Skip to main content

Full text of "Histoire de l'Inquisition au moyen âge"

See other formats


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2012  with  funding  from 

University  of  Toronto 


http://archive.org/details/histoiredelinqui01leah 


Histoire 

de 


l'Inquisition 


Henri-Charles   LEA 


Histoire 

de 


rinquisition 

au  Moyen  Age 


Ouvrage   traduit   sur   1  exemplaire  revu   et  corrigé  par  l'Auteur 

Introduction    historique    de    Paul    FRÉDÉRICQ 

Professeur  à  l'Université  de  Gand 


Traduction  de  ::  ::  :: 
SALOMON  REINACH 
Membre  de  l'Institut     ::      :: 


I 

ORIGINES  et 
PROCÉDURE  de 
Î'INQUISITION 


PARIS   i?  g  gg  "e**&f^lÈ>: 
ALCIDE    PICARD    K  K 

ÉDITEURS   fig   Bg   fg   *&   7& 

18  et  20,  Rue  Soufflot,  18  et  20 


TjniversftJJ- 

BIBLIOTHECA 

^ttaviensis 


28    346 


Puissent  s'amortir  les  haines!... 
Mais  il  faut  que  les  souvenirs 
restent,  que  tant  de  malheurs,  de 
souffrances,  ne  soient  jamais  per- 
dus pour  V expérience  des  hommes. 
Il  faut  que  la  première,  la  plus 
sainte  de  nos  libertés,  la  liberté 
religieuse,  aille  souvent  se  fortifier, 
se  raviver  par  la  vue  des  affreuses 
ruines  qua  laissées  le  fanatisme. 

(Michelet,  Histoire  de  la  Révo- 
lution Française,  t.  1,  p.  422.) 


n  M 

.  u4r< 


HISTORIOGRAPHIE  1)1  L'IWISITIM 


L'Inquisition  est  une  institution  bien  difficile  à  expli- 
quer, quand  on  songe  qu'elle  s'est  développée  dans  le 
sein  d'une  Église  qui  se  réclame  de  l'Évangile.  Comment 
une  religion,  toute  d'amour  et  de  tolérance,  a-t-elle  pu 
être  amenée  à  brûler  vifs  ceux  qui  n'acceptaient  pas 
librement  ses  enseignements?  Tel  est  le  problème. 

Déjà,  dans  le  Nouveau  Testament,  on  trouve  le  premier 
germe  de  l'horreur  que  devait  inspirer  plus  tard  l'hérésie. 
L'apôtre  Paul  s'exprime  contre  elle  avec  une  énergie  qui 
semble  préluder  aux  duretés  et  aux  haines  dû  moyen- 
âge.  Dans  son  épître  à  Tite  (ch.  ni,  v.  10  et  11),  il 
s'écrie  :  «  Rejette  l'homme  hérétique  après  le  premier  et 
le  second  avertissement,  sachant  qu'un  tel  homme  est 
perverti  et  qu'il  pèche,  étant  condamné  par  lui-même  ». 
Ailleurs,  il  met  l'idolâtre  sur  la  même  ligne  que  le  forni- 
cateur,  l'avare,  le  ravisseur,  l'ivrogne,  et  il  défend  de  se 
mêler  à  eux  et  de  manger  avec  eux.  «  Toutefois  »  — 
ajoute-t-il  dans  sa  deuxième  épître  aux  Thessaloniciens 
(ch.  m,  v.  15)  —  «  ne  le  tenez  point  comme  un  ennemi, 
mais  avertissez-le  comme  un  frère.  »  De  son  côté  l'apôtre 
Jean,  si  doux  et  si  tendre,  dit,  dans  sa  seconde  épître 
(v.  10)  :  «  Si  quelqu'un  vient  à  vous  et  qu'il  n'apporte  pas 
la  doctrine  de  Jésus-Christ,  ne  le  recevez  point  dans  votre 


VI  HISTORIOGRAPHIE   DE   i/iNQUISITlON 

maison  et  ne  le  saluez  point.  »  Et  Jésus  lui-même  n'a- 
t-il  pas  dit,  dans  un  langage  figuré  qui  plus  tard  fut  pris 
au  pied  de  la  lettre  :  «  Si  quelqu'un  ne  demeure  point 
en  moi,  il  est  jeté  dehors  comme  les  sarments,  et  il 
sèche;  puis,  on  l'amasse  et  on  le  met  au  feu  et  il  brûle.  » 
[Évangile  de  Saint-Jean,  ch.  xv,  v.  6.)  Dans  la  suite  des 
siècles,  les  inquisiteurs  se  réclameront  de  ces  textes  décon- 
certants et  les  interpréteront  avec  leur  aveugle  âpreté,  en 
y  joignant  les  prescriptions  très  nettes  de  l'Ancien  Testa- 
ment (1)  :  ((  Quand  ton  frère,  fils  de  ta  mère,  ou  ton  fils 
«  ou  ta  fille  ou  ta  femme  bien  aimée  ou  ton  intime  ami, 
«  qui  t'est  comme  ton  âme,  t'incitera  en  te  disant  en 
«  secret  :  «  Allons  et  servons  d'autres  dieux  que  tu  n'as 
»  point  connus,  ni  tes  pères;  »  n'aie  point  de  complaisance 
«  pour  lui,  ne  l'écoute  point;  que  ton  œil  ne  l'épargne  point, 
«  ne  lui  fais  point  de  grâce  et  ne  le  cache  point.  Mais  tu 
«  ne  manqueras  pas  de  le  faire  mourir;  ta  main  sera  la 
«  première  sur  lui  pour  le  mettre  à  mort,  et  ensuite  la 
«  main  de  tout  le  peuple  ».  (Djutéronome,  ch.  xiu,  v.  6-9; 
cf.  ibid.,  ch.  xvn,  v.  1-6.) 

Cependant  la  véritable  portée  de  la  doctrine  évangé- 
lique  est  si  claire  que  les  premiers  chrétiens  ont  repoussé 
avec  horreur  toute  contrainte  matérielle  en  matière  de 
foi,  persécutés  qu'ils  étaient  eux-mêmes  avec  la  dernière 
rigueur  par  les  empereurs  romains.  Assurément,  le  prin- 
cipe de  la  tolérance  religieuse  devait  leur  être  doublement 
cher.  On  pourrait  citer  des  textes  nombreux  et  éloquents 

(1)  Dans  un  traité,  imprimé  à  Madrid  en  1598,  l'inquisiteur  Louis  de  Paramo 
fait  de  Dieu  le  Père  le  premier  des  inquisiteurs  pour  avoir  puni  Adam  et  Eve  après 
la  chute,  et  il  déclare,  à  l'aide  du  texte  connu  Pasce  ovs  meas,  que  Jésus  a  renou- 
velé et  confirmé  l'Inquisition.  Jéhovah  et  le  Christ,  grands  inquisiteurs! 


HISTORIOGRAPHIE    DE    L  INQUISITION  VU 

à  l'appui,  tirés  de  Tertullien,  de  Saint-Cyprien,  de  Lac- 
lance,  de  Saint-Hilaire  de  Poitiers,  de  Saint-Ambroise  de 
Milan,  de  Saint-Grégoire  de  Naziance,  etc.  Mais  lorsque 
Constantin-le-Grand  eut  promulgué  à  Milan,  en  313,  son 
Édit  de  tolérance,  qui  mettait  fin  aux  persécutions  des 
chrétiens  et  leur  rendait  leurs  églises  et  leurs  biens  con- 
fisqués, le  christianisme,  fort  de  L'appui  de  l'État,  ne 
tarda  pas  à  devenir  persécuteur  à  son  tour.  On  eut 
successivement  le  Concile  de  Nicée  (325),  où  ceux  qui 
lisaient  ou  possédaient  des  écrits  de  l'hérésiarque  Arius 
furent  menacés  de  mort;  redit  de  353,  promulgué  par 
l'empereur  Constance  contre  les  hétérodoxes,  juste  qua- 
rante ans  après  l'édit  de  tolérance  de  Milan,  et  suivi  de 
la  législation  formidable  de  Gratien,  de  Valentinien,  de 
Théodose  et  de  Justinien  contre  les  païens,  les  juifs  et 
les  hérétiques.  Ainsi  triompha,  dans  l'Église  et  dans  l'État 
chrétien,  le  dogme  de  la  répression  de  l'hérésie.  Dès  le 
ve  siècle,  Saint-Jean  Chrysostome  et  Saint-Augustin  s'y 
rallient  en  Occident  et  en  Orient,  tout  en  repoussant 
la  peine  de  mort  par  un  reste  de  pudeur  évangélique. 

A  partir  de  ce  moment,  quelques  voix  isolées  élevèrent 
encore  de  temps  en  temps  des  protestations  impuissantes  : 
tel  Saint-Martin  de  Tours  en  385,  lors  du  supplice  de 
l'hérésiarque  espagnol  Priscillien  et  de  trois  de  ses  dis- 
ciples à  Trêves;  mais,  dès  447,  le  pape  Léon  Ier  le  Grand 
approuvait  hautement  ce  traitement  énergique.  Du  reste,. 
l'Europe  occidentale  ne  connut  presque  pas  l'hérésie 
avant  Tan  mille;  mais  alors  la  question  se  posa  de  nou- 
veau avec  les  Cathares. 

Peut-être  est-ce  bien  le  dernier  écho  de  la  tradition 


VIII  HISTORIOGRAPHIE   DE    L'INQUISITION 

évangélique  que  nous  entendons  dans  une  lettre 
écrite  vers  le  milieu  du  xie  siècle  par  revenue  de  Liège 
Wazon  (1048)  à  son  collègue  de  Châlons  :  &  Le  Seigneur 
ne  veut  pas  la  mort  du  pécheur...  Assez  de  bûchers;  ne 
ions  pas  par  le  glaive  séculier  ceux  que  notre  Créateur 
t  Rédempteur  veut  laisser  vivre  pour  qu'ils  s'arrachent 
aux  entraves  du  démon...  Ceux  qui  aujourd'hui  sont  des 
hérétiques,  peuvent  se  convertir  demain  et  devenir  nos 
supérieurs  dans  la  patrie  céleste.  Saint-Paul  n'a-t-il  pas 
commencé  par  persécuter  les  chrétiens?  Les  évoques  sont 
les  oints  du  Seigneur,  non  pour  donner  la  mort,  mais 
pour  apporter  la  vie.  »  Ce  fut  le  chant  du  cygne  de  la 
tolérance  en  Occident.  Déjà  des  bûchers  avaient  été 
allumés  en  1022  à  Orléans  par  le  roi  Robert  le  Pieux  ; 
la  Papauté,  pesant  de  plus  en  plus  sur  le  pouvoir  séculier, 
amena  graduellement  l'asservissement  de  celui-ci  à 
l'Église  pour  la  répression  de  l'hérésie.  Au  xnie  siècle, 
l'Inquisition  est  armée  de  toutes  pièces  et  le  pape  a  sur 
elle  la  haute  main  dans  toute  la  chrétienté  soumise  à 
Rome. 

Quand  de  l'Evangile  on  fut  arrivé  ainsi  aux  autos-da-fé, 
les  chrétiens  d'Occident  ne  mirent  plus  en  doute  la  légiti- 
mité de  la  peine  de  mort  frappant  l'hérétique,  comme  le 
plus  dangereux  des  perturbateurs  de  l'ordre  social.  A  la  fin 
du  xiue  siècle  —  dans  sa,  Somme  théologique  dont  une  ency- 
clique de  Léon  XIII  (4  août  1879)  a  prescrit  l'étude  appro- 
fondie —  le  ((  docteur  angélique  »  Saint-Thomas  d'Aquin 
formule  ainsi  la  théorie  de  l'Église  romaine  sur  ce  point 
(1274)  :  «  L'hérésie  est  un  péché  par  lequel  on  mérite  non 
seulement  d'être  séparé  de  l'Église  par  l'excommunica- 


HISTORIOGRAPHIE    DE    L  INQUISITION  IX 

tion,  mais  encore  exclu  du  monde  par  la  mort...  Si  l'hé- 
rétique s'obstine  dans  son  erreur,  l'Eglise,  désespérant 
de  son  salut,  doit  pourvoir  au  salut  des  autres  hommes 
en  le  retranchant  de  son  sein  par  une  sentence  d'excom- 
munication; pour  le  reste,  elle  l'abandonne  au  juge 
séculier,  afin  de  le  bannir  de  ce  monde  par  la  mort.  » 

Qu'en  pensaient  les  hérétiques  eux-mêmes?  De  leurs 
écrits,  qui  ont  été  systématiquement  brûlés  avec  leurs 
auteurs  par  l'Inquisition,  il  ne  reste  presque  rien.  A  peine 
possédons-nous  quelques  virulents  sirventes  des  Trou- 
badours du  xme  siècle  contre  les  horreurs  sanglantes  des 
croisades  albigeoises. 

En  juillet  1410,  à  la  veille  de  la  tragédie  hussite 
déchaînée  par  les  bûchers  du  concile  de  Constance, 
l'archevêque  de  Prague  brûla  publiquement  les  écrits 
de  Wicleff.  Aussitôt  on  chanta  contre  lui  et  son  clergé 
une  chanson  en  langue  vulgaire,  dont  une  fîère  strophe 
nous  a  été  conservée  :  «  L'auto-da-fé  décrété  par  l'arche- 
vêque Zbynek  porte  atteinte  à  l'honneur  des  Tchè- 
ques! (1)  »  Une  autre  chanson  disait  avec  une  ironie 
méprisante  :  «  Zbynek,  un  évêque  qui  apprend  à  lire, 
décrète  qu'il  faut  brûler  les  livres,  ignorant  lui-même  de 
ce  qu'ils  contiennent  !  (2)  » 

Du  milieu  du  xve  siècle  (1460),  après  la  grande 
«  Vauderie  »    d'Arras,    on    a   une   dizaine  de   strophes 

(1)  Cantilenam  in  vulgari  Boëmico  fabricarunt,  quam  vulgares  per  vicos  et  pla- 
teas  velut  canes  rabidi  cum  pueris  discurrentes  in  opprobrium  dictis  librorum 
condemnatoribus  taliter  decantabant  :  «  Zbynek  knihy  spalil,  —  Zdenèk  je  podpâ- 
lil,  —  ucinil  haubu  Cechom,  —  bèda  bude  vsem  nevèrnym  popôm.  »  (Palacky, 
Histoire  de  la  nation  tchèque  (en  tchèque),  1850,  t.  in,  1,  p.  100,  note  166.  — 
Citation  du  manuscrit  contemporain  Invectiva  contra  Hus si tos.) 

(2)  Zbynek  biskup  abeceda  spâlil  kniehy,  a  nemèda,  co  je  ne  nicli  napsano.  » 
(Palacky,  ouvrage  cité,  ibid.) 


X  HISTORIOGRAPHIE   DE    L'INQUISITION 

amères  (1),  semées  clandestinement  par  la  ville  sur 
«  rolles  de  papier  »,  où  un  poète  anonyme  attaquait  les 
principaux  fauteyrs  de  ces  persécutions,  et  notamment  : 

L'inquisiteur,  à  sa  blanche  barrette, 
Son  velu  nez  et  sa  trongne  maugrinne. 
Des  principaux  a  esté  à  la  feste 
Pour  pauvres  gens  tirer  à  la  géhenne. . . 

A  cela  près,  toute  la  littérature  concernant  la  répres- 
sion de  l'hérésie  émane  des  inquisiteurs  eux-mêmes. 
Elle  consiste  surtout  en  réfutations  des  erreurs  hérétiques 
et  en  manuels  destinés  à  guider  les  juges  de  la  foi  dans 
l'accomplissement  de  leur  mission  redoutable.  Parmi  ces 
derniers,  citons  la  Practicalnquishionis  heretke  pramtatis 
de  l'inquisiteur  toulosain  Bernard  Gui  (1331)  et  le  Direc- 
torium  inquisitorwn  composé  vers  1375  par  l'inquisiteur 
catalan  Nicolas  Eymeric.  Ajoutons-y  la  Lucerna  inquxsi- 
lorum  hœrelicœ  pravitalis  du  P.  Bernard  de  Corne  (1510), 
le  Catalogus  fiœreticorum  (1522)  du  frère  Bernard  de 
Luxembourg,  les  manuels  d'inquisiteurs  des  espagnols 
Jacques  Simanca  et  Jean  de  Royas  et  quelques  apologies 
telles  que  celle  de  Louis  de  Paramo  :  De  origine  et  pro- 
gressif officii  Sanctœ  Inquisitionls  ejusque  utilitate  et 
dignitate  libri  très  (Madrid  1598.) 

Mais  déjà  les  beaux  jours  de  l'Inquisition  sont  loin.  Le 
lei  juillet  1523  elle  avait  brûlé  solennellement,  sur  la 
Grand'Place  de  Bruxelles,  deux  moines  augustins  d'An- 
vers :  c'étaient  les  tout  premiers  protestants  qui  mon- 
taient sur  l'échafaud.  Aussitôt  Luther  écrivit  son  psaume 
vengeur  :  Ein  neues  Lied  ivir  heben  an  !  qui  se  terminait 

(1)  Mémcires  du  chroniqueur  contemporain  Jacques  Du  Clercq,  t.  m,  p.  81-84. 


HISTORIOGRAPHIE    DE    L  INQUISITION  XI 

par  ces  mots  prophétiques  :  «  Leurs  cendres  ne  se  refroi- 
diront plus  ;  le  vent  les  portera  dans  tous  les  pays.  L'été 
est  à  nos  portes;  l'hiver  a  fui;  les  douces  petites  fleurs 
commencent  à  se  montrer.  Et  celui  qui  a  entrepris  cette 
chose,,  saura  bien  la  mener  à  bonne  fin!  Amen.  »  A 
partir  de  cette  «  chanson  nouvelle  »  de  Luther,  c'est  un 
déchaînement  par  toute  l'Europe  contre  l'Inquisition,  dans 
les  chants  et  les  pasquilles  des  luthériens  allemands,  des 
huguenots  français,  des  Gueux  des  Pays-Bas,  des  Calvi- 
nistes de  Genève,  des  Puritains  d'Ecosse  et  d'Angleterre. 
Le  flot  monte  et  envahit  la  littérature  :  Érasme,  Rabelais,. 
William  Tyndale,  Marnix  de  Sainte-Aldegonde,  Fischart^ 
Hans  Sachs,  tant  d'autres  encore,  prosateurs  et  poètes,, 
burinent  des  jugements  indignés  contre  l'Inquisition  et 
les  inquisiteurs.  On  en  veut  surtout  à  l'Inquisition 
espagnole.  Le  volumineux  et  docte  pamphlet  du  protes- 
tant espagnol  Reginaldus  Gonsalvius  Montanus,  ou  plutôt 
Raimond  Gonzalès  de  Montés,  qui  s'était  échappé  des 
prisons  du  Saint-Office  de  Séville  en  1558,  fut  publié  à 
Heidelberg  en  1567  sous  le  titre  de  Sanctœ  Inquisitionis 
Hispanicœ  ailes  aliquot  detectœ  et  palam  traduclœ,  où 
l'auteur  flétrit  toute  la  procédure  du  Tribunal  du  Saint-Office 
d'Espagne.  Ce  livre  fut,  moins  de  deux  ans  après,  traduit  en 
français,  en  allemand,  en  anglais  et  en  néerlandais  ;  il  a  fait 
le  tour  de  l'Europe.  C'est  la  période  de  l'invective,  qui  se 
poursuit  au  xvne  siècle  dans  le  camp  protestant  et  à  laquelle 
le  catholicisme  oppose  un  redoublement  d'apologies 
cauteleuses  ou  brutales  comme  celles  de  l'italien  Paolo 
Sarpi,  de  Bossuet  dans  son  débat  avec  l'évêque  de  Mon- 
tauban,  du  sicilien  Antonino  Diana,  conseiller  du  Saint- 


XII  HISTORIOGRAPHIE   DE   L  INQUISITION 

Office,   de   l'espagnol    François   Pena,   de    César  Caré- 
na, etc. 

En  1692,  un  livre,  publié  à  Amsterdam,  prélude  enfin  à 
étude  scientifique  de  l'histoire  de  l'Inquisition  (1).  C'est 
un  in-folio  de  plus  de  800  pages,  intitulé  «  Philippi  a 
Limborch  Historia  Inquisitionis...,  cui  subjungitur  Liber 
Sententiarum  Inquisitionis  Tholosanœ,  ab  anno  Christi 
1307  ad  annum  1323  ».  L'auteur,  ministre  protestant  de 
la  secte  dissidente  des  Remonstrants,  dédie  son  livre  au 
primat  de  l'Église  anglicane,  l'archevêque  de  Canterbury. 
Il  déclare  ne  s'appuyer  que  sur  les  bulles  des  papes,  sur 
les  écrits  et  les  actes  émanés  des  inquisiteurs  eux-mêmes  ; 
et  il  tient  parole.  Il  trace  d'abord  une  esquisse,  aujourd'hui 
encore  fort  utile,  de  l'histoire  de  l'Inquisition,  exposant 
successivement  ses  origines  et  ses  progrès  dans  les  dif- 
férents pays  catholiques,  surtout  dans  le  midi  de  la 
France,  en  Espagne  et  dans  les  colonies  espagnoles;  puis 
il  passe  en  revue  le  personnel  du  redoutable  tribunal,  les 
crimes  qui  y  ressortissent,  la  procédure  et  les  supplices. 
Mais  la  partie  la  plus  précieuse  de  cette  œuvre  vraiment 
érudite  pour  le  temps  est  ce  Liber  Sententiarum  de  l'In- 
quisition de  Toulouse  de  1307  à  1323,  document  inédit, 
d'une  valeur  inappréciable,  dont  l'original  semble  perdu 
et  dont  la  provenance  n'est  pas  indiquée  par  l'auteur, 
qui  se  borne  à  dire  que  son  possesseur  le  lui  a  gracieuse- 


(1)  Déjà,  en  1649,  un  autre  auteur  hollandais,  Marcus  Zuerius  van  Boxborn,  avait 
publié  à  Leide,  sous  le  nom  de  Nederlantsche  Historié,  un  tableau  des  persécu- 
tions religieuses  dans  les  Pays-Bas  depuis  l'an  1000  jusqu'à  Charles-Quint,  en 
s'appuyant  sur  les  chroniques  et  les  documents  contemporains.  On  trouve  un 
exposé  plus  complet  encore  dans  l'ouvrage  du  pasteur  G.  Brandt,  Historié  der 
Meformatie  (t.  i,  Amsterdam,  1671;  2e  édition  revue  et  augmentée  en  1677). 


HISTORIOGRAPHIE   DE   L'iNQUISITION  XIII 

ment  confié  pendant  quatre  ans  pour  le  copier  et  l'étudier 
soigneusement. 

Limborch  donne  une  description  détaillée  du  manus- 
crit, de  sa  reliure,  des  signatures  des  notaires,  etc.  ; 
dans  son  texte,  il  a  noté  l'indication  des  folios  de  l'ori- 
ginal et  en  a  conservé  scrupuleusement  l'orthographe.  Il 
souhaite,  dit-il,  de  voir  déposer  dans  une  bibliothèque 
publique  un  trésor  aussi  important,  menacé  d'être  perdu 
à  jamais,  si  son  possesseur  doit  avoir  des  héritiers  moins 
intelligents  que  lui  ;  ce  qui  paraît  malheureusement  s'être 
réalisé,  car  le  manuscrit  n'a  pas  été  retrouvé  jusqu'à 
ce  jour. 

C'est  à  juste  titre  que  Limborch  présente  sa  trouvaille 
au  lecteur  par  ces  mots  un  peu  emphatiques  :  «  Ecce  tibi 
librum  qualemtypiseditumhactenus  non  vidit  Christianus 
orbis.  »  En  effet,  ce  Liber  Sentenciarum  est  le  point  de 
départ  et  la  base  de  toutes  les  recherches  vraiment  scien- 
tifiques sur  l'Inquisition  dans  le  Midi  de  la  France,  où  elle 
a  été  si  vivace. 

Le  tableau  que  Limborch  avait  le  premier  tracé  de 
l'histoire  et  des  procédés  de  l'Inquisition,  fut  repris  par 
la  plupart  des  auteurs  qui  traitèrent  le  même  sujet  au 
xvme  siècle,  par  exemple  par  l'anglais  J.  Baker  (1736),  qui 
se  borna  à  y  ajouter  des  exemples  et  rlpp  piecdotes  ef^ 
frayantes,  et  dont  l'ouvrage  fut  aussitôt  traduit  m  aUe= 
mand, à  Copenhague,  en  1741 .  Mais  presque  en  même  temps 
que  l'ouvrage  de  Limborch,  à  une  année  de  distance  (1693), 
avait  paru  à  Cologne  (Paris)  une  Histoire  de  V Inquisition 
et  de  son  origine,  écrite  par  un  prêtre  français,  l'abbé 
Jacques  Marsôlîièr,  chanoine  d'Uzès,  qui,  tout  en  reven- 


XIV  HISTORIOGRAPHIE    DE    L  INQUISITION 

cliquant  énergiquement  pour  les  évêques  et  les  princes  le 
droit  de  réprimer  l'hérésie  au  nom  de  la  doctrine  du  Deuté- 
ronome,  des  apôtres  et  de  l'Église  catholique,  dénonçait 
avec  virulence  les  abus  de  la  Cour  de  Rome  et  condamnait 
l'Inquisition  comme  une  institution  odieuse  et  inefficace. 
C'est  bien  moins  une  histoire  de  l'Inquisition  qu'une 
dissertation  canonique,  ou  même,  et  avant  tout,  un  pam- 
phlet gallican.  Ce  livre,  qui  s'étend  avec  complaisance 
sur  les  cruautés  du  Saint-Office  et  est  illustré  de  vignettes 
terrifiantes  empruntées  à  Limborch,  est  un  curieux  signe 
du  temps.  Sans  abandonner  les  droits  de  l'Église  catho- 
lique en  matière  d'hérésie,  l'abbé  Marsollier  jette  résolu- 
ment l'Inquisition  elle-même  par  dessus  bord.  Chose 
curieuse,  son  ouvrage  fut  réimprimé  et  amplifié  en  1769 
par  un  autre  prêtre,  l'abbé  Goujet,  qui  y  joignit  un  Dis- 
cours sur  quelques  auteurs  qui  ont  traité  du  Tribunal  de 
l ' Inquisition ,  où  il  passe  en  revue  les  écrits  d'Eymeric, 
de.Pena,  de  Louis  de  Paramo,  de  Fra  Paolo,  etc.  Quant 
au  livre  de  Limborch  qu'il  examine  longuement  et  dont  il 
reconnaît  la  haute  valeur,  il  le  critique,  dans  un  esprit 
catholique  naturellement,  mais,  en  somme,  assez  indépen- 
dant. L'influence  de  Limborch  est  également  indéniable 
dans  Y  Histoire  de  Languedoc,  l'ouvrage  célèbre  des  béné- 
dictins Dom  Yaissete  et  Dom  Dévie.  A  plus  forte  raison 
il  a  inspiré  aussi  Voltaire  et  les  encyclopédistes  dans  leur 
admirable  campagne  en  faveur  de  la  tolérance  religieuse  : 
mais  que  de  déclamations  creuses  au  xvnr3  siècle,  dès 
qu'on  se  risque  sur  le  terrain  -de  l'histoire  ! 

Il  faut  attendre  jusqu'au  xixe  siècle  pour  rencontrer  un 
autre  ouvrage  d'une  portée  égale  à  celui  de  Limborch  : 


HISTORIOGRAPHIE    DE    L  INQUISITION  XV 

c'est  la  fameuse  Histoire  critique  de  V Inquisition  d'Espagne 
de  don  Juan  Antonio  Llorente,  parue  d'abord  en  traduc- 
tion française  à  Paris  en  1817,  et  peu  après  (1822)  dans 
le  texte  original  espagnol.  Llorente,  chanoine  de  l'Église 
primatiale  de  Tolède,  avait  été  lui-même  secrétaire  du 
Saint-Office  à  Madrid  et  en  avait  étudié  les  archives. 
Au  moment  même  où  les  Cortès  révolutionnaires  de  Cadix 
décrétaient,  le  2â  février  1812,  l'abolition  de  l'Inqui- 
sition (1)  qui  s'était  perpétuée  jusqu'alors  en  Espagne  (2), 
Llorente  avait  publié  à  Madrid  (1812-13,  deux  volumes  de 
documents  inédits  "contenant  d'importantes  révélations. 
Ce  n'était  que  le  prélude  de  sa  grande  histoire,  où  il  a  mis 
en  œuvre  les  trésors  jusqu'alors  inexplorés  des  archives 
secrètes  du  Saint-Office. 

Après  avoir  esquissé,  dans  ses  premiers  chapitres,  une 
histoire  assez  vague  des  origines  et  des  premiers  dévelop- 
pements de  l'inquisition  papale  en  Occident  jusqu'à  la  fin 
du  xve  siècle,  l'auteur  aborde  son  véritable  sujet,  qui  est 
le  Saint-Office  d'Espagne  depuis  son  organisation  sous 
Ferdinand  et  Isabelle  jusqu'à  sa  suppression  à  Cadix. 
Puisant  à  pleines  mains  dans  les  riches  collections  ma- 
nuscrites dont  des  circonstances  exceptionnelles  lui 
avaient  ouvert  l'accès,  Llorente  a  été  à  même  de  pro- 
duire une  œuvre  un  peu  hâtive,  mais  solidement  docu- 


(1)  Le  virulent  pamphlet  de  Puigblancb,  La  Inquisition  sin  mascara,  j  aru  à 
Cadix  en  181 1.,  ne  contribua  pas  peu  au  vote  des  Cortès  assemblés  dans  cette 
ville.  Il  eut  l'honneur  de  la  traduction  anglaise.  L'auteur  est  un  précurseur  de 
Llorente. 

(2)  Aussitôt  après  la  chute  de  Napoléon  Ier,  le  roi  Ferdinand  Vil  s'empressa  de 
rétablir  l'Inquisition  (décret  royal  donné  à  Madrid  le  21  juillet  1814).  Abolie  de 
nouveau  en  1820,  rétablie  en  1824,  elle  ne  fut  supprimée  définitivement  en  Espagne 
qu'en  1834.  Il  y  eut  d'ailleurs  quelques  retours  offensifs  jusqu'à  la  révolution 
de  1868,  qui  chassa  la  reine  Isabelle. 


XVI  HISTORIOGRAPHIE    DE    L'iNQUISITION 

mentée,  dont  on  a  pu  dire  beaucoup  de  mal,  mais  qui 
n'a  pas  été  réfutée  sérieusement.  Son  livre,  traduit  en 
allemand,  en  néerlandais  et  en  anglais,  a  produit  dans  le 
monde  une  énorme  impression,  qui  n'est  pas  encore  effacée. 
Le  célèbre  pamphlet  du  comte  Joseph  de  Maislre, 
Lettres  à  un  gentilhomme  russe  sur  V Inquisition  espagnole 
(Paris  1822),  malgré  son  ton  cassant  et  triomphant  et  la 
crànerie  qu'il  met  à  défendre  les  bûchers  en  matière  de 
foi,  n'a  pu  contrebalancer  le  livre  vengeur  de  Llorente. 
La  principale  réponse  qu'y  ait  faite  la  science  catho- 
lique est  l'ouvrage  estimable  de  Mgr  K.  J.  von  Hefele, 
Der  Cardinal  Ximenes  und  die  kirchlichen  Zustœnde 
Spaniens  in  i 5,  Jahrhundert  (1851).  Il  faut  y  ajouter  le 
livre  moins  connu,  mais  remarquable,  de  F.  I.  G.Rodrigo, 
Historia  verdadera  de  la  lnquisicion  (3  vol.,  Madrid 
1876-1877)  (1). 

Cependant  l'histoire  générale  des  origines  et  des  déve- 
loppements de  l'Inquisition  au  moyen-âge  dans  les  diffé- 
rents pays  d'Occident  avait  été  étudiée  sommairement, 
mais  d'après  une  méthode  strictement  scientifique,  par 
Ch.  U.  Hahn,  Geschichte  der  Ketzer  (3  vol.,  Stuttgart 
1845-1850),  ainsi  que  dans  quelques  chapitres  de  Y  His- 
toire et  doctrine  de  la  secte  des  Cathares  ou  Albigeois 
par  un  professeur  de  la  faculté  de  théologie  de  Stras- 
bourg, G.  Schmidt  (1849),  qui  fut  le  vrai  précurseur 
deLea;  mais  son  excellent  ouvrage  resta  inconnu  à  la 
plupart  des  auteurs  superficiels  qui  ont  traité  le  même 
sujet   en  ce  siècle,  tels  que  le    pasteur  vyesleyen  Wil- 

(1)  Voir  H.  Haupt  dans  Eeilschrift  fur  Kirchengeschïchie ,  tome  nu,  p.  467, 
n°  137. 


HISTORIOGRAPHIE    DE    I/INQUISITION  XVII 

liam  Harris  Rule  dans  son  History  of  the  Inquisition 
from  its  establishment  in  the  twelfth  century  to  its  extinc- 
tion in  the  nineteenth  (2  vol.,  Londres  et  New- York  1874) 
et  le  journaliste  allemand  Fridolin  Hoffmann  dans  sa 
ridicule  Geschichte  der  Inquisition  (2  vol.,  Bonn  1878). 

Néanmoins  on  approchait  du  moment  où  l'histoire  de 
l'Inquisition  allait  entrer  définitivement  dans  sa  période 
descriptive  et  scientifique.  Dans  les  différents  pays  d'Eu- 
rope, les  savants  se  mirent  résolument  à  rassembler  et  à 
étudier  sans  parti  pris  les  actes  des  inquisiteurs  encore 
enfouis  dans  les  archives,  en  même  temps  que  les  bulles 
des  papes  et  les  témoignages  des  chroniqueurs  contem- 
porains. C'est  ainsi  que  le  professeur  W.  Moll  d'Amster- 
dam put  composer  en  1869  un  tableau  à  peu  près  neuf  de 
la  répression  de  l'hérésie  en  Hollande  au  moyen-âge  (1). 
Dix  ans  plus  tard,  A.  Duverger  apportait  de  nouveaux 
matériaux  pour  servir  à  l'histoire  de  l'Inquisition  médié- 
vale dans  le  reste  des  anciens  Pays-Bas  (2).  Gachard,  le 
célèbre  archiviste  belge,  avait  jeté,  dès  1848,  les  bases 
d'une  étude  tout  aussi  nouvelle  de  l'Inquisition  du 
xvie  siècle  aux  Pays-Bas,  en  analysant  les  trésors  con- 
tenus dans  un  registre  de  documents  inédits  conservé  aux 
archives  du  Royaume  à  Bruxelles  (3)  ;  Alex.  Henné  fouil- 
lait admirablement  le  même  sujet  dans  sa  grande  Histoire 


(1)  Ch.  xvi  (125  p.)  du  tome  n,  3m0  fasc.  de  sa  belle  Kerkgeschiedenis  van 
Nederland  vôôr  de  Hervorming,  6  vol.,  Utrecht,  1864-1871  (trad.  en  allemand  par 
Zuppke,  1895). 

(2)  L'Inquisition  en  Belgique.  Quelques  notes.  {Bulletins  de  l'Académie  royale 
de  Belgique,  2e  série,  t.  47,  p.  863-897;  1879).  —  Voir  aussi  son  livre  populaire 
L'Inquisition  en  Belgique  (Verviers,  1879;  2e  éd.  1888)  et  sa  remarquable  disser- 
tation La  \auderie  dans  les  Etats  de  Philippe  le  Bon  (Arras,  1885). 

(3)  Préface  du  t.  i  de  sa  magistrale  Correspondance  de  Philippe  11  sur  les 
affaires  des  Pays-Bas,  p.  cv-cxliii. 


XVIII  HISTORIOGRAPHIE   DE   L'iNQUSITION 

du  règne  de  Charles-Quint  en  Belgique  (1)  ;  et  le  professeur 
G.  de  Hoop  Seheffer  d'Amsterdam,  en  1873,  exposait  en 
détail  la  formidable  réorganisation  de  l'Inquisition  néer- 
landaise opérée  par  Charles-Quint  aux  débuts  de  la  Re- 
forme (2).  En  1877,  le  professeur  Edm.  Poullet  de  Louvain 
reprenait  la  même  question  au  point  de  vue  catho- 
lique (3).  De  leur  côté,  le  pasteur  D.  Lenoir,  Ch. 
Rahlenbeck  et  le  professeur  H.  Lonchay  de  Bruxelles 
avaient  complété  le  tableau  en  étudiant  l'Inquisition 
dans  la  principauté  épiscopale  de  Liège,  indépendante 
des  Pays-Bas  proprements  dits  (4). 

En  France,  l'histoire  de  l'Inquisition  fut  étudiée  avec 
non  moins  de  soin  et  de  méthode.  Le  chanoine  C.  Douais 
publiait  en  1879  son  livre  sur  Les  Albigeois,  leurs  ori- 
gines et  l'action  de  V Église  au  xu' siècle,  et,  en  1886,  il  se 
faisait  l'éditeur  de  la  Practica  Inquisitionis  du  célèbre 
inquisiteur  Bernard  Gui.  En  même  temps,  le  professeur 
Gh  Molinier,  de  Toulouse,  dans  sa  dissertation  L'Inquisi- 
tion dans  le  Midi  de  la  France  au  xin"  et  au  ai-  siècle 
(Paris,  1880),  décrivait  et  critiquait  les  sources  presque 
inconnues  qui  nous  sont  conservées,  en  originaux  ou  en 
copies,  à  la  Bibliothèque  nationale  de  Paris,  dans  les 

i8?$n     Lenoir      Histoire  de    la    Réformation    dans  V ancien    pays    de    liège 

(dans  P.  Frederieq,  Travaux  du   cours  pratique  de  lUniveisite   de  Liège, 
Gand,  1883). 


HISTORIOGRAPHIE   DE    L  INQUISITION  XIX 

bibliothèques  de  Careassonne,  de  Toulouse  et  de  Cler~ 
mont  ei  aux  Archives  de  la  Haute-Garonne.  Mettant  lui- 
même  en  œuvre  une  partie  de  ces  documents  inédits,  il 
faisait  revivre  sous  nos  yeux  les  juges  d'Inquisition  du 
tribunal  de  Carcassonne  (1250-1258),  ainsi  que  leur  pro- 
cédure inquisitoriale  et  leur  pénalité.  Le  même  auteur  a 
poursuivi  ses  recherches  sur  les  sources  inédites  dans 
ses  Etudes  sur  quelques  manuscrits  des  bibliothèques 
d'Italie,  concernant  V Inquisition  et  les  croyances  hérétiques 
du  xue  au  xvne  siècle  (Paris,  1887).  Un  jeune  érudit,  pré- 
maturément enlevé  à  la  science,  Julien  Havet,  s'était 
même  enhardi  jusqu'à  tenter  un  tableau  d'ensemble  dans 
sa  remarquable  dissertation  L'hérésie  et  le  bras  séculier 
au  moyen  âge  jusqu'au  xine  siècle  (Bibliothèque  de  l'École 
des  Chartes,  1880),  choisissant  audacieusement  un  sujet 
presque  vierge  et  s'en  tirant,  comme  il  se  tirait  de  toutes 
es  difficultés,  à  son  honneur. 

En  Allemagne,  où  tant  d'autres  domaines  de  l'histoire 
ont  été  si  bien  explorés  en  tous  sens,  on  n'a  pas  montré 
la  même  ardeur  pour  l'histoire  de  l'Inquisition.  Si  l'étude 
des  sectes  hérétiques  et  de  leurs  doctrines  y  a  suscité 
dans  ce  siècle  des  travaux  excellents,  peut-être  sans 
rivaux,  le  fonctionnement  de  l'Inquisition  n'y  a  pas  encore 
été  l'objet  d'une  enquête  vraiment  systématique  (1).  Sur 
les  Vaudois,  on  a  les  beaux  travaux  de  A.  W.  DieckhofY, 


(1)  Un  anonyme,  qui  doit  être  ;  pparemment  un  spécialiste,  lé  reconnaissait  tout 
récemment  avec  une  entière  franchise  dans  la  re\ue  Deutsche  Stimmen  de  Cologne 
(livraison  du  1er  janvier  1900)  :  «Unser  voriger  Brief  hat  die  auffaellige  Thatsache 
zu  konstatieren  gehabt,  dass  in  Deutschland  selbst  trotz  Dœllingers  schon  im  Jahre 
18G8  ergangenem  Mahnrufs  die  Geschichte  der  Inquisition  nach  wie  vor  ein  bei- 
nal.e  unbeackertes  Feld  ist.  »  L'auteur  de  l'article  y  oppose  1'acîhité  scientifique 
qui  règne  dans  ce  domaine  en  France,  en  Belgique,  en  Hollande  et  mène  en  Italie. 


XX  HISTORIOGRAPHIE    DE    L  INQUISITION 

J.  J.  Herzog,  K.  Millier,  W.  Preger,  H.  Ilaupt,  etc.  Sur 
Wicleff  on  a  les  livres  classiques  de  G.  V.  Lechler  et 
R.  Buddensieg,  sur  les  Templiers  ceux  de  K.  Schott- 
miïller,  H.  Prutz  et  J.  Gmelin.  Sur  Huss  et  les  sectes  de 
Bohème  on  a  les  recherches  approfondies  de  G.  V.  Lechler, 
J.  Gottschick,  J.  Loserth,  G.  Hœfler,  F.  von  Bezold  et 
W.  Preger,  celles  des  historiens  tchèques  Fr.  Palacky, 
A.  Gindely,  Jaroslav  Goll,  etc.  Mais,  en  fait  d'histoire  pro- 
prement dite  de  l'Inquisition,  il  n'y  a  guère  que  ce  que  les 
Allemands  eux-mêmes  appellent  des  Vorarbeiten  :  quel- 
ques dissertations,  des  articles  de  revues,  des  mémoires 
d'Académies  et  quelques  documents  inédits  publiés  sans 
plan  ni  système.  On  peut  citer  ainsi  trois  études  sur  le 
premier  inquisiteur  d'Allemagne,  Conrad  de  Marburg  (1). 
L'illustre  chanoine  J.  Dœllinger  avait  rassemblé  pendant 
de  longues  années  des  pièces  inédites  de  tout  genre  sur 
les  sectes  hérétiques;  après  sa  mort,  le  professeur  F.  H. 
Reusch  de  Bonn  les  a  publiées  en  deux  curieux  volumes  (2) 
qui  rendront  service  aux  futurs  historiens  de  l'Inquisi- 
tion allemande.  Dans  les  dernières  années  de  sa  longue 
carrière,  le  professeur  W.  Wattenbach,  de  Berlin,  a 
édité  et  commenté  des  documents  concernant  la  répres- 
sion de  l'hérésie  en  Allemagne  (3).  Enfin,  Julius  Ficker  a 


(1)  Toutes  trois  portent  le  même  titre  :  Konrad  von  Marburg.  Les  auteurs  sont 
Hausrath  (1861),  Henke(18Gl)  et  B.  Kaltner  (1882). 

(2)Beitrœge  zur  Sektengeschichte  des  MUtdalters,  1800.  D;ins  ses  Kleinere 
Schriften,  publiés  également  par  Reusch  en  1890,  ont  paru  aussi  deux  études 
anonymes  de  1867  et  1868,  ou  il  parle  a\ec  une  grande  indépendance  et  une  vaste 
érudition  des  origines  et  des  développements  des  Inquisitions  des  Papes  et  d'Es- 
pagne (p.  286-356  et  p.  337-405). 

(3)  Ueber  die  Inquisition  gegen  die  Waldenser  in  Pommern  und  der  Mark 
Bvandenburq  (Berlin,  1886).  —  Ueber  die  Secte  der  Brader  vom  freien  Geiste 
Ibid.,  1887).  — Ueber  das  Handbuch  eines  Inquhitors  in  der  Kirchenbibliothek 
Sanct  Nicolai  in  Greifswuld  (Ibid.,  1888).  —Jlat'haeus  Grabow  (1895). 


HISTORIOGRAPHIE    DE    L'iNQUISITION  XXI 

donné,  en  même  temps  que  Julien  Havet,  une  disserta- 
tion érudite  sur  l'introduction  de  la  peine  de  mort  en 
matière  d'hérésie  en  Occident  (1). 

En  Espagne,  on  a  étudié  exclusivement  la  terrible 
Inquisition  nationale.  Outre  l'ouvrage  de  Rodrigo,  cité 
plus  haut,  il  convient  de  mentionner  les  trois  volumes 
de  Menendez  y  Pelayo,  Heterodoxos  Espanoles  (Madrid 
1880)  et  les  Procedimientos  de  la  Inquisition  (2  vol., 
Madrid  1886)  par  Melgares  Marin, 

En  Italie,  comme  en  Allemagne,  on  a  étudié  l'histoire 
des  hérésies  plutôt  que  celle  de  l'Inquisition.  Les  pro- 
fesseurs Emilio  Comba  et  Felice  Tocco,  de  Florence, 
ont  attaché  leur  nom  aux  recherches  sur  les  Vaudois  et 
les  hérétiques  du  moyen  âge  italien.  L'éminent  historien 
Pasquale  Villari  a  fait  revivre  les  temps  et  les  idées  de 
l'époque  de  Savonarole  et  de  Machiavel.  Il  serait  cepen- 
dant injuste  d'omettre  le  livre  de  Filippo  de  Boni,  Vin- 
quisizione  e  i  Calabro-Valdesl  (Milan  1864),  auquel  se 
rattache  celui  de  Lombard,  Jean-Louis  Paschale  et  les 
martyrs  de  Calabre  (Genève  1881).  Tous  deux  sont  puisés 
à  des  sources  inédites  du  xvie  siècle. 

L'Angleterre,  qui  n'a  pas  connu  l'Inquisition  propre- 
ment dite,  manque  de  documents  à  exhumer  et  à  étudier. 
Là  aussi,  ce  sont  les  hérésies  et  les  dissensions  religieuses 
qui  ont  accaparé  l'attention  des  érudits  au  détriment  de 
l'Inquisition. 

En  somme,  vers  1890,  dans  les  principaux  pays  d'éru- 
dition de  l'Europe,  l'historiographie  de  l'Inquisition  était 

(1)  Die  gesetzliehe   Einfiihrung  âer  Todesstrafs  fur  Ketzerei.  (Mittheilungen 
des  Instituts  fur  OEsterreichische  Geschichlsforschung,  t.  i,  2e  fasc.  lnnspruck,  1880). 


XXII  HISTORIOGRAPHIE   DE   L  INQUISITION 

entrée  dans  une  voie  nouvelle  (1).  A  des  degrés  divers 
et  avec  une  ardeur  plus  ou  moins  grande,  des  spécia- 
listes consciencieux  et  bien  outillés  y  avaient  succédé 
aux  détracteurs  et  aux  apologistes  aveugles.  D'ailleurs, 
on  sentait  combien  grande  était  encore  la  tâche  à  accom- 
plir, avant  d'arriver  à  des  résultats  d'ensemble  de  nature 
à  satisfaire  la  science.  Une  salutaire  méfiance,  que  ne 
justifiait  que  trop  la  faiblesse  de  tant  d'ouvrages  ambi- 
tieux et  creux,  régnait  parmi  les  historiens  à  l'égard  des 
généralisations  hâtives  et  prématurées.  En  1881,  présen- 
tant au  public  son  livre  critique  sur  les  sources  connues 
et  inconnues  de  l'Inquisition  dans  le  Midi  de  la  France, 
Ch.  Molinier  disait  avec  une  prudente  sagacité  :  «  L'his- 
toire répugne  aujourd'hui  à  des  synthèses  de  ce  genre,  et 
nous  ne  croyons  pas  que  sa  juste  défiance  ait  nulle  part 
plus  qu'ici  de  raison  d'être.  Le  mieux  serait,  il  nous 
semble,  d'appliquer  une  fois  de  plus  la  méthode  moins 
ambitieuse  qu'elle  a  fini  par  préférer,  c'est-à-dire  de 
procéder  par  une  série  de  monographies  des  différents 
tribunaux  d'Inquisition.  Ce  serait  le  second  terme  d'une 
série  de  travaux,  dont  le  premier  devrait  être  l'étude  sur 
les  sources,  que  nous  avons  indiquée  et  que  nous  avons 
essayé  de  faire.  Alors,  peut-être,  mais  alors  seulement, 

(1)  En  1800,  le  professeur  H.  Finke  écrivait  dans  la  Rômische  Quartalschrift  : 
«  Seit  einem  Jahrzehnt  hat  sien  die  kirchenhistorische  Forschung  mit  Vorliebe  der 
Geschichte  der  f  œpstlichen  Inquisition  in  den  ersten  Jahrhunderten  fores  Bestehens 
zugewendet  und  damit  eine  alte  Unterlassungssiinde  wieder  gut  gemacht.  VVar  es 
doch  eine  aufallende  Erscheinung,  dass  man  grundgelehrte  Artikel  und  dicklei- 
bige  Biicher  liber  die  spseteren  Entwickelungsstadien  einer  Institution  schrieb, 
ohne  deren  erste  Grundlagen  genau  zu  kennen;  noch  auffallender  freilich  war  es, 
dass  dièses  Verfahren  so  lange  als  richtig  angesehen  und  kein  Widerspruch  dagegea 
erhoben  wurde.  So  konnte  es  geschehen  dass  man  noch  in  den  siebziger  Jahren 
Inquisitionsromane,  wie  die  Geschichte  d(r  Inquisition  von  Fridolîn  Hoffmann, 
selbst  in  ernsthaften  Zeitschriften  als  wissenschaftliche  Arbeiten  behandelte  !  Das 
ist  nunmehr  anders  geworden.  » 


HISTORIOGRAPHIE    DE    h  INQUISITION  XXIII 

après  avoir  déblayé  le  terrain,  pourrait-on  procéder  à 
l'œuvre  définitive,  dont  nous  marquions  à  l'instant  même 
les  difficultés  ».  Quant  à  «  un  vaste  ensemble,  qui  pren- 
drait le  titre  d'histoire  de  l'Inquisition»,  l'auteur  n'hési- 
tait pas  à  l'appeler  «  une  entreprise  à  peu  près  chimé- 
rique (1).  » 

Or,  pendant  que  M.  Mobilier  écrivait  ces  lignes,  qu'ap- 
prouvèrent tous  ses  lecteurs  d'Europe,  il  y  avait,  de 
l'autre  côté  de  l'Atlantique,  un  vaillant  vieillard  qui  depuis 
des  années  avait  réuni  une  bibliothèque  unique  et  une  riche 
moisson  de  documents  inédits  sur  l'ensemble  de  l'his- 
toire de  l'Inquisition.  Ne  reculant  pas  devant  cette  tache 
écrasante,  il  avait  fouillé  tous  les  imprimés  accessibles  et 
dépouillé  une  montagne  de  pièces  authentiques  qu'il 
avait  su  se  procurer  par  Correspondances  dans  les  princi- 
paux dépôts  d'archives  de  l'Occident.  En  août  1887,  il 
avait  terminé  à  Philadelphie  les  trois  gros  volumes  de 
son  étonnant  ouvrage,  qui  paraissait  à  New-York  en  1888 
sous  le  titre  :  A  History  of  the  Inquisition  of  the  middle 
âges,  par  Henry  Charles  Lea.  L'auteur  était  âgé  de  63  ans 
et  ne  pouvait  consacrer  que  quelques  heures  par  jour  à 
ses  études  favorites,  absorbé  le  reste  du  temps  par 
ses  affaires  :  jusqu'en  1880,  il  avait  dirigé  une  grande 
librairie  (2).. 

Quand  les  paquebots  transatlantiques  eurent  apporté 
cet  ouvrage  en  Europe  et  que  ces  trois  gros  in- 
octavo  s'empilèrent  sur  la  table  de  travail  des  historiens, 

(1)  L'inquisiton  dans  le  Midi  de  la  France,  Introduction,  p.  xn. 

(2)  La  librairie  Lea   a   été  fondée  en  1784  à  Philadelphie;  elle  est  devenue  une 
«•es  maisons  d'édition  les  plus  importantes  des  États-Unis. 


XXIV  HISTORIOGRAPHIE   DE    h  INQUISITION 

il  y  eut  partout  un  mouvement  d'hésitation  et  de  défiance 
bien  naturelles,  surtout  en  Allemagne,  où  le  sujet  était 
peu  étudié  et  où  l'on  venait  de -siffler  le  livre  grotesque  de 
Fridolin  Hoffmann.  Mais  bientôt  les  trois  gros  volumes 
de  l'historien  américain  furent  lus  et  du  coup  appréciés  à 
leur  valeur.  Je  sais  que  M.  Molinier  fut  un  des  premiers 
admirateurs  de  cette  œuvre  magistrale.  Sa  conversion  fut 
celle  de  tous  les  spécialistes  d'abord  hésitants. 

Il  y  a  irois  mois,  un  critique  allemand,  apparemment 
des  plus  versés  dans  l'histoire  de  l'Inquisition,  après 
avoir  apprécié  très  favorablement  les  autres  travaux  de 
Lea,  portait  sur  son  Histoire  de  l'Inquisition  au  moyen 
âge  le  jugement  suivant  :  «  C'est  le  point  central  de  toute 
son  œuvre.  Plus  on  étudie  l'activité  de  cet  homme  unique, 
plus  on  sent  croître  l'admiration  pour  la  méthode 
strictement  scientifique  d'après  laquelle  il  travaille. 
Reusch,  qui  par  son  acribie  peu  commune  avait  su  con- 
quérir le  respect  de  tous,  amis  ou  ennemis,  a  caractérisé 
le  livre  de  Lea  comme  «  l'histoire  de  l'Inquisition  la  plus 
((  étendue,  la  plus  profonde  et  la  plus  fouiliée  que  nous 
«  possédions  ».  Une  étude  serrée  de  l'une  des  nom- 
breuses parties  neuves  de  l'ouvrage  a  amené  le  docte 
J.  Gmelin  à  accepter  complètement  les  conclusions  de 
Lea  (sur  l'affaire  des  Templiers)»  (I).  Ce  jugement  si 
élogieux  est  celui  des  spécialistes  de  tous  les  pays. 

Du  reste,  le  grand  ouvrage  de  Lea  a  stimulé  l'activité 
des  historiens  d'Europe.  Depuis  1888,  on  a  vu  s'accumuler 
les  livres  et  les  dissertations  qui  permettront  peut-être  un 

(1)   Revue  Deutsche  Stimmen  de  Cologne,  n»  19,  1er  janvier  1900. 


HISTORIOGRAPHIE  DE   L  INQUISITION  XXT 

jour  à  Fauteur  de  nous  donner  une  seconde  édition  plus 
complète  et  plus  admirable  encore.  Tous  d'ailleurs  citent 
Lea  et  ont  profité  de  lui  à  des  degrés  divers,  mais  sans 
contestation  possible.  Notons  les  principaux  sans  avoir 
la  prétention  d'être  complet  et  sans  oublier  le  recueil 
d'excellentes  dissertations  de  Lea  lui-même  sur  des  points 
spéciaux  concernant  l'Inquisition  espagnole  (1). 

On  a  d'abord  deux  livres  à  mettre  hors  de  pair  :  l'étude 
juridique  si  fouillée  du  professeur  Camille  Henner,  de 
Prague,  sur  l'organisation  et  la  compétence  de  la  justice 
inqùisitoriale  (2)  et  le  beau  tableau  d'ensemble  de  L. 
Tanon,  président  à  la  Cour  de  Cassation  de  Paris,  sur 
['Histoire  des  tribunaux  de  V Inquisition  en  France  (3). 
Ajoutons-y  le  vol.  V  du  grand  ouvrage  classique  du  pro- 
fesseur Paul  Hinschius  de  Berlin,  Das  Kirchenrecht  der 
Katholiken  und  Protestanten  (Berlin  1895)  qui,  pour 
l'Inquisition,  accepte  les  vues  et  les  résultats  de  Lea. 
Il  faut  citer  ensuite  les  dissertations  si  neuves  du  biblio- 
thécaire Hermann  Haupt,  de  Giessen  (4),  celles  du 
professeur  H.  Finke,  de  Munster  (5)et  de  Charles  Guene- 
guand  (6).  En  Belgique,  on  peut  signaler  les  publications 
du  séminaire  historique  dirigé  par  le  chanoine  A.  Cauchie, 
professeur  à  l'Université  catholique  de  Louvain  (7),  et 

(1)  Chapters  from  the  religions  history  of  Spain  eonneeted  with  the  Inquisi- 
tion. Philadelphie,  1890. 

(2)  Beitrssqe  zur  Organisation  und  Compétent  der  psepstlichen  Ketzergeriehte. 
Leipzig,  1890 

(3)  Paris.  1893. 

(4)  Geschichte  der  reliqiosen  Sekten  in  Franken  (1882).  —  Waldensertum  und 
[nquisiionin  sûd-os' lichen  Deutschland  (Deutsche  Ze  tschrift  fur  Geschichte, 
J 889-90).  —  Deutschbohmische  Waldenser  in  1340  (Zeitschrift  fur  Kirchenge- 
gehich  e,  1894),  etc. 

(5)  Studien  zur  Inquisitinnsgeschichte  (Rômische  Quartalschrift,  1892). 
lt)  Les  origines  de  V Inquisition  (Thèse  de  Genève,  1892). 

yl\  A.  Cauchie,  Nicole  Serrurier,  hérétique  du  xv*  siècle.  (Ànalectes  pour  ser- 


XXVI  HISTORIOGRAPHIE    DE   i/lNQUISITION 

celles  du  cours  pratique  d'histoire  de  l'Université  de 
Gand  (1).  A  ces  recherches  se  rattachent  aussi  les  beaux 
travaux  du  professeur  Sigmund  Riezler,  de  Munich  (2),  et 
de  l'archiviste  Jos.  Hansen,  de  Cologne  (3)  sur  les  procès 
de  sorcellerie,  qui,  au  moyen  âge,  ne  sont  qu'une  dépen- 
dance de  l'Inquisition.  En  outre,  Jos.  Hansen  prépare 
depuis  des  années  un  recueil  de  documents  sur  l'Inqui- 
sition en  Allemagne  dans  le  genre  du  Corpus  Inquisitlonis 
Neerlandicae.  En  Italie,  on  a  deux  bons  livres  basés  sur 
des  recherches  d'archives  :  Origini  e  vicende  de  ïlnqui- 
sizione  in  Sicilia  par  La  Mantia  et  //  santo  officio  delta 
Inquisizione  in  Napoli  par  Luigi  Amabile  (2  vol.  1892). 
En  Portugal,  on  a  enfin  un  ouvrage  sérieux  :  Da  origem 
da  lnquisiçâo  em  Portugal,  Dans  les  anciennes  colonies 
espagnoles  de  l'Amérique  du  Sud,  Don  J.  T.  Médina  a 
étudié  scientifiquement  l'histoire  de  l'Inquisition  du  Chili 
et  de  laPlata  (4). 

En  résumé,  l'historiographie  de  l'Inquisition  a  passé 


vir  à  l'histoire  ecclésiastique  de  la  Belgique,  1893).  —  H.  Van  Houtte,  Lettres  de 
Martin  V  concernant  t hérésie  hussite  dans  les  Pays-Bas.  (Anaiectes,  1896).  — 
Abbé  P.  Demeuldre,  Frère  Jean  Angeli  (1482-1483).  (Bulletins  de  la  Commission 
royale  d'histoire,  1898.) 

(1)  P.  Fredericq  et  ses  élèves,  Corpus  documentorum  Jnquisitionis  Neerlan- 
dicae (1205-1520).  i,  1889:  h,  1896;  t.  iv,  1900.  —  J.  Frederichs,  Robert  le 
Bouyre,  premier  inquisiteur  général  en  Finance,  1892.  —  J.  Frederichs,  De 
secte  der  Loïsten  of  Antwerpsche  Lib-rtijnen  (1525-1540).  1891.  —  P.  Fredericq, 
Geschiedenis  der  lnquisitie  in  de  Nederlanien.  i,  1892  ;  n,  1896.  —  P.  Fredericq, 
Les  documents  de  Glasgow  concernant  Lambert  le  Bègue.  (Avec  note  complé- 
mentaire). 1895.—  J.  J.  Mulder,  De  uitvoering  der  geloofsplakkaten  te  Antwerpen 
\1550-1556).  1897.  —  J.  Frederichs,  De  lnquisitie  in  het  hertogdom  Luxembur? 

¥)or  en  tijdens  de  16.  de  eeuw.  1897. 

(2)  Geschichte  der  Hexenprocesse  in  Bayern,  1896. 

(3)  Der  u  Malleus  maleficorum  »    (Westdeutsche  Zeitschrift,  1898  ) —  Inquisx 
tion    und  Hexenverfoi gung    im    Mittelalter.   (Historische    Zeitschrift,    1898.)    — 
Zauberwahn,    Inquisition  und  Hexenprocess  im  Mittelalter  und  die  Entstehung 
der  grossen  Hexenverfolgumi  (Munich    900; . 

i4)  Historia  del  tribunal  del  santo  officio  de  la  Inqutsicion  de  Cartagena  de 
las  fndias.  (Santiago  1899).  —  H  tribunal  del  santo  officio  de  la  Inquis  ciou  en 
las  provincia*  *M  ilata    (Santiago  1900). 


HISTORIOGRAPHIE    DE    L.'lNQUISiTÎON  XXVÎÎ 

d'abord,  au  moyen  âge,  par  une  phase  laudative  qui  est 
celle  où  les  inquisiteurs  et  leurs  coreligionnaires  sont 
seuls  à  en  parler.  Avec  la  Réforme  commence  la  période 
de  polémiques  violentes  pour  et  contre.  L'Hi&toria  Inqui- 
ntioni s  (1692 )  de  Limborch,  avec  sa  collection  de  sentences 
tolosaines  publiées  in  extenso,  et  V Histoire  critique  d( 
Vlnquisition  d'Espagne  (1817),  de  Llorente,  préludent 
lentement  à  une  période  nouvelle  .  celle  de  l'étude  scien- 
tifique des  documents,  qui  triomphe  surtout  à  partir 
de  1880  et  permet  d'écrire  enfin  des  livres  impartiaux  et 
solidement  étayés  de  preuves,  parmi  lesquels  celui  de 
Lea  reste  un  modèle  difficile  à  surpasser  ou  même  à 
égaler. 

Est-ce  à  dire  que  la  période  d'invectives  et  d'apologies 
adverses  soit  définitivement  close?  Hélas!  non.  Je  feuilleté 
en  ce  moment  un  ouvrage  classique  pour  quantité  de 
lecteurs  de  bonne  foi  :  Cours  d'apologétique  chrétienne, 
du  Père  jésuite  W.  Dovivier.  Il  en  est  à  sa  quinzième  édi- 
tion (1)  et  a  été  approuvé  par  six  cardinaux  et  par  trente- 
deux  archevêques  et  évêques;  il  a  été  traduit  en  plusieurs 
langues.  Or,  l'auteur  fait  l'apologie  de  l'Inquisition  à  peu 
près  avec  les  mêmes  arguments  que  Joseph  de  Maistre,  à 
qui  il  emprunte  mainte  citation;  il  accumule  avec  can- 
deur les  témoignages  les  plus  grotesques  :  «  M.  Bourgoing, 
«  ambassadeur  en  Espagne,  n'hésite  pas  à  dire,  dans  son 
<c  Tableau  de  V Espagne  moderne  :  ((J'avouerai,  pour 
«  rendre  hommage  à  la  vérité,  que  l'Inquisition  pourrait 
«  être  citée  de  nos  jours  comme  un  modèle  d'équité  »  ; 

(à)  Paris,  Lille,  Tournai,  1899. 


fclVîli  HiSTN»  atOGRAPHtE    DE    l/lNQUlSrftO* 

et  il  conclut  triomphalement  :  «  C'est  parce  qu'ils  étaient 
«  pénétrés  de  ces  vérités  que  Théodose  le  Grand,  Justi- 
ce nien,  Charlemagne,  Othon  le  Grand,  Louis  XI,  tous  les 
«  princes  et  tous  les  peuples  civilisés  n'ont  pas  cru  violer 
«  la  liberté  de  conscience  en  punissant  l'hérésie  et  l'apo3- 
«  tasie  ».  Telle  est  donc  encore  la  doctrine  qu'on  présente 
à  des  millions  de  catholiques  dans  toutes  les  langues 
européennes  comme  la  vérité  historique  et  dogmatique. 
Pendant  ce  temps,  la  science  poursuit  sa  marche  d'un 
pas  lent,  mais  sûr. 

Paul  Fredericq. 

Gand,  septembre  4909 


PRÉFACE  DE  L'AUTEUR 


L'histoire  de  l'Inquisition  se  divise  naturellement  en 
deux  parties,  dont  chacune  peut  être  considérée  comme 
formant  un  tout.  La  limite  qui  les  sépare  est  la  Réforme, 
—  excepté  en  Espagne,  où  la  Nouvelle  Inquisition  fut  éta- 
blie par  Ferdinand  et  Isabelle.  J'ai  cherché,  dans  le  pré- 
sent ouvrage,  à  offrir  un  tableau  impartial  de  cette  insti- 
tution pendant  la  première  période  de  son  existence. 
Pour  la  seconde  partie,  j'ai  déjà  réuni  beaucoup  de  maté- 
riaux, grâce  auxquels  j'espère  quelque  jour  en  poursuivre 
l'histoire  jusqu'à  la  fin. 

L'Inquisition  n'a  pa$T  été  une  organisation  arbitraire- 
ment conçue  et  imposée  au  monde  chrétien  par  l'ambi- 
tion ou  le  fanatisme  de  l'Eglise.  Elle  a  plutôt  été  le 
produit  d'une  évolution  naturelle,  on  dirait  presque 
nécessaire,  des  diverses  forces  en  action  au  xnT  siècle. 

Personne  n'en  peut  justement  apprécier  ni  le  mode  de 
développement,  ni  les  effets,  sans  considérer  d'abord 
avec  quelque  attention  les  idées  qui  gouvernaient  les  âmes 
vers  l'époque  où  s'élaborait  la  civilisation  moderne.  Pour 
cela,  nous  avons  cru  devoir  passer  en  revue  presque 
tous  les  mouvements  spirituels  et  intellectuels  de  la  fin 
du  Moyen  Age  et  procéder  à  une  enquête  sur  les  con- 
ditions de  la  société  à  certaines  phases  de  cette  période. 


XXX  HISTOIRE   DE   L'INQUISITION 

Au  début  de  mes  études  historiques,  je  me  suis  rapide- 
ment convaincu  que  le  fondement  le  plus  sûr  de  nos  con- 
naissances, pour  une  époque  donnée  de  l'histoire,  n'est 
autre  que  l'étude  de  sa  jurisprudence,  où  se  révèlent  à  la 
fois  ses  aspirations  et  les  moyens,  jugés  les  plus  efficaces, 
de  les  satisfaire.  En  conséquence,  j'ai  exposé  avec 
détail  l'origine  et  le  développement  de  la  procédure  inqui- 
sitoriale,  convaincu  que,  de  cette  manière  seulement, 
nous  pouvons  comprendre  les  opérations  du  Saint  Office 
et  l'influence  qu'il  exerça  sur  les  générations  posté- 
rieures. 

Il  m'a  semblé  que  les  résultats  ainsi  obtenus  permet- 
taient d'éclaircir  bien  des  questions  qui  ont  été  mal  com- 
prises jusqu'à  présent.  Si  j'ai  été  amené  ainsi  à 
quelques  conclusions  différentes  de  celles  qui  sont  cou- 
ramment acceptées,  je  prie  le  lecteur  de  croire  que  ces 
vues  nouvelles  résultent  d'une  étude  consciencieuse  de 
toutes  les  sources  originales  auxquelles  j'ai  pu  avoir  accès. 

Aucun  ouvrage  d'histoire  ne  mérite  d'être  écrit  ni 
d'être  lu  s'il  n'aboutit  pas  à  une  conclusion  morale  ; 
mais,  pour  être  vraiment  utile,  cette  moralité  doit  se 
dégager  d'elle-même  dans  l'esprit  du  lecteur,  et  non  lui 
être  imposée.  Tel  est  particulièrement  le  cas  dans  une 
histoire  traitant  d'un  sujet  qui  a  provoqué  les  passions 
les  plus  ardentes,  donnant  l'éveil,  alternativement,  aux 
instincts  les  plus  élevés  et  les  plus  bas. 

Je  ne  me  suis  pas  arrêté,  dans  mon  récit,  pour  morali- 
ser; mais  si  les  événements  racontés  par  moi  n'ont  pas 
été  présentés  de  telle  sorte  qu'une  leçon  s'en  dégage,  je 
reconnais  d'avance  avoir  manqué  mon  but. 


PREFACE  XXXI 

Il  me  reste  à  exprimer  ma  gratitude  aux  nombreux 
amis  et  correspondants  qui  m'ont  prêté  leur  aide  dans  la 
réunion  des  matériaux  très  variés  et  en  grande  partie  iné- 
dits sur  lesquels  est  fondé  le  présent  ouvrage. 

J'acquitte  d'abord  une  dette  de  reconnaissance  envers  la 
mémoire  d'un  gentleman  accompli,  feu  George  P.  Marsh, 
qui,  pendant  de  longues  années,  représenta  dignement 
les  États-Unis  auprès  de  la  cour  italienne.  Je  n'ai  jamais 
eu  la  bonne  fortune  de  me  trouver  en  sa  présence,  mais 
l'obligeance  toujours  empressée  avec  laquelle  il  a  secondé 
mes  recherches  en  Italie  mérite  ma  plus  vive  gratitude. 

A  M.  le  professeur  Charles  Molinier,  de  l'Université  de 
Toulouse,  je  dois  l'expression  d'une  reconnaissance  par- 
ticulière, pour  s'être  toujours  montré  prêt  à  partager  avec 
moi  sa  connaissance  incomparable  de  l'Inquisition  du 
Languedoc. 

Aux  archives  de  Florence,  j'ai  eu  à  me  louer  de 
M.  Francis  Philip  Nast,  du  professeur  Felice  Tocco  et  du 
docteur  Giuseppe  Papaleoni  ;  aux  archives  de  Naples,  j'ai 
été  aimablement  secondé  par  le  directeur,  chevalier 
Minieri  Riccio,  et  par  le  chevalier  Leopoldo  Ovary  ;  aux 
archives  de  Venise,  le  chevalier  Teodoro  Toderini  et 
M.  Bartoïomeo  Cecchetti  m'ont  prêté  leur  obligeant  con- 
cours ;  aux  archives  de  Bruxelles,  j'ai  eu  l'aide  précieuse 
de  M.  Charles  Rahlenbeck.  A  Paris,  M.  L.  Sandret  a 
dépouillé  pour  mon  compte,  avec  le  plus  grand  soin,  les 
riches  collections  manuscrites,  particulièrement  celles  de 
la  Bibliothèque  Nationale. 

Lorsqu'un  travailleur  est,  comme  moi,  séparé  par  des 
milliers  de  lieues  d'océan  des  grands  dépôts  littéraires 


XXXII  HISTOIRE   DE   L'iNQUISITION 

du  Vieux  Monde,  des  collaborations  comme  celles  dont 
j'ai  profité  lui  sont  absolument  nécessaires.  Je  m'estime 
heureux  d'en  avoir  trouvé  d'aussi  efficaces  et  d'aussi  per- 
sévéramment  dévouées. 

Si  je  suis  destiné  à  remplir  le  reste  de  ma  tâche,  j'es- 
père avoir  l'occasion  de  reconnaître  les  obligations  que 
j'ai  contractées  depuis  envers  beaucoup  d'autres  savants 
des  deux  hémisphères,  auxquels  je  dois  beaucoup  de 
matériaux  inédits  touchant  l'histoire  ultérieure  du  Saint- 
Office. 

Philadelphie  (États-Unis). 


NOTE  DU  TRADUCTEUR 

J'ai  commencé  la  traduction  du  chef-d'œuvre  de  Lea  au  mois  de  juin  1899,  et  j'y 
ai  travaillé  sans  relâche.  Il  m'a  semblé,  à  cette  époque  tragique  pour  Jes 
consciences,  qu'il  y  avait  là  un  devoir  à  remplir  envers  le  public  français. 

Quand  j'ai  écrit  à  l'auteur  pour  solliciter  son  consentement  à  une  adaptation, 
il  m'a  répondu  :  «  Traduisez  comme  vous  l'entendrez,  mais,  je  vous  en  prie, 
ne  vous  départez  pas  du  ton  impartial  que  je  me  suis  imposé.  Les  faits  doivent 
parler  d'eux-mêmes.  » 

Ce  conseil  du  grand  historien  a  été  suivi.  On  ne  trouvera  aucune  décla- 
mation, aucune  violerre  de  langage,  ni  dans  ce  volume,  ni  dans  les  suivants.  La 
vérité  sans  phrases  es    la  seule  flétrissure  qui  convienne  aux  crimes  du  fanatisme. 

S.  R 


TABLE  DES  MATIÈRES 


ïff.-B.  —  Les  chiffres  renvoient   à  la  pagination   inscrite  en  marge  du  texte 
qui  est  celle  de  l'édition  américaine. 


LIVRE  I 
Origine  et  organisation  de  l'Inquisition. 

Chapitre  i.  —  L'Église 

Page 

Domination  de  l'Église  au  xne  siècle. 1 

Causes  de  l'antagonisme  de  l'Église  et  de  la  société  civile 5 

Élection  des  Évêques 6 

Simonie  et  favoritisme 7 

Caractère  guerrier  des  prélats 10 

Difficulté  de  punir  les  coupables 13 

Avilissement  de  l'office  épiscopal   16 

Abus  de  la  juridiction  pontificale H 

Abus  de  la  juridiction  épiscopale 20 

Exactions  en  vue  de  la  construction  des  cathédrales 23 

Décadence  de  la  prédication 23 

Abus  de  la  protection 24 

Cumul 25 

Dîmes 26 

Trafic  des  sacrements 27 

Extorsion  de  legs  pieux 28 

Querelles  scandaleuses  aux  funérailles  30 

Immoralité  des  clercs * . . . .  31 

Immunités  des  clercs 32 

Les  Ordres  monastiques 34 

La  religion  du  Moyen  Age 39 


XXXÏV  HISTOIRE   DE   L'iNQUISITION 

Pages* 

Tendance  au  fétichisme 40 

"Indulgences 41 

Pouroir  magique  des  formules  et  des  reliques 47 

Opinion  des  contemporains 51 

Chapitre  ii. —  Les  Hérésies 

Réveil  des  intelligences  au  xne  siècle 57 

Passions  populaires 59 

Nature  des  hérésies 60 

Hérésies  hostiles  au  sacerdoce 62 

Nullité  des  sacrements  entre  des  mains  indignes. 62 

Tanchelm 64 

Eon  de  l'Étoile 66 

Civilisation  de  la  France  méridionale 66 

Pierre  de  Bruys 68 

Henry  de  Lausanne 69 

Arnaud  de  Brescia 72 

Pierre  Waldo  et  les  Vaudois 76 

Passagii,  Joseppini,  Siscidentes,  Runcarii 88 

Chapitre  m.  —  Les  Cathares 

Séduction  exercée  par  la  théorie  dualiste 89 

Le  Catharisme  dérive  du  Manichéisme. 89 

Croyances  et  organisation  de  l'Église  cathare 93 

Zèle  des  missionnaires  et  soif  du  martyre 102 

Les  Cathares  n'ont  pas  été  les  adorateurs  du  Diable 105 

Centre  du  Catharisme  en  Slavonie 107 

Sa  diffusion  à  travers  l'Europe  au  xr  siècle 108 

Ses  progrès  au  xne  siècle 113 

Immunité  relative  de  l'Angleterre  et  de  l'Allemagne 112 

Progrès  en  Italie.  Efforts  d'Innocent  III 114 

La  citadelle  du  Catharisme  est  la  France  méridionale 117 

On  s'attend  à  le  voir  triompher 121 

Échec  de  la  Croisade  de  1181 124 

Période  de  tolérance  et  de  croissance 123 

Chapitre  iv.  —  Les  Croisades  albigeoises 

Politique  de  l'Église  envers  l'hérésie 129 

Suppression  de  l'hérésie  dans  le  Nivernais 130 


TABLE   DES  MATIERES  XXXV 

Pages 

Les  traductions  de  l'Écriture  prohibées  à  Metz 131 

Puissance  de  Raymond  VI  de  Toulouse. , 132 

État  de  l'Église  dans  ses  domaines 134 

Innocent  III  entreprend  de  supprimer  l'hérésie 136 

Les  prélats  refusent  leurs  concours. 1 37 

Arnauld  de  Giteaux  envoyé  comme  chef-légat 139 

Efforts  inutiles  pour  organiser  une  Croisade  en  1204 139 

L'Évêque  d'Osma  et    saint   Dominique    sollicitent  de   nouveaux 

efforts  en  1206 141 

Essai  d'organiser  une  Croisade  en  1207 ^ 144 

Meurtre  de  Pierre  de  Castelnau,  16  janvier  1208 145 

Croisade  prêchée  avec  succès  en  1208 147 

Efforts  de  Raymond  pour  détourner  l'orage 149 

Il  se  soumet  ;  duplicité  d'Innocent  III 150 

Raymond  dirige  la  Croisade  contre  le  vicomte  de  Béziers 153 

Sac  de  Béziers  et  capitulation  de  Carcassonne 1 54 

Pierre  d'Aragon  et  Simon  de  Montfort 157 

Montfort  accepte  les  territoires  conquis 159 

Raymond  est  attaqué.  Politique  astucieuse  de  l'Église 162 

Efforts  désespérés  de  Raymond  pour  empêcher  une  rupture 166 

Premier  siège  de  Toulouse  ;  Raymond  est  accablé 1 67 

Intervention  de  Pierre  d'Aragon 170 

On  refuse  des  juges  à  Raymond 173 

Pierre  déclare  la  guerre.  Bataille  de  Muret,  13  septembre  1213. . .  175 

Succès  intermittents  de  Montfort.  Fraude  pieuse  du  légat 178 

Raymond  déposé  est  remplacé  par  Montfort 179 

Le  Concile  de  Latran  décide  en  faveur  de  Montfort 181 

Soulèvement  du  peuple  sous  le  jeune  Raymond 184 

Second  siège  de  Toulouse  en  1217.  Mort  de  Montfort 185 

Croisade  de  Louis  Cœur-de-Lion.  Troisième  siège  de  Toulouse...  187 

Raymond  VII  recouvre  ses  domaines.  Recrudescence  de  l'hérésie.  189 

Ouverture  des  négociations.  Mort  de  Philippe-Auguste 190 

Louis  VIII  propose  une   Croisade.   Raymond  fait  sa  paix  avec 

l'Église. 191 

Duplicité  d'Honorius  III.  Concile  de  Bourges,  novembre  1225. . . .  193 

Louis  organise  la  Croisade  de  1226. 197 

Ses  succès,  sa  retraite  et  sa  mort 199 

Guerre  sans  résultat  en  1 227.  Négociations  en  1228 201 

.Traité  de  Paris,  avril  1229.  La  persécution  est  établie 203 


XXXVI  HISTOIRE   DE   L'INQUISITION 

Chapitre  v.  —  La  Persécution 

Progrès  de  1  intolérance  dans  l'Eglise  primitive 209 

La  persécution  commence  sous  Constantin ! ."..!.""."!.!  !  212 

L'Eglise  adopte  la  peine  de  mort  contre  l'hérésie. .... .' ...... .  213 

Devoir  des  gouvernements  de  supprimer  l'hérésie 215 

Diminution  de  l'esprit  de  persécution  sous  les  Barbares . 216 

Hésitation  à  sévir  au  xi«  et  au  xii9  siècles .....  218 

Incertitudes  touchant  la  nature  du  châtiment ..............  ' .' . .  220 

La  peine  du  bûcher  est  adoptée  au  xiii»  siècle ................  221 

L'Eglise  décline  les  responsabilités 223 

L'autorité  temporelle  est  obligée  de  persécuter ........  224 

Poursuites  contre  les  morts 230 

Motifs  incitant  à  la  persécution . . . .  '  233 

La  cruauté  au  Moyen  Age "  [  234 

Horreur  exagérée  qu'inspire  l'hérésie 23G 

Influence  de  l'ascétisme 238 

Motifs  de  conscience 239 

Chapitre  vi.  —  Les  Ordres  mendiants 

Tendances  réformatrices  dans  l'Église 243 

Foulques  de  Neuilly 244 

Duran   de  H uesca,  prédécesseur  de   saint  Dominique  et  de  saint 

François ^  2'p 

Saint  Dominique,  sa  carrière  et  son  caractère ! .. ...  248 

Succès  de  l'ordre  de  Saint-Dominique  fondé  en  1213.'.  251 

Saint  François  d'Assise 256 

Fondation  de  l'ordre.  Obligation  de  la  pauvreté  ...  !  !  257 

Saint  François  réalise  l'idéal  chrétien 260 

Éloge  extravagant  de  la  pauvreté 264 

Influence  des  Ordres  mendiants 266 

Les  Pastoureaux  et  les  Flagellants .......  268 

Les  Mendiants  deviennent  indépendants  des  prélats 273 

Services  qu'ils  rendent  à  la  Papauté  [\[  274 

Antagonisme  entre  les  Mendiants  et  le  clergé  séculier "  •  278 

La  querelle  est  jugée  par  l'Université  de  Paris .........  281 

Victoire  des  Mendiants.  L'hostilité  continue 289 

Décadence  morale  des  Ordres 294 

Activité  des  moines  missionnaires 297 

Leur  rôle  comme   inquisiteurs 299 

Rivalité  entrs  les  Ordres \\\\ ..... .  302 


TABLE   DES   MATIERES  XXXVII 

Chapitre  vu.  —  Établissement  de  l'Inquisition 

Pagei 

Incertitudes  touchant  la  découverte    et  le  châtiment  des  héré- 
tiques   305 

Progrès  de  la  juridiction  épiscopale 308 

Procédure  des  cours  épiscopales.  La  procédure  de  l'Inquisition  . .  309 

Système  d'enquête ; 311 

Efforts  pour  établir  une  Inquisition  épiscopale 313 

Tentative  pour  établir  une  Inquisition  par  les  légats. 315 

Aptitude  des  Ordres  mendiants  à  cette  tâche 318 

Législation  séculière  pour  la  suppression  de  l'hérésie. 319 

Édit  de  Grégoire  XI  en  1231.  Essai  d'Inquisition  séculière 324 

Tentative  pour  introduire  l'Inquisition  pontificale 326 

Les  Dominicains  investis  de  fonctions  inquisitoriales 828 

Les  fonctions  épiscopales  subsistent 33C 

Luttes  entre  évêques  et  inquisiteurs 332 

Apaisement  quand  l'Inquisition  devient  permanente 335 

Pouvoirs  attribués  aux  inquisiteurs  en   Italie,  en  France  et  en 

Aragon 336 

Annulation  de  toute  législation  contraire. 341 

Subordination  à  l'Inquisition  de  toutes  les  forces  sociales 342 

Absence  de  surveillance  et  de  responsabilité 343 

Étendue  de  la  juridiction   inquisitoriale 347 

Pénalités  édictées  pour  entraves  apportées  à  l'Inquisition 349 

Rivalité  des  évêques 350 

Limites  de  l'extension  de  l'Inquisition 351 

Les  peuples  du  nord  en  sont  virtuellement  exempts 352 

L'Afrique  et  l'Orient 355 

Vicissitudes  de  l'Inquisition  épiscopale 356 

Efficacité  plus  grande  de  l'Inquisition  pontificale 364 

L'inquisiteur  modèle,  suivant  Bernard  Gui 367 

Chapitre  viii.  —  Organisation  de  l'Inquisition 

Simplicité  de  l'Inquisition , 369 

Provinces  de  l'Inquisition.  Enquêtes  volantes 370 

Le  temps  de  grâce.  Son  efficacité 371 

Édifices  et  prisons 373 

Personnel  du  tribunal 374 

Importance  des  archives 379 

Permission  de  porter  des  armes  381 

Les  ressources  de  l'État  à  la  disposition  des  inquisiteurs ...  385 

*** 


XXXVIII  HISTOIRE   DE    l/lNQUISITION 

Rôle  des  évêques  dans  les  jugements , , . . .  387 

L'assemblée  des  experts 388 

Les  autodafés 391 

Coopération  des  tribunaux ,  394 

Inquisiteurs  occasionnel» 397 

Chapitre  ix.  —  La  Procédure  Inquisitoriale 

L'inquisiteur  à  la  fois  juge  et  confesseur! 399 

Difficulté  de  prouver  l'hérésie 400 

Universalité  de  la  procédure  inquisitoriale 401 

L'âge  de  la  responsabilité.    Procédure  contre  les  absents  et  les 

morts 402 

Suppression  de  toute  garantie.  Secret  de  la  procédure 405 

Les  aveux  ne  sont  pas  requis  pour  une  condamnation 407 

Importance  attachée  aux  aveux 408 

Interrogatoire  de  l'accusé 410 

Procédés  pour  extorquer  des  aveux.  Fraudes 414 

Tortures  physiques  et  morales.  Lenteurs  inutiles 417 

Torture  formelle 421 

Torture  adoucie  par  Clément  V 424 

Règles  pour  l'emploi  de  la  torture 426 

Rétractation  des  aveux 128 


Chapitre  x.  —  Les  Témoignages 

Peu  d'importance  des  témoins 430 

On  admet  leur  peu  d'autorité 431 

Crime  appelé  «  suspicion  d'hérésie  » 433 

Nombre  des  témoins.  Leur  caractère  et  leur    âge  sont  indifférents. .  434 

L'inimitié  mortelle  est  la  seule  disqualification 436 

Le  secret   de  la  confession   est   violé 437 

On  cache  les  noms   des  témoins 437 

On  dissimule  parfois  des   témoignages 439 

Fréquence  des  faux  témoins.  Peines  édictées  à  leur  endroit 440 

Chapitre  xi.  —  La  Défense 

Les  ressources  de  la  défense  réduites  au  minimum 443 

Refus  d'un  avocat 444 

La  seule  défense  possible  est  la  disqualification  des   témoins 446 

Poursuites  contre  les  morts .  448 


TABLE  DES  MATIERES  XXXIX 

Pages 

La  défense  pratiquement  impossible.  Appels 449 

Condamnation  virtuellement  inévitable 453 

Suspicion  d'hérésie 454 

Serment  imposé  aux  garants   des  suspects 455 

Abjuration 457 

Chapitre  xii.  —  La  Sentence 

Pénitence  et  non  châtiment 459 

Degrés  de  la  pénitence 462 

Pénitences  diverses 463 

Flagellation 464 

Pèlerinages 465 

Croisades  en  Palestine 466 

Port  de  croix 468 

Amendes  et  commutations 471 

Pénitences  non  accomplies 475 

Cautions 476 

Abus,  corruption,  extorsions 477 

Destruction  de  maisons 481 

Pénalités  arbitraires 483 

Emprisonnements 484 

Difficultés  au  sujet  des  frais  d'entretien  des  prisous 489 

Traitement  des  prisonniers 491 

Fréquence  comparée  des  différentes  peines 494 

Modification  des  sentences 495 

Acquittements  illusoires 496 

Peines  infligées  aux  descendants 498 

Excommunication  inquisitoriale 500 

Chapitre  xiii.  —  La  Confiscation 

La  confiscation  dans  la  loi  romaine 501 

L'Église  est  responsable  de  l'avoir  introduite 502 

Variations  de  la  jurisprudence  à  cet  égard 504 

Crimes  comportant  la  confiscation 507 

La  question  des  dots  des  femmes 509 

L'Église  en  Italie  partage  les  dépouilles 510 

En  France,  tout  est  pris  par  l'État , 513 

Les  évêques  obtiennent  une  part 514 

Abus  des  confiscations 517 

Nullité  des  aliénations  et  des  obligations 522 

Les  confiscations  paralysent  le  commerce 524 


XL  HISTOIRE    DE    L  INQUISITION 

PaRes. 

Comment  les  dépenses  de  l'Inquisition  étaient  couvertes. 525 

Corrélation  entre  la  persécution  et  la  confiscation 529 


Chapitre  xiv.  —  Le  Bûcher 


Irresponsabilité  théorique  de  l'Inquisition 534 

Mais  l'Église  oblige  les  pouvoirs  séculiers  à  brûler  les  hérétiques.  536 

On  ne  brûle  que  les  hérétiques  impénitents , 541 

Hésitation  au  sujet  des  relaps.  On  se  décide  à  les  brûler 543 

Difficulté  de  définir  le  crime  des  relaps 547 

Refus  de  se  soumettre  à  la  pénitence 548 

Fréquence  des  bûchers 549 

Détails  de  l'exécution 551 

Comment  on  brûlait  les  livres 554 

Influence  des  méthodes  de  l'Inquisition  sur  l'Église 557 

Influence  sur  la  jurisprudence  séculière 559 


HISTOIRE  DE  L'INQUISITION 

LIVRE  I 

ORIGINE  ET  ORGANISATION 


CHAPITRE  PREMIER 
l'église 

Vers  la  fin  du  xiie  siècle,  l'Église  se  trouvait  menacée  d'une 
crise  dangereuse.  Pourtant,  les  événements  des  cent  cinquante 
dernières  années  l'avaient  rendue  maitresse  du  monde  chrétien. 
L'Histoire  ne  connaît  pas  d'exemple  d'un  triomphe  plus  complet 
de  l'intelligence  sur  la  force  brutale.  A  une  époque  de  troubles  et  de 
batailles,  les  fiers  guerriers  durent  s'incliner  devant  des  prêtres 
qui  ne  disposaient  d'aucune  force  matérielle  et  dont  le  pouvoir 
n'était  fondé  que  sur  les  consciences.  Mais  cet  empire  était 
absolu.  Le  salut  de  tout  chrétien  dépendait  de  son  obéissance  à 
l'Église,  de  son  empressement  à  prendre  les  armes  pour  la 
défendre.  Dans  des  siècles  où  la  foi  était  un  facteur  détermi- 
nant de  la  conduite  des  hommes,  cette  croyance  donna  nais- 
sance à  un  despotisme  spirituel  qui  mit  toutes  choses  à  la  dis- 
position de  ceux  qui  l'exerçaient. 

Ce  résultat  n'avait  pu  être  obtenu  que  par  une  organisation 
centralisée,  qui  s'était  graduellement  développée  dans  la  hié- 
rarchie ecclésiastique.  L'ancienne  indépendance  de  l'épiscopat 


2  PUISSANCE  DE   L  EGLISE 

n'existait  plus.  La  suprématie  du  siège  de  Rome  s'était  affirmée, 
toujours  plus  exigeante  et  plus  forte,  au  point  d'englober  la 
juridiction  universelle,  de  ployer  toutes  les  volontés  d'évêques 
sous  ses  désirs.  Juste  ou  injuste,  raisonnable  ou  non,  l'ordre  du 
pape  devait  être  obéi,  car  il  n'y  avait  pas  d'appel  contre  le 
représentant  de  saint  Pierre. 

Dans  une  sphère  plus  étroite  et  toujours  sujet  au  pape, 
l'évêque  disposait  d'une  autorité  qui,  du  moins  en  théorie,  était 
également  absolue.  L'humble  ministre  de  l'autel  était  l'instru- 
ment par  lequel  les  décrets  du  pape  et  de  l'évêque  étaient  mis 
en  vigueur  parmi  le  peuple  ;  car  le  sort  de  tous  les  hommes 
relevait  de  ceux  qui  pouvaient  administrer  ou  refuser  les  sacre- 
ments. 

Ainsi  responsable  de  la  destinée  du  genre  humain,  l'Église  de- 
vait posséder  les  pouvoirs  et  l'organisation  nécessaires  à  l'accom- 
plissement d'une  tâche  aussi  haute.  Pour  la  règle  intérieure 
des  consciences,  elle  avait  institué  la  confession  auriculaire  qui, 
à  l'époque  où  nous  sommes,  était  devenue  l'apanage  presque 
exclusif  du  sacerdoce.  Quand  cela  ne  suffisait  pas  pour  main- 
tenir le  fidèle  dans  la  bonne  voie,  l'Église  pouvait  recourir  à 
ces  tribunaux  spirituels  qui  s'étaient  formés  autour  de  chaque 
siège  épiscopal,  avec  une  juridiction  mal  définie  et  susceptible 
d'une  extension  presque  illimitée.  En  dehors  de  la  surveillance 
des  affaires  de  foi  et  de  discipline,  de  mariage,  d'héritage  et 
d'usure,  qui  leur  appartenaient  de  par  le  consentement  géné- 
ral, il  y  avait  relativement  peu  de  questions  humaines  qui 
n'impliquassent  pas  quelque  cas  de  conscience  et,  par  suite, 
l'intervention  d'une  autorité  spirituelle  —  d'autant  plus 
que  les  contrats  étaient  généralement  confirmés  par  des  ser- 
ments. 

L'hygiène  des  âmes  nécessitait  une  enquête  perpétuelle  tou- 
chant les  aberrations,  réelles  ou  seulement  possibles,  de  chaque 
brebis  du  troupeau.  On  conçoit  l'influence  énorme  qu'assu- 
rait à  l'Église  la  possibilité  d'intervenir  dans  toutes  les  affaires 
privées. 

Non  seulement  le  plus  humble  prêtre   disposait  d'un  pouvoir 


SES  PRIVILEGES  3 

surnaturel  qui  l'élevait  au-dessus  du  niveau  de  l'humanité, 
mais  sa  personne  et  ses  biens  étaient  également  inviolables. 
Quelques  crimes  qu'il  eût  commis,  la  justice  séculière  ne  pou- 
vait en  connaître,  le  bras  séculier  ne  pouvait  le  saisir.  L'ecclé- 
siastique n'était  justiciable  que  des  tribunaux  de  son  ordre, 
qui  ne  pouvaient  pas  prononcer  de  peine  «apitale.  Il  était  d'ail- 
leurs toujours  possible  d'en  appeler  de  leur  jugement  a  la  juri- 
diction suprême  de  Rome  et  ce  droit  d'appel  équivalait  trop 
souvent  à  l'immunité. 

Le  même  privilège  protégeait  la  propriété  ecclésiastique,  dont 
la  piété  de  générations  successives  avait  enrichi  l'Église  et  qui 
s'étendait  sur  une  bonne  partie  des  terres  les  plus  fertiles  de 
l'Europe.  En  outre,  les  droits  seigneuriaux  attachés  à  ces 
domaines  impliquaient  souvent  une  juridiction  temporelle  très 
étendue,  qui  conférait  à  leurs  usufruitiers  les  droits  sur  les  per- 
sonnes dont  les  seigneurs  féodaux  étaient  investis. 

L'abîme  entre  le  monde  laïque  et  le  clergé  fut  encore  élargi 
par  l'obligation  absolue  du  célibat  imposée  à  tous  les  ministres 
de  l'autel.  Remis  en  honneur  vers  le  milieu  du  xie  siècle  et 
rendu  obligatoire  après  une  lutte  obstinée  de  cent  ans,  le  célibat 
des  prêtres  les  séparait  nettement  du  reste  du  peuple,  conser- 
vait intactes  les  vastes  propriétés  de  l'Église  et  mettait  à  son 
service  une  armée  innombrable  dont  les  aspirations  et  l'ambi- 
tion ne  visaient  pas  au-delà.  L'homme  qui  entrait  au  service 
de  l'Église  n'était  plus  un  citoyen.  Il  était  affranchi  des  soucis 
et  des  liens  de  la  famille.  L'Église  était  pour  lui  une  nouvelle 
patrie,  dont  les  intérêts  se  confondaient  avec  les  siens.  En 
échange  de  ce  qu'ils  abandonnaient,  tous  les  serviteurs  de 
l'Église  étaient  assurés  du  lendemain  et  affranchis  de  toute 
préoccupation  matérielle,  pourvu  qu'ils  restassent  dans  l'obéis- 
sance. 

En  outre,  l'Église  était  la  seule  carrière  ouverte  aux  hommes 
de  toute  situation  et  de  tout  rang.  Dans  la  société  partagée  en 
classes  par  le  système  féodal,  l'avancement,  le  passage  d'une 
classe  à  l'autre  était  presque  impossible.  Dans  l'Église,  au  con- 
traire, si  l'avantage  de  la  naissance  pouvait  faciliter  l'accès  aux 


4  SES   PRÉTENTIONS 

hautes  fonctions,  le  talent  et  l'énergie  trouvaient  aussi  leur 
récompense  en  dépit  de  l'humilité  de  l'origine.  Les  papes 
Urbain  II  et  Adrien  IV  étaient  de  naissance  très  obscure  ; 
Alexandre  V  avait  été  mendiant;  Grégoire  VII  était  le  fils  d'un 
charpentier,  Benoît  XII  d'un  boulanger,  Nicolas  V  d'un  pauvre 
médecin,  Sixte  IV  d'un  paysan,  Urbain  IV  et  Jean  XXII  de  save- 
tiers, Benoît  XI  et  Sixte  V  de  bergers.  En  fait,  les  annales 
de  la  hiérarchie  ecclésiastique  sont  remplies  de  noms  de  per- 
sonnages qui,  partis  des  rangs  les  plus  humbles  de  la  société, 
se  sont  élevés  aux  situations  les  plus  hautes. 

Ainsi  l'Église  se  rajeunissait  sans  cesse  par  l'afflux  d'un 
sang  nouveau.  Alors  que  les  couronnes  et  les  sceptres  deve- 
naient souvent  le  partage  d'hommes  incapables,  faibles  et 
dégénérés,  l'Église  enrôlait  à  son  service  l'inépuisable  trésor  de 
vigueur  de  ceux  auxquels  aucune  autre  sphère  d'activité  n'était 
ouverte.  Le  caractère  du  sacerdoce  était  indélébile;  les  vœux 
que  le  prêtre  avait  prononcés  étaient  perpétuels;  le  moine,  une 
fois  admis  dans  un  cloître,  ne  pouvait  abandonner  son  Ordre 
que  pour  entrer  dans  un  Ordre  plus  sévère.  Ainsi  l'Église  mili- 
tante était  comme  une  armée  campée  sur  la  terre  chrétienne, 
avec  des  avant-postes  partout,  soumise  à  la  discipline  la  plus 
efficace,  combattant  pour  le  même  idéal,  chaque  soldat  étant 
comme  cuirassé  d'inviolabilité  et  muni  des  armes  redoutables 
qui  frappaient  non  les  corps,  mais  les  âmes.  Que  ne  pouvait 
faire,  que  ne  pouvait  oser  le  général  en  chef  d'une  telle  armée, 
dont  les  ordres  étaient  accueillis  comme  des  oracles  de  Dieu, 
depuis  le  Portugal  jusqu'en  Palestine,  de  Sicile  en  Islande? 

«  Les  princes,  dit  Jean  de  Salisbury,  tiennent  leur  pouvoir 
de  l'Église  et  sont  les  serviteurs  du  sacerdoce.  » 

«  Le  dernier  des  prêtres  vaut  mieux  qu aucun  roi  »,  s'écrie 
Honorius  d'Autun;  «  princes  et  peuples  sont  sujets  du  clergé, 
dont  l'éclat  dépasse  le  leur  comme  l'éclat  du  soleil  l'emporte 
sur  celui  de  la  lune.  »  Le  pape  Innocent  III  déclarait,  à  son 
tour,  que  le  pouvoir  sacerdotal  était  supérieur  au  pouvoir  sécu- 
lier comme  l'âme  d'un  homme  l'est  à  son  corps,  et  il  résumait 
la  haute  estime  où  il  tenait  sa  propre  dignité  en  se  proclamant 


RAPPORTS    AVEC   LES    POUVOIRS    SECULIERS  5 

lui-même  le  Vicaire  du  Christ,  l'Oint  du  Seigneur,  placé  à  mi- 
chemin  entre  Dieu  et  l'homme,  moindre  que  Dieu  mais  plus 
grand  que  l'homme,  «  celui  qui  les  juge  tous  et  n'est  jugé  par 
aucun  ». 

Les  docteurs  du  moyen-âge  ont  universellement  enseigné  que 
le  pape  régnait  en  souverain  sur  toute  la  terre,  sur  les  païens 
et  les  infidèles  aussi  bien  que  sur  les  chrétiens  (1).  Bien  que  le 
pouvoir  ainsi  fièrement  revendiqué  n'ait  pas  laissé  de  causer 
bien  des  maux,  ce  n'en  a  pas  moins  été  un  bonheur  pour  l'huma- 
nité qu'il  ait  existé,  à  cette  rude  époque,  une  force  morale  que 
ne  conféraient  ni  la  naissance,  ni  la  valeur  guerrière,  qui  pût 
rappeler  à  l'obéissance  des  lois  divines  les  rois  et  les  nobles, 
même  quand  ce  rappel  sortait  de  la  bouche  d'un  fils  de  paysan. 
Ainsi  l'on  vit  le  pape  Urbain  II,  Français  de  très  humble  origine, 
oser  excommunier  son  roi  Philippe  1er  pour  crime  d'adultère, 
faisant  ainsi  prévaloir  l'ordre  moral  et  la  justice  éternelle,  à 
une  époque  où  tout  semblait  licite  au  pouvoir  absolu. 

Toutefois,  en  affirmant  ainsi  sa  domination,  l'Église  avait  dû 
consentir  bien  des  sacrifices.  Au  cours  de  la  lutte  qui  consacra 
la  suprématie  du  pouvoir  spirituel  sur  le  temporel,  les  vertus 
chrétiennes  d'humilité,  de  charité  et  d'abnégation  avaient,  en 
grande  partie,  disparu.  Les  populations  n'étaient  plus  attirées 
par  ce  qu'il  y  a  de  gracieux  et  d'aimable  dans  le  christianisme  ; 
leur  soumission  était  achetée  par  la  promesse  du  salut,  prix  de 
la  foi  et  de  l'obéissance,  ou  imposée  soit  par  la  menace  de  la 
perdition,  soit  par  la  crainte  plus  immédiate  de  la  persécution. 
Si  l'Église,  en  s'isolant  complètement  de  la  société  laïque, 
s'était  assuré  les  services  d'une  milice  entièrement  dévouée  à  sa 
cause,  elle  avait,  d'autre  part,  donné  naissance  à  un  antago- 
nisme entre  le  peuple  et  elle.  Dans  la  pratique,  il  n'était  plus 
vrai  que  l'ensemble  des  chrétiens  constituât  l'Église  ;  cet 
ensemble  était  divisé  en  deux  classes  essentiellement  distinctes, 


(1)  Johann.  Saresberiensis,  Pnlycrat.  lib.  iv,  cap.  m.  —  Honor.  Augustod, 
Summ.  Glor.  de  Apost.  cap.  v,  vin. —  Innocent.  PP.  III,  Reyest.  de  Negot.  JR>m. 
Jmp.  xvm ;  Ejusd.  Serm.  de  Sanctis,  vu  ;  Serm.  de  Dive7*sis,  m.  —  Eymerici 
Direct.  Inquisit.  éd.  Venet.  1607,  p.  353.  ' 


b  RECRUTEMENT   DU    CLERGE 

les  bergers  et  les  brebis  ;  et  les  brebis  en  arrivaient  souvent  à 
penser,  non  sans  quelque  raison,  qu'on  ne  veillait  sur  elles  que 
pour  les  mieux  tondre. 

Les  avantages  temporels  promis  à  l'ambition  des  hommes  par 
la  carrière  ecclésiastique  attiraient  dans  les  rangs  de  l'Église 
bien  des  gens  habiles,  dont  les  desseins  étaient  tout  autres  que 
spirituels.  On  se  préoccupait  moins  du  salut  des  âmes  que  des 
immunités  de  l'Église,  de  ses  privilèges  et  de  l'accroissement 
de  son  domaine  temporel.  Les  places  les  plus  hautes  étaient 
généralement  occupées  par  des  hommes  plus  épris  des  biens  du 
monde  que  des  humbles  vertus  du  chrétien. 

Tout  cela  était  inévitable  dans  l'état  de  la  société  aux  pre- 
miers siècles  du  moyen-age.  Il  aurait  fallu  des  anges  pour 
exercer  d'une  manière  irréprochable  l'effroyable  autorité  reven- 
diquée et  acquise  par  l'Église.  L'avancement,  dans  la  carrière 
sacerdotale,  était  réglé  par  des  habitudes  qui  provoquaient  et 
avorisaient  le  manque  de  scrupules.  Pour  comprendre  les 
causes  qui  poussèrent  des  populations  nombreuses  vers  le 
schisme  et  l'hérésie,  d'où  résultèrent  des  guerres,  des  persécu- 
tions et  l'établissement  de  l'Inquisition,  il  est  nécessaire  de 
jeter  un  regard  sur  les  hommes  qui  représentaient  l'Église 
devant  le  peuple  et  sur  l'usage  qu'ils  faisaient,  en  bien  ou  en 
mal,  du  despotisme  spirituel  qui  avait  fini  par  s'établir  à  leur 
profit.  Entre  des  mains  sages  et  pieuses,  ce  despotisme  aurait 
pu  singulièrement  relever  l'état  moral  et  matériel  de  la  civili- 
sation européenne  ;  entre  les  mains  de  prêtres  égoïstes  ou 
dépravés,  il  pouvait  devenir,  et  il  devint  en  effet,  l'instrument 
d'une  oppression  universelle  qui  poussa  des  nations  entières  au 
désespoir. 

En  ce  qui  concerne  le  mode  d'élection  à  l'épiscopat,  on  ne 
peut  pas  dire  qu'il  fût  à  cette  époque  définitivement  établi  sur 
des  règles  invariables.  En  théorie,  on  s'en  tenait  à  l'ancienne 
forme  d'élection  par  le  clergé,  avec  l'acquiescement  du  peuple 
du  diocèse  ;  mais,  dans  la  pratique,  le  corps  électoral  était 
formé  par  les  chanoines  des  cathédrales,  alors  que  la  confirma- 
tion nécessaire  du  roi,  du  seigneur  féodal  à  demi  indépendant 


VICES   DES  EVEQUES  7 

et  du  pape  faisait  souvent  de  l'élection  une  formalité  vide,  où 
le  pouvoir  du  roi  ou  du  pape  remportait  suivant  les  circons- 
tances. De  plus  en  plus,  les  candidats  évincés  en  appelaient  à 
.Rome  comme  à  un  tribunal  suprême  ;  de  la  sorte,  l'influence 
du  Saint-Siège  s'accrut  à  tel  point  qu'en  bien  des  cas  c'est  lui 
seul  qui  faisait  les  élections. 

Au  concile  de  Latran  en  1139,  Innocent  II  appliqua  le  système 
féodal  à  l'Église  en  déclarant  que  toutes  les  dignités  ecclésias- 
tiques étaient  reçues  et  tenues  comme  des  fiefs  des  papes.  Mais, 
à  quelque  règle  qu'on  se  conformât,  on  ne  pouvait  évidemment 
obtenir  que  les  élus  valussent  mieux  que  la  moyenne  des  élec- 
teurs. Lorsque  les  cardinaux  entraient  au  conclave,  ils  devaient 
jurer  en  ces  termes  :  «  J'atteste  Dieu  que  je  choisirai  celui  que 
je  jugerai  digne  d'être  choisi  suivant  la  volonté  de  Dieu.  »  Or, 
ce  serment  était  notoirement  inefficace  pour  assurer  l'élection 
de  pontifes  dignes  de  servir  comme  vicaires  de  la  Divinité. 
Ainsi,  depuis  le  plus  humble  prêtre  de  paroisse  jusqu'aux  pré- 
lats les  plus  haut  placés,  tous  les  grades  de  la  hiérarchie  ris- 
quaient d'être  occupés  par  des  hommes  ambitieux,  égoïstes  et 
mondains.  Même  les  amis  les  plus  exigeants  de  l'Église  devaient 
se  déclarer  contents  quand  le  pouvoir  était  attribué  aux  moins 
indignes.  Pierre  Damien,  demandant  à  Grégoire  YI  de  con- 
firmer l'élection  d'un  évêque  de  Fossombrone,  reconnaît  qu'il 
devrait  subir  une  pénitence  avant  d'exercer  l'épiscopat,  mais  il 
ajoute  que  dans  tout  le  diocèse  il  n'y  a  pas  un  seul  ecclésiasti- 
que qui  prête  à  de  moindres  objections  ;  tous  sont  égoïstes, 
ambitieux,  trop  avides  d'avancement  pour  songer  à  s'en  rendre 
dignes,  désirant  avec  ardeur  le  pouvoir,  mais  absolument 
insouciants  des  devoirs  qu'il  impose  (1). 

Dans  ces  circonstances,  la  simonie,  avec  tous  les  maux  qui 
l'accompagnent,  était  presque  universelle  ;  ces  maux  se  faisaient 
partout  sentir,  tant  sur  les  électeurs  que  sur  les  élus.  Au  cours 
de  la  guerre  inutile  tentée  par  Grégoire  VII  et  ses  successeurs 
contre  ce  vice  qui  corrompait  tout,   le  nombre  des   évêques 

(1)  Gratiani  P.  I,  Dist.  lxii.  —  Concil.  Lateran.  IV,  c.  xxm-xxv  —  lsambert, 
Anciennes  lois  françaises,  i,  145.  —  P.  Damiani  Lib.  i,  Epist.  h. 


8  SIMONIE   ET  FRAUDES 

dénoncés  est  l'indice  le  plus  sûr  de  la  profondeur  et  de  la  géné- 
ralité du  mal.  Comme  le  déclarait  Innocent  III,  cette  maladie 
de  l'Église  ne  pouvait  être  guérie  ni  par  des  remèdes  adou- 
cissants, ni  par  le  feu  ;  Pierre  Cantor,  qui  mourut  en  odeur  de 
sainteté,  raconte  avec  éloges  l'histoire  d'un  certain  cardinal 
Martin  qui,  officiant  à  la  cour  de  Rome  dans  les  solennités  de 
Noël,  repoussa  un  cadeau  de  vingt  livres  offert  par  le  chancelier 
papal,  par  la  raison  que  cet  argent  était  notoirement  le  produit 
de  la  simonie  et  de  la  rapine. 

Comme  une  preuve  indéniable  de  la  vertu  de  Pierre,  cardinal 
de  Saint-Chrysogone,  autrefois  évêque  de  Meaux,  on  disait  qu'il 
avait,  au  cours  d'une  seule  élection,  refusé  de  se  laisser 
corrompre  au  prix  de  cinq  cents  marcs  d'argent. 

Les  princes  temporels  n'étaient  pas  moins  disposés  à  battre 
monnaie  avec  le  droit  de  confirmation  qui  leur  était  reconnu. 
Peu  d'entre  eux  suivaient  l'exemple  de  Philippe  Auguste  —  qui, 
lorsque  l'abbaye  de  Saint-Denis  devint  vacante  et  que  le  prévôt, 
l'économe  et  le  cellérier  de  l'abbaye  le  sollicitaient  secrètement, 
en  lui  faisant  parvenir  chacun  un  présent  de  cinq  cents  livres, 
se  rendit  tranquillement  à  l'abbaye,  choisit  un  simple  moine 
qu'il  trouva  debout  dans  un  coin,  lui  conféra  la  dignité  et,  par- 
dessus le  marché,  les  mille  cinq  cents  livres  des  trois  candidats. 
Le  concile  de  Rouen,  en  4050,  se  plaint  amèrement  de  la  cou- 
tume pernicieuse  en  vertu  de  laquelle  des  hommes  ambitieux 
accumulent,  par  tous  les  moyens  possibles,  des  richesses,  afin 
d'obtenir  par  là  du  prince  et  de  ses  courtisans  les  sièges  épis- 
copaux  qu'ils  convoitent.  Mais  le  concile  dénonce  le  mal  sans 
proposer  de  remède. 

Il  n'avait  à  s'occuper  directement  que  des  ducs  de  Normandie, 
mais  le  roi  de  France  à  cette  époque,  Henri  1er,  était  notoire- 
ment un  vendeur  d'évêchés.  Il  avait  commencé  son  règne  en 
interdisant,  par  un  édit,  l'achat  et  la  vente  de  toute  promotion 
sous  peine  de  confiscation  de  l'argent  employé  et  du  bénéfice  ; 
il  s'était  vanté  de  ne  rien  vouloir  accepter  pour  l'exercice  de 
son  droit  de  confirmation,  Dieu  lui  ayant  donné  sa  couronne 
gratis,  et  il  gourmandait  sévèrement  ses  prélats  au  sujet  de  la 


CORRUPTION   ET   VENALITE  y 

généralité  d'un  vice  qui  dévorait  le  cœur  même  de  l'Église. 
Mais,  avec  le  temps,  il  se  conforma  à  l'usage  établi,  comme  un 
seul  exemple  suffira  à  le  montrer. 

Un  certain  Hélinand,  clerc  de  basse  extraction  et  d'instruction 
insuffisante,  avait  trouvé  des  protecteurs  à  la  cour  d'Edouard  le 
Confesseur,  où  il  avait  de  nombreuses  occasions  de  s'enrichir. 
Envoyé  en  mission  auprès  de  Henri,  il  conclut  avec  lui  un 
marché  en  vertu  duquel  il  devait  être  pourvu  du  premier 
évèché  vacant,  qui  se  trouva  être  celui  de  Laon.  Le  successeur 
de  Henri,  Philippe  Ier,  était  connu  comme  le  plus  vénal  des 
hommes  ;  par  une  transaction  analogue,  et  à  l'aide  de  l'argent 
que  lui  avait  procuré  l'évêché  de  Laon,  Hélinand  acheta  le 
siège  de  Reims.  On  pourrait  multiplier  indéfiniment  les 
exemples  de  ces  scandales,  dont  on  conçoit  assez  l'influence 
désastreuse  sur  la  moralité  de  l'Église  (1). 

Même  quand  l'avancement  ecclésiastique  n'était  pas  le  prix 
de  cadeaux  d'argent,  l'effet  obtenu  était  également  déplorable. 
Le  népotisme  n'était  qu'une  forme  de  la  corruption.  «  Si,  dit 
Pierre  Cantor,  ceux  qui  ont  été  promus  par  l'effet  de  leurs  atta- 
ches de  famille  étaient  obligés  de  se  démettre,  ce  serait  une 
crise  effroyable  dans  l'Église.  » 

D'autres  motifs,  plus  vils  encore,  exerçaient  sans  cesse  leur 
influence.  Philippe  Ier,  en  punition  de  son  adultère  avec  Ber- 
trade  d'Anjou,  était  nominalement  privé  du  droit  de  confirmer 
les  évêques;  cependant  il  ne  se  trouva  personne  parmi  eux  pour 
l'empêcher  d'user  de  ce  droit.  Vers  l'an  1100,  l'archevêque  de 
Tours  avait  mérité  les  bonnes  grâces  du  roi  en  paraissant 
considérer  comme  nulle  l'excommunication  qui  pesait  sur  lui  ; 
bientôt  après,  il  réclama  une  récompense  en  demandant  que  le 

(1)  Innocent.  PP.  III,  Regest.  i,  261.  —  P.  Cantor.  Verb.  abbrev.  cap.  cv.  — 
Alex.  PP.  III,  EpisL  395.  —  Cœsar.  Heisterh.  Dvd.  Mirac.  Dist.  vi,  c.  5.  — 
Conçil.  Rotomag.a.-n.  1050,  c.  2.  —  Rodolphi  Glabri  Hist.  lib.  v,  c.  5.—  Guibert. 
Noviogent.  De  vita  sua,  lib.  ni,  c.  2.  —  Joann.  Saresberiens.  Polyrat.  lib.  vu, 
c.  19.  —  Hist.  Monast.  Andaginens.  c.  81  — Ruperti  Tuitensis  Chron.  S.  Lau- 
rent, c.  28,45.  —  Hist.  Monast.  S.  Laurent.  Leodiens.  lib.  v,  c.  62,  121-3.  — 
Chron.  Cornel.  Zant/liet,  ann.  1305. 

On  raconte  une  histoire  très  semblable  à  celle  de  Philippe  Auguste  sur  le  chan- 
celier de  Koger  de  Sicile  et  les  trois  candidats  au  siège  d'Avellana.  —  Joann. 
Saresberiens.  ubi  supra. 

1. 


10  CARACTÈRE  GUERRIER  DES  PRÉLAT? 

siège  vacant  d'Orléans  fût  donné  à  un  jeune  homme  qu'il 
aimait.  Les  vices  de  ce  personnage  étaient  si  notoires  (le  précé-  ^ 
dent  archevêque  de  Tours  l'avait  déjà  protégé  par  les  mêmes 
raisons)  qu'on  le  connaissait  sous  le  nom  de  Flora  et  qu'on 
chantait  dans  les  rues  des  vers  amoureux  à  son  adresse.  Les 
membres  du  clergé  d'Orléans  qui  faisaient  mine  de  protester 
furent  exilés  sous  de  fausses  accusations  et  les  autres,  non 
contents  de  se  soumettre,  s'amusèrent  du  fait  que  l'élection 
avait  eu  lieu  lors  de  la  fête  des  Innocents  : 

«  Eligimus  puerum,  puerorum  festa  colentes, 

«  Non  nostrum  morem,  sed  régis  jussa  sequentes.  »  (1) 

C'est  en  vain  que,  dans  un  pareil  milieu,  les  hommes  supé- 
rieurs qui  apparaissaient  de  temps  en  temps —  comme  Fulbert 
de  Chartres,  Hildebert  du. Mans,  Ivon  de  Chartres,  Lanfranc, 
Anselme,  Saint-Bruno,  Saint-Bernard,  Saint-Norbert,  s'effor- 
çaient de  rétablir  le  respect  de  la  religion  et  de  la  morale.  Le 
courant  contraire  était  trop  fort;  ils  ne  pouvaient  que  protester 
et  donner  des  exemples  que  bien  peu  étaient  capables  de  suivre. 
A  cette  époque  de  violence,  la  voix  des  humbles  avait  peu  de 
chance  d'être  entendue  et  les  dignités  allaient  à  ceux  qui  excel- 
laient dans  l'intrigue,  ou  dont  les  tendances  guerrières  promet- 
taient un  appui  efficace  à  leurs  églises  et  à  leurs  vassaux. 

Ce  caractère  militaire  des  prélats  du  moyen  âge  est  un  sujet 
qu'il  serait  intéressant  d'étudier  avec  détail.  Les  riches  abbayes 
et  les  puissants  évêchés  étaient  considérés,  en  grande  partie, 
comme  les  apanages  des  cadets  de  noble  maison.  Grâce  aux 
modes  d'élection  que  nous  venons  d'exposer,  les  titulaires  de  ces 
hautes  situations  étaient  recrutés  parmi  les  hommes  d'esprit 
militaire,  plutôt  que  parmi  les  adeptes  exclusifs  de  la  religion. 
Lorsque  l'excommunication  était  impuissante  à  désarmer  des 
vassaux  belliqueux  ou  des  voisins  envahissants,  le  bras  séculier 
intervenait,  représenté  par  l'évêque  lui-même,  et  le  paysan, 

(1)  P.  Cantor.  Yerb.  abbrev.  cap.  xxxvi.  —  Chron.  Turon.  1097.—  Ivon.  Carno- 
tens.  lib.  i,  epp.  lxvi.  lxvh. 


LEURS   GUERRES   INJUSTES  11 

soumis  au  pillage,  ne  pouvait  pas  distinguer  les  ravages  du 
'baron  féodal  de  ceux  du  représentant  de  Jésus-Christ. 

Gauthier,  évêque  de  Strasbourg,  avait  déclaré  la  guerre  à  ses 
bourgeois  parce  qu'ils  refusaient  de  l'aider  à  intervenir  dans 
une  querelle  entre  un  évêque  de  Metz  et  un  noble.  Comme 
les  bourgeois  se  laissaient  excommunier  avec  indifférence, 
l'évêque  Gauthier  les  attaqua  vigoureusement  ;  ils  se  placèrent 
alors  sous  le  commandement  de  Rodolphe  de  Habsbourg  et 
finirent  par  battre  complètement  leur  évêque,  après  une  guerre 
qui  désola  toute  l'Alsace.  C'est  là  même  que  Rodolphe  acquit 
la  réputation  qui  lui  valut  plus  tard  l'élévation  au  trône 
impérial. 

Les  chroniques  de  l'époque  sont  remplies  d'incidents  ana- 
logues. Prélats  et  barons  étaient  également  turbulents,  égale- 
ment mondains,  et  les  barons  n'avaient  pas  plus  de  scrupules  à 
dévaster  les  biens  de  l'Église  que  les  biens  séculiers.  Le  pieux 
Godefroy  de  Bouillon,  peu  de  temps  avant  la  croisade  qui  lui 
donna  le  trône  de  Jérusalem,  promena  le  fer  et  le  feu  dans  les 
riches  domaines  de  l'abbaye  de  Saint-Tron,  qui  fut  réduite  à  la 
plus  extrême  indigence.  Le  peuple,  écrasé  par  ces  conflits,  con- 
sidérait barons  et  prêtres  comme  autant  d'ennemis  ;  les  prêtres 
étaient  même  plus  redoutables,  puisque  leur  colère  ne  menaçait 
pas  seulement  les  corps,  mais  les  âmes  de  leurs  adversaires. 
Tel  était  particulièrement  le  cas  en  Allemagne,  où  les  prélats 
étaient  princes  en  même  temps  que  prêtres  et  où  une  grande 
maison  religieuse,  comme  l'abbaye  de  Saint-Gall,  gouverna  au 
temporel  les  cantons  de  Saint-Gall  et  d'Appenzell  jusqu'à  ce  que 
ces  derniers  eussent  réussi  à  secouer  le  joug  au  prix  d'une  guerre 
longue  et  désastreuse.  L'historien  de  cette  abbaye  rappelle  avec 
orgueil  les  vertus  guerrières  de  plusieurs  abbés.  En  parlant 
d'Ulric  III,  qui  mourut  en  1117,  il  remarque  que  cet  homme, 
usé  par  beaucoup  de  batailles,  trouva  enfin  la  paix  dans  la 
mort.  Tout  cela  résultait  presque  nécessairement  de  la  réunion, 
sur  une  seule  tête,  des  caractères  du  seigneur  féodal  et  du 
prélat  chrétien.  Bien  que  les  exemples  en  fussent  plus  frappants 
en  Allemagne  qu'ailleurs,  il  y  en  avait  partout. 


12  SERVICE    MILITAIRE    DES    PRÉLATS 

11  En  4224,  les  évêques  de  Coutances,  d'Avranches  et  de  Lisieux 
se  retirèrent  de  l'armée  de  Louis  VIII  à  Tours,  après  avoir 
demandé  que  le  roi  établit,  par  une  enquête  juridique,  si  les 
évêques  de  Normandie  étaient  tenus  de  servir  personnellement 
dans  les  armées  royales  ;  s'il  en  était  ainsi,  ils  s'engagaient  à 
revenir  et  à  payer  une  amende  pour  leur  désertion.  En  1225, 
l'évêque  d'Auxerre  obtint  l'exemption  du  service  militaire  pour 
un  an  seulement,  en  alléguant  sa  mauvaise  santé  et  en  payant 
une  indemnité  de  six  cents  livres.  En  1272  nous  voyons  des  évê- 
ques servant  sous  Philippe  le  Hardi  et,en  1303  et  1304,  Philippe 
le  Bel  n'eut  aucun  scrupule  à  convoquer  les  évêques  et  le  clergé 
pour  sa  campagne  de  Flandres. 

Quand  il  s'agissait  de  leurs  propres  intérêts,  les  évêques  se 
faisaient  moins  prier  pour  tirer  l'épée.  Geroch  de  Reichersperg 
s'élève  violemment  contre  les  prélats  belliqueux  qui  suscitent 
des  guerres  injustes,  attaquent  des  villes  pacifiques  et  se  délec- 
tent à  des  massacres,  n'accordant  pas  de  quartier,  ne  faisant 
pas  de  prisonniers,  n'épargnant  ni  clercs  ni  laïques  et  dépensant 
les  revenus  de  l'Église  à  l'entretien  non  des  pauvres,  mais  des 
soldats. 

Un  prélat  de  cette  espèce  était  Lupold,  évêque  de  Worms.  Il 
poussa  si  loin  le  mépris  de  la  vie  humaine  que  son  frère  lui  tint 
ce  discours  :  «  Monseigneur  l'évêque,  nous  autres  laïques  som- 
mes fort  scandalisés  par  votre  exemple.  Avant  de  devenir 
évêque,  vous  craigniez  un  peu  Dieu,  mais  maintenant  vous  ne  le 
craignez  plus  du  tout.  »  A  quoi  l'évêque  Lupold  répondit  : 
«  Quand  nous  serons  tous  deux  en  enfer,  mon  frère,  nous 
changerons  de  place  si  vous  le  désirez.  »  Pendant  les  guerres 
entre  les  empereurs  Philippe  et  Otton  IV,  Lupold  conduisit  ses 
troupes  au  secours  du  premier  ;  et  lorsque  ses  soldats  hésitaient 
à  piller  des  églises,  il  leur  disait  que  c'était  bien  assez  de  laisser 
les  ossements  des  morts  en  repos. 

On  connaît  l'histoire  de  Richard  d'Angleterre  et  de  Philippe 
de  Dreux,  le  belliqueux  évêque  de  Beauvais  qui  avait  montré 
autant  d'habileté  que  de  cruauté  à  la  guerre  et  qui,  fait  prison- 
nier par  le  comte  Jean,  se  plaignait  à  Célestin  III  que  sa  captivité 


LEURS   HABITUDES   DE   VIOLENCE  13 

fût  une  violation  des  privilèges  ecclésiastiques.  Le  pape  Célestin, 
après  avoir  blâmé  le  goût  de  l'évêque  pour  la  guerre,  intercéda 
en  vue  d'obtenir  sa  libération.  Alors  le  roi  Richard  envoya  au 
pape  la  cotte  de  mailles  de  l'évêque,  avec  la  question  posée  dans 
!  écriture  à  Jacob  :  «  Dites  si  c'est  bien  là  le  vêtement  de  votre 
fils  »  ;  à  quoi  le  pontife  répondit  en  retirant  sa  demande.  Peu 
de  temps  après,  Théodore,  marquis  de  Montferrat,  vainquit  et 
prit  Aymon,évêque  de  Verceil.  Le  cardinal  Tagliaferro,  légat  du 
pape  en  Aragon,  était  alors  à  Genève  ;  informé  du  sacrilège 
commis  par  Théodore,  il  lui  écrivit  une  lettre  menaçante  ;  le  12 
marquis  répondit  dans  les  mêmes  termes  que  le  roi  Richard, 
envoyant  en  outre  à  l'évêque  l'épée  d'Aymon  encore  tachée  de 
sang.  Toutefois,  le  preux  chevalier  sentit  qu'il  ne  pouvait  pas 
lutter  contre  un  légat  du  pape  ;  non  seulement  il  remit  l'évêque 
en  liberté,  mais  il  lui  rendit  la  forteresse  qui  avait  été  l'occasion 
de  la  guerre.  Plus  instructif  encore  est  le  cas  de  l'évêque  de 
Vérone,  qui,  en  4265,  fut  fait  prisonnier  à  la  tête  de  son  armée 
par  les  troupes  de  Manfred  de  Sicile.  Bien  que  le  pape  Urbain  IV 
s'occupât  alors  activement  de  provoquer  la  croisade  qui  devait 
priver  Manfred  de  sa  vie  et  de  son  royaume,  il  eut  l'audace  de 
réclamer  la  mise  en  liberté  de  l'évêque,  disant  à  Manfred  que 
s'il  craignait  encore  Dieu,  il  renverrait  immédiatement  son 
prisonnier.  Manfred  fit  une  réponse  très  humble,  mais  évasive  ; 
alors  Clément  IV,  qui  venait  d'être  nommé  pape,  sollicita  l'in- 
tervention de  Jaime  d'Aragon.  Jaime  s'interposa  si  bien  que 
Manfred  offrit  de  libérer  l'évêque  à  la  condition  qu'il  jurât  de 
ne  plus  porter  les  armes  contre  lui.  Cette  condition  même  ne 
fut  pas  admise  sans  difficulté.  —  Lorsque  le  caractère  spirituel 
servait  ainsi  uniquement  à  conférer  l'impunité  aux  actes  de 
violence,  on  comprend  aisément  que  les  prélats  fussent  peu 
disposés  à  s'en  abstenir  (1). 
Telle  était  l'impression  produite  sur  leurs  contemporains  par    13 

(1)  Chron.  Senoneus.  lib.  v,  cap.  xm-xv.  —  Chron.  S.  Tmdon.  lib.  v.  —  Ful- 
bert. Carnotens.  Epist.  112.  —  Metzleri  De  viris  illustribus  S  Gallens.  lib.  n, 
cap.  28,  30,  36,  38,  39,  40,  41,  43,  45,  49,  53,  54,  56,  57,  60.  —  Martène,  Collect. 
Amplits.  1188-9.  —  Vaissete,  Éist.  gén.  de  Languedoc,  t.  iv,  p.  7  (éd.  de  1742). 
—  Preuves  des  libertés  de  l'Eglise  gallicane,  h,  n,  226  (Paris,  1651).  —  Gerhohi 


14  MAUVAISE   RÉPUTATION   DES   ÉVÈQUES 

ces  turbulents  évèques  qu'une  croyance  devenue  générale,  parmi 
les  âmes  pieuses,  voulait  qu'aucun  prélat  ne  pût  entrer  dans  le 
Royaume  des  Cieux.  On  racontait  partout  l'histoire  de  Geffroi  de 
Péronne,  prieur  de  Glairvaux,  qui  avait  été  nommé  évoque  de 
Tournai  ;  comme  Saint  Bernard  et  Eugène  III  l'exhortaient  à 
accepter,  il  se  jeta  face  contre  terre  en  criant  :  «  Si  vous  me 
chassez,  je  peux  devenir  un  moine  vagabond;  mais  un  évêque, 
jamais  !  »,  Sur  son  lit  de  mort,  il  promit  à  un  ami  de  revenir  et 
de  le  renseigner  sur  sa  condition  dans  l'autre  monde.  Il  apparut, 
en  effet,  à  cet  ami,  pendant  que  celui-ci  priait  près  de  l'autel. 
Il  lui  annonça  qu'il  était  parmi  les  élus;  mais,  ajouta-t-il,  la 
Trinité  lui  avait  révélé  que  s'il  avait  accepté  l'évêché,  il  aurait 
été  parmi  les  réprouvés.  Pierre  de  Blois,  qui  raconte  cette 
histoire,  et  Pierre  Cantor,  qui  la  répète,  prouvèrent  l'un  et 
l'autre  qu'ils  y  croyaient  en  refusant  avec  persistance  des 
évêchés  ;  peu  de  temps  après,  un  ecclésiastique  parisien  déclara 
qu'il  croirait  volontiers  à  tout,  sauf  qu'un  évêque  allemand  pût 
être  sauvé,  parce  que  ces  prélats  portaient  deux  glaives,  celui 
de  l'esprit  et  celui  de  la  chair. 

Césaire  de  Heisterbach  explique  cela  par  la  rareté  des  hommes 
dignes  de  l'épiscopat  et  l'effrayante  multitude  des  mauvais 
évèques  ;  il  dit  aussi  que  les  tribulations  auxquelles  ils  étaient 
exposés  résultent  de  ce  que  la  main  de  Dieu  n'était  pas  visible 
dans  leur  élévation.  Rien  ne  peut  être  plus  vif  que  le  langage 
employé  par  Louis  YII  dans  la  description  qu'il  fait  des  vices  et 
du  luxe  des  évèques  ;   il  en  appelait  vainement  à  Alexandre  III, 

Reichersperg.  Exposit.  in  Psalm.  lxiv,  cap.34.—  Ejusd.  Lib.de  ^Edificio  Dei,  c.  5. 

—  Csesar.  Heisterbac.  Dial.  Mirac.  Dist.  n,  cap.  9.   —    Matt.  Paris,  Hist.  Angl. 
ann.  1196.—  Kog   Hove^ens.  ann.  1197.—  Benedicti  Gesta  Henrici  II,  ann.  1188. 

—  Ba^giolini,  Dolcinn  e  i  Patarini,  p.  53  (Novara,  1638).  —    Martène,  Thesaur.  n, 
90-93,99,  100,  150,  151,  192. 

Un  clerc  anonyme,  qui  rimait  au  xiu*  siècle,  décrit  ainsi  les  eveques  de  son  temps  : 
«  Episcopi  cornuii  «  Sicut  fortes  incedunt 

Conticuere  midi;  et  a  Deo  discemnt, 

ad  prxdam  sunt  parati  Ut  leones  féroces 

etl  ndecenter  coronati,  et  ut  aquitae  veloces, 

pro  virqa  ferunt  lanceam  ut  apri  frenienies 

pro  infula  galeam,  exacuere  dentés.  » 

Carmina  Burana,  p.  15  (Breslau,  1883). 


PARJURES,    RAPINES,    CRIMES    DIVERS  15 

le  suppliant  de  profiter  de  son  triomphe  sur  Frédéric  Barbe- 
rousse  pour  opérer  la  réforme  de  l'Eglise  (1). 

Les  témoignages  de  ce  temps  ne  laissent  aucun  doute  sur  les 
habitudes  de  rapine  et  de  violence  qui  caractérisaient  alors  les 
princes  de  l'Église.  Le  seul  tribunal  auquel  ils  pussent  être 
sites  était  celui  de  Rome.  Mais  il  fallait  vraiment  le  courage  du 
désespoir  pour  y  porter  plainte  contre  eux  et  quand  ces  plaintes 
Je  produisaient,  l'impunité  était  virtuellement  acquise  aux  cou- 
pables par  la  difficulté  d'établir  les  accusations,  la  longueur  de 
la  procédure  et  la  vénalité  notoire  de  la  curie  romaine. 

Lorsqu'un  pontife  énergique  et  incorruptible  comme  Inno- 
cent III  occupait  le  trône  pontifical,  il  y  avait  pour  les  victimes 
quelque  chance  de  se  faire  entendre  ;  le  nombre  des  procès 
contre  les  évêques  dont  il  est  question  dans  ses  lettres  prouve 
combien  le  mal  était  étendu  et  enraciné.  Pourtant,  même  sous 
Innocent  III,  les  délais  de  procédure,  l'évidente  hésitation  que  14 
Rome  éprouvait  à  condamner,  étaient  autant  de  motifs  pour 
détourner  les  accusateurs  de  démarches  qui  pouvaient  leur 
être  funestes  à  eux-mêmes. 

Ainsi,  en  1198,  Gérard  de  Rougemont,  archevêque  de 
Besançon,  fut  accusé  par  son  chapitre  de  parjure,  de  simonie 
et  d'inceste.  Appelés  à  Rome,  les  accusateurs  n'osèrent  pas  sou- 
tenir leur  plainte,  bien  qu'ils  ne  la  retirassent  point,  et  le  pape 
Innocent,  citant  l'exemple  de  la  femme  adultère,  renvoya  l'ar- 
chevêque en  lui  conseillant  de  ne  pécher  plus.  Alors  se  produisit 
une  longue  série  de  scandales,  au  point  que  la  religion,  dans  le 
diocèse  de  Besançon,  devint  pour  tous  un  objet  de  raillerie. 
Gérard  continua  à  vivre  avec  une  de  ses  parentes,  l'abbesse  de 
Remiremont,  et  d'autres  concubines,  dont  l'une  était  une  reli- 
gieuse et  l'autre  la  fille  d'un  prêtre  ;  aucune  Église  ne  pouvait 
être  consacrée,  aucun  bénéfice  ne  pouvait  être  conféré  sans  le 
paiement  d'une  forte  somme  ;  les  exactions  de  l'archevêque 


(1)  P.  Cantor.  Verb.  abbrev.  cap.  liv.  —  Pet.  Blesens.  Epist.  ccxi.  —  Cœsar. 
Ileisterb.  Dial.  Mirac.  Dist.  n,  c.  27,  28;  Lfist.  vi,  c.  20.  —  Varior.  ad  Alex. 
I  P.  III,  Epist.  xxi(Migne,  Patrolog  en,  1379).  —  Pet.  Blesens.  Tract,  quales  sunt 
P.  II,  iv. 


16  SCANDALES   IMPUNIS 

réduisaient  les  membres  du  clergé  à  vivre  comme  des  paysans, 
exposés  au  mépris  de  leurs  paroissiens;  en  revanche,  les  moines 
et  les  religieuses  qui  pouvaient  donner  de  l'argent  à  l'arche- 
vêque étaient  autorisés  à  quitter  leur  couvent  et  à  se  marier. 
Enfin,  en  4211,  un  nouvel  effort  fut  tenté  contre  cet  homme. 
Après  plus  d'une  année,  on  obtint  une  sentence  qui  le  soumet- 
tait à  la  pur galion  canonique,  c'est-à-dire  qu'il  devait  trouver 
deux  évêques  et  trois  abbés  pour  le  disculper  sous  la  foi  du 
serment.  Des  négociations  touchant  le  caractère  du  serment 
commencèrent  aussitôt  et  durèrent  jusqu'en  1214.  Enfin  les 
citoyens,  à  bout  de  patience,  se  soulevèrent  et  chassèrent 
l'archevêque,  qui  se  retira  dans  l'abbaye  de  Bellevaux,  où  il 
mourut  en  1225. 

Maheu  de  Lorraine,  évêque  de  Toul,  était  un  prélat  de  la 
même  espèce.  Consacré  en  1200,  il  se  montra  si  rapace  que, 
deux  ans  après,  son  chapitre  demanda  au  pape  Innocent  de  le 
déposer,  alléguant  que  Maheu  avait  déjà  réduit  de  mille  livres 
à  trente  les  revenus  du  siège  épiscopal.  Mais  il  fallut  attendre 
jusqu'en  1210  l'éloignement  de  l'évêque,  qui  fut  précédé  d'une 
série  d'enquêtes  et  d'appels,  entremêlés  d'actes  de  violence.  Il 
était  complètement  adonné  à  la  débauche  et  aux  plaisirs  de  la 
chasse  ;  sa  concubine  favorite  était  sa  propre  fille,  née  d'une 
religieuse  d'Épinal.  Malgré  ses  crimes,  il  conserva  un  bénéfice 
de  gros  rapport,  en  qualité  de  grand-prévôt  de  St-Dié.  En  1217 
il  fit  assassiner  son  successeur  Renaud  de  Senlis  ;  bientôt  après, 
son  oncle  Thiébault,  duc  4e  Lorraine,  le  rencontra  par  hasard 
et  le  tua  sur  place.  Apparemment,  la  justice  ordinaire  était 
impuissante  contre  un  pareil  homme. 
15  Le  cas  de  l'évêque  de  Vence  n'est  pas  sans  analogies  avec  le 
précédent.  Le  pape  Gélestin  III  l'avait  suspendu  et  appelé  à 
Rome  pour  répondre  de  ses  crimes  ;  mais  l'évêque  n'en  tint 
aucun  compte  et  continua  à  exercer  ses  fonctions.  Quand  Inno- 
cent devint  pape,  en  1198,  il  excommunia  l'évêque  de  Vence*, 
mais  cette  mesure  elle-même  resta  sans  effet.  Enfin,  en  1204, 
Innocent  ordonna  péremptoirement  à  l'archevêque  d'Embrun 
de  procéder  à  une  enquête  et  de  déposer  l'évêque  récalcitrant 


INTERVENTION    DES   PAPES  17 

si  les  accusations  portées  contre  lui  se  confirmaient.  Entre 
temps,  le  diocèse  avait  été  réduit  à  un  état  pitoyable;  les  églises 
tombaient  en  ruines  et  le  service  divin  n'était  plus  célébré  que 
dans  quelques  paroisses. 

A  Narbonne,  quartier  général  de  l'hérésie,  l'archevêque 
Bérenger  II,  fils  naturel  de  Raymond  Bérenger,  comte  de  Bar- 
celone, n'occupait  pas  son  siège  ;  il  préférait  vivre  en  Aragon, 
où  il  possédait  une  riche  abbaye  et  l'évêché  de  Lerida;  jamais 
il  ne  visitait  sa  province.  Bien  qu'il  en  tirât  de  gros  revenus, 
tant  par  les  voies  régulières  que  par  la  vente  d'évêchés  et  de 
bénéfices,  il  ne  l'avait  pas  encore  vue  en  1204,  alors  qu'il  avait 
été  consacré  en  1190.  Les  titulaires  des  dignités  qu'il  vendait 
étaient  souvent  des  hommes  des  mœurs  les  plus  dissolues.  La 
condition  de  la  province  était  effroyable,  tant  à  cause  de  la 
mauvaise  conduite  du  clergé  que  de  la  hardiesse  des  hérétiques 
et  la  violence  des  partis.  Dès  1200, Innocent  III  somma  Bérenger 
de  venir  lui  rendre  des  comptes.  En  1204,  nouvelle  tentative, 
renouvelée  encore  les  années  suivantes,  mais  sans  succès,  car 
l'archevêque  ne  cessait  de  gagner  du  temps  en  appelant  du 
légat  au  pape.  Enfin,  en  1210,  Innocent  ordonne  de  nouveau  à 
son  légat  de  procéder  à  des  enquêtes  sur  les  archevêques  de 
Narbonne  et  d'Auch  et  d'exécuter  sans  appel  les  mesures  pres- 
crites par  les  canons.  Il  fallut  cependant  attendre  jusqu'en  1217 
avant  que  Bérenger  ne  fût  dépossédé  de  son  siège.  11  est  pro- 
bable qu'il  se  serait  tiré  d'affaire  sans  dommage  si  le  légat  lui- 
même,  Arnaud  de  Citeaux,  n'avait  pas  eu  envie  de  sa  succes- 
sion, qu'il  obtint  en  effet.  Nous  pouvons  croire  sans  hésitation 
un  écrivain  du  xme  siècle  lorsqu'il  nous  dit  que  la  procédure 
conduisant  à  la  déposition  d'un  prélat  était  si  longue  et  si  diffi- 
cile que  les  plus  coupables  eux-mêmes  se  croyaient  à  l'abri  du 
châtiment  (1). 

Alors  même  que  l'énormité  des  crimes  ne  comportait  pas    16 

(1)  Innocent.  PP.  III,  Regest.i,  277;  xiv,  125;  xvi,  63,  158.  —  n,  34;  vu,  84.  — 
m,  24;  vu,  75,  76;  vin,  106;  ix,  66;  x,  68;  xm,  88;  xv,  93.  Voir  aussi  xi,  236;  vi, 
216;  x,  182,  194;  xt,  142;  xn,  24,  25;  xv,  186,  235;  xvi,  12.  —  Gollut,  Républi'jUe 
Séquanoise  (éd.  Duvernoy,  Arbois,  1846,  p.  80).  —  La  Porte  du  Theil  {Notices  des 


18  EXACTIONS   DE   LA   PAPAUTÉ 

l'intervention  du  pape,  l'épiscopat  se  déshonorait  par  mille 
oppressions  et  exactions  qui  se  tenaient  suffisamment  à  l'abri 
des  lois  pour  que  les  victimes  n'eussent  aucun  moyen  d'obtenir 
justice.  Une  histoire,  entre  bien  d'autres,  montre  à  quel  point 
la  possession  d'un  évêché  était  considérée  comme  lucrative.  Un 
évoque,  avancé  en  Age,  convoqua  ses  neveux  et  autres  parents 
afin  qu'ils  s'entendissent  pour  lui  trouver  un  successeur.  Ils 
désignèrent  l'un  d'eux  et  empruntèrent  conjointement  les  grosses 
sommes  nécessaires  pour  acheter  la  nomination.  Malheureuse- 
ment, l'évêque  élu  mourut  avant  d'être  entré  en  possession  et, 
sur  son  lit  de  mort,  il  dut  subir  les  violents  reproches  de  ses 
parents  ruinés,  qui  se  voyaient  dans  l'impossibilité  de  rem- 
bourser le  capital  emprunté  par  eux  pour  acheter  leur  part 
d'épiscopat  ! 

St.  Bernard  nous  apprend  qu'on  appelle  aux  évêchés  déjeunes 
garçons,  à  un  âge  où  ils  se  préoccupent  surtout  d'échapper  à  la 
férule  de  leurs  maîtres  ;  mais  ces  enfants  ne  tardent  pas  à 
devenir  insolents,  à  vendre  l'autel  et  à  vider  les  poches  des 
fidèles. 

En  exploitant  ainsi  leurs  fonctions,  les  évêques  ne  faisaient 
que  suivre  l'exemple  de  la  papauté  qui,  directement  ou  par 
l'entremise  de  ses  agents,  devenait,  à  force  d'exactions,  la 
terreur  des  églises  chrétiennes.  Arnold,  archevêque  de  Trêves 
de  1169  à  1183,  se  rendit  très  populaire  en  protégeant  son  peu- 
ple contre  les  exigences  des  nonces  du  pape  ;  chaque  fois  qu'il 
était  informé  de  leur  approche,  il  allait  lui-même  à  leur  ren- 
contre et,  par  de  riches  cadeaux,  obtenait  qu'ils  se  dirigeassent 
vers  un  autre  diocèse,  au  grand  profit  de  son  propre  troupeau. 

En  1160,  les  Templiers  se  plaignaient  à  Alexandre  111  que 
leurs  efforts  dans  l'intérêt  de  la  Terre  Sainte  étaient  sérieuse- 
ment entravés  par  les  extorsions  des  légats  et  des  nonces  du 

mss.  in,  617  et  suiv.)  —  O/wsc.  Tripartiti  P.  m,  cap.  iv  (Fasciculi  Rer.  expetenda- 
rura  et  fugiendarum,  n,  ^23,  éd.  de  1690). 

Au  mois  de  mai  1212,  le  légat  Arnaud  est  appelé  archevêque  élu  de  Narbonne 
(Innocent.  PP.  III,  Retjest.  xv,  93,  101);  mais  d.ms  le  nécrologe  de  l'abbaye  de 
Saint-Just  de  Narbonne,  Bérenger,  à  la  date  de  sa  mort  (11  août  1213),  est  encore 
qualifié  d'archevêque  (Chron.  de  Saint-Just,  Vaissete,  éd.  Piivat,  vin,  218). 


TAXES    LEVÉES    SUR   LES   FIDÈLES  49 

pape,  qui  ne  se  contentaient  pas  de  se  faire  loger  et  entretenir,, 
comme  ils  en  avaient  le  droit,  mais  exigeaient  de  l'argent.  Le 
pape  accorda  gracieusement  aux  Templiers  l'exemption  de  cette 
charge,  excepté  dans  le  cas  ou  le  légat  serait  un  cardinal. 

C'était  bien  pis  quand  le  pape  venait  lui-même.  Clément  V,  17 
après  avoir  été  consacré  à  Lyon,  voyagea  de  cette  ville  à  Bor- 
deaux ;  en  route,  lui  et  sa  suite  pillèrent  si  effrontément  les 
églises  qu'après  son  départ  de  Bourges  l'archevêque  Gilles,  com- 
plètement ruiné,  dut  se  présenter  tous  les  jours  à  ses  chanoines 
pour  quémander  une  part  des  subsistances  qui  leur  étaient 
allouées.  La  résidence  du  pape  dans  le  riche  prieuré  de  Gram- 
mont  appauvrit  à  tel  point  la  maison  que  le  prieur,  désespérant 
de  pouvoir  rétablir  ses  affaires,  donna  sa  démission  et  que 
son  successeur  fut  obligé  de  lever  une  lourde  taxe  sur  toutes  les 
maisons  de  l'Ordre. 

L'Angleterre,  après  l'ignominieuse  soumission  du  roi  Jean, 
fut  particulièrement  affligée  par  les  extorsions  pontificales.  De 
riches  bénéfices  étaient  attribués  à  des  étrangers,  qui  ne  son- 
geaient pas  à  y  résider,  au  point  que  les  sommes  annuelles, 
ainsi  tirées  de  la  grande  île,  étaient  évaluées  à  70.000  marcs, 
trois  fois  le  revenu  total  de  la  couronne  ! 

Toute  protestation,  toute  résistance  était  étouffée  par  des 
excommunications.  Au  concile  général  de  Lyon,  tenu  en  1245, 
une  adresse  fut  présentée  au  nom  de  l'Église  anglaise,  où  ces 
abus  étaient  dénoncés  en  termes  plus  énergiques  que  respec- 
tueux. Cela  ne  servit  de  rien.  Dix  ans  plus  tard,  le  légat  du 
pape,  Rustand,  demanda,  au  nom  d'Alexandre  IV,  un  énorme 
subside;  la  part  de  l'abbaye  de  St.  Albans  atteignait  six  cents 
marcs.  Alors  Fulk,  évêque  de  Londres,  déclara  qu'il  se  ferait 
décapiter,  et  Walter  de  Worcester  qu'il  se  ferait  pendre,  plutôt 
que  de  se  soumettre  à  de  pareilles  exigences  ;  mais  leur  résis- 
tance fut  brisée.  On  mit  en  avant  de  prétendues  dettes  contrac- 
tées auprès  de  banques  italiennes,  en  vue  d'obtenir  les  fonds 
nécessaires  à  la  conduite  de  certaines  affaires  portées  devant  la 
curie  romaine.  Pour  rendre  ces  créances  valables,  Rome  ne 
recula  pas  devant  la  menace  de   l'excommunication.   Quand 


ABUS    DES    APPELS 


Robert  Grosseteste  de  Lincoln  s'aperçut  que  ses  efforts  pour 
réformer  son  clergé  étaient  rendus  illusoires  par  les  appels  à 
Rome,  où  les  coupables  pouvaient  toujours  acheter  l'impunité,  il 
alla  trouver  Innocent  IV  dans  l'espoir  d'obtenir  quelques  réfor- 
mes. Ayant  complètement  échoué,  il  s'écria  devant  le  pape  : 
«  0  argent,  argent,  que  de  choses  tu  peux  faire,  en  particulier 
à  la  cour  de  Rome  !  » 

Cet  abus  des  appels  était  déjà  ancien   et,  dès  l'époque   de 
Charles  le  Chauve,  où  ils  furent  institués,  on  se  plaignait  qu'ils 
exerçassent   sur  le   clergé  une   influence  démoralisante.   Des 
prélats  comme  Hildebert  du  Mans,  qui  cherchaient  honnêtement 
18    des  remèdes  à  la  corruption  des  prêtres,  constataient  que  leurs 
efforts  étaient  inutiles  et  n'hésitaient  pas  à  s'en  plaindre.  Leurs 
plaintes,  cependant,  ne  servaient  pas  à  grand'chose,  bien  que 
de  temps  en  temps  un  pape  honnête,   comme  Innocent  III, 
consentit  à  annuler  une  lettre  de  rémission  écrite  dans  l'igno- 
rance des  faits  de  la  cause,  ou  permît  même  à  un  prélat  de  sévir 
sans  appel.  Le  biographe  d'Innocent  III  le  loue  particulièrement 
d'avoir  refusé  ce  qu'on  appelait  des  propinae,  dons  ou  cadeaux 
faits  aux  papes  pour  l'obtention  de  ses  lettres.  D'autres  pontifes, 
plus  astucieux,  cherchaient  à  neutraliser  les  effets  de  leurs  pro- 
pres lettres  sans  diminuer  les  bénéfices  de  leur  chancellerie. 
Quand  Luc,  le  saint  archevêque  de  Gran,  fut  jeté  en  prison  par 
l'usurpateur  Ladislas,  en  1172,  il  refusa  de  faire  usage  de  let- 
tres de  libération  obtenues  d'Alexandre  III,  alléguant  qu'il  ne 
voulait  pas  devoir  sa  liberté  à  la  simonie  (1). 

Ce  n'est  pas  seulement  par  ces  procédés  funestes  que  la  juri- 
diction de  Rome  causait  des  maux  incalculables  au  monde 
chrétien.  Alors  que  les  cours  féodales  étaient  strictement  terri- 

mP  Cantor  Verb.  abbrev.  cap.  71.  -  S.  Bernardi  Tract,  de  Mor.  et  Offtc. 
evUc  c  vn  n"  25  -  Gesta  Treviror.  Archiep.  cap.  92.  -  PruU  Malteser  Urk«* 
RS  togesten,  Munich,  1883,  p.  38.  -   Guil     K-^i^^J^^T 

Gu.ït.  Mapes,  De  nugis  curialium,  dist.  n,  cap,  TH, 


VÉNALITÉ   DE   LA    CURIE   ROMAINE  21 

toriales  et  locales,  que  les  fonctions  judiciaires  des  évêques 
étaient  limitées  à  leur  propre  diocèse,  de  sorte  que  tout  homme 
pouvait  savoir  devant  qui  il  était  responsable,  la  juridiction* 
universelle  de  Rome  donnait  lieu  tout  naturellement  à  des  abus 
de  la  pire  espèce.  Le  pape,  en  sa  qualité  de  juge  suprême,  pou- 
vait déléguer  à  n'importe  qui  une  partie  de  son  autorité  recon- 
nue en  tous  lieux  ;  de  plus,  la  chancellerie  pontificale  ne  choi- 
sissait pas  avec  beaucoup  de  discernement  les  individus  auxquels 
elle  remettait  des  lettres  les  autorisant  à  exercer  les  fonctions 
judiciaires  et  à  assurer  l'exécution  de  leurs  arrêts  par  la  menace 
de  l'excommunication.  S'il  faut  en  croire  les  témoignages 
contemporains,  ces  lettres  étaient  ouvertement  vendues  par  la  ^9 
chancellerie  romaine  à  ceux  qui  étaient  en  état  de  les  payer. 
L'Europe  était  sillonnée  par  une  multitude  de  gens  munis  des 
armes  les  plus  redoutables,  dont  ils  se  servaient  sans  scrupule 
pour  extorquer  de  l'argent.  Les  évêques,  d'autre  part,  ne  se 
faisaient  pas  faute  d'affirmer  leur  juridiction  plus  limitée,  et, 
dans  la  confusion  qui  en  résultait,  il  se  trouvait  trop  aisément 
des  aventuriers  pour  prétendre  être  en  possession  de  ces  pou- 
voirs délégués  et  s'en  servir  en  vue  des  intérêts  les  plus  vils. 

Ces  lettres  donnaient,  à  ceux  qui  les  possédaient  ou  préten- 
daient les  posséder,  carte  blanche  pour  commettre  des  injus- 
tices, exercer  des  vengeances  ou  s'enrichir.  Par  surcroît,  on  se 
mit  à  en  fabriquer.  Il  était  bien  malaisé  de  s'adresser  à  Rome 
pour  s'assurer  de  l'authenticité  d'un  bref  pontifical.  Lucius  III, 
\prs  1185,  ordonna  de  poursuivre  une  bande  de  faussaires 
opérant  en  Angleterre,  dont  la  lucrative  industrie  avait  beau- 
coup nui  au  respect  qu'inspiraient  les  publications  du  Saint- 
Siège.  Célestin  III  parle  de  faussaires  de  lettres  pontificales  qui 
avaient  été  récemment  découverts  à  Rome  même  ;  son  succes- 
seur Innocent  III,  en  montant  sur  le  trône,  découvrit  un  autre 
atelier  de  ce  genre  en  pleine  activité.  Bien  qu'il  ait  pris  des 
mesures  pour  fermer  cette  officine,  le  commerce  des  faux  brefs 
était  trop  profitable  pour  que  In  vigilance  d'un  pape  honnête  pût 
y  mettre  fin.  Jusqu'au  dernier  jour  de  son  pontificat,  la  chasse 
aux  brefs  frauduleux  fut  une  do  ses  préoccupations  constantes. 


22  FAUSSAIRES    DE   BREFS 

Vers  la  même  époque,  Etienne,  évêque  de  Tournai,  découvrit 
dans  sa  ville  épiscopale  un  nid  de  faussaires  qui  avaient  imaginé 
un  ingénieux  instrument  pour  la  fabrication  des  sceaux  du 
pape.  Aux  yeux  du  peuple,  cependant,  il  importait  peu  que  les 
brefs  fussent  authentiques  ou  apocryphes;  les  souffrances  et 
l'oppression  étaient  les  mêmes,  que  la  chancellerie  romaine  eût 
touché  des  droits  ou  non  (4). 
20  Ainsi  la  curie  romaine  était  un  objet  de  terreur  pour  tous 
ceux  qui  entraient  en  contact  avec  elle.  Hildebert  du  Mans 
dépeint  les  officiers  de  la  curie  comme  vendant  la  justice,  retar- 
dant les  décisions  sous  mille  prétextes  et,  finalement,  oublieux 
de  leurs  engagements  quand  il  n'y  avait  plus  d'argent  pour  les 
corrompre.  «  Us  étaient  de  pierre  pour  comprendre,  de  bois 
pour  juger,  de  feu  pour  s'irriter,  de  fer  pour  pardonner; 
renards  pour  tromper,  taureaux  par  l'orgueil  et  minotaures  par 
leur  habitude  de  tout  dévorer.  »  Un  siècle  plus  tard,  Robert 
Grosseteste  disait  carrément  à  Innocent  IV  et  à  ses  cardinaux 
que  la  curie  était  la  source  de  toute  l'ignominie  qui  faisait 
du  sacerdoce  une  honte  et  un  opprobre  pour  la  chrétienté.  Un 
siècle  et  demi  après,  ceux  qui  connaissaient  le  mieux  la  curie 
romaine  déclaraient  qu'elle  n'avait  pas  changé  (2). 

Quand  tel  était  l'exemple  donné  par  la  tête  de  l'Église,  il  eût 
été  bien  surprenant  que  beaucoup  d'évêques  ne  profitassent  pas 
de  toutes  les  occasions  pour  tondre  leurs  troupeaux.  Pierre 
Gantor,  témoin  digne  de  toute  créance,  déclare  qu'ils  ne  sont 


(1)  Can.  43,  pxtra  lib.  i,  tit.  in.  —  Pefri  Exoniens.  Summula  exinendi  confes- 
sicnis  (Harduin.  mi,  1126). —  Goncil.  Herbipolens.  ann.  1187,  c.  37.  —  Concil. 
apud  Campinacu  n,  ann.  1238,  c.  1,  2,  7. —  Concil.  apud  Castrum  Gonterii,  ann.  1253, 
can.  unie  —  C.  Nug^riolens.  ann.  1290,  c.  3.  —  C.  Avenionens.  ann.  1326,  c.  49  ; 
ann.  1337,  c.  5'.).—  C.  Kituricens-.  ann.  133  î,  c.  5.  —  C.  Vauréns.  ann.  1308,  c.  10, 
11  —  Lucii  PP  III,  Epist.  252.  —  Compilât,  n,  tit.  iv,  can.  1,2.—  (.aelestin. 
PP.  III,  D'cret.  xxtvm  (Migne,  cevi,  p.  1252).  —  Innocent.  PP.  III,  Rp.qest.  lib.  i, 
Epist.  235,  310,  405,  Jri6,  536,  540;  n,  29;  in,  37;  vi,  1-20,  -233,  231;  vu,  26;  x,  15, 
79,  93  :  xi,  111,  161,  275;  xv,  218,  223  ;  Supplem.  231.  —  Beger,  Reg  d'In-oc.  iv, 
pp.  lxxvi-lxxvii,  n*»  2501,  3214,  3812,  4086.  —  Theiner,  \  et.  Monument,  ffibern. 
et  Scotor.  n°  196,  p.  75.  —  De  ReifTenberg,  Chron.  <ie  Ph.  Mo"sk"S,  i,  ccxxv. 

Lorsque  cet  fléau  annuel,  connu  sous  le  nom  de  Bulle  In  csena  Dornini,  devint 
un  usage,  les  faussaires  de  lettres  papales  furent  inclue  dans  ses  anathèmes,  jus- 
qu'à la  suppression  île  cette  bulle  en  1773. 

(2;  Fascic.  Rcrum  Expetend.  et  Fugiend.  n,  7,  251-255  (éd.  de  1620). 


INDIGNATION    DE    PIERRE    CANTOR  23 

pas  des  pêcheurs  d'âmes,  mais  d'argent,  et  qu'ils  ont  à  leur 
service  mille  fraudes  ingénieuses  pour  vider  les  poches  des  pau-  / 
vres.  «  Ils  possèdent,  dit-il,  trois  hameçons  pour  attraper  leur 
proie  dans  les  eaux  profondes  —  le  confesseur,  chargé  de 
la  cure  des  âmes  ;  le  diacre,  l'archidiacre  et  d'autres  prêtres, 
qui  servent  les  intérêts  du  prélat  par  des  moyens  honnêtes  ou 
non  ;  enfin  le  curé  de  campagne,  qui  est  choisi  en  raison  de  son 
habileté  à  exploiter  les  pauvres  et  à  rapporter  leurs  dépouilles 
à  son  maître.  »  Ces  fonctions  étaient  souvent  affermées  et  le 
droit  de  tourmenter  et  de  dépouiller  le  peuple  était  vendu  au 
plus  offrant.  Tous  ces  hommes  excitaient  une  haine  générale, 
dont  bien  des  anecdotes  portent  témoignage.  Un  ecclésias- 
tique avait  perdu  au  jeu  tout  son  avoir,  à  l'exception  de  cinq 
sols;  fou  de  rage,  il  s'écria  qu'il  donnerait  volontiers  ce  qui  lui 
restait  à  celui  qui  lui  enseignerait  le  moyen  d'offenser  Dieu  le 
plus  gravement.  Un  assistant  fut  jugé  digne  de  toucher  la 
somme  pour  avoir  dit  :  «  Si  vous  voulez  offenser  Dieu  pis  que 
tous  les  autres  pêcheurs,  devenez  fonctionnaire  ou  collecteur 
épiscopal  !  »  «  Autrefois,  continue  Pierre  Cantor,  on  mettait 
quelque  décence  à  s'approprier  les  biens  des  riches  et  des  pau- 
vres; mais  maintenant,  tout  se  fait  publiquement  et  ouverte- 
ment, au  moyen  d'une  foule  de  fraudes  et  de  procédés  d'extorsion 
nouveaux.  »  «  Les  fonctionnaires  des  prélats  ne  sont  pas  seule- 
ment leurs  sangsues,  qui  sucent  pour  être  pressées  ensuite,  mais 
ce  sont  les  filtres  du  vin  de  leurs  rapines,  gardant  pour  eux- 
mêmes  la  lie  du  péché  (1).  »  21 

Cette  explosion  d'une  indignation  honnête  prouve  que  le 
principal  instrument  d'exaction  et  d'oppression  était  la  fonction 
judiciaire  de  l'épiscopat.  Il  est  vrai  que  de  gros  revenus  prove- 
naient de  la  vente  des  bénéfices  et  de  l'extorsion  de  droits  pour 
toute  sorte  d'actes  officiels  ;  il  est  vrai  aussi  que  beaucoup  de 
prélats  ne  rougissaient  pas  de  tirer  un  profit  immonde  de  l'im- 
moralité si  répandue  parmi  un  clergé  de  célibataires  en  exigeant 
un  tribut  appelé  cullagium,  après  paiement  duquel  le  prêtre 

(i)  P.  Cantor.  Verb.  abbvev.  cap.  24.  —  Cf.  Pelri  Blesensis  Epist.  23;  Johan- 
nes  Saresberiens.  Polycrat.  lib.  \u,  cip.  21  ;  lib.  vin,  cap.  17. 


24  ABUS   DES   PROCES 

pouvait  vivre  en  paix  avec  sa  concubine.  Mais  il  est  certain  que  la 
juridiction  spirituelle  était  la  source  des  plus  grands  profits  pour 
les  prélats,  la  cause  de  la  plus  grande  misère  pour  le  peuple. 
Dans  les  cours  temporelles  elles-mêmes,  des  amendes  exigées  à 
la  suite  des  procès  formaient  une  part  importante  des  revenus 
des  seigneurs  ;  à  plus  forte  raison,  dans  les  tribunaux  ecclésias- 
tiques, qui  embrassaient  toute  la  jurisprudence  spirituelle  et 
une  grande  partie  de  la  jurisprudence  temporelle,  il  y  avait  une 
ample  moisson  à  recueillir.  Ainsi,  comme  le  dit  Pierre  Gantor, 
le  sacrement  du  mariage  devenait  un  sujet  de  dérision  pour  les 
laïques,  par  suite  de  la  vénalité  des  fonctionnaires  épiscopaux, 
qui  faisaient  et  défaisaient  les  unions  pour  remplir  leurs  poches. 
Le  prétexte  à  la  dissolution  du  mariage  était  naturellement 
cherché  dans  l'arsenal  compliqué  des  lois  relatives  aux  degrés 
prohibés  de  consanguinité. 

Une  autre  source  féconde  d'extorsions  était  l'excommunication. 
Si  un  malheureux  résistait  à  une  exigence  injuste,  on  l'excom- 
muniait, et  il  devait  payer  ensuite  non  seulement  ce  qu'on  lui 
avait  réclamé  à  tort,  mais  une  amende  pour  que  son  excommu- 
nication fût  levée.  Tout  retard  à  obéir  aux  sommations  de  la 
cour  de  J'Officialité  entraînait  l'excommunication  et  des  extorsions 
subséquentes. 

Là  où  il  était  si  profitable  pour  quelques-uns  de  soulever  des 
difficultés,  on  ne  manquait  aucune  occasion  d'en  faire  naître, 
au  grand  dommage  du  pauvre  peuple.  Quand  un  prêtre  était 
mis  en  possession  d'un  bénéfice,  on  lui  faisait  jurer  qu'il  ne 
fermerait  les  yeux  sur  aucune  faute  commise  par  ses  parois- 
siens, mais  ferait  en  sorte  que  les  coupables  fussent  poursuivis 
et  mis  à  l'amende  ;  il  devait  s'engager  aussi  à  ne  point  per- 
mettre que  des  querelles  ou  litiges  fussent  réglés  à  l'amiable. 
Bien  qu'une  décrétale  eût  décidé  que  les  serments  prêtés  à  cet 
effet  étaient  nuls,  les  évêques  continuèrent  à  les  exiger.  Comme 
exemple  de  ces  abus,  on  rapporte  l'histoire  d'un  enfant  qui,  en 
jouant,  tua  accidentellement  un  de  ses  camarades  avec  une 
22  flèche.  Le  père  du  meurtrier  étant  un  homme  riche,  on  s'opposa 
à  ce  qu'il  se  réconciliât  à  l'amiable  avec  le  père  de  la  victime. 


VÉNALITÉ    DES    TRIBUNAUX  25 

Pierre  de  Blois,  archidiacre  de  Bath,  n'avait  probablement  pas 
tort  lorsqu'il  décrivait  les  Ordinaires  épiscopaux  comme  des 
vipères  d'iniquité,  surpassant  en  malice  tous  les  serpents  et  tous 
les  basilics,  comme  des  bergers,  non  de  brebis,  mais  de  loups, 
entièrement  voués  à  la  malice  et  à  la  rapine  (1). 

La  vénalité  de  beaucoup  de  cours  épiscopales  était  une  cause 
plus  efficace  encore  de  misère  pour  le  peuple,  et,  par  suite, 
d'hostilité  à  l'endroit  de  l'Église.  Le  caractère  des  débats  juri- 
diques et  celui  des  avocats  qui  plaidaient  devant  ces  tribunaux 
se  reconnaît  clairement  à  l'étude  d'une  réforme  tentée,  en  1231, 
par  le  concile  de  Rouen.  On  demandait  alors  aux  avocats  de 
s'obliger  par  serment  à  ne  point  dérober  le  dossier  de  la  partie 
adverse,  à  ne  pas  produire  des  documents  faux  ou  de  faux 
témoignages.  Les  juges  étaient  à  la  hauteur  du  barreau.  Ils  ne 
reculaient  devant  aucune  extorsion  pour  drainer  jusqu'au  der- 
nier sou  l'avoir  des  plaideurs,  et  quand  les  fraudes  devenaient 
trop  manifestes,  ils  se  faisaient  remplacer  par  des  subordonnés 
qui  travaillaient  pour  leur  compte.  Il  arriva  que  l'abbaye 
d'Andres  se  prit  de  querelle  avec  la  maison  mère  de  Charroux; 
celle-ci  fit  savoir  à  l'abbaye  qu'elle  pouvait  dépenser,  devant 
n'importe  quel  tribunal,  cent  marcs  d'argent  contre  dix  de  son 
adversaire;  et,  en  effet,  après  dix  ans  de  litiges,  comprenant 
trois  appels  à  Rome,  l'abbaye  d'Andres  se  trouva  chargée  d'une 
dette  énorme  de  1,400  livres  parisis,  outre  que  les  détails  de  la 
procédure  attestent  la  corruption  la  plus  éhontée .  La  cour 
romaine  donnait  l'exemple  aux  autres  et  sa  réputation  à  cet 
égard  se  reflète  dans  l'éloge  accordé  au  pape  Eugène  III;  on  lui 
fait  gloire  d'avoir  repoussé  un  prieur  qui  voulait  engager  une 
affaire  devant  lui  par  l'offre  d'un  marc  d'or!  (2) 


(1)  Concil.  Juliobonens.  ann.  1080,  c.  3,  5.  —  Concil.  Bremens.  ann.  1206.  — 
Ëadmer.  Hist.  Novor.  lib.  iv.  —  C«.ncil.  Melfitan.  ann.  1 284,  c.  5.  —  P.  Cantor. 
Verb.  abhrev.  ca  ..  24,  79.  —  Innocent.  PP.  III,  Rngest.  X,  85;  xn,  37.  —  Pet. 
Blesensis  Epist.  209. 

(2)  Concil.  Rotomng.  ann.  1231,  c.  48.  —  P.  Cantor.  Verb.  abbrev.  en  p.  23.  — 
Innocent.  PP.  I If,  Regest.  i,  376.—  Chron.  Andies.  Monast.  —Narrât.  Beslaur 
Abbat.  S.  Mart.  Tomacens.  cap.  113,  114.  —  Joann.  Saresberiens.  Polycrat 
lib.  v,  cap.  15;  cf.  lib.  vi,  cap.  24. 

2 


26  NÉGLIGENCE   DE   LA   PRÉDICATION 

23  Une  autre  sorte  d'oppression  s'inspirait  de  motifs  plus  élevés 
et  donnait  des  résultats  meilleurs,  mais  n'en  pesait  pas  moins 
d'un  poids  effrayant  sur  la  masse  du  peuple.  C'est  vers  cette 
époque  que  l'usage  s'introduisit  de  construire  des  églises  et  des 
abbayes  magnifiques,  ornées  de  vitraux  et  des  décorations  les 
plus  somptueuses.  Ces  édifices  étaient,  sans  doute,  l'expression 
d'une  foi  ardente,  mais  ils  étaient  encore  plus  la  manifestation 
de  l'orgueil  des  prélats  qui  présidaient  à  leur  construction.  Dans 
notre  admiration  de  ces  monuments  illustres,  nous  ne  devons 
pas  oublier  les  terribles  efforts  et  les  souffrances  qu'ils  ont 
imposés  aux  serfs  et  aux  paysans.  Pierre  Cantor  affirme  qu'on 
les  édifiait  au  prix  d'exactions  sur  les  pauvres,  avec  les  béné- 
fices odieux  de  l'usure,  à  l'aide  des  mensonges  et  des  fraudes 
pratiqués  par  les  quaestuarii  ou  vendeurs  d'indulgences;  il 
ajoute  que  les  grandes  sommes  ainsi  dépensées  l'auraient  été 
plus  utilement  à  racheter  des  captifs  et  à  secourir  les  misé- 
rables (1). 

Il  n'y  avait  guère  lieu  d'espérer  que  des  prélats  du  genre  de 
ceux  qui  occupaient  alors  les  sièges  de  l'Église  se  consacrassent 
aux  véritables  devoirs  de  leur  fonction.  Au  premier  rang  de 
ces  devoirs  était  la  prédication,  la  diffusion  parmi  les  fidèles 
des  "enseignements  de  la  foi  et  de  la  morale.  En  vérité,  l'office 
du  prédicateur  était  surtout  une  fonction  épiscopale;  l'évêque 
était  le  seul  homme  du  diocèse  autorisé  à  l'exercer;  le  prêtre 
de  paroisse  ne  recevait  pas  l'éducation  nécessaire  et  les  règle- 
ments ne  lui  permettaient  pas  de  prêcher  sans  une  permission 
spéciale  de  son  supérieur.  Mais  les  prélats  turbulents  et  belli- 
queux de  cette  époque  pensaient  à  toute  autre  chose  et 
n'étaient,  d'ailleurs,  nullement  aptes  à  la  prédication.  En  1031. 
le  concile  de  Limoges  exprima  le  désir  que  l'on  prêchât  au 
peuple  non  seulement  dans  l'église  épiscopale,  mais  dans 
d'autres  églises,  quand  la  volonté  de  Dieu  inspirerait,  pour  cette 
tâche,  un  docteur  compétent.  Mais  l'Église  resta  inactive  jus- 
qu'à ce  que  la  diffusion  de  l'hérésie  lui  fit  reconnaître  l'impru- 

(1)  P.  Cantor.  Verb.  abbrev.  cap.  86. 


VENTE    DES    BÉNÉFICES  27 

dence  qu'elle  commettait  en  négligeant  une  source  si  efficace 
d'influence.  En  1209,  le  concile  d'Avignon  ordonna  aux  évêques 
de  prêcher  plus  souvent  et  plus  diligemment  que  par  le  passé;  24 
quand  l'occasion  s'en  offrait,  il  fallait  confier  la  tâche  à  quel- 
ques personnes  «  honnêtes  et  discrètes.  »  En  1215,  le  grand 
concile  de  Latran  admit  que  les  évêques,  surchargés  de  beso- 
gnes pressantes,  n'avaient  pas  le  loisir  de  prêcher  souvent  eux- 
mêmes;  il  demanda  qu'ils  trouvassent  et  payassent  de  leurs 
deniers  des  hommes  ayant  pour  fonction  de  visiter  les  paroisses 
et  d'édifier  le  peuple  tant  par  la  parole  que  par  l'exemple.  De 
pareilles  exhortations  ne  produisirent  que  peu  d'effet;  le  champ 
de  la  prédication  se  trouva  presque  abandonné  aux  hérétiques, 
jusqu'à  ce  que  les  Frères  Prêcheurs  commençassent  leur  œuvre, 
au  grand  mécontentement  des  évêques. 

L'inquisiteur  troubadour  Izarn  n'hésite  pas  à  déclarer  que 
l'Inquisition  ne  se  serait  jamais  répandue  s'il  y  avait  eu  de  bons 
prédicateurs  pour  s'y  opposer  et  que,  sans  les  Dominicains,  on 
n'en  serait  jamais  venu  à  bout  (1). 

La  partie  inférieure  du  clergé  ne  pouvait  guère  avoir  plus  de 
valeur  morale  que  l'épiscopat.  Les  bénéfices  étaient  pour  la 
plupart  à  la  disposition  des  évêques,  bien  que  la  collation 
de  beaucoup  d'autres  dépendit  des  seigneurs  laïques;  certains 
corps  religieux  possédaient  des  droits  particuliers  de  patro- 
nage et  bon  nombre  d'entre  eux  comblaient,  par  voie  de  coop- 
tation, les  vides  qui  venaient  à  se  produire.  Cependant,  quel 
que  fût  le  pouvoir  dont  dépendait  la  collation,  les  résultats 
étaient,  dans  la  pratique,  à  peu  près  les  mêmes.  Tout  le  monde 
se  plaint,  à  cette  époque,  que  les  bénéfices  sont  ouvertement 
vendus  ou  donnés  par  faveur,  sans  enquête  sur  les  qualités  ou 
les  aptitudes  de  l'impétrant.  Saint  Bernard  lui-même,  en  1151, 
sollicitait  une  prévôté  pour  un  jeune  homme  sans  valeur,  qui 
était  le  neveu  de  son  ami  l'évêque  d'Auxerre;  à  la  réflexion,  il 
éprouva  des  scrupules  et  retira  sa  demande,  ce  qu'il  put  faire 

(1)  Concil.  Lemovicens.  ann.  1031.  —  Concil.  Avenoniens.  ann.  1209,  c.  1.  — 
Conc''l.  Lateranens.  ano  1215,  c.  10.  —  Millot,  Hist.  litt.  des  Troubadours, 
ii,  61 


28  ABUS   DU   FAVORITISME 

d'autant  plus  aisément  que  son  ami,  en  mourant,  n'avait  pas 
laissé  moins  de  sept  églises  à  son  bien  aimé  neveu. 

La  même  année  il  refusa  au  comte  Thibaut  de  Champagne 
un  bénéfice  que  ce  puissant  personnage  avait  demandé  pour 
son  fils,  lequel  n'était  encore  qu'un  enfant;  mais  la  requête 
adressée  à  saint  Bernard  prouve  combien  on  était  habitué 
alors  à  donner  par  faveur  les  bénéfices  —  quand  on  ne  les  ven- 
dait pas. 
25  A  la  vérité,  la  loi  canonnique  était  pleine  d'admirables  pré- 
ceptes touchant  les  vertus  et  les  aptitudes  exigibles  des  candi- 
dats; mais,  dans  la  pratique,  ces  préceptes  restaient  lettre 
morte.  Le  pape  Alexandre  III  s'indigna  un  jour  d'apprendre 
que  l'évêque  de  Coventry  avait  l'habitude  de  donner  des  églises 
à  des  enfants  âgés  de  moins  de  dix  ans;  mais  tout  ce  qu'il  osa 
faire  fut  d'ordonner  que  les  cures  fussent  confiées  a  des  vicaires 
compétents  jusqu'à  ce  que  les  titulaires  eussent  atteint  l'âge 
requis,  qu'il  fixa  lui-même  à  quatorze  ans.  D'autres  papes, 
plus  charitables,  réduisirent  à  sept  ans.  l'âge  requis  pour  la 
possession  des  bénéfices  simples  ou  des  prébendes. 

Quant  aux  abus  du  patronage,  on  ne  pouvait  attendre  que 
la  curie  romaine  y  mit  un  terme,  car  elle  en  était  elle-même 
tout  infectée.  L'armée  de  complaisants  et  de  parasites  qu'elle 
abritait  était  sans  cesse  à  l'affût  des  riches  bénéfices  dans 
tous  les  pays  de  l'Europe  et  les  papes  ne  cessaient  d'écrire  aux 
évêques   et   aux  chapitres,  demandant  des  places   pour  leurs 

amis  (1).  ,  ,,  ,        , 

Un  pareil  système  devait  avoir  pour  conséquence  1  abus  des 
pluralités,  avec  tous  les  inconvénients  qui  en  résultaient  C'est 
en  vain  que  des  papes  et  des  conciles  réformateurs  publièrent 
des  constitutions  pour  les  interdire;  c'est  en  vain  que  des 
moralistes  indignés  en  dénoncèrent  les  scandales,  également 

(1)  S.  Bernard.  Epist.  27.  274,  276.  -  Can  2,  3,  extra  lib  i^  «t.  13.  -  J  ho- 
n4sin,  Discipl  de  ?***,*.£  ^  C^tf  ^Cotu  Lugdun  ann.  1274, 
ann    1181.  —    Concil.  Turon     ann.  liât,  ç.   10  ,nnft,ont&pi.    ni    Reoest. 


c.  12.-  P.  Cantor.  Verb.  abàrev.  ™V'">*»>  ^  ~  £  . aisajt  ^  faute  d'in- 
&a£  s7s  &M&S*  Wr'JWé.'B- W£-  sont  _ 
plis  de  missives  à  cet  effet. 


CUMUL   DES   BENEFICES  2? 

pernicieux  au  bien  des  âmes,  aux  revenus  temporels  et  à  la 
considération  des  églises.  Interdites  par  le  droit  canon,  les 
pluralités,  comme  tous  les  abus,  étaient  une  source  de  profits 
pour  la  curie  romaine,  toujours  prête  à  accorder  des  dispenses 
lorsque  les  détenteurs  de  pluralités  craignaient  qu'on  se  mêlât 
de  leurs  affaires.  On  pouvait  aussi  s'en  servir  dans  un  but 
politique,  comme  lorsqu'Innocent  IV,  en  1246,  brisa  la  coalition 
menaçante  des  nobles  de  France  par  un  emploi  habile  de  ces 
dispenses. 

En  fait,  il  se  trouvait  de  savants  docteurs  en  théologie  pour 
soutenir  la  légalité  de  cet  abus;  c'est  ce  que  fit,  par  exemple, 
vers  1238,  dans  une  discussion  publique,  le  chancelier  de  l'Uni- 
versité de  Paris,  Maître  Philippe,  qui  était  lui-même  un  plura- 
liste notoire.  Son  destin, cependant  fut  un  avertissement  pour  les 
autres.  Sur  son  lit  de  mort,  son  ami,  Guillaume  d'Auvergne, 
évêque  de  Paris,  l'exhorta  à  abandonner  tous  ses  bénéfices  à  26 
l'exception  d'un  seul,  promettant  de  le  dédommager  de  ce 
sacrifice  s'il  venait  à  se  rétablir.  Philippe  refusa,  par  la  raison, 
disait-il,  qu'il  voulait  savoir  si  la  pluralité  des  bénéfices  entraî- 
nait la  damnation.  La  curiosité  du  scolastique  fut  satisfaite. 
Peu  après  sa  mort,  une  ombre  apparut  au  bon  évêque  en 
prière,  s'annonça  comme  l'âme  du  chancelier  et  déclara  qu'elle 
était  damnée  à  tout  jamais  (1). 

Un  clergé  ainsi  recruté  et  soumis  à  de  telles  influences  ne 
pouvait,  sauf  exceptions, n'être  qu'un  fléau  pour  les  hommes  qui 
subissaient  sa  direction  spirituelle.  Un  bénéfice  acquis  à  deniers 


(1)  Concil.  Lateran.  III,  ann.  1179,  e.  13,  14;  IV,  ann.  1215,  c.  29.  —  Inno- 
cent. PP.  III,  Hegest.  i,  82,  191,  471.  —  P.  Gantor.  Verb.  abbrev.  cap.  31,  32, 
3t,  80.  —  Honor.  PP.  III,  Epist.  ad  archiep.  Bituricens.  ann.  1219.  —  Ui  bani 
PP.  V,  Constit.  1367  (Harduin.  Concil.  VU,  1707).—  Isambert,  Ane.  Loix  Franc. 
i,  252.  —  Malt.  P,»rs,  Hist.  Angl.  ann.  1246  (éd.  1644,  p.  483).  —  Wadding. 
Annal.  Mmor.  ann.  J 238,  n°  8.  —  D'Argentré,  Collect.  Judicior.  de  Nov.Error. 
I,  i,  143. 

La  correspondance  de  la  chancellerie  papale  sous  Innocent  IV,  conservée  dans 
le  registre  officiel,  comprend,  pour  les  trois  premiers  mois  de  1245,  332  lettres, 
dont  un  cinquième  sont  des  dispenses  accordées  à  65  individus  qui  sont  autorisés 
*tenir  des  pluralités.  Un  bon  nombre  d'autres  sont  des  dispenses  de  la  loi  cano- 
nique, m  <u>trant  quelle  inépuisable  source  de  revenus  pour  la  cure  romaine  étaient 
les  vices  du  clergé.  Pour  la  rapacité  avec  hquelle  on  se  disputait  par  avance  les> 
bénéfices  des  mourants,  voir  Ibid.  n°  1631. 


30  QUESTION   DES    DIMES 

comptants  était  considéré  comme  un  placement  pur  et  simple, 
dont  il  fallait  tirer  le  plus  de  profit  possible  par  des  extorsions 
et  d'autres  manigances,  en  réduisant  au  minimum  les  devoirs 
propres  du  pasteur  chrétien. 

JJne  des  sources  les  plus  fécondes  de  mécontentement  et  de 
querelles  était  la  question  des  dîmes.  Cette  forme  oppressive  de 
taxation,  aggravée  par  la  rapacité  des  percepteurs,  avait  depuis 
longtemps  donné  naissance  à  des  troubles.  Ce  fut  le  plus  grand 
obstacle  aux  efforts  de  Charlemagne  pour  convertir  les  Saxons 
et  nous  verrons  que  cette  institution  fut  la  cause,  au  xme  siècle, 
d'une  croisade  impitoyable  contre  les  Frisons.  Dans  certaines 
localités,  la  résistance  du  peuple  devint  telle  que  le  non-paie- 
ment des  dîmes  fut  qualifié  d'hérésie.  Partout  nous  voyons  que 
la  question  des  dîmes  met  aux  prises  le  pasteur  et  son  troupeau 
et  suscite  d'interminables  litiges  entre  ceux  qui  se  disent  auto- 
27  risés  à  en  profiter.  De  là,  toute  une  branche  du  droit  canonique 
destinée  à  régler  ces  contestations.  Carlyle  affirme  qu'au 
moment  où  éclata  la  Révolution  française  il  n'y  avait  pas 
moins  de  soixante  mille  affaires  de  dîmes  pendantes  devant  les 
tribunaux.  Autrefois,  on  faisait  quatre  parts  de  la  dîme,  l'une 
pour  l'évêque,  une  autre  pour  le  prêtre  de  la  paroisse,  la  troi- 
sième pour  la  fabrique  de  l'église  et  la  quatrième  pour  les 
pauvres.  Mais,  à  l'époque  où  nous  sommes,  la  soif  des  biens 
terrestres  était  telle  qu'évêque  et  prêtre  prenaient  chacun  le 
plus  qu'il  pouvait,  laissant  peu  de  chose  à  l'Église  et  ne  laissant 
rien  du  tout  aux  pauvres  (1). 

La  partie  de  la  dîme  que  le  prêtre  arrivait  à  garder  pour  lui 
était  rarement  suffisante  pour  ses  besoins,  d'autant  plus  qu'il 
vivait  fréquemment  dans  le  désordre  et  était  exposé  à  la  rapa- 

(i)  Clément.  PP.  IV,  Epist.  456  (Martène,  Thesaw.  n,  461).  —  Alcuini  Epis  t. 
1  ad  Arnon.  Salisburg.  (Pez,  Thtsaur.  n,  1,  4).  —  Decreti  P.  n,  caus.  xni.  Gra- 
tiani,  Comment,  in  Q.  i,  cap.  1  ;  caus.  xvi,  Q.  1,  cap.  42,  43,  45-47,  56,  57;  caus. 
xti,  Q.  vu,  cap.  1-8  —  Evtra  lib.  m,  tit.  xxx.  —  Conril.  Rotomag.  ann.  1189, 
c.  23.  —  Concil.  Wigorn.  ann.  1240,  c.  44,  45.  —  Concil.  Mertonens.  ann.  1300. 
—  Concil.  apud  Pennam  Fidelem,  ann.  1302,  c.  7.  —  Concil.  Maghfeldens.  ann. 
1332.  —  Concil.  Londin.  ann.  1342,  c.  4,  5.  —  Concil.  Nimociens.  ann.  1298, 
c.  16.—  Concil.  Nicosiens.  ann.  1340,  c.  1.  —  Coidl.  Marciac.  ann.  132«, 
c.  30.  —  Concil.  VaureHS.  ann.  1368,  c.  68-70.—  Gerhohi  Reichersperg.  Lib.  de 
uEdificio  Dei,  c.  46. 


EXTORSIONS    D'OFFRANDES    PIEUSES  31 

cité  de  ses  supérieurs.  Aussi  cette  forme  de  la  simonie  qui 
consiste  à  vendre  les  sacrements  devint  bientôt  générale.  La 
confession,  que  l'on  rendit  alors  obligatoire  et  dont  le  prêtre 
avait  le  monopole,  ouvrait  un  vaste  champ  aux  extorsions  de 
toute  nature.  Quelques  confesseurs,  il  est  vrai,  estimaient  à  bas 
prix  le  sacrement  de  la  pénitence  et  donnaient  l'absolution  de 
tout  péché  en  échange  d'un  poulet  ou  d'une  pinte  de  vin;  mais 
d'autres  se  montraient  plus  exigeants. 

Un  contemporain  raconte  qu'Einhardt,  prêtre  de  Soest,  répri- 
manda sévèrement  un  de  ses  paroissiens  qui,  préparant  ses 
Pâques,  confessa  avoir  péché  par  incontinence  en  carême;  il 
exigea  de  lui  dix-huit  deniers,  prix  de  dix-huit  messes  pour  son 
âme.  Un  autre  vint  dire  à  Einhardt  que,  durant  le  carême,  il 
s'était  abstenu  d'avoir  commerce  avec  sa  femme  ;  aussitôt  il  fut 
frappé  d'une  amende  identique,  prix  de  dix-huit  messes,  parce 
qu'il  avait  perdu  l'occasion  d'engendrer  un  enfant,  comme  c'eût 
été  son  devoir.  Les  deux  paroissiens  durent  vendre  leurs  récoltes 
à  l'avance  afin  de  trouver  l'argent  nécessaire.  Le  hasard  voulut  28 
qu'ils  se  rencontrassent  sur  la  place  du  marché  et  comparassent 
les  notes  que  le  prêtre  leur  avait  remises.  Ils  portèrent  plainte 
au  doyen  et  au  chapitre  de  Saint-Patrocle  et  l'affaire  fut 
ébruitée,  au  grand  scandale  des  fidèles.  Mais  la  lucrative 
carrière  d'Einhardt  ne  fut  pas  interrompue  pour  si  peu  de 
chose  1 

Toutes  les  fonctions  sacerdotales  devaient  ainsi  être  produc- 
tives de  revenus.  Un  prêtre  refusait  de  célébrer  un  mariage  ou 
des  obsèques  si  les  sommes  demandées  n'étaient  pas  payées 
d'avance  ;  l'eucharistie  même  n'était  accordée  aux  commu- 
niants que  s'ils  offraient  ce  qu'on  appelait  une  oblation.  Pour 
concevoir  la  gravité  de  ce  dernier  fait,  il  faut  se  mettre  dans 
l'état  d'esprit  de  ces  hommes  qui  croyaient  tous,  sans  réserve, 
à  la  transubstantiation.  Pierre  Cantor  a  donc  raison  lorsqu'il  dit 
que  les  prêtres  de  son  temps  sont  pires  que  Judas  Iscariote,  qui 
vendit  le  corps  du  Seigneur  pour  trente  deniers  ;  eux  en  font 
autant  tous  les  jours...  pour  un  denier. 

En  outre,   beaucoup  de  prêtres  transgressaient  la  règle   qui 


32  EXACTIONS   AU   LIT   DES   MOURANTS 

défendait,  sauf  exceptions  particulières,  de  célébrer  plus  d'une 
messe  par  jour;  ceux  qui  voulaient  s'y  conformer  en  apparence 
imaginèrent  une  combinaison  ingénieuse  :  en  répétant  l'introït, 
ils  divisaient  une  messe  en  une  demi-douzaine  de  parties  et  re- 
cevaient une  oblation  pour  chacune  (1). 

Si,  à  chaque  tournant  de  son  existence,  le  fidèle  était  ainsi 
soumis  à  des  exactions,  l'avidité  du  clergé  ne  s'arrêtait  pas 
devant  son  lit  de  mort;  son  cadavre  même  avait  une  valeur 
marchande  pour  les  vampires  qui  se  le  disputaient.  Les  derniers 
sacrements,  indispensables  au  salut  des  âmes,  étaient  souvent 
refusés  par  le  prêtre  s'il  ne  recevait  pas,  en  échange,  quelque 
objet  appartenant  au  moribond,  par  exemple  les  draps  de  son 
lit.  Mais  il  est  probable  que  cet  abus  n'était  pas  fréquent.  Bien 
plus  répandu  était  l'usage  d'exploiter  les  terreurs  du  Jugement 
par  l'extorsion  de  legs  destinés  à  des  usages  pieux.  On  sait 
qu'une  grande  partie  des  biens  de  l'Église  ont  été  amassés  de 
cette  façon;  dès  le  ix«  siècle,  des  plaintes  s'élevaient  à  ce  sujet. 
29  En  811,  Charlemagne,  ayant  convoqué  les  conciles  provinciaux 
dans  tout  son  Empire,  demanda  aux  prélats  s'ils  pouvaient 
vraiment  prétendre  avoir  renoncé  au  monde  alors  qu'ils  ne 
cessaient  de  chercher  à  s'enrichir,  de  promettre  le  ciel  et  de 
menacer  de  l'enfer,  afin  d'obtenir  que  les  simples  et  les  igno- 
rants déshéritassent  leurs  héritiers  naturels,  livrés  ensuite  à  la 
pauvreté  qui  les  conduisait  au  vol  et  au  crime.  A  cette  question, 
le  concile  de  Châlons,  en  813,  répondit  par  un  canon  interdisant 
ces  pratiques  et  rappelant  au  clergé  que  l'Église  devait  secourir 
les  pauvres  et  non  les  dépouiller.  Le  concile  de  Tours  répliqua 
qu'il  avait  fait  une  enquête  et  n'avait  pu  découvrir  aucune  per- 
sonne se  plaignant  d'avoir  été  déshéritée.  Le  concile  de  Reims 
passa  prudemment  l'affaire  sous  silence  et  celui  de  Mayence 
s'engagea  à  faire  restituer  les  biens  ainsi  détournés    à   leurs 

(1)  Caesar.  Heisterbae.  Dial.  Mirac.  dist.  m,  cap.  40,  41.  —  Hist.  Monast.  S. 
Laurent.  Leodiens.  lib  v,  cap.  39.  —  Innocent.  PP.  III,  Regest.  i,  220;  n,  104. 
—  P.  Cantor.  Yerb.  abbrev.  cap.  27-29,38-40.  —  Grandjean,  lieg.de  Benoit XI, 
no  975,  _  Concil.  Lateran.  IV,  ann.  1215,  c.  63-66.  —  Concii.  Rotomag.  ann. 
1231,  c.  14.  —  Teulet,  Layettes,  n,  306,  n°  2428.  —  Const.  Provin.  S.  Edmund. 
Cantuar.  ann.  1-236,  c.  8.  —  Synod.  Wigorn.  ann.  1240,  c.  16,  26,  29.  —  Concil. 
Turon.  ann.  1239,  c.  4,  17. 


EXACTIONS   AUX   OBSÈQUES  33 

ayants-droit.  L'effet  de  cette  intervention  dura  peu  ;  l'Église 
continua  à  battre  monnaie  avec  les  terreurs  des  mourants  e 
finalement,  vers  1170,  Alexandre  III  décida  que  personne  ne 
pourrait  faire  un  testament  valable  hors  la  présence  du  prêtre 
de  sa  paroisse.  Dans  quelques  localités,  le  notaire  qui  rédigeait 
un  testament  en  l'absence  du  prêtre  était  excommunié  et  le 
corps  du  testateur  ne  pouvait  être  enterré  chrétiennement- 
Pour  justifier  ces  abus,  on  alléguait  quelquefois  la  nécessité 
d'empêcher  un  hérétique  de  léguer  ses  biens  à  d'autres  héré- 
tiques ;  mais  la  vanité  de  cet  argument  est  attestée  par  le  fait 
que  la  règle  en  question  fut  promulguée  à  diverses  reprises 
dans  des  pays  où  l'hérésie  était  inconnue.  On  se  plaignait  aussi 
parfois  que  les  prêtres  de  paroisse  fissent  servir  à  leur  usage 
personnel  des  legs  qui  étaient  institués  au  profit  de  fondations 
pieuses  (1). 

Même  après  la  mort,  l'Église  n'abandonnait  pas  son  droit  de 
contrôle  et  les  bénéfices  qu'elle  en  retirait.  C'était  un  usage 
général  de  léguer  des  sommes  considérables  en  vue  des  pra- 
tiques par  lesquelles  l'Église  prétendait  adoucir  les  tourments 
du  Purgatoire;  l'offrande,  au  moment  des  obsèques,  n'était  pas 
moins  habituelle.  Il  en  résulta  que  la  garde  même  des 
cadavres  devenait  une  source  de  gains  importants  et  que  la 
paroisse  où  le  pêcheur  avait  vécu  et  où  il  était  mort  prétendit 
avoir  un  droit  sur  sa  dépouille.  Il  arrivait  que  quelque  monastère 
obtint,  au  dernier  moment,  d'un  moribond  que  son  corps  fût 
remisa  ses  soins  — grave  empiétement  sur  les  droits  de  la  paroisse 
et  source  de  querelles  scandaleuses  auxquelles  donnaient  nais- 
smce  les  taxes  prévues  pour  les  funérailles  et  la  récitation  des 
messes.    Dès  le  ve  siècle,   le    pape    Léon  le  Grand    n'hésita 

(1)  Synod.  Andegav.  ann.  1204,  c.  3.  —  Capit.  Car.  Mag.  II,  ann.  811,  cap.  5. 
—  Coi.cil.  Cabillon.  II,  ann.  813,  c.  6.  —  Coneil.  Turonens.  III,  ann.  813,  c.  51.— 
Goncil.  Remens.  ann.  813.  —  Coneil.  Mngnn'.  ann.  813,  c.  6.  —  Can.  10,  extra 
lib.  m,  t  t.  xxvj.  —  Coneil.  JNnrbonn.  ann.  1227,  c.  5.  —  Coneil.  Tolos.  ann.  1228, 
c.  5;  ann.  122^,  c.  16.  —  Coneil.  Rotomag.  ann.  1231,  c.  23.  —  Coneil.  Arla- 
tens.  ann.  12S4,  e.  21  :  ann.  1275,  c.  8.—  C-»nstit.  Pr.vin.  S.  Edmund.  Cantuar. 
ann.  12>C,  c.  33.  —  Coneil.  Albien*.  ann,  1254,  c.  11.  —  Coneil.  Andegav.  ann. 
1266,  1300.  —  Respons.  hlpisc.  Carcassonn.  an  >.  1275  (Martène,  i,  1151).  —  Coneil. 
INema  siens,  ann.  1284,  c.  8.  —  Coneil.  Re:itinens.  ann.  1309,  c.  8.  -  Coneil. 
Cameracens.  ann.  1317. 


30 


34  MESSES   POUR   LES   MORTS 

pas  à  condamner,  dans  les  termes  les  plus  sévères,  la  rapacité 
des  monastères  qui  invitaient  des  hommes  à  partager  leur 
retraite  dans  l'espoir  de  profiter  de  leurs  libéralités,  au  détri- 
ment du  prêtre  de  la  paroisse,  ainsi  frustré  dans  sa  légitime 
attente.  Léon  prescrivit,  en  conséquence,  un  compromis,  aux 
termes  duquel  la  moitié  des  biens  ainsi  acquis  par  un  couvent 
devait  être  attribuée  à  l'Église  du  défunt,  même  s'il  n'avait  été 
introduit  dans  le  monastère  qu'après  sa  mort.  Les  églises 
paroissiales  finirent  par  réclamer  les  cadavres  de  leurs  parois- 
siens comme  une  propriété  inaliénable  et  par  refuser  aux  mou- 
rants le  droit  de  choisir  un  lieu  de  sépulture.  Il  fallut  plusieurs 
décisions  des  papes  pour  mettre  un  terme  à  ces  réclamations 
abusives;  mais  les  décisions  de  Rome  concédaient  toujours  aux 
églises  une  partie  de  la  somme  —  le  quart,  le  tiers  ou  la  moitié 
—  que  le  défunt  avait  réservée  pour  le  salut  de  son  âme.  Dans 
quelques  endroits,  l'Église  paroissiale  prétendait  avoir  le  droit 
de  toucher  certaines  sommes  lors  de  la  mort  d'un  quelconque 
de  ses  paroissiens; il  fallut,  en  1240,  que  le  concile  de  Worcester 
décidât  que,  lorsque  la  veuve  et  les  orphelins  seraient  réduits  à 
la  mendicité  par  le  paiement  de  cette  taxe,  l'Église  se  conten- 
terait charitablement  d'un  tiers  de  l'avoir  laissé  par  le  mort,  en 
abandonnant  les  deux  autres  tiers  à  la  famille.  A  Lisbonne,  les 
dernières  consolations  de  la  religion  étaient  refusées  à  ceux  qui 
ne  léguaient  pas  à  l'Église  une  partie  de  leurs  biens,  générale- 
ment fixée  au  tiers.  D'autres  coutumes  locales  attribuaient  au 
prêtre  la  propriété  de  la  bière  sur  laquelle  le  cadavre  était 
porté  à  l'église.  En  Navarre,  la  loi  réglait  la  valeur  du  présent 
que  les  indigents  devaient  offrir  à  l'Église  pour  la  messe  mor- 
tuaire; c'était,  quand  il  s'agissait  d'un  paysan,  deux  mesures  de 
blé.  Dans  le  cas  d'un  caballero,  l'offrande  comportait  un  cheval 
de  guerre,  une  armure  et  des  bijoux.  Il  arrivait  souvent  que 
cette  taxe  onéreuse  était  supportée  par  le  roi,  en  manière 
d'hommage  à  la  mémoire  de  quelque  preux  chevalier.  L'impor- 
tance de  ces  impositions  ressort  du  fait  qu'en  1372  Charles  II  de 
Navarre  paya  au  gardien  Franciscain  de  Pampelune  trente 
livres,  pour  racheter  le  cheval,  l'armure  et  les  autres  objets 


CÉLIBAT   DES   PRÊTRES  35 

offerts    à  l'Église    lors   des   funérailles   de    Masen    Seguin   de 
Radostal. 

^  Avec  le  développement  des  Ordres  mendiants  et  l'énorme 
popularité  qu'ils  acquirent,  la  rivalité  entre  eux  et  le  clergé 
séculier  pour  la  possession  des  cadavres  devint  de  plus  en  plus 
vive,  donnant  naissance  à  des  scandales  dont  nous  aurons  encore 
à  nous  occuper  plus  loin  (1). 

Sur  les  questions  touchant  aux  mœurs,  les  relations  entre  le 
clergé  et  le  peuple  étaient  d'une  nature  particulièrement  délicate- 
J'ai  traité  ce  sujet  tout  au  long  dans  un  autre  ouvrage  et  ne 
veux  pas  y  insister  ici.  A  l'époque  qui  nous  occupe,  le  célibat 
obligatoire  des  prêtres  était  devenu  général  dans  la  plupart  des 
pays  relevant  de  l'Église  latine.  Mais  l'établissement  de  cette 
contrainte  n'avait  pas  été  accompagné,  comme  l'annonçaient 
les  promoteurs  de  la  réforme,  du  don  de  chasteté  à  ceux  qui  en 
étaient  l'objet.  Privé  des  satisfactions  légitimes  qu'assure  le 
mariage  aux  instincts  naturels  de  l'homme,  le  prêtre,  à  la  place 
d'une  femme,  entretenait  tantôt  une  concubine,  tantôt  une 
série  de  maîtresses.  Les  fonctions  de  prêtre  et  de  confesseur 
lui  donnaient  des  facilités  particulières  à  cet  égard.  Cela  était 
si  généralement  reconnu  qu'un  homme,  confessant  un  amour 
illicite,  ne  devait  pas  nommer  sa  complice,  de  peur  que  le  con- 
fesseur n'en  abusât  pour  s'assurer  à  son  tour  les  mêmes  faveurs. 
A  peine  l'Église  avait-elle  réussi  à  interdire  le  mariage  à  ses 
ministres  que  nous  la  trouvons  partout  et  incessamment  occupée 
à  la  tâche,  apparemment  chimérique,  de  les  contraindre  à  la 
chasteté.  L'époque  où  nous  sommes  n'était  pas  particulièrement 
scrupuleuse  au  sujet  de  la  vertu  des  femmes;  cependant  le 
spectacle  d'un  clergé  professant  la  pureté  ascétique  comme  une 
condition  essentielle  de  ses  fonctions  et,  dans  la  pratique,  plus     32 

(1)  Decreti  n,  caus.  xm,  q.  2.  —  Can  1-10,  Sexto  lih.  in,  tit.  xxvin.  —  Ânon. 
Zwetlens.  Hist.  Rom.  Pontif.  n°  155  (Pe/,  Thés.  I,  m,  383).  —  Narrât.  Restaur.  . 
abbat.  S.  Martini  Tomacens.  cap.  86-8^.  —  Synod.  Wigorn.  ann.  124'»,  c.  50.  — 
Ripoll,  Bullar.  (Jrd.  Prsedic.  vu,  5.—  Grandjeaii,  Registres  de  Benoit  XI,  n°  974. 
—  Innocent.  PP.  111,  Rege*t.  vu,  165.  —  G.  B.  de  Lagrèze,  La  a.varr°,  t.  n, 
p.  165.  —  Concil.  Avenion.  ann.  1320,  c.  27;  ann.  1237,  c.  32.  —  Teulet,  La>/ei- 
1es,  n,  306,  n°  24,  28.  —  Concil.  Nimociens.  ann.  1296,  c.  17.  —  Constit.  Joana. 
Arch.  iNijosiens.  ann    1321,  c.  10.  —  Concil.  Vaurens.  ann.  HW,  g.  63,  Z\. 


36  MOEURS   DISSOLUES    DES    PRÊTRES 

cyniquement  dépravé  que  la  généralité  des  laïques,  n'était 
pas  fait  pour  le  rehausser  dans  l'estime  populaire  ;  d'autre  part, 
les  cas  individuels  où  la  paix  et  l'honneur  des  familles  étaient 
sacrifiés  à  la  luxure  du  pasteur  tendaient  naturellement  à 
éveiller  des  sentiments  de  haine.  Quant  aux  crimes  pires  encore, 
ils  étaient  fréquents,  et  cela  non  seulement  dans  les  monastères 
d'où  les  femmes  étaient  rigoureusement  exclues;  en  outre,  ils 
restaient  presque  toujours  impunis. 

Ce  ne  fut  pas  la  moins  funeste  des  conséquences  du  prétendu 
ascétisme  imposé  au  clergé  que  la  création  d'une  fausse  notion 
de  moralité,  qui  fît  un  mal  infini  tant  au  monde  laïque  qu'à 
l'Église  elle-même.  Dès  que  le  prêtre  ne  violait  pas  ouverte- 
ment les  canons  en  se  mariant,  il  fut  entendu  qu'on  pouvait 
tout  lui  pardonner.  Le  pape  Alexandre  II,  qui  se  donna  tant  de 
mal  pour  rétablir  la  règle  du  célibat,  décida,  en  1064,  qu'un 
prêtre  d'Orange  qui  avait  commis  un  adultère  avec  la  femme 
de  son  père  ne  devait  pas  être  privé  de  la  communion,  par 
crainte  de  le  pousser  au  désespoir  ;  et,  en  considération  de  la 
fragilité  de  la  chair,  il  fut  autorisé  à  rester  dans  les  Ordres, 
mais  seulement  dans  les  grades  inférieurs.  Deux  ans  après,  le 
même  pape  réduisit  charitablement  la  pénitence  imposée  à  un 
prêtre  de  Padoue  qui  avait  commis  un  inceste  avec  sa  mère  et 
laissa  à  l'évêque  le  soin  de  décider  s'il  devait  être  maintenu 
dans  le  sacerdoce.  Il  serait  difficile  d'exagérer  les  désastreux 
effets  que  produisaient  sur  le  peuple  de  pareils  exemples  (1). 

Il  semble  pourtant  que  la  cause  la  plus  efficace  de  la  démora- 
lisation du  clergé  et  de  l'hostilité  qui  s'accentuait  entre  lui  et  le 
monde  laïque  ait  été  l'inviolabilité  personnelle  et  l'immunité  de 
toute  juridiction  séculière  que  l'Église  réussit  à  établir  comme 
un  principe  reconnu  du  droit  public.  En  effet,  si,  à  une  époque 
de  violences,  il  était  nécessaire  pour  l'indépendance  et  même 
pour  la  sécurité  des  prêtres  qu'ils  fussent  soumis  à  une  juridic- 
tion spéciale,  les  mauvais  effets  de  cette  institution   se  firent 

(1)  Cœsar.  Heisterbac.  Did.  Mrrae.  ii;t.  m,  cap.  27.  —  P  Cantor.  Verb; 
abbrtv.  cap.  138.—  Lôwenfel  l,  E  istt.  Pont.  Rom.  lned.  n°s  92,  114  (Lipsiœ, 
1885).  —  Voir  Lea,  Historical  Sketch  of  Sacerdotal  Celibary,  2e  éd.,  1884. 


IMPUNITÉ   DES  ÉVÊQUE8  37 

bientôt  sentir  de  deux  manières.  D'une  part,  la  facilité  avec 
laquelle  un  ecclésiastique  obtenait  un  acquittement  par  la  pur- 
gation  canonique  et  la  douceur  relative  des  peines  en  cas  de 
condamnation,  affranchissaient,  dans  une  grande  mesure,  les 
prêtres  de  la  crainte  des  lois.  D'autre  part,  cette  promesse  33 
d'impunité  relative  attirait  à  l'Église  des  foules  d'hommes  indi- 
gnes, qui,  sans  abandonner  leurs  ambitions  mondaines,  se  fai- 
saient admettre  dans  les  grades  inférieurs  de  la  hiérarchie  et 
jouissaient  de  l'irresponsabilité  qu'ils  conféraient,  au  grand 
détriment  de  la  réputation  du  sacerdoce  et  de  tous  ceux  qui 
étaient  en  relations  avec  eux. 

L'intervention  d'Innocent  III  en  faveur  de  Waldemar,  êvêque 
de  Schleswig,  montre  comment  l'Église,  en  affirmant  ses 
privilèges,  jetait  son  égide  protectrice  sur  ceux  qui  méritaient  le 
moins  d'indulgence.  Waldemar  était  le  fils  naturel  de  Cnut  V, 
roi  de  Danemarck,  et  avait  conduit  une  insurrection  armée 
contre  Waldemar  II,  le  roi  régnant.  L'insurrection  vaincue,  il  fut 
mis  en  prison.  Innocent  demanda  sa  mise  en  liberté,  alléguant 
qu'il  avait  été  incarcéré  en  violation  des  immunités  de  l'Église. 
Naturellement,  Waldemar  II  hésita  à  exposer  ainsi  son  royaume 
à  une  nouvelle  révolte.  Innocent  consentit  à  réduire  ses  préten- 
tions ;  l'évêque  devait  être  conduit  en  Hongrie  et  mis  en  liberté 
dans  ce  pays,  le  pape  s'engageant  à  ce  qu'il  ne  tentât  point  de 
nouveau  soulèvement.  Mais  il  se  ravisa  et  évoqua  la  cause  à 
Rome.  Là,  bien  que  l'évêque  fut  né  d'un  double  adultère  et,  par 
suite,  inéligible  aux  Ordres,  en  dépit  des  représentations  des 
envoyés  danois  qui  accusaient  l'évêque  de  parjure,  d'adultère, 
d'apostasie  et  de  dilapidation,  Innocent,  au  nom  des  libertés  de 
l'Église,  lui  restitua  son  évêché  et  son  patrimoine,  avec  le  pri- 
vilège spécial  de  se  faire  remplacer  par  un  délégué  s'il  craignait 
que  la  résidence  ne  mît  en  péril  sa  sécurité  personnelle.  Prié  de 
décider  si  la  police  laïque  pouvait  arrêter  et  traduire  devant  les 
cours  épiscopales  un  clerc  pris  en  flagrant  délit,  Innocent  répon- 
dit que  cela  n'était  possible  que  sur  l'ordre  d'un  évêque  —  ce 
qui  équivalait  à  conférer  l'impunité. 

Un  corps  sacerdotal    auquel  on  assurait,  avec  tant  de  com- 

3 


34 


38  IMMUNITE   DES   BIENS   ECCLÉSIASTIQUES 

plaisance,  le  privilège  de  faire  le  mal,  devait  tôt  ou  tard  être 
considéré  comme  un  fléau  par  la  société  civile  ;  et  lorsque,  peu 
à  peu,  le  règne  de  la  loi  s'établit  à  travers  le  monde  chrétien,  les 
tribunaux  ordinaires  trouvèrent,  dans  l'immunité  du  clergé,  un 
obstacle  plus  grave  que  dans  les  prétentions  des  seigneurs 
féodaux.  En  fait,  lorsqu'un  malfaiteur  était  arrêté,  sa  première 
tentative  consistait  habituellement  à  établir  qu'il  appartenait 
au  clergé,  qu'il  portait  la  tonsure  et  n'était  pas  sujet  à  la  juri- 
diction des  tribunaux  séculiers  ;  d'autre  part,  le  zèle  pour  les 
droits  ecclésiastiques,  et  peut-être  aussi  la  cupidité,  excitaient 
toujours  les  officiers  épiscopaux  à  soutenir  une  pareille  récla- 
mation et  à  demander  la  mise  en  liberté  du  prévenu.  L'Église 
devint  ainsi  responsable  des  excès  d'une  quantité  de  criminels, 
clercs  de  nom  seulement,  qui  se  servaient  de  leur  immunité 
pour  mettre  au  pillage  la  société  laïque  et  y  commettre  toute 
sorte  de  méfaits  (i). 

L'immunité  attachée  également  à  la  propriété  ecclésiastique 
donnait  naissance  à  des  abus  non  moins  scandaleux.  Dans  les 
causes  civiles,  le  clerc,  qu'il  fût  plaignant  ou  défendeur,  avait 
le  droit  de  se  faire  juger  par  les  tribunaux  ecclésiastiques,  qui 
se  prononçaient  naturellement  en  sa  faveur,  alors  même  qu'ils 
n'étaient  pas  à  vendre,  de  sorte  qu'il  devenait  presque  impos- 
sible à  un  laïque  d'obtenir  justice  contre  un  clerc.  Certains 
clercs  achetaient  à  des  laïques  des  créances  douteuses  et  les 
faisaient  valoir  devant  les  tribunaux  spirituels.  Spéculation 
interdite,  à  la  vérité,  par  les  conciles,  mais  trop  profitable  pour 
qu'on  pût  la  supprimer. 

Un  autre  abus,  qui  excitait  des  plaintes  très  vives,  consistait 
à  harasser  les  malheureux  laïques  en  les  citant  à  répondre 
simultanément,  dans  la  même  cause,  devant  plusieurs  tribunaux 
spirituels;  chaque  tribunal  faisait  peser  la  peine  de  l'excommu- 

(i)  Stephiiîii  Tornacens.  Epist.  xn.  —  Innocent.  PP.  III,  Rcgest.  vi,  183;  vin, 
192-193;  x,  209-210,  215;  xv,  202.  Pour  la  carrière  ultérieure  de  Waldemar  de 
Sehleswig,  voir  Reqest.  xi,  10,  173;  xu,  63;  xm,  158;  xv,  3,  S up /dément.  187,  224, 
228,  243.  Cf.  Arnold.  Lubecens.  vi,  18;  vu,  12,  13,  et  Vaissete,  ffist.  g?n.  rle  Lan- 
guedoc, iv,  80  (éd.  de  1742).  Pour  les  détads  de  Fini  muni  té  clé*  cale,  ci.  Lcu,  Siu- 
dies  m  Church  Uistory,  2e  éd.  1883. 


DÉGRADATION   DES   MOINES  39 

nication,  l'achetable  seulement  par  de  grosses  amendes,  sur 
ceux  qui  se  trouvaient  placés  ainsi,  sans  qu'il  y  eût  de  leur 
faute,  en  état  de  contumace,  et  cela  souvent  sans  même 
essayer  de  savoir  si  les  parties  avaient  été  réellement  citées! 
Pour  estimer  à  leur  juste  valeur  les  souffrances  et  les  persé- 
cutions ainsi  infligées  à  la  société  laïque,  nous  devons  nous 
rappeler  que  l'instruction  et  la  connaissance  des  affaires  étaient 
alors  presque  un  privilège  de  la  classe  ecclésiastique,  dont  l'in- 
telligence aiguisée  pouvait  tirer  les  plus  grands  avantages  de 
l'état  d'ignorance  et  d'impuissance  où  se  débattaient  ses  adver" 
saires  éventuels  (1). 

Les  ordres  monastiques  formaient  une  classe  trop  nombreuse 
et  trop  importante  pour  ne  pas  partager  pleinement,  en  bien 
comme  en  mal,  les  responsabilités  de  l'Église.  Quelques  grands 
services  qu'ils  rendissent  à  la  religion  et  à  la  civilisation,  ils 
étaient  particulièrement  exposés  aux  influences  dégradantes  de 
cette  époque  et  leurs  vertus  en  étaient  profondément  atteintes. 
Au  siècle  où  nous  sommes,  ils  obtinrent  progressivement  35 
d'être  exemptés  de  la  juridiction  épiscopale  et  d'être  placés 
sous  le  contrôle  immédiat  de  Rome.  Ce  fut  là  une  cause  efficace 
et  inévitable  de  la  décadence  morale  des  couvents.  Richard, 
archevêque  de  Canterbury,  se  plaignait  amèrement  à  Alexan- 
dre 111  du  relâchement  introduit  ainsi  dans  la  discipline  monas- 
tique; mais  ses  plaintes  restèrent  sans  effet.  Ces  mesures 
abaissaient  l'épiscopat,  mais  elles  augmentaient,  directement 
et  indirectement,  l'autorité  du  Saint-Siège,  en  lui  assurant  de 
puissants  alliés  dans  ses  luttes  contre  les  évêques;  c'était,  en 
outre,  une  source  de  revenus,  si  nous  devons  en  croire  l'abbé  de 
Malmesbury,  qui  se  vantait  d'être  exempté  de  la  juridiction  de 
l'évêque  de  Salisbury  moyennant  le  paiement,  à  Rome,  d'une 
once  d'or  par  an. 

Dans  un  trop  grand  nombre  de  cas,  les  abbayes  devinrent 
ainsi  des  foyers  de  corruption  et  de  troubles;  les  couvents  de 
femmes    ressemblèrent  à    des    lupanars   et    les    monastères 

(1)  Concil.  ap.  Gampiniacum,  unn.   1238,  a    1,6. 


A)  RARETÉ  DES  BONS  EXEMPLES 

d'hommes  prirent  l'aspect  de  châteaux  féodaux,  dont  les  moines 
guerroyaient  contre  leurs  voisins  avec  autant  de  férocité  que 
les  barons  les  plus  turbulents.  En  outre,  comme  il  n'y  avait 
naturellement  pas  de  succession  héréditaire,  la  mort  d'un 
abbé  devenait  souvent  le  signal  d'une  querelle  pour  l'élection  de 
son  successeur,  produisant  des  luttes  intestines  et  provoquant 
des  interventions  du  dehors.  Dans  une  querelle  de  ce  genre 
qui  éclata  en  1182,  la  riche  abbaye  de  Saint-Tron  fut  attaquée 
par  les  évêques  de  Metz  et  de  Liège,  la  ville  et  l'abbaye 
furent  brûlées  et  les  habitants  passés  au  fil  de  l'épée.  Les 
troubles  durèrent  jusqu'à  la  fin  du  siècle  et  quand  on  y  mit  fin 
provisoirement,  par  une  transaction  pécuniaire,  les  misérables 
vassaux  et  les  serfs  furent  réduits  à  la  dernière  misère, 
obligés  qu'ils  étaient  de  trouver  les  fonds  nécessaires  pour 
acheter  la  nomination  d'un  moine  ambitieux! 

Il  est  vrai  que  tous  les  monastères  n'avaient  pas  oublié  les 
devoirs  en  vue  desquels  ils  avaient  reçu  des  fidèles  de  si  nom- 
breuses donations.  Pendant  la  famine  de  1197,  bien  que  le 
monastère  de  Heisterbach  fût  encore  pauvre,  l'abbé  Gebhardt 
nourrit  quelquefois  jusqu'à  quinze  cents  personnes  par  jour; 
la  maison  mère  de  Hemenrode  se  montra  plus  libérale  encore  et 
entretint  tous  les  pauvres  du  district  jusqu'à  la  moisson.  A  la 
même  époque,  une  abbaye  cistercienne,  en  Westphalie,  sacrifia 
tous  ses  troupeaux  et  mit  en  gage  jusqu'à  ses  livres  et  ses  vases 
sacrés  pour  nourrir  les  affamés  qui  l'assiégeaient.  On  a  plaisir 
à  constater  que  les  grosses  dépenses,  consenties  dans  ces  cir- 
constances par  les  monastères,  étaient  toujours  compensées 
par  de  nouvelles  donations  des  fidèles.  De  pareils  exemples 
sont  bons  à  citer  pour  réhabiliter,  dans  une  certaine  mesure, 
l'institution  monastique;  mais  il  faut  reconnaître  qu'il  sorti  fc 
des  abbayes  beaucoup  plus  de  mal  que  de  bien  (1). 

(1)  Varior.  ad  Alex.  PP.  III,  Epist.  xcv  (M'gne,  ce,  1457).  Cf.  Pet.  Ble?  ns. 
Epist.  xc.  —  Innocent.  PP.  III,  R-gest.  i,  386,  476,  483,  499;  v,  159;  vin,  12;  ix, 
20);  xm,  132;  xv,  105.  —  Pet.  Cantor.  Verb.  abbrev.  cap.  44.—  Gerhobi,  Lib.  de 
Aïdificin  Dei,  cap.  33;  ejusd.  Expos,  in  Psaîm.  lxiv,  cap.  35.  —  Climn.  S.  T>u- 
don.  lib.  m,  iv,  v.  —  Hist.  Vezeliacens.  lib.  ii-iv.  —  Chron.  Sen  nims.  lib.  iv, 
v.  —  Caesar.  Heisterl)ac.  Di  l.  Mime.  dist.  iv,  cap.  65-66.  Pour  d'amples  détails 
sur  l'immoralité  des  monastères,  voir  Lea,  Histo  y  o/  Celibacy. 


RECRUTEMENT   DES   ORDRES  41 

Cela  n'a  rien  d'étonnant  si  l'on  tient  compte  de  la  manière 
dont  les  Ordres  étaient  recrutés.  Césaire  de  Heisterbach,  bien 
qu'admirateur  enthousiaste  de  la  règle  cistercienne,  affirme 
comme  un  fait  avéré  que  les  garçons  élevés  dans  les  monas- 
tères devenaient  de  mauvais  moines  et  souvent  même  des 
apostats.  Quant  à  ceux  qui  prononçaient  des  vœux  à  un  âge 
plus  avancé,  les  motifs  de  leur  résolution  étaient  la  maladie, 
la  pauvreté,  la  captivité,  l'infamie,  le  péril  de  mort,  la  crainte 
de  l'enfer  ou  le  désir  du  ciel,  tous  motifs  égoïstes  dont  on  ne 
devait  pas  attendre  grand  bien.  Césaire  ajoute  que  les  crimi- 
nels échappaient  souvent  au  châtiment  en  se  faisant  admettre 
dans  des  monastères,  qui  devenaient  ainsi  des  espèces  d'éta- 
blissements pénitenciers  ou  de  prisons.  Il  cite  à  ce  propos  le 
cas  d'un  baron  pillard  qui,  en  1209,  condamné  à  mort  par  le 
comte  palatin  Henry,  fut  sauvé  par  Daniel,  abbé  de  Schonau, 
à  la  condition  qu'il  entrât  dans  l'Ordre  cistercien.  Le  concile  de 
Palencia,  en  1429,  prescrivit  formellement  que  tous  les  ravis- 
seurs de  femmes,  tous  ceux  qui  auraient  assailli  des  clercs, 
des  pèlerins,  des  moines,  des  voyageurs  et  des  marchands, 
fussent  exilés  ou  enfermés  dans  des  couvents. 

Une  autre  classe  guère  plus  estimable  de  moines  étaient  ceux 
qui,  sous  l'impulsion  d'un  remords  subit,  se  détournaient  d'une 
vie  entachée  de  crimes  et  de  violences,  pour  s'ensevelir  dans  un 
cloître,  alors  qu'ils  étaient  encore  en  possession  de  toute  leur 
force  physique  et  tourmentés  de  passions  violentes.  Les  chro- 
niques sont  pleines  d'exemples  d'hommes  énergiques,  n'ayant 
jamais  appris  à  refréner  leurs  instincts  brutaux,  qui,  sous 
l'habit  du  moine,  étonnent  le  monde  par  leur  férocité  et  leurs 
excès.  En  1071,  Arnoul  III  de  Flandres  tombe  à  Montcassel  en 
défendant  ses  domaines  contre  son  oncle  Robert  le  Frison. 
Gerbald,  le  chevalier  qui  avait  tué  son  suzerain,  fut  pris  de  c? 
remords  et  partit  pour  Rome,  où  il  se  présenta  à  Grégoire  VII, 
demandant  qu'on  lui  coupât  les  mains  en  expiation  de  sa  faute. 
Grégoire  consentit  et  ordonna  à  son  chef  cuisinier  de  procéder 
à  l'exécution;  toutefois,  il  le  fit  secrètement  avertir  que  si 
Gerbald  retirait  ses  mains  en  présence   de  la  hache  levée,  il 


42  MOINES   AVIDES   ET   VOLEURS 

devait  le  frapper  sans  merci,  mais  que,  si  le  pénitent  ne  bron- 
chait pas,  il  devait  lui  annoncer  sa  grâce.  Gerbald  ne  broncha 
pas.  Le  pape  lui  déclara  alors  que  ses  mains  ne  lui  appartenaient 
plus,  mais  qu'elles  appartenaient  à  Dieu,et  l'envoya  à  Cluny  sous 
la  direction  du  saint  abbé  Hugues.  C'est  là  que  le  fier  guerrier 
termina  paisiblement  ses  jours.  Mais  il  arrivait  trop  souvent 
que  ces  âmes  indomptées,  une  fois  l'accès  de  remords  passé, 
reprenaient  leurs  habitudes  de  violence,  au  grand  détriment  de 
la  paix  intérieure  des  cloîtres  et  de  la  sécurité  de  leurs  voisins  (1). 

Parmi  les  foules  composites  qui  remplissaient  les  monastères, 
il  était  impossible  de  maintenir  cette  communauté  des  biens 
qui  était  l'essence  de  la  règle  de  saint  Benoît. 

Grégoire  le  Grand,  étant  abbé  de  Saint-André,  refusa  les  der- 
nières consolations  de  la  religion  à  un  Frère  mourant  et  maintint 
son  âme  pendant  soixante  jours  dans  le  Purgatoire,  parce  qu'on 
avait  trouvé  trois  pièces  d'or  dans  ses  vêtements.  Plus  tard, 
cependant,  les  bons  moines  de  Saint-André  de  Vienne  crurent 
nécessaire  d'adopter  une  constitution  qui  écartait,  comme  sacri- 
lège et  voleur,  tout  Frère  surpris  à  dérober  des  vêtements  au 
dortoir,  des  coupes  ou  des  plats  au  réfectoire,  et  menaçant  de 
faire  appel  à  l'intervention  de  l'évêque  si  pareil  scandale  venait 
à  continuer.  Dans  l'abbaye  de  Saint-Tron,  vers  1200,  chaque 
moine  avait  un  placard  fermant  à  clef,  derrière  le  siège  qu'il 
occupait  au  réfectoire;  il  y  renfermait  avec  soin  sa  serviette,  sa 
cuillère,  son  assiette  et  sa  coupe,  afin  de  les  soustraire  aux  mains 
de  ses  commensaux.  Au  dortoir,  c'était  encore  pis.  Ceux  qui 
pouvaient  se  procurer  des  coffres  y  serraient,  au  moment  du 
lever,  leurs  vêtements  de  nuit  ;  mais  ceux  qui  ne  pouvaient  pas 
se  plaignaient  sans  cesse  d'être  volés  (2). 

La  fâcheuse  réputation  des  moines  était  encore  aggravée  par 
le  nombre  des  gyrovagi,  des  sarabaitae  et  des  stertzer,  vaga- 
bonds et  mendiants,  barbus  et  tonsurés,  qui  pénétraient,  sous 

(1)  Cœsar.  Heisterbac,  Dial.  Mirar.  dist.  t,  cap.  3,  24,  31.  —  Cor.cil.  Palentin. 
ann.  1129,  cap.  xii  (Uard.  Vi,  n,  2054).  —  HisL  Monast.  Andaginens.  cap.  34. 

(2)  Gregor.  PP.  I,  Dialog.  iv,  55.  —  D'Achery,  Spicileg.  m,  382.  —  Chron.  S. 
Trudon.  lib.  vi. 


TENTATIVES   DE    RÉFORME  43 

l'habit  du  moine,  dans  tous  les  recoins  du  monde  chrétien,  38 
vivant  d'aumônes  ou  de  fraudes,  vendant  de  fausses  reliques  et 
de  faux  miracles.  L'Église  avait  été  affligée  de  ce  fléau  depuis  la 
naissance  du  monachisme  au  ive  siècle  et  il  continua  à  peser  sur 
elle.  Bien  qu'il  y  eût  des  hommes  de  vie  sainte  et  irréprochable 
parmi  ces  chemineaux,  ils  étaient  tous  devenus  un  objet  d'hor- 
reur. Souvent  on  les  surprenait  à  commettre  des  crimes  et  on 
les  massacrait  sans  pitié.  Dans  un  vain  effort  pour  supprimer  ce 
mal,  au  début  du  xine  siècle,  le  synode  de  Cologne  fît  défense 
formelle  de  donner  l'hospitalité  à  un  moine  quelconque,  dans 
toute  l'étendue  de  cette  grande  province  (1). 

Assurément,  il  ne  manqua  jamais  de  tentatives  sérieuses  pour 
rétablir  la  discipline  ébranlée.  L'un  après  l'autre,  les  différents 
couvents  étaient  l'objet  de  réformes  ;  mais  le  relâchement  ne  tar- 
dait pas  à  reparaître.  On  se  donna  beaucoup  de  mal  pour  imagi- 
ner des  règles  nouvelles  et  plus  sévères, comme  celle  des  Prémon- 
trés, des  Chartreux  et  des  Cisterciens, dont  le  but  était  de  décou- 
rager toutes  les  vocations  incertaines;  mais  à  mesure  qu'un  ordre 
nouveau  devenait  célèbre  pour  sa  sainteté,  la  libéralité  des 
fidèles  le  comblait  des  biens  temporels  et,  avec  l'opulence,  arri- 
vait la  corruption.  Parfois  aussi,  l'humble  ermitage  fondé  par 
quelques  anachorètes,  dont  la  seule  pensée  était  d'assurer  leur 
salut  en  mortifiant  leur  chair  et  en  évitant  la  tentation,  entrait 
en  possession  des  reliques  de  quelque  saint,  dont  les  pouvoirs 
miraculeux  attiraient  des  foules  de  pèlerins  et  de  malades  en 
quête  de  soulagement.  Alors  les  offrandes  affluaient,  la  modeste 
retraite  des  ermites  se  transformait  en  un  magnifique  édifice 
et  bientôt  les  sévères  vertus  du  fondateur  n'étaient  plus  qu'un 
souvenir,  au  milieu  d'une  troupe  de  moines  épris  d'une  vie 
facile,  indolents  pour  le  bien  et  act'  s  seulement  pour  le  mal. 

Peu  de  communautés  montrèrent  la  sagesse  des  premiers 

(i)  Augustin.  De  Op.  Monachor.  h,  3.  —  Cissiani,  De  Cœnob.  Instit.  n,  3. — 
Hieron.  Ep>st.  xxxix;  cxxv,  46.  —  Regul.  S.  Benedicti,  cap.  1.  —  S.  lsidori  His- 
pal.  De  Eccles.  Offic.  n,  xvi,  3,  7.  —  Ludov.  Pii,  De  Refornt.  Eccles.  cap.  100.  — 
Smaragd.  Comment,  in  Régulant  Benedict.  c.  1.  —  Ripoll,  Bull.  Ord.  FF.  Pr&- 
dic.  i,  38  —  C'aesar.  Heisterb.  Dial.  Mirac.  dist.  vi,  cap.  20.  —  Catalog.  Varior. 
haereticor.  {Bibl.  .Vax.  Patrum,  éd.  1618,  t.  xm,  p.  309). 


44  DANGER    DES    RICHESSES 

occupants  du  célèbre  prieuré  de  Grammont,  alors  qu'il  n'était 
pas  encore  devenu  la  tête  d'un  ordre  puissant.  Quand  le  fonda- 
teur et  premier  prieur,  saint  Etienne  de  Thiern,  mort  en  1124, 
commença  à  donner  des  preuves  de  sa  sainteté  en  guérissant 
un  chevalier  paralytique  et  en  rendant  là  vue  à  un  aveugle,  ses 
candides  compagnons  prirent  peur  à  l'idée  de  l'opulence  et  de 
la  notoriété  mondaine  dont  ils  se  trouvaient  menacés  bien 
39  malgré  eux.  Le  successeur  d'Etienne,  le  prieur  Pierre  de  Limo- 
ges, se  rendit  sur  sa  tombe  et  lui  adressa  ces  paroles  pleines  de 
reproches  :  «  0  serviteur  de  Dieu,  tu  nous  as  montré  le  chemin 
de  la  pauvreté  et  tu  as  fait  effort  pour  y  guider  nos  pas.  Mainte- 
nant, tu  veux  nous  détourner  de  la  voie  droite  et  étroite  du 
salut  vers  la  route  large  de  la  mort  éternelle.  Tu  as  prêché  la 
solitude,  et  maintenant  tu.  veux  convertir  notre  solitude  en 
une  place  de  marché  et  de  foire.  Nous  croyons  déjà  suffisam- 
ment à  ta  sainteté.  Gesse  donc  d'opérer  des  miracles  pour 
l'attester,  car  tu  détruirais  en  même  temps  notre  humilité.  Ne 
sois  pas  jaloux  de  ta  propre  gloire  au  point  de  négliger  notre 
salut  ;  nous  l'exigeons  de  toi,  nous  l'attendons  de  ta  charité.  Si 
tu  agis  autrement,  nous  déclarons,  au  nom  de  l'obéissance  que 
nous  t'avons  vouée,  que  nous  déterrerons  tes  ossements  et  les 
jetterons  dans  la  rivière.  »  Ce  mélange  de  prières  et  de  menaces 
produisit  l'effet  désiré  et  saint  Etienne,  jusqu'à  sa  canonisation, 
cessa  d'opérer  des  miracles  si  dangereux  pour  les  âmes  de  ses 
successeurs.  Sa  canonisation,  qui  eut  lieu  en  1189,  fut  le  premier 
acte  officiel  du  prieur  Girard,  qui  la  demanda  à  Clément  III, 
et  comme  Girard  avait  été  élu  contre  deux  concurrents  écartés 
par  l'autorité  pontificale,  après  des  dissensions  qui  avaient 
presque  ruiné  le  monastère,  nous  voyons  que  les  passions  et  les 
ambitions  mondaines  avaient  dès  lors  envahi  la  sainte  retraite 
de  Grammont  et  produisaient,  là  comme  ailleurs,  leurs  funestes 
effets  (1). 

(1)  Brevis  Hist.  Frior.  Grandimont.  — Stephanï  TVrnacens.  EpUt.  H5,  152,  153, 
156,  162.  A  l'appui  de  la  crainte  du  prieur  Pierre,  que  le  couvent  ne  devînt  un 
marché  et  une  loire,  on  peut  rappeler  la  plainte  du  Concile  de  Béziers  en  1233. 
Beaucoup  de  maisons  religieuses  avaient  pris  l'habitude  de  vendre   leur   vin    au 


CHANGEMENTS   DANS   LA    DOCTRINE  £» 

En  présence  de  la  faillite, dûment  constatée, de  tous  les  efforts 
partiels  pour  réformer  les  Ordres  monastiques,  nous  avons  à 
peine  besoin  du  témoignage  formel  du  vénérable  Gilbert,  abbé 
de  Gembloux,  qui,  vers  1190,  confesse  avec  honte  que  le  mona- 
chisme  est  une  oppression  et  un  scandale,  un  sujet  de  railleries 
et  de  reproches  pour  tous  les  chrétiens  (1). 

La  religion  ainsi  exploitée  par  les  prêtres  et  les  moines  40 
était  nécessairement  devenue  toute  différente  de  celle  que 
Jésus  et  saint  Paul  avaient  enseignée.  Je  ne  m'occupe  pas  ici 
de  l'histoire  des* doctrines,  mais  je  dois  rappeler  brièvement 
certaines  variations  des  croyances  et  des  pratiques,  pour  mieux 
faire  saisir  les  relations  entre  le  clergé  et  le  peuple  et  pour 
expliquer  la  révolte  religieuse  qui  se  produisit  au  xne  et  au 
xme  siècles. 

La  doctrine  de  la  justification  par  les  œuvres,  à  laquelle 
l'Église  devait  une  si  grande  part  de  sa  puissance  et  de  sa 
richesse,  avait,  en  se  développant,  privé  la  religion  d'une  partie 
de  sa  vitalité  spirituelle,  remplaçant  ses  éléments  essentiels  par 
un  formalisme  aride  et  insignifiant.  Ce  n'est  pas  que  les  hommes 
devinssent  indifférents  à  la  destinée  de  leurs  âmes.  Bien  au 
contraire  :  à  aucune  époque,  peut-être,  les  terreurs  de  l'Enfer, 
la  béatitude  du  salut, les  efforts  incessants  du  démon,  etc.,  n'ont 
occupé  plus  de  place  dans  les  préoccupations  de  la  vie  quoti- 
dienne. Mais  la  religion,  à  bien  des  égards,  était  devenue  un 
féùchisme.  Les  docteurs  enseignaient  encore  que  les  œuvres 
pieuses  et  charitables,  pour  être  efficaces,  devaient  être  accom- 
pagnées d'un  retour  du  cœur  vers  le  bien, de  larepentance,d'un 
désir  sincère  de  chercher  le  Christ  et  une  vie  meilleure;  mais, 
à  une  époque  aussi  grossière  et  de  mœurs  aussi  brutales,  il  était 
beaucoup  plus  aisé  pour  le  pécheur  inquiet  de  recourir  aux  pra- 
tiques si  générales  autour  de  lui,  de  croire  que  l'absolution  pou- 
vait être  obtenue  par  la  rép  Hition  d'un  certain  nombre  de  Pater 

détail  dans  l'enceinte  sacrée  et  d'attirer  des  client-;  en  admettant,  sur  le  lieu  de  la 
vente,  des  jongleurs,  des  acteurs,  des  joueurs  et  des  filles  publiques.  —  Concil. 
Biterrens.  ann.  1233,  c.  23. 

(i)  Gilberti  Gemblac.  Ep  st.  v,  vi. 


46  PÉNITENCES   ILLUSOIRES 

et  à' Ave,  jointe  au  sacrement  magique  de  la  pénitence.  Bien 
plus,  si  le  pénitent  lui-même  ne  voulait  pas  se  soumettre  à  ces 
pratiques,  il  pouvait  en  charger  des  amis,  dont  les  mérites  acquis 
de  la  sorte  étaient  comme  reportés  sur  lui  par  une  espèce  de 
jonglerie  sacrée.  Lorsqu'une  réunion  d'hommes,  préparant  les 
Pâques, recevaient  en  bloc  la  confession  ou  l'absolution,  ce  dont 
les  prêtres  négligents  et  paresseux  ne  se  faisaient  pas  faute,  le 
sacrement  de  la  pénitence  n'était  plus  qu'une  incantation  magi- 
que, où  la  condition  intérieure  de  l'âme  était  chose  à  peu  près 
indifférente  (4). 

Plus  utile  encore  à  l'Église,  et  tout  aussi  désastreuse  par  son 
influence  sur  la  foi  et  la  morale,  était  la  croyance,  alors  si 
répandue,  que  les  libéralités  posthumes t  par  lesquelles  un 
pécheur  fondait  un  couvent  ou  enrichissait  une  cathédrale,  pou- 
vaient compenser  une  longue  vie  de  cruautés  et  de  rapines; 
qu'un  service  de  quelques  semaines  contre  les  ennemis  du  pape 
41-3  pouvait  effacer  tous  les  péchés  d'un  homme  qui  prenait  la  croix 
pour  exterminer  ses  frères  chrétiens.  L'usage,  ou  plutôt  l'abus 
des  indulgences,  est  un  sujet  qui  mériterait  une  longue  étude; 
nous  devons  nous  contenter  ici  d'en  indiquer  les  éléments,  en 
vue  des  allusions  fréquentes  que  nous  serons  amenés  à  y  faire 
plus  loin  (2). 

L'indulgence,  à  l'origine,  était  simplement  le  rachat  d'une 
pénitence,  la  substitution  de  quelque  œuvre  pie  —  telle  qu'une 
libéralité  envers  l'Église  —  aux  énormes  périodes  de  pénitence 
que  les  Pénitentiaux  imposaient  pour  le  rachat  de  chaque  faute 
individuelle.  C'était  donc,  en  réalité,  une  indulgence  lorsque 
Guido,  archevêque  de  Milan,  s'imposa  en  1059  une  pénitence 
d'un  siècle,  pour  expier  une  rébellion  contre  le  Saint-Siège,  et 
la  racheta  par  le  payement  d'une  somme  annuelle.  L'indulgence 
plénière,  ou  rémission  de  tous  les  péchés,  a  pour  prototype  la 


(1)  Pétri  Exoniens.    Summa  exigendi  confess.   ann.  1287  (Harduin.  vn,  1128).  — 
Cœsar.    Heisterbac.    Dial.  Mirac.    dist.  m,  cap.  45.  —    Martène,   Ampliss.   Coll. 

357. 

(2)  Voir  Lea,  A  history  of  confession  and  indulgences,  3  vol.  Londres,  1896. 
[Ce  qui  suit  est  traduit  sur  quelques  pages  manuscrites  communiquées  par  Pau- 
ur  et  qui  doivent  remplacer  les  p.  41-43  t!e  l'édition  originale.] 


i,  357. 


ABUS   DES   INDULGENCES  47 

promesse  faite  par  Urbain  II,  au  concile  de  Clermont  en  1095, 
lorsque,  pour  enflammer  l'enthousiasme  de  la  Chrétienté  en 
vue  de  la  première  croisade,  il  déclara  que  le  pèlerinage  armé 
en  Terre  Sainte  tiendrait  lieu  de  pénitence  pour  tous  les  pé- 
chés que  les  pèlerins  auraient  confessés  et  dont  ils  se  seraient 
repentis.  L'avidité  avec  laquelle  fut  acceptée  cette  offre  du  pape 
montre  combien  l'on  appréciait  une  faveur  qui  délivrait  de  la 
crainte  de  l'Enfer  sans  attrister  la  vie  entière  par  les  austérités 
de  la  pénitence.  La  simplicité  de  ces  formules  disparut  au 
xne  siècle,  époque  où  les  Scolastiques  élaborèrent  la  théorie 
sacramentelle  et  où  la  croyance  au  Purgatoire  devint  générale. 
On  distingua,  dans  le  pardon  du  péché,  la  rémission  de  la  coulpe 
et  celle  de  la  peine  ;  l'absolution  donnée  par  le  prêtre  conférait 
la  première,  qui  sauvait  de  l'Enfer,  tandis  que  l'accomplissement 
de  la  pénitence,  ou  le  rachat  de  celle-ci  par  une  indulgence, 
conférait  la  seconde,  qui  exemptait  du  Purgatoire.  Enfin  vinrent 
les  spéculations  d'Alexandre  de  Haies,  reprises  par  Albert  le  Grand 
et  saint  Thomas  d'Aquin,  d'après  lesquelles  la  source  des  indul- 
gences était  le  trésor  des  mérites  de  Jésus  et  des  Saints,  que 
l'Église  pouvait  offrir  à  Dieu  en  échange  de  la  pénitence  due 
par  le  pêcheur.  Une  indulgence  plénière  contient  une  assez 
grande  parcelle  de  ce  trésor  pour  effacer  la  pœna;  une  indul- 
gence partielle  précise  le  nombre  de  jours  ou  d'années  et  la 
pénitence  dont  elle  est  l'équivalent.  Le  développement  ultime 
de  cette  opinion  fut  que  le  trésor  pouvait  être  offert  par  voie 
d'intercession  pour  les  âmes  du  Purgatoire,  qui  seraient  ainsi 
transférées  au  Ciel.  Cette  doctrine  avait  été  longuement  débattue 
dans  les  écoles  lorsque  Sixte  IV,  en  4476,  en  fit  pour  la  première 
fois  une  application  pratique  ;  après  quelques  hésitations,  elle 
fut  bientôt  acceptée  de  tous  les  théologiens.  Il  s'ensuivit  un 
changement  important  touchant  le  droit  d'accorder  des  indul- 
gences. Tant  qu'elles  avaient  été  simplement  un  rachat  de  la 
pénitence,  le  prêtre  était  autorisé  à  les  conférer  à  ses  pénitents; 
les  évêques  et  même  les  abbés  pouvaient  publier  des  indulgences 
générales,  qui  avaient  cours  dans  leurs  provinces.  Le  concile 
de  Latran,  en  4216,  s'efforça  de  mettre  un  terme  aux  abus  qui 


48  INDULGENCES   ACCORDÉES   AUX    CttOiSÉS 

se  multipliaient  en  privant  entièrement  de  ce  droit  les  abbés  et 
en  restreignant  le  pouvoir  des  évêques  au  don  d'indulgences 
d'un  an  lors  de  la  dédicace  d'églises;  en  toute  autre  occasion, 
la  durée  maxima  des  indulgences  conférées  était  de  quarante 
jours.  Mais  quand  l'indulgence  devint  un  payement  fait  à  Dieu 
et  tiré  du  trésor  inépuisable  des  mérites  de  Jésus,  on  pensa  que 
ce  trésor  devait  avoir  un  trésorier,  qui  fut  naturellement  le 
pape.  Il  devint  ainsi  le  dispensateur  unique  des  indulgences, 
fonction  qui  accrut  beaucoup  son  autorité  et  réduisit  les  évêques 
au  rôle  de  délégués  du  pontife.  Au  point  de  vue  temporel,  il 
résultait  de  là,  pour  la  papauté,  un  avantage  plus  grand  encore 
—  la  faculté  de  lever  des  armées  pour  exterminer  ses  ennemis 
et  étendre  ses  domaines;  car  la  promesse  d'une  indulgence 
plénière  à  mériter  par  une  croisade  attirait  sous  ses  bannières 
des  milliers  et  des  milliers  de  champions  (4). 
44  Un  encouragement  additionnel  à  l'adresse  des  Croisés  consis- 
tait en  ce  qu'ils  étaient  affranchis  ipso  facto  de  la  juridiction 
temporelle  et  ne  relevaient  plus,  comme  les  clercs,  que  des 
tribunaux  ecclésiastiques.  Quand  un  Croisé  était  mis  en  accusa- 
tion, le  juge  ecclésiastique  l'arrachait  au  tribunal  séculier  par 
la  menace  de  l'excommunication  et,  s'il  venait  à  être  convaincu 
de  quelque  crime  énorme,  tel  que  le  meurtre,  on  se  contentait 
de  lui  enlever  sa  croix  et  on  le  traitait  avec  la  même  indulgence 
qu'un  ecclésiastique.  Ce  nouvel  abus  finit  par  être  admis  dans 
la  jurisprudence  séculière  ;  on  conçoit  l'attraction  qu'un  pareil 
privilège  exerçait  sur  les  aventuriers  sans  scrupules  qui  for- 
maient une  si  grande  partie  des  armées  pontificales.  Quand,  en 
1246,  ceux  qui  avaient  pris  la  croix  en  France  se  rendaient 
coupables  d'une  foule  de  vols,  de  viols  et  de  meurtres,  Saint- 
Louis  fut  obligé  d'en  appeler  à  Innocent  IV,  et  le  pape  répondit 


(!)  P.  Damiani  Opnsc.  v.  —  Goncil.  Clarom.  ann.  1095,  ca;>.  2.  —  Alex,  de 
Aies,  S  •mmas  P.  iv,  q.  xxn,  m.  1,  art.  1,  2;  m.  5,  6.  —  Albert.  M.  in  iv  Sent. 
d  st.  x\.  m  t.  '6.  —  S.  Tnom.  Aquin.  in  iv  Sent.  dist.  xx,  q.  m;  «list.  xlv,  q.  h  ad 
3;  fïpist.  (jitniil,  h,  ait.  16.  — Lea's  H  ht  or  y  of  aurlcular  conf  ssion  and  indul- 
gences, m,  345  s  \.  —  donc.  Lateran.  IV,  cap.  60,  rt2  —  Cap.  12,  extra  lib.  ▼, 
tit.  xxxi. 


RACHAT   DES    VOEUX  DES   CROISÉS  49 

en  avertissant  son  légat  que  de  pareils  malfaiteurs  ne  devaient 
pas  être  protégés  (1). 

Des  récompenses  plus  grandes  encore  furent  offertes  par  la 
papauté  lorsque  l'ambition  et  la  rancune  personnelles  du  pontife 
étaient  en  jeu.  Quand  Innocent  IV,  après  la  mort  de  Frédéric  II, 
prêcha  une  croisade  dirigée  contre  Conrad  IV,  il  accorda  à 
ceux  qui  y  participeraient  une  plus  large  rémission  de  péchés 
que  n'en  comportait  un  voyage  en  Terre  Sainte  et  déclara  que 
le  père  et  la  mère  du  Croisé  jouiraient  aussi  de  l'indulgence 
divine.  Lorsqu'un  Croisé  ne  voulait  pas  accomplir  son  vœu  ou 
en  était  empêché,  il  pouvait  se  racheter  en  payant  une  somme 
en  rapport  avec  sa  valeur  militaire  présumée.  La  cour  romaine 
se  procura  ainsi  beaucoup  d'argent,  qui  dut  être  dépensé  —  on  le 
prétendait  du  moins  —  au  profit  de  la  sainte  cause. 

Ce  système  lucratif  ne  cessa  de  se  développer  jusqu'à  ce  qu'on 
vînt  à  l'employer  dans  les  plus  petites  querelles  des  papes,  en 
tant  que  maîtres  du  patrimoine  de  St-Pierre.  Si  Alexandre  IV 
en  usa  avec  succès  contre  Eccelin  da  Romano,  le  siècle  suivant 
vit  Jean  XXII  y  recourir,  non  seulement  pour  faire  la  guerre  à 
des  antagonistes  formidables  comme  Matteo  Visconti  et  le  mar- 
quis de  Montefeltre,  mais  même  lorsqu'il  voulut  réduire  les 
citoyens  révoltés  de  petites  localités,  comme  Osimo  et  Recanati 
dans  la  marche  d'Ancône,ou  le  peuple  turbulent  de  Rome  même.  45 
L'ingénieuse  méthode  consistant  à  accorder  des  indulgences  à 
ceux  qui  prenaient  la  croix,  puis  à  les  exempter  du  service  pour 
de  l'argent,  avait  fini  par  paraître  trop  compliquée,  et  l'achat 
du  salut  fut  simplifié  au  point  d'être  réduit  à  un  paiement 
direct.  Ainsi  le  pape  Jean  trouva  moyen  de  subvenir  aux  frais 
de  ses  guerres  privées  en  distribuant  au  monde  chrétien  le 
trésor  de  salut  et  en  ordonnant  aux  évêques  d'établir  partout 
des  troncs,  afin  que  les  fidèles  pussent  venir  en  aide  à  l'Église, 
tout  en  sauvant  leurs  âmes.  Les  évêques,  qui  voyaient  avec 
regret  les  deniers  de  leurs  paroissiens  disparaître  dans  le  gouffre 


(1)  Concil.  Turon.  ann.  1236,  c.  i.—  Établiss.  de  Saint  Louis,  i,  84.—  Berger, 
Reg.  d'Innocent  IV,  n°  2230. 


50  MARCHANDS   D 'INDULGENCES 

insatiable  du  Saint-Siège,  essayèrent  vainement  de  résister.  Ils 
n'étaient  plus  indépendants  et  les  faibles  barrières  qu'ils  cher- 
chaient à  élever  étaient  balayées  aussitôt  (1). 

46  Un  système  plus  démoralisant  encore  consistait  dans  l'envoi 
de  quaestuarii  ou  marchands  d'indulgences,  quelquefois  munis 
de  reliques,  par  une  église  ou  un  hôpital  en  quête  de  fonds.  Us 
n'avaient  souvent,  pour  tout  bagage,  que  des  lettres  pontificales 
ou  épiscopales,  les  autorisant  à  remettre  les  péchés  moyennant 
des  contributions  à  l'œuvre.  Bien  que  la  rédaction  de  ces  lettres 
fût  sage  et  prudente,  elles  étaient  cependant  assez  ambiguës 
pour  que  leurs  porteurs  se  crussent  permis  de  promettre,  non 
seulement  le  salut  des  vivants,  mais  la  libération  des  damnés 
détenus  en  enfer,  le  tout  pour  quelques  pièces  de  monnaie.  Dès 
1215,  le  concile  de  Latran  s'élève  amèrement  contre  ces  prati- 
ques et  interdit  d'enlever  les  reliques  des  églises  ;  mais  l'abus 
était  d'un  trop  bon  rapport  pour  être  facilement  supprimé.  Des 
évêques  et  des  papes,  en  mal  d'argent,  émettaient  continuelle- 
ment de  pareilles  lettres  et  le  métier  de  marchand  d'indul- 
gences devint  une  profession  régulière,  où,  naturellement,  les 
plus  impudents  réussissaient  le  mieux.  Nous  en  croyons  volon- 
tiers le  pseudo  Pierre  de  Pilichdorf,  lorsqu'il  avoue  tristement 
que  la  remise  «  indiscrète  »,  mais  lucrative  d'indulgences  à  toute 
sorte  de  gens,  affaiblissait  la  foi  de  bien  des  catholiques  en 
l'Église  elle-même.  En  1261,  le  concile  de  Mayence  ne  peut  pas 
trouver  de  mots  assez  énergiques  pour  dénoncer  la  peste  des 
marchands  d'indulgences,  dont  les  escroqueries  excitent  la 
haine  des  hommes,  qui  dépensent  ce  qu'ils  gagnent  dans  la  plus 
vile  débauche,  qui  trompent  les  fidèles  au  point  que  ceux-ci 
négligent  de  se  confesser,  sous  prétexte  qu'ils  ont  déjà  acheté  la 
remise  de  leur  péchés.  Mais  ces  plaintes  furent  inutiles  et  l'abus 
continua,  sans  empêchement,  jusqu'au  jour  où  il  excita  une 
indignation  qui  trouva  un  éloquent  interprète  en  Luther. 

47  Des  conciles  postérieurs  à  celui  de  Mayence  ont  dénoncé  non 

(I)  Matt.  Paris,  Hist.  Angl.  ann.  1251  (p.  553,  éd.  1644).  -  Chnn.  Tnron. 
ann.  1226.  —  Joannis  PP.  XXII,  lîegest.  iv,  73,  74,  76,  77,  95,  97,  99.  —  Buluze  et 
Mansi,  Miscell.    m,  242.  —  Concil.  Ravennat.    ann.  1314,  c.  20. 


FÉTICHISME  51 

moins  énergîquement  les  mensonges  et  les  fraudes  de  ces  che- 
mineaux  du  salut,  qui  exercèrent  leur  industrie  florissante  jus- 
qu'à l'époque  de  la  Réforme.  Tassoni  a  bien  exprimé  la  convic- 
tion populaire  que  cette  vente  des  indulgences  était  une 
ressource  assurée  de  l'Eglise  pour  réaliser  ses  desseins  tem- 
porels : 

u  Le  cose  de1  la  guerra  andavan  zoppe; 

1  Bolognesi  ricliiedean  danari 
Al  Papa,  ad  egli  ris  ponde  va  coppe, 

E  mandava  indulgenze  per  gli  altari.  »  (1). 

La  vente  des  indulgences  caractérise  avec  exactitude  ce  qu'on 
peut  appeler  le  sacerdotalisme,  trait  distinctif  de  la  religion  du 
moyen  âge.  Le  fidèle  n'avait  pas  de  relations  directes  avec  son 
Créateur,  rarement  même  avec  la  Vierge  et  les  Saints  interces- 
seurs. Le  prêtre,  prétendant  être  revêtu  d'un  pouvoir  surna- 
turel-, s'interposait  comme  le  médiateur  nécessaire  entre  Dieu  et 
l'homme  ;  en  accordant  ou  en  refusant  les  sacrements,  il  pou- 
vait décider  du  sort  des  âmes  ;  en  célébrant  la  messe,  il  pouvait 
diminuer  ou  abréger  les  peines  du  Purgatoire;  ses  décisions 
dans  le  confessionnal  déterminaient  la  vraie  portée  du  péché 
même.  Les  instruments  de  domination  dont  il  disposait,  — 
Eucharistie,  reliques,  eau  bénite,  saint  chrême,  exorcisme, 
prière,  —  devinrent  des  espèces  de  fétiches  doués  d'un  pouvoir 
particulier,  qui  ne  dépendait  ni  de  la  condition  morale  ou  spi- 
rituelle de  celui  qui  en  usait,  ni  de  la  condition  de  ceux  pour 
qui  ils  étaient  employés.  Aux  yeux  du  vulgaire,  les  rites  de  la 
religion  n'étaient  guère  autre  chose  que  des  formules  magiques 
qui,  par  quelque  efficacité  mystérieuse,  servaient  les  intérêts 
temporels  ou  spirituels  de  ceux  pour  qui  on  les  mettait  en 
œuvre. 


(J)  Concil.  Lateran.  IV,  c.  62.  —  P.  de  Plichdorf,  Contr.    Waldenses,  cap.  xxx. 

—  Concil.  Biterrens.  ann.  1246,  c.  5. —Concil.  Cenomanens.  ann.  1248.  —  Concil. 
Bnrdegalens.  ann.  i 255,  c.  2.  —  Concil.  V  enn.  ann.  1311  ((Uementin.  lib.  vf 
tit.  ix,  c.  2).  —  Concil.  Remens.    ann.  1303.  —  Concil.  Cariioi?ns.    ann.  1325,  c.  18. 

—  Martène,  Thesaur.  iv,  858. —  Martene,  A mpUss.  Coll.  \n,  J 97,  etc.  —  Concil. 
Moguntin.    ann.  1261,  c.  48.  —  Tassoni,  La  Secchia  Rapita,  xn,  1. 


52  CULTE   DES   RELIQUES 

Mille  anecdotes  et  incidents  de  cette  époque  montrent  com- 
ment le  fétichisme  dont  nous  parlons  était  enraciné  dans  l'esprit 
du  peuple  par  ceux  qui  trouvaient  leur  profit  dans  le  maniement 
des  fétiches.  Un  chroniqueur  du  xne  siècle  raconte  pieusement 
que  lorsque,  en  887,  les  reliques  de  saint  Martin  de  Tours 
furent  ramenpes  d'Auxerre,  où  on  les  avait  portées  pour  les 
48  soustraire  aux  Normands,  deux  estropiés  de  Touraine,  qui 
gagnaient  largement  leur  vie  en  mendiant,  tinrent  conseil  et 
décidèrent  de  quitter  le  pays  le  plus  tôt  possible,  de  peur  que 
les  ossements  du  saint  ne  les  guérissent  d'infirmités  lucrati- 
ves. Malheureusement,  les  moyens  de  locomotion  dont  ils  dis- 
posaient étaient  insuffisants,  de  sorte  que  les  reliques  arrivèrent 
en  Touraine  avant  qu'ils  n'eussent  pu  sortir  de  la  province;  ils 
furent  donc  guéris  malgré  eux. 

L'ardeur  avec  laquelle  princes  et  républiques  se  disputaient 
la  possession  des  reliques  miraculeuses,  la  violence  et  la  fraude 
qu'on  mettait  partout  en  œuvre,  soit  pour  s'en  procurer  de  nou- 
velles, soit  pour  garder  celles  qu'on  possédait,  forment  un 
curieux  chapitre  dans  l'histoire  de  la  crédulité  humaine  et 
montrent  à  quel  point  la  vertu  miraculeuse  était  censée  résider 
dans  la  relique  elle-même,  sans  égard  aux  crimes  qu'il  avait 
fallu  commettre  pour  l'obtenir,  ni  à  la  disposition  d'esprit  du 
possesseur. 

Ainsi,  dans  le  cas  dont  nous  venons  de  parler,  Ingelger  d'An- 
jou fut  obligé  de  réclamer  aux  Auxerrois  les  ossements  de  saint 
Martin  à  la  tête  d'une  force  armée,  les  moyens  pacifiques  ayant 
échoué;  et,  en  1177,  nous  voyons  un  certain  Martin,  chanoine 
de  l'église  de  Bomigny  en  Bretagne,  voler  le  corps  de  sain! 
Pétroc  de  sa  propre  église  au  profit  de  l'abbaye  de  Saint- 
Mévennes,  qui  ne  voulut  pas  le  rendre  jusqu'à  ce  que  l'interven- 
tion du  roi  Henri  II  l'y  contraignit.  Deux  ans  après  la  prise  de 
Constantinople,  en  1206,  les  chefs  vénitiens  forcèrent  l'entrée 
de  Sainte-Sophie,  enlevèrent  un  portrait  de  la  Vierge,  œuvre 
présumée  de  saint  Luc,  et  le  gardèrent  malgré  l'excommuni- 
cation et  l'interdit  lancés  contre  eux  par  le  patriarche  et  confir- 
més par  le  légat  du  pape.  Un  marchand  de  Groningue,  au  cours 


VOL   DES   RELIQUES  53 

d'un  de  ses  voyages,  eut  envie  du  bras  de  saint  Jean- 
Baptiste,  qui  appartenait  à  un  hôpital,  et  il  l'obtint  en  corrom- 
pant à  prix  d'argent  la  maîtresse  du  gardien,  qui  incita  celui-ci 
à  la  dérober.  A  son  retour,  le  marchand  construisit  une  maison 
et  encastra  secrètement  sa  relique  dans  un  des  piliers.  Sous 
cette  protection,  il  fît  d'excellentes  affaires  et  devint  très  riche. 
Mais,  un  jour,  comme  un  incendie  avait  éclaté,  il  refusa  de 
prendre  des  mesures  pour  sauver  sa  maison,  alléguant  qu'elle 
était  bien  gardée.  La  maison  ne  brûla  pas;  mais  la  curiosité 
populaire  avait  été  tellement  excitée  par  la  réponse  du  mar- 
chand qu'il  fut  -obligé  de  révéler  l'existence  de  son  fétiche.  4-9 
Alors  le  peuple  l'emporta  de  force  et  le  déposa  dans  une  église, 
où  le  bras  de  saint  Jean  accomplit  beaucoup  de  miracles  ; 
mais  le  malheureux  marchand  fut  ruiné.  De  pareilles  supersti- 
tions étaient  encore  plus  grossières  que  celles  des  Romains,  qui 
évoquaient  dans  leur  camp  la  divinité  tutélaire  de  la  ville  qu'ils 
assiégeaient;  d'autre  part,  le  port  d'amulettes  et  de  reliques, 
devenu  tout  à  fait  général,  était  identique  à  l'usage  analogue 
des  païens.  Même  les  images  et  les  portraits  de  saints  et  de 
martyrs  possédaient  des  vertus  miraculeuses.  Il  suffisait,  disait- 
on,  de  jeter  les  yeux  sur  une  image  de  saint  Christophe  pour 
être  préservé,  pendant  le  reste  de  la  journée,  de  tout  danger  de 
maladie  ou  de  mort  subite  : 

«  Christophori  sancti  speciem  quicumque  tuetur, 
Illo  namque  die  nullo  languore  tenetur.  » 

Une  image  gigantesque  du  saint  était  souvent  peinte  à  l'exté- 
rieur des  églises  pour  préserver  la  population.  L'habitude  de 
tirer  au  sort  le  saint  dont  on  voulait  s'assurer  le  patronage, 
cérémonie  qui  s'accomplissait  au  pied  de  l'autel,  est  une  autre 
manifestation  de  l'aveugle  superstition  de  ce  temps-là  (1). 

L'Eucharistie  était  un  fétiche  particulièrement  efficace.  Pen- 


(1)  Gesta  Consulum  Andegavens.  m,  23.  —  Roger.  Horeden.  ann.  1177.— Inno- 
cent. PP.  III,  Regest.  ix,  243.  —  Cœsar.  Heisterbac.  Dial.  Mirac.  dist.  vm,  c.  53. 
—  Muratori,  Antiq.  Mfd.  ^vi,  dissert,  lviii.  —  Anon.  Passaviens.  adv.  Waldtm- 
*es,  cap.  5  (Mag.  bib.  Pat.,  xm,  301). 


54  PUISSANCE   DES   HOSTIES 

dant  la  persécution  dirigée  contre  les  hérétiques  des  provinces 
rhénanes  par  l'inquisiteur  Conrad  de  Marburg,  en  1233,  un  con- 
damné refusa  obstinément  de  brûler,  malgré  tous  les  efforts  des 
zélés  exécuteurs,  jusqu'à  ce  qu'un  prêtre  avisé  apportât  une 
hostie  consacrée  sur  la  pile  de  bois  qui  flambait.  Aussitôt  le 
charme  qui  protégeait  l'hérétique  fut  rompu  par  un  charme 
plus  puissant  et  le  misérable  ne  tarda  pas  à  être  réduit  en  cen- 
dres. 

Une  réunion  de  ces  mêmes  hérétiques  possédait  une  image  de 
Satan  qui  rendait  des  oracles  ;  un  jour,  un  prêtre  entra  dans  la 
chambre  et  tira  de  dessous  ses  vêtements  un  ciboire  contenant 
une  hostie  ;  à  l'instant,  Satan  se  reconnut  vaincu  et  tomba  par 
terre.  Peu  de  temps  après,  saint  Pierre  Martyr  employa  le 
même  moyen  pour  vaincre  l'imposture  d'un  hérétique  de  Milan. 
A  l'appel  de  cet  homme,  un  démon  apparaissait  dans  une  église 
hétérodoxe  sous  l'aspect  de  la  Vierge  resplendissante  et  tenant 
le  saint  Enfant  dans  ses  bras.  Ce  témoignage  en  faveur  de  l'hé- 
résie parut  sans  réplique,  jusqu'à  ce  que  saint  Pierre  y  mit 
50  fin  en  présentant  au  démon  une  hostie  :  «  Si,  dit-il,  vous  êtes 
vraiment  la  Mère  de  Dieu,  adorez  ici  votre  fils.  »  Là-dessus,  le 
démon  disparut  dans  un  éclair,  laissant  derrière  lui  une  puan- 
teur insupportable. 

Le  pain  consacré  était  considéré  par  le  peuple  comme  possé- 
dant une  efficacité  magique  d'un  pouvoir  incomparable  ;  bien 
des  histoires  couraient  sur  les  châtiments  infligés  à  ceux  qui  avaient 
voulu  en  faire  un  usage  sacrilège. Un  prêtre  garda  une  hostie  dans 
sa  bouche  afin  de  s'en  servir  pour  vaincre  la  vertu  d'une  femme 
dont  il  était  amoureux;  il  fut  affligé  d'une  hallucination  ter- 
rible, croyant  qu'il  avait  enflé  au  point  de  ne  pouvoir  passer  par 
une  porte;  et  quand  il  enterra  l'objet  sacré  dans  son  jardin, 
l'hostie  se  transforma  en  un  petit  crucifix  portant  un  homme  de 
chair  qui  saignait.Une  femme  garda  l'hostie  qu'elle  devait  avaler 
et  la  plaça  dans  sa  ruche  pour  arrêter  une  épidémie  qui  s'était 
déclarée  parmi  ses  abeilles  ;  aussitôt  les  pieux  insectes  construi- 
sirent à  l'entour  une  chapelle  complète,  avec  murs,  fenêtres, 
toits  et  beffroi,  et,  à  l'intérieur,  un  autel  sur  lequel  ils  déposé- 


ROLE   DES    TALISMANS  55 

rent  respectueusement  l'hostie.  Une  autre  femme,  voulant  pré- 
server ses  choux  des  ravages  des  chenilles,  réduisit  en  poussière 
une  hostie  et  en  répandit  les  miettes  sur  ses  légumes  ;  à  l'ins- 
tant, elle  fut  frappée  d'une  paralysie  incurahle.  Évidemment, 
ces  pratiques  fétichistes  étaient  vues  d'un  mauvais  œil  par 
l'Église  ;  mais  elles  étaient  la  conséquence  directe  de  l'enseigne- 
ment orthodoxe.  Il  en  était  de  même  pour  l'eau  où  le  prêtre  se  j 
lavait  les  mains  après  avoir  touché  l'hostie;  on  attribuait  à  cette 
eau  des  vertus  surnaturelles,  mais  on  en  prohibait  l'usage 
comme  entaché  de  sorcellerie  (1). 

Le  pouvoir  de  ces  formules  magiques  n'impliquait,  je  le 
répète,  aucun  sentiment  de  dévotion  chez  ceux  qui  en  usaient. 
Ainsi,  pour  attester  la  puissance  de  saint  Thomas  de  Canter- 
bury,  on  racontait  l'histoire  d'une  dame  qui  l'invoquait  à  toute 
occasion  et  avait  même  appris  à  son  oiseau  favori  à  répéter  la 
formule  :  «  Sancte  Thoma,  adjuva  me!  »  Un  jour,  un  faucon 
s'empara  de  lui  et  l'emporta;  mais  comme  l'oiseau  faisait 
entendre  sa  phrase  accoutumée,  le  faucon  tomba  mort  et 
l'oiseau  revint  indemne  auprès  de  sa  maîtresse.  —  En  vérité, 
l'emploi  des  talismans  impliquait  si  peu  la  sainteté  que  de  mau- 
vais prêtres  employaient  la  messe  comme  un  moyen  d'incanta- 
tion et  un  maléfice,  maudissant  intérieurement  leurs  ennemis 
pendant  qu'ils  accomplissaient  les  rites  et  confiant  que  cette 
malédiction  entraînerait,  d'une  façon  ou  d'une  autre,  la  perte  g| 
de  la  personne  visée.  On  allait  même  jusqu'à  recourir  à  la 
célébration  de  la  messe  pour  rendre  plus  efficace  la  pratique  si 
ancienne  de  l'envoûtement.  Lorsque  Ton  disait  dix  fois  la  messe 
sur  une  image  de  cire  représentant  un  ennemi,  on  croyait  qu'il 
mourrait  sans  faute  dans  l'espace  de  dix  jours  (2). 

La  confession  elle-même  pouvait  servir  de  formule  magique 
pour  empêcher  la  découverte  d'un  crime.  Comme  les  démons 
étaient  naturellement  au  courant  de  tous  les  forfaits  commis 

(I)  Hartzheim,  Concil.  German.  m,  543.—  Campana,  Storia^iS.  Pietro  Mar- 
tire,  lib.  n,  cap.  3.  —   Cœsar.  Heisterbac.  Dial.  Mirac.    dist.  ix,  cap.  6,  8,  24,  25. 
2)  Cœsar.  Heisterbac.    Dial.  Mirac.  dist.  x,  cap.  56.  —   Wibaldi   Abbat.  Cor- 
beiens.    Epist   157.  —  P   Cantor     Yerb.  abbrev.  cap.  29. 


56  PUISSANCE  DE   L'ABSOLUTION 

et  pouvaient  les  révéler  par  la  bouche  de  ceux  qu'ils  possé- 
daient, on  employait  souvent  les  démoniaques  comme  des 
détectives  dans  le  cas  de  personnes  soupçonnées.  Mais  quand 
les  crimes  étaient  confessés  avec  toute  la  contrition  désirable, 
l'absolution  donnée  par  le  prêtre  les  effaçait  à  tout  jamais  de  la 
mémoire  du  démon,  qui  niait  alors  en  avoir  eu  connaissance. 
Cette  croyance,  familière  aux  accusés,  inspirait  souvent  leur 
défense  ;  car,  même  lorsque  le  démon  avait  révélé  une  faute, 
le  coupable  pouvait  aller  aussitôt  à  confesse,  puis  se  présenter 
avec  confiance  devant  le  juge  et  le  mettre  au  défi  d'obtenir  une 
dénonciation  nouvelle. 

On  pourrait  multiplier  indéfiniment  ces  exemples,  mais  cela 
ne  servirait  qu'à  fatiguer  le  lecteur.  Ceux  que  j'ai  cités  suffiront 
probablement  à  témoigner  de  l'avilissement  du  christianisme 
d'alors,  superposé  à  un  fond  païen  et  gouverné  par  un  corps 
sacerdotal  dont  on  connaît  maintenant  l'indignité  (4). 


Le  tableau  que  j'ai  tracé  des  relations  de  l'Église  avec  le 
peuple  paraîtra  peut-être  poussé  au  noir.  Tous  les  papes 
n'étaient  pas  des  Innocent  IV  et  des  Jean  XXII;  tous  les  évêques 
n'étaient  pas  cruels  et  débauchés;  tous  les  prêtres  n'avaient 
pas  pour  unique  dessein  de  spolier  les  hommes  et  de  déshonorer 
les  femmes.  Dans  beaucoup  de  sièges  épiscopaux  et  d'abbayes, 
sans  doute  aussi  dans  des  milliers  de  paroisses,  il  y  avait  des 
prélats  et  des  pasteurs  qui  cherchaient  sincèrement  à  accom- 
plir l'œuvre  de  Dieu,  à  éclairer  les  âmes  enténébrées  de  leurs 
ouailles  avec  la  parcelle  de  lumière  évangélique  que  la  supers- 
tition de  l'époque  permettait  de  répandre.  Cependant  le  mal 
était  plus  apparent  que  le  bien  ;  les  humbles  ouvriers  passaient 

■•-  inaperçus,  tandis  que  l'orgueil,  la  cruauté,  la  luxure  et  la 
cupidité  des  autres  exerçaient  une  influence  étendue  et  pro- 

52  fonde.  Aux  hommes  de  ce  temps-là  qui  avaient  le  plus  de  juge- 
ment et  les  aspirations  les  plus  hautes,  l'Église   apparaissait 

(1)  Cœsur.  Heisterbac.    Dial.  Mirac.   dist.  m,  cap.  2,  3,  G;  dist.  v,  cap.  3. 


PLAINTES   DE   SAINT   BERNARD  57 

telle  que  je  l'ai  dépeinte;  et  sa  laideur  morale  doit  être  présente 
à  notre  esprit  si  nous  voulons  comprendre  les  mouvements  qui 
agitèrent  alors  le  monde  chrétien. 

Le  témoin  le  plus  autorisé  sur  l'Église  du  xne  siècle,  saint 
Bernard,  ne  cessa  jamais  de  dénoncer  les  vices  qui  régnaient 
partout.  Lorsque  la  fornication,  l'adultère  et  l'inceste  n'avaient 
plus  d'attraits  pour  les  sens  épuisés,  on  descendait  plus  bas 
encore  dans  la  voie  de  la  dépravation.  En  vain  —  c'est  saint 
Bernard  qui  parle  —  les  villes  de  la  plaine  ont  été  détruites  par 
le  feu  vengeur  du  ciel;  l'ennemi  du  genre  humain  a  répandu 
partout  leurs  débris  et  leurs  cendres  maudites  ont  infecté 
l'Église.  L'Église  reste  pauvre,  dépouillée  et  misérable,  négligée 
de  tous  et  comme  exsangue.  Ses  enfants  ne  cherchent  pas  à  ia 
vêtir,  mais  à  la  dépouiller;  ils  ne  la  protègent  pas,  mais  la 
détruisent;  ils  ne  la  défendent  pas,  mais  l'exposent;  ils  n'insti- 
tuent pas,  mais  ils  prostituent;  ils  ne  nourrissent  pas  le  trou- 
peau, mais  l'égorgent  et  s'en  repaissent.  Ils  réclament  le  prix 
des  péchés,  mais  ne  pensent  pas  au  pécheur.  «  Qui  pouvez- 
vous  me  montrer,  s'écrie-t-il,  parmi  les  évêques,  qui  ne  cher- 
che pas  plutôt  à  vider  les  poches  de  ses  ouailles  qu'à  les 
guérir  de  leurs  vices?  »  Un  contemporain  de  saint  Bernard, 
Potho  de  Pruhm, exhale  les  mêmes  plaintes  en  1152.  a  L'Église, 
dit-il,  court  à  sa  ruine  et  pas  une  main  ne  s'élève  pour  la  sou- 
tenir; il  n'y  a  pas  un  seul  prêtre  digne  de  s'imposer  comme 
médiateur  entre  Dieu  et  les  hommes  et  d'approcher  du  trône 
divin  en  sollicitant  la  grâce  d'en  haut  (1).  » 

Le  légat  du  pape,  le  cardinal  Henry  d'Albano,  dans  sa  lettre 
encyclique  de  4188  aux  prélats  d'Allemagne,  ne  s'exprime  pas 
avec  une  moindre  énergie.  Le  triomphe  du  Prince  des  Ténèbres 
-est  imminent  à  cause  de  la  dépravation  du  clergé,  de  sa  luxure, 
de  sa  gourmandise,  de  son  mépris  des  jeûnes;  les  prêtres  cumu- 
lent des   bénéfices,    vont  à  la  chasse,    élèvent    des  faucons, 


(1)  Bernardi,  Serm.  de  Conoersione,  cap.  19,  20.  —  Kjusil.  Serm.  77  in  Can- 
tica,  cap.  1.—  Cf.  ejupil.  Serm.  33  in  Ctudica,  cap.  16;  tract,  de  moribus  et  offic 
tLprsc.  cap.  vu,  n<«25,  27,  28.  -  De  Consid.  lib.  m,  cap.  4,  5.  —  Pothon  Pru- 
iniens.    De  itatn  douais  dei,  lib.  i. 


58  PLAINTES   DE   PIERRE   CANTOR 

jouent,  commercent,  se  querellent  entre  eux  et,  pis  que  tout 
cela,  donnent  l'exemple  de  l'incontinence,  ce  qui  excite  la 
colère  de  Dieu  et  scandalise  le  peuple. 
63  Pierre  Cantor,  vers  la  même  époque,  décrit  l'Église 
comme  «  remplie  jusqu'à  la  bouche  de  toutes  les  immondices 
temporelles  »;  par  l'avarice,  par  la  négligence  de  ses  devoirs, 
elle  est  pire  que  la  société  laïque  et  rien  n'est  plus  dangereux 
pour  elle  que  cette  constatation.  Gilbert  de  Gemblours  s'exprime 
d'une  manière  analogue.  La  plupart  des  prélats  entrent  dans 
l'Église,  non  par  l'élection,  mais  par  la  corruption  et  la  faveur 
des  princes;  ils  s'y  introduisent  non  pour  nourrir  les  autres, 
mais  pour  être  nourris;  non  pour  servir,  mais  pour  être  servis; 
non  pour  semer,  mais  pour  moissonner;  non  pour  travailler, 
mais  pour  être  oisifs;  non  pour  protéger  les  brebis  contre  les 
loups,  mais  pour  déchirer  les  brebis  avec  plus  de  férocité  que  les 
loups  eux-mêmes.  —  Sainte  Hildegarde,  dans  ses  prophéties, 
épouse  la  cause  du  peuple  contre  le  clergé  :  «  Les  prélats  sont 
les  ravisseurs  des  Églises;  leur  avidité  consume  tout  ce  qu'elle 
touche.  Leurs  oppressions  nous  réduisent  à  la  misère  et  nous 
avilissent  en  les  avilissant.....  Ëst-il  convenable  que  des  hommes 
tonsurés  commandent  à  plus  de  soldats  et  disposent  de  plus 
d'armes  que  des  laïques  ?  Est-il  convenable  qu'un  clerc  soit  un 

soldat,  et  un  soldat  un  clerc  ? Dieu  n'a  pas  ordonné  que  l'un 

de  nous  dût  avoir  à  la  fois  une  tunique  et  un  manteau  et  que 
l'autre  dût  aller  nu;  mais  il  a  ordonné  que  la  tunique  fût  donnée 
à  l'un  et  le  manteau  à  l'autre.  Laissez  donc  les  laïques  posséder 
le  manteau  pour  satisfaire  aux  nécessités  du  monde;  mais  que 
le  clergé  ait  la  tunique,  pour  ne  pas  manquer  de  l'indispen- 
sable. »  (1) 

Un  des  principaux  objets  de  la  convocation  du  grand  concile 
de  Latran,  en  4215,  était  le  désir  de  corriger  les  vices  du  clergé. 
A  cet  effet  on  adopta  de  nombreux  canons  en  vue  de  la  suppres- 
sion des  principaux  abus,  mais  les  décisions  du  concile  restèrent 

(i)  Cod.  Diplom.  Viennens.  v°  163.  -•  P.  Cantor.  Verb.  abbrev.  cap.  57,  59.— 
Gulberti  Abbat.  Gemblaeens.    Epist.  1.  —  S.  Hildegardse  Révélât.   Vis.  x,  cap.  16. 


PLAINTES    DE    ROBERT    GROSSETESTE  59 

lettre  morte.  Les  abus  étaient  trop  profondément  enracinés. 
Quatre  ans  plus  tard,  Honorius  III,  dans  une  encyclique  adressée 
à  tous  les  prélats  du  monde  chrétien,  dit  qu'il  a  attendu  jus- 
qu'alors pour  voir  les  effets  du  concile,  mais  que  les  maux  de 
l'Église  lui  paraissent  augmenter  plutôt  que  diminuer.  «  Les 
ministres  de  l'autel,  pires  que  des  bêtes  se  roulant  dans  leur 
fumier,  se  font  gloire  de  leur  ignominie,  comme  à  Sodome.  Ils 
sont  un  piège  et  un  fléau  pour  les  fidèles.  Beaucoup  de  prélats 
dépensent  les  biens  qui  sont  confiés  à  leur  garde  et  dispersent 
sur  les  places  publiques  les  ressources  du  sanctuaire;  ils  donnent 
de  l'avancement  aux  indignes,  ils  dilapident  les  revenus  de 
FÉglise  au  profit  des  méchants  et  transforment  les  églises  en 
conventicules  à  l'usage  de  leurs  familles.  Moines  et  nonnes  54 
rejettent  le  joug,  brisent  leurs  chaînes  et  se  rendent  aussi  mé- 
prisables que  du  fumier.  C'est  pour  cela  que  l'hérésie  fleurit. 
Que  chacun  de  vous  ceigne  son  épée  et  n'épargne  ni  son  frère 
ni  son  plus  proche  parent.  » 

Quel  fut  le  résultat  de  cette  exhortation  virulente  ?  Nous  pou- 
vons nous  en  faire  une  idée  par  la  description  que  Robert  Gros- 
seteste,  évêque  de  Lincoln,  fit  de  l'Église  en  1250,  en  présence 
d'Innocent  IV  et  de  ses  cardinaux.  Les  détails  sont  inutiles  à 
rapporter  ;  mais  la  conclusion,  c'est  que  le  clergé  est  une  souil- 
lure pour  toute  la  terre,  que  ce  sont  des  Antechrists  et  des 
diables  ayant  revêtu  le  masque  des  anges  de  la  lumière,  qui 
transforment  la  maison  de  prière  en  un  repaire  de  voleurs. 
Quand  l'inquisiteur  de  Passau,  vers  4260,  essaya  d'expliquer  la 
résistance  de  l'hérésie  dont  il  s'efforçait  vainement  d'avoir  rai- 
son, il  rédigea  à  cet  effet  une  liste  des  crimes  communs  parmi 
le  clergé  —  liste  horrible  par  la  minutie  des  détails  où  elle  se 
complaît.  Une  Église  pareille  à  celle  qu'il  décrit  ne  pouvait  être 
qu'un  fléau  à  la  fois  politique,  social  et  moral  (4). 

Tels  sont,  sur  la  question  qui  nous  occupe,  les  témoignages 


1)  Honor.  PP.  IN,  Epist.  ad  Archiep.  Bituricens.  (Martène,  Coll.  Amliss.  i, 
1149-1151;  Thesaur.  Anecd.  i,  875-877).  —  Fascic.  Ker.  Expetend.  et  Fugiend. 
u,  251  (éd.  de  1630).  —  W.  Preger,  Beitraege  zur  Geschichte  der  Walctesier, 
MUnich,  1875,  p.  64-67. 


60  PLAINTES   DE    WALTHER 

des  ecclésiastiques.  Si  l'on  veut  savoir  maintenant  de  quel  œil 
le  clergé  était  considéré  par  les  laïques,  nous  rappellerons 
d'abord  une  remarque  de  Guillaume  de  Puy-Laurens,  d'après 
lequel  on  disait  communément  :  «  J'aimerais  mieux  être  un 
prêtre  que  de  faire  telle  chose.  »  Il  est  vrai  que  les  prêtres 
avaient  le  même  mépris  pour  les  moines,  car  Émeric,  abbé 
d'Anchin,  nous  apprend  qu'un  clerc  ne  voulait  jamais  faire  sa 
société  d'un  homme  qu'il  avait  vu  sous  l'habit  noir  du  Béné- 
dictin. Mais  prêtres  et  moines  étaient  également  et  généralement 
détestés  par  le  peuple.  Walther  von  der  Vogelweide  résume 
•comme  il  suit  les  sentiments  du  peuple  sur  l'ensemble  du  corps 
ecclésiastique,  depuis  le  pape  jusqu'aux  curés  : 

«  La  chaire  de  Saint-Pierre  est  occupée  aujourd'hui  comme 
lorsqu'elle  était  souillée  par  la  sorcellerie  de  Gerbert;  ce  dernier 
se  prépara  seul  une  place  dans  l'enfer,  tandis  que  le  présent 
pape  y  entraîne  la  chrétienté  tout  entière.  Pourquoi  les  châti- 
ments du  ciel  sont-ils  différés  ?  Combien  de  temps  sommeilleras- 
tu,  ô  Seigneur?  Ton  œuvre  est  entravée,  ta  parole  est  contre- 
dite, ton  trésorier  dérobe  les  richesses  que  tu  as  accumulées, 
tes  ministres  volent  et  assassinent  et  c'est  un  loup  qui  est  le 
berger  de  ton  troupeau.  »  (1). 
85  A  l'autre  extrémité  de  l'Europe,  les  plaintes  ne  sont  pas 
moins  vives  ;  voici  comment,  après  beaucoup  d'autres,  parlera 
des  hauts  dignitaires  de  l'Eglise,  des  clercs  et  des  moines,  le 
troubadour  Raimon  de  Cornet,  faisant  écho  aux  invectives  du 
poète  Walther  : 

«  Je  vois  le  pape  faillir  à  tous  ses  devoirs  :  il  veut  s'enrichir, 
il  ne  se  soucie  pas  des  pauvres,  qui  n'ont  pas  accès  auprès  de 
lui.  Son  but  est  d'amasser  des  trésors,  de  se  faire  servir,  de 
s'asseoir  sur  des  étoffes  ornées  d'or.  Pour  cela,  il  se  livre  au 
commerce  en  bon  trafiquant  ;  au  prix  de  beaux  deniers  comp- 
tants, il  distribue  des  évêchés  aux  gens  de  son  entourage  et,  à 
nous,  il  envoie  des  collecteurs,  munis  de  lettres  de  quête,  qui 

(1)  Guill.  Pod.  Laurent.  Chron.  Proœm.  —  Narrât.  Restaur.  Abbat.  S.  Martini 
Tornacens.  cap.  38.  —  Panmcrs  \V.  von  der  Vogelweide,  Sâemmtliche  Gedichte, 
n°  lin,  p.  118.  Cf.  n°  85,  111-113. 


PLAINTES   D'UN   TROUBADOUR  61 

nous  vendent  des  pardons  moyennant  du  blé  et  de  l'argent.... 
Les  cardinaux  ne  valent  certes  pas  mieux;  on  dit  partout  que, 
du  matin  au  soir,  ils  ne  cherchent  qu'à  conclure  d'ignobles 
marchés.  Voulez-vous  un  évêché,voulez-vous  une  abbaye?  Vite, 
apportez-leur  beaucoup  d'argent  ;  ils  vous  donneront  en  échange 
un  chapeau  rouge  ou  une  crosse  épiscopale.  Si  vous  ne  savez 
rien  de  ce  que  doit  savoir  un  prêtre,  eh  !  qu'importe  ?  Docte 
ou  ignorant,  vous  obtiendrez  de  gros  revenus.  Mais  gardez- 
vous  surtout  d'être  parcimonieux  dans  vos  largesses,  car  cela 
vous  empêcherait  de  réussir!...  Quant  aux  évêques,  ils  ne  ces- 
sent d'écorcher  jusqu'au  vif  leurs  curés  bien  rentes  et  de  leur 
vendre  des  lettres  scellées  de  leur  sceau.  Dieu  sait  s'il  y  aurait  56 
lieu  d'en  finir  avec  ces  habitudes  !  Et  ils  font  pis  encore  ; 
moyennant  finances,  ils  confèrent  la  tonsure  au  premier  venu 
et  portent  ainsi  préjudice  à  tous,  non-seulement  à  nous,  qui 
devenons  les  victimes  de  cet  homme,  mais  aux  tribunaux  tem- 
porels, qui  perdent  toute  prise  sur  lui...  Bientôt,  je  vous  le 
jure,  il  y  aura  plus  de  clercs  et  de  prêtres  que  de  bouviers. 
Chacun  déchoit  et  donne  de  mauvais  exemples.  Ces  gens-là 
vendent  à  qui  mieux  mieux  les  sacrements  et  les  messes. Quand 
ils  confessent  de  braves  laïcs,  qui  n'ont  commis  aucune  faute, 
ils  leurs  imposent  d'énormes  pénitences;  mais  ils  se  gardent 
bien  d'en  faire  autant  pour  les  concubines  des  prêtres  !... 
Assurément,  à  en  juger  par  les  apparences,  les  moines  s'astrei- 
gnent à  des  pratiques  sévères.  Mais  regardez-y  de  plus  près  ; 
en  vérité,  ils  vivent  deux  fois  mieux  qu'ils  ne  faisaient  aupara- 
vant, quand  ils  étaient  encore  sous  le  toit  de  leurs  pères.  Ils 
font  comme  les  Mendiants  qui,  sous  le  couvert  de  leur  habit, 
trompent  le  monde  et  se  nourrissent  à  ses  dépens.  Voilà  pour- 
quoi tant  de  gueux  et  de  propres  à  rien  entrent  dans  les 
Ordres;  la  veille,  ils  n'avaient  pas  de  pain;  le  lendemain, 
leur  accoutrement  leur  vaut  des  rentes,  produit  des  mille  tours 
qu'ils  ont  dans  leur  sac.  » 

Il  était  inévitable  qu'une  pareille  religion  enfantât  l'hé- 
résie, qu'un  tel  clergé,  séculier  et  régulier,  provoquât  à  la 
révolte.  Ce   dont  on  peut  s'étonner  seulement,  c'est  qu'elle 


DZ  CAUSES   DE   L  HERESIE 

ait  tardé  si  longtemps  à  éclater  et  qu'elle  n'ait  pas  été  plus 
générale  (1). 

(i)  Raynouard,  Lexique  Roman,  I,  464,  a  publié  cette  Gesta  sous  le  nom  de 
Pierre  Cardinal,  troubadour  du  commencement  du  xm«  siècle.^  Cette  attribution 
fausse,  donnée  par  un  des  deux  mss.  qu'on  a  de  cette  pièce,  a  été  rectifiée  par  le 
Dr  Nou'et  il  y  a  un  demi-siècle.  Le  véritable  auteur  est  un  certain  Rai  mon  de 
Cornet,  qui  vivait  dans  la  première  moitié  du  xive  siècle.  Un  fragment  de  cette 
Gesta,  contenant  précisément  le  passage  paraphrasé  dans  le  texte,  a  été  publié, 
sous  le  nom  de  Raimon  de  Cornet,  par  Bartsch,  dans  sa  Chrestomathi»  pro- 
vençale, 4»  éd.  col.  363.  Une  édition  de  lensemble,  avec  introduction,  notes  et 
glossaire,  a  paru  à  Montpellier  en  18*88  par  les  soins  de  MM.  J.-B.  Noulet  et 
C.  Chabaneau  {Deux  manuscrits  provençaux  du  xiv«  siècle).  —  [I  es  éléments  de 
cette  note  m'ont  été  obligeamment  fournis  par  M.  P.  Meyer,  avec  une  traduction 
littérale  du  texte,  que  j'ai  cru  devoir  rendre  plus  librement.  Trud.] 


RÉVEIL   DE   LA    CONSCIENCE  63 


CHAPITRE  ÏI 


L  HERESIE 


L'Église,  que  nous  avons  vue  si  infidèle  à  son  idéal  et  si  négli-  57 
génie  de  ses  devoirs,  se  trouva,  presque  à  l'improviste,  menacée 
de  dangers  nouveaux  dans  la  citadelle  même  de  sa  puissance. 
Juste  au  moment  où  elle  venait  de  triompher  de  ses  rivaux 
temporels,  rois  et  empereur,  un  nouvel  ennemi  se  leva  contre 
elle  :  c'était  la  conscience  de  l'humanité  qui  se  réveillait.  L'é- 
paisse ignorance  du  xe  siècle,  qui  fit  suite  à  l'éclat  fugitif  de  la 
civilisation  carlovingienne,  avait  commencé  à  s'effacer,  mi 
xie  siècle, devant  les  premières  lueurs  de  la  renaissance  intellec- 
tuelle. Dès  le  début  du  xne  siècle,  ce  mouvement  se  prononce  et 
laisse  déjà  entrevoir  la  promesse  de  ce  riche  développement  qui 
devait  faire  de  l'Europe  la  patrie  de  l'art  et  de  la  science,  de 
l'érudition  et  de  la  haute  culture.  Or,  la  stagnation  de  l'esprit 
humain  ne  pouvait  prendre  fin  sans  que  le  doute  et  la  cri- 
tique s'éveillassent  en  même  temps.  Lorsque  les  hommes  se 
remirent  à  raisonner  et  à  poser  des  questions,  même  sur  des 
sujets  interdits  à  leur  curiosité,  il  n'était  pas  possible  qu'ils  ne 
reconnussent  pas  l'affligeant  contraste  qui  existait  entre  l'en- 
seignement de  l'Église  et  ses  actes,  les  divergences  profondes 
entre  la  religion  et  le  rituel,  entre  la  conduite  des  prêtres  et  des 
moines  et  les  vœux  qu'ils  avaient  consentis.  L'aveugle  respect 
que  des  générations  successives  avaient  témoigné  aux  affirma- 
tions de  l'Église,  commençait  à  être  ébranlé  à  son  tour.  Un 
livre  comme  le  Sic  et  non  d'Abélard,  où  les  contradictions  de 
la  tradition  et  des  Décrétales  étaient  impitoyablement  mises  en 
lumière,  n'était  pas  seulement  l'indice  d'une  inquiétude  intel- 
lectuelle qui  présageait  la  révolte,  mais  une  source  féconde  de 


64  REVJb.IL   DE   L'ESPRIT    CRITIQUE 

dangers  pour  l'avenir,  dus  au  réveil  de  l'esprit  de  discussion. 
En  vain,  sur  l'ordre  de  la  curie  romaine,  Gratien  s'efforça  de 
montrer,  dans  sa  fameuse  Concordantia  discordantium  cano- 
num,  que  les  contradictions  pouvaient  être  dissipées,  que  la  loi 
canonique  n'était  pas  une  masse  confuse  de  règles  édictées  pour 
répondre  à  des  besoins  momentanés,  mais  un  corps  harmonique 
de  lois  spirituelles.  Le  mot  fatal  avait  été  prononcé  et  les  efforts 
58  des  Glossateurs,  des  Maîtres  des  Sentences,  des  Docteurs  Angé- 
liques et  de  la  foule  innombrable  des  théologiens  scolastiques 
et  des  interprètes  du  droit  canon,  avec  toutes  les  ressources  de 
leur  dialectique,  ne  pouvaient  pas  rendre  à  l'esprit  humain  sa 
confiance  d'autrefois,  inébranlable  et  placide,  en  l'inspiration 
divine  de  l'Église  Militante.  Bien  que  les  assaillants  fussent 
encore  peu  nombreux  et  leurs  attaques  intermittentes,  le 
nombre  des  défenseurs  et  l'énergie  de  la  défense  prouvent  que 
Rome  reconnaissait  pleinement  le  danger  :  l'esprit  de  recherche 
avait  enfin  secoué  son  long  sommeil. 

Cet  esprit  avait  reçu  une  puissante  impulsion  de  l'École  de 
Tolède,  où  d'aventureux  étudiants  allaient  chercher,  pour  y 
boire  comme  à  la  source,  la  science  arabe,  grecque  et  juive. 
Même  au  milieu  des  ténèbres  du  xe  siècle,  le  pape  Sylvestre  II, 
qui  s'appelait  encore  Gerbert  d'Aurillac,  avait  acquis  une  sinistre 
réputation  de  magicien,  parce  qu'il  passait  pour  avoir  étudié 
les  sciences  défendues  dans  ce  centre  d'activité  intellectuelle. 
Vers  le  milieu  du  xne  siècle,  Robert  de  Rétines,  sur  les  instances 
de  Pierre  le  Vénérable  de  Cluny,  laissa  reposer  pour  quelque 
temps  ses  études  d'astronomie  et  de  géométrie,  afin  de  traduire 
le  Coran  et  de  faciliter  ainsi  à  son  patron  la  réfutation  des 
erreurs  de  l'Islam.  Les  œuvres  d'Aristote  et  de  Ptolémée, 
d'Abubekr,d'Avicenne  et  d'Alfarabi, plus  tard  celles  d'Averrhoès, 
furent  traduites  en  latin  et  copiées  avec  un  zèle  incroyable  dans 
tous  les  pays  chrétiens.  Les  Croisés  eux-mêmes  rapportèrent  de 
l'Orient  quelques  débris  de  la  pensée  antique  qui  furent 
accueillis  avec  non  moins  d'enthousiasme  II  est  vrai  que  parmi 
les  trésors  remis  en  circulation,  c'est  l'astrologie  judiciaire  qui 
éveillait  le  plus  de  curiosité  et  provoquait  les  plus  nombreuses 


RENAISSANCE   DU  DROIT   ROMAIN  65 

éludes;  mais  la  preuve  que  d'autres  sujets,  plus  dignes  d'atten- 
tion, n'étaient  pas  négligés  et  qu'on  comprenait  les  dangers 
qu'ils  récelaient  pour  l'orthodoxie,  c'est  qu'à  diverses  reprises 
la  lecture  des  ouvrages  d'Aristote  fut  prohibée  par  l'Université 
de  Paris. 

Plus  menaçante  encore  pour  l'Église  était  la  renaissance  du 
droit  civil  romain.  Que  cette  renaissance  ait  été  causée  ou  non 
par  la  découverte  du  manuscrit  des  Pandectes  à  Amalfif 
l'ardeur  avec  laquelle  on  en  poursuivait  l'étude,  dès  le  milieu 
du  xne  siècle,  dans  tous  les  grands  centres  de  savoir,  est  un  fait 
historique  incontestable.  Les  hommes  s'aperçurent,  à  leur  grand 
étonnement,  qu'il  existait  un  système  de  jurisprudence  d'une 
simplicité  et  d'une  rectitude  merveilleuses,  incommensurable- 
ment  supérieur  à  la  lourde  confusion  des  lois  canoniques  et 
surtout  à  la  barbarie  des  coutumes  féodales.  Ce  système  fondait 
son  autorité  sur  l'idée  de  la  justice  immuable,  représentée  par  59 
le  Souverain,  et  non  pas  sur  un  canon  ou  une  décrétale,  sur  les 
paroles  d'un  pape  ou  d'un  concile  ou  même  sur  l'Écriture 
Sainte.  La  clairvoyance  de  saint  Bernard  n'était  pas  en  défaut 
lorsque,  dès  1149,  il  s'inquiétait  de  la  situation  de  l'Église  et  se 
plaignait  que  les  tribunaux  retentissent  de  l'écho  des  lois  de 
Justinien  plutôt  que  de  celui  des  lois  de  Dieu  (1). 

Pour  comprendre  pleinement  l'effet  de  ce  mouvement  intel- 
lectuel sur  les  pensées  et  sur  les  sentiments  du  peuple,  nous 
devons  nous  représenter  un  état  social  qui,  à  bien  des  égards, 
différait  entièrement  du  nôtre.  Ce  n'est  pas  seulement  que, dans 
les  pays  civilisés,  des  institutions  bien  assises  ont  rendu  les 
hommes  plus  dociles  aux  lois  et  aux  coutumes;  mais  la  diffusion 
de  l'intelligence  et  le  progrès  mental  des  générations  ont  fortifié 
le  contrôle  de  la  raison  et  diminué  l'influence  pernicieuse  de 
ce  qui  est  purement  émotionnel  et  impulsif.  Cependant,  même 


(1)  Pelayo,  ffeterodoxos  Esj  anoles,  i,  4  5  (Madrid,  1880).  —  Pétri  Venerab. 
O  p.  p.  650  sq.  (éd.  Migne).  —  F.  Francisci  Pipini  Chron.  cap.  16.  —  Rigord.  De 
Gest.  Phil.  Aug.  ann.  1210.  —  Concil.  Paris,  ann.  1210.—  Gregor.  PP.  IX,  Bull. 
Cuw  salutem,  29,  apr.  1231.  —  S.  Bernardi  De  consid.  lib.  i,  cap.  4. —  Pour  le 
respect  presque  religieux  inspiré  aux  scholastiques  du  xne  siècle  par  Aristote,  voir 
le  Metalogicus  de  Jean  de  Salisbury,  lib.  u,  c.  16. 

4. 


66  MISÈRE   ET   ATTENTE 

à  des  époques  voisines  de  la  nôtre,  comme  au  cours  de  la  Révo- 
lution française,  nous  avons  vu  qu'un  peuple  peut  encore  être 
saisi  de  frénésie,  que  la  raison  peut  être  détrônée  par  la  pas- 
sion. Cette  folie  du  règne  de  la  Terreur  donne  une  idée  assez 
exacte  des  émotions  violentes  auxquelles  étaient  sujettes,  tant 
pour  le  bien  que  pour  le  mal,  les  populations  du  moyen-âge. 
De  là,  ces  contrastes  frappants  qui  rendent  cette  période  de 
l'histoire  si  pittoresque  et  rachètent  la  triste  médiocrité  de  sa  vie 
quotidienne  par  de  splendides  explosions  du  plus  noble  enthou- 
siasme ou  par  des  actes  hideux  d'une  sauvage  brutalité.  Peu 
habituée  encore  à  se  contenir, la  virilité  vigoureuse  de  ces  temps- 
là  se  manifestait  dans  toute  sa  grandeur  comme  dans  toute  sa 
bassesse,  tantôt  en  tirant  des  vengeances  cruelles  d'adversaires 
sans  défense,  tantôt  en  s'offrant  elle-même  avec  joie  comme  un 
sacrifice  à  l'humanité.  Des  frissons  d'une  émotion  délirante 
couraient  d'un  pays  à  l'autre,  éveillant  les  populations  de  leur 
léthargie  pour  leur  inspirer  des  tentatives  aveuglement  héroïques 
et  irréfléchies  —  croisades  qui  blanchirent  les  sables  de  la  Pa- 
lestine sous  les  ossements  de  chrétiens,  excès  sr.uvages  des 
Flagellants,  courses  vagabondes  et  sans  but  des  Pastoureaux. 
Au  plus  profond  de  l'incurable  misère  qui  opp  m  it  la  masse 
du  peuple,  il  y  avait  un  sentiment  continuel  d'inquiétude,  la 
conviction  que  l'Antéchrist  allait  venir,  que  la  fin  du  monde  et 
le  Jugement  Dernier  étaient  proches.  Dans  la  condition  déplo- 
60  rable  de  la  société,  déchirée  par  des  guerres  incessantes  et 
meurtrie  par  les  talons  de  fer  de  la  féodalité,  l'homme  du 
commun  avait  vraiment  lieu  de  croire  que  le  règne  de  l'Anté- 
christ était  imminent;  il  devait  saluer  avec  joie  tout  changement 
de  régime  qui  pouvait  améliorer  sa  condition,  mais  ne  pou- 
vait guère  la  rendre  pire.  En  outre,  le  monde  invisible,  avec 
ses  attractions  mystérieuses  et  l'horrible  fascination  qu'il  exer- 
çait, était  présent  comme  une  réalité  à  l'esprit  de  tous.  Les 
hommes  se  sentaient  continuellement  entourés  de  démons, 
prêts  à  les  affliger  de  maladies,  à  dévaster  leurs  maigres 
champs  de  blé  ou  leurs  vignobles,  à  tromper  leurs  âmes  pour 
les  conduire  à  la  perdition;  d'autre  part,  chacun  sentait  à  côté 


ABSENCE   D'HÉRÉSIES   DOGMATIQUES  67 

de  lui  des  anges  et  des  saints  secourables,  écoutant  ses  prières, 
intercédant  pour  lui  auprès  du  Trône  de  la  Grâce,  auquel  il 
n'osait  pas  s'adresser  directement.  C'est  parmi  une  population 
aussi  impressionnable,  aussi  accessible  aux  émotions  les  plus 
violentes,  aussi  superstitieuse,  s'éveillant  lentement  à  l'aurore 
du  jour  intellectuel,  que  l'orthodoxie  et  l'hérésie,  c'est-à-dire 
les  forces  conservatrices  et  progressives,  allaient  se  livrer  une 
bataille  où  ni  l'une  ni  l'autre  ne  devait  remporter  une  victoire 
définitive. 

Un  fait  notable,  présage  de  ld  forme  nouvelle  que  la  civilisa- 
tion moderne  devait  revêtir,  c'est  que  les  hérésies  destinées  à 
ébranler  l'Église  jusqu'en  ses  fondements  ne  furent  pas,  comme 
autrefois,  de  simples  subtilités  spéculatives,  mises  en  avant  par 
des  théologiens  érudits,  au  cours  de  l'évolution  de  la  doctrine 
chrétienne  en  formation.  Nous  n'aurons  pas  à  étudier  ici  des 
hommes  comme  Arius  ou  Priscillien,  comme  Nestorius  ou 
Eutychès,  savants  et  prélats  qui  remplirent  l'Église  du  bruit  de 
leurs  doctes  controverses.  L'organisation  hiérarchique  était 
trop  parfaite,  le  dogme  théologique  trop  solidement  pétrifié, 
pour  que  de  telles  discussions  fussent  encore  possibles;  et  si  cer- 
tains scolastiques  s'écartèrent  ou  parurent  s'écarter  de  l'ortho- 
doxie, comme  Bérenger  de  Tours,  Abélard,  Gilbert  de  la  Porée, 
Pierre  Lombard,  Folkmar  von  Trieffenstein,  leurs  opinions  per- 
sonnelles furent  vite  écrasées  sous  le  poids  de  la  lourde  machine 
dont  l'Église  faisait  jouer  les  ressorts.  Il  faut  ajouter  qu'à  peu 
d'exceptions  près  ce  ne  furent  pas  les  classes  dirigeantes  qui 
donnèrent  prise  à  l'hérésie.  Depuis  l'époque  de  l'empire  romain, 
l'Église  et  l'État  avaient  contracté  une  alliance  pour  maintenir 
le  peuple  dans  la  soumission;  quelques  motifs  qu'aient  eu  des 
souverains  comme  Jean  d'Angleterre  ou  l'empereur  Frédéric  ÏI 
de  repousser  les  prétentions  ecclésiastiques,  ils  n'osèrent  jamais 
dénoncer  le  contrat  sur  lequel  reposaient  leurs  propres  préro- 
gatives. En  règle  générale,  il  fallait  que  l'hérésie  fût  préalable- 
ment disséminée  dans  toute  la  masse  du  peuple  avant  que  les 
hommes  de  naissance  noble  consentissent  à  y  prendre  part  : 
c'est  ce  que  nous  verrons  en  Languedoc  et  en  Lombardie.  Les 


bO  ANT1SACERD0TALISME 

coups  qui  mirent  réellement  en  péril  la  hiérarchie  de  l'Église 
61  lui  furent  portés  par  des  hommes  obscurs,  travaillant  parmi  les 
pauvres  et  les  opprimés,  qui,  dans  leur  misère  et  leur  dégrada- 
tion, sentirent  que  l'Église  avaient  failli  à  sa  mission,  soit  à 
cause  de  la  frivolité  de  ses  ministres,  soit  par  suite  de  ses 
erreurs  de  doctrine.  De  même  que  le  Christ  s'était  adressé 
autrefois  aux  brebis  perdues  d'Israël,  négligées  et  méprisées  des 
rabbins,  les  hérésiarques  allaient  trouver  leurs  recrues  parmi 
les  victimes  éternelles  de  la  société  féodale. 

Les  hérésies  auxquelles  elles  devaient  prêter  l'oreille  se  divi- 
sent naturellement  en  deux  classes  :  d'une  part,  des  sectaires 
qui  maintiennent  fermement  tous  les  points  essentiels  du  chris- 
tianisme, mais  y  ajoutent  l'aversion  pour  le  sacerdoce,  qui  est 
leur  thèse  principale;  de  l'autre,  les  manichéens. 

En  passant  en  revue  les  vicissitudes  de  ces  doctrines,  il  ne 
faut  pas  oublier  que  les  sources  de  nos  connaissances  sont  tou- 
jours,ou  presque  toujours, les  écrits  des  adversaires  de  l'hérésie. 
A  l'exception  de  quelques  petits  traités  vaudois  et  d'un  seul 
rituel  des  Cathares,  la  littérature  des  hérétiques  a  péri  tout 
entière.  Nous  sommes  réduits  à  connaître  leurs  opinions  par 
les  réfutations  dont  elles  ont  été  l'objet,  alors  que  ces  réfuta- 
tions avaient  pour  but  d'exciter  la  haine  populaire  contre  les 
hérétiques  ;  nous  n'apprenons  l'histoire  de  leurs  luttes  et  de 
leur  ruine  que  par  ceux  qui  les  ont  exterminés  sans  merci.  Je 
ne  dirai  pas  un  mot  à  leur  éloge  qui  ne  soit  fondé  sur  les  aveux 
ou  sur  les  accusations  mêmes  de  leurs  ennemis,  et  si  je  repousse 
quelques  unes  des  calomnies  qu'on  leur  a  prodiguées,  c'est 
parce  que  l'exagération,  consciente  ou  inconsciente,  est  ici  si 
manifeste  qu'il  est  impossible  d'attribuer  à  de  pareils  propos 
une  valeur  historique  quelconque.  En  général  il  est  permis  de 
concevoir  a  priori  quelque  estime  pour  des  hommes  qui  se 
montrèrent  prêts  à  subir  les  persécutions  et  à  regarder  la  mort 
en  face  pour  ce  qu'ils  croyaient  être  la  vérité.  J'ajoute  que 
dans  l'état  de  corruption  où  se  trouvait  alors  l'Église,  il  est 
inadmissible,  quoi  qu'en  aient  dit  les  controversistes  ortho- 
doxes, que  des  hommes  soient  sortis  de  l'Église,  sous  la  menace 


MÉPRIS   DU   CLERtrfî  69 

de  terribles  représailles,  simplement  pour  pouvoir  satisfaire 
librement  à  leurs  appétits  désordonnés. 

En  fait,  comme  nous  l'avons  déjà  vu,  les  plus  hautes  auto- 
rités de  l'Église  admettaient  elles-mêmes  que  ses  scandales 
étaient  la  cause,  sinon  la  justification  de  l'hérésie.  Un  inquisi- 
teur qui  contribua  énergiquement  à  la  supprimer  énumère, 
parmi  les  raisons  de  son  succès,  la  vie  dépravée  des  clercs, 
leur  ignorance,  les  erreurs  et  la  frivolité  de  leur  prédication, 
leur  mépris  des  sacrements  et  la  haine  qu'ils  inspiraient  géné- 
ralement aux  fidèles.  Un  autre  nous  assure  que  les  arguments 
favoris  des  hérétiques  étaient  tirés  de  l'orgueil,  de  la  cupidité, 
de  la  licence  des  clercs  et  des  prélats.  Tout  cela,  dit  Lucas, 
évêque  deTuy,  qui  travailla  consciencieusement  à  la  réfutation 
de  l'hérésie,  était  encore  exagéré  par  les  histoires  mensongères  61 
de  miracles  qui  faisaient  apparaître  sous  un  jour  fâcheux  les 
rites  de  l'Église  et  les  faiblesses  de  ses  ministres;  mais,  s'il  en 
était  ainsi,  ces  histoires  de  miracles  étaient  bien  superflues,  car 
les  hérétiques  ne  pouvaient  rien  inventer  de  plus  déshonorant 
pour  l'Église  que  la  réalité,  telle  qu'elle  est  attestée  par  les 
champions  de  l'Église  elle-même. 

Peu  de  controversistes,  en  vérité,  étaient  capables  de  la 
franchise  du  savant  auteur  dont  le  traité  passe  sous  le  nom  de 
Pierre  de  Pilichdorf.  En  répondant  aux  arguments  des  héré- 
tiques, qui  accusaient  les  prêtres  catholiques  d'être  des  débau- 
chés, des  usuriers,  des  ivrognes,  des  joueurs  et  des  faussaires, 
il  s'écrie  hardiment:  «  Eh  bien  !  après?  Ils  n'en  sont  pas  moins 
des  prêtres  et  le  pire  des  prêtres  vaut  encore  mieux  que  le 
meilleur  des  laïques.  Est-ce  que  Judas  Iscariote,  parce  qu'il  fut 
apôtre,  ne  valait  pas  mieux  que  Nathaniel,  bien  qu'il  fût  moins 
honnête  ?  »  L'inquisiteur  troubadour  Izarn  ne  faisait  qu'expri- 
mer une  vérité  généralement  reconnue  en  disant  qu'aucun 
fidèle  ne  pouvait  être  converti  à  l'hérésie  des  Cathares  et  des 
Vaudois  s'il  avait  auprès  de  lui  un  bon  pasteur  (4). 

(1)  Reinerii  Cowra  Waldmses,  cap.  3.  —  Tract,  de  modo  proced.  con'ra  hae- 
retic.  (Mss.  Bibl.  Nat.  Coll.  Doat,  xxx,  185,  sq.)  —  Lucae  Tudensis  De  altéra 
vita,  lib.  m,  cap.  7-10.  —  P.  de  Pilichdorf,  Contra  Wald.  cap.  16.  —  Passa- 
riens.  Anon.  (Preger,  Beitr.    p.  64-67).  —  Raynouard,  Lexique  Rom.  v,  471. 


70  QUESTION   DES   SACREMENTS 

Les  hérésies  antisacerdotales  étaient  dirigées  contre  les  abus, 
tant  de  doctrine  que  de  pratique,  par  lesquels  le  clergé  avait 
fait  effort  pour  établir  sa  domination  sur  les  âmes.  Un  point 
qui  leur  était  commun  à  toutes  était  le  principe,  renouvelé  du 
Donatisme,  que  les  sacrements  sont  souillés  par  des  mains 
impures,  de  sorte  qu'un  prêtre, vivant  en  état  de  péché  morte!, 
est  incapable  d'administrer  les  sacrements.  Étant  donnée  la 
moralité  générale  du  clergé  d'alors,  ce  principe  équivalait  à 
l'exclusion  de  la  grande  majorité  des  prêtres  et  il  constituait, 
entre  les  mains  des  hérétiques,  une  arme  d'autant  plus  redou- 
table que  le  Saint  Siège  paraissait  s'en  être  servi  dans  sa  lutte 
contre  le  mariage  des  clercs.  En  1059,  le  synode  de  Rome,  a 
l'impulsion  du  pape  Nicolas  II,  avait  adopté  un  canon  interdi- 
sant aux  fidèles  d'assister  aux  messes  célébrées  par  des  prêtros 
qui  seraient  connus  pour  entretenir  une  femme  ou  une  concu- 
bine. Cela  équivalait  à  inviter  les  ouailles  à  porter  un  jugement 
sur  leurs  pasteurs.  Ce  canon  resta  presque  lettre  morte  pendant 
•3  quinze  ans  ;  mais,  en  1074,  le  pape  Grégoire  VII  le  renouvela  et 
le  mit  en  vigueur.  Il  en  résulta  une  confusion  effroyable,  car 
les  prêtres  chastes  étaient  de  rares  exceptions.  La  lutte  engagée 
à  ce  propos  fut  si  violente  qu'en  1077,  à  Cambrai,  les  prêtres 
mariés  ou  vivant  en  concubinage  brûlèrent  vif  un  malheureux 
qui  soutenait  fermement  l'orthodoxie  des  rescrits  pontificaux. 
Les  ordres  de  Grégoire  furent  encore  réitérés  par  Innocent  II  au 
concile  de  Reims  en  4J31  et  au  concile  de  Latran  en  1139; 
Gratien  les  introduisit  dans  la  loi  canonique,  où  elles  subsis- 
tent encore  aujourd'hui.  Bien  qu'Urbain  II  se  fût  efforcé  d'éta- 
blir que  c'était  là  une  simple  question  de  discipline,  et  que  la 
vertu  des  sacrements  restait  entière  aux  mains  des  plus  cou- 
pables des  prêtres,  il  était  difficile  que  l'esprit  populaire  s'in- 
clinât devant  une  distinction  aussi  subtile.  Assurément,  un 
savant  théologien  comme  Geroch  de  Reichersperg  pouvait 
déclarer  qu'il  ne  faisait  pas  plus  d'attention  aux  messes  da 
prêtres  vivant  en  concubinage  qu'à  des  messes  dites  par  des 
païens,  et  rester  néanmoins  impeccable  dans  son  orthodoxie; 
mais  pour  des  intelligences  moins  fermes  dans  leur  foi,  cette 


QUESTION   DES  PRÊTRES   INDIGNES  71 

question  présentait  des  difficultés  inextricables.  Albéro,  prêtre 
de  Mercke  près  de  Cologne,  ayant  enseigné,  quelque  temps 
après,  que  la  consécration  de  l'hostie  par  des  mains  coupables 
était  imparfaite,  fut  obligé  de  se  rétracter  en  présence  di* 
témoignage  unanime  des  Pères  de  l'Église,  qui  avaient  soutenu 
l'opinion  contraire;  mais  il  eut  recours  à  la  théorie  que  de 
pareils  sacrements  pouvaient  être  profitables  à  ceux  qui  s'en 
approchaient  sans  connaître  la  perversité  de  l'officiant,  alors 
que,  d'autre  part,  ils  étaient  sans  profit  pour  les  morts  et  pour 
ceux  qui  connaissaient  l'indignité  du  prêtre.  Cela  était  égale- 
ment hérétique.  Albéro  offrit  bien  de  démontrer  l'orthodoxie  de 
sa  doctrine  en  se  soumettant  à  l'épreuve  du  feu;  mais  on  rejeta 
cette  proposition  en  alléguant,  non  sans  apparence  de  raison, 
que  la  sorcellerie  pouvait,  de  la  sorte,  assurer  le  triomphe  de 
fausses  doctrines. 

Cette  question  continua  à  troubler  l'Église  jusqu'à  ce  que, 
vers  1230,  Grégoire  IX  résolut  d'y  mettre  un  terme  en  décidant 
lo  que  tout  prêtre  en  état  de  péché  mortel  est  suspendu,  en  ce 
qui  le  concerne  personnellement,  jusqu'à  ce  qu'il  se  soit  repenti 
et  ait  été  absous  ;  2<>  que  les  offices  qu'il  remplit  sont  valables 
parce  qu'il  n'est  pas  suspendu  en  ce  qui  concerne  les  autres,  à 
moins  que  son  péché  ne  soit  notoire  par  une  confession  ou  une 
sentence  judiciaire,  ou  par  une  évidence  si  complète  que  toute 
hésitation  soit  impossible.  —  Il  était  naturellement  inad- 
missible que  l'Église  fit  dépendre  la  vertu  du  sacrement  de  celle 
du  ministre;  mais  les  distinctions  subtiles  auxquelles  s'arrêta 
Grégoire  IX  prouvent  combien  cette  question  troublait  les  âmes 
des  fidèles  et  avec  quelle  facilité  les  hérétiques  pouvaient 
arriver  à  se  dire  que  la  transsubstantiation  ne  s'opérait  pas 
entre  les  mains  des  mauvais  prêtres.  Même  en  faisant  abstrac- 
tion des  ordres  de  Grégoire  et  d'Innocent,  que  nous  avons  64 
relatés  plus  haut,  il  y  avait  fatalement,  pour  les  âmes  pieuses 
et  réfléchies,  une  affligeante  incompatibilité  entre  les  pouvoirs 
terribles  confiés  par  l'Église  à  ses  ministres  et  les  crimes  de 
tout  genre  qui  déshonoraient  la  plupart  d'entre  eux.  Inévita- 
blement, l'erreur,  si  erreur  il  y  avait,  devait  être  tenace.  Nous 


65 


72  TÀNGHELM 

la  trouvons  encore  enseignée  en  1396  par  Jean  de  Varennes, 
prêtre  du  Rémois,  qui  fut  obligé  de  se  rétracter.  Alphonse  de 
Spina  déclarait,  en  4458,  que  cette  erreur  était  commune  aux 
Vaudois,  aux  Wicklifûtes  et  aux  Hussites  (1). 

On  peut  rappeler  ici  quelques-unes  des  hérésies  antisacerdo- 
tales de  date  antérieure,  qui,  bien  que  d'un  caractère  local  et 
temporaire,  montrent  combien  le  bas  peuple  était  disposé  à  se 
révolter  contre  l'Église,  quel  enthousiasme  contagieux  pou- 
vait éveiller  un  meneur  assez  hardi  pour  se  faire  l'interprète 
des  sentiments  d'inquiétude  et  de  mécontentement  qui  préva- 
laient. Vers  4408,  dans  les  îles  de  Zélande,  apparut  un  prédi- 
cateur nommé  Tanchelm,  qui  semble  avoir  été  un  moine 
apostat,  disputateur  souple  et  habile.  Il  enseignait  que  toutes 
les  dignités  hiérarchiques  étaient  nulles,  depuis  celle  du  pape 
jusqu'à  celle  du  plus  humble  clerc,  que  l'Eucharistie  était 
souillée  par  des  mains  indignes  et  que  les  dîmes  ne  devaient 
pas  être  payées.  Le  peuple  l'écoutait  avidemment.  Après  avoir 
rempli  les  Flandres  de  son  hérésie,  il  trouva  à  Anvers  le  centre 
d'influence  qui  lui  convenait.  Bien  que  cette  ville  fût  déjà 
populeuse  et  riche  grâce  à  son  commerce,  elle  ne  possédait 
qu'un  seul  prêtre  qui,  tout  occupé  d'une  relation  incestueuse 
avec  une  de  ses  parentes,  n'avait  ni  goût  ni  loisir  pour  ses 
fonctions/Une  population  ainsi  privée  d'instruction  orthodoxe 
était  une  proie  toute  désignée  au  tentateur;  elle  suivit  Tan- 
chelm et  lui  témoigna  une  UA\e  vénération  que  l'eau  dans 
laquelle  il  se  baignait  était  conservée  el  distribuée  comme  une 
relique.  Il  leva  aisément  une  petite  armée  de  3000  hommes,  à 
la  tête  desquels  il  étendit  sa  domination  sur  le  pays  ;  ni  duc  ni 
évoque  n'osa  lui  résister.  On  peut  rejeter  comme  des  inventions 


(1)  Concil.  Roman,  ann.  1059,  can.  3.  —  Lambert.  Hers'eld.  ann.  1074.  — 
Uregor.  PP.  VII,  Epist.  Extra*).  4;  Regist.  lib.  iv,  ep.  20.  —  Concil.  Remens. 
ann.  1131,  C.  5.  —  Concil.  Lateran.  Il,  ann.  1139,  c.  7  ;  c.  5,  6,  Décret,  t,  xxxn  ; 
c.  15,  i,  lxxxi.  —  Gerhohi  Dial.  de  dijfer  nt.  cleri.  Cf.  ejusd.  Lib.  cont  «  d»as 
hxreses,  c.  3,  6;  Dial.  de  clericis  sxcul.  et  re gular.  —  Anon.  Libeîl.  adv.  Er;ores 
Alberonis  (Martène,  Ampliss.  Coll.  ix,  1251-1270).  —  Can.  10,  extra  lib.  m,  fit,  n. 
—  D'Argeniré,  Coll.  Judic.  de  Nov.  Erroribus,  i,  n,  154.  —  Fortal  cium  Fidei 
fol.  62  b  (éd.  1494). —  L'importance  de  la  question  au  xn*  siècle  est  attestée  par  le 
nombre  des  canons  qu'y  a  consacrés  Gr\tien. 


MEURTRE   DE   TANCHELM  73 

de  prêtres  effrayés  certaines  histoires  qui  circulaient  sur  son 
compte,  par  exemple  qu'il  prétendait  être  Dieu  et  l'égal  de 
Jésus  Christ,  qu'il  célébra  son  mariage  avec  la  Vierge  Marie,  etc. 
D'ailleurs,  Tanchelm  ne  peut  s'être  considéré  lui-même  comme 
un  hérétique,  car  nous  le  trouvons  visitant  Rome  avec  quelques 
uns  de  ses  partisans  dans  le  dessein  d'obtenir  que  le  vaste  dio- 
cèse d'Utrecht  fut  divisé  et  qu'une  partie  en  fût  attribuée  à 
l'épiscopat  de  Térouane.  A  son  retour  de  Rome,  en  4112, 
comme  il  traversait  Cologne,  ses  amis  et  lui  furent  jetés  en 
prison  par  l'archevêque,  qui  convoqua  l'année  suivante  un 
concile  pour  les  juger.  Quelques  uns  se  sauvèrent  en  se  soumet- 
tant à  l'épreuve  de  l'eau,  d'autres  réussirent  à  prendre  la  fuite. 
Trois  de  ces  derniers  furent  arrêtés  de  nouveau  et  brûlés  vifs  à 
Bonn,  préférant  une  mort  horrible  à  la  rétractation  qu'on  leur 
demandait.  Tanchelm  lui-même  réussit  à  gagner  Bruges  sain 
et  sauf.  Cependant  l'anathème  dont  il  avait  été  l'objet  nuisait 
à  son  crédit  et  le  clergé  de  Bruges  obtint  sans  difficulté  qu'il 
fût  chassé  de  la  ville.  Anvers  lui  restait  fidèle  ;  il  y  continua 
son  apostolat  jusqu'en  1115.  A  cette  époque,  comme  il  était 
dans  un  bateau  avec  quelques  amis,  un  prêtre  zélé  le  frappa 
pieusement  sur  la  tête  et  envoya  son  âme  rejoindre  celle  de 
Satan  son  maître.  Mais  ce  meurtre  ne  suffit  pas  pour  suppri- 
mer les  effets  de  son  enseignement  et  l'hérésie  qu'il  avait  insti- 
tuée continua  à  fleurir.  Vainement  l'évêque  attribua  douze 
vicaires  au  prêtre  unique  de  saint  Michel  à  Anvers;  le  gros 
du  peuple  ne  fut  ramené  à  l'orthodoxie  qu'en  1126,  époque  où 
saint  Norbert,  l'ardent  ascète  qui  fonda  l'ordre  des  Prémontrés, 
prit  charge  de  la  ville  et  l'évangélisa  de  nouveau  avec  toute 
l'ardeur  de  son  éloquence. Saint  Norbert  construisit  de  nouvelles 
églises  et  y  plaça  des  disciples  aussi  zélés  que  lui-même  ;  les 
plus  obstinés  parmi  les  anciens  hérétiques  ne  purent  refuser 
leur  obéissance  à  des  pasteurs  dont  la  parole  et  l'exemple  attes- 
taient également  leur  amour  pour  une  population  si  longtemps 
négligée.  Des  hosties  consacrées,  qui  avaient  été  cachées  dans 
des  coins  pendant  quinze  ans,  furent  rapportées  aux  églises  par 


7i  éon  de  l'étoile 

des  fidèles  repentants  et  l'hérésie  disparut  sans  laisser  de 
traces  (4). 
66  Peu  de  temps  après,  une  hérésie  assez  semblable  fut  propagée 
en  Bretagne  par  Éon  de  l'Étoile  ;  mais,  cette  fois  l'hérésiarque 
était  incontestablement  fou.  Né  d'une  noble  famille,  il  avait 
acquis  une  réputation  de  sainteté  en  vivant  comme  un  ermite 
dans  la  solitude,  lorsqu'un  jour,  frappé  par  ces  mots  de  la 
Collecte  :  Per  EU  M  qui  venturus  est  judicare  vivos  et  mor- 
tuos,  il  s'imagina  qu'il  était  le  fils  de  Dieu.  Bientôt,  la  folie 
étant  contagieuse,  il  fut  suivi  d'une  troupe  d'adorateurs,  avec 
l'aide  desquels  il  se  mit  à  spolier  les  églises  de  leurs  trésors  mal 
acquis  et  les  distribua  parmi  les  pauvres.  L'hérésie  devint  assez 
redoutable  pour  que  le  cardinal  légat  Albéric  d'Ostie  crût  devoir 
prêcher  contre  elle  à  Nantes  en  4145  et  que  Hugues,  l'arche- 
vêque de  Rouen,  en  fit  l'objet  d'une  lUnuyeuse  polémique.  L'ar- 
gument le  plus  convainquant  fut  l'envoi  d'un  corps  de  troupes 
contre  les  hérétiques,  dont  beaucoup,  refusant  obstinément  de 
se  rétracter,  furent  brûlés  vifs  à  Alet.  Éon  se  retira  pour  quel- 
que temps  en  Aquitaine;  mais,  en  4448,  il  eut  l'audace  d'appa- 
raître en  Champagne.  Samson,  archevêque  de  Reims,  le  fit 
saisir  avec  ses  compagnons  et  le  mena  devant  Eugène  III,  au 
concile  de  Rouen.  Là,  il  donna  des  preuves  si  manifestes  de  sa 
folie  qu'on  le  remit  charitablement  à  la  garde  de  Suger,  abbé 
de  Saint-Denis,  où  il  mourut  peu  de  temps  après.  Parmi  ses 
disciples,  il  y  en  eut  beaucoup  qui  continuèrent  à  croire  en  lui 
et  dont  l'obstination  fut  punie  par  le  bûcher  (2). 

Les  hérésies  qui,  vers  la  même  époque,  prirent  racine  dans 
le  midi  de  la  France,  où  les  conditions  sociales  étaient  particu- 

(1)  Hartzheim,  Concil.  Germnn.  m,  763-766.  —  Meyeri  Annal.  F'andriae,  lib  iv, 
ann.  11 13-1 1 15.  —  Sigeberti  Gemblacens.  Contin.  Yalcellens.  ann.  1115  —  P. 
Àbaelardi  Fntrrd.  ad  Theo'og.  lib.  h,  cap.  4.  —  Trithem.  Chron.  llirsaug. 
ann.  1127.  —  Vita  S.  N.rberi.    Archiei>.  Maydebiirg.  cap.  m,  nos  7»,  80. 

(2)  Hgib.  Cemblac.  Continuât.  Gemhlac.  ann.  1146.  —  Ejusd.  Continuât.  •  x- 
monstai.  ann.  1143.  —  Roberti  de  Mon'e,  Chron.  ann.  1148.  —  Guill.  do  w- 
burg.  lil».  i,  cap.  19.  —  Ofton.  Fris;ng.  De  Gjst.  F.id.  i,  lib.  i,  cap  54,  i  — 
flugon.  Rothomag.  Contr.  Haeret.  lib  in,  cap.  6.  —  Schmidt,  ffisi  des  '<  !m- 
rp$,  i,  40.  — Suivant  une  version  du  Verbum  qbbreviatnm  de  Pierre  Cantor,  Kan 
fut  mis  aux  sers  par  Samson,  archevêque  de  Keims,  et  réduit  au  pain  et  k  l'eau 
jusqu'à  sa  mort  (M igné,  t.  ccv,  p.  595). 


CIVILISATION   DU   MIDI  75 

lièrement  favorables  à  leur  propagation,  se  montrèrent  autre- 
ment durables  et  formidables  pour  l'Église.  La  population  de 
cette  contrée  était  entièrement  différente  de  celle  du  Nord.  Sur 
un  fonds  ethnique  ligure  et  ibère,  Grecs,  Phéniciens,  Romains 
et  Goths  avaient  déposé  des  couches  successives  et  les  enva- 
hisseurs Francs  du  ve  siècle  ne  s'y  étaient  jamais  solidement 
établis.  Les  éléments  arabes  eux-mêmes  ne  manquaient  pas  67 
dans  ce  singulier  mélange  de  races,  qui  faisait  du  citoyen  de 
Narbonne  et  de  Marseille  quelque  chose  de  si  différent  du  Pari- 
sien —  aussi  différent  que  la  langue  d'Oc  de  la  langue  d'Oyl. — 
Le  lien  féodal  qui  unissait  le  comte  de  Toulouse,  ou  le  marquis 
de  Provence,  ou  le  duc  d'Aquitaine  au  roi  de  Paris  ou  à  l'Empe- 
reur, était  un  lien  très  faible.  Quand  le  fief  d'Aquitaine  fut  porté 
par  Éléonor  à  Henri  II,  les  prétentions  rivales  de  l'Angleterre  et 
de  la  France  préservèrent  l'indépendance  des  grands  feuda- 
taires  du  midi,  provoquant  ainsi  des  rivalités  dont  les  croi- 
sades albigeoises  feront  apparaître  toutes  les  conséquences. 

Le  contraste  des  civilisations  était  aussi  marqué  que  celui 
des  races.  Nulle  part  en  Europe  la  haute  culture  et  le  luxe 
n'avaient  fait  autant  de  progrès  que  dans  le  midi  de  la  France. 
La  chevalerie  et  la  poésie  étaient  assidûment  cultivées  par  les 
nobles  et,  même  dans  les  villes,  qui  avaient  acquis  une  part  de 
liberté  déjà  large  et  qui  s'étaient  enrichies  par  le  commerce,  les 
citoyens  pouvaient  se  vanter  d'un  niveau  d'éducation  et  d'ins- 
truction dont  l'équivalent  n'existait  pas  ailleurs,  du  moins  à 
l'est  des  Pyrénées.  Dans  aucun  pays  de  l'Europe,  le  clergé 
n'était  plus  négligent  de  ses  devoirs  ni  plus  méprisé  du  peuple. 
Prélats  et  nobles  avaient  des  convictions  religieuses  assez  flot- 
tantes, de  sorte  qu'il  régnait  partout  une  liberté  relative  sur  les 
questions  de  foi.  Dans  auGun  autre  pays  de  la  chrétienté,  le  juif 
ne  possédait  autant  de  privilèges.  Il  avait  le  même  droit  que  le 
chrétien  de  posséder  la  terre  en  frane-àlleu  ;  il  était  admis  aux 
fonctions  publiques,  et  ses  capacités  administratives  le  faisaient 
rechercher  en  cette  qualité  tant  par  les  prélats  que  par  les 
nobles;  ses  synagogues  étaient  florissantes  et  l'école  hébraïque 
de  Narbonne  était  renommée  en  tout  Israël.  Dans  de  pareilles 


76  PIERRE   DE    BRUYS 

conditions,  ceux  qui  conservaient  des  convictions  religieuses 
n'étaient  que  bien  faiblement  retenus  soit  par  les  préjugés 
ambiants,  soit  par  la  crainte  de  la  persécution,  dans  le  désir 
qu'ils  pouvaient  éprouver  de  critiquer  les  vices  de  l'Église  ou 
de  chercher  à  mettre  à  sa  place  quelque  chose  qui  répondit 
mieux  à  leurs  aspirations  (1). 

C'est  au  milieu  d'une  population  ainsi  disposée  à  la  recevoir 
que  la  première  hérésie  antisacerdotale  fut  prechée  à  Vallonise 
vers  1106,  par  Pierre  de  Bruys,  originaire  du  diocèse  d'Embrun. 
Les  prélats  d'Embrun,  de  Gap  et  de  Die  s'efforcèrent  en  vain 
d'arrêter  les  progrès  du  mal;  ils  finirent  par  s'adresser  au  roi 
et  Pierre,  chassé  du  pays,  se  réfugia  en  Gascogne.  Pendant 
vingt  ans  il  continua  à  y  prêcher  ouvertement  et  avec  un  succès 
considérable;  on  raconte  qu'une  fois,  pour  témoigner  son 
mépris  aux  objets  que  vénéraient  les  prêtres,  il  fit  empiler  une 
quantité  de  croix  consacrées,  y  mit  le  feu  et  fit  cuire  de  la 
viande  sur  ce  brasier.  Avec  le  temps,  cependant,  la  persécution 
se  réveilla  et  Pierre,  fait  prisonnier  en  1126,  fut  brûlé  vif  à 
Saint-Gilles. 

Son  enseignement  était  simplement  antisacerdotal;  c'était, 
dans  une  certaine  mesure,  une  renaissance  des  erreurs  de 
Claude  de  Turin.  Le  baptême  des  enfants,  disait-il,  était  inutile, 
caria  foi  d'un  autre  ne  peut  être  utile  à  un  individu  qui  ne  peut 

(I)  Saige,  Les  Juifs  du  Languedoc,  P.  i,  ch.  h;  P.  h,  ch.  n  (Paris,  1881)  Dans 
la  dernière  partie  du  xne  siècle,  Benjamin  de  Tudèle  décrit  avec  admiration  le 
bien-être  et  la  culture  intellectuelle  des  Juifs  dans  les  villes  de  Languedoc  qu'il  a 
traversées.  Il  dit  de  Narbonne  que  c'est  le  porte-çtendard  de  la  Loi,  d'où  la  Loi 
se  répand  vers  tous  les  pays;  là  sont  les  sages, les  hommes  illustres  et  admirables, 
dont  le  premier  est  Kalon\mus,  (ils  du  grand  et  vénérable  Théodose,  de  bien- 
heureuse mémoire,  descendu  en  ligne  directe  de  David.  Il  tient  de  grandes  pro- 
priétés des  princes  du  pays  et  ne  craint  personne.  (Benj.  Tudelens.  Uni.  Montana 
interprète,  Antverp.  1575,  p.  14).  Les  mêmes  causes  agissaient  en  Espagne,  où 
les  fidèles  se  plaignaient  qu'on  ne  leur  permît  pas  de  persécuter  les  Juifs  (Lucae 
Tudens.  De  altéra  vita,  lib.  m,  cap.  3).  Le  travail  des  missionnaires  parmi  les 
esclaves  des  Juifs  était  très  coûteux,  parce  que  l'évêque  du  diocèse  devait  payer  au 
maître  un  prix  exagéré  pour  chaque  esclave  converti  au  Christianisme  et  ainsi 
rendu  à  la  liberté  (on  sait  que  les  Juifs  ne  pouvaient  avoir  d'esclaves  chrétiens). 
Ils  étaient  aussi  affranchis  de  la  taxe  oppressive  de  la  dîme  (Innocent.  III,  Regest. 
vin,  150;  ix,  150).  Jusque  vers  la  fin  du  xme  siècle,  nous  trouvons  encore  des  Juifs 
propriétaires  dans  le  Languedoc.  Voir  Mss.  Bibl.  Nat.  Coll.  Doat,  t.  xxxvn,  fol.  20, 
146,  148,  149,  151,  152. 

Pour  l'indépendance  des  communes,  voir  l'éd.  de  Guill.  de  Tudèle  par  Fauriel,. 
lntro'J.    p.  lv  et  suiv.   et  Mazure  et  Hatoulet,  Fors  de  Béarn,  p.  xlui. 


PÉTROBRUSIENS  77 

pas  tirer  avantage  de  sa  propre  foi  —  proposition  éminemment 
dangereuse  et  qui  entraînait  d'incalculables  conséquences.  Par 
la  même  raison,  les  offrandes,  les  aumônes,  les  messes,  les 
prières  et  autres  bonnes  œuvres  accomplies  pour  les  morts,  sont 
entièrement  superflues,  car  chacun  sera  jugé  suivant  ses 
mérites.  Les  églises  sont  inutiles  et  devraient  être  détruites,  car 
la  prière  chrétienne  n'a  que  faire  de  lieux  consacrés;  Dieu 
écoute  ceux  qui  en  sont  dignes,  qu'on  l'invoque  dans  une  église 
ou  dans  une  taverne,  dans  un  temple  ou  sur  un  marché,  devant 
l'autel  ou  devant  l'étable.  L'Église  de  Dieu  ne  consiste  pas  en 
une  multitude  de  pierres  accumulées,  mais  dans  la  réunion  et 
le  bon  accord  des  fidèles.  Quant  à  la  croix,  il  est  absurde 
d'adresser  des  prières  à  un  objet  inanimé  et  il  vaut  mieux 
détruire  ces  emblèmes  qui  rappellent  le  cruel  supplice  de  Jésus. 
.  L'erreur  la  plus  grave  de  Pierre  était  la  condamnation  de 
l'Eucharistie.  A  cette  époque,  le  dogme  de  la  transubstantiation 
n'était  pas  encore  immuablement  fixé  dans  l'esprit  de  tous  les 
fidèles  et  Pierre  de  Bruys  alla  plus  loin  à  cet  égard  que 
Bérenger  de  Tours  :  «  0  peuples  !  s'écriait-il,  ne  croyez  pas  les 
évêques,  les  prêtres  et  les  clercs  qui,  en  cela  comme  en  autre 
chose,  essayent  de  vous  tromper  sur  l'office  de  l'autel,  où  ils  69 
prétendent  mensongèrement  fabriquer  le  corps  du  Christ  et 
vous  le  donner  pour  le  salut  de  vos  âmes.  Il  est  évident  qu'ils 
mentent,  car  le  corps  du  Christ  n'a  été  fait  qu'une  fois  par  le 
Christ  lui-même  dans  la  Cène  qui  a  précédé  la  Passion  et  n'a 
été  donné  qu'une  fois  à  ses  disciples.  Depuis  lors,  il  n'a  plus 
jamais  été  fait,  plus  jamais  donné  »  (1). 

Avec  un  pareil  homme,  il  n'y  avait  d'autre  argument  que  le 
bûcher.  Mais  cela  même  ne  suffit  point  à  supprimer  l'hérésie.  Les 
Pétrobrusiens  continuèrent,  ouvertement  ou  en  secret,  à  répan- 
dre ses  doctrines  et,  cinq  ou  six  ans  après  sa  mort,  Pierre  le 
Vénérable,   abbé  de   Cluny,  considérait  encore  cette  hérésie 


(1)  Jonae  Aureliens.  De  cultu  imaginum.  —  Pétri  Venerab.  Tract,  contra 
Petrobrusianos.  —  P.  Abeelardi  Introd.  ad  theolog.  lib.  h,  cap.  4.  —  Alphonsi 
a  Castro,  adv.  Hssreses,  lib.  m,  p.  168  (éd.  de  1571).  —  Fisquet,  Fa  France  /  on- 
tificale,  Embrun,  p.  848 


78  HENRY  DE   LAUSANNE 

comme  si  redoutable  qu'il  lui  opposait  un  traité  auquel  nous 
devons  le  peu  que  nous  en  savons.  Ce  traité  est  dédié  aux  évo- 
ques d'Embrun,  d'Arles,  de  Die  et  de  Gap,  qui  sont  exhortés  à 
multiplier  leurs  efforts  pour  la  suppression  de  ces  erreurs,  au 
besoin  en  faisant  appel  aux  armes  du  pouvoir  séculier. 

Pierre  fut  remplacé  par  un  hérésiarque  plus  redoutable 
encore.  On  connaît  mal  les  débuts  d'Henry,  moine  de  Lau- 
sanne ;  il  quitta  le  couvent  de  cette  ville  dans  des  circonstances 
qui  lui  furent  plus  tard  reprochées  par  saint  Bernard,  mais  qui 
pouvaient  bien  n'être  que  la  première  ébullition  de  cet  esprit 
de  réforme  dont  il  finit  par  être  victime.  Nous  le  trouvons 
ensuite  au  Mans,  peut-être  dès  1116.  Là,  ses  austérités  lui  con- 
cilièrent la  vénération  du  peuple  et  il  s'en  servit  pour  attaquer 
le  clergé.  Les  doctrines  qu'il  professait  à  cette  époque  nous  sont 
mal  connues,  mais  nous  savons  qu'il  repoussait  l'invocation  des 
saints  et  que,  d'autre  part,  l'effet  de  son  éloquence  était  tel 
que  des  femmes,  enflammées  par  sa  parole,  quittaient  leurs 
bijoux  et  leurs  vêtements  de  luxe,  que  des  jeunes  gens  épou- 
saient des  courtisanes  pour  les  racheter.  Enseignant  ainsi  l'as- 
cétisme et  la  charité,  Henry  flagellait  avec  tant  d'âpreté  les 
vices  de  l'Église  que  le  clergé  de  tout  le  diocèse  aurait  été 
détruit  sans  l'active  protection  des  nobles.  Le  célèbre  Hildebert, 
évêque  du  Mans,  était  absent  à  Rome  lorsque  Henry  avait  com- 
mencé ses  prédications  ;  à  son  retour,  il  réfuta  l'hérésie  dans 
une  dispute  publique  et  contraignit  Henry  à  partir,  mais  sans 
pouvoir  le  châtier.  Il  paraît  ensuite  à  Poitiers  et  à  Bordeaux  ; 
70  puis,  nous  le  perdons  de  vue  jusqu'à  ce  que  nous  le  retrouvions 
prisonnier  de  l'archevêque  d'Arles,  qui  le  conduisit  devant 
Innocent  II,  au  concile  de  Pise,  en  1134.  Il  y  fut  convaincu 
d'hérésie  et  condamné  à  la  prison.  Quelque  temps  après  on  le 
libéra  et  on  le  renvoya  à  son  couvent,  d'où  il  sortit  de  nouveau 
avec  l'intention  d'entrer  dans  le  sévère  Ordre  cistercien  de  Clair- 
vaux.  Nous  ignorons  pour  quel  motif  il  reprit  sa  mission  d'hé- 
résiarque, mais  nous  le  rencontrons  de  rechef,  plus  hardi 
encore  que  par  le  passé,  adoptant  en  substance  les  principes 
des  Pétrobrusiens,  rejetant  l'Eucharistie,  refusant  tout  respect 


SAINT   BERNARD  79 

au  clergé,  condamnant  les  dîmes,  les  offrandes  et  toutes  les 
autres  sources  de  revenus  ecclésiastiques,  déclarant  enfin  qu'il 
ne  fallait  pas  prier  dans  les  églises. 

La  scène  de  son  activité  fut  le  midi  de  la  France,  où  les  cen- 
dres mal  refroidies  du  Pétrobrusianisme  étaient  prêtes  à  s'em- 
braser de  nouveau.  Son  succès  fut  immense.  Saint  Bernard, 
en  1147,  décrit  en  paroles  désespérées  la  condition  du  catholi- 
cisme dans  les  vastes  domaines  du  comte  de  Toulouse  :  «  Les 
églises  sont  sans  fidèles,  les  fidèles  sans  prêtres,  les  prêtres  sans 
le  respect  qui  leur  est  dû  et  les  chrétiens  sans  Christ.  Les  églises 
sont  considérées  comme  des  synagogues,  le  sanctuaire  du  Sei- 
gneur n'est  plus  vénéré  ;  les  sacrements  ne  sont  plus  regardés 
comme  sacrés;  les  fêtes  sont  sans  solennité;  les  hommes  meu_ 
rent  dans  leurs  péchés  et  leurs  âmes  sont  poussées  vers  le  tri- 
bunal redoutable  sans  avoir  été  épurées  par  la  pénitence  ni  for- 
tifiées par  la  sainte  communion.  Les  petits  enfants  du  Christ 
sont  exclus  de  la  vie,  puisque  le  baptême  leur  est  refusé.  La 
voix  d'un  seul  hérétique  impose  silence  à  toutes  ces  voix  d'apô- 
tres et  de  prophètes  qui  s'étaient  unies  pour  convoquer  toutes 
les  nations  dans  l'Église  du  Christ.  » 

Les  prélats  du  midi  de  la  France,  impuissants  à  arrêter  les 
progrès  de  l'hérésie,  imploraient  du  secours.  Mais  les  nobles 
ne  voulaient  pas  les  aider,  car,  comme  le  peuple,  ils  détestaient 
le  clergé  et  étaient  heureux  que  les  doctrines  d'Henry  leur  four- 
nissent un  prétexte  pour  dépouiller  et  opprimer  l'Église.  Le 
légat  du  pape,  Albéric,  fut  appelé  et  obtint  de  saint  Bernard 
qu'il  l'accompagnât  avec  Geoffroy,  évêque  de  Chartres,  et  d'au- 
tres hommes  distingués.  Bien  que  saint  Bernard  fût  malade, 
l'imminence  de  la  ruine  de  l'Église  éveilla  tout  son  zèle  et  il  se 
chargea  sans  hésiter  de  la  mission.  L'état  de  l'opinion  popu- 
laire et  la  hardiesse  avec  laquelle  elle  s'exprimait  parurent 
clairement  lors  de  la  réception  du  légat  à  Albi  ;  les  habitants 
allèrent  à  sa  rencontre,  en  signe  de  dérision,  avec  des  baudets  et 
des  tambours  et  quand  ils  furent  convoqués  par  lui  pouf 
entendre  la  messe,  trente  hommes,  à  peine,  se  rendirent  à  son 
appel.  Toutefois,  si  nous  devons  en  croire  les  récits  de  ses  dis-    71 


80  SERMON    d'àLBI 

ciples,  le  succès  de  saint  Bernard  fut  prodigieux.  Sa  réputation, 
qui  l'avait  précédé,  était  encore  accrue  par  les  miracles  quoti- 
diens qu'on  lui  attribuait,  non  moins  que  par  son  éloquence 
entraînante  et  l'habileté  de  sa  dialectique.  Des  foules  d'hommes 
se  pressaient  pour  l'entendre  et  sortaient  converties.  Saint  Ber- 
nard arriva  à  Albi  deux  jours  après  le  misérable  échec  du  légat 
et  la  cathédrale  suffit  à  peine  pour  contenir  la  foule  qui  s'y 
était  réunie.  En  terminant  son  sermon,  il  l'adjura  en  ces 
termes  :  «  Faites  pénitence,  vous  tous  qui  avez  été  contaminés. 
Revenez  à  l'Église  et  pour  que  nous  sachions  quels  sont  ceux 
qui  se  repentent,  que  chaque  pénitent  lève  la  main  droite.  » 
Toutes  les  mains  se  levèrent.  Un  jour,  après  avoir  prêché 
devant  une  assemblée  immense,  il  était  au  moment  de  monter 
à  cheval  pour  s'éloigner  lorsqu'un  hérétique  endurci,  croyant 
le  confondre,  lui  dit  :  «  Monseigneur  l'abbé,  notre  hérétique, 
dont  vous  pensez  tant  de  mal,  n'a  pas  un  cheval  aussi  gras  et 
aussi  vif  que  le  vôtre.  »  —  «  Mon  ami,  répliqua  le  Saint,  je  ne 
dis  pas  le  contraire.  Le  cheval  se  nourrit  et  engraisse  pour  lui- 
même,  car  il  n'est  qu'une  brute  que  la  nature  a  livrée  à  ses 
appétits  et  qui  peut  y  satisfaire  sans  offenser  Dieu.  Mais,  devant 
le  tribunal  de  Dieu,  ton  maître,  toi  et  moi  nous  ne  serons  pas 
jugés  d'après  le  col  de  nos  chevaux,  mais  chacun  suivant  son 
propre  col.  Or  donc,  regarde  mon  col  et  vois  s'il  est  plus  gras 
que  celui  de  ton  maître  et  si  tu  as  raison  de  me  blâmer.  »  Alors 
il  rejeta  son  capuchon  et  laissa  paraître  son  cou,  allongé  et 
aminci  par  les  austérités  et  les  macérations,  à  la  confusion  des 
incrédules.  S'il  ne  réussit  pas  à  faire  des  conversions  à  Verfeil, 
où  cent  chevaliers  refusèrent  de  l'écouter,  il  eut  du  moins  la 
satisfaction  de  les  maudire,  ce  qui,  assure-t-on,  fut  cause  qu'ils 
périrent  tous  misérablement. 

Saint  Bernard  invita  Henry  à  un  colloque,  que  le  prudent 
hérétique  refusa,  soit  par  crainte  de  l'éloquence  de  son  adver- 
saire, soit  parce  que  sa  sécurité  personnelle  ne  lui  semblait  pas 
assurée.  Quoi  qu'il  en  soit,  le  refus  de  Henry  le  discrédita  aux 
yeux  de  beaucoup  de  nobles  qui,  jusqu'alors,  l'avaient  protégé; 
il  fut  dès  lors  obligé  de  se  cacher.  L'orthodoxie  reprit  courage, 


HENRIGIENS 


84 


et,  dès  l'année  suivante,  sa  retraite  ayant  été  découverte,  on 
l'emmena  enchaîné  devant  l'évêque.  Nous  ne  sommes  pas  ins^ 
truits  de  sa  fin,  mais  on  présume  qu'il  mourut  en  prison  (1). 

Nous  n'entendons  plus  parler  des  Henriciens  comme  d'une  72 
secte  bien  définie;  toutefois,  en  1151,  une  jeune  fille,  miracu- 
leusement inspirée  par  la  Vierge  Marie,  passa  pour  en  avoir 
converti  un  grand  nombre  et  il  est  probable  qu'il  continua  à 
en  exister  dans  le  Languedoc,  où  ils  fournirent,  à  la  génération 
suivante,  des  recrues  aux  Vaudois.  Certains  indices  mon- 
trent que  dans  des  régions  très  éloignées  les  unes  des  autres,  il 
subsistait  de  petits  groupes  de  sectaires  se  rattachant  à  l'hé- 
résie henricienne,  preuve  qu'en  dépit  de  la  persécution  la  ten- 
dance antisacerdotale  continuait  à  se  manifester.  A  l'époque  de 
la  mission  de  Saint-Bernard  en  Languedoc,  Evervin,  prévôt  de 
Steinfeld,  lui  écrivit  pour  solliciter  son  aide  contre  des  héré- 
tiques récemment  découverts  à  Cologne,  sans  doute  des  Mani- 
chéens et  des  Henriciens,  qui  s'étaient  trahis  par  leurs  querelles 
intestines.  Ces  Henriciens  se  vantaient  que  leur  secte  était 
répandue  à  travers  toute  la  chrétienté  et  en  énuméraient  les 
martyrs.  Ce  furent  probablement  aussi  des  Henriciens  qui 
troublèrent  le  Périgord  sous  un  chef  nommé  Pons,  dont  les 
austérités  et  la  sainteté  apparentes  lui  concilièrent  de  nombreux 
adhérents,  y  compris  des  nobles,  des  prêtres,  des  moines  et 
des  religieuses.  Outre  les  principes  antisacerdotaux  dont  il  a 
été  déjà  question,  ces  enthousiastes,  devançant  Saint-François, 
proclamaient  la  pauvreté  comme  essentielle  au  salut  et  refu- 
saient de  recevoir  de  l'argent.  L'émotion  qu'ils  soulevèrent  à 
laissé  des  traces  dans  les  légendes  qui  se  sont  formées  autour 
d'eux.  Ils  recherchaient  ardemment  la  persécution  et  deman- 
daient à  grands  cris  des  bourreaux;  mais,  malgré  leur  désir, 
ils  ne  pouvaient  pas  être  tués,  car  leur  maître  Satan  les  déli- 
vrait de  leurs   chaînes   et  de  la  prison.  Nous  ne   savons  rien 


(4)  S.  Bernardi  Epist.  241,  242.  —  Gesta  pontif.  Cenomanens.  (D.  Bouquet, 
t.  xii,  p.  547-551,  554).  — Hildebert.  Cenoman.  Epist.  23,  24.—  S.  Bernardi  Vit. 
Prim.  lib.  m,  cap.  6  ;  lib.  vu,  p.  m,  ad  calcem  ;  lib.  vu,  cap.  17.  —  Guill.  de  Podio- 
Laurent.  cap.  1.  —  Alberic.  Trium  Font.    Chron.    ann.  1148. 


g2  ARNAUD    DE   BRESCIA 

touchant  la  destinée  de   Pons  et  de  ses   disciples  ;  mais  le 
nombre  et  l'activité  de  ces  hommes  attestaient  assez  clairement 
le  sentiment  d'inquiétude  et  le  besoin  d'une  réforme  qui  se 
faisaient  sentir  alors  un  peu  partout  (1). 
73        L'hérésie  d'Arnaud  de  Brescia  poursuivait  un  but  plus  lum  le. 
Élève  d'Abélard,  il  fut  accusé  de  partager  les  erreurs  de  son 
maître,  et  on  lui  attribua  des  théories  incorrectes  touchant  le 
baptême  des  enfants  et  l'Eucharistie.  Quelles  qu'aient  pu  être 
ses  aberrations  théologiques,  son  vrai  crime,   aux  yeux  de 
l'Église,  fut  l'énergie  avec  laquelle  il  flagella  les  vices  du  cierge 
et  excita  les  laïques  à  reprendre  possession  des  biens  études 
privilèges  que  l'Église  avait  usurpés.  Profondément  convaincu 
que  les  maux  de  la  chrétienté  avaient  pour  cause  les  tendances 
mondaines  du  corps  ecclésiastique,  il  enseignait  que  l'Eglise  ne 
devait  avoir  ni  biens  temporels  ni  juridiction,  mais  qu  elle 
devait  se  confiner  sévèrement  dans  ses  fonctions  spirituelles. 
D'une  vertu  austère  et  qui  commandait  le  respect,  irrépro- 
chable dans  sa  vie  ascétique,  initié  à  toute  la  science  des  écoles 
et  doué,  par  surcroît,  d'une  éloquence  persuasive,  il  devint  la 
terreur  de  la  hiérarchie  et  trouva  parmi  les  laïques  des  audi- 
teurs d'autant  mieux  disposés  à  le  suivre  que  sa  doctrine  satis- 
faisait leurs  aspirations  temporelles  non  moins  que  leurs  désirs 
de  réforme  spirituelle.  Le  second  concile  de  Latran,  en  1139, 
.'efforça  d'étouffer  la  révolte  qu'il  avait  excitée  dans  les  villes 
lombardes,  en  le  condamnant  et  en  lui  imposant  silence;  mais 
il  refusa  d'obéir  et,  l'année  suivante,  Innocent  II,  approuvant 
les  décrets  du  concile  de  Sens,  le  comprit  dans  la  condamnation 
prononcée  contre  Abélard;  il  ordonna  que  ces  deux  hommes 
fussent  mis  en  prison  et  leurs  écrits  brûlés.   Arnaud  s  était 
réfugié  en  France,  d'où  il  fut  obligé  de  gagner  la  Suisse;  nous 
l'y  trouvons  déployant  une  activité  infatigable  à  Constance, 
puis  à  Zurich,  poursuivi  par  la  vigilance  inlassable  de  Saint- 
Bernard  S'il  faut  en  croire  ce  dernier,  les  conquêtes  d  Arnaud 
en  Suisse  furent  rapides,  car  «  ses  dents  étaient  comme  des 

(,)MaU.  Paris,  HUt.Angl.    ann.    1151    - -S.    Bernard!^,    m.  -  Here- 
berti  Monachi  Epist.  (D.  liouquet,  xn,  550-551). 


FRÉDÉRIC    RARBEROUSSE  83 

flèches  et  sa  langue  était  une  épée  bien  affilée  ».  Après  la  mort 
d'Innocent  II,  il  revint  à  Rome,  où  il  parait  s'être  réconcilié 
avec  Eugène  III  en  1145  ou  1146.  Le  nouveau  pape,  bientôt 
fatigué  de  la  turbulence  d'une  ville  qui  avait  épuisé  l'énergie 
de  ses  prédécesseurs,  abandonna  Rome  et  se  réfugia  en  France. 
On  crut  généralement  qu'Arnaud  avait  joué  un  rôle  important 
dans  ces  événements.  En  vain  Saint-Bernard  adressa  des  remon- 
trances aux  Romains,  en  vain  il  fit  appel  à  l'empereur  Conrad, 
l'exhortant  à  rétablir  de  force  le  pouvoir  pontifical.  En  même 
temps,  Conrad  traitait  avec  dédain  les  envoyés  de  la  République 
romaine,  qui  l'invitaient  à  venir  prendre  l'empire  de  l'Italie, 
protestant  que  leur  but  était  le  rétablissement  du  pouvoir 
impérial  tel  qu'il  avait  existé  sous  les  Césars.  Eugène,  lors  de  son 
retour  en  Italie  en  1148,  prononça  à  Brescia  la  condamnation  74 
d'Arnaud  et  menaça  de  priver  de  leurs  bénéfices  les  membres 
du  clergé  romain  qui  continueraient  à  tenir  pour  lui.  Mais  les 
Romains  se  montrèrent  très  fermes  et  le  pape  ne  put  rentrer 
dans  sa  ville  qu'à  la  condition  de  permettre  à  Arnaud  d'y 
résider. 

Après  la  mort  de  Conrad  III,  en  1152,  Eugène  III  se  hâta  de 
gagner  l'appui  du  nouveau  Roi  des  Romains,  Frédéric  Barbe- 
rousse,  en  insinuant  qu'Arnaud  et  ses  partisans  conspiraient 
pour  élire  un  autre  empereur  et  faire  que  l'Empire  fût  romain 
de  fait  comme  il  l'était  de  nom.  La  faveur  du  pape  semblait 
nécessaire  à  Frédéric  pour  assurer  son  couronnement.  Aveu- 
glément oublieux  de  l'antagonisme  irréconciliable  entre  les 
pouvoirs  spirituel  et  temporel,  il  joignit  sa  cause  à  celle  du 
pontife;  il  jura  de  soumettre  à  celui-ci  la  cité  rebelle  et  de  lui 
faire  restituer  les  territoires  dont  il  avait  été  privé.  Eugène,  de 
son  côté,  promit  de  couronner  Frédéric  quand  il  envahirait 
l'Italie  et  d'employer  sans  ménagement  l'artillerie  de  l'excom- 
munication contre  les  ennemis  de  l'Empereur. 

La  domination  de  la  populace  romaine  n'avait  pas  toujours 
été  modérée  et  pacifique.  Au  cours  de  plus  d'une  émeute,  les 
palais  de  nobles  et  de  cardinaux  avaient  été  mis  au  pillage  et 
leurs  possesseurs  maltraités.  Enfin,  en  1154,  lors  d'un  soulève- 


84  EXÉCUTION   D' ARNAUD 

ment  populaire,  le  cardinal  de  Santa  Pudenziana  fut  tué. 
Adrien  IV,  l'habile  Anglais  qui  venait  de  monter  sur  le  trône 
pontifical,  saisit  l'occasion  aux  cheveux  et  mit  en  interdit  la 
capitale  de  la  chrétienté  tant  qu'Arnaud  n'en  aurait  pas  été 
expulsé.  La  populace,  épouvantée  de  la  privation  des  sacrements 
à  l'approche  de  Pâques,  abandonna  presque  immédiatement 
Arnaud,  qui  dut  se  retirer  dans  un  château  de  la  campagne  ro- 
maine, chez  un  seigneur  de  ses  amis.  L'année  suivante,  Frédéric 
arriva  à  Rome,  après  avoir  conclu  avec  Adrien  une  convention 
qui  impliquait  le  sacrifice  d'Arnaud.  Ses  protecteurs,  sommés 
de  le  livrer,  obéirent.  L'Église  essaya  de  se  soustraire  à  la  res- 
ponsabilité de  sa  vengeance;  mais  il  n'est  guère  douteux  qu'Ar- 
naud ait  été  condamné  régulièrement  comme  hérétique  par  un 
tribunal  spirituel,  dont  il  était  seul  justiciable,  puisqu'il  était 
dans  les  Ordres.  Il  fut  ensuite  livré  au  bras  séculier.  On  lui 
offrit  sa  grâce  s'il  voulait  rétracter  ses  erreurs,  mais  il  refusa 
W  obstinément  et  passa  ses  derniers  moments  en  prières  silen- 
cieuses. Les  bourreaux  eux-mêmes  furent  touchés  jusqu'aux 
larmes  par  sa  résignation;  on  eut  la  charité  de  le  pendre  avant 
de  le  brûler  et  l'on  jeta  ses  cendres  dans  le  Tibre  pour  empêcher 
le  peuple  de  Rome  de  les  conserver  comme  des  reliques  et  de 
l'honorer  comme  un  martyr.  Frédéric  Barberousse,  dit-on,  se 
repentit  trop  tard  d'avoir  sacrifié  ce  malheureux;  peu  de  temps 
après,  il  eut  bien  des  raisons  de  regretter  la  perte  d'un  allié 
qui  aurait  pu  lui  épargner  l'humiliation  amère  de  sa  capitula- 
tion devant  le  pape  Alexandre  III  (1). 

Bien  que  l'influence  immédiate  d'Arnaud  de  Brescia  ait  été 
de  courte  durée,  sa  carrière  fut  importante  en  tant  que  mani- 
festation des  sentiments  d'impatience  qu'éveillaient,  parmi  les 

(1)  S.  Bernardi  Epist.  189,  195,  196,  243,  244.  —  Gualt.  Mapes,  De  nugis  en- 
riaHum,  dist.  i,  cap.  xxiv.  — Otton.  Frisingens.  De  gestis  Frid.  i,  lib.  i,  cap.  27; 
lit),  h,  cap.  20.  —  Harduin.  Concil.  vi,  n,  1224.  —  Martène,  Am/diss.  Coll.  h, 
554-558.  —  Guntheri  Ligurin.  lib.  m,  262-348.  —  Gesta  di  Federico  I  in  Italia, 
descritti  in  versi  latini  da  un  anonimo  con'emporaneo,  Rome,  1887,  p.  31-5.  — 
Gerhohi  Reic'iersperg.  De  innestig.  Anlichristi,  i.  —  Baronii  Annal,  ann.  1148, 
n°  38.  —  JalVé,  Re>i  st.  n°  6445.  —  Vit.  Adriani  PP.  ÏII  (Muratori,  m,  441,  442). 
—  Seechsische  Weltchronik,  n°  301.  —  Cantu,  Eretici  d  Italia,  i,  61-63.—  Tocco, 
Uhresia  nel  medio  evo,  p.  242,  243.  —  '-ornba,  La  ri  forma  in  Italia,  i,  U3, 
194-9.  _  Bonghi,  Arnaldo  da  Brescia,  Città  di  Gastello,  1885. 


ARNALDISTES  85 

intellectuels,  les  envahissements  et  la  corruption  de  l'Église. 
Arnaud  avait  échoué  dans  son  entreprise  ;  il  avait  péri  pour 
n'avoir  pas  exactement  estimé  les  forces  énormes  coalisées 
contre  lui  ;  mais,  pourtant,  son  sacrifice  ne  fut  pas  entièrement 
inutile.  Son  enseignement  laissa  une  trace  profonde  dans  l'es- 
prit de  la  population  et  ses  successeurs,  pendant  des  siècles, 
chérirent  secrètement  sa  doctrine  et  sa  mémoire.  La  curie 
romaine  savait  bien  ce  qu'elle  faisait  lorsqu'elle  jetait  les 
cendres  d'Arnaud  dans  le  Tibre,  redoutant  d'avance  les  effets 
de  la  vénération  que  le  peuple  ressentait  pour  son  martyr.  Des 
associations  secrètes  d'Arnaldistes  se  formèrent  sous  le  nom 
de  «  Pauvres  »  et  adoptèrent  le  principe  que  les  sacrements  ne 
pouvaient  être  administrés  que  par  des  mains  vertueuses.  En 
1184,  les  Arnaldistes  furent  condamnés  par  le  pape  Lucius  III 
au  soi-disant  concile  de  Vérone;  vers  1190,  Bonaccorsi  y  fait 
allusion  et  jusqu'au  xvie  siècle  leur  nom  revient  dans  les  listes 
d'hérésies  proscrites  par  une  succession  d'édits  et  de  bulles. 
Toutefois,  nous  avons  une  preuve  de  l'oubli  où  ils  étaient 
tombés  par  un  passage  du  célèbre  glossateur  Jean  Andréas, 
mort  en  1348;  il  remarque  que  le  nom  de  la  secte  doit  peut- 
être  s'expliquer  par  celui  d'une  personne  qui  l'aurait  fondée. 

Quand  Pierre  Waldo  de  Lyon  essaya,  d'une  manière  plus 
pacifique,  de  faire  prévaloir  les  mêmes  idées  et  que  ses  parti- 
sans devinrent  les  «  Pauvres  de  Lyon  »,  leurs  frères  italiens  se 
montrèrent  prêts  à  coopérer  avec  les  nouveaux  réformateurs.  7g 
Bien  qu'il  y  eût  quelques  différences  peu  importantes  entre  les 
deux  écoles,  leur  analogie  était  telle  qu'elles  se  confondirent  et 
que  l'Église  les  enveloppa  du  même  anathème.  Une  secte  très 
semblable  à  celles-là  était  désignée  sous  le  nom  à'Umiliati; 
c'étaient  des  laïques  ambulants  qui  prêchaient  et  recevaient  des 
confessions,  au  grand  scandale  du  clergé,  mais  sans  être  des 
hérétiques  proprement  dits  (1). 

(!)  Lucii  PP.  III,  Epist.  171.  —  Bonacursi  Vit.  Hxretic.  (d'Achery,  t.  i,  214, 
215).  _  Constit.  gênerai.  Frid.  ann.  12-20,  §  5.  —  E.jusdem  Constit.  Ravenn. 
ann.  1232.  —  Conrad.  Urspergens.  ann.  1210.  —  Pauli  ^Imilii  De  Reb.  gestis 
Iran.  lib.  vi,  p.  3:6  (éd.  1509).  —  Nicolai  PP.  III,  Bull.  Noverit  Uwversitas,  5 
mart.  1280.  —  Julii  PP.  II,  Bull.  Consueverunt,  1  mart.  1511.—  Innocent.  PP.  III, 


86  PIERRE    WALDO 

Autrement  important  et  durable  par  ses  résultats  fut  le 
mouvement  antisacerdotal  dont  Pierre  Waldo  de  Lyon,  dans  la 
seconde  moitié  duxue  siècle,  fut  l'involontaire  initiateur.  C'était 
un  riche  marchand,  sans  instruction,  mais  désireux  de  connaître 
les  vérités  de  l'Écriture.  A  cet  effet,  il  fit  traduire  le  Nouveau 
Testament  et  une  collection  d'extraits  des  Pères  de  l'Église 
connus  sous  le  nom  de  Sentences.  Il  les  étudia  avec  ardeur,  les 
apprit  par  cœur  et  arriva  à  la  conviction  que  nulle  part  la  vie 
apostolique  n'était  observée  comme  l'avait  enseignée  Jésus. 
Épris  de  perfection  évangélique,  il  donna  le  choix  à  sa  femme 
entre  ses  biens  immobiliers  et  mobiliers.  Elle  choisit  les  pre- 
miers ;  alors  il  vendit  ses  meubles,  plaça  ses  deux  filles  dans 
l'abbaye  de  Fontevrault  et  distribua  le  reste  de  son  avoir  aux 
pauvres,  qui  souffraient  alors  de  la  famine.  On  raconte  qu'il 
alla  mendier  du  pain  auprès  d'un  ami  qui  promit  de  lui  fournir 
le  nécessaire  sa  vie  durant  et  que  sa  femme,  en  ayant  été  infor- 
77  mée,  s'adressa  à  l'archevêque,  qui  ordonna  à  Waldo  de  ne  plus 
accepter  son  pain  que  d'elle.  Désormais,  il  passa  sa  \ie  à 
prêcher  l'Évangile  dans  les  rues  et  sur  les  routes,  suscitant  de 
nombreux  imitateurs  des  deux  sexes  qu'il  envoyait,  comme 
missionnaires,  dans  les  villes  voisines.  Ils  entraient  dans  les 
maisons,  annonçant  l'Évangile  aux  habitants;  ils  prêchaient 
dans  les  églises,  discouraient  sur  les  places  publiques,  trouvant 
partout  des  auditeurs  d'autant  plus  zélés  que  le  clergé,  comme 
nous  l'avons  vu,  négligeait  depuis  longtemps  la  prédication. 
Suivant  l'usage  du  temps,  ils  adoptèrent  bientôt  un  costume 
particulier,  comprenant,  à  l'imitation  des  Apôtres,  des  sandales 
a?ec  une  espèce  de  plaque,  d'où  ils  prirent  le  nom  de  «  Chaus- 
sés», d'Insabbatatioude  Zaptati  —  bien  qu'ils  se  désignassent 


Be:jest.  ii,  228.  —  Joann.  Andreae  Gloss.  super  cap.  Excommuni  camus  (Evme- 
ric.  Direct,  inquis.  p.  182).  Le  nom  des  Pauvres  de  Lyon  fut  également  oublié, 
témoin  la  remarque  d'Andréas,  «  que  la  pauvreté  n'est  pas  un  crime  en  elle- 
même». 

Les  différences  entre  Vaudois  français  et  italiens  sont  marquées  dans  une  lettre 
de  ces  derniers  à  leurs  frères  allemands,  à  la  suite  d'une  conférence  tenue  à  Ber- 
gamo  en  12 1 &.  Elle  a  été  découverte  par  Wilh.  Preger  dans  la  Bibliothèque  Ro- aie 
de  Munich  et  publiée  dans  ses  Beitraege  zur  Gesch.  der  Waldesier  im  i^it- 
telalter,  Munich,  ISTo. 


PAUVRES   DE   LYON  87 

eux-mêmes  sous  l'appellation  de  LiPoure  de  Lyod,  c'est-à-dire, 
«  les  Pauvres  de  Lyon  »  (1). 

Des  hommes  zélés,  mais  ignorants,  qui  entreprenaient  ainsi  78 
de  donner  l'instruction  religieuse  au  peuple,  devaient  com- 
mettre des  erreurs  qu'un  théologien  pouvait  facilement 
dénoncer.  D'autre  part,  ces  prédicateurs  improvisés,  en  appelant 
les  fidèles  à  la  pénitence  et  en  les  exhortant  à  faire  leur  salut, 
n'épargnaient  naturellement  pas  les  vices  et  les  crimes  du 
clergé.  Bientôt  des  plaintes  s'élevèrent  contre  les  nouveaux 
évangélistes  ;  Jean  aux  Bellesmains,  archevêque  de  Lyon,  les 
convoqua  devant  lui  et  leur  défendit  de  continuer  à  prêcher.  Ils 
désobéirent  et  furent  excommuniés.  Pierre  Waldo  en  appela 
alors  au  pape  (probablement  Alexandre  III),  qui  approuva  son 
vœu  de  pauvreté  et  l'autorisa  à  prêcher  avec  la  permission  des 
prêtres  —  restriction  qui  fut  observée  pendant  quelque  temps, 
puis  négligée.  Les  Pauvres  ne  cessèrent  de  mettre  en  avant 


(1)  Chron.  Canon.  Laudun.  ann.  1173  (Bouquet,  xm,  680.)  —  Sfeph.  de  Borbone 
s.  Bella\illa,  Li1).  de  VII  Bonis  Spiritus,  P.  iv,  tit.  vu,  cap.  3  (D'Argen're,  Coll. 
Judicior  i,  i,  85  sq.)  —  Richard.  Cluniac.  Vit.  Alex.  PP.  III  (Murât,  m,  447). 
David  Augustens.    Tract,  de  Paup.  de  Lugd.  (Martène,  Thés   v,  1778).  —  Mo- 


netae  ado.  Cath.  et  Wald.  lib.  v,  cap.  1,  §  4.  —  Pet.  Sarn.  cap.  2.  —  Passa*. 
Anon.  ap.  Gretser  {Mag.  Bib.  Pat.  éd.  1618,  t.  xm,  p.  300).  -  Pétri  de  Pilichdorf 
C.  User.  Wald.    cap.  1.  —    Pegnae  Comment.  39  in  Eymer.  Vir.  inqnis.    p.  280. 


Je  crois  que  personne  ne  défend  plus  aujourd'hui  la  prétention  des  Vaudois,  qui 
disaient  descendre  de  la  primitive  Eglise  par  1  intermédiaire  des  Léonistes  et  de 
Claude  de  Turin.  Voir  Ed.  Montet,  Hist.  litt.  des  Vaudois,  Paris,  1885,  p.  32; 
Prof.  Emil.  Comba,  in  Riv.  Christ,  juin  1882,  p.  200-206,  et  Riforma  in  Italia, 
i,  233.  —  Bernard  Gui  (Practica,  Mss.  Bib.  Nat.  Coll.  Doat,  t.  xxx,  185  sq.), 
suivant  Richnr  I  de  Cluny  et  Etienne  de  Bourbon,  place  les  débuts  de  P.  Waldo 
en  1170;  le  Canon  de  Laon  donne  la  date  de  1 173. 

On  ne  sait  ni  ou  ni  quand  mourut  Waldo.  Ses  disciples  français  vénérèrent  sa 
mémoire  et  celle  de  son  auxiliaire  Vivet,  affirmant,  comme  un  point  de  doctrine, 
qu'ils  étaient  en  Paradis;  la  l.ranche  lombarde  de  la  secte  se  contentait  d'admettre 
qu  ils  pouvaient  ê're  parmi  les  élus  s'ils  avaient  fait  leur  paix  avec  Dieu  avant  de 
mourir;  cette  diTérence  de  vues  r'squa  de  produire  un  schisme  à  la  conférence 
de  Bergame  en  1218  (W.  Preger,  JBtitr.  xur  Gesch.  der  Wald.  p.  58). 

La  littérature  des  Vaudois  garda  longtemps,  sous  linfluence  de  Waldo,  le 
goût  des  suites  de  sentences  empruntées  aux  Pères.  L'exégèse  de  ces  sentences 
et  des  citations  bibliques  y  manque  complètement  d'originalité.  Ainsi  le  verset 
du  Cantique  des  Cantiques  (ii,  15)  :  «  Prenez-nous  !es  renards,  les  petits 
renards  qui  gâtent  les  vignes  »  était  communément  expliqué  au  moyen  âge 
par  l'assimilation  des  renards  aux  hérétiques  et  des  vignes  à  l'Eglise.  Dans  les 
bulles  papales  exhortant  l'Inquisition  à  redoubler  d'activité,  les  hérétiques  sont 
souvent  qualifiés  de  renards  qui  ravagent  les  vignes  du  Seigneur.  Or,  loin  de  cher- 
cher autre  chose,  les  Vaudois  ont  docilement  répété  la  même  interprétation  (Mon- 
tet, op.  laud.  p.  66). 


88  DOCTRINE   DES  VAUDOIS 

des  doctrines  de  plus  en  plus  dangereuses  et  d'attaquer  le  clergé 
avec  une  vivacité  croissante.  Cependant  ils  se  présentèrent 
encore  en  1179  devant  le  concile  de  Latran,  lui  soumirent  leur 
version  des  Écritures  et  sollicitèrent  l'autorisation  de  prêcher. 
Gautier  Mapes,  qui  était  présent,  se  moque  de  leur  ignorante 
naïveté  et  se  félicite  de  l'habileté  qu'il  déploya  en  réfutant  leurs 
doctrines,  quand  il  fut  délégué  pour  examiner  leurs  idées  théo- 
logiques. Il  n'en  rend  pas  moins  hommage  à  leur  sainte  pau- 
vreté, au  zèle  avec  lequel  ils  imitent  les  Apôtres  et  suivent  le 
Christ.  Une  fois  de  plus  ils  demandèrent  à  Rome  l'autorisation 
de  fonder  un  Ordre  de  Prêcheurs;  mais  Lucius  III  refusa, 
alléguant  leurs  sandales,  leurs  chapes  de  moines  et  la  réunion 
de  personnes  des  deux  sexes  dans  leurs  troupes  ambulantes. 
Ensuite,  irrité  de  leur  obstination,  il  les  anathématisa  au 
concile  de  Vérone  en  1184.  Ils  refusèrent  de  renoncer  à  leur 
mission,  ou  même  de  se  considérer  comme  séparés  de  l'Église. 
Bien  que  condamnés  de  nouveau,  dans  un  concile  tenu  à  Nar- 
bonne,  ils  consentirent,  vers  1190,  à  accepter  les  périls  d'une 
discussion  dans  la  cathédrale  de  Narbonne,  avec  Raymond  de 
Daventer  comme  arbitre.  Bien  entendu,  la  sentence  leur  fut 
79  contraire  ;  mais  ce  colloque  présenta  de  l'intérêt  en  montrant 
combien  ils  s'étaient  déjà  écartés,  à  cette  époque,  de  l'ortho- 
doxie catholique.  Les  six  points  sur  lesquels  porta  la  discussion 
étaient  les  suivants  :  1°  qu'ils  refusaient  obéissance  à  l'autorité 
du  pape  et  des  prélats  ;  2°  que  tout  le  monde,  même  les  laïques, 
a  le  droit  de  prêcher  ;  3°  que,  suivant  les  apôtres,  Dieu  doit  être 
obéi  plutôt  que  l'homme;  4°  que  les  femmes  peuvent  prêcher; 
5°  que  les  messes,  les  prières  et  les  aumônes  pour  les  morts  ne 
servent  de  rien  ;  on  ajoutait  que  quelques-uns  d'entre  eux 
niaient  l'existence  du  Purgatoire;  6°  que  la  prière  dite  au  lit, 
dans  une  chambre  ou  dans  une  écurie,  est  aussi  efficace  que  la 
prière  dite  à  l'église.  Tout  cela  était,  au  premier  chef,  de  la 
rébellion  contre  le  clergé  plutôt  que  de  l'hérésie  proprement 
dite  ;  mais  nous  apprenons,  vers  la  même  époque,  par  le 
«  Docteur  Universel  »,  Alain  de  l'Isle,  qui,  à  la  demande  de 
Lucius  III  écrivit  un  traité  pour  les  réfuter,  qu'ils  étaient  prêts 


LES    VAUDOIS   ET   LE   SACERDOCE  89 

à  pousser  leurs  principes  jusqu'à  leurs  conséquences  extrêmes 
et  qu'ils  professaient  en  outre  plusieurs  doctrines  qui  s'écar- 
taient de  l'enseignement  catholique  (1). 

Les  Vaudois  pensaient  qu'il  fallait  obéir  aux  bons  prélats, 
à  ceux  qui  menaient  une  vie  vraiment  apostolique,  mais  que 
seuls  ces  prélats  irréprochables  avaient  le  droit  de  lier  et  de 
délier.  Une  pareille  doctrine  portait  un  coup  mortel  à  toute 
l'organisation  de  l'Eglise.  Si,  en  effet,  c'était  le  mérite  et  non 
l'ordination  qui  conférait  le  pouvoir  de  consacrer  et  de  bénir, 
tout  homme  menant  une  vie  exemplaire  pouvait  en  faire 
autant;  et  comme  les  Vaudois  prétendaient  tous  vivre  sans 
reproche,  il  en  résultait  que  tous,  bien  que  laïques,  pouvaient 
exercer  toutes  les  fonctions  du  sacerdoce.  Il  en  résultait  égale- 
ment que  les  actes  rituels  accomplis  par  de  mauvais  prêtres 
étaient  nuls,  conclusion  que  les  Vaudois  de  France  hésitèrent 
d'abord  à  admettre,  tandis  que  les  Vaudois  d'Italie  l'acceptèrent 
sans  hésitation.  L'idée  que  la  confession  faite  à  un  laïque  était 
aussi  efficace  que  si  elle  s'adressait  à  un  prêtre,  constituait  une 
atteinte  sérieuse  au  sacrement  de  la  pénitence,  quoique  le  qua- 
trième concile  de  Latran  n'eût  pas  encore,  à  cette  époque, 
rendu  obligatoire  la  confession  sacerdotale;  Alain  lui-même 
concède  qu'en  l'absence  d'un  prêtre  la  confession  faite  à  un 
laïque  peut  suffire.  Le  système  des  indulgences  était  une  autre  80 
invention  sacerdotale  que  les  Vaudois  rejetaient.  Ils  profes- 
saient trois  règles  essentielles  de  moralité,  qui  devinrent  carac- 
téristiques de  leur  secte.  Tout  mensonge  est  un  péché  mortel  ; 
tout  serment,  même  devant  un  tribunal,  est  interdit  ;  l'effusion 
du  sang  humain  n'est  jamais  permise,  pas  plus  à  la  guerre 
qu'en  exécution  de  sentences  juridiques.  Ce  dernier  principe 
impliquait  la  non-résistance  et  réduisait  le  danger  présenté  par 
l'hérésie  vaudoise  aux  inconvénients  de  l'influence  morale 
qu'elle  pouvait  parvenir  à  exercer.  Bien  plus  tard,  en  4217,  un 

(i)  Chron.  Canon.  Laudunens.  ann.  1177,  1178  (Bouquet  XIII,  682).—  Stephani 
De  Borbone,  1.  c.  —  Richard.  Cluniac.  1.  c.  —  David  Augustens.  1.  c.  —  Monetae 
1.  c.  —  Gualt.  Mapes,  De  nugis  curialium,  dist.  i,  cap.  31.  — Lucii  PP.  III.  Epist. 
171.  —  Conrad.  Ursperg.  ann.  1210.  —  Beroardi  Fontis  Calidi  ado.    Waldenses. 


90  PROPAGANDE    POPULAIRE 

contemporain  bien  informé  nous  assure  que  les  quatre  erreurs 
principales  des  Vaudois  consistaient  à  porter  des  sandales  sui- 
vant l'exemple  des  Apôtres,  à  prohiber  le  serment  et  l'homicide 
et  à  enseigner  que  tout  membre  de  la  Secte,  pourvu  qu'il  portât 
des  sandales,  pouvait,  en  cas  de  nécessité,  consacrer  l'Eucha- 
ristie (1). 

Tout  cela  n'était  que  l'effet  d'un  désir  naïf  et  sincère  d'obéh 
aux  commandements  du  Christ  et  de  faire  de  l'Évangile  un 
modèle  efficace  pour  la  conduite  de  la  vie  quotidienne.  Mais  si 
ces  principes  avaient  été  universellement  adoptés,  ils  auraient 
réduit  l'Église  à  la  pauvreté  des  temps  apostoliques  et  auraient 
effacé  la  plupart  des  différences  qui  existaient  entre  les  prêtres 
et  les  laïques.  Les  sectaires  étaient  inspirés  de  l'esprit  qui  fait 
les  véritables  missionnaires  ;  leur  zèle  de  prosélytes  était  sans 
bornes  ;  ils  voyageaient  de  pays  en  pays,  enseignant  leurs  doc- 
trines et  trouvant  partout  un  accueil  cordial,  particulièrement 
dans  les  basses  classes,  toujours  prêtes  à  embrasser  une  opinion 
qui  promettait  de  les  affranchir  des  vices  et  de  la  tyrannie  du 
clergé.  On  nous  dit  qu'un  des  principaux  apôtres  vaudois  portait 
avec  lui  différents  costumes,  apparaissant  tantôt  comme  un 
savetier,  tantôt  comme  un  barbier,  tantôt  encore  comme  un 
paysan,  et  bien  que  le  but  de  ces  déguisements  puisse  avoir  été 
d'éluder  les  poursuites,  on  peut  y  voir  aussi  l'indication  des 
classes  sociales  auxquelles  s'adressait  de  préférence  la  propa- 
gande des  Vaudois. 
81        Les  Pauvres  de  Lyon  se  multiplièrent   avec  une   rapidité 


(1)  Alani  de  Insulis  Contra  Hœreticos,  lib.  h.  —  Disputai,  inter  f.athul.  et  Pa- 
terin.  (Martène,  Thesaur.  v,  1754).  —  Kescript.  Pauperum  Lombard.  21,  22  (W. 
Preger,  Beitraege,  p.  60,  61).—  Eymerici  Direct.  Inquis.  p.  n,  q.  44  (p.  278, 
279).  —  Pétri  Sarnaii  —  Historia  Albigens.  cap.  2.  —  En  1321,  un  homme  et  une 
femme  lurent  amenés  devant  l'Inquisition  de  Toulouse  et  refusèrent  l'un  et  l'au'r.; 
de  prêter  serment;  ils  donnèrent  comme  motif,  non  seulement  que  le  serment  était 
un  péché  par  lui-même,  mais  que  l'homme,  en  le  prêtant,  risquerait  de  tomber 
malade  et  la  femme  de  faire  une  fausse  couche  (Lib.  Sent.  Inq.  Tolosan.  éd.  Lim- 
borch,  p.  289). 

Au  cours  de  la  persécution  des  Vaudois  du  Piémont  vers  la  fin  du  xive  siècle, 
une  des  questions  posées  par  les  Inquisiteurs  concernait  la  croyance  à  la  validité 
des  sacrements  administrés  par  les  mauvais  prêtres.  —  Processus  contra  Valdenses 
(Archivio  Storico  Italiano,  1865,  n°  3%  p.  48). 


DÉBUT   DES    PERSÉCUTIONS  91 

incroyable  à  travers  toute  l'Europe  ;  l'Eglise  commença  à 
s'alarmer  sérieusement,  et  non  sans  raison,  car  un  ancien 
document  de  la  secte  prétend  que  du  temps  de  Waldo,  ou 
immédiatement  après,  les  conciles  des  Vaudois  réunissaient,  en 
moyenne,  700  membres  présents. 

Peu  de  temps  après  le  colloque  de  Narbonne,  en  4194,  le 
signal  de  la  persécution  fut  donné  par  Alphonse  II  d'Aragon; 
î'édit  qu'il  publia  à  ce  propos  est  mémorable,  comme  le  premier 
exemple,  dans  le  monde  moderne,  d'une  législation  séculière 
contre  l'hérésie  (si  l'on  excepte  les  Assises  de  Clarendon).  Les 
Vaudois  et  tous  les  autres  hérétiques  condamnés  par  l'Église 
sont  considérés  comme  ennemis  publics  et  sommés  d'évacuer 
les  domaines  du  prince  au  plus  tard  le  lendemain  de  la  Tous- 
saint. Toute  personne  qui  les  recevra  chez  elle,  qui  écoutera 
leurs  prédications,  qui  leur  donnera  à  manger,  sera  passible 
des  peines  portées  contre  la  trahison,  impliquant  la  confiscation 
de  tous  les  biens.  Ce  décret  doit  être  publié  tous  les  dimanches 
par  tous  les  prêtres;  tous  les  officiers  de  l'État  doivent  en 
assurer  l'exécution.  Tout  hérétique  qui  ne  serait  pas  parti  trois 
jours  après  le  terme  fixé  par  la  loi,  pouvait  être  dépouillé  par 
le  premier  venu;  toute  injure  qu'on  lui  infligerait,  sauf  la  mu- 
tilation et  la  mort,  serait  considérée  non  comme  un  délit,  mais 
comme  un  titre  à  la  faveur  royale.  L'atrocité  de  ces  stipulations, 
qui  mettaient  l'hérétique  hors  la  loi,  le  condamnaient  sans 
l'entendre  et  l'exposaient  sans  procès  à  la  cupidité  et  à  la  mali- 
gnité du  premier  venu,  fut  encore  dépassée,  trois  ans  après, 
par  Pierre  II,  fils  d'Alphonse.  Dans  un  concile  national  tenu  à 
Gérone,  en  1197,  il  renouvela  la  législation  de  son  père,  en  ajou- 
tant, pour  les  hérétiques  endurcis,  la  peine  du  bûcher.  Si  un 
noble  refusait  d'expulser  de  ses  terres  ces  ennemis  de  l'Église, 
ordre  était  donné  aux  fonctionnaires  et  au  peuple  du  diocèse 
d'aller  le  saisir  dans  le  château  féodal,  sans  qu'il  pussent 
encourir  aucune  responsabilité  pour  les  dommages  commis. 
Tout  individu  qui  refuserait  de  se  joindre  à  l'expédition  serait 
passible  d'une  amende  de  vingt  pièces  d'or.  Enfin,  tous  les  fonc- 
tionnaires devaient,  dans  les  huit  jours,  se  présenter  devant 


92 


VAUDOIS   ET   ALBIGEOIS 


l'évêque  ou  son  représentant  et  jurer  de  faire  observer  la  nou- 
velle loi  (1). 
82  Le  caractère  de  cette  législation  révèle  l'esprit  dans  lequel 
l'Église  et  l'État  se  préparaient  à  faire  face  au  mouvement 
intellectuel  de  cette  époque.  Quelque  inoffensifs  que  pussent 
paraître  les  Vaudois,  on  les  regardait  comme  des  ennemis  très 
dangereux,  qui  devaient  être  persécutés  sans  merci.  Dans  le 
midi  de  la  France,  ils  allaient  être  exterminés  en  même  temps 
que  les  Albigeois,  bien  que  l'on  reconnût  clairement  la  diffé- 
rence entre  ces  deux  sectes.  Les  documents  de  l'Inquisition 
mentionnent  constamment  1'  «  Hérésie  et  le  Waldésianisme  », 
désignant  par  le  premier  de  ces  termes  le  Catharisme  comme 
l'hérésie  par  excellence.  Les  Vaudois  eux-mêmes  considéraient 
les  Cathares  comme  des  hérétiques  qui  devaient  être  combattus 
par  la  persuasion,  bien  que  la  persécution  qu'ils  enduraient  en 
commun  les  obligeât  souvent  à  s'associer  (2). 

Dans  une  secte  répandue  sur  de  si  vastes  territoires,  de 
l'Aragon  à  la  Bohême,  qui  comprenait  surtout  des  pauvres  et 
des  illettrés,  il  était  inévitable  qu'il  se  produisît  des  divergences 
d'organisation  et  de  doctrine  et  que  le  développement  indépen- 
dant des  communautés  poursuivît  une  marche  inégale.  Les  tra- 
vaux de  Dieckhoff,  de  Herzog  et  surtout  de  Montet  ont  prouvé 
de  nos  jours  que  les  premiers  Vaudois  n'étaient  nullement  des 
Protestants  au  sens  moderne  du  mot  et  que,  en  dépit  des  per- 
sécutions, beaucoup  d'entre  eux  continuèrent  à  se  regarder 
comme  des  membres  de  l'Église  romaine,  avec  une  persistance 
attestant  la  réalité  des  abus  qui  les  conduisirent  d'abord  au 
schisme,  puis  à  l'hérésie.  Chez  d'autres,  cependant,  l'esprit  de 
révolte  mûrit  beaucoup  plus  vite  et  c'est  pourquoi  il  nous  est 
impossible,  vu  les  limites  qui  nous  sont  imposées,  de  présenter 
un  tableau  précis  et  complet  d'une  doctrine  qui  différait  si 
notablement  suivant  les  époques  et  les  lieux. 

(1)  Rivista  Cristiana,  mars  1887,  p.  92.  —  Pegnae  Comment.  39  in  Eymerici 
Dirertor.  p.  281.  —  Steph.  de  Borbone,  1.  c.  —  Concil.  Gerundens.  ann.  1197 
(Aguirre,  v,  102,  103).  —  Marca  Hispanica,  p.  1384. 

(2)  Voir  les  Sentences  de  Pierre  Cella  in  Doat,  xxn.  —  Montet,  Hist  litt.  des 
Vaudois,  p.  116  et  suiv. 


HIÉRARCHIE   VAUDOISE  93 

Par  exemple,  dès  le  xme  siècle,  un  inquisiteur  expérimenté, 
rédigeant  des  instructions  pour  l'examen  des  Vaudois,  admet 
qu'ils  ne  croient  point  à  la  présence  du  corps  et  du  sang  du  Christ 
dans  l'Eucharistie;  en  1332,  nous  apprenons  en  effet  que  cette 
incrédulité  était  professée  par  les  Vaudois  de  Savoie.  Mais,  pré- 
cisément à  cette  même  époque,  Bernard  Gui  nous  assure  que 
les  Vaudois  croyaient  à  la  transsubstantiation  et  M.  Montet  a 
prouvé,  par  l'étude  de  leurs  écrits  successifs,  qu'ils  ont,  en  effet, 
changé  d'opinion  à  cet  égard.  L'inquisiteur  qui  brûla  les  Vaudois    8& 
de  Mayence  en  1392  dit  qu'ils  niaient  la  transsubstantiation, 
mais  ajoutaient  que  si  ce  miracle  était  possible,  il  ne  se  produi- 
rait certainement  pas  aux  mains  d'un  prêtre  indigne.  Même 
flottement  dans  leurs  doctrines  sur  le  Purgatoire,  sur  l'inter- 
cession des  Saints,  sur  l'invocation  de  la  Vierge,  etc.  L'antisa- 
cerdotalisme,  qui  caractérisait  cette  secte  à  son  origine,  tendit 
naturellement,  en  se  développant,  à  supprimer  tous  les  média- 
teurs interposés  par  l'Église  entre  Dieu  et  l'homme,  bien  que  ce 
progrès  n'ait  nullement  été  uniforme.  Ainsi  les  Vaudois  qu'on 
brûla  à  Strasbourg  en  1212  rejetaient  toute  distinction  entre  le 
clergé  et  les  laïques.  En  revanche,  les  communautés  lombardes, 
vers  la  même  époque,  élisaient  des  ministres  soit  à  vie,  soit 
pour  un  temps.  Vaudois  français  et  lombards  admettaient,  à 
cette  époque,  que  l'Eucharistie  ne  pouvait  être  administrée  que 
par  un  prêtre  ayant  reçu  l'ordination,  bien  qu'ils  fussent  en 
désaccord  sur  la  question  de  savoir  s'il  était  indispensable  qu'il 
ne  fût  pas  en  état  de  péché  mortel.  Bernard  Gui  mentionne 
trois  ordres  parmi  les  Vaudois  —  diacres,  prêtres  et  évêques; 
M.  Montet  a  découvert  dans  un  manuscrit  de  1404  une  formule 
d'ordination  vaudoise;  et  quand  Y  Union  des  Frères  de  Bohême 
fut   organisée  en  1467,  elle  eut  recours  à  l'évêque  vaudois 
Etienne  pour  consacrer  ses  premiers  évêques.  Toutefois,  les 
tendances  antisacerdotales  devinrent  si  fortes  que  la  différence 
entre  prêtres  et  laïques  s'effaça  dans  une  grande  mesure  et  que 
le  «  pouvoir  des  clefs  »  fut  complètement  rejeté.  Vers  1400,  la 
Nobla  Leyczon  déclare  que  tous  les  papes,  cardinaux,  évêques 
et  abbés,  depuis  l'époque  de  Saint-Sylvestre,  n'étaient  pas  en 


<)4  «    PARFAITS    »    OU     «    MAJORALES    » 

état  de  remettre  un  seul  péché  mortel,  parce  que  le  pouvoir  du 
pardon  n'appartient  qu'à  Dieu.   Une  fois  que  l'âme  du  fidèle 
était  censée  converser  directement  avec  Dieu,  toutle  mécanisme 
des  indulgences  et  des  soi-disant  œuvres  pies  était  supprime 
d'un  coup.  11  est  vrai  que  la  foi  sans  les  œuvres  est  vaine;  mais 
les  bonnes  œuvres,   disaient  les  Vaudois,  étaient  la  pieté,  le 
repentir,  la  charité  et  la  justice,  non  des  pèlerinages,  des  exer- 
cices purement  formels,   des  fondations  d'églises  et  des  hon- 
neurs rendus  aux  saints  (1). 
U        Le  système  vaudois  créait  ainsi  une  organisation  ecclésias- 
tique très  simple  et  tendant  à  se  simplifier  encore.  La  distinc- 
tion entre  les  clercs  et  les  laïques  était  réduite  au  minimum. 
Le  laïque  pouvait  recevoir  des  confessions,  baptiser  et  prêcher. 
Dans  quelques  communautés  on  voyait,  le  jeudi  saint,  chaque 
chef  de  famille  administrer  la  communion,  consacrant  lw  élé- 
ments et  les  distribuant  lui-même.  Il  y  avait  cependant  un 
clergé  organisé,  dont  les  membres,  connus  sous  le  nom  de 
Parfaits  ou  de  Majorâtes,  enseignaient  les  fidèles  et  convertis- 
saient les  incroyants.  Ils  renonçaient  à  toute  propriété  et  se 
séparaient  de  leurs  femmes;  d'autres  avaient  observe,  depuis 
leur  jeunesse,  la  plus  stricte  chasteté.  Ces  prêtres  parcouraient 
le  pays  en  recevant  des  confessions,  en  recrutant  des  adeptes; 
ils  étaient  entretenus  par  les  contributions  volontaires  des  tra- 
vailleurs. Les  Vaudois  de  Poméranie  croyaient  que  tousies  sept 

m\?-  ?  'r„    6     if-lie    .  ^'au       .oXr§:  |  4,  5.  17,  »,  »,  «i  -  Nob,a 
,on  tla-b,,  ff,  I-  6.-71.      Ke se nVt.  ^   _  passavipns    A  c,p.  5 

Levcxon    40-1-4  3,cl.Montet,p*,  ,  (Martene,  Thesaw.  v, 

(>r,„.  B  bl  Pat   xw,  300).  -D,spUt.ntor  ^  ^  ^  ^  __ 

^^SeStt^oS'f  m  kot-«a   Leyczon,    .7-Î4.   38:-405, 

4I^"42,3"    •      m  ôt.^t  în  possible  de  résister  à  la  contagion  de  la  superstition     Les 

Toute  ois,  il  était  i  'Passible  oe  rens e  5  mourait   moins  d  un 

Vaudo-s  pomoran.ens ;    ei   1394 •   ^^^^Vallait   directement    au  ciel.  Le  seul 

an  après  s'être  eon  ^*™>g*  <m"\%  de  la   damnation  pour  une  année.  On 

.^œïïsïça  haiîa  wïï"1  pour  un  raort' 

_  Wattenbach,  Sitzungsber.  der  Preuss.  Akad  1886,  p.  51,  52. 


VERTUS   DES   VAUDOIS  95 

ans  deux  de  leurs  prêtres  étaient  transportés  à  la  porte  du 
Paradis  pour  y  prendre  connaissance  de  la  sagesse  divine.  Une 
différence  bien  marquée  entre  eux  et  les  laïques  consistait  en  ce 
que,  dans  les  procès  de  l'Inquisition,  ces  derniers  étaient  auto- 
risés à  céder  à  la  contrainte  et  à  prêter  serment,  tandis  que  les 
Parfaits  devaient  mourir  plutôt  que  d'enfreindre  le  précepte 
qui  leur  interdisait  de  jurer.  Les  inquisiteurs,  tout  en  se  plai- 
gnant de  l'astuce  avec  laquelle  les  hérétiques  déjouaient  leurs 
interrogatoires,  reconnaissaient  cependant  que  tous  parais- 
saient plus  désireux  de  sauver  leurs  parents  et  leurs  amis  que 
de  se  sauver  eux-mêmes  (1). 

Avec  cette  tendance  à  restaurer  la  simplicité  évangélique, 
l'enseignement  religieux  des  Vaudois  devait  être  surtout  moral. 
Un  malheureux,  traduit  devant  l'Inquisition  de  Toulouse  et  à 
qui  l'on  demandait  ce  que  ses  maîtres  lui  avaient  appris, 
répondit  «  qu'il  ne  devait  jamais  ni  faire  ni  dire  ce  qui  était 
mal,  qu'il  ne  devait  pas  faire  aux  autres  ce  qu'il  ne  voulait  pas 
qu'on  lui  fît  à  lui-même,  qu'il  ne  devait  ni  mentir  ni  jurer  »  — 
formule  simple,  assurément,  mais  qui  laisse  peu  à  désirer  dans 
îa  pratique.  Une  réponse  analogue  fut  faite  au  moine  célestin 
Pierre  dans  sa  campagne  inquisitoriale  parmi  les  Vaudois  de 
Poméranie  en  1394. 

Une  église  persécutée  est  presque  nécessairement  une  église 
pure  et  les  hommes  qui,  pendant  ces  longs  et  tristes  siècles, 
étaient  réduits  à  se  cacher,  avec  le  bûcher  sans  cesse  en  perspec- 
tive, pour  répandre  ce  qu'ils  croyaient  être  les  vérités  de  l'ensei- 
gnement de  Jésus,  n'étaient  pas  capables  de  souiller  leur  haute  et 
sainte  mission  par  les  vices  ignobles  que  certains  fanatiques  leur 
attribuèrent.  A  la  vérité,  les  persécuteurs  attitrés  des  Vaudois 
ont  toujours  reconnu  que  leur  conduite  apparente  était  digne 
d'éloges  et  plus  d'un  parmi  eux  a  déploré  le  contraste  qu'offrait 
la  vie  pure  des  hérétiques  comparée  à  l'existence  scandaleuse 
du  clergé  orthodoxe.  Un  inquisiteur  qui  les  a  bien  connus  les 

(i)  Passav.  Anon.  c.  5.- Bernard.  Guidon.  Practica,  P.  v.  —  David  Augustens. 
Martène,  Thés,  v,  1786).  —  Steph.  de  Borb.  /.  c.  —  Wattenbach,  l.  c.  —  Lib.  Seo- 
<ent.  Inq.  Tolosan.  p.  352. 


96  CHASTETÉ   DES   VAUDOIS 

décrit  comme  il  suit  :  «  Ces  hérétiques  se  distinguent  par  leurs 
mœurs  et  par  leur  langage,  car  ils  sont  modestes  et  tempérés. 
Ils  ne  tirent  aucune  vanité  de  leurs  vêtements,  qui  ne  sont  ni 
luxueux  ni  sales.  Ils  ne  s'engagent  pas  dans  le  commerce,  de 
peur  d'être  obligés  de  mentir  et  de  se  parjurer,  mais  vivent  de 
leur  travail  comme  des  ouvriers.  Ceux  qui  les  enseignent  sont 
des  savetiers.  Ils  n'accumulent  pas  les  richesses,  mais  se  con- 
tentent du  nécessaire.  Ils  n'abusent  ni  de  la  nourriture  ni  de  la 
boisson.  Ils  ne  fréquentent  ni  les  tavernes,  ni  les  bals,  ni  les 
autres  lieux  de  vanité.  Ils  savent  contenir  leur  colère.  On  les 
trouve  toujours  au  travail  ;  comme  ils  apprennent  et  enseignent 
tour  à  tour,  ils  ont  peu  de  temps  pour  prier.  On  les  reconnaît 
encore  à  la  précision  et  à  la  modération  de  leur  langage  ;  ils 
évitent  les  plaisanteries,  les  calomnies,  les  propos  licencieux, 
les  mensonges  et  les  jurons.  Ils  ne  disent  même  pas  vere  ou 
certe,  considérant  que  ces  affirmations  équivalent  à  des  ser- 
ments. »  Tel  est  le  témoignage  officiel,  en  présence  duquel  nous 
pouvons  vraiment  repousser  sans  examen  les  histoires  qu'on 
mit  en  circulation  parmi  le  bas  peuple  pour  l'exciter  à  la  haine 
des  Vaudois.  On  les  accusait  d'abominations  sexuelles,  alors 
que  le  seul  reproche  de  ce  genre  qu'on  pût  leur  faire  était 
d'exagérer  l'ascétisme,  comme  cela  était  ordinaire  parmi  les 
premiers  chrétiens.  Les  Vaudois  soutenaient,  en  effet,  que  le 
commerce  sexuel,  même  dans  le  mariage,  n'était  légitime  que 
s'il  avait  pour  but  la  procréation.  Un  inquisiteur  déclare  qu'il 
ne  croît  pas  aux  accusations  d'horribles  débauches  lancées 
contre  les  Vaudois;  car,  dit-il,  il  n'a  jamais  pu  recueillir  un 
témoignage  digne  de  foi  à  ce  sujet.  On  ne  voit  non  plus  rien  de- 
86  pareil  dans  les  procédures  dirigées  contre  les  hérétiques, 
jusqu'à  ce  que,  au  xive  et  au  xv«  siècles,  les  inquisiteurs  de 
Piémont  et  de  Provence  trouvèrent  avantageux  pour  leur  cause 
d'extorquer  à  leurs  malheureuses  victimes  des  confessions  allé- 
guant des  vices  monstrueux.  (1) 

(1)  Wattenbach,  Sitzungsb.  der  Preuss.  Akad.  1886,  p.  51.  — Lib.  Sentent.  Inq 
Tolosan.  p.  367.  —  Anon.  Passav.  cap.  7,  8.  —  Réfutât.  Error.  Waldens.  (Mag 
Bib.  Pat.  xm,  336).  —  David  August.  (Martène,  Thésaurus,  v,  1771-1772).  —  Ar- 


LES   VAUDOIS   ET    LA   BIBLE  97 

On  leur  reprochait  aussi  de  dissimuler  hypocritement  leurs 
croyances  en  se  montrant  exacts  à  suivre  la  messe  et  à  se  con- 
fesser ;  mais  cela  n'est-il  pas  bien  excusable  de  la  part  de  gens 
qui  se  sentaient  épiés  et  traqués  et  qui,  dans  les  premiers 
temps  du  moins,  n'avaient  pas  d'autres  moyens  de  recevoir  les 
sacrements  qu'ils  considéraient  comme  essentiels  à  leur  salut  ? 
On  les  tournait  en  ridicule  à  cause  de  l'humilité  de  leur  exis- 
tence ;  c'étaient,  en  effet,  des  paysans,  des  ouvriers,  de  ces  gens 
pauvres  et  méprisés  dont  l'Église  se  préoccupait  fort  peu,  sinon 
pour  leur  soutirer  de  l'argent  quand  ils  étaient  orthodoxes  et  les 
brûler  quand  ils  ne  l'étaient  pas. 

Mais  le  crime  par  excellence  des  Vaudois  était  leur  amour 
et  leur  respect  de  l'Écriture  sainte,  joints  au  zèle  ardent 
avec  lequel  ils  faisaient  des  prosélytes.  L'inquisiteur  de 
Passau  nous  apprend  qu'ils  possédaient  des  traductions  com- 
plètes de  la  Bible  en  langue  vulgaire,  que  l'Église  essaya 
vainement  de  supprimer  et  qu'ils  étudiaient  avec  une  assiduité 
incroyable.  Cet  inquisiteur  connaissait  un  paysan  qui  pouvait 
réciter  sans  changer  un  mot  tout  le  Livre  de  Job  ;  beaucoup 
de  Vaudois  savaient  par  cœur  le  Nouveau  Testament,  et, 
malgré  leur  simplicité,  étaient  de  redoutables  adversaires  dans 
les  disputes.  En  ce  qui  touche  leur  esprit  de  prosélytisme,  il 
raconte  l'histoire  d'un  Vaudois  qui,  par  une  froide  nuit  d'hiver, 
traversa  à  la  nage  la  rivière  Ips  dans  l'espoir  de  convertir  un 
catholique.  Tous,  hommes  et  femmes,  jeunes  et  vieux,  s'occu- 
paient sans  cesse  d'apprendre  et  d'enseigner.  Après  une  dure 
journée  de  labeur,  ils  passaient  la  nuit  à  s'instruire  ;  ils  ne  crai- 
gnaient pas  de  pénétrer  dans  les  lazarets  pour  porter  le  salut  87 
aux  lépreux;  un  disciple,  après  dix  jours  d'étude,  cherchait 
déjà  lui-même  un  disciple  à  instruire.  «  Apprenez,  disaient-ils, 

chivio  Storico  Italiano,  1865,  n°  38,  p.  39,  40.  —  Rorengo,  Memnr.  istoriche,  To- 
rino,  1649,  p.  12.  —  Même  encore  à  la  fin  du  xiv*  siècle,  dans  les  procédures  in-  . 
quisitoriales  du  célestin  Pierre,  qui  s'étendirent  de  la  Styrie  à  la  Poméranie,  il  n'y 
a  aucune  allusion  à  des  pratiques  immorales  (Preger,  Beûraeye,  p.  68-72;  Watten- 
bach,  vbi  supia). 

Pour  les  tendances  ascétiques  des  Vaudois,  qui  reconnaissaient  les  vœux  de  chas- 
teté et  considéraient  comme  un  inceste  la  séduction  d'une  nonne,  voir  Montet,  p.  97, 
98,  108-110.  Pour  le  mérite  du  jeûne,  voir  ibid.  p.  99. 

6 


98  ENTHOUSIASME   DES    VAUDOIS 

un  seul  mot  par  jour  et,  au  bout  de  l'année,  vous  en  saurez 
trois  cents  et  atteindrez  votre  but.  »  Assurément,  si  jamais  il 
exista  un  peuple  craignant  Dieu,  ce  furent  ces  infortunés  mis 
au  ban  par  l'Etat  et  par  l'Eglise,  dont  les  mots  de  passe  étaient 
les  suivants  :  «  Ce  dit  saint  Pol,  Ne  mentir,  »  «  Ce  dit  saint 
Jacques,  Ne  jurer,  »  «  Ce  dit  saint  Pierre,  Ne  rendre  mal 
pour  mal,  mais  biens  contraires.  »  La  Nobla  Leyczon  n'en  dit 
guère  plus,  à  cet  égard,  que  les  inquisiteurs  eux-mêmes,  quand 
elle  déclare  que  le  signe  par  lequel  un  Vaudois  était  désigné  à 
la  mort,  n'était  autre  que  son  amour  de  Jésus  et  son  zèle  à 
suivre  les  commandements  de  Dieu. 

Il  est  de  fait  qu'au  milieu  de  la  licence  universelle  du  moyen 
âge  la  vertu  ascétique  était  aisément  regardée  comme  un 
indice  d'hérésie.  Vers  1220,  un  clerc  de  Spire,  que  son  austérité 
poussa  plus  tard  dans  l'Ordre  des  Franciscains,  faillit  être  brûlé 
comme  hérétique  parce  que  sa  prédication  avait  poussé 
certaines  femmes  à  sacrifier  leurs  ornements  de  toilette  et  à  se 
vouer  à  une  vie  d'humilité;  il  fallut,  pour  le  sauver,  l'interven- 
tion de  Conrad,  qui  fut  plus  tard  évoque  de  Hildesheim  (1). 

La  profonde  conviction  des  Vaudois  se  manifeste  par  l'en- 
thousiasme avec  lequel  des  milliers  d'entre  eux  acceptèrent 
gaiement  la  prison,  la  torture  et  le  bûcher,  plutôt  que  de  revenir 
à  une  religion  qu'ils  considéraient  comme  corrompue.  Au  cours 
de  mes  recherches,  j'ai  rencontré  un  cas  de  1320,  celui  d'une 
pauvre  femme  de  Pamiers  qui  se  soumit  à  l'horrible  sentence 
portée  contre  les  hérétiques,  simplement  parce  qu'elle  ne  vou- 
lait pas  prêter  serment.  A  toutes  les  interrogations  portant 
sur  les  articles  de  foi,  elle  répondit  avec  une  orthodoxie  par- 
faite ;  mais  quand  on  lui  offrit  la  vie  sauve  si  elle  consentait  à 
jurer  sur  les  Évangiles,  elle  refusa  de  charger  son  âme  d'un 
péché  et  se  laissa  condamner  pour  hérésie  (2). 

(1)  Lib.  Sentent.  Inquis.  Tolosan.  p.  3G7.  —  Anon.  Passaviens.  cap.  1,3,  7,  8. — 
Réfutât.  Error.  Waldeos.  (Mag.  Bib.  Pat.  xm,  330).  —  David  Auiiu-'pn*  M  'Mie, 
Thesaur.v,  1771,  1772,  1782,"  171)4).  -  P.  de  Pilichdorf,  Contrn  "/ /  ens. 
cap.  i.  _  Innocent.  PP.  111,  Iîpq  st.  n,  141.  —  La  Nobla  Leyczon,  3t.8-373.  — 
Frit    Jordani  Chron.  (Analecta  Franciscana,  t.  i,  p.  4.  Quaraechi,  1885). 

(2)  Mss.  Bib.  Nat.  Coll.  Moreau,  127 i,  fol.  72. 


AUTRES    HÉRÉTIQUES  99 

Les  diverses  sectes  antisacerdotales  étaient  loin  d'être  d'ac- 
cord ;  mais  à  côté  de  celles  dont  nous  venons  de  nous  occuper, 
les  autres  ont  trop  peu  d'importance  et  sont  trop  pou  connues 
pour  nous  retenir.  Les  Passagii  ou  Circumcisi  étaient  des 
chrétiens  judaïsants,  qui  essayèrent  d'échapper  à  la  domination 
de  Rome  en  recourant  à  l'Ancienne  Loi  et  en  niant  l'égalité  du 
Christ  et  de  Dieu.  Les  Joseppini  étaient  encore  plus  obscurs  et 
leurs  erreurs  paraissent  surtout  avoir  consisté  en  excès  d'ascé- 
tisme et  en  aberrations  sexuelles.  Les  Siscidentes  étaient  vir- 
tuellement identiques  aux  Vaudois,  la  seule  différence  consis- 
tant dans  le  mode  d'administration  de  l'Eucharistie  .Les  Ordibarii 
ou  Ortlibenses,  disciples  d'Ortlieb  de  Strasbourg,  qui  florissait 
vers  1216,  étaient  aussi  apparentés  de  près  aux  Vaudois,  mais 
professaient  des  erreurs  de  doctrine  sur  lesquelles  nous  aurons 
à  revenir.  Les  Runcarii  paraissent  avoir  été  les  intermédiaires 
entre  les  Pauvres  de  Lyon  et  les  Albigeois  ou  Manichéens; 
l'existence  de  cette  secte  résultait  presque  nécessairement  du 
besoin  d'établir  un  lien  entre  les  intérêts  communs  et  les  souf- 
frances communes  des  deux  principales  branches  de  l'hé- 
résie (1). 

(1)  Bonacursi,  Vit.  Hxreticomm  (d'Achery,  i,  211,  212).  —  Lucii  PP  III,  Epist. 
171.  —  Ch.  Molinier,  Etudes  sur  quelques  mss.  des  Bibliothèques  d'Italie,  Paris, 
1887,  p.  21.  —  Muratori,  Antiq.  Diss.  lx.  —  Constit.  General.  Frid.  h,  ann.  1220, 
3  5.  —  Lucae  Tudens.  de  ait.  Vita,  lib.  m,  cap.  3.  —  Anon.  Passav.  C.  W'aM. 
cap.  6.  —  P.  de  Pilichdorf  c.  Wald.  c.  12.  —  Holfmaim,  Gesch.der  Inquisition,  ut 
371.  —  Schmidt,  ffist.  des  Cathares,  n,  284. 

M.  Ch.  Molinier,  dans  un  savant  travail  (Mém.  de  VAcad.  de  Toulouse,  18S8),  a 
passé  en  revue  toutes  nos  informations  concernant  les  Passag'i  et  a  conclu  qu'il» 
formaient  une  secte  des  Cathares. 


TjhiveraitaT 
BIBUOTHECA 


400  CATHARES 


CHAPITRE    III 


LES    CATHARES 


$9  Les  mouvements  dont  il  a  été  question  étaient  le  résultat 
naturel  de  l'antisacerdotalisme,  s'efforçant  de  ramener  l'Église 
chrétienne  à  la  simplicité  de  l'âge  apostolique.  C'est  un  singu- 
lier caractère  du  sentiment  religieux  à  cette  époque  que  la  plus 
formidable  hostilité  à  rencontre  de  Rome  ait  été  fondée  sur 
une  croyance  qui  peut  à  peine  être  qualifiée  de  chrétienne,  et 
que  cette  doctrine  hybride  se  soit  répandue  si  vite,  ait  résisté 
si  obstinément  à  tous  les  efforts  tentés  contre  elle, qu'elle  parut, 
un  moment,  menacer  l'existence  même  du  catholicisme.  L'ex- 
plication de  ce  fait  se  trouve  peut-être  dans  la  séduction 
qu'exerce  la  doctrine  dualiste,  —  l'antagonisme  des  principes 
éternels  du  bien  et  du  mal,  —  sur  l'esprit  de  ceux  qui  consi- 
dèrent l'existence  du  mal  comme  incompatible  avec  la  supré- 
matie d'un  Dieu  infiniment  bon  et  infiniment  puissant.  Quand 
on  ajoute  au  dualisme  la  docjtrine  de  la  transmigration,  impli- 
quant des  récompenses  et  des  peines,  les  souffrances  des 
hommes  paraissent  suffisamment  justifiées  ;  et  à  une  épo- 
que où  ces  souffrances  étaient  aussi  universelles  qu'au  xie  et 
au  xne  siècles,  on  conçoit  que  bien  des  hommes  fussent 
disposés  à  résoudre  de  la  sorte  le  problème  du  mal.  Toute- 
fois, ces  considérations  n'expliquent  pas  encore  pourquoi  le 
manichéisme  des  Cathares,  des  Patarins  ou  des  Albigeois 
ne  fut  pas  seulement  un  dogme  spéculatif  enseigné  dans  les 
écoles,  mais  une  foi  qui  éveillait  un  fanatisme  enthousiaste,  au 
point  que  les  fidèles  ne  reculaient  devant  aucun  sacrifice  pour 


MANICHÉISME  101 

la  propager  et  montaient  avec  une  foi  sereine  sur  le  bûcher 
flambant.  La  conviction,  aussi  profonde  que  répandue,  de  la 
vanité  du  christianisme  sacerdotal,  de  sa  faillite  et  de  sa  des- 
truction prochaine,  au  profit  de  la  religion  nouvelle,  peut 
avoir  contribué,  dans  une  large  mesure,  à  cette  ferveur  désin- 
téressée qu'alluma  le  néo-dualisme  parmi  les  pauvres  et  les 
illettrés. 

De  toutes  les  hérésies  avec  lesquelles  l'Église  primitive  avait 
eu  à  lutter,  aucune  n'avait  soulevé  autant  de  craintes  et  d'aver- 
sion que  le  Manichéisme.  Manès  avait  si  habilement  mêlé  au 
dualisme  mazdéen  (de  la  Perse)  non  seulement  le  christianisme,    90 
mais  des  éléments  gnostiques  et  bouddhiques,  que  sa  doctrine 
trouva  des  adeptes  dans  les  hautes  comme  dans  les  basses 
classes,  parmi  les  intellectuels  des  écoles  comme  parmi  les  tra- 
vailleurs manuels.   L'Église  reconnut  instinctivement  qu'elle 
était  en  présence  de  la  plus  dangereuse  des  rivales  et,  aussitôt 
qu'elle  put  disposer  des  ressources  de  l'État,  elle  persécuta  sans 
merci  le  Manichéisme.  Parmi  les  nombreux  édits  des  Empe- 
reurs, tant  païens  que  chrétiens,  dirigés  contre  la  liberté  de  la 
pensée,  ceux  qui  avaient  pour  but  de  combattre  les  Manichéens 
furent  les  plus  sévères  et  les  plus  cruels.  La  persécution  attei- 
gnit son  but,  après  une  lutte  prolongée,  en  supprimant  toutes 
les  manifestations  extérieures  du  Manichéisme  dans  les  limites 
de  l'Empire,  bien  que  cette  doctrine  ait  longtemps  subsisté  en 
secret,  même  dans  l'Empire  d'Occident.  En  Orient,  elle  se  retira 
ostensiblement  vers  les  frontières,  non  sans  conserver  pourtant 
des  relations  cachées  avec  les  sectaires  épars  à  travers  les  pro- 
vinces et  dont  Constantinople  même  n'était  pas  exempte.  Aban- 
donnant le  culte  de  Manès,  les  Manichéens  adoptèrent  comme 
chefs  de  file  deux  autres  de  leurs  docteurs,  Paul  et  Jean  de 
Samosate,  dont  le  premier  donna  à  l'hérésie  le  nom  de  Pauti- 
cianisme.  Sous  l'empereur  Constans,  en  653,  un  certain  Cons- 
tantin perfectionna  la  doctrine,  qui  se  maintint  malgré  d'ef-. 
froyables  persécutions,  subies  avec  le  même  héroïsme  qui  carac- 
térisa plus  tard  les  Manichéens  d'Occident. 
Parfois  repoussés  au-delà  des  frontières,  sur  les  terres  des 

6. 


91 


.Q2  PAULICIENS 

Sarrazins,  puis  refoulés  vers  l'Empire,  les  Pauliciens  menèrent 
quelque  temps  une  existence  indépendante  dans  les  montagnes 
de  l'Arménie  et  guerroyèrent  obscurément  contre  les  Byzan- 
Îns  A™ne  et  au  fxe  siècles,  Léon  l'Isaurien, Michel  Curopaiate 
LLn  l'Arménien  et  l'impératrice  régente  Théodora  tenteren 
en  vain  de  les  exterminer,  jusqu'à  ce  qu'enfin  dans  la  seconde 
moitié  du  xe  siècle,  Jean  Zimiscès  essaya  de  la  tolérance  et  en 
ZZ «porta  un  grand  nombre  en  Thrace,  où  ils  se  multiplièrent 
apiueinent,  montrant  une  aptitude  égale  pour  la  guerre  et 
pour  l'industrie.  En  1115,  nous  voyons  l'empereur  Alexis  Com- 
nène  passer  l'été  à  Philippopolis  et  s'amuser  a  discu er -théo- 
Lie  avec  les  hérétiques,  dont  beaucoup,  nous  dit  sa  fi  le,  se 
convertirent  (1).  C'est  presque  immédiatement  après  le  trans- 
port des  Manichéens  en  Europe  par  Zimiscès  que  nous   consta- 
ton.de.  traces  nouvelles  de  leur  hérésie  en  Oc  f  ^   Preuve 
que  l'activité  de  leur  prosélytisme  ne  s'était  pas  affaiblie  au 

^stuf  Qu'elle  a  d'essentiel,  la  doctrine  des  Pauliciens 
étaiHdentique  à  celle  des  Albigeois.  Le  simple  Dualisme  ou 
Ma  dtme  considère  l'univers  comme  le  produit  des  énergies 
S  icesd'Hormazd  et  d'Ahriman,  chacun  cherchant  a  neu- 
rdiser  es  efforts  de  l'autre:  d'où  une  guerre  interminable  entre 
e  b  en  le  mal,  qui  domine  la  nature  et  la  vie.  Cette  doctrine 
rend  compte  de  l'existence  du  mal  et  excite  en  même  temps 

^•(éd  1557).  -  Finla/s  Bist  of  G 'reece  ^  ed    Lm 65  ^  ^ 

Les  Bogomiles  (arms  "eD>euU «toyee     » -çta  ^       |ien  entre  ,     Pauli. 
gine  slave  ou  ^'gare,  ont  ee  considères  com  f        ,         nnaence 

ciens  et  les  Cathares   C  est  une  erreur   «M  hérétiques.  Leur  chef,   Demc- 

,ur  le  dualisme  m.t.ge  d  une  P^tie  de^ cev der  4^  ^  d,enquy      qul 

trius,  fut  brûle  „.f  par  Mei.s  Co"in*ne  en  ,     p     ^    ^  ^ 

Xe^olé  ah„°enenrXtWe   u^f  s^.l  ^^T^™.  «    ™ 
ïfo/AarM,  i,  13-15;  «.  W?-       p    „u_   décrH  une  aufre  secte  de  Manichéens,  dite 


DIEU   ET    SATAN  103 

les  hommes  à  venir  au  secours  d'Hormazd,  en  servant  la  cause 
du  bien  par  de  bonnes  paroles,  de  bonnes  pensées  et  de  bonnes 
actions.  Égaré  par  les  spéculations  gnostiques,  Manès  modi- 
fia cette  théorie  en  identifiant  l'esprit  avec  le  Bien  et  la 
matière  avec  le  Mal,  conception  peut-être  plus  raffinée  et 
plus  philosophique,  mais  qui  conduisait  nécessairement  au 
pessimisme  et  aux  excès  de  l'ascétisme,  puisque  l'âme  ne  pou- 
vait accomplir  son  devoir  qu'en  opprimant  ou  en  supprimant 
la  chair.  Ainsi,  dans  la  doctrine  Paulicienne,  nous  trouvons 
deux  principes  égaux,  Dieu  et  Satan,  dont  le  premier  est  le 
créateur  du  monde  invisible,  spirituel  et  éternel,  tandis  que  le 
second  a  créé  et  gouverne  le  monde  matériel  et  temporel.  Satan 
est  le  Jéhovah  de  l'Ancien  Testament;  les  prophètes  et  les 
patriarches  sont  des  brigands  et,  par  suite,  toute  l'Écriture 
antérieure  aux  Évangiles  doit  être  rejetée.  Le  Nouveau  Testa- 
ment mérite  bien  son  nom  d'Écriture  Sainte,  mais  le  Christ 
n'était  pas  un  homme  :  c'était  un  fantôme,  une  apparition.  Fils 
de  Dieu,  il  parut  naître  de  la  Vierge  Marie;  mais,  en  réalité,  il 
descendit  du  Ciel  pour  abolir  le  culte  de  Satan.  La  transmigra- 
tion des  âmes  assure  la  récompense  des  bons  et  le  châtiment 
des  méchants.  Les  sacrements  sont  déclarés  nuls  ;  les  prêtres  et 
les  anciens  de  l'Église  ne  sont  que  des  instituteurs,  sans  autorité  II 
sur  les  fidèles.  Tels  sont  les  principes  connus  du  Paulicianisme 
et  leur  identité  avec  ceux  du  Catharisme  est  trop  évidente  pour 
que  nous  puissions  accepter  la  théorie  de  Schmidt,  d'après 
lequel  l'origine  des  Cathares  devrait  être  cherchée  parmi  les 
rêveurs  des  couvents  de  Bulgarie.  Une  autre  preuve  sans 
réplique  du  lien  qui  existe  entre  le  Catharisme  et  le  Mani- 
chéisme, est  le  vêtement  sacré  que  portaient  les  Parfaits 
parmi  les  Cathares.  Cet  usage  dérive  évidemment  de  celui  des 
Mazdéens,  chez  lesquels  le  Kosti  et  le  Sadéré  étaient  le  cos- 
tume essentiel  de  tous  les  croyants  (1).  Parmi  les  Cathares, 
celui  qui  portait  le  vêtement  sacré  était  connu  des  inquisiteurs 

(1)  «  Le  Kôsti  est  une  ceinture  creuse  et  cylindrique  faite  de  72  fils  de  laine 
blanche  tressés  et  fait  trois  fois  le  tour  de  la  taille...  Le  Sadéré  est  une  chemise 
à  manches  avec  une  petite  poche  au  devant  du  collet.  i>  (J.  Darmssteter,  Zend- 
Avesta,  t.  «,  p.  243.) 


104  REJET   DES   SACREMENTS 

sous  le  nom  de  haereticus  indutus  ou  vestitus,  et  considéré 
par  cela  même  comme  initié  à  tous  les  mystères  de  l'hé- 
résie (1). 
93  Le  Catharisme  était  donc  une  forme  de  croyance  essentielle- 
ment antisacerdotale.  Il  repoussait  comme  inutile  tout  le  méca- 
nisme de  l'Église.  Pour  lui,  l'Église  romaine  était  la  Synagogue 
de  Satan,  où  le  salut  était  impossible.  En  conséquence,  il  reje- 
tait les  sacrements,  les  sacrifices  de  l'autel,  l'intercession  de  la 
Vierge  et  des  saints,  le  Purgatoire,  les  reliques,  les  images,  les 
croix,  l'eau  bénite,  les  indulgences,  et,  en  général,  toutes  les 
pratiques  par  lesquelles  les  prêtres  prétendaient  assurer  le  salut 
des  fidèles.  Il  ne  condamnait  pas  moins  les  dîmes  et  les 
offrandes  pieuses,  qui  rendaient  si  profitable  pour  le  clergé 
l'œuvre  de  salut  dont  il  assumait  la  charge.  Toutefois,  l'Église 
cathare,  en  tant  qu'Église  du  Christ,  revendiquait  le  pouvoir  de 
lier  et  de  délier  accordé  par  le  Christ  à  ses  disciples;  le  Conso- 
lamentum  ou  Baptême  de  l'Esprit  effaçait  tout   péché,  mais 


(1)  P.  Siculi  op.  cit.  —  Concil.  Bracarense  I.  ann.  563.  —  Bleek's  Avesta,  m, 
A.  —  Haug's  Essays,  2e  éd.  p.  244,  240,  286,  367. 

Pour  les  doctrines  analogues  des  Cathares,  voir  Radulf.  Ardent.  T.  i.  p.  n. 
Hom.  xix.  —  Ermengaudi  Contra  B&ret.  —  Epist.  Leodiens.  ad  Lucium  PP.  III. 
(Martène,  Ampliss.  Coll.  i,  776-778).  —  Ecberti  Schonaug.  Serm.  contra  Catharos, 
I,  vm,  xi.  —  Gregor.  Episc.  Fanens.  Disput.  cathol.  contra  hxret. — Monetae  adv. 
Cath.  lib.  i,  cap.  1.  —  Arch.  de  l'Inq.  de  Carcassonne  (Doat,  xxxii,  fol.  93).  —  Rai- 
nerii  Saccon.  Summa.  —  Csesar.  Heisterbac.  Dial.  dist.  v,  cap.  21.  —  Lib.  Sent, 
ïnquis.  Tolos.  p.  92,  93,  249  (Limborch).  —  Lib.  Gonfess.  Inq.  Albiens.  (Mss.  Bibl. 
JNat.  fonds  latin  11,  847.  —  Trithem.  Chron.  Hirsaug.  ann.  1163. 

L'auteur  d'un  traité  ms.  contre  les  Gathares,  datant  de  la  fin  du  xine  siècle,  dé- 
clare, d'après  Moneta,  que  les  objections  des  Cathares  à  l'autorité  de  l'Ancien 
Testament  sont  fondées  sur  quatre  ordres  d'arguments  :  1°  la  contradiction  appa- 
rente entre  l'Ancien  et  le  Nouveau  Testament;  2°  les  variations  de  Dieu  lui-même 
dans  l'Ecriture;  3°  la  cruauté  du  Dieu  de  l'Ecriture;  4°  les  faussetés  attribuées  à 
Dieu.  Un  seul  exemple  suffira  à  donner  une  idée  des  raisons  que  les  hérétiques  faisaient 
valoir  à  l'appui  de  leur  sentiment,  lis  citaient  le  chap.  m,  22  de  la  Genèse  :  uVois, 
Adam  est  devenu  comme  l'un  de  no:is  ».  Or,  Dieu  dit  cela  d'Adam  après  qu'il  a 
péché,  et  il  doit  avoir  dit  vrai  oa  i.on.  S'il  a  dit  vrai,  alors  Adam  était  devenu 
pareil  à  Dieu;  mais  Adam,  après  sa  chute,  était  devenu  un  pécheur,  c'est-à-dire  le 
mal.  S'il  n'a  pas  dit  vrai,  il  a  menti  ;  il  a  péché  en  mentant  ;  il  est  donc  le  mal. 
—  A  cette  logique  le  polémiste  orthodoxe  se  contente  de  répondre  que  Dieu  a 
parlé  ironiquement.  Les  raisonnements  attribués  aux  Cathares  dans  tout  le  traité 
dont  nous  parlons  prouvent  qu'ils  connaissaient  parfaitement  l'Ecriture  et  l'usage 
qu'ils  en  faisaient  explique  que  l'Eglise  ait  défendu  la  lecture  de  la  Bible  aux  laï- 
ques. —  Archives  de  l'Inq.  de  Carcassonne,  Coll.  Doat,  xxxvi,  91. 

Le  rituel  cathare  publié  par  Cunitz,  ou  sont  cités  Isaïe  et  Salomon  (Beitra^ge  zu 
den  theolog.  Wissenschaften,  B.  iv,  1852,  p.  16,  26),  atteste  que  l'exclusion  de 
l'Ancien  Testament  par  les  Cathares  n'était  pas  absolue. 


HIÉRARCHIE    CATHARE  105 

les  prières  n'avaient  aucune  efficacité  quand  le  pêcheur  per- 
sistait à  faire  le  mal. 

Bien  que  les  Cathares  traduisissent  l'Écriture  en  langue  vul- 
gaire, ils  conservaient  le  latin  pour  leurs  prières  qui,  par  suite, 
restaient  inintelligibles  pour  la  plupart  des  fidèles.  Il  y  avait 
une  classe  de  prêtres  consacrés,  pour  accomplir  le  service  très 
simple  du  culte.  D'ailleurs,  le  rapide  développement  des  com- 
munautés et  le  zèle  de  leur  prosélytisme  rendirent  bientôt 
nécessaires  une  organisation  et  une  hiérarchie.  La  masse  des 
Cathares  s'appela  simplement  «  Chrétiens  »;  au-dessus  d'eux, 
choisis  parmi  les  Parfaits,  étaient  l'Évêque,  le  Filius  Major,  le 
Filius  Minor  et  le  Diacre.  Chaque  dignitaire  d'un  des  trois 
ordres  les  plus  élevés  avait  un  diacre  pour  le  seconder  et  pour 
le  remplacer  au  besoin;  les  fonctions  de  tous  étaient  presque 
identiques,  bien  que  les  Filii  fussent  employés  de  préférence  à 
visiter  les  membres  de  l'Église.  Le  Filius  Major  était  élu  parla 
congrégation  et  les  promotions  à  la  dignité  d'évêque  avaient 
lieu  quand  il  se  produisait  des  vacances.  L'ordination  était  con- 
férée par  l'imposition  des  mains  ou  consolamentum,  qui  était 
l'équivalent  du  baptême  et  constituait  le  rite  nécessaire  pour 
être  admis  dans  l'Église. Comme  la  croyance  que  les  sacrements 
étaient  viciés  quand  ils  n'étaient  pas  administrés  par  des  mains 
pures  causait  beaucoup  d'inquiétude  aux  fidèles,  il  arrivait  fré- 
quemment que  l'on  conférât  le  consolamentum  à  deux  ou  à 
trois  reprises  différentes.  On  admettait  généralement,  mais  non 
universellement,  que  le  prêtre  de  grade  inférieur  ne  pouvait  pas 
consacrer  son  supérieur,  et  c'est  pourquoi,  dans  beaucoup  de 
villes,  il  y  avait  deux  évêques,  en  sorte  que  si  l'un  venait  à 
mourir,  on  ne  fût  pas  obligé  de  recourir,  pour  la  consécration 
de  son  successeur,  à  un  Filius  Major  (1).  94 

Le  rituel  cathare  était  sévère  dans  sa  simplicité.  L'Eucha- 
ristie catholique  était  remplacée  par  la  bénédiction  du  pain, 
qui  avait  lieu  tous  les  jours  à  table.  Le  plus  ancien  prenait  alors 

(î)  Tract,  de  modo  procedendi  contra  Haereticos  (Mss.  Bibl.  Nat.  Coll.  Doat,  xxx, 
fol.  183  et  suiv.)  —  Rainerii  Saccon.  Summa.  —  E.  Cunitz,  in  Beitraege  zu  den 
iheol.Wissenschafttn,  1852,  B.  iv,  p.  30,  36,  85. 


408 


«    CONSOLAMENTUM    )) 


le  pain  et  le  vin,  tandis  que  tous  les  autres  récitaient  l'oraison 
dominicale.  Puis  l'Ancien  disait  :  «La  grâce  de  notre  Seigneur 
Jésus-Christ  soit  avec  nous  »;  il  rompait  le  pain  et  le  distribuait 
aux  assistants.  Ce  pain  bénit  était  l'objet  d'une  révérence  par- 
ticulière de  la  part  du  grand  nombre  des  Cathares,  qui  étaient 
simplement,  pour  la  plupart,  des  croyants  ou  credentes,  sans 
avoir  été  entièrement  agrégés  à  l'Église  comme  les  Parfaits. 
Il  leur  arrivait  de  garder,  pendant  des  années,  un  morceau  de 
pain  consacré  et  d'en  manger  de  temps  en  temps  une  miette. 
Avant  de  manger  ou  de  boire,  le  Cathare  disait  toujours  une 
prière;  quand  un  Parfait  assistait  aux  repas,  les  convives  di- 
saient benedicite  au  moment  où  l'on  touchait  pour  la  première 
fois  à  un  aliment  ou  à  une  boisson,  à  quoi  le  Parfait  répon- 
dait :  aDiaus  vos  benesiga».  Il  y  avait  une  cérémonie  men- 
suelle de  confession,  à  laquelle  prenait  part  toute  l'assemblée 
des  fidèles.  La  grande  cérémonie  était  le  consolamentum  ou 
cossolamenty  qui  réunissait  l'âme  des  fidèles  au  Saint-Esprit  et 
qui,  comme  le  baptême  chrétien,  purifiait  de  tout  péché.  Elle 
consistait  dans  l'imposition  des  mains  et  pouvait  être  accomplie 
par  un  quelconque  des  Parfaits,  même  par  une  femme,  pourvu 
que  l'officiant  ne  se  trouvât  pas  en  état  de  péché  mortel.  Il  fal- 
lait le  concours  de  deux  officiants  pour  l'accomplissement  du 
rite.  Ce  mode  d'admission  dans  l'Église  était  appelé  hérética- 
tion  par  les  inquisiteurs;  en  général,  et  à  l'exception  de  ceux 
qui  voulaient  devenir  ministres,  on  ne  s'y  soumettait  qu'au 
moment  de  la  mort,  probablement  par  crainte  des  persécu- 
tions; mais  le  credens  se  liait  souvent  par  un  engagement 
appelé  la  covenansa,  s'obligeant  à  subir  le  consolamentum  à 
sa  dernière  heure.  Cet  engagement  était  tel  qu'il  devait  être 
exécuté  même  si  le  moribond  avait  perdu  l'usage  de  la  parole 
et  était  incapable  de  répondre.  La  forme  du  rite  était  simple, 
bien  qu'il  fût  généralement  précédé  d'une  période  de  prépara- 
95  lion,  comprenant  un  long  jeûne.  L'officiant  demandait  au  pos- 
tulant :  «  Frère,  désires-tu  te  ranger  à  notre  foi?»  Le  néophyte, 
après  plusieurs  génuflexions  et  bénédictions,  répondait  :  «  Prie 
Dieu  pour  ce  pécheur,  afin  qu'il  me  conduise  à  une  bonne  fin 


«   HÉRÉTIGATION    »  407 

et  fasse  de  moi  un  bon  chrétien  ».  L'officiant  répliquait  :  «  Que 
Dieu  soit  prié  de  faire  de  toi  un  bon  chrétien  et  de  te  conduire 
à  une  bonne  fin.  Te  donnes-tu  à  Dieu  et  à  l'Évangile?  »  Sur  la 
réponse  affirmative  du  postulant,  on  lui  demandait  encore  : 
<(  Promets-tu  qu'à  l'avenir  tu  ne  mangeras  ni  viande,  ni  œufs, 
ni  fromage,  ni  aucune  victuaille  qui  ne  soit  aquatique  ou 
végétale,  que  tu  ne  mentiras  pas,  que  tu  ne  jureras  pas, 
que  tu  ne  commettras  pas  d'impureté,  que  tu  n'iras  pas  seul 
quand  tu  pourras  avoir  un  compagnon,  que  tu  n'abandonneras 
pas  la  foi  par  crainte  de  l'eau,  du  feu  ou  de  tout  autre  sup- 
plice ?  »  Ces  promesses  une  fois  faites,  les  assistants  s'agenouil- 
laient, pendant  que  le  ministre  plaçait  sur  la  tête  du  postulant 
l'Évangile  de  saint  Jean  et  récitait  le  texte  :  «Au  commence- 
ment était  le  Verbe,  etc.  »  ;  puis  il  l'entourait  du  tissu  sacré  et 
le  baiser  de  paix  circulait  dans  l'assistance  (on  embrassait  les 
hommes  et  on  se  contentait  de  toucher  le  coude  des  femmes). 
Cette  cérémonie  était  considérée  comme  symbolisant  l'abandon 
de  l'Esprit  du  Mal  et  le  retour  de  l'âme  à  Dieu,  avec  la  résolu- 
tion de  mener  une  vie  pure  et  sans  tache.  Quand  il  s'agissait 
d'un  individu  marié,  l'assentiment  préalable  du  conjoint  était 
une  condition  nécessaire.  Dans  les  cas  où  Y hérétication  avait 
lieu  sur  le  lit  de  mort,  elle  était  généralement  suivie  de  Y  endura 
ou  privation.  L'officiant  demandait  au  néophyte  s'il  désirait 
être  un  confesseur  ou  un  martyr;  s'il  choisissait  d'être  martyr, 
un  oreiller  ou  une  serviette  (appelée  Untertuch  par  les  Catha- 
res allemands),  était  placé  sur  sa  bouche  pendant  que  l'on 
récitait  certaines  prières.  S'il  désirait  être  confesseur,  il  restait 
pendant  trois  jours  sans  nourriture,  ne  recevant  qu'un  peu 
d'eau  comme  boisson.  Dans  l'un  et  l'autre  cas,  s'il  survivait,  il 
devenait  un  Parfait.  Cette  endura  était  quelquefois  employée 
comme  un  mode  de  suicide,  la  mort  volontaire  étant  fréquente 
parmi  les  Cathares.  La  torture  à  la  fin  de  la  vie  les  affranchis- 
sait des  tourments  de  l'autre  monde  et  la  mort  volontaire  par 
privation  d'aliments,  par  l'absorption  de  verre  pilé  ou  de  poi- 
sons ou  par  l'ouverture  des  veines  dans  un  bain,  n'était  nulle- 
ment un  fait  rare.  D'ailleurs,  lorsqu'un  homme  était  mourant, 


408  «   VÉNÉRATION    » 

ses  parents  croyaient  accomplir  un  devoir  de  charité  en  accélé- 
rant sa  fin. 

La  cérémonie  connue  des  sectaires  sous  le  nom  de  meliora- 
mentum  et  appelée  vénération  par  les  inquisiteurs,  était  im- 
portante comme  fournissant  à  ces  derniers  une  preuve  certaine 
de  l'hérésie.  Quand  un  credens  s'approchait  d'un  ministre  ou 
prenait  congé  de  lui,  il  s'agenouillait  trois  fois  en  disant  bene- 
96  dicite,  à  quoi  le  ministre  répondait  Diaus  vos  benesiga.  C'était 
là  une  marque  de  respect  à  l'adresse  du  Saint-Esprit,  qui  était 
censé  résider  dans  le  ministre  ;  il  en  est  fréquemment  ques- 
tion dans  les  procédures,  car  c'était  la  condamnation  assurée 
de  ceux  à  qui  l'on  pouvait  attribuer  cet  acte  (1). 

Ces  pratiques,  ainsi  que  les  préceptes  compris  dans  la  for- 
mule de  l'hérétication,  attestent  la  forte  tendance  ascétique  du 
catharisme.  C'était  là  une  conséquence  inévitable  du  dualisme 


(1)  Rainerii  Saccon.  Summa.  —  Lib.  Confess.  lnquis.  Albïens  (Mss  Bibl.  $at. 
fonds  latin,  H,  847).  —  Coll.  Doat,  xxn,  208,  209;  xxiv,  174;  xxvi,  197,  259,  272. 
—  Lib.  Sent.  Inq.  Tolos.  p.  10,  33,  37,  70,  71,  76,  84,  94,  125,  126,  137-139,  143, 
16  ,  173,  179,  199.  —  Bern.  Guidon.  Pract.  P.  iv,  t  (Doat,  t.  xxx)^—  Landulf. 
Senior,  ffist.  Mediol.  h,  27.  —  Anon.  Passaviens  Con'ra  Waldehsl  cap.  70.  — 
Processus  contra  Valdenses  (Archivio  Storico  Italiano,  1865,  n°  39,  p.  57).  La  des- 
cription de  Yhérétication  par  Rainerio  Saccone,  telle  que  nous  la  reproduisons 
dans  le  texte,  est  confirmée  dans  ses  détails  par  les  dépositions  de  témoins  devant 
l'Inquisition  de  Toulouse;  il  appert  ainsi  qu'elle  était  identique  dans  toutes  les 
églises.  —  Doat,  xxn,  224,  237  sq.  ;  xxm,  272,  344;  xxiv,  71.  Voir  aussi  Vaissete, 
m,  Preuves,  386,  etCunitz,    Beitraege,  1852,  B.  iy,  p.  12-14,  21-28,  33,  60. 

La  pratique  de  Y  Endura  parmi  les  Cathares  du  Languedoc  a  été  étudiée  par 
M.  Charles  Molinier  avec  son  érudition  ordinaire i(A nnales  de  la  Fac.  des  Let  res 
de  Bordeaux,  1881,  n°  3).  Elle  n'était  pas  toujours  limitée  à  trois  jours.  Un  seul 
exemple  peut  en  faire  concevoir  la  rigueur.  Blanche,  la  mère  de  Vital  Gilbert, 
voulut  que  son  petit-fils  malade  fût  consolé  et  empêcha  sa  mère,  Guillelma,  de 
lui  donner  du  lait,  ce  qui  causa  la  mort  de  l'enfant  (Lib.  Sentent.  Inq  Tolos. 
p.  104).  La. théorie  de  Molinier,  suivant  lequel  cette  pratique  était  de  date  relati- 
vement récente,  est  confirmée  par  l'absence  de  toute  allusion  à  ce  su  et  dans  le 
rituel  cathare  publié  par  Cunitz:  d'autre  part,  l'Anonyme  de  Passau  et  les  témoi- 
gnages recueillis  au  cours  des  procès  piémontais  de  1388  (Àrch.  Stor.  loc.  laud.), 
prouvent  que  celte  coutume  existait  ailleurs  encore  qu'en  Languedoc. 

tes  sentences  de  Pierre  Cella  (Doat,  xxi,  295)  mentionnent  un  cas  où  le  ennso- 
lamentum  fut  administré  à  un  patient  sans  connaissance,  qui  revint  ensuite  à  la 
santé.  Il  y  est  question  aussi  de  jeunes  filles  qui  furent  perfectées  de  très 
bonne  heure  et  portèrent  les  vêtements  consacrés  pendant  des  périodes  limitées  de 
deux  ou  de  trois- ans  {ibid.  241,  244.) 

Quand,  en  1239,  Robert  le  Bougre  brûla  183  Cathares  à  Mont-Wimer,  leur  chef, 
connu  sous  le  nom  d'archevêque  de  Moranis,  leur  administra  le  consolante ntum 
en  montant  sur  le  bûcher,  avec  ces  mots:  «Vous,  ainsi  absous  par  moi,  serez 
tous  sauvés.  Moi,  je  suis  seul  damné,  parce  que  je  n'ai  pas  de  supérieur  pour 
m'absoudre.  »  (Alb.  Trium  Font.  ann.  1239) 


ASCÉTISME    DES    CATHARES  109 

particulier  qui  en  fait  le  fond.  Comme  toute  matière  était 
l'œuvre  de  Satan,  et,  par  suite,  mauvaise,  l'Esprit  était  engagé 
contre  elle  dans  une  lutte  perpétuelle,  et  le  Cathare,  dans  ses 
prières,  demandait  à  Dieu  de  ne  pas  épargner  sa  chair  née  de  la 
corruption,  mais  d'avoir  pitié  de  son  âme  qui  y  était  comme 
emprisonnée  (No  axas  merce  de  la  carn  nada  de  corruptio, 
/nais  aias  merce  de  les  périt  pausat  en  carcer.)  En  consé- 
quence, tout  ce  qui  tendait  à  la  reproduction  de  la  vie  animale 
devait  être  évité.  Pour  mortifier  leurs  sens,  les  Cathares  ne 
mangeaient  que  du  pain  et  de  l'eau  trois  jours  par  semaine, 
excepté  quand  ils  étaient  en  voyage;  en  outre,  il  y  avait  dans 
l'année  trois  jeûnes  de  quarante  jours  chacun.  Le  mariage  était 
également  interdit,  excepté  parmi  un  petit  nombre  de  sectaires 
qui  permettaient  à  des  hommes  vierges  d'épouser  des  filles 
vierges,  à  la  condition  qu'ils  cessassent  tous  rapports  aussitôt 
après  la  naissance  d'un  enfant.  Les  Dualistes  mitigés  restrei- 
gnaient la  prohibition  du  mariage  aux  Parfaits  et  le  permet- 
taient aux  simples  croyants.  Parmi  les  plus  rigides,  le  mariage 
charnel  était  remplacé  par  l'union  spirituelle  entre  l'âme  et 
Dieu,  effectuée  par  le  rite  du  consolamentum.  Pour  les  Catha- 
res, il  n'était  pas  douteux  que  le  commerce  entre  les  sexes  n'ait 
été  le  péché  originel  d'Adam  et  d'Eve,  le  fruit  défendu  au 
moyen  duquel  Satan  a  continué  à  exercer  son  empire  sur  les 
hommes.  Dans  une  confession  devant  l'Inquisition  de  Toulouse 
en  4310,  il  est  dit  d'un  des  docteurs  de  l'hérésie  qu'il  ne  touche- 
rait pas  à  une  femme  pour  tous  les  biens  du  monde;  dans  un 
autre  cas,  une  femme  raconte  que  son  père,  ayant  été  initié  par 
Yhérétication,  lui  ordonna  de  ne  plus  jamais  le  toucher;  et,  en 
effet,  elle  respecta  cette  défense  même  auprès  du  lit  de  mort 
de  celui-ci.  L'ascétisme  était  poussé  si  loin  qu'on  prohibait  tout 
ce  quL  était  le  résultat  de  la  génération  animale,  la  viande,  les 
œufs  et  le  lait;  on  ne  faisait  d'exception  que  pour  le  poisson  (1). 
La  condamnation  du  mariage  et  de  l'usage  de  la  viande  consti- 
tuait,  avec  la  prohibition  des  serments,  les  principaux  carac- 

(1)  Sans  doute  parce  que  les  poissons  se  reproduisent  sine  coitu. 


110  SECTES    CATHARES 

tères  extérieurs  du  catharisme,  qui  désignait  les  fidèles  à  la 
répression.  En  1229,  deux  des  Cathares  toscans  les  plus  influents, 
Pietro  et  Andréa,  abjurèrent  publiquement  à  Pérouse  en  pré- 
sence de  Grégoire  IX;  deux  jours  après,  ils  attestèrent  solen- 
nellement la  sincérité  de  leur  conversion  en  mangeant  de  la 
viande  devant  une  réunion  d'éveques,  ce  qui  donna  lieu  à  la 
rédaction  d'un  procès-verbal  attestant  le  fait  (1). 
98  Avec  le  temps,  une  secte  dont  le  domaine  était  si  étendu 
devait  nécessairement  se  subdiviser.  Parmi  les  Cathares  italiens, 
nous  trouvons  d'une  part  les  Concorrezenses  (de  Concorrezo 
près  de  Monza,  en  Lombardie);  d'autre  part  les  Bajolenses  (de 
Bagnolo,  en  Piémont),  qui  professaient  une  forme  modifiée  du 
Dualisme  suivant  laquelle  Satan  était  inférieur  à  Dieu,  qui  lui 
avait  permis  de  créer  le  monde  et  de  former  l'homme.  Les 
Concorrezenses  enseignaient  que  Satan  fit  pénétrer  dans  le 
corps  d'Adam  un  ange  qui  avait  légèrement  péché,  et  ils  renou- 
velaient la  vieille  hérésie  du  Traducianisme  en  affirmant  que 
toutes  les  âmes  humaines  dérivaient  de  cet  esprit.  En  revanche,  les 
Bajolenses  maintenaient  que  toutes  les  âmes  humaines  avaient 
été  créées  par  Dieu  avant  le  monde  et  que  dès  cette  époque 
elles  avaient  péché.  Ces  spéculations  donnèrent  naissance  à  un 
mythe  dans  lequel  Satan  était  représenté  comme  le  majordome 
du  Ciel,  chargé  de  recueillir  les  louanges  et  les  psalmodies  que 
les  anges  devaient  chaque  jour  offrir  à  Dieu.  Désireux  de  deve- 

(1)  S.  Bernardi,  Serm.  lxvi  in  Cantic.  cap.  3-7.  —  Ecberti  Schonaug.  Serm.  i, 
v,  vi,  C.  Cat'iaros.  —  Bonacursi  Vit.  Hxretic.  —  Gregor.  Fanens.  Dis  a.  cahol. 
c.  Haeretic.  cap.  1,  2,  11,  14. — Monetae  adv.  Cath.  lib.  i,  cap.  1.  —  Cunitz,  Beitr. 
zn  den  theol.  Wissenschaften,  1852,  p.  14. — Radulf.  Coggeshall.  Çhron.  Anglic. 
(D.  Bouquet,  xvm,  92,  93)  —  Evervini  Epist  ad  S.  Bern.  cap.  3.  —  Concil.  Lom- 
baricns.  and.  1105.  —  Kadulf.  Ardent.  T.  i,  p  n,  hom  xix.  — Ermengaud.  contr. 
Hser.  o/nisc.  —  Bonacursus  c.  Catharos  (Baluz.  et  Mansi,  n,  581-5-6).  — Alani  de 
Insulis  contra  Hasret.  lib.  1.  —  Monetae  ado.  Cath.  lib.  iv,  cap.  vu,  §  3.  —  Rai- 
nerii  Saccon.  Summa.  —  Lib.  Sentent.  Inq.  Tolosan.  p.  111,  115.  —  Coll.  Doat, 
t.  xxx,  Col.  185  sq  ;  xxxn,  fol.  93  sq.  —  Steph.  de  Borbone  (d'Argentré,  Coll.  judic. 
de  noms  error  i,  1,  91).  —  Archiv.  Fiorent.  Prov.  S.  Maria  Novella,  Giugno  26, 
1229. 

Dans  les  premiers  temps  de  l'Inquisition,  un  certain  Jean  Teisseire,  appelé  devant 
le  tribunal  de  Toulouse,  se  défendit  en  disant  :  «  Je  ne  suis  pas  un  hérétique,  car 
j'ai  une  femme,  je  couche  avec  elle,  j'ai  des  enfants,  je  mange  de  la  chair,  et  je 
mens,  et  je  jure,  et  je  suis  un  fidèle  chrétien,  v  (Guill.  Pelisso,  Chron.  éd. 
Molinier,  1880,  p.  17).  Voir  aussi  les  Sentences  de  Pierre  Cella,  coll.  Doat, 
xxi,  223. 


CROYANCE  A  LA  TRANSMIGRATION  111 

nir  l'égal  du  Seigneur,  Satan  détourna  et  garda  pour  lui  une 
partie  des  louanges  angéliques;  sur  quoi  Dieu,  ayant  découvert 
la  fraude,  remplaça  Satan  par  Michel  et  rejeta  le  coupable  avec 
ses  complices.  Alors  Satan  fit  disparaître  en  partie  l'eau  qui 
couvrait  la  terre  et  créa  Adam  et  Eve.  Pendant  trente  ans,  il 
s'efforça  en  vain  de  leur  infuser  des  âmes,  jusqu'à  ce  qu'enfin 
il  pût  attirer  du  Ciel  deux  anges  qui  étaient  favorables  à  sa 
cause  et  qui  passèrent  successivement  par  les  corps  d'Enoch,  de 
Noé,  d'Abraham,  de  tous  les  prophètes,  cherchant  en  vain  leur 
salut.  Enfin,  comme  Siméon  et  Anna  à  l'arrivée  du  Christ  (1), 
ils  accomplirent  l'œuvre  de  leur  rédemption  et  furent  autorisés 
à  retourner  au  Ciel.  Les  âmes  humaines  sont  de  môme  des 
esprits  déchus,  traversant  une  période  d'épreuves. 

Cette  croyance  était  si  générale  parmi  les  Cathares,  qu'elle 
les  conduisit  à  une  doctrine  de  la  transmigration  très  analogue 
à  celle  du  Bouddhisme,  bien  que  modifiée  par  la  croyance  que 
la  mission  terrestre  du  Christ  avait  eu  pour  objet  le  rachat  de 
ces  esprits  déchus.  Jusqu'à  ce  que  l'âme  fût  assez  parfaite  pour  99 
remonter  auprès  de  son  Créateur,  comme  dans  la  Moksha  ou 
absorption  en  Brahma  de  l'Indou,  elle  était  obligée  de  subir  des 
existences  successives.  Mais  comme  l'âme  pouvait,  en  expiation 
de  ses  péchés,  être  logée  dans  les  formes  animales  inférieures, 
on  arriva  tout  naturellement,  comme  dans  le  Bouddhisme  et  le 
Brahmanisme,  à  l'interdiction  de  tuer  tout  être  vivant,  excepté 
les  reptiles  et  les  poissons.  Les  Cathares  qui  furent  pendus  à 
Goslar  en  1052  refusèrent,  même  en  présence  du  gibet,  de  tuer 
un  poulet;  au  xme  siècle,  on  considérait  cette  épreuve  comme 
un  sûr  moyen  de  reconnaître  l'hérésie  (2). 
i 

.     (1)  Luc.  m,  25-38. 

(2)  Rainerii  Saccon.  Summi.  —  Tocco,  VEvsia  nel  medio  a°vo,  p.  75. —  Gregor. 
Fanens.  Disput.  cap.  iv.  —  Monetae  ado.  Cathares,  lib.  i,  cap.  \,  2,  4,  6.  —  Alani 
de  Insulis  contra  Hseret.  lib.  1.  —  Ecberti  Schonaug.  Serm.  i,  xm,  contra  Catha- 
ros.  —  Ermengaudi  contra  Hseret.  omise,  cap.  14.  — Millot,  Éist.Litt.  des  Trou- 
badours, ii,  64.  —  Lib.  Sentent.  Inq.  Tolosan.  p.  84-.  —  Gest.  Episcop.  Leodiens. 
lib.  h,  cap.  60,  61.  —  Sfephan.  de  B  >rbo:ie  (d'Àrgentré,  Collect.  jud  c.  de  nov . 
Error.  i,  i,  90).  —  Muratori,  Antiq.  Ital.  Diss.  lx. 

Parmi  les  premiers  chrétiens,  il  y  avait  une  forte  tendance  à  adopter  la  doctrine 
de  la  transmigration,  considérée  comme  expliquant  l'injustice  apparente  des  juge- 
ments de  Dieu.  Voir  Hieron.  Epist.  cxxx  ai  Demetriadem,  16. 


100 


112  RATIONALISME 

Il  y  avait,  dans  la  secte,  quelques  rares  esprits  philosophiques, 
qui  surent  se  dégager  de  ces  vaines  spéculations  et  qui  antici- 
pèrent sur  les  théories  du  rationalisme  moderne.  Aux  yeux  de 
ces  hommes,  la  Nature  prenait  la  place  de  Satan;  Dieu,  après 
avoir  créé  le  monde,  en  avait  abandonné  la  conduite  à  la  Na- 
ture, pouvoir  créateur  et  régulateur  de  toutes  choses.  Même  la 
production  des  espèces  individuelles  n'est  pas  un  acte  de  la 
Providence  divine,   mais  un  effet  du  cours  de  la  nature  —  un 
moderne  dirait  :  de  l'évolution.  Ces  Naturalistes,  comme  ils 
s'appelaient  eux-mêmes,   niaient  la  réalité  des  miracles;   ils 
expliquaient  ceux  des  Évangiles  par  une  exégèse  qui  n'était 
guère  plus  invraisemblable  que  celle  de  l'orthodoxie,  et  soute- 
naient qu'il  était  inutile  de  prier  Dieu  pour  obtenir  un  temps 
favorable,  le  contrôle  des  éléments  n'appartenant  qu'cà  la  na- 
ture. Ils  écrivirent  beaucoup,  et  un  adversaire  catholique  recon- 
naît l'attrait  de  leurs  ouvrages,  en  particulier  de  celui  qui  était 
intitulé  Perpendiculum  scientiarum  (le  fil   à  plomb    de   la 
science);  il  ajoute  que  ce  livre  faisait  une  impression  profonde 
sur  ses  lecteurs  par  le    mélange  qu'on  y  trouvait  d'idées  phi- 
losophiques  et   de  textes   de   l'Écriture    heureusement    choi- 
sis (1). 

Avant  de  tourner  en  ridicule  la  doctrine  du  Dualisme,  nous 
devons  nous  rappeler  combien  les  âmes  sensibles  et  ardentes 
sont  portées  vers  les  explications  de  ce  genre,  parce  qu'elles 
ressentent  vivement  les  imperfections  de  la  nature  humaine,  le 
contraste  qui  existe  entre  elle  et  l'idéal  qu'elles  conçoivent. 
Ainsi,  vers  1560,  le  zélé  Réformateur  Flacius  Illyricus  se  rap- 
procha beaucoup  des  mythes  cathares  et  donna  naissance  à  une 
chaude  controverse  en  maintenant  que  le  péché  originel  n'était 
pas  un  accident,  mais  la  substance  même  de  l'homme.  Il  ajou- 
tait que  l'image  originale  de  Dieu  avait  disparu  complètement 
et  sans  retour  au  moment  de  la  Chute,  qu'elle  s'était  métamor- 
phosée en  une  image  de  Satan,  comme  par  une  transformation  du 
Bien  absolu  en  Mal  absolu.  Ses  amis  Musaeus  et  Judex  l'aver- 

(1)  Lucae  Tudens.  de  altéra  Vita,  lib.  m,  cap.  2. 


ASCÉTISME    CATHOLIQUE  113 

tirent,  avec  raison,  que  cette  théorie  conduisait  tout  droit  au 
Manichéisme  (1). 

L'ascétisme  orthodoxe  se  rapproche  aussi  beaucoup  du  Mani- 
chéisme par  sa  dénonciation  de  la  chair,  qu'il  traite  comme 
l'antagoniste  et  l'ennemie  de  l'âme.  Saint  François  d'Assise 
écrit  :  «  Beaucoup  d'hommes,  quand  ils  pèchent  ou  reçoivent 
quelque  dommage,  blâment  leur  ennemi  ou  leur  voisin.  Il  ne 
devrait  pas  en  être  ainsi,  car  chacun  a  son  ennemi  en  son  pou- 
voir :  c'est  le  corps  qui  est  l'instrument  de  tout  péché.  Béni  est 
le  serviteur  qui  retient  captif  cet  ennemi  et  se  met  en  garde 
contre  ses  atteintes  ;  quand  il  agit  de  la  sorte,  aucun  autre 
ennemi  visible  ne  peut  l'atteindre.  »  Dans  un  autre  passage, 
saint  François  déclare  que  son  corps  est  son  ennemi  le  plus 
cruel  et  qu'il  l'abandonnerait  volontiers  au  démon  (2). 

Suivant  le  dominicain  Tauler,  le  chef  des  mystiques  alle- 
mands au  xive  siècle,  l'homme,  en  lui-même,  n'est  qu'un  amas 
d'impuretés,  un  être  né  du  mal  et  de  la  matière  corrompue, 
digne  seulement  d'inspirer  l'horreur;  et  cette  opinion  était 
pleinement  partagée  par  ceux  mêmes  des  disciples  de  Tauler 
qui  débordaient  le  plus  de  charité  et  d'amour. 

Jean-Jacques  Olier,  le  fondateur  du  grand  séminaire  théolo- 
gique de  Saint-Sulpice,  va  aussi  loin  que  Manès  ou  Bouddha  dans 
son  horreur  de  la  chair  comme  source  du  péché.  Il  s'exprime 
ainsi  dans  son  Cathêchisme  du  Chrétien  pour  la  vie  inté- 
rieure, qui,  je  crois,  est  encore  en  usage  à  Saint-Sulpice  :  «  Je 
ne  m'étonne  plus  si  vous  dites  qu'il  faut  haïr  sa  chair,  que  l'on 
doit  avoir  horreur  de  soi-même  et  que  l'homme,  dans  son  état 

actuel,  doit  être  maudit En  vérité,  il  n'y  a  aucune  sorte  de 

maux  et  de  malheurs  qui  ne  doivent  tomber  sur  lui  à  cause  de 
sa  chair.  »  (3).  Avec  de  pareilles  doctrines,  c'est  vraiment  dispu- 
ter sur  les  mots  que  de  se  demander  s'il  faut  appeler  Dieu  ou 
Satan  le  Créateur  d'un  être  aussi  abominable  que  l'homme, 


(1|  Voir  Herzog,  Abriss  der  gesammten  Kirdiengeschichte,  m,  313. 
(2;  S.  Francisci  Admonit.  ad  Fntlres  n°  9.  —  Ejusd.  Apoph.  xxvh. 
(3)  Jundt,  Les  am's  de  Die",  Paris,   1879,  p.  77,  229.  —  Cf.   Renan,  Souvenirs 
d'enfance  et  de  jeunesse,  p.  206. 


H  4  MORALE    CATHARE 

comme  couronnement  de  la  création.  A  coup  sûr,  ce  ne  peut  être 
un  Dieu  bienfaisant,  le  Principe  du  Bien. 

Il  n'y  avait  rien,  dans  une  telle  croyance,  qui  pût  attirer  les 
âmes  sensuelles.  Elle  était,  en  réalité,  plutôt  répugnante  et  il 
fallait  tout  le  mécontentement  excité  par  la  corruption  et  la 
tyrannie  de  l'Église  pour  lui  assurer  une  si  prompte  diffusion. 
Bien  que  l'ascétisme  dont  elle  faisait  une  loi  fût  tout  à  fait 
irréalisable  pour  la  grande  majorité  des  hommes,  la  morale 
101  qu'elle  enseignait  était  vraiment  admirable.  En  général,  ses 
prescriptions  morales  étaient  suivies  et  les  orthodoxes  recon- 
naissaient, avec  un  mélange  de  regret  et  de  honte,  le  contraste 
qui  existait  de  ce  fait  entre  les  hérétiques  et  les  fidèles.  A  la 
vérité,  la  condamnation  du  mariage,  l'idée  que  les  relations 
d'un  homme  avec  une  femme  étaient  aussi  coupables  que  l'in- 
ceste, toutes  ces  exagérations  donnèrent  lieu  au  bruit  que  l'in- 
ceste était  à  la  fois  autorisé  et  pratiqué.  On  racontait  des  his- 
toires extraordinaires  sur  des  orgies  nocturnes  où  les  lumières 
étaient  subitement  éteintes  pour  permettre  la  plus  honteuse 
promiscuité;  on  racontait  que  lorsqu'un  enfant  naissait  des 
suites  de  ces  débauches,  on  le  faisait  passer  par  les  flammes 
jusqu'à  ce  qu'il  eût  rendu  l'esprit  et  que  le  corps  de  cet  enfant 
servait  à  fabriquer  une  hostie  infernale,  douée  d'un  pouvoir  tel 
que  quiconque  l'avait  reçue  était  incapable  désormais  d'aban- 
donner la  secte.  Il  existe  une  grande  variété  de  pareils  racontars, 
qui  servaient  efficacement  à  exciter  la  rage  populaire  contre  les 
hérétiques;  mais  il  ne  faut  pas  oublier  que  les  inquisiteurs, 
c'est-à-dire  les  hommes  les  mieux  à  même  de  connaître  la 
vérité,  ont  toujours  admis  que  ces  récits  de  débauches  étaient 
des  inventions  sans  fondement.  J'ai  lu  plusieurs  centaines  de 
procédures  et  de  sentences  sans  y  trouver  aucune  allusion  à  ces 
excès,  si  ce  n'est  dans  quelques  enquêtes  poursuivies,  en  1387, 
par  Frà  Antonio  Secco  dans  les  vallées  des  Alpes.  En  général, 
les  inquisiteurs  ne  perdaient  pas  leur  temps  à  rechercher  des 
témoignages  sur  des  crimes  qu'ils  savaient  être  imaginaires. 
«  Si  vous  les  interrogez,  dit  saint  Bernard,  rien  ne  peut  être 
plus  chrétien  que  ces  hérétiques;  quant  à  leur  conversation, 


VERTUS     DES    CATHARES  115 

rien  ne  peut  être  moins  repréhensible  et  leurs  actes  sont  en 
accord  avec  leurs  paroles.  Pour  ce  qui  est  de  leur  morale, 
ils  ne  trompent  personne,  ils  n'oppriment  personne,  ils  ne 
frappent  personne;  leurs  joues  sont  pâlies  par  les  jeûnes, 
ils  ne  mangent  pas  le  pain  de  l'oisiveté,  ils  se  nour- 
rissent du  travail  de  leurs  mains.  »  Cette  dernière  asser- 
tion surtout  est  parfaitement  vraie,  car  les  Cathares  étaient, 
pour  la  plupart,  de  braves  paysans,  de  laborieux  ouvriers,  qui 
sentaient  le  mal  autour  d'eux  et  accueillaient  avec  joie  l'espoir 
d'un  changement.  Les  théologiens  qui  les  combattaient  les 
traitaient  d'ignorants  et  de  rustres,  et,  en  France,  on  les  con- 
naissait sous  le  nom  de  Texerant  (tisserands),  parce  que  l'hé- 
résie était  surtout  développée  parmi  ces  humbles  ouvriers  aux- 
quels leurs  occupations  monotones  laissaient,  plus  qu'à  d'autres, 
le  temps  de  la  réflexion.  Du  reste,  si  la  foule  des  Cathares  était 
ignorante,  ils  avaient  pour  les  instruire  des  théologiens  expéri- 
mentés et  une  riche  littérature  populaire  qui  a  malheureu- 
sement péri  tout  entière,  à  l'exception  d'une  traduction  cathare 
du  Nouveau  Testament  et  d'un  court  rituel.  Leur  connaissance  102 
approfondie  de  l'Écriture  est  attestée  par  Lucas,  évêque  deTuy, 
qui  met  les  chrétiens  en  garde  contre  la  conversation  des 
Cathares,  à  moins  qu'ils  ne  soient  très  versés  dans  l'étude  de  la 
loi  divine  et  capables  de  répondre  aux  arguments  de  leurs  adver- 
saires. La  sévère  moralité  des  Cathares  n'a  jamais,  que  nous 
sachions,  subi  d'atteinte  :  un  siècle  après  saint  Bernard,  on  rend 
le  même  témoignage  sur  la  vertu  de  ceux  qui  furent  persécutés 
à  Florence  au  milieu  du  xme  siècle.  La  formule  de  confession 
dont  il  était  fait  usage  dans  les  assemblées  montre  avec  quelle 
sévérité  l'on  savait  y  prévenir  ou  y  réprimer  jusqu'à  la  frivolité 
des  pensées  et  des  paroles  (1), 

(I)  Process.  c.  Vald.  (Arch.  Stor.  Ital.  1865.  n0»  38,  39).  —  S'imm'a  c.  hxret. 
fratris  Jacobi  de  CapitJis  (JVlolinier,  Etudes,  p.  16I).  —  S.  Bern.  ISerm.  in 
Cant.  lxv,  cap.  5;  lxvi,  cap.  1.  —  Grpgor.  Fanens.  Disptit.  cap.  17.  —  Anon.  Passav. 
c.  Wald.  c.  7.  —  Radulf.  Coggeshall.  Chron.  Anglic.  (D.  Bouquet,  xvm,  93).  — 
Cor.cil.  Kemens.  ann.  1157,  c.  1.  —  Ecberti  Schonaug.  c.  Cath.  serm.  i,  cap.  1. — 
Cunitz,  Beitr.  z»  den  iheol.  Wiss.  1852,  iv,  p.  4,  12-14.  —  Lucœ  Tudens.  de  ait. 
Vit:  lib.  ii,  9;  lib.  m,  5.  —  Lami,  Anlœh.  Tosc.  p.  550. 

Les  Cathares  ont  probablement  possédé  dès  1178  des  traductions   romanes   du 


116  PROSÉLYTISME 

Ce  qu'on  redoutait  le  plus,  c'était  leur  esprit  de  prosélytisme, 
qu'aucune  fatigue,  aucun  péril  ne  pouvait  arrêter.  L'Europe 
était  parcourue  par  leurs  missionnaires,  qui  allaient  partout 
porter  la  parole  de  salut,  jusqu'au  pied  des  bûchers  où  ils 
voyaient  attacher  leurs  frères.  Extérieurement,  ils  se  disaient 
catholiques  et  accomplissaient  leurs  devoirs  religieux  avec  un 
zèle  exemplaire,  jusqu'au  jour  où,  ayant  gagné  la  confiance  de 
103  leurs  voisins,  ils  pouvaient  entreprendre  en  secret  de  les  con- 
vertir. Us  distribuaient,  le  long  des  routes,  de  petits  écrits  de 
propagande  et  ils  ne  se  faisaient  pas  scrupule  d'appeler  à  leur 
aide  les  superstitions  de  l'orthodoxie  ;  ainsi,  leurs  écrits  pro- 
mettaient des  indulgences  à  ceux  qui  les  liraient  et  les  feraient 
circuler;  ainsi,  encore,  ils  prétendaient  être  envoyés  direc- 
tement par  Jésus-Christ  et  voyager  sur  le  dos  des  anges.  On 
nous  dit  que  beaucoup  de  prêtres  catholiques  furent  corrompus 
par  la  lecture  de  ces  petits  papiers,  ramassés  par  des  pâtres 
qui  les  apportaient  aux  curés  pour  se  les  faire  lire.  Cela  donne 
une  triste  idée  de  l'intelligence  du  clergé  à  cette  époque.  Un 
procédé  plus  blâmable  encore  fut  employé  par  les  Cathares  de 
Moncoul,  en  France.  Ils  fabriquèrent  une  image  de  la  Vierge, 
difforme  et  borgne,  disant  que  le  Christ,  pour  montrer  son 
humilité,  avait  choisi  pour  mère  une  femme  aussi  laide.  Puis 
ils  se  mirent  à  opérer  des  miracles  à  l'aide  de  cette  image,  fei- 
gnant d'être  malades  et  de  recouvrer  la  santé  par  elle  ;  finale- 
ment, elle  devint  si  célèbre  qu'on  en  fit  beaucoup  de  copies,  qui 
furent  placées  dans  des  églises  et  des  oratoires,  jusqu'au  jour 
où  les  hérétiques  avouèrent  leur  fraude,  à  la  grande  confusion 


Nouveau  Testament  ;  nous  voyons  alors  le  cardinal-légat  disputer  à  Toulouse  avec 
deux  évêques  cathares  dont  l'ignorance  du  latin  était  tournée  en  ridicule,  alors 
qu'ils  paraissent  avoir  été,  d'autre  part,  familiers  avec  l'Ecrituie.  —  Roger. 
Hoveden.  Annal,  ann.  1178.  Voir  aussi  Molinier,  A.m.  de  la  Fac.  des  lettres  de 
Bord»aux,  1883,  n»  3.  - 

L'abbé  Joacliim  prêta  témoignage  des  vertus  extérieures  des  Cathares  de  la  Ca- 
labre  et  du  crédit  que  valait  à  leur  cause  le  spectacle  de  la  corruption  du  clergé. 
Voir  Tocco,  L'Eresia  nel  medio  aevo,  p.  403. 

L'histoire  des  hosties  fabriquées  avec  des  cadavres  d'enfants  nés  de  la  débauche 
était  très  répandue  et  attribuée  à  diverses  sectes.  Au  xi°  siècle,  Psellus  (de  ojxr 
Dasm.)  rapporta  la  même  chose  des  Euchites;  on  la  trouve  plus  tard  parmi  les 
griefs  populaires  allégués  contre  les  Templiers  et  les  Fraticelli. 


SOIF   DU   MARTYRE  117 

des  fidèles.  On  fit  quelque  chose  d'analogue  avec  un  crucifix 
dont  le  bras  supérieur  manquait,  où  les  pieds  du  Christ  étaient 
croisés  et  retenus  par  trois  clous  seulement.  Ce  type  nouveau  fut 
imité  et  devint  un  objet  de  scandale  le  jour  où  l'on  sut  qu'il 
avait  été  créé  dans  un  but  de  dérision.  Dans  la  province  de 
Léon,  comme  nous  le  verrons  plus  loin,  il  y  eut  des  fraudes  plus 
hardies  encore  et  qui  furent  couronnées  de  succès  (1). 

Le  zèle  pour  la  foi,  qui  excitait  jusqu'à  la  folie  les  efforts 
des  missionnaires,  se  manifestait  encore  par  l'observance 
rigide  des  préceptes  dictés  au  néophyte  quand  il  était  admis 
dans  le  cercle  des  Parfaits.  Il  en  était,  à  cet  égard,  des  Cathares 
comme  des  Vaudois.  L'Inquisition  se  plaignait  de  la  difficulté 
qu'elle  éprouvait  à  obtenir  des  aveux  du  simple  credens,  dont  la 
finesse  rustique  éludait  l'habileté  des  inquisiteurs;  en  revanche, 
il  était  facile  de  découvrir  les  Parfaits,  qui  refusaient  de  mentir 
et  de  prêter  serment.  Un  membre  du  Saint-Office  conseille  à  ses 
collègues  de  ne  jamais  demander,  dès  l'abord,  à  un  suspect  : 
«Es-tu  vraiment  un  Cathare?  »  Car  la  réponse  sera  simplement  : 
«  Oui,  »  et  l'on  ne  pourra  plus  obtenir  autre  chose.  Mais  si  l'on 
exhorte  le  Parfait,  au  nom  de  son  Dieu,  à  dire  tout  ce  qui  le 
concerne,  il  racontera  sa  vie  entière  sans  un  mensonge.  Quand 
on  considère  que  cette  franchise  conduisait  au  bûcher,  il  est 
vraiment  curieux  de  constater  que  l'inquisiteur  n'a  pas  l'air  de 
se  douter  un  instant  de  la  supériorité  morale  ainsi  attestée  par  104 
ses  victimes  (2). 

Nous  pouvons  difficilement  nous  faire  une  idée  de  ce  qui 
constituait  proprement,  dans  la  religion  des  Cathares,  la  source 
de  leur  enthousiasme  et  de  leur  zèle  pour  le  martyre;  mais  il 
est  certain  qu'aucune  autre  croyance  ne  peut  alléguer  une  plus 
longue  série  d'adeptes  qui  recherchèrent  la  mort  sous  sa  forme  la 
plus  horrible  plutôt  que  de  consentir  à  l'apostasie.  S'il  était  vrai 
que  le  sang  des  martyrs  est  la  semence  de  l'Église,  le  Mani- 
chéisme serait  aujourd'hui  la  religion  dominante  de  l'Europe. 

(1)  Ecberti  Schonaug.  c.  Cath.  serm.  i,  cap.  2,  —  Caes.  Heist.  Dial.  Mir.  dist.  v, 
cap.  18.  —  Luc.  Tud.  de  ait.   Vit.  lib.  ir,  cap.  9;  lib.  m,  cap.  9,  18. 

(i)  Acon.  Passav.  c.  6.  —  Proc.  c.  Vald.  (Arch.  Stor.  Ital.  1865,  n°  39,  p.  57). 


118  héroïsme  des  cathares 

Dans  la  première  persécution  dont  on  ait  gardé  le  souvenir, 
celle  d'Orléans,  vers  1017,  treize  Cathares  sur  quinze  restèrent 
inébranlables  en  présence  du  bûcher  allumé;  ils  refusèrent  de 
se  rétracter,  bien  qu'on  leur  offrit  leur  pardon,  et  leur  fermeté 
fit  l'étonnement  des  spectateurs.  Quand,  vers  1040,  les  héré- 
tiques de  Monforte  furent  découverts  et  que  l'archevêque  de 
Milan,  Eriberto,  manda  auprès  de  lui  leur  chef  Gerardo,  celui-ci 
se  hâta  de  venir  et  exposa  spontanément  ses  croyances,  heu- 
reux de  l'occasion  qui  lui  était  offerte  de  sceller  sa  foi  en  offrant 
sa  vie.  Les  Cathares  qui  furent  brûlés  à  Cologne,  en  1163,  pro- 
duisirent une  impression  profonde  par  le  joyeux  courage  avec 
lequel  ils  supportèrent  leur  horrible  châtiment.  Pendant  qu'ils 
étaient  à  l'agonie,  on  raconte  que  leur  chef  Arnold,  déjà  à 
moitié  brûlé,  dégagea  un  de  ses  bras  et  l'étendit  sur  ses  disci- 
ples en  disant  avec  le  plus  grand  calme  :  «  Soyez  constants 
dans  votre  foi,  car  aujourd'hui  vous  serez  avec  saint  Laurent!  » 
Parmi  ce  groupe  d'hérétiques,  était  une  jeune  fille  admirable- 
ment belle  qui  excita  la  pitié  des  exécuteurs.  On  la  retira  des 
flammes  et  on  lui  promit  de  lui  trouver  un  mari  ou  de  la  placer 
dans  un  couvent.  Elle  fit  semblant  d'accepter,  resta  tranquille 
jusqu'à  ce  que  ses  compagnons  fussent  tous  morts,  puis 
demanda  à  ses  gardiens  de  lui  montrer  le  «  séducteur  des 
âmes.  »  Ils  lui  indiquèrent  le  corps  d'Arnold.  Alors  elle  s'ar- 
105  radia  de  leur  étreinte  et,  ramenant  sa  robe  sur  son  visage,  elle 
se  jeta  sur  les  restes  brûlants  de  son  maître  pour  descendre 
avec  lui  dans  l'Enfer,  portée  par  les  mêmes  flammes.  Ceux  qui, 
vers  cette  époque,  furent  dénoncés  à  Oxford,  rejetèrent  toutes 
les  offres  de  pardon  en  répétant  les  paroles  du  Christ  :  «  Bien- 
heureux ceux  qui  sont  persécutés  pour  la  cause  de  la  justice, 
car  le  royaume  des  Cieux  est  à  eux.  »  Frappés  d'une  sentence 
qui  leur  infligeait  une  mort  lente  et  ignominieuse,  ils  mar- 
chèrent gaiement  au  supplice,  précédés  de  leur  chef  Gérard  et 
chantant  :  «  Bénis  êtes-vous,  parce  que  les  hommes  vous 
outragent.  »  Pendant  la  croisade  des  Albigeois,  lors  de  la  prise 
du  château  de  Minerve,  les  Croisés  offrirent  à  leurs  prisonniers 
l'alternative  de  la  rétractation  ou  du  bûcher;  il  ne  s'en  trouva 


PRÉTENDU    CULTE    DU    DIABLE  119 

pas  moins  de  180  pour  préférer  le  bûcher,  sur  quoi  le  moine, 
qui  nous  a  raconté  cet  épisode,  observe  tranquillement  :  «  Sans 
doute  tous  ces  martyrs  du  Diable  passèrent  des  flammes  tem- 
porelles aux  flammes  éternelles.  »  Un  inquisiteur  expérimenté 
du  xive  siècle  dit  que  les  Cathares,  lorsqu'ils  ne  se  con- 
vertissaient pas  sincèrement  aux  mains  du  Saint-Office,  étaient 
toujours  prêts  à  mourir  pour  leur  foi,  à  la  différence  des  Vau- 
dois  qui  ne  reculaient  pas,  pour  se  sauver,  devant  des  conver- 
sions feintes.  Les  écrivains  orthodoxes  ont  grand  soin  de  nous  ! 
affirmer  que  le  zèle  endurci  de  ses  misérables  n'avait  rien  de 
commun  avec  la  constance  des  martyrs  chrétiens,  mais  était 
simplement  de  la  dureté  de  cœur  inspirée  par  Satan  ;  l'empe- 
reur Frédéric  II  leur  fait  un  crime  de  l'obstination  qui  empêche 
les  survivants  d'être  effrayés  ou  amendés  par  l'horreur  des 
châtiments  infligés  aux  coupables  (1). 

Il  était  assez  naturel  que  ces  Manichéens  fussent  accusés 
d'adorer  le  Diable.  A  des  hommes  habitués  aux  pratiques  cou- 
rantes de  l'orthodoxie,  à  l'achat  de  tout  ce  qu'ils  pouvaient 
désirer  par  des  prières,  de  l'argent  ou  des  œuvres  pies,  il  sem- 
blait nécessaire  que  les  Manichéens,  qui  considéraient  toutes  105 
choses  matérielles  comme  l'œuvre  de  Satan,  l'invoquassent  en 
vue  d'avantages  temporels.  Ainsi  le  cultivateur  ne  pouvait  pas 
demander  à  Dieu  une  récolte  abondante,  mais  devait  solliciter 
cette  faveur  du  Diable  qui,  pour  lui,  était  le  créateur  du  blé. 
Il  y  avait,  à  la  vérité,  une  secte  dite  des  Luciférains,  qui  pas- 
saient pour  adorer  Satan, le  considérant  comme  le  frère  de  Dieu, 
injustement  banni  du  ciel,  et  le  dispensateur  des  biens  terres- 
tres ;  mais  ces  sectaires,  comme  nous  le  verrons  plus  loin,  se 

(i)  Rad.  Glabri  lib.  m,  c.  8.—  Landulf.  Senior.  Mediolan.  Hist.  n,  27.  —  Cœs. 
Heisterbach.  Dial.  Mirac.  dist.  v,  c.  19.  —  Trithem.  Chron.  Hirsiug.  ann.  116». 

—  Guill.  de  Newburg.  Hist.  Angiic.  lib.  n,  c.  13.  —  Guillel.  Nangiac.  ann.  1210. 

—  Chron.  Turon.  ann.  1210.  —  Radulf.  Coggeshall.  Chron.  Anylic.  (D.  Bouquet, 
xv, ii,  93).  —  Bernard.  Guidon.  Practic.  P.  iv  (Doat,  xxx).  —  S.  Bernardi,  Serm.. 
in  Cantic.  lxv,  c.  13.  —  Lucas  Tudens.  de  altéra  vita,  lib.  m,  c.  21.  —  Constit, 
Sicular.  lib.  i,  tit.  1. 

L'histoire  de  la  jeune  fille  de  Cologne  revêt  une  forme  quelque  peu  mjthiqu» 
sous  la  plume  de  Moneta,  qui  en  place  la  scène  en  Lombardie  (Cantu,  Eret.  d'Italie^ 
i,  88);  mais  cela  ne  fait  que  confirmer  l'universalité  de  l'hommage  rendu  à  la 
constance  des  hérétiques. 


120  bANGFH*    DlJ    GATHAIU'ME 

rattachaient  aux  Frères  du  Linre  Esprit,  qui  descendaient  pro- 
bablement eux-mêmes  des  Ortlibenses.  Il  n'y  a  aucune  preuve 
que  îes  Cathares  aient  jamais  hésité  dans  leur  confiance  en 
Jésus-Christ,  ni  qu'ils  aient  aspiré  à  un  aulre  bien  qu'à  la  réu- 
nion avec  Dieu  (1). 

Telle  était  la  croyance  dont  la  diffusion  rapide  à  travers  le 
midi  de  l'Europe  remplit  l'Église  d'une  terreur  trop  justifiée. 
Quelque  horreur  que  puissent  nous  inspirer  les  moyens  em- 
ployés pour  la  combattre,  quelque  pitié  que  nous  devions  res- 
sentir pour  ceux  qui  moururent  victimes  de  leurs  convictions, 
nous  reconnaissons  sans  hésiter  que,  dans  ces  circonstances, 
la  cause  de  l'orthodoxie  n'était  autre  que  celle  de  la  civilisation 
et  du  progrès.  Si  le  Catharisme  élait  devenu  dominant,  ou 
même  seulement  l'égal  du  catholicisme,  il  n'est  pas  douteux 
que  son  influence  n'eût  été  désastreuse.  L'ascétisme  dont  il  fai- 
sait profession  en  ce  qui  concerne  les  relations  entre  îes  sexes, 
aurait  inévitablement  conduit,  s'il  était  devenu  général,  à  l'ex- 
tinction de  l'espèce;  et  comme  ce  résultat  implique  une  absur- 
dité manifeste,  il  est  probable  qu'on  aurait  substitué  au  mariage 
des  unions  libres,  entraînant  la  destruction  de  l'idée  de  famille, 
avant  de  se  résigner  à  la  disparition  du  genre  humain  et  au 
retour  de  toutes  les  âmes  exilées  vers  leur  Créateur.  En  con- 
damnant l'univers  visible  et  la  matière  en  général  comme  les 
oeuvres  de  Satan,  le  Catharisme  faisait  un  péché  de  tout  effort 
vers  l'amélioration  matérielle  de  la  condition  des  hommes. 
Ainsi,  si  cette  croyance  avait  recruté  une  majorité  de  fidèles, 
slle  aurait  eu  pour  effet  de  ramener  l'Europe  à  la  sauvagerie 
les  temps  primitifs.  Elle  n'était  pas  seulement  une  révolte 
contre  l'Église,  mais  l'abdication  de  l'homme  devant  la  nature. 
Jne  telle  entreprise  était  condamnée  dès  l'origine  et  nous  avons 
peine  à  comprendre  qu'elle  se  soit  maintenue  si  longtemps,  si 
obstinément,  même  en  face  d'une  Eglise  qui  avait  donné  tant  de 
motifs  de  se  faire  haïr  et  mépriser.  Sans  doute,  l'exaltation 

(1)  Raduli.  Coggeshall  l.  c.  —  Pauli  Carnot.  Vet.  Aganon.  lib.  vi,  c.  m.  —  Cam 
pana,  Storia  di  San  Pietro  Martire,  lib.  h,  c.  2,  p.  57.  —  Fragm.  adv.  Haeret. 
Mag.  Bibl.  Pat.  mit,  341).  —  Cf.  Trithem.  Chron.  Hirsaug.  ann.  1315. 


SURVIVANCE   DU   MANICHÉISME  121 

causée  par  la  persécution  a  pu  contribuer  à  la  persistance  du  107 
Catharisme  parmi  les  enthousiastes  et  les  mécontents;  mais  il 
faut  répéter  que  s'il  avait  prévalu  en  conservant  sa  pureté  pri- 
mitive, il  aurait  sûrement  péri  par  le  seul  effet  de  sel  erreurs 
fondamentales.  En  outre,  il  en  serait  sorti  une  classe  sacerdo- 
tale non  moins  privilégiée  que  le  clergé  catholique  et  cette 
classe  n'aurait  pas  tardé  à  ressentir  les  effets  corrupteurs  de 
l'ambition  humaine,  source  intarissable  d'injustice  et  d'op- 
pression. 

Le  terrain  était  probablement  préparé  par  la  survivance 
locale  et  partielle  de  l'ancien  Manichéisme.  En  563,  le  Concile 
de  Braga  en  Espagne  se  crut  obligé  de  lancer  l'anathème  sur 
les  dogmes  manichéens  dans  une  série  de  dix-sept  canons.  Dans 
la  première  partie  du  vmme  siècle,  lorsqu'on  consacrait  un 
évêque  dans  un  siège  suburbicaire,  on  lui  rappelait  l'avertisse- 
ment pontifical  de  ne  pas  admettre  d'Africains  dans  les  ordres, 
l'expérience  ayant  prouvé  que  beaucoup  d'entre  eux  étaient 
Manichéens.  Muratori  a  imprimé  un  anathème  en  latin,  dirigé 
contre  les  doctrines  manichéennes,  qui  remonte  aux  environs 
de  l'an  800  et  prouve  qu'à  cette  époque  elles  étaient  encore 
persécutées  en  Occident.  C'est  vers  970,  nous  l'avons  dit,  que 
Jean  Zimiscès  transporta  les  Pauliciens  en  Thrace,  d'où  ils  se 
répandirent  très  rapidement  à  travers  la  presqu'île  des  Balkans. 
Lorsque  les  Croisés,  sous  Bohémond  de  Tarente,  arrivèrent  en 
Macédoine  (1097),  ils  apprirent  que  la  ville  de  Pélagonia  était 
entièrement  habitée  par  des  hérétiques  ;  ils  s'arrêtèrent  alors 
dans  leur  pèlerinage  vers  la  Terre  Sainte  assez  longtemps  pour 
prendre  la  ville,  la  raser  jusqu'au  sol  et  en  passer  tous  les  habi- 
tants au  fil  de  l'épée.  En  Dalmatie,  les  Pauliciens  fondèrent  le 
port  de  Dugunthia  (Trau),  qui  devint  le  siège  d'un  de  leurs 
principaux  évêchés  ;  à  l'époque  d'Innocent  III,  nous  les  trouvons 
en  grand  nombre  dans  tous  les  pays  slaves  de  la  péninsule, 
convertissant  une  foule  d'habitants  et  causant  au  pape  de 
graves  soucis.  Même  lorsque  les  Cathares  devinrent  très  nom- 
breux dans  l'Europe  occidentale,  ils  n'oublièrent  pas  que  le 
quartier  général  de  leur  secte  était  sur  la  rive  droite  de  l'Adria- 


122  DÉBUTS   DE   L*HÉRÉCIE 

tique.  C'est  là  que  naquit,  sous  l'influence  des  Bogomiles,  cette 
forme  du  Dualisme  connue  sous  le  nom  de  Concorrézanisme  ; 
c'est  aussi  aux  évêques  de  cette  région  que  les  Cathares  soumet- 
taient volontiers  les  difficultés  d'ordre  théologique  qui  s'éle- 
vaient parmi  eux  (1). 
108  Très  peu  de  temps  après  l'établissement  des  Manichéens  en 
Bulgarie,  l'influence  de  leurs  missionnaires  se  fit  sentir  en  Occi- 
dent. Nous  n'avons,  il  est  vrai,  sur  cette  époque  que  des  docu- 
ments assez  pauvres  et  devons  nous  contenter  souvent  d'une 
indication  accidentelle.  Mais  quand  nous  voyons  que  Gerbert 
d'Aurillac,  élu  archevêque  de  Reims  en  991,  fut  tenu  de  déclarer, 
dans  une  profession  de  foi,  que  Satan  était  malin  de  son  propre 
gré,  que  l'Ancien  et  le  Nouveau  Testament  avaient  une  autorité 
égale,  que  le  mariage  et  l'usage  de  la  viande  étaient  permis, 
nous  sommes  autorisés  à  en  conclure  que  les  doctrines 
pauliciennes  avaient  déjà  pénétré  vers  le  Nord  jusqu'en  Cham- 
pagne. Il  semble,  à  la  vérité,  qu'il  y  eut  dans  ce  pays  un  centre 
très  ancien  de  Catharisme,  car,  en  l'an  1000,  un  paysan  nommé 
Leutard,  du  village  de  Vertus,  fut  convaincu  d'enseigner  des 
doctrines  antisacerdotales  qui  étaient  évidemment  d'origine 
manichéenne;  on  ajoute  qu'il  se  noya  lui-même  dans  un  puits 
après  que  ses  arguments  eussent  été  réfutés  par  l'évêque  Libur- 
nius.  Le  château  de  Mont-Wimer,  dans  les  environs  de  Vertus, 
passa  longtemps  pour  un  centre  d'hérésie. Vers  la  même  époque, 
nous  trouvons  un  vague  témoignage  au  sujet  d'un  grammairien 
de  Ravenne,  nommé  Vilgardus,  qui,  inspiré  par  des  démons, 
sous  la  forme  de  Virgile,  d'Horace  et  de  Juvénal,  prétendit  faire 
des  poètes  latins  des  guides  infaillibles  et  enseigna  beaucoup  de 
choses  contraires  à  la  foi.  Son  hérésie  était  probablement 
manichéenne;  ce  ne  peut  avoir  été  simplement  un  culte  aveugle 
des  auteurs  classiques,  car  ce  siècle  était  trop  ignorant  pour 
qu'un  tel  culte  y  devint  populaire;  or,  nous  apprenons  que  Vil- 

(1)  Concil.  Bracarens.  I,  ann.  563,  cap.  i-xvii.  Cf.  C.  Bracarens.  IF,  ann.  572, 
cap.  lvii.  —  Lib.  Diurn.  Roman.  Pontif.  cap.  ni.  Tit.  9,  n.  3.  —  Murât.  An  cd. 
Ambros.  h,  112.  —  Guill.  Tyrii  lib.  n,  c.  13.  —  Tnnocent.  PP.  Reg.  »,  176;  m, 
3;  v,  103,  110;  vi,  140,  141," 2 12.  —  Voir  aussi  une  lettre  curieuse  d'un  Patarin 
ap.  Matt.  Paris,  Hist.  Angl.  ann.  1243  véd.  1644,  p.  413). 


CONCILE  d'orléans  123 

gardus  avait  de  nombreux  disciples  dans  toutes  les  villes  de 
l'Italie  et  qu'après  la  condamnation  de  leur  maître  par  Pierre, 
archevêque  de  Ravenne,  ils  furent  brûlés  ou  massacrés.  La 
même  hérésie  s'étendit  à  la  Sardaigne  et  à  l'Espagne,  où  elle 
fut  supprimée  avec  une  extrême  rigueur  (4). 

Peu  de  temps  après,  les  Cathares  parurent  en  Aquitaine, 
où  ils  firent  beaucoup  de  prosélytes.  De  là,  l'hérésie  se  répandit 
secrètement  à  travers  la  France  méridionale.  On  la  découvrit 
même  à  Orléans,  en  1017,  dans  des  circonstances  qui  éveillèrent 
l'attention  générale.  La  contagion  y  avait  été  apportée  par  une 
femme  venue  d'Italie,  qui  avait  converti  plusieurs  membres 
éminents  du  clergé  local.  Dans  leur  zèle  de  néophytes,  ils 
envoyèrent  au  dehors  des  émissaires,  et  cette  imprudence  les 
fit  découvrir.  A  la  première  nouvelle  de  ces  événements,  le  roi  109 
Robert  le  Pieux  se  rendit  en  hâte  à  Orléans  avec  la  reine  Cons- 
tance et  convoqua  un  concile  d'évêques  pour  délibérer  sur 
les  résolutions  à  prendre.  Les  hérétiques,  interrogés,  confes- 
sèrent leur  foi  et  se  déclarèrent  prêts  à  mourir  plutôt  que  d'y 
renoncer.  Le  sentiment  populaire  était  si  vivement  excité  contre 
eux  que  Robert  posta  la  reine  à  la  porte  de  l'église  où  se  tenait 
l'assemblée  afin  d'empêcher  que  les  hérétiques  ne  fussent  mis 
en  pièces  par  la  foule  au  moment  où  on  les  introduirait  ;  mais 
Constance  partageait  la  fureur  de  ses  sujets  et,  au  passage  des 
accusés,  elle  frappa  avec  une  canne  l'un  d'eux,  qui  avait  été  son 
confesseur,  et  lui  creva  un  œil.  On  conduisit  les  hérétiques  en 
dehors  des  murs  de  la  ville  et  là,  au  pied  d'un  bûcher  allumé, 
on  les  invita  à  se  rétracter  ;  ils  aimèrent  mieux  mourir  et  leur 
fin  courageuse  étonna  tous  les  assistants.  Ceux  qu'ils  avaient 
convertis  furent  recherchés  et  brûlés  sans  pitié.  En  1205,  on 
découvrit  un  nouveau  foyer  d'hérésie  à  Liège;  mais  ces  sectaires 
furent  moins  obstinés  et  obtinrent  leur  grâce  après  s'être 
rétractés. 

Vers  la  même  époque,  nous  en  trouvons  d'autres  en  Lom- 
bardie,  au  château  de  Monforte,  près  d'Asti,  qui  furent  persé- 

(1)  Gerberti  Epist.  187.  — Radulphi  Glabri  Jib.  n,  c.  11,  12.  —  Epist.  Leodiens. 
ad  Lucium  PP.  II.  (Martène,  Ampliss.  Coll.  i,  776-8). 


124  wazo 

cutés  impitoyablement  par  les  seigneurs  et  les  évêques  du 
voisinage  et  brûlés  partout  où  l'on  réussit  à  les  saisir.  Vers  l'an 
4040,  Eriberto,  archevêque  de  Milan,  au  cours  d'une  tournée 
dans  sa  province,  vint  à  Asti  et,  entendant  parler  de  ces  héré- 
tiques, désira  les  voir.  Ils  vinrent  sans  hésiter,  y  compris  leur 
docteur  Gherardo  et  la  comtesse  de  Monforte,  qui  s'était  ralliée 
à  leur  secte  ;  tous  confessèrent  hardiment  leur  foi  et  furent 

i  ramenés  à  Milan  par  Eriberto,  qui  espérait  les  convertir.  Loin 
de  là,  ils  s'efforcèrent  de  répandre  leur  hérésie  parmi  la  foule 
qui  venait  les  voir  dans  leur  prison,  tant  que  la  populace  enra- 
gée, malgré  la  volonté  de  l'archevêque,  les  tira  de  leur  cachot 
et  leur  donna  le  choix  entre  la  croix  et  le  bûcher.  Un  petit 
nombre  cédèrent,  mais  la  plupart,  se  couvrant  le  visage  de  leurs 
mains,  s'élancèrent  dans  les  flammes.  En  1045,  nous  en  voyons 
à  Châlons  ;  l'évêque  Roger  s'adressa  à  l'évêque  de  Liège,  Wazo,  lui 
demandant  ce  qu'il  devait  faire  et  s'il  ne  fallait  pas  invoquer  le 
bras  séculier  pour  empêcher  le  levain  de  l'hérésie  de  corrompre 
tout  le  peuple  ;  à  quoi  le  bon  Wazo  répondit  qu'ils  devaient  être 
laissés  à  Dieu  «  parce  que  ceux  que  le  monde  considère  aujour- 
d'hui comme  de  l'ivraie  peuvent  être,  quand  viendra  la  moisson, 

110  granges  par  Dieu  avec  le  froment.  »  «  Ceux  que  nous  regardons 
comme  les  ennemis  de  Dieu,  ajoutait-il,  peuvent  être  mis  par 
lui  au-dessus  de  nous  dans  le  ciel.  »  Wazo  avait  entendu  dire, 
en  effet,  que  les  hérétiques  se  révélaient  d'ordinaire  par  leur 
pâleur  et  que,  s'imaginant  que  tout  homme  pâle  devait  être  un 
hérétique,  les  officiers  judiciaires  avaient  déjà  mis  à  mort  un 
grand  nombre  de  bons  catholiques.  C'est  cette  expérience  qui 
le  rendait  prudent  pour  l'avenir. 

Dès  1052,  l'hérésie  avait  gagné  l'Allemagne,  où  le  pieux  em- 
pereur, Henri  le  Noir,  fit  pendre  nombre  d'hérétiques  à  Goslar. 
Pendant  le  reste  du  siècle,  nous  entendons  peu  parler  d'eux, 
bien  qu'il  en  soit  question  à  Toulouse  en  1056  et  à  Béziers 
en  1062  ;  vers  1200,  on  nous  apprend  que  l'hérésie  a  infecté  tout 
le  diocèse  d'Agen  (1). 

(1)  Ademari  S.  Cibardi  Hist.  lib.  ni,  c.  49,  5°.  —  Pauli  Carnot.  Vet.  Aganon, 
lib.  vi,  c.  3.  —  Frag,  Hist.  Aquitan.   et    Frag.    Hist.    Franc.  (Pithœi  Hist.   Franc. 


CATHARES  EN  FRANGE  ET  EN  FLANDRES  125 

Au  xne  siècle,  le  mal  alla  en  se  développant  dans  le  nord  de 
la  France.  Le  comte  Jean  de  Soissons  passait  pour  un  protecteur 
des  hérétiques;  malgré  cela,  l'évêque  de  Soissons,  Lisiard,  en 
prit  plusieurs  et  donna  le  premier  l'eîemple  de  ce  qui  devait 
devenir  presque  la  règle,  l'usage  des  ordalies  pour  déterminer 
la  culpabilité  des  hérétiques.  Un  des  accusés,  jeté  dans  de  l'eau 
qui  avait  été  exorcisée,  flotta  à  la  surface;  l'évêque,  fort 
embarrassé,  les  garda  tous  en  prison  pendant  qu'il  allait  lui- 
même  au  concile  de  Beauvais,  en  1114,  pour  consulter  les  autres 
évêques.  Mais  la  populace  ne  partageait  pas  les  scrupules  du 
prélat.  Craignant  de  voir  échapper  sa  proie,  elle  envahit  la  prison 
et  brûla  tous  les  accusés  en  l'absence  de  l'évêque;  manifestation 
de  zèle  pieux  que  le  chroniqueur  rapporte  avec  éloges. 

Vers  la  même  époque,  un  nouveau  foyer  de  Catharisme  fut  dé- 
couvert en  Flandre.  L'hérésiarque,  appelé  devant  l'évêque  de 
Cambrai,  n'essaya  pas  de  cacher  son  crime;  on  l'enferma  dans  une 
cabane  où  l'on  mit  le  feu  et  il  mourut  en  priant.  Dans  ce  cas-  lil 
là,  la  populace  doit  avoir  été  plutôt  favorable  au  condamné,  car 
elle  permit  à  ses  amis  de  recueillir  ses  restes  et  l'on  s'aperçut, 
à  cette  occasion,  qu'il  avait  beaucoup  de  partisans,  en  particulier 
parmi  les  tisserands.  Quand,  vers  la  même  époque,  nous  voyons 
le  pape  Pascal  II  avertir  l'évêque  de  Constance  que  les  hérétiques 
convertis  doivent  être  accueillis  amicalement,  nous  en  concluons 
que  le  Catharisme  avait  déjà  pénétré  même  en  Helvétie  (1). 

A  mesure  qu'on  avance  dans  ce  siècle,  les  manifestations  de 
l'hérésie  deviennent  plus  nombreuses.  On  en  constate  en  1144  à 

Script,  xi,  p.  82,  84).  —  Radulf.  Glabri  H  st.  m,  8,  iv,  2.  —  Gesta  Synod.  Aurel- 
circa  1017  ^d'Achery  i,  604-6).  —  Chron.  S.  Pétri  Vivi.  — Synod.  Atrebat.  ann.  1025 
(Labbe  et  Coleti  xi,  1177,  1178;  Hartzheim,  Concil.  German.  III,  68).  —  Landulf. 
Sen.  Mediol.  H  st.  h,  27.  —  Gesta  Episcop.  Leodiens.  cap.  60,  61.  —  Hermann. 
Contract.  ann.  1052.  —  Lambert.  Hersfeldensis  Annal,  ann.  1053.  —  Schmidt, 
H\st.  des  Cathares,  i,  37.  —  Radu.f.  Ardent.  T.  i.  P.  n.  Hom.  19. 

La  pâleur  considérée  comme  un  indice  d'hérésie  n'était  pas  une  nouveauté  du 
temps  de  Wazo.  Au  ive  siècle,  on  croyait  qu'elle  révélait  avec  certitude  l'ascétisme 
gnostique  et  manichéen  des  Priscillianistes  (Sulpic.  Severi  Dial.  m,  cap.  xn  et 
Saint  Jérôme  nous  dit  que  les  orthodoxes  pâlis  par  les  jeûnes  et  les  macérations 
étaient  stigmatisés  comme  Manichéens  (Hieron.  Êpist.  ad  Eustoch.  c.  5).  Jusqu'à 
la  fin  du  xiie  siècle,  la  pâleur  continua  à  passer  pour  un  symptôme  de  catharisme 
(P.  Cantor.    Verb.  abbrev.  c.  78). 

(1)  Guibert.  Noviogent.  de  vita  sua,  lib.  m,  c.  17.  —  Schmidt,  op.  I.  i,  47.  — 
Martène,  Thés,  i,  336. 


426  CATHARES    A   REIMS 

Liège,  en  1153  dans  l'Artois,  en  1157  à  Reims,  en  1163  à 
Vézelay,  où  se  produisit,  en  même  temps,  une  tentative  bien 
significative  pour  rejeter  la  juridiction  temporelle  de  l'abbaye  de 
Sainte-Madeleine.  Le  Gatharisme  paraît  en  1170  à  Besançon;  en 
1180,  on  le  trouve  de  nouveau  à  Reims.  Ce  dernier  épisode  offre 
des  détails  pittoresques  qui  nous  ont  été  conservés  par  un  des 
acteurs  du  drame,  Gervais  de  Tilbury,  qui  était  à  cette  époque 
un  jeune  homme  et  chanoine  de  Reims.  Une  après-midi  qu'il  se 
promenait  à  cheval  dans  l'escorte  de  son  archevêque  Guillaume, 
son  attention  fut  appelée  sur  une  jolie  fille  qui  travaillait  seule 
dans  une  vigne.  Il  lui  fit  immédiatement  des  propositions,  mais 
elle  le  repoussa  en  disant  que,  si  elle  l'écoutait,  elle  serait  irré- 
vocablement damnée.  Une  vertu  si  sévère  était  un  indice  mani- 
feste d'hérésie;  l'archevêque  fit  immédiatement  conduire  la  fille 
en  prison  comme  suspecte  de  Catharisme  (Philippe  de  Flandres 
venait  de  diriger  contre  les  Cathares  une  impitoyable  persé- 
cution). L'accusée,  interrogée  par  l'archevêque,  nomma  la 
femme  qui  l'avait  instruite,  et  celle-ci,  arrêtée  à  son  tour,  fit 
preuve  d'une  telle  familiarité  avec  l'Écriture,  d'une  telle  habi- 
leté dans  la  défense  de  sa  foi,  qu'on  ne  douta  point  qu'elle  ne  fût 
inspirée  par  Satan  lui-même.  Les  théologiens,  déconcertés,  ren- 
voyèrent la  cause  au  lendemain  ;  les  deux  accusées  refusèrent 
obstinément  de  céder  soit  aux  menaces,  soit  aux  promesses,  et 
furent  condamnées  unanimement  à  être  brûlées.  Là-dessus, 
l'ainée  de  ces  femmes  se  mit  à  rire  et  dit  :  «  Juges  injustes  et 
stupides,  croyez-vous  donc  me  brûler  dans  vos  flammes  ?  Je  ne 
crains  pas  votre  sentence,  je  ne  redoute  pas  votre  bûcher.  » 
Aussitôt  elle  tira  de  dessous  ses  vêtements  une  balle  de  fil  et 
la  jeta  par  la  fenêtre,  en  tenant  le  fil  par  un  bout.  En  même 
temps  elle  s'écria  :  «Prends-le!  »  La  balle  s'éleva  dans  l'air;  la 
112  vieille  femme  la  suivit  à  travers  la  fenêtre  et  disparut...  La  jeune 
fille  resta  et  subit  sans  murmure  le  supplice  du  feu. 

Même  en  Bretagne,  le  Catharisme  fit  son  apparition  en  1208, 
à  Nantes  et  à  Saint-Malo  (1). 

(1)  Epist.  Leodiens.    ad    Lucium    PP.    U   (Martène,  Ampl.  Coll.  i,  776-778).  — 


CATHARES  EN  ALLEMAGNE  127 

Dans  les  Flandres,  l'hérésie  jeta  des  racines  profondes  parmi  les 
industrieux  ouvriers  qui  faisaient  dès  lors  de  leurs  villes  des 
centres  d'opulence  et  de  progrès.  En  1162,  Henry,  archevêque 
de  Reims,  au  cours  d'une  visite  dans  la  Flandre  qui  formait  une 
partie  de  sa  province,  y  trouva  le  Manichéisme  dangereusement 
développé.  A  cette  époque,  les  dispositions  de  la  loi  canonique 
au  sujet  de  l'hérésie  étaient  encore  confuses  et  incertaines; 
l'archevêque  permit  donc  aux  hérétiques  qu'il  avait  fait  prison- 
niers d'en  appeler  au  pape  Alexandre  III,  alors  en  Touraine.  Le 
pape  inclinait  vers  la  clémence,  au  grand  scandale  de  l'arche- 
vêque et  de  son  frère  Louis  VII,  qui  conseillaient  des  mesures 
rigoureuses  et  affirmaient  que  les  accusés  avaient  offert  la 
somme  énorme  de  six  cents  marcs  pour  être  remis  en  liberté. 
S'il  en  était  ainsi,  c'est  que  l'hérésie  avait  déjà  gagné  les  rangs 
élevés  de  la  société.  Malgré  l'humanité  du  pape,  la  persécution 
commença  avec  une  telle  violence  que  beaucoup  d'hérétiques 
durent  quitter  le  pays;  nous  les  retrouverons  plus  tard  à  Colo- 
gne. Vingt  ans  après,  le  mal  n'avait  fait  que  s'aggraver  et  Phi- 
lippe 1er,  comte  de  Flandre,  qui  devait  aller  plus  tard  mourir 
pour  la  foi  en  Palestine,  persécutait  avec  zèle  les  hérétiques,  de 
concert  avec  Guillaume,  archevêque  de  Reims.  On  nous  dit 
qu'ils  appartenaient  à  toutes  les  classes  de  la  société  ;  il  y  avait 
des  nobles  et  des  paysans,  des  clercs,  des  soldats,  des  ouvriers, 
des  jeunes  filles,  des  femmes  mariées,  des  veuves;  un  grand 
nombre  furent  brûlés,  sans  qu'on  réussit  à  arrêter  la  conta- 
gion (1). 

Les  populations  germaniques  étaient  relativement  indemnes, 
bien  que  la  proximité  des  pays  rhénans  et  de  la  France  pro- 
duisit des  cas  isolés  de  contagion.  Vers  1100,  nous  entendons 
parler  à  Trêves  de  quelques  hérétiques  qui  paraissent  être  restés 
impunis,  bien  que  deux  d'entre  eux  fussent  des  prêtres  ;  en 
1200,  on  en  trouve  dans  la  même  ville  huit  autres,  qui  furent 

Alex.  PP.  III.  Epist.  2  [ibid.  n,  62S).  —  Concil.  Remens.  ann.  1157.  —  Hist.  Mo- 
nast.  Vezeliaeens.  lib.  iv,  ann.  1167.  —  Caes.  Heisterb.  Dial.  Mime.  dist.  v,  c.  18. 
—  Radulf.  Coggeshall.  ubi  supra.  —  Innocent.  PP.  III  Ihq.  ix,  208. 

(1)  Alex.  PP.  III,  Epist.  118,  122.  —  Varior.  ad  Alex.  PP.  III  Epist.  n°  16.  — 
Annal.  Aquicinetens.  Monast.  ann.  1182,  1183.  —  Gutll.  Nangiac.  ann.  1183. 


128  CATHARES  EN   ANGLETERRE 

113  brûlés.  En  1445,  tout  un  groupe  d'hérétiques  fut  dénoncé  à 
Cologne.  Quelques-uns  furent  mis  en  jugement;  mais,  pendant 
le  procès,  la  population  s'empara  des  prisonniers  et  les  brûla 
sur-le-champ.  Il  doit  y  avoir  eu,  à  cette  époque,  une  église 
cathare  établie  à  Cologne,  car  l'un  des  martyrs  était  appelé 
l'évêque  des  autres.  En  1163,  on  découvrit  à  Cologne  huit 
hommes  et  trois  femmes  qui,  chassés  par  la  persécution  qui 
sévissait  en  Flandre,  avaient  pris  refuge  dans  une  grange.  Comme 
ils  n'avaient  commerce  avec  personne  et  ne  fréquentaient  pas  les 
églises,  leurs  voisins  catholiques  conclurent  qu'ils  étaient  héré- 
tiques, les  appréhendèrent  et  les  conduisirent  devant  l'évêque. 
Ils  confessèrent  leur  foi  et  se  laissèrent  joyeusement  brûler. 
D'autres,  vers  la  même  époque,  montèrent  sur  le  bûcher  à 
Bonn  ;  mais  le  martyrologe  de  l'hérésie  dans  l'Allemagne  du 
xne  siècle  s'arrête  là.  A  la  vérité,  il  venait  des  missionnaires  de 
Hongrie,  d'Italie  et  de  France  ;  nous  en  rencontrons  en  Suisse, 
en  Bavière,  en  Souabe  et  jusqu'en  Saxe;  mais  ils  n'opéraient 
que  peu  de  conversions  (1). 

L'hérésie  n'était  guère  plus  florissante  en  Angleterre.  Peu  de 
temps  après  les  persécutions  en  Flandre,  en  1166,  on  y  décou- 
vrit trente  paysans,  hommes  et  femmes,  probablement  des  Fla- 
mands qui,  chassés  par  le  zèle  pieux  de  Henri  de  Reims, 
avaient  passé  la  mer  et  s'efforçaient  de  propager  leurs  erreurs. 
Ils  ne  convertirent  qu'une  seule  personne,  une  femme,  qui  se 
rétracta  lors  du  procès.  Les  autres  restèrent  inébranlables, 
lorsque  Henri  II,  alors  engagé  dans  sa  querelle  avec  Becket  et 
désireux  de  prouver  sa  fidélité  à  l'Église,  convoqua  à  Oxford  un 
concile  d'évêques,  dont  il  prit  la  présidence,  afin  de  s'éclairer 
sur  les  croyances  des  accusés.  Ceux-ci  firent  des  aveux  complets 
et  furent  condamnés  à  être  fouettés,  marqués  au  fer  rouge 
d'une  clef  sur  le  visage  et  puis  expulsés  du  pays.  L'importance 
qu'Henri  II  attachait  à  cette  affaire  est  attestée  par  le  fait  que 


(1)  Histor.  Trevirens.  (d'Achery,  n,  221,  222).  —  Alberic.  Trium  Font.  Chron. 
ann.  1200.  —  Evervini  Steinfeld.  Epist.  (S.  Bernard.  Epist.  472.)  —  Trithetn. 
Chron.  Hirsnug.  ann.  1163.  —  Ecberti  Schonaug.  contra  Cath.  serm.  v:iï.  — 
Schmidt,  i,  94-'.)6. 


CATHARES    EN   ITALIE  129 

bientôt  après,  aux  Assises  de  Clarendon,  il  défendit  par  un 
article  spécial  de  recevoir  chez  soi  des  hérétiques,  sous  peine  de 
voir  sa  maison  détruite  ;  en  même  temps,  il  obligea  tous  les 
sheriffs  (officiers  civils  des  comtés)  à  jurer  qu'ils  observeraient  114 
cette  loi  et  feraient  prêter  serment  dans  le  même  sens  à  tous 
les  intendants  des  barons,  à  tous  les  chevaliers  et  possesseurs 
de  terres  franches.  Depuis  la  fin  de  l'Empire  romain,  c'était  la 
première  fois  qu'une  loi  contre  l'hérésie  était  insérée  dans  un 
recueil  de  statuts.  J'ai  déjà  signalé  à  plusieurs  reprises  le  cou- 
rage héroïque  avec  lequel  les  condamnés  subissaient  leurs 
peines.  Nus  jusqu'à  la  ceinture,  frappés  à  coups  redoublés, 
marqués  au  fer  rouge,  ils  furent  chassés  en  plein  hiver  dans  la 
campagne  où,  comme  personne  ne  voulait  leur  donner  asile,  ils 
périrent  misérablement  l'un  après  l'autre.  L'Angleterre  n'était 
guère  hospitalière  à  l'hérésie  et  pendant  longtemps  nous  n'en 
trouvons  plus  de  traces  dans  ce  pays.  Vers  la  fin  du  siècle,  quel- 
ques hérétiques  furent  dénoncés  dans  la  province  de  York  et, 
dans  les  premières  années  du  siècle  suivant,  on  en  découvrit 
quelques-uns  à  Londres.  L'un  de  ces  derniers  fut  brûlé.  Mais 
on  peut  dire,  en  dépit  de  ces  cas  isolés,  que  l'orthodoxie  de 
l'Angleterre  resta  intacte  jusqu'à  l'apparition  de  Wickliffe  (1). 
L'Italie,  à  travers  laquelle  l'hérésie  bulgare  avait  gagné  l'Oc- 
cident, était  naturellement  très  affectée.  Milan  passait  pour  être 
le  centre  de  l'hérésie  ;  c'est  de  là  que  partaient  les  mission- 
naires, c'est  là  que  venaient  s'instruire  des  pèlerins  venus  des 
royaumes  occidentaux  ;  c'est  là  enfin  que  prit  naissance  la 
sinistre  désignation  de  Patarins,  sous  laquelle  les  Cathares 
furent  bientôt  connus  à  tous  les  peuples  de  l'Europe  (2). 

(1)  Guill.  de  Newburg.  Hist.  An>;lic.  lib.  n,  c.  13.  —  Matt.  Paris,  Hist  Ang'ic. 
ann.  11G6  (p.  74).  —  Radulf.  de  Diccto  ann.  HOC—  Kadulf.  Coggeshall  (D.  Bou- 
quet, xvm,  92).  —  Assises  de  Clarendon,  art.  21.  —  Pétri  Bleseus.  Epist.  113.  — 
Schmidt,  i,  99. 

(2)  Les  hérétiques  s'appelaient  eux-mêmes  Cathari,  c'est-à-dire  «Purs».  Le 
nom  de  Patarins  semble  avoir  pris  naissance  à  Milan  vers  le  milieu  du  xie  siècle, 
pendant  les  guerres  civiles  nées  des  efforts  des  papes  pour  imposer  le  célibat  au 
clergé  marié  de  Milan.  Dans  les  dialectes  romans,  pâtes  signifie  «  vieux  linge  »  ; 
les  chiffonniers  étaient  appelés  Patari  en  Lombardie,  et  le  quartier  habité  par  eu\ 
à  Milan  était  encore  appelé,  au  xvn.e  siècle,  Pattaria  ou  Contracta  de  Patiari. 
Même  aujourd'hui  il  y  a  dans  les  villes  italiennes  des  quartiers  et  des  rues  qui 


130  MILITA    ET   GIULITTA 

115  Les  papes,  engagés  dans  une  guerre  à  mort  avec  l'Empire  et 
obligés  souvent  de  quitter  l'Italie,  firent  peu  d'attention  aux 
hérétiques  pendant  la  première  moitié  du  xne  siècle,  où  nous 
savons  cependant  que  leurs  erreurs  rallièrent  de  nombreux 
adeptes.  En  1125,  à  Orvieto,  ils  réussirent  même  à  s'emparer 
pendant  quelque  temps  du  pouvoir;  mais,  à  la  suite  d'une  lutte 
sanglante,  ils  furent  dépossédés  par  les  catholiques.  En  1150, 
la  campagne  fut  reprise  par  Diotesalvi  de  Florence  et  Gherardo 
de  Massano  ;  l'évêque  ayant  réussi  à  les  expulser,  ils  furent 
remplacés  par  deux  femmes,  Milita  de  Montemeano  et  Giulitta 
de  Florence,  dont  la  piété  et  la  charité  conquirent  l'estime  du 
clergé  et  la  sympathie  du  peuple,  jusqu'à  ce  qu'on  découvrit, 
en  1163,  qu'elles  étaient  les  chefs  d'un  groupe  d'hérétiques. 
Nombre  d'entre  eux  furent  pendus  ou  brûlés,  les  autres  exilés. 


portent  ce  nom  (Schmidt,  n,  279).  Pendant  les  querelles  du  xi*  siècle,  les  papistes 
tenaient  des  réunions  secrètes  dans  la  Pattaria,  et  étaient  dédaigneusement  qualifiés 
de  Patarins  par  leurs  adversaires  —  nom  qu'ils  finirent  par  accepter  eux-mêmes 
(Arnulf.  Mediolanens.  lib.  ni,  cap.  11;  lib.  iv,  c.  6,  11.  —  Landul'.  Jun.  c.  1.  — 
Willelmi  Clusiens.  Vita  Benedicti  abbat.  Clusiens.  c.  33.  —  Benzon.  Comm.  de 
reb.  Henrici  IV,  lib.  vu,  c.  2).  Comme  la  condamnation  du  mariage  des  clercs 
par  la  papauté  était  qualifiée  de  manichéenne,  et  comme  les  pap;stes  étaient  sou- 
tenus par  les  hérétiques  cachés,  disciples  de  Gherardo  di  Moni'orte,  ce  nom  fut 
assez  naturellement  transféré  aux  Cathares  de  Lotnbardie,  d'où  il  se  répandit  à 
travers  l'Europe.  En  Italie,  le  nom  des  Cathari,  corrompu  en  Gazzari,  fut  aussi 
employé  et  finit  par  designer  les  hérétiques;  les  fonctionnaires  de  l'Inquisition 
étaient  appelés  Cazzagazza>'i  (chasseurs  de  Cathares)  et  acceptaient  eux-mêmes  ce 
sobriquet  (Muratori,  Antiq.  Diss.  lx,  t.  xii,  p.  510,  616).  Le  nom  des  Cathari  a 
survécu  dans  1  allemand  Ketzer,  qui  signifie  «  hérétique».  On  les  appelait  aussi, 
à  cause  de  kur  origine  bulgare,  Bulgari,  Bugari,  Bulgri,  Bugres  (Alatt.  Paris, 
ann.  1238)  —  mot  qui  a  gardé  une  signification  infâme  en  Angleterre,  en  France 
et  en  Italie.  Nous  avons  vu  qu'en  France  ils  portaient  aussi  le  nom  de  Texerant  ou 
Textores,  à  cause  du  grand  nombre  de  tisserands  qui  s'étaient  ralliés  à  l'hérésie 
(cf.  Doat,  xxiu,  209-210).  Le  ternie  de  Speronistx,  qui  les  désignait  aussi,  déri- 
vait du  nom  de  Robert  de  Sperone,  évêque  des  Cathares  français  en  Italie 
(Schmidt,  n,  282).  Les  Croisés,  qui  rencontrèrent  les  Pauliciens  en  Orient,  rappor- 
tèrent ce  nom  sous  la  forme  corrompue  de  Pubhcani  ou  Popplicans.  D'autres  dési- 
gnations locales  étaient  celles  de  l'iphili  ou  Pifres  (Ecbert  Schon.  Serm.  I,  c.  1), 
Tetonani  ou  Deonani  (d'Achery,  u,  500;,  enfin  de  Boni  Hommes  ou  Bons- 
hommes. Le  terme  d' Albigewes,  dérivé  du  nom  d'Albi,  ou  les  hérétiques  étaient 
nombreux,  fut  employé  d'abord  par  Geoffroy  de  Vigeois  en  1181  (Gaufridi  Vosens. 
Chron.  ann.  1181)  et  devint  d'un  usage  général  pendant  les  Croisades  contre  Ray- 
mond de  Toulouse. 

Les  différentes  sectes  entre  lesquelles  se  divisaient  les  Cathares  étaient  connues 
sous  les  noms  particuliers  d'Albanenses,  Concorrezenses,  Bajolenses,  etc.  (Rai- 
nerii  Saccon.  Summa.  Cf.  Muratori,  Dissert.  lx). 

Dans  le  langage  officiel  de  l'Inquisition  au  xui6  siècle,  hérétique  est  toujours 
équivalent  de  cathare,  tandis  que  les  Vaudois  sont  spécialement  désignés  comme 
tels.  L'accusé  était  interrogé  super  facto  hœresis  vel   Valdesix. 


CONCILE   DE   VÉRONE  131 

Cependant,  peu  de  temps  après,  Pierre  Lombard  reprit  la  direc-  116 
tion  du  mouvement  et  forma  une  communauté  nombreuse,  qui 
comprenait  beaucoup  de  nobles.  Vers  la  fin  du  siècle,  San 
Pietro  di  Parenzo  mérita  d'être  canonisé  en  reconnaissance  des 
sévères  mesures  de  répression  qu'il  prit  contre  les  hérétiques  et 
dont  ils  se  vengèrent  en  l'assassinant  (1199). 

Ce  fut  en  vain  que  Lucius  III,  soutenu  par  Frédéric  Barbe- 
rousse,  publia  en  1184,  pendant  le  concile  de  Vérone,  l'édit  le 
plus  sévère  qui  eût  encore  été  fulminé  contre  l'hérésie.  11 
raconte  avec  indignation  comment,  à  Rimini,  le  peuple  em- 
pêcha le  podestat  de  prêter  le  serment  qu'on  exigeait  de  lui; 
sur  quoi  les  Patarins,  qui  avaient  été  chassés  de  la  ville,  se 
hâtèrent  d'y  retourner  et  y  demeurèrent  sans  être  molestés.  Le 
pape  menaça  de  jeter  l'interdit  sur  Rimini  si  son  édit  n'y  était 
pas  appliqué  dans  les  trente  jours. 

Ces  épisodes  peuvent  être  considérés  comme  des  exemples 
de  la  lutte  qui  se  poursuivait  alors  dans  beaucoup  de  cités  ita- 
liennes. L'extrême  division  politique  de  ce  pays  rendait  presque 
impossibles  des  mesures  générales  de  répression.  Supprimée 
dans  une  ville,  l'hérésie  florissait  aussitôt  dans  une  autre,  prête 
à  fournir,  une  fois  l'orage  passé,  de  nouveaux  missionnaires  et 
de  nouveaux  martyrs.  Depuis  les  Alpes  jusqu'au  Patrimoine  de 
saint  Pierre,  toute  la  partie  septentrionale  de  la  Péninsule  était 
comme  semée  de  nids  d'hérétiques  ;  on  en  trouvait  même  au 
Sud  jusqu'en  Calabre. 

Lorsqu'Innocent  III,  en  1198,  monta  sur  le  trône  pontifical,  il 
commença  aussitôt  une  guerre  active  contre  l'hérésie.  L'obsti- 
nation des  sectaires  se  manifesta  clairement  par  la  lutte  qui 
éclata  alors  à  Viterbe,  ville  sujette  à  la  juridiction  temporelle 
du  pape  comme  à  sa  juridiction  spirituelle.  Au  mois  de  mars 
1199,  Innocent,  effrayé  des  progrès  de  l'hérésie,  écrivit  aux 
habitants  de  Viterbe  pour  renouveler  et  aggraver  les  peines 
portées  contre  ceux  qui  recevraient  ou  protégeraient  des  héré- 
tiques. Malgré  cela,  en  1205,  les  hérétiques  l'emportèrent  aux 
élections  municipales  et  mirent  à  la  tète  de  la  ville  un  excom- 
munié. L'idignation  du  pape  ne  connut  pas  de  bornes.  «  Si,  dit- 


132  AFFAIRE    DE    VITERBE 

il  aux  habitants  de  Viterbe,  les  éléments  conspiraient  à  vous 
détruire,  n'épargnant  ni  l'âge  ni  le  sexe,  abandonnant  votre 
mémoire  à  la  honte  éternelle,  le  châtiment  serait  encore  au- 
dessous  de  vos  crimes.»  Il  ordonna  que  la  nouvelle  municipalité 
fût  déposée,  que  personne  ne  tint  compte  de  ses  ordres,  que 
Tévêque,  qui  avait  été  chassé,  fût  ramené,  que  les  lois  contre 
l'hérésie  fussent  renforcées;  au  cas  où,  dans  le  délai  de  quinze 
jours,  tout  n'était  pas  rentré  dans  l'ordre,  les  habitants  des 
villes  et  des  châteaux  voisins  devaient  prendre  les  armes  et 
traiter  Viterbe  en  ville  rebelle.  L'effet  de  ces  menaces  fut  de 
courte  durée.  Deux  ans  après,  en  février  1207,  il  y  eut  de  nou- 
veaux troubles  et  ce  fut  seulement  au  mois  de  juin  de  la  même 
année,  quand  Innocent  vint  lui-même  à  Viterbe  et  que  tous  les 
Patarins  s'enfuirent  à  son  approche,  qu'il  put  purifier  la  ville 
117  en  démolissant  toutes  les  maisons  des  hérétiques  et  en  confis- 
quant leurs  biens.  Au  mois  de  septembre,  il  compléta  ces 
mesures  en  adressant  un  décret  à  tous  les  fidèles  du  Patrimoine 
de  saint  Pierre,  enjoignant  à  toutes  les  communes  d'inscrire 
dans  leurs  lois  locales  de  nouvelles  mesures  contre  les  héré- 
tiques et  à  tous  les  fonctionnaires  de  prêter  serment,  sous  les 
peines  les  plus  sévères,  qu'ils  veilleraient  à  l'exécution  de  ces 
lois.  Des  sévices  plus  ou  moins  cruelles  exercées  à  Milan,  Fer- 
rare,  Vérone,  Rimini,  Florence,  Prato,  Faënza,  Plaisance  et 
Trévise  montrent  combien  le  mal  était  étendu,  combien  il  était 
devenu  difficile  de  le  combattre  et  quel  encouragement  il  trouvait 
partout  dans  les  scandales  donnés  par  le  clergé  (1). 

Mais  c'est  surtout  dans  le  midi  de  la  France  que  la  lutte 
devait  être  terrible.  Là,  comme  nous  l'avons  vu,  le  terrain  était 
plus  favorable  qu'ailleurs  au  développement  de  l'hérésie.  Dès 
le  commencement  du  xne  siècle,  la  résistance  s'affirme  ouver- 
tement à  Albi,  où  l'évêque  Sicard,  aidé  par  l'abbé  de  Castres, 
tenta  de  mettre  en  prison  des  hérétiques  obstinés  et  en  fut 

(1)  Schmidt,  i,  63-65.  —  Muratori,  Antiq.  Diss.  lx  (p.  462-3).  —  Pflugk-Hart- 
tung,  Acta  Pontiff.  Boman.  ined.  T.  m,  n°  353.  —  Haynald,  Annal,  ann.  1199, 
n°*  23-25;  ann.  1205,  n°  67;  1207,  n°  3.  —  Lami,  Antich.  Tosc.  p.  49J.  — Innoc. 
PP.  .11.  lieq.  i,  298;  n,  1,  50;  v,  33;  vu,  37:  vin,  85,  105;  ix,  7,  8,  18,  19,  166-9, 
204,  213,  258;  x,  54,  105,  130;  iv,  189;  Gesta  cxxiu. 


CONCILE   DE    TOURS  133 

empêché  par  le  peuple.  Amélius  de  Toulouse,  vers  la  même 
époque,  essaya  d'une  méthode  plus  douce  en  appelant  dans  la 
ville  le  célèbre  Robert  d'Arbrissel,  dont  la  prédication,  nous 
assure-t-on,  provoqua  des  conversions  nombreuses.  En  1119, 
Calixte  II  présida,  à  Toulouse,  un  concile  qui  condamna  l'hé- 
résie manichéenne,  mais  dut  se  contenter  de  porter  contre  les 
hérétiques  la  peine  de  l'excommunication.  Il  est  singulier  que 
lorsque  Innocent  II,  chassé  de  Rome  par  l'antipape  Pier-Leone, 
errait  à  travers  la  France  et  vint  tenir  un  grand  concile  à  Reims 
en  1131,  aucune  mesure  n'ait  été  prise  pour  la  répression  de  l'hé- 
résie; mais,  une  fois  rétabli  sur  le  siège  de  Rome,  le  pape  com- 
prit la  nécessité  de  l'action.  Au  second  concile  général  de 
Latran,  en  1139,  il  lança  un  décret  qui  est  intéressant  pour  nous 
comme  le  premier  en  date  des  appels  au  bras  séculier.  Non 
seulement  les  Cathares  devaient  être  exclus  de  l'Église,  mais 
ordre  était  donné  aux  autorités  séculières  de  prendre  des 
mesures  contre  eux  et  contre  leurs  protecteurs.  La  même  poli- 
tique fut  adoptée  en  1148  par  le  concile  de  Reims,  qui  défendit  ^g 
à  qui  que  ce  soit  de  recevoir  sur  ses  terres  les  hérétiques  domi- 
ciliés en  Gascogne,  en  Provence  ou  ailleurs,  ni  de  leur  donner 
asile  même  en  passant,  sous  peine  d'excommunication  et  d'in- 
terdit (1). 

Quand  Alexandre  III  fut  exilé  de  Rome  par  Frédéric  Barbe- 
rousse  et  l'antipape  Victor,  il  vint  en  France  et  convoqua,  en 
1163,  un  grand  concile  à  Tours.  Ce  fut  une  assemblée  impo- 
sante, comprenant  dix-sept  cardinaux,  cent  vingt-quatre  évo- 
ques (entre  autre  Thomas  Becket),  et  des  centaines  d'abbés, 
sans  compter  une  foule  d'autres  ecclésiastiques  et  de  laïques.  Le 
concile,  après  avoir  dûment  anathématisé  le  pape  rival,  exprima 
son  horreur  de  l'hérésie  qui,  née  dans  le  Toulousain,  s'était 
répandue  comme  un  cancer  à  travers  la  Gascogne,  infectant 
partout  les  troupeaux  des  fidèles.  On  prescrivit  aux  évêques  de 
ces  pays  de  lancer  l'anathème  contre  tous  ceux  qui  permet- 

^1)  Schmidt,  i,  38.  —  Chron.  Episc.  Albig.  (d'Acherv,  m,  572».-  Udalr.  Babenb. 
Cod.  ii,  303.  —  Concil.  Tolosan.  ann.  1119,  c.  3.  —  Concil.  Lateran.  Il,  ann.  1139, 
c.  23.  —  Concil.  Remens.  ann.  1148,  c.  18. 


134 


COLLOQUE    DE    LOMBERS 


119 


traient  à  des  hérétiques  de  demeurer  sur  leurs  terres  ou  qui 
entretiendraient  avec  eux  quelque  commerce  d'achat  ou  de 
vente;  ainsi  bannis  de  toute  société  humaine,  ils  seraient 
obligés  d'abandonner  leurs  erreurs.  Tous  les  princes  avaient 
ordre  de  jeter  les  hérétiques  en  prison  et  de  confisquer  leurs 
biens.  Deux  ans  après,  le  colloque  de  Lombers  (près  d'Albi) 
montra  combien  le  Pape  se  faisait  illusion  en  croyant  qu'on 
pouvait  mettre  les  hérétiques  en  quarantaine.  Il  y  eut  là  une 
discussion  publique  entre  les  représentants  de  l'orthodoxie  et 
les  Bonshommes,  en  présence  de  Pons,  archevêque  de  Nar- 
bonne,  de  plusieurs  évoques  et  des  plus  puissants  seigneurs  du 
pays,  entr'autres  Constance,  sœur  du  roi  Louis  VII  et  femme 
de  Raymond  de  Toulouse,  Trencavel  de  Béziers,  Sicard  de  Lau- 
trec,  etc.  Presque  toute  la  population  de  Lombers  et  d'Albi 
avait  répondu  à  l'appel  et  le  colloque  était  certainement  consi- 
déré comme  une  grande  affaire  d'intérêt  public.  Les  arbitres 
avaient  été  agréés  par  les  deux  parties.  Nous  connaissons,  par 
plusieurs  sources  orthodoxes,  la  marche  des  débats;  mais  le 
seul  intérêt  que  présente  cet  incident  est  de  montrer  que  l'hé- 
résie n'était  déjà  plus  sous  la  coupe  des  églises  locales,  que  la 
raison  avait  la  parole  après  la  violence,  que  les  hérétiques 
n'éprouvaient  aucun  scrupule  à  se  déclarer  tels  et  que  les  théo- 
logiens catholiques  étaient  obligés  d'accepter  les  conditions  de 
leurs  adversaires  en  s'engageant  à  ne  citer,  comme  autorités, 
que  des  textes  du  Nouveau-Testament.  L'impuissance  de  l'Église 
se  manifestait  encore  par  ce  fait  que  la  réunion,  après  la 
défaite  des  docteurs  hérétiques,  dut  se  contenter  d'ordonner 
aux  nobles  de  Lombers  de  refuser  leur  protection  aux  Cathares. 
L'année  suivante,  dans  un  concile  tenu  à  Cabestaing,  Pons  de 
Narbonne  se  donna  la  satisfaction  stérile  de  confirmer  les  con- 
clusions du  colloque  de  Lombers.  La  démoralisation  était  deve- 
nue telle  que  lorsque  quelques  moines  cisterciens  abandonnèrent 
leur  monastère  de  Villemagne,  près  d'Agde,et  prirent  publique- 
ment des  femmes, Pons  fut  impuissant  à  les  punir  et  dut  invoquer, 
probablement  sans  résultat,    l'intervention  d'Alexandre  III  (1). 

(1)  Concil.  Turon.  ann.  1163,  c.  4.  —  Concil.  Lombariense  ann.    1165  (Harduin, 


RAYMOND    DE   TOULOUSE  î  35 

L'Église  était  évidemment  impuissante.  Condamner  les  doc- 
trines des  hérétiques  sans  pouvoir  toucher  à  leurs  personnes, 
c'était  avouer  qu'elle  ne  possédait  aucune  organisation  capable 
de  lutter  contre  une  opposition  aussi  formidable.  Les  nobles 
comme  le  peuple  n'étaient  pas  disposés  à  se  faire  ses  instru- 
ments, et,  sans  leur  concours,  les  anathèmes  qu'elle  lançait 
devaient  rester  naturellement  inefficaces.  Les  Cathares  s'en 
aperçurent  et,  deux  ans  après  le  colloque  de  Lombers,  en  1167, 
ils  osèrent  tenir  un  concile  à  Saint-Félix-de-Caraman,  près  de 
Toulouse.  Leur  plus  haut  dignitaire,  Tévêque  Nicetas,  vint  de 
Constantinople  pour  le  présider  ;  il  arriva  aussi  des  délégués  de 
Lombardie.  Dans  cette  réunion,  l'Eglise  cathare  de  France  fut 
fortifiée  contre  le  dualisme  modifié  des  Concorrézans;  des  évê- 
ques  furent  élus  aux  sièges  vacants  de  Toulouse,  du  Val-d'Aran, 
de  Carcassone,  d'Albi  et  de  la  France  au  nord  de  la  Loire.  Ce 
dernier  était  Robert  de  Sperone,  plus  tard  réfugié  en  Lombardie, 
où  il  donna  son  nom  à  la  secte  des  Speronistes.  Des  commis- 
saires furent  nommés  pour  aplanir  une  question  de  limites  entre 
les  diocèses  de  Toulouse  et  de  Carcassonne.  En  un  mot,  les  £20 
affaires  furent  traitées  comme  s'il  s'était  agi  d'une  Église  établie 
et  indépendante,  qui  se  considérait  comme  destinée  à  remplacer 
celle  de  Rome.  Fondée,  comme  elle  l'était,  sur  l'affection  et  le 
respect  du  peuple,  que  Rome  avait  perdus,  l'Église  cathare 
était  en  droit  d'aspirer  alors  à  la  suprématie  (1). 

Les  progrès  qu'elle  accomplit  pendant  les  dix  années  qui  sui- 
virent étaient  de  nature  à  justifier  les  plus  hautes  espérances. 
Raymond  de  Toulouse,  dont  le  pouvoir  était  virtuellement  celui 
d'un  prince  indépendant,  s'allia  à  Frédéric  Barberousse,  recon- 
nut l'antipape  Victor  et  ses  successeurs  et  ne  tint  aucun  compte 
d'Alexandre  III,  qui  était  reçu,  à  cette  époque,  comme  le  pape 
légitime  dans  le  reste  de  la  France.  L'Église,  affaiblie  par  le 
schisme,  ne  pouvait  offrir  que  de  faibles  obstacles  au  dévelop- 


VI.  ii,  1643-o2\  —  Roger  de  Hoveden.  ann.  1176.  —  D.  Vaissete,  Hist.  gén  de. 
Lan/medoc,  m,  4.  —  Loewenfeld,  Epist.  Pont.  Roman,  ined.  n°  247  (  Lipsiae, 
1865). 

(lj  D.  Bouquet,  xiv,  448-450.  —  D.  Vaissete,  m,  4,  537. 


136  HENRI   DE    CLAIRVAUX 

pement  de  l'hérésie.  Mais,  en  ilfl,  Alexandre  III  l'emporta  et 
reçut  la  soumission  de  Frédéric.  Raymond  suivit  nécessairement 
son  suzerain  (une  grande  partie  de  ses  domaines  dépendait  de 
l'Empire)  et  s'aperçut  alors,  tout  à  coup,  qu'il  devait  arrêter 
les  progrès  de  l'hérésie.  Malgré  sa  puissance,  il  sentit  que  la 
tâche  était  au-dessus  de  ses  moyens.  Les  bourgeois  de  ses  villes, 
indépendantes  et  indisciplinées,  étaient  en  majorité  des 
Cathares.  Nombre  de  ses  chevaliers  et  de  ses  seigneurs  étaient, 
secrètement  ou  ouvertement,  des  protecteurs  de  l'hérésie  ;  le 
bas  peuple  méprisait  le  clergé  et  honorait  les  hérétiques.  Quand 
un  hérétique  prêchait,  on  se  pressait  en  foule  pour  l'applaudir; 
quand  c'était  un  catholique,  chose  d'ailleurs  plus  rare,  on  lti 
demandait,  avec  force  railleries,  de  quel  droit  il  enseignait  la 
parole  de  Dieu.  Raymond,  qui  guerroyait  continuellemei  t 
contre  de  puissants  vassaux  et  des  voisins  plus  puissants  encore, 
comme  les  rois  d'Aragon  et  d'Angleterre,  ne  pouvait  évidemment 
pas  entreprendre  d'exterminer  plus  de  la  moitié  de  ses  sujets. 
On  peut  douter  qu'il  fut  sincère  dans  le  désir  qu'il  professait  de 
supprimer  l'hérésie  ;  mais,  quoi  qu'il  en  soit,  la  situation  où  il 
se  trouvait  est  intéressante,  parce  qu'elle  est  l'image  anticipée 
des  difficultés  terribles  qui  allaient  peser  sur  son  fils  et  son 
petit-fils  et  conduire  la  maison  de  Toulouse  à  sa  ruine. 

Décide  à  sauver  du  moins  les  apparences,  Raymond  sollicita 
l'aide  du  roi  Louis  VII  et,  se  souvenant  des  exploits  de  saint 
Bernard,  qui,  au  cours  de  la  génération  précédente,  avait  puis- 
samment contribué  à  la  suppression  des  Henriciens,  il  s'adressa 
au  successeur  de  Bernard,  Henri  de  Clairvaux,  supérieur  de  l'ordre 
121  cistercien.  Dans  son  appel,  il  décrit  sous  les  plus  sombres  cou- 
leurs la  condition  de  l'orthodoxie  sur  ses  domaines.  Le  clergé 
s'était  laissé  séduire;  les  églises  étaient  abandonnées  et  tom- 
baient en  ruines;  les  sacrements  étaient  méprisés;  le  Dualisme 
l'emportait  sur  le  Trinitarianisme.  Malgré  son  impatience  de 
devenir  le  ministre  de  la  vengeance  divine,  il  se  sentait  impuis- 
sant, parce  que  les  principaux  de  ses  sujets  avaient  embrassé 
l'hérésie  et  que  la  meilleure  partie  de  son  peuple  avait  fait  de 
môme.  Les  peines  spirituelles  n'inspiraient  plus  aucune  crainte 


INCIDENT   DE   TOULOUSE  437 

et  Ton  ne  pouvait  rien  obtenir  que  par  la  force.  Si  le  roi  voulait 
bien  venir,  Raymond  promettait  de  le  conduire  en  personne  à 
travers  le  pays  et  de  lui  désigner  lui-même  les  hérétiques  qui 
devaient  être  châtiés  (1). 

Henri  II,  roi  d'Angleterre,  qui,  en  sa  qualité  de  duc  d'Aqui- 
taine, était  très  intéressé  dans  cette  affaire,  venait  de  conclure 
la  paix  avec  le  roi  de  France.  Les  deux  monarques  négocièrent 
dans  l'intention  de  réunir  leurs  forces  et  de  marcher  ensemble 
au  secours  de  Raymond.  L'abbé  de  Glairvaux,  de  son  coté, 
écrivit  à  Alexandre  III,  l'excitant  à  faire  son  devoir  et  à  dompter 
l'hérésie,  comme  il  avait  supprimé  le  schisme.  Le  moins  que  le 
pape  pût  faire,  disait-il,  c'était  d'ordonner  à  son  légat,  le  car- 
dinal Pierre  de  Saint  Chrysogone,  de  rester  en  France  et  d'at- 
taquer les  hérétiques.  Bientôt,  cependant,  le  zèle  des  deux  rois 
se  refroidit  et,  au  lieu  d'entrer  en  campagne  avec  leurs  armées, 
ils  se  contentèrent  d'envoyer  une  mission  composée  du  cardinai- 
légat,  des  archevêques  de  Narbonne  et  de  Bourges,  de  Henri  de 
Clairvaux  et  d'autres  prélats,  enjoignant  en  même  temps  au 
comte  de  Toulouse,  au  vicomte  de  Turenne  et  à  d'autres  nobles 
de  seconder  la  tâche  des  missionnaires  (2). 

Si  Raymond  était  sincère,  ce  n'était  pas  là  le  concours  qu'il 
lui  fallait.  Les  rois  avaient  résolu  de  laisser  agir  le  glaive  spiri- 
tuel et  Raymond  était  trop  habile  pour  épuiser  ses  forces  dans  122 
une  lutte  contre  ses  sujets,  d'autant  plus  qu'une  ligue  mena- 
çante se  formait  alors  contre  lui,  à  l'instigation  d'Alphonse  II 
d'Aragon,  entre  les  nobles  de  Narbonne,  de  Nimes,  de  Montpel- 
lier et  de  Carcassonne.  Tout  en  accordant  sa  protection  aux 
prélats-missionnaires,  il  ne  songea  pas  à  tirer  l'épée  pour  faci- 
liter leur  œuvre.  Quand  ils  entrèrent  à  Toulouse,  les  hérétiques 
s'assemblèrent  en  foule  autour  d'eux,  les  huèrent,  les  traitèrent 
d'hypocrites  et  d'apostats.  Henry  de  Clairvaux  se  console  de 
cette  pénible  réception  en  observant  que  si  ses  compagnons  et . 
lui   étaient   arrivés  trois    ans  plus   tard   à  Toulouse,   ils  n'y 

[\)  Roger.  Hoveden.  Annal,  ann.  1178.  —  D.  Vaissete,  m,  4G-7. 
(2^  Benedict.    Petroburg,    Vit.    Henrici  II,   ann.    1178.  —  Alexander.    PP.    III. 
Epist.  395  (D.  Bouqufi*,  xv,  959-9G0). 


438  PIERRE   MAURAN 

auraient  même  plus  trouvé  un  seul  catholique  pour  les  rece- 
voir. 

D'intermidables  listes  d'hérétiques  furent  dressées  et  remises 
aux  missionnaires  ;  en  tête  figurait  Pierre  Mauran,  vieillard 
très  riche  et  très  influent,  si  universellement  respecté  de  ses 
coreligionnaires  que  le  peuple  l'appelait  Jean  l'Évangéliste.  On 
le  choisit  pour  faire  un  exemple.  Après  une  longue  procédure. 
il  fut  convaincu  d'hérésie  ;  mais  alors,  pour  sauver  ses  biens 
menacés  de  confiscation,  il  consentit  à  se  rétracter  et  à  subir  la 
pénitence  qu'on  lui  imposerait.  Dénudé  jusqu'à  la  ceinture, 
frappé  des  deux  côtés,  à  grands  coups  de  discipline,  par  l'évê- 
que  de  Toulouse  et  l'abbé  de  Saint  Sernin,  il  fut  conduit  à 
travers  une  foule  immense  jusqu'à  l'autel  de  la  cathédrale  de 
Saint-Étienne  :  là,  il  reçut  l'ordre  d'entreprendre  un  pèlerinage 
de  trois  ans  en  Terre  Fainte,  de  se  laisser  fouetter  tous  les 
jours  dans  les  rues  de  Toulouse  jusqu'à  son  départ,  de  restituer 
à  l'Église  toutes  les  terres  ecclésiastiques  qu'il  occupait  et  tout 
l'argent  qu'il  avait  acquis  par  l'usure,  enfin  de  payer  au  Comte 
cinq  cents  livres  d'argent  pour  racheter  les  biens  qu'on  lui 
laissait. 

Ces  mesures  énergiques  produisirent  l'effet  désiré.  Des  mult> 
tudes  de  Cathares  s'empressèrent  de  faire  leur  paix  avec 
l'Église;  mais  la  preuve  du  peu  de  sincérité  de  ces  conversions, 
c'est  que  Mauran,  revenu  de  Palestine,  fut  trois  fois  élu  Capi- 
toul  par  ses  concitoyens  et  que  sa  famille  resta  résolument 
hostile  au  Catholicisme.  En  1234,  un  vieillard  nommé  Mauran 
fut  condamné  comme  Parfait,  et,  en  4235,  un  autre  Mauran, 
qui  était  Capitoul,  fut  excommunié  pour  s'être  opposé  à  l'in- 
troduction des  inquisiteurs.  L'énorme  amende  qui  avait  été 
extorquée  au  premier  Mauran  pour  être  payée  au  comte  de 
423  Toulouse  était  bien  ce  qu'il  fallait  pour  exciter  le  zèle  religieux 
du  prince;  mais  ce  stimulant  même  ne  suffisait  pas  à  lui 
faire  tenter  l'impossible.  Quand  le  légat  désira  confondre  deux 
hérésiarques,  Raymond  de  Baimiac  et  Bernard  Raymond, 
évêques  cathares  du  Val  d'Aran  et  de  Toulouse,  il  fut  oblige 
de  leur  donner  un  sauf-conduit  pour  qu'ils  consentissent  à  se 


CONCILE   DE   LATRAN  139 

présenter  devant  lui  et  dut  se  contenter  ensuite  de  les  excom- 
munier. Un  peu  plus  tard,  lors  d'une  enquête  contre  le  puissant 
Roger  Trencavel,  vicomte  de  Béziers,  coupable  d'avoir  mis  en 
prison  l'évêque  d'Albi,  le  légat  ne  put  obtenir  satisfaction  com- 
plète :  il  excommunia  Roger,  mais  on  ne  nous  dit  point  que  le 
prélat  captif  ait  été  remis  en  liberté.  La  mission  si  pompeuse- 
ment annoncée  retourna  en  France  et  nous  sommes  tout  dis- 
posés à  croire  les  chroniqueurs  de  l'époque,  quand  ils  nous 
disent  qu'elle  n'avait  presque  rien  obtenu.  Il  est  vrai  qu'elle 
avait  persuadé  à  Raymond  de  Toulouse  et  à  ses  nobles  de 
lancer  un  édit  de  bannissement  contre  tous  les  hérétiques  ; 
mais  cet  édit  resta  lettre  morte  (1). 

Au  mois  de  septembre  de  la  même  année  1478,  Alexandre  III 
convoqua  le  troisième  concile  de  Latran.  La  lettre  de  convoca- 
tion renferme  une  allusion  sinistre  à  l'ivraie  qui  étouffe  le  grain 
et  qui  doit  être  arrachée  par  la  racine.  Quand  le  concile  se 
réunit,  en  1179,  il  déplora  la  perversité  des  Patarins,  qui  sédui- 
saient publiquement  les  fidèles  à  travers  la  Gascogne,  l'Albigeois 
et  le  Toulousain  ;  il  recommanda  au  pouvoir  séculier  d'user 
de  la  force  pour  contraindre  ces  hommes  à  faire  leur  salut  ; 
il  lança,  comme  d'ordinaire,  l'anathème  sur  les  hérétiques,  sur 
ceux  qui  leur  donnaient  asile  et  protection,  et  il  comprit  parmi 
les  hérétiques  les  Cotereaux,  les  Brabançons,  les  Aragonais,  les 
Navarrais,  les  Basques  et  les  Triaverdins,  dont  il  sera  question 
plus  bas.  Puis  il  se  décida  à  une  mesure  beaucoup  plus  grave 
en  proclamant  une  croisade  contre  tous  les  ennemis  de  l'Église 
—  premier  exemple  de  l'emploi  de  cette  arme  redoutable  contre 
des  Chrétiens  et  point  de  départ  d'une  pratique  qui  mit  au 
service  de  l'Église  et  de  ses  querelles  privées  une  milice  guer- 
rière toujours  mobilisable.  Une  indulgence  de  deux  ans  fut 
promise  à  tous  ceux  qui  prendraient  les  armes  pour  la  sainte     124 

(1)  Roger.  Hovedens.  Annal,  ann.  1178.  —  Schmidt,  i,  78.  —  Martène,  Thés,  i, 
992.  —  Rob.  de  Monte,  Chron.  ann.  1178.  —  Benedict.  Petroburg.  Vit.  Hennci  II, 
ann.  1178. 

Roger  Trencavel  de  Béziers  n'était  pas  un  hérétique  (voir  Vaissete,  ni,  49),  mais 
le  traitement  qu'il  infligea  à  l'évêque  d'Albi  montre  d'autant  mieux  le  mépris  ou 
l'Eglise  était  tombée,  même  parmi  les  grands  seigneurs  catholiques 


140  SIÈGE    DE   LAVAUR 

cause;  l'Église  leur  accordait  sa  protection  et  elle  promettait  le 
salut  éternel  à  ceux  qui  mourraient  pour  elle.  Parmi  les  guer- 
riers de  ce  temps-là,  turbulents  et  chargés  de  tous  les  crimes, 
il  n'était  pas  difficile,  au  prix  de  pareilles  promesses,  de  lever 
une  armée  sans  lui  assurer  de  solde  (1). 

Aussitôt  après  son  retour  du  concile,  Pons,  archevêque  de 
Narbonne,  se  hâta  de  publier  ce  décret,  avec  tous  ses  anathèmes 
et  ses  interdits,  qu'il  étendit  à  ceux  qui  extorquaient  aux  voya- 
geurs de  nouveaux  péages  —  abus  familier  aux  seigneurs  féo- 
daux et  que  nous  verrons  sans  cesse  reparaître  dans  les 
querelles  albigeoises.  Henry  de  Clairvaux  avait  refusé  le  siège 
difficile  de  Toulouse,  qui  était  devenu  vacant  peu  de  temps 
après  sa  visite  à  cette  ville  en  1178;  mais  il  avait  accepté  le 
titre  de  cardinal  d'Albano  et  fut  aussitôt  délégué  comme  légat 
du  pape  pour  prêcher  et  pour  conduire  la  croisade.  Son  élo- 
quence lui  permit  de  lever  des  forces  considérables,  à  la  tête 
desquelles,  en  1181,  il  se  jeta  sur  les  domaines  du  vicomte  de 
Béziers  et  mit  le  siège  devant  la  forteresse  de  Lavaur,  où  la 
vicomtesse  Adélaïde,  fille  de  Raymond  de  Toulouse,  s'était 
réfugiée  avec  les  principaux  des  Patarins.  On  nous  dit  que 
Lavaur  fut  prise  par  miracle  et  que,  dans  différentes  parties  de 
la  France,  des  hosties  saignantes  annoncèrent  la  victoire  des 
armes  chrétiennes.  Roger  de  Béziers  se  hâta  de  faire  sa  sou- 
mission et  de  jurer  qu'il  ne  protégerait  plus  l'hérésie.  Raymond 
de  Baimiac  et  Bernard  Raymond,  les  évèques  cathares  qui 
avaient  été  faits  prisonniers,  renoncèrent  à  l'hérésie  et  en  furent 
récompensés  par  des  prébendes  dans  deux  églises  de  Toulouse. 
Beaucoup  d'autres  hérétiques  se  soumirent,  mais  revinrent  à 
leurs  erreurs  aussitôt  que  le  danger  fut  passé.  Les  Croisés,  qui 
ne  s'étaient  engagés  à  servir  que  pour  un  temps  assez  court,  se 
débandèrent  et  l'année  suivante  le  cardinal-légat  retourna  à 
Rome,  n'ayant  accompli,  en  réalité,  que  peu  de  chose,  sinon 
d'accroître  l'exaspération  du  pays  hérétique  par  les  dévastations 
que  ses  troupes  y  avaient  commises.  Raymond  de  Toulouse, 

(1)  Concil.  Lateran.  III.  ann.  1179,  c.  27. 


COTEREAUX  ET   BRABANÇONS 


141 


alors  engagé  dans  une  lutte  désespérée  contre  le  roi  d'Aragon, 
parait  être  resté  tout  à  fait  indifférent,  ne  servant  ni  dans  un 
camp  ni  dans  l'autre  (1). 

Les  Cotereaux  et  les  Brabançons,  que  le  concile  de  Latran  ^25 
avait  dénoncés  avec  les  Patarins,  méritent  de  nous  arrêter 
quelques  instants.  Nous  les  trouverons  sans  cesse  sur  notre 
chemin  et  leur  maintien  constitua  un  crime  qui  valut  à  Ray- 
mond VI  de  Toulouse  presque  autant  d'hostilité  de  la  part  de 
l'Église  que  la  protection  des  hérétiques  dont  on  l'accusait. 
C'étaient  des  flibustiers,  les  prédécesseurs  de  ces  redoutables  com- 
pagnies franches  qui,  en  particulier  pendant  le  xive  siècle,  furent 
la  terreur  de  tous  les  habitants'pacifîques  et  causèrent  à  la  civi- 
lisation des  maux  incalculables.  La  variété  des  noms  sous  les- 
quels ils  étaient  connus,  Brabançons,  Hainautiers,  Catalans, 
Aragonais,  Navarrais,  Basques,  etc.,  montre  combien  le  mal 
était  répandu  et  comment  chaque  province  mettait  sur  le  compte 
de  sa  voisine  la  formation  de  ces  bandes  exécrées.  Les  désigna- 
tions plus  familières  de  Brigandi,  Pilardi,  Ruptarii,  Mainatae 
(Mesnie)  etc.,  disent  assez  quelles  étaient  leurs  occupations;  et 
quant  aux  autres  noms  de  Cotarelli,  Palearii.  Triaverdins, 
Asperes,  Vales,  ils  ont  ouvert  un  champ  illimité  à  la  fantaisie 
des  étymologistes.  Ces  bandes  se  recrutaient  parmi  les  pares- 
seux, les  débauchés,  les  paysans  qui  avaient  été  ruinés  par  les 
guerres,  les  serfs  fugitifs,  les  proscrits,  les  criminels  échappés 
des  geôles,  les  prêtres  et  les  moines  indignes  et,  en  général, 
parmi  l'écume  de  la  société  que  les  agitations  continuelles  de 
l'époque  faisaient  remonter  à  la  surface.  Constitués  en  troupes 
plus  ou  moins  nombreuses,  ils  vivaient  sur  le  pays  et  se  met- 
taient au  service  des  seigneurs  qui  leur  promettaient  une 
solde  ou  du  pillage,  chaque  fois  que  ceux-ci  avaient  besoin 
d'une  force  militaire  pour  un  terme  plus  long  que  celui  dont  la 
loi  faisait  une  obligation  au  vassal.  Les  chroniques  de  ce  temps 


(1)  Gaufridi  Vosiens.  Chron.  ann.  1181.  —  Roberti  Autissiodor.  Chron.  ann. 
1181.  —  Alberic.  Trium  Font.  Chron.  ann.  1181.  —  Guillel.  Nangiac.  ann.  1181, 
—  Chron.  Turon  ann.  1181.  —  D.  Vaissete,  m,  57.  —  Guiliel.  de  Pod. -Laurent, 
c.  2. 


142  EXTERMINATION    DES   ROUTIERS 

sont  pleines  de  lamentations  sur  leurs  dévastations  incessantes; 
les  annalistes  ecclésiastiques  insistent  sur  ce  fait  que  leurs  mé- 
faits pesaient  plus  lourdement  encore  sur  les  églises  et  sur  les 
monastères  que  sur  les  châteaux  des  seigneurs  et  les  chaumières 
des  paysans.  Ils  se  moquaient  des  prêtres,  qu'ils  qualifiaient  de 
chanteurs,  et  l'un  de  leurs  plaisirs  sauvages  consistait  à  les 
battre  jusqu'à  la  mort,  tout  en  sollicitant,  par  raillerie,  leur 
intercession  :  «  Chante  pour  nous,  chanteur,  chante  pour 
nous  !  »  Pour  comble  de  sacrilège,  on  les  vit  répandre  sur  le 
sol  des  hosties  consacrées,  après  avoir  volé  les  ciboires,  et  les 
126  piétiner  avec  furie.  Le  peuple  les  considérait  non  seulement 
comme  des  hérétiques,  mais  comme  des  athées.  En  d  J  81,  l'évè- 
que  Etienne  de  Tournai  décrit  en  termes  saisissants  la  terreur 
qu'il  éprouva  lorsque,  chargé  d'une  mission  par  le  roi,  il  tra- 
versa le  Toulousain,  tout  récemment  ravagé  par  la  guerre  entre 
le  comte  de  Toulouse  et  le  roi  d'Aragon.  Au  milieu  de  vastes 
solitudes,  il  ne  vit  que  des  églises  ruinées,  des  villages  aban- 
donnés, où  il  craignait  sans  cesse  d'être  attaqué  par  des  bri- 
gands et,  pis  encore,  par  les  bandes  redoutées  des  Côtereaux. 
C'est  probablement  en  conséquence  de  la  croisade  décrétée 
contre  eux,  en  même  temps  que  contre  les  Patarins,  qu'une 
campagne  d'ensemble  fut  entreprise  peu  de  temps  après  contre 
les  bandits  de  la  France  centrale.  On  les  refoula  du  côté  de 
Châteaudun  et  là,  au  mois  de  juillet  4183,  ils  éprouvèrent  une 
défaite  sanglante,  où  ils  perdirent  six  mille  hommes  suivant 
les  uns,  dix  mille  cinq  cents  suivant  d'autres.  Les  vainqueurs 
eurent  à  se  partager,  outre  un  énorme  butin,  cinq  cents  filles 
publiques  qui  accompagnaient  les  brigands.  Bien  qu'ils  eussent 
pris  le  nom  de  Paciferi,  les  défenseurs  de  l'ordre  ne  se  mon- 
trèrent pas  pitoyables.  Quinze  jours  après  la  bataille,  un  des 
capitaines  de  routiers  fut  pris  avec  1500  hommes,  qui  furent 
tous  immédiatement  pendus;  vers  la  même  époque,  on  fit 
encore  80  prisonniers,  auxquels  on  creva  les  yeux. 

En  dépit  de  cette  répression  sévère,  le  mal  continua  à  sévir. 
Les  causes  auxquelles  il  était  dû  ne  restèrent  pas  moins  actives 
et  les  services  de  ces  mercenaires  sans  scrupule  ni  religion  con- 


DECRET    DF    VERONE 


143 


tinuèrent  à  être  indispensables  aux  grands  seigneurs  féodaux, 
engagés  dans  des  guerres  sans  fin  avec  leurs  voisins  (1). 

L'échec  de  la  croisade  de  1181  paraît  avoir  découragé  pour 
un  temps  l'Église.  Pendant  un  quart  de  siècle,  l'hérésie  put  se 
développer  avec  une  liberté  relative  en  Gascogne,  en  Languedoc 
et  en  Provence.  A  la  vérité,  un  décret  du  Pape  Lucius  III,  rendu 
à  Vérone  en  1184,  est  la  première  tentative  pour  organiser  une 
Inquisition;  mais  il  n'eut  pas  d'effet  immédiat.  Il  est  vrai  encore 
qu'en  1195  un  autre  légat  du  pape,  Michel,  tint  un  concile  provin-  127 
cial  à  Montpellier,  où  il  ordonna  l'exécution  des  canons  de  Latran  à 
l'égard  des  hérétiques  et  des  brigands,  dont  les  biens  devaient 
être  confisqués  et  qui  devaient  être  réduits  en  esclavage  (2)  ;  mais 
toutes  ses  instances  ne  purent  avoir  raison  de  l'indifférence  des 
nobles,  qui  ne  se  souciaient  pas  d'exterminer  une  partie  de  leurs 
sujets  pour  complaire  à  une  hiérarchie  dont  les  ordres  ne  leur 
inspiraient  plus  de  respect.  Peut-être  aussi  la  prise  de  Jérusalem 
par  les  Infidèles,  en  1186,  dirigea-t-elle  vers  la  Palestine  toute  la 
ferveur  religieuse  alors  disponible,  ne  laissant  rien  pour  le  ser- 
vice de  la  foi  en  Europe  même.  Quoi  qu'il  en  soit,  aucune  persécu- 
tion efficace  ne  fut  entreprise  jusqu'à  ce  que  la  vigoureuse  diplo- 
matie d'Innocent  III,  après  avoir  vainement  tenté  des  remèdes 
moins  sévères,  organisât  une  guerre  à  mort  contre  l'hérésie. 

Pendant  la  trêve,  les  Pauvres  de  Lyon  avaient  été  obligés  de 
faire  cause  commune  avec  les  Cathares;  le  zèle  du  prosélytisme, 
autrefois  si  efficace  en  dépit  de  la  persécution,  avait  profité  de 
la  suppression  des  mesures  répressives  pour  s'exercer  avec  plus 
d'intensité  encore,  sans  avoir  rien  à  craindre  d'un  clergé  à  la 
fois  découragé  et  négligent  de  ses  devoirs.  Les  hérétiques  prê- 
chaient et  convertissaient,  tandis  que  les  prêtres  s'estimaient 
heureux  s'ils  pouvaient  arracher  une  partie  de  leurs  dîmes  et  de 
leurs  revenus  à  la  rapacité  des  nobles  et  à  l'indifférence  hostile 

(1)  Stephani  Tornac.  Epist.  ? 2.  —  Gaufricli  Vosiens.  Chron.  ann.  1183.  —  Gualt. 
Mapes,  de  Nugis  curialium,  dist.  i,  c.  xxix.  —  Guillelm.  Nangiac.  ann.  1183.  — 
Rigord.  de  G<>st.  Phil.  Aug.  ann.  1183.  —  Guill.  Brito,  de  Gest.  Phil.  Aug.  ann. 
1183.  —  E;usd.  Philipmdos,  lib.  i,  726-745.  —  Grandes  Chroniques,  ann.  1183.  — 
Du  Cange  svv.  Cotarellm,  Palearii. 

(2)  Lucii  PP.  III.  Epist.  171.  —  Concil.  Monspeliens.  ann.  1195. 


144  PROGRÈS   DES   ALRIGEOIS 

de  leurs  paroissiens.  Innocent  III  admit  comme  un  fait  cette 
vérité  humiliante  que  les  hérétiques  prêchaient  et  enseignaient 
publiquement  sans  qu'aucune  mesure  fût  prise  pour  les  arrêter. 
Guillaume  de  Tudèle  dit  que  les  hérétiques  possédaient  l'Albi- 
geois, le  Carcassais  et  le  Lauraguais,  que  toute  la  région  entre 
Béziers  et  Bordeaux  en  était  infectée.  Gautier  Mapes  nous 
apprend  qu'il  n'y  en  avait  point  en  Bretagne,  mais  qu'ils  abon- 
daient en  Anjou  et  qu'en  Aquitaine  et  en  Bourgogne  leur  nom- 
bre était  infini.  Suivant  Guillaume  de  Puy-Laurens,  Satan  régnait 
en  paix  sur  la  plus  grande  partie  de  la  France  méridionale;  le 
clergé  était  si  méprisé  que  les  prêtres  cachaient  leur  tonsure, 
que  les  évêques  étaient  obligés  d'admettre  dans  les  ordres  qui- 
conque se  présentait  à  l'ordination;  le  pays  tout  entier,  comme 
frappé  de  malédiction,  ne  produisait  que  des  épines,  des  char- 
dons, des  ravisseurs,  des  bandits,  des  voleurs,  des  assassins,  des 
adultères  et  des  usuriers.  Césaire  de  Ileisterbach  déclare  que  les 
erreurs  albigeoises  se  répandirent  si  rapidement  qu'elles  eurent 
bientôt  gagné  un  millier  de  villes  et  il  croit  que  si  elles  n'avaient 
pas  été  combattues  par  l'épée  des  fidèles,  toute  1  Europe  en 
aurait  été  infectée.  Un  inquisiteur  allemand  prétend  qu'en 
128  Lombardie,  en  Provence  et  dans  d'autres  régions  il  y  avait  plus 
d'écoles  d'hérésie  que  de  théologie  orthodoxe;  que  les  hérétiques 
disputaient  publiquement  et  convoquaient  le  peuple  à  leurs 
débats;  qu'ils  prêchaient  sur  les  places  de  marché,  dans  les 
champs,  dans  les  maisons,  et  que  personne  n'osait  s'y  opposer, 
à  cause  du  nombre  et  de  la  puissance  de  leurs  protecteurs. 
Comme  nous  l'avons  déjà  vu,  ils  étaient  régulièrement  orga- 
nisés en  diocèses;  ils  avaient  leurs  établissements  d'éducation 
pour  les  femmes  comme  pour  les  hommes,  et  l'on  vit  une  fois 
toutes  les  nonnes  d'un  couvent  embrasser  le  Catharisme,  sans 
quitter  ni  la  maison  ni  le  costume  de  leur  Ordre  (1). 
Telle  était  la  situation  où  la  corruption  avait  réduit  l'Église. 


(i)  Innocent.  PP.  S-rm.  de  Tempnre  xn.  —  GuilL  de  Tudela,  c.  n.  —  Gualt. 
Mapes.  de  JYugis  curial.  dist.  i,  c.  \xx.  —  Guill.  de  Pod.-Laur.  Prœm.  ;  cf.  cap.  3. 
4.  —  Caesar.  Heisterb.  dist.  v,  c.  21.  —  Stephani  Tornacens.  Epist.  92.  —  Anon, 
Passav.  (Bibl.  Mag.  Pat.  xm,  299j.  —  Schmidt,  i,  200. 


ALARMES  DE  LA  PAPAUTÉ  145 

Préoccupée  d'accroître  son  pouvoir  temporel,  elle  avait  presque 
abandonné  ses  fonctions  spirituelles,  et  son  empire,  construit 
sur  des  fondations  spirituelles,  s'écroulait  avec  elles.  Peu  de 
crises  dans  l'histoire  de  l'Église  ont  été  plus  dangereuses  que 
celle  qu'allait  affronter  Lothario  Conti,  lorsqu'il  prit  la  pourpre 
à  l'âge  de  38  ans.  Dans  son  sermon  de  consécration,  il  annonça 
qu'un  de  ses  principaux  devoirs  serait  la  destruction  de  l'hérésie; 
jusqu'à  la  fin,  au  milieu  de  conflits  interminables  avec  empe- 
reurs et  rois,  il  resta  fidèle  à  cet  engagement.  Par  bonheur,  il 
possédait  les  qualités  nécessaires  pour  guider  la  barque  ava- 
riée de  Saint-Pierre  à  travers  les  tempêtes  et  les  écueils;  il  la 
conduisit,  sinon  toujours  avec  sagesse,  du  moins  avec  un  cou- 
rage persévérant  et  une  confiance  inébranlable  qui  lui  permirent 
d'accomplir  jusqu'au  bout  sa  haute  mission  (1). 

(1)  Innocent.  PP.  III,  Serm.  de  Diversis,  m. 


113  DÉCLARATION    D*INNOCE.\T    III 


CHAPITRE  IV 


LES  CROISADES  ALRIGEOISES 


^29  L'Église,  à  la  fin  du  xne  siècle,  admettait  qu'elle  était  respon- 
sable des  périls  de  sa  situation,  que  les  progrès  alarmants  de 
l'hérésie  étaient  tout  au  moins  encouragés  par  la  négligence  et 
la  corruption  de  son  clergé. 

Dans  son  discours  d'ouverture  au  grand  concile  de  Latran, 
Innocent  III  n'hésita  pas  à  faire  aux  Pères  assemblés  la  déela- 
tion  suivante  :  «  La  corruption  du  peuple  a  sa  source  principale 
dans  Je  clergé.  C'est  de  là  que  viennent  les  maux  du  christia- 
nisme :  la  foi  s'éteint,  la  religion  s'efface,  la  liberté  est  enchaî- 
née, la  justice  est  foulée  aux  pieds,  les  hérétiques  se  multi- 
plient, les  schismatiques  s'enhardissent,  les  incrédules  se  forti- 
fient, les  Sarrasins  sont  vainqueurs.  »  Après  la  vaine  tentative 
faite  par  ce  concile  pour  frapper  le  mal  à  sa  racine,  Honorius  III, 
avouant  son  iusuccès,  répétait  les  assertions  d'Innocent.  C'était 
là  une  vérité  que  personne  n'osait  contester. 

Cependant,  en  1204,  lorsque  les  légats  qu'Innocent  avait 
envoyés  chez  les  Albigeois  appelèrent  son  intervention  contre 
des  prélats  qu'ils  n'avaient  pu  faire  rentrer  dans  l'ordre,  dont 
les  mœurs  infâmes  étaient  un  scandale  pour  les  fidèles  et  un 
argument  irrésistible  dans  la  bouche  des  hérétiques,  Innocent 
leur  enjoignit  sèchement  de  s'occuper  de  leur  mission  et  de  ne 
pas  s'en  laisser  détourner  par  des  affaires  moins  importantes. 
Cette  réponse  indique  clairement  la  politique  de  l'Église.  Même 
le  courage  d'un  Innocent  reculait  devant  la  tâche  de  nettoyer 


HÉRÉSIE   DU   NIVERNAIS  1-47 

les  écuries  d'Augias;  il  semblait  plus  facile  d'écraser  la  révolte 
par  le  fer  et  par  le  feu.  (1) 

Nous  avons  vu  avec  quelle  promptitude  et  quelle  suite  dans 
les  idées  Innocent  entreprit  de  supprimer  l'hérésie  en  Italie; 
au-delà  des  Alpes,  il  ne  se  montra  ni  moins  actif,  ni  moins 
énergique,  et  il  faut  lui  rendre  cette  justice  qu'il  chercha  tou-  13C 
jours  à  procéder  équitablement,  à  ne  pas  confondre  les  inno- 
cents avec  les  coupables.  Depuis  longtemps,  le  Nivernais  était 
connu  comme  une  des  régions  les  plus  profondément  infectées. 
Nous  avons  déjà  relaté  les  troubles  suscités  à  Vézelay  en  1167 
par  le  Catharisme  et  la  sévère  répression  qui  avait  mis  fin  aux 
manifestations  de  l'hérésie  sans  en  détruire  les  germes.  Vers  la 
fin  du  siècle,  l'éveque  Hugues  d'Auxerre  mérita  le  surnom  de 
marteau  des  hérétiques  par  l'énergie  et  le  succès  qui  marquè- 
rent ses  persécutions  ;  et  bien  qu'il  fût  également  célèbre  pour 
son  avidité,  son  mépris  du  droit,  la  tyrannie  qu'il  exerçait  dans 
son  diocèse  et  son  ardeur  à  ruiner  ceux  dont  il  avait  à  se  plain- 
dre, son  zèle  pour  la  foi  sembla  couvrir  la  multitude  de  ses 
méfaits.  Il  avait  à  peine  besoin  des  exhortations  qu'Innocent  lui 
adressa  en  1204  pour  l'exciter  à  débarrasser  son  diocèse  de 
l'hérésie.  Par  un  usage  impitoyable  des  mesures  de  confisca- 
tion, par  l'exil  et  le  bûcher,  il  fit  tout  en  son  pouvoir  pour  exter- 
miner l'hérésie;  mais  le  mal  était  profond  et  reparaissait  sans 
cesse.  Le  principal  auteur  de  la  propagande  était  un  anachorète 
nommé  Jerric,  qui  vivait  dans  un  souterrain  près  de  Corbigny; 
grâce  aux  efforts  de  Foulques  de  Neuilly,  on  finit  par  l'y  sur- 
prendre et  l'y  brûler.  Mais  ce  n'était  pas  seulement  parmi  les 
pauvres  et  les  humbles  que  le  Catharisme  faisait  des  recrues. 
En  1199,  le  doyen  de  Nevers  etPabbé  de  Saint-Martin  de  Nevers 
firent  appel  à  Innocent  pour  se  plaindre  d'être  persécutés;  la 
réponse  du  pape  montre  à  la  fois  son  désir  de  leur  donner  toute 
facilité  pour  se  défendre  et  la  complication  de  la  procédure 

(1)  Innocent.  PP.  III    Serm.  de  Diversls,  vi  ;  Regest.  vît;  J65,  x,  5i.  —  Honor. 
PP.  III  Epist.  ad  Archiep    Bituricens   (Martène,  Ampl.  Coll.  i,  1140-51). 
-     En  1250,  Robert  Grosseteste,  évèque  de  Lincoln,   dit  à  Innocent  V   à    Lyon  que 
la  corruption  du  clergé  était  la  cause  des  hérésies  qui  affligeaient  l'Eglise  (Fascic. 
Rer.  expet.  et  fugiend.  n,  251,  éd.  1690). 


148  AFFAIRÉS  DE  LA  CHARITE  ET  DE  METZ 

ecclésiastique  à  celte  époque.  En  1201,  l'évêque  Hugues  fut  plus 
heureux  avec  un  coupable  d'égale  importance,  le  chevalier  Eve- 
rard  de  Chàteauneuf,  auquel  le  comte  Hervey  de  Nevers  avait 
confié  la  gestion  de  ses  domaines.  Le  légat  Octavien  réunit  à 
Paris  un  concile,  comprenant  nombre  d'éveques  et  de  théolo- 
giens, pour  juger  Éverard;  il  fut  condamné,  principalement  sur 
le  témoignage  de  l'évêque  Hugues  lui-même,  livré  au  bras  sécu- 
lier et  brillé  vif.  On  lui  avait  cependant  accordé  un  délai  pour 
rendre  compte  de  sa  gestion  au  comte  Hervey. 

Son  neveu,  Thierry,  hérétique  endurci  également,  se  réfugia 
à  Toulouse  où,  cinq  ans  après,  nous  le  trouvons  évêque  des 
Albigeois,  qui  étaient  heureux  d'avoir  pour  complices  un  noble 
français.  La  Charité  était  un  centre  d'hérésie  particulièrement 
actif  dans  le  Nivernais.  De  1202  à  1208,  nous  voyons  les  citoyens 
de  cette  ville  en  appeler  souvent  à  Innocent,  parce  que  la  jus- 
tice pontificale  passait  pour  plus  indulgente  que  celle  des  tri- 
bunaux du  pays  ;  les  décisions  du  pape  témoignent,  en  effet, 
131  d'un  louable  effort  pour  empêcher  l'injustice.  Mais  tout  cela  fut 
inutile  et  La  Charité  fut  une  des  premières  villes  où  il  parut 
nécessaire,  en  1233,  d'envoyer  un  inquisiteur.  A  Troyes,  en 
1200,  huit  Cathares,  dont  trois  femmes,  furent  brûlés  vifs;  on 
en  brûla  d'autres  à  Braisne,  en  1204,  parmi  lesquels  le  plus 
célèbre  peintre  qui  fût  alors  en  France,  Nicolas.  (1) 

En  1199,  un  autre  danger  menaça  l'Église  de  Metz,  où  des 
sectaires  vaudois  furent  trouvés  en  possession  de  la  traduction 
française  du  Nouveau  Testament,  du  Psautier,  du  Livre  de  Job 
et  d'autres  parties  de  l'Écriture,  qu'ils  étudiaient  avec  ardeur  et 
refusaient  de  remettre  aux  prêtres  des  paroisses;  ils  poussaient 
la  hardiesse  jusqu'à  afûrmer  qu'ils  connaissaient  l'Écriture 
Sainte  mieux  que  leurs  pasteurs  et  qu'ils  avaient  le  droit  de  cher- 
cher une  consolation  dans  cette  lecture.  Le  cas  était  embarras- 
sant, car  l'Église  n'avait  pas  encore  interdit  formellement  au 

(1)  Roberti  Autissiodor.  Chron.  ami.  119S-1201.  —  Hist.  Episc.  Autissiod. 
(D  Bouquet,  xvm,  725-6,  729)  —  Pétri  Sarnens.  Hist.  AJhij.  c.  3.  —  Innocent. 
PP.  III.  Reg.  h,  63,  99,  v,  36;  vi,  63,  239;  ix,  110;  x,  206.  —  Potthast  n°  9F>2. 
—  Alberic.  Trium  Fontium  Chron.  airn.  1200.  —  Cliron.  Canon.  Laudun.  ann 
1204  (D.  Bouquet,  xvm,  713). 


RAYMOND    VI    DE    TOULOUSE  119 

peuple  la  lecture  de  la  Bible  et  ces  pauvres  gens  n'étaient  accu- 
sés d'aucune  hérésie  précise.  On  s'adressa  à  Innocent.  Le  pape 
répondit  qu'il  n'y  avait  rien  de  blâmable  dans  le  désir  de  com- 
prendre l'Écriture,  mais  que  la  profondeur  de  ces  écrits  était 
tell^que  les  plus  savants  étaient  souvent  incapables  de  la  son- 
der ;  par  conséquent,  cette  lecture  dépassait  de  beaucoup  l'in- 
telligence des  simples.  Le  peuple  de  Metz  était  exhorté  à  renon- 
cer à  une  prétention  condamnable  et  à  rendre  à  ses  pasteurs 
le  respect  qui  leur  était  dû.  Cet  avis  était  accompagné  d'une 
menace  très  claire  pour  le  cas  où  il  ne  serait  pas  suivi.  Comme 
les  Messins  n'en  continuaient  pas  moins  à  lire  la  Bible,  l'abbé 
de  Citeaux  et  deux  autres  ecclésiastiques  furent  envoyés  à 
Metz  pour  mettre  un  terme  à  cet  état  de  choses.  La  preuve 
qu'ils  ne  réussirent  guère,  c'est  qu'en  1230  un  hérétique  brûlé  à 
Reims  possédait  une  traduction  française  de  la  Bible  et  qu'en 
1231  les  hérétiques  de  Trêves  en  possédaient  des  versions  alle- 
mandes. (1) 

Ce  qui  préoccupait  naturellement  le  plus  la  cour  de  Rome  était 
l'existence,  dansle  midi  de  laFrance,  d'une  vraie  citadelle  de  l'hé- 
résie. Raymond  VI  de  Toulouse  venait,  au  mois  de  janvier  1195, 
de  succéder  à  son  père,  à  l'âge  de  38  ans.  Il  était  le  plus  puis- 
sant feudataire  de  la  monarchie  et  presqu'aussi  indépendant 
qu'un  souverain.  La  possession  du  duché  de  Narbonne  lui  con- 
férait la  dignité  de  premier  pair  laïque  de  France.  Il  était  éga- 
lement suzerain,  avec  une  autorité  plus  ou  moins  directe,  du 
marquisat  de  Provence,  du  comtat  Venaissin,  des  comtés  de 
Saint-Gilles,  Foix,  Gomminges  et  Rodez,  ainsi  que  del'Albigeois, 
du  Vivarais,  du  Gévaudan,  du  Velay,  du  Rouergue,  du  Quercy  et 
de  l'Agénois.  Même  en  Italie,  il  était  célèbre  comme  le  comte 
le  plus  puissant  de  l'Europe,  ayant  lui-môme  quatorze  comtes 
parmi  ses  vassatal,  ni  les  troubadours  assuraient  qu'il  était 
l'égal  des  empereurs  : 

Car  il  val  tan  qu'en  la  soa  valor 

AurV  assatz  ad  un  emperador. 

(1)  Regest.  h,  141,  142,  235.  —  Revue  de  l'Hist.  des  Relig.  mars  1889,  p.  245.  — 
Gesta  Treviror.  c.  104. 


150  PUISSANCE    DE    RAYMOND    VI 

Même  après  le  sacrifice  de  la  majeure  partie  des  domaines  de 
sa  maison,  son  fils,  Raymond  VII,  à  la  cour  splendide  qu'il  tint 
à  Noël  en  4244,  conféra  à  deux  cents  nobles  les  insignes  de  la 
Chevalerie.  Par  ses  alliances  matrimoniales,  Raymond  VII  était 
étroitement  lié  aux  maisons  royales  de  Castille,  d'Aragon,  de 
Navarre,  de  France  et  d'Angleterre.  Il  épousa,  en  quatrième 
noces  (1196),  Jeanne  d'Angleterre,  afin  d'obtenir  un  traité  favo- 
rable avec  son  frère  Richard  et  se  débarrassa  ainsi  de  l'hostilité 
d'un  homme  de  guerre  redoutable  qui,  en  qualité  de  duc  d'Aqui- 
taine, avait  beaucoup  inquiété  son  père.  Mais  ce  traité  avec  Ri- 
chard offensa  Philippe  Auguste,  ce  qui  eut  plus  tard  de  tristes 
conséquences  pour  Raymond.  Presqu'à  la  même  époque,  il  fut 
délivré  d'un  autre  ennemi  héréditaire  par  la  mort  d'Alphonse  II 
d'Aragon,  dont  les  vastes  domaines  et  les  prétentions  plus 
grandes  encore  dans  la  France  méridionale  avaient  parfois  menacé 
la  maison  de  Toulouse  d'une  ruine  complète.  Avec  le  successeur 
d'Alphonse,  Pierre  II,  Raymond  enl retint  les  relations  les  plus 
amicales,  cimentées  encore,  en  1200,  par  son  mariage  avec  la 
sœur  de  Pierre,  Eléanor,  et,  en  1205,  par  les  fiançailles  de  son 
133  jeune  fils  Raymond  VII  avec  la  fille  encore  toute  jeune  du  roi 
d'Aragon.  Philippe  Auguste,  lors  de  son  avènement,  lui  témoi- 
gna une  amitié  qui  semblait  un  gage  de  plus  de  paix  et  de  pros- 
périté pour  son  règne. 

Ainsi  assuré  contre  des  agressions  du  dehors,  Raymond  se 
souciait  peu  de  l'excommunication  qui  avait  été  fulminée  contre 
lui  en  1195  par  Célestin  III,  à  la  suite  d'une  atteinte  portée  aux 
droits  de  l'abbaye  de  Saint-Gilles.  Innocent  III  leva  cette  excom- 
munication, mais  non  sans  avertir  sévèrement  le  prince,  qui  eut 
le  tort  de  ne  point  faire  cas  de  cet  avis.  Bien  qu'il  ne  fut  pas 
hérétique  lui-même,  scn  indifférence  à  l'égard  des  questions  reli- 
gieuses le  rendait  toléiant  envers  l'hérésie  de  ses  sujets.  La  plu- 
part de  ses  barons  étaient,  les  uns  hérétiques,  les  autres  favo- 
rablement disposés  envers  une  croyance  qui,  en  repoussant  les 
prétentions  de  l'Église,  permettaient  de  la  spolier  ou  du  moins 
de  s'affranchir  de  ses  exigences.  Les  mêmes  motifs  agissaient 
sans  doute  sur  Raymond.  Quand,  en  1195,  le  concile  'de  Mont- 


SA    POLITIQUE   10LÉRANTE  *?>'* 

pellier  lança  l'anatbème  contre  tous  les  princesqui  négligeraient 
d'appliquer  les  canons  de  Latran  contre  les  hérétiques  et  les 
mercenaires,  il  n'y  fit  pas  la  moindre  attention. En  vérité,  il  eût 
fallu  à  Raymond  une  dose  peu  commune  de  fanatisme  religieux 
pour  qu'il  consentit  à  provoquer  ses  vassaux,  à  dévaster  ses 
propres  domaines  et  à  encourir  les  agressions  de  voisins  qui  le 
guettaient,  le  tout  pour  rétablir  l'unité  religieuse  et  rendre  ses 
sujets  plus  obéissants  à  une  Église  connue  seulement  par  sa 
rapacité  et  sa  corruption.  La  tolérance  avait  régné  pendant  près 
d'une  génération;  le  pays  jouissait  de  la  paix  après  une  longue 
suite  de  guerres  et  la  prudence  la  plus  élémentaire  conseillait 
au  prince  de  marcher  dans  la  voie  que  son  père  avait  tracée. 
Entouré  d'une  des  cours  les  plus  gaies  et  les  plus  cultivées  de 
l'Europe,   aimant  les  femmes,  protégeant  les  poêles,  un  peu 
irrésolu  dans  ses  desseins,  adoré  d'ailleurs  de  ses  sujets,  rien 
ne  pouvait  lui  sembler  plus  absurde  que  l'impitoyable  persécu- 
tion que  Rome  représentait  comme  le  premier  de  ses  devoirs  (1). 
La  condition  de  l'Église  sur  les  domaines  de  Raymond  était 
bien  propre  à  exciter  l'indignation  d'un  pape  comme  Innocent  III. 
Un  chroniqueur  nous  assure  que,  sur  plusieurs  milliers  d'habi- 
tants, on  ne  trouvait  qu'un  petit  nombre  de  catholiques;  et  bien 
qu'il  y  ait  là  sans  doute  de  l'exagération,  on  a  pu  voir,  dans  le 
chapitre  précédent,  avec  quelle  rapidité  s'était  développée  l'hé- 
résie. L'état  de  l'évêché  de  Toulouse  suffit  à  montrer  quel  dis- 
crédit pesait  alors  sur  l'Église  et  combien  ses  intérêts  temporels 
avaient  souffert  de  la  ruine  de  son  prestige  spirituel.  L'évêque 
Fulcrand,  qui  mourut  en  1200,  vivait,  faute  de  pouvoir  faire 
autrement,  dans  un  état  de  pauvreté  tout  apostolique.  Ses  dimes 
avaient  été  confisquées  par  les  seigneurs  et  les  monastères;  les 
prêtres  de  paroisse  avaient  mis  la  main  sur  ses  prémices;  les 
»  quelques  revenus  qui  lui  restaient  provenaient  d'un  petit  nombre 
de  fermes  et  du  four  banal  sur  lequel  il  percevait  des  droits 
féodaux.  Dans  sa  misère,  il  commença  un  procès  contre  son 

(1)  Villani  Chron.  lib.  v,  c.  90.  —  Diez,  Leben  una  Werke  dor  Trnubadows, 
424.  —  GaiU.  Pod.  Laur.  cap.  47.  —  Vaissete,  éd.  Privât,  vm,  558.  —  Petn  bar- 
îicnsis  Hist.  Albig.  ci.—  Vaissete,  éd.  1730,  m,  101. 


134 


152  MISÈRE    DES    ÉVÊQUES 

propre  chapitre,  afin  d'obtenir  le  revenu  d'une  seule  prébende 
qui  lui  permit  de  vivre.  Quand  il  visitait  ses  paroisses,  il  était 
obligé  de  demander  une  escorte  aux  seigneurs  des  pays  qu'il 
traversait.  Après  la  mort  de  Fulcrand,  sa  place,  quelque  peu 
enviable  qu'elle  parût,  fut  l'objet  d'une  contestation  scandaleuse 
qui  se  termina  à  l'avantage  de  Raymond  de  Rabastens,  archi- 
diacre d'Agen.  Cet  évêque,  plus  pauvre  encore  que  son  prédéces- 
seur, recourut,  pour  augmenter  ses  revenus,  aux  procédés  de 
simonie;  mais  une  fois  qu'il  eût  vendu  ou  mis  en  gage  tout  ce 
qui  restait  au  siège  épiscopal  de  Toulouse,  pour  payer  les  frais 
d'un  procès  avec  l'un  de  ses  vassaux,  Raymond  de  Beaupuy,  on 
le  déposa  de  sa  dignité  avec  une  rente  de  trente  livres  toulou- 
sains, juste  assez  pour  le  soustraire  à  la  mendicité,  et  on  le 
pourvut,  pour  toute  compagnie,  d'une  méchante  servante.  Son 
successeur,  Foulques  de  Marseille,  troubadour  distingué  qui 
avait  renoncé  au  monde  et  était  devenu  abbé  de  Florèges, 
racontait  que,  lorsqu'il  prit  possession  de  l'évêché,  il  était 
obligé  de  donner  à  boire  à  ses  mules,  parce  qu'il  n'avait  per- 
sonne pour  les  conduire  à  l'abreuvoir  voisin  de  la  Garonne.  Ce 
Foulques,  alors  si  misérable,  était  un  homme  d'un  tempérament 
ardent  et  vindicatif,  qui  devait  un  jour  porter  à  travers  son 
diocèse  le  fer  et  le  feu  (1). 
135  Le  mal  augmentait  continuellement  et  l'on  pouvait  prévoir 
le  moment  où  l'Église  romaine  aurait  perdu  complètement  les 
provinces  méditerranéennes  de  la  France.  Il  faut  dire  cepen- 

(1)  Guiîl.  Nangiac.  ann.  1207.  —  Vaissete,  m,  128,  132.—  Guill.  Pod.  Laur. 
c.  G,  7.  —  Reg.  vm,  115-116.  —  Sur  la  condition  des  autres  sièges  —  Carcas- 
sonne,  Vence,  Agde,  Auch,  Narbonne,  Bordeaux  —  voir  Regest.  i,  194;  m,  24;  vi, 
216;  Vu,  84;  vm,  76;  xvi,  5.  .     ,  . 

Pour  la  biographie  de  Foulques,  ou  Folquet,  de  Marseille,  qui,  après  avoir  ete  le 
favori  de  Raymond  V,  devint  l'ennemi  le  plus  acharne  de  Raymond  M,  voir  Paul 
Meyer  ap.  Vaissete,  éd.  Privât,  vu,  444.  Dante  le  place  dans  l'enfer  de  Venus,  en 
compagnie  de  Cunizza,  la  sœur  débauchée  d'Ezzelin  da  Komano  (Paraihso,  ix).  On 
raconte  de  lui  que,  prêchant  un  jour  contre  les  hérétiques,  il  les  compara  à  des 
loups  et  les  fidèles  à  des  moutons.  Un  hérétique  à  qui  Simon  de  Montfort  avait 
fait  crever  les  yeux,  couper  le  nez  et  les  lèvres,  se  leva  et  dit  :  «  Avez-vous  jamais 
vu  un  loup  traiter  de  la  sorte  une  brebis?  »  A  quoi  Foulques  répondit  que  Mont- 
fort  était  un  bon  chien  qui  avait  bien  mordu  le  loup.  On  raconte  de  lui  un  aulre 
trait  moins  déplaisant  :  rencontant  une  pauvre  mendiante  hérétique,  il  lui  fit  1  au- 
mône, disant  que  son  aumône  allait  à  la  pauvreté  et  non  à  l'hérésie.  —  Chabaneuu, 
ap.  Vaissete,  éd.  Privât,  x,  &[% 


PREMIÈRES   MESURES   D'iNNOCENT  153 

dant,  à  l'éloge  des  hérétiques,  que  l'esprit  de  persécution  leur 
était  tout  à  fait  étranger.  Assurément,  la  rapacité  des  seigneurs 
dépouillait  rapidement  les  ecclésiastiques  de  leurs  biens  et  de 
leurs  revenus;  ceux  qui  mettaient  ainsi  la  main  sur  les  propriétés 
de  l'Église  n'éprouvaient  guère  de  scrupule  à  spolier  des  moines 
paresseux  et  des  prêtres  mondains  dont  le  nombre,  du  reste, 
allait  sans  cesse  en  diminuant;  mais  les  Cathares,  bien  que  se 
considérant  comme  l'Église  de  l'avenir,  ne  paraissent  jamais 
avoir  songé  à  étendre  par  la  force  leur  domaine  spirituel.  Satis- 
faits d'opérer  des  conversions  et  de  prêcher  au  peuple,  ils 
vivaient  en  parfaite  amitié  avec  leurs  voisins  orthodoxes.  Aux 
yeux  de  l'Église,  cet  état  de  choses  était  intolérable.  Elle  a  tou- 
jours considéré  qu'un  pouvoir  civil,  en  tolérant  les  autres 
croyances,  persécute  la  sienne.  Par  la  loi  même  de  son  exis- 
tence, elle  ne  peut  admettre  de  partage  avec  personne  dans  le 
gouvernement  des  âmes.  Cette  fois,  le  cas  était  plus  grave 
encore,  car  la  tolérance  dont  elle  se  plaignait  risquait  d'entraîner 
sa  ruine,  de  sorte  qu'elle  se  voyait  contrainte  à  prendre  les 
mesures  les  plus  rigoureuses, non  seulement  en  vertu  des  devoirs 
qu'elle  s'attribuait,  mais  d'un  instinct  naturel  de  conservation.     136 

Innocent,  consacré  le  22  février  1198,  écrivit  dès  le  1er  avril  à 
l'archevêque  d'Auch  pour  déplorer  les  progrès  de  l'hérésie  et  le 
danger  de  son  triomphe  qu'il  entrevoyait.  Ordre  fut  donné  à  ce 
prélat  et  à  ses  frères  d'user,  avec  la  plus  grande  rigueur,  des 
censures  ecclésiastiques  et  d'invoquer,  en  cas  de  besoin,  l'inter- 
vention des  princes  et  du  peuple.  Non  seulement  les  hérétiques 
doivent  être  punis,  mais  il  faut  sévir  contre  ceux  qui  entre- 
tiennent où  sont  suspects  d'entretenir  des  relations  avec  eux. 
Évidemment,  les  prélats  ne  pouvaient  répondre  à  ces  exhorta- 
tions que  par  l'aveu  de  leur  impuissance.  Innocent  s'y  attendait 
et  se  hâta  de  prendre  l'initiative.  Le  21  avril,  il  envoya  en 
France  deux  commissaires,  Rainier  et  Gui,  munis  de  lettres 
adressées  aux  prélats,  aux  princes,  aux  seigneurs  et  à  tout  le 
peuple.  Ceux-ci  devaient,  aux  termes  de  ces  lettres,  prendre 
immédiatement  toutes  les  mesures  utiles  pour  détourner  de 
l'Église  les  périls  dont  la  menaçait  l'accroissement   des    Ca- 


45i  LE    LÉGAT    RAINIER 

thares  et  des  Vaudois,  qui  corrompaient  le  peuple  par  des 
œuvres  simulées  de  charité  et  de  justice.  Les  hérétiques  qui  ne 
voudront  pas  revenir  à  la  foi  doivent  être  bannis  et  dépouillés 
de  leurs  biens;  si  les  autorités  temporelles  refusent  de  procéder 
à  ces  exécutions  ou  montrent  quelque  négligence,  elles  doi- 
vent êtres  frappées  d'interdit;  en  revanche,  si  elles  se  font 
obéissantes,  on  les  récompensera  par  l'octroi  des  indulgences 
promises  pour  un  pèlerinage  à  Rome  ou  à  Saint-Jacques  de 
Compostelle.  Tous  ceux  qui  sont  en  relation  avec  les  héré- 
tiques doivent  être  punis  comme  eux.— C'est  seulement  six  mois 
plus  tard  que  Rainier  fut  autorisé  par  le  pape  à  tarir  la  source 
du  mal  en  réformant  les  églises  et  en  y  rétablissant  la  disci- 
pline; évidemment,  c'est  de  la  répression  que  le  pape  voulait 
s'occuper  d'abord. 

Au  mois  de  juillet  1199,  les  pouvoirs  de  Rainier  furent  encore 
accrus  et  il  reçut  le  titre  de  légat,  grâce  auquel  il  devait  être 
obéi  et  respecté  à  l'égal  du  pape  lui-même.  Guillaume,  seigneur 
137  de  Montpellier,  demanda,  sur  ces  entrefaites,  qu'on  lui  envoyât 
un  légat  pour  l'aider  à  supprimer  l'hérésie.  Bien  que  Guillaume 
fût  un  bon  catholique,  cette  manifestation  de  son  zèle  était  due 
à  une  tout  autre  cause  :  il  voulait  obtenir  la  légitimation  des 
enfants  qu'il  avait  eus  d'une  seconde  femme, sans  que  son  divorce 
avec  la  première  eût  été  légal.  Innocent  refusa  le  marché  et  le 
zèle  de  Guillaume  se  refroidit.  Vers  la  même  époque,  le  légat 
montra  des  velléités  de  réforme  en  dénonçant  deux  coupables 
très  haut  placés,  les  archevêques  de  Narbonne  et  d'Auch,  dont 
l'immoralité  et  la  négligence  avaient  réduit  l'Église  de  leurs 
provinces  à  une  condition  déplorable;  mais  comme  la  procé- 
dure dura  dix  ou  douze  ans  avant  que  les  coupables  pussent 
être  éloignés  de  leurs  sièges,  il  ne  pouvait  être  question  de  rien 
qui  ressemblât  à  une  réforme  générale  (1). 

On  peut  même  dire  que,  pendant  quelques  temps  du  moins, 
les  efforts  intermittents  pour  purifier  l'Église  ne  firent  qu'ag- 

(1)  Re-est.  i,  92,  93.  94,  165,  395;  n,  122,  123,   298;  ni.  24;    v,  96  ;    vu,  17,  75 
▼m,  75,  106;  ix,  66,  x,  68;  xm,  88;  xiv,  32;  xvi,  5.  —  \  aissete,  m,  11.. 


PIERRE    DE   CASTELNAU  155 

graver  la  situation;  car  les  prélats,  furieux  de  voir  tant  d'auto- 
ité  aux  mains  des  représentants  directs  de  Rome,  refusaient 
e  s'associer  énergiquement  à  la  campagne  contre  l'hérésie.  On 
ut  craindre  un  instant  de  les  voir  faire  cause  commune  avec 
es  hérétiques  contre  le  Saint  Siège,  afin  de  se  protéger  eux- 
mêmes  et  leur  clergé  contre  ses  envahissements. 

Rainier  tomba  malade  pendant  l'été  de  1202.  Il  fut  remplacé 
par  Pierre  de  Castelnau  et  Raoul,  moines  cisterciens  de  Font- 
froide,  qui,  au  prix  de  peines  infinies  et  en  menaçant  la  ville 
de  la  vengeance  royale,  réussirent  à  arracher  aux  magistrats 
de  Toulouse  le  serment  d'abjurer  l'hérésie  et  d'expulser  les 
hérétiques;  en  retour,   ils  juraient  que  les  immunités  et  les 
libertés  de  la  ville  ne   subiraient  aucune   atteinte.  A  peine 
étaient-ils  partis  que  les  Toulousains  oublièrent  leurs  promesses. 
Encouragés  par  ce  qu'ils  croyaient  être  un  succès,  les  moines 
essayèrent  d'obtenir  le  même  engagement  du  comte  Raymond. 
Ils  y  réussirent,  mais  dans  des  conditions  qui  montrent  bien  la 
difficulté  de  leur  tâche.  Quand  ils  demandèrent  à  l'archevêque 
de  Narbonne  de  les  accompagner  auprès  du  comte  de  Toulouse, 
ce  prélat  ne  se  contenta  pas  de  refuser  :  il  leur  dénia  toute 
assistance  et  c'est  à  grand  peine  qu'ils  obtinrent  de  lui  des 
chevaux  pour  le  voyage.  L'évêque  de  Béziers,  sollicité  également, 
refusa  de  les  accompagner.  Ils  lui  demandèrent  de  convoquer    138 
les  consuls  de  Béziers  afin  qu'ils  abjurassent  l'hérésie  et  jurassent 
de  défendre  l'Église;  l'évêque  n'en  fit  rien,  créa  même  des  difficul- 
tés particulières  aux  envoyés  du  pape,  et  bien  qu'il  eût  finalement 
promis  d'excommunier  les  magistrats  pour  cause  de  contumace, 
il  se  garda  d'en  rien  faire.   Et  cependant,   l'hérésie  était  telle- 
ment florissante   à  Béziers  que  le  vicomte  dut  autoriser  des 
chanoines  à  fortifier  l'église  de  Saint-Pierre  de  peur  que  les 
hérétiques  ne  s'en  emparassent  de  force!  L'évêque  de  Béziers 
était  probablement  effrayé  par  la  mésaventure  arrivée  à  son 
voisin,  Bérenger,  évêque  de  Carcassonne,  qui,  ayan    menacé 
son  troupeau  des  rigueurs   ecclésiastiques,    fut    chassé  de  la 
ville   et  mis  en  quarantaine,  une  grosse   amende  ayant  été 


156  ARNAUD    DE    GITE  AUX 

édictée   contre    ceux  qui    entretiendraient  des   rapports  avec 
lui  (1). 

L'audace  des  hérétiques  défiait  les  efforts  d'Innocent.  Esclar- 
monde,  sœur  du  puissant  comte  de  Foix,  fut  hérétiquée,  en 
compagnie  de  cinq  autres  dames  de  haute  naissance,  dans  une 
assemblée  publique  de  Cathares  à  laquelle  assistaient  beaucoup 
de  nobles  et  de  chevaliers.  On  remarqua  que  le  comte  fut  le 
seul  à  ne  point  donner  aux  ministres  le  salut  à  la  mode  des 
hérétiques  dit  vénération.  Pierre  le  Catholique  d'Aragon  présida 
un  grand  débat  public  à  Carcassonne,  où  les  légats  et  plusieurs 
docteurs  hérétiques  argumentèrent  sans  résultat.  La  situation 
paraissait  si  désespérée  qu'il  fallait,  disait  Innocent,  un  nouveau 
déluge  pour  purifier  le  pays  et  le  préparer  à  l'avènement  d'une 
race  nouvelle  (2). 
139  Décidé  à  tenter  un  violent  effort,  le  pape  nomma  légat  en 
chef  1'  «abbé  des  abbés  »,  Arnaud  de  Citeaux, supérieur  du  grand 
ordre  des  Cisterciens,  homme  énergique,  implacable,  plein  de 
zèle  pour  la  cause  de  l'orthodoxie  et  doué  d'une  rare  persévé- 
rance. A  la  fin  de  mai  1204,  Innocent  conféra  des  pouvoirs 
extraordinaires  à  une  commission  composée  d'Arnaud  et  des 
moines  de  Fontfroide.  Les  prélats  des  provinces  infectées 
étaient  l'objet  de  réprimandes  sévères  et  recevaient  l'ordre 
d'obéir  en  toutes  choses  aux  légats,  sous  peine  de  s'attirer  la 
colère  du  Saint-Siège.  Partout  où  existaient  des  hérétiques,  les 
légats  étaient  autorisés  «  à  détruire  tout  ce  qui  devait  être 
détruit,  à  planter  tout  ce  qui  devait  être  planté.  »  D'un  seul 
coup,  l'indépendance  des  églises  locales  était  confisquée  :  Rome 
proclamait  la  dictature. 

Reconnaissant,  d'ailleurs,  combien  les  censures  ecclésias- 
tiques étaient  devenues  impuissantes.  Innocent  ne  songeait 
plus  qu'à  employer  la  force.  D'après  les  instructions  données 

(1)  Pétri  Sarnens.  c.  1,  17.  —  Vaisscte,  m,  129,  134-5;  Preuves,  197.  —  Regest. 
vi,  242-3. 

(2)  Pet.  Sarnens.  ç  3.  —  Vaissete,  m,  133,  135.  —  Guillem  de  Tudela,  iv.  Je 
cite  ce  poème,  dont  le  début  est  de  Guillaume  de  Tudèle,  d'après  l'édition  de 
Kauriel  (1837).  Une  version  métrique  par  Mary-Lalbn  parut  en  180*;  depuis 
M.  Paul  Mf\vei  en  a  donné  une  édition  critique  avec  un  at>.  aratus  abondent, 


TIÉDEUR   DU   ROI   DE    FRANGE  157 

aux  légats,  tout  hérétique  impénitent  devait  être  livré  au  bras 
séculier,  sa  personne  proscrite,  ses  biens  confisqués;  en  outre, 
on  devait  offrir  à  Philippe  Auguste  et  à  son  fils  Louis  Cœur-de- 
Lion,  s'ils  voulaient  travailler  à  supprimer  l'hérésie,  rémission 
entière  de  leurs  péchés,  comme  s'ils  avaient  entrepris  une  croi- 
sade en  Terre  Sainte.  Les  mêmes  promesses  étaient  faites  à 
tous  les  seigneurs,  même  les  classes  turbulentes  de  la  popula- 
tion étaient  incitées  par  la  double  perspective  d'un  pillage 
abondant  et  d'une  complète  absolution.  En  effet,  par  une  clause 
spéciale,  les  légats  étaient  autorisés  à  remettre  toutes  les  peines 
spirituelles  qu'entraînaient  les  violences  contre  les  personnes, 
à  ceux  qui  commettraient  de  pareils  actes  en  persécutant  les 
hérétiques.  Innocent  écrivit  en  même  temps  à  Philippe  Auguste, 
l'exhortant  à  tirer  l'épée  pour  tuer  les  loups  qui  ravageaient  le 
troupeau  du  Seigneur.  S'il  ne  pouvait  pas  aller  lui-même,  eh 
bien  !  qu'il  envoyât  son  fils  ou  quelque  chef  expérimenté  ;  mais 
qu'il  consentît  à  exercer  le  pouvoir  qu'il  avait  reçu  à  cet  effet  du 
ciel.  Le  pape  lui  reconnaissait  le  droit  de  saisir  et  d'ajouter  à 
ses  domaines  les  possessions  de  tous  les  nobles  qui  refuseraient  140 
de  lui  prêter  leur  concours  dans  la  lutte  engagée  contre  l'hé- 
résie (1). 

Innocent  avait  joué  sa  dernière  carte  —  et  il  l'avait  perdue. 
Moins  que  jamais,  les  prélats,  dépouillés  de  toute  autorité, 
n'étaient  disposés  à  seconder  les  légats.  Philippe  Auguste 
restait  insensible  aux  avantages  spirituels  et  temporels  dont  on 
essayait  de  le  leurrer.  Il  avait  déjà  eu  le  bénéfice  d'une  indul- 
gence pour  une  croisade  en  Terre  Sainte  et  n'avait  probable- 
ment pas  trouvé  que  le  résultat  fût  à  la  hauteur  de  ses  sacri- 
fices; en  revanche,  ses  récentes  acquisitions  en  Normandie,  en 
Anjou,  en  Poitou  et  en  Aquitaine,  faites  aux  dépens  du  roi 
Jean  d'Angleterre,  exigeaient  toute  son  attention  et  pouvaient 
être  mises  en  danger  s'il  se  créait  de  nouvelles  inimitiés  en 
tentant  de  nouvelles  conquêtes.  Il  s'abstint  donc  de  répondre  à 
l'appel  du  pape. 

(1)  Regest.  vu,  76,  77,  79,  )£. 


158  P1EKRE    d' ARAGON 

Pierre  de  Caslelnau  avait  perdu  courage  et  suppliait  qu'on 
lui  permit  de  rentrer  dans  son  abbaye;  le  pape  refusa,  assu- 
rant Pierre  que  Dieu  le  récompenserait  suivant  ses  efforts  et 
non  suivant  ses  succès.  Un  second  appel  adressé  à  Philippe 
Auguste,  en  février  1205,  resta  également  sans  effet.  Au  mois 
de  juin  suivant,  Innocent  se  tourna  vers  Pierre  d'Aragon,  lui 
concédant  tous  les  territoires  qu'il  pourrait  acquérir  sur  les 
hérétiques;  un  an  après,  il  lui  promit  également  les  biens  de 
ceux-ci.  Le  seul  résultat  de  ces  négociations,  fui  que  Pierre 
s'empara  du  château  d'Escure,  qui  appartenait  à  la  papauté, 
mais  avait  été  occupé  par  les  Cathares.  11  est  vrai  que  la  face 
des  choses  parut  se  modifier  à  Toulouse,  où  l'on  exhuma  les 
ossements  de  quelques  hommes  convaincus  d'hérésie;  mais 
cette  petite  victoire  fut  promptement  annulée  par  la  munici- 
palité. Celle-ci  adopta  une  loi  prohibant  d'intenter  des  procès  à 
des  morts  qui  n'avaient  pas  été  accusés  de  leur  vivant,  à  moins 
qu'ils  n'eussent  été  hérétiques  sur  leur  lit  de  mort  (1). 
141  Un  jour,  dans  une  dispute  où  les  docteurs  cathares  eurent, 
comme  d'ordinaire,  le  dessous,  l'évêque  Foulques  de  Toulouse 
demanda  à  Pons  de  Rodelle,  chevalier  connu  pour  sa  sagesse 
et  son  orthodoxie,  pourquoi  il  ne  chassait  pas  de  ses  domaines 
ceux  qui  étaient  manifestement  dans  l'erreur.  «  Comment  le 
ferions- nous  ?  répondit  le  chevalier  ;  nous  avons  été  élevés  avec 
eux,  nous  avons  des  parents  parmi  eux  et  nous  les  voyons 
vivre  honnêtement.  »  Le  zèle  dogmatique  était  impuissant  à 
transformer  d'aussi  bons  sentiments  en  haine  féroce  et  nous 
croyons  volontiers  le  moine  de  Yaux-Cernay  lorsqu'il  nous  dit 
.  que  les  seigneurs  du  pays  protégeaient  presque  tous  les  héré- 
tiques, les  aimaient  sincèrement  et  les  défendaient  contre 
Dieu  et  contre  l'Église  (2). 

Tout  paraissait  perdu  lorsqu'un  événement  imprévu  vint 
réveiller  le  zèle  et  les  espérances  des  orthodoxes.  En  1206,  vers 
le  milieu  de  l'été,  les  trois  légats  se  rencontrèrent  à  Montpel- 

(1)  Regest.  vu,  210,  212;   vui,  94,  97;  ix,  103.  —  J.  Havet,  LHérés'e  et  le  bras 
séci-lUr,  in  Bibl.  le  V Ecole  des  Chartes,  1880,  p.  582. 
(  )  Guill.  do  Pod.  Laurent,  c.  8.  —  Pet.  Sarnens.  c.  1. 


DIEGO    ET   DOMINIQUE  »  459 

*ier  et  décidèrent  d'abandonner  leur  tâche.  Le  hasard  voulut 
qu'un   prélat  espagnol,    Diego   de   Azevedo,    évêque   d'Osma, 
arrivât  alors  à  Montpellier  en  revenant  de  Rome.  Il  y  avait  vai- 
nement supplié  Innocent  de  lui  permettre  de  renoncer  à  son 
évêché  pour  consacrer  le  reste  de  sa  vie  à  la  prédication  parmi 
les  infidèles.  Apprenant  la  décision  des  légats,  il  fit  effort  pour 
les  en  faire  revenir;  il  leur  donna  l'idée  de  renvoyer  leurs 
magnifiques  escortes  et  la  pompe  mondaine  dont  ils  s'entou- 
raient, pour  aller  vers  le  peuple  pieds  nus  et  pauvres  comme  les 
apôtres.  Les  légats  finirent  par  accepter,  mais  demandèrent 
qu'une  personne  autorisée  leur  donnât  l'exemple.  Diego  s'offrit, 
il  renvoya  ses  serviteurs,  ne  gardant  auprès  de  lui  que  son 
sous-prieur  Domingo  de  Guzman,  qui  avait  déjà,  sur  le  chemin 
d'Osma  à  Rome,  converti  un  hérétique  à  Toulouse.  Arnaud 
revint  à  Citeaux  pour  tenir  un  chapitre  général  de  l'Ordre  et 
recruter  des  missionnaires,  tandis  que  les  deux  autres  légats, 
avec  Diego  et  Dominique,  commençaient  leur  nouvelle  cam- 
pagne à  Caraman.  Là,  pendant  huit  jours,  ils  disputèrent  avec 
les  hérésiarques  Beaudouin  et  Thierry  (nous  avons  vu  que  ce 
dernier  avait  été  chassé  quelques  années  auparavant  du  Niver- 
nais.) On  nous  assure  qu'ils  réussirent  à  convertir  tout  le  bas     142 
peuple,  mais  que  le  seigneur  du  château  ne  voulut  point  accor- 
der l'expulsion  des  deux  docteurs  cathares  (1). 

L'automne  et  l'hiver  furent  occupés  par  des  colloques  du 
même  genre.  Au  début  du  printemps  de  1?07,  Arnaud  avait 
tenu  son  chapitre  et  recruté  pour  son  œuvre  de  nombreux 
volontaires,  entr'autres  une  douzaine  d'abbés.  Ils  descendirent 
en  bateau  la  Saône  jusqu'au  Rhône  et  se  rendirent,  sans  che- 
vaux et  sans  escorte,  sur  le  théâtre  de  leur  activité.  Là,  ils  se 
séparèrent  en  groupes  de  deux  ou  trois  et  se  mirent  à  prêcher 
pieds  nus  dans  les  villes  et  les  villages.  Pendant  trois  mois,  ils 
errèrent  ainsi,  comme  de  véritables  évangélistes,  trouvant  sur 
leur  chemin  des  milliers  d'hérétiques  et  peu  de  fidèles.  Les  con- 
versions furent  rares  et  eurent  surtout  pour  résultat  d'exciter 

(i)  Pet.  Sarnens.  c.  3. 


JGO  EXCOMMUNICATION   DE    RAYMOND 

les  missionnaires  hérétiques  à  renouveler  leurs  efforts.  La  dou- 
ceur et  la  tolérance  des  Cathares  sont  attestées  d'une  manière 
formelle  par  le  fait  qu'aucun  des  moines  envoyés  par  le  pape 
ne  courut  de  véritable  danger.  C'étaient  cependant  des  hommes 
qui  venaient  d'invoquer  l'appui  des  plus  puissants  souverains 
de  la  chrétienté  en  leur  demandant  d'exterminer  les  Cathares 
par  le  fer  et  par  le  feu.  De  temps  en  temps,  les  moines  eurent 
à  se  plaindre  d'une  insulte,  mais  jamais  ils  ne  furent  menacés 
de  violence,  excepté  peut-être  Pierre  de  Castelnau  qui,  à 
Béziers,  parait  avoir  excité  une  aversion  particulière.  Malgré 
les  pouvoirs  extraordinaires  dont  ils  étaient  investis,  les  légats 
furent  obligés  de  s'adresser  à  Innocent  afin  de  pouvoir  con- 
férer le  droit  de  prêcher  en  public  à  ceux  qu'ils  en  jugeraient 
dignes.  Cela  montre  avec  quel  soin  jaloux  l'Église  d'alors 
entendait  restreindre  le  privilège  de  la  prédication.  Mais  la 
réponse  favorable  faite  par  le  pape  au  légat  fut  un  des  événe- 
ments les  plus  importants  du  siècle,  car  elle  donna  l'impulsion 
au  mouvement  d'où  le  grand  ordre  de  Saint  Dominique  devait 
sortir  (1). 

Pierre  de  Castelnau  quitta  ses  collègues  et  alla  visiter  la 
Provence  pour  y  rétablir  la  paix  parmi  les  nobles,  dans  l'espoir 
de  les  unir  en  vue  de  l'expulsion  des  hérétiques.  Raymond  de 
Toulouse  ayant  refusé  de  déposer  les  armes,  le  moine  intrépide 
l'excommunia  et  mit  l'interdit  sur  ses  domaines.  Il  finit  par  lui 
reprocher  en  face  et  dans  les  termes  les  plus  amers  les  par- 
jures et  autres  méfaits  dont  il  s'était  rendu  coupable.  Raymond 
subit  ces  reproches  avec  patience,  tandis  que  Pierre  s'adressait 
à  Innocent  pour  obtenir  confirmation  de  sa  sentence.  A  cette 
143  époque,  Raymond  était  devenu  l'objet  de  toute  la  haine  des 
papistes,  qui  lui  reprochaient  de  ne  point  persécuter  ses  sujets 
hérétiques  malgré  les  serments  répétés  par  lesquels  il  s'y  était 
engagé.  Bien  qu'il  restât  orthodoxe  en  apparence,  on  l'accusait 
d'être  secrètement  gagné  à  l'hérésie  ;  on  disait  qu'il  se  faisait 

(1)  Pet.  Sarnens.  c.  3,  5.  —  Rob.  Autissiodor.  ann.  1207.  — Guill.  Nangiac.  ann. 
1207.  —  Guill.  de  Pod.  Laurent,  c.  8.  —  Concil.  Narbonn.  ann.  1208.  —  Regest. 
ix,  185. 


MENACES    D'INNOCENT   A   RAYMOND  161 

toujours  accompagner  par  certains  Parfaits,  vêtus  comme  des 
hommes  ordinaires,  et  qu'il  y  avait  dans  ses  bagages  un  Nou- 
veau Testament,  afin  qu'il  put  être  hérétique  en  cas  de  mort 
soudaine.  Raymond,  ajoutait-on,  avait  déclaré  qu'il  aimerait 
mieux  subir  le  sort  d'un  pauvre  estropié  hérétique  qui  vivait 
dans  la  misère  à  Castres,  que  d'être  roi  ou  empereur  ortho- 
doxe; qu'il  savait  bien  qu'on  finirait  par  le  déposséder  à  cause 
des  Bonshommes,  mais  qu'il  était  prêt  à  souffrir  pour  eux 
jusqu'à  la  peine  capitale.  Tous  ces  bruits  et  bien  d'autres 
encore,  accompagnés  de  récits  exagérés  sur  les  débauches  du 
comte,  étaient  répandus  par  le  zèle  des  moines  afin  de  le  rendre 
odieux;  mais  il  n'est  nullement  prouvé  que  son  indifférence 
religieuse  se  soit  jamais  laissée  entraîner  vers  l'hérésie,  ni  que 
la  mission  des  légats  ait  jamais  été  entravée  par  sa  volonté. 
Ces  derniers  étaient  libres  de  ramener  les  hérétiques  par  la 
persuasion  ;  ce  qu'ils  ne  pardonnaient  pas  à  Raymond,  c'était 
son  refus  de  mettre,  pour  leur  complaire,  le  pays  qu'il  gou- 
vernait à  feu  et  à  sang  (1). 

Innocent  se  hâta  de  confirmer  la  sentence  du  légat  par  une 
lettre  adressée  à  Raymond  le  29  mai  1207.  Cette  lettre  était 
l'expression  passionnée  des  haines  qui  s'étaient  accumulées 
contre  le  comte  au  cours  de  longues  années  dépensées  en  inu- 
tiles efforts.  Le  pape  le  menaçait  de  la  vengeance  de  Dieu  dans 
ce  monde  et  dans  l'autre.  L'excommunication  et  l'interdit  ne 
pourraient  être  levés  avant  que  complète  satisfaction  eût  été 
obtenue;  ei  les  choses  tardaient  à  s'arranger,  Raymond  serait 
privé  de  certains  territoires  qu'il  tenait  de  l'Eglise  et,  si  cela 
ne  suffisait  pas,  les  princes  chrétiens  seraient  appelés  par  le 
pape  à  se  partager  ses  domaines,  afin  qu'ils  pussent  être  déli- 
vrés pour  toujours  de  l'hérésie.  Les  considérations  que  le  pape 
faisait  valoir  pour  justifier  des  mesures  aussi  graves  n'étaient 
que  la  répétition  d'anciens  griefs;  la  condition  dont  il  se  plai- 
gnait était  si  bien,  depuis  deux  générations,  l'état  normal  du 
Languedoc,  qu'on  pouvait  presque  considérer  cette  tolérance 

(1)  Pet.  Sarnens.  c.  3,  4. 


144 


162  NOLVEL    APiE.    A    LA    FIWNGE 

comme  faisant  partie  du  droit  public  du  pays.  Innocent  repro- 
chait encore  à  Raymond  d'avoir  continué  à  guerroyer  alors  que 
les  légats  lui  ordonnaient  de  conclure  la  paix  ;  d'avoir  refusé 
de  suspendre  les  opérations  aux  jours  de  fête;  de  n'avoir  pas 
tenu  le  serment  prêté  par  lui  de  débarrasser  son  pays  des 
hérétiques  ;  d'avoir  insulté  la  religion  chrétienne  en  confiant 
des  fonctions  publiques  à  des  Juifs;  d'avoir  dépouillé  l'Église  et 
maltraité  certains  évêques;  d'avoir  continué  à  employer  des 
bandes  de  mercenaires  et  d'avoir  augmenté  les  péages.  On  peut 
supposer  que  ce  long  réquisitoire  comprend  toutes  les  accusa- 
tions qu'il  était,  dans  une  mesure  quelconque,  possible  de 
formuler  et  de  prouver  (4). 

Le  pape  attendit  quelque  temps  les  effets  de  ses  menaces  et 
des  efforts  de  ses  missionnaires.  Ces  effets  furent  nuls.  A  la 
vérité,  Raymond  fit  la  paix  avec  les  nobles  de  Provence  et  l'ex- 
communication lancée  contre  lui  fut  levée;  mais  il  continua  à 
paraître  très  indifférent  aux  questions  religieuses,  tandis  que 
les  abbés  cisterciens,  découragés  par  l'obstination  des  héréti- 
ques, quittaient  successivement  la  partie  et  se  retiraient  dans 
leurs  monastères.  Le  légat  Raoul  mourut  ;  Arnaud  de  Giteaux 
fut  appelé  ailleurs  par  des  affaires  importantes  ;  Tévêque 
Azevedo  mourut  également  au  moment  où  il  se  disposait  a 
retourner  en  Espagne.  Mais  Azevedo  avait  laissé  en  France 
l'ardent  Dominique,  qui  s'occupait  à  réunir  autour  de  lui  quel- 
ques hommes  zélés,  noyau  de  l'Ordre  futur  des  Prêcheurs,  et 
Pierre  de  Castelnau  resta  pour  représenter  Rome  jusqu'à  ce 
que  Raoul  eût  été  remplacé  par  l'évêque  de  Conserans. 

Tous  les  remèdes  ayant  été  essayés  en  vain,  excepté  l'appel 
à  la  violence,  Innocent  recourut  à  ce  dernier  moyen  avec  toute 
l'énergie  du  désespoir.  Pour  gagner  Philippe  Auguste,  il  se 
montra  indulgent  au  sujet  des  complications  d'ordre  conjugal 
provoquées  par  Ingeburge  de  Danemark  et  Agnès  de  Méranie. 
En  outre,  il  s'adressa  aux  fidèles  de  toute  la  France  et  envoya 
des  missives  particulières  aux  seigneurs  les  plus  puissants.  Ces 

(i)  Regest.  x,  69. 


MEURTRE    DE   PIERRE   DE    CASTELNAU  163 

lettres,  expédiées  le  17  novembre  1207,  représentaient  sur  un 
ton  pathétique  les  progrès  de  l'hérésie,  l'insuccès  de  tous  les  142 
efforts  tentés  pour  ramener  les  hérétiques  à  la  raison,  pour  les 
effrayer  par  des  menaces  ou  pour  les  gagner  par  de  douces 
paroles.  Il  ne  restait  plus  que  l'appel  aux  armes;  tous  ceux  qui 
y  répondraient  étaient  assurés  des  mêmes  indulgences  que  s'ils 
entreprenaient  une  croisade  en  Palestine.  L'Église  prenait  sous 
sa  protection  les  domaines  de  ceux  qui  combattraient  pour  elle 
et  leur  abandonnait  d'avance  les  terres  des  hérétiques.  Tous  les 
créanciers  des  nouveaux  croisés  étaient  tenus  de  différer  leurs 
réclamations,  sans  pouvoir  exiger  d'intérêts  supplémentaires, 
et  les  clercs  qui  prendraient  les  armes  étaient  autorisés  à  enga- 
ger leurs  revenus  pour  deux  ans  à  l'avance  (1). 

Cet  appel  passionné  n'eut  pas  de  meilleur  résultat  que  les 
précédents.  Innocent  venait  d'exciter  pendant  des  années  l'ar- 
deur guerrière  de  l'Europe  en  faveur  du  royaume  latin  de 
Constantinople,  et  cette  ardeur  paraissait  épuisée  pour  quelque 
temps.  Philippe-Auguste  répondit  froidement  que  ses  relations 
avec  l'Angleterre  ne  lui  permettaient  pas  de  laisser  diviser  ses 
forces,  mais  que,  si  on  pouvait  lui  assurer  une  trêve  de  deux 
ans,  il  ne  s'opposerait  pas  à  ce  que  ses  barons  entreprissent 
une  croisade  et  qu'il  était  prêt  à  y  subvenir  pendant  un  an  par 
un  don  quotidien  de  cinquante  livres. 

Les  choses  en  étaient  là  lorsqu'un  événement  inattendu  vint 
soudain  en  modifier  l'aspect.  Le  meurtre  du  légat  Pierre  de 
Castelnau  fit  courir  un  frisson  d'horreur  à  travers  la  chrétienté, 
comme,  trente-huit  ans  auparavant,  l'assassinat  de  Becket.  Les 
récits  de  ce  tragique  épisode  sont  si  contradictoires  qu'il  est 
impossible  aujourd'hui  d'en  rétablir  les  détails.  Nous  savons 
que  Pierre  avait  vivement  froissé  Raymond  par  l'amertume  de 
son  langage  ;  que  le  comte,  effrayé  du  danger  dont  le  menaçait 
le  nouvel  appel  à  une  croisade,  avait  invité  les  légats  à  une 
entrevue  a  Saint-Gilles,  promettant  d'avance  de  se  comporter 
en  fils  soumis  de  l'Église  ;  que  des  difficultés  s'élevèrent  au 

(1;  Pet.  Sarnens.  c.  3,  6,  7.  —  Regest.  x,  149,  176;  xi,  11. 


Ib4  COMPLICITE    POSSIBLE   DE   RAYMOND 

cours  de  la  conférence,  les  exigences  des  légats  dépassant  ce 
que  Raymond  était  prêt  à  leur  concéder.  Suivant  la  version 
provençale  de  la  catastrophe,  Pierre  s'engagea  dans  une  dispute 
religieuse  très  aigre  avec  un  des  gentilshommes  de  la  cour,  qui 
tira  son  poignard  et  le  tua  ;  le  comte  fut  extrêmement  affligé 
de  ce  déplorable  événement  et  en  aurait  promptement  fait 
146  jus^ce  si  Ie  meurtrier  n'avait  pas  trouvé  moyen  de  s'échapper 
et  de  se  cacher  chez  des  amis  à  Beaucaire.  Une  tout  autre  ver- 
sion fut  portée  en  hâte  à  Rome  par  les  évêques  de  Conseranset 
de  Toulouse,  désireux  d'enflammer  la  colère  d'Innocent  contre 
Raymond.  A  les  en  croire,  après  de  longues  et  infructueuses 
délibérations,  les  légats  auraient  annoncé  leur  intention  de  se 
retirer;  alors  le  comte  les  aurait  menacés  de  mort,  ajoutant 
qu'il  les  poursuivrait  sur  terre  et  sur  eau.  L'abbé  de  Saint- 
Gilles  et  les  citoyens,  impuissants  à  apaiser  la  colère  du 
comte,  fournirent  une  escorte  aux  légats  qui  purent  atteindre 
le  Rhône  et  passèrent  la  nuit  sur  les  bords  du  fleuve.  Le  lende- 
main matin,  16  janvier  4208,  comme  ils  se  disposaient  à  le 
traverser,  deux  étrangers  s'approchèrent  des  légats  et  l'un, 
d'eux  passa  sa  lance  à  travers  le  corps  de  Pierre  qui,  se  tour- 
nant vers  son  assassin,  s'écria  :  «  Puisse  Dieu  te  pardonner 
comme  je  te  pardonne  !  »  Raymond,  loin  de  punir  le  criminel, 
l'avait  protégé  et  récompensé,  au  point  de  l'admettre  à  sa  table. 
On  ajoutait  que  Pierre,  mort  en  martyr,  se  serait  certainement 
révélé  en  opérant  des  miracles,  si  l'incrédulité  du  peuple  ne 
l'en  avait  empêché.  Ceci  n'est  guère  fait  pour  confirmer  la  tra- 
dition papale.  Il  est  bien  possible  qu'un  prince  fier  et  puissant, 
exaspéré  par  des  reproches  et  des  menaces  sans  fin,  ait  laissé 
échapper  quelque  expression  de  colère,  qu'un  serviteur  trop 
zélé  se  sera  hâté  de  traduire  en  acte,  et  il  est  certain  que  Ray- 
mond n'est  jamais  parvenu  à  se  laver  entièrement  du  soupçon 
de  complicité;  mais,  d'autre  part,  il  ne  manque  pas  d'indices 
attestant  qu'Innocent  lui-même  n'a  pas  toujours  cru  à  la  culpa- 
bilité du  comte  (1). 

(1)  Vaissete,  éd.  Privât,  vin,  557.  —  ffist.  du  comté  de  Toulouse  (Vaissete,  m, 


ARNAUD    PRÊCHE    LA    CROISADE  165 

Ce  crime  donnait  à  l'Eglise  un  réel  avantage,  dont  Innocent 
se  hâta  de  tirer  le  plus  grand  parti.  Le  10  mars,  il  adressa  des 
lettres  à  tous  les  prélats  des  provinces  infectées,  ordonnant  que 
dans  toutes  les  Églises,  aux  dimanches  et  jours  de  fête,  les 
meurtriers  et  leurs  protecteurs,  y  compris  Raymond,  fussent 
excommuniés  «  avec  cloche,  livre  et  cierge»  et  que  tout  endroit 
souillé  de  leur  présence  fût  déclaré  interdit.  Tous  les  vassaux 
de  Raymond  étaient  déliés  de  leurs  serments  et  ses  domaines  1  7 
étaient  abandonnés  à  tout  catholique  qui  voudrait  s'y  établir. 
S'il  sollicitait  son  pardon,  le  premier  témoignage  de  son  repentir 
devrait  être  l'extermination  des  hérétiques.  Les  mêmes  lettres 
furent  adressées  à  Philippe-Auguste  et  à  ses  principaux  barons  ; 
le  pape  les  suppliait  éloquemment  de  prendre  la. croix  pour  le 
salut  de  l'Église  ;  des  commissaires  étaient  envoyés  pour  négo- 
cier et  imposer  une  trêve  de  deux  ans  entre  la  France  et  l'Angle- 
terre; enfin,  aucun  effort  n'était  négligé  pour  transformer  en 
zèle  sanguinaire  l'horreur  qu'avait  justement  éveillée  le  meurtre 
sacrilège  du  légat. 

Arnaud  de  Citeaux  se  hâta  de  convoquer  un  chapitre  général 
de  son  Ordre,  où  l'on  décida  à  l'unanimité  de  prêcher  la  croisade  ; 
bientôt,  des  multitudes  de  moines  travaillèrent  à  enflammer 
les  passions  du  peuple,  offrant  le  salut  éternel  aux  croisés 
futurs  dans  toutes  les  églises  et  sur  toutes  les  places  publiques 
de  l'Europe  (1). 

Ainsi  éclata  l'incendie  qui  avait  couvé  pendant  si  longtemps. 

Pour  apprécier  la  violence  de  ces  ébullitions  populaires  au 
Moyen-Age,  nous  devons  nous  rappeler  combien  les  peuples  de 
ce  temps-là  étaient  accessibles  aux  émotions  contagieuses  et 
aux  enthousiasmes  dont  notre  siècle  n'a  plus  gardé  que  le  sou- 
»  venir.  Pendant  que  l'on  prêchait  cette  croisade,  certaines  villes 
et  bourgades  d'Allemagne  se  remplirent  de  femmes  qui,  faute 
de  pouvoir  satisfaire  leur  ardeur  religieuse  en  prenant  la  croix, 

Pr.  3,  4).  —  Guill.  de  Pod.  Laur.  c.  9.  —  Pet.  Sarnens.  c.  9.  —  Rob.  Autissiod. 
ai#i.  1209.  —  Guill.  Nang.  ann.  1208.  —  Regest.  xi,  26;  xii,  106.—  Guill.  de  Tu- 
dela,  v. 

(1)  Regest.  xi,  20,  28,  29,  30,  31,  32,  33.  —  Arch.  Nat.  J,  430,  n°  2.  —  Hist.  du 
C.  de  Toul.  (Vaissete,  m,  Pr.  4). 


IQQ  RECRUTEMENT   DES    CROISÉS 

se  déshabillaient  et  couraient  toutes  nues  par  les  rues  et  par  les 
routes.  Un  symptôme  plus  éloquent  encore  de  la  maladie  men- 
tale de  cette  époque,  fut  la  Croisade  des  Etants,  qui  désola 
des  milliers  de  demeures.  Sur  de  vastes  étendues  de  territoire, 
on  vit  des  foules  d'enfants  se  mettre  en  marche,  sans  chefs  m 
suides,  pour  aller  à  la  recherche  de  la  Terre  Sainte  ;  quand  on 
leur  demandait  ce  qu'ils  voulaient  faire,  ils  répondaient  simple- 
ment qu'ils  allaient  à  Jérusalem.  En  vain  les  parents  enfer- 
maient leurs  enfants  sous  clef;  ils  s'échappaient  et  disparais- 
saient. Le  petit  nombre  de  ceux  qui  revinrent  ne  purent  donner 
aucune  explication  du  désir  frénétique  qui  les  avait  emportes. 
148        II  ne  faut  pas  non  plus  perdre  de  vue  les  raisons  d  un  ordre 
moins  élevé  qui  entraînaient  sous  les  bannières  des  Croises  des 
misérables  qui'  cherchaient  le  pillage  et  la  débauche,  ou  qu, 
désiraient  s'assurer  l'immunité  que  la  qualité  de  Croise  leur 
conférait.  Nous  en  trouvons  un  exemple  dans  le  cas  d  un  coquin 
qui  prit  la  croix  pour  ne  pas  payer  une  dette  contractée  a  la 
foire  de  Lille  et  qui  était  sur  le  point  d'échapper  ainsi  quand  il 
fut  arrêté  et  livré  à  son  créancier.  Pour  cette  atteinte  portée  à 
l'immunité  promise  par  le  pape,  l'archevêque  de  Reims  excom- 
munia la  comtesge  Mathilde  de  Flandre  et  mit  tout  le  pays  en 
interdit  afin  d'imposer  la  libération  du  mauvais  payeur    Gui, 
comte  d'Auvergne,  avait  commis  un  crime  impardonnable  en 
jetant  en  prison  son  frère,  l'évêque  de  Clermont  ;  «communié 
de  ce  chef,  il  obtint  absolution  complète  dès  qu  il  manifesta 
l'intention  de  se  joindre  à  l'Armée  du  Seigneur.  On  devine, 
sans  qu'il  soit  nécessaire  d'insister,   de   quelles   recrues  une 
pareille  armée  était  appelée  à  se  grossir  (1). 

D'autres  motifs  encore  contribuaient  à  rendre  la  Croisade 
populaire.  Il  y  avait,  entre  le  nord  et  le  midi  de  la  France  un 
antagonisme  de  race  accru  par  la  jalousie  des  gens  du  Nord  et 
le  désir  de  compléter  la  conquête  franque,  si  souvent  commencée 
et  toujours  interrompue.   Les  avantages  spirituels  étaient  les 

(1)  Albert,  Sîad**.  Ckron.  ann  U12  -  Çhron  des  W,  von  Konigshofen 
(CAron.  d.  deutsch.  SUdte,  ix,  640).  -  Begest.  »,  234,  xv,  199. 


PARTICIPATION   DES    SEIGNEURS  1G7 

mêmes  que  pour  une  expédition  en  Terre  Sainte,  infiniment 
plus  coûteuse  et  plus  périlleuse  ;  jamais  le  Paradis  n'avait  été  à 
si  bon  marché.  Toutes  ces  circonstances  rendaient  certaine  la 
réussite  de  l'expédition.  Il  est  plus  que  douteux  que  Philippe 
Auguste  y  ait  contribué  directement  ;  mais  il  laissa  ses  barons 
tout  à  fait  libres  de  servir,  tout  en  profitant  des  circonstances 
pour  régler  l'affaire  de  son  divorce.  L'état  menaçant  de  ses 
relations  avec  le  roi  Jean  et  l'empereur  Othon  fut  le  prétexte 
qu'il  invoqua  pour  ne  point  intervenir  personnellement.  Cepen- 
dant il  avertit  le  pape  que  les  territoires  de  Raymond  ne  pour- 
raient être  confisqués  par  personne  avant  qu'il  n'eût  été  con- 
damné pour  hérésie,  ce  qui  n'avait  pas  encore  eu  lieu,  et  que, 
lorsque  la  condamnation  aurait  été  prononcée,  ce  serait  au 
suzerain,  et  non  au  Saint-Siège,  qu'il  appartiendrait  de  pro- 
clamer la  peine.  Cela  était  tout  à  fait  d'accord  avec  la  loi  exis-  149 
tante,  car  on  n'avait  pas  encore  introduit  dans  la  jurisprudence 
européenne  le  principe  que  la  suspicion  d'hérésie  annulait 
tous  les  droits,  principe  que  le  cas  de  Raymond  contribua 
beaucoup  à  établir,  car  l'Église  le  dépouilla  sans  procès  de  tous 
ses  domaines  et  décida  ensuite  qu'il  en  était  déchu;  le  roi  ne 
put  qu'acquiescer.  Mais  ceux  que  l'Église  appelait  alors  à  prendre 
la  croix  n'étaient  pas  gens  à  se  laisser  arrêter  par  des  scrupules 
légaux.  Ce  furent  d'abord  quelques  uns  des  plus  grands 
seigneurs  du  temps,  le  duc  de  Bourgogne,  les  comtes  de  Nevers, 
de  Saint-Pol,  d'Auxerre,  de  Montfort,  de  Genève,  de  Poitiers, 
de  Forez,  avec  de  nombreux  évêques.  Plus  tard  arrivèrent  de 
forts  contingents  d'Allemagne,  sous  les  ordres  des  ducs  d'Au- 
triche et  de  Saxe,  des  comtes  de  Bar,  de  Juliers  et  de  Berg.  Des 
recrues  vinrent  de  Brème  comme  de  Lombardie  ;  on  nous  parle 
même  de  seigneurs  slavons  qui  quittèrent  le  foyer  primitif  du 
Catharisme  pour  aller  le  combattre  sur  le  théâtre  de  son  der- 
nier développement.  Il  y  avait  en  abondance  des  espérances  de 
salut  pour  les  croyants,  de  gloire  chevaleresque  pour  les  belli- 
queux, de  butin  pour  tout  le  monde;  et  l'armée  de  la  Croix, 
recrutée  parmi  la  chevalerie  et  parmi  l'écume  de  l'Europe,  pro- 
mettait de   trancher   définitivement  la   querelle,    qui,  depuis 


168  CONCESSIONS    DE    RAYMOND 

trois  générations,  défiait  tous  les  efforts  de  l'orthodoxie  (1). 
Pendant  que  l'orage  s'amassait,  Raymond  essayait  de  le 
conjurer.  Reconnaissant  la  gravité  de  la  situation  que  le  meurtre 
du  légat  lui  avait  faite,  il  était  prêt,  pour  conserver  ses  dignités, 
à  sacrifier  son  honneur  et  ses  sujets.  Il  se  hâta  d'aller  trouver 
son  oncle  Philippe-Auguste,  qui  le  reçut  amicalement  et  lui  con- 
seilla de  se  soumettre,  mais  lui  défendit  d'invoquer  l'interven- 
tion de  l'empereur  Othon.  Raymond,  qui  était  vassal  de  l'em- 
pereur pour  ses  terres  au  delà  du  Rhône,  passa  outre  à  la  défense 
du  roi.  C'était  une  grande  faute,  car  il  n'ohtint  rien  d'Othon  et 
indisposa  Philippe.  A  son  retour,  apprenant  qu'Arnaud  allait 
150  tenir  un  concile  à  Aubenas,  il  s'y  rendit  en  toute  hâte  avec  son 
neveu,  le  jeune  Raymond  Roger,  vicomte  de  Béziers,  et  s'efforça 
de  prouver  son  innocence  et  de  conclure  la  paix.  On  refusa 
froidement  de  l'écouter  et  on  lui  dit  de  s'adresser  à  Rome.  Le 
vicomte  de  Béziers  conseillait  la  résistance;  mais  le  courage  de 
Raymond  n'était  pas  à  la  hauteur  des  circonstances.  Oncle  et 
neveu  se  prirent  de  querelle;  le  jeune  homme  commença  la 
guerre  contre  Raymond,  tandis  que  ce  dernier  envoyait  des 
ambassadeurs  à  Rome  pour  demander  les  conditions  de  la  paix 
et  solliciter  l'envoi  de  nouveaux  légats,  les  anciens  étant  trop 
mal  disposés  pour  lui.  Innocent  exigea  que,  pour  attester  sa 
bonne  foi,  il  remît  aux  mains  de  l'Église  ses  sept  forteresses  les 
plus  importantes;  après  quoi  on  consentirait  à  l'écouter  et,  s'il 
prouvait  son  innocence,  à  l'absoudre.  Raymond  accepta  ces 
conditions  et  fit  le  meilleur  accueil  à  Milo  et  à  Théodisius,  les 
nouveaux  représentants  de  l'Église;  ceux-ci,  en  retour,  le  trai- 
tèrent avec  tant  d'amitié  apparente  que  lorsque  Milo  vint  à 
mourir  à  Arles,  le  comte  fut  très  affligé  et  crut  qu'il  avait  perdu 
un  protecteur.  Il  ignorait  que  les  légats  avaient  reçu  des  ins- 
tructions secrètes  d'Innocent,  portant  qu'ils  devaient  amuser 

(1)  Guill.  Briton.  Phxlippidos,  vin,  490-529.  —  Regest.  xi,  136,  157,  158,  159, 
180,  181,  182,  231,  234.  —  Vaissete,  m,  Pr.  4,  90.  —  Vaissote,  éd.  Privât,  vm, 
559,  563.  —  Pet.  Sarnens.  c.  10,  14.  —  Guill.  de  Tudeh,  vm,  lvi,  oliv.  —  Alberti 
Stadens.  Chrmi.  arm.  1210.  —  Cœs.  Heisterb.  Dial.  Sfirac.  dist.  v,  c.  21.  —  Rei- 
neri  Monach.  I  eodiens.  Chron.  ann.  1210,  1213.  —  Cliron.  Engelliussii  (Leibnitz, 
Script,  rer.  Brunsio.  H,  1113). 


DUPLICITÉ    DU    PAPE  î<  9 

Raymond  par  de  belles  promesses,  le  détacher  des  hérétiques 
et  ensuite,  quand  les  croisés  auraient  eu  raison  des  Cathares,  le 
traiter  comme  ils  le  jugeraient  convenable  (1). 

Raymond  fut  complètement  trompé  par  cette  politique 
déloyale  et  cruelle.  Les  sept  châteaux  furent  remis  à  Théodisius, 
ce  qui  rendait  assez  difficile  toute  résistance  ultérieure;  les 
consuls  d'Avignon,  de  Nimee  et  de  Saint-Gilles  jurèrent  de 
refuser  obéissance  au  cas  où  le  comte  ne  se  soumettrait  pas 
sans  réserve  aux  ordres  futurs  du  pape;  puis  il  se  réconcilia 
avec  l'Église  au  prix  de  la  cérémonie  la  plus  humiliante.  Le 
nouveau  légat,  Milo,  accompagné  d'une  vingtaine  d'archevêques 
et  d'évêques,  se  rendit  à  Saint-Gilles,  théâtre  du  crime  présumé, 
et  là,  le  48  juin  4209,  ils  se  placèrent  devant  le  portail  de 
l'Église.  Nu  jusqu'à  la  ceinture,  Raymond  comparut  devant  eux 
en  pénitent  et  jura  sur  les  reliques  de  Saint-Gilles  d'obéir  à 
l'Église  en  toutes  choses.  Alors  le  légat,  prenant  une  étole,  la 
plaça  autour  de  son  cou  comme  une  hart  et  le  fit  entrer  dans 
l'Église.  Pendant  tout  le  trajet,  on  le  frappait  de  verges  sur  le  151 
dos  et  les  épaules.  Arrivé  à  l'autel,  il  fut  déclaré  absous.  La 
foule,  assemblée  pour  assister  à  la  dégradation  du  comte,  était 
si  grande  qu'il  fut  impossible  de  revenir  en  arrière  pour  sortir 
par  la  porte.  On  fit  descendre  Raymond  dans  la  crypte  où  était 
enseveli  Pierre  de  Castelnau,  dont  l'âme,  nous  dit-on,  eut  la 
satisfaction  d'assister  à  l'humiliation  de  son  ennemi,  conduit 
les  épaules  en  sang  le  long  de  sa  tombe... 

Au  point  de  vue  de  la  théologie,  les  conditions  mises  à  l'abso- 
lution de  Raymond  n'étaient  pas  excessives,  bien  que  l'Église 
sût  parfaitement  qu'il  ne  pouvait  pas  les  remplir.  Il  s'engageait 
à  extirper  l'hérésie,  à  renvoyer  tous  les  Juifs  qui  occupaient  des 
fonctions  publiques  et  à  licencier  ses  mercenaires;  il  devait 
restituer  aux  églises  lés  biens  dont  elles  avaient  été  dépouillées, 
assurer  la  sécurité  des  routes,  abolir  les  péages  arbitraires  et 
observer  strictement  la  Trêve  de  Dieu  (2). 

Tout  ce  que  Raymond  avait  gagné  au  prix  de  tant  de  sacrifices 

(1)  Guill,  de  Pod.  Laurent,  c.  13   —  Vaissefe,  in,  Pr.  4,  5  —  Kegest.  xi,  232. 

(2)  Pet.  Sarnens.  c.  11,  12.  —  Re.<pii    xu,  post  Epist.  85,  107. 

10 


170  RAYMOND   EST    SACRIFIÉ 

était  le  privilège  de  se  joindre  à  la  croisade  et  d'assister  à  la 
conquête  de  son  pays.  Quatre  jours  après  son  absolution^,  il 
reçut  solennellement  la  croix  des  mains  du  légat  Milo  et  pro- 
nonça le  serment  que  voici  :  «Au  nom  de  Dieu,  moi,  Raymond, 
duc  de  Narbonne,  comte  de  Toulouse  et  marquis  de  Provence, 
je  jure,  la  main  sur  les  Évangiles,  que  lorsque  les  princes 
croisés  arriveront  sur  mes  domaines,  je  leur  obéirai  en  toutes 
choses,  non  seulement  en  ce  qui  touche  leur  sécurité,  mais  sur 
tous  les  points  où  ils  croiront  devoir  donner  des  ordres  pour 
leur  bien  et  pour  celui  de  leur  armée  ».  A  la  vérité,  au  mois  de 
juillet  1209,  Innocent,  fidèle  à  sa  politique  de  duplicité,  écrivit 
à  Raymond  pour  le  féliciter  de  sa  soumission  et  lui  promettre 
qu'il  en  dériverait  des  avantages  spirituels  et  temporels;  mais 
le  même  courrier  portait  une  lettre  à  Milo  l'exhortant  à  conti- 
nuer comme  il  avait  commencé  et  le  légat,  entendant  dire  peu 
de  temps  après  que  le  comte  était  parti  pour  Rome,  informa 
son  maître  en  le  priant  de  ne  pas  gâter  le  jeu.  «  Quant  au 
comte  de  Toulouse,  écrivait-il,  cet  ennemi  de  toute  vérité  et 
de  toute  justice,  s'il  est  allé  vous  trouver  pour  obtenir  restitu- 
tution  des  châteaux  qu'il  m'a  livrés,  comme  il  se  vante  de  pou- 
voir le  faire,  ne  vous  laissez  pas  émouvoir  par  ses  propos, 
habiles  seulement  à  la  médisance,  mais  faites  que  de  jour  en 
jour,  comme  il  le  mérite,  il  sente  plus  lourdement  la  main  de 
l'Église.  Après  m'avoir  donné  au  moins  quinze  têtes  comme 
gages  de  son  serment,  il  a  déjà  commis  un  parjure.  Par  là  il 
^52  H  manifestement  perdu  ses  droits  sur  Melgueil,  ainsi  que  sur  les 
sept  forteresses  que  je  détiens.  Elles  sont  d'ailleurs  si  redou- 
tables qu'avec  l'assistance  des  barons  et  du  peuple,  qui  sont 
dévoués  à  l'Église,  il  nous  sera  facile,  à  nous  qui  les  occupons, 
de  le  chasser  du  pays  qu'il  a  souillé  par  sa  vilenie  ».  Le  fourbe 
qui  écrivait  cette  lettre  était,  dans  l'opinion  de  Raymond,  son 
ami  dévoué  et  son  protecteur. 

L'effet  de  la  haine  de  Milo  se  fit  promptement  sentir.  L'abso- 
lution, qui  avait  coûté  si  cher  à  Raymond,  lui  fut  retirée;  une 
fois  de  plus,  on  l'excommunia,  on  jeta  l'interdit  sur  ses  do- 
maines, sous  prétexte  que  pendant  les  soixante  jours  où  il  avait 


DÉBUTS    DE    LA.    CROISADE  171 

fait  campagne  avec  les  Croisés,  il  n'avait  pas  accompli  la  tâche 
impossible  d'expulser  tous  les  hérétiques  !  La  ville  de  Toulouse 
fut  frappée  d'un  anathème  spécial  pour  n'avoir  pas  livré  aux 
Croisés  tous  ceux  de  ses  citoyens  qui  étaient  hérétiques.  Il  est 
vrai  qu'un  peu  plus  tard  on  accorda  à  Raymond  un  nouveau 
délai,  jusqu'à  la  Toussaint,  pour  s'acquitter  de  toutes  ses  obli- 
gations; mais  il  était  évidemment  condamné  d'avance  et  seule 
sa  ruine  totale  pouvait  satisfaire  les  implacables  légats  (1). 

Cependant  les  Croisés  s'étaient  assemblés  en  tel  nombre  que 
jamais,  nous  dit  avec  joie  l'abbé  de  Citeaux,  une  pareille 
armée  n'avait  été  réunie  dans  le  monde  chrétien;  on  parle, 
peut  être  sans  trop  d'exagération,  de  20,000  cavaliers  et  de  plus 
de  200,000  fantassins,  comprenant  les  vilains  et  les  paysans, 
mais  sans  compter  deux  contingents  auxiliaires  qui  arrivaient 
de  l'Ouest.  Les  légats  avaient  été  autorisés  à  lever  sur  les  ecclé- 
siastiques du  royaume  toutes  les  sommes  qu'ils  jugeraient  né- 
cessaires et  d'en  assurer  le  paiement  sous  menace  d'excommu- 
nication. Les  revenus  des  laïques  étaient  également  soumis  à 
l'arbitraire  des  légats,  avec  cette  réserve  qu'ils  ne  devaient  pas 
être  contraints  à  payer  sans  l'assentiment  de  leurs  seigneurs. 
Disposant  ainsi  de  toutes  les  richesses  de  la  France,  auxquelles 
venait  s'ajouter  l'inépuisable  trésor  des  indulgences,  ilspouvaient 
facilement  entretenir  l'armée  composite  qui,  lors  de  son  entrée 
en  campagne,  fut  adjurée  en  ces  termes  par  le  vicaire  de  Dieu  : 
«  En  avant,  vaillants  soldats  du  Christ  !  Courez  à  la  rencontre 
des  précurseurs  de  l'Antéchrist  et  renversez  les  ministres  du 
Vieux  Serpent!  Peut-être  avez-vous  jusqu'à  présent  combattu 
pour  une  gloire  passagère;  combattez  maintenant  pour  la  gloire 
éternelle.  Vous  avez  combattu  pour  le  monde;  combattez  main- 
tenant pour  Dieu!  Nous  ne  vous  exhortons  pas  à  rendre  ce 
grand  service  à  Dieu  dans  l'espérance  d'une  récompense  ter- 
restre, mais  pour  gagner  le  royaume  du  Christ,  que  nous  vous 
promettons  en  toute  confiance  !  »  (2). 

(1)  Regest.  ubi  sup.  ;  xn,  80,  90,  106,  107. 

(2)  Regest.  xi,  23o,  xn,  97,  98,  99.  —  Guill.  de  Tud.  xnt.  —  Vaissete,  m,  Pr.  10. 
Un  exemple  digne  de  remarque  de  la  manière  dont  l'orthodoxie  défigure  l'his- 
toire a  été  fourni  par  Léon  Xlll  qui ,  dans   une  publication  officielle,    a   décrit  les 


172  GUERRE  DE  RELIGION  ET  DE  RACE 

153  Les  Croisés,  enflammés  par  ces  paroles,  se  réunirent  à  Lyon 
vers  le  24  juin  1209;  et  Raymond  se  dirigea  aussitôt  vers  cette 
ville,  pour  compléter  sa  honte  en  servant  de  guide  aux  envahis- 
seurs. Comme  gage  de  sa  bonne  foi,  il  leur  avait  offert  son 
propre  fils.  Raymond  fut  reçu  amicalement  à  Valence;  puis, 
sous  le  commandement  suprême  du  légat  Arnaud,  il  conduisit 
les  Croisés  contre  son  neveu,  le  vicomte  de  Béziers.  Celui-ci, 
après  avoir  vainement  offert  sa  soumission  au  légat,  qui  la 
refusa,  s'était  hâté  de  mettre  ses  forteresses  en  état  de  défense 
et  de  lever  des  troupes  pour  tenir  tête  à  l'invasion  (1). 

Il  faut  observer  que  cette  guerre,  religieuse  à  l'origine,  pre- 
nait déjà  le  caractère  d'une  guerre  nationale.  La  soumission  de 
Raymond  et  l'offre  de  soumission  du  vicomte  de  Béziers  avaient 
privé  l'Église  de  tout  prétexte  plausible  pour  les  hostilités  ulté- 
rieures ;  mais  les  hommes  du  Nord  étaient  impatients  de  com- 
pléter la  conquête  commencée  sept  siècles  auparavant  par 
Clovis,  et  les  hommes  du  Midi,  catholiques  aussi  bien  qu'héré- 
tiques, étaient  unanimement  décidés  à  résister,  malgré  les 
nombreux  gages  que  les  seigneurs  et  les  villes  avaient  consenti 
à  donner  dès  le  début.  Il  n'est  pas  question  de  dissensions  reli- 
gieuses parmi  ceux  qui  défendaient  leur  pays  et  Ton  ne  parle 
que  rarement  de  secours  apportés  aux  Croisés  par  les  ortho- 
doxes, alors  que  ceux-ci  auraient  pu  saluer  les  envahis- 
seurs comme  des  libérateurs  qui  venaient  les  affranchir  de  la 
domination  des  Cathares.  C'est  que,  d'une  part,  le  Catharisme 
n'avait  jamais  été  tyrannique,  et  que,  de  l'autre,  le  midi  de  la 
France  offrait  à  cette  époque  l'exemple  presque  unique  au 
moyen  âge  d'un  pays  où  régnait  la  tolérance  et  où  l'instinct  de 
solidarité  ethnique  était  plus  développé  que  le  fanatisme  reli- 
gieux. Ainsi  s'explique  le  dégoût  qu'inspiraient  aux  sujets  de 
Raymond  la  pusillanimité  de  leur  comte  ;  ils  l'exhortaient  sans 
cesse  à  la  résistance  et  lui  témoignèrent,  ainsi  qu'à  son  fils,  une 

Albigeois  comme  sWorçant  de  détruire  l'Église  par  la  force  des  armes;  l'Fglise, 
dit  le  pape,  fut  sauvée,  non  par  les  aimes,  mais  par  l'intercession  de  la  Vierge, 
gagnée  à  sa  cause  par  l'invention  dominicaine  du  Rosaire. — Leonis  PP.  XIII.  Epist. 
Encyc.  Supremi  Apostolatus,  1  Sept.  1883  (Artn,  ut,  282). 

(1)  Pet.  Sarnens.  c.  15.  —  Guill    de  Tud.  xi,  xiv.  —  Vaissete,  ni,  Pr.  7 


MASSACRE    DE    BEZ1ERS  173 

fidélité  à  toute  épreuve  qui  dura  jusqu'à  l'extinction  de  la  mai- 
son de  Toulouse. 

Raymond  Roger  de  Béziers  avait  fortifié  sa  capitale;  puis,  au 
grand  découragement  du  peuple,  il  se  mit  à  l'abri  dans  la  forteresse 
plus  sûre  de  Carcassonne.Réginald,  évêque  de  Béziers,  était  avec 
les  Croisés,  etquandils  arrivèrent  devant  la  ville,  il  se  fit  autoriser 
par  le  légat  à  lui  offrir  toute  immunité  si  elle  voulait  livrer  ou    154 
expulserleshérétiquesdontilpossédait  la  liste.  Mais  quand  l'évê- 
que  entra  dans  la  ville  etfit  cette  proposition  aux  principaux  habi- 
tants, elle  fut  repoussée  à  l'unanimité.  Catholiques  et  Cathares 
étaient  trop  bons  concitoyens  pour  se  trahir  les  uns  les  autres.  Ils 
préféraient,répondirent-ils,se  défendre  jusqu'à  la  dernière  extré- 
mité, fussent-ils  contraints  de  manger  leurs  enfants,  Cette  décla- 
ration inattendue  remplit  le  légat  d'une  telle  fureur  qu'il  jura  de 
détruire  la  ville  par  le  fer  et  le  feu,  de  n'épargner  ni  l'âge  ni 
le  sexe  et  de  ne  laisser  pierre  sur  pierre.  Tandis  que  les  chefs 
de  l'armée  délibéraient  en  vue  d'une  attaque  prochaine,  une 
foule  d'individus  qui  suivaient  le  camp —  dépourvus  d'armes,  à 
ce  qu'assurent  les  légats,  mais  inspirés  de  Dieu  —  s'élancèrent 
vers  les  murs  et  les  emportèrent,  à  l'insu  de  leurs  chefs  et  sans 
avoir  reçu  d'ordres.  L'armée  suivit  et  le  serment  du  légat  fut 
accompli  par  un  massacre  presque  sans  pareil  dans  l'histoire  de 
l'Europe.  Depuis  les  enfants  au  berceau  jusqu'aux  vieillards, 
pas  un  être  vivant  ne  fut  épargné.  Sept  mille  hommes,  dit-on, 
furent  massacrés  dans  l'église  de  Marie-Madeleine  où  ils  s'étaient 
réfugiés  pour  chercher  asile.  Les  légats  eux-mêmes  estimèrent 
à  près  de  vingt  mille  le  nombre  des  morts,  alors  que  des  chro- 
niqueurs moins  dignes  de  foi  donnent    un  chiffre  quatre  ou 
cinq  fois  supérieur.  Un  contemporain,  fervent  Cistercien,  nous 
apprend  qu'on  demanda  au  légat  Arnaud  si  les  catholiques  de- 
vaient être  épargnés.  Le  représentant  du  pape  craignit  que  des 
héritiques  pussent  échapper  en  se  disant  orthodoxes  et  fît  cette 
réponse  sauvage  :  «  Tuez-les  tous,  Dieu  reconnaîtra  les  siens  !  »  (1) 
Dans  le  carnage  et  le  pillage  qui  marquèrent  cette  horrible 

(1)  [On  sait  que  celte  parole  célèbre  a  élé  contestée,  comme  tous  les  mots  histo- 
riques ;  mais  elle  répondait  certainement  à  l'état  d'esprit  des  agresseurs.  —  Trad.] 

10. 


474  SUCCÈS    DES    CROISÉS 

journée  de  ji  lillet,  la  ville  fut  incendiée  et  le  soleil  se  coucha  sur 
une  masse  de  ruines  fumantes  et  de  cadavres  noircis — holocauste 
aune  divinité  de  pardon  et  d'amour  que  les  Cathares  avaient 
de  bonnes  raisons  pour  considérer  comme  le  Principe  du  Mal. 
Aux  yeux  des  orthodoxes,  toute  cette  affaire  était  une  preuve 
évidente  de  la  protection  que  Dieu  accordait  à  leurs  armes. 
D'ailleurs,  il  ne  manquait  pas  d'autres  miracles  pour  les  con- 
firmer dans  cette  opinion.  Bien  qu'ils  eussent  stupidement  dé- 
truit tous  les  moulins  aux  alentours,  le  pain  fut  toujours  abon- 
dant et  à  bon  marché  dans  leur  camp  ;  —  trente  pains  se  ven- 
155  daient  un  denier.  On  observa  encore,  pendant  toute  la  campa- 
gne, et  l'on  nota  comme  un  encouragement  du  ciel,  que  jamais 
ni  vautour,  ni  corbeau,  ni  aucun  aucun  autre  oiseau  ne  vola 
au-dessus  de  l'armée.  (1) 

Les  petites  troupes  de  Croisés,  dans  leur  marche  pour  rejoin- 
dre le  corps  principal,  n'avaient  pas  été  moins  favorisées  parles 
circonstances.  L'une  d'elles,  commandée  parle  vicomte  de  Tu- 
renne  et  par  Gui  d'Auvergne,  avait  pris,  après  un  court  siège,  le 
château  presque  inexpugnable  de  Chasseneuil.  La  garnison 
avait  conclu  une  convention  et  pu  sortir  en  liberté,  mais  les 
habitants  furent  laissés  à  la  merci  des  vainqueurs.  On  leur 
donna  le  choix  entre  la  conversion  et  le  bûcher.  Comme  ils  per- 
sévéraient dans  leurs  erreurs,  on  les  brûla  tous,  exemple  qui 
fut  généralement  suivi  dans  cette  campagne.  Une  autre  troupe, 
commandée  par  l'évêque  de  Puy,  avait  rançonné  Caussade  et 
Saint-Antonin;  on  lui  reprochait  de  trop  aimer  l'argent  et  d'é- 
pargner mal  à  propos  la  vie  des  hérétiques.  Le  pays  était  dans 
un  état  de  terreur  tel  que  lorsqu'un  fugitif  arriva  au  château  de 
Villemur,  annonçant  que  les  Croisés  approchaient  et  traiteraient 
cette  place  comme  les  autres,  les  habitants  l'abandonnèrent 
pendant  la  nuit,  après  y  avoir  eux-mêmes  mis  le  feu.  D'innom- 
brables forteresses  se  rendirent  sans  coup  férir  ou  furent  trou- 
vées vides,    bien   qu'on  y  eût  accumulé  des  provisions  et  des 

(1)  lldgest.  xii,  108.  —  Pet.  Sarncns.  c.  10.  —  V<ii>'setc,  m,  163;  Pr.  10,  11.  — 
Guill.  de  Pod.  Laurent,  c.  13.  —  Guill.  de  Tud.  xvi,  xxm,  xxv.  —  Roberti  Autis- 
siodor.  Chron.  ann.  120D.  —  Cœs    lleisterb.  Dial.  Mt/ac.  v,  21. 


SIÈGE   DE    CABGASFOTS'NE  475 

moyens  de  défense.  Une  contrée  montagneuse,  hérissée  de  châ- 
teaux forts,  qu'on  aurait  pu  facilement  défendre  pendant  des 
années,  fut  occupée  au  bout  de  deux  mois  de  campagne.  La 
ville  populeuse  de  Narbonne  adopta,  pour  se  sauver,  des  lois 
extrêmement  sévères  contre  l'hérésie,  leva  une  somme  considé- 
rable pour  apaiser  les  Croisés  et  donna  en  gage  un  certain  nom- 
bre de  châteaux.  (1) 

-  Sans  s'attarder  sur  les  ruines  de  Béziers,  les  Croisés,  toujours 
sous  la  conduite  de  Raymond,  se  dirigèrent  rapidement  vers 
Carcassonne,  place  considérée  comme  imprenable,  où  Raymond 
Roger  s'était  décidé  à  les  attendre.  Neuf  jours  seulement  après 
le  sac  de  Béziers,  les  Croisés  arrivèrent  devant  Carcassonne  et 
en  commencèrent  le  siège.  Le  faubourg  extérieur,  qui  était  à 
peine  défendable,  fut  emporté  et  brûlé  après  une  résistance 
désespérée.  Le  second  faubourg,  qui  était  bien  fortifié,  ne  fut 
évacué  et  brûlé  par  les  assiégés  qu'après  une  longue  lutte,  où, 
de  part  et  d'autre,  toutes  les  ressources  de  l'art  de  la  guerre 
furent  mises  enjeu.  Restait  la  ville  elle-même,  dont  il  semblait  156 
bien  difficile  d'avoir  raison.  Suivant  une  légende,  Charlemagne 
l'avait  vainement  assiégée  pendant  sept  ans  et  ne  s'en  était 
emparé  que  par  un  miracle.  On  offrit  de  traiter  avec  le  vicomte; 
il  pouvait  s'éloigner  avec  onze  personnes  de  son  choix,  à  la  con- 
dition que  la  ville  et  ses  habitants  fussent  abandonnés  à.  la  dis- 
crétion des  Croisés.  Le  vicomte  refusa  cette  offre  avec  une  virile 
indignation.  Mais  la  situation  devenait  intenable  ;  la  ville  était 
encombrée  de  réfugiés  venus  de  la  contrée  voisine  ;  l'été  avait 
été  sec  et,  comme  la  provision  d'eau  était  épuisée,  une  épidé- 
mie s'était  déclarée  qui  faisait  tous  les  jours  de  nombreuses 
victimes.  Très  désireux  d'obtenir  une  paix  honorable,  Raymond 
Roger  se  laissa  attirer  dans  le  camp  ennemi,  où  il  fut  traî- 
treusement retenu  captif;  peu  de  jours  après,  il  mourait  — 
de  dyssenterie  affirmait-on,  bien  que  d'autres  bruits  aient 
couru  sur  cette  fin  opportune.  Privés  de  leur  chef,  les  habitants 
perdirent  courage;  pour  éviter  la  destruction  totale  de  la  ville, 

(i)  Guill.  de  Tudela,  xm,  xiv.  —  Vaissete,  m,  169,  170;  Pr.  9,  10. 


176  PRISE   DE   CARCASSONNE 

ils  firent  l'abandon  de  tous  leurs  biens  et  furent  autorisés  à 
partir  sans  autres  bagages  que  leurs  péchés  —  les  hommes  en 
pantalon  et  les  femmes  en  chemise.  La  ville  fut  occupée  sans 
résistance.  Cette  fois,  il  n'est  question  d'aucune  enquête  sur  la 
religion  des  vaincus  et  l'on  ne  songea  pas  à  brûler  un  seul  héré- 
tique. (1) 

Le  siège  de  Carcassonne  nous  met  en  présence,  pour  la  pre- 
mière fois,  de  deux  hommes  dont  nous  aurons  beaucoup  à 
nous  occuper  par  la  suite,  Pierre  II  d'Aragon  et  Simon  de 
Montfort.  Ils  représentent  d'une  manière  si  typique  les  éléments 
opposés  dans  ce  grand  conflit  que  nous  croyons  devoir  nous 
arrêter  un  instant  pour  considérer  ces  deux  puissantes  natures. 
157  Pierre  était  le  suzerain  de  Béziers,  uni  au  jeune  vicomte  par 
les  liens  d'une  amitié  étroite.  Bien  qu'il  eût  refusé  de  lui  venir 
en  aide,  il  se  hâta,  dès  qu'il  apprit  le  sac  de  Béziers,  de  se 
rendre  à  Carcassonne,  afin  d'offrir  sa  médiation  en  faveur  de 
son  vassal.  Ses  efforts  furent  inutiles  ;  mais,  dès  lors,  il  ne 
devait  plus  se  désintéresser  des  événements. 

Dans  toute  l'Europe,  Pierre  était  considéré  comme  le  modèle 
des  chevaliers  du  Midi.  De  stature  héroïque,  passé  maître  dans 
tous  les  arts  de  la  chevalerie,  il  était  sans  cesse  au  premier 
rang  dans  les  batailles;  lors  de  l'effrayante  journée  de  LasNavas 
de  Tolosa,  qui  brisa  en  Espagne  la  puissance  des  Maures,  ce  fut 
lui  qui,  de  tant  de  rois  et  de  seigneurs,  fut  unanimement  jugé 
le  plus  vaillant.  Aussi  galant  que  brave,  il  passait  pour  très 
licencieux  même  à  cette  époque  de  morale  facile.  Il  était 
libéral  jusqu'à  la  prodigalité,  épris  des  pompes  et  des  spec- 
tacles, plein  de  courtoisie  envers  tous  et  magnanime  envers  ses 
ennemis.  Comme  son  père  Alphonse  II,  il  était  troubadour  et 
ses  chansons  étaient  d'autant  plus  applaudies  qu'il  patronnait 

(1)  Regest.  xn,  108;  xv,  212.  -  Pet.  Sarnens.  c.  17.  -  Vaisse!e,  m.  .^.11-18. 
—  Guill.  de  Tudela,  xxiv,  xxxm,  xl.  -  Guill.  Nan-.ac.  ann.  1209.  -Ouill.  de  Pod. 
Laurent   c.  14.  —  A.  Molinier,  ap.  Vaissete,  éd.  Privât,  vi,  2^6. 

Dom  Vai^ete  (m,  172)  rapporte,  d'après  Césaire  de  Heisterbach,  que  4o0  habitants 
de  Carcassonne  refusèrent  d  abjurer,  que  400  furent  brûles  et  les  autres  pendus^ Le 
silence  de  contemporains  mieux  informés  rend  cette  information  douteuse  d  autant 
plus  que  Césaire  allègue  que  cet  incident  s'est  passé  dans  une  ville  qu  il  nomme 
Pulc.brava.lli *  (Diai    AJi>-ac.  dist.  v,  c.  21). 


PIERRE   II    D'ARA  GON  177 

généreusement  les  autres  poètes,  ses  rivaux.  En  outre,  son  zèle 
religieux  était  si  ardent  qu'il  se  glorifiait  du  surnom  de  El 
catolico.  Il  manifesta  ce  zèle  non  seulement  par  le  féroce  édit 
contre  les  Vaudois,  dont  il  a  été  question  dans  un  chapitre  pré- 
cédent, mais  par  un  acte  extraordinaire  de  dévotion  envers  le 
Saint-Siège.  En  1089,  son  ancêtre,  Sanche  Ier,  avait  placé  le 
royaume  d'Aragon  sous  la  protection  spéciale  des  papes,  de  qui 
ses  successeurs  devaient  le  recevoir  à  leur  avènement  et  à  qui 
ils  devaient  paver  un  tribut  annuel  de  500  mancus.  En  1204, 
Pierre  II  résolut  d'accomplir  en  personne  cet  acte  de  féauté. 
Accompagné  d'une  escorte  magnifique,  il  fit  voile  pour  Rome, 
où  il  prêta  le  serment  d'allégeance  à  Innocent,  s'engageant,  par 
surcroit,  à  persécuter  l'hérésie.  Il  reçut  une  couronne  de  pain 
sans  levain  et  le  Pape  lui  remit  lui-même  le  sceptre,  le  manteau 
et  les  autres  insignes  de  la  royauté.  Il  se  hâta  de  déposer  le 
tout,  avec  les  marques  du  respect  le  plus  profond,  sur  l'autel 
de  Saint  Pierre,  auquel  il  offrit  son  royaume,  prenant  en 
échange  une  épée  des  mains  d'Innocent,  soumettant  ses 
domaines  à  un  tribut  annuel  et  renonçant  à  tous  droits  de 
patronage  sur  les  églises  et  les  bénéfices.  Il  fut  heureux  de 
recevoir,  en  échange  de  tout  ce  qu'il  sacrifiait,  le  titre  de  Pre- 
mier Alferez  ou  porte-étendard  de  l'Église,  et  le  privilège,  pour 
ses  successeurs,  d'être  couronnés  par  l'archevêque  de  Tarra- 
gone  dans  sa  cathédrale.  Cependant  les  nobles  d'Aragon  consi- 
déraient que  ces  honneurs  compensaient  insuffisamment  les 
lourdes  taxes  rendues  nécessaires  par  l'extravagance  de  leur 
chef;  ils  ne  regrettaient  pas  moins  la  renonciation  à  tout 
patronage  et  à  la  collation  des  bénéfices.  Le  résultat  de  leur 
mauvaise  humeur  fut  la  coalition  connue  sous  le  nom  de  la 
Union,  qui,  pendant  des  générations,  fut  un  danger  et  une 
menace  pour  ses  successeurs.  La  carrière  de  Pierre  ressemble 
moins  à  celle  d'un  monarque  qu'à  celle  du  héros  d'un  roman 
de  chevalerie.  Avec  de  telles  dispositions,  il  était  difficile  qu'il 
ne  participât  point  aux  guerres  albigeoises,  où,  du  reste,  il 
avait  un  intérêt  direct,  par  suite  de  ses  droits  sur  la  Provence, 


158 


159 


178  SIMON    DE    MONTFORT 

Montpellier,  le  Béarn,  le  Roussillon,  la  Gascogne,  Comminges 
et  Béziers  (1). 

Tout  autre  était  le  caractère  sérieux  et  solide  de  Montfort, 
qui  s'était  distingué,  suivant  son  usage,  au  siège  de  Carcas- 
sonrie.  Il  avait  été  le  premier  dans  l'assaut  contre  le  faubourg 
extérieur  ;  et  quand  l'attaque  sur  le  second  faubourg  eût  été 
repoussée,  comme  un  Croisé  était  resté  dans  le  fossé  avec  une 
cuisse  brisée,  Montfort,  suivi  d'un  seul  écuyer,  revint  sur  ses 
pas  sous  une  grêle  de  projectiles  et  parvint  à  ramener  son  com- 
pagnon. Fils  cadet  du  comte  d'Évreux,  descendant  du  Normand 
Rollon,  il  était  comte  de  Leicester  par  sa  mère  et  avait  acquis 
une  renommée  précoce  par  son  courage  à  la  guerre  et  sa 
sagesse  dans  les  conseils.  Pieux  jusqu'à  la  bigoterie,  il  ne  lais- 
sait pas  passer  un  jour  sans  entendre  la  messe  et  la  sincère 
affection  que  lui  portait  sa  femme,  Alice  de  Montmorency, 
semble  prouver  que  sa  réputation  de  cbasteté  —  vertu  si  rare 
à  cette  époque  —  n'était  pas  imméritée.  En  4201,  il  avait  pris 
part  à  la  croisade  de  Baudouin  de  Flandre.  Lorsque,  pendant 
leur  long  séjour  à  Venise,  les  Croisés  vendirent  leurs  services 
aux  Vénitiens  et  se  chargèrent  de  la  destruction  de  Zara,  Mont- 
fort seul  refusa,  disant  qu'il  était  venu  pour  combattre  les 
Infidèles  et  non  pour  faire  la  guerre  à  des  Chrétiens.  En  consé- 
quence, il  quitta  l'armée,  se  rendit  en  Apulie  et  de  là,  avec  un 
petit  nombre  d'amis,  en  Palestine,  où  il  servit  avec  honneur  la 
cause  de  la  Croix.  Quels  changements  se  seraient  produits  dans 
l'histoire  de  la  France  et  de  l'Angleterre,  si  Montfort  était  resté 
avec  les  Croisés  jusqu'après  la  prise  de  Constantinople  !  Sans 
doute,  lui  et  son  fils,  Simon  de  Leicester,  auraient  fondé  des 
principautés  en  Grèce  ou  en  Thessalie  et  auraient  usé  leur  vie 
dans  des  conflits  obscurs  et  vite  oubliés.  —  A  l'époque  où  l'on 
prêchait  la  croisade  contre  les  Albigeois,  un  des  abbés  cister- 
ciens qui  se  dévouaient  le  plus  ardemment  à  cette  tâche  était 


(1)  Regest.  vu,  229;  xv,  212;  xvi,  87.  —  Fran.  Tararae,  De  rsg.  hisp. —  Lôwen- 
feld,  Epist.  poiitif.  ined.  p.  63.  —  La'uente,  Hist.  de  Esp.  v,  492-5.  —  Marianà, 
Hist.  de  Es  >.  xn,  2.  —  L.  Marin.  Siculi  De  reb.  hisp.  lib.  x.  —  Diez,  'i  roubad. 
4-24.  —  Vaissete,  m,  124.  —  Gest.  Gom   Barcenon    c.  24. 


HÉSITATIONS  DES    CROISÉS  179 

Gui  de  Vaux-Cernay,  qui  avait  été  avec  Montfort  à  Venise  pen- 
dant la  croisade.  C'est  à  son  instigation  que  le  duc  de  Bour- 
gogne prit  la  croix. 

Gui  était  porteur  de  lettres  écrites  par  le  duc  à  Montfort,  lui 
faisant  des  promesses  magnifiques  s'il  voulait  entrer  également 
en  campagne.  Arrivé  au  château  de  Montfort,  à  Roche  fort,  Gui 
trouva  le  comte  dans  son  oratoire  et  lui  exposa  l'objet  de  sa 
mission.  Montfort  hésita  d'abord,  puis,  prenant  un  psautier,  il 
l'ouvrit  au  hasard  et  plaça  son  doigt  sur  un  verset  qu'il  pria 
l'abbé  de  lui  traduire.  Ce  verset  était  ainsi  conçu  :  «  Car  il  don- 
nera charge  fie  toi  à  ses  anges,  afin  qu'ils  te  gardent  dans 
toutes  tes  voies.  Ils  te  porteront  dans  leurs  mains,  de  peur  que 
ton  pied  ne  heurte  contre  la  pierre  (1).  »  L'encouragement 
divin  était  manifeste.  Montfort  prit  la  croix,  qu'il  ne  devait 
plus  déposer.  On  va  voir  que  la  brillante  valeur  du  chevalier 
catalan  fut  impuissante  devant  le  courage  réfléchi  du  Nor- 
mand, qui  se  sentait  comme  un  instrument  entre  les  mains  de 
Dieu  (2). 

Après  la  prise  de  Carcassonne,  les  croisés  paraissent  avoir 
pensé  que  leur  mission  était  accomplie;  du  moins  avaient-ils 
servi  pendant  quarante  jours,  ce  qui  suffisait  pour  mériter 
l'indulgence  promise,  et  ils  étaient  impatients  de  rentrer  chez 
eux.  Le  légat  soutenait  naturellement  que  le  territoire  conquis 
devait  être  occupé  et  organisé  de  telle  sorte  que  l'hérésie  ne 
pût  plus  y  prendre  pied.  On  l'offrit  d'abord  au  duc  de  Bour- 
gogne, puis  aux  comtes  de  Nevers  et  de  Saint  Pol  ;  mais  ils 
étaient  tous  trop  prudents  pour  se  laisser  tenter  et  ils  alléguè- 
rent, comme  motif  de  leur  refus,  que  le  vicomte  de  Béziers 
avait  déjà  été  puni  assez  durement.  Alors  deux  évêques  et 
quatre  chevaliers,  avec  Arnaud  à  leur  tète,  furent  désignés 
pour  choisir  celui  auquel  le  territoire  confisqué  devait  appar- 
tenir; à  l'unanimité,  «  sous  l'impulsion  manifeste  du  Saint- 
Esprit  »,  ces  sept  juges  choisirent  Montfort.  Nous  avons  lieu  de 

(i)  Psaumes,  xci,  11,  12. 

(2)  Pet.  Sarnens.  c.  16-13.—  Joann.  Iperii  Ohron.  ann.  1201.  —  Villehardouin, 
c.  55.  —  Alberic,  Tri  uni  t'ont,  ann.  1202.  —  Guill.  de  Tudela.  xxxv. 


180  SITUATION    PÉRILLEUSE    DE   MONTFORT 

croire,  connaissant  sa  sagacité,  que  le  premier  refus  qu'il 
opposa  était  très  sincère.  N'obtenant  rien  par  des  prières,  le 
légat  finit  par  lui  donner  un  ordre  formel  au  nom  du  Saint 
Siège.  Montfort  accepta,  mais  à  la  condition  qu'on  s'engageât 
160  à  le  seconder  au  milieu  des  difficultés  qu'il  prévoyait.  La  pro- 
messe fut  faite,  sans  que  personne  eût  envie  de  la  tenir.  Le  comte 
de  Nevers,  qui  s'était  pris  de  querelle  avec  le  duc  de  Bourgogne, 
se  retira  presque  immédiatement  après  la  prise  de  Carcas- 
sonne  et  fut  suivi  par  le  plus  grand  nombre  des  Croisés.  Le 
duc  resta  un  peu  plus  longtemps,  mais  ne  tarda  pas  lui-même 
à  regagner  ses  foyers.  Montfort  demeura  avec  4,500  hommes 
environ,  pour  la  plupart  des  Bourguignons  et  des  Allemands, 
auxquels  il  fut  obligé  de  payer  double  solde  (1). 

La  situation  de  Montfort  était  périlleuse.  Au  mois  d'août,  sous 
l'impression  des  victoires  récentes,  les  légats  avaient  tenu  un 
concile  à  Avignon,  où  les  évêques  reçurent  l'ordre  d'exiger  de  tous 
les  chevaliers,  nobles  et  magistrats  de  leurs  diocèses  le  serment 
d'exterminer  l'hérésie.  Le  même  serment  avait  déjà  été  imposé 
à  Montpellier  et  à  d'autres  villes  qui  tremblaient  en  songeant 
au  sort  de  Béziers.  Mais  des  engagements  ainsi  extorqués  par 
la  peur  n'étaient  que  des  formalités  vaines  et  l'hommage  que 
Montfort  reçut  de  ses  nouveaux  vassaux  ne  fut  pas  beaucoup 
plus  sérieux.  Il  est  vrai  qu'il  régla  le  tracé  de  ses  frontières  avec 
Raymond,  qui  promit  de  marier  son  fils  à  la  fille  de  Montfort, 
et  qu'il  prit  les  titres  de  vicomte  de  Béziers  et  de  Carcassonne. 
Mais  Pierre  d'Aragon  refusa  de  recevoir  son  hommage,  encou- 
ragea secrètement  les  seigneurs  qui  continuaient  à  résister 
dans  leurs  châteaux  et  promit  de  leur  venir  en  aide  le  plus  tôt 
qu'il  pourrait.  Certains  châteaux  qui  avaient  fait  leur  soumis- 
sion se  révoltèrent;  d'autres,  qui  avaient  été  occupés  par  les 
Croisés,  furent  repris  par  leurs  anciens  maîtres.  Peu  à  peu,  le 
pays  revenait  de  sa  terreur. Une  guerre  de  partisans  commença; 
de  petites  troupes  au  service  de  Montfort  furent  faites  prison- 

(1)  Pet.  Sarnens.  c.  1"  bis.  —  Vaissete,  m,  Pr.  10.  —  Regost.  xu,  108.—  Pierre 
rte  Ynux-Cernay  assure  que  Monfort  ne  put  conserver  auprès  de  lui  que  trente 
chevaliers,  ce  qui  est  une  exagération  manifeste. 


INACTION   DU  PAPE  4  81 

nières  et  bientôt  son  autorité  réelle  ne  s'étendit  guère  au-delà 
de  la  portée  de  sa  lance.  C'est  à  grand  peine  qu'un  jour  il  em- 
pjcha  sa  garnison  de  Garcassonne  d'évacuer  la  ville.  Ce  poste 
passait  pour  si  dangereux  que  lorsque  Montfort  partit  pour 
assiéger  Termes,  il  lui  fut  presque  impossible  de  trouver  un 
chevalier  qui  voulût  en  accepter  le  commandement. 

Malgré  ces  difficultés,  il  réussit  à  soumettre  d'autres  châteaux, 
à  rétablir  sa  domination  sur  le  pays  Albigeois  et  à  l'étendre 
sur  le  comté  de  Foix.  Il  se  préocupait,  en  outre,  de  se  concilier 
la  faveur  d'Innocent,  qui  devait  le  confirmer  dans  sa  dignité  toi 
nouvelle  et  dont  il  attendait  des  secours  pour  l'avenir.  Toutes 
les  dîmes  et  prémices  devaient  être  régulièrement  payées  aux 
églises;  toute  personne  qui  resterait  excommuniée  pendant 
quarante  jours  devait  être  frappée  d'une  lourde  amende,  en 
proportion  de  sa  fortune;  Rome,  en  retour  des  trésors  d'indul- 
gences qu'elle  avait  prodigués,  devait  recevoir  un  tribut  annuel 
de  trois  deniers  par  feu,  levé  sur  un  pays  qui  venait  d'être 
horriblement  dévasté;  en  outre,  le  comte  lui-même  promettait 
vaguement  un  tribut  annuel. 

Innocent  répondit  à  Montfort  au  mois  de  novembre,  expri- 
mant sa  joie  du  succès  miraculeux  qui  avait  permis  d'arracher 
cinq  cents  villes  et  châteaux  des  griffes  de  l'hérésie.  Il  acceptait 
gracieusement  le  tribut  offert  et  confirmait  les  droits  de  Mont- 
fort sur  Béziers  et  sur  Albi,  en  l'adjurant  de  travailler  sans 
relâche  à  exterminer  l'hérésie.  Mais  comme  il  était  probable- 
ment mal  renseigné  sur  les  périls  qui  menaçaient  Montfort,  il 
s'excusait  de  ne  pouvoir  lui  venir  en  aide,  alléguant  qu'il 
lui  arrivait  de  Palestine  de  nombreuses  missives  où  l'on  se 
plaignait  que  les  ressources,  si  nécessaires  à  cette  contrée  loin- 
taine, eussent  été  détournées  de  leur  but  pour  soumettre  des 
hérétiques  en  pays  chrétien.  Il  se  contenta  donc  d'intéresser  à 
la  cause  de  Montfort  l'empereur  Othon,  les  rois  d'Aragon  et  de 
Castille,  ainsi  que  plusieurs  villes  et  seigneurs  dont  on  ne  pou- 
vait guère  attendre  d'aide  efficace.  Les  archevêques  de  toute  la 
région  infectée  reçurent  l'ordre  de  demander  à  leur  clergé  une 
partie  de  ses  revenus;  les  troupes  de  Montfort  furent  exhortées 

H 


182  NOUVEAUX   SUCCÈS    DE   MONTFORT 

à  prendre  patience  et  à  ne  pas  réclamer  leur  solde  avant  la 
Pâque  prochaine.  Ces  instructions  et  exhortations  du  pape 
risquaient  fort  de  rester  lettre  morte.  Une  idée  plus  fructueuse 
d'Innocent  fut  d'exçmpter  les  Croisés  de  tout  paiement  d'intérêt 
sur  les  sommes  qu'ils  avaient  empruntées.  Mais  la  mesure  la 
plus  pratique  consista  à  donner  l'ordre  à  tous  les  abbés  et 
prélats  des  diocèses  de  Narbonne,  Béziers,  Toulouse  et  Albi,  de 
confisquer  au  profit  de  Montfort  tous  les  dépôts  que  les  héré- 
tiques endurcis  avaient  faits  entre  leurs  mains.  Cela  nous 
donne  la  mesure  des  relations  amicales  et  de  la  confiance  qui 
régnaient  auparavant,  dans  la  France  méridionale,  entre  les 
hérétiques  et  le  clergé  orthodoxe  ;  cela  nous  montre  aussi  ce 
que  pesaient  à  Rome  les  scrupules  de  la  plus  vulgaire  pro- 
bité (1). 
162  La  situation  de  Montfort  s'était  améliorée  vers  le  printemps 
de  1210,  car  ses  forces  s'étaient  accrues  par  l'arrivée  de  nou- 
velles bandes  de  «  pèlerins  »  (c'était  le  nom  que  se  donnaient 
les  aventuriers  des  guerres  albigeoises.)  Comme  la  durée  du 
service  promis  par  ces  gens  était  très  courte,  Montfort  résolut 
de  profiter  de  leur  présence  pour  regagner  tout  le  terrain 
perdu,  et  au-delà.  Nous  n'entrerons  pas  dans  le  détail  de  ses 
nombreuses  campagnes,  généralement  couronnées  par  la  prise 
d'un  château  dont  la  garnison  était  passée  au  fil  de  l'épée  et  où 
les  non-combattants  devaient  choisir  entre  la  soumission  à 
Rome  et  le  bûcher.  Des  centaines  d'enthousiastes  obscurs  pré- 
férèrent le  martyre.  Lavaur,  Minerve,  Casser,  Termes  sont  des 
noms  qui  rappellent  tout  ce  que  l'homme  peut  infliger  de 
misères  à  l'homme,  tout  ce  qu'il  peut  oser  et  souffrir  pour  la 
gloire  de  Dieu.  Lors  de  la  capitulation  de  Minerve,  Robert 
Mauvoisin,  le   plus  fidèle   compagnon  de   Montfort,   protesta 


(1)  Concil.  Avenion.  ann.  1200.  —  D'Achery,  Soicil.  i,  706.  —  Pet.  Sarnens. 
c.  20-Î6,  34.  —  Vaissete,  m,  Pr.  20.  —  Guill.  de  Tud.  xxxvt.  —  Regest.  xn, 
108,  100,  122,  123,  124,  125,  126,  lï\  132,  130,  137;  xn,  8!i.  —  Teulet,  Layettes, 
i,  340,  n°  899.  —  Par  un  curieux  e'Tort  d'exégèse,  les  Dominicains  réussiront  à  se 
cou.  aincreque  la  lettre  d'Innocent,  confirmant  à  Montfort  la  possession  dÀlbi,  était 
une  approbation  de  leur  Ordre  et  la  preuve  que  Montfort  en  faisait  partie!  (Ripoil, 
Bull.  Ord.  FF.  Prxdic.  T.  vu,  p.  1). 


EXIGENCES   DES   LÉGATS  183 

contre  la  clause  épargnant  les  hérétiques  qui  se  rétracteraient; 
à  quoi  le  légat  Arnaud  répondit  qu'il  pouvait  être  sans 
crainte,  parce  que  les  conversions  seraient  sans  doute  peu 
nombreuses.  Arnaud  avait  raison.  A  l'exception  de  trois 
femmes,  les  vaincus  refusèrent  à  l'unanimité  d'acheter  leur  vie 
par  l'apostasie  et  ils  épargnèrent  aux  vainqueurs  la  p3ine  de  les 
conduire  au  bûcher  en  se  jetant  avec  joie  dans  les  flammes.  Si 
le  zèle  barbare  des  pèlerins  se  manifesta  quelquefois  d'une 
manière  excentrique,  comme  lorsqu'ils  aveuglèrent  les  moines 
de  Bolbonne  et  leur  coupèrent  le  nez  et  les  oreilles,  nous  ne 
devons  pas  oublier,  pour  expliquer  ces  horreurs,  dans  quel 
milieu  l'Église  recrutait  alors  ses  soldats  et  l'immunité  qu'elle 
assurait  à  leurs  crimes,  tant  dans  ce  monde  que  dans  l'autre  (1). 
Raymond  s'imaginait  sans  doute  qu'il  s'était  sauvé  très  habi- 
lement aux  dépens  de  son  neveu  de  Béziers.  Les  événements  le 
détrompèrent  bientôt.  Arnaud  de  Cîteaux  avait  juré  sa  ruine  et 
Montfort  était  impatient  d'étendre  ses  domaines  non  moins 
que  de  rétablir  l'orthodoxie.  Déjà,  dans  l'automne  de  1209,  le  163 
légat  avait  demandé  aux  citoyens  de  Toulouse  de  livrer  à  ses 
envoyés,  sous  peine  d'excommunication  et  d'interdit,  tous  ceux 
que  ces  derniers  réclameraient  comme  hérétiques.  Les  Toulou- 
sains protestèrent  qu'il  n'y  avait  pas  d'hérétiques  parmi  eux, 
que  tout  ceux  qu'on  désignerait  étaient  prêts  à  prouver  leur 
innocence,  enfin  que  Raymond  V  avait,  sur  leurs  propres 
instances,  édicté  des  lois  contre  les  hérétiques,  en  vertu  des- 
quelles ils  en  avaient  brûlé  un  grand  nombre  et  continuaient  à 
brûler  tous  ceux  qu'ils  découvraient.  Ils  en  appelèrent  donc  au 
pape.  En  même  temps,  Montfort  avait  fait  savoir  à  Raymond 
que  si  les  exigences  du  légat  n'étaient  pas  satisfaites,  il  l'atta- 
querait et  le  contraindrait  à  l'obéissance.  Raymond  répliqua 
qu'il  arrangerait  directement  l'affaire  avec  le  pape  et  fit  aussitôt 
appel  à  Philippe- Auguste  et  à  l'empereur  Othon,  dont  il  ne  reçu  : 


(1)  Guill.  d-3  PoL  Laurent,  c.  17,  18.—  Guill.  Nangiac.  ann.  1210.  — Rob.  Au- 
ffesiod.  Cfwon.  ann.  1211.  —  Vaissete,  m,  Pr.  29,  35.  —  Guill.  de  Tudèle,  xl.x, 
lxviii,  lxxi,  lxxxiv.  —  Regest.  xvi,  41.  —  Chron.  Turon.  ann.  1210.  —  Pet.  Sux- 
rieus.  c.  37,  52,  53.  —  Teulet,  Layettes,  i,  371,  n°  9G8. 


184  POLITIQUE   DU   PAPE 

que  de  bonnes  paroles.  En  arrivant  à  Rome,  il  eut  d'abord  plus 
de  succès,  car  sa  situation  morale  était  très  forte.  Il  n'avait 
jamais  été  convaincu  des  crimes  dont  on  l'accusait;  il  n'avait 
jamais  même  été  jugé;  il  avait  toujours  professé  obéissance  à 
l'Église,  se  déclarant  prêt  à  prouver  son  innocence,  conformé- 
ment à  la  procédure  de  l'époque,  parla  pur g  ation  canonique; 
il  s'était  soumis  à  de  sévères  pénitences  comme  s'il  avait  été 
condamné,  il  avait  été  absous  comme  si  on  lui  eût  pardonné, 
et,  depuis,  il  avait  rendu  de  fidèles  services  en  combattant  ses 
anciens  amis  et  offert  toutes  les  réparations  en  son  pouvoir  aux 
églises  qu'il  avait  dépouillées.  Il  affirmait  hardiment  son  inno- 
cence, demandait  des  juges  et  réclamait  la  restitution  de  ses 
châteaux. 

lunocent  paraît  d'abord  avoir  été  touché  par  le  tableau  des 
torts  faits  à  Raymond  et  de  sa  ruine  imminente;  mais  cette 
impression  fut  de  courte  durée  et  le  pape  revint  bientôt  à  la 
politique  de  duplicité  qui  jusque-là  lui  avait  si  bien  réussi.  Il 
décida  d'abord  que  les  citoyens  de  Toulouse  s'étaient  suffisam- 
ment justifiés  et  ordonna  que  l'excommunication  qui  pesait  sur 
eux  fût  levée.  En  ce  qui  touche  Raymond,  il  envoya  des  instruc- 
tions aux  archevêques  de  Narbonne  et  d'Arles,  à  l'effet  de  réunir 
un  conseil  de  prélats  et  de  nobles  où  Raymond  serait  jugé  sur 
sa  demande.  S'il  se  trouvait  là  un  accusateur  pour  affirmer  que 
Raymond  était  hérétique  et  responsable  du  meurtre  de  Pierre 
de  Castelnau,  on  entendrait  les  deux  parties  et  on  rendrait  un 
jugement  qui  serait  transmis  à  Rome,  où  les  décisions  finales 
devaient  être  prises;  en  l'absence  de  tout  accusateur  formel,  on 
prescrirait  à  Raymond  une  pénitence  convenable,  après  laquelle 
}fi/  il  serait  déclaré  bon  catholique  et  obtiendrait  la  restitution  de 
ses  châteaux. 

Tout  cela  était,  en  apparence,  assez  loyal;  mais  l'intention 
frauduleuse  ressort  d'une  lettre  écrite  en  même  temps  par  le 
pape  au  légal  Arnaud.  Innocent  y  félicite  chaudement  le  légat 
de  ce  qu'il  a  fait  jusqu'alors  et  lui  explique  que,  si  la  nouvelle 
affaire  a  été  ostensiblement  confiée  au  nouveau  commissaire 
Theodisius,  c'est  uniquement  pour  leurrer  Raymond;  le  légat, 


RAYMOND   EST   TROMPÉ  185 

écrit  le  pape,  doit-être  le  hameçon  dont  Theodisius  est  l'amorce. 
Pour  endormir  Raymond  plus  complètement,  le  pape,  lors  de 
sa  dernière  audience,  lui  fit  présent  d'un  riche  manteau  et 
d'une  bague  qu'il  retira  de  son  propre  doigt  (1). 

Le  retour  du  comte  mit  les  Toulousains  en  joie  :  l'interdit 
était  levé,  les  difficultés  pendantes  devaient  être  bientôt  toutes 
résolues.  Le  légat  Arnaud,  se  conformant  sans  retard  aux 
instructions  du  pape,  devint  tout  à  coup  affectueux  et  cordial. 
Accompagné  de  Montfort,il  alla  rendre  visite  à  Raymond  et  fut 
magnifiquement  reçu  à  Toulouse;  Raymond  se  laissa  persuader, 
dit-on,  de  céder  la  citadelle  de  la  ville,  le  Château  Narbonnois, 
comme  résidence  au  légat,  qui  le  livra  à  Montfort;  il  fallut 
plus  tard  sacrifier  la  vie  d'un  millier  d'hommes  pour  le 
reprendre.  Arnaud  avait  exigé  des  citoyens  un  tribut  de  mille 
livres  toulousains,  avant  de  donner  suite  aux  lettres  du  pape  et 
de  lever  l'interdit;  quand  on  eut  payé  la  moitié  de  cette  somme, 
il  octroya  sa  bénédiction  à  la  ville;  mais  comme  on  tardait  à 
acquitter  le  reste  de  la  dette,  il  renouvela  l'interdit,  que  les  mal- 
heureux habitants  eurent  ensuite  grand'peine  à  faire  lever  (2). 

Un  contemporain,  orthodoxe  fanatique,  nous  raconte  que 
Theodisius  rejoignit  le  légat  à  Toulouse  dans  le  dessein  de  se 
consulter  avec  lui  sur  la  meilleure  manière  de  tromper  Raymond. 
Il  s'agissait  de  trouver  un  prétexte  pour  éluder  la  promesse 
d'Innocent,  car  il  prévoyait  qu'il  se  purgerait  et  que  la  ruine 
de  la  Foi  en  serait  la  conséquence.  Le  moyen  le  plus  simple  pour 
atteindre  ce  but  était  d'alléguer  que  Raymond  n'avait  pas 
accompli  l'impossible  tâche  dont  on  lui  avait  fait  une  obligation, 
consistant  à  faire  disparaître  l'hérésie  de  son  territoire.  Mais  il 
fallait  éviter  l'apparence  d'une  déloyauté  par  trop  grossière. 
On  lui  assigna  un  jour,  à  trois  mois  de  là,  pour  comparaître  à  165 
Saint-Gilles  et  offrir  sa  purgation  en  ce  qui  touchait  l'accusa- 
tion d'hérésie  et  le  meurtre  du  légat;  on  ajoutait  un  avertisse- 

(1)  Vaissete,  m,  Pr.  20,  23,  232-3.  —  Pet.  Sarnens.  c.  33,  34.  —  Guill.  de  Tu- 
dèle,  xl.  xLir,  xliii.  -  Regest.  xii,  152,  153,  154,  155,  156,  168,  169,  170,  171,  173. 
174,  175,  176.  —  Teulet,  Layettes,  i,  368,  n°  968. 

(2)  Vaissete,  m,  Pr.  24-5,  234.  —  Guill.  de  Tudèle,  xuv.  —  Teulet,  loc.  laud. 


186  FOURBERIE  DES   LÉGATS 

ment  plein  de  menaces  touchant  sa  lenteur  à  exterminer  l'hé- 
résie. Au  jour  fixé,  en  septembre  1210,  un  grand  nombre  de 
prélats  et  de  nobles  s'assemblèrent  à  Saint-Gilles,  et  Raymond 
s'y  présenta  avec  ses  témoins  ou  cojureurs,  espérant  qu'il  allait 
se  réconcilier  pour  toujours  avec  l'Église.  Vaine  attente.  On 
l'avertit  froidement  que  sa  justification  ne  serait  pas  admise, 
qu'il  s'était  manifestement  rendu  coupable  de  parjure  enn'exé 
cutant  pas  les  promesses  qu'il  avait  faites  à  plusieurs  reprises 
sous  le  sceau  du  serment  ;  son  serment  étant  sans  valeur  dans 
les  affaires  secondaires,  il  ne  pouvait  être  accepté  quand  il 
s'agissait  d'accusations  aussi  graves  que  l'hérésie  et  le  meurtre 
d'un  légat;  les  serments  de  ses  témoins  n'avaient  pas  plus  d'au- 
torité que  le  sien. 

Un  homme  d'un  caractère  plus  ferme  aurait  éclaté  d'indi- 
gnation en  présence  d'une  aussi  abominable  duplicité  ;  mais 
Raymond,  écrasé  sous  la  ruine  soudaine  de  ses  illusions,  se 
contenta  de  fondre  en  larmes  —  circonstance  qui  fut  notée  par 
ses  juges  comme  une  preuve  additionnelle  de  sa  perversité. 
Presque  aussitôt,  on  renouvela  contre  lui  l'excommunication 
qu'il  avait  eu  tant  de  peine  à  faire  lever.  Pour  la  forme,  cepen- 
dant, on  l'avertit  que  lorsqu'il  aurait  exterminé  l'hérésie  et  se 
serait  montré,  par  le  reste  de  sa  conduite,  digne  de  pitié,  les 
décisions  du  pape  en  sa  faveur  seraient  mises  à  exécution.  Évi- 
demment, le  Provençal  n'était  pas  à  la  hauteur  des  rusés  Ita- 
liens qui  le  bafouaient.  La  preuve  qu'Innocent  approuva  cette 
cruelle  comédie  est  fournie  par  une  lettre  qu'il  adressa  à 
Raymond  au  mois  de  décembre  1210;  il  y  exprimait  son  cha- 
grin que  le  comte  n'eût  pas  encore  tenu  sa  promesse  d'exter- 
miner les  hérétiques  et  l'avertissait  que,  s'il  ne  le  faisait  point, 
ses  domaines  seraient  livrés  aux  Croisés.  Par  le  même  courrier, 
Montfort  reçut  une  lettre  du  pape  se  plaignant  que  la  taxe  de 
trois  deniers  par  feu  rentrait  mal,  preuve  qu'Innocent  lui-même 
ne  perdait  pas  de  vue  les  bénéfices  pécuniaires  de  la  persécu- 
tion. Les  exhortations  adressées  simultanément  aux  comtes  de 
Toulouse,  de  Comminges  et  de  Foix,  ainsi  qu'à  Gaston  de  Béarn, 
les  sommant  de  prêter  aide  à  Montfort  sous  peine  d'être  consi- 


DERNIERS  EFFORTS   DE    RAYMOND  187 

dérés  comme  des  fauteurs  de  l'hérésie,  montrent  a  quel  point, 
dans  l'esprit  du  pape,  toutes  les  questions  étaient  tranchées  à 
l'avance  et  l'œuvre  de  spoliation  irrévocablement  décidée.  (1) 

Raymond  finissait  par  reconnaître  ce  dont  tout  homme  clair-  16f 
voyant  aurait  pu  se  convaincre  dès  l'abord,  à  savoir  que  sa 
ruine  était  le  but  poursuivi  par  les  légats.  Si  les  nobles  de  Lan- 
guedoc avaient  été  unis,  ils  auraient  probablement  résisté  avec 
succès  aux  attaques  intermittentes  des  Croisés;  mais  ils  se 
laissaient  dévorer  un  à  un,  tandis  que  Raymond,  leur  chef 
naturel,  se  laissait  abuser  par  les  espérances  de  réconciliation 
qui  le  tenaient  dans  l'inaction.  Maintenant,  il  ne  pouvait  plus 
être  question  qu'on  lui  rendît  ses  châteaux;  il  devait  se  prépa- 
rer de  son  mieux  aune  guerre  de  venue  inévitable.  Dans  ce  dessein, 
et  pour  rallier  ses  sujets  autour  de  lui,  il  publia  la  liste  des  con- 
ditions qu'on  avait,  disait-il,  prétendu  lui  imposer  dans  une 
conférence  tenue  à  Arles,  au  mois  de  février  1211.  Ces  condi- 
tions, onéreuses  et  dégradantes  autant  pour  le  peuple  que  pour 
lui,  auraient  placé  tout  le  pays  et  toute  sa  population  sous  le 
contrôle  des  légats  et  de  Montfort,  stigmatisé  tous  les  habitants, 
catholiques  et  hérétiques,  nobles  et  vilains,  d'une  marque 
infamante  de  servitude  et  obligé  Raymond  à  s'exiler  pour  le 
reste  de  sa  vie  en  Terre-Sainte.  Que  ces  exigences  aient  ou  non 
été  produites,  la  publication  qu'en  fit  le  comte  provoqua  l'indi- 
gnation du  peuple,  qui  se  rallia  autour  de  son  souverain,  prêt 
à  résister  au  prix  de  tous  les  sacrifices.  (2) 

Les  négociations  ultérieures,  par  lesquelles  Raymond  s'efforça 
d'éviter  une  rupture  définitive,  semblent  prouver  que  l'ultima- 
tum révélé  par  lui  était  apocryphe.  En  décembre  1210,  nous  le 
trouvons  à  Narbonne,  conférant  avec  les  légats,  Montfort  et 
Pierre  d'Aragon  ;  on  lui  fit  des  propositions  inacceptables  et 


(i)  Pet.  Sarnens.  c.  39.  —  Regcst.  xm,  188,  189;  xvi,  39.  —  Guilt.  de  Tudèle, 
LYm.  —  Teulet,  Layettes,  i,  3G0,  n°  948. 

(2)  La  seule  autorité  pour  cet  extraordinaire  document  est  le  ps.  Guill.  de  Tudèle 
(lœ,  lx,  lxi),  suivi  par  l'Historien  du  Comte  de  Toulouse  (Vaissete,  m,  Pr.  30;  cf. 
p.  204  du  texte,  p.  501  notes,  et  Hardouin,  vi,  1998).  Bien  que  les  modernes  l'aient 
généralement  accepté,  je  ne  puis  le  considérer  comme  authentique  ;  il  me  semble 
que  Raymond  a  fabriqué  ce  tex.t<i  pour  provoquer  la  colère  de  ses  sujets. 


188  SIÈGE   DE   TOULOUSE 

Pierre  finit  par  consentir  à  recevoir  l'hommage  de  Montfort 
pour  Béziers.  Peu  de  temps  après  eut  lieu  à  Montpellier  une 
autre  réunion,  également  infructueuse  pour  Raymond,  mais 
non  pour  Montfort,  qui  conclut  un  traité  avec  Pierre  et  reçut 
de  lui  en  otage  son  jeune  fils  Jayme.  Au  printemps  de  1211, 
Raymond  vint  encore  trouver  Montfort  au  siège  de  Lavaur  et 
permit  aux  Croisés  de  recevoir  des  provisions  de  Toulouse,  bien 
qu'il  eût  vainement  essayé  d'empêcher  le  départ  d'un  contin- 
gent que  les  Toulousains  fournissaient  aux  assiégeants.  Pres- 
qu'aussitôt  après  la  prise  de  Lavaur,  le  3  mai  4211,  Montfort 
envahit  le  territoire  de  Raymond  et  prit  quelques  uns  de  ses 
167  châteaux,  le  tout,  semble-t-il,  sans  déclaration  de  guerre. 
Raymond  fit  alors  un  dernier  et  misérable  effort  pour  avoir  la 
paix  ;  il  offrit  toutes  ses  possessions,  à  l'exception  de  la  ville  de 
Toulouse,  à  Montfort  et  au  légat,  comme  gage  de  l'accomplis- 
sement de  toutes  les  promesses  qu'on  voudrait  lui  imposer, 
réservant  seulement  sa  vie  et  les  droits  de  son  fils  à  son  héri- 
ritage.  On  repoussa  avec  dédain  ces  offres  humiliantes.  Raymond 
s'était  tellement  avili  qu'on  paraît  avoir  cessé  de  voir  en  lui 
un  élément  de  quelque  importance  dans  la  situation  qu'il 
s'agissait  de  régler.  D'ailleurs,  on  attendait  sous  peu  le  comte 
de  Rar  avec  une  nombreuse  armée  de  Croisés,  dont  les  services 
devaient  être  employés  le  mieux  possible  pendant  les  quarante 
jours  où  ils  resteraient  disponibles.  Le  siège  de  Toulouse  fut 
décidé. 

Dès  que  les  citoyens  de  Toulouse  apprirent  que  Ton  voulait 
attaquer  la  ville,  ils  envoyèrent  une  ambassade  aux  Croisés 
pour  demander  qu'on  les  épargnât,  faisant  valoir  qu'ils  s'étaient 
réconciliés  avec  l'Église  et  qu'ils  avaient  pris  part  au  siège  de 
Lavaur.  On  leur  répondit  qu'ils  seraient  assiégés  s'il  ne  ren- 
voyaient pas  Raymond  et  n'abjuraient  pas  toute  allégeance 
à  son  égard. Ils  refusèrent  à  l'unanimité, oublièrent  toutes  leurs 
querelles  intestines  et  se  préparèrent  comme  un  seul  homme  à 
la  résistance.  C'est  un  indice  remarquable  de  la  force  des  insti- 
tutions républicaines  que  le  siège  de  Toulouse  fut  le  premier 
échec  sérieux  qu'aient  éprouvé  les  Croisés.  La  ville  était  bien 


CRUAUTÉS   DES    CROISÉS  189 

fortifiée  et  munie  d'une  forte  garnison  ;  les  comtes  de  Foix  et 
de  Comminges  étaient  arrivés  à  l'appel  de  leur  suzerain.  Les 
citoyens  laissèrent  ouvertes  les  portes  de  la  ville  et  pratiquèrent 
en  outre  des  brèches  dans  les  murs  afin  de  faciliter  les  furieuses 
sorties  de  la  garnison,  qui  infligèrent  des  pertes  considérables 
aux  assaillants.  Ceux-ci  se  retirèrent  le  29  juin  à  la  faveur  de  la 
nuit,  abandonnant  leurs  blessés  et  leurs  malades  et  n'ayant 
rien  fait  que  de  dévaster  horriblement  la  campagne  environ- 
nante. Maisons,  vignobles,  vergers,  femmes  et  enfants,  tout 
avait  été  anéanti  par  leur  fureur.  Montfort  quitta  le  théâtre  de 
sa  défaite  pour  aller  porter  les  mêmes  ravages  dans  le  pays  de 
Foix. 

Ce  viril  effort  des  Toulousains  pour  repousser  une  aggression 
injuste  fut  naturellement  interprété  comme  une  complaisance 
coupable  envers  l'hérésie.  Innocent  excommunia  de  nouveau 
Raymond  et  sa  capitale  pour  avoir  «  persécuté  »  Montfort  et  les 
Croisés.  (1)  Encouragé  par  ce  succès,  Raymond  prit  alors  l'of- 
fensive, mais  sans  obtenir  de  notables  résultats.  Le  siège  de  |gg 
Castelnaudary  aboutit  à  un  échec  et  les  nombreux  combats  qui 
suivirent  tournèrent  généralement  à  l'avantage  de  Montfort, 
dont  les  qualités  militaires  se  révélèrent  avec  éclat  dans  la 
situation  difficile  où  il  se  trouvait.  On  continuait,  à  travers  tout 
le  monde  chrétien,  à  prêcher  la  croisade  et  les  troupes  de  Mont- 
fort étaient  souvent  renouvelées  par  l'arrivée  de  bandes  de  pè- 
lerins qui  venaient  servir  pendant  quarante  jours. Toutefois, ces 
renforts  étaient  irréguliers  et  l'armée,  très  nombreuse  un  jour, 
pouvait  se  trouver,  le  lendemain,  réduite  à  une  poignée  d'hom- 
mes. Mais  ses  adversaires,  bien  que  souvent  très  supérieurs  en 
nombre,  ne  risquèrent  jamais  une  grande  bataille  rangée  ;  ce 
fut  une  guerre  de  sièges  et  de  dévastations,  conduite  de  part  et 
d'autre  avec  une  férocité  sauvage.  Bien  des  fois  les  prisonniers 
furent  pendus,  aveuglés  ou  mutilés.  Les  haines  s'exaspéraient 
à  mesure  que  Montfort  étendait  ses  domaines  et  que  les  fron- 
tières de  Raymond   reculaient.    La  défection   de   Beaudouin, 

(1)  Vaissete,  m,  Pr.   38-40,   234-5.  —  Guill.    de   Pod.  Laur.  c.   18.  —  Guill.  de 
Tud.  lxxx,  Lxxx.ii.  —  Teulet,  Layettes,  i,  370,  n°  968;  372,  n«  975. 

11. 


490  PROGRÈS   DE   MONTFORT 

frère  naturel  de  Raymond,  que  ce  dernier  avait  toujours  traité 
avec  suspicion  et  qui,  pris  à  Montferrand,  s'était  rallié  à  la  cause 
des  Croisés  avant  le  siège  de  Toulouse,  avait  porté  à  la  cause 
nationale  un  coup  très  sensible  ;  le  ressentiment  des  Méridio- 
naux éclata  lorsque  Beaudouin,  en  1214,  fut  traîtreusement 
livré  à  Raymond,  qui  le  fit  pendre  sur  le  champ  après  avoir 
permis  à  grand'peine  que  les  consolations  de  la  religion  lui  fus- 
sent accordées.  (1) 

Au  commencement  de  1212,  l'abbé  de  Vaux-Cernay  reçut, 
avec  l'évêché  de  Carcassonne,  la  récompense  du  zèle  qu'il  avait 
mis  au  service  de  la  croisade  el  le  légat  Arnaud  obtint  le  grand 
archevêché  de  Narbonne  lors  de  la  mort  ou  de  la  déposition 
du  négligent  Bérenger.  Cette  dignité  ecclésiastique  ne  lui  suffi- 
sait pas  :  Arnaud  demanda  le  titre  de  duc,  au  grand  déplaisir 
de  M  ont  fort  qui,  bien  que  tout  dévoué  "à  l'Église,  n'avait  nulle 
intention  de  lui  céder  ses  domaines  temporels.  C'est  peut  être 
le  refroidissement  dont  ce  désaccord  fut  la  cause  qui  suggéra  à 
Arnaud  l'idée  de  favoriser  une  autre  croisade,  prêchée  à  la 
169  demande  d'Alphonse  IX  de  Castille,  que  menaçait  un  retour 
offensif  des  Mores,  renforcés  par  des  contingents  venus  d'Afri- 
que. Bien  que  Mont  fort  eut  besoin  de  toutes  ses  forces,  le 
nouvel  archevêque  de  Narbonne  passa  en  Espagne  à  la  tête 
d'une  troupe  nombreuse  de  Croisés  pour  rejoindre  l'armée  des 
rois  d'Aragon,  de  Castille  et  de  Navarre.  Quand  le  contingent 
français  se  déclara  las  du  service  et  refusa  d'aller  plus  loin 
après  la  prise  de  Calatrava,  Arnaud,  toujours  infatigable,  resta 
avec  ceux  qu'il  put  retenir  auprès  de  lui,  et  eut  sa  part  de 
gloire  à  la  journée  de  Las  Navas  de  Tolosa,  où  une  croix  appa- 
rue au  ciel  encouragea  les  chrétiens  et  où  furent  tués,  dit-on, 
deux  cent  mille  Mores  (2). 

Le  printemps  et  l'automne  de  1212  furent  témoins  d'une 
série  presque  continue  de  succès  de  Montfort;  le  territoire  de 
Raymond  était  réduit  à  Montauban  et  à  Toulouse  et  cette  der- 

(1)  Pet.  Sarnens.  c.  75.  —  Guill.  de  Pod.  Laur.  c.  23. 

(2)  Pet.  Sarnens.  c.  60.  —  Vaissete,  m,  271-2.  —  Rod.  Tolet.  de  Reb.  Hispan. 
vin,  2,  6,  11.  —  Rod.  Santii  Hist.  Hispan.  m,  35. 


ASTUCE   DU   PAPE  191 

nière  ville,  encombrée  de  réfugiés,  était  assiégée  en  fait,  les 
Croisés  des  châteaux  voisins  poussant  leurs  incursions  jusqu  à 
ses  portes.  Montfort  fit  demander  à  Rome  par  les  légats  la 
confirmation  pontificale  de  ses  nouvelles  conquêtes.  Innocent 
parait  s'être  alors  aperçu  du  scandale  créé  par  le  succès  même 
de  sa  politique;  il  se  souvint  que  Raymond,  bien  qu'il  eût  sans 
cesse  réclamé  des  juges,  n'avait  été  ni  entendu  ni  condamné, 
et  que  cependant  il  avait  été  puni  par  la  perte  de  presque  tous 
ses  domaines.  Le  pape  affecta  une  grande  surprise.  «Il  est  vrai, 
répondit-il,  que  le  comte  a  été  très  coupable  envers  l'Église, 
qu'en  conséquence  il  a  été  excommunié  et  que  ses  possessions 
ont  été  abandonnées  au  premier  venu  ;  mais  la  perte  de  la  plu- 
part d'entr'elles  avait  servi  de  châtiment  et  il  ne  fallait  pas 
oublier  que  ce  prince,  suspect  d'hérésie  et  du  meurtre  d'un 
légat,  n'avait  jamais  été  condamné.  »  Innocent  affectait  d'igno- 
rer pourquoi  l'on  n'avait  jamais  obéi  à  ses  ordres,  portant  que 
Raymond  devait  avoir  la  possibilité  de  se  justifier.  En  l'absence 
de  tout  procès  formel  et  de  toute  condamnation,  ses  domaines 
ne  pouvaient  pas  être  attribués  à  un  autre.  Il  était  indispen-  170 
sable  de  procéder  régulièrement,  sans  quoi  l'Église  pourrait 
être  accusée  de  fraude  en  continuant  à  garder  les  châteaux  qui  lui 
avaient  été  assignés  comme  gage.  Finalement,  Innocent  ordon- 
nait à  ses  légats  de  lui  adreser  un  rapport  complet  et  véridique. 
Une  autre  lettre  dans  le  même  sens,  envoyée  à  Théodisius  et  à 
l'évêque  de  Riez,  leur  recommande  de  ne  pas  négliger  leurs 
devoirs  comme  ils  passaient  pour  l'avoir  fait  jusqu'alors  — 
allusion  certaine  à  leur  refus  de  permettre  à  Raymond  de  se 
justifier  suivant  les  formes  prévues.  A  la  même  époque,  Inno-  « 
cent  entretenait  une  longue  correspondance  au  sujet  de  l'impôt 
sur  les  feux  et  acceptait  de  Montfort  un  don  de  mille  marcs  ; 
ce  qui  ne  laisse  pas  de  jeter  un  jour  fâcheux  sur  le  caractère 
du  pape  en  tant  que  juge  honnête  et  impartial  (1). 

Théodisius  et  l'évêque  de  Riez  répondirent  par  un  mensonge. 
À  plusieurs  reprises,  prétendaient-ils,  on  avait  sommé  Raymond 

(1)  Pet.  Sarnens.  c.  59-64.  —  Reg.  xv,  102,  lu3,  167-76. 


192  INTERVENTION   DE   PIEL    E 

de  venir  se  justifier  ;  mais  celui-ci  avait  négligé  de  réparer 
ses  torts  envers  certains  prélats  et  certaines  églises  (accusation 
bien  singulière,  vu  les  occupations  pressantes  que  Montfort 
avait  données  à  Raymond.)  Cependant,  pour  faire  semblant  de 
tenir  compte  des  instructions  du  pape,  ils  convoquèrent  un 
concile  à  Avignon.  Mais  Avignon  était,  parait-il,  une  ville  mal- 
saine, de  sorte  que  nombre  de  prélats  refusèrent  d'y  venir  . 
et  Théodisius  fut  affligé  d'une  maladie  opportune  qui  rendit 
nécessaire  un  ajournement.  Un  autre  concile  fut  alors  convoqué 
à  Lavaur,  place  forte  peu  éloignée  de  Toulouse  qui  était  entre 
les  mains  de  Montfort.  A  la  requête  de  Pierre  d'Aragon,  ce 
dernier  accorda  une  trêve  de  huit  jours  pour  que  la  réunion  pût 
avoir  lieu  sans  encombre  (1). 

Fier  de  sa  victoire  récente  de  Las  Navas,  Pierre  était  alors 
un  champion  de  la  foi  qu'on  ne  pouvait  traiter  avec  dédain  et 
il  se  présentait  enfin  en  qualité  de  protecteur  de  Raymond  et 
de  ses  propres  vassaux.  Ses  intérêts  dans  le  pays  étaient  trop 
considérables  pour  qu'il  assistât  avec  indifférence  à  l'établisse- 
nt ment  d'une  puissance  aussi  formidable  que  celle  de  Montfort. 
Les  fiefs  conquis  se  remplissaient  de  Français  ;  un  parlement 
venait  d'être  tenu  à  Pamiers  afin  d'organiser  les  institutions  de 
la  contrée  sur  une  base  française;  tout  semblait  présager  une 
modification  complète  de  l'état  de  choses  antérieur.  Pierre  avait 
déjà  envoyé  une  ambassade  au  pape  pour  se  plaindre  des  pro- 
cédés des  légats,  qu'il  jugeait  arbitraires,  injustes  et  contraires 
aux  véritables  intérêts  de  la  religion.  Il  arrivait  à  Toulouse- 
avec  le  ferme  propos  d'intercéder  en  faveur  de  son  beau-frère. 
En  prenant  cette  position,  il  affirmait  la  suprématie  de  la 
maison  d'Aragon  sur  celle  de  Toulouse,  contre  laquelle  elle 
avait  poursuivi  autrefois  tant  de  luttes  infructueuses  (2). 

Les  envoyés  de  Pierre  obtinrent  d'Innocent  un  ordre  adressé 
à  Montfort,  portant  qu'il  eût  à  restituer  tous  les  territoires 
conquis  sur  ceux  qui  n'étaient  pas  hérétiques,  ainsi  que  des 

(1)  Pet.  Sarn.  c.  66.  —  Regest.  xvi,  39. 

(2)  Pet.  Sarnens.  c.  65.  —  Regest.  xv,  212.  —  A.  Molinier  (Vaissete,  éd.  Pri- 
mat, vi,  407). 


CONCILE   DE   LAVAUR  193 

instructions  interdisant  à  Arnaud  de  paralyser  la  croisade  contre 
les  Sarrasins  en  prolongeant,par  des  promesses  d'indulgences,  la 
guerre  dans  le  Toulousain.  Cette  intervention  d'Innocent,  venant 
s'ajouter  à  celle  de  Pierre,  produisit  une  impression  profonde. 
Toute  la  hiérarchie  ecclésiastique  de  Languedoc  fut  convoquée 
pour  faire  face  à  la  crise.  Quand  le  concile  se  réunit  à  Lavaur, 
en  janvier  1213,  le  roi  Pierre  présenta  une  pétition,  par  laquelle 
il  demandait  pitié  plutôt  que  justice  pour  les  seigneurs  dépouillés 
de  leurs  biens.  Il  produisit  un  acte  de  cession  formel  signé  par 
Raymond  et  par  son  fils,  contresigné  par  la  ville  de  Toulouse, 
ainsi  que  des  actes  analogues  de  Gaston  de  Béarn,  des  comtes 
de  Foix  et  de  Comminges,  en  vertu  desquels  ces  personnages 
lui  cédaient  tous  leurs  territoires,  droits  et  juridictions,  avec 
faculté  pour  lui  d'en  disposer  à  sa  guise  pour  les  obliger  à  obéir 
aux  ordres  du  pape,  au  cas  où  ils  se  montreraient  récalcitrants. 
Il  demandait  qu'on  leur  restituât  les  territoires  conquis  sitôt 
qu'ils  auraient  réparé  leurs  torts  envers  l'Église  ;  si  Raymond 
ne  pouvait  pas  être  jugé,  Pierre  proposait  qu'il  abdiquât  en 
faveur  de  son  jeune  fils,  le  père  devant  se  rendre  avec  ses  che- 
valiers en  Espagne  ou  en  Palestine  pour  servir  contre  les  In- 
fidèles, le  fils  devant  rester  sous  tutelle  jusqu'à  ce  qu'il  se 
fût  montré  digne  de  la  confiance  de  l'Église.  C'étaient  là,  en 
fait,  les  propositions  mêmes  que  Pierre  d'Aragon  avait  déjà 
communiquées  à  Innocent  (1). 

Aucune  soumission  ne  pouvait  être  plus  complète,  aucunes 
garanties  plus  absolues.  Ces  clauses,  acceptées,  signifiaient 
l'extermination  sûre  des  hérétiques.  Mais  les  prélats  assemblés  172 
à  Lavaur  subissaient  l'empire  de  leurs  passions,  de  leurs  ambi- 
tions et  de  leurs  haines  ;  ils  se  souvenaient  des  maux  qu'ils 
avaient  soufferts  et  infligés  ;  surtout  ils  craignaient  les  repré- 
sailles et  cette  crainte  les  rendait  sourds  à  toute  proposition 
où  les  idées  de  conciliation  avaient  leur  part.  Pour  leur  prospé- 
rité, pour  leur  sécurité  personnelle,  il  fallait  que  la  maison  de 
Toulouse  disparût.  Théodisius  et  l'évêque  de  Riez  présidèrent 

(1)  Regest.  xv,  212;  xvi,  42,  47. 


104  CONDUITE   INDIGNE   DES   LÉGATS 

en  leur  qualité  de  légats;  les  prélats  du  pays  avaient  pour  chel 
l'intraitable  Arnaud  de  Narbonne.  Toutes  les  formes  furent 
dûment  observées.  Les  légats,  faisant  fonctions  de  juges, 
demandèrent  aux  prélats,  faisant  fonctions  d'assesseurs,  si 
Raymond  devait  être  admis  à  s'innocenter.  La  réponse,  donnée 
par  écrit,  fut  négative,  non-seulement,  comme  on  l'avait  déjà 
dit,  parce  que  Raymond  était  parjure,  mais  parce  qu'il  avait 
commis  de  nouveaux  crimes  au  cours  de  la  dernière  guerre  — 
en  tuant  des  Croisés  qui  l'attaquaient.  On  ajouta  que  l'excom- 
munication qui  pesait  sur  lui  ne  pouvait  être  levée  que  par  le 
pape.  S'abritant  derrière  cette  réponse,  les  légats  notifièrent  à 
Raymond  qu'ils  ne  pouvaient  aller  plus  loin  sans  une  autorisa- 
tion pontificale,  et  lorsque  Raymond  s'adressa  à  leur  pitié  et 
demanda  en  suppliant  une  entrevue,  on  lui  fit  savoir  froide- 
ment que  ce  serait  peine  et  dépense  inutiles  pour  les  deux 
parties.  Restait  l'appel  du  roi  Pierre.  Les  prélats  se  chargèrent 
d'y  répondre  sans  le  concours  des  légats,  de  manière  à  pouvoir 
dire  que  les  affaires  de  Raymond  ne  les  regardaient  pas,  puisqu'il 
les  avait  remises  lui-même  entre  les  mains  des  légats  ;  d'ail- 
leurs, ses  excès  l'avaient  rendu  indigne  de  toute  espèce  de 
pitié.  Quant  aux  trois  autres  seigneurs  qui  étaient  en  cause,  on 
exposa  longuement  leurs  forfaits,  en  particulier  le  crime  qu'ils 
avaient  commis  en  se  défendant  contre  les  Croisés  ;  on  les 
avertit  que  s'ils  satisfaisaient  l'Eglise  et  obtenaient  d'elle  l'abso- 
lution, on  consentirait  à  les  entendre;  mais  on  se  garda  bien 
d'indiquer  comment  l'absolution  pourrait  être  obtenue  et  l'on 
ne  daigna  pas  même  faire  allusion  aux  garanties  que  le  roi 
d'Aragon  avait  offertes.  Bien  plus,  Arnaud  de  Narbonne,  en  sa 
qualité  de  légat,  écrivit  au  roi  une  lettre  violente,  le  menaçant 
473  d'excommunication  parce  qu'il  frayait  avec  des  excommuniés 
et  des  gens  soupçonnés  d'hérésie.  Pierre  avait  demandé  une  trêve 
jusqu'à  la  Pentecôte  ou  du  moins  jusqu'à  Pâques;  on  la  refusa 
sous  prétexte  qu'elle  nuirait  au  succès  de  la  croisade,  que  l'on 
continuait  à  prêcher  en  France  avec  un  zèle  bien  fait  pour  jeter 
le  doute  sur  la  sincérité  des  ordres  contraires  d'Innocent  (1). 

(1)  Regest.  xvi,  39,  42,  43.  —  Pet.  Sarnens.  c.  66. 


VOYAGE   DE    THÉODISIUS    A   ROME  195 

Toute  cette  procédure  était  une  telle  parodie  de  la  justice 
qu'on  craignait  de  la  voir  annuler  par  le  pape,  sous  l'influence 
de  la  puissante  intercession  du  roi  Pierre.  Théodisius  et  plu- 
sieurs évêques  furent  expédiés  à  Rome  avec  les  documents, 
afin  de  mettre  en  œuvre  leur  action  personnelle.  Les  prélats 
du  concile  envoyèrent  une  adresse  au  pape,  l'adjurant  de  ne 
pas  interrompre  ce  qu'il  avait  si  bien  commencé,  mais  de 
porter  la  hache  aux  racines  mêmes  de  l'arbre  et  de  l'abattre 
pour  toujours.  Raymond  était  peint  sous  les  plus  sombres  cou- 
leurs. L'effort  qu'il  avait  fait  pour  obtenir  l'aide  de  l'empereur 
Othon,  l'assistance  qu'il  avait  reçue  une  fois  de  Savary  de 
Mauléon,  lieutenant  du  roi  Jean  en  Aquitaine,  furent  habile- 
ment rappelés  pour  exciter  la  haine  du  pape,  parce  que  l'un  et 
l'autre  de  ces  monarques  étaient  hostiles  à  Rome.  On  allait 
jusqu'à  dire  que  Raymond  avait  imploré  le  secours  du  Sultan 
de  Maroc,  au  risque  de  détruire  la  chrétienté.  Craignant 
encore  que  ces  calomnies  fussent  insuffisantes,  les  évêques  de 
toutes  les  parties  du  territoire  en  cause  accablèrent  Innocent 
de  leurs  missives,  l'assurant  que  la  paix  et  la  prospérité 
avaient  suivi  les  pas  des  Croisés,  que  la  religion  et  la  sécurité 
étaient  rétablies  dans  le  pays  naguère  ravagé  par  les  bandits 
et  les  hérétiques,  que  si,  au  prix  d'un  dernier  effort,  on  détrui- 
sait la  ville  de  Toulouse,  avec  sa  misérable  engeance  digne  de 
Sodome  et  de  Gomorrhe,les  fidèles  pourraient  jouir  d'une  nou- 
velle Terre  Promise  ;  mais  que  si  Raymond  relevait  la  tête,  le 
chaos  recommencerait  et  qu'il  vaudrait  mieux  alors  pour 
l'Eglise  de  chercher  refuge  parmi  les  païens.  Dans  tout  cela, 
aucune  allusion  n'était  faite  aux  garanties  offertes  par  le  roi 
Pierre  et  ce  dernier  fut  obligé,  au  mois  de  mars  1213,  de 
transmettre  directement  à  Rome  des  copies  des  actes  de  ces- 
sion consenties  par  les  seigneurs  inculpés,  dûment  authenti- 
quées par  l'archevêque  de  Tarragone  et  ses  suffragants  (1). 

Théodisius  et  ses  collègues  trouvèrent  la  tâche  plus  dure    174 
qu'ils  ne  l'avaient  prévu  d'abord.  Innocent  avait  déclaré  solen- 

(1)  Regest.  xvi,  40,  41,  43,  44,  45,  4G,  47. 


196  INNOCENT   EST    CONVAINCU 

nellement  que  Raymond  devait  être  admis  à  se  justifier  et  que 
sa  condamnation  ne  pouvait  être  que  le  résultat  d'un  procès. 
On  lui  demandait  maintenant  de  désavouer  ses  propres  paroles. 
D'autre  part,  le  refus  d'instituer  un  procès  lui  faisait  com- 
prendre que  les  accusations  portées  avec  tant  d'acharnement 
contre  Raymond  étaient  dépourvues  de  preuves.  Il  finit  cepen- 
dant par  céder,  bien  que  le  retard  de  sa  décision  (21  mai  1213) 
prouve  l'effort  qu'elle  lui  avait  coûté.  Les  lettres  qu'Innocent 
adressa  alors  à  ses  légats  ne  nous  sont  pas  parvenues  ;  peut-être 
un  scrupule  bien  légitime  les  a-t-il  fait  écarter  de  ses  Regesta. 
Il  écrivit  une  lettre  sévère  à  Pierre  d'Aragon,  lui  ordonnant  de 
renoncer  à  protéger  les  hérétiques  sous  peine  d'être  exposé  lui 
même  à  la  menace  d'une  nouvelle  croisade.  Les  ordres  ponti- 
ficaux que  Pierre  avaient  obtenus,  pour  la  restitution  des 
domaines  appartenant  à  des  non-hérétiques,  furent  annulés 
sous  prétexte  de  malentendu,  et  les  seigneurs  de  Foix,  Com- 
minges  et  Navarre  furent  abandonnés  au  bon  plaisir  d'Arnaud 
de  Narbonne.  La  ville  de  Toulouse  pouvait  se  faire  pardonner 
si  elle  infligeait  le  bannissement  et  la  confiscation  à  tous  ceux 
qui  seraient  désignés  par  l'évêque  Foulques,  un  fanatique 
intransigeant;  aucun  traité,  aucune  trêve  ou  autre  engagement 
conclus  avec  les  hérétiques  ne  devait  être  observé.  Quant  à 
Raymond,  le  silence  absolu  que  Ton  gardait  à  son  sujet  était 
plus  significatif  que  les  admonestations  les  plus  sévères.  Il  était 
simplement  ignoré,  comme  s'il  avait  cessé  de  compter  dans  les 
graves  questions  qui  se  débattaient  (1). 

En  attendant  la  décision  de  Rome,  la  croisade  avait  été 
vigoureusement  prêchée  en  France  ;  Louis  Cœur  de  Lion,  fils 
de  Philippe  Auguste,  avait  pris  la  croix  avec  nombre  de  barons 
et  l'on  espérait  déjà  mettre  en  mouvement  des  forces  écra- 
santes lorsque  Philippe  Auguste,  méditant  une  invasion  en 
Angleterre,  arrêta  tous  les  préparatifs  qui  contrariaient  les 
475  siens.  D'autre  part,  le  roi  Pierre  s'était  encore  rapproché  de 
Raymond  et  des  seigneurs  excommuniés;   les  magistrats  de 

(i)  Pet.  Sarnens.  c.  66,  70.  —  Regest.  xvi,  48. 


PIERBE   DÉCLARE   LA   GUERRE  497 

Toulouse  lui  avaient  prêté  serment  de  fidélité.  En  possession 
du  mandement  du  pape,  il  fit  semblant  d'en  tenir  compte, 
mais  n'en  continua  pas  moins  ses  préparatifs  de  guerre.  Une 
des  mesures  qui  donnent  l'idée  la  plus  exacte  de  l'homme  et  de 
son  temps  fut  la  démarche,  d'ailleurs  couronnée  de  succès,  que 
Pierre  fit  auprès  du  pape  Innocent,  pour  obtenir  le  renouvel- 
lement de  la  bulle  d'Urbain  (1095)  qui  plaçait  son  royaume 
sous  la  protection  spéciale  du  Saint  Siège,  avec  le  privilège  de 
ne  pouvoir  être  mis  en  interdit  que  par  le  pape  lui-même.  Une 
sirvente  d'un  troubadour  anonyme  montre  avec  quelle  anxiété 
Pierre  était  attendu  en  Languedoc.  On  lui  reproche  de  tarder, 
on  le  supplie  de  venir,  comme  un  bon  roi,  toucher  les  rede- 
vances du  Carcassais  et  de  mettre  un  terme  à  l'insolence  des 
Français,  que  Dieu  confonde  !  (1). 

Une  rupture  était  inévitable.  La  déclaration  de  guerre  de 
Pierre  d'Aragon  parvint  à  Montfort  à  un  moment  où  il  dispo- 
sait de  très  peu  de  troupes  et  où  les  renforts  attendus  de 
France  n'arrivaient  pab  ;  un  légat,  envoyé  par  Innocent  pour 
prêcher  la  croisade  en  Terre  Sainte,  détournait  vers  la  Pales- 
tine toutes  les  énergies  disponibles.  Pierre  avait  laissé  ses  lieu- 
tenants à  Toulouse  et  était  revenu  en  Espagne  pour  y  lever  des 
soldats.  Il  passa  les  Pyrénées  avec  sa  nouvelle  armée  et  fut 
reçu  avec  enthousiasme  par  tous  ceux  qui  s'étaient  précédem- 
ment soumis  à  Montfort.  Il  s'avança  vers  le  château  de  Muret, 
à  dix  milles  de  Toulouse,  où  Montfort  avait  laissé  une  faible 
garnison  et  y  fut  rejoint  par  les  comtes  de  Toulouse,  de  Foix  et 
de  Comminges.  Leurs  forces  réunies  constituaient  une  armée 
considérable,  bien  qu'elle  fut  loin  de  s'élever  à  100,000  hommes, 
comme  l'ont  prétendu  les  panégyristes  de  Montfort  (2).  Pierre 
avait  amené  d'Espagne  environ  4000  cavaliers  ;  les  trois  comtes, 
dépouillés  de  la  plupart  de  leurs  domaines,  ne  peuvent  guère 
en  avoir  fourni  davantage  et  la  masse  de  leur  armée  était 


(1)  Pet.    Sarnens.    66-8.  —  Regest.  xvi,    87.  —  Raymond,    Lexirue  Roman,   I» 
512-3. 

(2)  Pet.  Sarnens.  c.  69,  70.  —  Vais3ete,   in,  note  xvn.  —  A    Molinur  (Vaissete. 
éd.  Privât,  vu,  256). 


198  SIÈGE   DE   MUUET 

composée  de  la  milice  de  Toulouse,   fantassins  qui  n'avaient 
aucune  expérience  de  la  guerre. 

Le  siège  de  Muret  commença  le  12  septembre  1213.  On 
avertit  immédiatement  Montfort,  qui  était  à  25  milles  de  là,  à 
Fanjeaux,  avec  une  petite  armée  qui  comprenait  sept  évêques 
et  trois  abbés  envoyés  par  Arnaud  de  Narbonne  pour  traiter 
176  avec  Pierre.  Malgré  l'inégalité  des  forces,  il  n'hésita  pas  à 
marcher  en  avant  avec  les  troupes  qu'il  put  réunir  à  la  hâte.  Il 
renvoya  d'abord  à  Carcassonne  la  comtesse  Alice,  qui  l'accom- 
pagnait; elle  s'employa  aussitôt  à  décider  quelques  groupes  de 
Croisés  qui  se  retiraient  à  rejoindre  son  mari.  A  Bolbonne, 
près  de  Saverdun,  où  Montfort  s'arrêta  pour  entendre  la  messe, 
le  sacristain  Maurin,  plus  tard  abbé  de  Pamiers,  s'étonnait 
qu'avec  une  poignée  d'hommes  il  se  hasardât  à  combattre  un 
guerrier  aussi  renommé  que  le  roi  d'Aragon.  Pour  toute 
réponse,  Montfort  tira  de  sa  poche  une  lettre  interceptée  de 
Pierre,  où  il  assurait  à  une  dame  de  Toulouse  qu'il  venait,  par 
amour  d'elle,  pour  chasser  les  Français  de  son  pays.  .Comme 
Maurin  demandait  ce  qu'il  voulait  dire  par  là,  Montfort 
s'écria  :  «  Ce  que  je  veux  dire?  Dieu  m'aide  autant  que  je 
redoute  peu  un  homme  qui  vient,  pour  l'amour  d'une  femme, 
défaire  l'œuvre  de  Dieu  1  »  Le  Normand,  plein  de  confiance 
dans  le  ciel,  ne  doutait  pas  qu'il  ne  dût  venir  à  bout  du  cheva- 
leresque et  galant  Espagnol. 

Le  lendemain,  Montfort  rentra  à  Muret,  qui  n'était  assiégé 
que  d'un  côté  ;  l'ennemi  n'y  mit  aucun  obstacle,  dans  l'espoir 
de  faire  prisonnier  le  chef  des  Croisés.  Les  évêques  tentèrent 
inutilement  de  négocier  avec  Pierre.  Le  lendemain  matin, 
13  septembre,  les  Croisés,  comptant  peut-être  un  millier  de 
cavaliers,  s'élancèrent  à  l'attaque.  Comme  ils  passaient  devant 
l'évêque  de  Comminges,  celui-ci  leur  assura  qu'il  serait  leur 
témoin  au  jour  du  jugement  et  qu'aucun  de  ceux  qui  tom- 
beraient dans  la  bataille  n'aurait  à  subir  les  flammes  du  Pur- 
gatoire pour  les  crimes  qu'il  avait  confessés  ou  dont  il  avait 
l'intention  de  se  confesser  plus  tard.  Les  prélats  et  les  moines 
se  rendirent  ensemble  à  l'église,  où  ils  prièrent  Dieu  pour  le 


BATAILLE   DE   MURET  199 

succès  de  ses  guerriers  ;  on  prétend  que  Saint  Dominique  se 
trouvait  parmi  eux  et  que  la  victoire  de  Montfort  fut  due  sur- 
tout à  sa  dévotion  pour  le  Rosaire,  dont  il  était  l'initiateur  et       , 
qu'il  pratiquait  assidûment. 

Comme  Montfort  s'éloignait  dans  la  direction  opposée,  les 
assiégeants  crurent  d'abord  qu'il  abandonnait  la  ville  ;  mais  ils 
furent  bientôt  surpris  de  le  voir  évoluer  et  de  reconnaître  qu'il 
avait  seulement  fait  un  détour  afin  de  pouvoir  attaquer  sur  un 
terrain  égal.  Le  comte  Raymond  conseilla  d'attendre  l'attaque 
derrière  un  rempart  de  charriots  et  d'épuiser  les  Croisés  sous  £77 
une  grêle  de  projectiles;  mais  les  fiers  Catalans  rejetèrent  cet 
avis  comme  pusillanime.  Les  cavaliers,  formant  une  masse  con- 
fuse, se  précipitèrent  en  avant,  laissant  l'infanterie  continuer  le 
siège.  Brave  chevalier  plutôt  que  général  habile,  Pierre  galopait 
à  l'avant-garde  lorsqu'il  rencontra  deux  escadrons  de  Croisés, 
parmi  lesquels  étaient  deux  chevaliers  célèbres,  Alain  de  Roucy 
et  Florent  de  Ville.  Ceux-ci  le  reconnurent,  fondirent  sur  lui, 
le  renversèrent  de  son  cheval  et  le  tuèrent.  La  confusion  créée 
par  cet  événement  se  changea  en  panique  lorsque  Montfort,  à 
la  tête  d'un  troisième  escadron,  chargea  le  flanc  des  Catalans. 
Ils  prirent  la  fuite,  suivis  de  près  par  les  Français,  qui  les  mas- 
sacraient sans  pitié  et  qui,  abandonnant  soudain  la  poursuite, 
tombèrent  à  l'improviste  sur  le  camp  où  l'infanterie  ignorait  la 
déroute  des  cavaliers.  Le  carnage  y  fut  effroyable  ;  les  malheu- 
reux qui  purent  échapper  se  sauvèrent  vers  la  Garonne,  mais 
beaucoup  se  noyèrent  en  essayant  de  traverser  le  fleuve.  On 
assure  que  les  Croisés  ne  perdirent  pas  vingt  hommes,  que 
leurs  adversaires  eurent  quinze  à  vingt  mille  morts  et  tout  le 
monde  reconnut  la  main  de  Dieu  dans  une  victoire  si  miracu- 
leuse—  d'autant  plus  qu'au  dernier  dimanche  du  mois  d'août  une 
grande  procession  avait  eu  lieu  à  Rome,  suivie  d'un  jeûne  de 
deux  jours,  pour  demander  au  ciel  le  succès  des  armes  catho- 
liques. Toutefois,  le  roi  Jayme  nous  dit  que  la  mort  de  son  père,, 
qui  eut  pour  conséquence  la  déroute  de  l'armée,  ne  fut  pas 
l'effet  d'un  miracle,  mais  du  vice  favori  du  roi  d'Aragon.  Les 
nobles  albigeois,  pour  conquérir  ses  bonnes  grâces,  avaient  mis 


200  DÉCHÉANCE   DE   RAYMOND 

à  sa  disposition  leurs  femmes  et  leurs  filles  ;  le  matin  de  la  ba- 
taille, il  était  si  épuisé  par  ses  excès  qu'il  ne  put  se  tenir  debout 
pendant  la  célébration  de  la  messe.  (4) 
17g  Avec  le  peu  de  troupes  dont  il  disposait,  Montfort  était  dans 
l'impossibilité  de  poursuivre  ses  avantages;  aussi  les  consé- 
quences immédiates  de  sa  victoire  furent-elles  peu  sensibles. 
Les  citoyens  de  Toulouse  désiraient  la  paix;  mais  quand  leur 
évêque,  Foulques,  demanda  deux  cents  otages,  ils  refusèrent 
d'en  donner  plus  de  soixante,  et  lorsque  l'évêque  accepta  ce 
chiffre,  ils  retirèrent  leur  proposition.  Montfort  fit  une  incur- 
sion sanglante  dans  le  pays  de  Foix  et  parut  devant  Toulouse, 
mais  il  fut  bientôt  réduit  à  la  défensive.  Narbonne,  devant 
laquelle  il  se  présenta  pacifiquement,  lui  refusa  l'entrée  ;  la 
même  chose  lui  arriva  à  Montpellier  et  il  fut  obligé  d'avaler  en 
silence  ces  deux  affronts.  Sa  condition  était  très  critique  pen- 
dant l'hiver  de  1214,  mais  les  affaires  prirent  alors  une  tournure 
toute  différente.  La  prohibition  de  prêcher  la  croisade  en  France 
avait  été  levée  et  l'on  annonçait  l'arrivée  de  100,000  nouveaux 
pèlerins  après  Pâques.  En  outre,  un  nouveau  légat,  le  cardinal 
Pierre  de  Bénévent,  arriva  avec  les  pleins  pouvoirs  du  pape  et 
reçut  à  Narbonne  la  soumission  des  comtes  de  Toulouse,  de 
Foix  et  de  Comminges,  d'Aimeric,  vicomte  de  Narbonne,  et  de 
la  ville  de  Toulouse  elle-même.  Tous  promirent  de  chasser  les 
hérétiques  et  de  satisfaire  toutes  les  exigences  de  l'Église,  en 
fournissant  toutes  les  garanties  qu'on  leur  demanderait. 
Raymond  remit  même  tous  ses  domaines  aux  mains  du  légat 
et  s'engagea,  s'il  en  recevait  l'ordre,  à  se  rendre  en  Angleterre 
ou  ailleurs  jusqu'au  jour  où  il  pourrait  aller  à  Rome.  Revenu  à 
Toulouse,  il  y  vécut  avec  son  fils  comme   un  simple    citoyen 

(1)  Pet.  Sarnens.  c.  70-3.— Guill.  de  lod.  Laurent,  c.  21-22.—  Guill.  Nangiac. 
ann.  1213.  —  Vaissete,  m,  Pr.  52-4.  —  Guill.  de  Tud.  cxxv-cxl.  —  Zurita,  Ana- 
les de  Aragon,  lib.  n,  c.  63.  —  De  Gest.  Com.  Rarcenon.  ann.  1213.  —  Bernard 
d'Esclot,  Cronica  del  Bey  en  Père,  c.  6.  —  Campana,  Storia  di  San  Piero  Mar- 
tire,  p.  44.  —  Tamburin'i,  ht  deiV  Inquisizione,  i,  351-2.  —  Comenfarios  del  Rey 
en  Jacme,  c.  8  (Mariana,  iv,  267-8). 

Don  Javme  lui-même,  alors  âgé  de  six  ans,  était  encore  un  otage  entre  les  mains 
de  Montfort,  et  si  les  chroniqueurs  catalans  disent  vrai,  ce  fut  à  granTpeine  qu'il 
put  recouvrer  la  liberté,  même  après  qu'Innocent  eut  ordonné  de  la  lui  rendre.  — 
I,.  Marin.  Sic.  de  Reb.  Hispan.  lib.  x.  —  Regest.  xvi,  171. 


PRISE   DE   MAURIAC  201 

dans  la  maison  de  David  de  Roaix.  Rome  ayant  ainsi  obtenu 
tout  ce  qu'elle  avait  jamais  demandé,  le  légat  donna  l'absolu- 
tion à  tous  les  pénitents  et  les  déclara  réconciliés  à  l'Église. 

Si  le  pays  avait  espéré  que  sa  soumission  lui  rendrait  la  paix, 
il  fut  cruellement  déçu.  Tout  cela  n'avait  été  qu'un  nouvel  acte 
de  la  comédie  tragique  que  jouaient  depuis  si  longtemps  Inno- 
cent et  ses  agents.  Le  légat  avait  simplement  voulu  arrêter  Tar- 
deur  de  Montfort  à  un  moment  où  il  semblait  plus  faible  que 
ses  adversaires,  et  en  même  temps  tromper  les  provinces  me- 
nacées jusqu'à  l'arrivée  du  nouveau  contingent  de  pèlerins.  Le 
chroniqueur  monacal  admire  cette  fraude  pieuse  si  habilement 
conçue  et  exécutée  avec  tant  de  succès.  Son  exclamation  en  179 
thousiaste  :  «  0  pieuse  fraude  du  légat  1  0  piété  frauduleuse  l  » 
nous  livre  la  clef  des  secrets  de  la  diplomatie  italienne  dans  ses 
rapports  avec  les  Albigeois.  (1) 

Bien  que  Philippe  Auguste  fût  en  guerre  avec  le  roi  Jean  d'Angle- 
terre et  l'empereur  Othon,  les  hordes  des  Croisés,  impatientes 
de  butin  et  d'indulgences,  dévalèrent  comme  un  torrent  sur  les 
malheureuses  provinces  du  Midi.  Leur  premier  exploit  fut  la 
prise  de  Mauriac,  où  nous  trouvons  la  première  mention  cer- 
taine des  Vaudois  au  cours  de  cette  guerre.  Sept  de  ces  sectaires 
furent  découverts  parmi  les  captifs  ;  ils  affirmèrent  hardiment 
leurs  croyances  devant  le  légat  et  furent  brûlés  au  milieu  de 
grandes  réjouissances.  Montfort,  avec  son  habileté  ordinaire,  se 
servit  des  renforts  qui  lui  arrivaient  pour  étendre  son  autorité 
ur  l'Agénois,  le  Quercy,  le  Limousin,  le  Rouergue  et  le  Péri- 
[;ord.  Toute  résistance  étant  épuisée,  le  légat,  au  mois  de  juin 
1215,  convoqua  une  réunion  de  prélats  à  Montpellier.  Les 
citoyens  ne  voulurent  pas  permettre  à  Montfort  de  pénétrer 
t'ans  la  ville,  bien  qu'il  dirigeât  les  débats  du  fond  de  la  mai- 
son des  Templiers  qu'il  habitait  au-delà  des  murs  ;  un  jour 
qu'on  l'avait  introduit  secrètement  dans  l'assemblée,  le  peuple 
en  eut  vent  et  se  préparait  à  l'assaillir  quand  on  le  fit  dispa: 

(1)  Pet.  Sarnens.  c.  74-8.  —  Regest.  xvi,  167,  170,  171,  172.  —  Guill  «le  P*d 
Laurent,  c.  24,  25.  —  Vaissete,  m,  260-2;  Pr.  239-42.  —  Teulet,  Lay.  î,  390  *0Î, 
û°  1068-9,  1073. 


202  LOUIS   COEUR-DE-LION 

raitre  par  des  ruelles  détournées.  Le  concile  déposa  Raymond 
et  élut  Montfort  à  sa  place  ;  Innocent,  consulté  par  une  ambas- 
sade, donna  son  assentiment.  Il  déclara  que  Raymond  était  dé- 
posé pour  crime  d'hérésie  ;  sa  femme  devait  recevoir  son  douaire 
et  une  pension  de  cent  cinquante  marcs  lui  était  assignée,  ga- 
rantie par  le  château  de  Beaucaire.  La  décision  définitive  tou- 
chant le  territoire  conquis  devait  être  prise  au  mois  de  novem- 
bre suivant,  par  le  concile  général  de  Latran;  jusque  là,  il  était 
remis  à  la  garde  de  Montfort,  que  les  évêques  devaient  aider  et 
auquel  les  habitants  devaient  obéir.  Une  petite  partie  des  reve- 
nus était  affectée  à  l'entretien  de  Raymond. 

L'évêque  Foulques  retourna  à  Toulouse,  dont  il  était  le  véri- 
table maitre,  sous  la  protection  du  légat  qui  continuait  à  tenir 
133  Toulouse  et  Narbonne  ;  il  s'agissait  de  soustraire  ces  villes  à 
l'avidité  de  Louis  Cœur  de  Lion,  qui  avait  pris  la  croix  trois  ans 
auparavant  et  dont  on  attendait  l'arrivée.  Les  faidits,  comme 
on  appelait  les  seigneurs  et  les  chevaliers  dépossédés,  étaient 
gracieusement  autorisés  à  chercher  un  gagne-pain  dans  le  pays, 
à  la  condition  qu'ils  ne  pénétreraient  jamais  dans  des  châteaux 
ou  des  villes  murées  et  qu'ils  voyageraient  sur  des  bidets  avec 
un  seul  éperon  et  sans  armes.  (1) 

La  victoire  de  Bouvines  avait  délivré  la  France  des  graves 
périls  qui  la  menaçaient  et  l'héritier  de  la  couronne  était 
désormais  libre  d'accomplir  son  vœu.  Louis  arriva  en  noble  et 
galante  compagnie  ;  ses  chevaliers  et  lui  gagnèrent  facilement 
le  pardon  de  leurs  péchés  au  cours  d'un  pèlerinage  pacifique  de 
quarante  jours.  Les  craintes  que  sa  venue  avait  fait  naître 
furent  bientôt  dissipées.  Il  ne  se  montra  nullement  disposé  à 
réclamer  pour  la  couronne  les  conquêtes  faites  au  cours  des 
précédentes  croisades  ;  on  profita  de  sa  présence  pour  assurer 
à  Montfort  une  investiture  temporaire  et  pour  obtenir  l'ordre 
de  démanteler  les  deux  principaux  centres  de  mécontentement, 
Toulouse  et  Narbonne.  Gui,  frère  de  Montfort,  prit  possession 

(1)  Pet.  Sarnens.  c.  80,  81,  82.  —  Harduin.  Concil.  vu,  n,  2052.  —  Innoc. 
PP.  III.  Rubricella.  —  Teulet,  Layettes,  i,  410-16,  n°*  1000,  1113-16.  -  Guill.  de 
Pod.  Laurent,  c.  24,  25. 


BUTIN   DES    CROISÉS  203 

de  Toulouse  et  s'occupa  d'en  faire  raser  les  murs.  L'archevêque 
Arnaud,  moins  préoccupé  des  intérêts  de  la  religion  que  de  ses 
prétentions  au  titre  de  duc,  protesta,  mais  en  vain,  contre  le 
démantèlement  de  Narbonne.  En  remettant  à  Montfort  les 
domaines  de  Raymond,  Innocent  avait  fait  exception  pour  le 
comté  de  Melgueil,  sur  lequel  l'Église  avait  certains  titres  ;  il 
vendit  ce  comté  à  l'évêque  de  Maguelonne,  qui  dut  payer  la 
somme  énorme  de  33,000  marcs,  outre  les  gratifications  exigées 
par  le  personnel  de  la  cour  pontificale.  La  couronne  réclama, 
comme  héritière  éventuelle  du  comte  de  Toulouse,  mais  la 
vente  était  définitive  et,  jusqu'à  la  Révolution,  les  évêques  de 
Maguelonne  et  de  Montpellier  eurent  la  satisfaction  de  s'intitu- 
ler comtes  de  Melgueil.  Ce  n'était  là  qu'une  faible  part  d'un 
immense  butin  et  Innocent  aurait  agi  avec  plus  de  dignité  en 
s'abstenant.  (1) 

Les  deux  Raymond  s'étaient  retirés  —  à  la  cour  d'Angleterre, 
dit-on,  où  le  roi  Jean  leur  aurait  donné  dix  mille  marcs,  au  i8£ 
prix  de  l'hommage  sans  valeur  qu'ils  venaient  lui  rendre.  Peut- 
être  faut-il  attribuer  à  cette  maladresse  du  comte  de  Toulouse 
l'autorisation  donnée  par  Philippe  Auguste  à  son  fils  d'entre- 
prendre la  croisade  et  d'accorder  à  Montfort  l'investiture  de 
terres  ainsi  placées  sous  la  suzeraineté  anglaise.  (2)  Cependant 
les  humiliations  infligées  par  l'étranger  et  les  révoltes  à  l'inté- 
rieur furent  cause  que  Jean  ne  put  intervenir  ni  comme  allié, 
ni  comme  suzerain,  et  Raymond  fut  obligé  d'attendre  patiem- 
ment la  réunion  du  grand  concile  qui  devait  décider  de  son 
sort.  Là,  du  moins,  il  aurait  quelque  chance  d'être  entendu  et 
d'invoquer  la  justice  qui  lui  avait  été  si  obstinément  refusée. 

Au  moi  d'avril  1213,  le  pape  avait  lancé  les  convocations  pour 
le  douzième  concile  général,  où  l'on  devait  délibérer  sur  la 
reconquête  de  la  Terre-Sainte,  sur  la  réforme  de  l'Église  et  des 
abus,  l'extirpation  de  l'hérésie  et  la  pacification  des  âmes.  On 
avait  spécifié  ce  programme  à  l'avance  et  accordé  deux  ans  et 
demi  aux  prélats  pour  se  préparer  à  y  répondre.  La  réunion 

(i)  Pet.  Sarnens.  c.  82.  —  Vaissete,  m,  260;  Pr.  56. 
(2)  Radulph.Coggeshall.  ann.  1213. 


204  CONCILE    DE    1215 

eut  lieu  au  jour  fixé,  le  1er  novembre  1215,  et  l'ambition  d'Inno- 
cent fut  à  juste  titre  flattée  quand  il  put  ouvrir  et  préside v 
l'assemblée  la  plus  auguste  que  la  chrétienté  latine  eût  jamais 
vue.  L'occupation  de  Constantinople  par  les  Francs  avait  per- 
mis, dans  cette  circonstance,  de  réunir  les  représentants  des 
églises  orientales  et  occidentales  ;  les  patriarches  de  Constanti- 
nople et  de  Jérusalem  figurèrent  au  concile  comme  les  hum- 
bles serviteurs  de  Saint-Pierre.  Chaque  monarque  avait  son 
représentant,  chargé  de  veiller  sur  ses  intérêts  temporels  ;  les 
plus  savants  théologiens  étaient  venus  pour  donner,  au  besoin, 
leur  avis  sur  les  questions  de  foi  et  de  droit  canonique.  Les 
princes  de  l'Église  assistaient  en  plus  grand  nombre  que  dans 
tout  concile  antérieur.  Outre  les  patriarches,  il  y  avait  71  pri- 
mats ou  métropolitains,  412  évêques,  plus  800  abbés  et  prieurs 
182  et  les  innombrables  délégués  des  prélats  qui  n'avaient  pu  venir 
en  personne.  (1)  Deux  siècles  devaient  s'écouler  avant  que  l'Eu- 
rope montrât  de  nouveau  sa  force  collective  dans  une  assem- 
blée comme  celle  qui  remplissait  alors  l'immense  basilique  de 
Constantin.  C'est  une  marque  éclatante  du  service  que  l'Église 
a  rendu  en  contrebalançant  les  tendances  centrifuges  des  peu- 
ples, que  la  réunion,  à  l'appel  du  pontife  de  Rome,  d'un  pareil 
conseil  fédératif  du  christianisme,  que  nulle  autre  puissance 
n'aurait  été  capable  d'assembler.  A  défaut  du  pouvoir  central 
qui  se  manifestait  ainsi  avec  éclat,  les  destinées  de  la  civilisa- 
tion moderne  eussent  été  tout  autres. 

Les  comtes  de  Toulouse,  de  Foix  et  de  Comminges  étaient 
arrivés  à  Rome  avant  l'ouverture  du  concile.  Ils  y  furent  re- 
joints par  le  jeune  Raymond  qui,  pour  échapper  aux  émissaires 
de  Montfort,  avait  du  passer  d'Angleterre  en  France  et  traver- 
ser ce  pays,  déguisé  comme  le  serviteur  d'un  marchand.  Dans 
une  série  d'entretiens  avec  Innocent,  ils  plaidèrent  leur  cause 
et  produisirent  une  certaine  impression  sur  son  esprit.  On  dit 
qu'ils  furent  secondés  cette  fois  par  Arnaud  de  Narbonne,  irrité 
par  sa  querelle  avec  Montfort  ;  mais  les  autres  prélats,   pour 

(i)  Chron.  Fossœ  Novae,  ann.  1215. 


CONDAMNATION   DE   RAYMOND  20!> 

lesquels  c'était  presque  une  question  de  vie  ou  de  mort,  dénon- 
cèrent Raymond  avec  tant  de  violence  et  tracèrent  un  tableau 
si  effroyable  de  la  catastrophe  qui  menaçait  la  religion,  qu'In. 
nocent,  après  une  courte  période  d'hésitation,  résolut  de  ne  rien 
faire.  Montfort  avait  envoyé  pour  le  représenter  son  frère  Gui. 
Sitôt  que  le  concile  fut  réuni,  les  deux  parties  y  plaidèrent  leur 
cause.  La  décision  des  Pères  fut  prompte  et,  comme  on  pouvait 
s'y  attendre,  en  faveur  du  champion  de  l'Église.  La  sentence, 
promulguée  par  Innocent  le  15  décembre  1215,  rappelait  les 
efforts  de  l'Église  pour  délivrer  la  province  de  Narbonne  de 
l'hérésie,  vantait  la  paix  et  la  tranquillité  qui  avaient  été  la 
conséquence  de  son  succès.  Elle  admettait  que  Raymond  s'était 
rendu  coupable  d'hérésie  et  de  spoliation,  en  raison  de  quoi  il 
était  privé  d'un  pouvoir  dont  il  avait  abusé  et  condamné  à  rési- 
der ailleurs  en  pénitence  de  ses  péchés,  avec  la  promesse  d'une 
rente  de  400  marcs  tant  qu'il  se  montrerait  obéissant.  Sa 
femme  devait  conserver  les  domaines  de  son  douaire  ou  en 
recevoir  l'équivalent.  Tous  les  territoires  conquis  par  les  Croi- 
sés, y  compris  Toulouse,  le  centre  de  l'hérésie,  et  Montauban, 
étaient  attribués  à  Montfort,  qu'on  louait  comme  le  principal 
instrument  du  triomphe  de  la  foi.  Celles  des  autres  possessions 
de  Raymond  qui  n'avaient  pas  encore  été  conquises  devaient 
être  gardées  par  l'Église,  pour  être  remises,  en  tout  ou  en  par- 
lie,  au  jeune  Raymond,  s'il  se  montrait  digne  d'en  être  investi 
lors  de  sa  majorité.  En  ce  qui  concernait  le  comte  Raymond, 
le  jugement  était  sans  appel  ;  désormais,  l'Église  ne  l'appela 
plus  que  «  le  ci-devant  comte  »  Quondam  cornes.  Des  décisions  183 
subséquentes,  touchant  le  pays  de  Foix  et  de  Comminges,  arrê- 
tèrent du  moins,  dans  cette  direction,  le  progrès  des  armes  de 
Montfort,  bien  qu'elles  fussent  beaucoup  moins  favorables  aux 
nobles  de  ces  contrées  qu'elles  ne  le  paraissaient  au  premier 
abord.  (1) 

Le  tribunal  suprême  de  I  Eglise  avait  parlé.  Mais  ce  tribunal 

(1)  GuiU.  de  Tudèle,  cxlii.  —  Vais?ete,  m,  280-1;  Pr.  57-63.  —  Teulet,  Layet- 
tes, i,  4.0,  n°  1132.  —  Pet.  Sam.  c.  83.  —  D'Achery,  i,  707.  —  Molinier,  L'Ense- 
velissement du  Comte  de  Toulouse,  Angers,  1885,  p.  6. 

12 


206  RAYMOND   LE   JEUNE 

avait  perdu  une  partie  de  son  empire  sur  les  âmes  et  sa  sen- 
tence, loin  d'apaiser  toutes  les  querelles,  fut  le  signal  d'une 
révolte.  Dans  le  midi  de  la  France,  on  avait  attendu  avec  con- 
fiance la  réparation  d'une  longue  série  d'injustices; -quand  cet 
espoir  fut  déçu,  l'esprit  national,  exalté  jusqu'à  l'enthousiasme, 
ne  vit  de  salut  que  dans  la  résistance  armée.  Si  Mont  fort  s'était 
imaginé  que  ses  conquêtes  étaient  confirmées  «l'une  manière 
durable  par  la  voix  des  Pères  de  Lalran  et  par  l'acceptation  de 
l'hommage  qu'il  n'avait  pas  tardé  a  rendre  à  Philippe-Auguste, 
il  montra  par  là  combien  il  connaissait  peu  le  tempérament 
des  hommes  à  qui  il  avait  affaire.  Toutefois,  en  France,  il  était 
naturellement  le  héros  du  moment  et  Je  voyage  qu'il  entreprit 
pour  aller  offrir  son  allégeance  fut  une  marche  Iriomplale.  Les 
populations  s'attroupaient  pour  voirie  champion  de  1  Eglise;  le 
clergé  formait  des  processions  solennelles  pour  lui  souhaiter  la 
bienvenue  dans  chaque  ville  et  ceux  qui  pouvaient  seulement 
toucher  ]o  bord  de  ses  vêtements  s'estimaient  heureux  (1). 

Le  jeune  Raymond,  qui  était  à  cette  époque  un  adolescent 
de  dix-huit-ans,  endurci  par  des  années  d'adversité,  avait  des 
manières  attrayantes  et  nobles  qui,  dit-on,  produisirent  une 
impression  très  favorable  sur  Innocent.  Le  pape  le  congédia 
avec  sa  bénédiction  et  un  bon  conseil  :  ne  pas  prendre  le  bien 
d'autrui,  mais  défendre  le  sien  (res  de  V autrui  noapregas;  lo 
teu,  se  derjun  lo  te  vol  hostar,  deffendas.)  Le  jeune  homme  se 
hâta  de  suivre  le  conseil  pontifical,  mais  il  l'entendit  à  sa  ma- 
184  nière.  La  part  d'héritage  qui  lui  avait  été  réservée  sous  la  garde 
de  l'Église  était  située  à  l'est  du  Rhône;  c'est  là  que  le  père  et 
le  fils,  revenant  d'Italie,  se  rendirent  au  commencement  de  1216, 
pour  chercher  une  base  d'opérations.  Peu  de  temps  après, 
Raymond  l'aîné  alla  en  Espagne  pour  lever  des  troupes.  Les 
citoyens  de  Marseille,  d'Avignon,  de  Tarascon  se  levèrent  comme 
un  seul  homme  à  l'appel  de  leur  seigneur  et  demandèrent  à 
être  conduits  contre  les  Français,  indifférents  aux  foudres  de 
l'Église,  prêts  à  sacrifier  leurs  biens  et  leurs  vies.  Désormais, 

(1)  Pet.  Sarnens.  c.  83. 


REVERS   DE   MONTFORT  207 

dans  ce  grand  drame,  ce  sont  les  cités  et  les  citoyens  qui  jouent 
le  premier  rôle;  la  lutte  s'engage  entre  les  communes  à  demi 
républicaines,  qui  combattent  pour  leur  existence,  et  la  dure 
féodalité  du  Nord.  La  question  religieuse  fut  reléguée  au  second 
plan,  d'autant  plus  que  les  idées  religieuses  d'alors  étaient 
très  confuses.  Au  siège  du  Château  de  Beaucaire,  quand  il  fallut 
construire  des  retranchements  contre  l'armée  de  secours  ame- 
née par  Montfort,  le  chapelain  de  Raymond  promit  le  salut  à 
quiconque  viendrait  travailler  sur  les  remparts  et  le  peuple  de 
la  ville  se  mit  incontinent  à  l'œuvre  pour  obtenir  les  indulgences 
promises.  Apparemment,  on  ne  songeait  pas  que  Raymond  et 
tous  les  siens  étaient  excommuniés;  les  indulgences  conser- 
vaient leur  crédit,  quelle  que  fût  la  main  qui  les  distribuai  (1). 
En  présence  de  ce  danger  nouveau,  Montfort  fit  preuve  de 
son  activité  ordinaire.  Mais  la  fortune  l'avait  abandonné  et  les 
historiens  de  l'Eglise  ont  émis  l'opinion  qu'il  ployait  sous  le 
faix  de  l'excommunication  lancée  contre  lui  par  l'implacable 
Arnaud  de  Narbonne,  auquel  il  avait  fait  tort  dans  leur  que- 
relle relative  au  duché.  Montfort  n'y  avait  prêté  aucune  atten- 
tion, ne  cessant  même  pas  d'assister  à  la  messe,  alors  qu'il 
témoignait  d'un  si  profond  respect  pour  les  censures  ecclésias- 
tiques quand  elles  étaient  dirigées  contre  ses  adversaires.  Obligé 
d'abandonner  Beaucaire,  après  des  luttes  acharnées,  il  marcha 
plein  de  colère  sur  Toulouse,  qui  se  préparait  à  rappeler  son 
ancien  seigneur.  11  mit  le  feu  à  plusieurs  quartiers  de  la  ville, 
mais  les  citoyens  barricadèrent  les  rues  et  résistèrent  pas  à  pas 
à  ses  troupes.  On  finit  par  traiter;  Montfort  s'engagea  à  épar- 
gner la  ville  moyennant  une  énorme  indemnité  de  30,000  marcs; 
mais  il  détruisit  ce  qui  restait  des  fortifications,  combla  les  185 
fossés  et  désarma  les  habitants.  Malgré  l'excommunication  qui 
pesait  sur  lui,  il  était  encore  très  efficacement  soutenu  par 
l'Église.  Innocent  III  mourut  le  20  juillet  1216;  son  successeur 
Honorius  III  hérita  de  sa  politique  et  le  nouveau  légat,  le  car- 
dinal Bertrand  de  Saint-Jean  et  de  Saint-Paul,  était,  si  possible» 

(1)  Guill.  de  Tudela,  cliii-viii.  —  Guill.  de  Pod.   Laur.    c.  27-8.  —  Vaissete,  m, 
Pr.  64-66.   -  Pet.  Sumens.  c.  83- 


181 


208  SECOND  SIÈGE   DE   TOULOUSE 

encore  plus  décidé  que  ses  prédécesseurs  à  supprimer  à  tout 
prix  la  rébellion  contre  Rome.  On  avait  recommencé  à  prêcher 
la  croisade.  Au  début  de  l'an  1217,  Montfort  traversa  le  Rhône 
et  s'avança  dans  les  territoires  laissés  au  jeune  Raymond,  à  la 
tête  d'une  armée  de  Croisés  et  d'un  petit  contingent  fourni  par 
le  roi  de  France. 

Il  fut  rappelé  tout  à  coup  par  la  nouvelle  que  Toulouse  s'était 
révoltée,  que  Raymond  VI,  à  la  tête  d'auxiliaires  espagnols,  y 
avait  été  reçu  avec  joie,  que  Foix  et  Comminges,  avec  tous  les 
nobles  du  pays,  s'étaient  réunis  à  Toulouse  pour  saluer  leur 
chef,  enfin  que  la  comtesse  de  Montfort  était  en  danger  au 
Château  Narbonnais,  la  citadelle  en  dehors  de  la  ville,  où  Mont- 
fort avait  laissé  garnison.  Abandonnant  ses  conquêtes,  il  revint 
sur  ses  pas.  Au  mois  de  septembre  1217  commença  le  second 
siège  de  l'héroïque  cité,  dont  les  bourgeois  montrèrent  leur 
résolution  inébranlable  de  se  soustraire  au  joug  de  l'étranger, 
ou  plutôt  le  courage  du  désespoir,  s'il  faut  croire  que  le  cardi- 
nal-légat avait  ordonné  aux  Croisés  de  tuer  tous  les  habitants 
sans  distinction  d'âge  ni  de  sexe.  Comme  la  ville  était  sans 
défenses,  hommes  et  femmes  travaillaient  jour  et  nuit  à  recons- 
truire les  remparts.  Vainement,  Honorius  écrivit  des  lettres  de 
menaces  et  d'exhortations  aux  rois  d'Aragon  et  de  France,  au 
jeune  Raymond,  au  comte  de  Foix,  aux  citoyens  de  Toulouse, 
d'Avignon  et  de  Marseille.  Vainement  la  prédication  de  la  croi- 
sade, renouvelée  avec  un  zèle  infatigable,  amenait  sans  cesse 
aux  assiégeants  de  nouveaux  renforts.  Le  siège  se  traîna  pen- 
dant neuf  longs  mois,  entrecoupé  par  des  assauts  furieux  et  des 
sorties  plus  furieuses  encore,  avec  des  intervalles  d'inaction  aux 
moment  où  l'armée  des  Croisés  voyait  décroître  ses  forces.  Gui, 
frère  de  Montfort,  et  son  fils  aîné  Arnaud  furent  sérieusement 
blessés.  Les  ennuis  du  général  étaient  accrus  parles  taquineries 
du  légat,  qui  lui  reprochait  son  insuccès,  l'accusait  d'ignorance 

t  de  mollesse.  Le  lendemain  de  la  Saint-Jean  (1218),  Montfort, 
fatigué  et  découragé,  surveillait  la  reconstruction  de  ses  ma- 
chines après  avoir  repoussé  une  sortie  lorsqu'une  pierre  lancée 
par  un  mangoneau,  —  pièce  servie,  suivant  la  tradition  toulou- 


MORT   DE   MONTFORT  2UÎJ 

saine,  par  des  femmes —  le  frappa  d'un  coup  mortel.  Son 
casque  fut  écrasé  et  il  ne  proféra  plus  une  parole.  Grande  fut 
la  douleur  des  fidèles  à  travers  toute  l'Europe  quand  la  nou- 
velle se  répandit  que  le  glorieux  champion  du  Christ,  le  nou- 
veau Macchabée,  le  rempart  de  la  Foi,  était  tombé  comme  un 
martyr  pour  la  cause  de  la  religion.  Il  fut  enseveli  à  Haute- 
Bruyère,  dépendance  du  monastère  de  Dol,  et  les  miracles 
opérés  sur  sa  tombe  montrèrent  combien  sa  vie  et  sa  mort 
avaient  été  agréables  à  Dieu.  Toutefois,  il  ne  manqua  pas  de 
gens  pour  attribuer  sa  ruine  soudaine,  au  moment  même  où 
ses  succès  paraissaient  à  jamais  confirmés,  au  fait  qu'il  avait 
négligé  de  poursuivre  l'hérésie  dans  son  ardeur  à  satisfaire 
son  ambition  (4). 

S'il  fallait  une  preuve  de  plus  des  éminentes  capacités  de 
Montfort,  on  la  trouverait  dans  la  ruine  rapide  de  tout  ce  qu'il 
avait  fondé,  quand  son  pouvoir  passa  aux  mains  de  son  fils  et 
successeur  Amauri.  Même  pendant  le  siège,  son  prestige  était 
encore  tel  que  le  puissant  Jourdain  de  l'Isle-Jourdain  lui  fit 
sa  soumission,  comme  au  duc  de  Narbonne  et  comte  de 
Toulouse,  en  lui  donnant  pour  otages  Géraud,  comte  d'Arma- 
gnac et  de  Fezensac,  Roger,  vicomte  de  Fezensaquet  et  d'autres 
nobles;  ajoutons  qu'au  mois  de  février  1218,  les  citoyens  de 
Narbonne,  intimidés,  avaient  renoncé  à  leur  attitude  de  rebelles. 
La  mort  de  Montfort  fut  considérée  comme  le  signal  de  la  déli- 
vrance. Partout  où  les  garnisons  françaises  n'étaient  pas  trop 
fortes,  le  peuple  se  souleva,  massacra  les  envahisseurs  et  rap- 
pela ses  anciens  chefs.  Honorius  eut  beau  reconnaître  Amauri 
comme  le  successeur  de  l'autorité  de  son  père,  mettre  au  ban 
les  deux  Raymond,  accorder  à  Philippe-Auguste  un  vingtième 
des  revenus  ecclésiastiques  pour  l'exciter  à  une  nouvelle  croi- 

(1)  Pet.  Sara.  c.  83-6.  —  Guill.  de  Pod.  Laur.  c.  28-30.  —  Vaiss.  m,  271-2; 
Pr.  66-93.  —  Guill.  de  Tud.  clvih-ccv.  —  Raynald.  Ann.  ann.  1217,  n°  52,  55-62; 
ann.  1218,  n°  55.  —  Martène,  Ampl.  Coll.  i,  1129.  —  Annal  Waverl.  ann.  1218.— 
Bern.  Iterii  Chron  ann.  1218.  —  Chron.  Lemov.  ann.  1218.  —  Guill.  JNang.  ann. 
1218.  —  Chron.  Turon.  ann.  1218.  —  Robert.  Autissiod.  Chron.  ann.  1218.  — 
Chron.  S.  Taurin.  Ebroicens.  ann.  1218.  —  Chron.  Ioan.  Iperii  ann.  1218.  —  Chron. 
Laudun.  ann.  1218.  —  Chron.  S.  Pétri  Vivi  Senon.  append.  ann.  1218.  — Alberici 
Trium  Fontium  Chron.  ann.  1218. 

12. 


210  TROISIÈME    SIÈGE   DE   TOULOUSE 

187  sade,  promettre  indulgence  pleinière  à  tous  ceux  qui  y  parti- 
ciperaient. En  vain  Louis  Cœur  de  Lion,  accompagné  du  cardi- 
nal-légat Bertrand,  conduisit  dans  le  midi  une  belle  armée  de 
pèlerins  qui  comptait  dans  ses  rangs  trente-trois  comtes  et  vingt 
évêques.  Elle  réussit  bien  à  s'avancer  jusqu'à  Toulouse,  mais  le 
troisième  siège  ne  fut  pas  plus  heureux  que  les  précédents  et 
Louis  fut  obligé  de  se  retirer  sans  gloire,  n'ayant  accompli 
d'autre  exploit  que  le  massacre  de  Marmande,  où  5,000  hommes, 
femmes  et  enfants  furent  passés  au  fil  de  l'épée.  L'horrible 
cruauté  des  Croisés,  leur  luxure  brutale,  qui  n'épargnaient  ni 
la  vie  des  hommes  ni  l'honneur  des  femmes,  contribuèrent 
puissamment  à  enflammer  la  résistance.  Une  à  une  les  forte- 
resses encore  occupées  par  les  Français  furent  reprises  et  bien 
peu  de  familles  fondées  par  les  envahisseurs  purent  subsister 
dans  le  pays.  En  1220,  un  nouveau  légat,  Conrad,  essaya  de 
créer  un  ordre  militaire  sous  le  nom  de  Chevaliers  de  la  Foi  de 
Jésus,  mais  il  ne  rendit  aucun  service.  La  sentence  d'excommu- 
nication et  d'exhérédation  fulminée  par  le  pape  en  1221  fut  tout 
aussi  vame;  et  quand,  la  même  année,  Louis  entreprit  une 
nouvelle  croisade  et  reçut  d'IIonorius  un  vingtième  des  revenus 
de  l'Église  pour  en  couvrir  les  frais,  il  tourna  l'armée  ainsi 
recrutée  contre  les  possessions  anglaises  et  s'empara  de  la 
Rochelle,  malgré  les  protestations  du  roi  et  du  pape  (1). 

Au  commencement  de  1222,  Amauri,  réduit  au  désespoir, 
offrit  à  Philippe  Auguste  de  lui  faire  abandon  de  toutes  ses 
possessions  et  de  tous  ses  droits  ;  il  pria  en  même  temps  le 
pape  Honorius  d'appuyer  sa  proposition.  Honorius  écrivit  au 
roi  de  France,  le  14  mai,  que  ce  moyen  était  désormais  le  seul 
de  sauver  l'Église.  Les  hérétiques  qui  s'étaient  cachés  dans  des 
cavernes  et  dans  les  régions  montagneuses,  lorsque  la  domina- 
it Teulet,  Lavettes,  i,  454,  n°  1271;  p.  461-2,  n»  1279-80;  p.  466,  n°  1301 
p  475  n"  1331  ;  p.  551,  n»  1435;  p.  518,  n'  1656.  —  Vaiss.  ni,  307,  316-17,  568 
Pr  ^8-102  —  Raynald.  Annal,  ann.  1218,  n°  54-57;  ann.  1221,  n°  44,  45.  —  Arch 
hat  J  430  n°  15,  16.  —  Guill.  de  Pod.  Laur.  c.  31-33.  —  Guill.  Nang.  ann.  1219 
1220  —  Bcrn.  Itcr.  Chron.  ann.  1219.  —  Kob.  Autis.  Chron.  ann.  1219.  —  Chron 
Laud.,  Chron.  Andrens.,  Ail».  Triuni  Fontium  Chron.  ann.  1219.  —  Martène,  Thés,  i 
884.  —  Rymcr,  Fœdera,  i,  229. 


APPELS    A   PHILIPPE   AUGUSTE  211 

tion  française  s'exerçait  sur  le  pays,  étaient  revenus  en  foule 
aussitôt  après  le  départ  des  envahisseurs  ;  la  haine  générale  ^ 
qui  pesait  sur  les  étrangers  favorisait  encore  leur  propagande 
religieuse.  L'Église,  en  vérité,  était  devenue  une  ennemie 
nationale  et  nous  en#  croyons  volontiers  Honorius  lorsqu'il 
décrit  la  condition  lamentable  de  l'orthodoxie  dans  le  Lan- 
guedoc. L'hérésie  y  était  ouvertement  pratiquée  et  enseignée; 
les  évêques  hérétiques  prenaient  place  hardiment  en  face  des 
prélats  catholiques  et  il  y  avait  à  craindre  que  le  pays  tout 
entier  ne  fût  bientôt  gagné  par  la  contagion. 

Malgré  tous  ces  arguments,  accompagnés  de  l'offre  d'un 
vingtième  des  revenus  ecclésiastiques  et  d'indulgences  illimi- 
tées pour  une  croisade,  Philippe  resta  sourd  aux  propositions 
du  pape  ;  et  lorsque  Amauri  s'adressa  avec  la  même  offre  à 
Thibaut  de  Champagne,  le  roi  répondit  à  ce  dernier,  qui  le 
consulta,  en  des  termes  qui  équivalaient  à  un  refus.  S'il  voulait 
entreprendre  la  chose  à  ses  risques  et  périls,  le  roi  lui  souhai- 
tait bon  succès,  mais  il  ne  pouvait  ni  l'aider,  ni  l'affranchir  de 
ses  obligations  de  vassal,  à  cause  de  la  tension  de  ses  rapports 
avec  l'Angleterre.  Au  mois  de  juin,  ce  fut  au  tour  du  jeune 
Raymond  d'en  appeler  à  Philippe,  son  seigneur  et  son  parent, 
implorant  sa  pitié  et  le  suppliant  dans  les  termes  les  plus 
humbles  d'intervenir,  pour  le  réconcilier  à  l'Église  et  écarter 
ainsi  de  lui  l'incapacité  d'hériter  à  laquelle  il  se  trouvait  sou- 
mis (1). 

Cette  démarche  doit  avoir  été  provoquée  par  l'état  de  santé 
de  Raymond  VI  qui,  en  effet,  mourut  peu  de  temps  après,  au 
mois  d'août  1222.  En  1218,  Raymond  avait  arrêté  son  testa- 
ment, aux  termes  duquel  il  faisait  des  legs  pieux  aux  Templiers 
et  aux  Hospitaliers  de  Toulouse,  manifestait  l'intention  d'en- 
trer dans  ce  dernier  Ordre  et  exprimait  le  désir  d'être  enterré 
avec  ses  moines.  Le  matin  même  de  sa  mort,  il  avait  été  prier 
deux  fois  dans  l'église  de  la  Daurade,  mais  son  agonie  fut 
courte  et  il  avait  déjà  perdu  l'usage  de  la  parole  lorsque  l'abbé 

(1)  Vaissete,  m,  319;  Pr.  275,  276.  —  Raynald.  Annal,  ann.  1222,  n°  44-47.  — 
Guill   de  l'od.  Laur.  c.  47.  —  Teulet,  Lay.  i,  546,  n°  1537. 


212  MORT    DE   RAYMOND   VI 

de  Saint  Sernin  vint  lui  apporter  les  consolations  de  la  reli- 
gion. Un  Hospitalier  qui  était  présent  jeta  sur  lui  son  manteau 
avec  la  croix,  afin  d'assurer  à  sa  maison  le  privilège  d'ensevelir 
180  le  comte;  mais  un  paroissien  zélé  de  Saint  Sernin  arracha  le 
manteau  et  il  s'ensuivit  une  révoltante  querelle  sur  le  corps  du 
moribond,  l'abbé  réclamant  à  grands  cris  le  cadavre,  puisque 
la  mort  survenait  dans  sa  paroisse.  Il  finit  par  ameuter  le 
peuple,  auquel  il  ordonna  de  ne  point  permettre  que  le  corps 
fût  enlevé.  Cette  dispute  sur  les  restes  du  comte  de  Toulouse 
devint  encore  plus  odieuse  parce  que  l'Église  ne  voulut  pas 
permettre  l'inhumation  de  celui  qu'elle  considérait  comme  son 
ennemi.  Le  corps  resta  sans  sépulture,  en  dépit  des  efforts 
réitérés  de  Raymond  VII,  après  sa  réconciliation,  pour  assurer 
le  repos  de  l'âme  de  son  père.  Ce  fut  en  vain  qu'une  enquête 
instituée  en  1247  par  Innocent  IV  recueillit  les  témoignages  de 
cent  vingt  personnes  à  l'effet  que  Raymond  VI  avait  été  le  plus 
pieux  et  le  plus  charitable  des  hommes  et  le  très  obéissant  ser- 
viteur de  l'Église.  Ses  restes  demeurèrent  pendant  un  siècle  et 
demi  le  jouet  des  rats  dans  la  maison  des  Hospitaliers  et  quand 
ils  eurent  disparu  morceau  par  morceau,  le  crâne  fut  encore 
conservé  comme  un  objet  de  curiosité,  au  moins  jusqu'à  la  tin 
du  xvne  siècle  (1). 

Après  la  mort  de  son  père,  Raymond  VII  poursuivit  ses 
avantages  et  Amauri  fut  de  nouveau  réduit,  au  mois  de 
décembre,  à  offrir  ses  droits  à  Philippe  Auguste,  qui  refusa  de- 
rechef de  les  accepter.  Au  mois  de  mai  1223,  on  eut  quelque 
espoir  que  le  roi  de  France  entreprendrait  une  croisade  ;  le 
légat  Conrad  de  Porto,  avec  les  évêques  de  Nimes,  d'Agde  et 
de  Lodève,  lui  écrivit  de  Béziers,  insistant  sur  l'état  déplo- 
rable du  pays  où  villes  et  châteaux  ouvraient  tous  les  jours 
leurs  portes  aux  hérétiques.  Il  y  eut  alors  des  négociations  avec 
Raymond  et  les  choses  allèrent  si  loin  qu'Honorius  écrivit  à 
son  légat  de  prendre  soin  des  intérêts  de  l'évêque  de  Viviers 
lors  de  la  conclusion  de  l'accord  attendu.  En  présence,  en  effet, 

(i)  Guill.  de  Pod.  Laur.  c.  34.  —  Vaissete,  m,  306,  321-4.  —  Moliuier,  L'ense- 
velissement de  Raymond  VJ. 


MORT   DU  ROI  DE   FRANGE  213 

des  progrès  incessants  de  l'hérésie  et  de  l'indifférence  de 
Philippe  Auguste,  il  semblait  qu'on  dût  chercher  ailleurs 
les  bases  d'une  pacification.  Il  faut  dire  que  l'activité  de  l'anti- 
pape bulgare  avait  singulièrement  enflammé  l'ardeur  des 
Cathares  ;  des  hérétiques  venant  du  Languedoc  allaient  le 
trouver  et  revenaient  avec  tout  le  zèle  de  missionnaires  ;  son 
représentant,  Barthélemi,  évêque  de  Carcassonne,  qui  s'appe- 
lait lui-même,  à  l'imitation  des  papes  romains,  serviteur  des 
serviteurs  de  la  Foi,  faisait,  pour  la  propagation  de  ses  croyances,  190 
des  efforts  couronnés  de  succès.  Des  trêves  furent  conclues 
entre  Amauri  et  Raymond  ;  puis  le  légat  convoqua  un  concile  à 
Sens,  le  6  juillet  1223,  d'où  l'on  espérait  que  la  pacification 
devait  sortir.  Le  concile  fut  transféré  à  Paris,  parce  que  Philippe 
Auguste  désirait  y  assister  ;  le  roi  devait  même  y  attacher  une 
grande  importance,  car  on  le  vit  regagner  en  hâte  sa  capitale, 
malgré  la  fièvre  qui  le  minait.  Il  mourut  sur  la  route  à 
Meudon,  le  14  juillet.  Les  espérances  de  Raymond  se  trou- 
vèrent ainsi  brisées.  La  mort  de  Philippe  Auguste  rendait  le 
concile  inutile  et  changeait  en  un  instant  la  face  des  affaires. 
Bien  que  Philippe  Auguste  ait  témoigné  de  sa  sympathie 
pour  Montfort  en  lui  léguant  30,000  livres,  il  s'était  prudem- 
ment abstenu  de  toute  démarche  compromettante  et  avait 
fermement  rejeté  les  offres  d' Amauri.  Toutefois,  sa  sagacité 
lui  permettait  d'entrevoir  que,  lui  mort,  le  clergé  emploierait 
toutes  ses  forces  à  pousser  son  fils  Louis  vers  une  croisade  et 
que  le  royaume  serait  abandonné  aux  mains  d'une  femme  et 
d'un  enfant.  C'est  sans  doute  pour  prévenir  ce  péril  qu'il 
montra  tant  d'insistance  à  rejoindre  le  concile,  malgré  le 
mauvais  état  de  sa  santé.  Ses  prévisions  ne  tardèrent  pas  à  se 
réaliser.  Le  jour  même  de  son  couronnement,  Louis  promit  au 
légat  d'entreprendre  la  croisade  ;  Honorius  le  stimula  de  son 
mieux  et,  au  mois  de  février  1224,  Louis  accepta  d' Amauri  la 


(1)  Vaissete,  m,  Pr.  276,  282.  —  Teulet,  Layettes,  i,  561,  n°  1577.  —    Rayna 
Annal,  ann.  1222,  n°  .48  —  Matt.  Paris,  ann.  1223,  p.  219. 


214  INTERVENTION   DE   LOUIS 

Raymond  se  trouva  désormais  en  face  de  l'adversaire  le  plus 
redoutable,  le  roi  de  France  (1). 

La  situation  était  pleine  de  périls  nouveaux  et  inattendus.  Il 
n'y  avait  pas  un  mois  qu'Amauri,  réduit  à  la  plus  grande 
détresse,  avait  été  obligé  d'abandonner  les  quelques  châteaux 
qu'il  tenait  encore,  en  rachetant  les  garnisons  avec  une  partie 
de  l'argent  que  Philippe  Auguste  lui  avait  légué.  Puis  il  avait 
quitté  pour  toujours  ce  pays  dont  son  père  et  lui  avaient  été 
les  fléaux.  Et  maintenant,  à  la  place  de  cet  ennemi  épuisé  par 
une  longue  lutte,  Raymond  voyait  devant  lui  un  jeune  homme 
ardent,  disposant  de  toutes  les  ressources  que  Philippe  Auguste 
191  avait  accumulées  pendant  son  long  règne,  impatient  aussi  de 
venger  l'échec  qu'il  avait  éprouvé  cinq  ans  auparavant  sous 
les  murs  de  Toulouse.  Dès  le  mois  de  février,  il  écrivit  aux 
citoyens  de  Narbonne,  les  félicitant  de  leur  loyauté  et  promet- 
tant de  conduire  une  croisade  dans  le  pays  trois  semaines  après 
Pâques,  afin  de  restituer  à  la  couronne  tous  les  territoires  que 
la  maison  de  Toulouse  avait  perdus.  Cependant  Louis  ne  vou- 
lait pas  être  dupe.  Il  exigea,  comme  condition  de  son  départ, 
que  l'Église  assurât  au  royaume  la  paix  extérieure  et  inté- 
rieure, qu'une  croisade  fût  prechée  avec  les  mêmes  indul- 
gences que  pour  la  Terre  Sainte,  que  ceux  de  ses  vassaux  qui 
ne  se  joindraient  pas  à  lui  fussent  excommuniés,  que  l'arche- 
vêque de  Bourges  fût  nommé  légat  à  la  place  du  cardinal  de 
Porto,  que  les  territoires  de  Raymond,  de  ses  alliés  et  de  tous 
ceux  qui  résisteraient  à  la  croisade  lui  fussent  attribués 
d'avance,  qu'il  reçût  de  l'Église  un  subside  de  60,000  livres 
parisis  par  an,  enfin  qu'il  fût  libre  de  revenir  ou  de  rester 
comme  il  lui  plairait  (2). 

Louis  présuma  que  ces  conditions  seraient  acceptées  et  con- 
tinua ses  préparatifs,  tandis  que  Raymond  faisait  des  efforts 
désespérés  pour  conjurer  l'orage.  Henri  III  d'Angleterre  inter- 


(1)  Alberici  Trium  Font.  Chmn.  ann.  1223.  —  Guill.  de  Pod.  Laur.  c.  34.  — 
Vaissete,  m,  Pr.  290.  —  Ravnald.  Annal,  ann.  1223,  n°  41-45.  —  Teulet,  Layet- 
tes, ii,  24,  n°  1631. 

(2)  Vaissete,  m,  Pr.  28b,  291-3.  —  Gesta  Ludovici,  vm,  ann.  1224. 


NÉGOCIATIONS  215 

vint  auprès  d'Honorius  et  Raymond  fut  encouragé  à  faire  des 
offres  d'obédience  à  Rome  par  l'entremise  d'ambassadeurs 
dont  les  libéralités  parurent  produire  une  impression  très 
favorable  sur  les  officiers  de  la  Curie.  Honorius  répondit  par 
une  lettre  aimable,  promettant  d'envoyer  Romano,  cardinal 
de  Sant'Angelo,  en  qualité  de  légat,  pour  arranger  les  affaires  ; 
puis  il  fit  savoir  au  roi  Louis  que  Frédéric  II  faisait  des  offres  si 
avantageuses  en  vue  de  la  conquête  de  la  Terre  Sainte  qu'il 
fallait  tout  subordonner  à  ce  grand  dessein  et  que  la  vente  des 
indulgences  ne  pouvait  être  autorisée  pour  un  autre  objet.  Le 
pape  ajoutait  que  si  le  roi  de  France  continuait  à  menacer 
Raymond,  ce  dernier  ne  tarderait  pas  à  se  soumettre.  En  même 
temps,  des  instructions  étaient  envoyées  à  Arnaud  de  Nar- 
bonne,  lui  enjoignant  d'agir  auprès  de  Raymond,  de  concert 
avec  les  autres  prélats,  pour  obtenir  de  lui  qu'il  offrît  des 
conditions  acceptables. 

Louis,  justement  indigné  de  cette  diplomatie  à  double 
visage,  protesta  publiquement  qu'il  se  lavait  les  mains  de  toute 
l'affaire  et  fit  savoir  au  pape  que  la  Curie  romaine  pouvait 
s'arranger  à  sa  guise  avec  Raymond,  qu'il  ne  se  souciait  pas 
des  questions  de  théologie,  mais  que  ses  droits  devaient  être  192 
respectés  et  qu'il  ne  permettrait  pas  de  lever  de  nouveaux 
subsides.  A  un  Parlement  tenu  à  Paris,  le  5  mai  1224,  le  légat 
annula  les  indulgences  concédées  contre  les  Albigeois  et  recon- 
nut que  Raymond  était  un  bon  catholique;  d'autre  part,  Louis 
ht  une  déclaration  qui  montre  à  quel  point  il  était  irrité  des 
procédés  'de  l'Église  à  son  égard.  Toutefois,  ses  préparatifs 
militaires  ne  furent  pas  perdus  :  il  en  tira  parti  pour  arracher 
à  Henri  III  une  partie  considérable  des  possessions  que  l'Angle- 
terre conservait  sur  le  sol  français  (1). 

L'orage  paraissait  conjuré.  Il  ne  s'agissait  plus  que  de  s'en- 
tendre sur  les  termes  de  la  pacification  ;  or,  Raymond  avait 
été  trop  près  de  la  ruine  pour  se  montrer  difficile.  Le  2  juin, 

(1)  R y mer,  Fœdera,  i,  271.  —  Vaissete,  m,  339-40.  Pr.  283.  —  Raynald.  Annal 
ann.  1224,  n°  40.  —  Gesta  Lurlov.  vin,  ann.  1224.  —  Clivon.  Turou.  aun.  1224.  — 
Gui  1 1.  Nang.  ann    \2H.  —  Epist.  sec.  xm,  t.  i,  n°  249  (MoiiUin.  Ilist.  Gernian.) 


216  RAYMOND   ET   AMAURI 

jour  de  la  Pentecôte,  il  rejoignit  à  Montpellier,  en  compagnie 
de  ses  principaux  vassaux,  Arnaud  et  les  évêques  ;  il  déclara 
qu'il  observerait  et  maintiendrait,  dans  toute  l'étendue  de  ses 
domaines,  la  foi  catholique  ;  qu'il  en  expulserait  les  hérétiques 
désignés  par  l'Eglise  ;  qu'il  confisquerait  leurs  biens  et  les  châ- 
tierait corporellement;  qu'il  assurerait  la  paix  et  dissoudrait 
les  bandes  de  mercenaires  ;  qu'il  restituerait  aux  églises  tous 
leurs  droits  et  privilèges;  qu'il  payerait  20,000  marcs  pour 
réparer  les  pertes  faites  par  l'Église  et  pour  dédommager 
Amauri,  à  la  condition  que  ce  dernier  renonçât  à  ses  préten- 
tions et  livrât  tous  les  documents  qui  les  attestaient.  Si  cela  ne 
devait  pas  suffire,  il  était  prêt  à  se  soumettre  entièrement  à 
l'Église,  réserve  faite  de  ses  devoirs  d'allégeance  envers  le  roi. 
Ces  propositions  étaient  contresignées  par  le  comte  de  Foix  et 
le  vicomte  de  Béziers.  Pour  affirmer  sa  sincérité,  Raymond 
replaça  l'ancien  ennemi  de  son  père,  Théodisius,  sur  le  siège 
épiscopal  d'Agde,  que  l'ex-légat  avait  obtenu  et  d'où  il  avait  été 
chassé  ;  il  restitua  aussi  différentes  propriétés  à  des  églises. 

Les  offres  de  Raymond  furent  transmises  à  Rome  pour  ètrfi 
approuvées  par  le  pape.  La  preinière  réponse  d'Honorius  put 
faire  croire  qu'elles  seraient  agréées.  Il  avait  été  convenu  qu'un 
concile  se  réunirait  le  20  Août  pour  les  ratifier.  Mais  dès  qu'il 
se  fût  assemblé  à  Montpellier,  Amauri  adressa  un  appel  déses- 
péré aux  évêques,  les  suppliant  de  ne  pas  laisser  échapper  les 
fruits  de  la  victoire.  Le  roi  de  France,  disait-il,  était  sur  le 
£93  point  de  prendre  en  mains  sa  cause,  dont  l'abandon  serait  un 
scandale  et  une  humiliation  pour  l'Église  universelle.  Malgré 
cet  appel,  les  évoques  acceptèrent  les  serments  de  Raymond 
et  de  ses  vassaux  aux  conditions  précédemment  fixées,  aver* 
la  réserve  qu'on  attendrait  la  décision  du  pape  en  ce  qui 
concernait  l'indemnité  due  à  Amauri  et  que  tous  les  ordres 
ultérieurs  de  l'Église  seraient  obéis,  sans  préjudice  de  la  suze- 
raineté du  roi  et  de  l'empereur.  Raymond  promit  tout  et  donna 
des  gages  en  conséquence  (1). 

(1)  Vaiss.  m,  Pr.  284,  206.  —  Vaiss.  éd.    Priv.   vin,    801   —  Fhlut.  Cnnc.   Xar- 


HONORIUS    SE   DÉCIDE   POUR   AMAURI  217 

Que  pouvait  encore  exiger  l'Église  ?  Raymond  avait  triomphé 
délie  et  de  tous  les  Croisés  qu'elle  avait  déchaînés  contre  lui  ; 
malgré  cela,  il  offrait  une  soumission  aussi  complète  que  celle 
que  l'on  aurait  pu  imposer  à  son  père  à  l'heure  de  sa  plus  pro- 
fonde détresse.  Juste  à  la  même  époque,  une  dispute  publique 
avait  lieu  à  Castel-Sarrasin  entre  certains  prêtres  catholiques 
et  des  ministres  cathares,  preuve  nouvelle  que  l'hérésie  avait 
confiance  dans  sa  cause  et  qu'il  fallait  chercher  un  terrain 
d'entente  si  l'on  voulait  en  arrêter  les  progrès.  Non  moins 
significatif  fut  un  concile  cathare  tenu  peu  de  temps  après  à 
Pieussan,  où,  avec  le  consentement  de  Guillabert  de  Castres, 
évèque  hérétique  de  Toulouse,  le  nouvel  évéché  de  Rasés  fut 
constitué  avec  une  partie  de  ceux  de  Toulouse  et  du  Carcasses. 

Cependant  l'on  n'était  pas  au  bout  des  vicissitudes  et  des 
surprises.  Au  mois  d'octobre,  quand  les  envoyés  de  Raymond 
arrivèrent  à  Rome  pour  obtenir  la  confirmation  papale,  ils  se 
trouvèrent  en  présence  de  Gui  de  Montfort,  chargé  par  le  roi 
de  France  de  s'y  opposer.  Nombre  d'évêques  languedociens 
craignaient  que  la  paix  ne  les  obligeât  à  restituer  des  biens 
usurpés  à  la  faveur  des  troubles  et  ils  étaient,  par  suite,  inté- 
ressés à  prétendre  que  Raymond  était  hérétique  au  fond  du 
cœur.  Honorius  tergiversa  jusqu'au  commencement  de  4225  ; 
il  renvoya  alors  le  cardinal  Romano  en  France,  avec  les  pleins 
pouvoirs  d'un  légat  et  des  instructions  portant  qu'il  devait 
menacer  Raymond  et  faire  conclure  une  trêve  entre  la  France 
et  l'Angleterre,  afin  de  rendre  toute  liberté  à  Louis.  Il  écrivit 
au  roi  dans  le  même  sens  et  envoya  à  Amauri  de  l'argent  avec 
des  paroles  encourageantes.  La  description  qu'il  fait  du  Lan- 
guedoc dans  une  de  ses  lettres,  pays  de  fer  et  d'airain  dont  la 
rouille  ne  pouvait  être  enlevée  que  par  le  feu,  montre  assez  43; 
le  parti  pour  lequel  il  s'était  finalement  prononcé  (1). 

bonn.  p.  60-G4.  —  Gest.  Ludov.  vin,  aim.  1224.  —  Concil.  Montispessulan.  ann. 
1224  (flarduin.  vu,  131-33).  —  Grandes  Chron.  ann.  1224.  —  Guill.  Nangiac.  ann. 
1224. 

(1)  Vaissete,  m,  Pr.  284-85.  —  Schmidt,  i,  291.  —  Coll.  Doat,  xxiir,  269-70.  — 
Kymer  Fœd.  i,  273,  274,  281.  —  Raynald.  Annal,  ann.  1225,  n°  28-34.  —  Teulet, 
Layrttes,  n,  47,  n°  1694. 

13 


218  CONCILE   DE   BOURGES 

Après  plusieurs  conférences  avec  Louis  et  les  principaux 
seigneurs  et  évêques,  le  légat  convoqua  un  concile  national  à 
Bourges  au  mois  de  novembre  1225.  Raymond  y  comparut, 
demandant  avec  humilité  l'absolution  et  la  réconciliation  ;  il 
offrit  à  nouveau  de  se  justifier,  de  se  soumettre  à  toutes  les 
réparations  que  pouvaient  exiger  les  églises,  de  rétablir  sur  ses 
terres  la  sécurité  et  l'obéissance  à  Rome.  Quant  à  l'hérésie, 
non  seulement  il  s'engageait  à  l'extirper,  mais  il  priait  instam- 
ment le  légat  de  visiter  ses  villes  une  à  une,  de  s'enquérir  des 
croyances  du  peuple,  avec  l'assurance  que  tous  les  délinquants 
seraient  sévèrement  punis  et  que  toute  ville  récalcitrante  serait 
mise  à  la  raison.  Il  était  prêt  lui-même  à  rendre  satisfaction 
pleine  et  entière  pour  toute  faute  qu'on  pouvait  lui  imputer  et 
à  se  soumettre  à  un  examen  portant  sur  l'orthodoxie  de  ses 
croyances.  D'autre  part,  Arnaud  exhiba  les  décrets  du  pape 
Innocent  condamnant  Raymond  VI  et  attribuant  ses  terres  à 
Simon  de  Montfort,  avec  l'approbation  de  Philippe-Auguste. 
Après  de  longues  discussions  au  sein  du  concile,  le  légat  décida 
que  chaque  archevêque  délibérerait  séparément  avec  ses  suffra- 
gants  et  lui  remettrait  par  écrit  le  résultat  de  la  délibération, 
qui  serait  ensuite  soumis  au  roi  et  au  pape.  Tout  cela  devait  se 
passer,  sous  peine  d'excommunication,  dans  le  plus  profond 
secret  (1). 

Un  épisode  de  la  procédure  du  concile  de  Bourges  montre 
d'une  manière  frappante  le  caractère  des  relations  entre  Rome 
et  les  églises  locales,  ainsi  que  celui  de  l'institution  catholique 
vers  laquelle  les  hérétiques  étaient  invités  à  revenir,  sous  la 
douce  menace  du  bûcher  et  du  gibet.  Lorsque  la  besogne  appa- 
rente de  l'assemblée  eut  pris  fin,  le  légat  permit  aux  délégués 
des  chapitres  de  s'en  retourner,  mais  il  retint  auprès  de  lui  les 
195  évêques.  Les  délégués  ainsi  renvoyés  ne  tardèrent  pas  à  pres- 
sentir quelque  fraude;  après  s'être  consultés,  ils  députèrent  au 
légat  des  délégués  de  tous  les  chapitres  métropolitains,  pour 
dire  qu'il  possédait,  à  leur  connaissance,  certaines  lettres  spé- 

(lj  Chron.  Turonens.  ann.  1225.  —  Matt.  Paris  ann.  1225,  p.  227-9. 


FRAUDES   DU   LÉGAT  219 

ciales  de  la  curie  romaine,  réclamant  à  perpétuité  pour  le  pape 
les  revenus  de  deux  prébendes  dans  tout  chapitre  épiscopal  ou 
abbatial  et  d'une  prébende  dans  chaque  église  conventuelle.  Ils 
l'adjuraient,  au  nom  de  Dieu,  de  ne  pas  causer  un  tel  scan- 
dale, l'assurant  que  le  roi  et  ses  barons  résisteraient  au  prix  de 
leur  vie  et  de  leurs  dignités  et  que  cela  pouvait  amener  la  ruine 
de  l'Église.  Ainsi  mis  en  demeure,  le  légat  exhiba  ses  lettres  et 
émit  l'opinion  que  l'octroi  des  demandes  pontificales  libérerait 
l'Église  romaine  du  scandale  de  la  convoitise,  en  mettant  une 
fin  à  la  nécessité  où  elle  se  trouvait  de  solliciter  et  de  recevoir 
des  cadeaux.  Là-dessus,  le  délégué  de  Lyon  répondit  tranquille- 
ment qu'ils  ne  désiraient  pas  manquer  d'amis  à  la  cour  romaine 
et  qu'ils  consentiraient  très  volontiers  à  les  suborner;  d'autres 
représentèrent  que  la  source  de  la  cupidité  ne  tarirait  jamais, 
que  ces  nouvelles  richesses  ne  feraient  qu'exciter  l'avarice  des 
Romains,  que  provoquer  des  querelles  menaçantes  pour  l'exis- 
tence même  de  la  ville;  d'autres,   enfin,  objectèrent  que  les 
revenus  ainsi  assurés  à  la  Curie  et  supérieurs  à  ceux  de  la  cou- 
ronne elle-même,  rendraient  les  membres  de  la  Curie  telle- 
ment riches  que  la  justice  serait  plus  coûteuse  que  jamais;  en 
outre,  il  était  évident  que  les  nombreux  fonctionnaires  aux- 
quels le  pape  confierait  la  perception  de  ses  revenus  se  livre- 
raient à  des  exactions  infinies  et  exerceraient  un  tel  contrôle 
sur  les  élections  des  chapitres  qu'ils  finiraient  par  les  mettre 
tous  dans  la  dépendance  étroite  de  Rome.  Ils  terminèrent  en 
déclarant   au  légat   que   l'intérêt   de  Rome    elle-même   était 
d'abandonner  ce  projet,   car  si  l'oppression  devenait  univer- 
selle, elle  causerait  une  révolte  non  moins  générale.  Le  légat, 
impuissant  à  tenir  tête  à  l'orage,  consentit  à  supprimer  les 
lettres   en   question,   ajoutant  qu'il  les   désapprouvait,    mais 
n'avait  pas  eu  l'occasion  de  s'en  expliquer,  par  la  raison  qu'elles 
lui  étaient  parvenues  seulement  après  son  arrivée  en  France. 
Une  proposition  non  moins  audacieuse,  par  laquelle  la  Curie 
espérait  obtenir  le  contrôle  de  toutes  les  abbayes  du  royaume, 
avorta  par  suite    de  l'opposition   acharnée   des   archevêques. 


220  MORT  d'arnaud  de  narbonne 

L'hérésie  pouvait  vraiment  se  croire  justifiée  à  se  tenir  à 
l'écart  d'une  pareille  Église  !  (1). 
13ô  Personne  ne  savait  à  quelles  conclusions  avaient  abouti  les 
conciliabules  tenus  par  les  archevêques,  mais  le  résultat  final 
ne  pouvait  faire  de  doute,  une  fois  que  le  pape  et  le  roi  étaient 
également  décidés  à  intervenir.  Par  surcroît  de  malheur  pour 
Raymond,  la  mort  venait  d'enlever  l'archevêque  Arnaud  de 
Narbonne,  qui,  devenu  son  ami  déclaré,  eut  pour  successeur 
un  de  ses  ennemis  les  plus  ardents,  Pierre  Amiel.  On  disait 
ouvertement  qu'aucune  paix  honorable  pour  l'Église  n'était 
compatible  avec  le  maintien  de  Raymond  et  qu'un  dixième  des 
revenus  ecclésiastiques  avait  été  offert  pendant  cinq  ans  à  Louis 
s'il  voulait  entreprendre  la  guerre  sainte.  Mais  le  roi,  malgré 
sa  légèreté  et  son  avidité,  hésitait  à  se  mesurer  avec  le  patrio- 
tisme exalté  du  Mi<li  tant  qu'il  était  en  état  d'hostilité  avec 
l'Angleterre.  Il  exigea  donc  qu'Honorius  fit  défense  à  Henri  III 
de  menacer  le  territoire  français  pendant  la  croisade.  Quand 
Henry  reçut  les  lettres  du  pape,  il  préparait  avec  ardeur  une 
expédition  pour  porter  secours  à  son  frère  Richard  de  Cor- 
nouailles;  mais  ses  conseillers  le  poussèrent  à  ne  point  empê- 
cher Louis  de  s'embrouiller  dans  une  entreprise  si  difficile  et 
si  coûteuse;  l'un  d'eux,  Guillaume  Pierrepont,  qui  passait  pour 
un  savant  astrologue,  prédit  avec  assurance  que  Louis  allait 
perdre  la  vie  ou  subir  un  désastre.  Sur  ces  entrefaites  arrivè- 
rent des  nouvelles  de  Richard  qui  dépeignaient  sa  situation 
comme  favorable;  l'inquiétude  de  Henri  se  calma  et  bien  qu'il 
eût,  peu  de  temps  auparavant,  conclu  une  alliance  avec  Ray- 
mond, il  accorda  au  pape  les  promesses  que  celui-ci  demandait. 

(1)  Chron.  Turoncns.  ann.  1225.  -  Maft.  Paris  ann.  1225,  p.  227-8.  —  Il  est 
possible  que  les  chroniqueurs  aient  quelque  peu  exagère,  car  les  lettres  d  Honorius 
ne  réclament  qu'une  prébende  dans  chaque  cathédrale  et  église  collégiale  (Martènc, 
Thés  î,  929).  Les  exigences  de  Home  ne  furent  d  ailleurs  qu'ajournées,  car,  en 
1380,  Charles  le  Sage  se  plaignait  que  presque  tous  les  bénéfices  de  France  appar- 
tinssent à  des  cardinaux,  qui  en  portaient  les  revenus  en  Italie,  de  sorte  que  les 
églises  tombaient  en  ruines,  que  les  abbayes  étaient  désertées,  les  orphelinats  et 
les  hô:  itaux  détournés  de  leur  but,  que  le  service  divin  avait  cessé  en  beaucoup 
d'endroits  et  que  les  terres  de  l'Eglise  étaient  sans  culture.  Pour  remédier  à  ces 
abus,  il  saisit  tous  les  revenus  en  question  et  ordonna  qu'ils  fussent  employés  aux 
lins  en  vue  desquelles  ils  avaient  été  donnés  à  l'Eglise  (ibid.  i,  1012). 


SAINT   ANTOJNE   DE   PADOUE  221 

Pour  assurer  plus  efficacement  encore  le  succès  de  la  croisade, 
l'Église  prohiba  toutes  les  guerres  privées  jusqu'à  ce  qu'elle  eût 
pris  fin  (1). 

La  question  religieuse  n'était  plus,  à  l'époque  où  nous  sommes  197 
arrivés,  qu'un  prétexte  à  des  ventes  d'indulgences  et  à  des  levées 
de  taxes  ecclésiastiques.  Si  Raymond  n'avait  pas  encore  persé- 
cuté activement  ses  sujets  hérétiques,  c'était  simplement  parce 
qu'il  ne  pouvait  pas  sans  folie,  étant  exposé  à  des  agressions 
du  dehors,  détacher  de  sa  cause  un  grand  nombre  d'hommes 
dont  l'appui  lui  était  indispensable.  11  s'était  montré  tout  prêt 
à  prendre  les  mesures  nécessaires  au  prix  d'une  réconciliation 
avec  l'Église  et  il  avait  même  exhorté  le  légat  à  organiser  l'in- 
quisition sur  ses  domaines.  Au  milieu  des  troubles  qui  agitaient 
le  Midi,  les  Dominicains  avaient  pu  grandir  en  puissance  et 
s'établir  sur  les  terres  de  Raymond;  quand  leurs  rivaux  en 
persécution,  les  Franciscains,  étaient  venus  à  Toulouse,  il  les 
avait  reçus  cordialement  et  les  avait  aidés  à  s'y  fixer.  Cette 
même  année  1225  vit  arriver  en  France  Saint-Antoine  de  Padoue, 
dont  le  nom  est  le  plus  vénéré  dans  l'Ordre  après  celui  de  Saint- 
François.  Antoine  venait  prêcher  contre  l'hérésie;  dans  le  Tou- 
lousain, son  éloquence  excita  une  telle  tempête  de  persécution 
qu'elle  lui  valut  le  surnom  à' Infatigable  Marteau  des  Héré- 
tiques. La  lutte  qui  s'apprêtait  était,  plus  encore  que  celles  qui 
l'avaient  précédée,  une  guerre  de  races:  c'était  toute  lapuissance 
du  Nord,  conduite  par  le  roi  et  par  l'Église,  qui  allait  fondre  sur 
les  provinces  épuisées  dont  Raymond  était  le  suzerain.  Rien 
d'étonnant  à  ce  qu'il  ait  essayé  de  se  soustraire  à  tout  prix  au 
danger  prochain,  car  il  savait  qu'il  devait  être  seul  à  l'affronter. 
Il  est  vrai  que  son  plus  grand  vassal,  le  comte  de  Foix,  lui 
restait  fidèle  ;  mais  le  second  en  puissance,  le  comte  de  Com- 
minges,  conclut  une  paix  séparée  et  fit  la  guerre  à  côté  du  roi 
de  France;  le  comte  de  Provence  entra  dans  la  coalition,  en 
même  temps  que  Jayme  d'Aragon  et  Nunès  Sancho  de  Rous- 

(1)  Matt.  Paris  ann.  1226,  p.  229.  —  Vaissete,  m,  349.—   Rymer,  Fœd.  i,  281.— 
Martène,  Coll.  nov.  p.  104;  Thés.  î,  931. 


222  NOUVELLE   CROISADE 

sillon,  sur  une  menace  de  Louis,  défendirent  à  leurs  sujets  de 
prêter  secours-  aux  hérétiques  (1). 

L'organisation  de  la  croisade  se  poursuivait  avec  une  grande 
vigueur.  Lors  d'un  Parlement  tenu  à  Paris,  le  28  janvier  1226, 
les  seigneurs  présentèrent  une  adresse  au  roi  où  ils  lui  promirent 
leur  concours  jusqu'à  la  fin.  Louis  prit  la  croix  à  la  condition 
qu'il  pourrait  la  déposer  quand  il  voudrait  et  son  exemple  fut 
suivi  par  presque  tous  les  évêques  et  barons,  bien  que  nombre 
d'entr'eux,  nous  dit-on,  le  fissent  à  contre-cœur,  considérant 
198     comme   abusif  d'attaquer  un  chrétien  fidèle  qui,  au  concile  de 
Bourges,    avait    offert    toutes    les    satisfactions    imaginables. 
Amauri  et  son  oncle  Gui  renoncèrent  à  tous  leurs  droits  en 
faveur  de  la  couronne;  la  croisade  fut  prôchée  à  travers  tout 
le  royaume,  avec  les  offres  habituelles  d'indulgences,  et  le  légat 
garantit  que  la  dime  ecclésiastique  promise  pour  cinq  ans  se 
monterait  au  moins  à  cent  mille  livres  par  année.  Le  seul  point 
noir  à  l'horizon  était  la  découverte  que  le  pape  Iïonorius  avait 
envoyé  des  lettres  et  des  légats  aux  barons  de  Poitou  et  d'Aqui- 
taine, leur  ordonnant  de  revenir  dans  le  délai  d'un  mois  à  leur 
allégeance  envers  l'Angleterre,  quelques  serments  qu'ils  eussent 
pu  prêter  dans  un  sens  contraire.  Cette  singulière  trahison  ne 
peut  s'expliquer  que  par  l'envoi  au  pape  de  cadeaux  persuasifs 
émanant  de  Raymond  ou  de  Henri  III.  Louis  se  hâta  de  recourir 
au  même  procédé  et,  par  sa  libéralité  envers  Honorius,  obtint 
la  suppression  des  lettres  pontificales.  Cette  difficulté  surmontée, 
une  autre  réunion  eût  lieu  le  29  mars;  Louis  y  ordonna  à  ses 
vassaux  de  s'assembler  le  17  mai  à  Bourges,  pourvus  de  leur 
équipement  complet  et  prêts  à  rester  dans  le  Midi  aussi  long- 
temps qu'il  y  resterait  lui-mSme.  La  limitation  de  la  durée  du 
service  à  40  jours,  qui  avait  si  souvent  arraché  à  Montfort  les 
fruits  de  ses  victoires,  ne  devait  plus  être   un  obstacle  à  la 
réussite  d'une  conquête  définitive  (2). 

(1)  Waddingi  Annal  Minorum,  ann.  1225,  n°  14.  —  Vaissete,  m,  Pr.  305,  318. 
—  îeulet,  L  yettes,  u,  75,  n»  1758;  p.  79,  n°  1768  ;  p.  90,  n°  1794. 

l±)  Vaissete,  ni,  Pr.  300,  308-14.  —  Teulet,  Lmjettes,  n,  68-9,  n°  1742-3.  — 
Matt.  Paris  ann.  1226,  p.  229.  —  Chron.  Turonens.  ann.  1225,  1226. 


MARCHE    DES    CROISÉS  223 

Au  jour  fixé,  la  chevalerie  du  royaume  se  réunit  autour  du 
monarque  à  Bourges;  mais  il  restait  bien  des  questions  à  régler 
avant  le  départ.  D'innombrables  abbés  et  délégués  de  chapitres 
venaient  assiéger  le  roi,  le  suppliant  de  ne  pas  réduire  en  ser- 
vitude l'Église  nationale  par  l'exaction  de  la  dime  qui  lui  était 
attribuée  et  promettant,  d'autre  part,  de  satisfaire  amplement 
à  ses  besoins  d'argent.  Le  roi  se  montra  intraitable  et  les  délé- 
gués s'en  retournèrent,  maudissant  dans  leur  cœur  et  le  roi  et 
la  croisade.  Le  légat  avait  fort  à  faire  pour  renvoyer  les  enfants, 
les  femmes,  les  vieillards,  les  mendiants  et  les  infirmes  qui 
avaient  pris  la  croix.  Il  obligeait  ces  derniers  de  déclarer  sous 
serment  la  somme  d'argent  qu'ils  possédaient;  de  cette  somme, 
il  gardait  la  plus  grande  part  et  les  congédiait  après  les  avoir 
absous  de  leurs  vœux  —  moyen  indirect  de  vendre  des  indul- 
gences, qui  devint  habituel  et  produisit  de  fortes  sommes. 
Louis  se  livrait  à  un  commerce  non  moins  lucratif  aux  dépens 
des  Croisés  qui,  lui  devant  leurs  services,  étaient  peu  ambitieux 
de  la  gloire  ou  des  périls  de  l'expédition;  il  les  en  tenait  quittes 
moyennant  de  grosses  amendes.  Il  força  aussi  le  comte  de  la  199 
Marche  de  renvoyer  à  Raymond  sa  jeune  fille  Jeanne,  fiancée 
au  fils  du  comte  et  réservée,  comme  nous  allons  le  voir,  à  une 
alliance  plus  haute.  Un  grand  nombre  de  seigneurs  narbonnais 
affluaient  à  Bourges,  empressés  à  montrer  leur  loyauté  en 
rendent  hommage  au  roi  et,  plus  encore,  à  lui  conseiller  de  ne 
point  passer  par  leur  pays,  qui  était  ravagé  par  la  guerre,  mais 
de  se  diriger  vers  Avignon  en  suivant  le  Rhône  —  avis  peu 
désintéressé  que  Louis  adopta  (4). 

Louis  partit  de  Lyon  à  la  tête  d'une  magnifique  armée  dont 
.a  cavalerie  seule,  dit-on,  comptait  50,000  hommes.  La  terreur 
le  précédait;  beaucoup  de  vassaux  et  de  villes  de  Raymond  se 
hâtèrent  de  faire  leur  soumission  (2)  et  la  cause  du  comte 
semblait  désespérée  avant  même  le  commencement  des  hosti- 
lités. Cependant,  quand  l'armée  arriva  devant  Avignon  et  que 

(1)  Chron.  Turonens.  ann.  1226.  —  Teulet,  Layettes,  n,  72,  n°  1751. 

(2)  Nîmes,  Narbonne,  Carcassonne,  Albi,  Béziers,  Marseilles,  Castres,  Puylau- 
rens,  Avignon. 


224  SIEGE   D  AVIGNON 

Louis  se  disposa  à  traverser  la  ville,  les  habitants,  effrayés  à 
juste  titre,  fermèrent  leurs  portes,  en  offrant  au  roi  de  le 
laisser  passer  librement  autour  de  leurs  murs.  Le  roi  préféra  en 
former  le  siège,  bien  qu'Avignon  fût  un  fief  de  l'empire.  Cette 
ville,  restée  excommuniée  pendant  dix  ans,  était  considérée 
comme  un  nid  de  Vaudois;  aussi  le  cardinal-légat  Roman o 
ordonna  aux  Croisés  d'en  extirper  l'hérésie  par  la  force  des 
armes.  La  tâche  ne  fut  pas  aisée.  Depuis  le  10  juin  jusqu'aux 
environs  du  10  septembre,  les  citoyens  résistèrent  avec  déses- 
poir, infligeant  aux  assiégeants  des  pertes  sensibles.  Raymond 
avait  dévasté  le  pays  alentour  et  tenait  bonne  garde  pour 
arrêter  les  convois  de  vivres.  Une  épidémie  éclata  et  des  nuées 
de  mouches  transportèrent  l'infection  des  morts  aux  vivants. 
La  discorde  s'était  aussi  mise  dans  le  camp.  Pierre  Mauclerc 
de  Bretagne  en  voulait  à  Louis  pour  s'être  opposé  à  son  ma- 
riage avec  Jeanne  de  Flandres,  dont  il  avait  obtenu  du  pape  le 
divorce,  et  il  forma  une  ligue  avec  Thibaut  de  Champagne  et 
le  comte  de  la  Marche,  qui  étaient  suspects  d'entretenir  des 
intelligences  avec  l'ennemi.  Thibaut,  après  quarante  jours  de 
service,  quitta  l'armée  sans  permission,  revint  en  Champagne 
et  se  mit  à  fortifier  ses  châteaux.  La  croisade,  si  brillamment 
commencée,  était  sur  le  point  de  renoncer  à  sa  première  entre- 
prise sérieuse  lorsque  les  Avignonais,  réduits  à  la  dernière 
extrémité,  firent  l'offre  inattendue  de  capituler.  Etant  données 
200  les  coutumes  de  l'époque,  les  conditions  qu'on  leur  imposa  ne 
furent  pas  dures.  Ils  convinrent  de  donner  satisfaction  au  roi 
et  à  l'Église  et  de  payer  une  rançon  considérable;  leurs  murs 
furent  renversés  et  trois  cents  maisons  fortifiées  de  la  ville 
furent  démantelées.  Le  légat  leur  imposa  un  nouvel  évêque, 
Nicolas  de  Corbie,  qui  édicta  des  lois  pour  la  suppression  de 
l'hérésie.  Cette  soumission  d'Avignon  vint  fort  à  point  pour 
Louis;  quelques  jours  après  se  produisit  une  crue  de  la  Durance 
qui  aurait  infailliblement  noyé  son  camp  (1). 


(1)  Matt.  Paris  ann.  122f>.  —  Teulet,   Layettes,  n,  71,  78,  81,  84,  85,  89,  90,  10, 
G48-9.  —    Guill.  de  Pod.  Laur.  c.  35.  —  Vaissete,  in,  354,  364.  —  Chron    Tnron. 


RETRAITE   DES    CROISÉS  225 

Quittant  Avignon,  Louis  s'avança  vers  l'ouest,recevant  partout 
la  soumission  de  villes  et  de  seigneurs,  jusqu'à  la  distance  de 
quelques  lieues  de  Toulouse.  Il  semblait  qu'il  ne  restât  plus, 
pour  compléter  la  ruine  de  Raymond  et  le  succès  de  la  croi- 
sade, qu'à  réduire  ce  foyer  obstiné  de  l'hérésie,  lorsque  Louis 
s'en  détourna  subitement  pour  regagner  le  nord.  Aucun  chro- 
niqueur n'a  donné  l'explication  de  ce  mouvement  imprévu, 
imputable,  sans  doute,  au  mauvais  état  sanitaire  de  l'armée  et 
peut-être  aux  premiers  avertissements  de  la  maladie  qui,  le 
8  novembre,  mit  fin  à  la  vie  errante  du  roi  à  Montpensier  — 
accomplissant  la  prophétie  de  Merlin  :  «  In  ventris  monte 
morietur  leo  pacificus  »  et  non  sans  que  des  soupçons  d'em- 
poisonnement se  portassent  sur  le  comte  Thibaut  de  Cham- 
pagne. Toute  l'Europe  vit  dans  cette  retraite  des  Croisés  le 
résultat  de  désastres  militaires  qu'on  dissimulait.  Louis  avait 
décidé  de  revenir  l'année  suivante  et  avait  laissé,  dans  les 
places  soumises,  des  garnisons  placées  sous  le  commandement 
suprême  de  Humbert  de  Beaujeu,  avec  Gui  de  Montfort  comme 
lieutenant.  Les  exploits  de  ces  capitaines  furent  minces  et  ils 
se  contentèrent  de  brûler  un  bon  nombre  d'hérétiques,  sans 
doute  pour  conserver  à  la  guerre  son  caractère  sacré  (1). 

Sauvé  comme  par  miracle  d'une  ruine  qui  paraissait  inévi- 
table, Raymond  ne  perdit  pas  de  temps  et  reconquit  une 
partie  de  ses  terres.  La  mort  de  Louis  avait  créé  une  situation  201 
toute  nouvelle  et,  pour  quelque  temps  du  moins,  il  n'avait  rien 
à  craindre.  Il  est  vrai  que  Louis  IX  (Saint-Louis),  alors  âgé  de 
treize  ans,  fut  couronné  sans  retard  à  Reims  et  que  la  régence 
fut  confiée  à  sa  mère  Blanche  de  Castille;  mais  les  grands 
barons  remuaient  et  la  conspiration,  née  sous  les  murs  d'Avi- 
gnon, subsistait  encore.  La  Bretagne,  la  Champagne  et  la 
Marche  se  tinrent  ostensiblement  à  l'écart  des  cérémonies  du 
couronnement,  tardèrent  à  offrir  leur  hommage  et  nouèrent 

ann.  1226.  —  Guill.  Nang.  ann.  1226.  —  Gesta  Ludov.   vin,   ann.  1226.  —  La  ville 
d'Agen  paraît  être  restée  fidèle  à  Raymond  (Teulet,  h,  82). 

(1)  Gesta  Ludov.  vm,  ann.  1226.  —  Matt.  Paris  ann.  1226.  —  Chron.  Turon. 
ann.  1226.  —  Guill.  de  Pod.   Laurent,   c.    36,  38.  —  Alberti  Stadens.  Chron.  ann.  \ 

1226.  —  Vaissete,  m,  363. 

13 


226  DERNIÈRES   LUTTES   DE   RAYMOND 

des  intrigues  avec  l'Angleterre.  Cependant,  dès  le  début  de  1227, 
les  coalisés  se  désunirent  et  la  Régente,  mêlant  les  menaces 
aux  faveurs,  réussit  à  les  ramener  l'un  après  l'autre;  de 
courtes  trêves  furent  conclues  avec  Henri  III  et  le  vicomte  de 
Thouars  et  les  dangers  immédiats  furent  écartés. 

Grégoire  IX,  qui  monta  sur  le  trône  pontifical  le  19  mars  1227, 
prit  sous  sa  protection  la  Régente  et  son  fils,  par  la  raison 
qu'ils  étaient  engagés  dans  une  guerre  contre  l'hérésie;  mais 
les  secours  intermittents  que  la  France  envoyait  à  Beaujeu 
n'avaient  apparemment  pas  d'autre  but  que  de  justifier  la 
perception  de  la  dime  ecclésiastique.  Les  quatre  grandes  pro- 
vinces de  Reims,  de  Rouen,  de  Sens  et  de  Tours  s'étaient  refu- 
sées à  la  payer;  il  fallut  que  le  légat  autorisât  la  Régente  à 
saisir  les  biens  des  églises  pour  obtenir  d'elles  les  sommes 
demandées. 

Raymond  continuait  la  lutte  avec  des  vicissitudes  diverses. 
Le  concile  de  Narbonne,  tenu  pendant  le  carême  de  1227, 
excommunia  ceux  qui  n'avaient  pas  observé  leurs  serments  de 
fidélité  prêtés  à  Louis  —  preuve  que  le  peuple  était  revenu  à 
son  ancienne  allégeance  partout  où  il  avait  pu  le  faire  sans 
danger.  En  ordonnant  aux  évêques  de  rechercher  sévèrement 
les  hérétiques  et  aux  autorités  séculières  de  les  punir,  le  même 
concile  attestait  que,  même  sur  les  terres  occupées  par  les 
Français,  la  rigueur  de  la  persécution  s'était  beaucoup  relâ- 
chée (1). 

La  guerre  se  traîna  en  1227  sans  résultat  décisif.  Beaujeu, 

secondé  par  Pierre  Amiel  de  Narbonne  et  Foulques  de  Toulouse, 

s'empara,  après  un  siège  désespéré,  du  château  de  Bécède,  dont 

la  garnison  fut  massacrée,  tandis  qu'on  brûlait  le  diacre  héré- 

2Q2     tique  Géraud  de  Motte  et  ses  compagnons.  Le  châtelain,  Pagan 

(1)  Chron.  Turonens.  ann.  122G,  1227.  —  Martène,  Ampliss.  Coll.  i,  1210-13.— 
Potthast,  Reqesta,  7897,  7920.  —  Vaissete,  m,  Pr.  323-5.  —  Guill.  Nangiac.  ann. 
1227.  —  Guill.  de  Pod.  Laurent,  c.  38.  —  Matt.  Paris,  ann.  1228.  —  Martene, 
Thés,  i,  940.  —  Concil.  Narbonens.  ann.  1227,  can.  13-17.  —  Vaissete,  éd.  Pri- 
vât, vin,  265. 

Des  lettres  de  l'archevêque  de  Sens  et  de  l'évêque  de  Chartres,  en  1227,  promet- 
tant de  payer  au  roi  un  subside  pour  la  croisade  contre  les  Albigeois,  sont  conser- 
vées aux  Archives  Nationales  de  France,  J.  428,  no  8. 


OUVERTURES   PACIFIQUES  227 

de  Bécède,  devint  un  faidit  et  un  chef  d'hérétiques,  qui  ne 
devait  être  brûlé  à  son  tour  qu'en  1233.  Raymond  reprit  Castel- 
Sarrazin,  mais  ne  put  empêcher  les  Croisés  de  dévaster  le  pays 
jusque  sous  les  murs  de  Toulouse.  L'année  suivante  trouva  les 
deux  partis  disposés  à  la  paix.  La  régente  Blanche  avait  plu- 
sieurs raisons  de  la  désirer.  Les  nobles  d'Aquitaine  correspon- 
daient avec  Henri  III,  qui  n'avait  pas  encore  renoncé  à  l'espé- 
rance de  reconquérir  les  vastes  territoires  arrachés  par  Phi- 
lippe-Auguste à  la  couronne  d'Angleterre.  Les  grands  barons 
se  querellaient  entre  eux  et  maintenaient  une  partie  du  royaume 
dans  un  état  de  guerre  perpétuel.  Il  devenait  de  plus  en  plus 
difficile  de  faire  rentrer  la  dime  ecclésiastique.  D'autre  part, 
Raymond  et  sa  famille  n'avaient  jamais  cessé  de  supplier  qu'on 
leur  accordât  la  paix  et  il  y  avait  quelque  espoir  d'assurer  à  la 
couronne  le  riche  héritage  de  la  maison  de  Toulouse,  par  le 
fait  que  Raymond  n'avait  qu'une  fille,  Jeanne,  et  qu'elle  était 
encore  à  marier.  Une  union  entre  cette  héritière  et  l'un  des 
jeunes  frères  de  Saint-Louis,  avec  reversion  des  terres  du  Comte 
sur  eux  et  sur  leurs  héritiers,  pouvait  assurer  pacifiquement  les 
mêmes  avantages  politiques  qu'une  croisade.  Quant  aux  effets 
religieux,  on  était  en  droit  de  les  attendre  de  la  piété  sincère 
de  Raymond,  qui  s'était  mille  fois  déclaré  prêt  à  sévir. 

Grégoire  IX  était  très  heureux  de  mettre  fin  à  une  guerre 
qu'Innocent  avait  commencée  vingt  ans  auparavant.  Dès  le  mois 
de  mars  1228,  il  écrivit  à  Louis  IX,  l'exhortant  à  conclure  la 
paix  suivant  les  conseils  du  légat,  qui  avait  pleins  pouvoirs 
pour  l'aider.  C'est  au  nom  du  légat  que  les  premières  ouver- 
tures furent  faites  à  Raymond  par  l'entremise  de  l'abbé  de 
Grandselve.  Le  projet  de  mariage  était  le  pivot  des  négocia- 
tions ;  c'est  ce  que  prouve  une  autre  lettre  pontificale  du 
25  juin,  autorisant  Romano  à  écarter  l'obstacle  de  la  consan- 
guinité si  l'union  de  Jeanne  avec  l'un  des  frères  du  roi  pouvait  203 
procurer  la  paix.  Une  autre  missive  du  21  octobre,  annonçant 
aux  prélats  de  France  le  renouvellement  des  indulgences  pour 
la  croisade  contre  les  Albigeois,  parait  montrer  que  Raymond 
faisait  quelque  difficulté  à  accepter  les  conditions  offertes  et 


228  PÉNITENCE   DE   RAYMOND 

qu'il  était  nécessaire  d'exercer  une  pression  sur  sa  volonté. 
Pour  y  mieux  réussir,  les  troupes  françaises  commirent  d'hor- 
ribles dévastation  sur  ses  domaines.  Enfin,  au  mois  de  dé- 
cembre 1228,  Raymond  autorisa  l'abbé  de  Grandselve  à  accepter 
toutes  les  propositions  de  Thibaud  de  Champagne,  qui  jouait  le 
rôle  de  médiateur.  Une  conférence  fut  tenue  à  Meaux,  où  figu- 
rèrent aussi  les  consuls  de  Toulouse,  et  les  préliminaires  furent 
signés  au  mois  de  janvier  4229. 

Le  12  avril  suivant,  jeudi  saint,  marqua  le  terme  de  celte 
longue  guerre.  Devant  le  portail  de  Notre-Dame  de  Paris, 
Raymond  s'approcha  humblement  du  légat  et  supplia  d'être 
réconcilié  avec  l'Église;  pieds-nus  et  en  chemise,  il  fut  conduit 
comme  un  pénitent  vers  l'autel,  reçut  l'absolution  en  présence 
des  dignitaires  de  l'Église  et  de  l'État  et  obtint  que  l'excommu- 
nication pesant  sur  ses  compagnons  fût  levée.  Après  quoi,  iJ  se 
constitua  prisonnier  au  Louvre,  restant  comme  otage  jusqu'à 
ce  que  sa  fille  et  cinq  de  ses  châteaux  eussent  été  remis  aux 
mains  du  roi  et  que  cinq  cents  toises  des  murs  de  Toulouse 
eussent  été  démolies  (1). 

Ces  conditions  étaient  dures  et  humiliantes.  Dans  la  procla- 
mation royale  qui  fit  connaître  les  termes  du  traité,  Raymond 
est  représenté  comme  agissant  d'après  les  ordres  du  légat, 
comme  implorant  de  l'Église  et  du  roi  non  pas  la  justice,  mais 
la  pitié.  Il  jure  de  persécuter  de  toutes  ses  forces  les  hérétiques, 
leurs  fauteurs  et  ceux  qui  leur  donneraient  asile,  sans  épargner 
ses  plus  proches  parents,  ses  amis  ni  ses  vassaux.  Tous  devaient 
être  châtiés  dans  le  plus  bref  délai  et  on  devait  instituer,  pour 
les  découvrir,  une  Inquisition  dont  le  légat  réglerait  la  forme. 
Pour  subvenir  aux  besoins  de  ce  tribunal,  Raymond  consentit 
à  offrir  la  récompense  de  deux  marcs  pour  chaque  Parfait  que 
l'on  prendrait  pendant  les  deux  premières  années  et  d'un  marc 
par  tète  après  ce  délai.  En  ce  qui  touchait  les  autres  hérétiques, 

(1)  Bernard.  Guidon.  Vit.  Gregor.  PP.  IX  (Murât.  S.  R.  I.  III.  570-1)  —  Guill. 
Pod.  Laur.  c.  38,  39.  —  Teulet,  Layettes,  n,  144,  n°  1980.  —  Pottlust,  Heg. 
8150,  8216,  8267.  —  RavnaUl  Annal  aon.  1228,  no  20-4.  —  Martène,  Thés,  i,  943. 
—  Vaissete,  m,  377-8;  Pr.  326-9,  335. 


VICTOIRE   DE   L  EGLISE  2Zy 

il  promettait  de  se  soumettre  entièrement  à  tout  ce  qu'ordon- 
nerait le  légat  ouïe  pape.  Ses  baillis  ou  officiers  locaux  devaient  204 
tous  être  de  bons  catholiques,  sans  que  l'ombre  d'un  soupçon 
pût  peser  sur  aucun  d'eux.  Il  défendrait  l'Église  lui-même,  ainsi 
que  tous  ses  membres  et  tous  ses  privilèges;  il  confirmerait  les 
censures  ecclésiastiques  en  confisquant  les  biens  de  quiconque 
resterait  excommunié -une  année  entière;  il  restituerait  tous 
les  biens  ecclésiastiques  usurpés  depuis  le  commencement  des 
troubles  et  paierait  une  indemnité  de  dix  mille  marcs  d'argent 
pour  les  biens  personnels  qui  avaient  été  distraits;  il  exigerait 
à  l'avenir  le  paiement  des  dimes;  à  titre  d'amende  spéciale,  il 
verserait  cinq  mille  marcs  à  cinq  maisons  religieuses  désignées, 
plus  six  mille  marcs  destinés  à  fortifier  certains  châteaux  que 
le  roi  devait  occuper  à  titre  de  garantie  pour  l'Église,  plus 
encore  trois  à  quatre  mille  marcs  pour  rétribuer  pendant  dix 
ans  à  Toulouse  deux  maîtres  de  théologie,  deux  décret  al  istes, 
ainsi  que  six  maîtres  de  grammaire  et  des  arts  libéraux.  Sa 
pénitence  devait  consister  à  prendre  la  croix  aussitôt  après  son 
absolution  et  à  se  rendre  dans  le  délai  de  deux  ans  en  Pales- 
tine, afin  d'y  servir  pendant  cinq  ans.  Malgré  des  avis  réitérés, 
Raymond  n'accomplit  jamais  cette  pénitence  et  lorsqu'enfin, 
en  1247,  il  fit  des  préparatifs  de  départ,  la  mort  vint  le  fixer 
pour  toujours  dans  son  pays.  Le  peuple  devait  prêter  un  ser- 
ment, renouvelable  tous  les  cinq  ans,  aux  termes  duquel  chacun 
s'engageait  à  poursuivre  énergiquement  les  hérétiques,  leurs 
fauteurs  et  ceux  qui  les  recevraient  chez  eux,  ainsi  qu'à  donner 
tout  son  concours  à  l'Église  et  au  roi  dans  la  campagne  entre- 
prise contre  l'hérésie. 

Les  intérêts  de  l'Église  et  de  la  religion  ainsi  assurés,  le 
mariage  de  Jeanne  avec  l'un  des  frères  du  roi  fut  considéré 
comme  une  faveur  spéciale  conférée  à  Raymond.  On  admettait 
facilement  qu'il  était  déchu  de  tous  ses  domaines,  mais  le  roi 
lui  accordait  gracieusement  le  territoire  de  l'ancien  évêché  de 
Toulouse,  réversible  après  sa  mort  sur  sa  fille  et  sur  son 
gendre,  de  sorte  que  l'héritage  en  fût  assuré  à  la  famille 
royale.  Agen,  le  Rouergue,  le  Quercy  (à  l'exception  de  Cahors) 


230  AGRANDISSEMENT   DE   LA   FRANGE 

et  une  partie  de  l'Albigeois  furent  également  attribués  à 
Raymond,  avec  réversion  sur  sa  fille  à  défaut  d'héritier  légi- 
time; mais  le  roi  garda  pour  lui  les  vastes  territoires  compris 
entre  le  duché  de  Narbonne  et  les  comtés  du  Vélay,  du  Gévau- 
dan,  de  Viviers  et  de  Lodève.  Le  marquisat  de  Provence, 
dépendance  de  l'Empire  audelà  du  Rhône,  fut  donné  à 
205  l'Eglise.  Raymond  perdit  ainsi  les  deux  tiers  de  ses  domaines. 
En  outre,  il  était  obligé  de  détruire  les  fortifications  de  Tou- 
louse et  de  trente  autres  châteaux,  sans  avoir  le  droit  d'en 
élever  de  nouvelles;  il  devait  livrer  au  roi  huit  autres  places 
fortes  pour  dix  ans  et  payer  annuellement  pendant  cinq  ans 
1,500  marcs  pour  leur  entretien  ;  il  devait  prendre  des  mesures 
énergiques  pour  réduire  ses  vassaux  récalcitrants,  en  particu- 
lier le  comte  de  Foix,  qui,  se  trouvant  ainsi  abandonné,  con- 
sentit la  même  année  à  une  paix  humiliante.  On  proclama 
une  amnistie  générale  et  l'on  rétablit  dans  leurs  droits  les 
faidits  ou  chevaliers  dépossédés,  à  l'exception,  bien  entendu, 
de  tous  ceux  qui  étaient  hérétiques.  Raymond  s'engagea 
encore  à  assurer  la  paix  publique  et  à  chasser  pour  toujours 
les  routiers  qui,  depuis  un  demi-siècle,  étaient  l'objet  de  la 
haine  particulière  de  l'Église.  Toutes  ces  conditions  devaient 
être  acceptées  sous  le  sceau  du  serment  par  les  vassaux  de 
Raymond  et  par  son  peuple,  qui  devaient  s'obliger  à  en  assu- 
rer l'exécution;  d'ailleurs,  si,  dans  le  délai  de  quarante  jours 
après  un  avertissement,  il  continuait  à  être  fautif  sur  un  point 
quelconque,  tous  les  territoires  qu'on  lui  avait  concédés  de- 
vaient faire  retour  au  roi,  ses  sujets  devaient  être  libérés  de 
toute  allégeance  à  son  égard  et  il  retombait  lui-même,  comme 
précédemment,  dans  la  condition  d'un  excommunié  (1). 

Les  droits  que  le  roi  s'attribuait  ainsi  sur  les  territoires  dont 
il  disposait  provenaient  d'une  part  des  conquêtes  de  son  père, 
de  l'autre  des  cessions  consenties  par  Amauri  qui,  peu  de  jours 
après  le  traité,  en  signa  une  troisième,  par  lequel  il  abandon- 

(i)  HarJuin.  Concil.  vu,  165-72.  —  Vaissete,  m,  375;  Pr.  329-35,  340-3.  — 
Teulet,  Layettes,  n,  147-52,  n°  1901-4;  p.  154-57,  n°  1998-99,  2003-4.  —  Guill.  de 
Pod.  Laurent,  c.  47. 


RUINE   DE   LA   MAISON   DE    TOULOUSE  231 

nait  tout  sans  aucune  réserve  et  se  confiait  à  la  bonté  du  roi 
pour  ne  pas  rester  absolument  dépouillé.  En  récompense,  il 
obtint  la  survivance  de  la  dignité  de  connétable,  qui  devint 
vacante  l'année  d'après  par  la  mort  de  Mathieu  de  Montmo- 
rency. En  1237,  il  eut  la  folie  de  renouveler  ses  prétentions  ; 
il  prit  le  titre  de  duc  de  Narbonne,  fit  une  vaine  tentative  pour 
s'emparer  du  Dauphiné  au  nom  des  droits  de  sa  femme  et 
envahit  le  comté  de  Melgueil.  Grégoire  IX,  furieux,  lui  ordonna 
de  faire  pénitence  en  se  joignant  à  la  croisade  qui  allait  partir 
alors  pour  la  Terre  Sainte.  Amauri  obéit  et  Grégoire  décida 
qu'après  son  départ  on  lui  paierait  une  somme  de  trois  mille 
marcs  sur  les  fonds  constitués  par  les  Croisés  qui  s'étaient 
rachetés  de  leurs  vœux  —  ce  qui  était  devenu,  à  l'époque  où 
nous  sommes,  un  mode  habituel  et  très  lucratif  de  vendre  des 
indulgences.  Le  paiement  de  cette  somme  était  assigné  sur  la  206 
province  de  Sens  et  sur  les  domaines  d'Amauri  lui-même. 
Parti  en  1238,  Amauri  fut  poursuivi  par  son  mauvais  destin; 
en  1241,  nous  le  trouvons  prisonnier  des  Sarrasins  et  Gré- 
goire IX  intervient  de  nouveau  pour  le  racheter,  au  prix  de 
4,000  marcs,  sur  les  mêmes  fonds.  Il  mourut  la  même  année  à 
Otrante,  en  revenant  de  Palestine,  terminant  ainsi  une  exis- 
tence marquée  par  les  plus  étranges  vicissitudes  et  une  male- 
chance  presque  continuelle  (1). 

La  maison  de  Toulouse  était  tombée  du  faite  de  sa  puissance, 
appuyée  sur  des  possessions  plus  vastes  que  celles  de  la  cou- 
ronne, à  une  condition  où  elle  cessait  complètement  d'être 
redoutable,  bien  que  Grégoire  IX  et  Frédéric  II,  en  1234,  sur  la 
demande  réitérée  de  Louis  IX,  lui  aient  restitué  le  marquisat  de 
Provence,  probablement  à  titre  de  récompense  pour  son  zèle  à 
persécuter  les  hérétiques.  Raymond  n'occupait  plus  le  premier 
rang  parmi  les  six  pairs  laïques  de  France,  mais  était  déchu 

(1)  Martène,  Ampliss.  Coll.  i,  1225.  —  Vaissete,  m,  375.  412.  —  Teulet,  Layet- 
tes, ii,  155,  n°  2000.  —  Ravnald.  ami.  1237,  n°  31.  —  Rob.  de  Monte  Chron. 
ann.  1238.  —  Pofthast,  Regest.  10469,  10516-17,  10563,  10579,  10666,  10670, 
10996.  —  Cf.  Berger,  Les  registres  d'Innocent  LV,  n°  2763-69. 

Pour  les  sommes  levées  en  Angleterre  pendant  l'année  1230,  en  vendant  aux 
croisés  l'exemption  de  leurs  vœux,  voir  Matt.  Paris,  ann.  1234,  p.  276. 


232  MORT   DE   RAYMOND 

au  quatrième  rang.  Le  traité  de  Paris  eut  les  résultats  qu'on 
en  espérait.  Jeanne  de  Toulouse  et  son  époux  présomptif, 
Alphonse,  frère  de  Louis,  avaient  neuf  ans  en  1229.  Leur 
mariage  fut  différé  jusqu'en  1237  et  lorsque  Raymond,  en 
1249,  termina  son  inquiète  carrière,  ils  héritèrent  de  ses  pos- 
sessions. En  1271,  ils  moururent  l'un  et  l'autre  sans  héritiers; 
alors  Philippe  III  s'empara  non  seulement  du  comté  de  Tou- 
louse, mais  de  tous  les  autres  territoires  dont  Jeanne  avait  cru 
pouvoir  disposer  dans  son  testament,  établissant  ainsi  la  sou- 
veraineté de  la  couronne  dans  tout  le  midi  de  la  France  et 
mettant  le  pays  en  état  de  supporter  les  rudes  épreuves  de  la 
guerre  de  Cent  ans.  On  peut  se  demander  si,  au  milieu  des 
convulsions  de  cette  guerre,  la  maison  de  Toulouse  n'aurait 
pas  pu  devenir  indépendante  et  créer  un  royaume  dont  la 
population  eût  été  singulièrement  homogène.  S'il  n'en  a  pas 
pas  été  ainsi,  c'est  que  le  fanatisme  religieux  provoqué  par 
l'hérésie  des  Cathares  permit  aux  Capets,  avec  l'assistance  de 
207     la  papauté,  d'anéantir  au  xiue  siècle  la  maison  de  Toulouse. 

Si  une  monarchie  affaiblie  comme  celle  de  la  France  sous  la 
minorité  de  Louis  IX  put  imposer  à  Raymond  des  conditions 
aussi  onéreuses,  aussi  humiliantes,  c'est  que  la  question  reli- 
gieuse l'avait  réduit  à  un  isolement  sans  remède,  en  dépit  de 
la  fidélité  de  ses  sujets  et  de  la  résistance  honorable  qu'il  avait 
opposée  à  une  longue  série  d'attaques.  L'anathème  de  l'Église, 
suspendu  sur  sa  tête,  paralysait  ses  moyens  et  pesait  sur  lui 
comme  une  malédiction  toujours  agissante.  Suivant  le  droit 
public  de  cette  époque,  il  était  hors  la  loi  ;  même  en  se  défen- 
dant, il  commettait  un  crime  et  le  seul  moyen  pour  lui  de 
rentrer  dans  la  société  humaine  était  de  se  réconcilier  avec 
l'Église.  La  fatigue  et  le  découragement  finirent  par  avoir 
raison  de  son  courage.  Et  cependant,  Bernard  Gui  a  raison  de 
dire  que  le  seul  article  du  traité  qui  assurait  la  survivance  de 
Toulouse  à  la  famille  royale  aurait  pu  passer  pour  une  condi- 
tion assez  dure,  alors  même  que  Raymond  eût  été  fait  prison- 
nier par  le  roi  sur  un  champ  de  bataille  (1). 

(i)  Bern.  Guid.  Vit.  Greg.  PP.  IX  (Muratori,  Script.  Rer.  Ital.  m,  572). 


ÉCLIPSE   DES   IDÉES   DE   TOLÉRANCE  2?  3 

Bien  des  raisons  auraient  pu  être  alléguées  pour  justifier 
Raymond,  s'il  avait  cru  en  avoir  besoin.  Né  en  1197,  il  était 
encore  un  enfant  quand  l'orage  éclata  sur  la  tête  de  son  père. 
Dès  qu'il  eut  l'âge  de  raison,  il  put  voir  son  pays  en  proie  à 
la  féroce  chevalerie  du  Nord,  conduisant  contre  lui  des  hordes 
errantes  aussi  avides  de  butin  que  d'indulgences.  Pendant 
vingt  ans,  les  malheureuses  populations  qui  lui  restaient 
fidèles  n'avaient  pas  connu  de  repos.  Il  avait  presque  fallu  un 
miracle,  au  cours  de  la  dernière  croisade,  pour  les  soustraire 
à  une  destruction  complète  et  l'avenir  paraissait  sous  les  plus 
sombres  couleurs  tant  que  l'Église  romaine  pourrait  déverser 
sur  le  Midi  de  nouvelles  armées  de  maraudeurs  ennoblis  par  la 
Croix.  Bien  qu'il  lui  fût  impossible  d'être  le  fils  dévoué  d'une 
Église  qui  l'avait  traité  en  marâtre,  il  n'était  pas  hérétique 
lui-même.  S'il  était  disposé  à  tolérer  l'hérésie  chez  ses  sujets 
plutôt  que  de  les  décimer,  il  pouvait  se  demander,  d'autre 
part,  si  cette  tolérance  devait  être  achetée  au  prix  du  salut  de 
tout  un  peuple.  Il  avait  à  choisir  entre  deux  politiques,  dont 
l'une  exigeait  un  sacrifice  partiel  et  l'autre  un  sacrifice  total. 
La  première,  évidemment  la  plus  raisonnable,  concordait  avec 
son  instinct  naturel  de  conservation.  Une  fois  sa  résolution 
prise,  il  s'y  tint  fidèlement  et  travailla  en  conscience  à  extirper 
l'hérésie,  bien  que  plus  d'une  fois  il  soit  intervenu  lorsque  la 
rigueur  excessive  de  l'Inquisition  menaçait  de  susciter  des 
troubles.  En  somme,  Raymond  n'était  qu'un  homme  de  son 
temps  ;  s'il  avait  mieux  valu  que  son  entourage,  il  aurait  pu 
s'illustrer  par  le  martyre  ;  mais  son  peuple  n'en  aurait  tiré 
aucun  profit. 

La  bataille  de  la  tolérance  contre  la  persécution  avait  été 
livrée  et  perdue.  Après  un  avertissement  aussi  éloquent  que  la 
la  ruine  des  deux  Raymond,  il  n'y  avait  pas  de  danger  que 
d'autres  potentats  fissent  preuve  d'une  indulgence  mal  placée, 
à  l'égard  des  hérétiques.  L'Église,  ayant  appelé  l'État  à  son 
secours,  se  hâta  de  tirer  parti  de  la  commune  victoire  et  l'In- 
quisition se  mit  bientôt  à  l'œuvre  parmi  ceux  qui  l'avaient  si 
longtemps  tenue  en  échec.  On  peut  s'étonner  que  l'Europe  ait 


208 


234  l'inquisition  se  met  a  l'oeuvre 

été  unanime  à  considérer  comme  nécessaire  et  légitime  un  tel 
excès  de  pouvoir,  malgré  les  vices  et  la  corruption  du  corps 
ecclésiastique.  Mais  c'est  là  un  fait,  et  ce  fait  témoigne  d'une  si 
étrange  perversion  de  la  religion  du  Christ  qu'il  est  indispen- 
sable d'étudier  avec  quelque  détail  l'évolution  qui  l'a  seule 
rendue  possible. 


l'église  et  les  dissidents  235 


CHAPITRE  V 

LA    PERSÉCUTION 


L'Église  n'a  pas  considéré  de  tout  temps  que  son  premier 
devoir  fût  de  combattre  les  dissidents  par  la  violence  et  de  leur 
imposer  silence  à  tout  prix.  Dans  les  simples  communautés  des 
temps  apostoliques,  les  fidèles  étaient  unis  entre  eux  par  le 
lien  de  l'amour;  l'esprit  dans  lequel  s'exerçait  la  discipline  est 
exprimé  par  ce  précepte  de  Saint  Paul  aux  Galates  :  «  Mes 
frères,  si  quelqu'un  vient  à  tomber  dans  quelque  faute,  vous 
qui  êtes  spirituels,  redressez-le  avec  un  esprit  de  douceur;  et 
prends  garde  à  toi-même,  de  peur  que  tu  ne  sois  aussi  tenté. 
Portez  les  fardeaux  les  uns  des  autres,  et  accomplissez  ainsi  la 
loi  du  Christ.  »  (1). 

Jésus  avait  commandé  à  ses  disciples  de  pardonner  à  leurs 
frères  septante  fois  sept  fois,  et  à  l'époque  où  Saint-Paul  écri- 
vait, son  enseignement  était  trop  récent  encore  pour  être 
enseveli  sous  une  masse  de  pratiques  et  de  doctrines  où  la 
lettre  qui  tue  étouffe  l'esprit  qui  sauve.  Les  grands  principes 
essentiels  du  christianisme  suffisaient  à  la  ferveur  des  fidèles. 
La  théologie  dogmatique,  avec  sa  complexité  infinie  et  ses 
subtilités  métaphysiques,  n'était  pas  encore  née.  Même  son 
vocabulaire  restait  à  créer.  Les  innombrables  articles  de  foi 
qu'elle  proclame  attendaient  encore  d'être  tirés  par  induction 
des  expressions  échappées  à  des  écrivains  traitant  de  tout 
autres  sujets,  ou  constitués  par  l'interprétation  littérale  des 
métaphores  poétiques  de  l'Écriture  Sainte. 

On  éprouve  un  véritable  soulagement,  au  sortir  de  ques- 

(i)  S.  Paul,  Épttre  aux  Galates,  vi,  1,  2 


2C9 


236  saint  paul 

tions  presqu'innacessibles  à  l'intelligence  humaine,  lorsqu'on 
revient  aux  paroles  de  bon  sens  que  Saint  Paul  adressait  à 
Timothée  :  «  Suivant  la  prière  que  je  te  fis,  lorsque  je  partis 
pour  la  Macédoine,  de  demeurer  à  Éphèse,  je  te  prie  encore 
d'avertir  certaines  personnes  de  n'enseigner  point  une  doctrine 
différente  et  de  ne  pas  s'attacher  à  des  fables  et  à  des  généa- 
logies qui  n'ont  point  de  fin  et  qui  engendrent  des  disputes,  au 
lieu  de  former  l'édifice  de  Dieu,  qui  consiste  dans  la  foi.  Car 
le  but  du  commandement,  c'est  la  charité,  qui  procède  d'un 
cœur  pur  et  d'une  bonne  conscience  et  d'une  foi  sincère.  »  (1). 
Ceux  qui  se  complaisaient  à  ces  vaines  querelles,  Saint  Paul 
les  dénonce  comme  «  prétendant  être  docteurs  de  la  loi,  quoi- 
qu'ils n'entendent  point  ce  qu'ils  disent  ni  les  choses  qu'ils 
210  assurent  comme  certaines  »  (2)  et  il  donne  le  précepte  suivant 
à  son  disciple  favori  :  «  Rejette  les  questions  folles  et  qui  sont 
sans  instruction,  sachant  qu'elles  ne  produisent  que  des  con- 
testations. »  (3).  Le  parti  des  Ébionites  dans  l'Eglise  était 
d'accord  sur  ce  point  avec  l'école  de  Saint  Paul  :  «  La  religion 
pure  et  sans  tâche  devant  Dieu,  notre  Père,  consiste  à  visiter 
les  orphelins  et  les  veuves  dans  leurs  afflictions,  et  à  se  pré- 
server de  la  souillure  du  monde.  »  (4). 

Cependant  déjà  la  semence  était  jetée  qui  devait  produire 
une  si  abondante  récolte  de  méchancetés  et  de  misères.  Saint 
Paul  lui-même  ne  veut  pas  admettre  que  l'on  s'écarte  des 
enseignements  qu'il  apporte  :  «  Si  quelqu'un  vous  annonce  un 
autre  Evangile  que  celui  que  nous  avons  annoncé,  quand 
même  ce  serait  un  ange  du  ciel,  qu'il  soit  anathème.  »  (5). 
Ailleurs,  Saint  Paul  se  vante  de  livrer  à  Satan  Hyménaeus  et 
Alexandre  «  afin  qu'ils  apprennent  à  ne  plus  blasphémer.  »  (6). 
Le  développement  rapide  de  l'intolérance  parait  manifeste  dans 
les  menaces  de  l'Apocalypse  à  l'adresse  des  apostats  et  des 

(1)  Saint  Paul,  Epitre  I  à  Timothée,  i,  4,  5. 

2)  Ibid.  i,  7. 

h)  Saint  Paul,  Epitre  II  à  Timothée,  ir,  23. 

(4J  Saint  Jacques,  Epitre,  i,  27. 

(5)  Saint  Paul,  Epitre  aux  Galates,  I,  8. 

(6ï  Saint  Taul,  Epitre  I  à  Timothée,  i,  20. 


HÉRÉSIES   DOGMATIQUES  237 

hérétiques  des  Sept  Églises.  La  théologie  ne  pouvait  pas  se 
former  sans  poser  une  foule  de  questions  qui  n'avaient  pas  été 
résolues  par  les  Évangiles.  Des  controversistes  surgirent  qui, 
dans  la  chaleur  de  la  discussion,  exagérèrent  la  gravité  des 
questions  pendantes  jusqu'à  leur  attribuer  une  importance 
vitale  pour  l'existence  même  du  christianisme.  Les  hommes 
en  vinrent  à  croire  de  bonne  foi  que  leurs  adversaires  n'étaient 
pas  chrétiens  parce  qu'ils  différaient  d'opinion  avec  eux  sur 
quelques  points  secondaires  de  rituel  ou  de  discipline,  ou  sur 
quelque  particularité  dogmatique  que  seuls  des  esprits  formés 
à  la  dialectique  des  écoles  pouvaient  saisir.  Quand  Quintilla 
enseigna  que  l'eau  n'était  pas  nécessaire  au  baptême,  Tertul- 
lien  cria  qu'il  n'y  avait  plus  rien  de  commun  entre  elle  et  lui, 
qu'ils  n'avaient  ni  le  même  Dieu  ni  le  même  Christ.  L'hérésie 
donatiste,  qui  produisit  de  si  déplorables  effets,  fut  provoquée 
par  la  question  de  l'éligibilité  d'un  seul  évèque.  Quand  Euty- 
chès,  dans  son  zèle  contre  les  doctrines  de  Nestorius,  fut 
amené  à  confondre  de  quelque  manière  les  deux  natures  du 
Christ,  pensant  qu'il  ne  faisait  que  soutenir  les  doctrines  de 
son  ami  Saint  Cyrille,  il  se  trouva  tout  à  coup  convaincu  d'une 
hérésie  condamnable  —  le  Nestorianisme.  La  manière  dont  il 
se  défendit  contre  la  rhétorique  exercée  d'Eusèbe  de  Dorylée 
prouve  qu'il  n'était  pas  capable  de  comprendre  la  distinction 
subtile  entre  substantia  et  subsistentia  —  fatale  méprise  qui 
coûta  la  vie  à  des  milliers  d'hommes.  Ainsi,  pendant  les  six 
premiers  siècles,  tandis  que  la  curiosité  humaine  explorait  les 
problèmes  infinis  de  la  vie  terrestre  et  de  la  vie  future,  de  211 
nouvelles  questions  surgissaient  sans  cesse  et  étaient  l'objet  de 
discussions  acharnées.  Ceux  qui  occupaient  des  situations  très 
élevées  dans  l'Église  et  pouvaient  donner  force  de  loi  à  leurs 
opinions,  étaient  nécessairement  orthodoxes;  ceux  qui  étaient 
plus  faibles  furent  qualifiés  d'hétérodoxes,  et  la  distinction 
entre  les  fidèles  et  les  hérétiques  devint  plus  marquée  de 
siècle  en  siècle  (1). 

(1)  Tertull.  De  Baptismo-,  c.  15.  —  Concil.  Chalcedon.  Act.  i. 


238  SAINT  AUGUSTIN 

Ce  n'était  pas  seulement  la  haine  théologique,  l'orgueil  de 
l'opinion  individuelle  et  le  zèle  pour  la  pureté  de  la  foi  qui 
excitaient  ces  funestes  passions.  La  richesse  et  le  pouvoir 
avaient  des  charmes  même  pour  l'évêque  et  pour  le  prêtre,  et 
plus  l'Église  grandit  avec  le  temps,  plus  sa  richesse  et  son 
pouvoir  dépendirent  de  l'obéissance  du  troupeau.  Un  théori- 
cien hardi  qui  mettait  en  doute  la  correction  dogmatique  de 
son  supérieur  dans  l'Église,  était  un  mutin  de  la  pire  espèce; 
et  s'il  réussissait  à  grouper  autour  de  lui  des  disciples,  il  for- 
mait le  noyau  d'une  révolte  qui  pouvait  devenir  une  révolu- 
tion. Là  où  les  sectaires  étaient  suffisamment  nombreux  pour 
constituer  une  communauté  particulière,  il  ne  servait  de  rien 
qu'on  les  retranchât  de  la  communauté  de  l'Église  ;  les  cen- 
sures ecclésiastiques  éi.aient  impuissantes  contre  des  convic- 
tions exaltées.  Il  en  résulta  que  ces  sectaires  devinrent  l'objet 
d'une  animosité  plus  féroce  que  les  pires  des  criminels.  Quelque 
triviale  qu'ait  été  la  cause  première  d'un  schisme,  quelque 
pure  et  fervente  que  pût  être  la  foi  des  schismatiques,  le  fait 
qu'ils  avaient  refusé  de  plier  devant  l'autorité  devenait  ua 
crime  à  côté  duquel  tous  les  péchés  paraissaient  insignifiants 
et  qui  neutralisait,  pour  ainsi  dire,  toutes  les  vertus  et  toute  la 
piété  dont  les  coupables  pouvaient  donner  l'exemple.  Saint 
Augustin  lui-même  ne  voyait  rien  qui  pût  adoucir  sa  haine 
dans  l'ardeur  enthousiaste  avec  laquelle  les  Donatistes  subis- 
saient et  recherchaient  même  le  martyre.  S'ils  avaient  porté  le 
Christ  dans  leurs  cœurs,  leur  abnégation  aurait  pu  mériter 
l'éloge;  mais  ils  agissaient  sous  l'impulsion  de  Satan,  comme 
les  porcs  de  l'Évangile  que  l'Esprit  impur  poussa  à  se  noyer 
dans  le  lac.  Le  martyre,  même  enduré  au  nom  du  Christ,  ne 
pouvait  pas  sauver  les  hérétiques  ou  les  schismatiques  des 
flammes  éternelles  où  ils  devaient  rôtir  avec  Satan  (1). 
o \2  Cependant  l'esprit  de  persécution  répugnait  trop  à  l'ensei- 
gnement de  Jésus  pour  qu'il  pût  triompher  sans  une  lutte 
dont  les  écrits  des  premiers    Pères    offrent    la    trace.    Ter- 

(])  Augustin.    Epist.  185  ad  Bonifae.  c.  m,  12.  —  Cyprian.  de  Unit.  Ecdes.  — 
C.  3  Extra,  v.  7. 


SAINT  GYPRIEN  239 

tullien  défend  chaudement  la  liberté  de  conscience;  c'est 
une  chose  contraire  à  la  religion ,  dit-il,  que  d'imposer  la  reli- 
gion; personne  ne  désire  des  hommages  contraints  et  Dieu 
lui-même  ne  peut  aimer  que  ceux  qui  lui  viennent  du  cœur 
des  fidèles.  Toutefois,  lorsque  l'énergie  combattive  de  cet 
homme  fut  surexcitée  par  ses  disputes  avec  les  Gnostiques,  il 
ne  lui  fut  pas  difficile  de  découvrir  dans  le  Deutéronome  et 
dans  les  Nombres  des  textes  formels  à  l'appui  de  la  maxime 
que  l'obstination  doit  être  vaincue  non  par  la  persuasion,  mais 
par  la  violence.  Saint  Cyprien  dit  qu'il  nous  appartient  de 
nous  efforcer  de  devenir  du  froment,  laissant  l'ivraie  à  Dieu, 
et  il  qualifie  de  présomption  sacrilège  l'esprit  qui  usurpe  la 
fonction  de  Dieu  en  cherchant  à  séparer  et  à  détruire  l'ivraie  ; 
et  pourtant  Cyprien  lui-même  n'hésitait  pas  à  retrancher  de 
l'Église  tous  ceux  qui  différaient  d'avis  avec  lui  et  à  les  vouer 
à  la  perdition  éternelle,  seule  forme  de  persécution  qui  fût 
praticable  à  cette  époque.  A  la  vérité,  il  était  naturel  qu'une 
Église  encore  persécutée  elle-même  plaidât  la  cause  de  la  tolé- 
rance et  le  fait  que,  même  alors,  l'esprit  d'intolérance  tendait 
à  se  donner  carrière,  aurait  suffi  à  avertir  le  monde  de  ce  qu'il 
devait  attendre  de  l'Église  le  jour  où  elle  aurait  le  pouvoir 
matériel  d'imposer  ses  dogmes  aux  récalcitrants.  Cependant 
Lactance,  le  dernier  en  date  des  Pérès  de  l'Église  persécutée, 
dit  encore  que  la  foi  ne  doit  pas  être  imposée  par  la  violence, 
que  les  massacres  et  la  piété  n'ont  rien  de  commun.  Il  ajoute 
que  personne  n'est  contraint  par  force  de  rester  dans  l'Église, 
parce  que  tout  homme  qui  manque  de  piété  est  inutile  à 
Dieu  (1). 

Le  triomphe  de  l'intolérance  était  inévitable  du  jour  où  le 
christianisme  devint  religion  d'État.  Toutefois,  les  progrès  en 
furent  lents,  preuve  de  la  contradiction  que  l'on  sentait  entre 
l'esprit  persécuteur  et  celui  de  l'Évangile.  Mais  à  peine  l'ortho- 
doxie eut-elle  été  définie  par  le  concile  de  Nicée,  que  Cons- 

(i)  Tertull.  A  nolog.  c.  xxiv;  Lib.  ad  Si-apulam,  n  ;  adi\  Gnosticos  Scorpiaces,  n, 
m.  —  Cyprian.  Epist.  54  al  Maximum  ;  de  Unit.  Ecc  esiae;  Epist.  4  al  Pompo- 
nium,  c.  4,  5.  —  Firm.  Lactant.  Div.  Instit.  v,  20. 


240  PROGRÈS    DE   L'INTOLÉRANCE 

tantin  mit  en  œuvre  l'autorité  de  l'État  pour  établir  l'unifor- 
mité de  la  doctrine.  Tous  les  prêtres  hérétiques  et  schisma- 
tiques  furent  dépouilllés  des  privilèges  et  immunités  conférés 
au  clergé  ;  leurs  lieux  de  réunion  furent  confisqués  au  profit 
de  l'Église  et  leurs  assemblées,  tant  publiques  que  privées, 
213  interdites.  Il  est  très  instructif  de  constater  que  ces  pres- 
criptions furent  exécutées  avec  l'énergie  la  plus  vigilante,  à 
une  époque  où  les  temples  païens  et  leurs  cérémonies  étaient 
encore  tolérés  dans  tout  l'Empire.  Toutefois,  alors  que  les 
docteurs  de  l'Église  croyaient  de  leur  devoir  d'entraver  la 
diffusion  de  doctrines  qui  paraissaient  pernicieuses  à  la  reli- 
gion, ils  hésitaient  encore  à  pousser  l'intolérance  jusqu'à  ses 
conclusions  logiques  et  à  établir  l'uniformité  en  versant  du 
sang.  Ils  devaient  pourtant  y  avoir  déjà  songé,  car  l'empereur 
Julien  déclare  qu'il  n'a  jamais  vu  de  bêtes  sauvages  aussi 
cruelles  envers  les  hommes  que  la  plupart  des  Chrétiens  le 
sont  envers  leurs  coreligionnaires.  Constantin  prescrivit,  sous 
peine  de  mort,  la  remise  de  tous  les  exemplaires  des  livres 
d'Arius,  mais  il  ne  parait  pas  que  personne  ait  été  condamné 
de  ce  chef.  Enfin,  fatigué  de  ces  disputes  incessantes,  l'Empe- 
reur ordonna  à  Saint  Athanase  d'admettre  tous  les  Chrétiens, 
sans  distinction  de  secte,  à  fréquenter  les  églises.  Mais  les 
efforts  du  souverain  pacificateur  étaient  impuissants  contre  la 
tempête  croissante  des  luttes  dogmatiques.  On  dit  que  Valens, 
en  370,  mît  à  mort  quatre  vingts  ecclésiastiques  orthodoxes 
qui  s'étaient  plaints  à  lui  de  la  violence  des  Ariens  ;  il  est  vrai 
que  ce  n'était  point  là  une  exécution  régulière,  mais  l'effet 
d'un  ordre  secret  donné  au  préfet  Modestus,  qui  attira  les 
ecclésiastiques  en  question  sur  un  navire  et  le  fit  brûler  en 
mer  (1). 

En  385  se  place  le  premier  exemple  d'une  exécution  capitale 
pour  cause  d'hérésie  et  l'horreur  qu'elle  excita  prouve  qu'elle 
fut  considérée  partout  comme  une  innovation  détestable.  Les 
spéculations  gnostiques  et  manichéennes  attribuées  à  Priscil- 

(1)  Lib.  xvi  Cod.  Theod.  tit.  v,  1,2.  —  Sozomen.  Sut.  Eccl.  i,  21  ;  n,  20,  22, 
30;  m,  5.  —  Socrate,  Hist.  Eccl.  i,  9;  iv,  16.  —  Aramian.  Marcell.  xxn,  5. 


PRISCILLIEN  244 

lien  éveillaient  cette  aversion  particulière  que  l'Église  a  tou- 
jours témoignée  aux  hérésies  de  cette  espèce  ;  mais  lorsqu'il 
fut  jugé  à  Trêves  par  le  tyran  Maximus,  mis  à  la  torture  et 
finalement  exécuté  avec  six  de  ses  disciples,  tandis  que  les 
autres  étaient  relégués  dans  une  île  au  delà  de  la  Bretagne, 
ce  fut  un  éclat  d'indignation  dans  tout  l'Empire  d'Occident. 
Des  deux  évêques  qui  avaient  poursuivi  Priscillien,  Ithacius  et 
Idacius,  l'un  fut  expulsé  de  son  siège  et  l'autre  donna  sa  démis- 
sion. Saint  Martin  de  Tours,  qui  avait  fait  tout  en  son  pouvoir 
pour  empêcher  cette  atrocité,  refusa  de  communier  non  seule- 
ment avec  ces  évêques,  mais  avec  ceux  qui  communiaient  avec 
eux.  S'il  finit  par  céder,  pour  obtenir  la  grâce  de  quelques 
hommes  en  faveur  desquels  il  intercédait  auprès  de  Maximus, 
et  aussi  pour  empêcher  le  tyran  de  persécuter  les  Priscillia- 
nistes  d'Espagne  (1),  il  resta  plongé  dans  un  profond  chagrin,  214 
malgré  la  visite  consolatrice  d'un  ange,  et  il  constata  qu'il 
avait  perdu  pour  quelque  temps  le  pouvoir  d'expulser  les 
démons  et  de  guérir  les  malades  (2). 

Si  l'Église  répugnait  encore  à  verser  le  sang,  elle  n'hésitait 
déjà  plus  à  user  sans  scrupule  de  tous  les  autres  moyens  pour 
faire  triompher  l'orthodoxie.  Au  début  du  ve  siècle,  Saint 
Jean  Chrysostôme  enseigne  que  l'hérésie  doit  être  supprimée, 
que  les  hérétiques  doivent  être  réduits  au  silence  et  empêchés 
de  corrompre  les  autres,  enfin  que  leurs  conventicules  doivent 
être  dissous  ;  il  ajoute,  toutefois,  que  la  peine  de  mort  ne  leur 
est   pas   applicable.   Vers   la   même    époque,  Saint  Augustin 


(i)  Comme  plus  tard  les  Cathares,  on  prétendait  les  reconnaître  à  leur  pâleur. 

(2)  Sulp.  Sev.  Hiat  Sicr.  u,  47-51  ;  ejusd.  DiaL  m,  H- 13.  —  Prosp.  Aquitan. 
Chron.  ann.  383-6.  —  Saint  Martin  ne  pouvait  guère  prévoir  que  le  jour  viendrait 
ou  un  pape  citerait  le  meurtre  de  Priscillien  comme  un  exemple  à  suivre  dans  le 
cas  de  Luther;  malgré  1  excommunication  de  Maximus  par  Saint  Ambroise,  le 
même  pape  n'hésita  pas  à  le  nommer  parmi  les  veteres  ac  pii  imperatores.  (Epist, 
Adriani  PP.  VI,  nov.  15,  1522,  ap.  Luther,  Opp.  T.  n,  fol.  538  a). 

La  publication  par  Schepss  des  traités  de  Priscillien  (Priscilliani  qux  super- 
sunt,  Vienne,  1889)  semble  prouver  que  sa  prétendue  hérésie  n'était  qu'une  inven- 
tion calomnieuse  de  ses  ennemis  Ithacius  et  Idacius,  et  que  son  exécution  est  d'au- 
tant plus  abominable  qu'elle  n'était  en  rien  justifiée.  Mais  Priscillien  atteste  lui- 
même  l'impitoyable  acrimonie  des  querelles  théologiques  d'alors  ;  car,  dans  sa  dé- 
leuse,  il  accuse  Ithacius  de  magie,  de  sorcellerie  et  déclare  qu'il  devrait  être  mis  à 
mort  —  sr.d  eliam  gladio  persequetvJus  est  (Ibid.  p.  24). 

14 


242  SAINT   JÉRÔME 

supplie  le  préfet  d'Afrique  de  ne  pas  mettre  à  mort  les  Dona- 
tistes  ;  car,  dit-il,  si  des  exécutions  ont  lieu,  aucun  prêtre  ne 
pourra  plus  dénoncer  un  Donatiste,  puisqu'il  aimera  mieux 
mourir  lui-même  que  d'être  cause  de  la  mort  d'un  autre. 
Cependant  Augustin  approuva  les  lois  impériales  qui  exilaient 
les  Donatistes,  leur  infligeaient  des  amendes,  les  privaient  de 
leurs  églises  et  du  droit  de  tester;  il  les  consolait  en  leur 
disant  que  Dieu  ne  désirait  pas  qu'ils  mourussent  en  état  de 
conflit  avec  l'unité  catholique.  Ce  n'était  pas  de  l'oppression, 
disait-il,  mais  de  la  charité  que  de  contraindre  un  homme  à 
quitter  le  mal  pour  revenir  au  bien  ;  et  lorsque  les  malheureux 
schismatiques  répondaient  que  la  foi  ne  doit  être  imposée  à 
personne,  il  déclarait  que  cela  était  vrai  en  principe,  mais  que 
le  péché  et  l'infidélité  méritaient  un  châtiment  (1). 

Peu  à  peu  tous  les  scrupules  furent  écartés  et  les  hommes 
trouvèrent  de  spécieux  arguments  pour  donner  libre  cours  à 
leurs  haines.  L'ardent  Saint  Jérôme,  quand  sa  colère  eût  été 
excitée  par  Vigilance  qui  combattait  le  culte  des  reliques, 
exprima  sa  surprise  que  l'évêque  de  ce  téméraire  hérétique 
n'eût  pas  anéanti  son  corps  pour  sauver  son  âme  et  soutint 
que  la  piété  et  le  zèle  pour  la  gloire  de  Dieu  ne  peuvent  être 
215  qualifiés  de  cruauté.  Dans  un  autre  passage,  il  avance  que  !a 
rigueur  n'est  qu'une  forme  de  la  charité  la  plus  sincère,  parce 
que  les  châtiments  temporels  peuvent  préserver  de  l'éternelle 
perdition.  Soixante-deux  ans  seulement  après  que  le  massacre 
de  Priscillien  et  de  ses  partisans  eût  excité  tant  d'horreur,  le 
pape  Léon  1er,  comme  la  même  hérésie  semblait  revivre  en 
447,  ne  se  contenta  pas  de  justifier  l'acte  du  tyran  Maximus, 
mais  déclara  que  si  on  laissait  la  vie  aux  suppôts  d'une  hérésie 
aussi  condamnable,  ce  serait  la  fin  des  lois  divines  et  hu- 
maines. Ainsi  le  pas  décisif  avait  été  fait  et  l'Église  était  défi- 
nitivement engagée  à  extirper  l'hérésie  par  tous  les  moyens.  Il 
est  impossible  de  ne  pas  attribuer  à  l'influence  ecclésiastique 

(I)  Chrysostomi  in  MaVh.  ffomil.  xlvi,  c.  2.  Cf.  Homil.  de  Anathem.  c.  4.  — 
Augustini  E/ist.  100  ad  Donat.  c.  i  ;  EpUt.  139  ad  Marcel'.inum;  Epist.  105, 
c.  13;  Enchirid.  c.  72;  C.  litt.  Petilian.  lib.  n,  c.  83. 


l'église  et  l'état  243 

les  édits  successifs  par  lesquels,  depuis  l'époque  de  Théodose 
le  Grand,  la  persévérance  dans  l'hérés .  ut  punie  de  mort  (1). 
L'évolution  dont  nous  marquons  les  étapes  fut  grandement 
favorisée  par  la  responsabilité  qui  incomba  à  l'Église  du  fait 
de  ses  relations  étroites  avec  l'État.  Quand  elle  pouvait  obtenir 
du  monarque  des  édits  condamnant  les  hérétiques  à  l'exil,  à 
la  déportation,  aux  mines  et  même  à  la  mort,  elle  sentait  que 
Dieu  avait  remis  entre  ses  mains  des  pouvoirs  qui  devaient 
être  exercés  et  non  négligés.  En  même  temps,  avec  l'inconsé- 
quence naturelle  aux  hommes,  elle  pouvait  soutenir  qu'elle 
n'était  pas  responsable  de  l'exécution  des  lois  et  que  ses 
propres  mains  n'étaient  pas  tachées  de  sang.  L'évêque  Ithacius 
lui-même,  dans  l'affaire  de  Priscillien,  avait  reculé  devant  le 
rôle  d'un  accusateur  et  mis  en  avant  un  laïque  pour  cette 
besogne.  Nous  verrons  plus  loin  que  l'Inquisition  eut  recours 
aux  mêmes  subterfuges,  dont  le  manque  de  sincérité  était  évi- 
dent. Dans  le  vaste  recueil  des  édits  impériaux  infligeant  aux 
hérétiques  toutes  les  variétés  d'incapacités  légales  et  de 
châtiments,  les  ecclésiastiques  zélés  pouvaient  trouver  la 
preuve  que  l'État  considérait  comme  son  premier  devoir  de 
maintenir  la  pureté  de  la  foi.  Toutefois,  dès  que  l'État  ou  l'un 
de  ses  fonctionnaires  montraient  quelque  hésitation  à  persé- 
cuter, l'homme  d'Église  arrivait  sans  retard  pour  lui  faire 
sentir  son  aiguillon.  Ainsi  l'Église  d'Afrique  réclama  à  maintes 
reprises  l'intervention  du  pouvoir  séculier  pour  extirper  le 
Donatisme  ;  Léon  le  Grand  insista  auprès  de  l'Impératrice 
Pulchérie  pour  qu'elle  exterminât  les  Eutychiens  ;  Pelage  1er,  216 
en  poussant  Narsès  à  supprimer  l'hérésie  par  la  force,  crut 
devoir  calmer  ses  scrupules  de  soldat  en  lui  affirmant  que  la 
prévention  ou  le  châtiment  du  péché  n'était  pas  de  la  persécu- 
tion, mais  de  l'amour.  Ce  devint  la  doctrine  générale  de 
l'Église,  formulée  clairement  par  Saint  Isidore  de  Séville,  que 

(1)  Hieronym.  Epist.  109  ad  Ripar.;  Comm.  in  Naum,  i,  9.  —  Leonis  PP.  I. 
Epist.  15  ad  Turribium.  —  Lib.  xvi.  Cod.  Theodos.  Tit  v,  9,  15,  34,  36,  51,  56, 
64.  —  Const.  11,  12,  cod.  Lib.  i.  Tit.  v.  —  Novell.  Theod.  n,  tit.  vi.  —  Pauli 
Diac.  Hist.  lib.  xvi.  —  Basilicon  lib.  i,  tit.  1-33 


244  TOLÉRANCE    BE<      ARBARES 

les  princes  ont  pour  devoir  non  seulement  d'être  orthodoxes 
eux-mêmes,  mais  de  maintenir  la  pureté  de  la  foi  en  exerçant 
pleinement  leurs  pouvoirs  contre  les  hérétiques.  Les  résultats 
déplorables  de  cet  enseignement  sans  cesse  répété  se  révèlent 
dans  toute  l'histoire  de  l'Église  à  l'époque  qui  nous  occupe. 
Une  hérésie  après  l'autre  fut  exterminée  sans  miséricorde, 
jusqu'à  ce  que  le  concile  de  Constantinople,  sous  le  patriarche 
Michel  Oxista,  introduisit,  pour  châtier  les  Bogomiles,  la  peine 
du  feu. 

Il  faut  dire  que  les  hérétiques,  quand  ils  en  avaient  l'occa- 
sion, ne  laissaient  pas  d'appliquer  eux-mêmes  les  doctrines  de 
leurs  adversaires.  La  persécution  des  catholiques  par  les  Van- 
dales Ariens  en  Afrique  sous  Genséric  fut  tout  à  fait  digne  de 
l'orthodoxie  ;  et  quand  Hunnéric  succéda  à  son  père  et  que 
l'empereur  Zenon  eut  rejeté  ses  propositions  de  tolérance  mu- 
tuelle, le  zèle  barbare  du  roi  vandale  se  porta  aux  plus  hor- 
ribles excès.  Sous  Euric,  roi  des  Visigoths,  il  y  eut  aussi,  en 
Aquitaine,  une  courte  persécution  dirigée  contre  les  catho- 
liques par  les  Ariens.  On  peut  dire  cependant,  d'une  manière 
générale,  que  les  Goths  et  les  Burgondes  ariens  donnèrent  un 
exemple  de  tolérance  qui  aurait  dû  être  imité.  La  conversion 
de  ces  peuples  au  catholicisme  ne  fut  marquée  que  par  peu  de 
cruautés,  si  l'on  excepte  une  ébullition  passagère  en  Espagne 
sous  Leuvigild,  vers  585,  suivie  de  troubles  d'un  caractère 
plutôt  politique  que  religieux.  Toutefois,  les  monarques  catho- 
liques postérieurs  édictèrent  des  lois  punissant  de  l'exil  et  de 
la  confiscation  toute  déviation  de  l'orthodoxie,  unique  exemple 
d'une  législation  de  ce  genre  parmi  les  Barbares.  Les  Mérovin- 
giens catholiques  de  France  paraissent  n'avoir  jamais  inquiété 
leurs  sujets  ariens,  qui  étaient  nombreux  en  Bourgogne  et  en 
Aquitaine.  La  conversion  de  ces  derniers  s'opéra  graduellement 
et,  suivant  toute  apparence,  pacifiquement  (1). 


(i)  Cod.  Eccles.  African.  c.  67,  93.  —  Augustin.  Epist.  185  ad  Bonifac.  c.  7. — 
Ejusd.  C.  Cresc.  m,  47.  —  Possidii  Vit.  August.  12.— Leonis  PP.  I.  Epist.  60.— 
Pelagii  PP.  I.  Epist.  1,  2.  —  Isidori  Hispalens.  Sentent,  lib.  m,  c.  li,  3-6.  — Bal- 
samon,  in  Photii  Nomocanon,  tit.  ix,  c.  25. —  Victor.  Vitens.  de  Persec.  Vandal. 


IMPUNITÉ   DES   HÉRÉTIQULS  215 

L'Église  latine  avait,  jusqu'alors,  pris  peu  de  part  aux  perse  21ï 
cutions,  parce  que  l'esprit  des  Occidentaux  n'était  pas  porté 
comme  celui  des  Orientaux,  vers  l'invention  et  l'adoption  de 
doctrines  hérétiques.  Après  la  ruine  de  l'Empire  d'Occident, 
l'Église  latine  commença  le  grand  travail  qui  absorba  long- 
temps toute  son  énergie  et  par  lequel  elle  a  mérité  la  recon- 
naissance du  monde  —  la  conversion  et  la  civilisation  des  Bar- 
bares. Les  nouveaux  convertis  n'étaient  pas  gens  à  se  perdre 
dans  des  spéculations  abstruses  ;  ils  acceptaient  la  religion 
qu'on  leur  enseignait,  acquiesçaient  en  général  à  la  discipline 
établie  et,  malgré  leur  brutalité  et  leur  turbulence,  ne  causaient 
que  peu  de  soucis  aux  gardiens  de  l'orthodoxie.  Dans  ces 
circonstances,  il  arriva  naturellement  que  l'esprit  de  persécution 
s'éteignit.  Claude  de  Turin,  dont  le  zèle  ^iconoclaste  détruisit 
toutes  les  images  dans  son  diocèse,  échappa  à  tout  châtiment. 
On  pardonna  l'Adoptianisme  à  Félix  d'Urgel,  on  l'accueillit  à 
nouveau  dans  l'Église,  en  dépit  de  ses  tergiversations,  et,  bien 
qu'on  ne  l'eût  pas  replacé  sur  son  siège  épiscopal,  il  put  résider 
à  Lyon  pendant  quinze  ou  vingt  ans  sans  être  inquiété;  il 
y  maintint  secrètement  ses  doctrines  et  l'on  trouva  dans  ses 
papiers,  après  sa  mort,  une  déclaration  hérétique.  Nous  ne 
voyons  pas  non  plus  qu'on  ait  usé  de  violence  lorsque  l'arche- 
vêque Leidrad  convertit  vingt  mille  disciples  catalans  de  Félix; 
le  principal  d'entr'eux,  Elipandus,  archevêque  de  Tolède,  con- 
serva son  siège  primatial,  bien  que  rien  ne  montre  qu'il  eût 
rétracté  ses  erreurs.  Dans  le  cas  du  moine  Gottschalc,  qui 
répandit  son  hérésie  prédestinatienne  à  travers  l'Italie,  la  Dal- 
matie,  l'Autriche  et  la  Bavière,  sans  rencontrer  d'opposition, 
Rabanus  de  Mayence  finit  par  convoquer  un  concile  qui  con- 
damna sa  doctrine  en  présence  de  Louis  le  Germanique.  Mais 
ce  concile  ne  songea  pas  à  châtier  l'hérétique.  Il  l'envoya  à  son 
évêque,  Hincmar  de  Reims,  qui,  avec  le  consentement  de 
Charles  le  Chauve,  déclara   Gottschalc   hérétique   incorrigible 

lib.  lu.  — Victor.  Tunenens.  Chron.  ann.  479  —  Sidon.  Apollin.  Epist.  vu,  6.  — 
Isidor.  Hist.  d>  Reg.  Gothorum,  c.  50.  —  Pelayo,  Heterodoxos  Espaîinles,  i,  195. 
—  Leg.  Wisigoth.  lib.  xn,  tit.  n,  1,  2;  tit.  m,  1,  3  (cf.  Fuero  Juzgo,  eod.  loco) 

14. 


246  LÉGISLATION   CARLOVINGIENNE 

au  concile  tenu  à  Chiersy  en  849.  On  était  si  peu  disposé 
alors  à  infliger  des  châtiments  corporels  aux  hérétiques  que  le 
concile,  en  ordonnant  que  Gottschalc  fût  battu  de  verges,  prit 
soin  d'indiquer  qu'il  s'agissait  là  seulement  d'une  discipline 
prévue  par  le  concile  d'Agde,  à  l'adresse  des  moines  qui  viole- 
raient la  règle  de  St-Benoit  en  voyageant  sans  lettres  de 
recommandation  de  leurs  évêques.  Si  le  moine  fut  mis  en 
prison,  c'était  simplement,  nous  dit-on,  pour  l'empêcher  de 
répandre  son  hérésie.  La  législation  carlovingienne  était 
extrêmement  modérée  à  légard  des  hérétiques,  qu'elle  se  con- 
218  tentait  de  classer  avec  les  païens,  les  Juifs  et  autres  personnes 
infâmes,  en  les  soumettant  à  certaines  incapacités  légales  (4). 
Au  xe  siècle,  l'Europe  occidentale  resta  comme  plongée  dans 
une  stupeur  peu  favorable  au  développement  de  l'hérésie,  qui 
suppose  une  certaine  intensité  de  vie  intellectuelle.  L'Église, 
régnant  sans  partage  sur  les  consciences  endormies,  déposa  les 
armes  rouillées  de  la  persécution  et  en  oublia  l'usage.  Quand, 
vers  1018,  l'évêque  Burchard  compila  sa  collection  de  droit 
canonique,  il  ne  fit  même  pas  une  allusion  aux  opinions  héré- 
tiques et  aux  châtiments  qu'elles  comportaient,  si  ce  n'est  en 
rappelant  quelques  règles  oubliées,  promulguées  en  305  par  le 
concile  d'Elvire,  concernant  les  apostats  qui  feraient  retour  à 
l'idolâtrie.  Même  l'introduction  de  la  doctrine  de  la  transubs- 
tantiation  fut  reçue  avec  une  soumission  passive  ;  deux  siècles 
seulement  après  Gottschalc,  Bérenger  de  Tours  la  mit  en  doute, 
mais  comme  il  n'avait  pas  l'étoffe  d'un  martyr,  il  céda  à  une 
pression  modérée  et  se  rétracta.  La  foi  plus  ardente  des 
Cathares,  qui  commencèrent  à  troubler  au  xie  siècle  les  eaux 


(1)  Mag.  Bib..  Pat.  ix,  u,  875.  —  Chron.  Turon.  ann.  878.  —  Goncil.  Ratispon. 
ann.  792.  —  C.  Franc fortiens.  ann.  794.  —  C.  Romanum  ann.  799.  —  C.  Aquis- 
gran.  ann.  799.  —  Alcuini  Epist.  108,   117.  —  Agobardi  lib.  adv.  Feitcmi,  c.  5,  6. 

—  JNic.  Anton.  Bib.  Vet.  His  >an.  lib.  vi,  c.  n,  n°  42-3  (cf.  Pelayo,  Heterod.  Es- 
paû.  i,  297,  673  et  suiv.)  —  Hincmari  Remens,  de  Prédestinât,  u,  c.  2.  —  Ann. 
Bertin'.  ann.  849.  —  Concil.  Carisiacens.  ann.  849  {cf.  C.  Agathens.  ann.  506,  c.  38). 

—  Cap.  Car.  Mag.  ann.  789,  c.  44.  —  Capitul.  Add.  m,  c.  90. 

Pour  le  peu  de  gravité  des  incapacités  légales  qui  pesaient  sur  les  Juiis  à  1  épo- 
que carolingienne,  voir  Reginald  Lane  Poole,  Illustrations  of  the  hïstory  of  mé- 
diéval thouyht,  Londres,  1884,  p.  47. 


l'évêque  wazo  247 

stagnantes  de  l'orthodoxie,  appelait  des  mesures  énergiques; 
mais  même  avec  ces  sectaires  abhorrés,  l'Église  se  décida  bien 
difficilement  à  user  de  rigueur.  C'était  pour  elle  une  tâche 
toute  nouvelle;  elle  craignait  de  se  mettre  en  contradiction 
avec  ses  propres  enseignements,  qui  recommandaient  la  cha- 
rité, et  il  fallait  le  fanatisme  populaire  pour  la  réveiller  de  son 
inaction.  La  persécution  d'Orléans  en  1017  ne  fut  pas  son 
œuvre,~mais  celle  du  roi  Robert  le  Pieux  ;  les  bûchers  de  Milan, 
peu  de  temps  après,  furent  allumés  par  le  peuple  contraire- 
ment à  la  volonté  de  l'archevêque.  L'Église  était  si  peu  pré- 
parée à  ses  nouveaux  et  terribles  devoirs  que  lorsque,  vers 
1045,  quelques  Manichéens  furent  découverts  à  Châlons,  l'évêque 
Roger  s'adressa  à  l'évêque  Wazo  de  Liège  pour  savoir  ce  qu'il 
devait  en  faire  et  s'il  devait  les  livrer  au  bras  séculier  pour  être 
punis;  à  quoi  le  bon  Wazo  répondit  que  leurs  vies  ne  devaient 
pas  être  sacrifiées  par  le  glaive  temporel,  puisque  Dieu,  leur 
Créateur  et  leur  sauveur,  témoignait  envers  eux  sa  patience  et  219 
sa  pitié.  Le  chanoine  Anselme,  biographe  de  Wazo,  condamne 
énergiquement  les  exécutions  qui  eurent  lieu  à  Goslar  en  1052 
sous  Henri  III,  disant  que,  si  Wazo  avait  été  là,  il  s'y  serait 
opposé  comme  Saint-Martin  dans  le  cas  de  Priscillien.  La 
même  douceur  marqua  la  conduite  de  St-Anno  de  Cologne 
vers  1060.  Quelques-uns  avaient  refusé,  malgré  des  injonctions 
répétées,  de  renoncer  à  l'usage  du  lait,  des  œufs  et  du  fromage 
pendant  le  Carême;  l'archevêque  finit  par  leur  permettre 
d'agir  à  leur  guise,  ajoutant  que  ceux  qui  étaient  fermes  dans 
leur  foi  ne  pouvaient  guère  être  lésés  spirituellement  par  une 
différence  de  nourriture.  En  1144  encore,  l'Église  de  Liège  se 
félicitait  d'avoir  réussi,  par  la  grâce  de  Dieu,  à  arracher  la 
plupart  des  Cathares  convaincus  et  condamnés  des  mains  de  la 
foule  turbulente  qui  voulait  les  brûler.  Ceux  que  l'Église  avcc!t 
ainsi  sauvés  furent  logés  dans  les  maisons  religieuses  de  la 
ville,  en  attendant  la  décision  du  pape  Lucius  II,  à  qui  l'on 
avait  demandé  conseil  (1). 

(1)  Burchardi  Décret,  lib.  xix,  c.  133-4.  —  Gesta  Episcop.  Leodiens.  lib.  n,  c.  60, 
61.  —  Hist.  Andaginens.  Monast.  c.  18.  —  Martène,  Ampliss.  Coll.  i,  776  8. 


248  HÉSITATIONS   DE   L'ÉGLISE 

Il  est  inutile  de  revenir  avec  détail  sur  les  cas  relatés  dans 
un  chapitre  précédent,  qui  montrent  combien  était  encore  hési- 
tante, à  cette  époque,  l'attitude  de  l'Église  à  l'égard  de  l'hérésie. 
Il  n'y  avait  pas  de  politique  définie,  pas  de  règle  fixe,  et  les 
hérétiques  continuaient  à  être  traités  tantôt  avec  rigueur,  tantôt 
avec  indulgence,  suivant  le  caractère  du  prélat  qui  s'occupait 
d'eux.  Théodwin,  successeur  de  Wazo  à  l'évêché  de  Liège,  écrit 
en  1050  à  Henri  1er,  roi  de  France,  l'exhortant  à  châtier,  sans 
même  les  entendre,  des  partisans  de  Bérenger  de  Tours.  Ces 
alternances  de  sévérité  et  de  rémission  ont  laissé  leurs  traces 
dans  les  remarques  inspirées  à  Saint-Bernard  par  les  événements 
de  Cologne  en  4145,  lorsque  la  populace,  dans  un  transport  de 
zèle,  saisit  les  Cathares  et  les  brûla  vifs,  malgré  la  résistance 
des  autorités  ecclésiastiques.  Il  soutient  que  les  hérétiques 
doivent  être  convertis  par  la  raison  plutôt  que  par  la  force, 
que  lorsqu'on  ne  peut  pas  les  convertir,  il  faut  éviter  tout  com- 
merce avec  eux;  il  approuve  le  zèle  du  peuple  de  Cologne, 
mais  non  ses  actes;  cependant,  il  admet  que  le  pouvoir  séculier 
a  le  devoir  de  venger  les  injures  faites  à  Dieu  par  l'hérésie  et, 
oubliant  le  danger  auquel  s'expose  un  homme  lorsqu'il  prétend 
se  faire  le  ministre  de  la  colère  divine,  il  cite  ces  mots  de  Saint- 
Paul  :  «  Le  prince  est  le  ministre  de  Dieu  pour  ton  bien  ;  mais 
si  tu  fais  mal,  crains,  parce  qu'il  ne  porte  point  l'épée  en 
220  vain  ;  car  il  est  le  ministre  de  Dieu  et  vengeur  pour  punir 
celui  qui  fait  mal.  »  (1). 

.Le  pape  Alexandre  III  inclinait  visiblement  vers  l'indulgence 
lorsque,  en  1162,  il  refusa  de  juger  les  Cathares  qui  lui  étaient 
envoyés  par  l'archevêque  de  Reims,  disant  qu'il  valait  mieux 
pardonner  à  des  coupables  que  de  faire  mourir  des  innocents. 
Même  à  la  fin  du  xne  siècle,  Pierre  Cantor  osait  soutenir  que 
i' Apôtre  commandait  d'éviter  les  hérétiques,non  de  les  tuer  (2), 
et  il  insistait  sur  l'inconséquence  commise  en  punissant  si 
sévèrement  les  moindres    déviations  de    la  foi,   alors   qu'on 

(1)  Saint  Paul,  Epitre  aux  Romains,  xm,  4. 

(2)  Dom  Bouquet,  xi,  497-8.  —  Bernardi  Serm.  in  Cantica,  lxiv,  c.  8  ;  lxvi, 
c    12.  —  Alex.  PP.  III.  hpist.  118,  122.  —  Pet.  Cantor.  Verb.  abbrev.  c.  78,80. 


NOUVEAUX  PROGRÈS   DE   L'INTOLERANCE  249 

laissait  sans  châtiment  les  plus  graves  péchés  et  l'immoralité 
la  plus  grossière. 

L'hésitation  portait  aussi  sur  la  nature  des  peines  qui  con- 
venaient à  l'hérésie.  Nous  avons  déjà  rencontré  de  nombreux 
exemples  d'hérétiques  brûlés  vifs,  tandis  que  d'autres  n'étaient 
condamnés  qu'à  la  prison  ;  il  fallut  longtemps  avant  que  l'on 
n'arrivât  à  fixer  des  règles  à  cet  égard.  Même  en  1163,  lorsque 
Alexandre  III  s'efforçait,  au  concile  de  Tours,  d'arrêter  les 
progrès  menaçants  du  manichéisme  en  Languedoc,  il  se  con- 
tenta de  recommander  aux  princes  séculiers  d'emprisonner  les 
hérétiques  et  de  confisquer  leurs  biens  ;  cependant,  la  même 
année,  les  Cathares  découverts  à  Cologne  furent  envoyés  au 
bûcher  par  des  juges  spécialement  commis.  En  1157,  le  châti- 
ment infligé  par  le  concile  de  Reims  consistait  à  marquer  le 
visage  des  délinquants  au  fer  rouge;  le  concile  d'Oxford,  en 
1166,  prescrivit  la  même  peine.  En  1199,  les  premières  mesures 
d'Innocent  III  contre  les  Albigeois  ne  prévoient  d'autres  peines 
que  l'exil  et  la  confiscation;  il  n'est  fait  aucune  allusion  à  des 
mesures  plus  graves  et  l'exécution  de  celles-ci  est  récompensée 
par  les  mêmes  indulgences  qu'un  pèlerinage  à  Rome  ou  à 
Compostelle. 

A  mesure  que  la  lutte  s'envenimait,  la  répression  devenait 
plus  cruelle  ;  cependant  Simon  de  Montfort  lui-même,  dans  le 
code  promulgué  à  Pamiers  le  1er  décembre  1212,  ne  condamne 
pas  formellement  les  hérétiques  au  bûcher,  bien  que  cette 
même  année  on  en  ait  brûlé  quatre-vingts  à  Strasbourg.  Nous 
avons  déjà  rappelé  que  Pierre  II  d'Aragon  eut  le  triste  honneur, 
dans  son  édit  de  1197,  d'introduire  pour  la  première  fois  dans 
un  code  cette  forme  barbare  de  châtiment.  Son  exemple  ne  fut 
suivi  que  lentement.  Othon  I«f,  dans  sa  constitution  de  1210,  221 
met  simplement  les  hérétiques  au  ban  de  l'Empire,  ordonne 
que  leurs  biens  soient  confisqués  et  que  leurs  maisons  soient 
détruites.  Frédéric  II,  dans  son  célèbre  statut  du  22  novembre 
1220,  qui  fit  de  la  persécution  des  hérétiques  un  élément  du 
droit  public  de  l'Europe,  se  contentait  de  les  menacer  de  con- 
fiscation et  de  mise  hors  la  loi;  cette  dernière  peine,  d'ailleurs, 


250  FRÉDÉRIC   II 

équivalait  à  la  peine  de  mort,  puisqu'elle  abandonnait  la  vie 
de  l'hérétique  au  caprice  du  premier  venu.  Dans  sa  constitution 
de  mars  1224,  il  alla  plus  loin  et  décida  que  les  hérétiques 
seraient  mis  à  mort  soit  par  le  feu,  soit  par  l'extirpation  de  la 
langue,  suivant  qu'en  déciderait  le  juge.  Ce  fut  seulement  en  1231, 
dans  ses  Constitutions  siciliennes,  que  Frédéric  rendit  obli- 
gatoire la  peine  du  bûcher.  Cet  usage  prévalut  surtout  dans  les 
possessions  napolitaines  de  l'empereur;  l'édit  de  Ravenne,  au 
mois  de  mars  1232,  prévoit  la  peine  de  mort  pour  l'hérésie, 
mais  n'en  indique  pas  le  mode;  en  revanche,  l'édit  de  Crémone, 
en  mai  1238,  généralisa  la  loi  sicilienne  et  fit  ainsi  du  bûcher 
le  châtiment  régulier  de  l'hérésie  à  travers  tout  l'Empire.  Nous 
trouvons  plus  tard  la  même  prescription  dans  le  Sachsenspiegel 
et  dans  le  Schwabenspiegel,  qui  sont  les  codes  municipaux  de 
l'Allemagne  septentrionale  et  méridionale.  A  Venise,  après 
1249,  le  doge  entrant  en  charge  prêtait  serment  de  brûler  tous 
les  hérétiques.  En  1255,  Alphonse  le  Sage  de  Castille  condamna 
au  bûcher  les  chrétiens  qui  se  convertiraient  à  l'islamisme  ou 
au  judaïsme.  En  France,  la  législation  adoptée  par  Saint-Louis  et 
par  Raymond  de  Toulouse  pour  exécuter  les  dispositions  du 
traité  de  1229,  observe  un  silence  discret  au  sujet  du  mode  de 
châtiment,  bien  qu'à  cette  époque  l'usage  du  bûcher  fût  géné- 
ral. C'estseulement  en  1270,  lorsque  parurent  les  Etablissements 
de  Saint-Louis ,que  nous  trouvons  un  article  formel  condamnant 
les  hérétiques  à  être  brûlés  vifs,  bien  que  les  termes  dans 
lesquels  Beaumanoir  y  fait  allusion  prouvent  qu'il  s'agit  d'un 
usage  depuis  longtemps  accepté.  L'Angleterre,  qui  était  à  peu 
près  exempte  d'hérésie,  n'alluma  ses  bûchers  que  plus  tard  ; 
c'est  seulement  lorsque  le  soulèvement  des  Lollards  causa  des 
inquiétudes  à  la  fois  à  l'Église  et  à  l'État  que  l'article  de  hœre- 
tico  comburendo  fut  établi  par  statut  en  1401  (1). 

(1)  Concil.  Turon.  ann.  1163,  c.  4.  —  Trithem.  Chvon.  Hirsaug.  ann.  1163.  - 
Concil.  Remens.  ann.  1157,  c.  1.  — Guill.  de  Newburg,  Hist.  Angl.  h,  15.  - 
Innoc.  III.  Begest.  i,  94,  165.  —  Contre  le  Franc-Alleu  sans  tiltre,  Paris,  1620, 
p.  215  sq.  —  H.  Mutii  Chron.  ann.  1  12  —  Boehmer,  lieg.  fmp.\,  110.  —  Mura- 
tori,  Antiq.  liai.  Diss.  lx  (t.  xn,  p.  447).  —  Ilist.  Diplom.  Frid.  h.  T.  n,  g.  6-8, 
422-3;  iv,  301;  v,  201.—  Gonstit.  Sicul.  i,  tit.  1.—  TVeuga  Henrici  (Boehlau,  Nove 


RÔLE  DE   LA  POPULACE  251 

Ce  n'est  donc  pas  la  loi  positive  qui  a  inauguré  l'atroce  222 
pratique  de  brûler  vifs  les  hérétiques  ;  le  législateur  n'a  fait 
qu'adopter  une  forme  de  vengeance  où  se  complaisait  naturelle- 
ment, à  cette  époque,  la  férocité  populaire.  Nous  en  avons  vu 
de  nombreux  exemples  dans  un  chapitre  précédent.  En  1219 
encore,  à  Troyes,  un  fou  qui  soutenait  qu'il  était  le  Saint- 
Esprit  fut  saisi  par  la  populace,  lié  dans  une  manne  d'osier 
entourée  de  fagots  et  promptement  réduit  en  cendres.  Il  n'est 
pas  facile  de  déterminer  l'origine  de  ce  châtiment  ;  peut-être 
faut-il  la  chercher  dans  la  législation  païenne  de  Dioclétien, 
qui  l'établit  contre  le  manichéisme  (1).  Les  morts  affreuses 
auxquelles  les  martyrs  étaient  exposés  aux  époques  de  persé- 
cution semblaient  suggérer,  sinon  justifier,  l'application  de 
supplices  analogues  aux  hérétiques;  les  sorciers  étaient  quelque- 
fois brûlés  en  vertu  de  la  jurisprudence  impériale  et  Grégoire 
le  Grand  mentionne  un  cas  où  l'un  de  ces  malheureux  fut  traîné 
sur  le  bûcher  par  le  zèle  religieux  de  la  populace.  Comme 
l'hérésie  passait  pour  le  plus  grand  des  crimes,  le  désir,  com- 
mun aux  laïques  et  au  clergé,  d'en  rendre  le  châtiment  à  la 
fois  aussi  sévère  et  aussi  éclatant  que  possible,  trouvait  un 
instrument  à  sa  convenance  dans  le  bûcher.  D'ailleurs,  avec  le 
système  d'exégèse  alors  à  la  mode,  il  ne  fut  pas  difficile  de 

Cnstit.  Dom.  Alberti,  Weimar,  1838,  p.  78  ;  cf.  Boelimer,  Regest.  v,  700).  — 
Sachsenspiegel,  n,  xn.  —  Schwaben  piegel,  cap.  116,  n°  29  ;  cap.  351,  n°  3  (éd. 
Senckenb.)  —  Archivio  di  Venezia,  Cod.  ox  Brera,  n°  277.  —  El  r'uero  real  de  iis- 
pana,  lib.  iv,  tit.  i,  ley  1.  —  Isambert,  Ane.  loix  franc,  i,  230-33,  257.  —  Hard, 
Concil.  vu,  ^03-8.  —  Etablissements,  i,  85.  —  Livres  de  Justice  et  de  Plet,  i,  tit.  m, 
7.—  Beaumanoir,  Coût,  du  Beauvoisis,  xi,  2;  xxx,  11.  —2  Henry  iv,  c.  15  (cl'. 
Pike,  But.  of  crime  in  England,  i,  343-4,  489). 

Il  est  vrai  que  Bracton  {De  leg.  Angbxf  lib.  m,  tract,  u,  cap.  9,  2)  et  Horne 
(Myrror  of  justice,  cap.  i,  4,  cap.  n,  22,  cap.  ïv,  14)  décrivent  tous  les  deux  le 
châtiment  du  bûcher  infligé  à  l'apostasie,  l'hérésie  et  la  sorcellerie;  le  premier 
Tait  même  allusi  n  à  un  cas  ou  un  clerc  qui  embrassa  le  judaïsme  fut  brûlé  par  un 
concile  à  Oxford;  mais  cette  pénalité  n'avait  pas  de  place  régulière  dans  la  loi 
commune  et  n'y  figurait  que  sous  l'influence  des  jurisconsultes,  épris  de  la  juri- 
diction romaine,  qui  voulaient  compléter  leur  travail  en  assimilant  la  trahison 
commise  envers  Dieu  à  la  trahison  à  l'égard  du  souverain.  Le  silence  de  Britton 
(chap.  vm)  et  de  la  Fleta:  (lib.  i,  cap.  21(  preuve  que  la  question  n'avait  .  as  d'im- 
portance pratique. 

(1)  [M.  Seeck  a  justement  observé  que  la  cruauté  de  la  loi  pénale,  dans  les  der- 
niers temps  de  l'Empire,  est  due  à  l'influence  et  à  l'infiltration  continuelle  des 
Barbares  dan?  le  monde  gréco-romain.  La  peine  du  feu  existait  chez  les  Gaulois  et 
chez  les  Germains.  —  Trad.] 


252  LES   BUCHERS   SE   MULTIPLIENT 

découvrir,  dans  l'Écriture,  une  allusion  à  la  peine  du  feu.  On 
lit,  en  effet,  dans  l'Évangile  de  Saint  Jean  :  «  Si  quelqu'un  ne 
demeure  pas  en  moi,  il  sera  jeté  dehors  comme  le  sarment;  il 
223  sèche,  puis  on  le  ramasse,  et  on  le  jette  au  feu,  et  il  brûle.  »  (1). 
L'interprétation  littérale  des  métaphores  des  Livres  Saints  a 
été  une  source  trop  fréquente  d'erreurs  et  de  crimes  pour  que 
nous  puissions  être  surpris  de  cette  application  du  texte  sacré. 
Un  commentaire  autorisé  du  décret  de  Lucius  III  en  1184, 
ordonnant  que  les  hérétiques  fussent  remis  au  bras  séculier  pour 
être  châtiés,  cite  le  texte  de  Saint  Jean  et  la  jurisprudence  impé- 
riale, puis  conclut  triomphalement  que  la  mort  par  le  feu  est 
la  peine  qui  convient  aux  hérétiques,  «  suivant  la  loi  divine  et 
la  loi  humaine,  non  moins  que  suivant  la  coutume  universelle.» 
Et  il  ne  faut  pas  croire  que  l'on  eût  la  charité  d'étrangler  l'héré- 
tique avant  de  le  brûler;  les  auteurs  qui  ont  tracé  ses  devoirs 
à  l'Inquisition  déclarent  que  le  coupable  doit  être  brûlé  vif  en 
présence  du  peuple  ;  ils  ajoutent  qu'une  ville  entière  peut  être 
brûlée  si  elle  est  un  réceptacle  d'hérétiques  (2). 

Quelques  scrupules  qu'ait  éprouvés  l'Église,  durant  le  xi«  et 
le  xne  siècle,  au  sujet  de  son  attitude  envers  l'hérésie,  elle  n'a 
jamais  eu  de  doute  sur  la  conduite  qui  convenait,  à  cet  égard, 
au  pouvoir  séculier.  Une  coutume  très  ancienne,  fondée  sur 
une  idée  de  décence,  interdisait  qu'un  ecclésiastique  prit  part  à 
des  jugements  comportant  la  peine  de  mort  ou  de  mutilation  ; 
il  ne  devait  même  pas  se  trouver  présent  dans  la  chambre  de 
torture,  où  les  patients  étaient  placés  sur  le  chevalet.  Cette 
aversion  pour  la  vue  du  sang  et  de  la  souffrance  fut  encore 
exagérée  à  l'époque  des  persécutions  les  plus  sanglantes.  Pen- 
dant que  des  milliers  d'hommes  étaient  massacrés  en  Langue- 
doc, le  concile   de  Latran  renouvela  les  anciens  canons  qui 


(1)  Évangile  de  Saint  Jean,  xv,  6. 

(1)  Cœsar.  He  sterbac.  Dial.  Miraculor.  Dist.  v,  c.  33.—  Mosaic.  et  Roman. 
Legg.  Collât.  Tit.  xv,  3  (Hugo,  1405).  —  Const.  3  Cod.  ix,  18.  —  Cassiodor.  Var. 
iv,  xxii,  xxiu.  —  Gregor.  l'P.  1.  Dial.  i,  4.  —  GL»s~.  Hosticnsis  in  Cap.  ad  abo- 
lendam,  n°  H,  13  (Evmerici  Direct.  Inquisit.  p.  149-150);  cf.  Gloss.  Joan.  Andieae 
(ibid.  p'  170-1).  —  iiepertorium  lnquisitorum  s.  v.  Comburi  (éd.  Valent.  1494; 
éd.  Venet.  1188,  p.  127-8). 


PRESSION    SUR   LE    POUVOIR    TEMPOREL  253 

défendaient  aux  clercs  de  prononcer  une  sentence  capitale  ou 
d'assister  à  une  exécution  (1216).  Ils  ne  devaient  même  prati- 
quer aucune  opération  chirurgicale  qui  exigeât  l'emploi  du  feu 
ou  du  fer.  En  1255,1e  concile  de  Bordeaux  leur  interdit  d'écrire 
ou  de  dicter  des  lettres  relatives  à  des  sentences  capitales.  La 
souillure  résultant  de  l'effusion  du  sang  était  si  vivement 
ressentie  qu'une  église  ou  un  cimetière,  où  du  sang  avait  été 
versé  par  hasard,  ne  pouvait  plus  servir  avant  une  cérémonie 
de  purification;  on  alla  si  loin  dans  cette  voie  que  les  prêtres 
durent  interdire  aux  juges  de  rendre  la  justice  dans  les  églises, 
parce  que  les  cas  qu'on  leur  soumettait  pouvaient  entraîner  des 
châtiments  corporels  !  Si  cette  crainte  de  participer  à  l'infliction  224 
de  tourments  avait  été  sincère,  elle  serait  digne  de  tout  notre 
respect;  mais  il  n'y  avait  là  qu'un  astucieux  détour  pour  se 
dérober  à  la  responsabilité  de  certains  actes.  Dans  les  pour- 
suites pour  hérésie,  le  tribunal  ecclésiastique  ne  prononçait 
pas  de  sentences  sanguinaires.  11  se  contentait  de  déclarer  que 
l'accusé  était  hérétique;  puis  il  le  «relâchait»,  c'est-à-dire 
l'abandonnait  au  pouvoir  séculier,  avec  l'adjuration  hypo- 
crite de  le  traiter  avec  pitié,  d'épargner  sa  vie  et  de  ne  pas 
verser  son  sang.  Pour  savoir  ce  qu'il  faut  penser  de  cet  appel 
à  la  pitié,  il  suffit  de  se  rappeler  la  théorie  de  l'Église  touchant 
les  devoirs  du  pouvoir  temporel.  Les  inquisiteurs  érigèrent  en 
règle  légale  qu'on  commettait  un  crime  égal  à  celui  de  l'hérésie 
et  méritant  les  mêmes  châtiments,  lorsqu'on  exprimait  même 
un  doute  sur  la  légitimité  des  persécutions  en  matière  de  con- 
science (1). 

Aussitôt  que  l'hérésie  eût  fait  des  progrès  alarmants,  on  re- 
nouvela les  instructions  de  Léon  et  de  Pelage.  Dès  le  début  du 
xne  siècle,  Honorius  d'Autun  proclama  qu'il  fallait  user  du 
glaive  temporel  envers  ceux  qui,  rebelles  à  la  parole  de  Dieu,, 
refusaient  obstinément   d'écouter  celle    de   l'Église.  Dans  les 

(!)  Concil.  Autissiod.  ann.  578,  c.  33.  —  G.  Matiscon.  II.  ann.  585,  c.  19—  C. 
Toletan.  XI,  ann .  675,  c.  6.  —  C.  30  Decreti  P.  ri.  Caus.  xxm.  Quaest.  S.  —  C.  Lateran.  IV, 
ann.  1215  c.  18.  —  G.  Burdegalens.ann.  1255,  c.  10.  —  G.  Budens.  ann.  1268,  c.  11.—  C. 
Nugaroliens.  ann.  1303  c.  13.  —  C.  Baiocens.  ann.  1300  c.  34.  —  Lib.  Sent.  Inq.  Tolosaa. 
p.  208.—  Bernard.  Guidonis  Practica  (Mss.  Bib.  Nat.  Coll.  Doat,  T.  xxx,  fol.  1  sqq.) 

15 


254  INCITATIONS   A    l'lNTOLLRANCB 

compilations   de  droit  canonique  par  Yves  et  Gratien,  les  allu- 
sions à  la  conduite  de  l'Église  envers  les  hérétiques  sont  très 
peu  nombreuses  ;  mais  il  y  a  d'abondantes  citations  établissant 
le  devoir  qui    incombe   au   souverain   d'extirper   l'hérésie  et 
d'obéir,  à  cet  effet,  aux  commandements  de  l'Église.    Frédéric 
Barberousse  ajouta  la  sanction  impériale  à  cette  doctrine  ecclé- 
siastique, que  le  glaive  lui  avait  été  remis  pour  frapper  les 
ennemis  du  Christ,  lorsqu'il  allégua  ce  motif  en  1159  pour  jus- 
tifier son  hostilité  contre  Alexandre  III  et  l'aide  qu'il  accordait 
à  l'antipape  Victor  IV.  Le  second  concile  de  Latran,  en  1139, 
ordonne    à   tous    les  potentats    de    réduire    les   hérétiques  à 
l'obéissance  ;    le  troisième,  en  4179,  déclare  dévotement  que 
l'Eglise  n'est  pas  avide  de  sang,  mais  qu'elle  réclame  le  con- 
cours des  lois   séculières,  vu  que  les  hommes  sont  portés  à 
accepter  les  remèdes  de  l'âme  pour  échapper  aux  châtiments 
corporels.   Nous   avons  vu  que  ces  exhortations  produisirent 
d'abord  peu  d'effet.  Plus  tard,  désespérant  d'obtenir  la  collabo- 
ration volontaire  des  princes  temporels,  l'Église  fit  un  pas  en 
avant  et  revendiqua  pour  elle-même  la  responsabilité  des  châ- 
timents tant  matériels  que  spirituels,  jugés  nécessaires  à  la 
répression  de  l'hérésie.  Le  décret  de  Lucius  III,  au  soi-disant 
concile  de  Vérone  en  1184,  enjoignait  à  tous  les  souverains  de 
225    jurer>  en  présence  de  leurs  évèques,  qu'ils  exécuteraient  pleine- 
ment et  efficacement  les  lois  ecclésiastiques  et  séculières  contre 
l'hérésie.    Tout  refus,   toute   négligence  même,   devaient  être 
punis  d'excommunication,  de  déchéance,  d'incapacité  d'exercer 
le  pouvoir;  s'il  s'agissait  de  villes,  elles  devaient  être  mises  en 
quarantaine  et  privées  de  tout  commerce  avec  les  autres  (1). 
*  L'Église  entreprenait  ainsi  de  faire  entrer  de  force  les  prin- 
ces temporels  dans  la  voie  de  la  persécution.  Une  fois  sa  réso- 
lution prise,  elle  se  montra  intraitable.  Toute  hésitation  à  per- 
sécuter entraînait  l'excommunication  et  si  cette  arme  ne  suffi- 

(1)  Honor.  Augustod.  Summ.Glor.  de  Annst.  c.  5.  —  Ivon.  Décret,  ix,  70-79. — 
Gratiani  Décret.  P.  n.  Caus.  xxm.  9.  5.  —  Radevic.  de  (lest.  Frid.  i.  lib  ri.  c.  56. 
—  Concil.  Lateran.  II.  ann.  1139,  c.  23.  —  Concil.  Lateran.  III  ann.  1179,  c.  27 
(cf.  C.  Tolosan.  ann.  H19,  c.  3  ;  C.  Remens.  ann.  1148,  c.  18;  C.  Turonens.  ann. 
1163,  c.  4).  — Lucii.  PP.  III.  Epist.  171. 


MENACES   AUX    PRINCES  2o5 

sait  pas,  l'Église  n'hésitait  pas  à  livrer  au  premier  aventurier 
venu  les  domaines  du  prince  qui  résistait  à  ses  ordres.  Cette 
ingérence  monstrueuse  du  pouvoir  spirituel  devait-elle  devenir 
la  loi  publique  de  l'Europe  ?  Telle  était  la  question  qui  se  posait 
à  l'époque  des  Croisades  albigeoises.  On  sait  ce  qu'il  advint. 
Raymond  perdit  ses  provinces,  simplement  parce  qu'il  ne  vou- 
lait pas  traiter  assez  sévèrement  les  hérétiques,  et  les  territoires 
que  son  fils  put  conserver  furent  considérés  comme  une  nou- 
velle investiture.  Le  triomphe  de  l'Église  et  de  la  nouvelle  doc- 
trine était  donc  complet. 

L'Église  fît  sentir  à  tous  les  dignitaires,  du  haut  en  bas  de 
l'échelle  sociale,  que  les  places  qu'ils  occupaient  étaient  des 
fonctions  dans  une  théocratie  universelle,  où  tous  les  intérêts 
étaient  subordonnés  au  grand  devoir  de  maintenir  la  pureté  de 
la  foi.  L'hégémonie  de  l'Europe  résidait  dans  le  Saint-Empire 
Romain  où  l'Empereur,  à  la  cérémonie  du  couronnement,  était 
admis  aux  ordres  inférieurs  de  la  prêtrise  et  tenu  de  lancer 
l'anathème  contre  toute  hérésie  qui  pouvait  s'élever  contre 
l'Église  catholique.  En  lui  donnant  l'anneau,  le  pape  lui  disait 
que  c'était  là  un  symbole  de  son  devoir  de  détruire  l'hérésie  ; 
en  le  ceignant  de  l'épée,  il  disait  que  ce  glaive  était  destiné  à 
frapper  les  ennemis  de  l'Église.  Frédéric  II  déclara  qu'il  avait 
reçu  la  dignité  impériale  pour  le  maintien  et  la  propagation 
de  la  foi.  Dans  la  bulle  de  Clément  VI  reconnaissant  Charles  IV,  226 
l'énumération  des  devoirs  de  l'Empereur  commence  par  celui 
de  propager  la  foi  et  d'extirper  l'hérésie;  la  négligence  de 
l'Empereur  Wenceslas  à  supprimer  l'hérésie  de  Wickliffe  fut 
considérée  comme  un  motif  suffisant  de  sa  déposition.  En  vé- 
rité, soutenaient  les  théologiens,  la  seule  raison  du  transfert 
de  l'Empire  des  Grecs  aux  Allemands  était  l'intérêt  pour 
l'Église  de  disposer  d'un  instrument  efficace.  Les  principes 
appliqués  aux  dépens  de  Raymond  de  Toulouse  furent  incorpo- 
rés dans  la  loi  canonique  et  chaque  souverain,  prince  ou  sei- 
gneur, dut  comprendre  que  ses  territoires  seraient  exposés  à 
la  spoliation  si,  dûment  averti,  il  hésitait  à  fouler  aux  pieds 
l'hérésie.  La  même  discipline  pesa  sur  les  dignitaires  d'ordre 


256  MENAGES    AUX    FONCTIONNAIRES 

inférieur.  Suivant  le  concile   de  Toulouse  de  1229,  tout  bailli 
qui  se  montrerait  peu  zélé  à  persécuter  l'hérésie  devait  être  dé- 
pouillé de  ses  biens  et  déclaré  inéligible   aux  emplois  publics. 
En  1244,  le  concile  de  Narbonne  déclare  que  lorsqu'une  per- 
sonne disposant  d'une  juridiction  temporelle  tarderait  à  sup- 
primer l'hérésie,  elle  serait  considérée  comme  complice  des 
hérétiques  et  passible  des  mêmes  peines  que  ceux-ci;  cette  dis- 
position fut  étendue  à  ceux  qui  négligeraient  une  occasion  fa- 
vorable de  saisir  la  personne  d'un  hérétique,  ou  même  de  venir 
en  aide  à  ceux  qui  essayeraient  de  la  saisir.  Depuis  l'Empereur 
jusqu'au  dernier  des  paysans,  le  devoir  de  persécuter   était  im- 
posé à  tous,  sous  la  menace  de  toutes  les  sanctions,  spirituelles 
et  temporelles,  dont  l'église  du  xme  siècle  pouvait  disposer  (1). 
Ces  principes    furent  reçus,    tacitement   ou   explicitement, 
227     dans  le  droit  public  de  l'Europe.  Frédéric  II  les  accepta  dans 
ses  cruels  édits  contre  l'hérésie,  d'où  ils  passèrent  dans  les  com- 
pilations de  droit  civil  et  féodal,  et  même  dans  les  recueils  de 
jurisprudence  locale.  Ainsi,    en  1228,  d'après  les  statuts   de 
Vérone,  le  podestat,  lors  de  son  entrée  en  charge,  jure  d'expul- 
ser tous  les  hérétiques  de  la  ville  ;   dans  le  Schwabenspiegel, 
code  en  vigueur  dans  toute  l'Allemagne  méridionale,  il  est  dit 
f  qiCyj^.  souverain,  s'il  néglige  de  persécuter  l'hérésie,  doit  être 
)   dépouillé  de  toutes  ses  possessions  et  que,  s'il  ne  fait  pas  brûler 
<      tous  ceux  qui  lui  sont  dénoncés  comme  hérétiques  par  les  tri- 
/      bunaux  ecclésiastiques,  il  doit  être  lui-même  puni  pour  hérésie.  , 

(i)  Bôhmer,  Reg»st.  Imn.  v,  86.  — Innoc.  PP.  III.  Regest.  de  Negot.  Rom.  Imp. 
189. —  Muratori  Àntiq.  liai.  diss.  ni.  —  Hartzheim,  Concil.  German.  III,  540.  — 
Cod.  Epist.  Rodolphi  I,  Auct.  h,  p.  375-7  (Lipsiœ,  1806).  —  Theod.  Vrie,  Hist. 
Concil.  Constant,  lib.  m,  dist.  8;  lib.  vu,  dist.  7.  — Thom.  Aquin.  de  Princ. 
Regim.  lib.  i,  c.  xiv;  lib.  m,  c.  x,  xm-xvrn.  —  Lib.  v,  Extra.  Tit.  vu,  c.  13,  3.  — 
Concil.  Tolosan.  ann.  1220,  c.  5.  —  Concil.  Narbonn.  ann.  1244,  c.  15,  16.  —  Zan- 
chini,  de  Hasret.  c  v.  —  Beatimanoir,  Coutumes  du  Beauvoisis,  xi,  27.  —  Voir  aussi 
le  sermon  de  l'évèque  de  Lodi  lors  de  la  condamnation  de  Jean  Huss  (Von  der 
Hardt,  m,  5). 

Le  devoir  des  princes  et  de  tous  les  fonctionnaires  d'exterminer  l'hérésie,  sous 
peine  de  forfaiture  et  de  poursuite  pour  hérésie,  est  exposé  avec  précision  dans  la 
Summa  de  cnsibus  consc'entix  (lib.  n,  Tit.  lviii,  Art.  4)  d'Astcsanus,  dont  l'ouvrage, 
écrit  en  1317,  resta  la  plus  haute  autorité  en  l'espèce  jusqu'à  la  Réforme. 

Le  traité  D<t  prineipum  Regimine,  bien  qu'il  ne  soit  pas  entièrement  de  Saint 
Thomas  d'Aquin,  expose  avec  autorité  la  théorie  des  ecclésiastiques  touchant  les 
devoirs  du  gouvernement  temporel.  Voir  Poole,  Illustration  of  the  History  of  Mé- 
diéval Thought,  p.  240. 


RESPONSABILITÉ    DE    L'ÉGLISE  257 

L'Église  veilla  à  ce  que  cette  législation  ne  restât  pas  lettre 
morte.  Elle  exigea  que  les  atroces  décrets  de  Frédéric  fussent 
lus  et  commentés  dans  la  grande  école  de  droit  de  Bologne, 
comme  un  chapitre  essentiel  de  la  jurisprudence,  et  qu'ils  fus- 
sent même  incorporés  dans  la  loi  canonique.  Nous  verrons  que 
les  papes  ont  ordonné  à  plusieurs  reprises  que  ces  édits  fus- 
sent inscrits  dans  la  législation  des  villes  et  des  États  ;  l'inqui- 
siteur était  chargé  d'en  imposer  l'exécution  à  tous  les  fonction- 
naires, sous  peine  d'excommunication  pour  ceux  qui  néglige- 
raient cette  bonne  œuvre.  Mais  l'excommunication  elle-même, 
qui  annulait  les  pouvoirs  et  la  compétence  d'un  magistrat,  ne 
l'exemptait  pas  du  devoir  de  punir  les  hérétiques  quand  il  en 
était  sommé  par  l'évêque  ou  par  l'inquisiteur.  Cela  posé,  il  est 
évident  que,  lorsque  les  inquisiteurs  imploraient  la  clémence 
des  autorités  civiles,  au  moment  où  ils  leur  livraient  des  vic- 
times destinées  au  bûcher,  il  n'y  avait  là  qu'une  simple  forma- 
lité, née  du  désir  qu'avaient  les  ecclésiastiques  de  ne  pas  parti- 
ciper ouvertement  à  des  sentences  capitales.  Avec  le  temps, 
cette  hypocrisie  elle-même  fut  quelque  peu  oubliée.  Ainsi,  au 
mois  de  février  1418,  le  concile  de  Constance  décréta  que  tous 
ceux  qui  défendraient  l'Hussitisme,  ou  regarderaient  Jean  Huss 
ou  Jérôme  de  Prague  comme  des  saints,  seraient  traités  en  hé- 
rétiques relaps  et  brûlés  vifs  —  puniantur  ad  ignem.  C'est 
dénaturer  et  falsifier  l'histoire  que  d'admettre,  comme  le  font 
les  apologistes  modernes,  que  l'exhortation  à  la  clémence  fût 
sincère,  que  la  responsabilité  du  meurtre  de  l'hérétique  pesât 
sur  le  magistrat  séculier  et  non  sur  l'inquisition.  Nous  nous 
imaginons  aisément  le  sourire  de  surprise  avec  lequel  Gré- 
goire IX  ou  Grégoire  XI  auraient  accueilli  la  dialectique  du  comte  228 
Joseph  de  Maistre,  démontrant  que  c'est  une  erreur  de  sup- 
poser qu'un  prêtre  catholique  ait  jamais  pu  être,  à  aucun  titre, 
l'instrument  de  la  mort  d'un  de  ses  frères  (1). 

(i)  Post.  Const.  4.  Cod.  lib.  i.  tit.  v.  —  Post.  lib.  Feudorum.  —  Lib.  juris  civilis 
Veronae,  c.  156.  —  Schwabenspiegel,  éd.  Senckenb.  cap.  351;  éd.  Schilt.  c.  308.  — 
Potthast,  Beg.  6593.  -  Innoc.  PP.  IV.  Bull.  C»m  adversus,  5  juin  1252;  Bull.  Ad 
aures,  2  apr.  1253;  31  oct.  1243;  7  julii  1254.  —  Bull.  Cum  fratres,  maii  9,  1252. 
—  Urbani  IV.  Bull.  Licet  ex  omnibus,  1262,  12.  —  Wadding,  Annal.  Minor.  ann. 


258  DÉNONCIATIONS    IMPOSÉES 

Non  seulement  on  enseignait  ainsi  à  tous  les  chrétiens  que 
leur  premier  devoir  était  de  contribuer  à  l'extermination  des 
hérétiques,  mais  on  les  poussait  sans  scrupule  à  les  dénoncer 
aux  autorités,  au  mépris  de  toute  considération  humaine  ou 
divine.  Les  liens  du  sang  n'étaient  pas  une  excuse  pour  celui 
qui  dissimulait  un  hérétique  :  le  fils  devait  dénoncer  son  pèrer 
le  mari  était  coupable  s'il  ne  livrait  pas  sa  femme  à  une  mort 
affreuse.  Tous  les  liens  humains  étaient  brisés  par  le  crime 
d'hérésie  ;  on  apprenait  aux  enfants  qu'ils  devaient  quitter 
leurs  parents  ;  même  le  sacrement  du  mariage  ne  pouvait  pas 
unir  une  femme  orthodoxe  à  un  mari  hérétique.  Les  engage- 
ments privés  n'étaient  pas  respectés  davantage.  Innocent  III 
déclare  emphatiquement  que,  suivant  les  canons,  on  ne  doit 
point  conserver  sa  foi  à  celui  qui  ne  la  conserve  pas  envers 
Dieu.  Aucun  serment  de  discrétion  n'était  valable  dans  une 
cause  d'hérésie,  car  «  celui  qui  est  fidèle  envers  un  hérétique  est 
229  infidèle  envers  Dieu  ».  L'apostasie  est  le  plus  grand  des  crimes» 
dit  l'évêque  Lucas  de  Tuy  ;  par  conséquent,  si  quelqu'un  s'est 
engagé  par  serment  àga  nier  le  secret  d'u  ne  si  horrible  perversité,  il 
doit  révéler  l'hérésie  et  faire  pénitence  pour  le  parjuré,  avec  l'as- 
surance que,  la  charité  pouvant  couvrir  une  multitude  de  péchés, 
il  sera  traité  avec  indulgence  en  considération  de  son  zèle  (1). 

«253,  n°  7;  ann.  1200,  n°  1  ;  ann.  1201,  n°  3.  —  C.  6  Sexto  v.  2,  c.  I,  2  in  Sep- 
timo  v.  3.  —  Von  der  Hardt,  T.  rv,  p.  1519.  —  Campana,  Vit*  di  6an  Piero  Mar- 
tne,  p.  124.  —  J.  de  Maistre,  Lettres  à  un  gentilhomme  tusse  sur  P  Inquisition 
espiqnob-,  éd.    1864,  p.    17-18,  28,  34. 

Un  écrivain  du  xiu"  si  cle  a  présenté  la  même  thèse  avec  plus  de  force  encore 
que  J.  de  Maistre  :  «  Notre  pape,  dit-il,  ne  tue  pas  et  ne  commande  pas  qu'un 
homme  soit  tué;  mais  la  loi  tue  ceux  que  le  pape  permet  de  tuer,  et  ils  se  tuent 
eux-mêmes,  puis  qu'ils  font  des  choses  pour  lesquelles  ils  douent  être  tués.  » 
(Gregor.   Fan»ns.  Disi>vt.  <alh<  l.  et  Pntar.  ap.  tfnrtene,  Thés,  v,  1741). 

Il  y  a  plus  de  vérité  h'st  rique  dans  ce  qu'écrirait,  eu  1 762,  un  dominicain 
fjmat'que.  Après  avoir  cité  Dentéronomt  xui,  0-10,  il  déclare  que  le  commande- 
ment <ie  tuer  sans  pitié  tous  ceuv  qui  détournent  les  fi  leles  delà  vraie  religion  est 
presque  littéralement  la  loi  de  la  Sainte  Inquis  tion;  puis  il  prouve,  par  les  témoi- 
gnages de  l'Ecriture,  qu<*  le  leu  e-t  la  grande  joie  de  Dieu  et  le  vrai  moyen  de 
purifier  le  froment  en  détruisant  l'ivraie  [Lob  und  Ehr  nred"  a>'f  aie  lieili ,e  In- 
quisition,  Vienne,  1732,  p.  19-21). 

L'appel  à  la  clémence,  devenu  plus  tard  une  vile  hypocrisie,  fut  inauguré  de 
bonne  foi  par  Innocent  III  dans  le  cas  de  clercs  coupables  de  faux  qui  avaient  été 
dégradés  et  li  rés  aux  tribunaux  séculiers.    -    C.  27,  Extr.  v.  40. 

(I)  Urbani  PP.  II.  Epist.  :'50.  —  Zanchin1,  de  livret  c.  xvm.  —  Innoc.  PP.  III. 
Reyest.  xi,  2G.  —  Lucae  Tudens.  de  alnra  Vitn,  n,  9. 


DOCTRINE   DE    SAINT-THOMAS  259 

Ainsi  l'hésitation  qu'éprouvait  l'Église  au  xi*  et  au  xue  siècle, 
touchant  la  conduite  qu'elle  devait  tenir  envers  les  hérétiques, 
disparut  complètement  au  xme,  lorsqu'elle  fut  engagée  dans 
une  lutte  à  mort  avec  les  sectaires.  Il  ne  fut  plus  question  de 
modération  ni  de  pitié.  Saint-Raymond  de  Pennaforte,  le  com- 
pilateur des  Décrétâtes  de  Grégoire  IX,  qui  était  la  plus  haute 
autorité  de  son  temps,  pose  en  principe  que  l'hérétique  doit 
être  puni  par  l'excommunication  et  par  la  confiscation  et,  si  ces 
mesures  ne  suffisent  pas,  par  toutes  les  rigueurs  dont  dispose 
le  bras  séculier.  L'homme  dont  la  foi  est  douteuse  doit  être 
considéré  comme  un  hérétique  ;  il  en  est  de  même  du  schis- 
matique  qui,  tout  en  admettant  tous  les  dogmes  de  la  religion, 
refuse  l'obéissance  due  à  l'Église  romaine.  Les  uns  comme  les 
autres  doivent  être  poussés  de  force  dans  le  bercail  catholique 
et  l'on  rappelle,  pour  justifier  la  mise  à  mort  des  obstinés,  le 
sort  biblique  de  Korah,  de  Dathan  et  d'Abiram  (4). 

Saint:îhomas  d'Âquin,  dont  la  haute  autorité  semble  rejeter 
dans  l'ombre  tous  ses  prédécesseurs,  fixe,  avec  une  précision 
impitoyable,  les  règles  que  voici.  Les  hérétiques  ne  doivent  pas 
être  tolérés.  La  charité  de  l'Église  leur  accorde  deux  avertisse- 
ments, après  quoi,  s'ils  s'obstinent,  ils  doivent  être  livrés  au 
bras  séculier  et  écartés  de  la  société  humaine  par  la  mort.  Cela 
même  prouve  la  charité  débordante  de  l'Église,  ^car  c'est  un  23( 
crime  bien  plus  grand  de  corrompre  la  foi  dont  dépend  la  vie 
de  l'ame  que  d'altérer  le  monnayage  qui  sert  seulement  à  la  vie 
temporelle  ;  donc,  si  les  faux  monnayeurs  sont  à  juste  titre  con- 
damnés à  mort,  il  y  aurait  encore  bien  plus  de  raison  pour 
tuer  un  hérétique  sitôt  qu'on  l'aurait  convaincu  de  son  crime. 

Or,  l'Église,  dans  sa  miséricorde,  est  toujours  prête  à  ouvrir 


<t)  S.  Kaymundi  Smimas  lil>.  i,  tit.  v,  2,  4,  8;  tit.  vï,  1.  —  Telle  continua  à  être 
la  doctrine  ile  l'Eglise.  Zanghin>  Ugdini  comprend,  dans  son  énumération  des 
horésie*,  la  négligence  d'observer  les  Décréhilrs  papales,  qui  constitue  un  mépris 
apparent  du  p>;ro  r  des  ciels  (Tract.  <lt>  Hxret.  c.  u).  Cet  ouvrage  autorisa  lut 
imprimé  à  Rome  en  156-*  aux  Irais  de  Pin  V,  avec  un  commentaire  du  cardinal 
t'ampegg»,  et  fut  réimprime  avec  des  additions  par  Simancas  en  570.  Mes  renvois 
s-  rajp  \\  nt  a  une  copie  du  xve  siècle,  Conservée  à  la  Bibliothèque  Nationale,  fonds 
latin,  1253.! 


260  VIOLATION    DES    TOMBES 

ses  bras  à  l'hérétique,  même  relaps  un  grand  nombre  de  fois, 
et  à  lui  indiquer  une  pénitence  par  laquelle  il  pourra  mériter 
la  vie  éterr.^lle  ;  mais  la  charité  envers  les  uns  ne  doit  pas  en- 
traîner d'effets  funestes  pour  les  autres.  Aussi,  la  première  fois, 
•  'hérétique  qui  se  repent  et  se  rétracte  sera  reçu  à  pénitence  et 
sa  vie  sera  épargnée  ;  mais  s'il  retombe,  bien  qu'il  puisse  de 
nouveau  être  admis  à  pénitence  pour  le  salut  de  son  âme,  il  ne 
sera  pas  exempté  de  la  peine  de  mort.  Telle  est  l'expression 
bien  nette  et  formelle  de  la  politique  de  l'Église  qui  devint,  en 
ces  matières,  la  règle  inaltérable  de  sa  conduite  (1). 

L'Église  ne  se  contentait  pas  d'exercer  son  pouvoir  sur  les 
vivants  ;  les  morts  eux-mêmes  devaient  sentir  les  effets  de  sa 
colère.  Il  semblait  intolérable  qu'un  homme  qui  avait  réussi  à 
dissimuler  son  iniquité  et  qui  était  mort  muni  des  sacrements, 
pût  dormir  son  dernier  sommeil  dans  une  terre  consacrée  et 
prendre  sa  part  aux  prières  des  fidèles.  Non  seulement  il  avait 
échappé  au  châtiment  dû  à  ses  crimes,  mais  ses  biens,  qui 
auraient  dû  être  confisqués  au  profit  de  l'Eglise  et  de  l'État, 
avaient  été  injustement  transmis  à  ses  héritiers  et  devaient  leur 
être  repris.  Il  existait  donc  d'excellentes  raisons  pour  encoura- 
ger les  procès  posthumes.  A  une  époque  antérieure,  on  s'était 
souvent  demandé,  dans  l'Eglise,  si  l'excommunication,  avec  les 
effroyables  peines  qu'elle  entraînait  dans  ce  monde  et  dans 
l'autre,  pouvait  être  fulminée  contre  les  âmes  des  morts.  Dès 
l'époque  de  Saint-Cyprien,' la  coutume  d'excommunier  les  morts 
était  devenue  générale  et,  vers  382,  Saint-Jean  Chrysostùme 
avait  dû  s'élever  contre  la  fréquence  de  ces  sentences,  où  il 
voyait  une  ingérence  indiscrète  dans  les  jugements  de  Dieu) 
Léon  1er,  en  432,  adopta  les  vues  de  Saint-Jean  Chrysostùme, 
qui  furent  confirmées  par  Gélase  Ier  et  par  un  concile  romain 
vers  la  fin  du  ve  siècle.  Mais  la  question  se  représenta  au  cin- 
quième concile  général,  tenu  à  Constantinople  en 553  :  il  s'agis- 
sait de  savoir  si  l'Église  pouvait  lancer  l'anathème  contre  Théo- 
doret  de  Cyrus,   Ibas  d'Edesse  et  Théodore  de   Mopsueste,   qui 

(i)  S.  Tliom.  Aquinat.  Summx  sec    Q    m,  art.  3,  4 


HISTOIRE   DU   PAPE   FORMOSE  261 

étaient  morts  depuis  un  siècle.  Nombre  de  Pères  du  concile  en 
doutaient,  lorsque  Eutychius,  homme  très  versé  dans  les  Écri- 
tures, rappela  que  le  pieux  roi  Josiah  n'avait  pas  seulement  231 
mis  à  mort  les  prêtres  du  paganisme,  mais  avait  déterré  les  restes 
de  ceux  qui  étaient  déjà  morts.  Cet  argument  parut  irréfutable  e^ 
l'anathème  fut  prononcé  en  dépit  des  protestations  du  pape  Vigile, 
qui  refusa  obstinément  de  se  laisser  convaincre.  L'ingénuosité 
d'Eutychius,  jusque  là  tout  à  fait  obscur,  fut  récompensée  par  le 
patriarchat  de  Constantinople  et  Vigile  fut  contraint,  par  des 
mesures  rigoureuses,  de  souscrire  àl'anathème.  En 618,  le  concile 
de  Séville  nia  que  l'Église  eût  le  pouvoir  de  condamner  les  morts; 
mais,  en  680,  le  sixième  concile  général,  tenu  à  Constantinople, 
usa  de  l'anathème  avec  la  liberté  la  plus  complète  contre  tous 
ceux,  vivants  ou  morts,  qu'il  considérait  comme  hérétiques. 

En  897,  Etienne  VII  se  crut  autorisé  à  déterrer  le  corps  de 
son  prédécesseur,  le  pape  Formose,  mort  depuis  sept  mois,  à 
le  traîner  par  les  pieds  et  à  le  faire  asseoir  dans  un  synode 
qu'il  avait  convoqué  pour  juger  le  défunt;  la  condamnation 
passée,  on  coupa  deux  doigts  de  la  main  droite  du  cadavre  et 
on  le  jeta  dans  le  Tibre,  d'où  il  fut  retiré  par  hasard  et  enseveli 
à  nouveau.  L'année  suivante,  un  nouveau  pape,  Jean  IX,  annula 
toute  cette  procédure  et  fit  déclarer  par  un  synode  que  per- 
sonne ne  devait  être  condamné  après  sa  mort,  tout  accusé  de- 
vant avoir  la  faculté  de  se  défendre.  Cela  n'empêcha  pas 
Serge  III,  en  905,  d'exhumer  à  nouveau  le  corps  de  Formose, 
de  le  faire  revêtir  d'habits  pontificaux  et  asseoir  sur  un  trône  (1). 
Après  une  nouvelle  et  solennelle  condamnation,  le  malheureux 
cadavre  fut  décapité,  ou  lui  coupa  trois  autres  doigts  et  on  le 
jeta  dans  le  Tibre.  Mais  l'iniquité  de  cette  vengeance  parut 
manifeste  lorsque  les  restes  flottants  du  pape  furent  tirés  du 
fleuve  par  quelques  pêcheurs  et  lorsque,  comme  on  les  portait 
à  l'église  Saint-Pierre,  les  statues  des  Saints  s'inclinèrent. 

Vers  l'an  1100,  Saint- Yves  de  Chartres,  le  premier  canoniste 
de  son  époque,  décida  sans  hésitation  que  le  pouvoir  de  lier  et 
de  délier  attribué  à  l'Église  était  limité  aux  choses  de  ce  monde; 

(i)  Ce  dernier  épisode  a  été  contesté  par  de  bonnes  raisons  (Duchesne  Revue 
de  litt.  rel.  1896,  I.  p.  491)  .  —  2roe  tirage. 

15. 


2')2  EXHUMATION    DES    HÉRÉTIQUES 

que  les  morts,  étant  au-delà  de  la  justice  humaine,  ne  pou- 
vaient être  condamnés  et  que  l'ensevelissement  ne  pouvait  pas 
être  refusé  à  ceux  qui  n'avaient  pas  été  jugés  de  leur 
vivant.  Toutefois,  comme  les  hérésies  se  multipliaient  et 
que  leur  obstination  semblait  justifier  les  haines  passion- 
nées dont  elles  étaient  l'objet,  les  prêtres  frémissaient  à 
la  pensée  que  les  ossements  des  hérétiques  pussent  souiller 
l'enceinte  consacrée  de  l'église  et  du  cimetière,  qu'en  récitant 
les  prières  pour  les  morts,  ils  intercédassent  involontairement 
pour  des  criminels.  On  découvrit  aisément  un  biais.  Le  concile 
232  de  Vérone,  en  1184,  suivi  par  plusieurs  papes  et  conciles, 
excommunia  formellement  tous  les  hérétiques.  Or,  c'était  une 
vieille  règle  de  l'Eglise  que  tout  excommunié  qui  n'avait  pas 
demandé  l'absolution  dans  le  délai  d'un  an  était  condamné 
sans  retour.  Donc,  tous  les  hérétiques  qui  mouraient  sans  se 
confesser  ou  se  rétracter  s'étaient  condamnés  eux-mêmes  et 
n'avaient  pas  droit  à  une  sépulture  en  terre  consacrée.  Bien 
qu'ils  ne  pussent  être  excommuniés,  puisqu'ils  l'étaient  déjà 
ipso  facto,  ils  pouvaient  être  frappés  d'anathème.  Si,  par 
erreur,  ils  avaient  été  enterrés  comme  des  chrétiens,  il  fallait 
les  exhumer  et  les  brûler  sitôt  l'erreur  découverte  ;  l'en- 
quête qui  établissait  leur  culpabilité  était  simplement  un 
examen  des  faits,  non  une  condamnation,  et  les  pénalités 
en  résultaient  d'elles-mêmes.  Il  fallut  quelques  efforts  pour 
établir  cette  règle;  c'est  ce  que  montre  une  lettre  d'Inno- 
cent III,  en  1207.  adressée  à  l'abbé  et  aux  moines  de  Saint- 
Hippolyte  de  Faënza,  qui  avaient  refusé,  malgré  l'ordre  d'un 
légat,  d'exhumer  le  corps  d'un  certain  hérétique  nommé  Otton, 
enseveli  dans  leur  cimetière,  et  d'observer  l'interdit  prononcé 
contre  eux  en  conséquence.  Innocent  est  obligé,  pour  les  réduire 
à  l'obéissance,  de  les  menacer  des  mesures  les  plus  énergiques. 
Avec  le  temps,  cependant,  la  coutume  de  l'exhumation  des  cou- 
/  pables    devint   générale  ;    on   reconnut    que    c'était  un  péché 

grave  de  donner  la  sépulture  à  un  hérétique  ou  à  un  protecteur 
d'hérétiques  —  péché  que  le  coupable,  même  involontaire,  ne 
pouvait  se  faire  pardonner  qu'à  la  condition  d'exhumer  le  corps 


ÉDTT    DE    FRÉDÉRIC    II  263 

do  ses  propres  mains.  Nous  verrons  plus  loin  que  les  investi- 
gations touchant  les  morts  conslituèrent  une  partie  importante 
des  devoirs  que  s'imposa  l'Inquisition  (1). 

L'influence  exercée  par  ces  enseignements  et  ces  pratiques 
parait  avec  évidence  dans  la  carrière  de  l'Empereur  Frédéric  II. 
À  demi  italien  par  le  sang  et  complètement  italien  par  l'édu- 
cation, il  était  philosophe  et  libre-penseur.  L'accusation  de 
Grégoire  IX,  suivant  lequel  il  était  secrètement  disciple  de  23c 
Mahomet,  et  la  tradition  qui  le  représente  comme  appelant, 
dans  l'intimité,  Moïse,  Jésus  et  Mahomet  les  trois  imposteurs, 
sont  évidemment  contradictoires,  mais  prouvent  qu'il  donnait 
une  certaine  apparence  à  de  semblables  imputations.  Et  cepen- 
dant cet  homme,  qui,  au  dire  du  pape  Grégoire,  ne  recevait  les 
sacrements  que  pour  témoigner  son  mépris  de  l'excommuni- 
cation, était  un  politique  trop  sagace  pour  ne  pas  comprendre 
qu'il  ne  pouvait  pas  régner  sur  un  peuple  chrétien  sans  affecter 
un  grand  zèle  pour  l'extermination  de  l'hérésie.  Il  obtint  d'être 
couronné  à  Saint-Pierre,  le  22  novembre  1220,  au  prix  d'un 
édit  qui  est  resté  mémorable  dans  l'histoire  de  la  persécution. 
Au  cours  des  solennités  du  couronnement,  Honorius  interrompit 
la  messe  pour  fulminer  un  anathème  contre  toutes  les  hérésies 
et  les  hérétiques,  comprenant  les  monarques  dont  les  lois  entra- 
vaient la  destruction  de  ceux-ci.  Frédéric  se  montra  toujours 
fidèle  à  la  mission  qu'il  avait  ainsi  acceptée,  d'autant  plus 
peut-être  que,  bien  persuadé  de  la  nécessité  d'une  réforme 
ecclésiastique,   il  rêvait  d'une  sorte  de  califat  où  les  glaives 

(1)  Cypriani  Epist.  1.  —  Chrvost.  Hom.  de  anathemate.  —  L<>on  PP  I.  Epist. 
108,  c.  2.  —  Gelasii  PP.  I.  E  iV.  4,  11.—  Conc  I.  Roman.  II.  ann.  *9i.  -  Kvagrii 
Hist.  eccl.  lib.  iv,  c.  38.  — Vigilii  Con  tit .  rie  tribus  capit  lis.  —  Eacundi  E  i*t. 
in  defens.  t'inm  capit.  —  Concil.  <  on-tantinop.  II.  ann.  553  collât,  vu  —  Concil. 
Hi.*palens.  II.  ann.  618  c.  5.  —  Concil.  Constantinop.  III  ann.  680,  t.  xn.  —  JafFé, 
Hei/st.  303.  —  Synod.  Rom.  ann.  8T8  cl.  —  Chron.  Turon  n  .  (Martene,  lm- 
piss.  C'U.  v,  978-80).  —  Ivon.  Carnotens.  Epist.  96;  e;u  d.  Pmmrm.  lih.  v, 
-c.  115-123.  —  Lucii  PP.  III.  Epist.  171.  —  Lib.  v.  extr.  tit.  vu,  c.  13.  -  Gratvan. 
Dec  et.  n  Caus.  xi.  Q.  m.  c.  36,  37,  3-<.  —  E.  P.  gn-e  Comment  in  y  er  ci  Di- 
rect. Ivqais.  p.  95.  —  Innocent.  PP.  III.  Be  .  ix,  213.—  Lib.  m.  Extra  T  t.  xxviu, 
c.  12.  —  Lib.  v  in  Se\t>  Tit.  i,  c.  2.  —  Eymeric,  /  irect.   luqivs.  p.  104. 

Pour  le-  arguments»  pour  et  contre,  vo:r  Estev.m  d^  A  ila.  D"  c  s  ?•/*  *>c  ■!»- 
siasticis,  Lyon,  186r>,  p.  37-40.  Quand  un  excomm  mi*1  mor'  doit  <>  r  •  al»*>u<.  il 
nous  dit  qu'il  est  Inutale  d'exhumer  ses  re  les  p»ur  les  flug  lier,  parte  \u">\  s.u'li' 
de  fouetter  la  tombe  ! 


234 


264         CAUSES  DE  LA  FÉROCITÉ  DES  ORTHODOXES 

temporel  et  spirituel  auraient  été  réunis  dans  ses  mains.  Quoi- 
qu'il en  soit,  ses  querelles  avec  la  papauté,  qui  remplirent  tout 
son  règne,  ne  firent  que  le  rendre  plus  impitoyable  envers 
les  hérétiques;  juste  au  moment  où  Grégoire  IX  travaillait  à 
fonder  l'Inquisition,  Frédéric  eut  l'audace  de  l'exhorter  à 
déployer  plus  de  zèle  pour  la  défense  de  la  foi  et  de  citer  au 
pape  sa  propre  conduite  comme  un  exemple  à  suivre  !  (1) 


L'horrible  férocité  et  le  zèle  barbare  qui,  pendant  tant  de 
siècles,  infligèrent  d'effroyables  misères  à  l'humanité  au  nom 
de  Jésus,  ont  été  expliqués  ou  justifiés  de  bien  des  manière». 
Certains  fanatiques  de  la  libre  pensée  n'y  ont  vu  que  la  suit  du 
sang  ou  l'appétit  égoïste  de  la  domination.  Des  philosophes  en 
ont  cherché  l'origine  dans  la  doctrine  du  salut  exclusif,  suivant 
laquelle  il  semblait  que  les  autorités  eussent  le  devoir  de  per- 
sécuter les  récalcitrants  dans  leur  propre  intérêt  et  de  les  em- 
pêcher de  vouer  d'autres  âmes  à  la  perdition.  Au  dire  d'une 
autre  école,  tout  s'explique  par  la  survivance  de  la  notion  très 
ancienne  de  la  solidarité  des  membres  d'une  tribu;  cette  con- 
ception, devenue  celle  de  la  chrétienté,  faisait  retomber  sur 
tous  une  part  du  péché  contre  Dieu,  qu'ils  négligeaient  de  punir 
par  l'extermination  des  coupables.  Mais  les  motifs  qui  font  agir 
les  hommes  sont  trop  complexes  pour  qu'une  explication  unique 
puisse  en  rendre  compte.  Si  cela  est  vrai  pour  chaque  individu 
isolé,  ce  l'est  bien  plus  encore  lorsqu'il  s'agit,  comme  dans  le 
cas  présent,  de  la  chrétienté  au  sens  le  plus  large,  comprenant 
le  clergé  et  les  laïques.  Il  n'est  pas  douteux  que  le  peuple  fût 
aussi  impatient  que  ses  pasteurs  d'envoyer  les  hérétiques  au 
bûcher.  Il  n'est  pas  douteux  non  plus  que  des  hommes  de  la 
plus  exquise  bonté,  de  la  plus  haute  intelligence,  animés  du 
zèle  le  plus  pur  pour  le  bien,  professant  une  religion  fondée 


(1)  Hist.  Diplom.  Frid.  H.  Introd.  p.  cdlxxxyiij.,  cnxcvi;  n,  6-8,  42-J-3  ;  iv,  409  11, 
435-6;  v,  459-60.  —  Fuzolh,  De  reb.  sic.  doc.  n,  lib.  vin.  —  Alberic.  Tr.  Font. 
Chron.  ann.  1228.  —  RaynaSd.  Annal,  unii.  1220,  n°  23.  —  Rich.  de  S.  Germano, 
Chron.  ann.  1223. 


BARBARIE    DU    MOYEN    AGE  265 

sur  la  charité  et  sur  l'amour,  ne  se  soient  montrés  féroces  là  où 
l'hérésie  était  en  jeu  et  n'aient  été  prêts  à  l'écraser  en  infligeant 
les  souffrances  les  plus  cruelles.  Saint-Dominique  et  Saint- 
François,  Saint-Bonaventure  et  Saint-Thomas  d'Aquin,  Inno- 
cent III  et  Saint-Louis,  ont  été,  chacun  à  sa  manière,  des  types 
dont  l'humanité  peut  être  fière;  et  cependant  ils  n'ont  pas  plus 
épargné  le  sang  des  hérétiques  qu'Ezzeiin  da  Romano  celui  de 
ses  ennemis  personnels.  De  pareils  hommes  n'ont  pas  été  mus 
par  l'appétit  du  gain,  par  la  soif  du  sang  ni  par  l'orgueil  du 
pouvoir,  mais  par  le  sentiment  de  ce  qu'ils  croyaient  être  leur 
devoir.  En  agissant  comme  ils  l'ont  fait,  ils  ont  été  les  inter- 
prètes de  l'opinion  publique,  telle  qu'elle  s'affirma,  presque 
sans  contradiction,  depuis  le  xnie  jusqu'au  xvue  siècle. 

Pour  comprendre  cela,  nous  devons  nous  figurer  un  état  de 
civilisation  à  bien  des  égards  tout  différent  du  nôtre.  Les  pas- 
sions étaient  plus  fortes,  les  convictions  plus  ardentes,  les  vices 
et  les  vertus  plus  en  relief.  L'époque  elle  même,  d'ailleurs,  était 
cruelle  sans  remords.  L'esprit  militaire  dominait  partout;  les 
hommes  étaient  habitués  à  se  fier  à  la  force  plutôt  qu'à  la  per- 
suasion et  considéraient  généralement- avec  indifférence  les 
souffrances  de  leurs  semblables.  L'esprit  industriel,  qui  a  tant 
contribué  à  adoucir  les  mœurs  et  les  idées  des  modernes,  était 
encore  à  peine  sensible  (1).  Nous  n'avons  qu'à  considérer  les 
atrocités  de  la  législation  criminelle  au  moyen-âge  pour  voir 
combien  les  hommes  d'alors  manquaient  du  sentiment  de  la 
pitié.  Rouer,  jeter  dans  un  chaudron  d'eau  bouillante,  brûler  235 
.  vif,  enterrer  vif,  écorcher  vif,  écarteler,  tels  étaient  les  pro- 
cédés ordinaires  par  lesquels  le  criminaliste  de  ces  temps-là 
s'efforçait  d'empêcher  le  retour  des  crimes  en  effrayant,  par 
d'épouvantables  exemples,  des  populations  assez  dures  à  émou- 
voir. Suivant  une  loi  anglo-saxonne,  si  une  esclave  femelle  a 


(1)  M.  John  Fisque  a  fait  valoir  le  contraste  entre  l'esprit  militaire  et  l'esprit 
inda-tr  el  et  mis  en  lumière  la  théorie  de  la  responsabilité  collective  dans  j-on  ad- 
mirable ouvrage  Excursion  of  an  tUvoluti'Hiist,  iïfisaif$  vin  et  ix. 

La  théorie  de  la  solidarité  est  clairement  exprimée  dans  cette  remarque  de  Zan- 
ghino  :  «  Q  ta  in  omnes  fert  injurium  quoa  in  dii\nam  teliyionem  committatur.  • 
(Tract,  de  Hmres.  c.  xi). 


266  ATROCITÉ    1  E-    LOIS    PÉNALES 

été  convaincue  de  vol,  quatre-vingts  autres  esclaves  femelles 
doivent  apporter  chacune  trois  morceaux  de  bois  et  brûler  vive 
la  coupable;  en  outre,  chacune  doit  payer  une  amende.  Dans 
toute  l'Angleterre  du  moyen  âge,  le  bûcher  était  la  peine 
usuelle  pour  tout  attentat  contre  la  vie  du  seigneur  féodal. 
Dans  les  Coutumes  d'Arqués,  octroyées  par  l'abbaye  de  Saint- 
Bertin  en  1231,  il  est  dit  que,  si  un  voleur  a  une  concubine  qui 
est  sa  complice,  elle  doit  être  enterrée  vivante;  toutefois,  si 
elle  est  enceinte,  on  attendra  jusqu'après  ses  couches.  L'empe- 
reur Frédéric  II,  le  plus  éclairé  des  princes  de  son  temps,  fit 
brûler  vifs  devant  lui  des  rebelles  faits  prisonniers  et  l'on  pré- 
tend même  qu'il  les  faisait  enfermer  dans  des  coffres  de  plomb 
afin  de  les  rôtir  plus  lentement.  En  1261,  Saint-Louis  supprima 
par  humanité  une  coutume  de  Touraine,  en  vertu  de  laquelle 
un  serviteur,  qui  avait  volé  un  pain  ou  un  pot  de  vin  à  son 
maître,  était  puni  par  la  perte  d'un  membre.  Dans  la  Frise, 
l'incendiaire  qui  avait  commis  son  crime  de  nuit  était  brûlé 
vif;  suivant  l'ancienne  loi  germanique,  le  meurtrier  et  l'incen- 
diaire devaient  avoir  les  membres  rompus  sur  la  roue.  En 
France,  des  femmes  étaient  Fréquemment  brûlées  ou  enterrées 
vives  pour  des  crimes  ordinaires,  des  Juifs  el aient  pendus  par 
les  pieds  entre  deux  chiens  sauvages  et  les  faux  monnaveurs 
étaient  jetés  dans  l'eau  bouillante.  A  Milan,  l'ingéniosité  ita- 
lienne imagina  mille  artifices  pour  varier  les  tortures  et  les 
faire  durer.  La  Carolinu,  ou  code  criminel  de  Charles-Quint, 
publiée  en  1530,  est  un  hideux  répertoire  de  supplices  où  il  st 
question  de  gens  aveuglés,  mutilés,  déchirés  avec  des  phiees 
rougi  es  au  feu,  brûlés  vifs  et  rompus  sur  la  roue.  En  Angle- 
terre, les  empoisonneurs  continuèrent  à  être  jetés  dans  l'eau 
bouillante  jusqu'en  1542,  témoin  les  cas  de  Rouse  et  de  Mar- 
garet  Davie;  la  haute  trahison  était  punie  par  la  pondaison  et 
récartèlement,  tandis  que  la  trahison  domestique  était  punie 
du  bûcher,  châtiment  qui  fut  encore  infligé  à  Tvburn  en  17:26 
à  Catherine  Hâves,  qui  avail  assassiné  son  mari.  D'après  les 
lois  de  Christian  V  de  Danemark,  promulguées  en  168.'j,  les 
blasphémateurs   étaient    décapités    après   avoir    eu    la    langue 


HAINE    SAUVAGE    DE    l'hÉRÉ^IE  267 

coupée.  En  1706  encore,  au  Hanovre,  on  brûla  vif  un  pasteur 
nommé  Zacharie  Georg  Flâgge  pour  avoir  fabriqué  de  la  fausse 
monnaie.  La  pitié  des  modernes  pour  les  criminels,  pitié  qui 
va  jusqu'à  la  tendresse,  est  une  chose  de  date  très  récente.  Les 
législateurs  d'autrefois  se  préoccupaient  si  peu,  en  général,  de 
la  souffrance  humaine  que  les  crimes  consistant  à  couper  la 
langue  d'un  homme  ou  à  lui  crever  les  yeux  intentionnellement 
n'ont  été  qualifiés  de  félonie  en  Angleterre  qu'au  xv^  siècle, 
alors  qu'à  d'autres  égards  la  loi  criminelle  était  si  sévère  qu'on  236 
qualifiait  encore  de  félonie,  sous  le  règne  d'Élizabeth,  le  vol 
d'un  nid  de  faucons.  Bien  près  de  nous,  en  1833,  un  enfant  de 
neuf  ans  fut  condamné  à  être  pendu  pour  avoir  brisé  un  carreau 
et  volé  pour  quatre  sous  de  couleurs.  Je  crois  d'ailleurs  avoir 
constaté  qu'une  aggravation  sensible  dans  la  cruauté  des  châ- 
timents s'observe  après  le  xme  siècle  et  j'incline  à  attribuer  ce 
recul  de  la  civilisation  à  l'influence  exercée  par  l'Inquisition 
sur  la  jurisprudence  criminelle  en  Europe  (1). 

Les  peuples  ainsi  habitués  au  spectacle  de  la  cruauté  la  plus 
sauvage  regardaient  en  outre  la  propagation  de  l'hérésie  non 
seulement  comme  un  crime,  mais  comme  le  père  de  tous  les 
crimes.  L'hérésie,  dit  l'évêque  Lucas  de  Tuy,  justifie,  par  com- 
paraison, l'infidélité  des  Juifs;  sa  souillure  purifie  (toujours  par 
comparaison)  l'immonde  folie  de  Mahomet;  son  ignominie  l'ait 
paraître  chastes  jusqu'à  Sodome  et  Gomorrhe.  Tout  ce  qu'il  y  a 
de  pire  dans  un  crime  quelconque  devient  inoffensif  en  compa- 
paraison  de  la  turpitude  de  l'hérésie.  Moins  déclamateur,  mais 
également  emphatique,  Saint-Thomas  d'Aquin  démontre,  avec 

(i)  Ademari  S.  Cibarli  Hist.  lib.  m,  c.  3G.  —  Dooms  of  /Ethelstan,  in.  vi 
fThorpe,  i,  210).  —  ktatcton.  Hb.  m.  Tract,  i,  c.  G.  —  L-jgg.  Villœ  de  Arkes,  §  2G 
(D'Acln-ry,  m,  008).  —  Hist.  Diploin.  Frid.  u.  Introt],  p.  cxcvi;  iv,  444.  —  G  de- 
i'r'id.  S.  Pantal.  Annal,  ann.  1233. — Fazelt',  rf>'  reb.  Sic.  decad  n,  lib.  vin,  p.  442. — 
Isamberf,  Ane.  l.oix  trauc.  i,  205.  —  Lcgg.  l  pstalbom.  ïj^  3,  4.  —  Treuga  Uen- 
rici  c.  1224  (B  blau,  \oi,\  C  uxtitut.  1h  ,,k  A  hevt  ,  We  inar,  1858,  p.  76-77).  — 
Hegislre  criminel  du  Cbâfelet  do  Pari*.  tnt*ÙH.  (Paris,  1861).  —  Beau  manoir,  <  ou- 
tunvs  du  Btanv  sis,  c.  30,  u°  12.  -  Aittiqua  ducum  Mol1'  lan  n  .  l'ecivta,  p.  1*7, 
185  (Mediolan'-,  1654).  —  Lpgg".  Capital.  I.ar  h  V,  c.  103-107  ((ioldast,  i  o>  st.it. 
lm.fi.  ii  r,  537-555).  —  Lond»  n  Athenaum  mai*.  l;i,  187.'!,  p.  338.  —  II.  iJir  s*  au. 
V.  Jur.  Danic.  art.  7.  Willeni'urgi  <(*>  t'jBCvpt.  *t  /'œns  chr  r.  p.  41  (.bn  i\ 
1740).  —  5  H  riri  IV,  c.  5.  —  i-escr.  ot  Br  '.rue,  B';.  m,  e.  G  (!lol:n*dieds  Chro- 
ttides  éd.  1577,  i,  106).  —  Londoii  Atlienaium,   1j>  5,  n8  302',  p.  46G. 


268  LA  P0PCLACE  ET  LE  CLERGÉ 

sa  logique  impitoyable,  que  le  crime  d'hérésie  sépare  l'homme 
de  Dieu  plus  que  tous  les  autres  crimes,  que  c'est  donc  le  crime 
par  excellence  et  celui  qui  doit  être  châtié  le  plus  durement. 
Le  clergé  finit  par  devenir  si  sensible  à  la  moindre  ombre 
d'hérésie  que,  dans  un  sermon  prononcé  devant  le  concile  de 
Constance,  Etienne  Palecz  de  Prague  déclara  qu'une  croyance, 
catholique  sur  mille  points  et  fausse  sur  un  seul,  devait  être 
considérée  comme  hérétique.  L'homme  convaincu  de  la  vérité 
237  d'une  hérésie  et  qui  travaillait  à  la  propager  passait  pour  un 
démon,  cherchant  à  recruter  des  Ames  pour  les  perdre  avec  la 
sienne,  et  aucun  orthodoxe  ne  doutait  qu'il  ne  fut  l'instrument 
direct  et  efficace  de  Satan  dans  sa  lutte  éternelle  contre  Dieu. 
L'intensité  de  l'horreur  ainsi  éveillée  ne  peut  être  bien  comprise 
que  si  l'on  se  rend  compte  de  l'empire  qu'exerçait  sur  les  âmes 
l'effroyable  eschatologie  médiévale,  avec  ses  menaces  de  sup- 
plices effroyables  qui  devaient  durer  toujours  (4). 

Nous  avons  déjà  vu  que  l'Église  avait  hésité,  qu'elle  n'était 
pas  arrivée  d'emblée  à  la  conception  qui  dominera  au  xme  siè- 
cle, et  cela  tend  à  prouver  que  l'idée  de  solidarité,  de  la  respon- 
sabilité collective  devant  Dieu,  ne  suffît  pas  à  expliquer,  à  elle 
seule,  les  excès  de  l'esprit  de  persécution.  Assurément,  la  popu- 
lace en  subissait  l'influence  quand  elle  arrachait  les  sectaires 
des  mains  des  prêtres  pour  les  jeter  au  feu;  mais  ces  considé- 
rations avaient  moins  de  prise  sur  le  clergé  lui-même.  Si  le 
clergé  devint  impitoyable,  ce  sont  les  progrès  et  l'obstination 
des  hérétiques  qui  en  furent  cause.  Le  jour  où  l'on  put  craindre 
que  l'Église  de  Dieu  ne  succombât  devant  les  conventicules  de 
Satan,  peuples  et  pasteurs  comprirent  qu'il  fallait  se  défendre 
comme  dans  une  bataille  contre  les  légions  de  l'Enfer.  Dieu 
avait  miraculeusement  préparé  l'Église  à  cette  tâche.  Elle  avait 
acquis  la  suprématie  sur  les  princes  temporels  et  pouvait  comp- 
ter sur  leur  obéissance.  Sa  responsabilité  s'était  accrue  en 
même  temps  que  son  pouvoir.  Elle  était  responsable  non  pas 

(I)  Lucœ  Tudens.  de  ait.  Vita,  lil».  m,  c.  15.  --  T.  Aquinat.  Summa,  Spc. 
Q.  x.  Art.  3,  6.  —  Von  dcr  Hardt,  T.  i,  P.  xvi,  p.  829  —  Nie.  Eymeric.  Direct. 
lnq>  is.  praef. 


INFLUENCE    DE    L'ÉCRITURE    SAINTE  269 

seulement  pour  le  présent,  mais  pour  les  âmes  d'innombrables 
générations  encore  à  naître.  En  comparaison  des  effroyables 
conséquences  que  sa  mansuétude  eût  entraînées,  qu'étaient 
donc  les  souffrances  de  quelques  milliers  de  misérables  endur- 
cis qui,  sourds  aux  sollicitations  du  repentir,  allaient  rejoindre 
leur  maître  le  Diable  quelques  années  avant  le  terme  fixé  ? 

Nous  devons  nous  souvenir  aussi  du  caractère  que  le  chris-  238 
tianisme  avait  revêtu  par  le  développement  graduel  de  sa  théo- 
logie. Les  chefs  politiques  de  l'Église  savaient  que  Jésus  avait 
dit  :  «  Ne  pensez  point  que  je  sois  venu  abolir  la  loi  ou  les  pro- 
phètes; je  suis  venu  non  pour  abolir,  mais  pour  accomplir.»  (1) 
Ils  savaient  aussi  par  l'Écriture  Sainte  que  Jéhovah  se  réjouis, 
sait  de  l'extermination  de  ses  ennemis.  Ils  avaient  lu  comment 
Saùl,  le  roi  élu  d'Israël,  fut  puni  par  Dieu  pour  avoir  épargné 
Agag  d'Amalek,  et  comment  le  prophète  Samuel  mît  Agag 
en  pièces  devant  l'Éternel  (2)  ;  comment  le  massacre  général 
des  Cananéens  idolâtres  fut  ordonné  et  exécuté  sans  aucune 
pitié  ;  comment  Elie  reçut  l'ordre  de  tuer  quatre  cent  cinquante 
prêtres  de  Baal,  etc.  Ils  ne  pouvaient  pas  concevoir  que  la  clé- 
mence envers  ceux  qui  reniaient  la  vraie  foi  pût  être  autre 
chose  qu'un  acte  de  désobéissance  envers  Dieu.  A  leurs  jeux, 
Jéhovah  était  un  Dieu  qui  ne  pouvait  être  apaisé  que  par  des 
victimes.  La  doctrine  même  de  la  Rédemption  partait  de  l'idée 
que  le  genre  humain  ne  pouvait  être  sauvé  qu'au  prix  du  plus 
horrible  sacrifice  que  l'esprit  pût  concevoir,  celui  d'un  des  mem- 
bres de  la  Sainte  Trinité.  Les  Chrétiens  adoraient  un  Dieu  qui 
s'était  soumis  lui-même  au  plus  douloureux  et  au  plus  humiliant 
des  sacrifices  et  le  salut  des  âmes  dépendait,  dans  tout  le  monde 
chrétien,  de  la  répétition  quotidienne  de  ce  sacrifice  dans  la 
messe.  A  des  âmes  façonnées  par  de  telles  croyances,  il  pouvait 
bien  sembler  que  les  châtiments  les  plus  cruels  infligés  aux  en- 
nemis de  l'Église  de  Dieu  n'étaient  rien  en  eux-mêmes  et  que 
le  sang  des  victimes  était  une  offrande  acceptable  pour  celui  qui 


(1)  Évangile  de  Matthieu, 

(2)  Samuel,  xv,  32. 


239 


270  INFLUENCE    DE    l' ASCÉTISME 

avait  ordonné  de  massacrer   les  Cananéens  sans    distinction 
d'âge  ni  de  sexe. 

Ces  tendances  avaient  encore  été  exagérées  parle  développe- 
ment de  l'ascétisme.  Toute  l'hagiologie  de  l'Église  enseignait 
que  la  vie  d'ici-bas  était  chose  méprisable,  que  le  ciel  devait 
être  gagné  par  le  dédain  des  plaisirs  de  l'existence,  par  la  sup- 
pression de  toutes  les  afîections  humaines.  La  macération  et 
la  mortification  étaient  les  routes  les  plus  sûres  vers  le  Paradis 
et  le  péché  devait  être  racheté  par  une  pénitence  librement 
consentie.  Celte  doctrine  produisit  deux  effets.  D'une  part,  les 
pratiques  des  zélateurs  —  chasteté,  jeune,  solitude  —  condui- 
sent tout  droit  à  la  folie,  comme  le  prouvent  les  épidémies  de 
possession  diabolique  et  de  suicide  qui  furent  si  fréquentes 
dans  les  établissements  monastiques  à  règles  sévères  (4).  Sans 
affirmer  qu'un  homme  comme  Saint-Pierre  Martyr  fut  fou,  il 
est  impossible  de  lire  le  récit  de  ses  excès  d'ascétisme  —  jeû- 
nes, veilles,  fustigations,  etc.  — sans  reconnaître  avec  évi- 
dence les  symptômes  dune  intellectualité  morbide  qui  devait 
faire  de  lui  un  dangereux  maniaque  lorsque  ses  sentiments 
étaient  vivement  surexcités  par  quelque  question  d'ordre  reli- 
gieux. D'autre  part,  les  hommes  qui  domptaient  ainsi  leurs 
violentes  passions  et  faisaient  taire,  par  des  procédés  aussi 
cruels,  leur  chair  rebelle,  n'étaient  pas  aptes  à  ressentir  vive- 
ment les  souffrances  de  ceux  qui  s'étaient  abandonnés  à  Satan 
et  qui  pouvaient  être  sauvés  des  flammes  éternelles  en  montant 
sur  le  bûcher.  Si,  par  hasard,  leurs  cœurs  étaient  encore  com- 
patissants et  soutiraient  au  spectacle  de  l'agonie  de  leurs  victi- 
mes, ils  pouvaient  bien  considérer  qu'ils  faisaient  œuvre  d'as- 
cètes et  de  pénitents  en  réprimant  des  émotions  nées  de  l'hu- 
maine faiblesse.  Aux  yeux  de  tous,  la  vie  n'était  qu'un  point 
dans  l'éternité  et  tous  les  intérêts  humains  se  réduisaient  à 
rien,  en  comparaison  du  devoir  impérieux  de  sauver  le  trou- 

(l)  Galton,  Inquh'i-s  i»t)  human  faculty,  \\.  66-6S.  —  Caes.  Heisterb.  Dia1. 
Mi'-  c.  dist.  iv.  Dès  le  iv®  siècle,  on  bserva  que  la  tendance  à  l'ascéMs'ne  exerçait 
une  in'lu  nce  fâcheuse  sur  les  esprits;  Saint  Jérôme  eut  le  bon  sen*  de  remarquer 
que  c  rta;ns  cas  de  ce  genre  réclamaient  un  médecin  plutôt  qu'un  prêtre  (Uieron. 
Èp'St.  cxxv,  c.  16). 


SINCÉRITÉ   DES    PERSÉCUTEURS  271 

peau  en  empêchant  les  brebis  infectées  de  communiquer  leur 
mal.  La  charité  même  ne  pouvait  pas  hésiter  à  recourir  aux. 
moyens  extrêmes  pour  remplir  la  tâche  de  salut  qui  lui  incom- 
bait. 

La  sincérité  des  hommes  qui  servaient  d'instruments  à  l'Inqui- 
sition, leur  conviction  profonde  qu'ils  travaillaient  pour  la 
gloire  de  Dieu,  sont  attestées,  entr' autres,  par  l'habitude  qu'on 
avait  prise  de  les  encourager  par  des  dons  d'indulgences,  pareils 
à  ceux  que  méritait  un  pèlerinage  en  Terre  Sainte.  En  dehors 
de  la  joie  du  devoir  accompli,  c'était  là  le  seul  prix  de  leurs 
existences  de  travail  et  de  fatigues  et  ils  le  considéraient  comme 
suffisant  (1). 

D'autre  part,  si  l'on  veut  avoir  la  preuve  que  la  cruauté  en- 
vers les  hérétiques  pouvait  être  associée,  dans  les  mêmes  âmes, 
à  un  amour  infini  pour  les  hommes,  il  suffit  d'étudier  la  car- 
rière d'un  moine  dominicain,  Fra  Giovanni  Schio  de  Vicence. 
Profondément  ému  par  la  triste  condition  de  l'Italie  du  Nord,  240 
que  déchiraient  des  dissensions  non  seulement  de  ville  à  ville, 
de  bourgeois  à  nobles,  mais  entre  les  membres  des  mêmes  fa- 
milles, les  uns  Guelfes,  les  autres  Gibelins,  il  se  voua  entièrement 
àlamission  d'apôtre  de  la  paix.  En  1233,  à  Bologne,  son  éloquence 
obtint  des  partis  opposés  qu'ils  déposassent  les  armes  et  poussa 
des  ennemis  de  la  veille  à  se  jurer  le  pardon  réciproque  des 
offenses  dans  un  délire  de  joyeuse  réconciliation.  L'enthousiasme 
qu'il  excita  fut  tel  que  les  magistrats  lui  soumirent  les  statuts 
de  la  cité  et  l'autorisèrent  à  les  reviser  comme  il  l'entendrait. 
Son  succès  ne  fut  pas  moindre  à  Padoue/Frévise,  Feltre  et  Bel- 
lune.  Les  seigneurs  de  Camino,  Romano,  Gonigliano,  San  Boni- 
facio,  les  républiques  de  Brescia,  Vicence,  Vérone  et  Mantoue 
firent  de  lui  l'arbitre  de  leurs  différends  et  le  réviseur  de  leurs 
constitutions.  Dans  la  plaine  de  Paquara,  près  de  Vérone,  il 
convoqua  une  grande  assemblée  des  peuples  lombards  et  cette 
multitude  innombrable,  entraînée  par  sa   ferveur  comme  par 

(!)  Marine,  Thés,  v,  1817,  1820.  —  Urbani  PP.  IV.  Bull.  Ucet  ex  omnibus, 
20  m.ut.  l-ldl;  §  13.  —  Cl-Mii.  PP.  iV.  Bull.  P>x  cunctis  mentis?  23  feb.  !2G6(Arch. 
de  l'inq.  de  Larfc.,  Doat,  xxxn,  32). 


272  LES    SUPPLICES   J)E    L  ENFER 

une  voix  du  ciel,  proclama  une  pacification  générale.  Et  cepen- 
dant ce  même  homme,  digne  disciple  du  Grand  Maître  du  divin 
amour,  n'hésita  pas,  lorsqu'il  exerçait  le  pouvoir  à  Vérone,  à 
faire  brûler  sur  la  place  publique  soixante  hommes  et  femmes 
des  principales  familles  de  la  ville,  qu'il  avait  condamnés  comme 
hérétiques.  Vingt  ans  après,  nous  le  trouvons  à  la  tète  d'un 
contingent  de  Bologne  dans  la  croisade  préchée  par  Alexandre  IV 
contre  Ezzelin  da  Komano  (4). 

Étant  donné  l'état  d'esprit  des  fanatiques,  même  des  plus 
charitables  et  des  plus  aimants.-  on  ne  pouvait  guère  plus  leur 
commander  d'avoir  pitié  des  souffrances  des  hérétiques  que  de 
celles  de  Satan  et  de  ses  démons  se  débattant  dans  les  tour- 
ments sans  fin  de  l'enfer.  Si  un  Dieu  juste  et  tout  puissant 
tirait  une  vengeance  atroce  de  celles  de  ses  créatures  qui 
l'avaient  offensé,  ce  n'était  pas  à  l'homme  de  mettre  en  doute 
l'équité  divine,  mais  il  devait  humblement  suivre  l'exemple  de 
son  Créateur  et  se  réjouir  quand  l'occasion  s'offrait  à  lui  de 
l'imiter.  Les  moralistes  austères  de  cette  époque  considéraient 
que  c'était  un  devoir  pour  un  chrétien  de  trouver  plaisir  à  con- 
templer les  angoisses  du  pécheur.  Grégoire  le  Grand,  cinq 
siècles  auparavant,  avait  soutenu  que  le  bonheur  des  élus  dans 
le  ciel  ne  serait  pas  parfait  s'ils  n'étaient  pas  en  mesure  de 
241  Porter  leurs  regards  à  travers  l'abîme  et  de  jouir  de  l'agonie  de 
leurs  frères  dévorés  par  le  feu  éternel.  Cette  conception  de  la 
béatitude  des  élus  était  populaire  et  l'Eglise  ne  permit  point 
qu'on  l'oubliât.  Pierre  Lombard,  dont  les  Sentences  publiées 
vers  le  milieu  du  xir3  siècle  furent  considérées  comme  la  plus 
haute  autorité  dans  les  écoles,  cite  Saint-Grégoire  avec  appro- 
bation et  insiste  sur  le  bonheur  que  doit  causer  aux  élus  l'inef- 
fable misère  des  damnés.  Même  la  mystique  tendresse  de  Bona- 
venture  ne  l'empêche  pas  de  faire  écho  à  cette  effroyable 
explosion  de  haine.  A  une  époque  où  tous  les  hommes  pensants 
étaient  élevés  dans  des  sentiments  pareils  et  où  ils  se  faisaient, 


(1)  Tamburini,  Storia  générale  de'V  Inquisizione,  i,  362-5,  561.  —  Chron.  Vero- 
nens.  ann.  1233  (Muratori,  Script,  rer.  italic.  vin,  626,  627). 


MOTIFS   EGOÏSTES   ET   VILS 


273 


à  leur  tour,  un  devoir  de  les  répandre  dans  le  peuple,  on  con- 
çoit aisément  qu'aucun  sentiment  de  pitié  pour  les  victimes  ne 
put   détourner   même  les  plus    charitables  des  plus   cruelles 
rigueurs  de  la  justice,  L'extermination  sans  scrupule  des  héré- 
tiques était  une  œuvre  qui  ne  pouvait  que  réjouir  les  âmes 
droites,  soit  qu'elles  en  restassent  simplement  spectatrices,  soit 
que  leur  conscience  ou  leur  situation  leur  imposât  les  devoirs 
plus  élevés  de  la  persécution  agissante.  Si,  malgré  cela,  quelque 
hésitation  se   faisait  jour,   la  théologie  scolastique  y  mettait 
bientôt  fin  en  démontrant  que  la  persécution  était  une  œuvre 
de  charité,  éminemment  profitable  à  ceux  qu'elle  atteignait  (1). 
Il  est  vrai  que  tous  les  papes  n'était  pas  semblables  à  Inno- 
cent III,  ni  tous  les  inquisiteurs  à  Fra  Giovanni.   Des  motifs 
égoïstes  et  intéressés  ont  sans  cesse  été  en  jeu,  là  comme  dans 
toutes  les  affaires  humaines,  et  les  actes  des   meilleurs  eux- 
mêmes  ont  sans  doute  été  inspirés,   consciemment   ou  non, 
par  l'orgueil   el  l'ambition  autant  que   par  le    sentiment  du 
devoir  envers  Dieu  el  les  hommes.  Il  ne  faut  pas  oublier,  en 
effet,  que  la  révolte  religieuse  menaçait  les  biens  temporels  de 
l'Eglise  et  les  privilèges  de  ses  membres;  la  résistance  opposée 
à  toute  innovation  s'explique,  du  moins  en  partie,  par  le  désir 
le  conserver  ces  avantages.  Quelque  égoïste  et  vulgaire  qu'ait 
»u  être  ce  désir,  il  faut  bien  se  rappeler  qu'au  xiu°  siècle  la 
missance  et  la  richesse  de  la  hiérarchie  ecclésiastique  étaient 
lepuis  longtemps  reconnues  par  le  droit  public  de  l'Europe.  Les 
befs  de  l'Église  devaienl  considérer  comme  un  devoir  sacré  le 
naintien  des  droits  dont  ils  avaient  hérité,  contre  d'audacieux     242 
nnemis  dont  les  doctrines  tendaient  à  renverser  ce  qu'ils  con- 
idéraient  comme  la  base  de  l'ordre  social.  Malgré  la  sympathie 
ue  nous  pouvons  éprouver  pour  l'horrible  martyre  des Vaudois 
l  des  Cathares,  nous  devons  nous  dire  que  le  traitement  qu'ils 
ubirent    était    inévitable;    nous   devons,    en    bonne  justice, 

({)  Gregor.  PP.  I.  Homil.  in  E^ang.  xl,  8.  —  Pet.  Lornb.  Sentent,  lib.  iv, 
ist.  50,  §§  6,  7.  Pierre  Lombard  allègue  même,  à  l'appui  de  sa  thèse,  un  passage 
e  Saint  Jérôme  qui  n'a  p;»s  du  tou1  ce  sens  (Hieron.  Comment,  in  Isaiam,  lib.  xvm, 

lxvi,  vers.  24).  —  Saint  Bonaventure,  Pharetrx,  \\,  50.  —  S.  Thomœ  Aquinat. 
outra  impujn.  relig.  cap    xvi,  §§  2,  3.  * 


274  INCONS'ÉnUENCE    DES    PERSÉCUTEUR* 

plaindre  l'aveuglement  des  persécuteurs  autant  que  les  souf- 
frances des  persécutés. 

Nous  ne  pouvons  pas  négliger  non  plus  un  motif  plus  bas  et  ! 
plus  sordide  encore,  qui  stimula  l'activité  de  l'Inquisition  et  fut 
l'aiguillon  le  plus  efficace  du  fanatisme  :  je  veux  parler  des 
confiscations,  qui  constituaient  partout  une  des  peines  régu- 
lières de  l'hérésie.  C'est  un  sujet  sur  lequel  nous  reviendrons 
avec  détail  dans  un  chapitre  ultérieur  de  ce  volume  et  dont 
l'exposé,  à  cette  place,  nous  entraînerait  trop  loin. 

L'homme  est  rarement  conséquent  jusqu'au  boni  dans  l'appli- 
cation de  ses  principes,  et  les  persécuteurs  du  \m(>  siècle  firent 
à  l'humanité  et  au  bon  sens  une  concession  qui  paru!  fatale  à 
la  théorie  dont  ils  prétendaient  s'inspirer.  Us  auraient  dû,  en 
effet,  pour  la  justifier  complètement,  poursuivre  leur  prosély- 
tisme impitoyable  parmi  tous  les  non-chrétiens  que  la  fortune 
soumettait  à  leur  pouvoir.  Or,  les  infidèles  qui  n'avaient  jamais 
été  initiés  à  la  foi,  tels  que  les  Juifs  et  les  Sarrazins,  ne  furent 
pas  contraints  à  embrasser  le  christianisme.  Leurs  enfants 
eux-mêmes  ne  devaient  pas  être  baptisés  sans  le  consentement 
de  leurs  parents,  car  cela  paraissait  contraire  à  la  justice  natu- 
relle, autant  que  périlleux  pour  la  pureté  de  la  foi. 

Assurément,  l'on  perdit  souvent  de  vue  ce  principe  au  cours 
de  persécutions  exercées  contre  les  Juifs,  par  exemple  lors  des 
massacres  de  1391,  où  des  milliers  d'Israélites  eurent  à  choisir 
entre  le  baptême  et  la  mort.  Il  est  vrai  aussi  que.  par  une  nou- 
velle inconséquence,  ces  conversions  forcées,  comme  nous  le 
verrons  plus  loin,  étaient  censées  amener  les  victimes  sous  la 
juridiction  de  l'Église,  laquelle  pouvait  seulement  s'exercer  sur 
ceux  qui  avaient  été  unis  à  elle  par  le  sacrement  du  bap- 
tême (1). 

(I)  S.  Thomœ    Aqu'mat.    Summ.    Sec.   Q.  x,  art.   8,  12     —  Zatichini,   de  llxres. 


ES1RIT    DE   REFORME 


CHAPITRE  VI 


LES    ORDRES    MENDIANTS 


Dans  la  lutte  où  l'Église  était  engagée  pour  regagner  le  ter-  243 
rain  perdu  par  ses  prêtres,  son  instrument  le  plus  efficace 
n'était  pas  la  violence.  Il  est  vrai  que  les  dignitaires  qui  la  gou- 
vernaient se  fiaient  presque  uniquement  à  la  rigueur  et  qu'ils 
réussirent  à  écraser  la  révolte  ouverte  en  faisant  agir  habile- 
ment les  forces  combinées  de  la  superstition  populaire  et  de 
l'ambition  des  princes.  Mais  il  fallait  quelque  chose  de  plus 
pour  rendre  ce  succès  durable,  pour  éveiller  à  nouveau  la  con- 
fiance et  regagner  le  respect  des  peuples,  et  cette  renaissance 
ne  pouvait  être  l'œuvre  d'un  épiscopat  mondain  et  cupide.  Tout 
en  bas  de  la  hiérarchie  de  l'Église,  il  y  avait  des  hommes  qui 
voyaient  plus  clair  et  aspiraient  plus  haut,  qui  reconnaissaient 
les  lézardes  de  l'édifice  et  cherchaient,  dans  leur  humble  sphère, 
à  les  réparer.  C'est  à  ces  hommes,  plutôt  qu'aux  Lmocent  et 
aux  Montfort,  que  la  hiérarchie  catholique  dut  son  salut.  L'en- 
thousiasme qui  répondit  à  leurs  appels  montra  combien  était 
intense,  dans  les  foules,  le  besoin  d'une  Église  qui  reflétât  avec 
plus  de  fidélité  les  tendances  de  son  divin  Fondateur. 

Il  ne  faut  pas  croire,  en  effet,  que  la  corruption  du  corps 
ecclésiastique  soit  restée  inaperçue  des  orthodoxes  vraiment 
pieux,  et  que  des  efforts  en  vue  d'une  réforme  n'aient  pas  été, 
de  loin  en  loin,  tentés  par  ceux  mêmes  qu'aurait  effrayés  1  idée 
d'une  révolte  ouverte  ou  même  d'une  secrète  dissidence.  Les 
libres  propos  de  Saint-Bernard,  de  Géroch  de  Reichersperg  et  de 
Pierre  Cantor,  prouvent  qu'on  ressentait  profondément  et  qu'on 


276  FOULQUES   DE   NEUILLY 

critiquait  sévèrement,  en  certains  milieux  d'ailleurs  strictement 
orthodoxes,  les  dérèglements  des  prêtres  et  des  prélats.  Lorsque 
Pierre  Waldo  assuma  spontanément  la  mission  d'évangéliser 
l'Eglise,  il  ne  songeait  pas  à  détruire  ni  même  à  combattre 
l'ordre  de  choses  existant;  il  fut  comme  contraint  au  schisme 
par  l'obstination  de  ses  disciples  à  recourir  directement  aux 
Ecritures  et  par  l'horreur  naturelle  qu'inspire  au  conserva- 
tisme tout  enthousiasme  qui  peut  devenir  dangereux.  Vers  la 
fin  du  xir3  siècle  apparut  un  autre  apôtre  dont  la  courte  carrière 
put  faire  espérer,  pendant  quelque  temps,  que  le  clergé  et  le 
peuple  seraient  amenés  sans  violence  à  des  réformes,  et  que  ces 
réformes  réaliseraient  enfin  les  belles  promesses  que  l'Église 
avait  faites  à  l'humanité. 

Foulques  de  Neuilly  était  un  prêtre  obscur,  peu  versé  dans  les 
sciences,  très  dédaigneux  de  la  dialectique  de  l'École,  mais 
animé  d'une  conviction  ardente  qui  lui  fit  abandonner  la  cure 
des  âmes  pour  les  devoirs  plus  ardus  de  la  propagande.  Séduit 
par  son  zèle,  Pierre  Cantor  obtint  pour  lui  d'Innocent  III  la 
permission  de  prêcher  en  public.  Le  succès,  d'abord,  ne 
répondit  pas  à  son  attente;  mais  bientôt  l'expérience  et  l'habi- 
tude lui  firent  trouver  le  chemin  des  cœurs  et  la  légende 
explique  la  soudaineté  de  ses  triomphes  oratoires  par  une  révé- 
lation de  Dieu,  accompagnée  du  don  des  miracles.  On  affirmait 
qu'il  rendait  l'ouïe  aux  sourds,  la  vue  aux  aveugles,  la  souplesse 
aux  infirmes;  mais  il  choisissait  son  heure  et  refusait  souvent 
d'opérer  des  guérisons,  disant  que  le  temps  n'était  pas  encore 
venu  et  que  la  santé  rendue  à  tel  postulant  ne  serait  pour  ce 
dernier  qu'une  occasion  de  pocher  encore.  Bien  que  connu  sous 
la  désignation  populaire  du  Sainct  homme,  il  n'avait  rien  d'un 
ascète  ;  à  une  époque  où  la  macération  passait  généralement  pour 
la  compagne  indispensable  de  la  sainteté,  on  constatait  non 
sans  surprise  qu'il  mangeait  avec  plaisir  ce  qu'on  lui  donnait  et 
qu'il  n'observait  pas  les  vigiles.  Il  était,  en  outre,  fort  irascible, 
abandonnant  volontiers  aux  griffes  de  Satan  ceux  qui  refusaient 
de  l'écouter  et  qui,  croyait-on,  étaient  condamnés  par  sa  colère 
à  une  mort  prochaine.  Des  milliers  de  pécheurs  s'assemblaient 


ET   LE   CLERGÉ  277 

pour  l'entendre  et  se  convertissaient  à  une  vie  meilleure  —  où, 
cependant,  bien  peu  persévéraient.  Il  réussissait  si  bien  à  ra- 
mener les  femmes  de  mauvaise  vie,  dont  il  faisait  des  religieuses, 
que  le  couvent  de  Saint-Antoine  à  Paris  fut  spécialement  fondé* 
pour  les  recevoir.  Beaucoup  de  Cathares,  aussi,  furent  convertis 
par  sa  parole  ;  ce  fut  grâce  à  ses  efforts  que  Ferrie,  l'hérésiar- 
que du  Nivernais,  fut  découvert  dans  son  souterrain  à  Corbigny 
et  brûlé  vif.  Il  était  particulièrement  sévère  contre  la  licence 
des  clercs;  à  Lisieux,  il  les  irrita  tellement  par  ses  invectives 
qu'ils  le  jetèrent  en  prison  et  le  chargèrent  de  chaînes  —  ce  qui 
ne  l'empêcha  point,  comme  il  avait  le  don  des  miracles,  de  s'en 
dégager  tout  seul  et  de  quitter  la  ville.  Un  fait  analogue  se 
produisit  à  Caen,  où  les  fonctionnaires  de  Richard  d'Angleterre 
se  saisirent  de  sa  personne,  croyant  être  agréables  à  leur  maître    245 
que  la  rude  franchise  du  prédicateur  avait  pu  blesser.  Foulques 
avertit  Richard  qu'il  devait  se  hâter  de  marier  ses  trois  filles, 
sans  quoi  il  arriverait  malheur;  le  roi  répondit  que  Foulques 
était  un  menteur,  qu'il  savait  bien  que  le  roi  n'avait  pas  de  fille  ; 
sur  quoi  l'apôtre  repartit  que  Richard  avait  bien  trois  filles, 
dont  la  première  s'appelait  Orgueil,  la  seconde  Avarice  et  la 
troisième  Convoitise.  Mais  Richard  avait  trop  d'esprit  pour  se 
laisser  battre  dans  une  guerre  de  paroles;  il  assembla  sa  cour, 
et,  après  avoir  solennellement  répété  ce  qu'avait  dit  Foulques, 
il  ajouta  :  «  Mon  orgueil,  je  le  donne  aux  Templiers;  mon  ava- 
rice, aux  Cisterciens  et  ma  convoitise  à  tous  les  prélats  en  gé- 
néral. » 

Foulques  souffrit  quelque  peu  dans  l'estime  publique  par  la 
faute  de  son  associé  Pierre  de  Roissi,  qui,  tout  en  prêchant  la 
pauvreté,  amassa  de  grandes  richesses  et  obtint  un  canonicat  à 
Chartres,  où  il  devint  ensuite  chancelier.  Cependant  il  aurait 
pu  faire  de  grandes  choses  si  le  pape  Innocent  III,  plus  préoccupé 
de  reconquérir  la  Terre  Sainte  que  de  réveiller  les  âmes,  ne  lui 
avait  pas  adressé,  en  1198,  la  prière  instante  de  prêcher  la  croi- 
sade. Foulques  s'y  prêta  avec  son  enthousiasme  habituel.  Ce  fut 
grâce  à  son  éloquence  que  Beaudouin  de  Flandres  et  d'autres 
princes  prirent  la  croix;  on  prétendait  qu'il  avait,  de  sa  propre 

16 


♦378  DIRÂN    DE   HUESGA 

main,  fixé  le  symbole  sacré  sur  les  vêtements  de  deux  cent  mille 
pèlerins,  choisissant  de  préférence  les  pauvres,  parce  qu'il  croyait 
que  les  riches  n'en  étaient  pas  dignes.  L'Empire  Latin  de  Gons- 
tantinople,  résultat  de  la  croisade,  fut  ainsi,  pour  une  grande 
part,  l'œuvres  de  Foulques.  Les  mauvaises  langues  prétendirent, 
mais  sans  doute  à  tort,  qu'il  avait  gardé  pour  lui  une  partie  des 
sommes  énormes  récoltées  par  son  éloquente  persuasive;  ce 
qui  est  certain,  c'est  que  les  chrétiens  luttant  en  Palestine  ne 
reçurent  jamais  d'argent  mieux  à  propos  que  celui  qui  leur 
permit,  grâce  à  Foulques,    de  rebâtir  les  murs  de  Tyr  et  de 
Ptolémaïs,  récemment  renversés  par  un  tremblement  de  terre. 
Au  moment  du  départ  de  la  croisade,  qu'il  devait  accompagner, 
il  mourut  à  Neuilly,  au  mois  de  mai  1202,  laissant  tout  son  avoir 
aux  pèlerins.  S'il   avait  vécu  plus  longtemps  et  n'avait  pas  été 
détourné  de  sa  véritable  voie,  il  aurait  sans  doute  obtenu  par 
son   honnêteté   et   sa  chaleur  communicative  des  succès  du- 
rables (1). 
246        Bien  différent  de  Foulques  était  Durân  de  Huesca  le  Catalan. 
En  dépit  des  édits  de  persécution  d'Alphonse  et  de  Pierre,  l'hé- 
résie vaudoise  avait  jeté  de  profondes  racines  en  Aragon.  Durân 
était  un  de  ses  chefs  et  il  prit  part  au  colloque  tenu  à  Pamiers 
vers  1207  entre  les.Vaudois  d'une  part,  les  évêques  d'Osma,  de 
Toulouse  et  de  Conserans  de  l'autre,  en  présence  du  comte  de 
Foix.  Il  est  probable  que  Saint-Dominique  y  assistait  aussi  et 
comme  ces  deux  hommes  avaient  beaucoup  de  traits  communs, 
on  est  tenté  de  croire  que  la  conversion  de  Durân.  seul  résultat 
pratique  du  colloque,  fut  due  à  l'éloquence  de  Saint-Dominique. 
Durân  était  un  croyant  trop  zélé  pour  se  contenter  d'assurer 
•son  propre  salut  ;  il  s'appliqua  dès  lors  à  regagner  à  la  foi  des 

m  Chron  Landunens.  ann.  1198.  -  Ottonis  de  S.  Blasio  Ch.on.  (Urstisius  ,, 
223  sV  -  Joartn.  de  Flissicuria  (D.  Bouquet,  xvm,  800).-  Rob.  Auhssiodor^ron. 
Inn  ii98,  ilol --  Kog.  Hoveden.  Avnal.  ann.  1198,  1202  -  R.gord.  de  G  est. 
Phil  Au/  ann.  1195  1198.-  Guill.  Brit.  ôe  G>st.  Phil  Aug  .ann .  119o  - 
Gldefchron.ann:li.5,  1198.  -Jacob  Vitrions.  «^-«^^E^ 
dP  fWeeshail.  ann.  1198,  1201.  —  Chron.  Cluuiac.  ann.  1198.  —  U  •  Lettons. 
unn  1^8  1199  -  Alheric.  T.  Font.  Chron.™*.  1198.  -  Geoflr.  de  V.  lehardoum, 
î     _  Annal.    Aquicimtin.     Alomst.    ann.    1198.    -    Joann.    Ipem    Chron.   ann. 


-1201-2. 


VOEU    DE    PAUVRETÉ  279' 

âmes  égarées.  Non  seulement  il  écrivit  différents  traités  contre 
l'hérésie,  mais  il  conçut  le  projet  de  fonder  un  ordre  qui  serait 
un  modèle  de  pauvreté  et  d'abnégation,  uniquement  voué  à  la- 
prédication  et  à  la  propagande,  pour  combattre  les  hérétiques 
avec  les  armes  mêmes  qui  leur  avaient  si  bien  servi  à  détacher 
les  âmes  d'une  Église  trop  riche  et  trop  mondaine.  Enflammé 
par  cette  idée,  il  se  mit  à  l'œuvre  parmi  ses  anciens  coreligion- 
naires et  en  ramena  un  grand  nombre,  tant  d'Espagne  que- 
d'Italie.  A  Milan,  cent  Cathares  acceptèrent  de  revenir  à  l'or- 
thodoxie, à  la  condition  qu'on  leur  rendit  un  édifice  élevé  par 
eux  pour  servir  d'école  et  que  l'archevêque  avait  fait  démolir.- 
Durân,  avec  trois  compagnons,  se  présenta  devant  Innocent  III, 
qui  fut  satifait  de  sa  profession  de  foi  et  approuva  son  plan.. 
La  plupart  des  nouveaux  associés  étaient  des  clercs  qui  avaient 
déjà  dépensé  en  charités  tout  leur  avoir.  Renonçant  au  monde, 
ils  décidèrent  de  vivre  dans  la  plus  stricte  chasteté,  de  coucher 
sur  des  planches,  excepté  en  cas  de  maladie,  de  prier  sept  fois 
p^r  jour  et  d'observer  des  jeûnes  spéciaux  en  dehors  de  ceux 
que  prescrivait  l'Église.  La  pauvreté  absolue  devait  être  de 
règle  ;  personne  ne  devait  songer  au  lendemain  ;  tous  les  dons 
d'or  ou  d'argent  devaient  être  refusés  et  l'on  ne  pourrait  accep- 
ter que  le  strict  nécessaire  en  fait  de  nourriture  et  de  vêtements.  241 
On  adopta  un  habit  blanc  ou  gris,  avec  des  sandales  pour  se 
distinguer  des  Vaudois.  Les  plus  savants  devaient  consacrer 
leur  temps  à  prêcher  aux  fidèles  et  à  convertir  les  hérétiques, 
en  s'engageant  à  ne  point  dénoncer  les  vices  du  clergé.  Ceux  qui 
n'avaient  pas  reçu  une  éducation  suffisante  devaient  travailler 
de  leurs  mains,  s'acquittant  envers  l'Eglise  de  toutes  les  dîmes, 
prémices  et  oblations  qu'elle  réclamait.  En  outre,  le  souci  des 
pauvres  devait  être  un  des  devoirs  essentiels  du  nouvel  Ordre; 
un  riche  laïque  du  diocèse  d'Elue  proposa  de  construire  à  leur 
intention  un  hôpital  de  cinquante  lits,  d'élever  une  église  et  de 
distribuer  des  vêtements  aux  malheureux  (1).  Ils  devaient  avoir 
le  droit  d'élire  eux-mêmes  leur  supérieur,  mais  ne  pouvaient  se 

(I)  Pet.  Sarnens.  c.  6.  —  Guill.  Pod.    Laur.  c.  8.  —  Innoc.  PP.  1!I    Reyes'..  xi,. 
196,  197;  xii,  17. 


248 


280  «   PAUVRES   CATHOLIQUES    )) 

soustraire  en  aucune  façon  à  la  juridiction  régul  ière  des  pré 
lats. 

Cette  institution  des  Pauvres  Catholiques  —  comme  ils  s'ap- 
pelèrent eux-mêmes,  par  contraste  avec  les  Pauvres  de  Lyon 
ou  Vaudois  —  contenait  le  germe  de  tout  ce  qui  fut  conçu  et 
exécuté  plus  tard  par  Saint-Dominique  et  Saint-François.  Ce 
fut  l'origine  ou  du  moins  la  première  ébauche  des  grands 
Ordres  Mendiants,  conception  féconde  qui  opéra  des  effets 
prodigieux.  S'il  n'est  pas  vraisemblable  que  Saint-François,  en 
Italie,  ait  emprunté  son  idée  à  Durân,  il  est  plus  que  probable 
que  Saint-Dominique,  en  France,  où  il  devait  être  informé  de 
ce  mouvement,  fut  conduit  par  l'exemple  des  Pauvres  Catho- 
liques à  son  grand  projet  similaire  des  Frères  Prêcheurs. 

Toutefois,  bien  que  les  débuts  de  Durân  aient  été  plus  favo- 
risés par  les  circonstances  que  ceux  de  Saint-Dominique  et  de 
Saint-François,  l'insuccès  de  sa  tentative  ne  tarda  pas  à  se  des- 
siner. Dès  1209,  il  avait  établi  des  communautés  en  Aragon,  à 
Narbonne,  à  Béziers,  à  Uzès,  à  Carcassonne  et  à  Nimes;  mais 
les  prélats  du  Languedoc,  pris  de  méfiance,  se  montraient  tous 
activement  ou  secrètement  hostiles.  On  éleva  des  chicanes  sur 
la  réconciliation  des  hérétiques  convertis  ;  on  se  plaignit  que 
les  conversions  fussent  simulées,  que  les  convertis  manquas- 
sent de  respect  pour  l'Église  et  ses  observances.  La  croisade 
était  déjà  sur  pied;  il  semblait  plus  facile  d'écraser  que  de  per- 
suader et  les  humbles  méthodes  préconisées  par  Durân  et  ses 
frères  semblaient  presque  ridicules  à  cette  époque  de  passions 
surexcitées  et  de  violences.  En  vain  Durân  fit  appel  à  Innocent; 
en  vain  le  pape,  qui  envisageait  son  projet  avec  la  lucidité  d'un 
homme  d'État  chrétien,  l'assura  de  la  protection  pontificale, 
écrivit  lettres  sur  lettres  aux  prélats  pour  leur  ordonner  de 
seconder  les  Pauvres  Catholiques,  leur  rappelant  que  les  bre- 
bis égarées  devaient  être  reçues  avec  joie  au  bercail,  que  les 
âmes  devaient  être  gagnées  par  la  douceur  et  la  charité,  leur 
enjoignant  enfin  de  ne  pas  insister  sur  des  vétilles.  Il  alla  jus- 
qu'à concéder  à  Durân  que  les  membres  séculiers  de  sa  société 
ne  pourraient  pas  être   contraints  à  prendre  les  armes  contre 


DOMINO    DE   GUZMAN  281 

-des  chrétiens,  ni  à  prêter  serment  dans  des  affaires  séculières, 
«n  tant  que  cette  abstention  était  compatible  avec  la  justice  et 
avec  les  droits  des  suzerains.  Tout  fut  inutile.  Les  passions  et  les 
haines  qu'Innocent  avait  déchaînées  sur  le  Languedoc  étaient 
devenues  telles  qu'il  ne  pouvait  plus  les  contenir.  Les  Pauvres 
Catholiques  disparurent  dans  la  tourmente  ;  après  1212,  il  n'en 
est  presque  plus  question.  En  1237,  Grégoire  IX  ordonna  au 
Provincial  dominicain  de  Tarragone  de  les  réformer  et  de  leur 
faire  adopter  une  des  règles  monastiques  existantes.  Un  man- 
dement d'Innocent  IV,  en  1247,  adressé  à  l'archevêque  de  Nar- 
bonne  et  à  l'évêque  d'Elne,  interdit  la  prédication  aux  Pauvres 
Catholiques,  preuve  que  lorsqu'ils  voulurent  s'acquitter  de  la 
tâche  en  vue  de  laquelle  ils  avaient  été  institués,  on  se  hâta  de 
deur  imposer  silence.  Il  était  réservé  à  d'autres  mains  de  déve- 
lopper toutes  les  conséquences  du  projet  éminemment  pratique 
qui  avait  été  conçu  par  Durân  (1). 

Tout  autres  furent  les  triomphes  de  Domingo  de  Guzman, 
que  l'Église  Romaine  vénère  comme  le  plus  grand  et  le  plus 
'heureux  de  ses  champions  : 

Délia  fede  cristiana  santo  atleta, 
Benigno  a'  suoi  e  a'  nemici  crudo  — 
E  negli  sterpi  eretici  percosse 
LHmpeto  suo  piii  vivamente  quivi 
Dove  le  resistenze  eran  piii  grosse  (2). 

Il  naquît  à  Calaruega,  dans  la  Vieille  Gastille,  en  1170,  d'une 
famille  que  ses  Frères  aiment  rattacher  à  la  souche  royale. 
Telle  fut  sa  sainteté  qu'elle  se  refléta  sur  sa  mère,  Ste-Juana 
de  Aga  ;  il  fut  même  question  de  ranger  son  père  au  nombre 
•des  saints.  Ses  deux  parents  étaient  ensevelis  dans  le  couvent 
de  San  Pedro  de  Gumiel,  lorsque,  vers  1320,  l'Infant  Juan 
Manuel  de  Castille  obtint  le  corps  de  Juana  pour  le  couvent 

(i)  Innocent.  FP.  Reyest.  xi,  98;  xn.  67,  69;  xm,  63,  78,  94;  xv,  90,  91,  92,  93,  96, 
137,  146.  -    Hipoll.  Bull.   Ord     FF   Prsedic.  i,  96.  —  Berger,  Reg.  d'innoc.  /7tv 
••275*. 

(2)  Dante,  Paradisot  m. 

16. 


249 


282  DÉBITS    DE    SAINT- DOMTNIOUE 

dominicain  de  San  Pablo  de  Pcnafiel,  fondé  par  lui  ;  alors  Fra 
Geronymo  Orozco,  abbé  de  Gumiel,  transféra  prudemment  les 
restes  de  Don  Félix  de  Gusman  dans  un  lieu  inconnu,  afin  de  le 
soustraire  à  un  surcroit  inutile  de  vénération.  Même  les  fonts 
baptismaux,  en  forme  de  coquille,  où  Dominique  avait  été  bap- 
tisé, n'échappèrent  pas  aux  excès  de  la  piété  espagnole.  En 
4605,  Philippe  III  les  fit  transporter  en  grande  pompe  de  Cala- 
ruega  à  Valladolid.  De  là  ils  émigrèrent  au  Couvent  Royal  de 
San  Domingo  à  Madrid,  où  ils  ont  servi,  depuis  cette  époque, 
au  baptême  des  Enfants  Royaux  (1). 

Dix  ans  d'études  à  l'Université  de  Palencia  firent  de  Domini- 
que lin  théologien  accompli  et  l'armèrent  de  pied  en  cap  pour 
l'œuvre  de  missionnaire  à  laquelle  il  devait  consacrer  sa  vie. 
Reçu  au  chapitre  d'Osma,  il  y  devint  bientôt  sous-prieur  ;  c'est 
en  cette  qualité  que  nous  l'avons  vu  accompagner  son  évêque, 
qui,  depuis  1203,  accomplit  plusieurs  missions  dans  le  Lan- 
guedoc. Les  biographes  de  Dominique  rapportent  que  toute  sa 
carrière  d'apôtre  fut  déterminée  par  un  incident  de  son  premier 
voyage,  au  cours  duquel,  descendu  dans  la  maison  d'un  héré- 
tique de  Toulouse,  il  passa  la  nuit  à  le  convertir.  Ce  succès,, 
joint  à  la  constatation  de  l'étendue  du  mal,  décida  de  sa  vocation. 
Quand,  en  120(>,  l'évèque  Diego  renvoya  son  escorte  et  resta 
pour  évangéliser  le  pays,  il  ne  garda  auprès  de  lui  que 
Dominique;  et  lorsque  Diego  revint  mourir  en  Espagne,  Domi- 
nique demeura  et  continua  de  faire  du  Languedoc  le  théâtre  de- 
sa  féconde  activité  (2). 

La  légende  qui  s'est  formée  autour  de  lui  le  représente 
comme  un  des  principaux  instruments  de  la  ruine  de  l'hérésie 
albigeoise.  Assurément,  il  fit  tout  ce  qu'un  individu  pouvait 
faire  au  profit  d'une  cause  à  laquelle  il  s'était  entièrement 
dévoué;  mais,  historiquement,  son  influence  fut  presque  insen- 
sible. Le  moine  de  Vaux-Cernay  ne  le  nomme  qu'une  fois,  en 

(1)  Brem  nda  de  Guzmana  stirye  S.  Dominici,  Rome,  1740,  p.  11,  12,  127, 
133,  2S8. 

(2)  Bern  Guid.  Tract.  Magist.  OrJ.  Prxdicat.  ann.  1203-5.  —  Nie.  de  Trivetli,. 
Chron.  ann.  1203-9. 


DOMINIQUE   ET    l'hERESIS  283* 

qualité  de  compagnon  de  l'évèque  Diego,  et  l'épithète  qu'il  lui 
accorde,  vir  totius  s  wcti'atis,  n'est  qu'une  des  formules  de 
la  civilité  ecclésiastique  à  cette  époque.  Il  fut  au  nombre  des 
prédicateurs  autorisés  par  les  légats  en  1207,  avec  la  per- 
mission du  pape  Innocent;  c'est  ce  que  prouve  une  absolution 
donnée  par  lui  et  qui  s'est  conservée,  où  il  s'appelle  lui-même 
chanoine  d'Osma  et  pj'œdicator  mimmus;  mais  la  modestie  de  25$ 
sa  situation  appert  du  fait  que  l'absolution  est  soumise  à  l'ap- 
probation du  légat  Arnaud,  dont  Dominique  n'était  qu'un  des 
mandataires.  -Ce  document,  avec  une  dispense  accordée  à  un 
bourgeois  de  Toulouse  de  loger  un  hérétique  dans  sa  maison, 
sont  les  seuls  témoignages  subsistant  de  son  activité  de  mission- 
naire. Cependant  son  talent  d'organisateur  s'était  déjà  révélé 
par  la  fondation  du  monastère  de  Prouille.  Un  des  moyens  les 
plus  efficaces  par  lesquels  les  héritiques  Dropageaient  leurs 
doctrines  était  la  création  d'établissements  où  de  pauvres  filles 
de  bonne  naissance  recevaient  une  éducation  gratuite.  Pour  les- 
combattre  sur  leur  propre  terrain,  Dominique  conçut,  vers  1206, 
le  projet  d'une  institution  analogue  pour  les  Catholiques  et  il 
le  réalisa  avec  l'aide  de  l'évèque  Foulques  de  Toulouse.  Prouille 
devint  un  grand  et  riche  couvent,  qui  se  vanta  d'être  le  berceau 
de  l'Ordre  Dominicain  (1) 

Pendant  les  huit  années  suivantes,  nous  ignorons  tout  de  la 
vie  de  Dominique.  Sans  doute  il  travailla  sans  relâche  à  remplir 
sa  mission,  gagnant,  à  défaut  d'àmes,  les  vertus  qui  devaient  se 
bien  le  servir  :  l'habileté  dans  la  controverse,  la  connaissance* 
des  hommes,  la  force  que  procure  la  concentration  de  toutes- 
les  énergies  sur  une  tâche  imposée  par  la  conscience  ;  mais, 
dans  le  tumulte  sauvage  des  croisades,  il  n'y  a  pas  la  moindre- 
trace  des  résultats  obtenus  par  lui.  Nous  pouvons  hardiment 
repousser  comme  des  fables  la  tradition  qui  lui  fait  refuser 
successivement  les  évêchés  de  Béziers,  de  Conscrans  et  de  Com^ 


(1)  Pet.  Sarnens.  c.  7. —  Innoc.  PP.  III,  R*qest.  n,  18*î.  —  Paraa:o,  </e  orig- 
offic.  SJn-uis.  lib.  h,  tit.  1,  c.  2,  §§  0,  7.  —  Nie.  do  Trvetti  Chron.  ann.  1  0i.  — 
Qiron.  Mag'st.  Uni.  Praedic.  c.  1.  —  Bcrn.  (iuil.  Hist.  h'un  ial.  Cu  cent.  M  irtène,. 
Anij».  Cuil.  vi,  439.) 


284  AUSTÉRITÉ    DE    DOMINIQUE 

minges,  ainsi  que  les  miracles   qu'il    aurait  opérés  en  vain  nu 
milieu  des  Cathares  endurcis.  Il  reparait   au  jour  de  l'histoire 
après  que  la  bataille  de  Muret  eût  anéanti  les  espérances  du 
comte  Raymond,  lorsque  la  cause  de  l'orthodoxie  parut  triom- 
phante et  que  le  champ  des  conversions  fut  largement  ouvert. 
En  4244,  il  était  dans  sa  quarante-cinquième  année,  dans  toute 
la  force  de  son  énergie  virile,  mais  n'ayant  encore  rien  fait  qui 
pût  faire  présager  ce  qu'il  allait  accomplir.  Dépouillés  de  leurs 
ornements  surnaturels,   les  témoignages  que  nous  possédons  à 
son  sujet  le  montrent  comme  un  homme  réfléchi,  résolu,  à  con- 
victions profondes  et  inaltérables,  bouillant  de  zèle  pour  la  pro- 
pagation de  la  foi  —  et  cependant  plein  de  bonté  et  de  qualités 
aimables.  Une  marque  significative  de  l'impression  qu'il  pro- 
duisit sur  ses  contemporains,  c'est  que  presque  tous  les  mira- 
cles qu'on  lui  attribue  sont  de  nature  bienfaisante  —  résurrec- 
tion de  morts,  guérison  de  malades,  conversion  d'hérétiques,  non 
par  la  menace  de  châtiments,  mais  en  prouvant  qu'il  parlait 
251     au  nom  de  Dieu.  Les  récits  relatifs  à  ses  austérités  habituelles 
peuvent  être  exagérés  ;  mais  pour  peu  que  l'on  soit  au  courant 
des  macérations  volontaires  de  l'hagiologie,  on  n'hésitera  pas  à 
admettre  que  Dominique  ait  été  aussi  sévère  pour  lui-même 
que  pour  les  autres.  Cela  n'oblige-  pas  de  croire,  comme  le  veut 
la  légende,  que  le  saint  homme,  encore  enfant,  tombât  sans 
cesse  de  son  lit,  parce  qu'il  préférait,  dans  son  ascétisme  pré- 
maturé,  la  mortification    d'un  lit  de  planches  dures  au  luxe 
d'une  couche  moelleuse.  Nous  ne  voyons  d'ailleurs  qu'une  exa- 
gération innocente  de  la  vérité  dans  le  tableau  qu'on  nous  fait 
de  ses  flagellations  incessantes,  de  ses  veilles  infatigables,  dont 
il  se  délassait,  quand  la  nature  l'exigeait  impérieusement,  sur 
une  planche  ou  dans  le  coin  d'une  église,  où  il  avait  passé  la 
nuit  en  oraison  —  de  ses  prières  presque  ininterrompues,  de  ses 
jeûnes  surhumains.  Il  y  a  sans  doute  aussi  beaucoup  de   vrai 
dans  les  légendes  qui  célèbrent  sa  charité  sans  bornes  et  son 
amour  pour  le  prochain;  encore  étudiant,  au   moment  d'une 
disette,  il  aurait  vendu  ses  livres  pour  soulager  les  misères  qui 
l'entouraient  ;  si  Dieu  ne  l'en  avait  détourné,  il  se  serait  vendu 


PREMIERS   DISCIPLES   DE   DOMINIQUE  285 

lui-même  pour  racheter  aux  Mores  un  captif  dont  la  sœur  était 
accablée  de  chagrin.  Vraies  ou  non,  d'ailleurs,  ces  histoires 
nous  révèlent  clairement  l'idéal  que  ses  disciples  immédiats 
•crurent  avoir  été  réalisé  en  lui  (1). 

Les  quelques  années  qui  restaient  à  Dominique  furent  témoins 
de  la  rentrée  rapide  d'une  récolte  semée  par  lui  pendant  la 
période  de  son  humble  et  laborieuse  obscurité.  En  1214,  Pierre 
Cella,  riche  citoyen  de  Toulouse,  résolut  de  se  joindre  à  Domi- 
nique et  lui  donna,  pour  servir  de  centre  à  son  apostolat,  une 
belle  maison  près  du  Château-Narbonnais,  qui  resta  pendant 
plus  d'un  siècle  le  siège  de  l'Inquisition.  Quelques  autres  âmes 
zélées  se  groupèrent  autour  de  lui  et  les  Frères  commencèrent 
à  vivre  comme  des  moines.  Foulques,  le  fanatique  évêque  de 
Toulouse,  leur  attribua  le  sixième  des  dîmes,  pour  qu'ils  pus- 
sent acquérir  les  livres  et  les  autres  instruments  de  travail 
nécessaires  à  leur  propre  instruction  et  à  celle  des  autres,  qu'ils 
destinaient  surtout  à  la  prédication.  A  cette  époque,  la  ten- 
tative de  Durân  de  Huesca  avait  déjà  échoué.  Dominique,  qui  252 
doit  l'avoir  connue,  découvrit  sans  doute  les  causes  de  cet 
insuccès  et  la  manière  d'en  éviter  un  semblable.  Il  est  cepen- 
dant à  noter  que,  dans  son  projet  primitif,  il  n'est  pas  question 
de  l'emploi  de  la  force.  Les  hérétiques  du  Languedoc  gisaient 
«ans  défense  aux  pieds^de  Montfort,  proie  trop  aisée  offerte 
aux  spoliateurs;  mais(Ye_projet  de  Dominique  visait  seulement^ 
leur  conversion  pacifique,  comme  l'accomplissement  des  devoirs  C 
d'instruction  et  d'exhortation  que  l'Église  avait  si  longtemps  et 
si  complètement  négligés  (2).   ~^ 

Tous  les  regards  se  tournaient  alors  vers  le  concile  de  Latran, 

(1)  Lacordaire,  Me  de  S.  Dominique,  p.  124.  —  Nie.  de  Trivetti  Chron.  ann. 
1-203.  —  Jac.  de  Voragine,  Legenda  Aurea,  éd.  1480,  fol.  88  b,  90  a. 

Comme  S.  François  avait  reçu  les  Stigmates,  les  Dominicain-!  prétendirent,  de  leur 
•côté,  que  S.  Dominique  avait  été  gratifié  d'une  faveur  particulière.  Quand  on  ouvrit  - 

sa  tombe,  racontaient-ils,  il  s'en  exhala  un  parfum  du  Paradis  qui  embauma  tout 
•le  pays,  si  persistant  que  ceux  qui  avaient  touché  ses  saintes  reliques  en  gardaient 
pendant  des  années  le  parfum  sur  leurs  mains.  —  Prediche  del  Beato  Frà  Giordano  ' 

•da  Kivalto,  Florence,  1831,  i,  47. 

(2)  Nie.  de  Trivetti  Chron.  ann.  1215.  —  Bernardi  Guidonis  Tract,  de  Magist. 
Ord.  Prxdic.  (Martène,  Ampl.  Coll.  vi,  400).  —  Hist.  Ordin.  Praedic.  c.  1 
(ib.  332). 


j  286  FONDAT  ON   DE    L'OKDRE    DOMINICAIN 

qui  allait  décider  du  sort  de  la  France  méridionale.  Foulques 
de   Toulouse,  se   rendant  à  Rome,  emmena  Dominique  afin 

1  d'obtenir,   pour  la   nouvelle  communauté,  l'approbation  pon- 

*  tificale.   Suivant  la  tradition,  Innocent  hésita;  l'expérience  ré- 

t  eente  de  Durân  de  Huesca  l'avait  rendu  quelque  peu  sceptique  à 

l'endroit  des  initiatives  enthousiastes  ;  le  concile  avait  interdit 
la  création  de  nouveaux  Ordres  monastiques  et  avait  décidé  que 
le  zèle  devait  trouver  satisfaction,  à  l'avenir,  dans  les  commu- 
nautés existantes.  Mais  les  scrupules  d'Innocent  furent  dissipés 

1  parun  songe  où  il  vit  la  Basilique  de  Latran  chancelante  et  prête 

à  tomber,  tandis  qu'un  homme,  en  qui  il  reconnut  l'humble 
Dominique,  la  soutenait  de  ses  robustes  épaules.  Ainsi  averti 
que  l'édifice  de  l'Eglise  devait  être  étage  par  l'homme  dont  il 
avait  méconnu  le  zèle,  Innocent  approuva  le  projet,  à  la  con- 
dition que  Dominique  et  ses  frères  adoptassent  la  règle  de 
quelque  ordre  antérieur  (1). 

Dominique  revint  et  convoqua  ses  frères  à  Prouille.  Ils 
étaient  alors  au  nombre  de  seize,  venus  des  points  les  plus 
divers  de  l'horizon  —  Castille,  Navarre,  Normandie,  France  du 
Nord,  Languedoc,  Angleterre  et  Allemagne  —  preuve  frap- 
253  pante  du  pouvoir  de  l'Eglise  à  oublier  et  à  effacer  les  distinc- 
tions nationales  en  vue  d'un  idéal  religieux.  Cette  petite  troupe 
dévouée  et  dévote  adopta  la  règle  des  Chanoines  Réguliers  de 
Saint  Augustin,  dont  Dominique  faisait  partie,  et  choisit  pour 
abbé  Mathieu  le  Gaulois.  Il  fut  le  premier  et  le  dernier  à  porter 
ce  titre,  car,  à  mesure  que  l'Ordre  se  développa,  son  orga- 
nisation fut  modifiée  en  vue  d'assurer  à  la  fois  plus  d'unité  et 
plus  de  liberté  d'action.  Il  fut  divisé  en  provinces,  chacune  sous 
la  direction  d'un  prieur  provincial.  Tous  les  prieurs  relevaient 

t  du  Général.   Les   fonctions   étaient  électives  et  il  y  avait  des 

règlements  pour  la  tenue  de  réunions  ou  chapitres,  tant  pro-f 
vinciaux  que  généraux.  Chaque  frère  devait  obéissance  absolue 
à  son  supérieur.  Comme  un  soldat  en  service  actif,  il  pouvait 

I  être  envoyé  en  mission   à  tout  instant,  dès  que  l'intérêt  de  la 

i 

(i)Nic.  de  Trivetti,  \oc  cit.  —  Chron.  Magist.  Onl.  Prœil.  c.  1.  —  Bern.  Gui<L 
loc.  cit.  —  Concil.  Lateran.  IV,  c.  xiii.  —  HarUuin.  Concil.  vu,  8  J. 


FRÈRES    PRÊCHEURS  287 

religion  ou  de  l'Ordre   le  demandait.  En  vérité,  les  Frères  se 

considéraient  comme  les  soldats  du  Christ,  non  point,  comme 

ies  autres  moines,  voués  à  une  existence  contemplative,  ma's 

destinés  et  dressés  à  se  mêler  au  monde,  exercés  aux  arts  de  la 

persuasion,  experts  en  théolologie  et  en  rhétorique,  prêts,  enfin, 

a  tout  oser  et   à  tout  souffrir  dans  l'intérêt  de  l'Église  mili-  „ 

tante. 

Le  nom  de  Frères-Prêcheurs,  sous  lequel  ils  devinrent  si 
célèbres,  fut  le  résultat  d'un  incident  fortuit.  Pendant  le  Concile 
de  Latran,  alors  que  Dominique  était  à  Rome,  le  pape  Innoccnl 
-eut  l'occasion  de  lui  adresser  une  note.  Il  ordonna  à  son  secré- 
taire de  la  commencer  ainsi  :  «  Au  frère  Dominique  et  à  ses 
•compagnons».  Puis,  se  ravisant,  il  prescrivit  d'écrire  :  «  Au 
frère  Dominique  et  aux  prêcheurs  qui  sont  avec  lui  »;  puis, 
-enfin,  après  nouvelle  réflexion  :  «  A  maître  Dominique  et  aux 
frères  prêcheurs  ».  Cette  désignation  les  combla  de  joie  et  ils 
l'adoptèrent  aussitôt  (1). 

Chose  curieuse,  l'obligation  de  la  pauvreté  n'était  pas  ins- 
crite dans  le  projet  primitif  de  l'Ordre.  La  première  impulsion 
lui  était  venue  de  la  donation  de  la  propriété  de  Cella  et  de  la 
part  dans  les  dîmes  offerte  par  l'évêque  Foulques;  peu  de  temps 
après  l'organisation  de  l'Ordre,  Dominique  n'eut  aucun  scrupule 
A  accepter  de  Foulques  trois  églises,  l'une  à  Toulouse,  l'autre  % 
Pamiers,  la  troisième  à  Puylaurens.  Les  historiens  de  l'Ordre 
s'efforcent  d'expliquer  cela  en  disant  que  ses  fondateurs  dési- 
raient que  la  pauvreté  fût  un  élément  de  leur  règle,  mais  recu- 
lèrent devant  la  crainte  qu'une  idée  aussi  nouvelle  ne  mit 
obstacle  à  la  confirmation  pontificale.  Comme  Innocent  avait 
déjà  approuvé  le  vœu  de  pauvreté  dans  le  projet  de  Durân  de  254 
îluesca,  la  futilité  de  cette  excuse  est  évidente  et  nous  sommes 
en  droit  de  mettre  en  doute  les  légendes  qui  montrent  Domi- 
nique interdisant  rigoureusement  à  ses  Frères  l'usage  de  l'ar- 
gent. Il  est  certain,  d'autre  part,  que,  dès  1217,  nous  trouvons 

(1)  Hist.  Ordin.  Prœdicat.  c.  1,  2,  3.  —  Chron.  Magist.  Ordin.  Praedic.  ci.  — 
Bernard.  Guidonis  Tract,  de  Mayist.  Qrd.  Prxdic.  (Martène,  A^.pliss .  Coll.  ji, 
332-4,  400). 


288  CONFIRMATION    PONTIFICALE 

les  Frères  en  dispute  avec  les  agents  de  l'évêque  Foulques  au 
sujet  de  la  question  des  dîmes,  réclamant  que  des  églises  qui  ne 
comptaient  qu'une  demi-douzaine  de  communiants  fussent 
considérées  comme  paroissiales  et  soumises  à  la  perception  de 
cette  taxe.  C'est  seulement  plus  tard,  lorsque  le  succès  des  Fran- 
ciscains eut  démontré  les  puissants  attraits  de  la  pauvreté,  que 
le  principe  en  fut  adopté  par  les  Dominicains  dans  le  Chapitre 
Général  de  1220.  Il  finit  par  être  inscrit  dans  la  constitution 
adoptée  par  le  Chapitre  de  4228,  qui  prohiba  l'acquisition  de 
terres  ou  de  rentes,  prescrivit  aux  prêcheurs  de  ne  jamais  de- 
mander d'argent  et  classa  parmi  les  «  offenses  graves  »  le  fait 
pour  un  Frère  d'avoir  conservé  par  devers  lui  une  chose  qu'il 
lui  était  interdit  de  recevoir.  L'Ordre  s'émancipa  bien  vite  de 
ces  restrictions,  mais  Dominique  lui-même  donna  l'exemple 
d'une  extrême  sévérité  à  cet  égard;  lorsqu'il  mourut  à  Bologner 
en  1224,  ce  fut  dans  le  lit  de  frère  Moneta,  car  il  n'en  possédait 
point,  et  dans  le  vêtement  de  Moneta,  car  le  sien  était  usé  et  il 
n'en  avait  pas  d'autre.  Quand  la  règle  fut  adoptée  en  1220, 
tous  les  biens  qui  n'étaient  pas  indispensables  aux  besoins  de 
l'Ordre  furent  transférés  au  couvent  de  Prouille  dont  il  a  été 
question  plus  haut  (1). 

Il  ne  manquait  plus  maintenant  à  l'Ordre  que  la  confirmation 
pontificale.  Avant  que  Dominique  n'arrivât  à  Rome,  où  il  se 
rendait  pour  l'obtenir,  Innocent  mourut;  mais  son  successeur, 
Honorius  III,  entra  pleinement  dans  ses  vues  et  la  sanction  du 
255  Saint  Siège  fut  accordée  le  21  Décembre  1216.  Revenu  à  Tou- 
louse en  1217,  Dominique  se  hâta  d'envoyer  ses  disciples  en 
mission.  Quelques-uns  allèrent  en  Espagne,  d'autres  à  Paris, 
d'autres  à  Bologne;  Dominique  lui-même  revint  à  Rome  où, 
grâce  à  la  faveur  de  la  cour  pontificale,  son  enthousiasme  fut 
récompensé  par  une  abondante  moisson  de  disciples.  Ceux  qui 
allèrent  à  Paris  y  furent  chaleureusement  reçus;  on  leur  accorda 

(i)  Bernard.  Guidon.  Tract.  deOrdin.  Praedic.  (Martène,  vi,  400,  402-3).—  Ejnsd. 
Hist.  Funda  Couvent.  Praedic.  (1b.  446-7).  —  Hist.  Ordin.  Praedic.  c.  9.—  Nie. 
deTrivetli  Chron.  ann.  1220,  12*28.  —  Chron.  Magist.  Ordin.  Praedic.  c.  3. — 
Conslit.  Frat.  Praedic.  ann.  1228,  Dist.  i,  c  22;  n,  26,  34  (Archiv.  fur  Literatur 
undKh'chengeschichte,  1886,  p.  209,  222,  225). 


MORT   DE   DOMINIQUE  289 

3a  maison  de  Saint-Jacques,  où  ils  fondèrent  le  fameux  cou- 
rent des  Jacobins,  qui  dura  jusqu'à  la  suppression  de  l'Ordre 
parla  Révolution.  L'état  d'exaltation  des  laïques  et  des  ecclé- 
siastiques de  tout  rang,  qui  se  hâtèrent  d'adhérer  à  l'Ordre 
nouveau,  se  révèle  par  l'histoire  des  persécutions  que  les  pre- 
miers Frères  de  Saint-Jacques  eurent  à  endurer,  de  l'Esprit 
Malin.  Des  visions  effrayantes  ou  sensuelles  pesaient  continuel- 
lement sur  eux,  en  sorte  qu'ils  furent  obligés  de  veiller  la  nuit 
à  tour  de  rôle  les  uns  sur  les  autres.  Nombre  d'entre  eux  furent 
possédés  par  le  Diable  et  devinrent  fous.  Leur  grande  auxilia- 
•trice  était  la  Sainte  Vierge,  d'où  l'usage  des  Dominicains  de 
«chanter  Salve  Regiaa  après  Complies,  pieux  exercice  au  cours 
•duquel  on  la  vit  souvent  planer  au-dessus  d'eux  dans  un  globe 
<ie  lumière.  —  Des  hommes  dans  un  pareil  état  d'âme  étaient 
prêts  à  tout  souffrir  eux-mêmes  et  à  tout  faire  souffrir  aux 
•autres dans  l'espoir  du  salut  éternel  (1). 

11  n'est  pas  nécessaire  de  suivre  ici  avec  détail  la  merveil- 
leuse expansion  de  l'Ordre  dans  tous  les  pays  de  l'Europe. 
Dès  1221,  lorsque  Dominique,  en  qualité  de  Général,  tint  le 
•second  chapitre  général  à  Bologne,  quatre  ans  après  que  les 
•seize  disciples  se  fussent  séparés  à  Toulouse,  l'Ordre  comptait 
déjà  soixante  couvents  et  était  organisé  en  huit  provinces  — 
Espagne,  Provence,  France,  Angleterre,  Allemagne,  Hongrie, 
Lombardie  et  Romagne.  La  même  année  vit  la  mort  de  Domi- 
nique; mais  son  œuvre  était  solide  et  sa  disparition  ne  produisit 
aucun  trouble  dans  l'action  de  la  puissante  machine  qu'il  avait 
•construite  et  mise  en  mouvement.  Partout  les  hommes  les  plus 
intelligents  de  l'époque  adoptaient  le  scapulaire  dominicain; 
ipartout  aussi  ils  conquéraient  le  respect  et  la  vénération  du 
tpeuple.  La  papauté  se  hâta  de  reconnaître  leurs  services  et  on 
les  trouve  bientôt  remplissant  des  fonctions  importantes  dans 
la  Curie.  En  1243,  le  savant  Hugues  de  Vienne  fut  le  premier 


(1)  Nie.  de  Trivetti  Chron.  ann.  1215,  1217,  1218.—  Chrc-n.  Magist.  Ord.  Praedic. 
•C-  2.  —  Hist.  Ordin.  Praedic.  c.  1,  5.  —  Bern.  Guidon.  Tract,  de  Magist. 
Ord.  Prxdic.  (Martène,  vi,  401).  —  Hist.  Convent.  Parisieûs.  Frai.  Praedic.  (ib. 
549-50).  v 

17 


290  DÉBUTS   DE    SAINT-FRANÇOIS 

cardinal  dominicain  et,  en  1276,  les  Dominicains  se  réjouirent 
de  voir  le  Frère  Pierre  de  Tarentaise  monter  sur  la  chaire  de- 
Saint-Pierre  sous  le  nom  d'Innocent  V. 
256  Toutefois,  le  retard  apporté  à  la  canonisation  de  Dominique 
semble  prouver  qu'il  fit  personnellement  moins  d'impression 
sur  ses  contemporains  que  ses  disciples  ne  voudraient  nous  le 
persuader.  Mort  en  1221,  c'est  le  3  juillet  1234  seulement  qu'une 
bulle  pontificale  l'inscrivit  dans  le  calendrier  des  Saints.  Son 
grand  collègue  ou  rival,  François,  qui  mourut  en  1226,  fut  cano- 
nisé deux  ans  après,  en  1228;  le  jeune  Franciscain,  Antoine  de 
Padoue,  qui  mourut  en  1231,  fut  élevé  au  rang  des  Saints 
en  1233;  et  quand  le  Dominicain  Saint-Pierre  Martyr  fut  tué  le 
12  avril  1252,  la  procédure  de  canonisation,  commencée  le 
31  août  de  la  môme  année,  fut  terminée  le  25  mars  1253,  moins 
d'un  an  après  sa  mort.  Le  fait  qu'il  se  passa  treize  ans  entre  la 
mort  et  la  canonisation  de  Dominique  semble  indiquer  que  ses 
mérites  éminents  n'ont  été  que  lentement  reconnus  (1). 

Si  les  Franciscains  ont  finalement  été  assimilés,  où  à  peu  près, 
aux  Dominicains,  ce  fut  par  l'effet  des  exigences  écrasantes  qui 
sollicitaient  de  toutes  parts  leur  activité;  mais,  à  l'origine,  le 
but  poursuivi  par  chacun  de  ces  Ordres  était  aussi  différent 
que  les  caractères  de  leurs  fondateurs.  Si  Saint-Dominique  fut 
le  type  du  missionnaire  actif  et  pratique,  Saint-François  fut 
Tidéal  de  l'ascète  contemplatif,  heureusement  modifié  par  un 
amour  sans  bornes  et  une  infatigable  charité  pour  son  prochain. 
Né  en  1282,  Giovanni  Bernardone  était  le  fils  d'un  riche  com- 
merçant d'Assise,  qui  l'initia  d'abord  à  ses  affaires.  Ayant 
accompagné  son  père  dans  un  voyage  en  France,  le  jeune 
homme  en  revint  avec  une  connaissance  de  la  langue  française 
qui  le  fit  surnommer  Francesco  par  ses  amis.  A  l'âge  de  vingt 
ans,  une  dangereuse  maladie,  qui  amena  sa  conversion,  mit  fin 

1)  Bern.  Guidon.  Tract,  de  Maqist.  (Martène,  vi,  403-4).—  Ejusd.  Hist.Convent. 
Prxdic.  (ib.  459).  —  Nie.  de  trivetti  Chron.  ann.  1221,  1243,  1276.  -  Hist. 
Ordin.  Prœdic.  c.  7.  —  Mag.  Bull.  Koman.  i,  73,  74,  77,  94. 

Une  statistique  de  l'Ordre  dominicain,  dressée  en  1337  à  la  requête  de  Benoît  XII, 
accuse  près  de  douze  mille  membres  (Treger,  Vnrarbeiten  zu  einer  Geschichte  der 
deutschen  Mystik,  in  Zeitschrift  fiir  die  historische\Theologie,  1869,  p.  12). 


SAVOCATION  291 

subitement  aux  dissipations  de  sa  jeunesse;  désormais, il  se  voua 
à  des  œuvres  de  charité  qui  lui  valurent,  peut  être  non  sans 
raison,  la  réputation  d'un  esprit  troublé.  Désirant  ardemment 
restaurer  l'église  en  ruines  de  Saint-Damien,  il  déroba  une 
quantité  d'effets  à  son  père  et  les  vendit  à  Foligno,  avec  le 
cheval  qui  les  avait  apportés.  Exaspéré,  et  trouvant  son  fils  257 
invinciblement  décidé  à  suivre  sa  voie,  le  .père  de  François  le 
mena  devant  l'évêque  pour  le  faire  renoncer  à  toute  prétention 
sur  son  héritage.  François  y  consentit  de  grand  cœur  et,  pour 
rendre  sa  renonciation  plus  complète,  il  se  dépouilla  de  tous 
ses  habits,  à  l'exception  d'une  chemise  de  crin  qu'il  portait  pour 
mortifier  sa  chair.  L'évêque  fut  obligé,  pour  couvrir  sa  nudité, 
de  lui  faire  don  du  manteau  usé  d'un  paysan  (1). 

François  était  maintenant  engagé  dans  une  vie  de  mendicité 
vagabonde,  dont  il  tira  d'ailleurs  si  bon  parti  qu'il  put  restaurer 
quatre  églises  tombant  en  ruines  avec  les  aumônes  qu'il  récolta. 
Il  n'avait  pas  d'autre  pensée  que  de  travailler  à  son  propre 
salut,  tant  par  la  pauvreté  librement  consentie  que  par  des 
actes  de  charité  et  d'amour,  en  particulier  à  l'égard  des 
lépreux;  mais  sa  réputation  de  sainteté  vint  à  s'étendre  et  le 
bienheureux  Bernard  de  Quintavalle  demanda  à  s'associer  à  lui. 
Le  solitaire  était  d'abord  peu  disposé  à  s'adjoindre  un  compa- 
gnon. Pour  connaître  la  volonté  de  Dieu  à  ce  sujet,  il  ouvrit 
trois  fois  au  hasard  les  Évangiles  et  tomba  sur  ces  trois  textes 
qui  devinrent  la  charte  du  grand  Ordre  franciscain  : 

«  Jésus  lui  dit  :  si  tu  veux  être  parfait,  va,  vends  ce  que  tu  as  et  le 
donne  aux  pauvres,  et  tu  auras  un  trésor  dans  le  ciel;  après  cela,  viens 
et  suis-moi  (2)  ». 

«  Ne  leur  ressemblez  pas;  car  votre  Père  sait  de  quoi  vous  avez 
besoin,  avant  que  vous  lui  demandiez  (3)  ». 

«  Alors  Jésus  dit  à  ses  disciples  :  si  quelqu'un  veut  venir  après  moi, 
qu'il  renonce  à  soi-même,  et  qu'il  se  charge  de  sa  croix,  et  qu'il  me 
suive  (4).  » 

(1)  Bonaventurae  V^.  5.  Franc,  c.  1,  2,  n°  1-4. 

(2)  Evangile  de  S.  Matthieu,  xiv,  21. 

(3)  Ib  id  vi,  8. 

(4)  Ibid..  xvi,  24. 


292  APPROBATION    DE    LA    RÈGLE 

François  obéit  à  la  volonté  de  Dieu  et  accepta  la  recrue  qu'il 
lui  envoyait.  D'autres  vinrent  se  joindre  à  eux  et  le  petit  groupe 
finit  par  se  composer  de  huit  personnes.  Alors  François  annonça 
que  le  moment  était  venu  pour  eux  d'évangéliser  le  monde  et 
il  les  dispersa  par  couples  vers  les  quatre  points  de  l'horizon. 
Quand  ils  se  réunirent  de  nouveau,  quatre  autres  volontaires 
vinrent  faire  adhésion;  François  rédigea  aussitôt  une  règle  pour 
leur  gouverne  et  les  Douze,  suivant  la  légende  franciscaine,  se 
rendirent  à  Rome,  à  l'époque  du  concile  de  Latran,  pour  obte- 
nir la  confirmation  pontificale.  Lorsque  François  se  présenta  au 
pape  sous  l'aspect  d'un  mendiant,  le  Pontife,  indigné,  ordonna 
qu'on  le  mît  dehors;  mais,  pendant  la  nuit,  il  eut  une  vision, 
qui  lui  enjoignit  de  faire  revenir  le  mendiant.  Les  conseillers  du 
258  pape  étaient  fort  divisés,  mais  l'éloquence  et  la  gravité  de 
François  l'emportèrent;  la  Règle  fut  approuvée  et  les  Frères 
furent  autorisés  à  aller  prêcher  la  parole  de  Dieu.  (1). 

Les  Frères  hésitaient  encore  :  devaient-ils  s'abandonner  à  la 
vie  contemplative  des  anachorètes,  ou  se  jeter  à  corps  perdu 
dans  l'œuvre  immense  d'évangélisation  qui  s'offrait  à  eux?  Ils 
se  retirèrent  à  Spolète  et  tinrent  longuement  conseil  sans  pou- 
voir aboutir  à  une  conclusion.  Enfin,  une  révélation  divine  mit 
fin  à  leursdoutes  et  l'Ordre  franciscain,  au  lieu  de  se  disséminer 
pour  mourir  dans  quelques  ermitages  isolés,  devint  une  des 
organisations  les  plus  puissantes  de  la  Chrétienté.  Cependant 
la  cabane  délaissée  où  ils  s'abritèrent  lors  de  leur  retour  à 
Assise  ne  présageait  guère  leur  future  splendeur.  Un  fait  per- 
met de  mesurer  la  rapidité  de  la  croissance  de  l'Ordre  :  lorsque 
François  convoqua  le  premier  chapitre  général,  en  1221,  le 
nombre  des  Frères  assistants  fut  estimé  de  trois  à  cinq  mille, 
comprenant  un  cardinal  et  plusieurs  évêques;  et  lorsque,   au 

(i)  S.Bonavent.  c.  n,ni.  Ce  récit  a  sans  doute  été  embelli  par  la  connaissance  des 
résultats  obtenus  plus  tard  et  adapté  inconsciemment  aux  étapes  successives  d'une 
organisation  religieuse  qui  se  dessina  progressivement.  A  l'origine,  il  n'était  nulle- 
ment entendu  que  les  Frères  dussent  abandonner  leurs  occupations  ordinaires.  On 
leur  demandait  de  travailler  à  leur  métier,  de  gagner  leur  vie  et  de  ne  vivre  d'au- 
mônes qu'en  cas  d'urgente  nécessite.  Voir  la  première  Règle  telle  qu'ellea  été  recon- 
stituée par  le  prof.  Karl  Miiller,  Die  Anfaenge  des  Minoritenordens,  Fr  bourg  en 
Brisgau,  \  885,  p.  186 


LES    MINORITES  2U3 

chapitre  général  de  1260,  sous  Bonaventure,  on  procéda  à  une 
nouvelle  répartition  de  l'Ordre,  il  fut  divisé  en  trente-trois  pro- 
vinces et  trois  vicariats,  comprenant  errtout  cent  quatre-vingt- 
deux  custodies.  Cette  organisation  peut  être  comprise  par 
l'exemple  de  l'Angleterre,  qui  formait  une  province  divisée  en  sept 
custodies,  comprenant,  en  1256,  quarante-neuf  maisons  avec 
1242  Frères.  A  cette  époque,  l'Ordre  avait  pénétré  jusque  dans 
dans  les  recoins  les  plus  écartés  de  ce  que  l'on  appelait  alors  le 
monde  civilisé  et  même  dans  les  régions  circonvoisines  (1). 

Les  Minorités  ou  frères  mineurs,  comme  ils  s'appelaient  eux-  ; 
mêmes  par  humilité,  différaient  tellement,  à  leurs  débuts,  de  259 
toute  organisation  existante  dans  l'Eglise,  que  les  premiers  dis- 
ciples envoyés  par  Saint-François  en  Allemagne  et  en  Hongrie 
furent  considérés  comme  des  hérétiques,  maltraités  et  expulsés. 
En  France,  on  les  prit  pour  des  Cathares,  parce  que  leur  austé- 
rité rappel  ait  celle  des  Parfaits.  On  leur  demanda  s'ils  n'étaient 
pas  des  Albigeois  et  ils  ne  surent  que  répondre,  ignorant  ce 
que  signifiait  ce  mot  ;  on  ne  cessa  de  les  tenir  en  suspicion  que 
lorsque  les  autorités  ecclésiastiques  eussent  consulté  le  pape 
Honorius  III.  En  Espagne,  cinq  de  ces  Minorités  subirent  le  mar- 
tyre. Innocent  n'avait  donné  à  leur  Règle  qu'une  approbation 
verbale  ;  il  était  mort  et  il  fallait  quelque  chose  de  plus  positif 
pour  préserver  les  Frères  de  la  persécution.  François  rédigea, 
en  conséquence,  une  seconde  Règle,  plus  concise  et  moins 
rigide  que  la  première,  et  la  soumit  à  Honorius,  Le  pape  l'ap- 
prouva, non  sans  formuler  quelques  objections  sur  certains 
articles  ;  mais  François  refusa  de  les  modifier,  disant  qu'ils 
n'étaient  pas  de  lui, mais  de  Jésus, et  que  les  paroles  de  Jésus  ne 
pouvaient  être  altérées.  Les  disciples  conclurent  de  là  que  leur 
Règle  avait  été  l'objet  d'une  révélation  divine.  Cette  croyance 
passa  dans  la  tradition  de  l'Ordre  et  la  Règle  s'est  maintenue 
depuis  saos  changement  dans  la  lettre,  bien  que,  comme  nous 


(1)  Bonavent.  Vit.  Franc,  c.  îv,  n°  10.  —  F  rat.  Jordan i  Chron.  (Anal.  Francis- 
cana  1,6.  Qu.tracchi,  1885).  —  Waddingi  Annal.  Minor«m,  ann.  1260,  n°  14.—  Th. 
de  Eccleston,  de  Adcentu  Minorifn,  collât    2. 


294  VOEU   DE   PAUVRETÉ 

le  verrons  plus  loin,  l'esprit  en  ait  été  plus  d'une  fois  modifié 
par  l'ingéniosité  des  casuistes  pontificaux  (1). 

Cette  Règle  est  très  simple;  ce  n'est,  à  la  vérité,  qu'un  court 
commentaire  du  serment  que  prêtait  chaque  Frère  de  vivre 
conformément  à  l'Évangile  dans  l'obéissance,  la  chasteté  et  la 
pauvreté.  Celui  qui  désirait  se  faire  admettre  dans  l'Ordre  de- 
vait commencer  par  vendre  tous  ses  biens  et  les  distribuer  aux 
pauvres;  si  cela  était  impossible,  la  volonté  de  le  faire  suffisait. 
Chacun  pouvait  posséder  deux  frocs,  mais  ils  devaient  être  d'une 
étoffe  grossière  et  il  fallait  les  recoudre  et  les  repriser  aussi 
longtemps  que  possible.  Les  chaussures  étaient  permises  à  ceux 
qui  ne  pouvaient  absolument  pas  s'en  passer.  Tous  devaient 
voyager  à  pied,  sauf  en  cas  de  maladie  ou  de  nécessité.  Nul  ne 
devait  recevoir  de  monnaie,  ni  directement  ni  par  un  tiers  ; 
250  seuls  les  ministres  (nom  que  l'on  donnait  aux  supérieurs  pro- 
vinciaux) pouvaient  accepter  de  l'argent  en  vue  de  soigner  les 
malades  et  d'acheter  des  vêtements,  en  particulier  dans  les  cli- 
mats rigoureux.  Le  travail  était  sévèrement  recommandé  à  tous 
ceux  qui  en  étaient  capables  ;  la  rémunération  ne  devait  pas 
consister  en  argent,  mais  en  objets  nécessaires  aux  travailleurs 
et  à  leurs  frères.  La  clause  exigeant  la  pauvreté  absolue  eut 
pour  effet,  comme  nous  le  verrons,  un  schisme  dans  l'Ordre  et 
mérite,  par  suite,  d'être  reproduite  textuellement  :  «  Les  Frères 
ne  posséderont  rien  en  propre,  ni  maisons,  ni  terrains,  ni 
.aucune  autre  chose,  mais  ils  vivront  dans  le  monde  en  étrangers 
et  en  pèlerins,  demandant  avec  confiance  l'aumône.  En  cela  ils 
n'éprouveront  pas  de  honte,  car  le  Seigneur  s'est  fait  pauvre 
dans  le  monde  pour  nous.  C'est  cette  perfection  de  pauvreté 
qui  a  fait  de  vous,  très  chers  Frères,  les  héritiers  et  les  rois  du 
royaume  céleste.  Possédant  cela,  vous  ne  devez  rien  désirer 
d'autre  sous  le  ciel,  »  Le  chef  de  l'Ordre  ou  Ministre  Généra] 
était  élu  par  les  Ministres  Provinciaux,  qui  pouvaient   aussi  le 

(I)  Fiat  JorJani  Chrnn.  {Anal  Francise,  i,  3).  —  S.  Francise.  Cotlnq.  ix.  — 
L;l).  Cont'ormitatum,  li!>.  i,  Fruch  0  (éd.  1513,  fol.  77,  «).  —  Potthast,  7?  <j . 
ii°  7.08. 

Les  dates  Cl  los  détails  dos  Règles  succoss'Vfs  ré  ligées  par  Fnnçois  S'vni  très 
obs-urs.  La  question  a  ete    rès  habilement  discutée  par  Karl  M  fil  1er,  o,>.  cit. 


VERTUS    DE   FRANÇOIS  295 

déposer,  toutes  les  fois  que  l'intérêt  commun  l'exigeait.  Les 
autorisations  de  prêcher  devaient  être  accordées  parle  Général, 
mais  aucun  Frère  ne  devait  prêcher  dans  un  diocèse  sans  l'as- 
sentiment de  l'évêque.  (1). 

C'est  tout  ;  et  assurément,  dans  ces  quelques  règles,  il  n'y  a  I 
rien  qui  puisse  faire  prévoir  l'immensité  des  résultats  qui  ont 
été  obtenus  en  s'y  conformant.  Ce  qui  donna  aux  Franciscains 
une  prise  durable  sur  les  affections  du  monde,  fut  l'esprit  que 
le  fondateur  leur  infusa.  Aucune  créature  humaine  depuis  Jésus 
n'a  plus  complètement  incarné  l'idéal  du  Christianisme  que 
Saint-François.  Au  milieu  de  l'extravagance  de  son  ascétisme, 
qui  confine  parfois  à  la  folie,  on  voit  briller  l'amour  et  l'humi- 
lité chrétienne  avec  lesquels  il  se  dévoua  aux  misérables  et  aux 
délaissés  —  parias  auxquels, à  cette  rude  époque, peu  de  gens  son- 
geaient à  s'intéresser.  L'Église,  absorbée  par  ses  intérêts  mon- 
dains, avait  négligé  les  devoirs  sur  lesquels  était  fondé  son 
empire  des  âmes  et  il  fallait  toute  l'exagération  du  sacrifice 
volontaire  enseigné  par  François  pour  rappeler  l'humanité  au 
sentiment  de  ses  obligations. 

Ainsi,  de  toutes  les  misères   de  cet  âge  de  misères,  la  plus 
horrible  était  celle  du  lépreux  —  être  infortuné  affligé  par  Dieu 
d'une  maladie  dégoûtante,  incurable  et  contagieuse,  à  qui  tou 
commerce  avec  les  hommes  était  interdit  et  qui,  lorsqu'il  sortait 
du  lazaret  pour  quêter  des  aumônes,    était  obligé  de  signaler    261 
son  approche  en  frappant  ensemble  des  bâtons  ou  cliquettes, 
afin  que  les  habitants,  avertis  par  ce    bruit,  pussent  éviter  le 
contact  du  pestiféré.  C'est  à  ces  hommes,  les  plus  désespérés  et 
les  plus  abhorrés  de  l'humanité  d'alors,  que  s'adressèrent  par 
ticulièrement  la  charité  infiuie  et  l'amour  sans  bornes  de  Saint- 
François,  ïl  voulut  que  ses  Frères  suivissent  son    exemple   et 
lorsqu'un  noble  ou  un  vilain  sollicitait  l'admission  dans  l'Ordre, 
on  lui  disait  qu'un  des  premiers  devoirs  auxquels  il  devait  se 
soumettre  était  de  servir  humblement  les  lépreux  dans  leurs 
hôpitaux.  François  n'hésitait  pas  à  dormir  dans  les  lazarets,  à 

<1)  B.  Fra  cisci  Rejul.  n. 


296  FRANÇOIS   ET   LES   LÉPREUX 

panser  les  dangereuses  plaies  des  malades,  à  leur  appliquer  des 
remèdes,  à  porter  secours  aux  souffrances  des  corps  comme  aux 
misères  des  âmes.  En  faveur  des  lépreux,  il  admit  des  excep- 
tions à  la  règle  interdisant  de  recevoir  des  aumônes  en  argent. 
Toutefois,  son  humilité  lui  persuada  d'interdire  à  ses  disciples 
de  produire  en  public  les  «  frères  chrétiens», comme  il  les  appe- 
lait. Un  jour  que  le  Frère  Jacques  avait  amené  à  l'Église  un 
lépreux  horriblement  dévoré  par  son  mal,  François  l'en  blâma; 
puis,  se  reprochant  à  lui-même  ce  que  le  patient  pouvait  consi- 
dérer comme  une  marque  de  mépris,  il  demanda  au  Frère 
Pierre  de  Catane,  alors  ministre  général  de  l'Ordre,  de  confir- 
mer la  pénitence  qu'il  s'était  infligée  à  lui-même.  Pierre,  qui  le 
vénérait  trop  pour  lui  rien  refuser,  donna  son  assentiment; 
alors  François  annonça  qu'il  mangerait  dans  le  même  plat  que 
le  patient.  Au  repas  suivant,  le  lépreux  prit  place  à  la  table  et 
les  Frères  furent  terrifiés  en  voyant  qu'un  même  plat  servait  à 
François  et  au  malade,  le  lépreux  enfonçant  ses  doigts,  qui 
dégoûtaient  de  sang  et  de  pus,  dans  la  nourriture  qu'il  parta- 
geait avec  le  Saint  (4). 

Ce  serait  peut  être  aller  bien  loin  que  de  croire  sans  réserve 
à  de  telles  histoires;  mais,  en  somme,  cela  importe  peu.  S'il 
n'y  a  là  que  des  légendes,  l'existence  même  de  pareilles  légendes 
atteste  l'impression  que  fit  François  sur  ses  disciples;  et  l'effi- 
cacité d'un  pareil  idéal,  à  une  époque  si  dure  et  si  cruelle,  peut 
difficilement  être  exagérée.  Un  fait  certain,  c'est  que  les  Fran- 
ciscains ont  toujours  été  au  premier  rang  quand  il  s'agissait  de 
soigner  les  malades,  qu'ils  ont  travaillé  dans  les  hôpitaux  en 
temps  de  peste  et  que  les  progrès,  d'ailleurs  bien  médiocres, 
que  l'art  de  guérir  a  faits  vers  la  fin  du  moyen  âge  furent  dus 
à  leur  zèle  intelligent.  On  nous  dit,  en  outre,  que  l'amour  de 
2(}2  François  se  répandit  sur  les  bêtes  aussi  bien  que  sur  les  hom- 
mes —  sur  les  insectes,  les  oiseaux  et  les  animaux  qu'il  avait 
coutume  d'appeler  ses  frères  et  sœurs  (2).  Toutes  les  histoires 


(1)  Lib.  Conformitatum  lib.  h,  Fruct.  5,  fol.  155  h. 

(2)  Surnres  meas  hirundines... 


LE    «    LIVRE   DES   CONFORMITÉS    ))  297 

que  l'on  raconte  sur  lui  et  sur  ses  disciples  immédiats  débordent 
véritablement  de  tendresse  et  d'abnégation;  on  y  constate  par- 
tout la  perfection  de  l'humilité  et  de  la  patience,  la  maîtrise  des 
passions,  une  tendance  infatigable  à  réprimer  tout  ce  qui  fait 
l'imperfection  de  la  nature  humaine  et  à  réaliser  le  modèle  que 
le  Christ  a  donné  pour  le  gouvernement  intérieur  de  l'homme. 
Envisagé  sous  cet  aspect,  il  n'est  point  jusqu'aux  quasi-blas- 
phèmes du  «  Livre  des  Conformités  du  Christ  et  de  François  » 
qui  ne  perdent  leur  caractère  d'outrance  presque  grotesque. 
Assurément,  nous  pouvons  sourire  de  l'absurdité  de  quelques- 
uns  des  parallèles  que  ce  livre  énonce,  et  ils  peuvent  paraître 
singulièrement  choquants  lorsqu'ils  sont  présentés,  dépouillés 
de  tout  ce  qui  les  atténue,  dans  1'  «  Alcoran  des  Cordeliers  ». 
Nous  pouvons  mettre  en  doute  l'authenticité  des  Stigmates,  qu'il 
a  fallu  tant  de  miracles  et  tant  de  bulles  papales  pour  imposer 
à  l'incrédulité  d'une  génération  endurcie.  Nous  pouvons  penser 
que  Satan  s'est  montré  moins  malin  qu'à  son  ordinaire  en 
s'obstinant  sans  espoir  à  tenter  ou  à  terrifier  le  Saint  sous  la 
forme  d'un  lion  ou  d'un  dragon.  Et  pourtant,  malgré  les  criantes 
absurdités  du  culte  de  Saint-François,  nous  reconnaissons  l'im- 
pression profonde  que  ses  vertus  firent  sur  ses  disciples,  jusque 
dans  le  récit  de  la  vision  où  le  trône  céleste  de  Lucifer,  voisin 
de  celui  du  Très-Haut,  parut  vide...  et  réservé  à  François  (1). 

A  l'orgueil  et  à  la  cruauté  de  son  époque,  il  opposa  l'humilité 
et  la  patience.  «  La  perfection  du  contentement,  disait-il,  con- 
siste non  à  opérer  des  miracles,  à  guérir  les  malades,  à  expulser 
les  démons,  à  ressusciter  les  morts;  elle  n'est  pas  davantage     263 

(i)  Bonavent.  \  it.  Francis,  c.  8.  —  Lib.  Conformitafum  lib.  1.  Fruct.  1,  fol.  13  a; 
lib.  m  Fruct.  3,  fol.  210  a.  —  Thomœ  de  Eccleston,  de  Advenfu  Miiiotum,  Col- 
lât! xii.—  Alex.  PP.  iv,  Bull.  Quialmgum,  ann.  1259.  -  Wadding.  ann.  1256,  n°  19. 
—  Mag  Bail.  Roman,  i,  79,  103.  —  Potthast,  Req.  10308.  —  Voir  aussi  l'éloquent 
tribut  rendu  par  M.  J.  S.  Brewer  aux  Franciscains  dans  sa  préface  aux  Monumenta 
Franciscana. 

En  1496,  l'Université  de  Paris  condamna  comme  scandaleuses  et  empreintes  d'hé 
résie  les  tentatives  des  Franciscains  pour  assimiler  leur  pairon  à  Jésus  (D'Argen- 
tré,  Coll.  Judic.  denov.  Error.  i,  n,  318). 

Lorsque  les  Dominicains  réclamèrent  pour  Sle  Catherine  de  Sienne  l'honneur  des 
Stigma^,  Sixte  IV,  en  1475,  publia  une  bulle  défendant  qu'on  la  représentât  ainsi, 
les  Stigmates  étant  réservés  à  S.  François  (Martène,  Amplis ç.  Coll.  vi,  13c6).  Ils 
n'avaient  pas  encore  p**  vulgarisés  par  La  n«*K*r«  et  Louise  Lateau! 

17. 


^98  OBÉISSANCE    PASSIVE 

«dans  la  science  ni  dans  la  connaissance  de  toutes  choses,  ni  dans 
Téloquence  qui  convertit  les  hommes;  elle  est  dans  la  patience 
A  supporter  les  malheurs,  les  injures,  les  injustices  et  les  humi- 
liations. »  Bien  loin  d'être  fier  de  ses  vertus,  il  confesse  humble- 
ment qu'il  n'a  pas  vécu  lui-même  suivant  sa  Règle  et  allègue 
«comme  excuses  sa  faiblesse  et  son  ignorance.  Les  successeurs  de 
François  poussèrent  jusqu'aux  dernières  limites  de  l'absurde 
cette  passion  de  l'humilité.  Ainsi  Giacomo  Benedettone,  mieux 
•connu  sous  le  nom  de  Jacopone  da  Todi, auteur  du  Stabat  Mater, 
était  un  avocat  de  talent  qui,  accablé  par  la  mort  d'une  femme 
aimée,  se  fit  admettre  dans  l'Ordre;  pendant  dix  ans,  il  feignit 
<lêtre  idiot,  afin  de  jouir  dévotement  des  mauvais  traitements 
H  des  insultes  de  tout  genre  dont  les  gens  de  cette  espèce  étaient 
l'objet  (1). 

L'obéissance  était  enseignée  et  imposée  jusqu'à  concurrence 
•de  l'abdication  absolue  de  la  volonté.  Beaucoup  de  légendes 
attestent  à  quel  point  les  premiers  disciples  s'assujettissaient 
l'un  à  l'autre  et  à  leurs  supérieurs.  Quand,  en  1224,  les  Fran- 
ciscains furent  envoyés  pour  la  première  fois  en  Angleterre, 
Grégoire,  le  ministre  provincial  de  France,  demanda  au  frère 
Guillaume  d'Esseby  s'il  désirait  y  aller.  Guillaume  répondit 
qu'il  ne  savait  pas  s'il  le  désirait  ou  non,  parce  que  sa  volonté 
n'était  pas  sienne,  mais  celle  du  ministre  et  que,  par  suite,  il 
désirait  tout  ce  que  le  ministre  pouvait  désirer  qu'il  désirât.  On 
raconte  quelque  chose  d'analogue  sur  deux  Frères  de  Salzbourg 
en  1222.  Cette  obéissance  aveugle  eut  pour  résultat  de  faire 
régner  dans  l'Ordre  une  discipline  qui  en  augmenta  immensé- 
ment l'importance  pour  l'Église,  lorsqu'il  fut  devenu  un  instru- 
ment aux  mains  de  la  papauté.  Saint-François  exhortait  tout 
particulièrement  ses  Frères  à  se  dévouer  entièrement  à  Rome  et 
les  Franciscains  devinrent  une  armée  qui  joua,  au  xme  siècle, 
le  même  rôle  que  les  Jésuites  auxvie  (2). 

(1)  S.  Francis,  de  Perfecta  Lxiitia;  ejusd.  Epist.  xi,  xv.  —  Waddingi  Annal. 
ann.   1298,  n°  24-40.  —  Cantu,  Eretici  d'italia,  i,  128. 

(2)  Lib.  Confoim  lib.  t.  Fruct.  8,  fol.  47.  —  Thora.  de  Eccleston,  Collât,  i.  — 
Frat.  Jordani  Ci  roi.  c.  27  (Anal.  Francise,  i,  10.)  —  S.  Francis,  Collât.  Monas- 
licœ,  coll.  20. 


DIGNITÉ   DU   TRAVAIL  299 

François  n'avait  nullement  l'idée  que  les  Frères  dussent  vivre 
dans  la  mendicité  et  l'oisiveté,  et  nous  avons  vu  que  la  Règle  l'or- 
mule  nettement  l'obligation  du  travail.  Cette  prescription  fut  sui- 
vie parles  adhérents  les  plus  stricts.  Ainsi  le  troisième  disciple  du 
maître,  le  bienheureux  Giles,  gagnait  sa  vie  par  les  travaux  les 
plus  pénibles,  tels  que  le  transport  du  bois,  et  il  se  conforma 
toujours  au  précepte  de  ne  pas  accepter  de  rémunération  en  264- 
argent,  mais  seulement  en  objets  indispensables.  Quand  il  avait 
gagné  plus  qu'il  ne  fallait  pour  sa  maigre  pitance  quotidienne, il 
distribuait  le  surplus  en  aumônes  et  se  fiait  à  Dieu  pour  le 
lendemain.  Il  était  nécessaire  qu'à  une  époque  où  les  distinctions 
entre  classes  étaient  si  rigides,  il  se  trouvât  quelqu'un  pour 
enseigner  par  l'exemple  la  dignité  du  travail  manuel  comme 
une  doctrine  chrétienne.  Quand  Saint-Bonaventure  fut  élevé  au 
cardinalat,  en  1273,  il  avait  été  déjà  pendant  dix-sept  ans  à  la 
tête  de  ce  qui  était  alors  la  plus  puissante  organisation  du  moncie 
chrétien;  et  cependant,  le  messager  chargé  de  lui  annoncer  sa 
nomination  le  trouva  occupé  à  laver  la  vaisselle  qui  servait  au 
diner  frugal  de  son  couvent.  Il  refusa  de  le  recevoir  avant 
d'avoir  terminé  son  travail  et,  en  attendant,  le  chapeau  de 
cardinal  qu'on  lui  apportait  fut  suspendu  à  une  branche 
d'arbre  (1). 

Ainsi  le  but  de  Saint-François  et  de  ses  successeurs  était 
d'imiter  la  simplicité  du  Christ  et  des  apôtres  et  ils  manifestèrent  * 
surtout  leur  intention  à  cet  égard  en  recherchant  avec  ferveur 
la  pauvreté.  Puisque,  disaient-ils,  Jésus  et  ses  disciples  n'ont 
rien  possédé  en  propre,  le  parfait  chrétien  doit  se  dépouiller  à 
leur  exemple  de  toute  propriété.  Il  pouvait  bien  obtenir  de  la 
nourriture,  des  vêtements,  un  abri,  des  livres  pour  ses  besoins 
religieux;  mais  toute  autre  propriété  était  rigoureusement 
interdite  et  le  souci  du  lendemain  devait  sembler  un  péché  aux 
yeux  du  chrétien  qui  se  fiait  à  Dieu. 

En  tant  que  protestation  contre  la  cupidité  de  l'Église,  ces 
doctrines  n'étaient  pas  sans  valeur;  mais  elles  furent  poussées 

<1)  Waddingi  Annal,  arm.  12G2,  n°  3,  4,  8  ;  ann.  1273,  n°  12. 


300  ÉLOGE  OUTRÉ  DE  LA  PAUVRETÉ 

jusqu'à  la  conception  extravagante  de  la  pauvreté  considérée 
comme  un  bien  en  elle-même,  bien  plus,  comme  le  plus  grand 
de  tous  les  biens.  «  Frères,  disait  Saint-François,  sachez  que  la 
pauvreté  est  le  sentier  par  excellence  du  salut,  la  mère  de 
H  l'humilité,  la  racine  de  la  perfection.  Celui  qui  veut  atteindre  à 
la  perfection  de  la  pauvreté  doit  non-seulement  renoncer  à  la 

v  sagesse  du  monde,  mais  à  la  connaissance  des  lettres,  de  sorte 
que,  dépouillé  de  tout  ce  qu'il  possède,  il  puisse  se  présenter  nu 
aux  bras  du  Crucifié.  C'est  pourquoi  faites  comme  des  men- 
diants et  construisez  de  petites  huttes  pour  y  vivre,  non  pas 
comme  chez  vous,  mais  comme  des  étrangers  ou  des  pèlerins 
dans  la  demeure  d'autrui.  »  Sa  prière  au  Christ  pour  obtenir  le 
bienfait  de  la  pauvreté  est  bien  curieuse  dans  sa  grave  extra- 
vagance. Il  l'appelle  la  Dame  Pauvreté,  la  Reine  des  Vertus. 
pour  laquelle  Jésus  est  venu  sur  la  terre,  afin  de  l'épouser  et 
d'engendrer  avec  elle  tous  les  Fils  de  la  Perfection. Elle  lui  resta 
attachée  avec  une  fidélité  inviolable  et  c'est  dans  ses  bras  qu'il 

^65  mourut  sur  la  croix.  Elle  seule  possède  le  sceau  pour  marquer 
les  élus  qui  choisissent  la  voie  de  la  perfection.  «  Accordez-moi, 
ô  Jésus,  que  je  ne  possède  jamais  sous  le  ciel  quoi  que  ce  soit 
en  propre  et  que  je  soutienne  pauvrement  ma  chair  par  l'usage 
des  choses  d'autrui  !»  A  ce  désir  immodéré  de  la  pauvreté  , 
François  resta  fidèle  jusqu'au  bout;  sur  son  lit  de  mort,  il  se 
dévêtit  entièrement  afin  de  mourir  sans  posséder  rien.  La 
pauvreté  était  la  pierre  angulaire  sur  laquelle  il  avait  construit 
l'édifice  de  son  Ordre.  Mais,  comme  nous  le  verrons,  les  efforts 
pour  maintenir  cette  perfection  surhumaine  donnèrent  nais- 
sance à  un  schisme  qui  fournit  à  l'Inquisition  une  foule  de 
victimes,  dont  l'hérésie  consistait  à  suivre  exactement  les  pré- 
ceptes de  leur  maître  (1). 

Avec  tout  cela,  il  y  avait  dans  l'âme  de  François  trop  de 
bonté  naturelle  pour  qu'elle  pût  être  envahie  par  la  tristesse  ; 
la  «  bonne  joie  »  était  une  vertu  qu'il  prêchait  incessamment  à 
ses  disciples.  Pour  lui, la  mélancolie  était  une  des  armes  les  plus 

(1)  S.  Francis.  Collât.  Monast.  coll.  5.  —  Ejusd  pro  Paupertate  obiinenda 
Oratio.  —  Lib.  conform.  lib.  ni.  Fruct.  4,  fol.  215  a. 


ORIGINALITÉ   DES   MENDIANTS  301 

mortelles  de  Satan,  tandis  que  la  joie  était  la  reconnaissance 
du  chrétien  pour  les  bénédictions  que  Dieu  avait  répandues  sur 
ses  créatures.  Ce  fut  là  même  un  des  caractères  distinctifs  des 
Frères  dans  les  premiers  temps  de  l'Ordre.  Dans  le  récit  simple 
et  tranquille  que  nous  fait  Eccleston  de  leur  venue  en  Angle- 
terre (1224),  alors  que  neuf  d'entre  eux  arrivèrent  à  Douvres 
sans  savoir  ce  qu'ils  feraient  le  lendemain,  on  admire  non  sans 
émotion  le  tableau  de  leur  zèle,  de  leur  confiance,  de  leur 
patience,  de  leur  indomptable  bonne  humeur  au  milieu  des 
privations  et  des  désappointements,  de  leur  inlassable  activité 
à  subvenir  aux  besoins  spirituels  et  corporels  des  enfants  aban- 
donnés de  l'Église.  De  pareils  hommes  ont  été  de  véritables 
apôtres  et  si  l'Ordre  avait  continué  dans  la  voie  tracée  par  son 
fondateur,  il  aurait  rendu  des  services  incalculables  à  l'huma- 
nité (1). 

Les  Ordres  Mendiants  constituent  une  innovation  saisissante 
dans  la  vieille  conception  monastique.  Le  monachisme  était 
essentiellement  l'effort  égoïste  de  l'individu  pour  assurer  son 
propre  salut,  en  répudiant  tous  les  devoirs  et  toutes  les  respon- 
sabilités de  la  vie.  Il  est  vrai  qu'à  une  certaine  époque  les  moines 
ont  bien  mérité  du  monde  en  sortant  de  leurs  retraites  et  en 
portant,  dans  des  régions  encore  barbares,  la  civilisation  et  le 
christianisme.  Tels  furent  St  Columba,  St  Gall,  St  Willibrod  et 
leurs  compagnons.  Mais  cette  époque  était  déjà  lointaine  et  le  26$ 
monachisme  était  tombé,  depuis  des  siècles,  dans  un  état  bien 
pire  encore  que  son  égoïsme  primitif. 

Les  Mendiants  parurent  dans  le  christianisme  comme  une 
révélation.  Il  y  avait  donc  des  hommes  prêts  à  abandonner  tout 
ce  qui  faisait  la  douceur  de  la  vie  pour  imiter  les  Apôtres,  pour 
convertir  les  pécheurs  et  les  incrédules,  pour  réveiller  le  sens 
moral  endormi  de  l'humanité,  pour  instruire  les  ignorants, 
pour  apporter  le  salut  à  tous,  en  un  mot  pour  faire  gratuite- 
ment ce  que  l'Église  ne  faisait  pas  au  prix  de  mille  privilèges  et 
d'immenses  richesses.  Errant  à  pied  à  travers  l'Europe,  sous  des 

(1)  S.  Francis.  Colloq.  27. —  Th.  de  Eccleston  de  Adventu  Minorum,  collât.  1,  2. 


302  AFFECTION    QU'ILS    INSPIItEXT 

soleils  ardents  où  des  vents  glacés,  repoussant  les  aumônes  en 
monnaie,  mais  recevant  avec  reconnaissance  la  plus  grossière 
nourriture,  souvent  aussi  supportant  la  faim  avec  une  résigna- 
tion silencieuse,  ne  songeant  pas  au  lendemain,  mais  préoc- 
cupés incessamment  d'arracher  des  âmes  à  Satan,  d'élever  les 
hommes  au-dessus  des  soucis  sordides  de  la  vie  quotidienne,  de 
venir  en  aide  à  leurs  infirmités  et  d'apporter  à  leurs  âmes  obs- 
curcies un  rayon  de  la  lumière  céleste  —  tel  était  l'aspect  sous 
lequel  les  premiers  Dominicains  et  Franciscains  s'offrirent  aux 
yeux  des  hommes  qui  avaient  été  habitués  à  ne  voir  dans  le 
prêtre  qu'un  être  mondain,  avide,  sensuel,  tout  entier  à  la 
satisfaction  de  ses  appétits.  Rien  d'étonnant  qu'une  telle  appa- 
rition ait  beaucoup  contribué  à  rendre  aux  peuples  la  foi  dans 
le  christianisme  qui  avait  été  si  profondément  ébranlée,  et 
.qu'elle  ait  répandu  à  travers  le  monde  chrétien  l'espoir  d'une 
régénération  prochaine  de  l'Église,  espoir  qui  inspirait  la 
patience  en  présence  de  ses  exactions  et  qui,  sans  doute,  empê- 
cha une  rébellion  générale  qui  aurait  modifié  le  caractère  de  la 
civilisation  moderne. 

Rien  d'étonnant  non  plus  que  l'amour  et  la  vénération  du 
peuple  se  soient  attachés  aux  Mendiants,  que  la  charité  popu- 
laire les  ait  accablés  de  dons,  au  risque  de  rendre  vain  leur  vœu 
fondamental  de  pauvreté,  que  les  hommes  animés  de  con- 
victions sincères  se  soient  empressés  de  se  joindre  à  eux.  Les 
intelligences  les  plus  pures  et  les  plus  nobles  pouvaient  bien 
voir  dans  la  vie  d'un  moine  mendiant  la  réalisation  de  leurs 
aspirations  les  plus  hautes.  Au  xine  siècle,  toutes  les  fois  qu'un 
homme  s'élève  au-dessus  de  ses  semblables,  on  est  presque  sûr 
de  le  trouver  affilié  à  quelqu'un  des  Ordres  Mendiants.  Raymond 
de  Pennafortc,  Alexandre  Haies,  Albert  le  Grand,  St  Thomas 
d'Aquin,  St  Bonaventure,  Roger  Bacon,  Dun  Scot,  sont  des 
noms  qui  disent  assez  haut  combien  les  intelligences  les  mieux 
douées  furent  conduites  alors  à  chercher  leur  idéal  au  sein  des 
267  ordres  de  Dominique  ou  de  François. Inutile  d'ajouter  qu'elles  l'y 
cherchèrent  sans  le  trouver  ;  mais  leur  simple  présence  dans  les 
Ordres  atteste  l'impression  que  firent   les  Mendiants  sur  les 


LES    TIERS  ORDRES  303 

esprits  les  plus  élevé*  de  leur  temps,  en  même  temps  qu'elle 
explique  l'énorme  influence  que  ces  Ordres  acquirent  si  rapide- 
ment. Dante  lui-même  ne  peut  leur  refuser  le  tribut  de  son 
admiration  : 

«  Vun  fu  tutto  serafico  in  ardore, 
Valtro  per  sapienza  in  terra  fue 
Di  cherubica  luce  uno  splendore.  »  (1). 

Les  talents  d'organisateurs  de  François  et  de  Dominique  se 
révélèrent  encore  dans  une  autre  création  d'une  haute  impor- 
tance, celle  des  Tiers-Ordres.  Grâce  à  cette  institution,  des 
laïques,  sans  renoncer  au  monde,  pouvaient  s'affilier  à  diverses 
confréries,  les  aider  dans  leurs  travaux,  prendre  part  à  leur 
gloire  et  ajouter  à  leur  influence.  Il  y  a  trace  d'un  Ordre  de 
Crucigeri  ou  Porte-Croix,  composé  de  laïques  organisés  pour  la 
défense  de  l'Église,  qui  prétendait  remonter  au  temps  d'Hélène, 
mère  de  Constantin,  et  qui  fut  restauré  en  1215  par  le  concile 
de  Latran  ;  mais  rien  ne  prouve  qu'il  ait  rendu  des  services. 
François,  qui,  bien  que  peu  habile  dans  la  dialectique  et  dans 
la  rhétorique,  était  doué  d'une  éloquence  qui  parlait  aux  cœurs, 
produisit  un  jour  en  prêchant  une  impression  si  profonde  que 
tous  les  habitants  de  la  ville  où  il  était,  hommes,  femmes  et 
enfants,  le  supplièrent  de  les  admettre  dans  son  Ordre.  Comme 
cela  était  évidemment  impossible,  il  songea  à  rédiger  une  Règle 
qui  permît  à  des  personnes  des  deux  sexes,  sans  quitter  le 
monde,  de  se  soumettre  à  une  salutaire  discipline  et  de  s'unir  à 
l'Ordre  des  Frères  qui,  à  son  tour,  leur  promettrait  sa  protec- 
tion. Des  engagements  restrictifs  que  cette  Règle  imposait  à  ses 
adhérents,  le  plus  significatif  est  celui  de  ne  point  porter  d'ar- 
mes offensives,  si  ce  n'est  pour  défendre  l'Église  romaine,  la 
foi  chrétienne  et  leurs  propres  terres.  Le  projet  fut  approuvé 
par  le  pape  en  1221.  Le  nom  officiel  de  la  nouvelle  organisation 
était  celui  de  «  Frères  et  Sœurs  delà  Pénitence  »,  mais  il  devint 
populaire  sous  le  nom  de  Tiers-Ordre   des  Minorités  ou  Fran- 

(1)  Dante,  Paradiso,  xi. 


MOUVEMENTS   POPULAIRES 

268  jtufcliTn"  désignat'°n  P,us  lessive  de  «  Milice  de 
Jesus-Chiist»,  Dominique  fonda  une  association  analogue  de 
laïques  e„  connexion  avec  son  Ordre.  Cette  idée  fut  exSLe- 
ment  féconde.  Elle  permit,  en  une  certaine  mesure  désor- 
ganiser 1  Eglise  en  abaissant  une  partie  des  barrières  qui  sépa- 
rait les  laïques  du  clergé.  Elle  apporta  une  force  énorme  aux 

diomm!  "  >lant:   "•  enrÔknt    à  ,GUr   SUite  d6S   »«■ 
d  hommes  zèles  et  sérieux,  en  même  temps  que  la  clientèle  de 

ceux  qui,  par  des  motifs  moins  élevés,  désiraient  obtenir  leur 

Protection  et  jouir  du  bienfait  de  leur  influence.  Des  spécimens 

de  1  une  et  1  autre  catégorie  de  Tertiaires  se  rencontrent  dans  la 

maison  royale  de  France,  où  St  Louis  et  Catherine  de  Médicis 

appartinrent    l'un    et    l'autre    au    Tiers-Ordre  de    St  Fran- 

ÇOIS  (1). 

Pour  comprendre  l'ampleur  et  l'importance  de  ces  mouve- 
ments, nous  devons  nous  rappeler  le  caractère  impressionnable 
des  populations  d'alors  et  leur  promptitude  à  céder  aux  émo- 
hons  contagieuses.  Quand  on  nous  raconte  que  le  Franciscain 
Berthold  de  Ratisbonne  prêcha  fréquemment  à  des  foules  de 
soixante  mille  personnes,  nous  entrevoyons  l'effroyable  puis- 
sance que  concentraient  en  leurs  mains  ceux  qui  pouvaient  par- 
ler a  des  masses  si  aisément  dominées,  si  aveuglément  ardentes 
d  ecbapper  à  l'existence  misérable  qui  était  leur  lot.  Comment 
se  revenaient  alors  les  âmes  endormies,  c'est  ce  que  montrent 
les  vagues  successives  d'enthousiasme  qui.  vers  le  milieu- de  ce 
siècle,  balayèrent  tour  à  tour  le  centre  de  l'Europe.  Les  esprits 
jusque  là  muets,  sans  direction,  commencèrent  à  se  demander 
si  une  vie  de  souffrances  brutales  et  sans  espoir  était  vraiment 
tout  ce  qu'on  pouvait  attendre  des  promesses  de  l'Évangile. 
L'Eglise  n'avait  pas  fait  d'effort  sérieux  pour  se  réformer  elfe- 
même  et  se  rehausser  dans  l'estime  des  hommes.  Un  désir 
étrange  de  nouveauté  —  personne  ne  savait  au  juste  de  quoi  - 

S  {$£„l'  BerS^at  Supplem  Chronin.  lib.  xm,  ann.  1215.  _  Bonavent.  Vrt. 
P  Ul  .  »  '  5;  c-  "•  —  Re?'1,a  Fratrum  Sworumque  de  Pœnitentia  - 
Potthasae^^n»  6736,  7503,   13073.  -  Chroa.  Magist.  Vdin.   Prédicat    c.  2, 

•    air  1289  an"'  '  "°  4°-  ~  [SiC0l''i  H'-IV-  Bu"'  s*PraMoHtem. 


CROISADE   DES   PASTOUREAUX  305 

naissait  dans  les  cœurs  et  se  répandait  comme  une  épidémie  de 
village  en  village,  puis  de  pays  en  pays.  En  Allemagne  et  en 
France  on  assiste  à  une  nouvelle  Croisade  d'enfants,  que  Gré- 
goire IX  salue  en  disant  qu'ils  donnent  une  leçon  méritée  à 
leurs  aines,  si  peu  empressés  à  défendre  contre  les  Infidèles  le 
berceau  de  l'humanité  et  de  la  foi  (1). 

La  manifestation  la  plus  formidable  et  la  plus  significative  de 
cette  inquiétude  universelle,  de  cet  enthousiasme  communicatif, 
fut  le  soulèvement  des  paysans,  des  premières  bandes  errantes  269 
connues  sous  le  nom  de  Pastoureaux.  La  misère  sans  espoir  et 
sans  remède  des  classes  inférieures  de  la  société,  à  la  triste 
époque  qui  nous  occupe,  n'a  probablement  été  dépassée  dans 
aucune  période  de  l'histoire  du  monde.  La  terrible  maxime  du 
droit  féodal,  qu'il  n'y  avait,  pour  le  vilain  opprimé  par  son 
seigneur,  d'autre  appel  qu'à  Dieu  —  mes  par  notre  usage  n'a- 
il  entre  toi  et  ton  vilein  juge  fors  Deu  —  résume  en  un  mot 
l'état  d'abjection  et  d'impuissance  de  la  plus  grande  partie  de 
la  population.  Jamais  peut-être  la  dégradation  humaine  ne  s'est 
révélée  sous  une  forme  plus  odieuse  que  dans  le  trop  fameux. 
jus  primo?  noctis  ou  «  droit  de  marquette.  »  La  malice  amère 
du  trouvère  Rutebœuf  nous  dit  que  Satan  considère  l'âme  du 
vilain  comme  trop  méprisable  pour  être  reçue  même  en  enfer; 
d'autre  part,  comme  il  n'y  a  pas  de  place  pour  elle  dans  le  ciel, 
elle  ne  trouve  même  pas  de  refuge  au  delà,  après  une  vie 
d'épreuves  sur  la  terre.  Chose  remarquable  à  bien  des  égards  : 
l'Église  qui,  enseignant  la  fraternité  humaine,  aurait  dû  ser- 
vir de  médiatrice  entre  le  vilain  et  son  seigneur  et  mériter 
ainsi  la  gratitude  du  misérable  serf,  fut  toujours,  au  contraire, 
l'objet  spécial  de  sa  haine  et  de  ses  agressions  dans  les  courtes 
saturnales  des  misérables  qui,  pour  un  moment,  brisaient 
leurs  fers  (2). 

Tout  à  coup,  vers  Pâques  de  l'an  1251,  apparut  un  prédicateur 

(1)  Chron.  Augustens.  ann.  1250.  —  Matt.  Paris,  ann.  1252. 

(2)  Pierre  de  Fontaines,  Conseil,  ch  xxi,  art.  8.  — Le  Grand  d'Au?sy,  Fabliaux» 
a,  112-3.  —  L'existence  du  «  droit  de  marquette  »  a  été  contestée,  mais  sans  rai- 
sons valables.  On  trouvera  les  testes  dans  l'ouvrage  de  l'auteur  sur  le  Célibat 
sacerdotal,  2e  éd.  p.  354. 


-306  LE    ((   HONGROIS    » 

mystérieux,  connu  sous  le  nom  du  Hongrois,  homme  déjà  âgé, 
dont  la  seule  apparence  excitait  la  terreur  et  la  vénération  du 
peuple.  Dans  une  main,  qu'il  n'ouvrait  jamais,  il  tenait,  disail- 
on,  un  papier  que  lui  avait  remis  la  Sainte-Vierge  en  personne 
et  qui  contenait  ses  instructions.  Quelques-uns  prétendaienl 
que,  jeune  encore,  il  avait  embrassé  l'islamisme,  qu'il  s'étail 
abreuvé  à  longs  traits  aux  sources  empoisonnées  de  la  magie  à 
Tolède,  enfin  qu'il  avait  reçu  de  Satan  la  mission  d'entraîner 
vers  l'Orient  la  population  désarmée  de  l'Europe,  en  sorte  que 
la  chrétienté  fût  une  proie  facile  pour  le  Soudan  de  Babylonc 
On  se  rappelait  la  Croisade  des  Enfants  et  l'on  concluait  que  ce 
même  homme  avait  alors,  par  les  secrets  de  sa  magie,  dépeuplé 
tant  de  maisons,  en  poussant  des  légions  d'enfants  vers  la  mort 
que  la  faim  et  le  froid  leur  réservaient.  De  grande  taille,  très 
pâle,  doué  de  cette  éloquence  qui  séduit  les  multitudes,  parlant 
avec  une  égale  facilité  français,  allemand  et  latin,  le  nouvel 
apôtre  se  mit  en  route,  prêchant  de  ville  en  ville  contre  la 
70  noblesse  des  riches  et  des  puissants  qui  permettaient  que  la 
Terre  Sainte  restât  aux  mains  des  Infidèles  et  que  le  bon  roi 
Louis  IX  languit  dans  sa  p  -ison  d'Egypte.  Dieu  était  excédé  de 
l'égoïsme  et  de  l'ambition  des  nobles;  il  faisait  appel  aux  pau- 
vres et  aux  humbles,  sans  armes,  sans  chefs  de  guerre,  pour 
sauver  les  Lieux  Saints  et  le  pieux  roi.  Ces  paroles  étaient  bien 
accueillies,  mais  on  applaudissait  encore  davantage  quand  il 
attaquait  le  clergé.  Les  Ordres  Mendiants  se  composaient  de 
vagabonds  et  d'hypocrites;  les  Cisterciens  étaient  avides  d'argent 
et  de  terres;  les  Bénédictins  étaient  orgueilleux  et  gloutons;  les 
chanoines  étaient  tout  entiers  à  leurs  intérêts  temporels  et  aux 
appétits  de  la  chair;  les  évêques  et  leurs  subordonnés  ne  cher- 
chaient qu'à  extorquer  de  l'argent  et,  pour  y  réussir,  ne  re- 
culaient devant  aucune  fraude.  Quant  à  Rome  et  à  la  Cour 
pontificale,  l'orateur  ne  trouvait  pas  contre  elles  d'objurgations 
assez  fortes.  Le  peuple,  dont  la  haine  et  le  mépris  pour  le 
clergé  étaient  sans  bornes,  écoutait  cette  rhétorique  avec  délices 
et  se  joignait  avec  ardeur  à  on  mouvement  qui  promettait, 
•d'une  façon  quelconque,  d'aboutir  à  une  réforme.  Les  bergers 


DÉC ORDRES    A    ORLEANS  307 

abandonnaient  leurs  troupeaux,  les  laboureurs  leurs  charrues, 
-sourds  aux  ordres  de  leurs  seigneurs,  et  se  précipitaient  sans 
armes  à  la  suite  du  Hongrois,  ne  songeant  pas  au  lendemain 
■et  ne  se  demandant  pas  qui  les  nourrirait. 

Il  ne  manqua  pas  d'hommes,  occupant  des  situations  élevées, 
qui,  emportés  par  l'enthousiasme  général,  s'imaginèrent  que 
Dieu  allait  opérer  des  miracles  en  faveur  des  pauvres  et  des 
opprimés,  puisque  les  grands  de  la  terre  n'avaient  pas  réussi  à 
les  secourir.  La  Reine  Blanche  elle-même,  heureuse  de  tout 
espoir  de  sauver  son  fils  captif,  fut  quelque  temps  favorable  au 
mouvement.  Il  s'accrut  et  se  généralisa  au  point  que  les  troupes 
vagabondes  finirent  par  compter  plus  de  cent  mille  hommes, 
portant  cinquante  bannières  comme  emblèmes  de  prochaines 
victoires.  Naturellement,  un  pareil  soulèvement  n'appelait  pas 
seulement  à  lui  les  pacifiques  et  les  humbles.  Aussitôt  qu'il  eut 
pris  des  proportions  assurant  l'immunité  à  ceux  qui  y  par. 
ticipaient,  il  attira  inévitablement  tous  les  éléments  de  désordre 
qui  s'agitaient  dans  la  société  de  cette  époque  —  ces  ruptarii 
et  cesribaldi  qui  avaient  joué  un  si  grand  rôle  dans  les  guerres 
albigeoises.  Ils  accoururent  de  toutes  parts,  apportant  des  cou- 
teaux et  des  poignards,  des  sabres  et  des  haches,  imprimant  à 
cette  procession  immense  un  aspect  plus  menaçant  encore.  On 
admettra  sans  peine  que  des  violences  furent  commises,  car  les 
torts  des  classes  supérieures  envers  les  autres  étaient  alors  trop 
criants  pour  ne  pas  appeler,  en  temps  de  trouble,  de  sanglantes 
représailles. 

Le  41  juin  1251,  ce  troupeau  humain  pénétra  dans  Orléans, 
malgré  l'opposition  de  l'évêque,  mais  à  la  satisfaction  du  peuple,  271 
bien  que  les  riches  citoyens  se  fussent  prudemment  renfermés 
dans  leurs  demeures.  Tout  aurait  pu  se  passer  paisiblement 
sans  un  étudiant  à  tête  chaude  de  l'Université,  qui  interrompit 
la  prédication  du  Hongrois  pour  le  traiter  d'imposteur  et  fut 
aussitôt  assommé  par  un  des  assistants.  Un  tumulte  s'ensuivit, 
au  cours  duquel  les  Pastoureaux  se  tournèrent  avec  rage  contre 
le  clergé  d'Orléans,  forçant  les  maisons  des  clercs,  brûlant  leurs 
livres,  en  tuant  un  grand  nombre,  en  noyant  d'autres  dans  la 


308  EXTERMINATION   DES   PASTOUREAUX 

Loire.  Chose  bien  singnificative  !  On  nous  apprend  que  le  peuple 
assistait  à  ces  excès  sans  les  blâmer.  L'évêque  et  tous  ceux  qui 
purent  échapper  à  la  fureur  de  la  foule  s'enfuirent  pendant  la 
nuit  et  mirent  aussitôt  la  ville  en  interdit  pour  châtier  la  com- 
plicité des  habitants. 

En  apprenant  ces  nouvelles,  la  Reine  Blanche  s'écria  :  «  Dieu 
sait  que  je  pensais  que  ces  gens  reprendraient  la  Terre  Sainte 
en  toute  simplicité  et  sainteté  !  Mais  puisque  ce  sont  des  impos- 
teurs, qu'on  les  excommunie  et  qu'on  les  détruise  !  »  Ils  furent, 
en  effet,  excommuniés;  mais,  avant  d'avoir  été  atteints  par 
l'anathème,  ils  étaient  arrivés  à  Bourges  où,  dans  une  bagarre, 
le  Hongrois  fut  tué;  aussitôt  ils  se  dispersèrent  en  bandes  qui  se 
mirent  à  courir  le  pays.  Les  autorités,  revenant  de  leur  stupeur, 
les  poursuivirent  impitoyablement  et  les  tuèrent  comme  des 
chiens  enragés.  Quelques  émissaires  qui  avaient  pénétré  en 
Angleterre  et  réussi  à  soulever  cinq  cents  paysans,  eurent  le 
môme  sort  ;  on  racontait  que  le  premier  lieutenant  du  Hongrois 
avait  été  pris  dans  un  navire  sur  la  Garonne  au  moment  où  il 
essayait  de  fuir,  et  qu'on  avait  trouvé  sur  lui,  avec  des  «  pou- 
dres magiques  »,  des  lettres  écrites  en  caractères  arabes  et 
chaldéens  par  lesquelles  le  Soudan  de  Babylone  lui  promettait 
son  appui. 

La  nature  quasi-religieuse  de  ce  soulèvement  est  attestée  par 
l'attitude  de  ses  chefs,  qui  jouaient  le  rôle  d'évêques,  bénissant 
le  peuple,  l'aspergeant  d'eau  bénite  et  célébrant  même  des 
mariages.  La  faveur  que  le  peuple  témoigna  partout  aux  Pas- 
toureaux était  attribuée  surtout  à  leur  hostilité  envers  le  clergé, 
preuve  nouvelle  de  la  profondeur  des  haines  populaires  contre 
l'Eglise  et  justification  de  l'opinion  exprimée  par  des  prélats  de 
haut  rang,  qu'aucun  danger  plus  grave  n'avait  menacé  la 
chrétienté  depuis  l'époque  de  Mahomet  (1). 


(1)  Matt.  Paris  ann.  1251  (p.  550-2.)  —  Guill.  Nangiac.  ann.  12M.  —  Amalrici 
Augorii  Vit.  Pontif.  ann.  1251.  —  Bern.  Guid.  Flor.  Chrome.  (D.  Bouquet,  xxi, 
6  7).  —  Un  mouvement  semblable  et  non  moins  extraordinaire  se  produisit  en  13i^ 
(Chron.  Corn.  Zanfliet,  ann.  1309);  un  autre,  plus  étendu  encore,  en  1320  (Guill. 
Nangiac.  Cou» in.  ann.  1320.  —  Grandes  Chron.  v,  245-6.  —  Annal.  Auger.  Vit. 
Pontif.  ann.   1320.) 


LES   FLAGELLANTS 


309 


Plus  remarquable  encore,  en  tant  que  symptôme  de  l'émotion  272 
populaire,  fut  la  première  apparition  des  Flagellants.  Subite- 
ment, en  1259,  sans  que  personne  sût  pourquoi,  toute  la  popu- 
lation de  Pérouse  fut  prise  d'une  sorte  de  fureur  de  pénitence. 
La  contagion  se  répandit  et  bientôt  toute  l'Italie  du  nord  fut 
agitée  par  des  dizaines  de  milliers  de  péniteftts.  Nobles  et  pay- 
sans, jeunes  et  vieux,  jusqu'à  des  enfants  de  cinq  ans,  se  mirent 
à  marcher  deux  par  deux,  formant  des  processions  solennelles, 
nus  jusqu'à  la  ceinture,  pleurant  et  implorant  la  miséricorde  de 
Dieu,  se  frappant  eux-mêmes  jusqu'au  sang  avec  des  lanières  de 
cuir.  Les  femmes,  par  respect  pour  la  décence,  s'infligeaient  ce 
châtiment  dans  leurs  demeures,  mais  les  hommes  marchaient 
jour  et  nuit  à  travers  les  villes,  par  les  plus  rudes  froids  de 
l'hiver,  précédés  de  prêtres  portant  des  croix  et  des  bannières 
qui  les  conduisaient  aux  églises,  où  ils  se  prosternaient  devant 
les  autels.  Un  contemporain  nous  dit  que  les  plaines  et  les  mon- 
tagnes faisaient  écho  aux  voix  des  pécheurs  invoquant  Dieu, 
que  la  musique  et  les  chants  d'amour  avaient  partout  cessé. 
Une  fièvre  générale  de  repentir  s'était  emparée  du  peuple.  Les 
usuriers  et  les  voleurs  restituaient  leurs  gains  illicites;  les  cou- 
pables confessaient  leurs  crimes  ou  renonçaient  à  leurs  vices  ; 
les  portes  des  prisons  s'ouvraient  et  laissaient  sortir  les  captifs; 
les  homicides  s'offraient  eux-mêmes,  à  genoux,  aux  parents  de 
leurs  victimes,  qui  les  embrassaient  avec  des  larmes;  de  vieilles 
inimitiés  étaient  oubliées  et  l'on  permettait  à  des  exilés  de  reve- 
nir. Partout  on  voyait  opérer  la  grâce  divine  et  les  hommes 
semblaient  embrasés  d'un  feu  céleste.  Le  mouvement  gagna 
même  les  provinces  rhénanes  et,  à  travers  l'Allemagne,  la 
Bohême  ;  mais  toutes  les  vagues  espérances  qu'il  avait  fait 
naître  se  dissipèrent,  car  il  disparut  aussi  rapidement  qu'il 
s'était  formé  et  fut,  par  surcroît,  dénoncé  comme  hérétique. 
Uberto  Pallavicino  recourut  à  des  moyens  efficaces  pour  écarter 
les  Flagellants  de  la  ville  de  Milan  ;  sitôt  qu'il  fut  informé  de 
leur  approche,  il  fit  dresser  trois  cents  gibets  le  long  de  la 
route  et  les  malheureux,  à  cette  vue,  rebroussèrent  chemin  (1). 

(1)  Monach.  Paduan.  lib.  ni,  ann.  1260.  —  Chron.  F.  Francisci  Pipini  ann.  1260. 


273 


310  LA   PAPAUTÉ   ET   LES   MENDIANTS 

C'est  au  milieu  de  populations  sujettes  à  de  telles  tempêtes 
morales,  à  la  recherche  d'une  amélioration  quelconque  de  leur 
sort,  que  les  Ordres  Mendiants  vinrent  concentrer  à  leur  profit 
la  puissante  exaltation  religieuse  de  l'époque.  Il  était  inévitable 
qu  ils  s'y  développassent  avec  une  rapidité  sans  exemple 

Tout  les  favorisait.  La  Cour  pontificale  eut  bientôt  reconnu 
en  eux  un  instrument  plus  efficace  que  ceux  du  passé  pour 
soumettre  l'Eglise  et  le  peuple,  dans  toutes  les  provinces  de  la 
chrétienté,  à  l'autorité  directe  du  Saint-Siège,  pour  briser  l'in- 
dépendance des  prélats  locaux,  pour  combattre  les  ennemis- 
temporels  de  la  papauté  et  pour  établir  des  liens  intimes  entre 
le  peuple  et  le  successeur  de  Saint  Pierre.  Des  privilèges  et  des 
exemptions  de  tout  genre  leur  furent  accordées  et  enfin,  par 
une  série  de  bulles  datant  de  1240  à  4244,  Grégoire  IX  et 
Innocent  IV  les  rendirent  complètement  indépendants  de  l'or- 
ganisation ecclésiastique  régulière.  Une  antique  règle  de  l'Église 
voulait  qu'une  excommunication  ou  un  anathème  ne  pût°être 
levé  que  par  celui  qui  l'avait  prononcé;  on  la  modifia  en  faveur 
des  Mendiants.  Non  seulement  les  évoques  furent  requis  d'ac- 
corder l'absolution  à  tout  Dominicain  ou  Franciscain  qui  la  lui 
demanderait,  excepté  dans  des  cas  tellement  graves  que  le  Saint- 
Siège  seul  pourrait  en  connaître,  mais  les  prieurs  et  ministres 
des  Ordres  furent  autorisés  à  absoudre  leurs  Frères  de  toute 
censure  qui  pourrait  leur  être  infligée.  Ces  mesures  extraor- 
dinaires avaient  pour  effet  de  les  soustraire  entièrement  à  la 
juridiction  ecclésiastique  communales  membres  de  chaque 
Ordre  ne  furent  plus  responsables  qu'envers  leurs  supérieurs 
et,  dans  leur  action  incessante  d'un  bout  à  l'autre  de  l'Europe, 
ils  purent  désormais  miner  le  pouvoir  et  l'influence  des  hiérar- 
chies locales  afin  d'y  sustituer  la  toute-puissance  de  Rome,  dont 
ils  étaient  les  représentants  immédiats. 

Toutefois,  cette  indépendance  ne  put  être  conquise  que  par 
degrés.  Des  brefs  pontificaux,  de  1229  et  de   1234,  leur  enjoi- 

-  Gesta  treviror  archiep  c.  268.  -  Closeners  Chronik  (Chron.  der  deutschen 
Stadte,  vin  73,  104).  -  Lami,  Antichita  Toscane,  p.  617.  -  Verri,  Storia  di 
Militno,  i,  264. 


PRIVILÈGES    DES    MENDIANTS  31  î 

fernant  de  témoigner  respect  et  obéissance  à  leurs  évêques  et 
autorisant  les  évêques  à  condamner  les  Frères  qui  abuseraient 
de  leurs  privilèges  de  prédicateurs  en  vue  d'un  gain,  montrent 
qu'on  avait  commencé  de  bonne  heure  à  se  plaindre  de  leurs 
envahissements  et  que  Rome  n'était  pas  préparée  encore  à  les 
rendre  indépendants  de  la  hiérarchie.  Mais,  une  fois  la  politique 
contraire  adoptée,  elle  fut  poussée  jusqu'à  ses  extrêmes  con- 
séquences et  le  cycle  de  la  législation  relative  aux  Ordres  fut 
complété  par  Boniface  VIII,  en  1295  et  1296,  au  moyen  d'une 
série  de  bulles  qui  affranchissaient  formellement  les  Mendiants 
de  la  juridiction  épiscopale,  les  statuts  des  Ordres  devant  être  274 
les  seules  lois  qui  leur  seraient  applicables,  nonobstant  toute 
disposition  contraire  du  droit  canonique.  A  la  même  époque, 
par  une  réédition  de  la  bulle  Virtute  conspicuos,  plus  géné- 
ralement connue  sous  le  nom  de  Mare  3Iagnum,\e  pape  codifia 
et  confirma  les  privilèges  accordés  aux  Mendiants  par  ses  pré- 
décesseurs (1). 

La  soustraction  des  Mendiants  à  toute  juridiction  locale,  en 
dehors  de  celle  de  leurs  propres  Ordres,  fut  une  source  de  trou- 
bles sans  fin  dans  toute  la  chrétienté.  Aussi,  en  1435,  quand  les 
légats  du  concile  de  Baie  se  rendaient  à  Briinn  pour  arranger 
un  accord  avec  les  Hussites,  ils  furent  appelés  à  Vienne  pour 
imposer  silence  à  un  Franciscain  dont  les  sermons  violents  fai- 
saient scandale  ;  mais  ils  eurent  toutes  les  peines  du  monde  à 
lui  faire  admettre  que,  représentants  d'un  concile  général,  ils 
avaient  le  droit  de  lui  commander.  A  leur  arrivée  à  Brùnn,  ils 
trouvèrent  toute  la  population  en  émoi  :  le  provincial  des 
Dominicains  avait  séduit  une  religieuse  de  son  ordre  et  cette 
femme  venait  d'accoucher, sans  qu'aucune  mesure  eût  été  édictée 
contre  le  provincial.  Les  précautions  que  les  légats  crurent 
devoir  prendre  avant  de  procéder  dans  cette  affaire  montrent 
combien  ils  estimaient  eux-mêmes  que  leur  tâche  était  difficile 
et  périlleuse.  Ils  finirent  cependant  par  condamner  le  coupable 

(1)  Potthast,  Reg.  n°s  8324,  8326,  9775,  K>905,  1H69,  11296,  11319,  11399^ 
11415.—  Ripoll.  î,  99.  —  Matt.  Paris  ann.  1234  (p.  274-6.)  —  Wadding.  Annale 
ann.  1295,  n°  18.  —  Mag.  Bull.  Roman.  î,  174.  —  Ripoll.  n,  40. 


312  MILICE   PONTIFICALE 

à  être  déposé  et  emprisonné  pour  le  reste  de  sa  vie  au  pain  et  à 
l'eau.  Mais  il  n'y  a  aucune  trace  de  l'exécution  de  cette  sentence. 
qui  paraît  être  restée  lettre  morte  comme  tant  d'autres  (1). 

Quoiqu'il  en  soit,  le  Saint-Siège  disposait  désormais  d'une  mi- 
lice à  lui,  recrutée  et  entretenue  par  les  fidèles,  cuirassée  contre 
les  attaques  du  clergé  lui-même  et  exclusivement  dévouée  aux 
intérêts  de  Rome.  En  1241,  Grégoire  IX  accorda  aux  Frères  le 
privilège  de  vivre  librement  sur  les  terres  des  excommuniés, 
d'accepter  d'eux  l'entretien  et  la  nourriture.  Ils  purent  donc 
pénétrer  partout  et  servir  d'émissaires  secrets  même  dans  les 
domaines  de  ceux  qui  étaient  hostiles  à  la  papauté.  Jamais 
l'ingéniosité  humaine  n'a  formé  d'armée  plus  efficace,  car  non 
seulement  les  Moines  étaient  pleins  de  zèle  et  profondément  con- 
vaincus, mais  la  réputation  de  sainteté  supérieure  qui  les  suivait 
275  partout  leur  assurait  la  sympathie  et  l'appui  du  peuple,  en 
même  temps  qu'elle  leur  donnait  un  énorme  avantage  dans 
leurs  conflits  éventuels  avec  les  églises  locales  (2). 

L'efficacité  de  la  nouvelle  armée  contre  les  ennemis  tempo- 
rels du  Saint-Siège  fut  mise  à  l'épreuve  d'une  manière  très  con- 
cluante dans  la  longue  lutte  de  la  papauté  contre  Frédéric  IL 
le  plus  dangereux  adversaire  que  Rome  eût  encore  rencontré. 
Dès  1229,  tous  les  Franciscains  furent  chassés  du  royaume  de 
Naples  ;  on  les  traitait  d'émissaires  du  pape,  qui  cherchaient  à 
détourner  de  leurs  devoirs  les  sujets  de  l'Empereur.  En  1234. 
nous  les  voyons  recueillir  de  l'argent  en  Angleterre  afin  de 
mettre  le  pape  en  état  de  continuer  la  lutte,  employant,  à  cet 
effet,  tous  les  procédés  de  persuasion  et  d'intimidation,  avec  un 
succès  tel  qu'ils  tirèrent  de  l'île  des  sommes  énormes  et  rédui- 
sirent nombre  de  gens  à  la  mendicité.  Quand  Grégoire,  aux 

(1)  Aegidii  Carlerii  Lib.  de  Légation.  (Monum.  Concil.  gênerai,  saec.  xv,  t.  i, 
p.  544-8,  553,  555,  557,  563-6,  572,  577,  587,  590,  595.) 

(2)  Potthast  n08  11040,  11041.  —  Le  rôle  des  Mendiants  comme  instruments  de 
la  domination  pontificale  paraît  clairement  dans  la  condamnation  du  Franciscain 
Jean  Sarrazin,  convaincu  par  l'Université  de  Paris,  en  1429,  d'avoir  enseigné 
publiquement  que  la  juridiction  tout  entière  de  l'Eglise  dérive  de  la  papauté.  Il 
fut  obligé  de  reconnaître  que  cette  juridiction  était  accordée  par  Dieu  aux  diffé- 
rents degrés  de  la  hiérarchie  et  que  1  autorité  des  conciles  reposait,  non  sur  le 
pape,  mais  sur  le  Saint  Esprit  et  l'Eglise  (D'Argentré,  Coll.  Judic.  de  nov.  Error. 
I,  n,  227.) 


RÔLE   POLITIQUE    DES    MENDIANTS  313 

solennités  de  Pâques  de  1239,  fulmina  une  excommunication 
contre  l'Empereur,  ce  fut  aux  prieurs  Franciscains  qu'il  la  com- 
muniqua, avec  un  long  tableau  des  méfaits  de  Frédéric;  ce  fut 
à  eux  qu'il  donna  ordre  de  la  publier  au  son  des  cloches,  tous 
les  dimanches  et  jours  fériés.  A  ce  procédé,  d'ailleurs  très  expé- 
dient, pour  soulever  l'opinion  publique  contre  lui,  l'Empereur 
répondit  par  un  nouvel  édit  d'expulsion.  Quand  il  fut  déposé, 
en  1244,  par  le  concile  de  Lyon,  ce  furent  les  Dominicains  qu'on 
chargea  d'annoncer  la  sentence  sur  toutes  les  places  publiques, 
avec  promesse  d'une  indulgence  de  quarante  jours  pour  tous 
ceux  qui  viendraient  les  écouter  et  remission  plénière  de  leurs 
péchés  aux  Frères  qui  seraient  .persécutés  en  conséquence. 
Bientôt  après,  nous  les  voyons  jouer  le  rôle  qui  fut  celui  des 
Jésuites  dans  l'Angleterre  jacobite  et  ailleurs,  c'est-à-dire  fomen- 
ter des  complots  et  exciter  des  troubles.  Frédéric  déclara  tou- 
jours que  la  conspiration  contre  sa  vie  en  1244  avait  été  l'œuvre 
de  Franciscains  qui,  chargés  de  prêcher  contre  lui  une  croisade 
secrète  sur  son  propre  territoire,  encourageaient  ses  ennemis  en 
prophétisant  sa  mort  prochaine.  Lorsque  les  intrigues  pontifi- 
cales réussirent,  en  1246,  à  faire  élire  Henry  Raspe  deThuringe 
Roi  des  Romains,  à  la  place  de  Frédéric,  Innocent  IV  adressa  une  276 
courte  circulaire  aux  Franciscains,  les  exhortant  à  faire  état  de 
toute  occasion,  publique  ou  privée,  pour  plaider  la  cause  du 
nouveau  monarque  et  promettant  la  rémission  de  leurs  péchés 
à  ceux  qui  lui  viendraient  en  aide.  En  1248,  ce  sont  encore  des 
Frères  des  deux  Ordres  qui  sont  envoyés,  comme  émissaires 
secrets,  pour  semer  la  désaffection  parmi  les  sujets  de  Frédéric. 
L'Empereur  s'en  plaignit  vivement,  ayant  toujours  aimé  et  pro- 
tégé les  Mendiants,  et  il  répondit  à  cette  perfidie  par  des  actes 
de  férocité  sauvage.  Le  Dominicain  Simon  de  Montesarculo,  fait 
prisonnier,  fut  soumis  à  dix-huit  tortures  successives  et  Frédéric 
fit  savoir  à  son  gendre,  le  comte  de  Caserte,  que  tout  Frère  qui 
combattrait  sa  politique  devait  être,  non  plus  exilé  comme  pré- 
cédemment, mais  immédiatement  brûlé.  Les  Mendiants  n'en 
continuèrent  pas  moins  à  prêcher  la  croisade  contre  Frédéric 
et,  après  sa  mort,  contre  son  fils  Conrad.  On  affirme  qu'Ezzelin 

18 


314  USURPATIONS    DKS    MENDIANTS 

da  Romano,  le  vicaire  impérial  dans  la  Marche  de  Trévise,  mit 
à  mort  soixante  Franciscains  pendant  les  trente  années  qu'il 
exerça  le  pouvoir.  (1). 

Peu  à  peu  les  Mendiants  se  substituèrent  aux  évoques  quand 
il  y  avait  lieu  de  communiquer  au  peuple  des  mandements  ponti- 
ficaux ou  d'en  assurer  l'exécution. Pour  la  recherche  des  fugitifs, 
ils  formaient  comme  le  réseau  d'une  police  invisible,  répandue 
sur  toute  l'Europe  et  prête  à  tous  les  genres  de  services.  Jadis, 
lorsqu'arrivait  à  Rome  une  plainte  touchant  quelque  abus  ou  la 
conduite  de  quelque  prélat,  on  chargeait  une  commission,  for- 
mée de  deux  ou  trois  évêques  ou  abbés  de  la  région,  de  procé- 
der à  une  enquête,  de  rédiger  un  rapport  ou  de  réformer  sans 
délai  l'église  ou  le  couvent  qui  avait  manqué  à  la  discipline. 
Bientôt  ces  devoirs  redoutables  furent  confiés  aux  seuls  Men- 
diants, par  l'entremise  desquels  le  pouvoir  pontifical  se   faisait 
sentir  dans  tous  les  palais  épiscopaux,  dans  toutes  les  abbayes 
de  l'Europe.  A  maintes  reprises  ils  se  plaignirent  du  surcroit 
de  travail  qui  leur  était  imposé  de  ce  chef  et  on  promit  de  les 
en  décharger;  mais  ils  étaient  trop  utiles  pour  qu'on  se  privât 
de  leurs  services. 
277        Une  épisode  va  nous  montrer  combien  la  condition  de  l'Église, 
au  xm«  siècle,  ressemblait  encore  à  celle  que  nous  avons  cons- 
tatée au  XIIe,  et  combien  la  tâche  des  Mendiants  était  souvent 
difficile.  Le  grand  archevêché  électoral  de  Trêves  était  brigué 
en  1259  par  deux  conçurent  qui,  au  grand  profit  de  la  Curie 
romaine,  plaidèrent  leur  cause  pendant  deux  ans  à  Rome,  jus- 
qu'à ce  qu'Alexandre  IV  finit  par  les  écarter  l'un  et  l'autre.  Le 
doyen  de  Metz,  Henry  de  Fistigen,  alla  sous  un  prétexte   quel- 
conque à  Rome  où,  en  promettant  de  payer  les  dettes  énormes 
contractées  là  par  les  deux  rivaux,  il  obtint  d'Alexandre  sa 
nomination  à  l'archevêché.  A  son  retour,  lepallium  fut  retenu 
comme  gage  des  dettes  qu'il  avait  acceptées  ;   mais,   sans  l'at- 

(1)  Richard,  de  S.  Germano  CA'-oft.  tmn.  1220,  1239.— Potthast,  Reg .  n°»  10725,- 
13360.  —  Ripoll.  i,  158,  172.  —  Hist.  Diplom.  Frid.  II,  t.  vi,  p.  405,  699-701,  710- 
11.  _  Waddingi  Annal,  ann.  1246,  n°  4;  ann.  1253,  n°  35-6.  —  Martène,  Ampliss. 
Coll.  il,  1192.  —  Barbarano  dé  Mironi,  Hist.  Eccle*.  di  Yicenza,  u,  73. 


ABUS   ET    SCANDALES  315 

tendre,  il  assuma  les  fonctions  d'archevêque,  consacra  son 
évêque  suffragant  de  Metz  et  commença  une  série  d'expéditions 
militaires,  au  cours  desquelles  il  dévasta  l'abbaye  de  Saint-Ma- 
thias  et  faillit  brûler  vif  les  malheureux  moines.  Ces  méfaits, 
joints  au  non-payement  de  ses  dettes,  décidèrent  Urbain  IV,  en 
1261,  à  charger  les  évêques  de  Worms  et  de  Spire,  ainsi  que 
l'abbé  de  Rodenkirk,  de  procéder  à  une  enquête  sur  l'archevê- 
que, accusé  de  simonie,  de  parjure,  d'homicide,  de  sacrilège  et 
d'autres  péchés.  L'archevêque  leur  donna  de  l'argent  et  ils  ne 
firent  rien.  Puis,  en  1262,  Urbain  s'adressa  pour  la  même  affaire 
à  deux  Franciscains  de  la  province  de  Trêves,  Guillaume  et 
Roric,  qui  devaient  enquêter  et  l'informer  sous  peine  d'excom- 
munication. Cette  menace  effraya  tous  les  Franciscains  de  la 
province.  Le  custode  des  Franciscains  et  le  prieur  des  Domini- 
cains, plus  prudents  que  dociles,  défendirent  aux  deux  malheu- 
reux commissaires  d'exercer  leurs  fonctions,  sous  peine  d'être 
jetés  en  prison.  Ils  furent  trop  heureux  de  pouvoir  se  réfugier 
sains  et  saufs  à  Metz.  Le  provincial  franciscain  eut  alors  l'au- 
dace d'envoyer  des  délégués  à  Rome  pour  demander  que  l'en- 
quête fut  ajournée  ou  confiée  à  d'autres.  On  les  entendit  en 
plein  consistoire,  en  présence  d'Urbain  lui-même  etdeBonaven- 
lure,  le  général  de  l'Ordre.  Le  pape  répondit  avec  amertume  : 
«  Si  j'avais  envoyé  des  évéchés  à  deux  de  vos  frères,  ils  les 
auraient  acceptés  avidement.  Vous  ne  refuserez  pas  de  faire 
3e  nécessaire  pour  l'honneur  de  Dieu  et  de  l'Église.  »  Il  est  inu- 
tile d'entrer  dans  tous  les  détails  de  cette  triste  querelle  qui 
dura  jusqu'en  1272  et  dont  le  développement  fut  marqué  par 
toutes  les  variétés  de  fraude,  de  faux,  de  violence  et  de  vol  (1). 
Qu'il  suffise  de  dire  que  lorsque  Guillaume  et  Roric  furent  con-  27$ 
traints  de  se  mettre  à  l'œuvre, ils  s'acquittèrent  de  leur  tâche  avec 
droiture  et  que  la  Curie  romaine,  au  cours  de  la  procédure, 
réussit  à  extorquer  au  malheureux  diocèse  l'énorme  somme  de 
trente-trois  mille  marcs.   Ce   qui  n'empêcha  pas  l'archevêque 

(1)  Polthast,  R'qesta,  n°  7380,  8027,  8028,  10343,  10363,  10364,  l'»365,  10«04, 
10807,  10906,  10 '56,  10964,  11008,  11159.  —  Martène,  Thés,  v,  1812.  —  Hist. 
Diplom.  Frid.  n.  T.  m,  p.  416.  —  Gest.  Archiep.  Trevir.  c.  190-271. 


316 


L  EGLISE    ET   LES   MENDIANTS 


Henri,  en  1273,  d'assister  au  couronnement  de  Rodolphe  de 
Habsbourg,  avec  une  splendide  escorte  de  dix-huit  cents  hommes 
d'armes. 

On  conçoit  facilement  que  ce  rôle  d'instructeurs  confié  aux 
Mendiants  ait  provoqué  des  froissements  entre  les  nouveaux 
Ordres  et  la  vieille  organisation  qu'ils  travaillaient  à  supplanter. 
Cela  n'était,  d'ailleurs,  que  le  moindre  motif  de  l'antagonisme 
qui  se  déclara  bientôt.  Une  cause  bien  plus  grave  de  discorde 
fut  la  part  attribuée  aux  Mendiants  dans  l'œuvre  de  la  pré- 
dication et  de  la  confession.  Nous  avons  vu  que  le  droit  de  prê- 
cher avait  été  soigneusement  réservé  par  les  évêques  et  combien 
aussi  la  prédication  avait  été  négligée  jusqu'à  l'entrée  en  scène 
de  Saint-Dominique  L'Église  était  à  peine  mieux  préparée  à 
s'acquitter  des  devoirs  du  confessionnal,  que  le  concile  de 
Latran  avait  rendu  obligatoire  et  dont  il  avait  conféré  le  privi- 
lège au  clergé.  Paresseux  et  sensuels,  uniquement  occupés  d'ac- 
croître leurs  revenus,  les  prêtres  négligeaient  les  âmes  de  leurs 
paroissiens  et,  en  même  temps,  s'opposaient  à  toute  intrusion 
qui  pût  diminuer  leurs  bénéfices.  Dans  la  populeuse  cité  de 
Montpellier,  il  n'y  avait  qu'une  église  où  le  sacrement  de  la 
pénitence  pût  être  administré;  en  1213,  les  consuls  plaidèrent 
auprès  d'Innocent  III  la  cause  des  âmes  abandonnées  et  deman- 
dèrent pour  quatre  ou  cinq  autres  églises  de  la  ville  le  droit  de 
recevoir  les  confessions.  En  1247  encore,  Ypres,  avec  deux  cent 
mille  habitants,  n'avait  que  quatre  églises  paroissiales.  Si 
l'Église  Militante  voulait  s'acquitter  de  ses  devoirs,  si  elle  vou- 
lait reconquérir  le  respect  des  peuples,  il  fallait  absolument 
porter  remède  à  de  pareils  maux.  (1). 
Au  début  de  ses  efforts,  Saint-Dominique  s'était  prévalu  du 
279  droit  conféré  par  le  pape  aux  légats  du  Languedoc  d'accorder 
des  autorisations  de  prêcher  ;  ces  licences  étaient  naturellement 
indépendantes  du  bon  vouloir  des  évêques;  mais,  dans  la  Règle 
de  1228,  il  fut  spécifié  qu'aucun  Frère  ne  pouvait  prêcher  dans 
un  diocèse  sans  la  permission  préalable  de  l'évèque  et  qu'en 

(l)Maitène  Ampliss.  Collect.    i,    H46-9     —    Innoc  PP.  111.  Regst.  xv,  240.  — 
Berger,  Registres  d'Innocent  IV,  u°  2712. 


PRETRES  ET  FRÈRES  PRECHEURS  317 

aucun  cas  il  ne  devait  s'élever  contre  les  vices  du  clergé  sécu- 
lier. Saint-François  professait  la  vénération  la  plus  humble  pour 
le  clergé  établi  ;  il  déclarait  que  s'il  rencontrait  à  la  fois  un 
prêtre  et  un  ange,  il  commencerait  par  baiser  les  mains  du  prêtre 
et  qu'il  dirait  à  l'ange  :  «  Attendez,  car  ces  mains  que  je  baise 
manient  le  Verbe  de  la  Vie  et  ont  quelque  chose  de  surhumain.» 
Il  était  également  prévu,  dans  sa  Règle,  qu'aucun  Frère  ne 
devait  prêcher  dans  un  diocèse  contrairement  à  la  volonté  de 
l'évêque.  Comme  ces  derniers  n'étaient  guère  disposés  à  faire 
bon  accueil  aux  intrus,  le  pape  Honorius  III  condescendit  à  les 
prier  de  permettre  aux  Dominicains  de  prêcher,  tout  en  pre- 
nant des  mesures  pour  assurer  le  recrutement  des  préd  cateurs 
dans  le  clergé  séculier  en  encourageant  les  études  de  théologie. 
L'intrusion  des  Mendiants  dans  les  fonctions  des  prêcheurs  de 
paroisse  commença  par  le  privilège  accordé  aux  moines  de  cé- 
lébrer partout  la  messe  sur  des  autels  portatifs.  Cette  décision 
rencontra  quelque  résistance,  mais  fut  maintenue  ;  et  quand 
Grégoire  IX,  en  1227,  marqua  son  avènement  en  autorisant  les 
deux  Ordres  à  prêcher,  à  confesser  et  à  donner  l'absolution  en 
tous  lieux,  les  Frères  errants,  malgré  lesprr  hibitions  édictées  par 
leurs  Règles, envahirent  peu  à  peu  toutes  les  paroisses  et  s'acquit- 
tèrent de  tous  les  devoirs  de  la  cure  des  âmes,  au  grand  déplai- 
sir du  clergé  local,  qui  avait  toujours  défendu  avec  jalousie  les 
droits  d'où  il  lirait  la  meilleure  part  de  son  influence  et  de  ses 
rentes.  Des  plaintes  s'élevèrent,  bruyantes  et  réitérées.  Parfois 
les  papes  consentirent  à  les  écouter,  mais  le  plus  souvent  ils  y 
répondirent  par  la  confirmation  catégorique  des  innovations.  (1). 

(1)  Constit.  Frat.  Praedic.  ann.  1228,  Dist.  u.  cap.  32,  33  {Arch.  fur.  Lilt.  und. 
K>rchentfe&ctii<*hie.  1886,  p.  224.)  —  Innoc.  PP.  III.  Reg  st.  ix,  18^.—  S.  Francis. 
Orac.  xxu.  —  Ejusd.  Iiegol.  >  <? '•.  c.  9.  —  Stephan.  de  BorLone  (D'Argentré,  Collect. 
juclic.  de  nov.  error.  I,  i,  90-1  )  —  Bern.  Guidon.  (Martène,  Ampl.  Coll.  vi,  530.) 
—  Potthast,  KeijeM.  n°"  6508,  6542,  6654,  66  0,  7325,  7467,  7468,  7480,  7890, 
10316,  10332,  10386,  10329,  10630,  10657,  10990,  10999,  11006,  11299,  15355, 
10926,  P.933.  —  Martène,  Thesa*r.  i,  954.  —  Conc.  JNarbonn.  ann.  1227,  c.  19.  — 
fealuze,  Concil.  Gall    Narb.m.  app.  p.  156-9. 

Il  n'y  eut  pas  beaucoup  de  prélats  comme  Robert  Grosseteste  de  Lincoln,  qui 
écrivit  à  Jordan  et  ii  Ellrs,les  généraux  des  deux  Ordres,  afin  qu'on  lui  envoyât  des 
Frères,  p;»rce  que,  dis  it-il,  son  diocèse  était  trop  grand  et  qu'il  avait  besoin  d'auxi- 
liaires pour  l'aider  dans  la  pré  ;cation  et  dans  la  confession.  —  Fasc.rer.  expetend 
et  fu,wnd.   n.  334-5  féi.  •  e  1   90.) 

18. 


318  CONCURRENCE    AU   CLERGÉ 

280  Ce  qui  aggravait  encore  les  causes  de  conflit,  c'est  que  par- 
tout les  laïques  faisaient  le  meilleur  accueil  aux  intrus  et  les 
préféraient  à  leurs  curés.  La  ferveur  de  leur  prédication  et  leur 
réputation  de  sainteté  attiraient  la  foule  au  sermon  et  au  con- 
fessionnal. L'expérience  faisait  d'eux  des  directeurs  de  cons- 
cience infiniment  plus  habiles  que  les  membres  indolents  du 
clergé  rival  et  le  peuple  se  prit  à  croire  que  les  pénitences 
imposées  par  eux  étaient  plus  saintes,  que  l'absolution  sortie  de 
leur  bouche  était  plus  efficace.  Le  clergé  prétendait  qu'ils  de- 
vaient ce  succès  à  leur  indulgence  ;  à  quoi  les  moines  répondaient, 
non  sans  raison,  que  les  laïques  les  préféraient,  tant  pour  eux 
que  pour  leurs  femmes,  à  la  généralité  des  prêtres  ivrognes  et 
débauchés  qui  occupaient  les  paroisses 

Un  Frère  arrivait  dans  une  localité  et  y  dressait  pour  un 
jour  son  autel  portatif.  Sa  prédication  était  attrayante  ;  les 
pénitents  s'empressaient  autour  du  confessionnal  ;  alors  il  pro- 
longeait son  séjour  et  parfois  même  s'établissait  à  demeure.  Si 
l'endroit  était  peuplé,  d'autres  moines  venaient  rejoindre  le 
premier.  Les  dons  des  âmes  charitables  commençaient  à  affluer. 
On  construisait  une  modeste  chapelle,  puis  un  cloître,  enfin 
tout  un  ensemble  d'édifices  qui  éclipsaient  l'église  paroissiale  et 
se  remplissaient  de  fidèles  à  ses  dépens.  Bien  plus,  les  malades 
prenaient  le  froc  des  Mendiants  sur  leur  lit  de  mort,  léguaient 
leur  corps  aux  Frères  et  les  faisaient  bénéficier  de  leurs  legs; 
d'où  des  querelles  nouvelles  et  de  plus  en  plus  envenimées,  qui 
faisaient  songer  à  des  disputes  de  vampires  sur  des  cadavres. 
En  1247,  à  Pampelune,  plusieurs  corps  restèrent  longtemps  sans 
sépulture  à  cause  d'une  dispute  très  vive  entre  les  chanoines  et 
les  Franciscains.  On  s'accorda  à  partager  les  dépouilles,  les 
prêtres  de  la  paroisse  devant  en  recevoir  des  portions  variant 
entre  la  moitié  et  le  quart  ;  mais  cet  arrangement  m 'nie  donna 
lieu  à  des  contestations  nouvelles.  Toutes  les  fois  qu'il  se  pro- 
duisait un  conflit  ouvert,  le  pape,  bien  que  désireux  d'éviler  le 
scandale,  décidait  presque  toujours  en  faveur  des  moines  cl  le 
clergé  assistait,  avec  un  mélange  d'effroi  <  t  de  conv.  à  la 
dépossession  progressive  dont  il  élait   la   vûtiine.   Kn    ltf>^\  un 


RÉCLAMATIONS   DU    CLERGÉ  319 

soulèvement  populaire  se  produisit  en  Hollande  et  dans  laGuel- 
dre;  les  rebelles,  encouragés  par  un  premier  succès,  for- 
mulèrent un  programme  de  réformes  où  ils  proposaient  de 
tuer  tous  les  nobles,  tous  les  prélats  et  tous  les  moines,  mais 
d'épargner  les  Mendiants  et  les  quelques  prêtres  de  paroisse  qui  281 
étaient  nécessaires  à  l'administration  des  sacrements.  A  la 
vérité,  le  clergé  fit  quelques  efforts  pour  se  mettre  à  la  hauteur 
des  nouveaux  venus,  mais  les  habitudes  de  paresse  étaient  trop 
fortes  pour  qu'il  fût  possible  à  la  plupart  de  s'en  guérir.  Déjà 5 
au  siècle  précédent,  le  clergé  séculier  s'était  plaint  amèrement 
de  l'impulsion  donnée  au  monachisme  par  la  fondation  et  le 
développement  de  l'Ordre  cistercien.  Il  avait  même  osé  porter 
des  réclamations  assez  vives  devant  le  troisième  concile  de 
Latran,  en  1179,  alléguant  que  les  prêtres  des  paroisses  étaient 
menacés  de  tomber  dans  l'indigence.  Cette  fois,  l'empiétement 
était  beaucoup  plus  dangereux  et  l'instinct  de  conservation 
devait  inciter  le  clergé  à  une  défense  énergique.  Il  fallait  qu'il 
se  produisit  une  lutte  pour  la  suprématie  entre  les  églises  loca- 
les, d'une  part,  et,  de  l'autre,  la  papauté  avec  sa  nouvelle 
milice.  On  verra  que  le  parti  conservateur  fit  preuve  de  beau- 
coup d'habileté  dans  le  choix  du  champ  de  bataille  (1). 

L'Université  de  Paris  était  alors,  le  centre  de  la  théologie 
scolastique.  De  caractère  cosmopolite,  elle  s'était  peu  à  peu 
imposée  au  respect  de  toute  l'Europe  par  une  longue  série  de 
maîtres  illustres,  qui  avaient  formé  des  générations  d'étudiants 

(1)  Brev.  Hist.  Ord.  Praedic.  (Marlène  Ampl.  CoV.  vi,  357.)  —  Extrav.  Commun, 
lib.  m,  tit.  vi,  c.  8.  —  Concil.  Nimociens  ann.  1298,  c.  17.  —  Constit.  Joann. 
archiep.  Nicos.  ann.  1321,  c.  10.  —  C.  Avenion.  ann.  1326,  c.  27;  ann.  1337,  c. 
32.  —  C.  Vaurens.  ann.  1368,  c.  63,  64.  —  fcpist.  saec.  xm,  T.  i,  n°  437  [Monurn. 
Germ.  Hist.)  —  Berger,  Les  Registres  it'/nnoc.  IV,  n°*  1875-8,  3252-5,  3413.  — 
Ripoll.  i,  25,  132-3,  153-4;  n,  61,  173;  vu,  18.  —  Matt.  Paris  ann.  1234,  p.  26; 
ann.  1235,  p.  286-7;  ann.  1225,  p.  616.—  Potthist,  I\eg.  n°*  8786  a,  8787-9,  10052. 
—  Trith'-m.  Annal.  Hirsaug.  ann.  1268.  —  Conc.  Biterrcns.  ann.  1233,  c.  9.  — 
C.  Arcîatens.  ann.  1234,  c.  i.  —  C.  Albiens.  ann.  1254,  c.  17,  18.  —  S.  Bonav 
Libell.  Apoloi/et.  Quaest.  1.  —  Abbat.  Joachimi  Concordiae,  v.  49. 

Les  détails  des  querelles  dég  >ûtantes  s  r  les  mourants  et  les  morts  sont  présentés 
d'une  manière  saisissante  dans  un  essai  de  médiation  tenté  par  Bonilace  VIII, 
en  1303,  entre  le  clergé  de  Home  et  les  Mendiants  (Ripoll.  n,  70.)  Les  disputes 
continuelles  à  ce  sujet  étaient  un  des  griefs  princi  aux  «le  lu  secte  spirituelle  des 
Franciscains  (Hist.  Tribulationuna,  in.  Arehiv  iïr  Litteratur  und  Kirchengeschiclite, 
1886,  p.  297.) 


320  LUTTES    AVEC    l'uNIVERcITÉ    DE    PARIS 

appartenant  aux  pays  les  plus  divers.  On  la  considérait  comme 
la  citadelle  de  l'orthodoxie.  Dans  chaque  évêché  elle  était  repré- 
sentée par  d'anciens  élèves    qui    se  tournaient  vers  elle  avec 
l'affection  filiale  due  à  Y  Aima  Mater.  Elle  avait  fait  bon  accueil 
282     aux  premiers  missionnaires  de  Dominique  quand   ils  vinrent  à 
Paris  pour  fonder  une  maison  de  l'Ordre  et  avait  admis  des 
Dominicains    dans  son  corps  enseignant.  Tout  à  coup  s'éleva 
une  querelle  qui,  par  l'insignifiance  même  de  ses  motifs,  attesta 
la  tension  qui  existait  depuis  longtemps  entre  le  clergé  et  les 
Mendiants.  L'Université  avait  toujours  été  jalouse  de  ses  pri- 
vilèges, dont  le  moindre  n'était  pas  la  juridiction  qu'elle  exer- 
çait sur  ses  étudiants.  L'un  d'eux  fut  tué  et  plusieurs  furent 
blessés  par  le  guet  dans  une  bagarre.    La  réparation  offerte 
ayant  été  jugée   insuffisante,    l'Université  ferma   ses  portes; 
mais  les   professeurs  Dominicains,  Bonushomo   et  Elias,  con- 
tinuèrent à  enseigner.    On   leur  ordonna   de   suspendre   leurs 
leçons  et  défense   fut   faite  aux  étudiants  d'y   assister.  Ils  en 
appelèrent  au  pape,  qui  ne  tint  pas  compte  de  leur  réclamation; 
et  quand  l'Université  reprit  ses  cours,  on  leur  enjoignit  de  jurer 
qu'ils  en  observeraient  les  statuts,  sauf  conflit  avec  la  Régie  de 
leur  Ordre.  Ils  y  mirent  pour  condition  que  l'on  admettrait  à 
l'Université  deux  professeurs   de  théologie   dominicains.  Après 
quinze  jours  de  pourparlers  inutiles,  on  les   expulsa.    Les  pro- 
,  vinciaux  des  deux  Ordres  à  Paris  prirent  en  mains  cette  querelle 
et  en  appelèrent  à  Rome;  Innocent   IV  demanda  à  l'Université 
de  renoncer  à  ses  prétentions.  La  lutte  se  trouvait  ouvertement 
engagée  (1). 

L'Université  ne  voulut  pas  prendre  de  demi-mesures.  Elle 
était  décidée  à  réduire  les  Mendiants  à  la  condition  des  autres 
Ordres  et  comptait  mériter  la  reconnaissance  des  évèques  et  du 
clergé   en  les  dépouillant  des  privilèges  qui  les   rendaient  si 

(1)  Alex.  PP.  Bull.  Quasi  lignum  vitae.—  Waddingi  Annal,  ann.  1255,  n°  2. — 
Nhipin,   Mbl.   des  aute  rs  fccjés.  t.  x,  cli.  vil. 

'  our  TexempHon  de  la  juridiction  séculière  accordée  aux  étudiants,  voir  r'erger, 
Bei).  d'Innocent  IV,  n°  1515.—  Mol'mier  (Gnill.  Bernard  de  Gaillac,  P;iris,  1884, 
p.  26)  expose  fort  bien  l'organisation  de  l'enseignement  par  les  Dominicains  à  cette 
époque. 


LA    «    BULLE    TERRIBLE    »  321 

dangereux.  A  cet  effet,  il  était  nécessaire  de  se  concilier  la 
faveur  de  Rome,  ce  qui  était  une  question  d'argent.  Les  étu- 
diants, pleins  d'enthousiasme,  s'imposèrent  des  contributions 
et  constituèrent  un  fonds  destiné  aux  négociations  avec  la 
Curie.  Le  chef  du  parti  de  la  résistance  était  Guillaume  de 
Saint-Amour,  également  estimé  comme  prédicateur  et  comme  283 
professeur,  homme  érudit,  éloquent  et  inflexible  dans  ses 
opinions.  Il  fut  délégué  vers  le  Saint  Siège,  où  il  trouva  Inno- 
cent fort  disposé  à  l'entendre  soutenir  que  les  règles  des  Ordres 
Mendiants  devaient  conduire  les  âmes  à  la  perdition.  Le  pape 
avait  été  l'ami  des  moines,  il  avait  confirmé  et  même  étendu 
leurs  privilèges  ;  mais  il  éprouvait  en  ce  moment  un  accès 
d'humeur  à  leur  égard.  Les  Dominicains  en  donnaient  pour 
cause  qu'ils  avaient  secrètement  reçu  dans  leur  Ordre  un  cousin 
du  pape,  que  ce  dernier  aimait  beaucoup  et  qu'il  voulait  pous- 
ser dans  le  monde  ;  ils  alléguaient  aussi  la  malveillance  d'un 
autre  cousin,  qui  avait  voulu  construire  à  Gênes  un  palais-for- 
teresse dominant  toute  la  ville  et  qui  en  avait  été  empêché  par 
le  refus  des  Dominicains  de  lui  vendre  une  parcelle  de  terrain. 
Aux  mois  de  juillet  et  d'août  4254,  Innocent  avait  publié  plu- 
sieurs brefs  en  faveur  des  Mendiants  et  contre  l'Université.  Le 
2i  novembre  il  promulgua  la  bulle  Etsi  anima  rum,  connue 
des  Mendiants  sous  le  nom  de  «  la  bulle  terrible  »,  où  défense 
était  faite  aux  membres  de  tous  les  Ordres  religieux  de  recevoir 
dans  leurs  temples,  les  dimanches  et  jours  fériés,  les  parois- 
siens d'autres  églises  ;  ils  ne  devaient  pas  entendre  de  con- 
fessions sans  une  autorisation  spéciale  des  prêtres  de  paroisse  ; 
ils  ne  devaient  pas  prêcher  dans  leurs  propres  églises  avant  la 
messe,  pour  ne  point  détourner  les  paroissiens  de  leurs  églises 
paroissiales  ;  enfin,  ils  ne  devaient  pas  prêcher  dans  ces 
églises  lorsque  les  évêques  eux-mêmes  y  prêchaient  ou  y 
faisaient  prêcher  par  d'autres  (1). 


(\)  Waddingi  Aniwl.  ann.  1254,  nos  4  et  5;  ann.  1255,  n»  3.  —  Brev.  hist.  ord. 
j.raed.  (Martene  Am/d.  Coll.  vi,  356-7.)  —  Potthast  R  g.  h"  15562.  —  Matt.  Paris, 
ann.  1253,  p.  590. 

Guillaume  de  St  Amour  cumulait  des   bénéfices.    Non    content   d'un  canonicat  à 


322  REVANCHE    DES    MENDIANTS 

Cette  bulle  était  vraiment  terrible,  car  elle  démolissait  d'un 
seul  coup  l'édifice  élevé  au  prix  de  tant  de  labeur  et  d'abné- 
gation. En  présence  d'un  pareil  désastre,  les  Dominicains  ne  se 
contentèrent  pas  de  mettre  en  avant  les  représentants  les  plus 
illustres  de  leur  Ordre,  mais  ils  en  appelèrent  au  Ciel.  Chaque 
Frère  reçut  l'ordre  de  réciter  tous  les  jours,  après  matines,  sept 
psaumes  et  les  litanies  de  la  Vierge  et  de  saint  Dominique.  Un 
Frère,  en  se  livrait  à  ce  pieux  exercice,  fut  encouragé  par  une 
vision  :  il  aperçut  la  Vierge  plaidant  la  cause  des  Dominicains 
auprès  de  son  Fils  et  entendit  ces  paroles  :  «  Écoutez-les,  mon 
£84  Fils,  écoutez-les!  »  Jésus  écouta  en  effet,  car  bien  que  nous 
puissions  révoquer  en  doute  la  légende  dominicaine  suivant 
laquelle  Innocent  aurait  été  frappé  de  paralysie  le  jour  où  il 
signa  le  crudelissimum  edictum,  il  est  certain  qu'il  mourut 
seize  jours  après,  le  7  décembre;  on  raconta  qu'un  pieux 
Romain  vit  alors  en  songe  l'âme  d'Innocent  livrée  aux  deux 
saints  irrités,  Dominique  et  François.  Le  cardinal  d'Albano, 
qui,  par  hostilité  aux  Ordres,  avait  conseillé  au  pape  les  mesu- 
res incriminées,  eut  l'imprudence  de  se  vanter  d'avoir  abaissé 
les  Mendiants  devant  les  évèques,  ajoutant  qu'il  comptait  bien 
les  faire  tomber  un  jour  au-dessous  des  plus  humbles  prêtres. 
Aussitôt  une  poutre  de  sa  maison  céda;  il  tomba  et  se  cassa  le 
cou.  Peut-être  serait-il  injuste  d'accuser  les  Dominicains  d'avoir 
aidé  la  nature  dans  ces  catastrophes  ;  mais  quelque  étrange 
que  cela  puisse  paraître  d'avoir,  à  force  de  prières,  tué  un 
pape  et  un  cardinal,  ils  constatent  non  sans  orgueil  que  la 
phrase  :  «  Gardez-vous  des  litanies  dominicaines,  car  elles  opè- 
rent des  miracles))  devint,  à  partir  de  ces  événements, un  dicton 
populaire  (1). 

La  mort  d'Innocent  fut  le  salut  des  Ordres  Mendiants.  Si  son 
successeur  fut  élu  après  un  intervalle  de  deux  semaines  seule- 
ment, ce  fut  grâce  à  l'habileté  du  Préfet  de  Rome  qui,  peucon- 


Beauvais  et  d'une  église  avec  cure,  il  obtint  en  1247  d'Innocent  la  dispense  néces- 
saire pour  détenir  une  autre  cure.  —  Berger,  Les  Registres  d'Innocent  tv,  3188. 

(1)  Waldingi  Annaf.  ann.  1254,  n°  3;  ann.  1255,  n°  5.  —  Bievis  Hlstoria  (Mar- 
tène,  vi,  357.)  —  Martène,  Thesaur.  i,  1059. 


GUILLAUME   DE   SAINT   AMOUR  323 

fiant  dans  l'opération  du  Saint-Esprit,  mit  les  Pères  du  Conclave 
à  la  portion  congrue,  d'où  résulta  la  prompte  élection  d'Alexan- 
dre IV.  Le  nouveau  pape  était  tout  acquis  aux  Mendiants.  Quand 
Jean  de  Parme,  général  des  Franciscains,  se  présenta  à  lui  avec 
la  requête  habituelle  de  désigner  un  cardinal  comme  «  protec- 
teur »  de  l'Ordre,  Alexandre  refusa,  disant  que,  tant  qu'il 
vivrait,  l'Ordre  n'aurait  besoin  d'autre  protecteur  que  lui-même. 
Le  choix  qu'il  fît  du  Dominicain  Raymond  de  Pennaforte  et  du 
Franciscain  Ruffino  comme  chapelains  pontificaux,  montra 
avec  quel  empressement  il  se  soumettait  à  leur  influence.  Le 
31  décembre,  dix  jours  après  son  élévation,  il  adressa  des  lettres 
aux  deux  Ordres  pour  leur  demander  leurs  suffrages  et  leur 
intercession  auprès  de  Dieu;  le  même  jour  il  publia  un  Ency- 
clique, révoquant  la  terrible  bulle  d'Innocent  et  déclarant  qu'elle 
était  nulle  (1). 

Devant  un  pareil  juge,  la  cause  de  l'Université  était  évidem- 
ment perdue  d'avance.  Le  44  avril  1255,  parut  la  bulle  Quasi 
lignum  vitœ,  qui  décidait  la  querelle  en  faveur  des  Domini-  285 
cains.  Toutefois,  Guillaume  de  Saint-Amour  revint  à  Paris? 
résolu  à  continuer  la  guerre.  Du  haut  de  leurs  chaires,  lui  et  ses 
amis  tonnèrent  contre  les  Mendiants.  Ils  se  gardaient  de  les 
nommer,  mais  les  désignaient  par  les  allusions  les  plus  trans- 
parentes tantôt  aux  Pharisiens  et  aux  Publicains,  tantôt  aux 
hommes,  annoncés  par  les  prophètes,  qui  introduiraient  le  règne 
de  l'Antéchrist.  L'Église,  disaient-ils,  est  menacée  de  périls 
nouveaux  et  imprévus.  Satan  s'est  aperçu  qu'il  n'arrivait  à  rien 
en  envoyant  des  hérétiques  faciles  à  confondre  ;  changeant  de 
tactique,  il  se  fait  représenter  aujourd'hui  par  le  cheval  pâle  de 
l'Apocalypse,  les  frères  hypocrites  qui,  sous  l'apparence  de  la 
sainteté,  troublent  «  t  déchirent  l'Église.  La  persécution  dont 
ces  hypocrites  seront  les  instruments  dépassera  en  horreur 
toutes  les  persécutions  précédentes.... 

Guillaume  saisit  encore  avec  empressement  une  autre  arme 
qui   s'offrait  à  lui.  En   4254,  avait  paru  un   ouvrage  intitulé 

(1)  Waddingi  Annal,  ann.  1254,  no  20  ;  ann.  1255,  '■•  t.  —  Ripoll  i.  266-7. 


324  POLÉMIQUE    CONTRE    LES    MENDIANTS 

«  Introduction  à  l'Évangile  Éternel  »,  que  Ton  attribuait  à  Jean 
de  Parme,  le  général  des  Franciscains.  Il  y  avait,  en  effet,  parmi 
ces  derniers,  un  parti  fortement  enclin  au  mysticisme,  qui  com- 
mençait alors  à  se  faire  sentir.  Les  écrits  de  l'abbé  Joachim  de 
Flore,  que  l'on  faisait  revivre  et  que  l'on  commentait  avec 
ardeur,  prédisaient,  pour  1260,  la  ruine  de  l'état  de  choses 
existant  dans  l'Église  et  dans  l'État,  la  substitution  d'un  nouvel 
Évangile  à  celui  du  Christ  et  le  remplacement  de  la  hiérarchie 
ecclésiastique  par  le  monachisme  mendiant.  L'  «  Introduction  à 
l'évangile  Eternel  »  attirait  l'attention  de  tous  les  lettrés  de 
l'époque  et  offrait  à  Guillaume  un  terrain  d'attaque  trop  pro- 
pice pour  être  négligé. 

L'Université  tenait  toujours.  Vainement  Alexandre  fulminait 
bulle  sur  bulle  contre  les  récalcitrants,  les  menaçant  de  peines 
diverses  et,  finalement,  faisait  appel  à  saint-Louis  pour  obtenir  le 
concours  du  bras  séculier.  Le  clergé  de  Paris,  trop  heureux  de 
l'occasion  d'accroitre  l'impopularité  temporaire  des  Mendiants, 
les  insultait  du  haut  de  toutes  les  chaires  et  les  attaquait 
même  dans  leurs  personnes,  usant  de  coups  et  de  menaces,  au 
point  que  les  moines  n'osaient  presque  plus  se  montrer  dans 
les  rues  pour  y  mendier  leur  pain  quotidien.  Sans  se  laisser 
émouvoir  par  une  requête  du  pape,  qui  demandait  au  roi  de  le 
jeter  en  prison,  Guillaume  publia  un  pamphlet  intitulé  De 
286  periculis  novissimorum  temporum,  où  il  exposait  hardiment 
tous  les  arguments  de  ses  discours  contre  les  Mendiants.  Il  y 
montrait  que  le  pape  n'avait  pas  le  droit  d'enfreindre  les  ordres 
des  prophètes  et  des  apôtres  et  que  ceux-ci  seraient  convaincus 
d'erreur  si  l'on  renversait  l'ordre  établi  de  l'Église  en  permet- 
tant à  des  hypocrites  vagabonds  et  à  de  faux  prophètes  de 
prêcher  et  de  recevoir  les  confessions.  Ceux  qui  vivent  de 
mendicité  sont  des  flatteurs,  des  menteurs,  des  calommiateurs, 
des  voleurs  et  des  ennemis  de  la  justice.  Quiconque  déclare  que 
Jésus  était  un  mendiant  nie  qu'il  ait  été  le  Messie;  c'est  un 
hérésiarque  qui  détruit  le  fondement  de  toute  la  foi  chrétienne. 
Un  homme  qui  n'a  pas  d'infirmités  commet  un  sacrilège  quand 
il  reçoit  les  aumômes  des  pauvres  pour  son  usage  personnel  ;  si 


INTERVENTION    DE    SAINT    THOMAS  315 

l'Église  a  permis  cela  «aux  moines,  c'a  été  une  erreur  qui  doit 
être  redressée.  Il  appartient  auxévêques  de  purger  leurs  diocèses 
de  ces  hypocrites;  ils  en  ont  le  pouvoir  et,  s'ils  négligent  de  le 
faire,  le  sang  de  ceux  qui  périront  par  suite  de  cette  négligence 
retombera  sur  eux. 

Saint  Thomas  d'Aquin  et  saint  Bonaventure  répondirent  à  ces 
virulentes  attaques.  Le  premier,  dans  un  traité  intitulé  Contra 
impugnantes  religionem,  démontra,  avec  la  logique  scolastique 
la  plus  raffinée,  que  les  Frères  avaient  le  droit  d'enseigner,  de 
prêcher,  de  recevoir  des  confessions  et  de  vivre  sans  travailler; 
il  réfuta  les  accusations  portées  contre  leur  moralité  et  leurs 
empiétements,  affirmant  qu'on  n'avait  aucun  motif  de  les 
assimiler  aux  précurseurs  de  l'Antéchrist.  Il  s'efforça  aussi 
d'établir  qu'ils  avaient  le  droit  de  résister  à  leurs  diffamateurs 
d'appeler  les  tribunaux  à  leur  défense,  d'assurer  même  leur 
sécurité  personnelle,  en  cas  de  nécessité,  par  le  recours  aux 
armes,  et  de  punir  ceux  qui  les  persécutaient.  Bonaventure,  dans 
son  De  paupertate  Christi,  plaida  que  l'exemple  du  Christ 
était  un  argument  décisif  en  faveur  de  la  pauvreté  et  de  la 
mendicité;  dans  son  Libellus  apologeticus  et  dans  son  Trac- 
tât as  quia  fratres  minores  prœdicent,  il  porta  la  guerre  sur 
le  terrain  même  de  l'adversaire  en  dénonçant  avec  autant  de 
vigueur  que  de  franchise  les  défauts,  les  manquements,  les 
péchés,  la  corruption  et  l'avilissement  du  clergé  suculier. 
Les  hérétiques  pouvaient  se  sentir  justifiés  en  voyant  ainsi  les 
deux  grands  partis  de  l'Église  se  dire  réciproquement  leurs 
vérités;  et  les  fidèles  avaient  toute  raison  de  se  demander  si  l'un 
ou  l'autre  pouvait  les  conduire  au  salut. 

Cette  guerre  de  paroles  ne  donna  pas  de  résultats  décisifs  et 
la  solution  de  la  crise  vint  d'ailleurs.  Dès  l'apparition  du  livre  de 
Guillaume,  saint  Louis  en  avait  soumis  des  exemplaires  au  pape 
Alexandre.  L'Université,  de  son  côté,  envoya  Guillaume  à  la  tête 
d'une  délégation  pour  demander  à  Borne  la  condamnation  de 
l'Évangile  Éternel.  Albert  le  Grand  et  Bonaventure  vinrent 
plaider  la  cause  de  leurs  Ordres  et  une  chaude  dispute  s'éleva 
devant  le  Consistoire.  L'Évangile  Éternel  et  son  Introduction    287 

19 


326  VICTOIRE    DES    MENDIANTS 

furent  condamnés  avec  égards  par  une  commission  spéciale 
réunie  à  Anagni  en  juillet  1255;  d'autre  part,  la  bulle  Roma- 
nus  pontifex,  du  5  octobre  1256,  déclara  que  le  livre  de  Guil. 
aume  de  saint  Amour  était  mensonger,  scandaleux,  trompem. 
Iméchant  et  exécrable.  Ordre  était  donné  de  le  brûler  devant  la 
Curie  et  devant  l'Université;  tout  exemplaire  devait  être  remis 
dans  les  huit  jours  pour  être  détruit  et  toute  personne  qui  ose- 
rait en  défendre  la  doctrine  était  qualifiée  de  rebelle.  Les 
envoyés  de  saint  Louis  et  de  l'Université  furent  obligés  de  sous- 
crire aune  déclaration  acceptant  cette  sentence  et  de  reconnaître 
le  droit  des  Mendiants  à  prêcher,  à  confesser  et  à  vivre  d'aumônes 
sans  travailler.  Guillaume  seul  refusa.  En  outre,  Alexandre 
enjoignit  à  tous  les  professeurs  et  prédicateurs  de  s'abstenir 
d'insulter  les  Mendiants  et  de  rétracter  les  propos  injurieux 
qu'ils  avaient  tenus  contre  eux,  sous  peine  de  perdre  leurs 
bénéfices.  Ce  dernier  ordre  ne  fut  suivi  que  très  imparfaite- 
ment (1). 

La  victoire  des  Mendiants  était  complète.  L'Université  se 
soumit  en  maugréant  au  pouvoir  irrésistible  de  la  papauté  et 
Guillaume  de  Saint  Amour  resta  seul  inébranlable,  refusant  de 
rien  reconnaître,  de  rien  concéder.  Au  moment  où  il  allait 
retourner  en  France,  au  mois  d'août  1257,  le  pape  Alexandre 
lui  fit  défense  de  s'y  rendre  et  lui  interdit  à  tout  jamais  d'ensei- 
gner. La  terreur  qu'il  inspirait  était  telle  que  le  pape  écrivit 
exprès  à  saint  Louis,  priant  le  roi  de  fermer  au  théologien 
rebelle  l'accès  de  son  royaume.  Guillaume  n'en  continua  pas 
moins  à  entretenir  une  correspondance  suivie  avec  ses  anciens 
collègues  et  à  fomenter  dans  l'Université  de  Paris  un  perpétuel 
état  d'inquiétude.  Vainement  Alexandre  défendit  d'avoir  com- 
merce avec  lui;  on  passait  outre. Les  Mendiants  qui  enseignaient 
à  l'Université  étaient  l'objet  de  quolibets  et  d'épigrammes  qui 

(1)  Ripoll  î.  289,  2^1,  206,  298,  301,  306,  308.  311,  312,  320,  322,  324,  333,  334, 
336,  342,  345,  350.  —  Matt.  Paris  ann.  1255,  p.  611,  616.  —  Wadding.  Annal. 
ann.  1255,  n°  4;  ann.  1256,  n°  20-37.  —  Fasciculus  rer.  expetend.  n,  18  sq.  (éd. 
1690.)  —  Mag.  Bull.  Roman,  i.  112.  —  D'Argentré,  Coll.  judic.  de  nov.  error. 
m,  170  rq.  —  Guill.  Nangiac.  Gesta  S.  Ludov  ann.  1  ? 55 .  —  Grandes  Chroniquos, 
v„  373-4.  —  Bern.  Guidon.   Chron.  (Bouquet,  xxi,  698.) 


MORT    DE    GUILLAUME  327 

se  répandaient  partout;  en  1259,  le  Dimanche  des  Rameaux,  le 
bedeau  de  l'Université,  Guillot  de  Picardie,  interrompit  la 
prédication  de  saint  Thomas  d'Aquin  par  la  publication  d'un 
libelle  scandaleux  contre  les  Mendiants.  Avec  le  temps,  cependant, 
les  rancunes  s'endormirent  et  le  dernier  acte  de  la  querelle  fut  288 
une  lettre  d'Alexandre,  du  3  décembre  1260,  autorisant  l'évêque 
de  Paris  à  donner  l'absolution  aux  personnes  qui  avaient 
conservé  des  copies  du  livre  de  Guillaume,  à  la  condition  qu'elles 
les  remissent  pour  être  brûlées.  Guillaume  vivait  toujours  en 
exil.  Clément  IV,  qui  monta  sur  le  trône  pontifical  en  1264,  lui 
permit  de  revenir  à  Paris.  Là,  il  se  hâta  d'écrire  un  nouveau 
livre  sur  le  même  sujet  et  l'envoya  au  pape  en  1266.  Dans 
l'intervalle,  en  1265,  Clément  avait  témoigné  sa  faveur  aux 
Ordres  Mendiants  par  une  bulle  qui  confirmait  expressément 
leur  indépendance  à  l'égard  des  évêques.  Comme  on  pouvait 
s'y  attendre,  il  rejeta  le  livre  de  Guillaume  comme  infecté 
^lu  même  virus  que  le  précédent.  Guillaume  mourut  en  1272, 
sans  s'être  jamais  rétracté,  et  fut  honorablement  enseveli  dans 
son  village  natal  de  Saint  Amour,  bien  qu'à  l'heure  actuelle  il 
passe  encore  pour  un  hérétique  aux  yeux  des  bons  Dominicains 
et  Franciscains  (1). 

En  1632,  une  édition  des  œuvres  de  Guillaume  ayant  été 
publiée  à  Constance,  les  Dominicains  eurent  assez  d'influence 
sur  Louis  XIII  pour  en  obtenir  la  suppression.  Tous  les  exem- 
plaires furent  saisis;  tout  possesseur  d'un  exemplaire  était 
passible  d'une  amende  de  3,000  livres  et  tout  libraire  qui  en 
offrait  un  exemplaire  en  vente  encourait  la  peine  capitale  !  (2) 

Les  cendres  de  la  controverse  furent  ranimées  en  1269  par  un 
Franciscain  anonyme  qui  attaqua  le  livre  de  Guillaume.  Gérald 


(1)  Ripoll  i,  346,  348,  349,  352-3,  372,  3T5-9.  —  Waddingi  Annal  ann.  1 25G, 
n°  38;  ann.  1257,  n09  1-4,  6;  ann.  1259,  n03  3-6;  ann.  1200,  n°  10.  —  Clément. 
PP.  IV  Bull.  Virtute  conspicuos,  12G5.  —  Dupin,  Bibl.  des  auteurs  ecclés.  t.  x, 
ch.  vu. 

(2)  Mosheim,  de  B*ghardis,  p.  27.  L'ouvrage  Pericula  nov'ssimorum  temporum 
avait  cependant  été  réimprimé,  avec  deux  dos  sermons  rie  St  Amour,  dans  YAnti- 
lorjia  Papse  de  Wolfgang  de  YVeissenburg  (Bâle,  1555.)  11  y  eut  des  réimpressions 
à  Londres  en  1088  et  dans  l'édition  donnée  par  Brown  du  Fàscicuïus  rerum  exj  e- 
tendarum  et  fugiendarum  en  1690. 


328  GÉRALD   ET   BONAVENTURE 

d'Abbeville,  qui,  avec  saint  Thomas,  saint  Bonaventure  et 
Robert  de  Sorbon  compte  parmi  les  quatre  plus  illustres 
théologiens  de  l'époque,  répondit  par  une  dénonciation  de  la 
doctrine  de  la  pauvreté  et  une  défense  du  principe  de  la 
propriété.  Saint  Bonaventure  répliqua  par  son  Apologia  Pau- 
perumj  éloquent  panégyrique  de  la  pauvreté,  et  les  annalistes 
289  franciscains  racontent  avec  joie  que  Gérald,  foudroyé  par  la 
logique  de  son  adversaire  et  par  la  vengeance  de  Dieu,  perdit 
la  faculté  de  raisonner,  devint  paralytique  et  mourut  miséra- 
blement, atteint  de  la  lèpre  (1). 

Les  empiétement  des  Mendiants  avaient  soulevé  contre  eux 
une  hostilité  générale  et  profonde  dans  tous  les  rangs  du  clergé, 
qui  ne  craignait  pas  seulement  pour  ses  privilèges,  pour  ses 
richesses,  pour  son  autorité  sur  le  peuple,  mais  qui  se  rendait 
compte  que  la  nouvelle  milice  pontificale  l'assujettissait  à  Rome 
au  point  de  menacer  le  peu  d'indépendance  qui  lui  restait.  Ces 
parvenus  n'avaient  pas  craint  d'engager  une  lutte  avec  la 
puissante  et  respectée  Université  de  Paris  —  le  soleil  radieux, 
comme  disait  le  pape  Alexandre,  qui  répand  sur  le  monde  la 
lumière  de  la  pure  doctrine,  le  corps  d'où  nait  la  noble  race  des 
docteurs  qui  illuminent  la  chrétienté  et  maintiennent  la  foi 
catholique.  Ils  avaient  trouvé  cà  qui  parler;  la  guerre  avait  été 
longue  et  ardente;  mais  finalement,  les  Mendiants,  obstinément 
soutenus  par  le  pape,  étaient  restés  vainqueurs.  Là  où  l'Univer- 
sité de  Paris,  appuyée  sur  la  sympathie  de  tous  les  prélats  du 
monde  chrétien,  avait  échoué,  il  n'y  avait  guère  d'espoir  que 
d'autres  pussent  réussir;  il  fallait  s'incliner  devant  ces  intrus 
dont  lé  pape  disait,  en  défendant  aux  évèques  de  se  déclarer 
pour  l'Université,  que  c'étaient  «  des  fioles  d'or  remplies  de 
suaves  parfums  »  (2). 

De  loin  en  loin,  cependant,  la  résistance,  quoique  condamnée 
d'avance,  se  manifestait  encore.  Une  bulle  de  Clément  IV, 
en  1268,   interdisant   aux  archevêques  et  aux  évèques  d'infer- 

(\)  Bonaventur.  Apol.  Pauperum    Resp.  i,  c.  1 .  —  Wadding.  An>ml.  ann.  1269, 
nos  6-8. 
(2)  Riyoll  i.  33S. 


NOUVELLES    USURPATIONS   DES    MOTNES  329 

prêter  les  privilèges  conférés  aux  Mendiants,  montre  que  l'hos- 
tilité persistait  et  guettait  les  occasions  de  se  produire.  Miimc  à 
l'extrémité  la  plus  lointaine  de  l'Espagne,  Yhermandad  des 
évêques  et  abbés  de  Léon  et  de  Galice,  en  1283,  indique,  comme 
un  des  objets  de  la  confédération, la  résistance  aux  usurpations 
des  Dominicains  et  des  Franciscains  et  aux  injures  qu'ils  infli- 
geaient sans  cesse  tant  aux  monastères  qu'au  clergé  sé- 
culier. Celui-ci  s'efforçait  parfois  d'empêcher  l'établissement  de 
nouvelles  maisons  de  Mendiants  ou  de  les  contraindre  à  la 
retraite  par  des  vexations,  avec  l'inévitable  résultat  de  s'attirer 
la  colère  pontificale.  11  y  eut  une  lueur  d'espérance  quand  le 
sage  et  érudit  Jean  XXI  monta  sur  le  trône;  mais  son  hostilité  290 
envers  les  Mendiants  abrégea  sa  vie,  comme  elle  avait  abrégé 
celle  d'Innocent  IV.  Le  toit  de  son  palais  s'écroula  sur  lui  après 
huit  mois  de  règne  et  les  pieux  chroniqueurs  des  Ordres  flétri- 
rent sa  mémoire  comme  celle  d'un  hérétique  et  d'un  magicien. 
Vers  1284,  l'interprétation  de  quelques  nouvelles  concessions 
de  Martin  IV  réveilla  l'antagonisme.  Toute  l'Église  gallicane  se 
leva.  En  1287,  l'archevêque  de  Reims  convoqua  un  concile  pro- 
vincial pour  étudier  la  question.  Il  rappella  en  termes  émus  les 
vains  efforts  du  clergé  en  vue  d'une  solution  pacifique,  les 
insupportables  empiétements  des  moines,  les  intolérables  inju- 
res infligées  tant  au  clergé  qu'aux  laïques  et  la  nécessité  d'un 
appel  à  Rome.  On  savait  qu'un  pareil  appel  entraînait  des 
dépenses  considérables  ;  mais  tous  les  évêques  consentirent  à 
abandonner  cinq  pour  cent  de  leurs  revenus  ;  les  abbés,  prieurs, 
doyens,  chapitres  et  églises  paroissiale'  de  la  province  sacrifiè- 
rent un  pour  cent  de  leurs  rentes  pour  ia  même  cause.  Le  pieux 
Franciscain  Salimbene  nous  apprend  qu'on  réunit  ainsi  cent 
mille  livres  tournois  et  qu'on  acheta  à  ce  prix,  le  pape  Hono- 
rius  IV.  Le  Vendredi  Saint  de  l'an  1-87,  il  devait  publier  une 
bulle  retirant  aux  Mendiants  le  droit  de  prêcher  et  de  confesser. 
Ils  étaient  désespérés,  mais,  cette  fois,  ce  furent  les  prières  des 
Franciscains  qui  prévalurent,  comme  celles  des  Dominicains 
avaient  remporté  la  victoire  au  temps  d'Innocent  IV.  La  main 
de  Dieu  d'appesantit  sur  Honorius  clans  la  nuit  du  mercredi;  il 


330  LES   MENDIANTS   ET    LA   PESTE   NOIRE 

mourut  le  jeudi  et  les  Ordres  furent  de  nouveau  sauvés.  Toute- 
fois, la  lutte  continua  jusqu'à  ce  que  Boniface  VIII,  en  1298, 
retira  la  bulle  de  Martin  IV,  sans  parvenir  cependant  à  rendre 
la  paix  à  l'Église.  Benoit  XI  ne  fut  pas  plus  heureux  et  se  plaignit 
que  cette  querelle  était  comme  l'hydre,  dont  les  têtes  repous- 
saient à  mesure  qu'on  les  faisait  tomber.  En  1323,  Jean  XXII 
déclara  hérétique  la  doctrine  de  Jean  de  Poilly,  suivant  lequel 
la  confession  faite  aux  Frères  était  nulle,  parce  que  chacun, 
prétendait-il,  avait  le  devoir  de  se  confesser  au  prêtre  de  sa 
paroisse. 

En  1351,  le  clergé  reprit  courage  en  vue  d'une  nouvelle  atta- 
que. Il  est  possible  que  le  dévouement  dont  firent  preuve  les 
Mendiants  pendant  la  Peste  Noire,  alors  que  les  prêtres  pre- 
naient la  fuite  et  que  les  Frères  seuls  soignaient  les  malades  et 
consolaient  les  mourants,  ait  eu  pour  effet  de  grandir  encore 
leur  crédit  auprès  du  peuple  et  de  les  pousser  à  de  nouveaux 
empiétements.  Quoi  qu'il  en  soit,  une  grande  délégation,  com- 
prenant des  cardinaux,  des  évêques  et  un  nombre  considérable 
de  prêtres,  se  rendit  auprès  de  Clément  VI  pour  réclamer  l'abo- 
lition des  Ordres,  ou  du  moins  la  limitation  de  leurs  privilèges. 
On  demandait  qu'ils  ne  pussent  ni  prêcher  ni  confesser  et  qu'ils 
^  ne  touchassent  plus  les  taxes  de  funérailles,  qui  les  enrichis- 
saient énormément  aux  dépens  des  prêtres  de  paroisse.  Les 
Mendiants  ne  daignèrent  pas  répondre,  mais  Clément  répondit 
pour  eux,  affirmant  que,  loin  d'être  inutiles  à  l'Eglise,  comme  le 
prétendaient  les  pétitionnaires,  ils  lui  rendaient  les  plus  grands 
services.  «  Et  si  vous  les  faites  taire,  continua-t-il,  de  quoi  donc 
pourrez-vous  entretenir  le  peuple?  Lui  parlerez-vous  d'humi- 
lité? Mais  vous  êtes  les  plus  orgueilleux  des  hommes,  arrogants 
et  épris  de  toutes  les  pompes.  De  pauvreté?  Vous  êtes  d'une 
avidité  telle  que  tous  les  bénéfices  du  monde  ne  sauraient  vous 
satisfaire.  De  chasteté  ?  Mais  je  ne  dirai  rien  à  ce  sujet,  car 
Dieu  sait  ce  que  fait  chaque  homme  et  combien  d'entre  vous  se 
livrent  à  la  luxure.  Vous  haïssez  les  Mendiants  et  vous  leur  fer- 
mez vos  portes,  de  peur  qu'ils  ne  soient  témoins  de  votre  genre 
de  vie,  alors  que  vous  gaspillez  vos  biens  temporels  avec  des 


INTERVENTION  DE  CLÉMENT  VI  331 

parasites  et  des  fripons.  Vous  ne  devriez  pas  vous  plaindre,  en 
vérité,  quand  les  Mendiants  reçoivent  quelques  biens  de  ces 
mourants  qu'ils  administraient  alors  que  vous  aviez  fui,  ni 
quand  ils  emploient  cet  argent  à  des  constructions  où  tout  est 
ordonné  pour  la  gloire  de  Dieu  et  de  l'Église,  au  lieu  de  le 
dépenser  en  plaisirs  et  en  débauches. Et  parce  que  vous  ne  faites 
pas  comme  eux,  vous  accusez  les  Mendiants,  vous,  dont  la  plu- 
part mènent  des  existences  vaines  et  mondaines  !  » 

Après  une  pareille  philippique,  même  de  la  bouche  d'un  pape 
dont  sainte  Brigitta  dénonça  les  débordements,  il  n'y  avait  pas 
autre  chose  à  faire  que  de  se  soumettre.  Cependant  les  prélats 
ne  furent  pas  réduits  au  silence,  car,  quelques  années  après, 
Richard,  archevêque  d'Armagh,  prêcha  à  Londres  des  sermons 
contre  les  Mendiants  qui,  en  retour,  l'accusèrent  d'hérésie 
devant  Innocent  VI.  En  1357,  il  se  défendit  dans  un  discours  où 
il  les  malmena  sans  scrupule  ;  mais  l'examen  de  son  cas  traîna 
en  longueur  et  il  mourut  à  Avignon,  en  1360,  avant  qu'une 
solution  ne  fût  intervenue.  En  1373,  le  gardien  franciscain  de 
Syracuse  demanda  à  Grégoire  XI  une  copie  authentique  de 
la  bulle  de  Jean  XXII  contre  les  erreurs  de  Jean  de  Poilly, 
parce  qu'en  Sicile  le  clergé  séculier  contestait  aux  Mendiants  le 
droit  de  confesser.  En  1386,  le  concile  de  Salzbourg  dénonça  en 
termes  violents  les  scandales  causés  dans  presque  toutes  les 
paroisses  par  l'intrusion  de  ces  Frères  errants,  qui  allumaient  la 
discorde  et  donnaient  l'exemple  de  la  mauvaise  conduite  ;  puis 
il  décida  qu'à  l'avenir  ils  ne  pourraient  ni  prêcher  ni  confesser  292 
sans  la  permission  de  l'évêque  et  l'invitation  expresse  du  pas- 
teur. En  1393,  Conrad  II,  archevêque  de  Mayence,  cessa  un 
instant  de  persécuter  les  Vaudois  pour  déclarer,  dans  un  édit> 
que  les  Mendiants  étaient  des  loups  déguisés  en  brebis  et  leur 
interdire  de  recevoir  des  confessions.  D'autre  part,  un  Fran- 
ciscain, Maître  Jean  de  Govelle,  soutint  publiquement,  en  1408, 
que  les  curés  n'étaient  capables  ni  de  prêcher  ni  de  confesser  et 
que  ces  deux  tâches  incombaient  aux  Frères,  proposition  que 
l'Université  de  Paris  le  contraignit  bien  vite  à  rétracter  (1). 

(1)  Clément.  PP.  IV.  Bull.  Providentiel,  ann.  12»;8.  —  Mémorial  Historico  Espa- 


332  JEAN    GERSON 

La  querelle  paraissait  interminable.  En  1409,  les  Mendiants 
se  plaignirent  que  le  clergé  les  traitât  de  voleurs  et  de  loups  et 
qu'il  insistât  pour  que  toutes  les  confessions  qu'on  leur  faisait 
fussent  réitérées  aux  prêtres  des  paroisses,  renouvelant 
ainsi  l'erreur  de  Jean  de  Poilly  condamnée  par  Jean  XXII. 
Alexandre  V,  Franciscain  lui-même,  répondit  à  leur  requête 
par  la  bulle  Regnans  in  excelsis,  qui  menaçait  des  peines  de 
l'hérésie  tous  ceux  qui  soutiendraient  de  pareilles  doctrines  ou 
qui  prétendraient  que  le  consentement  du  prêtre  était  néces- 
saire avant  que  le  paroissien  put  se  confesser  aux  Frères.  Pen- 
dant le  grand  schisme,  la  papauté  cessa  d'être  un  objet  de 
terreur.  L'Université  de  Paris  reprit  hardiment  la  querelle  et,  à 
l'instigation  de  Jean  Gerson,  refusa  de  recevoir  cette  bulle, 
obligea  les  Dominicains  et  les  Carmes  à  la  renier  publique- 
293  ment  et  expulsa  les  Franciscains  et  les  Augustins,  qui  refusaient 
d'en  faire  autant.  Gerson  n'hésita  pas  à  prêcher  publiquement 
contre  la  bulle,  dans  un  sermon  où  il  énuméra  les  quatre  per- 
sécuteurs de  l'Église,  à  savoir  les  tyrans,  les  hérétiques,  les 
Mendiants  et  l'Antéchrist.  Ce  rapprochement  peu  flatteur  n'était 
pas  de  nature  à  apaiser  les  esprits  ;  toutefois,  la  controverse 
sommeilla  quelque  peu  au  milieu  des  grandes  questions  agitées 
par  les  conciles  de  Constance  et  de  Baie.  Cette  dernière  assem- 
blée se  prononça  même  contre  les  Mendiants  et  condamna  la 
croyance  populaire,  très  répandue,  d'après  laquelle  toute  per- 

nol,  1851,  T.  h,  p.  06.— Ripoll  i,  341,  344.  —  Ptol.  Lucens.  Hist .  Eccles.  lib.  xxin, 
c.  21,  24-5.  —  Henr.  Steronis  Annal,  ann.  1287,  1299.  —  Annal.  Dominican.  Col- 
mariens.  ann.  1277.  —  Waddingi  Annal,  ann.  1 2**1 ,  n°  97;  ann.  1303,  n°  32.— 
Concil.  Valent,  ann.  1255.  —  Concil.  Ravennat.  ann.  1259.  —  Martène,  Ampliss. 
Coll.  ii.  1201.  —  Concil.  Remens.  ann.   1287.  —  Salimbene,  Chmn.  p.  371,  378-9. 

—  Guill.  Nangiac  ann.  1298;  ejusd.  Continuât,  ann.  1351.  —  Révélât.  S.  Brigittse 
lib.  vi,  c.  6  '  :  c!'.  lib.  i,  c.  41.  —  c.  2  Extravagant.  Commun,  ni,  vi.  —  c.  1.  Ejusd. 
v,  7.  —  Ripoll  h.  92-3.  —  P.  de  Herenthals  Vit.  Joann.  xxn.  ann.  1233.  —  Mar- 
tène  Thés.  i.  1308  —  c.  2  Extravagant  Commun,  v.  ni.  —  Alph.  de  Spina  Forta- 
licium  Fidei,  fol.  61  a  (éd.  1494).  —  Hecker,  Epidémies  of  the  Middle  Ages 
(trad.  Babington),  p.  30.  —  Fascic.  Rer.  Expet.   et   Fugiend.  n,  466  (éd.  de  1490). 

—  Theiner,  Monvm.  Hibern.  et  Scotor.  n°  634,  p.  313.  —  Cosentino,  Archiv. 
Stor.  Siciliano,  1886,  p.  336.  —  Concil.  Salisburg.  ann.  1368,  c.  8.  —  Gudeni 
Cad.  Diplom.  in,  603.  —  D'Argentré,  Coll.  Jndic.  de  Nov.  Error.  i,  n,  178. 

Pendant  la  Peste  Noire,  sur  140  Dominicains,  à  Montpellier, sept  seulement  survé- 
curent; à  Marseille,  de  160,  pas  un  n'échappa.  La  mortalité,  dans  l'Ordre  Fran- 
ciscain, fut  estimée  à  124.434  personnes,  ce  qui  est  d'ailleurs  une  manifeste  exa- 
gération. —  Hoffmann,  Gesch.  der  Inquisition,  n,  374-5. 


COMPROMIS  DE  1480  333 

sonne  mourant  dans  l'habit  franciscain  ne  devait  pas  passer 
plus  d'une  année  au  Purgatoire,  parce  que  saint  François  y 
faisait  une  visite  annuelle  et  emportait  au  Ciel  ceux  qui  s'étaient 
réclamés  de  lui.  Mais  quand  la  Papauté  retrouva  sa  force,  elle 
la  mit  de  nouveau  au  service  de  ses  favoris.  En  1446,  Eugène  IV 
publia  une  nouvelle  bulle,  Gregis  nobis  crediti,  qui  condam- 
nait les  doctrines  de  Jean  de  Poilly  et  fut  suivie,  en  1453,  d'une 
autre  bulle  de  Nicolas  V,  Provisionis  nostrœ,  qui  tendait  à  la 
même  fin.  Cette  dernière  bulle  fut  notifiée  en  1456  à  l'Université 
de  Paris,  qui  la  dénonça  comme  subreptice,  ennemie  de  la 
paix  et  subversive  de  la  subordination  hiérarchique.  Calixte  III 
continua  la  lutte  et,  en  présence  de  l'obstination  de  l'Univer- 
sité —  elle  refusait  d'admettre  parmi  ses  membres  les  Frères 
qui  ne  renonçaient  pas  à  se  prévaloir  de  ces  bulles  —  fit  vaine- 
ment appel  au  roi  Louis  XI.  Il  est  vrai  qu'en  1458  un  prêtre  de 
Valladolid,  qui  déniait  aux  Mendiants  le  droit  d'exercer  les 
fonctions  des  prêtres,  fut  obligé  de  se  rétracter  publiquement 
dans  sa  propre  église  ;  mais  la  lutte  continua,  donnant  lieu  en 
Allemagne  à  de  tels  scandales  que  les  archevêques  de  Maycnce 
et  de  Trêves,  d'accord  avec  de  nombreux  évêques  et  le  duc  de 
Bavière,  furent  obligés  d'en  appeler  au  Saint-Siège.  Une  com- 
mission de  deux  cardinaux  et  de  deux  évêques  fut  nommée 
pour  régler  les  termes  d'un  compromis,  qui  fut  accepté  par  les 
deux  partis  et  approuvé  par  Sixte  IV  vers  J480.  Les  prêtres  ne 
devaient  pas  enseigner  que  les  Ordres  étaient  une  pépinière 
d'hérésie  ;  les  Frères  ne  devaient  pas  enseigner  que  les  parois- 
siens n'avaient  pas  besoin  d'entendre  la  messe  dans  leurs  églises 
paroissiales  les  dimanches  et  jours  fériés  ;  en  revanche,  ils  ne 
devaient  pas  être  privés  du  droit  de  confesser  et  d'absoudre. 
Prêtres  et  Frères  devaient  également  s'abstenir  d'exercer  une 
pression  sur  les  laïques  touchant  le  choix  d'une  sépulture  ;  294 
les  deux  partis  devaient  cesser  de  s'injurier  et  de  se  dénoncer 
dans  leurs  sermons.  L'insertion  de  ce  compromis  dans  la  loi 
canonique  montre  l'importance  qu'on  y  attacha,  comme  à  l'in- 
strument d'une  paix  durable,  valable  pour  toute  la  chrétienté 
latine.  Lorsque,  en  1484,  on  condamna  à  Paris  les  hérésies  de 

19. 


334  opinion  d'érasme 

Jean  Lallier,  on  compta  parmi  celles-ci  le  fait  d'avoir  renouvelé 
la  doctrine  de  Jean  de  Poilly  et  d'avoir  dit  que  Jean  XXII  n'avait 
pas  le  droit  de  la  déclarer  hérétique.  Toutefois,  en  1515,  au 
concile  de  Latran,  un  effort  résolu  fut  tenté  par  les  évêques 
pour  obtenir  la  révocation  des  privilèges  spéciaux  des  Men- 
diants. En  refusant  de  prendre  part  aux  votes,  ils  obtinrent 
promesse  de  satisfaction;  mais  Léon  X  traîna  les  choses  en 
longueur  et,  l'année  suivante,  un  nouveau  compromis  fut  con- 
clu, dont  les  termes  montrent  combien  les  Mendiants  avaient 
témoigné  de  mépris  aux  autorités  épiscopales.  D'ailleurs,  les 
défenses  qui  leur  furent  faites  à  cette  occasion  les  gênèrent 
peu,  car,  en  1519,  Érasme,  écrivant  à  Albert,  le  cardinal  arche- 
vêque de  Mayence,  s'exprimait  ainsi  : 

«  Le  monde  est  opprimé  par  la  tyrannie  des  Mendiants,  qui, 
bien  qu'étant  des  satellites  du  Siège  de  Rome,  sont  cependant 
si  nombreux  et  si  puissants  qu'ils  sont  redoutables  au  pape  lui- 
même  et  aux  princes.  À  leurs  yeux,  quand  le  pape  leur  vient  en 
aide,  il  est  plus  que  Dieu;  mais  quand  il  leur  déplaît,  il  n'a  pas 
plus  d'autorité  qu'un  rêve  (1)  ». 

Il  faut  avouer  que  les  Dominicains  comme  les  Franciscains 
avaient  singulièrement  dégénéré  des  hautes  vertus  de  leurs 
fondateurs.  A  peine  les  Ordres  avaient-ils  commencé  à  se 
répandre  qu'il  survint  de  faux  frères,  dédaigneux  de  leurs 
vœux  de  pauvreté  et  n'usant  de  la  prédication  que  pour  réaliser 
des  gains  sordides.  Dès  1233,  Grégoire  IX  est  obligé  de  rappeler 
sévèrement  au  chapitre  général  des  Dominicains  que  la  pauvreté 
professée  par  l'Ordre  devait  être  sincère  et  non  simulée.  Le 
fait  que  les  papes  employèrent  sans  cesse  des  Frères  à  titre 
d'émissaires  politiques,  les  détourna  nécessairement  de  leurs 
fonctions  spirituelles,  attira  parmi  eux  des  hommes  ambitieux 
et  remuants,   imprima  enfin   à  ces    institutions  un  caractère 

(1)  D'Argentré,  CnlUct.  Judic.  de  Nov.  Error.  i,  n,  189-4,  242,  251,  340,  317, 
352,  354,  356.  —  Religieux  de  S.  Denis,  Hist.  de  Charles  vi,  lir.  xxix,  ch.  10.  — 
Gersoni  Sermo  contra  Bullam  Mendica  ttium.  —  AIpli.  de  Spin.i,  Fortalicinu 
Fidei,  fol.  61  (éd.  1404  .  —  C.  2  Extravagant,  i,  9.—  Ripoll  m,  206,  256,  263.— 
Wadding.  ann.  1457,  n"  61.  —  H.  Gorncl.  Agrippa?  Epis!,  u,  40.  —  Raynald. 
Annal,  ann.  1515,  n°  1.  —  Goneil.  Lateran.  Scss.  xi  (Hard.  ix,  1332).  —  Erasmi 
Epist.  10,  lib    xii  (éd.  1642,  p.  585-6). 


DÉCADENCE   DES   FRANCISCAINS  335 

mondain  tout  à  fait  opposé  à  la  conception  primitive.  En  outre,  295 
les  Frères  étaient  particulièrement  exposés  aux  tentations. 
Vagabonds  de  profession,  ils  n'étaient  l'objet  d'aucune  sur- 
veillance, n'étaient  soumis  qu'à  la  juridiction  de  leurs  supé- 
rieurs et  aux  lois  de  leur  Ordre,  exagérant  encore  ainsi  et 
rendant  plus  dangereuse  que  jamais  l'immunité  commune  à 
tous  les  ecclésiastiques  (1). 

La  «  religion  séraphique  »  des  Franciscains,  par  cela  même 
qu'elle  visait  à  un  idéal  presque  surhumain,  était  sujette  aux 
insidieux  retours  de  la  fragilité  huma'ne.  Cela  se  manifesta 
du  vivant  même  de  saint  François,  qui  se  démit  de  ses  fonc- 
tions de  Général  à  cause  des  abus  qui  tendaient  à  s'établir  et 
offrit  ensuite  de  les  reprendre  si  les  Frères  voulaient  marcher 
dans  la  voie  qu'il  leur  avait  tracée.  Des  froissements  étaient 
inévitables  entre  ceux  qui  adhéraient  en  toute  conscience  aux 
austérités  de  la  Règle  et  les  mondains  qui  ne  voyaient  dans 
l'Ordre  qu'un  instrument  de  leur  ambition.  Il  n'était  pas  néces- 
saire à  saint  François  d'être  prophète  pour  prédire,  sur  son  lit 
de  mort,  des  scandales  prochains,  des  luttes  intestines  et  la  per- 
sécution de  ceux  qui  ne  voudraient  pas  consentir  à  l'erreur  — 
pressentiment  que  nous  verrons  pleinement  vérifié,  non  moins 
qu'une  autre  prédiction  du  fondateur,  suivant  laquelle  le  jour 
devait  venir  où  l'Ordre  serait  tellement  déshonoré  que  ses 
membres  auraient  honte  de  paraître  en  public.  Le  successeur 
de  François,  Elias,  donna  à  l'Ordre  une  impulsion  puissante, 
mais  dans  la  voie  opposée  à  celle  qu'il  avait  suivie  d'abord. 
Considéré  comme  le  politique  le  plus  habile  et  le  plus  astucieux 
de  ritalie,il  accrut  notablement  l'influence  et  l'activité  des  Fran- 
ciscains, jusqu'à  ce  que  les  dérogations  à  la  Règle,  devenues 
très  fréquentes,  eussent  tellement  scandalisé  les  Frères  plus 
rigides  qu'ils  obligèrent  Grégoire  IX  à  destituer  Elias.  Il  passa 
alo'rs  au  parti  de  Frédéric  II,  et  il  fut  excommunié. 

Il  n'était  pas  dans  la  nature  humaine  de  repousser  long- 
temps l'afflux  des  richesses  qui  venaient,  de  tous  côtés,  s'offrir 

(1,   Potthast,  Reyest.  n°*  8326,  9172,  11299.  —  Marlène,  Thés    v,  1816,  1820. 


336  LUXE  ET  INSOLENCE  DES  MOINES 

à  l'Ordre  et  Ton  eut  recours  à  toutes  les  subtilités  de  la  dialec- 
tique pour  concilier  la  possession  d'une  immense  fortune  avec 
la  renonciation  à  toute  propriété  telle  qu'elle  était  prescrite  par 
la  Règle.  Les  humble  cabanes  que  saint  François  avait  ordonné 
d'habiter  devinrent  des  palais  magnifiques  qui  s'élevèrent  dans 
toutes  les  villes,  comme  un  défi  aux  crfBiédrales  et  aux  plus 
somptueuses  abbayes  du  voisinage.  En  1257,  saint  Bonaven- 
ture, qui  venait  de  succéder  à  Jean  de  Parme  comme  Général 
de  l'Ordre,  suspendit  un  instant  sa  controverse  avec  Guillaume 
de  Saint  Amour  pour  adresser  une  encyclique  à  ses  provinciaux, 
où  il  déplorait  la  mésestime  et  l'aversion  qui  pesaient  sur 
296  l'Ordre.  11  les  attribuait  à  son  désir  immodéré  de  richesses  ;  à 
l'oisiveté  de  beaucoup  de  ses  membres,  qui  les  livrait  à  tous  les 
vices;  aux  excès  des  Frères  errants,  qui  opprimaient  ceux  qui 
les  recevaient  et  laissaient  des  souvenirs  de  scandales  plutôt 
que  des  exempts  de  vertu  ;  à  l'importune  mendicité  qui  ren- 
dait le  Frère  plus  redoutable  qu'un  brigand  de  grande  route  ;  à 
la  construction  de  palais  magnifiques,  qui  ruinait  leurs  amis  et 
provoquait  les  attaques  de  leurs  ennemis  ;  à  l'indignité  de  beau- 
coup de  prédicateurs  et  de  confesseurs  ;  à  la  course  avide  après 
les  legs  et  les  taxes  de  funérailles,  sujet  de  grand  déplaisir  pour 
le  clergé;  enfin,  à  une  conduite  extravagante  qui  devait  néces- 
sairement avoir  pour  effet  le  refroidissement  de  la  charité. 
Évidemment,  les  virulentes  critiques  de  Saint  Amour  et  les 
plaintes  du  clergé  n'étaient  pas  sans  fondement  ;  mais  cet 
avertissement  sévère  ne  produisit  pas  d'effet  et,  dix  ans  après, 
Bonaventure  fut  obligé  de  le  réitérer  en  termes  plus  énergiques 
encore.  Cette  fois,  il  exprima  particulièrement  le  dégoût  que  lui 
inspirait  l'audace  éhontée  de  certains  Frères,  qui,  dans  leurs 
sermons  adressés  aux  laïques,  attaquaient  les  vices  du  clergé, 
provoquant  ainsi  des  scandales,  attisant  des  querelles  et 
des  haines.  Il  terminait  ainsi  :  «  C'est  un  mensonge  vil  et 
ignoble  que  de  faire  profession  de  pauvreté  absolue  tout 
en  ne  se  refusant  rien  ;  d'aller  mendier  au  dehors  comme 
un  pauvre  et  de  vivre  chez  soi  dans  l'opulence.  »  Les 
reproches     de   saint    Bonaventure    n'amenèrent  pas    de   ré- 


OPINION   DE   BRIGITTA  337 

forme  et  la  lutte  continua  au  sein  de  l'Ordre,  jusqu'à  ce  qu'il 
eût  rejeté  comme  hérétiques  ses  membres  les  plus  fidèles  à  la 
Règle,  comme  nous  le  verrons  en  racontant  l'histoire  des  Fran- 
ciscains Spirituels  et  des  Fraticelli. 

Au  siècle  suivant,  Dominicains  et  Franciscains  lâchèrent 
également  la  bride  à  leurs  appétits  mondains.  Sainte  Brigitta, 
dans  ses  Révélations,  qui  furent  approuvées  par  l'Église  comme 
inspirées,  déclare  que  ces  moines,  «  malgré  leur  vœu  de  pau- 
vreté, ont  amassé  de  grandes  richesses,  que  leur  but  unique  est 
de  les  accroître,  qu'ils  s'habillent  aussi  richement  que  les  évè- 
ques  et  que  beaucoup  d'entre  eux  étalent  des  ornements  et  des 
bijoux  tels  que  n'en  portent  pas  les  plus  opulents  parmi  les 
laïques  (1)  ». 


Tel  fut  le  développement  des  Ordres  Mendiants  dans  leurs  297 
relations  complexes  avec  l'Église.  Mais  leur  activité  était  trop 
grande  pour  se  borner  à  la  défense  du  Saint-Siège  et  à  la  renais- 
sance religieuse  grâce  à  laquelle,  pour  un  temps,  ils  surent 
reconquérir  au  profit  de  Rome  la  vénération  des  peuples.  Un 
des  objets  accessoires  auxquels  ils  vouaient  une  partie  de  leur 
énergie  était  le  travail  des  missions  et,  sur  ce  terrain,  ils  don- 
nèrent un  digne  exemple  à  leurs  successeurs,  les  Jésuites 
du  xvie  et  du  xvne  siècle.  Parmi  les  labeurs  incessants  de  saint 
François,  ses  efforts  pour  convertir  les  Infidèles  tiennent  une 
grande  place.  Il  se  proposait  de  visiter  le  Maroc,  avec  l'espoir  de 
convertir  le  roi  Miramolin,  et  déjà  il  était  arrivé  en  Espagne 
lorsque  la  maladie  l'obligea  à  rebrousser  chemin.  Treize  ans 
après  sa  conversion,  il  fit  un  voyage  en  Syrie  dans  le  dessein  de 
convertir  le  Soudan  de  Babylone,  bien  qu'on  fût  alors  en  guerre 
avec  les  Sarrasins.  Fait  prisonnier  dans  les  lignes  ennemies,  il 
fut  amené  avec  ses  compagnons,  chargé  de  chaînes,  devant  le 

(1)  S.  Francis.  Collât.  Monast.  Collât,  xxi,  xxv.  —  Ejusd.  Prophet.  xiv,  xv; 
Epist.  6,  7.  —  P*t.  Kodulphii  Hist.  Seraph.  Relig.  lib.  i,  fol.  177-8.  —  Th.  de 
Eccleston  de  Adv.  Minorum  Collât,  xu.  —  Waddiiigi  Annal.  anD.  1253,  n°  30.  — 
S.  Bonavent.  Opp.  éd.  1584,  t.  i,  p.  485-6.  —  Matt.  Paris,  ann.  1243  (p.  414).  — 
S.  Brigittee  Révélât,  lib.  iv,  c.  33. 


338  MISSIONS    DOMINICAINES 

Soudan  et  se  déclara  prêt  à  affronter  l'épreuve  du  feu  pour 
prouver  la  vérité  de  ses  croyances.  Le  Soudan  lui  offrit  de 
magnifiques  présents,  qu'il  dédaigna,  et  lui  permit  de  se  retirer. 
Ses  disciples  suivirent  son  exemple.  Ni  l'éloignement,  ni  le 
danger  ne  les  détournèrent  jamais  de  leur  lâche  :  gagner  de 
nouvelles  âmes  au  christianisme.  Il  y  avait,  à  cet  égard,  une 
noble  émulation  entre  Franciscains  et  Dominicains,  car  saint 
Dominique  aussi  avait  conçu  le  projet  d'un  vaste  système  de 
missions.  Dès  4225,  nous  trouvons  des  missionnaires  des  deux 
Ordres  travaillant  au  Maroc.  En  1223,  des  Franciscains  furent 
délégués  pour  convertir  Miramolin,  le  Sultan  de  Damas,  le 
Caliphe  et  les  peuples  de  l'Asie  en  général.  En  1237,  les  Jaco- 
bites  d'Orient  furent  ramenés  à  l'unité  catholique  par  le  zèle 
des  Dominicains,  qui  travaillaient  également  parmi  les  Nes- 
toriens,  le  Géorgiens,  les  Grecs  et  d'autres  schismatiques  du 
Levant.  Les  mêmes  indulgences  que  pour  une  Croisade  étaient 
offertes  à  ceux  qui  s'associaient  à  ces  périlleuses  campagnes,  où 
les  privations  et  le  climat  n'étaient  pas  les  seuls  ennemis  à 
redouter.  Quatre-vingt-dix  Dominicains  subirent  le  martyre 
parmi  les  Gumains  de  la  Hongrie  orientale,  à  l'époque  où  les 
hordes  de  Gengis  Khan  se  répandaient  sur  ce  pays.  Après  la 
retraite  des  Tartares,  les  Dominicains  revinrent  à  la  charge  et 
convertirent  les  Gumains  en  masse,  non  sans  travailler  en 
même  temps  parmi  les  Cathares  de  la  Bosnie  et  de  la  Dalmatie, 
où  plusieurs  d'entre  eux  furent  tués  et  où  deux  de  leurs  couvents 
furent  brûlés  par  les  hérétiques. 

Une  bulle  d'Alexandre  IV,  en  1258,  nous  donne  une  idée  de 
l'extension  des  missions  franciscaines  à  cette  époque  :  elle  est 
298  adressée  aux  Frères  dans  les  pays  des  Sarrasins,  Païens,  Grecs, 
Bulgares,  Gumains,  Éthiopiens,  Syriens,  Ibériens,  Alains,  Catha- 
res, Goths,  Zichores,  Russes,  Jacobites,  Nubiens,  Nestoriens. 
Géorgiens,  Arméniens,  Indiens,  Moscovites,  Tartares,  Hongrois, 
ainsi  qu'aux  missionnaires  auprès  des  Chrétiens  captifs  des 
Turcs.  Quelque  singulière  que  puisse  paraître  la  géographie  de 
cette  énumération,  il  en  reste  l'impression  que  l'énergie  et 
l'esprit  de  sacrifice  des  Frères  se  prodiguaient  sur  un  très  vaste 


MISSIONS   FRANCISCAINES  339 

théâtre.  Parmi  les  Tartares,  ils  obtinrent  d'abord  des  succès 
encourageants.  Le  grand  Khan  lui-même  se  fît  baptiser  et  le 
nombre  des  convertis  fut  tel  qu'il  fallut  un  évêque  pour  les 
organiser  en  communauté;  mais  le  Khan  apostasia,  les  mission- 
naires furent  massacrés  et  beaucoup  de  convertis  partagèrent 
leur  sort.  L'efficacité  de  la  mission  arménienne  se  manifesta 
par  la  renonciation  du  roi  Haito  d'Arménie,  qui  se  fit  admettre 
dans  l'Ordre  sous  le  nom  de  Frère  Jean.  Ce  n'était  point,  d'ail- 
leurs, le  seul  Franciscain  de  sang  royal,  car  saint  Louis  de  Tou- 
louse, fils  de  Charles  le  Boiteux  de  Naples  et  de  Provence,  refusa 
la  couronne  que  lui  offrait  son  père  pour  devenir  Franciscain. 
Il  faut  peut-être  ajouter  moins  de  créance  aux  récits  des  Domi- 
nicains touchant  huit  missionnaires  de  leur  Ordre  qui,  en  1316, 
pénétrèrent  dans  l'Empire  du  Prêtre  Jean  en  Abyssinie,  où  ils 
auraient  fondé  une  Église  si  durable  qu'on  put,  un  demi-siècle 
après,  y  organiser  l'Inquisition,  avec  le  frère  Philippe,  fils  d'un 
des  roitelets  vassaux  du  Prêtre  Jean,  comme  inquisiteur-général. 
Son  zèle  le  conduisit  à  attaquer,  avec  les  armes  spirituelles  et 
temporelles,  un  autre  roi  du  pays  qui  était  bigame  et  par  lequel 
il  fut  traîtreusement  mis  à  mort,  le  4  novembre  1366  ;  son 
martyre  et  sa  sainteté  furent  attestés  par  de  nombreux  mira- 
cles. Quoi  qu'il  en  soit,  les  Franciscains  rappellent,  avec  une 
fierté  légitime,  que  des  membres  de  leur  ordre  accompagnaient 
Christophe  Colomb  dans  son  second  voyage,  impatients  de 
commencer  aussitôt  la  conquête  chrétienne  du  Nouveau, 
Monde  (1). 

Mais  le  champ  spécial  de  l'activité  des  Mendiants,  celui  qui     299 
nous  concerne  plus  particulièrement  ici,  était  la  conversion  et 

(i)  Bonavent.  Vit.  S.  Francis,  c.  9.  —  Lacordaire,  V:e  de  S.  Dominique  p.  18  2-3 
—  Potthast,  Reg.  n°s  7219,  7400,  7537,  7550,  9130,  9139,  9141,  10350,  10383, 
10421,  11297.  —  Raynald.  ann.  1233,  n°  22,  23;  ann.  1237,  n°  88.  —  Hist.  Ordin. 
Praedic.  c.  8  (Martène,  Ampliss.  Coll.  vi,  338).  — -  Chron.  Magist.  Ordin.  Praedic. 
c.  3  (ibid.  350-J).  —  Waddingi  Annal,  ann.  1258,  n°  1;  ann.  1278,  n°s  10,  11,  12; 
ann.  1284,  n°  2;  ann.  1288,  nos  3,  36;  ann.  1289,  n°  1  ;  ann.  1294,  n03  12-12; 
ann.  149J,  n°  2;  ann.  1493,  n°  2-8.  —  Rodulphii  Hist.  seraph.  rtliy.  lib.  i, 
fol.  120.  — ■  Paramo,  De  orig.  offic.  S.  Inqwsit.  p.  238. 

En  1246,  Innocent  IV  reçut  une  lettre  très  gracieuse  de  Melik-el-Mansur  Nassir, 
souverain  d'Edesse,  exprimant  le  regret  que  1  ignorance  des  langues  l'empêchât 
d'engager  des  discussions  théologiques  avec  les  Dominicains  envoyés  pour  le  con- 
vertir. —  Berger,  Registres  d'Innocent  I\ ,  n-  3031. 


340  MENDIANTS    ET    HÉRÉTIQUES 

la  persécution  des  hérétiques,  —  l'Inquisition,  dont  ils  firent 
leur  instrument.  11  était  inévitable  qu'elle  tombât  entre  leurs 
mains  aussitôt  que  l'impuissance  des  anciens  tribunaux  ecclé- 
siastiques rendit  nécessaire  une  organisation  nouvelle.  Ce 
n'était  pas,  en  effet,  chose  facile  de  découvrir  un  hérétique  et 
de  faire  la  preuve  de  son  crime.  Il  fallait,  pour  cela,  une  édu- 
cation spéciale,  qui  était  précisément  celle  que  les  Ordres 
essayaient  de  donner  à  leurs  adeptes  afin  de  les  préparer  à  la 
prédication  et  à  la  confession.  Sans  attaches  locales,  soldats  de 
la  Croix  prêts  à  marcher,  au  premier  signal,  vers  n'importe 
quel  point  du  monde,  leur  dévouement  particulier  au  Saint- 
Siège  faisait  d'eux  des  auxiliaires  indispensables  dans  l'organi- 
sation de  cette  Inquisition  pontificale  qui  devait,  par  degrés,  se 
substituer  à  la  juridiction  des  évêques  et  réduire  les  églises 
locales  à  la  sujétion. 

Que  Dominique  ait  été  le  fondateur  de  l'Inquisition  et  le  pre- 
mier des  inquisiteurs-généraux,  c'est  là  une  opinion  qui  a  fini 
par  faire  partie  intégrante  de  la  tradition  catholique.  Elle  a  été 
affirmée  par  tous  les  historiens  de  l'Ordre,  par  tous  les  panégy- 
ristes de  l'Inquisition  ;  elle  a  été  revêtue  de  la  sanction  pontifi- 
cale par  la  bulle  Invictarum  de  Sixte  V  et  on  cite,  pour  la 
mettre  hors  de  doute,  une  bulle  d'Innocent  III,  conférant  à  Domi- 
nique les  fonctions  d'inquisiteur-général.  Nous  pouvons  dire, 
cependant,  qu'aucune  tradition  de  l'Église  ne  repose  sur  une 
base  plus  fragile.  Assurément,  Dominique  consacra  les  meil- 
leures années  de  sa  vie  à  combattre  les  hérétiques  et  il  n'est 
pas  moins  certain  que,  lorsqu'un  hérétique  ne  se.  laissait  pas 
persuader,  Dominique,  comme  tous  les  autres  missionnaires 
zélés  de  cette  époque,  venait  allègrement  prendre  sa  place  au 
pied  du  bûcher  flambant.  Mais,  en  cela,  il  se  confondait  avec 
des  centaines  d'autres  fanatiques  et  il  ne  s'est  rendu  coupable 
d'aucune  tentative  particulière  pour  organiser  méthodiquement 
la  répression.  D'ailleurs,  à  partir  de  1215,  époque  où  il  jeta  les 
fondements  de  son  Ordre,  il  s'en  occupa  exclusivement,  à  tel 
point  qu'il  dut  renoncer  à  son  rêve  longtemps  caressé  daller 
finir  ses  jours  comme  missionnaire  en  Palestine.  Nous  verrons 


l'inquisition  aux  mains  des  moines  341 

que  c'est  seulement  dix  ans  après  sa  mort,  en  1221,  qu'il  put  300 
être  question  de  l'Inquisition  pontificale  comme  d'une  institution 
régulière.  La  part  prépondérante  qu'y  prirent  les  successeurs 
de  François  explique  la  légende  qui  s'est  formée  autour  de  son 
nom  —  légende  qui  doit  partager  le  sort  d'une  déclaration 
enthousiaste  d'un  historien  de  l'Ordre,  suivant  lequel  plus  de 
cent  mille  hérétiques  auraient  été  convertis  par  l'enseignement, 
les  mérites  et  les  miracles  du  Saint  (1). 

La  gloire  exclusive,  revendiquée  par  l'Ordre,  d'avoir  organisé 
l'Inquisition  et  d'en  avoir  assuré  seul  le  fonctionnement,  n'est 
pas  moins  entachée  d'exagération  et  de  légende.  Les  bulles  de 
Grégoire  IX  que  l'on  allègue  à  cet  effet  ne  sont  pas  autre  chose 
que  des  ordres  individuels  adressés  à  certains  provinciaux 
dominicains  ;  on  leur  demande  d'envoyer  en  mission  des 
Frères  bien  préparés  à  prêcher  contre  l'hérésie,  d'interroger  les 
hérétiques  et  de  poursuivre  leurs  fauteurs.  Parfois,  et  de  la 
même  manière,  des  Dominicains  sont  délégués  dans  certaines 
provinces  pour  procéder  contre  les  hérétiques  ;  le  pape  prie  les 
évêques  d'excuser  cette  intrusion,  en  alléguant  l'habileté  des  % 

Frères  à  convaincre  les  délinquants  et  le  poids  écrasant  des 
autres  fonctions  épiscopales,  qui  empêchent  les  évêques  de 
donner  toute  l'attention  nécessaire  à  cet  objet.  En  vérité,  Rome 
n'a  jamais  confié  formellement  aux  Dominicains  les  fonctions 
d'inquisiteurs,  de  même  qu'il  n'y  a  jamais  eu,  à  proprement 
parler,  de  décision  formelle  établissant  l'Inquisition.  Les  Domi- 
nicains ont  simplement  été  les  instruments  les  plus  prompte- 

(1)  Campana,  Vita  di  S.  Piero  Martire,  p.  257.  —  Juan  de  Mata,  Santoral  de 
S.  Domingo  y  S  Francisco,  fol.  13.  —  Zurita,  Anales  de  Aragon,  lil>.  ir,  c.  63.  — 
Ricchinii  Prœem.  ad  Monetam,  dissert,  i,  p.  xxxi.  —  Paramo,  De  orig.  Offre.  S.  In- 
quis.  lib.  n,  tit.  n,  c.  1.  —  Pegnœ  Comment,  in  Eymeric.  p.  461.  —  Chron.  Ma- 
gist.  Ord.  Prœdic.  c.  2  (Martène,  Ampl.  Coll.  vr,  348).  —  Monteiro,  Historia  da 
S.  Inqwsiçào,  P.  i,  liv.  i,  c.  xxv,  xlviii. 

C'est  un  intéressant  symptôme  des  mœurs  adoucies  du  xixe  siècle  que  de  voir  le 
savant  et  zélé  dominicain  Lacordaie  écrire,  en  1842,  sa  Vie  de  S.  Dominique, 
pour  prouver  que  Dominique  n'a  pu  participer  aux  cruautés  de  l'Inquisition.  Or, 
cent  ans  auparavant,  un  Dominicain  non  moins  érudit,  Ricchini,  avait  réclamé 
pour  le  saint  l'honneur  de  l'avoir  fondée.  Cependant,  depuis  l'époque  de  La- 
cordaire,  une  réaction  s'est  pioduite,  et  l'abbé  Douais  n'hésite  pas  à  affirmer,  sur 
l'autorité  de  Sixte  V,  que  «  S.  Dominique  aurait  ainsi  reçu  une  délégation  pontifi- 
cale pour  l'inquisition  après  l'année  1209  »  [Sources  d"  V histoire  de  l  Inquisition,  ' 
in  Revue  des  questions  historiques,  1er  oct.  1881,  p.  400. 


342  INQUISITEURS    DOMINICAINS 

301  ment  disponibles  pour  la  recherche  des  hérétiques  qui  se  dissi- 
mulaient, d'autant  plus  qu'ils  professaient,  comme  leur  premier 
devoir,  celui  de  prêcher  et  de  convertir.  Lorsque  la  conversion 
devint  un  but  secondaire  et  que  la  persécution  passa  au  premier 
plan,  les  Franciscains  furent  également  utiles;  ils  partagèrent, 
avec  les  Dominicains,  le  douteux  honneur  et  le  fardeau  réel  de 
l'organisation  inquisitoriale. 

D'ailleurs,  toutes  les  fois  que  les  circonstances  l'exigeaient, 
on  n'hésitait  pas  à  confier  les  fonctions  d'inquisiteurs  à  des 
clercs  quelconques.  Dès  4258,  nous  voyons  deux  chanoines  de 
Lodève  commissionnés  par  le  pape  à  titre  d'inquisiteurs  d'Albi  ; 
nous  verrons  plus  loin,  à  la  fin  du  xiv*  siècle,  Pierre  le 
Célestin  s'acquittant,  avec  une  énergie  farouche,  des  fonctions 
d'inquisiteur  pontifical,  depuis  la  mer  Baltique  jusqu'à  la 
Styrie  (1). 

Il  n'en  reste  pas  moins  certain  que  les  premiers  inquisiteurs 
ainsi  qualifiés  ont  été  des  Dominicains  Lorsque,  après  raccord 
conclu  entre  Raymond  de  Toulouse  et  saint  Louis,  on  entreprit 
sérieusement  d'extirper  l'hérésie  en  pays  albigeois  et  que  l'orga- 
nisation épiscopale  parut  insuffisante  pour  cette  tâche,  ce  furent 
des  Dominicains  qu'on  y  envoya  pour  travailler  sous  la  direc- 
tion des  évêques.  Dans  la  France  septentrionale,  les  mêmes 
fonctions  se  concentrèrent  peu  à  peu  entre  les  mains  des  Domi- 
nicains. En  Aragon,  dès  1232,  on  les  recommande  à  l'archevêque 
de  Tarragone  pour  leur  aptitude  aux  recherches  ;  en  1249.  la 
tâche  d'enquérir  leur  est  formellement  confiée.  Bientôt  le  midi 
de  la  France  fut  partagé  entre  eux  et  les  Franciscains;  les 
Dominicains  avaient  la  partie  occidentale,  tandis  que  le  Comtat 
Venaissin,  la  Provence,  Forcalquier  et  les  pays  d'Empire  dans 
les  provinces  d'Arles,  d'Aix  et  d'Embrun  étaient  abandonnés 
aux  Franciscains.  En  Italie,  après  quelques  conflits  entre  les 
deux  Ordres,  Innocent  IV,  en  1254,  assigna  aux  Dominicains  la 

(1)  Gregor.  PP.  IX.  Bull.  Ille  humani  generis.  Ap.  22,  ***%—^******.*: 
no.  9113,  9152,  9153,  9155,  938),  9388,  9.95,  10362.  -  Innoc.  PP.  IV  Bull,  fnter 
alla  20  cet.  1248  (Baluze  et  Mansi  i,  208).  -  Arch.  de  l'Inquis.  de  Larcassonne 
(Col!    Doat,  xxxi,  fol.  21).  —  Archives  de  i'Evêché  d'Albi  {*&.  xxxi,  2oo, 


COLLABORATION    DES   DEUX   ORDRES  343 

Lombardie,laRomagne,  le  Trévisan  et  Gènes,  la  partie  centrale 
de  la  Péninsule  étant  attribuée  aux  Franciscains  ;  à  cette  épo- 
que. L'Inquisition  n'avait  pas  encore  été  établie  à  Naples.  Tou- 
tefois, cette  réparti  tition  ne  fut  pas  toujours  strictement  obser- 
vée, car  nous  trouvons  quelquefois  des  inquisiteurs  franciscains 
à  Milan,  en  Romagne  et  dans  le  Trévisan.  En  Allemagne  et  en 
Autriche,  comme  nous  le  verrons,  l'Inquisition  n'a  jamais 
poussé  de  racines  profondes;  mais,  dans  la  mesure  où  on  l'y 
organisa,  elle  fut  entre  les  mains  des  Dominicains,  les  Francis-  302 
cains  opérant  seulement  en  Dalmatie  et  en  Bohème  (1). 

Parfois  les  deux  Ordres  travaillaient  de  concert.  En  1237,  le 
Franciscain  Etienne  de  Saint-Thibéry  fut  associé  au  Dominicain 
Guillem  Arnaud  à  Toulouse,  dans  l'espoir  que  la  réputation  de 
douceur  relative,  qui  s'attachait  aux  Franciscains,  atténuerait 
l'aversion  du  peuple  pour  l'institution  nouvelle.  En  avril  1238, 
Grégoire  IX  désigna  les  provinciaux  des  deux  Ordres  en  Aragon 
comme  inquisiteurs  dans  ce  royaume  ;  la  même  année,  il  prit 
ja  même  mesure  en  Navarre.  En  4255,  le  gardien  franciscain 
de  Paris  fut  placé,  avec  le  prieur  dominicain,  à  la  tète  de  l'Inqui- 
sition de  France;  en  1267,  nous  trouvons  les  deux  Ordres  four- 
nissant des  inquisiteurs  pour  la  Bourgogne  et  pour  la  Lorraine  ; 
en  1311,  deux  Dominicains  et  un  Franciscain  exercent  ensemble 
l'inquisition  dans  la  province  de  Ravenne.  11  parut  cependant 
plus  sage  de  définir  exactement  les  juridictions  des  deux  Ordres, 
afin  de  prévenir  les  explosions  menaçantes  d'une  jalousie  qui 
ne  faisait  que  s'aggraver.  La  haine  qui  les  divisait  avait  com- 
mencé de  bonne  heure  et  cherchait,  de  part  et  d'autre,  à  se 
satisfaire,  avec  un  manque  de  scrupules  qui  constituait  pour 
l'Église  un  scandale  et  un  péril  perpétuels.  Ainsi,  en  1266,  une 
vive    querelle   éclata  entre  les  Dominicains   de    Marseille  et 


(1)  Concil.  Narbonn.  ann.  1235.  —  Concil.  Biterrons.  ann.  1233;  ann.  1 2 iG.  — 
Concil.  Albiens.  ann.  1254,  c.  17,  18.  —  Martène,  Thés,  x,  1800,  1808-10,  1817, 
1819-20.  —  Ripoll  i,  38.  —  Aguirre,  Cnneil.  Hispan.  vi,  155-6.  —  Raynald. 
Annal,  ann.  1233,  n°  40,  59  sq.  —  Waddingi  Annal,  ann.  1246,  n°  2;  ann.  1254, 
n«  7,  8;  ann.  1257,  n°  17;  ann.  1259,  n°  3;  ann.  1277,  n°  10;  ann.  1  80,  n°  4; 
ann.  1288,  n°  14-16.  —  Rodulphii  Hhl.  Seraph.  Iïel>g.  lib.  i,  fol.  126  b.  —  Pot- 
thast,  Reg.no*  9386,  9388,  9762,  9766,  9993,  10052,  H245,  15304,  15330,  15069. 


344  QUERELLES  ENTRE  MENDIANTS 

l'inquisiteur  franciscain  de  cette  ville.  La  discorde  se  répandit 
à  travers  la  Provence,  à  Forcalquier,  à  Avig  ion,  à  Arles,  à 
Beaucaire,  à  Montpellier  et  à  Carcassonne  ;  partout  ils  prêchaient 
publiquement  les  uns  contre  les  autres  et  se  prodiguaient  les 
pires  injures.  Plusieurs  brefs  de  Clément  IV  montrent  que  le 
page  fut  obligé  d'intervenir;  il  ordonne  qu'à  l'avenir  les  inqui- 
siteurs ne  doivent  pas  user  de  leurs  pouvoirs  pour  se  persécuter 
entre  eux,  quelle  que  soit  la  culpabilité  apparente  de  l'une  des 
parties  —  preuve  que  les  armes  les  plus  redoutables  du  Saint- 
303  Office  avaient  été  employées  au  cours  de  cette  lutte.  Mais  il  ne 
semble  pas  qu'on  se  soit  conformé  strictement  à  cette  défense, 
car,  deux  siècles  après,  en  1479,  Sixte  IV  est  encore  obligé 
d'interdire  aux  inquisiteurs  de  mettre  en  jugement  les  membres 
de  l'ordre  rival.  Le  zèle  jaloux  avec  lequel  ils  défendaient  leurs 
limites  territoriales  se  révèle  encore  dans  la  dispute  qui  s'éleva 
en  1290  au  sujet  du  Trévisan.  C'était  un  territoire  dominicain  ; 
mais,  pendant  des  années,  les  fonctions  d'inquisiteur  à  Trévise 
furent  occupées  par  le  Franciscain  Filippo  Bonaccorso.  Quand, 
en  1289,  il  accepta  l'évêché  de  Trente,  les  Dominicains  s'atten- 
dirent à  ce  que  l'office  de  Trévise  leur  fût  rendu  et  s'indignèrent 
lorsqu'il  fut  attribué  à  un  autre  Franciscain,  Frà  Bonajuncta. 
L'inquisiteur  dominicain  de  Lombardie,  Frà  Pagano,  et  son 
vicaire  Frà  Viviano,  allèrent  si  loin  dans  leur  résistance  que 
des  désordres  sérieux  éclatèrent  à  Vérone;  Nicolas  IV  dut 
intervenir  en  1291  et  punit  les  délinquants  par  la  privation  à 
perpétuité  de  leurs  fonctions.  Ce  doit  avoir  été  une  grande  joie 
ou,  tout  au  moins,  une  consolation  pour  les  hérétiques  de  voir 
ainsi  leurs  persécuteurs  se  persécuter  entre  eux. 

L'hostilité  des  deux  Ordres  était  si  profonde  que  Clé- 
ment IV  crut  nécessaire  de  décréter  qu'il  y  aurait  toujours 
un  intervalle  d'au  moins  trois  mille  pieds  entre  leurs  domaines 
respectifs  —  règlement  qui  donna  naissance  à  toute  une  série 
de  querelles  compliquées.  Ils  se  disputaient  même  le  droit  de 
préséance  dans  les  processions  et  aux  obsèques,  droit  que 
Martin  V,  en  1423,  finit  par  concéder  aux  Dominicains.  I^ous 
verrons  plus  loin  quel  rôle  important  cette  rivalité  implacable 


INFLUENCE    SALUTAIRE   DES   ORDRES  345 

a  joué  dans  le  développement  de  l'Église  au  moyen-âge  (1). 

Dans  le  monde  si  affairé  du  XIIIe  siècle,  il  n'y  avait  pas,  304 
comme  nous  venons  de  le  voir,  de  puissance  plus  active, 
tant  pour  le  bien  que  pour  le  mal,  que  celle  des  Ordres  Men- 
diants. Somme  toute,  c'est  peut-être  le  bien  qui  l'emportait,  car 
ces  moines  ont  certainement  contribué  à  retarder  une  révolution 
pour  laquelle  l'Europe  n'était  pas  encore  mûre.  Bien  que  l'abné- 
gation dont  ils  firent  preuve  à  leurs  débuts  fût  une  qualité  trop 
rare  et  trop  fragile  pour  rester  longtemps  intacte,  et  bien 
qu'ils  soient  rapidement  tombés  au  niveau  de  la  société  qui  les 
entourait,  on  peut  dire  que  leur  travail  et  leurs  efforts  n'ont  pas 
été  complètement  vains.  Ils  avaient  rappelé  à  l'esprit  des  hommes 
quelques  vérités  oubliées  de  l'Évangile  et  leur  avaient  enseigné 
à  contempler  de  plus  haut  leurs  devoirs  envers  leurs  semblables. 
La  tradition  légendaire  de  l'un  et  de  l'autre  Ordre  contient  un 
récit  qui  montre  à  quel  point  ils  prisaient  et  glorifiaient  leurs 
propres  services.  Pendant  que  saint  Dominique  et  saint  François, 
nous  dit-on,  attendaient  l'approbation  d'Innocent  III,  un  saint 
homme  eut  une  vision  où  il  aperçut  le  Christ  brandissant  trois 
javelots  avec  lesquels  il  voulait  détruire  le  monde.  La  Sainte 
Vierge  lui  demandant  pourquoi,  le  Christ  répondit  :  «Le  monde 
est  plein  d'orgueil,  d'avarice  et  de  luxure;  j'ai  toléré  cela  trop 
longtemps  et  je  veux  l'anéantir  avec  ces  traits  ».  La  Vierge  se 
mit  à  genoux  et  intercéda  pour  les  hommes;  mais  ses  prières 


(i)  Mss.  Bibl.  Nat.  Coll.  Doat,  xxi,  143;  xxxn,  15.  —  Matt.  Paris  Hist.  Angl 
ann.  1243  (p.  414).  —  Guill.  Pod.  Laur.  c.  43.  —  Raynald.  ann.  Ii38,  n°  51.  — 
Harduin.  Concil.  vu,  1319.  —  Paramo  De  orig.  Inq.  p.  244.  —  Wadding  Annal. 
ann.  1238,  n°  6,  7  ;  ann.  1266,  n°  8;  ann.  1277,  n°  10;  ann.  1201,  n°  14.  —  Pot- 
thast,  n°  16132.  —  Sixti  PP.  IV.  Bull.  Sacn  Prsedicatorum,  26  juill.  1479.  — Mar- 
tène  Thés,  n  346,  353,  359,  451.  —  Ripoll.  n,  82,  164,  617,  695. 

Les  troubles  de  Marseille  montrent  le  favoritisme  dont  jouirent  toujours  les 
Mendiants.  Deux  clercs,  que  les  Dominicains  avaient  .induits  à  porter  un  faux  témoi- 
gnage contre  l'Inquisiteur,  furent  punis  de  prison  perpétuelle,  de  dégradation  et 
déclarés  incapables  d'occuper  des  bénéfices  ;  l'évcque  qui  les  avait  entendus  'ut 
suspendu  de  ses  'onctions  et  de  sa  juridiction  ;  mais  les  Frères,  qui  avaient  su- 
borné le  parjure  et  causé  tout  le  mal,  furent  tenus  quittes  au  prix  d'excuses  humi- 
liantes et  envoyés  dans  une  autre  province.  (Martène,  ubi  sup.) 

On  s'est  demandé  si  Fri  Filippo  Bonaccorso  était  un  Franciscain  ou  un  Domini 
cain.  Wadding  (l.  c.)  a  imprimé  une  bulle  de  1277,  ou  il  est  qualifié  de  Francis- 
cain; mais  une  autre  bulle  de  la  Collection  Doat  (t.  xxxu,  fol.  155)  fait  de  lui  m* 
Dominicain. 


346  GLOIRE    DE   LEURS    FONDATEURS 

furent  vaines  jusqu'à  ce  qu'elle  eut  révélé  à  son  Fils  qu'elle 
possédait  deux  serviteurs  fidèles  qui  ramèneraient  le  inonde 
sous  sa  loi.  Alors  le  Christ  exprima  le  désir  de  voir  ses  cham- 
pions; elle  lui  montra  Dominique  et  François  —  et  sa  colère 
s'apaisa. 

Le  pieux  auteur  de  cette  histoire  ne  prévoyait  certes  pas  qu'en 
1627  Urbain  VIÏI  serait  obligé  de  priver  les  Frères  Mendiants  de 
Cordoue  de  leur  immunité  la  plus  chère  et  de  les  soumettre  à 
la  juridiction  épiscopale,  dans  l'espoir  de  les  empêcher  de  séduire 
leurs  filles  spirituelles  en  abusant  des  facilités  du  confes- 
sionnal (1). 

(1)  Anon.  Cartus.  de  Rehg.  Orig.  c.  309  (Martène  Ampl.  Coll.  vi.  68).  —  Lib. 
Conformitatum,  lib.  i,  fruct.  n,  fol.  16  6.  —  Mss.  Bib.  liodleian.  Arch.  S.  130. 


ORGANISATION    DE    l'iNQUFITION  347 


CHAPITRE  VU 


ETABLISSEMENT   DE    L  INQUISITION 


L'organisation  graduelle  de  l'Inquisition  fut  simplement  le  305 
résultat  de  l'évolution  des  forces  sociales  que  nous  venons  d'étu- 
dier et  de  montrer  à  l'œuvre.  Les  Croisades  Albigeoises  avaient 
mis  fin  à  la  résistance  ouverte,  mais  les  hérétiques  n'étaient 
pas  moins  nombreux  qu'avant  et  ils  étaient  d'autant  plus 
difficiles  à  découvrir  qu'ils  osaient  moins  se  montrer.  Le  triomphe 
de  la  force  brutale  avait  accru  la  responsabilité  de  l'Église, 
alors  que  son  impuissance  à  en  porter  le  poids  était  accusée  par 
l'extraordinaire  diffusion  de  l'hérésie  au  cours  du  xne  siècle. 
Nous  avons  vu  avec  quelle  confusion,  quelle  incertitude  les 
prélats  locaux  avaient  cherché  à  répondre  aux  appels  nouveaux 
que  l'on  faisait  à  leur  zèle.  En  principe,  lorsqu'on  a  lieu  de 
supposer  l'existence  d'un  crime  caché,  il  y  a  trois  degrés  tout 
indiqués  de  la  procédure  :  la  découverte  du  criminel,  la  preuve 
de  sa  culpabilité  et,  enfin,  son  châtiment.  Or,  de  tous  les  crimes, 
le  plus  difficile  à  découvrir  et  à  prouver  était  celui  d'hérésie; 
et  quand  ses  progrès  devinrent  menaçants,  les  ecclésiastiques  à 
qui  incombait  la  tâche  de  le  supprimer  se  trouvèrent  également 
embarrassés  aux  trois  étapes  nécessaires  de  la  procédure. 

Noyés,  pour  la  plupart,  dans  les  affaires  multiples  que  compor- 
tait le  développement  exagéré  de  leurs  intérêts  temporels,  les 
évêques  attendaient  que  la  rumeur  populaire  leur  désignât  un 
homme  ou  un  groupe  d'hommes  comme  entachés  d'hérésie. 
Lorsqu'on  s'était  assuré  de  la  personne  des  suspects,  il 
y    avait  rarement    des   preuves  externes  de   leur  culpabilité, 


348 


ORDALIES 


car,  excepté  là  où  le  grand  nombre  des  délinquants  rendait  la 
répression  impossible,  les  sectaires  se  conformaient  assidûment 
aux  observances  extérieures  de  l'orthodoxie;  d'autre  part,  les 
fonctionnaires  épiscopaux,  peu  versés  dans  la  théologie,  étaient 
généralement  incapables  d'arracher  des  confessions  à  des  hom- 
mes habitués  à  la  réflexion  et  d'un  esprit  plus  éveillé  que  le 
leur. 

L'usage  judiciaire  de  la  torture  était  heureusement  encore 
inconnu;  mais  la  procédure  barbare  des  ordalies,  à  laquelle 
on  avait  fréquemment  recours,  suffit  à  montrer  combien  le 
306  clergé  se  sentait  impuissant  à  s'acquitter  de  fonctions  si 
nouvelles  pour  lui.  Saint  Bernard  lui-môme  approuva  cet 
expédient  et,  en  1457,  le  concile  de  Reims  en  fit  une  règle 
pour  tous  les  cas  où  il  y  avait  soupçon  d'hérésie.  Certains 
hommes  d'Église,  plus  éclairés  que  les  autres,  l'envisageaient 
avec  un  scepticisme  bien  légitime  et  Pierre  Cantor  cite  divers 
exemples  pour  en  établir  l'injustice.  Une  pauvre  femme  accusée 
de  Catharisme  fut  laissée  sans  nourriture  jusqu'à  ce  que,  se 
confessant  à  un  doyen,  elle  protesta  de  son  innocence  et  reçut 
de  lui  le  conseil  de  se  soumettre  à  l'ordalie  du  fer  rouge;  elle 
n'y  gagna  que  d'être  deux  fois  brûlée,  une  fois  par  le  fer  rouge, 
une  autre  fois  sur  le  bûcher.  Un  bon  catholique,  que  rendaient 
seuls  suspects  sa  pauvreté  et  sa  pâleur,  reçut  d'une  assemblée 
d'évêques l'ordre  de  se  soumettre  à  la  même  ordalie;  il  refusa 
de  le  faire  à  moins  que  les  évèques  ne  lui  démontrassent 
d'abord  que  ce  n'était  pas  un  péché  mortel  de  tenter  ainsi  Dieu. 
.  Ce  scrupule  de  conscience  parut  un  symptôme  suffisamment  clair 
d'hérésie  :  sans  plus  ample  informé,  le  malheureux  fut  livré 
aux  autorités  séculières  et  brûlé  vif.  Cependant,  grâce  à  l'étude 
du  droit  romain,  ce  mode  de  procédure  tomba  peu  à  peu  en 
défaveur  aux  yeux  de  l'Église;  Innocent  III  l'interdit  formelle- 
ment en  1212,  alors  que  Henry  de  Yehringen,  évêque  de 
Strasbourg,  s'en  était  servi  pour  convaincre  un  grand  nombre 
d'hérétiques.  Le  concile  de  Latran,  en  1215,  suivant  l'exemple 
d'Alexandre  III  et  de  Lucius  III,  défendit  à  tout  ecclésiastique 
de  prendre  part   à   une  ordalie    quelconque.  L'embarras  des 


VICES   DÉ   LA    PROCÉDURE  349 

prélats  ignorants  était  pénible  :  comment  arriver  à  la  vérité 
sans  cet  expédient  commode  du  jugement  de  Dieu?  En  1170, 
le  bon  évêque  de  Besançon  avait  donné  un  exemple  typique 
des  services  que  la  justice  d'alors  demandait  à  la  collaboration 
du  Ciel  ou  de  l'Enfer.  Son  diocèse  était  agité  par  quelques  héréti- 
ques qui  opéraient  des  miracles.  Lui-même,  nous  dit-on, 
était  un  homme  instruit;  pourtant,  pour  dissiper  ses  doutes  sur 
le  caractère  des  étrangers,  —  saints  ou  hérétiques  —  il  invoqua 
le  concours  d'un  ecclésiastique  très  versé  dans  la  nécromancie 
et  lui  ordonna  de  rechercher  la  vérité  en  consultant  Satan.  Le 
malin  clerc  trouva  moyen  de  tromper  le  Diable  et  de  lui  extor- 
quer des  confidences;  il  apprit  ainsi  que  les  étrangers  étaient 
ses  serviteurs.  Aussitôt  on  les  dépouilla  des  amulettes  sataniques 
qui  les  protégeaient  et  la  populace,  qui  avait  commencé  par  les 
soutenir,  les  précipita  sans  pitié  dans  les  flammes  (1). 

Lorsqu'on  ne  recourait  pas  à  des  moyens  d'information  sur-  307 
naturels,  la  procédure  était  beaucoup  trop  compliquée  pour 
être  efficace,  à  rencontre  d'un  mal  si  répandu  et  de  délinquants 
si  nombreux.  En  4204,  Gui,  archevêque  de  Reims,  convoqua  le 
comte  Robert,  cousin  de  Philippe  Auguste,  la  comtesse  Yolande 
et  beaucoup  d'autres  laïques  et  ecclésiastiques  pour  juger  quel- 
ques hérétiques  découverts  à  Rennes  ;  tous  ces  malheureux 
lurent  livrés  aux  flammes.  En  1211,  quand  le  chevalier  Everard 
de  Château  neuf  fut  accusé  de  Catharisme  par  l'évêque  Hugues 
de  Nevers,  le  légat  Octavien  réunit,  pour  le  juger  à  Paris,  un 
tribunal  composé  d'archevêques,  d'évêques  et  de  maîtres  de 
1"L  niversité,  qui  le  condamnèrent.  Tout  cela  était  encore  com- 
pliqué parla  juridiction  suprême  et  universelle  de  Rome,  qui 
permettait  aux  riches  et  aux  habiles  de  faire  durer  indéfiniment 
la  procédure  et,  souvent,  de  demeurer  indemnes.  Ainsi,  en  121 L 
un  chanoine  de  Langres,  accusé  d'hérésie,  fut  appelé  par  son 
évéque  devant  un  conseil  de  théologiens  réunis  pour  l'examiner.    < 

(1)  S.  Born.  Serm.  lxvi  in  Cftntic.  c.  12.  —  Hist.  Vizeliacens.  lib.  iv.  —  Concil. 
Remens.  ann.  1137,  c.  1.  —  Cœsar.  Heistcrb.  Dial.  Mirac.  m,  16,  17;  v,  18.  — 
Guibert.  jNovioge..t.  de  vita  sua  lib.  m,  c.  18.  —  Pet.  Cantor.    Verb.  abbrev.  e.  78. 

—  Innoc.  PP.  Reg.  xiv  138.  —  Alex.    P?    111.   Epist.  74.  —  C.  8.  Extra  v.  xxxiv. 

—  C.  Lateran.  iv.  c.  1$. 

20 


350  PÉNALITÉS    ARBITRAIRES 

Bien  qu'il  eût  juré  de  le  faire  et  eût  même  donné  caution  à  col 
effet,  il  ne  comparut  point  et  fut  condamné  par  défaut  après 
trois  jours  d'attente.  Tout  à  coup  il  se  montra  à  Rome  et  affirma 
au  pape  Innocent  qu'il  avait  été  obligé  de  prêter  serment  et  d<- 
donner  caution  après  en  avoir  appelé  au  Saint-Siège.  Le  pi  [te 
le  renvoya  à  l'archevêque  de  Sens,  à  l'évoque  de  Nevers  et  à 
Maître  Robert  de  Corzon,  chargés  de  l'examiner  au  point  de 
vue  de  l'orthodoxie.  Deux  ans  après,  en  1213,  nous  le  retrou- 
vons à  Rome,  expliquant  qu'il  avait  craint  de  se  présenter  à 
l'heure  convenue  devant  ses  juges, parce  que  les  passions  popu- 
laires contre  les  hérétiques  étaient  si  surexcitées  qu'on  brûlait 
non  seulement  les  coupables,  mais  les  suspects.  Il  sollicitait  la 
protection  du  pape  et  le  droit  d'accomplir  la  pur  galion  cano- 
nique à  Rome.  De  nouveau,  Innocent  le  renvoya,  avec  ordre 
aux  prélats  de  lui  donner  un  sauf-conduit  et  de  veiller  à  sa 
sécurité  jusqu'à  ce  que  l'on  eût  statué  sur  son  cas.  Il  importe 
peu  de  savoir  s'il  était  innocent  ou  coupable,  s'il  fut  absous  ou 
condamné.  L'exemple  de  ce  chanoine  prouve  suffisamment 
308  (Iue  Ie  système  alors  en  vigueur  empêchait  toute  répression 
efficace  de  l'hérésie  (1). 

Alors  même  qu'on  avait  réussi  à  établir  le  crime,  l'échelle  des 
peines  présentait  la  même  incertitude.  Dans  l'affaire  des 
Cathares  qui  avouèrent  à  Liège  en  1144  et  qu'on  eut  peine  à 
sauver  de  la  fureur  de  la  foule,  les  autorités  ecclésiastiques 
s'adressèrent  à  Lucius  III  pour  demander  ce  qu'il  fallait  faire 
des  coupables.  Ceux  qu'on  captura  dans  les  Flandres  en  1462 
furent  envoyés  à  Alexandre  III,  alors  en  France,  pour  être 
jugés;  mais  le  pape  les  renvoya  à  l'archevêque  de  Reims.  Guil- 
laume, abbé  de  Vézelai,  jouissait  de  la  juridiction  plénière  : 
cependant,  en  1167,  ayant  en  son  pouvoir  quelques  hérétiques 
qui  avaient  avoué,  il  éprouva  tant  d'embarras  qu'il  s'adressa  à  la 
fouie  assemblée,  lui  demandant  quel  châtiment  il  devait  leur 
infliger.  Un  cri  unanime  de  :  «  Brûlez-les  !  »  lui  répondit,  et 
cette  sentence  fut  immédiatement  exécutée  ;  l'un  des  malheu- 

(1)  Chron.  Landunens.  Canon,  ann.  1204  (D.  Bouquet,  xvih,  713). —  Chronolog. 
Roberti  Autissiodor.  ann.  1201.  —  lnnoc.  PP.  III.  Jiegest.  xiv,   15;  xvi,  17. 


RÔLE    DES    ÉVÊQUES  351 

reux  se  rétracta,  fut  soumis  à  l'épreuve  de  l'eau,  qui  lui  fut 
défavorable,  puis  fouetté  publiquement  et  exilé,  bien  que  le 
peuple  réclamât  à  grands  cris  qu'on  le  brûlât  à  son  tour.  En 
1114,  l'évequc  de  Reims,  ayant  convaincu  quelques  hérétiques 
par  l'épreuve  de  l'eau,  alla  consulter  le  concile  de  Beauvais  au 
sujet  de  la  peine  à  infliger;  en  son  absence,  le  peuple,  craignant 
l'indulgence  des  évêques,  força  la  prison  et  brûla  les  captifs  (1). 
Ce  n'est  pas  que  l'Église  ait  été  entièrement  dépourvue  d'une 
organisation  propre  à  assurer  cette  répression  de  l'hérésie  qu'elle 
comptait  au  nombre  de  ses  devoirs.  Aux  débuts  de  la  renais- 
sance Carolingienne,  les  instructions  du  pape  Zacharie  à  saint 
Boniface  montrent  que  la  seule  procédure  admise,  à  cette  épo- 
que, consistait  à  convoquer  un  concile  et  à  envoyer  le  coupable 
à  Rome  pour  y  être  définitivement  jugé.  La  politique  civilisa- 
trice de  Charlemagne  mit  en  œuvre  tous  les  instruments  jugés 
aptes  au  maintien  de  l'ordre  et  de  la  sécurité  dans  l'Empire  • 
dans  son  système  de  gouvernement,  les  évèques  prirent  une 
place  importante.  On  leur  ordonna  de  prohiber  rigoureusement, 
de  concert  avec  les  fonctionnaires  séculiers,  toutes  les  pratiques 
superstitieuses  et  survivances  du  paganisme,  de  parcourir  sans 
cesse  leurs  diocèses  en  procédant  à  des  enquêtes  sur  tous  les 
crimes  détestés  de  Dieu  ;  ainsi  se  concentra,  entre  leurs  mains, 
une  part  considérable  de  la  juridiction,  bien  qu'ils  restassent 
toujours,  à  cet  égard,  dans  la  dépendance  de  l'État.  Pendant  309 
les  troubles  qui  suivirent  l'émiettement  de  l'Empire,  alors  que 
le  système  féodal  se  développait  sur  les  ruines  de  la  Monarchie, 
les  évêques  se  débarrassèrent  peu  à  peu  de  toute  dépendance  à 
l'égard  de  la  Couronne  et,  en  outre,  acquirent  des  droits  et  des 
pouvoirs  étendus  dans  l'administration  du  droit  canonique, 
jugé,  dès  lors,  supérieur  à  la  loi  civile  ou  municipale.  Ainsi  se 
constituèrent  les  tribunaux  spirituels  qui  se  rattachaient  à 
chaque  évêché  et  exerçaient  une  juridiction  exclusive  dans  un 
domaine  qui  s'élargissait  sans  cesse.  Naturellement,  les  erreurs 


(1)  Martène  Ampl.  Coll.  1,  77.0-8.  —  Alex.  PP.  III.  Epist.  118,  122;  Varior.  ad 
Alex.  III.  Epist.  16.  —  Mist.  Vizeliacens.  lib.  iv.  —  Guibert.  Noviogcnt.  I.  c. 


352  INFLUENCE    DU    DROIT    ROMAIN 

en  matière  de  foi  étaient  de  leur  compétence  et  ne  pouvaient 
être  jugées  que  par  eux  (1). 

L'organisation  et  le  fonctionnement  de  ces  tribunaux  reçurent 
une  impulsion  puissante  par  l'étude  du  droit  romain  après  le 
milieu  du  xne  siècle.  Les  clercs  avaient  tellement  le  monopole 
de  l'instruction  qu'il  y  eut  d'abord  bien  peu  d'hommes,  en 
dehors  du  clergé,  qui  fussent  capables  de  pénétrer  les  mystères 
du  Code  et  du  Digeste.  Encore  dans  la  seconde  moitié  du 
xine  siècle,  Roger  Bacon  se  plaignait  qu'un  avocat  civil,  même 
sans  aucune  connaissance  du  droit  canon  et  de  la  théologie,  eut 
bien  plus  de  chances  d'avancement  qu'un  théologien;  et  il 
s'écrie  avec  amertume  que  l'Église  est  gouvernée  par  des  avo- 
cats, au  grand  détriment  du  peuple  chrétien.  Ainsi,  longtemps 
avant  que  les  cours  féodales  et  seigneuriales  ne  ressentissent 
l'influence  de  la  jurisprudence  romaine,  elle  avait  profondément 
modifié  les  principes  et  les  modes  de  la  procédure  ecclésiasti- 
que. Le  vieil  archidiacre  s'effaçait,  non  sans  maugréer,  devant 
le  juge  épiscopal,  connu  sous  le  nom  d'Official  ou  d'Ordinaire, 
qui  était  généralement  docteur  utriusque  juris,  en  droit  civil 
et  en  droit  canon  ;  l'effet  de  cette  transformation  se  fit  bien- 
tôt sentir,  en  élevant  la  jurisprudence  ecclésiastique  à  une 
grande  hauteur  au-dessus  de  la  barbarie  du  droit  féodal  et  du 
310  droit  coutumier.  En  outre,  ces  cours  épiscopales  furent  bientôt 
entourées  d'une  foule  d'avocats  cléricaux,  souvent  moins  dis- 
crets que  zélés  pour  leurs  clients  ;  et  c'est  ainsi  que  le  Moyen- 
Age  connut  les  premiers  représentants  de  la  carrière  du  bar- 
reau (2). 

A  l'exemple  de  la  procédure  civile,  la   procédure  criminelle 
comportait   trois    modes   d'action    :    accusatio,    deniinciatio. 


(1)  Hartzlieim,  Concil.  German.  i,  76,  85-G. —  Capit.  Car.  Mag.  ann.  709,  c.  6; 
capit.  ii,  ann.  813,  c.  1.  —  Gratiani  Décret.  P.  i.  dist.  x.  J'ai  raconté  ailleurs 
comment,  grâce  aux  Fausses  Décrétâtes,  la  juridic'ion  spirituelle  de  l'Eglise  se 
*i<veIoppa  au  cours  de  l'anarchie  qui  marqua  la  fin  de  1  Empire  Carlovmgien. 
Voir  Lea,  Stwhes  in  Church  History,  2e  éd.  p.  81-7,  326-330. 

(2)  S.  Bernardi  de  Consi  -eratwne,  lib.  i.  c.  4.  —  Rogeri  Bacon  Op.  Tert. 
c.  xxiY.  —  Pet.  Blesens.  Epist.  202.  —  Concil.  Rotomag.  ann.  1231,  c.  48.  Sur  la 
rapidité  avec  laquelle  l'Iglise  s'assimila  le  droit  romain,  voir  la  collection  des 
décrétâtes  d'Alexandre  Ul^/ost.  Concil.  I ateran. 


PROCÉDURE    DES    OFFICIÀLITÉS  353 

inquisitio.  Dans  Yaccusatio,  il  y  avait  un  accusateur  qui  se 
déclarait  formellement  responsable  et  était  passible  du  talio  en 
cas  d'insuccès.  La  denunciatio  était  l'acte  officiel  d'un  fonc- 
tionnaire public,  tel  que  le  testis  synodalis  ou  archidiacre,  qui 
convoquait  la  cour  et  lui  demandait  d'instruire  contre  les  délin- 
quants connus  de  lui  à  raison  de  ses  fonctions.  Dans  Y  inqui- 
sitio, l'Ordinaire  citait  le  suspect,  lui  infligeant,  en  cas  de 
besoin,  la  prison  préventive  ;  l'accusation,  ou  capitula  inquisi- 
tionis,  lui  était  communiquée  et  on  l'interrogeait  à  ce  sujet, 
avec  cette  réserve  qu'aucun  élément  étranger  à  l'accusation  ne 
pouvait  y  être  introduit  postérieurement  pour  l'aggraver.  Si 
l'accusé  ne  pouvait  pas  être  amené  à  faire  des  aveux,  l'Ordi- 
naire procédait  à  l'audition  de  témoins,  et  bien  que  ceux-ci  ne 
fussent  pas  entendus  en  présence  de  l'accusé,  on  lui  communi- 
quait leurs  noms  et  leurs  témoignages;  celui-ci  pouvait,  de  son 
côté,  citer  des  témoins  favorables  et  son  avocat  avait  toute  lati- 
tude pour  le  défendre  par  des  arguments,  des  exceptions  et  des 
appels.  Enfin,  l'Ordinaire  rendait  son  arrêt;  si  la  culpabilité 
était  douteuse,  il  prescrivait  la  purgation  canonique,  ou  ser- 
ment d'innocence  prêté,  conjointement  avec  l'accusé,  par  un 
certain  nombre  de  ses  pairs  (plus  ou  moins,  suivant  la  nature 
et  la  gravité  de  l'accusation).  Lorsque  la  condamnation  était 
obtenue  par  la  procédure  inquisitoriale,  la  pénalité  était  tou- 
jours plus  légère  que  dans  le  cas  d'une  accusation  ou  d'une 
dénonciation.  On  ne  se  dissimulait  pas  le  danger  d'une  procé- 
dure où  le  juge  était  en  même  temps  l'accusateur;  un  homme 
devait  être  généralement  considéré  comme  coupable  avant  que 
l'Ordinaire  ne  pût  instruire  contre  lui  et  il  ne  suffisait  pas  que 
sa  culpabilité  fût  affirmée  par  un  petit  nombre  de  personnes,  ou 
par  ses  ennemis  personnels,  ou  par  des  gens  indignes  de  foi.  Il 
est  important  de  se  rappeler  ces  règles  équitables  de  la  juridic- 
tion épiscopale  au  moment  où  nous  allons  aborder  l'étude  des 
méthodes  nouvelles  que  l'Inquisition  ne  craignit  pas  d'établir 
sur  de  pareils  fondements  (1). 

(i)  Fournie!*,  Les  Oflcialités  du  moyen  âge,  Paris,  1880,  p.  256  sq.,  273-4.  — 
Cap.  19,  21,  §§  1,  2,  Extra  v.  1. 

20. 


354  INQUISITIONS    OU   ENQUÊTES 

311  En  théorie,  il  existait  aussi  un  système  général  d'inquisition 
ou  d'enquête  permanente  pour  la  découverte  de  tous  les  crimes, 
y  compris  l'hérésie.  Comme  c'est  une  application  de  ce  système 
qui  donna  naissance  à  l'Inquisition,  il  importe  de  nous  y  arrêter 
un  moment.  L'idée  d'une  recherche  systématique  des  infrac- 
taires  à  la  loi  était  familière  à  la  jurisprudence  séculière  comme 
à  la  jurisprudence  ecclésiastique.  Dans  le  droit  romain,  bien 
qu'il  n'existât  pas  de  ministère  public,  le  gouverneur  ou  le 
proconsul  avait  le  devoir  de  rechercher  les  criminels  pour 
les  punir  et  Septime  Sévère,  en  202,  avait  fait  de  la  persécu- 
tion des  Chrétiens  un  chapitre  spécial  de  cette  inquisition 
officielle.  Les  Missi  Dominici  de  Charlemagne  étaient  des  fonc- 
tionnaires chargés  de  parcourir  l'Empire,  s'in formant  de  tous 
les  cas  de  désordre,  de  crime,  d'injustice,  et  revêtus  d'une 
juridiction  qui  atteignait  les  clercs  commeleslaïques.  Ils  tenaient 
leurs  assises  quatre  fois  par  an,  recueillaient  les  plaintes  et  les 
accusations  et  avaient  le  pouvoir  de  redresser  les  torts  comme 
de  punir  les  délinquants  de  tout  rang.  Cette  institution  l'ut 
maintenue  par  les  successeurs  de  Charlemagne  aussi  longtemps 
que  l'autorité  royale  put  s'affirmer:  après  la  révolution  capé- 
tienne, aussitôt  que  la  dynastie  disposa  d'une  juridiction  qui 
pûts'exercer  au-delà  des  limites  étroites  de  son  domaine  féodal, 
elle  adopta  un  système  analogue  d'inquisiteurs,  dans  le  dessein  de 
contrôler  les  actes  des  fonctionnaires  et  d'assurer  l'exécution 
des  lois.  La  même  conception  apparaît  dans  les  justiciers 
ambulants  d'Angleterre,  et  cela,  pour  le  moins,  dès  les  Assises 
de  Clarendon  en  1166;  les  enquêtes  auxquelles  on  procéda  à 
cette  époque,  centre  ceux  qui  étaient  suspects  aux  yeux  de  la 
population,  donnèrent  naissance  au  système  du  Grand  Jury, 
prototype  de  l'Inquisition  pontificale  à  ses  débuts.  Les  «  inqui- 
siteurs et  manifesteurs  »,  que  nous  trouvons  en  1228  à  Vérone, 
employés  par  l'État  à  la  découverte  et  au  châtiment  des  blasphé- 
mateurs, participèrent  du  même  caractère.  L'analogie  est  encore 
plus  frappante  dans  le  cas  des  Juradus  de  Sardaigne  au  xive 
siècle,  habitants  désignés  dans  chaque  district  et  assermentés, 
avec  la  mission  d'enquérir  sur  les  crimes,  de  s'assurer  de   la 


TEMOINS    SYNODAUX 


355 


personne  des  malfaiteurs  et  de  les  amener  devant  les  tribunaux    312 
pour  être  jugés  (1). 

L'Église  adopta  tout  naturellement  le  même  système.  Nous 
venons  de  voir  que  Charlemagne  ordonna  à  ses  évêques  de  par- 
courir diligemment  leurs  diocèses,  à  larecherche  des  crimes;  avec 
le  développement  de  la  juridiction  ecclésiastique, ce  devoir  inqusi- 
torial  grandit  et  s'organisa,  du  moins  nominalement.  Dès  le 
début  du  xe  siècle,  nous  constatons  une  pratique  (faussement 
attribuée  au  pape  Eutychianus)  qui  fut  imitée  dans  la  suite  par 
l'Inquisition.  Lorsque  l'évêque  arrivait  dans  une  paroisse,  toute 
la  population  devait  s'assembler  en  un  synode  local.  Il  choisis- 
sait alors  dans  le  nombre  des  hommes  d'âge  mûr  et  d'honnêteté 
reconnue  qui  juraient  sur  les  reliques  des  saints  de  révéler, 
sans  crainte  ni  complaisance,  tout  ce  qu'ils  pouvaient  savoir, 
ou  pourraient  apprendre  dans  la  suite,  touchant  des  crimes  ou 
des  délits  réclamant  une  enquête.  Ces  testes  synodales  ou 
témoins  synodaux  devinrent  une  véritable  institution  de  l'Église 

—  du  moins  en  théorie  —  et  l'on  rédigea  de  longs  formulaires 
d'interrogatoires  pour  guider  les  évêques  dans  leur  examen, 
afin  qu'aucune  prévarication  ne  pût  échapper  à  la  perspicacité 
de  l'Inquisition.  Mais  ces  mesures  prudentes  et  bien  concertées 
restèrent  lettre  morte  par  suite  de  la  négligence  des  évêques. 
Lorsque  Robert  Grosse'teste,  l'évêque  réformateur  de  Lincoln, 
ordonna,  en  1246,  à  l'instigation  des  Franciscains,  de  procéder 
à  une  enquête  générale  sur  la  moralité  des  habitants  de  son 
diocèse,  ce  fut  une  surprise  générale  qui  montra  combien  l'insti- 
tution elle-même  était  oubliée.  Les  archidiacres  et  les  doyens 
convoquèrent  les  nobles  et  les  vilains  et  les  examinèrent  sous 
la  foi  du  serment,  suivant  les  prescriptions  canoniques;  mais 

(li  Fr.  13,  Dig.  i  (Ulpien).  —  Allard,  Hist.  fies  persécutions,  Paris,  1885,  p.  m. 

—  Capit.  Car.  Mag.  i.  ann.  802;  m.  ann  810;  in.  ann.  812.  —  Capit.  Ludov. 
Pii  v.  vi.  ann.  819;  ann.  823,  c.  28;  Capit.  Wormatiens.  ann.  820.—  Caroli  Calvi 
Capit  apud  Carisiacum  ann.  857;  Édict.  Pistens.  ann.  £64.  —  Carolomanni  Capit. 
ann.  88k  —  Guill.  Nangiac.  Gest.  S.  I.udov.  ann.  1255  (D.  Bouquet,  xx,  394,  400). 

—  Du  Cange,  s.  v.  Inquisitores.  —  Les  Olim,  T.  m,  p.  169,  181,  211,  211,  358, 
471,  501,  522,  529,  616.  —  Assisse  de  Clarendon,  §  1  (Stubbs'  Select  Charters, 
p.  137;  cf.  p.  25).  —  Stubbs'  Cons'itutional   H.story,  i.   9!)-100,  313,   530,  6  5-6. 

—  Lib.  Juris  Civilis  Veronœ,  c.  171  (éd.  1728,  p.  130).  —  Carta  de  Logu,  cap.  xvi 
(éd   1805,  p.  30-2). 


313 


356  MOLLESSE  DES  PRÉLATS 

cette  procédure  fit  paraître  de  tels  scandales  que  le  roi  Henri  NI 
dut  intervenir  et  ordonner  aux  baillis  d'y  mettre  fin  (1). 

L'Église  possédait  ainsi  —  sur  le  papier  —  une  organisation 
bien  conçue  pour  découvrir  et  examiner  les  hérétiques. Ce  qui  h,i 
manquait,  c'étaient  des  hommes  capables  de  la  faire  fonctionner  : 
et  les  progrès  de  l'hérésie  jusqu'à  l'époque  des  Croisai- 
albigeoises  montrent  jusqu'à  quel  point  les  évoques,  absorbés 
par  le  souci  d'augmenter  leurs  revenus,  poussaient  la  négli- 
gence de  leurs  devoirs.  Plusieurs  papes  succesifs  firent  de  vains 
efforts  pour  stimuler  leur  zèle,  à  mesure  que  s'accroissait  l'au- 
dace des  sectaires.  Du  sein  de  l'assemblée  de  prélats  qui, en  J I. XL 
assistèrent  à  la  conférence  de  Vérone  entre  Lucius  III  et  Frédéric 
Barberousse,  le  pape,  sur  les  instances  de  l'Empereur  et  avec 
l'assentiment  des  évèques,  promulgua  une  décrétale  qui,  si  elle 
avait  été  strictement  obéie,  aurait  conduit  à  l'établissement  d'une 
Inquisition  épiscopale,  et  non  pontificale.  En  dehors  du  serment 
d'aider  l'Eglise  à  poursuivre  l'hérésie, exigible  de  tous  les  souve- 
rains, ordre  était  donné  à  tous  les  archevêques  et  évèques  de 
visiter  une  ou  deux  fois  par  an  —  soit  en  personne,  soit  par 
l'entremise  de  leurs  archidiacres  ou  d'autres  clercs  —  toutes  les 
paroisses  où  existait  le  moindre  soupçon  d'hérésie;  ils  devaient 
obliger  deux  ou  trois  hommes  de  bonne  réputation,  ou  tous  les 
habitants  en  cas  de  besoin,  de  jurer  qu'ils  dénonceraient  toute 
personne  soupçonnée  d'hérésie,  ou  assistant  à  des  réunions 
secrètes,  ou  vivant  autrement  que  la  généralité  des  fidèles.  Le 
prélat  devait  appeler  auprès  de  lui  ceux  qu'on  lui  désignait  ainsi 
et,  s'ils  ne  réussissaient  pas  à  se  disculper,  les  punir  comme  il 
le  jugerait  convenable.  Pareillement,  ceux  qui  refuseraient  de 
prêter  serment  par  superstition,  devaient  être  condamnés 
ipso  facto  et  punis  comme  hérétiques.  Les  hérétiques  obstinés, 
refusant  d'abjurer  et  de  revenir  à  l'Église  après  une  juste  péni- 

(1)  Reginon.  de  Ecoles,  dscip.  lib.  h.  c.  i-3.  -  Burchardi  Décret,  lib.  , 
ti  *î  n  ~  Gratiani  Décret.  P.  u,  c.  xxxv.  Q.  vi.  c.  7.  -  C.  7,  Extra  n  xxi  - 
Matt.  Pans,  ann.  124G  (éd.   1644,  p.  4*0). 

y,?,U*  ol0S  ef°;rtS  Pro.lo^s  A,}?^8   de   l'ÉSîise  P°ur  employer  le  système  des 
testes  synodales   voir  Benoit  XIV,  de  St/noù,  diœcesana,  lib    iv.  cap.  m.  En  1390 

ZC,T:  m  Tof7blovdans  fs  sy°0les  di0  é?ains  ^  Lima,  s'occupa  de  définir  leurs 
devoirs  (Haroldus,  Lima  Limata,  Rome,  1873,  p.  290). 


EFFORTS    DES    PAPES  357 

fcence,et  ceux  qui  retomberaient  dans  l'erreur  après  avoir  abjuré, 
devaient  être  livrés  au  bras  séculier  pour  recevoir  le  châtiment 
mérité.  Il  n'y  avait,  dans  tout  cela,  rien  de  bien  original;  ce 
n'était  que  la  mise  en  vigeur  d'institutions  existantes  et  une 
tentative  pour  rappeler  les  évêques  au  sentiment  de  leurs  314 
devoirs.  Mais  un  pas  important  fut  fait  lorsque  le  pape  supprima, 
en  matière  d'hérésie,  toutes  les  exemptions  de  la  juridiction 
épiseopale  et  soumit  aux  évêques  les  ordres  monastiques  pri- 
vilégiés qui  dépendaient  directement  de  Rome.  En  outre,  les 
fauteurs  d'hérésie  étaient  déclarés  incapables  d'être  avocats  ou 
témoins,  ainsi  que  de  remplir  aucune  fonction  publique  (1). 

Nous  avons  déjà  vu  que  cet  effort  échoua  complètement 
devant  l'inertie  de  l'épiscopat.  Le  fait  est  que,  vu  l'indifférence 
générale  des  puissances  séculières,  leur  zèle  même  serait  resté 
sans  eiïet.  Quand  l'évêque  de  Castellano  écrivit  à  Lucius  III 
que  les  Cathares  faisaient  beaucoup  de  prosélytes  à,  Venise  et 
demanda  des  instructions,  le  pape  se  contenta  de  lui  répondre 
qu'il  devait  imposer  des  pénitences  à  ceux  qu'il  pourrait  recon- 
quérir à  l'Église  et  exiger  d'eux  la  promesse  écrite  qu'en  cas  de 
rechute  ils  se  soumettraient  à  la  confiscation.  Quant  aux 
obstinés,  il  devait  les  excommunier  publiquement  et  s'efforcer 
de  persuader  au  Doge  et  au  peuple  de  ne  pas  les  fréquenter,  de 
les  persécuter  et  de  distribuer  leurs  biens  aux  fidèles.  Cela 
n'était  guère  encourageant;  les  armes  se  rouillaient  entre  les 
mains  indolentes  des  évêques  et  les  hérétiques  croissaient  et 
multipliaient  au  point  que  Rome  se  vit  obligée  d'en  appeler  aux 
armes  des  fidèles  pour  n'être  point  dépossédée  de  son  empire 
Mais  elle  reconnut  que  la  victoire  brutale  ne  suffirait  point  si 
elle  n'organisait  pas,  en  même  temps,  la  persécution  d'après 
de  nouveaux  principes.  Tandis  que  Monfort  et  ses  bandes  mena- 
çaient les  hérétiques,  un  concile  se  réunit  à  Avignon  en  1209, 
sous  la  présidence  de  Hugues,  légat  du  pape,  et  décréta  une 
série  de  mesures  qui,  en  substance,  ne  sont  que  la  confirmation 
de  celles  que  Lucius  III  avait  prescrites  vingt-cinq  ans  plus  tôt. 

(i)  Lucii  PP.  III.  Epist.  171. 


358  CONCILE    DE    NARBONXE 

La  principale  modification  concernait  l'intervention  des 
prêtres  qui,  dans  chaque  paroisse,  devaient  être  adjoints  aux 
laïques,  témoins  synodaux  ou  inquisiteurs  locaux  de  l'hérésie. 
Ce  système,  confirmé  en  1215  par  le  concile  de  Montpellier, 
donna  lieu  à  des  poursuites  nombreuses  et  à  l'érection  de  plusieurs 
bûchers.  Quand  le  concile  de  Latran  se  réunit  en  1215  pour 
consolider  les  conquêtes  qui  semblaient  alors  assurées  à  l'Église, 
les  instructions  de  Lucius  lit  furent  réitérées  dans  le  même 
esprit.  On  crut  en  assurer  suffisamment  l'efficacité  en  décidant 
que  tout  évoque,  négligeant  de  remplir  ses  devoirs  à  cet  égard, 
serait  déposé  et  remplacé  par  un  autre  mieux  armé  pour 
confondre  L'hérésie  (1). 
315  Cette  menace  du  conseil  suprême  de  la  Chrétienté  resta 
sans  effet.  De  loin  en  loin  paraissait  un  fanatique  eom'me 
Foulques  de  Toulouse  ou  Henry  de  Strabourg,  qui  travaillait 
vigoureusement  à  la  suppression  de  l'hérésie;  mais  la  plupart 
des  prélats  restaient  aussi  négligents  que  parle  passé  et  il  n'y 
a  pas  trace  d'une  action  méthodique  pour  faire  passer  l'Inquisition 
périodique  de  la  théorie  dans  la  réalité.  Le  concile  de  Narbonne, 
en  1227,  prescrivit  à  tous  évèques  d'instituer  dans  chaqui 
paroisse  des  témoins  synodaux  pour  rechercher  les  hérétiques  el 
les  autres  délinquants  et  les  dénoncer  aux  fonctionnaires  épis- 
copaux;  mais  les  bons  prélats  de  cette  assemblée,  satisfaits  de 
cette  manifestation  d'énergie,  se  séparèrent  et  laissèrent  les 
choses  suivre  leur  cours.  Nous  n'avons  guère  besoin  que  Lucas 
de  Tuy,  un  contemporain,  nous  affirme  que  la  plupart  des 
évèques  étaient  indifférents  en  matière  d'hérésie,  tandis  que 
d'autres  trouvaient  moyen  de  s'en  faire  une  source  de  revenus. 
Quand  on  leur  reprochait  leur  inaction,  ils  répondaient:  «Comment 
condamner  des  gens  qui  ne  sont  pas  convaincus  de  leur  crime 
et  ne  l'avouent  point?  »  Le  concile  de  Béziers,  en  1234,  ne 
réussit  pas  davantage  en  ordonnant  aux  prêtres  de  paroisse 
de  dresser  des  listes  de  suspects  et  de  les  soumettre  à  une  sévère 

(1)  Concil.  Avenionens.  ann.  1200,  c.  2.—  Concil.  Monspessul.  ann.  1215,  c.  46. 

Collcct.    Lipsiens.    Tit.    i.iv.    cap.   2  (Friedberg,    Quinque  compilât,   antiquae, 

p    204).  —  Douai?,  Les  source*  de  l  histoire  de  l'Inquisition,  in  Revue  des  ques- 
tions historiques,  1er  oct.  1881,  p.  401.  —  C.  Laleran.  iv.  c.  2. 


INQUISITION    LÉGATINE  .  359 

surveillance  (1).  L'apathie  du  clergé  séculier  était  invincible. 
Les  papes  sciaient  efforcés  d'avoir  raison  de  l'indifférence  des 
évèques  en  organisant  une  sorte  d'Inquisition  légatine  intermit- 
tente. A  mesure  que  la  juridiction  papale  s'était  étendue  sous 
l'influence  du  système  de  Grégoire  VII,  le  légat  était  devenu  un 
instrument  très  utile  pour  faire  sentir  la  puissance  du  pape  dans 
les  affaires  intérieures  des  diocèses.  En  tant  que  représentants 
directs  et  plénipotentiaires  du  Vicaire  de  Dieu,  les  légats  por- 
taient avec  eux  et  exerçaient  l'autorité  suprême  du  Saint  Siège 
jusque  dans  les  recoins  les  plus  éloignés  du  monde  chrétien.  11 
était  inévitable  qu'on  les  employât  un  jour  à  stimuler  la  persé- 
cution languissante.  Nous  avons  déjà  vu  le  rôle  qu'ils  jouèrent 
dans  les  affaires  albigeoises,  depuis  l'époque  de  Henri  de  Citeaux 
jusqu'à  celle  du  cardinal  Romano.  En  l'absence  de  toute  procé- 
dure méthodique,  on  les  employait  même  dans  des  cas  spéciaux 
pour  éclairer  l'ignorance  des  prélats  locaux,  comme  lorsque, 
en  1224,  Honorius  III  ordonna  à  Conrad,  évêque  de  Hildesheim, 
de  traduire  devant  le  légat  Cinthio,  cardinal  de  Porto,  pour  être 
jugé,  Henri  Minneke,  prévôt  de  Sainte  Marie  de  Goslar,  qui 
retenait  en  prison  comme  suspect  d'hérésie.  Mais  ce  fut  à  Tou-  316 
louse,  après  le  traité  de  Paris  en  1229,  que  l'on  vit  l'exemple 
le  plus  remarquable  de  l'action  du  légat  concurremment  avec 
celle  de  l'évêque  —  témoignage  de  l'incertitude  qui  régnait  en- 
core sur  le  rôle  dévolu  à  l'Inquisition.  Au  mois  de  juillet,  le 
comte  Raymond,  réconcilié  avec  l'Église,  revint  dans  ses  do- 
maines, suivi  par  le  cardinal-légat  Romano;  il  devait  s'assurer 
de  l'exécution  du  traité  et  renvoyer  les  bandes  armées  de  «  pè- 
lerins», qui  se  vengèrent  de  leur  désappointement  en  détrui- 
sant les  récoltes  et  en  créant  un  état  de  famine  dans  le  pays. 
Au  mois  de  septembre,  un  concile  s'assembla  à  Toulouse,  com- 
prenant tous  les  prélats  du  Languedoc  et  la  plupart  des  barons 
les  plus  influents.  Ce  concile  adopta  un  canon  prescrivant  de 
rechef  à  tous  *les  archevêques,  évêques  et  abbés  exemptés  de 
mettre  en  pratique  le  système  des  témoins  synodaux;  mais  il 

(1)  Concil.  Narbonn.  ann.   12  7,  c.  14.  —   Lucoe  Tudens   De  altéra  vita  c.  19. — 
Concil.  Biterr.  ann.   1234  c.  5. 


360  INFLUENCE    DES    LÉGATS 

n'y  a  pas  trace  que  cet  ordre  ait  été  suivi.  Cependant,  à  lïnsfi- 
gation  du  légat  et  de  Foulques  de  Toulouse,  le  concile' lui-même 
devint  un  tribunal  d'Inquisition.  On  découvrit  un  Parfait  Ca- 
thare, Guillem  de  Solier,  qui,  s'étant  converti,  fut  rétabli  dans 
ses  droits  afin  qu'il  pût  porter  témoignage  contre  ses  ancien, 
frères;  de  son  côté,  l'évêque  Foulques  manifestait  son  zèle  en 
recherchant  partout  d'autres  témoins.  Tons  les  évèques  présents- 
travaillèrent  à  les  interroger  et  envoyèrent  ensuite  à  Foulques 
les  témoignages  mis  par  écrit;  de  la  sorte,   nous  dit-on    une 
énorme  besogne  fut  accomplie  en  très  peu  de  temps.  On  s'aper- 
çut que  les  hérétiques  s'étaient  mutuellement  promis  le  secret 
et  qu'il  était  à  peu  près  impossible  de  rien  tirer  d'eux;  mais 
quelques-uns  des  plus  timorés  prirent  les  devants  et  vinrent  se 
confesser;  alors,  pour  obtenir  la  réconciliation,  ils  durent,  sui- 
vant les  règles  en  vigueur,  raconter  tout  ce  qu'ils  savaient  au 
sujet  d'autres   hérétiques.   On  réunit  ainsi  de  très  nombreux 
témoignages,  que  le  légat  entreprit  d'examiner  en  vue  de  sta- 
tuer sur  le  sort  des  accusés;  emportant  le  dossier,  il  quitta  Tou- 
louse pour  Montpellier.  Un  petit  nombre  des   (lélinquants  1rs 
plus  courageux  essayèrent  de  se  défendre  juridiquement  et  de- 
mandèrent à  connaître  les  noms  des  témoins:   à  cei   effel     ils 
poursuivirent  même  le  légat  jusqu'à  Montpellier.  Mais  celui-rL 
alléguant  que  l'on  voulait  mettre   à   mort  les  dénonciateurs. 
317     éluda  habilement  la  réclamation  des  accusés  en  leur  présentant 
une  liste  globale  de  tous  les  témoins,  de  sorte  que  les  malheu- 
reux furent  obligés  de  se  sommettre  sans  défense.  Ensuite  le 
légat  alla  tenir  un  autre  concile  a  Orange  et.  de  là.  envoya  à 
Foulques  les  sentences,  qui  furent  communiquées  aux  accuses 
réunis  à  cet  effet  dans  l'église  de  saint-Jacques.  Tous  les  dossiers 
de  l'Inquisition  furent  transférés  à  Rome  par  le  légat,  «le  peur 
qu'ils  ne  tombassent  entre  les  mains  de  gens  vindicatifs  et  ne 
donnassent  lieu  à  des  violences  contre  les  témoins.  En  fait, 
beaucoup  de  témoins,   sur  lesquels  ne  portaient  que  des  soup- 
çons, furent  assassinés  peu  de  temps  après    1 

(!)    Potthast,  n°  7200.  —  Concil.  Tôlosan.  ann.   122').  c.  1    2    -  Guill    de    Pnd 
Laur.  c.  40.  -  Guill.  Pelisso,  Chron.  é.l.  Molinier,  p.  10.  °   * 


DÉCADENCE   DE   L'INQUISITION    LÉGATINE  361 

Tout  cela  montre  combien  l'Inquisition  épiscopale  et  légatine 
était  d'un  maniement  incommode,  même  entre  les  mains  les 
plus  énergiques,  combien  sa  procédure  était  irrégulière  et  hési- 
tante. Dans  les  années  qui  suivirent,  nous  trouvons  quelques 
exemples  de  l'emploi  de  témoins  synodaux,  comme  au  concile 
d'Arles  en  1234,  à  celui  de  Tours  en  1239,  à  celui  de  Béziers 
en  1246,  à  celui  d'Albi  en  1254,  ainsi  que  dans  une  lettre  d'Al- 
phonse de  Poitiers  qui,  en  1257,  exhorta  ses  évêques  à  instituer 
ces  témoins  suivant  les  canons  du  concile  de  Toulouse.  On  ren- 
contre, à  la  même  époque,  quelques  exemples  isolés  d'Inquisi- 
tion légatine.  En  1237,  les  inquisiteurs  de  Toulouse  agissaient 
avec  les  pouvoirs  de  légats,  comme  sous-délégués  du  légat  Jean 
de  Vienne;  la  même  année,  lorsque  le  peuple  de  Montpellier 
demanda  l'aide  du  pape  pour  combattre  les  progrès  de  l'héré- 
sie, celui-ci  envoya  Jean  de  Vienne,  avec  l'ordre  de  procéder 
avec  vigueur.  Les  droits  de  l'évêque  furent  également  mécon- 
nus en  1239,  quand  Grégoire  IX  prescrivit  aux  inquisiteurs  ,fle 
Toulouse  d'obéir  aux  instructions  de  son  légat.  Cependant  le 
souvenir  même  de  ces  fonctions  légatines  disparut  bientôt  si 
complètement  qu'en  1351  la  Seigneurie  de  Florence  demanda 
au  légat  du  pape  de  retirer  une  plainte  pour  hérésie  qu'il  avait 
formulée  contre  l'abbé  des  Camaldules,  parce  que,  disait-on,  la 
République  n'avait  jamais  permis  que  ses  citoyens  fussent  jugés 
pour  une  accusation  de  ce  genre  autrement  que  par  les  inquisi- 
teurs. Dès  1257,  quand  les  inquisiteurs  de  Languedoc  se  plai- 
gnaient du  zèle  inquisitorial  du  légat  Zoen,  évêque  d'Avignon, 
Alexandre  IV  se  hâta  de  décider  que  son  légat  n'avait  aucun 
pouvoir  pour  agir  ainsi  en  dehors  de  son  diocèse  (1). 

L'opinion  publique  des  classes  dirigeantes  en  Europe  deman-    31g 
dait  que  l'hérésie  fût  exterminée  à  tout  prix;   et  cependant, 
quand  la  résistance  ouverte  eut  pris  fin,  le  but  désiré  paraissait 

(1)  Concil.  Arelatens.  ann.  1234  c.  5.  —  Concil.  Turonens.  ann.  1239  cl.— 
Concil.  Biterrens.  ann.  1246  cl.  —  Concil.  Albiens.  ann.  1254,  c.  1.  —  Archives 
de  l'inq.  de  Carcassonne  (Coll.  Doat,  xxx,  250).  —  Vaissete.  ni,  Pr.  p.  385-6.  — 
Kaynald.  Annal,  aon.  1237,  n°  32.—  Archivesde  France,  J.  430,  n°s  19-20. 
Archivio  di  Firenze,  Bifonaagioni,  cl.  v,  fol.  80.  —  Arch.  de  l'inq.  de  Carcass. 
Doat,  xxxi,  23 J). 

21 


362  NÉCESSITÉ   DES   ENQUÊTES 

aussi  lointain  que  jamais.  Évêque  et  légat  étaient  l'un  et  autre 
incapables  de  découvrir  les  hérétiques  qui  se  couvraient  du  man- 
teau de  l'orthodoxie;  et  quand,  par  hasard,  un  nid  d'hérétiques 
venait  à  être  révélé,  l'Ordinaire  n'avait,  en  général,  ni  assez  de 
savoir,  ni  assez  d'adresse  pour  arracher  une  confession  à  ceux 
qui  se  prétendaient  entièrement  d'accord  avec  les  enseignements 
de  Rome.  En  l'absence  d'actes  d'hostilité  envers  l'Église,  il  était 
bien  difficile  d'atteindre  les  secrètes  pensées  des  sectaires.  A  cet 
effet,  il  fallait  des  gens  spécialement  dressés,  dont  l'iuYestiga- 
tion  des  consciences  fût  l'unique  besogne.  Comme  cette  néces- 
sité devenait  de  plus  en  plus  manifeste,  deux  nouveaux  fac- 
teurs  contribuèrent  à  la   solution  d'un   problème   longtemps 

agité. 

Le  premier  de  ces  facteurs  nouveaux  fut  l'organisation  des 
Ordres  Mendiants,  particulièrement  aptes  cà  un  travail  dont  les 
cours  épiscopales  n'étaient  plus  capables.  L'institution  de  ces 
Ordres  parut  l'effet  d'une  intervention  de  la  Providence,  dési- 
reuse de  fournir  à  l'Église  du  Christ  l'instrument  qui  lui  faisait 
le  plus  défaut.  Une  fois  la  nécessité  reconnue  de  tribunaux  spé- 
ciaux et  permanents,  exclusivement  destinés  à  la  répression  de 
l'hérésie,  il  semblait  naturel  qu'ils  fussent  complètement  sous- 
traits à  l'influence  des  jalousies  et  des  inimitiés  locales,  qui 
pouvaient  tendre  à  la  perte  de  l'innocent,  ou  a  celle  du  favori- 
tisme local,  qui  pouvait  s'exercer  pour  la  protection  des  coupa- 
bles. Si,  par  surcroît,  les  enquêteurs  et  les  juges  étaient  des 
hommes  spécialement  formés  en  vue  de  la  découverte  et  de  la 
conversion  des  hérétiques;  s'ils  avaient,  par  des  vœux  irrévo- 
cables, renoncé  au  monde;  si,  enfin,  ils  ne  pouvaient  s'enrichir 
et  étaient  insensibles  aux  appâts  des  plaisirs  mondains,  toute 
garantie  paraissait  offerte  pour  l'accomplissement  équitable  et 
rigoureux  de  leurs  devoirs.  D'une  part,  en  effet,  la  pureté  de  la 
fol  devait  être  sauvegardée;  de  l'autre,  on  pouvait  croire  qu'il 
n'y  aur  ait  pas  d'oppression  ni  de  cruautés  inutiles,  dictées  par  des 
intérêts  privés  ou  des  vengeances  personnelles.  L'immense  po- 
pularité des  moines  leur  assurait,  de  la  part  des  populations,  un 
concours  autrement  empressé  que  celui  auquel  pouvaient  s'at- 


LÉGISLATION    SÉCULIÈRE  363 

tendre  les  évêques,  généralement  en  état  d'hostilité  avec  leurs  319 
ouailles  ainsi  qu'avec  les  puissants  barons  et  seigneurs  dont 
l'appui  était  indispensable.  Assurément,  les  Ordres  Mendiants 
étaient  particulièrement  dévoués  à  la  papauté;  ils  firent  de 
l'Inquisition  un  instrument  puissant  pour  étendre  l'influence  de 
Rome  et  détruire  le  peu  d'indépendance  qui  restait  aux  églises 
locales.  Mais  si  ces  considérations  contribuèrent,  dans  la  suite, 
au  développement  de  leur  action,  il  n'est  guère  probable 
qu'elles  aient  inspiré  l'institution  à  ses  débuts.  Ainsi,  aux  yeux 
du  public  du  xme  siècle,  l'organisation  de  l'Inquisition,  confiée 
aux  enfants  de  saint-Dominique  et  de  saint-François,  parut  un 
remède  naturel  et  même  inévitable  aux  maux  dont  cette  époque 
était  affligée. 

Le  second  facteur  qui  accéléra  le  succès  de  l'Église,  dans  la 
tache  de  persécution  entreprise  par  elle,  fut  la  législation  sécu- 
lière contre  l'hérésie,  qui  commençait  à  revêtir  alors  une  forme 
précise.  Nous  avons  vu  que  l'Angleterre  et  l'Aragon,  au  xne  siè- 
cle, avaient  porté,  contre  les  hérétiques,  quelques  édits  isolés 
dont  l'importance  historique  consiste  en  ceci,  qu'ils  attestent 
l'absence  d'une  législation  pénale  antérieure.  Frédéric  Barbe- 
rousse  ne  prit  aucune  mesure  efficace  pour  mettre  en  vigueur 
les  règles  promulguées  par  Lucius  III  à  Vérone  en  1184,  bien 
que  ces  règles  fussent  revêtues  de  la  sanction  impériale.  Le 
droit  coutumier,  adopté  par  Monfort  à  Pamiers  en  4212,  dis- 
parut naturellement  en  même  temps  que  sa  courte  domination. 
Il  y  avait  eu,  il  est  vrai,  quelques  tentatives  de  législation  au 
sujet  des  hérétiques,  comme  lorsque  l'Empereur  Henri  VI, 
en  1194,  prescrivit  de  confisquer  leurs  biens,  de  leur  infliger  des 
peines  personnelles  sévères,  de  détruire  leurs  maisons,  d'im- 
poser de  lourdes  amendes  aux  communautés  ou  aux  individus 
qui  négligeraient  de  les  arrêter;  mais  le  fait  que  ces  prescrip- 
tions furent  réitérées  en  1210  par  Othon  IV  montre  assez  qu'on 
s'était  hâté  de  les  oublier.  Les  quelques  édits  de  cette  époque 
qui  nous  sont  parvenus  attestent  la  conduite  irrégulière  et  ca- 
pricieuse dont  le  bras  séculier  usait  alors  envers  l'hérésie. 
Ainsi,  en  1217,  Nunez  Sancho  de  Rosellon  décréta  que  les  hé- 


320 


364  STATUTS   DE   MILAN 

rétiques  seraient  hors  la  loi;  en  1228,  Jayme  1er  d'Aragon  sui- 
vit cet  exemple  —  preuve  qu'il  s'agissait  bien  d'une  innova- 
tion. D'autre  part,  les  statuts  de  Pignerol  en  1220  se  contentent 
d'infliger  une  amende  de  dix  sols  à  quiconque  héberge  sciem- 
ment un  Vaudois.  Louis  VIII  de  France,  peu  de  jours  avant  sa 
mort,  promulgua  une  ordonnance  qui  punissait  le  même  crime 
de  la  confiscation  et  de  la  privation  de  tous  les  droits,  en  même 
temps  que  les  officiers  royaux  recevaient  l'ordre  de  punir 
immédiatement  tous  ceux  qui  seraient  convaincus  d'hérésie. 
Les  statuts  en  vigueur  à  Florence  en  1227  portaient  que  Févêque 
devait  agir  d'accord  avec  le  podestat  dans  toutes  les  poursuites 
pour  hérésie,  ce  qui  limitait  sérieusement  l'autonomie  des 
cours  épiscopales.  En  1228,  de  nouvelles  lois  furent  adoptées  à 
Milan,  sur  les  instances  du  légat  du  pape  Goffredo;  tous  les 
hérétiques  devaient  être  bannis  du  territoire  de  la  République, 
leurs  maisons  abattues,  leurs  biens  confisqués,  leurs  personnes 
mises  hors  la  loi;  des  amendes  plus  ou  moins  fortes  étaient 
imposées  à  ceux  qui  leur  donneraient  asile.  Une  Inquisition  mi- 
séculière,  mi-ecclésiastique,  était  instituée  pour  la  recherche 
des  hérétiques,  qui  devaient  être  interrogés  et  jugés  par  l'ar- 
chevêque et  le  podestat;  ce  dernier  était  tenu  de  mettre  à  mort 
dans  les  dix  jours  tous  ceux  qui  auraient  été  convaincus  d'hé- 
résie. En  Allemagne,  il  fallut  encore,  en  1231,  une  décision 
d'Henri  VII  pour  déterminer  la  destination  des  biens  confisqués 
sur  les  hérétiques  ;  des  domaines  allodiaux  purent  être  trans- 
mis à  leurs  héritiers  —  en  contradiction,  comme  nous  le  ver- 
rons, avec  toute  la  législation  subséquente  (1). 

Pour  mettre  en  mouvement  un  système  compréhensif  de 
persécution,  il  était  évidemment  nécessaire  de  vaincre  la  ten- 
dance centrifuge  de  la  législation  médiévale,  qui  trouve  son 
expression  la  plus  complète  dans  la  libre  Navarre,  où  chaque 
ville  de  quelque  importance  avait  son  fuero  spécial,  où  presque 


(1)  Lami,  Antichità  Toscane,  p  434,  504,  524.  —  Muratori  Antiq.  Ital.  Diss.  lx 
(t.  xn,  p.  447).  —  D'Achcry,  Spidl.  m  588,  598.  —  Charvaz,  Origine  Jei  Valdesi, 
Torin'o,  1838,  app.  n°  xxn.  —  Isambert,  Ane.  Loix  Franc,  i.  223.  —  Corio,  Hist. 
Milanese,  aun.  1228-9.  -  Hist.  Diplom.  Frid.  n.  t.  ni,  p"  446. 


ÉDITS   DE   FRÉDÉRIC   II  365 

chaque  maison  avait  sa  coutume  particulière.  Innocent  III 
s'efforça,'  au  concile  de  Latran  en  1215,  d'assurer  l'uniformité 
par  une  série  de  règlements  sévères  définissant  l'attitude  de 
l'Église  envers  les  hérétiques,  ainsi  que  les  devoirs  du  pouvoir 
séculier,  qui  devait  les  exterminer  sous  peine  de  forfaiture. 
Cela  devint  même  un  chapitre  reconnu  du  droit  canonique  ; 
mais,  en  l'ahsence  de  toute  coopération  active  des  séculiers, 
ces  prescriptions  restèrent  pendant  quelque  temps  à  l'état  de 
lettre  morte.  Il  était  réservé  à  l'ennemi  acharné  de  l'Église, 
Frédéric  II,  de  briser,  dans  la  plus  grande  partie  de  l'Europe, 
le  particularisme  des  statuts  locaux  et  de  réduire  la  population 
à  la  merci  des  émissaires  que  la  papauté  trouvait  bon  d'accré- 
diter auprès  d'elle.  Il  avait  besoin  de  la  faveur  d'Honorius  III 
pour  assurer  son  couronnement  en  1220;  et  quand  se  produisit 
la  rupture  inévitable,  H  fut  encore  de  son  intérêt  de  réfuter 
l'accusation  d'hérésie  si  souvent  lancée  contre  lui  en  manifes- 
tant un  zèle  tout  particulier  à  poursuivre  les  hérétiques,  bien 
que  sans  doute,  s'il  avait  été  libre  d'agir,  son  indifférence  phi-  321 
losophique  l'eût  porté  à  tolérer  toute  forme  de  croyance  qui  ne 
mît  pas  en  péril  l'obéissance  due  au  souverain  (1). 

Dans  une  série  d'édits  datant  de  1220  à  1239,  Frédéric  II 
promulgua  un  code  complet  et  impitoyable  de  persécution, 
fondé  sur  les  canons  de  Latran.  Ceux  qui  étaient  simplement 
suspects  d'hérésie  devaient,  sur  l'ordre  de  l'Église,  se  soumettre 
à  la  purgafion,  sous  peine  d'être  privés  de  leurs  droits  civils 
et  mis  au  ban  de  l'Empire;  s'ils  restaient  en  cet  état  pendant 
un  an,  ils  étaient  condamnés  comme  hérétiques.  Les  hérétiques 
de  toutes  les  sectes  étaient  hors  la  loi;  une  fois  condamnés 
comme  tels  par  l'Église,  ils  devaient  être  livrés  au  bras  séculier 
pour  être  brûlés  vifs.  Si,  par  crainte  de  la  mort,  ils  se  rétrac- 
taient, ils  devaient  être  jetés  en  prison  pour  le  reste  de  leur  vie 
et  s'y  soumettre  à  la  pénitence.  S'ils  retombaient  dans  leurs 
erreurs,  montrant  ainsi  que  leur  conversion  n'avait  pas  été 
sincère,  ils  devaient  être  mis  à  mort.  Tous  les  biens  des  héré- 

(1)  De  Lagrèze,  La  Navarre,  Française  1,  xxi  ;  II,  G.  —  Concil.  Lateran  IV.  c  3 
(C.  13  Extra  v.  vu). 


366  LÉGISLATION   IMPITOYABLE 

tiques  étaient  confisqués  et  leurs  héritiers  naturels  spoliés. 
Leurs  enfants,  jusqu'à  la  seconde  génération,  étaient  déclarés 
incapables  d'occuper  aucune  charge  ou  dignité,  à  moins  qu'ils 
ne  méritassent  l'indulgence  en  dénonçant  leur  père  ou  quelque 
autre  hérétique.  Tous  les  croyants,  fauteurs,  défenseurs,  pro- 
tecteurs ou  avocats  d'hérétiques  étaient  bannis  à  perpétuité  ; 
leurs  biens  étaient  confisqués  et  leurs  descendants  sujets  aux 
mêmes  incapacités  que  ceux  des  hérétiques.  Ceux  qui  défen- 
daient les  erreurs  des  hérétiques  devaient  être  traités  comme 
des  hérétiques,  à  moins  qu'ils  ne  changeassent  de  conduite 
après  un  avertissement.  Les  maisons  des  hérétiques  et  de  ceux 
qui  les  hébergeaient  devaient  être  détruites  pour  ne  jamais  être 
relevées. 

Bien  que  le  témoignage  d'un  hérétique  ne  fut  pas  rece- 
vable  en  justice,  exception  était  faite  lorsqu'il  pouvait  témoi- 
gner contre  un  autre  hérétique.  Tout  dépositaire  du  pouvoir 
public,  fonctionnaire  ou  magistrat,  devait  jurer  de  travailler  à 
exterminer  ceux  que  l'Église  désignerait  comme  hérétiques, 
sous  peine  de  perdre  leurs  emplois.  Si  un  seigneur  temporel, 
sommé  par  l'Église  de  chasser  les  hérétiques  de  ses  domaines, 
négligeait  de  le  faire  pendant  plus  d'un  an,  ses  terres  pouvaient 
être  occupées  par  le  premier  catholique  venu  qui,  après  en  avoir 
expulsé  les  hérétiques,  pouvait  les  posséder;  en  paix  sans  préju- 
dice des  droits  du  suzerain,  à  la  condition  qu'il  n'y  eût  point 
fait  opposition. 
322  Quand  l'Inquisition  pontificale  fut  instituée,  Frédéric  se  hâta, 
en  1232,  de  mettre  toute  l'organisation  de  l'État  au  service  des 
Inquisiteurs;  ils  étaient  autorisés  à  faire  intervenir  les  fonc- 
tionnaires pour  saisir  ceux  qu'ils  qualifiaient  d'hérétiques  et  à 
les  garder  sous  les  verrous  jusqu'au  prononcé  de  la  sentence, 
qui  devait  être  suivie  de  la  mise  à  mort  des  coupables  (1). 

(1)  Hist.  Diplom.  Frid.  n.  T.  n.  p.  4-6,  422  ;  t.  re,  p.  6-8,  299-302;  t.  v,  p.  201, 
279-80.  L'édit  du  couronnement,  qui  lut  la  base  de  toute  la  législation  postérieure 
contre  l'hérésie,  fut  rédigé  par  la  curie  pontificale  et  envoyé,  quinze  jours  avant  la 
cérémonie,  à  l'évèque-légat  de  Tusculum,  avec  ordre  d'obtenir  la  signature  impé- 
riale et  de  renvoyer  le  document,  afin  qu'on  pût  le  publier,  au  nom  de  l'Empereur, 
dans  l'Eglise  de  Saint-Pierre.  (Raynald.  ann.  1220,  n?  19.  —  Hist.  Diplom.  I.  n. 
880).   Pour  les    ecclésiastiques  de  ce    temps-là,  il   allait  de  soi  que  le  devoir  de 


APPROBATION    DE   L'ÉGLISE  3G7 

Cette  législation  diabolique  fut  accueillie  par  l'Église  avec  des 
acclamations  et,  à  la  différence  des  précédentes,  ne  resta  pas 
lettre  morte.  L'édit  du  couronnement  de  4220  fut  envoyé  par 
Honorius  à  l'Université  de  Bologne  pour  y  être  lu  et  commenté 
dans  les  cours  de  droit.  Il  fut  incorporé  dans  la  compilation 
autorisée  des  coutumes  féodales  et  ses  prescriptions  les  plus 
sévères  firent  désormais  partie  du  code  civil.  La  série  entière 
des  édits  de  Frédéric  fut  promulguée  dans  la  suite  par  des  papes 
successifs,  au  moyen  de  bulles  qui  ordonnaient  à  tous  les  États, 
à  toutes  les  villes,  d'inscrire  à  perpétuité  ces  lois  dans  leurs 
statuts  locaux.  Veiller  à  cela  devint  un  devoir  des  inquisiteurs, 
qui  devaient  aussi  exiger  des  magistrats  et  des  fonctionnaires 
le  serment  de  se  conformer  à  ces  édits  et,  en  cas  de  résistance, 
les  excommunier.  En  1222,  quand  les  magistrats  de  Rieti  adop- 
tèrent des  lois  en  conflit  avec  celles  de  Frédéric,  Honorius  pres- 
crivit que  les  délinquants  fussent  immédiatement  destitués;  en 
4227,  le  peuple  de  Rimini  résista,  mais  fut  contraint  de  se  sou- 
mettre; en  1253,  quelques  villes  lombardes,  qui  hésitaient, 
reçurent  la  visite  d'inquisiteurs  d'Innocent  IV,  et  furent  bientôt 
ramenées  dans  la  bonne  voie;  en  1254,  Asti  accepta  les  édits 
comme  partie  intégrante  de  sa  législation  locale;  Corne  suivit 
cet  exemple  le  40  septembre  4225;  même  en  4335,  dans  la 
récension  des  lois  de  Florence  qui  fut  exécutée  alors,  nous  trou- 
vons les  mêmes  édits  en  honneur.  Enfin,  ils  furent  incorporés  323 
dans  les  dernières  additions  du  Corpus  juris  comme  des  élé- 
ments de  la  loi  canonique  elle-même  et,  nominalement  du 
moins,  ils  peuvent  être  considérés  comme  en  vigueur  jusqu'à 
notre  temps  (4). 

l'Église  était  de  pousser  les  souverains  temporels  dans  les  voies  de  la  plus  rigou- 
reuse persécution. 

Ce  fut  fans  doute  la  mise  hors  la  loi  des  hérétiques,  prononcée  par  les  édits  de 
Frédéric  il,  qui  permit  à  l'Inquisition  de  poser  en  principe  que  l'hérétique  pouvait 
être  saisi  et  dépouillé  n'importe  quand  et  par  n'importe  qui,  et  que  le  spoliateur, 
pouvait  s'appropri»  r  ses  biens  —  à  la  condition,  bien  entendu,  qu'il  ne  fût  pas 
lui-même  un  fonctionnaire  du  Saint-Office.  {Tract,  de  Inquisitione,   Hoat,  xxxvi). 

(1)  Hist.  Diplom.  Frid.  n,  T.  n,  p.  7.  —  Post  Lib.  Feudoium.  —  Post  constt. 
iv.  xix  Lod.  i.  v.  —  lnnoc.  PP.  iv.  Bull.  Cum  adversus,  1243,  1252,  1254:  Bull. 
Orthodoxie,  27  Apr.  14  maii  1252.  —  Alex.  PP.  iv.  Bull.  Cum  adversus,  1258.  — 
Ejusd.   Bull.    Cupientes,  12G0.  -   Clément,  i  P.  iv.  Bull.  Cum  adversus,    1265.  — 


368  IMITATEURS    LE   FRÉDÉRIC   II 

Ainsi  une  grande  partie  de  l'Europe,  s'étendant  de  la  Sicile  à 
la  mer  du  Nord,  se  trouvait  placée  sous  le  régime  du  bûcher. 
Les  pays  occidentaux  se  hâtèrent  de  suivre  un  si  bel  exemple.  En 
même  temps  que  le  traité  de  Paris  (1229),  parut  une  ordonnance 
au  nom  du  roi  mineur  Louis  IX,  promettant  à  l'Église,  dans  sa 
lutte  contre  l'hérésie,  le  concours  des  officiers  royaux.  Dans  les 
domaines  qui  restaient  aux  mains  du  comte  Raymond,  les  fluc- 
tuations de  sa  politique  donnèrent  lieu  à  de  nombreuses 
plaintes;  enfin,  en  4234,  il  fut  contraint  de  promulguer,  avec  le 
consentement  de  ses  prélats  et  barons,  un  statut  rédigé  par  le 
fanatique  Raymond  du  Fauga  de  Toulouse,  qui  comprenait  tous 
les  articles  pratiques  de  la  législation  de  Frédéric  et  décrétait 
la  confiscation  contre  quiconque  refuserait,  malgré  un  appel  de 
l'Eglise,  d'aider  à  saisir  et  à  emprisonner  les  hérétiques.  Dans 
les  compilations  et  les  ouvrages  juridiques  de  la  dernière  partie 
du  xine  siècle,  nous  voyons  ce  système  parfaitement  établi 
comme  loi  du  pays  tout  entier;  en  1315,  Louis  le  Hutin  rendit 
les  édits  de  Frédéric  valables  pour  toute  la  France  (4). 

En  Aragon,  don  Jayme  1er  promulgua  un  édit  interdisant  à 
tous  les  hérétiques  de  pénétrer  dans  ses  Etats,  sans  doute  à 
cause  de  la  masse  de  fugitifs  que  la  croisade  de  Louis  VIII  chas- 
°**  sait  du  Languedoc  (1226).  En  1234,  conjointement  avec  ses  pré- 
lats, il  rédigea  une  série  de  lois  instituant  une  Inquisition  épis- 
copale  du  caractère  le  plus  sévère,  avec  l'appui  des  officiers 
royaux;  on  y  trouve  pour  la  première  fois  la  prohibition,  par 
une  législation  séculière,  des  traductions  en  langue  vulgaire  de 
la  Bible.  Tous  ceux  qui  possèdent  des  livres  de  l'Ancien  et  du 
Nouveau  Testament  in  romancio  doivent,  dans  le  délai  de  huit 
jours,  en  remettre  les  exemplaires  à  leurs  évêques  pour  être 

Wadding.  Annal.  Minor.  ann.  1261,  n°  3;  ann.  1289,  n°  20.  —  Urbani  PP.  ir, 
Bull.  Licet  ex  omnibus,  1262,  §  12.  —  Epistt.  sœculi  xm,  n0  101  (Monum.  Hist. 
German).  —  Eymerici  Direct.  Inquis.  éd.  PegDae,  1007,  p.  302.  —  Innoc.  PP.  iv. 
Bull.  Ad  Awes,  2  apr.  1253.  —  Pclopis,  Anlica'Legislaziove  del  Piemonte,$.  440. 

—  Bernardi  Comens. Lucema  Inquisit.  s.  v.  Eor<cutio,  n°  3.  —  Arcliivio  di  Firenzo. 
Riformagioni,  classe  n,  dist.  1,  n°  14.  —  Potthast  n°  7672.  —  C.  2  in.  ge^timo, 
v.  3. 

(1)  ïsambert,  Ane.  Loix  Franc,  i,  230-33;  m,  126.  —  Harduin.  Concil.  vu,  203-8. 

—  Guill.  de  Pod.  Laur.  c.  42.  —  E  abl  ssements,  liv.  1,  eh.  83,  123.  —  Livres  de 
Justice  et  de  Plet,  liv.  i,  tit.  m,  §  7. 


LOIS   DE    GRÉGOIRE    IX  369 

brûlés,  sous  peine  d'être  tenus  pour  suspects  d'hérésie.  Ainsi,  si 
l'on  excepte  le  reste  de  l'Espagne  et  les  nation  du  nord,  où  l'hé- 
résie n'avait  jamais  pris  racine,  tous  les  États  chrétiens  s'asser- 
vissaient  à  l'Église  en  vue  de  la  suppression  de  l'hérésie.  Et 
quand  l'Inquisition  eut  été  établie,  le  maintien  de  cette  législa- 
tion fut  un  des  principaux  devoirs  des  inquisiteurs,  dont  la  vigi- 
lance devait  en  assurer  le  plein  et  impitoyable  effet  (1). 

En  Italie,  le  zèle  ou  la  jalousie  furent  cause,  à  cette  époque 
de  transition,  qu'on  essaya,  sur  plusieurs  points,  d'organiser 
une  Inquisition  séculière.  A  Rome,  en  1231,  Grégoire  IX  rédigea 
une  série  de  règles  qui  furent  publiées,  au  nom  du  peuple 
romain,  par  le  sénateur  Annibaldo.  Le  sénateur  était  tenu  de 
saisir  tous  ceux  qui  lui  seraient  désignés  comme  hérétiques,  que 
le  dénonciateur  fût  un  inquisiteur  ou  simplement  un  bon  Catho- 
lique, et  de  leur  faire  subir  leur  peine  huit  jours  après  la  con- 
damnation. De  leurs  biens  confisqués,  un  tiers  revenait  au 
témoin,  un  tiers  au  sénateur  ;  le  reste  devait  servir  à  la  répa- 
ration des  murs  de  la  ville.  Toute  maison  qui  donnait  asile  à  un 
hérétique  devait  être  détruite  et  l'emplacement  qu'elle  occupait 
converti  en  dépôt  d'ordures.  Les  croyants  étaient  traités  comme 
les  hérétiques;  les  fauteurs,  protecteurs,  etc.,  étaient  dépouillés 
d'un  tiers  de  leur  avoir,  applicable  à  la  construction  des  murs. 
Une  amende  de  vingt  lires  était  imposée  à  toute  personne  qui 
ne  dénonçait  pas  un  hérétique  dont  elle  avait  connaissance;  le 
sénateur  qui  négligeait  de  faire  exécuter  la  loi  était  frappé 
d'une  amende  de  deux  cents  marcs  et  d'incapacité  d'exercer  des 
fonctions  publiques.  Pour  apprécier  l'énormité  de  ces  amendes, 
nous  devons  nous  rappeler  la  misère  de  l'Italie  d'alors,  la 
pénurie  de  la  vie  quotidienne,  la  rareté  des  métaux  précieux,  325 
attestée  par  l'absence  d'ornements  d'or  et  d'argent  dans  les 
vêtements  de  cette  époque.  Non  content  encore  d'avoir  promul- 
gué sur  place  ces  règles  sévères,  Grégoire  IX  en  envoya  copie  à 


(I)  Archives  Nat.  de  France,  J.  426  n°  4.  —  Martène,  Ampliss.  Coll.  vu.  123-4. 
—  Bernard.  Guidon.  Practica  P.  iv  (Coll.  Doat,  xxx).  —  Clem.  PP.  iv.  Bull.  Pras 
Cunctis,  23  fév.  1266.  —  En  1229,  le  Concile  de  Toulouse  avait  déjà  interdit  aux; 
laïques  de  posséder  les  Ecritures,  même  en  latin  (Concii.  Tolos.  ann.  122  »,  c.  14), 

21. 


370  CONSTITUTIONS   SICILIENNES 

tous  les  archevêques  et  princes  de  l'Europe,  avec  ordre  de  les 
mettre  à  exécution  dans  leurs  domaines  respectifs,  où,  pendant 
quelque  temps,  elles  servirent  de  base  aux  procédures  inquisi- 
toriales.  A  Rome,  la  chasse  aux  hérétiques  réussit  à  merveille  et 
les  fidèles  purent  se  réjouir  d'un  nombre  considérable  d'exécu- 
tions par  le  bûcher.  Encouragé  par  le  succès,  le  pape  publia  une 
Décrétale,  fondement  de  toute  la  législation  inquisitoriale  sub- 
séquente, aux  termes  de  laquelle  les  hérétiques  condamnés 
devaient  être  abandonnés  au  bras  séculier  pour  recevoir  un 
châtiment  exemplaire;  ceux  qui  revenaient  à  l'Église  devaient 
être  emprisonnés  à  perpétuité  et  quiconque  avait  connaissance 
d'un  fait  d'hérésie  devait,  sous  peine  d'excommunication,  le 
dénoncer  aux  autorités  ecclésiastiques    1). 

En  même  temps,  Frédéric  II,  qui  désirait  donner  à  Rome  le 
moins  possible  d'autorité  dans  ses  domaines  de  Naples.y  confia 
l'œuvre  de  la  persécution  aux  officiers  royaux.  Dans  ses  Consti- 
tutions Siciliennes,  promulguées  en  1231,  il  ordonna  à  ses 
représentants  de  rechercher  avec  diligence  «  les  hérétiques  qui 
marchent  dans  les  ténèbres  ».  Tous,  quelque  faible  que  soit  la 
suspicion,  doivent  être  arrêtés  et  examinés  par  des  ecclésias- 
tiques et  ceux  qui  s'écartent  dans  une  mesure  quelconque 
de  l'orthodoxie  doivent,  s'ils  s'obstinent,  obtenir  le  martyre 
par  le  feu  auquel  ils  paraissent  aspirer.  Quiconque  oserait 
intercéder  en  leur  faveur  sentirait  le  poids  du  déplaisir  impé- 
rial. Quand  on  songe  que  cette  législation  émanait  d'un  libre 
penseur,  on  conçoit  quelle  était  alors  la  pression  de  l'opinion 
publique,  à  laquelle  Frédéric  II  n'osait  pas  résister.  Et  il  ne  se 
contenta  pas  de  vaines  menaces,  car  une  série  d'exécutions 
eurent  lieu  tout  de  suite.  Deux  ans  après,  l'Empereur  écrivit  à 
Grégoire,  déplorant  que  ces  exemples  n'eussent  pas  suffi,  parce 
que  l'hérésie  relevait  la  tête,  et  annonçant  qu'il  avait  ordonné 
au  juge  de  chaque  district  de  recommencer  l'enquête  avec  la 


(1)  Raynald.  Annal  ann.  1231,  n°  13,  18,  —  Ripoll  i,  38,  —  Ricobaldi  Ferrar. 
Hist.  Imp.  ann.  1234.  —  Paramo  deorig.  Offic.  S.  lnq.  p.  177.  —  Richardi  di 
S.  Germano,  Chron.  ann.  1231.  —  C.  15  Extra  v,  vu  (dans  ce  canon,  noluerint  est 
évidemment  une  erreur  pour  voluerint).  —  Hart/helm,  ConciL  German  ni,  540. 


INTERVENTION   DU  SAINT-SIÈGE  371 

collaboration  de  quelques  prélats.  Les  évêques  avaient  été  requis 
de  parcourir  à  fond  leurs  diocèses,  accompagnés,  en  cas  de 
besoin,  déjuges  désignés  à  cet  effet.  Dans  chaque  province,  la  326 
Cour  Générale  tenait  deux  sessions  par  an,  où  l'hérésie  était 
punie  comme  les  autres  crimes.  Cependant,  bien  loin  de  féliciter 
Frédéric  de  cette  persécution  systématique,  Grégoire  lui  répondit 
qu'il  faisait  montre  d'un  faux  zèle  en  vue  de  châtier  ses  ennemis 
personnels  et  qu'il  brûlait  de  bons  catholiques  plutôt  que  des  i 
hérétiques  (1). 

Au  milieu  de  ces  efforts  confus  et  irréguliers  pour  supprimer 
l'hérésie,  il  était  naturel  que  le  Saint-Siège  intervînt  et  cherchât 
à  établir  un  système  uniforme  en  vue  de  l'accomplissement  de 
cette  grande  tâche.  On  a  seulement  lieu  de  s'étonner  qu'il  ait 
tellement  tardé  à  le  faire  et  qu'il  ait  montré  d'abord  tant  de 
timidité  en  intervenant. 

En  1226,  un  effort  fut  tenté  pour  entraver  la  diffusion  rapide 
du  Catharisme  à  Florence,  par  l'arrestation  de  Févèque  héré- 
tique Filippo  Paternon,  dont  le  diocèse  s'étendait  de  Pise  à 
Arezzo.  11  fut  jugé,  suivant  les  statuts  de  Florence,  par  l'évêque 
et  le  podestat  réunis.  Mais  il  interrompit  la  procédure  en  abju- 
rant et  fut  remis  en  liberté.  Bientôt,  cependant,  il  retomba 
dans  ses  erreurs  et  devint  encore  plus  odieux  aux  orthodoxes. 
En  1227,  un  hérétique  converti  se  plaignit  de  cette  apostasie  à 
Grégoire  IX  et  le  pontife,  qui  venait  de  monter  sur  le  trône,  se 
hâta  de  remédier  au  mal  en  instituant  une  enquête,  qui  peut 
être  considérée  comme  le  premier  exemple  de  l'Inquisition  pon- 
tificale. Lalettre,  portant  la  date  du  20juind227,  autorise  Giovanni 
di  Salerno,  prieur  de  la  maison  dominicaine  de  Santa-Maria-No- 
vella,  en  compagnie  d'un  de  ses  frères  et  du  chanoine  Bernardo,  à 
procéder  judiciairement  contre  Paternon  et  ses  partisans  et  aies 
obliger  d'abjurer;  en  cas  d'obstination  de  leur  part,  ils  devaient 
se  conformer  aux  canons  du  concile  de  Latran  et,  au  besoin, 
appeler  à  leur  aide  les  clercs  et  les  laïques  des  évêchés  de  Flo- 

(1)  Constit.  Sicular.  lib.  i.  Tit.  i.  —  Hist.  Diplom.  Frid.  n.  T.  iv.  p.  1,  35,  444. 
—  Rich.de  S.  Germano  Chron.  ann.  1233.  —  Giannonc,  Istoria  civile  di  Napoli, 
lib.  xtii.  c.  6;  xix.  c.  5.) 


3i2  F^A    GIOVANNI,    PREMIER   INQUISITEUR 

rence  et  de  Fiésole.  Ainsi  le  pape  n'avait  aucun  scrupule  à 
empiéter  sur  la  juridiction  de  l'évêque  de  Florence;  mais 
d'autre  part,  il  ne  pouvait  alléguer,  pour  diriger  la  procédure 
d'autre  législation  que  celle  des  canons  de  Latran.  Les  commis- 
saires réussirent  à  capturer  l'évêque  Paternon  ;  mais  il  fut  déli- 
vre de  force  par  ses  amis  et  disparut,  laissant  son  évêché  à  son 
successeur  Torsello  (4). 

Frà  Giovanni  resta  investi  du  mandat  pontifical  jusqu'à  sa 
mort;  on  le  remplaça  alors  par  un  autre  dominicain,  Aldobran- 
dino  Cavalcanti.  Cependant  leur  juridiction  était   encore  tout 
a  fait  indéterminée,  car,  au  mois  de  juin  1229,  on  nous  parle 
de  l'abbé  de  San-Miniato  amenant  devant  Grégoire  IX  àPérouse 
deux  hérésiarques,  Andréa  et  Pietro,  qui  furent  contraints  a 
abjurer  publiquement  en  présence  de  la  cour  pontificale;  et  à 
plusieurs  reprises,  en  1234.  nous  voyons  Grégoire  IX  intervenir 
en  personne,  recevant  caution  de  l'accusé  et  adressant  des  ins- 
tructions particulières  à  l'inquisiteur  en  charge.  Toutefois,  l'In- 
quisition prenait  déjà  forme,  car  peu  de  temps  après  on  décou- 
vrit de  nombreux  hérétiques,  dont  quelques-uns  furent  brûlés 
vifs   (les  procédures  sont  encore   conservées  aux  archives  de 
Santa-Maria-Novella).   Il   n'en  est  pas  moins  certain  qu'on  ne 
songeait  pas   encore   à  fonder   une    institution   permanente, 
témoin  les  statuts  de  persécution  rédigés,  en  1233,  par  l'évêque 
Ardingho,  approuvés  par  Grégoire  et  inscrits,  par  son  ordre 
dans  le  livre  des  statuts  de  Florence.  L'évêque  y  parait  encore 
comme  le  représentant  de  l'Église  dans  l'œuvre  de  la  persécu- 
tion et  aucune  allusion  n'est  faite  à  des  inquisiteurs.  Le  podestat 
est  tenu  d'arrêter  quiconque  lui  sera  désigné  par  l'évêque  et  de 
le  châtier  dans  les  huit  jours  après  la  condamnation  épiscopale  ; 
d'autres  articles  sont  empruntés  aux  édits  de  Frédéric  II.  Frà 
Aldobrandino  semble  avoir  eu  plus  de  confiance  dans  la  prédi- 
cation que  dans  la  persécution;  en  fait,  dans  les  documents 
signés  par  lui,  il  ne  se  qualifie  nulle  part  d'inquisiteur  et  il  faut 
ajouter  que  ses  efforts  furent  tout  aussi  impuissants  que  ceux 

(1)  Lami,  Antichità  Toscane,  p.  403-4,  509-10,  546. 


FRA    RUGGIERO    CALCAGNI  373 

de  l'évêque  Ardingho  pour  empêcher  la  diffusion  de  l'hérésie. 
En  1233,  alors  que  le  projet  d'une  Inquisition  organisée  à  travers 
l'Europe  prenait  corps,  Grégoire  nomma  le  Provincial  Domini- 
cain de  Rome  inquisiteur  à  travers  sa  vaste  province,  qui  com- 
prenait la  Sicile  et  la  Toscane;  mais  ce  domaine  parait  avoir  été 
trop  étendu  et,  vers  1240,  nous  trouvons  la  cité  de  Florence  sous 
la  surveillance  de  Frà  Ruggiero  Calcagni.  C'était  un  homme 
tout  disposé  à  étendre  les  prérogatives  de  la  charge  et  à  la  ren- 
dre efficace;  mais  c'est  seulement  en  1243 qu'il  se  qualifia  d'In- 
quisitor  Domini  Papœ  in  Tuscia.  Dans  une  sentence  rendue  328 
par  lui  en  1245,  il  se  dit  inquisiteur  de  l'évêque  Ardingho  et  du 
pape  et  se  prévaut  de  la  commission  épiscopale  qu'il  a  reçue.  Le 
caractère  encore  rudimentaire  de  l'Inquisition  est  très  sensible 
dans  les  procédures  de  cette  époque.  Une  confession  de  1244 
porte  seulement  les  noms  de  deux  frati,  l'inquisiteur  n'ayant 
même  pas  été  présent.  En  1245,  il  y  a  des  sentences  signées  par 
Ruggieri  seul,  tandis  que  d'autres  procédures  le  montrent  agis- 
sant de  concert  avec  Ardingho.  On  peut  dire  qu'il  fut  le  véri- 
table créateur  de  l'Inquisition  de  Florence  quand,  en  1243,  il 
inaugura  son  tribunal  indépendant  de  Santa-Maria-Novella, 
prenant  comme  assesseurs  deux  ou  trois  Frères  distingués  du 
couvent  et  employant  des  notaires  publics  à  recueillir  par  écrit 
les  procédures  (1). 

Ce  qui  précède  donne  une  idée  assez  exacte  du  développement 
graduel  de  l'Inquisition.  Ce  ne  fut  pas  une  institution  mûrement 
conçue  et  méthodiquement  établie,  mais  le  produit  lent  d'une 
évolution  à  laquelle  contribuèrent  les  éléments  alors  disponibles 
en  vue  du  but  à  atteindre.  Lorsque  Grégoire,  reconnaissant  la 
futilité  des  espérances  qu'on  pouvait  fonder  sur  le  zèle  épis- 
copal,  essaya  de  tirer  partie  de  la  législation  séculière  contre 
l'hérésie,  les  Frères  Prêcheurs  étaient  les  instruments  le  plus  à 
sa  portée  pour  accomplir  ses  desseins.  Nous  verrons  plus  loin 
comment  l'expérience,  tentée  d'abord  à  Florence,  fut  reprise  en 

(I)  Lami,  op.  cit.  511,  519-22,  52S,  531,  543-4,  540-7,  554,  557,  550.  —  Archiv. 
de  Firenze,  prov.  S.  Maria  Novella  1227,  Giugn.  20;  122^,Giugn.  24;  1235,  Agost. 
23.  -   Ughelli,  îtalia  Sacra,  m,  146-7.  —  Kipoll  i.  GO,  71. 


374  BULLES   DE    GRÉGOIRE   IX 

Aragon,  en  Languedoc  et  en  Allemagne;  le  succès  relatif  qui 
couronna  ces  essais,  suggéra,  par  une  conséquence  naturelle, 
une  organisation  permanente  et  générale  de  l'Inquisition. 

Quelques  historiens  ont  prétendu  que  l'Inquisition  était  née 
le  20  avril  1233,  date  de  deux  bulles  de  Grégoire  attribuant  aux 
Dominicains  la  fonction  spéciale. de  persécuter  l'hérésie;  mais 
le  ton  d'apologie  sur  lequel  il  s'adresse  aux  prélats  montre  qu'il 
les  croyait  peu  disposés  à  souffrir  ces  empiétements  sur  leur 
pouvoir,  alors  que  le  caractère  de  ses  instructions  prouve  qu'il 
ne  se  faisait  pas  une  idée  précise  des  conséquences  de  cette 
329  innovation.  En  fait,  l'objet  immédiat  du  pape  parait  plutôt  le 
le  châtiment  de  prêtres  et  d'autres  ecclésiastiques,  qui,  suivant 
des  plaintes  très  répandues,  favorisaient  les  hérétiques  en  leur 
apprenant  à  éluder  les  questions,  à  cacher  leurs  croyances  et  à 
feindre  l'orthodoxie.  Après  avoir  affirmé  la  nécessité  de  sou- 
mettre l'hérésie  et  l'institution  divine  des  Frères  Prêcheurs,  qui 
se  vouaient  à  la  tache  de  répandre  la  bonne  semence  et  d'extir- 
per la  mauvaise,  Grégoire  continue  ainsi,  s'adressant  aux  évo- 
ques :  «  Voyant  que  vous  êtes  entraînés  dans  un  tourbillon 
de  soucis  et  que  vous  pouvez  à  peine  respirer  sous  la  pression 
des  inquiétudes  qui  vous  accablent,  nous  croyons  utile  de  divi- 
ser votre  fardeau,  afin  qu'il  puisse  être  porté  plus  aisément. 
En  conséquence,  nous  avons  décidé  d'envoyer  des  Frères  Prê- 
cheurs contre  les  hérétiques  de  France  et  des  provinces  voisines 
et  nous  vous  supplions  et  exhortons,  au  nom  de  la  vénération 
que  vous  éprouvez  pour  le  Saint-Siège,  de  les  recevoir  amicale- 
ment, de  les  bien  traiter,  de  les  seconder  de  votre  bienveillance, 
de  vos  conseils,  de  votre  appui,  afin  qu'ils  puissent  remplir  effi- 
cacement leur  tâche.  »  L'autre  bulle  est  adressée  «  aux  prieurs 
et  aux  frères  de  l'Ordre  des.Prêeheurs,  inquisiteurs.  »  Après 
avoir  fait  allusion  aux  fils  de  la  perdition  qui  défendent  l'hérésie, 
elle  continue  ainsi  :  «  C'est  pourquoi,  en  quelque  lieu  que  vous 
prêchiez,  vous  êtes  autorisés —  au  cas  où  ils  ne  cesseraient  pas, 
après  avertissement,  de  défendre  les  hérétiques  — à  priver  pour 
toujours  les  clercs  de  leurs  bénéfices  et  à  procéder  contre  eux  et 
contre  tous  autres,  sans  appel,  invoquant  l'aide  du  bras  sécu. 


ROLE   DES    DOMINICAINS  375 

lier,  si  cela  est  nécessaire,  et  désarmant  leur  résistance,  si 
besoin  est,  au  moyen  de  censures  ecclésiastiques  sans 
appel  (1).  » 

En  investissant  ainsi  tous  les  prêcheurs  dominicains  de 
l'autorité  légatine  et  du  droit  de  condamner  sans  appel,  le  pape 
commettait  une  imprudence.  Gela  ne  pouvait  qu'exaspérer  le 
clergé,  comme  nous  le  verrons  plus  loin  en  exposant  les  affaires 
d'Allemagne.  Grégoire  adopta  bientôt  un  expédient  plus  pra- 
tique. Peu  de  temps  après  avoir  publié  les  bulles  d'avril  1233,  \\ 
ordonna  au  prieur  provincial  de  Toulouse  de  désigner  quelques 
Frères  bien  instruits  pour  prêcher  la  Croix  dans  le  diocèse  et 
pour  procéder  contre  les  hérétiques  en  conformité  avec  les 
statuts  récents.  Bien  qu'il  y  eût  encore  là  quelque  confusion  de 
pouvoirs,  Grégoire  avait  découvert  le  système  qui  resta  le  fon- 
dement permanent  de  l'Inquisition  — '  la  désignation,  par  le 
Provincial,  de  certains  Frères  préparés  à  leur  tâche,  qui  devaient 
exercer,  dans  les  limites  de  leur  province,  l'autorité  déléguée 
parle  Saint-Siège,  en  vue  de  la  recherche  et  de  l'examen  des  330 
hérétiques.'  Conformément  à  cette  décision,  le  provincial  dési- 
gna les  Frères  Pierre  Cella  et  Guillem  Arnaud,  dont  nous  expo- 
serons les  efforts  dans  un  chapitre  ultérieur.  Ainsi  l'Inquisition, 
en  tant  qu'organisation  méthodique,  pouvait  être  considérée 
comme  établie,  bien  qu'il  soit  digne  de  remarque  que  ces  pre- 
miers inquisiteurs,  dans  les  documents  officiels,  se  disent 
revêtus  de  l'autorité  légatine  et  non  de  l'autorité  pontificale.  Il 
n'était  pas  encore  question  de  créer  une  institution  générale  et 
permanente  ;  c'est  ce  que  montre,  par  exemple,  une  plainte  de 
l'archevêque  de  Sens  au  sujet  de  l'intrusion  d'inquisiteurs  dans 
sa  province,  à  quoi  Grégoire  répondit,  par  un  bref  du  4  février 
1234,  en  révoquant  les  commissions  données  à  cet  effet  et  en 
insinuant  que  l'archevêque  pourrait,  à  l'avenir,  faire  appel  à 
l'aide  des  Dominicains,  s'il  pensait  que  leur  grande  expérience 


(I)  Ripoll,  1.  45,  47.  —  C.  8  §8,  Sexto  y.  2.  —  Gregor.  PP.  XI.  Bull.  Illehumani 
çeneris;  Lice  capiend  tdos.  —  Potthast  n°«  9143,  9152,  5235.  —  Arch.  de  l'Inq. 
de  Carcassonne  (Doat,  xxxi,  21,  25). 


376  DIFFICULTÉS  PRATIQUES 

dans  la  lutte  contre  les  hérétiques  fût  de  nature  à  servir  ses 
desseins  (1). 

Vers  la  même  époque,  Grégoire  écrivait  aux  évoques  de  la 
province  de  Narbonne  en  les  menaçant  de  son  déplaisir  au  cas 
où  ils  n'infligeraient  pas  aux  hérétiques  les  châtiments  mérités; 
mais,  dans  cette  lettre,  il  n'y  a  aucune  allusion  à  l'Inquisition. 
Le  1er  octobre  1234,  Pierre  Amiel,  archevêque  de  Narbonne, 
fit  jurer  aux  fidèles  de  dénoncer  tous  les  hérétiques,  soit  à  lui- 
même,  soit  à  ses  subordonnés,  comme  s'il  ignorait  encore 
l'existence  d'inquisiteurs  spéciaux;  même  lorsque  ces  derniers 
eurent  reçu  mandat  pour  agir,  leurs  devoirs  et  leurs  fonctions, 
leurs  pouvoirs  et  leurs  responsabilités  restèrent  tout  à  fait 
indéfinis  et  flottants.  Comme  on  voyait  simplement  en  eux  les 
auxiliaires  des  évêques  dans  l'exercice  de  la  vieille  juridiction 
épiscopale  contre  l'hérésie,  c'était  naturellement  aux  évêques 
que  l'on  soumettait  toutes  les  affaires  de  cet  ordre,  à  mesure 
qu'elles  étaient  soulevées.  Il  est  vrai  que  beaucoup  de  questions 
331  concernant  le  traitement  des  hérétiques  avaient  été  résolues, 
non  seulement  par  les  statuts  romains  de  Grégoire  en  1231, 
mais  par  le  concile  de  Toulouse  en  1229  et  ceux  de  Béziers  et 
d'Arles  en  1234,  qui  s'étaient  exclusivement  occupés  de  stimuler 
et  d'organiser  l'Inquisition  épiscopale  ;  néanmoins,  de  nou- 
velles difficultés  de  détail  se  présentaient  continuellement  dans 
la  pratique  et  l'on  éprouvait  le  besoin  urgent  de  quelque  code 
pour  rendre  la  persécution  efficace.  La  suspension  de  l'Inqui- 
sition pendant  plusieurs  années,  à  la  requête  du  comte  Raymond, 
retarda  cette  codification;  mais  quand  le  Saint-Office  reprit 
ses  fonctions  en  1241,  la  nécessité  devint  pressante  et  l'on  fut 
généralement  d'avis  que  le  code  attendu  devait  émaner  de  l'au- 
torité des  évêques.  Des  jugements  rendus  en  1241  par  Guillem 

(1)  Potfhast  n°  92G3  ;  cf.  n°s  9316,  0388.  —  Guill.  de  Pod.  Laur.  c.  43.  —  Coll. 
Doat,  xxi,  143,  153.  —  Ripoll.  i.  66. 

Guillem  Arnaud  se  qualifia  généralement  lui-même  comme  agissant  au  nom  du 
légat,  quelquefois  aussi  comme  délégué  dans  ses  fonctions  parle  provincial  domi- 
nicain. Dans  plusieurs  sentences  concernant  les  seigneurs  de  Niort,  en  février  et 
mars  1236,  il  agit  de  concert  avec  l'archidiacre  de  Carcassonne,  l'un  et  l'autre  sous 
l'autorité  légatine.  Evidemment,  à  cette  époque,  il  n'y  avait  pas  encore  d'organisa- 
tion fixe.  (Coll.  Doat,  xxi  1G0,  163,  165,  106). 


CONCILE   DE   NARBONNE  377 

Arnaud  attestent  non  seulement  que  l'évêque  Raymond  de 
Toulouse  figurait  comme  assesseur,  mais  qu'on  avait  sollicité 
en  particulier  l'avis  de  l'archevêque  de  Narbonne. 

Pour  fixer  les  principes  généraux  dont  devait  s'inspirer  l'In- 
quisition, on  convoqua  à  Narbonne,  en  1243  ou  1244,  un  grand 
concile  des  trois  provinces  de  Narbonne,  d'Arles  et  d'Aix;  la 
longue  série  de  canons  qui  furent  adoptés  à  cette  occasion 
devint  la  règle  de  l'action  inquisitoriale.  Ils  furent  adressés  à 
«  Nos  fils  chéris  et  fidèles  en  Jésus-Christ,  les  Frères  Prêcheurs 
et  Inquisiteurs  ».  Les  évêques  s'expriment  discrètement  en  ces 
termes  : 

«  Nous  vous  écrivons  ces  choses,  non  que  nous  désirions 
vous  lier  par  nos  avis,  car  il  ne  serait  pas  convenable  de 
limiter  la  liberté  accordée  à  votre  discrétion  par  des  formes  ou 
des  règles  autres  que  celles  du  Saint-Siège,  mais  nous  désirons 
venir  en  aide  à  votre  dévouement  suivant  les  instructions  que 
nous  recevons  du  Saint-Siège,  attendu  que  vous,  qui  supportez 
nos  fardeaux,  devez  être  secondés  charitablement  de  notre 
assistance  et  de  nos  avis  ».  Nonobstant  ces  formules  onctueuses, 
l'allure  générale  du  document  est  tout  à  fait  impérative,  tant 
dans  la  définition  de  la  juridiction  que  dans  les  instructions 
touchant  le  traitement  des  hérétiques.  C'est  une  chose  bien 
significative  que,  tout  en  abandonnant  à  d'autres  la  surveillance 
de  leurs  troupeaux,  ces  bons  bergers  se  soient  jalousement 
réservé  les  profits  qu'on  pouvait  attendre  des  persécutions.  Ils 
disent,  en  effet,  aux  nouveaux  inquisiteurs  :  «  Vous  devez 
vous  abstenir  de  tirer  parti  des  pénitences  pécuniaires  et  des 
amendes,  tant  pour  l'honneur  de  votre  Ordre  que  parce  que 
vous  serez  absorbés  par  vos  autres  occupations  ».  Sauvegardant 
ainsi  avec  soin  leurs  intérêts  financiers,  les  évêques  renonçaient 
à  une  chose  autrement  importante,  le  droit  de  juger  et  de  faire 
exécuter  les  sentences.  Les  jugements  de  cette  époque  sont 
rendus  au  nom  des  inquisiteurs,  bien  que,  si  l'évêque  ou  un  332 
autre  personnage  notable  y  prenait  part,  comme  cela  arrivait 
fréquemment,  on  les  mentionnât  à  titre  d'assesseurs  (1). 

(I    Vaissete,  m.  Pr.  364,  370-1.  -  Concil.  Tolosan    ann.  1229.  -   Conc'.l.   Biter- 


378  ÉVÈQUES   ET   INQUISITEURS 

Le  transfert  à  l'Inquisition  de  la  vieille  juridiction  épiscopale 
en  matière  d'hérésie  rendait  nécessairement  très  délicats  les 
rapports  entre  évèques  et  inquisiteurs.  La  nouvelle  institution 
ne  put  s'établir  qu'au  prix  de  nombreux  froissements,  que 
révèlent  les  fluctuations  de  la  politique  adoptée,  à  différentes 
époques,  pour  préciser  et  régulariser  leurs  relations.  En  Italie, 
l'indépendance  de  l'épiscopat  avait  été  brisée  depuis  longtemps 
et  il  ne  pouvait  opposer  aucune  barrière  efficace  aux  empiéte- 
ments sur  sa  juridiction.  En  Allemagne,  les  princes-évêques 
regardaient  avec  jalousie  les  intrus  et  ne  leur  permirent  jamais 
de  prendre  pied  d'une  façon  permanente  dans  le  pays.  En 
France,  et  plus  particulièrement  en  Languedoc,  bien  que  les 
prélats  fussent  plus  indépendants  qu'en  Italie,  la  diffusion  de 
l'hérésie  exigeait  une  activité  et  une  vigilance  de  beaucoup 
supérieures  à  leurs  forces  et  ils  se  virent  obligés  de  sacrifier  une 
part  de  leurs  prérogatives  afin  d'échapper  au  devoir  plus  péni- 
ble de  remplir  intégralement  leurs  fonctions.  Toutefois,  ils  ne 
s'y  résignèrent  pas  sans  une  lutte  dont  on  peut  apercevoir  ia 
trace  dans  des  efforls  successifs,  tentés  en  vue  d'établir  un 
moclus  vivendi  entre  les  différents  tribunaux. 

Nous  avons  vu  tout  à  l'heure  que  les  inquisiteurs  se  permirent 
d'abord  de  rendre  des  jugements  en  leur  propre  nom,  sans 
faire  mention  des  évèques.  Cet  empiétement  sur  la  juridiction 
épiscopale  constituait  une  innovation  trop  forte  pour  être  dura- 
ble ;  aussi  trouvons-nous  presque  immédiatement  le  cardinal- 
légat  d'Albano  prescrivant  aux  inquisiteurs,  par  l'entremise 
de  l'archevêque  de  Narbonne,  de  ne  pas  condamner  d'héré- 
tiques et  de  ne  point  imposer  de  pénitences  sans  faire  appel  au 
concours  des  évèques.  Cet  ordre  dut  être  répété  et  rendu  plus 
absolu;  la  question  fut  tranchée  dans  le  même  sens  en  1246 
par  le  concile  de  Béziers,  où  les  évèques  firent  abandon  des 
amendes  qui  devaient  servir  aux  dépenses  de  l'Inquisition  et 
rédigèrent  une  autre  série  d'instructions  détaillées  à  l'usage  des 
333    inquisiteurs  «  cédant  volontiers  aux  pieuses  requêtes  que  vous 

reos.  ann.  1234.  —  Concil.  AreUtens.  ann.  1234.  —  Concil.  Narbonn.  ann.  1244.  — 
Coll.  Doat,  xxi  143,  155,   158. 


LES    ÉVÊQUES   ÉVINCÉS  379 

nous  ayez  présentées  ».  Pendant  quelque  temps,  les  papes  con- 
tinuèrent à  considérer  les  évoques  comme  responsables  de  la 
suppression  de  l'hérésie  dans  leurs  diocèses  et,  par  suite,  comme 
la  véritable  source  de  la  juridiction,  En  4245,  Innocent  IV,  en 
permettant  aux  inquisiteurs  de  modifier  ou  de  commuer  des 
sentences,  spécifia  que  cela  devait  se  faire  d'accord  avec 
l'évèque.  En  1246,  il  prescrit  à  l'évêque  d'Agen  d'enquérir 
diligemment  contre  l'hérésie  suivant  les  règles-fixées  par  le 
cardinal  légat  d'Albano  et  avec  le  même  pouvoir  que  l'inqui- 
siteur pour  le  don  des  indulgences.  En  1247,  il  traite  les  évêques 
comme  les  vrais  juges  de  l'hérésie  en  leur  ordonnant  de  tra- 
vailler sans  relâche  à  la  conversion  des  pécheurs  avant  de  ren- 
dre des  jugements  entraînant  la  mort,  la  prison  perpétuelle  ou 
des  pèlerinages  au  delà  des  mers  ;  même  dans  le  cas  d'héré- 
tiques obstinés,  ils  doivent  conférer  attentivement  avec  l'inqui- 
siteur ou  d'autres  personnes  discrètes,  pour  savoir  si  le  salut  du 
pêcheur  et  l'intérêt  de  la  foi  demandent  qu'on  rende  le  juge- 
ment ou  qu'on  le  diffère. 

Nonobstant  ces  instructions,  les  sentences  de  Bernard  de 
Caux,  de  1246  à  1248,  ne  portent  aucune  trace  d'une  inter- 
vention des  évêques.  Évidemment,  il  y  avait  jalousie  et  anta- 
gonisme. En  1248,  le  concile  de  Valence  dut  obliger  les  évêques 
à  publier  et  à  observer  les  sentences  des  inquisiteurs,  sous 
peine  de  se  voir  refuser  l'entrée  de  leurs  propres  églises  — 
preuve  que  les  évêques  n'étaient  pas  consultés  sur  les  sentences 
et  n'étaient  pas  disposés  à  les  rendre  exécutoires.  En  1249, 
l'archevêque  de  Narbonne  se  plaint  au  pape  que  l'inquisiteur 
Pierre  Durant  et  ses  collègues  aient  absous,  sans  qu'il  en  eût 
connaissance,  le  chevalier  Pierre  de  Cugunham,  qui  avait  été 
convaincu  d'hérésie  ;  sur  quoi  Innocent  annula  immédiatement 
la  procédure.  En  fait,  le  pouvoir  de  faire  grâce  parait  avoir  été 
considéré  comme  appartenant  en  propre  au  Saint-Siège  et 
nous  trouvons,  à  cette  époque,  plusieurs  exemples  où  ce  pouvoir 
est  conféré  par  Innocent  à  des  évêques,  avec  ou  sans  l'injonc- 
tion de  l'exercer  de  concert  avec  les  inquisiteurs.  Finalement, 
cette   question  fut  réglée  en  adoptant  le  principe  de  réserver, 


380  RÉSISTANCE   DES    ÉVÊQUES 

dans  chaque  sentence,  le  droit  de  la  modifier,  de  l'aggraver,  de 
l'atténuer  ou  de  l'abroger  (1). 
334  Puisque  les  inquisiteurs,  en  4246,  attendaient  encore  des 
évêques  qu'ils  subvinssent  à  leurs  dépenses,  ils  se  reconnais- 
saient ainsi,  du  moins  en  théorie,  comme  de  simples  adjoints 
des  cours  épiscopales.  En  outre,  les  évêques  devaient  construire 
les  prisons  pour  l'internement  des  convertis,  et  bien  qu'ils  se 
soient  soustraits  à  cette  obligation,  dont  le  roi  dut  s'acquitter  à 
leur  place,  le  concile  d'Albi,  tenu  en  1254  parle  légat  du  pape, 
Zoen  d'Avignon,  admit  que  les  prisons  étaient  sous  la  surveil- 
lance des  évêques.  Le  même  concile  rédigea  une  série  d'ins- 
tructions détaillées  relatives  au  traitement  des  hérétiques.  C'est 
la  dernière  manifestation  du  pouvoir  épiscopal  en  ces  matières, 
car  tous  les  règlements  postérieurs  furent  édictées  par  le  Saint- 
Siège.  Môme  un  persécuteur  aussi  expérimenté  que  Bernard  de 
Caux,  qui,  dans  ses  sentences,  négligeait  complètent  la  juri- 
diction épiscopale,  reconnaissait,  en  1248,  qu'il  était  subor- 
donné aux  évêques,' en  sollicitant  l'avis  de  Guillem  de  Narbonne; 
à  quoi  l'archevêque  répondit,  non  seulement  par  des  conseils 
relatifs  à  des  cas  spéciaux,  mais  par  des  instructions  générales. 
En  1250  et  1251,  cet  archevêque  s'occupa  activement  d'in- 
quisition pour  son  propre  compte  et  châtia  des  hérétiques  sans 
l'intervention  des  inquisiteurs  pontificaux.  Un  bref  d'Innocent  I V, 
en  1251,  fait  allusion  à  un  projet,  abandonné  par  la  suite,  de 
remettre  toutes  les  affaires  de  cet  ordre  aux  mains  des  évêques. 
Malgré  ces  indices  de  réaction,  les  intrus  continuaient  à  gagner 
du  terrain,  au  prix  de  luttes  que  nos  informations  fragmen- 
taires nous  permettent  seulement  d'entrevoir,  mais  dont 
l'intensité  devait  être  accrue  par    l'hostilité    entre  le   clergé 


(1)  Vaissete,  m.  452.  —  Concil.  Biterrens.  année  1246.  —  Berger,  Les  Registres 
d'Innocent  IV,  nos  2043,  3867,  3868.  —  Arch,  de  l'fnq.  de  Carcass.  (Doat,xxxi,  68, 
74,  75,  77,  80,  152,  182  )  —  Potthast  n°s  12744,  15805.—  Mss.  Bib.  Nat  fonds  latin 
n°  9992. —  Concil.  Valentin.  ann.  1248  c.  10. —  Baluz.  Conc.  Narbonn.  app.  p  100. 

Le  système  adopté  par  les  conciles  du  Languedoc  devint  général.  En  1248,  Inno- 
cent IV  ordonna  à  l'archevêque  et  à  l'inquisiteur  de  Narbonne  d'envoyer  une 
copie  de  leurs  règles  de  procédure  au  provincial  d'Espagne  et  à  Raymond  de 
Pennaforte,  pour  être  suivies  d;ms  la  Péninsule  (Baluz.  et  Mansi  i,  208);  leurs 
canons  sont  fréquemment  cités  dans  les  manuels  de  l'Inquisition  au  Moyen-Age. 


VARIATIONS   DES   PAPES  381 

séculier  et  les  Mendiants.  On  croit  voir  une  tentative  pour  sau- 
ver leur  autorité  en  péril  dans  la  proposition  faite,  en  1252, 
par  les  évêques  de  Toulouse,  d'Albi,  d'Agen  et  de  Carpentras  : 
ils  offrent  de  donner  tous  pouvoirs  comme  inquisiteurs  à  des 
Dominicains  que  désigneraient  les  commissaires  d'Alphonse  de 
Poitiers,  soits  la  réserve  que  l'on  demandera  leur  assentiment  335 
à  toutes  les  sentences,  promettant  d'ailleurs  d'observer  dans 
tous  les  cas  les  règles  établies  par  l'Inquisition. 

Cette  question  de  l'intervention  des  évêques  dans  les  juge- 
ments fut  l'objet  de  contestations  prolongées.  Si  les  instruc- 
tions pontificales  antérieures,  qui  reconnaissaient  ce  droit 
d'intervention,  n'avaient  pas  été  traitées  avec  dédain,  Inno- 
cent IV  n'aurait  pas  été  obligé,  en  1254,  de  renouveler  la  défense 
de  prononcer  des  condamnations  à  mort  ou  à  la  prison  per- 
pétuelle sans  que  les  évêques  eussent  été  consultés.  En  1255,  il 
ordonna  que  l'évêque  et  l'inquisiteur  interprétassent  de  concert 
tous  les  points  obscurs  des  lois  contre  l'hérésie  et  imposassent 
de  même  les  pénalités  légères,  consistant  dans  la  privation  des 
fonctions  et  des  bénéfices.  Cette  reconnaissance  de  la  juridiction 
épiscopale  fut  annulée  par  Alexandre  IV  qui,  après  quelques 
hésitations,  rendit  l'Inquisition  indépendante,  en  l'affranchissant 
de  l'obligation  de  consulter  les  évêques,  même  quand  il  s'agis- 
sait d'hérétiques  obstinés  et  convaincus  de  leur  crime  (1257).  Il 
renouvela  la  même  décision  en  1260  ;  après  quoi  il  se  produisit 
une  réaction.  Urbain  IV,  en  1262,  rédigea  des  instructions 
minutieuses  au  cours  desquelles  il  affirma  de  nouveau  la  néces- 
sité de  consulter  les  évêques  dans  tous  ces  cas  entraînant  la 
peine  de  mort  ou  la  prison  perpétuelle  ;  Clément  IV  s'exprima 
dans  le  même  sens  en  1265.  Il  parait  cependant  que  ces  dis- 
positions furent  révoquées  par  quelque  acte  postérieur  ou 
qu'elles  tombèrent  bientôt  en  désuétude,  car,  en  1273,  Gré- 
goire X,  après  avoir  fait  allusion  à  la  suppression  des  consul- 
tations par  Alexandre  IV,  prescrit  que  les  inquisiteurs,  en  pro- 
nonçant des  sentences,  doivent  agir  de  concert  avec  le  conseil 
des  évêques  ou  leurs  délégués,  de  sorte  que  l'autorité  épiscopale 
ait  toujours  une   part  dans  des  N décisions  aussi   importantes. 


382  DROITS    RECONNUS   AUX  ÉVÊQUKS 

Jusqu'à  l'époque  où  nous  sommes,  l'Inquisition  parait  avoir  été 
considérée  simplement  comme  un  expédient  temporaire  répon- 
dant à  des  nécesités  spéciales,  et  chaque  pape,  lors  de  son 
avènement,  publiait  une  série  de  bulles  pour  renouveler  les 
oouvoirs  des  inquisiteurs.  Mais  l'hérésie  se  montrait  singulière- 
ment tenace;  les  populations  avaient  accepté  l'institution  nou- 
velle, dont  l'utilité  s'était  manifestée  par  bien  des  services 
rendus,  en  dehors  même  de  la  préservation  de  la  foi.  On  vint  à 
la  considérer  comme  un  élément  essentiel  de  l'organisation  de 
l'Eglise  et  à  la  respecter,  en  conséquence,  presque  aveuglément. 
La  décision  de  Grégoire  au  sujet  du  concert  de  l'évêque  et  de 
l'inquisiteur,  dans  tous  les  cas  de  condamnation  grave,  resta 
désormais  en  vigueur.  Nous  verrons  plus  loin  que  lorsque 
Clément  Y  s'efforça  de  mettre  obstacle  aux  abus  scandaleux  du 
pouvoir  inquisitorial,  il  chercha  le  remède  dans  une  légère 
augmentation  des  droits  de  surveillance  et  de  la  responsabilité 
de  l'épiscopat,  imitant,  en  cela,  une  tentative  qui  avait  été 
336  fa^e  dans  le  même  sens  par  Philippe  le  Bel.  Toutefois,  lorsque 
l'évêque  et  l'inquisiteur  étaient  amis,  la  faible  garantie  ainsi 
offerte  à  l'accusé  était  réduite  à  néant,  par  le  fait  que  l'un 
donnait  à  l'autre  le  pouvoir  d'agir  en  son  nom.  On  connaît  des 
cas  où  l'évêque  agit  comme  le  délégué  de  l'inquisiteur,  d'autres 
où  l'inquisiteur  est  le  délégué  de  l'évêque.  La  question  de  savoir 
si  l'un  des  deux  pouvait  rendre,  sans  le  concours  de  l'autre, 
une  sentence  valable  d'absolution,  a  beaucoup  exercé  les  cano- 
nistes  et  l'on  cite  des  noms  autorisés  à  l'appui  de  l'une  et  de 
l'autre  opinion;  il  semble  toutefois  que  la  majorité  ait  incliné 
vers  l'affirmative  (1). 
Le  droit  de  surveillance  des  évèques  fut  notablement  accru, 

(1)  Concil.  Btterrens.  ann.  1246.  —  Arch.  de  l'Inq.  de  Carcass.  (Doat,  xxvn,  150; 
xxx,  107-9;  xxxi.  14"»,  180,  216).  —  Vaissete,  m,  Pr.  479,  496-7.  —  Martènc 
Th'saur.  i.  1045.  —  Ripoll.  i.  194,  —  Innoc.  PP.  iv.  Bull.  Licet  ex  omnibus, 
30  mai  1254.  —  Concil.  Albiens.  ann.  1254.  c.  24.  —  Alex.  PP.  iv.  Bull.  Licet  ex 
omnibus,  20  jan.  1257;  Ejusd.  Bull.  Ad  Capiendum,  ann.  1257.  —  Clément.  PP. 
iv.  Bull.  Licet  ex  omnibus,  17  sept,  1205.  —  Gregor.  PP.  x.  Bull.  Pvx  cunct  s 
mentis,  20  apr.  1273.  —  Lib.  Sentent.  Inq.  Tolosan.  pass.  —  C.  17  Sexto  v.  2.  — 
Evmeric.  Direct.  Inq.  p.  580.  —  Albert,  Repert.  Inq.  s.  v.  Episcopui.  —  Zanchini 
Tract,  de  User  et.  xv.  —  Isambert,  II,  747.  —  Pegnae,  Comment,  in  Eymtric- 
p.  578. 


BULLE    ((    AD   EXTIRPANDA    »  383 

du  moins  en  Italie,  en  ce  qui  concernait  l'importante  question 
financière,  lorsque  Nicolas  IV,  en  1288,  prescrivit  que  toutes  les 
sommes  provenant  d'amendes  et  de  confiscations  fussent  dépo- 
sées entre  les  mains  de  personnes  choisies  de  concert  par 
l'inquisiteur  et  par  l'évoque  et  qu'elles  ne  pussent  être  dépen- 
s  >es  que  sur  l'avis  de  ce  dernier,  auquel  des  comptes  devaient 
être  régulièrement  rendus.  C'était  là  une  limitation  sérieuse  de 
1  indépendance  des  inquisiteurs;  mais  cette  mesure  ne  fut  pas 
1  mgtemps  maintenue,  Les  évêques  abusèrent  bientôt  de  leur 
pouvoir  de  surveillance  pour  réclamer  une  part  des  dépouilles, 
sous  le  prétexte  de  conduire  eux-mêmes  des  investigations, 
lîenoît  XI,  en  1304,  mit  fin  à  cette  querelle  indécente  en  annu- 
lant les  décisions  de  son  prédécesseur.  Défense  fut  faite  aux 
évoques  d'exiger  des  comptes  ;  désormais,  les  inquisiteurs  ne 
devaient  plus  en  rendre  qu'à  la  Chambre  pontificale  ou  à  des 
délégués  spéciaux  delà  papauté  (1). 

S'il  y  eut  ainsi  des  hésitations  assez  naturelles  dans  le  règle- 
ment des  relations  délicates  entre  les  juridictions  compétentes, 
toute  incertitude  disparaissait  dans  les  rapports  de  l'Inquisition 
avec  la  société  en  général.  Dès  ses  premières  années,  alors 
qu'elle  n'était  qu'à  l'état  embryonnaire,  l'Inquisition  avait  337 
rendu  de  tels  services  en  soumettant  l'hérésie  aux  lois  sécu- 
lières qu'on  chercha  de  tous  côtés  à  lui  assurer  une  orga- 
nisation stable,  afin  qu'elle  pût  contribuer  avec  plus  d'efficacité 
encore  à  la  découverte  et  au  châtiment  des  crimes  religieux. 
La  mort  de  Frédéric  II  (1250),  en  faisant  disparaître  le  prin- 
cipal ennemi  de  la  papauté,  lui  fournit  l'occasion  de  reprendre 
en  son  nom  et  de  confirmer,  à  son  profit,  les  rigoureux  édits 
de  cet  empereur.  En  conséquence,  le  15  mai  1252,  Innocent  IV 
communiqua  à  tous  les  potentats  de  l'Italie  sa  bulle  fameuse 
Adextirpanda,  établissant  la  persécution  systématique  comme 
un  élément  essentiel  de  l'édifice  social  dans  chaque  État  et 
dans  chaque  ville,  bien  que  le  rôle  mal  défini  attribué  aux 
évêques,  aux  inquisiteurs  et  aux  moines  atteste  combien  leurs 

(i)  Wadding.  Annal.  Mirnrum  ann.  123Q,  n°  17.  —  c.  Extrav.  Commun,  v.  ni. 


384  PERSÉCUTION   ORGANISÉE 

provinces  respectives  étaient  encore  imparfaitement  délimitées. 
Ordre  était  donné  à  tous  les  chefs  de  l'exécutif  de  mettre  au 
ban  les  hérétiques,  assimilés  aux  sorciers.  Quiconque  décou- 
vrait un  hérétique  pouvait  s'emparer  de  sa  personne  et  de  ses 
biens.  Tout  magistrat  principal,  dans  les  trois  jours  après  avoir 
revêtu  ses  fonctions,  devait  désigner,  sur  les  indications  de  son 
évêque  et  de  deux  moines  de  chacun  des  Ordres  Mendiants, 
douze  bons  catholiques,  assistés  de  deux  notaires  et  de  deux 
ou  plusieurs  familiers,  dont  la  tâche  unique  consisterait  à  arrê- 
ter les  hérétiques,  à  confisquer  leurs  biens  et  à  les  livrer  à 
l'évêque  où  à  ses  vicaires.  Leurs  traitements  et  les  frais  de 
leurs  missions  devaient  être  pavés  par  l'Etat  ;  leur  témoignage 
était  recevable  sans  qu'ils  fussent  obligés  de  prêter  serment  : 
aucun  témoignage  ne  devait  prévaloir  contre  le  témoignage 
concordant  de  trois  d'entre  eux.  Ils  restaient  en  charge  pen- 
dant six  mois  ;  à  l'expiration  de  ce  temps,  ils  pouvaient  être 
réappointés;  atout  moment,  ils  pouvaient  être  destitués  et 
remplacés,  à  la  demande  de  l'évêque  et  des  moines.  Un  tiers 
du  produit  des  amendes  et  des  confiscations  leur  revenait  de 
droit;  ils  étaient  exempts  de  tout  service  public  incompatible 
avec  leurs  fonctions;  aucune  loi  présente  ou  future  ne  pou- 
vait mettre  obstacle  à  leur  action.  Le  chef  du  pouvoir  séculier 
était  obligé  de  les  faire  assister,  sur  requête,  par  son  assesseur 
ou  un  chevalier;  tout  habitant  devait,  sous  peine  d'une  lourde 
amende,  leur  prêter  le  concours  qu'ils  demanderaient.  Quand 
les  inquisiteurs  visitaient  une  partie  du  territoire  soumis  à  leur 
juridiction,  ils  devaient  être  accompagnés  d'un  délégué  du 
souverain,  choisi  par  eux-mêmes  ou  par  l'évêque.  En  arrivant 
dans  une  ville  ou  dans  un  village,  ce  délégué  devait  convoquer 
trois  hommes  de  bonne  réputation,  ou  même  tous  les  habitants 
du  voisinage  et  les  contraindre,  sous  serment,  de  dénoncer  les 
hérétiques,  ou  de  signaler  les  biens  des  hérétiques,  ou  toute 
personne  tenant  de  secrets  conventicules  et  vivant  autrement 
338  r4ae  la  généralité  des  fidèles.  L'État  était  tenu  d'arrêter  tous  les 
suspects,  de  les  garder  en  prisen,  de  les  remettre,  sous  bonne 
escorte,  à  l'évêque   ou    à   l'inquisiteur  et   d'exécuter  dans  les 


PRESCRIPTIONS   FÉROCES  385 

quinze  jours,  conformément  aux  édits  de  Frédéric,  toute  sen- 
tence prononcée  pour  fait  d'hérésie.  En  outre,  on  exigeait  du 
pouvoir  séculier  qu'il  fit  infliger,  sur  simple  demande,  la  tor- 
ture à  ceux  qui  refuseraient  de  dénoncer  tous  les  hérétiques  de 
leur  connaissance.  Si  quelque  résistance  était  opposée  lors 
dune  arrestation,  la  commune  tout  entière  en  était  rendue 
responsable  et  devait  payer  une  énorme  amende,  à  moins 
qu'elle  ne  livrât,  dans  les  trois  jours,  tous  ceux  qui  avaient 
pris  part  à  la  rébellion.  L'exécutif  devait  encore  faire  rédiger 
quatre  listes  de  ceux  qui  étaient  déclarés  infâmes  ou  mis  au 
ban  pour  cause  d'hérésie  ;  l'une  d'elles  devait  être  lue  en  public 
trois  fois  par  an,  une  autre  remise  à  l'évêque,  la  troisième  aux 
Dominicains  et  la  quatrième  aux  Franciscains.  Il  devait  aussi 
veiller  à  la  démolition  des  maisons  dans  les  dix  jours  après  le 
jugement  et  à  la  perception  des  amendes  dans  les  trois  mois. 
Ceux  qui  ne  pouvaient  pas  payer  devaient  être  jetés  en  prison 
et  y  rester  jusqu'à  ce  qu'on  payât  pour  eux.  Les  produits  des 
amendes,  commutations  de  peines  et  confiscations  étaient  divi- 
sés en  trois  parts,  l'une  pour  la  ville,  la  seconde  pour  les  fonc- 
tionnaires préposés  aux  enquêtes,  la  troisième  pour  l'évêque  et 
les  inquisiteurs,  qui  devaient  l'employer  à  la  persécution  des 
hérétiques. 

Des  mesures  sérieuses  étaient  prises  pour  que  ces  instructions 
féroces  fussent  partout  appliquées  avec  vigueur.  Elles  devaient 
être  inscrites  à  perpétuité  dans  tous  les  recueils  de  statuts 
locaux,  avec  toutes  les  lois  que  les  papes  pourraient  promulguer 
dans  la  suite,  sous  peine  d'excommunication  pour  les  fonction- 
naires récalcitrants  et  d'interdit  pour  les  villes.  Toute  tentative 
pour  modifier  ces  lois  constituait  un  crime  dont  l'auteur  était 
passible  d'infamie  perpétuelle,  d'une  amende  et  de  la  mise  au 
ban.  Les  détenteurs  du  pouvoir  et  leurs  officiers  devaient  jurer 
l'observer  ces  lois  sous  peine  de  destitution;  toute  négligence 
apportée  à  leur  exécution  était  punissable,  comme  le  parjure,  . 
je  linfamie  perpétuelle,  d'une  amende  de  deux  cents  marcs  et 
de  la  suspicion  d'hérésie,  qui  entraînait  la  perte  des  charges  et 
l'incapacité  de  jamais  en  occuper  d'autres.  Tout  détenteur  du 

22 


386  INERTIE    DE    L'OPINION    PUBLIQUE 

pouvoir  devait,  dans  les  dix  jours  après  avoir  revêtu  ses  fonc- 
tions, désigner,  sur  l'indication  de  l'évêque  ou  des  Mendiants, 
trois  bons  catholiques,  chargés  d'enquérir  sous  serment  sur  les 
actes  de  son  prédécesseur  et  de  le  poursuivre  pour  tout  man- 
quement à  l'obéissance.  En  outre,  chaque  podestat,  au  début  et 
à  l'expiration  de  sa  charge,  devait  faire  donner  lecture  de  la 
339     bulle  dans  des  endroits  publics  désignés  par  l'évêque  et  par  les 
inquisiteurs,  et  effacer  du  livre  des  statuts  toutes  les  lois  qui 
pouvaient  être  en  conflit  avec  elle.  En  même  temps,  Innocent 
adressait  des  instructions   aux  inquisiteurs,   leur  enjoignant 
d'obtenir,  sous  menace  d'excommunication,  l'insertion  de  cette 
bulle  et  des  édits  de  Frédéric  dans  les  statuts  de  toutes  les  villes 
et  de  tous  les  Etats.  Bientôt  après,  il  leur  conféra  le  dangereux 
privilège  d'interpréter,  de   concert  avec  les  évêques,  tous  les 
points  douteux  des  lois  locales  qui  se  rapportaient  à  l'hérésie. 
Ces  prescriptions  ne  sont  pas,  comme  on  pourrait  le  croire, 
le  produit  d'une  imagination  en  délire.  Il  s'agit  d'une  législation 
positive,  pratique,  mûrement  élaborée  et  arrêtée  en  vue  d'un 
but  politique  bien  défini.  L'état  de  l'opinion  publique  à  cette 
époque  est  suffisamment  caractérisé  par  le  fait  que  des  mesures 
aussi  tjranniques  furent  acceptées  par  elle  sans  résistance. 
En  1254,  Innocent  IV  y  apporta  quelques  légères  modifica- 
tions suggérées    par   l'expérience.    En    1255,    1256    et   1257, 
Alexandre  IV  revisa  la    bulle,   dissipa  quelques    doutes    qui 
s'étaient  élevés  et  insista  sut*  la  nécessité  de  nommer  partout 
des  enquêteurs  pour  examiner  les  actes  des  magistrats  sortants. 
En  1259,  il  réédita  la  bulle  dans  son  ensemble.  En  1265,  Clé- 
ment IV  la  publia  de  nouveau  avec  quelques  variantes,  dont  la 
principale  consistait  à  ajouter  le  mot  «  inquisiteurs  »  dans  les 
passages  où  Innocent  n'avait  désigné  que  les  évêques  et  les 
moines  —  montrant  ainsi  que,   dans  l'intervalle,  l'Inquisition 
était  devenue  l'instrument  par  excellence  de  la  persécution  des 
hérétiques.  L'année  suivante,  il  réitéra  l'ordre  donné  par  Inno- 
cent aux  inquisiteurs  de  faire  insérer  dans  tous  les  livres  de 
statuts,  sous  peine  d'excommunication  et  d'interdit,  sa  législa- 
tion et  celle  de  ses  prédécesseurs.  Ceci  prouve  qu'il  y  eut  bien 


ROLE   IMPOSÉ   AUX   OFFICIERS   CIVILS  387 

quelques  résistances  locales,  mais  le  petit  nombre  d'exemples 
qu'on  en  peut  citer  atteste  que  la  grande  majorité  des  villes  se 
soumirent  sans  murmure.  En  4256,  Alexandre  IV  apprit  que  les 
autorités  de  Gênes  témoignaient  quelque  mauvais  vouloir;  il 
leur  donna  quinze  jours  pour  cesser  toute  opposition,  sous  la 
menace  de  la  censure  et  de  l'interdit.  Il  fît  de  même  en  1258 
avec  les  magistrats  de  Mantoue.  D'autre  part,  le  fait  que  la 
bulle  resta  inscrite  dans  les  statuts  de  Florence  jusqu'à  la  récen- 
sion  de  1355,  montre  avec  évidence  que  les  ordres  du  pape 
avaient  été  obéis  à  la  lettre  pendant  plus  d'un  siècle  (1). 

En  Italie,  ces  mesures  fournirent  à  l'Inquisition  un  personnel  340 
complètement  organisé  et  payé  par  l'État,  qui  en  fit  une  insti- 
tution admirablement  armée  pour  l'accomplissement  de  ses 
desseins.  Nous  ignorons  si  les  papes  ont  fait  effort  pour  rendre 
leurs  bulles  applicables  dans  d'autres  pays  ;  mais,  s'ils  le  ten- 
tèrent, ils  échouèrent,  car  ces  prescriptions  ne  furent  jamais 
en  vigueur  au-delà  des  Alpes.  D'ailleurs,  cela  importait  peu, 
tant  que  la  loi,  l'esprit  conservateur  des  classes  dirigeantes  et 
la  piété  des  souverains  étaient  d'accord  pour  faciliter  partout 
et  en  toutes  choses  la  tâche  des  inquisiteurs.  Aux  termes  du 
traité  de  Paris,  tous  les  officiers  publics  étaient  tenus  d'aider 
l'Inquisition  et  d'arrêter  les  hérétiques;  tous  les  habitants  mâles 
de  plus  de  quatorze  ans,  toutes  les  filles  ou  femmes  de  plus  de 
douze,  devaient  prêter  le  serment  de  dénoncer  les  coupables 
aux  évêques.  Le  concile  de  Narbonne,  en  1229,  mit  ces  disposi- 

(1)  Innoc.  PP.  iv.  Bull.  Ad  extirpanda.  ann.  1252  (Mag.Bull.  Roman.  I.  91).  — 
Ejusd.  Bull.  Orthodoxe,  1252(Ri poil  I.  208,  cf.  vu.  2«).  —  Ejusd.  Bull.  Ut  commiss"m 
1254  (Ibid.  i.  250).  —  Ejusd.  Bull.  Volentis,  1254  (ib.  1.  251).  —  Ejusd.  Bull.  Cum 
venerabdis,  1253  (Mag.  Bull.  Roman,  i.  93-4).  —Ejusd.  Bull.  Cum  in  constitution 
nibvs,  1254  (Pegnœ  app.  p.  19).  —  Alex.  PP.  iv.  Bull.  Cum  secundum,  1255 
(M.  B.  R.  f.  106).  —  Ejusd.  Bull.  Exortis  in  agro,  1256  (Pegnœ  App.  p.  20).  — 
Ejusd.  Bull.  Exortis  in    agris,  1256  (Ripoll"  I."  297).  —  Ejusd.  Bull.  Delecti  filii, 

1256  (Ripoll.  I.  312).  —  Ejusd.  Bull.  Cum  vos,  1256  (Ripoll.  1.  314).  -  Ejusd. 
Bull.   Felicis   recordationis ,  1257  (M.   B.   R.   I.    106).  —  Ejusd.  Bull.  Implacida, 

1257  (M.  B.  R.  I.  113).  —  Ejusd.  Bull.  Implacida,  1258.  (Potthast  n°  17  302).  — 
Tjusd.  Bull.  Ad  extirpanda,  1259  (Pegnœ  App.  p.  30).  —  (Ilem.  PP.  iv.  Bull.  Ad 
extirpanda,  1265  (M.  B.  R.  I.  148-51).  —  Ejusd.  Bull.  Ad  extirpanda,  1226 
(Pfgnae  App.  p.  43). —  Arcliivio  di  Firenze,  Riformagioni,  Classe  h.  Distinzione,  1, 
n<M4.  _  Vers  1330,  Bernard  Gui  (Pratica  P.  iv.  —  Coll.  Doat,  xxx)  cite  les  pres- 
criptions de  la  bulle  d'inm  cent  IV  comme  faisant  encore  partie  des  privilèges  des 
inquisiteurs  italiens. 


341 


3%8  ASSERVISSEMENT   DES   ÉTATS 

sitions  en  vigueur.  Celui  d'Albi,  en  1254,  nomma  les  inquisi- 
teurs parmi  ceux  auxquels  les  hérétiques  devaient  être  dénoncés  • 
il  menaça  des  censures  de  l'Église  tous  les  seigneurs  temporels 
qui  négligeraient  de  seconder  l'Inquisition,  d'exécuter  ses  sen- 
tences de  confiscation  ou  de  mort.  Le  concours  ainsi  réclamé 
fut  accordé  de  grand  cœur.  Chaque  inquisiteur  fut  armé  de 
lettres  royales  l'autorisant  à  faire  appel  à  tous  les  officiers 
publics  pour  être  protégé,  escorté  et  aidé  au  cours  de  ces  mis- 
sions. Dans  un  mémoire  datant  de  1317  environ,  Bernard  Gui 
dit  que  les  inquisiteurs,  munis  de  ces  lettres,  disposent  libre- 
ment du  concours  des  baillis,  des  sergents  et  des  autres  officiers, 
tant  royaux  que  seigneuriaux,  sans  lesquels  ils  ne  pourraient 
pas  faire  grand  chose.  11  n'en  était  pas  seulement  ainsi  en 
France,  car  Eymerich,  écrivant  en  Aragon,  nous  apprend  que 
le  premier  acte  de  l'inquisiteur,  au  reçu  de  sa  commission,  est 
de  la  présenter  au  roi  ou  au  chef  du  pouvoir  et  de  lui  demander 
avec  insistance  l'octroi  de  lettres-patentes,   en  lui  expliquant 
qu'il  est  obligé  par  les  canons  de  les  lui  donner,  s'il  veut  éviter 
les  nombreuses  peines  édictées  par  les  bulles  Ad  abolendam 
et  Ut  inquisition*.  Il  doit  ensuite  produire  ces  lettres  aux 
fonctionnaires  et  leur  faire  jurer  d'obéir  de  leur  mieux  aux 
ordres  qu'il  leur  donnera  dans  l'exercice  de  ses  fonctions.  La 
puissance  entière  d^  l'État  était  donc  mise  à  la  disposition  du 
Saint-Office.  Bien  plus,  chaque  individu  était  tenu  de  lui  apporter 
son  concours;  tout  défaut  de  zèle  l'exposait  à  être  excommunié 
comme  fauteur  d'hérésie,  mesure  qui  pouvait  entraîner  pour 
lui,  après  un  an,  l'accusation  d'hérésie  avec  ses  redoutables 
conséquences.  Les  individus,  non  moins  que  les  États,  deve- 
naient ainsi,  de  gré  ou  de  force,  les  auxiliaires  de  l'Inauisi- 
tion  (1).  ^ 

ann.  122<ï  c.  i    2.  -  Concil.  Albiens.  ann.  1254  c.  3,  5,  8.  -  Arch.    de   l'Ina     de 
Carcass.  (Doat.    xxx.  110-11,  127;  xxxi.  250).  —  Vaisse te    ni    Pr     52*  Q    £?' 
Arch.  di  Napoli,  Registre  6,  lett.  b,  fol,  18o!  -  ©^'iÇf/ïiH 
560-1.  —  Bernardi  Guidon.  Practica  P.  iv  i  Doat,  xxx)  *••»/. 

rn!!lpiaitn  F^°iS  a?ofn  1iffi?i,e  P°Ur  .Vm(\u[sitQ^  d'obtenir  des  lettres-patentes 
royales.  Quand,  en  1269,  les  tranciscains  B-rtrand  de  Roche  et  Ponce  des  Rives 
turent  nommes  inquisiteurs  à  Forcalquier,  ils  furent  obligés  de   se  rendre   d'abord 


CONCOURS    FINANCIER   DES   PRINCES  389 

Le  droit  d'abroger  toutes  les  lois  qui  entravaient  le  libre 
exercice  de  l'Inquisition  fut  également  reconnu  de  l'un  et  l'autre 
côté  des  Alpes.  Lorsque,  en  1257,  Alexandre  IV  apprit  avec 
indignation  que  Mantoue  avait  adopté  certains  statuts  mettant 
obstacle  à  l'absolutisme  de  l'Inquisition,  il  donna  ordre  immé- 
diatement à  l'évêque  de  Mantoue  d'examiner  l'affaire  et  d'an- 
nuler tout  ce  qui  pourrait  entraver  ou  retarder  les  opérations 
du  Saint  Office.  En  cas  de  résistance,  il  devait  excommunier 
les  magistrats  et  jeter  l'interdit  sur  la  ville.  En  1275,  Urbain  IV 
rendit  cette  disposition,  empruntée  à  la  bulle  Ad  extir panda, 
universellement  applicable  et  elle  fut  introduite  dans  la  loi 
canonique  comme  l'expression  des  droits  incontestés  de  l'Église. 
Ainsi  l'Inquisition  devenait  virtuellement  maîtresse  de  la  légis- 
lation de  tous  les  pays,  qu'elle  pouvait  modifier  à  sou  gré.  Ce 
ne  fut  pas  la  faute  de  l'Église  si  un  monarque  hardi  comme  342 
Philippe-le-Bel  osa,  à  l'occasion,  s'exposer  à  la  vengeance 
divine  en  protégeant  les  droits  de  ses  sujets  (1). 

En  deçà  des  Alpes,  il  n'était  pas  admis,  comme  en  Italie,  que 
les  dépenses  de  l'Inquisition  dussent  être  supportées  par  l'État. 
Mais  la  libéralité  royale  y  pourvoyait  amplement.  D'ailleurs, 
les  dépenses  qui  incombaient  à  l'Inquisition  n'étaient  pas  con- 
sidérables. Les  couvents  dominicains  lui  fournissaient  des 
locaux  pour  ses  assises  et  les  officiers  publics  étaient  obligés, 
comme  nous  l'avons  vu,  de  lui  rendre  tous  les  services  qu'elle 
réclamait  d'eux.  Si  les  évêques  avaient  négligé  de  construire  et 
d'entretenir  les  prisons,  le  zèle  royal  avait  pris  ces  devoirs  à  sa 
charge.  En  1317,  nous  apprenons  que  dans  l'espace  de  huit  ans 
le  roi  avait  dépensé  630  livres  tournois  pour  l'entretien  de  la 
seule  prison  de  Toulouse  et  qu'il  avait  aussi  régulièrement 
payé  les  geôliers.  En  outre,  les  inquisiteurs  avaient  toujours 
le  droit  d'appeler  à  leur  aide  des  experts,  qui  ne  pouvaient 

à  Palerme,  où  résidait  alors  Charles  d'Ajou,  et  où  il  leurrerait  des  lettres  poursm 
sénéchal  et  ses  au'res  officiers  (4  août  1269).  —  Archivio  di  Napuli,  Registro  6, 
lett.  D,  fol.  ISO.  Gf.  Kegist.  20,  lett.   B,  fol.  91. 

(1)  Mag.  Bull.  Roman,  i.  118.  —  C.  9  Sexto  V.  i.  —  Zanchini,  Tract  de  Hxret.  c. 
ixjei.  —  Cf.  Aymerici  Dir  ci.  Inq.  p.  561.  —  Bernardi  Comens.  Lucerna  Iajv.is. 
s.  v.  Statutum. 

22. 


390  AFFAIRE    DE   VITERBE 

leur  refuser  leurs  lumières.  Toute  la  science  du  royaume  était 
asservie  au  devoir  suprême  de  combattre  l'hérésie  et  mise  gra- 
tuitement à  la  disposition  de  l'Inquisition.  Laïques  et  prélats 
étaient  également  tenus  de  lui  obéir  (1). 

Que  les  pouvoirs  ainsi  conférés  aux  inquisiteurs  aient  été 
réels  et  non  simplement  théoriques,  c'est  ce  qui  appert  du  cas 
343  deCapellodi  Chia,  un  puissant  seigneur  de  la  province  romaine, 
qui  attira  sur  lui  la  suspicion  d'hérésie,  fut  condamné,  proscrit, 
et  vit  ses  biens  confisqués  (1260).  Comme  il  refusait  de  se  sou- 
mettre, l'inquisiteur  Frà  Andréa  invoqua  l'aide  des  citoyens  de 
la  ville  voisine  de  Yiterbe  ;  ils  lui  obéirent  en  levant  une  armée 
à  la  tête  de  laquelle  l'inquisiteur  assiégea  Capello  dans  son 
château  deColle-Casale.  Capello  avait  ingénieusement  transféré 
ses  biens  au  nom  d'un  noble  romain  nommé  Pietro  Giacomo 
Surdi  et  la  pieuse  entreprise  des  Yiterbiens  fut  arrêtée  par  un 
ordre  du  sénateur  de  Rome  interdisant  de  faire  violence  à  la 
propriété  d'un  bon  citoyen  catholique.  Alors  Alexandre  IV 
intervint,  ordonnant  à  Surdi  de  se  désintéresser  de  la  querelle, 
parce  que  ses  titres  à  la  possession  du  château  étaient  nuls.  11 
ordonna  également  au  sénateur  de  renoncer  à  son  opposition  et 
remercia  chaleureusement  les  Yiterbiens  pour  le  zèle  et  le  cou- 
rage qu'ils  avaient  mis  au  service  de  Frà  Andréa.  A  la  vérité, 
ce  dernier  n'avait  fait  qu'exercer  le  pouvoir  que  Zanghino 
déclare  attaché  aux  fonctions  de  l'inquisiteur,  à  savoir  de  dé- 
chaîner ouvertement  la  guerre  sur  les  hérétiques  et  sur  l'héré- 
sie (2). 

Dans  l'exercice  de  cette  autorité  presque  sans  limites,  les 
inquisiteurs  agissaient  le  plus  souvent  sans  surveillance  et  sans 
responsabilité.  Même  un  légat  du  pape  ne  devait  pas  se  mêler 
de  leurs  affaires  ni  s'enquérir  de  Thérésie  dans  le  ressort  de  leur 
autorité.  Ils  n'étaient  pas  passibles  d'excommunication  dans 
l'exercice  de  leurs  fonctions  et  ne  pouvaient  même  pas  être 


(1)  Bernard.  Guidon.  Gravam.  (Doat,  xxx,  107-9).  —  Alex.  PP.  iv.  Bull.  C"P  en- 
tes, 15  apr.  1225;  ejusd.    Bull.   Exo>'tis  in  agro,  15  mar.  1256. 

(2)  Pegnœ    Append.  ud  Eynie/ic.  p.  37-8.  —  Zanchini,    Tract,  de   Hzretic.  c. 

XXXVII. 


IMMUNITÉS   DES   INQUISITEURS  391 

suspendus  par  un  délégué  du  Saint-Siège.  Si  pareille  mesure 
était  cependant  tentée,  l'excommunication  ou  la  suspension 
étaient  réputées  nulles,  à  moins  qu'elles  n'eussent  été  prononcées 
par  un  mandat  spécial  du  pape.  Dès  1245,  les  inquisiteurs 
furent  autorisés  à  absoudre  leurs  familiers  pour  les  excès  dont 
ils  se  rendaient  coupables;  depuis  1261,  ils  purent  s'absoudre 
entre  eux  des  effets  de  l'Inquisition,  quelle  qu'en  fût  la  cause; 
et  comme  chaque  inquisiteur  avait  d'ordinaire  un  subordonné 
prêt  à  lui  rendre  ce  service,  il  devenait  par  là  virtuellement 
invulnérable.  Enfin,  les  inquisiteurs  étaient  affranchis  de  tout 
devoir  d'obéissance  envers  leurs  provinciaux  et  leurs  généraux; 
il  leur  était  même  interdit  de  recevoir  leurs  ordres  sur  toute 
affaire  relative  à  leurs  fonctions;  ils  étaient,  d'ailleurs,  protégés 
contre  toute  tentative  de  miner  leur  crédit  auprès  de  la  Curie, 
par  le  privilège  qui  leur  était  reconnu  d'aller  quand  ils  le  vou- 
laient à  Rome  et  d'y  passer  le  temps  qu'ils  jugeaient  nécessaire, 
nonobstant  la  défense  du  provincial  ou  des  chapitres  généraux. 
A  l'origine,  on  admit  que  le  mandat  des  inquisiteurs  expirait 
avec  le  pape  dont  ils  l'avaient  reçu;  mais,  depuis  1267,  ces  man- 
dats furent  déclarés  perpétuels  (1). 

La  question  de  l'amovibilité  des  inquisiteurs  était  en  relation  344 
directe  avec  celle  de  leur  subordination  ou  de  leur  indépen- 
dance et  fut  l'objet  de  beaucoup  de  décisions  contradictoires. 
Quand  le  pouvoir  de  les  désigner  eut  d'abord  été  conféré  aux 
provinciaux,  il  emportait  naturellement  celui  de  les  éloigner  et 
de  les  remplacer  après  une  consultation  avec  des  membres 


(1)  Arch.  Nat.  de  France.  J.  431,  n°  23.  —  Innoc.  PP.  iv.  Bull.  Devotionis, 
2  mai  1245  (Coll.  Doat,  xxxi.  70).  —  Berger,  Reg.  d'Innée.  IV,  n°  1963.  —  Ripoil. 
i  132;  h.  504,  610,  644.  —  Alex.  PP.  îv.  Bull.  Ut  negotium,  5  mart.  1261.  — 
Urbain  PP.  iv.  Bull.  Ut  negotium,  4  rug.  1262.  —  Mag.  Bull.  Roman,  i.  116,  120, 
126,  139,  267,  420.  -  C.  10  Sexto  v.  2.  —  Pottha^t  n°s  13057,  18389,18419,19559. 
—  Bern.  Guidon.  Practica  P.  iv.  (Doat,  xxx).  —  Eymeric.  Direct.  Inouïs,  p.  136, 
137. 

Il  est  curieux  de  constater  que  la  question  de  savoir  si  le  mandat  d'un  inquisi- 
teur n'expirait  ras  avec  le  pape  qui  l'avait  donné,  était  encore  regardée  comme 
douteuse  en  1290,  époque  ou  elle  fut  ré  olue  en  faveur  de  la  thèse  de  la  perpé- 
tuité par  Nicolas  IV,  dans  la  bulle  Ne  aîiqw  (Potthast  n°  23  302).  A  une  époque 
antérieure.  Alexandre  IV,  en  prenant  la  tiare  (1235),  avait  cru  nécessaire  de  renou- 
veler le  mandat  d'un  inquisiteur  aussi  distingué  que  Rainerio    Saccone    (Ripoil  i. 


392  INAMOVIBILITÉ    DES   INQUISITEURS 

«  discrets  »  de  l'Ordre.  En  12i4.  Innocent  IV  déclara  que  les 
provinciaux  et  les  généraux  des  Ordres  Mendiants  avaient 
pleins  pouvoirs  pour  déplacer,  révoquer  et  remplacer  tous  les 
membres  de  leurs  Ordres  qui  servaient  comme  inquisiteurs, 
môme  quand   ils   avaient   reçu    leur   mandat  du    pape. 

Une  dizaine  d'années  plus  tard,  la  politique  vacillante 
d'Alexandre  IV  atteste  une  tentative  sérieuse  des  inquisi- 
teurs pour  obtenir  complète  indépendance.  En  1256,  il  con- 
firma le  pouvoir  de  déplacement  des  provinciaux;  le  5  juil- 
let 1257,  il  le  leur  retira,  et  le  9  décembre  de  la  même 
année,  il  l'affirma  de  nouveau  dans  sa  bulle  Quod  super 
nonnullis,  qui  fut  maintes  fois  rééditée  par  lui  et  par  ses 
successeurs.  Les  papes  postérieurs  donnèrent  des  ordres  con- 
tradictoires, jusqu'à  ce  qu'enfin  Boniface  VIII  se  prononça 
en  faveur  du  pouvoir  de  déplacement;  mais  les  inquisiteurs 
obtinrent  que  ce  pouvoir  ne  pût  être  exercé  qu'à  la  suite 
d'une  procédure  régulière,  ce  qui,  dans  la  pratique,  le  réduisait 
à  néant.  Il  est  vrai  que,  d'après  les  réformes  de  Clément  V, 
l'excommunication  ipso  facto,  ne  pouvant  être  levée  que  par  le 
pape,  était  prononcée  contre  trois  sortes  de  crimes  des  inquisi- 
teurs :  lo  des  poursuites  injustes  motivées  par  la  faveur,  l'ini- 
mitié personnelle  ou  l'avidité,  et  la  négligence  à  poursuivre  due 
à  des  causes  analogues;  2°  des  extorsions  d'argent;  3°  la  con- 
fiscation des  biens  d'une  église  en  punition  des  fautes  d'un 
clerc.  Mais  ces  dispositions,  contre  lesquelles  protesta  énergi- 
quement  Bernard  Gui,  ne  faisaient  qu'indiquer  la  conduite  à 
tenir  et  n'étaient  pas  appuyées  de  sanctions  pratiques  (1). 
345  Les  Franciscains  s'efforcèrent  de  réduire  leurs  inquisiteurs  à 
l'obéissance  en  leur  confiant  des  mandats  de  durée  limitée. 
Ainsi,  en  1320,  le  général  Michel  de  Cesena  adopta  le  terme  de 
cinq  ans,  qui  paraît  être  resté  longtemps  la  règle;  nous  voyons, 

(1)  Coll.  D.>.-.t,  xxxi,  73;  xxxii,  15,  105.  —  Ahx.  PP.  IV.  Bull.  0  hre  suavi,  13 
mai  1256;  ejusd.  Ba\\.mCatholicsB  fidei,  15  jul.  1257;  ejusd.  Bull.  Quod  super 
nonnuLis,  9  dec.  1257;V|iisd.  Bull.  Meminim»s,  13  apr.  1258.  —  Clem.  PP.  IV. 
Bull.  Lie  t  ex  omnibus,  30  sept.  1265.  —  G.  1,  2,  Clem  ntin.  V.  2.  —  Bern.  Gui- 
don. Giavam  (Doat,  xx.v,  114).  —  lnnoc.  PP.  VI.  Bull.  Odore  suavi,  9  jun.  1355 
(Bulario  de  la  Orden  de  Santiago,  T.  m,  fol.  550,  in  Archivio  Xacional  de  Es- 
paùa), 


DURÉE   DES  MANDATS  393 

en  effet,  Grégoire  XI,  en  1375,  prier  le  général  franciscain  de 
maintenir  dans  ses  fonctions  d'inquisiteur  à  Rome  Frà  Gabriele 
da  Yiterbo,  à  cause  de  ses  éminents  services.  En  1439,  une 
commission  d'inquisiteur  de  Florence,  délivrée  à  Frà  Francesco 
da  Michèle,  pour  prendre  effet  à  l'expiration  des  pouvoirs  de 
Frà  Jacopo  délia  Biada,  indique  que  les  nominations  étaient 
encore  faites  à  temps,  bien  que  Eugène  IV,  en  1432,  eût  conféré 
au  général  franciscain,  Guglielmo  di  Casale,  pleins  pouvoirs 
pour  nommer  et  pour  révoquer.  Les  Dominicains  ne  paraissent 
pas  avoir  adopté  cet  expédient;  d'ailleurs,  toute  mesure  de  ce 
genre  eût  été  impuissante  à  établir  la  subordination  et  la  dis- 
cipline, vu  l'intervention  constante  du  Saint-Siège  qui  pouvait 
toujours  être  obtenue  de  ceux  qui  savaient  la  réclamer.  Des 
mandats  d'inquisiteurs  étaient  continuellement  délivrés  par  le 
pape  et  ceux  qui  en  étaient  investis  paraissent  n'avoir  pu  être 
révoqués  que  par  le  pape  lui-même.  Même  quand  il  n'en  était 
pas  ainsi,  il  importait  peu  que  les  papes  reconnussent  en 
théorie  aux  provinciaux  le  droit  de  déplacer,  lorsqu'ils  étaient 
disposés  à  s'entremettre  pour  en  annuler  l'exercice.  En  1323, 
Jean  XXII  donna  à  Frà  Piero  de  Perugia,  inquisiteur  d'Assise, 
des  lettres  qui  le  protégeaient  à  l'avance  contre  toute  mesure 
de  suspension  ou  de  déplacement.  En  1339,  il  est  question  d'un 
certain  Giovanni  di  Borgo,  déplacé  par  le  général  franciscan  et 
replacé  par  Benoît  XII.  Plus  fatal  encore  à  la  discipline  fut  le 
cas  de  Francisco  di  Sala,  nommé  par  le  provincial  d'Aragon, 
écarté  par  son  successeur  et  réintégré  par  Martin  V  en  4419 
avec  privilège  d'inamovibilité.  Toutefois,  en  1439,  Eugène  IV  et, 
en  1474,  Sixte  IV  renouvelèrent  les  décisions  de  Clément  IV, 
d'après  lesquelles  les  inquisiteurs  pouvaient  être  déplacés  tant 
par  les  généraux  que  par  les  provinciaux.  En  1479,  Sixte  IV 
ordonna  que  toutes  les  plaintes  soulevées  par  les  inquisiteurs  346 
fussent  portées  devant  le  général  de  leur  Ordre,  auquel  fut 
reconnu  le  pouvoir  de  les  punir  ou  de  les  déplacer  (1). 

(1)  Wadding.  ann.  1323,  nM7;  aim.  1327,  n°  5;  ann.  1339,  n°  1  ;  nnn.  1347,  n°  '0, 
11;  ann.  1375,  n°  30;  ann.  1432,  n°  10,  11;  ;>nn.  1474,  n°  17-19.  —  Archivio  di 
Firenze,  Prov.  del  Convenlo  di  S.  Croce,  26  oit.  1439.—  Ripoll  II.  342,  44,  57  -1. 
—  Sixti  PP.  IV,  Bull.  Sacri,  16  jul.  1479,  §  11. 


394  PROVINCIAUX   ET   INQUISITEURS 

Le  résultat  naturel  de  cette  législation  contradictoire  fut  que 
les  inquisiteurs  se  considérèrent  comme  responsables  envers 
leurs  supérieurs  en  tant  que  Frères,  mais  non  en  tant  qu'in- 
quisiteurs; en  cette  dernière  qualité,  ils  ne  croyaient  devoir  de 
comptes  qu'au  pape  et  ils  prétendaient  qu'on  ne  pouvait  les 
écarter  qu'en  cas  d'impuissance  avérée  à  remplir  leur  tache, 
par  l'effet  de  l'âge,  de  la  maladie  ou  de  l'ignorance.  Quant  à 
leurs  vicaires  et  subordonnés,   ils  prétendaient  qu'ils  ne  rele- 
vaient  d'aucune  autre  juridiction  que   la   leur;  toute  tenta- 
tive faite  par  un  provincial  pour  écarter  un  de  ces  subordonnés 
devait   motiver  une  poursuite  pour  suspicion   d'hérésie,  étant 
un  obstacle  opposé  à  la  bonne  marche  de  l'Inquisition.  Il  n'était 
certes  pas  facile  d'intervenir  dans  les  affaires  conduites  par  des 
hommes  aussi  redoutablement  armés  et  animés  d'un  pareil 
esprit  de  décision.   La  chaleur  avec  laquelle  Ejmerich  traite 
cette  question  laisse  entrevoir  le  caractère  de  la  lutte  qui  se 
poursuivait  incessamment  entre  les  provinciaux  et  les  inquisi- 
teurs. Les  abus  et  les  désordres  auxquels  donna  lieu  cette  atti- 
tude obligea  Jean   XXIII  d'intervenir  et  de  déclarer  que  les 
inquisiteurs  seraient  soumis  en  toutes  choses  à  leurs  supérieurs 
et   leur   devraient   obéissance.  Mais  le  Grand  Schisme  avait 
affaibli  l'autorité  pontificale  et  Jean  XXIII  fut  peu  écouté.  Après 
le  rétablissement  de  l'unité  à  Constance,  en  1418,  Martin  V  se 
hâta  de  renouveler  l'ordre  donné  par  son  prédécesseur.  Mal- 
heureusement, comme  dans  le  cas  dune  révocation,  l'insatiable 
avidité  de  la  Curie  romaine,  toujours  prête  à  se  laisser  cor- 
rompre, opposait  un  obstacle  fatal  à  rétablissement  de  la  disci- 
pline ;  d'ailleurs,  ceux  qui  étaient  commissionnés  directement 
par  le  pape  ne  pouvaient  guère  témoigner  de  soumission  aux 
fonctionnaires  de  leurs  Ordres  respectifs  (1). 
Les   remarques  d'Ejmerich  attestent  qu'un  inquisiteur  ne 
347    devait  pas  se  faire  scrupule  de  poursuivre  son  supérieur.  Sa 
juridiction  était,  en  fait,  presque  illimitée,  car  la  menace  de 
la  suspicion  drhérésie   pesait  également  sur  les  grands  et  sur 

(1)  Eymerich,  p.  540-9,  553.  —  A/chivio  di  Firenze,  Prov.  del  Conv.  di  S    Croce 
16  apr.  1418.  ■ 


INSOLENCE   DES  INQUISITEURS  395 

les  humbles.  11  n'est  pas  jusqu'au  droit  d'asile  des  églises  qui 
n'ait  été  suspendu  en  faveur  de  l'Inquisition  et  les  immunités 
des  Ordres  Mendiants  eux-mêmes  ne  les  mettaient  pas  à  l'abri  de 
sa  juridiction.  En  théorie,  les  rois  n'y  échappaient  pas  davan- 
tage; mais  Eymerich  observe  discrètement  que  lorsqu'un  pareil 
personnage  est  en  cause,  il  vaut  mieux  avertir  le  pape  et  atten- 
dre ses  instructions.  Un  seul  pouvoir  échappait  à  la  tyrannie 
des  inquisiteurs.  L'office  épiscopal  conservait  encore,  de  son 
ancienne  et  éminente  dignité,  une  part  suffisante  pour  sous- 
traire celui  qui  en  était  revêtu  aux  atteintes  d'un  inquisiteur,  à 
moins  que  ce  dernier  ne  se  présentât  avec  des  lettres  pontifi- 
cales délivrées  ad  hoc.  Au  cas  où  la  foi  d'un  évoque  était  soup- 
çonnée, le  devoir  de  l'inquisiteur  était  de  réunir  avec  soin  tc-us^ 
les  témoignages  et  de  les  transmettre  à  Rome  pour  examen. 
Jean  XXII,  en  1327,  admit  une  autre  exemption  motivée  par 
•l'insolence  de  l'inquisiteur  sicilien,  Mathieu  de  Pontigny,  qui 
osa  excommunier  Guillaume  de  Balet,  archidiacre  de  Fréjus, 
chapelain  du  pape  et  représentant  du  pontificat  d'Avignon  dans 
la  Campagne  et  la  Province  maritime.  Le  pape,  furieux,  publia 
une  Décrétale  interdisant  à  tous  les  juges  et  inquisiteurs  de 
s'attaquer  aux  fonctionnaires  et  aux  nonces  du  Saint-Siège 
sans  lettres  spéciales  les  y  autorisant.  L'audace  de  Mathieu  de 
Pontigny  montre  assez  quelle  était  la  confiance  et  la  présomption 
des  membres  du  Saint-Office  D'autre  part,  le  fait  que  les  laïques 
prirent  l'habitude  de  les  appeler  :  «  Votre  Majesté  Religieuse  », 
atteste  l'impression  faite  sur  l'esprit  du  peuple  par  leur  toute- 
puissance  irresponsable  (l). 

Si  les  évêques  échappaient  au  jugement  de  l'Inquisition,  ils 
n'étaient  nullement  dispensés  d'obéir  aux  inquisiteurs.  Dans  la 
commission  pontificale  que  recevaient  ces  derniers^il  était  dit 
que  les  archevêques,  les  évêques,  les  abbés  et  tous  les  autres 
prélats  devaient  se  conformer  à  leurs  ordres   en  tout  ce  qui    34g 


(1)  Eymerici  Direct.  Inquis.  p.  559.  —  Greg.  PP.  X.  B  ill.  20  apr.  1273  (Mar- 
tène  Thés.  V.  1821).  -  Zanchini  de  Hxretic.  c.  vin.  —  Johann.  PP.  XXII,  Bull. 
Ex  parte  vestra,  3  jul.  1322  (Wadding.  m.  291).  —  C.  16  Sexto  V.  2.  —  G.  3.  Ex- 
trav.  Commun,  v.  3.  —  Arch.  de  l'inq.  de  Careassonne  (Doat,  XXXVII,  204). 


396  AMBITION   DES    INQUISITEURS 

concernait  la  tâche  de  l'Inquisition,  sous  peine  d'excommuni- 
cation, de  suspension  et  d'interdit?  Le  ton  arrogant  sur  lequel 
les  inquisiteurs  donnaient  leurs  ordres  aux  officiers  épiscopaux 
montre  assez  que  ce  n'était  pas  là  une  vaine  formule.  Bien  que 
le  pape,  en  s'adressant  à  un   évêque,  le  traitât  de  «  vénéré 
frère  »  et  qu'en  s'adressant  à  un  inquisiteur  il  l'appelât  «  cher 
fils  »,  les  inquisiteurs  soutenaient  qu'ils  étaient  supérieurs  aux 
évoques,  en  tant  que  délégués  directs  du  Saint-Siège,  et  que,  si 
une  personne  était  convoquée  simultanément  par  un  évêque  et 
par  un  inquisiteur,  elle  devait  se  rendre  d'abord  à  l'appel  de  ce 
dernier.  L'obéissance  était  due  à  l'inquisiteur  comme  au  pape 
lui-même  et  l'évoque  ne  pouvait  pas  s'y  soustraire.  Gela  faisait 
partie  de  la  politique  des  papes,  parce  que  l'inquisiteur  était  un 
instrument  convenable  pour  réduire  l'épiscopat  à  la  sujétion. 
Ainsi,  en  1296,  Boniface  VIII,  prescrivant  aux  évêques  de  sup- 
primer  certains    ermites    et    mendiants    non    autorisés    par 
l'Église,  adressa  en  même  temps  des  copies  de  sa  bulle  aux 
inquisiteurs,  avec  ordre  de  stimuler  le  zèle  des  évêques  et  de  lui 
dénoncer  ceux  qui  se  montreraient  négligents. 

Toutefois,  malgré  la  supériorité  revendiquée  par  les  inquisi- 
teurs, l'Inquisition  servait  souvent  de  marche-pied  pour  arriver 
à  l'épiscopat.  De  telles  fonctions  mettaient  une  influence  énorme 
entre  les  mains  des  ambitieux,  qui  en  abusaient  constamment 
pour  assurer  leur  avancement  dans  la  hiérarchie.  Parmi  les 
premiers  inquisiteurs,  on  peut  citer  Frà  Aldobrandino  Gaval- 
canti  de  Florence,  qui  devint  évêque  de  Viterbe,  et  son  succes- 
seur, FràRuggieroCalcagni,  qui  fut  récompensé,  en  12-45.  par 
l'évêché  de  Castro  dans  les  Maremmes.  Je  me  contenterai  de 
rappeler  le  cas  de  Florence,  en  1343,  où  l'inquisiteur  Frà 
Andréa  da  Perugia  fut  porté  à  l'épiscopat  et  eut  pour  successeur 
Frà  Pietro  di  Aquila,  qui,  en  1346,  devint  évêque  de  SantangHo 
dei  Lombardi.  Son  successeur  fut  Frà  Michèle  di  Lapo  et.  en 
1350,  nous  trouvons  la  Seigneurie  demandant  au  pape  qu'il  fût 
nommé  à  l'évêché  de  Florence,  alors  vacant. 

Les   fonctions    d'inquisiteurs   offraient   aussi   des  occasions 
d'avancement   au   sein  même    des  Ordres,   et  ces  occasions 


RÉSISTANCES   POPULAIRES  397 

n'étaient  pas  perdues.  Ainsi,  dans  une  liste  de  provinciaux 
dominicains  de  Saxe  de  la  dernière  moitié  du  xive  siècle, 
trois  frères  qui  se  succédèrent  dans  cette  éminente  situation 
de  1369  a  1382,  Walther  Kerlinger,  Hermann  Helstede  et 
Heinrich  von  Albrecht,  avaient  tous  été  antérieurement  inqui-  349 
siteurs  (1). 

Il  ne  faut  pas  s'imaginer  que  cette  gigantesque  construction, 
qui  pesa  si  longtemps  sur  le  monde  chrétien,  ait  pu  s'édifier 
sans  opposition, malgré  la  faveur  que  lui  témoignèrent  papes  et 
rois.  Quand  nous  en  arriverons  à  étudier  dans  ses  détails 
l'histoire  de  l'Inquisition,  nous  trouverons  de  nombreux  exem- 
ples de  résistances  populaires,  rapidement  et  impitoyablement 
écrasées.  Certes,  il  fallait  un  singulier  courage  pour  oser  élever 
la  voix  contre  un  inquisiteur,  quelque  cruelle  et  odieuse  que 
fût  sa  conduite.  Aux  termes  de  la  loi  canonique,  toute  per- 
sonne qui  mettait  obstacle  à  l'activité  d'un  inquisiteur,  ou 
donnait  des  conseils  à  cet  effet,  était  excommuniée  ipso  facto. 
Après  une  année  passée  dans  cette  condition,  elle  était  légale- 
ment considérée  comme  hérétique,  livrée,  sans  plus  ample 
cérémonie,  au  bras  séculier,  et  brûlée  sans  jugement  ni  espoir 
de  clémence.  L'effroyable  puissance  dont  l'inquisiteur  était 
ainsi  revêtu  s'accroissait  encore  par  suite  de  l'élasticité  du 
crime  consistant  à  «  mettre  obstacle  au  Saint-Office  »,  crime 
mal  défini  et  cependant  poursuivi  avec  une  ténacité  infatigable. 
Si  la  mort  venait  soustraire  les  accusés  à  la  vengeance  de 
l'Église,  l'Inquisition  s'en  prenait  à  leur  mémoire  et  faisait 
peser  sa  colère  sur  leurs  enfants  et  leurs  petits-enfants.  Lors 
du  procès  de  Frère  Bernard  Délicieux,  en  1319,  on  considéra 
qu'il  s'était  rendu  coupable  de  résistance  à  l'Inquisition 
parce  qu'il  avait  quelque  peu  étendu  les  pouvoirs  des  agents 
désignés  par  la  ville  d'Albi  pour  en  appeler  au  pape  Clément  V 
contre  l'évêque  et  l'inquisiteur  (2). 

(1)  Pegnge  Ai  p.  ad  Eymeric.  p.  66-7.  —  Arch.  de  l'inq.  de  Careass.  (Doat 
XXXII,  143,  147).  —  Eymeric.  Direct.  Inq  p.  537-8.  —  Albert.  Re  .ert.  Inq.  écL 
14?4,  ?.  v.  Delegatus.  —  Franz  Ehrle,  Archiv  fur  Litteratur  und  Khchenge- 
schichte,  188*.  p.  158.  — Lami,  Antiehilà  Toscane,  p.  583.—  Archivio  di  Firenze, 
Hiformagioni,  classe  v,  n°  129,  fol.  46,  62-70.  —  Martène  AmpL  Coll.  vi.  341. 

(2)  Mss.  Bib.  Nat.  fonds  latin,  n°  4270,  fol.  146  et  165. 

23 


350 


398  FAIBLESSE    DES   ÉVÊQUES 

Si  les  évêques  s'étaient  réunis  pour  résister,  ils  auraient  pu 
sans  doute  s'opposer  d'une  manière  efficace  à  ces  empiéte- 
ments sur  leur  juridiction  et  préserver  leurs  ouailles  des  hor- 
reurs dont  elles  allaient  être  victimes.  Malheureusement,  les 
prélats  ne  surent  pas  agir  de  concert.  Quelques-uns  étaient 
d'honnêtes  fanatiques  qui  saluèrent  avec  joie  le  Saint-Office  et 
lui  prêtèrent  leur  concours  ;  d'autres  restèrent  indifférents  ;  le 
plus  grand  nombre,  absorbés  par  des  préoccupations  et  des 
querelles  séculières,  furent  plutôt  satisfaits  d'être  déchargés  de 
lourds  devoirs  dont  ils  n'avaient  ni  le  loisir  ni  le  savoir  néces- 
saire pour  s'acquitter.  Aucun  d'eux  n'osa  élever  la  voix  contre 
une  institution  qui,  de  l'avis  de  toutes  les  âmes  pieuses,  répon- 
dait aux  besoins  les  plus  urgents  de  l'époque.  L'inévitable 
jalousie  de  l'épiscopat  se  manifesta  seulement  par  la  vaine  pré- 
tention, mise  en  avant  par  quelques-uns,  de  s'acquitter  eux- 
mêmes  des  fonctions  dévolues  aux  Mendiants.  Nous  constatons 
un  certain  étalage  de  zèle  dans  la  poursuite  des  hérétiques  par 
le  vieux  système  des  témoins  synodaux,  au  concile  de  Tours  en 
1239,  à  celui  de  Béziers  en  1246,  à  celui  d'Albi  en  1254.  Le 
concile  de  Lille  (Venaissin)  en  1251  fit  un  effort  plus  hardi 
pour  regagner  le  terrain  perdu,  non-seulement  en  ordonnant 
aux  évêques  de  procéder  à  des  enquêtes  dans  leurs  diocèses, 
mais  en  réclamant  de  l'Inquisition  ia  remise  de  toutes  ses 
archives  aux  Ordinaires.  Comme  cette  demande  ne  fut  pas 
accueillie,  le  concile  d'Albi,  en  1254,  fit  un  autre  effort  égale- 
ment inutile  pour  obtenir  des  copies  de  ces  documents.  Peu 
après  1250,  un  inquisiteur  se  plaignait  que  les  hérétiques  fus- 
sent encouragés  et  enhardis  par  les  attaques  constantes  aux- 
quelles étaient  exposés  les  inquisiteurs,  accusés  de  négligence, 
de  paresse,  d'incapacité  à  discerner  les  innocents  des  coupa- 
bles. «  Ces  calomnies,  continue  l'inquisiteur,  émanent  de  juges 
séculiers  et  ecclésiastiques,  qui  professent  un  grand  zèle  pour 
l'extermination  de  l'hérésie,  mais  qui,  en  réalité,  désirent  sur- 
tout se  laisser  corrompre  à  prix  d'argent,  ou  qui  inclinent 
secrètement  vers  l'hérésie,  ou  ont  des  parents  ou  des  amis 
parmi  les  hérétiques.  »  Cet  exemple  montre   à  quel    point  les 


PARTIALITE   DU   SAINT-SIEGE 


399 


juridictions  rivales  se  jalousaient  et  combien  l'entente    était 
peu  cordiale  entre  l'ancienne  et  la  nouvelle  organisation  (1). 

Aux  empiétements  des  inquisiteurs,  l'épiscopat  se  contentait  351 
généralement  de  répondre  par  de  menues  chicanes  qui,  por- 
tées devant  le  Saint-Siège,  étaient  toujours  jugées  dans  le  sens 
le  plus  favorable  aux  moines.  En  1330,  l'inquisiteur  Henri  de 
Chamay  se  plaint  à  Jean  XXII  que  l'évêque  de  Maguelonne  lui 
suscite  des  difficultés  à  Montpellier,  en  alléguant  certains  pri- 
vilèges pontificaux  qui  lui  auraient  été  conférés;  à  quoi  le 
pape  répond  en  lui  enjoignant  de  vaquer  à  sa  fonction  sans 
s'arrêter  aux  objections  de  l'évêque.  En  1141,  l'archevêque  de 
JNarbonne  et  tous  ses  suffragants  s'adressèrent  à  Eugène  IV,  se 
plaignant  des  prétentions  exorbitantes  de  l'Inquisition  et  le 
priant  de  surseoir  à  toute  décision  jusqu'à  ce  qu'il  eût  reçu  des 
détails.  Le  pape  n'attendit  point,  mais  répondit  que  l'inqui- 
siteur les  avait  déjà  accusés  de  le  gêner  dans  l'exercice  de  ses 
fonctions,  qu'il  n'y  avait  pas  d'affaire  plus  importante  pour 
l'Église  que  la  destruction  de  l'hérésie  et  que  le  plus  sûr  moyen 
de  mériter  sa  faveur  était  de  seconder  l'Inquisition.  Cette  ins- 
titution avait  été  créée  pour  décharger  les  évêques  d'une  partie 
de  leur  fardeau  et  le  pape  ne  verrait  pas  sans  déplaisir  qu'on  se 
permît  d'y  porter  atteinte.  Dans  l'espèce,  et  en  vue  de  rétablir 
la  concorde,  l'inquisiteur  retirerait  sa  plainte,  mais  il  était 
entendu  que  toutes  les  actions  intentées  par  les  évêques  seraient 
regardées  comme  nulles.  —  Évidemment,  dans  toute  querelle 
de  ce  genre,  l'épiscopat  devait  compter  avec  trop  forte  partie. 
Au  début  du  Grand  Schisme,  les  inquisiteurs  furent  sommés 
de  prêter  serment,  dans  la  forme  féodale,  au  pape  dont  ils 
tenaient  leur  mandat  et  à  ses  successeurs  —  preuve  évidente 
que  la  papauté  considérait  l'Inquisition  comme  un  instrument  { 
au  service  de  ses  ambitions  et  de  ses  desseins  personnels  (2). 

Les   peuples   du  Nord  étaient  trop  éloignés  du   centre   de 

(1)  Coûcil.  Turonens.  ann.  1239,  c.  i.  —  C.  Biterrens.  ann.  1246,  c.  1.  — C.  Al- 
biens.  ann.  1254,  c.  1,  21.  —  C.  Insulan.  ann.  1251,  c.  2.  —  Tract,  de  Paup.  de 
Lugduno  (Martère   fhes.  V.  1793). 

(2)  Arch.  de  1  Inq.  de  Carcassonne  (D  at,  XXXV,  85,  184).  —  Ripoll  II,  297,  311  ; 
III.  135.  .  '• 


400  RÉSISTANCE    DE   L'ANGLETERRE 

Î52  l'hérésie  pour  être  exposés  à  la  contagion,  au  temps  où  la 
suprématie  pontificale  s'affirmait  ainsi  par  les  inquisiteurs  des 
Ordres  Mendiants.  Ni  dans  les  Iles  Britanniques,  ni  au  Dane- 
marck,  ni  en  Scandinavie,  les  édits  de  Frédéric  II  ne  furent 
appliqués.  Lorsque,  en  4277,  Robert  Kilwarbv,  archevêque  de 
Canterbury,  et  les  maîtres  d'Oxford  dénoncèrent  certaines 
erreurs  d'origine  averrhoïste;  quand,  en  4286,  l'archevêque 
Peckham  condamna  l'hérésie  de  Richard  Crapewell  et  quand, 
en  4368,  l'archevêque  Langham  dénonça  comme  hérétiques 
trente  articles  de  spéculations  scolastiques,  il  n'existait  pas  de 
lois  pour  punir  ces  erreurs,  bien  que  les  juristes  eussent  essayé 
d'introduire  la  peine  du  bûcher  et  qu'elle  eût  même  été  appli- 
quée par  un  concile  d'Oxford,  en  4222,  à  un  clerc  qui  s'était 
converti  au  judaïsme.  Nous  verrons  plus  loin  que  dans  l'affaire 
des  Templiers  l'intervention  de  l'Inquisition  pontificale  fut 
nécessaire  pour  obtenir  une  condamnation;  mais,  même  alors, 
elle  sembla  si  opposée  au  caractère  des  institutions  anglaises 
qu'elle  ne  put  s'acclimater  et  dépérit  bientôt  après  les  événe- 
ments qui  en  avaient  motivé  l'introduction.  Quand  Wicklifî 
parut  et  fut  suivi  par  les  Lollards,  l'idée  qu'on  se  faisait  en 
Angleterre  des  rapports  de  l'Église  et  de  l'État  était  déjà  telle 
que  personne  ne  songea  à  demander  à  Rome  un  tribunal  spé- 
cial pour  combattre  ces  périls  nouveaux.  Le  statut  du  25  mai 
4382  autorise  le  roi  à  faire  arrêter  par  ses  shériffs  les  prédi- 
cateurs ambulants  de  Wickliff,  ainsi  que  les  fauteurs  et  insti- 
gateurs de  l'hérésie,  et  à  les  maintenir  en  prison  jusqu'à  ce 
qu'ils  se  soient  justifiés  «  selonc  reson  et  la  ley  de  seinte 
esglise  »;  au  mois  de  juillet  suivant,  des  lettres  royales  pres- 
crivirent aux  autorités  d'Oxford  de  procéder  à  une  enquête 
touchent  les  tendances  hérétiques  dans  toute  l'Université.  La 
faiblesse  de  Richard  II  permit  aux  Lollards  de  devenir  un  parti 
politique  et  religieux  d'une  redoutable  puissance  ;  mais  la 
révolution  qui  mit  Henri  IV  sur  le  trône  affaiblit  leur  situation. 
Le  concours  de  l'Église  était  une  nécessité  pour  la  nouvelle 
dynastie,  qui  ne  perdit  pas  de  temps  à  mériter  sa  reconnais- 
sance. En  4400,  un  ordre  royal,   confirmé  par  le  Parlement, 


STATUT   DE    1414  401 

condamna  Sawtré  au  bûcher;  puis  le  statut  De  hœretico  com-  353 
burendo  établit  pour  la  première  fois  la  peine  de  mort  comme 
châtiment  normal  de  l'hérésie  en  Angleterre.  Ce  même  statut 
interdisait  la  prédication  à  tous  autres  que  les  curés  bénéfi- 
ciaires et  ceux  qui  étaient  privilégiés  ex  officio  à  cet  effet;  il 
interdisait  la  diffusion  des  doctrines  et  des  livres  hérétiques;  il 
autorisait  les  évêques  à  saisir  les  délinquants  et  à  les  garder  en 
prison  jusqu'à  ce  qu'ils  se  fussent  innocentés  ou  rétractés; 
enfin,  il  prescrivait  aux  évêques  de  procéder  contre  les  sus- 
pects dans  les  trois  mois  après  leur  arrestation.  Dans  le  cas 
de  fautes  plus  légères,  les  évêques  pouvaient  infliger  à  leur 
guise  la  prison  et  l'amende  —  celle-ci  devant  être  versée  au 
Trésor  royal.  De  l'hérésie  obstinée  ou  relapse,  entraînant 
d'après  la  loi  canonique  l'abandon  au  bras  séculier,  les  évêques 
et  leurs  délégués  étaient  seuls  juges;  quand  un  homme, 
condamné  pour  ce  fait,  était  livré  à  la  justice  séculière,  le 
shériff  du  comté  ou  le  maire  et  les  sergents  de  la  ville  la  plus 
voisine  étaient  tenus  de  le  brûler  sur  un  lieu  élevé  en  présence 
du  peuple.  Henri  V  persévéra  dans  cette  voie  et  le  statut  de 
1414  établit  à  travers  tout  le  royaume  une  sorte  d'Inquisition 
mi-séculière,  mi-ecclésiastique,  à  laquelle  le  système  anglais 
des  grandes  enquêtes  donnait  des  facilités  particulières.  Sous 
cette  législation,  les  bûchers  se  multiplièrent  et  le  Lollardisme 
fut  rapidement  supprimé.  En  1533,  Henri  VIII  révoqua  le 
statut  de  1400,  tout  en  maintenant  ceux  de  1382  et  de  1414, 
ainsi  que  la  peine  du  bûcher  pour  les  hérétiques  obstinés  et 
relaps.  A  cette  époque,  l'empiétement  toujours  dangereux  de 
la  politique  sur  la  religion,  et  réciproquement,  fit  du  bûcher 
un  véritable  instrumentant  regni.  Une  des  premières  mesures 
d'Edouard  VI  fut  l'abrogation  de  cette  loi,  ainsi  que  de  celles 
de  1382  et  1414  et  de  toute  l'atroce  législation  des  Six  Articles. 
Avec  la  réaction  sous  Philippe  et  Marie,  les  lois  impitoyables 
contre  l'hérésie  revinrent  en  honneur.  A  peine  le  mariage 
espagnol  avait-il  été  conclu  qu'un  Parlement  docile  renouvela 
les  lois  de  1382,  1400  et  1414,  au  nom  desquelles  se  dressèrent 
de  nombreux  bûchers  pendant  les  années  qui  suivirent.  Mais  le 


354 


4ÙZ  L'HÉRÉSIE   EN   IRLANDE 

Parlement  d'Elisabeth  se  hâta  d'annuler  toute  la  législation  de 
Philippe  et  de  Marie,  en  même  temps  que  les  anciens  statuts 
qu'ils  avaient  remis  en  vigueur.  Toutefois,  le  statut  De  hœre- 
tico  comburendo  était  devenu  partie  intégrante  de  la  loi  an- 
glaise; ce  fut  seulement  en  4677  que  Charles  II  en  obtint 
l'abrogation  et  fît  décider  que  les  cours  ecclésiastiques,  dans 
les  cas  d'athéisme,  de  blasphème,  d'hérésie,  de  schisme  et 
d'autres  crimes  religieux,  ne  pourraient  sévir  que  par  l'excom- 
munication, la  destitution,  la  dégradation  et  les  autres  cen- 
sures ecclésiastiques,  à  l'exclusion  de  la  peine  de  mort.  L'Ecosse 
tarda  plus  longtemps  que  l'Angleterre  à  renoncer  aux  persé- 
cutions sanglantes;  la  dernière  exécution  pour  hérésie  qui  ait 
eu  lieu  dans  les  Iles  Britanniques  fut  celle  d'un  jeune  homme 
de  dix-huit  ans,  un  étudiant  en  médecine  du  nom  d'Aikenhead, 
qui  fut  pendu  à  Edimbourg  en  1687  (1). 

En  Irlande,  l'humeur  belliqueuse  d'un  Franciscain,  Richard 
Ledred,  évêque  d'Ossory,  l'engagea  dans  une  lutte  prolongée 
avec  de  prétendus  hérétiques,  Ladj  Alice  Kyteler,  accusée  de 
sorcellerie,  et  ses  complices.  On  était  si  peu  familier  en  Irlande 
avec  les  lois  concernant  l'hérésie  que  les  officiers  séculiers 
refusèrent  d'abord  avec  dédain  de  prêter  le  serment,  prescrit 
par  les  canons,  de  seconder  les  inquisiteurs  dans  leur  tâche 
mais  Ledred  finit  par  les  y  contraindre  et  eut  la  satisfaction  de 
brûler  quelques-uns  des  accusés  en  4325.  Puis,  ayant  encouru 
l'inimitié  des  principaux  personnages  de  l'île,  il  fut  lui-même 
accusé  d'hérésie  et  dut  prendre  la  fuite.  C'est  seulement  en 
4354  qu'il  put  de  nouveau  résider  tranquillement  dans  son  dio- 
cèse, bien  que,  dès  4335,  le  pape  Benoit  XII  eût  écrit  à 
Edouard  III  pour  déplorer  l'absence,  en  Angleterre,  d'une  ins- 
titution aussi  utile  que  l'Inquisition  et  pour  l'exhorter  à  faire 
seconder  par  ses  fonctionnaires  le  pieux  évêque  d'Ossory,  dans 

ioiV  D'ArKentré>  Colleet.  Judic.  I.  i.  185,  234.  -  Harduin.  Concil.  VII.  1065-8, 
S'-  Upgrave's  Chronicle,  ann.  1286.  —  Nie.  Trivetti  Chron.  ann.  1222 
(D  Achery  m,  1*8).  -  Bracton.  lib.  m.   Tit.  n.  cap.  9,  §  2.  -  Myrror  of  Justice, 

Cap,ok§  fuCa?^"'  §  2?;  caP-  ,v'  §  u-  -  5  Rich-  "•  c-  5-  -  Rymer's  Fœdeva, 
vu  363,  447,  458.  -  2  Henr.  iv.  c.  15.  —  Concil.  Osoniens.  ann.  1408,  c.  13.  — 
l  Henr.  v.  c.  7.  —  25  Henr.  vm.  c.  14.  —  1  Edw.  n.  c.  12,  §3.-1  Eliz  c.  I. 
à  15.  —  29  Car.  n.  c.  9.  —  London  Athen.  may  31,  1873;  n^v.  29.1884. 


pays  d'outre-mer  403 

sa  lutte  contre  les  hérétiques  dont  il  trace  un  tableau  très  exa- 
géré. L'archevêque  de  Dublin  lui-même,  Alexandre,  fut  dénoncé 
comme  fauteur  de  l'hérésie  en  1347  parce  qu'il  s'était  opposé 
aux  violences  de  Ledred  ;  en  1354,  son  successeur  l'arche- 
vêque Jean  reçut  l'ordre  de  prendre  des  mesures  rigoureuses 
pour  châtier  ceux  qui  s'étaient  échappés  d'Ossory  et  avaient 
cherché  refuge  dans  son  diocèse  (1). 

Lorsque  les  troubles  suscités  par  les  Hussites  devinrent  355 
inquiétants  et  qu'on  put  craindre  que  la  désaffection  ne  se 
répandit  dans  le  Nord,  Martin  V,  en  1421,  autorisa  l'évê- 
que-de  Schleswig  à  désigner  un  Franciscain,  le  frère  Nico- 
las Jean,  comme  Inquisiteur  pour  le  Danemarck,  la  Norvège 
et  la  Suède  ;  mais  il  n'y  a  pas  trace  de  son  activité  dans  ces 
régions  et  l'on  peut  dire  que  l'Inquisition  n'y  a  jamais  eu  d'exis- 
tence réelle  (2). 

Comme  les  missions  destinées  à  la  conversion  des  schisma- 
tiques  et  des  hérétiques  étaient  exclusivement,  au  Moyen-Age, 
entre  les  mains  des  Dominicains  et  des  Franciscains,  les  églises 
qu'ils  constituèrent  furent  toujours  pourvues  de  l'organisation 
nécessaire  pour  sauvegarder  l'orthodoxie  des  nouveaux  conver- 
tis. C'est  ainsi  que  l'Inquisition  prit  pied  en  Asie  et  en  Afrique. 
Le  Frère  Raymond  Martius  est  honoré  comme  le  fondateur  de 
l'Inquisition  à  Tunis  et  au  Maroc.  Vers  1370,  Grégoire  XI  nomma 
inquisiteur  en  Orient  le  Frère  Jean  Gallus  qui,  de  concert  avec 
le  Frère  Elias  Petit,  implanta  l'institution, à  ce  qu'on  assure,  en 
Arménie,  en  Russie,  en  Géorgie  et  en  Valachie  ;  l'Arménie 
supérieure  fut  redevable  du  même  bienfait  au  frère  Bartolo- 
meo  Ponco.  A  la  mort  du  frère  Gallus,  Urbain  VI,  vers  1378, 
prescrivit  au  général  dominicain  de  désigner  trois  inquisiteurs, 
l'un  pour  l'Arménie  et  la  Géorgie,  le  second  pour  la  Grèce  et  la 
Tartarie,  le  troisième  pour  la  Russie  et  la  Valachie.  En  1389, 
l'un  d'eux,  le  Frère  André  de  Caffa,  obtint  le  droit  de  prendre 


(1)  Wr'ght,  Proceedings  against  Dame  Alice  Kytelcr,  Camden  Soc.  1843.  — 
Wadciing.  Annal,  ann.  1317,  n°  56;  ann.  1335,  n°  5-6.  —  Theiner,  Monum. 
ffibem.  et  Scotor.  n°  531-2,  p.  269;  n°  57J-1    p.  2S6  ;  n°  599,  p.  299. 

(2)  Wadding.  Annal.  an«,  1421,  n°  1. 


mi 


ROYAUME   DE   JÉRUSALEM 


356 


un  associé  pour  son  immense  province  de  Grèce  et  de  Tartane. 
Au  xive  siècle,  un  inquisiteur  semble  avoir  été  considéré 
comme  un  membre  indispensable  de  toute  mission  religieuse. 
Même  dans  le  fabuleux  empire  éthiopien  du  Prêtre  Jean,  il  est 
question  d'une  Inquisition  fondée  en  Abyssinie  par  le  Domini- 
cain Saint  Pantaleone  et  d'une  autre  fondée  en  Nubie  par  le 
Frère  Bartolomeo  de  Tybuli,  qui  fut  aussi  honoré  comme  un 
saint  dans  ce  pays.  On  ne  peut  s'empêcher  de  rendre  hom- 
mage au  zèle  désintéressé  des  hommes  qui  se  vouèrent  ainsi  à 
la  diffusion  de  l'Évangile  parmi  les  barbares  et  l'on  aime  à 
croire  que  les  Inquisitions  fondées  par  eux  ont  été  relativement 
inoffensives,  n'étant  pas  appuyées  sur  les  édits  terribles  d'un 
Frédéric  II  ou  d'un  Saint-Louis  (1). 

Il  n'est  pas  jusqu'aux  débris  du  Royaume  de  Jérusalem  qui 
n'aient  connu,  avant  de  disparaître,  le  zèle  indiscret  des  inqui- 
siteurs. Suivant  Nicolas  IV,  le  premier  pape  franciscain,  les 
malheurs  de  la  guerre  y  avaient  développé  les  germes  de  l'hé- 
résie et  du  judaïsme.  En  4290,  il  accorde  pleins  pouvoirs  à  son 
légat  Nicolas,  patriarche  de  Jérusalem,  pour  y  désigner  des 
inquisiteurs  de  concert  avec  les  provinciaux  des  Mendiants. 
Gela  fut  fait,  mais  l'institution  venait  un  peu  tard.  La  prise 
d'Acre  (19  Mai  1291)  chassa  définitivement  les  Chrétiens  de  la 
Terre  Sainte  et  mit  fin  à  la  très  courte  carrière  de  l'Inquisition 
syrienne.  Elle  fut  cependant  renouvelée  en  1375  par  Gré- 
goire XI,  qui  autorisa  le  provincial  franciscain  de  la  Terre 
Sainte  à  faire  office  d'inquisiteur  en  Palestine,  en  Syrie  et  en 
Egypte,  afin  de  s'opposer  aux  tendances  vers  l'apostasie  dont 
témoignaient  les  pèlerins  chrétiens,  toujours  si  nombreux  dans 
ces  régions  (2). 

Il  ne  faut  pas  supposer  que  le  triomphe  de  l'Inquisition   sur 
les  évêques  lui  ait  conféré  le  monopole  de  la  persécution.  La 

(1)  Paramo,  p.  252-3.  —  IWonteiro  Historia  da  Satito  Tnquisicâo,  P.  I.  lib.  I. 
«•  59.  -  Ripoll  II,  290,  310;  III,  9.  HO. 

(2)  Wadding.  ann.  1290,  n°  2;  ann.  1375,  n°  27,  28.  —  11  est  digne  de  remarque 
que  dans  le  royaume  latin  de  Jérusalem,  l'hérésie  paraît  avoir  été  justiciable  d  un 
îr.bunal  laïque;  le  chevalier  hérétique  avait  le  droit  d'être  juge  par  ses  pairs 
^Assises  de  Jérusalem,  Haute  Cour,  c.  318;  éd.  Kausler,  Stuttgart,  1838,  p.  367-8) 


CONFLITS    DE   JURIDICTIONS  405 

juridiction  épiscopale  ordinaire  restait  intacte.  Vers  1240,  nous 
voyons  l'évêque  de  Toulouse  et  son  prévôt  conduire,  sans  l'aide 
d'un  inquisiteur,  une  enquête  pour  hérésie  au  sujet  des  puis- 
sants seigneurs  de  Niort.  Des  évêques  zélés  coopéraient  souvent 
avec  les  inquisiteurs  dans  l'examen  des  hérétiques  et  enquê. 
taient  aussi  pour  leur  propre  compte.  Ainsi,  à  Albi,  en  1299> 
toute  une  série  de  procès  furent  jugés  au  palais  épiscopal, 
devant  l'évêque,  assisté  quelquefois  de  Nicolas  d'Abbeville, 
inquisiteur  de  Carcassonne,  quelquefois  de  Bertrand  de  Cler- 
mont,  inquisiteur  de  Toulouse,  parfois  de  l'un  et  de  l'autre.  A 
l'origine,  comme  nous  l'avons  vu,  l'inquisiteur  était  seulement 
l'auxiliaire  de  l'évêque  et  ce  dernier  n'était  nullement  affranchi 
de  ses  devoirs  en  ce  qui  touchait  l'extirpation  de  l'hérésie.  Par- 
fois les  évêques  désignaient  eux-mêmes  des  inquisiteurs  pour 
opérer  plus  efficacement;  les  noms  de  fonctionnaires  de  ce 
genre,  agissant  au  nom  des  archevêques  de  Narbonne,  parais- 
sent dans  des  documents  de  1251  et  de  1325.  Rien,  d'ailleurs, 
ne  pouvait  empêcher  un  prélat  zélé  d'accepter  du  pape  un 
mandat  d'inquisiteur,  comme  le  fit  Guillem  Arnaud,  évêque  de  357 
Carcassonne,  qui,  pendant  son  épiscopat,  de  1249  à  1255,  pré- 
sida le  tribunal  de  Carcassonne  avec  une  énergie  qu'auraient 
pu  envier  les  Dominicains  (1). 

Il  était  cependant  bien  difficile  que  deux  juridictions  paral- 
lèles pussent  co-exister  sans  donner  lieu  à  des  conflits.  On  pré- 
tendit bientôt  que  certains  évêques,  pour  sauver  leurs  amis  du 
zèle  intolérant  des  inquisiteurs,  les  poursuivaient  devant  leurs 
propres  tribunaux.  Afin  de  résoudre  les  difficultés  de  cet  ordre 
qui  se  multipliaient,  Urbain  IV,  en  1262,  autorisa  les  inquisi- 
teurs à  procéder  dans  tous  les  cas  comme  ils  le  jugeraient  con- 
venable, sans  se  préoccuper  de  savoir  si  les  mêmes  cas  étaient 
soumis  à  l'examen  des  évêques.  Cette  prescription  fut  renou- 
velée en  1265  et  en  1266  par  Clément  IV,  avec  des  commen- 


(1)  Trésor  des  Chartes  du  Roi  en  Carcassonne  (Doat,  XXI.  34-49).  —  Lib.  Con- 
fess.  Inquis.  Alhiae  (Mss.  Bib.  Nat.  fonds  lat.  H 847).  —  Archives  Nat.  de  Fiance, 
i.  431,  n°»  22-29.  -  Vaissete  III.  446.  -  Coll.  Doat,  XXVII.  161.  —  Molinier, 
Llnquit.  dans  le  Midi  de  la  France,  Paris,  1880,  p.  275-6. 

23. 


406  BULLES   DE    CLÉMENT  IV 

taires  significatifs.  En  1273,  Grégoire  X  énonça  le  même  prin- 
cipe, qui  passa  dans  les  usages  de  l'Église  et  dans  le  droit 
canonique  ;  il  fut  entendu  que  les  tribunaux  ecclésiastiques  et 
ceux  de  l'Inquisition  pouvaient  examiner  simultanément  et 
indépendamment  une  même  cause,  quitte  à  se  communiquer, 
de  loin  en  loin,  les  résultats  de  la  procédure.  Pour  le  jugement 
final,  il  fallait  une  délibération  commune  ;  en  cas  de  désaccord, 
la  question  devait  être  tranchée  par  le  pape.  Mais  alors  même 
qu'il  procédait  seul  et  en  vertu  de  son  autorité  ordinaire, 
l'évêque  était  tenu  de  s'assurer  le  concours  d'un  inquisiteur  pour 
le  prononcé  de  la  sentence  (1). 
35$  ®n  se  demanda,  à  une  certaine  époque,  si  la  juridiction  épis- 
copale  sur  l'hérésie  n'était  pas  complètement  suspendue  par  le 
fait  de  la  collation  à  un  inquisiteur,  pour  opérer  dans  le  même 
diocèse,  d'un  mandat  pontifical.  Gui  Foucoix,  le  jurisconsulte 
le  plus  célèbre  de  ce  temps,  discuta  le  problème  dans  ses  Quœs- 
tiones,  qui  firent  longtemps  autorité  dans  les  tribunaux  de  l'In- 
quisition, et  y  répondit  affirmativement.  Toutefois,  quand  Gui 
devint  pape,  sous  le  nom  de  Clément  IV,  ses  bulles  de  1265  et 
de  1266,  citées  plus  haut,  montrent  qu'il  avait  changé  d'avis  et 
Grégoire  X  déclara  aussi  expressément  que  la  juridiction  épis- 
copale  restait  intacte.  Cependant  les  docteurs  en  droit  cano- 
nique conservèrent  des  doutes  et  la  juridiction  épiscopale  en  ces 
matières  fut  presque  annulée  pendant  quelque  temps.  Il  y 
eut  peu  de  prélats  plus  actifs  que  Simon,  archevêque  de  Bour- 
ges, qui,  de  1284  à  1291,  fit  des  visites  répétées  à  ses  diocèses 
du  Midi,  Albi,  Rodez,  Cahors,  etc.  Or,  dans  les  documents  rela- 
tifs à  ces  visites,  il  n'y  a  pas  d'allusion  à  des  enquêtes  touchant 
l'hérésie,  si  ce  n'est  en  1285,  où  il  obligea  des  usuriers  de  Gour- 
don  à  jurer  qu'ils  ne  se  considéraient  pas  comme  tels,  bien  que 
l'usure    ne    fût   justiciable  de  l'Inquisition   que  lorsqu'elle  se 

(1)  Ma».  Bull.  Roman.  I.  122.  —  Wadding.  Annal,  ann.  12C5,  n°  3.  —  Arch.  de 
lïnq.  de  Carcass.  (Coll.  Doat,  XXXII,  32).  —  Martène  Thés.  V.  1818.  -  C.  17 
Sexto  V.  2.  —  C  1  Extrar.  Comra.  V.  3.  —  Eymeric.  Direct.  Inquis.  p.  539, 
580-1.  --  C.  1,  §  1,  Clément.  V.  3.  ■    . 

La  bulle  d'Urbain  (1262)  est  substantiellement  identique  a  la  bulle  de  1204, 
Prx  cunctis,  qui  a  été  imprimée  par  Boutaric,  S.  Louis  et  Alphonse  de  Toulouse,. 
p.  443  sq 


BONIFAGE    VIII    ET    CLÉMENT    V  407" 

transformait  en  hérésie  par  la  prétention  d'être  légale.  Vers 
1298,  cependant,  Boni  l'ace  VIII  remit  en  vigueur  les  juridic- 
tions épiscopales  ;  nous  voyons  alors  Bernard  de  Castanet, 
évêque  d'Àlbi,  exciter  une  révolte  parmi  ses  ouailles  par 
ses  rigueurs  envers  les  hérétiques.  Bientôt  après,  Clément  V 
étendit  les  fonctions  de  l'épiscopat  afin  de  mettre  obstacle  aux 
atrocités  de  l'Inquisition  ;  les  glossateurs  soutinrent  que  l'évêque 
n'était  nullement  déchargé,  par  les  inquisiteurs,  du  devoir  de 
combattre  l'hérésie  dans  son  diocèse  et  que,  si  sa  dignité  le 
mettait  à  couvert  des  atteintes  de  l'inquisiteur  lui-même,  il 
pouvait  être  déposé  par  le  pape  au  cas  où  il  négligerait  cette 
partie  de  ses  attributions.  Pourtant,  même  après  les  Clémen- 
tines, Bernard  Gui  déclare  qu'il  est  peu  convenable  que  l'Ordi- 
naire épiscopal  cite  une  personne  qui  est  déjà  en  cause  devant 
l'Inquisition.  Cependant,  si  le  pouvoir  de  l'évêque  avait  été 
limité  par  l'obligation  de  se  concerter  avec  l'inquisiteur  avant 
de  rendre  un  arrêt,  il  avait  été,  d'autre  part,  accru  par  l'autori- 
sation de  citer  des  témoins  et  des  inculpés  qui  s'étaient  réfugiés 
dans  d'autres  diocèses.  L'évêque  n'en  souffrait  pas  moins  d'une  • 
inégalité  qui  rendait  sa  situation  difficile.  Ses  efforts  pour  s'as- 
surer une  part  des  amendes  et  des  confiscations  étaient  restés 
vains.  On  lui  répondait  que  ses  subordonnés  et  lui  jouissaient, 
pour  l'exercice  de  leurs  fonctions,  de  revenus  qui  devaient  suf- 
fire à  leur  activité.  Des  logiciens  ingénieux  réussirent  à  écarter 
cette  objection  en  ce  qui  concernait  l'évêque,  quand  il  agissait 
en  personne;  mais  elle  conservait  sa  force  à  l'endroit  de  ses 
subordonnés.  Il  semblait  dur,  à  ces  derniers,  d'être  excités  au 
travail  et  d'en  supporter  eux-mêmes  tous  les  frais,  alors  que 
l'Inquisition,  du  moins  en  Italie,  avait  le  contrôle  des  confisca- 
tions, sans  être  tenue  de  rendre  compte  à  l'évêque  (4). 

(1)  Vaissete,  in.  515.  —  Archidiac.  Gloss.  sup.  c.  17,  20  Sexto  v\  2.  —  Har- 
duin.  VII.  1017-19.  —  C.  17,  19  Sexto  v.  2.  —  C.  1.  Clément,  v.  3.  —  Concil. 
Melodun.  ann.  1300,  n°  4.  —  Bernard.  Guidon.  Hist.  Conv.  Albiens.  (Bouquet, 
XXI.  767).  —  Albert.  Beperf.  inquis.  s.  v.  Episcopus.  —  Guid.  Fulcod.  Quxst.  I. 
—  Ripoll  I.  512;  VU.  5S. —  Joan.  Andreae  Gloss.  sup.  c.  13,  §  8  Extra,  v.  vu.  — 
Eymeric.  Direct.  Inquis.  p.  626,  637,  650.  —  Cl  Extrav.  commun,  v.  3.  —  Ber- 
nard Guidon.  Pr<>ctica  P.  IV.  (Doat,  XXX).  —  Bernardi  Contiens.  Lucerna  Inquis. 
s.  v.  Bona  hxreticorum. 

Dès    1237    nous   voyons  que  l'Inquisition  avait    déjà  étendu  sa  juridiction  sur 


408  CONCILE    DE    MILAN 

Sousl'empire  delà  législation  de  Boniface  VIII  et  de  Clément  V, 
il  était  inévitable  que  le  premier  quart  du  xive  siècle  fût 
le  témoin  d'une  renaissance  de  l'Inquisition  épiscopale.  Même  en 
Italie,  le  Concile  provincial  de  Milan,  tenu  à  Bergame  en  1341 
sous  la  présidence  de  l'archevêque  Gastone  Torriani,  organisa 
un  système  complet  d'Inquisition  sur  le  modèle  de  l'institution 
360  pontificale.  La  puissance  croissante  des  Visconti,  hostiles  à  la 
papauté,  avait  paralysé  les  Dominicains  et  un  vigoureux  effort 
fut  tenté  pour  les  remplacer.  Dans  chaque  ville,  l'archiprêtre 
ou  prévôt  fut  invité  à  lever  une  troupe  dont  la  tache  exclusive 
consistait  à  rechercher  les  hérétiques  et  dont  les  privilèges  et 
immunités  étaient  les  mêmes  que  ceux  des  auxiliaires  des 
inquisiteurs  dominicains.  Tous  les  citoyens,  depuis  le  seigneur 
jusqu'au  paysan,  étaient  sommés  de  prêter  leur  concours  dès 
qu'on  y  ferait  appel.  En  France,  quelques  procédures  datant  de 
1319  et  1320, à  Béziers,Pamiers  et  Montpellier,  montrent  les  cours 
épiscopales  en  pleine  activité,  parfois  avec  l'intervention  d'un 
inquisiteur  en  qualité  d'assesseur,  ou  d'un  inquisiteur  épis- 
copal  siégeant  avec  rang  égal,  à  côté  de  ceux  qui  agissaient  au 
nom  du  pape.  Nous  trouvons,  en  1322,  l'un  de  ces  derniers, 
représentant  le  diocèse  d'Auch,  qui  discute  avec  le  grand  Ber- 

Tusure,  considérée  comme  une  forme  d'hérésie  (Alex.  PP.  IV.  Bull.  Quod  super 
nonnuilis  [Arch.  de  l'Inq.  de  Carcass.  Doat,  XXXI.  244]  —  bulle  qui  fut  souvent 
rééditée.  Voir  Raynald.  Annal,  ann.  1258,  n°  23;  Potthast  Reg.  17745,  18396; 
Eymerie  Direct.  Inquis.  éd.  Pegnae,  p.  133.  Cf.  c.  8,  §  5  Sexto  v.  2.)  Le  con- 
cile de  Lyon,  eu  1274  (can.  26,  27),  en  traitant  de  l'usure,  ne  fait  allusion  qu'à  la 
répression  de  ce  crime  par  les  Ordinaires.  Le  concile  de  Vienne,  en  1311,  pres- 
crivit aux  inquisiteurs  de  poursuivre  ceux  qui  prétendaient  que  l'usure  n'est  pas 
un  péché  (c.  1,  §  2,  Clementin.  v.  5);  mais  les  canons  de  ce  concile  ne  furent  pu- 
bliés qu'en  1317,  ce  qui  explique  peut-être  pourquoi  Astexanus,  écrivant  cette 
année  même,  dit  que  les  inquisiteurs  ne  doivent  pas  s'occuper  des  questions 
d'usure  (Summa  de  casibus  conscientise,  lib.  n,  tit.  lviii,  ;>rt.  8).  Vers  la  fin  du 
siècle  il  fut  suivi  par  Eymerich  (Direct.  Inquis.  p.  106),  qui  déconseille  aux  inqui- 
siteurs de  se  détourner  de  leur  but  essentiel  en  donnant  leur  attention  aux  affaires 
de  ce  genre.  Zanghino  pose  en  règle  qu'un  homme  peut  être  un  usurier  avéré,  un 
blasphémateur  ou  un  foraicateur  sans  être  un  hérétique;  mais  que  si,  par  surcroît, 
il  témoigne  du  mépris  à  la  religion  en  ne  fréquentant  pas  les  offices,  en  ne  rece- 
vant pas  les  sacrements,  en  n'observant  pas  les  jeûnes  et  autres  prescriptions  de 
l'Eglise,  il  devient  *  suspect  d'hérésie  »  et  peut  être  poursuivi  par  les  inquisiteurs 
(Zanchini  Tract,  de  Hxres.  c.  xxxv). 

Nous  verrons  que  l'usure  devint  un  champ  d'exploitation  très  profitable  pour  l'In- 
quisition à  l'époque  ou  la  diminution  de  l'hérésie  la  privait  de  s>n  domaine  légi- 
time. Comme  ce  crime  relevait  des  tribunaux  séculiers  (voir  Vaissete,  IV.  164),  il 
a'y  avait  réellement  aucun  motif  de  le  soumettre  à  la  juridiction  spirituelle. 


MAITRE   ECKHART  409 

nard  Gui  lui-même  au  sujet  d'un  prisonnier  qu'ils  réclament  l'un 
et  l'autre.  Quand,  en  1319,  l'illustre  adversaire  de  l'Inquisition, 
le  Frère  Bernard  Délicieux,  devait  être  jugé  pour  y  avoir  mis 
obstacle,  Jean  XXII  désigna  à  cet  effet  une  commission  spéciale, 
comprenant  l'archevêque  de  Toulouse,  les  évêques  de  Pamiers 
et  de  S.  Papoul;  l'un  des  inquisiteurs  les  plus  expérimentés  du 
temps,  Jean  de  Beaune  de  Carcassonne,  intervint  à  titre  d'accu- 
sateur, et  non  de  juge  (1). 

En  Allemagne,  vers  la  même  époque,  se  produisit  un  déve. 
Joppement  soudain  de  l'activité  épiscopale  dans  les  poursuites 
intentées  contre  les  Beghards  par  l'évêque  de  Strasbourg  et 
l'archevêque    de  Cologne.  Cela  aboutit   à   une   lutte   presque 
ouverte  entre  la  hiérarchie  ecclésiastique  et  les  Dominicains 
lors  de    l'affaire    de    Maître   Eckhart,  le   fondateur    de  l'école 
mystique  allemande,  qui  eut  pour  disciples  Suso  et  Tauler.  Il 
était  considéré  avec  orgueil  par  l'Ordre  tout  entier  comme  un 
de  ses  membres  les  plus  éminents.  Il  avait  enseigné  avec  succès 
la  théologie   à  l'Université  de  Paris  ;  en  4303,  lorsque  l'Alle- 
magne entière  fut  divisée  en  deux  provinces,  il  avait  été  le  pre- 
mier  prieur  provincial  de  Saxe;   en  1307,  le  général  l'avait 
nommé  vicaire  de  Bohême.  Nous  le  trouvons,  en  1326,   ensei-    361 
gnant  la  théologie  à  l'école  des  Dominicains  de  Cologne  et 
devenu  suspect  de  complicité  avec  l'hérésie  des  Beghards,  contre 
laquelle  sévissait  une  persécution  acharnée.   Son  mysticisme 
confinait  dangereusement  à  leur  panthéisme  et  il  est  possible 
que  les   Beghards   aient  essayé  de  se  couvrir  du  grand  nom 
d'Eckhart.  Au  chapitre  général  de  1325,  on  s'était  plaint  qu'en 
Allemagne    certains   membres    de  l'Ordre    enseignassent   au 
peuple,  en     langue    vulgaire,    des     doctrines    qui   pouvaient 
induire  en  erreur;  Gervaise,  prieur  d'Angers,  avait  été  chargé 
d'une  enquête  à  ce  sujet.  Vers    la  même   époque,  Jean  XXII 
nomma  Nicolas    de   Strasbourg,  professeur  chez   les  Domini- 
cains de  Cologne,  inquisiteur  de  la  province  de  Germanie  et 

(1)  Coll.  Doat,  XXVII.  7;  XXXIV.  87.  —  Concil.  Bergamens.  ann.  4311,  Ruhr.  I. 
—  Mss.  Bib.  Nat.  Coll.  Moreau.  1274.  fol.  72.  —  Lib.  Sentent.  Inq.  Tolos.  p.  268, 
282,  351-2. 


410  NICOLAS    DE    STRASBOURG 

lui  donna  Tordre  d'enquérir  sur  les  croyances  et  les  travaux 
des  Frères.  Entre  temps,  l'archevêque,  excité  par  sa  lutte 
contre  les  Beghards,  nomma  deux  commissaires  épiscopaux 
pour  examiner  le  cas  de  Maître  Eckhart.  Nicolas  de  Strasbourg 
inclinait  lui-même  vers  le  mysticisme;  tout  le  portait  à  témoi- 
gner de  l'indulgence  aux  accusés  et  il  acquitta  Eckhart  au  mois 
de  juillet  1326.  Ce  résultat  déplut  aux  inquisiteurs  épiscopaux, 
dont  l'un  était  un  Franciscain,  et  ils  se  mirent  à  recueillir  des 
témoignages  contre  Eckhart.  Après  six  mois  d'enquête,  le  14 
janvier  1327,  ils  prièrent  Nicolas,  comme  ils  en  avaient  le- 
droit,  de  leur  communiquer  sa  procédure.  Nicolas  se  présenta 
en  compagnie  de  dix  Frères,  non  pour  obéir  à  la  sommation 
des  commissaires  de  l'archevêque,  mais  pour  protester  solen- 
nellement contre  tout  ce  qui  se  passait,  réclamant  ses  apostoli 
ou  lettres  d'appel  au  pape,  par  la  raison  que  les  Dominicains 
n'étaient  pas  soumis  à  l'Inquisition  épiscopale  et  qu'il  était 
lui-même  un  inquisiteur  nommé  par  le  pape  avec  une  juri- 
diction illimitée.  Il  est  vrai  que  Lucius  III,  dès  1184,  avait 
supprimé  toutes  les  immunités  des  Ordres  monastiques  dans 
les  affaires  d'hérésie;  mais  les  Dominicains  étaient  de  fonda- 
tion plus  récente,  ils  avaient  reçu  des  privilèges  spéciaux  et  ils 
revendiquaient  cette  immunité  bien  qu'ils  ne  fussent  pas  en 
état  de  l'établir. 

Les  inquisiteurs  épiscopaux  se  hâtèrent  de  riposter  en  insti- 
tuant, le  même  jour,  une  action  contre  Nicolas  lui-même  qui, 
dès  le  lendemain,  interjeta  appel  auprès  du  Saint-Siège.  Ils 
sommèrent  en  outre  Eckhart  de  comparaître  devant  eux  le 
31  janvier;  mais  il  vint  le  24  de  ce  mois,  escorté  de  nombreux 
362  partisans,  et  protesta  avec  indignation,  se  plaignant  du  retard 
apporté  à  une  procédure  qui  entachait  sa  réputation,  alors 
qu'on  aurait  pu  tout  terminer  six  mois  plus  tôt;  il  ajouta  que 
l'on  employait  contre  lui  certains  Dominicains  souillés  de 
crimes.  Eckhart  demanda  ses  apostoli  et  désigna  le  4  mai 
comme  la  date  extrême  de  son  appel  à  la  cour  de  Rome.  Les 
inquisiteurs  épiscopaux  avaient,  d'après  la  loi,  trente  jours 
pouf  répondre  à  cette  demande. 


ENQUÊTE   D'AVIGNON  411 

Dans  l'intervalle,  le  13  février,  il  fit  une  démarche  extra- 
judiciaire, pour  montrer  combien  sa  réputation  avait  souffert 
de  toute  cette  procédure;  c'est  ce  qui  a  donné  naissance  à  l'asser- 
tion qu'il  aurait  rétracté  ses  erreurs.  Après  avoir  prêché  dans 
l'église  dominicaine,  il  fit  lire  un  papier  où  il  se  lavait,  devant 
le    peuple,  des    accusations   d'hérésie    portées    contre   lui  — 
niant  qu'il  eût  dit  que  son  petit  doigt  avait  créé  toutes  choses, 
ou  qu'il  y  eût  dans  l'âme  un  principe  incréé  et  incréable.  Les 
trente  jours   expirés,  le  22  février,  les  inquisiteurs  de  l'arche- 
vêque  repoussèrent  l'appel  d'Eckhart.  Usé   par  cette  longue 
querelle,  il  mourut  peu  après;  mais  l'Ordre  était  assez  influent 
auprès  de   Jean  XXII   pour  obtenir  que  le   cas  fût  évoqué  à 
Avignon.  Là  on  reconnut  la  régularité  de  la  conduite  de  l'ar- 
chevêque et,  le  27  mars  1329,  un  jugement  fut  rendu,  définis- 
sant dix-sept  articles  hérétiques  et  onze  articles  suspects  d'hé- 
résie dans  l'enseignement  d'Eckhart.  Bien  que  la  rétractation 
qu'on  lui  attribuait  ait  sauvé  son  corps  de  l'exhumation  et  de 
la   combustion,  le   résultat   obtenu  n'en   était  pas  moins  de 
nature   à  justifier  pleinement  l'archevêque;   pour  une    fois, 
l'ancien  ordre  l'avait  emporté  sur  le  nouveau.  On  déclara  que 
l'hérésie    d'Eckhart   avait  été   prouvée,  tant  par  l'inquisition 
de  l'archevêque  agissant  suivant  son  autorité  régulière  que  par 
l'enquête    subséquemment  instituée   à  Avignon  par  ordre  du 
pape.  Cette  décision  finale   était  d'autant  plus  significative  que 
Jean  XXII  avait,  à  cette  époque,  de   sérieux  motifs  pour  com- 
plaire aux  Dominicains,  engagé,  comme   il   l'était,    dans   des 
luttes  archarnées  avec  Louis  de  Bavière  et  avec  le  parti  intran- 
sigeant des  Franciscains  (1). 

m  W  Preçer,  Meister  Eckart  und  die  Inquisition,  Mu  ich,  1869.  —  Denifle, 
Archiv  fur  Litteratur-und  Kirchengeschichte,  1886,  p  616 ,640.  - ^  Rayna  d. 
ann.  1329  n°  70-2.  —  Gust.  Schmidt,  Pœbsiliche  Urkunden  und  Regesten,  Halle, 
1886,  p.  223.  —  Cf.  Eymeric.  Direct,  Inqi.is.  p.  453  sq.       ..,,.,,      M      ,.     . 

Le  pouvoir  de  l'Inquisition  sur  les  Ordres  spécialement  privilèges  des  Mendiants 
varia  avec  les  époques.  La  juridiction  lui  fut  conférée  en  1^54  par  Innocent  IV, 
par  la  bulle  Ne  commissum  vobis  (Ripoll  1.  252). Environ  deux  siècles  plus  tard,. 
Pie  II  plaça  les  Franciscains  sous  la  juridiction  de  leur  propre  m inistre-general . 
En  1479,  Sixte  IV,  par  la  bulle  d'or  Sacri  prœdicatorum,  §  12,  défendit  aux  inqui- 
siteurs de  poursuivre  les  membres  de  Vautre  Ordre  de  Prêcheurs  (Mag.  But. 
Roman    i    420).  Bientôt   après,  Innocent  VIII  interdit   à  tous  les  inquisiteurs  d» 


442  AFFAIRE    D'ALBI 

363  L'inquisition  épiscopale  se  trouvait  rétablie  comme  une 
partie  de  l'organisation  reconnue  de  l'Église.  Le  concile  de 
Paris,  en  1350,  traite  de  la  poursuite  des  hérétiques  comme 
d'un  devoir  essentiel  de  l'évêque;  il  donne  des  instructions  à 
cet  effet  aux  Ordinaires,  définissant  leurs  droits  d'arrêter  les 
suspects  et  de  faire  appel  aux  officiers  séculiers  dans  les  mêmes 
termes  que  Tlnquisilion.  Un  bref  d'Urbain  V,  en  1363,  est 
relatif  à  un  chevalier  et  à  cinq  gentilshommes  suspects  d'héré- 
sie, qui  étaient  alors  sous  la  garde  de  l'évêque  de  Carcassonne; 
il  prescrit  qu'ils  soient  jugés  par  l'évêque  ou  par  l'inquisiteur, 
ou  par  les  deux  conjointement,  le  résultat  devant  être  soumis 
à  la  cour  pontificale.  Quand  un  évêque  avait  le  courage  de 
résister  aux  empiétements  d'un  inquisiteur,  il  était  en  état  de 
faire  respecter  ses  droits.  En  1423,  l'inquisiteur  de  Carcassonne 
s'était  rendu  à  Albi,  où  il  fit  prêter  serment  à  deux  notaires  et 
à  quelques  subalternes  qui  devaient  procéder  en  son  nom; 
puis  il  fit  recueillir  certains  témoignages  concernant  un  cas 
dont  il  s'occupait  et  fit  jurer  aux  témoins  de  garder  le  secret 
afin  que  l'accusé  ne  fût  pas  informé.  L'évêque  d'Albi  se  plai- 
gnit de  tout  cela  comme  d'un  empiétement  sur  sa  juridiction, 
lldéclara  que  les  employés  n'auraient  dû  prêter  serment  qu'en 
présence  de  son  Ordinaire  ou  d'un  délégué  de  celui-ci;  le  secret 
imposé  aux  témoins  était,  ajoutait-il,  de  nature  à  entraver  ses 
propres  enquêtes,  parce  qu'il  le  privait  de  témoignages  pour  le 
€as  où  il  prendrait  en  mains  la  même  affaire.  Cette  protes- 
tation est  un  exemple  des  froissements  et  des  rivalités  que  ne 
pouvait  manquer  de  provoquer  l'existence  de  deux  juridictions 
parallèles.  Dans  le  cas  qui  nous  occupe,  on  prit  pour  arbitre 
l'évêque  de    Carcassonne;    l'inquisiteur  reconnut  ses   torts  et 

juger  des  Frères  franciscains;  mais,  lors  du  développement  du  luthéranisme,  cette 
mesure  parut  dangereuse  et,  en  1530,  Clément  VU  supprima  toutes  les  exemptions 
dans  la  bulle  Cum  sicut  (§  2)  et  rendit  tous  les  moines  justiciables  de  l'Inquisition 
(Afag.  Bull.  Rom.  i.  681).  Cela  fut  confirmé  par  Pie  IV  dans  la  bulle  Pastoris 
xtemi en  1562  (Eymeric.  Direct.  Inq.  Append.  p.  127;  Pegnae  Comment,  p.  557). 
Un  évêque  pouvait-il  procéder  pour  hérésie  contre  un  inquisiteur?  La  question 
était  litigieuse  et  ne  fut  probablement  jamais  tranchée  dans  la  pratique.  Eymerich 
soutient  que  l'évêque  ne  peut  pas  le  faire,  mais  doit  en  référer  au  pape;  mais 
Pegna,  dans  ses  Commentaires,  cite  de  bons  auteurs  qui  pensent  autrement  (Eyme- 
ric. op.  cit.  p.  558-9). 


LES   DEUX   INQUISITIONS  413 

annula  ses  actes,  et   l'on  dressa  un  instrument  public   pour 
attester  l'arrangement  intervenu.   • 

Toutefois,  en  dépit  de  cette  querelle  et  d'autres  semblables,  364 
un  modus  vivendi  finit  par  s'établir  dans  la  pratique.  Eyme- 
rich,  écrivant  vers  1375,  représente  presque  toujours  l'évêque  et 
rinquisiteur  comme  travaillant  de  concert,  non  seulement 
dans  le  jugement,  mais  dans  la  procédure;  il  cherche  évidem- 
ment à  prouver  que  l'Inquisition  n'empiétait  en  rien  sur  la 
juridiction  épiscopale  et  n'affranchissait  pas  l'évêque  de  la  res- 
ponsabilité attachée  à  ses  fonctions.  Un  siècle  plus  tard,  Spren- 
ger,  discutant  la  juridiction  de  l'Inquisition  au  point  de  vue  de 
l'inquisiteur,  se  place  à  peu  près  sur  le  même  terrain;  et  les 
mandats  remis  aux  inquisiteurs  contenaient  généralement  une 
clause  à  l'effet  qu'aucun  préjudice  ne  devait  être  porté  à  la 
juridiction  inquisitoriale  des  Ordinaires.  Étant  donnée,  cepen- 
dant, la  négligence  habituelle  des  fonctionnaires  épiscopaux, 
les  inquisiteurs  avaient  beau  jeu  pour  empiéter  sur  leur 
domaine  .et  des  plaintes  contre  ces  intrusions  continuèrent  à  se 
produire  jusqu'à  la  veille  de  la  Réforme  (1). 

Il  n'y  avait  pas,  au  point  de  vue  technique,  de  différence 
entre  Tlnquisition  des  évoques  et  celle  du  pape.  Le  système 
équitable  de  procédure  emprunté  à  la  loi  romaine  par  les 
tribunaux  des  Ordinaires  avait  été  rejeté;  les  évêques  étaient 
autorisés  et  même  encouragés  à  suivre  le  système  inquisitoriaL 
qui  était  une  perpétuelle  caricature  de  la  justice,  le  plus  inique 
peut-être  que  la  cruauté  et  l'arbitraire  aient  jamais  imaginé. 
En  racontant  l'histoire  de  cette  institution,  il  n'y  a,  par  con- 
séquent, aucune  différence  à  établir  entre  ses  deux  branches  ; 
les  actes  de  l'une  et  de  l'autre  doivent  être  rappelés  comme  les 
produits  des  mêmes  tendances,  des  mêmes  méthodes,  et  comme 
visant  au  même  but  par  les  mêmes  moyens  (2). 

(1)  Concil.  Parisiens,  ann.  1350,  c.  3,  4.  —  Arch.  de  l'Inq.  de  Carcass.  (Doat, 
XXXV,  132).  —  Arch.  de  l'Evêché  d'Albi  (Doat,  XXXV.  187).  -  Eymerici  Direct. 
Inquis.  n.  529.  —  Sprengeri  Mail.  Maleficar.  P.  III.  Q.  1.  —  Ripoll  II,  311,  324, 
351.  —  Cornel.  Agrippae  de  Vanitate  Scientiarum,  cap.  xcvi. 

Cependant,  une  bulle  de  Nicolas  V,  adressée  à  l'inquisiteur  de  France  en  1451, 
paraît  le  rendre  indépendant  de  toute  coopération  épiscopale  (Ripoll  111.  301). 

(2)  C.  17  Sexto  V.    2.  —  Voir  le  Modus  examinandi  hœreticos,   imprimé  par 


414  SUPÉRIORITÉ   DE   L'INQUISITION   PONTIFICALE 

Cependant  l'Inquisition  pontificale  était  un  instrument  infini- 
ment plus  efficace  en  vue  de  la  grande  tâche  qu'on  se  pro- 
posait. Quelque  zélé  que  pût  être  un  fonctionnaire  épiseopal, 
ses  efforts  étaient  nécessairement  isolés,  temporaires  et  inter- 
mittents. En  revanche,  l'Inquisition  pontificale  constituait,  à 
travers  l'Europe  continentale,  un  vaste  réseau  de  tribunaux  où 
»  siégeaient  des  hommes  qui  n'avaient  pas  d'autres  occupations. 
Non  seulement  leur  action  était  continue,  comme  celle  des  lois 
de  la  nature,  mais  ils  se  prêtaient  une  assistance  incessante;  ces 
deux  circonstances  enlevaient  aux  hérétiques  l'espoir  de  gagner 
du  temps  et  celui  de  se  mettre  à  l'abri  en  passant  d'un  pays  à 
365  l'autre.  Avec  ses  registres  admirablement  tenus  à  jour,  l'Inqui- 
sition organisa  une  véritable  police  internationale,  à  une 
époque  où  les  communications  de  peuple  à  peuple  étaient 
encore  singulièrement  défectueuses.  L'Inquisition  avait  le  bras 
long,  la  mémoire  infaillible  ;  et  nous  concevons  sans  peine  la 
terreur  mystérieuse  inspirée  tant  par  le  secret  de  ses  opérations 
que  par  sa  vigilance  presque  surnaturelle.  Si  elle  voulait  pro- 
céder publiquement,  elle  convoquait  tous  les  fidèles  et  leur 
enjoignait  de  saisir  quelque  hérésiarque  en  leur  promettant  la 
vie  éternelle  et  des  récompenses  temporelles  appropriées  ;  tout 
prêtre  d'une  paroisse  où  l'inculpé  pouvait  se  dissimuler  était 
tenu  de  faire  retentir  l'appel  aux  oreilles  de  tous  les  habitants. 
Si  l'on  préférait  une  information  secrète,  il  y  avait  des  espions 
et  d'autres  subalternes  préparés  à  cette  besogne.  L'histoire  de 
tOute  famille  hérétique,  pendant  des  générations,  pouvait  être 
exhumée  des  archives  des  différents  tribunaux.  Une  seule 
capture  heureuse,  suivie  d'une  confession  arrachée  par  la  tor- 
ture, pouvait  mettre  les  limiers  sur  la  trace  de  centaines  de 
gens  qui  se  croyaient  jusque-là  en  sûreté  ;  et  chaque  nouvelle 
victime  ouvrait  comme  un  nouveau  cycle  de  dénonciations. 
L'hérétique  vivait  sur  un  volcan  qui,  atout  moment,  pouva  t 
faire  éruption  et  l'engloutir.  Pendant  la  terrible  persécution 
dirigée  contre  les  Franciscains  Spirituels  en  1317  et  1318,  nombre 

Gretser  (Mag.  Bib.  Patrum  XIII.  341),  qui  a  été  réd  gé  pour  une  Inquisition  épisco- 
pale  allemande. 


PAS    DE   PRESCRIPTION  415 

de  personnes  compatissantes  avaient  secouru  les  fugitifs,  pris 
bravement  place  au  pied  des  bûchers  et  consolé  de  leur  mieux 
les  nouveaux  martyrs.  Quelques-unes,  se  sachant  soupçonnées, 
avaient  fui  et  avaient  changé  de  nom  ;  d'autres  étaient  restées 
à  l'ombre  ;  toutes  pouvaient  croire  que  l'affaire  était  oubliée. 
Tout  à  coup,  en  1325,  quelque  incident  fortuit  —  probable- 
ment l'aveu  d'un  prisonnier  —  mit  l'Inquisition  sur  leur  trace. 
Une  vingtaine  de  malheureux  furent  jetés  en  prison,  où  ils 
restèrent  un  an  ou  deux.  Là,  dans  l'isolement,  leur  courage 
défaillit  ;  ils  confessèrent  successivement  leurs  fautes  à  moitié 
oubliées  et  se  soumirent  aux  pénitences  obligatoires.  Plus 
significatif  encore  fut  le  cas  de  Guillelma  Maza  de  Castres,  qui 
perdit  son  mari  en  1302.  Dans  le  premier  chagrin  de  son  veu- 
vage, elle  écouta  deux  missionnaires  vaudois  dont  les  enseigne- 
ments la  réconfortèrent.  Ils  ne  vinrent  la  visiter  que  deux  fois, 
pendant  la  nuit,  et  elle  pouvait  dire  qu'elle  ne  les  avait  jamais 
vus.  Après  vingt-cinq  ans  d'une  vie  rigoureusement  orthodoxe, 
elle  fut  traînée,  en  1327,  devant  l'Inquisition  de  Carcassonne,  366 
confessa  cet  unique  manquement  à  la  foi  et  exprima  son 
repentir.  Ainsi  le  Saint-Office  ne  savait  rien  oublier,  rien  par- 
donner. Sa  vigilance  s'arrêtait  aux  moindres  vétilles.  En  1325, 
une  femme  nommée  Manenta  Rosa  fut  traduite  devant  l'In- 
quisition de  Carcassonne  comme  hérétique  relapse  :  le  motif  de 
la  poursuite  était  qu'après  avoir  abjuré  l'hérésie  des  Spirituels, 
elle  avait  été  vue  causant  avec  un  homme  suspect  et  avait 
envoyé  par  son  entremise  deux  sols  à  une  femme  malade,  qui 
était  suspecte  également  (1). 

Fuir  était  inutile.  Le  signalement  des  hérétiques  qui  dispa- 
raissaient était  bientôt  envoyé  dans  toute  l'Europe.  Les  arres- 
tations d'individus  suspects  étaient  signalées  par  un  tribunal 
aux  autres  et  la  malheureuse  victime  était  ramenée  dans  le 
pays  et  dans  la  ville  où  son  témoignage  pouvait  être  le  plus 
efficace  pour  faire  découvrir  d'autres  coupables.  En  1287, 
l'arrestation  d'un  groupe  d'hérétiques  à  Tréviseen  fit  découvrir 

(1)  Coll.  Doat,  XXXVII    7;  XXIX.  5. 


416  QUERELLES   ENTRE   MOINES 

quelques-uns  qui  étaient  venus  de  France.  Immédiatement,  les 
inquisiteurs  français  les  réclamèrent,  en  particulier  l'un  d'eux 
qui  avait  le  rang  d'évêque  parmi  les  Cathares.  Le  pape  Nico- 
las IV  se  hâta  d'ordonner  au  Frère  Philippe  de  Trévise  de  livrer 
ses  prisonniers  à  l'envoyé  de  l'Inquisition  de  France,  après 
avoir  tiré  d'eux  le  plus  de  renseignements  qu'il  pourrait. 
L'Inquisition  pontificale  jouissait,  aux  yeux  des  hommes, 
des  privilèges  de  l'omniscience,  de  l'omnipotence  et  de  l'ubi- 
quité (1). 

Parfois,  il  est  vrai,    l'efficacité  de   cette    organisation  était 
affaiblie  par  des  querelles,  en  particulier   celles  qu'engendrait 
la  jalousie  des  Dominicains  et  des  Franciscains.  J'ai  déjà  rap- 
pelé les  difficultés  qui  surgirent.de  ce  fait  à  Marseille  en  4266 
et  à  Vérone  en  1291.  Un  autre  symptôme  du  manque  d'unité 
se  manifesta  en  4327,  lorsque  Pierre  Trencavel,   un  Spirituel 
bien  connu,  qui  s'était  évadé   de  la  prison  de  Carcassonne,  fut 
fait  prisonnier  en  Provence  avec  sa  fille  Andrée,  fugitive  comme 
367     lui.    Il  était   évident  qu'ils  relevaient  du  tribunal  auquel  ils 
s'étaient  soustraits  par  la  fuite  ;  néanmoins,  le   Frère   Michel, 
inquisiteur  franciscain  en  Provence,  refusa  de  les  livrer  et  le 
tribunal  de  Carcassonne  fut  obligé   d'en  appeler  à  Jean  XXII, 
qui  intima  l'ordre  à  Michel  de  rendre  immédiatement  ses  cap- 
tifs. Toutefois,    si   l'on   tient  compte   de  l'imperfection  de  la 
nature  humaine,  il  faut  convenir  que  des  contestations  de  ce 
genre  semblent  s'être  produites  assez  rarement  (2). 

Pour  diriger  équitablement  une  organisation  aussi  puissante, 
de  laquelle  dépendaient  la  vie  et  le  bonheur  de  millions  d'in- 
dividus, il  aurait  fallu  une  sagesse  et  une  vertu  presque 
surhumaines.  Quel  était  l'idéal  des  hommes  auxquels  était 
confiée  la  besogne  courante  du  Saint-Office?  Bernard  Gui, 
l'inquisiteur  le  plus  expérimenté  de  son  temps,  termine  ses 
instructions  détaillées  sur  la  procédure  par  quelques  conseils 
généraux  touchant  la  conduite  et  le  caractère.  L'inquisiteur, 
dit-il,  doit  être  diligent  et  fervent  dans  son  zèle  pour  la  vérité 

(1)  Coll.  Doat,  XXX.   132;  XXXII.  155. 
(S)  Coll.  Doat,  XXXV.  18. 


IDÉAL  DE   L'INQUISITEUR  417 

religieuse,  pour  le  salut  des  âmes  et  pour  l'extirpation  de 
l'hérésie.  Parmi  les  difficultés  et  les  incidents  contraires,  il 
doit  rester  calme,  ne  jamais  céder  à  la  colère  ni  à  l'indignation. 
Il  doit  être  physiquement  actif,  car  l'habitude  de  l'indolence 
paralyse  toute  action  vigoureuse.  Il  doit  être  intrépide,  braver 
le  danger  jusqu'à  la  mort,  mais,  tout  en  ne  reculant  pas  devant 
le  péril,  ne  point  le  précipiter  par  une  audace  irréfléchie.  11  doit 
être  insensible  aux  prières  et  aux  avances  de  ceux  qui  essayent 
de  le  gagner  ;  cependant  il  ne  doit  pas  endurcir  son  cœur  au 
point  de  refuser  des  délais  ou  des  adoucissements  de  peine,  en 
consultant  les  circonstances  et  les  lieux.  Il  ne  doit  pas  être 
faible  ou  complaisant  par  désir  de  plaire,  car  cela  porterait 
préjudice  à  l'efficacité  de  son  œuvre.  Dans  les  questions  dou- 
teuses, il  doit  être  circonspect, ne  pas  donner  facilement  créance 
à  ce  qui  parait  probable  et  souvent  n'est  pas  vrai  ;  il  ne  doit 
pas  non  plus  rejeter  obstinément  l'opinion  contraire,  car  ce  qui 
parait  improbable  finit  souvent  par  être  la  vérité.  Il  doit  écouter, 
discuter  et  examiner  avectoutson  zèle,  afin  d'arriver  patiemment  368 
à  la  lumière.  Quand  il  portera  un  jugement  prescrivant  une  peine 
corporelle,  son  visage  pourra  témoigner  de  la  compassion  alors 
que  son  dessein  restera  inébranlable,  afin  d'éviter  l'apparence 
de  la  colère  qui  pourrait  le  faire  accuser  de  cruauté.  Quand  il 
imposera  des  peines  pécuniaires,  que  son  visage  garde  une 
expression  sévère,  afin  qu'il  ne  paraisse  point  agir  par  cupidité. 
Que  l'amour  de  la  vérité  et  la  pitié,  qui  doivent  toujours  résider 
dans  le  cœur  d'un  juge,  brillent  dans  ses  regards,  afin  que  ses 
décisions  ne  puissent  jamais  paraître  dictées  par  la  convoitise 
ou  la  cruauté  (1). 

Pour  apprécier  exactement  l'œuvre  de  l'Inquisition  et  son 
influence,  nous  devons  étudier  maintenant,  avec  quelque  détail, 
ses  méthodes  et  sa  procédure.  C'est  ainsi  seulement  que  nous 
pourrons  bien  comprendre  son  action,  car  les  leçons  à  tirer  de 
cette  enquête  sont  peut-être  les  plus  importantes  qu'elle  ait  à 
nous  enseigner. 

(1)  Bern.  Guidon.  P  actica  P.  iv.  ad  fine  m  (Doat,  XXX).  Je  retrouve  le  même 
portait  du  parfait  inquisiteur  dans  un  Tractatus  de  Inauisitione  manuscrit.  (Doat 
XXXVI). 


ORGANISATION   DE   L'INQUISITION 

CHAPITRE  VIII 

ORGANISATION   DE   L'iNQUISITION 


369  Nous  avons  vu  que  l'Église  avait  reconnu  l'impossibilité 
d'arrêter  la  diffusion  de  l'hérésie  par  la  persuasion.  Saint- 
Bernard,  Foulques  de  Neuilly,  Duran  de  Huesca,  Saint-Domi- 
nique, Saint-François  avaient  successivement  prodigué  l'élo- 
quence la  plus  chaleureuse  et  donné  l'exemple  de  la  plus 
sublime  abnégation,  dans  l'espoir  de  convaincre  et  de  ramener 
les  égarés.  Ces  efforts  ayant  échoué,  F  Église  eut  recours  à 
la  force  et  en  usa  sans  ménagements. 

Le  premier  résultat  de  sa  nouvelle  politique  fut  de  contraindre 
l'hérésie  à  se  dissimuler.  Alors,  pour  recueillir  les  fruits  de  sa 
victoire,  il  parut  nécessaire  à  l'Église  d'organiser  une  persécution 
continue,  destinée  à  démasquer  et  à  frapper  l'erreur  qui  se 
cachait.  C'est  à  cela  que  s'employèrent  les  Ordres  Mendiants, 
institués  à  l'origine  pour  convaincre  par  la  parole  et  par 
l'exemple,  mais  devenus  bientôt  les  agents  d'une  impitoyable 
répression. 

L'organisation  de  l'Inquisition  était  aussi  simple  qu'efficace. 
Elle  ne  cherchait  pas  à  étonner  les  esprits  par  sa  magnificence, 
mais  à  les  paralyser  par  la  terreur.  Elle  laissait  aux  prélats 
séculiers  les  riches  vêtements  et  les  splendeurs  imposantes  du 
culte,  les  processions  pittoresques  et  les  longs  alignements  de 
serviteurs.  L'inquisiteur  portait  le  simple  costume  de  son  Ordre. 
Quand  il  apparaissait  dans  une  ville,  il  était  tantôt  seul,  tantôt 
accompagné  d'un  petit  nombre  de  familiers  en  armes,  qui 
constituaient  sa  garde  personnelle  et  exécutaient  ses  instruc- 
tions. La  scène  principale  de  son  activité  était  l'intérieur  du 
Saint-Office,  d'où  il  lançait  ses  ordres  et  décidait  du  sort  de 


ABSENCE   DE   FASTE  419 

populations  entières,  enveloppé  d'un  silence  et  d'un  mystère 
mille  fois  plus  imposants  que  la  magnificence  extérieure  des 
évêques. 

Tout,  dans  l'Inquisition,  visait  au  travail  utile,  non  à  l'appa- 
rence. C'était  un  édifice  élevé  par  des  hommes  sérieux,  résolus ^ 
entièrement  dominés  par  une  idée,  qui  savaient  ce  qu'ils  vou- 
laient et  rejetaient  loin  d'eux,  avec  dédain,  tout  ce  qui  pouvait    370 
embarrasser  leur  action. 

Au  début,  comme  nous  l'avons  vu,  il  n'y  avait,  en  fait  d'inqui- 
siteurs, que  des  moines  choisis  un  à  un  pour  poursuivre  les 
hérétiques  et  établir  leur  culpabilité.  Les  districts  où  ils  opé- 
raient avaient  naturellement  les  mêmes  limites  que  les  provinces 
des  Ordres  Mendiants,  qui  comprenaient  chacune  un  grand 
nombre  d'évêchés  et  dont  les  provinciaux  désignaient  les  inqui- 
siteurs. Bien  que  la  ville  principale  de  chaque  province,  avec  sa 
maison  de  l'Ordre  et  ses  prisons,  vint  bientôt  à  être  regardée 
comme  le  siège  de  l'Inquisition,  l'inquisiteur  avait  le  devoir  de 
voyager  sans  cesse,  de  rassembler  le  peuple  en  divers  lieux, 
comme  le  faisaient  autrefois  les  évêques  dans  leurs  tournées 
pastorales,  en  promettant,  par  surcroit,  une  indulgence  de 
vingt  à  quarante  jours  à  tous  ceux  qui  se  rendaient  à  leurs 
appels.  Il  est  vrai  qu'à  l'origine  les  inquisiteurs  de  Toulouse 
s'établirent  dans  cette  ville  et  citèrent  à  leur  tribunal  ceux 
qu'ils  désiraient  interroger;  mais  ce  système  donna  lieu  à  de 
telles  plaintes  qu'en  1237  le  légat  Jean  de  Vienne  ordonna  aux 
inquisiteurs  de  se  rendre  eux-mêmes  dans  les  localités  où  ils 
avaient  une  enquête  à  poursuivre.  En  conséquence,  nous  les 
voyons  aller  à  Gastelnaudary,  où  ils  furent  mal  reçus  par  le 
peuple,  parce  qu'on  s'était  entendu  d'avance  pour  ne  dénoncer 
personne;  ils  se  transportèrent  alors  àPuylaurens,  où,  arrivant 
à  l'improviste,  ils  purent  faire  une  ample  moisson  de  témoi- 
gnages. Les  meurtres  commis  à  Avignon,  en  1242,  montrèrent 
que  ces  enquêtes  ambulantes  n'étaient  pas  sans  péril  ;  elles 
n'en  continuèrent  pas  moins  à  être  prescrites  par  le  cardinal 
d'Albano  vers  1234  et  par  le  concile  de  Béziers  en  1246.  Bien 
qu'Innocent  IV,  en  1247,  ait  autorisé  les  inquisiteurs,  en  cas  de 


420  TOURNÉES   PERSONNELLES 

danger,  à  convoquer  les  hérétiques  et  les  témoins  dans  quelque 
place  de  sûreté,  le  système  des  tournées  personnelles  resta 
néanmoins  en  vigueur.  Nous  le  voyons  prescrire  en  Italie  dans 
les  bulles  Ad  extir panda  ;  un  inquisiteur  allemand  contem- 
porain en  parle  comme  d'une  pratique  coutumière  ;  dans  la 
France  du  Nord,  nous  avons  les  formules  employées  en  1278 
par  le  frère  Simon  Duval  pour  convoquer  le  peuple  aux  réunions  ; 
vers  4330,  Bernard  Gui  y  fait  allusion  comme  à  l'un  des  privi- 
371  lèges  spéciaux  de  l'Inquisition  et,  vers  4375,  Eymerich  décrit  la 
méthode  qui  présidait  à  ces  enquêtes  comme  une  routine  depuis 
longtemps  établie  (1). 

On  ne  pouvait  rien  imaginer  de  plus  efficace  que  ces  visites. 
Avec  le  temps,  lorsque  le  système  des  espions  et  des  familiers 
se  perfectionna,  elles  tombèrent  quelque  peu  en  désuétude; 
mais  on  peut  affirmer  qu'elles  rendirent  les  plus  grands  services 
à  l'âge  héroïque  de  l'Inquisition.  Quelques  jours  avant  son 
arrivée,  l'inquisiteur  donnait  avis  aux  autorités  ecclésiastiques 
d'avoir  à  convoquer  le  peuple  à  une  heure  donnée,  en  annonçant 
les  indulgences  convenues  pour  ceux  qui  viendraient.  Souvent 
les  inquisiteurs  ajoutaient  à  cette  convocation  une  sentence 
d'excommunication  contre  ceux  qui  ne  viendraient  pas  ;  mais 
c'était  là,  nous  dit-on,  un  abus  de  pouvoir,  et  les  excommuni- 
cations ainsi  prononcées  ne  furent  pas  reconnues  valables.  A  la 
population  ainsi  rassemblée,  l'inquisiteur  adressait  un  sermon 
sur  la  pureté  de  la  foi  ;  puis  il  faisait  sommation  à  tous  les 
habitants  d'un  certain  rayon  de  se  présenter  sous  six  ou  dix 
jours  et  de  lui  révéler  tout  ce  qu'ils  pouvaient  savoir  touchant 
les  personnes  coupables  d'hérésie,  ou  soupçonnées  d'hérésie,  ou 
ayant  parlé  contre  un  article  de  foi,  ou  menant  une  vie  diffé- 

(1)  Gregor,  PP.  IX.  Bull.  Me  humani  genris,  20  mai  1236  (Eymer.  App.  p.  3). 

—  Vaissete,  m,  410-11 .  —  Guill.  Pod.  Laur.  c.  43.  —  Concil.  Biterr.  ann.  1246, 
app.  c.  1.  —  Aroh.  de  Plnq.  de  Carcass.  (Doat  xxxi,  5.)  —  Raynald.  ann.  1243, 
n°  31.  —  Innoc.  PP.  IV,  Bull.  Quia  sicut.  13  nov.  1247  (Potthast  12766.  —  Doat. 
xxxi.  112.) —  Ejusd.  Bull.  Ad.  extirp.  §  31.  —  Anon.  Passaviensis  (Mag.  Bib,  Pat. 
xm.  308.)  —  Doctrina  de  modo  procedendi  (Martène  Thés.  V.  1809-11.)  —  Alex. 
PP.  IV.  Bull.  Cupientes,  A  Mart.  1260  (Mag.  Bull.  Rom.  i.  119.)  —  Ripoll.  i.  128 

—  Guill.  Pelisso  Chron.  éd.  Mol  nier,  p.  27.  —  Bernardi  Guidon.  Practica  P.  iv. 
(Doat,  xxx.)  —  Eymeiic.  Direct.  Inquis.  p.  407-9.  —  Mss.  Bib.  Nat.,  fonds  latin, 
n°  14930,  fol.  220. 


TEMPS    DE   GRACE  421 

rente  de  celle  de  la  majorité  des  fidèles.  Quiconque  n'obéissait 
pas  à  cet  ordre  était  frappé  ipso  facto  d'une  excommunication 
que  l'inquisiteur  seul  pouvait  lever  ;  en  revanche,  l'obéissance 
était  récompensée  par  une  indulgence  de  trois  ans. 

En  même  temps  l'inquisiteur  proclamait  un  temps  de  grâce, 
durant  de  quinze  à  trente  jours,  pendant  lequel  tout  hérétique 
qui  se  présentait  spontanément,  confessait  ses  erreurs,  les 
abjurait  et  donnait  des  informations  complètes  sur  ses  coreli- 
gionnaires, était  assuré  d'immunité.  Cette  immunité  était  parfois 
sans  réserve,  parfois  aussi  elle  ne  comportait  que  l'exemption 
des  peines  les  plus  sévères  —  la  mort,  la  prison,  la  confiscation 
ou  l'exil.  C'est  de  cette  grâce  limitée  qu'il  est  question  en  4235> 
la  première  fois  qu'on  nous  parle  de  cet  usage.  En  1237,  un 
coupable  se  tira  d'affaire  au  prix  d'une  pénitence  consistant 
à  s'acquitter  de  deux  courts  pèlerinages,  à  secourir  un  mendiant 
par  jour  pendant  le  reste  de  sa  vie  et  à  payer  à  l'Inquisition 
une  amende  de  dix  livres  mortaas  «  pour  l'amour  de  Dieu  ». 
Le  temps  de  grâce  écoulé,  il  était  entendu  qu'on  ne  pardon- 
nerait à  personne  ;  pendant  ce  délai,  l'inquisiteur  devait  rester 
au  logis,  prêt  à  recevoir  les  dénonciations  et  les  confessions;  de 
longues  séries  d'interrogatoires  avaient  été  rédigées  à  l'avance 
pour  lui  faciliter  l'examen  de  ceux  qui  se  présenteraient.  En 
4387  encore,  lorsque  Frà  Antonio  Secco  attaqua  les  hérétiques 
des  vallées  vaudoises,  il  commença  par  publier  dans  l'église  de 
Pignerol  une  déclaration  aux  termes  de  laquelle  quiconque  se 
dénoncerait  ou  en  dénoncerait  d'autres  dans  les  huit  jours 
échapperait  à  tout  châtiment  public,  sauf  peur  parjure  commis 
devant  l'Inquisition.  Tous  ceux  qui  ne  se  présentèrent  pas  furent 
excommuniés  (4). 

Bernard  Gui  nous  affirme  que  ce  procédé  était  très  fécond, 
non  seulement  parce  qu'il  provoquait  beaucoup  de  conversions 

(i)  Guill.  Pod.  Laur.  c.  43.  —  Vaissete,  m.  402,  403,  404;  Pr.  386.  —  Raynald. 
ann.  1243,  n°31.  —  Concil.  Narbonn.  ann.  1244  c.  i.  —  Cône.  Riterr.  ann.  l.'4fi, 
append,  c.  2,  5.  —  Angeii  de  Clavasio  Summa  anpel.  s.  v.  Inquisitor  §  9.—  Arch. 
del'Inq.  de  Carc.  circa  1245  (Doat,  XXXI,  5.)  -  Guid.  Fulcod.  Quaest.n.  —  Bern. 
Guid.  Practica  P.  IV  (Doat,  XXX.)  Eymerici  Direct.  Inquis.?.  407-9.  —  Practica 
su  er.  Inquis.  (Mss.  Bib.  Nat.  fonds  latin,  n°  14930,  fol.  227-8.)  — Archivio  Storico 
Italiano,  1865,  n°  38,  p.  16-17 

24 


372 


422  DÉNONCIATIONS 

heureuses,  mais  parce  qu'il  fournissait  des  informations  sur 
beaucoup  d'hérétiques  qui  seraient  restés  ignorés  —  chaque 
pénitent  étant  obligé  de  dénoncer  tous  ceux  qu'il  connaissait  ou 
qu'il  suspectait.  Il  insiste  particulièrement  sur  l'efficacité  de 
celte  enquête  pour  amener  la  capture  des  Parfaits  cathares, 
qui  avaient  l'habitude  de  vivre  cachés  et  ne  pouvaient  guère 
être  trahis  que  par  ceux  de  leur  confiance.  On  se  figure  aisé- 
ment la  terreur  qui  s'emparait  d'une  communauté  quand  un 
inquisiteur  y  paraissait  à  l'improviste  et  publiait  sa  proclama- 
tion. Personne  ne  pouvait  savoir  quelles  histoires  circulaient 
sur  son  compte,  ni  le  parti  qu'en  pouvaient  tirer  l'inimitié  per- 
sonnelle ou  le  zèle  fanatique  pour  le  compromettre  auprès  de 
l'inquisiteur.  Orthodoxes  et  hérétiques  avaient  également  sujet 
de  s'alarmer.  Un  homme  qui  avait  senti.de  l'inclination  pour 
373  l'hérésie  n'avait  plus  une  minute  de  repos;  dans  la  pensée  qu'un 
mot  jeté  par  lui  en  passant  pouvait  être  rapporté,  d'un  moment 
à  l'autre,  par  ses  proches  et  ses  amis  les  plus  chers;  affolé,  il 
cédait  à  la  peur  et  trahissait  autrui  de  crainte  d'être  trahi  lui- 
même.  Grégoire  IX  rappelait  avec  orgueil  que,  dans  une  occa- 
sion semblable,  des  parents  dénoncèrent  leurs  enfants,  des 
enfants  leurs  parents,  des  maris  leurs  femmes  et  des  femmes 
leurs  maris.  Nous  pouvons  en  croire  Bernard  Gui  lorsqu'il  nous 
dit  que  chaque  révélation  en  amenait  d'autres,  jusqu'à  ce  que 
le  réseau  invisible  s'étendit  sur  toute  la  région  ;  il  ajoute  que 
les  confiscations  nombreuses  auxquelles  ce  système  donnait 
lieu  n'étaient  pas  le  moindre  profit  qu'on  en  retirait  (1). 

Ces  actes  préliminaires  avaient  généralement  pour  théâtre 
le  couvent  de  l'Ordre  auquel  appartenait  l'inquisiteur,  s'il  en 
existait  dans  la  localité,  ou  le  palais  épiscopal,  si  la  ville  en 
était  pourvue.  Dans  d'autres  cas,  l'église  ou  les  édifices  muni- 
cipaux étaient  mis  à  contribution,  car  les  autorités,  tant  laïques 
qu'ecclésiastiques,  étaient  tenues  de  fournir  toute  assistance  en 
leur  pouvoir.  Chaque  inquisiteur  avait  cependant  son  quartier 
général,  où  il  devait  rapporter,  pour  les  mettre  en  lieu  sûr,  les 

U)  B.  GuMon.  loe.  cit.  —  Rinoll.  i,  46. 


AGE   DES   INQUISITEURS  423 

dépositions  des  accusateurs  et  les  confessions  des  accusés;  il 
emmenait  aussi  les  prisonniers  dont  il  avait  cru  devoir  s'assu- 
rer, sous  une  escorte  que  les  autorités  séculières  étaient  obli- 
gées de  lui  fournir.  Quant  aux  autres,  il  se  contentait  de  les 
sommer  à  comparaître  devant  lui  à  jour  fixe,  après  avoir  exigé 
une  caution. 

A  l'époque  la  plus  ancienne,  le  siège  du  tribunal  était  le  cou- 
vent des  Mendiants  ;  la  prison  publique  ou  épiscopale  était  à  la 
disposition  de  l'inquisiteur  pour  recevoir  les  prisonniers.  Avec 
le  temps,  on  construisit  des  édifices  spéciaux,  pourvus  des 
cellules  et  des  prisons  nécessaires  (l),où  les  malheureux  étaient 
sous  la  surveillance  constante  de  leurs  futurs  juges.  C'est  là 
qu'en  général  la  procédure  judiciaire  se  poursuivait,  bien  qu'on 
nous  parle  quelquefois,  à  ce  sujet,  du  palais  épiscopal,  surtout 
lorsque  l'évçque  était  zélé  et  coopérait  avec  l'inquisiteur. 

Dans  les  premiers  temps,  il  n'y  avait  rien  de  fixé  touchant  374 
l'âge  minimum  de  l'inquisiteur;  le  provincial  pouvait  choisir 
ceux  qu'il  voulait  parmi  les  membres  de  son  Ordre.  Il  en  résulta 
probablement  la  désignation  fréquente  de  jeunes  gens  inexpé- 
rimentés; aussi  Clément  V,  quand  il  réforma  le  Saint  Office, 
prescrivit  que  l'âge  de  quarante  ans  serait  considéré  comme 
une  limite  inférieure.  Bernard  Gui  protesta,  alléguant  que  des 
hommes  plus  jeunes  étaient  souvent  très  aptes  aune  pareille 
tâche  et  qu'il  n'y  avait  pas  de  limite  d'âge  fixée  pour  les  évêques 
et  leurs  Ordinaires,  qui  exerçaient  cependant  le  pouvoir  inqui- 
sitorial.  La  règle  édictée  n'en  resta  pas  moins  en  vigueur.  En 
4422,  le  provincial  de  Toulouse  nomma  inquisiteur  de  Carcas- 
sonne  le  frère  Raymond  de  Lille,  qui  n'était  âgé  que  de  trente- 
deux  ans  ;  bien  qu'il  eût  été  confirmé  par  le  général  de  l'Ordre, 
on  fit  appel  à  Martin  V,  qui  prescrivit  à  l'Official  d'Alet  de 
faire  une  enquête;  si  le  frère  était  reconnu  digne,  le  canon  de 
Clément  pourrait  être  suspendu  en  sa  faveur  (2). 

(i)  La  cellule,  établie  le  long  des  murs,  s'appelait  murus,  par  opposition  avec  la 
prison  proprement  dite  ou  carcer. 

(2)  C.  2  Clément.  V.  m.  —  Bern.  Guidon.  Gravant.  (Doat.  XXX.  i  17-128.)  — 
Ripoll.  ii,  610.  —  En  1431,  Eugène  IV  fit  une  exception  en  faveur  d'un  inquisiteur 
nommé  dans  sa  trente-sixième  année.  (Ripoll.  m.  9.) 


424  AUXILIAIRES    DES    INQUISITEURS 

Les  procès  étaient  généralement  conduits  par  un  inquisiteur 
unique;  parfois,  cependant,  il  y  en  avait  deux.  L'inquisiteur 
dirigeant  avait  ordinairement  des  auxiliaires  qui  instruisaient 
la  cause  et  procédaient  aux  premiers  interrogatoires.  Il  pouvait 
demander  au  provincial  de  lui  fournir  le  nombre  d'auxiliaires 
qu'il  jugeait  nécessaire,  mais  il  n'avait  pas  le  droit  de  les 
choisir  lui-même.  Parfois,  lorsqu'un  évêque  était  animé  du  zèle 
persécuteur,  il  acceptait  en  personne  la  fonction  d'auxiliaire  ; 
plus  fréquemment,  elle  était  exercée  par  le  prieur  dominicain 
du  couvent  local.  Là  où  l'Etat  supportait  les  frais  de  l'Inquisi- 
tion, il  semble  avoir  eu  quelque  contrôle  sur  le  nombre  des 
auxiliaires;  ainsi  à  Naples,  en  1269,  Charles  d'Anjou  ne  fournit 
qu'un  auxiliaire  par  inquisiteur  (4). 

Ces  auxiliaires  représentaient  l'inquisiteur  pendant  son 
absence  et  étaient  assimilés  ainsi  aux  commissaires  qui  devin- 
375  rent  un  élément  essentiel  du  Saint-Office.  Dès  le  xne  siècle,  il 
fut  établi  qu'un  délégué  judiciaire  du  Saint-Office  pouvait  lui- 
même  déléguer  ses  pouvoirs;  en  4246,  le  concile  de  Béziers 
autorisa  l'inquisiteur  à  nommer  un  délégué  toutes  les  fois  qu'il 
voudrait  faire  procéder  à  une  enquête  dans  une  localité  où  il  ne 
pourrait  se  rendre  lui-même.  On  donnait  parfois  des  commis- 
sions spéciales,  comme  lorsque  Pons  de  Pornac,  inquisiteur  de 
Toulouse,  autorisa  en  4276  le  prieur  dominicain  de  Montauban 
à  enquérir  contre  Bernard  de  Solhac  et  à  lui  transmettre  sous 
scellés  les  interrogatoires. 

L'étendue  des  provinces  de  l'Inquisition  était  telle  que  le 
travail  devait  être  divisé,  en  particulier  pendant  la  première 
période,  alors  que  les  hérétiques  étaient  très  nombreux  et 
nécessitaient  toute  une  armée  d'enquêteurs.  Toutefois,  le  droit 
formel  de  désigner  des  commissaires  avec  pleins  pouvoirs  ne 
semble  pas  avoir  été  accordé  aux  inquisiteurs  avant  Urbain  IV 
(4262),  et  ce  privilège  dut  être  confirmé  vers  la  fin  du  siècle  par 

(1)  Concil.  Biterrens.  ann.  1246  c.  4,  —  Molinier,  p.  129,  131,  281-2.  — Hauréau, 
Bernard  Délicieux,  p.  2".  —  Wadding.  Annal.  1261,  n°  2.  —  Urbani  PP,  IV.  Bull. 
i\e  cath'diw  fidn,2(j  oct.  1262.  —  Bernardi  Guidonis  Practica,  P.  IV  (Doat,  xxx.) 
—  Eymorici  Direct,  hiq.  p.  557,  577.  —  Arcbivio  di  Napoli,  Mss.  Chioccarello 
T.  vin;  lbid.    Registro  6,  Lett.  D,  f.  35. 


COMMISSAIRES   OU   VICAIRES  425 

Boniface  VIII.  Ces  commissaires  ou  vicaires  différaient  des 
auxiliaires  en  ce  qu'ils  étaient  nommés  et  révoqués  par  l'inqui- 
siteur lui-même.  Ils  devinrent,  comme  nous  l'avons  dit,  un 
élément  essentiel  de  l'institution  et  conduisirent  les  affaires 
dans  des  localités  très  éloignées  du  tribunal  principal.  Si 
l'inquisiteur  était  absent  ou  empêché,  l'un  d'eux  pouvait  le 
remplacer  temporairement  ;  l'inquisiteur  pouvait  aussi  dési- 
gner un  vicaire-général.  Après  les  réformes  de  Clément  en 
1347,  il  fut  entendu  que  les  commissaires  devaient  être  âgés 
de  quarante  ans  au  moins  comme  leurs  chefs.  Us  disposaient 
de  tous  les  pouvoirs  inquisitoriaux,  pouvaient  citer,  arrêter  et 
interroger  des  témoins  et  des  suspects;  ils  pouvaient  même 
infliger  la  torture  et  condamner  à  la  prison.  On  discutait  s'ils 
avaient  le  droit  de  porter  des  sentences  capitales  et  Eymerich 
exprime  l'avis  que  ce  pouvoir  devait  toujours  être  réservé  à 
l'inquisiteur  lui-même;  mais,  comme  nous  le  verrons,  les  cas  de 
Jeanne  d'Arc  et  des  Vaudois  d'Arras  prouvent  que  cette  réserve 
était  rarement  observée.  Ajoutons  qu'à  la  différence  des 
inquisiteurs,  les  commissaires  ne  pouvaient  pas  nommer  de 
délégués  (1). 

Plus  tard  on  voit  paraître,  de  temps  en  temps,  un  autre  376 
fonctionnaire  portant  le  titre  de  conseiller.  En  4370,  l'Inquisi- 
tion de  Carcassonne  prétendit  au  droit  d'en  désigner  trois,  qui 
fussent  exempts  de  toute  taxation  locale.  Dans  un  document  de 
1423,  la  personne  qui  occupe  cette  situation  n'est  pas  un  Domi- 
nicain, mais  est  qualifiée  de  licencié  en  droit.  Sans  doute  un 
pareil  fonctionnaire  rendait  des  services  importants  au  tribu- 
nal, bien  que  sa  situation  officielle  ne  fût  pas  définie.  Zanghino 
nous  informe,  en  effet,  que  les  inquisiteurs  étaient  générale- 

(i)  C.  11,  19,  20  Extra  i.  29.  Concil.  Biterrens.  ann.  1246  c.  3.  —  Coll.  Doat, 
XXV.  230.  —  UrbaniPP.  IV.  Bull.  Licet  ex  omnibus,  20  Mart.  1262.  —  Guid.  Kul- 
cod.  Quaest.  iv.  —  C.  H  Sexto  v.  2.  —  C.  2  G/ément.  V,  3.—  Bernardi  Guid. 
Practica  P.  IV.  (Doat,  XXX.)  —  Eymerici  Direct,  p.  403-6.  —  Zarichini  Tract,  de 
âxret.  c.  xxx. 

Il  n'est  pas  aisé  de  comprendre  pourquoi,  en  1276,  les  inquisiteurs  lombards  Frà 
Niccolo  da  Cremona  et  Frà  Daniele  Giussan»  réunirent  des  experts  à  Plaisance  pour 
décider  s'ils  avaient  ou  non  le  droit  de  nommer  des  délégués  ;  la  question  fut 
tranchée  par  la  négative  (Campi,  DeU'Eistoria  Ecclvsiastica  di  Piacenza,  P.  II. 
i>.  308-9.) 

24. 


426 


SECRET   DE   LA    PROCÉDURE 


ment  1res  ignorants  de  la  loi.  Dans  la  plupart  des  cas,  cela 
importait  peu,  car  la  procédure  était  arbitraire  au  plus  haut 
degré  et  il  était  bien  rare  qu'un  accusé  osât  s'en  plaindre.  Il 
arrivait  cependant  que  l'Inquisition  avait  devant  elle  des  vic- 
times récalcitrantes  ;  il  lui  fallait  alors  les  conseils  d'une  per- 
sonne connaissant  la  loi  et  les  responsabilités  qu'elle  entraî- 
nait. Eymerich  recommande  à  chaque  commissaire  de  s'assurer 
le  concours  de  quelque  avocat  discret,  pour  s'épargner  des 
erreurs  qui  pourraient  nuire  à  l'Inquisition,  provoquer  l'ingé- 
rence du  pape  et  peut-être  lui  coûter  sa  place  (1). 

Gomme  le  secret  absolu  devint  le  caractère  essentiel  de 
toutes  les  procédures  de  l'Inquisition  après  sa  période  de  tâton- 
nements, ce  fut  une  règle  universelle  que  les  témoignages,  tant 
des  témoins  que  des  accusés,  ne  devaient  être  recueillis  qu'en 
présence  de  deux  hommes  impartiaux,  non  attachés  à  l'insti- 
tution, mais  ayant  juré  le  secret.  L'Inquisition  pouvait  rendre 
obligatoire  la  présence  de  toute  personne  qu'il  lui  plaisait  de 
convoquer  pour  accomplir  ce  devoir.  Ces  représentants  du 
public  étaient,  de  préférence,  des  clercs,  généralement  des 
Dominicains,  «  hommes  discrets  et  religieux  »,  qui  devaient 
signer  avec  le  notaire  le  procès-verbal  de  la  déposition  pour  en 
certifier  l'exactitude.  Bien  qu'il  n'en  soit  pas  question  dans  les 
instructions  du  concile  de  Béziers  en  1246,  une  déposition 
recueillie  en  1244  montre  que  cet  usage  avait  déjà  passé  dans 
la  pratique.  La  fréquente  répétition  de  cette  règle  par  des  papes 
successifs  et  le  fait  qu'elle  fut  incorporée  dans  le  droit  cano- 
nique attestent  l'importance  qu'on  y  attachait,  comme  à  un 
£77  moyen  d'empêcher  les  injustices  et  de  donner  à  la  procédure 
une  apparence  d'impartialité.  En  cela,  cependant,  comme  en 
toutes  choses,  les  inquisiteurs  se  faisaient  la  loi  à  eux-mêmes 
et  dédaignaient  à  plaisir  les  légères  restrictions  que  les  papes 
avaient  apportées  à  leur  pouvoir. 

En  1325,  un  prêtre  nommé  Pierre  de  Tornamire,  accusé  de 
Franciscanisme  Spirituel,  fut  amené  mourant  devant  l'Inquisi- 

(i)  Archives  de  l'Evêché  d'All>i(Doat  XXXV.   136,  187.)  Zanchini,  Tract  de  Hxret. 
c.  iv.  —  hlymerici  Direct,  p.  407. 


AUDIENCES    SECRÈTES  427 

tion  de  Carcassonne.  L'inquisiteur  était  absent.  Son  délégué  et 
son  notaire  recueillirent  la  déposition  du  prêtre  en  présence 
de  trois  laïques,  mais  il  mourut  avant  de  l'avoir  terminée. 
Alors  qu'il  avait  déjà  perdu  la  parole,  deux  Dominicains  entrèrent 
et,  sans  s'assurer  que  la  déposition  fût  complète,  la  certifièrent 
en  y  apposant  leurs  noms.  Sur  cette  procédure  irrégulière,  on 
fonda  une  poursuite  contre  la  mémoire  de  Pierre;  mais  on  se 
heurta  à  ses  héritiers  qui  voulaient  sauver  ses  biens  de  la  con- 
fiscation. La  lutte  dura  trente-deux  ans  et  quand,  en  4357, 
l'inquisiteur  vint  demander  à  l'assemblée  des  experts  la  confir- 
mation de  la  sentence,  vingt-cinq  juristes  votèrent  contre  et 
deux  seulement,  Dominicains  l'un  et  l'autre,  osèrent  la 
défendre.  Peu  de  temps  après,  Eymerich  fit  connaître  à  ses 
frères  comment  cette  règle  pouvait  être  tournée  quand  elle 
était  gênante  :  il  suffisait  de  s'assurer  de  la  présence  de  deux 
personnes  honnêtes  à  la  fin  de  l'interrogatoire,  lorsque  le 
témoignage  était  lu  à  son  auteur. 

Aucune  personne  étrangère  ne  pouvait  assister  au  procès  ;  il 
n'y  eut  d'exception  qu'à  Avignon,  pendant  quelques  années, 
vers  le  milieu  du  xme  siècle,  où  les  magistrats  obtinrent  tempo- 
rairement, pour  eux  et  pour  quelques  seigneurs,  le  droit  de 
suivre  les  débats.  Partout  ailleurs,  les  malheureux  qui  défen- 
daient leur  vie  contre  les  juges  étaient  entièrement  à  la  merci 
de  l'inquisiteur  et  de  ses  créatures  (1). 

Le  personnel  du  tribunal  était  complété  par  le  notaire,  fonc- 
tionnaire considérable  et  très  estimé  au  Moyen-Age.  Toutes  les 
procédures  de  l'Inquisition,  toutes  les  questions  et  toutes  les 
réponses,  étaient  consignées  par  écrit.  Chaque  témoin  et  chaque  07g 
accusé  étaient  obligés  de  certifier  leurs  dépositions  quand  on 
leur  en  donnait  lecture  à  la  fin  de  l'interrogatoire  et  le  juge- 
ment était  finalement  rendu  sur  les  témoignages  ainsirecueillis. 

(1)  Coll.  Doat,  XXII.  273  sq.  —  Innoc.  PP.  IV.  Bull.  Lieet  ex  omnibus,  30  Mai 
1254.  —  Bernardi  Guidon.  Practica  P.iv(Doat,  XXX.)  —  Clem.  PP.  iv.  Bul  . 
Prx  Cunctis,  23  fév.  126&.  —  G.  11  §  1  Sexto  v.  2.  —  Concil.  Biterrens.  ann.  124G 
c.  4.  —  Alex.  PP.  IV.  Bull.  Prx  cunctis,  9  nov.  1256.  —  Archives  del'Inq.  de  Car- 
cassonne (Doat,  XXXIV.  11.)  —  Molinier,  L'Inquis  dans  le  midi  de  la  France, 
p,  219,  287.  —  Eymeric.  Direct.  Inq.  p.  426. 


428  NOTAIRES    DE   L'iNQUISITION 

La  fonction  du  notaire  était  très  lourde  et  parfois  des  scribes 
étaient  appelés  pour  l'aider;  mais  il  devait  lui-même  certifier 
tous  les  documents.  Non-seulement  les  paperasses  s'accumu- 
laient par  suite  des  affaires  courantes  du  tribunal  et  de  la 
nécessité  de  tout  transcrire  pour  les  archives,  mais  les  diverses 
Inquisitions  se  communiquaient  continuellement  des  copies  de 
leurs  dossiers,  de  sorte  qu'il  fallait  fournir  de  ce  chef  une  beso- 
gne considérable.  L'inquisiteur  avait  le  droit,  en  cela  comme 
en  autre  chose,  d'exiger  la  collaboration  gratuite  d'une  per- 
sonne quelconque  qu'il  pouvait  requérir  à  cet  effet;  mais  il  était 
difficile  de  confier  toutes  ces  écritures  à  des  hommes  qui 
n'avaient  pas  reçu  une  éducation  spéciale.  Dans  les  premiers 
temps,  on  pouvait  réclamer  les  services  d'un  notaire  quel- 
conque, de  préférence  ceux  d'un  Dominicain  qui  avait  été  notaire 
lui-même  ;  si  aucun  notaire  n'était  disponible,  on  pouvait  dési- 
gner deux  personnes  «  discrètes  »  pour  en  tenir  lieu.  Cette 
sorte  de  conscription  exercée  par  les  tribunaux  ambulants 
n'allait  pas  sans  difficultés.  Dans  les  villes  qui  étaient  des  sièges 
permanents  de  l'Inquisition,  le  notaire  était  un  fonctionnaire 
régulier  et  salarié.  Lors  de  l'essai  de  réforme  de  Clément  V,  il 
fut  prescrit  que  ce  notaire  prêterait  serment  devant  l'évêque 
comme  devant  l'inquisiteur.  A  cela  Bernard  Gui  objecta  que  les 
«exigences  du  service  comportaient  quelquefois  l'augmentation 
subite  du  nombre  des  notaires  et  que,  dans  les  localités  où  il 
n'y  avait  pas  de  notaires  publics,  d'autres  personnes  compé- 
tentes devaient  être  employées  à  cet  effet  ;  il  arrive  souvent, 
ajoute-t-il,  que  les  coupables  avouent  sur  l'heure,  mais  si  leur 
confession  n'est  pas  promptement  recueillie,  ils  la  retirent  et 
s'appliquent  à  dissimuler  la  vérité.  Chose  curieuse  !  Le  pouvoir 
de  désigner  des  notaires  était  refusé  à  l'inquisiteur.  «  Il  peut, 
dit  Eymerich,  proposer  au  pape  trois  ou  quatre  noms,  mais 
c'est  le  pape  qui  fait  les  nominations.  D'ailleurs,  ce  système 
indispose  tellement  les  autorités  locales  que  l'inquisiteuiv  agira 
plus  sagement  en  se  contentant  des  notaires  des  évêques  ou  de 
ceux  des  magistrats  séculiers  (1).  » 

(!)  Bern.  Guid.  Practica  P.  iv    (Doat,    XXX.)  —  Urbani     P.  iv.  Bull.  Licet  ex 


ARCHIVES   DE   L'iNQUISITION  429 

La  masse  énorme  de  documents  produite  par  ces  innom-  379 
brables  mains  était  l'objet  d'une  juste  sollicitude.  Dè^  le  début, 
on  en  reconnut  la  haute  importance.  En  1235,  il  est  question 
de  confessions  de  pénitents  qui  sont  soigneusement  transcrites 
dans  des  registres  ad  hoc.  Cela  devint  bientôt  un  usage  général 
et  les  inquisiteurs  reçurent  l'ordre  de  conserver  toutes  leurs 
procédures,  depuis  les  premières  sommations  jusqu'au  juge- 
ment, avec  la  liste  de  ceux  qui  avaient  prêté  serment  de  défendre 
la  foi  et  de  poursuivre  l'hérésie.  Cet  ordre  fut  plusieurs  fois 
réitéré  ;  on  prescrivit,  en  outre,  que  tous  les  documents  seraient 
copiés  et  qu'une  copie  en  serait  déposée  en  lieu  sûr  ou  entre  les 
mains  de  l'évêque.  Le  Livre  des  Sentences  de  l'Inquisition  de 
Toulouse,  de  1308  à  1323,  qui  a  été  imprimé  par  Limborch,  se 
termine  par  un  index  des  636  condamnés,  groupés  par  ordre 
alphabétique  sous  la  rubrique  de  leurs  lieux  de  résidence,  avec 
renvois  aux  pages  où  leurs  noms  paraissent,  et  une  brève  men- 
tion des  différents  châtiments  infligés  à  chacun,  ainsi  que  des 
modifications  subséquentes  apportées  à  leurs  peines.  De  la 
sorte,  le  fonctionnaire  qui  désirait  être  renseigné  sur  la  popu- 
lation d'un  hameau  quelconque  pouvait  savoir  immédiatement 
quels  habitants  avaient  été  suspectés  et  ce  qui  avait  été  décidé 
■à  leur  égard.  Un  exemple  emprunté  à  ce  livre  montre  combien 
les  registres  précédents  devaient  être  exacts  et  complets.  En 
1316,  une  vieille  femme  fut  amenée  devant  le  tribunal;  on 
découvrit  alors  qu'en  1268,  près  d'un  demi-siècle  auparavant, 
elle  avait  abjuré  l'hérésie  et  s'était  réconciliée  à  l'Église.  Comme 
cela  aggravait  son  cas,  la  malheureuse  fut  condamnée  à  passer 
le  reste  de  sa  vie  en  prison  et  enchaînée.  Ainsi,  avec  le  temps, 
l'Inquisition  accumula  un  trésor  d'informations  qui  non  seule- 

omnibus,  ann.  1262,  §§  6,  7,  8  (Mag.  Bull.  Rom.  i.  122.)  —  C.  1  §  3  Clera.  V.  3.— 
Coll.  Doat,  XXX.  109-110.  —  Èymeric.  Direct.  Inq.  p.  550. 

L'importance   particulière   attachée  au  notariat  et    la   limitation  du  nombre    des 
notaires    sont   attestées  par  les  privilèges  pontificaux  qui  les  concernent.  Ainsi,  le  » 

27  novembre  1295,  Boniface  VIII  autorisa  l'archevêque  de  Lyon  à  en  nommer  cinq  ; 
le  28  janvier  1296,  il  permet  à  l'évêque  d'Arras  d'en  nommer  trois  ;  le  22  janvier 
1296,  il  accorde  à  l'évêque  d'Amiens  le  droit  d'en  désigner  deux  (Thomas,  Registres 
de  Boniface  VIII,  i.  n°  640  bis,  660,  678  bis.) 

En   1286,   le  Provincial    de  Krance  se  plaignit   à  Honorius   IV    de  la  rareté  des 
«notaires  dans  le  royaume  et  fut  autorisé  à  en  nommer  deux  (Ripoli.  n.  16.) 


430  FALSIFICATION   DES   REGISTRES 

380  ment  augmenta  beaucoup  sa  puissance,  mais  fit  d'elle  un  objet 
de  terreur  pour  tout  le  monde.  Comme  les  descendants  d'héré- 
tiques étaient  passibles  de  confiscation  et  pouvaient  être  frappés 
d'incapacité,  les  secrets  de  famille,  si  soigneusement  conservés 
dans  les  archives  de  l'Inquisition,  lui  permettaient  de  molester, 
quand  elle  le  jugeait  convenable,  des  milliers  d'innocents. 

Elle  avait  d'ailleurs  une  habileté  toute  particulière  à  décou- 
vrir des  faits  déplaisants  à  la  charge  des  ancêtres  de  ceux  qui 
excitaient  son  mauvais  vouloir  et  parfois  sa  cupidité.  En  1306, 
pendant  les  troubles  d'Albi,  alors  que  le  viguier  royal  ou  gou- 
verneur défendait  la  cause  du  peuple,  l'inquisiteur  Geoffroi 
d'Ablis  publia  qu'il  avait  trouvé  dans  les  registres  que  le  grand 
père  du  viguier  avait  été  un  hérétique  et  que,  par  conséquent, 
son  petit-fils  était  incapable  d'occuper  une  charge.  Ainsi  la 
population  entière  était  à  la  merci  du  Saint-Office  —  et  non 
seulement  le  peuple  des  vivants,  mais  celui  des  morts  (1). 

La  tentation  de  falsifier  les  registres,  lorsqu'il  s'agissait  de 
frapper  un  adversaire,  était  bien  forte  et  les  ennemis  de  l'Inqui- 
sition n'ont  pas  hésité  à  dire  qu'elle  y  avait  fréquemment  cédé. 
Le  Frère  Bernard  Délicieux,  parlant  au  nom  de  tout  l'Ordre 
franciscain  du  Languedoc,  dans  un  document  de  l'an  1300, 
déclare  non  seulement  que  les  registres  sont  indignes  de  con- 
fiance, mais  qu'ils  sont  généralement  considérés  comme  frau- 
duleux. Nous  verrons  plus  loin  des  faits  qui  justifient  pleine- 
ment cette  assertion.  La  méfiance  populaire  était  encore  accrue 
par  cette  circonstance  que  toute  personne  possédant  chez  elle 
des  documents  relatifs  aux  procédures  de  l'Inquisition  ou  aux 
poursuites  contre  les  hérétiques  était  passible  d'excommunica- 
tion. D'autre  part,  ceux  que  ces  registres  menaçaient  dans  leur 
sécurité  étaient  également  tentés  de  les  détruire  et  l'on  connait 
plusieurs  cas  où  ils  agirent  en  conséquence.  Dès  1235,  les 
citoyens  de  Narbonne,  en  révolte  contre  l'Inquisition,  anéan- 


(1)  Guill.  Pelisso  Chron  éd.  Molinier  p.  28.  Concil.  Narbonn.  ann.  1244  c.  b. — 
Concil.  Biterrens.  ann.  1246c.  31,  37.  —  Concil  Altiens.  ann.  1254  c.  21.  —  Alex. 
PP  IV  Bull.  Licet  vobis,  7  déc.  1255;éjusd.  Bull.  Prx  cunctis,  9  nov.  1255,  13déc. 
1255  —  Lib.  Sent.  înq.  Tolosan.  p.  198-9.  —  Coll.  Doat,  XXXIV,  104. 


FAMILIERS   DE    L'INQUISITION  431 

tirent  ses  registres  et  ses  livres.  L'ordre  donné  en  1254  par  le 
concile  d'Albi  de  prendre  des  copies  et  de  les  déposer  en  lieu 
sûr  fut  sans  doute  motivé  par  un  autre  effort  fait  en  1248  par  les 
hérétiques  de  Narbonne  pour  détruire  les  archives.  Lors  d'une 
réunion  d'évêques  dans  la  même  ville,  deux  personnes  qui  por-  381 
taient  des  pièces  où  figuraient  des  listes  d'hérétiques  furent 
attaquées  et  tuées  ;  les  documents  dont  elles  étaient  chargés 
furent  livrés  aux  flammes.  Vers  1285,  à  Carcassonne,  une  cons- 
piration fut  ourdie  par  les  consuls  de  la  ville  et  plusieurs  des 
principaux  ecclésiastiques  à  l'effet  de  détruire  les  archives  de 
llnquisition.  Ils  corrompirent  un  des  familiers,  Bernard  Garric 
qui  consentit  à  les  brûler,  mais  le  complot  fut  découvert  et  ses 
auteurs  furent  punis.  L'un  d'eux,  un  avocat  nommé  Guilhem 
Garric,  languit  en  prison  pendant  environ  trente  ans  et  ne  fut 
jugé  qu'en  1321  (1). 

Parmi  les  fonctionnaires  de  l'Inquisition,  les  plus  modestes 
n'étaient  pas  les  moins  redoutables.  C'étaient  des  appariteurs, 
des  messagers,  des  espions,  des  bravi,  connus  sous  le  nom 
général  de  familiers  et,  comme  tels,  suspects  au  peuple  qui  les 
craignait  à  juste  titre.  Leur  service  n'était  pas  sans  danger  et 
n'avait  guère  d'attraits  pour  des  gens  honnêtes  et  pacifiques; 
en  revanche,  il  promettait  mille  avantages  aux  enfants  perdus  et 
aux  malandrins.  Non  seulement  ils  bénéficiaient  de  l'immunité 
de  toute  juridiction  séculière,  privilège  commun  aux  serviteurs 
de  l'Église,  mais  l'autorisation  spéciale  accordée  par  Inno- 
cent IV,  en  1245,  aux  inquisiteurs  d'absoudre  leurs  familiers 
coupables  d'actes  de  violence,  les  rendait  indépendants  des 
tribunaux  ecclésiastiques  eux-mêmes.  En  outre,  comme  toute 
molestation  des  serviteurs  de  l'Inquisition  était  qualifiée  d'obs- 
tacle à  la  marche  de  ses  opérations  et,  par  suite,  presque  assi- 
milée à  l'hérésie,  quiconque  osait  résister  à  une  aggression  de 
ces  gens  devenait  passible  d'une  poursuite  devant  le  tribunal 

(1)  Arch.  de  l'Inq  de  Carcass.  (Doat.  XXXIV  123.)  —  Ripoll.  i,  356,  396—  Vais- 
sste,  m,  406;  Pr.  467.  —  Coll.  Doat,  XXVI  105,  149.—  Molinier,  p.  35  —  Berr. 
Guidon.  Hist.  Conv.  Carcass,  (D.  Bouquet,  XXI,  743.)  —  Lib.  Sent  Inquis  Toi. s 
p.  282. 


432  AUTORISATION   DU   PORT   D'ARMES 

de  l'agresseur.  Ainsi  cuirassés,  ils  pouvaient  exercer  leur 
tyrannie  sur  des  populations  sans  défense  et  Ton  conçoit  sans 
peine  à  quelles  extorsions  ils  se  livraient  impunément  en  mena- 
çant les  uns  et  les  autres  d'arrestation  ou  de  dénonciation,  à  une 
époque  où  le  fait  de  tomber  entre  les  mains  de  l'Inquisition 
était  presque  la  plus  grave  infortune  qui  pût  affliger  un  homme- 
2g2  orthodoxe  ou  hérétique,  peu  importait  (1).  Ce  fléau  social  fui 
encore  aggravé  le  jour  où  les  familiers  furent  autorisés  à 
porter  des  armes.  Les  meurtres  d'Avignonet,  en  1242,  celui  de 
Pierre  Martyr  et  d'autres  incidents  semblables  parurent  justi- 
fier le  désir  des  inquisiteurs  de  posséder  une  garde  armée. 
D'ailleurs,  la  recherche  et  la  capture  des  hérétiques  étaient  des 
besognes  souvent  périlleuses.  Ce  n'en  était  pas  moins  un  pri- 
vilège bien  exorbitant  pour  des  hommes  qui  échappaient  vir- 
tuellement à  toute  répression  légale.  A  cette  époque  turbulente, 
le  port  des  armes  était  rigoureusement  interdit  dans  toutes  les 
communautés  pacifiques.  Dès  le  xie  siècle,  il  est  défendu  à 
Pistoie;  en  1228,  on  l'interdit  à  Vérone.  A  Bologne,  seuls  les 
chevaliers  et  les  médecins  pouvaient  être  armés  et  accompa- 
gnés d'un  serviteur  unique,  armé  également.  A  Milan,  un 
statut  de  Jean  Galéas,  en  1386,  défend  de  porter  des  armes,, 
mais  autorise  les  évêques  à  armer  les  serviteurs  qui  demeurent 
sous  le  même  toit  qu'eux.  A  Paris,  une  ordonnance  de  1288 
prohibe  le  port  des  couteaux  pointus,  des  épées  et  de  toute 
arme  analogue.  A  Beaucaire,  un  édit  de  1320  menace  de 
diverses  peines,  entre  autres  de  l'amputation  de  la  main,  ceux 
qui  porteraient  des  armes;  exception  est  faite  pour  les  voya- 
geurs, qui  peuvent  posséder  des  épées  et  des  coutelas.  Ces 
règlements  ont  rendu  un  service  immense  à  la  cause  de  la  civi- 
lisation, mais  ils  furent  presque  annulés  lorsque  l'inquisiteur 
eut  le  droit  d'armer  qui  il  voulait,  en  lui  conférant  par  surcroit 
les  privilèges  et  les  immunités  du  Saint-Office  (2). 

fl)Paramo  de  Oria.  off\c  S.  Tnqw's.  p.  10?.  —  Pegnae  Comment  in  Eymericr 
p.  584.  —  Arch.  de  l'Inq.  deCarcass.  (Doat,  XXXI.  70;  XXXII,  i43.) 

(2)  Statut*  Pistoriensia,  c.  109  (Zachariae  tnecd.  Med.  JEvi  p  23.)  —  Lib.  juris- 
civilis  Veronae,  anu.  1228,  c.  104,  183  (Vérone,  1728.)  Statut,  criminal.  commu 
Dis  Bononiae,  éd.  1525,  fol.  38  (ci'.  Barbarano  de  Mironi,  Hist.  ecclés.  di  Vicenza, 


ABUS    DES    FAMILIERS  433 

Dès  1249,  les  scandales  et  les  abus  résultant  de  l'emploi 
illimité  par  l'Inquisition  de  familiers  etde  scribes  qui  opprimaient 
et  rançonnaient  le  peuple,  provoqua  une  lettre  indignée  d'In- 
nocent IV,  qui  exigea  que  leur  nombre  fut  réduit  pour  corres- 
pondre aux  exigences  du  service.  Dans  les  pays  où  l'Inquisition 
était  entretenue  par  l'État,  les  abus  de  ce  genre  ne  trou- 
vaient pas  un  terrain  propice.  Ainsi,  à  Naples,  Charles  d'An-  38$ 
jou  limita  à  trois  le  nombre  des  familiers  armés  de  chaque 
inquisiteur.  Quand  Bernard  Gui  protesta  contre  les  réformes 
de  Clément  V,  il  fit  ressortir  le  contraste  entre  la  France,  où 
les  inquisiteurs  dépendaient  des  officiers  séculiers  et  étaient 
obligés  de  se  contenter  de  quelques  serviteurs,  et  l'Italie,  où 
ils  avaient  des  facilités  presque  sans  limites.  Dans  ce  pays,  en 
effet,  l'Inquisition  était  indépendante  et  vivait  de  ses  propres 
ressources,  parce  qu'elle  avait  sa  part  des  amendes  et  des  con- 
fiscations. Clément  V  prohiba  la  multiplication  inutile  des 
fonctionnaires  et  l'abus  du  droit  de  porter  des  armes,  mais  ses 
efforts  bien  intentionnés  furent  de  peu  d'effet.  En  1321,  nous 
voyons  Jean  XXII  blâmer  les  inquisiteurs  de  Lombardie  pour 
avoir  provoqué  des  scandales  et  des  troubles  à  Bologne,  en 
employant  comme  familiers  armés  des  hommes  de  sac  et  de 
corde  qui  commettaient  des  meurtres  et  molestaient  les  habi- 
tants. En  1337,  le  nonce  du  pape,  Bertrand,  archevêque  d'Em- 
brun, s'assura  par  lui-même,  que  les  permissions  de  porter  des 
armes,  accordées  par  l'inquisiteur,  étaient  une  cause  de  trou- 
bles à  Florence  et  menaçaient  la  sécurité  des  citoyens;  il  lui 
ordonna  de  ne  garder  auprès  de  lui  que  douze  familiers  armés, 
lui  assurant  que  les  autorités  séculières  fourniraient,  en  cas  de 
besoin,  les  auxiliaires  qu'il  faudrait  pour  capturer  les  héré- 
tiques. Et  pourtant,  neuf  ans  après,  on  accusa  un  nouvel  inqui- 
siteur, Fra  Piero  di  Aquila,  d'avoir  vendu  des  permissions  de 
porter  des  armes  à  plus  de  deux  cent  cinquante  individus,  ce 
qui  lui  avait  rapporté  environ  mille  florins  d'or  par  an  et  causé 

n,  69.)  —  Antiqua  Ducum  Mediohin.  Décréta  (éd.  1654,  p.  95.)  —  Statuta  Crimi- 
nalia  Mediolani,  Bergomi,  1504,  ca^.  127.  —  Actes  du  Pari,  de  Paris,  i,  257.  — 
Vaissete,  éd.  Privât,  x.  Pr.  610. 


^34  QUERELLE   AVEC   FLORENCE 

un  préjudice  grave  à  la  paix  publique.  Une   nouvelle   loi  fut 
alors  promulguée,  limitant  à  six  le  nombre  des  familiers  armés 
de  l'inquisiteur;  l'évêque  de  Florence  devait  en   avoir  douze, 
celui  de  Fiésole  six,  mais  tuus   devaient  porter,  bien  en  évi- 
dence, les  insignes  de  leurs  maîtres.  Cependant  la  vente  des 
ports  d'armes  donnait  de  si  grands   bénéfices  que  le   code  flo- 
rentin de  1355  eut  recours  à  d'autres  prescriptions  pour  com- 
battre cet  abus.  Toute    personne  surprise  avec  des  armes  et 
prétendant  avoir  acquis   le  droit  de   les  porter,   devait  être 
chassée  du  territoire  de  la   République  et  s'engager,  en  four- 
nissant caution,   à  résider  pendant  un  an  à  plus  de  50  milles 
de  la  ville.  Le  podestat  lui-même  ne  pouvait  accorder  des  auto- 
risations   de  porter  des  armes,   sous  peine  d'être    considéré 
comme  parjure  et   frappé  d'une  amende   de   500  livres.  Cette 
législation   constituait  un  empiétement   sur  les  privilèges  de 
l'Église,  et  donna  prétexte  à  l'une  des  plaintes  de  Grégoire  IX 
lorsque,    en  1376,  il   excommunia  la  République.  Quand  Flo- 
rence dut  se  soumettre,  en  1378,  une  des  conditions   qu'on  lui 
imposa  fut  qu'un  commissaire  pontifical  aurait  le  droit  d'effa- 
cer toutes  les  lois  jugées   abusives   dans  le  livre  des  statuts. 
Cependant  les  excès  de  la  milice   inquisitoriale   étaient  tels 
qu'on  dut  recourir,  en  1386,  à  un  autre  moyen  pour  y  mettre  un 
terme.  Défense  fut  faite  aux  deux  évêques  et  à  l'inquisiteur 
d'avoir  des  familiers  armés  qui   fussent  soumis  à  l'impôt  ou 
inscrits  sur  le  registre  des  citoyens;  ceux  à  qui  ils  délivraient 
des  autorisations  devaient  être  déclarés  leurs  familiers  par  les 
Prieurs  des  Arts,  et  cette   déclaration  devait  être  renouvelée 
annuellement  par  la  collation  d'une  charte.  Ce  règlement,  qui 
limitait  le  mal,  fut  maintenu  dans  la  récension  du  code  en 
1415. 

Sans  doute  des  luttes  analogues,  dont  l'histoire  n'a  pas  con- 
servé de  traces,  se  poursuivirent  vers  la  même  époque,  dans  la 
plupart  des  villes  italiennes,  désireuses  de  protéger  les  citoyens 
paisibles  contre  les  sicaires  de  l'Inquisition.  Cette  nécessité  se  fit 
sentir  même  à  Venise,  où  pourtant  l'Inquisition  était  tenue  en 
tutelle  par  l'État,  qui  avait  la  sagesse  de  sauvegarder  ses  droits 


CONTRÔLE  DES  STATUTS  LOCAUX  435 

en  supportant  les  frais  de  cette  institution.  Au  mois  d'août 
4450,  le  Grand  Conseil,  par  quatorze  voix  contre  deux,  dénonça 
le  procédé  abusif  d'un  inquisiteur  qui  avait  vendu  à  douze  per- 
sonnes le  droit  de  porter  des  armes;  une  pareille  troupe, 
disaient  les  conseillers,  était  tout  à  fait  superflue,  car  l'inqui- 
siteur pouvait  toujours  réclamer  le  concours  du  pouvoir  sécu- 
lier; en  conséquence,  et  conformément  à  l'ancien  usage,  il 
devait  se  contenter  de  quatre  familiers  en  armes.  Mais  six 
mois  après,  en  février  4451,  sur  la  demande  du  ministre  géné- 
ral des  Franciscains,  cette  législation  fut  modifiée;  l'inquisiteur 
put  avoir  jusqu'à  douze  familiers,  à  la  condition  qu'il  fût  établi 
par  les  rapports  de  police  qu'ils  étaient  réellement  en  fonctions 
pour  les  besoins  de  l'Inquisition.  Eymerich  déclare  pourtant 
que  toutes  les  restrictions  de  ce  genre  sont  illégales  et  que  tout 
magistrat  séculier  qui  empêche  les  familiers  de  l'Inquisition  de 
porter  des  armes  «  entrave  son  activité  »  et  doit  être  regardé 
comme  fauteur  de  l'hérésie.  Bernard  Gui  estime,  de  son  côté, 
que  c'est  à  l'inquisiteur  seul  qu'il  appartient  de  fixer  le  nombre 
des  familiers  dont  il  a  besoin  et  Zanghino  considère  que  la 
limitation  de  leur  nombre  est  un  délit  que  l'inquisiteur  doit 
pouvoir  réprimer  à  son  gré  (4). 

J'ai  fait  allusion,  dans  le  précédent  chapitre,  au  droit  si  sou-  385 
vent  réclamé  et  exercé  d'abroger  tous  les  statuts  locaux  qui 
paraissaient  gênants  pour  le  Saint-Office,  ainsi  qu'à  l'obligation 
imposée  à  tous  les  fonctionnaires  séculiers  de  prêter  leur  con- 
cours sur  réquisition  aux  inquisiteurs.  Ce  droit  fut  reconnu  et 
mis  en  vigueur  de  telle  sorte  que  l'organisation  de  l'Inquisition 
en  vint  à  embrasser  celle  de  l'Etat  lui-même,  dont  toutes  les 


(1  Arch.  de  l'Inq.  deCarcass.  (Doat,  XXXI.  81  )  —  Archivio  diNapoli,  Mss.  Chioc- 
carello  T.  vin;  Kegistro  13,  Lettre  A,  fol.  64;  Reg.  6,  Lettre  D,  fol.  35.  —  Coll. 
Doat,  XXX,  119-20.  —  C.  2  Clément,  v.  3.  —Johann.  PP.  XXII.  Bull.  Exegit 
or'finis,2Ma.\.  1321. — Archiv.  di  Firenze,  Riformagioni,  Archiv.  Dinlom.  xxvn, 
lxxviii-ix  ;  Riform.  Classe  n,  Distinz.  1,  n°  14.  —  Villani,  Cronica,  lib.  xn.  c.  58. 

—  Archivio  di  Venezia,  Misti.  Cons.  x.  vol.  XIII.  p.  192;  vol.  XIV.  p.  29.  — 
Eymeric.  Direct,  lnq.  p.  374  5.  —  Bernard.  Guidon.  Practica  P.  IV.  (Doat,  XXX.) 

—  Zanchini  Tract,  de  Hxret.  c.  xxxi.  —  Urbani  PP.  IV.  Bull.  Licet  ex  omnibus, 
1262  (Mag.  Bull.  Rom.  i.  123.) —  Bernardi  Comens.  Lucerna  Inquisit.  s.  v.  Inqui- 
sitores,  n°  14. 

Pour  d'autres  indications  à  ce  sujet,  voir  Farinacii  de  Basreêi  QaœstA  82,  nos  89-94. 


436  SERMENT    DES    MAGISTRATS 

ressources  étaient  mises  à  son  service.  Le  serment  d'obédience 
que  l'inquisiteur  pouvait  imposer  à  tous  ceux  qui  détenaient 
une  fraction  du  pouvoir  public,  n'était  pas  une  simple  forma- 
lité. Quiconque  refusait  de  le  prêter  était  frappé  d'excommu- 
nication, ce  qui  entraînait,  en  cas  d'obstination,  l'accusation 
d'hérésie  et,  en  cas  de  soumission,  une  pénitence  humiliante. 
Si  des  inquisiteurs  négligents  ont  parfois  omis  d'exiger  ce  ser- 
ment, les  autres  s'en  sont  fait  un  impérieux  devoir.  Bernard 
Gui,  à  tous  ses  autos  de  fé,  l'administra  solennellement  à  tous 
les  officiers  royaux  et  magistrats  locaux  et  quand,  en  mai  4309, 
Jean  de  Maucochin,  sénéchal  royal  du  Toulousain  et  de  l'Albi- 
geois, refusa  de  prêter  serment,  on  lui  fit  bien  vite  reconnaître 
son  erreur  et  il  se  soumit  dams  le  même  mois.  En  1329,  Henri 
de  Chamay,  inquisiteur  de  Carcassonne,  demanda  à  Philippe 
de  Valois  de  confirmer  les  privilèges  de  l'Inquisition  ;  le  roi 
répondit  par  un  édit  où  il  déclarait  que  tous  les  ducs,  comtes, 
barons,  sénéchaux,  baillis,  prévôts,  viguiers,  châtelains,  ser- 
gents et  autres  justiciers  du  royaume  de  France  étaient  tenus 
d'obéir  aux  inquisiteurs  et  à  leurs  commissaires,  en  capturant 
et  en  maintenant  en  prison  tous  les  hérétiques  et  suspects  d'hé- 
résie, ainsi  que  de  donner  aux  inquisiteurs,  à  leurs  commis- 
saires et  messagers,  dans  toute  l'étendue  de  leur  juridiction, 
sauf-conduit,  aide  et  protection  en  tout  ce  qui  concernait  la 
tâche  de  l'Inquisition,  toutes  les  fois  qu'ils  en  seraient  requis. 
ogg  Lorsqu'un  officier  public  hésitait  à  prêter  son  concours,  le 
châtiment  ne  se  faisait  pas  attendre.  Ainsi,  en  4303,  quand 
Bonrico  di  Busca,  vicaire  du  podestat  de  Mandrisio,  refusa  de 
fournir  des  hommes  aux  représentants  de  l'Inquisition  mila- 
naise, il  fut  aussitôt  condamné  à  une  amende  de  cent  sous 
impériaux,  à  payer  dans  les  cinq  jours.  Alors  même  qu'un 
fonctionnaire  était  excommunié  et,  par  suite,  frappé  d'incapa- 
cité temporaire,  il  pouvait  être  sommé  d'obéir  aux  ordres  d'un 
inquisiteur;  mais  on  prenait  soin  de  l'avertir  qu'il  ne  devait 
pas  se  croire,  de  ce  chef,  la  compétence  de  procéder  à  quelque 
autre  acte  de  ses  fonctions  (4). 

(1)   Concil.    Albiens.   ann.    1254,  c.    7.  —  Eymeric   Direct.  Inquis.  392-402.  — 


TOUTE- PUISSANCE    DE   L'iNQUISITION  437 

L'Inquisition  avait  encore  à  son  service,  d'une  manière  plus 
ou  moins  complète,  toute  la  population  orthodoxe,  en  parti- 
culier le  clergé.  Tout  individu,  sous  peine  d'être  estimé  fauteur 
de  l'hérésie,  devait  dénoncer  les  hérétiques  àsa  connaissance.  Il 
devait  aussi  arrêter  lui-même  les  hérétiques,  comme  Bernard 
de  Saint-Genais  l'apprit  à  ses  dépens  en  1242,  lorsqu'il  fut  jugé 
par  l'Inquisition  de  Toulouse  pour  n'avoir  pas  arrêté  certains 
hérétiques  alors  qu'il  pouvait  le  faire  et  fut  condamné  à  visiter, 
en  pénitent,  les  sanctuaires  du  Puy,  de  Saint  Gilles  et  de  Corn- 
postelle.  En  outre,  les  prêtres  de  paroisse  devaient,  quand  ils 
en  étaient  requis,  faire  comparaître  leurs  paroissiens  et  publier 
toutes  les  sentences  d'excommunication.  Ils  devaient  surveiller 
les  pénitents  et  s'assurer  que  les  pénitences  imposées  étaient 
régulièrement  subies.  Un  système  méthodique  de  police  locale, 
inspiré  de  l'ancienne  institution  des  témoins  synodaux,  fut 
arrêté  par  le  concile  de  Béziers  en  1246;  l'inquisiteur  était  auto- 
risé à  désigner  dans  chaque  paroisse  un  prêtre  et  un  ou  deux 
laïques,  qui  avaient  pour  devoir  de  rechercher  les  hérétiques,  387 
de  visiter  les  maisons  et  surtout  les  lieux  de  retraite,  de  veiller 
à  l'exécution  des  pénitences  et  des  diverses  sentences  de  l'Inqui- 
sition. Un  manuel  pratique,  rédigé  à  cette  époque,  enjoint  aux 
inquisiteurs  de  faire  instituer  partout  cette  police.  Que  pou- 
vait-on désirer  de  plus  ?  Toutes  les  ressources  du  pays,  tant 
publiques  que  privées,  étaient  au  service  de  l'Inquisition  (1). 

Un  point  important  de  l'organisation  inquisitoriale  était  le 
caractère  de  l'assemblée  où  l'on  décidait  du  sort  de  l'accusé. 
En  principe,  l'inquisiteur  ne  pouvait  pas  rendre  un  jugement 

GIoss.  Hostiens.  super  cap.  Eorcomnnmicamvs,  mnvenmvs.  —  Gloss.  Joan.  Andreae 
sup.  eod.  loc.  —  Lib.  Sent.  Inq.  Tolos.  p.  1,  7,  36,  39,  292.  —  Arch.  de  l'Inq.  de 
Careass.  (Doat,  XXVII.  118.)  —  Isambert,  Ane.  Loix.  Franc.  iv.  364-5.  —  <'gniben 
Andréa,  /  Guglielmiti  del  Secolo  xm.  Pérouse,  1867,  p.  111.—  Alex.  PP.  IV.  Bull. 
Quxsivistis,  28  mai,  1260. 

Comme  la  charge  de  bailli,  en  France,  était  achetable,  mais  que  l'occupant  ne 
pouvait  la  vendre,  on  conçoit  qu'il  craignît  de  perdre  sa  fonction  en  désobéissant 
aux  requêtes  des  inquisiteurs.  —  Statuta  Ludov.  IX  ann.  1254,  c.  xxv-vii  (Vaissete, 
éd.  Privât,  VIII.  1349.) 

(1)  Zanchini  Tract,  de  ffxvet.  c.  5.  —  Coll.  Doat,  XXI.  226.  308.  —  Bern.  Gui- 
don.' Practica  P.  IV  (Doat,  XXX.)  —  Concil.  Narbonn.  ann.  12*4  c.  8,  —  Concil. 
Biterrens.  ann.  1246  c.  34:  —  Practica  super  Inquis  t.  (Mss.  Bibl.  Nat.  fonds  latin, 
n»  14930,  fd.  223-4.) 


•*38  CONCOURS   DES   ÉVÊQUES 

de  lui-même.  Nous  avons  vu  comment,  après  diverses  fluctua- 
tions, on  reconnut  que  le  concours  des  évêques  était  indispen- 
sable. Comme  les  inquisiteurs  n'avaient  cure  de  cette  limitation 
ae  leurs  pouvoirs,  Clément  V  déclara  nulles  et  non  avenues  les 
sentences  rendues   par  eux  seuls;   toutefois,  pour   éviter   des 
retards,  il  permit  que  le  consentement  des  évêques  fût  donné 
par  écrit  si,  après  huit  jours,  on  n'avait  pu  arranger  une  réu- 
nion. A  en  juger  par  quelques  spécimens  de  ces  consultations 
écrites  qui  nous  sont  parvenus,  elles  étaient  extrêmement  som- 
maires et  ne  pouvaient  faire  sérieusement  obstacle  à  l'arbitraire 
des  inquisiteurs.  Cependant  Bernard  Gui  se  plaint  amèrement 
de  cette  restriction  illusoire,  parce  que  la  règle  touchant  le 
concours  des  évêques  n'avait  guère  été  observée  antérieure- 
ment ;   il   ajoute,  pour  justifier  ses  critiques,   qu'un  évêque 
retarda  pendant  deux  ans  et  davantage  le  jugement  de  quelques 
personnes  de  son  diocèse  et  qu'un  autre  fit  différer  de  six  mois 
la  célébration  d'un  auto  de  fé.  Lui-même  observa  scrupuleuse- 
388     ment  les  règles,  tant  avant  qu'après  la  publication  des  Clémen- 
tines, et  dans  les  procès-verbaux  des  autos  auxquels  il  présida 
a  Toulouse,  la  participation  des  évêques  des  accusés,  ou  de 
délégués  épiscopaux,  est  toujours  soigneusement  mentionnée 
Toutefois,  nous  voyons  le  même  Bernard  Gui  accepter  les  délé- 
gations de  trois  évêques,  ceux  de  Cahors,  de  Saint-Papoul  et  de 
Montauban,  l'autorisant  à  les  remplacer  à  l'auto  du  30  sep- 
tembre 1319.  Cette  pratique  devint  fréquente  et  les  inquisiteurs 
rendirent  continuellement  des  jugements  en  vertu  des  pouvoirs 
qui  leur  étaient  conférés  par  les  évêques,  comme  dans  la  per- 
sécution des  Vaudois  du  Piémont  en  1387,  dans  celle  des  sor- 
cières de  Canavese  en  -1474.  Il  arrivait  aussi  que  l'inquisiteur  fit 
violence  aux  évêques.  Ainsi,  vers  1318,  au  début  de  la  persécu- 
tion des  Franciscains  Spirituels,  les  évêques  de  la  province  de 
Narbonne  furent  obligés  de  consentir  à  laisser  brûler  quelques 
malheureux,  l'inquisiteur  les   ayant  menacés  de  les  dénoncer 
au  pape,  dont  le  zèle  pour  la  persécution  était  connu  (1). 

X\XI  %  *'   V'   C1ren!P.nt  V-    3'    -Eymerie.   Direct.  Inq.  p.  580.  -  Coll    Doat 
X\X[.  57   -  Bern.  Gu,i0n.  Practiea  P.  IV  (Doat,  XXX.)-  Coll.  Doat,  XXX  104. 


RÔLE   DES   EXPERTS  439 

Comme,  dès  le  début,  les  inquisiteurs  furent  désignés  pour 
leur  ardeur  plutôt  que  pour  leur  savoir,  et  comme  ils  étaient 
généralement  réputés  forts  ignorants,  on  trouva  bientôt  néces- 
saire de  leur  adjoindre,  pour  le  prononcé  des  jugements,  des 
hommes  versés  dans  le  droit  civil  et  canonique,  sciences  obs- 
cures à  cette  époque,  si  compliquées  qu'il  fallait  toute  une  vie 
pour  s'en  rendre  maître.  Les  inquisiteurs  furent  donc  autorisés 
à  convoquer  des  experts  pour  examiner  avec  eux  les  témoi- 
gnages et  recevoir  leurs  conseils  sur  le  jugement  à  rendre. 
Ceux  qui  étaient  appelés  à  cet  effet  ne  pouvaient  pas  refuser  de 
servir  gratuitement,  bien  que  l'inquisiteur  pût  les  rétribuer  s'il 
le  jugeait  convenable,  il  semble  d'abord  que  la  présence  des 
notables,  lors  de  la  condamnation  d'hérétiques  célèbres,  ait  eu 
plutôt  pour  objet  de  rehausser  la  solennité  de  la  délibération 
que  d'éclairer  les  juges  ;  ainsi,  en  1237,  lors  de  la  condamna- 
tion d'Alaman  Roaix  de  Toulouse,  on  vit  figurer  dans  le  conseil 
l'évêque  de  Toulouse,  l'abbé  de  Moissac,  les  Provinciaux  domi- 
nicains et  franciscains,  ainsi  que  nombre  de  personnes  nota- 
bles. A  la  vérité,  l'énormité  de  la  besogne  accomplie  par  l'Inqui- 
sition du  Languedoc  au  cours  des  premières  années  de  son 
existence  paraît  exclure  la  possibilité  de  toute  délibération 
sérieuse  où  des  conseillers  venus  du  dehors  auraient  pris  389 
part,  d'autant  plus  que  l'usage  s'introduisit  de  bonne  heure  de 
réunir  les  accusés  en  groupes  dont  le  sort  était  fixé  et  proclamé 
dans  un  Sermo  ou  Auto  de  fé  solennel.  Toutefois,  on  respecta 
les  formes  et,  en  1247,  lors  d'une  sentence  rendue  par  Bernard 
de  Caux  et  Jean  de  Saint-Pierre  contre  sept  hérétiques  relaps, 
il  est  spécifié  que  le  jugement  a  été  porté  en  conseil  «  avec  de 
nombreux  prélats  et  autres  gens  de  bien».  L'assemblée  des  con- 
seillers était  convoquée  pour  le  Vendredi,  le  Sermo  ayant  tou- 
jours lieu  le  Dimanche.  Les  assesseurs  devaient  tous  être  des 
jurisconsultes  et  des  Frères  Mendiants,  désignés  par  l'inquisi- 
teur, qui  en  fixait  le  nombre.  Ils  juraient  sur  les  Évangiles 
d'observer  le  secret  et  d'émettre  leur  avis  en  bonne  conscience, 

—   Lib.    Sentent.   In  f     Tolosan.  passim,  surtout   p.    208-10.    — Ibid.  p.  300.  — 
Archiv.  Stop.  Ital.  n°  38,  p.  ?6,  s.  99.  —  Curiosità  di  storia  subalpina  (1874),  p.  215. 


440  réunions  d'experts 

suivant  les  lumières  qu'ils  tenaient  de  Dieu.  Puis  l'inquisiteur 
leur  donnait  lecture  d'un  exposé  de  chaque  cas,  en  omettant 
parfois  le  nom  de  l'accusé,  et  ils  rendaient  une  des  sentences 
suivantes  :  «  Pénitence  au  gré  de  l'inquisiteur.  »  —  «  L'accusé 
doit  être  emprisonné  ou  livré  au  bras  séculier.  »  —  Les  Évangiles 
étaient  déposés  sur  la  table  autour  de  laquelle  ils  siégeaient, 
afin,  diaait-on,  que  leur  jugement  fût  inspiré  de  Dieu  et  que 
leurs  yeux  vissent  la  justice  (1). 

On  peut  admettre,  du  moins  en  général,  que  cette  procédure 
était  presque  exclusivement  formelle.  Non  seulement  l'inquisi- 
teur pouvait  présenter  chaque  cas  comme  il  l'entendait,  mais 
l'usage  s'établit  de  convoquer  un  si  grand  nombre  d'experts  que 
l'étude  détaillée  des  affaires  était  matériellement  impossible. 
Ainsi  l'inquisiteur  de  Carcassonne,  Henri  de  Chamay,  réunit  à 
Narbonne,  le  10  décembre  1328,  quarante-deux  conseillers, 
chanoines,  juristes  et  experts  laïques,  qui  durent  siéger  avec 
lui  et  l'Ordinaire  épiscopal.  Pendant  les  deux  journées  dont 
elle  disposait,  cette  nombreuse  assemblée  expédia  trente-quatre 
cas,  d'où  il  résulte  avec  évidence  qu'elle  ne  put  les  examiner  de 
près  un  à  un.  Dans  deux  cas  seulement,  des  opinions  contradic- 
toires furent  exprimées,  et  elles  portaient  sur  des  questions  peu 
390  importantes.  Le  8  septembre  1329,  le  même  inquisiteur  tint  une 
autre  réunion  à  Carcassonne,  avec  quarante-sept  experts;  en 
deux  jours,  on  expédia  quarante  affaires.  Cependant  il  n'en 
était  pas  toujours  ainsi.  De  Narbonne,  Henri  de  Chamay  se 
rendit  à  Pamiers  où,  le  7  janvier  1329,  il  convoqua  trente-cinq 
experts  avec  Tévêque  de  Toulouse.  Dès  le  premier  jour,  plu- 
sieurs affaires  furent  remises  ;  des  débats  importants  s'enga- 
gèrent et  il  semble  qu'on  ait  dû  aller  aux  voix  pour  arriver  à 
une  décision.  D'autre  part,  on  fit  une  masse  de  tous  les  héréti- 
ques dits  croyants,  on  les  condamna  en  bloc  à  la  prison  et  on 

(1)  Alet.  PP.  IV.  Bull.  Cupientes,  15  ap.  1255.  —  Ejusd.  Bull.  Prx  cunrtis, 
9  i;ov.  1256.  —  Urbani  PP.  IV  Bull.  Licet  ex  omnibus,  §  10,  1^62  (Mag  Bull. 
Rom.  I.  122.)  —  Bern.  Guidon.  Praetica  P.  IV  (Doat,  XXX.)—  Zanchini  de  ffœret. 
c.  xv  —  Bernardi  Comens.  Lnccna  lnquisitor.  s.  t.  Ad^oratus.  —  Coll.  Doat, 
XXI.  143;  XXVII.  156-62,  232;  XXXI.  139.—  Doctrina  de  modo  procedendi  (Mar- 
tène,  Thés.  v.  1795.)  —  Tractatus de  lnquis.  (Doat,  XXXVI.)— Mss.  Bib.  ISat.  fonds, 
latin,  n°  14930,  fol.  205. 


AFFAIRE    DE    BÉZIERS  441 

laissa  à  l'inquisiteur  le  soin  de  déterminer  les  conditions  de  la 
captivité  de  chacun.  Un  pareil  procédé  prouve  l'impuissance 
de  ces  tribunaux  trop  nombreux  et  siégeant  pendant  trop  peu 
de  jours.  Il  est  remarquable  que  la  réunion  dont  nous  parlons 
ait  cru  devoir  aussi  établir  des  règles  pour  le  châtiment  des 
faux-témoins. 

Le  19  mai  1329,  trente-cinq  experts,  convoqués  par  Henri  de 
Chamay,  s'assemblèrent  à  Béziers.  Il  s'agissait  d'un  Frère  fran- 
ciscain, Pierre  Julien.  Tous  accordèrent  qu'il  était  relaps,  mais 
plusieurs  inclinaient  vers  la  clémence.  Après  une  longue  discus- 
sion, l'inquisiteur  les  pria  de  se  réunir  de  nouveau  le  soir  et  de 
rechercher,  dans  l'intervalle,  quelque  moyen  de  faire  grâce.  Le 
débat  recommença  donc  dans  la  soirée  et  l'on  convint  de  sur- 
seoir sous  prétexte  qu'on  ne  pouvait  s'assurer  à  temps  de  la 
présence  d'un  évêque  pour  procéder  à  la  dégradation  du  Frère. 
Enfin,  les  experts  furent  sommés,  sous  menace  d'excommuni- 
cation, de  donner  leur  avis  par  écrit;  les  opinions  varièrent 
depuis  la  simple  pénitence  jusqu'à  l'abandon  au  bras  séculier. 
Puis  la  réunion  fut  dissoute  et  l'on  tint  une  consultation  nou- 
velle avec  quelques-uns  de  ses  membres  les  plus  éminents;  il 
fut  convenu  qu'on  demanderait  conseil  à  Avignon,  Toulouse  ou 
à  Montpellier,  et  qu'on  attendrait  un  auto  de  fé  à  Carcassonne 
pour  procéder  à  un  nouvel  examen.  C'est  assez  dire  que  l'on 
n'aboutit  à  rien  (1). 

Nous  ne  saurions  trop  répéter  que  les  inquisiteurs,  tout  en 
observant  les  formes,  se  croyaient  toujours  libres  d'agir  à  leur  391 
guise.  Dans  les  sentences  qui  font  suite  aux  procès-verbaux  des 
réunions,  on  trouve  souvent  les  noms  de  condamnés  dont  il 
n'avait  pas  été  question  aux  débats.  Par  exemple,  après  l'assem- 
blée de  Pamiers,  qui  témoigna  d'une  rare  initiative,  on  rendit 
une  sentence  condamnant  cinq  morts,  dont  deux  seulement 
sont  mentionnés  dans  la  procédure.  A  la  même  occasion, 
Ermessende,  fille  de  Raymond  Monier,  fut  condamnée  pour  faux- 
témoignage  au  murus  largus,  ou  prison  simple  ;  mais  l'inqui- 

(1)  Coll.  Doat,  XXVII,  118,  140,  156,  162. 

25. 


442  AUTOS    DE    FÉ 

siteur  changea  cette  peine  en  celle  du  murus  strictus,  qui 
comportait  l'emprisonnement  avec  chaînes  aux  pieds.  C'était, 
d'ailleurs,  une  question  controversée  de  savoir  si  l'inquisiteur 
devait  se  conformer  absolument  aux  décisions  prises;  bien 
qu'Eymerich  conclue  par  l'affirmative, Bernardo  diComo  déclare 
positivement  qu'il  n'en  est  rien  (1). 

La  nécessité  légale  de  ces  consultations  avec  évoques  fait 
bien  comprendre  l'origine  du  Sermo  generalis  ou  Auto  de  fé. 
Il  était  évidemment  impossible  de  réunir  tous  les  juges  pour 
chaque  cas  individuel;  on  laissait  les  cas  s'accumuler  et  l'on 
organisait,  de  temps  en  temps,  des  solennités  émouvantes 
propres  à  frapper  de  terreur  les  hérétiques  et  à  rassurer  les 
fidèles.  Dans  l'état  rudimentaire  de  l'Inquisition  à  Florence,  en 
1245,  alors  que  l'inquisiteur  Ruggieri  Calcagni  et  l'évêque 
Ardingho  coopéraient  avec  zèle  et  qu'on  n'avait  pas  recours  à 
des  réunions  d'experts,  nous  voyons  que  des  hérétiques  sont 
jugés  et  exécutés  journellement,  tantôt  seuls,  tantôt  par  groupes 
de  deux  ou  de  trois;  mais  on  avait  déjà  imaginé  de  réunir  le 
peuple  dans  la  cathédrale  et  de  lui  lire  la  sentence,  en  l'accom- 
pagnant de  commentaires  appropriés.  A  Toulouse,  le  fragment 
du  registre  des  sentences  de  Bernard  de  Caux  et  de  Jean  de 
Saint-Pierre,  allant  de  mars  1246  a  juin  1248,  témoigne  de  la 
môme  absence  de  formes.  Les  autos  ou  sermones  ont  parfois 
lieu  à  peu  de  jours  d'intervalle  —  il  y  en  eut  cinq  en  mai  1246 

—  et  souvent  il  ne  s'y  agit  que  d'un  ou  de  deux  hérétiques,  ce 
392     qui  exclut  la  participation   de    l'évêque,    d'autant  plus    qu'il 

n'est  jamais  mentionné  dans  l'arrêt.  Toutefois,  on  constate 
toujours  la  présence  de  quelques  magistrats  locaux,  civils  et 
ecclésiastiques,  et  la  cérémonie  s'accomplit  d'ordinaire  dans  le 
cloître  de  l'église  Saint-Sernin,  bien  qu'on  indique  quelquefois 
d'autres  localités,  par  exemple  l'Hôtel  de  Ville  (à  deux  reprises), 

—  ce  qui  prouve  que  l'office  divin  ne  faisait  pas  encore  partie 
de  la  solennité  (2). 

(1)  Coll.Doat,  XXVII.  118,  131,  133.  —  Eymerici  Direct.  Inq.  p.  630.  —  Bernard 
Comens.  Lucerna  Inquisitor.  s.  v.  Advocatns. 

(2)  Lami,  Antichità  Tcfscane,  p.  557-9.  —Coll.  Doat,XXXI,  139.  —  Mss.Bib.  Nat 
fonds  latin,  n°  999:2.  —  Alex.  PP.  IV.  Bull.  Prx  cunctis,  §  15,  9nov.   1256. 


MARCHE   DE   LA    CÉRÉMONIE  443 

Avec  le  temps,  la  cérémonie  devint  plus  imposante.  Le  Diman- 
che lui  fut  réservé  et  comme  il  n'était  pas  permis,  ces  jours- 
là,  de  prêcher  d'autres  sermons  dans  la  ville,  le  Dimanche  de 
l'Avent  et  les  jours  de  grandes  fêtes  furent  exclus.  Du  haut  de 
toutes  les  chaires,  les  prêtres  invitaient  le  peuple  à  gagner,  par 
sa  présence,  l'indulgence  promise  de  quarante  jours.  Une  sorte 
de  scène  était  élevée  au  centre  de  l'église;  les  «pénitents»  y 
prenaient  place,  entourés  des  officiers  séculiers  et  ecclésiastiques. 
L'inquisiteur  prononçait  le  sermon,  après  quoi  le  serment 
d'obédience  était  déféré  aux  représentants  de  l'autorité  civile  et 
un  décret  solennel  d'excommunication  fulminé  contre  ceux 
qui,  d'une  manière  quelconque,  entraveraient  les  opérations  du 
Saint-Office.  Puis  le  notaire  donnait  lecture  des  confessions  en 
langue  vulgaire  et,  après  chacune,  on  demandait  à  l'accusé  s'il 
la  reconnaissait  sincère  ;  cette  question  n'était  d'ailleurs  posée 
qu'à  ceux  dont  on  savait  qu'ils  étaient  de  vrais  «  pénitents  »  et 
ne  provoqueraient  pas  de  scandale  par  un  démenti.  Sur  la  réponse 
affirmative  de  l'accusé,  on  lui  demandait  s'il  voulait  se  repentir, 
ou  perdre  à  la  fois  son  corps  et  son  âme  en  persistant  dans 
l'hérésie;  il  exprimait  le  désir  d'abjurer  et  on  lui  donnait  lec- 
ture de  la  formule  d'abjuration,  qu'il  répétait  phrase  par 
phrase.  Puis  l'inquisiteur  le  déclarait  absous  de  l'excommunica- 
tion ipso  facto  qu'il  avait  encourue  par  son  hérésie  et  lui  pro- 
mettait la  grâce  s'il  se  conduisait  bien  sous  la  sentence  qui  allait 
être  prononcée.  Les  pénitents  se  succédaient  ainsi  à  tour  de 
rôle,  en  commençant  par  les  moins  coupables.  Ceux  qui  devaient 
être  «  libérés»,  c'est-à-dire  livrés  au  bras  séculier,  étaient  gar- 
dés pour  la  fin  ;  la  cérémonie  qui  les  concernait  était  réservée 
pour  laplace publique,  où  une  plate-forme  avait  été  érigée  à  cet  393 
effet,  afin  que  la  sainteté  de  l'Église  ne  fût  pas  profanée  par  une 
sentence  entraînant  l'effusion  du  sang.  Par  le  même  motif,  elle 
n'avait  pas  lieu  un  jour  férié.  Mais  l'exécution  était  toujours 
remise  au  lendemain,  afin  que  les  condamnés  eussent  le  temps 
de  se  convertir,  que  leurs  âmes  ne  passassent  point  des  flammes 
temporelles  aux  flammes  éternelles.  On  prenait  grand  soin 
d'empêcher  qu'ils  ne  pussent  parler  au  peuple,   de  crainte  que 


^^  MESURES   ATROCES 

leurs  protestations  d'innocence  n'éveillassent  quelque  écho  de 
sympathie  (1). 

Nous  pouvons  aisément  nous  figurer  l'impression  produite  sur 
les  esprits  par  ces  terribles  solennités,  où,  sur  l'ordre   de  l'In- 
quisition, tous  les  grands  et  tous  les  puissants  du  pays  étaient 
réunis  pour  prêter  humblement  le  serment  d'obédience  et  ser- 
vir de  témoins  à  l'exercice  de  la  plus   haute  autorité,  celle  qui 
décidait  du  sort  des  hommes  dans  ce  monde  et  dans  l'autre. 
Lors  du  grand  auto  de  fé  tenu  par  Bernard  Gui  à  Toulouse,  en 
avril  1310,  la  solennité  dura  du  dimanche  5  jusqu'au  jeudi  9. 
D'abord,  on  adoucit  les  pénitences  de  quelques  convertis  digne» 
d'indulgence  ;  puis,  vingt  personnes  furent  condamnées  à  por- 
ter des  croix  et  à  accomplir  des  pèlerinages  ;  soixante  cinq  à  la 
prison  perpétuelle,  dont  trois  à  l'emprisonnement  avec  chaînes; 
enfin,  dix-huit  individus  furent  livrés  au  bras  séculier  et  brûlés 
vifs.  Lors  de  Yauto  d'avril  4312,  cinquante  et  une  personnes 
furent  condamnées  au  port  de  croix,  quatre-vingt-six  à  la  pri- 
son ;  on  confisqua  les  biens  de  dix  défunts,  après  avoir  déclaré 
qu'ils  eussent  mérité  la  prison  ;  on  ordonna  d'exhumer  et  de 
brûler  les  cadavres  de  trente-six  autres;  on  livra  cinq  individus 
au  bras  séculier  pour  être  brûlés  et  on  condamna  cinq  contu- 
maces. Une  foi  qui  pouvait  s'affirmer  par  de  tels  sacrifices  était 
certainement  de  nature  à  inspirer  la  terreur,  sinon  l'amour.  Il 
arrivait  parfois  qu'un  hérétique  obstiné  interrompaitl'ordre  des 
cérémonies.  Ainsi,  au  mois  d'octobre  1309,  Amiel  de  Perles, 
célèbre  docteur  Cathare,  avoua  hautement  son  hétérodoxie  et, 
sitôt  arrêté,  se  soumit  à  Yendura  en  refusant  toute  boisson  et 
toute  nourriture.  Craignant  d'être  frustré  de  sa  victime,  Bernard 
394     abrégea  la  procédure  et  fit  à  Amiel  l'honneur  d'un  auto  spécial. 
Un   cas    semblable    se    produisit    en   1313.   Pierre  Raymond, 
croyant  Cathare,  s'était  laissé  aller  à  abjurer  et  à  solliciter 
la    réconciliation    dans    Yauto    de     1310.     Condamné    à    la 
prison,    il    se    repentit  de  sa  faiblesse    dans  sa  cellule.   Les 

(1)  Eymer'c.  Drect.  Inquis.  p.  503-12.  —  Doctrina  de  modoProcedendi  (Martène, 
Thés.  V.  1795-6  )  —  Tract,  de  Paup.  de  Lugduno  (ib.  1792.)  —  Lib.  Sent  Inauis 
Tolos    p.  1,  6,  39,  98.  4 


HÉROÏSME   DES   MARTYRS  445 

souffrances  morales  de  ce  malheureux  devinrent  telles  qu'il  finit 
par  se  proclamer  hautement  relaps,  affirmant  qu'il  voulait 
vivre  et  mourir  dans  l'hétérodoxie,  que  son  seul  regret  était  de 
ne  pouvoir  se  faire  hérétiquer  par  quelque  ministre  de  sa  foi.  Il 
se  mit  également  à  X endura  et,  après  six  jours  de  jeûne,  il 
voyait  approcher  la  fin  souhaitée.  On  se  hâta  de  le  condamner 
et  d'organiser  un  petit  auto  pour  lui  et  pour  quelques  autres, 
afin  que  le  hûcher  ne  fût  pas  privé  de  sa  proie  (4). 

Quelle  constance  ne  fallut-il  pas  aux  Cathares  pour  résister 
pendant-  un  siècle  à  une  organisation  pareille,  aux  mains 
d'hommes  énergiques  et  infatigables  !  Quelle  dut  être  la  force 
d'âme  des  Vaudois,  qu'on  ne  réussit  même  pas  à  exterminer!  Il 
n'y  avait  pour  l'hérétique  aucune  chance  de  salut  dans  la  fuite, 
car  l'Inquisition  veillait  partout.  Un  étranger  suspect  était 
arrêté  ;  on  s'assurait  de  son  lieu  de  naissance  et  aussitôt  que  les 
messagers  avaient  pu  franchir  la  distance  qui  l'en  séparait,  le 
Saint-Office  de  son  ancienne  résidence  fournissait  tous  les  rensei- 
gnements nécessaires  à  son  sujet.  Alors,  suivant  les  convenances, 
on  le  jugeait  sur  place  ou  on  le  réexpédiait  à  son  domicile,  chaque 
tribunal  ayant  dans  sa  juridiction  non  seulement  les  crimes  des 
habitants  du  district,  mais  ceux  des  résidents  étrangers.  Quand 
Jacopo  délia  Chiusa,  un  des  meurtriers  de  Saint-Pierre  Martyr, 
prit  la  fuite,  des  informations  propres  à  assurer  sa  capture 
furent  expédiées  jusqu'à  l'Inquisition  de  Carcassonne.  De  temps 
en  temps,  cependant,  des  difficultés  s'élevaient.  Avant  que  l'In- 
quisition ne  fût  complètement  organisée,  Jayme  1er  d'Aragon, 
en  1248,  porta  plainte  contre  l'inquisiteur  de  Toulouse,  Bernard  *9$ 
de  Caux,  parce  qu'il  citait  ses  sujets  à  comparaître  devant  lui, 
et  Innocent  IV  prescrivit,  sans  grand  succès,  de  mettre  un 
terme  à  cet  abus.  Parfois,  deux  tribunaux  réclamaient  le  même 
accusé  ;  le  concile  de  Narbonne  décida,  en  1244,  qu'il  devait 
être  jugé  par  l'inquisiteur  qui  avait  d'abord  procédé  contre  lui. 
A  la  vérité,  si  l'on  tient  compte  de*  la  rivalité  entre  les  Domini- 
cains et  les  Franciscains,  on  s'étonne  qu'il  se  soit  élevé  si  peu 

(1)  Lib.  Sentent.  Inquis.  Tolosan.p.  37,  39,  93,  99,  175,  178  9. 


396 


446  POURSUITE    DES    FUGITIFS 

de  querellesau  sein  de  l'Inquisition.  Quand  il  s'en  produisait   on 
rayail  ait  a  es  étouffer;  à  distance,  l'impression  dominante  est 
celle  d  un  zèle  rehg.eux  luttant  avec  ardeur  contre   l'hérésie 
sans  donner  aux  fldèlesle  scandale  de  dissensions  intestines (I)' 
Que  ques  exemples  feront  comprendre  l'implacable  énergie 
avec    laquelle    les   ressources    de   l'Inquisition  étaient  mises 
en  œuvre.   Sous  les  Hohenstaufen,  les  deux  Siciles  avaient 
servi  de  lieu  de  refuge  à  beaucoup  d'hérétiques,  fuyant  devant 
es  rigueurs  de  l'Inquisition  du  Languedoc.   Frédéric  II,   impi- 
toyable quand  il  y  trouvait   son  avantage,  n'était  pas  animé 
comme  le  Saint-Office,  par  lafureur  de  la  persécution  continue 
Apres  sa  mort,  la  guerre  ouverte  entre  Manfred  et  la  papauté 
laissa  sans  doute  quelque  répit  aux  hérétiques;  mais  lorsque 
Charles  d  Anjou  conquit  le   royaume,  en  qualité   de  vassal  de 
Rome,  les  inquisiteurs  français  s'y  précipitèrent  à  sa  suite.  Sept 
mois  seulement  après  l'exécution  de  Conradin,  le  31  mai  1*69 
Charles  publia  deslettres  patentes,  adressées  à  tous  les  nobles  et 
magistrats,    où  il   déclarait  que  les  inquisiteurs   de   France 
allaient  venir  en  personne  ou  envoyer  des  délégués  pour  saisir 
les  heret.ques  fugitifs,  et  ordonnait  à  ses  sujets  de  leur  prêter 
mam-forte  chaque  fois  qu'ils  en  seraient  requis.  La  juridiction 
de  1  inquisiteur  était,  en  fait,  personnelle  aussi  bien  que  locale 
et  l'accompagnait  partout  où  il  allait.  Quand,  en  1359,  quelques 
Juifs  convertis  et  renégats  s'enfuirent  de  Provence  en  Espagne 
Innocent  VI  autorisa  l'inquisiteur  provençal,  Bernard  du  Puy' 
a  les  poursuivre,  aies  arrêter,  à  les  juger,  à  les  condamner,  a 
es  châtier  partout  où  il  les  trouverait,  en  invoquant,  à  cet  eiTet 
le  concours  de  toutes   les   autorités  séculières;  il  écrivit  en 
même  temps  aux  rois  d'Aragon  et  de  Castille,  qu'ils  eussent  à 
prêter  toute  assistance  à  Bernard  (2). 

RnJI    TiL*  ' i       J. .'  HuU    Cul>^ntes}^   Mart.    1260.    —    Urbain    PP     IV 

KtilJ.  Licet  ex  ommb  s,  S  11.  1969    _  Pi„cH     r„h     d,«  ,-     «    ,  lv* 

<:     2  ^extn  v     9  oïl      k      r  ^Jus.a-   uUl1-   ?''«  cw.c//*,  2  Au?.    1264.— 

iïiBè7*-  «-»£ssr^.  .iï#».  ?«i-3£ 

^UrchmodiNapoli,  Regisf-o  3,    LeU.   A,    fol.   64.  _  Wadding.  ann.    1359, 


ACHARNEMENT   DE   L'iNQUISITION  447 

Arnaud  Ysarn,  à  l'âge  de  quinze  ans,  avait  été  condamné  à 
Toulouse  en  1309,  après  un  emprisonnement  de  deux  ans,  à 
porter  des  croix  et  à  accomplir  certains  pèlerinages;  son  seul 
crime  était  d'avoir  une  fois  «  adoré  »  un  hérétique,  sur  l'ordre 
de  son  père.  Il  porta  les  insignes  de  son  déshonneur  pendant 
plus  d'un  an  ;  puis,  comme  ils  l'empêchaient  de  gagner  sa  vie, 
il  les  rejeta  et  obtint  un  emploi  de  batelier  sur  la  Garonne, 
entre  Moissac  et  Bordeaux.  Dans  son  obscurité,  il  pouvait  se 
croire  sain  et  sauf  ;  mais  la  police  de  l'Inquisition  veillait.  Cité  à 
comparaître  en  1312,  il  n'osa  pas  venir,  malgré  les  instances  de 
son  père,  qui  lui  faisait  entrevoir  la  possibilité  d'une  grâce.  En 
1315,  on  l'excommunia  comme  contumace;  l'année  suivante,  il 
fut  déclaré  hérétique  et  condamné  comme  tel  dans  Y  auto  de  fè 
de  1319.  En  juin  1321,  sur  l'ordre  de  Bernard  Gui,  il  fut  fait- 
prisonnier  à  Moissac,  s'échappa  sur  la  route,  fut  pris  de  nou- 
veau et  conduit  à  Toulouse.  Bien  qu'il  n'eût  commis,  dans  l'in- 
tervalle, aucun  acte  d'hérésie,  son  refus  d'obéir  à  l'Inquisition 
fut  jugé  digne  de  la  peine  de  mort  et  on  crut  user  de  clémence 
en  le  condamnant,  en  1322,  à  l'emprisonnement  perpétuel  au 
pain  et  à  l'eau.  Ainsi,  non  seulement  l'Inquisition  jetait  ses 
filets  partout,  mais  aucune  proie  ne  paraissait  trop  humble  pour 
satisfaire  son  avidité  (1). 

En  1255,  un  Dominicain  d'Alexandrie,  Frà  Niccolô  da  Vercelli, 
confessa  quelques  croyances  hérétiques  à  son  sous-prieur,  397 
qui  se  hâta  de  le  chasser.  Il  entra  dans  un  couvent  cistercien  du 
voisinage  ;  mais  bientôt,  craignant  d'être  poursuivi  par  l'Inqui- 
sition, il  gagna  secrètement  un  autre  couvent  au-delà  des  Alpes. 
Immédiatement,  Alexandre  IV  adressa  des  lettres  à  tous  les 
abbés  cisterciens,  à  tous  les  archevêques  et  évoques,  leur  enjoi- 
gnant de  saisir  le  malheureux  et  de  l'envoyer  à  l'inquisiteur 
lombard,  Rainerio  Saccone  (2).  \ 

La  seule  chose  qui  manquât  à  l'Inquisition  était  un  chef  uni- 
que, imposant  une  obéissance  absolue  à  tous  ses  agents  et  diri- 
geant à  lui  seul  toute  la  machine.  Le  pape,  accablé  de  mille 

(1)  Lib.  Sentent.  Inq.  Tolos.  p.  350-1. 

(2)  Ripoll.  I   285. 


448  LE   CARDINAL   0RS1NI 

occupations,  ne  se  prêtait  guère  à  ce  rôle  ;  il  lui  fallait,  à  côté 
de  lui,  un  ministre,  remplissant  les  fonctions  d'inquisiteur- 
général.  Ce  besoin  se  fît  sentir  de  bonne  heure  et,  dès  1262, 
Urbain  s'efforça  d'y  satisfaire  en  ordonnant  à  tous  les  inquisi- 
teurs d'adresser  leurs  rapports  à  Caietano  Orsini,  cardinal  de 
S.  Niccolô  in  carcere  Tulliano,  lui  signalant  tous  les  obstacles 
mis  à  l'exercice  de  leurs  fonctions  et  se  conformant  aux  ins- 
tructions qu'il  leur  donnerait.  Le  cardinal*  Orsini  parle  de  lui- 
même  comme  d'un  inquisiteur-général  et  il  travailla  à  soumettre 
plusieurs  tribunaux  à  son  autorité  immédiate.  Le  49  mai  1273, 
il  ordonna  aux  inquisiteurs  italiens  de  fournir  aux  inquisiteurs 
de  France  des  facilités  pour  la  transcription  de  tous  les  témoi- 
gnages existant  dans  leurs  archives,  ainsi  que  de  ceux  qui  s'y 
accumuleraient  à  l'avenir.  Le  perpétuel  va-et-vient  des  Cathares 
et  des  Vaudois  de  France  en  Italie  donnait  beaucoup  de  prix  à 
ces  informations  et  les  inquisiteurs  français  lui  avaient  déjà 
demanda  les  siennes;  mais  l'extrême  prolixité  des  documents 
de  l'Inquisition  rendait  cette  tâche  effroyablement  longue  et 
coûteuse,  et  les  termes  mêmes  de  la  lettre  du  cardinal  prouvent 
qu'il  ne  s'attendait  pas  à  ce  que  ses  instructions  fussent  suivies. 
Nous  ignorons  si  l'on  fît  des  tentatives  ultérieures  pour  mettre 
à  exécution  ce  projet  gigantesque,  qui  aurait  grandement  accru 
la  puissance  de  l'Inquisition;  mais  le  fait  d'en  avoir  eu  l'idée 
398  atteste  qu'Orsini  prenait  très  au  sérieux  les  devoirs  de  sa  charge 
et  se  préoccupait  d'une  centralisation  effective.  Une  autre  lettre 
de  lui,  datée  du  24  mai  1273,  aux  inquisiteurs  de  France,  montre 
que  pendant  un  certain  temps  les  instructions  aux  fonctionnaires 
du  Saint-Office  émanèrent  de  lui  (1). 

Nous  ne  possédons  pas  d'autres  témoignages  de  son  activité; 
mais  son  élévation  à  la  papauté  en  1277,  sous  le  nom  de 
Nicolas  III,  indique  peut-être  qu'il  avait  acquis,  grâce  à  ses 
fonctions,  une  redoutable  puissance.  Lorsqu'il  nomma  son 
neveu,    le    cardinal   Latino  Malebranca,   à   la  place   devenue 

(1)  Ripoll.  i.  434  —  Pegnaî  Comment,  in  Eymeric.  p.  406-7.  —  Wadding. 
Annal.  lieyest.  Nich.  PP.  I il  n°  10.  —  Arch.  de  ï'Inq.  de  Carcass.  (Doat,  XXXII, 
10i .)  —  Raynald.  ann.  1278,  Q°  78.  —  Mss.  Bib.  ISTat.,  fonds  latin,  n°  14030, 
fol.  218. 


l'inquisiteur-général  449 

vacante  par  son  élévation,  le  nouveau  pape  semble  avoir  voulu 
conserver  cette  puissance  dans  sa  famille,  afin  d'assurer  sa 
propre  sécurité.  Malebranca  était  le  doyen  du  Sacré-Collège. 
Son  influence  se  fit  sentir,  en  4294,  quand  il  mit  fin  à  un  long 
conclave  en  obtenant  l'élection  de  l'ermite  Pietro  Morrone,  pape 
sous  le  nom  de  Célestin  V.  Il  ne  survécut  pas  au  court  pontificat 
de  ce  dernier  et  le  fier  Boniface  VIII  crut  inutile  et  impoli- 
tique  de  maintenir  une  fonction  aussi  dangereuse.  Elle  resta 
vacante  sous  les  papes  d'Avignon,  jusqu'à  ce  que  Clément  VI 
la  renouvela  en  faveur  de  Guillaume,  cardinal  de  S.  Stefano  in 
monte  Celio,  qui  manifesta  son  zèle  en  faisant  brûler  plusieurs 
hérétiques.  Après  sa  mort,  il  n'y  eut  plus  d'autre  titulaire.  En 
somme,  l'Inquisitoriat-général  n'avait  guère  exercé  d'influence 
sur  le  développement  de  l'Inquisition  (1). 

;1)  Paramo  de  orig.  offlc.  S.  Inquis.  p.  124-5.  —  Wadding.  Annal,  ann.    1294T 
n»  1.  —  Milman,  Latin  Christianity,  iv,  487. 


450  PROCÉDURE   DE   L'INQUISITION 


CHAPITRE  IX 

LA   PROCÉDURE   INQUISITORIALK 


399  La  procédure  des  cours  épiscopales,  dont  il  a  été  question 
dans  un  des  chapitres  précédents,  était  fondée  sur  les  principes 
du  droit  romain  ;  quels  qu'aient  pu  en  être  les  abus  dans  la 
pratique,  elle  était  en  théorie  équitable  et  soumise  à  des  règles 
rigoureusement  définies.  Avec  l'Inquisition,  ces  garanties  dis- 
parurent. Pour  bien  comprendre  sa  méthode  juridique,  il  faut 
nous  faire  une  idée  de  la  manière  dont  l'inquisiteur  concevait 
ses  relations  à  l'égard  des  accusés  que  l'on  amenait  à  son  tribu- 
nal. En  tant  que  juge,  il  défendait  la  foi  et  vengeait  les  injures 
faites  à  Dieu  par  l'hérésie.  Mais  il  était  plus  encore  qu'un  juge  : 
il  était  un  confesseur  luttant  pour  le  salut  des  âmes  que  l'erreur 
entraînait  à  la  perdition.  En  cette  double  qualité,  il  était  revêtu 
d'une  autorité  bien  supérieure  à  celle  des  juges  séculiers.  Pourvu 
que  sa  sainte  mission  fût  remplie,  les  moyens  importaient  peu. 
Si  le  coupable  espérait  quelque  pitié  pour  son  crime  impardon- 
nable, il  devait  témoigner  d'abord  une  soumission  sans  réserve 
au  père  spirituel  qui  travaillait  à  le  sauver  de  l'enfer.  La  pre- 
mière chose  qu'on  exigeât  de  lui,  quand  il  se  présentait  au 
tribunal,  était  le  serment  d'obéir  à  l'Eglise,  de  répondre  véri- 
diquement à  toutes  les  questions  qui  lui  seraient  posées,  de 
dénoncer  tous  les  hérétiques  connus  de  lui  et  de  se  soumettre  à 
toute  pénitence  qu'on  lui  imposerait  ;  s'il  refusait  de  prêter  ce 
serment,  il  se  proclamait  lui-même  un  hérétique  convaincu  et 
impénitent  (1). 

(M  Arch.  de  l'Inquis.  de  Carcassonne  (Doat,  XXXI.  5.  103.)   —   Zanchini    Tract, 
de  Hseret   c.  ix. 

Dans  l'Inquisition  cisalpine,  le  serment    préliminaire  semble  seulement  engager 


ENQUÊTES    SUR   LES    CONSCIENCES  454 

Le  devoir  de  l'inquisiteur  se  distinguait  encore  de  celui  du  400 
juge  ordinaire  en  ce  qu'il  n'avait  pas  seulement  à  établir  des 
faits,  mais  à.  s'assurer  des  pensées  les  plus  secrètes  et  des 
opinions  intimes  de  son  prisonnier.  A  la  vérité,  pour  l'inquisi- 
teur, ces  faits  n'étaient  que  des  indices,  qu'il  pouvait  accepter 
ou  négliger  à  son  gré.  Le  crime  qu'il  poursuivait  était  un  crime 
spirituel  et  les  actes,  quelque  criminels  qu'ils  fussent,  excédaient 
sa  juridiction.  Ainsi  les  meurtriers  de  St-Pierre  Martyr  furent  \ 
poursuivis  non  comme  meurtriers,  mais  comme  fauteurs  d'hé- 
résie et  adversaires  de  l'Inquisition.  L'usurier  n'était  justiciable 
de  ce  tribunal  que  lorsqu'il  affirmait  ou  témoignait  par  ses 
actes  qu'il  ne  considérait  pas  l'usure  comme  un  crime.  Le 
sorcier  ne  pouvait  être  jugé  par  l'Inquisition  que  lorsque  ses 
pratiques  démontraient  qu'il  aimait  mieux  se  fier  à  la  puissance 
des  démons  qu'à  celle  de  Dieu,  ou  qu'il  professait  des  idées 
erronées  sur  les  sacrements.  Zanghino  nous  dit  qu'il  assista  à 
la  condamnation  d'un  prêtre  qui  vivait  en  concubinage  et  qui 
fut  puni  non  pour  ses  mauvaises  mœurs,  mais  parce  qu'il  célé- 
brait tous  les  jours  la  messe  en  état  d'impureté  et  s'excusait  en 
alléguant  qu'il  croyait  se  purifier  quand  il  revêtait  les  habiis 
sacerdotaux.  Le  doute  lui-même  était  une  forme  de  l'hérésie  et 
l'une  des  tâches  de  l'inquisiteur  consistait  à  s'assurer  que  la  foi 
des  fidèles  n'était  pas  incertaine  et  vacillante  (1).  Les  actes 
extérieurs  et  les  professions  verbales  ne  comptaient  pour  rien. 
L'accusé  pouvait  assister  régulièrement  à  la  messe,  il  pouvait 
être  libéral  dans  ses  offrandes,  se  confesser  et  communier  ponc- 

l'acnisé  à  dire  la  vérité  (Evmeric.  p.  4*21.)  En  Italie,  il  comportait  les  détails  indi- 
qués dans  le  texte.  Lors  des  procès  des  Guglielmites  à  Milan,  en  1300,  les  accusés 
durenf,  par  surcroit,  consentir  à  s'imposer  une  caution  de  10  à  50  livres  impériales, 
pour  le  cas  ou  ils  violeraient  leur  serment,  et  engager  à  cet  effet  toute  leur  for- 
tune à  rini|uisiteur.  Cette  amende  ne  devait  pas,  d'ailleurs,  les  exempter  de  la 
peine  canonique  qu'entraînait  un  manquement  à  leurs  obligations.  Tel  était,  je 
crois,  en  ces  matières,  l'usage  de  l'Inquisition  lombarde  —  Ogniben  Andréa,  . 
1  Guglielmiti  del  secolo  XII 1,  Pé.ouse,  1867,   p.  5-6,  13,  27.  35,  37,  etc. 

Lors  de  quelques  procès  de  sorcellerie  au  Piémont,  en  1474,  le  serment  de  dir- 
la  vérité  fut  renforcé  par  la  menace  de  l'excommunication  et  de  tratti  di  cor  (h-. 
^'est-à-dire  de  la  torfure  appelée  strappado,  qui  devait  être  appliquée  de  dix  à 
vingt-cinq  ois  On  i  révoyait  au^si  de  grosses  amendes.  —  P.  Vavra,  Curinsità  di 
JStoria  subalpina,  '.875,  p.  682,693. 

(1)  Zanchini  Tract,  de  Hœret.  c.  u. 


452  REJET    DES    PROCÉDURES   ORDINAIRES 

tuellement,  et  néanmoins  être  hérétique  dans  son  cœur.  Amené 
devant  le  tribunal,  il  pouvait  professer  une  soumission  sans 
bornes  aux  décisions  du  Saint-Siège,  l'orthodoxie  la  plus  rigou- 
reuse, le  désir  de  souscrire  sans  discussion  à  tout  ce  qu'on 
exigerait  de  lui,  et  cependant  être  en  secret  un  Cathare  ou  un 
401  Vaudois,  digne  d'être  envoyé  au  bûcher.  A  la  vérité,  il  y  avait 
peu  d'hérétiques  qui  eussent  le  courage  de  confesser  leur  foi 
devant  le  tribunal  et,  pour  le  juge  consciencieux,  ardent  à 
détruire  les  renards  qui  ravageaient  les  vignes  du  Seigneur,  la 
tâche  d'explorer  le  secret  des  cœurs  était  loin  d'être  facile» 
Nous  ne  pouvons  pas  être  surpris  qu'il  ait  eu  hâte  de  s'éman- 
ciper des  entraves  de  la  procédure  ordinaire  qui,  en  empêchant 
de  commettre  des  injustices,  auraient  rendu  stériles  tous  ses 
labeurs.  Nous  devons  être  moins  surpris  encore  de  constater 
que  le  zèle  fanatique,  la  cruauté  arbitraire  et  la  cupidité 
insatiables  aient  rivalisé  pour  édifier  un  système  atroce  au 
delà  de  toute  expression.  Une  science  infinie  eût  seule  été 
capable  de  résoudre  équitablement  les  problèmes  qui  se  posaient 
journellement  aux  inquisiteurs  ;  la  fragilité  humaine,  décidée 
à  atteindre  un  but  déterminé,  aboutit  inévitablement  à  la 
conclusion  pratique  qu'il  valait  mieux  sacrifier  cent  innocents 
que  de  laisser  échapper  un  seul  coupable. 

Ainsi,  des  trois  formes  des  actions  criminelles,  l'accusation, 
la  dénonciation  et  l'inquisition,  la  dernière  devint  nécessaire- 
ment la  règle,  au  lieu  d'être  l'exception,  et,  en  même  temps, 
elle  se  trouva  privée  des  garanties  grâce  auxquelles  ses  dange- 
reuses tendances  auraient  été  en  quelque  mesure  neutralisées. 
Si  un  accusateur  formel  se  présentait,  l'inquisiteur  avait  pour 
devoir  de  le  décourager  en  lui  signalant  le  danger  du  talion 
auquel  il  s'exposait  en  paraissant  en  son  nom  ;  par  consente- 
ment général,  cette  forme  d'action  était  écartée  sous  prétexte 
qu'elle  était  litigieuse,  c'est-à-dire  qu'elle  offrait  à  l'accusé  la 
possibilité  de  se  défendre.  En  1304,  un  inquisiteur,  Frà  Landulfo, 
imposa  une  amende  de  cent  cinquante  onces  d'or  à  la  ville  de 
Reate,  parce  qu'elle  avait  officiellement  accusé  un  homme 
d'hérésie  et  n'avait  pas  été  capable  d'en  faire  la  preuve.  Il  y 


l'accusé  présumé  coupable  453 

avait  donc  un  danger  réel  pour  l'accusateur  démasqué  et  l'Inqui- 
sition n'hésitait  pas  à  le  faire  sentir.  L'action  par  dénonciation 
était  moins  sujette  à  critique,  parce  qu'alors  l'inquisiteur  agis- 
sait ex  officio  ;  mais  elle  était  insolite  et,  dès  le  début  de  l'ins- 
titution, la  procédure  inquisitoriale  prévalut  à  titre  presque 
exclusif  (1). 

Non  seulement,  comme  nous  le  verrons,  toute  garantie  fut  ^02 
supprimée,  mais  l'accusé  fut  d'avance  présumé  coupable.  Vers 
1278,  un  inquisiteur  expérimenté  pose  en  principe  et  comme 
l'expression  d'un  usage  général  que,  dans  des  localités  fortement 
suspectes  d'hérésie,  chaque  habitant  doit  être  cité  à  compa- 
raître, obligé  d'abjurer  l'hérésie  et  soumis  à  un  interrogatoire 
détaillé  sur  lui-même  et  les  autres,  interrogatoire  où 
tout  manque  de  franchise  devait  exposer  plus  tard  aux  peines 
terribles  qui  frappaient  les  relaps.  Ce  n'était  pas  là  une  affir- 
mation théorique,  comme  on  le  voit  par  les  grandes  enquêtes 
auxquelles  présidèrent,  en  1245  et  1246,  Bernard  de  Caux  et 
Jean  de  Saint-Pierre.  Les  procès-verbaux  mentionnent  230  inter- 
rogatoires des  habitants  de  la  petite  ville  d'Avignonet,  100  inter- 
rogatoires à  Fanjeaux  et  420  à  Mas-Saintes-Puelles  (2). 

(i)  Eymeric.  Direct.  Inquis  p.  413-17.  —  Archivio  di  Napoli,  Reg.  138,  Lett.  F, 
fol.  105. 

Pour  ar>rvrAcier  le  contraste  entre  la  procédure  de  l'Inquisition  et  celle  des  tribu- 
naux séculiers,  i'  suffit  d  indiquer  la  pratique  de  ces  derniers  à  Milan  dans  la  pre- 
mière utu.iiédu  xive  siècle.  In  accusateur,  introduisant  une  action  criminelle,  était 
obligé  de  s'inscrire  et  de  fournir  d'am  >le-  garanties  qu'en  cas  d'insuccès  il  se  vou- 
mettrait  à  la  peine  pescriteet  indemniserait  l'accusé  de  toutes  ses  dépenses;  faute 
de  quoi,  il  devait  rester  en  prison  jusqu'à  la  fin  du  procès.  Le  juge  était  obligé,  en 
outre,  de  rendre  la  sentence  dans  les  trois  mois. 

Si  le  juge  procédait  par  inquisition,  il  était  tenu  de  le  notifier  d'avance  à  l'accusé. 
Celui-ci  avait  le  droit  de  se  faire  assister  d'un  avocat  et  d'obtenir  communication 
des  noms  et  des  dépositions  des  témoins  ;  le  ,uge  devait,  sous  peine  d'une  amende 
de  cinquante  livres,  avoir  terminé  l'affaire  dans  les  trente  jours.  —  Stntuta  crimi- 
nalia  Medidiani,  e  tenebris  in  lucem  édita,  Bergami,  1594,  c.  1-3,  153. 

11  est  vrai  que,  sous  l'influence  de  l'Inquisition,  les  tribunaux  laïques  négligèrent 
ces  utiles  précautions  contre  l'injustice;  mais  il  est  important  de  s'en  souvenir 
quand  on  constate  le  profond  mystère,  les  délais  interminables,  les  continuels 
dénis  de  justice  qui  caractérisaient  les  procédures  inquisitotiales.  On  se  plaignait 
souvent  de  la  corruption  des  tribunaux  séculiers  sous  l'influence  des-  exemples  don- 
nés par  ceux  de  l'Inquisition.  En  1329,  les  consuls  de  Béziers  représentèrent  à  Phi- 
lippe de  Valois  que  ses  juges  négligeaient  d'obtenir  des  garanties  des  accusateurs, 
permettant  d'indemniser  les  accusés  en  cas  d'insuccès  de  la  poursuite  ;  le  roi  se 
hâta  d'ordonner  que  l'on  remédiât  à  cet  abu>.  —  Vaissete,  édit.  Privât,  x.  Pr.  687. 

(2)  Doctrina  de  modo  procedendi  (Martène,  Thesaur.  v.  1805.)  —  Molinier,  Vin- 
quisition  dans  le  midi  de  la  France,  p.  186-7. 


AGE    DE    RAISON 


Qu.conque  avait  atteint  l'âge  où  l'Église  le  tenait  pour  res- 
ponsable de  ses  actes  ne  pouvait  échapper  à  l'obligation  de 
repondre  aux  inquisiteurs.  Les  conciles  de  Toulouse,  de  Béziers 
et  d'Albi  admirent  que  cet  âge  était  de  quatorze  ans  pour  les 
hommes  et  de  douze  ans  pour  les  femmes,  lorsqu'ils  prescri- 
tM  ;,rent(Iuele  arment  d'abjuration  fût  déféré  à  la  population 
403  tout  entière.  D'autres  se  contentaient  de  dire  que  les  enfants 
devaient  être  assez  avancés  pour  comprendre  l'importance  d'un 
serment;  d'autres  encore  ramenaient  l'âge  de  la  responsabilité 
a  sept  ans;  enfin,  quelques-uns  le  fixaient  à  neuf  ans  et  demi 
pour  les  fill  s  et  à  dix  ans  et  demi  pour  les  garçons.  Il  est  vrai 
que  dans  les  pays  latins,  où  la  minorité  légale  durait  jusqu'à 
I  âge  de  vingt-cinq  ans,  aucun  individu  au-dessous  de  cet  âge 
ne  pouvait  comparaître  en  justice;  mais  on  tournait  aisément 
cet  obstacle  en  désignant  un  curateur,  sous  le  couvert  duquel 
il  pouvait  être  torturé  et  condamné;  et  lorsqu'on  nous  dit  que 
personne  ne  pouvait  être  torturé  au-dessous  de  l'âge  de  qua- 
torze ans,  on  nous  laisse  deviner  l'âge  minimum  de  responsa- 
bilité pour  le  crime  d'hérésie  (1). 

L'absence  était  réputée  contumace  et  ne  faisait  qu'accroître 
la  culpabilité  présumée  par  une  nouvelle  et  impardonnable 
offense  ;  en  outre,  dans  la  pratique,  on  estimait  qu'elle  équiva- 
lait a  un  aveu.  Avant  même  qu'il  ne  fût  question  de  l'Inquisi- 
tion, la  procédure  inquisitoriale  s'établit  dans  la  jurisprudence 
ecclésiastique  en  vue  précisément  de  pareils  cas,  comme  lorsque 
Innocent  III  dégrada  l'évêque  de  Coire  sur  des  témoignages 
recueillis  ex  parte  par  ses  commissaires,  l'évêque  ayant  refusé 
à  plusieurs  reprises  de  comparaître  devant  eux.  L'importance 
de  cette  décision  est  attestée  par  le  fait  que  Raymond  de 
Pennaforte  l'incorpora  dans  le  droit  canonique,  pour  prouver 
que  dans  les  cas  de  contumace  le  témoignage  recueilli  dans  une 
inquisitio  était  valable  pour  une  condamnation  sans  litis  con- 

cliln"  A°n!:  T°l0SaD-  IL0/  ,229c-  '°-  Concil.  Biterrens,  ann.  Itii  c.  31.  _ 
trum  xiii  «I.>  _  Joann.  Andréas  Gloss.  sup.  c.  13  Sevto  v.  2  —  Peffnœ  Corn. 
TorLr^AT      P'  490'  _  BCTnardi  C°mens-  L^ernaJnqu,s.    s     ë™MiZr 


CONTUMACE  455 

testatio,  c'est-à-dire  sans  débat  entre  l'accusation  et  la  défense. 
En  conséquence,  quant  une  partie  manquait  à  comparaître, 
après  citation  régulière  publiée  dans  son  église  paroissiale  et  les 
délais  prévus,  on  n'hésitait  pas  à  la  condamner  in  absentia  — 
l'absence  de  Paccusé  étant  pieusement  compensée  .par  «  la 
présence  de  Dieu  et  des  Évangiles  »  au  moment  où  la  sentence 
était  rendue.  En  fait,  l'absence  par  contumace  suffisait  à  justi- 
fier une  condamnation.  Frédéric  II,  dans  son  premier  édit  de 
1220,  avait  déclaré,  à  la  suite  du  concile  de  Latran  de  1215,  que 
le  suspect  qui  ne  s'innocentait  pas  dans  l'année  devait  être  con-  404- 
damné  comme  hérétique;  cette  disposition  fut  appliquée  aux 
absents,  qui  devaient  être  condamnés  après  une  année  d'excom- 
munication, que  l'on  possédât  ou  non  des  preuves  contre  eux. 
Le  fait  de  subir  l'excommunication  pendant  une  année  sans 
chercher  à  la  faire  lever  était  une  preuve  d'hérésie  en  ce  qui 
concerne  le  pouvoir  des  sacrements  et  celui  des  clefs;  quelques 
autorités  étaient  si  sévères  à  cet  égard  que  le  concile  de  Béziers 
menaça  des  peines  de  l'hérésie  ceux  qui  resteraient  excommu- 
niés pendant  quarante  jours.  On  ne  tint  même  pas  compte  du 
délai  prescrit  de  douze  mois,  car  les  inquisiteurs,  lorsqu'ils 
citaient  des  absents,  avaient  pour  instructions  de  les  convoquer 
non-seulement  à  comparaître,  mais  à  se  purger  dans  un  délai 
déterminé  ;  aussitôt  ce  délai  passé,  l'accusé  était  tenu  pour 
coupable.  Cependant,  en  pareil  cas,  le  condamné  était  rarement 
livré  au  bras  séculier;  l'Inquisition  se  contentait  généralement 
d'emprisonner  pour  la  vie  ceux  à  qui  l'on  ne  pouvait  reprocher 
d'autre  crime  que  la  contumace,  à  moins  que,  au  moment  où 
l'on  mettait  la  main  sur  eux,  ils  ne  refusassent  de  se  soumettre 
et  d'abjurer  (1). 

(1)  C.  8.  Extra  n.  14.  —  Concii.  Narbonn.  ann.  1244c.  19.  —  Concil.  Biterrens: 
ann  1246  c.  8;  Aopend.  c.14.  —  Guid.  Fulcod.  Quœst.vi.  —  Coll.  Doat,  XXL  143. 
—  Eymeric.  Direct.  Inq.  p.  38!,  495,  5i8-31.  —  L,b.  Sentent.  Inquis.  Tolosan.  . 
p.  175,  367-74.  —  Zanchini  Tract  de  Haeret.  c  n,  vm,  ix.  -  Mss.  Bib.  Nat  , 
tonds  latin,  nc  14930,  fol.  >21.  —  Bernardi  Comens  Lucerna  Inquis.  s.  vv.  Contu- 
naXy  Convincitur.  —  Concil.  Lateran.  IV,  ann.  1215  c.  28  —  Hist.  Diplom.  Frid. 
H.  T.  II.  p.  4.  —  Concil.  Albiens.  ann.  1254  c.  28.  —  Alex  PP.  IV.  Bull.  Consul- 
tationi  vestrz,  28  Mai.  1260.  —  C.  13.  Ettra.  v.  38  (cf.  Concil  Trident.  Sess.  25 
de  Reform.  c.  3.)  —  Arch.  de  Tlnquis.  de  Carcass  (Doat,  XXXI,  83.)  -  Bernardi 
Comens    Lucerna  Inquis.  s.  v.  Procéderez0  10. 


456 


PAS    DE   PRESCRIPTION 


405 


La  mort  même  n'offrait  pas  un  refuge.  Peu  importait  que  le 
pécheur  eût  été  appelé  devant  le  tribunal  de  Dieu  ;  la  foi  devait 
être  vengée  par  sa  condamnation  et  les  fidèles  édifiés  par  son 
châtiment.  S'il  n'avait  mérité  que  la  prison  ou  une  peine  légère, 
on  se  contentait  de  déterrer  ses  ossements  et  de  les  jeter  au 
vent.  Si  son  hérésie  avait  mérité  le  bûcher,  ses  restes  étaient 
solennellement  brûlés.  On  permettait  un  simulacre  de  défense  à 
ses  descendants  et  héritiers,  qui  se  trouvaient  lourdement  frap- 
pés par  la  confiscation  de  leurs  biens  et  des  incapacités  person- 
nelles. Le  zèle  intraitable  avec  lequel  on  poursuivait  quelquefois 
ces  procès  posthumes  parait  dans  le  cas  d'Armauno  Pongilupo 
de  Ferrare,  sur  les  restes  duquel,  pendant  trente-deux  ans, 
l'évêque  et  l'inquisiteur  de  Ferrare  furent  en  guerre  ;  l'inquisi- 
tion finit  par  l'emporter  en  1301.  En  ces  matières,  l'Église  ne 
reconnaissait  pas  de  prescription,  comme  elle  le  fit  sentir  aux 
héritiers  et  descendants  de  Gherardo  de  Florence;  en  1313, 
l'inquisiteur  Fra  Grimaldo  commença  et  mena  à  bonne  fin  une 
action  contre  leur  ancêtre  qui  était  mort  antérieurement  à 
1250(1)! 

A  prendre  les  choses  au  mieux,  la  procédure  inquisitoriale 
était  éminemment  dangereuse  parce  que  l'accusateur  s'y  con- 
fondait avec  le  juge.  Aussi,  quand  on  l'introduisit  d'abord  dans 
la  jurisprudence  ecclésiastique,  on  sentit  qu'il  était  indispen- 
sable de  prendre  des  précautions  sérieuses  pour  éviter  les  abus. 
Le  danger  était  encore  accru  lorsque  le  juge  poursuivant  était 
un  zélote,  décidé  à  l'avance  à  reconnaître  dans  tout  prisonnier 
un  hérétique,  qui  devait  être  convaincu  et  condamné  à  tout 
prix.  Le  danger  n'était  pas  moindre  quand  ce  juge  était  simple- 
ment avide,  désireux  de  s'assurer  le  bénéfice  d'amendes  et  de 
confiscations.  Cependant  l'Église  professait  la  théorie  que 
l'inquisiteur  était  un  père  spirituel  impartial,  dont  les  fonc- 
tions, ayant  pour  objet  le  salut  des  âmes,  ne  devaient  être 
entravées  par  aucune  règle.  Toutes  les  garanties  dont  l'expé- 
rience des  hommes  avait  reconnu  la  nécessité  dans  les  procé- 

(ijMuratori,  Aniiqut.  Uni  Dissert.  60.—  Zanchini  Tract,  de  Hxret.  c.  xxiv, 
xl.  ~  Lami,  Antidata  Toscane,  p.  i'il. 


MYSTÈRE  DE  LA  PROCÉDURE  457 

dures  judiciaires  du  caractère  le  plus  trivial,  étaient  supprimées 
de  propos  délibéré  alors  que  la  vie  et  la  réputation  des  accusés, 
alors  que  leur  fortune  pendant  trois  générations  étaient  enjeu. 
Toute  question  douteuse  était  tranchée  «  dans  l'intérêt  de  la 
foi  ».  L'inquisiteur  était  autorisé  et  exhorté  à  procéder  sommai- 
rement, à  ne  pas  s'inquiéter  des  formes,  à  ne  pas  permettre 
qu'on  lui  créât  des  obstacles  du  fait  des  règles  judiciaires  et  des 
arguties  des  avocats,  à  abréger  la  procédure  le  plus  possible  en 
privant  l'accusé  des  facilités  ordinaires  de  la  défense  et  en  rejetant 
tous  les  appels  et  exceptions  dilatoires.  La  validité  de  la  con- 
clusion ne  pouvait  être  atteinte  par  l'omission,  à  aucun  degré 
de  la  procédure,  des  formes  qui  avaient  été  suggérées  par 
l'expérience  des  siècles  pour  empêcher  l'injustice  et  faire  sentir 
au  juge  le  poids  de  sa  responsabilité  (1). 

Si  la  procédure  avait  été  publique,  l'infamie  de  ce  système  406 
aurait  été  sans  doute  atténuée;  mais  l'Inquisition  s'enveloppait 
d'un  profond  mystère  jusqu'après  le  prononcé  de  la  sentence  ; 
elle  était  prête  alors  à  faire  impression  sur  les  multitudes  en 
déroulant  devant  elle  les  solennités  effroyables  de  l'auto  de  fè. 
A  moins  qu'une  proclamation  ne  dût  être  faite  en  raison  d'une 
absence,  la  citation  même  d'un  homme  suspect  d'hérésie  avait 
lieu  en  secret.  La  connaissance  de  ce  qui  se  passait  après  que 
l'accusé  s'était  présenté  au  tribunal  était  réservée  au  petit 
nombre  d'hommes  discrets  choisis  par  le  juge,  qui  prêtaient 
serment  de  ne  rien  révéler  ;  même  les  experts  réunis  pour 
décider  du  sort  de  l'accusé  devaient  prendre  le  même  engage- 
ment. Les  secrets  de  ce  lugubre  tribunal  étaient  gardés  avec  le 
même  soin  ;  nous  savons  par  Bernard  Gui  que  des  extraits 
des  procès-verbaux  ne  devaient  être  fournis  qu'à  titre  excep- 
tionnel et  avec  la  plus  méticuleuse  discrétion.  Paramo,  cet 
étrange  pédant  qui  prouve  que  Dieu  fut  le  premier  inquisiteur 

(i)  Alex  PP.  IV.  Bull.  Prae  cunctis, %  il,  9  nov.  1256.—  Ejusd.  Bull.  Cupientes 
10  déc.  1257;  4Mart.  1264.  —  Urbani  PP.  IV  Bull.  Licet  ex  omnibus,  1262  (Mag. 
Bull.  Rom,  i.  122.)  —  Ejusd.  Bull.  Prae  cunctis,  2  Aug.  1264.  —  Clément.  PP. IV 
Bull.  Prae  cunctis,  23  fev.  1266  —  C.  20  Sexto  v.  2.  —  Joan.  Andréas  Gfoss. 
sup.  eod. —  C.  2  Clément  v.  11.  —  Bernard!  Guidonis  Practica  P.  IV  (Doat, 
XXX.)  —  Eymeric.  Direct  Inquis.  p.  583. 

26 


407 


458  MARCHE   DES    PROCÈS 

et  que  la  condamnation  d'Adam  et  d'Eve  fut  le  modèle  de  la 
procédure  inquisitoriale,  observe  triomphalement  que  Dieu 
jugea  ces  coupables  en  secret,  donnant  ainsi  un  exemple  que 
l'Inquisition  est  tenue  de  suivre  en  évitant  les  subtilités  où  ces 
criminels  auraient  cherché  refuge,  conseillés,  comme  ils  pou- 
vaient l'être,  par  le  rusé  Serpent.  Si  Dieu  n'a  pas  convoqué  de 
témoins,  c'est  que  les  coupables  avaient  avoué  et  Paramo  cite 
de  hautes  autorités  juridiques  pour  prouver  que  ces  aveux 
d'Adam  et  d'Eve  suffisaient  à  justifier  leur  châtiment.  Si  cette 
absurdité  blasphématoire  fait  sourire,  elle  éveille  aussi  un 
sentiment  de  tristesse,  car  elle  nous  révèle  l'idée  que  les  inqui- 
siteurs eux-mêmes  se  faisaient  de  leurs  fonctions,  s'assimilant 
à  Dieu  et  s'attribuant  un  pouvoir  irresponsable  dont  les  passions 
humaines  devaient  faire  un  instrument  d'oppression  et  d'injus- 
tice. Affranchie  de  toute  publicité  et  de  toute  formalité  légale, 
la  procédure  de  l'Inquisition,  comme  l'avoue  Zanghino,  était 
purement  arbitraire.  Quant  à  la  manière  dont  les  inquisiteurs 
usaient  de  leurs  pouvoirs,  nous  aurons  plus  loin  de  nombreuses 
occasions  d'y  insister.  (1) 

La  marche  ordinaire  d'un  procès  de  l'Inquisition  était  la  sui- 
vante. Un  individu  était  signalé  à  lïnquisiteur  comme  suspect 
d'hérésie,  ou  son  nom  était  prononcé  par  un  prisonnier  au  cours 
de  ses  aveux.  On  procédait  à  une  enquête  secrète  et  l'on  réunis- 
sait tous  les  témoignages  accessibles  à  son  sujet.  Puis  on  le 
sommait  secrètement  de  comparaître  tel  jour  à  telle  heure,  en 
exigeant  une  caution;  s'il  paraissait  disposé  à  fuir,  on  l'arrêtait 
à  l'improviste  et  on  le  tenait  sous  les  verrous  jusqu'au  jour  de 
sa  comparution.  Légalement  il  fallait  trois  citations,  mais  on 
éludait  cette  disposition.  Lorsque  la  poursuite  était  fondée  sur  la 
rumeur  publique,  on  convoquait  les  témoins  au  hasard  et  quand 
la  masse  des  conjectures  et  des  bavardages,  défigurés  à  l'envipar 

(I)  Doctrina  de  modo  procedendi  /Martène,  Th*s.  V.  1811-12.)  -  Concil. Biter- 
rens.  ann.  1246,  Append.  c.  16.  —  Arch.  de  l'Inq.  de  Carcass.  (Doat,  XXVil.  le>6, 
162  178.)  -  Bern.  Guidon.  Gravamina  (Doat,  XXX.  102.)  —  Ejusd.  Practica 
(Doat,  XXIX.  94.)  -  Eymeric.  Direct.  Induis,  p.  631-33.  —  Jacob.  Laudens.  Orat.  ad 
Concil.  Constant.  (Von  der  Hardt  ni.  60.)  —  Paramo,  de  orig.  of/ic.  S.  Inquis. 
p.  32-33.  —  Zanchini,  Tract,  de  Hxret.  c.  ix. 


l'accusé  jugé  d'avance  459 

des  témoins  qui  craignaient  de  paraître  favoriser  des  hérétiques, 
semblait  suffisante  pour  motiver  une  action,  le  coup  était 
frappé  soudainement.  Ainsi  l'accusé  était  jugé  d'avance.  On  le 
considérait  comme  coupable,  puisqu'on  le  citait  devant  le 
tribunal.  Dans  la  pratique,  sa  seule  chance  d'échapper  était 
d'avouer  les  accusations  portées  contre  lui,  d'abjurer  l'hérésie  et 
d'accepter  toute  pénitence  qu'on  voudrait  lui  imposer.  Si,  alors 
qu'il  y  avait  des  témoignages  contre  lui,  il  persistait  à  nier  sa  cul- 
pabilité et  à  affirmer  son  orthodoxie,  sa  situation  devenait  celle 
d'un  hérétique  impénitent,  obstiné,  qui  devait  être  livré  au  bras 
séculier  et  brûlé  vif.  La  procédure  était  donc  très  simple  et  un 
inquisiteur  du  XVe  siècle  l'a  parfaitement  caractérisée  au  cours 
d'un  raisonnement  destiné  à  prouver  que  l'accusé  ne  devait  pas 
être  laissé  libre  sous  caution.  Si,  dit-il,  un  individu  avoue  êtrehéré- 
tique  et  se  montre  impénitent,  il  doit  être  livré  au  bras  séculier 
et  mis  à  mort;  s'il  se  repent,  il  doit  être  jeté  en  prison  pour  le 
restant  de  ses  jours,  et,  par  suite,  ne  doit  pas  être  mis  en  liberté 
sous  caution  ;  s'il  nie  et  se  trouve  convaincu  de  mensonge  par 
des  témoins,  c'est  un  impénitent  qui  doit  être  livré  au  bras 
séculier  et  exécuté.  (1) 

Bien  des  raisons,  cependant,  poussaient  l'inquisiteur  à  obtenir,     408 
si  possible,  des  aveux.  Dans  beaucoup  de  cas  —  dans  la  majo- 

(i)  Eymeric.  Direct.  Tnq.  p.  413,  418,  423-4,  461-5,  521-4.  —  Zanchini  Tract, 
de  Éaeret.  c.  ix.  —  Bernardi  Comens.  Lucerna  Inquis.  s.  v.  Jmpœnitens.  — Alber- 
tin.  Re/ert.  lnqu  s.  s.  v.   Cautio. 

Le  contraste  entre  cette  procédure  et  la  jurisprudence  séculière  du  xme  siècle  est 
nettement  marqué  dans  la  charte  accordée  par  Alphonse  de  Poitiers  à  la  ville  d'Au-> 
zon  (Auvergne)  \ers  1260.  Tout  individu  accusé  d'un  crime  par  la  rumeur  publi- 
que pouvait  s'innocenter  par  son  propre  serment,  appuyé  de  celui  d'un  seul  coju- 
reur  légal,  à  moins  qu'il  n'y  eût  un  plaignant  ou  un  accusateur  légitima  ;  per- 
sonne ne  pouvait  être  jugé,  sans  son  consentement,  par  la  procédure  inquisito- 
riale.  —  Chassaing,  Spicleyium  Brivatensp,  Pars,    i*86,  p.  92. 

Cette  dernière  oisposition  accuse  l'invasion  graduelle  des  tribunaux  séculiers  par 
la  procédure  inquisitoria'e,  qui  avait  un  attrait  particulier  pour  les  juges  paresseux 
et  portés  à  l'arbitraire.  Mais  on  s'en  méfiait  et  l'on  s'efforçait  de  la  tenir  à  distance, 
témoin  la  charte  accordée  en  1276  par  Jayme  II  d'Aragon  à  ses  sujets  de  Mallor- 
que.  11  promet  que  la  procédure  inquisit  riale  ne  sera  jamais  employée  sans  que 
1  intéressé  en  ait  d'abord  reçu  avis  ;  celui-ci  pourra  déférer  le  serment  à  tous  les 
témoins  et  aura  toutes  facilités  pour  se  défendre  (Villanueva,  Viage  literario.  xxn, 
p.  318.)  Même  sous  cette  forme  atténuée,  les  Aragonais  repoussent  cette  procédure 
et  demandent  qu'elle  ne  puisse  être  employée  que  contre  les  ofticiers  royaux  cou- 
pables de  crimes  dans  l'exercice  de  leurs  fonctions.  Toutes  les  autres  actions  ne 
doivent  être  engagées  que  sur  l'instance  d'un  accusateur  (Obsetvantiae  regni  Ara- 
gonum,  1662,  fol.  24,  37.) 


460  TÉMOIGNAGES   INSUFFISANTS 

rite,  sans  doute  —  les  témoignages,  bien  que  suffisants,  à  la 
rigueur,  pour  motiver  la  suspicion,  avaient  un  caractère  trop  indé- 
terminé et  trop  vague  pour  justifier  une  condamnation.  Chaque 
rumeur  futile,  chaque  propos  inconsidéré  étaient  recueillis  à 
l'instruction  ;  le  moindre  prétexte  prenait  de  l'importance 
quand  l'inquisiteur  avait  à  démontrer  qu'il  ne  s'était  pas  ému 
à  la  légère,  et  lorsqu'il  avait  en  perspective  des  amendes  et  des 
confiscations  qui  devaient  bénéficier  à  la  foi.  Même  lorsque  les 
témoignages  étaient  assez  probants,  d'autres  raisons  non  moins 
fortes  invitaient  l'inquisiteur  à  «  travailler  »  son  prisonnier,  à 
obtenir  qu'il  rétractât  ses  dénégations  et  s'en  remit  à  la  pitié  du 
tribunal.  Excepté  dans  le  cas  assez  rare  d'hérétiques  qui 
défiaient  leurs  juges,  la  confession  était  toujours  accompagnée 
de  professions  de  conversion  et  de  repentir.  Non  seulement  on 
arrachait  ainsi  une  âme  à  Satan,  mais  le  nouveau  converti  était 
tenu  de  prouver  sa  sincérité  en  dénonçant  tous  ceux  qu'il  savait 
être  hérétiques  ou  qu'il  soupçonnait  d'hérésie,  frayant  de  la 
sorte  comme  des  routes  nouvelles  à  la  marche  de  la  persécution. 
Bernard  Gui,  copiant  un  de  ses  prédécesseurs,  nous  dit 
éloquemment  que  lorsque  l'évidence  externe  était  insuffisante, 
l'âme  de  l'inquisiteur  était  en  proie  aux  soucis  les  plus 
cruels.  D'une  part,  en  effet,  sa  conscience  le  tourmentait  s'il 
châtiait  un  suspect  qui  n'avait  pas  avoué  et  n'avait  pas  été 
convaincu  de  son  crime;  de  l'autre,  il  souffrait  plus  encore, 
sachant  par  expérience  la  malice  de  ces  hommes,  s'il  les 
laissait  échapper  grâce  à  leur  astuce  et  au  grand  dommage  de 
la  foi.  En  pareil  cas,  ils  s'enhardissaient  par  le  succès,  en  même 
temps  qu'ils  étaient  rendus  plus  prudents  pour  l'avenir,  tandis 
que  les  laïques  étaient  scandalisés  de  l'impuissance  de  l'Inqui- 
sition, jouée  et  bafouée  par  des  ignorants,  elle  à  qui  le  vulgaire 
attribuait  une  science  telle  qu'aucun  hérétique  ne  pouvait  lui 
échapper!  On  voit  par  là  combien  l'amour-propre  de  l'inquisiteur 
était  intéressé  à  découvrir  des  coupables. 
409  Dans  un  autre  passage,  Bernard  Gui  insiste  sur  l'importance 
que  présente  pour  la  foi  la  conversion  des  hérétiques,  non 
seulement  parce  qu'ils'sont  obligés  alors  de  dénoncer  leurs  com- 


DÉLATION   OBLIGATOIRE  461 

plices,  leurs  lieux  de  retraite  et  leurs  conventicules  ténébreux, 
mais  parce  que  ceux  sur  qui  ils  avaient  pris  de  l'empire  sont  plus 
disposés  à  reconnaître  leurs  erreurs  et  à  se  convertir  à  leur 
tour.  Dès  4246  le  concile  de  Béziers  avait  signalé  l'utilité  de  ces 
conversions  et  exhorté  les  inquisiteurs  à  n'épargner  aucun  effort 
pour  les  obtenir.  Tous  les  auteurs  de  l'Inquisition  sont  aussi 
d'accord  pour  déclarer  que  la  dénonciation  des  complices  est 
Tindice  indispensable  d'une  conversion  sincère.  L'hérétique 
repentant  qui  reculait  devant  cette  trahison  demandait  en  vain 
réconciliation  et  pitié;  son  refus  de  dénoncer  ses  amis  et  ses 
proches  était  la  preuve  qu'il  ne  se  repentait  pas  et  on  le  livrait 
immédiatement  au  bras  séculier  —  exactement  comme,  dans  la 
loi  romaine,  un  Manichéen  converti,  qui  frayait  avec  des  Mani- 
chéens sans  les  dénoncer,  était  passible  de  la  peine  capitale. 
L'utilité  pratique  de  cette  horrible  exigence  parait  clairement 
dans  le  cas  de  Saurine  Rigaud,  qui  fit  des  aveux  à  Toulouse  en 
1254;  la  confession  de  celte  femme  est  suivie  d'une  liste  de  169 
personnes  dénoncées  par  elle,  avec  l'indication  du  lieu  de  leur 
résidence. 

Un  certain  Guillem  Sicrède  de  Toulouse  avait  abjuré  et  s'était 
réconcilié  en  1262.  Cinquante  ans  après,  en  1311,  il  se  trouvait 
au  lit  demort  de  son  frère,  qui  fut  hérétique  ;  Guillem  s'y  était 
opposé  vainement,  mais  ilne  se  fit  pas  dénonciateur.  Le  fait  ayant 
été  révélé,  on  demanda  à  Guillem  la  raison  de  son  silence;  il 
répondit  qu'il  n'avait  pas  voulu  faire  tort  à  ses  neveux,  sur 
lesquels  pesait  une  menace  de  confiscation.  Pour  cela,  il  fut 
condamné  à  la  prison  perpétuelle  !  La  délation  était  si  indis- 
pensable à  l'Inquisition  qu'elle  la  provoquait  par  des  promesses 
comme  par  des  menaces.  Bernard  Gui  nous  dit  que  ceux  qui  se 
présentent  spontanément  et  font  preuve  de  zèle  en  dénonçant  tous 
leurs  complices  ne  doivent  pas  seulement  bénéficier  d'une  grâce 
complète,  mais  être  récompensés  par  les  princes  et  les  prélats. 
La  dénonciation  d'un  seul  Parfait  assurait  l'immunité  et  peut- 
être,  par  surcroît,  une  récompense.  (1) 

(I)  Bernard  Guidon.  Pra<tv>a  P.  iv.  v  (Doat,  XXX.)  -  Concil.  Biterrens.  ann. 
1246,  Append.  c.   16    -  Tractât,  de  Paup.de  Lugdun.  (Martène,  Thés.  v.  1791-4. 

26. 


462  EXTORSION   DES    AVEUX 

410  Le  vif  désir  de  l'inquisiteur  d'obtenir  des  aveux  était  bien 
fondé,  non  seulement  à  cause  des  motifs  indiqués  plus  haut, 
mais  pour  le  rep'os  de  sa  propre  conscience.  Quand  il  s'agissait 
d'un  crime  ordinaire,  un  juge  pouvait  généralement  être  certain 
qu'il  avait  bien  été  commis,  avant  de  poursuivre  un  homme 
pour  meurtre  ou  pour  vol.  Dans  bien  des  cas,  dans  la  plupart 
même,  l'inquisiteur  ne  pouvait  même  pas  être  assuré  qu'il  y  eût 
crime.  Un  homme  était  suspect  pour  avoir  frayé  avec  d'autres 
qui,  plus  tard,  s'étaient  révélés  hérétiques;  il  leur  avait  fait 
l'aumône  ou  les  avait  aidés  en  quelque  manière;  il  avait  même 
assisté  à  une  réunion  d'hérétiques  ;  tout  cela  n'empêchait  qu'il 
pût  être  sincèrement  orthodoxe,  de  même  qu'il  pouvait  être  un 
hérétique  endurci  sans  en  avoir  rien  laissé  paraître.  Sa  profes- 
sion d'orthodoxie  personnelle  ne  comptait  pour  rien,  car  l'expé- 
rience avait  montré  que  la  plupart  des  hérétiques  étaient  prêts 
à  souscrire  à  tout  et  que  la  persécution  leur  avait  appris  à  dissi- 
muler leurs  croyances  sous  le  masque  d'une  rigoureuse 
orthodoxie.  Ainsi  la  question  des  aveux  prit  une  importance 
capitale  et  aucun  effort  ne  fut  jugé  trop  grand,  aucun  moyen 
trop  infâme  pour  en  obtenir.  L'extorsion  des  aveux  devint, 
pour  ainsi  dire,  le  centre  de  la  procédure  inquisitoriale  et  nous 
devons  nous  y  arrêter  quelques  instants,  non  seulement  en 
raison  de  ce  que  nous  venons  d'indiquer,  mais  de  l'énorme  et 
déplorable  influence  que  ces  pratiques  exercèrent  pendant  cinq 
siècles  sur  tout  le  système  judiciaire  de  l'Europe  centrale.  (1) 

Le  moyeu  le  plus  simple  d'obtenir  des  aveux  était  naturelle- 
ment l'interrogatoire  de  l'accusé.  L'inquisiteur  s'y  préparait  en 
réunissant  et  en  étudiant  tous  les  témoignages  contradictoires, 
le  prisonnier  restant  dans  l'ignorance  la  plus  complète  des 
charges  relevées  contre  lui.  L'habileté  à  interroger  était,  pour 
l'inquisiteur,  une  qualité  essentielle,  et  certains  Frères  expéri- 
mentés avaient  rédigé  des  manuels   à  l'usage  des  débutants 

—  Anon.  Passaviens.  (Mag.  Bib.  Pat.  xin.  308.)— Const.  xvi.  Cod.  i.t.  —  Molinier, 
L'Inquisition  dans  lemi'ii,j>.  210.  —  Lib.  bentent.  Inq.  Tolo«=an.  p  J47.  — 
Epist.  Pétri  Card.  Albain  Uoat,  XXXI,  o    -  Bern.  Guid<n  G'ratNiwmJ'.- (Doat.XXX.I  I4\ 

il)  [Cin'/  siècles  est  trop  peu  d  rc,  témoin  ce  qui  s'est  passé  à  Paris  en  dec.   i894. 

—  Trad.] 


INTERROGATOIRES    PERFIDES  4G3 

qui  contiennentdes  séries  de  questions  applicables  auxhérétiques 
des  différentes  sectes.  On  vit  ainsi  se  développer  et  se  transmettre 
une  subtilité  d'une  espèce  particulière,  qui  consistait,  en  grande 
partie,  dans  l'art  de  tendre  des  pièges  aux  accusés,  de  les  trou- 
hier  de  les  mettre  en  contradiction  avec  eux-mêmes.  Des  le  411 
début  de  l'institution,  les  consuls  de  Narbonne  se  plaignaient 
à  ceux  de  Nimes  que  les  inquisiteurs  fissent  usage,  dans  leurs 
interrogatoires,  d'une  dialectique  semée  de  sophismes,  pareille  a 
celle  desétudiants  dans  leurs  exercices  scolastiques.  Et  pourtant, 
chose  risible  si  elle  n'était  odieuse,  on  entendait  des  vétérans 
de  l'inquisition  se  plaindre  de  la  duplicité  de  leurs  victimes, 
dénoncer  leur  astuce,  leurs  efforts  parfois  heureux  pour  ne  point 
s'accuser  elles-mêmes  -  résistance  qu'on  essayait  d'expliquer 
en  alléguant  que  de  mauvais  prêtres  enseignaient  aux  héréti- 
ques à  équivoquer  sur  les  questions  de  foi  (t). 

Un  inquisiteur  expérimenté  rédigea,  pour  la  gouverne  de  ses 
successeurs,  un  modèle  d'interrogatoire  d'hérétique,  montrant 
les  chicanes  et  les  tergiversations  qu'ils  devaient  être  prêts  à  affron- 
ter de  la  part  de  ceux  qui  ne  professaient  pas  ouvertement 
leurs  erreurs.  Un  demi-siècle  après,  Bernard  Gui  le  reproduisit 
dans  ses  Practica.  Nous  le  donnons  ici  comme  un  exemple  bien 
caractéristique  de  ce  qui  se  passait  journellement  lorsqu'un 
inquisiteur,  préparé  par  delonguesetudes.se  trouvait  en  présence 
dunpaysanignorant-luttant,avecsaprudenceinstinct.ve,pour 

sauver  sa  vie  et  sa  conscience. 

«  Quand  un  hérétique  est  amené  devant  son  juge  il  prend  un  air 
confiant  comme  s'il  était  assuré  de  son  innocence.  Je  lui  demande 
pourquoi Tl  a  été  amené  devant  moi.  Il  répond,  courtois  et  souriant, 
qu'il  voudrait  bien  que  je  lui  en  fisse  connaître  la  raison  moi-même. 

„  Moi.  -  Vous  êtes  accusé  d'être  un  hérétique,  de  croire  et  den. 
scisner  ce  que  ne  croit  pas  la  Sainte  Église.  »  .  «♦•„„\ 

Tl.  (levant  les  yeux  au  ciel,  avec  une  mine  d'énergique  protestation) 

^.^^.^'iV^^maW^'immmia*  §  <0,  .5  déc.  1258, 


464  modèle  d'interrogatoire 

—  Seigneur,    vous  savez  que  je  suis  innocent  et  que  je  n'ai  jamais  eu 
d'autre  croyance  que  la  vraie  foi  chrétienne.  » 

«  Moi.  —  Vous  appelez  votre  croyance  chrétienne,  parce  que  vous 
considérez  la  nôtre  comme  fausse  et  hérétique.  Mais  je  vous  demande  si 
vous  avez  jamais  accepté  une  croyance  autre  que  celle  dont  l'Église 
Romaine  admet  la  vérité  ?  » 
412  «  A.  —  Je  crois  ce  que  croit  l'Église  Romaine  et  ce  que  vous  nous 
enseignez  publiquement.  » 

«  Moi.  — Peut-être  existe-t-il  à  Rome  quelques  individus  de  votre 
secte  que  vous  qualifiez  d'Église  Romaine.  Quand  je  prêche,  je  dis  bien 
des  choses,  dont  plusieurs  nous  sont  communes,  par  exemple  que  Dieu 
existe,  et  vous  croyez  à  une  partie  des  choses  que  je  prêche-  Vous  pouvez 
cependant  être  un  hérétique  en  refusant  de  croire  à  d'autres  choses  qui 
doivent  être  crues.  » 

«  A.  —  Je  crois  tout  ce  que  doit  croire  un  Chrétien.  » 

«  Moi.  —  Je  connais  ces  ruses  Ce  que  croient  les  membres  de  votre 
secte,  c'est,  pensez- vous,  ce  que  doit  croire  un  Chrétien  Mais  nous 
perdons  du  temps  à  nous  escrimer  ainsi.  Dites-le  simplement:  croyez- 
vous  en  Dieu  le  Père,  en  son  Fils  et  au  Saint-Esprit  ? 

«  A.  —  J'y  crois. 

«  Moi.  —  Croyez-vous  en  Jésus-Christ  né  de  la  Vierge,  qui  a  souffert, 
qui  a  ressuscité  et  qui  est  monté  au  Ciel  ?  » 

«  A  (rapidement).    -  J'y  crois.  » 

»  Moi.  —  Croyez-vous  que  dans  la  messe  servie  par  les  prêtres  le  pain 
et  le  vin  deviennent,  par  vertu  divine,  le  corps  et  le  sang  de  Jésus- 
Christ?  » 

«  A.  —  Ne  dois-je  point  croire  cela?  » 

«  Moi.  —  Je  ne  vous  demande  pas  si  vous  devriez  y  croire,  mais  si 
vous  y  croyez.  » 

«  A,  —  Je  crois  tout  ce  que  vous  et  les  autres  bons  docteurs  m'en- 
joignez de  croire.  » 

«  Moi.  —  Ces  bons  docteurs  sont  ceux  de  votre  secte  ;  si  je  suis 
d'accord  avec  eux,  vous  me  croyez;  sinon,  non. 

«  A.  —  Je  crois  bien  volontiers  comme  vous  si  vous  m'enseignez  ce 
qui  est  bon  pour  moi.  » 

«  Moi.  —  Vous  considérez  comme  bon  pour  vous  ce  que  j'enseigne 
d'accord  avec  vos  docteurs.  Eh  bien!  dites  si  vous  croyez  que  le 
corps  de  Notre  Seigneur  Jésus-Christ  est  dans  l'autel?  » 

«  A  (brusquement).  —  Je  le  crois. 

«  Moi.  —  Vous  savez  qu'il  y  a  là  un  corps  et  que  tous  les  corps  sont 
de  Notre-Seigneur.  Je  demande  si  le  corps  qui  est  là  est  celui  du  Seigneur 
qui  naquit  de  la  Vierge,  qui  fut  crucifié,  ressuscita,  monta  a-  ciel,  etc.  » 

»  A.  —  Et  vous,  le  croyez-vous?  » 

«  Moi.  — Je  le  crois  entièrement.  » 
A.  —  Je  le  crois  aussi.  » 


PIÈGES    TENDUS   AUX   INNOCENTS  465 

«  Moi.  —  Vous  croyez  que  je  le  crois,  mais  je  ne  vous  demande  pas     413 
cela:  je  demande  si  vous  le  croyez.  » 

«  A.  — Si  vous  voulez  interpréter  tout  ce  que  je  dis  autrement  que 
d'une  façon  simple  et  claire,  alors  je  ne  sais  plus  que  dire.  Je  suis  un 
homme  simple  et  ignorant.  Je  vous  en  prie,  ne  me  tendez  pas  de  pièges 
sur  les  mots.  » 

«  Moi.  —  Si  vous  êtes  simple,  répondez  simplement,  non  évasive- 
ment.  » 

«  A .  —  Volontiers.  » 

«  Moi.  —  Alors  voulez-vous  jurer  que  vous  n'avez  jamais  rien  appris 
de  contraire  à  la  foi  que  nous  croyons  véritable  ?  » 

«  A  (pâlissant).  —  Si  je  dois  jurer,  je  jurerai  volontiers.  » 

«  Moi.  —  Je  ne  demande  pas  si  vous  devez  jurer,  mais  si  vous  voulez 
jurer.  » 

«  A.  —  Si  vous  m'ordonnez  de  jurer,  je  jurerai.  » 

«  Moi.  —  Je  ne  vous  oblige  pas  de  jurer,  car  comme  vous  croyez  que 
les  serments  sont  interdits,  vous  rejeleriez  le  péché  sur  moi  qui  vous  y 
aurais  contraint  ;  mais  si  vous  voulez  jurer,  je  recevrai  votre  serment.  » 

»  A.  —  Pourquoi  jurerais-je  si  vous  ne  me  le  prescrivez  pas?  » 

«  Moi.  —  Afin  d'écarter  de  vous  le  soupçon  d'hérésie.  » 

«  A.  — Je  ne  saurais  comment  m'y  prendre  si  vous  ne  m'aidez  pas.» 

«  Moi.  —  Si  j'avais  à  jurer,  je  lèverais  la  main,  j'écarterais  les  doigts 
et  je  dirais  :  Dieu  m'est  témoin  que  je  n'ai  jamais  appris  l'hérésie  nj 
cru  ce  qui  est  contraire  à  la  vraie  foi.  » 

«  Alors  il  balbutie  comme  s'il  ne  pouvait  pas  répéter  la  formule  et 
emble  parler  au  nom  d'un  autre,  de  sorte  qu'il  ne  prête  pas  véritable- 
ment  serment  et  cependant  veut  paraître  le  prêter.  D'autres  fois,  il  trans- 
forme le  serment  en  une  formule  de  prière,  par  exemple  :  «  Dieu  me 
soit  témoin  que  je  ne  suis  pas  un  hérétique!  »  et  si  on  lui  demande 
après  :  «  Avez-vousjuré?  »  il  répond:  «  Ne  m'avez-vous  pas  entendu?  » 
Pressé  davantage,  il  fait  appel  à  la  pitié  du  juge  et  lui  dit:  «  Si  j'ai 
péché,  je  consens  à  faire  pénitence,  mais  aidez-moi  à  me  laver  d'une 
accusation  injuste  et  malicieuse.  »  Mais  un  inquisiteur  énergique  ne  doit 
pas  permettre  qu'on  l'arrête  ainsi;  il  doit  aller  de  lavant  avec  vigueur 
jusqu'à  ce  qu'il  obtienne  que  le  suspect  confesse  son  erreur,  ou  du 
moins  l'abjure  publiquement,  de  sorte  que,  si  Ton  découvre  plus  tard 
^u'il  s'est  parjuré,  on  puisse  le  livrer,  sans  autre  interrogatoire,  au 
bras  séculier.  Si  un  accusé  consent  à  jurer  qu'il  n'est  pas  hérétique,  je 
lui  dis:  «  Si  vous  voulez  jurer  pour  échapper  au  bûcher,  un  serment 
ne  me  suffira  pas,  ni  dix,  ni  cent,  ni  mille,  parce  que  vous  vousaccordez 
mutuellement  la  dispense  pour  un  certain  nombre  de  serments  prêtés  par 
nécessité;  donc,  j'en  exigerai  un  nombre  infini.  En  outre,  si  j'ai  contre 
vous,  comme  je  le  présume,  des  témoignages  contraires  à  vos  dires,  vos 
serments  ne  vous  empêcheront  pas  d'être  brûlé.  Vous  souillerez  seule - 


414 


4^  HABILETÉ   DES    ACCUSÉS 

ment  votre  conscience  sans  échapper  à  la  mort.  Mais  si  vous  voulez 
amplement  confesser  votre  erreur,  vous  pourrez  être  traité  avec  miséri- 
corde. »  Jai  vu  des  hommes  qui,  effrayés  par  ces  paroles,  ont 
avoué  (1).  » 

Le  même  inquisiteur  cite  un  exemple  bien  frappant  de  l'habi- 
leté des  simples  à  déjouer  les  astucieux  interrogatoires  des  plus 
fins  limiers  du  Saint-Office.  Il  s'agit  d'une  pauvre  servante  qui. 
pendant  plusieurs  jours,  éluda  les  questions  d'examinateurs  de 
choix  et  qui  aurait  fini  par  échapper  si  l'on  n'avait  trouvé  sur 
elle  un  fragment  d'un  os  d'un  hérétique  qui  avait  été   récem- 
ment brûlé  ;  au  dire  d'une  de  ses  compagnes,  qui  avait  recueilli 
avec  elle  les  ossements  du  martyr,  elle  en  avait  conservé  un 
comme   relique.    Mais  l'inquisiteur  ne  dit    pas   combien  de 
millions  de  bons  catholiques,  affolés  par  le  jeu  infâme  auquel 
ils  étaient  soumis,  désorientés  par  les  complications  de  la  théo- 
logie scolastique,  ne  sachant  commentrépondre  à  des  questions 
insidieuses,  épouvantés  par  la  menace  du  bûcher  s'ils  persis- 
taient  dans  leurs   dénégations,  confessèrent,  en  désespoir  de 
cause,  le  crime  qu'on  leur  imputait  avec  tant  d'assurance  et 
confirmèrent  leur  conversion  en  racontant  des  fables  sur  leurs 
voisins,  tout  en  expiant  leurs  prétendus  torts  par  la  confiscation 
et  la  prison  perpétuelle  ! 

Il  arrivait  pourtant  que  l'innocence  ou  l'astuce  de  l'accusé 
triomphât  de  tous  les  efforts  de  l'inquisiteur.  Mais  ses  ressources, 
même  alors,  n'étaient  nullement  épuisées  et  nous  touchons 
ici  à  l'un  des  plus  répugnants  chapitres  de  cette  histoire... 

L'inconséquence  humaine,  dans  ses  développements  si  variés, 
ne  s'est  jamais  manifestée  sous  un  jour  plus  déplorable  qu'au 
cours  des  instructions  transmises  aux  jeunes  Frères  par  les 
vétérans  du  Saint  Office  — -  instructions  qui  ne  devaient  être 
communiquées  qu'aux  initiés  et  qui,  par  suite,  étaient  rédigées 
avec  la  plus  entière  franchise.  Familiarisés  par  une  longue 
,415     expérience  avec  tout  ce  qui  peut  émouvoir  le  cœur  de  l'homme; 

(1)  Tract,  de  Paup.  de  I  iigdunô  (Martène,  Thés.  v.   1792.)  —  Cf.   Bernard.  Gui 
don.  Fractica  P.  v.  (Doat,  XXX. ) 


CONSEILS   INFAMES   DES  INQUISITEURS  467 

dressés  non-seulement  à  démasquer  les  subtilités  de  l'esprit  de 
discussion,  mais  à  chercher  et  à  trouver  le  point  le  plus  sen- 
sible par  où  attaquer  la  sensibilité  et  la  conscience  ;  infligeant 
sans  pitié  les  plus  horribles  souffrances  au  corps  et  au  cerveau, 
tantôt  dans  la  pourriture  d'une  geôle  où  l'on  ensevelissait   un 
malheureux  pendant  des  années,  tantôt  par  les  douleurs  plus 
vives  de  la  chambre  de  torture,  tantôt,  enfin,  par  une   froide 
exploitation  des  affections  naturelles;  mettant  en  œuvre  sans 
scrupule  les  alternatives  les  plus  violentes  d'espérance  et  de 
terreur  •   employant,   avec  une  cynique  indifférence,  toutes  les 
inventions  de  la  fraude  et  de  la  tromperie  à  l'égard  des  misé- 
rables  qu'on  affaiblissait    préalablement  par  la  faim   -   les 
conseils  que  donnaient  de  tels  hommes  peuvent  sembler  les 
su-estions  d'autant  de  démons,   exultant  dans  leur  pouvoir 
illfmité  d'assouvir   leurs  passions  haineuses  sur  des  infortu- 
nés sans  défense.  Et  cependant,  à  travers  toutes  ces  horreurs, 
brille  la  conviction  évidente  qu'ils  travaillent  pour  la  cause  de 
Dieu    \ucun  labeur  n'est  trop  lourd  quand  ils  peuvent  sauver 
une  âme  de  la  perdition  ;  aucune  tâche  n'est  trop  répugnante 
quand  ils  peuvent  amener  une  créature  humaine  à  reconnaître 
ses  torts,  à  les  effacer  par  un  repentir  sincère;  aucune  patience 
ne  leur  semble  trop  longue  s'ils  peuvent  éviter  la  condamnation 
injuste  d'un  innocent.  Toute  cette  escrime  savante  entre  le  juge 
et  l'accusé,  toutes  ces  fraudes,  toutes  ces  tortures  du  corps  et 
de  l'âme,   si  cruellement  mises  en   œuvre   pour  arracher  des 
confessions,  n'avaient  pas  nécessairement  pour  but  de  procurer 
à  l'Inquisition  des  victimes;  on  enseignait  à  l'Inquisiteur  à  être 
aussi  sérieux,   aussi   consciencieux  vis-à-vis  des  récalcitrants 
contre   lesquels    il  possédait  de  suffisants   témoignages  qu  a 
l'égard  des  suspects  dont  il  ne  pouvait  que  présumer  le  crime. 
Avec  les  premiers,  il  cherchait  àsauver  une  âme,  qui  risquait  de 
se  perdre  dans  l'orgueil  de  son  obstination  ;   avec  les  seeo^J, 
il  s'efforçait  de  préserver  les  ouailles,  en  ne  remettant  pas  en 
liberté  une  brebis  malade  qui  pourrait  infecter  le  troupeau. 
Il  importait  peu  àla  victime  que  tels  ou  tels  motifs  fissent  agir 
son  persécuteur,  car  la  cruauté  réfléchie  est  souvent  plus  froide 


468  FRAUDE   ET    TORTURE 

et  plus  calculatrice,  plus  impitoyable  et  plus  efficace,  que  la 
colère  et  la  rage;  mais  l'historien  impartial  doit  reconnaître 
que,  si  beaucoup  d'inquisiteurs  furent  des  lourdauds,  se  confor- 
mant sans  réflexion  à  une  routine  qui  leur  tenait  lieu  de 
vocation,  si  d'autres  furent  des  tyrans  avides  ou  sanguinaires 
stimulés  uniquement  par  l'intérêt  personnel  ou  l'ambition,  il  j'- 
en eut  d'autres,  beaucoup  d'autres  qui  crurent  accomplir  une 
tâche  élevée  et  sainte,  soit  qu'ils  livrassent  un  hérétique  impé- 
nitent aux  flammes,  soit  que,  par  des  moyens  d'une  inquali- 
fiable bassesse,  ils  sauvassent  des  griffes  de  Satan  une  âme  qu'il 
avait  déjà  comptée  comme  sienne.  On  leur  enseignait  qu'il 
416  valait  mieux  laisser  échapper  le  coupable  que  de  condamner 
l'innocent  et,  en  conséquence,  il  leur  fallait  soit  des  témoignages 
décisifs,  soit  des  aveux.  En  l'absence  de  preuves  absolues,  la 
conscience  même  d'un  juge  lui  faisait  un  devoir  de  tenter  l'im- 
possible pour  arracher  un  aveu  à  sa  victime.  La  faute  n'était 
pas  à  lui,  mais  au  système  dont  il  était  l'instrument  (1). 

Les  ressources  dont  disposait  un  inquisiteur  pour  extorquer 
des  aveux  peuvent  se  répartir  en  deux  catégories  :  la  fraude  et 
la  torture  — cette  dernière  comprenant  les  diverses  variétés  des 
souffrances  physiques  et  morales,  de  quelque  façon  qu'on  les 
infligeât. 

L'expédient  le  moins  cruel  peut-être  pour  surprendre  la 
confession  d'un  accusé  était  le  suivant.  L'examinateur  devait 
toujours  admettre  comme  établi  le  fait  qu'il  cherchait  à  prouver 
etquestionnerle  patient  au  sujet  de  quelque  détail,  lui  demander, 
par  exemple,  combien  de  fois  il  avait  fait  profession  d'hérésie, 
ou  dans  quelle  chambre  de^a  maison  il  avait  reçu  des  héré- 
tiques. On  conseille  aussi  à  l'inquisiteur,  pendant  l'interroga- 
toire, de  tourner  les  pages  de  son  dossier  comme  s'il  le  consul- 
tait, puis  de  déclarer  hardiment  à  l'accusé  qu'il  ne  dit  pas  la 
vérité,  car  elle  est  ceci  ou  cela;  il  peut  aussi  choisir  au  hasard 
un  papier  et  prétendre  y  lire  «  tout  ce  qui  peut  servira  tromper 
l'accusé  »  ;  ou  encore  il  peut  lui  dire  que  certains  docteurs  delà 

(1,  Practica  super  Inquisitione  (Mss.  Bib.  Nat.  fonds  latin,  n°  14930,  fol.  221.) 


ROLE    DES    ESPIONS  469 

secte  l'ont  mis  en  cause  dans  leurs  révélations.  Pour  rendre  ces 
fraudes  plus  efficaces,  le  geôlier  avait  ordre  de  s'insinuer  dans 
la  conûance  des  prisonniers,  de  feindre  pour  eux  l'intérêt  et  la 
compassion,  de  les  exhorter  à  avouer  sans  retard,  parce  que 
l'inquisiteur  est  un  homme  clément  qui  aura  pitié  d'eux. 
Ensuite  l'inquisiteur  devait  prétendre  qu'il  possédait  des  témoi- 
gnages irrécusables  et  que  si  l'accusé  voulait  avouer  et  dénoncer 
ceux  qui  l'avaient  induit  en  erreur,  on  le  remettrait  sur-le- 
champ  en  liberté.  Un  piège  plus  compliqué  consistait  à  traiter 
le  prisonnier  avec  bonté,  non  avec  rigueur  ;  à  envoyer  dans  sa  41? 
cellule  des  agents  éprouvés  pour  capter  sa  confiance,  à  l'inciter 
à  faire  des  aveux  par  des  promesses  de  clémence  et  d'inter- 
cession. Au  moment  voulu,  l'inquisiteur  paraissait  en  personne 
€t  confirmait  ces  promesses,  avec  la  restriction  mentale  que 
tout  ce  qu'on  fait  pour  la  conversion  des  hérétiques  est  œuvre 
de  clémence,  que  les  pénitences  sont  des  charités  et  des 
remèdes  spirituels  —  de  sorte  que  lorsque  le  misérable  récla- 
mait la  pitié  en  échange  de  ses  révélations,  on  le  tranquillisait 
en  répondant  qu'il  serait  fait  pour  lui  bien  plus  encore  qu'il  ne 
demandait  (1). 

Il  était  inévitable  que,  dans  une  pareille  organisation,  les 
espions  jouassent  un  grand  rôle.  Les  agents  éprouvés  qui 
pénétraient  dans  la  cellule  du  prisonnier  avaient  ordre  de  le 
conduire  de  confession  en  confession  jusqu'à  ce  qu'ils 
eussent  recueilli  de  quoi  l'incriminer,  sans  qu'il  pût  s'en  aper- 
-evoir.  On  nous  dit  que  des  hérétiques  convertis  étaient  particu- 
lièrement propres  à  cette  besogne.  Un  de  ces  hommes  allait 
visiter  un  accusé  et  lui  disait  qu'il  avait  seulement  simulé  une 
conversion;  un  jour,  après  plusieurs  entretiens,  il  lui  arrivait 
de  s'attarder  et  la  porte  était  verrouillée  derrière  lui.  Alors, 
dans  l'obscurité,  s'engageait  une  conversation  confidentielle; 
mais  derrière  la  porte,  dans  l'ombre,  se  dissimulaient  des 
témoins,  assistés  d'un  notaire,  qui  recueillaient  toutes  les  paroles  ' 

de  la  victime.  Toutes  les  fois  que  c'était  possible,  on  employait 

(1)  Tract,  de  Paup.  de  Lugduno  (Martène  Thés.  v.  1793.)  —  Eymeric.  Direct. 
Inquis.  p.  433-4.  —  Modus  examiaandi  hsereticos  (Mag.  Bib.  Pat.  xih  341.) 

27 


470  ACTES   DE    VIOLENCE 

les  services  des  compagnons  de  captivité,  qui  étaientrécornpensés 
en  conséquence.  Dans  une  sentence  portée  contre  un  Carme,  le 
17  janvier  1329,  coupable  des  actes  les  plus  infâmes  de  sorcel- 
lerie, on  allégua,  à  titre  de  circonstances  atténuantes,  qu'étant 
en  prison  avec  quelques  hérétiques  il  avait  contribué  à  les  faire 
avouer  et  avait  révélé  d'importants  secrets  qu'ils  lui  avaient 
confiés,  au  grand  bénéfice  de  l'Inquisition  qui  espérait  en  retirer 
encore  davantage. 

Comme  intermèdes  à  ces  artifices,  il  y  avait  les  actes  de  violence . 
Convaincu  ou  simplement  suspect,  l'hérétique  n'avait  pas  de 
droits.  Son  corps  était  à  la  merci  de  l'Église  et  si  la  tribulation 
la  plus  douloureuse  de  la  chair  pouvait  le  contraindre  à  recon- 
naître ses  erreurs,  on  n'éprouvait  aucun  scrupule  à  le  faire 
souffrir  pour  sauver  son  âme.  Parmi  les  miracles  pour  lesquels 
Saint  François  fut  canonisé,  on  raconte  qu'un  certain  Pietro 
d'Assise  fut  fait  prisonnier  à  Rome  sous  l'inculpation  d'hérésie 
et  remis  aux  mains  de  l'évêque  de  Todi  qui,  pour  préparer  sa 
Conversion,  le  chargea  de  chaînes  et  le  mit  au  régime  du  pain 
^g  et  de  l'eau  dans  une  geôle  obscure.  Ainsi  conduit  au  repentir 
par  la  souffrance,  la  veille  de  la  Saint  François,  il  invoqua  l'aide 
du  saint  avec  des  torrents  de  larmes.  Touché  de  son  zèle, 
Saint  François  apparut  et  ordonna  au  prisonnier  de  sortir.  Les 
chaînes  tombèrent  et  les  portes  du  cachot  s'ouvrirent  ;  mais  le 
malheureux  était  si  affolé  qu'il  se  cramponnait  à  la  porte,  en 
poussant  des  cris  qui  attirèrent  les  geôliers.  Le  pieux  évêque 
vint  en  hâte  à  la  prison,  s'inclina  devant  la  puissance  divine  et 
envoya  au  pape  les  chaînes  brisées,  comme  témoignage  du 
miracle.  Plus  frappant  encore  est  un  cas  rapporté  par  Nidder. 
comme  s'étant produit  à  l'époque  ou  il  professait  à  l'Université  de 
Vienne.  Un  prêtre  hérétique,  jeté  en  prison  par  son  évêque,  se 
montra  obstiné  ;  les  théologiens  les  plus  éminents,  qui  travail- 
lèrent à  sa  conversion,  estimèrent  qu'il  disputait  aussi  bien 
qu'eux.  Pensant  que  la  souffrance  éclaire  l'esprit,  ils  finirent 
parole  faire  attacher  solidement  à  un  poteau.  Les  cordes,  péné- 

(1)  Tract,  de  Paup.  de  Lugdtino  (M.irtène,  Thei.  w.  1787  8.)  —  Eymeric.  p.  434 
—  Arch.  de  l'inq.  de  Carcass.  (Doat,  XXVII.  150.) 


AJOURNEMENTS    INDÉFINIS  471 

trant  dans  les  chairs,  causaient  de  telles  douleurs  à  la  victime 
que  lorsqu'ils  vinrent  pour  la  voir,  le  lendemain,  l'infortuné 
supplia  avec  instance  qu'on  le  fit  sortir  pour  le  brûler.  Ils  refu- 
sèrent froidement  et  le  laissèrent  attaché  pendant  vingt-quatre 
heures  encore.  Au  bout  de  ce  temps,  la  torture  et  l'épuisement 
avaient  vaincu  son  obstination.  Il  se  rétracta  humblement,  se 
retira  dans  un  monastère  Paulite  et  y  mena  désormais  une  vie 
exemplaire  (1). 

Comme  bien  on  le  pense,  l'Inquisition  n'hésitait  guère  à 
employer  des  moyens  énergiques  pour  dompter  la  persévérance 
d'un  captif  qui  refusait  d'avouer  ou  de  se  rétracter.  S'il  y  avait 
espoir  d'en  venir  à  bout  par  l'affection,  on  laissait  pénétrer 
dans  sa  cellule  sa  femme  et  ses  enfants,  dont  les  larmes  et  les 
exhortations  pouvaient  le  fléchir.  Après  les  menaces  on  essayait 
des  caresses.  Le  prisonnier  était  retiré  de  sa  geôle  infecte  pour 
être  installé  dans  une  chambre  commode,  où  il  était  bien  nourri 
et  traité  avec  une  bonté  apparente,  dans  la  pensée  que  sa  réso- 
lution pouvait  être  affaiblie  par  des  alternatives  d'espoir  et  de 
désespoir.  Maître  dans  l'art  de  manipuler  le  cœur  humain, 
l'inquisiteur  essayait  successivement  tous  les  systèmes  qui 
pouvaient  lui  assurer  la  victoire  dans  la  lutte  inégale  contre  un 
malheureux  livré  sans  défense  à  ses  tentatives.  Un  des  plus 
efficaces  était  la  torture  lente  des  ajournements  indéfinis.  Le 
captif  qui  refusait  d'avouer,  ou  dont  les  aveux  semblaient  incom-  41 
plets,  était  renvoyé  dans  sa  cellule  et  abandonné  à  ses  réflexions 
dans  la  solitude  et  l'obscurité.  Sauf  quelques  cas  rares,  le  temps 
ne  comptait  pas  pour  l'Inquisition  ;  elle  pouvait  attendre.  Le 
jour  arrivait,  après  plusieurs  semaines  ou  plusieurs  mois,  où 
le  prisonnier  demandait  à  être  entendu  de  nouveau;  si  ses 
réponses  étaient  encore  insuffisantes,  on  l'enfermait  et  il 
pouvait  rester  ainsi,  subissant  la  prison  préventive,  pendant  des 
années  et  même  des  dizaines  d'années.  A  moins  que  la  mort  ne 
vint  le  délivrer,  il  était  presque  inévitable  qu'il  capitulât  ;  les 
auteurs  sont  tous  d'accord  sur  les  effets  heureux,  quoique  lents, . 

(1)  Wadding.  Annal,   ann.  1228,  n°  45.  —  Nideri  Formicar.  lib.  m.  c.  10. 


472  ACTES    DE    VIOLENCE 

de  l'emprisonnement  cellulaire.  C'est  ce  qui  explique  —  ce 
qu'on  aurait  peine  à  comprendre  autrement  —  l'énorme  durée 
de  beaucoup  de  procès  de  l'Inquisition.  Il  arrivait  souvent  que 
trois,  cinq  ou  dix  années  même  s'écoulassent  entre  le  premier 
interrogatoire  d'un  prisonnier  et  sa  condamnation  finale  ;  nous 
possédons  même  des  exemples  de  délais  plus  longs  encore. 
Bernalde,  femme  de  Guillem  de  Montaigu,  fut  emprisonnée  à 
Toulouse  en  1297  et  fit  des  aveux  la  même  année;  mais  elle  ne  fut 
condamnée  effectivement  àla  prison  que  lors  de  Y  auto  de  1310.  J'ai 
déjà  parlé  de  Guillem  Garric,  amené  à  Carcassonnepourse  con- 
fesser en  1321,  après  une  détention  de  près  de  trente  ans.  Lors  de 
Yauto  de  fé  de  1319,  àToulouse,  on  condamna  un  certain  Guillem 
Salavert  qui  avait  fait  des  aveux  insuffisants  en  1299  et  d'autres 
en  1316;  il  s'y  était  tenu  si  énergiquement  que  Bernard  Gui, 
enfin  vaincu  par  son  obstination,  le  congédia  en  lui  imposant 
seulement  la  pénitence  de  porter  des  croix,  en  considération  de 
sa  captivité  de  vingt  ans.  Au  cours  du  même  auto,  on 
condamna  dix  infortunés  qui  étaient  récemment  décédés  en 
prison  ;  deux  d'entre  eux  avaient  fait  leur  première  confession 
en  1305,  un  en  1306,  deux  en  1311  et  un  en  1315.  Cet  abomi- 
nable procédé  n'était  particulier  à  aucun  tribunal.  Guillem 
Salavert  était  un  des  hommes  impliqués  dans  les  troubles  d'Albi 
de  1299,  à  la  suite  desquels  beaucoup  d'accusés  furent  jugés 
rapidement  et  condamnés  par  l'évêque,  Bernard  de  Castenet, 
et  par  Nicolas  d'Abbeville,  inquisiteur  de  Carcassonne  ;  mais 
quelques-uns  furent  réservés  au  sort  plus  cruel  d'une  captivité 
sans  jugement.  On  réclama  l'intervention  du  pape  et  Clément  V, 
en  1310,  écrivit  à  l'évêque  et  à  l'inquisiteur,  donnant  les  noms 
des  dix  malheureux,  parmi  lesquels  quelques-uns  des  citoyensles 
plusestimés  d'Albi,  qui  étaient  en  prison,  attendant  d'être  jugés 
•  on  depuis  huit  ans  et  davantage  ;  plusieurs  d'entre  eux  étaient 
enchaînés  dans  des  cellules  étroites  et  obscures.  Le  pape  ordon- 
nait qu'on  les  jugeât  immédiatement;  on  n'obéit  pas  et,  dans 
une  lettre  ultérieure,  il  mentionne  le  fait  que  plusieurs  sont 
morts  et  réitère  ses  instructions  pour  faire  décider  du  sort  des 
survivants.  Une  fois  de  plus,  l'inquisiteur,  qui  n'agissait  qu'à  sa 


SOUFFRANCES    DES   PRISONx\IERS  i73 

guise,  désobéit.  En  1319,  outre  Guillem  Salavert,  deux  autres, 
Guillem  Calverie  et  Isarn  Colli,  furent  tirés  de  la  geôle  et  rétrac- 
tèrent les  aveux  qu'on  leur  avait  arrachés  par  la  torture.  Calverie 
figura  avec  Salavert  dans  Yauto  de  Toulouse,  célébré  la  même 
année.  Nous  ignorons  quelle  fut  la  peine  de  Colli  ;  mais  dans 
les  comptes  d'Arnaud  d'Assalit,  commissaire  royal  des  confis- 
cations pour  1322 — 3,  on  trouve  la  mention  d'une  propriété 
de  Isarnus  Colli  condemnatus,  ce  qui  ne  laisse  aucune  incerti-  v 
tude  sur  son  sort  final.  Dans  Yauto  de  1319  paraissent  aussi 
les  noms  de  deux  citoyens  de  Cordes,  Durand  Boissa  et  Bernard 
Ouvrier  (alors  décédé),  dont  les  confessions  datent  de  1301  et  de 
1300  ;  sans  doute  ils  appartenaient  à  la  même  fournée  de  misé- 
rables qui  avaient  dû  se  ronger  le  cœur  dans  la  misère  et  le 
désespoir  pendant  une  vingtaine  d'années.  (1) 

Lorqu'on  désirait  hâter  le  résultat,  on  aggravait,  jusqu'à  la 
rendre  intolérable,  la  condition  du  captif.  Comme  nous  le  verrons 
plus  loin,  les  geôles  de  l'Inquisition  étaient,  en  règle  générale, 
d'épouvantables  taudis,  mais  il  y  avait  toujours  moyen,  quand 
on  y  trouvait  quelque  intérêt,  d'en  accroître  encore  l'horreur. 
Le  «  durus  carcer  et  arcta  vita  »  —  état  d'un  prisonnier 
enchaîné  et  à  demi  mort  de  faim  dans  un  trou  sans  air  — 
passait  pour  un  excellent  moyen  d'obtenir  des  confessions. 
Nous  trouverons  plus  loin  un  exemple  atroce  de  ce  traitement 
infligé  à  un  témoin  dès  1263,  alors  qu'on  cherchait  à  ruiner  la 
grande  maison  de  Foix.  On  faisait  observer  qu'une  diminution 
judicieuse  de  la  nourriture  affaiblissait  la  volonté  autant  que  le 
corps  et  rendait  le  prisonnier  moins  apte  à  résister  aux  menaces 
de  mort  alternant  avec  les  promesses  de  clémence.  La  faim,  421 
pour  tout  dire,  était  considérée  comme  un  des  moyens  licites  et 
particulièrement  efficaces   pour   amener   les    témoins   et   les 

(1)  Eymeric.  Direct.  Inq.  514,521.  —  Concil.  Biterr.  ann.  1246,  App.  c.  17.  — 
Innoc.  PP.  IV.  Bull.  Illi  >s  vicis,  12  nov.  1247.  —  Lib.  confess.  Inq.  Albiens.  (Mss. 
Bib.  Nat.,  fonds  lat.  11847.)  —  Bern.  Guidon.  Pract.  P.  v  Doat,  XXX.)  —  Doc- 
trina  de  modo  procéderai  (Martène  Thés.  v.  1795.»  —  Molinier,  Ulnçuis.  dans  le 
midi,  p.  330.  —  Arch.  d3  Tin],  de  Circtss. (Doat,  XXVII.  709.)  —  Lib.  Sentent.  Inq. 
Tolosan.  p.  22,  76,102,  118  50,  158-62,  184,  ?16-18,  220-1,  228,  244-8,  266-7, 
282-5.  —  Arch.  de  l'inq.  de  Carcass.  'Doat,  XXXIV.  8.">.)  —  Arch.  de  l'hôtel  de 
vil'e  d'A'bi  (Doat,  XXXIV.  45.)  —   Coll.  Doat,  XXXI V 189. 


474  ORIGINES    DE   LA    TORTURE 

accusés  à  composition.  En  4306,  après  une  enquête  officielle, 
le  pape  Clément  V  déclara  que  les  captifs  étaient  ordinairement 
contraints  à  faire  des  aveux  par  les  souffrances  qu'ils  enduraient 
en  prison,  le  manque  de  lits,  le  défaut  de  nourriture  et  la 
torture.  (1) 

Avec  tant  de  moyens  de  coercition  à  leur  portée,  on  pouvait 
«'étonner  que  les  inquisiteurs  aient  cru  devoir  recourir  aux 
appareils  plus  vulgaires  et  plus  grossiers  de  la  chambre  de 
torture.  L'usage  du  chevalet  et  de  l'estrapade  heurtait  d'ailleurs 
si  brutalement  non  seulement  le  principe  du  Christianisme, 
mais  les  traditions  de  l'Eglise,  que  l'adoption  de  ces  moyens  par 
l'Inquisition,  pour  propager  et  rétablir  la  foi,  constitue  une  des 
plus  tristes  anomalies  de  cette  lugubre  époque.  J'ai  montré  ailleurs 
avec  quelle  constance  l'Église  s'était  opposée  à  la  torture  ;  en 
pleine  barbarie  du  XIIe  siècle,  Gratien  déclare,  comme  une  règle 
acceptée  du  droit  canonique,  qu'aucun  aveu  ne  doit  être  extor- 
qué par  des  tourments.  En  outre,  si  l'on  en  excepte  les  Visigoths, 
les  barbares  qui  fondèrent  les  États  de  l'Europe  moderne  igno- 
rèrent la  torture  et  leurs  systèmes  de  législation  s'étaient 
développés  à  l'abri  de  cette  monstrueuse  coutume.  C'est  seule- 
ment lorsque  l'étude  des  lois  romaines  redevint  en  honneur, 
lorsque  le  concile  de  Latran  en  1245  eut  prohibé  les  ordalies, 
que  les  légistes  commencèrent  à  sentir  le  besoin  de  recourir  à 
la  torture  comme  à  un  moyen  expéditif  d'information.  Les  plus 
anciens  exemples  que  j'aie  rencontrés  se  trouvent  dans  le  Code 
Véronais  de  4228  et  les  Constitutions  Siciliennes  de  Frédéric  en 
4234  ;  mais,  dans  l'un  et  l'autre  de  ces  cas,  on  voit  que  la  torture 
était  employée  avec  réserve  et  non  sans  hésisitation.  Frédéric 
lui-même,  dans  ses  féroces  édits  de  4220  à  4239,  n'y  fait  pas 
allusion  ;  d'accord  avec  le  décret  de  Vérone  de  Lucius  III,  il 
prescrit  le  mode  usuel  de  purgation  canonique  pour  les  indi- 
vidus suspects  d'hérésie.  Mais  l'idée  de  la  torture  fit  un  chemin 
rapide  en  Italie.  Quand  Innocent  IV,  en  4252,  publia  sa  bulle 

(ii  Arch.  de  l'Inq.  de  Carcass.  (Doat,  XXXI,  57.)  —  Vaissete,  m.  Pr.  551-3.  — 
Tract,  de  Pau;>.  de  Lugd.  'Marîène.  Ths.  V.  1787.)--  Joan.  Andreœ  Gloss.  sup. 
c.  I,  Clément,  v.  3.  —  "Bernarl.  Guidon.  Practica,  P.  V  (Doat,  XXX.)—  Arch.  de 
l'Inq.  de  Carcass.  (Doit,  XXXIV.  45.) 


HYPOCRISIE   DU    PAPE   ALEXANDRE  475 

Ad  extirpanda,  il  en  approuva  l'usage  pour  la  découverte  de  422 
^'hérésie.  Toutefois,  un  respect  bien  légitime  pour  les  anciens 
préjugés  de  l'Église  ne  lui  permit  pas  d'autoriser  les  inquisiteurs 
eux-mêmes  ou  leurs  auxiliaires  à  administrer  la  torture  aux 
suspects.  Ce  furent  les  autorités  séculières  qui  reçurent  l'ordre 
.  de  contraindre  tous  les  hérétiques  capturés  à  faire  des  aveux  et 
à  dénoncer  leurs  complices,  au  moyen  de  tortures  qui  devaient 
ménager  la  vie  et  l'intégrité  du  corps,  «  de  même  que  les  voleurs 
et  les  brigands  sont  obligés  d'avouer  leurs  crimes  et  d'accuser 
leurs  complices.  »  Les  canons  de  l'Église,  toujours  en  vigueur 
interdisaient  aux  ecclésiastiques  de  prendre  part  à  ces  exécutions 
ou  même  d'y  assister,  de  sorte  que  l'inquisiteur  qui,  entraîné 
par  son  zèle,  venait  voir  souffrir  sa  victime,  avait  besoin  d'être 
«  purifié  »  avant  de  pouvoir  reprendre  ses  fonctions.  Cela  ne 
convenait  pas  à  la  politique  de  l'Inquisition.  Peut-être,  en  dehors 
de  l'Italie,  où  la  torture  était  encore  à  peu  près  inconnue, 
trouva-t-elle  quelque  difficulté  à  s'assurer  le  concours  des  fonc- 
tionnaires publics;  toujours  est-il  qu'elle  se  plaignit  partout 
d'une  complication  de  procédure  qui  compromettait  le 
secret  absolu  nécessaire  à  ses  opérations.  Aussi,  dès  1256,  quatre 
ans  après  la  bulle  d'Innocent  IV,  Alexandre  IV  supprima  hypo- 
critement la  difficulté  en  autorisant  les  inquisiteurs  et  leurs 
aides  à  s'absoudre  mutuellement  et  à  s'accorder  mutuellement 
des  dispenses  pour  des  «  irrégularités.  »  Cette  permission, 
fréquemment  renouvelée,  fut  considérée  comme  écartant  tout 
obstacle  :  désormais,  le  suspect  pouvait  être  torturé  sous  la 
surveillance  immédiate  de  l'inquisiteur  et  de  ses  ministres.  A 
Naples,  où  l'Inquisition  n'était  que  faiblement  organisée,  nous 
trouvons  les  fonctionnaires  publics  employés  par  elle  comme 
tortionnaires  jusqu'à  la  fin  du  XIIIe  siècle  ;  ailleurs,  ce  furent 
les  inquisiteurs  et  leurs  auxiliaires  qui  usurpèrent  cet  emploi. 
A  Naples  même,  Fra  Tomaso  d'Aversa  infligea,  en  1305, 
les  tortures  les  plus  brutales  aux  Franciscains  Spirituels  ; 
-et  quand  il  reconnut  l'impossibilité  de  les  amener  ainsi  à  s'accu- 
ser, il  eût  recours  à  l'ingénieux  expédient  de  priver  pendant 
quelques  jours  de  toute  nourriture  un  des   plus  jeunes  Frères, 


476  PROTESTATION  DU  ROI  DE  FRANCE 

puis  de  lui  donner  à  boire  une  quantité  de  vin  fort;  une  fois  le 
malheureux  en  état  d'ébriété,  il  ne  fut  pas  difficile  de  lui  faire 
reconnaître  que  lui-même  et  ses  quarante  compagnons  étaient 
autant  d'hérétiques.  (1) 
423  La  torture  épargnait  la  dépense  et  les  ennuis  de  longues  cap- 
tivités; c'était  une  méthode  expéditive  et  efficace  pour  obtenir 
les  révélations  que  l'on  désirait  et  elle  prit  rapidement  faveur 
auprès  de  l'Inquisition,  alors  que  la  jurisprudence  séculière  ne 
se  hâta  point  de  l'adopter.  En  1260,  la  charte  accordée  par 
Alphonse  de  Poitiers  à  la  ville  d'Auzon  spécifie  expressément  que 
les  accusés  ne  seront  pas  soumis  à  la  torture,  de  quelque  crime 
qu'ils  soient  accusés.  Gela  prouve  que  l'usage  s'en  répandait  ce- 
pendant peu  à  peu.  Dès  1291,  Philippe  le  Bel  crut  nécessaire  d'en 
restreindre  l'abus  ;  dans  des  lettres  au  sénéchal  de  Carcassonne, 
il  fait  allusion  à  la  méthode  de  torture  récemment  introduite 
par  l'Inquisition,  avec  ce  résultat  que  les  innocents  sont  con- 
damnés, que  le  scandale  et  la  désolation  régnent  dans  le  pays. 
Il  ne  pouvait  pas  intervenir  dans  l'organisation  intérieure  du 
Saint-Office,  mais  il  atténuait  le  mal  en  interdisant  que  des 
arrestations  fussent  opérées  à  la  simple  requête  des  inqui- 
siteurs. Comme  on  pouvait  le  prévoir,  cette  mesure  n'était  que 
palliative;  l'indifférence  à  la  souffrance  humaine  grandit  par 
l'habitude  — et  l'abus  de  cette  infâme  méthode  d'investigation 
ne  fit  qu'empirer.  Lorsque  les  cris  de  désespoir  de  la  popula- 
tion amenèrent  Clément  V  à  ordonner  une  enquête  sur  les  ini- 
quités de  l'Inquisition  de  Carcassonne,  les  cardinaux  envoyés 
dans  cette  ville  en  1306  furent  préalablement  avertis  que  les 

(1)  Lea,  Superstition  an i  Force,  39  éd.  1878,  p.  419-20.  —  Lib.  Jur.  Civ.  Ve- 
ronœ,  ann.  1228,  c.  75.  —  Constit.  Sicular.  Lil>.  i.  lit.  27.  —  Frid.  h  Edict.  1220, 
§  5.  —  Innoc.  PP  IV.  Bull.  A<i  extirpanda,  §  26.  —  Concil.  Aufissiodor.  ann.  578, 
c.  33.  —  Concil.  Matiscon.  h.  ann.  585,  c.  19.  —  Alex.  PP.  IV.  Bull.  Ut  nei;otium 
7  Julii  1258  (Doat,  XXXI.  196);  Kjusd.  Bull.  Ne  inquhitionis,  19  Apr.  1259.  - 
Urban.  PP.  IV.  Bull.  Ut  neyot'ium,  1260,  1262.  (Kipoll.  I,  430  ;  Mag.  Bull. 
Kom.  i.  132.)  —  Clément.  PP.  IV.  Bull  Ne  inqnisitionis,  13  Un.  1266.  —  Bern. 
Guidon.  Pract.  P.  IV  (Dcat,  XXX.)  — Pegnae  Comment,  in  Eymeric.  p.  593. — 
Archivio  di  Napoli,  Mss.  Chioccarello,  T.  VIII.  —  Historia  Tribulationum  (Archiu 
fur  Lit  t.  and  Kirchenqesch'chte  1886,  p.  324.) 

La  plus  ancienne  allus  on  à  l'usage  de  la  torture  en  Languedoc  remonte  à  1Î54,. 
quand  Saint-Louis  défendit  de  l'appliquer  sur  le  témoignage  d'un  témoin  un;que,. 
même  quand  il  s'agirait  d'un  pauvre.  —  Vaissete,  éd    Privât,  XI II.  1348. 


ENQUÊTE   DE   CLÉMF.NT  477 

torture5*  infligées  aux  accusés  étaient  horribles  au  point  de  ne 
leur  laisser  d'alternative  que  la  mort.  Les  documents  de  l'en- 
quête mentionnent,  en  effet,  la  torture  comme  un  moyen  tout 
à  fait  habituel.  11  est  cependant  digne  de  remarque  que,  dans 
les  fragments  de  la  procédure  inquisitoriale  qui  nous  sont  par- 
venus, les  allusions  à  la  torture  sont  singulièrement  rares. 
Apparemment,  on  sentait  qu'à  en  rappeler  l'usage  on  affai-  424 
blisait  en  quelque  mesure  la  valeur  des  témoignages  obtenus. 
Ainsi,  dans  les  cas  d'Isarn  Colli  et  de  Guillem  Calverie,  dont  il 
a  été  parlé  }  mis  haut,  il  est  dit  qu'ils  rétractèrent  les  aveux  que 
leur  avait  arrachés  la  torture;  mais,  dans  les  procès-verbaux 
de  leurs  aveux  mêmes,  rien  n'indique  que  la  torture  eût  été 
employée.  Dans  les  636  sentences  inscrites  au  registre  de  Tou- 
louse de  130'.^  à  1323,  la  seule  allusion  à  la  torture  est  dans  le 
récit  du  cas  de  Calverie,  alors  qu'il  y  a  de  nombreux  exemples 
de  renseignements  donnés  par  des  condamnés  sans  espoir  de 
salut,  qui  ne  peuvent  évidemment  avoir  été  extorqués  que  par  la 
torture.  Bernard  Gui,  qui  dirigeait  à  cette  époque  l'Inquisition 
de  Toulouse,  a  trop  emphatiquement  insisté  sur  l'utilité  de  la 
torture,  comme  moyen  de  faire  parler  non  seulement  les  accu- 
sés, mais  les  témoins,  pour  que  nous  puissions  mettre  en  doute 
sa  promptitude  à  y  recourir  (1). 

L'enquête  ordonné  par  Clément  en  1306  conduisit  à  une  ten- 
ative  de  réforme  qu'approuva,  en  1311,  le  Concile  de  Vienne; 
mais,  avec  son  indécision  habituelle,  Clément  différa  la  publi- 
cation des  canons  adoptés  par  le  Concile  jusqu'à  sa  mort  et  ils 
ne  furent  publiés  qu'en  octobre  1317,  par  son  successeur 
Jean  XXII.  Parmi  les  abus  qu'il  cherchait  à  réfréner  était  celut 
de  la  torture;  à  cet  effet,  il  prescrivit  qu'elle  ne  serait  admi- 
nistrée qu'avec  le  consentement  de  l'évêque,  si  ce  dernier  pou- 
vait être  consulté  dans  les  huit  jours.  Bernard  Gui  protesta 
qu'on  mettait  ainsi  obstacle  à  l'efficacité  de  l'Inquisition,  et 
proposa  de  substituer  à  la  rédaction  du  pape  une  autre,  tout  à 

(I)  Ohassaing,  S  icil.  Brivat^nse,  p.  92.  —  Vaissete,  IV.  Pr.  97-8.  —  Archives 
de  l'Hôtel  de  Ville  d'AIbi  (Doat,  XXXIV.  45  sq.)  —  Lib.  Confess.  Inq.  Albiens. 
(Mss.  Bih.  Nat.  fonds  latin,  1 1847.)  —  Lib.  Sent.  Inq.  To'osnn.  p.  46-78,  i 32, 
691-74,  180-2,  266-7.  —  Bern.  Guidon.  Practica  P.  iv.  v  (Doat,  XXX.) 

27. 


478  MAUVAISE    FOI   DES    INQUISITEURS 

fait  insignifiante,  aux  termes  de  laquelle  la  torture  ne  devait 
être  administrée  «  qu'après  mûre  et  sérieuse  délibération  »  ; 
mais  sa  protestation  resta  sans  effet,  et  les  règles  Clémentines 
devinrent  et  restèrent  la  loi  de  l'Église  (1). 

Toutefois,  les  inquisiteurs  étaient  trop  peu  habitués  à  la  disci- 
pline pour  se  soumettre  longtemps  à  cette  restriction  de  leurs 
privilèges.  La  désobéissance,  il  est  vrai,  entraînait  la  nullité  de 
425  leur  procédure,  et  l'infortuné  qui  avait  subi  d'horribles  tortures, 
sans  l'approbation  d'un  évêque,  était  libre  d'en  appeler  au 
pape;  mais  cela  ne  le  dédommageait  pas  de  ses  souffrances.  En 
outre,  Rome  était  loin  et  la  plupart  des  victimes  de  l'Inquisition 
étaient  trop  pauvres,  trop  impuissantes  pour  recourir  à  cette 
tutelle  illusoire.  Dans  les  Practica  de  Bernard  Gui,  écrits  pro- 
bablement vers  1328-30,  il  n'est  question  que  de  consultation 
avec  des  experts,  non  avec  des  évêques;  Eymerich  adhère  aux 
Clémentines,  mais  ses  instructions  touchant  ce  qu'on  doit  faire 
au  cas  où  ces  règles  seraient  violées  prouvent  combien  cela 
était  fréquent.  Quant  à  Zanghino,  il  affirme  hardiment  que  le 
canon  doit  être  interprété  comme  autorisant  la  torture 
avec  l'aveu  d'un  évêque  ou  d'un  inquisiteur.  Au  cours  de  cer- 
taines procédures  contre  les  Vaudois  du  Piémont  en  1387,  si 
les  accusés  ne  se  confessaient  pas  au  premier  interrogatoire,  on 
inscrivait  que  «  l'inquisiteur  était  mécontent»;  vingt-quatre 
heures  étaient  accordées  au  prisonnier  pour  compléter  sa  dépo- 
sition; dans  l'intervalle,  on  le  soumetlait  à  la  torture  pour 
assouplir  sa  volonté;  puis,  le  lendemain  matin,  s'il  se  mon- 
trait docile,  on  inscrivait  que  sa  confession  avait  été  obtenue 
sans  torture  et  en  dehors  de  la  chambre  réservée  à  cet  effet.  En 
outre,  de  subtils  casuistes  découvrirent  que  Clément  avait  seule- 
ment parlé  de  torture  en  général  et  n'avait  pas  expressément 
mentionné  les  témoins;  d'où  ils  conclurent  que  la  torture  des 
témoins  —  un  des  abus  les  plus  criants  de  leur  système  —  était 
laissée  à  la  discrétion  des  inquisiteurs,  ce  qui  finit  par  être 
accepté  comme  une  règle.  Un  pas  de   plus,  et  l'on  admettait 

(1)  C.    1,  §   1,  Clément,  v.   3.  —  Bern.    Guidon.    Gravamina  (Doat,    XXX.    100 
120.)  —  Eymeric  Direct.  Jnquis.  p.  422.  —  Zanchui,  Tract,  de  Hxret.  c.  xv. 


TORTURES    INFLIGÉES    AUX   TÉMOINS  479 

qu'après  que  l'accusé  eût  été  convaincu  par  des  témoignages  ou 
eût  fait  des  aveux,  il  devenait,  à  son  tour,  un  témoin  quant  à 
la  culpabilité  de  ses  amis  et  qu'on  pouvait,  en  conséquence,  le 
torturer  à  volonté  pour  obtenir  des  dénonciations.  Alors  même 
que  les  Clémentines  étaient  respectées,  le  délai  de  huit  jours 
qu'elles  prévoyaient  permettait  à  l'inquisiteur  d'agir  à  sa  guise 
après  avoir  laissé  écouler  le  temps  voulu  (4). 

Il  était  admis  de  tous  que  l'on  pouvait  torturer  des  témoins 
•qui  étaient  censés  dissimuler  la  vérité;  mais  les  légistes  n'étaient  426 
pas  d'accord  sur  le  degré  d'évidence  défavorable  qui  pouvait  jus- 
tifier l'usage  du  chevalet  à  l'endroit  de  l'accusé.  Évidemment,  à 
moins  qu'il  n'y  eût  quelque  bonne  raison  de  croire  que  le  crime 
d'hérésie  avait  été  commis,  l'emploi  d'un  pareil  moyen  d'infor- 
mation était  sans  excuse.  Eymerich  nous  dit  que  lorsqu'il  y  a 
deux  témoins  à  charge,  un  homme  de  bonne  réputation  peut 
être  torturé,  tandis  que,  s'il  a  mauvaise  réputation,  il  peut 
être  condamné  de  plain-pied  et  torturé  sur  le  dire  d'un  seul 
témoin.  Zanghino,  d'autre  part,  affirme  que  le  témoignage  d'une 
•seule  personne  estimée  suffit  à  autoriser  la  torture,  quelle  que 
soit  la  réputation  de  l'accusé;  Bernardo  di  Como  va  jusqu'à 
dire  que  la  «  rumeur  publique  »  est  suffisante.  Avec  le  temps, 
on  rédigea  des  instructions  détaillées  pour  guider  les  inquisi- 
teurs à  cet  égard;  mais  on  admettait  qu'elles  étaient  inutiles, 
la  décision  finale  étant  laissée  à  la  discrétion  du  juge.  11  fallait 
assurément  bien  peu  de  chose  pour  justifier  l'exercice  de  cette 
discrétion,  puisque  des  légistes  considéraient  comme  un  motif 
suffisant  si  l'accusé,  dans  son  interrogatoire,  manifestait  de 


(i)  Eymeric.  Direct.  Inq.  p.  453-5.  —  Bern  Guidon.  Practica  P.  v  (Dont,  XXX.)  — 
Zanchini,  Tract,  de  H&ret.  c.  ix,  xiv.  —  Processus  contra  Waldenses  (Archiv. 
storico  italiann,  n°  38,  p.  20,  22,  24,  etc.)  —  Pauli  de  Leazariis,  Gloss.  sup.  c.  1, 
Clem.  v.  3.  —  Silvest.  Prieriat.  de  Strigimagar.  Mirand.  lib.  m.  c.  1.  — -  Bernard. 
•Comens.  Lu  cerna  lnquis.  s.  vv.  Jeiunia,  Torturas. 

Que  les  Clémentines  étaient  pratiquement  tombées  en  désuétude,  c'est  ce  r\ne 
montra,  en  1506,  Charles  111  de  Savoie,  lorsqu'il  obtint  de  Jules  II,  à  titre  de  'pri- 
vilège spécial,  que  les  inquisiteurs  n'emprisonneraient  et  ne  condamneraient  per- 
sonne sans  le  concours  des  Ordinaires  éniscopaux;  Léon  X,  en  1515,  prescrivit 
jfc&me  que  ces  derniers  devraient  donner  leur  assentiment  à  toutes  les  arresta- 
tions. —  Sclopis,  Antica  Legislaziorse  del  Piémont,  p.  484 


480  mode  d'administrer  la.  torture 

l'effroi,  balbutiait    ou  variait  dans  ses  réponses  —  sans  qu'il 
existât  contre  lui  aucun  témoignage  extérieur  (1). 

Les  règles  adoptées  par  l'Inquisition  pour  l'administration 
de  la  torture  devinrent  celles  des  tribunaux  séculiers  de  tout  le 
monde  chrétien  et  méritent,  par  suite,  d'être  indiquées  avec 
précision,  Eymerich,  dont  les  instructions  à  ce  sujet  sont  les 
plus  détaillées  que  nous  possédions,  admet  que  la  question  sou- 
lève des  difficultés  graves  dont  la  solution  est  très  incertaine. 
La  torture  devait  être  modérée  et  l'effusion  du  sang  soigneuse- 
ment évitée;  mais  que  fallait-il  entendre  par  la  modération  en 
cette  matière  ?  Certains  prisonniers  étaient  si  faibles  qu'au  pre- 
mier tour  de  poulie  ils  avouaient  tout  ce  qu'on  leur  demandait; 
d'autres  étaient  si  obstinés  qu'ils  étaient  prêts  à  supporter  tout 
plutôt  que  de  confesser  la  vérité.  Ceux  qui  avaient  déjà  été 
soumis  à  ces  épreuves  pouvaient  être  devenus  les  uns 
plus  résistants,  les  autres  plus  faibles,  car  si  les  bras  de  quel- 
ques-uns se  trouvaient  endurcis,  ceux  de  beaucoup  d'autres 
étaient  affaiblis  pour  toujours.  En  somme,  le  discernement  du 
juge  était  la  seule  règle  que  l'on  pût  préconiser. 
427  En  droit,  l'évêque  et  l'inquisiteur  devaient  être  présents  l'un 
et  l'autre.  On  montrait  au  prisonnier  les  instruments  de  torture 
et  on  l'exhortait  à  avouer.  Sur  son  refus,  il  était  dépouillé  de 
ses  habits  et  ligotté,  puis  exhorté  de  nouveau  à  parler,  avec 
promesse  de  clémence  pour  tous  les  cas  où  la  clémence  pourrait 
s'exercer.  Cela  suffisait  souvent  à  produire  l'effet  voulu,  et  nous 
pouvons  croire  que  l'efficacité  de  la  torture  ne  tenait  pas  tant  à 
ses  effets  directs  qu'à  la  terreur  affreuse  qu'elle  inspirait  à  la 
multitude  des  âmes  faibles.  Mais  si  les  menaces  et  les  exhorta- 
tions étaient  restées  vaines,  la  torture  était  appliquée  avec  une 
rigueur  croissante.  L'obstination  persistant,  on  produisait  de 
nouveaux  instruments  de  supplice  et  l'on  prévenait  la  victime 
qu'ils  lui  seraient  appliqués  tour  à  tour.  Si  alors  elle  ne  faiblis- 
sait pas,  on  la  déliait  et  l'on  fixait  au  lendemain  ou  au  surlende- 
main la  continuation  des  épreuves.  D'après  la  règle,  la  torture 

(1)  Eymeric.  p.  480,  &î>2,  614.   —   Zanchini  Tract,  de  Hxret.  c.  ix.  —  Bernard! 
Comens.  Lucerna  Inquis.  s.  vv.  Indicium,  Torturse,  n°  19,  25. 


TORTURE    RENOUVELÉE  481 

ne  pouvait  être  appliquée  qu'une  fois;  mais  cette  prescription, 
comme  toutes  celles  qui  protégeaient  l'accusé,  était  facilement 
éludée;  il  suffisait  d'ordonner,  non  pas  la  répétition,  mais  la 
«  continuation  »  de  la  torture  et  quelque  intervalle  qui  se  fût 
écoulé  entre  deux  opérations  subséquentes,  les  respectables 
casuistes  pouvaient  les  prolonger  indéfiniment.  On  pouvait 
aussi  prétendre  que  de  nouveaux  témoignages  avaient  été  pro- 
duits et  qu'ils  exigeaient,  pour  être  tirés  au  clair,  une  nouvelle 
séance  de  torture.  Si  les  sollicitations  des  inquisiteurs  conti- 
nuaient à  se  briser  contre  l'obstination  de  la  victime,  les  mêmes 
tortures  ou  des  tortures  plus  cruelles  lui  étaient  infligée^.  Au 
cas  où  l'on  n'obtenait  rien,  après  des  tourments  jugés  suffisants 
par  les  juges,  quelques  auteurs  pensaient  que  le  malheureux 
devait  être  remis  en  liberté,  avec  une  déclaration  attestant 
qu'on  n'avait  rien  prouvé  contre  lui;  d'autres  soutenaient  qu'il 
devait  rester  en  prison.  Le  procès  de  Bernard  Délicieux, 
en  1349,  révèle  une  autre  habileté  pour  éluder  la  prohibition 
des  tortures  répétées  :  les  examinateurs  pouvaient,  à  n'importe 
quel  moment  de  leur  enquête,  ordonner  la  torture  pour  satis- 
faire leur  curiosité  sur  un  seul  point  et  continuer  indéfiniment 
en  vue  d'élucider  lespoints  connexes. 

Toute  confession  extorquée  dans  la  chambre  de  torture 
devait  être  confirmée  après.  En  général,  la  torture  était  appli- 
quée jusqu'à  ce  que  l'accusé  manifestât  le  désir  de  se  confesser  ; 
il  était  alors  délié  et  porté  dans  une  salle  voisine,  où  l'on  recueil- 
lait ses  aveux.  Si,  toutefois,  la  confession  s'était  produite  dans 
la  chambre  de  torture,  on  la  lisait  ensuite  au  prisonnier  et  on 
lui  demandait  si  elle  était  véridique.  Il  y  avait  bien  une  règle 
prescrivant  un  intervalle  de  vingt-quatre  heures  entre  la  torture  42g 
et  la  confession,  ou  la  confirmation  de  la  confession;  mais  elle 
était  généralement  négligée.  Le  silence  passait  pour  marquer 
l'assentiment.  La  durée  du  silence  était  laissée  à  l'appréciation 
des  juges,  qui  devaient  tenir  compte  de  l'âge,  du  sexe  et  de  la 
condition  physique  ou  morale  du  prisonnier.  Dans  tous  les  cas, 
on  enregistrait  la  confession  en  indiquant  qu'elle  s'était  pro- 
duite librement,  sans  menaces  ni  contrainte.  Si  la  confession 


482  RÉTRACTATION   DES   AVEUX 

était  rétractée,  l'accusé  pouvait  être  soumis  de  nouveau  à  la 
torture  —  continuée,  non  renouvelée,  a-t-on  soin  de  nous 
dire  —  sauf  dans  le  cas  où  l'on  jugeait  qu'il  avait  déjà  été  tor- 
turé «suffisamment»  (1). 

La  rétractation  des  aveux  soulevait  une  question  difficile,  qui 
divisa  les  légistes  et  ne  fut  pas  résolue,  dans  la  pratique,  d'une 
manière  uniforme.  Elle  mettait  l'inquisiteur  en  mauvaise  pos- 
ture et,  vu  la  nature  des  moyens  employés  pour  obtenir  les 
aveux,  devait  être  de  fréquente  occurrence  :  il  fallait  donc 
prendre  des  mesures  rigoureuses  pour  la  prévenir.  Quelques 
auteurs  distinguent  entre  les  confessions  spontanées  et  celles 
•qu'on  extorquait  par  la  torture  ou  par  des  menaces  ;  mais  cette 
distinction  fut  négligée  dans  la  pratique.  L'opinion  la  plus  cha- 
ritable est  celle  d'Eymerich;  il  dit  que  si  la  torture  a  été  suffi- 
sante, l'accusé  qui  persiste  à  se  rétracter  doit  être  remis  en 
liberté.  Mais  cette  opinion  est  isolée.  D'autres  demandent  que 
l'accusé  soit  obligé  à  rétracter  sa  rétractation  par  une  répéti- 
tion de  la  torture.  D'autres  encore  se  contentent  de  dire  que  la 
rétractation  constitue  un  «  obstacle  à  l'Inquisition  »,  et  que,  par 
suite,  elle  est  justiciable  de  l'excommunication,  dont  doivent  éga- 
lement être  frappés  les  notaires  qui  contribueraient  à  rédiger 
des  rétractations.  En  général,  on  présumait  que  la  confession 
était  véridique  et  que  la  rétractation  était  un  parjure,  attes- 
429  tant  que  l'accusé  était  un  hérétique  impénitent  et  relaps,  digne 
d'être  livré  au  bras -séculier  sans  plus  ample  débat.  Il  est  vrai 
que  dans  le  cas  de  Guilhem  Calverie,  ainsi  condamné  en  1319 
par  Bernard  Gui  pour  avoir  rétracté  sa  confession,  l'accusé 
bénéficia  d'un  délai  de  quinze  jours  pour  revenir  sur  sa  retraç- 
ai) Eymerie.  Direct.  Tnq .  p.  480-2.  —  Mss.  Bib  Ntt.  fonds  latin,  n°  4*70, 
loi.  101,  146.  —  Resp  »nsa  l'ruJentum  (Doat,  XXXVll.  83  sq.)  —  Bernardi  Comens. 
L- cerna  Inquis.  s.  v.  Confessio,  Torturas. 

Le  soin  avec  lequel  les  inquisiteurs  dissimulaient  les  moyens  employés  pour 
o  «tenir  des  aveux,  paraît  clairement  dans  le  cas  de  Guillem  Salâvert  en  1303  On 
IVdige  à  déclarer  que  sa  confession,  faite  l'année  précédente,  est  «véridique, 
obtenue  sans  violence  ni  tourments,  etc.  »  (esse  veram,  non  factam  vi  tormento- 
/*/<//',  amore,  yratia,  odio,  timoré,  vel  favore  alicujns,  non  subornatus  nec  induc- 
tiis  mini*  v  l  blanditiis,  seu  se  Inclus  per  aliquem,  non  amens  nec  st"ltus  se  i 
boni,  ni'iite  (Mss.  Bib.  Mat.,  fonds  latin,  n°  11847.)  Or,  Salâvert  appartenait  à  un 
groupe  de  victimes  qui,  corn  ne  nous  le  verrons  plus  loin,  furent  torturés  san» 
;mén;»g*ments. 


CRUAUTÉ   DES    INQUISITEURS  483 

tation  ;  mais  cela  n'était  qu'un  effet  du  bon  vouloir  de  l'inqui- 
siteur. La  sévérité  avec  laquelle  on  procédait  ordinairement  est 
attestée  par  une  remarque  de  Zanghino.  Si,  dit-il,  un  homme 
s'est  confessé,  a  abjuré,  et  que,  mis  en  liberté  avec  une  pénitence 
à  accomplir,  il  prétende  publiquement  avoir  avoué  par  crainte, 
il  doit  être  considéré  comme  un  hérétique  impénitent,  suscep- 
tible d'être  brûlé  comme  relaps.  Nous  verrons  plus  tard  toute 
l'importance  de  cette  observation  en  racontant  le  martyre  des 
Templiers.  Une  autre  question  délicate  se  posait  lorsque  la 
confession  retirée  incriminait  des  tiers;  en  ce  cas,  les  plus  cha- 
ritables pensaient  que,  s'il  ne  fallait  pas  retenir  ce  témoignage 
contre  eux,  l'auteur  de  l'aveu  devait  du  moins  être  puni  comme 
faux  témoin.  Comme  aucune  confession  ne  passait  pour  suffi- 
sante si  les  noms  des  complices  n'étaient  pas  révélés,  les 
inquisiteurs  qui  ne  regardaient  pas  comme  des  relaps  ceux  qui 
s'étaient  rétractés  pouvaient  se  dédommager  en  les  condam- 
nant à  la  prison  perpétuelle  pour  faux  témoignage  (1). 

Ainsi  perfectionnée  et  complétée,  la  procédure  inquisitoriale 
était  sûre  de  sa  victime.  Aucun  accusé  ne  pouvait  échapper, 
quand  le  juge  était  décidé  à  le  condamner.  La  forme  que  cette 
procédure  revêtit  dans  la  jurisprudence  séculière  était  moins 
arbitraire  et  moins  efficace;  cependant  sir  John  Fortescue, 
chancelier  d'Henri  VI,  qui  eut  mille  occasions  de  l'observer 
pendant  son  exil,  déclare  qu'elle  mettait  la  vie  de  tout  homme 
à  la  merci  d'un  ennemi  qui  pouvait  suborner  deux  témoins 
inconnus  pour  le  charger. 

(1)  Eymeric.  Direct.  Inquis.  p.  481.  —  Bernardi  Co liens.  Lncerna  Inquis. 
s.  vt.  Confessio,  lmp/pnitens,  Torturas,  n°  48.  —  Responsi  Prudentutn  (Doat, 
XXXVII.  83  ri.)  —  Arch.  de  l'In^.  d>,  Carcass.  (Doat,  XXVII.  12G;  XXX.II,  251  )  — 
lab.  Sentent.  Inq.  Tolosan.  p.  266-7.  —  Zanchini  Tract,  de  Haaret.  c.  xxm. 

(2)  Fortescue,  De  laudtb  is  legum  Auglix,  c.  xxviw 


64  VALEUR    DES    TÉMOIGNAGES 


CHAPITRE  X 

LES   TÉMOIGNAGES 


4o0  Nous  avons  signalé,  dans  le  chapitre  précédent,  la  tendance 
naturelle  de  la  procédure  inquisitoriale  à  revêtir  le  caractère 
dun  duel  entre  le  juge  et  l'accusé.  Ce  déplorable  résultat  était 
le  fruit  du  système  et  de  la  tâche  imposée  à  l'inquisiteur.  On 
voulait  qu'il  pénélrât  au  fond  du  cœur  d'un  homme,  qu'il  scru- 
tât l'inscrutable.  Son  orgueil  professionnel,  autant  que  son 
zèle  pour  la  foi,  le  poussait  à  démontrer  par  tous  les  moyens 
qu'il  ne  se  laisserait  pas  tromper  par  les  malheureux  amenés 
devant  son  tribunal. 

Dans  une  pareille  lutte,  les  témoignages  comptaient  généra- 
Icmontpourpeude  chose,  sinon  de  prétextes  à  l'arrestation 
et  à  la  poursuite  ou  comme  moyens  d'intimidation.  On  acceptait 
à  ce  titre  les  rumeurs  les  plus  légères,  môme  émanant  d'une  per- 
sonne notoirement  portée  à  la  calomnie,  que  l'on  pouvait  tou- 
jours se  dispenser  de  faire  comparaître  (t).  Le  vrai  champ  de  ba- 
taille était  la  conscience  du  prisonnier;  sa  confession  était  le  prix 
de  la  victoire.  Toutefois,  la  pratique  de  l'Inquisition  relativement 
aux  témoignages  mérite  d'être  examinée  en  passant;  on  y  voit 
comment  le  parti-pris  de  tout  conduire  «  dans  l'intérêt  de  la  foi  » 
donna  naissance  à  la  pire  jurisprudence  que  l'homme  ait  jamais 
inventée  et  eut  pour  résultats  habituels  les  plus  abominables 
injustices.  La  manière  toutà  fait  simple  et  franche  avec  laquelle 
dts  règles  destructives  de  tout  principe  d'équité  sont  énoncées 
*>ar  des  hommes  qui  étaient  sans  doute  honnêtes  dans  les  autres 

(1)  B  mardi  Comens.  Lucerna  Tnquisit.  s.  vv.  Infamia,  Inquisitor,*,  n°  7. 


TRIBUNAUX  ECCLÉSIASTIQUES  485 

circonstances  de  leur  vie,  enseigne  une  leçon  salutaire  sur  les 
effets  dégradants  du  fanatisme,  qui  corrompt  et  pervertit  les 
intelligences  même  les  mieux  douées  et  les  plus  saines. 

Les  tribunaux  ecclésiastiques  ordinaires  n'avaient  nullement 
donné  l'exemple  à  cet  égard.  Leur  procédure,  fondée  sur  la  loi 
civile,  acceptait  et  mettait  en  vigueur  les  règles  de  celle-ci  tou- 
chant la  recevabilité  des  témoignages,  et  admettait  que  le  devoir  431 
de  faire  la  preuve  incombait  à  l'accusateur.  Innocent  111, dans 
ses  instructions  au  sujet  des  Cathares  de  la  Charité,  rappelait 
aux  autorités  locales  que  de  fortes  présomptions  n'étaient  pas 
des  preuves  et  ne  suffisaient  pas  à  motiver  des  condamnations 
dans  une  matière  aussi  grave  —  règle  qui  fut  incorporée  dans 
le  Droit  canonique  où  elle  devint  simplement,  pour  les  inquisL 
teurs,  un  prétexte  à  rechercher  la  certitude  en  extorquant  des 
aveux  par  la  violence.  Les  remarques  suivantes  de  Bernard  Gui 
montrent  à  quel  point  ils  se  sentaient  affranchis  de  toute  réserve  : 
«  Les  accusés  ne  doivent  pas  être  condamnés  à  moins  qu'ils 
n'avouent  ou  ne  soientconvaincuspar  des  témoins,  —  non  pas,ij 
est  vrai,  selon  les  lois  ordinaires,  comme  pour  d'autres  crimes, 
mais  selon  les  lois  particulières  et  les  privilèges  concédés  aux 
inquisiteurs  par  le  Saint  Siège  ;  car  il  y  a  beaucoup  de  choses 
qui  sont  particulières  à  V Inquisition  (4).  » 

Presque  dès  le  début  de  l'activité  du  Saint-Office,  on  fit  effort 
pour  définir  ce  qui  constituait  l'évidence  de  l'hérésie.  Le  Concile 
de  Narbonne,  en  1244,  termine  rénumération  de  diverses  indi- 
cations a  ce  sujet  en  déclarant  qu'il  suffit  que  l'accusé  soit  con_ 
vaincu  d'avoir  «  manifesté  par  quelque  signe  ou  parole  qu'il 
avait  confiance  dans  des  hérétiques  ou  les  considérait  comme 
de  bons  hommes  »  {bos  homes).  Les  témoignages  reçus'  étaient 
aussi  frivoles  et  impalpables  que  les  faits  qu'on  voulait  établir 
par  eux.  Dans  les  volumineuses  séries  d'interrogatoires  et  de 
dépositions  que  nous  ont  conservées  les  archives  de  l'Inquisi- 
tion, nous  voyons  que  les  témoins  sont  autorisés  et  même 
exhortés  à  dire  tout  ce  qui  leur  passe  par  la  tête.  On  attachait 

(!)  Fournier,  Les  officiahtês  au  moye-#  âge,  p.  177-8.  —  G.  14  Extra  h.  23.  — 
Bern.  Guidon.  Practica  P.  iv.  (Doat,  XXX.)' 


486  indices  d'hérésie 

un  grand  poids  à  la  rumeur  publique,  à  l'opinion  populaire,  et, 
pour  constater  cette  opinion,  celle  du  témoin  était  acceptée  sans 
réserve,  même  si  elle  était  fondée  sur  un  préjugé  personnel,  sur 
des  on-dit,  des  rumeurs  vagues  ou  des  bavardages  sans  portée. 
Tout  ce  qui  pouvait  nuire  à  l'accusé  était  recherché  avec  avidité 
et  scrupuleusement  mis  par  écrit.  En  1240,  lorsqu'on  travaillait 
à  la  ruine  des  seigneurs  de  Niort,  il  y  eut  à  peine  un  témoin, 
sur  cent  quatre-vingts  que  l'on  entendit,  qui  fût  en  état  de 
relater,  comme  l'ayant  constaté  en  personne,  un  acte  quel- 
conque à  la  charge  des  accusés.  En  1254,  Arnaud  Baud  de 
Montréal  fut  déclaré  «  suspect  d'hérésie  »  parce  qu'il  avait  con- 
432  tinué  à  visiter  sa  mère  et  à  l'aider  dans  son  besoin  après  qu'elle 
eût  été  hérétiquée  ;  il  n'y  avait  aucun  autre  grief  contre  lui, 
mais  celui-là  suffisait,  car  le  devoir  d'Arnaud  eût  été  de  dénon- 
cer sa  mère  pour  qu'elle  fût  brûlée.  On  finit  par  ériger  en  prin- 
cipe qu'un  mari  ou  une  femme,  sachant  que  son  conjoint  était 
hérétique,  devait  le  dénoncer  dans  le  délai  dune  année,  faute 
de  quoi  il  était  considéré  comme  complice  et,  sans  plus  ample 
examen,  condamné  aux  peines  de  l'hérésie  (4). 

Bien  entendu,  l'inquisiteur  consciencieux  ne  se  dissimulait 
pas  qu'il  tournait  dans  un  cercle  vicieux;  il  essayait  donc  de  se 
tranquilliser  en  se  persuadant  qu'il  pouvait  découvrir  des 
indices  certains  de  l'hérésie.  Les  auteurs  en  énunièrent  on 
grand  nombre.  Ainsi,  en  ce  qui  concernait  les  Cathares,  il  suffi- 
sait de  montrer  que  l'accusé  avait  «  vénéré  »  un  Parfait,  lui 
avait  demandé  sa  bénédiction,  avait  mangé  ou  conservé  du 
pain  béni  par  lui,  avait  volontairement  assisté  à  une  hérética- 
tion,  était  entré  dans  la  covenansa  pour  être  hérétique  à  son 
lit  de  mort,  etc.  En  ce  qui  concernait  les  Vaudois,  les  signes 
distinctifs  étaient  les  suivants  :  s'être  confessé  à  un  homme  qui 
n'avait  pas  été  régulièrement  ordonné  par  un  évêque  orthodoxe 
-et  avoir  accepté  de  lui  une  pénitence  ;  avoir  prié  suivant  le  rite 
Vaudois  en  fléchissant  les  geuoux  sur  un  banc;  avoir  assisté    à 

(i)  Concil.  Narbonn.  ann.  124'*  c.  29.  -  Trésor  des  chartes  du  roi  en  Carcas- 
-sonne  (Doat,  XXL  34.)  —  Molinier,  L'induis,  dais  le  midi,  p.  342.  —  livres  de 
Justice  et  de  Plet,  liv.  i.  tit.  m.  §  7 


suspicion  d'hérésie  487 

la  messe  vaudoise  ;  avoir  reçu  de  prêtres  vaudois  la  «paix  »ou 
le  pain  bénit.  Tout  cela  avait  été  facile  à  cataloguer;  mais, 
au-delà,  s'étendait  une  région  de  doute  où  se  produisaient  des 
divergences  d'opinion, 

Le  concile  d'Albi,  en  1254,  déclara  que  le  fait  d'être  entré 
dans  une  maison  connue  pour  être  celle  d'un  hérétique  chan- 
geait la  suspicion  simple  en  suspicion  grave  ;  et  Bernard  Gui 
nous  rapporte  qu'aux  yeux  de  certains  inquisiteurs  le  fait  de 
rendre  visite  à  des  hérétiques,  de  leur  donner  des  aumônes,  de 
les  guider  dans  leur  voyage,  etc.,  suffisait  pour  motiver  une 
condamnation.  Cependant  Bernard,  d'accord  avec  Gui  Foucoix, 
ne  partage  pas  cette  opinion;  car,  dit-il,  un  homme  peut  faire 
tout  cela  par  amitié  ou  pour  un  salaire.  Le  cœur  de  l'homme, 
ajoute-t-il,  est  profond  et  impénétrable. mais  l'inquisiteur  s'efforce 
de  se  satisfaire  en  alléguant  que  tout  ce  qui  ne  peut  être  expli- 
qué favorablement  doit  être  retenu  comme  une  preuve  adverse. 
C'est  un  fait  notable  que  dans  de  longues  séries  d'interroga- 
toires on  cherche  vainement  une  seule  question  relative  aux 
croyances  de  l'accusé.  Toute  l'énergie  de  l'inquisiteur  tendait  à 
obtenir  des  informations  sur  ses  actes  extérieurs.  Il  en  résultait 
nécessairement  que  presque  tout  était  laissé  à  la  discrétion  de 
l'inquisiteur  et  que  la  sentence  finale  dépendait  plus  de  son 
humeur  que  des  preuves  de  culpabilité  ou  d'innocence.  Un  seul 
exemple  suffit  à  montrer  la  fragilité  des  indices  dont  pouvait 
dépendre  la  vie  d'un  homme.  En  1234,  Accursio  Aldobran. 
dini,  marchand  florentin  de  Paris,  fit  la  connaissance  de  quel- 
ques étrangers  avec  lesquels  il  causa  plusieurs  fois  et  qu'il  salua 
ensuite  par  politesse  quand  il  les  rencontrait.  Un  jour,  il  donna 
dix  sols  à  leur  domestique.  Quand  il  apprit  que  ses  nouvelles 
connaissances  étaient  des  hérétiques,  il  se  sentit  perdu,  car  le 
fait  de  les  avoir  salués  pouvait  être  interprété  comme  l'équiva- 
lent de  cette  «  vénération  »  qui  était  l'indice  par  excellence  dé 
l'hérésie.  Il  se  hâta  de  se  rendre  à  Rome  et  soumit  l'affaire  à 
Grégoire  IX,  qui  exigea  de  lui  une  caution  et  chargea  l'évêque 
de  Florence  de  faire  une  enquête  sur  les  antécédents  d'Accur- 
sio.  Le  rapport  fut  examiné  par  les    cardinaux   d'Ostie   et  de 


433 


88  DEGRÉS    DE    SUSPICION 

Prénesteet  reconnu  entièrement   favorable;  Accursio  se  tira 
d  affaire  moyennant  une  pénitence  imposée  par  le  pénitencier 
pontifical,  Raymond    de  Pennaforte,  et  Grégoire  écrivi    au 
inqmsiteurs  de  Paris  de  ne  point  le  molester 

Avec  un  pareil  système,   le  catholique  le  plus  dévot  ne  pou- 
va,t^pas  se  sent.r  en  sûreté  pendant  un   seul  instant  de  sa 

ét^ri^K,610118^6"'01'1^0111,  défmir  ""définissable.  D 
eta  t  inévitable  que,  dans  un  très  grand  nombre  de  cas,   l'aveu 
de  1  accuse  put  seul  entraîner  la  certitude.   En  conséquence 
pour  éviter  le  malheur  d'acquitter  ceux  qui  ne  pouvaient  être 
amenés  a  des  aveux,  il  devint  nécessaire  d'imaginer  un  nouveau 
crime,  celui  de  «  suspicion  d'hérésie  ».  Cela  ouvrait  un  vaste 
champ  aux  subt.lités  infinies  où  se  complaisaient  les  juristes 
des  Ecoles,  qui  faisaient  de  leur  prétendue  science  une  di^ne 
rivale  de  la  théologie  scolastique.  On  commença  par  distingue 
trois  degrés  de  suspicion,  suivant  qu'elle  était  légère,  véhémente 
ou  dolente;  les  glossateurs  travaillèrent  avec  délices  à  dTfin  r 
la  quantité  et  la  qualité  des  témoignages  qui  autorisaient  une 
de  ces  trois  suspicions,  avec  le  résultat  prévu  que,  dans  la  pra- 
tique, la  décision  finale  était   laissée  à  la  discrétion  du    ju»e 
Qu  un  homme  contre  lequel  aucune  preuve  positive  n'avait  été 
fournie  put  être  puni  simplement  parce  qu'il  était  suspect   cela 
m     paraîtra  aux  modernes  l'effet  d'une  singulière  conception  de  la 
justice  ;  mais,  aux  yeux  de  l'inquisiteur,  c'était  faire  injure  à 
Dieu  et  aux  hommes  que  de  laisser  échapper  sans  châtiment 
une  personne  dont  l'orthodoxie  n'était  pas  absolument  certaine 
Comme  bien   d'autres  doctrines   professées  par  l'Inquisition' 
celle-ci  pénétra  dans  la  loi  criminelle  de  tous  les  pays  et  con- 
tribua pendant  plusieurs  siècles  à  la  pervertir  (2). 

On  admettait  généralement  que  deux  témoins  étaient  néces- 
saires pour  faire  condamner  un  homme   de   bonne  réputa- 

(O    Concil.  Albiens.  ann.    1254  c.   27.  —  Guid.   Fulcod     lhir<t    „  n*~. 

(2)  Eymeric  Direct.  Inq.  p.  376-81.  -  Zanchini  Tract,  de  Bxret.  c.  m. 


TÉMOINS    INFAMES  489 

tion,  bien  que  certains  auteurs  en  demandassent  davantage. 
Toutefois,  lorsqu'une  accusation  menaçait  de  ne  pas  aboutir 
faute  de  témoignages,  la  discrétion  de  l'inquisiteur  était  le 
suprême  arbitre  ;  on  convenait  que,  si  l'on  ne  pouvait 
invoquer  deux  témoins  pour  le  même  fait,  deux  témoins  isolés, 
attestant  chacun  un  fait  de  même  caractère,  devaient  suffire. 
Quand  il  n'y  avait,  en  tout,  qu'un  seul  témoin,  l'accusé  était 
cependant  soumis  à  la  purgation  canonique.  Si  un  témoin 
rétractait  son  témoignage  et  que  ce  témoignage  fût  favorable 
à  l'accusé,  il  était  réputé  nul  ;  mais  si  le  témoignage  était  défa- 
vorable, c'est  la*  rétractation  qui  passait  pour  non  avenue  (1). 
Le  même  parti-pris  présidait  à  l'admission  des  témoins  mal 
famés.  La  loi  romaine  rejetait  le  témoignage  de  complices  et 
l'Église  avait  adopté  cette  règle.  Dans  les  Fausses  Décrétales,  il 
était  dit  qu'aucun  homme  ne  serait  admis  comme  accusateur 
s'il  était  hérétique,  suspect  d'hérésie,  excommunié,  homicide, 
voleur,  sorcier,  devin,  ravisseur,  adultère,  faux  témoin  ou 
client  des  devins  et  des  diseurs  de  bonne  aventure.  Mais  quand 
l'Église  commença  à  persécuter  les  hérétiques,  toutes  ces  sages 
prohibitions  furent  oubliées.  Dès  l'époque  de  Gratien,  les 
témoins  hérétiques  ou  infâmes  étaient  recevables  quand  il 
s'agissait  d'hérésie.  Les  édits  de  Frédéric  II  enlevèrent  aux  héré- 
tiques le  droit  de  témoigner,  mais  cette  incapacité  fut  levée 
lorsqu'ils  avaient  à  témoigner  contre  d'autres  hérétiques.  Il  y  435 
avait,  toutefois,  quelque  hésitation  sur  ce  point,  comme  le 
montre  l'Inquisition  légatine  tenue  à  Toulouse  en  1229.  A  cette 
occasion,  un  hérétique  converti,  Guillem  Solier,  fut  réhabilité 
afin  de  pouvoir  témoigner  valablement  contre  ses  anciens 
coreligionnaires.  En  1260  encore,  Alexandre  IV  fut  obligé  de 
rassurer  les  inquisiteurs  français  en  leur  affirmant  qu'ils  pou- 

(1)  Archidiaconi  Gloss.  super  c.  xi,  §  1  Sexto  v.  2.  —  Joann.  Audreae  Glôss. 
sup.  c.  xin,  §  7.  Extra  v.  7.  —  Eymeric.  Direct.  Inquia.  p.  445,  615-16.  —  Guid. 
Fulcodii  Quœst.  xiv.  —  Zanchini  Tract,  de  Hxret.  c  xm,  xiv.  —  Bern.  Guidon. 
Practica  P.  iv  (Doat,  XXX.) 

Devant  les  tribunaux  laïques,  si  un  témoin  affirmait  l'innocence  d'un  accusé- et 
se  rétractait  ensuite,  le  premier  témoign;  ge  passait  pour  valable  et  le  second  pour 
nul;  au  contra' re,  dans  les  procès  d'hérésie,  des  témoignages  défavorables  étaient 
toujours  accueillis  et  retenus.  —  Ponzinibii  de  Lamiis,  c.  84. 


490  TEMOINS    TROP   JEUNES 

vaient  se  servir  sans  crainte  du  témoignage  des  hérétiques. 
Mais  bientôt  ce  principe  fut  généralement  accepté,  incorporé 
dans  le  droit  canonique  et  confirmé  par  une  pratique  constante. 
A  la  vérité,  s'il  en  avait  été  autrement,  l'Inquisition  aurait  été 
privée  d'une  de  ses  ressources  les  plus  fécondes  pour  découvrir 
et  poursuivre  les  hérétiques.  De  même,  les  excommuniés,  les 
parjures,  les  personnes  infâmes,  les  usuriers,  les  filles  publi- 
ques et  toutes  les  personnes  qui,  suivant  la  jurisprudence 
criminelle  du  temps,  étaient  considérées  comme  incapables  de 
porter  témoignage,  pouvaient  témoigner  valablement  contre 
des  hérétiques.  De  toutes  les  exceptions  légales  que  l'on  pouvait 
invoquer  contre  des  témoins,  une  seule,  celle  d'inimitié  mor- 
telle, était  maintenue  (1). 

D'après  la  loi  criminelle  en  usage  dans  les  pays  d'Italie,  per- 
sonne ne  devait  témoigner  au-dessous  de  l'âge  de  vingt  ans  ; 
mais,  dans  les  affaires  d'hérésie,  les  dépositions  de  témoins 
plus  jeunes  étaient  reçues  et,  bien  que  non  légales,  suffisaient 
à  justifier  la  torture.  En  France,  la  limite  d'âge  semble  avoir 
été  moins  rigoureusement  fixée  et  la  décision  était  réservée,  en 
cela  comme  en  tant  d'autres  matières,  à  la  discrétion  de  l'inqui- 
siteur. Gomme  le  concile  d'Albi  fixe  à  sept  ans  l'âge  où  les 
enfants  devaient  fréquenter  l'Eglise,  apprendre  le  Credo,  le 
Pater  Noster  et  la  Salutation  à  la  Vierge,  on  peut  admettre 
qu'au  dessous  de  cet  âge  leur  témoignage  n'était  pas  reçu. 
Dans  les  procès-verbaux  de  l'inquisition  l'âge  des  témoins  est 
rarement  indiqué  ;  cependant  j'ai  noté  un  cas,  en  1244,  après 
la  prise  du  nid  d'hérétiques  de  Montségur,  où  il  est  question 
436    d'un  témoin,  Armand  Olivier,    âgé  de   dix   ans  seulement.    II 

(i)  G.  17  Cod.  IX.  h  f Honor.  423)—  Pseudo-Julii  EjMst.  h c.  1 8.  (Gratiani  Dem t.  P.  n 
caus.  v.  Q.  3,  c.  5.)—  Pseudo-Eutychiani  Epist.  ad  Episcopos  Siciliae. —  Gratiani  Com- 
ment, in  Dtcret.  P.  h.  caus.  h.  Q.  7,  c.  22;  caus.  vi.  Q.  1,  c.  lï>.  —  Hist.  Diplcmi. 
Frid.  II.  T.  iv. p.  2^9-300.  — Guill.  Pod.  Laur.  c.  40.-  Alex.  PP.  IV.  Bull.  Consuluit,  6 
Mai  1 360  (Dout,  XXXI.  205);  Ejusd.  Bull.  Quod super  nonnullis,  9  Dec.  1257  ;  15  Dec. 
1258.  ~-  G.  5  Sexto  v.  2.  —  G.  8.  §  3  Sexto  v.  2.  —  Concil.  Biterrens.  ann.    1246 

—  c.  12.  Jacob.  Laudun.  Orot.  in  Conc.  Constant.  (Von  der  Hardt  iu.  60J  —  Hss. 
Bib.  Nat.  fonds  latin,  n°  14930,  fol.  221.    —  Zanchini  Tract,  de  Hxret.  c.  xi,  un. 

—  Eymeric.  Direct.  Inq.  p.  602-6. 

Suivant  la  loi  anglaise  de  cette  époque,  les  criminels  et  leurs  complices  ne  pou- 
vaient pas  tém  igner,  même  dans  le  cas  de  haute  trahison  (Bracton,  Lib.  m> 
Tract,  u.  cap.  3,  n°  1.) 


TÉMOINS    A    CHARGE    SEULS    ADMIS  494: 

avoua  avoir  été  un  croyant  cathare  depuis  qu'il  avait  atteint 
l'âge  de  raison  et  il  devenait  ainsi  responsable  tant  pour  lui- 
même  que  pour  les  autres.  Son  témoignage  est  sérieusement 
allégué  contre  son  père,  sa  sœur  et  près  de  soixante-dix  autres 
personnes;  il  y  donne  les  noms  de  soixante  personnes  qui, 
près  d'une  année  auparavant,  avaient  assisté  au  sermon  d'un 
évêque  cathare.  La  précision  extraordinaire  d'une  mémoire 
aussi  jeune  ne  semble  avoir  éveillé  aucun  soupçon  et  ce  témoi- 
gnage d'un  enfant  dut  sembler  décisif  contre  tous  les  malheu- 
reux qu'il  avait  désignés,  car,  à  l'en  croire,  ils  avaient  tous 
«  vénéré  »  leur  chef  spirituel  (1). 

Les  femmes,  les  enfants  et  les  serviteurs  des  accusés  ne  pou- 
vaient pas  témoigner  en  leur  faveur  ;  mais  si  leur  témoignage 
était  hostile,  on  le  recevait  avec  plaisir  et  on  le  considérait 
même  comme  particulièrement  probant.  Il  en  était  de  même 
des  hérétiques,  qui,  comme  nous  l'avons  vu,  étaient  reçus 
comme  témoins  à  charge,  mais  repoussés  s'ils  témoignaient  en 
sens  contraire.  En  somme,  la  seule  exception  qu'on  pût  invoquer 
contre  un  témoin  était  celle  de  malignité.  Si  c'était  un  ennemi 
mortel  du  prisonnier,  on  présumait  que  son  témoignage  était 
dicté  par  la  haine  plutôt  que  par  le  zèle  pour  la  foi  et  l'on 
demandait  qu'il  fût  rejeté.  Quand  il  s'agissait  d'un  mort,  le 
témoignage  du  prêtre  qui  l'avait  confessé  et  lui  avait  adminis- 
tré le  viatique,  ne  comptait  pour  rien  ;  si  le  même  prêtre 
témoignait  que  le  défunt  avait  avoué  son  hérésie,  s'était 
rétracté  et  avait  reçu  l'absolution,  ses  ossements  n'étaient  pas 
exhumés  et  brûlés,  mais  ses  héritiers  devaient  supporter 
l'amende  ou  la  confiscation  qui  lui  auraient  été  infligées  de  son 
vivant  (2). 

Bien  entendu,  aucun  témoin  ne  pouvait  refuser  de  témoi- 
gner. Aucun  privilège,  aucun  vœu,  aucun  serment  ne  pouvaient 

(1)  Bernardi  Comens.  Lucerna  Inquisit.  s.  v.  Testis,  n°  14.  —  Concil.  Albiens. 
ann.  12.4  c.  18.  —  Coll.    L)oat,  XXII.  :37  sq. 

Dan*  la  loi  féodale  allemande,  personne  n'était  admis  à  témoigner  au-dessous  de 
dix-huit  ans.  —  Saechsisch'S  Lehenr<chtbuch,  c.49  (Daniels.  Berlin,  1863,  p.  1  i 3 . > 

(2)  Eymerich.  Direct.  Inq.  p.  611-13.  —  Concil.  Narbonn.  ann.  1244  c  25.  — 
Concil.  Biterrens.  ann,  1246  c.  14.  —  Arch.  de  11  nq.  de  Carcass.  (Doat,  XXXI. 
119.) 


437 


492  VIOLATION   DE   LA    CONFESSION 

l'affranchir  de  ce  devoir.  S'il  y  mettait  de  la  mauvaise  volonté 
ou  de  l'hésitation,  il  y  avait  tout  auprès  du  tribunal  la  chambre 
de  torture,  dont  les  instruments  de  persuasion  étaient  em- 
ployés non  moins  libéralement  contre  les  témoins  que  contre 
les  accusés.  C'est  grâce  à  leur  intervention  qu'on  parvenait  à 
lever  tous  les  doutes  au  sujet  de  la  sincérité  des  témoignages; 
si  ce  terrible  abus  resta  longtemps  en  vigueur  dans  h  droit 
criminel  de  toute  l'Europe,  c'est  à  l'exemple  donné  par  l'In- 
quisition qu'il  est  juste  de  l'attribuer.  Même  le  secret  du  con- 
fessionnal n'était  pas-  respecté  dans  les  efforts  fanatiques  des 
inquisiteurs  pour  obtenir  toutes  les  informations  possibles 
contre  les  hérétiques.  Les  prêtres  avaient  ordre  d'exiger  que 
leurs  pénitents  leur  révélassent  tout  ce  qu'ils  savaient  au 
sujet  d'hérétiques  et  de  fauteurs  de  l'hérésie.  Le  secret  de  la 
confession  ne  pouvait  pas  être  ouvertement  violé,  mais  on 
arrivait  indirectement  au  même  résultat.  Quand  un  confesseur 
apprenait  quelque  chose  touchant  l'hérésie,  il  devait  en  prendre 
note  et  s'efforcer  de  persuader  à  son  pénitent  de  le  révéler 
aux  autorités  compétentes.  S'il  n'y  réussissait  pas,  il  devait, 
sans  prononcer  de  noms,  consulter  des  hommes  «  expérimen- 
tés et  craignant  Dieu  »  pour  savoir  quel  parti  il  lui  fallait 
prendre.  On  devine  où  aboutissaient  ces  pieuses  consultations, 
puisque  le  seul  fait  de  demander  conseil  en  pareille  occurence 
montre  que  l'obligation  même  du  secret  n'était  pas  réputée 
absolue  (1). 

L'hérésie  était  naturellement  un  cas  «  réservé  »  pour  lequel 
le  confesseur  ordinaire  ne  pouvait  donner  l'absolution.  Ainsi 
un  homme  de  Real  mont  en  Albigeois,  qui  se  repentait  d'avoir 
assisté  à  un  conventicule  de  Cathares,  alla  trouver  un  Francis- 
cain et  se  confessa  à  lui,  acceptant  la  pénitence  ordinaire  consis- 
tant en  petits  pèlerinages  et  en  quelques  autres  actes  de  contri- 
tion (2).   Mais,  à  son  retour,  il  fut  saisi  par  l'Inquisition,  jugé 


(i)  Guid.  Fulcod.  Quœst.  vin.  —  Pegnœ  Comment,  in  Eymevic.  p.  601.  —  Zau- 
chini  Tract,  de  JHœretic.  c.  xin.  —  Doctrina  de  modo  procedendi  (Martène,  JAe- 
saur.  V.  1802.) 

(2)  Vaissete,  IV.  H, 


DISSIMULATION   DU   NOM   DES    TÉMOINS  493 

et  jeté  en  prison;  la  pénitence  qu'il  avait  subie  était  considérée 
comme  nulle  et  non  avenue. 

Après  avoir  ainsi  jeté  un  coup  d'œil  sur  les  procédés  de  l'In- 
quisition en  matière  de  témoignage,  nous  en  croyons  volontiers 
les  légistes  d'après  lesquels  une  condamnation  pour  hérésie 
s'obtenait  plus  facilement  que  pour  tout  autre  crime.  On  ensei- 
gnait aux  inquisiteurs  qu'un  faible  témoignage  suffisait  à  la 
prouver  —  «  probatur  quis  hœreticus  ex  levi  causa  »  ;  mais 
quelque  abominable  qu'ait  été  ce  système,  il  y  avait  pis 
encore.  L'infamie  suprême  de  l'Inquisition  consistait  à  refuser 
aux  accusés  toute  connaissance  des  noms  des  témoins  qui  dépo- 
saient contre  eux. 

Dans  les  tribunaux  ordinaires,  même  lorsque  la  procédure 
était  inquisitoriale,  les  noms  des  témoins  étaient  communiqués 
à  l'accusé  avec  leurs  témoignages.  On  se  souvient  que  lorsque  le 
légat  Romano  conduisit  une  enquête  à  Toulouse  en  1229,  les  ac- 
cusés le  poursuivirent  jusqu'à  Montpellier  en  le  suppliant  de  leur  438 
faire  connaître  les  noms  de  ceux  qui  avaient  témoigné  contre 
eux.  Le  cardinal  reconnut  leur  droil.  mais  se  tira  d'affaire  en 
leur  montrant  seulement  la  longue  liste  de  tous  les  témoins 
qui  avaient  comparu  pendant  l'enquête,  alléguant  comme 
excuse  le  danger  auquel  ces  témoins  étaient  exposés  de  la  part 
de  ceux  qu'ils  avaient  chargés.  Il  est  vrai  que  ce  danger  était 
réel,  les  inquisiteurs  et  les  chroniqueurs  rapportant  quelques 
cas  d'assassinat  attribués  à  cette  cause  ;  il  y  en  avait  eu  six  à 
Toulouse  entre  4301  et  1310.  C'est  le  contraire  qui  eût  été  sur- 
prenant et  peut-être  la  crainte  de  ces  sauvages  représailles 
aurait-elle  pu  servir  utilement  à  réfréner  la  rage  des  délations 
malveillantes.  Mais  le  fait  qu'une  excuse  aussi  futile  était 
alléguée  systématiquement  montre  seulement  que  l'Église 
avouait  ses  dénis  de  justice  et  en  avait  honte,  puisqu'aucunc 
précaution  semblable  n'était  jugée  nécessaire  dans  les  autres 
affaires  criminelles.  Dès  1244  et  1246,  les  conciles  de  Narbonne 
et  de  Béziers  défendent  aux  inquisiteurs  de  désigner  les  témoins 
d'une  manière  quelconque,  alléguant  comme  motif  le  «  désir 

28 


-494  CRAINTES  POUR  LA  VIE  DES  TÉMOINS 

prudent  »  du  Saint-Siège.  Quand  Innocent  IV  et  ses  successeurs 
réglèrent  la  procédure  inquisitoriale,  la  défense  de  publier  les 
noms  des  témoins,  par  crainte  de  les  exposer  à  des  sévices, 
fut  tantôt  exprimée  et  tantôt  omise.  Lorsqu'enfîn  Boni  face  VIII 
incorpora  dans  le  droit  canonique  la  règle  de  taire  les  noms, 
il  exhorta  expressément  les  évêques  et  les  inquisiteurs  à  agir  à 
cet  égard  avec  des  intentions  pures,  à  ne  point  taire  les  noms 
quand  il  n'y  avait  pas  de  péril  à  les  communiquer  et  à  les  révé- 
ler si  le  péril  venait  à  disparaître.  En  4299,  les  Juifs  de  Rome 
se  plaignirent  à  Boniface  que  les  inquisiteurs  leur  dissimulaient 
les  noms  des  accusateurs  et  des  témoins.  Le  pape  répliqua  que 
les  Juifs,  bien  que  fort  riches,  étaient  sans  défense  et  ne 
devaient  pas  être  exposés  à  l'oppression  et  à  l'injustice  résul- 
tant des  procédés  dont  ils  se  plaignaient.  Sans  doute,  il  leur  en 
coûta  une  forte  somme,  mais,  en  fin  de  compte,  ils  obtinrent 
ce  qu'ils  demandaient.  Partout  ailleurs,  c'était  un  fait  reconnu 
que  les  inquisiteurs  ne  tenaient  nul  compte  des  exhortations 
de  Boniface,  comme  les  conciles  de  Narbonne  et  de  Béziors 
avaient  dédaigné  les  instructions  similaires  du  cardinal  d'Al- 
bano.  Bien  que,  dans  les  manuels  à  l'usage  des  inquisiteurs,  la 
réserve  dite  du  péril  soit  généralement  mentionnée,  les  ins- 
tructions touchant  la  conduite  des  procès  admettent  toujours, 
comme  une  chose  évidente,  que  le  prisonnier  ignore  les  noms 
des  témoins  à  charge.  Dès  l'époque  de  Gui  Foucoix,  ce  légiste 
considère  la  dissimulation  du  nom  des  témoins  comme  une 
pratique  générale;  un  manuel  manuscrit  presque  contempo- 
rain de  Gui  signale  cet  usage  comme  une  règle  ;  plus  tard, 
439  Eymerich  et  Bernardo  di  Como  nous  disent  l'un  et  l'autre  que 
les  cas  où  il  n'y  a  pas  péril  pour  les  témoins  sont  rares,  que 
le  péril  est  grand  lorsque  l'accusé  est  puissant  et  riche, 
mais  plus  grand  encore  quand  il  est  pauvre  et  que  ses  amis 
n'ont  rien  à  perdre.  Évidemment,  Eymerich  juge  plus  con- 
venable de  refuser  nettement  les  noms  que  d'adopter  l'expé- 
dient de  quelques  inquisiteurs  trop  consciencieux  auxquels  le 
cardinal  Romano  servit  de  modèle.  Cet  expédient  consistait  à 
présenter  les  noms  des  témoins  inscrits  sur  une  feuille  spéciale, 


DISSIMULATION   DES   TÉMOIGNAGES  495 

dans  un  ordre  tel  qu'il  était  impossible  d'attribuer  tel  témoi- 
gnage à  l'un  ou  à  l'autre,  ou  mêlés  à  d'autres  noms  de  manière 
à  ce  que  la  défense  fût  hors  d'état  de  reconnaître  ceux  des 
témoins.  De  temps  en  temps,  on  adoptait  un  système  un  peu 
moins  déloyal,  mais  également  efficace,  consistant  à  déférer 
le  serment  à  une  partie  des  témoins  en  présence  de  l'accusé  et 
à  examiner  les  autres  en  son  absence.  Ainsi,  en  1319,  lors  du 
procès  de  Bernard  Délicieux,  sur  quarante-huit  témoins  dont 
on  rappelle  les  dépositions,  seize  seulement  prêtèrent  serment 
en  sa  présence.  Lors  du  procès  de  Jean  Huss,  en  1414,  il  est  dit 
qu'à  un  certain  moment  quinze  témoins  furent  introduits  dans 
sa  cellule  et  y  prêtèrent  serment  devantlui  (1). 

Le  refus  de  communiquer  les  noms  des  témoins  n'était  qu'un 
premier  pas  :  on  en  vint  bientôt,  du  moins  dans  certains 
procès,  à  dissimuler  les  témoignages.  L'accusé  était  alors  jugé 
sur  des  pièces  qu'il  n'avait  pas  vues,  émanant  de  témoins 
dont  il  ignorait  l'existence  (2).  Comme,  en  principe,  on  ne 
reconnaissait  à  ce  dernier  aucun  droit,  l'inquisiteur  pouvait  se 
permettre  sans  scrupule  tout  ce  qui  lui  semblait  conforme  aux 
intérêts  de  la  foi.  Ainsi,  nous  dit-on,  si  un  témoin  à  charge 
rétracte  son  témoignage,  l'accusé  ne  doit  pas  en  être  instruit, 
car  cela  pourrait  l'encourager  dans  sa  défense;  cependant  on 
recommande  au  juge  de  ne  point  perdre  de  vue  cet  incident  au 
moment  de  rendre  sa  sentence.  La  sollicitude  de  l'Inquisition  440 
pour  la  sécurité  des  témoins  allait  même  si  loin  que  l'inquisi- 

(t)  Bernardi  Comens.  Lvcerna  lnquisit.  s.  v.  Probatio,  n°  3.  —  Archidiac. 
Gloss.  sup.  c.  xi.  §  i  Sexto  v.  2.  —  Guill.  Pod.  Laur.  c.  40.  —  Bern.  Guidon. 
Gravamina  (Doat,  XXX.  102  )  —  Concil.  Narbonn.  ann.  1244  c.  22.  —  Concil. 
Biter.ens.  ann.  1246  c.  4,  10.  —  Arch.  de  l'Inq.  de  Carc.  (Doat,  XXXI.  5.)  — 
Innoc.  PP.  IV.  Bull.  Cum  neçjotiu™,  9  Mart.  1254;  Ejusd.  Bull.  !  t  commission. 
21  Jun.  1254.  —Alex.  PP.  IV.  Bull.  Licet  vobis,  7  Dec.  1255;  Eju>d.  Bull.  Prœ 
cunctis,  §  6,  9  Nov.  1256;  Ejusd.  Bull.  Super  extirpation**,  §  9,  1258.  —  Clem. 
PP.  IV.  Bull.  Licet  ex  imnihns,  17  Sep.  1265.  —  Ejusd.  Bull.  P? œ  cunctis,  23 
Feb.  1266.  —  Guid.  Fulcod.  Quaest.  xv.  —  Un'.  Bib.  Nat.,  fonds  latin,  n°  14930, 
fol.  221.— C.  20Se>to  \.  2.-  Digard,  Beg.  de  Boni/ace  VIII,  t.  h,  p.  412,  n°  3063. 
—  Bero.  Guidon.  Practira  P.  iv  (Doat,  >XX.)  —  Be?ponsa  Prudentum  (Doat, 
XXXVII.)  —  Eymeric.  Dirert.  lnq.  p.  4.r;0,  610,  614,  626,  627.  Cf.  Pegnse  Com- 
ment, p.  627-8.  —  Mss.  Bib.  Nat.,  londs  latin,  n°  4270.  —  Bernardi  Comens. 
Jucerna  Inquisit.  s.  v.  Nomina.  —  Mladeno\ic  Relatio  (Palacky,  Documenta 
Loanriis  H\ts.  p.  252-3.) 

(2)  [Cela  s'est  vu  en  décembre  1894.  —  Trad.] 


496  PRIME   A   LA    CALOMNIE 

teur  pouvait,  s'il  le  jugeait  convenable,  refuser  de  communi- 
quer à  l'accusé  une  copie  des  témoignages.  Affranchi  de  toute 
surveillance  et,  dans  la  pratique,  de  tout  danger  d'appel,  l'in- 
quisiteur suspendait  ou  abrogeait  à  son  gré  toutes  les  lois  tuté- 
laires  de  la  défense,  lorsque  les  exigences  de  la  religion  en  péril 
paraissaient  le  commander  (1). 

Parmi  les  nombreux  maux  résultant  de  cette  dissimulation, 
qui  déchargeait  témoins  et  accusateurs  de  toute  responsabilité, 
le  moindre  n'était  pas  le  stimulant  ainsi  ajouté  à  la  délation  et 
la  tentation  offerte  aux  âmes  viles  de  satisfaire  leurs  rancunes. 
Môme  sans  désir  particulier  de  nuire  à  autrui,  un  malheureux, 
dont  la  volonté  avait  été  brisée  par  les  souffrances  et  la  tor- 
ture, pouvait,  au  moment  de  sa  confession  tardive,  ajouter  de 
l'intérêt  à  son  histoire  en  y  faisant  entrer  les  noms  de  toutes 
les  personnes  qu'il  connaissait,  en  déclarant  qu'elles  avaient 
assisté  à  des  conventicules  et  à  des  hérétications .  Il  n'est  pas 
douteux  que  la  tâche  de  l'Inquisition  n'ait  été  grandement 
accrue  par  la  protection  qu'elle  accordait  ainsi  aux  délateurs  et 
aux  calomniateurs  ;  elle  devint  par  là  l'instrument  et 
l'auxiliaire  d'un  nombre  immense  de  faux  témoins.  Les  inqui- 
siteurs sentaient  bien  ce  danger  et  prenaient  souvent  des  précau- 
tions en  conséquence,  avertissant  un  témoin  des  peines  atta- 
chées au  parjure,  l'obligeant  à  déclarer  qu'il  s'y  soumettait  à 
l'avance,  l'interrogeant  d'une  façon  pressante  pour  savoir  s'il 
avait  été  suborné.  De  temps  en  temps,  nous  trouvons  un  juge 
consciencieux,  comme  Bernard  Gui,  qui  examine  avec  soin  les 
témoignages,  les  compare  et  y  démêle  des  contradictions  qui 
prouvent  que  l'un  d'eux  au  moins  est  mensonger.  Il  fit  cela, 
à  notre  connaisance,  deux  fois,  en  1312  et  en  1316;  le  premier 
de  ces  cas  offre  un  intérêt  particulier. 

Un  certain  Pons  Arnaud  se  présenta  spontanément  et  accusa 
son  fils  Pierre  d'avoir  essayé  de  le  faire  hérétiquer  alors  qu'il 
était  atteint  d'une  maladie  qui  paraissait  mortelle.  Le  fils  nia. 
Bernard  s'assura  que  Pons  n'avait  pas  été  malade  à  la  date 

(I)  Re-ponsa  Pnulentum  (D  mt.  XXXVU.)  —  Bernardi  Coraens.  Lucerna  Inquis. 
s.  v.  Trad'rt.  —  Zanc'iini    >r>ct.  de  Hœret.  c.  ix. 


CONSPIRATIONS    CONTRE    DES    INNOCENTS  497 

indiquée  et  que,  dans  la  localité  désignée  par  le  père,  il  n'y 
avait  jamais  eu  d'hérétiques.   Armé  de  cette  information,  il    441 
obligea  l'accusateur  à  confesser  qu'il  avait  inventé  toute  l'his- 
toire pour  perdre  son  fils.  Si   cette  affaire  fait  honneur  à  l'in- 
quisiteur, elle  montre  trop  clairement  aussi  de  quels  pièges 
était  alors  entourée  l'existence  de  tous  les  hommes.   Un  cas 
semblable  se  produisit  en  1329.  Henri  de  Chamay,  inquisiteur 
de  Carcassonne,  découvrit  à  cette  époque  une  véritable  conspi- 
ration ourdie  pour  perdre  un  innocent,  et  il  eut  la  satisfaction 
de  contraindre  cinq  faux  témoins  à  avouer  leur  crime.  Bien 
que  le  faux  témoignage  fût  sévèrement  puni,  il  se  produisait 
d'autant  plus  fréquemment  qu'il  était  plus  difficile  à  découvrir. 
Dans  les  documents  trop  peu  nombreux  qui   sont  parvenus 
jusqu'à  nous,  on  trouve  la  mention  de  six  faux  témoins  (dont 
deux  prêtres  et  un  clerc), condamnés  lors  d'un  auto  de  fé  tenu 
à  Pamiers  en  4323;  quatre  furent  condamnés  à  Narbonne  en 
décembre    4328;    un    à   Pamiers,    quelques   semaines    après  ; 
quatre  autres  à  Pamiers,  en  janvier  4329,  et  sept  autres  (dont 
l'un  était  notaire)  à  Carcassonne,  au  mois  de  septembre  de  la 
même  année.  Nous  pouvons  conclure  de  là  que  si  les  archives 
de  l'Inquisition  nous  étaient  accessibles  dans  leur  ensemble,  la 
liste  des  faux  témoins  serait  d'un  longueur  effroyable  et  impli- 
querait un  nombre  prodigieux  d'erreurs  judiciaires,  commises 
toutes  les  fois  que  les  faux  témoins  ne  purent  être  démasqués 
à  temps.  Nous  n'avons  pas  besoin  d'apprendre  par  Eymerich 
5ue  les  témoins  conspiraient  souvent  la  ruine  d'un  innocent; 
mais  nous   pouvons  ne   point  partager  sa  confiance  lorsqu'il 
nous  assure  qu'un  examen  rigoureux  permet  toujours  à  l'in- 
quisiteur de  découvrir  la  fraude.  Y  a-t-il   autre  chose  que  la 
logique  inquisiloriale  poussée  à  l'extrême  dans  cet  aphorisme  de 
Zanghino,  qu'un,  témoin  qui  rétracte  un  témoignage  hostile  doit 
être  puni  pour  faux  témoignage,  mais  que  son  témoignage  même 
doit  être  conservé  et  peser  de  tout  son  poids  sur  la  sentence?  (4). 

(I)  Lib.  Onress.  Inq.  Albiens.  (Ms*.  Bib.  Nat.,  fonds  latin,  11847).  —  Lib.  Sen- 
.ent.  Inq.  Tolos.  p.  96  7,  180,  393.— Arch.  de  l'Inq.  de  C;.rca-s.  (Doat,  XXVII,  118, 
33,  140,  149,  178,  204-16.)—  Eymeric.  Direct,  Inq.  p.  52i.  —  Zanchini,  Trac  . 
ie  Hasret.  c.  xiv. 

9* 


498  FAUX    TÉMOINS 

Quand  on  démasquait  un  faux  témoin,  on  le  traitait  avec 
autant  de  sévérité  qu'un  hérétique.  Quatre  pièces  de  drap 
rouge,  découpées  en  forme  de  langues,  étaient  fixées,  deux  sur 
sa  poitrine,  deux  sur  son  dos,  et  il  était  condamné  à  porter,  sa 
vie  durant,  ces  marques  d'infamie;  le  dimanche,  pendant  le 
service  divin,  on  l'exhibait  au  peuple  sur  un  tréteau  devant  la 
442  porte  de  l'église,  et  il  était  généralement  jeté  en  prison  pour 
le  reste  de  sa  vie.  En  1322,  un  nommé  Guillem  Maurs  fut  con- 
damné pour  avoir  falsifié,  à  l'aide  de  complices,  des  lettres  de 
l'Inquisition,  qui  permettaient  de  lancer  des  citations  pour 
crime  d'hérésie  et  d'extorquer  de  l'argent  à  ceux  qu'on  mena- 
çait. Maurs  dut  porter  sur  la  poitrine  et  sur  le  dos  non  plus 
des  langues,  mais  des  lettres  rouges.  D'ailleurs,  la  rigueur  du 
châtiment  n'étart  pas  uniforme.  Les  faux  témoins  condamnés 
à  Pamiers  en  4323  ne  furent  pas  punis  de  prison.  En  revanche, 
les  quatre  faussaires  de  Narbonne,  en  1328,  furent  considérés 
comme  particulièrement  coupables,  parce  qu'ils  avaient  été 
subornés  par  des  ennemis  personnels  de  l'accusé  :  on  les  con- 
damna à  l'emprisonnement  perpétuel,  au  pain  et  à  l'eau,  avec 
des  chaînes  aux  mains  et  aux  pieds.  L'assemblée  d'experts 
tenue  à  Pamiers,  lors  de  Vauto  de  janvier  1329,  décida  que  les 
faux  témoins  devraient  non  seulement  subir  la  prison,  mais 
réparer  les  dommages  qu'ils  avaient  causés  aux  accusés.  Ce 
principe  du  talion  fut  appliqué  plus  complètement  encore  par 
Léon  X  en  1518,  dans  un  rescrit  à  l'Inquisition  d'Espagne, 
l'autorisant  à  livrer  au  bras  séculier  les  faux  témoins  qui 
auraient  réussi  à  causer  un  dommage  notable  à  leurs  victimes. 
Les  expressions  dont  se  sert  le  pape  prouvent  que  ce  crime 
était  encore  fréquent.  Zanghino  nous  dit  qu'à  son  époque  il 
.  n'y  avait  pas  de  pénalité  légale  définie,  et  que  le  faux  témoin 
devait  être  puni  «à  la  discrétion  de  l'inquisiteur»  —  nouvel 
exemple  de  la  tendance  qui  domine  toute  la  jurisprudence 
inquisitoriale.  consistant  à  imposer  aux  tribunaux  le  moins 
d'entraves  possible,  à  les  revêtir  d'un  pouvoir  discrétionnaire 
et  à  se  fier  à  Dieu,  au  nom  et  pour  la  gloire  duquel  ils  opé- 


POUVOIRS   ILLIMITÉS    DES   JUGES  499 

raient,  afin  qu'il  leur  inspirât  la  sagesse  nécessaire  à  l'accom- 
plissement de  leur  mission  (1). 

(1)  Lib.  Sentent.  Inq.  Tolosan.  p.  297,  393.  —  Arch.  de  l'Inq.  de  Carcas^onne 
(Doat,  XXVII.  119,  133,  140,  241).  —  Pegnge  Comment,  in  Ëymeric.  p.  G25.  — 
Zanchini  Tract,  de  Hxret.  c.  xiv. 


500 


DROITS    DE    LA    DEFENSE 


CHAPITRE  XI 


LA    DEFENSE 


443  II  résulte  de  ce  qui  précède  que  la  procédure  du  Saint-Office 
réduisait  singulièrement  les  droits  et  les  facilités  de  la  défense. 
Toute  la  procédure  préliminaire  était  secrète  et  soustraite  à  la 
connaissance  de  l'accusé.  Son  dossier  était  constitué  avant  son 
arrestation;  il  pouvait  être  interrogé,  exhorté  à  avouer, 
emprisonné  même  pendant  des  années  et  soumis  à  la  torture 
avant  de  savoir  au  juste  quelles  charges  on  avait  relevées 
contre  lui.  C'est  seulement  quand  on  lui  avait  extorqué  des 
aveux,  ou  que  l'inquisiteur  désespérait  d'en  obtenir,  qu'on  lui 
faisait  connaître  les  témoignages  à  charge,  tout  en  supprimant 
d'ordinaire  les  noms  des  témoins.  Cette  méthode  brutale  offre 
un  cruel  contraste  avec  le  souci  éclairé  d'éviter  l'injustice  qui 
inspirait  les  tribunaux  épiscopaux  à  la  même  époque.  D'après 
les  canons  du  concile  de  Latran,  concernant  les  officialités, 
l'accusé  devait  être  présent  à  l'enquête  faite  contre  lui,  à  moins 
qu'il  ne  fut  en  état  de  contumace;  tous  les  griefs  devaient  lui 
être  soumis,  afin  qu'il  pût  y  répondre;  les  noms  des  témoins, 
ainsi  que  leurs  témoignages,  devaient  être  publiés  et  l'on 
devait  admettre  toutes  les  exceptions  légitimes,  «  parce  que  la 
suppression  des  noms  encouragerait  la  calomnie  et  que  le  rejet 
des  exceptions  ouvrirait  le  champ  aux  faux  témoignages  »  (1). 
Combien  était  différente  la  condition  de  l'accusé  suspect  d'hé- 
résie et  dont  on  présumait  toujours  la  culpabilité!  L'inquisiteur 

(i)  Concil.  Lateran.  IV.  ann.  1215  c.  8. 

(r.n  1254,  saint  Louis  ordonne  que  dans  tous  les  cas  criminels  où  la  procédure 
inquis  t  riale  est  en  us.ige,  la  procédure  entier*  doit  être  soumise  à  Tac»  usé.  — 
Vaissete,  éd.  Privât,  vin.  1348. 


pas  d'avocats  501 

ne  faisait  pas  effort  pour  éditer  une  injustice,  mais  pour  oblige1" 
l'accusé  à  confesser  sa  faute  etàdemanderd'être  réconcilié  avec 
l'Église.  Pour  que  ce  but  pût  être  plus  aisément  atteint,  les 
facilités  de  la  défense  furent  systématiquement  réduites  au 
minimum. 

Il  est  vrai  qu'en  4246  le  concile  de  Béziers  décida  que  l'accusé  444 
aurait  toutes  les  facilités  pour  se  défendre,  y  compris  les  délais 
nécessaires,  l'admission  d'exceptions  et  le  droit  de  réponse  ; 
mais  si  ces  règles  avaient  pour  but  de  diminuer  l'arbitraire  qui 
caractérisait  déjà  l'action  inquisitoriale,  il  est  certain  qu'elles 
furent  complètement  dédaignées.  D'abord,  le  secret  permettait 
au  juge  de  faire  ce  que  bon  lui  semblait.  En  second  lieu,  pour 
rendre  l'arbitraire  plus  absolu  encore,  on  refusa  à  l'accusé  le 
droit  de  se  faire  assister  d'un  avocat.  Alors,  comme  aujour- 
d'hui, la  complication  des  formes  légales  rendait  indispensable 
à  tout  homme  traduit  en  justice  le  concours  d'un  légiste  expé- 
rimenté. Gela  était  si  bien  admis  que,  devant  les  tribunaux 
ecclésiastiques,  on  fournissait  souvent  des  avocats  gratuits  à 
ceux  qui  étaient  trop  pauvres  pour  les  payer.  Dans  la  charte 
accordée  en  1212  par  Simon  de  Monfort  à  ses  nouvelles  pro- 
vinces, il  est  dit  que  la  justice  sera  toujours  gratuite  et  que 
les  plaideurs  indigents  jouiront  de  l'assistance  judiciaire.  On 
trouve  la  même  disposition  dans  la  loi  espagnole  de  cette 
époque.  Alors  donc  que  ce  droit  de  la  défense  était  reconnu 
dans  les  cas  les  moins  importants,  il  paraissait  si  exorbitant 
de  le  refuser  à  ceux  qui  luttaient  pour  leur  existence,  devant 
un  tribunal  où  l'accusateur  était  aussi  le  juge,  que  l'Église 
éprouva  d'abord  quelques  scrupules  ;  mais  elle  arriva  à  ses  fins 
par  une  voie  indirecte.  Une  décretale  d'Innocent  III,  incorporée 
dans  le  droit  canonique,  avait  interdit  aux  avocats  et  aux  gref- 
fiers de  prêter  leur  concours  à  des  hérétiques  et  à  des  fauteurs 
d'hérésie,  ainsi  que  de  plaider  pour  eux  devant  les  tribunaux. 
Cette  interdiction  qui,  dans  l'esprit  du  pape,  ne  concernait 
sans  doute  que  les  hérétiques  endurcis  et  reconnus  tels,  fut 
bientôt  étendue  aux  simples  suspects  qui  luttaient  pour  établir 
leur  innocence.  Les  conciles  de  Valence  et  d'Albi,  en  1248  et 


502  MENAGES    AUX   NOTaLRES 

1254,  tout  en  prescrivant  aux  inquisiteurs  de  ne  pas  se  laisser 
arrêter  par  les  vaines  chicanes  des  avocats,  rappelèrent  d'une 
manière  significative  la  disposition  de  la  loi  canonique,  en  la 
déclarant  applicable  à  l'avocat  qui  oserait  défendre  un  héré- 
tique. Cette  manière  de  voir  prévalut  si  bien  que  Bernard  Gui 
n'hésite  pas  à  qualifier  de  fauteurs  d'hérésie  les  avocats  des 
hérétiques  —  et  l'on  sait  que  le  fauteur  d'hérésie  passait,  de 
plein  droit,  pour  un  hérétique  si,  dans  le  délai  d'un  an,  il 
US  n'avait  pas  donné  satisfaction  à  l'inquisiteur.  Si  nous  ajou- 
tons à  cela  tes  exhortations  sans  cesse  réitérées  aux  inquisi- 
teurs de  procéder  sans  souci  des  formes  légales  ou  des  chicanes 
des  avocats,  l'avertissement  donné  aux  notaires  que  la  rédac- 
tion d'une  rétractation  d'aveux  faisait  d'eux  des  complices  de 
l'hérésie,  on  comprendra  qu'il  n'était  pas  nécessaire  de  refuser 
formellement  aux  accusés  l'assistance  d'un  avocat.  Eymerich 
prend  soin  de  dire  qu'un  accusé  a  le  droit  de  se  faire  défendre 
et  que,  si  on  l'en  empêche,  cela  constitue  un  motif  d'appel  ; 
"mais  il  affirme  aussi  que  lïnquisiteur  peut  poursuivre  un 
avocat  ou  un  notaire  qui  défend  la  cause  d'un  hérétique. 
Un  siècle  plus  tôt,  un  manuel  manuscrit  à  l'usage  des  inquisi- 
teurs leur  enjoint  de  poursuivre  comme  fauteurs  d'hérésie  les 
avocats  qui  accepteraient  de  défendre  des  hérétiques,  en  ajou- 
tant que  si  ces  avocats  sont  des  clercs,  ils  doivent  être  privés  à 
jamais  de  leurs  bénéfices.  Ce  devint  par  la  suite  un  principe 
reconnu  du  droit  canonique  qu'un  avocat  d'hérétique  devait 
être  suspendu  de  ses  fonctions  et  noté  d'infamie  à  perpétuité. 
Il  n'est  donc  pas  étonnant  que  les  inquisiteurs  aient  fini  par 
prendre  pour  règle  d'interdire  la  présence  d'avocats  dans  les 
procès  de  l'Inquisition. 

Cette  injustice  avait  cependant  une  compensation,  car  le 
recours  à  un  avocat  pouvait  être  aussi  périlleux  pour  l'accusé 
que  pour  son  défenseur;  en  effet.  l'Inquisition  avait  le  droit  de 
s'assurer  toutes  les  informations  accessibles;  elle  pouvait  con- 
voquer l'avocat  comme  témoin,  le  forcer  de  lui  abandonner 
tous  les  documents  qu'il  possédait  et  de  lui  révéler  ce  qui 
s'était   passé    entre    lui    et    son    client.    Ces    considérations, 


IMPUISSANCE   DE   LA   DÉFENSE  503 

d'ailleurs,  n'ont  guère  qu'une  valeur  théorique,  car  on  peut 
douter  qu'un  avocat  quelconque  soit  jamais  intervenu  devant 
le  tribunal  inquisitorial.  La  terreur  qu'il  inspirait  est  claire- 
ment  attestée  par  le  fait  suivant.  En  1300,  le  Frère  Bernard 
Délicieux  fut  chargé  par  le  provincial  franciscain  de  défendre  la 
mémoire  de  Castel  Fabri.  Nicolas  d'Abbeville,  l'inquisiteur  de 
Carcassonne,  lui  refusa  brutalement  l'audience  qu'il  sollicitait; 
alors  Bernard  ne  put  trouver  dans  toute  la  ville  un  seul  notaire 
qui  osât  lui  prêter  son  concours  pour  rédiger  une  protestation 
légale;  tous  craignaient  d'être  arrêtés  et  poursuivis  s'ils  s'oppo- 
saient, en  quoique  ce  soit,  a  la  tyrannie  du  redoutable  inquisi- 
teur. Bernard  fut  obligé  d'attendre  une  douzaine  de  jours  jus- 
qu'à ce  qu'il  pût  faire  venir  un  notaire  d'une  ville  éloignée  pour 
accomplir  une  simple  formalité!  Les  fonctionnaires  locaux 
avaient  de  bonnes  raisons  de  redouter  le  courroux  de  Nicolas, 
car,  quelques  années  auparavant,  il  n'avait  pas  hésité  à  jeter 
en  prison  un  notaire  pour  avoir  osé  rédiger  un  appel  des  habi-  446 
tants  de  Carcassonne  au  roi  de  France  (4). 

Ce  qui  précède  fait  suffisamment  connaître  l'esprit  qui 
dominait  tous  les  actes  de  l'Inquisition.  Les  hommes  qui  orga- 
nisèrent le  Saint-Office  savaient  trop  bien  ce  qu'ils  voulaient 
pour  laisser  la  porte  ouverte  aux  habiletés  et  aux  arguties  de 
la  défense.  Celle-ci  ne  pouvait,  de  l'aveu  général,  recourir  qu'à 
un  seul  moyen  :  la  disqualification  des  témoins  à  charge.  Comme 
nous  l'avons  vu,  un  témoin  pouvait  être  disqualifié  sous  le  pré- 
texte d'inimitié  mortelle  à  l'endroit  de  l'accusé;  mais,  pour  que 
l'inimitié  fut  qualifiée  ainsi,  il  fallait  qu'il  y  eût  eu  effusion  de 
sang,  ou  du  moins  une  querelle  assez  grave  entre  les  parties  pour 
avoir  pu  amener  ce  résultat.  Comme  c'était  là  le  seul  espoir  de  la 

(i)  Concil.  Biterrens.  ann.  1246,  apppnd.  c.  8.—  Concil.  Campinacens.  ann.  123ê 
c.  14.  —  Contre  le  Franc-Alleu  sans  Tiltre,  Paris,  1629,  p.  2 16.  —  Fuero  Real  de 
Espana,  lib.  i,  tit.  ix,  leg.  1.  —  Foumier,  Les  officialités,  etc.  p.  289.  —  C.  11., 
Extra  v.  7.  —  Concil.  Valentin.  ann.  1248  c.  11.  —  Concil.  Albiens.  ann.  1254 
c.  23.  —  Bernard  Guidon.  Practica  P.  iv  (Doat,  XXX.)  —  Eymeric.  Dwect.  Inguis. 
p.  446,  452,  565,  568.  —  Angeli  de  Clavasio,  Summa  angelica,  s.  v.  Hxreticns, 
§  20.  —  Mss.  Bib.  Nat.,  londs  latin,  n°  14930,  fol.  220.  —  Bernardi  Comens. 
Lucerna  Inq^intor.  s.  vv.  Advocatus,  Defensor.  —  C.  13,  §  7,  Extra  v.  7.  — 
Alei.  PP.  IV.  Bull.  Cupie?itc*,  4  Mart.  1260.  —  Arch.  de  l'Inq.  de  Carcassonne. 
Doat,  XXXIV.  123.)  —  V»isSete,  IV.  72. 


U7 


504  PAS  DE  TÉMOINS  A  DÉCHARGE 

défense,  on  voit  combien  était  cruelle  l'habitude  presque  géné- 
rale de  dissimuler  à  l'accusé  les  noms  des  témoins  à  charge. 
Le  malheureux  en  était  réduit  à  chercher,  presque  au  hasard, 
quelles  personnes  avaient  pu  contribuer  à  le  mettre  en  cause. 
S'il  désignait  quelque  témoin  comme  son  ennemi  mortel,  on 
l'interrogeait  sur  les  causes  de  cette  inimitié;  l'inquisiteur 
s'enquérait  des  faits  qui  avaient  motivé  la  querelle  et  décidait 
si  oui  ou  non  ils  suffisaient  à  infirmer  le  témoignage.  Des 
légistes  consciencieux  comme  Gui  Foucoix  et  des  inquisiteurs 
comme  Eymerich  exprimaient  le  désir  que  les  juges  eux-mêmes 
se  renseignassent  sur  l'autorité  des  témoins  et  écartassent  ceux 
qui  semblaient  inspirés  par  la  haine;  mais  bien  d'autres  cher- 
chaient plutôt  à  arracher  aux  malheureux  leur  dernière  planche 
de  salut.  Une  de  leurs  ruses  consistait  à  demander  comme  par 
hasard  à  l'accusé  vers  la  fin  de  son  interrogatoire,  s'il  se  con- 
naissait des  ennemis  assez  acharnés  pour  témoigner  faussement 
contre  lui;  si,  ainsi  pris  à  l'improviste,  il  répondait  négative- 
ment, toute  défense  ultérieure  lui  devenait  impossible.  D'autres 
fois,  on  présentait  à  l'accusé  le  témoin  le  plus  hostile  et  on  lui 
demandait  s'il  le  connaissait;  en  cas  de  réponse  négative,  il 
s'interdisait  de  mettre  en  avant  l'exception  d'inimitié  person- 
nelle. Dans  les  cas  ordinaires,  on  ne  permettait  jamais  à 
l'accusé  d'invoquer  des  témoins  à  décharge,  sauf  pour  établir 
l'inimitié  d'un  de  ses  accusateurs.  En  vertu  d'une  fiction  légale, 
on  supposait  que  l'inquisiteur  examinait  l'une  et  l'autre  face 
de  la  question  et  veillait  sur  la  défense  non  moins  que  sur 
l'accusation.  En  résumé,  si  un  accusé  ne  parvenait  pas  à  deviner 
les  noms  de  ses  ennemis  et  à  disqualifier  leurs  témoignages, 
sa  condamnation  était  certaine  (1). 

En  Angleterre,  sous  l'empire  de  la  coutume  barbare  de  la 

(t)  Guid.  Fulcod.  Quzst.  xv.  —  Eymeric.  Direct.  Inq.  p.  446,  450,  607,  610, 
614.   —    Zanchini  Tract,    de   H  fret.    c.   ix,    xu.  —  Litt.    Pétri  Albanens.  (Doat, 

Y yy t     k  \ 

Dans  le  registre  de  l'Inquisition  de  Carcassonne,  de  1249  à  1258,  M.  Molinior  a 
relevé  deux  cas  ou  l'accusé  put  faire  intervenir  des  témoins  à  décharge.  Dans  i'.m 
d'eux,  G.  Vilanière  invoqua  deux  témoins  pour  prouver  un  alibi;  dans  l'autre, 
Guillem  Nègre  produisit  une  lettre  de  réconciliation  et  de  pénitence.  Chaque  fo  s  la 
dépense  eut  partie  gagnée  {Vlnquis    dans  le  Midi,  p.  346.) 


AFFAIRE   DE   B.    PONS  505 

peine  forte  et  dure,  un  prisonnier  qui  refusait  de  plaider  cou- 
pable ou  non  coupable  était  écrasé  jusqu'à  ce  que  la  mort 
s'ensuivit,  parce  que  le  procès  ne  pouvait  pas  avoir  lieu  s'il  n'v 
avait  ni  confession,  ni  dénégation.  Quelque  cruel  que  fût  cet 
expédient,  il  était  inspiré  par  un  sentiment  viril  de  la  justice, 
par  le  principe  que  le  plus  vil  des  félons  devait  avoir  la  possibi- 
lité d'établir  son  innocence.  Le  système  de  l'Inquisition  était 
bien  pire.  Dans  le  cas  où  l'accusé  refusait  de  se  défendre,  la 
procédure  suivait  son  cours.  Ce  refus  était  un  acte  de  contu- 
mace, équivalent  au  refus  de  comparaître;  ou  bien  encore  on 
y  voyait  l'équivalent  d'un  aveu  et  l'accusé  était  immédiatement 
livré  au  bras  séculier  pour  être  brûlé.  Il  faut  ajouter  que  ces 
cas  étaient  rares,  parce  que  la  torture  obligeait  les  prisonniers 
à  répondre  (1). 

Nous  citerons  quelques  cas  pour  donner  une  idée  de  l'extra-  44# 
ordinaire  simplicité  à  laquelle  se  trouvait  réduite  la  procédure 
inquisitoriale  par  suite  de  l'absence  d'avocats  et  du   refus   de 
toutes  facilités  à  la  défense. 

Le  49  juin  1252,  P.  Morret  fut  appelé  devant  l'Inquisition  de 
Carcassonne;  on  lui  demanda  s'il  voulait  se  défendre  des  incul- 
pations contenues  dans  l'instruction  dirigée  contre  lui.  Il  put 
dire  seulement  qu'il  se  connaissait  des  ennemis  et  en  nommer 
cinq.  Apparemment,  il  ne  réussit  pas  à  désigner  l'un  de  ses 
accusateurs,  car  on  lui  donna  ensuite  lecture  des  témoignages 
à  charge  et  on  lui  demanda  trois  fois  s'il  avait  quelque  chose  à 
ajouter.  Il  répondit  que  non  et  l'affaire  prit  fin  par  la  fixation 
du  jugement  au  29  janvier.  Deux  ans  après,  en  1254,  à  Carcas- 
sonne, un  certain  Bernard  Pons  fut  plus  heureux,  car  il  lui 
arriva  de  deviner  juste  en  désignant  sa  propre  femme  comme 
son  ennemie  mortelle,  et  nous  possédons  l'enquête  à  laquelle  on 
procéda  en  conséquence  pour  savoir  si  l'inimitié  en  question  avait 
bien  ce  caractère.  On  interrogea  trois  témoins,  qui  jurèrent  tous 
que  la  femme  de  Pons  avait  de  mauvaises  mœurs;  l'un  d'eux  dé- 
posa qu'elle  avait  été  surprise  en  adultère  par  son  mari,  un  autre 

(i)  Coll  Doat,  XXXI.  149.  —  Bernardi  Comens.  Lucerna  Inquisit.  s.  v.  Taci- 
turnitat. 

29 


506  POURSUITES  CONTRE  LES  MORTS 

qu'il  l'avait  battue  à  cette  occasion  ;  le  troisième  qu'il  l'avait 
récemment  entendue  dire  qu'elle  voudrait  bien  que  son  mari  fût 
mort,  pour  qu'elle  pût  épouser  un  certain  Pug  Oler  et  quelle 
serait  prête  à  devenir  lépreuse  pour  en  arriver  là.  Bien  que  cela 
dût  paraître  suffisant,  Pons  ne  semble  pas  avoir  échappé.  En 
fait,  l'accusé  qui  essayait  de  se  défendre  avait  si  peu  d'espoir  de 
réussir  que  fréquemment  il  y  renonçait  dès  l'abord.  A  Carcas- 
sonne,  le  26  août  1252,  Arnaud  Fabri  refusa  de  recevoir  une 
copie  des  témoignages  à  charge,  alors  que  l'inquisiteur  la  lui 
offrait.  Les  jugements  contiennent  souvent  une  formule  établis- 
sant que  le  condamné  avait  eu  la  possibilité  de  se  défendre  et 
avait  refusé  de  s'en  prévaloir,  preuve  que  cet  abandon  de  la 
défense  n'était  pas  un  fait  exceptionnel.  (1) 

Dans  le  cas  de  poursuites  contre  les  morts,  les  enfants  ou  lés 
héritiers  du  défunt  étaient  cités  à  comparaître  pour  défendre  sa 
449l  mémoire.  On  publiait  dans  les  églises  que  toute  personne  ayant 
quelque  intérêt  dans  l'affaire,  soit  qu'elle  possédât  des  biens 
du  défunt,  soit  pour  tout  autre  motif,  était  invitée  à  se  présenter 
devant  le  tribunal.  Un  troisième  avertissement  notifiait  au 
public  que,  si  aucun  témoin  ne  comparaissait  au  jour  fixé,  le 
jugement  n'en  serait  pas  moins  rendu.  Ainsi,  en  1327,  Jean 
Duprat,  inquisiteur  de  Carcassonne,  ordonne  aux  prêtres  de 
toutes  les  églises,  dans  les  diocèses  de  Carcassonne,  de  Narbonne 
et  d'Alet,  de  procéder  àla  publication  en  question  pendant  le  ser- 
vice divin,  tousles  dimanches  et  jours  de  fète,jusqu'àladate  fixée 
pour  le  procès,  et  de  lui  envoyer  une  attestation  notariée,  cons- 
tatant que  la  publication  a  bien  été  faite.  Les  jugements  rendus 
contre  des  défunts  rappellent  toujours  avec  soin  ces  avertisse- 
ments préalables;  mais,  malgré  cette  affectation  d'équité,  la  pro- 
cédure à  l'égard  des  morts  n'était  pas  moins  une  caricature  de  la 
justice  que  celle  dont  les  vivants  étaient  les  victimes.  Lors  de 
Y  auto  tenu  en  1309  à  Toulouse,  quatre  défunts  furent  condam- 
nés ;  or,  nous  apprenons  à  cette  occasion  que,  dans  un  des  cas, 

(1)  Registre  de  l'Inq.  de  Carcassonne  (Mss.  Bib.  Nat.,  fonds  latin,  nouv.  acquis. 
139.  f.  33,  44,  62).  —  Practica  super  Inquisitione  (Mss.  Bib.  Nat.,  fonds  latiD, 
i°  14930,  fol.  212.) 


IMPUISSANCE   DES    HÉRITIERS  507 

personne  n'avait  comparu  et  que,  dans  les  trois  autres,  les  héri- 
tiers s'étaient  présentés,  mais  avaient  renoncé  à  toute  défense. 
Dans  le  cas  de  Castel  Fabri  dont  il  a  été  question  plus  haut,  où 
la  fortune  du  défunt  était  grande,  les  héritiers  comparurent, 
mais  toute  possibilité  de  défense  leur  fut  refusée  par  l'inquisi- 
teur Nicolas  d'Abbevîlle.  Dans  le  cas  de  Pierre  de  Tormamire, 
les  héritiers  réussirent  finalement  à  faire  annuler  la  sentence  à 
•cause  des  grossières  irrégularités  de  la  procédure  ;  mais  ce 
résultat  ne  fut  obtenu  qu'au  prix  d'une  lutte  de  trente-deux 
ans,  pendant  lesquels  les  biens  du  défunt  restèrent  sous  séques- 
tre. Quelquefois,  dans  le  cas  d'hérétication  au  lit  de  mort,  les 
enfants  opposaient  l'exception  de  non  compos,  qui  passait,  en 
principe,  pour  valable  ;  mais  comme  les  seules  personnes 
admises  à  en  témoigner  devaient  être  d'une  orthodoxie  irrépro- 
chable et  étrangères  à  la  famille  du  défunt,  on  conçoit  que 
l'allégation  des  héritiers  ne  trouvât  que  bien  rarement 
créance  (1). 

Pratiquement,  celui  qui  tombait  entre  les  mains  de  l'Inquisi- 
tion n'avait  aucune  chance  de  salut.  Théoriquement,  il  avait, 
comme  dans  d'autres  procédures,  le  droit  de  récuser  son  juge, 
mais  c'était  là  une  expérience  bien  dangereuse  à  tenter  et  nous 
croyons  sans  peine  Bernardo  di  Como,  quand  il  nous  dit  que 
cela  n'arrivait  jamais.  On  ne  pouvait  plaider  l'ignorance,  car,  ^kq 
dit  Bernard  Gui,  un  ignorant  doit  partager  la  condamnation  de 
son  maître,  le  Père  du  Mensonge.  Celui  qui  niait  avec  persistance 
le  crime  qu'on  lui  imputait,  même  en  se  déclarant  prêt  à  confes- 
ser la  foi  et  à  obéir  en  toutes  choses  à  l'Église,  était  un  obstiné  et 
un  impénitent,  indigne  de  toute  pitié.  Le  suicide  en  prison  équi- 
valait à  l'aveu  de  la  faute,  moins  le  repentir.  Il  est  vrai  que  la 
folie  ou  l'ivresse  pouvaient  être  invoquées  comme  circonstances 
atténuantes  pour  des  propos  hérétiques,  si  l'accusé  rachetait  sa 

J  (1)  Concil.  Biterrens.  ann.  1246,  Append.  c  18. —  Doctrina  de  modo  procedendi 
<Martène,  Thesaur.  V.  1813.)  — Coll.  Doat,  XXVII.  97-98;  XXIX.  27;  XXXIV.  123; 
XXXV.  61  ;  XXXVIII.  166.  —  Lib.  Sentent.  Inquis.  Tolosan.  p.  33-4.  —  Molinier, 
L'inquis.  dans  le  Midi  de  la  France,  p.  287.  —  Alex.  PP.  IV.  Bull.  OHm  ex 
varte,  24  Sept  ;  13  Oct.  1238;  Urbani  PP.  IV*.  Bull.  Idem,  21  Aug.  1262  (Mag. 
Bull.  Rom.  £  117.) 


508  APPEL   AU   PAPE 

faute   par  la  contrition;  mais,  en  tout  état  de  cause,  il  devait 
d'abord  s'incliner  devant  la   conclusion  à  laquelle  était  arrivé 

f  l'inquisiteur  ex  parte,  faute  de  quoi  il  était  livré  au  bras 
séculier  (4). 

Bernard  Délicieux  ne  dit  que  la  vérité  lorsque,  en  présence  de 
Philippe  le  Bel  et  de  toute  sa  cour,  il  déclara  que  si  Saint-Pierre  et 
Saint-Paul  étaient  accusés  d'  «  adorer»  des  hérétiques  et  étaient 
poursuivis  par  l'Inquisition,  ils  ne  trouveraient  aucun  moyen  de 
défense.  Questionnés  sur  leur  foi,  ils  répondraient  comme  des 
maîtres  en  théologie  et  des  docteurs  de  l'Eglise;  mais  quand  on 
leur  dirait  qu'ils  avaient  «  adoré  »  des  hérétiques  et  qu'ils 
demanderaient  :  «Lesquels?»,  on  leur  citerait  quelques  hommes 
connus  dans  le  pays,  mais  sans  ajouter  aucun  détail.  Quand 
ils  demanderaient  des  indications  de  temps  et  de  lieu,  on  ne 
leur  en  donnerait  pas,  et  quand  ils  demanderaient  les  noms  des 
témoins,  on  n'en  révélerait  aucun.  Comment  donc,  s'écrie 
Bernard,  les  Saints  Apôtres  pourraient-ils  se  défendre,  alors  sur- 
tout que  si  quelqu'un  venait  à  leur  aide,  il  serait  accusé  à  son 
tour  comme  fauteur  d'hérésie? —  Tout  cela  n'est  que  trop  exact. 
La  victime  était  enveloppée  dans  un  réseau  d'où  elle  ne  pou- 
vait échapper  et  chaque  effort  qu'elle  faisait  ne  servait  qu'à  l'y 
impliquer  davantage  (2). 

451  En  théorie,  il  est  vrai,  on  pouvait  en  appeler  du  Saint-Office 
au  pape,  comme  de  l'évêque  au  métropolitain,  pour  déni  dejus- 
tice  ou  irrégularité  de  procédure;  mais  cet  appel  devait  avoir 
lieu  avant  le  rendu  de  la  sentence,  qui  était  définitive.  Ce  droit 
d'appel  peut  avoir  eu  une  influence  modératrice  sur  des 
évêques  exerçant  leur  juridiction  inquisitoriale.  Mais  quand  il 
s'agissait  d'inquisiteurs,  il  dépendait  de  leur  bon  plaisir  d'accor- 
der ou  de  refuser  les  apostoli,  ou  lettres  renvoyant  le  cas 
devant  le  Saint  Siège,  c'est-à-dire  qu'ils  pouvaient  en  fournir 
d'affirmatives    ou   de  négatives.   Les  premières  admettaient 

(1)  Bernardi  Gomens.  Lucerna  ïnquisit.  s.  t.  Recusatio.  —  Bern.  Guidon.  Prac- 
tica  P.  iv  (Doat,  XXX.)  —  Zanthini,  Tract,  de  Hxret.  c.  n,  vu.  —  Concil.  Nar- 
bonn.  ann.  124i  c.  26.  —  Concil.  Biterrens.  ann.  1246  c.  9.  —  Eymeric.  Direct* 
Inqnix.  p.  572. 

(2)  Mss.  Bib.  Nat.,  fonds  latin,  n°  4270,  fol.  139. 


DIFFICULTÉ   DES   APPELS  509 

l'appel,  les  secondes  laissaient  le  cas  aux  mains  de  l'inquisi- 
teur, à  moins  qu'il  ne  fût  formellement  évoqué  par  le  pape.  Or, 
cela  était  nécessairement  très  rare  et  une  pareille  procédure, 
par  sa  complication,  n'était  ouverte  qu'à  des  hommes  très  bien 
informés.  Un  accusé  comme  Maître  Eckart,  soutenu  par  tout 
l'Ordre  Dominicain,  pouvait  y  recourir,  bien  qu'en  fin  de  compte 
il  n'ait  pas  été  mieux  traité  par  Jean  XXII  qu'il  ne  l'eût  été  par 
l'archevêque  de  Cologne.  Lorsque,  en  4323,  le  Sire  de  Parthe- 
nay,  un  des  seigneurs  les  plus  influents  du  Poitou,  fut  accusé 
d'hérésie  par  le  frère  Maurice,  l'inquisiteur  de  Paris,  et  enfer- 
mé dans  le  Temple  par  Charles  le  Bel,  il  en  appela  de  Maurice 
■en  alléguant  l'inimitié  personnelle  que  lui  portait  le  juge.  Le 
roi  Charles  l'envoya,  sous  bonne  garde,  au  pape  Jean  XXII  à 
Avignon.  Le  pape  refusa  d'abord  d'admettre  l'appel,  mais  enfin, 
sur  les  instances  des  amis  deParthenay,  il  consentit  à  désigner 
plusieurs  évêques  comme  assesseurs  de  l'inquisiteur,  et  il  en 
résulta  qu'après  de  longues  procédures  Parthenay  fut  mis  en 
liberté.  De  pareils  cas  sont  naturellement  très  exceptionnels; 
tout  autre  était  le  sort  des  pauvres  gens  et  des  hommes  de  petite 
noblesse  qui  remplissaient  les  geôles  de  l'Inquisition  et  figu- 
raient à  ses  autos  de  fé.  Les  manuels  à  l'usage  des  inquisiteurs 
ne  se  font  pas  scrupule  de  leur  enseigner  les  ruses  et  four- 
beries auxquelles  ils  peuvent  avoir  recours  pour  éluder  toutes 
les  tentatives  d'appel  lorsqu'une  infraction  des  règles  les  a 
exposés  à  cet  accident  (1). 

Il  y  avait  toutefois  une  autre  catégorie  de  cas  où  l'interven- 
tion du  pape  pouvait  se  produire,  car  le  Saint  Siège  était  d'hu- 
meur autocratique  et  savait  mettre  de  côté  toutes  les  règles.  La 
Curie  était  toujours  avide  d'argent  et,  en  dehors  de  l'Italie, 
elle  n'avait  point  de  part  aux  confiscations.  On  conçoit  donc  452 
facilement  que  des  hommes  opulents,  dont  tout  l'avoir  était  en 
jeu,  consentissent  à  le  partager  avec  la    cour   pontificale   afii 


(1)  Pegnœ  Comment,  in  Eymeric.  p.  675. — Zanehini,  Tract.  <1e  Hxr^t.  c.  xxix. 
—  Eymeric.  Direct.  Inq.  p.  453-55.  —  Grandes  Chron.  ann.  1323.  —  Gui! I.  Nan- 
giac.  Contin.  ann.  1323.  —  Chron.  de  Jean  de  S.  Victor,  (lonttn.  ann.  1323.  — 
Bernardi  Comens.  Lucerna  Inquisitor.  s.  vv.  Appellatio,  Excet>tiu  n°  2. 


510  INTERVENTION    DU    SAINT-SIÈGE 

d'obtenir  sa  toute  puissante  intervention.  Dès  4245,  les  évoques 
du  Languedoc  se  plaignent  à  Innocent  IV  que  beaucoup  d'héré- 
tiques échappent  ainsi  au  châtiment.  Ce  n'était  pas  seulement 
à  ceux  qui  passaient  en  justice,  mais  à  ceux  qui  craignaient 
d'être  cités, aux  excommuniés  par  contumace,  aux  condamnés, 
que  les  lettres  accordées  par  les  pénitenciers  pontificaux  con- 
féraientl'immunité.  J'ai  rencontré  nombre  de  cas  attestant  cette- 
intrusion  du  Saint  Siège  dans  l'œuvre  du  Saint  Office  ;  l'un 
d'eux  indique  clairement  à  quels  arguments  on  avait  recours 
pour  la  provoquer.  Par  des  lettres  du  28  décembre  1248,  le 
pénitencier  pontifical  Algésius  enjoint  de  relâcher,  sans  confis- 
cation, les  prisonniers  de  l'Inquisition  qui  avaient  confessé 
l'hérésie,  un  des  motifs  allégués  étant  la  libéralité  des  donations 
qu'ils  avaient  faites  en  faveur  de  la  Terre  Sainte.  Il  n'est  pas 
suprenant  que  les  inquisiteurs  se  soient  quelquefois  rebifYés  et 
il  arriva  même  que  l'un  d'eux  donna  une  verte  leçon  à  la  Curie. 
En  1249,  quelques  habitants  de  Limoux,  condamnés  à  porter 
des  croix  et  à  subir  de  lourdes  pénitences,  obtinrent  d'Inno- 
cent IV  un  ordre  qui  équivalait  à  une  grâce  partielle  ;  alors  les 
inquisiteurs,  pour  témoigner  leur  dépit,  accordèrent  à  ces  péni- 
tents l'absolution  complète.  Innocent  se  hâta  de  faire  renouveler 
la  sentence  de  condamnation,  en  sorte  que  les  malheureux  per- 
dirent le  fruit  de  leurs  efforts.  Moins  indiscrète  fut  l'interven- 
tion d'Alexandre  IV  en  1255,  dans  le  cas  d'Aimeric  de  Bressoles 
de  Castel-Sarrazin,  condamné  pour  des  actes  d'hérésie  commis 
trente  ans  auparavant.  Il  représenta  qu'il  avait  accompli  la  plus 
grande  partie  de  sa  pénitence  et  que  son  grand  âge  et  sa  pau- 
vreté l'empêchaient  de  l'achever;  sur  quoi  le  pape  autorisa 
les  inquisiteurs  à  commuer  le  reste  de  la  peine  en  œuvres 
pieuses.  En  1298,  Boni  face  fit  disparaître  les  incapacités  légales 
qui  affligeaient  les  petits  enfants  et  les  arrière-petits  enfants  de 
Clavagemma  de  Milan,  hérétique  sur  son  lTt  de  mort;  les  ruines 
de  leur  maison,  qui  avait  été  détruite,  leur  furent  rendues; 
mais  il  n'en  fut  pas  de  même  de  leurs  biens  confisqués.  Un  cas 
remarquable  se  produisit  en  KHI,  lorsque  Grégoire  XI  autorisa 
l'inquisiteur  de  Garcassonne  à  mettre  en  liberté  Bidon  de  Puy- 


RARETÉ   DES   ACQUITTEMENTS  511 

Guillem,  condamné  à  la  prison  perpétuelle  et  repentant;  le 
pape  motivait  son  intervention  en  alléguant  qu'il  n'existait  pas 
d'autre  pouvoir  en  état  de  commuer  la  peine  (1). 

Toutefois,  comme  l'intervention  pontificale  était  contraire  à  453 
la  loi  et  exceptionnelle,  il  n'y  a  pas  lieu  d'en  tenir  compte 
lorsqu'on  considère  les  effets  de  la  procédure  inquisitoriale.  Ces 
effets  étaient  tels  que  la  condamnation,  sous  une  forme  ou  sous 
une  autre,  était  réputée  inévitable.  Le  registrede  Carcassonne, 
de  1249  à  1258,  où  sont  énumérés  environ  200  cas,  n'indique 
pas  une  seule  fois  qu'un  prisonnier  ait  été  remis  en  liberté 
comme  innocent.  11  est  vrai  que  l'interrogatoire  d'Alizaïs  Debax, 
du  27  mars  1249,  est  suivi  de  la  note  :  «  Elle  ne  fut  pasentendue 
à  nouveau  parce  qu'on  la  considéra  comme  innocente  »  ;  mais 
cette  exception  apparente  est  annulée  par  une  seconde  note 
ainsi  conçue  :  Cruce  signât  a  est,  c'est-à-dire  qu'elle  fut  con- 
damnée à  porter  des  croix  en  public,  manière  d'affirmer,  aux 
yeux  du  peuple,  que  l'Inquisition  était  infaillible.  Un  homme 
contre  lequel  il  n'existait  pas  de  preuves  et  qui  ne  voulait  pas 
confesser  une  faute  imaginaire  était  retenu  indéfiniment  en 
prison,  à  la  discrétion  de  l'inquisiteur;  enfin,  si  la  preuve  rele- 
vée à  sa  charge  était  seulement  incidente  et  non  directe,  si  la 
suspicion  était  légère,  il  pouvait  être  mis  en  liberté  sous  cau- 
tion, avec  ordre  de  se  tenir  à  la  porte  de  l'Inquisition  depuis 
l'heure  du  déjeuner  jusqu'à  celle  du  diner  et  depuis  le  dîner 
jusqu'au  souper,  en  attendant  qu'un  nouveau  témoignage  vint 
&  surgir  contre  lui  et  que  l'inquisiteur  put  prouver  saculpabilité 
admise  d'avance  comme  certaine.  Au  nord  des  Alpes,  c'était  une 
règle  universellement  reçue  que  personne  ne  devait  être 
acquitté.  Tout  ce  que  la  justice  inquisitoriale  pouvait  faire, 
lorsque  l'accusation  échouait  complètement,  c'était  de  rendre 
un  verdict  de  «  non  prouvé  ».  On  déclarait  simplement  que  les 
griefs  n'étaient  pas  établis,  mais  on  se  gardait  de  dire  qu'il  n'y 
en  avait  pas.'  Les   inquisiteurs   avaient   pour  consigne   de   ne 

(I)  Va*îP»cl«,  m.  46:':  Pr.  447.  —  Coll.  Doat,  XXXI.  152.  169,  283;  XXXII.  69; 
XXXV.  134.  —  l'otfhast  n°  I02«î,  10U1,  10317,  18723,  18895.  —  Kipoll,  i.  *87  — 
Coll.  I) ..at,  XXXV.  134.—  Digarrl,  ll<g.  de  Uviiiface   VIII,  t.  n,  p.  121,  n°  2577 


542  CANON'   UE    CLEMENT    V 

jamais  prononcer  qu'un  homme  était  innocent,  car  cela  pou- 
vait entraver  une  procédure  ultérieure  au  ras  où  de  nouvelles 
charges  viendraient  à  se  produire.  Toutefois,  en  Italie,  au 
xwe  siècle,  il  est  possible  que  cette  règle  ait  été  négligée,  car 
Zanghino  donne  une  formule  d'acquittement  -—  fondée,  chose 
significative,  sur  )a  malignité  établie  des  témoignages  (1). 

Clément  V  reconnut  l'iniquité  de  ce  système  lorsqu'il  incor- 
pora dans  la  loi  canonique  une  déclaration  aux  termes  de 
laquelle  les  inquisiteurs  abusaient  au  détriment  des  fidèles  des 
sages  prescriptions  arrêtées  pour  la  défense  de  la  foi;  lorsqu'il 
leur  interdit  de  condamner  injustement,  d'agir  pour  ou  contre 

454  un  accusé  par  faveur,  par  haine  ou  par  cupidité,  sous  peine 
d'une  excommunication  ipso  facto,  ne  pouvant  être  levée  que 
par  le  Saint-Siège.  Hernard  Gui  s'inscrivit  chaleureusement  en 
faux,  contre  ces  accusations,  identiques,  dît-il,  à  celles  que  les 
hérétiques  lançaient  contre  le  Saint  Office,  au  grand  dommage 
de  l'Inquisition.  «  Imputer  l'hérésie  à  un  innocent,  ajoute-t-il, 
est  un  acte  damnable,  mais  c'en  est  un  autre  de  calomnier  le 
Saint  Office.  Malgré  la  réfutation  des  accusationsdirigées  contre 
celui-ci,  le  canon  de  Clément  en  admet  le  bien-fondé  et  rem- 
plit de  joie  les  hérétiques.  »  —  Si,  comme  le  dit  Gui,  les  héré- 
tiques se  réjouirent,  ils  eurent  bien  tort,  car  l'Inquisition  pour- 
suivit sa  marche  et  les  efforts  bien  intentionnés  de  Clément  ne 
furent  couronnés  d'aucun  succès  (2). 

La  constitution  du  crime  de  suspicion  facilitait  singulière- 
ment la  répugnance  du  Saint-Office  aux  acquittement.  Cette 
pratique  dérivait  des  codes  barbares,  suivant  lesquels  l'accusé 
devait  prouver  son  innocence  soit  par  l'ordalie,  soilpar  )<\pur- 
gation  appelée  en  Angleterre  wager  of  law,  c'est-à-dire 
en  obtenant  qu'un  nombre  déterminé  d'amis  vinssent  jurer 
avec  lui  que  l'accusation  était  mal  fondée.  Ledit  du  couronne- 

;         ment  de    Frédéric  II    prescrivit    que    les     suspects    d'hérésie 
|         devaient  s'innocenter  de  cette  manière,  si  l'Église  le  demandait, 

(1)  Molinier,  L Inquisition  dans  le  Midi,  p.  332-33.  —  Resp  r.usa  Prudenfum 
(Doat,  XXXVII.)  —  Bern.  Guidon.  Prachca  P.  v.  (Doat,  XXX.)—  Eymeric.  Direct. 
Inquis.  p.  474.  —  Zanchini,  Tract,  de  Hxret.  c.  xu. 

(2)  C.  1.  Clément,  v.  3.  —  Bern.  Guidon.  Gravamina  (Doat,  XXX.  H2.) 


ACCUSATIONS   FRIVOLES 


513 


sous  peine  d'être  mis  hors  la  loi  ;  s'ils  encouraient  cette  peine 
et  y  restaient  exposés  pendant  un  an,  ils  étaient  condamnés  de  / 
plein  droit  comme  hérétiques.  Cette  disposition  aggravait  singu-  j 
lièrement  la  suspicion  d'hérésie  et  fut  soigneusement  exploitée» 
La  suspicion  pouvait  naître  de  diverses  façons,  mais  surtout  de 
la  rumeur  publique.  Il  suffisait  de  n'avoir  par  prêté  à  temps 
le  serment  d'abjuration  de  l'hérésie  imposé  à  tous  les  habitants 
du  Languedoc,  ou  d'avoir  négligé  de  dénoncer  des  hérétiques, 
ou  de  posséder  des  ouvrages  hérétiques.  L'extension  ainsi 
donnée  à  la  criminalité  fut  la  cause  de  mille  complications  nou- 
velles. Les  Vaudois  enseignaient  q  .MX  ne  fallait  ni  mentir,  ni 
jurer,  ni  forniquer,  qu'il  fallait  rendre  à  chacun  ce  qui  lui 
était  dû,  aller  à  l'église,  payer  les  dîmes  et  les  autres  taxes 
dues  aux  prêtres.  Ceux  qui  écoutaient  ces  sages  conseils  et  en 
approuvaient  la  teneur  devaient-ils  être  considérés  comme  sus- 
pectsd'hérésie  ?  On  pose  cette  question  àun  inquisiteur  qui,  tout 
bien  considéré,  répond  par  l'affirmative  :  les  auditeurs  seront 
tenus  pour  suspects  et  soumis  à  la  purgation.  Le  chancelier  455 
Gerson  se  rendit  bien  compte  des  difficultés  pratiques  que  sou- 
levait la  théorie  de  la  suspicion;  il  recommanda  de  nepas per- 
dre de  vue  la  diversité  des  usages  suivant  les  temps  et  les  lieux, 
etc.;  mais  l'Inquisition  ne  s'arrêtait  pas  à  ces  scrupules.  Il  était 
plus  facile  de  traiter  les  suspects  en  criminels,  d'admettre  les 
trois  degrés  de  suspicion  (légère,  véhémente  et  violente),  de  la 
soumettre  à  des  peines  et  de  frapper  des  incapacités  motivées 
parle  crime  d'hérésie,  non  seulement  les  suspects,  mais  leurs 
descendants.  On  renonça  même  à  définir  les  trois  degrés  de 
suspicion  et  on  laissa  à  l'arbitraire  de  chaque  inquisiteur  le  soin 
de  classer  les  cas  individuels  qui  se  présentaient.  Eymerich 
explique  que  les  suspects  ne  sont  pas  des  hérétiques,  qu'ils  ne 
doivent  pas  être  condamnés  comme  tels  et  que  leur  châtiment 
doit  être  moins  grave,  sauf  dans  le  cas  de  suspicion  violente. 
Mais  ses  paroles  mêmes  sont  la  condamnation  la  plus  sévère  de 
tout  le  système.  Car  comment  repousser  la  «  suspicion  vio- 
lente »,  puisqu'il  était  impossible  d'invoquer  des  témoins? 
L'accusé  pouvait  fort  bien  n'être  pashérétique;  mais  s'il  refusait 

29. 


514  COJlhEURS 

d'abjurer  l'hérésie  et  de  donner  satisfaction,  c'est-à-dire  de 
confesser  implicitement  un  crime  imaginaire,  il  devait  être 
livré  au  bras  séculier;  s'il  confessait  et  demandait  d'être 
réconcilié  à  l'Eglise,  il  devait  être  jeté  en  prison  pour  le  reste 
de  ses  jours  (i). 

En  cas  de  suspicion  légère  ou  véhémente,  l'accusé  devait 
456  fournir  des  cojureurs  pour  attester  avec  lui  son  innocence.  Ces 
cojureurs  devaient  appartenir  à  la  même  classe  sociale  que  lui, 
le  connaître  personnellement  et  jurer,  d'abord,  qu'ils  le 
croyaient  orthodoxe,  puis,  qu'ils  croyaient  véridique  son  ser- 
ment d'exculpation.  Leur  nombre  variait,  suivant  le  bon  plai- 
sir de  l'inquisiteur  et  le  degré  de  la  suspicion,  entre  trois  et 
vingt  ou  trente,  ou  même  davantage.  S'il  s'agissait  d'étran- 
gers, qui  ne  connaissaient  personne  dans  le  pays,  l'inquisiteur 
devait  se  contenter  de  peu.  La  cojuration  n'était  pas  une  vaine 
cérémonie  et,  comme  d'habitude,  tout  y  conspirait  contre  l'ac- 
cusé. S'il  ne  réussissait  pas  à  se  procurer  le  nombre  voulu  de 
cojureurs,  ou  négligeait  de  le  faire  dans  le  délai  d'une  année, 
la  loi  de  Frédéric  II  était  mise  en  vigueur  et  il  était  générale- 
ment condamné  au  bûcher  comme  hérétique;  quelques  inqui- 
siteurs soutenaient,  il  est  vrai,  que  cela  constituait  seulement 
une  preuve  présomptive,  non  une  preuve  absolue,  et  que  le 
suspect  pouvait  échapper  au  bûcher  en  confessant  et  en  abju- 
rant, pour  subir  ensuite,  bien  entendu,  la  pénitence  de  la  pri- 
son perpétuelle.  S'il  réussissait  à  se  purger  par  la  procédure  de 
la  cojuration,  il  n'était  pas  acquitté  pour  cela.  Lorsque  la 
suspicion  qu'il  éveillait  était  qualifié  de  véhémente,    il  pouvait 

(1)  Hist.  Diplom.  Frid.  n.  T.  h.  p.  4.  —  Concil.  Tolosan.  ann.  1229  c.  18.  — 
Co.  cit.  Albiens.  ann.  11*54,  c.  16.  —  Concil.  Tarraconens.  ann.  1242.  —  Eymeric. 
Direct.  Inquis.  p.  376-8,  380-4,  494-5,  500.  —  Concil.  Biterrens.  ann.  Î24»>, 
Jippend.  c  31.  36.  —  Zanchini  Tract.  <e  Hxiet.  v,  v.i,  xx.  —  Doctrina  de  modo 
procedendi  (Martène,  Thés.  v.  1802.)  — G°rsonis  de  Protestatione,  consid.  xn.  — 
Bernardi  Comens.  Lucema  Inquis.  s.  v.  Prxsumptio,  n°  5.  —  Isambert,  Ane. 
Loix  Françaises,  iv.  364. 

Il  est  curieux  de  voir  Cornélius  Agrippa  soutenir  que  la  loi  interdit  à  l'Inquisi- 
tion de  se  mêler  des  cas  impliquant  simple  suspicion,  ou  le  fait  d'avoir  défendu, 
accueilli  ou  secouru  des  hérétiques  (Z>*  Vanitaie  Sciendarum,  cap.  xevr.)  —  Soi* 
contemporain,  le  savant  jurisconsulte  Ponzinibio,  remarque,  au  contraire,  expres- 
sément, que  la  simple  suspicion,  même  non  autorisée  par  la  rumeur  publique, 
suKit  à  justifier  la  procédure  pour  hérésie,  mais  nou  pour  d'autres  crimes  (Pouzi— 
uibii  de  Lamiis  c.  88.) 


ABJURATION  515 

encore  être  puni  ;  même  si  la  suspicion  était  légère,  le  fait 
d'avoir  été  suspecté  le  notait  pour  toujours  d'infamie.  Avec  la 
curieuse  inconséquence  qui  caractérisait  la  procédure  inquisi- 
toriale,  on  le  contraignait  à  abjurer  l'hérésie  après  qu'il  eût 
établi  son  innocence;  cette  abjuration  restait  à  son  dossier  et, 
dans  le  cas  d'une  accusation  ultérieure,  le  fait  d'avoir  échappé 
à  la  première  était  compté  comme  une  preuve  de  culpabilité. 
Si  la  purgation  avait  été  motivée  par  une  suspicion  légère,  sa 
peine,  à  la  suite  d'une  accusation  nouvelle,  était  aggravée  ;  s'il 
y  avait  eu  suspicion  véhémente,  il  était  considéré  comme 
relaps,  indigne  de  pitié  et  livré,  sans  autre  procès,  au  bras 
séculier.  Dans  la  pratique,  cette  iniquité  est  surtout  intéres- 
sante comme  manifestant  l'esprit  de  l'Inquisition;  car  ses  mé- 
thodes étaient  trop  rigoureuses  pour  que  le  recours  à  la  pur- 
gation pût  être  fréquent  et  Zanghino, quand  il  traite  cesujet,  est 
obligé  de  l'expliquer  comme  une  coutume  peu  répandue.  Cepen- 
dant nous  en  connaissons  une  application  digne  de  mémoire. 
En  4336,  à  Angermiinde,  le  frère  inquisiteur  Jordan  admit  à 
l'épreuve  de  la  purgation  un  certain  nombre  de  personnes 
accusées  de  la  mystérieuse  hérésie  luciférienne  ;  quatorze 
hommes  et  femmes,  incapables  de  réunir  le  nombre  voulu  de 
cojureurs,  furent  brûlés  vifs  (1). 

Dans  tous  les  cas  où  l'accusé  était  admis  à  se  réconcilier  à  457 
l'Église,  l'abjuration  de  l'hérésie  était  une  formalité  indispen- 
sable. Tl  y  avait  diverses  manières  d'abjurer,  suivant  que  la 
suspicion  était  légère,  véhémente  ou  violente,  suivant  aussi  i 
qu'on  s'était,  ou  non,  confessé  et  repenti.  La  cérémonie  avait 
lieu  en  public,  à  un  auto  de  fé,  sauf  dans  des  cas  rares, 
comme  ceux  d'ecclésiastiques  dont  la  vue  pouvait  faire  scan- 
dale ;  elle  comportait  souvent  une  peine  pécuniaire,  destinée 
à  garantir  l'observation  des  engagements  souscrits.  Le  point, 
essentiel  était  que  le  pénitent  devait  abjurer  l'hérésie  en  géné- 

(1)  Concil.  Tarraconens.  ami.  1242.  —  Eyme  ic.  Direct.  Inq.  p.  376-8,475-6.— 
Bernardi  Comens.  Lucerna  Ihquis.  s.  vv.  Pi  acti  n,  Purgatio.  —  Albertini  lie  >er- 
ior  Inquis.  s.  v.  Deficiens.  —  Gregor.  PP.  XI.  Bull,  fïxuommunicamus,  20  Aug. 
1220. —  Zanchini  Tract,  de  Hxret.  c.  viu  *v«.  _  Martini  App.  ad  Mo&heim 
ie  Beyhardis,  p.  537. 


516 


CONURBATION 


rai,  et,  en  particulier,  l'hérésie  dont  il  était  accusé.  Cela  fait,  en 
cas  de  rechute  dans  l'erreur,  il  pouvait  toujours  être  livré  sans 
procès  au  bras  séculier,  sauf  si  l'abjuration  avait  été  motivée 
par  une  suspicion  «  légère  ».  On  conçoit  donc  combien  il  était 
nécessaire  de  faire  abjurer  au  pénitent  l'hérésie  in  génère,  car, 
sans  cela,  après  avoir  abjuré  le  Catharisme,  il  aurait  pu  adop- 
ter l'hérésie  vaudoiseetne  pas  être  considéré  comme  relaps. 
Dans  la  pratique,  un  tel  changement  de  doctrine  ne  pouvait 
guère  se  présenter,  mais  le  fait  que  les  inquisiteurs  l'ont  prévu 
montre  à  quel  point  ils  se  souciaient  de  la  forme,  tout  en 
manifestant  un  profond  dédain  pour  ce  que  nous  appelons  la 
justice. 

L'importance  attribuée  à  l'abjuration  parait  clairement  dans 
un  cas  de  l'Inquisilion  de  Toulouse  en  1310.  Sibylle,  femme  de 
Bernard  Borell,  avait  été  contraintede  se  confesser  et  d'abjurer 
en  1305.  Persistant  dans  ses  pratiques  d'hérésie,  elle  fut  arrêtée 
derechef  en  1309  et  obligée  à  une  nouvelle  confession.  En  sa  qua- 
lité d'hérétique  relapse,  elle  était  irrévocablement  destinée  au 
bûcher;  mais,  heureusement  pour  elle,  sa  première  abjuration 
ne  put  être  retrouvée  dans  les  archives  du  Saint-Office  et,  bien 
que  le  reste  de  l'instruction  faite  en  1305  fût  accessible,  elle  ne 
put  être  poursuivie  que  pour  un  premier  crime  et  ne  fut  con- 
damnée qu'à  la  prison  perpétuelle  (1). 

Dans  le  cas  de  suspects  qui  s'innocentaient  par  la  compur- 
gation  (cojureurs),  l'abjuration  ne  comprenait  naturellement 
458  pas  la  confession.  Mais  dans  des  accusations  d'hérésie  avec 
témoignages  à  charge,  personne  ne  pouvait  être  admis  a  abju- 
rer sans  avoir  préalablement  confessé  ce  dont  on  l'accusait.  Les 
dénégations  étaient  qualifiées  à' endurcissement  et,  à  ce  titre, 
justiciables  du  bûcher;  la  confession  était  la  première  condition 
requise  pour  l'abjuration.  Dans  les  cas  ordinaires,  où  l'on 
employait  la  torture,  la  confession  se  produisait  presque  tou- 
jours. Il  y  eut  cependant  des  cas  extraordinaires,  comme  celui 

(1)  Concil.  Narbonn.  ann.  1244  c.  6,  12. —  Muraton,  A)ttiq.  ltal.  Dissert.  lx. — 
Docfrina  de  modo  procedendi  (Martène,  T/ies.  V,  1800-i.)  —  Eymeric.  Direct. 
Inquis.  p.  376,  486-7,  4'.»2  8.  —  Lib   Sentent,  lnqjis.  Tolos.  p.  67,  215. 


CONFESSION  517 

de  Jean  Huss  à  Constance,  où  la  torture  ne  fut  pas  employée  et 
où  l'accusé  nia  toutes  les  charges  d'erreur  relevées  contre  lui. 
Dans  des  cas  pareils,  la  nécessité  de  la  confession  avant 
l'abjuration  ne  doit  pas  être  perdue  de  vue  si  nous  voulons  en 
comprendre  toutes  les  conséquences. 


518  CARAÇTÈHE  DES  SENTENCES 


CHAPITRE  XII 

LA    SENTENCE. 

4S9  Les  fonctions  pénales  de  l'Inquisition  étaient  fondées  sur  une 
fiction  qui  doit  être  expliquée  d'abord  pour  qu'on  puisse  juste- 
ment apprécier  une  partie  de  son  action.  En  théorie,  elle  n'avait 
pas  la  mission  d'infliger  des  peines.  Sa  mission  consistait  à 
sauver  des  âmes,  à  les  remettre  dans  la  voie  du  salut  et 
à  infliger  des  pénitences  salutaires  à  ceux  qui  cherchaient  cette 
voie,  comme  un  confesseur  à  ses  pénitents.  Ses  jugements 
n'étaient  donc  pas,  comme  ceux  du  juge  temporel,  des  ven- 
geances exercées  par  la  société  sur  les  coupables,  ou  des  exem- 
ples destinés  à  empêcher,  par  la  terreur  qu'ils  inspiraient,  la 
diffusion  du  crime  ;  ils  avaient  simplement  pour  objet  le  bien 
des  âmes  égarées,  l'effacement  ou  le  rachat  de  leurs  péchés. 

Les  inquisiteurs  eux-mêmes  parlent  généralement  de  leur 
office  dans  cet  esprit.  Quand  ils  condamnaient  un  malheureux 
à  la  prison  perpétuelle,  la  formule  en  usage,  dès  que  la  procé- 
dure du  Saint-Office  fut  fixée,  consistait  en  une  simple  injonc- 
tion adressée  au  coupable  de  se  rendre  à  la  geôle  et  de  s'y  ren- 
fermer, au  régime  du  pain  et  de  l'eau  qui  complétait  la  pénitence; 
puis  on  l'avertissait  qu'il  ne  devait  pas  sortir  de  prison  sous 
peine  d'être  excommunié  et  considéré  comme  un  hérétique 
parjure  et  impénitent.  S'il  parvenait  à  s'enfuir,  la  demande 
d'extradition  le  représentait  comme  un  insensé,  ayant  rejeté 
la  médecine  salutaire  prescrite  pour  sa  guérison  et  dédaigné 
l'huile  et  le  vin  au  moyen  desquels  on  cherchait  à  panser  ses 
blessures...  (1). 

(i)  Guid.  Fulcod.  Quxst.  xm,  xv.  —  Ripoll,  i.  254.  —  Arch.  de  l'Inq.  de  Car- 
cass.  (Doat,  XXXI.  139.)—  Arch.   de  l'évèché  d'Albi  (Doat,  XXXV.  69.)  —  Lib. 


LIMITATION    DES    PEINES  519 

Donc,  en  principe,  le  nombre  des  peines  que  pouvait  infliger  460 
l'Inquisiteur  était  très  limité.  Il  ne  condamnait  jamais  à  mort, 
mais  retirait  simplement  la  protection  de  l'Église  au  pécheur 
endurci  et  impénitent,  ou  au  relaps  dont  la  rechute  avait  prouvé 
qu'on  ne  pouvait  se  lier  à  son  repentir.  Sauf  en  Italie,  il  ne 
confisquait  jamais  les  biens  de  l'hérétique,  mais  constatait 
seulement  la  réalité  d'un  crime  qui,  d'après  les  lois  séculières, 
rendait  son  auteur  incapable  de  posséder.  Tout  au  plus  pou- 
vait-il imposer  une  amende  comme  pénitence,  qui  devait  être 
employé  à  de  bonnes  œuvres.  Son  tribunal  était  essentielle- 
ment spirituel,  jugeait  les  péchés  et  prescrivait  les  remèdes  de 
l'esprit,  sous  l'inspiration  des  Evangiles,  dont  un  exemplaire 
était  toujours  ouvert  devant  lui.  Telle,  du  moins,  était  la 
théorie  de  l'Eglise  et  il  faut  toujours  s'en  souvenir  si  l'on  veut 
comprendre  ce  qui  paraîtrait  autrement  illogique  et  inconsé- 
quent —  particulièrement  en  ce  qui  touche  la  liberté  laissée  à 
l'inquisiteur  dans  ses  rapports  avec  les  pénitents.  Juge  des 
consciences,  il  n'était  lié  par  aucun  code,  par  aucune  règle; 
ceux  qu'il  citait  à  son  tribunal  étaient  littéralement  à  sa  merci 
et  aucun  pouvoir,  sauf  celui  du  Saint-Siège,  ne  pouvait  modifier 
quoique  ce  soit  de  ses  arrêts  (1). 

Il  résultait  parfois  de  là  une  indulgence  qui  serait  autre- 
ment inexplicable,  comme  dans  le  cas  des  meurtriers  de  Saint- 
Pierre  Martyr.  Pietro  Balsamo,  connu  sous  le  nom  de  Carinoy 
l'un  de  ces  assassins  à  gages,  fut  pris  en  flagrant  délit  et  son 
évasion  de  la  prison,  obtenue  par  corruption,  souleva  une  révo- 
lution populaire  à  Milan.  Et  cependant,  quand  on  l'eut  repris 
et  qu'il  se  fut  repenti,  on  lui  pardonna  et  on  lui  permit  d'entrer 
dans  l'ordre  des  Dominicains,  où  il  mourut  paisiblement,  avec 
la  réputation  d'un  beato.  Bien  que  l'Eglise  n'ait  jamais  reconnu 

Sentent.  Inq.  Tolos.  p.  32.  —  Eymeric.  Direct.  Inquis.  p.  465,  643.  —  Zanchins 
Tract,  de  H&rel.  c.  xx. 

Dans  les  sentences  de  BernarJ  de  (".aux,  1246  8,  bien  que  l'emprisonnement  soit 
traité  de  pénitence,  l'expression  est  plus  impérative  que  dans  la  procédure  posté- 
rieure (M*s.  Bib.  Nat.,  fonds  lat.,  5  902  ) 

(1)  Arch.  de  l'évèché  d'Albi  (l)oat,  XXXV.  60.)  —  Arch.  de  l'inq.  de  Carcas- 
sonne  (Doat,  XXVll.  232.)  -  Concil.  Narbonn.  «nu.  1234  c.  5.  —  Goncil.  Biter- 
reiis'  ann.  1246,  Append.  c.  20.  —  Eymeric.  hirect.  Inq.  p.  506-7.  —  Zanchini, 
Tract,  de  Hxret.  c.  xvi.  —  Guid.  Fuîcod.  Q  xest.  <v. 


52Û  CRIMINELS   ÉPARGNÉS 

à  sa  mémoire  le  droit  d'un  culte  public,  il  apparaît,  sous  le  nom 
I  du  bienheureux  Acerinus,  parmi  les  saints  Dominicains,  dans 
une  des  stalles,  décorée  en  1505,  de  la  grande  église  sous  le 
vocable  du  Martyr  à  Sant'Eustorgio.  Pas  un  des  meurtriers, 
semble-t-il,  ne  fut  mis  à  mort  et  le  principal  instigateur  du 
crime,  Stefano  Confaloniere  d'Aliate,  hérétique  et  fauteur 
46j  d'hérétiques  notoire,  ne  fut  emprisonné  pour  le  reste  de  ses 
jours  qu'en  1295,  quarante-trois  ans  plus  tard,  après  une  longue 
série  d'abjurations  et  de  rechutes.  11  en  fut  de  même  quand, 
bientôt  après,  l'inquisiteur  franciscain  Pier  da  Bracciano  fut 
assassiné  et  quand  Manfredo  di  Sesto,  qui  avait  armé  le  bras 
des  assassins,  fut  traduit  devant  Rainerio  Saccone,  l'inquisiteur 
de  Milan.  Il  avoua  son  crime  et  d'autres  forfaits  commis  au 
profit  de  l'hérésie,  mais  reçut  seulement  l'ordre  de  se  présenter 
devant  le  pape  et  de  s'entendre  imposer  pai-  lui  une  pénitence. 
Comme  il  négligeait  dédaigneusement  d'obéir,  Innocent  IV  se 
contenta  d'ordonner  aux  magistrats  de  toute  l'Italie  de  l'arrêter 
et  de  le  retenir  en  prison  partout  où  Ton  pourrait  le  saisir  fi). 
Cependant  cette  doctrine  qui  faisait  de  l'Église  une  mère 
aimante,  châtiant  à  regret  et  dans  leur  intérêt  seul  les  désor- 
dres de  ses  enfants,  ne  servait  qu'à  rendre  plus  impitoyables  la 
plupart  des  opérations  du  Saint-Office.  Ceux  qui  résistaient  à 
ses  efforts  bienfaisants  se  rendaient  coupables  d'une  ingratitude 
et  d'une  désobéissance  dont  rien  ne  pouvait  égaler  la  noirceur. 
C'étaient  des  parricides  indignes  de  toute  clémence,  à  qui  l'on 
témoignait  encore  de  la  charité  en  les  frappant.  Nous  avons  vu 
combien  peu  l'inquisiteur  se  préoccupait  de  la  souffrance 
humaine  dans  ses  tentatives  pour  découvrir  et  pour  convertir 
les  hérétiques;  il  n'était  pas  à  supposer  qu'il  se  montrerait 
plus  tendre  dans  le  traitement  des  âmes  malades  réclamant  de 
lui  l'absolution  et  la  pénitence.  Or,  c'étaitle  pénitent  seulement, 
qui,  après  avoir  avoué  son  crime  et  s'être  repenti,  comparaissait 


(1)   Tamburini,  Istoria  delV  Inqaiz.,  i.  492-502.  —  Bern.  Corio,   Hist.   di  M>- 
fano,'ann.  1252   —  Arch.    de   l'Inq.    de    Carcass.    (Doat,    XXXI.  201.)  —  Ripoll,  i. 

244,  280,  389. 


INNOCENTS    PUNIS  521 

devant  le  tribunal  pour   être  châtié.   Tous  les   autres  étaient 
abandonnés  au  bras  séculier. 

Ce  qui  montre  combien  cette  théorie  était  vaine,  c'est  que  la 
juridiction  inquisitoriale  ne  pesait  pas  seulement  sur  les  héré- 
tiques, sur  ceux  qui  avaient  erré  volontairement  en  matière 
de  foi.  Fauteurs  et  défenseurs  des  hérétiques,  ceux  qui  leur 
accordaient  un  asile,  une  aumône,  une  protection  quelconque, 
ceux  qui  négligaient  de  les  dénoncer  aux  autorités  ou  de  s'em- 
parer d'eux  quand  ils  le  pouvaient  —  tous  ceux-là,  quelque 
orthodoxes  qu'ils  pussent  être,  encouraient  la  suspicion 
d'hérésie.  Si  la  suspicion  était  violente,  elle  était  aussi  grave 
que  l'hérésie  elle-même  ;  si  elle  était  véhémente  ou  simple,  462 
nous  avons  vu  à  quels  périls  elle  exposait  encore.  Zanghino 
enseigne  que,  si  un  hérétique  se  repent,  s'il  se  confesse  à  son 
prêtre,  s'il  accepte  une  pénitence  et  finit  par  recevoir  l'absolu- 
tion, il  peut  sans  doute  être  libéré  de  l'enfer  et  lavé  de  ses 
péchés  aux  yeux  de  Dieu,  mais  il  ne  doit  pas  être  exempté  des 
châtiments  temporels  et  reste  exposé  aux  poursuites  de  l'Inqui- 
sition. Celle-ci  ne  voulait  donc  pas  abandonnner  sa  proie,  tout 
en  reconnaissant  l'efficacité  du  sacrement  de  la  pénitence,  et, 
pour  écarter  des  difficultés  de  ce  genre,  défense  était  faite 
aux  prêtres  de  recevoir  les  confessions  d'hérétiques,  sujets 
réservés  aux  évêques  et  aux  inquisiteurs.  N'est-ce  point  là 
encore  une  preuve  évidente  que  la  conduite  du  Saint-Office 
n'était  point  d'accord  avec  sa  doctrine  ?  (1). 

Les  pénitences  généralement  imposées  par  l'Inquisition 
étaient  peu  nombreuses.  Elles  consistaient,  d'abord,  en  prati- 
ques pieuses  —  récitation  de  prières,  fréquentation  d'églises, 
usage  de  la  discipline,  jeûnes,  pèlerinages,  amendes  au  profit 
d'œuvres  religieuses,  toutes  choses  qu'un  confesseur  pouvait 
imposer  à  ses  pénitents  ordinaires.  Cela  suffisait  pour  les 
offenses  d'importance  secondaire.  Puis  venaient  les  pœnœ 
confusibiles,  pénitences  humiliantes  et  dégradantes,  dont  la 

(i)  Concil.  Tarraconens.  ann.  1242. —  ïnnoc.  PP.  IV.  Bull.  Xowrit  uni  vers  i  tas 
1254  (Mag.  Bull.  Rom.  i.  103).  ~  Bern.  Guidon.  Practica  P.  iv  (l)oat,  XXX.)  — 
Eymeric.  Direct.  Inquis.  p.  368-72,  376-8. —  Zanchini  Tract,  de  Hxret.  c.  xxxm. 


PÉNITENCES 


463 


plus  grave  était  le  port  de  croix  jaunes  cousues  sur  les  vête 
mente  ;  enfin,  la  plus  sévère  punition  que  put  infliger  le  Sa  £ 
Office  le  murus ou  prison.  La  confiscation,  comme  je  l'aidé* 
dit    n  était  qu'un  incident  et,  comme  le   bûcher,  rele  ai    d  s 
autorités  temporelles.  En  outre,  les  conciles  de  Narb  nne 
de  Beziers  presenvent  la  peine  du    bannissement,   à  perp  - 
tm  e  ou  atemps,  mais  elle  parait  avoir  été  si  rarement  appliqua 
ïui    est  a  peine  beso.n  d'en  tenir  compte;  cependant  elle  est 
que  quefois  mentionnée  dans  les  sentences  lesplus  andenne 
et   énumeree  parmi  les  pénitences  auxquelles  les   hérétiques 
repentants  consentaient  à  se  soumettre  (1) 

Le  crime  d'hérésie  était  trop  grave  pour  être  expié  par  la 
contriion   et  le   retour  au    bien.   Quoique   l'Église  prétendit 
accueillir  avec  jo.e   dans  son  seinmaternel,  ses  "enfants  égaré 
et  repentants,  la  voie  à  suivre  par  le  coupable  était  dure  et 
son  pèche  ne  pouvait  être  lavé  qu'au  prix  de  pénitences  assez 
sévères  pour  attester  la  ferveur  de  sa  conversion.  Avant  l'éta- 
blissement de  HnquISition,  vers  1208,  saint  Dominique,  alors 
sous  les  ordres  du  légat  Arnaud,  convertit  un  Cathare  nommé 
Pons  Roger  etlui  prescrivit  une  pénitence  dont  la  formule  s'est 
conservée.  Elle  nous  donne  une  idée  nette  de  ce  que  l'Église 
considérait  alors   comme  les    conditions   raisonnables    dW 
réconciliation,  à  une  époque  où  elle  mettait  en  œuvre  toutes 
ses  ressources  pour  reconquérir  les  hérétiques  et  n'avait   pas 
encore  recours,  sauf  exception,  à  la  violence.  Le  pénitent  doit 
être  dénude  jusqu  à  la  ceinture   trois  Dimanches  de  suite   et 
fouette  par  le  prêtre  depuis  l'entrée  de  la  ville  de  Tréville  jus- 
qu a  la  porte  de  l'Eglise.  11  doit  s'abstenir  à  tout  jamais  de 
viande,  d  œufs  et  de  fromage,  excepté  à  Pâques,  à  la  Pentecôte 
et  a  Noël  ;  ces  jours-là,  il  doit  manger  de  ces  aliments  en  si^ne 
de  renonciation  aux  erreurs  manichéennes.  Pendant  quarante 
jours,  deux  fois  par  an,  il  doit  s'abstenir  de  poisson  ;  pendant 
trois  jours  de  chaque  semaine,  il  ne  doit  prendre  ni  poisson   ni 
vin,  ni  huile  et  même  jeûner  complètement,  si  sa  santé  et  ses 

(1)  Concil.  Narbonn.   ann.  !2H  c    1    —  rnnn,\     d* 
e.28  -  CoU.  Doat,  XX..  *00.  _*  Mslm.^^Z,  ™J™-  APP™«- 


SURVEILLANCE    DES    PÉMTENTS  52$ 

occupations  le  lui  permettent.  11  doit  porter  des  vêtements 
monastiques,  avec  une  petite  croix  cousue  sur  chaque  pectoral. 
Si  possible,  il  doit  entendre  la  messe  tous  les  jours  et,  les  jours 
de  fête,  assister  aux  vêpres.  Sept  fois  par  jour  il  doit  réciter 
les  heures  canoniques  et,  de  plus,  le  Pater  noster  dix  fois 
chaque  jour  et  vingt  fois  chaque  nuit.  Il  doit  observer  la  chas- 
teté la  plus  absolue.  Chaque  mois  il  doit  présenter  ce  papier  au 
prêtre,  qui  doit  en  surveiller  l'observance,  et  persévérer  dans 
ce  genre  de  vie  jusqu'à  ce  que  le  légat  croie  convenable  de  l'en 
affranchir.  Toute  infraction  à  la  pénitence  imposée  fera  de  lui 
un  parjure  et  un  hérétique  et  l'exposera  à  être  écarté  de  la 
communauté  des  fidèles  (1). 

Ceci  montre  combien  les  formes  diverses  de  la  pénitence 
étaient  mêlées  au  gré  du  père  spirituel.  Le  même  caractère 
s'observe  dans  une  sentence  très  indulgente  portée  en  1258  par 
l'inquisiteur  de  Carcassonne  contre  Raymond  Maria,  qui  avait 
avoué  différents  actes  d'hérésie  commis  vingt  ou  trente  ans 
auparavant  et  qui,  par  d'autres  motifs,  avait  des  titres  sérieux 
à  l'indulgence.  Nous  y  constatons  aussi  l'usage  du  rachat  des 
pratiques  pieuses  pour  de  l'argent.  Raymond  doit  jeûner  depuis 
le  vendredi  après  la  Saint-Michel  jusqu'à  Pâques  et  ne  doit  pas 
manger  de  viande  le  vendredi  ;  mais  il  peut  racheter  ce  jeûne 
en  donnant  chaque  fois  un  denier  à  un  pauvre.  Il  doit  réciter 
sept  fois  par  jour  le  Pater  noster  et  Y  Ave  Maria.  Dans  le 
délai  de  trois  ans,  il  doit  visiter  les  sanctuaires  de  Sainte-Marie 
de  Roche-Amour,  de  Saint-Roux  d'Aliscamps,  de  Saint-Gilles  de 
Vauverte,  de  Saint-Guillaume  du  Dézert,  de  Saint-Jacques  de 
Compostelle,  rapportant  chaque  fois  des  attestations  du  recteur 
de  chaque  église.  Comme  rachat  d'autres  pénitences,  il  doit 
donner  six  livres  tournois  à  l'évèque  d'Albi  pour  l'aider  à 
construire  une  chapelle.  Il  doit  entendre  la  messe  au  moins  tous 
les  Dimanches  et  jours  fériés  et  s'abstenir  de  tout  travail  ces 
jours-là.  Une  autre  pénitence  de  même  genre  fut  infligée  à  un 
Chartreux  de  la  Loubatière,  coupable  de  Franciscanisme  spiri- 

(1)  Paramo,  Di  Oriq.  Offin.  S.  Tnquis.  Iib.  n.  Tit.  i.  c.  2.  §  6  —  Martène, 
Thés.  i.  802   —  Coll.  Doat,  XXXI.  1. 


464 


«591 

FLAGELLATION 


465 


tue  .  Il  deva.t  ne  pas  quitter  l'abbaye  pendant  trois  ans  et  ne 
parler,  ce  temps  durant  qu'au  cas  de  nécessité  extrême.  Pen- 
dant une  année,  il  devait  confesser  tous  les  jours  en  présence 
de  ses  frères  que  Jean  XXII  était  le  vrai  pape  et  qu'on  lui  devait 
obéissance;  par  surcroît,  il  devait  se  soumettre  à  certains 
jeunes  et  réciter  quelques  parties  de  la  liturgie  et  du  psautier. 
De  telles  pénitences  pouvaient  être  variées  à  l'infini  au  gré  de 
I  inquisiteur  (I).  8 

Dans  tout  ce  qui  précède,  il  n'est  pas  question  de  flagellation. 
Mais  c  était  la  un  élément  si  ordinaire  de  la  pénitence  qu'il  est 
souvent  sous-entendu  lorsqu'on  prescrit  des  pèlerinages  ou  la 
fréquentation  des  églises.  Nous  avons  vu  Raymond  de  Toulouse 
s  y  soumettre  et  quelque  répugnante  que  s'oit  à  nos  yeux  cette 
pratique,  il  faut  dire  qu'elle  ne  comportait  pas  autrefois  l'idée 
dégradante  que  nous  y  attachons  aujourd'hui.  Les  conciles  de 
Narbonne  et  de  Uôziers,  en  1244  et  en  1246.  celui  de  Tana-one 
en  1242,   mentionnent  la  discipline  parmi  les  peines  légères 
prescrites  pour  les  convertis    volontaires,    qui   se  confessent 
spontanément  pendant  le   temps  de  grâce.  Toutefois,  c'était 
une  peine  sérieuse.  Nu  autant  que  le  permettaient  la  décence 
et  a  température,  le  pénitent,  une  verge  à  la  main,  se  présen- 
tait tous  les  Dimanches  au  prêtre,  entre  l'Épitre  et  l'Évangile 
pendant  la  célébration  de  la  messe  ;  le  prêtre  le  frappait  à  coups 
redoubles  sous  les  yeux  des  fidèles  -  singulier  intermède   du 
service  divin  !  Le  premier  Dimanche  de  chaque  mois,  le  péni- 
tent devait,  après  la  messe,  se  rendre  dans  toutes  les  maisons 
ou  il  avait  vu  des  hérétiques  et  y  recevoir  le  même  traitement  • 
il  devait  accompagner,  dans  le  même  accoutrement,  toutes  les 
processions  solennelles  et  recevoir  des  coups  à  chaque  station 
et  a  la  fin.  Même  si  la  ville  était  en  interdit,  s'il  était  lui-même 
excommunié,  sa  pénitence  devait  suivre  son  cours  et  elle  durait 
tant  qu'il  plaisait  à  l'inquisiteur,  souvent  jusqu'à  la  mort  du 
malheureux.    Seul,  l'inquisiteur  pouvait  mettre  un  terme  à 
une  pénitence.  Nous  possédons   une  formule  de  Bernard   Gui, 

(1)  Archives  de  Mnq.  de  Carcass.  (Doat,  XXXI.  255.)  -  Coll.  Doat,  XXVII.  136. 


PÈLERINAGES  525 

vers  1330,  prescrivant  la  libération  des  pénitents  qui,  par  leu~ 
patience  et  leur  humilité  en  prison,  avaient  mérité  une 
diminution  de  leurs  peines  ;  une  formule  presque  identique  fut 
en  usage  après  l'organisation  de  l'Inquisition  (1). 

Les  pèlerinages,  qui  étaient  comptés  parmi  les  peines  les 
tplus  légères,  n'étaient  estimés  telles  que  par  comparaison  avec 
les  autres.  Il  fallait  les  accomplir  à  pied  et  le  nombre  en  était  v 

généralement  si  grand  qu'ils  pouvaient  absorber  plusieurs 
années  de  la  vie  d'un  homme,  pendant  lesquelles  sa  famille 
était  exposée  à  mourir  de  faim.  Un  des  plus  modérés  parmi  les 
inquisiteurs,  Pierre  Cella,  prescrit  souvent,  entr'autres  pèleri- 
nages, ceux  de  Gompostelle  et  de  Canterbury,  avec  arrêts  éven- 
tuels à  plusieurs  églises  intermédiaires;  dans  un  cas,  nous 
voyons  un  homme  plus  que  nonagénaire  recevoir  Tordre  d'aller 
à  Gompostelle  pour  avoir  seulement  conversé  avec  des  héréti- 
ques. Ces  pèlerinages  n'étaient  ni  sans  dangers,  ni  sans  fati- 
gues, bien  que  l'hospitalité  accordée  sur  la  route  par  les  nom- 
breux couvents  permit  aux  plus  pauvres  de  les  accomplir.  Du 
reste,  les  pèlerinages  étaient  un  élément  si  essentiel  des  mœurs 
du  moyen  âge  et  étaient  si  souvent  prescrits  dans  les  pénitences 
ordinaires,  que  l'Inquisition  devait  naturellement  en  imposer.  A 
une  époque  où  l'ardeur  pour  le  salut  était  telle  qu'on  vit,  dit-on, 
arriver  à  Rome  jusqu'à  20,000  pèlerins  par  jour,  pendant  le 
jubilé  de  4300,  le  pénitent  qui  se  tirait  d'affaire  au  prix  de 
voyages  à  pied  pouvait  estimer  qu'on  le  traitait  avec  indul- 
gence (2). 

Les  pèlerinages  pénitentiaux  de  l'Inquisition  étant  répartis 
en  deux  classes  —  les  grands  et  les  petits.  Dans  le  Languedoc, 
les  grands  pèlerinages  le  plus  souvent  prescrits  avaient  pour  466 
objets  Rome,  Compostelle,  Saint-Thomas  de  Canterbury  et  les 
Trois  Rois  de  Cologne.  Les  petits  étaient  au  nombre  de  dix-neuf, 
depuis  les  sanctuaires  locaux  jusqu'à  ceux  de  Paris  et  de  Bou- 

(1)  Concil.  Tarraconens.  ann.  1242.—  Concil.  Narborm.  ann.  1244  c.  1.  — Concil. 
Biterrens.  ann.  1246,  Append.  c.  6.  —  Bern.  Guidon.  Practica  (Doat,  ÀXIX.  54.)  — 
Mss.  Bib.  Nat.,  fonds  latin,  n°  14930,  fol.  214. 

(2)  Coll.  Doat,  XXI.  222.  —  Wadding.  Annal,  ann.  1300,  n°  1.  —  Cf.  Molinier, 
Llnquis.  dans  le  Midi,  p.  400-1. 


526  voyages  d'outre-mer 

Jogne-sur-Mer.  Le  genre  de  cas  où  ils  étaient  prescrits  ressort 
d'un  jugement  rendu  en  1322  par  Bernard  Gui  contre  trois 
accusés  dont  le  seul  crime  était  celui-ci  :  quinze  ou  vingt  ans 
auparavant,  ils  avaient  vu  des  docteurs  Vaudois  dans  les  mai- 
sons de  leurs  pères  sans  savoir  qui  étaient  ces  hommes.  Pour 
expier  cette  offense,  les  pénitents  devaient,  dans  le  délai  de 
trois  mois,  accomplir  dix-sept  petits  pèlerinages  entre  Bordeaux 
et  Vienne,  rapportant,  suivant  l'usage,  de  chaque  sanctuaire 
une  attestation  de  leur  présence.  Dans  ce  cas  particulier,  il  est 
spécifié  qu'ils  ne  sont  pas  obligés  de  porter  des  croix  et  je  pense 
que  cela  les  dispensait  de  la  flagellation  à  laquelle  les  pénitents 
avec  croix  étaient  naturellement  soumis  chaque  fois  qu'ils  se 
présentaient  à  l'une  des  églises.  Nous  trouvons  un  cas,  en  1308, 
où  un  condamné  est  dispensé  de  pèlerinages  à  cause  de  son 
grand  âge  et  de  sa  faiblesse  ;  on  se  contente  de  lui  imposer  deux 
visites  par  an  à  des  églises  dans  la  ville  même  de  Toulouse.  De 
pareils  exemples  d'humanité  sont  trop  rares  dans  les  annales 
de  l'Inquisition  pour  qu'on  ne  les  signale  pas  quand  on  les  ren- 
contre (1). 

Lors  des  débuts  de  l'Inquisition,  le  pèlerinage  que  l'on  pres- 
crivait aux  hommes  était  toujours  celui  de  la  Palestine,  où  ils 
devaient  se  rendre  en  qualité  de  Croisés.  Le  légat  Romano 
l'imposait  à  tous  ceux  qui  étaient  suspects  d'hérésie.  Mais  quand 
la  persécution  embrassa  tout  le  Languedoc,  le  nombre  de  ces 
croisés  involontaires  devint  si  grand  qu'on  craignit  de  les  voir 
corrompre  la  foi  dans  le  pays  même  où  elle  avait  pris  naissance. 
Vers  1242  ou  1243,  le  pape  défendit  de  recruter  les  Croisés 
parmi  les  hérétiques.  En  1246,  le  concile  de  Béziers  laisse  à  la 
discrétion  des  inquisiteurs  le  soin  de  décider  si  les  pénitents 
doivent  servir  eux-mêmes  au  delà  des  mers,  ou  envoyer  un 
homme  d'armes  à  leur  place,  ou  combattre  pour  la  foi  plus 
près  de  leurs  foyers,  contre  les  hérétiques  ou  les  Sarrasins.  Les 
inquisiteurs  pouvaient  aussi  fixer  à  leur  gré  la  durée  du  service, 
467     qui  était  d'ordinaire  de  deux  ou  trois  ans,  exceptionnellement 

(1)  Arch.  de  Tlnquis.    de  Carcass.    (Doat,    XXXVII.   il.)  —  Lib.  Sentent.   Inq. 
Twlosan.  p.  1,  340-1. 


CROISADES  527 

de  sept  ou  de  huit.  Ceux  qui  allaient  en  Terre  Sainte  devaient 
rapporter  des  attestations  signées  du  patriarche  de  Jérusalem  ou 
d'Acre.  Lorsque  le  comte  Raymond  se  préparait  à  accomplir, 
après  de  longs  délais,  son  vœu  de  Croisé,  il  obtint,  en  1247,  une 
bulle  d'Innocent  IV.  autorisant  l'archevêque  d'Auch  et  l'évêque 
d'Agen  à  commuer  en  pèlerinage  d'outre-mer  la  pénitence  des 
croix  temporaires  et  de  la  prison,  ou  môme  des  pénitences 
infligées  à  perpétuité,  si  l'inquisiteur,  auteur  des  sentences,  y 
consentait.  L'année  suivante,  la  même  mesure  fut  étendue  aux 
domaines  du  comte  de  Montfort.  Sous  cette  impulsion,  on  vit 
de  nouveau  beaucoup  de  pénitents  servir  comme  Croisés.  Nous 
possédons  une  notification  faite  par  les  inquisiteurs  de  Carcas- 
sonne,  le  5  octobre  1251,  dans  l'Église  de  Saint-Michel,  à  ceux 
qui  portaient  des  croix  ou  qui  avaient  cessé  de  les  porter  :  on 
les  somme  de  tenir  leur  promesse  et  de  faire  voile  pour  la  Terre 
Sainte  avec  le  premier  convoi.  Dans  le  registre  de  Carcassonne, 
Tordre  de  partir  pour  la  Croisade  est  souvent  donné  à  des  péni- 
tents. Les  résultats  désastreux  des  campagnes  de  Saint-Louis  et 
la  chute  du  royaume  de  Jérusalem  tendirent  à  faire  tomber  en 
désuétude  cette  forme  de  pénitence,  qui  continua,  cependant,  à 
être  prescrite  de  temps  en  temps.  En  1321  encore,  nous  voyons 
Guillem  Garric  condamné  à  se  rendre  au-delà  des  mers  avec  le 
prochain  convoi  et  à  y  rester  jusqu'à  ce  que  l'inquisiteur  le 
rappelle;  en  cas  d'empêchement  légitime  (ce  qui  était  à  prévoir, 
car  il  était  vieux  et  avait  moisi  en  prison  pendant  trente  ans), 
il  pouvait  envoyer  à  sa  place  un  solide  homme  d'armes  ;  mais 
s'il  négligeait  de  faire  cela  ou  de  partir  lui-même,  il  serait  con- 
damné à  la  prison  perpétuelle.  Cette  sentence  nous  offre,  en 
outre,  un  des  rares  exemples  de  bannissement,  car  Guillem 
reçoit  Tordre,  s'il  fournit  un  remplaçant,  de  fixer  sa  résidence 
dans  un  lieu  à  désigner,  où  il  restera  tant  qu'il  plaira  à  l'inqui- 
siteur (1). 

(i)  Wadding.  Annal,  ann.  1238,  n»  7.  —  Concil.  Narbonn.  ann.  1244  c.  2.  — 
Concil.  Biterrens.  ann.  1246,  Append.  c.  26,  29.  —  Berger,  Les  Reoislres  d'Inno- 
cent IVt  n"  3508,  3677,  3866.  —  Coll.  Doat,  XXXL  17.  —  Vaissetei  m.  Pr.  466.— 
Mss.  Bib.  Nat.,  fonds  lat.,  nouv.  acquis.,  139,  fol.  8.  —  Molinier,  Ulnq  is.  dans 
le  Midi,  p.  408-9.  —  Lib.  Sentent.  Inq.  Tolos.  p.  284  5.  —  Coll.  Doat,  XXF.  185, 
486,  217. 


"*°  PORT   DES   CROIX 


Ces  condamnations  n'atteignaient  pas  le  pénitent  dans  sa 
situation  sociale  et  dans  sa  réputation.   Il  n'en  était  pas  de 
même  de  la  peine  -  beaucoup  moins  dure  en  apparence  -  qui 
consistait  dans  l'obligation  de  porter  des  croix.   C'était    L 
excellence,  une  peine  humiliante,  pœna  confusibilis.  Nous 
avons  vu  que,  dès  1208,  saint  Dominique  ordonna  aux  héréti 
ques  convertis  de  porter  sur  la  poitrine  deux  petites  croix  en 
signe  de  pech    et  de  repentir.   Il  semble   contradictoire  que 
1  emblème  de  la  Rédemption,  si  fièrement  porté  par  les  CroLs 
e   les  ordres  militaires,  soit  devenu,  pour  le  converti,  une  péna^ 
I.te  presque  insupportable;  mais  lorsque  l'Église  en  eut  fait  la 
marque  du  péché  et  de  la  honte,  il  est  peu  de  disgrâces  qu'on 
n  eut  pas  préférées  à  celle-là.  Les  deux  petites  croix  de  saim 
Dominique  devinrent  de  grandes  pièces  de  toile   peinte  en 
safran,  dont  les  bras  avaient  deux  pouces  et  demi  de  large 
deux  palmes  et  demie  de  haut,  deux  palmes  de  long  Vunè 
cousue  sur  la  poitrine  et  l'autre  sur  le  dos  (on  se  consentait 
parfois  de  la  croix  sur  la  poitrine).  Si,  au  cours  de  son  p  ocè 
e  converti  s'était  parjuré,  on  ajoutait  en  haut  un  second  bras 
transversal  ;  s'il  avait  été  un  hérétique  parfait,  une  troisième 
croix  était  mise  en  évidence  sur  son  couvre-chef.  D'autres  foi 
ç  était  un  marteau,  que  devaient  porter  les  prisonniers  mis  en 
liberté  sous  caution;  nous  avons  déjà  parlé  des  langues  rouaes 
imposées  aux  faux  témoins,  des  lettres  infligées  comme  marqu 
aux  faussaires,  sans  compter,  les  autres  emblèmes  humiliants 
que  pouva.t  imaginer  l'inquisiteur.  Ces  stigmates  devaient  être 
portes  auss,   bien  dans  la  maison  qu'au  dehors  et,   lorsqu'il! 
étaient  uses,  ils  devaient  être  remis  à  neuf  par  le  péniten 
Pendant  la  dernière  partie  du  Xu,e  siècle,  ceux  qui  allaient  en 
croisade  au  delà  des  mers  pouvaient  quitter  leurs  croix  duran" 
1  expédition   à  condition  de  les  reprendre  à  leur  retour    Au 
début  de   1  Inquisition,    on  fixait    généralement,   pour   cette 
hum-hation  une  durée  d'un  an  à  huit  ans  ;  mais,  dans  la  suUe 
la  peine  fut  toujours  infligée  à  vie,  bien  que  l'inquisiteur  eu 
pouvoir  de  laremettre  pour  récompenser  une  «  bonne  conduite  >, 
Ainsi,  lors  de  l'auto  de  fé  de  1309,  Bernard  Gui  permit  à  Raj- 


RIGUEUR    DK    LA    PEINE  529 

monde,  femme  d'Etienne  Got,  de  déposer  les  croix  qu'elle  avait 
été  condamnée  à  porter,  une  quarantaine  d'années  auparavant, 
par  Pons  de  Poyet  et  Etienne  de  Gâtine  (1). 

Le  concile  de  Narbonne,  en  4229,  prescrivit  le  port  de  ces  469 
croix,  à  tous  les  convertis  qui  renonçaient  volontairement  à 
l'hérésie,  comme  une  preuve  qu'ils  détestaient  leurs  erreurs 
passées.  Apparemment,  l'on  trouva  que  la  pénitence  était  dure 
et  Ton  fit  effort  pour  s'y  soustraire,  car  les  statuts  de  Raymond, 
en  1234,  et  le  concile  de  Béziers  de  la  même  année,  menacent 
de  confiscation  ceux  qui  refusent  de  porter  ces  insignes,  ou  qui 
essaient  de  les  dissimuler.  D'autres  conciles  renouvelèrent 
cette  obligation  et  retendirent  à  tous  ceux  qui  se  réconcilie- 
raient à  l'Église.  En  4248,  le  concile  de  Valence  décida  que  les 
réfractaires  seraient  impitoyablement  contraints  de  s'amen- 
der et  qu'en  cas  de  récidive  on  les  traiterait  comme  des  évadés 
de  prison,  en  leur  appliquant  toutes  les  peines  dues  à  l'hérésie 
impénitente.  En  4251,  un  pénitent,  se  préparant  à  partir  pour 
la  croisade,  crut  pouvoir  déposer  ses  croix  avant  son  départ  et 
fut  jugé  pour  ce  fait  :  on  le  condamna  à  venir  à  Carcassonne, 
le  premier  dimanche  de  chaque  mois,  pieds  nus,  vêtu  seule- 
ment d'une  chemise  et  d'un  pantalon,  et  à  visiter  chaque  fois 
toutes  les  églises  de  la  ville,  en  se  soumettant  à  la  flagellation. 
Cette  peine  ne  devait  prendre  fin  que  le  jour  de  son  embar- 
quement (2). 

Ces  rigueurs  montrent  à  quel  point  le  port  des  croix  parais- 
sait intolérable.  Dans  les  sentences  de  Pierre  Cella,  il  n'est 
prescrit  que  dans  les  cas  graves  et  pour  un  certain  nombre  d'an- 
nées seulement;   plus  tard,   on  l'infligea  dans  tous  les  cas  et 

(1)  C.  Biterrens.  ann.  1246,  Append.  c.  2G.  —  Lib.  Sentent,  lnq.  Tolos.  p.  8,  13, 
130,  -J28. 

En  Italie,  les  enis  paraissent  avoir  été  de  drap  rouge  (Archiv.  di  Firenze,  Prov. 
S.  Maria  Novelh,  31  Oct.  1327.)  —  Au  xm°  siècle,  il  y  a  une  allusion  isolée  à  une 
autre  œna  confusibilis,  qui  consiste  en  un  collier  de  bois  porté  par  le  pénitent. 
J'en  tr  uve  la  mention  à  La  Charité,  en '1233,  mais  n'en  ai  pas  rencontre  d'autre 
eie  pple  (Ripoll,  i,  46.) 

(2)  Concil.  Narbonn.  ann.  122^,  c.  10.  — Statut.  Raymond!  aira.  1234  (Hardouin. 
vu.  205.) — Concil.  Biterrens.  ann.  1234  c.  4.  —  Concil.  Tarraconens.  ann.  1242.  — 
Concil.  Narbonn.  ann.  1244  c.  1.  —  Concil.  Valentin.  ann.  1248  c.  13.  —  ConciL 
Àlbiens.  ann.  1254  c  4.  —  Mss.  Bib.  Nat.,  londs  latin,  nouv.  acq.  139,  fol.  2. 

30 


330  ATTÉNUATIONS    DE    LA    PEINE 

pour  toute  la  vie.  Le  malheureux  pénitent  était  l'objet  des 
railleries  de  tous  et  lourdement  entravé  dans  ses  efforts  pour 
gagner  son  pain.  Aux  premiers  temps  de  l'Inquisition,  alors 
que  la  majorité  de  la  population  du  Languedoc  se  composait 
d'hérétiques  et  que  les  porteurs  de  croix  étaient  si  nombreux 
qu'on  redoutaitleur  présence  en  Palestine,  le  concile  de  Béziers, 
en  1246,  se  vit  obligé  d'avertir  le  peuple  de  faire  bon  accueil 
aux  pénitents;  il  interdit  de  les  tourner  en  dérision  et  de  refu- 
ser d'avoir  commerce  avec  eux,  vu  que  l'acceptation  résignée  de 
la  pénitence  devait  être,  pour  tous  les  fidèles,  un  sujet  de  con- 
470  tentement  et  un  motif  à  félicitations.  Mais  bien  que  les  péni- 
tents fussent  sous  la  protection  spéciale  de  l'Église,  elle  avait 
prêché  avec  trop  de  zèle  la  haine  de  l'hérésie  pour  pouvoir 
modérer  les  sentiments  populaires  à  l'égard  de  ceux  qu'elle 
stigmatisait.  En  4252,  Raymonde  Manifacier  fut  citée  devant 
l'Inquisition  de  Carcassonne  pour  avoir  quitté  ses  croix  ;  elle 
s'excusa  en  disant  que  son  manteau  s'était  déchiré  et  qu'elle  était 
trop  pauvre  pour  le  remplacer;  quanta  la  croix  sur  sa  pèlerine, 
•sa  maîtresse,  chez  laquelle  elle  était  en  condition,  lui  avait 
défendu  de  la  porter  et  lui  avait  donné  une  pèlerine  sans  croix. 
Un  cas  plus  significatif  est  celui  d'Arnaud  Isarn,déjà  cité;  après 
une  année  d'efforts,  il  avait  reconnu  qu'il  ne  pouvait  pas  gagner 
-.sa  vie  en  portant  ainsi  les  marques  de  sa  dégradation  (t). 

L'Inquisition  ne  se  dissimulait  pas  que  la  condition  des 
pénitents  était  cruelle  et  parfois  elle  avait  la  clémence  de  l'at- 
ténuer. Ainsi,  en  1250,  à  Carcassonne,  Pierre  Pelha  obtient 
l'autorisation  de  quitter  temporairement  ses  croix  pendant  un 
voyage  qu'il  est  obligé  de  faire  en  France.  Bernard  Gui  assure 
que  les  jeunes  filles  étaient  souvent  dispensées  de  les  porter, 
car  elles  n'auraient  pu  trouver  de  maris.  Une  des  formules  de 
-ses  Praclica,  exemptant  les  pénitents  du  port  des  croix,  énu- 
mère  les  divers  motifs  généralement  allégués  à  cet  effet,  tels 
que  l'âge  ou  l'infirmité  (sans  doute  parce  qu'un  vieillard  ou  un 
malade  n'aurait  pu  tenir  à  distance  les  insulteurs),  ou  le  fait 

(i)  Coll.  Doat,  XXI,  485  sq.  —  Concil.  Biterrens.  ann,  1246  c.  6.  -  Molinicr, 
ISlnquis.  dans  te  Midi,  p.  412.  —  Lib.  Sent.  Inq.  Toiosan.  p.  350. 


AMENDES  531 

que  le  pénitent  a  des  enfants  qu'il  ne  parviendrait  pas  à  nourrir, 
des  filles  qu'il  ne  pourrait  pas  marier.  Plus  suggestives  encore 
sont  les  formules  de  proclamations  menaçant  de  poursuivre 
pour  obstacles  apportés  à  l'Inquisition  et  de  condamner  au  port 
de  croix  ceux  qui  railleraient  des  pénitents,  les  chasseraient  ou 
les  empêcheraient  de  suivre  leur  vocation  ;  d'ailleurs,  l'insuf- 
fisance de  ces  avertissements  est  attestée  par  les  formules  des 
ordres  adressés  aux  fonctionnaires  séculiers,  à  qui  l'on  enjoint 
de  ne  pas  tolérer  de  pareils  abus.  Il  arrivait  que  des  instruc- 
tions à  cet  effet  fissent  partie  de  la  procédure  régulière  des  autos 
de  fé.  Tout  cela  prouve  que  le  port  de  la  croix,  c'est-à-dire  du 
symbole  même  du  christianisme,  était  un  châtiment  des  plus 
durs.  Le  Sanbenito  de  l'Inquisition  espagnole  moderne  dérive  47â 
du  scapulaire  avec  croix  de  couleur  safran  qui  était  porté  par 
les  condamnés  à  la  prison  lorsque,  à  certaines  fêtes,  ils  étaient 
exposés  aux  portes  des  églises,  afin  que  leur  misère  et  leur 
humiliation  servissent  d'avertissement  au  peuple  (1). 

On  se  souvient  qu'à  l'origine  il  y  eut  quelque  incertitude  sur 
la  question  de  savoir  si  les  inquisiteur  pouvaient  infliger  des 
amendes.  Le  vœu  de  pauvreté  des  Mendiants,  auxquels  était 
confié  le  Saint-Office,  n'était  pas  encore  tombé  dans  l'oubli  au 
point  qu'on  pût  se  résigner  sans  scandale  à  les  voir  s'enrichir 
par  l'usage  ou  l'abus  de  leur  pouvoir  presque  illimité.  Toutefoisr 
ils  ne  tardèrent  pas  à  entrer  dans  cette  voie.  Nous  avons  déjà 
cité  la  sentence  de  1237,  aux  termes  de  laquelle  Pons  Gri- 
moardi,  converti  volontaire,  reçoit  l'ordre  de  payer  à  l'Inquisi- 
teur dix  livres  Morlaas.  En  1245,  à  Florence,  un  jugement 
rendu  par  l'infatigable  inquisiteur  Ruggieri  Calcagni  montre  que 
les  amendes  y  étaient  déjà  une  peine  habituelle.  Ce  n'est  donc- 
pas  sans  cause  que  le  concile  de  Narbonne,  en  1244,  dans  ses* 
instructions  aux  inquisiteurs,  leur  enjoignit  de  ne  point  pro- 
noncer de  peines  pécuniaires,  tant  dans  l'intérêt  de  l'honneur 
de  leur  Ordre  que  parce  qu'ils  avaient  de  bien  autres  devoirs 

(1)  Molinier,  op.  cit.  p.  4#4,  414-5.— Bernard.  Guidon.  Gravnmma  (Doat,  XXX,. 
115.)  —  E|iisd.  Practica  P.  n  (Doat,  XXIX,  75.)—  Arrh.  de  Vlnq.  de  tare.  (Doat,. 
XXXVU.  107,  135,  149.)  —  Evmeric.  Direct.  In/,  p   490-99. 


532 


AVIDITÉ    DES   JUGES 


à  remplir.  L'Ordre  lui-même  sentait  que  ces  observations 
étaient  justifiées.  Gomme  les  inquisiteurs  n'étaient  pas  encore, 
en  théorie  du  moins,  émancipés  du  contrôle  de  leurs  supérieurs, 
le  chapitre  provincial  de  Montpellier  avait,  dès  1242,  essayé  de 
remettre  en  vigueur  les  règles  de  l'Ordre  en  défendant  aux 
moines  d'infliger  à  l'avenir  des  amendes  et  de  percevoir  celles 
qu'ils  avaient  précédemment  imposées.  Mais  cette  décision  fut 
peu  respectée,  témoin  une  bulle  d'Innocent  IV,  cn  1245,  par 
laquelle  le  pape,  désireux  de  sauver  la  réputation  des  inquisi- 
teurs, ordonne  que  toutes  les  amendes  soient  versées  à  deux 
personnes  choisies  par  l'évêque  et  par  l'inquisiteur,  afin  que  le 
produit  serve  à  la  construction  de  prisons  et  à  l'entretien  des 
prisonniers.  Pour  se  conformer  à  la  bulle  d'Innocent,  le  concile 
de  Béziers,  en  1246,  abandonna  la  position  prise  parle  concile 
de  Narbonne  et  accorda  que  les  amendes  fussent  employées 
pour  les  prisons  et  pour  couvrir  les  dépenses  nécessaires  de 
l'Inquisition.  Sans  doute  les  bons  évêques  prirent  cette  décision 
472  afin  d'éviter  d'être  mis  eux-mêmes  à  contribution  pour  ces 
dépenses  qui  relevaient  de  leur  juridiction  épiscopale.  Dans  un 
manuel  inquisitorial  de  cette  époque,  la  destination  des  amen- 
des est  précisée  dans  le  sens  indiqué  ;  mais  les  abus  ne  tardè- 
rent pas  à  se  produire  et,  dès  1249,  Innocent  IV  reprochait 
durement  aux  inquisiteurs  leurs  exactions  au  détriment  des 
convertis,  à  la  honte  du  Saint-Siège  et  au  scandale  des  fidèles 
en  général.  Cette  lettre  parait  n'avoir  pas  eu  d'effet,  car,  en 
1251,  le  pape  défendit  absolument  aux  inquisiteurs  d'imposer 
des  amendes  toutes  les  fois  qu'un  autre  mode  de  pénitence 
pourrait  être  employé.  Mais  les  inquisiteurs  finirent  par  l'em- 
porter et  obtinrent  le  droit  d'infliger  des  peines  pécuniaires 
à  discrétion.  Les  sommes  ainsi  perçues  devaient,  bien  entendu, 
servir  à  des  usages  pieux,  y  compris  les  dépenses  de  l'Inquisi- 
tion ;  et  comme  elles  étaient  versées  aux  inquisiteurs  eux- 
mêmes,  il  est  probable  qu'elles  n'étaient  pas  détournées  de  leur 
but,  mais  dépensées  «  décemment  et  sans  causer  de  scandale 
aux  laïques  »,  suivant  la  recommandation  d'Eymerich.  Dans  les 
sentences  portées  par  Frà  Antonio  Secco  contre  les  paysans  des 


ABUS  DES   PEINES  PÉCUNIAIRES  533 

vallées  vaudoises  en  1387,  la  pénitence  du  port  des  croix  est 
généralement  accompagnée  d'une  amende  de  cinq  ou  de  dix 
florins  d'or  pur,  payables  à  l'Inquisition  «  pour  couvrir  les  frais 
du  procès  ».  L'État  essaya  bien  d'en  obtenir  sa  part,  mais  ses 
prétentions  furent  repoussées  lors  d'une  réunion  d'experts  tenue 
à  Plaisance  en  1276  par  les  inquisiteurs  lombards,  Frà  NicColo 
da  Cremona  et  Frà  Daniele  da  Giussano.  Pierre  Cella,  le  pre- 
mier inquisiteur  de  Toulouse,  imposait  des  peines  pécuniaires 
dont  la  destination  était  plus  acceptable  :  en  dehors  des  pèle- 
rinages et  des  autres  pénitences,  le  condamné  devait  assumer 
l'obligation  d'entretenir,  pour  quelques  années  ou  à  vie,  tantôt 
un  prêtre,  tantôt  un  pauvre  de  son  pays   (1). 

A  une  époque  postérieure,  on  allégua  que  le  principe  des 
amendes  était  inadmissible,  car,  objectait-on,  si  l'accusé  est 
un  hérétique,  tous  ses  biens  doivent  être  confisqués  et,  s'il  est 
innocent,  il  ne  doit  pas  être  puni.  A  quoi  les  inquisiteurs 
répondirent  qu'en  dehors  des  hérétiques  il  y  avait  des  fauteurs, 
des  défenseurs  de  l'hérésie,  des  gens  dont  le  seul  crime  était 
d'avoir  prononcé  une  parole  inconsidérée  ;  ces  gens  pouvaient 
et  devaient  être  frappés  d'amendes.  Ainsi  l'abus  persista, 
parce  qu'il  profitait  à  l'Inquisition  (2). 

On  ne  peut  guère  séparer  des  amendes  les  commutations  de 
peines  accordées  pour  de  l'argent.  Nous  avons  dit  combien 
était  répandue  et  lucrative  la  coutume  de  «  commuer  »  les 
vœux  des  Croisés  ;  il  était  inévitable  qu'un  abus  analogue 
entachât  les  relations  de  l'Église  avec  les  pénitents  que  l'In- 
quisition avait  mis  sous  sa  coupe.  On  trouva  bientôt  une 
excuse  en  alléguant  que  les  sommes  ainsi  perçues  seraient 
employées  à  de  pieux  usages  —  et  quel  usage  pouvait  être  plus 

(1)  Vaissete,  m.  Pr.  386.  —  Lami,  Antichità  Toscane,  p.  560.  —  Concil.  Nar- 
bonn.  ann.  1244  c.  17.  —  Innoc.  PP.  IV.  Bull.  Quia  t^  19  Jan.  1245  (Doat,  XXXI. 
71.)  —  Molinier,  op.  cit.  p.  23,  390.  --Concil.  Biterrens.  ann.  1240,  Append.  c.  il. 
—  Practica  super  Inquisit.  (Mss.  Bib.  Nat.,  fonds  lat.t  n°  14930,  fol.  222.)  —  Innoc. 
PP.  IV.  Bull.  Cum  a  quibusdam,  14  Mai  1249  (Doat,  XXXI.  81,  116.)  —  Coll. 
Doat,  XXXIII.  198.  —  Kipoll,  i,  194.  —  Eymeric.  Direct.  Inq.  p.  6l8-9,  653,  — 
Zanchini  Tract,  de  Hxret.  c.  xix,  xx,  xli.  —  Archiv.  Storico  Italiano,  n"  38, 
p.  s 7,  42.  —  Campi,  Dell.  Hist.  Eccles.  di  Piacenza,  P.  h,  p.  309.  —  Coll.  Doat, 
XXI.  185  sq. 

(2)  Bernardi  Coraens.  Lucerna  Induisit.  9.  v.  Pœnam. 

30. 


475 


534  COMMUTATIONS   ACHETÉES 

pieux  que  de  satisfaire  aux  nécessités  de  ceux  qui  travaillaient 
avec  zèle  à  maintenir  la  pureté  de  la  foi  ?  Ici,  ce  fut  le  Saint- 
Siège  qui  donna  l'exemple.  On  a  vu  qu'en  1248  Algisius,  péni- 
tencier pontifical,  ordonna  de  mettre  en  liberté,  au  nom  d'In- 
nocent IV,  dix  prisonniers  qui  avaient  confessé  leur  hérésie,  par 
la  raison  qu'ils  avaient  donné  des  sommes  considérables  pour 
la  Terre  Sainte.  La  même  année  Innocent  autorisa  formelle- 
ment Algisius  à  commuer  les  peines  de  certains  hérétiques,  sans 
consulter  les  inquisiteurs,  et  il  donna  pleins  pouvoirs  à  l'arche- 
vêque d'Auch  de  convertir  en  «  subsides  »  les  pénitences  impo- 
sées à  des  hérétiques  réconciliés.  Raymond  préparait  alors  sa 
croisade  et  l'excuse  était  bonne.  Les  hérétiques  ne  deman- 
daient qu'à  se  sauver  au  prix  de  leurs  biens  et  le  projet  sem- 
blait devoir  être  d'un  bon  rapport.  En  conséquence,  Algisius. 
fut  envoyé  en  Languedoc  (1249),  avec  toute  latitude  de  conver- 
tir les  pénitences  inquisiioriales  en  amendes  destinées  aux 
besoins  de  l'Église  et  de  la  Terre  Sainte  et  d'accorder  toutes  les- 
dispenses  nécessaires,  nonobstant  les  privilèges  de  l'Inquisition. 
Un  pareil  exemple,  comme  bien  on  le  pense,  ne  fut  pas  perdu 
de  vue  par  les  inquisiteurs.  Dans  les  cas  dont  nous  avons  con- 
naissance, on  spécifie  ordinairement  une  œuvre  pieuse  à 
laquelle  les  fonds  doivent  être  appliqués;  ainsi,  en  1255,  les- 
inquisiteurs  de  Toulouse  remirent  leurs  peines  à  douze  des. 
principaux  citoyens  de  Lavaur,  à  la  condition  qu'ils  payeraient 
certaines  sommes  pour  la  construction  de  'église,  devenue  plus- 
*7/  tard  la  cathédrale  de  cette  ville;  en  1258,  ils  agirent  de  même 
en  faveur  de  l'église  de  Najac.  Les  ponts  étant  d'utilité  publi- 
que, on  admit  que  la  construction  d'un  pont  rentrait  dans  la 
donnée  un  peu  élastique  des  «  œuvres  pieuses  ».  En  1310,  à 
Toulouse,  Mathieu  Aychard  fut  exempté  de  porter  des  croix  et 
d'accomplir  certains  pèlerinages  moyennant  une  contribution  de 
quarante  livres  tournois  destinées  à  la  construction  du  pont  de 
Tonneins.  Dans  une  formule  pour  des  transactions  de  ce  genre,, 
donnée  par  Bernard  Gui,  il  est  dit  que  l'absolution  et  la  dis- 
pense de  pèlerinages  et  d'autres  pénitences  est  accordée  en 
considération   du  payement  de  quarante  livres   pour  la  cons- 


EXTORSIONS   DES  INQUISITEURS  535- 

truction  d'un  certain  pont,  ou  d'une  certaine  église,  ou  «  pour- 
être  dépensées  en  œuvres  pies  à  notre  discrétion  ».  Cette  der- 
nière clause  prouve  que  les  commutations  ne  servaient  pas 
toujours  à  des  objets  d'intérêt  général.  Ainsi  nous  possédons- 
des  lettres  de  l'inquisiteur  de  Narbonne,  en  4264,  qui  accorde 
l'absolution  àGuillem  de  Puy  en  considération  d'un  don  de  cent 
cinquante  livres  tournois  fait  par  lui  à  l'Inquisition.  La  grandeur 
de  ces  sommes  montre  combien  les  pénitents  étaient  désireux 
de  se  tirer  d'affaire  et  l'énorme  pouvoir  d'extorsion  qui  appar- 
tenait à  l'inquisiteur.  Si  ce  dernier  était  intègre,  il  pouvait 
résister  à  la  tentation;  mais  s'il  était  avide,  il  jouissait  de  faci- 
lités presque  illimitées  pour  rançonner  les  malheureux  sans 
défense.  Ce  système  fut  maintenu  jusqu'à  la  fin.  Sous  Nico- 
las V,  Fray  Miguel,  l'Inquisiteur  d'Aragon,  offensa  mortelle- 
ment certains  hauts  dignitaires  en  se  conformant  à  des  instruc- 
tions pontificales;  sur  quoi  ils  le  maltraitèrent  et  le  tinrent 
sous  les  verrous  pendant  neuf  mois.  C'était  une  atteinte  fla- 
grante à  l'Inquisition.  En  1458,  Pie  II  ordonna  à  l'archevêque 
de  Sarragosse  de  déterrer  les  ossements  d'un  des  coupables  et 
de  les  envoyer  au  Saint-Siège  pour  être  jugés.  Mais  il  ajouta 
que  l'archevêque  pouvait,  à  sa  discrétion,  substituer  à  cette 
procédure  l'imposition  d'une  amende,  destinée  à  la  guerre  con- 
tre les  Turcs  et  devant  être  versée  à  la  Chambre  pontificale.  — 
Bien  entendu,  la  peine  de  mort  ne  pouvait  jamais  être  commuée 
légalement  (1). 

Lorsqu'un  pénitent  mourait  avant  d'avoir  accompli  sa  péni-  47^ 
tence,  l'occasion  était  particulièrement  propice  à  des  transac- 
tions de  ce  genre.  La  mort  ne  mettait  pas  les  hommes  à  l'abri 
de  la  juridiction  inquisitoriale  et  n'affaiblissait  en  rien  la 
rigueur  de  ses  poursuites.  Dans  la  pratique,  il  pouvait  y  avoir 
une  distinction  entre  ceux   qui  mouraient  en   accomplissant 

(1)  Arch.  de  l'Inq.  de  Carcass.  (Doa*,  XXXI,  152.  —  Arch.  Nat.  de  France, 
J.  430,  n°  1.  —  Berger,  Les  Registres  d'Innoc.  IV,  n°  4093.  —  Vai^sete,  m,  460' 
462.  —  Molinier,  op.  cit.  p.  173,  283-4,  391,  396,  397.  —  Lib.  Sentent.  Inti.  Tolos' 
p.  40.  —  Bern.  Gnidonis  Practica  (Doat,  XXIX,  83.)  —  Coll.  Doat,  XXXI,  202.— 
Arch.  de  l'Inq.  de  Carcass.    (Doat,    XXXV.   192.  ï  —  Zancliini,  Tract,  de  Hxret. 

C.   XIX. 


î>36  SPOLIATION    DES    HÉRITIERS 

humblement  leur  pénitence,  avant  de  l'avoir  entièrement 
accomplie,  et  ceux  qui  avaient  volontairement  négligé  de  s'y 
soumettre  ;  mais,  légalement,  le  défaut  d'accomplissement 
d'une  pénitence  entraînait  la  condamnation  pour  hérésie, 
qu'il  s'agît  d'un  vif  ou  d'un  mort.  Par  exemple,  en  1329, 
l'Inquisition  de  Carcassonne  ordonna  d'exhumer  et  de 
brûler  les  ossements  de  sept  personnes  qui,  n'ayant  pas  accom- 
pli les  pénitences  à  elles  imposées,  étaient  mortes  en  état  d  hé- 
résie ;  cela  entraînait  naturellement  la  confiscation  de  leurs 
biens  et,  pour  leurs  descendants,  outre  la  ruine,  certaines  inca- 
pacités dont  il  a  été  question  plus  haut.  Les  conciles  de  Nar- 
bonne  et  d'Albi  enjoignirent  aux  inquisiteurs  d'exiger  une 
satisfaction  des  héritiers  de  ceux  qui  étaient  morts  avant  le 
jugement,  s'ils  avaient  dû  être  condamnés  à  porter  des  croix, 
comme  aussi  de  ceux  qui  s'étaient  confessés  et  avaient  été  con- 
damnés, mais  n'avaient  pas  vécu  assez  longtemps  pour  com- 
mencer ou  pour  achever  leur  pénitence.  Gui  Foucoix  expose 
l'opinion  qu'en  pareil  cas  le  pénitent  est  admis  au  Purgatoire 
et  il  décide  que  rien  ne  doit  être  exigé  de  ses  héritiers;  mais 
cette  autorité  ne  prévalut  point  contre  la  doctrine  plus  lucra- 
tive des  conciles  et  un  manuel  de  l'époque  prescrit  aux  inquisi- 
teurs une  «  satisfaction  congrue  ».  Il  y  a  quelque  chose  de  par- 
ticulièrement répugnant  dans  la  rapacité  qui  poursuivait  ainsi 
au-delà  de  la  tombe  tous  ceux  qui  s'étaient  humblement  confessés, 
qui  s'étaient  repentis,  qui  avaient  été  reçus  dans  le  giron  de 
l'Église;  mais  l'Inquisition  était  impitoyable  et  exigeait  jus- 
qu'au dernier  sol.  Ainsi  l'Inquisiteur  de  Carcassonne  avait  pres- 
crit un  pèlerinage  de  cinq  ans  en  Terre  Sainte  à  Jean  Vidal, 
qui  mourut  avant  de  l'avoir  accompli.  Le  21  mars  1252,  ses 
héritiers,  dûment  cités,  jurèrent  que  tousses  biens  se  montaient 
A  vingt  livres  et  donnèrent  caution  qu'ils  se  conformeraient  à 
la  décision  de  l'inquisiteur.  Celle-ci  fut  publiée  au  mois  d'août 
suivant  :  on  exigeait  des  héritiers  vingt  livres,  c'est-à-dire  toute 
la  fortune  du  défunt.  Voici  un  autre  cas.  Raymonde  Barbaira 
mourut  avant  d'avoir  accompli  certains  pèlerinages  avec  port 
•de  croix  auxquels   elle  avait   été  condamnée.  L'inventaire  de 


CAUTIONS  $37 

ses  biens  établit  qu'ils  comprenaient  un  lit,  des  vêtements,  une  47$ 
armoire,  quelques  bestiaux  et  quatre  sols  ;  le  tout  avait  été 
réparti  entre  ses  proches.  C'est  sur  ce  pitoyable  héritage 
que  l'inquisiteur,  le  7  mars  1256,  réclama  quarante  sols,  que 
les  héritiers  durent  s'engager,  sous  caution,  à  payer  à  Pâques. 
De  pareils  détails  éclairent  d'une  lumière  crue  l'esprit  et  les 
procédés  de  l'Inquisition,  ainsi  que  l'oppression  qu'elle  exerçait 
sur  les  malheureuses  populations  sujettes  à  ses  caprices.  Même 
lorsqu'il  s'agissait  seulement  de  prétendus  fauteurs,  qui 
n'étaient  pas  des  héritiques,  leurs  héritiers  étaient  tenus  de 
subir  toute  peine  pécuniaire  qui  avait  été  infligée  aux 
défunts  (1). 

Une  source  de  revenus  plus  légitimes,  mais  qui,  cependant, 
elle  aussi,  devint  le  prétexte  de  graves  abus,  était  l'habitude 
d'exiger  des  cautions.  Celles-ci,  bien  entendu,  pouvaient  être 
abandonnées  par  l'accusé  et  constituaient  ainsi  une  forme 
irrégulière  de  commutation.  Cette  coutume  datait  des  débuts 
mêmes  de  l'Inquisition  et  était  pratiquée  durant  toute  la  procé- 
dure, depuis  la  première  citation  jusqu'à  la  sentence  finale  — 
et  même  après,  car  il  arrivait  que  Ton  mît  des  prisonniers  en 
liberté  à  la  condition  qu'ils  s'engageassent,  sous  caution,  à 
revenir.  Le  converti  qui  était  absous  après  avoir  abjuré  devait 
aussi  donner  caution  en  promettant  de  ne  pas  retomber  dans 
ses  erreurs.  Ainsi,  en  1234,  nous  voyons  un  noble  Milanais, 
Lantelmo,  obligé  de  déposer  une  somme  de  deux  mille 
livres,  et  deux  marchands  florentins  pour  lesquels  leurs  amis 
donnent  une  sûreté  de  deux  mille  marcs  d'argent.  En  1244,  les 
Baroni  de  Florence  promirent,  sous  une  caution  de  mille 
livres,  d'obéir  aux  ordres  de  l'Église;  en  1252,  un  certain  Guil- 
lem  Roger  s'obligea,  par  un  dépôt  de  cent  livres,  à  s'embar- 
quer pour  les  pays  d'outre-mer  par  le  premier  navire  et  à  y 
séjourner  pendant  trois  ans.  La  garantie  devait  toujours  être 

(i)  Arch.  de  l'inq.  de  Carcass.  (Doat,  XXVII.  236.)  — Concil.  Narbonn.  ann.  1244 
«.  i9.  —  Concil.  Albiens.  ann.  1254  c.  25.  —  Guid  Kulcod.  Qi'sest.  vu.  —  Prac- 
tica  super  Inquisit.  (Mss.  Bib.  Nat.,  fonds  latin,  n°  14030,  fol.  221-2.)—  Molinier, 
op.  cit.  p.  365,  3?2.  —  Bernardi  Comens.  Lucerna  Induisit,  s  v.  lnquisitore«p 
»«  18 


538  CORRUPTION    UNIVERSELLE 

pécuniaire  et  l'inquisiteur  avait  ordre  de  ne  pas  l'accepter  des 
mains  d'hérétiques,  dont  le  crime  impliquait  la  confiscation 
totale  des  biens;  maiscette  règle  était  mal  observée  et  l'on  trou- 
vait souvent  des  amis  de  l'accusé  qui  fournissaient  les  cautions 
nécessaires.  Une  caution  abandonnée  devait  être  versée  à  l'in- 
quisiteur, tantôt  directement,  tantôt  par  l'entremise  des  évo- 
ques, et  servir  aux  dépenses  de  l'Inquisition.  La  forme  ordinaire- 
de  la  caution  engageait  toute  la  fortune  du  principal  intéressé 
477  et  celles  de  deux  garants,  individuellement  et  solidairement; 
en  règle  générale,  il  y  avait  toujours  lieu  à  caution,  sauf 
dans  le  cas  où  l'accusation  semblait  trop  grave,  ou  lorsque  le 
délinquant  était  incapable  de  la  fournir  (1). 

11  était  impossible  que  ces  diverses  manières  de  battre  mon- 
naie avec  les  sentences  de  l'Inquisition  n'engendrassent  pas 
une  corruption  presque  universelle.  Pour  être  admis  à  donner 
caution,  il  fallait  s'assurer  le  bon  vouloir  de  l'inquisiteur,  dont 
la  procédure  était  entourée  d'un  secret  tel  qu'il  ne  risquait 
rien  en  mettant  à  prix  sa  *compl aisance.  Si  l'on  considère  que 
toute  personne  âgée  de  plus  de  sept  ans  était  sujette  à  la  sus- 
picion d'hérésie,  tache  indélébile  qu'une  simple  citation  suffi- 
sait à  infliger,  on  comprendra  quel  vaste  champ  s'ouvrait  à  la 
cupidité  de  l'inquisiteur,  de  ses  espions  et  de  ses  familiers. 
Nous  avons  des  preuves  certaines  et  nombreuses  que  la  puis- 
sance inquisitoriale  devint  trop  souvent  un  moyen  d'extorsion 
et  de  chantage.  En  1302.  Boniface  VIII  écrivit  au  provincial 
dominicain  de  Lombardie  qu'il  avait  reçu  des  plaintes  affligean- 
tes au  sujet  des  inquisiteurs  franciscains  de  Padoue  et  de  Vi- 
cence,  coupables  d'avoir  exl orque  des  sommes   énormes  à  des 

(1^  Concil.  Narbonn.  ann.  J244  c.  17. —  C.  Biterrens.  ann.  1246,  Append.  c.  15. 
— Innoc.  PP.  IV.  Bull.  Cumvpnerabilis,  20  Jan.  1253:  Bull.  Cum  per  nostras,  30 
Jan:  1253;  Bull.  Super  exUrpatio?i*,  30  Mai  1254.  —  Aie*.  PP.  IV.  Bull.  Super 
extirpa' icne,  13  Nov.  1258,  20  Sept.  1250;  Bull.  Ad  andientiam,  23  Jan.  1260.— 
Berger,  Les  Registres  a  Innoc.  IV,  n°  300 4.  —  Ripoll,  i.  60,  71,  223-4,  247.  — 
Lami,  Antichità  Toscane,  p.  576.  —  Mss.  Bib.  Nat.,  fonds  lat.,  nouv.  acquis.  139, 
fol.  43.  —  Evmeric.  Direct.  Inquis.  p.  638.  —  Zanchini  Tract,  de  Hxret.  c.  xix. — 
fêern.  Guidon.  Practica  V.  v.  (DoaL  XXX..)  —  Albert.  Iiepert    fnq.  s.  v.  Cautio. 

Le  droit  de  donner  caution,  sauf  ouand  on  était  sons  le  coup  d'une  accusation 
capitale,  était  formellement  reconnu  par  le  droit  séculier.  Voir,  par  exemple,. 
Isambert,  Ane.  loix  franc,  m.  57. 


CONCILE   DE   VIENNE  539 

hommes  et  à  des  femmes  et  de  les  avoir  soumis  à  mille  vexa-  478 
lions.  Le  pape  ajoute  naïvement,  pour  aggraver  leur  cas,  qu'ils 
n'ont  pas  fait  servir  leurs  gains  illicites  au  profit  du  Saint 
Office,  ni  de  l'Église  romaine,  ni  même  de  leur  propre  Ordre; 
preuve  qu'en  bien  des  cas  on  fermait  les  yeux  sur  ces  extor- 
sions, pourvu  que  le  produit  en  fût  judicieusement  distribué.  Boni- 
face  avait  envoyé  Gui,  évêque  de  Saintes,  pour  faire  mie 
enquête  et,  comme  les  griefs  énoncés  avaient  été  reconnus 
réels,  il  ordonna  au  provincial  de  remplacer  les  coupables  par 
des  Dominicains  (1).  Ce  changement  ne  profita  guère  aux  mal- 
heureux opprimés,  car,  dès  l'année  suivante,  Mascate  de'Mos- 
ceri,  jurisconsulte  de  Padoue,  en  appelait  au  pape  Benoît  et  lui 
dénonçait  le  nouvel  inquisiteur  dominicain,  Frà  Benigno,  qui 
procédait  contre  lui  à  seule  fin  de  lui  extorquer  de  l'argent.  En 
1304,  Benoît  fut  obligé  d'adresser  un  avertissement  sérieux  aux 
inquisiteurs  de  Padoue  et  de  Vicence,  en  raison  des  plaintes 
qui  lui  parvenaient  touchant  de  bons  catholiques,  frauduleuse- 
ment poursuivis  à  l'aide  de  faux  témoins.  On  conçoit  pourquoi 
les  Franciscains  sévères  se  plaignaient  que  les  inquisiteurs  de 
leur  Ordre  parcourussent  le  pays  à  cheval  au  lieu  d'aller  pieds  nus, 
comme  le  prescrivait  leur  Règle.  A  la  même  époque,  les  Domi*  ( 
nicains  du  Languedoc  étaient  l'objet  des  mêmes  accusations*  > 
Rome  fut  lente  à  s'en  émouvoir,  mais  enfin  l'enquête  instituer 
par  Clément  V  le  convainquit  que  les  faits  allégués  étaient 
•exacts.  Au  concile  de  Vienne,  en  1311,  le  pape  fit  adopter  des 
canons,  incorporés  dans  le  Corpus  Juris,  dont  les  termes 
disent  assez  clairement  ce  que  les  peuples  soumis  à  l'Inquisition 
ne  savaient  que  trop  :  à  savoir  que  l'office  inquisitorial  servait 
souvent  à  extorquer  de  l'argent  aux  innocents  et  à  laisser  des 
coupables  en  liberté  moyennant  finances.  Clément  proposait, 
comme  châtiment  de  pareils  méfaits,  l'excommunication  ipso 
fado  ;  Bernard  Gui  trouva  que  c'était  excessif,  car  l'excommu- 
nication invaliderait  tous  les  actes   du  délinquant,  les  bons 

(1)  C'est  en  1477  seulement  que  Sixte  IV,  à  la  requête  du  doge  Andréa  Vendra- 
<mi no,  révoqua  le  décret  de  Bonitace  et  nomma  inquisiteur  à  Padoue  et  à  Vicence  te 
Franciscain  Giovanni  da  Clugia.  (Archivio  Vaticano,  Sixto  IV,  Reg.  T.  i,  fol.  108.) 


540  AFFAIRE   DE   FLORENCE 

comme  les  mauvais.  Mais  le  résultat  ne  justifia  ni  les  espérances 
du  pape  ni  les  craintes  de  l'inquisiteur.  Les  inquisiteurs  conti- 
nuèrent à  s'enrichir  et  les  populations  à  souffrir  de  leur  tyran- 
nie. En  1338,  le  pape  dut  procéder  à  une  enquête  sur  un  mar- 
ché scandaleux  conclu  par  la  ville  d'Albi,  qui  avait  payé  à  l'in- 
quisiteur de  Carcassonne  une  grosse  somme  d'argent  pour 
479  obtenir  la  mise  en  liberté  de  quelques  citoyens  accusés  d'hérésie, 
En  1337,  Benoît  XII  ordonna  à  son  nonce  en  Italie,  Bertrand, 
archevêque  d'Embrun,  de  vérifier  les  plaintes  qui,  de  toutes  les 
régions  de  la  péninsule,  s'élevaient  contre  les  extorsions  des 
inquisiteurs,  leur  vénalité,  leurs  complaisances  coupables.  Le 
nonce  était  autorisé  à  prononcer  des  révocations  et  la.  manière 
dont  il  usa  de  ce  droit  prouve  combien  le  mal  était  profond. 
Mais  de  pareilles  mesures  ne  produisaient  pas  d'effet 
durable. 

En  1346,  la  république  de  Florence  s'insurgea  contre  son 
inquisiteur,  Piero  di  Aquila,  qu'elle  accusait  de  méfaits  divers, 
entre  autres  d'extorsions.  Il  s'enfuit  et  refusa  de  revenir  au  cours 
de  l'enquête  qui  fut  instituée,  bien  qu'on  lui  eût  offert  un  sauf- 
conduit.  Un  seul  témoin  fit  connaître,  sous  la  foi  du  serment, 
soixante-six  cas  d'extorsion;  suivant  une  liste  partielle  qui  nous  en 
a  été  conservée,  les  sommes  indûment  perçues  varient  de  vingt- 
cinq  à  dix-sept  cents  florins  d'or.  Villani  assure  qu'en  deux  ans  ce 
bandit  avait  amassé  plus  de  7,000  florins,  somme  énorme  pour 
l'époque;  or,  il  n'y  avait  pas  alors  d'hérétiques  à  Florence  et 
les  délits  qui  enrichissaient  si  rapidement  l'inquisiteur  étaient 
l'usure  et  le  blasphème  involontaire.  En  ce  qui  touche  l'usure, 
Àlvaro  Pelayo  dit  que  les  évêques  de  Toscane  en  donnaient 
l'exemple  et  prêtaient  à  intérêts  les  fonds  des  églises  ;  mais  les 
Inquisiteurs  se  gardaient  de  toucher  aux  prélats.  Quant  aux 
blasphèmes,  nous  savons  par  Eymerich  combien  il  était  aisé  de 
découvrir  une  hérésie  dans  un  simple  juron.  Boccace  songeait 
sans  doute  à  Frà  Piero  lorsqu'il  décrivait  l'inquisiteur  de  Flo- 
rence qui,  pareil  à  tous  ses  confrères,  avait  des  yeux  de  lynx 
pour  découvrir  l'hérésie  des  riches  et  qui  extorquait  une  forte 
somme  à  un  citoyen  coupable  d'avoir  dit  qu'il  possédait  du  vin 


QUESTION   DE   L'USURE  544 

si  bon  que  le  Christ  en  boirait.  Le  cas  de  Marie  du  Canech, 
changeuse  d'argent  à  Cambrai  en  1403,  montre  avec  quelle 
astuce,  lorsque  l'hérésie  vint  à  diminuer,  l'Inquisition  sut  se 
procurer  des  ressources  en  dénaturant  les  actes  les  plus  simples. 
Citée  devant  l'Ordinaire,  elle  exprima,  sans  malice,  l'opinion 
qu'elle  n'était  pas  tenue  de  témoigner,  sous  la  foi  du  serment, 
contre  son  propre  intérêt  et  son  propre  honneur.  Pour  ce,  l'in- 
quisiteur délégué,  Frère  Nicolas  de  Péronne,  la  poursuivit  et  la 
condamna  à  diverses  peines,  y  compris  l'abandon  de  son  com- 
merce pendant  neuf  ans  et  quatre-vingts  couronnes  d'or  «  pour 
les  frais  »  (1). 

La  sévérité  avec  laquelle  on  interprétait  les  canons  contre  4£Q 
l'usure  est  mise  en  relief  par  un  cas  soumis  à  l'Université  de 
Paris  en  4490.  La  Faculté  de  Théologie  fut  consultée  sur  un 
contrat  aux  termes  duquel  une  certaine  église  avait  acheté  pour 
trois  cents  livres  une  rente  annuelle  de  vingt  livres 
fournie  par  certaines  terres,  avec  le  droit  de  réclamer  le 
prix  d'achat  à  deux  mois  d'avis  ;  un£  convention  particulière 
reconnaissait  au  propriétaire  foncier  le  droit  de  rachat  pour 
neuf  ans.  C'est  là  un  des  nombreux  procédés  auxquels  on  euù 
recours,  lorsque  l'industrie  et  le  commerce  se  développèrent, 
pour  tourner  la  prohibition  de  prêt  à  intérêt.  Ce  contrat  resta 
en  vigueur  pendant  vingt-six  ans  avant  d'être  frappé  de  suspi- 
cion et  déféré  pour  examen  à  l'Université.  On  nomma  une  com- 
mission de  douze  docteurs  en  théologie,  qui  discutèrent  la  ques- 
tion et  décidèrent,  par  onze  voix  contre  une,  que  ce  contrat  était 
usuraire  et  que  les  payements  annuels  devaient  être  considéré 
comme  autant  de  remboursements  partiels  du  prix  d'achat  (2) 

(1)  Molinier,  op.  cit.  p.  299-302.  —  Arch.  de  l'Inq.  de  Carcas^onne  (Doat,  XXXIV 
5.)  Il  est  peut-être  «ligne  de  remarque  que  Ripoll,  en  imprimant  cetfe  bulle  d» 
Boniface  Vlîf,  t.  u,  p.  61,  a  discrètement  supprimé  les  détails  des  crimes  comn.i;, 
par  les  inquisiteurs.  —  Grand|ean,  Heq .  de  Benoit  A7,  n°«  169,  509.  —  Chron. 
Girardi  de  Fracheto  Contin.  ann.  1303(0.  Bouquet,  XXI.  22-3  )  —  Articuli  Trans- 
gressionum  (ÂrcHv.  fur  Lut.  -  und  Kirchenqesc.hichte.  1887,  p  104  )  —  C.  1,  §  4, 
c.  2.  Clément,  v.  3.  —  Bernard.  Guidon.  G>avamina  (Doat.  XXX.  118-19  )  —  Coll. 
Doat,  XXXV.  1 13.  —  Ripoll  vu  61  —  Archivio  di  Firenze,  Kiformagioni,  Classe  xi. 
Uistinz.  i.  n°  39.  —  Villani,  Cronica,  xir  58.  — Alvar  Pelag.  DePlanct.  Ecclcs 
lilj.  u.  art.  vir.  —  Eymeric  Direct.  Inq.  p.  332.  —  Decamerone,  Giom.  i.  Nov.  .6 
—  Arch.  adminisfr.  de  Reims,  iu.*64l. 

(2)  D'Argentré,  Collect.  Judic.  de  nov.  Error.  I.  h.  323. 

31 


542  VÉNALITÉ   DE    L'INQUISITION 

Les  abus  de  l'Inquisition  étaient  indéracinables.  Cornélius 
Agrippa  nous  assure  que  les  inquisiteurs  avaient  l'habitude  ce 
commuer  les  peines  corporelles  en  amendes  et  même  d'impo- 
ser des  redevances  annuelles  pour  prix  de  leur  indulgence. 
Résidant  dans  le  Milanais,  vers  1515,  il  fut  témoin  d'une 
émeute  causée  par  la  rapacité  de  ces  hommes,  qui  avaient  extor- 
qué de  grosses  sommes  à  des  femmes  de  noble  naissance;  quand 
les  maris  découvrirent  la  chose,  les  inquisiteurs  furent  trop 
heureux  d'échapper  vifs  (1). 

J'ai  insisté  sur  ce  caractère  de  l'Inquisition,  parce  qu'on  en  a 
rarement  tenu  compte,  malgré  tout  le  mal  et  toutes  les  souf- 
frances qui  en  ont  résulté.  Le  bûcher  n'a  fait,  comparativement, 
que  peu  de  victimes.  Quelque  horribles  qu'aient  été  les  cachots 
encombrés  où  l'Inquisition  entassait  ses  martyrs,  elle  a  fait 
régner  encore  plus  de  terreur  et  de  désespoir  par  la  perpétuelle 
menace  de  spoliation  qu'elle  tenait  suspendue  sur  les  tètes. 
481  D'un  jour  à  l'autre,  une  famille  pouvait,  par  elle,  être  réduite 
à  la  mendicité.  Rarement  les  victimes  osaient  crier,  plus  rare- 
ment encore  leurs  cris  étaient  entendus;  mais  nous  connaissons 
assez  de  cas  particuliers  pour  savoir  à  quel  point  le  Saint  Office 
devint,  par  sa  seule  puissance  spoliatrice,  un  fléau  pour  les 
populations  qui  le  subissaient.  De  bonne  heure,  les  riches 
reconnurent  qu'il  était  d'habile  politique  de  se  concilier  le  bon 
vouloir  d'hommes  aussi  formidablement  armés.  En  124-4,  le 
chapitre  dominicain  de  Cahors  dut  intervenir;  il  ordonna  aux 
inquisiteurs  de  ne  point  permettre  à  leurs  Frères  de  recevoir 
des  présents,  qui  mettaient  en  péril  le  renom  de  l'Ordre  ;  mais 
ces  scrupules  furent  bientôt  oubliés  et  l'on  vit  un  homme  d'un 
caractère  élevé,  comme  Eymerich,  soutenir  que  les  inquisiteurs 
pouvaient  recevoir  des  présents,  bien  qu'ils  eussent  lieu  de 
refuser,  sauf  en  des  cas  exceptionnels,  ceux  de  personnes  tra- 
duites devant  leur  tribunal.  Comme  les  comptes  de  l'Inquisition 
n'étaient  rendus  qu'à  laChambre  pontificale,  ses  fonctionnaires 
n'avaient  à  craindre  ni  enquête,  ni  dénonciation.  Ils  n'avaient 

(1)  Cornjl.  Agrippa,  De  vanitate  scientiar.  cap.  x  v  . 


DESTRUCTION   DE   MAISONS  D'HÉRÉTIQUES  543 

pas  davantage  à  redouter  la  colère  divine,  car  leurs  fonctions 
mêmes  leur  assuraient  indulgence  plénière  pour  tous  les  crimes 
qu'ils  confessaient  et  dont  ils  se  repentaient.  Ainsi  protégés 
contre  toute  sanction,  tant  dans  ce  monde  que  dans  l'autre,  ils 
agissaient  à  leur  guise  et  sans  être  retenus  par  aucun  scru- 
pule (1). 

Une  seule  pénalité  purement  temporelle  était  de  la  compé- 
tence de  l'Inquisition  :  la  désignation  des  maisons  qui  devaient 
être  détruites  comme  ayant  été  souillées  par  l'hérésie.  L'origine 
de  ce  curieux  usage  n'est  pas  aisée  à  découvrir.  D'après  la  loi 
impériale  romaine,  les  édifices  où  les  hérétiques  se  réunissaient 
avec  le  consentement  du  propriétaire  ne  devaient  pas  être  abat- 
tus, mais  confisqués  au  profit  de  l'Église.  Cependant,  dès  que 
l'hérésie  devient  une  puissance  formidable,  on  constate  que  la 
destruction  des  maisons  est  ordonnée  par  les  pouvoirs  séculiers 
avec  une  unanimité  singulière.  Le  premier  exemple  que  j'aie 
rencontré  de  cette  loi  date  de  1166  :  les  Assises  de  Clarendon 
prescrivirent  de  raser  toutes  les  maisons  où  des  hérétiques 
avaient  été  reçus.  Le  même  ordre  fut  donné  par  l'Empereur 
Henri  VI  en  1194  (édit  de  Prato),  par  Othon  IV  en  1210,  par 
Frédéric  II  en  1232  (édit  de  Ravenne),  qui  compléta  ainsi  son  édit 
de  couronnement  (1220),  où  cette  prescription  avait  été  omise. 
Elle  avait  déjà  été  adoptée  dans  le  Code  de  Vérone  (1228),  pour 
tous  les  cas  où  le  propriétaire,  après  huit  jours  d'avis,  négli-  482 
geait  d'expulser  des  locataires  hérétiques.  Quelques  années 
après  on  la  trouve  daàs  les  statuts  de  Florence  et  elle  figure 
dans  les  bulles  pontificales  qui  définissent  la  procédure  de  l'In- 
quisition. En  France,  le  Concile  de  Toulouse  (1229)  décréta  que 
toute  maison  où  un  hérétique  aurait  été  reçu  devait  être 
détruite  et  le  comte  Raymond,  en  1234,  donna  force  de  loi  à 
cette  décision.  Elle  reparut  naturellement  dans  la  législation 
des  conciles  ultérieurs  qui  réglèrent  la  procédure  inquisitoriale 
et  fut  adoptée  par  Saint-Louis.  La  Castille  semble  avoir  été  le 
seul  pays  où  elle  ne  fut  pas  observée,  grâce,  sans  doute,  à  lïn- 

(i)  Molinier,  op.  cit.  p.  307.  —  Eymeric.  Direct.  Inq.  p.  650,  685. 


514  PROTESTATIONS    DES   PRINCES 

fluence  directe  du  droit  romain  sur  sa  législation;dans  les  Parti- 
das,  il  est  dit  que  les  maisons  qui  ont  abrité  des  hérétiques  doi- 
vent être  simplement  abandonnées  à  l'Église.  Partout  ailleurs, 
elles  étaient  rasées  et  leur  emplacement,  considéré  comme 
maudit,  devait  rester  un  réceptacle  d'ordures,  impropre  à  l'ha- 
bitation des  hommes  ;  toutefois,  les  matériaux  de  démolition 
pouvaient  être  employés  à  des  usages  pieux,  à  moins  que  la 
sentence  de  l'inquisiteur  n'en  eût  prescrit  la  destruction.  Cette 
sentence  était  adressée  au  prêtre  de  la  paroisse,  qui  était 
tenu  de  la  publier  pendant  le  service  divin,  trois  dimanches  de 
suite  (1). 

En  France,  les  officiers  royaux  préposés  aux  confiscations 
finirent  par  protester  contre  la  destruction  de  propriétés  par- 
fois considérables,  car  le  château  du  seigneur  y  était  exposé 
aussi  bien  que  la  cabane  du  paysan.  En  1329,  l'inquisiteur 
de  Carcassonne,  Henri  de  Chamay,  obtint  de  Philippe  de  Valois 
la  confirmation  de  la  règle  et,  la  même  année,  dans  un  auto 
tenu  en  septembre,  il  eut  la  satisfaction  d'ordonner  la  destruc- 
tion de  quatre  maisons  et  d'une  ferme,  dont  les  propriétaires 
avaient  été  hérétiques  à  leur  lit  de  mort.  Mais,  un  demi-siècle 
plus  tard,  une  discussion  s'éleva  à  ce  sujet  entre  les  représen- 
tants du  roi  et  les  inquisiteurs  du  Dauphiné,  avec  un  résultat 
tout  autre.  Charles  V,  après  avoir  consulté  le  pape,  publia,  le 
,g3  19  octobre  1378,  des  lettres  aux  termes  desquelles  la  peine  de 
la  destruction  des  immeubles  était  abolie. 

L'esprit  d'indépendance  de  l'Allemagne  du  Nord  se  manifesta 
de  la  même  manière  :  le  Sachsenspiegel  prescrit  qu'aucune 
maison  ne  doit  être  détruite,  sauf  dans  le  cas  où  un  viol  y  aurait 
été  commis. En  Italie,  l'usage  subsista,  parce  que  les  confiscations 
n'avaient  pas  lieu  au  profit  du  prince;  mais  on  admit  que  le 
possesseur  pouvait  conserver  sa  maison,  s'il  n'avait  pas  con- 

(J)  Gonst.  v,  vni,  §  3,  God.  1.  v.  —  Assis.  Car.  art.  21.  —  Lami,  Aiitich.  Tosc. 
p.  124.  —  Hist.  Dipl.  Frid.  IL  T.  IV.  p.  290-300.—  Lib.  Jur.  Civ.  Veronœ  c.  156. 
—  Alex.  PP.  IV.  Bull.  Adextirp.  §  21.  —  Gonc.  Tolos.  ann.  1229,  c.  6.  —  Stat. 
Kaym.  ann.  1234  (Hard.  VII.  203.)  -  Vaiss.  III.  Pr.  370-1.  — ,  Com\  Biterr. 
ann.  124%  append  c.  35.  —  Concil.  Albiens.  ann.  1254,  c.  6.  —  Etablissements, 
i.  36.  —  Siete  Partidas,  P.  vu,  Tit.  xxvi,  I.  5.  —  Bern.  Guid.  Pract.  (D  at,  XXIX. 
89.)  —  Lib.  Sent.  Inq.  Tolos.  p.  4,  80-1,  168. 


AFFAIRE   DE    CORDES  545 

naissance  du  mauvais  usage  qu'on  en  faisait.  Toutefois,  les 
jurisconsultes  discutaient  sur  la  prohibition  perpétuelle  de  bâtir 
au  môme  endroit, — les  uns  affirmant  que  la  possession  continue 
du  terrain  par  un  catholique,  pendant  quarante  ans,  lui 
donnait  le  droit  d'j  construire  une  maison  nouvelle,  les  autres 
maintenant  que  la  sentence  inquisitoriale  avait  créé  une  servi- 
tude perpétuelle  et  imprescriptible.  Avec  le  temps,  les  inqui- 
siteurs s'arrogèrent  le  droit  de  donner  des  autorisations  de 
construire  sur  les  terrains  maudits,  et  ils  exercèrent  ce  droit  à 
leur  profit,  bien  qu'il  leur  eût  sans  doute  été  difficile  d'alléguer 
une  autorité  à  cet  effet  (1). 

Une  autre  peine  temporelle  peut  être  citée  comme  exemple 
du  pouvoir  presque  illimité  des  inquisiteurs  en  matière  de 
pénitences.  Quand,  en  1321 ,  la  ville  de  Cordes,  longtemps  rebelle 
à  son  évêque  et  à  son  inquisiteur,  fit  sa  soumission,  la  péni- 
tence imposée  par  Bernard  Gui  et  Jean  de  Beaune  consista  en 
l'érection  d'une  chapelle,  de  dimensions  à  déterminer,  en  l'hon- 
neur de  Saint  Pierre  Martyr,  Sainte  Cécile,  Saint  Louis  et  Saint 
Dominique,  avec  les  statues  de  ces  saints  en  pierre  ou  en  bois 
au-dessus  de  l'autel;  pour  compléter  l'humiliation  de  la  ville,  le 
portail  devait  être  orné  des  statues  de  Févêque  et  des  deux 
inquisiteurs,  le  tout  à  terminer  dans  le  délai  de  deux  ans,  sous 
peine  d'une  amende  de  cinq  cents  livres  tournois,  qui  devait 
être  doublée  après  un  nouveau  délai  de  deux  ans.  Les  gens  de 
Cordes  se  hâtèrent  de  construire  la  chapelle,  mais  ils  hésitèrent 
à  glorifier  ainsi  leurs  oppresseurs  ;  vingt-sept  ans  plus  tard,  en 
1348,  nous  voyons  les  autorités  municipales  citées  devant  l'In- 
quisition de  Toulouse  et  obligées  de  donner  caution  pour 
l'achèvement  immédiat  du  portail  et  l'exécution  des  statues 
des  inquisiteurs  (2). 

La  pénitence  la  plus  sévère  que  pussent  imposer  directement    484 
les  inquisiteurs  était  celle  de  la  prison.   Suivant  la  doctrine 

(1)  Isambert,  Ane.  loix  françaises,  IV.  364;  V.  491.  -—  Ripoll,  I,  252.  —  Arch. 
de  l'ïnq  de  Carcass.  (Doat,  XXVII.  248.)  —  Sachsenspiegel,  Buch  m,  Art.  i.  — 
Zancliini  Tract,  de  Hseret.  c.  xxxix,  xl. 

(i)  Lib.  Sentent.  Inq.  Tolosan.  280.  —  Arch.  de  l'ïnq.  de  Carcass.  (Doat. 
XXXV,  122.)  v 


546  PRISON   PERPÉTUELLE 

inquisitoriale,  ce  n'élait  pas,  en  réalité,  une  punition,  mais  un 
moyen  pour  le  pénitent  d'obtenir,  au  régime  du  pain  et  de  l'eau, 
le  pardon  de  ses  crimes  ;  en  même  temps,  une  surveillance 
attentive  le  maintenait  dans  le  droit  chemin  et  l'empêchait  de 
contaminer  le  reste  du  troupeau.  Bien  entendu,  cette  pénitence 
n'était  imposée  qu'aux  convertis.  L'hérétique  rebelle  qui  per- 
sistait dans  la  désobéissance,  qui  refusait  obstinément  de  con- 
fesser son  hérésie  et  affirmait  son  innocence,  ne  pouvait  être 
admis  à  la  pénitence  et  était  remis  au  bras  séculier,  c'est-à-dire 
au  bourreau  (1). 

Aux  termes  de  la  bulle  Eœcommunicamus  de  Grégoire  IX, 
en  1229,  tous  ceux  qui,  après  arrestation,  étaient  ramenés  à  la 
foi  par  crainte  de  la  mort,  devaient  être  incarcérés  pour  le  reste 
de  leur  vie  et  accomplir  ainsi  la  pénitence  appropriée  à  leur 
cas.  Presque  en  même  temps,  le  concile  de  Toulouse  en  ordonna 
de  même,  ajoutant  que  les  convertis  involontaires  devaient  être 
empêchés  de  corrompre  les  autres.  Le  décret  de  Ravenne  de 
Frédéric  II,  en  4332,  adopta  la  même  règle  et  en  fit  une  dispo- 
sition légale  durable.  Le  concile  d'Arles,  en  1234,  appela  l'at- 
tention sur  les  continuelles  rechutes  des  convertis  par  force  et 
recommanda  aux  évoques  de  veiller  sévèrement  à  ce  que  la 
peine  de  l'incarcération  perpétuelle  leur  fut  appliquée.  A  cette 
époque,  les  relaps  n'étaient  pas  encore  considérés  comme  perdus 
sans  retourni  abandonnés  au  bras  séculier,  mais  jetés  en  prison 
pour  n'en  plus  sortir  (2). 

L'Inquisition  naissante  trouva  cette  règle  établie  et  l'appliqua 
avec  l'impitoyable  énergie  qu'elle  apportait  dans  l'exercice  de 
ses  fonctions.  C'était,  disait-on,  une  grâce  accordée  à  des  gens 
qui  avaient  perdu  tout  droit  à  la  pitié  des  hommes.  Il  ne  devait 

(1)  Zanchini  Tract.   d<>  Hxret.  c.  x. 

(2)  (jregor.  PP.  IX.  Bull.  Excommanicamus,  20  Aug.  1229.  -  Concil.  Narbonn 
anu.  122!),  c.  9.  —  Hist.  Diplom.  Frid.  II.  T.  IV.  p.  300.  —  Coucil.  Arelat 
ami.  1234,  c  6.  —   Vaissete,  III,  Pr.  314. 

La  bulle  de  Grégoire,  introduite  dans  le  droit  canonique,  condamne  à  la  prison 
perpétuelle  ceux  qui  redire  noluerint  (C.  15,  §  1,  Lxtra  v.  vu);  ce  dernier  mot  est 
évidemment  un  la/^us  pour  voluerint,  puisque  les  hérétiques  «bs'inés  étaient  livrés 
au  bras  séculier.  Le  décret  de  Ravenne,  publié  peu  de  temps  après  par  Frédéric  II, 
lait  observer,que  l'empris  ;nnement  à  ppetuité  des  convertis  est  conforme  au* 
canons  de  l'Eglise. 


ENCOMBREMENT    DES    PRISONS  547 

pas  y  avoir  d'exemptions.  Le  concile  de  Narbonne,  en  1214,  485 
déclara  expressément  qu'à  moins  d'une  indulgence  spéciale  du 
Saint-Siège,  un  mari  ne  devait  jamais  être  épargné  à  cause  de 
sa  femme,  ni  une  femme  à  cause  de  son  mari,  ni  un  père  en 
considération  des  enfants  dont  il  était  la  seule  ressource;  ni 
l'âge  ni  la  maladie  ne  devaient  être  invoqués  en  vue  de  l'adou- 
cissement de  la  peine.  Quiconque  ne  se  présentait  pas  dans  le 
délai  de  grâce  pour  se  confesser  et  dénoncer  ses  complices,  était 
passible  de  cette  pénitence,  qui  devait  toujours  être  infligée 
pour  la  vie.  Épouvantés  par  l'activité  des  inquisiteurs,  ceux 
qui  avaient  laissé  passer  les  délais  fixés  se  présentaient  en  foule, 
suppliant  qu'on  les  admit  à  réconciliation.  Cette  foule  devint 
bientôt  si  grande,  vu  la  diffusion  de  l'hérésie  en  Languedoc, que 
les  bons  évêques  se  déclarèrent  incapables  de  nourrir  tant  de 
prisonniers,  ni  même  de  trouver  assez  de  pierres  et  de  mortier 
pour  construire  des  prisons  à  leur  usage.  On  prescrivit  donc 
aux  inquisiteurs  de  différer  l'incarcération  des  convertis,  à 
moins  de  péril  d'impénitence,  d'apostasie  ou  de  fuite,  jusqu'à 
ce  qu'on  eût  obtenu  l'avis  du  pape.  Apparemment,  Innocent  IV 
n'était  pas  disposé  à  l'indulgence,  car,  en  1246,  le  concile  de 
Béziers  ordonna  l'incarcération  de  tous  ceux  qui  avaient  laissé 
passer  les  délais,  en  conseillant  toutefois  de  commuer  la  peine 
lorsqu'elle  entraînerait  péril  de  mort  pour  des  parents  ou  des 
enfants.  La  prison  devint  ainsi  la  peine  ordinaire,  excepté  dans 
le  cas  d'hérétiques  obstinés,  qui  étaient  brûlés.  Un  seul  juge- 
ment, rendu  le  19  février  1237  à  Toulouse,  condamna  de  la 
sorte  vingt  à  trente  pénitents,  qui  devaient  être  enfermés  dans 
une  maison  jusqu'à  ce  qu'il  y  eût  place  pour  eux  dans  les  geôles. 
Dans  un  fragment  du  registre  des  sentences  de  l'Inquisition  de 
Toulouse,  de  1246  à  1248,  comprenant  192  cas,  dont  43  concer- 
nant des  contumaces,  la  peine  infligée  est  toujours  la  prison. 
Cent  vinjt-sept  personnes  furent  condamnées  à  la  prison  per- 
pétuelle, six  à  dix  ans  et  seize  à  un  emprisonnement  de  durée 
indéfinie,  suivant  qu'il  semblera  expédient  à  l'Église.  C'est  plus 
tard  seulement  qu'on  se  conforma  à  la  décision  du  concile  de 
Narbonne  et  que  la  condamnation  fut  toujours  à  vie.  Dans  la 


548  CRUAUTÉ  DE  BERNARD  GUI 

suite,  il  y  eut  quelque  adoucissement,  car  tous  les  inquisiteurs 
n'étaient  pas  de  la  trempe  du  féroce  Bernard  de  Caux,  qui 
gouvernait  alors  le  Saint  Office  à  Toulouse;  mais,  jusqu'à  la 
fin,  la  prison  perpétuelle  resta  la  pénitence  par  excellence,  bien 
486  que  les  décrets  de  Frédéric  et  les  canons  des  conciles  de  Tou- 
louse et  de  Narbonne  ne  fussent  pas  considérés  comme  appli- 
cables à  ceux  qui  avaient  abjuré  «de  grand  cœur  »  après  leur 
arrestation  (1), 

Dans  les  sentences  d'époque  plus  récente  qui  nous  sont  par- 
venues, il  est  souvent  bien  difficile  de  comprendre  pourquoi  un 
coupable  est  incarcéré,  tandis  qu'un  autre,  accusé  des  mêmes 
méfaits,  est  remis  en  liberté  avec  l'obligation  de  porter  des 
croix.  Peut-être  distinguait-on  entre  ceux  qui  se  convertissaient 
avec  joie  et  ceux  dont  la  conversion  paraissait  forcée.  Un 
exemple  nous  montrera  avec  quelle  cruauté  un  homme  comme 
Bernard  Gui,  qui  appartient  au  groupe  des  inquisiteurs  les  plus 
éclairés,  pouvait  appliquer  la  loi  terrible  dont  l'Église  avait 
armé  sa  main.  Un  certain  Pierre  Raymond  Dominique,  cité  à 
comparaître  en  1309,  avait  pris  la  fuite  et  été  frappé  d'une 
excommunication  ;  condamné  en  1315  comme  hérétique  con- 
tumace, il  se  présenta  volontairement  en  1321,  sur  la  pro- 
messe que  sa  vie  serait  sauve.  Ses  actes  d'hérésie  n'avaient  pas 
été  flagrants  et  il  alléguait,  pour  excuser  sa  contumace,  qu'il 
avait  à  sa  charge  une  femme  et  sept  enfants,  que  sa  disparition 
aurait  condamnés  à  mourir  de  faim.  Il  n'en  fut  pas  moins 
incarcéré  pour  le  reste  de  ses  jours! 

L'austère  Bernard  de  Caux  ne  fut  pas  toujours  aussi  impi- 
toyable. En  1246,  il  condamna  Bernard  Sabbatier,  hérétique 
relaps,  à  la  prison  perpétuelle,  mais  il  ajouta  que  le  père 
du  coupable  étant  un  bon  catholique,  vieux  et  malade,  son  fils 
pourrait  rester  auprès  de  lui  sa  vie  durant  et  travailler  pour  le 
nourrir,  à  la  condition  déporter  des  croix  (2). 

(1)  Concil.  Tanacon.  ann.  1242.  — Concil.  Narl  onn.  ann  1  "46.  c.  0,  19.—  Conc. 
R'tterr.  ann.  1246,  Append.  c.  20.  —Coll.  Doat,  XXI.  152.  —  Ms<.  Bib.  Nat.  fonds 
lat.  ii°  9992.  —  Bern.  Guidon.  Practica  P.  iv  'Doat,  XVX.) 

(>)  LU).  Sent.  Inq.  Tolos.  passim,  p.  347-9.  —  faiymeric,  Direct.  Inq.  p.  507. — 
Mss.  Lib.  Nat.  fonds  latin,  n°  9992.  —  Tructica  super  In  juisit.  (Mss.  Bib.  Nat  iouds 
iat.  n°  14  930,  loi.  222.) 


RÉGIME    DES   PRISONS  549 

Il  y  avait  deux  régimes  pour  les  prisonniers  :  le  régime  strict 
(murus  strictus,  duras  ou  ardus)  et  le  régime  adouci  (murus 
largus).  Mais,  dans  l'un  et  l'autre,  le  captif  ne  recevait  que  du 
pain  et  de  l'eau  ;  il  était  enfermé  dans  une  cellule  et  ne  pouvait 
communiquer  avec  personne,  de  crainte  qu'il  ne  fut  corrompu 
ou  ne  corrompît  d'autres.  Toutefois,  cette  dernière  règle  ne  fut 
pas  sévèrement  appliquée,  car  vers  1306,  Geoffroi  d'Ablis  signale 
comme  un  abus  les  visites  faites  aux  prisonniers  par  des  clercs 
et  des  laïcs  des  deux  sexes.  On  permettait  aux  conjoints  de  se  *°f 
voir  s'ils  étaient  emprisonnés  l'un  et  l'autre,  ou  si  l'un  des  deux 
seulement  était  en  prison.  Vers  la  fin  du  xive  siècle,  Eymerich 
accorde  que  des  catholiques  zélés  peuvent  être  autorisés  à  visiter 
des  prisonniers,  mais  il  interdit  ces  visites  aux  femmes  et  aux 
gens  simples  ;  car,  ajoute-t-il,  les  convertis  sont  très  disposés 
aux  rechutes,  très  aptes  à  infecter  les  autres  et,  généralement, 
ils  finissent  sur  le  bûcher  (1). 

Les  personnes  soumises  au  régime  plus  doux  du  murus  lar- 
gus pouvaient,  si  elles  se  conduisaient  bien,  prendre  un  peu 
d'exercice  dans  les  corridors,  où  elles  avaient  quelquefois  la  faci- 
lité d'échanger  quelques  paroles  et  de  reprendre  contact  avec  le 
dehors.  Les  cardinaux  qui  visitèrent  la  prison  de  Garcassonne 
et  prescrivirent  des  mesures  pour  en  atténuer  les  rigueurs 
ordonnèrent  que  ce  privilège  fût  accordé  aux  captifs  âgés  et 
infirmes.  Le  condamné  au  murus  strictus  était  jeté,  les  pieds 
enchaînés,  dans  une  cellule  étroite  et  obscure;  parfois  il  était 
enchaîné  au  mur.  Cette  pénitence  était  infligée  à  ceux  dont  les 
offenses  avaient  été  scandaleuses,  ou  qui  s'étaient  parjurés  par 
des  confessions  incomplètes,  le  tout  à  la  discrétion  de  l'inquisi- 
teur. J'ai  rencontré  un  cas,  en  1328,  ou  un,  hérétique  faux, 
témoin  fut  condamné  au  murus  strict issimus,  avec  des  chaînes 
tant  aux  mains  qu'aux  pieds.  Lorsque  les  coupables  apparte- 
naient à  un  Ordre  religieux,  la  punition  était  généralement  tenue 
secrète  et  le  condamné  était  emprisonné  dans  un  couvent  de 
son  Ordre.  Les  couvents  étaient  d'ordinaire  pourvus  de  cellules 

(i)  Arch.  de  l'Inq.  de  Carcass.  (Doat,  XXXIII.  143).  —  Goncil.  Riterrens. 
ann.  1246,  c.  23,  25.  —  Eymerich,  Direct.  Inquis.  p.  507. 

31. 


550  ENTRETIEN    DES    PRISONS 

à  cet  effet,  où  le  régime  n'était  pas  meilleur  que  dans  les  prisons 
épiscopales.  Dans  le  cas  de  Jeanne,  veuve  de  B.  de  la  Tour, 
religieuse  de  Lespenasse,  qui  avait  participé  aux  hérésies  des 
Cathares  et  des  Vaudois  et  avait  prévariqué  dans  sa  confession, 
la  sentence,  rendue  en  1246,  portait  emprisonnement  dans  une 
cellule  de  son  couvent,  où  nul  ne  devait  pénétrer,  où  nul  ne 
devait  la  voir,  sa  nourriture  lui  étant  passée  à  travers  une 
ouverture  ménagée  à  cet  effet.  C'est  la  tombe  des  vivants,  con- 
nue sous  le  nom  d'in  pace  (1). 
488  Lorsque  la  rigueur  envers  les  captifs  n'avait  pas  d'objet,  elle 
s'atténuait  inévitablement.  Ainsi,  il  résulte  de  différentes  indi- 
cations éparses  dans  les  procédures  que  les  prisonniers  entre- 
tenaient des  relations  assez  suivies,  tant  entre  eux  qu'avec  le 
monde  extérieur;  toutefois,  on  enjoignait  aux  gardiens  de  pro- 
hiber toute  communication  qui  fut  de  nature  à  endurcir  les 
détenus  ou  à  les  détourner  de  se  confesser  complètement  (2). 
Les  prisons  elles-mêmes  n'étaient  pas  de  nature  à  alléger  la 
pénitence  de  la  détention.  Les  seigneurs-justiciers  et  les  villes, 
obligés  à  les  entretenir,  les  considéraient  comme  une  lourde 
charge.  Lorsqu'un  débiteur  était  incarcéré,  bien  que  la  loi  limi- 
tât à  quarante  jours  la  durée  de  la  contrainte  et  prescrivit  qu'il 
fût  convenablement  nourri,  ces  règles  étaient  généralement 
éludées,  car  plus  on  le  traitait  mal,  plus  il  devait  faire  d'efforts 
pour  se  libérer.  Quant  aux  criminels,  on  ne  leur  donnait  que 

(1)  Arch.  de  l'Hôtel  de  Ville  d'Albi  (Doat,  XXXIV.  45).  —  Bern.  Guidon.  Gra- 
v«m.  (Doat.  XXX.  100.)  —  Un.  Sentent.  Inq.  Tolos.  p.  32,  200,  ï87.  —  Arch  de 
l'Inq.    de  Carcass.   (Doat,  XXVII.  136,  156.)  —  Mss.  Bib.  Nat.  fonds  lat.  n°  9992. 

La  cruauté  du  système  d'emprisonnement  monastique,  dit  in  pace  ou  vade  in 
pacem,  ét.it  telle,  que  ceu*  qu'on  y  soumettait  ne  tardaient  pas  à  mourir  dans 
l'agonie  du  désespoir,  hn  1350,  l'archevêque  de  Toulouse  pria  le  roi  Jean  d'en 
Jaire  adoucir  la  rigueur,  et  celui-ci,  en  conséquence,  rendit  une  Ordonnance  aux 
termes  de  laquelle  le  supérieur  du  couvent  devait,  deux  fois  par  mois,  visiter  et 
consoler  le  prisonnier;  ce  dernier  devait,  en  outre,  avoir  le  droit  de  demander, 
deux  fois  par  mois,  la  société  d'un  des  moines.  Cette  légère  atténuation  de  pra- 
tiques barbares  parut  si  scandaleuse  aux  Dominicains  et  aux  Kranciscains  qu'ils 
s'adressèrent  au  pape  Clément  VI  pour  obtenir  qu'on  revint  à  l'ancien  régime.  Le 
pape  les  débouta.  —  Chron.  Bardin.  ann.  1350  (Vaissete,  IV.  Pr.  29.) 

La  loi  anglaise  de  cette  époque  interdit  d'enchaîner  les  prisonniers  (Bracton 
Lib.  m.  Tract,  i.  cap.  6.)  * 

(2)  Lib.  Sentent.  Inq.  Tolos.  p.  102,  153,  231,  252-4,  301.  —  Muratori,  Antiq . 
Disert,  lx  (T.  XII  p.  519.)  -  Bern.  Guidon.  Practica  P.  v  (Doat,  XXX.)  — A-ch. 
de  l'Inq.  de  Carcass.  (Doat,  XXVII.  7.) 


RÉSISTANCES    DES   ÉVEQUES  551 

du  pain  et  de  l'eau  ;  s'ils  mouraient  de  misère,  c'était  une  dé- 
pense de  moins.  Le  prisonnier  qui  avait  de  l'argent  et  des  amis 
pouvait  naturellement  obtenir  d'être  mieux  traité  ;  mais  cela 
était  presque  impossible  aux  hérétiques,  dont  les  biens  avaient 
été  confisqués  et  auxquels  il  était  dangereux  de  témoigner  le 
moindre  intérêt.  (4) 

Le  nombre  immense  de  prisonniers,  à  la  suite  des  opérations  489 
vigoureuses  de  l'Inquisition  du  Languedoc,  posa  la  question  dif- 
ficile de  la  construction  et  de  l'entretien  de  prisons  nouvelles. 
En  principe,  cette  charge  incombait  aux  évoques,  dont  la  mol- 
lesse à  l'égard  des  hérétiques  avait  été  rachetée  par  l'énergie 
des  moines  ;  les  évêques  l'admirent  en  1229,  au  concile  de  Tou- 
louse, avec  cette  réserve  que  l'entretien  de  l'hérétique  riche 
devait  incomber  à  ceux  qui  profitaient  de  la  confiscation  de 
ses  biens.  Toutefois,  le  fardeau  devint  tellement  lourd  qu'au 
concile  de  Narbonne,  en  1244,  ils  proposèrent  d'employer  à  la 
construction  et  à  l'entretien  des  prisons  les  pénitents  qui,  s^tns 
le  récent  décret  du  Pape,  auraient  été  envoyés  à  la  Croisade. 
Il  était  à  craindre,  disaient-ils,  «  que  les  prélats  ne  fussent  trop 
chargés  de  convertis  pauvres  et  incapables  de  les  entrenir  vu 
leur  multitude.))  Deux  ans  après,  à  Béziers,  ils  déclarèrent  que 
la  construction  et  l'entretien  des  prisons  devaient  incomber  à 
ceux  qui  profitaient  des  confiscations  et  qu'on  pourrait  ajouter 
à  ces  fonds  le  produit  des  amendes  imposées  par  les  inquisi- 
teurs. Cela  était  assez  raisonnable,  mais  les  moines  ne  l'enten- 
daient pas  ainsi.  En  1249,  Innocent  IV  affirma  de  nouveau  que 
c'était  l'affaire  des  évêques  ;  il  leur  reprocha  de  manquer  à  leurs 
devoirs  et  ordonna  qu'ils  y  fussent  contraints.  Enfin,  en  1254, 
le  concile  d'Albi  décida  définitivement  que  les  détenteurs  de 
biens  confisqués  contribueraient  au  logement  et   à  l'entretien 

(i)  Beaumanoir,  Coutumes  du  Beauvoisis,  cap.  51,  n°  7.  —  G.  B.  de  Lagrèze, 
La  Navarre  française,  n,  339. 

Dans  les  comptes  de  la  Sénéchaussée  de  Toulouse  pour  1337,  on  trouve  mention 
de  30  sols  dépensés  en  novembre  1333  pour  fournir  de  la  paille  aux  prisonniers, 
afin  de  les  empêcher  de  mourir  de  froid  vendant  l'hiver.  D'autres  sommes,  mon- 
tant au  total  de  83  sols  et  H  deniers,  sont  destinées  à  réparer  lés  chaînes  et  les 
entraves  qui  assuraient  la  rigueur  du  régime  cellulaire.  —  Vaisse.e,  éd.  Pri- 
vât, x    Pr.  798-09.) 


552  CONDITION   DES    PRISONNIERS 

de  leurs  précédents  possesseurs  et  que,  lorsque  les  hérétiques 
seraient  sans  ressources,  les  villes  ou  les  seigneurs  sur  le  terri- 
toire desquels  on  les  avait  pris  seraient  responsables  de  la 
dépense  et  obligés,  sous  menace  d'excommunication,  de  la  sup- 
porter. Néanmoins,  la  responsabilité  des  évêques  était  si 
évidente  que  certains  inquisi  eurs  zélés  parlaient  de  les  pour- 
suivre comme  fauteurs  d'hérésie  pour  négligence  à  faire  cons- 
truire des  prisons;  mais  Gui  Foucoix  déconseille  discrètement 
cette  procédure  et  recommande  de  soumettre  les  cas  de  ce 
genre  au  jugement  du  Saint-Siège.  (1) 
490  On  conçoit  combien  la  condition  des  prisonniers  devait  être 
misérable,  alors  que  leurs  oppresseurs  et  spoliateurs  marchan- 
daient sur  le  prix  de  leur  entretien,  du  pain  et  de  l'eau  qu'il 
s'agissait  de  leur  fournir.  Saint-Louis,  suzerain  des  territoires 
cédés  par  le  traité  de  Paris,  qui  bénéficiait  dans  une  très  large 
mesure  des  confiscations,  reconnut  que  ces  profits  lui  impo- 
saient des  devoirs.  En  1233,  il  entreprit  d'entretenir  des  pri- 
sons à  Toulouse,  à  Carcassonne  et  à  Béziers.  En  1246,  il  ordonna 
à  son  sénéchal  de  mettre  à  la  disposition  des  inquisiteurs  des 
prisons  convenables  à  Carcassonne  et  à  Béziers,  et  de  fournir 
aux  détenus  leur  ration  journalière  de  pain  et  d'eau.  En  1258, 
il  prescrivit  à  son  sénéchal  de  Carcassonne  d'achever  prompte- 
ment  les  prisons  commencées  ;  il  sait  bien  que  les  prélats  et  les 
barons  sur  les  terres  desquels  les  hérétiques  ont  été  pris 
doiyent  assurer  leur  entretien,  mais, pour  éviter  des  difficultés. 
il  consent  à  ce  que  les  dépenses  afférentes  soient  supportées  par 
le  trésor  royal,  quitte  à  être  ensuite  recouvrées  auprès  des 
seigneurs.  Lors  de  la  mort  d'Alphonse  et  de  Jeanne  de  Tou- 
ouse,  en  1272,  tous  les  territoires  où  sévissait  l'Inquisition  et, 
à  peu  d'exceptions  près,  toutes  les  confiscations  revinrent  au 
roi  de  France.  Dès  lors,  l'entretien  des  prisons,  y  compris  les 
salaires  des  geôliers,  incomba  à  la  Couronne,  excepté  peut-être 
a.  Albi,  oùl'éyèque,  qui  avait  sa  part  des  dépouilles,  parait  aussi 

(i\  Coneil.  Toîosan.  ann.  1220  c.  11.  —  Concil.  Vnler.tin  ann.  1*34  c.  5  — 
CodciI.  Narboim.;aon.  1244  c.  4.  —  Coll.  Uoat,  XXXI.  157.  —  «  oncil.  Biterrens. 
ann.  1215,  App°nd.  c.  23,  27.  —  Innocent  PP.  IV.  Bull.  Cum  sicttt,  1  Mart.  I2M 
(Doat,  XXXi.  ii4.)  — Concil.  Albiens.  ann.  1254  c.  24.  —  GuUl.  Fulcod.  Quœst.  x. 


SUBVENTIONS   ROYALES 


553 


avoir  participé  aux  dépenses.  Parmi  les  demandes  de  Henri  de 
Chamay,  que  Philippe  de  Valois  accorda  en  1329,  figure  celle- 
ci  :  que  la  prison  inquisitoriale  de  Carcassonne  soit  réparée 
3ar  le  roi  et  que  tous  ceux  qui  ont  eu  part  aux  confiscations  y 
2ontribuent  pro  rata.  Là-dessus,  le  sénéchal  taxa  le  comte  de 
Foix  de  302  livres,  11  sols  et  9  deniers  ;  celui-ci  refusa  de 
payer  et  fit  appel  au  roi.  On  ne  sait  comment  se  termina  cette 
affaire.  D'une  décision  du  Parlement  de  Paris  en  1304,  il 
appert  que  la  subvention  royale  pour  la  nourriture  de  chaque 
prisonnier  s'élevait  à  trois  deniers  par  jour,  somme  qui  semble 
suffisante,  bien  que  Jacques  de  Polignac,  qui  avait  la  charge  de 
la  prison  de  Carcassonne,  et  qui  fut  puni  pour  ses  détourne-  à)i 
ments,  comptât  pour  cela  huit  deniers.  Cette  forte  dépense  ne 
constitua  pas  un  précédent;  en  1337,  nous  trouvons  de  nou- 
veau une  dépense  journalière  de  trois  deniers.  Pour  les  accu- 
sés en  prison  préventive  et  qui  attendaient  d'être  jugés,  c'est 
probablement  l'Inquisition  elle-même  qui  payait,  à  moins  que 
l'accusé  n'eût  des  biens  sur  lesquels  on  pouvait  pourvoir  à  son 
entretien.  Toutefois,  en  1458,  il  est  question  d'un  hérétique  dans 
la  prison  épiscopale  d'Utrecht,  qui,  étant  pauvre,  gagnait  sa  nour- 
riture en  tissant.  En  Italie,  où  les  confiscations  étaient  divisées  en 
trois  parts,  l'Inqu'sition  faisait  ses  frais  et  n'avait  pas  besoin 
des  princes.  A  Naples,  c'étaient  les  prisons  royales  qui  ser- 
vaient, mais  un  ordre  royal  était  nécessaire  pour  l'incarcéra- 
tion. (1). 

Bien  que  le  régime  normal  des  prisonniers  fût  le  pain  et 
l'eau,  l'Inquisition  permettait  aux  siens  de  recevoir  du  dehors 
d'autres  aliments,  du  vin,  de  l'argent;  il  est  si  souvent  fait  allu- 
sion à  cette  tolérance  qu'on  peut  la  regarder  comme  un  usage 
établi.  Des  collectes  avaient  lieu  parmi  ceux  qui  inclinaient  secrè- 
tement vers  l'hérésie  à  l'effet  d'améliorer  la  condition  de  leurs 

(l)  Molinier,  op.  cit.  p.  435.  —  Vaissete,  III.  Pr  536.  —  Va^ssete,  éd.  Privât, 
VIII.  1206.  —  Arch.  de  l'Hôtel  de  ville  d'Albi  (Doat,  XXXIV.  45.)  —  Bern.  Gui- 
don. Gravam.  (Doat,  XXX.  109.)  —  Isanibert,  Ane.  loix  franc,  iv.  264.  —  Vais- 
sete, éd.  Privât,  X.  Pr.  693-4,  813-14.  —Les  Olim,  m.  148.  —  Hauréau,  Ber- 
nard Délicieux,  p  19.  —  Frédéricq,  Corpus  document,  inquisit.  neeiland.  i.  339. 
—  Archiv.  di  Napoli,  Reg.  113,  Lett.  A,  fol.  385;  Keg.  154,  Lett.  C,  fol.  85;  M?s. 
Chioccarelli,  T.  vm. 


554  LA    TOUR   DE    CARCASSONNE 

frères  captifs  et,  quand  on  songe  aux  dangers  que  pouvait  faire 
courir  l'accusation  de  favoriser  l'hérésie,  on  ne  peut  qu'admi- 
rer le  zèle  désintéressé  de  ceux  qui  osaient  ainsi  tendre  la  main 
aux  persécutés.  (1). 

Les  prisons  étaient  naturellement  construites  de  façon  à 
ménager  le  plus  possible  la  dépense  et  la  place,  sans  aucun 
souci  de  la  santé  ni  de  la  commodité  de  leurs  hôtes.  Les  ins- 
tructions pontificales  portaient  qu'elles  devaient  se  composer 
de  petites  cellules  sombres,  chacune  pour  un  prisonnier  seule- 
ment ;  la  détention  devait  être  très  rigoureuse,  mais  ne  pas 
mettre  en  danger  la  vie  du  captif.  La  description  faite  par 
M.  Molinier  de  la  Tour  de  l'Inquisition  à  Garcassonne,  qui  ser- 
vait de  prison  inquisitoriale,  montre  que  les  instructions  de 
Rome  furent  fidèlement  suivies.  C'était  un  lieu  horrible,  com- 
posé de  petites  cellules,  sans  air  ni  lumière,  où  pendant  de 
longues  années  les  infortunés  pénitents  traînaient  une  vie 
d'indicible  misère,  bien  pire  que  la  courte  agonie  du  bûcher. 
492  Dans  ces  séjours  du  désespoir,,  ils  étaient  entièrement  à  la 
merci  des  geôliers.  Leurs  plaintes  n'étaient  jamais  écoutées; 
si  un  prisonnier  déclarait  avoir  été  l'objet  de  violences,  son 
serment  était  dédaigneusement  écarté,  alors  que  l'on  acceptait 
celui  des  fonctionnaires  de  la  prison.  Les  instructions  données, 
en  1282,  par  Frère  Jean  Galande,  inquisiteur  de  Garcassonne, 
au  geôlier  Raoul  et  à  sa  femme  Bertrande,  jettent  un  jour 
singulier  sur  le  régime  de  ces  établissements.  On  les  menace 
de  renvoi  irrévocable  si,  à  l'avenir,  ils  empruntent  de  l'argent 
aux  prisonniers  ou  reçoivent  d'eux  des  cadeaux,  s'ils  s'appro- 
prient l'argent  ou  les  effets  de  ceux  qui  meurent,  s'ils  permet- 
tent à  des  prisonniers  de  franchir  la  première  porte,  s'ils  man- 
gent avec  eux,  s'ils  emploient  les  serviteurs  de  la  prison  à 
diverses  besognes  ou  k  des  courses,  s'ils  jouent  avec  eux  ou  leur 
permettent  de  jouer  ensemble,  etc.  (2) 

(1)  Arcli.  de  l'înq.  do  Carcass.  (Doat,  xxm.  14,  16.)  —  Muratori,  Antiq.  Dis* 
sert,  lx  (T.  xu.  p.  500,  507,  oi  •  ',  525.)  —  LiLi.  Sentent.  Inq.  Tolos.  p.  252-4,  307.  - 
Tract.de  liserés.  Pau.>.  de  Lug.  (Martène,  Thés.  v.  !78<>.) 

(2)  Praçtlca  super  Inquis."  (Vlss.  Bil>.  Nat.,  l'omis  latin,  n°  14930,  fol.  22«.) — 
Molinier,  op.  cit.  p.  44a.  — Arcli.  de  l'înq.  de  Carcass.  (Doat,  xxxu.  Ii5;  xxxvn.  83. 


EXACTIONS  DES  GARDIENS  555 

Évidemment,  un  prisonnier  ayant  de  l'argent  pouvait  obtenir 
des  faveurs  de  l'honnête  Raoul  ;  mais  les  instructions  que  nous 
venons  de  résumer  passent  sous  silence  un  des  abus  les  plus 
scandaleux  qui  déshonoraient  les  prisons —  la  confiscation,  par 
les  gardiens,  de  l'argent  et  de  la  nourriture  envoyés  aux  pri- 
sonniers par  leurs  amis.  Naturellement,  des  fraudes  de  tout 
genre  poussaient,  comme  des  champignons,  sur  ce  terrain 
profondément  vicié.  En  1304,  Hugolin  de  Polignac,  garde  de  la 
prison  royale  de  Carcassonne,  fut  jugé  pour  avoir  détourné 
une  partie  de  la  subvention  royale,  pour  avoir  maintenu  sur 
les  registres,  pendant  des  années,  après  leur  décès,  les  noms  de 
certaines  personnes  et  pour  avoir  gardé  l'argent  que  leur 
envoyaient  des  amis;  mais  les  témoignages  ne  parurent  pas 
suffisants  pour  justifier  une  condamnation.  Les  cardinaux  que 
Clément  V  chargea,  peu  de  temps  après,  d'enquérir  sur  les 
abus  de  l'Inquisition  en  Languedoc,  dénoncèrent  sommaire" 
ment  les  fraudes  habituelles  en  obligeant  les  nouveaux  geô- 
liers, nommés  par  eux,  à  jurer  de  remettre  à  chaque  prison- 
nier les  provisions  que  lui  destinait  le  roi,  aussi  bien  que 
celles  que  lui  envoyaient  ses  amis  —  intimation  confirmée  par 
les  décrétâtes  de  Clément  V.  Le  rapport  des  cardinaux  témoigne 
de  leur  horreur  en  présence  des  faits  constatés  par  eux.  A  Car- 
cassonne, ils  enlevèrent  complètement  la  direction  de  la  prison  493 
à  l'inquisiteur  Geoffroi  d'Ablis  et  la  remirent  à  l'évêque;  ils 
ordonnèrent  de  réparer  immédiatement  les  cellules  de  l'étage 
supérieur  afin  qu'on  pût  y  transporter  les  prisonniers  âgés  et 
infirmes.  A  Albi,  ils  délivrèrent  les  captifs  enchainés,  prescri- 
virent d'éclairer  les  cellules  et  d'en  construire  de  meilleures 
dans  le  délai  d'un  mois.  A  Toulouse,  leur  mécontentement  ne 
fut  pas  moindre.  Partout  on  se  plaignait  du  manque  de  nour- 
riture, de  l'absence  de  lits,  de  la  fréquence  des  tortures,  Les 
réformes  des  cardinaux  consistèrent  surtout  à  diviser  la  res- 
ponsabilité entre  l'évêque  et  l'inquisiteur,  dont  l'accord  était 
nécessaire  pour  une  sentence  d'emprisonnement  ;  chacun  d'eui 
devait  nommer  un  geôlier,  chaque  geôlier  devait  avoir  une  clef 
pour  chaque  cellule  et  jurer  de  ne  jamais  parler  à  un  captif 


556  MÉPRIS   DES    CANONS   DE    CLÉMENT 

autrement  qu'en  présence  de  son  collègue.  Ces  remèdes  insuf- 
fisants, approuvés  par  le  pape  Clément,  ne  purent  guère  pro- 
duire d'effets  utiles.  Bernard  Gui  se  plaignit  amèrement  que  le 
pape  eût  jeté  la  honte  sur  l'Inquisition  en  déclarant  qu'il  y 
avait  de  la  fraude  et  de  la  violence  dans  le  régime  de  ses  pri- 
sons, et  il  avança  que  les  nouveaux  règlements  étaient  inappli- 
cables. Bien  que  la  contrainte  qu'ils  imposaient  aux  inquisi- 
teurs fut  bien  faible,  nous  pouvons  être  certains  qu'ils  ne 
furent  pas  longtemps  appliqués.  Peu  d'années  après,  dans  les 
Practica,  Bernard  Gui  tient  pour  assuré  que  le  droit  de  jeter 
un  homme  en  prison  appartient  uniquement  à  l'inquisiteur  ;  il 
cite  avec  dédain,  et  par  son  titre  seulement,  le  canon  clémen- 
tin  et  allègue  ensuite,  comme  si  elle  était  encore  en  vigueur, 
une  bulle  de  Clément  IV,  qui  donnait  toute  autorité  à  l'inquisi- 
teur et  ne  mentionnait  pas  l'évèque.  En  fait,  avant  la  fin  du 
siècle,  Eym'M'ich  considérait  les  canons  clémentins  comme 
indignes  d'être  insérés  dans  son  travail,  parce  que,  nous  dit-il, 
on  ne  les  observe  nulle  part  en  raison  des  inconvénients  qu'ils 
présentent.  Toutefois,  vers  1500,  Bernardo  di  Como  reconnaît 
que  la  règle  clémentine  peut  être  suivie  quand  il  s'agit  d'une 
détention  pénale  après  le  jugement  ;  mais  il  maintient  que  l'in- 
quisiteur a  seul  le  contrôle  de  la  prison  et  de  ses  hôtes,  avant  et 
pendant  le  procès.  (1) 
494  Avec  de  pareils  geôliers,  il  est  probable  que  les  évasions  — 
assez  fréquentes  —  étaient  le  fruit  de  la  corruption.  Même  les 
"prisonniers  enchaînés  réussissaient  quelquefois  à  s'échapper. 
Mais  ce  qui  mettait  le  plus  souvent  un  terme  aux  souffrances 
des  captifs,  était  la  mort  causée  par  l'effroyable  saleté  où  on  les 

(1)  Les  OHm,  m.  148.  —  A.rch.  de  l'Hôtel  de  ville  d'Albi  (Doat,  xxxiv.  45.)  — 
Bern.  Guidon.  Gravam.  (Doat,  xxx.  105-8.)  —  Ejusd.  Practica  P.  iv.  c.  1.  — 
Eymeric.  Direct.  Inq.  p.  587.  —  Bernardi  Comens.  Lucerna  fnquis.  s.  v.  Carcr. 

Le  passage  des  Practica  auquel  il  est  fait  allusion  se  trouve  dans  un  manuscrit 
de  la  Bib.  Nat.,  tonds  lat.,  n°  14570,  fol.  258.  L'allusion  aux  Clémentines  manque 
dans  le  manuscrit  imprimé  par  Douais,  Paris,  1885,  p.  179. 

En  1325,  l'évêque  Richard  Ledred  d'Ossorv  se  prévalut  du  canon  clémentin  pour 
revendiquer  le  droit  de  surveillance  sur  William  Outlaw,  qu'il  emprisonna  dans  le 
château  de  Kilkenny  comme  fauteur  de  sorciers  (il  n'y  avait  pas,  semble-t-il,  de 
geôle  épiscopale).  —  Wright's  Proceedinas  against  Dame  Alice  Kytelei\  Camden 
Soc,  1843,  p.  31. 


MISÈRE   DES   CAPTIFS  557 

condamnait  à  croupir.  La  mortalité  dans  ces  prisons  -  fait 
énorme.  Cependant,  quelques-uns  résistaient  pendanl  les 
années  ;  nous  connaissons  même  le  cas  d'une  femme  qui  fut 
gracieusement  mise  en  liberté  à  la  condition  de  porter  des 
croix,  après  avoir  passé  trente-cinq  ans  dans  la  prison  do  Tou- 
louse. Dans  les  autos  de  fé,  on  trouve  souvent  des  sentences 
prononcées  contre  des  prisonniers  qui  étaient  morts  avant  la 
fin  de  leur  procès.  Lors  de  Y  auto  de  4310,  à  Toulouse,  il  est 
question  de  dix  personnes  mortes  après  avoir  confessé  !eur 
hérésie  et  avant  le  jugement;  dans  Yauto  de  1319,  on  compte 
huit  cas  analogues.  La  prison  de  Carcassonne  semble  avoir  été 
un  séjour  presque  aussi  mortel  que  celle  de  Toulouse,  hans 
Yauto  de  1325,  il  y  a  des  sentences  contre  quatre  décédés  ;  on 
en  trouve  cinq  dans  celui  de  1328.  Comme  on  ne  paraît  pas 
avoir  tenu  de  registres,  c'est  seulement  d'après  ces  indices  que 
nous  pouvons  nous  faire  une  idée  de  l'épouvantable  condition 
sanitaire  des  prisons  (1). 

La  prison  était  naturellement  la  peine  que  les  inquisiteurs 
infligeaient  le  plus  souvent.  Dans  le  registre  des  sentences  de 
Bernard  Gui,  comprenant  ses  opérations  de  1308  à  1322,  il  est 
fait  mention  de  636  condamnations,  qui  se  répartissent  comme 
il  suit  : 

Personnes  livrées  au  bras  séculier  et  brûlées  vives 40     ^95 

Ossements  exhumés  et  brûlés.     .           67 

Condamnations    à  la  prison 300 

Ossements  exhumés  de  personnes  qui  auraient  été  condamnées  à 

la    prison 21 

Condamnations  au  port  de  croix 138 

Condamnations  à  des  pèlerinages. 16 

Bannissement   en    Terre  Sainte.     .           1 

Fugitifs 36 

Condamnation  du  Talmud 1 

Maisons  à  détruire 16 

636 

(1)  Lib.  Sentent.  Inq.  Tolos.  p.  8,   13,   14,  19,  25,  26,  20,  158-62,  246-8,  J25o-61. 
—  Arch.  de  l'Inq.  de  Carcass.  (Doat,  xxvn.  7,  131;  xxvm.  164.) 


558  ATTÉNUATION    DES    PEINES 

Ce  tableau  donne  sans  doute  une  idée  exacte  de  la  fréquence 
relative  des  châtiments  imposés. 

Il  faut  encore  noter  une  particularité  des  sentences  inquisi- 
toriales.  Elles  se  terminaient  toujours  par  une  formule  réser- 
vant le  pouvoir  discrétionnaire  de  modifier,  de  mitiger, 
d'aggraver  et  de  renouveler  la  peine.  Dès  1244,  le  concile  de 
Narbonne  enjoignit  aux  inquisiteurs  de  se  réserver  toujours  ce 
pouvoir,  et  cela  devint,  avec  le  temps,  une  règle  invariable.  En 
1245,  Innocent  IV  conféra  aux  inquisiteurs,  agissant  de  concert 
avec  l'évoque  du  pénitent,  le  droit  de  modifier  la  pénitence 
imposée.  En  général,  l'évêque  collaborait  à  ces  modifications 
des  sentences,  mais  Zanchini  nous  apprend  que  son  consente- 
ment n'était  essentiel  que  lorsqu'il  s'agissait  de  clercs.  L'inqui- 
siteur, toutefois,  ne  pouvait  pas  faire  remise  entière  de  la  peine, 
privilège  qui  n'appartenait  qu'au  pape.  Le  crime  d'hérésie  était 
tellement  indélébile  que  seul  le  représentant  de  Dieu  avait  un 
pouvoir  suffisant  pour  l'effacer  (1). 

Ce  pouvoir  d'atténuer  les  sentences  était  fréquemment 
exercé.  Il  servait  à  obtenir  des  pénitents  de  plus  explicites 
témoignages,  preuves  de  la  sincérité  de  leur  conversion,  et 
peut-être  aussi  à  diminuer  l'encombrement  des  geôles.  Ainsi, 
dans  le  registre  des  sentences  de  Bernard  Gui,  on  trouve  119 
cas  de  mise  en  liberté,  avec  l'obligation  de  porter  des  croix;  de 
ces  119  libérés,  51  furent  exemptés  par  la  suite  du  port  des 
croix.  En  outre,  il  y  a  87  cas  de  personnes  condamnées  à 
496  porter  des  croix  et  à  qui  remise  fut  faite  de  leur  peine.  Cette 
indulgence  n'était  pas  particulière  à  l'Inquisition  de  Toulouse. 
En  1328,  par  une  seule  sentence,  vingt-trois  prisonniers  de 
Carcassonne  furent  relâchés,  leur  pénitence  étant  commuée  en 
port  de  croix,  pèlerinages  et  autres  travaux.  En  1329,  une  autre 
sentence  de  commutation,  passée  à  Carcassonne,  remit  en 
liberté  dix  pénitents,  parmi  lesquels  la  baronne  de  Montréal. 
On  leur  imposa,  leur  vie  durant,  le    port  de  croix  jaunes   et 

(I)  Concil.  Narbonn.  arm.  1244  c.  7.  —  Innoc.  PP.  IV.  Bull.  Ut  cnmmiss>m,  20 
jan.  1245  (l)oat,  XXX.'.  68.)—  Vaissete,  m.  Pr.  468.  —  Concil.  Biterrens.  ann.  1246, 
Âppend.  c.  20.  —  Zanchini  Tract,  de  ffœret.  c.  xxi,  xxxvm. 


ARBITRAIRE   DES   JUGES  559 

l'accomplissement  de  vingt-et-un  pèlerinages,  touchant  à  des 
sanctuaires  aussi  éloignés  les  uns  des  autres  que  Rome,  Com- 
postelle,  Canterbury  et  Cologne.  Ils  devaient  entendre  la  messe 
chaque  dimanche  et  jour  de  fête,  leur  vie  durant,  se  présenter 
au  prêtre  officiant  avec  des  verges  et  recevoir  la  discipline  en 
présence  des  fidèles;  ils  devaient  aussi  prendre  part  à  toutes 
les  processions  et  subir  la  discipline  à  la  station  finale.  Dans 
de  pareilles  conditions,  l'existence  était  à  peine  supportable  et 
la  mort  devait  être  une  délivrance  (1). 

Comme  les  sentences  de  condamnation,  ces  sentences  de 
mitigation  réservaient  expressément  le  droit  de  modification  et 
de  renouvellement,  avec  ou  sans  cause.  Quand  une  fois  l'In- 
quisition avait  posé  sa  griffe  sur  un  homme,  elle  ne  lâchait 
j  amais  prise  et  sa  grâce  suprême  n'était  que  l'équivalent  de  Yexeat 
d'un  forçat  libéré.  Jamais  il  n'y  eut  de  sentence  d'acquittement. 
Le  concile  de  Béziers,  en  1246,  et  Innocent  IV,  en  4247,  dirent 
aux  inquisiteurs  que  lorsqu'ils  relâchaient  un  prisonnier,  ils 
devaient  l'avertir  qu'au  premier  motif  de  suspicion  il  serait  puni 
sans  pitié  et  qu'ils  devaient  se  réserver  le  pouvoir  de  l'incar- 
cérer à  nouveau  sans  la  formalité  d'un  nouveau  procès  et  d'une 
nouvelle  sentence,  si  l'intérêt  de  la  religion  l'exigeait.  Ces  con- 
ditions étaient  observées  dans  les  formulaires  et  prescrites 
dans  les  manuels.  Le  pénitent  ne  pouvait  pas  ignorer  que  la 
liberté  dont  il  jouissait  était  soumise  à  la  discrétion  et  à  l'arbi- 
traire d'un  juge  qui,  à  tout  moment,  pouvait  le  faire  recon- 
duire en  prison  et  charger  dechaines;  dans  son  serment  d'abju- 
ration, il  donnait  caution  de  sa  personne  et  de  tous  ses  biens, 
s'engageant  à  comparaître  au  premier  appel.  Si  Bernard  Gui, 
dans  son  Formulaire,  donne  le  texte  d'une  décision  gracieuse 
remettant  toute  peine  personnelle,  toute  incapacité  frappant  les 
héritiers  de  l'accusé,  il  avertit  que  cette  formule  ne  doit  jamais 
être  employée,  ou  ne  doit  l'être  que  très  rarement. 

Lorsqu'il   s'agissait  d'une  chose   importante,    par  exemple    497 
de  la  capture  d'un  docteur  éminent  de  l'hérésie,  les  inquisi- 

(1)  Arch.  de  l'Inq.  de  Carcassonne  (Doat,  xxvii.  2,  192.) 


560  CONDITION   DES   LIBÉRÉS 

teurs  pouvaient  promettre  pleine  et  entière  merci  à  ses  disciples 
pour  obtenir  qu'ils  le  dénonçassent.  On  est  heureux  d'ajouter 
que  ces  promesses  restaient  presque  toujours  sans  effet.  Si  des 
pénitences  spéciales  avaient  été  imposées,  l'inquisiteur  pouvait, 
après  leur  accomplissement,  déclarer  que  le  pénitent  était  un 
homme  de  bonne  vie  et  de  bonnes  mœurs;  mais  cela  n'effaçait 
nullement  la  réserve  insérée  dans  la  sentence  primitive.  La 
clémence  de  l'Inquisition  n'allait  pas  jusqu'au  pardon;  elle  se 
contentait  d'accorder  un  délai,  dum  bene  se  gesserit,  et 
l'homme  qui  avait  une  fois  été  l'objet  d'une  sentence  pouvait 
toujours  craindre  d'être  rappelé  pour  la  subir  à  nouveau,  ou 
s'en  entendre  infliger  une  plus  sévère.  Sa  vie  toute  entière 
appartenait  désormais  au  juge  silencieux  et  mystérieux  qui 
pouvait  la  briser  sans  même  l'entendre  ni  donner  de  raison.  Il 
était  pour  toujours  soumis  à  la  surveillance  de  la  police  de 
l'Inquisition,  comprenant  le  prêtre  de  la  paroisse,  les  moines, 
le  clergé,  la  population  entière,  qui  recevaient  l'ordre  de 
dénoncer  tout  relâchement  dans  sa  pénitence,  toute  parole  ou 
toute  attitude  suspecte  —  en  suite  de  quoi  il  était  sujet,  ipso 
fado,  aux  peines  terribles  édictées  contre  l'hérétique  relaps. 
Pour  un  ennemi  personnel,  rien  n'était  plus  facile  que  de 
détruire  un  pareil  homme,  d'autant  plus  que  le  dénonciateur 
savait  que  son  nom  ne  serait  jamais  prononcé.  Nous  plaignons 
à  bon  droit  les  victimes  du  bûcher  et  de  la  prison;  mais  leur 
destin  était-il  vraiment  plus  lamentable  que  celui  de  ces  mul- 
titudes d'hommes  et  de  femmes  devenus  les  serfs  de  l'Inqui- 
sition, après  avoir  bénéficié  de  son  hypocrite  clémence,  dont 
l'existence  se  traînait  désormais  au  milieu  d'une  anxiété  inces 
santé  et  sans  espoir  de  repos?  (1) 

L'Inquisition  n'était  même  pas  désarmée  par  la  mort  de  ses 
victimes.  Nous  avons  déjà  souvent  parlé  de  l'exhumation  des 
ossements  de  ceux  qui,  par  une  mort  opportune,  avaient  semblé 

(1)  Lib  Sentent.  Inq.  Tolosan.  p.  40,  118,  122,  137,  139,  146,  147.—  Bern.  Gui- 
don. Practica  (Doat,  XXIX.  85.)—  Ejusd.  P.  v.  (Ooat,  XXX.)—  Concil.  Biterrens. 
ann.  12 16,  Append.  c.  21,  22.  —  Vaissete,  III.  Pr.  467.  —  Practica  super  Inquisit. 
(Mss.  Bib.  N?t.,  fonds  latin,  n°  14930,  loi.  222,  224.)  —  Pegnœ  Comment,  in 
Eymeric.  p.  509.  —  Zanchini  Tract,  de  Hœret.  c.  xx. 


EXHUMATIONS  561 

préférer  la  vengeance  de  Dieu  à  celle  des  hommes.  Si  l'accusé  498 
mourait  après  s'être  confessé  et  repenti,  son  châtiment  n'était 
autre  que  celui  qu'on  lui  aurait  infligé  de  son  vivant,  l'exhu- 
mation violente  tenant  lieu  de  l'emprisonnement;  d'autre  part, 
les  héritiers  du  mort  étaient  obligés  de  subir  ou  de  racheter 
une  pénitence  légère.  Mais  si  l'accusé  ne  s'était  pas  confessé  et 
qu'il  existât  des  indices  de  son  hérésie,  il  était  classé  parmi  les 
hérétiques  impénitents,  ses  restes  étaient  livrés  au  bras  séculier 
et  ses  biens  confisqués  sans  recours.  Cette  dernière  disposition 
explique  pourquoi  les  exécutions  de  ce  genre  paraissent  s1 
fréquentes  dans  la  statistique  citée  plus  haut.  Ajoutons  que,  si 
les  autorités  séculières  hésitaient  à  procéder  à  l'exhumation, 
elles  y  étaient  contraintes  par  la  menace  de  l'excommunica- 
tion (1). 

La  même  fureur  s'exerçait  sur  les  descendants  du  malheu- 
reux. Suivant  la  loi  romaine,  le  crime  de  trahison  était  puni 
avec  une  rigueur  impitoyable,  et  les  dispositions  de  cette  loi 
sont  sans  cesse  citées  par  les  avocats  du  droit  canon  comme  des 
précédents  pour  le  châtiment  de  l'hérésie,  avec  la  remarque  que 
la  trahison  envers  Dieu  est  mille  fois  plus  horrible  qu'à  l'égard 
d'un  souverain  temporel.  11  était  peut-être  naturel  que  l'homme 
d'Eglise,  dans  son  ardeur  à  défendre  le  royaume  de  Dieu, 
suivît  et  dépassât  l'exemple  des  empereurs  romains,  et  cela 
peut  expliquer,  sinon  justifier,  bien  des  traits  odieux  de  la 
procédure  inquisitoriale.  Dans  le  Gode  Justinien,  la  peine  de  la 
trahison  est  aggravée  par  une  disposition  qui  déclare  les 
enfants  du  coupable  incapables  d'exercer  des  fonctions 
publiques  et  de  succéder  dans  la  ligne  collatérale.  Le  concile 
de  Toulouse,  en  1229,  déclara  inéligibles  à  tout  emploi  ceux- 
mêmes  des  hérétiques  qui  s'étaient  spontanément  convertis.  Il 
était,  par  suite,  naturel  que  Frédéric  II  appliquât  à  l'hérésie  la 
loi  romaine  et  en  étendit  l'action  aux  petits-enfants  du  cou- 
pable.  Cette  aggravation,  comme  le  reste  de  la  législation  de 

'1)  Concil.  Arelatens.  ann.  1234  c.  H.  —  Concil.  Albiens.  ann.  1254  c.  20.  — 
Lib.  Sent.  Inq.  Tolosan.  p.  162-7,  203,  246-7,  251-2.  —  Zanchini  Tract.de  Hœret. 


532  PEINES   INFLIGÉES    AUX   DESCENDANTS 

Frédéric,  fut  adoptée  avec  empressement  par  l'Église.  Toute- 
fois, Alexandre  IV,  dans  une  bulle  de  4257,  plusieurs  fois 
rééditée  par  ses  successeurs,  expliqua  que  cela  ne  s'appliquait 
pas  aux  cas  où  le  coupable  avait  fait  amende  honorable  et 
accompli  sa  pénitence;  Boniface  VIII  alla  plus  loin  et  supprima 
l'incapacité  pour  les  petits-enfants  de  la  ligne  maternelle. 
Ainsi  amendée,  la  loi  de  Frédéric  resta  inscrite  dans  le  droit 
canon  (1). 
499  L'Inquisition  avait  tellement  besoin  du  concours  des  fonction- 
naires séculiers  qu'on  peut  l'excuser,  dans  une  certaine  mesure, 
d'avoir  cherché  à  exclure  des  fonctions  ceux  qui  pouvaient 
avoir  quelque  sympathie  pour  les  hérétiques.  Mais  de  m  me 
qu'il  n'y  avait  aucune  prescription  de  temps  qui  pût  l'arrêter 
dans  sa  procédure  contre  les  morts,  il  n'y  en  avait  pas  davan- 
tage pour  suspendre  son  action  à  l'endroit  de  la  postérité  des 
hérétiques.  Les  archives  de  l'Inquisition  devinrent  ainsi  la 
source  de  vexations  innombrables  dirigées  contre  ceux  qui,  de 
près  ou  de  loin,  touchaient  à  un  hérétique.  Personne  ne  pou- 
vait être  assuré  qu'on  ne  découvrirait  ou  qu'on  ne  fabriquerait 
pas,  un  jour  ou  l'autre,  quelque  témoignage  contre  tel  de  ses 
parents  ou  grands-parents  depuis  longtemps  décédés;  cela 
suffirait  pour  ruiner  à  tout  jamais  sa  carrière.  En  4288,  Phi- 
lippe-le-Bel  écrivait  au  sénéchal  de  Carcassonne  que  Raymond 
Vital  d'Avignon  exerçait  l'office  de  notaire  dans  cette  ville,  bien 
que  son  grand-père  maternel,  Roger  Isarn,  passât  pour  avoir 
été  brûlé  comme  hérétique.  Si  cela  est  vrai,  le  sénéchal  doit 
priver  le  notaire  de  sa  charge.  En  4292,  Guiraud  d'Auterive, 
sergent  d'armes  du  roi,  fut  l'objet  d'une  enquête  fondée  sur 
un  motif  analogue  ;  Guillem  de  S.  Seine,  inquisiteur  de  Car- 
cassonne, fournit  au  procureur  du  roi  des  documents  suivant 
lesquels,  en  1256,  le  père  et  la  mère  de  Guiraud  avaient  confessé 
des  actes  d'hérésie;  un  oncle  de  Guiraud,  Raymond  Carbonnel, 

(I)  Const  3.  Cod.  ix.  vin.  —  Conril.  Tolosan.  ann.  1229  o.  10.  —  Hist.  D:plom. 
Frid.  n.  T.  iv.  p.  8,  302.  —  Innoc.  PP.  IV.  Bail.  Ut  rommissinn,  21  jun.  1254.— 
Alex.  PP.  (V.  Bull.  Quod  super  nonnullis,  9  d-c.  1257  (Do;»t,  xxxi.  244.)—  Rav- 
nald.  ann  1258,  n"  23.  —  Pottha»t  n°  17745,  183-6.  —  Evmeric.  Direct.  Inq 
p.  123.  —  G.  15,  S-xto  v.  n. 


EFFETS    DE    L'EXCOMMUNICATION  563 

avait  été  brûlé  en  1276  comme  hérétique  Parfait.  Dans  ce  cas, 
le  pouvoir  royal  est  invoqué  pour  obtenir  la  destitution  d'un 
fonctionnaire;  mais  la  doctrine  de  l'Inquisition  attribuait  à  l'in- 
quisiteur lui-même  le  droit  de  priver  de  sa  charge  toute  per- 
sonne dont  le  père  ou  le  grand-père  avait  été  un  hérétique  ou 
un  fauteur  d'hérésie.  Aussi,  quand  un  pénitent  avait  accompli 
sa  pénitence,  ses  enfants  prenaient  souvent  la  précaution  d'en 
obtenir  une  attestation  formelle,  qui  leur  permettait  d'aspirer 
plus  tard  à  des  fonctions.  Dans  des  cas  particuliers,  l'inquisiteur 
avait  le  droit  de  lever  les  incapacités  qui  pesaient  sur  les  des- 
cendants d'hérétiques;  mais,  comme  la  remise  de  la  pénitence, 
ce  n'était  là  qu'une  suspension  de  peine,  qui  pouvait  être  annu- 
lée d'un  moment  à  l'autre,  au  moindre  soupçon  de  tendance 
vers  l'hérésie  (1).  De  la  sorte,  il  arrivait  que  des  descendants 
d'hérétiques  occupassent  même  des  fonctions  ecclésiastiques.  11 
est  question  d'un  moine  de  Cluny  qui  étudiait  à  Paris  au  mo- 
ment où  ses  parents  furent  condamnés  pour  hérésie;  il  affirma 
qu'il  ignorait  leurs  erreurs  et  s'adressa  au  Pénitencier  pontifical 
à  l'effet  d'être  admis  dans  les  Ordres.  Le  prieur  fut  avisé  de 
l'admettre  à  l'ordination  si  sa  vie  et  ses  mœurs  prouvaient  qu'il 
en  était  digne.  Quand  un  homme  avait  été  ordonné  prêtre  et 
pourvu  d'un  bénéfice  avant  la  condamnation  de  ses  parents,  la 
loi  n'avait  pas  d'effets  rétroactifs  (2). 

A  la  base  de  toutes  les  sentences  de  l'Inquisition,  si  l'on  peut  500 
dire,  était  celle  sur  laquelle  toute  sa  puissance  était  fondée  : 
la  sentence  d'excommunication.  En  théorie,  les  censures  de 
l'Inquisition  étaient  identiques  à  celles  de  tout  autre  ecclésias- 
tique autorisé  à  priver  les  hommes  de  leur  salut;  mais  le  clergé 
avait  donné  de  tels  scandales  que  l'anathème,  dans  la  bouche 
de  prêtres  qui  n'étaient  ni  craints  ni  respectés,  avait  perdu,  du 
moins  à  l'époque  où  nous  sommes,  une  grande  partie  de  sa 
force.  En  revanche,   les  censures  de  l'Inquisition  étaient   des 

(1)  Fymeric,  Direct.  Inquis.  p.  571.  —  Arch.  de  lTnq.  de  Carcas*onne  (Doat, 
mu,  156.) —  Kegist.  Curiae  Francise  de  Carcassonne  (Doat,  xxxn  241.) —  Ber- 
i.iardi  Comens.  Lucerna  Inquis.  s.  v.  lnquisitores,  n°  19.  —  Lib.  Sent.  Inq.  To!o- 
san.  Index.  —  Wadding.  Iiegest .  Nich.  PP    III,  n°  10. 

(2)  Formulury  of  the  Papal  P  nitentiary,  Philadelphie.    1892,   Ruhr,   xli,  xlïî. 


5G4  l'excommumé  hors  la.  loi 

armes  au  service  d'un  petit  nombre  d'hommes  choisis  pour  leur 
énergie  et  à  qui  personne  ne  pouvait  impunément  manquer  de 
respect.  D'ailleurs,  les  autorités  séculières  étaient  tenues  <Je 
mettre  au  ban  tout  individu  excommunié  par  l'inquisiteur 
comme  hérétique  ou  fauteur  d'hérésie,  et  de  confisquer  ses  biens. 
Les  inquisiteurs  se  vantaient,  non  sans  raison,  que  leur  malé- 
diction était,  pour  quatre  motifs,  plus  puissante  que  celle  du 
clergé  séculier:  ils  pouvaient  obliger  le  pouvoir  séculier  à  mettre 
l'excommunié  hors  la  loi;  ils  pouvaient  le  contraindre  à  confis- 
quer ses  biens;  ils  pouvaient  condamner  pour  hérésie  toute  per- 
sonne qui  restait  excommuniée  pendant  une  année;  ils  pouvaient 
enfin  infliger  l'excommunication  majeure  à  quiconque  entre- 
tenait des  relations  avec  les  excommuniés  (4).  Ainsi  l'Inquisition 
obtenait  que  l'on  obéit  sans  résistance  à  ses  citations  et  qu'on 
se  soumît  aux  pénitences  qu'elle  imposait.  Elle  asservissait, 
pour  l'exécution  de  ses  sentences,  le  pouvoir  séculier;  elle 
balayait  les  lois  et  les  statuts  qui  s'opposaient  à  sa  procédure; 
elle  prouvait  que  le  royaume  de  Dieu,  représenté  par  elle,  était 
supérieur  aux  royaumes  de  la  terre.  De  toutes  les  excommuni- 
cations, celle  de  l'Inquisiteur  était  la  plus  redoutable  et  les  plus 
hardis  n'osaient  la  braver,  parce  qu'ils  savaient  qu'une  ven- 
geance terrible  la  suivait  de  près. 


(1     Ripoll,  i.  208,  394.  —  Tractatus  de  Inquisitione  (Doaf,  xxxvi.)  —  Bern.  Gui- 
don. Praclica  P.  iv.  (Doat,  xxx.)  —  Kymeric.  Direct.  Inquis.  360-1. 


CONFISCATIONS  5Q5 


CHAPITRE  XIII 


LA      CONFISCATION 


Bien  que  la  confiscation,  comme  nous  allons  le  montrer,  ne  £01 
fût  qu'en  petite  partie  l'œuvre  propre  de  l'Inquisition,  les  dis- 
tinctions qu'on  pourrait  instituer  à  ce  propos  seraient  plutôt 
nominales  que  réelles.  En  effet,  là  même  où  l'inquisiteur 
ne  prononçait  pas  la  confiscation,  elle  résultait  naturelle- 
ment de  sa  sentence.  Elle  constituait,  par  suite,  une  des 
peines  les  plus  redoutables  dont  l'application  relevait  de  son 
autorité  et  mérite  d'être  étudiée  avec  d'autant  plus  de  soin  que 
les  effets  s'en  firent  plus  lourdement  sentir  aux  populations. 

L'origine,  ici  comme  ailleurs,  doit  être  cherchée  dans  la  loi 
romaine.  Il  est  vrai  que  les  édits  des  empereurs  contre  les  héré- 
tiques, quelque  cruels  qu'ils  fussent,  n'allaient  pas  jusqu'à 
punir  indirectementles  innocents.  Même  lorsqu'ils  condamnaient 
à  mort  les  Manichéens  détestés,  ils  ne  poursuivaient  la  confisca- 
tion de  leurs  biens  que  si  les  héritiers  des  coupables  étaient 
également  des  hérétiques.  Les  enfants  orthodoxes  succédaient 
de  droit  à  leur  parent  hérétique,  qui  ne  pouvait,  par  le  fait  de 
son  hérésie,  ni  tester,  ni  exhéréder.  Il  en  était  autrement  dans 
le  cas  de  crimes  ordinaires.  Toute  condamnation  entraînant  la 
déportation  ou  les  travaux  forcés  dans  les  mines  impliquait  la 
confiscation,  bien  que  la  femme  du  condamné  pût  réclamer  son 
douaire  et  tous  les  dons  qu'elle  avait  reçus  avant  la  perpétration 
du  crime;  les  enfants  émancipés  de  lapatria  potestas  pouvaient 
en  faire  autant.  Tout  le  reste  appartenait  au  fisc.  Dans  le  cas  de 
lèse-majesté  ou  de  trahison,  le  coupable  pouvait  être  condam- 
né même  après  sa  mort;  alors  on  confisquait  ses  biens,  qui 

32 


566  DÉGRÉTALE   D'iNNOCENT   III 

étaient  réputés  dévolus  au  fisc  du  jour  où  le  crime  avait  été 
conçu.  Ces  lois  du  Bas-Empire  constituèrent  l'arsenal  où  pui- 
sèrent les  papes  et  les  rois  en  vue  de  rendre  attrayante  et  pro- 
fitable la  poursuite  de  l'hérésie  (1). 

Le  roi  Roger,  qui  occupa  le  trône  des  Deux-Siciles  pendant  la 
première  moitié  du  xne  siècle,  semble  avoir  été  le  premier  à 
502  appliquer  la  loi  romaine  en  décrétant  la  confiscation  contre 
tous  ceux  qui  apostasieraient  de  la  foi  catholique,  —  qu'ils 
devinssent  grecs,  mahométans  ou  juifs.  Mais  l'Eglise  ne  peut 
échapper  à  la  responsabilité  d'avoir  introduit  cette  peine  dans 
toutes  les  législations  de  l'Europe  comme  châtiment  de  crimes 
d'opinion.  Le  grand  concile  de  Tours,  tenu  par  Alexandre  1 1£ 
en  4163,  ordonna  à  tous  les  princes  séculiers  de  jeter  en  prison 
les  hérétiques  et  de  confisquer  leurs  biens.  Lucius  III,  dans  sa 
décrétale  de  Vérone  en  1184,  essaya  d'obtenir  pour  l'Eglise  le 
bénéfice  des  confiscations  dont  il  menaçait  une  fois  de  plus  les 
hérétiques.  Un  des  premiers  actes  d'Innocent  III,  en  sa  double 
qualité  de  prince  temporel  et  de  chef  de  l'Eglise,  fut  d'adresser 
à  ses  sujets  de  Viterbe  une  décrétale  où  figure  le  passage 
suivant  : 

«  Dans  les  territoires  sujets  à  notre  juridiction  temporelle,  nous  ordon- 
nons que  les  biens  des  hérétiques  soient  confisqués;  dans  les  autres 
pays,  nous  ordonnons  que  la  même  mesure  soit  exécutée  par  les  princes 
temporels,  sous  peine  des  censures  ecclésiastiques.  Les  biens  des  héré- 
tiques qui  renoncent  à  l'hérésie  ne  leur  seront  pas  rendus,  à  moins  qu'il 
ne  plaise  à  quelqu'un  d'avoir  pitié  deux.  Car  de  même  que,  suivant  la 
loi,  les  coupables  de  majesté  sont  punis  de  mort  et  que  l'on  confisque 
leurs  biens,  la  vie  seule  étant  laissée  par  grâce  à  leurs  enfants,  de  même, 
et  à  plus  forte  raison,  ceux  qui  s'écartent  de  la  foi  et  offensent  le  Fils  de 
Dieu  doivent  être  retranchés  du  Christ  et  privés  de  leurs  biens,  puisque 
c'est  un  bien  plus  grand  crime  d'attenter  à  la  majesté  spirituelle  qu'à  la 
majesté  temporelle.  »  (2). 

(1)  Const.  13,  15,  17  Cod.  i.  v.  ;  2,  3,  4,  7,  8,  9  Cod.  ix.  xlix  ;  5,  6  Cod.  ix,  xlix  ; 
5,  6  Cod.  ix.  vin.  •        ' 

(2)  Const.  Sicular.  lit),  i  M.  3.  —  Concil.  Turon.  ann.  1 163  c.  4.  —  Luca  PP.  111. 
Epist.  171.  —  kinoc.  PP.  IH    Rcgest,  h.  1.  —  Cap.   10  blxtra  v.  7. 

C'est  probablement  en  obéissance  au  canon  de  Tours  que  les  biens  de  Pierre 
Mauran  de  Toulouse  lurent  coulissés  en  1178  au  profit  du  comte;  on  lui  permit 


RÔLE   DU    POUVOIR   SÉCULIER  567 

Cette  décrétale,  qui  fut  incorporée  dans  le  droit-canon,  est  très 
importante,  car  elle  résume  toute  la  doctrine  de  l'Eglise  au  sujet 
du  châtiment  des  hérétiques.  A  l'imitation  de  la  loi  romaine  de 
lèse-majesté,  les  biens  de  l'hérétique  étaient  censés  perdus  pour 
lui  du  moment  où  il  commettait  un  acte  d'hérésie.  S'il  se  rétrac-  D03 
tait,  on  ne  pouvait  les  lui  rendre  qu'à  titre  gracieux.  Quand  les 
tribunaux  ecclésiastiques  déclaraient  qu'il  était,  ou  qu'il  avait 
été  un  hérétique,  la  confiscation  s'opérait,  pour  ainsi  dire,  d'elle- 
même;  l'acte  de  saisie  des  biens  incombait  au  pouvoir  séculier 
et  c'est  de  lui  seul  qu'il  dépendait  d'épargner  la  fortune  du  cou- 
pable, par  une  mesure  de  clémence  qui  équivalait  à  un  don. 
Rien  de  ce  qui  précède  ne  doit  être  oublié  si  l'on  veut  compren- 
dre exactement  certains  détails  qui  ont  souvent  été  mal  inter- 
prétés. 

La  décrétale  d'Innocent  témoigne,  en  outre,  de  ce  fait  qu'au 
début  de  la  lutte  contre  l'hérésie  la  principale  difficulté  ren- 
contrée par  l'Église  en  matière  de  confiscations  consistait  à  per- 
suader ou  à  forcer  les  puissances  temporelles  de  faire  leur  devoir 
en  s'emparant  des  biens  des  hérétiques.  Ce  fut  là  une  des  prin- 
cipales offenses  que  Raymond  Vide  Toulouse  expia  si  durement, 
comme  le  lui  expliquait  Innocent  en  4210.  Son  fils  sut  échapper 
à  ce  reproche.  Dans  ses  statuts  de  423i,  en  accord  avec  l'ordon- 
nance de  Louis  VIII  en  1226  et  de  Louis  IX  en  4229,  il  pro- 
nonça la  confiscation  non  seulement  contre  les  hérétiques, 
mais  contre  tous  ceux  qui,  d'une  manière  quelconque,  favori- 
saient les  hérétiques  et  refusaient  d'aider  à  leur  capture;  tou- 
tefois, sa  politique  ne  fut  pas  toujours  d'accord  avec  sa  législa- 
tion et  il  fut  plus  d'une  fois  nécessaire  de  stimuler  son  zèle. 
Plus  tard,  lorsque  tout  danger  de  résistance  par  les  armes  eut 
disparu,   les  princes  se  montrèrent,  en  général,   très  zélés  à 

de  les  racheter  au  prix  d'une  amende   de    500    livres    d'argent  (Roger.    ïloveden. 
Annal,  ann.  1 178.) 

Le  décret  d'Alonso  II  d'Aragon  contre  les  Vaudois,  en  1194  (Pegnœ  Comment. 
39  in  Eijmeric.  p.  231),  prononce  la  confiscation  contre  les  fauteurs  d'hérésie,  mais 
il  n'y  a  pas  d  •  trace  qu'on  l'ait  appliqué,  non  plus  que  les  canons  suhséquents  du 
concile  de  Gérone  en  1197  (Aguirre,  v.  102-3).  On  peut  en  dire  autant  des  édits 
d'Henri  VI,  en  1194,  renouvelés  par  Othon  IV  en  1310  (Lami,  Antich.  TosGi 
p.  484). 


568  PART   DU   FISC 

accroilre  leurs  maigres  revenus  par  des  confiscations,  et  la 
législation  de  l'Europe  entière  consacra  le  principe  de  la  spolia- 
tion des  hérétiques.  Cependant  l'Église  éprouvait  le  besoin  de 
stimuler  parfois  le  zèle  des  spoliateurs  et  de  répéter,  à  l'adresse 
de  l'indulgence  ou  de  la  négligence,  ses  injonctions  et  ses 
menaces  habituelles  (4). 
5Q4  Les  relations  entre  l'Inquisition  et  les  biens  confisqués  variè- 
rent suivant  les  époques  et  les  pays.  En  France,  le  principe 
dérivé  de  la  loi  romaine  était  généralement  reconnu;  le  titre  de 
propriété  revenait  au  fisc  sitôt  le  crime  accompli.  L'inquisiteur 
n'y  avait  doiîc  rien  à  voir.  Il  constatait  simplement  la  culpabi- 
lité de  l'accusé  et  laissait  à  l'État  le  soin  d'agir  en  conséquence. 
Ainsi  Gui  Foucoix  traite  la  question  des  confiscations  comme 
tout  à  fait  en  dehors  des  fonctions  de  l'inquisiteur,  qui  peut 
tout  au  plus  donner  un  conseil  aux  autorités  séculières  ou  s'en- 
tremettre pour  en  obtenir  une  grâce;  il  estime,  du  reste,  que 
ceux-là  seuls  sont  légalement  exempts  de  confiscation  qui  se 
présentent  spontanément  et  se  confessent  avant  qu'on  n'ait 
recueilli  contre  eux  aucun  témoignage.  Conformément  à  ce  qui 
précède,  les  sentences  de  l'Inquisition  française  ne  font,  en 
général,  aucune  allusion  à  la  confiscation,  bien  que  nous  con- 
naissions par  hasard  certains  cas,  mentionnés  dans  les  comptes 
des  procureurs  des  encours ,  où  des  domaines  furent  vendus 
au  profit  du  fisc  alors  que  la  sentence  ne  spécifiait  pas  la  for- 

(1)  Innoc.  PP.  III.  Regest.  xn.  154  (Cap.  26  Extra  v.  xi).  —  Isambcrt,  Ane.  loix 
franc,  i.  228.  232.  —  Harduin.  vu.  203-8.  —  Vaissete,  ra.  Pr.  385.  —  Conetl. 
Albiens.  ann.  1254  c.  26.  —  lnnoc.  PP.  IV.  Bull.  Cum  fratres,  ann.  1252  (Mag. 
Bull.  Roman,  i.  90.) 

La  confiscation,  au  moyen  âge,  était  une  ressource  ordinaire  des  budgets.  En 
Angleterre,  depuis  le  temps  d'Alfred,  la  trahison  entraînait  la  perte  de  la  vie  et 
des  biens  (Alfred's  Dooms  4  —  Thorpe  i.  63),  double  peine  qui  resta  dans  la  loi 
jusqu'en  1870-(Low  and  Pulling's  Dict.  of  Rnqlish  history,  p.  469).  En  France,  le 
meurtre,  le  faux  témoignage,  la  félonie,  l'homicide  et  le  viol  étaient  punis  de  mort 
et  de  confiscation  (Beaumanoir,  Coutumes  du  Beauvoisis  xxx.  2-5).  D'après  la  loi 
féodale  allemande,  un  homme  pouvait  perdre  son  fief  par  suite  de  diverses  offenses, 
mais  il  y  avait  une  distinction  :  si  l'offense  atteignait  le  seigneur,  le  fief  lui  était 
dévolu ,  s'il  s'agissait  d'un  simple  crime,  il  passait  aux  héritiers  du  coupable 
(Feudor.  lib.  i.  Tit.  xxin-xxiv).  En  Navarre,  la  confiscation  était  de  droit  en  cas  de 
suicide,  de  meurtre,  de  trahison  et  même  de  coups  e*  de  blessures,  lorsque  l'attentat 
s'était  produit  dans  un  lieu  où  demeuraient  la  reine  et  les  enfants  royaux.  On 
rapporte  le  cas  d'un  homme  dont  les  biens  furent  confisqués  parce  quil  avait  frappé 
un  autre  homme  à  Olite,  localité  située  à  une  lieue  de  Tafalla,  ou  la  rein**  résidait 
par  hasard  à  ce  moment  (G.  B.  de  Lagrèze,  La  Navarre  française,  n.  335). 


REMISES    DE    PEINE  569 

failure.  Dans  les  condamnations  portées  contre  des  absents  et 
des  morts,  la  confiscation  est  parfois  prononcée,  comme  si 
l'Etat,  en  pareil  cas,  avait  besoin  d'un  avis;  mais  la  pratique 
est  loin  d'être  constante  à  cet  égard.  Dans  une  sentence  rendue 
par  Guillem  Arnaud  et  Etienne  de  Saint-Thibéry,  le  24  no- 
vembre 1241,  contre  deux  absents,  leurs  biens  sont  abandonnés 
à  qui  de  droit.  Le  registre  de  Bernard  de  Gaux  (1246-1248)  pré 
sente,  d'une  part,  trente-deux  cas  de  contumace  où  la  confisca- 
tion est  édictée  dans  la  sentence  et,  de  l'autre,  neuf  cas  sem- 
blables où  elle  est  omise.  Une  sentence  de  l'Inquisition  de  Car- 
cassonne,  du  12  décembre  1328,  concernant  cinq  défunts  qui 
auraient  été  jetés  en  prison  s'ils  avaient  vécu,  porte  à  la  fin  : 
Et  conséquent  er  bona  ipsorum  dicimus  confiscanda,  alors 
qu'une  sentence  antérieure,  du  24  février  1325,  concernant 
quatre  défunts,  ne  se  termine  par  aucun  corollaire  semblable. 

En  fait  et  à  parler  strictement,  on  reconnaissait  que  l'inqui-  505 
siteur  n'avait  pas  le  droit  de  remettre  des  confiscations  sans 
l'autorisation  du  fisc;  l'usage  de  faire  grâce  à  ceux  qui  se  pré" 
sentaient  spontanément  et  se  confessaient  était  fondé  sur  une 
concession  accordée  à  cet  effet  en  1235  par  Raymond  de  Tou- 
louse à  l'Inquisition  de  Languedoc.  Aussitôt  qu'un  individu 
suspect  d'hérésie  était  cité  ou  arrêté,  les  fonctionnaires  séculiers 
séquestraient  ses  biens  et  notifiaient  cette  mesure  à  ses  débi- 
teurs. Sans  doute,  quand  la  condamnation  s'était  produite,  l'in- 
quisiteur en  donnait  avis  à  qui  de  droit;  mais,  en  général,  il  ne 
semble  pas  qu'on  ait  tenu  note  de  ces  avis  dans  les  archives  du 
Saint-Office,  bien  qu'un  manuel  d'époque  ancienne  spécifie, 
parmi  les  devoirs  de  l'inquisiteur,  celui  de  veiller  à  ce  que  la 
confiscation  soit  opérée.  Plus  tard,  en  1328,  dans  le  procès- 
verbal  d'une  réunion  d'experts  tenue  à  Pamiers,  on  mentionne 
la  présence  d'Arnaud  Assalit,  procureur  royal  des  encours  à 
Carcassonne;  cela  donne  à  supposer  qu'à  cette  date  le  fonc- 
tionnaire en  question  avait  pris  l'habitude  d'assister  aux  déli- 
bérations, afin  d'être  rapidement  informé  des  sentences  qui 
devaient  motiver  son  intervention  (1). 

(1)  Guid.  Fulcod.   Qusest.  xv.  —  Coll.    Doat,   XXI.   154;  XXXIII.  207;  XXXIV. 

22 


570  PART   Dïï   LA    PAPAUTÉ 

En  Italie,  il  se  passa  bien  du  temps  avant  qu'une  règle  6xo 
pût  être  adoptée  à  cet  égard.  Une  bulle  d'Innocent  IV,  en  1252. 
prescrit  aux  autorités  de  la  Lombardie,  du  ïrévisan  et  de  la 
Romagne  de  confisquer  les  biens  de  tous  ceux  qui  sont  excom- 
muniés en  qualité  d'hérétiques,  d'auxiliaires  ou  de  fauteurs 
d'hérétiques,  reconnaissant  ainsi  que  la  confiscation  était  de  la 
compétence  du  pouvoir  séculier.  Mais  bientôt  la  papauté  réussit 
à  obtenir  une  part  des  dépouilles,  même  en  dehors  des  Etats  de 
l'Église,  comme  le  montrent  les  bulles  Ad  extirpanda  d'Inno- 
cent IV  et  d'Alexandre  IV,  et  désormais  l'Inquisition  eut  un 
intérêt  direct  dans  les  spoliations.  Aussi  l'indifférence  des  tri- 
bunaux français  ne  trouva-t-elle  guère  d'imitateurs  au-delà  des 
monts.  Dans  la  pratique,  il  y  eut  des  variations  nombreuses. 
*^"  Zanghino  nous  apprend  qu'autrefois  les  confiscations  étaient 
prononcées  dans  les  États  de  l'Église  par  les  jugos  ecclésiasti- 
ques et  ailleurs  par  le  pouvoir  séculier,  mais  que,  de  son  temps 
(vers  1320),  cette  matière  relevait,  dans  toute  l'Italie,  de  la 
juridiction  des  cours  épiscopales  et  inquisitoriales,  sans  que  les 
autorités  séculières  eussent  rien  à  y  voir.  Il  ajoute  que  la  con- 
fiscation est  prescrite  par  la  loi  dans  le  cas  d'hérésie  et  que  l'in- 
quisiteur n'a  pas  le  droit  de  la  remettre,  sinon  dans  les  cas  de 
convertis  volontaires  et  avec  le  consentement  de  l'évêque.  Tou- 
tefois, bien  que  le  crime  entraîne  ipso  faclo  la  confiscation,  elle 
ne  devient  exécutoire  qu'à  la  suite  d'une  sentence  à  cet  effet. 
C'est  pourquoi,  dans  les  condamnations  émanant  de  l'Inquisi- 
tion italienne,  la  confiscation  était  formellement  prescrite  et 
les  autorités  séculières  étaient  avisées  de  ne  point  intervenir 
à  moins  d'en  être  priées  (1). 
De  bonne  heure,  dans  certaines  villes,  les  inquisiteurs  italiens 

180;  XXXV.  68.  -  Mss.  Bib.  Nat.,  fonds  lat.  n°  0902.  —  Coll.  Doat,  XXVIII.  131, 
164.  —  Resp.  Prudentum  (Doat,  XXXVII.  83).  —  Grandes  Chroniques,  ann.  1323.  — 
Les  Olim,  T.  i.  p  556.  —  Guill.  Pelisso  Chron.  éd.  Molinier,  p.  27.  —  Practïco 
super  Inquisit.  (Mss.  Bib.  Nat.,  fonds  lat.  n°  14930,  fol.  224.)  —  Coll.  Doat, 
XXVII.  fol.  118. 

En  1460.  lorsque  l'Inquisition  de  France,  alors  presque  éteinte,  fut  ravivée  pour 
la  poursuite  des  sorciers  d'Arras,  la  confiscation  fut  un  des  châtiments  prononcés. 
—  Mém.  de  Jacques  du  Clerc,  liv.  iv,  ch.  4. 

(1)  Coll.  Doat,  XXXI.  175.  —  Zanchini  Tract,  de  Hœ>et.  c.  xvm,  xxv,  xxvi,  xli. 
Archivio  Storico  ltaliano,  n°  38,  p.  29. 


AVIDITÉ    DES    INQUISITEURS  571 

eurent  la  prétention  non  seulement  de  prescrire,  mais  de  con- 
trôler les  confiscations.  Vers  1245,  l'inquisiteur  florentin  Rug- 
gieri  Calcagni  condamne  comme  relaps  un  Cathare  nommé 
Diotaiuti  et  lui  inflige  une  amende  de  cent  lires.  Ruggieri  accuse 
réception  de  cette  somme,  qui  doit  être  versée  au  pape  ou  em- 
ployée à  la  propagation  de  la  foi;  en  même  temps  il  concède 
le  reste  des  biens  de  l'hérétique  à  sa  femme  Jacoba,  affirmant 
ainsi  qu'il  se  considère  comme  le  propriétaire  de  toute  la  for- 
tune de  Diotaiuti.  Toutefois,  cette  conception  ne  prévalut  point, 
car,  en  1283,  nous  trouvons  une  sentence  du  podestat  de  Flo- 
rence, aux  termes  de  laquelle  l'inquisiteur  Frà  Salomone  da 
Lucca  avait  donné  avis  que  la  veuve  Ruvinosa,  récemment 
défunte,  était  morte  en  état  d'hérésie  et  que  ses  biens  devaient 
être  confisqués;  sur  quoi  le  podestat  ordonne  que  ces  biens 
soient  saisis  et  vendus,  pour  que  le  produit  en  soit  réparti  con- 
formément aux  constitutions  pontificales.  Avec  le  temps,  cepen- 
dant, les  inquisiteurs  devinrent  entièrement  maîtres  du  produit 
des  confiscations.  En  1327,  les  autorités  municipales  de  Florence 
remettent  aux  Dominicains  une  maison  confisquée  et  l'acte  spé- 
cifie que  cette  remise  a  lieu  avec  l'assentiment  de  l'inquisiteur. 
Même  à  Naples,  nous  voyons  le  roi  Robert,  en  1324,  prescrire 
aux  inquisiteurs  de  payer  cinquante  onces  d'or,  sur  la  part 
des  confiscations  qui  lui  revenait,  au  prieur  de  l'église  de 
San  Domenico  de  Naples,  afin  de  contribuer  à  son  achève- 
ment (1). 

En  Allemagne,  la  diète  de  Worms  (1321)  atteste  la  confusion  507 
qui  existait  dans  l'esprit  féodal  entre  l'hérésie  et  la  trahison,  en 
autorisant  que  les  terres  allodiales  et  la  propriété  personnelle 
du  condamné  passent  à  ses  héritiers,  tandis  que  les  fiefs  étaient 
confisqués  au  profit  du  suzerain.  S'il  était  serf,  ses  biens  étaient 
dévolus  à  son  maître;  mais  on  déduisait  du  montant  les  frais 
de  l'exécution  du  propriétaire  sur  le  bûcher  et  les  droits  de 
justice  du  seigneur-justicier.  Deux  ans  plus  tard,  en  1233,  le 

(!)  Lam\,  Antirhità  Toscane,  5G0,  588-9.  —  Zanchini  Tract,  de  Ilœrrt.  c.  xxvi 
—  Arch.  di  Fireii?e,  Prov.  S.  Maria  Novella,  nov.  18,  1327.  —  Arcliivio  di  Napoli, 
Regist.  253,  Lett.  A,  fol.  63. 


^2  MESURES   ARBITRAIRES 

concile  de  Mayence  protesta  contre  l'injustice  (de  bonne  heure 
apparente  en  Allemagne  comme  ailleurs)  qui  consistait  à  con- 
sidérer tout  accusé  comme  coupable  et  à  traiter  ses  biens 
comme  ceux  d'un  condamné.  Il  prescrivit  que  les  biens  des 
accusés  restassent  indemnes  jusqu'au  jugement,  menaçant 
d'excommunication  quiconque,  dans  l'intervalle,  se  permettrait 
de  s'en  emparer  ou  de  les  aliéner.  Pourtant,  lorsque  l'empereur 
Charles  IV  essaya  d'introduire  l'Inquisition  en  Allemagne  (1369), 
il  adopta  l'usage  italien  et  ordonna  qu'un  tiers  des  biens  con- 
fisqués fût  remis  aux  inquisiteurs  (1). 

Il  est  impossible  de  définir  exactementle  degré  de  criminalité 
qui  entraînait  la  confiscation.  Même  dans  les  États  où  l'inqui- 
siteur  n'avait  nominalement  aucune  part  à  cette  mesure,  le  pou- 
voir souverain  dont  il  disposait  à  l'égard  de  l'accusé  le  rendait, 
dans  la  pratique,  maître  de  sa  fortune  et  la  notification  qu'il 
faisait  de  la  sentence  aux  autorités  séculières  équivalait  à  une 
décision  sans  appel.  Il  est  probable  que  les  usages  varièrent 
avec  les  époques  et  le  tempérament  des  divers  inquisiteurs.  Nous 
avons  vu  qu'Innocent  III  prescrivait  la  confiscation  dans  tous 
les  cas  d'hérésie;  mais  il  n'était  pas  facile  de  déterminer  exacte- 
ment ce  qui  constituait  l'hérésie.  Les  statuts  de  Raymond  pré- 
voyaient la  confiscation  non  seulement  pour  les  hérétiques, 
mais  pour  les  fauteurs  de  l'hérésie.  Le  concile  de  Béziers,  en 
1233,  demanda  qu'elle  fût  appliquée  aux  dépens  des  convertis 
réconciliés  qui  n'étaient  pas  condamnés  à  porter  des  croix; 
ceux  de  Béziers,  en  1246,  et  d'Albi,  en  1254,  l'ordonnèrent  dans 
le  cas  de  tous  ceux  à  qui  les  inquisiteurs  infligeaient  la  pénitence 
de  la  prison.  Toutefois,  dans  une  sentence  du  19  février  1237, 
par  laquelle  les  inquisiteurs  de  Toulouse  condamnent  vingt  à 
508  trente  pénitents  à  la  prison  perpétuelle,  il  y  a  seulement  menace 
de  confiscation  pour  le  cas  où  les  condamnés  ne  s'acquitteraient 
pas  de  leur  pénitence.  Finalement,  les  légistes  s'accordèrent  à 
considérer  l'emprisonnement  comme  la  condition  suffisante  de 
la  confiscation. 

(I)  Hist.  Dîp'om.  Frid.  n.  T.  m.  p.  466.  —  Kaltner,  Konvad    vnn  Mnrburg  und 
die  Inquisition,  Prag,  1882,  p.  147.  —  Mosheim,  de  Beyhardis,  p.  347. 


PRFON   ET    CONFISCATION  573 

Saint-Louis  alla  même  plus  loin.  Lorsque,  en  1259,  il  atténua 
son  ordonnance  de  1229,  il  prescrivit  la  confiscation  non  seule- 
ment pour  ceux  qui  étaient  condamnés  à  la  prison,  mais  pour 
ceux  qui  refusaient  d'obéir  aux  citations,  pour  les  contumaces, 
pour  ceux  dans  les  maisons  desquels  on  trouvait  des  hérétiques; 
ses  fonctionnaires  étaient  requis  de  s'assurer  auprès  des  inqui- 
siteurs, avant  le  jugement,  si  l'accusé  méritait  la  prison,  et,  dans 
l'affirmative,  de  saisir  ses  biens.  Le  saint  roi  décida  ensuite  que 
les  héritiers  seraient  remis  en  possession  de  leurs  biens,  lorsque 
l'hérétique  aurait  offert  de  se  convertir  avant  d'avoir  été  atteint 
par  la  citation,  ou  lorsqu'il  serait  entré  dans  un  Ordre  religieux 
et  y  serait  mort  pieusement.  Ces  réserves,  qui  parurent  l'effet 
d'une  haute  clémence,  attestent  combien  la  confiscation  était 
universellement  pratiquée  et  avec  quelle  impitoyable  rigueur  on 
avait  admis  le  principe  qu'un  seul  acte  d'hérésie  supprimait 
tout  droit  de  propriété.  En  fait,  même  à  la  fin  du  xve  siècle, 
«'était  une  règle  reçue  que  la  confiscation  avait  lieu  de  plein 
droit,  tandis  que  la  remise  de  ses  biens  à  an  pénitent  réconcilié 
était  une  mesure  gracieuse  qui  exigeait  une  expresse  déclara- 
tion (1). 

Donc,  en  mettant  les  choses  au  mieux,  l'emprisonnement 
d'un  converti  réconcilié  entraînait  la  confiscation  de  ses  biens,  et 
comme  la  prison  perpétuelle  était  la  pénitence  ordinaire,  la 
confiscation  était  générale.  Il  se  peut,  toutefois,  qu'il  y  ait  eu 
des  exceptions.  Les  dix  prisonniers  mis  en  liberté  par  Inno- 
cent IV,  en  1248,  étaient  depuis  assez  longtemps  en  prison  — 
quelques-uns  depuis  quatre  ans  et  davantage  ;  et  cependant,  les 
larges  donations  pour  la  Terre  Sainte  qui  achetèrent  leur  grâce 
montrent  qu'eux  ou  leurs  amis  devaient  encore  disposer  de 
ressources  importantes,  à  moins  que  les  fonds  en  question 
n'aient  été  obtenus  par  une  hypothèque  sur  leurs  biens  à 
recouvrer.  De  même,  quand  Alaman  de  Roaix  fut  condamné 
à  la  prison  par  Bernard  de  Caux,  en  1248,  la  sentence  prescri- 

(1)  Harduin.  vu.  203.  —  Concil.  Biterrens.  ann.  1233  c.  4;  ann.  1246,  Append. 
c-  35.  —  Concil.  Aïbiens.  ann.  1254  c.  26.  -  Coll.  Doat,  XXI.  loi.  —  Guid.  Ful- 
cod.  Quœst.  xv.  —  Lambert,  Ane.  loix  franc.,  i.  257.  —  Arch.  de  l'Inq.  de  Car- 
cassonne  (Doat,  XXXI.  263).  —  Bernardi  Contiens.  Lucerna  lnqmsit.  s.  v,  Filii. 


574  RESTITUTION   DES    DOTS 

vait  le  payement  d'une  annuité  à  une  personne  désignée  et 
509  d'une  indemnité  pour  les  rapines  dont  il  s'était  rendu  coupable; 
c'est  donc,  apparemment,  qu'il  lui  restait  quelques  biens.  Mais 
comme  il  avait  été,  pendant  dix  ans,  en  fuite  et  à  l'état  de  con- 
tumace, on  doit  admettre  que  ces  sommes  furent  perçues  sur 
ses  biens  qui  avaient  été  confisqués  par  l'État. 

De  telles  exceptions,  plus  apparentes  que  réelles,  peuvent  être 
expliquées  et  l'ensemble  de  la  procédure  inquisitoriale  n'en 
indique  pas  moins  nettement  que  l'emprisonnement  et  la  con- 
fiscation étaient  inséparables.  Parfois  même,  dans  les  sentences 
concernant  les  morts,  il  est  dit  qu'ils  sont  jugés  dignes  de  la 
prison,  à  la  seule  fin  de  priver  leurs  héritiers  de  leur  succession. 
A  une  époque  postérieure,  il  est  vrai,  Eymerich,  qui  expédie 
brièvement  ces  questions  comme  si  elles  ne  concernaient  pas 
l'inquisiteur,  s'exprime  de  manière  à  faire  croire  que  la  confis- 
cation avait  lieu  seulement  lorsqu'un  hérétique  ne  se  repentait 
pas  et  ne  se  rétractait  pas  avant  le  jugement;  mais  Pegna,  le 
commentateur  d'Eymerich,  prouve  aisément  que  c'est  là  une 
erreur.  Zanghino  considère  comme  établi  que  l'hérésie  entraine 
la  perte  des  biens,  et  il  ajoute  que  des  pénitences  pécuniaires 
ne  peuvent  pas  être  imposées  parce  que  le  condamné  est  privé 
de  toute  sa  fortune,  bien  qu'on  puisse  user  d'indulgence  à  cet 
égard  avec  l'assentiment  de  l'évêque  et  que  la  simple  suspicion 
d'hérésie  ne  doive  pas  être  suivie  de  confiscation  (1). 

Dans  le  premier  élan  de  zèle  des  persécuteurs,  la  confiscation 
n'épargna  rien.  Mais,  en  4237,  Grégoire  IX  admit  que  les  dots 
des  femmes  catholiques  devaient  rester  indemnes  en  certains 
cas,  et,  en  4247,  Innocent  IV  établit  la  règle  que  les  dots 
devaient  être  rendues  aux  femmes  et  ne  devaient  pas  être  com- 
prises dans  des  confiscations  ultérieures,  bien  que  l'hérésie 
ne  justifiât  pointle  divorce.  Saint-Louis  admit  cette  règle  en  4258. 
Toutefois,  elle  était  sujette  à  de  graves  limitations,  car,  d'après 
le  droit  canonique,  la  femme  ne  pouvait  rien  réclamer  si,  au 

(1)  Archives  de  l'Inq.  de  Carcassonne  (Doat,  XXXI.  152).  —  Berger,  Registres 
4*Innoc.  IV.  n°  1844.  —  Mss.  Bib.  Nat.,  fonds  lat.  n°  9992.  —  Lib.  Sentent.  Inq. 
tolos.  p.  158-62.  —  Arch.  de  l'Inq.  de  Carcass.  (Doat,  XXVII.  98  )  —  Eymeric. 
direct.  Inquis.  p.  663  5.  —  Zanchini  Tract,  de  IJœret.  c.  xviii,  xix,  xxt. 


RÉPARTITION   DES    DÉPOUILLES  575 

moment  de  son  mariage,  elle  avait  eu  connaissance  de  l'hérésie 
de  son  mari  et  même,  d'après  quelques  auteurs,  si  elle  avait 
vécu  avec  lui  après  l'avoir  reconnue,  ou  même,  enfin,  si  elle 
avait  manqué  d'informer  qui  de  droit  dans  les  quarante  jours 
après  sa  découverte.  Comme,  d'ailleurs,  les  enfants  étaient 
incapables  d'hériter,  la  femme  d'un  hérétique  ne  gardait  la  dot 
que  sa  vie  durant,  après  quoi  elle  faisait  retour  au  fisc  (1). 

Bien  que  la  confiscation  fût,  en  principe,  l'affaire  de  l'État,  *>10 
la  répartition  des  dépouilles  n'obéissait  pas  à  une  règle  inva- 
riable. Avant  l'organisation  de  l'Inquisition,  lorsque  les  Vaudois 
de  Strasbourg  furent  brûlés,  on  nous  apprend  que  leurs  biens 
furent  également  divisés  entre  l'Église  et  les  autorités  sécu- 
lières. Lucius  III,  comme  nous  l'avons  vu,  essaya  d'assurer  à 
l'Église  le  bénéfice  exclusif  des  confiscations.  Dans  les  États  de 
l'Église,  ce  monopole  allait  de  soi  et  Innocent  IV,  dans  sa  bulle 
Ad  extirpanda  de  1252,  montra  du  désintéressement  en  con- 
sacrant tout  le  butin  de  la  spoliation  à  l'encouragement  des 
persécutions  ultérieures.  Un  tiers  était  remis  aux  autorités 
locales,  un  tiers  aux  fonctionnaires  de  l'Inquisition,  le  reste  à 
l'évêque  et  à  l'inquisiteur,  qui  ne  devaient  l'employer  qu'à  la 
recherche  des  hérétiques.  Ces  dispositions  furent  mainte- 
nues, dans  les  rédactions  postérieures  de  la  même  bulle,  par 
Alexandre  IV  et  Clément  IV.  Les  cautions  abandonnées  reve- 
naient tout  entières  à  l'inquisiteur.  Mais  on  en  vint  bientôt  à 
croire  que  le  règlement  qui  précède  s'appliquait  seulement 
aux  États  indépendants  de  l'Italie,  car,  en  1260,  nous  voyons 
Alexandre  IV  ordonner  aux  inquisiteurs  de  Rome  et  de  Spolèfe 
de  vendre  les  biens  confisqués  sur  les  hérétiques  et  d'en  remettre 
le  produit  au  pape  lui-même;  l'année  suivante,  en  1261,  Ur- 
bain IV  reçoit  trois  cent  vingt  livres  comme  produit  de  confis- 
cations faites  à  Spolète  (2). 

(1)  Archives  de   l'Evêché   de   Béziers  (Doat,   xxxi.  35).  —  Potthast  n°  12743.  

Isambert.  i.  257.  —  C.  14  Sexto   v.    2.  —  Zanchini    Tract,   de  Hseret.  c.   xxv.    

Livres  de  Jostice  et  de  PUt,  Liv.  i.  Tit.  m.  §  7. 

(2)  Hoffmann,  Geschichte  der  Inquisition,  n.  370.  —  Lucii  PP.  III.  Epist.  171.— 
Innoc.  PP.  IV.  Bull.  Ad  extirpanda,  §  34.  —  Ejusd.  Bull.  Super  extirpationt, 
30  Mai  1254  (Ripoll,  i.  247).  —  Alex.  PP.  IV.  Bull.  Dlscretioni  ^Mag.  Bull.  Rom.  », 
120  .  —  Potthast  n°  18200. 


576  MALVERSATIONS   ET   ABUS 

A  la  longue,  l'usage  s'établit,  tant  dans  les  États  de  l'Église* 
que  dans  le  reste  de  l'Italie,  de  répartir  les  produits  des  confis- 
cations entre  la  commune,  l'Inquisition  et  la  Chambre  pontifi- 
cale; Jes  évêques,  au  dire  de  Benoît  XI,  s'appropriaient  la  part 
qui  leur  était  remise  en  vue  de  la  poursuite  des  hérésies  et 
participaient  ainsi,  quoique  indirectement,  à  la  spoliation.  Un 
document  florentin  de  1283  montre  que  ce  système  était  reçu  à 
cette  époque  et  d'autres  actes  datant  du  demi-siècle  qui  suivit 
attestent  que  la  République  avait  accoutumé  de  désigner  des 
mandataires  pour  saisir,  en  son  nom,  les  biens  confisqués.  En 
1319,  la  ville  de  Florence  fit  don  delà  part  qui  devait  lui  revenir 
pendant  dix  ans  pour  la  construction  de  l'église  de  Santa  Repa- 
rata.  Les  sommes  ainsi  perçues  devaient  être  considérables  ;  en* 
1299,  les  inquisiteurs  représentent  à  la  République  que  le  Saint 
5I£  Office  a  besoin  d'argent  pour  payer  ses  fonctionnaires  e 
demandent  la  permission  de  placer  en  biens-fonds  les  sommes 
qui  reviennent  à  l'Inquisition,  afin  d'assurer  l'avenir  de  l'œuvre» 
Leur  requête  fut  admise  jusqu'à  concurrence  de  mille  livres,, 
avec  la  réserve  qu'il  ne  serait  pas  touché  à  la  part  de  la  ville. 
Celte  précaution  témoigne  de  peu  de  confiance  en  l'intégrité 
des  inquisiteurs  et  l'on  a  des  raisons  de  croire  que  la  méfiance 
à  leur  égard  était  justifiée.  A  cette  époque,  les  vendeurs  s'étaient 
bel  et  bien  emparés  du  temple  et  il  leur  était  devenu  à  peu  près- 
impossible  de  rester  honnêtes  alors  que  la  persécution  s'était 
transformée,  comme  nous  l'avons  vu  au  dernier  chapitre,  en 
une  fructueuse  spéculation.  Un  Franciscain  ami  de  la  vérité, 
Alvaro  Pelayo,  évêque  de  Silva,  écrivant  vers  1335,  reprochait 
amèrement  à  ceux  de  ses  frères  qui  faisaient  fonctions  d'inqui- 
siteurs les  abus  dont  ils  se  rendaient  coupables  avec  les  fonds 
attribués  au  Saint  Office.  Il  déclarait  que  la  division  du  fruit, 
prescrite  par  le  pape,  n'était  généralement  pas  observée  ;  les 
inquisiteurs  s'emparaient  de  tout,  dépensaient  le  fruit  des 
confiscations  dans  leur  intérêt  personnel  ou  en  faisaient  don  à 
leurs  proches.  * 

Le  hasard  a  conservé,  dans  les  archives  de  Florence,  quelques 
documents  qui  confirment  cette  accusation.  Il   semble   qu'en 


RAPACITÉ   DES   PRINCES  577 

4343  Clément  VI  obtint  la  preuve  que  les  inquisiteurs  de  Flo- 
rence et  de  Lucques  fraudaient  la  Chambre  pontificale  du  tiers 
des  amendes  et  des  confiscations  qui  lui  revenait  ;  en  consé- 
quence, il  envoya  à  Pietro  di  Vitale,  primicerio  de  Lucques, 
l'ordre  de  recouvrer  les  sommes  arriérées  et  de  poursuivre  les 
fraudeurs.  La  suite  de  l'affaire  nous  échappe,  mais  la  Chambre 
ne  parait  pas  en  avoir  tiré  grand  profit.  En  remplacement  d'un 
des  voleurs,  Pietro  di  Aquila,  Franciscain  très  considéré,  fut 
nommé  à  Florence  ;  au  bout  de  deux  ans,  il  avait  si  bien  adopté 
les  mœurs  de  son  métier  qu'il  était  obligé  de  prendre  la  fuite, 
objet  d'une  poursuite  du  primicerio  et  d'une  autre  de  la  Répu- 
blique, qui  l'accusaient  d'extorsion  de  fonds  (1). 

A  Naples,  sous  les  Angevins,  lors  du  premier  établissement 
de  l'Inquisition,  Charles  d'Anjou  s'assura  le  monopole  des  con- 
fiscations avec  la  môme  rapacité  que  les  rois  de  France.  Dès  le 
mois  de  mars  1270,  il  écrit  à  ses  agents  dans  le  Principaco 
Ultra  qu'on  a  récemment  brûlé  à  Bénévent  trois  hérétiques, 
dont  il  y  a  lieu  d'examiner  et  d'inventorier  les  biens.  Toute-  512 
fois,  en  1290,  Charles  II  ordonna  que  les  amendes  et  confisca- 
tions fussent  divisées  en  trois  parts,  l'une  pour  le  fisc  royal,  la 
seconde  pour  la  propagation  de  la  foi,  la  troisième  pour  l'Inqui- 
sition. Exception  était  faite  pour  les  domaines  féodaux,  qui 
devaient  revenir  à  la  couronne  ou  à  leur  suzerain  immédiat  (2). 

A  Venise,  la  convention  de  1289  entre  la  Seigneurie  et  Nico- 
las IV,  par  laquelle  la  République  autorisait  d'introduire  l'In- 
quisition, stipulait  que  toutes  les  recettes  du  Saint-Office 
seraient  dévolues  à  l'État;  il  semble  que  cette  disposition  ait 
été  observée.  Au  Piémont,  les  confiscations  furent  partagées 
entre  l'État  et  l'Inquisition  jusqu'à  ce  que,  dans  la  dernière 
moitié  du  xve  siècle,   Amédée  IX  revendiquât  le  tout  poui  le 


(1)  Nich.  PP.  IV.  Bull.  Habet  vestrœ,  3  oct.  1200.—  Rajiiald.  an*.  143*,  n°2i. 
Lami,  Antichità  Toscan",  p.  588-9.  —  Alv.  Pelag.  ae  Planrtn  h'cclc.s.  lib  h, 
art.  67.  — Archivio  di  Firenze,  Riformagioni,  Classe  v,  n°  110;  Classe  xi,  Dis- 
tinz.  1,  n°  39. 

(2)  Archiv.  di  Napoli,  Reg.  9,  Lctt.  C,  fol.  90;  Regist.  51,  Left.  A  foi  9- 
Reg.  98,  Lett.  B,  fol.  13;  Reg    113,  Lett.  A,  fol.  194;  Mss.  Chioccorelli,  t.  vin.      ' 

33 


578  AVIDITÉ   DE    LA   CURIE 

fisc,  n'accordant  au  Saint-Office  que  le  remboursement  des  frais 
de  la  procédure.  (1) 

Dans  les  autres  Etats  italiens,  la  Curie  pontificale  trouva 
bientôt  que  sa  part  était  insuffisante,  dès  qu'il  ne  fut  plus 
nécessaire  d'acheter,  par  l'abandon  d'un  tiers  des  dépouilles, 
]a  coopération  du  pouvoir  civil.  Les  jurisconsultes  ne  sont  pas 
d'accord  sur  l'époque  où  ce  changement  s'opéra  :  mais  il  est 
certain  que  dans  le  premier  quart  du  xive  siècle  l'Église  réus- 
sit à  accaparer  le  produit  entier  des  confiscations,  qui  était 
divisé  également  entre  l'Inquisition  et  la  Chambre  pontificale. 
La  rapacité  avec  laquelle  cette  source  de  revenus  fut  exploitée 
paraît  clairement  dans  un  épisode  qui  se  produisit  à  Pise  en 
d304.  L'Inquisiteur  Angelo  da  Reggio  avait  condamné  la  mé- 
moire d'un  citoyen  défunt,  Loterio  Bonamici,  et  confisqué  ses 
biens,  dont  une  partie  fut  donnée  par  lui  et  une  autre  vendue 
à  des  prix  que  la  Curie  pontificale  estima  insuffisants.  Là- 
dessus,  Benoit  XI  ordonna  à  l'évêque  d'Ostie  de  ne  pas  punir 
l'inquisiteur,  mais  de  faire  librement  usage  des  censures  ecclé- 
siastiques en  recherchant  les  détenteurs  des  biens  vendus  pour 
les  leur  reprendre.  Enfin,  en  1438,  Eugène  IV  restitua  généreu- 
sement aux  évêques  la  part  revenant  à  la  Chambre  pontificale, 
afin  de  stimuler  leur  zèle  contre  les  hérétiques.  Là  où  févéque 
était  aussi  seigneur  temporel,  les  confiscations  devaient  être 
513  réparties  également  entre  l'Inquisition  et  lui.  Toutefois,  Ber- 
nardo  di  Como,  écrivant  vers  1500,  affirme  que  tout  le  produit 
des  confiscations  appartient  de  droit  à  l'inquisiteur,  qui  peut  en 
disposer  à  sa  guise  ;  mais  il  admet  ensuite  que  la  question  est 
confuse  et  incertaine,  vu  les  contradictions  des  décisions  ponti- 
ficales et  de  la  jurisprudence  dans  les  différents  pays.  (2) 

(1)  Albi/io,  Bisposlo  ql  P.  Paolo  Sarpi,  p.  23.  —  Sclopis,  Antica  Legislazione 
del  Piémont,  p.  485. 

(2i  Zanchini  Tract,  de  Bseret..  c.  xix,  xxvi,  xu.  Cf.  Pe^nae  Comment,  m 
Et/metic.  p.  659.  —  Grand  jean,  Met),  de  Benoit  XL  n°  299.  —  Raynald.  ann.  1438, 
no  24.  —  Bernardi  Comens.  Lucerna  lnquis.  s.  v.  Bona  hwet  com*»,  no  6,  8.  — 
Dès  1387,  dans  les  sentences  d  Antonio  Secco  contre  les  Vàudois  des  vallées  al- 
pines, on  déclare  que  les  confiscations  doivent  revenir  exclusivement  à  l'Inquisition 
(Arcli'iv.  Storic.    Italiano,  n°  38,  p.  29,  36,  50.) 

il  faut  dire,  au  crédit  de  Benoit  XI,  qu'en  1304  il  autorisa  Frà  Simone,  inquisi- 


CONDUITE    DE    SAINT-LOUIS  579 

En  Espagne,  on  admit  la  règle  que,  si  l'hérétique  était  un 
clerc  ou  un  vassal  laïque  de  l'Eglise,  c'est  l'Eglise  qui  gardait 
les  biens  confisqués  ;  autrement,  ils  revenaient  au  seigneur 
temporel  (1). 

Cette  ardeur  à  spolier  les  malheureuses  victimes  de  la  persé- 
cution est  particulièrement  odieuse  quand  l'Église  en  donne 
l'exemple,  et  cet  exemple  peut,  dans  une  certaine  mesure,  excu- 
ser les  États  qui  agirent  de  même  là  où  ils  disposaient  d'une  au- 
torité suffisante.  Les  menaces  de  coercition,  d'abord  nécessaires 
pour  stimuler  les  princes  temporels  à  confisquer  les  biens  de 
leurs  sujets  hérétiques,  devinrent  bientôt  superflues;  ce  fut 
une  véritable  curée,  et  jamais  le  désir  des  hommes  de  tirer  pro- 
fit du  malheur  de  leurs  semblables  ne  se  montra  sous  un  jour 
plus  affligeant, 

En  Languedoc,  l'Inquisition  s'efforça  d'abord  de  s'approprier 
le  produit  des  confiscations  afin  de  les  faire  servir  à  la  cons- 
truction et  à  l'entretien  des  prisons  ;  mais  elle  n'y  réussit 
point.  Dans  le  système  féodal,  les  confiscations  devaient  reve- 
nir au  seigneur  haut-justicier.  La  rapide  extension  de  la  juri- 
diction royale  en  France,  pendant  la  seconde  moitié  du  xme 
siècle,  finit  par  faire  du  roi  le  bénéficiaire  presque  exclusif  des 
biens  confisqués.  Au  début,  cependant,  il  y  eut  des  querelles 
sur  les  dépouilles.  Après  le  traité  de  Paris  (1229),  Saint-Louis, 
en  accordant  des  fiefs  dans  les  territoires  récemment  acquis  514 
par  la  Couronne,  semble  avoir  voulu  trancher  la  question  en  se 
réservant  les  confiscations  pour  cause  d'hérésie.  On  vit  bientôt 
qu'il  avait  été  heureusement  inspiré.  Les  maréchaux  de  Mire- 
poix,  membres  d'une  famille  d'aventuriers  qui  avaient  suivi 
Montfort,  réclamèrent  les  biens  meubles  de  tous  les  hérétiques 
pris  sur  leur  domaines,  même  si  ces  biens  se  trouvaient  sur  le 
domaine  du  roi  ;  leur  demande  fut  rejetée,  en  4269,  par  le  Par- 
lement de  Paris.  Les  évêques  réclamèrent  tous  les  biens  des 
hérétiques  qui  vivaient  sous  leur  juridiction  et,  au  concile  de 

teur  de  Rom»-1  à  restituer  les  biens  injustement  confisqués  par  ses  prédécesseurs 
et  à  atténuer  las  peines  infligées  par  eux  s'il  les  considérait  comme  trop  sévères 
(Grandjean,  n°  1174). 

(1)  Alonsi  de  Spina  Fortalicii  Fi  'H,  lib.  h.  consid.  xi  (fol.  71,  éd.  1594). 


580  DROITS    DES    ÉVÊQUES 

Lille  (Comtat  Venaissin),  en  1231, ils  menacèrent  d'excommuni- 
cation quiconque  les  leur  disputerait.  Le  peu  de  fondement  de 
cette  prétention  parait  dans  un  arrangement  conclu  en  décem- 
bre 1229,  sous  les  auspices  du  légat  Romano,  entre  l'évêque  de 
Béziers  et  le  roi;  le  droit  du  roi  sur  les  biens  confisqués  y  est 
reconnu  comme  incontestable  et  l'évêque  stipule  seulement 
qu'au  cas  où  ces  biens  seraient  des  fiefs  et  où  le  roi  les  concé- 
derait à  nouveau,  ils  seraient  soumis  aux  droits  seigneuriaux  de 
l'évêque  ;  si,  par  contre,  le  roi  les  gardait,  l'évêque  devait  rece- 
voir quelques  compensations  pour  ses  droits  de  suzeraineté. 
Ceci  témoigne  d'un  grief,  à  tout  prendre,  légitime,  car  lorsque 
des  fiefs  d'hérétiques  étaient  acquis  par  la  Couronne,  les 
évoques  suzerains  se  trouvaient  lésés  par  suite  de  leur  zèle  a 
poursuivre  l'hérésie. 

Diverses  tentatives  furent  faites  pour  mettre  les  intérêls 
d  accord,  dans  cette  question  sans  cesse  renaissante  des  biens 
confisqués.  Par  une  transaction  datant  de  1234,  le  roi  avait  pris 
l'engagement  de  se  dessaisir  de  tous  les  biens  confisqués  a  son 
profit  dans  le  délai  d'un  an  et  un  jour.  Le  concile  de  Béziers, 
en  1246,  adopta  un  canon  à  cet  effet,  mais  il  n'en  fut  pas  le  nu 
compte  et  enfin,  vers  1235,  Saint-Louis  accepta  un  compromis, 
aux  termes  duquel  tous  les  territoires  soumis  aux  évêques  et 
confisqués  devaient  être  divisés  en  deux  parties  égales,  les 
évêques  ayant  le  droit  de  racheter,  dans  le  délai  de  deux  mois, 
la  part  royale,  à  un  prix  fixé  par  des  arbitres;  si  ce  droit  n'était 
pas  exercé,  le  roi  était  tenu,  dans  le  délai  d'un  an  et  un  jour, 
de  céder  ces  territoires  à  une  personne  de  condition  ana- 
logue à  celle  du  possesseur  précédent  et  tenue  aux  mêmes  rede- 
vances ;  mais  on  convint  que  tous  les  biens  meubles  appartien- 
draient à  la  Couronne.  Une  telle  convention  ne  pouvait 
qu'accroître  rapidement  les  biens  temporels  dépendant  des 
évêchés.  Nous  avons  vu  que  les  évêques  de  Toulouse,  antérieu- 
rement aux  Croisades,  vivaient  dans  un  état  de  pauvreté  apos- 
tolique ;  au  cours  du  siècle  suivant,  le  pays  tout  entier  s'ap- 
pauvrit, les  villes  souffrirent  cruellement  et  cependant,  en  1317. 
lorsque  Jean  XXII  découpa  six  nouveaux  évêchés  dans  le  diocèse 


AFFAIRES    d'ALBI  581 

de  Toulouse,  il  donna  comme  motif  l'énormité  des  revenus  de 
l'évèque,  qui  s'élevaient  à  40,000  livres  tournois  par  an,  alors     515 
que  le  diocèse  avait  déjà  été  privé  de  près  de  la  moitié   de  son 
territoire  par  Boniface  VIII  lors  de  la  formation  du  diocèse  de 
Pamiers  î  (1). 

Les  évoques  d'Albi  se  montrèrent  particulièrement  actifs  et 
entendus  dans  ces  saturnales  du  pillage.  Profitant  de  la  confu- 
sion créée  par  la  guerre,  ils  usurpèrent  différents  droits,  y 
compris  ceux  de  haute  justice  et  de  confiscation,  ce  qui  les 
entraîna  à  des  disputes,  qui  durèrent  trente  ans,  avec  les 
représentants  de  la  Couronne.  Ils  firent  preuve  d'un  zèle  extra- 
ordinaire dans  la  poursuite  des  hérétiques,  qui  leur  semblait 
fructueuse  autant  qu'utile  à  la  foi.  En  1247,  l'évèque  Bertrand 
obtint  d'Innocent  IV  des  pouvoirs  inquisitoriaux  particuliers, 
sans  doute  pour  appuyer  ses  revendications  temporelles,  et 
l'année  suivante  il  fit  de  brillantes  affaires  en  vendant  à  des 
condamnés  et  à  des  hérétiques  repentis  des  commutations  de 
peine.  Ce  commerce  était  d'un  bon  rapport,  mais  il  était  irré- 
gulier; on  le  vit  en  1253,  lorsqu'Àlphonse  de  Poitiers,  essayant 
de  s'enrichir  par  la  même  méthode,  fut  arrêté  net  par  l'arche- 
vêque de  Narbonne  et  l'évèque  de  Toulouse,  qui  déclarèrent 
que  ces  abus  scandalisaient  les  fidèles  et  menaçaient  de  détruire 
la  religion,  Enfin,  pour  en  finir  avec  les  réclamations  de  l'évè- 
que touchant  les  biens  confisqués,  Saint-Louis,  au  mois  de 
décembre  1264,  passa  une  convention  avec  Bernard  de  Com- 
bret,  titulaire   du  siège  d'Albi,  qui  fut  aussitôt  confirmée  par 

(1)  Mss.  Bib.  Nat.,  fonds  lat.  n°  14930,  fol.  224.  —  Livres  de  Jostice  et  de  Plet, 
liv.  î.  tit.  ni,  §  7.  —  Vaissete,  m,  391.  —  Les  Olini,  î.  317.  —  Mss.  Bib.  ISat., 
fonds  lat.  n°  11847.  —  Concil.  Insulan.  ann.  1251  c.  3.  —  Teulet,  F.ayeltes,  n.  165. 
—  Concil.  Bilerrens.  ann.  1246  c.  4.  —  Vaissete,  éd.  Privât,  VIII.  975.  —  l-aluz. 
Concil.  Narbonn.  Append.  p.  96-99.  —  Coll.  Doat,  XXXV.  48.  Cf.  Berger,  Heg. 
k'fnnoe.  IV.  n>  1543-4,  1547-8.  —  Vaissete,  iv.  170.  —  Baudouin,  Lettres  inéd. 
de  P/iitipi'e  le  Bel,  PmHs,  1886,  p.  xi. 

Malgré  les  sentiments  d'équité  que  manifesta  généralement  S.  Louis,  il  ne  fut 
nullement  indifférent  à  des  acquisitions  justifiées  par  l'esprit  de  son  époque,  ('"n 
1246  eut  lieu  une  sorte  de  razzia  dirigée  contre  les  Juifs  de  Carcas-onne,  qui 
furent  jetés  en  p  ison.  Au  mois  de  juillet,  S.  Louis  écrit  à  son  sénéchal  qu'il  veut 
tir^r  de  ces  Juiis  le  plus  d'argent  possible;  ils  doivent,  par  suite,  être  tenus  fort  à 
l'étroit,  et  le  roi  demande  «  être  informé  de  la  somme  qu'on  peut  exiger  d'eux.  Au 
mois  d'août,  il  écrit  que  la  somme  proposée  est  trop  faible,  et  le  sénéchal  est  chargé 
d'extorquer  autant  d'argent  qu'il  pourra.  —  Vaisset\  éd.  Privât,  VIII,  iiÇi-2. 


582 


CONFLITS   INCESSANTS 


Urbain  IV.  Le  prélat  devait  percevoir  la  moitié  des  biens  confis- 
qués dans  son  diocèse  ;  la  part  du  roi  en  biens-fonds  revenait  à 
l'évêque  si  elle  n'avait  pas  été  aliénée  dans  le  délai  d'un  an  et 
devenait  sa  propriété  absolue  si  elle  n'avait  pas  été  vendue  dans 
le  délai  de  trois  ans.  C'est  pourquoi,  dans  les  comptes  des  pro- 
cureurs royaux  des  encours  à  Carcassonne,  nous  voyons  tou- 
516  jours  les  confiscations  en  Albi  partagées  entre  l'évêque  et  le 
roi.  Bien  que  la  part  de  l'évêque  en  argent  comptant  ne  se  soit 
élevée  qu'à  100  livres  entre  la  Saint-Jean  de  1322  et  celle  de 
4323,  il  j  eut  des  années  où  les  sommes  perçues  de  ce  chef 
furent  bien  plus  considérables.  Vers  1300,  l'évêque  Bernard  de 
Castanet  abandonna  généreusement  à  l'église  dominicaine 
d'Albi  sa  part  des  domaines  de  deux  citoyens,  Guillem  Aymeric 
et  Jean  de  Castanet,  condamnés  après  leur  mort;  cette  part 
dépassait  un  millier  de  livres.  Comme  on  se  le  figure  aisément, 
les  arrangements  conclus  avec  la  Couronne  donnèrent  nais- 
sance à  de  nombreux  conflits.  Vainement  Philippe-le-Bel,  en 
1307,  insista  sur  le  respect  des  conventions  et  sur  la  restitution 
des  biens  détournés.  En  1316,  nous  voyons  l'évêque  d'AIbi 
réclamer  des  propriétés  qui  n'avaient  pas  été  vendues  dans  le 
délai  de  trois  ans,  à  quoi  Arnaud  Assalit,  le  procureur,  répon- 
dait qu'il  avait  été  empêché  de  procéder  aux  ventes  par  des 
causes  justes  et  légitimes;  enfin,  le  sénéchal,  Aymeric  de  Croso, 
décida  que  les  empêchements  avaient  bien  eu  ce  caractère  et 
que  les  droits  de  la  Couronne  restaient  intacts.  (1). 

Ces  questions  n'étaient  pas  les  seules  auxquelles  donnaient 
naissance  ces  spoliations  collectives  qui  fournissaient  une  ample 
matière  aux  avocats.  Un  procès  intenté  par  les  évêques  de 
Rodez,  pour  certaines  terres  confisquées  à  des  hérétiques  et 
posssédées  par  la  Couronne,  se  prolongea  pendant  trente  ans  et 
arriva  enfin  au  Parlement  de  Paris,  qui  annula  simplement 
toute  la  procédure  par  la  raison  que  ceux  qui  avaient  soutenu 
les  droits  de  la  Couronne  n'étaient  pas  investis  de  l'autoril ,\ 

(1)  A.  Molinier  (Vaissete,  éd.  Privât,  Vif.  284-9;  VIII.  919).—  Coll.  Doat 
xxxiv.  131,  135,  189;  xxxv.  93.  —  Urbain  PP.  IV.  Kpist.  62  (Martene,  Thesa'n>.  u, 
94'.  —  Bern.  Guidon  Hist.  Conv.  Albiens.  —  Vaisseîe,  m.  Pr.  467,  50!).  —  Arch. 
de  l'Inq.  de  Carcass.  (Doat,  xxxi.  143,  146). 


CONFISCATIONS   ANTICIPEES  583 

nécessaire.  Une  autre  affaire  entre  le  roi  et  Eléanor  de  Mont- 
fort,  comtesse  de  Vendôme,  touchant  les  biens  de  Jean  Bau- 
dier  et  de  Raymond  Calverie,  fut  presque  aussi  longue  et  aussi 
confuse.  La  confiscation  datait  de  1300  ;  en  1327,  le  procès 
suivait  encore  son  cours  ;  il  devait  se  terminer  par  un  compro- 
mis en  1335  (1). 

Tous  les  prélats  n'étaient  pas  aussi  rapaces  que  ceux  d'Àlbi, 
dont  l'un  se  plaint  encore,  en  1328,  des  ruses  employées  par 
ses  victimes  pour  réserver  à  leurs  familles  un  morceau  de  pain; 
mais  les  princes  et  leurs  représentants  étaient  sans  pitié  quand  517 
il  y  avait  quelque  chose  à  prendre.  J'ai  déjà  dit  qu'aussitôt 
qu'un  suspect  était  cité  devant  l'Inquisition,  ses  biens  étaient 
mis  sous  séquestre,  avis  était  donné  à  ses  débiteurs  qu'ils  eussent 
à  verser  au  roi  toutes  les  sommes  dues  par  eux.  Charles  d'An- 
jou introduisit  cette  pratique  à  Naples,  où  un  ordre  royal  d'ar- 
rêter soixante-neuf  hérétiques,  en  1269,  prescrit  également  de 
saisir  leurs  biens, qui  doivent  être  acquis  au  roi.  Les  fonctionnaires 
étaient  d'avance  si  convaincus  que  le  procès  se  terminerait 
par  une  condamnation, qu'ils  n'en  attendaient  souvent  pas  l'issue, 
mais  opéraient  la  confiscation  dès  l'abord.  Cet  abus  datait  de 
l'origine  même  de  l'Inquisition.  En  1327,  Grégoire  IX  s'en  plai- 
gnit et  l'interdit,  mais  en  vain  ;  en  1246,  le  concile  de  Béziers 
le  condamna  de  nouveau,  réserve  faite  du  cas  où  l'inculpé  avait 
sciemment  «  adhéré  »  à  des  gens  connus  pour  être  hérétiques. 
Lorsque,  en  1259,  Saint-Louis  atténua  les  rigueurs, de  la  confis- 
cation, il  prohiba  indirectement  la  saisie  précipitée  en  ordon- 
nant à  ses  fonctionnaires,  toutes  les  fois  qu'un  accusé  n'était 
pas  condamné  à  la  prison,  de  l'admettre,  lui  ou  ses  héritiers, 
à  réclamer  les  biens  séquestrés  ;  mais  s'il  y  avait  suspicion  d'hé- 
résie, ces  biens  ne  devaient  pas  être  rendus  sans  une  caution 
garantissant  qu'ils  seraient  acquis  à  l'État  au  cas  où,  dans  le 
délai  de  cinq  ans,  la  preuve  de  l'hérésie  viendrait  à  être  failc  ; 
pendant  ce  laps  de  temps,  ils  ne  pouvaient  pas  être  aliénés. 
Cependant  les  confiscations   préventives  continuèrent   à   être 

M)  C.  Molinier,  Vlquis,  dans  le  Midi,  p.  101.  —  Les  Olim,  m.  1126-  9,  1440-2. 
Voir  aussi  i.  920. 


584  SPOLIATIONS   IMPITOYABLES 

opérées,  si  bien  que  Boniface  VIII  crut  devoir  insérer  dans  le 
droit  canonique  une  nouvelle  prohibition  de  ce  vol.  Mais  cela 
même  ne  suffit  pas!  L'Inquisition  avait  tellement  répandu 
l'idée  que  tout  accusé  était  coupable,  qu'une  fois  dans  ses 
mains  on  ne  pouvait  en  échapper,  que  les  fonctionnaires  se 
croyaient  à  l'abri  de  tout  péril  en  agissant  sur  une  simple  pré- 
somption. 

Nous  connaissons,  par  différentes  sources,  un  cas  de  cette 
espèce,  qui  est  sans  doute  le  type  de  beaucoup  d'autres.  Lors 
des  persécutions  d'Albi,  en  4300,  un  certain  Jean  Baudier  fut 
interrogé  d'abord  le  20  janvier;  il  n'avoua  rien.  Entendu  une 
seconde  fois,  le  5  février,  il  confessa  des  actes  d'hérésie  et  fut 
condamné  le  7  mars.  Mais  ses  biens  confisqués  avaient  été 
vendus  dès  le  29  janvier,  non  seulement  avant  le  jugement,  mais 
avant  les  aveux  de  l'accusé.  GuillemGarric,  accusé  de  complicité 
dans  le  complot  ourdi  pour  détruire  les  registres  de  l'Inquisition 
à  Carcassonne  (1284),  ne  fut  condamné  qu'en  4319;  mais,  dès 
518  1301,  le  comte  de  Foix  et  les  officiers  royaux  se  disputent  la 
possession  de  son  château  confisqué  de  Monteirat  (1). 

Un  rapport  de  Jean  d'Arsis,  sénéchal  de  Rouergne,  à  Alphonse 
de  Poitiers  (vers  1253)  témoigne  éloquemment  de  la  rapacité 
féroce  avec  laquelle  cette  procédure  de  spoliation  était  conduite. 
L'évoque  de  Rodez  menait  une  vigoureuse  campagne  contre  les 
hérétiques  et  avait  remis  au  bras  séculier,  à  Najac,  un  certain 
Hugues  Paraire,  que  le  sénéchal  fit  immédiatement  brûler  vif; 
ses  biens  confisqués  se  montaient  à  plus  de  mille  livres 
tournois.  Mais  d'Arsis,  apprenant  que  l'évêque  avait  cité  à 
Rodez  six  autres  citoyens  deNajac, s'empressa  de  se  rendre  dans 
la  ville  épiscopale  pour  s'assurer  que  les  droits  de  son  maître  ne 
seraient  pas  lésés.  L'évêque  lui  dit  que  ces  six  individus  étaient 
des  hérétiques  et  qu'il  ferait  gagner  au  comte  cent  mille  sols 
par  la  confiscation  de  leurs  biens;  mais,  d'accord  avec  ses  asses- 

(1)  Arch.  de  l'Kvêché  d'Albi  (Doat,  XXXV.  83).  —  Les  Olim,  i.  556.  —  Archivio 
di  Napoli,  Re.^st.  4,  Lett.  H,  fol.  47.  —Arch.  de  l'Evêché  de  Bézie.s  (D  -M,  WM. 
35}.  —  Concil.  Biterrens.  ann.  12'«0  c.  3.  —  [sambert,  Ane.  Lit.  fraie.  \.  -.'57.  — 
C.  19  Sexto  v.  2.  -  Mss.  Bib.  ISat.,  fonds  latin,  n"  11847.  —  Col:.  h„at,  X\XV.f>8. 
—  Mobilier,  VInq.    dans  le  Midi,  p.  102.  —  Vaissete,    éd.  Privât,  x.  1  r.  370  sq. 


ALPHONSE    OE     POITIERS  585 

seurs,  il  priait  le  sénéchal  de  permettre  qu'une  partie  de  cette 
fortune  restât  aux  enfants  des  accusés.  Refus  du  loyal  serviteur. 
Là-dessus,  Tévéque,  mal  conseillé  et  au  mépris  des  droits  du 
comte,  s'efforça  d'éviter  la  confiscation  en  condamnant  les  héré- 
tiques à  quelques  pénitences  légères.  Le  sénéchal  pratiqua  sans 
tarder  la  saisie  des  biens,  après  quoi  il  en  abandonna  quelques 
miettes  aux  pénitents  et  à  leurs  enfants,  ce  qui  ne  l'empochait 
pas,  écrivit-il,  d'avoir  encaissé  environ  mille  livres;  il  termine 
en  conseillant  au  comte,  s'il  veut  éviter  d'être  trompé,  de  dési- 
gner quelqu'un  pour  surveiller  la  suite  des  opérations  de  l'évè- 
que.  D'autre  part,  les  évêques  se  plaignaient  que  les  officiers 
d'Alphonse  permissent  aux  hérétiques,  moyennant  finances,  de 
garder  une  partie  de  leurs  biens  et  condamnassent  au  bûcher 
des  malheureux  qui  ne  le  méritaient  pas,  afin  de  pouvoir  s'em- 
parer de  leur  avoir.  Ces  infâmes  abus  devinrent  tellement  into- 
lérables qu'en  1254  les  officiers  d'Alphonse,  y  compris  Gui 
Foucoix,  essayèrent  d'y  porter  remède  en  publiant  un  règlement 
général;  mais  il  était  bien  difficile  de  faire  disparaître  ces 
scandales,  conséquences  naturelles  de  l'institution.  Alphonse,  519 
malgré  sa  cupidité,  consentait  à  partager  ses  rapines  avec  ceux 
grâce  auxquels  il  les  exerçait  ;  nous  connaissons  plusieurs 
exemples  de  ses  libéralités,  dont  le  désintéressement  est  d'ail- 
leurs douteux.  En  1268,  il  attribue  à  l'Inquisition  un  revenu  de 
cent  livres  par  an  sur  les  biens  confisqués  d'un  hérétique  ;  en 
1270,  il  autorise  la  contruction  d'une  chapelle,  sur  des  fonds 
de  provenance  analogue  (1). 

Naturellement,  les  spoliateurs  mettaient  un  zèle  extraordi- 
naire à  rechercher  partout  la  matière  à  confiscation  Le  registre 
des  confiscations,  opérées  de  1302  à  1313  par  les  procureurs  des 
encours  de  Carcassonne,  nous  est  parvenu  en  manuscrit;  nous 
y  voyons  avec  quel  soin  on  recouvrait  les  créances  des  condam- 
nés, même  s'il  ne  s'agissait  que  de  quelques  sous.  Dans  le  cas 
d'un  prisonnier  opulent,  Guillem  de  Fenasse,  il  fallut  huit  à  dix 

(1)  Boutaru',  Saint  Louis  et  Al  honse  de  Paitie  s,  Paris,  1S70,  p.  455-6.  — 
Douais,  Les  sources  de  Vhïst.  de  Vlnquis.  (in  Bev.  des  qm-si.  hist.  oct.  1881, 
p.  436).  —  Coll.  Doat,  xxxn.  51,  64. 

33. 


586  NON  PAYEMENT  DES  DETTES 

ans  pour  réaliser  tout  l'actif,  y  compris  859  créances  dont  les 
plus  faibles  montaient  à  cinq  deniers.  En  revanche,  il  n'est 
jamais  question  du  payement  des  dettes  de  l'accusé;  on  appli- 
quait ainsi  le  principe  en  vertu  duquel  un  hérétique  ne  pouvait 
pas  s'engager  valablement  et  l'on  spoliait  sans  pudeur  ses 
créanciers.  Les  nobles  affirmèrent  leur  droit  de  réclamer  pour 
eux  toute  somme  due  par  un  de  leurs  vassaux  à  un  hérétique, 
mais  Philippe  de  Valois,  en  1329,  décida  que  lorsque  les  dettes 
étaient  payables  au  domicile  de  l'hérétique,  le  montant  en 
reviendrait  au  fisc  royal,  sans  considération  de  la  vassalité  du 
débiteur.  Un  autre  exemple  de  l'exécrable  avidité  des  spolia- 
teurs est  fourni  par  un  procès  qui  fut  jugé  par  le  Parlement  de 
Paris  en  1302.  A  la  mort  du  chevalier  Guillem  Prunèle  et  de  sa 
femme  Isabelle,  lagarde  de  leurs  orphelins  revenait  légalement 
à  leur  plus  proche  parent,  le  chevalier  Bernard  de  Montesqui. Mi- 
mais ce  dernier  avait  été  bnilé,  quelques  années  auparavant, 
pour  hérésie,  et  ses  biens  avaient  été  confisqués.  Le  sénéchal  de 
Carcassonne  prétendit  que  la  fortune  des  orphelins  constituait 
un  acquêt  posthume  de  Bernard,  et,  en  conséquence,  il  la  sài- 
520  sit.  Mais  un  neveu,  autre  Bernard  de  Montesquieu,  attaqua 
cette  décision  et  réussit  à  la  faire  annuler  (1). 

Les  propriétés  aliénées  n'étaient  pas  recherchées  avec  moins 
de  soin.  Comme,  d'après  la  loi  romaine  de  majesté,  la  forfai- 
ture était  contemporaine  du  crime  d'hérésie,  l'hérétique  était 
censé  incapable  de  transmettre  un  titre,  et  toute  vente,  toute 
donation  faites  par  lui  étaient  nulles,  alors  même  que  l'objet 
aliéné  avait  passé  dans  la  suite  par  plusieurs  mains.  Le  déten- 
teur devait  le  remettre  sans  indemnité,  à  moins  que  le  prix  même 
de  la  transaction  ne  se  trouvât  dans  les  biens  de  l'hérétique. 
En  1272,  Charles  d'Anjou  écrivit  de  Naples  à  son  viguier  et  à 
son  sous-viguier  à  Marseille  pour  les  informer  qu'une  certaine 
Maria  Boberta,  avant  d'être  condamnée  à  la  prison  pour  héré- 
sie, avait  vendu  une  maison;  ils  avaient  ordre  de  la  saisir,  de 
la  vendre  aux  enchères  et  de  faire   connaître  le  prix   obtenu. 

(i)  Archives  de  l'Evêché  d'Albi  (Doat,  xxxm.  207-72).  —  Coll.  Doat,  xxxv.  93.— 
Les  Olim,  ti.  1 11. 


PROCÉDÉS   BARBARES  587 

Comme  ils  négligèrent  d'obéir,  ils  furent  remplacés  par  d'au- 
tres officiers,  auxquels  Charles  réitéra  ses  ordres,  en  les  ren- 
dant personnellement  responsables  de  leur  exécution.  En  même 
temps,  il  écrivit  à  son  sénéchal  pour  lui  prescrire  de  surveiller 
cette  affaire,  à  laquelle  il  dit  attacher  beaucoup  d'impor- 
tance (1). 

La  cruauté  de  ces  spoliations  était  encore  aggravée  par  la 
manière  impitoyable  dont  on  y  procédait.  Aussitôt  qu'un 
homme  avait  été  arrêté  pour  soupçon  d"hérésie,  ses  biens  étaient 
séquestrés  et  remis  aux  officiers  publics,  qui  ne  devaient  les 
lui  rendre  que  dans  l'hypothèse  peu  vraisemblable  où  les  preu- 
ves de  sa  culpabilité  seraient  déclarées  insuffisantes.  On  inven- 
toriait jusqu'à  ses  ustensiles  domestiques,  jusqu'aux  provisions 
qu'il  avait  au  logis  (2).  Ainsi,  qu'il  fût  innocent  ou  coupable,  sa 
famille  était  jetée  à  la  rue,  réduite  à  mourir  de  faim  ou  à 
s'adresser  à  la  charité  d'autrui  —  charité  bien  précaire  puis- 
qu'on pouvait  être  poursuivi  et  condamné  pour  avoir  témoigné 
de  la  sympathie  à  un  hérétique.  C'est  dire  assez  l'effroyable  accu-  521 
mulation  de  souffrances  dont  cette  procédure  seule  a  été  la 
cause  î 

Dans  ce  chaos  de  déprédations,  les  exécuteurs  des  spoliations 
cherchaient,  bien  entendu,  à  se  faire  leur  part.  En  1304,  Jac- 
ques de  Polignac,  qui  avait  été  pendant  vingt  ans  garde  de  la 
geôle  inquisitoriale  de  Carcassonne,  ainsi  que  plusieurs  offi- 
ciers préposés  aux  confiscations,  furent  convaincus  d'avoir 
détourné  quantités  de  biens,  entre  autres  un  château,  plusieurs 
fermes,  des  vignes,  des  vergers  et  des  meubles,  qu'ils  furent 
condamnés  à  restituer  au  roi  (3). 

(1)  Bernardi  Comens.  L><cerna  luquis.  s.  v.  Bona  haereticor. —  Archidiac.  Gloss. 
sup.  c.   [9  Sexto  v.  2.  —  Archivio  di  Napoli,  Regist.  15,  Lett.  G,  fol.  77,  7  8. 

La  loi  anglaise  sur  la  félonie  était  également  rétroactive,  et  toutes  les  aliénations 
postérieures  au  crime  étaient  réputées  nulles  (Bracton,  lib.  m,  tract,  h,  cap.  13, 
np  8). 

En  Espagne,  Maestre  Jacopo  de  las  Seyes,  dans  ses  Flores  de  las  leye*,  dédiées 
à  Alphonse  X,  établit  comme  une  règle  de  simple  équité  que  les  biens  confisqués 
doivent  être  pris  avec  la  charge  des  dettes  {Mémorial  histônco  espauol,  1851  t.  h, 
p.  210). 

2)  Coll.  Doat,  xxxn.  309,  316. 

(3)  Les  Olim,  n.  147.  —  Dcat,  x^vj.  253. 


588  AFFAIRE   DE   LILLE 

Il  est  consolant  de  se  détourner  de  ces  horreurs  pour  raconter 
un  cas  qui  éveilla  beaucoup  d'intérêt  en  Flandre,  à  une  époque 
où  l'Inquisition  était  devenue  si  peu  active  dans  ce  pays  que  la 
pratique  des  confiscations  était  presque  tombée  dans  l'oubli. 
L'évêque  de  Tournai  et  le  vicaire  de  l'Inquisition  condam- 
nèrent à  Lille  un  certain  nombre  d'hérétiques,  qui  furent  brû- 
lés vifs.  Ils  confisquèrent  leurs  biens,  réclamant  les  meubles 
pour  l'Église  et  pour  l'inquisiteur,  le  reste  pour  le  fisc.  Coura- 
geusement, les  magistrats  de  Lille  intervinrent,  déclarant 
qu'une  des  franchises  de  leur  ville  stipulait  qu'aucun  bourgeois 
ne  pouvait  être  privé  à  la  fois  de  sa  vie  et  de  ses  biens.  Puis,  au 
noms  des  enfants  d'une  des  victimes,  ils  firent  appel  au  pape. 
Les  conseillers  du  suzerain,  Philippe  le  Bon  de  Bourgogne, 
réclamaient  pour  lui  l'ensemble  des  biens  confisqués,  tandis  que 
les  ecclésiastiques  prétendaient  ériger  en  règle  le  retour  à 
l'Église  des  biens  meubles  du  condamné.  Comme  cette  querelle 
où  trois  parties  étaient  intéressées  menaçait  d'entraîner  de 
longs  et  coûteux  procès,  on  s'accorda  pour  soumettre  la  cause 
au  duc  lui-même.  Celui-ci,  avec  une  rare  sagesse,  trancha  le 
différent  en  4430,  aux  applaudissements  de  tous  :  il  déeida  que 
la  sentence  de  confiscation  était  non  avenue  et  que  les  biens 
des  condamnés  passeraient  à  leurs  héritiers;  il  ajouta  expres- 
sément que  les  droits  de  l'Église,  de  l'Inquisition,  de  la  ville 
et  de  l'État  étaient  réservés  sans  préjudice,  dans  toute  occurrence 
analogue  qu'il  n'y  avait  pas,  d'ailleurs,  lieu  de  prévoir.  Mais 
le  duc  montra  moins  de  désintéressement  en  1460,  lors  de  la 
£22  terrible  persécution  contre  les  sorciers  d'Arras;  les  meubles  des 
malheureux  furent  réunis  au  trésor  épiscopal  et  leurs  biens- 
fonds  confisqués  par  le  fisc,  malgré  les  réclamations  de  la 
ville,  iondées  sur  des  privilèges  reconnus  (1). 
Non  seulement  ces  confiscations  en  masse    infligeaient   des 


(1)  Archives  générale*  de  Belgique,  Papiers  d'État,  v.  405.  —  Mém.  de  Jac:ues 
du  Clerc 4,  liv.  iv.  ch.  4,  14. 

A  Arras,  une  charte  de  1335,  confirmée  par  Charles  V  en  1360,  protégeait  les 
bourgeois  contre  la  confiscation  dans  le  cas  d'une  cond.imn  <tion  pour  crime  par 
un  Iribuni  compétent.--  Duverger,  La  \  auderie  dans  les  Etais  de  lhi',Lpt,e  le 
Bon,  Arras,  1685,  p.   60 


DÉLAIS   DE   PRESCRIPTION  589 

misères  aussi  cruelles  qu'imméritées  à  des  milliers  de  femi;  es 
et  d'enfants  sans  défense,  réduits  à  la  mendicité,  mais  elles  par;  - 
lysaient  la  vie  publique  et  les  relations  journalières  à  un  degré 
qu'il  est  difficile  de  concevoir.  Toute  sécurité  était  enlevée  aux 
transactions.  Aucun  créancier,  aucun  acquéreur  ne  pouvait  être 
certain  de  l'orthodoxie  de  celui  à  qui  il  avait  affaire  ;  plus 
encore  que  le  principe  de  la  perte  du  droit  de  propriété  par  le 
fait  de  l'hérésie,  l'habitude  de  procéder  contre  les  morts  après 
un  nombre  d'années  presque  illimité  empêchait  qui  que  ce  soit 
d'être  sûr  du  lendemain,  de  jouir  de  sa  fortune  acquise  ou  de 
celle  dont  il  avait  hérité. 

La  prescription  n'était  établie,  en  théorie,  contre  les  reven- 
dications de  l'Eglise  romaine  qu'au  bout  d'un  siècle,  à  compter 
non  pas  de  la  perpétration  du  crime,  mais  de  l'époque  ou  il 
avait  été  découvert.  Bien  que  certains  légistes  estimassent  que 
la  procédure  contre  les  défunts  dût  commencer  dans  le  délai  de 
cinq  ans  après  leur  mort,  d'autres  affirmaient  qu'il  n'y  avait 
pas  de  limite,  et  la  pratique  de  l'Inquisition  prouve  que  cette 
dernière  opinion  avait  prévalu.  En  matière  ordinaire,  la  pres- 
cription à  l'égard  de  l'Église  s'établissait  au  bout  de  quarante 
ans;  mais  il  fallait,  pour  l'invoquer,  que  le  possesseur  d'un 
bien  pût  établir  qu"il  n'avait  jamais  soupçonné  d'hérésie  le 
précédent  propriétaire  et  que  ce  dernier  était  mort  avec  une 
réputation  intacte  d'orthodoxie.  Sinon,  les  titres  de  propriété 
étaient  sujets  à  contestation  (1). 

Nous  avons  vu  que  les  poursuites  contre  les  défunts  étaient  une  523 
parodie  de  la  justice,  où  la  défense  était  impossible  et  la  confis- 
cation finale  inévitable.  Le  cas  de  Gherardode  Florence  montre 
à  quel  point  les  familles  étaient  exposées  de  ce  chef  à  la  ruine. 
Gherardo,  homme  riche  et  puissant,  appartenant  à  l'une  des  mai- 
sons les  plus  nobles  et  les  plus  anciennes,  était  consul  en  1218. 

(t)  C.  6,  8,  9,  14,  Sexto  xn.  26.  —  Bernardi  Comensis  Lucerna  TnquU.  s.  v. 
Bona  hxreiicorum.  —  Eymeric.  Direct.  Inquis.  p.  570-2.  —  Zanchini  Tract.  d*i 
Hxret.  c.  xxiv.  —  J.  F.  Ponzinib.  de  Lamiis  c.  76. 

Quelque  sévère  que  fût,  à  cette  époque,  la  lot  anglaise  contre  la  félonie,  elle 
avait  du  moins  cela  d'équitable  qu'elle  exigeait  la  condamnation  du  félon  de  son 
vivant;  s  il  mourait  avant  d'avoir  été  condamné,  on  épargnait  ses  biens  (Bracton, 
Lib.  m.  Tract.  »,  cap.  13,  n°  i7> 


590  SPOLIATION   DES    GRÉANCILRS 

Secrètement  hérétique,  il  fut  hé '■>  è tiqué  sur  son  lit  de  mort  entre 
4246  et  4250.  L'affaire  parut  oubliée  jusqu'en  4313,  époque  où 
Frà  Grimaldo,  inquisiteur  de  Florence,  intenta  une  poursuite 
contre  sa  mémoire  et  eut  gain  de  cause.  Dans  la  condamnation 
qui  s'ensuivit  étaient  compris  ses  enfants  Ugolino,  Gante, 
Nerlo,Bertuccio,  ses  petits-enfants  Goccia,  Coppo,  Frà  Giovanni, 
Gherardo,  prieur  de  S.  Quirico,  Goccino,  Baldino  et 
Marco  —  qui  tous  furent  privés  de  leurs  biens  et  frappés  des 
incapacités  qui  pesaient  sur  la  postérité  des  hérétiques.  A  une 
époque  où  de  pareilles  infamies  étaient  saluées  comme  des 
témoignages  éclatants  d'un  zèle  pieux,  personne  ne  pouvait 
compter  sur  le  pain  du  lendemain  ;  pauvres  et  riches  vivaient 
sous  la  menace  d'un  brigandage  perpétuel  (1). 

Un  exemple  un  peu  différent,  mais  également  instructif,  nous 
est  fourni  par  le  cas  de  Géraud  de  Puy-Germer.  Son  père  avait 
été  condamné  pour  hérésie  à  l'époque  de  Raymond  Y1I  de  Tou- 
louse, qui  restitua  généreusement  les  biens  confisqués.  Mais 
vingt  ans  après  la  mort  du  comte,  en  1268,  les  zélés  agents 
d'Alphonse  les  saisirent  comme  étant  encore  passibles  de  forfai- 
524  ture.  Là  dessus,  Géraud  en  appela  à  Alphonse,  qui  ordonna  une 
enquête;  nous  ignorons  quel  en  fut  le  résultat  (2). 

Non  seulement  tout  ce  qu'un  hérétique  avait  aliéné  était 
arraché  aux  acquéreurs,  mais  les  dettes  qu'il  avait  contractées, 
les  hypothèques  et  obligations  qu'il  avait  assumées  étaient  con- 
sidérées comme  nulles.  Même  lorsque  Saint-Louis  atténua  la 
rigueur  des  confiscations  en  Languedoc,  tout  ce  qu'il  put  con- 
céder fut  que  les  créanciers  rentreraient  dans  les  dettes  con- 

(1)  Lami,  Anfich.  Tosc.  p.  4''7,  53G-7.  —  Il  est  vrai  que  lorsiue  Henri  de 
Chamay,  inquisiteur  de  Carcassonne,  envoya  en  1335  à  la  cour  pontificale  les  dépo- 
sitions contre  la  mémoire  de  «tix-huit  personnes  accusées  d'actes  hérétiques  commis 
entre  1284  et  1290,  le  pa  e  répondit  qu'il  n'y  avait  pas  lieu  d'attacher  d'impor- 
tance à  des  bavardages  contradictoires  de  personnes  qui  répétaient  des  propos 
tenus  bien  des  années  auparavant.  Les  mêmes  individus  avant  été  précédemment 
l'objet  de  trois  enquêtes  sans  ré-ultat,  les  c  mseiliers  pontificaux  crurent  devoir  ne 
pas  insister.  —  Vaissete,  éd.  Privât,  IX.  401. 

En  1217,  Guillem  Pierre  de  Vintrou  se  plaignit  à  S.  Louis  que  le  sénéchal  de 
Carcassonne  avait  saisi  les  biens  qu'il  tenait  de  sa  mère,  parce  que  son  grand- 
père,  dix-sept  ans  après  sa  mort,  avait  été  accuse  d'hérésie.  Un  pareil  tait  en  dit 
long  sur  l'application  qu'on  faisait  de  ce  système.  S.  Louis  ordonna  que  le  cas  fût 
examiné  et  qu  on  lui  en  lit  un  rapport.    —  Vaissete,  éd.  Privât,  \  111.  1106. 

(2)  Vaissete,  éd.  Privât,  VIII.  1641. 


RÉSISTANCE   EN    ITALIE  591 

tractées  par  les  hérétiques  avant  leur  premier  acte  d'hérésie  ; 
les  obligations  postérieures  à  ce  fait,  le  plus  souvent  impossible 
à  dater  avec  précision,  étaient  de  nul  effet.  Gomme  personne 
ne  pouvait  être  sûr  de  l'orthodoxie  de  son  voisin,  on  conçoit  à 
quel  point  les  transactions  les  plus  simples  se  trouvaient  entra- 
vées et  paralysées  —  et  cela,  aune  époque  où  l'industrie  efftc 
commerce  tendaient  à  reprendre  essor  en  Europe.  L'Inquisition 
n'a  pas  seulement  étouffé  les  aspirations  intellectuelles  du  xiue 
siècle  :  elle  en  a  puissamment  retardé  les  progrès  matériels. 
C'est  cela  même  qui  contribua,  avec  les  horreurs  de  la  persé- 
cution elle-même,  à  détruire  la  civilisation  si  pleine  de  pro- 
messes de  la  France  méridionale  et  à  tranférer  à  l'Angleterre 
et  aux  Pays-Bas,  où  l'Inquisition  était  relativement  impuissante, 
cette  primauté  commerciale  et  industrielle  qui  frayait  la  voie  à 
la  richesse,  à  la  puissance  et  à  la  liberté  (4). 

Les  intelligentes  cités  italiennes,  à  l'époque  de  leur  prospé- 
rité naissante,  ne  tardèrent  pas  à  s'inquiéter  du  tort  que  l'In- 
quisition leur  causait.  A  Florence,  on  chercha  un  remède  en 
exigeant  du  vendeur  d'un  bien-fonds  qu'il  donnât  une  garantie 
contre  la  possibilité  d'une  confiscation  inquisitoriale  ;  cette 
garantie  était,  en  général,  fournie  par  un  tiers,  qui  pouvait  ce-  525 
pendant,  à  son  tour,  être  dépouillé  pour  la  même  cause.  C'était,  en 
somme,  remplacer  un  mal  par  un  autre  et  l'on  sentit  vite  ce 
qu'une  pareille  situation  avait  d'intolérable.  La  République 
s'adressa  solennellement  à  Martin  V,  lui  représentant  les  scan- 
dales qui  s'étaient  déjà  produits  et  ceux  qui  menaçaient  de  se 
produire  encore  par  suite  des  confiscations  de  biens  d'héré- 
tiques opérées  aux  mains  d'acquéreurs  de  bonne  foi.  Le  pape 
se  laissa  convaincre  ;  par  une  bulle  spéciale  du  22  novembre 
4283,  il  ordonna  aux  inquisiteurs  florentins  de  s'abstenir  de 
pareilles  confiscations  à  l'avenir  (2). 

(1)  Zanehini  Tract,  de  Bxrct.  c.  xxvii.  —  Isamberfc,  Ane.  loix  frann.  i.  257. 

Il  y  a  toute  ois  un  cas,  datant  de  12G9,  ou  le  créancier  de  deux  hérétiques  s'adresse 
à  Alphonse  de  Poitiers  pour  être  remboursé  sur  Jes  biens  des  condamnés  ;  Alphonse 
ordonne  une  enquête  sur  les  circonstances  du  prêt.  —  Vaissete,  éd.  Privât,  VUI. 
1682. 

(2)  l.ami,  Antich.  Toscane,  p.  593.  —  Archivio  di  Firenze,  Rifor magioni,  classe  v, 
n°  110. 


592  EMPLOI   DES   BIENS    CONFISQUÉS 

Les  princes  qui  profitaient  des  confiscations  reconnaissaient 
qu'ils  avaient  le  devoir  corrélatif  de  supporter  les  dépenses  de 
l'inquisition;  leur  intérêt  personnel  aurait  d'ailleurs  suffi  à  les 
pousser  à  maintenir  une  institution  d'un  si  bon  rapport  pour 
leur  fisc.  Théoriquement,  il  était  incontestable  que  les  évèques 
devaient  faire  les  frais  de  la  guerre  à  l'hérésie  ;  les  inquisiteurs 
du  Languedoc  essayèrent  d'abord  d'obtenir  d'eux  les  fonds 
nécessaires,  demandant  du  moins  que  les  pénitences  pécu- 
niaires en  amendes,  infligées  en  vue  d'usages  pieux,  fussent 
consacrées  à  la  rétribution  des  notaires  et  des  commis  de  l'In- 
quisition. Mais  ces  efforts  furent  inutiles,  car,  comme  le  disait 
Gui  Foucoix  (Clément  IV),  les  mains  des  évêques  étaient  tenaces 
et  leurs  bourses  serrées.  Dans  l'Italie  du  nord  et  du  centre, 
l'Inquisition,  grâce  aux  amendes  et  aux  confiscations,  faisait 
largement  ses  frais.  A  Venise,  l'Etat  payait  les  dépenses  et 
percevait  les  bénéfices.  A  Naples,  les  monarques  angevins  adop- 
tèrent d'abord  la  même  politique  ;  ils  prenaient  pour  eux  les 
biens  confisqués,  mais  pourvoyaient  à  la  subsistance  des  pri- 
sonniers et,  en  outre,  payaient  à  chaque  inquisiteur  un  augus- 
tal  (c'est-à-dire  le  quart  d'une  once  d'or)  par  jour  pour 
ses  dépenses  personnelles,  celles  de  son  collègue,  de  son  notaire 
et  de  ses  trois  familiers  (avec  leurs  chevaux).  Ces  sommes 
étaient  prélevées  sur  les  douanes  de  Naples  qui  frappaient  le 
526  fer,  le  goudron  et  le  sel  ;  les  ordres  de  payement  étaient  géné- 
ralement à  six  mois  et  devaient  être  renouvelés  ;  mais  il 
y  avait  souvent  de  grands  délais  et  les  inquisiteurs  ne  s'en  plai- 
gnirent pas  sans  motif,  bien  que  les  fonctionnaires  royaux 
fussent  menacés  d'amende  en  cas  de  retard.  Je  trouve  cepen- 
dant, en  1272,  une  lettre  adressée  à  l'inquisiteur  Frà  Matteo  di 
Castellamare,  qui  lui  attribue  le  salaire  d'une  année  entière, 
payable  six  mois  à  l'avance.  Quand  Charles  II,  en  1290, institua, 
suivant  les  ordres  du  pape,  le  partage  des  dépouilles,  il  n'en 
continua  pas  moins  à  contribuer  aux  dépenses,  bien  que  dans 
une  mesure  un  peu  réduite.  Par  des  lettres  du  16  mai  1294,  il 
prescrit  de  payer  à  Frà  Bartolomeo  di  Aquila  la  somme  de 
quatre  taren'  (un  trentième  d'une  once    d'or)  par  jour  et  le 


QUESTION   LES   PRISONS  ^93 

7  juillet  de  la  même  année  il   attribue  cinq  onces  par  mois  à 
l'entretien  du  personnel  de  l'inquisiteur  (1). 

En  France,  il  y  eut  d'abord  quelque  hésitation.  Le  droit 
des  évêques  était  si  clair  qu'ils  ne  pouvaient  pas  refuser  de  sup- 
porter au  moins  une  partie  des  dépenses.  Avant  l'établissement 
de  l'Inquisition,  cette  charge  consistait  presque  uniquement 
dans  l'entretien  des  convertis  emprisonnés.  Au  concile  de 
Tours,  les  évêques  consentirent  à  l'assumer  quand  les  captifs 
seraient  sans  ressources  ;  en  revanche,  les  prisonniers  dont  on 
avait  confisqué  les  biens  devaient  être  nourris  par  les  princes, 
bénéficiaires  de  la  confiscation.  Cette  proposition,  comme  celle 
que  fit  plus  tard  le  concile  d'Albi,  en  1254,  entraînait  des  com- 
plications et  fut  mal  appliquée.  Les  statuts  de  Raymond,  en 
4234,  entrèrent  dans  de  grands  détails  au  sujet  des  confisca- 
tions, mais  ne  firent  aucune  provision  pour  doter  l'Inquisition 
nouvelle  des  ressources  nécessaires.  La  question  resta  pendante. 

En  1237,  Grégoire  IX  se  plaint  que  les  officiers  royaux  ne 
paient  rien  pour  l'entretien  des  prisonniers  dont  ils  ont  confisqué 
les  biens.  Quand,  en  1246,  le  concile  de  Béziers  se  fut  réuni,  le 
cardinal  légat  d'Albano  rappela  aux  évoques  que  c'était  leur 
devoir  de  financer,  conformément  aux  décisions  du  concile 
de  Montpellier  dont  les  procès-verbaux  ne  nous  sont  pas  parve- 
nus. Gela  ne  faisait  pas  l'affaire  des  bons  évêques.  Comme  nous 
l'avons  vu,  ils  demandaient  que  les  prisons  fussent  construites 
aux  frais  des  bénéficiaires  des  confiscations  et  proposaient  que 
les  amendes  servissent  à  leur  entretien  et  à  l'entretien  des  527 
inquisiteurs.  Mais  Saint-Louis  ne  pouvait  se  résigner  à  voir 
interrompre  une  pieuse  besogne  faute  de  moyens  appropriés. 
En  1248,  il  prend  sur  lui  les  dépenses  de  l'Inquisition  dans  tous 
les  territoires  de  la  Couronne  ;  nous  avons  vu  plus  haut  com- 
ment il  se  chargea  des  frais  afférents  aux  prisons  et  à  leurs 
hôtes.  En  1246,  il  ordonna  à  son  sénéchal  de  Carcassonne  de 

(1)  Mss.  Bib.  Nat.,  fonds  la  t.  n°  14930,  fol.  228.  —  Guid.  Fulcod.  Quœst.  m.  — 
Archiv.  di  Napoli,  Reg.  6,  lett.  B,  fol.  35;  Reg.  10,  lett.  B,  fol.  6,  7,  96:  Reg.  Il, 
left.  C,  fol.  40;  Reg.  13,  lett.  A,  fol.  212;  Reg.  51,  lett.  A,  fol.  9;  Reg.  71,  le  t.  M, 
fol.  382,  385,  440;  Reg.  98,  lett.  B,  fol.  13;  Reg.  113,  leit.  A,  fol.  194;  Reg.  253, 
lett.  A,  fol.  63;  Mss.  Chioccorelli,  t.  vin. 


594  LUXE   DES    INQUISITEURS 

payer  aux  inquisiteurs  dix  sols  par  jour  sur  le  produit  des  con- 
fiscations. On  peut  croire  que  le  comte  Raymond  contribua  sans 
enthousiasme  à  l'entretien  d'une  institution  à  laquelle  il  avait 
fait  obstacle  tant  qu'il  avait  osé  lutter  pour  le  salut  de  ses 
sujets;  mais  quand,  en  1249,  Jeanne  et  Alphonse  de  Poitiers 
lui  succédèrent,  ce  dernier  prince,  avide  et  astucieux,  trouva 
son  compte  à  stimuler  le  zèle  de  ceux  qui  l'enrichissaient  de 
leurs  spoliations.  Non  seulement  il  paya  les  dépenses  des  tribu- 
naux fixes,  mais  il  ordonna  à  ses  sénéchaux  de  pourvoir  aux 
besoins  des  inquisiteurs  et  de  leurs  familiers  dans  leurs  courses 
à  travers  ses  domaines.  Sa  sollicitude  s'étendait  jusqu'aux 
détails.  En  1268,  Guillem  de  Montreuil,  inquisiteur  de  Toulouse, 
l'informe  de  l'engagement  d'un  notaire  à  six  deniers  par  jour 
et  d'un  serviteur  à  quatre  deniers  par  jour;  Alphonse  ordonne 
que  ces  salaires  soient  payés  en  son  nom.  Charles  d'Anjou,  non 
moins  cupide,  trouvait  le  temps,  parmi  ses  nombreuses  distrac- 
tions en  Italie,  de  veiller  à  ce  que  ses  sénéchaux  de  Provence  et 
de  Forcalquier  contribuassent  à  la  dépense  de  l'Inquisition 
d'après  les  mômes  principes  dont  s'inspirait  le  roi  dans  ses 
domaines  royaux  (1). 

Quelque  profit  que  tirât  le  fisc  de  l'industrie  des  inquisiteurs, 
ceux-ci  étaient  parfois  portés  à  s'en  faire  une  idée  trop  haute 
et  à  engager  des  dépenses  qui  semblaient  excessives  à  ceux 
528  auxquels  revenait  l'honneur  de  payer.  Dès  1242  et  1244,  alors 
que  les  princes  n'avaient  pas  encore  fait  de  provisions  pour  le 
Saint-Office,  alors  que  les  évèques  revendiquaient  encore  éner- 
giquement  les  amendes,  le  luxe  et  l'extravagance  de  certains 
inquisiteurs  leur  attirèrent  le  blâme  de  leur  propre  Ordre, 
comme  on  le  vit  aux  chapitres  provinciaux  tenus  par  les  Domi- 
nicains à  Montpellier  et  à  Avignon.  Assurément  il  était  injuste 

(I)  Concil.  Tolosan.  ann.  1229  c.  9.  —  Concil.  Albiens.  ann.  125*  c  2i.  —  Par- 
dun.  vu.  415.  —  Areh.  de  VEv.  de  B^zicrs  (l)oat,  \<xi,  3i).  —  Concil.  Biterrens, 
ann  1240  c.  22.  —  D.  Bouquet,  T.  XXI.  p.  202,  204,  200,  278,  etc.  —  Va:ssete. 
e.i.  Privât,  VIII.  1200,  1573.  —  Areh.  de  Cinq,  de  Carcass.  (I)oat,  xxxi.  250.)  — 
Archici>  d%  A  a   oit,  Regist.  20,  lett.  B,  fol.  91. 

Le  soin  avec  lequel  Alphonse  réclamait  les  produits  des  con"scations  p  irait  dans 
une  lettre  de  lui  a  son  sénéchal,  Jacques  de  Bois,  auquel  il  demande  des  comptes 
(25  mars  1208,  Vassete,  éd.  Privât,  VIII,  1274.) 


DÉPENSES    DE    L'iNQUISITION  595 

d'englober  tous  les  inquisiteurs  dans  les  mêmes  reproches; 
mais  il  est  certain  que  beaucoup  d'entre  eux  les  méritèrent  et 
qu'ils  avaient  quantité  de  moyens,  légitimes  ou  non,  pour  se 
procurer  de  l'argent.  On  voudrait  savoir,  par  exemple,  com- 
ment Bernard  de  Caux,  qui  présida  jusqu'à  sa  mort  (4252)  le 
tribunal  de  Toulouse  et  qui,  en  sa  qualité  de  Dominicain,  ne 
pouvait  avoir  de  fortune  personnelle,  trouva  moyen  d'être  un 
grand  bienfaiteur  du  couvent  d'Agen,  fondé  en  1249.  Alphonse 
de  Poitiers  lui-même  finit  par  se  lasser  des  exigences  de  ceux 
qui  pourtant  servaient  si  bien  son  avidité.  Dans  une  lettre  con- 
fidentielle de  1268,  il  se  plaint  des  énormes  dépenses  faites  par 
les  inquisiteurs  de  Toulouse,  Pons  de  Poyet  et  Etienne  de 
Gâtine  ;  son  agent  devait  essayer  de  les  persuader  d'aller  à 
Lavaur,  où  Ton  espérait  qu'ils  seraient  moins  extravagants. 
Alphonse  offrait  de  mettre  à  leur  disposition  le  château  de 
Lavaur,  ou  tout  autre  qui  semblerait  propre  à  servir  de  prison 
en  même  temps;  le  rusé  prince  leur  écrivait  directement, 
expliquant  qu'afin  de  leur  permettre  d'étendre  leurs  opérations 
il  était  prêt  à  les  mettre  en  possession  d'un  vaste  château  (1). 
Des  indications  très  curieuses  sur  les  dépenses  de  l'Inquisi- 
tion, de  la  Saint-Jean  de  1322  à  celle  de  1323,  nous  sont  four- 
nies par  les  comptes  d'Arnaud  Assalit,  procureur  des  encours 
de  Carcassonne  et  de  Béziers,  qui  sont  heureusement  venus 
jusqu'à  nous.  Sur  le  produit  des  confiscations,  le  procureur 
payait  toutes  les  dépenses  de  l'Inquisition,  —  entretien  des 
prisonniers,  recherche  des  témoins,  poursuite  des  fugitifs,  frais 
d'auto  da  /e,y  compris  les  banquets  pour  l'assemblée  des  experts 
et  le  drap  de  couleur  safran  pour  les  croix  des  pénitents.  Nous 
apprenons  par  là  que  le  salaire  de  l'inquisiteur  s'élevait  à  529 
150  livres  par  an  et  qu'il  était  très  irrégulièrement  payé.  Le 
Frère  Otbert,  nommé  au  carême  de  1316,  n'avait  encore  rien 
touché  en  1322;  mais  alors,  à  la  suite  d'une  lettre  du  roi 
Charles  le  Bel,  on  lui  paya  en  bloc  son  salaire  de  six  années, 

(i)  Molinier,  Ulnqms.  dans  le  Midi,  p.  308.  —  Bern.  Guidon.  Fundaf.  nonvent. 
1  rœdirat.  ^Martène,  Thés.  vi.  481.)  —  Boutaric,  S.  Louis  et  Alphonse  de  Foiùers, 
p.  456-7. 


596  CONFISCATION    ET    PERSÉCUTION 

s'élevant  à  900  livres.  Bien  qu'à  cette  époque  le  rendement  des 
confiscations  commençât  à  décliner,  il  était  encore  consi- 
dérable. Assalit  reconnaît  avoir  perçu  dans  l'année  2,219  livres, 
sept  sols  et  dix  deniers  ;  pendant  le  même  temps,  ses  dépenses, 
comprenant  des  frais  judiciaires  assez  lourds  et  le  payement 
extraordinaire  fait  à  Olbert,  se  sont  cbvées  à  1,168  livres, 
11  sols  et  4  deniers,  laissant  à  la  Cour,  nne  un  bénéfice  net  de 
1,050  livres  (1). 

Il  est  incontestable  que  la  persécution,  en  tant  que  politique 
régulière  et  continue,  reposait  essentiellement  sur  la  confisca- 
tion. Seule,  la  confiscation  fournissait  des  aliments  à  ce  beau 
zèle  pour  la  foi,  qui  languissait  misérablement  dès  que  les 
profits  faisaient  défaut.  Quand  le  Catharisme  eut  disparu  sous 
les  coups  de  Bernard  Gui,  le  déclin  de  l'Inquisition  commença 
et  ne  fit  que  s'accentuer.  Les  autres  hérétiques,  Spirituels,  Dul- 
cinistes,  Fraticelles,  étaient  des  mendiants,  qui  avaient  la 
propriété  en  horreur  ;  les  Vaudois  étaient  de  pauvres  paysans 
ou  des  bergers;  c'est  tout  au  plus  si  un  sorcier  ou  un  usurier 
fournissait  de  loin  en  loin  une  bonne  prise.  Néanmoins,  jus- 
qu'en 1337,  l'office  de  bailli  des  confiscations  pour  hérésie  à 
Toulouse  était  encore  suffisamment  lucratif  pour  trouver  pre- 
neur; l'année  fiscale  précédente  avait  donné  un  revenu  de 
640  livres  et  six  sols  (2). 

L'insuccès  de  la  première  tentative  pour  introduire  l'Inquisi- 
tion en  Franche-Comlé  montre  bien  clairement  que  le  zèle 
530  religieux  et  l'appétit  du  bien  d'autrui  étaient  connexes.  Jean, 
comte  de  Bourgogne,  représenta  à  Innocent  IV,  en  1248,  que 
l'hérésie  vaudoise  se  répandait  dans  la  province  de  Besançon 
et  supplia  le  pape  d'y  porter  remède.  Jean  ne  voulut-il  pas 
payer  les  frais  du  traitement,  ou  bien  la  récolte  opérée  fut-elle 
maigre  ?  Quoi  qu'il  en  soit,  les  moines  envoyés  en  Bourgogne 
demandèrent  à  être  rappelés,  assurant  qu'ils  s'étaient  épuisés 

(1)  Coll.  Doat,  xvxiv.  189.  —  En  1317,  les  profits  avaient  été  bien  moindres. 
Nous  possédons  le  reçu  du  trésor  er  royal  de  Carcassonne,  Lothaire  Blanc,  délivré 
à  A.<*salit  le  24  septembre  1317;  les  recettes  nettes,  déduction  faite  des  salaires  et 
autres  dépenses,  n'avaient  été  que  de  4°5  livres,  six  sols,  onze  deniers. 

(2;  Doat,  xxxv.  79,  100.  —  Vaissete,  éd.  Privât,  x.  Pr.  705,  777,  783. 


CYNISME    DE    CHARLES    IV  597 

en  vains  efforts  faute  d'argent.  Alexandre  IV  agréa  leur  létiliôn 
e.i  1255.  La  même  conclusion  s'impose  quand  on  constate 
l'inutilité  des  tentatives  pour  établir  l'Inquisition  au  Portugal. 
Quand,  en  1376,  Grégoire  XI  prescrivit  à  l'évêque  de  Lisbonne 
de  nommer  un  inquisiteur  franciscain  pour  le  royaume,  il 
stipula  que  le  titulaire  recevrait  deux  cents  florins  d'or  par  an, 
à  percevoir  sur  les  sièges  épiscopaux  en  proportion  de  leurs 
contributions  forcées  à  la  Chambre  pontificale.  La  force 
d'inertie  que  l'on  opposa  aux  instructions  du  pape  fut  simple- 
ment l'effet  du  mauvais  vouloir  des  évêques,  qui  ne  voulaient 
pas  être  taxés  ainsi  ;  on  peut  en  dire  autant  pour  expliquer 
l'insuccès  de  Boniface  IX,  lorsqu'il  nomma  Fray  Vicente  de 
Lisbonne  inquisiteur  d'Espagne  et  ordonna  que  ses  dépenses 
fussent  supportées  par  les  prélats  du  pays  (1). 

La  tentative  la  plus  cynique  pour  défrayer  l'entretien  de 
l'Inquisition  fut  celle  de  l'empereur  Charles  IV,  lorsqu'il  essaya, 
en  1369,  de  l'établir  solidement  en  Allemagne.  Les  hérétiques 
n'étaient  ni  nombreux  ni  riches  et  la  confiscation  de  leurs 
biens  ne  promettait  qu'un  aliment  précaire  au  zèle  de  Kerlingcr 
et  de  ses  compagnons.  Nous  ^errons  plus  loin  comment  les 
maisons  des  innocents  Beghards  et  Béguins  furent  confisquées 
sommairement  afin  de  fournir  des  logements  et  des  prisons  aux 
inquisiteurs;  les  villes  étaient  invitées  à  prendre  leur  part  de 
ces  vols,  dans  l'espoir  de  capter  ainsi  la  faveur  du  peuple.  Mais 
tout  échoua  devant  la  répugnance  invincible  que  le  Saint-Office 
inspirait,  en  Allemagne,  au  peuple  et  aux  prélats  (2). 

Eymerich,  écrivant  en  Aragon,  vers  1375,  dit  que  le  mode 
d'entretien  de  l'Inquisition  est  une  question  depuis  longtemps  eoj 
débattue  et  qui  n'a  jamais  été  résolue  nettement.  L'opinion  la 
plus  répandue,  parmi  les  hommes  d'Église,  était  que  le  fardeau 
devait  incomber  aux  princes  temporels,  qui,  profitant  des  con- 
fiscations, avaient  le  devoir  d'accepter  les  charges  ;  mais  de  nos 
jours,  ajoute    tristement    Eymerich,    il   y  a   peu  d'hérétiques 

(i,  Potthast,  n°  13000,  15993.  —  Monteiro,  Historia     a  Sanlo  Inquisicà»,  P.  :, 
lib.  ii.  c.  34.  35. 

(-2)  M.tsheim  de  Beyhardis,  p.  33G-G3. 


598  DÉCLIN   DE   L'INQUISITION 

obstinés,  moins  encore  de  relaps  et  presque  pas  d'hérétiques 
riches,  de  sorte  que  les  princes,  n'ayant  pas  grand  chose  à 
gagner,  sont  peu  disposés  à  se  mettre  en  frais.  Il  faudrait  trouver 
une  autre  combinaison,  mais  toutes  celles  qu'on  a  proposées 
se  heurtent  à  des  objections  fâcheuses;  sur  quoi  Eymerich 
conclut  en  regrettant  qu'une  institution  si  salutaire  et  si  néces- 
saire à  la  chrétienté  soit  aussi  mal  assurée  du  lendemain  (1). 

Pendant  qu'Eymerich  s'attristait  de  la  sorte,  la  question  se 
présentait  ailleurs  sous  son  aspect  le  plus  prosaïque.  Jusqu'en 
1337,  les  comptes  de  la  sénéchaussée  de  Toulouse  font  état  des 
dépenses  pour  un  auto  de  fé>  pour  la  réparation  des  immeubles 
de  l'Inquisition,  les  salaires  de  l'inquisiteur  et  de  ses  aides  et 
l'entretien  des  prisonniers.  Mais  la  confusion  et  la  misère  résul- 
tant de  la  guerre  de  Cent  Ans  firent  bientôt  disparaître  ces 
articles  du  budget.  En  4375,  Grégoire  XI  persuada  au  roi  Fré- 
déric de  Sicile  d'autoriser  l'inquisiteur  à  percevoir  les  biens 
confisqués,  afin  que  les  ressources  ne  manquassent  pas  à  l'œuvre 
de  salut.  En  même  temps,  il  fit  un  vigoureux  effort  pour  exter- 
miner les  Vaudois  qui  se  multipliaient  dans  le  Dauphiné.  Il  y 
avait  des  prisons  à  construire,  des  foules  de  prisonniers  à 
nourrir,  et  le  pape  ordonna  que  ces  dépenses  fussent  supportées 
par  les  prélats  qui,  par  leur  négligence,  avaient  laissé  croître 
l'hérésie.  Mais  bien  qu'il  menaçât  les  récalcitrants  d'excommu- 
nication, les  bourses  des  évêques  demeurèrent  closes  et  bientôt 
après  nous  voyons  l'inquisiteur  réclamer  une  part  des  confisca- 
tions, par  la  raison  qu'il  n'a  pas  d'autres  ressources  pour  sub- 
venir aux  besoins  de  son  tribunal.  Les  officiers  royaux  insistèrent 
pour  conserver  le  tout  et  il  en  résulta  une  chaude  querelle  qu 
fut  soumise  au  roi  Charles  le  Sage.  Ce  monarque  conféra  avec 
le  Saint  Siège  et,  en  1378,  publia  um  ordonnance  par  laquelle 
532  il  se  réservait  tout  le  produit  des  confiscations  et  attribuait  à 
l'inquisiteur  un  salaire  annuel  de  190  livres  tournois  (le  même 
qu'aux  tribunaux  de  Toulouse  et  de  Carcassonne),  sur  lequel 
devaient  être  payées  toutes  les  dépenses  de  l'Inquisition.  Le  roi 

(1    Eymeric.  Direct.  Inquis.  p.  652  3. 


GOUT   DU   PILLAGE  5S9 

ajoutait  que  si  ce  traitement  n'était  pas  régulièrement  payé, 
l'inquisiteur  pourrait  se  payer  lui-même  sur  les  confiscations. 
Au  milieu  du  terrible  désordre  auquel  donna  lieu  la  folie  de 
Charles  VI,  cette  convention  cessa  d'être  observée.  En  4409, 
Alexandre  V  laissa  à  son  légat  le  soin  de  décider  si  l'inquisiteur 
du  Dauphiné  devait  recevoir  trois  cents  florins  d'or  par  an,  à 
lever  sur  les  Juifs  d'Avignon,  ou  dix  florins  par  an  de  chaque 
évêque  de  sa  vaste  province,  ou,  enfin,  si  les  évêques  devaient 
être  obligés  de  l'entretenir,  lui  et  ses  gens,  pendant  ses  tournées 
dans  le  pays.  Mais  l'invasion  et  la  guerre  civile  eurent  bientôt 
tari  toutes  les'  sources  de  revenus.  En  1432,  le  Frère  Pieive 
Fabri,  inquisiteur  d'Embrun,  ayant  été  convoqué  au  concile  de 
Baie,  répondit  qu'il  ne  pouvait  pas  venir,  tant  à  cause  des  em- 
barras que  lui  créaient  les  Vaudois  que  de  son  indicible  pau- 
vreté: «  Je  ne  touche  jamais  un  sol  de  l'Église  de  Dieu  et  je  ne 
reçois  aucun  salaire  d'ailleurs.  »  (4). 

Bien  entendu,  il  serait  injuste  de  dire  que  l'avidité  et  la  soif 
du  pillage  aient  été  les  moteurs  originaires  de  l'Inquisition  ; 
mais  il  est  impossible  de  nier  que  ces  basses  passions  en  assu- 
rèrent l'extension  et  la  durée.  Qu'on  se  souvienne  des  plaintes 
formulées,  au  nom  des  intérêts  du  fisc,  contre  l'immunité  pro- 
mise à  ceux  qui  se  présenteraient  à  confession  pendant  le  délai 
de  grâce;  qu'on  se  rappelle  la  réponse  de  Bernard  Gui,  alléguant 
que  les  pénitents  étaient  obligés  de  dénoncer  leurs  complices  et 
que,  par  suite,  avec  le  temps,  l'indulgence  devait  tourner  au  profit 
du  fisc.  Ceux  qui  poussaient  à  la  persécution  n'en  ont  jamais  perdu 
de  vue  les  bénéfices  (2).  Sans  ce  stimulant  du  pillage,  l'Inquisi- 
tion n'aurait  pas  survécu  à  la  première  poussée  du  fanatisme 
qui  lui  donna  naissance;  elle  aurait  pu  durer  pendant  une  533 
génération,  puis  disparaître  jusqu'à  ce  qu'une  recrudescence  de 
l'hérésie  la  fit  revivre.  Ainsi  soumis  à  des  attaques  intermit- 
tentes, le  Catharisme  aurait  pu  échapper  à  une  destruction 
complète.  Mais,  par  la  vertu  des  lois  de  confiscation,  les  héré- 

(1)  Vaissete,  éd.  Privât,  x.  Pr.  791-2,  802.  —  Kaynald.  ann  1375,  n°  26.  — 
Wadding.  ann.  1375,  n°  21,  22;  1400,  n°  13.—  Isaml  ert,  Ane.  toix  franc,  v,  491. 
—  Martène,  Ampliss.  Coll.  VIII.  161-3. 

(2)  Bernard.  Guidon.  Practica  P.  iv  (Doat,  XXX). 


600  MOBILES    HONTEUX   DU   FANATISME 

tiques  devinrent  les  artisans  de  leur  propre  ruine.  L'avidité  et 
le  fanatisme  se  donnèrent  la  main  et  fournirent  pendant  un 
siècle  la  force  motrice  à  une  persécution  féroce,  continue, 
impitoyable,  qui  finit  par  accomplir  ses  desseins  et  par  s'étein- 
dre faute  de  victimes  à  dévorer. 


Dô'CHERS    DE    L'INQUISITION  C31 


CHAPITRE  XIV 

LE    BICBER 


La  peine  de  mort,  comme  la  confiscation,  était  une  mesure  534 
à  laquelle  l'Inquisition  restait,  en  théorie,  étrangère.  Il  lui  suffi- 
sait d'avoir  épuisé  tous  ses  efforts  pour  ramener  l'hérétique 
dans  le  giron  de  l'Église;  s'il  se  montrait  obstiné,  ou  si  sa  con- 
version était  feinte,  elle  ne  pouvait  en  faire  davantage.  En  tant 
que  non-catholique,  il  n'était  plus  soumis  à  la  juridiction  d'une 
Eglise  qu'il  désavouait  et  elle  se  trouvait  dans  la  nécessité  de  le 
déclarer  hérétique  en  lui  retirant  sa  protection.  Anciennement, 
la  sentence  n'était  donc  qu'une  condamnation  pour  hérésie, 
accompagnée  d'excommunication,  ou  la  simple  déclaration  que 
le  coupable  n'était  plus  considéré  comme  soumis  à  la  juridiction 
de  l'Église.  Parfois  on  ajoute  qu'il  est  abandonné  aux  tribunaux 
séculiers,  qu'il  est  relâché,  suivant  l'euphémisme  terrible  qui 
répondait  à  la  fiction  d'une  mise  en  liberté  marquant  le  terme 
de  l'intervention  directe  de  l'Église.  Avec  le  temps,  les  formules 
se  complétèrent;  on  trouve  alors  souvent  la  remarque  explica- 
tive que  l'Église  ne  peut  plus  rien  pour  effacer  les  fautes  du 
coupable  et  son  abandon  au  bras  séculier  est  accompagné  de 
cette  addition  significative  :  débita  ani?nadversione  punien- 
dutn,  c'est-à-dire  «  afin  qu'il  soit  puni  comme  il  le  mérite.  » 
La  formule  hypocrite  par  laquelle  l'Inquisition  adjurait  les 
pouvoirs  séculiers  d'épargner  la  vie  et  le  corps  du  délinquant  ne 
parait  pas  dans  les  anciennes  sentences  et  ne  se  généralisa 
jamais  complètement  (1). 

(1)  Coll.  D  a»,  XXI.  143.  —  Mss.  Bib.  Nat.,  fonds  lat.  n»  P9r>2.  —  Doctrina  de 
modo  procedendi  (Martène,  Thés.  V.  1807).  —  Lami,  Antiehità  Toscane,  p.  557, 
55y,—  Lib.  Sentent.  In].  Tolos.  p.  2,  4,  3G,  2J8,  254,  265,   280,  380.  —  Eymeric' 


602  APPEL    A    TA    CLÉMENCE 

L'inquisiteur  Pegna  ne  fait  pas  difficulté  d'admettre  que 
cet  appel  à  la  clémence  était  purement  formel  et  il  explique 
qu'on  y  avait  seulement  recours  afin  que  les  inquisiteurs  ne 
parussent  point  consentir  àl'efïusion  du  sang,  ce  qui  eût  constitué 
une  «  irrégularité  »  canonique.  L'Eglise  veillait,  d'ailleurs,  à  ce 
que  la  nature  de  sa  requête  ne  fût  pas  interprétée  à  contre- 
535  sens.  Elle  enseignait  que  toute  pitié  était  déplacée,  à  moins  que 
l'hérétique  ne  se  convertit  et  ne  témoignât  de  sa  sincérité  en 
dénonçant  tous  ses  complices.  La  logique  impitoyable  de 
S.  Thomas  d'Aquin  établit  avec  évidence  que  l'autorité  sécu- 
lière ne  pouvait  se  soustraire  au  devoir  de  mettre  à  mort  les 
hérétiques  et  qu'il  fallait  la  tendresse  sans  bornes  de  l'Église 
pour  qu'elle  avertit  deux  fois  les  criminels  avant  de  les  livreràun 
juste  châtiment.  Les  inquisiteurs  eux-mêmes  n'éprouvaient  pas  de 
.  scrupulesà  cet  égard  etne  cessèrent  d'enseigner  qu'un  hérétique 
condamné  par  eux  devait  être  mis  à  mort. Ils  en  témoignaient,d'ail- 
leurs, en  prenant  la  précaution  de  ne  pas  prononcer  leurs  sentences 
dans  l'enceinte  d'une  église  —  qu'une  condamnation  à  mort 
eût  profanée  —  mais  sur  la  place  publique,  où  se  passait  le 
dernier  acte  de  Y  auto  de  fé.  Un  de  leurs  docteurs  du  xiue  siècle, 
copié  par  Bernard  Gui  au  xive,  argumente  ainsi  :  «  Le  but  de 
l'Inquisition  est  la  destruction  de  l'hérésie.  Or,  l'hérésie  ne 
peut  être  détruite  sans  que  les  hérétiques  le  soient  ;  les  héré- 
tiques ne  peuvent  être  détruits  sans  que  les  défenseurs  et  fau- 
teurs de  l'hérésie  le  soient  aussi,  et  cela  peut  s'opérer  de  deux 
manières  :  par  leur  conversion  à  la  vraie  foi  catholique  ou  par 
l'incinération  charnelle  après  abandon  au  bras  séculier.  »  Au 
siècle  suivant,  Fray  Alonso  de  Spina  observe  qu'ils  ne  doivent 
pas  être  condamnés  à  l'extermination  sans  deux  avertissements, 
à  moins,  ajoute-t-il,  qu'ils  ne  menacent  de  troubler  l'Église, 
auquel  cas  ils  doivent  être  supprimés  sans  délai   ni  examen. 

Direct.  Inquis  p.  510-12.  —  La  débita  animadwsio  est  clairement  définie  par 
Angiolo  da  Chiavasso  (•*•  1485)  :  Ista  animadversio  est  vœna  iynis  de  cons  eiu- 
dine,  Hcet  de  jure  sit  vœna  mortis  (Summa  angelica,  s.  v.  H  ère  tic  us,  §  16).  — 
Bernardo  di  Como  en  dit  autant  :  Pœna  animadver&ionis  est  pœna  quse  ev  nit 
ànanam  a  corpore  (Lucerna  Inquis.  s.  v.  Executio,  n°  4).  L'Eglise  ne  s'est 
jamais  fait  illusion  à  cet  égard. 


RESPONSABILITÉ    DE    L'ÉGLISE  603 

Imbus  de  pareilles  doctrines,  les  pouvoirs  séculiers  croyaient 
naturellement  qu'en  brûlant  les  hérétiques  ils  ne  faisaient 
qu'obéir  aux  ordres  de  l'Inquisition.  Dans  une  instruction 
adressée  par  Philippe  le  Bon  de  Bourgogne,  le  9  novembre 
1431,  à  ses  officiers,  pour  qu'ils  eussent  à  obéir  au  Frère 
Kalteisen,  nommé  inquisiteur  de  Lille  et  de  Cambrai,  il  est 
dit  qu'un  de  leurs  devoirs  consiste  à  châtier  les  hérétiques 
«  comme  le  prescrira  l'inquisiteur  et  suivant  l'usage.  »  Les 
comptes  des  procureurs  royaux  des  encours  mentionnent  les 
frais  des  exécutions  en  Languedoc  comme  un  chapitre  des 
dépenses  de  l'Inquisition,  mises  en  regard  des  bénéfices  des 
confiscations;  ce  n'étaient  donc  point  des  incidents  ordinaires 
de  la  justice  criminelle,  dont  les  frais  devaient  être  imputés  sur 
ses  ressources  normales,  mais  des  mesures  prises  pour  le  536 
compte  de  l'Inquisition,  dont  les  officiers  royaux  étaient  seule- 
ment les  ministres.  Sprenger  n'hésitait  pas  à  parler  des  victi- 
mes «  qu'il  faisait  brûler  »  —  quas  incinerari  fecimus.  En 
fait,  l'Église  considérait  que  c'était  un  acte  éminemment 
pieux  de  brûler  un  hérétique  et  elle  accordait  indulgence  plé- 
nière  à  ceux  qui  portaient  du  bois  au  bûcher,  acceptant  ainsi 
toute  responsabilité  pour  l'exécution  et  prodiguant  le  trésor  des 
«  mérites  de  J.-C.  »  pour  stimuler  la  férocité  du  bas  peuple. 
Dire  que  l'Église  n'était  pas  responsable  de  ces  atrocités  est  un 
paradoxe  tout  à  fait  moderne.  Au  xvne  siècle  encore,  le  savant 
cardinal  Albizio,  répondant  à  Frà  Paolo  au  sujet  du  contrôle 
de  l'Inquisition  par  la  République  de  Venise,  s'exprimait  ainsi  : 
«  Les  inquisiteurs,  en  conduisant  les  procès,  aboutissent  régu- 
lièrement à  la  sentence,  et,  si  c'est  une  sentence  de  mort,  elle 
est  immédiatement  et  nécessairement  exécutée  par  le  doge  et 
Sénat  (1).  » 

(1)  Pegnae  Comment.  XX  in  Eympric.  p.  124.  —  Tract,  de  Paup.  de  Lugd. 
'Martène,  Thés.  v.  1792).  —  S.  Thom.  Aquinat.  Summ.  Sec.  Sec.  Q.  xi,  art.  3. — 
hymeric.  Direct.  Inquis.  p.  510-12.  —  Tract,  de  Inquis.  (Doat,  XXX).  —  Bern. 
Guidon.  Pract/ica  P.  iv  (Doat,  XXX).  —  A.  de  Spina  Fortalic.  Fidei,  éd.  14P4, 
ol.  76  a.  —  Mss.  Bib.  Nat.,  fonds  Moreau,  n°  444,  fol.  10.  Cf.  Archiv.  di  Napoli, 
Keg.  6,  lett.  D,  loi.  39;  Keg.  1?,  lett.  A,  »bl.  139.  —  Coll.  Doat,  XXXIV.  189.  — 
Malleus  malefîearnm  P.  n  (}.  i.  c.  2.  —  Formulary  of  the  papal  penitentiary,  Phi- 
ladelphie, 1892,    Rubx.  xlii.  —  Jac.  a  Graffiis,  Decis.  aureas  casuum  conscientix. 


604  PRESSION   SUR   LE    POUVOIR    SÉCULIER 

Nous  avons  déjà  vu  que  l'Église  était  responsable  de  la  légis- 
lation féroce  qui  punissait  l'hérésie  de  mort  et  qu'elle  interve- 
nait avec  autorité  pour  annuler  toute  loi  séculière  qui  pût  faire 
obstacle  à  l'application  prompte  et  efficace  de  lapeine.Dçjnème, 
elle  prenait  des  mesures  sévères  contre  les  magistrats  qui  luj 
paraissaient  faire  preuve  de  relâchement  ou  de  négligence  dans 
l'exécution  des  sentences  portées  par  l'Inquisition.  La  croyance 
unanime  à  cette  époque  était  qu'en  agissant  ainsi  elle  ne  fai- 
sait qu'accomplir  ses  devoirs  les  plus  élevés  et  les  plus  évidents. 
Boniface  VIII  ne  fit   que  formuler  la  pratique  établie  quand  il 
incorpora  dans  le  droit  canonique  la   provision  qui  enjoignait 
aux  autorités    séculières,   sous  peine  d'excommunication,   de 
punir  justement  et  promptement   tous  ceux  qui  leur  étaient 
livrés  par  les  inquisiteurs.  Ces  derniers  avaient  ordre  de  procé- 
der contre  les  magistrats  qui  se  montreraient  récalcitrants,  mais 
an  leur  prescrivait  de  parler  seulement  de  «  l'exécution  des  lois  » 
sans  faire  mention  de  la  pénalité,  toujours  afin  d'éviter  1'  «  irré- 
gularité »  —et  cela,  bien  que  le  seul  châtiment  de  l'hérésie  que 
l'Église  jugeât  à  la  hauteur  du  crime  fût  la  mise  à  mort  sur  le 
bûcher!  Même  si  un  chef  temporel  était  excommunié  et  inca- 
pable d'accomplir  légalement  aucune  autre  fonction,  il  n'était 
537     pas  exempt  de  l'obligation  de  punir  les  hérétiques,  considérée 
comme  un  devoir  primant  tous  les  autres.  On  trouva  même  des 
auteurs  pour  affirmer  que  si  un  inquisiteur  était  obligé   d'exé- 
cuter lui-même  une  sentence,   il  ne   commettrait  pas,    en   le 
faisant,  une  «  irrégularité  »  (1). 

P.  h.  lib.  ii   cap.  19    no  53.  -  Albizip,  liisnnsto  al  P .  Paoln  Sa-pi    p    30 

Grégoire  IX  ne  se  lit  pas  scrupule  d'aifirmer  que  église  avait  le  devoir  de  répandre 
le  sang  des  hérétiques.  Dans  un  bref  de  1234,  adressé  à  larchevêq  ,e  de  Sens  il 
dit  :  .\ec  emm  d'Cuit  Ap'vtolicam  S'drm  in  oculis  sias,  cwn  Ma  ianita  cne'ne 
Jwien,  rranumsuama  sanguine  prohibere,  ne  si  secus  ageret  n  n  c»stoJi  e 
populum  tara*!.  .  vidurefur.  —  Ripoll  1.  66.  cww»« 

Heinricb  Kalfeisen  était  un  célèbre  docteur  en  théologie,  et  fut  dans  la  «„'h 
inquisiteur  de  Cologne  (Nider.  Kormicar.  v.  vu.).  •*» 

(1)  C.   18  Sexto  v.  2.  —  Concil.  Albiens.   ann.    1254   c.    22.—  Evmeric    /)/,vw 

Inqrus.  p.  372    562     -  Pegnœ  Comment,   in  Eyn.^c.  p.   564.    Jcïï'hÏÏ' 

Q.œst.  x-- Alex    PP.  IV    Bull.  Ad  audienliam,  1160  (Paierie.  Ap u€ ni    p  ? * 

—  Bern.  Guidon.  PraoJica  P.  iv  (Doat,  XXX).  —    -Ylex     PP     IV     Ri/ll    n,.*?;      / 

-«60  (Kipoll,  ,  -my  -  Wadd.ng.  Annal.  a„„.    m\ "„•  : ioï-  i     cl  i,  * r^' 

%e?utio  l'Tt.  '  •lo1- Ub-  ~ Uern- Com-  J"c- *»* « ■  »: 


AFFAIRE    PE    MIREPOIX  605 

Une  faudrait  pas  croire,  d'après  ces  injonctions  répétées,  que 
le  pouvoir  séculier  témoignât  de  la  répugnance  à  s'acquitter  de 
son  horrible  besogne.  Les  enseignements  de  l'Église  avaient 
pénétré  trop  profondément  les  âmes  pour  qu'un  doute  pût 
y  subsister  au  sujet  de  la  légitimité  de  la  répression.  Comme 
nous  l'avons  vu  plus  haut,  les  lois  de  tous  les  Etats  de  l'Europe 
condamnaient  les  hérétiques  à  être  brûlés  vifs  et  même  les 
Républiques  libres  de  l'Italie  reconnaissaient  en  l'inquisiteur 
un  juge  dont  les  arrêts  devaient  être  aveuglement  exécutés, 
ttaymond  de  Toulouse  lui-même,  dans  l'accès  de  piété  qui  pré- 
céda sa  mort,  en  1249,  fît  brûler  vifs  à  Berlaiges,  près  d'Agen, 
quatre-vingts  hérétiques  qui  s'étaient  confessés  en  sa  présence, 
sans  même  leur  laisser  le  temps  de  se  rétracter.  A  en  juger 
par  les  sentences  contemporaines  de  Bernard  de  Caux,  il  est 
probable  que  si  ces  infortunés  avaient  été  jugés  par  l'inquisi- 
teur, aucun  d'eux  n'aurait  été  condamné  au  bûcher  comme 
impénitent. Tout  aussi  significative,  à  cet  égard,  est  l'accusation 
intentée  par  le  maréchal  de  Mirepoix  contre  le  sénéchal  de 
Carcassonne,  parce  que  ce  dernier  avait  entrepris  sur  le  droit 
du  maréchal  de  brûler  lui-même  tous  ceux  de  ses  sujets  que 
l'Inquisition  déclarait  hérétiques.  En  1269,  le  Parlement  de 
Paris  donna  raison  à  Mirepoix  ;  sur  quoi,  le  18  mars  1270,  le 
sénéchal  permit  que  les  ossements  de  sept  hommes  et  de  trois 
femmes  de  ses  domaines,  récemment  brûlés  à  Carcassonne, 
lui  fussent  solennellement  restitués  en  reconnaissance  de  ses 
droits.  S'il  était  impossible  de  retrouver  ou  d'identifier  ces 
ossements,  dix  sacs  remplis  de  paille  devaient  être  remis  en 
leur  lieu  et  place  aux  hommes  du  maréchal.  Chose  incroyable, 
cette  affreuse  cérémonie  eut  lieu,  en  effet,  deux  jours  après,  et  538 
le  souvenir  en  fut  conservé  par  un  acte  notarié.  Or,  bien  que 
lesDe  Levis  de  Mirepoix  s'enorgueillissent  du  titre  deiïfaréchauœ 
de  la  Foi,  on  ne  peut  supposer  que  leur  zèle,  dans  cette  cir- 
constance, fût  simplement  le  produit  d'un  fanatisme  sangui- 
naire :  en  réalité,  ce  à  quoi  le  seigneur-justicier  tenait  par- 
dessus tout,  c'était  à  conserver  l'intégralité  de  sa  juridiction. 

Une  querelle  semblable  s'éleva  en  1309,  lorsque  le  comte  de 


606  QUERELLES    ENTRE    PRINCES    ET    EVÊQUES 

Foix  réclama  le  droit  de  brûler  l'hérésiarque  cathare  Jacques 
Autier,  ainsi  qu'une  femme  nommée  Guillelma  Cristola,  con- 
damnés par  Bernard  Gui,  parce  qu'ils  étaient  ses  sujets  ;  mais 
les  officiers  royaux  soutinrent  le  privilège  de  leur  maître  et  il 
en  résulta  un  litige  qui  était  encore  pendant  en  1326.  De  même 
encore,  à  Narbonne,  il  y  eut  une  longue  dispute  entre  l'arche- 
vêque et  le  vicomte  au  sujet  de  la  juridiction  et  lorsque,  en  1319, 
celui-ci,  d'accord  avec  l'inquisiteur  Jean  de  Beaune,  «  relâcha  » 
trois  hérétiques,  il  réclama  pour  son  tribunal  le  droit  de  les 
brûler.  La  commune,  représentant  le  vicomte,  protesta  et  Ja 
querelle  ne  fut  apaisée  que  par  le  représentant  du  roi,  qui 
intervint  pour  conduire  lui-même  l'opération.  Mais  ce  dernier 
eut  grand  soin  de  déclarer  qu'il  n'entendait  ainsi  porter  préju- 
dice à  aucune  des  parties  et  l'archevêque  n'en  continua  pas 
moins  de  réclamer  contre  ce  qu'il  considérait  comme  un  em- 
piétement sur  ses  droits  (1). 

Si, toutefois,  pour  une  raison  ou  pour  une  autre,  les  autorités 
séculières  hésitaient  à  exécuter  un  hérétique,  l'Église  intervenait 
aussitôt  de  tout  son  pouvoir  pour  les  réduire  à  l'obéissance. 
Ainsi,  après  que  la  première  résistance  eût  été  brisée  à  Tou- 
louse et  que  l'Inquisition  eût  été  réinstallée  dans  cette  ville,  les 
inquisiteurs,  en  1237,  condamnèrent  comme  hérétiques  dix 
hommes  et  femmes  ;  sur  quoi  les  consuls  et  le  viguier  refusèrent 
de  «recevoir»  les  condamnés,  de  confisquer  leurs  biens  et  de 
«  faire  d'eux  ce  qu'il  est  d'usage  de  faire  des  hérétiques  ».  au- 
trement dit,  de  les  brûler  vifs.  Immédiatement,  après  s'être 
consultés  avec  l'évêque,  l'abbé  du  Mas,  le  prévôt  de  Saint 
Etienne  et  le  prieur  de  La  Daurade,  les  inquisiteurs  excommu- 
nièrent solennellement,  dans  la  cathédrale  de  Saint  Etienne, 
539  les  fonctionnaires  récalcitrants.  En  1288,  Nicolas  IV  déplorait 
la  négligence  et  le  mauvais  vouloir  dont  témoignaient,  en  bien 
des  villes,  les  autorités  séculières,  cherchant  à  éviter  l'exécution 
es  arrêts  de  l'Inquisition;  le  pape  ordonnait  que  les  coupables 
fussent  excommuniés  et  destitués  de  leurs  charges,  que  leurs 

(l)  Guill.  Pc!.  Laur.  cap.  48.  —  Les  Olim,  i.  317.—   Vaissete,  éd.  Privât,  VIII. 
674.  Pr.  484,  659.  —  Baluz.  et  Mansi,  n.  257. 


RÉSISTANCES    SÉCULIÈRES  607 

communautés  fussent  mises  en  interdit.  En  1458,  à  Strasbourg, 
le  bourgmestre,  Hans  Drachenfels,  et  ses  collègues  refusèrent 
d'abord  de  faire  brûler  le  missionnaire  hussite  Frédéric  Reiser 
et  sa  servante  Anna  Weiler;  mais  l'Église  eut  raison  de  leur 
résistance  et  les  contraignit  à  exécuter  la  sentence.  Trente 
ans  après,  en  1486,  les  magistrats  de  Brescia  refusaient  de 
brûler  certains  sorciers  des  deux  sexes  condamnés  par  l'Inquisi- 
tion, à  moins  qu'on  ne  les  autorisât  à  examiner  la  procédure. 
Cette  demande  si  honorable  fut  considérée  comme  un  acte  de 
rébellion.  Des  jurisconsultes  civils  avaient,  à  la  vérité,  essayé 
de  prouver  que  les  autorités  séculières  étaient  en  droit  de  voir 
les  dossiers,  mais  les  inquisiteurs  avaient  réussi  à  faire  écarter 
cette  prétention.  Innocent  VIII  se  hâta  de  déclarer  que  celle  des 
magistrats  de  Brescia  était  injurieuse  pour  la  foi  et  ordonna 
qu'ils  fussent  excommuniés  si,  dans  le  délai  de  six  jours,  ils 
n'exécutaient  pas  les  condamnés,  toute  loi  municipale  contraire 
étant  déclarée  nulle  et  sans  effet.  Une  lutte  plus  grave  se  pro- 
duisit en  1521,  lorsque  l'Inquisition  s'efforçait  de  purger  les 
diocèses  de  Brescia  et  de  Bergame  des  sorcières  qui  étaiei  t 
censées  les  infecter.  L'inquisiteur  et  les  Ordinaires  épiscopaux 
procédaient  vigoureusement  contre  ces  malheureuses  ;  mais  la 
seigneurie  de  Venise  s'interposa  et  en  appela  à  Léon  X,  qui 
chargea  son  nonce  à  Venise  de  reviser  les  procès.  Ce  dernier 
délégua  ses  pouvoirs  à  l'évèque  de  Justinopolis  qui,  accompagné 
de  l'inquisiteur  et  des  Ordinaires,  se  rendit  à  la  Valcamonica 
de  Brescia,  où  les  prétendues  hérétiques  étaient  en  nombre  et 
en  condamna  plusieurs  à  être  remises  au  bras  séculier.  Mécon- 
tent de  ces  procédés,  le  Sénat  de  Venise  défendit  au  gouverneur 
de  Brescia  d'exécuter  ces  sentences,  ni  de  permettre  qu'elles 
fussent  exécutées,  ni  de  payer  les  frais  des  procédures  ;  il  devait 
envoyer  le  dossier  à  Venise  et  obliger  l'évèque  de  Justinopolis 
de  comparaître  devant  le  Sénat,  ce  qui  eut  lieu.  L'indignation  du 
pape  ne  connut  plusde  bornes.  Il  assura  énergiquement  à  l'inqui- 
siteur et  aux  officiers  épiscopaux  qu'ils  avaient  pleine  et  entière  540 
juridiction  sur  les  coupables,  que  leurs  sentences  devaient  être 
exécutées  sans  revision  ni  examen  ultérieur  et  qu'ils   étaient 


603  MENfONGES  DES  APOLOGISTES 

autorisés  à  faire  valoir  leurs  droits  par  un  libre  usage  des  cen- 
sures ecclésiastiques.  Mais  l'esprit  de  l'époque  penchait  vers 
l'indiscipline  et  Venise  s'était  toujours  montrée  indocile  à 
l'égard  du  Saint-Office.  Nous  verrons  plus  loin  comment  le 
Conseil  des  Dix  maintint  obstinément  sa  thèse  et  affirma  la 
supériorité  de  sa  juridiction  avec  une  audace  jusque-là  sans 
exemple  (1). 

Ce  que  nous  avons  dit  permet  de  juger  à  sa  valeur  cette 
assertion  du  plus  récent  historien  catholique  de  l'Inquisition  : 
«  L'Église  ne  prit  aucune  part  dans  le  châtiment  corporel  des 
hérétiques.  Ceux  qui  périrent  misérablement  furent  simplement 
punis  pour  leurs  crimes,  condamnés  par  des  juges  investis  de 
la  juridiction  royale.  L'histoire  a  conservé  le  souvenir  des  excès 
commis  par  les  hérétiques  de  Bulgarie,  par  les  Gnostiques  et  les 
Manichéens,  et  la  peine  capitale  fut  seulement  infligée  à  des 
criminels  qui  avouaient  des  vols,  des  assassinats  et  des  vio- 
lences. Les  Albigeois  furent  traités  avec  une  égale  indul- 
gence...; l'Eglise  catholique  déplora  tous  les  actesde  vengeance, 
quelque  forte  que  fût  la  provocation  lancée  par  ces  foules 
factieuses.  » 

Voilà  comment  on  écrit  l'histoire  par  ordre.  En  réalité,  l'Église 
était  si  acharnée  à  faire  brûler  les  hérétiques  qu'au  concile 
de  Constance,  le  18e  article  d'hérésie  imputé  à  Jean  Huss  porta  il 
que,  dans  son  traité  De  Ecclesia,  il  avait  enseigné  qu'aucun 
hérétique  ne  devait  être  abandonné  au  bras  séculier  pour  être 
puni  de  mort.  Huss  lui-même,  dans  sa  défense,  admet  qu'un 
hérétique  qui  ne  pouvait  être  ramené  par  la  doucejar  devait 
souffrir  une  peine  corporelle;  et  quand  on  donna  lecture  d'un 
passage  de  son  livre  où  ceux  qui  abandonnent  un  hérétique 
qui  nie  au  bras  séculier  sont  comparés  aux  scribes  et  aux 
Pharisiens  qui  livrèrent  Jésus  à  Pilate,  l'auguste  assemblée 
éclata  en  protestations,   au  milieu  desquelles  on  entendit  le 

(1)  Vaisseîe,  m.  410.   — Wadding.  Annal,  ann.  1283,  n°xix.  —  Hoffmann,  G*sch. 

der'/nqu  sition,  h.  301.  —  Bern.  Corn.  Luc.  Inq  s.  v.  Kxecmi\  n°  6.  —  Innoc. 
PP.  VIII.  Bull  DU' et  s  filins,  1486  (Pegnae  App.  '  d  Eymeric.  p.  84V  —Léo 
PP.  X.  Huit,  flnuesii*,  1521  (Mag.  Bail.  Rom.  i,  617).  —  Albizio,  Bi^posto  al 
P.  Paolo  SurÀ  i.  p.  64-70. 


CONSENTEMENT    UNIVERSEL  609 

cardinal  Pierre  d'Àilly  s'écrier  :    «  A  la  vérité,  ceux  qui  ont     541 
rédigé  ces  articles  ont  été  très  modérés,  car  les  écrits  de  cet 
homme  sont  abominables!  »  (1). 

L'enseignement  continu  de  l'Eglise  avait  profondément  con- 
vaincu les  meilleurs  de  ses  membres  que  l'acte  de  brûler  un 
hérétique  était  d'une  justice  évidente  et  qu'une  réclamation  en 
faveur  de  la  tolérance  était  la  plus  damnable  des  hérésies. 
Même  le  chancelier  Gerson  ne  voyait  pas  qu'il  y  eût  un  autre 
parti  à  prendre  vis-à-vis  de  ceux  qui  adhéraient  obstinément  à 
l'erreur,  fût-ce  en  des  matières  qui,  aujourd'hui,  ne  sont  pas 
articles  de  foi  (2).  Le  fait  est  que  non  seulement  l'Église  définit 
la  culpabilité  et  força  le  châtiment,  mais  qu'elle  créa  le  crime 
lui-même.  Comme  nous  le  verrons,  sous  Nicolas  IV  et  Céles- 
tin  Y,  les  Franciscains  stricts  étaient  évidemment  orthodoxes  ; 
mais  lorsque  Jean  XXII  eut  stigmatisé  comme  hérétique  la 
croyance  que  le  Christ  avait  vécu  dans  l'absolue  pauvreté,  il 
transforma  les  Franciscains  en  ennemis  que  les  fonctionnaires 
séculiers  étaient  contraints  d'envoyer  au  bûcher,  sous  peine 
d'être  traités  eux-mêmes  en  hérétiques. 

Ainsi,  sur  la  nécessité  de  brûler  les  hérétiques  il  y  avait  con- 
sentement universel;  ce  consentement  était  le  fruit  de  l'éduca- 
tion donnée  par  l'Église  aux  générations  du  moyen  âge.  Etait 
hérétique  quiconque  confessait  une  croyance  hérétique,  la 
défendait  et  refusait  de  la  rétracter.  A  cet  homme,  obstiné  et 
impénitent,  l'horrible  supplice  du  feu  convenait  seul.  Mais  l'in- 
quisiteur ne  cherchait  pas  à  précipiter  les  choses.  Abstraction 
faite  du  salut  possible  d'une  âme,  un  converti  qui  dénonçait  ses 
complices  était  plus  utile  à  l'Eglise  qu'un  cadavre  rôti  ;  aussi  ne 
ménageait-on  pas  les  efforts  pour  obtenir  une  rétractation. 
L'expérience  avait  montré  que  les  zélotes  avaient  souvent  la 
soif  du  martyre  et  désiraient   être  brûlés  promptement;   i'in- 

(1)  Rodrigo,  Histo  ia  Verdndera  de  Id  Inquisition ,  Madrid,  1876,  i.  1 7 ( > — 7 7 . 
[Il  ne  faut  pas  croire  que  «le  pareilles  choses  s'impriment  seulement  en  1  spagne. 
M.  l'abbé  Douais,  que  le  gouvernement  'rançais  a  ait  évêqne  en  189),  écriva't  en 
1881  (Rev.  de*  q 'est.  histor.,  t.  xxx,  p.  400)  :  «  Oui,  vraiment,  l'Eglise,  en  lace  des 
hérétiques,  eut  toujours  le  souci  de  la  justice  et  de  la  charité!  »  fradA  —  Von  der 
Hardt,  iv.  317-18." 

(2)  Von  der  llardt,  ni,  50-1. 


640  ABJURATIONS    SUR   LE    BUCHER 

quisiteur  n'avait  pas  à  se  faire  l'instrument  de  leurs  désirs.  Il 
savait  que  l'ardeur  du  début  cédait  souvent  à  l'action  du  temps 
542  et  des  souffrances;  il  préférait  donc  garder  l'hérétique  obstiné 
dans  une  geôle,  enchaîné  et  solitaire,  pendant  six  mois  ou  un 
an,  ne  voyant  que  des  théologiens  et  des  légistes  qui  devaient 
agir  sur  son  esprit,  ou  sa  femme  et  ses  enfants,  qui  pouvaient 
fléchir  son  cœur.  C'est  seulement  lorsque  tout  avait  été  essayé 
en  vain  qu'on  le  «  relâchait  ».  Morne  alors,  l'exécution  était 
retardée  d'un  jour  pour  qu'une  rétractation  pût  se  produire,  ce 
qui,  d'ailleurs,  arrivait  rarement,  car  ceux  qui  avaient  résisté 
jusque-là  étaient  généralement  invincibles.  Mais  si,  au  dernier 
moment,  l'obstination  de  l'hérétique  cédait  et  qu'il  manifestât  du 
repentir,  on  présumait  que  sa  conversion  était  l'effet  de  la  crainte, 
nondelagrâce,et  on  le  laissait  en  prison  jusqu'à  sa  mort.  Même 
sur  le  bûcher,  les  offres  d'abjuration  ne  devaient  pas  être  repous- 
sées, bien  qu'il  n'y  eût  pas,  à  cet  égard,  de  règle  formelle. 
Eymerich  rapporte  un  cas  qui  se  produisit  à  Barcelone,  où  l'on 
brûlait  trois  hérétiques.  L'un  d'eux,  un  prêtre,  vaincu  par  l'hor- 
rible douleur,  un  côté  de  son  corps  déjà  grillé  par  le  feu,  cria 
qu'il  voulait  se  rétracter.  On  l'enleva  eton  reçut  son  abjuration; 
mais,  quatorze  ans  après,  on  s'aperçut  qu'il  avait  persévéré  dans 
son  hérésie,  qu'il  l'avait  môme  communiquée  à  d'autres,  et  on 
le  brûla  en  grande  hâte  (1). 

L'hérétique  impénitent  qui  préférait  le  martyre  à  l'apostasie 
n'était  nullement  la  seule  victime  marquée  pour  le  bûcher.  La 
législation  séculière  avait  établi  ce  mode  de  châtiment  pour 
l'hérésie,  mais  en  laissant  à  l'Église  le  soin  de  définir  ce  quelle 
entendait  par  là.  Or,  la  définition  se  trouva  bientôt  singulière- 
ment élargie.  Là  où  les  preuves  étaient  jugées  suffisantes,  le 
refus  d'avouer  ne  faisait  qu'aggraver  le  crime.  Il  ne  servait  de 
rien  à  l'accusé  d'affirmer  hautement  ses  sentiments  orthodoxes; 
on  en  faisait  un  hérétique  malgré  lui.  Si  deux  témoins  juraient 

(1)  Con-il.  A  relatons,  ann.  1234  c.  6. —  Concil.  Tarraconens.  ann.  1242.  — 
Concil.  Biterrens.  ami.  1246,  Append.  c.  17.  —  Rern.  (niklon.  Fraction  P.  iv. 
(Dont,  xxx).  —  Eymeric.  Direct.  Inquis.  p,  514-10.  —  Anon.  Passaviens.  c.  k 
(Mag.  Bib.  Pat.  XIII.  308).  —  Zanchini  Tract,  de  Hœet.  c.  xviu.  —  Lib.  Sen- 
tent. Inq.  Tolosan.  p.  6. 


CONVERGIONS    FORGÉES  611 

qu'ils  avaient  vu  un  homme  «  adorer  »  un  hérétique  Parfait, 
cela  suffisait,  le  malheureux  était  perdu.  Il  en  était  de  même 
du  contumace  qui  n'obéissait  pas  aux  sommations  de  l'Inquisi- 
tion et  de  celui  qui  refusait  de  prêter  serment.  Alors  même 
qu'il  n'y  avait  aucune  preuve,  la  simple  suspicion  se  transfor- 
mait d'office  en  hérésie  au  cas  où  le  suspect  ne  pouvait  pas  se 
«  p  :rger  »  au  moyen  de  cojureurs  et  restait  dans  cette  situation 
pendant  un  an.  Dans  les  cas  de  suspicion  violente,  le  refus 
d'abjurer  faisait,  au  bout  d'un  an,  que  le  suspect  passait  héré- . 
tique.  Hérétique  encore,  et  bon  à  brûler,  celui  qui  rétractait 
une  confession  extorquée.  Bref,  le  bûcher  suppléait  à  toutes  les 
lacunes  de  la  procédure  inquisitori aie .  C'était  l'argument  suprême, 
l'idtima  ratio,  et  bien  que  nous  n'ayons  pas  beaucoup  d'exem. 
pbs  d'exécutions  motivées  par  les  causes  que  nous  venons  d'in- 
d  quer,  il  est  incontestable  que  les  menaces  ainsi  formulées 
étaient  d'une  très  grande  utilité  dans  la  pratique  et  que  la  ter- 
reur qu'elles  inspiraient  arracha  bien  des  confessions,  vraies  ou 
fausses,  à  des  bouches  qui,  sans  cela,  seraient  restées  closes  (1). 
Il  y  avait  une  autre  catégorie  de  cas  qui  préoccupaient  forte" 
ment  les  inquisiteurs  et  pour  lesquels  leur  procédure  fut  très 
lente  à  se  fixer.  Les  innombrables  conversions  forcées,  obtenues 
par  la  geôle  ou  par  la  crainte  du  feu,  remplissaient  les  prisons 
et  le  pays  de  gens  qui,  au  fond  du  cœur,  n'en  restaient  pas 
moins  hérétiques.  J'ai  parlé  plus  haut  de  la  police  toujours  en 
éveil  du  Saint-Office,  de  l'espionnage  continuel  exercé  sur  les 
c  invertis  dont  la  libération  n'était,  en  réalité,  que  condition- 
née et  les  désignait  tout  particulièrement  à  la  surveillance. 
Il  était  donc  inévitable  que  les  relaps  (ou  prétendus  tels)  fussent 
très  nombreux.  Même  dans  les  prisons,  il  était  impossible 
d'isoler  tous  les  captifs  et  l'on  entend  souvent  des  plaintes  sur 
les  loups  déguisés  en  brebis  qui  corrompent  leurs  compagnons  de 
c  ptivité.  Un  homme  dont  la  conversion  solennelle  avait  été 
reconnue  mensongère  ne  pouvait  plus  jamais  inspirer  confiance. 

(1)  Concil.  N;irbonn.  ann.  1244  c.  26.  —  Concil.  Bitorrens.  ann.  1246,  App.  c.  9. 
—  hlvmeric.  Direct.  Inq  >is.  p.  376-77,  521-4.  —  Mss.  Bib.  Nat.,  fonds  lat.f 
n°  9092.  —  Lib.  Sent.  Inq.  Tolos.  p.  379-80.  —  Zanchini  Tract,  de  Hseret. 
c.  xxin. 


543 


612  TRAITEMENT    DES    RELAPS 

C'était  un  hérétique  incorrigible  que  l'Église  désespérait  de 
reconquérir.  Toute  pitié  lui  eût  été  témoignée  en  pure  perte  :  le 
bûcher  le  réclamait.  Il  faut  dire  cependant,  à  l'éloge  de  l'Inqui- 
sition, qu'elle  mit  longtemps  à  faire  passer  dans  la  pratique 
l'horrible  théorie  des  relaps  que  nous  allons  exposer. 

Dès  1184,  le  décret  de  Vérone  de  Lucius  III  prescrit  que  tout 
relaps,  c'est-à-dire  tout  individu  qui,  après  abjuration,  est 
retombé  dans  la  même  hérésie,  sera  livré  aux  tribunaux  sécu- 
liers, sans  même  être  enlendu,  à  nouveau.  L'édit  de  Ravenne 
de  Frédéric  II,  en  1232,  enjoint  de  mettre  à  mort  tous  ceux  qui, 
étant  relaps,  montrent  que  leur  conversion  n'a  été  qu'une 
544  feinte  pour  échapper  au  châtiment  de  l'hérésie.  En  1244,  le 
concile  de  Narbonne  fait  allusion  au  grand  nombre  de  ces  cas 
et,  se  conformant  aux  instructions  de  Lucius  III,  ordonne  que 
les  coupables  soient  livrés  sans  nouveau  procès.  Mais  ces  pres- 
criptions implacables  furent  mal  observées.  En  1233,  Grégoire  IX 
se  contente  de  condamner  les  relaps,  qu'il  dit  être  nombreux, 
à  la  prison  perpétuelle.  Par  une  seule  sentence,  en  date  du 
19  février  4  237,  les  inquisiteurs  de  Toulouse  condamnent  à  la 
prison  perpétuelle  dix-sept  hérétiques  relaps.  Raymond  de 
Pennaforte,  au  concile  de  Tarragone,  en  1242,  fait  allusion  à  la 
diversité  des  opinions  sur  ce  sujet  et  se  prononce  pour  la  peine 
de  la  prison;  en  1240,  le  concile  de  Béziers,  renouvelant  des 
instructions  analogues,  déclare  qu'elles  sont  en  harmonie  avec 
les  mandats  apostoliques.  Il  arrivait  même  qu'on  ne  poussait 
pas  si  loin  la  sévérité.  En  1242,  Pierre  Cella  se  contenta  de 
prescrire  des  pèlerinages  et  le  port  de  croix  et,  dans  un  cas  de 
Florence,  en  1245,  nous  voyons  Frà  Ruggieri  Calcagni  imposer 
seulement  au  délinquant  une  amende  qui  ne  parait  pas  exagé- 
rée (1). 
Que  faire  de  cette    multitude   de  faux  convertis  ?  C'était  là 

(i)  Lucii  PP.  III.  Epist.  171.  —  Hist.  Diplom.  Frid.  n.  T.  vr.  p.  300.  —  Concil. 
Narbonn.  ann.  1244  c.  11.  —  Gregor.  PP.  IX.  Bull.  Ad  c%p;e»das  (Vaissete,  m. 
Pr  304).  —  Epist.  Saecul.  xm,  n°  514  (Mon.  Germ.  Hist.)  —  Kipoll  i.  55;  — 
Concil.  Tarracon.  ann.  1242.  —  Doctrina  de  modo  procedendi  (Martene,  Th  sau  . 
y.  1&00).  —  Concil.  Biterrens.  ann.  1240,  App.  c.  20.  —  C  11.  Doat,  XXI.  148, 
292.  —  Lami,  Antich.   Toscan',  p.  5Gj. 


EXEMPLES   D'INDULGENCE   RELATIVE  613 

une  affaire  embarrassante  pour  l'Église.  Gomme  toujours,  on 
résolut  d'abord  la  difficulté  en  laissant  les  choses  à  la  discrétion 
des  inquisiteurs.  En  réponse  aux  questions  du  Saint  Office 
lombard,  le  cardinal  d'Albano,  vers  4245,  dit  aux  inquisiteurs 
de  prescrire  les  peines  qui  leur  sembleraient  convenables.  En 
1248,  Bernard  de  Gaux  posa  la  même  question  à  l'archevêque  de 
Narbonne  ;  il  lui  fut  répondu  que,  d'après  les  instructions 
apostoliques,  ceux  qui  revenaient  une  seconde  fois  à  l'Eglise, 
en  toute  humilité  et  obéissance,  pouvaient  en  être  quittes  pour 
la  prison  perpétuelle,  mais  que  les  rebelles  devaient  être 
livrés  au  bras  séculier.  Dans  la  pratique,  ce  fut  tantôt  la  rigueur, 
tantôt  l'indulgence  qui  l'emporta;  mais  il  est  consolant  de 
pouvoir  dire  que,  dans  la  grande  majorité  des  cas,  les  inquisi- 
teurs penchaient  vers  la  clémence.  Même  un  inquisiteur  aussi 
zélé  que  Bernard  de  Gaux  n'abusa  pas  de  la  latitude  qui  leur 
était  accordée  à  cet  égard.  Dans  un  registre  de  sentences  de 
4246  à  4248,  il  y  a  soixante  cas  de  relaps,  dont  aucun  n'est 
puni  plus  sévèrement  que  par  la  prison  ;  pour  quelques-uns, 
ce  n'est  même  pas  la  prison  perpétuelle.  La  même  indulgence 
relative  s'observe  dans  les  sentences  rendues  pendant  les  dix 
années  qui  suivirent,  tant  par  Bernard  que  par  d'autres  inqui- 
siteurs. Toutefois,  avec  une  seule  exception,  les  manuels  de 
procédure  qui  datent  de  cette  époque  enseignent  que  le  relaps 
doit  toujours  être  livré  au  bras  séculier,  et  cela,  sans  avoir  545 
même  été  entendu.  L'exception  que  nous  signalons  est  celle 
d'un  compilateur  d'après  lequel  le  relaps  est  tantôt  punissa- 
ble de  la  prison  perpétuelle,  tantôt  du  bûcher.  L'usurier  relaps 
subissait  la  peine  la  plus  légère.  Le  fait  est  qu'en  Languedoc, 
sous  le  régime  créé  par  le  Traité  de  Paris,  le  serment  d'abju- 
ration était  déféré  tous  les  deux  ans  à  tous  les  hommes  âgés  de 
Iplus  de  quatorze  ans  et  à  toutes  les  filles  ou  femmes  âgées  de 
plus  de  douze  ;  tout  acte  subséquent  d'hérésie  était  donc,  à 
proprement  parler,  une  rechute.  C'est  peut-être  ce  qui  explique 
les  hésitations  des  inquisiteurs  de  Toulouse  (4).  Il  n'était  évidem- 

(1)  Arch.  de  l'Inq.  de  Carcass.   (Doat,  XXXI.   5.  139,    149)   —  Mss.    Bib.   Nat. 
fonds  lat.,  n°  9992.  —  Martène,  Thés.  i.  1045.  —    Vaissete,  m.  Pr.  479.  —  Moli- 

35 


614  BRUTALITE  DES  SÉCULIERS 

ment  pas  possible  de  brûler,  sans  les  entendre,  tous  ceux 
qui,  pour  la  première  fois,  étaient  suspectés  d'hérésie! 

Jean  de  Saint-Pierre,  collègue,  puis  successeur  de  Bernard 
de  Gaux,  suivit  son  exemple  en  condamnant  toujours  les 
relaps  à  la  prison.  Quand,  après  la  mort  de  Bernard,  en  4252, 
Frère  Renaud  de  Chartres  se  joignit  à  Jean,  la  même  règle 
continua  d'être  observée.  Frère  Renaud  s'aperçut  toutefois 
avec  horreur  que  les  juges  séculiers  ne  tenaient  pas  compte  de 
la  sentence  adoucie  et  brûlaient  sans  pitié  les  malheureuses 
victimes;  ils  avaient  déjà  agi  de  la  sorte  sous  ses  prédécesseurs. 
Les  autorités  civiles  alléguèrent,  pour  se  justifier, que  l'on  n'arrive- 
rait pas  autrement  à  purger  le  pays  des  hérétiques  et  que  l'in- 
dulgence favoriserait  la  renaissance  de  l'hérésie.  Renaud  comprit 
qu'il  ne  pouvait  pas,  comme  ses  prédécesseurs,  fermer  les  yeux 
sur  ces  cruautés.  Il  s'adressa  donc  à  Alphonse  de  Poitiers, 
l'avertissant  qu'il  se  proposait  de  soumettre  l'affaire  au  pape 
et  qu'en  attendant  la  réponse  de  Rome  il  protégerait  ses 
546  prisonniers  contre  la  brutale  violence  des  fonctionnaires  sécu- 
liers (1). 

La  réponse  du  pape  ne  nous  est  pas  parvenue,  mais  il  y  a 
tout  lieu  de  croire  que  le  pontife  approuvait  la  barbarie  des 
fonctionnaires  d'Alphonse  plutôt  que  la  mansuétude  de  Renaud. 
C'est  vers  cette  époque,  en  effet,  que  Rome  prescrivit  nettement 
l'abandon  de  tous  les  relaps  au  bras  séculier.  Je  n'ai  pu  décou- 
vrir la  date  exacte  de  cette  décision.  En  1254,  dans  un  cas  très 
grave  de  double  relapse  à  Milan,  Innocent  IV  se  contente  d'or- 
donner une  destruction  de  maisons  et  des  pénitences  publiques  ; 
mais,  dès  1258,  l'abandon  des  relaps  au  bras  séculier  est  men- 
tionné par  Alexandre  IV  comme  une  pratique  irrévocablement 
fixée  —  peut-être  à  la  suite  même  de  la  consultation  de  Renaud. 
La  féroce  décision  de  Rome  semble  avoir  surpris  les  inquisiteurs 

nier,  Vlnq.  dans  le  Midi  de  la  Finance,  p.  387-8,  418.  —  Anon.  Passariens. 
(Mag.  Bib.  Pat.  XIII.  308.)  —  Tract,  de  Paup.  de  Lugd.  (Martène,  Thés.  V,  1791.) 
—  Doctrina  de  modo  procedendi  (ib.  V.  1807).  —  Practica  super  Inquisit.  (Mss.  Bib. 
Nat.,  fonds  lat.,  n»  14930,  fol.  206,  212,  213,  222,  223.)  —  Concil.  biterreni. 
ann.  1246,  App.  c.  33. 
(1)  Boutaric,  Saint  Louis  et  Alphonse  de  Poitiers,  p.  453-4. 


DÉCISION   CRUELLE  DU   SAINT-SIEGE  645 

qui,  pendant  plusieurs  années,  ne  cessèrent  de  demander  au 
Saint-Siège  comment  elle  pouvait  se  concilier  avec  la  maxime 
universellement  admise  que  l'Église  ne  refuse  jamais  de  rece- 
voir dans  son  giron  ses  enfants  égarés.  A  cela  on  répondait, 
avec  une  hypocrisie  caractéristique,  que  l'Église  n'était  nulle- 
ment fermée  aux  relaps  qui  se  repentaient,  car  ils  pouvaient 
recevoir  les  sacrements,  même  sur  le  bûcher,  — mais  qu'ils  ne 
devaient  pas,  pour  cela,  échapper  à  la  mort.  Ainsi  motivée,  la 
décision  pontificale  fut  incorporée  dans  la  loi  canonique  et 
forma  un  article  de  la  doctrine  orthodoxe  dans  la  Somme  de 
saint  Thomas  d'Aquin.  En  pareil  cas,  la  promesse  des  sacre- 
ments était  souvent  formulée  dans  la  sentence  même  et  la  vic- 
time était  toujours  accompagnée  jusqu'au  bûcher  par  de  saintes 
gens  qui  s'efforçaient  de  sauver  son  âme.  On  conseille,  d'ail- 
leurs, à  l'inquisiteur  de  ne  pas  manifester  son  zèle  de  cette 
manière,  car  on  redoute,  non  sans  raison,  que  sa  vue  n'endur- 
cisse les  cœurs  au  lieu  de  les  attendrir  (4). 

Bien  que  la  discrétion  des  inquisiteurs  continuât  à  s'exercer 
en  ces  matières  et  qu'ils  n'envoyassent  pas  tous  les  relaps  au 
bûcher,  il  n'en  est  pas  moins  certain  que  le  crime  vrai  ou  sup- 
posé de  rechute  ne  soit  devenu,  dès  lors,  la  cause  la  plus 
fréquente  des  exécutions.  Les  hérétiques  assoiffés  de  martyre 
étaient  relativement  rares,  mais  il  y  avait  beaucoup  d'âmes 
faibles  qui  ne  pouvaient  renoncer  en  conscience  aux  erreurs  547 
qu'elles  avaient  une  fois  chéries  et  qui  espéraient  vainement,après 
avoir  échappé  une  fois  à  la  mort,  pouvoir  cacher  plus  aisément 
leur  faute  (2).  Tout  cela  donna  une  importance  nouvelle  à  la 
définition  légale  du  crime  de  relapse  et  provoqua  mille  contro- 
verses et  subtilités.  Il  devint  nécessaire  de  déterminer  avec  quel- 
que précision,  alors  que  le  coupable  ne  pouvait  même  pas  se 
faire  entendre,  le  degré  de  culpabilité  inhérente  au  premier 
crime  et  au  second,  dont  la  somme  justifiait  la  condamnation 

(1)  Ripoll  I.  254.  —  C.  4  Sexto  v.  2.  —  Potthast  n»  17845.  —  S.  Thom.  Aquin. 
Sec.  Sec.  Q.  xi.  Art.  4.  —  Eymeric  Direct.  Inquis.  p.  331,  512.  —  Lib.  Sent.  Inq. 
Tolos.  p.  36.  —  Zanchini  Tract,  de  Has^et.  c.  xvi. 

2)  Lib.  Sent.  laq.  Tolos,  p.  2-4,  22,  48,  63,  76,  81-90, 122,  442,  149,  150,  198-7, 
S30,  232,  237-8. 


616  FAUTEURS   RELAPS 

pour  impénitence.  Là  où  la  culpabilité  elle-même  était  si  son- 
vent  impalpable  et  indémontrable,  la  tâche  de  la  mesurer 
n'était  évidemment  pas  facile. 

Il  y  avait  des  cas  où  un  premier  procès  avait  simplement 
établi  une  suspicion  sans  preuve  et  il  semblait  dur  de  condamner 
un  homme  à  mort,  pour  une  seconde  offense  présumée,  quand 
il  n'avait  pas  été  convaincu  de  la  première.  Hésitant  devant 
cette  énormité,  les  inquisiteurs  s'adressèrent  à  Alexandre  IV, 
qui  leur  fit  une  réponse  très  nette.  Quand  la  suspicion  avait  élé 
violente,  dit-il,  on  devait  «  par  une  sorte  de  fiction  légale  »,  la 
considérer  comme  la  preuve  légale  de  la  culpabilité,  et  l'accusé 
devait  être  condamné  en  conséquence.  Quand  la  suspicion  avait 
été  légère,  il  devait  être  puni  plus  sévèrement  que  pour  une 
première  faute,  mais  sans  qu'on  lui  appliquât  l'intégralité  des 
peines  portées  contre  les  relaps.  D'ailleurs,  les  preuves  requises 
pour  établir  la  seconde  offense  étaient  des  plus  faibles;  il  suffi- 
sait d'avoir  entretenu  des  rapports  avec  un  hérétique  ou  de  lui 
avoir  témoigné  quelque  amitié.  Cette  décision  fut  réitérée  par 
Alexandre  et  par  ses  successeurs,  avec  une  insistance  qui  prouve 
combien  les  faits  ainsi  visés  prêtaient  à  controverse  ;  mais  la 
règle  de  la  condamnation  des  relaps  finit  par  être  incorporée 
dans  le  droit  canonique  et  devint  la  loi  inaltérable  de  l'Église. 
Les  auteurs,  à  l'exception  de  Zanghino,  s'accordent  à  dire  qu'en 
pareil  cas  il  n'y  a  pas  de  place  pour  la  pitié  (1). 

D'autres  difficultés  s'élevaient  autour  de  certaines  fautes  qui 
présentaient  un  caractère  de  gravité  moindre.  Ainsi  l'on  se 
demandait  comment  il  fallait  traiter  le  fauteur  relaps.  Le 
548  conciïe  de  Narbonne  (1244)  opina  qu'on  devait  l'envoyer  au 
pape  afin  qu'il  lui  demandât  l'absolution  et  reçut  de  lui  une 
pénitence;  mais  ce  moyen  parut  trop  compliqué.  Pendant  la 
période  moyenne  de  l'Inquisition,  les  auteurs,  y  compris  Ber- 
nard Gui,  tout  en  ne  prescrivant  pas  d'abandonner  le  coupable  au 

(1)  Alex.  PP.  IV.  Bull.  Quod  super  nonnullis,  9  Dec.  1257,  15  Dec.  1258,  10 
Jan.  1260.  —  Urban.  PP.  IV.  Bull.  Quod  super  nonnullis,  21  Aug.  1262.  —  Can.  8 
Sexto  v.  2.  —  Bern.  Guidon.  Practica  P.  iv  (Doat,  XXX).  —  Eymeric.  Direct. 
lnquis.  p.  331.  —  Bernardi  Comens.  Lucern.  Inguis.  s.  v.  Relapsus.  —  Zanchini 
Tract,  de  Bseret.  c.  xvi. 


REJET   DES    PÉNITENCES  617 

bras  séculier,  recommandent  de  lui  infliger  une  pénitence  sévère 
pour  inspirer  une  salutaire  terreur  aux  autres.  Mais,  vers  la  fin 
du  xive  siècle,  Ejmerich  estime  que  le  fauteur  relaps  doit  être 
livré  au  bras  séculier  sans  avoir  même  été  entendu.  En  droit 
strict,  ceux  qui  avaient  été  publiquement  accusés  d'hérésie 
«levaient,  s'il  y  avait  récidive,  être  traités  de  même;  mais  cela 
mrut  si  exorbitant  qu'Eymerich  proposa  de  soumettre  les  cas 
le  ce  genre  à  l'appréciation  du  Saint-Siège  (1). 

Il  y  avait  une  autre  catégorie  de  délinquants  qui  causèrent 
de  grands  ennuis  aux  inquisiteurs  et  pour  lesquels  il  était  bien 
difficile  de  fixer  des  règles  invariables  —  ceux  qui  échappaient 
des  prisons  ou  négligeaient  d'accomplir  les  pénitences  qu'on 
leur  avait  imposées.  En  théorie,  tous  les  pénitents  étaient 
des  convertis  à  la  vraie  foi,  qui  accédaient  joyeusement  la  péni- 
tence comme  leur  seul  espoir  de  saluWJéternel.  Donc,  en  la  reje- 
tant ensuite,  ils  prouvaient  que  leur  conversion  était  feinte,  ou 
que  leur  âme  inconstante  était  revenue  à  ses  anciennes  erreurs. 
Par  suite,  dès  le  début,  ces  rebelles  furent  considérés  comme 
relaps.  En  4248,  le  concile  de  Valence  prescrivit  qu'ils  eussent 
le  bénéfice  d'un  premier  avertissement,  après  quoi,  s'ils  persis- 
taient à  désobéir,  ils  devaient  être  traités  comme  des  hérétiques 
endurcis  ;  cette  décision  est  parfois  indiquée  par  la  sentence 
même,  dans  une  formule  qui  menace  du  sort  réservé  aux 
hérétiques  parjures  et  impénitents  celui  qui  négligerait  les 
observances  imposées.  Toutefois,  en  4260  encore,  Alexandre  IV 
semble  embarrassé  de  prescrire  une  règle  applicable  à  ces  cas 
et  se  contente  de  parler  vaguement  d'excommunication,  de 
réimposition  des  peines,  avec  l'aide  des  autorités  séculières  en 
cas  de  besoin.  Vers  la  même  époque,  Gui  Foucoix  se  prononce 
pour  la  peine  de  mort,  par  la  raison  que  la  négligence  en  ques- 
tion serait  une  marque  d'hérésie  impénitente;  mais  Bernard 
Gui  estimait  cela  excessif  et  conseillait  de  remettre  les  coupables 
à  la  discrétion  de  l'inquisiteur.  Les  deux  offenses  les  plus  fré-    549 

(1)  Concil.  Narbonn.  ann.  1214  c.  13.  —  Doctr.  de  modo  procedendi  (Martène. 
r/ies.  \fc  1802-1808;.  —  Bern.  Guidon.  Practica  P.  iv  (Dqat,  XXX).  — EyTneric, 
Direct.  Inquis.  p.  386. 


618  NOMBRE   DES   VICTIMES 

quentes  étaient  le  rejet  des  croix  jaunes  et  l'évasion.  La  pre- 
mière n'a  jamais  été,  que  je  sache,  punie  de  mort,  bien  qu'elle 
entraînât  des  peines  assez  sévères  pour  inspirer  la  terreur  d'une 
récidive.  Quant  à  l'évasion,  les  inquisiteurs  de  la  dernière 
période  soutenaient  que  c'était  un  crime  capital  :  le  prisonnier 
évadé  était  un  hérétique  relaps  et  devait  être  brûlé  vif  sans 
procès.  —  Quelques  jurisconsultes  étaient  d'avis  qu'un  converti 
qui  ne  dénonçait  pas  tous  les  hérétiques  à  sa  connaissance, 
après  avoir  juré  de  le  faire,  était  un  relaps  ;  cela  encore  est 
considéré  comme  excessif  par  Bernard  Gui.  Le  refus  absolu 
d'accomplir  une  pénitence  était,  naturellement,  le  signe  d'une 
hérésie  obstinée  et  conduisait  tout  droit  au  bûcher.  Ces  cas 
étaient  d'ailleurs  rares,  car  la  pénitence  n'était  imposée  qu'à 
ceux  qui  s'étaient  confessés,  qui  avaient  sollicité  la  réconcilia- 
tion; il  y  a  cependant  l'exemple  d'une  femme  qui,  dans  la 
dernière  moitié  du  xve  siècle,  fut  condamnée  à  une  pénitence 
par  l'Inquisition  de  Carthagène,  refusa  de  s'y  soumettre  et  fut 
brûlée  vive  (1). 

Malgré  cette  extension  de  la  peine  de  mort,  je  suis  convaincu 
que  le  nombre  des  victimes  qui  périrent  sur  le  bûcher  est  bien 
moindre  qu'on  ne  l'imagine  ordinairement.  Le  fait  de  brûler 
vif,  de  propos  délibéré,  une  créature  humaine,  simplement  parce 
qu'elle  croit  autrement  que  nous,  est  d'une  atrocité  si  drama- 
tique et  d'une  horreur  si  poignante  qu'on  a  fini  par  y  voir  le 
irait  essentiel'de  l'activité  de  l'Inquisition.  Il  est  donc  nécessaire 
de  faire  observer  que,  parmi  les  modes  de  répression  employés 
à  la  suite  de  ses  sentences,  le  bûcher  fut  relativement  le  moins 
550  usité.  Les  documents  de  cette  époque  de  misères  ont  en  grande 
partie  disparu  et  il  n'est  plus  possible  aujourd'hui  de  dresser 
des  statistiques;   mais  si  elles  existaient,  je  crois  qu'on  serait 

(1)  Concil.  Narboun.  ann.  1244  c.  13.  —  Concil.  Biterrens.  ann.  1246,  Append. 
c.  33.—  Concil.  Valentin.  ann.  1248  c.  13.  —  Arch.  de  l'Evêché  d'AIbi  (Doat, 
XXXV.  69).  —  Alex.  PP.  IV.  Bull.  Ad  audientiam,  1260  (Mag.  Bull.  Rom.  i. 
118). —  Guidon.  Fulcod.  Quœst.  xiii.  —  Bern.  Guidon.  Pracn'ca  P.  iv  (Doat,  \\\\. 
—  Lib.  Sentent.  Inq.  Tolos.  p.  177,  1^9,  350,  393.  —  Mss.  Bib.  Nat.,  fonds  lat., 
nouv.  acquis.  n°  139,  fol.  2.  —  Eymeric.  Direct.  Inquis.  p.  643.  —  Zanchini 
Tract  de  Hxret.  ex.  —  Bern.  Comens.  Lucerna  Inquis.  s.  r.  Fuga,  n°  5.  — 
Albertini,  Repertor.  lnquisit.  s   vv.  Déficient,  lmpœnitent. 


EXAGÉRATIONS   DES  HISTORIENS  619 

surpris  de  rencontrer  si  peu  d'exécutions  par  le  feu,  au  milieu 
de  tant  d'autres  peines  plus  ou  moins  cruelles.  Il  faut  savoir 
en  pareille  matière,  se  garder  des  exagérations  qui  sont  familières 
à  la  plupart  des  écrivains.  Personne,  assurément,  ne  soupçon- 
nera le  savant  Dom  Brial  de  légèreté  ou  de  prévention;  et 
cependant,  dans  sa  Préface  au  tome  XXI  du  Recueil  des  Histo- 
riens des  Gaules  (p.  xxm),  il  cite  comme  digne  de  foi  une 
assertion  d'après  laquelle  Bernard  Gui,  pendant  qu'il  était  inqui- 
siteur à  Toulouse  (1308-1323),  fit  brûler  six  cent  trente-sept  héré- 
tiques. Or,  comme  nous  l'avons  vu,  ce  chiffre  est  celui  de  Yen- 
semble  des  sentences  prononcées  par  ce  tribunal  dans  le  laps 
de  temps  indiqué,  et,  de  ces  sentences,  quarante  seulement 
entraînaient  la  mort,  soixante-sept  prescrivaient  l'exhumation 
et  la  crémation  des  ossements  d'hérétiques  défunts.  —  Autre 
exemple.  Pas  un  inquisiteur  n'a  laissé  une  réputation  plus 
grande  d'activité  et  de  zèle  que  Bernard  de  Caux,  qui  combattit 
l'hérésie  alors  qu'elle  était  encore  dans  toute  sa  violence.  Ber- 
nard Gui  l'appelle  le  marteau  des  hérétiques,  il  le  qualifie  de 
saint  homme  et  plein  de  Dieu,  «  admirable  dans  sa  vie,  admi- 
rable dans  sa  doctrine,  admirable  dans  l'extirpation  de  l'hérésie.  » 
Il  fit  des  miracles  de  son  vivant  et,  en  1281,  vingt-huit  ans  après 
sa  mort,  on  retrouva  son  corps  intact,  sauf  l'extrémité  du  nez 
(signe  évident  de  pureté  et  de  sainteté).  Un  pareil  homme  ne 
pouvait  être  soupçonné  d'indulgence  envers  les  hérétiques.  Or, 
dans  le  registre  de  ses  sentences,  de  1246  à  1248,  il  n'y  a  pas 
un  seul  cas  d'un  coupable  —  si  l'on  excepte  les  contumaces, 
toujours  estimés  hérétiques  —  qui  ait  été  livré  par  lui  au  bras 
séculier.  Assurément,  les  contumaces  ainsi  condamnés  pou- 
vaient être  brûlés  par  la  justice  séculière;  mais,  dans  la  pra- 
tique, ils  pouvaient  aussi  se  sauver  en  faisant  leur  soumission, 
ce  dont  le  registre  en  question  offre  un  frappant  exemple.  Il  n'y 
avait  pas,  à  Toulouse,  d'hérétique  plus  dangereux  qu'Alaman 
de  Roaix,  Il  appartenait  à  l'une  des  plus  nobles  familles  de  la 
ville,  qui  fournit  à  l'Église  hérétique  —  où  l'on  soupçonnait 
Al  aman  de  tenir  le  rang  d'évêque  —  un  grand  nombre  de 
recrues.  En  1229,  le  légat  Romano  l'avait  condamné  à  faire 


04U  ALAMAN    DE   ROAIX 

««  ^"f6  6n  T6rre  Saînte;  U  jUra  d'°béir  et  n'en  fit  ™«-  En 
c  ;lfu.premierS  in<Iuisiteurs>  Guillem  Arnaud  et  Etienne  de 
Samt-Thibery,  s'occupèrent  à  nouveau  de  lui;  il  protégeait  acti- 
vement les  hérétiques,  répandait  l'hérésie,  dépouillait,  blessait 
et  tuait  des  prêtres  et  des  clercs.  Cette  fois,  ils  le  condamnèrent 
par  défaut.  Il  devint  un  faydit,  un  proscrit,  vivant  l'épée  à  la 
main  et  exerçant  le  brigandage  aux  dépens  des  orthodoxes 
Aucun  cas  plus  grave  d'hérésie  obstinée  et  de  contumace  per- 
sistance ne  pouvait  être  imaginé  ;  et.  cependant,  quand  Alaman 
reconnut  ses  erreurs,  le  16  janvier  1248,  se  convertit  et  sollicita 
une  pénitence,  vingt  ans  après  sa  première  conversion,  il  fut 
seulement  condamné  à  la  prison  perpétuelle.  -  Cela  se  passait 
il  est  vrai,  dans  les  premiers  temps  de  l'Inquisition  (1) 

En  fait,  comme  nous  l'avons  déjà  dit,  les  inquisiteurs  se 
préoccupaient  bien  plus  d'obtenir  des  conversions,   avec  les 

dénonciations  et  les  confiscations  subséquentes,  que  d'augmenter 
la  liste  des  martyrs.  Un  bûcher,  allumé  de  temps  en  temps 
maintenait  parmi  les  populations  une  terreur  jugée  salutaire' 
En  faisant  brûler  quarante  individus  dans  l'espace  de  quinze  ans 
Bernard  Gui  réussit  à  écraser  les  dernières  convulsions  du 
Catharisme,  à  tenir  en  échec  les  Vaudois  et  à  réprimer  le  zèle 
ntempestif  des  Franciscains  Spirituels.  Les  véritables  armes  du 
Saint-Office,  ses  armes  efficaces,  comme  aussi  les  fléaux  qu'il 
déchaîna  sur  les  populations,  furent  les  geôles  infectes,  les  con- 
fiscations en  masse,  les  pénitences  humiliantes,  enfin  la  police 
invisible  grâce  à  laquelle  il  paralysait  l'esprit  et  le  cœur  de  tout 
homme  assez  infortuné  pour  tomber  une  fois  entre  ses  mains. 

Quelques  mots  suffiront  sur  le  sujet  répugnant  de  l'exécution 
elle-même.   Une  fois  la  populace  assemblée  pour  assister  à 
1  agon.e  des  martyrs,  on  se  gardait  de  toute  marque  de  pitié 
qui  aurait,  pu  adoucir  son  fanatisme.  Le  coupable  n'était  pas 
comme  dans  les  derniers  temps  de  l'Inquisition   espagnole,' 

ni'l    «î"-4A?,d|«-  Fuï?-C°™-   Prxdicat.    (Martène,  Th„.   „.  481-3)-  Coll 


PROCÉDURE  DES  EXÉCUTIONS  621 

étranglé  avant  qu'on  n'allumât  les  fagots;  l'invention  de  la 
poudre  n'avait  pas  encore  suggéré  l'expédient  moins  humain 
qui  consista  plus  tard  à  suspendre  autour  de  son  cou  un  sac  de 
cet  explosif,  afin  d'abréger  ses  tortures  au  moment  où  les 
flammes  viendraient  le  lécher.  Le  malheureux  était  attaché 
vivant  à  un  poteau  qui  dominait  une  pile  de  bois  d'assez  haut  552 
pour  que  les  fidèles  pussent  observer  tous  les  actes  de  la  tra- 
gédie. De  saints  hommes  l'accompagnaient  jusqu'au  bout,  dans 
l'espoir  d'arracher,  si  possible,  son  âme  au  Diable;  s'il  n'était 
pas  relaps,  il  pouvait  encore,  au  dernier  moment,  sauver  son 
corps.  Mais  jusque  dans  ces  préparatifs  suprêmes,  nous  voyons 
un  exemple  de  la  singulière  inconséquence  avec  laquelle  l'Église 
imaginait  pouvoir  éluder  la  responsabilité  de  ses  meurtres.  Les 
Frères  qui  accompagnaient  la  victime  avaient  défense  expresse 
de  l'exhorter  à  mourir  sans  résistance,  ou  à  monter  d'un  pas 
ferme  l'échelle  qui  conduisait  au  poteau  fatal,  ou  à  se  remettre 
courageusement  aux  mains  du  bourreau;  car,  en  lui  donnant 
ces  conseils,  ils  pouvaient  contribuer  à  hâter  sa  fin  et,  par  suite, 
commettre  une  «  irrégularité.  »  Édifiant  scrupule,  assurément, 
et  bien  placé  dans  l'esprit  de  gens  qui  avaient  déjà  accompli  un 
meurtre  judiciaire  !  En  général,  on  procédait  à  l'exécution  un 
jour  de  fête,  afin  que  la  foule  pût  être  plus  nombreuse  et  l'en- 
seignement plus  efficace;  pour  empêcher  le  scandale,  on  impo- 
sait silence  au  patient,  de  crainte  qu'il  ne  pût  exciter  dans  le 
peuple  des  sentiments  de  pitié  ou  de  sympathie  (4). 

Les  détails  secondaires  nous  sont  connus  par  la  relation 
d'un  témoin  oculaire  qui  assista  à  l'exécution  de  Jean  Huss  à 
Constance  (4415).  L'infortuné  fut  contraint  de  se  placer  debout 
sur  un  couple  de  fagots  et  solidement  attaché  avec  des  cordes  à 
un  gros  poteau;  les  cordes  le  serraient  aux  chevilles,  sous  les 
genoux,  au-dessous  des  genoux,  à  l'aîne,  à  la  taille  et  sous  les 
bras.  On  passa  aussi  une  chaîne  autour  de  son  cou.  Puis  on 
s'aperçut  qu'il  était  tourné  vers  l'est,  ce  qui  n'était  pas  conve- 
nable pour  un  hérétique,  et  on  le  retourna  face  à  l'ouest.  Des 

(1)  Eymeric.  Direct.  Inguis.  p.  512.  —  Tract,  de  Paup.  de  Lued.  (Martène. 
Thés.  v.  1792).  r  v 

35. 


OZZ  EXECUTION   DE   JEAN    HUSS 

fagots  mêlés  de  paille  furent  entassés  autour  de  lui  jusqu'à  la 
hauteur  de  son  menton.  Alors  le  comte  palatin  Louis,  qui  sur- 
veillait l'exécution,  s'approcha  avec  le  maréchal  de  Constance 
et  somma  Huss  une  dernière  fois  de  se  rétracter.  Sur  son  refus, 
ils  se  retirèrent  et  battirent  des  mains  —  signal  pour  les  exécu- 
teurs chargés  d'allumer  le  bûcher.  Quand  le  feu  eût  tout  con- 
sumé, on  procéda  à  la  besogne  révoltante  qui  consistait  à 
détruire  entièrement  le  corps  carbonisé;  on  le  déchira  en  mor- 
ceaux, on  brisa  les  os,  on  jeta  les  fragments  et  les  viscères  dans 
un  second  feu  de  bûches.  —  Lorsqu'on  pouvait  craindre  que 
les  assistants  ne  conservassent  des  reliques  du  martyr,  comme 
dans  les  cas  d'Arnaud  de  Brescia,  de  quelques  Franciscains 
553  Spirituels,  de  Huss,  de  Savonarole,  on  prenait  grand  soin,  après 
l'extinction  du  feu,  de  recueillir  les  cendres  et  de  les  jeter  dans 
l'eau  courante  (1). 

11  y  a  quelque  chose  de  grotesque  et  d'horrible  dans  le  con- 
traste entre  cette  exhibition  finale  de  la  méchanceté  humaine 
et  le  froid  calcul  des  dépenses  qu'elle  entraînait  pour  le  pou- 
voir séculier.  Dans  les  comptes  d'Arnaud  Assalit,  nous  trouvons 
le  détail  des  frais  de  la  crémation  de  quatre  hérétiques  à  Car- 
cassonne,  le  24  avril  1323.  Le  voici  : 

Pour  des  gros  bois 55  sols  6  deniers. 

Pour  des  sarments 21    —    3      — 

Pour  de  la  paille  . 2    —   6      — 

Pour  quatre  poteaux 10    —   9      — 

Pour  des  cordes 4    —   7      — 

Pour  l'exécuteur,  à  20  sols  par  tête.   .   .  80   — 

Total 8  livres  14  sols  7  deniers. 

Soit  un  peu  plus  de  deux  livres  par  hérétique  brûlé  (2). 

Lorsque  l'hérétique  avait  frustré  ses  bourreaux  en  mourant 
et  que  l'on  prescrivait  de  déterrer  son  corps  ou  ses  ossements 
et  de  les  brûler,  la  cérémonie  était  naturellement  moins  émou- 
vante, mais  on  ne  négligeait  rien  pour  la  rendre  terrible.  Dès 

(i)  Mladenowic  Narrât.  (Palacky,  Monument.  J.  Huss,  h.  p.  321-4.)  —  Landucci, 
Diar.  Fiorent.  p.  178. 
(2)  Coll.  Doat,  XXXIV.  189. 


PROCÉDURE   DES   EXHUMATIONS  623 

1237,  un  contemporain,  Guillem  Pelisson,  raconte  comment 
furent  exhumés  à  Toulouse  un  grand  nombre  de  nobles  et 
d'autres  défunts.  Leurs  ossements  et  leurs  «  cadavres  puants  » 
furent  traînés  par  les  rues,  précédés  d'un  trompette  procla- 
mant «  Qui  aytal  far  a,  aytal  périra  »  (1)  ;  enfin  ils  furent 
brûlés  «  en  l'honneur  de  Dieu  et  de  la  bienheureuse  Marie  sa 
mère  et  du  bienheureux  Dominique  son  serviteur.  »  Cette  pro- 
cédure fut  maintenue  pendant  toute  la  durée  de  l'Inquisition, 
bien  qu'elle  fût  assez  coûteuse.  Nous  voyons,  par  les  comptes 
d'Assalit,  qu'il  en  coûta  5  livres,  19  sols  et  6  deniers,  en  1323, 
pour  déterrer  les  os  de  trois  hérétiques,  acheter  un  sac  où  les 
mettre,  une  corde  pour  serrer  le  sac,  deux  chevauxpour  les  traîner 
à  la  Grève  et  le  combustible  pour  la  crémation  du  lendemain  (2). 

Le  bûcher  était  encore  employé  par  l'Inquisition  pour  purger  554 
un  pays  des  écrits  «  pestilentiels  et  hérétiques  »  qui  l'infec- 
taient ;  c'est  ainsi  qu'elle  préludait  à  la  censure  de  la  presse, 
qui  devint  plus  tard  une  partie  importante  de  ses  fonctions. 
L'habitude  de  brûler  des  livres  qui  déplaisaient  remontait  à  une 
antiquité  respectable.  Constantin,  comme  nous  l'avons  vu,  exi- 
gea, sous  peine  de  mort,  qu'on  livrât  a  ses  agents  tous  les  écrits 
ariens.  En  435,  Théodose  II  et  Valentinien  III  ordonnèrent 
de  brûler  tous  les  livres  nestoriens;  une  autre  loi  menaçait  de 
mort  ceux  qui  ne  livreraient  pas  les  ouvrages  des  Manichéens. 
Justinien  condamna  \&secunda  editio,  désignation  sous  laquelle 
les  glossateurs  reconnaissent  le  Talmud.  Aux  époques  de  bar- 
barie qui  suivirent,  cette  manière  de  réprimer  les  écarts  de 
l'esprit  humain  fut  naturellement  peu  appliquée  ;  cependant, 
en  680,  le  roi  wisigoth  Érivig  défendit  aux  Juifs  de  lire  des  livres 
contraires  à  foi  chrétienne,  entre  autres  le  Talmud.  Dès  que 
l'esprit  humain  se  réveilla,  on  eut  recours  à  des  mesures  plus 
actives.  En  1210,  lorsque  l'Université  de  Paris  était  agitée  par 
les  erreurs  d'Amaury,  ordre  fut  donné  de  brûler  les  écrits  de 
son  collègue,  David  de  Dinant,  en  même  temps  que  la  Physique 
et  la  Métaphysique  d'Aristote,  rendues  responsables  del'héré- 

(1)  «Quiconque  en  fera  autant,  périra  de  môme.  » 

(2)  Guillem.  Pelisso,  Chron.  éd.  Molinier,  p.  45.  —  Coll.  Doat,  XXXIV.  189. 


624  LIVRES    BRULES 

sie.  Nous  avons  déjà  fait  allusion  à  la  crémation  des  traductions 
romanes  des  Écritures  par  Jayme  ter  d'Aragon,  aux  canons  du 
concile  de  Narbonne,  en  1229,  interdisant  aux  laïques  de  pos- 
séder une  partie  quelconque  des  Écritures,  à  la  crémation  du 
livre  de  Guillaume  de  Saint-Amour  De  periculis.  Les  livres  des 
Juifs,  en  particulier  le  Talmud,  à  cause  de  ses  allusions  blasphé- 
matoires au  Sauveur  et  à  la  Vierge,  étaient  l'objet  d'une  haine 
particulière  et  l'Église  n'épargna  aucun  effort  pour  les  détruire. 
Au  milieu  du  xne  siècle,  Pierre  le  Vénérable  se  contenta  d'étu- 
dier le  Talmud  et  de  dénoncer  au  mépris  public  quelques-unes 
des  fantaisies  étranges  qui  abondent  dans  ce  curieux  amal- 
game de  sublime  et  de  ridicule.  Mais  sa  méthode  de  pure 
dialectique  ne  convenait  pas  au  tempérament  impatient  du 
xuie  siècle,  qui  avait  entrepris  de  traiter  les  mécréants  avec 
plus  de  rigueur,  et  la  persécution  de  la  littérature  juive  suivit 
de  près  celles  des  Albigeois  et  des  Vaudois,  Elle  fut  provoquée 
par  un  juif  converti  nommé  Nicolas  de  Rupella  qui,  vers  1236, 
appela  l'attention  de  Grégoire  IX  sur  les  blasphèmes  contenus 
dans  les  livres  juifs,  et,  en  particulier,  dans  le  Talmud.  Au 
mois  de  juin  1239,  Grégoire  écrivit  aux  rois  d'Angleterre,  de 
France,  de  Navarre,  d'Aragon,  de  Castille,  de  Portugal,  ainsi 
555  qu'aux  prélats  de  ces  royaumes,  ordonnant  qu'au  sabbat  du 
prochain  carême,  tandis  que  les  Juifs  seraient  assemblés  dans 
leurs  synagogues,  tous  leurs  livres  fussent  saisis  et  livrés  ;mx 
Frères  Mendiants.  Nous  avons  conservé  une  relation  de  l'exa- 
men auquel  donna  lieu,  à  Paris,  la  saisie  de  ces  livres.  On  y 
voit  combien  il  était  facile  de  découvrir  dans  les  écrits  des 
Juifs  bien  des  choses  offensantes  pour  les  oreilles  pieuses,  quoi- 
que les  Rabbins,  qui  osèrent  se  présenter  pour  les  défendre, 
fissent  effort  pour  les  expliquer  tout  autrement  et  contestassent 
l'existence  de  blasphèmes  à  l'adresse  du  Messie  chrétien,  de  la 
Vierge  et  des  Saints.  La  procédure  traîna  pendant  des  années, 
et  la  sentence  ne  fut  prononcée  que  le  13  mai  1248.  Aussitôt 
après,  les  Parisiens  furent  édifiés  par  la  crémation  publique  de 
quatorze  charretées  de  livres  en  une  fois,  suivie  de  la  créma- 
tion de  six  autres.  Mais  le  Talmud  n'en  continua  pas  moins  à 


GUERRE   AU   TALMUD  625 

subsister.  En  1255,  S.  Louis,  dans  ses  instructions  aux  séné- 
chaux du  Narbonnais,  ordonna  à  nouveau  la  destruction  de 
tous  les  exemplaires,  ainsi  que  celle  de  tous  livres  contenant 
des  blasphèmes.  En  1267,  Clément  IV  (Gui  Foucoix)  prescrivit  à 
l'archevêque  de  Tarragone  d'obliger  le  roi  d'Aragon  et  ses  sei- 
gneurs, sous  peine  d'excommunication,  à  faire  livrer  par  les 
Juifs  aux  inquisiteurs  leurs  Talmuds  et  autres  écrits.  Ceux  qui 
ne  contenaient  pas  de  blasphèmes  devaient  être  restitués 
après  examen,  mais  les  autres  seraient  mis  sous  scellés  et  enfer- 
més en  lieu  sûr.  Alphonse  le  Sage  de  Castille  se  montra  plus 
digne  de  son  surnom  si,  comme  on  l'assure,  il  ordonna  de  tra- 
duire le  Talmud,  afin  que  le  public  pût  juger  de  ses  erreurs. 

Larésistance  passive  des  Juifs  rendit  tous  ces  efforts  inutiles. En 
1299,  Philippe  le  Bel  dénonce  la  multiplication  persistante  dits 
exemplaires  du  Talmud  et  prescrit  à  ses  juges  d'aider  les  inquisi- 
teurs à  les  détruire.  Dix  ans  après,  en  1309,  il  est  question  de 
trois  charretées  de  livres  juifs  qui  furent  brûlés  publiquement 
à  Paris.  La  vanité  de  toutes  ces  mesures  résulte  clairemert 
d'une  sentence  prononcée  par  Bernard  Gui  lors  de  Y  auto  de  fé  £56 
de  1319.  Sous  l'impulsion  des  inquisiteurs,  les  fonctionnaires 
royaux  s'étaient  de  nouveau  livrés  à  des  recherches  minutieuses 
et  avaient  réuni  tous  les  exemplaires  du  Talmud  sur  lesquels  ils 
avaient  pu  mettre  la  main.  Des  experts  en  langue  hébraïque, 
commis  à  cet  effet,  en  examinèrent  attentivement  le  contenu  ; 
puis,  après  une  longue  délibération  entre  inquisiteurs  et  légistes, 
on  décida  que  ces  livres,  empilés  dans  deux  charrettes,  seraient 
promenés  à  travers  les  rues  de  Toulouse  :  les  officiers  du  roi 
proclameraient  hautement  que  leur  suppression  était  le  châtiment 
dû  à  leurs  blasphèmes  contre  le  Seigneur  Jésus,  sa  Mère,  la 
très  sainte  Vierge  et  le  nom  chrétien;  après  quoi,  ils  seraient 
solennellement  brûlés.  Cet  exemple  de  crémation  de  livres  est 
le  seul  que  Ton  rapporte  pendant  la  durée  des  fonctions  de  . 
Bernard  Gui  et  le  fait  qu'il  fallut,  en  1319,  deux  charrettes  pour 
transporter  les  écrits  condamnés,  prouve  que  cette  bibliothèque 
était  le  fruit  de  recherches  prolongées  et  systématiques.  Du 
reste,  l'inquisiteur  attachait  beaucoup  d'importance  à  la    des- 


626  VAINES    CONDAMNATIONS   DES   LIVRES   JUIFS 

traction  de  cette  littérature  juive.  Ainsi,  dans  sa  collection  de 
formules,  on  en  trouve  une  qui  prescrit  à  tous  les  prêtres  de 
publier,  trois  dimanches  de  suite,  l'injonction  de  remettre  à 
l'Inquisition  tous  les  livres  juifs,  y  compris  les  «  Talamuz  », 
sous  peine  d'excommunication.  La  guerre  contre  ce  livre  détesté 
continua.  L'année  d'après,  en  1320,  Jean  XXII  ordonna  d'en 
saisir  et  d'en  brûler  tous  les  exemplaires.  En  1409,  Alexandre  V 
cessa  un  instant  de  fulminer  contre  les  papes,  ses  rivaux,  pour 
réitérer  la  même  injonction.  On  connaît  la  lutte  que  le  Talmud 
provoqua  lors  de  la  Renaissance  des  lettres,  avec  Pfefferkorn  et 
Reuchlin  comme  champions  :  malgré  tous  les  efforts  des  huma" 
nistes,  la  destruction  du  Talmud  fut  décidée.  En  1554  encore, 
Jules  III  renouvella  l'ordre  de  l'Inquisition  ;  les  Juifs  sont  som- 
més, sous  peine  de  mort,  de  livrer  tous  leurs  livres  où  le 
Christ  est  blasphémé,  prescription  qui  fut  incorporée  dans  la  loi 
canonique  et  y  subsiste  jusqu'à  ce  jour.  La  censure  de  l'Inquisi- 
tion ne  se  bornait  pas  à  combattre  les  erreurs  juives;  mais 
son  activité  dans  d'autres  domaines  littéraires  sera  plus  conve- 
nablement étudiée  ailleurs  (1). 

557        Pendant  que  le  lecteur   a  encore  présente  à  l'esprit  la  pro- 
cédure de  l'Inquisition,   il  n'est  pas  inutile  de  jeter  un    coup 
d'œil  sur  quelques  effets  résultant  de  sa  manière  d'agir  envers 
ceux  qu'elle  jugeait,  qu'elle  condamnait  ou  qu'elle  acquittait. 
Sur  l'Église,  les  méthodes  inventées  ou  préconisées  par  Hn- 

(i)  Sozomen.  H.  E.  h.  20.  —  Cou  st.  vi;  xvi.  §  i.  Cod.  i.  5.  —  Auth.  Novell,  cxlvi, 
ci.  —  Concil.  Toletan.  xn,  ann.  681,  cap.  ix.  —  Rigorcl.  de  Gest.  Phil.  Auy. 
ann.  1210.  —  Pétri  Venerab.  Tract,  co-itra  Judxov  c.  iv.  —  D'Argentré,  Collect. 
Judicior.  de  nov.  Erroribus  I.  i.  13-2,  146-56,  349.  —  Potthast  n»9  10759,  10767, 
H376.  —  Kipoll,  i.  487-88.  —  Pelayo,  Heterodoxos  Esuanoles,  i.  509.  —  Coll. 
Doat,  xxxtii.  125,  246.  —  Harduin.  Concil.  vu.  485.— S.  Martial.  Chron.  ann.  1309 
(Bouquet,  xxi.  813).  —  Lib.  Sentent.  Inq.  Tolos.  p.  273-4.  —  Bern.  Guidon.  Prac- 
tica  (Doat,  xxix.  246).  —  Raynald.  ann.  1320,  n»  23.  —  Wadding.  ann.  1409, 
n°  12.  —  C.  i  in  Septimo  v.  4. 

Dans  la  condamnation  de  Paris,  eu  1248,  le  Talmud  seul  est  spécifié,  bien  que 
le  rapport  mentionne  la  commentaire  de  Salomon  de  Troyes  et  un  ouvrage  qui 
parait  être  le  Toldos  Jesehu,  cette  histoire  du  Christ  qui  excita  si  vivement  la 
colère  du  chartreux  Ramon  Marti,  dans  son  Pugio  Fidei,  comme  celle  dos  écrivains 
chrétiens  postérieurs  (cf.  Wagenseil,  Tela  Ignea  Satanx,  Altdorf,  1681).  Personne 
ne  peut  lire  cette  singulière  histoire  de  Jésus,  écrite  au  point  de  vue  juif,  sans  *e 
demander  avec  surprise  commont  un  seul  exemplaire  d'un  pareil  libelle  a  pu  venir 
jusqu'à  nous. 


INFLUENCE   DE   L'INQUISITION   SUR   i/ÉGLISE  627 

quisitioii  exercèrent  une  influence  néfaste.  Les  tribunaux  ecclé- 
siastiques ordinaires  les  employèrent  à  l'égard  des  hérétiques  et 
en  trouvèrent  bientôt  la  violence  et  l'arbitraire  trop  efficaces 
pour  ne  pas  les  étendre  à  d'autres  matières  rentrant  dans  leur 
juridiction.  Dès  1317,  Bernard  Gui  parle  de  la  torture  comme 
d'un  usage  courant  devant  les  tribunaux  spirituels  et,  protes- 
tant contre  les  restrictions  des  Clémentines,  il  demande  pourquoi 
les  droits  des  évêques  seraient  limités  dans  l'emploi  de  la  tor 
ture  contre  les  hérétiques,  alors  qu'ils  peuvent  en  user  libre- 
ment envers  d'autres  accusés  (1). 

Ainsi  habituée  à  une  procédure  impitoyable,  l'Église  devint 
de  plus  en  plus  dure  et  cruelle  —  de  moins  en  moins  chré- 
tienne. Les  plus  mauvais  papes  duxue  et  du  xiir?  siècle  n'auraient 
pas  osé  scandaliser  le  monde  par  une  exhibition  comme  celle  où 
Jean  XXII  laissa  éclater  sa  haine  pour  Hugues  Gerold,  évêque 
de  Cahors.  Jean  était  le  fils  d'un  humble  ouvrier  de  cette  ville 
et  il  est  possible  qu'il  ait  nourri  contre  Hugues  une  vieille  ran- 
cune. Ce  qui  est  certain  c'est  que,  devenu  pape,  il  ne  perdit 
pas  un  instant  et'se  tourna  avec  rage  contre  son  ennemi.  Le 
4  mai  1317,  le  malheureux  prélat  fut  solennellement  dégradé  à 
Avignon  et  condamné  à  la  prison  perpétuelle.  Mais  cela  ne 
suffisait  pas.  Sous  prétexte  qu'il  aurait  conspiré  contre  la  vie 
du  pape,  Hugues  fut  livré  au  bras  séculier  et,  au  mois  de  juillet 
de  la  même  année,  il  fut  écorché  vif,  traîné  dans  cet  état  au 
bûcher  et  livré  aux  flammes  (2). 

Les  choses  allèrent  si  loin  et  les  habitudes  de  violences  bes- 
tiales devinrent  telles  qu'on  vit  des  prélats,  occupant  les  situa- 
tions les  plus  hautes,  vider  leurs  différends  avec  une  férocité 
sauvage  qui  aurait  fait  honte  à  une  bande  de  boucaniers.  En 
1385,  six  cardinaux  furent  accusés  de  conspirer  contre  Urbain  VI; 
le  pontife,  furieux,  les  fit  saisir  à  leur  sortie  du  Consistoire  et 
jeter  dans  une  citerne  abandonnée  du  château  de  Nocera,  où  il  558 
résidait;  cette  citerne  était  si  étroite  que  le  cardinal  di  Sangro, 

(1)  Bern.  Guidon.  Gravamina  (Doat,  xxx.  101). 

(2)  Extrav.  Commun,  lib.  t.  Tit.  vin.  cl.  —  Amalrici  Augerii  Vil,  Pontif. 
aun,  1316-17.  —  Bern.  Guidon.  Vit.  Joann.  xxn. 


628  FÉROCITÉ  D'URBAIN   VI 

grand  et  corpulent,   ne  pouvait  même  pas  s'y  étendre.  On 
appliqua  à  ces  infortunés  les  méthodes  mises  en  honneur  par 
rinquisition.  Tourmentés  par  la  faim,  par  le  froid,  par  la  ver- 
mine, ils  étaient  sollicités  par  les  gens  du  pape,  qui  leur  pro- 
mettaient la  grâce  pour  prix  de  leurs  aveux.  Sur  leur  refus,  on 
soumit  à  la  torture  l'évêque  d'Aquila  et  on  lui  extorqua  une 
confession  qui  accusait  les  autres.  Ceux-ci,  ne  voulant  point 
s'avouer  coupables,  furent  torturés  à  leur  tour  les  jours  sui- 
vants. Tout  ce  qu'on  put  obtenir  du  cardinal  di  Sangro,  fut 
l'aveu  désespéré  qu'il    soufîrait  justement,    en   punition   des 
maux  qu'il   avait  infligés,    sur  l'ordre   du   pape  Urbain,  à  des 
archevêques,  des  évoques  et  d'autres  prélats.   Quand  ce  fut  le 
tour  du  cardinal  de  Venise,  Urbain  confia  la  besogne  à  un  ancien 
pirate,  qu'il  avait  nommé  Prieur  de  l'Ordre  de  Saint-Jean  en 
Sicile,  avec  ordre  d'appliquer  la  torture  à  la  victime  jusqu'à  ce 
que  le  pape  entendit  ses  hurlements.   Le  supplice  dura  depuis 
le  matin  jusqu'à  l'heure  du  dîner;  pendant  ce  temps,  le  pape 
se  promenait  dans  le  jardin,  sous  la  fenêtre  de  la  chambre  de 
torture,  lisant  son  bréviaire  à  haute  voix,  cfè  manière  que  le 
son  de  sa  voix  rappelât  à  l'exécuteur  les  instructions  qu'il  lui 
avait  données.  Mais  c'est  en  vain  que  le   pirate  eut  recours  à 
l'estrapade  et  au   chevalet;   bien  que  la  victime  fût  âgée  el 
malade,  on   ne  put  lui   arracher  que  ce  seul  cri  :  «  Chris!  a 
souffert   pour  nous  !  »    Les   accusés   furent  gardés  dans  leur 
immonde  prison  jusqu'à  ce  qu'Urbain,  assiégé  dans  Nocera  par 
Charles  de  Durazzo,  réussit  à  s'échapper  avec   ses  victimes.  Au 
cours  de  leur  fuite,  l'évêque  d'Aquila,  affaibli  par  la  torture  et 
monté  sur  un  mauvais  petit  cheval,  faisait  de  vains  efforts  pour 
suivre  la  troupe  ;  Urbain,   embarrassé    de  ce  traînard,   le  fit 
mettre  à  mort  et  laissa  son  corps  sans  sépulture  sur  la  route. 
Les  dix  autres  cardinaux,    moins  heureux,  furent  transportés 
par  mer  à  Gênes  et  enfermés  dans  une  geôle  si  infecte  que  les 
autorités  de  la  ville,  prises  de  pitié,  supplièrent  qu'on  leur  fit 
grâce.  Le  cardinal  Adam  Aston,  un  Anglais,  fut  mis  en  liberté 
sur  les   énergiques  représentations   de    Richard   II,    mais   les 
autres  disparurent  mystérieusement.  Suivant  les  uns,  le  pape 


INFLUENCE   SUR  LE   DROIT   SÉCULIER  §29 

leur  avait  fait  trancher  la  tête;  suivant  d'autres,  ils  furent 
embarqués  pour  la  Sicile  et  jetés  à  la  mer  pendant  la  tra- 
versée; d'autres  encore  rapportent  qu'ils  furent  ensevelis 
vivants  dans  un  fossé  rempli  de  chaux  vive,  creusé  dans  l'écurie 
même  du  ^pe.  "  Le  compétiteur  d'Urbain,  connu  sous  le  nom 
de  Clément  VII,  n'était  pas  moins  sanguinaire.  Alors  qu'il  était 
légat  de  Grégoire  XI  et  s'appelait  le  Cardinal  Robert  de  Genève,  559 
il  se  mit  à  la  tête  d'une  bande  de  routiers  pour  appuyer  les 
revendications  territoriales  du  pape.  Son  exploit  le  plus  notable 
fut  l'horrible  massacre  de  Cesena  ;  mais  on  peut  rappeler,  comme 
caractérisant  aussi  ce  misérable,  la  menace  qu'il  fît  aux 
citoyens  de  Bologne  «  de  se  laver  les  mains  et  les  pieds  dans  leur 
sang.  »  Telle  fut  l'influence  rétroactive  de  l'Inquisition  sur 
l'Église,  qui  avait  enfanté  l'Inquisition  pour  mettre  à  mal  les 
hérétiques.  Quand  Bernabo  et  Galeazzo  Visconti  faisaient  tor- 
turer et  brûler  à  petit  feu  des  ecclésiastiques,  leur  cruauté 
n'était  pas  inventive  :  c'était  des  leçons  de  l'Église  elle-même 
qu'ils  s'inspiraient  (1). 

L'influence  de  l'Inquisition  s'exerça  d'une  façon  plus  perni- 
cieuse encore  sur  la  jurisprudence -séculière.  Elle  se  produisait  à 
une  époque  où  l'ancien  ordre  de  choses  tendait  à  disparaître, 
où  les  vieux  usages  des  barbares,  les  ordalies,  le  duel  judi- 
ciaire, la  compensation  pécuniaire  tombaient  en  désuétude  à  la 
faveur  du  progrès  général  des  intelligences,  où  un  droit  nou- 
veau s'élaborait  sous  l'influence  des  lois  romaines  retrouvées, 
où  la  juridiction  du  seigneur  féodal  était  rapidement  absorbée 
par  la  juridiction  de  plus  en  plus  étendue  de  la  royauté.  Tout 
le  système  judiciaire  des  monarchies  européennes  était  en  voie 
de  transformation  et  le  bonheur  des  générations  futures  allait 
t  dépendre  du  caractère  des  institutions  nouvelles.  Si,  dans  cette 
réorganisation,  les  pires  errements  de  la  jurisprudence  impé- 
riale, notamment  la  procédure  inquisitoriale  et  la  torture,  ont 
été  adoptés  non  seulement  avec  ardeur,  mais  presque  à  titre 

(1)  Theod.  a  Niem  de  Schismate,  lib.  i,  c.  42,  45    48,  50,  51,  52,  56    57,  60  - 
Gobelin,  Personœ  Cosmodrom.  Act.  vr.  c    78.- ■  Chromk  des  J  von  Konigshofen 
:  (Chron.  der  Deutschen  Stœdte,  ix.  598).  -  Kaynald.  ann.  1362,  n<>13;  1372,  n°  10. 
—  Poggii  Htit.  Florentin,  lib.  h,  ann.  1376- 


630  RETOUR   A   LA   BARBAME 

exclusif;  si  les  garanties  par  lesquelles  Home  en  avait  restreint 
l'abus  furent  négligées,  alors  qu'on  en  exagérait  à  plaisir  lu 
malice  ;  si,  enfin,  ces  usages  révoltants  devinrent  et  restèrent, 
pendant  cinq  siècles,  les  caractères  essentiels  de  la  jurisprudence 
criminelle  de  l'Europe  —  il  faut  sans  hésiter  attribuer  ce  scan- 
dale au  fait  que  les  pratiques  en  question  avaient  reçu  la 
haute  sanction  de  l'Église.  Protégées  par  cette  recommandation, 
elles  pénétrèrent  partout  où  pénétra  l'Inquisition  elle-même.  En 
revanche,  la  plupart  des  nations  auxquelles  le  Saint-Office  fut 
épargné  conservèrent  leurs  coutumes  ancestrales  et  les  déve- 
loppèrent d'une  manière  indépendante,  constituant  ainsi  des 
coutumes  nouvelles  qui,  aux  yeux  des  modernes,  sont  cer- 
560  tainement  très  rigoureuses,  mais  où  l'on  est  du  moins  heureux 
de  ne  point  trouver  les  usages  atroces  qui  caractérisent, 
dans  les  pays  à  Inquisition,  les  errements  de  la  procédure 
criminelle  (4). 

Tel  est  peut-être,  de  tous  les  fléaux  que  l'Inquisition  a  traînés 
à  sa  suite,  le  plus  effroyable  :  jusqu'à  la  fin  du  xvme  siècle, 
dans  la  plus  grande  partie  de  l'Europe,  la  procédure  inqui- 
sitoriale,  développée  en  vue  de  la  destruction  de  l'hérésie, 
devint  la  méthode  ordinaire  dont  on  usait  envers  tous  les 
accusés.  Pour  le  juge  laïque,  l'accusé  était  un  homme  hors  la 
loi,  dont  la  culpabilité  était  toujours  présumée  et  de  qui  l'on 


(i)  J  ai  traite  assez  longuement  ce  sujet  dans  un  essai  sur  la  torture  (Supersti- 
tion ano l  force,  3»«  éd.,  1878),  et  puis  me  dispenser  d'entrer  ici  dans  déplu, 
amples  détails.  Ceux  qui  désireraient  connaître  la  forme  que  revêtit,  à  des  époques 
postérieures,  la  procédure  inquisitoriale,  peuvent  consulter    Brunnemann   (Trac- 


tatus  jurxdicus  de  Inquisitioms  processu,  8Be  éd.,  Francfort,  1704)  qui  en  lai 
remonter  1  origine  à  la  loi  mosaïque  (Deut.  xm.  12  ;  xvn.  4)  et  la  préfère'de  beauc  oui 
à  la  procédure  per  accusationem.  Au  fait,  un  cas  ou  Vaccusatio  échouait  ou  mena- 
çait d  échouer  pouvait  être  repris  ou  continué  par  Vinquisitio  (op.  cit.  cap.  i  n«  2 
15-18).  Cette  méthode  suppléait  à  toutes  les  lacunes  et  donnait  au  juge  un  pou- 
voir presque  illimité  de  condamner. 

Un  édit  de  Milan,  rendu  en  1393,  montre  nettement  comment  le  pouvoir  civil 
tut  conduit  a  adopter  les  abus  de  l'Inquisition.  Les  magistrats  de  cette  ville  reçoi- 
vent 1  ordre  d  employer  la  procédure  inquisitoriale  contre  les  malfaiteurs  «  sum- 
mane  et  de  piano  sine  st^e/ntu  et  figura  judicii»,  et  de  compléter  leur  défaut 
^ntueL?,information  "  ex  certa  scientia».  (Antiq.  Ducum  Mediolan.  Décréta 
Milan,  1654,  p.  188).  En  comparant  cela  à  la  jurisprudence  milanaise  de  soixante 
ans  antérieure  que  nous  avons  citée  p.  402,  on  verra  avec  quelle  rapidité,  dans  ce 
court  espace  de  temps,  la  force  avait  usurpé  la  place  de  la  justice. 


RESPONSABILITÉ  DR  ïAnQUISITION  631 

devait  extorquer  des  aveux  par  ruse  ou  par  force  (1).  Même  les 
témoins  étaient  traités  de  même.  Le  prisonnier  qui  avouait 
sous  la  pression  de  la  torture  était  torturé  de  nouveau  pour 
qu'il  dénonçât  «  tous  les  autres  délinquants  »  dont  il  pouvait 
avoir  connaissance.  Ainsi  encore,  le  crime  de  «  suspicion  »  fut 
emprunté  à  l'Inquisition  par  la  pratique  ordinaire  ;  l'accusé, 
s'il  ne  pouvait  être  convaincu  d'un  crime  qu'on  lui  imputait, 
pouvait  être  puni  pour  en  avoir  été  soupçonné,  non  certes  de 
la  peine  légalement  prévue,  mais  de  quelque  autre  à  la  «  dis- 
crétion »  du  juge.  Comment  dire  l'accumulation  de  souffrances 
imméritées  et  cruelles  qui  ont  été  infligées  de  ce  chef,  jusqu'en 
notre  siècle,  à  des  êtres  sans  défense,  misères  dont  la  responsa- 
bilité remonte  directement  aux  méthodes  arbitraires  et  violentes 
de  l'Inquisition,  adoptées  par  les  jurisconsultes  qui  fixèrent  la 
jurisprudence  criminelle  de  l'Europe  continentale  presque  561 
entière  ?  Ce  système-là  pouvait  sembler  à  juste  titre  l'invention 
du  Diable  et  sir  John  Fortescue  n'exagérait  pas  quand  il  le  qua- 
lifiait ainsi  :  «  La  voie  de  l'Enfer  (2)  ». 

(1)  [Cela  s'est  vu  même  à  la  fin  du  xix*  siècle,  dans  des  pays  où  les  traditions 
de  la  procédure  inquisitoriale  ne  sont  restées  que  trop  vivaces.  —  Note  du  irad.] 

(2)  Fortescue,  de  Laudibus  Legum  Anglix,  cap.  xxn.  —  En  1823  encore,  un 
tribunal  de  La  Martinique  condamna  un  homme  aux  travaux  forcés  à  perpétuité 
parce  qu'il  était  «  violemment  soupçonné  »  d'être  un  sorcier  (Isambert,  Ane»  loix 
françaises,  xi.  253). 


28  34& 


FIN    DU    TOME    PREMIER 


Levallois-Perret.  —  Imp.  Crète  de  l'Arbre,  55,  rue  Froment. 


C\ 


I 


*K 


M 


Réseau  de  bibliothèques 

Université  d'Ottawa 

Échéance 


Library  Network 

University  of  Ottawa 

Date  Due 


a39003    00  1  9  9  6  <4  9  ^  b 


BX  1711  t     L    4    1     4  1900  V    1 

L    E    Q    i  HENRY  CHARLES* 

HISTOIRE  DE  L    il    I    III   1   I    1    t 


CE    BX        1711 
•  L414     1900    V001 
COO       LEA*     HENRY 
ACC#     13998  34 


C    HISTOIRE    O