plus profondément atteinte qu'elles.
Les anciens règlements disparurent de nos codes ; la chambre
syndicale fut dissoute. Les liens qui unissaient les membres
de la communauté furent brisés pour jamais; il n'y eut plus,
pour l'admission des apprentis et des maîtres, ni examens, ni
brevets, ni garanties. Chaque individu, pourvu qu'il payât
patente (1), eut la liberté de se faire imprimeur ou libraire.
Bientôt après, cette patente elle-même fut supprimée (2).
L'ouvrier qui avait le moyen d'acquérir quelques livres pesant
de caractères eut son imprimerie qui s'ouvrait un jour et se
fermait le lendemain (3 . La propriété littéraire elle-même ne
(i) L'article 7 du décret du 2-17 mars 1791 porte : « A compter du
1er aYril prochain, il sera libre à toulc personne de faire tel négoce, ou
d'exercer telle profession , art ou métier qu'elle trouvera bon ; mais elle
sera tenue de se pourvoir auparavant d'une patente. »
(2) 22 mars 1793. — La patente fut rétablie plus tard par décret du
4 thermidor an III (22 juillet 179o), et a toujours été maintenue depuis
cette époque.
(3) Voici comment s'exprime Catineau-Laroclie, auteur d'un écrit publié
en 1807, sous le titre de Réflexions sur la librairie :
« Des imprimeurs honnêtes et in>^lruits, dans l'aisance, intéressés à la
- -m -
lut pas respectée. La pensée, longtemps comprimée, lit irrup-
tion de toutes parts et sous toutes les formes; chaque libel-
liste eut sa presse et son journal. Qu'on juge ce que devait
être l'imprimerie exercée par sept à huit cents individus, tous
dépourvus de connaissances pratiques, sans instruction au-
cune et sans capitaux ! Quant aux anciens imprimeurs, sur
les trente-six qui existaient alors, la plupart furent ruinés et
abandonnèrent leurs établissements.
On conçoit les excès qui suivirent ce débordement d'écrits
de tout genre. Les livres licencieux, les feuilles incendiaires,
les pamphlets anarchiques inondèrent Paris et les provinces ;
et l'imprimerie, qui venait de perdre ses prérogatives et les
avantages de son organisation, laissa encore dans ce grand
naufrage l'estime et la considération dont elle avait été jus-
qu'alors entourée. Aussi, dans cette première période, l'his-
toire de l'imprimerie se borne-t-elle à l'histoire des excès de
la presse et à des répressions plus ou moins heureuses dont ils
sont l'objet.
Examinons par quelle suite d'événements funestes elle
tomba, en peu d'années, du plus haut point de considération
et d'honneur au degré Me plus bas de l'opprobre et de l'avi-
lissement.
tranquillité de l'Etat, attachés à leur prince, jouissant de la considération
publique, voilà le tableau de l'imprimerie à l'époque de la révolution.
Alors, dans Paris seulement, mille presses s'élèvent, mille forcenés devien-
nent imprimeurs comme par enchantement : ils ébranlent, ils renversent
l'Etat ; et combien, dans la confusion générale, sont frappés à mort par cette
même arme qu'ils avaient saisie pour en percer leurs ennemis! N'importe,
le nombre des imprimeurs ne diminue pas : de là, la ruine des anciens,
bientôt après la ruine des nouveaux ; de là, l'ignorance, la déconsidération,
le mépris qui désolent une profession autrefois honorée, et qui méritait de
l'être ; de là, nulle sûreté pour le commerce, nulle garantie pour les mœurs,
pour le gouvernement. Voilà au juste l'état de l'imprimerie en France. »
- 220 -
Déjà à l'époque de la convocation des états généraux, les
anciens règlements de l'imprimerie et de la librairie étaient
en butte à des violations nombreuses, cà des infractions réité-
rées. Le 6 mai 1789, un arrêt du conseil d'État rappela les
imprimeurs et les libraires à l'observation de ces règlements,
sous peine d'interdiction de leur état : c Le roi, y est-il dit,
étant informé qu'on distribue dans le public plusieurs pro-
spectus d'ouvrages périodiques pour lesquels il n'a été accordé
aucunes permissions, a résolu de réprimer un abus aussi
contraire au bon ordre qu'aux règlements de la librairie, dont
Sa Majesté entend maintenir l'exécution, jusqu'à ce que,
d'après les observations qui lui seront présentées par les
états généraux (1), elle ait fait connaître ses intentions sur les
modifications dont ces règlements peuvent être susceptibles. »
Cette faible barrière, élevée par un pouvoir qui perdait
chaque jour de son prestige et de sa force, fut bientôt ren^
versée. Le 26 août suivant, l'assemblée nationale, dans sa
déclaration des droits de l'homme et du citoyen, reproduite
en tête de la constitution de 1791 (art. 11), décréta la liberté
de la presse en ces termes :
« La libre communication des pensées et des opinions est
un des droits les plus précieux de l'homme. Tout citoyen
peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre
de l'abus de cette liberté dans les cas prévus par la loi. »
IL Ainsi accordée avec une restriction qui ne tarda guère à
être illusoire, cette -liberté ouvrit la porte aux plus graves
abus. Deux mois après, le 10 octobre, Malouet en signalait les
(1) Dans la déclaration du roi du 23 juin suivant, il est dit (art. 16) :
« Les états généraux examineront et feront connaîtiv à S. M. le moyen le
plus convenable de concilier la liberté de la presse avec le respect dû à la
religion, aux mœurs et à l'honneur des citoyens. »
- 221 ~
dangers, et demandait particulièrement la proscription des
libelles et journaux qui calomniaient à l'envi les membres de
l'assemblée nationale. Un député proposa même de décréter
sur-le-champ une loi de la librairie. Mais cette proposition,
comme celle qui fut faite dans la séance du 22 décembre sui-
vant, n&fut pas prise en considération.
Le gouvernement, inquiet, prépara alors un projet de loi,
et l'abbé Sieyès fut chargé de le présenter. Le 20 janvier
1790, il en donna, en effet, lecture à l'assemblée, et pour ne
pas s'aliéner les suffrages des partisans trop nombreux de la
liberté de la presse, il l'intitula : Projet de loi contre les
délits qui peuvent se commettre par la voie de l'impression
et par la voie des écrits, des gravures, etc. Dans son rapport
Sieyès fait le plus pompeux éloge de l'imprimerie; il s'ap-
plique surtout à persuader à l'assemblée que l'intention du
gouvernement n'est pas, ne peut pas être d'apporter des res-
trictions à la liberté de la presse, liberté qu'il appelle un des
droits naturels des citoyens.
Le projet de loi admettait, pour la répression des délits de
la presse, la procédure et le jugement par jurés. C'était un
premier pas vers la grande institution du jury, aujourd'hui
sanctionnée par les lois et si profondément entrée dans nos
mœurs. Malgré cette disposition libérale et les précautions
qu'employa Sieyès à faire valoir le projet, l'assemblée ne
répondit point à l'espoir qu'il avait conçu de le lui faire
agréer. Elle écouta avec attention l'orateur; elle l'interrompit
plusieurs fois par des applaudissements; elle ordonna sans
hésiter l'impression du rapport et du projet de décret; mais
elle ajourna la discussion, et cet ajournement, à une époque
où il y avait déjà encombrement dans les travaux législatifs,
écjuivalait au rejet de la loi.
Six mois après, un administrateur au département de la
police, M. Lescènc-Desmaisons, évoquait le souvenir du projet
de loi enfoui avec tant d'autres dans les cartons de l'assemblée,
et adressait au comité des recherches un écrit intitulé : Des
Bases de la législation de la presse. Il y disait entre autres
choses : « La législation de la presse se réduit à un seul rè-
glement : rendre l'imprimeur et le libraire responsables, l'un
de citer l'auteur, l'autre son vendeur. Si celui sur lequel porte
la responsabilité en dernière analyse injurie, une amende pro-
portionnée à l'offense doit punir l'insulte. S'il calomnie, outre
l'amende, une rétractation honteuse et la peine du carcan doi-
vent punir son crime. Les calomnies contre le gouvernement,
ou les écrits faits pour troubler l'ordre public, sont de la der-
nière espèce. »
Cet appel ne fut pas entendu, et sans doute l'assemblée
n'eût pris de longtemps aucune mesure répressive, si Malouet,
dans la séance du 31 juillet au soir, ne se fût élevé de nou-
veau contre la licence de la presse, et n'eût donné un exemple
de l'audace de certains écrivains, en lisant à la tribune le frag-
ment suivant d'un numéro de VAmi du peuple, qui a pour ti-
tre : C'en est fait de nous :
« Citoyens de tout âge et de tout rang, les mesures prises par
l'assemblée ne sauraient vous empêcher de périr : c'en est fait
de vous pour toujours, si vous ne courez aux armes, si vous
ne retrouvez cette valeur héroïque qui, le 14 juillet et le 5 oc-
tobre, sauva deux fois la France. Volez à Saint-Cloud, s'il en
est temps encore : ramenez le roi et le dauphin dans vos
murs; tenez-les sous bonne garde, et qu'ils vous répondent
des événements. Renfermez l'Autrichienne et son beau-frère ;
qu'ils ne puissent plus conspirer ; saisissez-vous de tous les
ministres et de leurs commis, mettez-les aux fers ; assurez-
VOUS du chef de la municipalité et des lieutenants de maire,
gardez à vue le général, arrêtez l' état-major, enlevez le poste
d'artillerie de la rue Verte, emparez-vous de tous les magasins
et moulins à poudre; que les canons soient répartis entre tous
les districts, et que tous les districts se rétablissent et restent
à jamais permanents ; qu'ils fassent révoquer ces funestes dé-
crets. Courez, courez, s'il en est temps encore, ou bientôt de
nombreuses légions ennemies fondront sur vous ; bientôt vous
verrez les ordres privilégiés se relever ; le despotisme, l'af-
freux despotisme paraîtra plus formidable que jamais. Cinq à
six cents têtes abattues vous auraient assuré repos, liberté et
bonheur ; une fausse humanité a retenu vos bras et suspendu
vos coups ; elle va coûter la vie à des millions de vos frères ;
que vos ennemis triomphent un instant, et le sang coulera à
grands flots ; ils vous égorgeront sans pitié, ils éventreront
vos femmes, et, pour éteindre à jamais parmi vous l'amour de
la liberté, leurs mains sanguinaires chercheront le cœur dans
les entrailles de vos enfants. »
Cette lecture souleva l'indignation de l'assemblée qui ren-
dit immédiatement le décret suivant :
« L'assemblée nationale, sur la dénonciation qui lui a été
faite par un de ses membres, d'une feuille intitulée : C'en est
fait de nous, et du dernier numéro des Révolutions de France
et de Bradant, a décrété et décrète que, séance tenante, le
procureur du roi au Chàtelet sera mandé, et qu'il lui sera
donné ordre de poursuivre, comme criminels de lèse-nation,
les auteurs, imprimeurs, colporteurs d'écrits excitant le peuple
à l'insurrection contre les lois, à l'effusion du sang et au ren-
versement de la constitution. » ( Séance du 31 juillet 1791. )
Le lendemain, sur la proposition de Rabaud, ces mots fu-
rent ajoutés au décret : « Et tous écrits (jui inviteraient
les princes élraiigers à faire des invasions dans le royannie. »
Enfin, le 3 août, l'assemblée voulant assurer l'exécution de ce
décret, ordonna que son comité de constitution et son comité
de jurisprudence lui feraient leur rapport sur les moyens d'y
parvenir. Vaines précautions ! Le mal était déjà trop grand,
et le respect de l'autorité déjà trop oublié, pour que la presse
s'inquiétât seulement des lois dont elle était l'objet, et s'arrêtât
sur la pente fatale où elle s'était précipitée d'elle-même. Le
décret du 31 juillet ne fut pas plus tôt rendu qu'il tomba en
désuétude, et les plus coupables excès de la presse restèrent
impunis comme auparavant.
La constitution de 1791, tout en consacrant la liberté de
penser et d'écrire, avait essayé elle-même de mettre un frein
au déchaînement des passions violentes par la voie de l'im-
primerie ; mais elle n'y avait pas mieux réussi que les légis-
lations précédentes : toutes ces faibles barrières disparurent
sous le souffle révolutionnaire.
IIL Bientôt le peuple et l'armée elle-même furent corrompus
systématiquement par des écrits infâmes : c'étaient le Père
Duchêne, de l'ignoble Hébert ; VAmi du j^eiiple, de Marat,
de cet homme pour lequel il n'y a plus d'épithète ; le Journal
des hommes libres, par Duval ; le Journal universel, par Au-
douin, et beaucoup d'autres feuilles dont la lecture ne nous
inspire plus aujourd'hui que de la houle et du dégoût. Qua-
rante journaux vomissaient chaque matin l'injure, la pro-
vocation, la calomnie. L'impunité était assurée et le fut
longtemps à toutes ces abominations. Rien n'échappait à la
fureur de ces vils pamphlétaires, ni la vertu la plus éprou-
vée, ni la gloire le mieux acquise. Détruire la société, non pas
seulement en France, mais en Europe, mais dans le monde
entier, telle était leur prétention, tel était le but qu'ils
- 2-25 -
avouaient, ffu'ils poursuivaient avec une rage implacable, et
qu'il s'en fallut bien peu qu'ils n'atteignissent.
Le théâtre, de son côté, travaillait de son mieux à cette
œuvre de destruction; des maximes philosophiques banales
et surtout des attaques contre le catholicisme y défrayaient la
plupart des pièces. Le drame était sentencieux jusqu'à la fa-
deur, la comédie épigrammatique. Chaque soir, aux grands
applaudissements des démagogues, on tournait en ridicule la
pureté des mœurs, la religion de ses pères, la légitimité du
pouvoir et l'ordre social tout entier. On proclamait ce der-
nier inhabile à fonctionner plus longtemps, et, n'ayant ni la
science ni la patience de le réformer par de sages lois, on
s'évertuait à le démolir. Ce dévergondage effréné porta ses
fruits. Un matin, le 10 août, le peuple sorti de cette école
assiège la royauté dans son palais ; le 21 janvier, il l'accom-
pagne à l'échafaud et l'immole en l'accablant d'outrages.
Et pour qu'on ne nie pas que le théâtre a joué un rôle con-
sidérable dans les orgies de la révolution, qu'il a mis toutes
ses ressources au service des démolisseurs, que la scène
française était la digne sœur de la tribune des jacobins, les
orateurs applaudis dans l'une étaient en même temps les
poètes favoris de l'autre, et leurs déclamations n'avaient pas
moins de succès devant le personnel gagé des clubs que de-
vant les spectateurs payants des théâtres de la république.
M.-J. Chénier gâta, à ce terrible jeu, son caractère et son
talent. Tribun fougueux à la convention, il fut hors de là
l'auteur irrité et emphatique de Charles IX, de Calas et de
Tibère. Entin, le comité de salut public autorisait et payait
les pamphlets révolutionnaires qu'on envoyait aux armées.
Si quelques rares ouvrages étaient publiés dans le but
d'éclairer les citovens sur leurs devoirs et sur leurs véritables
intérêts, des milliers d'autres, à (iuel(|iies-iiiis des([uels des
imprimeurs, peu soucieux de leur dignité, osaient bien mettre
leurs noms, prêchaient audacieusement le mépris de ces
mêmes devoirs, et y substituaient on ne sait (piels di^oits
insensés qui n'avaient de limites (|uc dans le caprice ou la
satiété des individus.
On ignore le nombre d'imprimeries qui existaient à cette
époque, si toutefois on peut appeler de ce nom des ateliers
qui se bornaient le i)lus souvent à une seule presse et à quel-
ques casses ne contenant que des caractères usés.
On connaît encore moins la quantité d'écrits qui parurent
dans ce même espace de temps, tous imprimés sur du papier
gris et repoussant, la plupart sans noms d'auteurs ni d'im-
primeurs, et avec des caractères tellement détériorés par
l'usage qu'ils en étaient souvent illisibles.
Il n'était plus question alors de demander aux imprimeurs
et aux libraires quel(|ue capacité professionnelle, la connais-
sance des lettres, une instruction même superticielle ; l'igno-
rance la plus complète était le partage du plus grand nom-
bre (1). L'imprimerie était littéralement livrée aux barbares.
Cette tourbe, impatiente de s'enrichir et s'inquiétant peu de
la délicatesse et de l'honnêteté des moyens, multipliait à
l'envi les mauvais livres, lesquels imprimés sans soin, sur un
papier dégoûtant et fourmillant de fautes grossières, empoi-
sonnaient d'autant mieux les lecteiu's, ((u'on obtenait ces
livres à vil prix, et que la dépravation du goût des acheteurs
semblait cons[)irer à cet égard avec la cupidité des vendeurs;
(I) On citait un libraire qui annonçait les Opéras de M. Cicéronis, parce
qu'il avait vu au frontispice d'un livre M. T. Cicéronis opéra; un autre
qui, dans une vente de livres, disait : Voici les douze Césars de M. Suétone;
le même sans doute qui, au lieu de dire opéra, disait les opéras.
I
- 227 -
aussi ce commerce infâme eut-il une activité prodigieuse. II
va sans dire que l'imprimerie ne s'alimentait alors ni des tra-
vaux de la science, ni de ceux de la littérature; son exis-
tence dépendait exclusivement de la fécondité des libellistes
les plus éhontés, des pamphlétaires les plus extravagants.
Déjà, dans la séance de l'assemblée nationale du 12 janvier
1790, Ch. de Lameth avait fait connaître un fait qui confir-
mait d'une manière éclatante l'extrémité fâcheuse à laquelle
était réduite l'imprimerie parisienne. Un imprimeur lui avait
avoué que, comme il ne gagnait rien à imprimer de bons ou-
vrages, il s'était déterminé à publier des libelles, et qu'il
en sortait de ses presses vingt mille exemplaires par semaine,
destinés à deux provinces seulement, l'Alsace et la Lorraine.
Ch. de Lameth ajouta qu'il y avait très-peu d'imprimeurs à
Paris qui n'en fissent autant. Pourtant, une voix s'éleva dans
l'assemblée pour protester contre cette assertion : M. Leclerc
soutint qu'elle ne devait s'appliquer qu'aux particuliers très-
nombreux qui venaient d'élever des imprimeries, mais que pas
un (les trente-six imprimeurs anciens n'imprimait des libelles.
Une des principales et des plus actives ressources de l'im-
primerie à cette épo([ue fut aussi la création des assignats,
décrétée le 19 décembre 1789. Auisson-Duperron, directeur
de l'imprimerie royale, fut chargé de la fabrication des douze
cents millions de la première émission, faite en vertu du décret
du 1^9 septembre 1790. Réveillon, propriétaire de la manufac-
ture de Courtalin, obtint, avec la fourniture du papier néces-
saire à une nouvelle émission, l'autorisation de monter un
établissement pour F impression en lettres des petits assignats.
Plus tard, Gatteaux (1), habile graveur en médailles, fut admis
(I) Les principaux Artistes qui furent employés à la fabrication des
- 228 -
pour la gravure ; la manufacture de M""® Lagarde, associée de
Réveillon, pour le papier ; et Didot aîné pour l'impression. Ce
signe monétaire, si promptement discrédité et qui ne se sou-
tenait qu'à l'aide de lois draconiennes, dut bientôt être multi-
plié à l'infini (1). Le tirage des assignats occupait nuit et jour
un grand nombre d'ouvriers. Les fabriques qui étaient char-
gées de livrer le papier fdigrane, portant menace de mort
contre tout contrefacteur, avaient peine elles-mêmes à suffire
aux besoins du gouvernement. Des masses considérables d'as-
signats, imprimés d'avance, restèrent sans emploi lorque ce
papier fut complètement tombé et ne circula plus (2).
Nous avons montré jusqu'à quel point s'était élevée la li-
cence de la presse dans ces temps où le désordre de la rue et
des esprits était devenu, en quelque sorte, l'état noimal du
pays. Sous prétexte de liberté^ on commettait impunément
les excès les plus condamnables ; on portait les plus graves
atteintes au bon sens et à la morale publique. Ce mot couvrait
toutes les turpitudes.
Jusqu'au 10 thermidor (28 juillet 1794), la liberté de la
presse était dans les lois ; mais, en fait, on ne peut pas dire
assignats furent, avec M. Gatteaux, MM. Aufry, Didot (Firmin et Henri)>
Tardieu, Berthollet, Auge, Droz, Gingembre, Grassal, Herhan, etc.
(1) A l'époque du 9 thermidor, il y avait en circulation pour 6 milliards
d'assignats, et l'on en avait brûlé pour 2 milliards 268 millions. A la fin
de 1791 et dans le courant de 1795, les dépenses de la guerre prirent
un tel développement, que l'émission des assignats fut fixée, le !«' dé-
cembre de cette dernière année, à la somme de 40 milliards.
(2) On jugera , par les chiffres suivants , de la dépréciation énorme et
rapide qu'éprouvèrent les assignats. A la bourse du l^*" décembre 1795,
le louis d'or valait 3,300 livres en assignats; à la bourse du 1" janvier
1796, il valait 4,000 livres ; à la bourse du l" février, il valait 5,300 livres ;
et enfin, à celle du 1" mars, il valait 71,200 livres. Au 15 juillet de la
même année (179^») les assignats n'avaient plus cours,
- 229 -
qu'elle existât réellement. Aussi artificieux que cruel, Robes-
pierre ne disait pas, sans doute : « Il n'est plus permis d'im-
primer; » mais l'échafaud attendait tous ceux qui auraient
pris au sérieux cette liberté. Combien d'hommes, en effet, ont
été envoyés à la mort, qui n'avaient commis d'autre crime que
celui de publier leurs pensées! Il est vrai que du moment
qu'il s'agissait d'attaquer la religion, les opinions modérées
et tolérantes et la royauté, la liberté d'écrire et d'imprimer
n'était pas un vain mot ; mais elle était un vain mot ou plutôt
elle était un piège pour quiconque, obéissant à ses convictions
politiques et religieuses, essayait de défendre, au moyen de la
presse, les saintes doctrines du christianisme, les institutions
monarchiques, et de subordonner l'usage des droits du ci-
toyen à l'accomplissement des devoirs de l'homme. La prison,
la mort même faisaient justice de cette confiance dans la li-
berté de la presse : de telle sorte que la censure la plus rigou-
reuse, mais une censure avouée et légale, eût été préférable
mille fois à cette liberté mensongère et"t^tieuse.
IV. Depuis la chute de Robespierre, la presse ne donnait
plus sans doute les mêmes sujets de plaintes ; néanmoins, les
hommes sages demandaient qu'une loi restrictive vînt rassurer
le pays et le mettre à l'abri des nouveaux excès de cette liberté.
Le 19 frimaire an iv (10 décembre 1795), Boissy-d'Anglas fit
au conseil des cinq-cents une motion d'ordre ayant pour but
la nomination d'une commission de cinq membres, chargés de
présenter un projet de loi sur la presse. Cette loi, tout en
garantissant la liberté d'écrire contre les atteintes dont elle
pourrait être l'objet, devait classer et préciser les différents
délits qui résultent de l'abus de cette liberté, et indiquer les
moyens de les réprimer. Cette proposition fut adoptée; mais
les commissaires nommés ne purent se mettre d'accord. On
TOMK I. ■}{)
~ 230 -
les somma vainement (séance du 2 ventôse an iv) de présen-
ter, sous trois jours, un rapport sur cette question : les cir-
constances rendent-elles nécessaire une loi prohibitive sur la
liberté de la presse? Ils ne s'accordèrent pas davantage. Le
conseil passa outre et aborda directement la question. Il ne la
fit point avancer d'un pas. Enfin, après des débats qui durèrent
près d'un mois, la discussion fut fermée et le projet de loi in-
définiment ajourné. (Séance du 29 ventôse an iv.)
Cependant le journalisme, que cette attente d'une loi ré-
pressive avait fait rentrer un moment dans les limites de la
modération, recommençait ses publications passionnées et
poussait de nouveau à la désobéissance aux lois et à l'insur-
rection. Le directoire, justement alarmé, adressa au conseil
des cinq-cents de nouvelles représentations. Son message,
œuvre remarquable de logique et de bon sens, lu h la séance
du 23 germinal an iv (12 avril 1796), entraîna le conseil, qui
vota enfin une loi sur les publications périodiques. Voici la
transcription de ce message, qui n'est pas encore même au-
jourd'hui dépourvu d'intérêt :
« Citoyens législateurs, la discussion qui s'est élevée dans
le sein du conseil sur l'application actuelle de l'article 355 de
la constitution (1) a prouvé votre inaltérable attachement aux
principes conservateurs de la liberté de la presse, mais en
même temps votre ferme résolution de réprimer ses abus.
Toutefois, la sagesse conseille au législateur de s'attacher à
prévenir le mal plutôt qu'à le punir. Ne pourrait-on pas y
parvenir en prenant des mesures qui assurent l'entier effet de
(I) Cet article porte : « Il n'y a ni privilège, ni maîtrise, ni jurande ni limi-
tation à la liberté illimitée de la presse.... — Toute loi prohibitive en ce
genre, quand les circonstances la rendent nécessaire, est essentiellement
provisoire. »
-- 231 -
la responsabilité à laquelle se soumet de lui-méiue tout homme
qui écrit ou qui publie des écrits?
« Trop souvent le voile de l'anonyme a soustrait à l'action
des lois les prédicateurs du royalisme, de l'anarchie et de la
contre-révolution ; le crime cherche l'ombre, le grand jour le
trahirait. Il s'enveloppe de l'obscurité, et ses traits sont d'au-
tant plus dangereux que la main qui les trace reste inconnue
et ne peut être saisie.
« Que tout imprimeur soit forcé de mettre son nom et
l'indication de sa demeure au bas de l'ouvrage qu'il imprime;
si l'écrit ne renferme rien que d'utile, il ne peut que s'hono-
rer d'avoir servi la chose publique, d'avoir contribué à la
propagation des lumières, et il doit se nommer avec gloire.
« L'écrit, au contraire, tend-il à troubler la société, à cor-
rompre la morale, l'obligation de signer devient pour l'im-
primeur un frein salutaire qui l'empêche de prêter son minis-
tère à des écrivains séditieux et de faire de la presse un ins-
trument de désordre et de corruption, lorsqu'elle ne doit être,
en quelque sorte, que le fanal de la raison publique; si ce
frein ne peut le retenir, ou s'il viole l'obligation qui lui est im-
posée, ce seul fait appelle sur lui l'action des lois, et le gou-
vernement dès lors est autorisé cà le poursuivre.
« Par là vous attaquez le mal dans sa racine; cependant
ce n'est point assez, il faut encore empêcher qu'il ne se pro-
page. Les distributeurs et colporteurs d'écrits qui ne porte-
raient pas de noms d'imprimeurs ou qui en porteraient de
faux, devront donc être également recherchés, quand, dans
ce dernier cas, ils refuseront d'indiquer ou ne pourront indi-
quer les personnes qui les leur ont remis; et, sans cette
mesure, il est évident que la première demeurerait véritable-
ment nulle : le but principal de l'une et de l'autre est d'arrê-
- -m -
ter les abus de la liberté de la presse ; mais, pour le faire avec
succès, il faut aussi que l'autorité puisse avoir au besoin un
recours certain contre l'auteur qui, par ses écrits, aurait
troublé l'ordre public.
« La signature de l'imprimeur sera le premier fil qui con-
duira à la découverte de l'écrivain qu'il s'agit d'atteindre. Il
est à craindre néanmoins que les recherches ne deviennent le
plus souvent infructueuses, que l'impunité ne soit assurée au
coupable, par le refus de l'imprimeur de le déclarer; la loi
doit donc lui enjoindre de le nommer et de l'indiquer lorsqu'il
en sera requis : s'il n'obéit point, il cesse alors d'être consi-
déré comme artisan, comme le manufacturier des pensées
d'un autre ; l'écrit dont il refuse de désigner l'auteur devient
comme son propre ouvrage, et la responsabilité pèse sur sa
tête.
« Ainsi, assujettir les imprimeurs à mettre leurs noms et
l'indication de leurs demeures au bas des ouvrages qu'ils im-
priment, et à déclarer au besoin les auteurs ; faire poursuivre
les distributeurs et afficheurs d'écrits qui ne porteraient pas
de noms d'imprimeurs, ou qui seraient imprimés sous des
noms supposés, et prononcer, contre les uns et les autres,
des peines qui seront encourues, indépendamment de toutes
circonstances, par le seul fait de distribution d'un écrit quel-
conque, dans lequel cette formalité sera omise, quand l'écrit
ne contiendrait même rien de répréhensible , telles sont les
mesures dont le directoire exécutif sent le besoin pour préve-
nir ou réprimer les délits qui se commettent par la voie de la
presse, et sur lesquels, citoyens législateurs, il appelle votre
sollicitude.
« 5/f/7i(? ; Letoirxeur, président. »
Dans la séance du 28 germinal, Camus fit adopter la réso-
- 233 -
lution demandée par le directoire. Désormais donc les auteurs
d'ouvrages périodiques étaient tenus de les signer, et les im-
primeurs rendus responsables de ceux qui ne porteraient pas
de signatures. Cette résolution, communiquée le même jour
au conseil des anciens, y fut approuvée malgré l'opposition de
Dupont (de Nemours).
Bien qu'elle ne parlât ni de morale ni de religion et ne
comprît parmi les écrits punissables que ceux qui contenaient
des provocations à l'insurrection contre le gouvernement
établi par la constitution de l'an m, à l'invasion des propriétés
publiques, au pillage ou au partage des propriétés particulières,
sous le nom de loi agraire ou de toute autre manière, cette
loi ne laissa pas d'apporter quelque remède à la situation. Après
l'affaire du camp de Grenelle (24 fructidor an iv), le direc-
toire, par un nouveau message, demanda une loi plus sévère,
et une commission fut nommée pour en dresser le projet. Mais
l'opposition de quelques membres influents du corps législatif
le fit écarter. Un an plus tard, après la conspiration royaliste
du 18 fructidor an v (4 septembre 1797), le conseil des cinq-
cents décréta, le lendemain 19, plusieurs mesures répressives,
parmi lesquelles était comprise une disposition très-rigoureuse
contre la presse. Les journaux, feuilles périodiques et les
presses qui les imprimaient furent placés pendant un an sous
l'inspection de la police, laquelle néanmoins pouvait les pro-
hiber conformément à la constitution (1). En vertu de cette
disposition, qui donnait à l'autorité un pouvoir dictatorial,
des mandats d'amener furent immédiatement décrétés par le
directoire contre les auteurs et imprimeurs d'un grand nom-
bre de journaux, tous prévenus de conspiration contre la
(1) Article 353 ,
- 234 -
sûreté intérieure et extérieure delà république (1). Enfin, la loi
du 9 vendémiaire an vi et l'arrêté du 3 brumaire de la même
année, en assujettissant au timbre les journaux, gazettes,
feuilles périodiques ou papiers-nouvelles, limitèrent encore le
nombre de ceux qui avaient paru jusqu'alors.
V. Si l'imprimerie eut, comme on vient de le voir, une part
considérable aux excès de la révolution, elle eut aussi ses
victimes. Parmi ceux qui exerçaient cette profession, beaucoup
perdirent leurs biens, ou leur liberté; plusieurs montèrent
sur l'échafaud révolutionnaire.
Dans la nuit du 10 août 1791, Brune et Momoro, tous deux
imprimeurs, furent arrêtés comme ayant pris part à l'affaire
du champ de la fédération (17 juillet 1791). Brune, mis en
liberté, par le crédit de Danton, abandonna l'imprimerie et se
voua à la carrière des armes, qui devait le porter en peu
d'années à la plus haute dignité militaire. Momoro, élargi en
même temps, reprit sa profession, tout en se mêlant avec
ardeur au mouvement révolutionnaire. Devenu successive-
ment administrateur de Paris, commissaire national dans la
Vendée, vice-président du club des Jacobins, président du
club des Cordeliers, il fut arrêté de nouveau dans la nuit du
24 ventôse an ii, traduit au tribunal révolutionnaire et de là
conduit à la mort avec Hébert, rédacteur du Père Duchêne
(1) Courrier des départements, Courrier républicain, Journal de
Perlet, Mercure universel, l'Éclair, le Messager du soir, la Quoti-
dienne, le Censeur des journaux, l'Auditeur national, Gazette française,
Gazette universelle, le Véridique, le Postillon des Armées, le Précur-
seur, Journal général de France, l'Accusateur public , les Rapsodies ,
la Tribune ou Journal des Élections, le Grondeur, Journal des Colonies,
Journal des Spectacles, le Déjeuner, VEurope littéraire, la Correspon-
dance, le Thé, le Mémorial, Annales universelles, le Miroir, les Nou-
velles politiques, les Actes des Apôtres, l'Aurore, l'Étoile, etc.
- 235 -
et plusieurs autres. Quelque temps auparavant, sa femme,
fille de Fournier le jeune, fondeur et graveur de caractères,
avait été portée en triomphe dans les rues de Paris, et placée
sur le maître-autel de Notre-Dame où elle figura la déesse de
la Raison. Momoro est auteur d'un Traité élémentaire d'impri-
merie, ouvrage estimé.
Beaudevin, Collignon, Bonnin, Descamps, Bance père et
fils, Joseph Girouard (imprimeur de la Gazette de Paris),
Gattey, FrouUé, Thomas Levigneur, Hennuy, Mauclair, Renou,
et beaucoup d'autres dont les noms se trouvent au Moniteur
de 1793, cet immense nécrologe des victimes de la terreur,
périrent après Momoro, et de la même manière que lui.
Anisson-Duperron, ancien imprimeur de Louis XVI, direc-
teur de l'imprimerie royale, fut traduit au tribunal révolution-
naire sous prétexte d'avoir imprimé un arrêté inconstitutionnel
du département de la Somme, quoiqu'il en eût reçu l'ordre
du secrétaire général du ministère de l'intérieur. Condamné
le 5 floréal an ii (-25 avril 1794), il fut mis à mort et ses biens
furent confisqués. Le 23 août 1792, il avait porté plainte à
l'assemblée nationale de renlèvement fait par Marat, au nom
de la commune de Paris, de quatre presses de l'imprimerie
nationale, avec les accessoires nécessaires pour l'impression
de ses pamphlets révolutionnaires (1).
Malgré la réclamation d'Anisson, les presses restèrent en
la possession de Marat, qui écrivit en réponse au ministre de
l'intérieur dans le style du temps, en le menaçant de se plaindre
au peuple sur les machinations des ennemis de la patrie. Ce
(1) Ce ne fut pas, dit M. Auguste Bernard, l'un des contrastes les
moins bizarres de cette époque que de voir les types de Louis XIV servir
à l'impression des brochures les plus démagogiques. {Notice historique
sur l'Imprimerie nationale, 1848, p. 60.)
- 236 -
fut probablement la cause qui lit monter Anisson sur l'échafaud.
En 1793 il avait proposé au comité de salut public de vendre
à la nation la portion de l'imprimerie nationale dont il était
propriétaire et une autre imprimerie qui lui appartenait aussi
et lui servait de succursale. Le tout, estimé le 10 janvier 1794,
par experts-arbitres, à 499,036 livres 17 sous (1), fut compris
dans la confiscation. Vainement sa veuve réclama, tant en
son nom qu'au nom de son jeune fils, contre cette spoliation,
qui la met^'\it dans un absolu dénùment. Ses prières ne furent
pas écoutées, et les biens du condamné, dans lesquels se trou-
vait la belle manufacture de papiers qu'il avait fondée à Buges,
furent vendus au profit de la république.
D'autres, qui avaient joué un rôle dans les saturnales de
1793, mis hors la loi par décret de la convention, lors de la
réaction thermidorienne, furent livrés à l'exécuteur pour être
mis à mort dans les vingt-quatre heures. De ce nombre furent
Mercier, directeur de l'imprimerie de la fabrication des assi-
gnats, et L. Nicolas, imprimeur de la commune, ex-juré du
tribunal révolutionnaire et membre de la commune de Paris.
L'imprimeur Duplain, décrété d'arrestation, parvint a se
soustraire par la fuite au supplice qui l'attendait. Signataire
de l'horrible circulaire adressée aux départements, dans
laquelle étaient préconisés les massacres du 2 septembre, et
l'un des plus sanguinaires terroristes, il avait été administra-
teur de la police avec Jourdeuil, Sergent et Marat.
L'imprimerie compta aussi de nombreuses victimes dans les
départements. Un imprimeur d'Angers, du nom de Pavie,
qui, le 29 juillet 1791, avait fait hommage à l'assemblée
nationale d'un ouvrage ayant pour titre Géographie de la
(1) M. Didot, article Typographie, de l'Encyclopédie moderne.
- 237 ~
France, d'après la nouvelle division en 83 départements,
hommage accueilli avec applaudissements, fut accusé d'avoir
imprimé les proclamations de l'armée vendéenne et traduit au
tribunal révolutionnaire. C'est en vain qu'une députation des
administrateurs du département de Maine-et-Loire vint à la
barre réclamer l'indulgence de la convention, en alléguant
que Pavie n'avait fait que céder aux menaces des rebelles,
Tallien fit passer à l'ordre du jour sur cette réclamation en
disant sèchement que c'était au tribunal révolutionnaire à
<îonnaître de cette affaire. (Séance du 48 août 1793.)
Un imprimeur de Douai , nommé Derbaix, officier de la
garde nationale, voulant dans une émeute défendre un citoyen
dont la vie était menacée, fut attaqué lui-même par une bande
de forcenés. Ayant eu le malheur de blesser grièvement et à
son corps défendant un de ces misérables, il fut saisi, pendu
à un réverbère, et son corps, traîné tout un jour dans les car-
refours de la ville, fut jeté à la voirie. La jeune femme de cet
infortuné devint folle de douleur.
Plus tard, d'autres imprimeurs furent frappés à Paris, à la
suite de la conjuration royaliste du 18 fructidor. Au nombre
deâ inscrits sur la liste de déportation figurent Crétot, éditeur
du journal Le Postillon des armées; Dodoucet, qui ne recou-
vra sa liberté que le 11 pluviôse an viii (31 janvier 1800);
et Fiévée, imprimeur et littérateur, l'un des rédacteurs de la
Gatette de France, lequel avait eu déjà ses presses brisées et
détruites en mars 1793. Ce n'était pas la première fois que le
peuple, excité par de certains meneurs ayant à exercer des
vengeances privées, pillait et dévastait les imprimeries. Celle
de Brune avait été, en 1791, totalement saccagée par les
gardes nationaux mêmes de son bataillwi : triste exemple qui
a trouvé de nos jours des imitateurs, quoiqu'on ne puisse
- 238 -
pas dire qu'ils aient satisfait en cette circonstance à un res-
sentiment particulier.
VI. Les imprimeurs consciencieux, au nombre desquels on
peut compter tous les anciens imprimeurs brevetés, s'étaient
tenus à l'écart. Quelques-uns cependant, faisant tête à l'orage,
non-seulement n'abandonnèrent pas leurs ateliers, mais exécu-
tèrent des œuvres remarquables qu'ils publièrent dès que le
calme fut un peu rétabli. Parmi ces œuvres, il en était même
de commencées avant la révolution, qui se continuèrent mal-
gré la tourmente, et ne furent achevées que longtemps après^
De ce nombre est VEncyclopédie méthodique^ recueil im-
mense de tous les progrès accomplis jusqu'alors par l'esprit
humain.
Plusieurs établissements d'imprimerie, par leur étendue,,
leur importance et le grand nombre de presses et de bras qui
.y fonctionnaient, méritent également d'être cités. Le principal
était celui de Baudouin, député suppléant de Paris, nommé le
24 juin 1789 imprimeur de l'assemblée nationale. C'est lui qui
fut chargé d'imprimer la liste des pensions, dont l'assemblée
nationale accepta 1,200 exemplaires. Il désavoua, le 28 juin
1791, un prétendu interrogatoire du roi, portant le cachet et
l'indication de Vimprimerie nationale, et pria l'assemblée de
faire consigner ce désaveu dans le procès-verbal de sa séance.
€ette réclamation témoigne que, dès ce temps-là, son établis-
sement avait le titre officiel d'imprimerie nationale. Baudouin
avait su, par de légers sacrifices, disposer favorablement les
membres de l'assemblée en sa faveur. C'est ainsi qu'après
leur avoir fait hommage du premier volume des procès-ver-
baux de leurs séances, imprimé sur vélin, il avait pris l'enga-
gement d'imprimer à ses frais un volume préliminaire conte-
nant les discours d'ouverture des états généraux. L'assemblée,
- 239 —
ayant agréé ce don, en fit consigner la mention honorable aif
procès-verbal de la séance. Du reste, la charge officielle dont
Baudouin était investi paraît avoir été pour lui une source
de bénéfices assez considérables. Un décret, du 30 septembre
1791, lui alloua une somme de 217,000 livres, en règlement
de mémoires, plus une somme de 30,000 livres, à titre de
gratification.
En 1792, Baudouin fut dénoncé à la convention comme
ayant reçu de l'argent de la liste civile. Appelé à la barre de
l'assemblée, le 1" octobre de cette même année, il se défendit
avec une énergie qui fut couronnée de succès. Voici un ex-
trait du discours habile qu'il prononça :
« Représentants de la république française, vous avez en-
tendu les magistrats de la commune de Paris vous dénoncer
un homme investi depuis trois ans de la confiance des repré-
sentants de la nation. Je ne viens pas me justifier, je n'ai pas
besoin de justification ; mais je serai jugé, j'espère. On m'ac-
cuse d'avoir reçu une somme de scélérats qui tenaient à la
liste civile, que je n'ai jamais connus, et dont je n'ai jamais su
la demeure ; je dénonce formellement ce fait. Citoyens, j'ai fait
preuve de mon patriotisme, et l'homme qui, la nuit du 9 au
10 août, a fait un rempart de son corps, et a détourné l'effet
du canon dirigé contre le peuple, ne peut s'être laissé corrom-
pre par de vils intrigants; j'interpelle à cet égard Osselin qui
était avec moi. Ma conduite est sous vos yeux ; j'en atteste les
membres de la convention, dont j'ai l'honneur d'être connu ;
je les prie de déclarer s'ils m'ont vu dévier des principes de
l'honneur et du plus pur patriotisme. J'ai remis à Bazire une
déclaration que je l'ai prié de soumettre au comité de sûreté
générale, auquel j'ai demandé, dès le 25 septembre, l'examen
de ma conduite. Je demande que la commission extraordinaire
- 240 -
soit nommément chargée d'examiner ma conduite, et qu*elle
vous en rende compte. »
La demande de Baudouin fut accueillie et convertie en mo-
tion. La commission extraordinaire, n'ayant rien trouvé à sa
charge, fit un rapport favorahle, et la convention passa à l'or-
dre du jour.
Baudouin, comme on vient de le voir, ne manquait donc ni
d'énergie ni de courage. Le 1" novembre 1792, il dénonça,
de concert avec deux autres membres de la section des Tuile-
ries (Grouvelle et Froidure), des provocations au pillage et à
l'assassinat qui avaient été faites la veille sur divers points de
Paris. En même temps, soit conviction, soit calcul, il affichait
une haine extrême contre la royauté. Au mois d'octobre 1793,
il envoya à la convention la médaille qu'il avait reçue en 1789,
comme électeur : 'i Un républicain, dit-il alors, ne peut pas
rester dépositaire d'un monument sur lequel se trouve l'effigie
d'un tyran. » Mais sa délicatesse républicaine s'arrêta devant
le sacrifice des écus qu'il avait gagnés, quoiqu'ils portassent
la même effigie.
Comme entrepreneur de l'imprimerie nationale, Baudouin
était logé dans les bâtiments de l'État. Il y avait si peu de te-
nue, de discipline dans ses vastes ateliers, et les opinions po-
litiques s'y manifestaient avec tant de violence qu'elles étaient
chaque jour la cause de désordres intérieurs, préjudiciables à
l'établissement, et que l'autorité fut obligée d'exercer des pour-
suites contre l'espèce d'insurrection permanente dont il était
le foyer. Les ouvriers menaçaient à chaque instant de déseiv
ter. Le 2 septembre 1792, Baudouin, ayant fait savoir à l'as-
semblée nationale qu'ils se disposaient tous à abandonner leurs
travaux, pour s'enrôler au Champ-de-Mars, l'assemblée or-
donna mention honorab'e de leur civisme, mais décréta qu'ilp
- 241 -
continueraient les travaux qui leur étaient confiés. Il ne fallut
rien moins que ce décret pour les contenir. Le 9 mars 1793,
Baudouin informa la convention que tous ses imprimeurs, mis
en réquisition, s'étaient rendus à leurs sections. Il demanda,
en conséquence, si ces citoyens devaient marcher à l'ennemi,
ou si, conformément au décret du 2 septembre, leur poste
était à l'imprimerie nationale. Mais cette demande donna lieu
à des réclamations fort vives contre l'abus que Baudouin fai-
sait de ses presses, en les employant à d'autres travaux que
ceux qui regardaient exclusivement l'assemblée. On lui repro-
cha principalement d'imprimer les diatribes de Louvet, rédac-
teur du Journal des Débats (1). L'assemblée décréta que l'im-
primeur chargé d'imprimer ses procès-verbaux ne pourrait
imprimer aucune autre chose.
En septembre 1793, de nouveaux troubles éclatèrent dans
l'établissement de Baudouin. La convention dut alors décréter
que tous les ouvriers imprimeurs seraient à la réquisition du
ministre de l'intérieur, pour être employés à l'imprimerie na-
tionale dont les malveillants cherchaient à désorganiser les
ateliers. Cette mesure fut étendue, par décret du 18 décembre
1793, aux fondeurs en caractères.
Plus tard, Tallien accusa Baudouin d'avoir altéré les pro-
cès-verbaux de l'assemblée ; mais le comité des inspecteurs le
justifia de cette imputation. Thuriot l'accusa à son tour d'être
mtérieureme7it un partisan de Roland et des feuillantistes, et
fit rejeter la proposition de déclarer qu'il n'avait pas cessé de
mériter la confiance de la convention. Enfin, en l'an m, Bau-
douin fut, avec un grand nombre de membres de la société des
(1) Baudouin donnait, dir-on, 10,000 livres à Louvet, pour rédiger son
Journal des Débais.
)OMK I. •>!
- 242 -
Jacobins, dont il faisait partie, arrêté et incarcéré. Dans la
suite, il fut mis en liberté.
On imprimait aussi, dans cet établissement, le Bulletin na-
tional ou Bulletin de correspondance, qui fut fondé le 10 août
1792. Cette feuille était destinée à recueillir les nouvelles de
l'armée et les principaux actes du gouvernement, et à pré-
venir ainsi le peuple contre les rapports infidèles par lesquels
on cherchait cà l'alarmer. Elle fut tirée, dès le principe, à un
très-grand nombre d'exemplaires, et envoyée cà tous les dépar-
tements et districts, pour être affichée aux chefs-lieux de dis-
trict et autres lieux dont la population excédait 2,000 âmes.
(Décret du 15 septembre 1792.)
Le ministre de la guerre l'adressa bientôt après à tous les
bataillons (décret du 15 octobre 1792). Enfin, on la réimprima
en placards et en brochures dans les départements. La rédac-
tion en était confiée h une commission désignée sous le nom de
comité de correspondance. Le Bulletin national, sous le di-
rectoire, fut l'objet de plaintes diverses. On disait notamment
qu'il avait servi à répandre les principes sanguinaires de Ro-
bespierre et de ses complices. On le transforma pour le punir,
et on lui donna le titre de Bulletin décadaire (séance du 3 plu-
viôse an IV, — 23 janvier 1790). C'est ce Bulletin qui, avant
d'être réuni au Moniteur (7 nivôse an viii), eut si souvent à
enregistrer les exploits mémorables des premières armées de
la république.
Jusqu'au 30 thermidor an ii (17 août 1791), l'insertion au
Bulletin de correspondance tint lieu de promulgation de plu-
sieurs lois. Mais, à partir de cette époque, les lois d'intérêt
public ou général durent toutes être insérées au Bulletin
des lois, fondé par la loi du 14 frimaire an ii.
On se ferait difficilement une idée des travaux extraordi-
- 243 -
naires que nécessitaient à cette époque l'impression et l'envoi
des lois. On ne se bornait pas à les consigner au Bulletin
des lois et à faire parvenir les numéros de ce bulletin dans
les municipalités ; elles étaient en outre imprimées à plus de
cent mille exemplaires, envoyées à toutes les autorités, à un
très-grand nombre d'abonnés particuliers, et, de plus, réim-
primées en placards pour être affichées dans chaque localité,
quelque petite qu'elle fût. Dans la séance du 24 pluviôse
an II (24 février 1794), Barère résumait ainsi, devant la
convention, toutes les difficultés de ce travail : « Le comité,
disait-il, s'occupe de mettre en activité la commission de
l'envoi des lois; il faut du temps pour organiser cette grande
machine, c'est le plus bel ouvrage qu'ait fait la convention ;
il doit éclairer vingt -sept millions d'hommes et leur faire
connaître les lois de la république. » Et sur la proposition de
Barère, la convention révoquait son décret du 27 frimaire,
par lequel elle avait ordonné la vente des presses d'impri-
merie qui existaient dans les quatre succursales de la loterie
nationale (supprimée par décret du 25 brumaire), c'est-à-dire
à Commune- affranchie (Lyon), Bordeaux, Lille et Nancy.
Le ministre de l'intérieur fut chargé de faire venir ces presses
à Paris, pour être au service de la commission de l'envoi des
lois. Un million cinq cent mille livres furent affectées à ce
service (1). De plus, dans sa séance du H ventôse an ii
(1^' mars 1794), la convention décréta l'organisation de l'im-
primerie des administrations nationales, à l'établissement de
(1) Un décret du 8 pluviôse an m (27 janvier 1795) confirma toutes ces
dispositions en ces termes : « L'imprimerie établie pour l'expédition des
lois, conformément au décret du 14 frimaire an u, continuera d'être régie
et administrée au nom de la république, sous la dénomination d'imprimerie
nationale, par l'agence de l'envoi des lois. »
- 244 -
laquelle eiïe destina le local occupé par Tadministration des
loteries. Par là, rimprimerie particulière de Baudouin fut
dépossédée du droit d'imprimer les lois et perdit son titre
d'imprimerie nationale. Désormais réduite comme les autres
imprimeries à chercher sa subsistance dans les travaux alors
si ingrats et si précaires de la librairie, elle déclina sensible-
ment. Toutefois, en l'an viii, Baudouin, dans l'annonce de
son Dictionnaire général de législation, se qualifiait d'impri-
meur du corps législatif et du tribunat. Un de ses fils, établi
rue de Grenelle-Saint-Germain, prenait à la même époque le
titre d'imprimeur de l'institut national des sciences et des arts.
Nous citerons, après Baudouin, l'établissement de Lam-
berté, qui était aussi, et à la même époque, un des plus consi-
dérables de Paris. Lamberté fut le coaccusé de Babœuf. Il
avait imprimé plusieurs pièces relatives à la conspiration dont
ce dernier était le chef. Ces pièces étaient, entre autres, le
Placard ; Soldat, arrête, et lis le journal de Babœuf; et un
écrit intitulé : Doit-on obéissance à la constitution de 1791?
L'exaltation d'esprit qu'avait Baudouin, Lamberté l'avait égale-
ment. Dans le discours qu'il prononça pour sa défense devant
la haute cour de justice, il se laissa emporter aux invectives
les plus violentes contre le gouvernement ; et néanmoins il
fut acquitté.
D'autres imprimeurs méritent encore d'être signalés. Ce
sont Limodin, membre du bureau central de Paris; Seguy,
traduit au tribunal révolutionnaire et acquitté le 5 prairial
an m; Buisson, qui faillit être décrété d'arrestation pour avoir
imprimé l'ouvrage de Lacroix (1), demandant l'appel au peuple
(1) Buisson imprima aussi un ouvrage intitulé : Des assignats et des
vols politiques ou Des proscriptions et confiscations , ouvrage attribué à
l'abbé Raynal.
- 245 -
sur le jugement de Louis XVI; Ghaigneau, qui imprima des
Elérnents du commerce par Forbonnais ; Fournier, éditeur de
V Histoire des religions ; Watar, imprimeur et propriétaire du
Journal des hommes libres; Rondonneau, tout ensemble
imprimeur et chef du bureau des décrets au ministère de la
justice, et, de plus, éditeur de différents recueils de lois, dé-
crets, etc., rendus depuis 1789, collections encore aujour-
d'hui estimées; Knapen enfin, libraire-imprimeur, et lils du
dernier syndic de la communauté. Ce Knapen fit paraître, en
1790, le plan d'une Société de gens de lettres et d'artistes,
que les événements ne permirent point malheureusement de
réaliser, et, dans la même année, un Journal de la langue
française, auquel il joignit un extrait hebdomadaire des tra-
vaux de l'assemblée nationale. On connaît de lui une lettre
fort remarquable sur les moyens de secourir les indigents
(1799).
VII. Sous le consulat, il ne fut apporté aucun changement
important à la législation de l'imprimerie ; elle resta à peu
près telle que l'avait faite le directoire. Seulement, par arrêté
du 8 pluviôse an viii (17 février 1800), les consuls s'arro-
gèrent le droit de supprimer ceux des journaux qui se per-
mettraient d'insérer des articles contraires au pacte social, à
la souveraineté du peuple, à la gloire des armes et aux na-
tions amies et alliées.
Par un autre arrêté, en date du 4 vendémiaire an xii (27
septembre 1803), ils décidèrent que, pour assurer la liberté
de la presse, aucun libraire ne pourrait vendre un ouvrage
avant de l'avoir présenté à une commission de révision ,
laquelle devait le rendre au libraire, s'il n'y avait pas lieu à
la censure.
L'autorité veilla aussi avec plus de soin que par le passé à
- 246 -
l'exécution rigoureuse des lois répressives ; et l'on sait quelles
étaient alors la sollicitude et la vigueur de la police générale
qui s'étendait à tous les services, à toutes les branches d'in-
dustrie et s'attribuait, au besoin, le pouvoir de suppléer aux
lois et aux institutions.
Hâtons-nous de reconnaître, toutefois, que durant cette
période elle eut rarement lieu de sévir contre la presse. Nous
ne connaissons qu'un seul journal, l'Antidote, qui ait été
supprimé alors par arrêté du premier consul ; encore cette
mesure paraît-elle avoir été pleinement justifiée par les ten-
dances de ce journal dont Méhée , le même qui avait signé
l'ordre des massacres de septembre, était le rédacteur. L'at-
tention publique se portait de préférence alors sur le succès
prodigieux de nos armes ; la polémique des journaux, les
débats des assemblées n'avaient plus le pouvoir d'émouvoir
et de passionner le public, et c'est à peine si, dans un espace
de cinq années, les questions politiques le firent sortir deux
ou trois fois de son indifférence.
Cette lassitude des esprits et l'espèce de discrédit dans
lequel était tombé le journalisme réagirent sur l'imprimerie.
Un grand nombre d'établissements qui, jusque-là, n'avaient
vécu que de la vie des publicistes et des pamphlétaires, réduits
à l'oisiveté, fermèrent leurs ateliers.
Le 8 prairial an ix, on ne comptait plus à Paris que trois
cent quarante imprimeries, au lieu de six à sept cents qui y
existaient quelques années auparavant.
Une diminution non moins grande se faisait remarquer
dans le nombre de feuilles périodiques qui s'imprimaient à
Paris, et dans celui des exemplaires qu'elles servaient à leurs
abonnés. La comparaison des deux situations suivantes don-
nera une idée du changement qui s'opérait alors dans les esprits.
— 247 -
Au mois de germinal an viii (mars 1800), il y avait à Paris :
19 journaux quotidiens qui envoyaient, chaque jour, dans
les déf)artements 49,313 exemplaires;
21 journaux périodiques de sciences,
arts ou littérature, envoyant chaque
jour 4,365 —
Total 53,678 —
Au 30 floréal an ix (20 mai 1801), il y avait à Paris :
16 journaux quotidiens, qui envoyaient chaque jour dans
les départements 33,931 exemplaires ;
38 journaux périodiques de sciences,
arts et littérature, envoyant chaque
jour 7,070 —
Total 41,001 —
Ainsi, dans le cours de quatorze mois, le nombre total des
abonnements des journaux pour les départements diminuait
de 12,677, c'est-à-dire de près d'un quart. La diminution
particulière aux journaux politiques quotidiens était dé 15,382
abonnements, c'est-à-dire d'environ un tiers, tandis que le
nombre des abonnements aux journaux de sciences, d'arts et
de littérature augmentait de 2,705, c'est-à-dire de plus de
moitié.
Ces chiffres n'ont pas besoin de commentaires. Nous en
tirerons seulement cette conséquence, à savoir que l'impri-
merie se réformait, s'épurait et s'ennoblissait, en gagnant du
côté de la science et de la littérature ce qu'elle perdait du
côté du journalisme pur.
Les pertes qu'elle subissait étaient donc peu regrettables.
248 -
D'un autre côté, le corps des imprimeurs de Paris profitait
de ces pertes mêmes, qui n'étaient que trop méritées. Les
anciens imprimeurs avaient repris courage. On comn^ençait
à revenir aux traditions des anciens maîtres, à respecter l'art
dans la typographie. Pierre et Firmin Didot, qui avaient
attendu avec confiance le retour du calme, et n'avaient pas
déserté la carrière un seul instant, donnaient le signal de
cette réacticm salutaire. Pierre Didot, que le directoire avait
installé avec ses presses au palais des sciences et des arts (le
Louvre), y exécute ces magnifiques éditions, in-folio, de
Virgile, ^'Horace et de Racine qui lui ont acquis une répu-
tation universelle. Le Virgile fut présenté à la première expo-
sition des produits de l'industrie française (an vi, 1797), où
il excita l'admiration générale et fut jugé supérieur à celui
qu'avait imprimé Bodoni en 1793 (1). Pierre Didot présenta
aussi, à l'exposition de l'an ix, le premier volume de sa grande
édition des Œuvres de Racine, dédiée au général Bonaparte,
premier consul (2), et son Horace in-folio, ouvrages qui sont
(1) « Depuis la première exposition de 1797, la médaille d'or n'est pas
sortie de leur maison. » (Voy. Rapport du jury de l'exposition de 1834 et
de 1839.)
(2) Les caractères avaient été gravés par Firmin Didot; le papier fourni
par la fabrique de Montgolfier d'Annonay. L'ouvrage entier, formant
trois volumes grand in-folio, orné de cinquante-sept estampes, était du
prix de 1,200 fr., figures après la lettre, et de 1800 fr., figures avant la lettre.
Il en existe seulement deux cent cinquante exemplaires, et un exemplaire
imprimé sur vélin, que possède la bibliothèque nationale, et dont M. Firmin
Didot avait refusé la somme de 52,000 fr. offerte par Junot, duc d'Abrantès.
Les poinçons dont les frappes avaient servi à l'édition du Yitgile et de
VHorace furent encore améliorés par Firmin Didot, et ont été jugés le itec
plus ultra de la perfection par les membres du jury de Londres, qui, en
1851, lors de l'exposition universelle, se rendirent au British Muséum
pour y comparer les impressions d'Ibarra , de Bodoni, de Bulmer et de
Bensley avec celle du Hacine,
- 249 -
regardés comme les deux plus belles productions de la typo-
graphie. UHoracey notamment, fut proclamé le chef-d'œuvre
de la typographie de tous les temps et de tous les âges.
La correction de ces livres était si parfaite qu'on n'y trouva
pas une seule faute. Il en était de même du Virgile qu'il avait
publié précédemment.
Ces exemples ne furent pas perdus. Les ouvrages qui paru-
rent ensuite furent mieux imprimés et leur texte surtout plus
correct. Les hommes de lettres n'eurent plus de répugnance
à livrer leurs manuscrits à l'impression. Un des imprimeurs
les plus favorisés à cet égard fut Migneret, qui était resté
presque inconnu jusqu'alors, et qui eut l'insigne honneur
d'imprimer le premier ouvrage de Chateaubriand, le Génie du
christianisme.
VnL Chose étrange! c'était à l'époque où un peuple égaré
renversait les monuments religieux élevés par la foi de ses
pères, c'était au bruit des blasphèmes et, pour ainsi dire, en
présence de l'athéisme triompliant, que l'auteur de ce livre
s'était plu à retracer les augustes souvenirs de la religion. Et
cet ouvrage, commencé dans des jours d'oppression et de
douleur, paraît au moment où les persécutions cessent, où
les maux se réparent, le jour même enfin où la religion dont
la majesté s'est accrue par ses souffrances, revient d'un long
exil dans ses sanctuaires si longtemps abandonnés. La pre-
mière annonce du Génie du christianisme eut lieu, en effet,
au Moniteur du dimanche 28 germinal an x, jour de la pro-
mulgation solennelle de la nouvelle loi sur les cultes.
On sait l'influence de cet ouvrage sur la littérature fran-
çaise. Il fut le point de départ d'une révolution nouvelle,
mais aussi pacifique et consolante que la première avait été
terrible et lamentable. Une œuvre pareille suffirait pour
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éclairer une époque dans l'histoire et rendre le consulat à
jamais mémorable, lors même qu'il ne le serait pas à tant
d'autres titres.
Disons ici un mot de cette littérature du xviii® siècle,
dont le règne venait de finir et à laquelle on a donné, ajuste
titre, Fépithète de révolutionnaire.'
C'est vers l'époque de la mort de Louis XIV que l'esprit
des révolutions s'éveilla en France. Personne d'abord ne s'en
effraya sérieusement, et, à la faveur de cette fatale sécurité, il
grandit et se développa en se rendant aimable à ceux-là mêmes
dont il devait bouleverser l'existence. Il se fit exclusivement lit-
téraire. S'il venait à s'occuper du bonheur des peuples, c'était
en formulant des théories qu'on traitait de chimériques, mais
dont il ne laissait pas de demander au pouvoir la réalisation.
De là, une littérature prêcheuse et dissertante, qui eut de
brillantes qualités et de grands défauts. Voltaire, tout en y
sacrifiant, regrettait la littérature calme et sévère du grand
siècle. Il a écrit quelque part : « Les bons écrivains du siècle
de Louis XIV ont eu de la force; aujourd'hui on cherche des
contorsions. » Les philosophes, dont il fut le modèle et le
maître, n'eurent pas les mêmes scrupules, et se livrèrent à
tout l'entraînement de la littérature contemporaine. Enfin,
Rousseau vint imprimer à cette littérature une allure encore
plus passionnée. Il porte dans la philosophie une éloquence
factieuse ; c'est le tribun de la pensée qui ne craint pas plus
de s'attaquer aux problèmes sociaux qu'à tous les grands de
la terre. Il ébranle les intelligences, enflamme les imagina-
tions, remplit d'enthousiasme l'inexpérience des générations
nouvelles, et imprime de graves soucis sur le front des
rois. Son style est chargé d'une électricité qui frappe et laisse
une impression douloureuse. A Sainte -Hélène, Napoléon,
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après avoir lu pendant une matinée la Nouvelle Héloïse, ter-
mina sa lecture en prononçant ces mots : Cet ouvrage a du
feu, il remue, il inquiète. Jamais plus juste appréciation n'a
été faite du style de Jean-Jacques.
En effet, il inquiète par le mélange d'erreurs et de vérités
qui s'entrechoquent dans ses livres. Il ne résout pas les ques-
tions, mais il les jette aux esprits avec une ardente impétuo-
sité qui ne leur permet pas de rester calmes et froids. Aussi
Jean-Jacques esl-il l'homme qui a le plus fécondé d'imagi-
nations. Depuis Bernardin de Saint-Pierre, que d'écrivains
ont reçu l'empreinte de Rousseau!
Il y a donc eu une littérature révolutionnaire avant la révo-
lution, de laquelle elle fut une des principales causes. Si elle
a eu pour détruire une autorité si terrible, c'est que personne
ne soupçonnait la portée des principes et des idées qui fer-
mentaient dans les têtes et que les écrits propageaient. On
allait en avant avec enthousiasme, avec bonne foi. Si on eût
fait entrevoir à Voltaire, le plus monarchique des hommes, la
possibilité de la.chute du trône, il eût poussé un cri d'horreur.
Rousseau n'a-t-il pas souvent répété que la plus belle des
révolutions ne valait pas une seule goutte de sang? Ce langage
était sincère, et Rousseau est mort sans avoir soupçonné
quelles cruelles conséquences on donnerait à ses principes, et
quels affreux disciples s'autoriseraient de son nom.
Lorsque la révolution française éclata, il fallut bien y recon-
naître l'effet fatal des idées et des doctrines qui s'étaient ainsi
développées. C'était la fille de la littérature du siècle, et elle
devint à son tour la cause et le point générateur de cette autre
littérature qui commence à Chateaubriand, littérature féconde
en créations généreuses et hardies, mais qui porte sur le front
l'empreinte de sa formidable origine.
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IX. Pendant les dix dernières années du xviii® siècle, la
littérature offrait peu de ressource à l'imprimerie. Ceux qui
la représentaient avec quelque éclat étaient extrêmement rares,
leurs œuvres se ressentent pour la plupart ou des idées vio-
lentes et fausses que la révolution avait popularisées, ou du
besoin qu'on avait de réagir contre elles par des idées plus
saines et plus douces. Mais tous, à quelques exceptions près,
gardèrent le silence, du jour où l'expression de toute pensée
même indifférente devint suspecte et dangereuse. Ce n'est
qu'à partir de 1798 que toutes les langues se délient, que
toutes les plumes littéraires se remettent en -mouvement.
Au nombre des écrivains de cette période de dix années
environ, il faut citer Bernardin de Saint-Pierre qui écrit la
Chaumière indienne (1791) et les Harmonies de la nature
(1796): l'un, charmant conte moral; l'autre, délicieuses rêveries
que l'auteur donna pour les lois probables de l'univers ; Flo-
rian, qui publie Gonzalve de Cordoue (1791),et Volney qui,
dans un ouvrage bien écrit, mais écrit dans un esprit irréli-
gieux, chante les ruines du monde (1791), assis encore sur
les ruines de sa patrie ; Andrieux qui s'arrête à sa comédie
des Étourdis^ jouée en 1788, et se tait jusqu'en 1802, époque
à laquelle il donne Helvétius; Beaumarchais qui achève son
œuvre de démolition sociale au moyen de la liberté du théâtre,
par la Mère coupable, jouée en 1792; Ducis, qui écrit et fait
jouer Othello (1792); Legouvé qui, par trois tragédies, de
petits poèmes assez médiocres, tels que la Sépulture, les Sou-
venirs, la Mélancolie (1798), prélude à son meilleur ouvrage, le
Mérite des femmes (1801); Parny qui versifie de dégoûtantes
obscénités pendant que la guillotine bat monnaie sur la place de
la révolution, et qui se trouve prêt à publier en 1799 sa Guerre
des Dieux; l'abbé Barthélémy qui, après la publication de son
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Voyage d'Anacharm (1788), n'écrit plus que quelques mé-
moires d'académie, et les Mémoires de sa propre vie (1792-93) ;
Laharpe, qui professe à l'Athénée la littérature dont il est en
mesure de publier les leçons, sous le titre deLi/cee,en 1799;
Marie -Joseph Chénier, le plus fécond peut-être et le moins
ému de tous ces écrivains et de tous ces poètes, qui compose
Charles /Z, Henri VIII, la Mort de Calas, Timoléon, etc.,
sans parler d'une foule de poésies lyriques, dans les quatre
plus sanglantes années de la révolution; André Chénier enfin,
son malheureux frère, auquel il n'a manqué, pour être plus
illustre, que de vivre aussi longtemps que lui. Tels sont les
hommes qui ont trouvé assez de loisirs, ou assez de sang-froid,
pour attester qu'alors que tout périssait en France, institutions
politiques, religion, liberté de la pensée, respect de l'autorité,
la littérature seule ne périssait pas, et faisait encore de temps
à autre entendre sa voix consolatrice du fond de ce chaos où
s'étaient engloutis pêle-mêle les hommes et les choses.
X. L'imprimerie, bien qu'à peu près inactive, compara-
tivement à ce qu'elle avait été et à ce qu'elle fut depuis, se
signa'a à cette époque désastreuse par deux découvertes d'une
haute importance et dues à la famille Didot : 1° la machine
à papier continu, invention qui devait faire plus tard une
sorte de révolution dans l'imprimerie et la librairie; 2° h\
stéréotypie (1), ou l'art de reproduire à l'infini un texte sans
faute et sans nouveaux frais de composition.
(I) Les Tables de lo'iarithmes de Callet furent le premier essai stéréo-
type de Firmin Didot (179')). Cet imprimeur publia ensuite une collection
in-18 dont le premier volume, Virgile, parut en 17M9 et figura avec hon-
neur à l'exposition de l'industrie. Cette collection fut imprimée d'après
un nouveau stéréotypage que Didot avait inventé en 1796 et qu'on a re-
connu supérieur à celui d'Ilerhan, qui date de la même année. Depuis cette
époque, la stéréotypie a reçu de nouveaux perfectionnements.
TO.MK 1. îî
— 254 -
C'est aussi pendant la révolution que fut perfectionné, de
manière à le rendre usuel, l'art d'écrire par signes et avec
assez de promptitude pour pouvoir suivre la parole. Les dis-
cours prononcés alors en public étaient si nombreux et avaient
la plupart un si grand retentissement, qu'on cherchait avec
ardeur les moyens d'en reproduire instantanément les paroles,
au fur et à mesure qu'elles étaient exprimées, et ces recher-
ches furent enfin couronnées de succès.
Les écritures abréviatives et rapides, dont nous avons déjà
parlé, étaient connues dans l'antiquité, et il ne serait pas im-
possible que nous dussions aux notarii la connaissance de
quelques-uns des plus beaux monuments de l'éloquence ro-
maine; mais les notes tironniennes et les autres procédés em-
ployés par les anciens s'étaient perdus dans la suite des âges.
C'était donc une nouvelle étude à faire, un nouvel art à créer.
Il est vrai que dans le xvh« siècle plusieurs systèmes de
sténographie avaient été publiés en Angleterre, en France, en
Allemagne; mais lorsque l'impérieux besoin de les mettre en
pratique se fit sentir, ils furent jugés insuffisants et il fallut
recourir à d'autres moyens analogues.
La tachy graphie de Coulon-Thévenot et la sténographie de
Taylor , importée d'Angleterre par Bertin , furent d'abord
employées avec avantage.
En l'an viii parut une nouvelle méthode, appelée okygra-
phie, que l'auteur, nommé Honoré Blanc, présentait comme
plus complète, comme d'un usage plus facile que toutes
celles dont on avait fait l'essai jusqu'alors. Cette méthode,
disait-il, joignait l'agrément à l'utilité, en offrant à ses
adeptes tout l'attrait d'une langue mystérieuse. Malgré ces
prétendus avantages, elle fut abandonnée après quelques mois
d'épreuve.
Depuis cette époque, on inventa beaucoup d'autres systèmes
d'écriture abréviative, parmi lesquels nous citerons ceux de
Conen de Prépéan et de M. Hippolyte Prévost. La sténographie
de Taylor fut améliorée; enfin, la tachygraphie de Coulon-
Thévenot reçut aussi des perfectionnements, et semble avoir
prévalu sur toutes les autres méthodes : elle est presque gé-
néralement adoptée par nos modernes Tirons, qu'on appelle
cependant toujours sténographes, car, malgré les dénomina-
tions diverses que les inventeurs ont données à leurs diffé-
rents procédés, l'art d'écrire par abréviations et aussi vite
que l'on parle a retenu le nom de sténographie.
Au commencement de l'an vi, il avait été aussi question
d'une autre découverte qui, si elle eût réussi, pouvait avoir
des conséquences incalculables. Il s'agit de la pasigraphie. Au
moyen de cet art, on ne se bornait pas à l'exécution des tachi-
graphies, sténographies, ou écritures uniquement abrégées
ou expéditivcs, mais on se proposait encore d'exprimer les
sons de toute langue connue, et même de toute langue qu'on
n'aurait point apprise. La pasigraphie (des deux mots grecs
Tcaç, tout, et Ypacpw, j'écris) atteignait son but, disait l'inventeur,
par des procédés fort simples. Ses éléments consistaient en
douze caractères et en douze règles générales qui ne devaient
jamais souffrir d'exception. L'avantage en eût été tel, ]>our les
correspondants de divers pays, que si, par exemple, un Fran-
çais et un Anglais, ne sachant ((ue leur langue maternelle,
eussent appris à écrire en pasigraphie, le Français eût pu lire
et comprendre en français ce ({ue l'Anglais n'eût écrit et conçu
qu'en anglais, et récipro(|ucment.Les mêmes lignes pouvaient
être lues et entendues h la fois en anglais, en allemand, en
italien, en espagnol, en russe, (juoiipie l'écrivain ne les
eût tracées (pie dans sa langue naturelle , et qu'il ne sût
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pas un mot des autres. Or, dans l'espace de très-peu
d'heures , un homme intelligent pouvait pasigraphier son
propre idiome en consultant la méthode, ses douze caractères
et ses douze règles invariables. Assurément, c'était là une
belle et utile invention; malheureusement, cet art si vaste,
réduit à des combinaisons si faciles, ne fut jamais mis en
pratique. Vainement l'inventeur, Maimieux, s'étayant du pa-
tronage et des conseils de l'abbé Sicard, instituteur des sourds-
muets, fit imprimer sa méthode et en offrit des exemplaires au
conseil des Anciens et au conseil des Cinq-Cents; vainement,
pour montrer les moyens d'application de cette méthode.
Sureau fit un ouvrage en écriture pasigraphique qu'il présenta
au conseil des Anciens : les seuls encouragements que reçurent
ces deux hommes sont un magnifique discours de Carat sur
les langues parlées ou écrites, dont l'ouvrage de Sureau était
le prétexte, et une médaille décernée à l'inventeur par le lycée
des Arts. Nous ne pensons pas que cette découverte ait été
depuis cette époque l'objet d'aucune expérience ni d'aucune
étude.
XI. Pour continuer d'être juste envers la révolution, nous
devons rappeler ici ceux de ses actes, si rares qu'ils aient
été, qui ont tourné à l'avantage des lettres, des sciences et
de l'imprimerie.
Le 15 octobre 1790, l'Assemblée nationale ordonna le paye-
ment, par le trésor public, d'une somme de 20,000 livres à
la maison Didot, pour achever l'impression des œuvres de
Fénelon, commencée en vertu d'un traité fait en 1783, au
nom du clergé de France.
Sous la terreur, (fuelques esprits se préoccupaient sérieu-
sement du bien-être du peuple, et demandaient, entre autres
choses, la propagation de l'instruction publique. La Conven-
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tion, dans sa séance du 13 juin 1793, décréta qu'un concours
serait ouvert pour la composition des livres élémentaires
destinés à l'enseignement public, et que des récompenses
nationales seraient accordées à ceux qui auraient présenté
les meilleurs livres élémentaires sur les sciences, les lettres
et les arts. Dans la même année, elle fit imprimer au nom
du gouvernement une traduction des œuvres de Bacon, et
prit des mesures pour faire procéder à une révision du Dic-
tionnaire de V Académie et en assurer la réimpression.
Le 2 prairial an ii (21 mai 1794), elle reçut à sa barre un
citoyen qui lui fit hommage du tableau d'une école formée
par lui pour enseigner aux femmes l'art de l'imprimerie et
abréger les formalités de l'apprentissage. Le comité d'in-
struction publique ayant rendu un témoignage favorable des
travaux de cette école, la demande d'encouragement faite par
le fondateur fut renvoyée aux comités réunis de salut public
et d'instruction publique.
Plus tard, le Directoire adressa au conseil des Cinq-Cents
un message relatif à un établissement national, dit calcogra-
phie. Un rapport fut fait sur cette proposition, dans la séance
du 1®' pluviôse an v ; mais le conseil, tout en reconnaissant
l'utilité de cet établissement, en ajourna l'institution jusqu'à
la paix.
Sur la proposition de Daunou, la Convention décréta l'im-
pression aux frais de l'État, et à 3,000 exemplaires, du dernier
ouvrage de l'illustre et malheureux Condorcet, V Esquisse d'un
tableau historique des progrès de V esprit humain.
Le 27 germinal an m , la même assemblée ordonna qu'une
somme de 360,000 fr. serait annuellement répartie entre les
savants et les artistes qui auraient le plus contribué à honorer
et éclairer la patrie. Sur ce crédit des pensions furent
— 258 —
accordées à l'auteur du Voyage du jeune Anacharsis, à l'ora-
torien Dotteville, traducteur de Tacite; à Wailly, à Naigeon,
au peintre Yien, à Gail, au poëte Sedaine, au grand orienta-
liste Silvestre de Sacy.
C'est sous la Cou mention qu'on inventa le télégraphe, et ce
fut par les ordres de cette assemblée qu'il fut immédiate-
ment mis en pratique. Elle approuva, dans la séance du 26
juillet 1793, le rapport lu à cet effet sur les expérience? aux-
quelles cette invention avait été soumise, et elle accorda à
Chappe, l'inventeur, le titre d'ingénieur-télégraphe, aux ap-
pointements de lieutenant du génie. Elle chargea en même
temps son comité de salut public d'examiner quelles étaient
les lignes qu'il importait d'établir au plus tôt.
On doit aussi à la Convention la réorganisation de l'obser-
vatoire de Paris (31 août 1793) ; la formation du bureau des
longitudes, où elle appela les géomètres Lagrange et Laplace,
les astronomes Lalande et Cassini (7 messidor an m) ; la créa-
tion de l'école des langues orientales (10 germinal an m) ;
l'organisation de l'école polytechnique (15 fructidor an m) ;
celle de l'institut national (3 brumaire an iv).
Déjà, par deux décrets en date du 8 mai et du 8 décembre
1790, l'Assemblée constituante avait adopté en principe l'uni-
formité des poids et mesures. Le 26 mars 1791, elle avait dé-
crété, conformément à la proposition de l'académie des
sciences, que la grandeur du quart du méridien terrestre se-
rait la base du nouveau système, dont la loi du 1" août 1793
donna l'ébauche, et qui fut définitivement constitué par les
lois du 18 germinal an m et du 19 frimaire an viii.
La première exposition des produits de l'industrie française
remonte au temps du Directoire ; c'est François de Neufchâ-
teau, alors ministre de l'intérieur, qui en conçut l'heureuse
I
- 259 -
idée. Cette exposition eut lieu pendant les cinq jours complé-
mentaires de l'an vi et la première décade de l'an vu (1798).
L'imprimerie y obtint les plus glorieux succès. On y vit figu-
rer les magnifiques éditions imprimées chez Pierre Didot, et
qui lui méritèrent une des douze médailles d'or.
Mais cet utile projet d'une exposition publique, si propre à
féconder les progrès de l'industrie, ne fut régularisé et ne
devint une institution nationale que sous le consulat, pendant
le ministère du savant Chaptal (1). L'exposition de l'an ix
(1801) fut très-brillante, et la typographie, dans la personne
de Didot, y recueillit encore de nouvelles palmes.
Loin d'être le signal de nouvelles mesures de rigueur contre
l'imprimerie, l'avènement du gouvernement impérial apporta
au contraire quelque adoucissement dans la législation. En
vertu des articles 64 et 65 de la constitution impériale du
28 floréal an xii, une commission de sept membres, nommés
par le sénat et choisis dans son sein, fut chargée de veiller à
la liberté de la presse, et les auteurs, imprimeurs ou libraires
pouvaient recourir directement à cette commission dans le cas
où ils se seraient crus fondés à se plaindre d'empêchements
mis à l'impression ou à la circulation d'un ouvrage.
XIL L'empire laissa subsister pendant quelques années les
trois à quatre cents imprimeries exploitées dans la capitale,
sans règlements de police intérieure ni de discipline. Elles
étaient pour la plupart dirigées par des chefs ou incapables
ou sans ressources, et l'atelier ouvert la veille était sou-
vent fermé le lendemain par les rigueurs d'un créancier. La
perte du crédit suivait celle de la considération. Ces désas-
tres attestaient la détresse de l'imprimerie, et cependant on
(1) Elle fut (l'abord annuelle; maintenant elle est quinquennale.
— 260 -
hésitait à y porter remède, dans la crainte d'être accusé dé
vouloir attenter à la liberté de la presse et de l'industrie.
La surveillance de l'imprimerie était alors tout adminis-
trative; elle n'était limitée par aucun règlement, et appar-
tenait au ministère de la police générale, dans lequel on avait
créé, lors de sa réorganisation, une division de la librairie et
de la presse. Cette division, en l'absence d'une législation
spéciale, était en quelque sorte omnipotente. On lui avait
cependant imposé une étrange obligation : c'était celle de
s'entendre, pour l'examen des ouvrages, avec la commission
sénatoriale instituée pour sauvegarder la liberté de la presse.
Or, on sait que cette commission n'était guère que nominale,
et n'a jamais, par aucun acte, manifesté son existence.
Quoi qu'il en soit, la surveillance exercée alors fut efficace,
et on n'eut pas à constater, pendant plusieurs années, un
seul procès de presse.
En 1806, les journaux et les recueils périodiques, ainsi
que les pièces de théâtre , furent soumis à un bureau de cen-
sure. Mais c'est seulement en 1810 que cessa légalement pour
l'imprimerie le règne de cette liberté absolue qui n'avait été
trop souvent que celui d'une regrettable licence. Ainsi qu'il
arrive ordinairement après des révolutions violentes, ce qu'on
avait abattu la veille, il fallut le rééditier le lendemain. Les
maîtrises, les jurandes, les privilèges, les franchises avaient
été détruits, et cependant c'est dans leurs principales dispo-
sitions, dans celles du moins qui étaient d'ordre public, qu'on
dut aller chercher les bases d'une législation nouvelle.
Napoléon avait reconnu le besoin de rétablir en tout ou en
partie ces monuments dus à la sagesse de nos pères, et que le
peuple avait brisés avec une sorte de fureur. Il savait que les
institutions d'ordre sont de première nécessité pour un gou-
- 261 -
vernement, et qu'il importait surtout de réglementer une pro-
fession qui pouvait devenir d'un instant à l'autre un véritable
danger pour l'État. De tous côtés, d'ailleurs, arrivaient à son
oreille des plaintes et des cris de détresse sur la nécessité de
remédier à la situation de l'imprimerie, et il résolut de faire
cesser cet état d'anarchie.
L'organisation de l'imprimerie et de la librairie fut soumise
à l'examen du conseil d'État, dès l'année 1808. Aucun des
projets en discussion ne répondant à sa pensée. Napoléon fit
appeler Fiévée, écrivain distingué, avec qui il entretenait une
correspondance intime sur les hautes questions poUtiques; il
le chargea d'examiner les trois projets soumis à la discus-
sion du conseil d'État , et , au besoin , d'en formuler un lui-
même.
Le plan de Fiévée fut accueilli avec faveur par l'empereur,
qui ordonna l'impression immédiate du projet, et sa distribu-
tion au conseil d'État pour être mis en délibération. Les
procès-verbaux de la discussion nous ont transmis les opi-
nions des hommes éminents qui siégeaient dans ce conseil ;
elles sont toutes le commentaire le plus excellent du texte de
la loi qui constitua définitivement l'imprimerie.
Le comte Regnaud de Saint-Jean-d'Angely disait, à l'occa-
sion de la limitation du brevet, « que le nombre des impri-
meurs doit être limité, attendu que beaucoup de personnes se
sont jetées dans cette profession sans la connaître et sans en
calculer les suites ; qu'en conséquence les libraires et les
imprimeurs se sont tellement multipliés, qu'il ne reste pas
à chacun de moyens suffisants de subsistance, et que ce
commerce , étant mal conduit, perd l'avantage qu'il devrait
donner à la France sur l'étranger. Au reste, je ne propose
pas, continue-t-il, de réduire le nombre actuel, car // ne faut
- 262 -
ôter à personne l'état qu'il a pris sous la foi de la législation
existante; il importe cependant d'écarter ceux qui, dépourvus
de ressources et de connaissances, dénaturent maintenant
Tart et bouleversent une branche de commerce très-intéres-
sante en France. »
De son côté , Napoléon apportait à cette grave discus-
sion le tribut de sa haute intelligence et de son génie d'orga-
nisation : « L'imprimerie est un arsenal qu'il importe de ne
pas mettre entre les mains de tout le monde, disait-il ; nul
ne pourra donc exercer sans être breveté et assermenté,
et le nombre sera fixé dans chaque département. L'impri-
merie n'est point un commerce ; il ne doit donc pas suffire
d'une simple patente pour s'y livrer ; il s'agit d'î/n état qui
intéresse la politique , et dès lors la politique doit en être
juge. »
Le comte Berlier ayant demandé que la limitation ne s'opé-
rât que par le temps (1), Napoléon répondait « que l'expé-
rience décidait la question. On a établi, dit-il, plus d'agents
de change, plus d'avoués qu'il n'en était besoin. Qu'est-il
arrivé? Ils ont su se créer des affaires. De même, si l'on
souffre qu'il y ait trop d'imprimeurs, il est à craindre que,
pour occuper leurs presses, ils ne se prêtent à imprimer des
ouvrages dangereux.
« L'imprimerie est une entreprise, la librairie est un com-
merce.
« L'imprimerie est une entreprise, c'est-à-dire qu'elle ne
mène à sa suite aucune spéculation. On va chez un impri-
(1) C'est par voie d'extinction que l'édit de Louis XIV, du mois d'août
1686, réduisit à trente-six le nombre des imprimeurs de Paris ; car, en 1697,
il y en avait encore cinquante-sept. Napoléon, plus tranchant que Louis XIV,
voulut que la réforme qu'il décrétait reçût immédiatement son exécution.
- 263 -
meur, on fait le prix par feuille d'impression, de tel format,
de tel caractère, tiré à tel nombre ; l'imprimeur ne peut rien
gagner au delà du bénéfice convenu d'avance ; fût-il le plus
grand spéculateur du monde, il ne gagnerait pas plus que ce-
lui qui ne sait que les deux premières règles de l'arithmétique ;
il peut être savant, habile, mais il n'est ni négociant, ni mar-
chand ; il ne fait aucune spéculation, il est entrepreneur.
« Puisque les bénéfices ne dépendent pas de lui, mais des
spéculations de ceux qui l'emploient, il est clair qu'en bonne
administration, le nombre des imprimeurs doit être fixé ;
car lorsqu'une profession ne peut faire vivre qu'un nombre
d'individus, et que le gouvernement ne limite pas ce nombre,
il est impossible de compter sur la probité de ceux qui l'exer-
cent; la misère présente étourdit sur la crainte des consé-
quences futures, et I'imprimerie est une arme terrible qu'il
NE FAUT PAS LAISSER ENTRE LES MAINS DES MALHEUREUX.
« En portant le nombre à cinquante pour Paris, ils vivront
honorablement sans aller à la fortune; il est impossible qu'un
de ces imprimeurs puisse vivre lui et sa famille, payer un loyer
et ses impôts, avec une imprimerie moindre de quatre presses.
« En réduisant le nombre des imprimeries, outre que l'on
fait une chose bonne en administration, on fait une chose
excellente en politique : la surveillance devient plus facile. Des
hommes qui ont un état fixe et honorable sont moins disposés
à agir contre les lois, 1° parce qu'ils risquent davantage;
2° parce que l'aisance est une garantie de la probité
« Le nombre des imprimeurs étant borné, celui des appren-
tis est calculé sur le besoin probable d'ouvriers, et c'est ainsi
que l'administration parvient à garantir même à l'artisan la
sûreté de vivre dans l'état qu'il a embrassé. Aujourd'hui le
maître travaille de ses mains, baisse les prix, se prête à
donner aux avoués des quittances de 500 feuilles, tirées pour
mémoires ou affiches, tandis qu'il n'en imprime que 100 ;
il aide au vol pour avoir du pain, tandis que l'ouvrier en
manque.
« Telle est la situation secrète d'un état que quelques per-
sonnes légères disent être en prospérité. Je suis convaincu
que plus les professions sont fixées, moins il y a de malheu-
reux, et que l'effet infaillible de la liberté illimitée est
d'augmenter le nombre des pauvres; à cet égard les expé-
riences sont faites. »
Quant à la patente, le conseil reconnaissait que l'imprime-
rie était non un commerce, mais un art dont le total du béné-
fice pouvait être calculé. Aussi n'imposait-on la patente aux
imprimeurs que pour ne pas déroger au système général des
finances.
G Ce sera l'imprimerie, ajoutait Napoléon, qui sera breve-
tée et non l'imprimeur ; que celui-ci seulement soit autorisé,
et qu'il en soit comme des notaires et des avoués qui n'entrent
que dans des places vacantes, et qui n'y entrent que par no-
mination. » Il était décidé même que « dans le cas où ni le fils
ni la veuve d'un imprimeur ne seraient aptes, ils seraient
autorisés à vendre l'imprimerie comme leur propriété. »
Napoléon combattit énergiquement l'attribution de l'impri-
merie et de la librairie à la police, et l'on ne peut retenir un
sentiment d'admiration en le voyant opiner pour la liberté,
alors que tant d'autres s'ingéniaient à l'enchaîner.
« On objecte, disait-il, que la police n'est pas moins desti-
née à prévenir le mal qu'à le réprimer; qu'il faut lui en don-
ner les moyens; qu'elle n'en usera que d'une manière toute
paternelle. Qu'elle prévienne le mal par voie de surveillance,
elle le peut, elle le doit ; mais le principe qu'elle doit aussi le
— -265 —
prévenir par voie d'autorité conduit directement à l'arbi-
traire. Cette sollicitude paternelle ne serait qu'un affreux des-
potisme. Le souverain doit gouverner d'après des règles fixes
et non d'après des caprices. »
Enfin parut le décret du 5 février 4810, qui institua une
direction de l'imprimerie et de la librairie, placée sous l'auto-
rité du ministre de l'intérieur (1), rétablit la censure, fixa le
nombre des imprimeurs pour la ville de Paris, déclara (articles)
que les imprimeurs et les libraires seraient désormais brevetés
et assermentés, et réserva au ministre de l'intérieur le droit
de retirer le brevet à tout imprimeur pris en contravention.
XIII. Ce décret remit en vigueur quelques-unes des dispo-
sitions des anciens règlements, en promulgua de nouvelles,
et annonça (art. 49) qu'il serait statué par un règlement par-
ticulier sur ce qui concernait la réception des imprimeurs et
la police de leur profession. L'article 3 limita le nombre des
titulaires. Les quatre cents imprimeurs qui exerçaient dans la
capitale, sans règlement particulier, sans discipline, furent
réduits à soixante (2).
(1) Le comte Portails fut nommé directeur général de l'imprimerie et de
la librairie le 12 février 1810. Il fut remplacé le 11 janvier 1811 par le
baron de Pommereuil.
(2) Un arrêté du ministre de l'intérieur, en date du ôO janvier 1811,
désigna les soixante imprimeurs conservés. Ce furent MM. Agasse (H.),
Ballard, Bailleul, Baudouin, Belin, Boiste, Bossange, Brasseur aîné,
Cellot (L.-M.), Ghaigneau aîné, Chanson, Clô (Ange), Colas, Courcier,
Couturier, Crapelet, Delaguette (veuve), Delalain, Demonville, Dentu,
Didot (Firmin), Didot aîné (Pierre), Doublet, Dubray, Dumesnil-Lesueur
(veuve), Égron, Eberhart, Éverat, Fain , Feugueray, Gillé, Gratiot,
Gueffier, Hacquart, Haussmann, Huzard (M^e)^ Imbert, Jeunehomme,
Lebègue, Leblanc, Ledoux, Lefebvre, Le Normant, Lottin de Saint-Ger-
main, Marne, Michaud, Migneret, Moreaux, Nauzou, Patris, Perroneau,
Pillet, Plassan, Porthmann, Prudhomme, Richomme, Selier, Stone
Teslu, Valade.
TOME I. 23
- 266 -
Les imprimeurs titulaires de brevets furent alors obligés
d'indemniser ceux qui avaient été supprimés et d'acquérir
leur matériel, condition très-onéreuse, qui pesa longtemps
sur leurs affaires, mais qui devait du moins les garantir, ainsi
que leurs successeurs, contre la suppression ultérieure et
arbitraire de leurs brevets.
En présence de l'avenir qui était réservé à l'imprimerie,
les plus heureux furent ceux qu'on indemnisait. En effet,
l'indemnité pour chaque imprimerie supprimée fut fixée à
4,000 fr., par décret du 2 février 1811, somme considérable
en raison du grand nombre de suppressions. Chacun des im-
primeurs conservés eut donc à sa charge un soixantième de la
somme totale, qu'on devait répartir ensuite entre tous les im-
primeurs dépossédés, dans la proportion de l'importance et
de l'activité de leurs établissements. Le matériel, évalué par
experts, devait aussi être payé en égales portions par les nou-
veaux titulaires, sauf à s'entendre entre eux pour le partage.
Ces conditions furent trouvées sans doute trop dures par les
imprimeurs qu'on avait cependant voulu favoriser en les
conservant, car on résolut presque aussitôt d'augmenter le
nombre des imprimeurs conservés. Un décret du 11 février
1811 le porta à quatre-vingts (1).
Le point capital de ces nouveaux règlements de l'impri-
merie fut l'obligation du brevet et la détermination du nombre
des imprimeurs à Paris (2).
(1) Voici les noms des vingt nouveaux imprimeurs de Paris, nommés
titulaires par décret du 2 mars 1811 : Bertrand-Poltier, Charles, Cordier,
Cussac, Dehannoy, Didot jeune, Dondey-Dupré, FrouUé, Hardy, Herhan,
Hocquet, Laurens aîné. Le Clere (AdJ, Maugeret, Nicolas, Poulet, Renau-
dière, Rougeron, Sajou, Scherff.
(2) Jusqu'en 1686, le nombre des imprimeries avait été illimité en France,
— 267 —
Le brevet, dans sa nouvelle forme, n'était qu'une autorisation
d'exercer rimprimerie , et n'offrait pas, comme les anciennes
lettres de maîtrise , ces garanties de capacité et d'instruction
qui rendaient si honorable la profession de l'art typographique.
Quant à la limitation du nombre des imprimeurs, c'était une
mesure nécessaire. Il y a toujours eu plus d'imprimeries qu'il
n'en était besoin pour exécuter tous les travaux. La raison en
est simple : c'est que le nombre des presses n'a jamais été
limité. Dans les quatre-vingts imprimeries brevetées depuis le
règlement de 1810, à peine la moitié des presses ont été occu-
pées aux meilleures époques.
comme il l'est encore aujourd'hui dans presque tous les pays, quel que soit
le degré de liberté qu'on y accorde à la presse.
D'après le relevé des imprimeurs exerçant à Paris en 1534, fait sur
les listes publiées dans les ouvrages de La Caille, de Lottin et de Panzer,
leur nombre n'excédait pas vingt-quatre. Ces vingt-quatre imprimeurs
étaient : Augereau, Josse Bade, Blaublom (ou Gyaneus), Bonnemère,
Guill. Bossozel, Prigent Calvarin , Chevallon, Simon de Colines, Nicolas
Couteau , Robert Estienne , Gromors , François Gryphe , Higman , Denis
Janot, Kerbriant, Yolande Bonhomme, veuve de Thielman Kerver, Philippe
Le Noir, Nyverd, Regnault, Roigny, Pierre Sergent, Vascosan, Vidouë,
Chrétien Wéchel. Mais il faut remarquer que ces vingt-quatre imprimeurs
étaient aussi libraires jurés de l'université, et que ces derniers avaient été
fixés à vingt-quatre, nombre officiel qui subsista longtemps avant et après
l'invention de l'imprimerie. On tolérait cependant un certain nombre de
libraires non jurés, et il en fut de même des imprimeurs, car, à la mort
de Géring, il y avait, comme nous l'avons dit, plus de quarante imprimeurs
à Paris. Les lettres patentes de Louis XIII, du mois de juin 1618, défen-
dirent d'en recevoir plus d'un par année. Mais le nombre des imprimeurs
ne fut fixé, du moins en vertu de dispositions législatives, que par l'édit
de Louis XIV, du mois d'août 1686, qui le réduisit, pour Paris, à trente-
six ; et ce nombre fut maintenu par les arrêts du conseil des 22 juillet 1704,
13 décembre 1706, 31 mars 1739, 16 décembre 1764, et jusqu'à la révo-
lution de 1789, qui abrogea tous les anciens règlements.
Au 8 prairial an ix, il y avait à Paris 455 libraires, 340 imprimeurs,
138 relieurs, 41 brocheurs, 327 graveurs, 85 imprimeurs en taille-douce,
49 marchands d'estampes, 71 bouquinistes.
- 268 —
Il en était de même autrefois, si l'on s'en rapporte aux écrits
du temps. Dans un Mémoire des imprimeurs de Paris, daté
de 1714, il est dit que « sur deux cents presses en état de
travailler, tant chez les imprimeurs que chez les veuves, il n'y
en a pas cinquante occupées. » C'est sans doute encore ce
défaut d'activité des presses qui motivait les réclamations
suivantes, adressées, en 1721, à l'autorité par des impri-
meurs :
« Le trop grand nombre de personnes qui exercent une
même profession ôte nécessairement à la plus grande partie le
moyen d'en tirer sa subsistance. L'indigence ne manque pas
de produire la négligence du beau et les contraventions. C'est
un malheur de toutes les professions, et dont les imprimeurs
n'ont pas été exempts. Mais, comme l'imprimerie est un art
qui produit le mal avec la même facilité que le bien, la mi-
sère de l'imprimeur est d'une conséquence infiniment plus
périlleuse pour la religion et pour l'État, par la nécessité où
elle peut le réduire de prêter des presses oisives à des ou-
vrages dangereux. Une longue et triste expérience de cette
vérité fit naître dans le xvi® siècle une infinité de règlements
qui ne purent arrêter le cours de ce désordre, par l'impossi-
bilité de surveiller un trop grand nombre d'imprimeries (i).»
Les mêmes plaintes se faisaient entendre, près d'un siècle
plus tard, deux ans à peine avant la promulgation du règle-
ment de 1810. Dans un écrit plein de sens (2) sur la librairie
et les arts et professions qui en dépendent, deux hommes de
(1) Extrait du procès-verbal de l'assemblée générale de la communauté des
imprimeurs de Paris, tenue par ordre de M. le chancelier, les 26 et 27 mars
1721, concernant la levée de la fixation du nombre des imprimeries.
(2) Observations et projet de décret sur la librairie et les arts et
professions auxiliaires, Paris, 1808, in-4°.
- 269 -
talent et d'expérience, MM. Bonet de Treiches et Catineau La
Roche, s'exprimaient ainsi:
« La réduction des imprimeurs à un nombre tel qu'ils
puissent vivre de leur art, et que la surveillance à exercer
sur eux soit moins difficile, est une mesure dont la nécessité
est évidente. Les imprimeurs, aujourd'hui trop nombreux,
sont presque tous dans l'indigence. Peu leur importe que l'ou-
vrage prospère, soit ou non dangereux, ils ne sont pas diffi-
ciles dans le choix de la besogne ; il faut vivre avant tout.
Les anciens règlements avaient prévu cet état de misère et
de dégradation qui porte sans cesse au délit. »
Ces sages observations furent suivies de succès ; toutefois,
en fixant à soixante, puis à quatre-vingts le nombre des im-
primeurs de Paris, les règlements de 1810 firent encore une
large part à la concurrence. Ce nombre aurait pu certainement
être réduit davantage sans le moindre inconvénient.
Une ordonnance de police (3 mars 1810) vint compléter
quelques dispositions du nouveau règlement. Chaque impri-
meur de Paris fut tenu d'avoir un registre timbré, coté et pa-
rafé pour y inscrire, par ordre de date, le titre de cha(|ue ou-
vrage qu'il voulait imprimer et le nom de l'auteur, s'il lui était
connu. Le délai pour le dépôt de cinq exemplaires, prescrit
par l'article 48 du décret du 5 février, fut fixé à quarante-huit
heures.
La réduction du nombre des imprimeurs à Paris avait laissé
des presses, fontes, caractères et autres ustensiles d'impri-
merie en la possession de quelques imprimeurs supprimés ;
plusieurs de ces objets étaient aussi passés dans les mains
d'autres individus non brevetés. Le gouvernement s'en in-
quiéta, et, par un décret du 27 novembre 1810, il fut or-
donné à tout possesseur ou détenteur d'ustensiles d'imprimé-
- 270 -
rie d'en faire la déclaration dans le délai d'un mois. Cet or-
dre s'appliquait aussi aux imagiers, dominotiers et tapissiers
qui se servaient de caractères dans leurs travaux. Il fut rigou-
reusement exécuté, et l'autorité prescrivit les recherches les
plus actives à ce sujet, tant elle craignait l'abus qu'on pour-
rait faire de ces dépôts clandestins.
Les livres imprimés à l'étranger appelèrent aussi l'atten-
tion du pouvoir. Le 14 décembre 1810, un décret, assimilant
ces livres aux marchandises d'une valeur purement matérielle,
fixa à 150 francs par cent kilogrammes le droit à percevoir sur
les livres venant de l'étranger et imprimés, soit en langue
latine, soit en langue française.
Enfin, le même jour, un décret nomma les censeurs impé-
riaux et détermina leurs attributions. La commission de cen-
sure fut composée de neuf membres. Il y eut, en outre, six
inspecteurs à Paris pour constater les contraventions, un
inspecteur par département et un commissaire spécial peur
constater les délits.
Xrv. Quelques dispositions spéciales furent prises à regard
des journaux. Leur sur>eillance fut laissée dans les attribu-
tions du ministère de la police générale , et >î y eut dans ce
ministère, sous le nom de bureau de Vesprit public, une
commission d'écrivains, chargée de la rédaction des journaux,
et dont la mission consistait surtout à commenter les actes et
la politique de l'empereur, en un mot, à diriger l'esprit
public (1).
(1) Cette commission comptait dans son sein les noms les plus distin-
gués. Voici comment elle était composée : MM. Etienne, Esmenard,
Lemontey, Jay, Tissot, Arnault, Michaud, iouy, Lacretelle, qui, tous,
devinrent membres de l'académie française, et de MM. Sauvo, Barrère
de Vieuzac, de Montlesier, Fabien Pillet, Merle, Lefebvpe, Ourry, de
— 271 —
Un décret, du 3 août 1810, décida qu'il n'y aurait plus qu'un
seul journal dans chaque département, et qu'il serait imprimé
sous l'autorité et avec l'approbation du préfet. Ce magistrat
pouvait provisoirement autoriser la publication de feuilles
d'annonces ou d'affiches destinées exclusivement aux ventes
d'immeubles, feuilles à l'égard desquelles le ministre de l'inté-
rieur devait se faire présenter un rapport spécial.
Ce rapport eut lieu, en effet, et motiva un décret (14 dé-
cembre 1810) qui concédait le droit de posséder une feuille
d'annonces à vingt-huit villes seulement pour tout l'empire.
Dans ce nombre était comptée Rome, cette ancienne maîtresse
du monde, à qui il n'était pas permis, sans une autorisation
du nouveau César, d'annoncer les mouvements de son com-
merce.
Le même décret autorisait une vingtaine de publications
littéraires, qui étaient soumises à une rétribution destinée à
former un fonds particulier qu'on devait affecter à l'encoura-
gement des savants, des artistes et des gens de lettres. On
ignore si ce fonds commun a donné lieu à quelque répartition.
Il est assez probable que l'annonce de cette mesure avait pour
objet de cacher, sous une apparence de libéralité, ce que le dé-
cret pouvait avoir de trop rigoureux en lui-même.
Cette nouvelle et sévère législation était naturellement ap-
pliquée aux nombreuses possessions de la FYance. Le 9 avril
1811, elle fut rendue obligatoire pour la Hollande elle-même,
le pays par excellence de la liberté et l'on peut dire de l'abus
de la presse.
Lancy, DussauU, Beuchot, Martainville, Malte-Brun, baron Trouvé. Les
rédacteurs en chef des journaux étaient : MM. Sauvo, pour le Moniteur
universel; Etienne, pour le Journal des Débats; Jay, pour le Journal
de Paris, etTissot, pour la Gazette de France.
- 272 -
Enfin, un décret impérial, daté de Compiègne, du 17 sep-
tembre 1811, séquestra la propriété des journaux. Cet acte ne
fut pas inséré au Moniteur, mais reçut cependant son exécu-
tion. C'est sans contredit la plus grave mesure qui ait jamais
frappé la presse, et elle ne peut s'expliquer que par cette
pensée constante de l'empereur, qu'il importait de prévenir
les délits bien plus encore que de les réprimer. En 1814, le
prince de Talleyrand, président du gouvernement provisoire,
fit retirer l'original de cette pièce des archives impériales, et le
fit livrer aux flammes (1).
XV. Dans cette même année 1811, le 29 avril, un autre
décret impérial avait ordonné la perception d'un centime par
feuille d'impression sur tous les ouvrages connus en librairie
sous le nom de labeurs, quel que fût le format du volume,
si ces ouvrages n'appartenaient à aucun auteur vivant ni' à
ses héritiers. Il n'était fait grâce qu'aux seuls ouvrages
appelés de ville ou hilboquets. Le produit de cet impôt devait
être affecté aux dépenses de la direction générale de l'im-
primerie et de la librairie; mais nous ignorons s'il a été
exactement perçu jusqu'au moment où il a été abrogé impli-
citement par la loi de finances ou du budget de 1814.
Puis vint le tour de la librairie proprement dite.
Par décret du 11 juillet 1812, les libraires furent également
tenus de se munir d'un brevet; mais leur nombre resta illi-
mité. Comme les imprimeurs, ils furent soumis à la sur-
veillance la plus active de la part de la police. Pour tous les
écrits qui touchaient à la politique, la censure se montrait
ombrageuse, inexorable; les critiques, même les plus mo-
dérées, dès qu'il s'agissait du chef de l'État, ne pouvaient
(1) BuHeiin du Bibliophile, janvier 1845, page 170 à 17"), iu-8"
- 273 -
trouver grâce; toute allusion qui paraissait équivoque était
sévèrement interdite (1).
En outre, le ministre de la police générale avait le droit
d'arrêter la circulation ou la publication de tout ouvrage,
même après avoir été censuré (2) ; seulement, dans ce dernier
cas, l'éditeur était admis à réclamer le remboursement des
frais d'impression.
Cependant il est juste de remarquer que le souvenir des
publications anarchiques était encore tout récent. Si la censure
impériale entrava, dans certains cas, la manifestation de pen-
sées grandes et généreuses, si elle brisa quelquefois les plumes
éloquentes de Chateaubriand et de M™« de Staël, d'un autre
côté elle comprima les vieux débris de la philosophie subver-
sive du xviii« siècle, qui avait précipité la France dans un
abîme à peine fermé, et que nous avons été naguère sur le
point de voir se rouvrir.
XVI. La guerre non plus que la terreur ne saurait encourager
(i) Un homme de lettres, connu par plusieurs publications estimées pour
l'instruction de la jeunesse, avait soumis à la censure un manuscrit dans
lequel il rapportait le fameux entretien d'Auguste avec Agrippa et Mécène,
relatif à l'intention réelle ou supposée que le premier avait d'abdiquer
l'empire. Cet entretien, qui a fourni à Corneille la matière d'une de ses
plus belles scènes, fut bàtonné sans pitié par un des censeurs. Indigné de
cette suppression , l'auteur réclama auprès de Pommereuil , directeur
de la librairie, qui répondit : « Le censeur a bien fait, je ne veux pas que
ce morceau soit irnprimé. »
A la même époque, un manuscrit avait été remis à Lemontey , de
l'Académie française; il contenait cette superbe tirade de Saurin dirigée
contre les conquérants, et que Voltaire ne pouvait s'empêcher d'admirer.
Lemontey la supprima en disant qu'elle prêtait à l'allusion.,,. Mais il
ajouta qu'il avait cru devoir la transcrire pour lui-même.
(2) Le ministre de la police n'usa de ce droit qu'une seule fois : ce fut
à l'occasion du livre de M^^e de Staël : V Allemagne, dont l'édition, saisie
au moment de la mise en vente, fut détruite en totalité.
- 274 -
les spéculations : aussi, l'heure de la prospérité commerciale
n'était encore venue pour aucune de nos grandes industries.
La librairie surtout languissait. C'est à peine si on con-
naît une ou deux importantes publications entreprises à cette
époque. Citons cependant le Musée français, publié par Ro-
billard-Péronville et dont l'exécution dura huit années : ma-
gnifique ouvrage, ne renfermant pas moins de 344 planches
gravées par les plus habiles artistes du temps. Citons encore
le Dictionnaire des Sciences médicales, commencé par Panc-
koucke et qui ne fut achevé que longtemps après, sous la Res-
tauration.
Depuis les belles éditions du Virgile, de VHorace et du
Racine, in-folio, imprimées au Louvre, par Pierre Didot,
et publiées en l'an ix, jusqu'à la fin de l'empire, c'est-à-dire
pendant un espace de plus de quatorze années, la typographie
française ne produisit aucune œuvre d'art vraiment remar-
quable. On peut regarder, toutefois, comme une honorable
exception VOraison dominicale, imprimée à l'avènement de
l'empire, en 150 langues différentes, à l'imprimerie impériale,
recueil qui fut offert au pape à Fontainebleau, en audience
particulière, par M. Marcel, alors directeur général de cette
imprimerie (1).
Ce spécimen d'impression figura à l'exposition des produits
de l'industrie française de 1806.
A cette même exposition, la médaille d'or fut accordée à
Pierre et à Firmin Didot, ainsi qu'à Bodoni, célèbre imprimeur
de Parme , pour les beaux ouvrages qu'ils avaient présentés.
(1) Voici le titre de ce recueil : « Oratio dominica, CL Unguis versa,
et propriis cujusque lirtguœ characteribus plerumque expressa ; Edente
J.-J. Marcel, typographei imperialis administra generali, Parisiis, typis
imperialibus , anno repar. sal. 1805, imperiique Napoleonis primo.
- 275 -
Gostaz, rapporteur du jury d'exposition, s'exprimait ainsi
sur ce dernier imprimeur : « Il est à remarquer à l'honneur de
M. Bodoni, qu'il a exécuté tous ses travaux dans un pays où il
était seul, abandonné à ses propres moyens, et où la typogra-
phie était avant lui plus négligée que dans aucun pays de
l'Europe. »
XVII. L'époque impériale a laissé de beaux monuments et
de glorieux souvenirs. Sans contredit, elle fut féconde en
hommes politiques distingués, en administrateurs habiles, en
grands capitaines; on y vit briller des artistes éminents,
David, Guérin, Glrodet, etc. ; de profonds jurisconsultes,
Portails, Tronchet, Merlin; des savants célèbres, Laplace,
Lagrange, Lacépède, Monge, Chaptal, BerthoUet; mais il
faut avouer qu'elle fut assez stérile en bons écrivains. Quel-
ques productions spirituelles de Picard, d'Andrieux, d'Alex.
Duval, quelques ouvrages philosophiques de Gérando, de
Dupont de Nemours, quelques livres d'histoire de Sainte-
Groix, de Daru, tel est à peu près le bagage littéraire de cette
époque. A côté de ces ouvrages, on ne trouve guère que des
romans, des brochures politiques selon les vues du gouver-
nement, quelques journaux littéraires, des poésies sans va-
leur, pleines pour la plupart de lieux communs et de fades
adulations. La haute littérature et l'histoire, pour se déve-
lopper, avaient besoin de plus de liberté que n'en accordait
la censure.
Gependant il est un livre de ce même temps qui non-seule-
ment nous dédommageait à lui seul de la pauvreté de tous
les autres, mais qui doit faire pardonner à l'homme qui l'a
conçu et dicté, l'usage qu'il a fait de sa puissance pour entra-
ver la liberté de penser et d'écrire : c'est l'immortel recueil
de lois qui nous régit encore, que des nations étrangères.
- 276 -
que quelques-uns de nos ennemis même ont adopté en tout ou
en partie et que le monde connaît sous le nom de Code
Napoléon.
Tout était à refaire dans la société, l'éducation et les lois.
Le Code civil nous rendit les unes, la création de l'université
impériale (17 mars 4808) pourvut à la restauration de l'autre.
A cet égard, du moins, on n'accusera pas l'empereur d'avoir
été l'ennemi des fortes études et de la diffusion des lumières ;
et quand la création de l'université ne serait qu'un témoi-
gnage de l'impulsion puissante que Napoléon, s'il lui eût été
pennis de gouverner en paix son empire, eût donnée aux
sciences et aux lettres, ce témoignage suffirait presque pour
absoudre l'empereur, aux yeux de la postérité, de son système
de répression au sujet des produits de la presse politique.
En effet, dans les lycées et jusque dans les fonctions pu-
bliques grandissait une nouvelle génération d'écrivains qui
devait avant peu ranimer en France l'esprit littéraire. Une
grande administration, celle des droits réunis, était même,
chose assez bizarre, une sorte de pépinière de jeunes gens
qui partageaient leur temps entre l'alignement des chiffres
et la culture des lettres, à l'exemple de Français de Nantes,
leur directeur, grand ami et protecteur des lettres qu'il cul-
tivait lui-même avec passion. Voici de cet administrateur,
aussi distingué par les qualités du cœur que par celles de l'es-
prit, un trait qui montre avec quelle indulgence et quelle
mansuétude il gouvernait les jeunes gens de mérite placés
sous ses ordres.
Un de ses jeunes employés, M. de Latouche, neveu d'un
sénateur, le comte de Richebourg, était peu exact à son
bureau, où il n'arrivait guère qu'à deux heures pour repartir
à quatre. Le chef de bureau se plaignit et fit son rapport au
- 277 -
directeur général, qui manda dans son cabinet le coupable.
« Eh bien ! Monsieur, on dit que vous ne venez qu*à deux
heures à votre bureau? — Il est vrai, monsieur le comte,
j'arrive un peu tard ; la rue Sainte-Avoye est si loin du fau-
bourg Saint-Honoré où je demeure ! — Mais, Monsieur, on
part une heure plus tôt. — C'est ce que je fais, Monsieur
le comte; mais ces boulevards, avec les caricatures, vous
arrêtent à chaque pas ; une heure est bientôt passée. J'arrive
devant le café Hardi, mes amis me font signe, il faut bien
déjeuner. — Mais enfin, en deux heures, Monsieur, on a rai-
son de tout cela, et, parti à neuf heures de chez vous, vous
pourriez encore être rendu à onze. — Oui, Monsieur le
comte ; mais au boulevard du Temple on rencontre les pa-
rades, les marionnettes. — Les marionnettes! reprend vive-
ment Français de Nantes. Comment, Monsieur! vous vous
arrêtez aux marionnettes! — Hélas! oui, Monsieur le comte.
— Eh! mais, comment cela se fait-il? je ne vous y ai jamais
rencontré? » Ainsi finit la mercuriale. On ne sait pas si le
retardataire en fut plus exact. Ajoutons que l'administration
des droits réunis était devenue aussi une espèce de maison
de retraite, où les hommes de lettres peu aisés obtenaient
des sinécures qui les mettaient à l'abri du besoin. Napoléon le
savait et n'improuvait pas la conduite du directeur général.
Le poëte Parny, le compositeur Dalayrac, Collin d'Harle-
ville, M. Lebrun (sLuieur de Marie Stuart) furent admis dans
l'administration des droits réunis en même temps que des
émigrés rentrés et des révolutionnaires convertis. Droz , qui
devint plus tard membre de l'académie française et de
l'académie des sciences morales et politiques, avait dit dans
son célèbre ouvrage , rArt d'être heureux : « Je voudrais
un emploi obscur. » Ce vœu fut bientôt réalisé. Français
TOME I 2i
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de Nantes offrit une place auprès de lui à Droz, qui l'ac-
cepta et sut dignement la remplir.
Andrieux acquitta envers ce nouveau Mécène la dette
de la poésie. Voici ce qu'il dit de lui dans des vers aussi
vrais que spirituels :
Rencontre-t-il quelques nochers débiles
Qu'ont submergés nos tempêtes civiles,
Il les console, il leur ouvre le port,
Sans s'informer par quel vent, quel orage,
Ni sur quel bord chacun d'eux fit naufrage
Une preuve convaincante du goût de l'empereur pour les
lettres et de sa haute intelligence des plus nobles besoins de
l'esprit. est la demande qu'il fit, lors de l'expédition d'Egypte,
d'une imprimerie pour être mise à la disposition de la com-
mission scientifique attachée à l'expédition. Organisée à Paris
par M. Marcel, directeur de l'imprimerie nationale, cette im-
primerie fut installée au Caire, où elle fonctionna tant que
dura l'occupation française. Bonaparte veillait lui-même à ce
que rien ne manquât à cet établissement, auquel il avait donné
le nom iïimprimerie nationale égyptienne.
Dès cette époque (1798), il pensait à former une biblio-
thèque de camp, qui devait le suivre constamment dans ses
voyages. Il avait même, avant de partir pour l'Orient, indiqué
par écrit les ouvrages qui devaient composer cette biblio-
thèque.
La même pensée le préoccupait encore dix ans plus tard.
En 4808, il transmit du château de Marrasc, près de Rayonne,
des instructions pour faire imprimer à son usage particulier
une bibliothèque de voyage (1), composée d'ouvrages sans
(1) Dans les instructions dictées par l'empereur, il est dit à l'article
- 279 -
marge, pour ne point perdre de place, à dos brisé et détaché,
et avec des couvertures le plus minces possible (1).
TRAGÉDIES : « Ne mettre de Corneille que ce qui est resté ; ôter de Racine
les Frères ennemis, V Alexandre et les Plaideurs; ne mettre de Crébillon
que Rhadamiste, Atrée et Thyeste ; de Voltaire que ce qui est resté. » —
Dans une note • « Il ne faut mettre de Rousseau ni VÉmile ni une foule de
lettres, mémoires , discours, dissertations inutiles. » Même observation
pour Voltaire.
( I ) Dans une lettre de M. de Méneval, du 26 février 1808, on lit : « L'em-
pereur demande instamment des livres pour la bibliothèque de son
cabinet, etc. Sa Majesté m'a aussi chargé de faire connaître à M. Barbier
l'importance qu'il attache à avoir pour sa bibliothèque de voyage de belles
éditions et de belles reliures. // est assez riche pour cela. Ce sont ses
expressions. »
Dans une autre lettre de M. de Méneval à M. Barbier, on lit : « Les romans
que vous nous faites parvenir sont la plupart détestables, et ne font qu'un
saut de la valise du courrier dans la cheminée. Il ne faut plus nous envoyer
de ces ordures-là Envoyez le moins de vers que vous pourrez, à moins
que ce ne soit de nos grands poètes ; c'est vous dire de n'en pas envoyer
souvent. Je ne peux vous cacher que l'empereur n'est pas content de sa
bibliothèque de voyage, et j'ai beaucoup de peine à persuader Sa Majesté
de toutes les difficultés qu'offre la réunion des livres qu'elle désire y voir,
d'une belle impression et d'une reliure élégante et uniforme »
Barbier objecte les difficultés que présente la formation d'une biblio-
thèque élégante, composée en ouvrages petit format de livres choisis
û'iiistoire et de littérature. « Je puis, dit-il, vous citer un exemple frap-
pant à l'appui de mes assertions. M. Naigeon a passé la plus grande partie
de sa vie à former une riche collection de livres. Je l'ai examinée sou-
vent. Il n'existe rien en ce genre de plus riche, soit pour la beauté du
papier, soit pour la magnificence des reliures. Se voyant malade et gêné
dans ces derniers temps, il a vendu son cabinet à M. Firmin Didot, pour
une somme de 80,000 fr. Le caluncl de M. Firmin Dulot est donc un des
plus beaux de Paris, puisqu'il possédait déjà (\e<< livres très-précieux; je
crois cependant que l'on n'en tirerait pas cent volumes pour la petite
bibliothèque de Sa Majesté. Quant à ces cent volumes, on aurait peine à
croire le temps qu'a exigé leur réunion. Ce sont des exemplaires qui ne
paraissent dans les ventes qu à de longs intervalles; je sais que M. Nai-
geon en a attendu quelques-uns pendant dix et douze ans. »
On lira avec intérêt les détails sur le goût de l'empereur en fait de litté-
rature, et sur la composition de sa bibliothèque, etc., dans les Souvemn,
sur lu bibliothèque de l'empereur, par M. Louis Barbier.
— 280 —
Le 12 juin 1809, l'empereur, qui était à Schœnbrunn, appre-
nant que les ouvrages qu'il avait demandés n'avaient pu être
placés dans sa bibliothèque de campagne, à cause de la gran-
deur du format, dicta à M. de Méneval, son secrétaire intime,
une note à ce sujet destinée à Barbier, son bibliothécaire.
Voici cette note, qui est curieuse à plus d'un titre :
« L'empereur sent tous les jours le besoin d'avoir une
bibliothèque de voyage, composée d'ouvrages d'histoire. Sa
Majesté désirerait porter le nombre des volumes de cette
bibliothèque à trois raille, tous du format in-18, comme les
ouvrages de la collection in-18 du Dauphin, ayant de quatre
à cinq cents pages, et imprimés en beaux caractères de Drdot,
sur papier vélin mince. Le format in-12t tient trop de place,
et d'ailleurs les ouvrages imprimés dans ce format sont
presque tous de mauvaises éditions.
« Les trois mille volumes seraient placés dans trente cais-
ses, ayant trois rangs, chaque rang contenant trente -trois
volumes.
« Cette collection aurait un titre général et un numéro
général, indépendamment du titre de l'ouvrage et du numéro
des volumes de l'ouvrage. Elle pourrait se diviser en cinq ou
six parties :
1° Chronologie et Histoire universelle.
2° Histoire ancienne, par les originaux, et Histoire an-
cienne par les modernes.
3° Histoire du Bas-Empire par les originaux, et Histoire
DU Bas-Empire par les modernes.
4° Histoire générale et particulière, comme V Essai de
Voltaire.
5° Histoire moderne des États de l'Europe, de France,
d'Italie, etc.
— 281 -
« II faudrait faire entrer dans cette collection Strabon, les
Cartes de d'Anville, la Bible, quelque Histoire de l'Eglise,
« Voilà le canevas de cinq ou six divisions, qu'il faudrait
étudier et remplir avec soin.
a II faudrait qu'un certain nombre d'hommes de lettres,
gens de goût, fussent chargés de revoir les éditions, de les
corriger, d'en supprimer tout ce qui est inutile, comme notes
d'éditeurs, etc., tout texte grec ou latin, ne conserver que la
traduction française, excepté quelques ouvrages en italien.
« L'empereur prie M. Barbier de tracer le plan de cette
bibliothèque, et de lui faire connaître le moyen le plus avan-
tageux et le plus économique de faire ces trois mille volumes.
« Lorsque les trois mille volumes d'histoire seraient ache-
vés, on les ferait suivre par trois mille autres d'histoire natu-
relle, de voyages, de littérature, etc. »
Barbier envoya en novembre 1809 un rapport sur la for-
mation de la bibliothèque historique composée de trois mille
volumes in-i8 d'environ cinq cents pages chacun. A ce rap-
port était joint l'aperçu de la dépense.
« Dans le cas oii on imprimerait à cinquante exemplaires,
la dépense pour l'impression et la reliure en veau serait de
4,080,000 francs, y compris le papier et les honoraires des
hommes de lettres chargés de la révision des ouvrages et de
la correction des épreuves. Pour les frais de reliure en maro-
quin, 355,000 francs; total 4,435,000 francs.
« En imprimant à cent exemplaires, la dépense totale, y
compris la reliure, s'élèverait à 5,475,000 francs.
« Il faudrait ajouter à l'une ou à l'autre de ces sommes un
million pour la confection des cartes géographiques
« Les trente caisses en bois d'acajou pour contenir les
3,000 volumes coûteront 10,000 francs environ.
« En prenant : 1° cent vingt compositeurs d'imprimerie ;
2° vingt-cinq hommes de lettres pour les travaux littéraires,
les retranchements à faire, la correction des épreuves; 3° un
chef très-versé dans la pratique de l'imprimerie, on aurait un
volume et demi par jour, ou cinq cents volumes par an ; il
faudrait donc six ans pour l'exécution des 3,000 volumes.
« Si au lieu de cent exemplaires on en tirait trois cents,
pour en mettre deux cents dans le commerce, les deux cents
exemplaires, vendus à cinq francs le volume, rapporteraient
trois millions. »
Des essais furent faits; mais Napoléon n'eut pas le temps
de donner suite à cette entreprise.
En 1811, le comte Daru, comme intendant de la liste civile,
avait proposé, à l'occasion de la naissance du roi de Rome,
de faire imprimer, format in-S*^, une collection des meilleurs
auteurs sur le modèle des ouvrages ad usum Delphini. La
commission qui fut formée se composait de Cuvier, Daru,
Delambre, Barbier, Silvestre de Sacy, Dacier et Nougarède; le
résultat d'un grand nombre de réunions fut la rédaction d'un
catalogue (1).
Au milieu des camps, et en quelque sorte à la lueur des feux
du bivouac. Napoléon traçait le plan d'un ouvrage historique
qu'il voulait faire exécuter, la continuation de V Histoire de
France, par Velly, sous la direction de l'abbé Halma, biblio-
thécaire de l'impératrice Joséphine.
Entin, on ne doit pas oublier que c'est sur l'initiative de
l'empereur et en vertu de ses ordres qu'une commission de
savants fut créée pour exécuter, aux frais de l'État, le grand
et magnitique ouvrage intitulé : Description de l'Egypte.
(1) M. Diclol, Encyclai>é(lie moderne.
I
- 283 -
Dans les derniers temps de son règne, l'empereur rendit un
immense service à la librairie en accordant des licences, à
l'aide desquelles les libraires purent faire sortir de France,
pour n'y jamais revenir, une quantité si considérable de livres,
qu'on l'évalue au chiffre fabuleux de 18,736,959 francs (1).
Presque toutes les anciennes éditions disparurent dans cette
colossale exportation, qui prépara pour l'avenir de nouveaux
travaux à l'imprimerie.
Cependant , les revers éprouvés en 1813 et 1814 par Napo-
léon avaient ranimé les espérances de ses adversaires; des
écrits dirigés contre lui circulaient secrètement en France.
Alors la surveillance exercée sur rimprimerie et la librairie
devint plus rigoureuse et redoubla d'activité; mais elle ne put
arrêter la marche des événements , et le colosse impérial se
brisa contre la coalition européenne.
Pendant les cent jours, Napoléon ayant ressaisi le pouvoir,
voulut rétablir la liberté de la presse déjà promise par la charte
que Louis XVIII venait d'octroyer. Un décret impérial, du
24 mars 1815, supprima les censeurs et la direction même de
la librairie et de l'imprimerie. Mais ce décret fut une lettre
morte : quelques jours après, dans les plaines de Waterloo,
la puissance de l'empereur s'écroulait une seconde fois et
avec elle une partie des institutions qu'il avait fondées.
Ainsi l'on peut dire que, malgré les mesures réparatrices
dont nous avons parlé, l'empire ne fut guère plus favorable à
l'imprimerie que ne l'avait été la république. L'activité renais-
sante de l'industrie, les progrès de l'instruction, les avantages
(1) M. Bossange père, qui, pendant cinquante ans (de 1789 à 1837), s'est
maintenu au premier rang parmi les libraires de Paris, est un de ceux qui
ont le plus contribué au succès de cette opération.
- 284 -
que semblait lui assurer la réduction si considérable du
nombre des ateliers, rien ne put lui rendre l'état de bien-
être et d'honneur dans lequel elle avait vécu si longtemps
sous la protection de ses antiques privilèges et de sa vieille
organisation.
—e^'^^^Q'-â^^
CHAPITRE VL
L IMPRIMERIE SOUS LA MONARCHIE CONSTITUTIONNELLE.
-"^ /Wl/JtA/lAr».
SOMMAIRE
L Dispositions favorables k l'imprimerie au commencement de la Restauration. —
IL La censure est établie. — III. Son abolition. Nouvelle législation. — IV. Réta-
blisse'i:ent de la censure. — V. Charles X. La censure est levée- Préseniatioii
aux Chambres de la loi d'amour; elle est retirée. La censure est remise en
vigueur. — VL Poursuites rigoureuses contre l'imprimerie. — VU. Ordonnances
du 25 juillet 1830. Révolution. — VIII. Progrés de Hraprimerie et de la li-
brairie sous la Restauration. — IX. Souffrances de l'imprimerie au début
du règne de Louis-Philippe. — X. Liberté de la presse. Lois de septembre.
— XL Excès de la presse anarchique. Poursuites. — XII. Activité de l'impri-
merie. Romans-feuilletons. Contrefaçon. — XIIL Association des imprimeurs
de Paris. Société fraternelle des proies. Cercle de la librairie. — XIV. Nouveaux
progrès de la typographie. —XV. Encouragements aux lettres et à l'imprimerie.
I. La Restauration s'annonça sous des auspices favorables à
l'imprimerie. La proclamation royale du 2 mai 1814 promet-
tait la liberté de la presse, et en soumettait seulement la con-
cession aux restrictions nécessaires à la tranquillité publique.
La charte vint sanctionner cette promesse ; son article 8
était ainsi conçu: « Les Français ont le droit de publier et -de
faire imprimer leurs opinions, en se conformant aux lois qui
doivent réprimer les abus de cette liberté. »
Les imprimeurs, encouragés par cette première et impor-
tante concession, essayèrent d'en obtenir d'autres du roi
- 286 -
Louis XVIIÏ. Une dépulation, choisie dans leur sein et con-
duite par Royer-Collard, directeur de l'imprimerie et de
la librairie, exposa les griefs de ces deux industries à M. le
chancelier d'Ambray. Le résultat de cette conférence fut une
ordonnance du roi, rendue le 28 décembre 1814, qui, en
diminuant les attributions de l'imprimerie royale, supprimait,
à partir du 1*^ janvier 1815, le privilège général dont elle
avait joui jusqu'alors exclusivement.
L'article 15 de cette ordonnance porte : « Il sera loisible à
nos ministres de traiter, soit avec le directeur de l'imprimerie
royale, soit avec tout autre imprimeur du commerce, pour les
impressions nécessaires au service de leurs bureaux. »
C'était là la vraie, la plus salutaire liberté.
On a accusé Timprimerie d'avoir mal répondu à ce bienfait;
on a dit qu'elle s'était déclarée, contre l'autorité qui venait
de l'affranchir, en état de guerre ouverte, en répandant des
flots de mauvais livres; on prétendit même que nulle force
politique n'aurait pu résister à ce débordement, et que les
restrictions apportées à la liberté de la presse avaient été une
nécessité pour le gouvernement, une question de vie ou de
mort pour la restauration.
Rien n'est plus facile que de démontrer la fausseté de ces
accusations. La presse n'a pas pu se montrer ingrate et mal-
veillante avant les premières mesures restrictives, elle n'en a
pas eu le temps, puisque ces mesures ont presque immé-
diatement suivi les actes de son émancipation. Il faut donc
chercher ailleurs les causes du changement subit qui s'est
manifesté dans les dispositions du pouvoir à l'égard de l'im-
primerie, et ces causes on les trouve incontestablement dans
les préjugés et les haines des hommes de l'ancienne émi-
gration, alors tout-puissants dans les conseils delà royauté.
- 287 -
Ils n*âvaient pas oublié les avis contenus dans la lettre
adressée par M. de Galonné, en 1792, à la noblesse française
au moment où, réunie aux troupes du duc de Brunswick qui
venait d'envahir la Lorraine, elle se croyait sur le point de
rentrer en France.
« La plupart des gens de lettres, disait M. de Galonné,
seront pour vous des ennemis redoutables ; ils feront la guerre
des sophismes, et multiplieront autour de vous les fléaux de
l'imprimerie, seule plaie dont Moïse ait oublié de frapper
l'Egypte. »
« Ne vous dissimulez pas, ajoute-t-il, qu'il existe une lutte
terrible entre J' imprimerie et l'artillerie. Quel en sera le fruit
pour le triste genre humain ? La Providence, qui place ces deux
inventions à la même époque dans la marche des temps et des
événements, a-t-elle voulu proportionner le remède au mal ? »
L'artillerie ! Voilà donc le remède que l'on proposait contre
la liberté de la presse !
G'est, il n'en faut pas douter, ce déplorable esprit de haine
et de violence qui donna lieu à la lutte terrible engagée, dès
les premiers temps de la restauration, entre le gouvernement
d'une part et la presse de l'autre, et dans laquelle nous savons
lequel des deux adversaires a succombé. Le malheur fut que,
durant ce conflit, l'imprimerie, confondue par le pouvoir avec
la presse politique ou journalisme, porta la peine de cette
assimilation fâcheuse et en souffrit doublement.
IL Gomme nous l'avons dit, la liberté de la presse, lors-
qu'elle reçut sa première atteinte, venait d'être proclamée par
la restauration. Sous prétexte de réglementer la publication
des ouvrages et la police extérieure de la presse , on se
hâta de supprimer une liberté dont les lois existantes ne
paraissaient pas devoir réprimer eflicacement les écarts, cl la
- 288 -
censure tint lieu d'une législation spéciale qu'on croyait impru-
dent d'établir encore.
La charte de Louis XVIII est du 4 juin 1844, et c'est le
5 juillet de la même année, c'est-à-dire un mois après, que
fut présentée aux Chambres la loi sur la presse, qui établissait
des mesures préventives, la censure même pour fous les écrits
au-dessous de 20 feuilles. « En présentant cette loi, disent
les ministres dans leur rapport, nous avons pensé que notre
premier devoir est de donner les lois que la constitution ne
sépare pas de la liberté de la presse, et sans lesquelles ce droit
constitutionnel resterait sans effet. »
Cette loi, votée par les Chambres et rendue exécutoire le
21 octobre 1814, porte, entre autres restrictions, que les
journaux et écrits périodiques ne pourront paraître qu'avec
l'autorisalion du roi.
Une ordonnance qui parut presque aussitôt (le 24 octobre)
ajouta encore à cette législation une disposition sévère :
« Le brevet pourra être retiré à tout imprimeur qui aura
été convaincu, par un jugement, de contravention aux lois
et règlements (1). »
Ainsi le simple oubli d'une fonualité pouvait amener la
ruine d'une maison florissante, la perte d'un établissement
qu'on avait fondé ou acquis à grands frais. Ici comme tou-
jours le pouvoir oubliait qu'il vaut mieux prévenir que châtier,
et {[u'une bonne organisation (2) du corps des imprimeurs eût
(1) Le décret impérial du 5 février 1810 n'emportait la privation du
brevet que dans le cas où l'imprimeur aurait été convaincu, par un ju^re-
ment, d'avoir publié un écrit portant atteinte aux devoirs des sujets en-
vers le souverain et à l'intérêt de l'Etat.
(2) La même ordonnance promettait un règlement qui n'a jamais été
donné.
- 289 —
été plus efficace que les lois les plus dures contre l'impri-
merie.
Cette même ordonnance rangeait l'imprimerie et la librairie
dans les attributions de la chancellerie et réglait le nombre
des censeurs.
Toutefois, les dispositions par lesquelles la loi du 21 octobre
18'I4 autorisait la censure n'étaient que temporaires; elles
devaient expirer à la fin de la session de 1816. Louis XVIII,
mu par un sentiment de justice, devança ce terme à l'égard
d'une certaine espèce d'écrits. Ainsi, par ordonnance du
21 juillet 1815, il affranchit de la censure les ouvrages de
fonds, quelles qu'en fussent la nature et l'étendue, et, des
pouvoirs que la loi lui avait conférés sur la presse entière, il
ne conserva que celui qui regardait la publication des jour-
naux et écrits périodiques.
C'était une première satisfaction accordée à l'opinion pu-
blique, et le roi qui s'était montré si empressé de remplir ses
promesses aurait sans doute consenti à lever les dernières
entraves de la presse, si la Chambre des députés avait partagé
ses vues. Mais elle refusa de prendre en considération la
motion d'un de ses membres, M. de Castelbajac, tendant à
supplier le roi de présenter un projet de loi qui, conformé-
ment à la charte, assurât aux Français l'exercice du droit de
publier et de faire imprimer leurs opinions, en précisant les
abus de cette liberté.
Enhardi par ce refus, le ministère demanda la prorogation
de la censure des journaux jusqu'au l*'' janvier 1818.
MM. Royer-Collard, de Villèle, Corbière et plusieurs autres
membres influents s'opposèrent en vain à cette demande ; elle
fut agréée et convertie en loi le 28 février 1817.
A partir de cette époque jusqu'à la chute de la Restauration,
TOME 1. 25
- 290 -
la presse fut soumise alternativement à la censure ou à une
législation spéciale. Nous allons la suivre dans ces vicissi-
tudes.
ni. Une nouvelle loi (30 décembre 1817) avait autorisé le
maintien de la censure jusqu'à la fin de la session des Cham-
bres de 1818. A l'expiration de ce terme, une ère de liberté
parut enfin s'ouvrir pour la presse. Mais on vota et promulgua
presque aussitôt trois lois pour la répression des crimes et
délits qu'elle pouvait commettre : la première, du 17 mai 1819,
contient les dispositions pénales; la seconde, du 26 du même
mois, règle le mode de procédure ; la troisième, du 9 juin
suivant, est relative aux journaux et écrits périodiques, qu'elle
dispense de la censure préalable, mais qu'elle assujettit au
cautionnement.
Le cautionnement fut fixé à Paris, à 10,000 fr. de rentes
pour les journaux quotidiens, et à 5,000 fr. pour les journaux
périodiques;
Dans les provinces, à 2,500 fr. de rentes pour les villes de
cinquante mille âmes et à 1,500 fr. pour les villes au-dessous.
La moitié de ces rentes était exigée pour les écrits pério-
diques paraissant à des termes moins rapprochés.
Cette législation, toute sévère qu'elle était, avait cependant
uu bon côté : l'abolition de la censure. L'opinion publique
s'en montra satisfaite. Aussi ne s'émut- elle que médiocrement
lorsque, peu de temps après, le gouvernement fit dissoudre la
société des Amis de la presse, dont faisaient partie plusieurs
membres considérables de la Chambre des députés, entre
autres M. le duc de Broglie.
Les puissances étrangères, qui pesaient alors de tout le
poids de leurs armées sur le gouvernement de la France, ne
le virent pas sans inquiétude entrer dans cette voie libérale.
- 291 -
Leurs ministres, réunis en congrès à Carisbad, reçurent ordre
de se concerter sur les moyens de généraliser les mesures
propres à contenir les écrivains politiques. Le plan qu'ils
arrêtèrent fut envoyé, pour être transformé en loi, à la diète
de Francfort, qui arrêta, le 20 septembre 1819, les dis-
positions à prendre à ce sujet, et soumit à la censure toutes
les gazettes politiques et les feuilles périodiques.
Cette loi fut immédiatement promulguée dans tous les États
de la confédération.
Le czar prit des mesures analogues pour la Pologne, où
toutes les gazettes et même les écrits non périodiques furent
censurés.
Le gouvernement espagnol poussa la rigueur jusqu'à inter-
dire l'entrée du royaume aux journaux de Paris et de Londres,
sans aucune exception.
La Suède et l'Angleterre seules résistèrent à cet entraîne -
ment et respectèrent la liberté de la presse. Mais de tous les an-
tres pays la France était encore un des plus favorisés. On doit
même reconnaître, à l'honneur de son gouvernement, qu'elle
ne céda ni à l'exemple ni aux représentations diplomatiques,
s'il est vrai, comme on l'a dit à cette époque, que les puissances
alliées aient jugé à propos de lui en adresser.
IV. Mais, à la mort du duc de Berry, le gouvernement,
alarmé sur les conséquences de cet odieux attentat qui révélait
l'audace des factions, demanda aux Chambres des moyens de
répression plus énergiques. Deux projets de loi leur furent
présentés à la fois. « L'horreur publique, disait le duc de
Richelieu à cette occasion, ne s'est pas arrêtée au crime; elle
a remonté aux doctrines qui l'ont armé. Une voix universelle
s'est élevée jusqu'au trône, pour lui demander de préserver la
patrie des dangers qui pourraient encore la menacer. »
— 292 -
Les deux lois furent votées et parurent ensemble au Moni-
teur le 31 mars 1820, dix-sept jours seulement après l'assas-
sinat du duc de Berry.
L'une de ces lois donnait au gouvernement le droit de
suspendre , en certains cas , la liberté individuelle ; l'autre
suspendait la libre circulation des journaux et écrits pério-
diques consacrés en tout ou en partie aux nouvelles et aux
matières politiques. Toutes deux étaient temporaires et leur
action devait cesser à la fin de la session de 1820.
Une ordonnance royale régla les conditions de l'autorisation
des journaux et organisa la censure, qui fut appliquée avec
un tel empressement, que trois jours après la promulgation
de la loi, le 3 avril, les nouveaux censeurs purent entrer en
fonctions.
Jusque-là, les procès de presse avaient été peu nombreux ;
les tribunaux avaient été surtout fort indulgents à l'égard des
imprimeurs (1). La censure, même lorsqu'elle était en vigueur,
s*était montrée tolérante. A partir de 1820, les écrits les plus
inoffensifs ne purent être publiés sans entraves, et l'on re-
chercha avec avidité les occasions de sévir contre la presse.
Ces mesures, justifiées en quelque sorte par le crime odieux
de Louvel, causèrent dans le pays la plus vive émotion. La
résistance s'organisa de toutes parts. Des souscriptions, en
tête desquelles on lisait les noms les plus recommandables,
s'ouvrirent dans toutes les villes en faveur des citoyens qui
seraient victimes de la mesure d'exception sur la liberté indi-
viduelle, et les listes, malgré les recherches de la justice, se
couvraient de signatures. Les sociétés secrètes se recrutaient
(I) L'imprimeur Patris, condamné le 14 mars 1817 pour un écrit im-
primé dont il n'avait pas voulu faire connaître l'auteur, est le seul qui
ait été puni avec quelque sévérité.
- 293 -
dans toutes les classes et travaillaient à la ruine du gouverne-
ment. Des conspirations éclatèrent bientôt sur plusieurs points
du pays. La conspiration de La Rochelle en fut comme le si-
gnal. A peine en connut-on le lugubre dénoùment (1821),
que d'autres complots furent découverts presque simultané-
ment à Saumur, à Belfort, à Colmar, à Marseille, à Nantes
et dans plusieurs autres villes (1822).
Cependant le gouvernement redoublait de vigilance et de
rigueur. Le 26 juillet 1821, il obtint des Chambres une nou-
velle loi, en vertu de laquelle la loi du 31 mars 1820, relative
à la censure, était prorogée jusqu'à la fin du troisième mois
qui devait suivre l'ouverture de la session de 1821. Au com-
mencement de cette session, deux nouvelles lois furent pro-
posées, l'une desquelles prorogeait jusqu'à la fin de la session
de 1826, c'est-à-dire pour six ans, les lois des 31 mars 1820
et 26 juillet 1821 qui établissaient la censure. La discussion
de ces lois souleva à la Chambre des débals très-orageux. Le
gouvernement jugea à propos d'y mettre un terme, en retirant
ses projets. Mais, quelques mois plus lard, il en présenta d'au-
tres qui, cette fois, furent adoptés. Ce sont les lois du 17 mars
1822 sur la police de la presse, et du 25 du même mois, rela-
tive à la répression des délits et aux poursuites.
La loi du 17 mars ne contenait pas de dispositions plus
rigoureuses que les précédentes ; mais si elle n'autorisait pas
la censure permanente, elle laissait au gouvernement la faculté
de la rétablir dès qu'il le jugerait à propos. L'article 4 de cette
loi était ainsi conçu :
« Si, dans l'intervalle des sessions des Chambres, des cir-
constances graves rendaient momentanément insuffisantes les
mesures de garantie et de répression établies, les lois des
31 mars 1820 et 26 juillet 1821 pourront être remises immé-
- 294 -
diatement en vigueur en vertu d'une ordonnance du roi déli-
bérée en conseil et contre-signée par trois ministres.
« Cette disposition cessera de plein droit un mois après
l'ouverture de la session des Chambres si, pendant ce délai,
elle n'a pas été convertie en loi.
a Elle cessera pareillement de plein droit le jour où serait
publiée une ordonnance qui prononcerait la dissolution de la
Chambre des députés. »
Ainsi, la liberté de la presse n'e?tistait que sous le bon
plaisir du gouvernement. Elle dura néanmoins à ces condi-
tions plus de deux années sans être interrompue : c'était sa
plus longue période d'existence depuis le commencement de
la Restauration. Mais quelques jours avant la mort du roi
Louis XVIII, sans que rien eût paru motiver ou faire pré-
voir une pareille mesure, la censure fut rétablie (i5août 1824).
Au nombre des déclamations élevées contre l'ordonnance
de censure, on fit valoir surtout l'absence des circonstances
graves indiquées par la loi. Ces réclamations toutefois furent
faites avec modération. Les regrets sincères que laissait la
mort de Louis XVIII tempérèrent ceux qui résultaient de la
perte d'une liberté devenue chère au pays, en raison même
des efforts qu'on avait faits pour la lui ravir.
V. Charles X, à son avènement, révoqua l'ordonnance du
15 août, ne jugeant pas nécessaire, était-il dit dans les consi-
dérants du nouvel acte, de maintenir plus longtemps la me-
sure qui avait été prise dans des circonstances différentes con-
tre les abus de la liberté des journaux (ordonnance du 29 sep-
tembre 1824).
C'était là de la bonne politique, et qui faisait bien augurer
du nouveau règne. Malheureusement, le gouvernement ne fut
pas longtemps sans rentrer dans la voie des restrictions. Le
- 295 -
29 décembre i826, il présenta aux Chambres un projet sur la
police de la presse qui dépassait, par son excessive sévérité,
tout ce qui avait été fait jusqu'alors. Il établissait, en prin-
cipe, la responsabilité des imprimeurs, et les rendait passibles
des plus énormes amendes pour un oubli, pour la plus in-
signifiante contravention. Il imposait, en outre, le timbre aux
brochures : de telle sorte que le plus mince vaudeville im-
primé eût coûté à l'auteur de 1,500 à 1,800 francs. D'un autre
côté, les journaux littéraires étaient soumis au cautionne-
ment. « Ne croit-on pas voir, dit Chateaubriand à cette oc-
casion, les Welches brisant les monuments des arts, ou les
Arabes brûlant la bibliothèque d'Alexaïidrie? »
Ce projet, qui décelait une horreur profonde de la publicité,
et qui, converti en loi, eût été aussi fatal aux lettres qu'aux
libertés publiques, les ministres n'eurent pas honte de le re-
présenter comme une loi de justice et d'amour, nom que, par
dérision, le peuple lui a conservé. Il souleva à la Chambre des
députés la plus vive opposition : Casimir Périer, Benjamin
Constant, Méchin, le général Sébastiani, Humann et plusieurs
autres orateurs démontrèrent dans vingt séances l'inutilité,
le danger même d'une législation si exorbitante. De tous les
départements des pétitions arrivèrent à la Chambre. Vingt-
huit furent déposées sur le bureau du président dans une
seule séance. Celle du commerce de la librairie et de l'im-
primerie de Paris était signée par deux cent trente imprimeurs
et libraires. Les ouvriers imprimeurs, ceux de tous les états
qui se rattachent à la typographie imitèrent leurs patrons, et
supplièrent la Chambre de ne pas les priver de leur unique
moyen d'existence. Vains efforts ! la loi, dans la séance du
12 mars 1827, fut adoptée par la Chambre élective à une ma-
jorité de deux cent trente-trois voix contre cent trente-quatre.
- 296 -
Il est impossible de décrire la consternation que la nouvelle
de ce vote répandit dans les provinces. Heureusement, le
parti libéral, qui était déjà puissant à cette époque, ne se
découragea point. On adressa des pétitions à la Chambre des
pairs, où la loi venait d'être portée (19 mars 1827). Mais
comme ce genre de réclamation avait été sans effet à la
Chambre des députés, on prit bientôt après des résolutions
plus énergiques, et on commença, pour la première fois, à
organiser la résistance par le refus de l'impôt.
De leur côté, les savants et tous les écrivains, regardant
ce projet de loi d'amour comme la ruine des lettres et un
outrage à leur dignité, l'Académie française, dans sa séance du
46 janvier 1827, arrêta, sur la proposition d'un de ses mem-
bres, M. de Lacretelle, qu'elle adresserait une supplique au
roi pour faire connaître à Sa Majesté les craintes et les vœux
de l'Académie dont le roi était lui-même le protecteur (1).
Le ministère, irrité, fit prononcer la révocation de M. de
Lacretelle des fonctions de censeur dramatique, et celle de
M. Villemain des fonctions de maître des requêtes au conseil
d'État. Il fit rendre aussi une déclaration royale, en vertu de
laquelle Joseph Michaud, de l'Académie française, cessait de
faire partie des lecteurs du roi.
L'Académie des sciences de Lyon imita le noble exemple
donné par l'Académie française, et vota une supplique au roi
dans le même but.
Chateaubriand qui déjà, en 1824, avait publié un écrit sur
(1) CeUe décision n'était pas sans précédent. En 1778, à l'occasion d'un
règlement de librairie qui semblait oppressif et ruineux, l'Académie avait
délibéré d'humbles représentations, qui furent transmises au roi parM.de
Duras, et qui obtinrent une réponse consignée dans les registres de
l'Académie.
— 297 -
la liberté de la presse, lorsque la censure facultative était éta-
blie, ne voulut point attendre l'ouverture des débats à la
Chambre des pairs pour exprimer son opinion. Dans un nou-
vel écrit en faveur de cette liberté, il qualifiait de loi vandale
le nouveau projet; il en signalait toutes les conséquences; il
en faisait surtout ressortir le but inique (1). «On sent, disait-
il à la fin de cet écrit, que les partisans de ce projet anéan-
tiraient l'imprimerie, s'ils le pouvaient, qu'ils briseraient les
presses, dresseraient des gibets pour les écrivains. Ne pou-
vant rétablir le despotisme de l'homme, ils appellent de tous
leurs vœux le despotisme de la loi. »
La Chambre des pairs, plus libérale cette fois que la Chambre
élective, accueillit le projet avec une défaveur marquée, et elle
en ajourna la discussion plusieurs fois et sous divers prétextes.
Le pouvoir céda enfin ; la loi fut retirée aux applaudissements
de la France entière (17 avril 1827).
On ne saurait imaginer, si l'on n'en avait été le témoin,
l'enthousiasme qui éclata dans le pays à la nouvelle de cette
solution inespérée. Plusieurs jours de suite, Paris et les prin-
cipales villes de la France furent illuminées, et jusque dans
les moindres villages il y eut des réjouissances publiques,
comme aux jours des plus grandes solennités nationales.
Cette joie ne fut pas de longue durée : deux mois après, le
24 juin 1827, la censure qui, aux termes de l'article 4 de la
loi du 17 mars 1822, était facultative, fut rétablie pour un an.
(1) Les journaux annoncèrent que les presses françaises allaient répan-
dre jusqu'au nombre de 300,000 exemplaires l'éloquent plaidoyer de Cha-
teaubriand en faveur de la liberté qu'on voulait leur ravir. M. Fournier,
imprimeur, fit à ce sujet la réflexion suivante : « Si nous étions en ce
moment régis par la loi projetée, dont chaque article renferme dans son
sein un germe de mort pour l'imprimerie et pour la librairie, les frais de
limbre de cette publication s'élèveraient à 300,000 francs. »
- 298 -
VI. Jamais tes procès de presse ne furent plus nombreux
que sous la Restauration. Jusqu'à l'année 1820, les im-
primeurs étaient rarement cités comme complices des auteurs,
et plus rarement encore condamnés. Mais, à partir de 1820,
les poursuites ^'étendirent jusqu'à eux. Les plus circonspects
n'étaient pas à Fabri des vexations de la police, et ce qui leur
paraissait innocent et légal était , à ses yeux , l'objet de dé-
nonciations et de procès. Dans la seule année 1825, et à Paris
seulenient, il n'y eut pas moins de vingt-cinq jugements sur
délits de presse, et ce nombre ne fit que s'accroître pour cha-
cune des quatre années suivantes. Les jugements infligeaient
ordinairement de fortes amendes, indépendamment des autres
peines prononcées ; ainsi, l'imprimeur Renaudière fut con-
damné à 1 ,000 francs d'amende pour un article du Censeur
européen, journal qu'il imprimait; M. Heitz, imprimeur à
Strasbourg, à 1,000 francs d'amende et un an d'emprisonne-
ment pour avoir traduit et publié en langue allemande une
brochure de M. Kœcklin, député, sur les événements de Bel-
fort. L'éditeur de V Abeille de la Moselle, pour une cause à
peu près semblable, et MM. Dentu père et fils, de Paris,
imprimeurs et éditeurs de la Biographie des députés (1825),
subirent une condamnation : le premier à deux mois d'em-
prisonnement et 1,000 francs d'amende, et les seconds soli-
dairement à 1,700 francs d'amende.
Enfin, de 1825 à 1830, les condamnations prononcées con-
tre les imprimeurs Barthélémy, Decourchant, Plassan, Fain,
David, Selligues, Albin et plusieurs autres prouvent que la
police n'avait ni ralenti ses investigations , ni calmé ses ri-
gueurs.
La librairie compta encore plus de victimes que l'impri-
merie. Pour une seule édition des Chansons de Déranger,
- 299 -
cinq libraires furent mis à la fois en jugement. L'un d'eux,
M. Boquet, subit une condamnation à 2,000 francs d'amende.
Il ne se passait pas de jour sans qu'une saisie ou une citation
à comparaître devant le tribunal correctionnel vînt frapper
quelque maison de librairie ; plusieurs même perdirent leurs
brevets : de ce nombre furent, en 1822, le.s libraires Corréard
et Théry.
Quant aux poursuites contre les journaux, on y mettait
encore moins de modération : le gouvernement frappait en
aveugle jusqu'à ses meilleurs amis. Dans les derniers temps
du règne de Charles X, un procès fut intenté au Journal des
Déhais, et le directeur de ce journal, M. Berlin, dont les
cheveux avaient blanchi dans l'exil volontaire où il avait
suivi les Bourbons, alla s'asseoir sur le banc des criminels.
Dans sa sollicitude pour ceux à qui il avait donné toute sa
vie des preuves du plus rare dévouement, M. Bertin s'était
écrié : « Malheureux roi! malheureuse France!.... » Au cri
d'alarme poussé par le loyal serviteur des insensés répondirent
par la persécution ; ils l'accusèrent d'avoir fait remonter le
blâme jusqu'à la majesté royale, et voulurent le faire con-
damner. Heureusement, le tribunal ne fut pas de cet avis, et
acquitta M. Bertin. Bientôt après, le trône fut brisé, et cette
catastrophe prouva que, loin d'être un acte d'hostilité contre
les Bourbons, les avertissements du noble vieillard étaient
ceux d'un ami.
Les poursuites contre la presse politique s'expliquent en-
core jusqu'à un certain point par la crainte qu'elle inspirait
alors au pouvoir ; mais ce qu'on ne peut comprendre, c'est
l'excessive sévérité avec laquelle on frappait l'imprimerie pour
les fautes les plus légères, pour les plus insignifiantes contra-
ventions. Tout était à son égard motif à condamnation : un
- 300 -
oubli, un malentendu, un retard de quelques heures dans le
dépôt d'un ouvrage. En 1826, l'imprimeur Henry est condamné
à 2,000 francs d'amende et aux frais, pour n'avoir pas fait le
dépôt des exeiîiplaires d'un mémoire judiciaire, sorte d'ou-
vrage que jusque-là on avait cru dispensé de cette formalité.
En 4827, un imprimeur lithographe, M. Ducarme, est con-
damné à 4,000 francs d'amende, parce qu'il n'avait rempli
ni la formalité du dépôt, ni celle relative à l'indication du nom
de l'imprimeur, dans un écrit lithographie fort inoffensif, in-
titulé Système des langues. Cependant ce qui eût pu atténuer
le délit aux yeux des juges, c'est que cet imprimeur ignorait
qu'il existât une ordonnance récente (1) assujettissant les ou-
vrages de la lithographie aux formalités exigées pour les œuvres
de la typographie.
Mais il est un autre fait qui prouve bien mieux encore l'es-
prit d'hostilité systématique avec lequel on sévissait contre
l'imprimerie et le peu de discernement qu'on mettait dans les
poursuites. M. Firmin Didot avait imprimé (1825) un ouvrage
en langue espagnole pour l'Amérique méridionale ; la décla-
ration préalable avait été faite à la direction de la librairie,
ainsi que, après l'impression, le dépôt de cinq exemplaires
portant le nom de l'imprimeur. Toutefois, M. Didot ne s'étant
pas cru obligé de mettre aussi le nom de l'imprimeur sur les
exemplaires destinés à l'Amérique du Sud, la police en jugea
différemment. Les exemplaires expédiés furent saisis à Bor-
(1) Voici le texte de cette ordonnance, qui est datée du 8 octobre 1817 :
« Art. I". Nul ne sera imprimeur lithographe s'il n'est breveté et asser-
menté.
« Art, 2. Toutes les impressions lithographiques seront soumises à la
déclaration et au dépôt, avant la publication , comme les autres ouvrages
d'imprimerie. »
- 301 -
deaux par la douane, au moment de leur embarquement, et
renvoyés à Paris. L'imprimeur eut à subir un jugement pour
ce fait et fut condamné à une légère amende.
Un homme qui a laissé les plus fâcheux souvenirs de son
passage aux affaires, M. Franchet, alors directeur général de
la police, était l'âme de cette politique odieuse, qui semblait
avoir pris à tâche l'humiliation et la ruine de l'imprimerie. 11
espéra intimider la presse tout entière, en frappant, pour une
simple contravention, deux imprimeurs de Paris (1). Leurs
brevets leur furent retirés par ordonnance royale, les scellés
mis sur leurs presses, et on ne leur laissa de caractères que
les échantillons propres à faciliter la vente d'un matériel des-
tiné à être mis au creuset, et qui devait être vendu à l'encan
sur la place du Châtelet. Ces rigueurs excessives rappelaient
le fameux édit de François I^^^ (2), rendu dans un accès de
mauvaise humeur qu'avait causé à ce prince la publication de
quelques écrits injurieux contre la messe et le clergé, et où il
était fait défense à tous les imprimeurs généralement d'im-
primer AUCUNE CHOSE, SOUS peine de la hart (3).
M. Firmin Didot, député d'Eure-et-Loir, en appuyant
à la Chambre ( séance du 26 avril 1828 ) une pétition qui
demandait le jugement par jurés des délits de la presse,
flétrit comme elle le méritait une législation en vertu de la-
quelle des vexations aussi criantes pouvaient être impunément
(1) MM. Paul Dupont et Constant Champie. Le premier n'était cou-
pable que d'une simple contravention, c'est-à-dire de n'avoir pas déposé
au bureau de la librairie cinq exemplaires du deuxième tirage d'un écrit
non politique dont le premier tirage avait été déposé ; fait reconnu par le
tribunal qui l'avait acquitté en première instance.
(2) 13 janvier 1534.
(3) Ces défenses n'eurent aucun effet, ayant été révoquées presque
aussitôt par un acte royal du 26 février suivant.
TOME 1. 26
- 302 -
commises. Voici ^en quels termes il lit connaître les obligations
auxquelles l'imprimeur était tenu de satisfaire.
« Un imprimeur doit lire, quelque mauvaise que soit récri-
ture et sur quelque matière que ce soit, tous les manuscrits
qu'on lui présente, travail qui, dans un établissement de
quelque importance, demanderait l'emploi de six personnes.
S'il est malade, on lui attribue la faculté de communiquer à
des commis son intelligence et son attention. Quand il croit
pouvoir sans inconvénient imprimer un manuscrit, il faut que
ses ouvriers, fussent-il au nombre de deux cents, lui fassent
connaître les changements, les phrases, les membres de phra-
ses qu'ajoutentrou que retranchent les auteurs sur les pre-
mière, seconde et troisième épreuves; enfin, jusqu'au moment
où l'ouvrage est sous presse, il doit tout voir : un mot, une
syllabe , une lettre même ; car il pourrait encore être martyr
d'une diphtongue. Si, malgré la plainte du procureur du roi,
un tribunal juge qu'un ouvrage n'est pas répréhensible, et
qu'un second tribunal juge l'ouvrage coupable, aucun des
juges du tribunal qui paraît s'être trompé ne court le risque
de perdre son état. Il n'eu est pas ainsi de l'imprimeur. L'im-
primeur est donc un être doué d'une intelligence surnaturelle;
il doit être présent partout; il doit tout voir, tout savoir;
cflfm, on le suppose infaillible. »
Dans la séance du 28 juin suivant, M. Firmin Didot appelle
de nouveau l'attention de la Chambre sur l'état précaire que
la législation a fait à l'imprimerie.
« Toutes les lois sur la presse, dit M. Firmin Didot, sans
qu'aucune apporte jamais aucun avantage aux imprimeurs,
leur apportent de nouveaux préjudices, de nouvelles chances
pour la perte de leur brevet. Si leur nom n'est pas sur le
journal, ils encourent l'amende de 3,000 francs. La loi nou-
- 303 -
velle leur inflige une nouvelle amende de 500 francs. Faudra-
t-il donc encore qu'ils soient passibles de la perte de leur
brevet pour un oubli ou pour un accident typographique ? La
loi que nous votons est la neuvième, et je prévois que la
dixième loi sur la presse attaquera encore les imprimeurs. »
Benjamin Constant alla plus loin : dans la même séance, il
déclara inique, exécrable, la législation existante sur les im-
primeurs.
VIL Depuis 1820, la Restauration marchait inévitablement
à sa perte : ses prétentions au pouvoir absolu, au retour de
l'ancien régime pur et simple, étaient manifestes et lui alié-
naient rapidement tous les cœurs. Un moment, cette marclie
fatale fut suspendue sous une administration loyale et animée
de bonnes intentions. La loi de tendance, le monopole des
autorisations, la censure étaient repoussés avec horreur de
tout le monde, quand vint la loi du 18 juillet 1828, qui, dé-
férant aux exigences de l'opinion publique, proscrivait ces
honteuses combinaisons. Le gouvernement, il est vrai, avait
appelé le fisc à son secours : par cette loi, les journaux étaient
assujettis à un droit de timbre plus considérable que par le
passé; le prix du transport était aussi augmenté, et^nfin l'obli-
gation de fournir un cautionnemenent exorbitant <(120,000 fr.
pour Paris) venait encore aggraver la condition du journa-
lisme. Mais tel avait été précédemment l'état précaire de la
presse, que ce régime, tout rigoureux qu'il était, semblait
doux et en quelque sorte paternel.
Ce temps d'arrêt fut de courte durée. L'administration de
M. de Martignac fit place à un ministère composé d'hommes
dévoués au roi , il faut le dire, mais plus que jamais résolus
à ramener le pays aux formes gouvernementales d'un autre
siècle. Le mauvais génie de la Restauration avait repris sur
- 304 -
elle son empire : au mois d'août 18^9, sa victoire fut complète
et définitive. Un an après, la Restauration avait vécu.
Dans cette année 1829, si fatale pour lui, le gouvernement
devenait de jour en jour plus impopulaire, tandis que, de jour
en jour, l'opposition pénétrait davantage dans le cœur des
populations. Au mois de septembre, une association, dite
Association bretonne, s'étant formée pour le refus de l'impôt,
on vit tout à coup un grand nombre de riches propriétaires,
des fabricants, des négociants, et jusqu'à de simples cultiva-
teurs entrer dans la ligue, et souscrire sans hésiter ses péril-
leux statuts. Il y eut même, en certaines localités, un com-
mencement d'exécution suivi de poursuites judiciaires.
Mais en dépit de tous ces avertissements, le pouvoir per-
siste. L'adresse dite des deux cent vingt et un (mars 1830) ne
le rend pas plus souple, ne lui ouvre pas les yeux. Loin de là,
il continue d'affronter l'opinion, proroge les Chambres, puis
enfin dissout la Chambre des députés. Mais l'opposition par-
lementaire, qu'il a voulu briser, a puisé dans l'élection de
nouvelles forces. Les deux cent vingt et un sont réélus, et,
avec eux, plusieurs nouveaux députés qui s'associent à leurs
actes et professent hautement leurs principes.
C'est alors que des bruits de coup d'État commencent à
circuler dans Paris et se propagent dans les départements.
L'inquiétude toutefois est tempérée par l'espoir et la confiance
qu'on a dans les mandataires du peuple, dans leur ferme
propos de sauvegarder nos libertés. On se flatte qu'en pré-
sence d'une aussi puissante opposition, le gouvernement réflé-
chira sur le danger de ses projets liberticides et en suspendra
l'exécution.
En attendant, il préparait la glorieuse expédition d'Alger,
non sans spéculer sur les sentiments généreux qu'elle éveil-
- 305 -
lerait, pour faire prendre le change à l'opinion. En effet, on
suivait avec le plus vif intérêt les phases et les progrès d'une
conquête qui était comme un reflet de nos anciennes gloires.
Alger pris, l'allégresse fut générale, et tous les soupçons,
toutes les craintes s'évanouirent complètement.
Ce moment solennel fut précisément celui que le ministère
Polignac choisit pour accomplir ses funestes desseins. Le
25 juillet, quatre ordonnances furent signées par le roi :
La première, suspendant la presse périodique;
La deuxième, prononçant la dissolution de la Chambre ;
La troisième, donnant une nouvelle loi d'élections;
La quatrième, enfin, convoquant une Chambre nouvelle
pour le 28 septembre suivant.
II est curieux et triste tout à la fois de voir par quels misé-
rables prétextes, par quels sophismes hypocrites les ministres
essayèrent de justifier une violation si insolente de la charte
que le roi avait jurée.
« Ce serait nier l'évidence, disaient-ils dans leur rapport,
que de ne pas voir dans les journaux te principal foyer d'une
corruption dont les progrès sont chaque jour plus sensibles,
et la première source des calamités du royaume
« A toutes les époques, la presse n'a été, et il est dans sa
nature de n'être qu'un instrument de discorde et de sé-
dition.
« Son art consiste, non pas à substituer à une trop facile
soumission d'esprit une sage liberté d'examen, mais à réduire
en problème les vérités les plus positives; non pas à provoquer
sur les questions politiques une controverse franche et utile,
mais à les présenter sous un faux jour et à les résoudre par
des sophismes.
« La presse a jeté ainsi le désordre dans les intelligences les
- 306 -
plus droites, ébranlé les convictions les plus fermes, et pro-
duit, au milieu de la société, une confusion de principes qui
se prête aux tendances les plus funestes. C'est par l'anar-
chie dans les doctrines qu'elle prélude à l'anarchie dans
l'État. »
Après avoir ainsi longuement calomnié la presse, les mi-
nistres reconnaissaient que, bien qu'on eût agi contre elle
avec une extrême rigueur, on n'avait jamais pu parvenir à la
dompter, et ils poursuivaient en ces termes ;
« Contre tant de maux enfantés par la presse périodique, la
loi et la justice sont également réduites à confesser leur im-
puissance
« La répression aurait dû être prompte et forte : elle est
restée lente, faible et à peu près nulle. Lorsqu'elle intervient,
le dommage est commis; loin de le réparer, la punition y ajoute
le scandale du débat.
« La poursuite juridique se lasse, la presse séditieuse ne se
lasse jamais. L'une s'arrête parce qu'il y a trop à sévir, l'autre
multiplie ses forces en multipliant ses délits »
Ici commence la partie la plus difticile, la plus épineuse du
rapport; on ne veut pas avouer que les ministres violent la
charte, et le roi son serment; on feint de croire qu'on ne sort
pas de la légalité, du droit constitutionnel qu'on a d'en agir
ainsi; on donne au texte, pourtant si clair, de l'article 8 de la
charte une interprétation judaïque et absurde; on découvre
dans l'article 14 que Louis XVIII y a déposé, peur lu! et pour
ses successeurs, tous les germes d'un pouvoir omnipotent et
absolu.
<( Il n*est qu'un seul moyen de satisfaire aux vœux des
hommes paisibles, des gens de bien, des amis de Tordre, c'est
de rentrer dam la charte. Si les termes de l'article 8 sont
— 3U7 —
ambigus, son esprit est manifeste. Il est certain que la charte
n'a pas concédé la liberté des journaux et des écrits périodi-
ques. Le droit de publier ses opinions personnelles n'implique
sûrement pas le droit de publier, par voie d'entreprise, les
opinions d'autrui. L'un est l'usage d'une faculté que la loi a
pu laisser libre ou soumettre à des restrictions; l'autre
est une spéculation d'industrie qui, comme les autres et
plus que les autres, suppose la surveillance de l'autorité pu-
blique
« L'article 14 de la charte a investi Votre Majesté d'un
pouvoir suffisant, non sans doute pour changer nos institu-
tions, mais pour les consolider et les rendre plus immuables.
D'impérieuses nécessités ne permettent plus de différer l'exer-
cice de ce pouvoir suprême. Le moment est venu de recourir
à des mesures qui rentrent dans l'esprit de la charte, mais
qui sont en dehors de l'ordre légal dont toutes les ressources
ont été inutilement épuisées. »
Ce rapport était suivi des ordonnances publiées à Paris le
26 juillet, au matin. C'était un dimanche; la population, encore
sous l'impression des heureuses nouvelles récemment arrivées
d'Afrique, passe en un instant de la joie et de la confiance à la
consternation et au désespoir. Cependant on ne songe pas
encore à la lutte ; la foule est morne et découragée. Mais
lorsque le préfet de police, ajoutant aux actes du pouvoir la
menace et le défi, publie le soir ses ordonnances sur les écrits
imprimés, l'indignation éclate de toutes parts, et déjà le
peuple s'agite et gronde dans les rues. Une première collision
entre lui et l'armée a lieu dans les environs du Palais-Royal.
Pendant ce temps-là, ou plutôt dès le milieu de cette même
journée du 26, les gérants et rédacteurs des journaux de
Paris se réunissent et signent une protestation contre les
- 308 -
ordonnances , jprotestation qu'ils jurent de soutenir au besoin
par la force.
Le lendemain 27, au matin, le peuple engage sérieusement
le combat. Le tribunal de commerce de Paris s'y associe par
un arrêt du même jour, où il déclare que les ordonnances du
25 sont contraires à la charte et ne sont obligatoires pour
personne. La lutte continue le 28, plus acharnée et plus san-
glante, et se termine le 29 par la victoire complète des lois sur
l'usurpation.
Le 31 juillet, à la Chambre des députés, dans une séance
extraordinaire, à laquelle assistait M. Firmin Didot, l'un des
députés réélus, on prononça la déchéance de Charles X, et l'on
conféra la lieutenance générale du royaume au duc d'Orléans.
Le premier acte de ce prince fut de proclamer par ordonnance
une amnistie pleine et entière de toutes les condamnations
prononcées pour délits de presse.
Ainsi finit la Restauration, pour n'avoir, comme on l'a dit,
rien oublié, rien appris, et surtout pour avoir renié ce prin-
cipe qu'elle avait reconnu, et auquel elle avait juré fidélité :
« Les Français ont le droit de publier et de faire imprimer
leurs opinions. »
Quoique la révolution de 1830 fût, en général, pure de
tous excès, plusieurs imprimeurs en souffrirent pourtant, soit
dans leur propriété, soit dans leur industrie. Le 30 juillet,
des ouvriers pressiers et quelques ouvriers mécaniciens em-
ployés à la construction des mécaniques, les uns par égare-
ment ou enivrement, les autres par un calcul personnel et par
conséquent plus coupable, s'introduisirent violemment dans
les imprimeries de MM. Lachevardière, Tillard, Huzard, etc.,
et à l'imprimerie royale, où, |)ar ini abus odieux de la force
brutale, ils brisèrent les machines.
- 309 —
Mais cet acte de barbarie fut réprouvé par la majorité des
ouvriers typographes de Paris. Le lendemain même, 31 juillet,
un grand nombre d'entre eux placardèrent cet avis, qui leur
fait le plus grand honneur :
PROTESTATION DES OUVRIERS DE PARIS CONTRE LES FOMENTATEURS
DE, TROUDLES.
« Nous, soussignés, ouvriers des divers ateliers et manu-
factures de Paris,
« Reconnaissant que la destruction des machines et des
mécaniques entraînerait infailliblement la ruine du commerce,
source de notre gloire nationale; qu'il n'y a que des traîtres
à la patrie capables de nous insinuer de si perfides con-
seils,
« Déclarons protester hautement contre toute action dont
le but serait d'attenter à la propriété de qui que ce soit, vou-
lant conserver intact l'honneur que nous avons acquis en
repoussant par la force l'odieux despotisme, etc. »
De nouvelles agitations parmi les ouvriers imprimeurs ayant
troublé Paris et inspiré des inquiétudes, ainsi que le constate
le Moniteur, M. Firmin Didot publia l'avis suivant, le 4 sep-
tembre 1830 :
FiRMiN DiDOT, ancien typographe, aux anciens compagnons
de ses travaux.
« Mes amis,
« Vous m'avez vu, chez mon père, faire l'apprentissage
dans toutes les parties de la typographie, soit comme graveur
et fondeur en caractères, soit comme compositeur et pressier,
— 310 —
soit comme libraire. Ouvrier ou chef d'établissement, je vous
ai estimés ; et je puis dire que vous-mêmes estimez et aimez
mes fils, qui ont suivi mon exemple. J'ai donc le droit de vous
parler librement en cette circonstance.
« Quelques ouvriers ont, dans des jours de gloire pour
leurs camarades, brisé ou détérioré des presses mécaniques,
soit dans l'établissement de l'imprimerie royale, soit dans
des maisons particulières. Ils n'ont eu, sans doute, d'autre
intention que de s'assurer du travail. Nous allons voir s'ils
ont bien calculé, et s'ils calculent bien en vous détournant
vous-jnêmes de vos travaux et en vous faisant participer à des
rassemblements qui ne sont pas coupables, mais qui troublent
le repos public :
« 1° Vos rassemblements excitent de l'inquiétude parmi
les citoyens. Les libraires, dont le commerce a surtout besoin
de calme, d'ordre et de confiance, suspendent les travaux
dont ils avaient chargé les imprimeurs.
« 2° Si la France n'avait pas de presses mécaniques, tandis
que les peuples voisins et la Belgique conserveraient les leurs,
nos voisins et la Belgique s'empareraient de presque tout le
commerce de la librairie française, et leurs ouvriers seuls tra-
vailleraient.
« 3° Ce ne serait pas seulement à eux-mêmes que les
ouvriers pressiers auraient fait du tort, ils auraient ruiné
les ouvriers compositeurs , les graveurs et les fondeurs en
caractères, les assembleurs, les brocheurs et les relieurs.
Ils auraient ruiné dans toute la France les fabricants de
papier.
« 4° En empêchant ies journaux de paraître, vous jetez
l'alarme dans les départements. Les journaux ne doivent s'im-
primer que tard dans la nuit, et se distribuer à la pointe du
- 311 -
jour : par conséquent les presses mécaniques sont indispen-
sables à ceux qui sont tirés en grand nombre. Je sais toiit ce
que vous pouvez dire sur les triples et quadruples composi-
tions de ces journaux; mais généralement les presses méca-
niques ont plutôt accru que diminué les travaux des ouvriers
compositeurs. Ce n'est que par elles seules que nos journaux
vont atteindre bientôt l'énorme dimension des journaux de
TAngleterfe.
flf 5° Les ouvriers pressiers, dont le nombre d'ailleurs est
triple de celui qui existait dans ma jeunesse, et le double de
ce qu'il était du temps de Napoléon (si toutefois quelques-uns
d'entre eux ont contribué à la destniction des presses mécani-
ques), ont commis, j'ose le dire, une mauvaise action ; ils n'ont
pas réfléchi qu'en détruisant les presses mécaniques ils détrui-
saient les instruments qui doivent servir à propager, pour un
prix très-modique, l'instruction du peuple français.
« Restez donc, mes amis, dans vos ateliers : c'est le seul
moyen de faire renaître la confiance si nécessaire aux entre-
prises de la librairie et aux travaux de l'imprimerie; songez
que, si chacun est libre de travailler quand bon lui semble,
nul n'a le droit d'empêcher les autres de travailler.
« Au reste, confiez-vous à la sagesse du roi, et à son amour
pour le peuple français. »
VIII. Disons néanmoins à l'honneur de la Restauration qu'elle
se montra quelquefois paternelle et juste pour l'imprimerie.
L'ordonnance du 28 décembre 1814, que nous avons déjà
citée, et celle du 12 janvier 1820 (1) concernant le nouveau
(1) « Le privilège général d'exécuter toutes les impressions au compte
de l'État exclusivement attribué à riuiprimerie royale avant le 1er jan-
vier 1815, demeure supprimé » (Ordonnance du 12 janvier 1820,
article !«'.)
— 31-2 -
régime de l'imprimerie royale, contenaient des dispositions
bienveillantes pour l'imprimerie particulière. Elles furent
révoquées, il est vrai, en 1823 (1) ; mais il n'en faut pas
moins louer l'esprit de justice et de réparation qui les avait
dictées.
On avait même paru vouloir un moment revenir aux bons
procédés de l'ancienne monarchie à l'égard de l'imprimerie.
Le gouvernement, pour honorer l'art, honora quelquefois les
imprimeurs. Ainsi, à la réorganisation de l'ordre de Saint-
Michel, le roi nomma M. Didot aîné chevalier de cet ordre, à
la première promotion, qui était cependant peu nombreuse
{{" janvier 1817). Plus tard, plusieurs imprimeurs, parmi
lesquels MM. Firmin Didot, Panckoucke, Crapelet, etc., re-
çurent la décoration de la légion d'honneur. Il y eut des
imprimeurs du roi comme il y en avait eu anciennement.
M. Jules Didot était imprimeur du roi et de la Chambre des
pairs. M. Ambroise Firmin Didot fut nommé imprimeur du
roi le 29 décembre 1829; ce fut le dernier brevet accordé.
Ces titres honorifiques étaient donnés non-seulement à des
imprimeurs de Paris, mais à des imprimeurs de province et
même des colonies. Un sieur Fleurot, imprimeur à la Mar-
tinique, obtint, en 1824, le titre et la qualité d'imprimeur
du roi.
Pihan de La Forest était imprimeur du Dauphin, qui l'ac-
cueillait dans son intimité et le traitait avec bienveillance. Ce
prince honorait aussi d'une estime particulière M. Panc-
koucke, suivait avec intérêt les progrès de ses belles entre-
(I) « A compter du 1" octobre 1823, l'imprimerie royale est remise
en régie pour le compte de l'État, sous l'autorité du garde des sceaux. »
(Ordonnance du 23 juillet 1823.)
— 313 -
prises typographiques et se plaisait à lui donner des témoi-
gnages de sa satisfaction.
Le duc de Berry imita quelquefois cet exemple. En 1817,
il nomma son imprimeur stéréotype M. Herhan, inventeur d'un
procédé stéréotype très- ingénieux et déjà avantageusement
connu dans l'imprimerie.
En 1814, lors de la réorganisation de l'imprimerie royale,
le gouvernement nomma directeur de cet établissement
M. Anisson-Duperron (1), nom respecté et aimé dans la typo-
graphie parisienne. Plus tard, en 1823, lorsque, par un déplo-
rable retour à la législation de l'empire, cette imprimerie fut
remise en régie pour le compte de l'État, c'est un ancien
imprimeur du roi, juge au tribunal de commerce, M. Michaud,
qui en eut la direction , et les imprimeurs de Paris applau-
dirent également à ce choix.
Déjà, à la première nomination des membres du tribunal
consulaire de Paris, après la rentrée des Bourbons, M. Hac-
quart, imprimeur, et plus tard député, avait été nommé par le
roi président de ce tribunal.
D'autres traits attestent que la restauration ne dédaignait
pas de rendre hommage à l'imprimerie. M. Pierres, ancien
imprimeur ordinaire de Louis XVI, avait laissé plusieurs manu-
scrits fort importants sur l'art typographique. En 1819, le mi-
nistre de l'intérieur en fit l'acquisition au nom de l'État et
les fit déposer à la bibliothèque royale, afin que ces do-
cuments précieux ne fussent pas perdus pour l'imprimerie
française.
En visitant l'exposition des produits de l'industrie qui eut
lieu au Louvre en 1819, Louis XVIII donna une attention
(1) Ordonnance du r»0 décembre 4814.
TOME I.
- 314 -
particulière aux produits de la typographie. Il remarqua sur-
tout la magnifique édition de la Lusiade de Camoëns, ornée
de belles gravures, et exécutée par M. Firmin Didot en 4817,
aux frais du comte de Souza, noble et savant Portugais.
Il remarqua aussi les tableaux typographiques de M. Mole
jeune, graveur-fondeur de caractères, et se plut à louer leur
belle exécution. M. Mole ayant fait hommage au gouvernement
de cette collection qui se composait de 206 caractères français,
itahques, grecs, hébreux, rabbiniques , arabes, syriaques,
samaritains, etc., tous gravés de sa main, le roi la fit trans-
porter au Conservatoire des arts et métiers, afin, dit-il, qu'elle
y fût conservée comme un monument des progrès de la typo-
graphie sous son règne.
Ces faits, quelque insignifiants qu'ils paraissent, sont cepen-
dant une preuve des bons sentiments qui animaient encore
parfois les membres de la famille des Bourbons, à l'égard de
l'imprimerie. Ils viennent à l'appui de l'opinion que nous avons
émise au commencement de ce chapitre, que les persécutions
subies par l'imprimerie sous la Restauration étaient plutôt
l'œuvre des conseillers de la couronne que celle de la cou-
ronne elle-même.
La Chambre des députés manifesta aussi par moments des
dispositions bienveillantes pour la même industrie.
Au commencement de 1817, les libraires de Paris lui
demandèrent dans une pétition :
1° La libre importation en France de tout livre étran-
ger;
2° Le maintien du droit de 150 fr. par quintal métrique sur
tous les ouvrages français originairement publiés en France et
réimprimés à l'étranger ;
3° La vérification des ballots de librairie venant de l'étran-
— 315 -
ger, soit aux principaux points des frontières, soit à la direc-
tion générale de la librairie à Paris.
La Chambre prit cette dennande en sérieuse considération
et en ordonna le renvoi à la commission centrale chargée du
budget.
Lorsqu'une commission fut nommée en 1825 pour examiner
les éléments du projet de loi relatif à la propriété littéraire, la
Chambre, sur la demande des imprimeurs et libraires de Paris,
décida que MM. Firmin Didot et Renouard feraient partie de
cette commission. Cette déférence aux vœux du commerce
intéressé témoignait des dispositions bienveillantes de cette
assemblée.
Mais le commerce des livres.et particulièrement l'imprimerie
trouvèrent à cette époque leur appui le plus ferme et le plus
constant parmi les savants et les hommes de lettres. Ainsi la
pétition de 1817 des libraires de Paris fut apostillée avec
empressement par MM. Delambre, Cuvier, Gay-Lussac, Biot,
Halle, Chaptal, Quatremère de Quincy et plusieurs autres.
On a vu avec quel zèle l'Académie française défendit la cause
de l'imprimerie et de la librairie lors de la discussion du
projet de loi présenté à la Chambre des députés le 29 décembre
1826, voté par elle le 12 mars 1827, et retiré par le gouverne-
ment avant d'avoir subi l'épreuve de la Chambre des pairs. Plu-
sieurs de ses membres préférèrent perdre de hautes positions
administratives, plutôt que d'abandonner dans cette circons-
tance décisive l'intérêt des lettres et celui des deux branches
de commerce qui en partagent naturellement les destinées.
En 1818, lorsque le premier projet, non réalisé, d'une biblio-
thèque populaire fut conçu, les hommes de lettres, les savants
et beaucoup de fonctionnaires s'intéressèrent à son succès et
s'empressèrent d'y souscrire au nombre de plus de quinze cents.
- 316 -
Nous ne linirions pas, si nous voulions rappeler ici tous
les témoignages d'estime et d'affection donnés en particulier
par des membres des corps savants aux imprimeurs et aux
libraires, victimes des poursuites du pouvoir. Il est peu de
maisons de Paris, parmi celles qui ont traversé cette période
à la fois brillante et dangereuse pour la librairie, qui ne con-
servent le souvenir d'un de ces actes d'obligeance qui suffisent
quelquefois pour sauver de la ruine et du déshonneur.
Il est juste aussi de reconnaître que, malgré les persécu-
tions dont nous avons parlé, la restauration fut une véritable
époque de transformation pour l'imprimerie : à aucune autre,
en effet, l'imprimerie et les arts divers qui s'y rattachent' ne
firent autant de progrès, ne réalisèrent des conquêtes plus
importantes.
Les plus belles éditions, notamment celles du Louvre,
avaient été imprimées par les vieux procédés qu'on savait, il
est vrai, appliquer avec une rare perfection, mais qui remon-
taient jusqu'à la naissance de l'imprimerie. A bien peu de
chose près, toutes les méthodes étaient, après deux siècles
et demi, ce que les avaient faites les premiers inventeurs.
A partir de 1815, une révolution complète s'opère dans
l'art typographique, et chaque jour signale de nouvelles et
heureuses expériences, devant lesquelles tombent successi-
vement tous les procédés surannés.
Les caractères s'améliorent dans leur forme et présentent une
coupe plus nette et plus gracieuse, des proportions plus régu-
lières; on trouve le moyen de les fondre dans un moule mul-
tiple (1), en même temps que la stéréotypie perfectionnée les
(1) M. Henri Didot, qui avait exposé, en 1806, un nouveau moule à
refouloir, au moyen duquel il fondait une à une, et avec la plus grande
netteté, les lettres de deux points, avait résolu, dès cette époque, de mul-
- 317 -
immobilise et permet de faire des éditions exemptes de toutes
les fautes qui proviennent de la dispersion et du dérangement
des caractères, et à la fois beaucoup plus économiques.
Les vieilles presses en bois font place aux presses en fonte,
imprimant tout un côté de la feuille en une seule fois et avec
une perfection à laquelle on n'aurait jamais pu atteindre avec
des plateaux de bois.
Ces presses en fer sont elles-mêmes bientôt remplacées par
des mécaniques à cylindres, marchant à la vapeur, imprimant
sur chaque côté à la fois des pages de la plus grande dijifien-
sion, et qui semblent vouloir multiplier la pensée aussi rapi-
dement qu'elle est conçue.
Les rouleaux en gélatine remplacent les anciennes balles,
tampons informes avec lesquels on n'obtenait que très-diffici-
lement un travail soigné, et dont la préparation faisait per-
dre chaque matin à l'ouvrier un temps précieux.
Les encres elles-mêmes sont modifiées, mais avec moins
de bonheur peut-être. Les vignettes sont multipliées par le
clichage.
La fabrication du papier à la main avec des pâtes battues
lentement par des maillets de bois disparaît devant les ma-
chines à papier continu, dont la pâte est broyée au moyen de
cylindres tournants.
La composition typographique elle-même tenta de se mé-
tiplier ses produits, sans que cette multiplication leur fit perdre de leur
perfection, et cela depuis le caractère microscopique jusqu'aux e^rosses de
fonte, depuis le filet jusqu'aux vignettes de la plus grande dimension.
Pendant dix ans, la solution de ce problème fut le but constant de ses
efforts, qui furent enfin couronnés d'jm plein succès. Le {)remier ouvrage
public avec les caractères de la fonderie polyamatype de M. Henri Didot
est Vlmitation de J.-(]., traduite par Bauzée, de l'Académie française, im-
primée en 18l(i par Didot jeune, frère de M. Henri Didot.
- 318 -
tamorphoser en assemblant par des moyens mécaniques les
lettres que Tintelligence de l'homme semble appelée seule à
réunir.
Sans nul doute, ces tentatives ne furent pas toutes éga-
lement heureuses. Les nouvelles encres jaunirent, ainsi que
le papier mécanique dont la blancheur avait paru si sédui-
sante. Les presses à cylindres imprimèrent d'abord moins bien
que les anciennes. Mais peu à peu l'expérience se fit, et on
parvint à rendre ces divers travaux complètement irrépro-
chables.
Lés inventions, les améliorations capitales qui, en moins
d'un quart de siècle, vinrent renouveler presque entièrement
les anciens procédés, préparaient à l'imprimerie les plus bril-
lants succès sous le rapport de l'art.
Plusieurs causes contribuèrent encore à ce résultat.
La profession des armes avait perdu son prestige ; les forces
vives de la nation se portaient à l'envi vers les carrières in-
dustrielles, et entre toutes les autres l'imprimerie fut une de
celles qui prirent le plus grand développement.
I^ paix avait ravivé la passion des lettres, le goût des étu-
des et de la lecture. Les esprits étaient, en quelque sorXe ,
tounnentés par la fièvre d'écrire.
Un certain nombre d'hommes de lettres, recommandables
par leur mérite et leur caractère personnel, firent paraître des
ouvrages de science et de littérature, qu'ils avaient écrits
dans la solitude pendant les orages révolutionnaires ou du-
rant les guerres de l'empire.
Les éditions de Paris de 1815 et 1816 furent presque toutes
remarquables.
On réimprima d'abord les classiques et les divers ouvrages
lombes dans le domaine public ; et, comme il arrive ordinaire-
- 319 -
ment, en France surtout, à peine un éditeur avait-il publié
avec succès un de ces ouvrages , que ses confrères s'empres-
saient de le reproduire dans d'autres formats. Le besoin de
s'instruire était si vif, la passion de la lecture si générale,
même parmi les classes laborieuses, que toutes ces éditions
trouvaient un écoulement facile.
Une première édition des Œuvres complètes de Voltaire (i),
d'un caractère et d'un format ignobles, mais à bon marché,
eut un succès immense, qui amena une lutte fort vive entre les
idées religieuses et les idées philosophiques.
Un mandement des vicaires généraux de Paris, touchant la
réimpression des œuvres de Voltaire et de Rousseau^ produisit
un effet tout contraire à celui que le clergé s'était proposé. Le
public rechercha ces ouvrages avec fureur. Tout ce qui res-
tait des anciennes éditions fut enlevé en quelques semaines.
Quarante éditions nouvelles parurent à la fois, de toqs prix et
de tous formats. Les presses pouvaient à peine suftire aux
demandes qui en étaient faites. Les magasins des éditeurs
étaient littéralement assiégés par une foule de souscripteurs,
moins poussés, il est vrai, par l'amour des lettres que par le
désir de faire acte d'opposition. Chaque fois que la censure
était ou suspendue ou abolie, il se manisfestait dans les esprits
un mouvement de réaction violente contre la compression
passée, ce qui donnait à l'imprimerie une activité extraor-
dinaire. Tous les jours il paraissait de nouvelles brochures
politiques, dirigées contre les actes du gouvernement, et qui
étaient enlevées avec une sorte de frénésie. La vente de ces
pamphlets avait lieu dans l'ancienne galerie de bois, au Palais-
Royal; chaque soir, la boutique du libraire en vogue qui les
(I) Voltaire, édilion Touquct.
- 320 -
débitait (1) était assiégée comme la porte d'une salle de spec-
tacle le jour d'une représentation extraordinaire.
Un apologue spirituel des vicissitudes de la charte, les
Aventures de la fille d'un roi, eut sept éditions successives
et rapporta près de 10,000 francs à son auteur, alors peu
favorisé de la fortune (2).
Les journaux, malgré les empêchements du pouvoir, se
multiplièrent rapidement et communiquèrent leur essor aux
travaux de l'imprimerie. On publia d'abord des revues qui
paraissaient par semaine ou par mois ; la Minerve, la Biblio-
thèque historique eurent un succès prodigieux. Le premier
de ces recueils fit naître à ceux qui le rédigeaient la pensée de
créer un journal d'opposition. Le Constitutionnel parut, et
six mois étaient à peine écoulés que, sans qu'il eût été fait
aucun apport de fonds, ses fondateurs (3) réalisaient chacun
80,000 francs de bénéfice. Un tel résultat, joint au besoin
qu'on avait de lire chaque matin un journal politique, donna
successivement naissance à plusieurs autres feuilles, qui,
dans ces premiers temps, prospérèrent toutes également.
L'imprimerie trouva encore des travaux dans la publica-
tion des écrits relatifs à la guerre littéraire des classiques et
des romantiques. Commencée sous l'empire, cette querelle se
continua, malgré les graves événements survenus en 1814,
et fut une des polémiques qui firent le plus de bruit, pendant
tout le temps de la Restauration.
(I) Delaunay.
{'i) M. Vatout, de l'académie française, mort en 18W, dans l'exil, où il
avait suivi le roi Louis-Philippe. Il était alors simple expéditionnaire dans
les bureaux du ministère de la police.
(7)) Etienne, Jay, et Fain , alors propriétaire de l'une des imprimeries
les plus importantes de Paris.
- 321 -
D'ailleurs, plus on s'éloignait de l'époque héroïque de l'em-
pire que le pouvoir haïssait et qu'il semblait prendre à tache
d'ensevelir dans l'oubli, plus l'opinion publique s'y rattachait
et plus elle s'efforçait d'en raviver les souvenirs. Aucun moyen
d'opposition n'était alors aussi généralement exploité, aucun
n'était plus personnel et par conséquent plus sensible au pou-
voir. De là, ces nombreux mémoires et ces récits exclusive-
ment consacrés à perpétuer la gloire xles armes impériales, et
qui réveillaient au plus haut degré les sympathies du public.
Il n'est personne qui ne se souvienne encore du succès des
Victoires et Conquêtes, de ce livre qui pénétra jusque dans
les moindres villages de la France.
Tous ces écrits furent pendant longtemps une source fé-
conde où l'imprimerie puisa les éléments de sa prospérité. Le
nombre des ouvrages publiés en 1811 s'élevait à 1,015, don-
nant seulement un tirage de 18,451,713 feuilles ; un an après,
en 1812, on comptait 4,648 ouvrages imprimés, ayant fourni
72,080,642 feuilles (1).
Voici un exemple de la progression des travaux de l'impri-
merie sous la Restauration :
En 1814, on imprima 45,675,039 feuilles.
1815
55,549,149
1820
80,921,302
1825
128,010,483
1826
144,561,094
Ainsi, dans l'année 1814, trois cent soixante-quinze ans
environ après l'invention de l'imprimerie, la France n'était par-
venue à produire que 45,675,039 feuilles imprimées. Depuis
(I) SoUons slalislhjues, ]y,[r yi. Daru, 1827.
- 322 -
1814 jusqu'en 1826, l'accroissement est de 98,886,055 feuil-
les, c'est-à-dire plus que le double de celui obtenu dans les
trois cent soixante-quinze années précédentes. En douze an-
nées du XIX® siècle, l'imprimerie a donc progressé autant
qu'elle aurait pu le faire en huit siècles (1) ; on comptait alors
1 ,550 presses en activité : 850 à Paris et 700 dans les dé-
partements.
Dans ces calculs ne sont pas comprises les publications pé-
riodiques qui, dès 1830, ont dû doubler la production et la
porter à un million de feuilles au moins par jour.
Mais bientôt les réimpressions trop nombreuses produisirent
un véritable encombrement. Les boutiques et les magasins de
librairie regorgeaient de livres, et, contrairement à ce qui avait
eu lieu en 1815, c'étaient les acheteurs cette fois et les lec-
teurs qui faisaient défaut.
IX. La révolution de 1830 n'améliora pas imm.édiatement le
sort de l'imprimerie et de la librairie; elle l'aggrava au con-
traire, car elle amena une crise commerciale qui dura plu-
sieurs années et fut fatale à toutes les industries, mais princi-
palement à celle des livres. Comme nous l'avons dit, on avait
été si peu circonspect dans la fabrication, la quantité d'ou-
vrages dans les magasins des libraires et des imprimeurs était
si considérable, que toutes les maisons de librairie menaçaient
d'être englouties dans un naufrage général.
Heureusement, le gouvernement leur vint en aide, en déci-
dant que, sur les trente millions prêtés alors au commerce, la
somme de un million deux cent quatre-vingt-quatre mille
francs serait allouée, au même titre et sur dépôt d'ouvrages,
à la Kbrairie.
(I) Rapport du jury. — Exposition de 1834.
- 323 -
Quelques imprimeries eurent également part à ce prêt,
moyennant hypothèque d'une partie de leur matériel. C'était
justice, car l'imprimerie recevait le contre-coup de toutes les
folles entreprises des éditeurs, dont plusieurs profitèrent des
circonstances critiques où l'on était pour ne pas acquitter leurs
engagements. Ce secours les sauva du désastre et leur permit
d'attendre des jours meilleurs.
Mais, dans cette même année 1830, l'imprimerie faillit
être atteinte du coup le plus funeste qui pût lui être porté.
Mu par on ne sait quel esprit d'innovation. Benjamin Con-
stant présenta à la Chambre des députés, dans la séance du
11 septembre, une proposition tendant à ce qu'il fût libre a
tout citoyen d'exercer la profession d'imprimeur et de libraire.
C'était ramener l'imprimerie à la déplorable situation où elle
s'était trouvée en 1793, et peut-être la livrer aux mêmes
excès. Dans le développement de sa proposition, Benjamin
Constant admettait toutefois que des garanties de moralité et
d'intelligence seraient exigées de ceux qui voudraient exercer
la profession d'imprimeur. La commission nommée pour
l'examen de cette proposition se mit immédiatement à l'œuvre,
mais elle fut deux mois avant de pouvoir présenter son rap-
port, tant le sujet lui parut important et plein de difficultés.
Enfin, dans la séance du 8 novembre, M. Pelet de la Lozère,
rapporteur, lut à la tribune un projet de loi élaboré par la
commission et qui établissait le principe du libre exercice des
deux professions, sauf déclaration préalable. Ce même projet
exigeait des imprimeurs un cautionnement qui variait, suivant
la population des villes, de deux mille à vingt-cinq mille francs,
et créait une pénalité sévère contre les imprimeries clandes-
tines. Une discussion longue et diffuse s'éleva sur ce projet,
qui devait, dans l'esprit de la commission, servir de transition
- 324 -
à un affranchissement plus complet de l'imprimerie. Firmin
Didot, membre de la commission, combattit en partie le projet;
mais il céda trop facilement, à notre avis, aux raisonnements
des partisans du droit commun en matière d'industrie , par
son assentiment à la suppression du brevet. La discussion,
malgré le talent qu'y apportèrent MM. Salverte, Bartlie,
de Tracy, Dupin aîné, n'avançait pas; à chaque article s'éle-
vaient de nouvelles difficultés. Entin, et avant de voter sur
l'eusemble de la loi, M. Charles Dupin vint exprimer ses
doutes sur l'efficacile des dispositions arrêtées, et déclarer
que, dans cette incertitude, il mettrait dans l'urne une boule
noire. Cet exemple trouva beaucoup d'imitateurs, et la Chambre
rejeta la proposition à la majorité de cent quatre-vingt-treize
voix contre quatre-vingt-dix-huit.
Échappée comme par miracle au désastre que lui réservait
la proposition de Benjamin Constant, l'imprimerie souffrait
toujours de la crise qui était l'état permanent du commerce
en général. Les droits que la Chambre sauvegardait à cette
industrie étaient d'ailleurs illusoires, car on autorisa des
prête-noms, c'est-à-dire qu'on permit que les imprimeurs
titulaires cédassent, contrairement aux anciens règlements (4),
le droit d'imprimer, sous leur nom et sans responsabilité,
à des individus non brevetés et qu'on désigna sous le nom
de marrons. Il se forma ainsi un nombre de succursales
égal au moins à celui des imprimeries légalement établies,
et qui menaça l'existence de ceux qui avaient refusé d'entrer
(1) D'après l'article 64 de l'édit de 1686, et l'article 11 du règlement
de 1723, « les imprimeurs ou leurs veuves ne pouvaient prêter leur nom
à qui que ce soit pour tenir imprimerie, à peine de confiscation des impri-
meries et de 500 livres d'amende, et de pareille somme contre ceux qui se
seraient servis du nom des imprimeurs. »
— 325 -
dans celle voie funeste. Mais l'autorité, vaincue enlin par les
réclamations de ces derniers et aidée des arrêts de la cour
souveraine, résolut de porter remède à cet abus. En 4833,
une commission fut nommée au ministère de l'intérieur pour
aviser aux moyens de supprimer les succursales d'imprimerie,
comme nuisibles aussi bien à l'ordre public qu'à la propriété
privée.
Malheureusement, le Gouvernement, qui ne savait pas tou-
jours résister à l'influence de puissants personnages, deve»us
solliciteurs, soit par pure obligeance, soit dans un intérêt élec-
toral, augmenta indirectement le nombre des imprimeries, en
accordant des brevets pour exercer dans tous les alentours de
Paris, et en quelque sorte à chaque barrière (1). Il y eut suc-
cessivement des imprimeries établies à Montrouge, Vaugirard,
Montmartre, Belleville, Sèvres, etc., etc., au grand détriment
des quatre-vingts ateliers de Paris, prétendus privilégiés, mais
qui ne pouvaient que difficilement lutter avec ces établisse-
ments extra muros, dont les loyers, les droits de patente et
les frais généraux étaient beaucoup moins considérables.
Un dernier genre d'avilissement attendait l'imprimerie.
Quelques imprimeurs, en proie à la fièvre de la spéculation
et de l'agiotage, eurent l'étrange pensée de mettre leurs ate-
liers en actions, et, afin de mieux attirer les capitaux, d'affecter
des primes à quelques numéros de ces actions, lesquelles de-
vaient être tirées en loterie. Le tout était proclamé par force
(1) « Nous voyons chaque jour, écrivait M. Guyot, l'autorité accorder
de ûûUY^eaux brevets selon son bon plaisir, et le nombre des imprimeurs
s'augmenter partout en disproportion sensible avec le besoin des localités.
Tout le mal qui existe et qui s'accroît de jour en jour ne vient que de
l'absence des règlements, qui peuvent seuls nous faire sortir de l'anar-
chie, de l'isolement et de la déconsidération dont nous gémissons tous- «
(Lettres du 2G juillet 1838 et du 28 août 1840.)
TOME I. 28
- 326 -
annonces dans toutes les feuilles publiques, et dut faire frémir
dans la tombe les vieux typographes qui avaient porté si loin
le respect et le culte de leur profession.
Le Gouvernement s'émut de ces loteries qui se substi-
tuaient à celles qu'on venait de supprimer. Une loi les dé-
fendit (1).
De tels faits indiquent suffisamment combien la situation de
l'imprimerie était déplorable.
Vainement les imprimeurs demandèrent que les impressions
des ministères fussent rendues à l'industrie privée ; leurs récla-
mations ne furent pas écoutées, ou plutôt, si on feignit de les
prendre en considération, ce ne fut que pour gagner du temps
et leurrer les pétitionnaires (2).
(!•) Loi (lu 21 mai 1836.
(2) M. Firmin Didot, membre de la Chambre des députés, à qui la
place de directeur de l'imprimerie royale avait été proposée par M. Dupont
(de l'Eure), alors ministre de la justice, répondit à cette offre par la
lettre suivante :
« Mon honorable collègue,
« J'accepterai la place de directeur de l'imprimerie royale aux condi-
tions suivantes :
« 1° Qu'il sera rendu par degrés, et le plus tôt possible, aux imprimeurs
de Paris et des départements, toutes les impressions qui, sans nuire à la
sécurité du Gouvernement, doivent appartenir au commerce et lui ont
appartenu ;
B 2" Que je puisse m'adjoindre quatre commissaires de mon choix pour
cette opération, qui doit être faite avec justice sous tous les rapports;
« 30 Qu'il sera livré à un prix modéré, à tous les imprimeurs de France
qui en feront la demande, des fontes de caractères orientaux et étrangers;
« 40 Que je ne recevrai point de traitement.
« Je vous salue avec la plus haute estime et la considération que vous
méritez.
« Firmin Didot, député d'Eure-et-Loir.
« 9 août 1830. »
Ces offres si désintéressées et si loyales ne furent point agréées.
- 327 -
On se borna à nommer une commission chargée d'exa-
miner les griefs de l'imprimerie particulière. Parmi les mem-
bres de cette commission, choisis par arrêtés en date du 4 et
du 8 décembre 1830, étaient MM. Firmin Didot et Gratiot,
imprimeurs, et M. Renouard père, ancien libraire et maire du
il« arrondissement. Les travaux de la commission n'ayant pas
été rendus publics, nous ignorons si elle fut favorable ou non
au projet de réforme. Il est certain, toutefois, qu'à partir de
cette époque le Gouvernement resta sourd à toutes les plaintes
et à toutes les réclamations de l'imprimerie.
D'autre part, la gêne de la librairie était arrivée, en 1833, à
son dernier période. Aussi, les libraires qui avaient participé à
l'emprunt de trente millions, se voyant hors d'état de satisfaire
aux engagements qu'ils avaient contractés envers le Gouver-
nement, demandèrent à se libérer en faisant l'abandon des ou-
vrages déposés par eux en garantie. Ces ouvrages, aux prix
des catalogues, représentaient une valeur de trois millions
sept cent mille francs. Vendus à cette époque, ils auraient rap-
porté tout au plus deux ou trois cent mille francs. M. LafMtte,
se rendant l'organe des réclamations de la librairie, lit, le
11 mai 1833, une proposition à la Chambre des députés ten-
dant à la libération des emprunteurs. Il demanda, en consé-
quence, que les trois cent mille ouvrages du dépôt fussent dis-
tribués dans les bibliothèques des départements et autres
établissements publics, et qu'on formât une bibliothèque de
quatre mille volumes dans tous les chefs-lieux d'arrondisse-
ment qui n'en avaient pas et dont la population était au-dessus
de cinq mille âmes.
Cette demande souleva à la Chambre une vive opposition.
Dans la discussion, un député ayant avancé que la prise en
considération de la proposition de M. Laffilte ne manquerait
- 328 -
pas d'être improuvée par les libraires et imprimeurs qui
n'avaient pas pris part à l'emprunt, ceux-ci s'empressèrent
d'adresser à la Chambre (15 juin 1833) une requête pour
combattre cette objection et pour appuyer, au contraire, l'avis
de M. Laffitte en faveur de leurs confrères. Cette requête, si
honorable à tous égards pour ceux qui l'ont formulée, est une
preuve solennelle de la bonne harmonie qui, de tout temps, a
régné entre les membres du corps de la librairie parisienne,
et qui est une des plus louables traditions de son ancienne
organisation.
La Chambre, malgré cette demande, ne crut pas devoir
adopter la proposition de M. Laftitte.
X. Mais si l'imprimerie et la librairie ne furent pas favorisées
dans les premières années du règne de Louis-Philippe, il n'en
est pas de même de la presse périodique. Elle avait fait la
révolution de 1830 ; le nouveau Gouvernement ne pouvait
l'oublier. Aussi la charte proclama-t-elle, comme principe
fondamental, que le droit de publier et de faire imprimer ses
opinions, en se conformant aux lois, ne pourrait jamais être
entravé par la censure (1).
Le Gouvernement fit plus : jugeant trop sévère la loi du
25 mars 1822, qui avait été remise en vigueur, il présenta aux
Chambres un projet de loi qui en mitigeait les dispositions les
plus rigoureuses. La nouvelle loi, votée sans obstacle parles
Chambres, fut promulguée le 29 novembre 1830.
Déjà, le 8 octobre précédent, le jugement des délits de la
presse avait été attribué au jury. Cette concession, depuis
(1) La charte constitutionnelle porte, art. 7 ; « Les Français ont le
droit de faire imprimer leurs opinions en se conformant aux lois. Ls cen-
sure ne pourra jamais être rétablie. »
- 329 -
longtemps réclamée par l'opinion publique, fut d'autant plus
appréciée, qu'elle garantissait désormais *les propriétaires de
journaux et les imprimeurs contre le retour de ces condamna-
tions ruineuses auxquelles ils avaient été précédemment ex-
posés de la part des tribunaux correctionnels.
Restait le cautionnement des journaux, dont l'élévation était
encore l'objet de quelques plaintes. Une loi du 14 décembre de
la même année le réduisit considérablement.
Le Gouvernement, on le voit, venait de lui-même au-de-
vant des vœux des amis de la presse. Mais celle-ci, qui avait
pris sous la Restauration l'habitude d'une vie toute militante,
se montra peu digne de ces faveurs. Le premier usage qu'elle
fit de son indépendance fut d'attaquer sans mesure le pouvoir
qui la lui avait donnée. Si l'on avait pu croire un instant à la
justice et à la modération du journalisme, l'illusion fut bientôt
détruite, car, dès le commencement de 1831, les Chambres
durent revenir sur leurs concessions primitives, et rétablir en
grande partie l'ancienne législation.
Deux lois parurent le 8 avril 1831 : l'une modifiant l'ar-
ticle 1«' de la loi du 14 décembre 1830 sur le cautionnement
des journaux (1) ; l'autre réglant la procédure en matière de
délits de presse, d'affichage et de criage publics.
Malheureusement ces lois ne suffirent pas encore pour con-
tenir la presse. Les excitations à la révolte, émanées de cer-
tains journaux, continuèrent et portèrent bientôt des fruits
sanglants. Les déplorables événements des mois de juin 1832
et d'avril 1834 dénoncèrent hautement leur funeste influence.
(I) L'article l^r de la loi du 8 avril 1831 porte : « Si un journal ou
écrit périodique paraît plus de deux fois par semaine, soit à jour fixe, soit
par livraison et irrégulièrement, le cautionnement sera de "^,400 francs de
rente. »
- 330 -
Le nombre de ces journaux ou écrits, la plupart empreints
de l'esprit communiste, augmenta encore en i835. La justice,
après l'attentat de Fieschi, en fit saisir plusieurs. C'est alors
qu'on dut craindre un moment une réaction pareille à celle
qui suivit l'attentat de Louvel en 1820 ; à cette époque trois
lois d'exception furent rendues, moins contre la licence que
contre la liberté de la presse. Mais le gouvernement de juillet
n'imita pas ces tristes précédents ; il voulut seulement arrêter
les débordements de la presse révolutionnaire, et enlever aux
partis le privilège d'attenter , par ce moyen , à des institutions
qu'il aurait été difficile d'attaquer de toute autre manière.
Une loi fut présentée à la Chambre des députés , loi sévère ,
il est vrai, mais qui était reconnue nécessaire.
Les excès de la presse avaient d'ailleurs soulevé à la
Chambre une telle réprobation , que le projet du Gouverne-
ment y trouva un grand nombre d'adhérents. Firmin Didot,
dont nous aimons à citer l'opinion toutes les fois qu'il s'agit
de presse ou d'imprimerie, y donna, presque sans restriction,
son assentiment. Voici un extrait de son discours : « Les
agressions journalières contre la constitution de l'État, les
outrages sanglants et criminels contre là personne du roi
(dit-il plein d'une généreuse indignation), ces agressions, ces
outrages et leurs conséquences, voilà ce qui motive la répres-
sion d'une presse coupable. Qui de nous, prêt à lire une de
ces gazettes éparses sur nos bureaux, et reconnaissant au
titre seul qu'elles devaient outrager la Majesté royale, ne les
a pas quelquefois rejetées avec indignation ?.... Les véritables
ennemis de la liberté de la presse, ce sont les journalistes qui
se rendent coupables de tels écrits S'ils trouvent la loi
sévère, je ne suis pas touché de leurs plaintes ; les seules qui
me touchent sont celles des écrivains qui savent se renfermer
- 331 -
dans les limUes de la raison et de la liberté. » Les amen-
dements proposés par M. Didot furent tous adoptés ; il lit
réduire notamment le cautionnement des journaux quotidiens
de 120,000 fr. à 100,000 fr.
La nouvelle loi punissait de la détention et d'une amende
de 10,000 francs à 50,000 francs, toute provocation tendant
à compromettre la sûreté de l'État, ainsi que l'offense au roi,
et portait que, dans l'un et l'autre cas, les coupables pour-
raient être déférés à la Chambre des pairs.
Cette loi, promulguée le 9 septembre 1835, fut suivie pres-
que immédiatement d'une ordonnance concernant le caution-
nement des journaux et des écrits périodiques (18 novembre
1835).
XL On avait espéré un moment qu'une pénalité si redoutable
préviendrait le retour de tentatives criminelles contre la per-
sonne du roi ou contre son gouvernement. Vain espoir ! Peu
de temps après, le régicide Meunier commettait un nouvel
attentat.
Au mois de mai 1839, Paris fut encore le théâtre de trou-
bles d'une extrême gravité. On vit, par les débats qui eurent
lieu devant la cour des pairs, que les fauteurs de ces troubles
s'étaient inspirés des doctrines du Journal des hommes
libres, du Moniteur républicain et de plusieurs autres pro-
ductions de la presse clandestine. Une foule de journaux et
de brochures anarchiques, publiés par des sociétés secrètes,
circulaient clandestinement dans toute la France. Le tableau
qu'on fit à cette époque de l'ensemble de ces œuvres anar-
chiques était effrayant. Les meilleurs esprits en furent épou-
vantés et commencèrent à désespérer de l'avenir du pays.
Le Moniteur républicain était le plus violent. Il provoquait
ouvertement à l'assassinat du roi : « Louis-Philippe, osait-il
- 332 -
dire , est k clef de voûte de l'état anti-social où se trouve
la France : c'est donc à lui que nous devons nous attaquer.
Une fois jeté à bas, tout l'édifice croule avec lui Ainsi,
notre principale tâche sera d'attaquer Louis-Philippe; les
gens de sa race , les gens de sa suite viendront après Ce
serait encore risquer la partie que l'entamer autrement qu'en
frappant de grands coups ; et, puisqu'il faut nous expliquer,
nous ne concevons rien de possible, si l'on ne commence par
attaquer la tète de la tyrannie, en d'autres termes, par tuer
Louis-Philippe et les siens. » Ces atroces provocations ame-
nèrent de nouveaux attentats contre la vie du roi.
Telle était, cependant, la longanimité du pouvoir qu'il ne
sévit que rarement, et toujours avec modération , contre les
écrits même qui lui étaient le plus opposés. Durant les dix
premières années du règne de Louis-Philippe, c'est à peine
si deux ou trois condamnations par an ftirent prononcées
pour délits de presse. Il y eut même une année, 1840, où
aucun procès de cette nature ne fut soumis à la décision du
jury. Si, à partir de 1841, les procès de presse devinrent plus
fréquents, c'est que l'hostilité au gouvernement de juillet était
pius audacieuse et plus violente ; et cependant les prévenus
étaient souvent acquittés par le jury.
Les poursuites pour simples contraventions aux règlements
sur l'imprimerie furent plus rares enco^e. La seule affaire
qui ait eu quelque gravité est celle du sieur Worms, impri-
meur, condamné, en 1842, à 1,000 francs d'amende, pour
avoir imprimé un numéro du Journal des journaux sans
avoir fait la déclaration préalable.
Du reste, ce qui témoigne bien mieux des ménagements du
pouvoir, c'est que, pendant les dix-huit années du gouverne-
ment de juillet, quatre brevets d'imprimeur seulement furent
- 333 -
retirés (1) ; et encore faut-il remarquer que ceux qui en furent
privés avaient subi plusieusrs condamnations.
XIÏ. Le sort de l'imprimerie, de nos jours, étant malheu-
reusement inséparable de celui de la presse périodique, nous
avons dû parler d'abord de celle-ci , dont les phases se lient
plus étroitement à l'histoire générale du pays. Cette tâche
accomplie, il nous deviendra plus facile de suivre la marche
et le progrès de l'imprimerie proprement dite pendant la pé-
riode dont nous nous occupons en ce moment.
On a vu précédemment que le malaise de l'imprimerie,
après la révolution de 1830, dura plusieurs années, malgré
la liberté d'action dont elle jouissait et le secours qu'elle avait
reçu du Gouvernement. En 1835, elle reprit un peu d'activité
par suite des ouvrages à gravures sur bois et à vignettes (2).
Mais ce genre de travaux , dont la spéculation ne tarda pas à
s'emparer, n'eut qu'un succès passager, et l'imprimerie serait
retombée bientôt dans l'état précaire où elle se trouvait quel-
ques années auparavant, si la production littéraire, s'augmen-
tant d'année en année, n'eût fini par prendre, vers la fin dii
règne de Louis-Philippe, des proportions réellement int)uïes.
L'imprimerie eut donc, à cette époque, comme toutes les
(1) Ceux de MM. Mie, Hubert Saint-Brice, à Paris; Lebreton, à Bordeaux;
Groc, à Mirande.
(2) Vignette, diminutif de vigne {vinea) , ornement que, sous forme de
pampre de raisins, les miniaturistes mettaient quelquefois en tête des ma-
nuscrits qu'ils décoraient. L'emploi des vignettes en bois remonte à 1493 •*
ce fut Aide Manuce qui, dit-on, en fit usage le premier. II est probable que
ce sont les graveurs sur bois qui donnèrent à Gutenberg la première idée
des types mobiles, car, de son temps, les imagiers de l'Allemagne vendaient
des figures au bas desquelles se trouvaient des indications qui faisaient par-
tie de la planche, comme on le voit dans le Spéculum humanœ salva-
tionis.
- 334 -
autres industries, un moment de prodigieuse activité. Aussi
un spirituel bibliographe disait-il plaisamment que le papier
qui s'imprimait annuellement en France suffirait à mettre le
pays sous enveloppe.
On peut juger de cette, activité par les chiffres suivants :
De 1830 à 1848, c'est-à-dire pendant une période de
dix-huit ans , la librairie a édité , en moyenne annuelle ,
5,862 ouvrages ou brochures, éditions nouvelles ou réimpres-
sions, non compris les publications périodiques, telles que
journaux, revues, etc., soit un total de 105,516 ouvrages.
En supposant aussi, en moyenne, trois volumes à chaque
ouvrage, les 105,516 ouvrages représentent près de 300,000
volumes, et, si l'on porte chaque édition à 1,^00 exemplaires,
ce qui n'est certes pas exagéré, on arrive au chiffre total de
360 millions de volumes.
Dans le grand nombre d'ouvrages importants qui parurent
sous le règne de Louis-Philippe, nous citerons les Voyages de
la commission scientilîque du Nord, 29 vol. grand in-8",
avec 762 planches grand in-folio, publiés par ordre du roi,
ainsi que les Galeries historiques de Versailles, 13 vol. in-fol.,
que nous croyons être l'ouvrage à vignettes le plus considé-
rable qui ait été imprimé; VUnivers pittoresque, publié par
MM. Firmin Didot frères, 63 vol., avec 3,000 gravures;
V Histoire des villes de France; V Histoire du Consulat et de
l'Empire, non encore terminée, etc., etc. Quelques publica-
tions illustrées et à bon marché ont eu beaucoup de succès ;
entre autres, le Magasin pittoresque, commencé sous la res-
tauration, et le Musée des familles, publiés par livraisons,
comptaient beaucoup de souscripteurs ; le premier de ces
recueils a eu, dit-on, jusqu'à cinquante mille abonnés. Autre-
fois, la livraison était d'un volume, rarement au-dessous;
33
aujourd'hui le volume lui-même est subdivisé en une ving-
taine de livraisons de une ou deux feuilles chacune. Triste
extrémité commandée par le malheur des temps , mais qui
permettait à un éditeur d'exécuter des publications d'une
certaine importance avec de faibles capitaux, en lui donnant
le moyen de recueillir chaque semaine l'argent qu'il avait
déboursé.
Les revues périodiques alors en vogue étaient : la Revue
des Deux-Mondes, à qui la première place ne saurait être
contestée parmi nos publications littéraires ; la Revue de
Paris, Y Artiste, h France littéraire, et la Revue britan-
nique, qui subsistent encore et ont toutes de nombreux lec-
teurs.
Les journaux quotidiens et les recueils périodiques soumis
au timbre, qui se publient à Paris, ont atteint, en 1846, le
chiffre de 268 ; mais il y en avait, en réalité, plus de 400,
parce qu'un assez grand nombre n'étaient pas soumis à cet
impôt.
La province elle-même était assez riche en feuilles politi-
ques ou littéraires. Elle en avait près de 600, fort inégale-
ment réparties ; 20 appartenaient au département du Nord ;
12 à celui de la Seine -Inférieure ; 8 à celui des Bouches-du-
Rhône, tandis que d'autres n'en possédaient qu'une seule.
Chaque année voyait naître au moins cent cinquante jour-
naux. De 1833 à 1845, il en fut créé seize cents à Paris; mais
on conçoit que la plupart de ces feuilles ne pouvaient pas
réunir un assez grand nombre d'abonnés pour couvrir leurs
dépenses ; aussi, après quelques mois, quelques années au
plus d'existence, cessaient-elles de paraître.
La moyenne par jour du tirage, pour les journaux de Paris,
était, en 1846, de 394,600 feuilles, dont 202,956 étaient en-
- 336 -
voyées en province ou à l'étranger, et 101,644 distribuées
dans l'intérieur de la ville.
L'accroissement considérable des travaux eût ouvert à l'im-
primerie et à la librairie une nouvelle ère de prospérité et de
richesse, si aux causes de souffrance que nous avons déjà
signalées n'étaient venus se joindre d'autres empêchements
plus graves, parmi lesquels nous citerons : la création du
roman-feuilleton, qui retire de la librairie, pour les donner h
la presse proprement dite, des productions littéraires fort
importantes; le haut prix que les écrivains en renom mirent
à la cession de leurs manuscrits ; la contrefaçon étrangère.
Nous ne nous étendrons pas sur le tort que le roman-feuil-
leton a fait et fait encore à l'imprimerie et à la librairie. On
le comprend aisément : au lieu d'être imprimés, sinon avec
luxe, du moins avec quelque soin, les ouvrages, même les
plus considérables, sont publiés à vil prix, sans correction, sur
de mauvais papier, dans les colonnes d'un journal. La plupart
des livres ainsi édités sont perdus pour le commerce de la
librairie. En effet, après avoir été répandus à profusion dans
le journal même, puis offerts ultérieurement à titre de primes
aux abonnés, leur réimpression en édition de hixe serait en
pure perte ; on n'en trouverait plus le débit.
On sait, d'autre part, combien la rémunération des auteurs
pèse sur les entreprises de librairie.
Dans aucun autre pays du monde, sans même excepter
l'Angleterre, les œuvres de la littérature ne sont aussi large-
ment rétribuées qu'en France. Les rois et les hommes d'État
se sont efforcés de tout temps parmi nous d'élever, d'honorer,
de récompenser le mérite littéraire. C'est sans aucun doute à
cette attention constante donnée aux intérêts de la littérature,
et à l'importance qu'on y attache, qu'il faut attribuer, avec le
— 337 -
grand nombre de livres que nous possédons, le goût prononcé
des Français pour la lecture, et, par suite, les dépenses élevées
que les auteurs imposent souvent à la librairie pour la rémuné-
ration de leurs ouvrages. Autrefois, du moins, les écrivains,
ceux même qui vivaient de leur plume, préféraient de beaucoup
leur réputation à leurs bénéfices. Aujourd hui, la gloire litté-
raire ne suffit plus aux écrivains. Les préfaces, les articles de
journaux, les procès nous ont fait à cet égard les révélations
les plus complètes et les plus étranges. Des manuscrits se tari-
fient à tant la ligne de telle longueur; on pourrait dire à tant
le mètre. Vers la fin du règne de Louis-Philippe, les œuvres
des écrivains en renom n'étaient livrées à la librairie qu'aux
conditions les plus onéreuses. On parle de manuscrits cédés
aux prix énormes de deux, trois et quatre cent mille francs.
Quel que soit le mérite d'un ouvrage, il est aisé de com-
prendre les embarras d'un éditeur, lorsqu'il s'agit de récu-
pérer, sur la vente des volumes, indépendamment de ses
frais d'impression, des avances aussi considérables.
Malgré la loi du 19 juillet 1793 et le décret du 5 fé-
vrier 1810, la contrefaçon, tant à l'intérieur qu'à l'étranger,
était restée le fléau aussi bien des auteurs que de la librairie
française. Elle avait pris, en 1837, des proportions vraiment
effrayantes.
Une commission, formée des principaux libraires de Paris,
fut présentée, dans les premiers jours de 1838, aux ministres
de l'intérieur et de l'instruction publique. Après avoir exposé
les souffrances de la librairie, les membres de cette commis-
sion demandèrent l'adoption de mesures énergiques qui em-
pêchassent non-seulement la contrefaçon à l'intérieur, mais,
surtout, l'introduction en France des contrefaçons étran-
gères. Les deux ministres accueillirent cette demande avec
TOMK I. ?*.)
— 338 -
bienveillance, et firent savoir à la commission que le Gou-
vernement s'occupait activement, avec les puissances étran-
gères, de négociations relatives à la contrefaçon.
Cette communication rassura les éditeurs, qui ne négligè-
rent rien, toutefois, pour hâter une solution. Des pétitions
furent présentées à la Chambre des députés, et y donnèrent
lieu à de longues discussions. On dut à ces réclamations pres-
santes les dispositions prohibitives sur la contrefaçon insérées
dans la loi de douane du 6 mai 1841, et la poursuite des négo-
ciations entamées près des puissances étrangères.
Malheureusement, cette loi, ne pouvant avoir aucune action
au dehors, fut impuissante, et, d'un autre côté, les négocia-
tions avec l'étranger traînèrent en lo'ngueur. Malgré les ef-
forts des libraires pour se garantir des effets de cette pira-
terie odieuse, dont la Belgique fut le principal théâtre, leurs
intérêts continuèrent à en souffrir, et, plus que jamais, ils
en sentirent le préjudice, pendant les cinq ou six années qui
précédèrent la chute du trône de Louis-Philippe.
Telles ont été les causes du peu d'avantages que l'impri-
merie et la librairie de Paris ont retiré de leur prodigieuse
activité, dans le temps même où le commerce et l'industrie
de France avaient atteint le plus haut degré de prospérité.
Cependant, parmi les quatre-vingts imprimeries de Paris,
quelques-unes adonnées à des spécialités, telles que la li-
brairie classique ou élémentaire, l'agriculture, l'art militaire,
l'administration, participèrent à cet heureux développement
de toutes les effaires. Mais si, à cause même de leur spécia-
lité, elles n'eurent pas le mouvement incroyable qu'on re-
marquait alors dans les autres ateliers typographiques, elles
s'aperçurent moins aussi de la cessation des travaux, et de la
nouvelle crise que nous préparait la révolution de 1848.
- 539 -
Quoi qu'il en soit, et malgré ces exceptions, on peut dire
qu'en somme le sort de l'imprimerie, sous la monarchie
constitutionnelle, ne fut pas beaucoup plus heureux que sous
l'empire et la restauration. L'autorité m savait pas toujours
protéger des droits acquis, ni faire exécuter strictement les
lois. Non-seulement les règlements qui avaient été promis ne
furent pas donnés, mais on étendit et on confirma les pri-
vilèges et le monopole de l'imprimerie royale.
Deux ministres éclairés (1), pour venir au secours d'une
industrie souffrante , avaient ordonné que la Collection des
documents inédits sur l'histoire de France serait confiée à
des imprimeries particulières; cette mesure fut improuvée
par la cour des comptes, et ces impressions durent plus tard,
sur les réclamations réitérées du garde des sceaux, retourner
à l'imprimerie royale.
XIll. Le règlement promis par le décret du 5 février 1810
se faisant toujours attendre, les imprimeurs de Paris se for-
mèrent en association le 30 août 1839. Leur but était de
suppléer à l'absence d'une chambre syndicale, et d'aviser en
commun aux moyens de prévenir la ruine de leur industrie.
De sages mesuras ont déjà ét^ prises par cette association.
On lui doit, entre autres, la formation d'un tarif des prix de
composition , arrêté le 10 juillet 1843 , sur son initiative ,
entre une commission mixte composée de maîtres imprimeurs
et d'ouvriers compositeurs. Dès qu'elle fut constituée, les
membres qui la composaient sollicitèrent, auprès de l'autorité
compétente , la régularisation de cette chambre. Mais ils en
espérèrent en vain la reconnaissance officielle : tout ce qu'ils
obtinrent, c'est une permission verbale, qu'ils peuvent, d'un
(I) MM, Guizot et de Salvandy.
- 340 -
instant à l'autre, se voir retirer. Ajoutons pourtant que,
chaque année, au mois de janvier, la chambre, en assemblée
générale, désignant ceux de ses membres qui doivent com-
poser le comité d'administration de la société, le Gouverne-
ment a paru plusieurs fois donner une sanction tacite à cette
élection, en laissant insérer au Moniteur, comme une nou-
velle d'intérêt public , l'annonce des nouveaux officiers de
l'association.
Plus tard, en 1847, une société fraternelle des protes s'est
également formée avec l'autorisation du ministre de l'inté-
rieur. Elle a principalement pour objet d'établir des liens
d'amitié entre les protes des diverses imprimeries de Paris,
de s'occuper des progrès de l'art typographique, et d'assurer
à chacun de ses membres des secours en cas de maladie ou
d'infirmités.
Enfin, un cercle de la librairie, de l'imprimerie, de la pa-
peterie et de toutes les industries qui se rattachent à la pu-
blication des œuvres de la littérature et des arts, s'est formé
le 1^^ mai 1847. Cette société a pour but :
1° D'établir, entre tous ceux qui la composent, des rapports
habituels et journaliers utiles- aux développements et à k
sécurité de leurs relations commerciales;
2° De maintenir entre tous ses membres des sentiments
d'union et de confraternité;
3° De constituer une représentation réelle, complète , de
toutes les industries qui contribuent, directement ou indirec-
tement, à la publication et à la propagation des œuvres de la
littérature, des sciences et des arts ;
4° D'assurer ainsi aux intérêts généraux de ces industries,
notamment en ce qui concerne les questions de contrefaçons
intérieures et étrangères , une défense régulière, puissante
- 341 -
par l'unité de son action, et véritablement efficace par le
concours de tous.
Ces bons rapports entre toutes les professions qui se rat-
tachent à la librairie de Paris peuvent être regardés comme
une honorable tradition de l'ancienne corporation de Tirapri-
merie et de la librairie, et de l'administration paternelle de
sa chambre. Ils nous semblent aussi le plus sûr moyen de
garantir l'industrie toute entière des atteintes dont elle pour-
rait être menacée , notamment dans la question du brevet.
Il serait à désirer que les imprimeurs de province com-
prissent les avantages de cette union, et se formassent en
sociétés par groupes de villes ou par départemenl. Des com-
munications régulières pourraient être établies entre ces so-
ciétés et la chambre des imprimeurs de Paris, et ces rapports
seraient, nous n'en doutons pas, extrêmement favorables à la
prospérité comme aux progrès de la typographie française.
Qui peut prévoir, en effet, le développement que prendrait
l'industrie des livres en France, où l'on écrit tant de livres,
si, par suite de l'accord dont nous parlons, on parvenait non-
seulement à détruire la contrefaçon , mais encore à empêcher
toute spéculation particulière qui serait reconnue contraire
aux intérêts généraux de la librairie ?
Xrv. Si les progrès de l'art typographique, sous le règne
de Louis-Philippe, ont été moins importants que ceux obte-
nus sous la restauration , il faut en chercher uniquement la
cause dans le degré de perfection même où cet art était déjà
parvenu. Désormais, pour réaliser de nouveaux progrès,
l'imprimerie sera forcée de s'allier à d'autres arts , et c'est
seulement , comme nous le verrons bientôt, avec le secours
de l'électricité et de la chimie qu'il lui sera possible d'agran-
dir le champ de ses découvertes.
- 342 -
Au surplus, les expositions de 1834, 1839 et 1844 ont
montré qu'elle n'avait pas cessé d'occuper dans l'industrie
une des premières places. Celle de 1844, notamment, fit le
plus grand honneur à la typographie. On y admira des livres
à vignettes sur bois, imprimés avec un soin merveilleux; de
nouvelles presses mécaniques perfectionnées ; un ingénieux
système de typographie musicale; entin, la découverte de la
litho-typographie, qui consiste à reproduire de vieux livres
et de vieilles gravures par un procédé de décalque. La gra-
vure se présentait, de son côté, avec des lettres de fantaisie ,
des encadrements et des fleurons supérieurs à tous ceux qui
avaient paru jusqu'alors.
C'est à cette exposition qu'on vit, pour la première fois, des
essais d'électrotypie, procédé qu'on appelle aussi électro-
chimie ou galvanoplastie, applicable à la reproduction des
médailles, bas-reliefs, bustes, statues, et par le moyen du-
quel on peut également obtenir, et des clichés typographiques
véritables , et la reproduction des planches gravées et même
des épreuves typographiques.
D'autres progrès se sont encore manifestés à cette exposi-
tion. Grâce à l'emploi de procédés autrefois inconnus, la re-
liure, par exemple, est devenue bien plus riche sans coûter
plus cher. La dorure, les tranches ornées de dessins et re-
haussées de miniatures, y sont prodiguées ayec un luxe na-
guère peu commun. Parmi les nombreux et magnifiques pro-
duits de cette industrie, le roi admira, entre autres, un livre
d'heures relié par Cruel, pour la reine Christine.
Dans cette même visite, il fut à la fois surpris et très-satis-
fait d'apprendre que les papeteries françaises fabriquaient
maintenant plus de cinq cents lieues de papier par jour, et il
examina avec beaucoup d'intérêt des caractères chinois gravés.
- 3't3 -
et fondus à Paris, et destinés à la Chine, où des caractères
semblables et de même origine étaient déjà employés (1).
XV. Les encouragements ne manquèrent ni aux lettres, ni
à l'imprimerie, pendant le règne du roi Louis-Philippe.
Les missions scientifiques , ordonnées par son gouverne-
ment, se succédaient sans interruption, et il n'est pas une
partie du monde connu qui , alors , n'ait reçu la visite de
quelque savant français. Il y eut aussi des missions pure-
ment littéraires. En 1833, M. Francisque Michel fut envoyé
en Angleterre , où il passa deux ans à faire, dans les biblio-
thèques, des recherches relatives à notre histoire et à notre
ancienne littérature.
Lorsque les explorations et les recherches étaient termi-
nées , l'impression des documents recueillis s'exécutait quel-
quefois à l'imprimerie royale, et les exemplaires étaient dis-
tribués en dons par l'État ou vendus à son profit. C'est ce qui
eut lieu pour la Collection des documents historiques sur
Vhistoire de France. Mais , le plus souvent, l'État se bornait
à faciliter les publications, soit en les imprimant gratuite-
ment pour l'auteur, soit en allouant une indemnité à l'éditeur.
C'est ainsi qu'il accorda 80,000 francs pour la publication
des Voyages de Jacquemont.(2).
Il est juste aussi de reconnaître que, dans des circonstances
(1) Ces caractères sortaient de la fonderie de M. Marcellin I.egrand.
(2) Le gouvernement de juillet n'est pas, toutefois, le premier qui ait
ainsi favorisé les publications utiles. Lorsque le magnifique ouvrage sur
l'Egypte fut publié, l'État resta propriétaire de l'ouvrage; il en fit des
dons à des particuliers, à des princes, et le plaça dans les bibliothèques,
publiques; mais il en fit vendre aussi beaucoup d'exemplaires, dont le
produit servit à rémunérer les collaborateurs de ce grand monument. La
même chose est arrivée, à une époque plus récente, pour le Voyage en
Morée.
- 344 -
pareilles, les Chambres s'associaient avec empressement à la
munificence de l'État. En voici un exemple remarquable. Un
ministre de l'instruction publique, M. Guizol, ayant demandé
à la Chambre des députés un crédit de 100,000 francs, pour
favoriser la publication de documents précieux et inédits qui
existaient dans nos bibliothèques ou nos archives, la Chambre
éleva ce crédit à 150,000 francs (1).
En 1842, le même ministre proposa de publier, aux frais
de l'État, la collection des œuvres de Laplace, comme un
hommage national à la mémoire d'un des plus grands géo-
mètres des temps modernes. Cette impression fut en effet or-
donnée par une loi , et aussitôt exécutée , sous la direction
d'une commission.
L'année suivante, un pareil hommage était rendu à la mé-
moire de Fermât, génie sublime que les étrangers nous en-
vient, et dont le nom, peu populaire en France, attendait de-
puis longtemps une juste réparation. Enfin, un peu plus tard,
on se préparait à agir envers Lavoisier comme on avait agi
envers les deux autres.
Louis-Philippe, personnellement, vint, plus d'une fois, en
aide aux hommes de lettres et aux artistes. Déjà MM. Casimir
Delavigne, Vatout, Alexandre Dumas , avaient trouvé en lui
un protecteur généreux. En 1835, il fit mettre à la disposition
de l'Académie française une somme de 2,000 francs, desti-
née à être répartie entre les descendants du grand Corneille.
Toutes les fois qu'il paraissait un ouvrage de quelque
valeur, Louis-Philippe y souscrivait pour ses bibliothèques; et
(1) Plusieurs ouvrages importants ont été publiés par suite de cette
mesure, entre autres un écrit de M. Mignet et du général Pelet sur la suc-
cession et la guerre d'Espagne; la Guerre des Albigeois; les ouvrages de
M. Poriennc; les Capitulaires, par Bérard, etc.
— 345 —
ces souscriptions s'élevaient parfois à vingt et trente exem-
plaires. Le nombre d'ouvrages dont il a ainsi fait l'acquisi-
tion, dans un but d'encouragement, est incalculable. On a
pu s'en convaincre à la vente qui a eu lieu dernièrement des
livres échappés à la dévastation des maisons royales , en
février 1848.
On a dit que Louis-Philippe aimait l'argent, en un mort
qu'il était avare. Les faits, plus éloquents que la calomnie,
prouvent surabondamment qu'il n'a jamais épargné les fonds
de sa liste civile, ni ses propres revenus, toutes les fois qu'il
s'est agi de l'intérêt des lettres et des arts. Ses palais, ceux
de son domaine privé comme ceux dont il n'avait que l'usu-
fruit, étaient encombrés littéralement de livres et de tableaux.
Mais il est une création qui sera l'éternel honneur de son
règne , c'est le Musée de Versailles, œuvre vraiment royale,
et à laquelle Louis-Philippe consacrait avec joie, chaque
année, des capitaux considérables.
En 1841, une société s'étant formée dans le but de se-
conder les artistes, en facilitant la vente de leurs œuvres,
le roi, la reine et leurs enfants s'empressèrent de souscrire.
Enfin, en janvier 1848, quelques jours avant la catastrophe
qui devait mettre un terme et au règne et aux bienfaits de
Louis-Philippe, ce prince avait mis à la disposition du maire
de la ville de Rambouillet une somme d'argent pour l'aider
à créer une bibliothèque publique dans cette ville. En même
temps, il envoyait à ce fonctionnaire un exemplaire des
Galeries du palais de Versailles , et un autre des Souvenirs
historiques des résidences royales.
Plus qu'aucun roi du monde, Louis-Philippe était fait pour
apprécier et encourager l'art de l'imprimerie. Il aimait cette
profession, et nul monarque n'a peut-être fait imprimer au-
- 346 -
tant que lui (1). 11 revoyait lui-même ses épreuves, les cor-
rigeait fort bien, et tous les^ouvrages qu'il commandait étaient
exécutés par des imprimeries privées. Il ne lui a manqué,
pour être le protecteur particulier de la typographie, que des
conseillers qui s'y intéressassent eux-mêmes davantage. Au-
trefois, les plus simples, les plus minutieux détails de l'orga-
nisation intérieure des ateliers occupaient la sollicitude du
parlement et des ministres ; mais , sous le règne de Louis-
Philippe, les exigences et les luttes du gouvernement repré-
sentatif ne laissaient guère aux hommes d'État le temps de
descendre à de tels détails.
Les journaux ont parlé de deux volumes manuscrits, reliés
en maroquin rouge, qui ont été trouvés aux Tuileries après la
prise de ce palais, en février 1848. Ces volumes, intitulés
Mémoires de Louis-Philippe, ont été rapportés au gouverne-
ment provisoire, et déposés à la bibliothèque de l'Hôtel-de-
Ville. Ils se terminent par une phrase qui donne lieu à un
singulier rapprochement : Louis-Philippe y exprime l'émotion
qu'il éprouva quand les commissaires de la Convention vinrent
proclamer la république en face des armées ennemies.
Longtemps avant son avènement au trône, et jusqu^au
24 février 4848, ce prince s'occupait chaque jour, et pendant
le peu de loisir que lui laissaient les affaires publiques, d'un
ouvrage immense, qui aurait donné un aliment considérable
à l'imprimerie. C'est une collection des portraits gravés de
tous les hommes marquants, à partir des temps les plus re-
(1) Voici les titres de quelqnes-uns des ouvrages qui ont été imprimés
par les ordres et aux frais du roi Louis-Philippe : Palais- Royal, 1 vol.
\n-P; — Galerie des tableaux du Palais-lioyul, 2 vol. in-P;— Notices
historiques sur les résidences royales , 5 vol. in-S», —Galerie de Ver-
sailles, 2 vol. info, par Gavard.
- 347 -
culés jusqu'aux temps modernes. Quarante volumes in-folio
étaient déjà classés et s'augmentaient incessamment des por-
traits qu'on achetait dans tous les États de l'Europe, à chaque
vente publique ou particulière. Une notice historique accom-
pagnait chaque portrait. Cette collection, sans contredit la
plus curieuse qui jamais ait été conçue, a péri ou a été dérobée
en partie, dans le sac du Palais-Royal, avec les tableaux et
autres pbjets d'art.
On peut, au point de vue de la philosophie et de l'histoire,
excuser ces grands événements, ces batailles sanglantes qui,
tout en ayant coûté la vie à des milliers d'hommes, ont eu,
en définitive, des résultats heureux pour la civilisation ou la
grandeur d'un pays. Mais on ne saurait trop flétrir ces révo-
lutions intérieures, dues à de misérables ambitieux, qui n'ap-
portent avec elles aucune compensation et anéantissent des
chefs-d'œuvre, dont la perte est à jamais irréparable.
Louis-Philippe aimait tellement les livres, il en faisait tant
de cas, qu'il ne croyait pouvoir offrir à personne un témoi-
gnage plus flatteur et plus digne de son estime particulière.
Dans sa jeunesse, il avait visité la Norvège, où le souvenir
de ce voyage est resté. En 1844, voulant donner à ce pays
une nouvelle marque d'intérêt, il envoya au gouvernement
norvégien, à Christiania, des exemplaires de divers grands
ouvrages publiés en France, parmi lesquels figuraient le
Pilote français, qui se compose d'une collection de cartes
des côtes de France, et V Atlas du génie maritime, œuvre
récente qui n'avait encore été offerte à aucun gouvernement.
Ces deux ouvrages ont été déposés à la bibliothèque de la
marine royale norvégienne à Frédériksvaern. Les autres
livres, dont la Norvège est redevable à la munificence de
Louis-Philippe, ont été distribués entre les bibliothèques de
- 348 -
l'Université de Christiania, de l'Académie royale des sciences
à Drontheim, et divers établissements scientifiques du pays.
A l'exemple du roi, les princes et les princesses de la famille
d'Orléans aimaient, protégeaient et cultivaient eux-mêmes la
littérature et les arts. La princesse Marie avait déjà un talent
hors ligne comme statuaire, lorsqu'une mort prématurée vint
l'enlever à sa famille et à ses nombreux admirateurs.
Un dernier trait montrera l'estime que Louis-Philippe fai-
sait des gens de lettres et des recommandations qui émanaient
d'eux. Un jeune homme, bien né et bien doué, dit-on, sous
le rapport de l'intelligence (Barbes), avait été condamné à mort
pour crime politique. Sa demande en grâce, de l'avis du con-
seil des ministres, venait d'être rejetée. Vainement la sœur
du condamné, et les personnages recommandables qu'elle
avait su intéresser au sort de son frère, avaient sollicité une
commutation de peine. Le roi, enchaîné par les objections
de son conseil, restait inébranlable. Mais ce que les larmes
d'une sœur et les sollicitations puissantes de ses protecteurs
n'avaient pu faire, quelques lignes d'un poète l'obtinrent.
M. Victor Hugo, qui s'intéressait au condamné, apprenant au
théâtre que l'exécution devait avoir lieu le lendemain, tenta
un dernier effort. Il fit, en quatre vers, un appel touchant aux
sentiments paternels du roi, et, dès le soir même, la grâce
était accordée.
Voici ces vers, qui font allusion à la mort de la princesse
Marie et à la naissance du comte de Paris :
Par votre ange, envolée ainsi qu'une colombe,
Par le royal enfant, doux et frêle roseau ,
Grâce, encore une fois! grâce au nom de la tombe î
Grâce , au nom du berceau 1
Ce trait de générosité et beaucoup d'autres fiue l'on pourrait
- 349 —
citer honoreront toujours la méujoire de Louis-PhHippe ; l'his-
toire lui tiendra compte également des encouragements qu'il
accorda aux sciences et aux arts. Nous n'avons pas à discuter
ici les causes qui ont amené la révolution de 1848; nous di-
rons seulement, pour rentrer dans notre sujet, que la presse
j)olitique, après avoir obtenu pendant ce règne une liberté
qu'elle n'avait pas sous la restauration, se laissa entraîner à
une opposition systématique, dont elle ne prévoyait peut-être
pas les conséquences, et contribua ainsi puissamment à hâter
la chute du gouvernement de juillet.
&'T^v£ > Q'vt'S >
TOME I. 30
CHAPITRE VII.
l'imprimerie sous la république de 1848
SOMMAIRE.
Gouvernement provisoire; ses actes en ce qui concerne l'imprimerie, et leurs
effets. — 11. Ouvriers typographes; appui que le gouvernement provisoire, dans
leur intérêt, donne à l'imprimerie. — III. Suspension de journaux; la presse
sous l'administration du général Cavaignac. — IV. Élection du président de la
république; dégâts dans deux imprimeries de Paris; proposition pour la sup-
pression des brevets d'imprimeur et de libraire. — V. Brevets retirés; avis
officieux donnés à la presse.— VI. L'imprimerie à l'exposition de 1849 et à l'expo-
sition universelle de 1851 ; progrès constatés et nouvelles découvertes. — VII. Deux
décembre ; régime de la presse ; mesures relatives à la contrefaçon étrangère. —
VIII. Rétablissement de l'empire. — IX. Renseignements statistiques.
I. Le gouvernement provisoire, nommé par acclamation
populaire à la Chambre des députés, le 24 février 1848, était
en partie composé d'hommes de lettres et de journalistes. Il
ouvrit les portes de l'administration à ses amis, et leur donna
les principaux emplois. Avec de tels éléments, l'administra-
tion devait naturellement s'occuper de la presse et de l'impri-
merie; aussi les actes qui les concernent l'une et l'autre
furent-ils très-nombreux à cette époque.
M. Ledru-Rollin , à peine installé au ministère de Tinté-
- 352 -
rieur, rendit un arrêté (27 février) pour l'établissement, près
de son cabinet particulier, d'un bureau de publicité. Son but
était de centraliser et de communiquer à tous les journaux ,
sans distinction , les nouvelles de l'intérieur et de l'étranger
qui pouvaient intéresser la république. A cet effet, tous les
journaux de Paris, des départements et de l'étranger devaient
être réunis dans ce bureau , duquel dépendait aussi l'atelier
d'autographie existant au ministère de l'intérieur (4).
Le gouvernement provisoire, voulant se rendre la presse
favorable, commença par annuler toutes les condamnations
prononcées pour délit de presse (29 février). Mais en même
temps qu'il proclamait cette amnistie, il essaya d'arrêter la
propagation des innombrables écrits qui se publiaient sans
nom d'auteur ni d'imprimeur, dont personne, par conséquent,
ne répondait , à la faveur desquels se commettaient les faux
les plus audacieux, et qui étaient une arme terrible entre
les mains des ennemis du peuple. Des peines sévères durent
être portées à cette occasion contre les afficheurs ou distribu-
teurs de ces écrits. Cette mesure eut de plus l'avantage, pour
les imprimeurs, de dissiper les craintes qu'ils avaient pu con-
cevoir sur le maintien du privilège des brevets; car, en
voyant ceux-là mêmes qui, à une autre époque, avaient été les
plus empressés à demander la liberté absolue d'imprimer,
montrer par leurs premiers actes combien cette liberté leur
semblait dangereuse, les imprimeurs furent pleinement ras-
surés: tant il est vrai que les hommes d'opposition sont tenus.
(1) Nous ne croyons pas que cette organisation ait servi à autre chose
qu'à la publication des fameux Bullelins qui occupèrent alors si vivement
l'attention publique, et dont la rédaction fut généralement attribuée à
madame Georges Sand.
- 353 -
en général, de modifier leurs idées le jour oii ils arrivent au
pouvoir, sous peine d'être écrasés du poids de leur respon-
sabilité.
De leur côté, les journalistes formulèrent des plaintes et des
espérances. Le 2 mars, ils envoyèrent une députation à
l'Hôtel-de-Ville pour demander qu'on affranchît du timbre les
journaux et autres écrits périodiques. Cette demande fut
accordée provisoirement pendant les dix jours qui devaient
précéder la convocation des assemblées électorales. Mais plus
tard, sur les nouvelles instances des réclamants, que ne satis-
faisait point une concession aussi limitée, le Gouvernement
consentit à la suppression définitive du timbre. Une procla-
mation annonça en ces termes cette importante faveur : « La
presse, cet instrument si puissant de civilisation, de liberté,
et dont la voix doit rallier à* la république tous les citoyens,
la presse ne pouvait rester en dehors de la sollicitude du gou-
vernement provisoire. Résolu comme il l'est à maintenir tous
les impôts pour acquitter les engagements et assurer le ser-
vice de l'Etat, il ne pouvait considérer comme un simple
revenu fiscal une taxe essentiellement politique. Le timbre des
écrits périodiques ne saurait être continué à un moment où
la prochaine convocation des assemblées électorales exige
l'expression libre de toutes les opinions, de tous les senti-
ments, de toutes les idées.... »
L'abrjogation de la loi du 9 septembre 18;^5, qui, par sa
sévérité, gênait les allures de la presse révolutionnaire, suivit
de près la suppression, du timbre des journaux. Le décret qui
rapporta cette loi (6 mars) était motivé principalement « sur la
réprobation unanime que les lois de septembre, violation fla-
grante de la constitution jurée, avaient excitée dès leur pré-
sentation. » Ces lois y étaient qualifiées d'attentat contre la
- 354 -
liberté de k presse, parce qu'elles avaient inconstitulionnelle-
ment changé l'ordre des juridictions, enlevé au jury la con-
naissance des crimes et des délits de la presse, et appliqué,
contre tous les principes du droit, à des faits appelés con-
traventions , les peines qui ne doivent frapper que les délits.
En supprimant les lois de septembre, le décret remettait en
vigueur, jusqu'à ce qu'il eût été statué par l'assemblée consti-
tuante, les lois des 17 et 26 mai 1819, celle du 25 mars 1822,
sur la répression et la poursuite des délits de presse; celles
des 18 juillet 1828 et 14 décembre 1830, sur les conditions
de publication des journaux et écrits périodiques, dans toutes
leurs dispositions non abrogées par le gouvernement provi-
soire. Il n'y eut d'exception que pour le cautionnement des
journaux, dont il ne fut pas dit un seul mot dans le décret, et
on en conclut qu'il se trouvait implicitement supprimé.
Les annonces judiciaires, qui, aux termes de la loi, devaient
être faites exclusivement dans les journaux désignés par les
cours royales, donnèrent lieu à d'autres réclamations. Le gou-
vernement provisoire céda également sur ce point, et, par un
décret en date du 8 mars, il arrêta que, dans le cas prévu par
l'article 696 du Code de procédure civile, les annonces pour-
raient être insérées, au choix des parties, dans l'un des jour-
naux publiés dans le département où étaient situés les biens
annoncés, et que néanmoins toutes les annonces relatives à la
même série devraient être faites dans le même journal.
Enfin , les derniers vestiges de l'ancienne législation de la
presse disparurent (22 mars) devant le décret relatif au juge-
ment des délits commis, par la voie des journaux ou par
tout autre moyen de publication, contre les fonctionnaires ou
contre tout citoyen revêtu d'un caractère public. La connais-
sance de ces délits fut réservée au jury seul, ainsi que l'action
- 355 -
ciyile , qu'il fut défendu de poureuivre indépendamment de
l'action publique.
Ayant tout fait pour la presse à l'intérieur, le pouvoii* ne
dut pas faire moins pour celle du dehors. Le 2 mai, il décréta
la liberté de la presse et l'abolition de la censure dans les
colonies.
La suppression du timbre et du cautionnement des écrits
périodiques donna naissance à une multitude de journaux.
Les anciens eux-mêmes virent augmenter de beaucoup leur
tirage. Des crieurs vendaient toutes ces feuilles dans les rues
de Paris, comme à l'époque de la première révolution, et les
passants, inquiets et préoccupés de la gravité des événements,
ne résistaient guère à l'envie d'acheter un numéro. On vit
même renaître un instant quelques-uns des pamphlets les
plus odieux de la première révolution, notamment le Père
Duchêne, lequel, après une si longue interruption, avait à
peine changé sa couleur et son style. Le nombre des por-
teurs qui attendaient les feuilles du soir près des ateliers de
M. Boulé, où s'imprimaient la plupart des nouveaux journaux,
était si considérable et envahissait tellement les rues environ-
nantes, qu'on eût dit, chaque soir, qu'une émeute grondait
dans le quartier.
II. Deux ou trois imprimeries, vouées spécialement à l'im-
pression des feuilles publiques, gagnèrent seules à cette
disposition des esprits et aux facilités que le gouvernement
provisoire, avec autant d'empressement que d'imprudence,
avait accordées à la presse périodique. Aussi l'activité de leurs
ateliers répondait-elle à l'agitation de la rue, et redoublait en
proportion des inquiétudes et des alarmes des citoyens. En
revanche, la grande majorité des imprimeurs de Paris, tous
ceux qui n'emploient leurs presses qu'aux ouvrages de la
- 356 -
librairie, du commerce, de l'industrie, et à cette sorte d'im-
pressions connues sous le nom d'ouvrages, de ville , furent
privés tout à coup de toute espèce de travaux, et, malgré leurs
efforts, obligés de renvoyer une partie de leurs ouvriers (1).
On sait quel rôle jouèrent les ouvriers de Paris^ dans la
plupart des faits qui accompagnèrent ou suivirent la révolu-
tion de février, et l'influence qu'ils prétendirent exercer jusque
sur les actes du gouvernement provisoire. Dès les premiers
jours, et immédiatement après l'installation du gouvernement
provisoire à l'Hôiel-de-Ville, les ouvriers de chaque corps
d'état lui envoyèrent des députations pour le complimenter et
lui exprimer les vœux et les espérances que leur faisait con-
cevoir la révolution accomplie. La dcputation des ouvriers
typographes fut reçue le 25 mars, par M. Barthélémy Saiut-
Hilaire, au nom du gouvernement. Elle lui présenta deux
projets, l'un relatif à l'établissement de bibliothèques commu-
nales, l'autre concernant l'impression des livres destinés à
ces bibliothèques. Elle demanda en outre que, naomentané-
ment, le gouvernement Confiât aux presses à bras une partie
des travaux que les divers ministères font imprimer par les
presses mécaniques.
M. Barthélémy Saint-Hilaire, au nom du gouvernement
provisoire, félicita les délégués de l'heureuse idée qu'ils avaient
conçue, en ce qui concerne les bibliothèques communales; il
leur dit que ce projet avait déjà attiré l'attention du gouver-
nement, qui était tout disposé à entrer dans leurs vues; mais
il montra plus de réserve sur la question de substituer les
(1) Sur 4,536 ouvriers typographes employés à Paris au commencement
de 1848, 1,217 ouvriers, soit 27 p. o/o, ont été congédiés dans les quatre
premiers mois de la crise.
- 357 -
presses à bras aux presses mécaniques; il se contenta de
protester du désir qu'avait le gouvernement de venir en aide,
autant qu'il dépendrait de lui , à la classe si nombreuse et si
intéressante des ouvriers typographes. « Soyez certains, dit-iï
m terminant, que le gouvernement ne négligera rien pour
mettre un terme à vos douleurs. »
Quoique, faute de travail, ils fussent réduits à un état de
gène voisin de la pauvreté, les ouvriers accompagnaient ordi-
nairement leurs requêtes d'un don patriotique, auquel chacun
d'eux contribuait selon ses moyens. Les typographes apportè-
rent aussi leur offrande, o C'est l'obole du pauvre, dit l'organe
de la députation. Nous aurions donné plus si nous avions tra-
vaillé plus. Mais c'est du moins une preuve de notre dévoue-
ment. »
Préoccupés des événements politiques qui naissaient alors
les uns des autres et se multipliaient avec une incroyable
rapidité, confiants peut-être, comme beaucoup d'autres, dans
les promesses de la commission qui siégeait au Luxembourg,
sous le vain prétexte et avec la prétention insensée d'organiser
le travail, les ouvriers typographes supportèrent avec patience
le malaise, suite de leur désœuvrement forcé, et de l'épui-
sement de leurs ressources. Ceux qui avaient le bonheur
d'appartenir à des sociétés de secours mutuels trouvèrent
quelque soulagement dans les allocations journalières qu'ils
en recevaient; mais le plus grand nombre ne durent leur salut
qu'au dévouement des patrons, lesquels furent secondés, en
cette douloureuse occurrence, par quelques sages mesures du
gouvernement provisoire. En effet, pour rendre un peu d'ac-
tivité au travail, momentanément suspendu, il essaya d'abord
de donner un témoignage d'intérêt aux écrivains et aux
artistes, par la création d'un jury d'examen chargé de dési-
- 358 -
gner âu ministre de Tintérieur les ouvrages auxquels il serait
utile de souscrire. Malheureusement, cette mesure qui, appli-
quée avec discernement, aurait pu avoir d'excellents résultats,
fut détournée de son but honorable, dans l'intérêt des pas-
sions du moment. Aussi ne servit-elle qu'à favoriser la pubH-
cation d'un certain nombre de brochures politiques sans
importance, et dont il ne reste plus trace aujourd'hui.
De son côté, le ministre de l'instruction publique témoi-
gnait de sa sollicitude pour les entreprises de librairie clas-
sique et les diverses industries qui s'y rattachent : « Répandez
autour de vous, disait-il aux recteurs (14 mars), toutes les
assurances nécessaires au rétablissement de l'activité de la
librairie universitaire.... Que le mouvement et la paix renais-
sent donc dans nos écoles et dans les ateliers qui les desser-
vent. La république, en excitant l'émulation de la jeunesse
studieuse, doit contribuer à la prospérité de la librairie. Les
encouragements au mérite et à l'intelligence appellent les
livres. »
En même temps, malgré les embarras financiers du moment
et les énormes dépenses auxquelles il était tenu de pourvoir ,
le gouvernement provisoire ouvrait un crédit de 100,000 fr.
destiné à l'encouragement des belles- lettres, et un autre pour
la continuation de la réimpression des œuvres scientifiques de
Laplace.
L'intervention du pouvoir étant quelquefois plus directe,
était aussi plus immédiatement efficace. C'est ainsi que, dès
les premiers jours de la crise, le maire de Paris avait fait an-
noncer par les journaux, par affiches et par lettres aux chefs
d'atelier, que les ouvriers typographes sans emploi trouve-
raient du travail à l'imprimerie nationale ; et, en effet, quel-
ques-uns d'entre eux furent admis temporairement dans cet
- 359 -
établissement, et y restèrent jusqu'au moment où ils pmrent
rentrer dans les imprimeries particulières.
Le fait suivant témoigne aussi des bonnes intentions des
iiommes du gouvernement à l'égard de l'imprimerie. On se
rappelle que, par suite d'une défiance qui était alors générale,
l'argent était devenu si rare, qu'il était presque impossible
d'obtenir l'échange des billets de banque, et que tous les
payements ne se firent plus qu'en papier. Dans ces circon-
stances, les chefs d'atelier qui avaient des payements à faire
chaque semaine, pour le salaire de leurs ouvriers, se virent
exposés aux plus graves embarras. Quelques-uns, entre autres
le directeur de l'imprimerie administrative, eurent recours au
gouvernement provisoire, qui donna ordre à la Banque de
France d'échanger ses billets contre des écus, et cela jusqu'à
concurrence de la moitié des sommes que les chefs d'atelier
avaient à payer chaque semaine pour le solde des ouvriers.
Une mesura également favorable à plusieurs imprimeries
fut la création (4), près du comptoir national d'escompte de
Paris^ d'un sous-comptoir de garantie pour la librairie, la
papeterie, l'imprimerie, la fonderie en caractères, et les autres
professions qui s'y rattachent.
Mais c'est surtout grâce aux efforts et aïi dévouement des
maîtres imprimeurs et de quelques libraires (2) que la plupart
(1) Arrêté du 11 avril 1848.
(2) Au lendemain même de la révolution, le26févrrer, MM. L. HacheUe
et C'e adressèrent à trois imprimeurs une lettre les invitant à organiser
immédiatement, pour le compte de leur librairie, trois presses à bras,
auxquelles ils assuraient du travail pendant trois mois.
Parmi les hommes qui ont contribué à conjurer les dangers de la situa-
tion, on doit citer aussi le secrétaire général du gouvernement provi-
soire, M. Pagnerre, qui, malgré ses hautes fonctions et les travaux dont
il était surchargé, n'abandonjia point sa librairie.
- 360 -
des établissements typographiques de Paris ne furent point
fermés. Ils gardèrent, du moins en partie, leurs ouvriers,
tandis que, dans beaucoup d'autres industries, ces malheureux
étaient obligés, pour vivre, d'aller demander un maigre sa-
laire aux ateliers nationaux.
Ce concours de vues sages et intelligentes sauva l'impri-
merie de Paris. Il prouva tout ce que l'esprit de corps bien
dirigé peut donner de force à une industrie, et combien elle
trouve de ressources en elle-même dans les crises les plus
périlleuses.
En général, dans ces temps d'agitations et de troubles, les
ouvriers typographes parurent moins enclins au désœuvre-
ment et au désordre que les ouvriers des autres industries.
Beaucoup d'entre eux même luttèrent courageusement contre
l'anarchie (1). On aime à rappeler surtout que M. Corbon,
ouvrier typographe, puis secrétaire particulier et chef du ca-
binet de M. Garnier Pages, ensuite représentant du peuple
pour la ville de Paris, et vice-président de l'assemblée con-
stituante, montra, lors de l'attentat du 15 mai, une louable
énergie et un grand courage.
m. Les nombreuses concessions que le gouvernement pro-
visoire s'était laissé ravir par l'esprit révolutionnaire, loia
de satisfaire et de pacifier les partis, avaient accru le mal et
fait enfin éclater la catastrophe sanglante de juin. L'illusion,
désormais, n'était plus possible; et, comme il arrive presque
(I) Le jour où l'tn brisait les presses mécaniques dans certains ate-
liers, dans d'autres, notamment à l'imprimerie administrative, les ou-
vriers formaient eux-mêmes un corps de garde pour défendre leurs
ateliers contre les tentatives de leurs camarades égarés, justifiant ainsi
l'utilité de la mesure qui leur assure une part dans les l^énéfices de la
maison.
- m -
toujours dans les temps de révolution, on dut s'efforcer de
reconstruire ce qu'on avait détruit à la hâte, et moins par
conviction que par nécessité politique. La presse et les clubs
appelèrent, les premiers, l'attention du pouvoir.
Déjà, au moment où l'insurrection de juin commençait à se
développer dans Paris, et de passer de la menace à l'exécu-
tion, le général Cavaignac, alors investi de tous les pouvoirs,
avait jugé nécessaire d'adopter des mesures propres à dé-
fendre la société , non-seulement contre ses ennemis armés ,
qui occupaient les rues, mais contre ceux qui les avaient ex-
cités, et leur avaient mis les armes à la main. Un des pre-
miers actes du général fut la suspension de onzejournaux(l),
dont la rédaction et l'esprit, abstraction faite de toute opi-
nion, lui semblèrent de nature à prolonger la lutte qui ensan-
glantait la capitale.
Aussitôt le calme rétabli, l'assemblée constituante mit empê-
chement à la publication des nombreuses feuilles créées depuis
la révolution de février, publiées sans cautionnement, et qui
ne présentaient au gouvernement ni responsabilité, ni ga-
rantie. A cet effet, elle décréta « que les dispositions des lois
existantes sur le cautionnement des journaux seraient appli-
quées rigoureusement à compter de ce jour, 9 août 1848 ,
(1) Ces journaux étaient: ta Presse, la Révolution, la Vraie Répu-
blique, l'Organisation du travail, l'Assemblée nationale, le Napoléon
républicain, le Journal de la Canaille, le Lampion, la Liberté, le Père
buchéne, le Pilori.
Cette mesure de salut public, qui fut d'abord approuvée sans restriction
par l'assemblée nationale, y trouva plus tard des détracteurs. Mais, si l'on
se reporte aux dangers et aux inquiétudes du moment, on restera con-
vaincu qu'elle était nécessaire, et, loin d'en faire un reproche au général
Cavaignac, on le louera de s'être montré tout ensemble aussi énergique et
aussi impartial.
TOME I 31
- 362 -
jusqu'au 1" mai 1849. » Seulement, elle réduisit considéra-
blement le taux du cautionnement (1). Ces nouvelles disposi-
tions devaient être abrogées de plein droit à partir du \" mai
1849; mais, par les décrets des 21 avril et 27 juillet 1849,
elles furent prorogées jusqu'à la promulgation d'une loi orga-
nique sur la presse.
De plus, l'assemblée, voulant coordonner l'ancienne légis-
lation, que le gouvernement provisoire avait fait revivre impli-
citement le 6 mars, en abrogeant la loi du 9 septembre 1835,
fit la loi du 11 août 1848, sur la répression des crimes et
délits commis par la voie des journaux. Cependant, tout en
modifiant les textes, cette loi ne changea rien aux principes
ni à la pénalité des lois de 1818 et de 1822, qu'elle venait
remplacer.
La constitution du 4 novembre 1848, à l'exemple des chartes
de 1814 et de 1830, sanctionna, sous certaines réserves, la
liberté de la presse. « Les citoyens (art. 8) eurent le droit de
manifester leurs pensées par la voie de la presse ou autre-
ment, droit qui n'avait pour limites que les lois ou la liberté
d'autrui et la sécurité publique. La presse, en aucun cas, ne
pouvait être soumise à la censure. Enfin (art. 83 et 84) , la
connaissance des délits , ainsi que la fixation des dommages-
intérêts réclamés pour faits ou délits de presse , furent attri-
buées au jury. »
Telles furent les modifications que subit le régime de la
presse en 1848.
(1) Le cautionnement fut fixé, pour un journal quotidien ou paraissant
plus de deux fois par semaine, à 24,000 fr. dans les départements de la
Seine, de Seine-et-Marne et de Seine-et-Oise; dans les autres dépar-
tements, à 6,000 fr. pour les villes de 50,000 âmes et au-dessus, et ù
3,600 fr. pour les villes au-dessous.
- 363 -
IV. L'élection du 10 décembre, qui donna cinq millions et
demi de suffrages au prince Louis-Napoléon Bonaparte, ne
fut suivie d'aucune mesure importante concernant la presse
périodique. C'est seulement à Tépoque des troubles du 13 juin
1849, qu'une nouvelle suspension de journaux fut prononcée,
en vertu de l'état de siège, ce qui donna lieu à un incident
regrettable, et que nous devons rapporter.
Pour assurer l'exécution de l'arrêté de suspension, ordre
avait été donné à un bataillon de la garde nationale , assisté
d'un détachement de troupes de ligne , d'occuper militaire-
ment les bureaux et les ateliers d'impression des journaux
momentanément interdits. L'objet principal de cet ordre était
d'empêcher la publication des feuilles ; malheureusement ,
l'exécution en fut marquée par les plus déplorables excès.
Soit que l'ordre eût été mal compris, soit que, dans un mo-
ment de surexcitation et d'aveuglement, on en eût sciemment
exagéré la portée, les gardes nationaux commandés se li-
vrèrent à des actes de violence condamnables dans deux im-
primeries, et y causèrent des dégâts qui s'étendirent jusqu'à
des parties de matériel autres que celles affectées au service
des journaux (1).
Lorsque, à d'autres époques, de graves atteintes avaient été
portées à la propriété de quelques imprimeurs, on n'avait pu,
du moins, en accuser que des hommes du peuple , égarés par
les passions révolutionnaires. Ce qui donne aux dévastations
de 1849 un autre caractère, ce qui les rend encore plus dé-
plorables, c'est qu'elles ont été commises par des agents du
(I) L'expertise faite a évalué les dégâts commis dans l'imprimerie de
M. Boule à 78,065 fr. 87 c., et 'ceux commis dans l'imprimerie de M. Proux,
à m,AA\ fr. (i4 c.
- 364 -
pouvoir, par ceux-là mêmes qui devaient s'interposer pour les
prévenir, si, comme autrefois, ces violences avaient eu pour
cause l'ignorance et l'aveuglement.
Le mouvement insurrectionnel du ^3 juin une fois com-
primé, le gouvernement songea à mettre un frein à la presse,
qui, depuis l'abrogation des lois de septembre, avait mé-
connu toutes les règles de la justice et de la modération. On
avait surtout reconnu et signalé comme un danger public la
facilité avec laquelle de détestables écrits, radicalement hos-
tiles à l'ordre et à la morale, se répandaient dans les ate-
liers et dans les campagnes. Pour remédier à cette situation,
une loi fut présentée (27 juillet 1849), qui, entre autres dispo-
sitions, contenait des pénalités sévères contre le colportage.
Cette législation, que le ministre de l'intérieur prit soin de
commenter et d'expliquer par de nombreuses circulaires, fut
immédiatement et rigoureusement appliquée dans tous les dé-
partements de la France. Un an après (16 juillet 1850), elle
fut complétée par une loi qui fixa le cautionnement des jour-
naux, exigea la signature de l'auteur au bas de tout article de
discussion politique, philosophique ou religieuse, publié dans
un journal , et frappa d'un droit de timbre les journaux ou
écrits périodiques qui traitaient d^ matières politiques, ainsi
que les romans-feuilleton.
A partir de ce jour, le nombre des journaux diminua consi-
dérablement, et les feuilles qui restèrent durent élever d'une
manière sensible leurs prix d'abonnement.
Malgré la réaction naturelle qui s'attaquait, au début de la
république, à tous les actes de la monarchie, et les disposi-
tions que montraient certains hommes du pouvoir à revenir
aux errements de cette institution , le gouvernement provi-
soire n'avait pas un instant eu la pensée de décréter la liberté
- 36d -
absolue de l'imprimerie. C'est seulement en 1851 que quel-
ques représentants du peuple (1) jugèrent à propos d'évoquer
cette question épineuâe, et signèrent une proposition ayant
pour objet de déclarer libres les professions d'imprimeur et
de libraire, et d'abroger, en conséquence, les articles 11 et 12
de la loi du 21 octobre 1814.
Cette proposition trouva peu de faveur dans rassemblée.
La commission nommée pour l'eKaminer s'y montra même
unanimement opposée, et M. Moulins, rapporteur, la combattit
en homme convaincu des dangers qu'aurait pour le pays la
liberté absolue de l'imprimerie.
« En principe, dit M. Moulins, il appartient à la société de
réglementer, pour en assurer l'usage, pour en prévenir les
abus, toutes les industries qui touchent à l'ordre public et
aux bonnes mœurs, d'en concéder ou d'en retirer l'exercice,
dans des conditions déterminées. Or, est-il une industrie plus
puissante, pour le mal comme pour le bien , exerçant, sui-
vant les circonstances où elle se produit, une plus heureuse
ou une plus détestable influence sur l'ordre et les mœurs,
que l'industrie de l'imprimerie et de la librairie? Est-il une
responsabilité morale, ou même pécuniaire, plus nécessaire à
reconnaître et à constater que celle de l'imprimeur et du li-
braire? La société a donc le droit d'intervenir, pour les auto-
riser, dans la désignation des personnes appelées à exercer
ces deux professions. Telle est l'origine , parfaitement légi-
time, de la réglementation portée dans les articles 11 et 12
de la loi du 21 octobre 1814. Ce n'est pas un privilège, un
monopole qu'elle établit dans l'intérêt et au profit d'un cer-
(1) MM. Dain, Michel (de Bourges), Madier de Monljau, Grestin, Der-
riey, Richardel et Sommier.
- m -
tain nombre de citoyens; c'est une garantie qu'elle impose,
au seul point de vue de la sûreté générale.
« Cette garantie a-t-elle dépassé la mesure? a-t-elle donné
lieu à de véritables abus? a-t-elle arrêté le développement
de l'imprimerie et de la librairie, comprimé l'essor de la
presse ? Les faits parlent plus haut que toutes les démons-
trations.
« L'art de la typographie s'est amélioré, perfectionné, s'a-
méliore et se perfectionne chaque jour. Telle a été, malgré
le prétendu monopole, la concurrence entre les imprimeurs,
que les prix d'impression ont baissé à Paris. La librairie a
particulièrement souffert de l'excès de la concurrence, de la
production intérieure, sans compter la contrefaçon étrangère.
« Quant à la presse, on sait si elle a grandi en importance,
en puissance, pendant nos trente-six années de gouverne-
ment représentatif !
« On invoque l'exemple de l'Angleterre ; mais qui ne con-
naît la différence des deux pays et des deux nations? Dans
une société fortement constituée, comme la société anglaise,
par la double autorité des mœurs et des lois, animée du
respect des traditions , gouvernée par des institutions sécu-
laires, on comprend que les industries de l'imprimerie et de
la librairie puissent être livrées à la concurrence sans incon-
vénient grave, sans dommage pour le repos du pays. Mais, en
France, dans notre société si vivement attaquée , si agitée,
avec la vivacité et la mobilité du caractère national, sous
l'empire d'une constitution politique sujette à révision, pro-
clamer l'affranchissement absolu des professions d'imprimeur
et de libraire, dépouiller le gouvernement de la faculté de
concéder les brevets, et même de les retirer après condamna-
tion, ce serait supprimer une garantie plus que jamais néces-
- 367 -
saire, ou tout au moins affaiblir les moyens de défense dont la
société peut encore disposer.
« Deux lois ont été, en moins d'un an, édictées pour ré-
primer ou atténuer les effets du colportage. Pourrions-nous,
sans inconséquence, dans les graves circonstances qui ont
motivé ces dispositions, en présence d'un avenir qui peut
nous réserver les mêmes épreuves , qui doit au moins nous
inspirer les mêmes sollicitudes, déclarer que les professions
d'imprimeur et de libraire pourront être exercées partout et
par tous sans brevets, sans garanties? Car telle est la pro-
position. — Poser ainsi la question, c'est la résoudre.
« Indépendamment des considérations contraires au prin-
cipe et à l'opportunité de la proposition, resterait encore la
difficulté pratique qui arrêta la chambre des députés en 4830
qui l'empêcha d'adopter la proposition de M. Benjamin
Constant, qu'elle avait déjà prise en considération.
« Des établissements considérables d'imprimerie, de li-
brairie, se sont formés sous la foi de la législation existante ;
des achats de matériel ont été faits, des engagements de
toute nature ont été contractés. Pourriez-vous, sans indem-
nité, livrer à la concurrence les industries qui ont eu à s'im-
poser de tels sacrifices, de telles avances de fonds? L'indem-
nité ne serait-elle pas due, en droit rigoureux, tout au moins
aux imprimeurs de Paris, qui furent astreints à payer,
en 18H, chacun une contribution de 4,000 francs et un
soixantième de la valeur estimative des presses au profit des
imprimeurs supprimés ? L'équité permettrait-elle de la refuser
aux imprimeurs des départements , aussi frappés dans leurs
fortunes et leurs moyens d'existence?
« Comment serait-elle payée? Le trésor public serait-il
grevé d'une charge qui, en 1830, n'était pas évaluée à moins
- 368 -
de cinq millions ? En supposant, comme la commission de la
chambre des députés le demandait alors, que tout imprimeur,
nouvellement établi, fût soumis à une eontribution destinée
à indemniser les imprimeurs en exercice au moment de la
promulgation de la loi, comment un chiffre aussi élevé pour-
rait-il être atteint et couvert? Comment, dans quelles condi-
tions, la contribution devrait-elle être répartie? Ne résulterait-
il pas de toutes les difficultés inhérentes au changement de
régime que l'on propose une perturbation particulièrement,
immédiatement préjudiciable aux nombreux et intéressants
ouvriers employés par les deux industries? »
L'assemblée, conformément à l'avis de la commission et
aux conclusions du rapporteur, rejeta la proposition. Il faut
espérer enfin que la question de l'existence des brevets d'im-
primeur est définitivement jugée; il faut espérer qu'on ne
contestera plus la nécessité d'une législation spéciale pour
une profession à laquelle se rattachent de si graves intérêts.
Ce fut sans doute pour rassurer les titulaires sur les consé-
quences des propositions qui pourraient être faites ultérieu-
rement dans le même but, qu'un décret du président de la
république \1nt confirmer, le 24 mai 1851, tous les brevets
d'imprimeur et de libraire délivrés jusqu'à ce jour.
V. Jamais d'ailleurs l'utilité des règlements qui protègent
l'imprimerie contre ses propres excès n'avait été plus mani-
feste que depuis la révolution de février. Alors que, sous le
gouvernement provisoire, la liberté la plus absolue était lais-
sée à la presse, et que les écrivains politiques en abusaient à
l'envi, les imprimeurs avaient généralement redoublé de pru-
dence, et continué à se soumettre scrupuleusement aux rè-
glements de leur profession. Dans le cours des deux i^re-
mières années, 1818 et 1849, il y eut à peine deux ou troi<
~ 369 -
condamnations correctionnelles prononcées contre eux; en-
core n'avaient-elles pour objet que l'omission du dépôt préa-
lable, au parquet du procureur de la république, de brochures
ayant trait à la politique (1). Les poursuites contre la presse
périodique furent également très-rares pendant ces deux
années. Il n'y en eut aucune, que nous sachions, sous le gou-
vernement provisoire. Le Peuple Constituant et la Bé forme
furent les premières feuilles poursuivies devant la cour d'as-
sises : la première, en raison d'un article signé Lamennais ;
la seconde, à l'occasion de la reproduction d'un article de
M. Proudhon, intitulé le Terme. Chacun sait toutefois que ces
poursuites n'étaient que trop justifiées par la nature et la
violence des écrits incriminés.
De 1848 à 1851, sur les 1,100 brevets d'imprimeur exis-
tant en France, 9 furent retirés par suite de condamnations
judiciaires, nombre assez considérable assurément, mais qui
ne surprendra personne si l'on considère l'état d'effervescence
où se trouvaient alors les esprits et 'le grand nombre des pu-
blications dangereuses. Le seul brevet retiré à Paris est celui
de M. Boulé, l'un des imprimeurs qui, après février, publiaient
le plus de journaux politiques.
Le pourvoi formé alors par M. Boulé donna lieu à une dé-
cision qui mérite d'être rappelée. Le brevet avait été retiré
par arrêté du ministre de l'intérieur, en date du 14 mai 1850.
M. Boulé prétendit qu'il était de principe constitutionnel que
les fonctions conférées par le gouvernement ne pussent être
(I) De légères amendes furent prononcées pour de semldables contra-
ventions contre les imprimeurs suivants : M. Pion, pour n'avoir pas fait le
dépôt au parquet de VAlmanacli pour rire de 18^0; M. Dondey Dupré,
pour une brochure intitulée : Pie JX devant Dieu; M. Schneider, pour un
écrit ayant pour titre : Pélilion à l'assemblée léiji.slative.
- 370 -
retirées que par le gouvernement, l'autorité qui institue ayant
seule le droit de destituer. Or, ajoutait-il, les brevets d'im-
primeur, d'après l'article li de la loi de 1814, devant être
conférés par le roi, il a été dans la volonté du législateur de
réserver au chef de l'État seul le droit d'accorder et de retirer
les brevets d'imprimeur. Le conseil d'État donna raison à ce
système de défense, et, après deux audiences (8 et 15 mai
1851), malgré les conclusions contraires du ministère public,
il annula l'arrêté du 14 mai 1850. Mais, quelques jours après,
le ferevet fut légalement et définitivement retiré à l'imprimeur
par un décret présidentiel.
Ce qui a le plus contribué à prévenir les contraventions et
à maintenir les imprimeurs de Paris dans la voie de la léga-
lité et de la prudence, c'est, à notre avis, le soin qu'ont pris
les parquets de la cour d'appel et du tribunal de première in-
stance, de leur donner des avertissements officieux pour les
rappeler, lorsqu'il en était besoin, à l'exécution des règle-
ments. Le premier avertissement de cette nature fut donné
le 24 juin 1848, au moment même où l'insurrection éclatait
dans Paris. Le procureur général adressa dans ce but trois
dépêches au préfet de police, en l'invitant à en donner immé-
diatement connaissance aux imprimeurs. On lisait dans une
de ces dépêches : « La législation sur la police de l'imprimerie
et des journaux, dont l'exécution a pu être négligée, à cause
de la liberté laissée ^ux citoyens aux époques voisines des
élections générales, n'a pas cessé d'être en vigueur. Vous
voudrez bien faire connaître aux imprimeurs de la ville de
Paris et du ressort de la préfecture de police que je veillerai
très-exactement à l'exécution de toutes les dispositions de ces
lois d'ordre public. Je vous invite à faire exercer une active
surveillance sur les imprimeries Les imprimeurs savent
- 371 -
que, dans des jours difficiles, l'intérêt public leur impose en-
core plus strictement le devoir de prendre connaissance des
écrits qu'ils impriment et de s'abstenir d'imprimer des écrits
contenant des provocations à des crimes ou à des délits, à la
désobéissance aux lois ou à toute autre infraction. Contre les
imprimeurs qui méconnaîtront ces prescriptions légales, je
n'hésiterai pas à requérir l'application de toutes les disposi-
tions répressives en vigueur. »
En 1849, le procureur de la république près le tribunal de
première instance de la Seine donna plusieurs fois, mais di-
rectement ou par les journaux, des avis analogues aux im-
primeurs. Il rappela notamment, à plusieurs reprises, que
l'article 8 de la loi du 18 juillet 1818 impose aux propriétaires-
éditeurs ou gérants responsables des journaux ou écrits pé-
riodiques la condition de déposer au parquet, au moment de
la publication, un exemplaire signé en minute de chaque nu-
méro du journal ou de l'écrit périodique. Il se plaignait de ce
que cette obligation n'était pas remplie avec exactitude.
Enfin, après la promulgation de la loi du 27 juillet 1849 sur
la presse, ce magistrat publia un nouvel avis, pour inviter les
imprimeurs à se conformer, à partir du 31 juillet, aux pres-
criptions de l'article 7 de la nouvelle loi (1), sous peine d'être
poursuivis par le tribunal correctionnel.
On ne peut qu'applaudir à l'intention qui dicta ces avis, et
il est singulièrement à souhaiter que l'administration y per-
(1) L'article 7 de la loi du 27 juillet 1849 est ainsi conçu • « Indépen-
damment du dépôt prescrit par la loi du 21 octobre 1814, tous écrits trai-
tant de matières politiques ou d'économie sociale, et ayant moins de dix
feuilles d'impression, autres que les journaux ou écrits périodiques, devront
être déposés par l'imprimeur au parquet du procureur de la république du
lieu de l'impression, vingt-quatre heures avant toute publication et distri-
- 372 -
sévère. De pareilles mesures, toutes de bienveillance et de
conciliation, sont de nature à préserver beaucoup d'impri-
meurs des dangers auxquels ils sont exposés pour un seul
moment d'oubli ou de négligence. Elles contrastent, il faut
en convenir, d'une manière frappante avec les procédés des
parquets d'une autre époque, plus jaloux de rechercher les
contraventions, afin de les punir, que de rappeler les circon-
stances où l'on risque d'y tomber, afin de les prévenir. Cette
tactique maladroite a fait un tort infini à tous les gouverne-
ments qui se sont succédé de 1815 à 1848, et a compromis
la magistrature des parquets, au point de mettre en suspi-
cion son équité, et d'attirer la haine sur quelques-uns de ses
membres les plus éminents. Il est permis de croire que ces
mauvais jours et ces mauvaises pratiques ne reviendront plus,
et, quoique l'excès de zèle gagne quelquefois en France les
meilleurs esprits, et qu'il soit de bon ton d'y servir le gouver-
nement plus qu'il ne demande à être servi, nous avons le ferme
espoir que les parquets continueront à différer en cela de
leurs prédécesseurs, et aimeront mieux mettre en garde les
imprimeurs contre les délits que d'attendre qu'ils soient con-
sommés, pour le vain honneur de requérir contre eux des
condamnations.
VI. C'est au milieu des préoccupations politiques et de la
crise commerciale qui suivirent la révolution de février que
s'ouvrit la douzième exposition des produits de l'industrie
française. Il est digne de remarque que, malgré le mauvais
bution. — L'imprimeur devra déclarer, au moment du dépôt, le nombre
d'exemplaires qu'il aura tirés. — Il sera donné récépissé de la déclaration,
— Toute contravention aux dispositions du présent article sera punie, par
le tribunal de police correctionnelle, d'une amende de cent francs à cinq
cents francs. »
-- 373 -
état des affaires et toutes les craintes qu'inspirait. encore l'a-
venir, elle fut une des plus brillantes. Comme en 1839 et 1844,
la typographie y tenait son rang avec honneur; elle s'y dis-
tingua même par de nouveaux progrès, principalement en ce
qui regarde la gravure, laquelle, modifiée dans la forme des
types, rend désormais la lecture plus facile, tout en per-
mettant aux caractères de mieux résister à l'action de la
presse. On y remarquait, en outre, un procédé qui permet de
contourner les filets en vignettes élégantes, qu'on peut mé-
langer de textes, et qui imitent, à s'y méprendre, tous les jeux
de la plume (1). Pour l'impression elle-même, elle signala
son perfectionnement par l'usage de glacer le papier avant le
tirage: ce qui donne à l'encre plus d'éclat et au contour des
lettres plus de pureté. On fut frappé surtout des améliorations
considérables obtenues, même à la presse mécanique, dans le
tirage des gravures sur bois. Quant à la typographie poly-
chrome, déjà si avancée à l'époque de la précédente exposi-
tion, elle eut encore plus d'éclat à celle dont nous parlons ; des
récompenses furent décernées par le jury d'exposition à plu-
sieurs imprimeurs. Quatre d'entre eux reçurent la médaille
d'or : MM. Pion frères, de Paris, pour leurs éditions illustrées
par la gravure sur bois;— Paul Dupont, de Paris, pour l'exé-
cution de son livre intitulé Essais pratiques d'imprimerie, et
pour la reproduction des vieux livres et des anciennes gra-
vures par le procédé de la litho-typographie; — Silbermann,
de Strasbourg, pour ses impressions typo-polychromes; —
A. Mame, de Tours, pour ses éditions populaires, qui joignent
à une élégance remarquable l'avantage du bon marché (1 franc
par volume en moyenne).
(1) Cette invention est due à M. Derriey.
TOME I. 32
- 374 -
M. Desrosiers, de Moulins, pour ses deux beaux ouvrages,
V Ancienne Auvergne et V Ancien Bourbonnais, reçut la mé-
daille d'argent et la décoration de la Légion d'honneur.
Le jury d'exposition, par une innovation digne d'éloges,
accorda cette fois une place dans son rapport aux contre-
maîtres et ouvriers qui avaient le mieux secondé leurs patrons
dans l'exécution des ouvrages les plus remarquables. Sur sa
proposition, des médailles et des mentions honorables furent
décernées : à M. Laine, prote de MM. Firmin Didot frères, et
à MM. Bramet, prote, Maréchal, compositeur, Dalaud etFistet,
ouvriers de l'imprimerie Paul Dupont. Ce dernier les avait
signalés lui-même dans son ouvrage intitulé Essais pratiques
(T imprimerie, comme ayant le plus contribué à la parfaite
exécution de ce livre.
En 1851, c'est-à-dire deux ans à peine après la clôture de
l'exposition française, une autre exposition, à laquelle furent
conviées toutes les nations du globe et qui reçut pour ce
motif le nom d'exposition universelle, s'ouvrait à Londres.
La France qui, la première, avait conçu l'idée de ce concours
de tous les peuples à une seule solennité industrielle, dut
laisser à l'Angleterre la gloire de son exécution. Elle n'en
répondit pas avec moins d'empressement à l'appel qui lui était
adressé de l'autre côté du détroit. Toutes ses industries figu-
rèrent à ce vaste concours, dont les juges étaient choisis
parmi les membres des divers jurys nationaux; et, de l'aveu
même des nations rivales, elle y obtint le plus brillant succès,
notamment dans les œuvres de goût.
Mais la typographie française et les autres professions qui
s'y rattachent avaient à l'exposition universelle de nombreux
représentants. On y comptait 9 imprimeurs typographes,
12 libraires, 3 imprimeurs en taille-douce, 8 imprimeurs
— 375 —
lithographes, 7 fondeurs en caractères, 28 fabricants de
papier, 3 éditeurs de musique, 8 relieurs: ensemble 78 expo-
sants.
Parmi les nations qui ont produit à l'exposition de Londres
des spécimens de leur typographie, deux pays seulement se
sont placés au premier rang: l'Autriche et la France. Ainsi,
l'Allemagne, qui peut à bon droit revendiquer l'honneur
d'avoir vu naître le père de l'imprimerie, et la France, qui
fut la première à s'initier au nouvel art, se retrouvent encore,
après quatre siècles, à la tête de l'imprimerie dans le monde.
L'Autriche, sous plus d'un rapport, a conquis la préémi-
nence. Mais il faut remarquer qu'elle doit cet avantage à un
seul établissement, l'imprimerie impériale devienne; tandis
que la France doit, en grande partie, à son imprimerie parti-
culière le rang auquel elle s'est élevée dans cette occasion
solennelle. En effet, notre imprimerie nationale s'était bornée
à envoyer à Londres le livre d'épreuves typographiques, déjà
exposé en France en 1844, et trois volumes de la collection
orientale, savoir : le Uvre des Rois y le premier volume de
VHistoire des Mongols^ et le premier volume du Rhagatava
Purana. Ces ouvrages sont fort remarquables sans doute;
mais ils ne purent rivaliser avec la riche collection de l'im-
primerie impériale d'Autriche.
Parmi les nombreux ouvrages d'origine française exposés
au Palais de Cristal, on remarquait les livres à gravures sur
bois imprimés par M. Claye (4) et par MM. Pion frères; les
deux grands ouvrages de M. Desrosiers, de Moulins (2), for-
(1) Entre autres, VHistoire des peintres, par M. Ch. Blanc.
(â) L Ancienne Auvergne et le Bourbonnais , déjà exposés en Franco
en 1849.
- 376 -
iTiant 4 volumes in-f°, enrichis de 150 planches, entièrement
exécutés dans son étabhssement et qui ont coûté près de
300,000 francs ; les produits de l'immense établissement de
M. Mame, de Tours, d'où sortent chaque jour 10,000 volu-
mes, sans que la modicité du prix nuise en rien à la beauté
de l'exécution (1); ceux de MM. Firmin Didot frères; de
l'imprimerie administrative, etc., etc.
Les nombreuses épreuves de typographie polychrome pré-
sentées par M. Silbermann, de Strasbourg, celles contenues
dans les Essais pratiques d'imprimerie (2) attiraient particu-
lièrement l'attention des étrangers, lesquels admiraient sur-
tout la dégradation des teintes presque aussi douce et aussi
harmonieuse que si elle était due au pinceau d'un artiste.
Six médailles d'honneur furent décernées à la typographie
française par le jury de l'exposition universelle : à MM. Claye,
Paul Dupont, Pion frères, de Paris; Desrosiers, de Moulins;
Mame, de Tours et à l'imprimerie nationale. M. Pion reçut,
en outre , du président de la république , la décoration de la
Légion d'honneur, lorsque le prince distribua lui-même
solennellement les récompenses aux exposants français, le
25 novembre 1851, dans le vaste amphithéâtre du Cirque
olympique des Champs-Elysées.
L'imprimerie impériale de Vienne obtint la seule grande
médaille qui fut accordée à l'imprimerie. Elle dut cet honneur
aux véritables richesses typographiques qui sortent de cet
établissement. Ses produits lithochromiques excitèrent surtout
l'admiration. C'est avec un égal sentiment qu'on remarquait
(1) Ces ouvrages, ornes de gravures en taille-douce, élégamment car-
tonnés, sont destinés à la propagation des principes religieux et moraux.
[H) Par Paul Dupont, 4849.
- 377 -
les merveilleux résultats obtenus par la galvanoplastie et
autres procédés modernes appliqués à la gravure et au cli-
chage stéréotype. A côté de ce grand succès de l'établisse-
ment impérial, l'imprimerie particulière d'Autriche se trou-
vait entièrement effacée. Cependant, il est juste de tenir
compte des efforts heureux eu général faits par M. Haas,
de Prague, pour soutenir la réputation de son ancien établis^
sèment.
Quant à l'Angleterre, où Timprimerie, comme toutes les
autres industries, est complètement libre, elle ne s'est guère
signalée que par ses belles éditions de la Bible, ouvrage dont
elle distribue chaque année des millions d'exemplaires. On
remarquait principalement les belles Bibles polyglottes de
MM. Bagster et fils, auxquels on doit un genre d'impres-
sions en couleurs, qui est l'alliance de la typographie et de
la gravure ordinaire, et qui, appliqué aux ligures et aux
paysages, donne des planches réellement charmantes, malgré
un ton violacé d'un aspect souvent désagréable ; puis les im^
pressions de caractères et gravures sur bois de MM. Bradbury
et Evand. M, Parker, libraire de l'université d'Oxford, avait
exposé aussi des ouvrages sur l'architecture du moyen âge,
remarquables par la belle exécution des gravures sur bois
qui les accompagnent.
Les imprimeurs des autres pays de l'Europe, sur les œu-
vres desquels les regards se sont également fixés, étaient
principalement : MM. Decker, imprimeur de l'académie royale
de Berlin, éditeur d'une nouvelle édition des Œuvres de
Frédéric le Grand, et d'une très-belle édition de la Bible
en allemand; — Hirschfeld, Brockaus, tous deux, de Leipsick;
— Westermann, de Brunswick; — Chirio et Mina, de Turin;
— Hanicq, de Malines (Belgique).
- 378 -
La Hollande, cette patrie des Elsevier, n'avait présenté
qu'un très-petit non)bre de livres d'une déplorable médio-
crité. L'Espagne, patrie de Joachim Ibarra, l'un des plus
illustres imprimeurs du dernier siècle, s'était complètement
abstenue. La Russie avait envoyé un seul spécimen, imprimé
à Saint-Pétersbourg, et renfermant plusieurs caractères
russes et orientaux, avec une vignette en bois qui repré-
sentait tous les peuples de la Russie; le tout d'une belle
exécution.
La Grèce, cet antique foyer de la civilisation, à peine re-
mise des efforts inouis qui ont amené dans ces derniers temps
sa régénération politique, n'avait envoyé aucun produit de ses
presses encore peu nombreuses; mais les inscriptions qu'on
lisait sur ses bannières exprimaient son espoir dans l'avenir.
Parmi les ouvrages venus des autres parties du monde,
les plus remarquables sans contredit étaient une collection
égyptienne de i65 volumes de tous formats, imprimés an
Caire en arabe, en turc et en persan, Qudques-uns étaient
ornés d'arabesques exécutées avec goût. On ne voyait pas
sans étonnement, au nombre de ces livres, des traductions
d'ouvrages français tels que la Géographie de Malte-Brun;
le Traité des bons Conseils; Des soins à donner aux petits
Enfants; VAmi des Enfants, par Berquin; le Petit Pou-
cet, etc.
L'imprimerie américaine avait envoyé, avec une foule de
journaux d'une impression assez médiocre, un livre d'é-
preuves en beaux caractères de la fonderie de M. Palsgrave,
de Montréal. On examinait aussi avec intérêt plusieurs ou-
vrages imprimés en Australie, par MM. William Pratt et
Henri Dowling, d'Hobart-Town , et William-John Row, de
Sidnev.
~ 379 -
L'exposition universelle constata non-seulement les récents
progrès de la typographie chez tous les peuples, mais surtout
le perfectionnement vraiment merveilleux apporté à ses
moyens mécaniques. La célérité étant pour l'imprimerie, à
cause des besoins incessants, une condition première de
succès, on dut chercher, par tous les moyens possibles, à la
remplir; et aujourd'hui les procédés sont tels, que la société
biblique de Londres, qui a une imprimerie à elle, a pu, dans
la seule année 1849, distribuer 18,245,411 exemplaires d'é-
crits édifiants et fonder 657 nouvelles bibliothèques (1).
Le même perfectionnement a eu lieu dans la fonte des ca-
ractères et dans la fabrication des moules mécaniques.
Mais, ce qui est plus important, c'est le grand nombre de
types divers qui figuraient à cette exposition. On peut dire
que presque toutes les langues du monde y étaient repré^
sentées, soit dans les spécimens de l'imprimerie nationale de
Paris et de Timprimerie impériale d'Autriche, soit dans ceux
de la fonderie générale de Paris; de M. MarcelUn Legrand
et de M. Derriey, de Paris; de M. Decker, de Berlin; de
MM. Caslon, Besley, Figgins, Mavors- Watts, de Londres,
ainsi que dans les Bibles imprimées par la société biblique
de cette ville.
Tous les arts qui se rapprochent plus ou moins de la
typographie, tels que la stéréotypie, la lithographie, la gra-
vure, puis les nouvelles découvertes scientifiques, la galva-
noplastie, la galvanographie, etc., dont nous parierons ail-
leurs, avaient apporté à cette grande exhibition leurs produits
perfectionnés. La fonderie ducale de Bubeland , dans le
(1) Depuis cinquante ans qu'elle existe, le nombre des écrits religieux
publiés par cette société dépasse cinq cents millions d'cxempkires.
- 380 -
Brunswick, présenta des planches stéréotypes admirablement
fondues en fer, où le phosphate de fer, dit M. Didot, membre
du jury international, est d'une telle pureté, qu'il permet
d'obtenir en fonte de fer la reproduction des déliés des lettres,
ainsi que le prouvent les pages et l'exemplaire de la huitième
édition de la Bible imprimée à Nordhausen, en 1848, par
MM. Muller.
On remarqua aussi divers systèmes de télégraphie élec-
trique appliqués à l'imprimerie.
Enlin, la photographie, cet ingénieux et nouveau moyen de
reproduire, par le concours de la lumière, toute image quel-
conque, soit sur des plaques de métal, soit sur papier pré-
paré, s'était présentée à l'exposition avec tous les perfection-
nements qu'elle avait obtenus jusqu'alors et qui vont toujours
croissant. Ses productions peuvent maintenant figurer dans
les livres, comme des planches gravées ou lithographiées. Une
société, dite à" héliographie, s'est même fonnée naguère dans
le but de fabriquer et de fournir aux libraires des épreuves
photographiques pour cette sorte d'ornementation. Paris et
Lille ont déjà des établissements de ce genre. Celui de Paris
fonctionne activement. Une belle collection, exécutée par
M. Blanquart-Evrard, et intitulée Album photographique, se
publie en ce moment à la librairie de M. Roret. Cet album
n'est pas la seule publication entreprise par M. Blanquart-
Evrard. Dans ses Mélanges photographiques, il reproduit
avec succès les gravures célèbres, et il s'en trouve déjà dans
le commerce des copies fort remarquables.
Les belles épreuves photographiques qui ont été admirées
à Londres, au Palais de Cristal, ont fait naître la pensée à la
commission royale de l'exposition d'orner de dessins photo-
graphiques les exemi)laires de son rapport offerts aux gou-
- 381 -
vernements des pays qui ont pris part à l'exposition. Les objets
les plus remarquables par leur perfection ou leur utilité ont
été reprodui'ts ainsi, et l'on cite les photographes français et
anglais qui ont concouru à l'exécution de cette heureuse
pensée.
L'administration française avait pris, à l'occasion de l'expo-
sition universelle, une mesure très-louable. Elle avait envoyé
à Londres des ouvriers de toutes les professions, pris parmi
les plus intdligents, les plus dévx)ués, les plus capables, atin
qu'ils pussent juger, d'après leur propre expérience, de l'état
des industries rivales de la nôtre, en étudier les moyens et les
ressources, et puiser dans cet examen des sujets d'étude et
d'émulation. Il n'est personne, en effet, de plus propre à re-
connaître les qualités et les défauts des divers systèmes de
fabrication que l'ouvrier qui les met en œuvre, et qui en pèse,
pour ainsi dire, jour par jour, heure par heure, les avantages
et les inconvénients.
11 aurait été surtout très-curieux pour les hommes qui se
sont voués à la profession de l'imprimerie ou qui s'intéressent
à ses progrès, d'avoir des renseignements exacts sur les pro-
ductions typographiques des différents peuples, ainsi que sur
leurs moyens d'exécution. Malheureusement cette étude n'a pu
être faite d'une manière générale et complète, un grand nom-
bre de peuples ayant fait défaut à l'exposition, tandis que d'au-
tres n'avaient envoyé que des spécimens presque insigni-
fiants de leur imprimerie.
Sans doute des résultats plus satisfaisants seront obtenus
à l'exposition universelle qui, d'après le décret impérial du
8 mars 1853, doit avoir lieu à Paris en 4855, et qui réunira
dans cette capitale non-seulement les produits de l'industrie,
mais encore ceux de l'agriculture et des beaux-arts. La
- 382 -
typographie ne manquera pas à l'appel. Depuis que cette
exhibition générale est décrétée et que l'annonce en a été
officiellement transmise aux différents gouvernements, des
préparatifs se font dans les pays étrangers aussi bien qu'en
France pour donner à ce vaste concours un véritable carac-
tère d'universalité. Il est permis d'espérer que là se révéle-
ront sinon de nouvelles découvertes, du moins des perfec-
tionnements utiles, des progrès inattendus; on y verra ce
qu'une sage émulation peut produire, ce que le génie de
l'homme peut enfanter quand il a pour mobiles l'amour de
l'art, la gloire nationale, le bonheur de l'humanité, auquel
l'exposition universelle de 1855 peut contribuer puissam-
ment, car elle resserrera plus étroitement l'union que la paix,
le commerce, l'industrie, les relations scientifiques et litté
raires, grâce au concours actif de Finoprimerie, tendent de
jour en jour à maintenir entre toutes les nations de la terre.
vn. Les événements de décembre 1854, en faisant dispa-
raître toutes les causes d'inquiétude, effacèrent les derniers
vestiges de la crise industrielle de 1848. L'imprimerie et la
librairie se ressentirent bientôt du retour de la confiance et
de la reprise des affaires; mais il n'en fut pas de même de la
presse politique, qui vit, au contraire, ses obligations s'ac-
croître, en même temps que ses libertés s'amoindrir.
Après le 2 décembre, les journaux furent tenus de sou-
mettre leurs épreuves à l'administration. Chaque feuille pas-
sait, dans la nuit, sous les yeux d'un bureau de censure placé
au ministère de l'intérieur (i), et n'était publiée le matin que
(I) II faut reconnaître cependant que le chef du bureau de censure,
M. Gimet, s'est acquitté de cette tâche diflicile avec une prudence et une
modération qui méritèrent d'unanimes éloges.
- 383 -
débarrassée de tout ce qui paraissait dangereux dans les cir-
constances graves où la société se trouvait alors. Pendant les
premiers jours, et afin de mieux assurer la stricte exécution
des ordres donnés à ce sujet, les ateliers où s'imprimaient
les grands journaux étaient occupés militairement.
Cette situation exceptionnelle dura pour les journaux de
Paris jusqu'au 30 janvier 1852, c'est-à-dire près de deux
mois. Alors la surveillance de l'imprimerie et de la librairie,
et tous les services qui en dépendent, passèrent du ministère
de l'intérieur, où ils étaient restés depuis 4818, au ministère
de la police générale, qui avait été rétabli par décret du 22 du
même mois, et où ils furent réunis sous le titre de direction
générale de l'imprimerie et delà librairie (1). Du reste, rien
(l) Voici quelles ont ètè les diverses phases administratives du service
général de l'imprimerie et delà librairie depuis sa réorganisation en 4810 :
5 février 1810. Rétablissement de la direction générale de l'imprimerie
et de la librairie, au ministère de l'intérieur,
23 octobre 1814. Cette direction passe à la chancellerie de France.
24 mars ISIH (cent joirs). Décret supprimant la direction générale et les
censeurs. — La librairie et l'imprimerie sont réunies au ministère de la
police générale.
29 décembre 1818. Le ministère de la police générale est supprimé; le
service de l'imprimerie et de la librairie entre, avec la police générale, au
nainistère de l'intérieur, sous le nom de direction départementale.
9 janvier 1822, La direction départementale est remplacée par la direc-
tion de la police et de la librairie.
6 janvier 1828. Création au ministère de l'intérieur de la direction des
belles-lettres, sciences et beaux-arts, dans laquelle entrent le service de
l'imprimerie et de la librairie.
16 décembre 1829. L'imprimerie et la librairie sont séparées de la direc-
on des beaux-arts. Elles ne forment plus au ministère de l'intérieur qu'une
simple division , dont les attributions sont encore amoindries sous la royauté
de juillet.
6 juillet 1848. L'imprimerie et la librairie passent dans la division de la
sûreté générale au ministère de l'intérieur.
25 janvier 1852. Le rétablissement du ministère de ^a police générale
- 384 -
ne fut changé dans les formalités et les obligations qu'ont à
remplir les imprimeurs vis-à-vis de l'administration.
Le rétablissement de la direction générale de l'imprimerie
et de la librairie fut accueilli avec une vive satisfaction par les
imprimeurs, surtout à Paris. Quelques-uns regrettèrent ce-
pendant que le gouvernement n'eût pas fait de distinction
entre la presse politique et l'imprimerie proprement dite, et
qu'on n'eût pas rattaché celle-ci, comme on l'avait fait en
1828, à la direction des beaux-arts; mais tous, sans excep-
tion, se félicitèrent d'avoir à traiter de leurs affaires avec un
honime de lettres, ancien journaliste, aussi remarquable par
sa modération que par l'aménité de son caractère.
Une nouvelle loi sur la presse était attendue depuis le 2 dé-
cembre : elle parut le 17 février 1852, sous forme de décret
présidentiel; c'est celle qui nous régit encore aujourd'hui.
D'après cette loi, aucun journal ou écrit périodique , traitant
de matières politiques ou d'économie sociale, ne peut être
créé sans l'autorisation préalable du gouvernement; — la
même autorisation est nécessaire pour que les journaux pu-
bliés à l'étranger puissent entrer et circuler en France ; —
le droit de timbre des journaux et écrits périodiques est aug-
rend de nouveau à cette administration la direction générale de l'impri-
merie et de la librairie.
21 juin 1853. Cette direction, après la suppression du ministère de la
police, passe à celui de l'intérieur, où elle fait partie de la direction de
ia sûreté générale.
Les directeurs ont été success'.vement : MM. Portalis (1810); Pommereuil
(1811); Royer-CoUard (1814); Lemontey, Villemain (1815, 1816); Mounier
(1820) ; Franchet-Desperey (1824) ; Siméon (1828); Rives (1829); Hippolyte
Royer-CoUard (1830); Gavé (1832); Panisse (1848); Doussy (1849j ;
Latour-Dumoulin , homme de lettres , nommé directeur par décret pré-
sidentiel du 6 avril 1852; enfin, en 1853, M. Collet-Meygret, ancien jour-
naliste à Lyon et ancien préfet.
385 -
luenté; — les écrits non |jérioili(|ues trailanl do matières po-
litiques ou d'économie sociale, |)id)liés en une ou plusieurs
livraisons ayant moins de dix feuilles d'impression, sont sou-
mis au timbre; — le cautionnement des journaux est aug-
menté ; — la connaissance des délits, qui était attribuée, de-
puis 1830, aux cours d'assises, est déférée aux tribunaux cor-
rectionnels; — enfin, disposition capitale, et qui domine toute
la législation, le droit de suspension des journaux, après deux
avertissements, et même de suppression par décret est ré-
servé au gouvernement.
Plusieurs dispositions de ce décret organique avaient laissé
de l'incertitude dans les esprits : on se demandait notamment
de quelle manière le gouvernement entendait appliquer son
droit de suspension et de suppression. La presse entière at-
tendait avec impatience des explications, ne sachant pas jus-
qu'à quel point il lui était permis de discuter les actes du
pouvoir. Le 28 mars, sous la forme d'une circulaire aux pro-
cureurs généraux, le ministre de la justice donna le commen-
taire attendu. Le passage le plus important de cette circulaire
est celui qui commente le chapitre III, sur les délits et contra-
ventions non prévus par les lois antérieures. « La discussion
loyale des actes du pouvoir, dit le ministre, l'examen cons-
ciencieux des matières soumises à l'élaboration publique du
corps législatif seront toujours acceptés par le gouvernement,
qui doit vouloir et qui veut en effet être éclairé. Mais ni les
passions |K)litiques, ni la haine ou l'affection envers les per-
sonnes qui participent à l'action du pouvoir et à la confection
des lois ne peuvent se produire sous un prétexte plus ou
moins spécieux. » Malgré cette déclaration, la presse se mon-
tra peu rassurée et n'osa guère plus qu'auparavant se livrer
a la discussion des actes du gouvernement.
T0ME1. 33
- 386 -
Des réclamations s'étaient aussi élevées sur Tarticle 6 du
décret organique, qui assujettit au timbre les journaux ou
écrits périodiques, sans distinguer entre ceux qui traitent de
matières politiques et ceux qui sont exclusivement consacrés
aux sciences, aux arts et à la littérature. L'administration du
timbre interpréta naturellement en faveur du trésor l'absence
de dispositions relatives à ces derniers écrits, interprétation
qui les eût tués, si elle avait été admise. Ce fut alors que la
chambre des imprimeurs de Paris délégua plusieurs de ses
membres pour soutenir près du ministre des finances, M. Bi-
neau, les éditeurs de publications scientifiques ou littéraires.
Ils lui furent présentés par M. Paul Dupont, député. Le mi-
nistre accueillit avec bienveillance les observations de ces dé-
légués, et reconnut la justice de leur demande. On lut donc
le lendemain dans le Moniteur le Communiqué suivant :
« Depuis la publication du décret organique sur la presse,
on a manifesté la crainte que les écrits et publications litté-
raires ou scientifiques ne fussent désormais assujettis au droit
de timbre. Telle n'a pas été l'intention du gouvernement. Au
moment, au contraire, où une législation plus sévère permet
de réprimer les écarts de la presse politique, le gouvernement
sera heureux de favoriser les productions qui n'ont d'autre
but que les progrès des lettres, des sciences et des arts. Le
ministre des finances vient de donner des ordres pour que
les journaux et écrits périodiques exclusivement consacrés
aux lettres, aux sciences, aux arts et à l'agriculture coDlinuent
à être exemptés du droit de timbre. »
Cette décision fut confirmée par un décret du 28 mars 1852.
Le décret du i7 février n'a guère eu d'autre but que de ré-
glementer la presse politique. Cependant, une de ses disposi-
tions est relative à l'exercice de la librairie. L'article 41 de la
— 387 -
loi du 2 octobre 1814 avait bien exigé de ceux qui exercent
la profession de libraire, la possession personnelle d'un bre-
vet; mais cette prescription rencontrait dans son application
des difficultés, le législateur ayant omis de formuler une sanc-
tion pénale pour le cas de contravention. Le décret organi-
que, article 24, a comblé cette lacune, en rendant passible
d'une peine d'un mois à deux ans d'emprisonnement et d'une
amende de cent à dix mille francs, tout individu qui exerce-
rait le commerce de la librairie, sans avoir obtenu le brevet
exigé par l'article 11 de la loi de 1814.
La librairie compte à Paris environ quinze cents établisse-
ments, et, de ce nombre, près de la moitié fraudaient la loi.
Ce désordre dut cesser avant le 17 mai 1852, terme de ri-
gueur pour la régularisation de la position des libraires qui
n'avaient pas été antérieurement autorisés.
Un décret, en date du 24 mars 1852, vint régler ce qu'il
pouvait y avoir d'incomplet encore dans la police de l'impri-
merie. Ce décret assimile les imprimeurs en taille-douce aux
imprimeurs en caractères mobiles, et les oblige à être brevetés
et assermentés. Il astreint à l'autorisation et à la surveillance
du ministre de la police générale ou des préfets les posses-
seurs de presses autographiques et de presses à copier, si
nécessaires au commerce, et que le gouvernement avait to-
lérées jusqu'alors pour des impressions privées. Enfin, il
soumet également à une surveillance continuelle et assujettit
à certaines formalités les fondeurs de caractères, les clicheurs
ou stéréotypeurs, les fabricants de presses de tout genre et
les marchands d'ustensiles d'imprimerie.
Un second décret du même jour dispose qu'à l'avenir les
brevets seront conférés par le ministre de la police générale.
Telles sont, en résumé, les modifications qui ont été ap-
- 388 -
portées à la législation de la presse et de r imprimerie, après
ractedu2 décembre 4851.
La crainte des avertissements et dé la suppression eut pour
effet de forcer les journaux à mettre dans leur langage cette
modération dont ils s'étaient trop écartés depuis longues
années. Quant aux imprimeurs, objet d'une surveillance
plus rigoureuse, ils mirent un soin particulier à satisfaire
aux obligations que la loi leur imposait. L'administration
supérieure semble leur avoir tenu compte de cette sage
conduite; car elle s'est montrée, en plusieurs circonstances,
réellement bienveillante pour la presse et pour l'impri-
merie.
Ainsi, lorsqu'un grand nombre de journaux des départe-
ments furent victimes de la susceptibilité exagérée des préfets,
qui, pour des motifs frivoles, prodiguaient les avertissements,
le gouvernement modéra le zèle excessif de ces agents et leur
retira une arme qui menaçait de blesser ses amis plus souvent
encore que ses ennemis. Le droit de juger des cas où l'aver-
tissement pourrait être donné fut réservé au ministre de la
police générale, et il n'y a qu'à louer M. de Maupas de l'ex-
trême modération avec laquelle il en usa(l).
L'imprimerie elle-même dut reconnaître que les disposi-
tions du pouvoir lui étaient devenues plus favorables. Long-
temps privée des encouragements et des récompenses qui
étaient décernés aux arts et à l'industrie, elle trouva enfin
dans les conseils du gouvernement un appui près du chef de
(1) Voici, au reste, un exemple de l'abus qu'on faisait en province de
l'avertissement préalable : L'Echo de Vésone, journal qui se publie à Péri-
gueux, fut frappé d'un avertissement pour avoir reproduit en note deux
extraits de lettres écrites par le préfet de la Dordogne lui-même. Ces
extraits, n'ayant aucun trait à la politique, avaient été littéralement
cop es sur les originaux.
— 389 -
l'Etat. A l'occasion delà fête du 15 août 185â, le lîiinistre, sur
la p^op(^sitlon de M. Latour-Dumoulih , directeur général de
l'imprimerie et de la libfrairie, comprit sur sa liste de promo^
tions pour la Légion cl'honneur quatre noms appartenant à
l'imprimerie (1). Ces choix, agréés par Louis-Napoléon, sont
un témoignage de l'intérêt que le gouvernement porte à la
profession même de l'imprimeur. Ce retour a des sentiments
plus bienveillants envers l'imprimerie se manifesta d'une ma-
nière plus générale dans une circonstance où cette profession
était exposée à un péril imminent.
Vers la fin de sa session de 4852, le corps législatif fut
saisi d'un projet de loi tendant à frapper la fabrication du pa-
pier d'un impôt de 25 à 30 pour cent de sa valeur, projet dont
l'adoption eût été désastreuse pour l'imprimerie et les nom-^
breux ouvriers qu'elle occupe. Les fabricants de papier, les
imprimeurs, les libraires, se hâtèrent de présenter au gouver-
nement des observations sur ce projet. M. de Maupas , qui
reçut leurs délégués, les écouta avec beaucoup de sympathie,
et contribua puissamment au succès de leur réclamation. Le
projet fut retiré. Espérons qu'on n'y reviendra plus, et que
c'en est fait à jamais d'un impôt qui, peu productif pour les
trésor, apporterait une perturbation profonde dans plusieurs
branches de l'industrie française.
Il est une autre question que le gouvernement paraît
déterminé à résoudre promptement, et de la manière la
plus satisfaisante pour les intérêts de la librairie , c'est celle
de la suppression de la contrefaçon littéraire. Le décret du
28 mars 1852, qui assimile la contrefaçon des ouvrages
(1) MM. Guiraudel et Paul Dupont, imprimeurs, M. Monpied proie, et
el M. Delalain, libraire.
— 390 —
étrangers à celle des ouvrages français, doit amener inces-
samment Textinction de cette industrie illicite, qui a pris,
depuis quelque temps, dans un pays voisin du nôtre, un très-
grand développement. Déjà, sous le règne de Louis-Philippe,
les libraires de Paris^ dans une pétition à la chambre des dé-
putés, avaient demandé cette assimilation. C'était, du reste,
un exemple de probité et de bonne foi que la France ne pou-
vait manquer de donner la première , puisqu'elle avait pris
elle-même l'initiative des conventions diplomatiques relatives
à la propriété littéraire (1).
Si le gouvernement, comme tout le fait présumer, parvient
à fermer pour jamais cette plaie honteuse de la contrefaçon ,
ce sera un immense service qu'il anra rendu au pays tout en-
tier ; car le nombre de volumes que la contrefaçon répand en
Europe aux dépens de nos éditeurs est, dit-on, cinq fois plus
grand que celui des éditions originales. Qu'on juge du mou-
vement et de la vie qui seraient donnés à nos ateliers, si les
presses françaises étaient seules appelées à pourvoir à cette
énorme consommation.
VIII. On a vu que, depuis soixante ans, l'imprimerie a tou-
jours ressenti les contre-coups des révolutions qui ont eu
lieu en France, et que tous les gouvernements qui se sont
succédé ont apporté des changements plus ou moins graves à
sa législation. Au milieu de tant de mesures , le plus souvent
contradictoires, dont elle a été l'objet, il serait difficile de
(1) L'imprimerie, qui conservera toujours pour M. Latour-Dumoulin un
sentiment bien vif de reconnaissance, lui est notamment redevable de
plusieurs conventions conclues avec différents Etats de l'Europe, pour la
garantie réciproque de la propriété littéraire. C'est lui encore qui a pré-
paré le traité, actuellement en voie d'exécution avec la Belgique, et dont
la librairie française attend le résultat avec une si juste impatience.
- 391 -
juger de l'influence que les diverses phases qu'elle a éprouvées
ont exercée sur sa situation matérielle. Tantôt pauvre et lan-
guissante sous un régime de liberté absolue, tantôt s'élevant
à une prospérité inouïe sous la compression des lois les plus
dures de la Restauration, elle doit nécessairement porter en
3oi la raison de ces anomalies. C'est que l'imprimerie, ayant
toujours été solidaire des fautes de la presse politique , sous
tous les régimes, a vu s'étendre jusqu'à elle la défiance que
celle-oi provoquait , tandis que, d'un autre côté, sa sécurité
s'accroissait en proportion des mesures préventives dont la
presse était l'objet.
Le décret du 17 février 1852 a fait ressortir une fois de plus
le même contraste. Ce décret arme le gouvernement d'un
pouvoir foHTiidable <îontre les journaux; il lîii donne les
moyens de les contenir, de les briser à son gré. Cependant,
on ne peut pas dire que cette sévérité ait causé, jusqu'ici , à
l'imprimerie, aucun préjudice appréciable. ïl résulte, au con-
traire, de documents authentiques, que la production typo-
graphique de 1852 a dépassé de beaucoup, en importance ,
celle des années antérieures.
Quant à la presse politique, quoiqu*eUe paye la peine de
ses excès, nous sommes loin d'être insensibles à ses souf-
frances. Le régime qu'off lui a fait est dur, assurément; mais
il est exceptionnel, et, à ce titre, il ne peut être que tempo-
raire. Les écarts de la publicité périodique ne nous ont mal-
heureusement pas guéris du goût très-vif que nous avons
pour elle; et, si elle demeurait plus longtemps muette, il se-
rait à craindre que son silence ne tournât, tôt ou tard, au pro-
fit de la publicité clandestine. Le gouvernement a prévu sans
doute ce résultat. Quelques-uns de ses actes ont déjà témoigné
de ses intentions plus bienveillantes à l'égard de cette presse.
- -m -
Il a fait savoir qu'il n'entendait pas se priver des lumières
qui jaillissent de la discussion franche, loyale des intérêts
publics ; d'où on peut inférer que la presse sera mise en état
de rendre de nouveaux services au pays. Le calme profond
dans lequel est la France permet d'espérer que nous pourrons
bientôt, sans péril, renaître à cette vie politique dont le
gouvernement représentatif nous a fait contracter la douce
habitude.
Le rétablissement de l'Empire, proclamé avec enthousiasme
au moment où nous écrivons ces lignes, vient confirmer nos
espérances. Fort de huit millions de suffrages, le gouver-
nement impérial pourra, moins que tout autre , redouter la
presse. Il doit lui suffire, et la loi lui en laissera toujours
les moyens, 'd'être prêt à réprimer toute polémique déloyale,
toute excitation au désordre, si des journaux, après de si
rudes leçons , tentaient encore de revenir aux tristes erre-
ments d'une autre époque.
Nous citons avec empressement, comme un acte favorable à
l'imprimerie, la remise faite, à l'occasiou de l'avènement de
Napoléon ÏII, de toutes les peines prononcées pour contraven-
tions ou délits de presse, et, par conséquent, l'annulation
des avertissements reçus jusqu'alors par les journaux (1«^ dé-
cembre 1852).
Un autre décret, concernant la presse, a paru le 5 janvier
1853. Il règle l'emploi des amendes encourues par les jour-
naux. D'après les lois en vigueur, le gérant du journal était
tenu, dans les trois jours de tout jugement ou arrêt définitif
de condamnation pour crime, délit ou contravention de presse,
d'acquitter le montant des condamnations qu'il avait encou-
rues ou dont il était responsable, et, à défaut de payement dans
le délai fixé, le journal devait cesser de paraître, sous les
- 393 -
peines portées par l'article 5 du décret du 17 février 1852.
En outre, ces amendes, aux ternies de l'avis du conseil: d'État
du 3 janvier 1807, étaient définitivement acquises au trésor,
et ne pouvaient être restituées. Le décret du 5 janvier 1853
a eu pour but de faire verser ces amendes à la caisse des con-
signations, pour y rester déposées pendant trois mois, afin
que si, dans ce délai, le droit de faire grâce était exercé, les
sommes déboursées pussent être rendues aux consigna-
taires. Cette nouvelle disposition est évidemment à l'avantage
de la presse.
Espérons qu'on ne s'en tiendra pas là, dans ce retour vers
l'imprimerie. Un moment même nous avons pu compter que
le règlement promis par le décret du 5 février 1810 (1), allait
enfin être donné à l'imprimerie. La suppression du ministère
de la police générale, et la réunion du service de l'imprimerie
et de la librairie au ministère de l'intérieur, direction de la
sûreté générale, ont fait encore une fois abandonner ce projet ;
mais on nous assure qu'il est question de le reprendre, et ce
bruit, que nous accueillons avec plaisir, nous semble d'un heu-
reux augure. Il serait par trop cruel que l'imprimerie, qui a tant
de souffrances à guérir, ne participât point, comme toutes les
autres institutions, à la prospérité que l'Empire vient de rendre
à la France. Sous l'influence de la tranquillité publique, le
(1) Extrait du décret du 5 février 1810 : « Art. 49. Il sera statué par des
règlements particuliers sur ce qui concerne : 1» les imprimeurs et libraires,
leur réception et leur police; 2° les libraires étateurs, lesquels ne sont pas
compris dans les dispositions ci-dessus ; S** les fondeurs en caractères ; 4*' les
graveurs; 5" les relieurs et ceux qui travaillent dans toutes les parties de
l'art ou du commerce de l'imprimerie et de la librairie. » — Extrait de
l'ordonnance du 24 octobre 1814 : « Art. ler. Les brevets d'imprimeur et
de libraire délivrés jusqu'à ce jour sont confirmés. Les conditions auxquelles
il en sera délivré à l'avenir seront déterminées par un nouveau règlement. >>
— 394 —
règne de Napoléon 111 ne peut être que favorable aux lettres,
et l'on sait que l'imprimerie a toujours profité la première
de leurs succès.
IX. Le produit des presses françaises, qui était, en 1812 ,
de 72 millions de feuilles, non compris les journaux, s'était
élevé, en 1826, époque d'une grande activité pour la librairie,
au double de ce chiffre, c'est-à-dire à 144 millions. Réduit ,
en 1831, à moins de 80 millions, il a repris sa progression à
partirdel835, et s'élevait, en 1847, à 110 millions. Pour 1852,
on ne l'estime pas à moins de 165 millions de feuilles, non
compris les journaux.
Le nombre des livres, brochures et journaux imprimés ou
réimprimés en France, pendant cette dernière année, s'élève
à 8,261 'écrits.
Ilétait, pour 1851, de 7,350 -^
Différence 911 ouvrages en plus.
Sur les 8,261 écrits publiés en 1852,
4,321 ont été imprimés à Paris,
3,925 dans les départements ,
et 15 en Algérie.
1,626 sont des réimpressions ou nouvelles éditions;
6,635 doivent être considérés comme des écrits nouveaux.
7,682 sont en langue française , parmi lesquels il faut
comprendre 64 écrits imprimés dans les divers
idiomes de la France.
579 sont en langues mortes ou étrangères, savoir :
En allemand 90
anglais 44
arabe 4
— 395 -
En espagnol 110
grec 66
hébreu 6
italien 28
langue latine 203
portugais 15
polonais 4
langues orientales 3
livres polyglottes 6
Au nombre des 7,682 publications en langue française, il
faut comprendre 164 journaux, en partie nouveaux, dont 40
appartiennent aux départements ;
Et 94 écrits imprimés par le procédé lithographique.
Enfin, on a annoncé, comme ayant été publiés en France
dans le cours de 1852 :
4,519 gravures et lithographies ,
171 cartes géographiques et plans,
1,367 morceaux de musique vocale,
1,076 œuvres de musique instrumentale.
Voici comment se répartit le travail des presses françaises
pour les dix dernières années :
En 1843 6,009 ouvrages;
1844 6,577
1845 6,521
1846 5,916
1847 5,530
1848 7,234
1849 7,378
A reporter 45,165
- 396 -
Meport 45,165 ouvrages;
En 1850 7,208
1851 7,350
1852 8,261
Total 67,984 ouvrages ,
soit, en moyenne, 6,798 ouvrages par année (1).
On a constaté que, dans l'espace de dix années (1842 à
1851), il avait paru en France 20,000 ouvrages au moins
sur la science sociale (fouriérisme, communisme et socialisme
de toutes nuances et de toutes les époques), non compris
ceux qui sont sortis des presses clatidestines ; — près de
2,000 ouvrages sur les sciences occultes, telles que la cabale,
la chiromancie, la nécromancie, etc.; — 75 volumes sur
le blason, la noblesse et la généalogie; -— 6,000 ro-
mans et nouvelles, et 800 relations de voyages, etc. Dans
ces dix années, il est sorti des presses françaises plus de
4,000 ouvrages traduits de langues modernes. Les livres
traduits de l'anglais y sont au moins pour le tiers; puis
viennent ceux traduits de l'allemand et de l'espagnol. Les
langues portugaise et suédoise sont celles qui ont le moins
exercé la plume des traducteurs.
Le mouvement des transactions de notre librairie avec les
(1) Une chose pourrait surprendre au premier abord, c'est l'augmenta-
tion considérable du nombre des ouvrages en 1848. Mais cette augmentation
ne signifie nullement qu'il y a eu accroissement de travaux d'impression. Il
a été imprimé en effet un plus grand nombre d'écrits divers , ce qui s'ex-
plique par la quantité de pamphlets, libelles, etc., auxquels ont donné lien
les événements de 1848. Quant au chiffre réel des affaires traitées par la
typographie dans cette dernière année, on a constaté au contraire une dimi-
nution de vingt sept pour cent sur le chiffre de l'année précédente.
- 397 -
pays étrangers, pendant Tannée 1851, présente une augmen-
tation notable sur celui des années antérieures (1).
Nos exportations se sont élevées, en 1851, aux chiffres
suivants :
/ Livres en langues mortes on étran-\
Librairie. LS*'«^--, ^"^^'^'^^ ^^- 6,479,827 fr.
j Livres en langue (
V française 5,557,220 /
(Augmentation, sur 1850, 748,887 fr.)
Gravures et lithographies 5,087,435
(Augmentation, sur 1850, 443,630 fr.)
Musique gravée 210,960
Caractères d'imprimerie 289,980
Total des exportations 12,068,202 fr.
Les pays avec lesquels nos relations ont été les plus actives,
sont :
Pour la librairie: — la Belgique, 1,266,539 fr., c'est-à-
dire le 6e du total de nos exportations; —l'Angleterre,
713,490 fr. ; — les États-Sardes, 627,865 fr. ;— le Mexique,
487,347 fr.; —la Russie, 316,650 fr. ; -— les États-Unis,
315,785 fr. Puis viennent la Suisse, l'Espagne, l'Association
allemande, la Toscane, le Pérou, la Turquie, le Portugal, les
Deux-Siciles, etc.
(1) Nous empruntons ces renseignements au rapport fait le 14 janvier
1853, à l'assemblée générale du cercle de l'imprimerie, de la papeterie, de
la librairie, etc.
TOME I. 34
— 398 -
Pour les gravures et lilhographies : — la Belgique,
1,042,010 fr.; - r Angleterre , 872,225 fr. ; — les États-
Unis, 648,315 fr. ; — l'Espagne , 570,100 fr. ; — les États-
Sardes, 348,740 fr.; viennent ensuite le Mexique, l'Associa-
tion allemande, la Russie, la Turquie, la Suisse, etc.
Les pays avec lesquels l'industrie de la musique a fait le
plus d'affaires, en 1851, sont : la Belgique, les États-Unis ^
l'Angleterre, la Russie et l'Espagne.
Les exportations les plus considérables, en caractères d'im-
primerie, ont été faites en Angleterre, dans les États-Sardes,
au Brésil, en Espagne et en Belgique.
Les produits de même nature, importés en France, pendant
l'année 1851, se divisent ainsi:
Livres en toutes langues, mortes ou vivantes. 811,592 fr.
Gravures , lithographies et cartes géographi-
ques 127,020
Musique gravée 5,184
Caractères d'imprimerie, neufs et vieux 9,544
Total des importations 953,340 fr.
Après Paris, qui compte 80 imprimeries brevetées, les villes
qui en ont le plus sont : — Lyon, 18; — Bordeaux, 17; —
Toulouse, 13; — Rouen, 12; — Marseille, 10 ; -—Nantes, 9 ;
— Orléans, 9 ; — Lille, 9 ; — Montpellier, 9 ; — Metz, 8; -
Besançon, 7 ; — Avignon, 7; — Strasbourg, 6, etc.
Quoique le nombre des brevets pour Paris soit limité à 80,
on y a recensé, en 1847, 87 imprimeries (1), 7 étant exploi-
tées comme succursales d'imprimeries brevetées.
(1) statistique de l'industne de Paris, publiée en 1851, par les soins
de la chambre de commerce.
- 399 —
Sur les 87 établissements receosés (1), 11 figurenten même
temps sur le tableau des imprimeries lithographiques.
73 occupent plus de 10 ouvriers ;
13 — de 2 à 10 —
1 occupe 1 seul ouvrier.
Les ouvriers employés dans ces 87 établissements sont au
nombre de 4,536. Le total des affaires est de 15,247,211 francs.
Ce qui donne une moyenne de 175,255 fr. par établissement,
et de 3,361 fr. par ouvrier.
Le chiffre total des affaires (15,247,211 fr.) est réparti dans
des proportions très-diverses entre les 87 imprimeries :
6 font pour 500,000 fr. d'affaires et plus ;
18 -
de 200,000
à 500,000 fr.
27 —
de 100,000
à 200,000
19 —
de 50,000
à 100,000
9 —
de 25,000
à 50,000
6 —
de 10,000
à 25,000
2 —
pour moins de.
. . 10,000
En 1848, le développement des écrits périodiques ayant
compensé, en partie, la diminution des affaires de librairie ,
le total des affaires est descendu à 11,130,000 fr., et la
réduction n'a été, comme nous l'avons dit, que de 27 pour
cent.
Pour trouver un terme de comparaison avec les résultats
constatés pour 1847, il faut remonter jusqu'à l'année 1822,
c'est-à-dire jusqu'à une époque de 25 années. D'après un ta-
bleau publié précédemment, .et auquel on doit reconnaître un
(I) L'imprimerie nationale n'est pas comprise dans ces calculs.
- 400 -
caractère officiel (1), les 80 imprimeurs de Paris ont fait,
en 4822, pour 8,749,329 francs d'affaires, et occupaient un
personnel de 3,010 ouvriers. La moyenne d'affaires, par in-
dustriel, était de 109,367 fr., et, par ouvrier, de 2,907 fr.
L'augmentation serait donc, de l'année 1847 sur 1822, en
prenant les deux enquêtes pour base, de 6,497,882 fr. sur les
affaires, et de 1 ,526 ouvriers sur le personnel.
(1) Recherches statistiques sur la ville de Paris.
CHAPITRE VIII.
l'imprimerie dans les diverses contrées de la terre.
SOMMAIRE.
Introduction. — I. Allemagne (1450). Mayence, Bamberg, Strasbourg, Cologne,
Augsbourg, Nuremberg, Leipskk. — Hongrie (1473). Bnde. — Bohême (1475).
Pilsen, Prague. — IL Italie (1465). Subiaco, Rome, Venise, Milan, Naples,
Messine, Palerme, Padoue, Parme. — IIL France (1470). Paris, Lyon, Tou-
louse, Troyes, Rouen, Tours.— IV. Belgique (1472). Alost, Anvers, Louvaiu,
Bruges, Bruxelles. — V. Hollande (1472). Utrecht, Harlem, Leyde, Amsterdam.
— VI. Suisse (1472). Muuster-en-Ergau, Bàle, Genève. — VH. Pologne (1474).
Cracovie, Vilna, Lublin, Varsovie. — VIII. États-Sardes (1474). Turin, Gènes,
Chambéri, Cagliari. — IX. Espagne (1474). Valence, Barcelone, Saragosse,
Madrid. — X. Angleterre (1474). Westminster, Oxford, Saint-Albans, Londres.
— Ecosse (1507). Edimbourg. — Irlande (15ol). Dublin. — XI. Danemark
(1482). Odensée, Copenhague, — /s/ande (lo30\ Holam.— Norvège (1644).
Christiania. — XH. Suède (1483). Stockholm, Upsal. — XIll. Tortigal (1489).
Lisbonne, Leyria, Braga. — XIV. Prusse (1506). Francfort-sur-l'Oder, Kœnigs-
berg, Berlin. — XV. Russie (1560). Moscou, Saint-Pétersbourg. — XVI. Amé-
rique (1544). Mexico, Lima.— É/û<s-t/nis (1639). Cambridge-en-Massachussets,
Boston, Philadelphie, New-York. — XVII. Hindoustan (1563). Goa, Tranque-
bare, Serampour, Columbo, Calcutta, Madras, Bombay. — XVIII. Turquie
(1493-1727). Thessalonique, Andrinople, Conslantinople. — Éyypte (1798-1822).
Le Caire, Boulak. — XIX. Chine (1590-1776). Ma^ao, Péking. — XX. Océanie
(1818-1822). Taïti, lies Sandwich. — XXL Grèce (1820). Chios, Cydonie, Hydra,
Nauplie, Missolonghi, Athènes. — XXII. Algérie (Afrique française) (1830).
Alger, Oran, Constantine.
La typographie venait de naître ; c'était encore un mystère
auquel un petit nombre d'adeptes étaient initiés sous le ser-
ment de n'en rien divulguer, lorsque la prise de Mayence
- 402 -
(i46:2) dispersa les premiers imprimeurs dans les diverses
contrées de l'Europe.
Quelques-uns continuèrent d'abord à garder sur leurs tra-
vaux le plus profond secret; ils appelaient la typographie une
œuvre surnaturelle, Vart d'écrire sans main et sans plume,
C'est sans doute là ce qui , pendant quelque temps , fit croire
aux personnes superstitieuses que les premiers imprimeurs tra-
vaillaient à l'aide de moyens cabalistiques.
Mais les nuages qui enveloppaient l'art typographique à
son origine ne tardèrent pas à se dissiper entièrement, et la
miraculeuse invention fut révélée partout. Dès lors, elle fut
si bien appréciée , on pressentait avec tant d'enthousiasme la
révolution qu'elle allait opérer dans le monde, que les moin^
dres cités réclamaient des ateliers typographiques , et que le
génie du nouvel art volait, pour ainsi dire , de clocher en
clocher.
L'élan était général, et l'on vit à cette époque plusieurs
imprimeurs qui changèrent fréquemment de résidence pour
satisfaire aux travaux qui leur étaient demandés. Partout on
les accueillait avec empressement : les papes, les évêques, les
rois, les princes, tous les personnages distingués s'honoraient
d'en être les protecteurs. On montait des imprimeries dans les
monastères, dans les palais des grands. L'imprimerie se pro-
pagea avec une rapidité si incroyable, qu'avant la tin du
xv« siècle elle était déjà établie dans les principales villes
d'Europe.
Nous allons signaler sa marche et ses progrès dans chacune
des contrées de la terre, en suivant l'ordre chronologique.
1. ALLEMAGNE (1450). L'immortel honneur d'avoir donné
naissance à l'imprimerie appariient à l'Allemagne. Conçue par
r.iilenberg à Strasbourg, théâtre de ses premiers essais, cettr
- 403 -
admirable invention fut complétée et pratiquée d'abord à
Mayence (ii50) par Gutenberg et ses deux associés, Fust et
Schœffer.
Aux faits que nous avons mentionnés précédemment dans
notre chapitre sur la découverte de l'imprimerie, nous ajou-
terons quelques délails supplémentaires qui auraient inter-
rompu notre narration , et qui trouvent ici naturellement leur
place.
Mayence. De plusieurs actes authentiques il résulte que
Gutenberg, né à Mayence, se rendit, dès sa jeunesse, à Stras-
bourg, où il résidait encore en 4444. On ne sait pas précisé-
ment en quelle année il revint à Mayence; mais il paraît que,
pendant quelque temps, il y continua seul ses tentatives. Au
mois d'août 1450, il forma une association avec Jean Fust
banquier (1), qui, aux termes du contrat, lui prêta d'abord
800 florins d'or, à six pour cent d'intérêt, somme garantie par
tout le matériel typographique, et convint, en outre, de lui
payer annuellement 300 florins pour les frais généraux de
l'établissement. En décembre 1452, Fust, en faisant admettre
Schœffer dans la société, prêta encore à Gutenberg 800 florins.
Mais, sur la fin de 1455, il exigea le payement de ses avaaces,
qui, avec les intérêts, s'élevaient à 2,020 florins.
Voici, d'après l'original allemand, le résumé de ce procès,
qui amena la dissolution de la société.
« Fust assigne en justice Gutenberg, pour répéter la somme
de 2,020 florins d'or, provenant de 800 florins qu'il avait
(1) On a dit à tort que Jean Fust était orfèvre; c'est son frère Jacques
Fust qui exerçait cette profession. Quelques auteurs parlent d'un Jean
Meydenbach qui aurait aussi été associé avec Gutenberg à Mayence, niais
dont le nom ne se trouve cependant sur aucun monument typographique.
Un autre Meydenbach (Jacques) était imprimeur à Mayence en 1491.
- 404 -
avancés à Gutenberg, selon la teneur du billet de leur con-
vention ; de même que de 800 autres florins qu'il avait donnés
à Gutenberg, en sus de sa demande, pour achever l'ouvrage,
et de 36 autres florins dépensés, et des intérêts qu'il lui a fallu
payer, n'ayant pas lui-même les fonds suffisants.
a Gutenberg répliqua que les premiers 800 florins ne lui
avaient point été payés, selon la teneur du billet, tous et à la
fois ; qu'ils avaient été employés au préparatif du travail; qu'il
s'offrait de rendre compte des derniers 800 florins; qu'il ne
croyait pas être tenu de payer les intérêts.
« Le juge ayant déféré le serment àFust, et celui-ci l'ayant
prêté, Gutenberg fut condamné à payer les intérêts, de même
qu'autant du capital que le compte par lui rendu prouverait
qu'il en aurait employé à son profit particulier. Ce dont Fust
demanda et obtint acte du notaire impérial Helmasperger,
le 6 novembre 1455 (1). »
Pierre Schœffer signa comme témoin l'acte du serment,
sous le nom de Pierre Girnsheim , clerc du diocèse de
Mayence.
On a prétendu que Gutenberg, après la perte de son pro-
cès, avait abandonné la typographie. Cette opinion n'est pas
fondée. Loin de se décourager, il avait monté une seconde
imprimerie à Mayence, avec l'aide de Conrad Humery, syndic
de la ville. La pièce suivante (2) en est une preuve convain-
cante.
« Moi, le docteur Conrad Humery, je reconnais par les pré-
sentes que le très-haut prince mon cher maître 4'archevêque
Adolphe m'a fait remettre les formes, Les caractères, les
(1) .Y//e Dissertation du bibliophile Jacob : Procès de Gutenberg.
{-2) Wurdtwein, Bibliotheca mogimtina.
- 405 -
outils et instruments feisant partie du métier, laissés par Jean
Gutenberg après sa mort, instruments qui m'appartiennent,
et sont encore aujourd'hui en ma possession, et, par contre,
je m'engage à n'imprimer, avec ces formes et caractères,
qu'à Mayence seulement, et nulle part ailleurs. Quant à la
vente de ces objets , tout bourgeois de Mayence aura la pré-
férence, à égalité de prix, sur un étranger.
« En foi de quoi j'appose mon sceau à ces présentes
données en l'année 1468, le vendredi après la Saint-Mathias
(26 février). »
Il paraît que Humery, qui dirigeait cette imprimerie pen-
dant les dernières années dé la vie de Gutenberg, la céda peu
de temps après la mort de celui-ci.
On a dit aussi qu'il y eut, entre Fust et Gutenberg, à la
suite de leur procès , une transaction par laquelle l'ancien
matériel fut cédé à Gutenberg, et même les impressions com-
mencées du Catholico7i et de la Bible dite aux trente-six
lignes, qu'il acheva par ses procédés en 1460, tandis que Fust
se réservait l'impression de la Bible aux quarante-deux lignes,
qu'il n'avait peut-être pas encore commencée, mais qu'il était
assuré, au moyen des procédés plus expéditifs inventés par
Schœffer, son gendre et son associé, de publier avant celle
de Gutenberg, et qui parut, en effet, en 1455 ou 1456. On
ajoute que les trois premiers cahiers d'une Bible, pour l'im-
pression desquels ils avaient déjà dépensé 4,000 florins
(12,000 francs), furent probablement anéantis comme des
essais trop imparfaits. Mais toutes ces conjectures semblent
peu admissibles.
Pendant leur association, Gutenberg et Fust imprimèrent
des ouvrages xylographiques, tels que le Donat, et peut-être
aussi quelques livres en caractères mobiles sculptés sur bois
- 406 —
OU sur métal. Paul Pater (1) écrivait en 1720 : « Je me sou-
« viens d'avoir vu autrefois à Mayence des types en bois,
« faits en racine de buis, perforés au milieu, afin de pouvoir
« être enfilés et joints facilement ensemble; c'étaient des
« débris de l'imprimerie de Fust. »
Enfin, suivant l'opinion la plus accréditée, le premier, ou du
moins le plus important ouvrage imprimé en caractères mo-
biles fondus, fut une Bible latine, que l'on croit être celle dite
aux quarante-deux lignes. Elle ne porte, non plus que douze
ou treize autres anciennes Bibles , ni date, ni nom d'impri-
meur, ni indication de lieu ; mais la souscription d'un enlu-
mineur de Mayence, écrite sur l'exemplaire de la bibliothèque
impériale de Paris , et datée de 1456, prouverait qu'elle n'est
point postérieure à cette époque, et qu'elle aurait pu être im-
primée ou commencée pendant l'association de Gutenberg ,
de Fust et de Schœffer, ce qui semble d'ailleurs résulter du
récit de Trithème. Quelques bibliographes, s'appuyant du té-
moignage d'Ulric Zell, reportent l'impression de cette Bible
à 1450; elle serait alors l'œuvre de Gutenberg et de Fust
seulement.
Quoi qu'il en soit, elle fut évidemment commencée avant
l'impression des Lettres tVindulgence du pape Nicolas V, im-
primées à Mayence et datées de 1454 et 1455.
Après la dissolution de la société, Fust et Schœffer impri-
mèrent le Psautier, portant la date de 1457, et commencé
sans doute avec Gutenberg; le Rational de Durand,
de 1459, etc.
Gutenberg continua, de son côté, à pratiquer la typographie,
(1) De Germaniœ miraculo, dans \esMonumenta tifpographica, deWolf,
tome II.
- 407 -
et, suivant Lignamine (1) , son imprimerie était aussi active
que celle de Fust ; mais il est difficile de signaler ses im-
pressions, car son nom ne se trouve sur aucune. On regarde
cependant comme sortis de ses presses plusieurs ouvrages
sans date, la Bible dite aux trente-six lignes, et le Catholicon
de Balbus, ce dernier avec l'indication de Mayence, imprimés
tous les deux vers 1460. Le Tractatus de celebratione mis-
sarum parait bien avoir été imprimé par Gutenberg; un
exemplaire qui, de la bibliothèque des Chartreux de Mayence
passa dans celle de l'université, puis dans la bibliothèque
publique de cette ville, portait une note manuscrite en latin
annonçant que le volume avait été donné à la Chartreuse par
Jean de Bonne Montagne (Gutenberg) comme produit de son
art admirable; on y lisait aussi la date de 1463 et le nom de
Jean Nummeister, sans doute son associé, qui plus tard alla
s'établir à Foligno en Italie (2). On lui a quelquefois attribué,
sur la foi d'un ancien manuscrit (3), l'impression, en 1462,
d'un factum de Dietrich d'Isenburg contre Adolphe de Nassau ;
mais la bienveillance que ce prince témoigna plus tard à
Gutenberg semble démentir cette assertion. Il est probable
que toutes les pièces relatives aux contestations élevées entre
les deux compétiteurs à l'archevêché et principauté de Mayence
sortirent des ateliers de Fust et Schœffer.
Pour compléter ces détails sur les premiers livres impri-
més à Mayence, nous ajouterons que plusieurs bibliographes
pensent que la Bible aux quarante-deux lignes , les Lettres
(1) Chronica summorum pontificum imper atorumque , etc., publiée en
1474, à Rome, par Ph. de Lignamine, imprimeur en cette ville.
(2) Fischer, essai sur les monuments typographiques de Gutenberg,
Mayence 1802.
(ri) Wurdtwein, Bibliotheca moguntina.
- 408 -
d* indulgence et même le Psautier de 1457 sont imprimés en
caractères mobiles de bois. Cette opinion , à l'égard du
Psautier y paraît vraisemblable à M. Brunet. Mais il est plus
généralement admis que ces impressions ont été faites en
caractères fondus; M* Didot croit même que le Psautier
de 1457, quoique publié par Fust et Schœffer, après leur
séparation d'avec Gutenberg, fut imprimé en caractères de
fonte dus au procédé que celui-ci avait d'abord imaginé, et
que le Rational de Durand, de 1459, fut le premier ouvrage
exécuté avec des caractères fondus par le procédé de
Schœffer.
Après May en ce, les premières villes d'Allemagne où Tim-
primerie fut exercée paraissent être Bamberg ( 1462 ) ,
Strasbourg (1) et Cologne (1466). Elle passa bientôt à
Augsbourg (1468), à Nuremberg (1470), à Lubeck et à
Spire (1471), etc.
Dès 1465, elle avait franchi les limites de son pays natal ,
et s'était propagée dans différentes villes d'Italie, de France,
des Pays-Bas, d'Espagne, de Suisse et d'Angleterre, lors-
qu'elle forma de nouveaux établissements en Allemagne : à
Leipzig (1481), à Vienne, à Munich (1482), à Magdebourg
(1483), à Stuttgard (1486), etc.
L'aptitude des Allemands pour le nouvel art mérite d'être
remarquée : ils en furent les propagateurs, et, pendant plus
d'un demi-siècle, la liste des imprimeurs, dans tous les pays,
abonde en noms germaniques.
Les princes d'Allemagne témoignèrent aussî la haute es-
time qu'ils avaient pour Fimprimerie. Dès son origine, l'é-
(1) Strasbourg faisait alors partie de l'Allemagne; cette ville n'a été
incorporée à la France que sous Louis XÏV, en 1681.
- 409 -
lecteur deMayence, Adolphe II, touché des malheurs qu'avait
éprouvés Gutenberg, prit soin de sa fortune, et l'admit au
nombre des gentilshommes de sa maison. L'empereur Frédé-
ric III accorda, dit-on, en 1466, des armes de noblesse à
Jacques Mentel, célèbre imprimeur de Strasbourg. En 1470,
le même monarque autorisa les imprimeurs à porter des
robes brodées en or et en argent, et leur octroya des bla-
sons (1). Plus tard (1571), l'empereur Maximilien II donnait
aussi des armoiries à Paul Manuce , quoiqu'il exerçât son art
en Italie. Enfin, un simple particulier d'Augsbourg, Huldrich
Fugger, riche négociant, mit à la disposition du célèbre
Henri II Estienne, imprimeur à Paris, des sommes considé-
rables pour qu'il ne ralentît pas ses travaux.
Nous ne suivrons pas l'imprimerie dans toutes les villes
d'Allemagne où elle s'introduisit pendant le xv* siècle ; nous
ne signalerons ici que celles qui offrent les plus anciens mo-
numents de l'art typographique, dont nous ferons, en même
temps connaître les auteurs.
Bamherg (Bavière). Le premier qui exerça l'art typogra-
phique en cette ville, Pfister, dont on a voulu, dans ces der-
nières années, faire un compétiteur de Gutenberg, était un
de ces xylographes qui publiaient des livres d'images avec
texte explicatif, le tout gravé en bois. Après l'invention de
l'imprimerie, l'exécution xylographique de ces petits livres
(1) Le blason des compositeurs portait un aigle; celui des typographes
un griffon, avec un casque ouvert surmonté d'une couronne; l'aigle et le
griffon tenaient dans leurs serres un tampon d'imprimerie. Voir De prima
icrihendi origine, de Herman Hugo, avec les notes de Trotz, Utrecht,
1738, in-80, traduit en français sous le titre de Dissertation historique
sur l'invention des lettres et des caractères d'écriture, Paris, 1774,
in-l2.
TOME I. 35
- 410 -
continua pendant un certain temps ; mais quelquefois le texte
était composé en caractères mobiles. Un recueil de quatre-
vingt-cinq fables en allemand, in-folio de 88 feuillets, connu
sous le nom de Liber similitudinis (1), portant l'indication
de Bamberg, et la date de 1461, et sorti indubitablement de
l'atelier de Pfister, contient 101 gravures en bois, accompa-
gnées de textes imprimés typographiquement, selon plusieurs
bibliographes, mais que d'autres regardent comme une œuvre
xylographique. II n'en est pas de même des histoires de Joseph,
de Daniel, de Judith et d'Esther, en allemand, in-folio. Ce
livre, appelé des Quatre histoires^ et dont Camus a donné
une description détaillée (2) , contient 61 figures avec texte,
en tout 60 feuillets. La souscription porte qu'il fut imprimé
à Bamberg, par Pfister, en 1462. Tout le monde convient
que le texte est en caractères mobiles; mais, comme ces
caractères sont identiques à ceux d'une Bible latine dite aux
trente-six lignes, en deux volumes in-folio, que l'on croit
imprimée vers 1460, quelques auteurs, notamment MM. Léon
deLaborde (3) et Aug. Bernard (4), ont aussi attribué l'impres-
sion de cette Bible à Pfister. Ils se fondent sur le passage
d'un manuscrit latin de 1459 , conservé dans la bibliothèque
de Varsovie, où l'auteur, Paul de Prague, assure que, de « son
temps , quelqu'un sculpta à Bamberg une Bible entière sur
(1) On n'en connaît qu'un seul exemplaire, dont nos conquêtes avaient
doté la bibliothèque nationale de Paris, et qui a été rendu à celle de
Wolfenbutel.
(2) Notice d'un livre imprimé à Bamberg en 1462, Paris, an vu
(1799).
(3) Nouvelles recherches sur les origines de l'imprimerie. Début de
l'imprimerie à Mayence et a Bamberg, 1840.
(4) De l'origine et des débuts de l'imprimerie en Europe, 1853.
- 411 —
des lames, et l'imprima, en quatre semaines, sur parchemin. »
Mais on comprend que, dans un si court laps de temps, il
était impossible d'imprimer 2 volumes in-folio, composés
de 881 feuillets ou 440 feuilles , lorsque les plus habiles ty-
pographes de cette époque primitive ne tiraient par jour que
trois cents exemplaires d'une feuille. Évidemment, il ne s'agit
ici que d'une Biblia pauperum, livre d'images représentant
des traits de rx\ncien et du Nouveau Testament , avec texte.
En effet, il en existe une de ce genre, en 18 feuillets (1),
dont le texte est imprimé, comme celui des Quatre histoires,
avec des caractères identiques à ceux de la Bible en 2 vo-
lumes, dite aux trente-six lignes.
Quant à cette Bible elle-même, la plupart des bibliographes
la croient imprimée par Gutenberg, après sa séparation d'avec
Fust ; et, pour expliquer l'identité des caractères employés
par Pfister, ils pensent que Gutenberg les lui avait prêtés ou
vendus. D'autres ont même prétendu qu'il y avait eu deux
éditions de cette Bible, l'une exécutée par Gutenberg, l'autre
par Pfister, avec les caractères un peu usés qu'il avait reçus
de lui ; mais cette dernière conjecture n'est appuyée sur au-
cune preuve.
Quoi qu'il en soit, Bamberg paraît être la première ville
après Mayence où l'imprimerie ait été pratiquée ; mais elle ne
s'y maintint pas au delà de 1462, et n'y reparut qu'en 1481 ,
lorsque Jean Sensenschmid quitta Nuremberg pour s'établir
à Bamberg.
Strasbourg. C'est dans cette ville que Gutenberg conçut
l'idée de l'imprimerie. Comme il s'y rendit très-jeune, plu-
(1) Elle est annexée à l'exemplaire du livre des Quatre histoires que
possède la bibliothèque impériale de Paris.
- 412 -
sieurs auteurs anciens et modernes ont cru qu'il en était
natif; mais tous les actes officiels de Strasbourg où il est
nommé l'appellent Gutenberg de Mayence.
Nous avons déjà parlé de son séjour à Strasbourg, de Tas-
sociation qu'il y contracta, et du procès qui s'ensuivit, d'où
il semble résulter qu'il y exécuta des impressions typogra-
phiques, bien qu'aucun monument ne vienne corroborer ces
présomptions, et que tout l'avantage, sous ce rapport, reste à
Mayence.
Dans une séance de l'institut de Strasbourg , Kock ayant
dit que cette ville était le berceau de l'imprimerie : « Oui ,
répondit vivement Schaab , mais c'est un berceau sans
enfant. »
Malgré ce mot, plus spirituel que vrai, nous persistons à
croire que les premiers travaux de Gutenberg à Strasbourg
ne furent pa^ aussi stériles qu'on le prétend, et qu'il put y
imprimer quelques ouvrages non-seulement xylographiques,
mais même en caractères mobiles de bois ou de métal, ou-
vrages inconnus ou perdus aujourd'hui.
En reportant à Strasbourg l'origine de l'imprimerie, là
encore les envieux de Gutenberg ont cherché à lui ravir la
gloire de l'invention pour l'attribuer à Jean Mentel ou Mentelin.
Jean Schott, petit-fils de Mentel, du côté maternel, a fait
pour son aïeul ce que Jean Schœffer avait fait pour le sien.
Il assure que l'empereur Frédéric III accorda , en 1466, des
armoiries à Mentel, primo typographiœ inventoria avec cette
devise : Virtutem mente coronat. Schott plaça ces armoiries,
pour la première fois, sur la Géographie de Ptolémée, qu'il
imprima en 1520.
Il est possible que l'empereur Frédéric ait conféré des
armes à Mentel comme à un habile imprimeur, mais non
- 413 -
comme au premier inventeur de la typographie. Au reste,
nous avons déjà remarqué que Jean Schoeffer, après avoir
déclaré dans une épître dédicatoire, adressée en 1505 à
l'empereur Maximilien I", que Gutenberg avait inventé l'im-
primerie, obtint cependant du même souverain, en 1518, un
privilège qui décernait cet honneur à Jean Fust. Ces actes ,
s'ils sont authentiques , attestent, par leur contradiction
même, que ce n'est pas là qu'il faut chercher la vérité.
Schott a trouvé des auxiliaires dans quelques auteurs alsa-
ciens, qui ont appuyé ses prétentions mensongères.
Jean Gebwiler, recteur des écoles de Strasbourg, s'exprime
ainsi dans son panégyrique de Charles-Quint (Panegyris ca-
rolinay 1521) : a Parmi les personnes dont le nom fait l'hon^
« neur de l'Alsace, Jean Mentelin tient un rang distingué
« pour l'art de la chalcographie, c'est-à-dire l'art d'imprimer
« les livres avec des types d'étain, dont parmi les mortels il
« fut le premier inventeur, bien que les Mayençais veulent en
« attribuer l'honneur à leur concitoyen Faust. »
Le Lexicon Juris, imprimé par Schott, 1541, dit au mot
Librarii : « On appelle maintenant Lihrarii ceux qui impri-
« ment les livres. Cet art, dont notre Alsace à été gratifiée
« avant toutes les autres nations , fut inventé à Strasbourg
« par Jean Mentelin, proto typographe et aïeul des Schott , en
« l'année 1442, bien que sa mise au jour ait été assez ingé-
« nieusement attribuée à Mayence. »
L'auteur anonyme du Chronicon argentorense (1) raconte
une histoire analogue à celle de Laurent Coster de Harlem :
(1) Manuscrit conservé dans la bibliothèque de Strasbourg et dont on
attribue la rédaction à Daniel Specklin, né en 1536, et qui fut intendant
de la ville.
- 414 -
« L'art de l' imprimerie fut découvert pour la première fois et
« mis au jour à Strasbourg , par Jean Mentelin, qui confia à
« son domestique, Jean Gensfleisch, de Mayence, sa nouvelle
« invention ; car il lui savait un esprit ingénieux, et il espérait
« en son aide pour perfectionner son invention. Mais il fut
« indignement trompé par ce Gensfleisch, lequel s'entendit
« avec Jean Gutenberg, qui était très-riche, et qui avait eu
« vent de ce que faisait Mentelin ; Gensfleisch dévoila donc
« tous les secrets de cet art à Gutenberg, dans l'espoir d'une
« grande récompense ; toutefois, ils n'osèrent pas le mettre
« en pratique à Strasbourg en présence de Mentelin, et ré-
« solurent de le transporter à Mayence. Mais Dieu ne souffrit
« pas que cette perfidie fût impunie, et rendit aveugle
« Gensfleisch. »
On voit que le chroniqueur fait ici deux personnages de
Gensfleisch et de Gutenberg, erreur qui se retrouve dans
d'autres écrits.
Il fait de Pierre Schœffer un gendre de Mentelin. Il dit
avoir vu les premiers caractères sculptés en bois dont Men-
telin se servait, qui étaient perforés pour être assemblés et
maintenus, comme plus tard Paul Pater, que nous avons cité,
en avait vu de semblables à Mayence. Si le fait est vrai, ces
caractères en bois trouvés à Strasbourg pouvaient provenir
des premiers essais que Gutenberg fit dans cette ville.
Enfin, un médecin de Paris, nommé Jacques Mentel, et se
disant de la famille de l'imprimeur strasbourgeois, publia,
en 4650, un livre intitulé : De vera typographiœ origine, où
il présente, comme des preuves irréfragables, les récits fabu-
leux que nous venons de mentionner, et proclame son trisaïeul
l'inventeur de l'art typographique. Il prétend que les premiers
imprimeurs de Rome, de Venise, de Naples, de Paris furent
- 415 —
ses élèves; il pense même que l'impression des Epistolœ cy-
nicœ, faite en Sorbonne par Géring, Crantz et Friburger, fut
peut-être exécutée à Strasbourg par les mêmes typographes
avant qu'ils vinssent à Paris, ce qui est entièrement faux. Il
n'est pas plus exact en citant les vers que leur avait adressés
Erhard Windsberg, et qu'ils ont placés à la fin du livre. Le
poète y félicite l'Allemagne d'avoir inventé l'imprimerie ; au
mot Alemannia, le partisan de Mentel substitue Argentina
(Strasbourg).
Depuis longtemps, les prétentions en faveur de Mentel sont
tombées dans l'oubli ; mais il n'en est pas moins considéré
comme un des plus habiles et des plus anciens imprimeurs de
Strasbourg. On peut croire, avec plusieurs auteurs, qu'il fut
associé aux premiers travaux de Gulenberg dans cette ville ,
et initié par lui à l'art typographique; qu'il le revit plus tard,
soit à Mayence, soit à Strasbourg, où, dit-on, Gutenberg se
réfugia après la prise de Mayence.
Gabriel Naudé (1) avance que Mentel fut instruit par Faust,
qui, se sauvant de Paris, où on lui avait intenté un procès
pour la vente de ses livres, vint aussi à Strasbourg, ce qui
n'est guère probable.
La première édition du Spéculum quatruplex de Vincent
de Beauvais, en 10 volumes in-folio , est due à Mentel, qiii
n'a mis son nom qu'au Spéculum historlale formant quatre
volumes; le dernier est daté de 1473; mais on ne doute pas
qu'il n'eût déjà imprimé d'autres ouvrages (2). Il existe une
Bible en allemand, dont un exemplaire contient la souscription
écrite par l'enlumineur, datée de 1466, et portant que le livre
(I) Addition a l'Histoire de Louis XI.
i'I) Peut-être le Liber de arte predicnndi, sans date, mais avec son
nom imprimé.
- 416 -
a été imprimé par le vénérable Jacques Mentel, de Stras-
bourg (1).
En admettant même, d'après la Chronique de Lignamine,
que Mentel imprimât à Strasbourg dès 1458, ces impressions
seraient encore postérieures à celles de Mayence et à celles
que Gutenberg aurait pu exécutera Strasbourg, qu'il ne quitta
au plus tard qu'en 1450.
Henri Eggesteyn , typographe strasbourgeois, contempo-
rain de Mentel, imprima, en 1471, le Gratiani decretum ,
2 volumes in-folio, et les Constitutiones de Clément V, où il
dit avoir déjà imprimé ô.Hnnombrables volumes. Une Bible
latine in-folio est signalée comme une de ses impressions par
la note du rubricateur, datée de 1468.
Martin Flach , Adolphe Rusch , Nicolas Philippi , Marc
Reinhardi , imprimaient aussi à Strasbourg vers la même
époque; les deux derniers vinrent s'établir à Paris.
On reproche à l'imprimerie de Strasbourg d'avoir entravé
l'usage des lettres romaines, en propageant et en conservant
longtemps les caractères gothiques ; mais on doit louer
Lazare Zetner, imprimeur de cette ville en 1619, d'avoir dis-
tingué dans les lettres capitales l'I et le J, l'U et le V.
La typographie a toujours été florissante à Strasbourg.
Aujourd'hui encore les maisons Silbermann et Levrault ho-
norent les presses alsaciennes.
Cologne (Prusse). Ulric Zell est regardé comme le plus an-
cien imprimeur de cette ville. La Chronique de Cologne,
écrite en allemand, imprimée par Jean Kœlhoff en 1499 , et
(I) Une semblable annotation manuscrite (et non imprimée comme l'ont
dit quelques auteurs), avec la date de m cccc lxix en chiffres romains,
répétée en chiffres arabes 15C9, se trouve sur un exemplaire du livre
d'Astenaxus, intitulé De casibus conscieniiœ.
- 117 -
dont nous avons cité un passage dans notre chapitre II, le dit
formellement. Après avoir déclaré que Gutenberg est le pre-
mier inventeur de la typographie, l'auteur ajoute : « C'est de
« l'honorable maître Ulric Zell de Hanau, actuellement im-
« primeur à Cologne, en l'an 1499, que je tiens le récit de
« l'invention et des progrès de cet art, dont l'établissement à
<r Cologne lui est dû. »
Les deux premiers livres sur lesquels on trouve son nom,
avec la date, sont un Commentaire de saint Jean Chrysostome,
sur le 50® psaume, 1466, et le Libellus de singularitate cleri-
corum, 1467. Dans la souscription, Zell se qualifie clerc du
diocèse de Mayence ; ce titre et son témoignage en faveur
de Gutenberg donnent lieu de croire qu'il avait travaillé
avec lui.
Après Ulric Zell , les imprimeurs de Cologne les plus re-
nommés, pendant le xv« siècle, sont Pierre de Olpe; Arnold
Therhœrnen, qui imprima, en 1470, le Senno ad populum ,
premier livre connu dont les pages soient chiffrées; Jean
Kœlhoff, que nous avons déjà mentionné, et qui partage avec
son compatriote Jean de Cologne, établi à Venise, le mérite
d'avoir introduit dans la typographie, en 1472, l'usage des
signatures , si commodes pour assembler les feuilles impri-
mées.
Augsbourg (Bavière). Suivant les bibhographes d'Alle-
magne, l'introduction de la typographie dans cette ville est
due à Bamler, h qui l'on attribue l'impression d'une Bible en
latin et d'une Bible en allemand, toutes deux sans date, mais
que l'on croit imprimées en 1466 et 1467.
Cette prétention en faveur de Bamler ne paraît pas fondée;
car, en 1468, il n'était encore que rubricateur ou enlumineur,
titre qu'il prend dans la souscription de plusieurs livres, et
- 418 -
c'est sans cloute comme tel qu'il a mis son nom à la Bible
latine.de 1466, dont l'impression est attribuée à Eggesteyn
de Strasbourg. Bramler ne pratiqua l'imprimerie qu'en 4472.
Quoi qu'il en soit, Gunther Zainer (1), de Reutlingen, s'é-
tablit à Augsbourg, et y imprima, en 4468, les Méditations
de saint Bonaventure, in-folio, premier livre dont la souscrip-
tion porte le nom de l'imprimeur, l'indication de la ville et la
date. Zainer est le premier typographe allemand qui ait em-
ployé les caractères romains.
Jean Schusler, Erhart Ratdolt, qui exerça d'abord son art à
Venise , Jean Schœnsperger, tiennent un rang distingué
parmi les anciens imprimeurs d' Augsbourg.
Elfeld ou Eltvil ( Altavilla ) , près Mayence. Le syndic
Humery hérita de l'imprimerie de Gutenberg, dont il fut le
dernier associé, et la céda, dit-on, à Nicolas Bechtermuncze,
imprimeur à Eltvil, qui imprima, en effet, le Vocabularium
latino-teutonicum, dit ex quo, en 4469, avec les caractères
du Catholicon de Mayence; mais, dès 4467, lorsque Gu-
tenberg vivait encore , les frères Nicolas et Henri Bechter-
muncze, associés avec Wygand Spyesz, s'étaient servis des
mêmes caractères que, sans doute, Gutenberg leur avait prê-
tés ou vendus , pour la première édition de ce vocabulaire.
Deux autres éditions, l'une en 4472, l'autre en 4477, furent
encore imprimés à Eltvil, dont il paraît que l'imprimerie fut
ensuite reportée à Mayence.
Nuremberg (Bavière). Une tradition populaire suppose
qu'un Georges Koberger inventa l'imprimerie dans cette ville,
(1) C'est lui, dit-on, qui porta l'art typographique en Pologne. Son frère,
ou du moins son parent, Jean Zainer, introduisit l'imprimerie à Ulm, où
il donna, en 1473, la première édition des Femmes illustres de Boccace.
- m -
en 1440 ; mais ce fait est regardé comme une fable par les
habitants même de Nuremberg. Il paraît que ce Georges Ko-
berger est un personnage imaginaire, qu'on a confondu avec
le célèbre Antoine Koburger, dont nous allons parler.
Les deux plus anciens livres connus, imprimés à Nurem-
berg, sont le Comestorium vitiormn de François de Retza,
et un opuscule de Gerson, sur le Cantique des Cantiques ,
tous deux portant l'indication de Nuremberg et la date
de 1470, mais sans nom d'imprimeur. La souscription du
premier de ces livres , conçue à peu près dans les mêmes
termes que celle du Catholicon de Mayence (patronarum
formarumque concordia et proportmie impressiis), donne lieu
de croire que l'imprimeur était un élève de Gutenberg, et
probablement Henri Kefer(l), associé avec Jean Sensenschmid;
celui-ci, plus tard (1481), alla s'établir à Bamberg.
Antoine Koburger fut peut-être celui qui imprima le plus à
cette époque; il faisait rouler vingt-quatre presses; dans l'es-
pace de vingt-six ans , il mit au jour douze éditions de la
Bible. Toutes ses impressions, d'ailleurs, se distinguent par
la beauté de leur exécution. Josse Bade, dans son édition
d'Ange Politien, a inséré une lettre qu'il écrivit h Koburger,
en 1499, et dans laquelle il le qualifie de prince des libraires,
librarioriim princeps, et le loue de l'accueil qu'il fait aux
gens de lettres, et du soin qu'il prend de se procurer de bons
manuscrits, pour en donner des éditions correctes et sans
fautes.
Vers le même temps, Frédéric Creussner et André Frisner
imprimaient aussi à Nuremberg.
(1) Il comparut, comme témoin, dans le procès que Gutenberg, son
patron, eut avec Fust.
- 420 -
Le premier livre daté, imprimé par Koburger, est intitulé
Antonini de Virtutibiis, 1472.
Le savant Jean Mûller de Monteregio ou Regiomontanus,
ainsi nommé parce qu'il était né aux environs de Kœnigsberg
(Morts regius), en Franconie, exerça, pendant quelques an-
nées (1473-75), la typographie à Nuremberg. Il y imprima
quarante-huit ouvrages, entre autres son Calendaiium, qui
obtint un grand succès ; il n'eut pas le temps de publier un
traité qu'il avait projeté sur la fonte des caractères. A la suite
de la nomenclature de ses impressions, il fait cette réflexion
sur l'utilité de l'imprimerie : « Si, après avoir publié ces ou-
« vrages, l'imprimeur vient à mourir, la mort ne lui sera pas
« acerbe, puisqu'il laisse de tels présents à la postérité, qui
« ne saurait désormais souffrir de la pénurie des livres. »
Appelé à Rome en 1475, par le pape Si^telV, pour travailler
à la réformation du calendrier , il y mourut bientôt victime
de la peste, ou empoisonné par quelques ennemis jaloux de
son mérite.
Quant à Albert Durer, célèbre peintre et graveur, quoique,
sur plusieurs publications de sujets gravés en bois d'après
ses dessins, avec texte imprimé, on lise cette indication :
impressum Nurenherge per Alb, Durer ^ il en fut plutôt l'é-
diteur que l'imprimeur et le xylographe.
Jean Schœnsperger , venu d'Augsbourg à Nuremberg, y
imprima, en 1517, à l'occasion du mariage de l'empereur
Maximilien I", et par ordre de ce monarque, un poëme de
Melchior Ptintzing, en allemand, intitulé : Les Aventures du
chevalier Tewrdanmkh , orné de 118 gravures en bois,
imprimées, avec le texte, en caractères mobiles fondus, mais
si artistement ajustés que de savants bibliographes d'Alle-
magne, et chez nous Fournier, fondeur en caractères, Papil-
- 421 -
Ion , graveur en bois, ont pris cet ouvrage pour une œuvre
entièrement xylographique. Revenu à Augsbourg, Schœns-
perger y donna une seconde édition du Tewrdannckh ,
en 1519. Il y avait déjà exécuté, en 1514, une impression du
même genre, mais plus belle encore; c'est un livre de prières
dont le BHtish Muséum de Londres possède un exemplaire
sur vélin, que l'on croit avoir appartenu à l'empereur Maxi-
milien.
Leipsick (Saxe). Marc Brandt passe pour y avoir introduit
l'imprimerie. Il y imprima, en 1481 , Glossa SUper Apocalypsim,
in-4°.
Depuis lors, la presse a toujours été très-active dans cette
ville; c'est là que se publiaient, pendant le xvii« et le xviii®
siècle, les Acta eruditorum, journal littéraire fort renommé.
Dans le siècle dernier, Emmanuel Breitkopf apporta des
perfectionnements aux presses, à la gravure et à la fonte des
caractères; ceux qu'il inventa pour imprimer la musique, et
dont il fit usage en 1754, sont encore employés avantageuse-
ment par ses héritiers. C'est lui aussi qui, le premier, grava
et fondit des caractères chinois mobiles ; et il reçut à cette
occasion les félicitations de la cour de Rome et de l'Académie
des inscriptions de Paris, qui lui demanda même un essai de
son procédé. Ce savant imprimeur a composé et publié, sur
son art, quelques bons ouvrages; il avait commencé une
Histoi/t^ de la Typographie, que la mort ne lui permit pas
d'achever (1794).
Plus récemment, Traugott Tauchnilz imprima de belles
éditions grecques et latines par le procédé stéréotypique de
Stanhope.
La librairie n'est pas moins florissante que l'imprimerie à
Leipsick; cette ville, qui ne comptait, en 1750, que trente et
TOME I. 3G
un libraires, en compte actuellement cent quarante-cinq. On
y consomme annuellement, en impressions, 15 millions de
livres de papier.
Depuis 1592, il s'y tient deux fois par an une foire aux
livres, dont Fimportance va toujours croissant.
La réforme religieuse donna lieu dans tous les pays de
l'Europe, et surtout en Allemagne, où elle avait commencé,
à une foule de publications pendant le xvi« et le xvii® siècle. —
Dans le xvin% les ouvrages philosophiques succédèrent aux
livres de théologie, et, depuis ces derniers temps, l'industrie,
l'économie publique, la politique, tiennent une grande place
dans les catalogues de la librairie allemancje. Les journaux ,
les recueils hebdomadaires ou mensuels sont aussi très-
multipliés.
Née en Allemagne, la typographie n'a pas cessé d'y être
cultivée avec succès : les productions de la presse y sont tou-
jours nombreuses, et en général recommandables par l'exac-
titude, la correction et la pureté des textes ; on y reconnaît
cette philologie patiente, cet esprit de critique judicieuse que
les anciens typographes allemands apportaient à leurs travaux,
et qu'ils semblent avoir légués à leurs successeurs.
Mais, il faut l'avouer, ce n'est pas dans sa terre natale que
l'imprimerie a été élevée à son plus haut point de perfection.
Cette gloire était réservée à l'Italie et à la France.
Cependant, la presse allemande est actuellement en voie
de progrès, et de belles éditions en sont sorties dans ces der-
niers temps; nous citerons, entre autres, les éditions de
Gœthe et de Schiller, données par M. Cotta, imprimeur à
Tubingue et à Stuttgard, et par M. Strauss, à Vienne. L'ex-
position universelle de Londres, en 1851, a prouvé que l'Al-
lemagne s'est souvenue d'avoir été le berceau de la typogra-
- 423 -
phie. M. Henri Brockhaus, imprimeur et fondeur en caractères
à Leipsick, a envoyé un exemplaire de tous les ouvrages qu'il
a imprimés en 1850. M. Decker, imprimeur du roi de Prusse
et de l'Académie de Berlin, a exposé une magnifique édition
de la Bible, in-folio, traduite en allemand par Luther. Mais
l'imprimerie impériale de Vienne, qui applique avec tant de
succès à l'art typographique les découvertes modernes, s'est
signalée particulièrement à cette exposition : les nombreux et
merveilleux produits de xylographie, de gravure en creux et
en relief, de stéréotypie, de lithographie, de typochromie , de
photographie, de galvanoplastie, etc., qu'elle y a envoyés,
ont excité l'admiration générale, et lui ont mérité la médaille
de première distinction.
Hongrie. C'est par les soins du célèbre Mathias Corvin ,
roi de Hongrie, que la typographie fUt introduite dans ce pays.
Appelé à Bude par le monarque, André Hess y imprima :
Chro7iica Hungarum, 1473, in-folio.
Jean Honterus, après avoir étudié dans les universités de
Cracovie, de Wittemberg et de Baie, revint à Cronstadt, sa
ville natale , où il monta, en 1533, une imprimerie destinée
à propager les doctrines protestantes qu'il avait embras-
sées.
Jean Sylvester s'établit à Sarvar , ou Uy-Szggeth, et, en
1539, il y imprima une grammaire hongroise en latin.
Bénédict Abadi , de 1541 à 1544, Jean Manlius, en 1603,
exercèrent aussi à Sarvar la profession d'imprimeur.
Voilà les trois premières villes de la Hongrie où l'art typo-
graphique fut d'abord pratiqué. Les autres n'eurent de presses
que dans le xvi«, le xvii« et même le xviii^ siècle.
A.-G. Huszar, ministre protestant, avait une presse porta-
tive, qui lui servait à imprimer des livres à l'usage de ses co-
- m —
religionnaires : en 1558, il travaillait àUngarisch-Altenbourg;
en 1577, à Papa.
Rodolphe Hoflialter, venu de la Transylvanie, s'établit,
en 1574, à Also-Lindua, puis à Debreczin, à Varadin, en 1585.
Jean Manlius, dont nous avons déjà parlé, imprima successi-
vement à Gissing (1582), à Deutsch-Schùtzen (1593). Valentin
Mantskowitz se transporta de Galgotzin à Visoli, où il im-
prima hBible^ traduite en hongrois par Gaspar Karoli, 1590,
in-folio.
Aujaurd'hui, les principales villes de la Hongrie sont pour-
vues d'imprimeries ; mais c'est à Bude que se fait le plus
grand nombre d'impressions ; il y a même dans cette capitale
une fonderie de caractères.
Depuis longtemps le royaume de Hongrie fait partie des
états de la maison impériale d'Autriche.
Bohême. Ce royaume, dont l'empereur d'Autricheest aussi le
souverain, reçut l'imprimerie en 1475. Établie d'abord à Pilscn,
elle passa, en 1478, à Prague, où l'on imprima les Statuts,
que les utraquistes, sectaires de cette époque, avaient rédigés
dans leur assemblée de Nimbourg. Ce volume in-folio, en la-
tin et en bohémien, ne porte pas de nom d'imprimeur.
En 1489, une Bible en bohémien fut imprimée àKuttenberg,
par Martin Tischniowa.
L'art typographique continua de se propager dans ce pays
pendant le cours du xvi« siècle; et, depuis cette époque, la
presse y a été assez active, surtout à Prague, capitale du
royaume.
II. ITALIE (1465). Jusqu'à l'époque de la renaissance, au
xv« siècle, l'Italie a été, en Occident, le berceau et le foyer de
la civilisation qu'elle avait reçue des Grecs. Dans les temps
anciens, tandis que tout le reste de l'Europe était encore plongé
~ 425 -
dans la barbarie, déjà de profonds génies, des poètes, des ora-
teurs, des historiens, des artistes, illustraient la ville éternelle.
Les Romains, en étendant leurs conquêtes, adoucissaient les
mœurs sauvages des peuples qu'ils soumettaient à leur domi-
nation; la lumière se répandait peu à peu, lorsque l'invasion
des barbares, au v« siècle, vint en arrêter les progrès. Au
milieu de cet immense désastre, l'Italie conserva encore le
flambeau sacré; il traversa, sans s'éteindre, mais en jetant
une clarté plus pâle, la période du moyen âge. La chaire pon-
tificale, qui avait remplacé le trône des Césars, usait de toute
son influence pour ranimer les bonnes études. Les cénobites
du Mont-Cassin s'occupaient à transcrire des livres, et ils ont
ainsi préservé de l'anéantissement de précieux chefs-d'œuvre
de l'antiquité. C'était encore dans l'Italie que les sciences et
les arts florissaient davantage. Elle offrit une généreuse hos
pitalité aux savants orientaux, après la prise de Constanti-
nople par Mahomet II (1452), et ces illustres fugitifs secon-
daient l'heureuse impulsion que l'Italie donnait à l'Europe,
quand l'imprimerie fut inventée à Mayence en Allemagne.
Dès lors, l'époque de la renaissance était arrivée pour tous
les peuples : la typographie, en fournissant aux esprits supé-
rieurs un moyen rapide, universel de répandre l'instruction,
acheva, en peu d'années, une régénération qui aurait pu se
prolonger pendant des siècles.
Rome. La première ville qui ait reçu \e bienfait de l'impri-
merie hors des limites de l'Allemagne, c'est Rome
Dès 1465, Sweynheym et Pannartz, sortis des ateliers de
Mayence, se dirigent vers l'Italie et s'établissent au monastère
de Subiaco, dans les États de l'Église : c'est là qu'ils impri-
ment la grammaire de Donat et un Lactance (1465), r Orateur
de Cicéron, la Cité de Dieu de saint Augustin (1467)
-^ i26 -
Appelés à Rome par le pape Paul II, ils y transportent leurs
presses et trouvent un honorable asile dans le palais des
frères Pierre et François de Maximis, nobles Romains. Ils
publient d'abord les Epîtres familières de Cicéron (1467) ;
c'est le premier livre imprimé dans cette ville.
Ils ne se servirent pas, dans leurs impressions, de caractères
gothiques comme on le faisait en Allemagne; ceux qu'ils em-
ployèrent furent appelés romains, parce que ces types res-
semblaient aux anciennes lettres latines dont l'usage s'était
conservé en Italie. Quant aux dénominations de Cicéro et de
Saint-Augustin^ données, dit-on, aux caractères avec les-
quels ils imprimèrent les Épîtres de Cicéron et la Cité de Dieu
de saint Augustin, elles se rapporteraient mieux, pour les
proportions typographiques, aux caractères d'UlricHan, autre
imprimeur contemporain à Rome.
Dès 1467, Sweynheym et Pannartz employèrent l'œ, tandis
que la plupart des autres imprimeurs, jusqu'en 1480, expri-
maient cette voyelle composée par un e simple ou accom-
pagné d'une cédille, quelquefois même par a e séparés.
Bientôt, sous le patronage de Jean André, évêque d'Aleria
et bibliothécaire du pape, ils imprimèrent un grand nombre
d'ouvrages dont le faible débit ne put couvrir les énormes
dépenses qu'ils avaient faites. Dans leur détresse , ils s'adres-
sèrent à Sixte IV, successeur de Paul II, pour lui demander
des secours.
L'évêque d'Aleria, qui rédigea leur requête, datée du
20 mars 1472, atteste formellement que Sweynheym et Pan-
nartz furent les premiers qui exercèrent en Italie cet art créa-
teur, le plus utile de tous : utilissimœ hujus fictoriœ artis
primi in Italia opiflces. Eux-mêmes disent au pape Sixte IV
que, du temps de son prédécesseur (Paul II), ils sont accourus
les premiers de l'Allemagne, nos de Germaniis primi, pour
apporter à la cour romaine cet art, d'une si grande utilité (1).
C'est donc à tort que Wimpheling, Naudé et le docteur
Mentel regardent Ulric ou Udalric Han comme le premier
imprimeur de Rome. Il n'y vint qu'après Sweynheym et Pa*n-
nartz ; mais il les suivit de près. L'Exposition du Psautier
et les Méditations de Jean de ïurrecremata (1467) furent les
premières impressions de ce typographe. Il imprima ensuite
les Tusculanes et les Philippiques de Cicéron, un Tite-Live
et beaucoup d'autres ouvrages.
Le nom Han signifie en allemand Coq , et il le traduisait
en latin par Gallus , d'où quelques auteurs ont conclu que
cet imprimeur était français; mais c'est encore une erreur; il
était né à Ingolstadt , et il met sur plusieurs de ses impres-
sions : per Ulricum Callum Alamanum (par Ulric Le Coq,
Allemand) ; quelquefois per Ulricum Han de Wiefina ou de
Bienna (de Vienne en Autriche), sans doute parce qu'il y
avait obtenu le droit de bourgeoisie.
Antoine Campano, évêque de Teramo, était son protecteur
et ne dédaignait pas de corriger lui-même les épreuves des
éditions sorties de ses presses.
Il composa en l'honneur d'Ulric Han des vers latins où il
joue sur son nom latinisé de Gallus, qui signilie à la fois Coq
(1) Cette requête de Sweynheym et Pannartz se trouve à la fin du tome V
des Commentaires de Nicolas de Lyra sur l'Ancien et le Nouveau Testament,
impression pour laquelle ils avaient fait tant de dépenses qu'il ne leur
restait plus, disaient-ils, de quoi vivre. Ils y donnent la liste de tous les
ouvrages qu'ils avaient imprimés depuis 1465 jusqu'en 1472. Ces ouvrages,
au nombre de vingt-huit, dont plusieurs ont eu deux et même trois éditions ,
forment un total de douze mille cinq cents volumes. Chaque édition était
tirée à deux cent soixante-quinze exemplaires; (luelquÉs-unes le furent à
trois cents.
- 428 -
et Gaulois. Faisant allusion aux oies que les anciens Romains
nourrissaient au Çapitole pour tirer des augures de leurs
moindres gestes, et qui, assurait-on, avaient, en battant des
ailes, fait découvrir et échouer une attaque nocturne tentée
par les Gaulois, il dit que Ulric Gallus (le Coq ou le Gaulois)
se présente comme vengeur, et qu'il a enseigné un nouvel
art d'écrire pour lequel il n'a nul besoin de faire usage de
leurs plumes.
C'est dans la même épigramme qu'on trouve ee vers remar-
quable
Imprimit ille die quantum vix scribitur anno.
(Il imprime en un jour autant qu'on écrit à peine en un an.)
A l'exemple de leurs confrères, d'autres imprimeurs pren-
nent aussi le chemin de Rome, et, en moins de trente ans,
on y compte vingt établissements typographiques. Nous cite-
rons , parmi ces premiers imprimeurs , Georges Laver , Jean
Gensberg, Philippe de Lignamine, Simon de Luca, Georges
Sachsel, Barthélemi Golsch, etc.
La typographie romaine se maintient dans un état floris-
sant.
Le pape Léon X, de l'illustre famille des Médicis, établit
une imprunerie (1516) dans son propre palais, au Monte-
Cavallo (le Quirinal).
Pie IV appelle à Rome Paul Manuce et le met à la tête
de l'imprimerie apostolique au Çapitole, in œdibus populi
romani.
Sixte-Quint fonde la célèbre imprimerie du Vatican, l'enri-
chit de caractères de différentes langues , et Clément VIU en
confie la direction à Aide le jeune.
La Typographia medicea, formée par les soins du cardinal
-429 -
Ferdinand de Médicis, imprime, en 1S93, les œuvres d'Avi-
cenne en caractères arabes , qui sont transportés à Florence
lorsque le cardinal devient grand-duc de Toscane.
Déjà, auparavant, on avait vu un riche négociant de Rome,
Aug. Chigi, passionné pour les lettres grecques, monter à
ses frais une imprimerie dirigée par Calliergi, et à laquelle
on dut de magnifiques éditions de Pindare et de Théocrite.
L'imprimerie de la Propagande a publié , en toutes sortes
de langues, des livres bibliques, dogmatiques et liturgiques,
soit pour l'usage des missions, soit pour l'étude de la théo-
logie et de rhistoire ecclésiastique.
Pendant que l'Italie était sous la domination française , les
poinçons des beaux caractères orientaux de cette imprimerie
et de celle des Médicis à Florence, arabes, coptes, éthiopiens,
malabars, persans, samaritains, syriaques, thibét^iins, gravés
au xvi« siècle par les plus habiles artistes , furent apportés à
l'imprimerie impériale de Paris.
Après la chute de l'empire, ces poinçons ayant été réclamés,
le gouvernement royal en ordonna la restitution. On les
rendit même plus complets et en meilleur ordre qu'on ne les
avait reçus, en conservant toutefois des frappes ou matrices
de ceux dont la privation aurait causé des regrets.
Venise est la seconde ville d'Italie où l'imprimerie fut in-
troduite. Elle y fut apportée par Jean de Spire, ainsi que le
constate un privilège exclusif qui lui fut accordé en 1469 par
le sénat et qui, pendant cinq ans, défendait à tout autre im-
primeur de s'établir dans les États vénitiens. Il imprima les
Épîtres familières de Cicéron et donna la première édition
de Pline, où les citations grecques sont laissées en blanc ou
imprimées en lettres romaines, faute de caractères grecs ; il
commença une édition de la Cité de Dieu de saint Augustin,
- 430 -
qu'une mort prématurée ne lui permit pas d'achever et qui fut
terminée par son frère Vindelin (1). Celui-ci continua d'exercer
la typographie à Venise, mais sans jouir du privilège accordé
à son frère à la mort duquel ce privilège s'éteignit. Alors de
nouveaux immigrants affluèrent dans cette ville; et, pour
l'honneur de notre patrie , disons que , parmi ces premiers
artistes qui jetèrent tant d'éclat sur la typographie vénitienne,
se trouvent deux Français : Jacques (et non Jean) des Rouges,
en latin de Rubeis, en italien de' Rossi, et Nicolas Jenson.
Directeur de la monnaie à Tours, ce dernier avait été envoyé,
en 1458, par Charles VII, à Mayence pour s'enquérir du
nouvel art qui venait d'y être inventé. A son retour, il ne s'é-
tablit point en France, comme quelques-uns l'ont avancé ;
mais il passa en Italie et arriva à Venise peu de temps après
les frères de Spire. Son talent pour la gravure des monnaies
lui servit dans sa nouvelle profession ; il grava et fondit des
caractères romains et autres de formes très-gracieuses, ma-
juscules et minuscules, tellement estimés que les imprimeurs
qui les employaient s'en faisaient un titre de recommandation
auprès du public ; ils mettaient à la fin de leurs éditions :
Impressum characteribus venetis.
Jenson était à la fois graveur, fondeur et imprimeur. Depuis
(1) 11 existe une ancienne édition de Tacite, sans date et regardée
comme la première par la plupart des bibliographes, dont les uns en at-
tribuent l'impression à Jean de Spire en 1468, les autres à son frère Vin-
delin en 1470; ce serait alors le premier livre où l'on trouverait des
réclames, quoique les deux frères n'en aient fait usage dans aucune de
leurs éditions. Il est vrai que le caractère typographique de ce Tacite est
bien celui dont ils se servaient; l'imprimeur s'y désigne aussi sous le nom
ùe Spire, mais sans prénom, ce qui pourrait faire croire que c'était un
de leurs descendants; dans ce cas, l'édition serait postérieure à la date
qu'on lui assigne.
- m ~
1470, il publia près de cent cinquante ouvrages, dont l'im*
pression est encore admirée ; mais les dates de plusieurs sont
fautives: par exemple, un porte 1400, au lieu de 1480; un
autre 1500 pour 1480. Son Décor puellarum, daté de 1461,
n'est réellement que de 1471, car on y cite des livres impri-
més cette année-là par Jenson ; cette fausse date de 1461 n'en
a pas moins trompé quelques bibliographes , même italiens.
Bien plus, on a cru que le savant Omnibonus Leonicenus,
un de ceux qui revisaient et corrigeaient les ouvrages édités
par Jenson, voulait le faire regarder comme l'inventeur de
l'imprimerie, parce que, dans la préface du Quintilien, de
1471 , il l'appelle librariœ artis mirabilis inventor. L'im-
posture serait trop absurde. Ces paroles ne peuvent s'appli-
quer qu'aux perfectionnements apportés à l'art par cet illustre
typographe sur lequel nous nous sommes un peu étendu,
parce que sa gloire intéresse en même temps la France et
l'Italie. Le pape Sixte IV le créa comte palatin. La liste des
premiers imprimeurs de Venise est très-nombreuse ; nous
citerons, entre autres, Jean de Cologne et Jean Manlhen (1),
son associé ; Léonard Wild , François Renner, Antoine de
Strata, Bonet Locatelli, prêtre, et ce n'est pas, comme on
le verra, le seul ecclésiastique qui ait exercé l'imprimerie.
Mais tous ces artistes, sans en excepter Nicolas Jenson, après
s'être servis d'abord de beaux caractères romains, dans leurs
impressions, employèrent le gothique dont l'usage qui pa-
raissait abandonné se répandit de nouveau en Europe, et
dura encore plus d'un siècle.
(1) Lacaille {Histoire de l'imprimerie et de la librairie) confond à tort
ce Jean Manthen, qui était de Gherretzem , avec Jean Mentel ou Meiitelin
de Strasbourg:.
- 432 -
Daniel Bomberg, natif d'Anvers, monte à Venise, en l8ii,
une imprimerie hébraïque. C'est le premier typographe chré-
tien qui ait imprimé des hvres en liébreu, langue qu'il con-
naissait lui-même. Il donna, pendant quarante ans, plusieurs
éditions de la Bible, différents ouvrages de rabbins et une
édition du Talmud, en douze vol. in-fol. Il mourut pauvre,
après avoir dépensé, dit-on, trois millions pour ses impres-
sions hébraïques, dont il retira cependant t'avantage qu'il
avait toujours ambitionné : l'utilité publique et une réputa-
tion justement méritée.
Après lui, Justiniani, Zanetti et autres se distinguèrent
aussi à Venise dans la même spécialité.
Mais une renommée qui, dans ce siècle, efface toutes lès
autres, c'est celle des Aide, auxquels nous consacrerons deâ
notices particulières.
Aide Manuce l'ancien, établi dès 1494 à Venise, était tout
à la fois un savant homme et un habile typographe, plein de
zèle et d'activité. Les nombreuses éditions sorties de ses
presses sont admirables. C'est surtout à la reproduction des
auteurs grecs qu'il s'appliqua. Avant lui, on avait déjà fait
quelques impressions grecques; mais elles n'approchent pas
des éditions aldines qui ont puissamment contribué à pro-
pager en Europe le goût et l'étude de la langue hellénique. Il
inventa le caractère italique, pour lequel il obtint des privi-
lèges du sénat de Venise et des souverains pontifes.
Son fils Paul et son petit-fils Aide Manuce le jeune par-
tagent, quoique à un moindre degré, la gloire paternelle.
Milan. L'imprimerie n'a pas été apportée dans cette ville,
comme elle l'a été dans beaucoup d'autres, par des typogra-
phes étrangers. Ce sont deux Italiens, Philippe de Lavagna,
Milanais, et Antoine Zarot, Parmesan, qui l'y ont établie
- 433 -'
vers 1470. De nombreuses éditions d'auteurs latins sortent
de leurs presses, et ils ont bientôt de dignes émules.
C'est là que Dionysius Paravisinus imprima, en 1476, la
Grammaire grecque de Constantin Lascaris, première impres-
sion en grec ; auparavant, on n'avait encore imprimé que
quelques mots en celte langue.
Un Abrégé de cette Grammaire grecque et un Psautier grec,
accompagnés chacun d'une version latine de Jean Creston de
Plaisance, religieux carme, furent imprimés à Milan, l'un en
1480, l'autre en 1481.
En 1493, Démétrius Chalcondyle fait imprimer dans la
même ville, par Henri Allemand et Sébastien de Pontremoli,
la première édition grecque des Harangues d'Isocrate, in-4°.
En 1498-99, Alexandre et Guillaume Minutianus frères
publient la première édition des CEuvres complètes de Cicé-
ron, 4 vol. in-fol.
Vers 1480, les rabbins Josué et Moïse établissent à Soncino,
petite ville du Milanais, une imprimerie hébraïque d'où sont
sorties la première édition d'une des parties du Talmud avec
des commentaires rabbiniques, 1484, in-fol., et la première
édition de la Bible en hébreu, 1488, in-fol.
On cite cependant des impressions hébraïques encore plus
anciennes, faites en d'autres villes d'Italie, dont nous parle-
rons bientôt.
Dès 1470, l'imprimerie s'introduisit à Foligno, à Trévi,
puis, en 1471, à Bologne, à Ferrare, à Pavie, à Trévise, etc.
Florence. Le premier imprimeur de cette ville mérite une
mention particulière : ce fut un orfèvre, nommé Bernard
Cennini. Sans avoir jamais visité un atelier typographique, et
sur les simples détails qu'on lui en donna, aidé de ses deux
tils, il fabrique des poinçons et des matrices, fond des carac-
TOME I. 37
- 43i -
tères, monte une presse et imprime les OEuvres de Virgile
avec les commentaires de Servius, in -fol. Il faut l'entendre
s'exprimer lui-même dans son naïf enthousiasme : « A Flo-
« renée, le 7 des ides de novembre 1471, Bernard Cennini,
« excellent orfèvre, de l'aveu de tout le monde, et Domi-
« nique, son fils, jeune homme d'un talent singulier, ayant
c( d'at)ord taillé leurs poinçons, ensuite fondu leurs caractères,
« ont imprimé ce livre, qui est leur premier ouvrage. Pierre
« Cennini, autre fils de Bernard, a mis tous ses soins à le
« corriger. Comme vous le voyez, rien n'est difficile aux
« génies florentins. Florentinis ingeniis nil arduum. » L'on-"
vrage fut achevé le 5 octobre 1472.
Suivant Meerman et Dominique Maphi, les Cennini, avant
même la publication du Virgile, auraient imprimé un Doc^
trinal d'Alexandre de Ville-Dieu et une Vie de sainte Cathe-
rine de Sienne.
En 1488, Démétrius Chalcondyle et Démétrîus de Crète pu-
blient la première édition grecque des OEuvres d'Homère, en
2 vol. in-fol. , imprimée par Bernard Nerli et son frère. L'ou-
vrage est dédié à Pierre de Médicis.
Un autre imprimeur florentin, François-Laurent de Alopa,
imprime en lettres capitales grecques la première édition de
V Anthologie de Planude (1494), celle de VArgonautique
d'Apollonius de Rhodes, et quelques autres.
Dans le même temps, une grande célébrité typographique
surgissait à Florence , sous la protection des Médicis. Les
Juntes (Giunta), qui avaient aussi des établissements à Lyon,
à Rome, à Venise, se placent au premier rang des imprimeurs
de cette époque. Rivaux et même contrefacteurs des Aide, ils
ne les égalent pas ; leurs éditions, bien que très-estimées,
n'ont pas la beauté de celles de leurs compétiteurs. Le mariage
- 435 -
d'Aide le jeune avec une Giunta change la rivalité en associa-
tion.
Naples. Un prêtre de Strasbourg, Sixte Riessinger, porte
l'imprimerie à Naples, et publie dans cette ville, en 1471, les
Epîtres choisies de Cicéron, in-4<», et des Leçons de Bar-
tholi de Saxo-Ferrato sur le Code Justinien, in- fol. Le roi
Ferdinand, pour le retenir dans ses États, lui offre de riches
abbayes et même des évêchés ; mais le savant et modeste ty-
pographe, satisfait d'avoir accompli une œuvre utile, remer-
cie respectueusement le monarque et retourne dans sa patrie.
Bientôt l'imprimerie est introduite en Sicile : Messine a des
presses en 1473, Palerme, en 1477.
Suivant J.-B. de Rossi(l), la première impression hébraïque
fut faite par des juifs en 1475, à Reggio de Calabre dans le
royaume de Naples : c'est un commentaire du rabbin Jarchi
sur le Pentateuque. La même année un typographe juif, Mes-
cullam, surnommé Kozi, imprimait à Pieve di Sacco, près Pa^
doue, un livre hébreu, Arba turim (les quatre ordres), du
rabbin Jacob ben Ascher.
Cependant Buxtorf, dans sa BiUiotheca rabbiîiica, dit que
Joseph Scaliger possédait une Grammaire hébraïque de Moïse
Kimchi, intitulée Mahalac scevile haddaath (Introduction aux
sentiers delà science), qui avait été imprimée en Sicile, vers
1461. Ce ne pourrait être qu'une impression xylographique,
comme celle des premiers Donats; car, en 1461, la typogra-
phie proprement dite était encore concentrée dans Mayence.
Corneille Beughen {Incunabuîa typographiœ) parle d'une
édition d'un livre hébreu, la Lumière des peuples^ du rabbin
Obadia Sephorno, imprimée à Bologne en 1471.
(l) Annales hebrceo-typographici , Parme, 1793-99.
- 436 —
Quoi qu'il en soit, il paraît que les enfants d'Israël appli-
quèrent promptement à leur langue l'art de l'imprimerie in-
venté par les chrétiens. On cite des impressions hébraïques
exécutées par des juifs à Mantoue, 1476; à Ferrare, 1477; a
Lisbonne, 1489 ; en Turquie, 1493, etc. Plus tard, les typo-
graphes chrétiens imprimèrent aussi des livres en hébreu;
Daniel Bomberg, établi à Venise, est le premier qui en ait mis
sous presse dès 1511.
Padoue. La première impression connue faite à Padoue est
le Libellas ad Flammettam de Boccace, imprimé par Barth.
de Valdezoccho et Martin de Sept-Arbres , en 1472. Pierre
Maufer, natif de Rouen, n'est donc pas le premier imprimeur
de Padoue , comme le dit Gabriel Naudé , mais c'est un des
plus anciens typographes de cette ville; car, en 1474, il y
imprimait le livre de la Physionomie, d'Abano. Il alla ensuite
s'établir à Vérone, où l'imprimerie était exercée dès 1472.
Dans le xviii» siècle, deux frères, Jean-Antoine et Gaétan
Volpi, savants littérateurs et libraires, s'associèrent avec
Joseph Comino , habile imprimeur , et fondèrent un établisse-
ment connu sous le nom de libreria ou tipografia Volpi-
Cominiana, d'où sortirent de belles et nombreuses éditions.
Parme. Un Français, Etienne Coral, venu de Lyon,
introduit la typographie à Parme , où il imprime , en 1473,
VAchilléide de Stace.
A la tin du siècle dernier et au commencement de celui-ci,
l'imprimerie parmesane brilla d'un vif éclat , grâce aux tra-
vaux du célèbre Bodoni, surnommé le Didot de l'Italie, et qui
s'est fait une réputation européenne par ses belles impres-
sions grecques, latines, italiennes, françaises.
Fils d'un imprimeur de Saluées, en Piémont, il travailla
d'abord dans l'imprimerie de la Propagande, à Rome, et fut
- 437 -
appelé, en 1768, par le duc de Parme, pour diriger celle que
ce prince voulait établir dans sa capitale. Bodoni monta aussi
dans cette ville une typographie polyglotte : il grava et fondit
un grand nombre de caractères étrangers, et publia quelques
opuscules imprimés à la fois en vingt et vingt-cinq langues,
avec les caractères propres de chacune d'elles. En 1799, il fit
présent à l'imprimerie nationale de Paris de caractères phénir
ciens et palmyréniens. En 1806, il imprima VOraison domi-
nicale en cent cinquante-cinq langues, avec des caractères
latins et exotiques. Le prince Eugène Beauharnais, alors
vice-roi d'Italie , acheta presque tous les exemplaires de cette
édition , qui lui est dédiée, et en lit des cadeaux. Cette même
année, Bodoni obtint lamédaille d'or à l'exposition des produits
del'industriequieutlieuàParis. On lit dans le rapport du jury,
rédigé par Costaz : « M. Bodoni, de Parme, est un des liommes
qui ont le plus contribué aux progrès que la typographie a
faits dans le dix-huitième siècle et de notre temps. Il réunit
plusieurs talents ordinairement séparés, et pour chacun des-
quels il mériterait la distinction du premier ordre
Il est à remarquer, à l'honneur de M. Bodoni, qu'il a exécuté
tous ses travaux dans un pays où il était seul , abandonné à
ses propres moyens, et où la typographie était, avant lui, plus
négligée que dans aucun pays de l'Europe. »
Les voyageurs s'empressaient de visiter ses ateliers ; les
souverains , les princes lui donnaient souvent des témoi-
gnages de leur estime : il fut décoré de plusieurs ordres, et
obtint la protection particulière de la sœur de Napoléon, Élisa
Bacciochi , princesse de Lucques et de Piombino, à laquelle
il dédia, par reconnaissance, plusieurs des livres qu'il im-
prima.
Parmi les belles éditions sorties des presses de Bodoni ,
- 438 -
on distingue V Horace, 1791; le Virgile (1), 1793; la Geru-
salemme liberata, 1794, édition de luxe; V Iliade en grec,
dédiée à l'empereur Napoléon , 1808 , 3 volumes , format
in-folio , comme les ouvrages précédents.
Deux exemplaires de VJliade ont été tirés sur vélin : l'un ,
pour Napoléon , se conserve à la Bibliothèque impériale de
Paris , l'autre appartenait au prince Eugène Beauliarnais.
Lamberti, qui avait revu le texte et corrigé les épreuves avec
Morelli, reçut de l'empereur une gratitication de dix mille
francs.
Bodoni avait entrepris, sous les auspices de Joachim Murât,
alors roi de Naples, une collection de classiques français
dans le même format in-folio, dont il ne publia que le Télé-
maque; mais après sa mort, arrivée en 1813, sa veuve prit la
gestion de son imprimerie , termina l'impression du Racine ,
et fit paraître les Fables de La Fontaine et le Boileau.
En 1818, elle publia, en deux volumes in-quarto, le spé-
cimen des divers caractères de Bodoni : c'est la plus riche
collection qui ait jamais paru. Cet illustre typographe fut aidé
dans ses travaux de gravure par les frères Amoretti.
m. FRANCE (1470). Paris est la première ville de France
où l'imprimerie fut introduite. Géring, Crantz et Friburger,
typographes allemands, appelés dans cette capitale par les
docteurs Lapierre et Fichet, établirent leurs presses dans les
(1) Voici comment M. Renouard (Catalogue de la bibliothèque d'un
amateur) s'exprime sur le Virgile de Bodoni : « L'édition est vraiment
magnifique. Il est fâcheux que de si élégantes pages, reproduisant des
chefs-d'œuvre, et dont chacune mériterait presque d'être encadrée comme
une belle estampe, soient trop peu correctes. » En effet, on a signalé dans
cet ouvrage trente-sept fautes, dont Bodoni s'est excusé en les rejetant
sur des ouvriers infidèles, qui avaient fait, dit-il, un tirage clandestin.
- 439 -
bâtiments de la Sorbonne, et commencèrent à imprimer en
1470.
Les chapitres précédents ont fait connaître les débuts de
l'art typographique à Paris, et l'histoire générale de l'impri-
merie en France, depuis son introduction dans notre pays
jusqu'au temps actuel. Nous avons rappelé les encourage-
ments qu'elle y reçut, les persécutions qu'elle y souffrit, les
dispositions réglementaires et législatives qui l'ont successi-
vement régie , ses progrès , ses phases de prospérité ou d'in-
fortune.
Il nous reste maintenant à parler de sa propagation dans
les principales villes de France.
Lyon {Lugdunum) (1). Cette ville, fondée par les Romains
lorsqu'ils eurent conquis les Gaules, devint bientôt florissante.
Les lettres y étaient cultivées avec succès, et l'on y exerçait
le commerce des livres, comme le témoigne Pline le jeune :
« Je ne savais pas, écrivait-il à Germanicus, qu'il y eût des
« libraires à Lyon, et je suis fort heureux d'apprendre qu'on
« y vend mes petits livres. »
C'est la première ville, après Paris, où l'art typographique
fut pratiqué. L'honneur de l'y avoir introduit appartient à
Barthélemi Buyer, citoyen de Lyon. Il y fit imprimer à ses
frais, en 4473, par Guillaume Régis ou Le Roi, le Compen-
dium brève du cardinal Lothaire, depuis pape sous le nom
d'Innocent III , première impression avec date exécutée dans
cette ville,
Barthélemi Buyer ne se borna pas à protéger la typographie
naissante; il paraît qu'il avait chez lui une imprimerie où il
(1) C'est aussi le nom latin de la ville de Leyde en Hollande; mais on
dit Lugdunum Batavorum pour la distinguer de Lyon en France.
— 440 —
employait des ouvriers dont il dirigeait les travaux. A ce titre,
il mérite la qualification d'imprimeur, que d'ailleurs il a prise
dans la souscription de plusieurs livres qu'il a publiés, et où
son nom figure seul (1).
Bientôt de nouveaux typographes, Jean Dupré, Jean Fabri,
Michelet Topie, Jacques Heremberk, Jean de Vingle, Mathieu
Husz, Jean Cleyn et beaucoup d'autres s'établirent à Lyon.
Jean Trechsel en particulier se distingua par ses belles et
nombreuses éditions. Il avait pour correcteur Josse Bade, qui
devint son gendre et alla plus tard se fixer à Paris (2).
Jean Trechsel laissa deux fils , Gaspard et Melchiôr. C'est
chez eux que fut imprimée, en 1542, aux frais de Hugues de
la Porte, libraire, une édition de la Bible, traduite en latin
par Sanctès Pagnin , édition censurée à cause des notes qu'y
avait insérées Michel Servet (3).
Dès l'origine, les impressions exécutées à Lyon méritèrent
l'estime des savants pour leur correction soignée. Bobert
Gaguin (4), professeur de l'université, très -mécontent des
fautes multipliées que contenait la première édition de son
Histoire de France y imprimée à Paris, en fit faire aussitôt
une seconde édition à Lyon.
(1) Voyez le Manuel du libraire, tome III, page 404, 4^ édition.
(2) Voyez ci-dessus , chapitre III , page 103.
(3) Cet hérésiarque qui, pour se déguiser, prenait le nom de Villaho-
vanus, parce qu'il était né à Villanova, en Espagne, avait exercé pendant
quelque temps la profession de correcteur dans l'imprimerie de Jean et
François Frelloh frères à Lyon, après avoir été médecin. Il fit imprimer
dans cette ville, ainsi qu'à Vienne en Dauphiné, des ouvrages contre la
Trinité. Arrêté à Genève, par ordre de Calvin, il y fut brûlé en 1553.
(4) Robert Gaguin avait étudié sous le docteur Guillaume Pichet, qui,
avec le docteur Lapierre, fut un des promoteurs de l'établissement de
l'imprimerie à Paris, en y appelant Géring et ses deux associés.
- i'tl -
Antoine Koburger, qui occupait vingt-quatre presses à
Nuremberg , et recourait encore quelquefois à celles de ses
confrères, fit imprimer plusieurs ouvrages à Lyon par Jean
Cleyn et Jacques Saccon.
On reproche néanmoins aux anciens imprimeurs de Lyon
d'avoir conservé longtemps le caractère gothique. Aide
Manuce se plaint aussi des nombreuses contrefaçons qu'on y
faisait de ses éditions, in-octavo et en italique, des auteurs
latins.
C'est à Lyon que parurent les premiers livres de Rabelais :
d'abord les grandes et inestimables Cronicques du grant et
énorme géant Gargantua, 1532, sans nom d'imprimeur,
facétie attribuée à Rabelais lui-même et qui fut le prélude de
son livre intitulé Gargantua, Lyon, 1535, chez François
Juste; le Pantagruel avait déjà été publié par le même en
1532 et 1533. Les ouvrages de Rabelais furent ensuite
imprimés à Paris, dans beaucoup d'autres villes de France
et des pays étrangers.
D'anciennes et nombreuses éditions des œuvres de Clé-
ment Marot ont aussi été imprimées à Lyon, par Juste, Dolet,
Gryphe, de Tournes, Roville, Barbou, etc.
Dans le xvi« siècle, les Gryphe, originaires d'Allemagne,
donnèrent un nouvel éclat à l'imprimerie lyonnaise. Sébastien
Gryphe et son frère aîné, François, étaient probablement fils
d'un imprimeur de Reutlingen, nommé Michel Greyff, Greffen
ou Gryff, nom qu'ils avaient latinisé en signant Gryphius,
qu'on a traduit en français par Gryphe. Ils avaient pris pour
marque typographique un griffon, avec différents accessoires.
Sébastien y ajoutait cette devise : Virtute duce, comité For-
tuna (que la vertu soit notre guide , et la fortune notre com-
pagne), maxime tirée d'une lettre de Cicéron au consul
- 442 -
Munatius Plancus, regardé comme le fondateur de Lyon (1).
François Gryplie, établi à Paris, employait habituellement
le caractère romain. Sébastien, fixé à Lyon, se servait plus
souvent de l'italique : il imprima ainsi, en 1536, les Commen-
taires d'Etienne Dolet sur la langue latine, deux volumes
in-folio, dont l'errata ne signale que huit fautes. Toutes ses
impressions , en latin , en grec et même en hébreu (on n'en
cite que deux en français), sont réputées pour leur exactitude.
Scaliger lui envoya, comme un témoignage d'estime, son
livre des Causes de la langue latine, et Conrad Gessner lui
dédia le XIP livre de ses Pandectes. Sébastien Gryphe mourut
en 1556. Le poète Charles Fontaine lui fit cette épitaphe en
jeu de mots, dans le goût du temps :
La grand' griffe, qui tout griffe,
A griffé le corps de Gryphe;
Le corps de ce Gryphe, mais
Non le los (2), non, non, jamais.
Antoine Gryphe, fils de Sébastien, suivit à Lyon la carrière
paternelle, et soutint dignement l'honneur de son nom.
On trouve à la même époque un Jean et un Alexandre
Griftio, imprimeurs à Venise, et un Christophe Gryphius,
imprimeur à Padoue, qui étaient sans doute aussi de la
famille.
Etienne Dolet, qui périt si tragiquement à Paris, avait,
pendant quelque temps, exercé la profession d'imprimeur à
(1) Le griffon et cette devise servaient déjà de marque à d'autres impri-
meurs. On les voit au commentaire d'Hiéroclès sur les vers dorés de Pytha-
gore, livre imprimé à Padoue, en 1474, par Barthélcmi de Valdc-
zoccho.
(2) Vieux mot ([ui signifie louange, renommée.
— 443 —
Lyon. Nous avons déjà donné sur lui des détails historiques
assez étendus (1).
Jacques et François Junte de Florence formèrent un éta-
blissement de librairie et d'imprimerie à Lyon, vers 1520;
ils y imprimèrent ou firent imprimer plusieurs ouvrages.
Jean Barbou, chef d'une illustre famille d'imprimeurs, tra-
vaillait à Lyon, dès 1536; il alla ensuite se fixer à Limoges
où ses descendants exercent encore ; d'autres vinrent s'éta-
blir à Paris au commencement du xviii® siècle.
Jean de Tournes, élève de Sébastien Gryphe, fut aussi im-
primeur à Lyon en 1540. On lui doit de belles éditions, avec
ornements gravés en bois, d'Ovide, de Vitruve, de Froissard,
de Clément Marol, etc. Il avait pour marque des vipères qui
se déchirent, et cette devise : Quod tibi fieri non vis, alteri
ne feceris. Il mourut de la peste en 1564.
Jean de Tournes fils imprima, à Lyon, jusqu'en 1585 ; alors
il se retira, pour cause de religion, à Genève où il transporta
son imprimerie.
En 1726, deux de ses descendants, Jean-Jacques et Jacques
de Tournes, achetèrent le fonds de librairie d'Anisson et Po-
suel, à Lyon, et, quoique protestants, obtinrent la permis-
sion de l'exploiter, en conservant leur établissement de Ge-
nève. Jean-Chrétien Wolf, philologue allemand, leur dédia,
en 1740, ses Monumenta typographica. Il donne de grands
éloges à la famille des de Tournes, qui méritent, dit-ii, d'être
comparés aux Manuce, aux Estienne, aux Plantin, aux We-
chel, et d'être mis au-dessus de tant d'autres typographes.
Les deux frères de Tournes vendirent leur fonds en 1780, et
abandonnèrent l'imprimerie et la librairie que leur famille
(1) Voyez ci-dessus, ohapitre IV, pntre 19().
avait exercées honorablement pendant deux cent quarante ans.
Horace Cardon, originaire de Lucques, était imprimeur à
Lyon pendant les troubles de la Ligue ; il se signala par son
dévouement à la cause de Henri IV, et reçut de ce prince des
lettres patentes de félicitation. Cardon acquit dans la profes-
sion de son art une fortune considérable et en employa une
partie à fonder des établissements publics, où l'on voyait un
chardon, emblème qu'il avait adopté pour faire allusion à son
nom. Il fut échevin de la ville en 1610.
Un autre imprimeur lyonnais, Guichard Juliéron, vendit
deux maisons qu'il possédait et en distribua le prix aux troupes
suisses qui, n'étant plus payées, voulaient quitter le service
de Henri IV. Il refusa plus lard le remboursement que le mo-
narque lui offrait, et ne demanda que le titre d'imprimeur du
roi qui lui fut accordé en 1594. Son petit-fils, Antoine Juliéron,
suivit Louis XIII dans la campagne du Roussillon, et fut
nommé colonel de la milice bourgeoise de Lyon, où il con-
tinua d'exercer l'imprimerie.
Les Anisson commencèrent leur carrière typographique à
Lyon. Laurent imprima, en 1677, la Grande Bibliothèque des
Pères, 27 vol. in-fol. Son fils Jean imprima le Glossaire grec
de Du Cange (1), 1688, 2 vol. in-fol. Leur marque était le lis
de Florence, que les Junte établis à Lyon avaient transmis à
Cardon, et qui, de celui-ci, passa aux Anisson, avec cette
devise que leur donna le père Menestriér, si versé dans la
science héraldique : Anni son' che fiorisce. (Il y a bien des an-
nées qu'il fleurit.)
(1) Du Cange dit, dans la préface de cet ouvrage, que les imprimeurs-
libraires de Paris ont refusé d'imprimer son Glossaire, reproche que
ceux-ci repoussèrent en publiant un mémoire justificatif adressé aux gens
de lettres.
- 445 -
Jean Anisson fut nommé, en 1701, directeur de l'imprime-
rie royale à Paris, fonctions qui, dès-lors, ont toujours été
remplies par un membre de cette famille jusqu'en 1794, où
le dernier titulaire, Anisson-Duperron, porta sa tête sur l'é-
chafaud révolutionnaire.
Nous pourrions ajouter beaucoup d'autres noms à ceux que
nous venons de citer ; car la seconde ville de France s'est
toujours maintenue à ce rang élevé, tant par son commerce,
ses établissements industriels, ses corporations savantes, que
par l'immense quantité d'ouvrages littéraires et scientifiques
sortis de ses presses ; et parmi les modernes typographes
lyonnais, il en est plusieurs qui ont rivalisé en science et en
habileté avec leurs célèbres devanciers.
Toulouse. Le nom latin de cette ancienne capitale du
Languedoc , Tolosa ou Tholosa, ainsi qu'on l'écrivait jadis,
et le nom espagnol d'une petite ville de Biscaye, Tolosa^ ont
souvent fait confondre ces deux villes l'une avec l'autre par
des bibliographes, qui n'ont su à laquelle ils devaient attribuer
les impressions du xv« siècle portant cette indication qui leur
paraissait équivoque. Les uns ont donné à la ville espagnole
la priorité des établissements typographiques , les autres en
ont revendiqué la gloire pour la cité française (1)
En effet, Toulouse, déjà célèbre du temps des Romains,
et qui avait acquis sous le gouvernement de ses comtes une
si grande renommée dans le moyen âge, conservait encore,
à l'époque de l'invention de l'imprimerie, une haute impor-
(1) Dans son Histoire de Toulouse, M. d'Aldeguier, conservateur d'une
des bibliothèques publiques de cette ville, s'est déclaré pour Tolosa d'Es-
pagne. M. Desbarreaux-Bernard a publié une notice intéressante où il
réfute cette prétention. (Extrait des Mémoires de l'académie des sciences
de Toulouse.)
TOME I. 38
- 446 -
tance. Son université, son Capitole, ses jeux floraux, ses nom-
breux monastères offraient certainement plus de ressources
à l'actiyité des typographes que la petite ville de Tolosa, qui
n'avait alors aucun établissement scientifique, et que les Es-
pagnols désignaient quelquefois par le diminutif Tolosetta.
La plus ancienne impression connue exécutée à Toulouse
est de 1476 : c'est une leçon de droit d'André Barbatia, à la
fin de laquelle on lit: Tholose est impressa, xii calendas julii
M cccc Lxxvi. L'imprimeur n'est pas nommé; mais ce pourrait
bien être Jean Teutonicus qui, en 1479, imprimait dans la
même ville un ouvrage de droit de Jason de Maino, avec cette
souscription: Teutonicus arte Johannes.., Finit Tholosœ
anno Christi m cccc Ixxix.
Le Th initial prouve que ces impressions ont été faites
non à Tolosaen Espagne, mais à Tholose, c'est-à-dire à Tou-
louse en France.
La première édition de Vlmitation de J.-C. en français ,
dont la Bibliothèque impériale de Paris possède aujourd'hui
le seul exemplaire que l'on connaisse, fut imprimée en 1488,
par Henri Mayer, à Tholose.
Ainsi, bien avant la fin du xv^ siècle, l'imprimerie était
exercée à Toulouse par Jean Teutonicus qui passe pour l'y
avoir introduite, par Jean-Jacques Colomiés, dont les des-
cendants ont continué d'y suivre la même carrière, par Jean
Patrix ou Paris et Etienne ou Estevan Clebat, associés, par
Henri Mayer. Leurs noms se trouvent sur la plupart des livres,
même en espagnol, qu'on suppose avoir été imprimés à Tolosa
depuis 1476 jusqu'à 1500.
Dès cette époque, de nombreux ouvrages de théologie, de
médecine, de jurisprudence, d'histoire, des éditions d'auteurs
classiques grecs et latins, etc., sont sortis des presses tou-
— 447 ~
loiisaines. On a dit que l'inquisition, qui avait sévi si rigou-
reusement au XIII® siècle dans le midi de la France, entrava
longtemps encore les progrès de l'imprimerie à Toulouse ;
l'observation serait plus applicable à Tolosa en Espagne, pays
où l'inquisition a existé jusqu'au commencement de notre
siècle.
Troyes. Dès le xiii" siècle, il y avait aux environs de Troyes
plusieurs moulins à eau servant à la fabrication du papier,
industrie qui formait une des principales branches du com-
merce de cette ville, et qui prit encore une plus grande ex-
tension après l'établissement de l'imprimerie.
Suivant Grosley (Troyens célèbres), un règlement sur les
foires aurait été imprimé dans cette ville dès 1464 ; mais cette
date est évidemment fautive, si même le prétendu règlement
existe.
La première impression faite à Troyes est le Bréviaire du
diocèse, 1483, grand in-12 à deux colonnes, en caractère
gothique, avec des capitales rouges et bleues ; il n'a ni titres^
ni chiffres, ni réclames. On n'en connaît plus qu'un seul
exemplaire qui est à la Bibliothèque impériale de Paris.
Quoique le volume ne porte pas de nom d'imprimeur,
M. Corrard de Bréban, auteur de Recherches sur l'établisse-
ment de l'imprimerie à Troyes, prouve que l'impression en
a été exécutée par Pierre Lerouge. En effet, il avait déjà im-
primé à Chablis le Bréviaire d'Auxerre, auquel il mit son
nom, et dont les caractères sont les mêmes que ceux du Bré-
viaire de Troyes. — Ses deux fils , Guillaume et Nicolas Le-
rouge, furent aussi imprimeurs à Troyes.
Un volume, imprimé à Troyes dans le xvi« siècle, et compa-
rable aux plus charmants EIzevirs, a été vendu 185 francs à
la vente des livres de Charles Nodier. II a pour titre : Les œu-
- 448 -
vre8 de M. François Rabelais , docteur en médecine , etc. ,
avec la pronostication pantagruéliney Troye, par Loys qui
ne se meurt point, 1556. D'après une remarque de Nodier,
c'est ainsi que se désignait Louis Vivant, imprimeur-libraire
en cette ville.
On y imprima longtemps des almanachs qui eurent une
grande vogue,
Rouen. Suivant plusieurs bibliographes, le Livre coustur-.
mier du pays et duché de Normandie, daté de 1483, serait la
première impression faite à Rouen ; d'autres pensent que cette
date est celle de la composition de l'ouvrage; mais, en ad-
mettant que ce soit bien la date de l'impression, nous remar-
querons que le livre ne porte ni indication de lieu ni nom
d'imprimeur, et qu'il pourrait, quoique destiné à la Normandie,
avoir été imprimé dans une autre province. C'est ainsi que
l'on imprima à Paris, en 1495 et 1497, le Missel et le Rré-
viaire de l'église de Cambrai, où l'imprimerie n'était pas en-
core établie.
Quoi qu'il en soit, Guillaume le Talleur (le Tailleur) publia
en 1487, à Rouen, les Cronicques de Normandie, in-fol., qu'on
regarde comme le premier livre avec date imprimé dans cette
ville.
L'année suivante, 1488, Jean le Bourgeois y imprima le
premier volume du Roman de la Table-Ronde..
Le capitaine général de la Normandie, Robert Conteray,
surnommé Lallemant, parce qu'il était originaire d'Allema-
gne, envoya à ses frais, dans ce pays, deux jeunes Rouennais,
Martin Morin et Pierre Maufer, pour y apprendre l'art typo-
graphique. Martin Morin revint dans sa patrie où il imprima
le Bréviaire de Rouen, 1495; il y imprima aussi les Bré-
viaires du Mans, 1490, et de Noyon, 1506, villes qui ne pos-
— 449 -
sédaient pas encore d'imprimeries ; celte particularité con^
firme l'observation que nous avons faite plus haut.
Quant à Maufer, au lieu de revenir en Normandie, il se
rendit en Italie (1), et, de 1474 à 1491, il imprima successive-
ment à Padoue, à Vérone, à Venise, à Modène.
L'exemption pendant vingt ans du service du guet et des
aides accordée, en 1494, par le corps municipal de Rouen, à
Martin Morin et à Pierre Maufer, semblerait indiquer que ce
dernier était revenu dans sa ville natale ; cependant on ne voit
point qu'il y ait exercé sa profession.
La Caille {Histoire de l'imprimerie) s'est trompé en disant
que Maufer avait imprimé à Rouen Alberti Magni liber de
lapidibus et mineralibus^ 1476, in-fol. ; c'est à Padoue que
Maufer exécuta l'impression de ce livre.
Un autre Rouennais, Guillaume Signerre, ne travailla non
plus qu'en Italie: il imprimait à Milan en 1496, à Saluées en
1503.
On compte aussi deux Normands, Richard Pynson et Guil-
laume Faques, au nombre des premiers et des plus habiles
imprimeurs d'Angleterre.
Depuis son introduction à Rouen , la typographie n'a pas
cessé d'y être exercée activement.
Des descendants de Robert Lallemant, dont nous venons
de parler, ont pratiqué honorablement l'imprimerie dans cette
ville. Richard Lallemant, imprimeur du roi et maire de
Rouen avant la révolution , reçut de Louis XV des lettres de
noblesse. Il édita surtout des ouvrages classiques : le Gradus
ad Parnassum, le dictionnaire français- la tin connu sous le
(1) Voii les Recherches sur imprimerie en Normandie cl les Consi
dérations sur les origines typographiques, par M. Ed. Frère.
- 450 -
nom d'Apparat royal, etc., et mourut octogénaire en 1807.
Claude-François Jore, mort à Milan, vers 1775, avait été
imprimeur-libraire à Rouen. Il imprima clandestinement, en
1731, des Lettres philosophiques de Voltaire, édition qu'il ne
crut pas devoir livrer immédiatement à la publicité, mais
dont on découvrit plus tard les exemplaires, qu'il avait
cachés. Un arrêt du conseil, rendu au mois de septembre
1734, le destitua de sa maîtrise et le déclara incapable
d'exercer la profession d'imprimeur ou de libraire. Exaspéré
par le chagrin , Jore voulut intenter un procès à celui qu'il
regardait comme l'auteur de sa ruine, et signa, en 1736, un
Mémoire contre le sieur François-Marie de Voltaire. Ce
factum a été inséré dans le Voltariana, satire anonyme
publiée en 1748, et qu'on a quelquefois attribuée à Jore, mais
sans preuves, car il se réconcilia, dès 1738, avec Voltaire,
qui lui fit une pension.
Outre les lettres d'excuses et de remercîment qu'il écrivit
à Voltaire, on a de Jore les Aventures portugaises, 1756,
2 vol. in-12.
Parmi les typographes rouennais de notre époque, nous
citerons Nicétas Periaux, qui exécuta, avec des caractères
mobiles, des cartes géographiques, notamment celle du
département de la Seine-Inférieure, en 1807; M. Ed. Frère,
membre de l'académie de Rouen , auteur d'intéressants écrits
sur les premiers temps de l'imprimerie.
Tours. Suivant Maittaire {Annales ttjpographiques , t. I^M,
l'imprimerie florissait à Tours dès 1467. Cette assertion, si
elle était fondée , ravirait à Géring et à ses associés la gloire
d'avoir exercé les premiers l'art typographique en France;
mais elle est évidemment erronée, et ne repose que sur une
fausse interprétation de la date. Maittaire cite à l'appui de son
- 451 -
Opinion une édition du roman de François Florio , florentin ,
intitulé : De amore Camilli et Emiliœ aretinorum , à la lin
duquel on dit que : « le livre a été mis au jour (editus) dans
la maison de rarctievéque de Tours, la veille des calendes de
janvier, l'an du Seigneur mil quatre cent soixante-sept (1). »
Mais cette date de 1467 et le mot editus se rapportent à la
composition ou à la transcription de l'ouvrage et non à son
impression
On croit que Florio était attaché à Tarchevéque de Tours
en qualité de secrétaire , et que c'est dans la maison de ce
prélat qu'il mit la dernière main à son travail.
On a reconnu d'ailleurs que ce livre était imprimé avec les
caractères dont Pierre Csesaris et Jean Stoll, associés, faisaient
usage à Paris; c'est donc de leurs presses qu'il est sorti,
vers 1475.
M. Brunet en signale ime autre édition ayant la marque
typographique de Jean Lambert, imprimeur à Paris, vers la
fin du xv« siècle, et portant la même souscription de 1467;
nouvelle preuve que cette date n'est pas celle de l'impression.
On cite un Missel de Tours, imprimé dans cette ville,
sans nom d'imprimeur, mais avec la date de 1485. Si elle est
exacte, dit M. Brunet, c'est le plus ancien livre connu imprimé
dans l'ancienne capitale de la Touraine.
Mais une impression sur laquelle il ne s'élève aucun doute,
est celle du volume intitulé : La Vie et Miracles de Monsei-
gneur saint Martin, translatée de latin en francoys, in-folio,
avec figures en bois, imprimé à Tours, en 1496, par Mathieu
Lateron.
(1) Liber editus in domo domini Gnillermi, archiepiscoin Turonensia,
pridie kaîendas jauuarii, aiiiio Domini millesimo quadringeniesimo sexa-
qcsimo septimo.
- 452 -
Jusqu'à nos jours, l'imprimerie n'avait pas été très-active
dans cette ville. Depuis quelque temps seulement elle y a pris
un essor prodigieux , et l'on y publie une immense quantité
d'ouvrages d'éducation et de livres de piété. MM. Marne
occupent dans leurs ateliers onze presses mécaniques.
Le 20 novembre 1848, un congrès typographique se réunit
à Tours, chez M. Lecesne, imprimeur, et sous la présidence
de M. A. Mame. Quatre-vingt-douze imprimeurs adhérèrent
par écrit à cette réunion, dans le but : 1° de réclamer contre
le très-grand nombre de brevets délivrés par l'administration ;
2° de s'opposer à l'extension prise par l'imprimerie nationale
et à ses continuels envahissements; 3° de demander que, dans
chaque département^ les impressions afférentes à chaque loca-
lité ne fussent pas envahies par le monopole de quelques
grandes imprimeries ; 4° de demander que , dans les grandes
villes, l'examen du baccalauréat fût exigé, etc., etc.
L'imprimerie se propagea rapidement en France pendant le
xv« siècle. Sans parler de Strasbourg, alors ville d'Allemagne,
où elle fut conçue, nous la trouvons établie à Paris, en 4470 ;
à Lyon, en 1473; à Toulouse, à Angers, 1476; à Chablis en
Bourgogne, à Vienne en Dauphiné, 1478; à Poitiers, 1479;
à Caen, 1480; à Metz, 1482; à Troyes, 1483; à Rennes, à
Loudéac, 1484; à Salins, à Tréguier, 1485; à Abbeville,
1486; à Besançon, à Rouen, 1487; à Orléans, à Grenoble, à
Dôle, 1490; à Dijon, à Angouléme, 1491; au monastère de
Cluny en Bourgogne, à Nantes, 1493; à Limoges, 1495; à
Provins, à Tours, 1496; à Avignon, 1497; à Perpignan,
1500.
Cependant beaucoup d'autres villes, parmi lesquelles on
en compte d'importantes, n'eurent des établissements typo-
graphiques qu'au xvi®, au xvii^ siècle ou plus tard encore.
- 453 -
Aihsi l'imprimerie ne fut pratiquée à Bordeaux qu'en 1529,
par Jean Guyard. En 1572, Simon Millanges, avec l'aide et
sous la protection des jurats de cette ville , s'y établit et se
distingua par ses belles impressions; c'est lui qui donna la
première édition des Essais de Montaigne, en 1580. Dans ces
derniers temps, un habile artiste, Pinard, graveur, fondeur et
imprimeur, à qui l'on doit une magnifique édition du Temple
de Guide de Montesquieu , avait déjà honoré la typographie
bordelaise avant qu'il vînt se fixer à Paris , en 1822.
L'imprimerie, introduite à Marseille en 1594, par Pierre
Mascaron, aïeul du célèbre prédicateur de ce nom, ne s'y
maintint pas, et n'y fut détinitivement rétablie qu'en 1641.
Ce n'est qu'en 1704 qu'elle fut apportée à Toulon par
Pierre-Louis Mallard.
Aujourd'hui, il y a des imprimeries non-seulement dans
tous les chefs-lieux de département, mais dans la plupart des
villes de France.
IV. BELGIQUE (1472). L'imprimerie fut introduite presque
simultanément en Belgique , de 1472 à 1473 , par Thierri
(Théodoric ou Dick) Martens, à Alost et à Anvers; par
Colard Mansion, à Bruges; par Jean de Westphalie ou de
Paderborn, à Louvain.
Les sentiments des bibliographes, relativement au plus
ancien imprimeur de la Belgique, sont partagés entre Martens
et Jean de Westphalie; l'opinion la plus accréditée est en
faveur de Martens.
Alost. C'est à Alost que parut, en 1473, le Spéculum côn-
versionis peccatorum de Denis le Chartreux ou Bikel , avec
date et indication de lieu , et que l'on regarde comme le
premier livre imprimé en Belgique. Le nom de l'imprimeur
ne s'y trouvant pas, Lambinet et quelques autres ont attribué
- 454 —
cette impression à Jean de Westphalie; niais la plupart des
bibliographes en font honneur à Martens.
Il est vrai que ces deux typographes travaillaient dans cette
ville vers la même époque. Jean de Westphalie imprima le
Liber predicahilium de Porphyre en mai 1474 , avec son
associé Thierri Martens {cum socio suo Theodorico Martino) ;
et celui-ci imprimait seul, au mois d'octobre 1474, le livre
De Vita heata de Baptiste Mantouan.
Plusieurs auteurs en ont conclu que Martens était l'élève
de Jean de Westphalie ; mais , dans la souscription du livre
précité , Martens semble déclarer qu'il a été instruit dans
son art à Venise, où la typographie était alors florissante.
« J'apporte aux Flamands, dit-il, tout le savoir des Vénitiens
(Venetum scita Flandrensihus affero cuncta). »
Ainsi, Martens, natif d'Alost, aurait doté sa patrie du
bienfait de l'imprimerie ; mais la question n'est pas entière-
ment résolue.
Anvers. Il introduisit aussi l'art typographique à Anvers ,
où il imprima, en 4476, Practica rnedicinœ quœ Thésaurus
pauperum nuncupatur, ouvrage composé par un auteur
nommé Pierre , le même , dit-on , qui devint pape sous le
nom de Jean XXn.
Il existe une édition des Visions de Tondal en flamand,
imprimée à Anvers , par Mathieu Vander Goes , et portant la
date de 1472; mais cette date paraît erronée, car le livre a
des signatures dont l'usage était alors peu connu. Il est pro-
bable que, au lieu de lxxii (72), il faut lire lxxxii (82). On
ne connaît d'ailleurs aucune impression de Vander Goes an-
térieure à 1482.
A l'exemple de beaucoup d'imprimeurs de cette époque
primitive, Martens séjourna successivement, et à plusieurs
- 455 —
reprises, dans différentes villes, à Alost, à Anvers, à Lou-
vain, où il fut professeur de l'université, car c'était un
homme très-érudit, possédant l'hébreu, le grec, le htin,
l'allemand, l'italien, le français, et auteur de plusieurs
ouvrages. Les belles éditions grecques qu'il a imprimées l'ont
fait surnommer l'Aide des Pays-Bas. Sa marque typogra-
phique était une double ancre avec ces mots au-dessous :
sacra atichora. Il résulte du témoignage de ses contempo-
rains, et même du sien, qu'il aimait beaucoup le jus de la
treille ; il avait pris pour devise : In vino veritas.
Après avoir perdu sa femme, ses enfants, ses frères et tous
ses parents, il se retira au couvent des Guillemites d'Alost,
auxquels il légua ses biens, comme Géring avait légué les
siens à la Sorbonne. Martens mourut octogénaire en 1534.
Érasme, avec qui il était très-lié, composa son épitaphe.
Louvain. Jean de Westphalie ou de Paderborn, surnommé
aussi Jean d'Aken ou Haeken, lieu de sa naissance, alla se
fixer à Louvain , dont il est regardé comme le premier impri-
meur. Il y donna VOpus commodorum ruralium de Pierre
Crescentius, 1474, in-folio. On lui permit d'établir ses ateliers
dans l'université, et il reçut le titre de Magister artis impres-
soriœ que nul autre que lui ne pouvait prendre.
Bruges. Colard Mansion introduisit la typographie dans
cette ville. Le premier ouvrage sorti de ses presses est le
Jardin de dévotion, sans date, mais imprimé vers 1474.
Bruxelles. L'établissement de l'imprimerie à Bruxelles est
dû aux Frères de la vie commune, institués dans le xiv« siècle,
par Gérard Groot (le Grand), et auxquels se réunirent plus
lard les chanoines de Vauvert, dans la forêt de Soignes, près
de Bruxelles. Cette congrégation, qui avait aussi des maisons
à Mayence, à Bostock, à Gouda, à Deventer, s'occupait assi-
- 156 -
dûment de la transcription des manuscrits, et accueillit avec
empressement l'invention typographique. Les religieux mon-
tèrent dans leur couvent de Nazareth, à Bruxelles, une impri-
merie d'où sortit, en 1476, l'ouvrage d'Arnold Gheyloven,
intitulé : Spéculum conscientiœ.
Arnould de Keysere, c'est-à-dire de l'Empereur, après
avoir imprimé à Audenarde en 1480, alla s'établir à Gand en
1483.
Voilà les villes de Belgique qui eurent des établissements
typographiques dès le xv^ siècle ; les autres n'en possédèrent
que dans le xvi® et même dans le xvu«. Vers la fin de ce
siècle, quelques-uns des petits-fils de Schœffer se fixèrent
dans les Pays-Bas.
En 1749, on imprima à Spa une Dissertation inaugurale
sur les eaux thermales qui ont donné une si grande renom-
mée à ce petit endroit.
Le prince de Ligne, connu par ses talents militaires et par
l'originalité de son esprit, avait établi, dans son château de
Belœil, près de Tournay, une imprimerie, dont la première
production fut un opuscule intitulé : Coup d'œil sur Belœil,
1781, in-8° (1).
Les premiers imprimeurs de la Belgique, nés dans ce pays
ou venus d'Allemagne, méritent sans doute de grands éloges
pour les belles éditions grecques et latines qu'ils ont don-
nées ; mais c'est un Français qui porta la typographie belge à
son plus haut point de perfection.
Christophe Plantin, né en 1514 à Mont-Louis, en Touraine,
(11 Plus tard il en établit encore une dans sa maison de campagne de
Monrefuge, près de Vienne en Autriche, et y fit imprimer, de 1795 à 1811,
ses Mélanges politiques et littéraires, formant trente-quatre volumes in-
douze.
— 4d/ —
avait exercé son art à Gacn, à Lyon, à Paris, quand il s'éta-
blit à Anvers en 1554 (1). Il acquit dans les Pays-Bas presque
autant de réputation que les Aide en Italie et que les Estienne
en France. Philippe II, roi d'Espagne, qui avaft alors les Pays-
Bas sous sa domination, le nomma son premier imprimeur
(prototypographus), et le chargea de réimprimer la fameuse
Bible polyglotte, c'est-à-dire en plusieurs langues, du car-
dinal Ximenès, dont la première édition, faite à Alcala de
Henarès {Complutum), en Espagne, de 1514 à 1517, était
épuisée. Celle de Plantin> publiée de 1569 à 1572, en 8 vol.
in-folio, est un chef-d'œuvre typographique, que Scribanius
appelait la huitième merveille du monde. Ce fut encore un
Français, Guillaume Le Bé, qui en fondit les différents carac-
tères. Plantin avait pour correcteurs Corneille Kilian, Fran-
çois Raphelenge et autres savants hommes, et ne manquait
pas lui-même d'instruction. Il mourut en 1589. Dans une
épitaphe composée en son honneur, on dit que Plantin,
imprimeur du roi d'Espagne, fut lui-même le roi des impri-
meurs (2).
Sa marque typographique était une main tenant un compas
(1) Logé à Anvers, dans une petite boutique, il gagnait sa vie à fabriquer
'les boîtes en carton. Un soir, traversant la place de Mer, il reçut, dans le
ventre, un coup de poignard qui le blessa dangereusement. Il avait re-
connu dans l'assassin un jeune Anversois très-riche qui, sachant que Plantin
avait l'intention de le traduire en justice, vint lui protester qu'il l'avait
frappé par méprise et qu'il croyait se venger d'un rival. Le jeune homme
et son père obtinrent, à force d'instances, que Plantin ne porteraitpas plainte,
et lui donnèrent, comme indemnité, une somme considérable avec laquelle,
après sa guérison, il acheta une maison et monta une imprimerie.
Cette anecdote a été racontée en 1817 à M. Renouard, lors de son passage
à Anvers, par une personne appartenant à la fam'Ue de Plantin. (Voyez le
Catalogue de ia bibliothèque d'un amateur, tom. IV.)
(2) Christophorus situs hic Plantinus, régis iberi
Typographus, sed rex typographûm ipse fuit.
TOME I. 39
- 458 -
ouvert, avec cette devise : Labore et constantia (par le travail
et la constance).
Possesseur de trois imprimeries (à Anvers, à Leyde, à
Paris), il en légua une à chacune de ses trois filles. Jean
Moret, son gendre et son successeur à Anvers, soutint digne-
ment sa réputation et fut chargé par le pape Clément VIU, en
4597, d'imprimer la Bible vulgate, d'après l'édition originale
du Vatican, pour en répandre les exemplaires. Cet établisse-
ment d'Anvers, où le président de Thou vit dix-sept presses
rouler en 1576, subsiste encore aujourd'hui, et l'on y con-
serve religieusement deux presses qui ne fonctionnent plus,
mais qui servaient à Plantin il y a. près de trois siècles, ainsi
qu'un fauteuil sur lequel s'asseyait Juste Lipse quand il venait
corriger ses épreuves. On voit, dans l'église cathédrale d'An-
vers, les tombeaux de Plantin et de Moret avec leurs por-
traits : celui de Plantin peint par Herreyns, et celui de Moret
par Rubens.
Depuis son introduction dans la Belgique, la typographie
n'a pas cessé d'y être exercée activement ; mais ce qui n'a
pas cessé non plus d'y être pratiqué avec beaucoup d'activité,
c'est la contrefaçon. Elle avait cependant reçu de la France
un bel exemple de probité à cet égard. Josse Bade, un de
nos plus célèbres imprimeurs du xvi« siècle, ne voulut pas
réimprimer à Paris le livre des Similitudes, dans la crainte
de faire tort à Thierri Martens, qui venait de publier cet
ouvrage à Louvain.
Pendant le temps de la réunion de la Belgique à la France
(de 1792 à 1813), la même garantie et la même répression,
relativement à la propriété littéraire, existaient dans les deux
pays. Mais depuis leur séparation, c'est surtout à la presse
française que la contrefaçon belge porte le plus de préjudice.
- 459 -
La proximité territoriale, l'uniformité du langage en facilitent
singulièrement le développement. On a vu des contrefaçons
paraître à Bruxelles avant même que l'ouvrage original fût
publié à Paris. C'était le résultat de la communication frau-
duleuse des épreuves. Espérons que tous les gouvernements
de l'Europe s'entendront, comme plusieurs l'ont déjà fait, pour
mettre un frein à cette honteuse et coupable spéculation, qui
attaque à la fois les œuvres du génie, les productions dé
l'industrie et les opérations commerciales (1).
L'exercice de l'imprimerie et de la librairie est entièrement
libre dans le royaume de Belgique; mais cette franchise
illimitée, en même temps qu'elle est contraire aux progrès
de l'art, offre plus d'inconvénients que d'avantages.
Un simple ouvrier typographe, par exemple, qui ne pourra
jamais entrer en concurrence avec les grands établissements,
se fait quelquefois illusion, et, trompé par un faux calcul, il
sacrifie tout son avoir pour imprimer chez lui et à son
compte un ouvrage auquel il lui est impossible de donner
tous les soins qu'exige une belle et correcte impression, et
dont il ne saurait d'ailleurs effectuer le débit. Le pauvre
typographe est alors à la merci d'un libraire qui, profitant de
sa détresse, achète le livre au-dessous du prix coûtant.
Une sage réglementation de l'imprimerie serait sans doute
préférable à une liberté ruineuse. L'expérience en est déjà
faite en France; mais jusqu'à présent elle ne paraît pas l'être
encore dans la Belgique.
(1) En 1851 , des représentants de l'imprimerie belge, réunis en congrès
typographique, émirent, avant de se séparer, un vœu solennel pour le
maintien du droit de réimpression (c'est-à-dire de la contrefaçon) des
ouvrages français en Belgique. Nous souhaitons, pour l'honneur même du
pays, que ce vœu ne soit pas exaucé.
- 460 -
V. HOLLANDE (1472). L'imprimerie pénétra en même
temps dans la Belgique et dans la Hollande.
Dès 1473, on imprimait à Utrecht l'histoire scol astique du
Nouveau-Testament {Scolastica hystorià), in-folio, composée
par Pierre Comestor, ou le Mangeur, théologien français.
L'exécution typographique de cet ouvrage est due à Nico-
las Ketelaer et à Gérard de Leempt, qui paraissent être les
premiers imprimeurs de la Hollande.
L'imprimerie s'introduisit bientôt à Deventer, à Delft, à
Goude, où elle fut apportée par Gérard Leeu, qui, plus tard,
alla s'établir à Anvers.
Elle passa ensuite à Nimègue, à Culembourg, à Leyde, à
Schiedam, à Bois-le-Duc, puis à Amsterdam. On cite comme
le premier ouvrage imprimé avec l'indication de cette ville,
qui n'avait pas alors l'importance qu'elle a aujourd'hui, le
livre de Rikel ou Denis le Chartreux : Trqctatus fratris Dia-
nysii de conversione peccatoris, sans date, mais dont l'im-
pression est antérieure à 1500.
L'imprimerie continua de se propager en Hollande jusqu'à
la fin du xvii« siècle.
La ville de Harlem, qu'un récit fabuleux présente comme
le berceau de l'imprimerie, n'a eu, au contraire, qu'assez
tard des établissements typographiques. Les deux plus an-
ciennes impressions exécutées à Harlem sont de 1483 et de
1484; elles ne portent pas de nom d'imprimeur; le nom de
Jacques Bellaert se trouve sur une impression de 1485, et
celui de Jean Andriesson sur quelques autres de 1486.
Certains auteurs rapportent que Gutenberg, après son
procès avec Fust, quitta Mayence, se rendit à Strasbourg,
puis à Harlem, où il fonda une imprimerie. Le fait est dou-
teux; mais, fùt-il vrai, cet établissement n'aurait été que
- 461 -
momentané et serait encore dû au véritable inventeur de
l'imprimerie.
Meerman qui, dans ses Origines typographicœ, publiées à
La Haye en 1765, s'est efforcé de revendiquer l'invention de
l'art typographique pour Laurent Coster, de Harlem, avait
lui-même, quelques années auparavant, réfuté ces préten-
tions dans une lettre adressée à Wagenaar, historiographe
hollandais, qui l'avait consulté à ce sujet. Voici ce qu'il lui
répondait en 1757 : « L'opinion de la découverte de l'impri-
« merie par Laurent Coster perd chaque jour de plus en
« plus son crédit. Tout ce que nous en raconte Seitz et
« tout ce qu'on a recherché dans l'histoire nationale en fa-
« veur de Laurent ne sont que des suppositions gratuites.
« Comment croire que Faust, instruit par Gutenberg dans
« l'art de l'imprimerie, aurait eu l'impudence d'annoncer
« dans ses éditions de 1457 que la typographie avait été
« inventée en Allemagne, si le fait eût été faux ? Ne se serait-
« il pas trouvé quelque imprhneur ou chroniqueur hollandais
« pour réclamer en faveur de Harlem ce qu'on attribuait à
« Mayence? Nul n'a revendiqué cet honneur, et même la
« chronique connue sous le nom de Divisie Chronyk, dès la
« première édition, en mentionnant l'invention de l'impri-
« merie, la place à l'article des inventions dues aux étran-
« gers. . . Si l'on peut donc attribuer quelque chose à Coster
« ce serait seulement l'exécution des images gravées du
« Spéculum humanœ salvationis. En se montrant même
« libéral à l'égard' de Coster, toute son invention se bornera
«. à avoir su sculpter ces lettres sur bois ou autre matière,
« invention qui diffère du tout au tout de la typographie,
« laquelle consiste dans la mobilisation des caractères. Pas
« le moindre document, pas même un iota ne nous p'ermet
- 462 -
« de supposer que Coster ait imprimé en lettres mo-
« biles, etc. »
C'est donc par un orgueil national mal fondé que Meerman
a tenu plus tard un autre langage en combattant des argu-
ments qui lui avaient d'abord paru sans réplique et qui
subsistent encore dans toute leur force.
Nous ne répéterons pas ce que nous avons déjà dit là-
dessus. Les dissertations, les inscriptions, les monuments,
les fêtes séculaires consacrés à Laurent Coster ne feront
jamais perdre à Gutenberg le titre de père de la typographie;
la cause est irrévocablement jugée.
Mais une gloire plus solide que celle de Laurent Coster,
et que l'on ne contestera pas à la Hollande, c'est celle des
Elsevier ou Elzevir, auxquels nous réservons des notices
particulières.
Cette nombreuse et illustre famille d'imprimeurs a fait,
pendant cent trente ans, l'honneur de la presse hollan-
daise.
Louis Elsevier P'^, natif de Louvain, où l'on croit qu'il était
relieur, s'établit libraire à Leyde en 1580. II laissa sept fils,
dont cinq furent libraires comme lui.
Son petit-fils Isaac fut le premier de la famille qui exerça
l'imprimerie (1). Mais c'est à l'association d'un fils et d'un
petit-fils de Louis I^^, Bonaventure et Abraham, qu'on doit
le plus grand nombre de ces publications qui ont retenu et
immortalisé le nom d'Elzevir.
Ce sont eux qui mirent en vogue les formats in-12, in-16.
(l) Thomas Erpenius, un des plus célèbres orientalistes de son siècle,
flNail établi dans sa maison, à Leyde, une imprimerie orientale, qui fut
achetée par Isaac Elsevier, après la mort d'Erpenius, en 1624.
- 463 -
in-24. Les livres qu'ils ont imprimés dans ces petits formats
sont des chefs-d'œuvre typographiques pour la netteté et la
finesse des caractères. Ajoutons que ces caractères leur
étaient fournis par Jacques de Sanlecque, fondeur français.
Des impressions latines, grecques, hébraïques, per-
sanes, etc., sont sorties des imprimeries elzeviriennes ; mais
la collection des Respublicœ variœ, connue sous le nom de
Petites Républiques, 62 vol. in-24, et celle d'auteurs latins,
français et italiens, petit in-12, composée de plus de 800 vol.,
sont surtout recherchées par les bibliophiles.
Les Elsevier étaient en correspondance avec tous les sa-
vants de l'époque ; ils n'avaient pas l'érudition des Aide, des
Estienne, ni même de Plantin; mais, quoiqu'ils portassent
peut-être trop loin l'esprit mercantile, leur zèle pour l'art
typographique et la part qu'ils ont prise à ses progrès n'en
méritent pas moins nos éloges et notre reconnaissance.
Quatorze membres de cette famille furent imprimeurs. ou
libraires à Leyde, à Amsterdam, à Utrecht, à La Haye, depuis
1583 jusqu'en 1712.
Il existe encore en Hollande plusieurs descendants des
Elsevier en ligne masculine; quelques-uns en ligne fémi-
nine ont obtenu l'autorisation de joindre à leur nom celui
d'Elsevier, notamment M. Elsevier-Stockmans , libraire à
Amsterdam.
Après les Elsevier, on peut citer, entre autres typographes
célèbres, Abraham Wolfgank, à Amsterdam, à qui l'on doit
aussi de jolies éditions en petit format; Raphelcnge, gendre
de Plantin et héritier de son imprimerie de Leyde, qui soutint
dignement la réputation de son beau-père; Guillaume Blaeuw,
d'Amsterdam, ami et disciple du fameux astronome Tycho-
Brahé, et qui- s'est distingué par ses magnifiques éditions
— 464 —
d'ouvrages géographiques. Jean Maire, imprimeur à Leyde,
donna de charmantes éditions de livres latins, dont Grotius,
Vossius et Saumaise faisaient grand cas. Celles de Jacques
Lescaille sont aussi très-nettes et très-exactes. Ce typographe,
né à Genève, mais fixé en Hollande, était poète ainsi que sa
lille Catherine, surnommée la Sapho hollandaise et la dixième
Muse, et dont les poésies ont été publiées en 1728, 3 vol,
in-4°. Jean-Frédéric Bernard, libraire à Amsterdam, mort
en 1752, est éditeur et collaborateur des Cérémonies et cou-
tumes religieuses de tous les peuples du monde, avec des
figures dessinées et gravées par B. Picart et des explications
historiques, 1739-43, H vol. in-folio, 2^ édition. Ce grand
ouvrage a été réimprimé plusieurs fois à Paris, avec des
modifications et des additions, en 1741, 1783, 1810.
Dès le xvii® siècle, l'imprimerie hollandaise, bien supé-
rieure à l'imprimerie belge, prit une grande extension ; les
éditions de Hollande étaient recherchées pour la beauté du
caractère et du papier. L'impression des livres prohibés
ailleurs et la contrefaçon de ceux qui ne l'étaient pas occu-
paient aussi activement les presses de ce pays.
Aujourd'hui, le régime de liberté qui existe en Europe a
fiiit cesser en partie les impressions clandestines ; la contre-
façon semble s'être concentrée en Belgique; les belles édi-
tions, les grandes opérations commerciales se font surtout
en France et en Angleterre.
La typographie en Hollande est donc aujourd'hui à peu
près locale.
Le roi des Pays-Bas, Guillaume I^'", témoigna toujours une
grande bienveillance à l'art typographique et au commerce
de la librairie. Vers 1829, lorsque la Belgique était encore sous
son autorité, il acheta, moyennant la somme de 400,000 fr.,
-^ 465 -
la typographie de M. Jules Didot, pour en former une impri-
merie à Bruxelles. Cette typographie, mise sous le séquestre
par suite de la révolution belge, fut rendue après le traité
qui séparait la Belgique de la Hollande, et le roi Guillaume
la fit transporter à La Haye; mais le nouvel établissement,
qui devait être soutenu par le monarque et en quelque sorte
géré en son nom, alarma les imprimeurs hollandais, menacés
d'une concurrence redoutable. Sur leurs représentations, le
roi renonça à son projet, et le matériel typographique dont
il avait fait l'acquisition fut annexé à l'imprimerie du gou-
vernement à La Haye.
VL SUISSE (1472). L'imprimerie fut introduite en Suisse
de 1470 à 1472 par Helias ou Elie (1) dit de Louffen, chanoine
de Munster (Berona) en Ergau dans le canton de Lucerne. Il y
donna une édition du Mammetractus de Marchesini, dont
l'impression fut achevée la veille de la Saint-Martin, en
l'année 1470, jour auquel Pierre Schœffer terminait aussi à
Mayence l'impression du même ouvrage. Cette coïncidence,
qui pourrait être l'effet du hasard, a cependant paru assez
singulière à plusieurs bibliographes pour leur faire penser
que l'édition d'Elie est postérieure à celle de Schœffer qu'il
aura prise pour modèle, et dont il aura reproduit le millésime
et le quantième.
Quoi qu'il en soit, deux éditions du Spéculum vitœ hu-
mance de Roderic, évêque de Zamora, furent imprimées par
le chanoine Elie, l'une en 1472, l'autre en 1473, dates qui ne
sont point contestées.
On a dit que Géring avait été son associé avant d'être appelé
à Paris.
(1) Il mettait dans la souscription de ses livres -. Helijas Helyœ, c'est-à-
dire Elie, fils dElie.
- 466 -
Bâle. Berthold Rodt, élève de Gutenberg, Bernard Richel
et Michel Wensler en sont les plus anciens imprimeurs.
Quelques bibliographes pensent qu'une édition des Morales
sur Job de saint Grégoire, pape, a été imprimée à Bâle vers
4470, ou même en 1468, par Berthold Rodt, quoique le livre
ne porte ni date, ni indication de lieu, ni nom d'imprimeur.
Mais une impression plus authentique est celle du Sachsens-
piegel (le Miroir saxon), en allemand, exécutée réellement à
Bâle, en 1474, par Bernard Richel.
Jean Amerbach, qui avait été maître es arts de l'université
de Paris, ensuite imprimeur à Reutlingen, alla, en 1492, s'é-
tablir à Bâle, où il donna des éditions complètes des Pères de
l'Église en beaux caractères romains. Ses trois fils suivirent
avec succès la même carrière. — Jean Froben et ses deux fils,
puis Herwagen (en latin Hervagius), qui épousa la veuve de
Froben, exécutèrent de belles impressions grecques et latines.
— Oporin après avoir professé les humanités, devint aussi un
habile imprimeur. Son vrai nom était Herbst qui, en allemand,
signifie automne, et qu'il traduisit en grec, suivant un usage
fort commun à cette époque. Un de ses parents, Robert Win-
ter, avec qui il fut associé pendant quelque temps, fit la
même chose en traduisant son nom allemand Winter, c'est-
à-dire hiver, par celui de Chimerin.
Erasme, qui avait été en relation avec les Amerbach, avec
les Froben, avec Hervagius, et qui avait soigné quelques-unes
de leurs éditions, donne de grands éloges à ces illustres ty-
pographes. Il écrivait de Louvain, le 25 août 1517, à Froben:
« La réputation de votre imprimerie est telle qu'il suffit qu'on
« sache qu'un livre sort des presses de Froben, pour qu'il
« soit recherché des savants. » En effet, ce célèbre imprimeur
veillait avec un soin particulier à ce que ses impressions
— 467 -
fussent correctes; il disait que le prix le plus modique d'un
ouvrage rempli de fautes est toujours trop élevé. Malheureu-
sement son amour pour l'art lui fut plus glorieux que pro-
fitable, car la cupidité des contrefacteurs lui causa souvent
un grand préjudice. Ce fut lui qui publia la première édition
en grec du Nouveau Testament (1), avec la traduction latine,
1516, in-fol. Erasme en avait revu et annoté le texte.
Froben imprima, en 1496, une Concordance de la Bible,
dont il donna, en 15^5, une seconde édition si correcte qu'il
ne s'y trouve, dit*-Ofl, aucune faute. Au lieu de préface, il mit
en tête de l'ouvrage un dialogue latin que M. Didot traduit
ainsi :
Dialogue entre un acheteur et Jean Froben.
l'acheteur. Eh bien! Froben, quel livre nous donnes-tu?
FROBEN. Un livre qu'il est de ton intérêt et du mien de
vendre et d'acheter.
l'acheteur. C'est donc quelque livre nouveau ?
■FROBEN. Ni vieux ni nouveau ; il est à la fois l'un et l'autre.
l'acheteur. Explique ces énigmes.
FROBEN. C'est V Index des livres sacrés, qu'on appelle Con-
cordance de la Bible.
l'acheteur. Cet ouvrage a déjà paru bien des fois.
FROBEN. S'il reparait, c'est pour le bien de tous. Le soleil
ne paraît-il pas chaque jour, bien qu'il soit toujours le même?
Mais cet ouvrage, en reparaissant, vaut mieux que le précé-
dent.
(1) Le texte grec du Nouveau Testament avait été imprimé, dès 1514,
en Espagne, dans la Bible polyglotte du cardinal Ximenès; mais il ne
fut pas publié séparément et ne parut qu'en 1520, avec la Bible entière,
dont il forme le tome V.
- 468 -
l'acheteur. J'avoue, Froben, qu'il y a du mérite à se sur-
passer ainsi soi-même.
FROBEN. Aussi j'cspère que dans cette œuvre dernière mes
efforts me mériteront une double couronne.
l'acheteur. Toujours les grands artistes se figurent que
leur dernière œuvre, objet de leurs plus grands efforts, est
le comble de leur art.
FROBEN. Il est vrai ; cependant Apelles laissa son Anadyo-
mène inachevée. Moi, j'ai achevé mon œuvre.
l'acheteur. Tu la trouves donc parfaite?
FROBEN. Tu sais que dans un tel ouvrage, il est presque
impossible que quelque erreur ne se glisse au milieu de tant
de chiffres. Mais par les soins que j'ai pris cette difficulté
sans pareille est surmontée. De plus, il y a des additions qui
ne se trouvaient pas aux éditions précédentes.
l'acheteur. Je t'en félicite. Mais peu de gloire s'attache à
de tels travaux.
FROBEN. Aussi mcs droits à votre reconnaissance doivent
s'en accroître.
l'acheteur. Par ces travaux assidus ne crains-tu pas de
vieillir vite?
FROBEN. Qu'y faire ! c'est ma destinée. Si elle me donne la
vieillesse et ses ennuis , vous avez le moyen de m'en ga-
rantir.
l'acheteur. Lequel?
FROBEN. D'acheter vite et de me savoir gré de ce que je
vous offre.
l'acheteur. Mais n'as-tu pas de honte de nous livrer ainsi
tes enfants?
FROBEN. Nullement; c'est pour vous, non pour moi, que je
les ai créés.
— iGlJ —
l'acheteur. Quel en est le prix /
FROBEN. Approche ton oreille, que je te le dise toiu hns
l'acheteur. Hô ! Hô! c'est bien cher!
FROBEN. Emporte, examine. Si tu te repens du marche, mi
rendras la marchandise, je te rendrai ton argent.
l'acheteur. C'est bien parler.
FROBEx. De belles paroles, chacun en est prodigue; mais
Froben tient plus qu'il ne promet.
l'acheteur. Reçois donc de belle et bonne monnaie.
FROBEN. Et toi, reçois aussi de belle et bonne marchandise.
Je souhaite qu'elle profite à tous deux.
La ville de Bàle était alors très-renommée pour ses éta-
blissements typographiques.
L'imprimerie se propagea lentement dans les autres \i!!i s
de la Suisse. Elle s'introduisit à Zurich en 1504, -t plus taîd
à Lucerne, à Berne, à Lausanne, à Fribourg. Dans le xvi;® siè-
cle seulement à Sion, à Neufchàtel, à Soieure; en 17' 'S, à
Claris, et enfin plusieurs villes de ce p.iNs n'ont u des impri-
meries que dans le siècle actueL
Récemment, le gouvernement de Zurich ayant demande a
celui de d'Obwald (canton d'Untervvald) communication de si
législation sur la presse : « Comment, lépondire. t iesmagis-
« trats d'Obwald, pouvez-vous nous demander une loi sur la
« presse, lorsque le canton ne possède pas une seule impri-
« merie ? »
Genève, ancienne république alliée de la Suisse, et qui
aujourd'hui en est un canton, faisait partie de la Savoie quand
l'imprimerie y fut établie. On cite, comme le premier ouvrage
imprimé dans cette ville, le Livre des saints anges, 1478,
in-fol. Le nom de l'imprimeur ne s'y trouve pas ; mais, comme
TOME I. 'lO
- 470 -
la Méiusine fut imprimée quelques mois après dans la même
ville avec le nom d'Adam Steinscliaber, il y a tout lieu de
croire que ces deux impressions appartiennent au même ty-
pographe, ainsi que celles du Livre de Sapience et ôeFier-à-
Bras, exécutées aussi à Genève.
Au xvi« siècle, lorsque Genève, en adoptant les nouvelles
t^octrines religieuses, se fut soustraite à l'autorité du duc de
Savoie, et que Calvin eut fixé sa résidence en cette ville, on
y imprima, ainsi qu'à Bâle, à Zurich et autres lieux de la
Suisse, beaucoup d'ouvrages relatifs à la réforme.
Conrad Bade , imprimeur de Paris , et le célèbre Robert
Estienne, son beau-frère, qui l'un et l'autre avaient embrassé
le protestantisme, allèrent s'établira Genève où ils continuè-
rent d'exercer leur profession.
Les imprimeurs genevois les plus connus à cette époque
étaient Jean Crespin, qui publia un Lexique grec in-fol., un
Nouveau Testament grec, une jolie édition d'Homère, grecque
et latine, etc. ; Eustache Vignon, son gendre ; Pierre Aubert,
Pierre Chouet, Jean de Channey.
La Suisse fut longtemps un des pays où l'on imprimait les
ouvrages qui craignaient la censure.
La publication de V Encyclopédie de Diderot ayant éprouvé
des difticultés en France, l'imprimeur Lebreton n'obtint la
permission de la continuer qu'à la condition de changer le
frontispice et d'y mettre l'indication de Neufchâtel, afin que
l'ouvrage parût venir de l'étranger. Plus tard, on le réimprima
réellement, en divers formats, à Genève, à Lausanne, à Yver-
dun.
Dans le siècle dernier, Salomon Gessner, dessinateur, gra-
veur et poète, dont les charmantes idylles sont si connues,
exerçait à Zurich la profession de libraire.
- 471 -
Quoique l'imprimerie helvétique n'ait plus aujourd'hui son
ancienne splendeur, quelques belles impressions se font en-
core en Suisse, et l'on y publie des recueils scientifiques et
littéraires estimés, entre autres la Bibliothèque universelle de
Genève.
Vn. POLOGNE (1474). Gunther Zainer, de Reutlingen, qui
imprimait à Augsbourg en 1468, passe pour avoir introduit
la typographie en Pologne. Il imprima à Cracovie une Expli-
cation des Psaumes par le cardinal Jean de Turrecremata ,
in-folio, sans date. De savants bibliographes allemands et
polonais croient qu'il exécuta cette impression en 1465, c'est-
à-dire avant son établissement à Augsbourg; d'autres pen-
sent que ce fut postérieurement. Suivant M. Michel Podczas-
zynski, « la première imprimerie fut fondée à Cracovie, en
1474 » (1). Un Psautier et d'autres livres religieux en langue
slave y furent imprimés par Schwaipolt Feol, en 1491. A la
même époque , Jean Haller , de Nuremberg , exerçait aussi
dans cette ville la profession d'imprimeur.
En 1517, on imprima les Actes des Apôtres ^ en slavon, à
Vilna; en 1535, le livre de V Ecclésiastique , en polonais, à
Lublin; et successivement, des établissements typographiques
se formèrent en Pologne jusqu'à la fin du xvii« siècle.
Suivant Hoffman {De typographie in Poloniâ), deux petits
ouvrages furent imprimés à Varsovie, en 1578 et 1580; mais
sans doute les typographes ne s'y fixèrent pas, car l'impri-
merie ne reparaît qu'en 1625 dans cette ville , où J. Ros-
sowski , venu de Posen , transporta ses presses.
Les juifs introduisirent la typographie hébraïque dans ce
(I) Tableau de la Pologne, par Malte-Brun, tome II, page 356, édition
de 1830.
— ^rz —
pays : on cite une édition du Pentateuque qu'ils exécutèrent
à Brescz, en Lithuanie, en 1546; deux éditions du Talmud^
l'une imprimée à Cracovie, 1602-5; l'autre à Lublin, 1617-27,
chacune en douze volumes in-folio.
Les unitaires ou sociniens , dont la secte était fort nom-
breuse en Pologne avant qu'elle en fût expulsée en 1638,
avaient établi des presses , pour propager leurs doctrines , à
Pinczow (1559), à Rakow, à Zaslaw et dans beaucoup
d'autres lieux de la Pologne et de la Lithuanie. Le prince
Nicolas Radzivil, palatin de Vilna, qui s'était déclaré leur
protecteur, dépensa plus de 10,000 florins d'or pour fonder à
Brecz une imprimerie d'où sortit, en 1563, la première Bible
qui ait paru en langue polonaise. Cette édition est excessive-
ment rare. Lord Spencer, si connu comme bibliophile, a
donné 100 guinées de deux exemplaires incomplets pour en
former un complet.
Quelques impressions remarquables ont été faites dans le
xvii® siècle à Cracovie, et dans ces derniers temps à Varsovie,
où il y a même une fonderie de caractères. Mais les calamités
qui, depuis près d'un siècle, ont accablé cette malheureuse
contrée ne pouvaient que paralyser l'extension et le perfec-
tionnement (Je l'art typographique.
VIIL ETATS-SARDES (1474). L'imprimerie pénétra de
bonne heure en Piémont. Dès 1474, il y avait des presses à Tu-
rin, à Savonne; puis il s'en établit à Mondovi, à Novi, à Salu-
ées. Cette dernière ville est la patrie du célèbre Bodoni; c'est
là qu'il apprit, dans l'atelier paternel, l'art typographique,
dont il devait être une des gloires dans ces derniers temps.
Gènes, capitale d'une ancienne république, réunie, en 1805,
au royaume d'Italie, et qui, depuis 1815, fait partie des États-
Sardes, reçut aussi l'imprimerie vers 1474. C'est dans cette
- 473 -
ville que fut imprimé, par Mathias Morave d'Olmutz et Michel
de Monaco, l'ouvrage de Nicolas de Asumo, intitulé : Supple-
mentum summœ quœ Pisanella vocatur, avec la date, mani-
festement fausse, de 1456; mais, au lieu du nombre final
lii° quarto (56), il faut sans doute lire lxx° quarto (74).
Porrus y imprima, en 1516, in-folio, un Psautier en hébreu,
en grec, en arabe et en chaldéen , avec trois versions latines
et des commentaires d'Aug. Justiniani. C'est la première
impression polyglotte exécutée avec des caractères propres à
chaque langue. On remarque, comme une singularité, que
Justiniani, dans une note sur le psaume Cœli eîiarrant glo-
riam Dei, a inséré la vie de Christophe Colomb, sans doute
pour congratuler la ville de Gênes d'avoir donné naissance à
cet illustre navigateur.
La typographie commença d'être exercée à Chambéri , dans
la Savoie, en 1484; mais elle ne fut introduite à Cagliari,
dans l'île de Sardaigne, qu'en 1576.
Maintenant, les imprimeries sont nombreuses dans tout le
royaume.
Turin tient un rang distingué parmi les villes savantes de
l'Europe. L'académie des sciences et plusieurs autres sociétés
y publient des collections de Mémoires fort estimés. Outre
une imprimerie royale, il y a beaucoup d'imprimeries particu-
lières, et le commerce de la librairie entretient avec l'étranger
des relations très-étendues.
IX. ESPAGNE (1474). C'est à l'année 1474 que se rapporte
la première impression authentique faite en Espagne. Le livre
est intitulé : Obres ou Trobes les quales tracten de las hors
(de laudibus) de la sacratissima Vergine Maria, por Ber-
nardo Fenollar; Valentia, 1474, in-quarto, recueil de trente-
six pièces de vers, dont une en itiUien, quatre en castillan
— 474 —
et les autres en langue limousine, qui se parlait alors à
Valence.
Ces poésies, en l'honneur de la Vierge, furent composées à
l'occasion d'un concours qui eut lieu dans cette ville, le
25 mars 1474, et dont le chanoine Fenollar était se/îrétaire.
Il fut l'éditeur du livre, que l'on croit avoir été imprimé
par Lambert Palomar ou Palmart, allemand, à qui l'on
attribue aussi l'impression de deux autres volumes : Crispi
Sallusti opéra, in-quarto; Comprehensorium , id est Dictio-
nariumlinguœ lati7iœ, in-folio, à deux colonnes. Ces ouvrages,
en caractères ronds, sans chiffres, réclames et signatures,
furent imprimés à Valence, en 1475.
Enfin une Bible en langue limousine fut imprimée à Va-
lence en 1478, in-folio, cette fois avec les noms des im-
primeurs : Lambert Palomar, allemand, et Alfonso Fernandez
de Cordova (Cordoue), son associé, et probablement son
élève. Quatre feuillets, dont l'un contient cette souscription,
existent dans les archives de Valence; mais il n'y a peut-
être plus d'exemplaire complet de cet ouvrage, disparition
que l'on attribue à la défense que fit l'inquisition de publier
la Bible en langue vulgaire.
Voilà des documents positifs reconnus par tous les biblio-
graphes.
Quelques-uns citent et d'autres nient des impressions faites
à Barcelone, en 1473, et même dès 1471. Ce qu'il y a de
plus certain, c'est qu'on imprimait, en 1475, dans cette ville,
où Brun et Spindeler, de Saxe, paraissent avoir introduit la
typographie.
Elle passa, en 1475, à Saragosse; en 1476, à Séville; puis
à Lérida, à Burgos, à Salamanque, à Tolède, à Tarragone, à
Tolosa, à Valladolid, etc.
- 475 -
Les dates antérieures à 1471 , assignées à des ouvrages
qu'on dit avoir été imprimés en Espagne, sont évidemment
supposées ou altérées. Par exemple, un livre de Léonard
Aretin, imprimé à Salamanque par Jean Gysser de Silgestat,
typographe allemand, porte la date de 1401. Non-seulement
l'imprimerie n'était pas encore inventée à cette époque, mais
Jean Gysser, qui exerçait son art à Salamanque en 1501, 1505
et jusqu'en 1520 , ne pouvait pas y imprimer cent ans aupa-
ravant. C'est donc 1501 qu'il faut lire. Nous avons déjà eu
occasion d'observer que ces sortes d'anachronismes ne sont
pas rares dans les annales de la typographie.
On conserve à la bibliothèque royale de Madrid un Brevia-
rium compostellanum , imprimé aussi à Salamanque, avec la
date de 1469; mais il a été reconnu que cette date a été
surchargée par un faussaire, et qu'il y avait primitivement
1569.
Enfin, on a cité une Historia hispanica de Rodericus
Zamorensis, évêque de Palentia, comme ayant été imprimée
dans cette ville en 1470; mais on n'a pas remarqué que
l'imprimeur Udalricus Gallus (Ulric Han), dont le nom se
trouve à la tin du volume, était établi à Rome, où l'évêque de
Palentia passa lui-même les dernières années de sa vie. C'est
donc à Rome que cette impression a été faite.
L'imprimerie continua de se propager en Espagne pendant
le xvi« et le xvii^ siècle ; quelques villes même ne la reçu-
rent qu'assez tard : Cordoue, en 1585; Cadix, en 1617.
Dans ce pays, comme dans tous les autres, plusieurs des
premiers typographes étaient ambulants. Ainsi, Jean Rosen-
bach, de Heidelberg, après avoir travaillé à Rarcelone, alla
ensuite à Tarragone, à Perpignan, au couvent de Montserrat,
et revint à Barcelone en 1526. Brocario imprima successive-
- 476 -
jiieiit à Pampelune (1495), à Alcala de Henarès, à Valladolid,
injis encore à Alcala, en 1522.
On regarde comme la première impression faite à Madrid
les Lois de Ferdinand et d'Isabelle, 1499; mais Mendez
{Typographia espanola) croit que ce livre a été imprimé à
Valladolid, par Fernando, de Jahen. Ce serait donc encore plus
tard qu'il faudrait reporter l'introduction de la typographie à
Madrid.
Il n'y a pas lieu d'en être étonné, car cette ville n'eut de
l'importance que lorsqu'elle fut devenue le séjour habituel de
la cour et la capitale du royaume, en 1563. Bientôt des aca-
démies, des bibliothèques y furent créées; outre une impri-
merie royale, il y a d'autres établissements d'où sont sorties
de belles et nombreuses impressions.
Dès son apparition en Espagne , l'art typographique y fut
accueilli avec empressement par les grands et par le clergé ;
des presses furent établies dans des monastères. Le célèbre
cardinal Ximenès , archevêque de Tolède et ministre de Fer-
dinand et d'IsabeVle, fit imprimer à Alcala de Henarès (en
latin Complutum), par Brocario, la première Bible polyglotte,
c'est-à-dire en plusieurs langues , 1514-17 , six volumes
in-folio. Cette grande entreprise, que le cardinal surveillait
lui-même, lui coûta des sommes immenses, soit en achats de
manuscrits, soit en rémunérations accordées à une foule de
savants qu'il avait appelés de toutes parts pour travailler aux
différentes traductions des livres saints. Philippe II fit réim-
primer cette polyglotte en 1569 , à Anvers , dans les Pays-
Bas, qui étaient alors en sa possession, par Christophe Plantin,
auquel il donna le titre de son premier imprimeur.
La typographie a continué d'être pratiquée avec succès en
Espagne. Parmi les plus célèbres imprimeurs modernes de ce
— 477 —
pays, nous citerons Antoine Bordazar, imprimeur à Valence,
mort en 1744, et auteur de plusieurs ouvrages de grammaire,
d'histoire et de poésie; Sancha, à Madrid, qui a donné une
belle édition de Don Quichote, 1797; Benoît Monfort, à
Valence , qui a publié V Histoire générale de l'Espagne , par
Mariana, 178^-96, neuf volumes in-folio; Joachim Ibarra,
imprimeur de la chambre du roi , à Madrid , qui a porté son
art à un degré de perfection jusqu'alors inconnu dans sa
patrie. Son édition de Salluste, traduit en espagnol par
l'infant D. Gabriel, 1772, in-folio, figures, est un chef-
d'œuvre typographique. On lui doit encore de belles éditions
de la Bible, du Bréviaire mozarabe, 1775, in-folio; de
V Histoire de Mariana, 1780, deux volumes in-folio; de Don
Quichote, 1780, 1782, quatre volumes in-quarto et in-octavo.
C'est Ibarra qui , le premier , enseigna le moyen de lisser le
papier imprimé pour en faire disparaître les plis et lui donner
un aspect plus agréable. Après sa mort, arrivée en 1785, sa
veuve dirigea elle-même l'établissement.
Enfin, quoique bornée aux besoins de la Péninsule, l'impri-
merie n'en est pas moins active et florissante en Espagne;
elle a produit de magnifiques éditions d'ouvrages scientifiques
et littéraires en tous genres , car la sévérité de l'inqpisition
ne s'exerçait guère que sur les livres de théologie. Mainte-
nant, ce pays, grâce au régime constitutionnel, jouit de la
liberté de la presse; et, dans ces derniers temps, les jour-
naux et les publications périodiques y ont pris une grande
extension.
X. ANGLETERRE (1474-1477). L'imprimerie était déjà
établie dans presque tous les États de l'Europe lorsqu'elle
s'introduisit en Angleterre. On n'en sera pas surpris si l'on
considère quel était encore, à la fin du xv^ siècle, l'isolement
- 478 —
de ce pays , dont les relations sont aujourd'hui si étendues
et si importantes.
Ce ne fut qu'en 1474, et peut-être même en 1477, que l'art
typographique commença d'y être pratiqué.
Si l'on en croyait certains bibliographes, l'imprimerie aurait
été introduite en Angleterre dès 1468; mais les preuves qu'ils
en apportent n'ont aucune authenticité.
Suivant Richard Atkyns {Origine et progrès de Vimpri-,
merie, 1664), il résulterait d'un acte existant au greffe du
diocèse de Cantorbéry que, sur les instances de l'arche-
vêque Thomas Bourchier, chancelier de l'université d'Oxford,
Henri VI, voulant procurer à son royaume le bienfait de
l'imprimerie, envoya, pour ce motif, dans les Pays-Bas,
Robert Turnour, un de ses officiers, qui s'adjoignit Guil-
laume Caxton. Ils se rendirent d'abord à Amsterdam, puis à
Leyde, sous prétexte d'affaires commerciales, n'osant pas
entrer à Harlem, où travaillait, dit-on, Gutenberg, inventeur
de la typographie, parce qu'on emprisonnait les étrangers
soupçonnés d'y venir pour surprendre le secret du nouvel
art. Us gagnèrent cependant, à prix d'argent, un ouvrier de
l'ateUer, nommé Frédéric Corsellis, qui leur promit d'établir
l'imprimerie en Angleterre, et l'emmenèrent avec eux à Lon-
dres, et ensuite à Oxford, sous bonne escorte, atin de l'empê-
cher de s'enfuir et de manquer à sa parole.
Corsellis, ayant monté une presse à Oxford, y imprima
VExposicio sancti leronimi in simbolum apostolorum , in-
quarto, ouvrage à la fin duquel on lit : impressa Oxoniœ et
finita anno Domini MCCCCLXVIIl, xvij die decembris. On
connaît huit exemplaires de ce livre en Angleterre, dont un se
conserve à la bibliothèque publique de Cambridge.
Cette relation, dont les auteurs hollandais, ni Caxton lui-
- 479 -
même dans sa Chronique ne disent pas un mot, a néanmoins
été admise par Antoine Wood {Histoire de Vuniversité
iV Oxford), par Palmer {Histoire de Vimprimene) , par Mait-
taire {Annales typographiques) et par plusieurs autres biblio-
graphes.
Mais les Anglais éclairés la regardent comme un roman
fondé sur une pièce apocryphe et sur une date erronée. Le
savant Middleton , entre autres , l'a réfutée victorieusement
dans sa Dissertation sur l'origine de l'imprimerie en Angle-
terre; il n'a pas cru que l'amour du pays dût aller jusqu'à
contredire les documents historiques les plus avérés.
En effet, lorsque l'imprimerie était connue et pratiquée non-
seulement à May en ce, son lieu natal, mais à Strasbourg, à
Cologne, à Rome, à Venise, comment peut- on dire qu'elle fût
concentrée à Harlem, dans les Pays-Bas, où elle ne pénétra
même que plus tard ? Pourquoi séduire et emmener presque
de force un ouvrier de Harlem, lorsque déjà tant de typo-
graphes de bonne volonté parcouraient l'Europe pour y pro-
pager le nouvel art, qui n'était plus un mystère?
Quant au livre imprimé à Oxford, avec le millésime de
1468, il est évident que la date en est fautive et que, au lieu
de MccccLxviii (1468), il faut lire mcccclxxviii (1478), car le
livre porte des signatures au bas des pages, et cette méthode
n'était pas encore usitée en Europe en 1468 ; elle n'a commencé
à être pratiquée qu'en 1472. Au reste, on pourrait citer plus
d'un exemple de ces sortes d'anachronismes , commis par
mégarde ou par supercherie.
Nous ferons ici une réflexion qui n'est pas sans importance.
Dans la fable de Laurent Coster, prétendu inventeur de l'art
typographique à Harlem, c'est un ouvrier nommé Jean (les
uns disent Jean Fust, les autres Jean Gutenberg) qui lui dé-
- 480 -
robe son secret. Dans celle de Jacques Mentel, que certains
auteurs ont voulu faire passer pour l'inventeur de l'impri-
merie à Strasbourg, c'est un domestique appelé Gensfleich
qui révèle le secret à Gutenberg (notez que Gensfleich est le
nom de famille de Gutenberg). Enfin, dans le récit de Richard
Atkyns, on retrouve encore Gutenberg exerçant mystérieuse-
ment la typographie à Harlem. Cette persistance à nommer
toujours Gutenberg quand il s'agit de l'invention de l'impri-
merie, même pour lui en ravir la gloire, prouve bien qu'elle
lui était généralement attribuée avant qu'on songeât à la
revendiquer pour un autre ; et, puisque l'erreur ou l'impos-
ture ne vient jamais qu'après une réalité antérieure, l'opinion
générale et primordiale en faveur de Gutenberg n'est-elle pas
l'expression de la vérité ?
Shakspeare, dans sa tragédie de Henri VI, attribue l'intro-
duction de l'imprimerie en Angleterre au lord trésorier Say,
décapité en 1449 : « C'est toi, lui dit un personnage de la
« pièce, qui a si traîtreusement corrompu la jeunesse du
« royaume en créant des écoles; et tandis que nos aïeux n'a-
« valent d'autres livres que la taille et le cran, tu as introduit
c( l'usage de l'imprimerie, et, contrairement au roi, à sa cou-
« ronne, à sa dignité, tu as fait construire un moulin à papier.»
Les plus chauds partisans des antiquités typographiques
d'Angleterre n'ont pas osé profiter de cet anachronisme ; ils
l'ont relégué dans les licences poétiques qui, cependant, ne
devraient pas aller jusque-là; mais on sait que le grand tra-
gique anglais avait plus de génie que d'érudition.
C'est à Guillaume Caxton que revient l'honneur d'avoir
introduit l'art typographique en Angleterre.
D'abord marchand mercier à Londres, il fut chargé d'une
mission commerciale par Edouard IV, puis attaché à la mai-
- 481 -
son de la princesse Marguerite d'York, sœur du roi et femme
de Charles le Téméraire, duc de Bourgogne. Pendant son
séjour en pays étranger, l'imprimerie fut inventée et se pro-
pagea en Europe. Caxton s'initia au nouvel art, et imprima
quelques ouvrages qu'il avait traduits du français en anglais,
notamment le Recueil des histoires de Troie, Cologne, 1471,
première impression faite en langue anglaise.
Dans un épilogue de ce recueil Caxton s'exprime ainsi :
« J'ai pratiqué et appris à grand frais , à mettre en ordre
cet ouvrage, imprimé d'après la manière et forme que vous
pouvez voir ici. Il n'est pas écrit avec la plume et l'encre,
comme tous les autres livres, et cela dans le but que chacun
puisse le posséder chez lui à la fois. Tous les chapitres qui
composent cette histoire furent commencés en un jour et
terminés aussi en un jour. » Ce langage enigmatique, imité
de celui des premiers imprimeurs, signifie seulement que le
même travail typographique sert à la reproduction d'un grand
nombre d'exemplaires.
Au reste , la traduction anglaise du Recueil des histoires
de Troie est désignée par Caxton lui-même (prologue de sa
Golden Legend) comme le premier livre qu'il imprima ; d'où
il semble résulter, contrairement à l'opinion de la plupart
des bibliographes, que la première édition française, quoique
imprimée avec les mêmes caractères, vers 1467, sans nom
d'imprimeur, n'est pas de Caxton, non plus que celle du
Jason (1), dont plus tard il imprima aussi une traduction
quand il fut revenu dans sa patrie. Si l'on en croit Palmer
[Histoire de V imprimerie), de la véracité duquel il y a cepen-
dant lieu de se défier, l'introduction de la typographie en
(1) M. Auguste Bernard, De l'origine de V imprimerie, tome II, 18oô.
TOME I. \{
- 482 -
Angleterre éprouva beaucoup de difficultés. Les habitants de
Norwich présentèrent une requête pour s'opposer à une inno-
vation aussi inutile que dangereuse. « Si nous ne parvenons
pas à détruire cette dangereuse invention, elle nous dé-
truira, » disait Rowland -Philippe, prêtre de Londres. On a
aussi attribué ce propos à un évêque de Londres , ou même
au cardinal Wolsey, archevêque d'York, sous le règne de
Henri VIII, dans le xvi^ siècle.
Quoi qu'il en soit, Thomas Milling, évêque d'Hereford et
abbé de Westminster, permit à Caxton d'établir ses presses
dans l'abbaye (1).
La plupart des bibliographes croient que le premier livre
qu'il y imprima fut le Jeu des échecs moralisé^ 1474, in-f°,
qu'il avait encore traduit du français en anglais ; mais Dibdin
(Typographical aniiquities) pense que cette première édition
fut donnée par Caxton lorsqu'il était encore dans les Pays-
Bas, et qu'il n'imprima en Angleterre que la seconde édition
qui, au reste, ne porte point de date. Ainsi, l'ouvrage inti-
tulé les Dits et Sentences des philosophes, qu'il publia en
anglais à Westminster, J477, in-4°, serait le premier livre
daté imprimé dans ce pays; mais probablement il y avait
déjà hnprimé, vers 1475, sa traduction anglaise, sans date,
du livre de Jason.
Caxton mourut octogénaire vers 1494. Traducteur de la
plupart des livres qu'il imprimait, c'était lui aussi qui les
coloriait et les reliait; et, comme alors on ne faisait pas
(1) Ainsi que Caxton, les premiers imprimeurs anglais s'établirent d'abord
dans des monastères : voilà pourquoi une imprimerie s'appelle en anglais
une chapelle. C'est peut-être de là que vient aussi l'expression d'exem-
plaires de chapelle, pour désigner les exemplaires dont les auteurs grati-
fient les imprimeurs de leurs ouvrages.
— 483 —
d'errata, il corrigeait lui-même à la main, en encre rouge,
les fautes d'impression.
Oxford. L'art typographique, exercé d'abord à West^
minster, passa ensuite à Oxford. La première impression
connue portant l'indication de ce lieu est VExpositio in
symbolum, dont la date erronée de 1468 doit être évidem-
ment remplacée par celle de 1478. D'autres livres imprimés
à Oxford sont datés de 1479 et de 1480, mais sans nom
d'imprimeur.
On peut, si l'on veut, attribuer ces impressions anonymes
au Frédéric Corsellis, typographe belge, déjà mentionné,
mais en retranchant de son histoire tout le merveilleux
introduit par ceux qui ont voulu faire de lui le plus ancien
imprimeur de l'Angleterre.
Un Commentaire d'Alexandre de Haies sur Arisiote, 1481,
les Lettres de Phalaris, traduites en latin par Fr. Arétin,
1485, furent imprimés à Oxford par Thierri Rood. Des vers
placés à la fin de ce dernier ouvrage nous apprennent que
Rood était un Allemand venu de Cologne en Angleterre, et
qu'il avait pour associé un Anglais nommé Thomas Hunte.
Faisant allusion à un statut de 1483 par lequel Richard lil
défendait aux Italiens d'importer en Angleterre et d'y vendre
en détail des marchandises, excepté les livres imprimés et
manuscrits, Rood dit aux Vénitiens : « Cessez de nous en-
« voyer des livres comme des produits mystérieux, nous en
« vendons maintenant aux autres nations (1). »
Au reste, le prix des livres, qui ne se tiraient habituelle-:
ment qu'à deux cents exemplaires, était encore fort élevé
(I) Celatos, Veneti, nobis Iransmitlcre libros
Cedite, nos aliis vcndimus....
— 484 -
en Angleterre au commencement du xyi^ siècle. On cite un
ouvrage de droit, VAbridgement de Fitzfierbert, qui coûtait
40 schellings, somme représentant la valeur de trois bœufs.
Saint-Albans. Le premier livre imprimé à Saint-Albans
est daté de 1480; c'est une Rhétorique (Rhetorica nova)
composée par Guillaume de Saona, de Tordre des Frères
Mineurs. La souscription porte que l'ouvrage fut compilé
dans l'université de Cambridge en 1478, date que plusieurs
bibliographes ont assignée, sans doute par méprise, à une
prétendue édition imprimée à Cambridge.
L'imprimeur de Saint-Albans n'est pas connu; mais on
croit que c'était un maître d'école, qui imprima encore à
Saint-Albans, en 1483, une chronique sous le titre deFruetus
temporum.
Londres. Jean Letton imprima dans cette ville, en 1481 :
Jacobus de Valencia in Pmltenum, et s'associa bientôt avec
Guillaume de Machlinia (de Malines) ; ce sont les deux pre-
miers imprimeurs de cette capitale.
Richard Pynson, né en Normandie, élève de Caxton, alla
s'établir à Londres en 1493, et reçut de Henri VU le titre
d'imprimeur du roi. Parmi les ouvrages qu'il imprima, nous
en citerons un qui mérite une mention particulière : c'est
VEsclaircissement de la langue francoyse, compose par
maistre Jehan Palsgrave, Angloys natif de Londres, et
gradue a Paris. Pynson en commença l'impression qui fut
achevée par Jean Haukins, en 1530. Ce livre, écrit en anglais
et composé par un Anglais, est d'autant plus remarquable,
que c'est peut-être la première grammaire irançaise publiée
en Europe. Comme il était devenu très-rare , M. Genin en a
donné une nouvelle édition, imprimée à Paris en 1851.
Wynkyn de Worde, Lorrain, qui avait connu Caxton à
— 485 —
Bruges, le suivit en Angleterre et lui succéda dans son impri-
merie à Westminster, qu'il transporta plus tard à Londres.
Plus de quatre cents ouvrages sortirent de ses presses.
Trois Français, Julien Notary (le Notaire), Jean Barbier,
Guillaume Faques, figurent encore au nombre des anciens
typographes de Londres. Faques fut honoré le premier du
titre d'imprimeur du roi.
L'imprimerie ne pénétra dans les autres villes d'Angleterre
qu'au xvi« siècle. Ainsi, elle s'établit à York en ISIO, à Cam-
bridge en 1521, à Cantorbéry en 1549, etc.
La presse n'a pas toujours joui en Angleterre d'autant de
liberté qu'elle en a maintenant. Dès 1403, il s'était formé à
Londres une corporation des copistes et vendeurs de livres
(stationer's Company) (1), qui, après l'invention de l'art
typographique, devint comme une chambre syndicale de l'im-
primerie et de la librairie, et a retenu le nom de stationer's
Hall (Maison des écrivains). Marie F®, Elisabeth, Charles II,
Guillaume P', accordèrent à cette communauté des privilèges
fort étendus, tels que la surveillance sur les publications de
livres, le droit de visite dans les imprimeries, les librairies
et les maisons particulières, pour saisir, enlever et même
brûler les livres qui leur paraîtraient suspects. Ces mesures
rigoureuses furent souvent mises à exécution jusque dans le
xviii« siècle.
L'enregistrement des livres imprimés à Londres se fait
(l) Comme ils transcrivaient un grand nombre de livrets contenant des
t)rières, les rues du quartier où ils étaient établis conservent encore les
noms de Pater-tsoster , à'Àve-Maria, de Credo, etc. — Le mol stationer,
formé du latin stationarius par lequel les anciens règlements de l'université
de Paris désignaient les écrivains ou copistes, est toujours employé en
anglais dans la même acception.
— 486 -
encore aujourd'hui à cet établissement, moyennant un droit
qui est ordinairement de 4 pences (40 centimes), et garantit,
comme en France le dépôt légal, la propriété littéraire.
Le nombre des imprimeurs, si considérable actuellement
en Angleterre, avait été, sous les règnes de Charles l^^ et de
Charles II, fixé à vingt pour tout le royaume.
La presse anglaise fut longtemps en butte aux rigueurs
d'une législation barbare. En voici quelques traits rapportés
par M. Didot.
En 1531, plusieurs personnes sont brûlées à Londres pour
avoir propagé ou pour avoir eu en leur possession quelques
traductions des saintes Écritures faites par Tyndall, premier
traducteur de la Bible en anglais, qui lui-même, en 1536, est
étranglé, puis brûlé. Son frère est condamné à faire pénitence.
Son protecteur, lord Momnouth, est emprisonné à la Tour et
ruiné.
William Carter, imprimeur, est pendu, puis écartelé, pour
avoir publié un pamphlet en faveur de Marie Stuart.
En 1663, John Twyn , imprimeur ; Thomas Brewster, li-
braire; Simon Dover, imprimeur, et Nathan Brooks, relieur,
sont jugés, le 20 février, à la session d'Old Bayley, à Londres,
et condamnés pour avoir, les uns imprimé un Traité sur
l'exécution de la justice, qui est un devoir pour le magistrat
et pour le peuple, les autres pour avoir coopéré à cette publi-
cation : John Twyn à être suspendu par le cou à une corde,
que l'on coupera lui encore vivant, afin que ses membres
soient coupés, ses entrailles arrachées et brûlées lui vivant et
sous ses yeux; sa tête sera ensuite tranchée et son corps
divisé en quatre quartiers, pour qu'il en soit disposé au gré
de Sa Majesté, laquelle fait grâce aux autres, mais qui seront
retenus en prison aussi longtemps qu'il plaira à Sa Majesté,
- 487 -
et après avoir été deux fois mis au pilori avec écriteau.
Thomas Brewster est en outre condamné à payer 100 mar<îs,
Simon Dover et Nathan Brooks 40 marcs, et ils sont con-
damnés en outre à d'autres fortes amendes.
En 1666, des musiciens ayant chanté quelques chansons
satiriques contre le duc de Buckingham, furent mis en cause.
Pour éviter le mauvais effet qu'aurait produit dans l'audi-
toire la lecture de ces chansons, l'accusateur public s'avisa
de ce moyen : il fit distribuer à chaque juge un exemplaire,
et ne lisait que le premier mot et le dernier de chaque pas-
sage incriminé ; il les communiquait ensuite aux accusés, en
leur demandant s'ils les reconnaissaient. Ils furent condamnés
à 500 livres sterling d'amende, à être fouettés et mis an
pilori.
Dans ces derniers temps, il s'est formé à Londres une
société dont le but, qu'on ne saurait blâmer, est de pour-
suivre la saisie et la destruction des mauvais livres, des gra-
vures obscènes, etc. Elle en a déjà fait disparaître une immense
quantité, et c'est à sa requête que des instructions analogues
ont été données aux préposés des douanes.
Ecosse. Ce ne fut qu'en 1507 que l'imprimerie s'introduisit
à Edimbourg, capitale de l'Ecosse, qui n'était pas alors réunie
à l'Angleterre. Walter Chepman et André Millar y formèrent,
sous la protection du roi Jacques IV, un établissement typo-
graphique; mais en 1563, on n'y possédait pas encore de
caractères grecs, et, après avoir imprimé un ouvrage de
Georges Hay, on fut obligé d'écrire à la main, dans tous les
exemplaires, quelques mots grecs qui s'y rencontraient.
William Gedd, orfèvre à Edimbourg, imprima un Salluste,
en 1739, par un procédé stéréotypique analogue à celui que
l'imprimeur Valleyre avait essayé en France quelques années
— 488 —
auparavant; mais ces procédés étaient encore trop imparfaits
pour avoir d'heureux résultats.
En 1638, Georges Anderson porta l'imprimerie à Glascow^.
Irlande. La première impression connue faite à Dublin,
capitale de l'Irlande , est le Livre des communes prières en
nïïghis (Common prayer book) , in-folio, imprimé par Hum-
phrey Powel, en 1551. Walsh et Kearney y imprimèrent, en
1571, un Catéchisme en langue irlandaise avec les caractères
propres à cet ancien idiome.
Mais l'état déplorable où se trouve l'Irlande depuis trois
siècles, par suite des persécutions religieuses et du système
despotique de l'exploitation territoriale, a entravé le déve-
loppement de l'art typographique. Aujourd'hui encore, plus
de soixante villes, dont plusieurs ont une population de huit
à douze mille habitants, ne possèdent pas une seule librairie;
dans l'étendue de six comtés, il n'y a pas une seule biblio-
thèque publique.
C'est seulement au xvii^ siècle que la typographie britan-
nique prit un rang distingué en Europe. Sir Henri Saville
fonda, en 1607, dans le collège royal d'Eton, près de Wind-
sor, une imprimerie dirigée par John Norton, et d'où sortirent
plusieurs éditions d'ouvrages grecs, entre autres celle des
œuvres de saint Jean Chrysostôme, 1613, 8 vol. in-folio, re-
gardée comme un chef-d'œuvre.
Paul, fils de Henri II Estienne, étant allé en Angleterre vers
1594, apprécia le mérite de John Norton et lui permit d'em-
ployer la marque typographique des Estienne,
En 1657, le docteur Walton fit paraître une Bible polyglotte
en neuf langues, imprimée à Londres, avec beaucoup de
soin, par Th. Roycroft, 6 vol. grand in-folio, édition très-
esliniéo. C'est le premier ouvrage qui ait été publié par sou-
- 489 -
scriplion (1) en Angleterre. Cromwell, alors revêtu du pouvoir,
y fit souscrire le gouvernement pour 25,000 francs, et il
exempta du droit d'importation le papier destiné à cette im-
pression; aussi l'éditeur, dans sa préface, exprima-t-il sa
reconnaissance envers le Protecteur. Quand la monarchie
eut été rétablie, Walton présenta cette polyglotte à Charles II,
mais après en avoir supprimé les feuillets qui contenaient
l'éloge de Cromwell. Les exemplaires où se trouve la préface
dite républicaine sont recherchés comme objet de curiosité
et ont été payés en Angleterre jusau'à 75 livres sterling
(1,875 francs).
Depuis cette époque, mais surtout dans le xviii? siècle et
dans celui-ci, de magnifiques impressions furent exécutées
à Londres, à Oxford, à Edimbourg, à Glascow et autres villes
du royaume.
Pendant son séjour à Londres, Voltaire y publia, en 1728,
la Henriade en dix chants , grand in-4° avec gravures ;
l'épître dédicatoire, adressée à la reine, femme de Georges n,
est écrite en anglais. Il n'avait encore paru de ce poëme que
quelques éditions incomplètes imprimées en France, sans
l'aveu de l'auteur, sous le titre de la Ligue, poëme en neuf
chants. L'édition de Londres fut publiée par souscription
au prix d'une guinée par exemplaire; mais Voltaire n'en
retira pas, comme on l'a dit, 150,000 francs; elle n'était
même pas encore épuisée en 1740, année où elle reparut
avec un nouveau titre et des additions placées au commen-
cement et à la fin du volume.
(l).Ogilby, imprimeur de Charles II, en 1668, fut le premier qui mit
des livres en loterie. Leur valeur totale s'élevait à 350,000 fr. ; chaque
billet coûtait 6 fr. ; il y avait 3,368 lots, dont le premier était de 1,500 fr.
en livres; le second de 1,450 fr., et les autres diminuaient successivement.
- 490 ^
En Angleterre, comme dans les autres pays, l'art typo-
graphique a été pratiqué par des écrivains distingués : le
célèbre romancier Richardson exerçait à Londres, vers le
milieu du siècle dernier, la profession d'imprimeur. William
Strahan et son fils Andrew furent l'un et l'autre imprimeurs
et membres du parlement. Le dernier, mort en 1831, avait
obtenu un privilège sur l'impression de la Bible et laissa une
fortune d'un million de livres sterling.
En 1713, lord Clarendon fonda à Oxford la célèbre impri-
merie appelée encore aujourd'hui Clarendojiian Press^ et
renommée pour ses belles éditions grecques et latines.
Des souverains même ont quelquefois établi des presses
destinées à leur usage personnel.
En 1639, pendant la guerre civile, Charles I" créa une
imprimerie à Newcastle, pour le service du parti royal.
En 1687, Jacques II en fonda une au château d'Holyrood,
près d'Edimbourg (château où Charles X séjourna quelque
temps). On y imprima, de 1687 à 1688, divers écrits* en
faveur des catholiques ; et, quoique cette presse eût cessé de
fonctionner, on s'en servit encore, en 1775, pour l'impres-
sion d'un ouvrage sur les îles Orcades.
Lorsqu'elle n'était encore que princesse de Galles, la reine
Caroline, femme de Georges IV, fit monter, en 1812, à
Frogmore-Lodge, pavillon dépendant du château de Wind-
sor, une petite imprimerie d'où sont sortis quelques opus-
cules.
Parmi les typographes modernes de la Grande-Bretagne,
on peut citer avec éloge Bowyer, imprimeur de la société
royale de Londres, qui joignait au talent de sa profession
des connaissances littéraires fort étendues; Baskerville, à
Birmingham, qui se servit de très-beaux types qu'il avait
- 491 —
gravés et fondus lui-même, et dont Beaumarchais lit l'acqui-
sition pour l'impression du Voltaire de Kehl; les Foulis, à
Glascow, en Ecosse; plus récemment, à Londres, Bell, Bul-
mer, connu par sa magnifique édition de Shakspeare (1791-
1804, 9 vol. in-fol.); Bensley, Sharpe et beaucoup d'autres
qui ont soutenu l'honneur de la presse anglaise.
Nous mentionnerons spécialement John Whitaker, dont les
impressions en or et en couleur sont de toute beauté. Il
imprima de cette manière le Cérémonial du couronnement
de Georges IV, avec des tableaux, portraits, ornements et
autres peintures, 1823, 1 vol. grand in-fol.
Les publications périodiques, l'emploi des machines, dont
l'usage a commencé en Angleterre et dont l'imprimeur
Bensley fut un des premiers promoteurs, ont donné, dans
ces derniers temps, une grande activité aux ateliers typo-
graphiques.
Voici en quels termes M. Didot parle de l'imprimerie de
M. William Clowes, située sur la rive gauche de la Ta-
mise :
« Deux machines à vapeur mettent en mouvement vingt-
huit presses mécaniques, qui, en une semaine, impriment
jusqu'à deux mille rames de papier. En 18S1, lors de la
grande exposition de Londres, elles travaillaient jour et
nuit. L'étendue qu'occupent les resserres pour les planches
clichées des divers ouvrages qui s'y impriment étonne l'ima-
gination. Tout enfin dans cette imprimerie est monté sur une
proportion gigantesque. »
« Il résulte, dit encore M. Didot, d'un rapport officiel
adressé au parlement le 9 juin 1851, que, pendant les trois
dernières années, il a été imprimé à Londres 1,157,000 Bi-
bles et 750,000 Nouveaux Testaments; à Oxford, 920,750
— 492 -
Bibles et 750,000 Nouveaux Testaments; à Cambridge,
107,500 Bibles et 240,000 Nouveaux Testaments; ce qui
forme un total de 3,927,750 exemplaires des saintes Écri-
tures.
« Sur le papier employé à ces impressions, l'État a perçu en
droits la somme de 17,653 livres, soit 441,450 francs (1). »
C'est l'Angleterre qui a mis en vogue les publications
illustrées, c'est-à-dire ornées de gravures en bois impri-
mées dans le texte, usage pratiqué dès le xv« siècle et qui
avait été abandonné, mais que les immenses progrès de la
xylographie ont fait reprendre avec succès; sous ce rap-
port, la France rivalise avec l'Angleterre. Whittengam,
imprimeur à Cliiswick, près de Londres, s'est distingué
dans ce genre d'impression.
En 1851, une exposition universelle des produits de l'in-
dustrie a eu lieu à Londres dans un vaste local dont la con-
struction elle-même était une merveille, car tout le bâtiment
était de verre, ce qui le fit appeler Palais de cristal. On y
vit figurer les chefs-d'œuvre industriels de toutes les na-
tions. Nous avons déjà parlé , dans le cours de ce chapitre,
des nombreux produits que la typographie «t les arts qui s'y
rattachent avaient apportés à celte grande exhibition, où
l'imprimerie impériale de Vienne enleva tous les suffrages
et obtint la première médaille d'honneur.
XL DANEMARK (1482). Sous le règne de Jean I«^ un typo-
graphe allemand , nommé Jean Snel, porta l'imprimerie en
Danemark. Il s'établit pendant quelque temps à Odensée
{Ottonia), et le premier ouvrage sorti de ses presses est une
Relation du siège de Rhodes, que soutinrent, contre les Otto-
(I) Voir an tome 11 notre chapitre xiii consacré aux papiers.
— 493 —
mans, les chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem; elle avait
été composée en latin par Guillaume Caoursin, vice-chancelier
de l'ordre, et fut imprimée plusieurs fois et en divers lieux ;
mais il n'existe actuellement, de l'édition de Snel, qu'un seul
exemplaire, conservé dans la bibUothèque de l'université
d'Upsal, en Suède.
On commença d'imprimer à Slesvig en 1486, et à Co-
penhague (Hafnia) en 1493.
En 1504^ il n'y avait encore que deux imprimeries en
Danemark, et les Danois, à cette époque , faisaient imprimer
beaucoup d'ouvrages à Paris et à Anvers.
L'art typographique se propagea successivement dans tout
le royaume, mais lentement; certaines villes n'ont eu des
presses que dans le xviii^ siècle.
Cependant le Danemark est un des premiers pays où des
journaux aient paru. Dès 1644, on y publia une gazette.
Les souverains danois se sont toujours appliqués à faire
fleurir les sciences, les lettres et les arts dans leurs États.
L'imprimerie en particulier, dont ils appréciaient l'utilité, a
été l'objet de leur bienveillance.
Le roi Christian III, après avoir fondé le collège de Co-
penhague , lit venir d'Allemagne des typographes habiles ,
qu'il attacha à cette institution. Louis Dietz, natif de Rostock,
imprima en 1550, par ordre du monarque, une Bihle en da-
nois, appelée la Bihle de Christian III.
Frédéric II, mort en 1588, avait une imprimerie dans son
palais, et son exemple fut suivi par plusieurs seigneurs de
sa cour.
C'est lui qui donna comme fief à Tycho-Brahé la petite île
de Hven, située dans le détroit du Sund, entre Elseneur et
Copenhague. Aidé des libéralités du roi, le célèbre astronome
TOME I. 42
- 494 -
y fit élever un vaste et bel édifice, qu'il nomma Uranienborg,
c'est-à-dire palais d'Uranie. Outre un observatoire et un la-
boratoire de chimie, il y avait établi une imprimerie, où fut
exécutée l'impression de quelques-uns de ses ouvrages. Sur
un cours d'eau était un moulin construit de telle sorte qu'il
pouvait servir à moudre du blé , à fabriquer du papier et à
préparer des cuirs. Il ne reste plus que des ruines de cette
magnifique résidence. Tycho-Brahé, après y avoir passé dix-
sept ans, fut obligé de l'abandonner, par suite des désagré-
ments que lui suscitèrent des ennemis jaloux de sa gloire.
Christian IV, qui, dans son enfance , était resté quelque
temps à Uranienborg, auprès de Tycho-Brahé, fonda à Soroe
une académie, puis une imprimerie en i 627.
Christian VII décréta la liberté de la presse dans ses États
en 1771, et, à cette occasion. Voltaire lui adressa uneépître
de félicitation.
Mais de graves abus étant résultés de cette liberté illimi-
tée, un édit du 7 décembre 1790 ordonna que tous les délits
de presse seraient jugés par les cours ordinaires de justice ,
et que les imprimeurs seraient tenus, sous peine d'être
poursuivis, d'envoyer au magistrat de police un exemplaire
de chaque ouvrage qu'ils imprimeraient sans nom d'auteur.
Le monarque éclairé (Frédéric VII) qui gouverne aujour-
d'hui ce royaume, a su mériter la reconnaissance publique
par les soins qu'il apporte à la propagation des sciences, de
l'instruction, et au développement de l'industrie. De sages
mesures administratives, des franchises concédées aux habi-
tants des campagnes (1) attestent sa sollicitude pour la pros-
(1) Dans l'ordonnance par laquelle il renonce au droit de chasse exclusif
que les lois lui accordent dans un grand nombre de districts appelés royaux ,
- 495 -
péri té morale et matérielle du pays. Nous ajouterons que la
protection et les encouragements qu'il accorde à la typogra-
phie ont puissamment contribué aux progrès qu'elle a faits en
Danemark dans ces derniers temps.
Il existe à Copenhague un grand nombre d'établissements
typographiques. On y imprime beaucoup d'ouvrages en alle-
mand, en anglais, en français et en d'autres langues. Quoique
le caractère allemand ou gothique y soit encore en usage, on
se sert fréquemment de caractères romains, non-seulement
pour les livres français, anglais, etc., mais même pour ceux
qui sont écrits en allemand ou en danois. La presse pério-
dique y est aussi fort occupée par les nombreux journaux ,
recueils scientifiques et littéraires qui se publient dans cette
ville, outre les travaux d'impression qui s'exécutent pour l'u-
niversité, la société royale, les académies, les écoles, les ad-
ministrations, etc.
L'organisation actuelle de l'enseignement public en Dane-
mark remonte à l'année 1814. L'instruction primaire y est
gratuite et obligatoire; les parents, les maîtres, sont tenus
d'envoyer à l'école leurs enfants et leurs domestiques, sous
peine d'amende et même d'emprisonnement. Dans chaque
commune, il y a une école primaire où l'on enseigne la lec-
ture, l'écriture, un peu d'histoire et de géographie.
et permet aux habitants d'y chasser, en se conformant aux lois générales,
le roi s'exprime ainsi : « Nous ne voulons aucunement que nos sujets soient
« privés de l'exercice d'un droit utile pour eux, dans le seul but qu'il en
« résulte un avantage ou un plaisir pour notre personne. »
Lorsque la députation des paysans du royaume vint lui témoigner leur
profonde reconnaissance pour cet acte de générosité, S. M. répondit : « Je
« ferai toujours tout ce qui est en moi pour favoriser le bien-être des
« paysans; car le bien-être des paysans et de la bourgeoisie constitue
« celui de la patrie et fait mon plus grand bonheur. »
- 496 -
Il existe, en outne, vingt écoles secondaires entretenues par
l'État, et où ceux qui veulent suivre les cours de l'université
reçoivent une instruction préparatoire, moyennant une rétri-
bution annuelle de 48 rixdales (240 fr.). On y enseigne le la-
tin, le grec, l'allemand, le français, les mathématiques, 1^
physique et l'histoire naturelle, quelquefois l'anglais, le des-
sin, la chimie, etc. En général, on y consacre moins de temps
aux études classiques qu'à celle des sciences. Depuis peu , le
gouvernement a même fondé des écoles réaies ou scientifi-
ques ; il a aussi -établi des écoles du dimanche en faveur des
adultes qui auraient oublié ou négligé leur instruction élé-
mentaire; mais la réduction du port des lettres et des jour-
naux, opérée en 1848, a plus puissamment encore propagé ,
parmi les masses, le goût de la lecture et de l'écriture.
Enfin, le Danemark possède beaucoup d'établissements
privés, soit pour l'enseignement primaire , soit pour l'ensei-
gnement secondaire. Le nombre des étudiants est considé-
rable ; la plupart des négociants de Copenhague ont fait des
études universitaires.
Le Danemark est assurément, de tous les pays de l'Eu-
rope, celui qui compte le plus de bibliothèques. En 1849, le
nombre des paroisses qui en étaient pourvues s'élevait à 700.
Les paysans, et même les journaliers, consacrent à ces éta-
blissements quelques sous par mois, et ils les fréquentent
assidûment. Les villes rivalisent à cet égard avec les vil-
lages : il y a des bibliothèques dans presque toutes les insti-
tutions publiques.
Le 24 juin 1840, on a célébré, à Copenhague, le 400« an-
niversaire de l'invention de l'imprimerie; cette solennité a
donné naissance à quelques ouvrages : Invention de Vart ty-
pographique, par M. G,-F. Ursin, livre dédié au célèbre
— 497 —
sculpteur danois Thorvaldseii, auteur du modèle de la statue
de Gutenberg, érigée à Mayence en 1837 ; — Abrégé de l'his-
toire de l'art de la typographie , par P.-L. Moeller, publié
par la société pour le bon usage de la liberté de la presse.
Islande (1530). La typographie fut apportée dans cette île
danoise par Jean Matthissen, prêtre catholique suédois, que
Jean Aresoen, dernier évêque catholique d'Islande, y avait
appelé. Ce prélat établit une imprimerie à Holum, siège de
son évêché, et y publia, en 1531, un Breviarium nidaro-
siense.
Il paraît que, pendant longtemps, cette presse fut la seule
qui existât en Islande, et qu'on la transportait de ville en ville.
Ainsi, en 1562, elle servit à imprimer les Évangiles en islan-
dais, à Breidabolstad ; achetée par l'évéque protestant Gud-
brand Thorlaksen, elle fut d'abord envoyée à Nupufelle, pour
l'impression du Code des lois islandaises, 1578; puis réta-
blie à Holum, où, par ordre de Frédéric II, roi de Danemark,
on publia une Bible en islandais, 1584 ; réimprimée dans la
même ville en 1644 et en 1728.
Norvège (1644). La Norvège, qui, depuis 1815, appartient
à la Suède, était jadis sous la dépendance du Danemark. Soit
par esprit de centralisation, soit pour tout autre motif poli-
tique, le gouvernement danois retarda longtemps l'introduc-
tion de l'imprimerie dans l'île de Norvège.
Ce n'est qu'en 1644 qu'il y eut des presses à Christiania;
Tyge Nielsson y imprima cette année : Les articles de guerre
du roi Christian IV, en danois, in-4°.
Il s'écoula encore plus d'un siècle avant que la typographie
fût établie dans les principales villes de ce pays ; mais c'est à
Christiania, la capitale, que se font la plupart des impressions
norvégiennes.
- 498 —
XII. SUÈDE (1483). Jean Snel, Allemand, qui introduisit
la typographie en Danemark, la porta aussi en Suède, et doit
être regardé comme le premier imprimeur de ces deux
royaumes.
Venu d'Odensée à Stockholm, il y imprima, en 1483,
Dialogus creaturarum moralisatus, in-4°. C'est la plus an-
cienne impression exécutée dans cette capitale, où l'art typo-
graphique continua d'être pratiqué ; Jean Fabri l'y exerçait
en 1496. On y fit, pour la première fois, en 1611, des im-
pressions en caractères runiques, qui étaient ceux des an-
ciennes langues du Nord.
En 1510, un Psautier latin fut imprimé à Upsal, par Paul
Gruss, dans la maison du docteur Ravald, archidiacre.
En 1511 , il y avait à Suderkoping une imprimerie d'où
sortit le Livre de la confrérie hospitalière du Saint-Esprit
(Liber confraternitatis hospitalis Sancti Spiritûs); mais l'é-
vêque J.Braschius, ayant par le même moyen publié, en 1528,
quelques écrits contre le gouvernement , l'établissement ty-
pographique de Suderkoping fut supprimé. Enfin, on com-
mença d'imprimer à Lund en 1537.
Les villes que nous venons de nommer sont les premières
où l'imprimerie ait d'abord été exercée. Sa propagation
s'opéra lentement dans la Suède, et se prolongea jusqu'au
xvii® et même au xvni^ siècle.
Un membre de la famille des Blaeuv^, célèbres imprimeurs
hollandais, fut appelé à Stockholm par la reine Christine, qui
lui accorda une pension avec divers privilèges.
En 1640, cette princesse fonda l'université d'Abo, et une
imprimerie s'établit bientôt dans cette ville, ancienne capitale
de la Finlande, vaste contrée qui dépendait autrefois de la
Suède, et qui, depuis 1809, appartient à la Russie.
— 499 —
La plupart des ouvrages publiés en Suède sortent des
presses d'Upsal et de Stockholm, où il existe des bibliothèques
publiques et des académies dont les mémoires scientifiques
et littéraires forment des collections volumineuses.
Xm. PORTUGAL (1489). Ce sont des Juifs qui, les pre-
miers, portèrent l'imprimerie en Portugal.
Les rabbins Zorba et Raban Éliézer établirent leurs presses
à Lisbonne, où ils imprimèrent plusieurs livres en hébreu, et,
d'abord, un Commentaire sur le Pentateuque, in-fol. à deux
colonnes, en 1489.
Une édition hébraïque des Petits Prophètes fut aussi im-
primée par des Juifs à Leyria, en 1494.
Les premiers typographes chrétiens du Portugal sont Ni-
colas de Saxe et son associé Valentin de Moravie; ils impri-
mèrent à Lisbonne, en 1495, une Vie de J.-C, traduite du
latin de Ludolphe de Saxe en portugais, 4 vol. in-fol.
Lisbonne, Leyria et Braga paraissent être les trois pre-
mières villes de ce pays où l'art typographique se soit intro-
duit; il ne pénétra dans les autres villes que pendant le cours
du xvi« et du xvii^ siècle.
Il faut dire, à la louange des ordres religieux, qu'ils mon-
trèrent beaucoup de zèle pour la propagation de l'imprimerie.
Les chanoines du couvent royal de Santa-Cruz à Coimbre
en 1519, les cisterciens d'Alcobaza en 1597, les dominicains
de Bemfica en 1623, les capucins de Carnota en 1627, éta-
blirent des presses dans leurs monastères.
Il y a une imprimerie royale à Lisbonne. C'est dans cette
ville que se publient le plus d'ouvrages en Portugal : livres
d'histoire, de géographie , de science, de littérature, etc.;
l'impression en est Ircs-soignée et fait honneur à la presse
lusitanienne.
— 500 —
XIV. PRUSSE (1506). Le royaume de Prusse, érigé en 1701,
et qui, par son extension territoriale et sa prépondérance po-
litique, est aujourd'hui, avec TAutriche, l'un des deux grands
États de l'Allemagne, a eu pour noyau la Prusse proprement
dite et l'électorat de Brandebourg. C'étaient au xv« siècle des
parties fort secondaires de cette vaste contrée : aussi l'impri-
merie n'y pénétra-t-elle que tardivement. Francfort-sur-l'Oder
la reçut en 1506, Kœnigsberg en 1524; Berlin, cette capitale
devenue le centre intellectuel du Nord, n'en fut dotée qu'en
1540. Depuis longtemps, grâce à la sollicitude des souverains
de ce pays, elle est établie partout.
Dans le siècle dernier, le grand Frédéric attirait auprès de
lui une foule de savants et de littérateurs étrangers, et la ty-
pographie prussienne en profitait. Ainsi différents ouvrages de
Voltaire et d'autres écrivains français furent imprimés à Ber-
lin ; et, comme la presse y jouissait d'une grande liberté, il
en résultait aussi que des livres pour lesquels l'approbation,
le privilège ou ['imprimatur eût été refusé ailleurs, s'impri-
maient là sans difficulté. Mais ces motifs n'existent plus pour
la plupart des Étals de l'Europe où la censure est abolie.
Au reste, nous dirons, en passant, que beaucoup d'ouvra-
ges portant l'indication d'une ville étrangère sortaient sou-
vent des presses françaises, et que l'autorité fermait les yeux
sur cette infraction aux règlements.
Il n'y a pas d'imprimerie royale à Berlin ; l'exploitation ty-
pographique y est laissée à l'industrie privée.
Parmi les imprimeurs prussiens qui se distinguèrent dans
le siècle dernier, nous citerons Spener, chez qui le grand
Frédéric passait souvent les nuits à étudier, à l'insu de son
père, et auquel il accorda plus tard un privilège pour la pu-
blication d'un journal ; Unger et Giibitz qui unissaient à la
- 501 -
pratique de l'imprimerie le talent de la gravure en bois, art
qu'ils professaient l'un et l'autre à l'académie de Berlin.
Outre les volumineux et intéressants mémoires des acadé-
mies, des sociétés savantes et littéraires, plusieurs ouvrages
importants ont été publiés dans celte capitale depuis le com-
mencement du siècle, entre autres le Mithridate d'Adelung et
Vater, ou Science générale des langues, avec YOraison do-
minicale en cinq cents lajigues ou dialectes.
Nous avons déjà parlé de la Bible en allemand, traduction
de Luther, in-folio, sortie des presses de M. Decker, impri-
meur du roi et de l'académie, et dont un magnifique exem-
plaire a figuré, en 1851, à l'exposition de Londres.
Une édition des OEuvres du grand Frédéric s'imprime en
ce moment à Berlin, aux frais du gouvernement prussien ;
elle se composera au moins de trente volumes in-4°, dont
plusieurs ont déjà paru ; l'exécution typographique en est ad-
mirable. Cette publication, digne du royal auteur qui en est
l'objet, et du monarque éclairé par les ordres et sous les aus-
pices duquel elle est entreprise, fera un grand honneur à
l'imprimerie prussienne.
XV. RUSSIE (1560). L'imprimerie pénétra tardivement
jdans la Russie, et n'y fut connue que vers 1560.
Le voyageur Thevet raconte que, cette année-là, un mar-
chand russe apporta dans son pays des caractères d'impri-
merie; mais que des personnes superstitieuses les détruisi-
rent, craignant que le nouvel art ne nuisît à la religion.
Suivant Falkenstein {Hist. de la typogr.), Georges Czer-
novic aurait imprimé à Tchernigov, dès 1493, VOctoichus de
saint Jean Damascène, traduit en illyrien; mais Bacmeister
(Biblioth. russe) soutient qu'aucune impression n'a été faite
dans cette ville avant 1670.
- 502 -
Quoi qu'il en soit, le czar Ivan IV Vasilievitch fonda à Mos-
cou une imprimerie ou il fit exécuter en 1563-64, par Ivan
Fédor, diacre de l'église de Saint-Nicolas de Gostun, et par
Pierre Timofeev Mtislavzov, une édition des Actes des apôtres,
dont on ne connaît maintenant qu'un seul exemplaire. Un
soldat, dans les mains duquel il se trouvait, le remit, en 1730,
à l'académie de cette ville. L'imprimerie de Moscou, détruite
par les Polonais pendant la guerre, fut rétablie en 1644 par
Michel Fédérovitch. En 1704, elle reçut de nouveaux carac-
tères fondus à Amsterdam. L'envoi d'une typographie slavone,
expédiée de la Hollande pour la Russie en 1708, fut arrêté à
Dantzig par Charles XH, roi de Suède, qui en employa les
caractères à publier des pamphlets contre le czar Pierre, avec
lequel il était en guerre, et les fit répandre sur les frontières
de la Russie.
La première imprimerie particulière de Moscou fut inau-
gurée, en 1709, par Vasili Koupriakou, qui s'en servit pour
mettre au jour un Almanach prophétique.
On imprimait déjà, en 1562, quelques ouvrages en russe
et en slavon à Nesvije, à Niesvicz, à Zaboudloff ; mais Mohi-
lev, Kiev et plusieurs autres villes n'eurent des presses que
dans le xviii* siècle.
En 1711, Pierre le Grand, fondateur de Saint-Pétersbourg,
y établit une imprimerie oii il fit apporter une partie du ma-
tériel de Moscou. L'importance que la nouvelle capitale de
l'empire acquit bientôt, l'érection de bibliothèques, d'acadé-
mies, d'écoles publiques, de sociétés savantes, donnèrent une
grande extension à l'art typographique. Outre l'imprimerie
impériale, il y a beaucoup d'imprimeries et de librairies par-
ticulières, russes et étrangères, et il s'y fait des impressions
considérables.
- 5oa -
En 1803, on institua dans les villes deKazan et de Kharkov
des universités auxquelles furent annexées des imprimeries :
celle de Kazan, destinée aux impressions orientales, donna
d'abord une édition du Koran, et ensuite d'autres ouvrages
en arabe, en turc, en tartare. Dès 1743, on avait imprimé à
Moscou, par ordre de l'impératrice Elisabeth, une Bible en
langue et en caractère géorgiens, in-folio, à deux colonnes.
Le prince Alexandre Hadgeri publie en ce moment un ouvrage
gigantesque sorti des presses impériales de l'université de
Moscou, ouvrage qui lui a coûté trente ans de travail. C'est
un Dictionnaire turc, arabe, persan et français. Il est publié
aux frais du gouvernement russe, et l'empereur Nicolas en
a accepté la dédicace. Le sultan Mahmoud y souscrivit pour
200 exemplaires.
Depuis longtemps, le gouvernement russe favorise la pro-
pagation des bons ouvrages des littératures occidentales parmi
les juifs indigènes, comme un puissant moyen de développer
leur civilisation morale. Le Télémaque de Fénelon, traduit en
hébreu par M. Benoît Cohen, grand rabbin de Minsk, en Li-
thuanie, a été imprimé récemment à Posen (Pologne prus-
sienne), pour le compte de M. Adolphe Samniter, libraire à
Breslau. Cet éditeur a obtenu de l'empereur Nicolas l'autori-
sation d'importer en Russie, avec exemption de tous droits,
un nombre illimité d'exemplaires de cette version, spéciale-
ment destinée aux Israélites russes.
La presse périodique est très-active en Russie : plus de
150 journaux quotidiens, hebdomadaires et mensuels s'y pu-
blient en russe, en français, en allemand, en anglais ; près de
la moitié de ces journaux s'impriment à Saint-Pétersbourg.
XVL AMÉRIQUE (1541). La découverte du Nouveau-Monde
suivit de près l'invention de l'art typograpique; et, comme le
— 50i —
continent américain passa bientôt sous la domination des Eu-
ropéens, les gouverneurs coloniaux et les missionnaires ne
tardèrent pas à y introduire l'imprimerie.
Suivant Gil Gonzalez Davila(l), la première imprimerie en
Amérique aurait été établie par Antoine de Mendoça, vice-roi
du Mexique, et la première édition exécutée dans le Nouveau-
Monde serait ïEchelle du Paradis de saint Jean Climaque;
livre imprimé à Mexico par Juan Pablos (Jean-PaulJ ; mais la
date de 1532 n'est pas exacte ; car Mendoça n'arriva comme
vice-roi au Mexique qu'en 4535.
Jusqu'à présent, la plus ancienne impression américaine
portant une date authentique est la Doctrine chrétienne i^iouv
l'instruction des Indiens, rédigée par Pedro de Cordova (Pierre
de Cordoue) (2), dominicain, et imprimée en 1544 par ordre
de Don Juan Cumarraga, évêque de Mexico, dans la maison
de Juan Cromberger, imprimeur. Ce typographe, qui avait un
établissement à Séville, en Espagne, en avait formé un à
Mexico avant 1542, car à cette époque il ne vivait plus, et
ses deux imprimeries étaient gérées probablement par ses
héritiers.
La première impression connue exécutée à Lima, capitale
du Pérou, est un Manuel des confesseurs (Confessionario) ,
imprimé par Antonio Ricardo, en 1585. Toutefois, comme le
remarque M. Brunet, il se pourrait bien que Mendoça, pendant
la vice-royauté duquel l'imprimerie fut établie au Mexique,
l'eût introduite au Pérou dont il fut aussi vice-roi de 1551 à
1552, année de sa mort. Quoi qu'il en soit, le Mexique (Amé-
(1) Théâtre ecclésiastique de la primitive église des Indes occidentales,
Madrid, 1649, in-folio.
(2) Voir le Manuel du libraire, de M. Brunet, tome IH.
— 505 —
vlque du nord) et le Pérou (Amérique du sud) appartenaient
alors aux Espagnols, et c'est à eux qu'on doit l'introduction
de l'imprimerie dans les deux Amériques. Elle se propagea
successivement dans les autres colonies françaises, portU'
gaises, hollandaises, anglaises, etc. ; mais elle a pris surtout
un accroissement prodigieux depuis le commencement du
siècle actuel où tant de colonies se sont séparées de leurs
métropoles, pour s'ériger en gouvernements indépendants,
tels que l'empire du Brésil et les nouvelles républiques.
États-Unis (1639). Parmi les divers États qui existent
aujourd'hui en Amérique, ceux de l'Union américaine tien-
nent le premier rang : c'est là aussi que l'imprimerie est la
plus florissante.
En 1638, lorsque ces colonies appartenaient encore à la
Grande-Bretagne , un miïiistre protestant du Massachusetts,
nommé Jessé Glover, conçut le projet d'y introduire l'impri
merie, pour le service de son église et celui de la province.
Il se rendit en Angleterre et en Hollande où, avec ses propres
ressources et les secours de ses coreligionnaires, il acheta
tout le matériel nécessaire à une imprimerie; puis il engagea
un ouvrier typographe, nommé Stephen Dage, à le suivre en
Amérique; mais Glover mourut pendant la traversée. Ce fut
donc Stephen Dage qui, à son arrivée, fonda une imprimerie
à Cambridge, en Massachusetts (1639), sous le patronage des
magistrats. Les premiers ouvrages sortis de ses presses furent
The Feceman's Oacts (le Serment de l'homme libre), un Al-
manach et un livre de Psaumes.
Dage eut pour successeur Samuel Green, qui imprima la
Bible, traduite en langue américaine par Jean Eliot, et dont
les descendants ont suivi jusqu'à nos jours la carrière typo-
graphique.
TOME I. 'l3
— 506 —
Depuis la fin du xvii^ siècle jusqu'à la moitié du siècle sui-
vant, l'imprimerie se propagea dans quelques autres pro-
vinces; mais elle y pénétra lentement et n'obtint pas toujours
la faveur des autorités anglaises.
En 4671, sir William Berkeley, gouverneur de la Virginie,
ne voyant que le mauvais côté de la liberté de la presse et de
l'enseignement, s'écriait : « Grâce à Dieu, il n'y a ni école
gratuite ni imprimerie en Virginie, et j'espère qu'il n'y en
aura pas d'ici à bien des siècles encore. »
En 1686, parmi les instructions données par le roi Jac-
ques II à Donegan, gouverneur de New- York, il en était une
qui lui enjoignait de ne pas permettre l'établissement de l'im-
j)rimerie dans la province.
Mais ces vœux et ces injonctions n'empêchèrent pas l'im-
primerie de continuer à s'étendre dans les colonies anglaises
de l'Amérique septentrionale-
Un homme célèbre -dont s'honore la typographie améri-
caine, et qui en fut aussi un des plus ardents propagateurs,
c'est Benjamin Franklin. Né à Boston, dans la Pensylvanie,
le 17 janvier 1706, il travailla d'abord chez James, son frère
aîné, puis chez Bradford et chez Keimer, tous trois impri-
meurs en cette ville, et s'établit lui-même plus tard à Phila-
delphie. « Il forma, dit M. Mignet (1), d'excellents ouvriers
qu'il envoya avec des presses et des caractères dans les di-
verses villes qui n'avaient point d'imprimeur, et qui sentaient
le besoin d'en avoir. Il formait avec eux, pendant six ans, une
société dans laquelle il se réservait un tiers des bénéfices.
Son imprimerie fut ainsi le berceau de plusieurs autres. »
Avant lui, les colonies anglaises tiraient tout leur papier de
(I) Vie de Franhlin, page 62.
— 507 —
la métropole ; Franklin établit une papeterie à l'instar de la-
quelle d'autres s'élevèrent bientôt. Au lieu de réimprimer,
comme on le faisait auparavant, les gazettes telles qu'on les
recevait d'Europe, Franklin, après avoir travaillé au journal
que son frère publiait à Boston, en fonda lui-même un autre
à Philadelphie, et dès lors chaque province eut des feuilles
publiques. Son Almanach connu sous le nom du Bonhomme
Richard, où la morale, l'hygiène, l'économie rurale et indus-
trielle sont enseignées d'une manière si attrayante, remplaça
ces Almanachs insignifiants ou ridicules que l'ancien monde
envoyait au nouveau.
Grâce à des souscriptions qu'il sut provoquer, la ville de
Philadelphie eut une bibliothèque « qui fut, dit-il, la mère de
toutes celles qui existent dans l'Amérique septentrionale, et
qui sont aujourd'hui si nombreuses (1); » un collège pour l'é-
ducation de la jeunesse et un hôpital. Par ses soins se for-
mèrent des sociétés savantes, des associations et des tontines
pour des ouvriers, une compagnie de V Union contre l'incen-
die, etc. Toutes ces institutions feront à jamais bénir sa mé-
moire.
Déjà célèbre dans les fastes de la science, il acquit une
nouvelle illustration dans la carrière politique. Il coopéra puis-
samment avec Washington à l'affranchissement des États-Unis
qui, le 4 juillet 1776, se déclarèrent indépendants de l'An-
gleterre, et fut ensuite chargé d'aller négocier un traité d'al-
liance et de commerce avec la France. Au milieu des ovations
dont il y était l'objet, il se souvint toujours de son ancienne
(1) Depuis lors, elles le sont devenues bien davantage. En 1852, on
comptait aux États-Unis plus de dix mille institutions publiques et privées ,
athénées, collèges, etc., possédant des bibliothèques dont le nombre tota
des volumes s'élève à près de quatre millions.
— 508 —
profession, cl nioiila une petite imprimerie à Passy, où il avait
fixé son domicile.
Revenu en Américpie, il mourut à Philadelphie, le 17 avril
1790, âgé de quatre-vingt-quatre ans, environné du respect
et de la reconnaissance de ses concitoyens, aux regrets des-
quels s'associèrent l'Europe, et en particulier la France.
Voici son épitaphe, qu'il avait composée lui-même à l'âge
de vingt-trois ans, et où l'on retrouve à la fois l'originalité de
son style et le cachet de son esprit :
Cl-GIT
le corps (le Benjamin Franklin,
imprimeur,
comme la couverture d'un vieux livi i'
dont les feuillets sont déchirés
et la reliure usée;
mais l'ouvrage ne sera pas perdu,
car il reparaîtra,
comme il en est convaincu,
dans une nouvelle et meilleure édition,
revue et corrigée
par I'alteur.
La société typographique de New-York célèbre tous les ans
l'anniversaire de la naissance de Franklin.
Depuis l'indépendance des États-Unis, l'imprimerie a pris
un essor qui va toujours en augmentant. C'est particulière-
ment à Boston, à New-York, à Philadelphie, à Harford que
s'impriment la plupart des ouvrages nouveaux.
L'établissement typographique de M. John Dickson, à Bos-
ton, est un des plus remarquables. Il est divisé en quinze ate-
liers éclairés pendant le jour par cent fenêtres, et le soir par
deux cents lustres à gaz. Trente-deux presses y fonctionnent:
dix sont mues par la vapeur et six par l'eau que distribuent
deux citernes au moven de tuvaux de fonte.
— 509 —
On a imprimé 100,000 forts volumes sur la littérature
biblique dans un petit village de l'État de Vermont où tous
les procédés relatifs à l'impression, depuis le moulin à papier
jusqu'à la brochure et à la reliure, s'exécutent sous le même
toit.
En juillet 1802, une foire aux livres, à l'instar de celles de
Leipsick et de Francfort, a été instituée à New-York; il y en a
maintenant une semblable, pour la papeterie et la librairie, à
Philadelphie. Il s'est vendu, en 1838, à la foire de cette ville,
314,336 volumes.
La presse jouit d'une liberté complète aux États-Unis.
Outre beaucoup d'ouvrages originaux, parmi lesquels il
faut citer VHistoire naturelle de l'État de New-York, 4 vol.
in-4Q, dont la publication a coulé 1,000,000 de francs, on y
imprime une foule de traductions de livres français; on y
fait aussi de nombreuses réimpressions d'ouvrages édités eu
Angleterre.
Enfin, il se publie dans les divers États de l'Union amé-
ricaine 2,800 journaux (presque autant que dans toute l'Eu-
rope), quotidiens, hebdomadaires, mensuels, trimestriels, etc.,
dont le tirage forme un total annuel de plus de 440 millions
de feuilles.
On sait d'ailleurs que les journaux américains ont des di-
mensions énormes. L'usage des presses mécaniques, fort ré-
pandu aux États-Unis, s'applique surtout à l'impression des
feuilles publiques. « Aussi, dit M. Didot(i), tout récemment
iMM. Hoe, de New-York, ont exécuté une immense presse pour
imprimer le journal New-York-Sun, qui est tiré à cinquante
mille exemplaires. Son format est de soixante-cinq centimètres
(1' Encyclopédie moderne, nrticle Tifpooraphte.
— 510 —
(le liauteur, sur quarante-cinq centimètres de largeur. Chaque
page est composée de huit colonnes de deux cents lignes
ayant quarante lettres chacune. Le diamètre du cylindre au-
quel est appliquée la forme contenant les caractères est d'en-
viron six mètres. Huit autres cylindres, se chargeant succes-
sivement du papier, prennent l'impression en huit endroits
différents ; de sorte qu'on obtient de seize à vingt mille
épreuves par heure. L'appareil a près de quatorze mètres de
long, et sa construction a coûté plus de 100,000 fr.
« La machine a deux étages de hauteur. On arrive au se-
cond étage au moyen d'escaliers placés aux deux extrémités.