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Histoire
de
l'Inquisition
Henri-Charles LEA
Histoire
de
rinquisition
au Moyen Age
Ouvrage traduit sur 1 exemplaire revu et corrigé par l'Auteur
Introduction historique de Paul FRÉDÉRICQ
Professeur à l'Université de Gand
Traduction de :: :: ::
SALOMON REINACH
Membre de l'Institut :: ::
I
ORIGINES et
PROCÉDURE de
Î'INQUISITION
PARIS i? g gg "e**&f^lÈ>:
ALCIDE PICARD K K
ÉDITEURS fig Bg fg *& 7&
18 et 20, Rue Soufflot, 18 et 20
TjniversftJJ-
BIBLIOTHECA
^ttaviensis
28 346
Puissent s'amortir les haines!...
Mais il faut que les souvenirs
restent, que tant de malheurs, de
souffrances, ne soient jamais per-
dus pour V expérience des hommes.
Il faut que la première, la plus
sainte de nos libertés, la liberté
religieuse, aille souvent se fortifier,
se raviver par la vue des affreuses
ruines qua laissées le fanatisme.
(Michelet, Histoire de la Révo-
lution Française, t. 1, p. 422.)
n M
. u4r<
HISTORIOGRAPHIE 1)1 L'IWISITIM
L'Inquisition est une institution bien difficile à expli-
quer, quand on songe qu'elle s'est développée dans le
sein d'une Église qui se réclame de l'Évangile. Comment
une religion, toute d'amour et de tolérance, a-t-elle pu
être amenée à brûler vifs ceux qui n'acceptaient pas
librement ses enseignements? Tel est le problème.
Déjà, dans le Nouveau Testament, on trouve le premier
germe de l'horreur que devait inspirer plus tard l'hérésie.
L'apôtre Paul s'exprime contre elle avec une énergie qui
semble préluder aux duretés et aux haines dû moyen-
âge. Dans son épître à Tite (ch. ni, v. 10 et 11), il
s'écrie : « Rejette l'homme hérétique après le premier et
le second avertissement, sachant qu'un tel homme est
perverti et qu'il pèche, étant condamné par lui-même ».
Ailleurs, il met l'idolâtre sur la même ligne que le forni-
cateur, l'avare, le ravisseur, l'ivrogne, et il défend de se
mêler à eux et de manger avec eux. « Toutefois » —
ajoute-t-il dans sa deuxième épître aux Thessaloniciens
(ch. m, v. 15) — « ne le tenez point comme un ennemi,
mais avertissez-le comme un frère. » De son côté l'apôtre
Jean, si doux et si tendre, dit, dans sa seconde épître
(v. 10) : « Si quelqu'un vient à vous et qu'il n'apporte pas
la doctrine de Jésus-Christ, ne le recevez point dans votre
VI HISTORIOGRAPHIE DE i/iNQUISITlON
maison et ne le saluez point. » Et Jésus lui-même n'a-
t-il pas dit, dans un langage figuré qui plus tard fut pris
au pied de la lettre : « Si quelqu'un ne demeure point
en moi, il est jeté dehors comme les sarments, et il
sèche; puis, on l'amasse et on le met au feu et il brûle. »
[Évangile de Saint-Jean, ch. xv, v. 6.) Dans la suite des
siècles, les inquisiteurs se réclameront de ces textes décon-
certants et les interpréteront avec leur aveugle âpreté, en
y joignant les prescriptions très nettes de l'Ancien Testa-
ment (1) : (( Quand ton frère, fils de ta mère, ou ton fils
« ou ta fille ou ta femme bien aimée ou ton intime ami,
« qui t'est comme ton âme, t'incitera en te disant en
« secret : « Allons et servons d'autres dieux que tu n'as
» point connus, ni tes pères; » n'aie point de complaisance
« pour lui, ne l'écoute point; que ton œil ne l'épargne point,
« ne lui fais point de grâce et ne le cache point. Mais tu
« ne manqueras pas de le faire mourir; ta main sera la
« première sur lui pour le mettre à mort, et ensuite la
« main de tout le peuple ». (Djutéronome, ch. xiu, v. 6-9;
cf. ibid., ch. xvn, v. 1-6.)
Cependant la véritable portée de la doctrine évangé-
lique est si claire que les premiers chrétiens ont repoussé
avec horreur toute contrainte matérielle en matière de
foi, persécutés qu'ils étaient eux-mêmes avec la dernière
rigueur par les empereurs romains. Assurément, le prin-
cipe de la tolérance religieuse devait leur être doublement
cher. On pourrait citer des textes nombreux et éloquents
(1) Dans un traité, imprimé à Madrid en 1598, l'inquisiteur Louis de Paramo
fait de Dieu le Père le premier des inquisiteurs pour avoir puni Adam et Eve après
la chute, et il déclare, à l'aide du texte connu Pasce ovs meas, que Jésus a renou-
velé et confirmé l'Inquisition. Jéhovah et le Christ, grands inquisiteurs!
HISTORIOGRAPHIE DE L INQUISITION VU
à l'appui, tirés de Tertullien, de Saint-Cyprien, de Lac-
lance, de Saint-Hilaire de Poitiers, de Saint-Ambroise de
Milan, de Saint-Grégoire de Naziance, etc. Mais lorsque
Constantin-le-Grand eut promulgué à Milan, en 313, son
Édit de tolérance, qui mettait fin aux persécutions des
chrétiens et leur rendait leurs églises et leurs biens con-
fisqués, le christianisme, fort de L'appui de l'État, ne
tarda pas à devenir persécuteur à son tour. On eut
successivement le Concile de Nicée (325), où ceux qui
lisaient ou possédaient des écrits de l'hérésiarque Arius
furent menacés de mort; redit de 353, promulgué par
l'empereur Constance contre les hétérodoxes, juste qua-
rante ans après l'édit de tolérance de Milan, et suivi de
la législation formidable de Gratien, de Valentinien, de
Théodose et de Justinien contre les païens, les juifs et
les hérétiques. Ainsi triompha, dans l'Église et dans l'État
chrétien, le dogme de la répression de l'hérésie. Dès le
ve siècle, Saint-Jean Chrysostome et Saint-Augustin s'y
rallient en Occident et en Orient, tout en repoussant
la peine de mort par un reste de pudeur évangélique.
A partir de ce moment, quelques voix isolées élevèrent
encore de temps en temps des protestations impuissantes :
tel Saint-Martin de Tours en 385, lors du supplice de
l'hérésiarque espagnol Priscillien et de trois de ses dis-
ciples à Trêves; mais, dès 447, le pape Léon Ier le Grand
approuvait hautement ce traitement énergique. Du reste,.
l'Europe occidentale ne connut presque pas l'hérésie
avant Tan mille; mais alors la question se posa de nou-
veau avec les Cathares.
Peut-être est-ce bien le dernier écho de la tradition
VIII HISTORIOGRAPHIE DE L'INQUISITION
évangélique que nous entendons dans une lettre
écrite vers le milieu du xie siècle par revenue de Liège
Wazon (1048) à son collègue de Châlons : & Le Seigneur
ne veut pas la mort du pécheur... Assez de bûchers; ne
ions pas par le glaive séculier ceux que notre Créateur
t Rédempteur veut laisser vivre pour qu'ils s'arrachent
aux entraves du démon... Ceux qui aujourd'hui sont des
hérétiques, peuvent se convertir demain et devenir nos
supérieurs dans la patrie céleste. Saint-Paul n'a-t-il pas
commencé par persécuter les chrétiens? Les évoques sont
les oints du Seigneur, non pour donner la mort, mais
pour apporter la vie. » Ce fut le chant du cygne de la
tolérance en Occident. Déjà des bûchers avaient été
allumés en 1022 à Orléans par le roi Robert le Pieux ;
la Papauté, pesant de plus en plus sur le pouvoir séculier,
amena graduellement l'asservissement de celui-ci à
l'Église pour la répression de l'hérésie. Au xnie siècle,
l'Inquisition est armée de toutes pièces et le pape a sur
elle la haute main dans toute la chrétienté soumise à
Rome.
Quand de l'Evangile on fut arrivé ainsi aux autos-da-fé,
les chrétiens d'Occident ne mirent plus en doute la légiti-
mité de la peine de mort frappant l'hérétique, comme le
plus dangereux des perturbateurs de l'ordre social. A la fin
du xiue siècle — dans sa, Somme théologique dont une ency-
clique de Léon XIII (4 août 1879) a prescrit l'étude appro-
fondie — le (( docteur angélique » Saint-Thomas d'Aquin
formule ainsi la théorie de l'Église romaine sur ce point
(1274) : « L'hérésie est un péché par lequel on mérite non
seulement d'être séparé de l'Église par l'excommunica-
HISTORIOGRAPHIE DE L INQUISITION IX
tion, mais encore exclu du monde par la mort... Si l'hé-
rétique s'obstine dans son erreur, l'Eglise, désespérant
de son salut, doit pourvoir au salut des autres hommes
en le retranchant de son sein par une sentence d'excom-
munication; pour le reste, elle l'abandonne au juge
séculier, afin de le bannir de ce monde par la mort. »
Qu'en pensaient les hérétiques eux-mêmes? De leurs
écrits, qui ont été systématiquement brûlés avec leurs
auteurs par l'Inquisition, il ne reste presque rien. A peine
possédons-nous quelques virulents sirventes des Trou-
badours du xme siècle contre les horreurs sanglantes des
croisades albigeoises.
En juillet 1410, à la veille de la tragédie hussite
déchaînée par les bûchers du concile de Constance,
l'archevêque de Prague brûla publiquement les écrits
de Wicleff. Aussitôt on chanta contre lui et son clergé
une chanson en langue vulgaire, dont une fîère strophe
nous a été conservée : « L'auto-da-fé décrété par l'arche-
vêque Zbynek porte atteinte à l'honneur des Tchè-
ques! (1) » Une autre chanson disait avec une ironie
méprisante : « Zbynek, un évêque qui apprend à lire,
décrète qu'il faut brûler les livres, ignorant lui-même de
ce qu'ils contiennent ! (2) »
Du milieu du xve siècle (1460), après la grande
« Vauderie » d'Arras, on a une dizaine de strophes
(1) Cantilenam in vulgari Boëmico fabricarunt, quam vulgares per vicos et pla-
teas velut canes rabidi cum pueris discurrentes in opprobrium dictis librorum
condemnatoribus taliter decantabant : « Zbynek knihy spalil, — Zdenèk je podpâ-
lil, — ucinil haubu Cechom, — bèda bude vsem nevèrnym popôm. » (Palacky,
Histoire de la nation tchèque (en tchèque), 1850, t. in, 1, p. 100, note 166. —
Citation du manuscrit contemporain Invectiva contra Hus si tos.)
(2) Zbynek biskup abeceda spâlil kniehy, a nemèda, co je ne nicli napsano. »
(Palacky, ouvrage cité, ibid.)
X HISTORIOGRAPHIE DE L'INQUISITION
amères (1), semées clandestinement par la ville sur
« rolles de papier », où un poète anonyme attaquait les
principaux fauteyrs de ces persécutions, et notamment :
L'inquisiteur, à sa blanche barrette,
Son velu nez et sa trongne maugrinne.
Des principaux a esté à la feste
Pour pauvres gens tirer à la géhenne. . .
A cela près, toute la littérature concernant la répres-
sion de l'hérésie émane des inquisiteurs eux-mêmes.
Elle consiste surtout en réfutations des erreurs hérétiques
et en manuels destinés à guider les juges de la foi dans
l'accomplissement de leur mission redoutable. Parmi ces
derniers, citons la Practicalnquishionis heretke pramtatis
de l'inquisiteur toulosain Bernard Gui (1331) et le Direc-
torium inquisitorwn composé vers 1375 par l'inquisiteur
catalan Nicolas Eymeric. Ajoutons-y la Lucerna inquxsi-
lorum hœrelicœ pravitalis du P. Bernard de Corne (1510),
le Catalogus fiœreticorum (1522) du frère Bernard de
Luxembourg, les manuels d'inquisiteurs des espagnols
Jacques Simanca et Jean de Royas et quelques apologies
telles que celle de Louis de Paramo : De origine et pro-
gressif officii Sanctœ Inquisitionls ejusque utilitate et
dignitate libri très (Madrid 1598.)
Mais déjà les beaux jours de l'Inquisition sont loin. Le
lei juillet 1523 elle avait brûlé solennellement, sur la
Grand'Place de Bruxelles, deux moines augustins d'An-
vers : c'étaient les tout premiers protestants qui mon-
taient sur l'échafaud. Aussitôt Luther écrivit son psaume
vengeur : Ein neues Lied ivir heben an ! qui se terminait
(1) Mémcires du chroniqueur contemporain Jacques Du Clercq, t. m, p. 81-84.
HISTORIOGRAPHIE DE L INQUISITION XI
par ces mots prophétiques : « Leurs cendres ne se refroi-
diront plus ; le vent les portera dans tous les pays. L'été
est à nos portes; l'hiver a fui; les douces petites fleurs
commencent à se montrer. Et celui qui a entrepris cette
chose,, saura bien la mener à bonne fin! Amen. » A
partir de cette « chanson nouvelle » de Luther, c'est un
déchaînement par toute l'Europe contre l'Inquisition, dans
les chants et les pasquilles des luthériens allemands, des
huguenots français, des Gueux des Pays-Bas, des Calvi-
nistes de Genève, des Puritains d'Ecosse et d'Angleterre.
Le flot monte et envahit la littérature : Érasme, Rabelais,.
William Tyndale, Marnix de Sainte-Aldegonde, Fischart^
Hans Sachs, tant d'autres encore, prosateurs et poètes,,
burinent des jugements indignés contre l'Inquisition et
les inquisiteurs. On en veut surtout à l'Inquisition
espagnole. Le volumineux et docte pamphlet du protes-
tant espagnol Reginaldus Gonsalvius Montanus, ou plutôt
Raimond Gonzalès de Montés, qui s'était échappé des
prisons du Saint-Office de Séville en 1558, fut publié à
Heidelberg en 1567 sous le titre de Sanctœ Inquisitionis
Hispanicœ ailes aliquot detectœ et palam traduclœ, où
l'auteur flétrit toute la procédure du Tribunal du Saint-Office
d'Espagne. Ce livre fut, moins de deux ans après, traduit en
français, en allemand, en anglais et en néerlandais ; il a fait
le tour de l'Europe. C'est la période de l'invective, qui se
poursuit au xvne siècle dans le camp protestant et à laquelle
le catholicisme oppose un redoublement d'apologies
cauteleuses ou brutales comme celles de l'italien Paolo
Sarpi, de Bossuet dans son débat avec l'évêque de Mon-
tauban, du sicilien Antonino Diana, conseiller du Saint-
XII HISTORIOGRAPHIE DE L INQUISITION
Office, de l'espagnol François Pena, de César Caré-
na, etc.
En 1692, un livre, publié à Amsterdam, prélude enfin à
étude scientifique de l'histoire de l'Inquisition (1). C'est
un in-folio de plus de 800 pages, intitulé « Philippi a
Limborch Historia Inquisitionis..., cui subjungitur Liber
Sententiarum Inquisitionis Tholosanœ, ab anno Christi
1307 ad annum 1323 ». L'auteur, ministre protestant de
la secte dissidente des Remonstrants, dédie son livre au
primat de l'Église anglicane, l'archevêque de Canterbury.
Il déclare ne s'appuyer que sur les bulles des papes, sur
les écrits et les actes émanés des inquisiteurs eux-mêmes ;
et il tient parole. Il trace d'abord une esquisse, aujourd'hui
encore fort utile, de l'histoire de l'Inquisition, exposant
successivement ses origines et ses progrès dans les dif-
férents pays catholiques, surtout dans le midi de la
France, en Espagne et dans les colonies espagnoles; puis
il passe en revue le personnel du redoutable tribunal, les
crimes qui y ressortissent, la procédure et les supplices.
Mais la partie la plus précieuse de cette œuvre vraiment
érudite pour le temps est ce Liber Sententiarum de l'In-
quisition de Toulouse de 1307 à 1323, document inédit,
d'une valeur inappréciable, dont l'original semble perdu
et dont la provenance n'est pas indiquée par l'auteur,
qui se borne à dire que son possesseur le lui a gracieuse-
(1) Déjà, en 1649, un autre auteur hollandais, Marcus Zuerius van Boxborn, avait
publié à Leide, sous le nom de Nederlantsche Historié, un tableau des persécu-
tions religieuses dans les Pays-Bas depuis l'an 1000 jusqu'à Charles-Quint, en
s'appuyant sur les chroniques et les documents contemporains. On trouve un
exposé plus complet encore dans l'ouvrage du pasteur G. Brandt, Historié der
Meformatie (t. i, Amsterdam, 1671; 2e édition revue et augmentée en 1677).
HISTORIOGRAPHIE DE L'iNQUISITION XIII
ment confié pendant quatre ans pour le copier et l'étudier
soigneusement.
Limborch donne une description détaillée du manus-
crit, de sa reliure, des signatures des notaires, etc. ;
dans son texte, il a noté l'indication des folios de l'ori-
ginal et en a conservé scrupuleusement l'orthographe. Il
souhaite, dit-il, de voir déposer dans une bibliothèque
publique un trésor aussi important, menacé d'être perdu
à jamais, si son possesseur doit avoir des héritiers moins
intelligents que lui ; ce qui paraît malheureusement s'être
réalisé, car le manuscrit n'a pas été retrouvé jusqu'à
ce jour.
C'est à juste titre que Limborch présente sa trouvaille
au lecteur par ces mots un peu emphatiques : « Ecce tibi
librum qualemtypiseditumhactenus non vidit Christianus
orbis. » En effet, ce Liber Sentenciarum est le point de
départ et la base de toutes les recherches vraiment scien-
tifiques sur l'Inquisition dans le Midi de la France, où elle
a été si vivace.
Le tableau que Limborch avait le premier tracé de
l'histoire et des procédés de l'Inquisition, fut repris par
la plupart des auteurs qui traitèrent le même sujet au
xvme siècle, par exemple par l'anglais J. Baker (1736), qui
se borna à y ajouter des exemples et rlpp piecdotes ef^
frayantes, et dont l'ouvrage fut aussitôt traduit m aUe=
mand, à Copenhague, en 1741 . Mais presque en même temps
que l'ouvrage de Limborch, à une année de distance (1693),
avait paru à Cologne (Paris) une Histoire de V Inquisition
et de son origine, écrite par un prêtre français, l'abbé
Jacques Marsôlîièr, chanoine d'Uzès, qui, tout en reven-
XIV HISTORIOGRAPHIE DE L INQUISITION
cliquant énergiquement pour les évêques et les princes le
droit de réprimer l'hérésie au nom de la doctrine du Deuté-
ronome, des apôtres et de l'Église catholique, dénonçait
avec virulence les abus de la Cour de Rome et condamnait
l'Inquisition comme une institution odieuse et inefficace.
C'est bien moins une histoire de l'Inquisition qu'une
dissertation canonique, ou même, et avant tout, un pam-
phlet gallican. Ce livre, qui s'étend avec complaisance
sur les cruautés du Saint-Office et est illustré de vignettes
terrifiantes empruntées à Limborch, est un curieux signe
du temps. Sans abandonner les droits de l'Église catho-
lique en matière d'hérésie, l'abbé Marsollier jette résolu-
ment l'Inquisition elle-même par dessus bord. Chose
curieuse, son ouvrage fut réimprimé et amplifié en 1769
par un autre prêtre, l'abbé Goujet, qui y joignit un Dis-
cours sur quelques auteurs qui ont traité du Tribunal de
l ' Inquisition , où il passe en revue les écrits d'Eymeric,
de.Pena, de Louis de Paramo, de Fra Paolo, etc. Quant
au livre de Limborch qu'il examine longuement et dont il
reconnaît la haute valeur, il le critique, dans un esprit
catholique naturellement, mais, en somme, assez indépen-
dant. L'influence de Limborch est également indéniable
dans Y Histoire de Languedoc, l'ouvrage célèbre des béné-
dictins Dom Yaissete et Dom Dévie. A plus forte raison
il a inspiré aussi Voltaire et les encyclopédistes dans leur
admirable campagne en faveur de la tolérance religieuse :
mais que de déclamations creuses au xvnr3 siècle, dès
qu'on se risque sur le terrain -de l'histoire !
Il faut attendre jusqu'au xixe siècle pour rencontrer un
autre ouvrage d'une portée égale à celui de Limborch :
HISTORIOGRAPHIE DE L INQUISITION XV
c'est la fameuse Histoire critique de V Inquisition d'Espagne
de don Juan Antonio Llorente, parue d'abord en traduc-
tion française à Paris en 1817, et peu après (1822) dans
le texte original espagnol. Llorente, chanoine de l'Église
primatiale de Tolède, avait été lui-même secrétaire du
Saint-Office à Madrid et en avait étudié les archives.
Au moment même où les Cortès révolutionnaires de Cadix
décrétaient, le 2â février 1812, l'abolition de l'Inqui-
sition (1) qui s'était perpétuée jusqu'alors en Espagne (2),
Llorente avait publié à Madrid (1812-13, deux volumes de
documents inédits "contenant d'importantes révélations.
Ce n'était que le prélude de sa grande histoire, où il a mis
en œuvre les trésors jusqu'alors inexplorés des archives
secrètes du Saint-Office.
Après avoir esquissé, dans ses premiers chapitres, une
histoire assez vague des origines et des premiers dévelop-
pements de l'inquisition papale en Occident jusqu'à la fin
du xve siècle, l'auteur aborde son véritable sujet, qui est
le Saint-Office d'Espagne depuis son organisation sous
Ferdinand et Isabelle jusqu'à sa suppression à Cadix.
Puisant à pleines mains dans les riches collections ma-
nuscrites dont des circonstances exceptionnelles lui
avaient ouvert l'accès, Llorente a été à même de pro-
duire une œuvre un peu hâtive, mais solidement docu-
(1) Le virulent pamphlet de Puigblancb, La Inquisition sin mascara, j aru à
Cadix en 181 1., ne contribua pas peu au vote des Cortès assemblés dans cette
ville. Il eut l'honneur de la traduction anglaise. L'auteur est un précurseur de
Llorente.
(2) Aussitôt après la chute de Napoléon Ier, le roi Ferdinand Vil s'empressa de
rétablir l'Inquisition (décret royal donné à Madrid le 21 juillet 1814). Abolie de
nouveau en 1820, rétablie en 1824, elle ne fut supprimée définitivement en Espagne
qu'en 1834. Il y eut d'ailleurs quelques retours offensifs jusqu'à la révolution
de 1868, qui chassa la reine Isabelle.
XVI HISTORIOGRAPHIE DE L'iNQUISITION
mentée, dont on a pu dire beaucoup de mal, mais qui
n'a pas été réfutée sérieusement. Son livre, traduit en
allemand, en néerlandais et en anglais, a produit dans le
monde une énorme impression, qui n'est pas encore effacée.
Le célèbre pamphlet du comte Joseph de Maislre,
Lettres à un gentilhomme russe sur V Inquisition espagnole
(Paris 1822), malgré son ton cassant et triomphant et la
crànerie qu'il met à défendre les bûchers en matière de
foi, n'a pu contrebalancer le livre vengeur de Llorente.
La principale réponse qu'y ait faite la science catho-
lique est l'ouvrage estimable de Mgr K. J. von Hefele,
Der Cardinal Ximenes und die kirchlichen Zustœnde
Spaniens in i 5, Jahrhundert (1851). Il faut y ajouter le
livre moins connu, mais remarquable, de F. I. G.Rodrigo,
Historia verdadera de la lnquisicion (3 vol., Madrid
1876-1877) (1).
Cependant l'histoire générale des origines et des déve-
loppements de l'Inquisition au moyen-âge dans les diffé-
rents pays d'Occident avait été étudiée sommairement,
mais d'après une méthode strictement scientifique, par
Ch. U. Hahn, Geschichte der Ketzer (3 vol., Stuttgart
1845-1850), ainsi que dans quelques chapitres de Y His-
toire et doctrine de la secte des Cathares ou Albigeois
par un professeur de la faculté de théologie de Stras-
bourg, G. Schmidt (1849), qui fut le vrai précurseur
deLea; mais son excellent ouvrage resta inconnu à la
plupart des auteurs superficiels qui ont traité le même
sujet en ce siècle, tels que le pasteur vyesleyen Wil-
(1) Voir H. Haupt dans Eeilschrift fur Kirchengeschïchie , tome nu, p. 467,
n° 137.
HISTORIOGRAPHIE DE I/INQUISITION XVII
liam Harris Rule dans son History of the Inquisition
from its establishment in the twelfth century to its extinc-
tion in the nineteenth (2 vol., Londres et New- York 1874)
et le journaliste allemand Fridolin Hoffmann dans sa
ridicule Geschichte der Inquisition (2 vol., Bonn 1878).
Néanmoins on approchait du moment où l'histoire de
l'Inquisition allait entrer définitivement dans sa période
descriptive et scientifique. Dans les différents pays d'Eu-
rope, les savants se mirent résolument à rassembler et à
étudier sans parti pris les actes des inquisiteurs encore
enfouis dans les archives, en même temps que les bulles
des papes et les témoignages des chroniqueurs contem-
porains. C'est ainsi que le professeur W. Moll d'Amster-
dam put composer en 1869 un tableau à peu près neuf de
la répression de l'hérésie en Hollande au moyen-âge (1).
Dix ans plus tard, A. Duverger apportait de nouveaux
matériaux pour servir à l'histoire de l'Inquisition médié-
vale dans le reste des anciens Pays-Bas (2). Gachard, le
célèbre archiviste belge, avait jeté, dès 1848, les bases
d'une étude tout aussi nouvelle de l'Inquisition du
xvie siècle aux Pays-Bas, en analysant les trésors con-
tenus dans un registre de documents inédits conservé aux
archives du Royaume à Bruxelles (3) ; Alex. Henné fouil-
lait admirablement le même sujet dans sa grande Histoire
(1) Ch. xvi (125 p.) du tome n, 3m0 fasc. de sa belle Kerkgeschiedenis van
Nederland vôôr de Hervorming, 6 vol., Utrecht, 1864-1871 (trad. en allemand par
Zuppke, 1895).
(2) L'Inquisition en Belgique. Quelques notes. {Bulletins de l'Académie royale
de Belgique, 2e série, t. 47, p. 863-897; 1879). — Voir aussi son livre populaire
L'Inquisition en Belgique (Verviers, 1879; 2e éd. 1888) et sa remarquable disser-
tation La \auderie dans les Etats de Philippe le Bon (Arras, 1885).
(3) Préface du t. i de sa magistrale Correspondance de Philippe 11 sur les
affaires des Pays-Bas, p. cv-cxliii.
XVIII HISTORIOGRAPHIE DE L'iNQUSITION
du règne de Charles-Quint en Belgique (1) ; et le professeur
G. de Hoop Seheffer d'Amsterdam, en 1873, exposait en
détail la formidable réorganisation de l'Inquisition néer-
landaise opérée par Charles-Quint aux débuts de la Re-
forme (2). En 1877, le professeur Edm. Poullet de Louvain
reprenait la même question au point de vue catho-
lique (3). De leur côté, le pasteur D. Lenoir, Ch.
Rahlenbeck et le professeur H. Lonchay de Bruxelles
avaient complété le tableau en étudiant l'Inquisition
dans la principauté épiscopale de Liège, indépendante
des Pays-Bas proprements dits (4).
En France, l'histoire de l'Inquisition fut étudiée avec
non moins de soin et de méthode. Le chanoine C. Douais
publiait en 1879 son livre sur Les Albigeois, leurs ori-
gines et l'action de V Église au xu' siècle, et, en 1886, il se
faisait l'éditeur de la Practica Inquisitionis du célèbre
inquisiteur Bernard Gui. En même temps, le professeur
Gh Molinier, de Toulouse, dans sa dissertation L'Inquisi-
tion dans le Midi de la France au xin" et au ai- siècle
(Paris, 1880), décrivait et critiquait les sources presque
inconnues qui nous sont conservées, en originaux ou en
copies, à la Bibliothèque nationale de Paris, dans les
i8?$n Lenoir Histoire de la Réformation dans V ancien pays de liège
(dans P. Frederieq, Travaux du cours pratique de lUniveisite de Liège,
Gand, 1883).
HISTORIOGRAPHIE DE L INQUISITION XIX
bibliothèques de Careassonne, de Toulouse et de Cler~
mont ei aux Archives de la Haute-Garonne. Mettant lui-
même en œuvre une partie de ces documents inédits, il
faisait revivre sous nos yeux les juges d'Inquisition du
tribunal de Carcassonne (1250-1258), ainsi que leur pro-
cédure inquisitoriale et leur pénalité. Le même auteur a
poursuivi ses recherches sur les sources inédites dans
ses Etudes sur quelques manuscrits des bibliothèques
d'Italie, concernant V Inquisition et les croyances hérétiques
du xue au xvne siècle (Paris, 1887). Un jeune érudit, pré-
maturément enlevé à la science, Julien Havet, s'était
même enhardi jusqu'à tenter un tableau d'ensemble dans
sa remarquable dissertation L'hérésie et le bras séculier
au moyen âge jusqu'au xine siècle (Bibliothèque de l'École
des Chartes, 1880), choisissant audacieusement un sujet
presque vierge et s'en tirant, comme il se tirait de toutes
es difficultés, à son honneur.
En Allemagne, où tant d'autres domaines de l'histoire
ont été si bien explorés en tous sens, on n'a pas montré
la même ardeur pour l'histoire de l'Inquisition. Si l'étude
des sectes hérétiques et de leurs doctrines y a suscité
dans ce siècle des travaux excellents, peut-être sans
rivaux, le fonctionnement de l'Inquisition n'y a pas encore
été l'objet d'une enquête vraiment systématique (1). Sur
les Vaudois, on a les beaux travaux de A. W. DieckhofY,
(1) Un anonyme, qui doit être ; pparemment un spécialiste, lé reconnaissait tout
récemment avec une entière franchise dans la re\ue Deutsche Stimmen de Cologne
(livraison du 1er janvier 1900) : «Unser voriger Brief hat die auffaellige Thatsache
zu konstatieren gehabt, dass in Deutschland selbst trotz Dœllingers schon im Jahre
18G8 ergangenem Mahnrufs die Geschichte der Inquisition nach wie vor ein bei-
nal.e unbeackertes Feld ist. » L'auteur de l'article y oppose 1'acîhité scientifique
qui règne dans ce domaine en France, en Belgique, en Hollande et mène en Italie.
XX HISTORIOGRAPHIE DE L INQUISITION
J. J. Herzog, K. Millier, W. Preger, H. Ilaupt, etc. Sur
Wicleff on a les livres classiques de G. V. Lechler et
R. Buddensieg, sur les Templiers ceux de K. Schott-
miïller, H. Prutz et J. Gmelin. Sur Huss et les sectes de
Bohème on a les recherches approfondies de G. V. Lechler,
J. Gottschick, J. Loserth, G. Hœfler, F. von Bezold et
W. Preger, celles des historiens tchèques Fr. Palacky,
A. Gindely, Jaroslav Goll, etc. Mais, en fait d'histoire pro-
prement dite de l'Inquisition, il n'y a guère que ce que les
Allemands eux-mêmes appellent des Vorarbeiten : quel-
ques dissertations, des articles de revues, des mémoires
d'Académies et quelques documents inédits publiés sans
plan ni système. On peut citer ainsi trois études sur le
premier inquisiteur d'Allemagne, Conrad de Marburg (1).
L'illustre chanoine J. Dœllinger avait rassemblé pendant
de longues années des pièces inédites de tout genre sur
les sectes hérétiques; après sa mort, le professeur F. H.
Reusch de Bonn les a publiées en deux curieux volumes (2)
qui rendront service aux futurs historiens de l'Inquisi-
tion allemande. Dans les dernières années de sa longue
carrière, le professeur W. Wattenbach, de Berlin, a
édité et commenté des documents concernant la répres-
sion de l'hérésie en Allemagne (3). Enfin, Julius Ficker a
(1) Toutes trois portent le même titre : Konrad von Marburg. Les auteurs sont
Hausrath (1861), Henke(18Gl) et B. Kaltner (1882).
(2)Beitrœge zur Sektengeschichte des MUtdalters, 1800. D;ins ses Kleinere
Schriften, publiés également par Reusch en 1890, ont paru aussi deux études
anonymes de 1867 et 1868, ou il parle a\ec une grande indépendance et une vaste
érudition des origines et des développements des Inquisitions des Papes et d'Es-
pagne (p. 286-356 et p. 337-405).
(3) Ueber die Inquisition gegen die Waldenser in Pommern und der Mark
Bvandenburq (Berlin, 1886). — Ueber die Secte der Brader vom freien Geiste
Ibid., 1887). — Ueber das Handbuch eines Inquhitors in der Kirchenbibliothek
Sanct Nicolai in Greifswuld (Ibid., 1888). —Jlat'haeus Grabow (1895).
HISTORIOGRAPHIE DE L'iNQUISITION XXI
donné, en même temps que Julien Havet, une disserta-
tion érudite sur l'introduction de la peine de mort en
matière d'hérésie en Occident (1).
En Espagne, on a étudié exclusivement la terrible
Inquisition nationale. Outre l'ouvrage de Rodrigo, cité
plus haut, il convient de mentionner les trois volumes
de Menendez y Pelayo, Heterodoxos Espanoles (Madrid
1880) et les Procedimientos de la Inquisition (2 vol.,
Madrid 1886) par Melgares Marin,
En Italie, comme en Allemagne, on a étudié l'histoire
des hérésies plutôt que celle de l'Inquisition. Les pro-
fesseurs Emilio Comba et Felice Tocco, de Florence,
ont attaché leur nom aux recherches sur les Vaudois et
les hérétiques du moyen âge italien. L'éminent historien
Pasquale Villari a fait revivre les temps et les idées de
l'époque de Savonarole et de Machiavel. Il serait cepen-
dant injuste d'omettre le livre de Filippo de Boni, Vin-
quisizione e i Calabro-Valdesl (Milan 1864), auquel se
rattache celui de Lombard, Jean-Louis Paschale et les
martyrs de Calabre (Genève 1881). Tous deux sont puisés
à des sources inédites du xvie siècle.
L'Angleterre, qui n'a pas connu l'Inquisition propre-
ment dite, manque de documents à exhumer et à étudier.
Là aussi, ce sont les hérésies et les dissensions religieuses
qui ont accaparé l'attention des érudits au détriment de
l'Inquisition.
En somme, vers 1890, dans les principaux pays d'éru-
dition de l'Europe, l'historiographie de l'Inquisition était
(1) Die gesetzliehe Einfiihrung âer Todesstrafs fur Ketzerei. (Mittheilungen
des Instituts fur OEsterreichische Geschichlsforschung, t. i, 2e fasc. lnnspruck, 1880).
XXII HISTORIOGRAPHIE DE L INQUISITION
entrée dans une voie nouvelle (1). A des degrés divers
et avec une ardeur plus ou moins grande, des spécia-
listes consciencieux et bien outillés y avaient succédé
aux détracteurs et aux apologistes aveugles. D'ailleurs,
on sentait combien grande était encore la tâche à accom-
plir, avant d'arriver à des résultats d'ensemble de nature
à satisfaire la science. Une salutaire méfiance, que ne
justifiait que trop la faiblesse de tant d'ouvrages ambi-
tieux et creux, régnait parmi les historiens à l'égard des
généralisations hâtives et prématurées. En 1881, présen-
tant au public son livre critique sur les sources connues
et inconnues de l'Inquisition dans le Midi de la France,
Ch. Molinier disait avec une prudente sagacité : « L'his-
toire répugne aujourd'hui à des synthèses de ce genre, et
nous ne croyons pas que sa juste défiance ait nulle part
plus qu'ici de raison d'être. Le mieux serait, il nous
semble, d'appliquer une fois de plus la méthode moins
ambitieuse qu'elle a fini par préférer, c'est-à-dire de
procéder par une série de monographies des différents
tribunaux d'Inquisition. Ce serait le second terme d'une
série de travaux, dont le premier devrait être l'étude sur
les sources, que nous avons indiquée et que nous avons
essayé de faire. Alors, peut-être, mais alors seulement,
(1) En 1800, le professeur H. Finke écrivait dans la Rômische Quartalschrift :
« Seit einem Jahrzehnt hat sien die kirchenhistorische Forschung mit Vorliebe der
Geschichte der f œpstlichen Inquisition in den ersten Jahrhunderten fores Bestehens
zugewendet und damit eine alte Unterlassungssiinde wieder gut gemacht. VVar es
doch eine aufallende Erscheinung, dass man grundgelehrte Artikel und dicklei-
bige Biicher liber die spseteren Entwickelungsstadien einer Institution schrieb,
ohne deren erste Grundlagen genau zu kennen; noch auffallender freilich war es,
dass dièses Verfahren so lange als richtig angesehen und kein Widerspruch dagegea
erhoben wurde. So konnte es geschehen dass man noch in den siebziger Jahren
Inquisitionsromane, wie die Geschichte d(r Inquisition von Fridolîn Hoffmann,
selbst in ernsthaften Zeitschriften als wissenschaftliche Arbeiten behandelte ! Das
ist nunmehr anders geworden. »
HISTORIOGRAPHIE DE h INQUISITION XXIII
après avoir déblayé le terrain, pourrait-on procéder à
l'œuvre définitive, dont nous marquions à l'instant même
les difficultés ». Quant à « un vaste ensemble, qui pren-
drait le titre d'histoire de l'Inquisition», l'auteur n'hési-
tait pas à l'appeler « une entreprise à peu près chimé-
rique (1). »
Or, pendant que M. Mobilier écrivait ces lignes, qu'ap-
prouvèrent tous ses lecteurs d'Europe, il y avait, de
l'autre côté de l'Atlantique, un vaillant vieillard qui depuis
des années avait réuni une bibliothèque unique et une riche
moisson de documents inédits sur l'ensemble de l'his-
toire de l'Inquisition. Ne reculant pas devant cette tache
écrasante, il avait fouillé tous les imprimés accessibles et
dépouillé une montagne de pièces authentiques qu'il
avait su se procurer par Correspondances dans les princi-
paux dépôts d'archives de l'Occident. En août 1887, il
avait terminé à Philadelphie les trois gros volumes de
son étonnant ouvrage, qui paraissait à New-York en 1888
sous le titre : A History of the Inquisition of the middle
âges, par Henry Charles Lea. L'auteur était âgé de 63 ans
et ne pouvait consacrer que quelques heures par jour à
ses études favorites, absorbé le reste du temps par
ses affaires : jusqu'en 1880, il avait dirigé une grande
librairie (2)..
Quand les paquebots transatlantiques eurent apporté
cet ouvrage en Europe et que ces trois gros in-
octavo s'empilèrent sur la table de travail des historiens,
(1) L'inquisiton dans le Midi de la France, Introduction, p. xn.
(2) La librairie Lea a été fondée en 1784 à Philadelphie; elle est devenue une
«•es maisons d'édition les plus importantes des États-Unis.
XXIV HISTORIOGRAPHIE DE h INQUISITION
il y eut partout un mouvement d'hésitation et de défiance
bien naturelles, surtout en Allemagne, où le sujet était
peu étudié et où l'on venait de -siffler le livre grotesque de
Fridolin Hoffmann. Mais bientôt les trois gros volumes
de l'historien américain furent lus et du coup appréciés à
leur valeur. Je sais que M. Molinier fut un des premiers
admirateurs de cette œuvre magistrale. Sa conversion fut
celle de tous les spécialistes d'abord hésitants.
Il y a irois mois, un critique allemand, apparemment
des plus versés dans l'histoire de l'Inquisition, après
avoir apprécié très favorablement les autres travaux de
Lea, portait sur son Histoire de l'Inquisition au moyen
âge le jugement suivant : « C'est le point central de toute
son œuvre. Plus on étudie l'activité de cet homme unique,
plus on sent croître l'admiration pour la méthode
strictement scientifique d'après laquelle il travaille.
Reusch, qui par son acribie peu commune avait su con-
quérir le respect de tous, amis ou ennemis, a caractérisé
le livre de Lea comme « l'histoire de l'Inquisition la plus
(( étendue, la plus profonde et la plus fouiliée que nous
« possédions ». Une étude serrée de l'une des nom-
breuses parties neuves de l'ouvrage a amené le docte
J. Gmelin à accepter complètement les conclusions de
Lea (sur l'affaire des Templiers)» (I). Ce jugement si
élogieux est celui des spécialistes de tous les pays.
Du reste, le grand ouvrage de Lea a stimulé l'activité
des historiens d'Europe. Depuis 1888, on a vu s'accumuler
les livres et les dissertations qui permettront peut-être un
(1) Revue Deutsche Stimmen de Cologne, n» 19, 1er janvier 1900.
HISTORIOGRAPHIE DE L INQUISITION XXT
jour à Fauteur de nous donner une seconde édition plus
complète et plus admirable encore. Tous d'ailleurs citent
Lea et ont profité de lui à des degrés divers, mais sans
contestation possible. Notons les principaux sans avoir
la prétention d'être complet et sans oublier le recueil
d'excellentes dissertations de Lea lui-même sur des points
spéciaux concernant l'Inquisition espagnole (1).
On a d'abord deux livres à mettre hors de pair : l'étude
juridique si fouillée du professeur Camille Henner, de
Prague, sur l'organisation et la compétence de la justice
inqùisitoriale (2) et le beau tableau d'ensemble de L.
Tanon, président à la Cour de Cassation de Paris, sur
['Histoire des tribunaux de V Inquisition en France (3).
Ajoutons-y le vol. V du grand ouvrage classique du pro-
fesseur Paul Hinschius de Berlin, Das Kirchenrecht der
Katholiken und Protestanten (Berlin 1895) qui, pour
l'Inquisition, accepte les vues et les résultats de Lea.
Il faut citer ensuite les dissertations si neuves du biblio-
thécaire Hermann Haupt, de Giessen (4), celles du
professeur H. Finke, de Munster (5)et de Charles Guene-
guand (6). En Belgique, on peut signaler les publications
du séminaire historique dirigé par le chanoine A. Cauchie,
professeur à l'Université catholique de Louvain (7), et
(1) Chapters from the religions history of Spain eonneeted with the Inquisi-
tion. Philadelphie, 1890.
(2) Beitrssqe zur Organisation und Compétent der psepstlichen Ketzergeriehte.
Leipzig, 1890
(3) Paris. 1893.
(4) Geschichte der reliqiosen Sekten in Franken (1882). — Waldensertum und
[nquisiionin sûd-os' lichen Deutschland (Deutsche Ze tschrift fur Geschichte,
J 889-90). — Deutschbohmische Waldenser in 1340 (Zeitschrift fur Kirchenge-
gehich e, 1894), etc.
(5) Studien zur Inquisitinnsgeschichte (Rômische Quartalschrift, 1892).
lt) Les origines de V Inquisition (Thèse de Genève, 1892).
yl\ A. Cauchie, Nicole Serrurier, hérétique du xv* siècle. (Ànalectes pour ser-
XXVI HISTORIOGRAPHIE DE i/lNQUISITION
celles du cours pratique d'histoire de l'Université de
Gand (1). A ces recherches se rattachent aussi les beaux
travaux du professeur Sigmund Riezler, de Munich (2), et
de l'archiviste Jos. Hansen, de Cologne (3) sur les procès
de sorcellerie, qui, au moyen âge, ne sont qu'une dépen-
dance de l'Inquisition. En outre, Jos. Hansen prépare
depuis des années un recueil de documents sur l'Inqui-
sition en Allemagne dans le genre du Corpus Inquisitlonis
Neerlandicae. En Italie, on a deux bons livres basés sur
des recherches d'archives : Origini e vicende de ïlnqui-
sizione in Sicilia par La Mantia et // santo officio delta
Inquisizione in Napoli par Luigi Amabile (2 vol. 1892).
En Portugal, on a enfin un ouvrage sérieux : Da origem
da lnquisiçâo em Portugal, Dans les anciennes colonies
espagnoles de l'Amérique du Sud, Don J. T. Médina a
étudié scientifiquement l'histoire de l'Inquisition du Chili
et de laPlata (4).
En résumé, l'historiographie de l'Inquisition a passé
vir à l'histoire ecclésiastique de la Belgique, 1893). — H. Van Houtte, Lettres de
Martin V concernant t hérésie hussite dans les Pays-Bas. (Anaiectes, 1896). —
Abbé P. Demeuldre, Frère Jean Angeli (1482-1483). (Bulletins de la Commission
royale d'histoire, 1898.)
(1) P. Fredericq et ses élèves, Corpus documentorum Jnquisitionis Neerlan-
dicae (1205-1520). i, 1889: h, 1896; t. iv, 1900. — J. Frederichs, Robert le
Bouyre, premier inquisiteur général en Finance, 1892. — J. Frederichs, De
secte der Loïsten of Antwerpsche Lib-rtijnen (1525-1540). 1891. — P. Fredericq,
Geschiedenis der lnquisitie in de Nederlanien. i, 1892 ; n, 1896. — P. Fredericq,
Les documents de Glasgow concernant Lambert le Bègue. (Avec note complé-
mentaire). 1895.— J. J. Mulder, De uitvoering der geloofsplakkaten te Antwerpen
\1550-1556). 1897. — J. Frederichs, De lnquisitie in het hertogdom Luxembur?
¥)or en tijdens de 16. de eeuw. 1897.
(2) Geschichte der Hexenprocesse in Bayern, 1896.
(3) Der u Malleus maleficorum » (Westdeutsche Zeitschrift, 1898 ) — Inquisx
tion und Hexenverfoi gung im Mittelalter. (Historische Zeitschrift, 1898.) —
Zauberwahn, Inquisition und Hexenprocess im Mittelalter und die Entstehung
der grossen Hexenverfolgumi (Munich 900; .
i4) Historia del tribunal del santo officio de la Inqutsicion de Cartagena de
las fndias. (Santiago 1899). — H tribunal del santo officio de la Inquis ciou en
las provincia* *M ilata (Santiago 1900).
HISTORIOGRAPHIE DE L.'lNQUISiTÎON XXVÎÎ
d'abord, au moyen âge, par une phase laudative qui est
celle où les inquisiteurs et leurs coreligionnaires sont
seuls à en parler. Avec la Réforme commence la période
de polémiques violentes pour et contre. L'Hi&toria Inqui-
ntioni s (1692 ) de Limborch, avec sa collection de sentences
tolosaines publiées in extenso, et V Histoire critique d(
Vlnquisition d'Espagne (1817), de Llorente, préludent
lentement à une période nouvelle . celle de l'étude scien-
tifique des documents, qui triomphe surtout à partir
de 1880 et permet d'écrire enfin des livres impartiaux et
solidement étayés de preuves, parmi lesquels celui de
Lea reste un modèle difficile à surpasser ou même à
égaler.
Est-ce à dire que la période d'invectives et d'apologies
adverses soit définitivement close? Hélas! non. Je feuilleté
en ce moment un ouvrage classique pour quantité de
lecteurs de bonne foi : Cours d'apologétique chrétienne,
du Père jésuite W. Dovivier. Il en est à sa quinzième édi-
tion (1) et a été approuvé par six cardinaux et par trente-
deux archevêques et évêques; il a été traduit en plusieurs
langues. Or, l'auteur fait l'apologie de l'Inquisition à peu
près avec les mêmes arguments que Joseph de Maistre, à
qui il emprunte mainte citation; il accumule avec can-
deur les témoignages les plus grotesques : « M. Bourgoing,
« ambassadeur en Espagne, n'hésite pas à dire, dans son
<c Tableau de V Espagne moderne : ((J'avouerai, pour
« rendre hommage à la vérité, que l'Inquisition pourrait
« être citée de nos jours comme un modèle d'équité » ;
(à) Paris, Lille, Tournai, 1899.
fclVîli HiSTN» atOGRAPHtE DE l/lNQUlSrftO*
et il conclut triomphalement : « C'est parce qu'ils étaient
« pénétrés de ces vérités que Théodose le Grand, Justi-
ce nien, Charlemagne, Othon le Grand, Louis XI, tous les
« princes et tous les peuples civilisés n'ont pas cru violer
« la liberté de conscience en punissant l'hérésie et l'apo3-
« tasie ». Telle est donc encore la doctrine qu'on présente
à des millions de catholiques dans toutes les langues
européennes comme la vérité historique et dogmatique.
Pendant ce temps, la science poursuit sa marche d'un
pas lent, mais sûr.
Paul Fredericq.
Gand, septembre 4909
PRÉFACE DE L'AUTEUR
L'histoire de l'Inquisition se divise naturellement en
deux parties, dont chacune peut être considérée comme
formant un tout. La limite qui les sépare est la Réforme,
— excepté en Espagne, où la Nouvelle Inquisition fut éta-
blie par Ferdinand et Isabelle. J'ai cherché, dans le pré-
sent ouvrage, à offrir un tableau impartial de cette insti-
tution pendant la première période de son existence.
Pour la seconde partie, j'ai déjà réuni beaucoup de maté-
riaux, grâce auxquels j'espère quelque jour en poursuivre
l'histoire jusqu'à la fin.
L'Inquisition n'a pa$T été une organisation arbitraire-
ment conçue et imposée au monde chrétien par l'ambi-
tion ou le fanatisme de l'Eglise. Elle a plutôt été le
produit d'une évolution naturelle, on dirait presque
nécessaire, des diverses forces en action au xnT siècle.
Personne n'en peut justement apprécier ni le mode de
développement, ni les effets, sans considérer d'abord
avec quelque attention les idées qui gouvernaient les âmes
vers l'époque où s'élaborait la civilisation moderne. Pour
cela, nous avons cru devoir passer en revue presque
tous les mouvements spirituels et intellectuels de la fin
du Moyen Age et procéder à une enquête sur les con-
ditions de la société à certaines phases de cette période.
XXX HISTOIRE DE L'INQUISITION
Au début de mes études historiques, je me suis rapide-
ment convaincu que le fondement le plus sûr de nos con-
naissances, pour une époque donnée de l'histoire, n'est
autre que l'étude de sa jurisprudence, où se révèlent à la
fois ses aspirations et les moyens, jugés les plus efficaces,
de les satisfaire. En conséquence, j'ai exposé avec
détail l'origine et le développement de la procédure inqui-
sitoriale, convaincu que, de cette manière seulement,
nous pouvons comprendre les opérations du Saint Office
et l'influence qu'il exerça sur les générations posté-
rieures.
Il m'a semblé que les résultats ainsi obtenus permet-
taient d'éclaircir bien des questions qui ont été mal com-
prises jusqu'à présent. Si j'ai été amené ainsi à
quelques conclusions différentes de celles qui sont cou-
ramment acceptées, je prie le lecteur de croire que ces
vues nouvelles résultent d'une étude consciencieuse de
toutes les sources originales auxquelles j'ai pu avoir accès.
Aucun ouvrage d'histoire ne mérite d'être écrit ni
d'être lu s'il n'aboutit pas à une conclusion morale ;
mais, pour être vraiment utile, cette moralité doit se
dégager d'elle-même dans l'esprit du lecteur, et non lui
être imposée. Tel est particulièrement le cas dans une
histoire traitant d'un sujet qui a provoqué les passions
les plus ardentes, donnant l'éveil, alternativement, aux
instincts les plus élevés et les plus bas.
Je ne me suis pas arrêté, dans mon récit, pour morali-
ser; mais si les événements racontés par moi n'ont pas
été présentés de telle sorte qu'une leçon s'en dégage, je
reconnais d'avance avoir manqué mon but.
PREFACE XXXI
Il me reste à exprimer ma gratitude aux nombreux
amis et correspondants qui m'ont prêté leur aide dans la
réunion des matériaux très variés et en grande partie iné-
dits sur lesquels est fondé le présent ouvrage.
J'acquitte d'abord une dette de reconnaissance envers la
mémoire d'un gentleman accompli, feu George P. Marsh,
qui, pendant de longues années, représenta dignement
les États-Unis auprès de la cour italienne. Je n'ai jamais
eu la bonne fortune de me trouver en sa présence, mais
l'obligeance toujours empressée avec laquelle il a secondé
mes recherches en Italie mérite ma plus vive gratitude.
A M. le professeur Charles Molinier, de l'Université de
Toulouse, je dois l'expression d'une reconnaissance par-
ticulière, pour s'être toujours montré prêt à partager avec
moi sa connaissance incomparable de l'Inquisition du
Languedoc.
Aux archives de Florence, j'ai eu à me louer de
M. Francis Philip Nast, du professeur Felice Tocco et du
docteur Giuseppe Papaleoni ; aux archives de Naples, j'ai
été aimablement secondé par le directeur, chevalier
Minieri Riccio, et par le chevalier Leopoldo Ovary ; aux
archives de Venise, le chevalier Teodoro Toderini et
M. Bartoïomeo Cecchetti m'ont prêté leur obligeant con-
cours ; aux archives de Bruxelles, j'ai eu l'aide précieuse
de M. Charles Rahlenbeck. A Paris, M. L. Sandret a
dépouillé pour mon compte, avec le plus grand soin, les
riches collections manuscrites, particulièrement celles de
la Bibliothèque Nationale.
Lorsqu'un travailleur est, comme moi, séparé par des
milliers de lieues d'océan des grands dépôts littéraires
XXXII HISTOIRE DE L'iNQUISITION
du Vieux Monde, des collaborations comme celles dont
j'ai profité lui sont absolument nécessaires. Je m'estime
heureux d'en avoir trouvé d'aussi efficaces et d'aussi per-
sévéramment dévouées.
Si je suis destiné à remplir le reste de ma tâche, j'es-
père avoir l'occasion de reconnaître les obligations que
j'ai contractées depuis envers beaucoup d'autres savants
des deux hémisphères, auxquels je dois beaucoup de
matériaux inédits touchant l'histoire ultérieure du Saint-
Office.
Philadelphie (États-Unis).
NOTE DU TRADUCTEUR
J'ai commencé la traduction du chef-d'œuvre de Lea au mois de juin 1899, et j'y
ai travaillé sans relâche. Il m'a semblé, à cette époque tragique pour Jes
consciences, qu'il y avait là un devoir à remplir envers le public français.
Quand j'ai écrit à l'auteur pour solliciter son consentement à une adaptation,
il m'a répondu : « Traduisez comme vous l'entendrez, mais, je vous en prie,
ne vous départez pas du ton impartial que je me suis imposé. Les faits doivent
parler d'eux-mêmes. »
Ce conseil du grand historien a été suivi. On ne trouvera aucune décla-
mation, aucune violerre de langage, ni dans ce volume, ni dans les suivants. La
vérité sans phrases es la seule flétrissure qui convienne aux crimes du fanatisme.
S. R
TABLE DES MATIÈRES
ïff.-B. — Les chiffres renvoient à la pagination inscrite en marge du texte
qui est celle de l'édition américaine.
LIVRE I
Origine et organisation de l'Inquisition.
Chapitre i. — L'Église
Page
Domination de l'Église au xne siècle. 1
Causes de l'antagonisme de l'Église et de la société civile 5
Élection des Évêques 6
Simonie et favoritisme 7
Caractère guerrier des prélats 10
Difficulté de punir les coupables 13
Avilissement de l'office épiscopal 16
Abus de la juridiction pontificale H
Abus de la juridiction épiscopale 20
Exactions en vue de la construction des cathédrales 23
Décadence de la prédication 23
Abus de la protection 24
Cumul 25
Dîmes 26
Trafic des sacrements 27
Extorsion de legs pieux 28
Querelles scandaleuses aux funérailles 30
Immoralité des clercs * . . . . 31
Immunités des clercs 32
Les Ordres monastiques 34
La religion du Moyen Age 39
XXXÏV HISTOIRE DE L'iNQUISITION
Pages*
Tendance au fétichisme 40
"Indulgences 41
Pouroir magique des formules et des reliques 47
Opinion des contemporains 51
Chapitre ii. — Les Hérésies
Réveil des intelligences au xne siècle 57
Passions populaires 59
Nature des hérésies 60
Hérésies hostiles au sacerdoce 62
Nullité des sacrements entre des mains indignes. 62
Tanchelm 64
Eon de l'Étoile 66
Civilisation de la France méridionale 66
Pierre de Bruys 68
Henry de Lausanne 69
Arnaud de Brescia 72
Pierre Waldo et les Vaudois 76
Passagii, Joseppini, Siscidentes, Runcarii 88
Chapitre m. — Les Cathares
Séduction exercée par la théorie dualiste 89
Le Catharisme dérive du Manichéisme. 89
Croyances et organisation de l'Église cathare 93
Zèle des missionnaires et soif du martyre 102
Les Cathares n'ont pas été les adorateurs du Diable 105
Centre du Catharisme en Slavonie 107
Sa diffusion à travers l'Europe au xr siècle 108
Ses progrès au xne siècle 113
Immunité relative de l'Angleterre et de l'Allemagne 112
Progrès en Italie. Efforts d'Innocent III 114
La citadelle du Catharisme est la France méridionale 117
On s'attend à le voir triompher 121
Échec de la Croisade de 1181 124
Période de tolérance et de croissance 123
Chapitre iv. — Les Croisades albigeoises
Politique de l'Église envers l'hérésie 129
Suppression de l'hérésie dans le Nivernais 130
TABLE DES MATIERES XXXV
Pages
Les traductions de l'Écriture prohibées à Metz 131
Puissance de Raymond VI de Toulouse. , 132
État de l'Église dans ses domaines 134
Innocent III entreprend de supprimer l'hérésie 136
Les prélats refusent leurs concours. 1 37
Arnauld de Giteaux envoyé comme chef-légat 139
Efforts inutiles pour organiser une Croisade en 1204 139
L'Évêque d'Osma et saint Dominique sollicitent de nouveaux
efforts en 1206 141
Essai d'organiser une Croisade en 1207 ^ 144
Meurtre de Pierre de Castelnau, 16 janvier 1208 145
Croisade prêchée avec succès en 1208 147
Efforts de Raymond pour détourner l'orage 149
Il se soumet ; duplicité d'Innocent III 150
Raymond dirige la Croisade contre le vicomte de Béziers 153
Sac de Béziers et capitulation de Carcassonne 1 54
Pierre d'Aragon et Simon de Montfort 157
Montfort accepte les territoires conquis 159
Raymond est attaqué. Politique astucieuse de l'Église 162
Efforts désespérés de Raymond pour empêcher une rupture 166
Premier siège de Toulouse ; Raymond est accablé 1 67
Intervention de Pierre d'Aragon 170
On refuse des juges à Raymond 173
Pierre déclare la guerre. Bataille de Muret, 13 septembre 1213. . . 175
Succès intermittents de Montfort. Fraude pieuse du légat 178
Raymond déposé est remplacé par Montfort 179
Le Concile de Latran décide en faveur de Montfort 181
Soulèvement du peuple sous le jeune Raymond 184
Second siège de Toulouse en 1217. Mort de Montfort 185
Croisade de Louis Cœur-de-Lion. Troisième siège de Toulouse... 187
Raymond VII recouvre ses domaines. Recrudescence de l'hérésie. 189
Ouverture des négociations. Mort de Philippe-Auguste 190
Louis VIII propose une Croisade. Raymond fait sa paix avec
l'Église. 191
Duplicité d'Honorius III. Concile de Bourges, novembre 1225. . . . 193
Louis organise la Croisade de 1226. 197
Ses succès, sa retraite et sa mort 199
Guerre sans résultat en 1 227. Négociations en 1228 201
.Traité de Paris, avril 1229. La persécution est établie 203
XXXVI HISTOIRE DE L'INQUISITION
Chapitre v. — La Persécution
Progrès de 1 intolérance dans l'Eglise primitive 209
La persécution commence sous Constantin ! ."..!.""."!.! ! 212
L'Eglise adopte la peine de mort contre l'hérésie. .... .' ...... . 213
Devoir des gouvernements de supprimer l'hérésie 215
Diminution de l'esprit de persécution sous les Barbares . 216
Hésitation à sévir au xi« et au xii9 siècles ..... 218
Incertitudes touchant la nature du châtiment .............. ' .' . . 220
La peine du bûcher est adoptée au xiii» siècle ................ 221
L'Eglise décline les responsabilités 223
L'autorité temporelle est obligée de persécuter ........ 224
Poursuites contre les morts 230
Motifs incitant à la persécution . . . . ' 233
La cruauté au Moyen Age " [ 234
Horreur exagérée qu'inspire l'hérésie 23G
Influence de l'ascétisme 238
Motifs de conscience 239
Chapitre vi. — Les Ordres mendiants
Tendances réformatrices dans l'Église 243
Foulques de Neuilly 244
Duran de H uesca, prédécesseur de saint Dominique et de saint
François ^ 2'p
Saint Dominique, sa carrière et son caractère ! .. ... 248
Succès de l'ordre de Saint-Dominique fondé en 1213.'. 251
Saint François d'Assise 256
Fondation de l'ordre. Obligation de la pauvreté ... ! ! 257
Saint François réalise l'idéal chrétien 260
Éloge extravagant de la pauvreté 264
Influence des Ordres mendiants 266
Les Pastoureaux et les Flagellants ....... 268
Les Mendiants deviennent indépendants des prélats 273
Services qu'ils rendent à la Papauté [\[ 274
Antagonisme entre les Mendiants et le clergé séculier " • 278
La querelle est jugée par l'Université de Paris ......... 281
Victoire des Mendiants. L'hostilité continue 289
Décadence morale des Ordres 294
Activité des moines missionnaires 297
Leur rôle comme inquisiteurs 299
Rivalité entrs les Ordres \\\\ ..... . 302
TABLE DES MATIERES XXXVII
Chapitre vu. — Établissement de l'Inquisition
Pagei
Incertitudes touchant la découverte et le châtiment des héré-
tiques 305
Progrès de la juridiction épiscopale 308
Procédure des cours épiscopales. La procédure de l'Inquisition . . 309
Système d'enquête ; 311
Efforts pour établir une Inquisition épiscopale 313
Tentative pour établir une Inquisition par les légats. 315
Aptitude des Ordres mendiants à cette tâche 318
Législation séculière pour la suppression de l'hérésie. 319
Édit de Grégoire XI en 1231. Essai d'Inquisition séculière 324
Tentative pour introduire l'Inquisition pontificale 326
Les Dominicains investis de fonctions inquisitoriales 828
Les fonctions épiscopales subsistent 33C
Luttes entre évêques et inquisiteurs 332
Apaisement quand l'Inquisition devient permanente 335
Pouvoirs attribués aux inquisiteurs en Italie, en France et en
Aragon 336
Annulation de toute législation contraire. 341
Subordination à l'Inquisition de toutes les forces sociales 342
Absence de surveillance et de responsabilité 343
Étendue de la juridiction inquisitoriale 347
Pénalités édictées pour entraves apportées à l'Inquisition 349
Rivalité des évêques 350
Limites de l'extension de l'Inquisition 351
Les peuples du nord en sont virtuellement exempts 352
L'Afrique et l'Orient 355
Vicissitudes de l'Inquisition épiscopale 356
Efficacité plus grande de l'Inquisition pontificale 364
L'inquisiteur modèle, suivant Bernard Gui 367
Chapitre viii. — Organisation de l'Inquisition
Simplicité de l'Inquisition , 369
Provinces de l'Inquisition. Enquêtes volantes 370
Le temps de grâce. Son efficacité 371
Édifices et prisons 373
Personnel du tribunal 374
Importance des archives 379
Permission de porter des armes 381
Les ressources de l'État à la disposition des inquisiteurs ... 385
***
XXXVIII HISTOIRE DE l/lNQUISITION
Rôle des évêques dans les jugements , , . . . 387
L'assemblée des experts 388
Les autodafés 391
Coopération des tribunaux , 394
Inquisiteurs occasionnel» 397
Chapitre ix. — La Procédure Inquisitoriale
L'inquisiteur à la fois juge et confesseur! 399
Difficulté de prouver l'hérésie 400
Universalité de la procédure inquisitoriale 401
L'âge de la responsabilité. Procédure contre les absents et les
morts 402
Suppression de toute garantie. Secret de la procédure 405
Les aveux ne sont pas requis pour une condamnation 407
Importance attachée aux aveux 408
Interrogatoire de l'accusé 410
Procédés pour extorquer des aveux. Fraudes 414
Tortures physiques et morales. Lenteurs inutiles 417
Torture formelle 421
Torture adoucie par Clément V 424
Règles pour l'emploi de la torture 426
Rétractation des aveux 128
Chapitre x. — Les Témoignages
Peu d'importance des témoins 430
On admet leur peu d'autorité 431
Crime appelé « suspicion d'hérésie » 433
Nombre des témoins. Leur caractère et leur âge sont indifférents. . 434
L'inimitié mortelle est la seule disqualification 436
Le secret de la confession est violé 437
On cache les noms des témoins 437
On dissimule parfois des témoignages 439
Fréquence des faux témoins. Peines édictées à leur endroit 440
Chapitre xi. — La Défense
Les ressources de la défense réduites au minimum 443
Refus d'un avocat 444
La seule défense possible est la disqualification des témoins 446
Poursuites contre les morts . 448
TABLE DES MATIERES XXXIX
Pages
La défense pratiquement impossible. Appels 449
Condamnation virtuellement inévitable 453
Suspicion d'hérésie 454
Serment imposé aux garants des suspects 455
Abjuration 457
Chapitre xii. — La Sentence
Pénitence et non châtiment 459
Degrés de la pénitence 462
Pénitences diverses 463
Flagellation 464
Pèlerinages 465
Croisades en Palestine 466
Port de croix 468
Amendes et commutations 471
Pénitences non accomplies 475
Cautions 476
Abus, corruption, extorsions 477
Destruction de maisons 481
Pénalités arbitraires 483
Emprisonnements 484
Difficultés au sujet des frais d'entretien des prisous 489
Traitement des prisonniers 491
Fréquence comparée des différentes peines 494
Modification des sentences 495
Acquittements illusoires 496
Peines infligées aux descendants 498
Excommunication inquisitoriale 500
Chapitre xiii. — La Confiscation
La confiscation dans la loi romaine 501
L'Église est responsable de l'avoir introduite 502
Variations de la jurisprudence à cet égard 504
Crimes comportant la confiscation 507
La question des dots des femmes 509
L'Église en Italie partage les dépouilles 510
En France, tout est pris par l'État , 513
Les évêques obtiennent une part 514
Abus des confiscations 517
Nullité des aliénations et des obligations 522
Les confiscations paralysent le commerce 524
XL HISTOIRE DE L INQUISITION
PaRes.
Comment les dépenses de l'Inquisition étaient couvertes. 525
Corrélation entre la persécution et la confiscation 529
Chapitre xiv. — Le Bûcher
Irresponsabilité théorique de l'Inquisition 534
Mais l'Église oblige les pouvoirs séculiers à brûler les hérétiques. 536
On ne brûle que les hérétiques impénitents , 541
Hésitation au sujet des relaps. On se décide à les brûler 543
Difficulté de définir le crime des relaps 547
Refus de se soumettre à la pénitence 548
Fréquence des bûchers 549
Détails de l'exécution 551
Comment on brûlait les livres 554
Influence des méthodes de l'Inquisition sur l'Église 557
Influence sur la jurisprudence séculière 559
HISTOIRE DE L'INQUISITION
LIVRE I
ORIGINE ET ORGANISATION
CHAPITRE PREMIER
l'église
Vers la fin du xiie siècle, l'Église se trouvait menacée d'une
crise dangereuse. Pourtant, les événements des cent cinquante
dernières années l'avaient rendue maitresse du monde chrétien.
L'Histoire ne connaît pas d'exemple d'un triomphe plus complet
de l'intelligence sur la force brutale. A une époque de troubles et de
batailles, les fiers guerriers durent s'incliner devant des prêtres
qui ne disposaient d'aucune force matérielle et dont le pouvoir
n'était fondé que sur les consciences. Mais cet empire était
absolu. Le salut de tout chrétien dépendait de son obéissance à
l'Église, de son empressement à prendre les armes pour la
défendre. Dans des siècles où la foi était un facteur détermi-
nant de la conduite des hommes, cette croyance donna nais-
sance à un despotisme spirituel qui mit toutes choses à la dis-
position de ceux qui l'exerçaient.
Ce résultat n'avait pu être obtenu que par une organisation
centralisée, qui s'était graduellement développée dans la hié-
rarchie ecclésiastique. L'ancienne indépendance de l'épiscopat
2 PUISSANCE DE L EGLISE
n'existait plus. La suprématie du siège de Rome s'était affirmée,
toujours plus exigeante et plus forte, au point d'englober la
juridiction universelle, de ployer toutes les volontés d'évêques
sous ses désirs. Juste ou injuste, raisonnable ou non, l'ordre du
pape devait être obéi, car il n'y avait pas d'appel contre le
représentant de saint Pierre.
Dans une sphère plus étroite et toujours sujet au pape,
l'évêque disposait d'une autorité qui, du moins en théorie, était
également absolue. L'humble ministre de l'autel était l'instru-
ment par lequel les décrets du pape et de l'évêque étaient mis
en vigueur parmi le peuple ; car le sort de tous les hommes
relevait de ceux qui pouvaient administrer ou refuser les sacre-
ments.
Ainsi responsable de la destinée du genre humain, l'Église de-
vait posséder les pouvoirs et l'organisation nécessaires à l'accom-
plissement d'une tâche aussi haute. Pour la règle intérieure
des consciences, elle avait institué la confession auriculaire qui,
à l'époque où nous sommes, était devenue l'apanage presque
exclusif du sacerdoce. Quand cela ne suffisait pas pour main-
tenir le fidèle dans la bonne voie, l'Église pouvait recourir à
ces tribunaux spirituels qui s'étaient formés autour de chaque
siège épiscopal, avec une juridiction mal définie et susceptible
d'une extension presque illimitée. En dehors de la surveillance
des affaires de foi et de discipline, de mariage, d'héritage et
d'usure, qui leur appartenaient de par le consentement géné-
ral, il y avait relativement peu de questions humaines qui
n'impliquassent pas quelque cas de conscience et, par suite,
l'intervention d'une autorité spirituelle — d'autant plus
que les contrats étaient généralement confirmés par des ser-
ments.
L'hygiène des âmes nécessitait une enquête perpétuelle tou-
chant les aberrations, réelles ou seulement possibles, de chaque
brebis du troupeau. On conçoit l'influence énorme qu'assu-
rait à l'Église la possibilité d'intervenir dans toutes les affaires
privées.
Non seulement le plus humble prêtre disposait d'un pouvoir
SES PRIVILEGES 3
surnaturel qui l'élevait au-dessus du niveau de l'humanité,
mais sa personne et ses biens étaient également inviolables.
Quelques crimes qu'il eût commis, la justice séculière ne pou-
vait en connaître, le bras séculier ne pouvait le saisir. L'ecclé-
siastique n'était justiciable que des tribunaux de son ordre,
qui ne pouvaient pas prononcer de peine «apitale. Il était d'ail-
leurs toujours possible d'en appeler de leur jugement a la juri-
diction suprême de Rome et ce droit d'appel équivalait trop
souvent à l'immunité.
Le même privilège protégeait la propriété ecclésiastique, dont
la piété de générations successives avait enrichi l'Église et qui
s'étendait sur une bonne partie des terres les plus fertiles de
l'Europe. En outre, les droits seigneuriaux attachés à ces
domaines impliquaient souvent une juridiction temporelle très
étendue, qui conférait à leurs usufruitiers les droits sur les per-
sonnes dont les seigneurs féodaux étaient investis.
L'abîme entre le monde laïque et le clergé fut encore élargi
par l'obligation absolue du célibat imposée à tous les ministres
de l'autel. Remis en honneur vers le milieu du xie siècle et
rendu obligatoire après une lutte obstinée de cent ans, le célibat
des prêtres les séparait nettement du reste du peuple, conser-
vait intactes les vastes propriétés de l'Église et mettait à son
service une armée innombrable dont les aspirations et l'ambi-
tion ne visaient pas au-delà. L'homme qui entrait au service
de l'Église n'était plus un citoyen. Il était affranchi des soucis
et des liens de la famille. L'Église était pour lui une nouvelle
patrie, dont les intérêts se confondaient avec les siens. En
échange de ce qu'ils abandonnaient, tous les serviteurs de
l'Église étaient assurés du lendemain et affranchis de toute
préoccupation matérielle, pourvu qu'ils restassent dans l'obéis-
sance.
En outre, l'Église était la seule carrière ouverte aux hommes
de toute situation et de tout rang. Dans la société partagée en
classes par le système féodal, l'avancement, le passage d'une
classe à l'autre était presque impossible. Dans l'Église, au con-
traire, si l'avantage de la naissance pouvait faciliter l'accès aux
4 SES PRÉTENTIONS
hautes fonctions, le talent et l'énergie trouvaient aussi leur
récompense en dépit de l'humilité de l'origine. Les papes
Urbain II et Adrien IV étaient de naissance très obscure ;
Alexandre V avait été mendiant; Grégoire VII était le fils d'un
charpentier, Benoît XII d'un boulanger, Nicolas V d'un pauvre
médecin, Sixte IV d'un paysan, Urbain IV et Jean XXII de save-
tiers, Benoît XI et Sixte V de bergers. En fait, les annales
de la hiérarchie ecclésiastique sont remplies de noms de per-
sonnages qui, partis des rangs les plus humbles de la société,
se sont élevés aux situations les plus hautes.
Ainsi l'Église se rajeunissait sans cesse par l'afflux d'un
sang nouveau. Alors que les couronnes et les sceptres deve-
naient souvent le partage d'hommes incapables, faibles et
dégénérés, l'Église enrôlait à son service l'inépuisable trésor de
vigueur de ceux auxquels aucune autre sphère d'activité n'était
ouverte. Le caractère du sacerdoce était indélébile; les vœux
que le prêtre avait prononcés étaient perpétuels; le moine, une
fois admis dans un cloître, ne pouvait abandonner son Ordre
que pour entrer dans un Ordre plus sévère. Ainsi l'Église mili-
tante était comme une armée campée sur la terre chrétienne,
avec des avant-postes partout, soumise à la discipline la plus
efficace, combattant pour le même idéal, chaque soldat étant
comme cuirassé d'inviolabilité et muni des armes redoutables
qui frappaient non les corps, mais les âmes. Que ne pouvait
faire, que ne pouvait oser le général en chef d'une telle armée,
dont les ordres étaient accueillis comme des oracles de Dieu,
depuis le Portugal jusqu'en Palestine, de Sicile en Islande?
« Les princes, dit Jean de Salisbury, tiennent leur pouvoir
de l'Église et sont les serviteurs du sacerdoce. »
« Le dernier des prêtres vaut mieux qu aucun roi », s'écrie
Honorius d'Autun; « princes et peuples sont sujets du clergé,
dont l'éclat dépasse le leur comme l'éclat du soleil l'emporte
sur celui de la lune. » Le pape Innocent III déclarait, à son
tour, que le pouvoir sacerdotal était supérieur au pouvoir sécu-
lier comme l'âme d'un homme l'est à son corps, et il résumait
la haute estime où il tenait sa propre dignité en se proclamant
RAPPORTS AVEC LES POUVOIRS SECULIERS 5
lui-même le Vicaire du Christ, l'Oint du Seigneur, placé à mi-
chemin entre Dieu et l'homme, moindre que Dieu mais plus
grand que l'homme, « celui qui les juge tous et n'est jugé par
aucun ».
Les docteurs du moyen-âge ont universellement enseigné que
le pape régnait en souverain sur toute la terre, sur les païens
et les infidèles aussi bien que sur les chrétiens (1). Bien que le
pouvoir ainsi fièrement revendiqué n'ait pas laissé de causer
bien des maux, ce n'en a pas moins été un bonheur pour l'huma-
nité qu'il ait existé, à cette rude époque, une force morale que
ne conféraient ni la naissance, ni la valeur guerrière, qui pût
rappeler à l'obéissance des lois divines les rois et les nobles,
même quand ce rappel sortait de la bouche d'un fils de paysan.
Ainsi l'on vit le pape Urbain II, Français de très humble origine,
oser excommunier son roi Philippe 1er pour crime d'adultère,
faisant ainsi prévaloir l'ordre moral et la justice éternelle, à
une époque où tout semblait licite au pouvoir absolu.
Toutefois, en affirmant ainsi sa domination, l'Église avait dû
consentir bien des sacrifices. Au cours de la lutte qui consacra
la suprématie du pouvoir spirituel sur le temporel, les vertus
chrétiennes d'humilité, de charité et d'abnégation avaient, en
grande partie, disparu. Les populations n'étaient plus attirées
par ce qu'il y a de gracieux et d'aimable dans le christianisme ;
leur soumission était achetée par la promesse du salut, prix de
la foi et de l'obéissance, ou imposée soit par la menace de la
perdition, soit par la crainte plus immédiate de la persécution.
Si l'Église, en s'isolant complètement de la société laïque,
s'était assuré les services d'une milice entièrement dévouée à sa
cause, elle avait, d'autre part, donné naissance à un antago-
nisme entre le peuple et elle. Dans la pratique, il n'était plus
vrai que l'ensemble des chrétiens constituât l'Église ; cet
ensemble était divisé en deux classes essentiellement distinctes,
(1) Johann. Saresberiensis, Pnlycrat. lib. iv, cap. m. — Honor. Augustod,
Summ. Glor. de Apost. cap. v, vin. — Innocent. PP. III, Reyest. de Negot. JR>m.
Jmp. xvm ; Ejusd. Serm. de Sanctis, vu ; Serm. de Dive7*sis, m. — Eymerici
Direct. Inquisit. éd. Venet. 1607, p. 353. '
b RECRUTEMENT DU CLERGE
les bergers et les brebis ; et les brebis en arrivaient souvent à
penser, non sans quelque raison, qu'on ne veillait sur elles que
pour les mieux tondre.
Les avantages temporels promis à l'ambition des hommes par
la carrière ecclésiastique attiraient dans les rangs de l'Église
bien des gens habiles, dont les desseins étaient tout autres que
spirituels. On se préoccupait moins du salut des âmes que des
immunités de l'Église, de ses privilèges et de l'accroissement
de son domaine temporel. Les places les plus hautes étaient
généralement occupées par des hommes plus épris des biens du
monde que des humbles vertus du chrétien.
Tout cela était inévitable dans l'état de la société aux pre-
miers siècles du moyen-age. Il aurait fallu des anges pour
exercer d'une manière irréprochable l'effroyable autorité reven-
diquée et acquise par l'Église. L'avancement, dans la carrière
sacerdotale, était réglé par des habitudes qui provoquaient et
avorisaient le manque de scrupules. Pour comprendre les
causes qui poussèrent des populations nombreuses vers le
schisme et l'hérésie, d'où résultèrent des guerres, des persécu-
tions et l'établissement de l'Inquisition, il est nécessaire de
jeter un regard sur les hommes qui représentaient l'Église
devant le peuple et sur l'usage qu'ils faisaient, en bien ou en
mal, du despotisme spirituel qui avait fini par s'établir à leur
profit. Entre des mains sages et pieuses, ce despotisme aurait
pu singulièrement relever l'état moral et matériel de la civili-
sation européenne ; entre les mains de prêtres égoïstes ou
dépravés, il pouvait devenir, et il devint en effet, l'instrument
d'une oppression universelle qui poussa des nations entières au
désespoir.
En ce qui concerne le mode d'élection à l'épiscopat, on ne
peut pas dire qu'il fût à cette époque définitivement établi sur
des règles invariables. En théorie, on s'en tenait à l'ancienne
forme d'élection par le clergé, avec l'acquiescement du peuple
du diocèse ; mais, dans la pratique, le corps électoral était
formé par les chanoines des cathédrales, alors que la confirma-
tion nécessaire du roi, du seigneur féodal à demi indépendant
VICES DES EVEQUES 7
et du pape faisait souvent de l'élection une formalité vide, où
le pouvoir du roi ou du pape remportait suivant les circons-
tances. De plus en plus, les candidats évincés en appelaient à
.Rome comme à un tribunal suprême ; de la sorte, l'influence
du Saint-Siège s'accrut à tel point qu'en bien des cas c'est lui
seul qui faisait les élections.
Au concile de Latran en 1139, Innocent II appliqua le système
féodal à l'Église en déclarant que toutes les dignités ecclésias-
tiques étaient reçues et tenues comme des fiefs des papes. Mais,
à quelque règle qu'on se conformât, on ne pouvait évidemment
obtenir que les élus valussent mieux que la moyenne des élec-
teurs. Lorsque les cardinaux entraient au conclave, ils devaient
jurer en ces termes : « J'atteste Dieu que je choisirai celui que
je jugerai digne d'être choisi suivant la volonté de Dieu. » Or,
ce serment était notoirement inefficace pour assurer l'élection
de pontifes dignes de servir comme vicaires de la Divinité.
Ainsi, depuis le plus humble prêtre de paroisse jusqu'aux pré-
lats les plus haut placés, tous les grades de la hiérarchie ris-
quaient d'être occupés par des hommes ambitieux, égoïstes et
mondains. Même les amis les plus exigeants de l'Église devaient
se déclarer contents quand le pouvoir était attribué aux moins
indignes. Pierre Damien, demandant à Grégoire YI de con-
firmer l'élection d'un évêque de Fossombrone, reconnaît qu'il
devrait subir une pénitence avant d'exercer l'épiscopat, mais il
ajoute que dans tout le diocèse il n'y a pas un seul ecclésiasti-
que qui prête à de moindres objections ; tous sont égoïstes,
ambitieux, trop avides d'avancement pour songer à s'en rendre
dignes, désirant avec ardeur le pouvoir, mais absolument
insouciants des devoirs qu'il impose (1).
Dans ces circonstances, la simonie, avec tous les maux qui
l'accompagnent, était presque universelle ; ces maux se faisaient
partout sentir, tant sur les électeurs que sur les élus. Au cours
de la guerre inutile tentée par Grégoire VII et ses successeurs
contre ce vice qui corrompait tout, le nombre des évêques
(1) Gratiani P. I, Dist. lxii. — Concil. Lateran. IV, c. xxm-xxv — lsambert,
Anciennes lois françaises, i, 145. — P. Damiani Lib. i, Epist. h.
8 SIMONIE ET FRAUDES
dénoncés est l'indice le plus sûr de la profondeur et de la géné-
ralité du mal. Comme le déclarait Innocent III, cette maladie
de l'Église ne pouvait être guérie ni par des remèdes adou-
cissants, ni par le feu ; Pierre Cantor, qui mourut en odeur de
sainteté, raconte avec éloges l'histoire d'un certain cardinal
Martin qui, officiant à la cour de Rome dans les solennités de
Noël, repoussa un cadeau de vingt livres offert par le chancelier
papal, par la raison que cet argent était notoirement le produit
de la simonie et de la rapine.
Comme une preuve indéniable de la vertu de Pierre, cardinal
de Saint-Chrysogone, autrefois évêque de Meaux, on disait qu'il
avait, au cours d'une seule élection, refusé de se laisser
corrompre au prix de cinq cents marcs d'argent.
Les princes temporels n'étaient pas moins disposés à battre
monnaie avec le droit de confirmation qui leur était reconnu.
Peu d'entre eux suivaient l'exemple de Philippe Auguste — qui,
lorsque l'abbaye de Saint-Denis devint vacante et que le prévôt,
l'économe et le cellérier de l'abbaye le sollicitaient secrètement,
en lui faisant parvenir chacun un présent de cinq cents livres,
se rendit tranquillement à l'abbaye, choisit un simple moine
qu'il trouva debout dans un coin, lui conféra la dignité et, par-
dessus le marché, les mille cinq cents livres des trois candidats.
Le concile de Rouen, en 4050, se plaint amèrement de la cou-
tume pernicieuse en vertu de laquelle des hommes ambitieux
accumulent, par tous les moyens possibles, des richesses, afin
d'obtenir par là du prince et de ses courtisans les sièges épis-
copaux qu'ils convoitent. Mais le concile dénonce le mal sans
proposer de remède.
Il n'avait à s'occuper directement que des ducs de Normandie,
mais le roi de France à cette époque, Henri 1er, était notoire-
ment un vendeur d'évêchés. Il avait commencé son règne en
interdisant, par un édit, l'achat et la vente de toute promotion
sous peine de confiscation de l'argent employé et du bénéfice ;
il s'était vanté de ne rien vouloir accepter pour l'exercice de
son droit de confirmation, Dieu lui ayant donné sa couronne
gratis, et il gourmandait sévèrement ses prélats au sujet de la
CORRUPTION ET VENALITE y
généralité d'un vice qui dévorait le cœur même de l'Église.
Mais, avec le temps, il se conforma à l'usage établi, comme un
seul exemple suffira à le montrer.
Un certain Hélinand, clerc de basse extraction et d'instruction
insuffisante, avait trouvé des protecteurs à la cour d'Edouard le
Confesseur, où il avait de nombreuses occasions de s'enrichir.
Envoyé en mission auprès de Henri, il conclut avec lui un
marché en vertu duquel il devait être pourvu du premier
évèché vacant, qui se trouva être celui de Laon. Le successeur
de Henri, Philippe Ier, était connu comme le plus vénal des
hommes ; par une transaction analogue, et à l'aide de l'argent
que lui avait procuré l'évêché de Laon, Hélinand acheta le
siège de Reims. On pourrait multiplier indéfiniment les
exemples de ces scandales, dont on conçoit assez l'influence
désastreuse sur la moralité de l'Église (1).
Même quand l'avancement ecclésiastique n'était pas le prix
de cadeaux d'argent, l'effet obtenu était également déplorable.
Le népotisme n'était qu'une forme de la corruption. « Si, dit
Pierre Cantor, ceux qui ont été promus par l'effet de leurs atta-
ches de famille étaient obligés de se démettre, ce serait une
crise effroyable dans l'Église. »
D'autres motifs, plus vils encore, exerçaient sans cesse leur
influence. Philippe Ier, en punition de son adultère avec Ber-
trade d'Anjou, était nominalement privé du droit de confirmer
les évêques; cependant il ne se trouva personne parmi eux pour
l'empêcher d'user de ce droit. Vers l'an 1100, l'archevêque de
Tours avait mérité les bonnes grâces du roi en paraissant
considérer comme nulle l'excommunication qui pesait sur lui ;
bientôt après, il réclama une récompense en demandant que le
(1) Innocent. PP. III, Regest. i, 261. — P. Cantor. Verb. abbrev. cap. cv. —
Alex. PP. III, EpisL 395. — Cœsar. Heisterh. Dvd. Mirac. Dist. vi, c. 5. —
Conçil. Rotomag.a.-n. 1050, c. 2. — Rodolphi Glabri Hist. lib. v, c. 5.— Guibert.
Noviogent. De vita sua, lib. ni, c. 2. — Joann. Saresberiens. Polyrat. lib. vu,
c. 19. — Hist. Monast. Andaginens. c. 81 — Ruperti Tuitensis Chron. S. Lau-
rent, c. 28,45. — Hist. Monast. S. Laurent. Leodiens. lib. v, c. 62, 121-3. —
Chron. Cornel. Zant/liet, ann. 1305.
On raconte une histoire très semblable à celle de Philippe Auguste sur le chan-
celier de Koger de Sicile et les trois candidats au siège d'Avellana. — Joann.
Saresberiens. ubi supra.
1.
10 CARACTÈRE GUERRIER DES PRÉLAT?
siège vacant d'Orléans fût donné à un jeune homme qu'il
aimait. Les vices de ce personnage étaient si notoires (le précé- ^
dent archevêque de Tours l'avait déjà protégé par les mêmes
raisons) qu'on le connaissait sous le nom de Flora et qu'on
chantait dans les rues des vers amoureux à son adresse. Les
membres du clergé d'Orléans qui faisaient mine de protester
furent exilés sous de fausses accusations et les autres, non
contents de se soumettre, s'amusèrent du fait que l'élection
avait eu lieu lors de la fête des Innocents :
« Eligimus puerum, puerorum festa colentes,
« Non nostrum morem, sed régis jussa sequentes. » (1)
C'est en vain que, dans un pareil milieu, les hommes supé-
rieurs qui apparaissaient de temps en temps — comme Fulbert
de Chartres, Hildebert du. Mans, Ivon de Chartres, Lanfranc,
Anselme, Saint-Bruno, Saint-Bernard, Saint-Norbert, s'effor-
çaient de rétablir le respect de la religion et de la morale. Le
courant contraire était trop fort; ils ne pouvaient que protester
et donner des exemples que bien peu étaient capables de suivre.
A cette époque de violence, la voix des humbles avait peu de
chance d'être entendue et les dignités allaient à ceux qui excel-
laient dans l'intrigue, ou dont les tendances guerrières promet-
taient un appui efficace à leurs églises et à leurs vassaux.
Ce caractère militaire des prélats du moyen âge est un sujet
qu'il serait intéressant d'étudier avec détail. Les riches abbayes
et les puissants évêchés étaient considérés, en grande partie,
comme les apanages des cadets de noble maison. Grâce aux
modes d'élection que nous venons d'exposer, les titulaires de ces
hautes situations étaient recrutés parmi les hommes d'esprit
militaire, plutôt que parmi les adeptes exclusifs de la religion.
Lorsque l'excommunication était impuissante à désarmer des
vassaux belliqueux ou des voisins envahissants, le bras séculier
intervenait, représenté par l'évêque lui-même, et le paysan,
(1) P. Cantor. Yerb. abbrev. cap. xxxvi. — Chron. Turon. 1097.— Ivon. Carno-
tens. lib. i, epp. lxvi. lxvh.
LEURS GUERRES INJUSTES 11
soumis au pillage, ne pouvait pas distinguer les ravages du
'baron féodal de ceux du représentant de Jésus-Christ.
Gauthier, évêque de Strasbourg, avait déclaré la guerre à ses
bourgeois parce qu'ils refusaient de l'aider à intervenir dans
une querelle entre un évêque de Metz et un noble. Comme
les bourgeois se laissaient excommunier avec indifférence,
l'évêque Gauthier les attaqua vigoureusement ; ils se placèrent
alors sous le commandement de Rodolphe de Habsbourg et
finirent par battre complètement leur évêque, après une guerre
qui désola toute l'Alsace. C'est là même que Rodolphe acquit
la réputation qui lui valut plus tard l'élévation au trône
impérial.
Les chroniques de l'époque sont remplies d'incidents ana-
logues. Prélats et barons étaient également turbulents, égale-
ment mondains, et les barons n'avaient pas plus de scrupules à
dévaster les biens de l'Église que les biens séculiers. Le pieux
Godefroy de Bouillon, peu de temps avant la croisade qui lui
donna le trône de Jérusalem, promena le fer et le feu dans les
riches domaines de l'abbaye de Saint-Tron, qui fut réduite à la
plus extrême indigence. Le peuple, écrasé par ces conflits, con-
sidérait barons et prêtres comme autant d'ennemis ; les prêtres
étaient même plus redoutables, puisque leur colère ne menaçait
pas seulement les corps, mais les âmes de leurs adversaires.
Tel était particulièrement le cas en Allemagne, où les prélats
étaient princes en même temps que prêtres et où une grande
maison religieuse, comme l'abbaye de Saint-Gall, gouverna au
temporel les cantons de Saint-Gall et d'Appenzell jusqu'à ce que
ces derniers eussent réussi à secouer le joug au prix d'une guerre
longue et désastreuse. L'historien de cette abbaye rappelle avec
orgueil les vertus guerrières de plusieurs abbés. En parlant
d'Ulric III, qui mourut en 1117, il remarque que cet homme,
usé par beaucoup de batailles, trouva enfin la paix dans la
mort. Tout cela résultait presque nécessairement de la réunion,
sur une seule tête, des caractères du seigneur féodal et du
prélat chrétien. Bien que les exemples en fussent plus frappants
en Allemagne qu'ailleurs, il y en avait partout.
12 SERVICE MILITAIRE DES PRÉLATS
11 En 4224, les évêques de Coutances, d'Avranches et de Lisieux
se retirèrent de l'armée de Louis VIII à Tours, après avoir
demandé que le roi établit, par une enquête juridique, si les
évêques de Normandie étaient tenus de servir personnellement
dans les armées royales ; s'il en était ainsi, ils s'engagaient à
revenir et à payer une amende pour leur désertion. En 1225,
l'évêque d'Auxerre obtint l'exemption du service militaire pour
un an seulement, en alléguant sa mauvaise santé et en payant
une indemnité de six cents livres. En 1272 nous voyons des évê-
ques servant sous Philippe le Hardi et,en 1303 et 1304, Philippe
le Bel n'eut aucun scrupule à convoquer les évêques et le clergé
pour sa campagne de Flandres.
Quand il s'agissait de leurs propres intérêts, les évêques se
faisaient moins prier pour tirer l'épée. Geroch de Reichersperg
s'élève violemment contre les prélats belliqueux qui suscitent
des guerres injustes, attaquent des villes pacifiques et se délec-
tent à des massacres, n'accordant pas de quartier, ne faisant
pas de prisonniers, n'épargnant ni clercs ni laïques et dépensant
les revenus de l'Église à l'entretien non des pauvres, mais des
soldats.
Un prélat de cette espèce était Lupold, évêque de Worms. Il
poussa si loin le mépris de la vie humaine que son frère lui tint
ce discours : « Monseigneur l'évêque, nous autres laïques som-
mes fort scandalisés par votre exemple. Avant de devenir
évêque, vous craigniez un peu Dieu, mais maintenant vous ne le
craignez plus du tout. » A quoi l'évêque Lupold répondit :
« Quand nous serons tous deux en enfer, mon frère, nous
changerons de place si vous le désirez. » Pendant les guerres
entre les empereurs Philippe et Otton IV, Lupold conduisit ses
troupes au secours du premier ; et lorsque ses soldats hésitaient
à piller des églises, il leur disait que c'était bien assez de laisser
les ossements des morts en repos.
On connaît l'histoire de Richard d'Angleterre et de Philippe
de Dreux, le belliqueux évêque de Beauvais qui avait montré
autant d'habileté que de cruauté à la guerre et qui, fait prison-
nier par le comte Jean, se plaignait à Célestin III que sa captivité
LEURS HABITUDES DE VIOLENCE 13
fût une violation des privilèges ecclésiastiques. Le pape Célestin,
après avoir blâmé le goût de l'évêque pour la guerre, intercéda
en vue d'obtenir sa libération. Alors le roi Richard envoya au
pape la cotte de mailles de l'évêque, avec la question posée dans
! écriture à Jacob : « Dites si c'est bien là le vêtement de votre
fils » ; à quoi le pontife répondit en retirant sa demande. Peu
de temps après, Théodore, marquis de Montferrat, vainquit et
prit Aymon,évêque de Verceil. Le cardinal Tagliaferro, légat du
pape en Aragon, était alors à Genève ; informé du sacrilège
commis par Théodore, il lui écrivit une lettre menaçante ; le 12
marquis répondit dans les mêmes termes que le roi Richard,
envoyant en outre à l'évêque l'épée d'Aymon encore tachée de
sang. Toutefois, le preux chevalier sentit qu'il ne pouvait pas
lutter contre un légat du pape ; non seulement il remit l'évêque
en liberté, mais il lui rendit la forteresse qui avait été l'occasion
de la guerre. Plus instructif encore est le cas de l'évêque de
Vérone, qui, en 4265, fut fait prisonnier à la tête de son armée
par les troupes de Manfred de Sicile. Bien que le pape Urbain IV
s'occupât alors activement de provoquer la croisade qui devait
priver Manfred de sa vie et de son royaume, il eut l'audace de
réclamer la mise en liberté de l'évêque, disant à Manfred que
s'il craignait encore Dieu, il renverrait immédiatement son
prisonnier. Manfred fit une réponse très humble, mais évasive ;
alors Clément IV, qui venait d'être nommé pape, sollicita l'in-
tervention de Jaime d'Aragon. Jaime s'interposa si bien que
Manfred offrit de libérer l'évêque à la condition qu'il jurât de
ne plus porter les armes contre lui. Cette condition même ne
fut pas admise sans difficulté. — Lorsque le caractère spirituel
servait ainsi uniquement à conférer l'impunité aux actes de
violence, on comprend aisément que les prélats fussent peu
disposés à s'en abstenir (1).
Telle était l'impression produite sur leurs contemporains par 13
(1) Chron. Senoneus. lib. v, cap. xm-xv. — Chron. S. Tmdon. lib. v. — Ful-
bert. Carnotens. Epist. 112. — Metzleri De viris illustribus S Gallens. lib. n,
cap. 28, 30, 36, 38, 39, 40, 41, 43, 45, 49, 53, 54, 56, 57, 60. — Martène, Collect.
Amplits. 1188-9. — Vaissete, Éist. gén. de Languedoc, t. iv, p. 7 (éd. de 1742).
— Preuves des libertés de l'Eglise gallicane, h, n, 226 (Paris, 1651). — Gerhohi
14 MAUVAISE RÉPUTATION DES ÉVÈQUES
ces turbulents évèques qu'une croyance devenue générale, parmi
les âmes pieuses, voulait qu'aucun prélat ne pût entrer dans le
Royaume des Cieux. On racontait partout l'histoire de Geffroi de
Péronne, prieur de Glairvaux, qui avait été nommé évoque de
Tournai ; comme Saint Bernard et Eugène III l'exhortaient à
accepter, il se jeta face contre terre en criant : « Si vous me
chassez, je peux devenir un moine vagabond; mais un évêque,
jamais ! », Sur son lit de mort, il promit à un ami de revenir et
de le renseigner sur sa condition dans l'autre monde. Il apparut,
en effet, à cet ami, pendant que celui-ci priait près de l'autel.
Il lui annonça qu'il était parmi les élus; mais, ajouta-t-il, la
Trinité lui avait révélé que s'il avait accepté l'évêché, il aurait
été parmi les réprouvés. Pierre de Blois, qui raconte cette
histoire, et Pierre Cantor, qui la répète, prouvèrent l'un et
l'autre qu'ils y croyaient en refusant avec persistance des
évêchés ; peu de temps après, un ecclésiastique parisien déclara
qu'il croirait volontiers à tout, sauf qu'un évêque allemand pût
être sauvé, parce que ces prélats portaient deux glaives, celui
de l'esprit et celui de la chair.
Césaire de Heisterbach explique cela par la rareté des hommes
dignes de l'épiscopat et l'effrayante multitude des mauvais
évèques ; il dit aussi que les tribulations auxquelles ils étaient
exposés résultent de ce que la main de Dieu n'était pas visible
dans leur élévation. Rien ne peut être plus vif que le langage
employé par Louis YII dans la description qu'il fait des vices et
du luxe des évèques ; il en appelait vainement à Alexandre III,
Reichersperg. Exposit. in Psalm. lxiv, cap.34.— Ejusd. Lib.de ^Edificio Dei, c. 5.
— Csesar. Heisterbac. Dial. Mirac. Dist. n, cap. 9. — Matt. Paris, Hist. Angl.
ann. 1196.— Kog Hove^ens. ann. 1197.— Benedicti Gesta Henrici II, ann. 1188.
— Ba^giolini, Dolcinn e i Patarini, p. 53 (Novara, 1638). — Martène, Thesaur. n,
90-93,99, 100, 150, 151, 192.
Un clerc anonyme, qui rimait au xiu* siècle, décrit ainsi les eveques de son temps :
« Episcopi cornuii « Sicut fortes incedunt
Conticuere midi; et a Deo discemnt,
ad prxdam sunt parati Ut leones féroces
etl ndecenter coronati, et ut aquitae veloces,
pro virqa ferunt lanceam ut apri frenienies
pro infula galeam, exacuere dentés. »
Carmina Burana, p. 15 (Breslau, 1883).
PARJURES, RAPINES, CRIMES DIVERS 15
le suppliant de profiter de son triomphe sur Frédéric Barbe-
rousse pour opérer la réforme de l'Eglise (1).
Les témoignages de ce temps ne laissent aucun doute sur les
habitudes de rapine et de violence qui caractérisaient alors les
princes de l'Église. Le seul tribunal auquel ils pussent être
sites était celui de Rome. Mais il fallait vraiment le courage du
désespoir pour y porter plainte contre eux et quand ces plaintes
Je produisaient, l'impunité était virtuellement acquise aux cou-
pables par la difficulté d'établir les accusations, la longueur de
la procédure et la vénalité notoire de la curie romaine.
Lorsqu'un pontife énergique et incorruptible comme Inno-
cent III occupait le trône pontifical, il y avait pour les victimes
quelque chance de se faire entendre ; le nombre des procès
contre les évêques dont il est question dans ses lettres prouve
combien le mal était étendu et enraciné. Pourtant, même sous
Innocent III, les délais de procédure, l'évidente hésitation que 14
Rome éprouvait à condamner, étaient autant de motifs pour
détourner les accusateurs de démarches qui pouvaient leur
être funestes à eux-mêmes.
Ainsi, en 1198, Gérard de Rougemont, archevêque de
Besançon, fut accusé par son chapitre de parjure, de simonie
et d'inceste. Appelés à Rome, les accusateurs n'osèrent pas sou-
tenir leur plainte, bien qu'ils ne la retirassent point, et le pape
Innocent, citant l'exemple de la femme adultère, renvoya l'ar-
chevêque en lui conseillant de ne pécher plus. Alors se produisit
une longue série de scandales, au point que la religion, dans le
diocèse de Besançon, devint pour tous un objet de raillerie.
Gérard continua à vivre avec une de ses parentes, l'abbesse de
Remiremont, et d'autres concubines, dont l'une était une reli-
gieuse et l'autre la fille d'un prêtre ; aucune Église ne pouvait
être consacrée, aucun bénéfice ne pouvait être conféré sans le
paiement d'une forte somme ; les exactions de l'archevêque
(1) P. Cantor. Verb. abbrev. cap. liv. — Pet. Blesens. Epist. ccxi. — Cœsar.
Ileisterb. Dial. Mirac. Dist. n, c. 27, 28; Lfist. vi, c. 20. — Varior. ad Alex.
I P. III, Epist. xxi(Migne, Patrolog en, 1379). — Pet. Blesens. Tract, quales sunt
P. II, iv.
16 SCANDALES IMPUNIS
réduisaient les membres du clergé à vivre comme des paysans,
exposés au mépris de leurs paroissiens; en revanche, les moines
et les religieuses qui pouvaient donner de l'argent à l'arche-
vêque étaient autorisés à quitter leur couvent et à se marier.
Enfin, en 4211, un nouvel effort fut tenté contre cet homme.
Après plus d'une année, on obtint une sentence qui le soumet-
tait à la pur galion canonique, c'est-à-dire qu'il devait trouver
deux évêques et trois abbés pour le disculper sous la foi du
serment. Des négociations touchant le caractère du serment
commencèrent aussitôt et durèrent jusqu'en 1214. Enfin les
citoyens, à bout de patience, se soulevèrent et chassèrent
l'archevêque, qui se retira dans l'abbaye de Bellevaux, où il
mourut en 1225.
Maheu de Lorraine, évêque de Toul, était un prélat de la
même espèce. Consacré en 1200, il se montra si rapace que,
deux ans après, son chapitre demanda au pape Innocent de le
déposer, alléguant que Maheu avait déjà réduit de mille livres
à trente les revenus du siège épiscopal. Mais il fallut attendre
jusqu'en 1210 l'éloignement de l'évêque, qui fut précédé d'une
série d'enquêtes et d'appels, entremêlés d'actes de violence. Il
était complètement adonné à la débauche et aux plaisirs de la
chasse ; sa concubine favorite était sa propre fille, née d'une
religieuse d'Épinal. Malgré ses crimes, il conserva un bénéfice
de gros rapport, en qualité de grand-prévôt de St-Dié. En 1217
il fit assassiner son successeur Renaud de Senlis ; bientôt après,
son oncle Thiébault, duc 4e Lorraine, le rencontra par hasard
et le tua sur place. Apparemment, la justice ordinaire était
impuissante contre un pareil homme.
15 Le cas de l'évêque de Vence n'est pas sans analogies avec le
précédent. Le pape Gélestin III l'avait suspendu et appelé à
Rome pour répondre de ses crimes ; mais l'évêque n'en tint
aucun compte et continua à exercer ses fonctions. Quand Inno-
cent devint pape, en 1198, il excommunia l'évêque de Vence*,
mais cette mesure elle-même resta sans effet. Enfin, en 1204,
Innocent ordonna péremptoirement à l'archevêque d'Embrun
de procéder à une enquête et de déposer l'évêque récalcitrant
INTERVENTION DES PAPES 17
si les accusations portées contre lui se confirmaient. Entre
temps, le diocèse avait été réduit à un état pitoyable; les églises
tombaient en ruines et le service divin n'était plus célébré que
dans quelques paroisses.
A Narbonne, quartier général de l'hérésie, l'archevêque
Bérenger II, fils naturel de Raymond Bérenger, comte de Bar-
celone, n'occupait pas son siège ; il préférait vivre en Aragon,
où il possédait une riche abbaye et l'évêché de Lerida; jamais
il ne visitait sa province. Bien qu'il en tirât de gros revenus,
tant par les voies régulières que par la vente d'évêchés et de
bénéfices, il ne l'avait pas encore vue en 1204, alors qu'il avait
été consacré en 1190. Les titulaires des dignités qu'il vendait
étaient souvent des hommes des mœurs les plus dissolues. La
condition de la province était effroyable, tant à cause de la
mauvaise conduite du clergé que de la hardiesse des hérétiques
et la violence des partis. Dès 1200, Innocent III somma Bérenger
de venir lui rendre des comptes. En 1204, nouvelle tentative,
renouvelée encore les années suivantes, mais sans succès, car
l'archevêque ne cessait de gagner du temps en appelant du
légat au pape. Enfin, en 1210, Innocent ordonne de nouveau à
son légat de procéder à des enquêtes sur les archevêques de
Narbonne et d'Auch et d'exécuter sans appel les mesures pres-
crites par les canons. Il fallut cependant attendre jusqu'en 1217
avant que Bérenger ne fût dépossédé de son siège. 11 est pro-
bable qu'il se serait tiré d'affaire sans dommage si le légat lui-
même, Arnaud de Citeaux, n'avait pas eu envie de sa succes-
sion, qu'il obtint en effet. Nous pouvons croire sans hésitation
un écrivain du xme siècle lorsqu'il nous dit que la procédure
conduisant à la déposition d'un prélat était si longue et si diffi-
cile que les plus coupables eux-mêmes se croyaient à l'abri du
châtiment (1).
Alors même que l'énormité des crimes ne comportait pas 16
(1) Innocent. PP. III, Regest.i, 277; xiv, 125; xvi, 63, 158. — n, 34; vu, 84. —
m, 24; vu, 75, 76; vin, 106; ix, 66; x, 68; xm, 88; xv, 93. Voir aussi xi, 236; vi,
216; x, 182, 194; xt, 142; xn, 24, 25; xv, 186, 235; xvi, 12. — Gollut, Républi'jUe
Séquanoise (éd. Duvernoy, Arbois, 1846, p. 80). — La Porte du Theil {Notices des
18 EXACTIONS DE LA PAPAUTÉ
l'intervention du pape, l'épiscopat se déshonorait par mille
oppressions et exactions qui se tenaient suffisamment à l'abri
des lois pour que les victimes n'eussent aucun moyen d'obtenir
justice. Une histoire, entre bien d'autres, montre à quel point
la possession d'un évêché était considérée comme lucrative. Un
évoque, avancé en Age, convoqua ses neveux et autres parents
afin qu'ils s'entendissent pour lui trouver un successeur. Ils
désignèrent l'un d'eux et empruntèrent conjointement les grosses
sommes nécessaires pour acheter la nomination. Malheureuse-
ment, l'évêque élu mourut avant d'être entré en possession et,
sur son lit de mort, il dut subir les violents reproches de ses
parents ruinés, qui se voyaient dans l'impossibilité de rem-
bourser le capital emprunté par eux pour acheter leur part
d'épiscopat !
St. Bernard nous apprend qu'on appelle aux évêchés déjeunes
garçons, à un âge où ils se préoccupent surtout d'échapper à la
férule de leurs maîtres ; mais ces enfants ne tardent pas à
devenir insolents, à vendre l'autel et à vider les poches des
fidèles.
En exploitant ainsi leurs fonctions, les évêques ne faisaient
que suivre l'exemple de la papauté qui, directement ou par
l'entremise de ses agents, devenait, à force d'exactions, la
terreur des églises chrétiennes. Arnold, archevêque de Trêves
de 1169 à 1183, se rendit très populaire en protégeant son peu-
ple contre les exigences des nonces du pape ; chaque fois qu'il
était informé de leur approche, il allait lui-même à leur ren-
contre et, par de riches cadeaux, obtenait qu'ils se dirigeassent
vers un autre diocèse, au grand profit de son propre troupeau.
En 1160, les Templiers se plaignaient à Alexandre 111 que
leurs efforts dans l'intérêt de la Terre Sainte étaient sérieuse-
ment entravés par les extorsions des légats et des nonces du
mss. in, 617 et suiv.) — O/wsc. Tripartiti P. m, cap. iv (Fasciculi Rer. expetenda-
rura et fugiendarum, n, ^23, éd. de 1690).
Au mois de mai 1212, le légat Arnaud est appelé archevêque élu de Narbonne
(Innocent. PP. III, Retjest. xv, 93, 101); mais d.ms le nécrologe de l'abbaye de
Saint-Just de Narbonne, Bérenger, à la date de sa mort (11 août 1213), est encore
qualifié d'archevêque (Chron. de Saint-Just, Vaissete, éd. Piivat, vin, 218).
TAXES LEVÉES SUR LES FIDÈLES 49
pape, qui ne se contentaient pas de se faire loger et entretenir,,
comme ils en avaient le droit, mais exigeaient de l'argent. Le
pape accorda gracieusement aux Templiers l'exemption de cette
charge, excepté dans le cas ou le légat serait un cardinal.
C'était bien pis quand le pape venait lui-même. Clément V, 17
après avoir été consacré à Lyon, voyagea de cette ville à Bor-
deaux ; en route, lui et sa suite pillèrent si effrontément les
églises qu'après son départ de Bourges l'archevêque Gilles, com-
plètement ruiné, dut se présenter tous les jours à ses chanoines
pour quémander une part des subsistances qui leur étaient
allouées. La résidence du pape dans le riche prieuré de Gram-
mont appauvrit à tel point la maison que le prieur, désespérant
de pouvoir rétablir ses affaires, donna sa démission et que
son successeur fut obligé de lever une lourde taxe sur toutes les
maisons de l'Ordre.
L'Angleterre, après l'ignominieuse soumission du roi Jean,
fut particulièrement affligée par les extorsions pontificales. De
riches bénéfices étaient attribués à des étrangers, qui ne son-
geaient pas à y résider, au point que les sommes annuelles,
ainsi tirées de la grande île, étaient évaluées à 70.000 marcs,
trois fois le revenu total de la couronne !
Toute protestation, toute résistance était étouffée par des
excommunications. Au concile général de Lyon, tenu en 1245,
une adresse fut présentée au nom de l'Église anglaise, où ces
abus étaient dénoncés en termes plus énergiques que respec-
tueux. Cela ne servit de rien. Dix ans plus tard, le légat du
pape, Rustand, demanda, au nom d'Alexandre IV, un énorme
subside; la part de l'abbaye de St. Albans atteignait six cents
marcs. Alors Fulk, évêque de Londres, déclara qu'il se ferait
décapiter, et Walter de Worcester qu'il se ferait pendre, plutôt
que de se soumettre à de pareilles exigences ; mais leur résis-
tance fut brisée. On mit en avant de prétendues dettes contrac-
tées auprès de banques italiennes, en vue d'obtenir les fonds
nécessaires à la conduite de certaines affaires portées devant la
curie romaine. Pour rendre ces créances valables, Rome ne
recula pas devant la menace de l'excommunication. Quand
ABUS DES APPELS
Robert Grosseteste de Lincoln s'aperçut que ses efforts pour
réformer son clergé étaient rendus illusoires par les appels à
Rome, où les coupables pouvaient toujours acheter l'impunité, il
alla trouver Innocent IV dans l'espoir d'obtenir quelques réfor-
mes. Ayant complètement échoué, il s'écria devant le pape :
« 0 argent, argent, que de choses tu peux faire, en particulier
à la cour de Rome ! »
Cet abus des appels était déjà ancien et, dès l'époque de
Charles le Chauve, où ils furent institués, on se plaignait qu'ils
exerçassent sur le clergé une influence démoralisante. Des
prélats comme Hildebert du Mans, qui cherchaient honnêtement
18 des remèdes à la corruption des prêtres, constataient que leurs
efforts étaient inutiles et n'hésitaient pas à s'en plaindre. Leurs
plaintes, cependant, ne servaient pas à grand'chose, bien que
de temps en temps un pape honnête, comme Innocent III,
consentit à annuler une lettre de rémission écrite dans l'igno-
rance des faits de la cause, ou permît même à un prélat de sévir
sans appel. Le biographe d'Innocent III le loue particulièrement
d'avoir refusé ce qu'on appelait des propinae, dons ou cadeaux
faits aux papes pour l'obtention de ses lettres. D'autres pontifes,
plus astucieux, cherchaient à neutraliser les effets de leurs pro-
pres lettres sans diminuer les bénéfices de leur chancellerie.
Quand Luc, le saint archevêque de Gran, fut jeté en prison par
l'usurpateur Ladislas, en 1172, il refusa de faire usage de let-
tres de libération obtenues d'Alexandre III, alléguant qu'il ne
voulait pas devoir sa liberté à la simonie (1).
Ce n'est pas seulement par ces procédés funestes que la juri-
diction de Rome causait des maux incalculables au monde
chrétien. Alors que les cours féodales étaient strictement terri-
mP Cantor Verb. abbrev. cap. 71. - S. Bernardi Tract, de Mor. et Offtc.
evUc c vn n" 25 - Gesta Treviror. Archiep. cap. 92. - PruU Malteser Urk«*
RS togesten, Munich, 1883, p. 38. - Guil K-^i^^J^^T
Gu.ït. Mapes, De nugis curialium, dist. n, cap, TH,
VÉNALITÉ DE LA CURIE ROMAINE 21
toriales et locales, que les fonctions judiciaires des évêques
étaient limitées à leur propre diocèse, de sorte que tout homme
pouvait savoir devant qui il était responsable, la juridiction*
universelle de Rome donnait lieu tout naturellement à des abus
de la pire espèce. Le pape, en sa qualité de juge suprême, pou-
vait déléguer à n'importe qui une partie de son autorité recon-
nue en tous lieux ; de plus, la chancellerie pontificale ne choi-
sissait pas avec beaucoup de discernement les individus auxquels
elle remettait des lettres les autorisant à exercer les fonctions
judiciaires et à assurer l'exécution de leurs arrêts par la menace
de l'excommunication. S'il faut en croire les témoignages
contemporains, ces lettres étaient ouvertement vendues par la ^9
chancellerie romaine à ceux qui étaient en état de les payer.
L'Europe était sillonnée par une multitude de gens munis des
armes les plus redoutables, dont ils se servaient sans scrupule
pour extorquer de l'argent. Les évêques, d'autre part, ne se
faisaient pas faute d'affirmer leur juridiction plus limitée, et,
dans la confusion qui en résultait, il se trouvait trop aisément
des aventuriers pour prétendre être en possession de ces pou-
voirs délégués et s'en servir en vue des intérêts les plus vils.
Ces lettres donnaient, à ceux qui les possédaient ou préten-
daient les posséder, carte blanche pour commettre des injus-
tices, exercer des vengeances ou s'enrichir. Par surcroît, on se
mit à en fabriquer. Il était bien malaisé de s'adresser à Rome
pour s'assurer de l'authenticité d'un bref pontifical. Lucius III,
\prs 1185, ordonna de poursuivre une bande de faussaires
opérant en Angleterre, dont la lucrative industrie avait beau-
coup nui au respect qu'inspiraient les publications du Saint-
Siège. Célestin III parle de faussaires de lettres pontificales qui
avaient été récemment découverts à Rome même ; son succes-
seur Innocent III, en montant sur le trône, découvrit un autre
atelier de ce genre en pleine activité. Bien qu'il ait pris des
mesures pour fermer cette officine, le commerce des faux brefs
était trop profitable pour que In vigilance d'un pape honnête pût
y mettre fin. Jusqu'au dernier jour de son pontificat, la chasse
aux brefs frauduleux fut une do ses préoccupations constantes.
22 FAUSSAIRES DE BREFS
Vers la même époque, Etienne, évêque de Tournai, découvrit
dans sa ville épiscopale un nid de faussaires qui avaient imaginé
un ingénieux instrument pour la fabrication des sceaux du
pape. Aux yeux du peuple, cependant, il importait peu que les
brefs fussent authentiques ou apocryphes; les souffrances et
l'oppression étaient les mêmes, que la chancellerie romaine eût
touché des droits ou non (4).
20 Ainsi la curie romaine était un objet de terreur pour tous
ceux qui entraient en contact avec elle. Hildebert du Mans
dépeint les officiers de la curie comme vendant la justice, retar-
dant les décisions sous mille prétextes et, finalement, oublieux
de leurs engagements quand il n'y avait plus d'argent pour les
corrompre. « Us étaient de pierre pour comprendre, de bois
pour juger, de feu pour s'irriter, de fer pour pardonner;
renards pour tromper, taureaux par l'orgueil et minotaures par
leur habitude de tout dévorer. » Un siècle plus tard, Robert
Grosseteste disait carrément à Innocent IV et à ses cardinaux
que la curie était la source de toute l'ignominie qui faisait
du sacerdoce une honte et un opprobre pour la chrétienté. Un
siècle et demi après, ceux qui connaissaient le mieux la curie
romaine déclaraient qu'elle n'avait pas changé (2).
Quand tel était l'exemple donné par la tête de l'Église, il eût
été bien surprenant que beaucoup d'évêques ne profitassent pas
de toutes les occasions pour tondre leurs troupeaux. Pierre
Gantor, témoin digne de toute créance, déclare qu'ils ne sont
(1) Can. 43, pxtra lib. i, tit. in. — Pefri Exoniens. Summula exinendi confes-
sicnis (Harduin. mi, 1126). — Goncil. Herbipolens. ann. 1187, c. 37. — Concil.
apud Campinacu n, ann. 1238, c. 1, 2, 7. — Concil. apud Castrum Gonterii, ann. 1253,
can. unie — C. Nug^riolens. ann. 1290, c. 3. — C. Avenionens. ann. 1326, c. 49 ;
ann. 1337, c. 5'.).— C. Kituricens-. ann. 133 î, c. 5. — C. Vauréns. ann. 1308, c. 10,
11 — Lucii PP III, Epist. 252. — Compilât, n, tit. iv, can. 1,2.— (.aelestin.
PP. III, D'cret. xxtvm (Migne, cevi, p. 1252). — Innocent. PP. III, Rp.qest. lib. i,
Epist. 235, 310, 405, Jri6, 536, 540; n, 29; in, 37; vi, 1-20, -233, 231; vu, 26; x, 15,
79, 93 : xi, 111, 161, 275; xv, 218, 223 ; Supplem. 231. — Beger, Reg d'In-oc. iv,
pp. lxxvi-lxxvii, n*» 2501, 3214, 3812, 4086. — Theiner, \ et. Monument, ffibern.
et Scotor. n° 196, p. 75. — De ReifTenberg, Chron. <ie Ph. Mo"sk"S, i, ccxxv.
Lorsque cet fléau annuel, connu sous le nom de Bulle In csena Dornini, devint
un usage, les faussaires de lettres papales furent inclue dans ses anathèmes, jus-
qu'à la suppression île cette bulle en 1773.
(2; Fascic. Rcrum Expetend. et Fugiend. n, 7, 251-255 (éd. de 1620).
INDIGNATION DE PIERRE CANTOR 23
pas des pêcheurs d'âmes, mais d'argent, et qu'ils ont à leur
service mille fraudes ingénieuses pour vider les poches des pau- /
vres. « Ils possèdent, dit-il, trois hameçons pour attraper leur
proie dans les eaux profondes — le confesseur, chargé de
la cure des âmes ; le diacre, l'archidiacre et d'autres prêtres,
qui servent les intérêts du prélat par des moyens honnêtes ou
non ; enfin le curé de campagne, qui est choisi en raison de son
habileté à exploiter les pauvres et à rapporter leurs dépouilles
à son maître. » Ces fonctions étaient souvent affermées et le
droit de tourmenter et de dépouiller le peuple était vendu au
plus offrant. Tous ces hommes excitaient une haine générale,
dont bien des anecdotes portent témoignage. Un ecclésias-
tique avait perdu au jeu tout son avoir, à l'exception de cinq
sols; fou de rage, il s'écria qu'il donnerait volontiers ce qui lui
restait à celui qui lui enseignerait le moyen d'offenser Dieu le
plus gravement. Un assistant fut jugé digne de toucher la
somme pour avoir dit : « Si vous voulez offenser Dieu pis que
tous les autres pêcheurs, devenez fonctionnaire ou collecteur
épiscopal ! » « Autrefois, continue Pierre Cantor, on mettait
quelque décence à s'approprier les biens des riches et des pau-
vres; mais maintenant, tout se fait publiquement et ouverte-
ment, au moyen d'une foule de fraudes et de procédés d'extorsion
nouveaux. » « Les fonctionnaires des prélats ne sont pas seule-
ment leurs sangsues, qui sucent pour être pressées ensuite, mais
ce sont les filtres du vin de leurs rapines, gardant pour eux-
mêmes la lie du péché (1). » 21
Cette explosion d'une indignation honnête prouve que le
principal instrument d'exaction et d'oppression était la fonction
judiciaire de l'épiscopat. Il est vrai que de gros revenus prove-
naient de la vente des bénéfices et de l'extorsion de droits pour
toute sorte d'actes officiels ; il est vrai aussi que beaucoup de
prélats ne rougissaient pas de tirer un profit immonde de l'im-
moralité si répandue parmi un clergé de célibataires en exigeant
un tribut appelé cullagium, après paiement duquel le prêtre
(i) P. Cantor. Verb. abbvev. cap. 24. — Cf. Pelri Blesensis Epist. 23; Johan-
nes Saresberiens. Polycrat. lib. \u, cip. 21 ; lib. vin, cap. 17.
24 ABUS DES PROCES
pouvait vivre en paix avec sa concubine. Mais il est certain que la
juridiction spirituelle était la source des plus grands profits pour
les prélats, la cause de la plus grande misère pour le peuple.
Dans les cours temporelles elles-mêmes, des amendes exigées à
la suite des procès formaient une part importante des revenus
des seigneurs ; à plus forte raison, dans les tribunaux ecclésias-
tiques, qui embrassaient toute la jurisprudence spirituelle et
une grande partie de la jurisprudence temporelle, il y avait une
ample moisson à recueillir. Ainsi, comme le dit Pierre Gantor,
le sacrement du mariage devenait un sujet de dérision pour les
laïques, par suite de la vénalité des fonctionnaires épiscopaux,
qui faisaient et défaisaient les unions pour remplir leurs poches.
Le prétexte à la dissolution du mariage était naturellement
cherché dans l'arsenal compliqué des lois relatives aux degrés
prohibés de consanguinité.
Une autre source féconde d'extorsions était l'excommunication.
Si un malheureux résistait à une exigence injuste, on l'excom-
muniait, et il devait payer ensuite non seulement ce qu'on lui
avait réclamé à tort, mais une amende pour que son excommu-
nication fût levée. Tout retard à obéir aux sommations de la
cour de J'Officialité entraînait l'excommunication et des extorsions
subséquentes.
Là où il était si profitable pour quelques-uns de soulever des
difficultés, on ne manquait aucune occasion d'en faire naître,
au grand dommage du pauvre peuple. Quand un prêtre était
mis en possession d'un bénéfice, on lui faisait jurer qu'il ne
fermerait les yeux sur aucune faute commise par ses parois-
siens, mais ferait en sorte que les coupables fussent poursuivis
et mis à l'amende ; il devait s'engager aussi à ne point per-
mettre que des querelles ou litiges fussent réglés à l'amiable.
Bien qu'une décrétale eût décidé que les serments prêtés à cet
effet étaient nuls, les évêques continuèrent à les exiger. Comme
exemple de ces abus, on rapporte l'histoire d'un enfant qui, en
jouant, tua accidentellement un de ses camarades avec une
22 flèche. Le père du meurtrier étant un homme riche, on s'opposa
à ce qu'il se réconciliât à l'amiable avec le père de la victime.
VÉNALITÉ DES TRIBUNAUX 25
Pierre de Blois, archidiacre de Bath, n'avait probablement pas
tort lorsqu'il décrivait les Ordinaires épiscopaux comme des
vipères d'iniquité, surpassant en malice tous les serpents et tous
les basilics, comme des bergers, non de brebis, mais de loups,
entièrement voués à la malice et à la rapine (1).
La vénalité de beaucoup de cours épiscopales était une cause
plus efficace encore de misère pour le peuple, et, par suite,
d'hostilité à l'endroit de l'Église. Le caractère des débats juri-
diques et celui des avocats qui plaidaient devant ces tribunaux
se reconnaît clairement à l'étude d'une réforme tentée, en 1231,
par le concile de Rouen. On demandait alors aux avocats de
s'obliger par serment à ne point dérober le dossier de la partie
adverse, à ne pas produire des documents faux ou de faux
témoignages. Les juges étaient à la hauteur du barreau. Ils ne
reculaient devant aucune extorsion pour drainer jusqu'au der-
nier sou l'avoir des plaideurs, et quand les fraudes devenaient
trop manifestes, ils se faisaient remplacer par des subordonnés
qui travaillaient pour leur compte. Il arriva que l'abbaye
d'Andres se prit de querelle avec la maison mère de Charroux;
celle-ci fit savoir à l'abbaye qu'elle pouvait dépenser, devant
n'importe quel tribunal, cent marcs d'argent contre dix de son
adversaire; et, en effet, après dix ans de litiges, comprenant
trois appels à Rome, l'abbaye d'Andres se trouva chargée d'une
dette énorme de 1,400 livres parisis, outre que les détails de la
procédure attestent la corruption la plus éhontée . La cour
romaine donnait l'exemple aux autres et sa réputation à cet
égard se reflète dans l'éloge accordé au pape Eugène III; on lui
fait gloire d'avoir repoussé un prieur qui voulait engager une
affaire devant lui par l'offre d'un marc d'or! (2)
(1) Concil. Juliobonens. ann. 1080, c. 3, 5. — Concil. Bremens. ann. 1206. —
Ëadmer. Hist. Novor. lib. iv. — C«.ncil. Melfitan. ann. 1 284, c. 5. — P. Cantor.
Verb. abhrev. ca .. 24, 79. — Innocent. PP. III, Rngest. X, 85; xn, 37. — Pet.
Blesensis Epist. 209.
(2) Concil. Rotomng. ann. 1231, c. 48. — P. Cantor. Verb. abbrev. en p. 23. —
Innocent. PP. I If, Regest. i, 376.— Chron. Andies. Monast. —Narrât. Beslaur
Abbat. S. Mart. Tomacens. cap. 113, 114. — Joann. Saresberiens. Polycrat
lib. v, cap. 15; cf. lib. vi, cap. 24.
2
26 NÉGLIGENCE DE LA PRÉDICATION
23 Une autre sorte d'oppression s'inspirait de motifs plus élevés
et donnait des résultats meilleurs, mais n'en pesait pas moins
d'un poids effrayant sur la masse du peuple. C'est vers cette
époque que l'usage s'introduisit de construire des églises et des
abbayes magnifiques, ornées de vitraux et des décorations les
plus somptueuses. Ces édifices étaient, sans doute, l'expression
d'une foi ardente, mais ils étaient encore plus la manifestation
de l'orgueil des prélats qui présidaient à leur construction. Dans
notre admiration de ces monuments illustres, nous ne devons
pas oublier les terribles efforts et les souffrances qu'ils ont
imposés aux serfs et aux paysans. Pierre Cantor affirme qu'on
les édifiait au prix d'exactions sur les pauvres, avec les béné-
fices odieux de l'usure, à l'aide des mensonges et des fraudes
pratiqués par les quaestuarii ou vendeurs d'indulgences; il
ajoute que les grandes sommes ainsi dépensées l'auraient été
plus utilement à racheter des captifs et à secourir les misé-
rables (1).
Il n'y avait guère lieu d'espérer que des prélats du genre de
ceux qui occupaient alors les sièges de l'Église se consacrassent
aux véritables devoirs de leur fonction. Au premier rang de
ces devoirs était la prédication, la diffusion parmi les fidèles
des "enseignements de la foi et de la morale. En vérité, l'office
du prédicateur était surtout une fonction épiscopale; l'évêque
était le seul homme du diocèse autorisé à l'exercer; le prêtre
de paroisse ne recevait pas l'éducation nécessaire et les règle-
ments ne lui permettaient pas de prêcher sans une permission
spéciale de son supérieur. Mais les prélats turbulents et belli-
queux de cette époque pensaient à toute autre chose et
n'étaient, d'ailleurs, nullement aptes à la prédication. En 1031.
le concile de Limoges exprima le désir que l'on prêchât au
peuple non seulement dans l'église épiscopale, mais dans
d'autres églises, quand la volonté de Dieu inspirerait, pour cette
tâche, un docteur compétent. Mais l'Église resta inactive jus-
qu'à ce que la diffusion de l'hérésie lui fit reconnaître l'impru-
(1) P. Cantor. Verb. abbrev. cap. 86.
VENTE DES BÉNÉFICES 27
dence qu'elle commettait en négligeant une source si efficace
d'influence. En 1209, le concile d'Avignon ordonna aux évêques
de prêcher plus souvent et plus diligemment que par le passé; 24
quand l'occasion s'en offrait, il fallait confier la tâche à quel-
ques personnes « honnêtes et discrètes. » En 1215, le grand
concile de Latran admit que les évêques, surchargés de beso-
gnes pressantes, n'avaient pas le loisir de prêcher souvent eux-
mêmes; il demanda qu'ils trouvassent et payassent de leurs
deniers des hommes ayant pour fonction de visiter les paroisses
et d'édifier le peuple tant par la parole que par l'exemple. De
pareilles exhortations ne produisirent que peu d'effet; le champ
de la prédication se trouva presque abandonné aux hérétiques,
jusqu'à ce que les Frères Prêcheurs commençassent leur œuvre,
au grand mécontentement des évêques.
L'inquisiteur troubadour Izarn n'hésite pas à déclarer que
l'Inquisition ne se serait jamais répandue s'il y avait eu de bons
prédicateurs pour s'y opposer et que, sans les Dominicains, on
n'en serait jamais venu à bout (1).
La partie inférieure du clergé ne pouvait guère avoir plus de
valeur morale que l'épiscopat. Les bénéfices étaient pour la
plupart à la disposition des évêques, bien que la collation
de beaucoup d'autres dépendit des seigneurs laïques; certains
corps religieux possédaient des droits particuliers de patro-
nage et bon nombre d'entre eux comblaient, par voie de coop-
tation, les vides qui venaient à se produire. Cependant, quel
que fût le pouvoir dont dépendait la collation, les résultats
étaient, dans la pratique, à peu près les mêmes. Tout le monde
se plaint, à cette époque, que les bénéfices sont ouvertement
vendus ou donnés par faveur, sans enquête sur les qualités ou
les aptitudes de l'impétrant. Saint Bernard lui-même, en 1151,
sollicitait une prévôté pour un jeune homme sans valeur, qui
était le neveu de son ami l'évêque d'Auxerre; à la réflexion, il
éprouva des scrupules et retira sa demande, ce qu'il put faire
(1) Concil. Lemovicens. ann. 1031. — Concil. Avenoniens. ann. 1209, c. 1. —
Conc''l. Lateranens. ano 1215, c. 10. — Millot, Hist. litt. des Troubadours,
ii, 61
28 ABUS DU FAVORITISME
d'autant plus aisément que son ami, en mourant, n'avait pas
laissé moins de sept églises à son bien aimé neveu.
La même année il refusa au comte Thibaut de Champagne
un bénéfice que ce puissant personnage avait demandé pour
son fils, lequel n'était encore qu'un enfant; mais la requête
adressée à saint Bernard prouve combien on était habitué
alors à donner par faveur les bénéfices — quand on ne les ven-
dait pas.
25 A la vérité, la loi canonnique était pleine d'admirables pré-
ceptes touchant les vertus et les aptitudes exigibles des candi-
dats; mais, dans la pratique, ces préceptes restaient lettre
morte. Le pape Alexandre III s'indigna un jour d'apprendre
que l'évêque de Coventry avait l'habitude de donner des églises
à des enfants âgés de moins de dix ans; mais tout ce qu'il osa
faire fut d'ordonner que les cures fussent confiées a des vicaires
compétents jusqu'à ce que les titulaires eussent atteint l'âge
requis, qu'il fixa lui-même à quatorze ans. D'autres papes,
plus charitables, réduisirent à sept ans. l'âge requis pour la
possession des bénéfices simples ou des prébendes.
Quant aux abus du patronage, on ne pouvait attendre que
la curie romaine y mit un terme, car elle en était elle-même
tout infectée. L'armée de complaisants et de parasites qu'elle
abritait était sans cesse à l'affût des riches bénéfices dans
tous les pays de l'Europe et les papes ne cessaient d'écrire aux
évêques et aux chapitres, demandant des places pour leurs
amis (1). , ,, , ,
Un pareil système devait avoir pour conséquence 1 abus des
pluralités, avec tous les inconvénients qui en résultaient C'est
en vain que des papes et des conciles réformateurs publièrent
des constitutions pour les interdire; c'est en vain que des
moralistes indignés en dénoncèrent les scandales, également
(1) S. Bernard. Epist. 27. 274, 276. - Can 2, 3, extra lib i^ «t. 13. - J ho-
n4sin, Discipl de ?***,*.£ ^ C^tf ^Cotu Lugdun ann. 1274,
ann 1181. — Concil. Turon ann. liât, ç. 10 ,nnft,ont&pi. ni Reoest.
c. 12.- P. Cantor. Verb. abàrev. ™V'">*»> ^ ~ £ . aisajt ^ faute d'in-
&a£ s7s &M&S* Wr'JWé.'B- W£- sont _
plis de missives à cet effet.
CUMUL DES BENEFICES 2?
pernicieux au bien des âmes, aux revenus temporels et à la
considération des églises. Interdites par le droit canon, les
pluralités, comme tous les abus, étaient une source de profits
pour la curie romaine, toujours prête à accorder des dispenses
lorsque les détenteurs de pluralités craignaient qu'on se mêlât
de leurs affaires. On pouvait aussi s'en servir dans un but
politique, comme lorsqu'Innocent IV, en 1246, brisa la coalition
menaçante des nobles de France par un emploi habile de ces
dispenses.
En fait, il se trouvait de savants docteurs en théologie pour
soutenir la légalité de cet abus; c'est ce que fit, par exemple,
vers 1238, dans une discussion publique, le chancelier de l'Uni-
versité de Paris, Maître Philippe, qui était lui-même un plura-
liste notoire. Son destin, cependant fut un avertissement pour les
autres. Sur son lit de mort, son ami, Guillaume d'Auvergne,
évêque de Paris, l'exhorta à abandonner tous ses bénéfices à 26
l'exception d'un seul, promettant de le dédommager de ce
sacrifice s'il venait à se rétablir. Philippe refusa, par la raison,
disait-il, qu'il voulait savoir si la pluralité des bénéfices entraî-
nait la damnation. La curiosité du scolastique fut satisfaite.
Peu après sa mort, une ombre apparut au bon évêque en
prière, s'annonça comme l'âme du chancelier et déclara qu'elle
était damnée à tout jamais (1).
Un clergé ainsi recruté et soumis à de telles influences ne
pouvait, sauf exceptions, n'être qu'un fléau pour les hommes qui
subissaient sa direction spirituelle. Un bénéfice acquis à deniers
(1) Concil. Lateran. III, ann. 1179, e. 13, 14; IV, ann. 1215, c. 29. — Inno-
cent. PP. III, Hegest. i, 82, 191, 471. — P. Gantor. Verb. abbrev. cap. 31, 32,
3t, 80. — Honor. PP. III, Epist. ad archiep. Bituricens. ann. 1219. — Ui bani
PP. V, Constit. 1367 (Harduin. Concil. VU, 1707).— Isambert, Ane. Loix Franc.
i, 252. — Malt. P,»rs, Hist. Angl. ann. 1246 (éd. 1644, p. 483). — Wadding.
Annal. Mmor. ann. J 238, n° 8. — D'Argentré, Collect. Judicior. de Nov.Error.
I, i, 143.
La correspondance de la chancellerie papale sous Innocent IV, conservée dans
le registre officiel, comprend, pour les trois premiers mois de 1245, 332 lettres,
dont un cinquième sont des dispenses accordées à 65 individus qui sont autorisés
*tenir des pluralités. Un bon nombre d'autres sont des dispenses de la loi cano-
nique, m <u>trant quelle inépuisable source de revenus pour la cure romaine étaient
les vices du clergé. Pour la rapacité avec hquelle on se disputait par avance les>
bénéfices des mourants, voir Ibid. n° 1631.
30 QUESTION DES DIMES
comptants était considéré comme un placement pur et simple,
dont il fallait tirer le plus de profit possible par des extorsions
et d'autres manigances, en réduisant au minimum les devoirs
propres du pasteur chrétien.
JJne des sources les plus fécondes de mécontentement et de
querelles était la question des dîmes. Cette forme oppressive de
taxation, aggravée par la rapacité des percepteurs, avait depuis
longtemps donné naissance à des troubles. Ce fut le plus grand
obstacle aux efforts de Charlemagne pour convertir les Saxons
et nous verrons que cette institution fut la cause, au xme siècle,
d'une croisade impitoyable contre les Frisons. Dans certaines
localités, la résistance du peuple devint telle que le non-paie-
ment des dîmes fut qualifié d'hérésie. Partout nous voyons que
la question des dîmes met aux prises le pasteur et son troupeau
et suscite d'interminables litiges entre ceux qui se disent auto-
27 risés à en profiter. De là, toute une branche du droit canonique
destinée à régler ces contestations. Carlyle affirme qu'au
moment où éclata la Révolution française il n'y avait pas
moins de soixante mille affaires de dîmes pendantes devant les
tribunaux. Autrefois, on faisait quatre parts de la dîme, l'une
pour l'évêque, une autre pour le prêtre de la paroisse, la troi-
sième pour la fabrique de l'église et la quatrième pour les
pauvres. Mais, à l'époque où nous sommes, la soif des biens
terrestres était telle qu'évêque et prêtre prenaient chacun le
plus qu'il pouvait, laissant peu de chose à l'Église et ne laissant
rien du tout aux pauvres (1).
La partie de la dîme que le prêtre arrivait à garder pour lui
était rarement suffisante pour ses besoins, d'autant plus qu'il
vivait fréquemment dans le désordre et était exposé à la rapa-
(i) Clément. PP. IV, Epist. 456 (Martène, Thesaw. n, 461). — Alcuini Epis t.
1 ad Arnon. Salisburg. (Pez, Thtsaur. n, 1, 4). — Decreti P. n, caus. xni. Gra-
tiani, Comment, in Q. i, cap. 1 ; caus. xvi, Q. 1, cap. 42, 43, 45-47, 56, 57; caus.
xti, Q. vu, cap. 1-8 — Evtra lib. m, tit. xxx. — Conril. Rotomag. ann. 1189,
c. 23. — Concil. Wigorn. ann. 1240, c. 44, 45. — Concil. Mertonens. ann. 1300.
— Concil. apud Pennam Fidelem, ann. 1302, c. 7. — Concil. Maghfeldens. ann.
1332. — Concil. Londin. ann. 1342, c. 4, 5. — Concil. Nimociens. ann. 1298,
c. 16.— Concil. Nicosiens. ann. 1340, c. 1. — Coidl. Marciac. ann. 132«,
c. 30. — Concil. VaureHS. ann. 1368, c. 68-70.— Gerhohi Reichersperg. Lib. de
uEdificio Dei, c. 46.
EXTORSIONS D'OFFRANDES PIEUSES 31
cité de ses supérieurs. Aussi cette forme de la simonie qui
consiste à vendre les sacrements devint bientôt générale. La
confession, que l'on rendit alors obligatoire et dont le prêtre
avait le monopole, ouvrait un vaste champ aux extorsions de
toute nature. Quelques confesseurs, il est vrai, estimaient à bas
prix le sacrement de la pénitence et donnaient l'absolution de
tout péché en échange d'un poulet ou d'une pinte de vin; mais
d'autres se montraient plus exigeants.
Un contemporain raconte qu'Einhardt, prêtre de Soest, répri-
manda sévèrement un de ses paroissiens qui, préparant ses
Pâques, confessa avoir péché par incontinence en carême; il
exigea de lui dix-huit deniers, prix de dix-huit messes pour son
âme. Un autre vint dire à Einhardt que, durant le carême, il
s'était abstenu d'avoir commerce avec sa femme ; aussitôt il fut
frappé d'une amende identique, prix de dix-huit messes, parce
qu'il avait perdu l'occasion d'engendrer un enfant, comme c'eût
été son devoir. Les deux paroissiens durent vendre leurs récoltes
à l'avance afin de trouver l'argent nécessaire. Le hasard voulut 28
qu'ils se rencontrassent sur la place du marché et comparassent
les notes que le prêtre leur avait remises. Ils portèrent plainte
au doyen et au chapitre de Saint-Patrocle et l'affaire fut
ébruitée, au grand scandale des fidèles. Mais la lucrative
carrière d'Einhardt ne fut pas interrompue pour si peu de
chose 1
Toutes les fonctions sacerdotales devaient ainsi être produc-
tives de revenus. Un prêtre refusait de célébrer un mariage ou
des obsèques si les sommes demandées n'étaient pas payées
d'avance ; l'eucharistie même n'était accordée aux commu-
niants que s'ils offraient ce qu'on appelait une oblation. Pour
concevoir la gravité de ce dernier fait, il faut se mettre dans
l'état d'esprit de ces hommes qui croyaient tous, sans réserve,
à la transubstantiation. Pierre Cantor a donc raison lorsqu'il dit
que les prêtres de son temps sont pires que Judas Iscariote, qui
vendit le corps du Seigneur pour trente deniers ; eux en font
autant tous les jours... pour un denier.
En outre, beaucoup de prêtres transgressaient la règle qui
32 EXACTIONS AU LIT DES MOURANTS
défendait, sauf exceptions particulières, de célébrer plus d'une
messe par jour; ceux qui voulaient s'y conformer en apparence
imaginèrent une combinaison ingénieuse : en répétant l'introït,
ils divisaient une messe en une demi-douzaine de parties et re-
cevaient une oblation pour chacune (1).
Si, à chaque tournant de son existence, le fidèle était ainsi
soumis à des exactions, l'avidité du clergé ne s'arrêtait pas
devant son lit de mort; son cadavre même avait une valeur
marchande pour les vampires qui se le disputaient. Les derniers
sacrements, indispensables au salut des âmes, étaient souvent
refusés par le prêtre s'il ne recevait pas, en échange, quelque
objet appartenant au moribond, par exemple les draps de son
lit. Mais il est probable que cet abus n'était pas fréquent. Bien
plus répandu était l'usage d'exploiter les terreurs du Jugement
par l'extorsion de legs destinés à des usages pieux. On sait
qu'une grande partie des biens de l'Église ont été amassés de
cette façon; dès le ix« siècle, des plaintes s'élevaient à ce sujet.
29 En 811, Charlemagne, ayant convoqué les conciles provinciaux
dans tout son Empire, demanda aux prélats s'ils pouvaient
vraiment prétendre avoir renoncé au monde alors qu'ils ne
cessaient de chercher à s'enrichir, de promettre le ciel et de
menacer de l'enfer, afin d'obtenir que les simples et les igno-
rants déshéritassent leurs héritiers naturels, livrés ensuite à la
pauvreté qui les conduisait au vol et au crime. A cette question,
le concile de Châlons, en 813, répondit par un canon interdisant
ces pratiques et rappelant au clergé que l'Église devait secourir
les pauvres et non les dépouiller. Le concile de Tours répliqua
qu'il avait fait une enquête et n'avait pu découvrir aucune per-
sonne se plaignant d'avoir été déshéritée. Le concile de Reims
passa prudemment l'affaire sous silence et celui de Mayence
s'engagea à faire restituer les biens ainsi détournés à leurs
(1) Caesar. Heisterbae. Dial. Mirac. dist. m, cap. 40, 41. — Hist. Monast. S.
Laurent. Leodiens. lib v, cap. 39. — Innocent. PP. III, Regest. i, 220; n, 104.
— P. Cantor. Yerb. abbrev. cap. 27-29,38-40. — Grandjean, lieg.de Benoit XI,
no 975, _ Concil. Lateran. IV, ann. 1215, c. 63-66. — Concii. Rotomag. ann.
1231, c. 14. — Teulet, Layettes, n, 306, n° 2428. — Const. Provin. S. Edmund.
Cantuar. ann. 1-236, c. 8. — Synod. Wigorn. ann. 1240, c. 16, 26, 29. — Concil.
Turon. ann. 1239, c. 4, 17.
EXACTIONS AUX OBSÈQUES 33
ayants-droit. L'effet de cette intervention dura peu ; l'Église
continua à battre monnaie avec les terreurs des mourants e
finalement, vers 1170, Alexandre III décida que personne ne
pourrait faire un testament valable hors la présence du prêtre
de sa paroisse. Dans quelques localités, le notaire qui rédigeait
un testament en l'absence du prêtre était excommunié et le
corps du testateur ne pouvait être enterré chrétiennement-
Pour justifier ces abus, on alléguait quelquefois la nécessité
d'empêcher un hérétique de léguer ses biens à d'autres héré-
tiques ; mais la vanité de cet argument est attestée par le fait
que la règle en question fut promulguée à diverses reprises
dans des pays où l'hérésie était inconnue. On se plaignait aussi
parfois que les prêtres de paroisse fissent servir à leur usage
personnel des legs qui étaient institués au profit de fondations
pieuses (1).
Même après la mort, l'Église n'abandonnait pas son droit de
contrôle et les bénéfices qu'elle en retirait. C'était un usage
général de léguer des sommes considérables en vue des pra-
tiques par lesquelles l'Église prétendait adoucir les tourments
du Purgatoire; l'offrande, au moment des obsèques, n'était pas
moins habituelle. Il en résulta que la garde même des
cadavres devenait une source de gains importants et que la
paroisse où le pêcheur avait vécu et où il était mort prétendit
avoir un droit sur sa dépouille. Il arrivait que quelque monastère
obtint, au dernier moment, d'un moribond que son corps fût
remisa ses soins — grave empiétement sur les droits de la paroisse
et source de querelles scandaleuses auxquelles donnaient nais-
smce les taxes prévues pour les funérailles et la récitation des
messes. Dès le ve siècle, le pape Léon le Grand n'hésita
(1) Synod. Andegav. ann. 1204, c. 3. — Capit. Car. Mag. II, ann. 811, cap. 5.
— Coi.cil. Cabillon. II, ann. 813, c. 6. — Coneil. Turonens. III, ann. 813, c. 51.—
Goncil. Remens. ann. 813. — Coneil. Mngnn'. ann. 813, c. 6. — Can. 10, extra
lib. m, t t. xxvj. — Coneil. JNnrbonn. ann. 1227, c. 5. — Coneil. Tolos. ann. 1228,
c. 5; ann. 122^, c. 16. — Coneil. Rotomag. ann. 1231, c. 23. — Coneil. Arla-
tens. ann. 12S4, e. 21 : ann. 1275, c. 8.— C-»nstit. Pr.vin. S. Edmund. Cantuar.
ann. 12>C, c. 33. — Coneil. Albien*. ann, 1254, c. 11. — Coneil. Andegav. ann.
1266, 1300. — Respons. hlpisc. Carcassonn. an >. 1275 (Martène, i, 1151). — Coneil.
INema siens, ann. 1284, c. 8. — Coneil. Re:itinens. ann. 1309, c. 8. - Coneil.
Cameracens. ann. 1317.
30
34 MESSES POUR LES MORTS
pas à condamner, dans les termes les plus sévères, la rapacité
des monastères qui invitaient des hommes à partager leur
retraite dans l'espoir de profiter de leurs libéralités, au détri-
ment du prêtre de la paroisse, ainsi frustré dans sa légitime
attente. Léon prescrivit, en conséquence, un compromis, aux
termes duquel la moitié des biens ainsi acquis par un couvent
devait être attribuée à l'Église du défunt, même s'il n'avait été
introduit dans le monastère qu'après sa mort. Les églises
paroissiales finirent par réclamer les cadavres de leurs parois-
siens comme une propriété inaliénable et par refuser aux mou-
rants le droit de choisir un lieu de sépulture. Il fallut plusieurs
décisions des papes pour mettre un terme à ces réclamations
abusives; mais les décisions de Rome concédaient toujours aux
églises une partie de la somme — le quart, le tiers ou la moitié
— que le défunt avait réservée pour le salut de son âme. Dans
quelques endroits, l'Église paroissiale prétendait avoir le droit
de toucher certaines sommes lors de la mort d'un quelconque
de ses paroissiens; il fallut, en 1240, que le concile de Worcester
décidât que, lorsque la veuve et les orphelins seraient réduits à
la mendicité par le paiement de cette taxe, l'Église se conten-
terait charitablement d'un tiers de l'avoir laissé par le mort, en
abandonnant les deux autres tiers à la famille. A Lisbonne, les
dernières consolations de la religion étaient refusées à ceux qui
ne léguaient pas à l'Église une partie de leurs biens, générale-
ment fixée au tiers. D'autres coutumes locales attribuaient au
prêtre la propriété de la bière sur laquelle le cadavre était
porté à l'église. En Navarre, la loi réglait la valeur du présent
que les indigents devaient offrir à l'Église pour la messe mor-
tuaire; c'était, quand il s'agissait d'un paysan, deux mesures de
blé. Dans le cas d'un caballero, l'offrande comportait un cheval
de guerre, une armure et des bijoux. Il arrivait souvent que
cette taxe onéreuse était supportée par le roi, en manière
d'hommage à la mémoire de quelque preux chevalier. L'impor-
tance de ces impositions ressort du fait qu'en 1372 Charles II de
Navarre paya au gardien Franciscain de Pampelune trente
livres, pour racheter le cheval, l'armure et les autres objets
CÉLIBAT DES PRÊTRES 35
offerts à l'Église lors des funérailles de Masen Seguin de
Radostal.
^ Avec le développement des Ordres mendiants et l'énorme
popularité qu'ils acquirent, la rivalité entre eux et le clergé
séculier pour la possession des cadavres devint de plus en plus
vive, donnant naissance à des scandales dont nous aurons encore
à nous occuper plus loin (1).
Sur les questions touchant aux mœurs, les relations entre le
clergé et le peuple étaient d'une nature particulièrement délicate-
J'ai traité ce sujet tout au long dans un autre ouvrage et ne
veux pas y insister ici. A l'époque qui nous occupe, le célibat
obligatoire des prêtres était devenu général dans la plupart des
pays relevant de l'Église latine. Mais l'établissement de cette
contrainte n'avait pas été accompagné, comme l'annonçaient
les promoteurs de la réforme, du don de chasteté à ceux qui en
étaient l'objet. Privé des satisfactions légitimes qu'assure le
mariage aux instincts naturels de l'homme, le prêtre, à la place
d'une femme, entretenait tantôt une concubine, tantôt une
série de maîtresses. Les fonctions de prêtre et de confesseur
lui donnaient des facilités particulières à cet égard. Cela était
si généralement reconnu qu'un homme, confessant un amour
illicite, ne devait pas nommer sa complice, de peur que le con-
fesseur n'en abusât pour s'assurer à son tour les mêmes faveurs.
A peine l'Église avait-elle réussi à interdire le mariage à ses
ministres que nous la trouvons partout et incessamment occupée
à la tâche, apparemment chimérique, de les contraindre à la
chasteté. L'époque où nous sommes n'était pas particulièrement
scrupuleuse au sujet de la vertu des femmes; cependant le
spectacle d'un clergé professant la pureté ascétique comme une
condition essentielle de ses fonctions et, dans la pratique, plus 32
(1) Decreti n, caus. xm, q. 2. — Can 1-10, Sexto lih. in, tit. xxvin. — Ânon.
Zwetlens. Hist. Rom. Pontif. n° 155 (Pe/, Thés. I, m, 383). — Narrât. Restaur. .
abbat. S. Martini Tomacens. cap. 86-8^. — Synod. Wigorn. ann. 124'», c. 50. —
Ripoll, Bullar. (Jrd. Prsedic. vu, 5.— Grandjeaii, Registres de Benoit XI, n° 974.
— Innocent. PP. 111, Rege*t. vu, 165. — G. B. de Lagrèze, La a.varr°, t. n,
p. 165. — Concil. Avenion. ann. 1320, c. 27; ann. 1237, c. 32. — Teulet, La>/ei-
1es, n, 306, n° 24, 28. — Concil. Nimociens. ann. 1296, c. 17. — Constit. Joana.
Arch. iNijosiens. ann 1321, c. 10. — Concil. Vaurens. ann. HW, g. 63, Z\.
36 MOEURS DISSOLUES DES PRÊTRES
cyniquement dépravé que la généralité des laïques, n'était
pas fait pour le rehausser dans l'estime populaire ; d'autre part,
les cas individuels où la paix et l'honneur des familles étaient
sacrifiés à la luxure du pasteur tendaient naturellement à
éveiller des sentiments de haine. Quant aux crimes pires encore,
ils étaient fréquents, et cela non seulement dans les monastères
d'où les femmes étaient rigoureusement exclues; en outre, ils
restaient presque toujours impunis.
Ce ne fut pas la moins funeste des conséquences du prétendu
ascétisme imposé au clergé que la création d'une fausse notion
de moralité, qui fît un mal infini tant au monde laïque qu'à
l'Église elle-même. Dès que le prêtre ne violait pas ouverte-
ment les canons en se mariant, il fut entendu qu'on pouvait
tout lui pardonner. Le pape Alexandre II, qui se donna tant de
mal pour rétablir la règle du célibat, décida, en 1064, qu'un
prêtre d'Orange qui avait commis un adultère avec la femme
de son père ne devait pas être privé de la communion, par
crainte de le pousser au désespoir ; et, en considération de la
fragilité de la chair, il fut autorisé à rester dans les Ordres,
mais seulement dans les grades inférieurs. Deux ans après, le
même pape réduisit charitablement la pénitence imposée à un
prêtre de Padoue qui avait commis un inceste avec sa mère et
laissa à l'évêque le soin de décider s'il devait être maintenu
dans le sacerdoce. Il serait difficile d'exagérer les désastreux
effets que produisaient sur le peuple de pareils exemples (1).
Il semble pourtant que la cause la plus efficace de la démora-
lisation du clergé et de l'hostilité qui s'accentuait entre lui et le
monde laïque ait été l'inviolabilité personnelle et l'immunité de
toute juridiction séculière que l'Église réussit à établir comme
un principe reconnu du droit public. En effet, si, à une époque
de violences, il était nécessaire pour l'indépendance et même
pour la sécurité des prêtres qu'ils fussent soumis à une juridic-
tion spéciale, les mauvais effets de cette institution se firent
(1) Cœsar. Heisterbac. Did. Mrrae. ii;t. m, cap. 27. — P Cantor. Verb;
abbrtv. cap. 138.— Lôwenfel l, E istt. Pont. Rom. lned. n°s 92, 114 (Lipsiœ,
1885). — Voir Lea, Historical Sketch of Sacerdotal Celibary, 2e éd., 1884.
IMPUNITÉ DES ÉVÊQUE8 37
bientôt sentir de deux manières. D'une part, la facilité avec
laquelle un ecclésiastique obtenait un acquittement par la pur-
gation canonique et la douceur relative des peines en cas de
condamnation, affranchissaient, dans une grande mesure, les
prêtres de la crainte des lois. D'autre part, cette promesse 33
d'impunité relative attirait à l'Église des foules d'hommes indi-
gnes, qui, sans abandonner leurs ambitions mondaines, se fai-
saient admettre dans les grades inférieurs de la hiérarchie et
jouissaient de l'irresponsabilité qu'ils conféraient, au grand
détriment de la réputation du sacerdoce et de tous ceux qui
étaient en relations avec eux.
L'intervention d'Innocent III en faveur de Waldemar, êvêque
de Schleswig, montre comment l'Église, en affirmant ses
privilèges, jetait son égide protectrice sur ceux qui méritaient le
moins d'indulgence. Waldemar était le fils naturel de Cnut V,
roi de Danemarck, et avait conduit une insurrection armée
contre Waldemar II, le roi régnant. L'insurrection vaincue, il fut
mis en prison. Innocent demanda sa mise en liberté, alléguant
qu'il avait été incarcéré en violation des immunités de l'Église.
Naturellement, Waldemar II hésita à exposer ainsi son royaume
à une nouvelle révolte. Innocent consentit à réduire ses préten-
tions ; l'évêque devait être conduit en Hongrie et mis en liberté
dans ce pays, le pape s'engageant à ce qu'il ne tentât point de
nouveau soulèvement. Mais il se ravisa et évoqua la cause à
Rome. Là, bien que l'évêque fut né d'un double adultère et, par
suite, inéligible aux Ordres, en dépit des représentations des
envoyés danois qui accusaient l'évêque de parjure, d'adultère,
d'apostasie et de dilapidation, Innocent, au nom des libertés de
l'Église, lui restitua son évêché et son patrimoine, avec le pri-
vilège spécial de se faire remplacer par un délégué s'il craignait
que la résidence ne mît en péril sa sécurité personnelle. Prié de
décider si la police laïque pouvait arrêter et traduire devant les
cours épiscopales un clerc pris en flagrant délit, Innocent répon-
dit que cela n'était possible que sur l'ordre d'un évêque — ce
qui équivalait à conférer l'impunité.
Un corps sacerdotal auquel on assurait, avec tant de com-
3
34
38 IMMUNITE DES BIENS ECCLÉSIASTIQUES
plaisance, le privilège de faire le mal, devait tôt ou tard être
considéré comme un fléau par la société civile ; et lorsque, peu
à peu, le règne de la loi s'établit à travers le monde chrétien, les
tribunaux ordinaires trouvèrent, dans l'immunité du clergé, un
obstacle plus grave que dans les prétentions des seigneurs
féodaux. En fait, lorsqu'un malfaiteur était arrêté, sa première
tentative consistait habituellement à établir qu'il appartenait
au clergé, qu'il portait la tonsure et n'était pas sujet à la juri-
diction des tribunaux séculiers ; d'autre part, le zèle pour les
droits ecclésiastiques, et peut-être aussi la cupidité, excitaient
toujours les officiers épiscopaux à soutenir une pareille récla-
mation et à demander la mise en liberté du prévenu. L'Église
devint ainsi responsable des excès d'une quantité de criminels,
clercs de nom seulement, qui se servaient de leur immunité
pour mettre au pillage la société laïque et y commettre toute
sorte de méfaits (i).
L'immunité attachée également à la propriété ecclésiastique
donnait naissance à des abus non moins scandaleux. Dans les
causes civiles, le clerc, qu'il fût plaignant ou défendeur, avait
le droit de se faire juger par les tribunaux ecclésiastiques, qui
se prononçaient naturellement en sa faveur, alors même qu'ils
n'étaient pas à vendre, de sorte qu'il devenait presque impos-
sible à un laïque d'obtenir justice contre un clerc. Certains
clercs achetaient à des laïques des créances douteuses et les
faisaient valoir devant les tribunaux spirituels. Spéculation
interdite, à la vérité, par les conciles, mais trop profitable pour
qu'on pût la supprimer.
Un autre abus, qui excitait des plaintes très vives, consistait
à harasser les malheureux laïques en les citant à répondre
simultanément, dans la même cause, devant plusieurs tribunaux
spirituels; chaque tribunal faisait peser la peine de l'excommu-
(i) Stephiiîii Tornacens. Epist. xn. — Innocent. PP. III, Rcgest. vi, 183; vin,
192-193; x, 209-210, 215; xv, 202. Pour la carrière ultérieure de Waldemar de
Sehleswig, voir Reqest. xi, 10, 173; xu, 63; xm, 158; xv, 3, S up /dément. 187, 224,
228, 243. Cf. Arnold. Lubecens. vi, 18; vu, 12, 13, et Vaissete, ffist. g?n. rle Lan-
guedoc, iv, 80 (éd. de 1742). Pour les détads de Fini muni té clé* cale, ci. Lcu, Siu-
dies m Church Uistory, 2e éd. 1883.
DÉGRADATION DES MOINES 39
nication, l'achetable seulement par de grosses amendes, sur
ceux qui se trouvaient placés ainsi, sans qu'il y eût de leur
faute, en état de contumace, et cela souvent sans même
essayer de savoir si les parties avaient été réellement citées!
Pour estimer à leur juste valeur les souffrances et les persé-
cutions ainsi infligées à la société laïque, nous devons nous
rappeler que l'instruction et la connaissance des affaires étaient
alors presque un privilège de la classe ecclésiastique, dont l'in-
telligence aiguisée pouvait tirer les plus grands avantages de
l'état d'ignorance et d'impuissance où se débattaient ses adver"
saires éventuels (1).
Les ordres monastiques formaient une classe trop nombreuse
et trop importante pour ne pas partager pleinement, en bien
comme en mal, les responsabilités de l'Église. Quelques grands
services qu'ils rendissent à la religion et à la civilisation, ils
étaient particulièrement exposés aux influences dégradantes de
cette époque et leurs vertus en étaient profondément atteintes.
Au siècle où nous sommes, ils obtinrent progressivement 35
d'être exemptés de la juridiction épiscopale et d'être placés
sous le contrôle immédiat de Rome. Ce fut là une cause efficace
et inévitable de la décadence morale des couvents. Richard,
archevêque de Canterbury, se plaignait amèrement à Alexan-
dre 111 du relâchement introduit ainsi dans la discipline monas-
tique; mais ses plaintes restèrent sans effet. Ces mesures
abaissaient l'épiscopat, mais elles augmentaient, directement
et indirectement, l'autorité du Saint-Siège, en lui assurant de
puissants alliés dans ses luttes contre les évêques; c'était, en
outre, une source de revenus, si nous devons en croire l'abbé de
Malmesbury, qui se vantait d'être exempté de la juridiction de
l'évêque de Salisbury moyennant le paiement, à Rome, d'une
once d'or par an.
Dans un trop grand nombre de cas, les abbayes devinrent
ainsi des foyers de corruption et de troubles; les couvents de
femmes ressemblèrent à des lupanars et les monastères
(1) Concil. ap. Gampiniacum, unn. 1238, a 1,6.
A) RARETÉ DES BONS EXEMPLES
d'hommes prirent l'aspect de châteaux féodaux, dont les moines
guerroyaient contre leurs voisins avec autant de férocité que
les barons les plus turbulents. En outre, comme il n'y avait
naturellement pas de succession héréditaire, la mort d'un
abbé devenait souvent le signal d'une querelle pour l'élection de
son successeur, produisant des luttes intestines et provoquant
des interventions du dehors. Dans une querelle de ce genre
qui éclata en 1182, la riche abbaye de Saint-Tron fut attaquée
par les évêques de Metz et de Liège, la ville et l'abbaye
furent brûlées et les habitants passés au fil de l'épée. Les
troubles durèrent jusqu'à la fin du siècle et quand on y mit fin
provisoirement, par une transaction pécuniaire, les misérables
vassaux et les serfs furent réduits à la dernière misère,
obligés qu'ils étaient de trouver les fonds nécessaires pour
acheter la nomination d'un moine ambitieux!
Il est vrai que tous les monastères n'avaient pas oublié les
devoirs en vue desquels ils avaient reçu des fidèles de si nom-
breuses donations. Pendant la famine de 1197, bien que le
monastère de Heisterbach fût encore pauvre, l'abbé Gebhardt
nourrit quelquefois jusqu'à quinze cents personnes par jour;
la maison mère de Hemenrode se montra plus libérale encore et
entretint tous les pauvres du district jusqu'à la moisson. A la
même époque, une abbaye cistercienne, en Westphalie, sacrifia
tous ses troupeaux et mit en gage jusqu'à ses livres et ses vases
sacrés pour nourrir les affamés qui l'assiégeaient. On a plaisir
à constater que les grosses dépenses, consenties dans ces cir-
constances par les monastères, étaient toujours compensées
par de nouvelles donations des fidèles. De pareils exemples
sont bons à citer pour réhabiliter, dans une certaine mesure,
l'institution monastique; mais il faut reconnaître qu'il sorti fc
des abbayes beaucoup plus de mal que de bien (1).
(1) Varior. ad Alex. PP. III, Epist. xcv (M'gne, ce, 1457). Cf. Pet. Ble? ns.
Epist. xc. — Innocent. PP. III, R-gest. i, 386, 476, 483, 499; v, 159; vin, 12; ix,
20); xm, 132; xv, 105. — Pet. Cantor. Verb. abbrev. cap. 44.— Gerhobi, Lib. de
Aïdificin Dei, cap. 33; ejusd. Expos, in Psaîm. lxiv, cap. 35. — Climn. S. T>u-
don. lib. m, iv, v. — Hist. Vezeliacens. lib. ii-iv. — Chron. Sen nims. lib. iv,
v. — Caesar. Heisterl)ac. Di l. Mime. dist. iv, cap. 65-66. Pour d'amples détails
sur l'immoralité des monastères, voir Lea, Histo y o/ Celibacy.
RECRUTEMENT DES ORDRES 41
Cela n'a rien d'étonnant si l'on tient compte de la manière
dont les Ordres étaient recrutés. Césaire de Heisterbach, bien
qu'admirateur enthousiaste de la règle cistercienne, affirme
comme un fait avéré que les garçons élevés dans les monas-
tères devenaient de mauvais moines et souvent même des
apostats. Quant à ceux qui prononçaient des vœux à un âge
plus avancé, les motifs de leur résolution étaient la maladie,
la pauvreté, la captivité, l'infamie, le péril de mort, la crainte
de l'enfer ou le désir du ciel, tous motifs égoïstes dont on ne
devait pas attendre grand bien. Césaire ajoute que les crimi-
nels échappaient souvent au châtiment en se faisant admettre
dans des monastères, qui devenaient ainsi des espèces d'éta-
blissements pénitenciers ou de prisons. Il cite à ce propos le
cas d'un baron pillard qui, en 1209, condamné à mort par le
comte palatin Henry, fut sauvé par Daniel, abbé de Schonau,
à la condition qu'il entrât dans l'Ordre cistercien. Le concile de
Palencia, en 1429, prescrivit formellement que tous les ravis-
seurs de femmes, tous ceux qui auraient assailli des clercs,
des pèlerins, des moines, des voyageurs et des marchands,
fussent exilés ou enfermés dans des couvents.
Une autre classe guère plus estimable de moines étaient ceux
qui, sous l'impulsion d'un remords subit, se détournaient d'une
vie entachée de crimes et de violences, pour s'ensevelir dans un
cloître, alors qu'ils étaient encore en possession de toute leur
force physique et tourmentés de passions violentes. Les chro-
niques sont pleines d'exemples d'hommes énergiques, n'ayant
jamais appris à refréner leurs instincts brutaux, qui, sous
l'habit du moine, étonnent le monde par leur férocité et leurs
excès. En 1071, Arnoul III de Flandres tombe à Montcassel en
défendant ses domaines contre son oncle Robert le Frison.
Gerbald, le chevalier qui avait tué son suzerain, fut pris de c?
remords et partit pour Rome, où il se présenta à Grégoire VII,
demandant qu'on lui coupât les mains en expiation de sa faute.
Grégoire consentit et ordonna à son chef cuisinier de procéder
à l'exécution; toutefois, il le fit secrètement avertir que si
Gerbald retirait ses mains en présence de la hache levée, il
42 MOINES AVIDES ET VOLEURS
devait le frapper sans merci, mais que, si le pénitent ne bron-
chait pas, il devait lui annoncer sa grâce. Gerbald ne broncha
pas. Le pape lui déclara alors que ses mains ne lui appartenaient
plus, mais qu'elles appartenaient à Dieu,et l'envoya à Cluny sous
la direction du saint abbé Hugues. C'est là que le fier guerrier
termina paisiblement ses jours. Mais il arrivait trop souvent
que ces âmes indomptées, une fois l'accès de remords passé,
reprenaient leurs habitudes de violence, au grand détriment de
la paix intérieure des cloîtres et de la sécurité de leurs voisins (1).
Parmi les foules composites qui remplissaient les monastères,
il était impossible de maintenir cette communauté des biens
qui était l'essence de la règle de saint Benoît.
Grégoire le Grand, étant abbé de Saint-André, refusa les der-
nières consolations de la religion à un Frère mourant et maintint
son âme pendant soixante jours dans le Purgatoire, parce qu'on
avait trouvé trois pièces d'or dans ses vêtements. Plus tard,
cependant, les bons moines de Saint-André de Vienne crurent
nécessaire d'adopter une constitution qui écartait, comme sacri-
lège et voleur, tout Frère surpris à dérober des vêtements au
dortoir, des coupes ou des plats au réfectoire, et menaçant de
faire appel à l'intervention de l'évêque si pareil scandale venait
à continuer. Dans l'abbaye de Saint-Tron, vers 1200, chaque
moine avait un placard fermant à clef, derrière le siège qu'il
occupait au réfectoire; il y renfermait avec soin sa serviette, sa
cuillère, son assiette et sa coupe, afin de les soustraire aux mains
de ses commensaux. Au dortoir, c'était encore pis. Ceux qui
pouvaient se procurer des coffres y serraient, au moment du
lever, leurs vêtements de nuit ; mais ceux qui ne pouvaient pas
se plaignaient sans cesse d'être volés (2).
La fâcheuse réputation des moines était encore aggravée par
le nombre des gyrovagi, des sarabaitae et des stertzer, vaga-
bonds et mendiants, barbus et tonsurés, qui pénétraient, sous
(1) Cœsar. Heisterbac, Dial. Mirar. dist. t, cap. 3, 24, 31. — Cor.cil. Palentin.
ann. 1129, cap. xii (Uard. Vi, n, 2054). — HisL Monast. Andaginens. cap. 34.
(2) Gregor. PP. I, Dialog. iv, 55. — D'Achery, Spicileg. m, 382. — Chron. S.
Trudon. lib. vi.
TENTATIVES DE RÉFORME 43
l'habit du moine, dans tous les recoins du monde chrétien, 38
vivant d'aumônes ou de fraudes, vendant de fausses reliques et
de faux miracles. L'Église avait été affligée de ce fléau depuis la
naissance du monachisme au ive siècle et il continua à peser sur
elle. Bien qu'il y eût des hommes de vie sainte et irréprochable
parmi ces chemineaux, ils étaient tous devenus un objet d'hor-
reur. Souvent on les surprenait à commettre des crimes et on
les massacrait sans pitié. Dans un vain effort pour supprimer ce
mal, au début du xine siècle, le synode de Cologne fît défense
formelle de donner l'hospitalité à un moine quelconque, dans
toute l'étendue de cette grande province (1).
Assurément, il ne manqua jamais de tentatives sérieuses pour
rétablir la discipline ébranlée. L'un après l'autre, les différents
couvents étaient l'objet de réformes ; mais le relâchement ne tar-
dait pas à reparaître. On se donna beaucoup de mal pour imagi-
ner des règles nouvelles et plus sévères, comme celle des Prémon-
trés, des Chartreux et des Cisterciens, dont le but était de décou-
rager toutes les vocations incertaines; mais à mesure qu'un ordre
nouveau devenait célèbre pour sa sainteté, la libéralité des
fidèles le comblait des biens temporels et, avec l'opulence, arri-
vait la corruption. Parfois aussi, l'humble ermitage fondé par
quelques anachorètes, dont la seule pensée était d'assurer leur
salut en mortifiant leur chair et en évitant la tentation, entrait
en possession des reliques de quelque saint, dont les pouvoirs
miraculeux attiraient des foules de pèlerins et de malades en
quête de soulagement. Alors les offrandes affluaient, la modeste
retraite des ermites se transformait en un magnifique édifice
et bientôt les sévères vertus du fondateur n'étaient plus qu'un
souvenir, au milieu d'une troupe de moines épris d'une vie
facile, indolents pour le bien et act' s seulement pour le mal.
Peu de communautés montrèrent la sagesse des premiers
(i) Augustin. De Op. Monachor. h, 3. — Cissiani, De Cœnob. Instit. n, 3. —
Hieron. Ep>st. xxxix; cxxv, 46. — Regul. S. Benedicti, cap. 1. — S. lsidori His-
pal. De Eccles. Offic. n, xvi, 3, 7. — Ludov. Pii, De Refornt. Eccles. cap. 100. —
Smaragd. Comment, in Régulant Benedict. c. 1. — Ripoll, Bull. Ord. FF. Pr&-
dic. i, 38 — C'aesar. Heisterb. Dial. Mirac. dist. vi, cap. 20. — Catalog. Varior.
haereticor. {Bibl. .Vax. Patrum, éd. 1618, t. xm, p. 309).
44 DANGER DES RICHESSES
occupants du célèbre prieuré de Grammont, alors qu'il n'était
pas encore devenu la tête d'un ordre puissant. Quand le fonda-
teur et premier prieur, saint Etienne de Thiern, mort en 1124,
commença à donner des preuves de sa sainteté en guérissant
un chevalier paralytique et en rendant là vue à un aveugle, ses
candides compagnons prirent peur à l'idée de l'opulence et de
la notoriété mondaine dont ils se trouvaient menacés bien
39 malgré eux. Le successeur d'Etienne, le prieur Pierre de Limo-
ges, se rendit sur sa tombe et lui adressa ces paroles pleines de
reproches : « 0 serviteur de Dieu, tu nous as montré le chemin
de la pauvreté et tu as fait effort pour y guider nos pas. Mainte-
nant, tu veux nous détourner de la voie droite et étroite du
salut vers la route large de la mort éternelle. Tu as prêché la
solitude, et maintenant tu. veux convertir notre solitude en
une place de marché et de foire. Nous croyons déjà suffisam-
ment à ta sainteté. Gesse donc d'opérer des miracles pour
l'attester, car tu détruirais en même temps notre humilité. Ne
sois pas jaloux de ta propre gloire au point de négliger notre
salut ; nous l'exigeons de toi, nous l'attendons de ta charité. Si
tu agis autrement, nous déclarons, au nom de l'obéissance que
nous t'avons vouée, que nous déterrerons tes ossements et les
jetterons dans la rivière. » Ce mélange de prières et de menaces
produisit l'effet désiré et saint Etienne, jusqu'à sa canonisation,
cessa d'opérer des miracles si dangereux pour les âmes de ses
successeurs. Sa canonisation, qui eut lieu en 1189, fut le premier
acte officiel du prieur Girard, qui la demanda à Clément III,
et comme Girard avait été élu contre deux concurrents écartés
par l'autorité pontificale, après des dissensions qui avaient
presque ruiné le monastère, nous voyons que les passions et les
ambitions mondaines avaient dès lors envahi la sainte retraite
de Grammont et produisaient, là comme ailleurs, leurs funestes
effets (1).
(1) Brevis Hist. Frior. Grandimont. — Stephanï TVrnacens. EpUt. H5, 152, 153,
156, 162. A l'appui de la crainte du prieur Pierre, que le couvent ne devînt un
marché et une loire, on peut rappeler la plainte du Concile de Béziers en 1233.
Beaucoup de maisons religieuses avaient pris l'habitude de vendre leur vin au
CHANGEMENTS DANS LA DOCTRINE £»
En présence de la faillite, dûment constatée, de tous les efforts
partiels pour réformer les Ordres monastiques, nous avons à
peine besoin du témoignage formel du vénérable Gilbert, abbé
de Gembloux, qui, vers 1190, confesse avec honte que le mona-
chisme est une oppression et un scandale, un sujet de railleries
et de reproches pour tous les chrétiens (1).
La religion ainsi exploitée par les prêtres et les moines 40
était nécessairement devenue toute différente de celle que
Jésus et saint Paul avaient enseignée. Je ne m'occupe pas ici
de l'histoire des* doctrines, mais je dois rappeler brièvement
certaines variations des croyances et des pratiques, pour mieux
faire saisir les relations entre le clergé et le peuple et pour
expliquer la révolte religieuse qui se produisit au xne et au
xme siècles.
La doctrine de la justification par les œuvres, à laquelle
l'Église devait une si grande part de sa puissance et de sa
richesse, avait, en se développant, privé la religion d'une partie
de sa vitalité spirituelle, remplaçant ses éléments essentiels par
un formalisme aride et insignifiant. Ce n'est pas que les hommes
devinssent indifférents à la destinée de leurs âmes. Bien au
contraire : à aucune époque, peut-être, les terreurs de l'Enfer,
la béatitude du salut, les efforts incessants du démon, etc., n'ont
occupé plus de place dans les préoccupations de la vie quoti-
dienne. Mais la religion, à bien des égards, était devenue un
féùchisme. Les docteurs enseignaient encore que les œuvres
pieuses et charitables, pour être efficaces, devaient être accom-
pagnées d'un retour du cœur vers le bien, de larepentance,d'un
désir sincère de chercher le Christ et une vie meilleure; mais,
à une époque aussi grossière et de mœurs aussi brutales, il était
beaucoup plus aisé pour le pécheur inquiet de recourir aux pra-
tiques si générales autour de lui, de croire que l'absolution pou-
vait être obtenue par la rép Hition d'un certain nombre de Pater
détail dans l'enceinte sacrée et d'attirer des client-; en admettant, sur le lieu de la
vente, des jongleurs, des acteurs, des joueurs et des filles publiques. — Concil.
Biterrens. ann. 1233, c. 23.
(i) Gilberti Gemblac. Ep st. v, vi.
46 PÉNITENCES ILLUSOIRES
et à' Ave, jointe au sacrement magique de la pénitence. Bien
plus, si le pénitent lui-même ne voulait pas se soumettre à ces
pratiques, il pouvait en charger des amis, dont les mérites acquis
de la sorte étaient comme reportés sur lui par une espèce de
jonglerie sacrée. Lorsqu'une réunion d'hommes, préparant les
Pâques, recevaient en bloc la confession ou l'absolution, ce dont
les prêtres négligents et paresseux ne se faisaient pas faute, le
sacrement de la pénitence n'était plus qu'une incantation magi-
que, où la condition intérieure de l'âme était chose à peu près
indifférente (4).
Plus utile encore à l'Église, et tout aussi désastreuse par son
influence sur la foi et la morale, était la croyance, alors si
répandue, que les libéralités posthumes t par lesquelles un
pécheur fondait un couvent ou enrichissait une cathédrale, pou-
vaient compenser une longue vie de cruautés et de rapines;
qu'un service de quelques semaines contre les ennemis du pape
41-3 pouvait effacer tous les péchés d'un homme qui prenait la croix
pour exterminer ses frères chrétiens. L'usage, ou plutôt l'abus
des indulgences, est un sujet qui mériterait une longue étude;
nous devons nous contenter ici d'en indiquer les éléments, en
vue des allusions fréquentes que nous serons amenés à y faire
plus loin (2).
L'indulgence, à l'origine, était simplement le rachat d'une
pénitence, la substitution de quelque œuvre pie — telle qu'une
libéralité envers l'Église — aux énormes périodes de pénitence
que les Pénitentiaux imposaient pour le rachat de chaque faute
individuelle. C'était donc, en réalité, une indulgence lorsque
Guido, archevêque de Milan, s'imposa en 1059 une pénitence
d'un siècle, pour expier une rébellion contre le Saint-Siège, et
la racheta par le payement d'une somme annuelle. L'indulgence
plénière, ou rémission de tous les péchés, a pour prototype la
(1) Pétri Exoniens. Summa exigendi confess. ann. 1287 (Harduin. vn, 1128). —
Cœsar. Heisterbac. Dial. Mirac. dist. m, cap. 45. — Martène, Ampliss. Coll.
357.
(2) Voir Lea, A history of confession and indulgences, 3 vol. Londres, 1896.
[Ce qui suit est traduit sur quelques pages manuscrites communiquées par Pau-
ur et qui doivent remplacer les p. 41-43 t!e l'édition originale.]
i, 357.
ABUS DES INDULGENCES 47
promesse faite par Urbain II, au concile de Clermont en 1095,
lorsque, pour enflammer l'enthousiasme de la Chrétienté en
vue de la première croisade, il déclara que le pèlerinage armé
en Terre Sainte tiendrait lieu de pénitence pour tous les pé-
chés que les pèlerins auraient confessés et dont ils se seraient
repentis. L'avidité avec laquelle fut acceptée cette offre du pape
montre combien l'on appréciait une faveur qui délivrait de la
crainte de l'Enfer sans attrister la vie entière par les austérités
de la pénitence. La simplicité de ces formules disparut au
xne siècle, époque où les Scolastiques élaborèrent la théorie
sacramentelle et où la croyance au Purgatoire devint générale.
On distingua, dans le pardon du péché, la rémission de la coulpe
et celle de la peine ; l'absolution donnée par le prêtre conférait
la première, qui sauvait de l'Enfer, tandis que l'accomplissement
de la pénitence, ou le rachat de celle-ci par une indulgence,
conférait la seconde, qui exemptait du Purgatoire. Enfin vinrent
les spéculations d'Alexandre de Haies, reprises par Albert le Grand
et saint Thomas d'Aquin, d'après lesquelles la source des indul-
gences était le trésor des mérites de Jésus et des Saints, que
l'Église pouvait offrir à Dieu en échange de la pénitence due
par le pêcheur. Une indulgence plénière contient une assez
grande parcelle de ce trésor pour effacer la pœna; une indul-
gence partielle précise le nombre de jours ou d'années et la
pénitence dont elle est l'équivalent. Le développement ultime
de cette opinion fut que le trésor pouvait être offert par voie
d'intercession pour les âmes du Purgatoire, qui seraient ainsi
transférées au Ciel. Cette doctrine avait été longuement débattue
dans les écoles lorsque Sixte IV, en 4476, en fit pour la première
fois une application pratique ; après quelques hésitations, elle
fut bientôt acceptée de tous les théologiens. Il s'ensuivit un
changement important touchant le droit d'accorder des indul-
gences. Tant qu'elles avaient été simplement un rachat de la
pénitence, le prêtre était autorisé à les conférer à ses pénitents;
les évêques et même les abbés pouvaient publier des indulgences
générales, qui avaient cours dans leurs provinces. Le concile
de Latran, en 4216, s'efforça de mettre un terme aux abus qui
48 INDULGENCES ACCORDÉES AUX CttOiSÉS
se multipliaient en privant entièrement de ce droit les abbés et
en restreignant le pouvoir des évêques au don d'indulgences
d'un an lors de la dédicace d'églises; en toute autre occasion,
la durée maxima des indulgences conférées était de quarante
jours. Mais quand l'indulgence devint un payement fait à Dieu
et tiré du trésor inépuisable des mérites de Jésus, on pensa que
ce trésor devait avoir un trésorier, qui fut naturellement le
pape. Il devint ainsi le dispensateur unique des indulgences,
fonction qui accrut beaucoup son autorité et réduisit les évêques
au rôle de délégués du pontife. Au point de vue temporel, il
résultait de là, pour la papauté, un avantage plus grand encore
— la faculté de lever des armées pour exterminer ses ennemis
et étendre ses domaines; car la promesse d'une indulgence
plénière à mériter par une croisade attirait sous ses bannières
des milliers et des milliers de champions (4).
44 Un encouragement additionnel à l'adresse des Croisés consis-
tait en ce qu'ils étaient affranchis ipso facto de la juridiction
temporelle et ne relevaient plus, comme les clercs, que des
tribunaux ecclésiastiques. Quand un Croisé était mis en accusa-
tion, le juge ecclésiastique l'arrachait au tribunal séculier par
la menace de l'excommunication et, s'il venait à être convaincu
de quelque crime énorme, tel que le meurtre, on se contentait
de lui enlever sa croix et on le traitait avec la même indulgence
qu'un ecclésiastique. Ce nouvel abus finit par être admis dans
la jurisprudence séculière ; on conçoit l'attraction qu'un pareil
privilège exerçait sur les aventuriers sans scrupules qui for-
maient une si grande partie des armées pontificales. Quand, en
1246, ceux qui avaient pris la croix en France se rendaient
coupables d'une foule de vols, de viols et de meurtres, Saint-
Louis fut obligé d'en appeler à Innocent IV, et le pape répondit
(!) P. Damiani Opnsc. v. — Goncil. Clarom. ann. 1095, ca;>. 2. — Alex, de
Aies, S •mmas P. iv, q. xxn, m. 1, art. 1, 2; m. 5, 6. — Albert. M. in iv Sent.
d st. x\. m t. '6. — S. Tnom. Aquin. in iv Sent. dist. xx, q. m; «list. xlv, q. h ad
3; fïpist. (jitniil, h, ait. 16. — Lea's H ht or y of aurlcular conf ssion and indul-
gences, m, 345 s \. — donc. Lateran. IV, cap. 60, rt2 — Cap. 12, extra lib. ▼,
tit. xxxi.
RACHAT DES VOEUX DES CROISÉS 49
en avertissant son légat que de pareils malfaiteurs ne devaient
pas être protégés (1).
Des récompenses plus grandes encore furent offertes par la
papauté lorsque l'ambition et la rancune personnelles du pontife
étaient en jeu. Quand Innocent IV, après la mort de Frédéric II,
prêcha une croisade dirigée contre Conrad IV, il accorda à
ceux qui y participeraient une plus large rémission de péchés
que n'en comportait un voyage en Terre Sainte et déclara que
le père et la mère du Croisé jouiraient aussi de l'indulgence
divine. Lorsqu'un Croisé ne voulait pas accomplir son vœu ou
en était empêché, il pouvait se racheter en payant une somme
en rapport avec sa valeur militaire présumée. La cour romaine
se procura ainsi beaucoup d'argent, qui dut être dépensé — on le
prétendait du moins — au profit de la sainte cause.
Ce système lucratif ne cessa de se développer jusqu'à ce qu'on
vînt à l'employer dans les plus petites querelles des papes, en
tant que maîtres du patrimoine de St-Pierre. Si Alexandre IV
en usa avec succès contre Eccelin da Romano, le siècle suivant
vit Jean XXII y recourir, non seulement pour faire la guerre à
des antagonistes formidables comme Matteo Visconti et le mar-
quis de Montefeltre, mais même lorsqu'il voulut réduire les
citoyens révoltés de petites localités, comme Osimo et Recanati
dans la marche d'Ancône,ou le peuple turbulent de Rome même. 45
L'ingénieuse méthode consistant à accorder des indulgences à
ceux qui prenaient la croix, puis à les exempter du service pour
de l'argent, avait fini par paraître trop compliquée, et l'achat
du salut fut simplifié au point d'être réduit à un paiement
direct. Ainsi le pape Jean trouva moyen de subvenir aux frais
de ses guerres privées en distribuant au monde chrétien le
trésor de salut et en ordonnant aux évêques d'établir partout
des troncs, afin que les fidèles pussent venir en aide à l'Église,
tout en sauvant leurs âmes. Les évêques, qui voyaient avec
regret les deniers de leurs paroissiens disparaître dans le gouffre
(1) Concil. Turon. ann. 1236, c. i.— Établiss. de Saint Louis, i, 84.— Berger,
Reg. d'Innocent IV, n° 2230.
50 MARCHANDS D 'INDULGENCES
insatiable du Saint-Siège, essayèrent vainement de résister. Ils
n'étaient plus indépendants et les faibles barrières qu'ils cher-
chaient à élever étaient balayées aussitôt (1).
46 Un système plus démoralisant encore consistait dans l'envoi
de quaestuarii ou marchands d'indulgences, quelquefois munis
de reliques, par une église ou un hôpital en quête de fonds. Us
n'avaient souvent, pour tout bagage, que des lettres pontificales
ou épiscopales, les autorisant à remettre les péchés moyennant
des contributions à l'œuvre. Bien que la rédaction de ces lettres
fût sage et prudente, elles étaient cependant assez ambiguës
pour que leurs porteurs se crussent permis de promettre, non
seulement le salut des vivants, mais la libération des damnés
détenus en enfer, le tout pour quelques pièces de monnaie. Dès
1215, le concile de Latran s'élève amèrement contre ces prati-
ques et interdit d'enlever les reliques des églises ; mais l'abus
était d'un trop bon rapport pour être facilement supprimé. Des
évêques et des papes, en mal d'argent, émettaient continuelle-
ment de pareilles lettres et le métier de marchand d'indul-
gences devint une profession régulière, où, naturellement, les
plus impudents réussissaient le mieux. Nous en croyons volon-
tiers le pseudo Pierre de Pilichdorf, lorsqu'il avoue tristement
que la remise « indiscrète », mais lucrative d'indulgences à toute
sorte de gens, affaiblissait la foi de bien des catholiques en
l'Église elle-même. En 1261, le concile de Mayence ne peut pas
trouver de mots assez énergiques pour dénoncer la peste des
marchands d'indulgences, dont les escroqueries excitent la
haine des hommes, qui dépensent ce qu'ils gagnent dans la plus
vile débauche, qui trompent les fidèles au point que ceux-ci
négligent de se confesser, sous prétexte qu'ils ont déjà acheté la
remise de leur péchés. Mais ces plaintes furent inutiles et l'abus
continua, sans empêchement, jusqu'au jour où il excita une
indignation qui trouva un éloquent interprète en Luther.
47 Des conciles postérieurs à celui de Mayence ont dénoncé non
(I) Matt. Paris, Hist. Angl. ann. 1251 (p. 553, éd. 1644). - Chnn. Tnron.
ann. 1226. — Joannis PP. XXII, lîegest. iv, 73, 74, 76, 77, 95, 97, 99. — Buluze et
Mansi, Miscell. m, 242. — Concil. Ravennat. ann. 1314, c. 20.
FÉTICHISME 51
moins énergîquement les mensonges et les fraudes de ces che-
mineaux du salut, qui exercèrent leur industrie florissante jus-
qu'à l'époque de la Réforme. Tassoni a bien exprimé la convic-
tion populaire que cette vente des indulgences était une
ressource assurée de l'Eglise pour réaliser ses desseins tem-
porels :
u Le cose de1 la guerra andavan zoppe;
1 Bolognesi ricliiedean danari
Al Papa, ad egli ris ponde va coppe,
E mandava indulgenze per gli altari. » (1).
La vente des indulgences caractérise avec exactitude ce qu'on
peut appeler le sacerdotalisme, trait distinctif de la religion du
moyen âge. Le fidèle n'avait pas de relations directes avec son
Créateur, rarement même avec la Vierge et les Saints interces-
seurs. Le prêtre, prétendant être revêtu d'un pouvoir surna-
turel-, s'interposait comme le médiateur nécessaire entre Dieu et
l'homme ; en accordant ou en refusant les sacrements, il pou-
vait décider du sort des âmes ; en célébrant la messe, il pouvait
diminuer ou abréger les peines du Purgatoire; ses décisions
dans le confessionnal déterminaient la vraie portée du péché
même. Les instruments de domination dont il disposait, —
Eucharistie, reliques, eau bénite, saint chrême, exorcisme,
prière, — devinrent des espèces de fétiches doués d'un pouvoir
particulier, qui ne dépendait ni de la condition morale ou spi-
rituelle de celui qui en usait, ni de la condition de ceux pour
qui ils étaient employés. Aux yeux du vulgaire, les rites de la
religion n'étaient guère autre chose que des formules magiques
qui, par quelque efficacité mystérieuse, servaient les intérêts
temporels ou spirituels de ceux pour qui on les mettait en
œuvre.
(J) Concil. Lateran. IV, c. 62. — P. de Plichdorf, Contr. Waldenses, cap. xxx.
— Concil. Biterrens. ann. 1246, c. 5. —Concil. Cenomanens. ann. 1248. — Concil.
Bnrdegalens. ann. i 255, c. 2. — Concil. V enn. ann. 1311 ((Uementin. lib. vf
tit. ix, c. 2). — Concil. Remens. ann. 1303. — Concil. Cariioi?ns. ann. 1325, c. 18.
— Martène, Thesaur. iv, 858. — Martene, A mpUss. Coll. \n, J 97, etc. — Concil.
Moguntin. ann. 1261, c. 48. — Tassoni, La Secchia Rapita, xn, 1.
52 CULTE DES RELIQUES
Mille anecdotes et incidents de cette époque montrent com-
ment le fétichisme dont nous parlons était enraciné dans l'esprit
du peuple par ceux qui trouvaient leur profit dans le maniement
des fétiches. Un chroniqueur du xne siècle raconte pieusement
que lorsque, en 887, les reliques de saint Martin de Tours
furent ramenpes d'Auxerre, où on les avait portées pour les
48 soustraire aux Normands, deux estropiés de Touraine, qui
gagnaient largement leur vie en mendiant, tinrent conseil et
décidèrent de quitter le pays le plus tôt possible, de peur que
les ossements du saint ne les guérissent d'infirmités lucrati-
ves. Malheureusement, les moyens de locomotion dont ils dis-
posaient étaient insuffisants, de sorte que les reliques arrivèrent
en Touraine avant qu'ils n'eussent pu sortir de la province; ils
furent donc guéris malgré eux.
L'ardeur avec laquelle princes et républiques se disputaient
la possession des reliques miraculeuses, la violence et la fraude
qu'on mettait partout en œuvre, soit pour s'en procurer de nou-
velles, soit pour garder celles qu'on possédait, forment un
curieux chapitre dans l'histoire de la crédulité humaine et
montrent à quel point la vertu miraculeuse était censée résider
dans la relique elle-même, sans égard aux crimes qu'il avait
fallu commettre pour l'obtenir, ni à la disposition d'esprit du
possesseur.
Ainsi, dans le cas dont nous venons de parler, Ingelger d'An-
jou fut obligé de réclamer aux Auxerrois les ossements de saint
Martin à la tête d'une force armée, les moyens pacifiques ayant
échoué; et, en 1177, nous voyons un certain Martin, chanoine
de l'église de Bomigny en Bretagne, voler le corps de sain!
Pétroc de sa propre église au profit de l'abbaye de Saint-
Mévennes, qui ne voulut pas le rendre jusqu'à ce que l'interven-
tion du roi Henri II l'y contraignit. Deux ans après la prise de
Constantinople, en 1206, les chefs vénitiens forcèrent l'entrée
de Sainte-Sophie, enlevèrent un portrait de la Vierge, œuvre
présumée de saint Luc, et le gardèrent malgré l'excommuni-
cation et l'interdit lancés contre eux par le patriarche et confir-
més par le légat du pape. Un marchand de Groningue, au cours
VOL DES RELIQUES 53
d'un de ses voyages, eut envie du bras de saint Jean-
Baptiste, qui appartenait à un hôpital, et il l'obtint en corrom-
pant à prix d'argent la maîtresse du gardien, qui incita celui-ci
à la dérober. A son retour, le marchand construisit une maison
et encastra secrètement sa relique dans un des piliers. Sous
cette protection, il fît d'excellentes affaires et devint très riche.
Mais, un jour, comme un incendie avait éclaté, il refusa de
prendre des mesures pour sauver sa maison, alléguant qu'elle
était bien gardée. La maison ne brûla pas; mais la curiosité
populaire avait été tellement excitée par la réponse du mar-
chand qu'il fut -obligé de révéler l'existence de son fétiche. 4-9
Alors le peuple l'emporta de force et le déposa dans une église,
où le bras de saint Jean accomplit beaucoup de miracles ;
mais le malheureux marchand fut ruiné. De pareilles supersti-
tions étaient encore plus grossières que celles des Romains, qui
évoquaient dans leur camp la divinité tutélaire de la ville qu'ils
assiégeaient; d'autre part, le port d'amulettes et de reliques,
devenu tout à fait général, était identique à l'usage analogue
des païens. Même les images et les portraits de saints et de
martyrs possédaient des vertus miraculeuses. Il suffisait, disait-
on, de jeter les yeux sur une image de saint Christophe pour
être préservé, pendant le reste de la journée, de tout danger de
maladie ou de mort subite :
« Christophori sancti speciem quicumque tuetur,
Illo namque die nullo languore tenetur. »
Une image gigantesque du saint était souvent peinte à l'exté-
rieur des églises pour préserver la population. L'habitude de
tirer au sort le saint dont on voulait s'assurer le patronage,
cérémonie qui s'accomplissait au pied de l'autel, est une autre
manifestation de l'aveugle superstition de ce temps-là (1).
L'Eucharistie était un fétiche particulièrement efficace. Pen-
(1) Gesta Consulum Andegavens. m, 23. — Roger. Horeden. ann. 1177.— Inno-
cent. PP. III, Regest. ix, 243. — Cœsar. Heisterbac. Dial. Mirac. dist. vm, c. 53.
— Muratori, Antiq. Mfd. ^vi, dissert, lviii. — Anon. Passaviens. adv. Waldtm-
*es, cap. 5 (Mag. bib. Pat., xm, 301).
54 PUISSANCE DES HOSTIES
dant la persécution dirigée contre les hérétiques des provinces
rhénanes par l'inquisiteur Conrad de Marburg, en 1233, un con-
damné refusa obstinément de brûler, malgré tous les efforts des
zélés exécuteurs, jusqu'à ce qu'un prêtre avisé apportât une
hostie consacrée sur la pile de bois qui flambait. Aussitôt le
charme qui protégeait l'hérétique fut rompu par un charme
plus puissant et le misérable ne tarda pas à être réduit en cen-
dres.
Une réunion de ces mêmes hérétiques possédait une image de
Satan qui rendait des oracles ; un jour, un prêtre entra dans la
chambre et tira de dessous ses vêtements un ciboire contenant
une hostie ; à l'instant, Satan se reconnut vaincu et tomba par
terre. Peu de temps après, saint Pierre Martyr employa le
même moyen pour vaincre l'imposture d'un hérétique de Milan.
A l'appel de cet homme, un démon apparaissait dans une église
hétérodoxe sous l'aspect de la Vierge resplendissante et tenant
le saint Enfant dans ses bras. Ce témoignage en faveur de l'hé-
résie parut sans réplique, jusqu'à ce que saint Pierre y mit
50 fin en présentant au démon une hostie : « Si, dit-il, vous êtes
vraiment la Mère de Dieu, adorez ici votre fils. » Là-dessus, le
démon disparut dans un éclair, laissant derrière lui une puan-
teur insupportable.
Le pain consacré était considéré par le peuple comme possé-
dant une efficacité magique d'un pouvoir incomparable ; bien
des histoires couraient sur les châtiments infligés à ceux qui avaient
voulu en faire un usage sacrilège. Un prêtre garda une hostie dans
sa bouche afin de s'en servir pour vaincre la vertu d'une femme
dont il était amoureux; il fut affligé d'une hallucination ter-
rible, croyant qu'il avait enflé au point de ne pouvoir passer par
une porte; et quand il enterra l'objet sacré dans son jardin,
l'hostie se transforma en un petit crucifix portant un homme de
chair qui saignait.Une femme garda l'hostie qu'elle devait avaler
et la plaça dans sa ruche pour arrêter une épidémie qui s'était
déclarée parmi ses abeilles ; aussitôt les pieux insectes construi-
sirent à l'entour une chapelle complète, avec murs, fenêtres,
toits et beffroi, et, à l'intérieur, un autel sur lequel ils déposé-
ROLE DES TALISMANS 55
rent respectueusement l'hostie. Une autre femme, voulant pré-
server ses choux des ravages des chenilles, réduisit en poussière
une hostie et en répandit les miettes sur ses légumes ; à l'ins-
tant, elle fut frappée d'une paralysie incurahle. Évidemment,
ces pratiques fétichistes étaient vues d'un mauvais œil par
l'Église ; mais elles étaient la conséquence directe de l'enseigne-
ment orthodoxe. Il en était de même pour l'eau où le prêtre se j
lavait les mains après avoir touché l'hostie; on attribuait à cette
eau des vertus surnaturelles, mais on en prohibait l'usage
comme entaché de sorcellerie (1).
Le pouvoir de ces formules magiques n'impliquait, je le
répète, aucun sentiment de dévotion chez ceux qui en usaient.
Ainsi, pour attester la puissance de saint Thomas de Canter-
bury, on racontait l'histoire d'une dame qui l'invoquait à toute
occasion et avait même appris à son oiseau favori à répéter la
formule : « Sancte Thoma, adjuva me! » Un jour, un faucon
s'empara de lui et l'emporta; mais comme l'oiseau faisait
entendre sa phrase accoutumée, le faucon tomba mort et
l'oiseau revint indemne auprès de sa maîtresse. — En vérité,
l'emploi des talismans impliquait si peu la sainteté que de mau-
vais prêtres employaient la messe comme un moyen d'incanta-
tion et un maléfice, maudissant intérieurement leurs ennemis
pendant qu'ils accomplissaient les rites et confiant que cette
malédiction entraînerait, d'une façon ou d'une autre, la perte g|
de la personne visée. On allait même jusqu'à recourir à la
célébration de la messe pour rendre plus efficace la pratique si
ancienne de l'envoûtement. Lorsque Ton disait dix fois la messe
sur une image de cire représentant un ennemi, on croyait qu'il
mourrait sans faute dans l'espace de dix jours (2).
La confession elle-même pouvait servir de formule magique
pour empêcher la découverte d'un crime. Comme les démons
étaient naturellement au courant de tous les forfaits commis
(I) Hartzheim, Concil. German. m, 543.— Campana, Storia^iS. Pietro Mar-
tire, lib. n, cap. 3. — Cœsar. Heisterbac. Dial. Mirac. dist. ix, cap. 6, 8, 24, 25.
2) Cœsar. Heisterbac. Dial. Mirac. dist. x, cap. 56. — Wibaldi Abbat. Cor-
beiens. Epist 157. — P Cantor Yerb. abbrev. cap. 29.
56 PUISSANCE DE L'ABSOLUTION
et pouvaient les révéler par la bouche de ceux qu'ils possé-
daient, on employait souvent les démoniaques comme des
détectives dans le cas de personnes soupçonnées. Mais quand
les crimes étaient confessés avec toute la contrition désirable,
l'absolution donnée par le prêtre les effaçait à tout jamais de la
mémoire du démon, qui niait alors en avoir eu connaissance.
Cette croyance, familière aux accusés, inspirait souvent leur
défense ; car, même lorsque le démon avait révélé une faute,
le coupable pouvait aller aussitôt à confesse, puis se présenter
avec confiance devant le juge et le mettre au défi d'obtenir une
dénonciation nouvelle.
On pourrait multiplier indéfiniment ces exemples, mais cela
ne servirait qu'à fatiguer le lecteur. Ceux que j'ai cités suffiront
probablement à témoigner de l'avilissement du christianisme
d'alors, superposé à un fond païen et gouverné par un corps
sacerdotal dont on connaît maintenant l'indignité (4).
Le tableau que j'ai tracé des relations de l'Église avec le
peuple paraîtra peut-être poussé au noir. Tous les papes
n'étaient pas des Innocent IV et des Jean XXII; tous les évêques
n'étaient pas cruels et débauchés; tous les prêtres n'avaient
pas pour unique dessein de spolier les hommes et de déshonorer
les femmes. Dans beaucoup de sièges épiscopaux et d'abbayes,
sans doute aussi dans des milliers de paroisses, il y avait des
prélats et des pasteurs qui cherchaient sincèrement à accom-
plir l'œuvre de Dieu, à éclairer les âmes enténébrées de leurs
ouailles avec la parcelle de lumière évangélique que la supers-
tition de l'époque permettait de répandre. Cependant le mal
était plus apparent que le bien ; les humbles ouvriers passaient
■•- inaperçus, tandis que l'orgueil, la cruauté, la luxure et la
cupidité des autres exerçaient une influence étendue et pro-
52 fonde. Aux hommes de ce temps-là qui avaient le plus de juge-
ment et les aspirations les plus hautes, l'Église apparaissait
(1) Cœsur. Heisterbac. Dial. Mirac. dist. m, cap. 2, 3, G; dist. v, cap. 3.
PLAINTES DE SAINT BERNARD 57
telle que je l'ai dépeinte; et sa laideur morale doit être présente
à notre esprit si nous voulons comprendre les mouvements qui
agitèrent alors le monde chrétien.
Le témoin le plus autorisé sur l'Église du xne siècle, saint
Bernard, ne cessa jamais de dénoncer les vices qui régnaient
partout. Lorsque la fornication, l'adultère et l'inceste n'avaient
plus d'attraits pour les sens épuisés, on descendait plus bas
encore dans la voie de la dépravation. En vain — c'est saint
Bernard qui parle — les villes de la plaine ont été détruites par
le feu vengeur du ciel; l'ennemi du genre humain a répandu
partout leurs débris et leurs cendres maudites ont infecté
l'Église. L'Église reste pauvre, dépouillée et misérable, négligée
de tous et comme exsangue. Ses enfants ne cherchent pas à ia
vêtir, mais à la dépouiller; ils ne la protègent pas, mais la
détruisent; ils ne la défendent pas, mais l'exposent; ils n'insti-
tuent pas, mais ils prostituent; ils ne nourrissent pas le trou-
peau, mais l'égorgent et s'en repaissent. Ils réclament le prix
des péchés, mais ne pensent pas au pécheur. « Qui pouvez-
vous me montrer, s'écrie-t-il, parmi les évêques, qui ne cher-
che pas plutôt à vider les poches de ses ouailles qu'à les
guérir de leurs vices? » Un contemporain de saint Bernard,
Potho de Pruhm, exhale les mêmes plaintes en 1152. a L'Église,
dit-il, court à sa ruine et pas une main ne s'élève pour la sou-
tenir; il n'y a pas un seul prêtre digne de s'imposer comme
médiateur entre Dieu et les hommes et d'approcher du trône
divin en sollicitant la grâce d'en haut (1). »
Le légat du pape, le cardinal Henry d'Albano, dans sa lettre
encyclique de 4188 aux prélats d'Allemagne, ne s'exprime pas
avec une moindre énergie. Le triomphe du Prince des Ténèbres
-est imminent à cause de la dépravation du clergé, de sa luxure,
de sa gourmandise, de son mépris des jeûnes; les prêtres cumu-
lent des bénéfices, vont à la chasse, élèvent des faucons,
(1) Bernardi, Serm. de Conoersione, cap. 19, 20. — Kjusil. Serm. 77 in Can-
tica, cap. 1.— Cf. ejupil. Serm. 33 in Ctudica, cap. 16; tract, de moribus et offic
tLprsc. cap. vu, n<«25, 27, 28. - De Consid. lib. m, cap. 4, 5. — Pothon Pru-
iniens. De itatn douais dei, lib. i.
58 PLAINTES DE PIERRE CANTOR
jouent, commercent, se querellent entre eux et, pis que tout
cela, donnent l'exemple de l'incontinence, ce qui excite la
colère de Dieu et scandalise le peuple.
63 Pierre Cantor, vers la même époque, décrit l'Église
comme « remplie jusqu'à la bouche de toutes les immondices
temporelles »; par l'avarice, par la négligence de ses devoirs,
elle est pire que la société laïque et rien n'est plus dangereux
pour elle que cette constatation. Gilbert de Gemblours s'exprime
d'une manière analogue. La plupart des prélats entrent dans
l'Église, non par l'élection, mais par la corruption et la faveur
des princes; ils s'y introduisent non pour nourrir les autres,
mais pour être nourris; non pour servir, mais pour être servis;
non pour semer, mais pour moissonner; non pour travailler,
mais pour être oisifs; non pour protéger les brebis contre les
loups, mais pour déchirer les brebis avec plus de férocité que les
loups eux-mêmes. — Sainte Hildegarde, dans ses prophéties,
épouse la cause du peuple contre le clergé : « Les prélats sont
les ravisseurs des Églises; leur avidité consume tout ce qu'elle
touche. Leurs oppressions nous réduisent à la misère et nous
avilissent en les avilissant..... Ëst-il convenable que des hommes
tonsurés commandent à plus de soldats et disposent de plus
d'armes que des laïques ? Est-il convenable qu'un clerc soit un
soldat, et un soldat un clerc ? Dieu n'a pas ordonné que l'un
de nous dût avoir à la fois une tunique et un manteau et que
l'autre dût aller nu; mais il a ordonné que la tunique fût donnée
à l'un et le manteau à l'autre. Laissez donc les laïques posséder
le manteau pour satisfaire aux nécessités du monde; mais que
le clergé ait la tunique, pour ne pas manquer de l'indispen-
sable. » (1)
Un des principaux objets de la convocation du grand concile
de Latran, en 4215, était le désir de corriger les vices du clergé.
A cet effet on adopta de nombreux canons en vue de la suppres-
sion des principaux abus, mais les décisions du concile restèrent
(i) Cod. Diplom. Viennens. v° 163. -• P. Cantor. Verb. abbrev. cap. 57, 59.—
Gulberti Abbat. Gemblaeens. Epist. 1. — S. Hildegardse Révélât. Vis. x, cap. 16.
PLAINTES DE ROBERT GROSSETESTE 59
lettre morte. Les abus étaient trop profondément enracinés.
Quatre ans plus tard, Honorius III, dans une encyclique adressée
à tous les prélats du monde chrétien, dit qu'il a attendu jus-
qu'alors pour voir les effets du concile, mais que les maux de
l'Église lui paraissent augmenter plutôt que diminuer. « Les
ministres de l'autel, pires que des bêtes se roulant dans leur
fumier, se font gloire de leur ignominie, comme à Sodome. Ils
sont un piège et un fléau pour les fidèles. Beaucoup de prélats
dépensent les biens qui sont confiés à leur garde et dispersent
sur les places publiques les ressources du sanctuaire; ils donnent
de l'avancement aux indignes, ils dilapident les revenus de
FÉglise au profit des méchants et transforment les églises en
conventicules à l'usage de leurs familles. Moines et nonnes 54
rejettent le joug, brisent leurs chaînes et se rendent aussi mé-
prisables que du fumier. C'est pour cela que l'hérésie fleurit.
Que chacun de vous ceigne son épée et n'épargne ni son frère
ni son plus proche parent. »
Quel fut le résultat de cette exhortation virulente ? Nous pou-
vons nous en faire une idée par la description que Robert Gros-
seteste, évêque de Lincoln, fit de l'Église en 1250, en présence
d'Innocent IV et de ses cardinaux. Les détails sont inutiles à
rapporter ; mais la conclusion, c'est que le clergé est une souil-
lure pour toute la terre, que ce sont des Antechrists et des
diables ayant revêtu le masque des anges de la lumière, qui
transforment la maison de prière en un repaire de voleurs.
Quand l'inquisiteur de Passau, vers 4260, essaya d'expliquer la
résistance de l'hérésie dont il s'efforçait vainement d'avoir rai-
son, il rédigea à cet effet une liste des crimes communs parmi
le clergé — liste horrible par la minutie des détails où elle se
complaît. Une Église pareille à celle qu'il décrit ne pouvait être
qu'un fléau à la fois politique, social et moral (4).
Tels sont, sur la question qui nous occupe, les témoignages
1) Honor. PP. IN, Epist. ad Archiep. Bituricens. (Martène, Coll. Amliss. i,
1149-1151; Thesaur. Anecd. i, 875-877). — Fascic. Ker. Expetend. et Fugiend.
u, 251 (éd. de 1630). — W. Preger, Beitraege zur Geschichte der Walctesier,
MUnich, 1875, p. 64-67.
60 PLAINTES DE WALTHER
des ecclésiastiques. Si l'on veut savoir maintenant de quel œil
le clergé était considéré par les laïques, nous rappellerons
d'abord une remarque de Guillaume de Puy-Laurens, d'après
lequel on disait communément : « J'aimerais mieux être un
prêtre que de faire telle chose. » Il est vrai que les prêtres
avaient le même mépris pour les moines, car Émeric, abbé
d'Anchin, nous apprend qu'un clerc ne voulait jamais faire sa
société d'un homme qu'il avait vu sous l'habit noir du Béné-
dictin. Mais prêtres et moines étaient également et généralement
détestés par le peuple. Walther von der Vogelweide résume
•comme il suit les sentiments du peuple sur l'ensemble du corps
ecclésiastique, depuis le pape jusqu'aux curés :
« La chaire de Saint-Pierre est occupée aujourd'hui comme
lorsqu'elle était souillée par la sorcellerie de Gerbert; ce dernier
se prépara seul une place dans l'enfer, tandis que le présent
pape y entraîne la chrétienté tout entière. Pourquoi les châti-
ments du ciel sont-ils différés ? Combien de temps sommeilleras-
tu, ô Seigneur? Ton œuvre est entravée, ta parole est contre-
dite, ton trésorier dérobe les richesses que tu as accumulées,
tes ministres volent et assassinent et c'est un loup qui est le
berger de ton troupeau. » (1).
85 A l'autre extrémité de l'Europe, les plaintes ne sont pas
moins vives ; voici comment, après beaucoup d'autres, parlera
des hauts dignitaires de l'Eglise, des clercs et des moines, le
troubadour Raimon de Cornet, faisant écho aux invectives du
poète Walther :
« Je vois le pape faillir à tous ses devoirs : il veut s'enrichir,
il ne se soucie pas des pauvres, qui n'ont pas accès auprès de
lui. Son but est d'amasser des trésors, de se faire servir, de
s'asseoir sur des étoffes ornées d'or. Pour cela, il se livre au
commerce en bon trafiquant ; au prix de beaux deniers comp-
tants, il distribue des évêchés aux gens de son entourage et, à
nous, il envoie des collecteurs, munis de lettres de quête, qui
(1) Guill. Pod. Laurent. Chron. Proœm. — Narrât. Restaur. Abbat. S. Martini
Tornacens. cap. 38. — Panmcrs \V. von der Vogelweide, Sâemmtliche Gedichte,
n° lin, p. 118. Cf. n° 85, 111-113.
PLAINTES D'UN TROUBADOUR 61
nous vendent des pardons moyennant du blé et de l'argent....
Les cardinaux ne valent certes pas mieux; on dit partout que,
du matin au soir, ils ne cherchent qu'à conclure d'ignobles
marchés. Voulez-vous un évêché,voulez-vous une abbaye? Vite,
apportez-leur beaucoup d'argent ; ils vous donneront en échange
un chapeau rouge ou une crosse épiscopale. Si vous ne savez
rien de ce que doit savoir un prêtre, eh ! qu'importe ? Docte
ou ignorant, vous obtiendrez de gros revenus. Mais gardez-
vous surtout d'être parcimonieux dans vos largesses, car cela
vous empêcherait de réussir!... Quant aux évêques, ils ne ces-
sent d'écorcher jusqu'au vif leurs curés bien rentes et de leur
vendre des lettres scellées de leur sceau. Dieu sait s'il y aurait 56
lieu d'en finir avec ces habitudes ! Et ils font pis encore ;
moyennant finances, ils confèrent la tonsure au premier venu
et portent ainsi préjudice à tous, non-seulement à nous, qui
devenons les victimes de cet homme, mais aux tribunaux tem-
porels, qui perdent toute prise sur lui... Bientôt, je vous le
jure, il y aura plus de clercs et de prêtres que de bouviers.
Chacun déchoit et donne de mauvais exemples. Ces gens-là
vendent à qui mieux mieux les sacrements et les messes. Quand
ils confessent de braves laïcs, qui n'ont commis aucune faute,
ils leurs imposent d'énormes pénitences; mais ils se gardent
bien d'en faire autant pour les concubines des prêtres !...
Assurément, à en juger par les apparences, les moines s'astrei-
gnent à des pratiques sévères. Mais regardez-y de plus près ;
en vérité, ils vivent deux fois mieux qu'ils ne faisaient aupara-
vant, quand ils étaient encore sous le toit de leurs pères. Ils
font comme les Mendiants qui, sous le couvert de leur habit,
trompent le monde et se nourrissent à ses dépens. Voilà pour-
quoi tant de gueux et de propres à rien entrent dans les
Ordres; la veille, ils n'avaient pas de pain; le lendemain,
leur accoutrement leur vaut des rentes, produit des mille tours
qu'ils ont dans leur sac. »
Il était inévitable qu'une pareille religion enfantât l'hé-
résie, qu'un tel clergé, séculier et régulier, provoquât à la
révolte. Ce dont on peut s'étonner seulement, c'est qu'elle
DZ CAUSES DE L HERESIE
ait tardé si longtemps à éclater et qu'elle n'ait pas été plus
générale (1).
(i) Raynouard, Lexique Roman, I, 464, a publié cette Gesta sous le nom de
Pierre Cardinal, troubadour du commencement du xm« siècle.^ Cette attribution
fausse, donnée par un des deux mss. qu'on a de cette pièce, a été rectifiée par le
Dr Nou'et il y a un demi-siècle. Le véritable auteur est un certain Rai mon de
Cornet, qui vivait dans la première moitié du xive siècle. Un fragment de cette
Gesta, contenant précisément le passage paraphrasé dans le texte, a été publié,
sous le nom de Raimon de Cornet, par Bartsch, dans sa Chrestomathi» pro-
vençale, 4» éd. col. 363. Une édition de lensemble, avec introduction, notes et
glossaire, a paru à Montpellier en 18*88 par les soins de MM. J.-B. Noulet et
C. Chabaneau {Deux manuscrits provençaux du xiv« siècle). — [I es éléments de
cette note m'ont été obligeamment fournis par M. P. Meyer, avec une traduction
littérale du texte, que j'ai cru devoir rendre plus librement. Trud.]
RÉVEIL DE LA CONSCIENCE 63
CHAPITRE ÏI
L HERESIE
L'Église, que nous avons vue si infidèle à son idéal et si négli- 57
génie de ses devoirs, se trouva, presque à l'improviste, menacée
de dangers nouveaux dans la citadelle même de sa puissance.
Juste au moment où elle venait de triompher de ses rivaux
temporels, rois et empereur, un nouvel ennemi se leva contre
elle : c'était la conscience de l'humanité qui se réveillait. L'é-
paisse ignorance du xe siècle, qui fit suite à l'éclat fugitif de la
civilisation carlovingienne, avait commencé à s'effacer, mi
xie siècle, devant les premières lueurs de la renaissance intellec-
tuelle. Dès le début du xne siècle, ce mouvement se prononce et
laisse déjà entrevoir la promesse de ce riche développement qui
devait faire de l'Europe la patrie de l'art et de la science, de
l'érudition et de la haute culture. Or, la stagnation de l'esprit
humain ne pouvait prendre fin sans que le doute et la cri-
tique s'éveillassent en même temps. Lorsque les hommes se
remirent à raisonner et à poser des questions, même sur des
sujets interdits à leur curiosité, il n'était pas possible qu'ils ne
reconnussent pas l'affligeant contraste qui existait entre l'en-
seignement de l'Église et ses actes, les divergences profondes
entre la religion et le rituel, entre la conduite des prêtres et des
moines et les vœux qu'ils avaient consentis. L'aveugle respect
que des générations successives avaient témoigné aux affirma-
tions de l'Église, commençait à être ébranlé à son tour. Un
livre comme le Sic et non d'Abélard, où les contradictions de
la tradition et des Décrétales étaient impitoyablement mises en
lumière, n'était pas seulement l'indice d'une inquiétude intel-
lectuelle qui présageait la révolte, mais une source féconde de
64 REVJb.IL DE L'ESPRIT CRITIQUE
dangers pour l'avenir, dus au réveil de l'esprit de discussion.
En vain, sur l'ordre de la curie romaine, Gratien s'efforça de
montrer, dans sa fameuse Concordantia discordantium cano-
num, que les contradictions pouvaient être dissipées, que la loi
canonique n'était pas une masse confuse de règles édictées pour
répondre à des besoins momentanés, mais un corps harmonique
de lois spirituelles. Le mot fatal avait été prononcé et les efforts
58 des Glossateurs, des Maîtres des Sentences, des Docteurs Angé-
liques et de la foule innombrable des théologiens scolastiques
et des interprètes du droit canon, avec toutes les ressources de
leur dialectique, ne pouvaient pas rendre à l'esprit humain sa
confiance d'autrefois, inébranlable et placide, en l'inspiration
divine de l'Église Militante. Bien que les assaillants fussent
encore peu nombreux et leurs attaques intermittentes, le
nombre des défenseurs et l'énergie de la défense prouvent que
Rome reconnaissait pleinement le danger : l'esprit de recherche
avait enfin secoué son long sommeil.
Cet esprit avait reçu une puissante impulsion de l'École de
Tolède, où d'aventureux étudiants allaient chercher, pour y
boire comme à la source, la science arabe, grecque et juive.
Même au milieu des ténèbres du xe siècle, le pape Sylvestre II,
qui s'appelait encore Gerbert d'Aurillac, avait acquis une sinistre
réputation de magicien, parce qu'il passait pour avoir étudié
les sciences défendues dans ce centre d'activité intellectuelle.
Vers le milieu du xne siècle, Robert de Rétines, sur les instances
de Pierre le Vénérable de Cluny, laissa reposer pour quelque
temps ses études d'astronomie et de géométrie, afin de traduire
le Coran et de faciliter ainsi à son patron la réfutation des
erreurs de l'Islam. Les œuvres d'Aristote et de Ptolémée,
d'Abubekr,d'Avicenne et d'Alfarabi, plus tard celles d'Averrhoès,
furent traduites en latin et copiées avec un zèle incroyable dans
tous les pays chrétiens. Les Croisés eux-mêmes rapportèrent de
l'Orient quelques débris de la pensée antique qui furent
accueillis avec non moins d'enthousiasme II est vrai que parmi
les trésors remis en circulation, c'est l'astrologie judiciaire qui
éveillait le plus de curiosité et provoquait les plus nombreuses
RENAISSANCE DU DROIT ROMAIN 65
éludes; mais la preuve que d'autres sujets, plus dignes d'atten-
tion, n'étaient pas négligés et qu'on comprenait les dangers
qu'ils récelaient pour l'orthodoxie, c'est qu'à diverses reprises
la lecture des ouvrages d'Aristote fut prohibée par l'Université
de Paris.
Plus menaçante encore pour l'Église était la renaissance du
droit civil romain. Que cette renaissance ait été causée ou non
par la découverte du manuscrit des Pandectes à Amalfif
l'ardeur avec laquelle on en poursuivait l'étude, dès le milieu
du xne siècle, dans tous les grands centres de savoir, est un fait
historique incontestable. Les hommes s'aperçurent, à leur grand
étonnement, qu'il existait un système de jurisprudence d'une
simplicité et d'une rectitude merveilleuses, incommensurable-
ment supérieur à la lourde confusion des lois canoniques et
surtout à la barbarie des coutumes féodales. Ce système fondait
son autorité sur l'idée de la justice immuable, représentée par 59
le Souverain, et non pas sur un canon ou une décrétale, sur les
paroles d'un pape ou d'un concile ou même sur l'Écriture
Sainte. La clairvoyance de saint Bernard n'était pas en défaut
lorsque, dès 1149, il s'inquiétait de la situation de l'Église et se
plaignait que les tribunaux retentissent de l'écho des lois de
Justinien plutôt que de celui des lois de Dieu (1).
Pour comprendre pleinement l'effet de ce mouvement intel-
lectuel sur les pensées et sur les sentiments du peuple, nous
devons nous représenter un état social qui, à bien des égards,
différait entièrement du nôtre. Ce n'est pas seulement que, dans
les pays civilisés, des institutions bien assises ont rendu les
hommes plus dociles aux lois et aux coutumes; mais la diffusion
de l'intelligence et le progrès mental des générations ont fortifié
le contrôle de la raison et diminué l'influence pernicieuse de
ce qui est purement émotionnel et impulsif. Cependant, même
(1) Pelayo, ffeterodoxos Esj anoles, i, 4 5 (Madrid, 1880). — Pétri Venerab.
O p. p. 650 sq. (éd. Migne). — F. Francisci Pipini Chron. cap. 16. — Rigord. De
Gest. Phil. Aug. ann. 1210. — Concil. Paris, ann. 1210.— Gregor. PP. IX, Bull.
Cuw salutem, 29, apr. 1231. — S. Bernardi De consid. lib. i, cap. 4. — Pour le
respect presque religieux inspiré aux scholastiques du xne siècle par Aristote, voir
le Metalogicus de Jean de Salisbury, lib. u, c. 16.
4.
66 MISÈRE ET ATTENTE
à des époques voisines de la nôtre, comme au cours de la Révo-
lution française, nous avons vu qu'un peuple peut encore être
saisi de frénésie, que la raison peut être détrônée par la pas-
sion. Cette folie du règne de la Terreur donne une idée assez
exacte des émotions violentes auxquelles étaient sujettes, tant
pour le bien que pour le mal, les populations du moyen-âge.
De là, ces contrastes frappants qui rendent cette période de
l'histoire si pittoresque et rachètent la triste médiocrité de sa vie
quotidienne par de splendides explosions du plus noble enthou-
siasme ou par des actes hideux d'une sauvage brutalité. Peu
habituée encore à se contenir, la virilité vigoureuse de ces temps-
là se manifestait dans toute sa grandeur comme dans toute sa
bassesse, tantôt en tirant des vengeances cruelles d'adversaires
sans défense, tantôt en s'offrant elle-même avec joie comme un
sacrifice à l'humanité. Des frissons d'une émotion délirante
couraient d'un pays à l'autre, éveillant les populations de leur
léthargie pour leur inspirer des tentatives aveuglement héroïques
et irréfléchies — croisades qui blanchirent les sables de la Pa-
lestine sous les ossements de chrétiens, excès sr.uvages des
Flagellants, courses vagabondes et sans but des Pastoureaux.
Au plus profond de l'incurable misère qui opp m it la masse
du peuple, il y avait un sentiment continuel d'inquiétude, la
conviction que l'Antéchrist allait venir, que la fin du monde et
le Jugement Dernier étaient proches. Dans la condition déplo-
60 rable de la société, déchirée par des guerres incessantes et
meurtrie par les talons de fer de la féodalité, l'homme du
commun avait vraiment lieu de croire que le règne de l'Anté-
christ était imminent; il devait saluer avec joie tout changement
de régime qui pouvait améliorer sa condition, mais ne pou-
vait guère la rendre pire. En outre, le monde invisible, avec
ses attractions mystérieuses et l'horrible fascination qu'il exer-
çait, était présent comme une réalité à l'esprit de tous. Les
hommes se sentaient continuellement entourés de démons,
prêts à les affliger de maladies, à dévaster leurs maigres
champs de blé ou leurs vignobles, à tromper leurs âmes pour
les conduire à la perdition; d'autre part, chacun sentait à côté
ABSENCE D'HÉRÉSIES DOGMATIQUES 67
de lui des anges et des saints secourables, écoutant ses prières,
intercédant pour lui auprès du Trône de la Grâce, auquel il
n'osait pas s'adresser directement. C'est parmi une population
aussi impressionnable, aussi accessible aux émotions les plus
violentes, aussi superstitieuse, s'éveillant lentement à l'aurore
du jour intellectuel, que l'orthodoxie et l'hérésie, c'est-à-dire
les forces conservatrices et progressives, allaient se livrer une
bataille où ni l'une ni l'autre ne devait remporter une victoire
définitive.
Un fait notable, présage de ld forme nouvelle que la civilisa-
tion moderne devait revêtir, c'est que les hérésies destinées à
ébranler l'Église jusqu'en ses fondements ne furent pas, comme
autrefois, de simples subtilités spéculatives, mises en avant par
des théologiens érudits, au cours de l'évolution de la doctrine
chrétienne en formation. Nous n'aurons pas à étudier ici des
hommes comme Arius ou Priscillien, comme Nestorius ou
Eutychès, savants et prélats qui remplirent l'Église du bruit de
leurs doctes controverses. L'organisation hiérarchique était
trop parfaite, le dogme théologique trop solidement pétrifié,
pour que de telles discussions fussent encore possibles; et si cer-
tains scolastiques s'écartèrent ou parurent s'écarter de l'ortho-
doxie, comme Bérenger de Tours, Abélard, Gilbert de la Porée,
Pierre Lombard, Folkmar von Trieffenstein, leurs opinions per-
sonnelles furent vite écrasées sous le poids de la lourde machine
dont l'Église faisait jouer les ressorts. Il faut ajouter qu'à peu
d'exceptions près ce ne furent pas les classes dirigeantes qui
donnèrent prise à l'hérésie. Depuis l'époque de l'empire romain,
l'Église et l'État avaient contracté une alliance pour maintenir
le peuple dans la soumission; quelques motifs qu'aient eu des
souverains comme Jean d'Angleterre ou l'empereur Frédéric ÏI
de repousser les prétentions ecclésiastiques, ils n'osèrent jamais
dénoncer le contrat sur lequel reposaient leurs propres préro-
gatives. En règle générale, il fallait que l'hérésie fût préalable-
ment disséminée dans toute la masse du peuple avant que les
hommes de naissance noble consentissent à y prendre part :
c'est ce que nous verrons en Languedoc et en Lombardie. Les
bO ANT1SACERD0TALISME
coups qui mirent réellement en péril la hiérarchie de l'Église
61 lui furent portés par des hommes obscurs, travaillant parmi les
pauvres et les opprimés, qui, dans leur misère et leur dégrada-
tion, sentirent que l'Église avaient failli à sa mission, soit à
cause de la frivolité de ses ministres, soit par suite de ses
erreurs de doctrine. De même que le Christ s'était adressé
autrefois aux brebis perdues d'Israël, négligées et méprisées des
rabbins, les hérésiarques allaient trouver leurs recrues parmi
les victimes éternelles de la société féodale.
Les hérésies auxquelles elles devaient prêter l'oreille se divi-
sent naturellement en deux classes : d'une part, des sectaires
qui maintiennent fermement tous les points essentiels du chris-
tianisme, mais y ajoutent l'aversion pour le sacerdoce, qui est
leur thèse principale; de l'autre, les manichéens.
En passant en revue les vicissitudes de ces doctrines, il ne
faut pas oublier que les sources de nos connaissances sont tou-
jours,ou presque toujours, les écrits des adversaires de l'hérésie.
A l'exception de quelques petits traités vaudois et d'un seul
rituel des Cathares, la littérature des hérétiques a péri tout
entière. Nous sommes réduits à connaître leurs opinions par
les réfutations dont elles ont été l'objet, alors que ces réfuta-
tions avaient pour but d'exciter la haine populaire contre les
hérétiques ; nous n'apprenons l'histoire de leurs luttes et de
leur ruine que par ceux qui les ont exterminés sans merci. Je
ne dirai pas un mot à leur éloge qui ne soit fondé sur les aveux
ou sur les accusations mêmes de leurs ennemis, et si je repousse
quelques unes des calomnies qu'on leur a prodiguées, c'est
parce que l'exagération, consciente ou inconsciente, est ici si
manifeste qu'il est impossible d'attribuer à de pareils propos
une valeur historique quelconque. En général il est permis de
concevoir a priori quelque estime pour des hommes qui se
montrèrent prêts à subir les persécutions et à regarder la mort
en face pour ce qu'ils croyaient être la vérité. J'ajoute que
dans l'état de corruption où se trouvait alors l'Église, il est
inadmissible, quoi qu'en aient dit les controversistes ortho-
doxes, que des hommes soient sortis de l'Église, sous la menace
MÉPRIS DU CLERtrfî 69
de terribles représailles, simplement pour pouvoir satisfaire
librement à leurs appétits désordonnés.
En fait, comme nous l'avons déjà vu, les plus hautes auto-
rités de l'Église admettaient elles-mêmes que ses scandales
étaient la cause, sinon la justification de l'hérésie. Un inquisi-
teur qui contribua énergiquement à la supprimer énumère,
parmi les raisons de son succès, la vie dépravée des clercs,
leur ignorance, les erreurs et la frivolité de leur prédication,
leur mépris des sacrements et la haine qu'ils inspiraient géné-
ralement aux fidèles. Un autre nous assure que les arguments
favoris des hérétiques étaient tirés de l'orgueil, de la cupidité,
de la licence des clercs et des prélats. Tout cela, dit Lucas,
évêque deTuy, qui travailla consciencieusement à la réfutation
de l'hérésie, était encore exagéré par les histoires mensongères 61
de miracles qui faisaient apparaître sous un jour fâcheux les
rites de l'Église et les faiblesses de ses ministres; mais, s'il en
était ainsi, ces histoires de miracles étaient bien superflues, car
les hérétiques ne pouvaient rien inventer de plus déshonorant
pour l'Église que la réalité, telle qu'elle est attestée par les
champions de l'Église elle-même.
Peu de controversistes, en vérité, étaient capables de la
franchise du savant auteur dont le traité passe sous le nom de
Pierre de Pilichdorf. En répondant aux arguments des héré-
tiques, qui accusaient les prêtres catholiques d'être des débau-
chés, des usuriers, des ivrognes, des joueurs et des faussaires,
il s'écrie hardiment: « Eh bien ! après? Ils n'en sont pas moins
des prêtres et le pire des prêtres vaut encore mieux que le
meilleur des laïques. Est-ce que Judas Iscariote, parce qu'il fut
apôtre, ne valait pas mieux que Nathaniel, bien qu'il fût moins
honnête ? » L'inquisiteur troubadour Izarn ne faisait qu'expri-
mer une vérité généralement reconnue en disant qu'aucun
fidèle ne pouvait être converti à l'hérésie des Cathares et des
Vaudois s'il avait auprès de lui un bon pasteur (4).
(1) Reinerii Cowra Waldmses, cap. 3. — Tract, de modo proced. con'ra hae-
retic. (Mss. Bibl. Nat. Coll. Doat, xxx, 185, sq.) — Lucae Tudensis De altéra
vita, lib. m, cap. 7-10. — P. de Pilichdorf, Contra Wald. cap. 16. — Passa-
riens. Anon. (Preger, Beitr. p. 64-67). — Raynouard, Lexique Rom. v, 471.
70 QUESTION DES SACREMENTS
Les hérésies antisacerdotales étaient dirigées contre les abus,
tant de doctrine que de pratique, par lesquels le clergé avait
fait effort pour établir sa domination sur les âmes. Un point
qui leur était commun à toutes était le principe, renouvelé du
Donatisme, que les sacrements sont souillés par des mains
impures, de sorte qu'un prêtre, vivant en état de péché morte!,
est incapable d'administrer les sacrements. Étant donnée la
moralité générale du clergé d'alors, ce principe équivalait à
l'exclusion de la grande majorité des prêtres et il constituait,
entre les mains des hérétiques, une arme d'autant plus redou-
table que le Saint Siège paraissait s'en être servi dans sa lutte
contre le mariage des clercs. En 1059, le synode de Rome, a
l'impulsion du pape Nicolas II, avait adopté un canon interdi-
sant aux fidèles d'assister aux messes célébrées par des prêtros
qui seraient connus pour entretenir une femme ou une concu-
bine. Cela équivalait à inviter les ouailles à porter un jugement
sur leurs pasteurs. Ce canon resta presque lettre morte pendant
•3 quinze ans ; mais, en 1074, le pape Grégoire VII le renouvela et
le mit en vigueur. Il en résulta une confusion effroyable, car
les prêtres chastes étaient de rares exceptions. La lutte engagée
à ce propos fut si violente qu'en 1077, à Cambrai, les prêtres
mariés ou vivant en concubinage brûlèrent vif un malheureux
qui soutenait fermement l'orthodoxie des rescrits pontificaux.
Les ordres de Grégoire furent encore réitérés par Innocent II au
concile de Reims en 4J31 et au concile de Latran en 1139;
Gratien les introduisit dans la loi canonique, où elles subsis-
tent encore aujourd'hui. Bien qu'Urbain II se fût efforcé d'éta-
blir que c'était là une simple question de discipline, et que la
vertu des sacrements restait entière aux mains des plus cou-
pables des prêtres, il était difficile que l'esprit populaire s'in-
clinât devant une distinction aussi subtile. Assurément, un
savant théologien comme Geroch de Reichersperg pouvait
déclarer qu'il ne faisait pas plus d'attention aux messes da
prêtres vivant en concubinage qu'à des messes dites par des
païens, et rester néanmoins impeccable dans son orthodoxie;
mais pour des intelligences moins fermes dans leur foi, cette
QUESTION DES PRÊTRES INDIGNES 71
question présentait des difficultés inextricables. Albéro, prêtre
de Mercke près de Cologne, ayant enseigné, quelque temps
après, que la consécration de l'hostie par des mains coupables
était imparfaite, fut obligé de se rétracter en présence di*
témoignage unanime des Pères de l'Église, qui avaient soutenu
l'opinion contraire; mais il eut recours à la théorie que de
pareils sacrements pouvaient être profitables à ceux qui s'en
approchaient sans connaître la perversité de l'officiant, alors
que, d'autre part, ils étaient sans profit pour les morts et pour
ceux qui connaissaient l'indignité du prêtre. Cela était égale-
ment hérétique. Albéro offrit bien de démontrer l'orthodoxie de
sa doctrine en se soumettant à l'épreuve du feu; mais on rejeta
cette proposition en alléguant, non sans apparence de raison,
que la sorcellerie pouvait, de la sorte, assurer le triomphe de
fausses doctrines.
Cette question continua à troubler l'Église jusqu'à ce que,
vers 1230, Grégoire IX résolut d'y mettre un terme en décidant
lo que tout prêtre en état de péché mortel est suspendu, en ce
qui le concerne personnellement, jusqu'à ce qu'il se soit repenti
et ait été absous ; 2<> que les offices qu'il remplit sont valables
parce qu'il n'est pas suspendu en ce qui concerne les autres, à
moins que son péché ne soit notoire par une confession ou une
sentence judiciaire, ou par une évidence si complète que toute
hésitation soit impossible. — Il était naturellement inad-
missible que l'Église fit dépendre la vertu du sacrement de celle
du ministre; mais les distinctions subtiles auxquelles s'arrêta
Grégoire IX prouvent combien cette question troublait les âmes
des fidèles et avec quelle facilité les hérétiques pouvaient
arriver à se dire que la transsubstantiation ne s'opérait pas
entre les mains des mauvais prêtres. Même en faisant abstrac-
tion des ordres de Grégoire et d'Innocent, que nous avons 64
relatés plus haut, il y avait fatalement, pour les âmes pieuses
et réfléchies, une affligeante incompatibilité entre les pouvoirs
terribles confiés par l'Église à ses ministres et les crimes de
tout genre qui déshonoraient la plupart d'entre eux. Inévita-
blement, l'erreur, si erreur il y avait, devait être tenace. Nous
65
72 TÀNGHELM
la trouvons encore enseignée en 1396 par Jean de Varennes,
prêtre du Rémois, qui fut obligé de se rétracter. Alphonse de
Spina déclarait, en 4458, que cette erreur était commune aux
Vaudois, aux Wicklifûtes et aux Hussites (1).
On peut rappeler ici quelques-unes des hérésies antisacerdo-
tales de date antérieure, qui, bien que d'un caractère local et
temporaire, montrent combien le bas peuple était disposé à se
révolter contre l'Église, quel enthousiasme contagieux pou-
vait éveiller un meneur assez hardi pour se faire l'interprète
des sentiments d'inquiétude et de mécontentement qui préva-
laient. Vers 4408, dans les îles de Zélande, apparut un prédi-
cateur nommé Tanchelm, qui semble avoir été un moine
apostat, disputateur souple et habile. Il enseignait que toutes
les dignités hiérarchiques étaient nulles, depuis celle du pape
jusqu'à celle du plus humble clerc, que l'Eucharistie était
souillée par des mains indignes et que les dîmes ne devaient
pas être payées. Le peuple l'écoutait avidemment. Après avoir
rempli les Flandres de son hérésie, il trouva à Anvers le centre
d'influence qui lui convenait. Bien que cette ville fût déjà
populeuse et riche grâce à son commerce, elle ne possédait
qu'un seul prêtre qui, tout occupé d'une relation incestueuse
avec une de ses parentes, n'avait ni goût ni loisir pour ses
fonctions/Une population ainsi privée d'instruction orthodoxe
était une proie toute désignée au tentateur; elle suivit Tan-
chelm et lui témoigna une UA\e vénération que l'eau dans
laquelle il se baignait était conservée el distribuée comme une
relique. Il leva aisément une petite armée de 3000 hommes, à
la tête desquels il étendit sa domination sur le pays ; ni duc ni
évoque n'osa lui résister. On peut rejeter comme des inventions
(1) Concil. Roman, ann. 1059, can. 3. — Lambert. Hers'eld. ann. 1074. —
Uregor. PP. VII, Epist. Extra*). 4; Regist. lib. iv, ep. 20. — Concil. Remens.
ann. 1131, C. 5. — Concil. Lateran. Il, ann. 1139, c. 7 ; c. 5, 6, Décret, t, xxxn ;
c. 15, i, lxxxi. — Gerhohi Dial. de dijfer nt. cleri. Cf. ejusd. Lib. cont « d»as
hxreses, c. 3, 6; Dial. de clericis sxcul. et re gular. — Anon. Libeîl. adv. Er;ores
Alberonis (Martène, Ampliss. Coll. ix, 1251-1270). — Can. 10, extra lib. m, fit, n.
— D'Argeniré, Coll. Judic. de Nov. Erroribus, i, n, 154. — Fortal cium Fidei
fol. 62 b (éd. 1494). — L'importance de la question au xn* siècle est attestée par le
nombre des canons qu'y a consacrés Gr\tien.
MEURTRE DE TANCHELM 73
de prêtres effrayés certaines histoires qui circulaient sur son
compte, par exemple qu'il prétendait être Dieu et l'égal de
Jésus Christ, qu'il célébra son mariage avec la Vierge Marie, etc.
D'ailleurs, Tanchelm ne peut s'être considéré lui-même comme
un hérétique, car nous le trouvons visitant Rome avec quelques
uns de ses partisans dans le dessein d'obtenir que le vaste dio-
cèse d'Utrecht fut divisé et qu'une partie en fût attribuée à
l'épiscopat de Térouane. A son retour de Rome, en 4112,
comme il traversait Cologne, ses amis et lui furent jetés en
prison par l'archevêque, qui convoqua l'année suivante un
concile pour les juger. Quelques uns se sauvèrent en se soumet-
tant à l'épreuve de l'eau, d'autres réussirent à prendre la fuite.
Trois de ces derniers furent arrêtés de nouveau et brûlés vifs à
Bonn, préférant une mort horrible à la rétractation qu'on leur
demandait. Tanchelm lui-même réussit à gagner Bruges sain
et sauf. Cependant l'anathème dont il avait été l'objet nuisait
à son crédit et le clergé de Bruges obtint sans difficulté qu'il
fût chassé de la ville. Anvers lui restait fidèle ; il y continua
son apostolat jusqu'en 1115. A cette époque, comme il était
dans un bateau avec quelques amis, un prêtre zélé le frappa
pieusement sur la tête et envoya son âme rejoindre celle de
Satan son maître. Mais ce meurtre ne suffit pas pour suppri-
mer les effets de son enseignement et l'hérésie qu'il avait insti-
tuée continua à fleurir. Vainement l'évêque attribua douze
vicaires au prêtre unique de saint Michel à Anvers; le gros
du peuple ne fut ramené à l'orthodoxie qu'en 1126, époque où
saint Norbert, l'ardent ascète qui fonda l'ordre des Prémontrés,
prit charge de la ville et l'évangélisa de nouveau avec toute
l'ardeur de son éloquence. Saint Norbert construisit de nouvelles
églises et y plaça des disciples aussi zélés que lui-même ; les
plus obstinés parmi les anciens hérétiques ne purent refuser
leur obéissance à des pasteurs dont la parole et l'exemple attes-
taient également leur amour pour une population si longtemps
négligée. Des hosties consacrées, qui avaient été cachées dans
des coins pendant quinze ans, furent rapportées aux églises par
7i éon de l'étoile
des fidèles repentants et l'hérésie disparut sans laisser de
traces (4).
66 Peu de temps après, une hérésie assez semblable fut propagée
en Bretagne par Éon de l'Étoile ; mais, cette fois l'hérésiarque
était incontestablement fou. Né d'une noble famille, il avait
acquis une réputation de sainteté en vivant comme un ermite
dans la solitude, lorsqu'un jour, frappé par ces mots de la
Collecte : Per EU M qui venturus est judicare vivos et mor-
tuos, il s'imagina qu'il était le fils de Dieu. Bientôt, la folie
étant contagieuse, il fut suivi d'une troupe d'adorateurs, avec
l'aide desquels il se mit à spolier les églises de leurs trésors mal
acquis et les distribua parmi les pauvres. L'hérésie devint assez
redoutable pour que le cardinal légat Albéric d'Ostie crût devoir
prêcher contre elle à Nantes en 4145 et que Hugues, l'arche-
vêque de Rouen, en fit l'objet d'une lUnuyeuse polémique. L'ar-
gument le plus convainquant fut l'envoi d'un corps de troupes
contre les hérétiques, dont beaucoup, refusant obstinément de
se rétracter, furent brûlés vifs à Alet. Éon se retira pour quel-
que temps en Aquitaine; mais, en 4448, il eut l'audace d'appa-
raître en Champagne. Samson, archevêque de Reims, le fit
saisir avec ses compagnons et le mena devant Eugène III, au
concile de Rouen. Là, il donna des preuves si manifestes de sa
folie qu'on le remit charitablement à la garde de Suger, abbé
de Saint-Denis, où il mourut peu de temps après. Parmi ses
disciples, il y en eut beaucoup qui continuèrent à croire en lui
et dont l'obstination fut punie par le bûcher (2).
Les hérésies qui, vers la même époque, prirent racine dans
le midi de la France, où les conditions sociales étaient particu-
(1) Hartzheim, Concil. Germnn. m, 763-766. — Meyeri Annal. F'andriae, lib iv,
ann. 11 13-1 1 15. — Sigeberti Gemblacens. Contin. Yalcellens. ann. 1115 — P.
Àbaelardi Fntrrd. ad Theo'og. lib. h, cap. 4. — Trithem. Chron. llirsaug.
ann. 1127. — Vita S. N.rberi. Archiei>. Maydebiirg. cap. m, nos 7», 80.
(2) Hgib. Cemblac. Continuât. Gemhlac. ann. 1146. — Ejusd. Continuât. • x-
monstai. ann. 1143. — Roberti de Mon'e, Chron. ann. 1148. — Guill. do w-
burg. lil». i, cap. 19. — Ofton. Fris;ng. De Gjst. F.id. i, lib. i, cap 54, i —
flugon. Rothomag. Contr. Haeret. lib in, cap. 6. — Schmidt, ffisi des '< !m-
rp$, i, 40. — Suivant une version du Verbum qbbreviatnm de Pierre Cantor, Kan
fut mis aux sers par Samson, archevêque de Keims, et réduit au pain et k l'eau
jusqu'à sa mort (M igné, t. ccv, p. 595).
CIVILISATION DU MIDI 75
lièrement favorables à leur propagation, se montrèrent autre-
ment durables et formidables pour l'Église. La population de
cette contrée était entièrement différente de celle du Nord. Sur
un fonds ethnique ligure et ibère, Grecs, Phéniciens, Romains
et Goths avaient déposé des couches successives et les enva-
hisseurs Francs du ve siècle ne s'y étaient jamais solidement
établis. Les éléments arabes eux-mêmes ne manquaient pas 67
dans ce singulier mélange de races, qui faisait du citoyen de
Narbonne et de Marseille quelque chose de si différent du Pari-
sien — aussi différent que la langue d'Oc de la langue d'Oyl. —
Le lien féodal qui unissait le comte de Toulouse, ou le marquis
de Provence, ou le duc d'Aquitaine au roi de Paris ou à l'Empe-
reur, était un lien très faible. Quand le fief d'Aquitaine fut porté
par Éléonor à Henri II, les prétentions rivales de l'Angleterre et
de la France préservèrent l'indépendance des grands feuda-
taires du midi, provoquant ainsi des rivalités dont les croi-
sades albigeoises feront apparaître toutes les conséquences.
Le contraste des civilisations était aussi marqué que celui
des races. Nulle part en Europe la haute culture et le luxe
n'avaient fait autant de progrès que dans le midi de la France.
La chevalerie et la poésie étaient assidûment cultivées par les
nobles et, même dans les villes, qui avaient acquis une part de
liberté déjà large et qui s'étaient enrichies par le commerce, les
citoyens pouvaient se vanter d'un niveau d'éducation et d'ins-
truction dont l'équivalent n'existait pas ailleurs, du moins à
l'est des Pyrénées. Dans aucun pays de l'Europe, le clergé
n'était plus négligent de ses devoirs ni plus méprisé du peuple.
Prélats et nobles avaient des convictions religieuses assez flot-
tantes, de sorte qu'il régnait partout une liberté relative sur les
questions de foi. Dans auGun autre pays de la chrétienté, le juif
ne possédait autant de privilèges. Il avait le même droit que le
chrétien de posséder la terre en frane-àlleu ; il était admis aux
fonctions publiques, et ses capacités administratives le faisaient
rechercher en cette qualité tant par les prélats que par les
nobles; ses synagogues étaient florissantes et l'école hébraïque
de Narbonne était renommée en tout Israël. Dans de pareilles
76 PIERRE DE BRUYS
conditions, ceux qui conservaient des convictions religieuses
n'étaient que bien faiblement retenus soit par les préjugés
ambiants, soit par la crainte de la persécution, dans le désir
qu'ils pouvaient éprouver de critiquer les vices de l'Église ou
de chercher à mettre à sa place quelque chose qui répondit
mieux à leurs aspirations (1).
C'est au milieu d'une population ainsi disposée à la recevoir
que la première hérésie antisacerdotale fut prechée à Vallonise
vers 1106, par Pierre de Bruys, originaire du diocèse d'Embrun.
Les prélats d'Embrun, de Gap et de Die s'efforcèrent en vain
d'arrêter les progrès du mal; ils finirent par s'adresser au roi
et Pierre, chassé du pays, se réfugia en Gascogne. Pendant
vingt ans il continua à y prêcher ouvertement et avec un succès
considérable; on raconte qu'une fois, pour témoigner son
mépris aux objets que vénéraient les prêtres, il fit empiler une
quantité de croix consacrées, y mit le feu et fit cuire de la
viande sur ce brasier. Avec le temps, cependant, la persécution
se réveilla et Pierre, fait prisonnier en 1126, fut brûlé vif à
Saint-Gilles.
Son enseignement était simplement antisacerdotal; c'était,
dans une certaine mesure, une renaissance des erreurs de
Claude de Turin. Le baptême des enfants, disait-il, était inutile,
caria foi d'un autre ne peut être utile à un individu qui ne peut
(I) Saige, Les Juifs du Languedoc, P. i, ch. h; P. h, ch. n (Paris, 1881) Dans
la dernière partie du xne siècle, Benjamin de Tudèle décrit avec admiration le
bien-être et la culture intellectuelle des Juifs dans les villes de Languedoc qu'il a
traversées. Il dit de Narbonne que c'est le porte-çtendard de la Loi, d'où la Loi
se répand vers tous les pays; là sont les sages, les hommes illustres et admirables,
dont le premier est Kalon\mus, (ils du grand et vénérable Théodose, de bien-
heureuse mémoire, descendu en ligne directe de David. Il tient de grandes pro-
priétés des princes du pays et ne craint personne. (Benj. Tudelens. Uni. Montana
interprète, Antverp. 1575, p. 14). Les mêmes causes agissaient en Espagne, où
les fidèles se plaignaient qu'on ne leur permît pas de persécuter les Juifs (Lucae
Tudens. De altéra vita, lib. m, cap. 3). Le travail des missionnaires parmi les
esclaves des Juifs était très coûteux, parce que l'évêque du diocèse devait payer au
maître un prix exagéré pour chaque esclave converti au Christianisme et ainsi
rendu à la liberté (on sait que les Juifs ne pouvaient avoir d'esclaves chrétiens).
Ils étaient aussi affranchis de la taxe oppressive de la dîme (Innocent. III, Regest.
vin, 150; ix, 150). Jusque vers la fin du xme siècle, nous trouvons encore des Juifs
propriétaires dans le Languedoc. Voir Mss. Bibl. Nat. Coll. Doat, t. xxxvn, fol. 20,
146, 148, 149, 151, 152.
Pour l'indépendance des communes, voir l'éd. de Guill. de Tudèle par Fauriel,.
lntro'J. p. lv et suiv. et Mazure et Hatoulet, Fors de Béarn, p. xlui.
PÉTROBRUSIENS 77
pas tirer avantage de sa propre foi — proposition éminemment
dangereuse et qui entraînait d'incalculables conséquences. Par
la même raison, les offrandes, les aumônes, les messes, les
prières et autres bonnes œuvres accomplies pour les morts, sont
entièrement superflues, car chacun sera jugé suivant ses
mérites. Les églises sont inutiles et devraient être détruites, car
la prière chrétienne n'a que faire de lieux consacrés; Dieu
écoute ceux qui en sont dignes, qu'on l'invoque dans une église
ou dans une taverne, dans un temple ou sur un marché, devant
l'autel ou devant l'étable. L'Église de Dieu ne consiste pas en
une multitude de pierres accumulées, mais dans la réunion et
le bon accord des fidèles. Quant à la croix, il est absurde
d'adresser des prières à un objet inanimé et il vaut mieux
détruire ces emblèmes qui rappellent le cruel supplice de Jésus.
. L'erreur la plus grave de Pierre était la condamnation de
l'Eucharistie. A cette époque, le dogme de la transubstantiation
n'était pas encore immuablement fixé dans l'esprit de tous les
fidèles et Pierre de Bruys alla plus loin à cet égard que
Bérenger de Tours : « 0 peuples ! s'écriait-il, ne croyez pas les
évêques, les prêtres et les clercs qui, en cela comme en autre
chose, essayent de vous tromper sur l'office de l'autel, où ils 69
prétendent mensongèrement fabriquer le corps du Christ et
vous le donner pour le salut de vos âmes. Il est évident qu'ils
mentent, car le corps du Christ n'a été fait qu'une fois par le
Christ lui-même dans la Cène qui a précédé la Passion et n'a
été donné qu'une fois à ses disciples. Depuis lors, il n'a plus
jamais été fait, plus jamais donné » (1).
Avec un pareil homme, il n'y avait d'autre argument que le
bûcher. Mais cela même ne suffit point à supprimer l'hérésie. Les
Pétrobrusiens continuèrent, ouvertement ou en secret, à répan-
dre ses doctrines et, cinq ou six ans après sa mort, Pierre le
Vénérable, abbé de Cluny, considérait encore cette hérésie
(1) Jonae Aureliens. De cultu imaginum. — Pétri Venerab. Tract, contra
Petrobrusianos. — P. Abeelardi Introd. ad theolog. lib. h, cap. 4. — Alphonsi
a Castro, adv. Hssreses, lib. m, p. 168 (éd. de 1571). — Fisquet, Fa France / on-
tificale, Embrun, p. 848
78 HENRY DE LAUSANNE
comme si redoutable qu'il lui opposait un traité auquel nous
devons le peu que nous en savons. Ce traité est dédié aux évo-
ques d'Embrun, d'Arles, de Die et de Gap, qui sont exhortés à
multiplier leurs efforts pour la suppression de ces erreurs, au
besoin en faisant appel aux armes du pouvoir séculier.
Pierre fut remplacé par un hérésiarque plus redoutable
encore. On connaît mal les débuts d'Henry, moine de Lau-
sanne ; il quitta le couvent de cette ville dans des circonstances
qui lui furent plus tard reprochées par saint Bernard, mais qui
pouvaient bien n'être que la première ébullition de cet esprit
de réforme dont il finit par être victime. Nous le trouvons
ensuite au Mans, peut-être dès 1116. Là, ses austérités lui con-
cilièrent la vénération du peuple et il s'en servit pour attaquer
le clergé. Les doctrines qu'il professait à cette époque nous sont
mal connues, mais nous savons qu'il repoussait l'invocation des
saints et que, d'autre part, l'effet de son éloquence était tel
que des femmes, enflammées par sa parole, quittaient leurs
bijoux et leurs vêtements de luxe, que des jeunes gens épou-
saient des courtisanes pour les racheter. Enseignant ainsi l'as-
cétisme et la charité, Henry flagellait avec tant d'âpreté les
vices de l'Église que le clergé de tout le diocèse aurait été
détruit sans l'active protection des nobles. Le célèbre Hildebert,
évêque du Mans, était absent à Rome lorsque Henry avait com-
mencé ses prédications ; à son retour, il réfuta l'hérésie dans
une dispute publique et contraignit Henry à partir, mais sans
pouvoir le châtier. Il paraît ensuite à Poitiers et à Bordeaux ;
70 puis, nous le perdons de vue jusqu'à ce que nous le retrouvions
prisonnier de l'archevêque d'Arles, qui le conduisit devant
Innocent II, au concile de Pise, en 1134. Il y fut convaincu
d'hérésie et condamné à la prison. Quelque temps après on le
libéra et on le renvoya à son couvent, d'où il sortit de nouveau
avec l'intention d'entrer dans le sévère Ordre cistercien de Clair-
vaux. Nous ignorons pour quel motif il reprit sa mission d'hé-
résiarque, mais nous le rencontrons de rechef, plus hardi
encore que par le passé, adoptant en substance les principes
des Pétrobrusiens, rejetant l'Eucharistie, refusant tout respect
SAINT BERNARD 79
au clergé, condamnant les dîmes, les offrandes et toutes les
autres sources de revenus ecclésiastiques, déclarant enfin qu'il
ne fallait pas prier dans les églises.
La scène de son activité fut le midi de la France, où les cen-
dres mal refroidies du Pétrobrusianisme étaient prêtes à s'em-
braser de nouveau. Son succès fut immense. Saint Bernard,
en 1147, décrit en paroles désespérées la condition du catholi-
cisme dans les vastes domaines du comte de Toulouse : « Les
églises sont sans fidèles, les fidèles sans prêtres, les prêtres sans
le respect qui leur est dû et les chrétiens sans Christ. Les églises
sont considérées comme des synagogues, le sanctuaire du Sei-
gneur n'est plus vénéré ; les sacrements ne sont plus regardés
comme sacrés; les fêtes sont sans solennité; les hommes meu_
rent dans leurs péchés et leurs âmes sont poussées vers le tri-
bunal redoutable sans avoir été épurées par la pénitence ni for-
tifiées par la sainte communion. Les petits enfants du Christ
sont exclus de la vie, puisque le baptême leur est refusé. La
voix d'un seul hérétique impose silence à toutes ces voix d'apô-
tres et de prophètes qui s'étaient unies pour convoquer toutes
les nations dans l'Église du Christ. »
Les prélats du midi de la France, impuissants à arrêter les
progrès de l'hérésie, imploraient du secours. Mais les nobles
ne voulaient pas les aider, car, comme le peuple, ils détestaient
le clergé et étaient heureux que les doctrines d'Henry leur four-
nissent un prétexte pour dépouiller et opprimer l'Église. Le
légat du pape, Albéric, fut appelé et obtint de saint Bernard
qu'il l'accompagnât avec Geoffroy, évêque de Chartres, et d'au-
tres hommes distingués. Bien que saint Bernard fût malade,
l'imminence de la ruine de l'Église éveilla tout son zèle et il se
chargea sans hésiter de la mission. L'état de l'opinion popu-
laire et la hardiesse avec laquelle elle s'exprimait parurent
clairement lors de la réception du légat à Albi ; les habitants
allèrent à sa rencontre, en signe de dérision, avec des baudets et
des tambours et quand ils furent convoqués par lui pouf
entendre la messe, trente hommes, à peine, se rendirent à son
appel. Toutefois, si nous devons en croire les récits de ses dis- 71
80 SERMON d'àLBI
ciples, le succès de saint Bernard fut prodigieux. Sa réputation,
qui l'avait précédé, était encore accrue par les miracles quoti-
diens qu'on lui attribuait, non moins que par son éloquence
entraînante et l'habileté de sa dialectique. Des foules d'hommes
se pressaient pour l'entendre et sortaient converties. Saint Ber-
nard arriva à Albi deux jours après le misérable échec du légat
et la cathédrale suffit à peine pour contenir la foule qui s'y
était réunie. En terminant son sermon, il l'adjura en ces
termes : « Faites pénitence, vous tous qui avez été contaminés.
Revenez à l'Église et pour que nous sachions quels sont ceux
qui se repentent, que chaque pénitent lève la main droite. »
Toutes les mains se levèrent. Un jour, après avoir prêché
devant une assemblée immense, il était au moment de monter
à cheval pour s'éloigner lorsqu'un hérétique endurci, croyant
le confondre, lui dit : « Monseigneur l'abbé, notre hérétique,
dont vous pensez tant de mal, n'a pas un cheval aussi gras et
aussi vif que le vôtre. » — « Mon ami, répliqua le Saint, je ne
dis pas le contraire. Le cheval se nourrit et engraisse pour lui-
même, car il n'est qu'une brute que la nature a livrée à ses
appétits et qui peut y satisfaire sans offenser Dieu. Mais, devant
le tribunal de Dieu, ton maître, toi et moi nous ne serons pas
jugés d'après le col de nos chevaux, mais chacun suivant son
propre col. Or donc, regarde mon col et vois s'il est plus gras
que celui de ton maître et si tu as raison de me blâmer. » Alors
il rejeta son capuchon et laissa paraître son cou, allongé et
aminci par les austérités et les macérations, à la confusion des
incrédules. S'il ne réussit pas à faire des conversions à Verfeil,
où cent chevaliers refusèrent de l'écouter, il eut du moins la
satisfaction de les maudire, ce qui, assure-t-on, fut cause qu'ils
périrent tous misérablement.
Saint Bernard invita Henry à un colloque, que le prudent
hérétique refusa, soit par crainte de l'éloquence de son adver-
saire, soit parce que sa sécurité personnelle ne lui semblait pas
assurée. Quoi qu'il en soit, le refus de Henry le discrédita aux
yeux de beaucoup de nobles qui, jusqu'alors, l'avaient protégé;
il fut dès lors obligé de se cacher. L'orthodoxie reprit courage,
HENRIGIENS
84
et, dès l'année suivante, sa retraite ayant été découverte, on
l'emmena enchaîné devant l'évêque. Nous ne sommes pas ins^
truits de sa fin, mais on présume qu'il mourut en prison (1).
Nous n'entendons plus parler des Henriciens comme d'une 72
secte bien définie; toutefois, en 1151, une jeune fille, miracu-
leusement inspirée par la Vierge Marie, passa pour en avoir
converti un grand nombre et il est probable qu'il continua à
en exister dans le Languedoc, où ils fournirent, à la génération
suivante, des recrues aux Vaudois. Certains indices mon-
trent que dans des régions très éloignées les unes des autres, il
subsistait de petits groupes de sectaires se rattachant à l'hé-
résie henricienne, preuve qu'en dépit de la persécution la ten-
dance antisacerdotale continuait à se manifester. A l'époque de
la mission de Saint-Bernard en Languedoc, Evervin, prévôt de
Steinfeld, lui écrivit pour solliciter son aide contre des héré-
tiques récemment découverts à Cologne, sans doute des Mani-
chéens et des Henriciens, qui s'étaient trahis par leurs querelles
intestines. Ces Henriciens se vantaient que leur secte était
répandue à travers toute la chrétienté et en énuméraient les
martyrs. Ce furent probablement aussi des Henriciens qui
troublèrent le Périgord sous un chef nommé Pons, dont les
austérités et la sainteté apparentes lui concilièrent de nombreux
adhérents, y compris des nobles, des prêtres, des moines et
des religieuses. Outre les principes antisacerdotaux dont il a
été déjà question, ces enthousiastes, devançant Saint-François,
proclamaient la pauvreté comme essentielle au salut et refu-
saient de recevoir de l'argent. L'émotion qu'ils soulevèrent à
laissé des traces dans les légendes qui se sont formées autour
d'eux. Ils recherchaient ardemment la persécution et deman-
daient à grands cris des bourreaux; mais, malgré leur désir,
ils ne pouvaient pas être tués, car leur maître Satan les déli-
vrait de leurs chaînes et de la prison. Nous ne savons rien
(4) S. Bernardi Epist. 241, 242. — Gesta pontif. Cenomanens. (D. Bouquet,
t. xii, p. 547-551, 554). — Hildebert. Cenoman. Epist. 23, 24.— S. Bernardi Vit.
Prim. lib. m, cap. 6 ; lib. vu, p. m, ad calcem ; lib. vu, cap. 17. — Guill. de Podio-
Laurent. cap. 1. — Alberic. Trium Font. Chron. ann. 1148.
g2 ARNAUD DE BRESCIA
touchant la destinée de Pons et de ses disciples ; mais le
nombre et l'activité de ces hommes attestaient assez clairement
le sentiment d'inquiétude et le besoin d'une réforme qui se
faisaient sentir alors un peu partout (1).
73 L'hérésie d'Arnaud de Brescia poursuivait un but plus lum le.
Élève d'Abélard, il fut accusé de partager les erreurs de son
maître, et on lui attribua des théories incorrectes touchant le
baptême des enfants et l'Eucharistie. Quelles qu'aient pu être
ses aberrations théologiques, son vrai crime, aux yeux de
l'Église, fut l'énergie avec laquelle il flagella les vices du cierge
et excita les laïques à reprendre possession des biens études
privilèges que l'Église avait usurpés. Profondément convaincu
que les maux de la chrétienté avaient pour cause les tendances
mondaines du corps ecclésiastique, il enseignait que l'Eglise ne
devait avoir ni biens temporels ni juridiction, mais qu elle
devait se confiner sévèrement dans ses fonctions spirituelles.
D'une vertu austère et qui commandait le respect, irrépro-
chable dans sa vie ascétique, initié à toute la science des écoles
et doué, par surcroît, d'une éloquence persuasive, il devint la
terreur de la hiérarchie et trouva parmi les laïques des audi-
teurs d'autant mieux disposés à le suivre que sa doctrine satis-
faisait leurs aspirations temporelles non moins que leurs désirs
de réforme spirituelle. Le second concile de Latran, en 1139,
.'efforça d'étouffer la révolte qu'il avait excitée dans les villes
lombardes, en le condamnant et en lui imposant silence; mais
il refusa d'obéir et, l'année suivante, Innocent II, approuvant
les décrets du concile de Sens, le comprit dans la condamnation
prononcée contre Abélard; il ordonna que ces deux hommes
fussent mis en prison et leurs écrits brûlés. Arnaud s était
réfugié en France, d'où il fut obligé de gagner la Suisse; nous
l'y trouvons déployant une activité infatigable à Constance,
puis à Zurich, poursuivi par la vigilance inlassable de Saint-
Bernard S'il faut en croire ce dernier, les conquêtes d Arnaud
en Suisse furent rapides, car « ses dents étaient comme des
(,)MaU. Paris, HUt.Angl. ann. 1151 - -S. Bernard!^, m. - Here-
berti Monachi Epist. (D. liouquet, xn, 550-551).
FRÉDÉRIC RARBEROUSSE 83
flèches et sa langue était une épée bien affilée ». Après la mort
d'Innocent II, il revint à Rome, où il parait s'être réconcilié
avec Eugène III en 1145 ou 1146. Le nouveau pape, bientôt
fatigué de la turbulence d'une ville qui avait épuisé l'énergie
de ses prédécesseurs, abandonna Rome et se réfugia en France.
On crut généralement qu'Arnaud avait joué un rôle important
dans ces événements. En vain Saint-Bernard adressa des remon-
trances aux Romains, en vain il fit appel à l'empereur Conrad,
l'exhortant à rétablir de force le pouvoir pontifical. En même
temps, Conrad traitait avec dédain les envoyés de la République
romaine, qui l'invitaient à venir prendre l'empire de l'Italie,
protestant que leur but était le rétablissement du pouvoir
impérial tel qu'il avait existé sous les Césars. Eugène, lors de son
retour en Italie en 1148, prononça à Brescia la condamnation 74
d'Arnaud et menaça de priver de leurs bénéfices les membres
du clergé romain qui continueraient à tenir pour lui. Mais les
Romains se montrèrent très fermes et le pape ne put rentrer
dans sa ville qu'à la condition de permettre à Arnaud d'y
résider.
Après la mort de Conrad III, en 1152, Eugène III se hâta de
gagner l'appui du nouveau Roi des Romains, Frédéric Barbe-
rousse, en insinuant qu'Arnaud et ses partisans conspiraient
pour élire un autre empereur et faire que l'Empire fût romain
de fait comme il l'était de nom. La faveur du pape semblait
nécessaire à Frédéric pour assurer son couronnement. Aveu-
glément oublieux de l'antagonisme irréconciliable entre les
pouvoirs spirituel et temporel, il joignit sa cause à celle du
pontife; il jura de soumettre à celui-ci la cité rebelle et de lui
faire restituer les territoires dont il avait été privé. Eugène, de
son côté, promit de couronner Frédéric quand il envahirait
l'Italie et d'employer sans ménagement l'artillerie de l'excom-
munication contre les ennemis de l'Empereur.
La domination de la populace romaine n'avait pas toujours
été modérée et pacifique. Au cours de plus d'une émeute, les
palais de nobles et de cardinaux avaient été mis au pillage et
leurs possesseurs maltraités. Enfin, en 1154, lors d'un soulève-
84 EXÉCUTION D' ARNAUD
ment populaire, le cardinal de Santa Pudenziana fut tué.
Adrien IV, l'habile Anglais qui venait de monter sur le trône
pontifical, saisit l'occasion aux cheveux et mit en interdit la
capitale de la chrétienté tant qu'Arnaud n'en aurait pas été
expulsé. La populace, épouvantée de la privation des sacrements
à l'approche de Pâques, abandonna presque immédiatement
Arnaud, qui dut se retirer dans un château de la campagne ro-
maine, chez un seigneur de ses amis. L'année suivante, Frédéric
arriva à Rome, après avoir conclu avec Adrien une convention
qui impliquait le sacrifice d'Arnaud. Ses protecteurs, sommés
de le livrer, obéirent. L'Église essaya de se soustraire à la res-
ponsabilité de sa vengeance; mais il n'est guère douteux qu'Ar-
naud ait été condamné régulièrement comme hérétique par un
tribunal spirituel, dont il était seul justiciable, puisqu'il était
dans les Ordres. Il fut ensuite livré au bras séculier. On lui
offrit sa grâce s'il voulait rétracter ses erreurs, mais il refusa
W obstinément et passa ses derniers moments en prières silen-
cieuses. Les bourreaux eux-mêmes furent touchés jusqu'aux
larmes par sa résignation; on eut la charité de le pendre avant
de le brûler et l'on jeta ses cendres dans le Tibre pour empêcher
le peuple de Rome de les conserver comme des reliques et de
l'honorer comme un martyr. Frédéric Barberousse, dit-on, se
repentit trop tard d'avoir sacrifié ce malheureux; peu de temps
après, il eut bien des raisons de regretter la perte d'un allié
qui aurait pu lui épargner l'humiliation amère de sa capitula-
tion devant le pape Alexandre III (1).
Bien que l'influence immédiate d'Arnaud de Brescia ait été
de courte durée, sa carrière fut importante en tant que mani-
festation des sentiments d'impatience qu'éveillaient, parmi les
(1) S. Bernardi Epist. 189, 195, 196, 243, 244. — Gualt. Mapes, De nugis en-
riaHum, dist. i, cap. xxiv. — Otton. Frisingens. De gestis Frid. i, lib. i, cap. 27;
lit), h, cap. 20. — Harduin. Concil. vi, n, 1224. — Martène, Am/diss. Coll. h,
554-558. — Guntheri Ligurin. lib. m, 262-348. — Gesta di Federico I in Italia,
descritti in versi latini da un anonimo con'emporaneo, Rome, 1887, p. 31-5. —
Gerhohi Reic'iersperg. De innestig. Anlichristi, i. — Baronii Annal, ann. 1148,
n° 38. — JalVé, Re>i st. n° 6445. — Vit. Adriani PP. ÏII (Muratori, m, 441, 442).
— Seechsische Weltchronik, n° 301. — Cantu, Eretici d Italia, i, 61-63.— Tocco,
Uhresia nel medio evo, p. 242, 243. — '-ornba, La ri forma in Italia, i, U3,
194-9. _ Bonghi, Arnaldo da Brescia, Città di Gastello, 1885.
ARNALDISTES 85
intellectuels, les envahissements et la corruption de l'Église.
Arnaud avait échoué dans son entreprise ; il avait péri pour
n'avoir pas exactement estimé les forces énormes coalisées
contre lui ; mais, pourtant, son sacrifice ne fut pas entièrement
inutile. Son enseignement laissa une trace profonde dans l'es-
prit de la population et ses successeurs, pendant des siècles,
chérirent secrètement sa doctrine et sa mémoire. La curie
romaine savait bien ce qu'elle faisait lorsqu'elle jetait les
cendres d'Arnaud dans le Tibre, redoutant d'avance les effets
de la vénération que le peuple ressentait pour son martyr. Des
associations secrètes d'Arnaldistes se formèrent sous le nom
de « Pauvres » et adoptèrent le principe que les sacrements ne
pouvaient être administrés que par des mains vertueuses. En
1184, les Arnaldistes furent condamnés par le pape Lucius III
au soi-disant concile de Vérone; vers 1190, Bonaccorsi y fait
allusion et jusqu'au xvie siècle leur nom revient dans les listes
d'hérésies proscrites par une succession d'édits et de bulles.
Toutefois, nous avons une preuve de l'oubli où ils étaient
tombés par un passage du célèbre glossateur Jean Andréas,
mort en 1348; il remarque que le nom de la secte doit peut-
être s'expliquer par celui d'une personne qui l'aurait fondée.
Quand Pierre Waldo de Lyon essaya, d'une manière plus
pacifique, de faire prévaloir les mêmes idées et que ses parti-
sans devinrent les « Pauvres de Lyon », leurs frères italiens se
montrèrent prêts à coopérer avec les nouveaux réformateurs. 7g
Bien qu'il y eût quelques différences peu importantes entre les
deux écoles, leur analogie était telle qu'elles se confondirent et
que l'Église les enveloppa du même anathème. Une secte très
semblable à celles-là était désignée sous le nom à'Umiliati;
c'étaient des laïques ambulants qui prêchaient et recevaient des
confessions, au grand scandale du clergé, mais sans être des
hérétiques proprement dits (1).
(!) Lucii PP. III, Epist. 171. — Bonacursi Vit. Hxretic. (d'Achery, t. i, 214,
215). _ Constit. gênerai. Frid. ann. 12-20, § 5. — E.jusdem Constit. Ravenn.
ann. 1232. — Conrad. Urspergens. ann. 1210. — Pauli ^Imilii De Reb. gestis
Iran. lib. vi, p. 3:6 (éd. 1509). — Nicolai PP. III, Bull. Noverit Uwversitas, 5
mart. 1280. — Julii PP. II, Bull. Consueverunt, 1 mart. 1511.— Innocent. PP. III,
86 PIERRE WALDO
Autrement important et durable par ses résultats fut le
mouvement antisacerdotal dont Pierre Waldo de Lyon, dans la
seconde moitié duxue siècle, fut l'involontaire initiateur. C'était
un riche marchand, sans instruction, mais désireux de connaître
les vérités de l'Écriture. A cet effet, il fit traduire le Nouveau
Testament et une collection d'extraits des Pères de l'Église
connus sous le nom de Sentences. Il les étudia avec ardeur, les
apprit par cœur et arriva à la conviction que nulle part la vie
apostolique n'était observée comme l'avait enseignée Jésus.
Épris de perfection évangélique, il donna le choix à sa femme
entre ses biens immobiliers et mobiliers. Elle choisit les pre-
miers ; alors il vendit ses meubles, plaça ses deux filles dans
l'abbaye de Fontevrault et distribua le reste de son avoir aux
pauvres, qui souffraient alors de la famine. On raconte qu'il
alla mendier du pain auprès d'un ami qui promit de lui fournir
le nécessaire sa vie durant et que sa femme, en ayant été infor-
77 mée, s'adressa à l'archevêque, qui ordonna à Waldo de ne plus
accepter son pain que d'elle. Désormais, il passa sa \ie à
prêcher l'Évangile dans les rues et sur les routes, suscitant de
nombreux imitateurs des deux sexes qu'il envoyait, comme
missionnaires, dans les villes voisines. Ils entraient dans les
maisons, annonçant l'Évangile aux habitants; ils prêchaient
dans les églises, discouraient sur les places publiques, trouvant
partout des auditeurs d'autant plus zélés que le clergé, comme
nous l'avons vu, négligeait depuis longtemps la prédication.
Suivant l'usage du temps, ils adoptèrent bientôt un costume
particulier, comprenant, à l'imitation des Apôtres, des sandales
a?ec une espèce de plaque, d'où ils prirent le nom de « Chaus-
sés», d'Insabbatatioude Zaptati — bien qu'ils se désignassent
Be:jest. ii, 228. — Joann. Andreae Gloss. super cap. Excommuni camus (Evme-
ric. Direct, inquis. p. 182). Le nom des Pauvres de Lyon fut également oublié,
témoin la remarque d'Andréas, « que la pauvreté n'est pas un crime en elle-
même».
Les différences entre Vaudois français et italiens sont marquées dans une lettre
de ces derniers à leurs frères allemands, à la suite d'une conférence tenue à Ber-
gamo en 12 1 &. Elle a été découverte par Wilh. Preger dans la Bibliothèque Ro- aie
de Munich et publiée dans ses Beitraege zur Gesch. der Waldesier im i^it-
telalter, Munich, ISTo.
PAUVRES DE LYON 87
eux-mêmes sous l'appellation de LiPoure de Lyod, c'est-à-dire,
« les Pauvres de Lyon » (1).
Des hommes zélés, mais ignorants, qui entreprenaient ainsi 78
de donner l'instruction religieuse au peuple, devaient com-
mettre des erreurs qu'un théologien pouvait facilement
dénoncer. D'autre part, ces prédicateurs improvisés, en appelant
les fidèles à la pénitence et en les exhortant à faire leur salut,
n'épargnaient naturellement pas les vices et les crimes du
clergé. Bientôt des plaintes s'élevèrent contre les nouveaux
évangélistes ; Jean aux Bellesmains, archevêque de Lyon, les
convoqua devant lui et leur défendit de continuer à prêcher. Ils
désobéirent et furent excommuniés. Pierre Waldo en appela
alors au pape (probablement Alexandre III), qui approuva son
vœu de pauvreté et l'autorisa à prêcher avec la permission des
prêtres — restriction qui fut observée pendant quelque temps,
puis négligée. Les Pauvres ne cessèrent de mettre en avant
(1) Chron. Canon. Laudun. ann. 1173 (Bouquet, xm, 680.) — Sfeph. de Borbone
s. Bella\illa, Li1). de VII Bonis Spiritus, P. iv, tit. vu, cap. 3 (D'Argen're, Coll.
Judicior i, i, 85 sq.) — Richard. Cluniac. Vit. Alex. PP. III (Murât, m, 447).
David Augustens. Tract, de Paup. de Lugd. (Martène, Thés v, 1778). — Mo-
netae ado. Cath. et Wald. lib. v, cap. 1, § 4. — Pet. Sarn. cap. 2. — Passa*.
Anon. ap. Gretser {Mag. Bib. Pat. éd. 1618, t. xm, p. 300). - Pétri de Pilichdorf
C. User. Wald. cap. 1. — Pegnae Comment. 39 in Eymer. Vir. inqnis. p. 280.
Je crois que personne ne défend plus aujourd'hui la prétention des Vaudois, qui
disaient descendre de la primitive Eglise par 1 intermédiaire des Léonistes et de
Claude de Turin. Voir Ed. Montet, Hist. litt. des Vaudois, Paris, 1885, p. 32;
Prof. Emil. Comba, in Riv. Christ, juin 1882, p. 200-206, et Riforma in Italia,
i, 233. — Bernard Gui (Practica, Mss. Bib. Nat. Coll. Doat, t. xxx, 185 sq.),
suivant Richnr I de Cluny et Etienne de Bourbon, place les débuts de P. Waldo
en 1170; le Canon de Laon donne la date de 1 173.
On ne sait ni ou ni quand mourut Waldo. Ses disciples français vénérèrent sa
mémoire et celle de son auxiliaire Vivet, affirmant, comme un point de doctrine,
qu'ils étaient en Paradis; la l.ranche lombarde de la secte se contentait d'admettre
qu ils pouvaient ê're parmi les élus s'ils avaient fait leur paix avec Dieu avant de
mourir; cette diTérence de vues r'squa de produire un schisme à la conférence
de Bergame en 1218 (W. Preger, JBtitr. xur Gesch. der Wald. p. 58).
La littérature des Vaudois garda longtemps, sous linfluence de Waldo, le
goût des suites de sentences empruntées aux Pères. L'exégèse de ces sentences
et des citations bibliques y manque complètement d'originalité. Ainsi le verset
du Cantique des Cantiques (ii, 15) : « Prenez-nous !es renards, les petits
renards qui gâtent les vignes » était communément expliqué au moyen âge
par l'assimilation des renards aux hérétiques et des vignes à l'Eglise. Dans les
bulles papales exhortant l'Inquisition à redoubler d'activité, les hérétiques sont
souvent qualifiés de renards qui ravagent les vignes du Seigneur. Or, loin de cher-
cher autre chose, les Vaudois ont docilement répété la même interprétation (Mon-
tet, op. laud. p. 66).
88 DOCTRINE DES VAUDOIS
des doctrines de plus en plus dangereuses et d'attaquer le clergé
avec une vivacité croissante. Cependant ils se présentèrent
encore en 1179 devant le concile de Latran, lui soumirent leur
version des Écritures et sollicitèrent l'autorisation de prêcher.
Gautier Mapes, qui était présent, se moque de leur ignorante
naïveté et se félicite de l'habileté qu'il déploya en réfutant leurs
doctrines, quand il fut délégué pour examiner leurs idées théo-
logiques. Il n'en rend pas moins hommage à leur sainte pau-
vreté, au zèle avec lequel ils imitent les Apôtres et suivent le
Christ. Une fois de plus ils demandèrent à Rome l'autorisation
de fonder un Ordre de Prêcheurs; mais Lucius III refusa,
alléguant leurs sandales, leurs chapes de moines et la réunion
de personnes des deux sexes dans leurs troupes ambulantes.
Ensuite, irrité de leur obstination, il les anathématisa au
concile de Vérone en 1184. Ils refusèrent de renoncer à leur
mission, ou même de se considérer comme séparés de l'Église.
Bien que condamnés de nouveau, dans un concile tenu à Nar-
bonne, ils consentirent, vers 1190, à accepter les périls d'une
discussion dans la cathédrale de Narbonne, avec Raymond de
Daventer comme arbitre. Bien entendu, la sentence leur fut
79 contraire ; mais ce colloque présenta de l'intérêt en montrant
combien ils s'étaient déjà écartés, à cette époque, de l'ortho-
doxie catholique. Les six points sur lesquels porta la discussion
étaient les suivants : 1° qu'ils refusaient obéissance à l'autorité
du pape et des prélats ; 2° que tout le monde, même les laïques,
a le droit de prêcher ; 3° que, suivant les apôtres, Dieu doit être
obéi plutôt que l'homme; 4° que les femmes peuvent prêcher;
5° que les messes, les prières et les aumônes pour les morts ne
servent de rien ; on ajoutait que quelques-uns d'entre eux
niaient l'existence du Purgatoire; 6° que la prière dite au lit,
dans une chambre ou dans une écurie, est aussi efficace que la
prière dite à l'église. Tout cela était, au premier chef, de la
rébellion contre le clergé plutôt que de l'hérésie proprement
dite ; mais nous apprenons, vers la même époque, par le
« Docteur Universel », Alain de l'Isle, qui, à la demande de
Lucius III écrivit un traité pour les réfuter, qu'ils étaient prêts
LES VAUDOIS ET LE SACERDOCE 89
à pousser leurs principes jusqu'à leurs conséquences extrêmes
et qu'ils professaient en outre plusieurs doctrines qui s'écar-
taient de l'enseignement catholique (1).
Les Vaudois pensaient qu'il fallait obéir aux bons prélats,
à ceux qui menaient une vie vraiment apostolique, mais que
seuls ces prélats irréprochables avaient le droit de lier et de
délier. Une pareille doctrine portait un coup mortel à toute
l'organisation de l'Eglise. Si, en effet, c'était le mérite et non
l'ordination qui conférait le pouvoir de consacrer et de bénir,
tout homme menant une vie exemplaire pouvait en faire
autant; et comme les Vaudois prétendaient tous vivre sans
reproche, il en résultait que tous, bien que laïques, pouvaient
exercer toutes les fonctions du sacerdoce. Il en résultait égale-
ment que les actes rituels accomplis par de mauvais prêtres
étaient nuls, conclusion que les Vaudois de France hésitèrent
d'abord à admettre, tandis que les Vaudois d'Italie l'acceptèrent
sans hésitation. L'idée que la confession faite à un laïque était
aussi efficace que si elle s'adressait à un prêtre, constituait une
atteinte sérieuse au sacrement de la pénitence, quoique le qua-
trième concile de Latran n'eût pas encore, à cette époque,
rendu obligatoire la confession sacerdotale; Alain lui-même
concède qu'en l'absence d'un prêtre la confession faite à un
laïque peut suffire. Le système des indulgences était une autre 80
invention sacerdotale que les Vaudois rejetaient. Ils profes-
saient trois règles essentielles de moralité, qui devinrent carac-
téristiques de leur secte. Tout mensonge est un péché mortel ;
tout serment, même devant un tribunal, est interdit ; l'effusion
du sang humain n'est jamais permise, pas plus à la guerre
qu'en exécution de sentences juridiques. Ce dernier principe
impliquait la non-résistance et réduisait le danger présenté par
l'hérésie vaudoise aux inconvénients de l'influence morale
qu'elle pouvait parvenir à exercer. Bien plus tard, en 4217, un
(i) Chron. Canon. Laudunens. ann. 1177, 1178 (Bouquet XIII, 682).— Stephani
De Borbone, 1. c. — Richard. Cluniac. 1. c. — David Augustens. 1. c. — Monetae
1. c. — Gualt. Mapes, De nugis curialium, dist. i, cap. 31. — Lucii PP. III. Epist.
171. — Conrad. Ursperg. ann. 1210. — Beroardi Fontis Calidi ado. Waldenses.
90 PROPAGANDE POPULAIRE
contemporain bien informé nous assure que les quatre erreurs
principales des Vaudois consistaient à porter des sandales sui-
vant l'exemple des Apôtres, à prohiber le serment et l'homicide
et à enseigner que tout membre de la Secte, pourvu qu'il portât
des sandales, pouvait, en cas de nécessité, consacrer l'Eucha-
ristie (1).
Tout cela n'était que l'effet d'un désir naïf et sincère d'obéh
aux commandements du Christ et de faire de l'Évangile un
modèle efficace pour la conduite de la vie quotidienne. Mais si
ces principes avaient été universellement adoptés, ils auraient
réduit l'Église à la pauvreté des temps apostoliques et auraient
effacé la plupart des différences qui existaient entre les prêtres
et les laïques. Les sectaires étaient inspirés de l'esprit qui fait
les véritables missionnaires ; leur zèle de prosélytes était sans
bornes ; ils voyageaient de pays en pays, enseignant leurs doc-
trines et trouvant partout un accueil cordial, particulièrement
dans les basses classes, toujours prêtes à embrasser une opinion
qui promettait de les affranchir des vices et de la tyrannie du
clergé. On nous dit qu'un des principaux apôtres vaudois portait
avec lui différents costumes, apparaissant tantôt comme un
savetier, tantôt comme un barbier, tantôt encore comme un
paysan, et bien que le but de ces déguisements puisse avoir été
d'éluder les poursuites, on peut y voir aussi l'indication des
classes sociales auxquelles s'adressait de préférence la propa-
gande des Vaudois.
81 Les Pauvres de Lyon se multiplièrent avec une rapidité
(1) Alani de Insulis Contra Hœreticos, lib. h. — Disputai, inter f.athul. et Pa-
terin. (Martène, Thesaur. v, 1754). — Kescript. Pauperum Lombard. 21, 22 (W.
Preger, Beitraege, p. 60, 61).— Eymerici Direct. Inquis. p. n, q. 44 (p. 278,
279). — Pétri Sarnaii — Historia Albigens. cap. 2. — En 1321, un homme et une
femme lurent amenés devant l'Inquisition de Toulouse et refusèrent l'un et l'au'r.;
de prêter serment; ils donnèrent comme motif, non seulement que le serment était
un péché par lui-même, mais que l'homme, en le prêtant, risquerait de tomber
malade et la femme de faire une fausse couche (Lib. Sent. Inq. Tolosan. éd. Lim-
borch, p. 289).
Au cours de la persécution des Vaudois du Piémont vers la fin du xive siècle,
une des questions posées par les Inquisiteurs concernait la croyance à la validité
des sacrements administrés par les mauvais prêtres. — Processus contra Valdenses
(Archivio Storico Italiano, 1865, n° 3% p. 48).
DÉBUT DES PERSÉCUTIONS 91
incroyable à travers toute l'Europe ; l'Eglise commença à
s'alarmer sérieusement, et non sans raison, car un ancien
document de la secte prétend que du temps de Waldo, ou
immédiatement après, les conciles des Vaudois réunissaient, en
moyenne, 700 membres présents.
Peu de temps après le colloque de Narbonne, en 4194, le
signal de la persécution fut donné par Alphonse II d'Aragon;
î'édit qu'il publia à ce propos est mémorable, comme le premier
exemple, dans le monde moderne, d'une législation séculière
contre l'hérésie (si l'on excepte les Assises de Clarendon). Les
Vaudois et tous les autres hérétiques condamnés par l'Église
sont considérés comme ennemis publics et sommés d'évacuer
les domaines du prince au plus tard le lendemain de la Tous-
saint. Toute personne qui les recevra chez elle, qui écoutera
leurs prédications, qui leur donnera à manger, sera passible
des peines portées contre la trahison, impliquant la confiscation
de tous les biens. Ce décret doit être publié tous les dimanches
par tous les prêtres; tous les officiers de l'État doivent en
assurer l'exécution. Tout hérétique qui ne serait pas parti trois
jours après le terme fixé par la loi, pouvait être dépouillé par
le premier venu; toute injure qu'on lui infligerait, sauf la mu-
tilation et la mort, serait considérée non comme un délit, mais
comme un titre à la faveur royale. L'atrocité de ces stipulations,
qui mettaient l'hérétique hors la loi, le condamnaient sans
l'entendre et l'exposaient sans procès à la cupidité et à la mali-
gnité du premier venu, fut encore dépassée, trois ans après,
par Pierre II, fils d'Alphonse. Dans un concile national tenu à
Gérone, en 1197, il renouvela la législation de son père, en ajou-
tant, pour les hérétiques endurcis, la peine du bûcher. Si un
noble refusait d'expulser de ses terres ces ennemis de l'Église,
ordre était donné aux fonctionnaires et au peuple du diocèse
d'aller le saisir dans le château féodal, sans qu'il pussent
encourir aucune responsabilité pour les dommages commis.
Tout individu qui refuserait de se joindre à l'expédition serait
passible d'une amende de vingt pièces d'or. Enfin, tous les fonc-
tionnaires devaient, dans les huit jours, se présenter devant
92
VAUDOIS ET ALBIGEOIS
l'évêque ou son représentant et jurer de faire observer la nou-
velle loi (1).
82 Le caractère de cette législation révèle l'esprit dans lequel
l'Église et l'État se préparaient à faire face au mouvement
intellectuel de cette époque. Quelque inoffensifs que pussent
paraître les Vaudois, on les regardait comme des ennemis très
dangereux, qui devaient être persécutés sans merci. Dans le
midi de la France, ils allaient être exterminés en même temps
que les Albigeois, bien que l'on reconnût clairement la diffé-
rence entre ces deux sectes. Les documents de l'Inquisition
mentionnent constamment 1' « Hérésie et le Waldésianisme »,
désignant par le premier de ces termes le Catharisme comme
l'hérésie par excellence. Les Vaudois eux-mêmes considéraient
les Cathares comme des hérétiques qui devaient être combattus
par la persuasion, bien que la persécution qu'ils enduraient en
commun les obligeât souvent à s'associer (2).
Dans une secte répandue sur de si vastes territoires, de
l'Aragon à la Bohême, qui comprenait surtout des pauvres et
des illettrés, il était inévitable qu'il se produisît des divergences
d'organisation et de doctrine et que le développement indépen-
dant des communautés poursuivît une marche inégale. Les tra-
vaux de Dieckhoff, de Herzog et surtout de Montet ont prouvé
de nos jours que les premiers Vaudois n'étaient nullement des
Protestants au sens moderne du mot et que, en dépit des per-
sécutions, beaucoup d'entre eux continuèrent à se regarder
comme des membres de l'Église romaine, avec une persistance
attestant la réalité des abus qui les conduisirent d'abord au
schisme, puis à l'hérésie. Chez d'autres, cependant, l'esprit de
révolte mûrit beaucoup plus vite et c'est pourquoi il nous est
impossible, vu les limites qui nous sont imposées, de présenter
un tableau précis et complet d'une doctrine qui différait si
notablement suivant les époques et les lieux.
(1) Rivista Cristiana, mars 1887, p. 92. — Pegnae Comment. 39 in Eymerici
Dirertor. p. 281. — Steph. de Borbone, 1. c. — Concil. Gerundens. ann. 1197
(Aguirre, v, 102, 103). — Marca Hispanica, p. 1384.
(2) Voir les Sentences de Pierre Cella in Doat, xxn. — Montet, Hist litt. des
Vaudois, p. 116 et suiv.
HIÉRARCHIE VAUDOISE 93
Par exemple, dès le xme siècle, un inquisiteur expérimenté,
rédigeant des instructions pour l'examen des Vaudois, admet
qu'ils ne croient point à la présence du corps et du sang du Christ
dans l'Eucharistie; en 1332, nous apprenons en effet que cette
incrédulité était professée par les Vaudois de Savoie. Mais, pré-
cisément à cette même époque, Bernard Gui nous assure que
les Vaudois croyaient à la transsubstantiation et M. Montet a
prouvé, par l'étude de leurs écrits successifs, qu'ils ont, en effet,
changé d'opinion à cet égard. L'inquisiteur qui brûla les Vaudois 8&
de Mayence en 1392 dit qu'ils niaient la transsubstantiation,
mais ajoutaient que si ce miracle était possible, il ne se produi-
rait certainement pas aux mains d'un prêtre indigne. Même
flottement dans leurs doctrines sur le Purgatoire, sur l'inter-
cession des Saints, sur l'invocation de la Vierge, etc. L'antisa-
cerdotalisme, qui caractérisait cette secte à son origine, tendit
naturellement, en se développant, à supprimer tous les média-
teurs interposés par l'Église entre Dieu et l'homme, bien que ce
progrès n'ait nullement été uniforme. Ainsi les Vaudois qu'on
brûla à Strasbourg en 1212 rejetaient toute distinction entre le
clergé et les laïques. En revanche, les communautés lombardes,
vers la même époque, élisaient des ministres soit à vie, soit
pour un temps. Vaudois français et lombards admettaient, à
cette époque, que l'Eucharistie ne pouvait être administrée que
par un prêtre ayant reçu l'ordination, bien qu'ils fussent en
désaccord sur la question de savoir s'il était indispensable qu'il
ne fût pas en état de péché mortel. Bernard Gui mentionne
trois ordres parmi les Vaudois — diacres, prêtres et évêques;
M. Montet a découvert dans un manuscrit de 1404 une formule
d'ordination vaudoise; et quand Y Union des Frères de Bohême
fut organisée en 1467, elle eut recours à l'évêque vaudois
Etienne pour consacrer ses premiers évêques. Toutefois, les
tendances antisacerdotales devinrent si fortes que la différence
entre prêtres et laïques s'effaça dans une grande mesure et que
le « pouvoir des clefs » fut complètement rejeté. Vers 1400, la
Nobla Leyczon déclare que tous les papes, cardinaux, évêques
et abbés, depuis l'époque de Saint-Sylvestre, n'étaient pas en
<)4 « PARFAITS » OU « MAJORALES »
état de remettre un seul péché mortel, parce que le pouvoir du
pardon n'appartient qu'à Dieu. Une fois que l'âme du fidèle
était censée converser directement avec Dieu, toutle mécanisme
des indulgences et des soi-disant œuvres pies était supprime
d'un coup. 11 est vrai que la foi sans les œuvres est vaine; mais
les bonnes œuvres, disaient les Vaudois, étaient la pieté, le
repentir, la charité et la justice, non des pèlerinages, des exer-
cices purement formels, des fondations d'églises et des hon-
neurs rendus aux saints (1).
U Le système vaudois créait ainsi une organisation ecclésias-
tique très simple et tendant à se simplifier encore. La distinc-
tion entre les clercs et les laïques était réduite au minimum.
Le laïque pouvait recevoir des confessions, baptiser et prêcher.
Dans quelques communautés on voyait, le jeudi saint, chaque
chef de famille administrer la communion, consacrant lw élé-
ments et les distribuant lui-même. Il y avait cependant un
clergé organisé, dont les membres, connus sous le nom de
Parfaits ou de Majorâtes, enseignaient les fidèles et convertis-
saient les incroyants. Ils renonçaient à toute propriété et se
séparaient de leurs femmes; d'autres avaient observe, depuis
leur jeunesse, la plus stricte chasteté. Ces prêtres parcouraient
le pays en recevant des confessions, en recrutant des adeptes;
ils étaient entretenus par les contributions volontaires des tra-
vailleurs. Les Vaudois de Poméranie croyaient que tousies sept
m\?- ? 'r„ 6 if-lie . ^'au .oXr§: | 4, 5. 17, », », «i - Nob,a
,on tla-b,, ff, I- 6.-71. Ke se nVt. ^ _ passavipns A c,p. 5
Levcxon 40-1-4 3,cl.Montet,p*, , (Martene, Thesaw. v,
(>r,„. B bl Pat xw, 300). -D,spUt.ntor ^ ^ ^ ^ __
^^SeStt^oS'f m kot-«a Leyczon, .7-Î4. 38:-405,
4I^"42,3" • m ôt.^t în possible de résister à la contagion de la superstition Les
Toute ois, il était i 'Passible oe rens e 5 mourait moins d un
Vaudo-s pomoran.ens ; ei 1394 • ^^^^Vallait directement au ciel. Le seul
an après s'être eon ^*™>g* <m"\% de la damnation pour une année. On
.^œïïsïça haiîa wïï"1 pour un raort'
_ Wattenbach, Sitzungsber. der Preuss. Akad 1886, p. 51, 52.
VERTUS DES VAUDOIS 95
ans deux de leurs prêtres étaient transportés à la porte du
Paradis pour y prendre connaissance de la sagesse divine. Une
différence bien marquée entre eux et les laïques consistait en ce
que, dans les procès de l'Inquisition, ces derniers étaient auto-
risés à céder à la contrainte et à prêter serment, tandis que les
Parfaits devaient mourir plutôt que d'enfreindre le précepte
qui leur interdisait de jurer. Les inquisiteurs, tout en se plai-
gnant de l'astuce avec laquelle les hérétiques déjouaient leurs
interrogatoires, reconnaissaient cependant que tous parais-
saient plus désireux de sauver leurs parents et leurs amis que
de se sauver eux-mêmes (1).
Avec cette tendance à restaurer la simplicité évangélique,
l'enseignement religieux des Vaudois devait être surtout moral.
Un malheureux, traduit devant l'Inquisition de Toulouse et à
qui l'on demandait ce que ses maîtres lui avaient appris,
répondit « qu'il ne devait jamais ni faire ni dire ce qui était
mal, qu'il ne devait pas faire aux autres ce qu'il ne voulait pas
qu'on lui fît à lui-même, qu'il ne devait ni mentir ni jurer » —
formule simple, assurément, mais qui laisse peu à désirer dans
îa pratique. Une réponse analogue fut faite au moine célestin
Pierre dans sa campagne inquisitoriale parmi les Vaudois de
Poméranie en 1394.
Une église persécutée est presque nécessairement une église
pure et les hommes qui, pendant ces longs et tristes siècles,
étaient réduits à se cacher, avec le bûcher sans cesse en perspec-
tive, pour répandre ce qu'ils croyaient être les vérités de l'ensei-
gnement de Jésus, n'étaient pas capables de souiller leur haute et
sainte mission par les vices ignobles que certains fanatiques leur
attribuèrent. A la vérité, les persécuteurs attitrés des Vaudois
ont toujours reconnu que leur conduite apparente était digne
d'éloges et plus d'un parmi eux a déploré le contraste qu'offrait
la vie pure des hérétiques comparée à l'existence scandaleuse
du clergé orthodoxe. Un inquisiteur qui les a bien connus les
(i) Passav. Anon. c. 5.- Bernard. Guidon. Practica, P. v. — David Augustens.
Martène, Thés, v, 1786). — Steph. de Borb. /. c. — Wattenbach, l. c. — Lib. Seo-
<ent. Inq. Tolosan. p. 352.
96 CHASTETÉ DES VAUDOIS
décrit comme il suit : « Ces hérétiques se distinguent par leurs
mœurs et par leur langage, car ils sont modestes et tempérés.
Ils ne tirent aucune vanité de leurs vêtements, qui ne sont ni
luxueux ni sales. Ils ne s'engagent pas dans le commerce, de
peur d'être obligés de mentir et de se parjurer, mais vivent de
leur travail comme des ouvriers. Ceux qui les enseignent sont
des savetiers. Ils n'accumulent pas les richesses, mais se con-
tentent du nécessaire. Ils n'abusent ni de la nourriture ni de la
boisson. Ils ne fréquentent ni les tavernes, ni les bals, ni les
autres lieux de vanité. Ils savent contenir leur colère. On les
trouve toujours au travail ; comme ils apprennent et enseignent
tour à tour, ils ont peu de temps pour prier. On les reconnaît
encore à la précision et à la modération de leur langage ; ils
évitent les plaisanteries, les calomnies, les propos licencieux,
les mensonges et les jurons. Ils ne disent même pas vere ou
certe, considérant que ces affirmations équivalent à des ser-
ments. » Tel est le témoignage officiel, en présence duquel nous
pouvons vraiment repousser sans examen les histoires qu'on
mit en circulation parmi le bas peuple pour l'exciter à la haine
des Vaudois. On les accusait d'abominations sexuelles, alors
que le seul reproche de ce genre qu'on pût leur faire était
d'exagérer l'ascétisme, comme cela était ordinaire parmi les
premiers chrétiens. Les Vaudois soutenaient, en effet, que le
commerce sexuel, même dans le mariage, n'était légitime que
s'il avait pour but la procréation. Un inquisiteur déclare qu'il
ne croît pas aux accusations d'horribles débauches lancées
contre les Vaudois; car, dit-il, il n'a jamais pu recueillir un
témoignage digne de foi à ce sujet. On ne voit non plus rien de-
86 pareil dans les procédures dirigées contre les hérétiques,
jusqu'à ce que, au xive et au xv« siècles, les inquisiteurs de
Piémont et de Provence trouvèrent avantageux pour leur cause
d'extorquer à leurs malheureuses victimes des confessions allé-
guant des vices monstrueux. (1)
(1) Wattenbach, Sitzungsb. der Preuss. Akad. 1886, p. 51. — Lib. Sentent. Inq
Tolosan. p. 367. — Anon. Passav. cap. 7, 8. — Réfutât. Error. Waldens. (Mag
Bib. Pat. xm, 336). — David August. (Martène, Thésaurus, v, 1771-1772). — Ar-
LES VAUDOIS ET LA BIBLE 97
On leur reprochait aussi de dissimuler hypocritement leurs
croyances en se montrant exacts à suivre la messe et à se con-
fesser ; mais cela n'est-il pas bien excusable de la part de gens
qui se sentaient épiés et traqués et qui, dans les premiers
temps du moins, n'avaient pas d'autres moyens de recevoir les
sacrements qu'ils considéraient comme essentiels à leur salut ?
On les tournait en ridicule à cause de l'humilité de leur exis-
tence ; c'étaient, en effet, des paysans, des ouvriers, de ces gens
pauvres et méprisés dont l'Église se préoccupait fort peu, sinon
pour leur soutirer de l'argent quand ils étaient orthodoxes et les
brûler quand ils ne l'étaient pas.
Mais le crime par excellence des Vaudois était leur amour
et leur respect de l'Écriture sainte, joints au zèle ardent
avec lequel ils faisaient des prosélytes. L'inquisiteur de
Passau nous apprend qu'ils possédaient des traductions com-
plètes de la Bible en langue vulgaire, que l'Église essaya
vainement de supprimer et qu'ils étudiaient avec une assiduité
incroyable. Cet inquisiteur connaissait un paysan qui pouvait
réciter sans changer un mot tout le Livre de Job ; beaucoup
de Vaudois savaient par cœur le Nouveau Testament, et,
malgré leur simplicité, étaient de redoutables adversaires dans
les disputes. En ce qui touche leur esprit de prosélytisme, il
raconte l'histoire d'un Vaudois qui, par une froide nuit d'hiver,
traversa à la nage la rivière Ips dans l'espoir de convertir un
catholique. Tous, hommes et femmes, jeunes et vieux, s'occu-
paient sans cesse d'apprendre et d'enseigner. Après une dure
journée de labeur, ils passaient la nuit à s'instruire ; ils ne crai-
gnaient pas de pénétrer dans les lazarets pour porter le salut 87
aux lépreux; un disciple, après dix jours d'étude, cherchait
déjà lui-même un disciple à instruire. « Apprenez, disaient-ils,
chivio Storico Italiano, 1865, n° 38, p. 39, 40. — Rorengo, Memnr. istoriche, To-
rino, 1649, p. 12. — Même encore à la fin du xiv* siècle, dans les procédures in- .
quisitoriales du célestin Pierre, qui s'étendirent de la Styrie à la Poméranie, il n'y
a aucune allusion à des pratiques immorales (Preger, Beûraeye, p. 68-72; Watten-
bach, vbi supia).
Pour les tendances ascétiques des Vaudois, qui reconnaissaient les vœux de chas-
teté et considéraient comme un inceste la séduction d'une nonne, voir Montet, p. 97,
98, 108-110. Pour le mérite du jeûne, voir ibid. p. 99.
6
98 ENTHOUSIASME DES VAUDOIS
un seul mot par jour et, au bout de l'année, vous en saurez
trois cents et atteindrez votre but. » Assurément, si jamais il
exista un peuple craignant Dieu, ce furent ces infortunés mis
au ban par l'Etat et par l'Eglise, dont les mots de passe étaient
les suivants : « Ce dit saint Pol, Ne mentir, » « Ce dit saint
Jacques, Ne jurer, » « Ce dit saint Pierre, Ne rendre mal
pour mal, mais biens contraires. » La Nobla Leyczon n'en dit
guère plus, à cet égard, que les inquisiteurs eux-mêmes, quand
elle déclare que le signe par lequel un Vaudois était désigné à
la mort, n'était autre que son amour de Jésus et son zèle à
suivre les commandements de Dieu.
Il est de fait qu'au milieu de la licence universelle du moyen
âge la vertu ascétique était aisément regardée comme un
indice d'hérésie. Vers 1220, un clerc de Spire, que son austérité
poussa plus tard dans l'Ordre des Franciscains, faillit être brûlé
comme hérétique parce que sa prédication avait poussé
certaines femmes à sacrifier leurs ornements de toilette et à se
vouer à une vie d'humilité; il fallut, pour le sauver, l'interven-
tion de Conrad, qui fut plus tard évoque de Hildesheim (1).
La profonde conviction des Vaudois se manifeste par l'en-
thousiasme avec lequel des milliers d'entre eux acceptèrent
gaiement la prison, la torture et le bûcher, plutôt que de revenir
à une religion qu'ils considéraient comme corrompue. Au cours
de mes recherches, j'ai rencontré un cas de 1320, celui d'une
pauvre femme de Pamiers qui se soumit à l'horrible sentence
portée contre les hérétiques, simplement parce qu'elle ne vou-
lait pas prêter serment. A toutes les interrogations portant
sur les articles de foi, elle répondit avec une orthodoxie par-
faite ; mais quand on lui offrit la vie sauve si elle consentait à
jurer sur les Évangiles, elle refusa de charger son âme d'un
péché et se laissa condamner pour hérésie (2).
(1) Lib. Sentent. Inquis. Tolosan. p. 3G7. — Anon. Passaviens. cap. 1,3, 7, 8. —
Réfutât. Error. Waldeos. (Mag. Bib. Pat. xm, 330). — David Auiiu-'pn* M 'Mie,
Thesaur.v, 1771, 1772, 1782," 171)4). - P. de Pilichdorf, Contrn "/ / ens.
cap. i. _ Innocent. PP. 111, Iîpq st. n, 141. — La Nobla Leyczon, 3t.8-373. —
Frit Jordani Chron. (Analecta Franciscana, t. i, p. 4. Quaraechi, 1885).
(2) Mss. Bib. Nat. Coll. Moreau, 127 i, fol. 72.
AUTRES HÉRÉTIQUES 99
Les diverses sectes antisacerdotales étaient loin d'être d'ac-
cord ; mais à côté de celles dont nous venons de nous occuper,
les autres ont trop peu d'importance et sont trop pou connues
pour nous retenir. Les Passagii ou Circumcisi étaient des
chrétiens judaïsants, qui essayèrent d'échapper à la domination
de Rome en recourant à l'Ancienne Loi et en niant l'égalité du
Christ et de Dieu. Les Joseppini étaient encore plus obscurs et
leurs erreurs paraissent surtout avoir consisté en excès d'ascé-
tisme et en aberrations sexuelles. Les Siscidentes étaient vir-
tuellement identiques aux Vaudois, la seule différence consis-
tant dans le mode d'administration de l'Eucharistie .Les Ordibarii
ou Ortlibenses, disciples d'Ortlieb de Strasbourg, qui florissait
vers 1216, étaient aussi apparentés de près aux Vaudois, mais
professaient des erreurs de doctrine sur lesquelles nous aurons
à revenir. Les Runcarii paraissent avoir été les intermédiaires
entre les Pauvres de Lyon et les Albigeois ou Manichéens;
l'existence de cette secte résultait presque nécessairement du
besoin d'établir un lien entre les intérêts communs et les souf-
frances communes des deux principales branches de l'hé-
résie (1).
(1) Bonacursi, Vit. Hxreticomm (d'Achery, i, 211, 212). — Lucii PP III, Epist.
171. — Ch. Molinier, Etudes sur quelques mss. des Bibliothèques d'Italie, Paris,
1887, p. 21. — Muratori, Antiq. Diss. lx. — Constit. General. Frid. h, ann. 1220,
3 5. — Lucae Tudens. de ait. Vita, lib. m, cap. 3. — Anon. Passav. C. W'aM.
cap. 6. — P. de Pilichdorf c. Wald. c. 12. — Holfmaim, Gesch.der Inquisition, ut
371. — Schmidt, ffist. des Cathares, n, 284.
M. Ch. Molinier, dans un savant travail (Mém. de VAcad. de Toulouse, 18S8), a
passé en revue toutes nos informations concernant les Passag'i et a conclu qu'il»
formaient une secte des Cathares.
TjhiveraitaT
BIBUOTHECA
400 CATHARES
CHAPITRE III
LES CATHARES
$9 Les mouvements dont il a été question étaient le résultat
naturel de l'antisacerdotalisme, s'efforçant de ramener l'Église
chrétienne à la simplicité de l'âge apostolique. C'est un singu-
lier caractère du sentiment religieux à cette époque que la plus
formidable hostilité à rencontre de Rome ait été fondée sur
une croyance qui peut à peine être qualifiée de chrétienne, et
que cette doctrine hybride se soit répandue si vite, ait résisté
si obstinément à tous les efforts tentés contre elle, qu'elle parut,
un moment, menacer l'existence même du catholicisme. L'ex-
plication de ce fait se trouve peut-être dans la séduction
qu'exerce la doctrine dualiste, — l'antagonisme des principes
éternels du bien et du mal, — sur l'esprit de ceux qui consi-
dèrent l'existence du mal comme incompatible avec la supré-
matie d'un Dieu infiniment bon et infiniment puissant. Quand
on ajoute au dualisme la docjtrine de la transmigration, impli-
quant des récompenses et des peines, les souffrances des
hommes paraissent suffisamment justifiées ; et à une épo-
que où ces souffrances étaient aussi universelles qu'au xie et
au xne siècles, on conçoit que bien des hommes fussent
disposés à résoudre de la sorte le problème du mal. Toute-
fois, ces considérations n'expliquent pas encore pourquoi le
manichéisme des Cathares, des Patarins ou des Albigeois
ne fut pas seulement un dogme spéculatif enseigné dans les
écoles, mais une foi qui éveillait un fanatisme enthousiaste, au
point que les fidèles ne reculaient devant aucun sacrifice pour
MANICHÉISME 101
la propager et montaient avec une foi sereine sur le bûcher
flambant. La conviction, aussi profonde que répandue, de la
vanité du christianisme sacerdotal, de sa faillite et de sa des-
truction prochaine, au profit de la religion nouvelle, peut
avoir contribué, dans une large mesure, à cette ferveur désin-
téressée qu'alluma le néo-dualisme parmi les pauvres et les
illettrés.
De toutes les hérésies avec lesquelles l'Église primitive avait
eu à lutter, aucune n'avait soulevé autant de craintes et d'aver-
sion que le Manichéisme. Manès avait si habilement mêlé au
dualisme mazdéen (de la Perse) non seulement le christianisme, 90
mais des éléments gnostiques et bouddhiques, que sa doctrine
trouva des adeptes dans les hautes comme dans les basses
classes, parmi les intellectuels des écoles comme parmi les tra-
vailleurs manuels. L'Église reconnut instinctivement qu'elle
était en présence de la plus dangereuse des rivales et, aussitôt
qu'elle put disposer des ressources de l'État, elle persécuta sans
merci le Manichéisme. Parmi les nombreux édits des Empe-
reurs, tant païens que chrétiens, dirigés contre la liberté de la
pensée, ceux qui avaient pour but de combattre les Manichéens
furent les plus sévères et les plus cruels. La persécution attei-
gnit son but, après une lutte prolongée, en supprimant toutes
les manifestations extérieures du Manichéisme dans les limites
de l'Empire, bien que cette doctrine ait longtemps subsisté en
secret, même dans l'Empire d'Occident. En Orient, elle se retira
ostensiblement vers les frontières, non sans conserver pourtant
des relations cachées avec les sectaires épars à travers les pro-
vinces et dont Constantinople même n'était pas exempte. Aban-
donnant le culte de Manès, les Manichéens adoptèrent comme
chefs de file deux autres de leurs docteurs, Paul et Jean de
Samosate, dont le premier donna à l'hérésie le nom de Pauti-
cianisme. Sous l'empereur Constans, en 653, un certain Cons-
tantin perfectionna la doctrine, qui se maintint malgré d'ef-.
froyables persécutions, subies avec le même héroïsme qui carac-
térisa plus tard les Manichéens d'Occident.
Parfois repoussés au-delà des frontières, sur les terres des
6.
91
.Q2 PAULICIENS
Sarrazins, puis refoulés vers l'Empire, les Pauliciens menèrent
quelque temps une existence indépendante dans les montagnes
de l'Arménie et guerroyèrent obscurément contre les Byzan-
Îns A™ne et au fxe siècles, Léon l'Isaurien, Michel Curopaiate
LLn l'Arménien et l'impératrice régente Théodora tenteren
en vain de les exterminer, jusqu'à ce qu'enfin dans la seconde
moitié du xe siècle, Jean Zimiscès essaya de la tolérance et en
ZZ «porta un grand nombre en Thrace, où ils se multiplièrent
apiueinent, montrant une aptitude égale pour la guerre et
pour l'industrie. En 1115, nous voyons l'empereur Alexis Com-
nène passer l'été à Philippopolis et s'amuser a discu er -théo-
Lie avec les hérétiques, dont beaucoup, nous dit sa fi le, se
convertirent (1). C'est presque immédiatement après le trans-
port des Manichéens en Europe par Zimiscès que nous consta-
ton.de. traces nouvelles de leur hérésie en Oc f ^ Preuve
que l'activité de leur prosélytisme ne s'était pas affaiblie au
^stuf Qu'elle a d'essentiel, la doctrine des Pauliciens
étaiHdentique à celle des Albigeois. Le simple Dualisme ou
Ma dtme considère l'univers comme le produit des énergies
S icesd'Hormazd et d'Ahriman, chacun cherchant a neu-
rdiser es efforts de l'autre: d'où une guerre interminable entre
e b en le mal, qui domine la nature et la vie. Cette doctrine
rend compte de l'existence du mal et excite en même temps
^•(éd 1557). - Finla/s Bist of G 'reece ^ ed Lm 65 ^ ^
Les Bogomiles (arms "eD>euU «toyee » -çta ^ |ien entre , Pauli.
gine slave ou ^'gare, ont ee considères com f , nnaence
ciens et les Cathares C est une erreur «M hérétiques. Leur chef, Demc-
,ur le dualisme m.t.ge d une P^tie de^ cev der 4^ ^ d,enquy qul
trius, fut brûle „.f par Mei.s Co"in*ne en , p ^ ^ ^
Xe^olé ah„°enenrXtWe u^f s^.l ^^T^™. « ™
ïfo/AarM, i, 13-15; «. W?- p „u_ décrH une aufre secte de Manichéens, dite
DIEU ET SATAN 103
les hommes à venir au secours d'Hormazd, en servant la cause
du bien par de bonnes paroles, de bonnes pensées et de bonnes
actions. Égaré par les spéculations gnostiques, Manès modi-
fia cette théorie en identifiant l'esprit avec le Bien et la
matière avec le Mal, conception peut-être plus raffinée et
plus philosophique, mais qui conduisait nécessairement au
pessimisme et aux excès de l'ascétisme, puisque l'âme ne pou-
vait accomplir son devoir qu'en opprimant ou en supprimant
la chair. Ainsi, dans la doctrine Paulicienne, nous trouvons
deux principes égaux, Dieu et Satan, dont le premier est le
créateur du monde invisible, spirituel et éternel, tandis que le
second a créé et gouverne le monde matériel et temporel. Satan
est le Jéhovah de l'Ancien Testament; les prophètes et les
patriarches sont des brigands et, par suite, toute l'Écriture
antérieure aux Évangiles doit être rejetée. Le Nouveau Testa-
ment mérite bien son nom d'Écriture Sainte, mais le Christ
n'était pas un homme : c'était un fantôme, une apparition. Fils
de Dieu, il parut naître de la Vierge Marie; mais, en réalité, il
descendit du Ciel pour abolir le culte de Satan. La transmigra-
tion des âmes assure la récompense des bons et le châtiment
des méchants. Les sacrements sont déclarés nuls ; les prêtres et
les anciens de l'Église ne sont que des instituteurs, sans autorité II
sur les fidèles. Tels sont les principes connus du Paulicianisme
et leur identité avec ceux du Catharisme est trop évidente pour
que nous puissions accepter la théorie de Schmidt, d'après
lequel l'origine des Cathares devrait être cherchée parmi les
rêveurs des couvents de Bulgarie. Une autre preuve sans
réplique du lien qui existe entre le Catharisme et le Mani-
chéisme, est le vêtement sacré que portaient les Parfaits
parmi les Cathares. Cet usage dérive évidemment de celui des
Mazdéens, chez lesquels le Kosti et le Sadéré étaient le cos-
tume essentiel de tous les croyants (1). Parmi les Cathares,
celui qui portait le vêtement sacré était connu des inquisiteurs
(1) « Le Kôsti est une ceinture creuse et cylindrique faite de 72 fils de laine
blanche tressés et fait trois fois le tour de la taille... Le Sadéré est une chemise
à manches avec une petite poche au devant du collet. i> (J. Darmssteter, Zend-
Avesta, t. «, p. 243.)
104 REJET DES SACREMENTS
sous le nom de haereticus indutus ou vestitus, et considéré
par cela même comme initié à tous les mystères de l'hé-
résie (1).
93 Le Catharisme était donc une forme de croyance essentielle-
ment antisacerdotale. Il repoussait comme inutile tout le méca-
nisme de l'Église. Pour lui, l'Église romaine était la Synagogue
de Satan, où le salut était impossible. En conséquence, il reje-
tait les sacrements, les sacrifices de l'autel, l'intercession de la
Vierge et des saints, le Purgatoire, les reliques, les images, les
croix, l'eau bénite, les indulgences, et, en général, toutes les
pratiques par lesquelles les prêtres prétendaient assurer le salut
des fidèles. Il ne condamnait pas moins les dîmes et les
offrandes pieuses, qui rendaient si profitable pour le clergé
l'œuvre de salut dont il assumait la charge. Toutefois, l'Église
cathare, en tant qu'Église du Christ, revendiquait le pouvoir de
lier et de délier accordé par le Christ à ses disciples; le Conso-
lamentum ou Baptême de l'Esprit effaçait tout péché, mais
(1) P. Siculi op. cit. — Concil. Bracarense I. ann. 563. — Bleek's Avesta, m,
A. — Haug's Essays, 2e éd. p. 244, 240, 286, 367.
Pour les doctrines analogues des Cathares, voir Radulf. Ardent. T. i. p. n.
Hom. xix. — Ermengaudi Contra B&ret. — Epist. Leodiens. ad Lucium PP. III.
(Martène, Ampliss. Coll. i, 776-778). — Ecberti Schonaug. Serm. contra Catharos,
I, vm, xi. — Gregor. Episc. Fanens. Disput. cathol. contra hxret. — Monetae adv.
Cath. lib. i, cap. 1. — Arch. de l'Inq. de Carcassonne (Doat, xxxii, fol. 93). — Rai-
nerii Saccon. Summa. — Csesar. Heisterbac. Dial. dist. v, cap. 21. — Lib. Sent,
ïnquis. Tolos. p. 92, 93, 249 (Limborch). — Lib. Gonfess. Inq. Albiens. (Mss. Bibl.
JNat. fonds latin 11, 847. — Trithem. Chron. Hirsaug. ann. 1163.
L'auteur d'un traité ms. contre les Gathares, datant de la fin du xine siècle, dé-
clare, d'après Moneta, que les objections des Cathares à l'autorité de l'Ancien
Testament sont fondées sur quatre ordres d'arguments : 1° la contradiction appa-
rente entre l'Ancien et le Nouveau Testament; 2° les variations de Dieu lui-même
dans l'Ecriture; 3° la cruauté du Dieu de l'Ecriture; 4° les faussetés attribuées à
Dieu. Un seul exemple suffira à donner une idée des raisons que les hérétiques faisaient
valoir à l'appui de leur sentiment, lis citaient le chap. m, 22 de la Genèse : uVois,
Adam est devenu comme l'un de no:is ». Or, Dieu dit cela d'Adam après qu'il a
péché, et il doit avoir dit vrai oa i.on. S'il a dit vrai, alors Adam était devenu
pareil à Dieu; mais Adam, après sa chute, était devenu un pécheur, c'est-à-dire le
mal. S'il n'a pas dit vrai, il a menti ; il a péché en mentant ; il est donc le mal.
— A cette logique le polémiste orthodoxe se contente de répondre que Dieu a
parlé ironiquement. Les raisonnements attribués aux Cathares dans tout le traité
dont nous parlons prouvent qu'ils connaissaient parfaitement l'Ecriture et l'usage
qu'ils en faisaient explique que l'Eglise ait défendu la lecture de la Bible aux laï-
ques. — Archives de l'Inq. de Carcassonne, Coll. Doat, xxxvi, 91.
Le rituel cathare publié par Cunitz, ou sont cités Isaïe et Salomon (Beitra^ge zu
den theolog. Wissenschaften, B. iv, 1852, p. 16, 26), atteste que l'exclusion de
l'Ancien Testament par les Cathares n'était pas absolue.
HIÉRARCHIE CATHARE 105
les prières n'avaient aucune efficacité quand le pêcheur per-
sistait à faire le mal.
Bien que les Cathares traduisissent l'Écriture en langue vul-
gaire, ils conservaient le latin pour leurs prières qui, par suite,
restaient inintelligibles pour la plupart des fidèles. Il y avait
une classe de prêtres consacrés, pour accomplir le service très
simple du culte. D'ailleurs, le rapide développement des com-
munautés et le zèle de leur prosélytisme rendirent bientôt
nécessaires une organisation et une hiérarchie. La masse des
Cathares s'appela simplement « Chrétiens »; au-dessus d'eux,
choisis parmi les Parfaits, étaient l'Évêque, le Filius Major, le
Filius Minor et le Diacre. Chaque dignitaire d'un des trois
ordres les plus élevés avait un diacre pour le seconder et pour
le remplacer au besoin; les fonctions de tous étaient presque
identiques, bien que les Filii fussent employés de préférence à
visiter les membres de l'Église. Le Filius Major était élu parla
congrégation et les promotions à la dignité d'évêque avaient
lieu quand il se produisait des vacances. L'ordination était con-
férée par l'imposition des mains ou consolamentum, qui était
l'équivalent du baptême et constituait le rite nécessaire pour
être admis dans l'Église. Comme la croyance que les sacrements
étaient viciés quand ils n'étaient pas administrés par des mains
pures causait beaucoup d'inquiétude aux fidèles, il arrivait fré-
quemment que l'on conférât le consolamentum à deux ou à
trois reprises différentes. On admettait généralement, mais non
universellement, que le prêtre de grade inférieur ne pouvait pas
consacrer son supérieur, et c'est pourquoi, dans beaucoup de
villes, il y avait deux évêques, en sorte que si l'un venait à
mourir, on ne fût pas obligé de recourir, pour la consécration
de son successeur, à un Filius Major (1). 94
Le rituel cathare était sévère dans sa simplicité. L'Eucha-
ristie catholique était remplacée par la bénédiction du pain,
qui avait lieu tous les jours à table. Le plus ancien prenait alors
(î) Tract, de modo procedendi contra Haereticos (Mss. Bibl. Nat. Coll. Doat, xxx,
fol. 183 et suiv.) — Rainerii Saccon. Summa. — E. Cunitz, in Beitraege zu den
iheol.Wissenschafttn, 1852, B. iv, p. 30, 36, 85.
408
« CONSOLAMENTUM ))
le pain et le vin, tandis que tous les autres récitaient l'oraison
dominicale. Puis l'Ancien disait : «La grâce de notre Seigneur
Jésus-Christ soit avec nous »; il rompait le pain et le distribuait
aux assistants. Ce pain bénit était l'objet d'une révérence par-
ticulière de la part du grand nombre des Cathares, qui étaient
simplement, pour la plupart, des croyants ou credentes, sans
avoir été entièrement agrégés à l'Église comme les Parfaits.
Il leur arrivait de garder, pendant des années, un morceau de
pain consacré et d'en manger de temps en temps une miette.
Avant de manger ou de boire, le Cathare disait toujours une
prière; quand un Parfait assistait aux repas, les convives di-
saient benedicite au moment où l'on touchait pour la première
fois à un aliment ou à une boisson, à quoi le Parfait répon-
dait : aDiaus vos benesiga». Il y avait une cérémonie men-
suelle de confession, à laquelle prenait part toute l'assemblée
des fidèles. La grande cérémonie était le consolamentum ou
cossolamenty qui réunissait l'âme des fidèles au Saint-Esprit et
qui, comme le baptême chrétien, purifiait de tout péché. Elle
consistait dans l'imposition des mains et pouvait être accomplie
par un quelconque des Parfaits, même par une femme, pourvu
que l'officiant ne se trouvât pas en état de péché mortel. Il fal-
lait le concours de deux officiants pour l'accomplissement du
rite. Ce mode d'admission dans l'Église était appelé hérética-
tion par les inquisiteurs; en général, et à l'exception de ceux
qui voulaient devenir ministres, on ne s'y soumettait qu'au
moment de la mort, probablement par crainte des persécu-
tions; mais le credens se liait souvent par un engagement
appelé la covenansa, s'obligeant à subir le consolamentum à
sa dernière heure. Cet engagement était tel qu'il devait être
exécuté même si le moribond avait perdu l'usage de la parole
et était incapable de répondre. La forme du rite était simple,
bien qu'il fût généralement précédé d'une période de prépara-
95 lion, comprenant un long jeûne. L'officiant demandait au pos-
tulant : « Frère, désires-tu te ranger à notre foi?» Le néophyte,
après plusieurs génuflexions et bénédictions, répondait : « Prie
Dieu pour ce pécheur, afin qu'il me conduise à une bonne fin
« HÉRÉTIGATION » 407
et fasse de moi un bon chrétien ». L'officiant répliquait : « Que
Dieu soit prié de faire de toi un bon chrétien et de te conduire
à une bonne fin. Te donnes-tu à Dieu et à l'Évangile? » Sur la
réponse affirmative du postulant, on lui demandait encore :
<( Promets-tu qu'à l'avenir tu ne mangeras ni viande, ni œufs,
ni fromage, ni aucune victuaille qui ne soit aquatique ou
végétale, que tu ne mentiras pas, que tu ne jureras pas,
que tu ne commettras pas d'impureté, que tu n'iras pas seul
quand tu pourras avoir un compagnon, que tu n'abandonneras
pas la foi par crainte de l'eau, du feu ou de tout autre sup-
plice ? » Ces promesses une fois faites, les assistants s'agenouil-
laient, pendant que le ministre plaçait sur la tête du postulant
l'Évangile de saint Jean et récitait le texte : «Au commence-
ment était le Verbe, etc. » ; puis il l'entourait du tissu sacré et
le baiser de paix circulait dans l'assistance (on embrassait les
hommes et on se contentait de toucher le coude des femmes).
Cette cérémonie était considérée comme symbolisant l'abandon
de l'Esprit du Mal et le retour de l'âme à Dieu, avec la résolu-
tion de mener une vie pure et sans tache. Quand il s'agissait
d'un individu marié, l'assentiment préalable du conjoint était
une condition nécessaire. Dans les cas où Y hérétication avait
lieu sur le lit de mort, elle était généralement suivie de Y endura
ou privation. L'officiant demandait au néophyte s'il désirait
être un confesseur ou un martyr; s'il choisissait d'être martyr,
un oreiller ou une serviette (appelée Untertuch par les Catha-
res allemands), était placé sur sa bouche pendant que l'on
récitait certaines prières. S'il désirait être confesseur, il restait
pendant trois jours sans nourriture, ne recevant qu'un peu
d'eau comme boisson. Dans l'un et l'autre cas, s'il survivait, il
devenait un Parfait. Cette endura était quelquefois employée
comme un mode de suicide, la mort volontaire étant fréquente
parmi les Cathares. La torture à la fin de la vie les affranchis-
sait des tourments de l'autre monde et la mort volontaire par
privation d'aliments, par l'absorption de verre pilé ou de poi-
sons ou par l'ouverture des veines dans un bain, n'était nulle-
ment un fait rare. D'ailleurs, lorsqu'un homme était mourant,
408 « VÉNÉRATION »
ses parents croyaient accomplir un devoir de charité en accélé-
rant sa fin.
La cérémonie connue des sectaires sous le nom de meliora-
mentum et appelée vénération par les inquisiteurs, était im-
portante comme fournissant à ces derniers une preuve certaine
de l'hérésie. Quand un credens s'approchait d'un ministre ou
prenait congé de lui, il s'agenouillait trois fois en disant bene-
96 dicite, à quoi le ministre répondait Diaus vos benesiga. C'était
là une marque de respect à l'adresse du Saint-Esprit, qui était
censé résider dans le ministre ; il en est fréquemment ques-
tion dans les procédures, car c'était la condamnation assurée
de ceux à qui l'on pouvait attribuer cet acte (1).
Ces pratiques, ainsi que les préceptes compris dans la for-
mule de l'hérétication, attestent la forte tendance ascétique du
catharisme. C'était là une conséquence inévitable du dualisme
(1) Rainerii Saccon. Summa. — Lib. Confess. lnquis. Albïens (Mss Bibl. $at.
fonds latin, H, 847). — Coll. Doat, xxn, 208, 209; xxiv, 174; xxvi, 197, 259, 272.
— Lib. Sent. Inq. Tolos. p. 10, 33, 37, 70, 71, 76, 84, 94, 125, 126, 137-139, 143,
16 , 173, 179, 199. — Bern. Guidon. Pract. P. iv, t (Doat, t. xxx)^— Landulf.
Senior, ffist. Mediol. h, 27. — Anon. Passaviens Con'ra Waldehsl cap. 70. —
Processus contra Valdenses (Archivio Storico Italiano, 1865, n° 39, p. 57). La des-
cription de Yhérétication par Rainerio Saccone, telle que nous la reproduisons
dans le texte, est confirmée dans ses détails par les dépositions de témoins devant
l'Inquisition de Toulouse; il appert ainsi qu'elle était identique dans toutes les
églises. — Doat, xxn, 224, 237 sq. ; xxm, 272, 344; xxiv, 71. Voir aussi Vaissete,
m, Preuves, 386, etCunitz, Beitraege, 1852, B. iy, p. 12-14, 21-28, 33, 60.
La pratique de Y Endura parmi les Cathares du Languedoc a été étudiée par
M. Charles Molinier avec son érudition ordinaire i(A nnales de la Fac. des Let res
de Bordeaux, 1881, n° 3). Elle n'était pas toujours limitée à trois jours. Un seul
exemple peut en faire concevoir la rigueur. Blanche, la mère de Vital Gilbert,
voulut que son petit-fils malade fût consolé et empêcha sa mère, Guillelma, de
lui donner du lait, ce qui causa la mort de l'enfant (Lib. Sentent. Inq Tolos.
p. 104). La. théorie de Molinier, suivant lequel cette pratique était de date relati-
vement récente, est confirmée par l'absence de toute allusion à ce su et dans le
rituel cathare publié par Cunitz: d'autre part, l'Anonyme de Passau et les témoi-
gnages recueillis au cours des procès piémontais de 1388 (Àrch. Stor. loc. laud.),
prouvent que celte coutume existait ailleurs encore qu'en Languedoc.
tes sentences de Pierre Cella (Doat, xxi, 295) mentionnent un cas où le ennso-
lamentum fut administré à un patient sans connaissance, qui revint ensuite à la
santé. Il y est question aussi de jeunes filles qui furent perfectées de très
bonne heure et portèrent les vêtements consacrés pendant des périodes limitées de
deux ou de trois- ans {ibid. 241, 244.)
Quand, en 1239, Robert le Bougre brûla 183 Cathares à Mont-Wimer, leur chef,
connu sous le nom d'archevêque de Moranis, leur administra le consolante ntum
en montant sur le bûcher, avec ces mots: «Vous, ainsi absous par moi, serez
tous sauvés. Moi, je suis seul damné, parce que je n'ai pas de supérieur pour
m'absoudre. » (Alb. Trium Font. ann. 1239)
ASCÉTISME DES CATHARES 109
particulier qui en fait le fond. Comme toute matière était
l'œuvre de Satan, et, par suite, mauvaise, l'Esprit était engagé
contre elle dans une lutte perpétuelle, et le Cathare, dans ses
prières, demandait à Dieu de ne pas épargner sa chair née de la
corruption, mais d'avoir pitié de son âme qui y était comme
emprisonnée (No axas merce de la carn nada de corruptio,
/nais aias merce de les périt pausat en carcer.) En consé-
quence, tout ce qui tendait à la reproduction de la vie animale
devait être évité. Pour mortifier leurs sens, les Cathares ne
mangeaient que du pain et de l'eau trois jours par semaine,
excepté quand ils étaient en voyage; en outre, il y avait dans
l'année trois jeûnes de quarante jours chacun. Le mariage était
également interdit, excepté parmi un petit nombre de sectaires
qui permettaient à des hommes vierges d'épouser des filles
vierges, à la condition qu'ils cessassent tous rapports aussitôt
après la naissance d'un enfant. Les Dualistes mitigés restrei-
gnaient la prohibition du mariage aux Parfaits et le permet-
taient aux simples croyants. Parmi les plus rigides, le mariage
charnel était remplacé par l'union spirituelle entre l'âme et
Dieu, effectuée par le rite du consolamentum. Pour les Catha-
res, il n'était pas douteux que le commerce entre les sexes n'ait
été le péché originel d'Adam et d'Eve, le fruit défendu au
moyen duquel Satan a continué à exercer son empire sur les
hommes. Dans une confession devant l'Inquisition de Toulouse
en 4310, il est dit d'un des docteurs de l'hérésie qu'il ne touche-
rait pas à une femme pour tous les biens du monde; dans un
autre cas, une femme raconte que son père, ayant été initié par
Yhérétication, lui ordonna de ne plus jamais le toucher; et, en
effet, elle respecta cette défense même auprès du lit de mort
de celui-ci. L'ascétisme était poussé si loin qu'on prohibait tout
ce quL était le résultat de la génération animale, la viande, les
œufs et le lait; on ne faisait d'exception que pour le poisson (1).
La condamnation du mariage et de l'usage de la viande consti-
tuait, avec la prohibition des serments, les principaux carac-
(1) Sans doute parce que les poissons se reproduisent sine coitu.
110 SECTES CATHARES
tères extérieurs du catharisme, qui désignait les fidèles à la
répression. En 1229, deux des Cathares toscans les plus influents,
Pietro et Andréa, abjurèrent publiquement à Pérouse en pré-
sence de Grégoire IX; deux jours après, ils attestèrent solen-
nellement la sincérité de leur conversion en mangeant de la
viande devant une réunion d'éveques, ce qui donna lieu à la
rédaction d'un procès-verbal attestant le fait (1).
98 Avec le temps, une secte dont le domaine était si étendu
devait nécessairement se subdiviser. Parmi les Cathares italiens,
nous trouvons d'une part les Concorrezenses (de Concorrezo
près de Monza, en Lombardie); d'autre part les Bajolenses (de
Bagnolo, en Piémont), qui professaient une forme modifiée du
Dualisme suivant laquelle Satan était inférieur à Dieu, qui lui
avait permis de créer le monde et de former l'homme. Les
Concorrezenses enseignaient que Satan fit pénétrer dans le
corps d'Adam un ange qui avait légèrement péché, et ils renou-
velaient la vieille hérésie du Traducianisme en affirmant que
toutes les âmes humaines dérivaient de cet esprit. En revanche, les
Bajolenses maintenaient que toutes les âmes humaines avaient
été créées par Dieu avant le monde et que dès cette époque
elles avaient péché. Ces spéculations donnèrent naissance à un
mythe dans lequel Satan était représenté comme le majordome
du Ciel, chargé de recueillir les louanges et les psalmodies que
les anges devaient chaque jour offrir à Dieu. Désireux de deve-
(1) S. Bernardi, Serm. lxvi in Cantic. cap. 3-7. — Ecberti Schonaug. Serm. i,
v, vi, C. Cat'iaros. — Bonacursi Vit. Hxretic. — Gregor. Fanens. Dis a. cahol.
c. Haeretic. cap. 1, 2, 11, 14. — Monetae adv. Cath. lib. i, cap. 1. — Cunitz, Beitr.
zn den theol. Wissenschaften, 1852, p. 14. — Radulf. Coggeshall. Çhron. Anglic.
(D. Bouquet, xvm, 92, 93) — Evervini Epist ad S. Bern. cap. 3. — Concil. Lom-
baricns. and. 1105. — Kadulf. Ardent. T. i, p n, hom xix. — Ermengaud. contr.
Hser. o/nisc. — Bonacursus c. Catharos (Baluz. et Mansi, n, 581-5-6). — Alani de
Insulis contra Hasret. lib. 1. — Monetae ado. Cath. lib. iv, cap. vu, § 3. — Rai-
nerii Saccon. Summa. — Lib. Sentent. Inq. Tolosan. p. 111, 115. — Coll. Doat,
t. xxx, Col. 185 sq ; xxxn, fol. 93 sq. — Steph. de Borbone (d'Argentré, Coll. judic.
de noms error i, 1, 91). — Archiv. Fiorent. Prov. S. Maria Novella, Giugno 26,
1229.
Dans les premiers temps de l'Inquisition, un certain Jean Teisseire, appelé devant
le tribunal de Toulouse, se défendit en disant : « Je ne suis pas un hérétique, car
j'ai une femme, je couche avec elle, j'ai des enfants, je mange de la chair, et je
mens, et je jure, et je suis un fidèle chrétien, v (Guill. Pelisso, Chron. éd.
Molinier, 1880, p. 17). Voir aussi les Sentences de Pierre Cella, coll. Doat,
xxi, 223.
CROYANCE A LA TRANSMIGRATION 111
nir l'égal du Seigneur, Satan détourna et garda pour lui une
partie des louanges angéliques; sur quoi Dieu, ayant découvert
la fraude, remplaça Satan par Michel et rejeta le coupable avec
ses complices. Alors Satan fit disparaître en partie l'eau qui
couvrait la terre et créa Adam et Eve. Pendant trente ans, il
s'efforça en vain de leur infuser des âmes, jusqu'à ce qu'enfin
il pût attirer du Ciel deux anges qui étaient favorables à sa
cause et qui passèrent successivement par les corps d'Enoch, de
Noé, d'Abraham, de tous les prophètes, cherchant en vain leur
salut. Enfin, comme Siméon et Anna à l'arrivée du Christ (1),
ils accomplirent l'œuvre de leur rédemption et furent autorisés
à retourner au Ciel. Les âmes humaines sont de môme des
esprits déchus, traversant une période d'épreuves.
Cette croyance était si générale parmi les Cathares, qu'elle
les conduisit à une doctrine de la transmigration très analogue
à celle du Bouddhisme, bien que modifiée par la croyance que
la mission terrestre du Christ avait eu pour objet le rachat de
ces esprits déchus. Jusqu'à ce que l'âme fût assez parfaite pour 99
remonter auprès de son Créateur, comme dans la Moksha ou
absorption en Brahma de l'Indou, elle était obligée de subir des
existences successives. Mais comme l'âme pouvait, en expiation
de ses péchés, être logée dans les formes animales inférieures,
on arriva tout naturellement, comme dans le Bouddhisme et le
Brahmanisme, à l'interdiction de tuer tout être vivant, excepté
les reptiles et les poissons. Les Cathares qui furent pendus à
Goslar en 1052 refusèrent, même en présence du gibet, de tuer
un poulet; au xme siècle, on considérait cette épreuve comme
un sûr moyen de reconnaître l'hérésie (2).
i
. (1) Luc. m, 25-38.
(2) Rainerii Saccon. Summi. — Tocco, VEvsia nel medio a°vo, p. 75. — Gregor.
Fanens. Disput. cap. iv. — Monetae ado. Cathares, lib. i, cap. \, 2, 4, 6. — Alani
de Insulis contra Hseret. lib. 1. — Ecberti Schonaug. Serm. i, xm, contra Catha-
ros. — Ermengaudi contra Hseret. omise, cap. 14. — Millot, Éist.Litt. des Trou-
badours, ii, 64. — Lib. Sentent. Inq. Tolosan. p. 84-. — Gest. Episcop. Leodiens.
lib. h, cap. 60, 61. — Sfephan. de B >rbo:ie (d'Àrgentré, Collect. jud c. de nov .
Error. i, i, 90). — Muratori, Antiq. Ital. Diss. lx.
Parmi les premiers chrétiens, il y avait une forte tendance à adopter la doctrine
de la transmigration, considérée comme expliquant l'injustice apparente des juge-
ments de Dieu. Voir Hieron. Epist. cxxx ai Demetriadem, 16.
100
112 RATIONALISME
Il y avait, dans la secte, quelques rares esprits philosophiques,
qui surent se dégager de ces vaines spéculations et qui antici-
pèrent sur les théories du rationalisme moderne. Aux yeux de
ces hommes, la Nature prenait la place de Satan; Dieu, après
avoir créé le monde, en avait abandonné la conduite à la Na-
ture, pouvoir créateur et régulateur de toutes choses. Même la
production des espèces individuelles n'est pas un acte de la
Providence divine, mais un effet du cours de la nature — un
moderne dirait : de l'évolution. Ces Naturalistes, comme ils
s'appelaient eux-mêmes, niaient la réalité des miracles; ils
expliquaient ceux des Évangiles par une exégèse qui n'était
guère plus invraisemblable que celle de l'orthodoxie, et soute-
naient qu'il était inutile de prier Dieu pour obtenir un temps
favorable, le contrôle des éléments n'appartenant qu'cà la na-
ture. Ils écrivirent beaucoup, et un adversaire catholique recon-
naît l'attrait de leurs ouvrages, en particulier de celui qui était
intitulé Perpendiculum scientiarum (le fil à plomb de la
science); il ajoute que ce livre faisait une impression profonde
sur ses lecteurs par le mélange qu'on y trouvait d'idées phi-
losophiques et de textes de l'Écriture heureusement choi-
sis (1).
Avant de tourner en ridicule la doctrine du Dualisme, nous
devons nous rappeler combien les âmes sensibles et ardentes
sont portées vers les explications de ce genre, parce qu'elles
ressentent vivement les imperfections de la nature humaine, le
contraste qui existe entre elle et l'idéal qu'elles conçoivent.
Ainsi, vers 1560, le zélé Réformateur Flacius Illyricus se rap-
procha beaucoup des mythes cathares et donna naissance à une
chaude controverse en maintenant que le péché originel n'était
pas un accident, mais la substance même de l'homme. Il ajou-
tait que l'image originale de Dieu avait disparu complètement
et sans retour au moment de la Chute, qu'elle s'était métamor-
phosée en une image de Satan, comme par une transformation du
Bien absolu en Mal absolu. Ses amis Musaeus et Judex l'aver-
(1) Lucae Tudens. de altéra Vita, lib. m, cap. 2.
ASCÉTISME CATHOLIQUE 113
tirent, avec raison, que cette théorie conduisait tout droit au
Manichéisme (1).
L'ascétisme orthodoxe se rapproche aussi beaucoup du Mani-
chéisme par sa dénonciation de la chair, qu'il traite comme
l'antagoniste et l'ennemie de l'âme. Saint François d'Assise
écrit : « Beaucoup d'hommes, quand ils pèchent ou reçoivent
quelque dommage, blâment leur ennemi ou leur voisin. Il ne
devrait pas en être ainsi, car chacun a son ennemi en son pou-
voir : c'est le corps qui est l'instrument de tout péché. Béni est
le serviteur qui retient captif cet ennemi et se met en garde
contre ses atteintes ; quand il agit de la sorte, aucun autre
ennemi visible ne peut l'atteindre. » Dans un autre passage,
saint François déclare que son corps est son ennemi le plus
cruel et qu'il l'abandonnerait volontiers au démon (2).
Suivant le dominicain Tauler, le chef des mystiques alle-
mands au xive siècle, l'homme, en lui-même, n'est qu'un amas
d'impuretés, un être né du mal et de la matière corrompue,
digne seulement d'inspirer l'horreur; et cette opinion était
pleinement partagée par ceux mêmes des disciples de Tauler
qui débordaient le plus de charité et d'amour.
Jean-Jacques Olier, le fondateur du grand séminaire théolo-
gique de Saint-Sulpice, va aussi loin que Manès ou Bouddha dans
son horreur de la chair comme source du péché. Il s'exprime
ainsi dans son Cathêchisme du Chrétien pour la vie inté-
rieure, qui, je crois, est encore en usage à Saint-Sulpice : « Je
ne m'étonne plus si vous dites qu'il faut haïr sa chair, que l'on
doit avoir horreur de soi-même et que l'homme, dans son état
actuel, doit être maudit En vérité, il n'y a aucune sorte de
maux et de malheurs qui ne doivent tomber sur lui à cause de
sa chair. » (3). Avec de pareilles doctrines, c'est vraiment dispu-
ter sur les mots que de se demander s'il faut appeler Dieu ou
Satan le Créateur d'un être aussi abominable que l'homme,
(1| Voir Herzog, Abriss der gesammten Kirdiengeschichte, m, 313.
(2; S. Francisci Admonit. ad Fntlres n° 9. — Ejusd. Apoph. xxvh.
(3) Jundt, Les am's de Die", Paris, 1879, p. 77, 229. — Cf. Renan, Souvenirs
d'enfance et de jeunesse, p. 206.
H 4 MORALE CATHARE
comme couronnement de la création. A coup sûr, ce ne peut être
un Dieu bienfaisant, le Principe du Bien.
Il n'y avait rien, dans une telle croyance, qui pût attirer les
âmes sensuelles. Elle était, en réalité, plutôt répugnante et il
fallait tout le mécontentement excité par la corruption et la
tyrannie de l'Église pour lui assurer une si prompte diffusion.
Bien que l'ascétisme dont elle faisait une loi fût tout à fait
irréalisable pour la grande majorité des hommes, la morale
101 qu'elle enseignait était vraiment admirable. En général, ses
prescriptions morales étaient suivies et les orthodoxes recon-
naissaient, avec un mélange de regret et de honte, le contraste
qui existait de ce fait entre les hérétiques et les fidèles. A la
vérité, la condamnation du mariage, l'idée que les relations
d'un homme avec une femme étaient aussi coupables que l'in-
ceste, toutes ces exagérations donnèrent lieu au bruit que l'in-
ceste était à la fois autorisé et pratiqué. On racontait des his-
toires extraordinaires sur des orgies nocturnes où les lumières
étaient subitement éteintes pour permettre la plus honteuse
promiscuité; on racontait que lorsqu'un enfant naissait des
suites de ces débauches, on le faisait passer par les flammes
jusqu'à ce qu'il eût rendu l'esprit et que le corps de cet enfant
servait à fabriquer une hostie infernale, douée d'un pouvoir tel
que quiconque l'avait reçue était incapable désormais d'aban-
donner la secte. Il existe une grande variété de pareils racontars,
qui servaient efficacement à exciter la rage populaire contre les
hérétiques; mais il ne faut pas oublier que les inquisiteurs,
c'est-à-dire les hommes les mieux à même de connaître la
vérité, ont toujours admis que ces récits de débauches étaient
des inventions sans fondement. J'ai lu plusieurs centaines de
procédures et de sentences sans y trouver aucune allusion à ces
excès, si ce n'est dans quelques enquêtes poursuivies, en 1387,
par Frà Antonio Secco dans les vallées des Alpes. En général,
les inquisiteurs ne perdaient pas leur temps à rechercher des
témoignages sur des crimes qu'ils savaient être imaginaires.
« Si vous les interrogez, dit saint Bernard, rien ne peut être
plus chrétien que ces hérétiques; quant à leur conversation,
VERTUS DES CATHARES 115
rien ne peut être moins repréhensible et leurs actes sont en
accord avec leurs paroles. Pour ce qui est de leur morale,
ils ne trompent personne, ils n'oppriment personne, ils ne
frappent personne; leurs joues sont pâlies par les jeûnes,
ils ne mangent pas le pain de l'oisiveté, ils se nour-
rissent du travail de leurs mains. » Cette dernière asser-
tion surtout est parfaitement vraie, car les Cathares étaient,
pour la plupart, de braves paysans, de laborieux ouvriers, qui
sentaient le mal autour d'eux et accueillaient avec joie l'espoir
d'un changement. Les théologiens qui les combattaient les
traitaient d'ignorants et de rustres, et, en France, on les con-
naissait sous le nom de Texerant (tisserands), parce que l'hé-
résie était surtout développée parmi ces humbles ouvriers aux-
quels leurs occupations monotones laissaient, plus qu'à d'autres,
le temps de la réflexion. Du reste, si la foule des Cathares était
ignorante, ils avaient pour les instruire des théologiens expéri-
mentés et une riche littérature populaire qui a malheureu-
sement péri tout entière, à l'exception d'une traduction cathare
du Nouveau Testament et d'un court rituel. Leur connaissance 102
approfondie de l'Écriture est attestée par Lucas, évêque deTuy,
qui met les chrétiens en garde contre la conversation des
Cathares, à moins qu'ils ne soient très versés dans l'étude de la
loi divine et capables de répondre aux arguments de leurs adver-
saires. La sévère moralité des Cathares n'a jamais, que nous
sachions, subi d'atteinte : un siècle après saint Bernard, on rend
le même témoignage sur la vertu de ceux qui furent persécutés
à Florence au milieu du xme siècle. La formule de confession
dont il était fait usage dans les assemblées montre avec quelle
sévérité l'on savait y prévenir ou y réprimer jusqu'à la frivolité
des pensées et des paroles (1),
(I) Process. c. Vald. (Arch. Stor. Ital. 1865. n0» 38, 39). — S'imm'a c. hxret.
fratris Jacobi de CapitJis (JVlolinier, Etudes, p. 16I). — S. Bern. ISerm. in
Cant. lxv, cap. 5; lxvi, cap. 1. — Grpgor. Fanens. Disptit. cap. 17. — Anon. Passav.
c. Wald. c. 7. — Radulf. Coggeshall. Chron. Anglic. (D. Bouquet, xvm, 93). —
Cor.cil. Kemens. ann. 1157, c. 1. — Ecberti Schonaug. c. Cath. serm. i, cap. 1. —
Cunitz, Beitr. z» den iheol. Wiss. 1852, iv, p. 4, 12-14. — Lucœ Tudens. de ait.
Vit: lib. ii, 9; lib. m, 5. — Lami, Anlœh. Tosc. p. 550.
Les Cathares ont probablement possédé dès 1178 des traductions romanes du
116 PROSÉLYTISME
Ce qu'on redoutait le plus, c'était leur esprit de prosélytisme,
qu'aucune fatigue, aucun péril ne pouvait arrêter. L'Europe
était parcourue par leurs missionnaires, qui allaient partout
porter la parole de salut, jusqu'au pied des bûchers où ils
voyaient attacher leurs frères. Extérieurement, ils se disaient
catholiques et accomplissaient leurs devoirs religieux avec un
zèle exemplaire, jusqu'au jour où, ayant gagné la confiance de
103 leurs voisins, ils pouvaient entreprendre en secret de les con-
vertir. Us distribuaient, le long des routes, de petits écrits de
propagande et ils ne se faisaient pas scrupule d'appeler à leur
aide les superstitions de l'orthodoxie ; ainsi, leurs écrits pro-
mettaient des indulgences à ceux qui les liraient et les feraient
circuler; ainsi, encore, ils prétendaient être envoyés direc-
tement par Jésus-Christ et voyager sur le dos des anges. On
nous dit que beaucoup de prêtres catholiques furent corrompus
par la lecture de ces petits papiers, ramassés par des pâtres
qui les apportaient aux curés pour se les faire lire. Cela donne
une triste idée de l'intelligence du clergé à cette époque. Un
procédé plus blâmable encore fut employé par les Cathares de
Moncoul, en France. Ils fabriquèrent une image de la Vierge,
difforme et borgne, disant que le Christ, pour montrer son
humilité, avait choisi pour mère une femme aussi laide. Puis
ils se mirent à opérer des miracles à l'aide de cette image, fei-
gnant d'être malades et de recouvrer la santé par elle ; finale-
ment, elle devint si célèbre qu'on en fit beaucoup de copies, qui
furent placées dans des églises et des oratoires, jusqu'au jour
où les hérétiques avouèrent leur fraude, à la grande confusion
Nouveau Testament ; nous voyons alors le cardinal-légat disputer à Toulouse avec
deux évêques cathares dont l'ignorance du latin était tournée en ridicule, alors
qu'ils paraissent avoir été, d'autre part, familiers avec l'Ecrituie. — Roger.
Hoveden. Annal, ann. 1178. Voir aussi Molinier, A.m. de la Fac. des lettres de
Bord»aux, 1883, n» 3. -
L'abbé Joacliim prêta témoignage des vertus extérieures des Cathares de la Ca-
labre et du crédit que valait à leur cause le spectacle de la corruption du clergé.
Voir Tocco, L'Eresia nel medio aevo, p. 403.
L'histoire des hosties fabriquées avec des cadavres d'enfants nés de la débauche
était très répandue et attribuée à diverses sectes. Au xi° siècle, Psellus (de ojxr
Dasm.) rapporta la même chose des Euchites; on la trouve plus tard parmi les
griefs populaires allégués contre les Templiers et les Fraticelli.
SOIF DU MARTYRE 117
des fidèles. On fit quelque chose d'analogue avec un crucifix
dont le bras supérieur manquait, où les pieds du Christ étaient
croisés et retenus par trois clous seulement. Ce type nouveau fut
imité et devint un objet de scandale le jour où l'on sut qu'il
avait été créé dans un but de dérision. Dans la province de
Léon, comme nous le verrons plus loin, il y eut des fraudes plus
hardies encore et qui furent couronnées de succès (1).
Le zèle pour la foi, qui excitait jusqu'à la folie les efforts
des missionnaires, se manifestait encore par l'observance
rigide des préceptes dictés au néophyte quand il était admis
dans le cercle des Parfaits. Il en était, à cet égard, des Cathares
comme des Vaudois. L'Inquisition se plaignait de la difficulté
qu'elle éprouvait à obtenir des aveux du simple credens, dont la
finesse rustique éludait l'habileté des inquisiteurs; en revanche,
il était facile de découvrir les Parfaits, qui refusaient de mentir
et de prêter serment. Un membre du Saint-Office conseille à ses
collègues de ne jamais demander, dès l'abord, à un suspect :
«Es-tu vraiment un Cathare? » Car la réponse sera simplement :
« Oui, » et l'on ne pourra plus obtenir autre chose. Mais si l'on
exhorte le Parfait, au nom de son Dieu, à dire tout ce qui le
concerne, il racontera sa vie entière sans un mensonge. Quand
on considère que cette franchise conduisait au bûcher, il est
vraiment curieux de constater que l'inquisiteur n'a pas l'air de
se douter un instant de la supériorité morale ainsi attestée par 104
ses victimes (2).
Nous pouvons difficilement nous faire une idée de ce qui
constituait proprement, dans la religion des Cathares, la source
de leur enthousiasme et de leur zèle pour le martyre; mais il
est certain qu'aucune autre croyance ne peut alléguer une plus
longue série d'adeptes qui recherchèrent la mort sous sa forme la
plus horrible plutôt que de consentir à l'apostasie. S'il était vrai
que le sang des martyrs est la semence de l'Église, le Mani-
chéisme serait aujourd'hui la religion dominante de l'Europe.
(1) Ecberti Schonaug. c. Cath. serm. i, cap. 2, — Caes. Heist. Dial. Mir. dist. v,
cap. 18. — Luc. Tud. de ait. Vit. lib. ir, cap. 9; lib. m, cap. 9, 18.
(i) Acon. Passav. c. 6. — Proc. c. Vald. (Arch. Stor. Ital. 1865, n° 39, p. 57).
118 héroïsme des cathares
Dans la première persécution dont on ait gardé le souvenir,
celle d'Orléans, vers 1017, treize Cathares sur quinze restèrent
inébranlables en présence du bûcher allumé; ils refusèrent de
se rétracter, bien qu'on leur offrit leur pardon, et leur fermeté
fit l'étonnement des spectateurs. Quand, vers 1040, les héré-
tiques de Monforte furent découverts et que l'archevêque de
Milan, Eriberto, manda auprès de lui leur chef Gerardo, celui-ci
se hâta de venir et exposa spontanément ses croyances, heu-
reux de l'occasion qui lui était offerte de sceller sa foi en offrant
sa vie. Les Cathares qui furent brûlés à Cologne, en 1163, pro-
duisirent une impression profonde par le joyeux courage avec
lequel ils supportèrent leur horrible châtiment. Pendant qu'ils
étaient à l'agonie, on raconte que leur chef Arnold, déjà à
moitié brûlé, dégagea un de ses bras et l'étendit sur ses disci-
ples en disant avec le plus grand calme : « Soyez constants
dans votre foi, car aujourd'hui vous serez avec saint Laurent! »
Parmi ce groupe d'hérétiques, était une jeune fille admirable-
ment belle qui excita la pitié des exécuteurs. On la retira des
flammes et on lui promit de lui trouver un mari ou de la placer
dans un couvent. Elle fit semblant d'accepter, resta tranquille
jusqu'à ce que ses compagnons fussent tous morts, puis
demanda à ses gardiens de lui montrer le « séducteur des
âmes. » Ils lui indiquèrent le corps d'Arnold. Alors elle s'ar-
105 radia de leur étreinte et, ramenant sa robe sur son visage, elle
se jeta sur les restes brûlants de son maître pour descendre
avec lui dans l'Enfer, portée par les mêmes flammes. Ceux qui,
vers cette époque, furent dénoncés à Oxford, rejetèrent toutes
les offres de pardon en répétant les paroles du Christ : « Bien-
heureux ceux qui sont persécutés pour la cause de la justice,
car le royaume des Cieux est à eux. » Frappés d'une sentence
qui leur infligeait une mort lente et ignominieuse, ils mar-
chèrent gaiement au supplice, précédés de leur chef Gérard et
chantant : « Bénis êtes-vous, parce que les hommes vous
outragent. » Pendant la croisade des Albigeois, lors de la prise
du château de Minerve, les Croisés offrirent à leurs prisonniers
l'alternative de la rétractation ou du bûcher; il ne s'en trouva
PRÉTENDU CULTE DU DIABLE 119
pas moins de 180 pour préférer le bûcher, sur quoi le moine,
qui nous a raconté cet épisode, observe tranquillement : « Sans
doute tous ces martyrs du Diable passèrent des flammes tem-
porelles aux flammes éternelles. » Un inquisiteur expérimenté
du xive siècle dit que les Cathares, lorsqu'ils ne se con-
vertissaient pas sincèrement aux mains du Saint-Office, étaient
toujours prêts à mourir pour leur foi, à la différence des Vau-
dois qui ne reculaient pas, pour se sauver, devant des conver-
sions feintes. Les écrivains orthodoxes ont grand soin de nous !
affirmer que le zèle endurci de ses misérables n'avait rien de
commun avec la constance des martyrs chrétiens, mais était
simplement de la dureté de cœur inspirée par Satan ; l'empe-
reur Frédéric II leur fait un crime de l'obstination qui empêche
les survivants d'être effrayés ou amendés par l'horreur des
châtiments infligés aux coupables (1).
Il était assez naturel que ces Manichéens fussent accusés
d'adorer le Diable. A des hommes habitués aux pratiques cou-
rantes de l'orthodoxie, à l'achat de tout ce qu'ils pouvaient
désirer par des prières, de l'argent ou des œuvres pies, il sem-
blait nécessaire que les Manichéens, qui considéraient toutes 105
choses matérielles comme l'œuvre de Satan, l'invoquassent en
vue d'avantages temporels. Ainsi le cultivateur ne pouvait pas
demander à Dieu une récolte abondante, mais devait solliciter
cette faveur du Diable qui, pour lui, était le créateur du blé.
Il y avait, à la vérité, une secte dite des Luciférains, qui pas-
saient pour adorer Satan, le considérant comme le frère de Dieu,
injustement banni du ciel, et le dispensateur des biens terres-
tres ; mais ces sectaires, comme nous le verrons plus loin, se
(i) Rad. Glabri lib. m, c. 8.— Landulf. Senior. Mediolan. Hist. n, 27. — Cœs.
Heisterbach. Dial. Mirac. dist. v, c. 19. — Trithem. Chron. Hirsiug. ann. 116».
— Guill. de Newburg. Hist. Angiic. lib. n, c. 13. — Guillel. Nangiac. ann. 1210.
— Chron. Turon. ann. 1210. — Radulf. Coggeshall. Chron. Anylic. (D. Bouquet,
xv, ii, 93). — Bernard. Guidon. Practic. P. iv (Doat, xxx). — S. Bernardi, Serm..
in Cantic. lxv, c. 13. — Lucas Tudens. de altéra vita, lib. m, c. 21. — Constit,
Sicular. lib. i, tit. 1.
L'histoire de la jeune fille de Cologne revêt une forme quelque peu mjthiqu»
sous la plume de Moneta, qui en place la scène en Lombardie (Cantu, Eret. d'Italie^
i, 88); mais cela ne fait que confirmer l'universalité de l'hommage rendu à la
constance des hérétiques.
120 bANGFH* DlJ GATHAIU'ME
rattachaient aux Frères du Linre Esprit, qui descendaient pro-
bablement eux-mêmes des Ortlibenses. Il n'y a aucune preuve
que îes Cathares aient jamais hésité dans leur confiance en
Jésus-Christ, ni qu'ils aient aspiré à un aulre bien qu'à la réu-
nion avec Dieu (1).
Telle était la croyance dont la diffusion rapide à travers le
midi de l'Europe remplit l'Église d'une terreur trop justifiée.
Quelque horreur que puissent nous inspirer les moyens em-
ployés pour la combattre, quelque pitié que nous devions res-
sentir pour ceux qui moururent victimes de leurs convictions,
nous reconnaissons sans hésiter que, dans ces circonstances,
la cause de l'orthodoxie n'était autre que celle de la civilisation
et du progrès. Si le Catharisme élait devenu dominant, ou
même seulement l'égal du catholicisme, il n'est pas douteux
que son influence n'eût été désastreuse. L'ascétisme dont il fai-
sait profession en ce qui concerne les relations entre îes sexes,
aurait inévitablement conduit, s'il était devenu général, à l'ex-
tinction de l'espèce; et comme ce résultat implique une absur-
dité manifeste, il est probable qu'on aurait substitué au mariage
des unions libres, entraînant la destruction de l'idée de famille,
avant de se résigner à la disparition du genre humain et au
retour de toutes les âmes exilées vers leur Créateur. En con-
damnant l'univers visible et la matière en général comme les
oeuvres de Satan, le Catharisme faisait un péché de tout effort
vers l'amélioration matérielle de la condition des hommes.
Ainsi, si cette croyance avait recruté une majorité de fidèles,
slle aurait eu pour effet de ramener l'Europe à la sauvagerie
les temps primitifs. Elle n'était pas seulement une révolte
contre l'Église, mais l'abdication de l'homme devant la nature.
Jne telle entreprise était condamnée dès l'origine et nous avons
peine à comprendre qu'elle se soit maintenue si longtemps, si
obstinément, même en face d'une Eglise qui avait donné tant de
motifs de se faire haïr et mépriser. Sans doute, l'exaltation
(1) Raduli. Coggeshall l. c. — Pauli Carnot. Vet. Aganon. lib. vi, c. m. — Cam
pana, Storia di San Pietro Martire, lib. h, c. 2, p. 57. — Fragm. adv. Haeret.
Mag. Bibl. Pat. mit, 341). — Cf. Trithem. Chron. Hirsaug. ann. 1315.
SURVIVANCE DU MANICHÉISME 121
causée par la persécution a pu contribuer à la persistance du 107
Catharisme parmi les enthousiastes et les mécontents; mais il
faut répéter que s'il avait prévalu en conservant sa pureté pri-
mitive, il aurait sûrement péri par le seul effet de sel erreurs
fondamentales. En outre, il en serait sorti une classe sacerdo-
tale non moins privilégiée que le clergé catholique et cette
classe n'aurait pas tardé à ressentir les effets corrupteurs de
l'ambition humaine, source intarissable d'injustice et d'op-
pression.
Le terrain était probablement préparé par la survivance
locale et partielle de l'ancien Manichéisme. En 563, le Concile
de Braga en Espagne se crut obligé de lancer l'anathème sur
les dogmes manichéens dans une série de dix-sept canons. Dans
la première partie du vmme siècle, lorsqu'on consacrait un
évêque dans un siège suburbicaire, on lui rappelait l'avertisse-
ment pontifical de ne pas admettre d'Africains dans les ordres,
l'expérience ayant prouvé que beaucoup d'entre eux étaient
Manichéens. Muratori a imprimé un anathème en latin, dirigé
contre les doctrines manichéennes, qui remonte aux environs
de l'an 800 et prouve qu'à cette époque elles étaient encore
persécutées en Occident. C'est vers 970, nous l'avons dit, que
Jean Zimiscès transporta les Pauliciens en Thrace, d'où ils se
répandirent très rapidement à travers la presqu'île des Balkans.
Lorsque les Croisés, sous Bohémond de Tarente, arrivèrent en
Macédoine (1097), ils apprirent que la ville de Pélagonia était
entièrement habitée par des hérétiques ; ils s'arrêtèrent alors
dans leur pèlerinage vers la Terre Sainte assez longtemps pour
prendre la ville, la raser jusqu'au sol et en passer tous les habi-
tants au fil de l'épée. En Dalmatie, les Pauliciens fondèrent le
port de Dugunthia (Trau), qui devint le siège d'un de leurs
principaux évêchés ; à l'époque d'Innocent III, nous les trouvons
en grand nombre dans tous les pays slaves de la péninsule,
convertissant une foule d'habitants et causant au pape de
graves soucis. Même lorsque les Cathares devinrent très nom-
breux dans l'Europe occidentale, ils n'oublièrent pas que le
quartier général de leur secte était sur la rive droite de l'Adria-
122 DÉBUTS DE L*HÉRÉCIE
tique. C'est là que naquit, sous l'influence des Bogomiles, cette
forme du Dualisme connue sous le nom de Concorrézanisme ;
c'est aussi aux évêques de cette région que les Cathares soumet-
taient volontiers les difficultés d'ordre théologique qui s'éle-
vaient parmi eux (1).
108 Très peu de temps après l'établissement des Manichéens en
Bulgarie, l'influence de leurs missionnaires se fit sentir en Occi-
dent. Nous n'avons, il est vrai, sur cette époque que des docu-
ments assez pauvres et devons nous contenter souvent d'une
indication accidentelle. Mais quand nous voyons que Gerbert
d'Aurillac, élu archevêque de Reims en 991, fut tenu de déclarer,
dans une profession de foi, que Satan était malin de son propre
gré, que l'Ancien et le Nouveau Testament avaient une autorité
égale, que le mariage et l'usage de la viande étaient permis,
nous sommes autorisés à en conclure que les doctrines
pauliciennes avaient déjà pénétré vers le Nord jusqu'en Cham-
pagne. Il semble, à la vérité, qu'il y eut dans ce pays un centre
très ancien de Catharisme, car, en l'an 1000, un paysan nommé
Leutard, du village de Vertus, fut convaincu d'enseigner des
doctrines antisacerdotales qui étaient évidemment d'origine
manichéenne; on ajoute qu'il se noya lui-même dans un puits
après que ses arguments eussent été réfutés par l'évêque Libur-
nius. Le château de Mont-Wimer, dans les environs de Vertus,
passa longtemps pour un centre d'hérésie. Vers la même époque,
nous trouvons un vague témoignage au sujet d'un grammairien
de Ravenne, nommé Vilgardus, qui, inspiré par des démons,
sous la forme de Virgile, d'Horace et de Juvénal, prétendit faire
des poètes latins des guides infaillibles et enseigna beaucoup de
choses contraires à la foi. Son hérésie était probablement
manichéenne; ce ne peut avoir été simplement un culte aveugle
des auteurs classiques, car ce siècle était trop ignorant pour
qu'un tel culte y devint populaire; or, nous apprenons que Vil-
(1) Concil. Bracarens. I, ann. 563, cap. i-xvii. Cf. C. Bracarens. IF, ann. 572,
cap. lvii. — Lib. Diurn. Roman. Pontif. cap. ni. Tit. 9, n. 3. — Murât. An cd.
Ambros. h, 112. — Guill. Tyrii lib. n, c. 13. — Tnnocent. PP. Reg. », 176; m,
3; v, 103, 110; vi, 140, 141," 2 12. — Voir aussi une lettre curieuse d'un Patarin
ap. Matt. Paris, Hist. Angl. ann. 1243 véd. 1644, p. 413).
CONCILE d'orléans 123
gardus avait de nombreux disciples dans toutes les villes de
l'Italie et qu'après la condamnation de leur maître par Pierre,
archevêque de Ravenne, ils furent brûlés ou massacrés. La
même hérésie s'étendit à la Sardaigne et à l'Espagne, où elle
fut supprimée avec une extrême rigueur (4).
Peu de temps après, les Cathares parurent en Aquitaine,
où ils firent beaucoup de prosélytes. De là, l'hérésie se répandit
secrètement à travers la France méridionale. On la découvrit
même à Orléans, en 1017, dans des circonstances qui éveillèrent
l'attention générale. La contagion y avait été apportée par une
femme venue d'Italie, qui avait converti plusieurs membres
éminents du clergé local. Dans leur zèle de néophytes, ils
envoyèrent au dehors des émissaires, et cette imprudence les
fit découvrir. A la première nouvelle de ces événements, le roi 109
Robert le Pieux se rendit en hâte à Orléans avec la reine Cons-
tance et convoqua un concile d'évêques pour délibérer sur
les résolutions à prendre. Les hérétiques, interrogés, confes-
sèrent leur foi et se déclarèrent prêts à mourir plutôt que d'y
renoncer. Le sentiment populaire était si vivement excité contre
eux que Robert posta la reine à la porte de l'église où se tenait
l'assemblée afin d'empêcher que les hérétiques ne fussent mis
en pièces par la foule au moment où on les introduirait ; mais
Constance partageait la fureur de ses sujets et, au passage des
accusés, elle frappa avec une canne l'un d'eux, qui avait été son
confesseur, et lui creva un œil. On conduisit les hérétiques en
dehors des murs de la ville et là, au pied d'un bûcher allumé,
on les invita à se rétracter ; ils aimèrent mieux mourir et leur
fin courageuse étonna tous les assistants. Ceux qu'ils avaient
convertis furent recherchés et brûlés sans pitié. En 1205, on
découvrit un nouveau foyer d'hérésie à Liège; mais ces sectaires
furent moins obstinés et obtinrent leur grâce après s'être
rétractés.
Vers la même époque, nous en trouvons d'autres en Lom-
bardie, au château de Monforte, près d'Asti, qui furent persé-
(1) Gerberti Epist. 187. — Radulphi Glabri Jib. n, c. 11, 12. — Epist. Leodiens.
ad Lucium PP. II. (Martène, Ampliss. Coll. i, 776-8).
124 wazo
cutés impitoyablement par les seigneurs et les évêques du
voisinage et brûlés partout où l'on réussit à les saisir. Vers l'an
4040, Eriberto, archevêque de Milan, au cours d'une tournée
dans sa province, vint à Asti et, entendant parler de ces héré-
tiques, désira les voir. Ils vinrent sans hésiter, y compris leur
docteur Gherardo et la comtesse de Monforte, qui s'était ralliée
à leur secte ; tous confessèrent hardiment leur foi et furent
i ramenés à Milan par Eriberto, qui espérait les convertir. Loin
de là, ils s'efforcèrent de répandre leur hérésie parmi la foule
qui venait les voir dans leur prison, tant que la populace enra-
gée, malgré la volonté de l'archevêque, les tira de leur cachot
et leur donna le choix entre la croix et le bûcher. Un petit
nombre cédèrent, mais la plupart, se couvrant le visage de leurs
mains, s'élancèrent dans les flammes. En 1045, nous en voyons
à Châlons ; l'évêque Roger s'adressa à l'évêque de Liège, Wazo, lui
demandant ce qu'il devait faire et s'il ne fallait pas invoquer le
bras séculier pour empêcher le levain de l'hérésie de corrompre
tout le peuple ; à quoi le bon Wazo répondit qu'ils devaient être
laissés à Dieu « parce que ceux que le monde considère aujour-
d'hui comme de l'ivraie peuvent être, quand viendra la moisson,
110 granges par Dieu avec le froment. » « Ceux que nous regardons
comme les ennemis de Dieu, ajoutait-il, peuvent être mis par
lui au-dessus de nous dans le ciel. » Wazo avait entendu dire,
en effet, que les hérétiques se révélaient d'ordinaire par leur
pâleur et que, s'imaginant que tout homme pâle devait être un
hérétique, les officiers judiciaires avaient déjà mis à mort un
grand nombre de bons catholiques. C'est cette expérience qui
le rendait prudent pour l'avenir.
Dès 1052, l'hérésie avait gagné l'Allemagne, où le pieux em-
pereur, Henri le Noir, fit pendre nombre d'hérétiques à Goslar.
Pendant le reste du siècle, nous entendons peu parler d'eux,
bien qu'il en soit question à Toulouse en 1056 et à Béziers
en 1062 ; vers 1200, on nous apprend que l'hérésie a infecté tout
le diocèse d'Agen (1).
(1) Ademari S. Cibardi Hist. lib. ni, c. 49, 5°. — Pauli Carnot. Vet. Aganon,
lib. vi, c. 3. — Frag, Hist. Aquitan. et Frag. Hist. Franc. (Pithœi Hist. Franc.
CATHARES EN FRANGE ET EN FLANDRES 125
Au xne siècle, le mal alla en se développant dans le nord de
la France. Le comte Jean de Soissons passait pour un protecteur
des hérétiques; malgré cela, l'évêque de Soissons, Lisiard, en
prit plusieurs et donna le premier l'eîemple de ce qui devait
devenir presque la règle, l'usage des ordalies pour déterminer
la culpabilité des hérétiques. Un des accusés, jeté dans de l'eau
qui avait été exorcisée, flotta à la surface; l'évêque, fort
embarrassé, les garda tous en prison pendant qu'il allait lui-
même au concile de Beauvais, en 1114, pour consulter les autres
évêques. Mais la populace ne partageait pas les scrupules du
prélat. Craignant de voir échapper sa proie, elle envahit la prison
et brûla tous les accusés en l'absence de l'évêque; manifestation
de zèle pieux que le chroniqueur rapporte avec éloges.
Vers la même époque, un nouveau foyer de Catharisme fut dé-
couvert en Flandre. L'hérésiarque, appelé devant l'évêque de
Cambrai, n'essaya pas de cacher son crime; on l'enferma dans une
cabane où l'on mit le feu et il mourut en priant. Dans ce cas- lil
là, la populace doit avoir été plutôt favorable au condamné, car
elle permit à ses amis de recueillir ses restes et l'on s'aperçut,
à cette occasion, qu'il avait beaucoup de partisans, en particulier
parmi les tisserands. Quand, vers la même époque, nous voyons
le pape Pascal II avertir l'évêque de Constance que les hérétiques
convertis doivent être accueillis amicalement, nous en concluons
que le Catharisme avait déjà pénétré même en Helvétie (1).
A mesure qu'on avance dans ce siècle, les manifestations de
l'hérésie deviennent plus nombreuses. On en constate en 1144 à
Script, xi, p. 82, 84). — Radulf. Glabri H st. m, 8, iv, 2. — Gesta Synod. Aurel-
circa 1017 ^d'Achery i, 604-6). — Chron. S. Pétri Vivi. — Synod. Atrebat. ann. 1025
(Labbe et Coleti xi, 1177, 1178; Hartzheim, Concil. German. III, 68). — Landulf.
Sen. Mediol. H st. h, 27. — Gesta Episcop. Leodiens. cap. 60, 61. — Hermann.
Contract. ann. 1052. — Lambert. Hersfeldensis Annal, ann. 1053. — Schmidt,
H\st. des Cathares, i, 37. — Radu.f. Ardent. T. i. P. n. Hom. 19.
La pâleur considérée comme un indice d'hérésie n'était pas une nouveauté du
temps de Wazo. Au ive siècle, on croyait qu'elle révélait avec certitude l'ascétisme
gnostique et manichéen des Priscillianistes (Sulpic. Severi Dial. m, cap. xn et
Saint Jérôme nous dit que les orthodoxes pâlis par les jeûnes et les macérations
étaient stigmatisés comme Manichéens (Hieron. Êpist. ad Eustoch. c. 5). Jusqu'à
la fin du xiie siècle, la pâleur continua à passer pour un symptôme de catharisme
(P. Cantor. Verb. abbrev. c. 78).
(1) Guibert. Noviogent. de vita sua, lib. m, c. 17. — Schmidt, op. I. i, 47. —
Martène, Thés, i, 336.
426 CATHARES A REIMS
Liège, en 1153 dans l'Artois, en 1157 à Reims, en 1163 à
Vézelay, où se produisit, en même temps, une tentative bien
significative pour rejeter la juridiction temporelle de l'abbaye de
Sainte-Madeleine. Le Gatharisme paraît en 1170 à Besançon; en
1180, on le trouve de nouveau à Reims. Ce dernier épisode offre
des détails pittoresques qui nous ont été conservés par un des
acteurs du drame, Gervais de Tilbury, qui était à cette époque
un jeune homme et chanoine de Reims. Une après-midi qu'il se
promenait à cheval dans l'escorte de son archevêque Guillaume,
son attention fut appelée sur une jolie fille qui travaillait seule
dans une vigne. Il lui fit immédiatement des propositions, mais
elle le repoussa en disant que, si elle l'écoutait, elle serait irré-
vocablement damnée. Une vertu si sévère était un indice mani-
feste d'hérésie; l'archevêque fit immédiatement conduire la fille
en prison comme suspecte de Catharisme (Philippe de Flandres
venait de diriger contre les Cathares une impitoyable persé-
cution). L'accusée, interrogée par l'archevêque, nomma la
femme qui l'avait instruite, et celle-ci, arrêtée à son tour, fit
preuve d'une telle familiarité avec l'Écriture, d'une telle habi-
leté dans la défense de sa foi, qu'on ne douta point qu'elle ne fût
inspirée par Satan lui-même. Les théologiens, déconcertés, ren-
voyèrent la cause au lendemain ; les deux accusées refusèrent
obstinément de céder soit aux menaces, soit aux promesses, et
furent condamnées unanimement à être brûlées. Là-dessus,
l'ainée de ces femmes se mit à rire et dit : « Juges injustes et
stupides, croyez-vous donc me brûler dans vos flammes ? Je ne
crains pas votre sentence, je ne redoute pas votre bûcher. »
Aussitôt elle tira de dessous ses vêtements une balle de fil et
la jeta par la fenêtre, en tenant le fil par un bout. En même
temps elle s'écria : «Prends-le! » La balle s'éleva dans l'air; la
112 vieille femme la suivit à travers la fenêtre et disparut... La jeune
fille resta et subit sans murmure le supplice du feu.
Même en Bretagne, le Catharisme fit son apparition en 1208,
à Nantes et à Saint-Malo (1).
(1) Epist. Leodiens. ad Lucium PP. U (Martène, Ampl. Coll. i, 776-778). —
CATHARES EN ALLEMAGNE 127
Dans les Flandres, l'hérésie jeta des racines profondes parmi les
industrieux ouvriers qui faisaient dès lors de leurs villes des
centres d'opulence et de progrès. En 1162, Henry, archevêque
de Reims, au cours d'une visite dans la Flandre qui formait une
partie de sa province, y trouva le Manichéisme dangereusement
développé. A cette époque, les dispositions de la loi canonique
au sujet de l'hérésie étaient encore confuses et incertaines;
l'archevêque permit donc aux hérétiques qu'il avait fait prison-
niers d'en appeler au pape Alexandre III, alors en Touraine. Le
pape inclinait vers la clémence, au grand scandale de l'arche-
vêque et de son frère Louis VII, qui conseillaient des mesures
rigoureuses et affirmaient que les accusés avaient offert la
somme énorme de six cents marcs pour être remis en liberté.
S'il en était ainsi, c'est que l'hérésie avait déjà gagné les rangs
élevés de la société. Malgré l'humanité du pape, la persécution
commença avec une telle violence que beaucoup d'hérétiques
durent quitter le pays; nous les retrouverons plus tard à Colo-
gne. Vingt ans après, le mal n'avait fait que s'aggraver et Phi-
lippe 1er, comte de Flandre, qui devait aller plus tard mourir
pour la foi en Palestine, persécutait avec zèle les hérétiques, de
concert avec Guillaume, archevêque de Reims. On nous dit
qu'ils appartenaient à toutes les classes de la société ; il y avait
des nobles et des paysans, des clercs, des soldats, des ouvriers,
des jeunes filles, des femmes mariées, des veuves; un grand
nombre furent brûlés, sans qu'on réussit à arrêter la conta-
gion (1).
Les populations germaniques étaient relativement indemnes,
bien que la proximité des pays rhénans et de la France pro-
duisit des cas isolés de contagion. Vers 1100, nous entendons
parler à Trêves de quelques hérétiques qui paraissent être restés
impunis, bien que deux d'entre eux fussent des prêtres ; en
1200, on en trouve dans la même ville huit autres, qui furent
Alex. PP. III. Epist. 2 [ibid. n, 62S). — Concil. Remens. ann. 1157. — Hist. Mo-
nast. Vezeliaeens. lib. iv, ann. 1167. — Caes. Heisterb. Dial. Mime. dist. v, c. 18.
— Radulf. Coggeshall. ubi supra. — Innocent. PP. III Ihq. ix, 208.
(1) Alex. PP. III, Epist. 118, 122. — Varior. ad Alex. PP. III Epist. n° 16. —
Annal. Aquicinetens. Monast. ann. 1182, 1183. — Gutll. Nangiac. ann. 1183.
128 CATHARES EN ANGLETERRE
113 brûlés. En 1445, tout un groupe d'hérétiques fut dénoncé à
Cologne. Quelques-uns furent mis en jugement; mais, pendant
le procès, la population s'empara des prisonniers et les brûla
sur-le-champ. Il doit y avoir eu, à cette époque, une église
cathare établie à Cologne, car l'un des martyrs était appelé
l'évêque des autres. En 1163, on découvrit à Cologne huit
hommes et trois femmes qui, chassés par la persécution qui
sévissait en Flandre, avaient pris refuge dans une grange. Comme
ils n'avaient commerce avec personne et ne fréquentaient pas les
églises, leurs voisins catholiques conclurent qu'ils étaient héré-
tiques, les appréhendèrent et les conduisirent devant l'évêque.
Ils confessèrent leur foi et se laissèrent joyeusement brûler.
D'autres, vers la même époque, montèrent sur le bûcher à
Bonn ; mais le martyrologe de l'hérésie dans l'Allemagne du
xne siècle s'arrête là. A la vérité, il venait des missionnaires de
Hongrie, d'Italie et de France ; nous en rencontrons en Suisse,
en Bavière, en Souabe et jusqu'en Saxe; mais ils n'opéraient
que peu de conversions (1).
L'hérésie n'était guère plus florissante en Angleterre. Peu de
temps après les persécutions en Flandre, en 1166, on y décou-
vrit trente paysans, hommes et femmes, probablement des Fla-
mands qui, chassés par le zèle pieux de Henri de Reims,
avaient passé la mer et s'efforçaient de propager leurs erreurs.
Ils ne convertirent qu'une seule personne, une femme, qui se
rétracta lors du procès. Les autres restèrent inébranlables,
lorsque Henri II, alors engagé dans sa querelle avec Becket et
désireux de prouver sa fidélité à l'Église, convoqua à Oxford un
concile d'évêques, dont il prit la présidence, afin de s'éclairer
sur les croyances des accusés. Ceux-ci firent des aveux complets
et furent condamnés à être fouettés, marqués au fer rouge
d'une clef sur le visage et puis expulsés du pays. L'importance
qu'Henri II attachait à cette affaire est attestée par le fait que
(1) Histor. Trevirens. (d'Achery, n, 221, 222). — Alberic. Trium Font. Chron.
ann. 1200. — Evervini Steinfeld. Epist. (S. Bernard. Epist. 472.) — Trithetn.
Chron. Hirsnug. ann. 1163. — Ecberti Schonaug. contra Cath. serm. v:iï. —
Schmidt, i, 94-'.)6.
CATHARES EN ITALIE 129
bientôt après, aux Assises de Clarendon, il défendit par un
article spécial de recevoir chez soi des hérétiques, sous peine de
voir sa maison détruite ; en même temps, il obligea tous les
sheriffs (officiers civils des comtés) à jurer qu'ils observeraient 114
cette loi et feraient prêter serment dans le même sens à tous
les intendants des barons, à tous les chevaliers et possesseurs
de terres franches. Depuis la fin de l'Empire romain, c'était la
première fois qu'une loi contre l'hérésie était insérée dans un
recueil de statuts. J'ai déjà signalé à plusieurs reprises le cou-
rage héroïque avec lequel les condamnés subissaient leurs
peines. Nus jusqu'à la ceinture, frappés à coups redoublés,
marqués au fer rouge, ils furent chassés en plein hiver dans la
campagne où, comme personne ne voulait leur donner asile, ils
périrent misérablement l'un après l'autre. L'Angleterre n'était
guère hospitalière à l'hérésie et pendant longtemps nous n'en
trouvons plus de traces dans ce pays. Vers la fin du siècle, quel-
ques hérétiques furent dénoncés dans la province de York et,
dans les premières années du siècle suivant, on en découvrit
quelques-uns à Londres. L'un de ces derniers fut brûlé. Mais
on peut dire, en dépit de ces cas isolés, que l'orthodoxie de
l'Angleterre resta intacte jusqu'à l'apparition de Wickliffe (1).
L'Italie, à travers laquelle l'hérésie bulgare avait gagné l'Oc-
cident, était naturellement très affectée. Milan passait pour être
le centre de l'hérésie ; c'est de là que partaient les mission-
naires, c'est là que venaient s'instruire des pèlerins venus des
royaumes occidentaux ; c'est là enfin que prit naissance la
sinistre désignation de Patarins, sous laquelle les Cathares
furent bientôt connus à tous les peuples de l'Europe (2).
(1) Guill. de Newburg. Hist. An>;lic. lib. n, c. 13. — Matt. Paris, Hist Ang'ic.
ann. 11G6 (p. 74). — Radulf. de Diccto ann. HOC— Kadulf. Coggeshall (D. Bou-
quet, xvm, 92). — Assises de Clarendon, art. 21. — Pétri Bleseus. Epist. 113. —
Schmidt, i, 99.
(2) Les hérétiques s'appelaient eux-mêmes Cathari, c'est-à-dire «Purs». Le
nom de Patarins semble avoir pris naissance à Milan vers le milieu du xie siècle,
pendant les guerres civiles nées des efforts des papes pour imposer le célibat au
clergé marié de Milan. Dans les dialectes romans, pâtes signifie « vieux linge » ;
les chiffonniers étaient appelés Patari en Lombardie, et le quartier habité par eu\
à Milan était encore appelé, au xvn.e siècle, Pattaria ou Contracta de Patiari.
Même aujourd'hui il y a dans les villes italiennes des quartiers et des rues qui
130 MILITA ET GIULITTA
115 Les papes, engagés dans une guerre à mort avec l'Empire et
obligés souvent de quitter l'Italie, firent peu d'attention aux
hérétiques pendant la première moitié du xne siècle, où nous
savons cependant que leurs erreurs rallièrent de nombreux
adeptes. En 1125, à Orvieto, ils réussirent même à s'emparer
pendant quelque temps du pouvoir; mais, à la suite d'une lutte
sanglante, ils furent dépossédés par les catholiques. En 1150,
la campagne fut reprise par Diotesalvi de Florence et Gherardo
de Massano ; l'évêque ayant réussi à les expulser, ils furent
remplacés par deux femmes, Milita de Montemeano et Giulitta
de Florence, dont la piété et la charité conquirent l'estime du
clergé et la sympathie du peuple, jusqu'à ce qu'on découvrit,
en 1163, qu'elles étaient les chefs d'un groupe d'hérétiques.
Nombre d'entre eux furent pendus ou brûlés, les autres exilés.
portent ce nom (Schmidt, n, 279). Pendant les querelles du xi* siècle, les papistes
tenaient des réunions secrètes dans la Pattaria, et étaient dédaigneusement qualifiés
de Patarins par leurs adversaires — nom qu'ils finirent par accepter eux-mêmes
(Arnulf. Mediolanens. lib. ni, cap. 11; lib. iv, c. 6, 11. — Landul'. Jun. c. 1. —
Willelmi Clusiens. Vita Benedicti abbat. Clusiens. c. 33. — Benzon. Comm. de
reb. Henrici IV, lib. vu, c. 2). Comme la condamnation du mariage des clercs
par la papauté était qualifiée de manichéenne, et comme les pap;stes étaient sou-
tenus par les hérétiques cachés, disciples de Gherardo di Moni'orte, ce nom fut
assez naturellement transféré aux Cathares de Lotnbardie, d'où il se répandit à
travers l'Europe. En Italie, le nom des Cathari, corrompu en Gazzari, fut aussi
employé et finit par designer les hérétiques; les fonctionnaires de l'Inquisition
étaient appelés Cazzagazza>'i (chasseurs de Cathares) et acceptaient eux-mêmes ce
sobriquet (Muratori, Antiq. Diss. lx, t. xii, p. 510, 616). Le nom des Cathari a
survécu dans 1 allemand Ketzer, qui signifie « hérétique». On les appelait aussi,
à cause de kur origine bulgare, Bulgari, Bugari, Bulgri, Bugres (Alatt. Paris,
ann. 1238) — mot qui a gardé une signification infâme en Angleterre, en France
et en Italie. Nous avons vu qu'en France ils portaient aussi le nom de Texerant ou
Textores, à cause du grand nombre de tisserands qui s'étaient ralliés à l'hérésie
(cf. Doat, xxiu, 209-210). Le ternie de Speronistx, qui les désignait aussi, déri-
vait du nom de Robert de Sperone, évêque des Cathares français en Italie
(Schmidt, n, 282). Les Croisés, qui rencontrèrent les Pauliciens en Orient, rappor-
tèrent ce nom sous la forme corrompue de Pubhcani ou Popplicans. D'autres dési-
gnations locales étaient celles de l'iphili ou Pifres (Ecbert Schon. Serm. I, c. 1),
Tetonani ou Deonani (d'Achery, u, 500;, enfin de Boni Hommes ou Bons-
hommes. Le terme d' Albigewes, dérivé du nom d'Albi, ou les hérétiques étaient
nombreux, fut employé d'abord par Geoffroy de Vigeois en 1181 (Gaufridi Vosens.
Chron. ann. 1181) et devint d'un usage général pendant les Croisades contre Ray-
mond de Toulouse.
Les différentes sectes entre lesquelles se divisaient les Cathares étaient connues
sous les noms particuliers d'Albanenses, Concorrezenses, Bajolenses, etc. (Rai-
nerii Saccon. Summa. Cf. Muratori, Dissert. lx).
Dans le langage officiel de l'Inquisition au xui6 siècle, hérétique est toujours
équivalent de cathare, tandis que les Vaudois sont spécialement désignés comme
tels. L'accusé était interrogé super facto hœresis vel Valdesix.
CONCILE DE VÉRONE 131
Cependant, peu de temps après, Pierre Lombard reprit la direc- 116
tion du mouvement et forma une communauté nombreuse, qui
comprenait beaucoup de nobles. Vers la fin du siècle, San
Pietro di Parenzo mérita d'être canonisé en reconnaissance des
sévères mesures de répression qu'il prit contre les hérétiques et
dont ils se vengèrent en l'assassinant (1199).
Ce fut en vain que Lucius III, soutenu par Frédéric Barbe-
rousse, publia en 1184, pendant le concile de Vérone, l'édit le
plus sévère qui eût encore été fulminé contre l'hérésie. 11
raconte avec indignation comment, à Rimini, le peuple em-
pêcha le podestat de prêter le serment qu'on exigeait de lui;
sur quoi les Patarins, qui avaient été chassés de la ville, se
hâtèrent d'y retourner et y demeurèrent sans être molestés. Le
pape menaça de jeter l'interdit sur Rimini si son édit n'y était
pas appliqué dans les trente jours.
Ces épisodes peuvent être considérés comme des exemples
de la lutte qui se poursuivait alors dans beaucoup de cités ita-
liennes. L'extrême division politique de ce pays rendait presque
impossibles des mesures générales de répression. Supprimée
dans une ville, l'hérésie florissait aussitôt dans une autre, prête
à fournir, une fois l'orage passé, de nouveaux missionnaires et
de nouveaux martyrs. Depuis les Alpes jusqu'au Patrimoine de
saint Pierre, toute la partie septentrionale de la Péninsule était
comme semée de nids d'hérétiques ; on en trouvait même au
Sud jusqu'en Calabre.
Lorsqu'Innocent III, en 1198, monta sur le trône pontifical, il
commença aussitôt une guerre active contre l'hérésie. L'obsti-
nation des sectaires se manifesta clairement par la lutte qui
éclata alors à Viterbe, ville sujette à la juridiction temporelle
du pape comme à sa juridiction spirituelle. Au mois de mars
1199, Innocent, effrayé des progrès de l'hérésie, écrivit aux
habitants de Viterbe pour renouveler et aggraver les peines
portées contre ceux qui recevraient ou protégeraient des héré-
tiques. Malgré cela, en 1205, les hérétiques l'emportèrent aux
élections municipales et mirent à la tète de la ville un excom-
munié. L'idignation du pape ne connut pas de bornes. « Si, dit-
132 AFFAIRE DE VITERBE
il aux habitants de Viterbe, les éléments conspiraient à vous
détruire, n'épargnant ni l'âge ni le sexe, abandonnant votre
mémoire à la honte éternelle, le châtiment serait encore au-
dessous de vos crimes.» Il ordonna que la nouvelle municipalité
fût déposée, que personne ne tint compte de ses ordres, que
Tévêque, qui avait été chassé, fût ramené, que les lois contre
l'hérésie fussent renforcées; au cas où, dans le délai de quinze
jours, tout n'était pas rentré dans l'ordre, les habitants des
villes et des châteaux voisins devaient prendre les armes et
traiter Viterbe en ville rebelle. L'effet de ces menaces fut de
courte durée. Deux ans après, en février 1207, il y eut de nou-
veaux troubles et ce fut seulement au mois de juin de la même
année, quand Innocent vint lui-même à Viterbe et que tous les
Patarins s'enfuirent à son approche, qu'il put purifier la ville
117 en démolissant toutes les maisons des hérétiques et en confis-
quant leurs biens. Au mois de septembre, il compléta ces
mesures en adressant un décret à tous les fidèles du Patrimoine
de saint Pierre, enjoignant à toutes les communes d'inscrire
dans leurs lois locales de nouvelles mesures contre les héré-
tiques et à tous les fonctionnaires de prêter serment, sous les
peines les plus sévères, qu'ils veilleraient à l'exécution de ces
lois. Des sévices plus ou moins cruelles exercées à Milan, Fer-
rare, Vérone, Rimini, Florence, Prato, Faënza, Plaisance et
Trévise montrent combien le mal était étendu, combien il était
devenu difficile de le combattre et quel encouragement il trouvait
partout dans les scandales donnés par le clergé (1).
Mais c'est surtout dans le midi de la France que la lutte
devait être terrible. Là, comme nous l'avons vu, le terrain était
plus favorable qu'ailleurs au développement de l'hérésie. Dès
le commencement du xne siècle, la résistance s'affirme ouver-
tement à Albi, où l'évêque Sicard, aidé par l'abbé de Castres,
tenta de mettre en prison des hérétiques obstinés et en fut
(1) Schmidt, i, 63-65. — Muratori, Antiq. Diss. lx (p. 462-3). — Pflugk-Hart-
tung, Acta Pontiff. Boman. ined. T. m, n° 353. — Haynald, Annal, ann. 1199,
n°* 23-25; ann. 1205, n° 67; 1207, n° 3. — Lami, Antich. Tosc. p. 49J. — Innoc.
PP. .11. lieq. i, 298; n, 1, 50; v, 33; vu, 37: vin, 85, 105; ix, 7, 8, 18, 19, 166-9,
204, 213, 258; x, 54, 105, 130; iv, 189; Gesta cxxiu.
CONCILE DE TOURS 133
empêché par le peuple. Amélius de Toulouse, vers la même
époque, essaya d'une méthode plus douce en appelant dans la
ville le célèbre Robert d'Arbrissel, dont la prédication, nous
assure-t-on, provoqua des conversions nombreuses. En 1119,
Calixte II présida, à Toulouse, un concile qui condamna l'hé-
résie manichéenne, mais dut se contenter de porter contre les
hérétiques la peine de l'excommunication. Il est singulier que
lorsque Innocent II, chassé de Rome par l'antipape Pier-Leone,
errait à travers la France et vint tenir un grand concile à Reims
en 1131, aucune mesure n'ait été prise pour la répression de l'hé-
résie; mais, une fois rétabli sur le siège de Rome, le pape com-
prit la nécessité de l'action. Au second concile général de
Latran, en 1139, il lança un décret qui est intéressant pour nous
comme le premier en date des appels au bras séculier. Non
seulement les Cathares devaient être exclus de l'Église, mais
ordre était donné aux autorités séculières de prendre des
mesures contre eux et contre leurs protecteurs. La même poli-
tique fut adoptée en 1148 par le concile de Reims, qui défendit ^g
à qui que ce soit de recevoir sur ses terres les hérétiques domi-
ciliés en Gascogne, en Provence ou ailleurs, ni de leur donner
asile même en passant, sous peine d'excommunication et d'in-
terdit (1).
Quand Alexandre III fut exilé de Rome par Frédéric Barbe-
rousse et l'antipape Victor, il vint en France et convoqua, en
1163, un grand concile à Tours. Ce fut une assemblée impo-
sante, comprenant dix-sept cardinaux, cent vingt-quatre évo-
ques (entre autre Thomas Becket), et des centaines d'abbés,
sans compter une foule d'autres ecclésiastiques et de laïques. Le
concile, après avoir dûment anathématisé le pape rival, exprima
son horreur de l'hérésie qui, née dans le Toulousain, s'était
répandue comme un cancer à travers la Gascogne, infectant
partout les troupeaux des fidèles. On prescrivit aux évêques de
ces pays de lancer l'anathème contre tous ceux qui permet-
^1) Schmidt, i, 38. — Chron. Episc. Albig. (d'Acherv, m, 572».- Udalr. Babenb.
Cod. ii, 303. — Concil. Tolosan. ann. 1119, c. 3. — Concil. Lateran. Il, ann. 1139,
c. 23. — Concil. Remens. ann. 1148, c. 18.
134
COLLOQUE DE LOMBERS
119
traient à des hérétiques de demeurer sur leurs terres ou qui
entretiendraient avec eux quelque commerce d'achat ou de
vente; ainsi bannis de toute société humaine, ils seraient
obligés d'abandonner leurs erreurs. Tous les princes avaient
ordre de jeter les hérétiques en prison et de confisquer leurs
biens. Deux ans après, le colloque de Lombers (près d'Albi)
montra combien le Pape se faisait illusion en croyant qu'on
pouvait mettre les hérétiques en quarantaine. Il y eut là une
discussion publique entre les représentants de l'orthodoxie et
les Bonshommes, en présence de Pons, archevêque de Nar-
bonne, de plusieurs évoques et des plus puissants seigneurs du
pays, entr'autres Constance, sœur du roi Louis VII et femme
de Raymond de Toulouse, Trencavel de Béziers, Sicard de Lau-
trec, etc. Presque toute la population de Lombers et d'Albi
avait répondu à l'appel et le colloque était certainement consi-
déré comme une grande affaire d'intérêt public. Les arbitres
avaient été agréés par les deux parties. Nous connaissons, par
plusieurs sources orthodoxes, la marche des débats; mais le
seul intérêt que présente cet incident est de montrer que l'hé-
résie n'était déjà plus sous la coupe des églises locales, que la
raison avait la parole après la violence, que les hérétiques
n'éprouvaient aucun scrupule à se déclarer tels et que les théo-
logiens catholiques étaient obligés d'accepter les conditions de
leurs adversaires en s'engageant à ne citer, comme autorités,
que des textes du Nouveau-Testament. L'impuissance de l'Église
se manifestait encore par ce fait que la réunion, après la
défaite des docteurs hérétiques, dut se contenter d'ordonner
aux nobles de Lombers de refuser leur protection aux Cathares.
L'année suivante, dans un concile tenu à Cabestaing, Pons de
Narbonne se donna la satisfaction stérile de confirmer les con-
clusions du colloque de Lombers. La démoralisation était deve-
nue telle que lorsque quelques moines cisterciens abandonnèrent
leur monastère de Villemagne, près d'Agde,et prirent publique-
ment des femmes, Pons fut impuissant à les punir et dut invoquer,
probablement sans résultat, l'intervention d'Alexandre III (1).
(1) Concil. Turon. ann. 1163, c. 4. — Concil. Lombariense ann. 1165 (Harduin,
RAYMOND DE TOULOUSE î 35
L'Église était évidemment impuissante. Condamner les doc-
trines des hérétiques sans pouvoir toucher à leurs personnes,
c'était avouer qu'elle ne possédait aucune organisation capable
de lutter contre une opposition aussi formidable. Les nobles
comme le peuple n'étaient pas disposés à se faire ses instru-
ments, et, sans leur concours, les anathèmes qu'elle lançait
devaient rester naturellement inefficaces. Les Cathares s'en
aperçurent et, deux ans après le colloque de Lombers, en 1167,
ils osèrent tenir un concile à Saint-Félix-de-Caraman, près de
Toulouse. Leur plus haut dignitaire, Tévêque Nicetas, vint de
Constantinople pour le présider ; il arriva aussi des délégués de
Lombardie. Dans cette réunion, l'Eglise cathare de France fut
fortifiée contre le dualisme modifié des Concorrézans; des évê-
ques furent élus aux sièges vacants de Toulouse, du Val-d'Aran,
de Carcassone, d'Albi et de la France au nord de la Loire. Ce
dernier était Robert de Sperone, plus tard réfugié en Lombardie,
où il donna son nom à la secte des Speronistes. Des commis-
saires furent nommés pour aplanir une question de limites entre
les diocèses de Toulouse et de Carcassonne. En un mot, les £20
affaires furent traitées comme s'il s'était agi d'une Église établie
et indépendante, qui se considérait comme destinée à remplacer
celle de Rome. Fondée, comme elle l'était, sur l'affection et le
respect du peuple, que Rome avait perdus, l'Église cathare
était en droit d'aspirer alors à la suprématie (1).
Les progrès qu'elle accomplit pendant les dix années qui sui-
virent étaient de nature à justifier les plus hautes espérances.
Raymond de Toulouse, dont le pouvoir était virtuellement celui
d'un prince indépendant, s'allia à Frédéric Barberousse, recon-
nut l'antipape Victor et ses successeurs et ne tint aucun compte
d'Alexandre III, qui était reçu, à cette époque, comme le pape
légitime dans le reste de la France. L'Église, affaiblie par le
schisme, ne pouvait offrir que de faibles obstacles au dévelop-
VI. ii, 1643-o2\ — Roger de Hoveden. ann. 1176. — D. Vaissete, Hist. gén de.
Lan/medoc, m, 4. — Loewenfeld, Epist. Pont. Roman, ined. n° 247 ( Lipsiae,
1865).
(lj D. Bouquet, xiv, 448-450. — D. Vaissete, m, 4, 537.
136 HENRI DE CLAIRVAUX
pement de l'hérésie. Mais, en ilfl, Alexandre III l'emporta et
reçut la soumission de Frédéric. Raymond suivit nécessairement
son suzerain (une grande partie de ses domaines dépendait de
l'Empire) et s'aperçut alors, tout à coup, qu'il devait arrêter
les progrès de l'hérésie. Malgré sa puissance, il sentit que la
tâche était au-dessus de ses moyens. Les bourgeois de ses villes,
indépendantes et indisciplinées, étaient en majorité des
Cathares. Nombre de ses chevaliers et de ses seigneurs étaient,
secrètement ou ouvertement, des protecteurs de l'hérésie ; le
bas peuple méprisait le clergé et honorait les hérétiques. Quand
un hérétique prêchait, on se pressait en foule pour l'applaudir;
quand c'était un catholique, chose d'ailleurs plus rare, on lti
demandait, avec force railleries, de quel droit il enseignait la
parole de Dieu. Raymond, qui guerroyait continuellemei t
contre de puissants vassaux et des voisins plus puissants encore,
comme les rois d'Aragon et d'Angleterre, ne pouvait évidemment
pas entreprendre d'exterminer plus de la moitié de ses sujets.
On peut douter qu'il fut sincère dans le désir qu'il professait de
supprimer l'hérésie ; mais, quoi qu'il en soit, la situation où il
se trouvait est intéressante, parce qu'elle est l'image anticipée
des difficultés terribles qui allaient peser sur son fils et son
petit-fils et conduire la maison de Toulouse à sa ruine.
Décide à sauver du moins les apparences, Raymond sollicita
l'aide du roi Louis VII et, se souvenant des exploits de saint
Bernard, qui, au cours de la génération précédente, avait puis-
samment contribué à la suppression des Henriciens, il s'adressa
au successeur de Bernard, Henri de Clairvaux, supérieur de l'ordre
121 cistercien. Dans son appel, il décrit sous les plus sombres cou-
leurs la condition de l'orthodoxie sur ses domaines. Le clergé
s'était laissé séduire; les églises étaient abandonnées et tom-
baient en ruines; les sacrements étaient méprisés; le Dualisme
l'emportait sur le Trinitarianisme. Malgré son impatience de
devenir le ministre de la vengeance divine, il se sentait impuis-
sant, parce que les principaux de ses sujets avaient embrassé
l'hérésie et que la meilleure partie de son peuple avait fait de
môme. Les peines spirituelles n'inspiraient plus aucune crainte
INCIDENT DE TOULOUSE 437
et Ton ne pouvait rien obtenir que par la force. Si le roi voulait
bien venir, Raymond promettait de le conduire en personne à
travers le pays et de lui désigner lui-même les hérétiques qui
devaient être châtiés (1).
Henri II, roi d'Angleterre, qui, en sa qualité de duc d'Aqui-
taine, était très intéressé dans cette affaire, venait de conclure
la paix avec le roi de France. Les deux monarques négocièrent
dans l'intention de réunir leurs forces et de marcher ensemble
au secours de Raymond. L'abbé de Glairvaux, de son coté,
écrivit à Alexandre III, l'excitant à faire son devoir et à dompter
l'hérésie, comme il avait supprimé le schisme. Le moins que le
pape pût faire, disait-il, c'était d'ordonner à son légat, le car-
dinal Pierre de Saint Chrysogone, de rester en France et d'at-
taquer les hérétiques. Bientôt, cependant, le zèle des deux rois
se refroidit et, au lieu d'entrer en campagne avec leurs armées,
ils se contentèrent d'envoyer une mission composée du cardinai-
légat, des archevêques de Narbonne et de Bourges, de Henri de
Clairvaux et d'autres prélats, enjoignant en même temps au
comte de Toulouse, au vicomte de Turenne et à d'autres nobles
de seconder la tâche des missionnaires (2).
Si Raymond était sincère, ce n'était pas là le concours qu'il
lui fallait. Les rois avaient résolu de laisser agir le glaive spiri-
tuel et Raymond était trop habile pour épuiser ses forces dans 122
une lutte contre ses sujets, d'autant plus qu'une ligue mena-
çante se formait alors contre lui, à l'instigation d'Alphonse II
d'Aragon, entre les nobles de Narbonne, de Nimes, de Montpel-
lier et de Carcassonne. Tout en accordant sa protection aux
prélats-missionnaires, il ne songea pas à tirer l'épée pour faci-
liter leur œuvre. Quand ils entrèrent à Toulouse, les hérétiques
s'assemblèrent en foule autour d'eux, les huèrent, les traitèrent
d'hypocrites et d'apostats. Henry de Clairvaux se console de
cette pénible réception en observant que si ses compagnons et .
lui étaient arrivés trois ans plus tard à Toulouse, ils n'y
[\) Roger. Hoveden. Annal, ann. 1178. — D. Vaissete, m, 4G-7.
(2^ Benedict. Petroburg, Vit. Henrici II, ann. 1178. — Alexander. PP. III.
Epist. 395 (D. Bouqufi*, xv, 959-9G0).
438 PIERRE MAURAN
auraient même plus trouvé un seul catholique pour les rece-
voir.
D'intermidables listes d'hérétiques furent dressées et remises
aux missionnaires ; en tête figurait Pierre Mauran, vieillard
très riche et très influent, si universellement respecté de ses
coreligionnaires que le peuple l'appelait Jean l'Évangéliste. On
le choisit pour faire un exemple. Après une longue procédure.
il fut convaincu d'hérésie ; mais alors, pour sauver ses biens
menacés de confiscation, il consentit à se rétracter et à subir la
pénitence qu'on lui imposerait. Dénudé jusqu'à la ceinture,
frappé des deux côtés, à grands coups de discipline, par l'évê-
que de Toulouse et l'abbé de Saint Sernin, il fut conduit à
travers une foule immense jusqu'à l'autel de la cathédrale de
Saint-Étienne : là, il reçut l'ordre d'entreprendre un pèlerinage
de trois ans en Terre Fainte, de se laisser fouetter tous les
jours dans les rues de Toulouse jusqu'à son départ, de restituer
à l'Église toutes les terres ecclésiastiques qu'il occupait et tout
l'argent qu'il avait acquis par l'usure, enfin de payer au Comte
cinq cents livres d'argent pour racheter les biens qu'on lui
laissait.
Ces mesures énergiques produisirent l'effet désiré. Des mult>
tudes de Cathares s'empressèrent de faire leur paix avec
l'Église; mais la preuve du peu de sincérité de ces conversions,
c'est que Mauran, revenu de Palestine, fut trois fois élu Capi-
toul par ses concitoyens et que sa famille resta résolument
hostile au Catholicisme. En 1234, un vieillard nommé Mauran
fut condamné comme Parfait, et, en 4235, un autre Mauran,
qui était Capitoul, fut excommunié pour s'être opposé à l'in-
troduction des inquisiteurs. L'énorme amende qui avait été
extorquée au premier Mauran pour être payée au comte de
423 Toulouse était bien ce qu'il fallait pour exciter le zèle religieux
du prince; mais ce stimulant même ne suffisait pas à lui
faire tenter l'impossible. Quand le légat désira confondre deux
hérésiarques, Raymond de Baimiac et Bernard Raymond,
évêques cathares du Val d'Aran et de Toulouse, il fut oblige
de leur donner un sauf-conduit pour qu'ils consentissent à se
CONCILE DE LATRAN 139
présenter devant lui et dut se contenter ensuite de les excom-
munier. Un peu plus tard, lors d'une enquête contre le puissant
Roger Trencavel, vicomte de Béziers, coupable d'avoir mis en
prison l'évêque d'Albi, le légat ne put obtenir satisfaction com-
plète : il excommunia Roger, mais on ne nous dit point que le
prélat captif ait été remis en liberté. La mission si pompeuse-
ment annoncée retourna en France et nous sommes tout dis-
posés à croire les chroniqueurs de l'époque, quand ils nous
disent qu'elle n'avait presque rien obtenu. Il est vrai qu'elle
avait persuadé à Raymond de Toulouse et à ses nobles de
lancer un édit de bannissement contre tous les hérétiques ;
mais cet édit resta lettre morte (1).
Au mois de septembre de la même année 1478, Alexandre III
convoqua le troisième concile de Latran. La lettre de convoca-
tion renferme une allusion sinistre à l'ivraie qui étouffe le grain
et qui doit être arrachée par la racine. Quand le concile se
réunit, en 1179, il déplora la perversité des Patarins, qui sédui-
saient publiquement les fidèles à travers la Gascogne, l'Albigeois
et le Toulousain ; il recommanda au pouvoir séculier d'user
de la force pour contraindre ces hommes à faire leur salut ;
il lança, comme d'ordinaire, l'anathème sur les hérétiques, sur
ceux qui leur donnaient asile et protection, et il comprit parmi
les hérétiques les Cotereaux, les Brabançons, les Aragonais, les
Navarrais, les Basques et les Triaverdins, dont il sera question
plus bas. Puis il se décida à une mesure beaucoup plus grave
en proclamant une croisade contre tous les ennemis de l'Église
— premier exemple de l'emploi de cette arme redoutable contre
des Chrétiens et point de départ d'une pratique qui mit au
service de l'Église et de ses querelles privées une milice guer-
rière toujours mobilisable. Une indulgence de deux ans fut
promise à tous ceux qui prendraient les armes pour la sainte 124
(1) Roger. Hovedens. Annal, ann. 1178. — Schmidt, i, 78. — Martène, Thés, i,
992. — Rob. de Monte, Chron. ann. 1178. — Benedict. Petroburg. Vit. Hennci II,
ann. 1178.
Roger Trencavel de Béziers n'était pas un hérétique (voir Vaissete, ni, 49), mais
le traitement qu'il infligea à l'évêque d'Albi montre d'autant mieux le mépris ou
l'Eglise était tombée, même parmi les grands seigneurs catholiques
140 SIÈGE DE LAVAUR
cause; l'Église leur accordait sa protection et elle promettait le
salut éternel à ceux qui mourraient pour elle. Parmi les guer-
riers de ce temps-là, turbulents et chargés de tous les crimes,
il n'était pas difficile, au prix de pareilles promesses, de lever
une armée sans lui assurer de solde (1).
Aussitôt après son retour du concile, Pons, archevêque de
Narbonne, se hâta de publier ce décret, avec tous ses anathèmes
et ses interdits, qu'il étendit à ceux qui extorquaient aux voya-
geurs de nouveaux péages — abus familier aux seigneurs féo-
daux et que nous verrons sans cesse reparaître dans les
querelles albigeoises. Henry de Clairvaux avait refusé le siège
difficile de Toulouse, qui était devenu vacant peu de temps
après sa visite à cette ville en 1178; mais il avait accepté le
titre de cardinal d'Albano et fut aussitôt délégué comme légat
du pape pour prêcher et pour conduire la croisade. Son élo-
quence lui permit de lever des forces considérables, à la tête
desquelles, en 1181, il se jeta sur les domaines du vicomte de
Béziers et mit le siège devant la forteresse de Lavaur, où la
vicomtesse Adélaïde, fille de Raymond de Toulouse, s'était
réfugiée avec les principaux des Patarins. On nous dit que
Lavaur fut prise par miracle et que, dans différentes parties de
la France, des hosties saignantes annoncèrent la victoire des
armes chrétiennes. Roger de Béziers se hâta de faire sa sou-
mission et de jurer qu'il ne protégerait plus l'hérésie. Raymond
de Baimiac et Bernard Raymond, les évèques cathares qui
avaient été faits prisonniers, renoncèrent à l'hérésie et en furent
récompensés par des prébendes dans deux églises de Toulouse.
Beaucoup d'autres hérétiques se soumirent, mais revinrent à
leurs erreurs aussitôt que le danger fut passé. Les Croisés, qui
ne s'étaient engagés à servir que pour un temps assez court, se
débandèrent et l'année suivante le cardinal-légat retourna à
Rome, n'ayant accompli, en réalité, que peu de chose, sinon
d'accroître l'exaspération du pays hérétique par les dévastations
que ses troupes y avaient commises. Raymond de Toulouse,
(1) Concil. Lateran. III. ann. 1179, c. 27.
COTEREAUX ET BRABANÇONS
141
alors engagé dans une lutte désespérée contre le roi d'Aragon,
parait être resté tout à fait indifférent, ne servant ni dans un
camp ni dans l'autre (1).
Les Cotereaux et les Brabançons, que le concile de Latran ^25
avait dénoncés avec les Patarins, méritent de nous arrêter
quelques instants. Nous les trouverons sans cesse sur notre
chemin et leur maintien constitua un crime qui valut à Ray-
mond VI de Toulouse presque autant d'hostilité de la part de
l'Église que la protection des hérétiques dont on l'accusait.
C'étaient des flibustiers, les prédécesseurs de ces redoutables com-
pagnies franches qui, en particulier pendant le xive siècle, furent
la terreur de tous les habitants'pacifîques et causèrent à la civi-
lisation des maux incalculables. La variété des noms sous les-
quels ils étaient connus, Brabançons, Hainautiers, Catalans,
Aragonais, Navarrais, Basques, etc., montre combien le mal
était répandu et comment chaque province mettait sur le compte
de sa voisine la formation de ces bandes exécrées. Les désigna-
tions plus familières de Brigandi, Pilardi, Ruptarii, Mainatae
(Mesnie) etc., disent assez quelles étaient leurs occupations; et
quant aux autres noms de Cotarelli, Palearii. Triaverdins,
Asperes, Vales, ils ont ouvert un champ illimité à la fantaisie
des étymologistes. Ces bandes se recrutaient parmi les pares-
seux, les débauchés, les paysans qui avaient été ruinés par les
guerres, les serfs fugitifs, les proscrits, les criminels échappés
des geôles, les prêtres et les moines indignes et, en général,
parmi l'écume de la société que les agitations continuelles de
l'époque faisaient remonter à la surface. Constitués en troupes
plus ou moins nombreuses, ils vivaient sur le pays et se met-
taient au service des seigneurs qui leur promettaient une
solde ou du pillage, chaque fois que ceux-ci avaient besoin
d'une force militaire pour un terme plus long que celui dont la
loi faisait une obligation au vassal. Les chroniques de ce temps
(1) Gaufridi Vosiens. Chron. ann. 1181. — Roberti Autissiodor. Chron. ann.
1181. — Alberic. Trium Font. Chron. ann. 1181. — Guillel. Nangiac. ann. 1181,
— Chron. Turon ann. 1181. — D. Vaissete, m, 57. — Guiliel. de Pod. -Laurent,
c. 2.
142 EXTERMINATION DES ROUTIERS
sont pleines de lamentations sur leurs dévastations incessantes;
les annalistes ecclésiastiques insistent sur ce fait que leurs mé-
faits pesaient plus lourdement encore sur les églises et sur les
monastères que sur les châteaux des seigneurs et les chaumières
des paysans. Ils se moquaient des prêtres, qu'ils qualifiaient de
chanteurs, et l'un de leurs plaisirs sauvages consistait à les
battre jusqu'à la mort, tout en sollicitant, par raillerie, leur
intercession : « Chante pour nous, chanteur, chante pour
nous ! » Pour comble de sacrilège, on les vit répandre sur le
sol des hosties consacrées, après avoir volé les ciboires, et les
126 piétiner avec furie. Le peuple les considérait non seulement
comme des hérétiques, mais comme des athées. En d J 81, l'évè-
que Etienne de Tournai décrit en termes saisissants la terreur
qu'il éprouva lorsque, chargé d'une mission par le roi, il tra-
versa le Toulousain, tout récemment ravagé par la guerre entre
le comte de Toulouse et le roi d'Aragon. Au milieu de vastes
solitudes, il ne vit que des églises ruinées, des villages aban-
donnés, où il craignait sans cesse d'être attaqué par des bri-
gands et, pis encore, par les bandes redoutées des Côtereaux.
C'est probablement en conséquence de la croisade décrétée
contre eux, en même temps que contre les Patarins, qu'une
campagne d'ensemble fut entreprise peu de temps après contre
les bandits de la France centrale. On les refoula du côté de
Châteaudun et là, au mois de juillet 4183, ils éprouvèrent une
défaite sanglante, où ils perdirent six mille hommes suivant
les uns, dix mille cinq cents suivant d'autres. Les vainqueurs
eurent à se partager, outre un énorme butin, cinq cents filles
publiques qui accompagnaient les brigands. Bien qu'ils eussent
pris le nom de Paciferi, les défenseurs de l'ordre ne se mon-
trèrent pas pitoyables. Quinze jours après la bataille, un des
capitaines de routiers fut pris avec 1500 hommes, qui furent
tous immédiatement pendus; vers la même époque, on fit
encore 80 prisonniers, auxquels on creva les yeux.
En dépit de cette répression sévère, le mal continua à sévir.
Les causes auxquelles il était dû ne restèrent pas moins actives
et les services de ces mercenaires sans scrupule ni religion con-
DECRET DF VERONE
143
tinuèrent à être indispensables aux grands seigneurs féodaux,
engagés dans des guerres sans fin avec leurs voisins (1).
L'échec de la croisade de 1181 paraît avoir découragé pour
un temps l'Église. Pendant un quart de siècle, l'hérésie put se
développer avec une liberté relative en Gascogne, en Languedoc
et en Provence. A la vérité, un décret du Pape Lucius III, rendu
à Vérone en 1184, est la première tentative pour organiser une
Inquisition; mais il n'eut pas d'effet immédiat. Il est vrai encore
qu'en 1195 un autre légat du pape, Michel, tint un concile provin- 127
cial à Montpellier, où il ordonna l'exécution des canons de Latran à
l'égard des hérétiques et des brigands, dont les biens devaient
être confisqués et qui devaient être réduits en esclavage (2) ; mais
toutes ses instances ne purent avoir raison de l'indifférence des
nobles, qui ne se souciaient pas d'exterminer une partie de leurs
sujets pour complaire à une hiérarchie dont les ordres ne leur
inspiraient plus de respect. Peut-être aussi la prise de Jérusalem
par les Infidèles, en 1186, dirigea-t-elle vers la Palestine toute la
ferveur religieuse alors disponible, ne laissant rien pour le ser-
vice de la foi en Europe même. Quoi qu'il en soit, aucune persécu-
tion efficace ne fut entreprise jusqu'à ce que la vigoureuse diplo-
matie d'Innocent III, après avoir vainement tenté des remèdes
moins sévères, organisât une guerre à mort contre l'hérésie.
Pendant la trêve, les Pauvres de Lyon avaient été obligés de
faire cause commune avec les Cathares; le zèle du prosélytisme,
autrefois si efficace en dépit de la persécution, avait profité de
la suppression des mesures répressives pour s'exercer avec plus
d'intensité encore, sans avoir rien à craindre d'un clergé à la
fois découragé et négligent de ses devoirs. Les hérétiques prê-
chaient et convertissaient, tandis que les prêtres s'estimaient
heureux s'ils pouvaient arracher une partie de leurs dîmes et de
leurs revenus à la rapacité des nobles et à l'indifférence hostile
(1) Stephani Tornac. Epist. ? 2. — Gaufricli Vosiens. Chron. ann. 1183. — Gualt.
Mapes, de Nugis curialium, dist. i, c. xxix. — Guillelm. Nangiac. ann. 1183. —
Rigord. de G<>st. Phil. Aug. ann. 1183. — Guill. Brito, de Gest. Phil. Aug. ann.
1183. — E;usd. Philipmdos, lib. i, 726-745. — Grandes Chroniques, ann. 1183. —
Du Cange svv. Cotarellm, Palearii.
(2) Lucii PP. III. Epist. 171. — Concil. Monspeliens. ann. 1195.
144 PROGRÈS DES ALRIGEOIS
de leurs paroissiens. Innocent III admit comme un fait cette
vérité humiliante que les hérétiques prêchaient et enseignaient
publiquement sans qu'aucune mesure fût prise pour les arrêter.
Guillaume de Tudèle dit que les hérétiques possédaient l'Albi-
geois, le Carcassais et le Lauraguais, que toute la région entre
Béziers et Bordeaux en était infectée. Gautier Mapes nous
apprend qu'il n'y en avait point en Bretagne, mais qu'ils abon-
daient en Anjou et qu'en Aquitaine et en Bourgogne leur nom-
bre était infini. Suivant Guillaume de Puy-Laurens, Satan régnait
en paix sur la plus grande partie de la France méridionale; le
clergé était si méprisé que les prêtres cachaient leur tonsure,
que les évêques étaient obligés d'admettre dans les ordres qui-
conque se présentait à l'ordination; le pays tout entier, comme
frappé de malédiction, ne produisait que des épines, des char-
dons, des ravisseurs, des bandits, des voleurs, des assassins, des
adultères et des usuriers. Césaire de Ileisterbach déclare que les
erreurs albigeoises se répandirent si rapidement qu'elles eurent
bientôt gagné un millier de villes et il croit que si elles n'avaient
pas été combattues par l'épée des fidèles, toute 1 Europe en
aurait été infectée. Un inquisiteur allemand prétend qu'en
128 Lombardie, en Provence et dans d'autres régions il y avait plus
d'écoles d'hérésie que de théologie orthodoxe; que les hérétiques
disputaient publiquement et convoquaient le peuple à leurs
débats; qu'ils prêchaient sur les places de marché, dans les
champs, dans les maisons, et que personne n'osait s'y opposer,
à cause du nombre et de la puissance de leurs protecteurs.
Comme nous l'avons déjà vu, ils étaient régulièrement orga-
nisés en diocèses; ils avaient leurs établissements d'éducation
pour les femmes comme pour les hommes, et l'on vit une fois
toutes les nonnes d'un couvent embrasser le Catharisme, sans
quitter ni la maison ni le costume de leur Ordre (1).
Telle était la situation où la corruption avait réduit l'Église.
(i) Innocent. PP. S-rm. de Tempnre xn. — GuilL de Tudela, c. n. — Gualt.
Mapes. de JYugis curial. dist. i, c. \xx. — Guill. de Pod.-Laur. Prœm. ; cf. cap. 3.
4. — Caesar. Heisterb. dist. v, c. 21. — Stephani Tornacens. Epist. 92. — Anon,
Passav. (Bibl. Mag. Pat. xm, 299j. — Schmidt, i, 200.
ALARMES DE LA PAPAUTÉ 145
Préoccupée d'accroître son pouvoir temporel, elle avait presque
abandonné ses fonctions spirituelles, et son empire, construit
sur des fondations spirituelles, s'écroulait avec elles. Peu de
crises dans l'histoire de l'Église ont été plus dangereuses que
celle qu'allait affronter Lothario Conti, lorsqu'il prit la pourpre
à l'âge de 38 ans. Dans son sermon de consécration, il annonça
qu'un de ses principaux devoirs serait la destruction de l'hérésie;
jusqu'à la fin, au milieu de conflits interminables avec empe-
reurs et rois, il resta fidèle à cet engagement. Par bonheur, il
possédait les qualités nécessaires pour guider la barque ava-
riée de Saint-Pierre à travers les tempêtes et les écueils; il la
conduisit, sinon toujours avec sagesse, du moins avec un cou-
rage persévérant et une confiance inébranlable qui lui permirent
d'accomplir jusqu'au bout sa haute mission (1).
(1) Innocent. PP. III, Serm. de Diversis, m.
113 DÉCLARATION D*INNOCE.\T III
CHAPITRE IV
LES CROISADES ALRIGEOISES
^29 L'Église, à la fin du xne siècle, admettait qu'elle était respon-
sable des périls de sa situation, que les progrès alarmants de
l'hérésie étaient tout au moins encouragés par la négligence et
la corruption de son clergé.
Dans son discours d'ouverture au grand concile de Latran,
Innocent III n'hésita pas à faire aux Pères assemblés la déela-
tion suivante : « La corruption du peuple a sa source principale
dans Je clergé. C'est de là que viennent les maux du christia-
nisme : la foi s'éteint, la religion s'efface, la liberté est enchaî-
née, la justice est foulée aux pieds, les hérétiques se multi-
plient, les schismatiques s'enhardissent, les incrédules se forti-
fient, les Sarrasins sont vainqueurs. » Après la vaine tentative
faite par ce concile pour frapper le mal à sa racine, Honorius III,
avouant son iusuccès, répétait les assertions d'Innocent. C'était
là une vérité que personne n'osait contester.
Cependant, en 1204, lorsque les légats qu'Innocent avait
envoyés chez les Albigeois appelèrent son intervention contre
des prélats qu'ils n'avaient pu faire rentrer dans l'ordre, dont
les mœurs infâmes étaient un scandale pour les fidèles et un
argument irrésistible dans la bouche des hérétiques, Innocent
leur enjoignit sèchement de s'occuper de leur mission et de ne
pas s'en laisser détourner par des affaires moins importantes.
Cette réponse indique clairement la politique de l'Église. Même
le courage d'un Innocent reculait devant la tâche de nettoyer
HÉRÉSIE DU NIVERNAIS 1-47
les écuries d'Augias; il semblait plus facile d'écraser la révolte
par le fer et par le feu. (1)
Nous avons vu avec quelle promptitude et quelle suite dans
les idées Innocent entreprit de supprimer l'hérésie en Italie;
au-delà des Alpes, il ne se montra ni moins actif, ni moins
énergique, et il faut lui rendre cette justice qu'il chercha tou- 13C
jours à procéder équitablement, à ne pas confondre les inno-
cents avec les coupables. Depuis longtemps, le Nivernais était
connu comme une des régions les plus profondément infectées.
Nous avons déjà relaté les troubles suscités à Vézelay en 1167
par le Catharisme et la sévère répression qui avait mis fin aux
manifestations de l'hérésie sans en détruire les germes. Vers la
fin du siècle, l'éveque Hugues d'Auxerre mérita le surnom de
marteau des hérétiques par l'énergie et le succès qui marquè-
rent ses persécutions ; et bien qu'il fût également célèbre pour
son avidité, son mépris du droit, la tyrannie qu'il exerçait dans
son diocèse et son ardeur à ruiner ceux dont il avait à se plain-
dre, son zèle pour la foi sembla couvrir la multitude de ses
méfaits. Il avait à peine besoin des exhortations qu'Innocent lui
adressa en 1204 pour l'exciter à débarrasser son diocèse de
l'hérésie. Par un usage impitoyable des mesures de confisca-
tion, par l'exil et le bûcher, il fit tout en son pouvoir pour exter-
miner l'hérésie; mais le mal était profond et reparaissait sans
cesse. Le principal auteur de la propagande était un anachorète
nommé Jerric, qui vivait dans un souterrain près de Corbigny;
grâce aux efforts de Foulques de Neuilly, on finit par l'y sur-
prendre et l'y brûler. Mais ce n'était pas seulement parmi les
pauvres et les humbles que le Catharisme faisait des recrues.
En 1199, le doyen de Nevers etPabbé de Saint-Martin de Nevers
firent appel à Innocent pour se plaindre d'être persécutés; la
réponse du pape montre à la fois son désir de leur donner toute
facilité pour se défendre et la complication de la procédure
(1) Innocent. PP. III Serm. de Diversls, vi ; Regest. vît; J65, x, 5i. — Honor.
PP. III Epist. ad Archiep Bituricens (Martène, Ampl. Coll. i, 1140-51).
- En 1250, Robert Grosseteste, évèque de Lincoln, dit à Innocent V à Lyon que
la corruption du clergé était la cause des hérésies qui affligeaient l'Eglise (Fascic.
Rer. expet. et fugiend. n, 251, éd. 1690).
148 AFFAIRÉS DE LA CHARITE ET DE METZ
ecclésiastique à celte époque. En 1201, l'évêque Hugues fut plus
heureux avec un coupable d'égale importance, le chevalier Eve-
rard de Chàteauneuf, auquel le comte Hervey de Nevers avait
confié la gestion de ses domaines. Le légat Octavien réunit à
Paris un concile, comprenant nombre d'éveques et de théolo-
giens, pour juger Éverard; il fut condamné, principalement sur
le témoignage de l'évêque Hugues lui-même, livré au bras sécu-
lier et brillé vif. On lui avait cependant accordé un délai pour
rendre compte de sa gestion au comte Hervey.
Son neveu, Thierry, hérétique endurci également, se réfugia
à Toulouse où, cinq ans après, nous le trouvons évêque des
Albigeois, qui étaient heureux d'avoir pour complices un noble
français. La Charité était un centre d'hérésie particulièrement
actif dans le Nivernais. De 1202 à 1208, nous voyons les citoyens
de cette ville en appeler souvent à Innocent, parce que la jus-
tice pontificale passait pour plus indulgente que celle des tri-
bunaux du pays ; les décisions du pape témoignent, en effet,
131 d'un louable effort pour empêcher l'injustice. Mais tout cela fut
inutile et La Charité fut une des premières villes où il parut
nécessaire, en 1233, d'envoyer un inquisiteur. A Troyes, en
1200, huit Cathares, dont trois femmes, furent brûlés vifs; on
en brûla d'autres à Braisne, en 1204, parmi lesquels le plus
célèbre peintre qui fût alors en France, Nicolas. (1)
En 1199, un autre danger menaça l'Église de Metz, où des
sectaires vaudois furent trouvés en possession de la traduction
française du Nouveau Testament, du Psautier, du Livre de Job
et d'autres parties de l'Écriture, qu'ils étudiaient avec ardeur et
refusaient de remettre aux prêtres des paroisses; ils poussaient
la hardiesse jusqu'à afûrmer qu'ils connaissaient l'Écriture
Sainte mieux que leurs pasteurs et qu'ils avaient le droit de cher-
cher une consolation dans cette lecture. Le cas était embarras-
sant, car l'Église n'avait pas encore interdit formellement au
(1) Roberti Autissiodor. Chron. ami. 119S-1201. — Hist. Episc. Autissiod.
(D Bouquet, xvm, 725-6, 729) — Pétri Sarnens. Hist. AJhij. c. 3. — Innocent.
PP. III. Reg. h, 63, 99, v, 36; vi, 63, 239; ix, 110; x, 206. — Potthast n° 9F>2.
— Alberic. Trium Fontium Chron. airn. 1200. — Cliron. Canon. Laudun. ann
1204 (D. Bouquet, xvm, 713).
RAYMOND VI DE TOULOUSE 119
peuple la lecture de la Bible et ces pauvres gens n'étaient accu-
sés d'aucune hérésie précise. On s'adressa à Innocent. Le pape
répondit qu'il n'y avait rien de blâmable dans le désir de com-
prendre l'Écriture, mais que la profondeur de ces écrits était
tell^que les plus savants étaient souvent incapables de la son-
der ; par conséquent, cette lecture dépassait de beaucoup l'in-
telligence des simples. Le peuple de Metz était exhorté à renon-
cer à une prétention condamnable et à rendre à ses pasteurs
le respect qui leur était dû. Cet avis était accompagné d'une
menace très claire pour le cas où il ne serait pas suivi. Comme
les Messins n'en continuaient pas moins à lire la Bible, l'abbé
de Citeaux et deux autres ecclésiastiques furent envoyés à
Metz pour mettre un terme à cet état de choses. La preuve
qu'ils ne réussirent guère, c'est qu'en 1230 un hérétique brûlé à
Reims possédait une traduction française de la Bible et qu'en
1231 les hérétiques de Trêves en possédaient des versions alle-
mandes. (1)
Ce qui préoccupait naturellement le plus la cour de Rome était
l'existence, dansle midi de laFrance, d'une vraie citadelle de l'hé-
résie. Raymond VI de Toulouse venait, au mois de janvier 1195,
de succéder à son père, à l'âge de 38 ans. Il était le plus puis-
sant feudataire de la monarchie et presqu'aussi indépendant
qu'un souverain. La possession du duché de Narbonne lui con-
férait la dignité de premier pair laïque de France. Il était éga-
lement suzerain, avec une autorité plus ou moins directe, du
marquisat de Provence, du comtat Venaissin, des comtés de
Saint-Gilles, Foix, Gomminges et Rodez, ainsi que del'Albigeois,
du Vivarais, du Gévaudan, du Velay, du Rouergue, du Quercy et
de l'Agénois. Même en Italie, il était célèbre comme le comte
le plus puissant de l'Europe, ayant lui-môme quatorze comtes
parmi ses vassatal, ni les troubadours assuraient qu'il était
l'égal des empereurs :
Car il val tan qu'en la soa valor
AurV assatz ad un emperador.
(1) Regest. h, 141, 142, 235. — Revue de l'Hist. des Relig. mars 1889, p. 245. —
Gesta Treviror. c. 104.
150 PUISSANCE DE RAYMOND VI
Même après le sacrifice de la majeure partie des domaines de
sa maison, son fils, Raymond VII, à la cour splendide qu'il tint
à Noël en 4244, conféra à deux cents nobles les insignes de la
Chevalerie. Par ses alliances matrimoniales, Raymond VII était
étroitement lié aux maisons royales de Castille, d'Aragon, de
Navarre, de France et d'Angleterre. Il épousa, en quatrième
noces (1196), Jeanne d'Angleterre, afin d'obtenir un traité favo-
rable avec son frère Richard et se débarrassa ainsi de l'hostilité
d'un homme de guerre redoutable qui, en qualité de duc d'Aqui-
taine, avait beaucoup inquiété son père. Mais ce traité avec Ri-
chard offensa Philippe Auguste, ce qui eut plus tard de tristes
conséquences pour Raymond. Presqu'à la même époque, il fut
délivré d'un autre ennemi héréditaire par la mort d'Alphonse II
d'Aragon, dont les vastes domaines et les prétentions plus
grandes encore dans la France méridionale avaient parfois menacé
la maison de Toulouse d'une ruine complète. Avec le successeur
d'Alphonse, Pierre II, Raymond enl retint les relations les plus
amicales, cimentées encore, en 1200, par son mariage avec la
sœur de Pierre, Eléanor, et, en 1205, par les fiançailles de son
133 jeune fils Raymond VII avec la fille encore toute jeune du roi
d'Aragon. Philippe Auguste, lors de son avènement, lui témoi-
gna une amitié qui semblait un gage de plus de paix et de pros-
périté pour son règne.
Ainsi assuré contre des agressions du dehors, Raymond se
souciait peu de l'excommunication qui avait été fulminée contre
lui en 1195 par Célestin III, à la suite d'une atteinte portée aux
droits de l'abbaye de Saint-Gilles. Innocent III leva cette excom-
munication, mais non sans avertir sévèrement le prince, qui eut
le tort de ne point faire cas de cet avis. Bien qu'il ne fut pas
hérétique lui-même, scn indifférence à l'égard des questions reli-
gieuses le rendait toléiant envers l'hérésie de ses sujets. La plu-
part de ses barons étaient, les uns hérétiques, les autres favo-
rablement disposés envers une croyance qui, en repoussant les
prétentions de l'Église, permettaient de la spolier ou du moins
de s'affranchir de ses exigences. Les mêmes motifs agissaient
sans doute sur Raymond. Quand, en 1195, le concile 'de Mont-
SA POLITIQUE 10LÉRANTE *?>'*
pellier lança l'anatbème contre tous les princesqui négligeraient
d'appliquer les canons de Latran contre les hérétiques et les
mercenaires, il n'y fit pas la moindre attention. En vérité, il eût
fallu à Raymond une dose peu commune de fanatisme religieux
pour qu'il consentit à provoquer ses vassaux, à dévaster ses
propres domaines et à encourir les agressions de voisins qui le
guettaient, le tout pour rétablir l'unité religieuse et rendre ses
sujets plus obéissants à une Église connue seulement par sa
rapacité et sa corruption. La tolérance avait régné pendant près
d'une génération; le pays jouissait de la paix après une longue
suite de guerres et la prudence la plus élémentaire conseillait
au prince de marcher dans la voie que son père avait tracée.
Entouré d'une des cours les plus gaies et les plus cultivées de
l'Europe, aimant les femmes, protégeant les poêles, un peu
irrésolu dans ses desseins, adoré d'ailleurs de ses sujets, rien
ne pouvait lui sembler plus absurde que l'impitoyable persécu-
tion que Rome représentait comme le premier de ses devoirs (1).
La condition de l'Église sur les domaines de Raymond était
bien propre à exciter l'indignation d'un pape comme Innocent III.
Un chroniqueur nous assure que, sur plusieurs milliers d'habi-
tants, on ne trouvait qu'un petit nombre de catholiques; et bien
qu'il y ait là sans doute de l'exagération, on a pu voir, dans le
chapitre précédent, avec quelle rapidité s'était développée l'hé-
résie. L'état de l'évêché de Toulouse suffit à montrer quel dis-
crédit pesait alors sur l'Église et combien ses intérêts temporels
avaient souffert de la ruine de son prestige spirituel. L'évêque
Fulcrand, qui mourut en 1200, vivait, faute de pouvoir faire
autrement, dans un état de pauvreté tout apostolique. Ses dimes
avaient été confisquées par les seigneurs et les monastères; les
prêtres de paroisse avaient mis la main sur ses prémices; les
» quelques revenus qui lui restaient provenaient d'un petit nombre
de fermes et du four banal sur lequel il percevait des droits
féodaux. Dans sa misère, il commença un procès contre son
(1) Villani Chron. lib. v, c. 90. — Diez, Leben una Werke dor Trnubadows,
424. — GaiU. Pod. Laur. cap. 47. — Vaissete, éd. Privât, vm, 558. — Petn bar-
îicnsis Hist. Albig. ci.— Vaissete, éd. 1730, m, 101.
134
152 MISÈRE DES ÉVÊQUES
propre chapitre, afin d'obtenir le revenu d'une seule prébende
qui lui permit de vivre. Quand il visitait ses paroisses, il était
obligé de demander une escorte aux seigneurs des pays qu'il
traversait. Après la mort de Fulcrand, sa place, quelque peu
enviable qu'elle parût, fut l'objet d'une contestation scandaleuse
qui se termina à l'avantage de Raymond de Rabastens, archi-
diacre d'Agen. Cet évêque, plus pauvre encore que son prédéces-
seur, recourut, pour augmenter ses revenus, aux procédés de
simonie; mais une fois qu'il eût vendu ou mis en gage tout ce
qui restait au siège épiscopal de Toulouse, pour payer les frais
d'un procès avec l'un de ses vassaux, Raymond de Beaupuy, on
le déposa de sa dignité avec une rente de trente livres toulou-
sains, juste assez pour le soustraire à la mendicité, et on le
pourvut, pour toute compagnie, d'une méchante servante. Son
successeur, Foulques de Marseille, troubadour distingué qui
avait renoncé au monde et était devenu abbé de Florèges,
racontait que, lorsqu'il prit possession de l'évêché, il était
obligé de donner à boire à ses mules, parce qu'il n'avait per-
sonne pour les conduire à l'abreuvoir voisin de la Garonne. Ce
Foulques, alors si misérable, était un homme d'un tempérament
ardent et vindicatif, qui devait un jour porter à travers son
diocèse le fer et le feu (1).
135 Le mal augmentait continuellement et l'on pouvait prévoir
le moment où l'Église romaine aurait perdu complètement les
provinces méditerranéennes de la France. Il faut dire cepen-
(1) Guiîl. Nangiac. ann. 1207. — Vaissete, m, 128, 132.— Guill. Pod. Laur.
c. G, 7. — Reg. vm, 115-116. — Sur la condition des autres sièges — Carcas-
sonne, Vence, Agde, Auch, Narbonne, Bordeaux — voir Regest. i, 194; m, 24; vi,
216; Vu, 84; vm, 76; xvi, 5. . , .
Pour la biographie de Foulques, ou Folquet, de Marseille, qui, après avoir ete le
favori de Raymond V, devint l'ennemi le plus acharne de Raymond M, voir Paul
Meyer ap. Vaissete, éd. Privât, vu, 444. Dante le place dans l'enfer de Venus, en
compagnie de Cunizza, la sœur débauchée d'Ezzelin da Komano (Paraihso, ix). On
raconte de lui que, prêchant un jour contre les hérétiques, il les compara à des
loups et les fidèles à des moutons. Un hérétique à qui Simon de Montfort avait
fait crever les yeux, couper le nez et les lèvres, se leva et dit : « Avez-vous jamais
vu un loup traiter de la sorte une brebis? » A quoi Foulques répondit que Mont-
fort était un bon chien qui avait bien mordu le loup. On raconte de lui un aulre
trait moins déplaisant : rencontant une pauvre mendiante hérétique, il lui fit 1 au-
mône, disant que son aumône allait à la pauvreté et non à l'hérésie. — Chabaneuu,
ap. Vaissete, éd. Privât, x, &[%
PREMIÈRES MESURES D'iNNOCENT 153
dant, à l'éloge des hérétiques, que l'esprit de persécution leur
était tout à fait étranger. Assurément, la rapacité des seigneurs
dépouillait rapidement les ecclésiastiques de leurs biens et de
leurs revenus; ceux qui mettaient ainsi la main sur les propriétés
de l'Église n'éprouvaient guère de scrupule à spolier des moines
paresseux et des prêtres mondains dont le nombre, du reste,
allait sans cesse en diminuant; mais les Cathares, bien que se
considérant comme l'Église de l'avenir, ne paraissent jamais
avoir songé à étendre par la force leur domaine spirituel. Satis-
faits d'opérer des conversions et de prêcher au peuple, ils
vivaient en parfaite amitié avec leurs voisins orthodoxes. Aux
yeux de l'Église, cet état de choses était intolérable. Elle a tou-
jours considéré qu'un pouvoir civil, en tolérant les autres
croyances, persécute la sienne. Par la loi même de son exis-
tence, elle ne peut admettre de partage avec personne dans le
gouvernement des âmes. Cette fois, le cas était plus grave
encore, car la tolérance dont elle se plaignait risquait d'entraîner
sa ruine, de sorte qu'elle se voyait contrainte à prendre les
mesures les plus rigoureuses, non seulement en vertu des devoirs
qu'elle s'attribuait, mais d'un instinct naturel de conservation. 136
Innocent, consacré le 22 février 1198, écrivit dès le 1er avril à
l'archevêque d'Auch pour déplorer les progrès de l'hérésie et le
danger de son triomphe qu'il entrevoyait. Ordre fut donné à ce
prélat et à ses frères d'user, avec la plus grande rigueur, des
censures ecclésiastiques et d'invoquer, en cas de besoin, l'inter-
vention des princes et du peuple. Non seulement les hérétiques
doivent être punis, mais il faut sévir contre ceux qui entre-
tiennent où sont suspects d'entretenir des relations avec eux.
Évidemment, les prélats ne pouvaient répondre à ces exhorta-
tions que par l'aveu de leur impuissance. Innocent s'y attendait
et se hâta de prendre l'initiative. Le 21 avril, il envoya en
France deux commissaires, Rainier et Gui, munis de lettres
adressées aux prélats, aux princes, aux seigneurs et à tout le
peuple. Ceux-ci devaient, aux termes de ces lettres, prendre
immédiatement toutes les mesures utiles pour détourner de
l'Église les périls dont la menaçait l'accroissement des Ca-
45i LE LÉGAT RAINIER
thares et des Vaudois, qui corrompaient le peuple par des
œuvres simulées de charité et de justice. Les hérétiques qui ne
voudront pas revenir à la foi doivent être bannis et dépouillés
de leurs biens; si les autorités temporelles refusent de procéder
à ces exécutions ou montrent quelque négligence, elles doi-
vent êtres frappées d'interdit; en revanche, si elles se font
obéissantes, on les récompensera par l'octroi des indulgences
promises pour un pèlerinage à Rome ou à Saint-Jacques de
Compostelle. Tous ceux qui sont en relation avec les héré-
tiques doivent être punis comme eux.— C'est seulement six mois
plus tard que Rainier fut autorisé par le pape à tarir la source
du mal en réformant les églises et en y rétablissant la disci-
pline; évidemment, c'est de la répression que le pape voulait
s'occuper d'abord.
Au mois de juillet 1199, les pouvoirs de Rainier furent encore
accrus et il reçut le titre de légat, grâce auquel il devait être
obéi et respecté à l'égal du pape lui-même. Guillaume, seigneur
137 de Montpellier, demanda, sur ces entrefaites, qu'on lui envoyât
un légat pour l'aider à supprimer l'hérésie. Bien que Guillaume
fût un bon catholique, cette manifestation de son zèle était due
à une tout autre cause : il voulait obtenir la légitimation des
enfants qu'il avait eus d'une seconde femme, sans que son divorce
avec la première eût été légal. Innocent refusa le marché et le
zèle de Guillaume se refroidit. Vers la même époque, le légat
montra des velléités de réforme en dénonçant deux coupables
très haut placés, les archevêques de Narbonne et d'Auch, dont
l'immoralité et la négligence avaient réduit l'Église de leurs
provinces à une condition déplorable; mais comme la procé-
dure dura dix ou douze ans avant que les coupables pussent
être éloignés de leurs sièges, il ne pouvait être question de rien
qui ressemblât à une réforme générale (1).
On peut même dire que, pendant quelques temps du moins,
les efforts intermittents pour purifier l'Église ne firent qu'ag-
(1) Re-est. i, 92, 93. 94, 165, 395; n, 122, 123, 298; ni. 24; v, 96 ; vu, 17, 75
▼m, 75, 106; ix, 66, x, 68; xm, 88; xiv, 32; xvi, 5. — \ aissete, m, 11..
PIERRE DE CASTELNAU 155
graver la situation; car les prélats, furieux de voir tant d'auto-
ité aux mains des représentants directs de Rome, refusaient
e s'associer énergiquement à la campagne contre l'hérésie. On
ut craindre un instant de les voir faire cause commune avec
es hérétiques contre le Saint Siège, afin de se protéger eux-
mêmes et leur clergé contre ses envahissements.
Rainier tomba malade pendant l'été de 1202. Il fut remplacé
par Pierre de Castelnau et Raoul, moines cisterciens de Font-
froide, qui, au prix de peines infinies et en menaçant la ville
de la vengeance royale, réussirent à arracher aux magistrats
de Toulouse le serment d'abjurer l'hérésie et d'expulser les
hérétiques; en retour, ils juraient que les immunités et les
libertés de la ville ne subiraient aucune atteinte. A peine
étaient-ils partis que les Toulousains oublièrent leurs promesses.
Encouragés par ce qu'ils croyaient être un succès, les moines
essayèrent d'obtenir le même engagement du comte Raymond.
Ils y réussirent, mais dans des conditions qui montrent bien la
difficulté de leur tâche. Quand ils demandèrent à l'archevêque
de Narbonne de les accompagner auprès du comte de Toulouse,
ce prélat ne se contenta pas de refuser : il leur dénia toute
assistance et c'est à grand peine qu'ils obtinrent de lui des
chevaux pour le voyage. L'évêque de Béziers, sollicité également,
refusa de les accompagner. Ils lui demandèrent de convoquer 138
les consuls de Béziers afin qu'ils abjurassent l'hérésie et jurassent
de défendre l'Église; l'évêque n'en fit rien, créa même des difficul-
tés particulières aux envoyés du pape, et bien qu'il eût finalement
promis d'excommunier les magistrats pour cause de contumace,
il se garda d'en rien faire. Et cependant, l'hérésie était telle-
ment florissante à Béziers que le vicomte dut autoriser des
chanoines à fortifier l'église de Saint-Pierre de peur que les
hérétiques ne s'en emparassent de force! L'évêque de Béziers
était probablement effrayé par la mésaventure arrivée à son
voisin, Bérenger, évêque de Carcassonne, qui, ayan menacé
son troupeau des rigueurs ecclésiastiques, fut chassé de la
ville et mis en quarantaine, une grosse amende ayant été
156 ARNAUD DE GITE AUX
édictée contre ceux qui entretiendraient des rapports avec
lui (1).
L'audace des hérétiques défiait les efforts d'Innocent. Esclar-
monde, sœur du puissant comte de Foix, fut hérétiquée, en
compagnie de cinq autres dames de haute naissance, dans une
assemblée publique de Cathares à laquelle assistaient beaucoup
de nobles et de chevaliers. On remarqua que le comte fut le
seul à ne point donner aux ministres le salut à la mode des
hérétiques dit vénération. Pierre le Catholique d'Aragon présida
un grand débat public à Carcassonne, où les légats et plusieurs
docteurs hérétiques argumentèrent sans résultat. La situation
paraissait si désespérée qu'il fallait, disait Innocent, un nouveau
déluge pour purifier le pays et le préparer à l'avènement d'une
race nouvelle (2).
139 Décidé à tenter un violent effort, le pape nomma légat en
chef 1' «abbé des abbés », Arnaud de Citeaux, supérieur du grand
ordre des Cisterciens, homme énergique, implacable, plein de
zèle pour la cause de l'orthodoxie et doué d'une rare persévé-
rance. A la fin de mai 1204, Innocent conféra des pouvoirs
extraordinaires à une commission composée d'Arnaud et des
moines de Fontfroide. Les prélats des provinces infectées
étaient l'objet de réprimandes sévères et recevaient l'ordre
d'obéir en toutes choses aux légats, sous peine de s'attirer la
colère du Saint-Siège. Partout où existaient des hérétiques, les
légats étaient autorisés « à détruire tout ce qui devait être
détruit, à planter tout ce qui devait être planté. » D'un seul
coup, l'indépendance des églises locales était confisquée : Rome
proclamait la dictature.
Reconnaissant, d'ailleurs, combien les censures ecclésias-
tiques étaient devenues impuissantes. Innocent ne songeait
plus qu'à employer la force. D'après les instructions données
(1) Pétri Sarnens. c. 1, 17. — Vaisscte, m, 129, 134-5; Preuves, 197. — Regest.
vi, 242-3.
(2) Pet. Sarnens. ç 3. — Vaissete, m, 133, 135. — Guillem de Tudela, iv. Je
cite ce poème, dont le début est de Guillaume de Tudèle, d'après l'édition de
Kauriel (1837). Une version métrique par Mary-Lalbn parut en 180*; depuis
M. Paul Mf\vei en a donné une édition critique avec un at>. aratus abondent,
TIÉDEUR DU ROI DE FRANGE 157
aux légats, tout hérétique impénitent devait être livré au bras
séculier, sa personne proscrite, ses biens confisqués; en outre,
on devait offrir à Philippe Auguste et à son fils Louis Cœur-de-
Lion, s'ils voulaient travailler à supprimer l'hérésie, rémission
entière de leurs péchés, comme s'ils avaient entrepris une croi-
sade en Terre Sainte. Les mêmes promesses étaient faites à
tous les seigneurs, même les classes turbulentes de la popula-
tion étaient incitées par la double perspective d'un pillage
abondant et d'une complète absolution. En effet, par une clause
spéciale, les légats étaient autorisés à remettre toutes les peines
spirituelles qu'entraînaient les violences contre les personnes,
à ceux qui commettraient de pareils actes en persécutant les
hérétiques. Innocent écrivit en même temps à Philippe Auguste,
l'exhortant à tirer l'épée pour tuer les loups qui ravageaient le
troupeau du Seigneur. S'il ne pouvait pas aller lui-même, eh
bien ! qu'il envoyât son fils ou quelque chef expérimenté ; mais
qu'il consentît à exercer le pouvoir qu'il avait reçu à cet effet du
ciel. Le pape lui reconnaissait le droit de saisir et d'ajouter à
ses domaines les possessions de tous les nobles qui refuseraient 140
de lui prêter leur concours dans la lutte engagée contre l'hé-
résie (1).
Innocent avait joué sa dernière carte — et il l'avait perdue.
Moins que jamais, les prélats, dépouillés de toute autorité,
n'étaient disposés à seconder les légats. Philippe Auguste
restait insensible aux avantages spirituels et temporels dont on
essayait de le leurrer. Il avait déjà eu le bénéfice d'une indul-
gence pour une croisade en Terre Sainte et n'avait probable-
ment pas trouvé que le résultat fût à la hauteur de ses sacri-
fices; en revanche, ses récentes acquisitions en Normandie, en
Anjou, en Poitou et en Aquitaine, faites aux dépens du roi
Jean d'Angleterre, exigeaient toute son attention et pouvaient
être mises en danger s'il se créait de nouvelles inimitiés en
tentant de nouvelles conquêtes. Il s'abstint donc de répondre à
l'appel du pape.
(1) Regest. vu, 76, 77, 79, )£.
158 P1EKRE d' ARAGON
Pierre de Caslelnau avait perdu courage et suppliait qu'on
lui permit de rentrer dans son abbaye; le pape refusa, assu-
rant Pierre que Dieu le récompenserait suivant ses efforts et
non suivant ses succès. Un second appel adressé à Philippe
Auguste, en février 1205, resta également sans effet. Au mois
de juin suivant, Innocent se tourna vers Pierre d'Aragon, lui
concédant tous les territoires qu'il pourrait acquérir sur les
hérétiques; un an après, il lui promit également les biens de
ceux-ci. Le seul résultat de ces négociations, fui que Pierre
s'empara du château d'Escure, qui appartenait à la papauté,
mais avait été occupé par les Cathares. 11 est vrai que la face
des choses parut se modifier à Toulouse, où l'on exhuma les
ossements de quelques hommes convaincus d'hérésie; mais
cette petite victoire fut promptement annulée par la munici-
palité. Celle-ci adopta une loi prohibant d'intenter des procès à
des morts qui n'avaient pas été accusés de leur vivant, à moins
qu'ils n'eussent été hérétiques sur leur lit de mort (1).
141 Un jour, dans une dispute où les docteurs cathares eurent,
comme d'ordinaire, le dessous, l'évêque Foulques de Toulouse
demanda à Pons de Rodelle, chevalier connu pour sa sagesse
et son orthodoxie, pourquoi il ne chassait pas de ses domaines
ceux qui étaient manifestement dans l'erreur. « Comment le
ferions- nous ? répondit le chevalier ; nous avons été élevés avec
eux, nous avons des parents parmi eux et nous les voyons
vivre honnêtement. » Le zèle dogmatique était impuissant à
transformer d'aussi bons sentiments en haine féroce et nous
croyons volontiers le moine de Yaux-Cernay lorsqu'il nous dit
. que les seigneurs du pays protégeaient presque tous les héré-
tiques, les aimaient sincèrement et les défendaient contre
Dieu et contre l'Église (2).
Tout paraissait perdu lorsqu'un événement imprévu vint
réveiller le zèle et les espérances des orthodoxes. En 1206, vers
le milieu de l'été, les trois légats se rencontrèrent à Montpel-
(1) Regest. vu, 210, 212; vui, 94, 97; ix, 103. — J. Havet, LHérés'e et le bras
séci-lUr, in Bibl. le V Ecole des Chartes, 1880, p. 582.
( ) Guill. do Pod. Laurent, c. 8. — Pet. Sarnens. c. 1.
DIEGO ET DOMINIQUE » 459
*ier et décidèrent d'abandonner leur tâche. Le hasard voulut
qu'un prélat espagnol, Diego de Azevedo, évêque d'Osma,
arrivât alors à Montpellier en revenant de Rome. Il y avait vai-
nement supplié Innocent de lui permettre de renoncer à son
évêché pour consacrer le reste de sa vie à la prédication parmi
les infidèles. Apprenant la décision des légats, il fit effort pour
les en faire revenir; il leur donna l'idée de renvoyer leurs
magnifiques escortes et la pompe mondaine dont ils s'entou-
raient, pour aller vers le peuple pieds nus et pauvres comme les
apôtres. Les légats finirent par accepter, mais demandèrent
qu'une personne autorisée leur donnât l'exemple. Diego s'offrit,
il renvoya ses serviteurs, ne gardant auprès de lui que son
sous-prieur Domingo de Guzman, qui avait déjà, sur le chemin
d'Osma à Rome, converti un hérétique à Toulouse. Arnaud
revint à Citeaux pour tenir un chapitre général de l'Ordre et
recruter des missionnaires, tandis que les deux autres légats,
avec Diego et Dominique, commençaient leur nouvelle cam-
pagne à Caraman. Là, pendant huit jours, ils disputèrent avec
les hérésiarques Beaudouin et Thierry (nous avons vu que ce
dernier avait été chassé quelques années auparavant du Niver-
nais.) On nous assure qu'ils réussirent à convertir tout le bas 142
peuple, mais que le seigneur du château ne voulut point accor-
der l'expulsion des deux docteurs cathares (1).
L'automne et l'hiver furent occupés par des colloques du
même genre. Au début du printemps de 1?07, Arnaud avait
tenu son chapitre et recruté pour son œuvre de nombreux
volontaires, entr'autres une douzaine d'abbés. Ils descendirent
en bateau la Saône jusqu'au Rhône et se rendirent, sans che-
vaux et sans escorte, sur le théâtre de leur activité. Là, ils se
séparèrent en groupes de deux ou trois et se mirent à prêcher
pieds nus dans les villes et les villages. Pendant trois mois, ils
errèrent ainsi, comme de véritables évangélistes, trouvant sur
leur chemin des milliers d'hérétiques et peu de fidèles. Les con-
versions furent rares et eurent surtout pour résultat d'exciter
(i) Pet. Sarnens. c. 3.
JGO EXCOMMUNICATION DE RAYMOND
les missionnaires hérétiques à renouveler leurs efforts. La dou-
ceur et la tolérance des Cathares sont attestées d'une manière
formelle par le fait qu'aucun des moines envoyés par le pape
ne courut de véritable danger. C'étaient cependant des hommes
qui venaient d'invoquer l'appui des plus puissants souverains
de la chrétienté en leur demandant d'exterminer les Cathares
par le fer et par le feu. De temps en temps, les moines eurent
à se plaindre d'une insulte, mais jamais ils ne furent menacés
de violence, excepté peut-être Pierre de Castelnau qui, à
Béziers, parait avoir excité une aversion particulière. Malgré
les pouvoirs extraordinaires dont ils étaient investis, les légats
furent obligés de s'adresser à Innocent afin de pouvoir con-
férer le droit de prêcher en public à ceux qu'ils en jugeraient
dignes. Cela montre avec quel soin jaloux l'Église d'alors
entendait restreindre le privilège de la prédication. Mais la
réponse favorable faite par le pape au légat fut un des événe-
ments les plus importants du siècle, car elle donna l'impulsion
au mouvement d'où le grand ordre de Saint Dominique devait
sortir (1).
Pierre de Castelnau quitta ses collègues et alla visiter la
Provence pour y rétablir la paix parmi les nobles, dans l'espoir
de les unir en vue de l'expulsion des hérétiques. Raymond de
Toulouse ayant refusé de déposer les armes, le moine intrépide
l'excommunia et mit l'interdit sur ses domaines. Il finit par lui
reprocher en face et dans les termes les plus amers les par-
jures et autres méfaits dont il s'était rendu coupable. Raymond
subit ces reproches avec patience, tandis que Pierre s'adressait
à Innocent pour obtenir confirmation de sa sentence. A cette
143 époque, Raymond était devenu l'objet de toute la haine des
papistes, qui lui reprochaient de ne point persécuter ses sujets
hérétiques malgré les serments répétés par lesquels il s'y était
engagé. Bien qu'il restât orthodoxe en apparence, on l'accusait
d'être secrètement gagné à l'hérésie ; on disait qu'il se faisait
(1) Pet. Sarnens. c. 3, 5. — Rob. Autissiodor. ann. 1207. — Guill. Nangiac. ann.
1207. — Guill. de Pod. Laurent, c. 8. — Concil. Narbonn. ann. 1208. — Regest.
ix, 185.
MENACES D'INNOCENT A RAYMOND 161
toujours accompagner par certains Parfaits, vêtus comme des
hommes ordinaires, et qu'il y avait dans ses bagages un Nou-
veau Testament, afin qu'il put être hérétique en cas de mort
soudaine. Raymond, ajoutait-on, avait déclaré qu'il aimerait
mieux subir le sort d'un pauvre estropié hérétique qui vivait
dans la misère à Castres, que d'être roi ou empereur ortho-
doxe; qu'il savait bien qu'on finirait par le déposséder à cause
des Bonshommes, mais qu'il était prêt à souffrir pour eux
jusqu'à la peine capitale. Tous ces bruits et bien d'autres
encore, accompagnés de récits exagérés sur les débauches du
comte, étaient répandus par le zèle des moines afin de le rendre
odieux; mais il n'est nullement prouvé que son indifférence
religieuse se soit jamais laissée entraîner vers l'hérésie, ni que
la mission des légats ait jamais été entravée par sa volonté.
Ces derniers étaient libres de ramener les hérétiques par la
persuasion ; ce qu'ils ne pardonnaient pas à Raymond, c'était
son refus de mettre, pour leur complaire, le pays qu'il gou-
vernait à feu et à sang (1).
Innocent se hâta de confirmer la sentence du légat par une
lettre adressée à Raymond le 29 mai 1207. Cette lettre était
l'expression passionnée des haines qui s'étaient accumulées
contre le comte au cours de longues années dépensées en inu-
tiles efforts. Le pape le menaçait de la vengeance de Dieu dans
ce monde et dans l'autre. L'excommunication et l'interdit ne
pourraient être levés avant que complète satisfaction eût été
obtenue; ei les choses tardaient à s'arranger, Raymond serait
privé de certains territoires qu'il tenait de l'Eglise et, si cela
ne suffisait pas, les princes chrétiens seraient appelés par le
pape à se partager ses domaines, afin qu'ils pussent être déli-
vrés pour toujours de l'hérésie. Les considérations que le pape
faisait valoir pour justifier des mesures aussi graves n'étaient
que la répétition d'anciens griefs; la condition dont il se plai-
gnait était si bien, depuis deux générations, l'état normal du
Languedoc, qu'on pouvait presque considérer cette tolérance
(1) Pet. Sarnens. c. 3, 4.
144
162 NOLVEL APiE. A LA FIWNGE
comme faisant partie du droit public du pays. Innocent repro-
chait encore à Raymond d'avoir continué à guerroyer alors que
les légats lui ordonnaient de conclure la paix ; d'avoir refusé
de suspendre les opérations aux jours de fête; de n'avoir pas
tenu le serment prêté par lui de débarrasser son pays des
hérétiques ; d'avoir insulté la religion chrétienne en confiant
des fonctions publiques à des Juifs; d'avoir dépouillé l'Église et
maltraité certains évêques; d'avoir continué à employer des
bandes de mercenaires et d'avoir augmenté les péages. On peut
supposer que ce long réquisitoire comprend toutes les accusa-
tions qu'il était, dans une mesure quelconque, possible de
formuler et de prouver (4).
Le pape attendit quelque temps les effets de ses menaces et
des efforts de ses missionnaires. Ces effets furent nuls. A la
vérité, Raymond fit la paix avec les nobles de Provence et l'ex-
communication lancée contre lui fut levée; mais il continua à
paraître très indifférent aux questions religieuses, tandis que
les abbés cisterciens, découragés par l'obstination des héréti-
ques, quittaient successivement la partie et se retiraient dans
leurs monastères. Le légat Raoul mourut ; Arnaud de Giteaux
fut appelé ailleurs par des affaires importantes ; Tévêque
Azevedo mourut également au moment où il se disposait a
retourner en Espagne. Mais Azevedo avait laissé en France
l'ardent Dominique, qui s'occupait à réunir autour de lui quel-
ques hommes zélés, noyau de l'Ordre futur des Prêcheurs, et
Pierre de Castelnau resta pour représenter Rome jusqu'à ce
que Raoul eût été remplacé par l'évêque de Conserans.
Tous les remèdes ayant été essayés en vain, excepté l'appel
à la violence, Innocent recourut à ce dernier moyen avec toute
l'énergie du désespoir. Pour gagner Philippe Auguste, il se
montra indulgent au sujet des complications d'ordre conjugal
provoquées par Ingeburge de Danemark et Agnès de Méranie.
En outre, il s'adressa aux fidèles de toute la France et envoya
des missives particulières aux seigneurs les plus puissants. Ces
(i) Regest. x, 69.
MEURTRE DE PIERRE DE CASTELNAU 163
lettres, expédiées le 17 novembre 1207, représentaient sur un
ton pathétique les progrès de l'hérésie, l'insuccès de tous les 142
efforts tentés pour ramener les hérétiques à la raison, pour les
effrayer par des menaces ou pour les gagner par de douces
paroles. Il ne restait plus que l'appel aux armes; tous ceux qui
y répondraient étaient assurés des mêmes indulgences que s'ils
entreprenaient une croisade en Palestine. L'Église prenait sous
sa protection les domaines de ceux qui combattraient pour elle
et leur abandonnait d'avance les terres des hérétiques. Tous les
créanciers des nouveaux croisés étaient tenus de différer leurs
réclamations, sans pouvoir exiger d'intérêts supplémentaires,
et les clercs qui prendraient les armes étaient autorisés à enga-
ger leurs revenus pour deux ans à l'avance (1).
Cet appel passionné n'eut pas de meilleur résultat que les
précédents. Innocent venait d'exciter pendant des années l'ar-
deur guerrière de l'Europe en faveur du royaume latin de
Constantinople, et cette ardeur paraissait épuisée pour quelque
temps. Philippe-Auguste répondit froidement que ses relations
avec l'Angleterre ne lui permettaient pas de laisser diviser ses
forces, mais que, si on pouvait lui assurer une trêve de deux
ans, il ne s'opposerait pas à ce que ses barons entreprissent
une croisade et qu'il était prêt à y subvenir pendant un an par
un don quotidien de cinquante livres.
Les choses en étaient là lorsqu'un événement inattendu vint
soudain en modifier l'aspect. Le meurtre du légat Pierre de
Castelnau fit courir un frisson d'horreur à travers la chrétienté,
comme, trente-huit ans auparavant, l'assassinat de Becket. Les
récits de ce tragique épisode sont si contradictoires qu'il est
impossible aujourd'hui d'en rétablir les détails. Nous savons
que Pierre avait vivement froissé Raymond par l'amertume de
son langage ; que le comte, effrayé du danger dont le menaçait
le nouvel appel à une croisade, avait invité les légats à une
entrevue a Saint-Gilles, promettant d'avance de se comporter
en fils soumis de l'Église ; que des difficultés s'élevèrent au
(1; Pet. Sarnens. c. 3, 6, 7. — Regest. x, 149, 176; xi, 11.
Ib4 COMPLICITE POSSIBLE DE RAYMOND
cours de la conférence, les exigences des légats dépassant ce
que Raymond était prêt à leur concéder. Suivant la version
provençale de la catastrophe, Pierre s'engagea dans une dispute
religieuse très aigre avec un des gentilshommes de la cour, qui
tira son poignard et le tua ; le comte fut extrêmement affligé
de ce déplorable événement et en aurait promptement fait
146 jus^ce si Ie meurtrier n'avait pas trouvé moyen de s'échapper
et de se cacher chez des amis à Beaucaire. Une tout autre ver-
sion fut portée en hâte à Rome par les évêques de Conseranset
de Toulouse, désireux d'enflammer la colère d'Innocent contre
Raymond. A les en croire, après de longues et infructueuses
délibérations, les légats auraient annoncé leur intention de se
retirer; alors le comte les aurait menacés de mort, ajoutant
qu'il les poursuivrait sur terre et sur eau. L'abbé de Saint-
Gilles et les citoyens, impuissants à apaiser la colère du
comte, fournirent une escorte aux légats qui purent atteindre
le Rhône et passèrent la nuit sur les bords du fleuve. Le lende-
main matin, 16 janvier 4208, comme ils se disposaient à le
traverser, deux étrangers s'approchèrent des légats et l'un,
d'eux passa sa lance à travers le corps de Pierre qui, se tour-
nant vers son assassin, s'écria : « Puisse Dieu te pardonner
comme je te pardonne ! » Raymond, loin de punir le criminel,
l'avait protégé et récompensé, au point de l'admettre à sa table.
On ajoutait que Pierre, mort en martyr, se serait certainement
révélé en opérant des miracles, si l'incrédulité du peuple ne
l'en avait empêché. Ceci n'est guère fait pour confirmer la tra-
dition papale. Il est bien possible qu'un prince fier et puissant,
exaspéré par des reproches et des menaces sans fin, ait laissé
échapper quelque expression de colère, qu'un serviteur trop
zélé se sera hâté de traduire en acte, et il est certain que Ray-
mond n'est jamais parvenu à se laver entièrement du soupçon
de complicité; mais, d'autre part, il ne manque pas d'indices
attestant qu'Innocent lui-même n'a pas toujours cru à la culpa-
bilité du comte (1).
(1) Vaissete, éd. Privât, vin, 557. — ffist. du comté de Toulouse (Vaissete, m,
ARNAUD PRÊCHE LA CROISADE 165
Ce crime donnait à l'Eglise un réel avantage, dont Innocent
se hâta de tirer le plus grand parti. Le 10 mars, il adressa des
lettres à tous les prélats des provinces infectées, ordonnant que
dans toutes les Églises, aux dimanches et jours de fête, les
meurtriers et leurs protecteurs, y compris Raymond, fussent
excommuniés « avec cloche, livre et cierge» et que tout endroit
souillé de leur présence fût déclaré interdit. Tous les vassaux
de Raymond étaient déliés de leurs serments et ses domaines 1 7
étaient abandonnés à tout catholique qui voudrait s'y établir.
S'il sollicitait son pardon, le premier témoignage de son repentir
devrait être l'extermination des hérétiques. Les mêmes lettres
furent adressées à Philippe-Auguste et à ses principaux barons ;
le pape les suppliait éloquemment de prendre la. croix pour le
salut de l'Église ; des commissaires étaient envoyés pour négo-
cier et imposer une trêve de deux ans entre la France et l'Angle-
terre; enfin, aucun effort n'était négligé pour transformer en
zèle sanguinaire l'horreur qu'avait justement éveillée le meurtre
sacrilège du légat.
Arnaud de Citeaux se hâta de convoquer un chapitre général
de son Ordre, où l'on décida à l'unanimité de prêcher la croisade ;
bientôt, des multitudes de moines travaillèrent à enflammer
les passions du peuple, offrant le salut éternel aux croisés
futurs dans toutes les églises et sur toutes les places publiques
de l'Europe (1).
Ainsi éclata l'incendie qui avait couvé pendant si longtemps.
Pour apprécier la violence de ces ébullitions populaires au
Moyen-Age, nous devons nous rappeler combien les peuples de
ce temps-là étaient accessibles aux émotions contagieuses et
aux enthousiasmes dont notre siècle n'a plus gardé que le sou-
» venir. Pendant que l'on prêchait cette croisade, certaines villes
et bourgades d'Allemagne se remplirent de femmes qui, faute
de pouvoir satisfaire leur ardeur religieuse en prenant la croix,
Pr. 3, 4). — Guill. de Pod. Laur. c. 9. — Pet. Sarnens. c. 9. — Rob. Autissiod.
ai#i. 1209. — Guill. Nang. ann. 1208. — Regest. xi, 26; xii, 106.— Guill. de Tu-
dela, v.
(1) Regest. xi, 20, 28, 29, 30, 31, 32, 33. — Arch. Nat. J, 430, n° 2. — Hist. du
C. de Toul. (Vaissete, m, Pr. 4).
IQQ RECRUTEMENT DES CROISÉS
se déshabillaient et couraient toutes nues par les rues et par les
routes. Un symptôme plus éloquent encore de la maladie men-
tale de cette époque, fut la Croisade des Etants, qui désola
des milliers de demeures. Sur de vastes étendues de territoire,
on vit des foules d'enfants se mettre en marche, sans chefs m
suides, pour aller à la recherche de la Terre Sainte ; quand on
leur demandait ce qu'ils voulaient faire, ils répondaient simple-
ment qu'ils allaient à Jérusalem. En vain les parents enfer-
maient leurs enfants sous clef; ils s'échappaient et disparais-
saient. Le petit nombre de ceux qui revinrent ne purent donner
aucune explication du désir frénétique qui les avait emportes.
148 II ne faut pas non plus perdre de vue les raisons d un ordre
moins élevé qui entraînaient sous les bannières des Croises des
misérables qui' cherchaient le pillage et la débauche, ou qu,
désiraient s'assurer l'immunité que la qualité de Croise leur
conférait. Nous en trouvons un exemple dans le cas d un coquin
qui prit la croix pour ne pas payer une dette contractée a la
foire de Lille et qui était sur le point d'échapper ainsi quand il
fut arrêté et livré à son créancier. Pour cette atteinte portée à
l'immunité promise par le pape, l'archevêque de Reims excom-
munia la comtesge Mathilde de Flandre et mit tout le pays en
interdit afin d'imposer la libération du mauvais payeur Gui,
comte d'Auvergne, avait commis un crime impardonnable en
jetant en prison son frère, l'évêque de Clermont ; «communié
de ce chef, il obtint absolution complète dès qu il manifesta
l'intention de se joindre à l'Armée du Seigneur. On devine,
sans qu'il soit nécessaire d'insister, de quelles recrues une
pareille armée était appelée à se grossir (1).
D'autres motifs encore contribuaient à rendre la Croisade
populaire. Il y avait, entre le nord et le midi de la France un
antagonisme de race accru par la jalousie des gens du Nord et
le désir de compléter la conquête franque, si souvent commencée
et toujours interrompue. Les avantages spirituels étaient les
(1) Albert, Sîad**. Ckron. ann U12 - Çhron des W, von Konigshofen
(CAron. d. deutsch. SUdte, ix, 640). - Begest. », 234, xv, 199.
PARTICIPATION DES SEIGNEURS 1G7
mêmes que pour une expédition en Terre Sainte, infiniment
plus coûteuse et plus périlleuse ; jamais le Paradis n'avait été à
si bon marché. Toutes ces circonstances rendaient certaine la
réussite de l'expédition. Il est plus que douteux que Philippe
Auguste y ait contribué directement ; mais il laissa ses barons
tout à fait libres de servir, tout en profitant des circonstances
pour régler l'affaire de son divorce. L'état menaçant de ses
relations avec le roi Jean et l'empereur Othon fut le prétexte
qu'il invoqua pour ne point intervenir personnellement. Cepen-
dant il avertit le pape que les territoires de Raymond ne pour-
raient être confisqués par personne avant qu'il n'eût été con-
damné pour hérésie, ce qui n'avait pas encore eu lieu, et que,
lorsque la condamnation aurait été prononcée, ce serait au
suzerain, et non au Saint-Siège, qu'il appartiendrait de pro-
clamer la peine. Cela était tout à fait d'accord avec la loi exis- 149
tante, car on n'avait pas encore introduit dans la jurisprudence
européenne le principe que la suspicion d'hérésie annulait
tous les droits, principe que le cas de Raymond contribua
beaucoup à établir, car l'Église le dépouilla sans procès de tous
ses domaines et décida ensuite qu'il en était déchu; le roi ne
put qu'acquiescer. Mais ceux que l'Église appelait alors à prendre
la croix n'étaient pas gens à se laisser arrêter par des scrupules
légaux. Ce furent d'abord quelques uns des plus grands
seigneurs du temps, le duc de Bourgogne, les comtes de Nevers,
de Saint-Pol, d'Auxerre, de Montfort, de Genève, de Poitiers,
de Forez, avec de nombreux évêques. Plus tard arrivèrent de
forts contingents d'Allemagne, sous les ordres des ducs d'Au-
triche et de Saxe, des comtes de Bar, de Juliers et de Berg. Des
recrues vinrent de Brème comme de Lombardie ; on nous parle
même de seigneurs slavons qui quittèrent le foyer primitif du
Catharisme pour aller le combattre sur le théâtre de son der-
nier développement. Il y avait en abondance des espérances de
salut pour les croyants, de gloire chevaleresque pour les belli-
queux, de butin pour tout le monde; et l'armée de la Croix,
recrutée parmi la chevalerie et parmi l'écume de l'Europe, pro-
mettait de trancher définitivement la querelle, qui, depuis
168 CONCESSIONS DE RAYMOND
trois générations, défiait tous les efforts de l'orthodoxie (1).
Pendant que l'orage s'amassait, Raymond essayait de le
conjurer. Reconnaissant la gravité de la situation que le meurtre
du légat lui avait faite, il était prêt, pour conserver ses dignités,
à sacrifier son honneur et ses sujets. Il se hâta d'aller trouver
son oncle Philippe-Auguste, qui le reçut amicalement et lui con-
seilla de se soumettre, mais lui défendit d'invoquer l'interven-
tion de l'empereur Othon. Raymond, qui était vassal de l'em-
pereur pour ses terres au delà du Rhône, passa outre à la défense
du roi. C'était une grande faute, car il n'ohtint rien d'Othon et
indisposa Philippe. A son retour, apprenant qu'Arnaud allait
150 tenir un concile à Aubenas, il s'y rendit en toute hâte avec son
neveu, le jeune Raymond Roger, vicomte de Béziers, et s'efforça
de prouver son innocence et de conclure la paix. On refusa
froidement de l'écouter et on lui dit de s'adresser à Rome. Le
vicomte de Béziers conseillait la résistance; mais le courage de
Raymond n'était pas à la hauteur des circonstances. Oncle et
neveu se prirent de querelle; le jeune homme commença la
guerre contre Raymond, tandis que ce dernier envoyait des
ambassadeurs à Rome pour demander les conditions de la paix
et solliciter l'envoi de nouveaux légats, les anciens étant trop
mal disposés pour lui. Innocent exigea que, pour attester sa
bonne foi, il remît aux mains de l'Église ses sept forteresses les
plus importantes; après quoi on consentirait à l'écouter et, s'il
prouvait son innocence, à l'absoudre. Raymond accepta ces
conditions et fit le meilleur accueil à Milo et à Théodisius, les
nouveaux représentants de l'Église; ceux-ci, en retour, le trai-
tèrent avec tant d'amitié apparente que lorsque Milo vint à
mourir à Arles, le comte fut très affligé et crut qu'il avait perdu
un protecteur. Il ignorait que les légats avaient reçu des ins-
tructions secrètes d'Innocent, portant qu'ils devaient amuser
(1) Guill. Briton. Phxlippidos, vin, 490-529. — Regest. xi, 136, 157, 158, 159,
180, 181, 182, 231, 234. — Vaissete, m, Pr. 4, 90. — Vaissote, éd. Privât, vm,
559, 563. — Pet. Sarnens. c. 10, 14. — Guill. de Tudeh, vm, lvi, oliv. — Alberti
Stadens. Chrmi. arm. 1210. — Cœs. Heisterb. Dial. Sfirac. dist. v, c. 21. — Rei-
neri Monach. I eodiens. Chron. ann. 1210, 1213. — Cliron. Engelliussii (Leibnitz,
Script, rer. Brunsio. H, 1113).
DUPLICITÉ DU PAPE î< 9
Raymond par de belles promesses, le détacher des hérétiques
et ensuite, quand les croisés auraient eu raison des Cathares, le
traiter comme ils le jugeraient convenable (1).
Raymond fut complètement trompé par cette politique
déloyale et cruelle. Les sept châteaux furent remis à Théodisius,
ce qui rendait assez difficile toute résistance ultérieure; les
consuls d'Avignon, de Nimee et de Saint-Gilles jurèrent de
refuser obéissance au cas où le comte ne se soumettrait pas
sans réserve aux ordres futurs du pape; puis il se réconcilia
avec l'Église au prix de la cérémonie la plus humiliante. Le
nouveau légat, Milo, accompagné d'une vingtaine d'archevêques
et d'évêques, se rendit à Saint-Gilles, théâtre du crime présumé,
et là, le 48 juin 4209, ils se placèrent devant le portail de
l'Église. Nu jusqu'à la ceinture, Raymond comparut devant eux
en pénitent et jura sur les reliques de Saint-Gilles d'obéir à
l'Église en toutes choses. Alors le légat, prenant une étole, la
plaça autour de son cou comme une hart et le fit entrer dans
l'Église. Pendant tout le trajet, on le frappait de verges sur le 151
dos et les épaules. Arrivé à l'autel, il fut déclaré absous. La
foule, assemblée pour assister à la dégradation du comte, était
si grande qu'il fut impossible de revenir en arrière pour sortir
par la porte. On fit descendre Raymond dans la crypte où était
enseveli Pierre de Castelnau, dont l'âme, nous dit-on, eut la
satisfaction d'assister à l'humiliation de son ennemi, conduit
les épaules en sang le long de sa tombe...
Au point de vue de la théologie, les conditions mises à l'abso-
lution de Raymond n'étaient pas excessives, bien que l'Église
sût parfaitement qu'il ne pouvait pas les remplir. Il s'engageait
à extirper l'hérésie, à renvoyer tous les Juifs qui occupaient des
fonctions publiques et à licencier ses mercenaires; il devait
restituer aux églises lés biens dont elles avaient été dépouillées,
assurer la sécurité des routes, abolir les péages arbitraires et
observer strictement la Trêve de Dieu (2).
Tout ce que Raymond avait gagné au prix de tant de sacrifices
(1) Guill, de Pod. Laurent, c. 13 — Vaissefe, in, Pr. 4, 5 — Kegest. xi, 232.
(2) Pet. Sarnens. c. 11, 12. — Re.<pii xu, post Epist. 85, 107.
10
170 RAYMOND EST SACRIFIÉ
était le privilège de se joindre à la croisade et d'assister à la
conquête de son pays. Quatre jours après son absolution^, il
reçut solennellement la croix des mains du légat Milo et pro-
nonça le serment que voici : «Au nom de Dieu, moi, Raymond,
duc de Narbonne, comte de Toulouse et marquis de Provence,
je jure, la main sur les Évangiles, que lorsque les princes
croisés arriveront sur mes domaines, je leur obéirai en toutes
choses, non seulement en ce qui touche leur sécurité, mais sur
tous les points où ils croiront devoir donner des ordres pour
leur bien et pour celui de leur armée ». A la vérité, au mois de
juillet 1209, Innocent, fidèle à sa politique de duplicité, écrivit
à Raymond pour le féliciter de sa soumission et lui promettre
qu'il en dériverait des avantages spirituels et temporels; mais
le même courrier portait une lettre à Milo l'exhortant à conti-
nuer comme il avait commencé et le légat, entendant dire peu
de temps après que le comte était parti pour Rome, informa
son maître en le priant de ne pas gâter le jeu. « Quant au
comte de Toulouse, écrivait-il, cet ennemi de toute vérité et
de toute justice, s'il est allé vous trouver pour obtenir restitu-
tution des châteaux qu'il m'a livrés, comme il se vante de pou-
voir le faire, ne vous laissez pas émouvoir par ses propos,
habiles seulement à la médisance, mais faites que de jour en
jour, comme il le mérite, il sente plus lourdement la main de
l'Église. Après m'avoir donné au moins quinze têtes comme
gages de son serment, il a déjà commis un parjure. Par là il
^52 H manifestement perdu ses droits sur Melgueil, ainsi que sur les
sept forteresses que je détiens. Elles sont d'ailleurs si redou-
tables qu'avec l'assistance des barons et du peuple, qui sont
dévoués à l'Église, il nous sera facile, à nous qui les occupons,
de le chasser du pays qu'il a souillé par sa vilenie ». Le fourbe
qui écrivait cette lettre était, dans l'opinion de Raymond, son
ami dévoué et son protecteur.
L'effet de la haine de Milo se fit promptement sentir. L'abso-
lution, qui avait coûté si cher à Raymond, lui fut retirée; une
fois de plus, on l'excommunia, on jeta l'interdit sur ses do-
maines, sous prétexte que pendant les soixante jours où il avait
DÉBUTS DE LA. CROISADE 171
fait campagne avec les Croisés, il n'avait pas accompli la tâche
impossible d'expulser tous les hérétiques ! La ville de Toulouse
fut frappée d'un anathème spécial pour n'avoir pas livré aux
Croisés tous ceux de ses citoyens qui étaient hérétiques. Il est
vrai qu'un peu plus tard on accorda à Raymond un nouveau
délai, jusqu'à la Toussaint, pour s'acquitter de toutes ses obli-
gations; mais il était évidemment condamné d'avance et seule
sa ruine totale pouvait satisfaire les implacables légats (1).
Cependant les Croisés s'étaient assemblés en tel nombre que
jamais, nous dit avec joie l'abbé de Citeaux, une pareille
armée n'avait été réunie dans le monde chrétien; on parle,
peut être sans trop d'exagération, de 20,000 cavaliers et de plus
de 200,000 fantassins, comprenant les vilains et les paysans,
mais sans compter deux contingents auxiliaires qui arrivaient
de l'Ouest. Les légats avaient été autorisés à lever sur les ecclé-
siastiques du royaume toutes les sommes qu'ils jugeraient né-
cessaires et d'en assurer le paiement sous menace d'excommu-
nication. Les revenus des laïques étaient également soumis à
l'arbitraire des légats, avec cette réserve qu'ils ne devaient pas
être contraints à payer sans l'assentiment de leurs seigneurs.
Disposant ainsi de toutes les richesses de la France, auxquelles
venait s'ajouter l'inépuisable trésor des indulgences, ilspouvaient
facilement entretenir l'armée composite qui, lors de son entrée
en campagne, fut adjurée en ces termes par le vicaire de Dieu :
« En avant, vaillants soldats du Christ ! Courez à la rencontre
des précurseurs de l'Antéchrist et renversez les ministres du
Vieux Serpent! Peut-être avez-vous jusqu'à présent combattu
pour une gloire passagère; combattez maintenant pour la gloire
éternelle. Vous avez combattu pour le monde; combattez main-
tenant pour Dieu! Nous ne vous exhortons pas à rendre ce
grand service à Dieu dans l'espérance d'une récompense ter-
restre, mais pour gagner le royaume du Christ, que nous vous
promettons en toute confiance ! » (2).
(1) Regest. ubi sup. ; xn, 80, 90, 106, 107.
(2) Regest. xi, 23o, xn, 97, 98, 99. — Guill. de Tud. xnt. — Vaissete, m, Pr. 10.
Un exemple digne de remarque de la manière dont l'orthodoxie défigure l'his-
toire a été fourni par Léon Xlll qui , dans une publication officielle, a décrit les
172 GUERRE DE RELIGION ET DE RACE
153 Les Croisés, enflammés par ces paroles, se réunirent à Lyon
vers le 24 juin 1209; et Raymond se dirigea aussitôt vers cette
ville, pour compléter sa honte en servant de guide aux envahis-
seurs. Comme gage de sa bonne foi, il leur avait offert son
propre fils. Raymond fut reçu amicalement à Valence; puis,
sous le commandement suprême du légat Arnaud, il conduisit
les Croisés contre son neveu, le vicomte de Béziers. Celui-ci,
après avoir vainement offert sa soumission au légat, qui la
refusa, s'était hâté de mettre ses forteresses en état de défense
et de lever des troupes pour tenir tête à l'invasion (1).
Il faut observer que cette guerre, religieuse à l'origine, pre-
nait déjà le caractère d'une guerre nationale. La soumission de
Raymond et l'offre de soumission du vicomte de Béziers avaient
privé l'Église de tout prétexte plausible pour les hostilités ulté-
rieures ; mais les hommes du Nord étaient impatients de com-
pléter la conquête commencée sept siècles auparavant par
Clovis, et les hommes du Midi, catholiques aussi bien qu'héré-
tiques, étaient unanimement décidés à résister, malgré les
nombreux gages que les seigneurs et les villes avaient consenti
à donner dès le début. Il n'est pas question de dissensions reli-
gieuses parmi ceux qui défendaient leur pays et Ton ne parle
que rarement de secours apportés aux Croisés par les ortho-
doxes, alors que ceux-ci auraient pu saluer les envahis-
seurs comme des libérateurs qui venaient les affranchir de la
domination des Cathares. C'est que, d'une part, le Catharisme
n'avait jamais été tyrannique, et que, de l'autre, le midi de la
France offrait à cette époque l'exemple presque unique au
moyen âge d'un pays où régnait la tolérance et où l'instinct de
solidarité ethnique était plus développé que le fanatisme reli-
gieux. Ainsi s'explique le dégoût qu'inspiraient aux sujets de
Raymond la pusillanimité de leur comte ; ils l'exhortaient sans
cesse à la résistance et lui témoignèrent, ainsi qu'à son fils, une
Albigeois comme sWorçant de détruire l'Église par la force des armes; l'Fglise,
dit le pape, fut sauvée, non par les aimes, mais par l'intercession de la Vierge,
gagnée à sa cause par l'invention dominicaine du Rosaire. — Leonis PP. XIII. Epist.
Encyc. Supremi Apostolatus, 1 Sept. 1883 (Artn, ut, 282).
(1) Pet. Sarnens. c. 15. — Guill de Tud. xi, xiv. — Vaissete, ni, Pr. 7
MASSACRE DE BEZ1ERS 173
fidélité à toute épreuve qui dura jusqu'à l'extinction de la mai-
son de Toulouse.
Raymond Roger de Béziers avait fortifié sa capitale; puis, au
grand découragement du peuple, il se mit à l'abri dans la forteresse
plus sûre de Carcassonne.Réginald, évêque de Béziers, était avec
les Croisés, etquandils arrivèrent devant la ville, il se fit autoriser
par le légat à lui offrir toute immunité si elle voulait livrer ou 154
expulserleshérétiquesdontilpossédait la liste. Mais quand l'évê-
que entra dans la ville etfit cette proposition aux principaux habi-
tants, elle fut repoussée à l'unanimité. Catholiques et Cathares
étaient trop bons concitoyens pour se trahir les uns les autres. Ils
préféraient,répondirent-ils,se défendre jusqu'à la dernière extré-
mité, fussent-ils contraints de manger leurs enfants, Cette décla-
ration inattendue remplit le légat d'une telle fureur qu'il jura de
détruire la ville par le fer et le feu, de n'épargner ni l'âge ni
le sexe et de ne laisser pierre sur pierre. Tandis que les chefs
de l'armée délibéraient en vue d'une attaque prochaine, une
foule d'individus qui suivaient le camp — dépourvus d'armes, à
ce qu'assurent les légats, mais inspirés de Dieu — s'élancèrent
vers les murs et les emportèrent, à l'insu de leurs chefs et sans
avoir reçu d'ordres. L'armée suivit et le serment du légat fut
accompli par un massacre presque sans pareil dans l'histoire de
l'Europe. Depuis les enfants au berceau jusqu'aux vieillards,
pas un être vivant ne fut épargné. Sept mille hommes, dit-on,
furent massacrés dans l'église de Marie-Madeleine où ils s'étaient
réfugiés pour chercher asile. Les légats eux-mêmes estimèrent
à près de vingt mille le nombre des morts, alors que des chro-
niqueurs moins dignes de foi donnent un chiffre quatre ou
cinq fois supérieur. Un contemporain, fervent Cistercien, nous
apprend qu'on demanda au légat Arnaud si les catholiques de-
vaient être épargnés. Le représentant du pape craignit que des
héritiques pussent échapper en se disant orthodoxes et fît cette
réponse sauvage : « Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ! » (1)
Dans le carnage et le pillage qui marquèrent cette horrible
(1) [On sait que celte parole célèbre a élé contestée, comme tous les mots histo-
riques ; mais elle répondait certainement à l'état d'esprit des agresseurs. — Trad.]
10.
474 SUCCÈS DES CROISÉS
journée de ji lillet, la ville fut incendiée et le soleil se coucha sur
une masse de ruines fumantes et de cadavres noircis — holocauste
aune divinité de pardon et d'amour que les Cathares avaient
de bonnes raisons pour considérer comme le Principe du Mal.
Aux yeux des orthodoxes, toute cette affaire était une preuve
évidente de la protection que Dieu accordait à leurs armes.
D'ailleurs, il ne manquait pas d'autres miracles pour les con-
firmer dans cette opinion. Bien qu'ils eussent stupidement dé-
truit tous les moulins aux alentours, le pain fut toujours abon-
dant et à bon marché dans leur camp ; — trente pains se ven-
155 daient un denier. On observa encore, pendant toute la campa-
gne, et l'on nota comme un encouragement du ciel, que jamais
ni vautour, ni corbeau, ni aucun aucun autre oiseau ne vola
au-dessus de l'armée. (1)
Les petites troupes de Croisés, dans leur marche pour rejoin-
dre le corps principal, n'avaient pas été moins favorisées parles
circonstances. L'une d'elles, commandée parle vicomte de Tu-
renne et par Gui d'Auvergne, avait pris, après un court siège, le
château presque inexpugnable de Chasseneuil. La garnison
avait conclu une convention et pu sortir en liberté, mais les
habitants furent laissés à la merci des vainqueurs. On leur
donna le choix entre la conversion et le bûcher. Comme ils per-
sévéraient dans leurs erreurs, on les brûla tous, exemple qui
fut généralement suivi dans cette campagne. Une autre troupe,
commandée par l'évêque de Puy, avait rançonné Caussade et
Saint-Antonin; on lui reprochait de trop aimer l'argent et d'é-
pargner mal à propos la vie des hérétiques. Le pays était dans
un état de terreur tel que lorsqu'un fugitif arriva au château de
Villemur, annonçant que les Croisés approchaient et traiteraient
cette place comme les autres, les habitants l'abandonnèrent
pendant la nuit, après y avoir eux-mêmes mis le feu. D'innom-
brables forteresses se rendirent sans coup férir ou furent trou-
vées vides, bien qu'on y eût accumulé des provisions et des
(1) lldgest. xii, 108. — Pet. Sarncns. c. 10. — V<ii>'setc, m, 163; Pr. 10, 11. —
Guill. de Pod. Laurent, c. 13. — Guill. de Tud. xvi, xxm, xxv. — Roberti Autis-
siodor. Chron. ann. 120D. — Cœs lleisterb. Dial. Mt/ac. v, 21.
SIÈGE DE CABGASFOTS'NE 475
moyens de défense. Une contrée montagneuse, hérissée de châ-
teaux forts, qu'on aurait pu facilement défendre pendant des
années, fut occupée au bout de deux mois de campagne. La
ville populeuse de Narbonne adopta, pour se sauver, des lois
extrêmement sévères contre l'hérésie, leva une somme considé-
rable pour apaiser les Croisés et donna en gage un certain nom-
bre de châteaux. (1)
- Sans s'attarder sur les ruines de Béziers, les Croisés, toujours
sous la conduite de Raymond, se dirigèrent rapidement vers
Carcassonne, place considérée comme imprenable, où Raymond
Roger s'était décidé à les attendre. Neuf jours seulement après
le sac de Béziers, les Croisés arrivèrent devant Carcassonne et
en commencèrent le siège. Le faubourg extérieur, qui était à
peine défendable, fut emporté et brûlé après une résistance
désespérée. Le second faubourg, qui était bien fortifié, ne fut
évacué et brûlé par les assiégés qu'après une longue lutte, où,
de part et d'autre, toutes les ressources de l'art de la guerre
furent mises enjeu. Restait la ville elle-même, dont il semblait 156
bien difficile d'avoir raison. Suivant une légende, Charlemagne
l'avait vainement assiégée pendant sept ans et ne s'en était
emparé que par un miracle. On offrit de traiter avec le vicomte;
il pouvait s'éloigner avec onze personnes de son choix, à la con-
dition que la ville et ses habitants fussent abandonnés à. la dis-
crétion des Croisés. Le vicomte refusa cette offre avec une virile
indignation. Mais la situation devenait intenable ; la ville était
encombrée de réfugiés venus de la contrée voisine ; l'été avait
été sec et, comme la provision d'eau était épuisée, une épidé-
mie s'était déclarée qui faisait tous les jours de nombreuses
victimes. Très désireux d'obtenir une paix honorable, Raymond
Roger se laissa attirer dans le camp ennemi, où il fut traî-
treusement retenu captif; peu de jours après, il mourait —
de dyssenterie affirmait-on, bien que d'autres bruits aient
couru sur cette fin opportune. Privés de leur chef, les habitants
perdirent courage; pour éviter la destruction totale de la ville,
(i) Guill. de Tudela, xm, xiv. — Vaissete, m, 169, 170; Pr. 9, 10.
176 PRISE DE CARCASSONNE
ils firent l'abandon de tous leurs biens et furent autorisés à
partir sans autres bagages que leurs péchés — les hommes en
pantalon et les femmes en chemise. La ville fut occupée sans
résistance. Cette fois, il n'est question d'aucune enquête sur la
religion des vaincus et l'on ne songea pas à brûler un seul héré-
tique. (1)
Le siège de Carcassonne nous met en présence, pour la pre-
mière fois, de deux hommes dont nous aurons beaucoup à
nous occuper par la suite, Pierre II d'Aragon et Simon de
Montfort. Ils représentent d'une manière si typique les éléments
opposés dans ce grand conflit que nous croyons devoir nous
arrêter un instant pour considérer ces deux puissantes natures.
157 Pierre était le suzerain de Béziers, uni au jeune vicomte par
les liens d'une amitié étroite. Bien qu'il eût refusé de lui venir
en aide, il se hâta, dès qu'il apprit le sac de Béziers, de se
rendre à Carcassonne, afin d'offrir sa médiation en faveur de
son vassal. Ses efforts furent inutiles ; mais, dès lors, il ne
devait plus se désintéresser des événements.
Dans toute l'Europe, Pierre était considéré comme le modèle
des chevaliers du Midi. De stature héroïque, passé maître dans
tous les arts de la chevalerie, il était sans cesse au premier
rang dans les batailles; lors de l'effrayante journée de LasNavas
de Tolosa, qui brisa en Espagne la puissance des Maures, ce fut
lui qui, de tant de rois et de seigneurs, fut unanimement jugé
le plus vaillant. Aussi galant que brave, il passait pour très
licencieux même à cette époque de morale facile. Il était
libéral jusqu'à la prodigalité, épris des pompes et des spec-
tacles, plein de courtoisie envers tous et magnanime envers ses
ennemis. Comme son père Alphonse II, il était troubadour et
ses chansons étaient d'autant plus applaudies qu'il patronnait
(1) Regest. xn, 108; xv, 212. - Pet. Sarnens. c. 17. - Vaisse!e, m. .^.11-18.
— Guill. de Tudela, xxiv, xxxm, xl. - Guill. Nan-.ac. ann. 1209. -Ouill. de Pod.
Laurent c. 14. — A. Molinier, ap. Vaissete, éd. Privât, vi, 2^6.
Dom Vai^ete (m, 172) rapporte, d'après Césaire de Heisterbach, que 4o0 habitants
de Carcassonne refusèrent d abjurer, que 400 furent brûles et les autres pendus^ Le
silence de contemporains mieux informés rend cette information douteuse d autant
plus que Césaire allègue que cet incident s'est passé dans une ville qu il nomme
Pulc.brava.lli * (Diai AJi>-ac. dist. v, c. 21).
PIERRE II D'ARA GON 177
généreusement les autres poètes, ses rivaux. En outre, son zèle
religieux était si ardent qu'il se glorifiait du surnom de El
catolico. Il manifesta ce zèle non seulement par le féroce édit
contre les Vaudois, dont il a été question dans un chapitre pré-
cédent, mais par un acte extraordinaire de dévotion envers le
Saint-Siège. En 1089, son ancêtre, Sanche Ier, avait placé le
royaume d'Aragon sous la protection spéciale des papes, de qui
ses successeurs devaient le recevoir à leur avènement et à qui
ils devaient paver un tribut annuel de 500 mancus. En 1204,
Pierre II résolut d'accomplir en personne cet acte de féauté.
Accompagné d'une escorte magnifique, il fit voile pour Rome,
où il prêta le serment d'allégeance à Innocent, s'engageant, par
surcroit, à persécuter l'hérésie. Il reçut une couronne de pain
sans levain et le Pape lui remit lui-même le sceptre, le manteau
et les autres insignes de la royauté. Il se hâta de déposer le
tout, avec les marques du respect le plus profond, sur l'autel
de Saint Pierre, auquel il offrit son royaume, prenant en
échange une épée des mains d'Innocent, soumettant ses
domaines à un tribut annuel et renonçant à tous droits de
patronage sur les églises et les bénéfices. Il fut heureux de
recevoir, en échange de tout ce qu'il sacrifiait, le titre de Pre-
mier Alferez ou porte-étendard de l'Église, et le privilège, pour
ses successeurs, d'être couronnés par l'archevêque de Tarra-
gone dans sa cathédrale. Cependant les nobles d'Aragon consi-
déraient que ces honneurs compensaient insuffisamment les
lourdes taxes rendues nécessaires par l'extravagance de leur
chef; ils ne regrettaient pas moins la renonciation à tout
patronage et à la collation des bénéfices. Le résultat de leur
mauvaise humeur fut la coalition connue sous le nom de la
Union, qui, pendant des générations, fut un danger et une
menace pour ses successeurs. La carrière de Pierre ressemble
moins à celle d'un monarque qu'à celle du héros d'un roman
de chevalerie. Avec de telles dispositions, il était difficile qu'il
ne participât point aux guerres albigeoises, où, du reste, il
avait un intérêt direct, par suite de ses droits sur la Provence,
158
159
178 SIMON DE MONTFORT
Montpellier, le Béarn, le Roussillon, la Gascogne, Comminges
et Béziers (1).
Tout autre était le caractère sérieux et solide de Montfort,
qui s'était distingué, suivant son usage, au siège de Carcas-
sonrie. Il avait été le premier dans l'assaut contre le faubourg
extérieur ; et quand l'attaque sur le second faubourg eût été
repoussée, comme un Croisé était resté dans le fossé avec une
cuisse brisée, Montfort, suivi d'un seul écuyer, revint sur ses
pas sous une grêle de projectiles et parvint à ramener son com-
pagnon. Fils cadet du comte d'Évreux, descendant du Normand
Rollon, il était comte de Leicester par sa mère et avait acquis
une renommée précoce par son courage à la guerre et sa
sagesse dans les conseils. Pieux jusqu'à la bigoterie, il ne lais-
sait pas passer un jour sans entendre la messe et la sincère
affection que lui portait sa femme, Alice de Montmorency,
semble prouver que sa réputation de cbasteté — vertu si rare
à cette époque — n'était pas imméritée. En 4201, il avait pris
part à la croisade de Baudouin de Flandre. Lorsque, pendant
leur long séjour à Venise, les Croisés vendirent leurs services
aux Vénitiens et se chargèrent de la destruction de Zara, Mont-
fort seul refusa, disant qu'il était venu pour combattre les
Infidèles et non pour faire la guerre à des Chrétiens. En consé-
quence, il quitta l'armée, se rendit en Apulie et de là, avec un
petit nombre d'amis, en Palestine, où il servit avec honneur la
cause de la Croix. Quels changements se seraient produits dans
l'histoire de la France et de l'Angleterre, si Montfort était resté
avec les Croisés jusqu'après la prise de Constantinople ! Sans
doute, lui et son fils, Simon de Leicester, auraient fondé des
principautés en Grèce ou en Thessalie et auraient usé leur vie
dans des conflits obscurs et vite oubliés. — A l'époque où l'on
prêchait la croisade contre les Albigeois, un des abbés cister-
ciens qui se dévouaient le plus ardemment à cette tâche était
(1) Regest. vu, 229; xv, 212; xvi, 87. — Fran. Tararae, De rsg. hisp. — Lôwen-
feld, Epist. poiitif. ined. p. 63. — La'uente, Hist. de Esp. v, 492-5. — Marianà,
Hist. de Es >. xn, 2. — L. Marin. Siculi De reb. hisp. lib. x. — Diez, 'i roubad.
4-24. — Vaissete, m, 124. — Gest. Gom Barcenon c. 24.
HÉSITATIONS DES CROISÉS 179
Gui de Vaux-Cernay, qui avait été avec Montfort à Venise pen-
dant la croisade. C'est à son instigation que le duc de Bour-
gogne prit la croix.
Gui était porteur de lettres écrites par le duc à Montfort, lui
faisant des promesses magnifiques s'il voulait entrer également
en campagne. Arrivé au château de Montfort, à Roche fort, Gui
trouva le comte dans son oratoire et lui exposa l'objet de sa
mission. Montfort hésita d'abord, puis, prenant un psautier, il
l'ouvrit au hasard et plaça son doigt sur un verset qu'il pria
l'abbé de lui traduire. Ce verset était ainsi conçu : « Car il don-
nera charge fie toi à ses anges, afin qu'ils te gardent dans
toutes tes voies. Ils te porteront dans leurs mains, de peur que
ton pied ne heurte contre la pierre (1). » L'encouragement
divin était manifeste. Montfort prit la croix, qu'il ne devait
plus déposer. On va voir que la brillante valeur du chevalier
catalan fut impuissante devant le courage réfléchi du Nor-
mand, qui se sentait comme un instrument entre les mains de
Dieu (2).
Après la prise de Carcassonne, les croisés paraissent avoir
pensé que leur mission était accomplie; du moins avaient-ils
servi pendant quarante jours, ce qui suffisait pour mériter
l'indulgence promise, et ils étaient impatients de rentrer chez
eux. Le légat soutenait naturellement que le territoire conquis
devait être occupé et organisé de telle sorte que l'hérésie ne
pût plus y prendre pied. On l'offrit d'abord au duc de Bour-
gogne, puis aux comtes de Nevers et de Saint Pol ; mais ils
étaient tous trop prudents pour se laisser tenter et ils alléguè-
rent, comme motif de leur refus, que le vicomte de Béziers
avait déjà été puni assez durement. Alors deux évêques et
quatre chevaliers, avec Arnaud à leur tète, furent désignés
pour choisir celui auquel le territoire confisqué devait appar-
tenir; à l'unanimité, « sous l'impulsion manifeste du Saint-
Esprit », ces sept juges choisirent Montfort. Nous avons lieu de
(i) Psaumes, xci, 11, 12.
(2) Pet. Sarnens. c. 16-13.— Joann. Iperii Ohron. ann. 1201. — Villehardouin,
c. 55. — Alberic, Tri uni t'ont, ann. 1202. — Guill. de Tudela. xxxv.
180 SITUATION PÉRILLEUSE DE MONTFORT
croire, connaissant sa sagacité, que le premier refus qu'il
opposa était très sincère. N'obtenant rien par des prières, le
légat finit par lui donner un ordre formel au nom du Saint
Siège. Montfort accepta, mais à la condition qu'on s'engageât
160 à le seconder au milieu des difficultés qu'il prévoyait. La pro-
messe fut faite, sans que personne eût envie de la tenir. Le comte
de Nevers, qui s'était pris de querelle avec le duc de Bourgogne,
se retira presque immédiatement après la prise de Carcas-
sonne et fut suivi par le plus grand nombre des Croisés. Le
duc resta un peu plus longtemps, mais ne tarda pas lui-même
à regagner ses foyers. Montfort demeura avec 4,500 hommes
environ, pour la plupart des Bourguignons et des Allemands,
auxquels il fut obligé de payer double solde (1).
La situation de Montfort était périlleuse. Au mois d'août, sous
l'impression des victoires récentes, les légats avaient tenu un
concile à Avignon, où les évêques reçurent l'ordre d'exiger de tous
les chevaliers, nobles et magistrats de leurs diocèses le serment
d'exterminer l'hérésie. Le même serment avait déjà été imposé
à Montpellier et à d'autres villes qui tremblaient en songeant
au sort de Béziers. Mais des engagements ainsi extorqués par
la peur n'étaient que des formalités vaines et l'hommage que
Montfort reçut de ses nouveaux vassaux ne fut pas beaucoup
plus sérieux. Il est vrai qu'il régla le tracé de ses frontières avec
Raymond, qui promit de marier son fils à la fille de Montfort,
et qu'il prit les titres de vicomte de Béziers et de Carcassonne.
Mais Pierre d'Aragon refusa de recevoir son hommage, encou-
ragea secrètement les seigneurs qui continuaient à résister
dans leurs châteaux et promit de leur venir en aide le plus tôt
qu'il pourrait. Certains châteaux qui avaient fait leur soumis-
sion se révoltèrent; d'autres, qui avaient été occupés par les
Croisés, furent repris par leurs anciens maîtres. Peu à peu, le
pays revenait de sa terreur. Une guerre de partisans commença;
de petites troupes au service de Montfort furent faites prison-
(1) Pet. Sarnens. c. 1" bis. — Vaissete, m, Pr. 10. — Regost. xu, 108.— Pierre
rte Ynux-Cernay assure que Monfort ne put conserver auprès de lui que trente
chevaliers, ce qui est une exagération manifeste.
INACTION DU PAPE 4 81
nières et bientôt son autorité réelle ne s'étendit guère au-delà
de la portée de sa lance. C'est à grand peine qu'un jour il em-
pjcha sa garnison de Garcassonne d'évacuer la ville. Ce poste
passait pour si dangereux que lorsque Montfort partit pour
assiéger Termes, il lui fut presque impossible de trouver un
chevalier qui voulût en accepter le commandement.
Malgré ces difficultés, il réussit à soumettre d'autres châteaux,
à rétablir sa domination sur le pays Albigeois et à l'étendre
sur le comté de Foix. Il se préocupait, en outre, de se concilier
la faveur d'Innocent, qui devait le confirmer dans sa dignité toi
nouvelle et dont il attendait des secours pour l'avenir. Toutes
les dîmes et prémices devaient être régulièrement payées aux
églises; toute personne qui resterait excommuniée pendant
quarante jours devait être frappée d'une lourde amende, en
proportion de sa fortune; Rome, en retour des trésors d'indul-
gences qu'elle avait prodigués, devait recevoir un tribut annuel
de trois deniers par feu, levé sur un pays qui venait d'être
horriblement dévasté; en outre, le comte lui-même promettait
vaguement un tribut annuel.
Innocent répondit à Montfort au mois de novembre, expri-
mant sa joie du succès miraculeux qui avait permis d'arracher
cinq cents villes et châteaux des griffes de l'hérésie. Il acceptait
gracieusement le tribut offert et confirmait les droits de Mont-
fort sur Béziers et sur Albi, en l'adjurant de travailler sans
relâche à exterminer l'hérésie. Mais comme il était probable-
ment mal renseigné sur les périls qui menaçaient Montfort, il
s'excusait de ne pouvoir lui venir en aide, alléguant qu'il
lui arrivait de Palestine de nombreuses missives où l'on se
plaignait que les ressources, si nécessaires à cette contrée loin-
taine, eussent été détournées de leur but pour soumettre des
hérétiques en pays chrétien. Il se contenta donc d'intéresser à
la cause de Montfort l'empereur Othon, les rois d'Aragon et de
Castille, ainsi que plusieurs villes et seigneurs dont on ne pou-
vait guère attendre d'aide efficace. Les archevêques de toute la
région infectée reçurent l'ordre de demander à leur clergé une
partie de ses revenus; les troupes de Montfort furent exhortées
H
182 NOUVEAUX SUCCÈS DE MONTFORT
à prendre patience et à ne pas réclamer leur solde avant la
Pâque prochaine. Ces instructions et exhortations du pape
risquaient fort de rester lettre morte. Une idée plus fructueuse
d'Innocent fut d'exçmpter les Croisés de tout paiement d'intérêt
sur les sommes qu'ils avaient empruntées. Mais la mesure la
plus pratique consista à donner l'ordre à tous les abbés et
prélats des diocèses de Narbonne, Béziers, Toulouse et Albi, de
confisquer au profit de Montfort tous les dépôts que les héré-
tiques endurcis avaient faits entre leurs mains. Cela nous
donne la mesure des relations amicales et de la confiance qui
régnaient auparavant, dans la France méridionale, entre les
hérétiques et le clergé orthodoxe ; cela nous montre aussi ce
que pesaient à Rome les scrupules de la plus vulgaire pro-
bité (1).
162 La situation de Montfort s'était améliorée vers le printemps
de 1210, car ses forces s'étaient accrues par l'arrivée de nou-
velles bandes de « pèlerins » (c'était le nom que se donnaient
les aventuriers des guerres albigeoises.) Comme la durée du
service promis par ces gens était très courte, Montfort résolut
de profiter de leur présence pour regagner tout le terrain
perdu, et au-delà. Nous n'entrerons pas dans le détail de ses
nombreuses campagnes, généralement couronnées par la prise
d'un château dont la garnison était passée au fil de l'épée et où
les non-combattants devaient choisir entre la soumission à
Rome et le bûcher. Des centaines d'enthousiastes obscurs pré-
férèrent le martyre. Lavaur, Minerve, Casser, Termes sont des
noms qui rappellent tout ce que l'homme peut infliger de
misères à l'homme, tout ce qu'il peut oser et souffrir pour la
gloire de Dieu. Lors de la capitulation de Minerve, Robert
Mauvoisin, le plus fidèle compagnon de Montfort, protesta
(1) Concil. Avenion. ann. 1200. — D'Achery, Soicil. i, 706. — Pet. Sarnens.
c. 20-Î6, 34. — Vaissete, m, Pr. 20. — Guill. de Tud. xxxvt. — Regest. xn,
108, 100, 122, 123, 124, 125, 126, lï\ 132, 130, 137; xn, 8!i. — Teulet, Layettes,
i, 340, n° 899. — Par un curieux e'Tort d'exégèse, les Dominicains réussiront à se
cou. aincreque la lettre d'Innocent, confirmant à Montfort la possession dÀlbi, était
une approbation de leur Ordre et la preuve que Montfort en faisait partie! (Ripoil,
Bull. Ord. FF. Prxdic. T. vu, p. 1).
EXIGENCES DES LÉGATS 183
contre la clause épargnant les hérétiques qui se rétracteraient;
à quoi le légat Arnaud répondit qu'il pouvait être sans
crainte, parce que les conversions seraient sans doute peu
nombreuses. Arnaud avait raison. A l'exception de trois
femmes, les vaincus refusèrent à l'unanimité d'acheter leur vie
par l'apostasie et ils épargnèrent aux vainqueurs la p3ine de les
conduire au bûcher en se jetant avec joie dans les flammes. Si
le zèle barbare des pèlerins se manifesta quelquefois d'une
manière excentrique, comme lorsqu'ils aveuglèrent les moines
de Bolbonne et leur coupèrent le nez et les oreilles, nous ne
devons pas oublier, pour expliquer ces horreurs, dans quel
milieu l'Église recrutait alors ses soldats et l'immunité qu'elle
assurait à leurs crimes, tant dans ce monde que dans l'autre (1).
Raymond s'imaginait sans doute qu'il s'était sauvé très habi-
lement aux dépens de son neveu de Béziers. Les événements le
détrompèrent bientôt. Arnaud de Cîteaux avait juré sa ruine et
Montfort était impatient d'étendre ses domaines non moins
que de rétablir l'orthodoxie. Déjà, dans l'automne de 1209, le 163
légat avait demandé aux citoyens de Toulouse de livrer à ses
envoyés, sous peine d'excommunication et d'interdit, tous ceux
que ces derniers réclameraient comme hérétiques. Les Toulou-
sains protestèrent qu'il n'y avait pas d'hérétiques parmi eux,
que tout ceux qu'on désignerait étaient prêts à prouver leur
innocence, enfin que Raymond V avait, sur leurs propres
instances, édicté des lois contre les hérétiques, en vertu des-
quelles ils en avaient brûlé un grand nombre et continuaient à
brûler tous ceux qu'ils découvraient. Ils en appelèrent donc au
pape. En même temps, Montfort avait fait savoir à Raymond
que si les exigences du légat n'étaient pas satisfaites, il l'atta-
querait et le contraindrait à l'obéissance. Raymond répliqua
qu'il arrangerait directement l'affaire avec le pape et fit aussitôt
appel à Philippe- Auguste et à l'empereur Othon, dont il ne reçu :
(1) Guill. d-3 PoL Laurent, c. 17, 18.— Guill. Nangiac. ann. 1210. — Rob. Au-
ffesiod. Cfwon. ann. 1211. — Vaissete, m, Pr. 29, 35. — Guill. de Tudèle, xl.x,
lxviii, lxxi, lxxxiv. — Regest. xvi, 41. — Chron. Turon. ann. 1210. — Pet. Sux-
rieus. c. 37, 52, 53. — Teulet, Layettes, i, 371, n° 9G8.
184 POLITIQUE DU PAPE
que de bonnes paroles. En arrivant à Rome, il eut d'abord plus
de succès, car sa situation morale était très forte. Il n'avait
jamais été convaincu des crimes dont on l'accusait; il n'avait
jamais même été jugé; il avait toujours professé obéissance à
l'Église, se déclarant prêt à prouver son innocence, conformé-
ment à la procédure de l'époque, parla pur g ation canonique;
il s'était soumis à de sévères pénitences comme s'il avait été
condamné, il avait été absous comme si on lui eût pardonné,
et, depuis, il avait rendu de fidèles services en combattant ses
anciens amis et offert toutes les réparations en son pouvoir aux
églises qu'il avait dépouillées. Il affirmait hardiment son inno-
cence, demandait des juges et réclamait la restitution de ses
châteaux.
lunocent paraît d'abord avoir été touché par le tableau des
torts faits à Raymond et de sa ruine imminente; mais cette
impression fut de courte durée et le pape revint bientôt à la
politique de duplicité qui jusque-là lui avait si bien réussi. Il
décida d'abord que les citoyens de Toulouse s'étaient suffisam-
ment justifiés et ordonna que l'excommunication qui pesait sur
eux fût levée. En ce qui touche Raymond, il envoya des instruc-
tions aux archevêques de Narbonne et d'Arles, à l'effet de réunir
un conseil de prélats et de nobles où Raymond serait jugé sur
sa demande. S'il se trouvait là un accusateur pour affirmer que
Raymond était hérétique et responsable du meurtre de Pierre
de Castelnau, on entendrait les deux parties et on rendrait un
jugement qui serait transmis à Rome, où les décisions finales
devaient être prises; en l'absence de tout accusateur formel, on
prescrirait à Raymond une pénitence convenable, après laquelle
}fi/ il serait déclaré bon catholique et obtiendrait la restitution de
ses châteaux.
Tout cela était, en apparence, assez loyal; mais l'intention
frauduleuse ressort d'une lettre écrite en même temps par le
pape au légal Arnaud. Innocent y félicite chaudement le légat
de ce qu'il a fait jusqu'alors et lui explique que, si la nouvelle
affaire a été ostensiblement confiée au nouveau commissaire
Theodisius, c'est uniquement pour leurrer Raymond; le légat,
RAYMOND EST TROMPÉ 185
écrit le pape, doit-être le hameçon dont Theodisius est l'amorce.
Pour endormir Raymond plus complètement, le pape, lors de
sa dernière audience, lui fit présent d'un riche manteau et
d'une bague qu'il retira de son propre doigt (1).
Le retour du comte mit les Toulousains en joie : l'interdit
était levé, les difficultés pendantes devaient être bientôt toutes
résolues. Le légat Arnaud, se conformant sans retard aux
instructions du pape, devint tout à coup affectueux et cordial.
Accompagné de Montfort,il alla rendre visite à Raymond et fut
magnifiquement reçu à Toulouse; Raymond se laissa persuader,
dit-on, de céder la citadelle de la ville, le Château Narbonnois,
comme résidence au légat, qui le livra à Montfort; il fallut
plus tard sacrifier la vie d'un millier d'hommes pour le
reprendre. Arnaud avait exigé des citoyens un tribut de mille
livres toulousains, avant de donner suite aux lettres du pape et
de lever l'interdit; quand on eut payé la moitié de cette somme,
il octroya sa bénédiction à la ville; mais comme on tardait à
acquitter le reste de la dette, il renouvela l'interdit, que les mal-
heureux habitants eurent ensuite grand'peine à faire lever (2).
Un contemporain, orthodoxe fanatique, nous raconte que
Theodisius rejoignit le légat à Toulouse dans le dessein de se
consulter avec lui sur la meilleure manière de tromper Raymond.
Il s'agissait de trouver un prétexte pour éluder la promesse
d'Innocent, car il prévoyait qu'il se purgerait et que la ruine
de la Foi en serait la conséquence. Le moyen le plus simple pour
atteindre ce but était d'alléguer que Raymond n'avait pas
accompli l'impossible tâche dont on lui avait fait une obligation,
consistant à faire disparaître l'hérésie de son territoire. Mais il
fallait éviter l'apparence d'une déloyauté par trop grossière.
On lui assigna un jour, à trois mois de là, pour comparaître à 165
Saint-Gilles et offrir sa purgation en ce qui touchait l'accusa-
tion d'hérésie et le meurtre du légat; on ajoutait un avertisse-
(1) Vaissete, m, Pr. 20, 23, 232-3. — Pet. Sarnens. c. 33, 34. — Guill. de Tu-
dèle, xl. xLir, xliii. - Regest. xii, 152, 153, 154, 155, 156, 168, 169, 170, 171, 173.
174, 175, 176. — Teulet, Layettes, i, 368, n° 968.
(2) Vaissete, m, Pr. 24-5, 234. — Guill. de Tudèle, xuv. — Teulet, loc. laud.
186 FOURBERIE DES LÉGATS
ment plein de menaces touchant sa lenteur à exterminer l'hé-
résie. Au jour fixé, en septembre 1210, un grand nombre de
prélats et de nobles s'assemblèrent à Saint-Gilles, et Raymond
s'y présenta avec ses témoins ou cojureurs, espérant qu'il allait
se réconcilier pour toujours avec l'Église. Vaine attente. On
l'avertit froidement que sa justification ne serait pas admise,
qu'il s'était manifestement rendu coupable de parjure enn'exé
cutant pas les promesses qu'il avait faites à plusieurs reprises
sous le sceau du serment ; son serment étant sans valeur dans
les affaires secondaires, il ne pouvait être accepté quand il
s'agissait d'accusations aussi graves que l'hérésie et le meurtre
d'un légat; les serments de ses témoins n'avaient pas plus d'au-
torité que le sien.
Un homme d'un caractère plus ferme aurait éclaté d'indi-
gnation en présence d'une aussi abominable duplicité ; mais
Raymond, écrasé sous la ruine soudaine de ses illusions, se
contenta de fondre en larmes — circonstance qui fut notée par
ses juges comme une preuve additionnelle de sa perversité.
Presque aussitôt, on renouvela contre lui l'excommunication
qu'il avait eu tant de peine à faire lever. Pour la forme, cepen-
dant, on l'avertit que lorsqu'il aurait exterminé l'hérésie et se
serait montré, par le reste de sa conduite, digne de pitié, les
décisions du pape en sa faveur seraient mises à exécution. Évi-
demment, le Provençal n'était pas à la hauteur des rusés Ita-
liens qui le bafouaient. La preuve qu'Innocent approuva cette
cruelle comédie est fournie par une lettre qu'il adressa à
Raymond au mois de décembre 1210; il y exprimait son cha-
grin que le comte n'eût pas encore tenu sa promesse d'exter-
miner les hérétiques et l'avertissait que, s'il ne le faisait point,
ses domaines seraient livrés aux Croisés. Par le même courrier,
Montfort reçut une lettre du pape se plaignant que la taxe de
trois deniers par feu rentrait mal, preuve qu'Innocent lui-même
ne perdait pas de vue les bénéfices pécuniaires de la persécu-
tion. Les exhortations adressées simultanément aux comtes de
Toulouse, de Comminges et de Foix, ainsi qu'à Gaston de Béarn,
les sommant de prêter aide à Montfort sous peine d'être consi-
DERNIERS EFFORTS DE RAYMOND 187
dérés comme des fauteurs de l'hérésie, montrent a quel point,
dans l'esprit du pape, toutes les questions étaient tranchées à
l'avance et l'œuvre de spoliation irrévocablement décidée. (1)
Raymond finissait par reconnaître ce dont tout homme clair- 16f
voyant aurait pu se convaincre dès l'abord, à savoir que sa
ruine était le but poursuivi par les légats. Si les nobles de Lan-
guedoc avaient été unis, ils auraient probablement résisté avec
succès aux attaques intermittentes des Croisés; mais ils se
laissaient dévorer un à un, tandis que Raymond, leur chef
naturel, se laissait abuser par les espérances de réconciliation
qui le tenaient dans l'inaction. Maintenant, il ne pouvait plus
être question qu'on lui rendît ses châteaux; il devait se prépa-
rer de son mieux aune guerre de venue inévitable. Dans ce dessein,
et pour rallier ses sujets autour de lui, il publia la liste des con-
ditions qu'on avait, disait-il, prétendu lui imposer dans une
conférence tenue à Arles, au mois de février 1211. Ces condi-
tions, onéreuses et dégradantes autant pour le peuple que pour
lui, auraient placé tout le pays et toute sa population sous le
contrôle des légats et de Montfort, stigmatisé tous les habitants,
catholiques et hérétiques, nobles et vilains, d'une marque
infamante de servitude et obligé Raymond à s'exiler pour le
reste de sa vie en Terre-Sainte. Que ces exigences aient ou non
été produites, la publication qu'en fit le comte provoqua l'indi-
gnation du peuple, qui se rallia autour de son souverain, prêt
à résister au prix de tous les sacrifices. (2)
Les négociations ultérieures, par lesquelles Raymond s'efforça
d'éviter une rupture définitive, semblent prouver que l'ultima-
tum révélé par lui était apocryphe. En décembre 1210, nous le
trouvons à Narbonne, conférant avec les légats, Montfort et
Pierre d'Aragon ; on lui fit des propositions inacceptables et
(i) Pet. Sarnens. c. 39. — Regcst. xm, 188, 189; xvi, 39. — Guilt. de Tudèle,
LYm. — Teulet, Layettes, i, 3G0, n° 948.
(2) La seule autorité pour cet extraordinaire document est le ps. Guill. de Tudèle
(lœ, lx, lxi), suivi par l'Historien du Comte de Toulouse (Vaissete, m, Pr. 30; cf.
p. 204 du texte, p. 501 notes, et Hardouin, vi, 1998). Bien que les modernes l'aient
généralement accepté, je ne puis le considérer comme authentique ; il me semble
que Raymond a fabriqué ce tex.t<i pour provoquer la colère de ses sujets.
188 SIÈGE DE TOULOUSE
Pierre finit par consentir à recevoir l'hommage de Montfort
pour Béziers. Peu de temps après eut lieu à Montpellier une
autre réunion, également infructueuse pour Raymond, mais
non pour Montfort, qui conclut un traité avec Pierre et reçut
de lui en otage son jeune fils Jayme. Au printemps de 1211,
Raymond vint encore trouver Montfort au siège de Lavaur et
permit aux Croisés de recevoir des provisions de Toulouse, bien
qu'il eût vainement essayé d'empêcher le départ d'un contin-
gent que les Toulousains fournissaient aux assiégeants. Pres-
qu'aussitôt après la prise de Lavaur, le 3 mai 4211, Montfort
envahit le territoire de Raymond et prit quelques uns de ses
167 châteaux, le tout, semble-t-il, sans déclaration de guerre.
Raymond fit alors un dernier et misérable effort pour avoir la
paix ; il offrit toutes ses possessions, à l'exception de la ville de
Toulouse, à Montfort et au légat, comme gage de l'accomplis-
sement de toutes les promesses qu'on voudrait lui imposer,
réservant seulement sa vie et les droits de son fils à son héri-
ritage. On repoussa avec dédain ces offres humiliantes. Raymond
s'était tellement avili qu'on paraît avoir cessé de voir en lui
un élément de quelque importance dans la situation qu'il
s'agissait de régler. D'ailleurs, on attendait sous peu le comte
de Rar avec une nombreuse armée de Croisés, dont les services
devaient être employés le mieux possible pendant les quarante
jours où ils resteraient disponibles. Le siège de Toulouse fut
décidé.
Dès que les citoyens de Toulouse apprirent que Ton voulait
attaquer la ville, ils envoyèrent une ambassade aux Croisés
pour demander qu'on les épargnât, faisant valoir qu'ils s'étaient
réconciliés avec l'Église et qu'ils avaient pris part au siège de
Lavaur. On leur répondit qu'ils seraient assiégés s'il ne ren-
voyaient pas Raymond et n'abjuraient pas toute allégeance
à son égard. Ils refusèrent à l'unanimité, oublièrent toutes leurs
querelles intestines et se préparèrent comme un seul homme à
la résistance. C'est un indice remarquable de la force des insti-
tutions républicaines que le siège de Toulouse fut le premier
échec sérieux qu'aient éprouvé les Croisés. La ville était bien
CRUAUTÉS DES CROISÉS 189
fortifiée et munie d'une forte garnison ; les comtes de Foix et
de Comminges étaient arrivés à l'appel de leur suzerain. Les
citoyens laissèrent ouvertes les portes de la ville et pratiquèrent
en outre des brèches dans les murs afin de faciliter les furieuses
sorties de la garnison, qui infligèrent des pertes considérables
aux assaillants. Ceux-ci se retirèrent le 29 juin à la faveur de la
nuit, abandonnant leurs blessés et leurs malades et n'ayant
rien fait que de dévaster horriblement la campagne environ-
nante. Maisons, vignobles, vergers, femmes et enfants, tout
avait été anéanti par leur fureur. Montfort quitta le théâtre de
sa défaite pour aller porter les mêmes ravages dans le pays de
Foix.
Ce viril effort des Toulousains pour repousser une aggression
injuste fut naturellement interprété comme une complaisance
coupable envers l'hérésie. Innocent excommunia de nouveau
Raymond et sa capitale pour avoir « persécuté » Montfort et les
Croisés. (1) Encouragé par ce succès, Raymond prit alors l'of-
fensive, mais sans obtenir de notables résultats. Le siège de |gg
Castelnaudary aboutit à un échec et les nombreux combats qui
suivirent tournèrent généralement à l'avantage de Montfort,
dont les qualités militaires se révélèrent avec éclat dans la
situation difficile où il se trouvait. On continuait, à travers tout
le monde chrétien, à prêcher la croisade et les troupes de Mont-
fort étaient souvent renouvelées par l'arrivée de bandes de pè-
lerins qui venaient servir pendant quarante jours. Toutefois, ces
renforts étaient irréguliers et l'armée, très nombreuse un jour,
pouvait se trouver, le lendemain, réduite à une poignée d'hom-
mes. Mais ses adversaires, bien que souvent très supérieurs en
nombre, ne risquèrent jamais une grande bataille rangée ; ce
fut une guerre de sièges et de dévastations, conduite de part et
d'autre avec une férocité sauvage. Bien des fois les prisonniers
furent pendus, aveuglés ou mutilés. Les haines s'exaspéraient
à mesure que Montfort étendait ses domaines et que les fron-
tières de Raymond reculaient. La défection de Beaudouin,
(1) Vaissete, m, Pr. 38-40, 234-5. — Guill. de Pod. Laur. c. 18. — Guill. de
Tud. lxxx, Lxxx.ii. — Teulet, Layettes, i, 370, n° 968; 372, n« 975.
11.
490 PROGRÈS DE MONTFORT
frère naturel de Raymond, que ce dernier avait toujours traité
avec suspicion et qui, pris à Montferrand, s'était rallié à la cause
des Croisés avant le siège de Toulouse, avait porté à la cause
nationale un coup très sensible ; le ressentiment des Méridio-
naux éclata lorsque Beaudouin, en 1214, fut traîtreusement
livré à Raymond, qui le fit pendre sur le champ après avoir
permis à grand'peine que les consolations de la religion lui fus-
sent accordées. (1)
Au commencement de 1212, l'abbé de Vaux-Cernay reçut,
avec l'évêché de Carcassonne, la récompense du zèle qu'il avait
mis au service de la croisade el le légat Arnaud obtint le grand
archevêché de Narbonne lors de la mort ou de la déposition
du négligent Bérenger. Cette dignité ecclésiastique ne lui suffi-
sait pas : Arnaud demanda le titre de duc, au grand déplaisir
de M ont fort qui, bien que tout dévoué "à l'Église, n'avait nulle
intention de lui céder ses domaines temporels. C'est peut être
le refroidissement dont ce désaccord fut la cause qui suggéra à
Arnaud l'idée de favoriser une autre croisade, prêchée à la
169 demande d'Alphonse IX de Castille, que menaçait un retour
offensif des Mores, renforcés par des contingents venus d'Afri-
que. Bien que Mont fort eut besoin de toutes ses forces, le
nouvel archevêque de Narbonne passa en Espagne à la tête
d'une troupe nombreuse de Croisés pour rejoindre l'armée des
rois d'Aragon, de Castille et de Navarre. Quand le contingent
français se déclara las du service et refusa d'aller plus loin
après la prise de Calatrava, Arnaud, toujours infatigable, resta
avec ceux qu'il put retenir auprès de lui, et eut sa part de
gloire à la journée de Las Navas de Tolosa, où une croix appa-
rue au ciel encouragea les chrétiens et où furent tués, dit-on,
deux cent mille Mores (2).
Le printemps et l'automne de 1212 furent témoins d'une
série presque continue de succès de Montfort; le territoire de
Raymond était réduit à Montauban et à Toulouse et cette der-
(1) Pet. Sarnens. c. 75. — Guill. de Pod. Laur. c. 23.
(2) Pet. Sarnens. c. 60. — Vaissete, m, 271-2. — Rod. Tolet. de Reb. Hispan.
vin, 2, 6, 11. — Rod. Santii Hist. Hispan. m, 35.
ASTUCE DU PAPE 191
nière ville, encombrée de réfugiés, était assiégée en fait, les
Croisés des châteaux voisins poussant leurs incursions jusqu à
ses portes. Montfort fit demander à Rome par les légats la
confirmation pontificale de ses nouvelles conquêtes. Innocent
parait s'être alors aperçu du scandale créé par le succès même
de sa politique; il se souvint que Raymond, bien qu'il eût sans
cesse réclamé des juges, n'avait été ni entendu ni condamné,
et que cependant il avait été puni par la perte de presque tous
ses domaines. Le pape affecta une grande surprise. «Il est vrai,
répondit-il, que le comte a été très coupable envers l'Église,
qu'en conséquence il a été excommunié et que ses possessions
ont été abandonnées au premier venu ; mais la perte de la plu-
part d'entr'elles avait servi de châtiment et il ne fallait pas
oublier que ce prince, suspect d'hérésie et du meurtre d'un
légat, n'avait jamais été condamné. » Innocent affectait d'igno-
rer pourquoi l'on n'avait jamais obéi à ses ordres, portant que
Raymond devait avoir la possibilité de se justifier. En l'absence
de tout procès formel et de toute condamnation, ses domaines
ne pouvaient pas être attribués à un autre. Il était indispen- 170
sable de procéder régulièrement, sans quoi l'Église pourrait
être accusée de fraude en continuant à garder les châteaux qui lui
avaient été assignés comme gage. Finalement, Innocent ordon-
nait à ses légats de lui adreser un rapport complet et véridique.
Une autre lettre dans le même sens, envoyée à Théodisius et à
l'évêque de Riez, leur recommande de ne pas négliger leurs
devoirs comme ils passaient pour l'avoir fait jusqu'alors —
allusion certaine à leur refus de permettre à Raymond de se
justifier suivant les formes prévues. A la même époque, Inno- «
cent entretenait une longue correspondance au sujet de l'impôt
sur les feux et acceptait de Montfort un don de mille marcs ;
ce qui ne laisse pas de jeter un jour fâcheux sur le caractère
du pape en tant que juge honnête et impartial (1).
Théodisius et l'évêque de Riez répondirent par un mensonge.
À plusieurs reprises, prétendaient-ils, on avait sommé Raymond
(1) Pet. Sarnens. c. 59-64. — Reg. xv, 102, lu3, 167-76.
192 INTERVENTION DE PIEL E
de venir se justifier ; mais celui-ci avait négligé de réparer
ses torts envers certains prélats et certaines églises (accusation
bien singulière, vu les occupations pressantes que Montfort
avait données à Raymond.) Cependant, pour faire semblant de
tenir compte des instructions du pape, ils convoquèrent un
concile à Avignon. Mais Avignon était, parait-il, une ville mal-
saine, de sorte que nombre de prélats refusèrent d'y venir .
et Théodisius fut affligé d'une maladie opportune qui rendit
nécessaire un ajournement. Un autre concile fut alors convoqué
à Lavaur, place forte peu éloignée de Toulouse qui était entre
les mains de Montfort. A la requête de Pierre d'Aragon, ce
dernier accorda une trêve de huit jours pour que la réunion pût
avoir lieu sans encombre (1).
Fier de sa victoire récente de Las Navas, Pierre était alors
un champion de la foi qu'on ne pouvait traiter avec dédain et
il se présentait enfin en qualité de protecteur de Raymond et
de ses propres vassaux. Ses intérêts dans le pays étaient trop
considérables pour qu'il assistât avec indifférence à l'établisse-
nt ment d'une puissance aussi formidable que celle de Montfort.
Les fiefs conquis se remplissaient de Français ; un parlement
venait d'être tenu à Pamiers afin d'organiser les institutions de
la contrée sur une base française; tout semblait présager une
modification complète de l'état de choses antérieur. Pierre avait
déjà envoyé une ambassade au pape pour se plaindre des pro-
cédés des légats, qu'il jugeait arbitraires, injustes et contraires
aux véritables intérêts de la religion. Il arrivait à Toulouse-
avec le ferme propos d'intercéder en faveur de son beau-frère.
En prenant cette position, il affirmait la suprématie de la
maison d'Aragon sur celle de Toulouse, contre laquelle elle
avait poursuivi autrefois tant de luttes infructueuses (2).
Les envoyés de Pierre obtinrent d'Innocent un ordre adressé
à Montfort, portant qu'il eût à restituer tous les territoires
conquis sur ceux qui n'étaient pas hérétiques, ainsi que des
(1) Pet. Sarn. c. 66. — Regest. xvi, 39.
(2) Pet. Sarnens. c. 65. — Regest. xv, 212. — A. Molinier (Vaissete, éd. Pri-
mat, vi, 407).
CONCILE DE LAVAUR 193
instructions interdisant à Arnaud de paralyser la croisade contre
les Sarrasins en prolongeant,par des promesses d'indulgences, la
guerre dans le Toulousain. Cette intervention d'Innocent, venant
s'ajouter à celle de Pierre, produisit une impression profonde.
Toute la hiérarchie ecclésiastique de Languedoc fut convoquée
pour faire face à la crise. Quand le concile se réunit à Lavaur,
en janvier 1213, le roi Pierre présenta une pétition, par laquelle
il demandait pitié plutôt que justice pour les seigneurs dépouillés
de leurs biens. Il produisit un acte de cession formel signé par
Raymond et par son fils, contresigné par la ville de Toulouse,
ainsi que des actes analogues de Gaston de Béarn, des comtes
de Foix et de Comminges, en vertu desquels ces personnages
lui cédaient tous leurs territoires, droits et juridictions, avec
faculté pour lui d'en disposer à sa guise pour les obliger à obéir
aux ordres du pape, au cas où ils se montreraient récalcitrants.
Il demandait qu'on leur restituât les territoires conquis sitôt
qu'ils auraient réparé leurs torts envers l'Église ; si Raymond
ne pouvait pas être jugé, Pierre proposait qu'il abdiquât en
faveur de son jeune fils, le père devant se rendre avec ses che-
valiers en Espagne ou en Palestine pour servir contre les In-
fidèles, le fils devant rester sous tutelle jusqu'à ce qu'il se
fût montré digne de la confiance de l'Église. C'étaient là, en
fait, les propositions mêmes que Pierre d'Aragon avait déjà
communiquées à Innocent (1).
Aucune soumission ne pouvait être plus complète, aucunes
garanties plus absolues. Ces clauses, acceptées, signifiaient
l'extermination sûre des hérétiques. Mais les prélats assemblés 172
à Lavaur subissaient l'empire de leurs passions, de leurs ambi-
tions et de leurs haines ; ils se souvenaient des maux qu'ils
avaient soufferts et infligés ; surtout ils craignaient les repré-
sailles et cette crainte les rendait sourds à toute proposition
où les idées de conciliation avaient leur part. Pour leur prospé-
rité, pour leur sécurité personnelle, il fallait que la maison de
Toulouse disparût. Théodisius et l'évêque de Riez présidèrent
(1) Regest. xv, 212; xvi, 42, 47.
104 CONDUITE INDIGNE DES LÉGATS
en leur qualité de légats; les prélats du pays avaient pour chel
l'intraitable Arnaud de Narbonne. Toutes les formes furent
dûment observées. Les légats, faisant fonctions de juges,
demandèrent aux prélats, faisant fonctions d'assesseurs, si
Raymond devait être admis à s'innocenter. La réponse, donnée
par écrit, fut négative, non-seulement, comme on l'avait déjà
dit, parce que Raymond était parjure, mais parce qu'il avait
commis de nouveaux crimes au cours de la dernière guerre —
en tuant des Croisés qui l'attaquaient. On ajouta que l'excom-
munication qui pesait sur lui ne pouvait être levée que par le
pape. S'abritant derrière cette réponse, les légats notifièrent à
Raymond qu'ils ne pouvaient aller plus loin sans une autorisa-
tion pontificale, et lorsque Raymond s'adressa à leur pitié et
demanda en suppliant une entrevue, on lui fit savoir froide-
ment que ce serait peine et dépense inutiles pour les deux
parties. Restait l'appel du roi Pierre. Les prélats se chargèrent
d'y répondre sans le concours des légats, de manière à pouvoir
dire que les affaires de Raymond ne les regardaient pas, puisqu'il
les avait remises lui-même entre les mains des légats ; d'ail-
leurs, ses excès l'avaient rendu indigne de toute espèce de
pitié. Quant aux trois autres seigneurs qui étaient en cause, on
exposa longuement leurs forfaits, en particulier le crime qu'ils
avaient commis en se défendant contre les Croisés ; on les
avertit que s'ils satisfaisaient l'Eglise et obtenaient d'elle l'abso-
lution, on consentirait à les entendre; mais on se garda bien
d'indiquer comment l'absolution pourrait être obtenue et l'on
ne daigna pas même faire allusion aux garanties que le roi
d'Aragon avait offertes. Bien plus, Arnaud de Narbonne, en sa
qualité de légat, écrivit au roi une lettre violente, le menaçant
473 d'excommunication parce qu'il frayait avec des excommuniés
et des gens soupçonnés d'hérésie. Pierre avait demandé une trêve
jusqu'à la Pentecôte ou du moins jusqu'à Pâques; on la refusa
sous prétexte qu'elle nuirait au succès de la croisade, que l'on
continuait à prêcher en France avec un zèle bien fait pour jeter
le doute sur la sincérité des ordres contraires d'Innocent (1).
(1) Regest. xvi, 39, 42, 43. — Pet. Sarnens. c. 66.
VOYAGE DE THÉODISIUS A ROME 195
Toute cette procédure était une telle parodie de la justice
qu'on craignait de la voir annuler par le pape, sous l'influence
de la puissante intercession du roi Pierre. Théodisius et plu-
sieurs évêques furent expédiés à Rome avec les documents,
afin de mettre en œuvre leur action personnelle. Les prélats
du concile envoyèrent une adresse au pape, l'adjurant de ne
pas interrompre ce qu'il avait si bien commencé, mais de
porter la hache aux racines mêmes de l'arbre et de l'abattre
pour toujours. Raymond était peint sous les plus sombres cou-
leurs. L'effort qu'il avait fait pour obtenir l'aide de l'empereur
Othon, l'assistance qu'il avait reçue une fois de Savary de
Mauléon, lieutenant du roi Jean en Aquitaine, furent habile-
ment rappelés pour exciter la haine du pape, parce que l'un et
l'autre de ces monarques étaient hostiles à Rome. On allait
jusqu'à dire que Raymond avait imploré le secours du Sultan
de Maroc, au risque de détruire la chrétienté. Craignant
encore que ces calomnies fussent insuffisantes, les évêques de
toutes les parties du territoire en cause accablèrent Innocent
de leurs missives, l'assurant que la paix et la prospérité
avaient suivi les pas des Croisés, que la religion et la sécurité
étaient rétablies dans le pays naguère ravagé par les bandits
et les hérétiques, que si, au prix d'un dernier effort, on détrui-
sait la ville de Toulouse, avec sa misérable engeance digne de
Sodome et de Gomorrhe,les fidèles pourraient jouir d'une nou-
velle Terre Promise ; mais que si Raymond relevait la tête, le
chaos recommencerait et qu'il vaudrait mieux alors pour
l'Eglise de chercher refuge parmi les païens. Dans tout cela,
aucune allusion n'était faite aux garanties offertes par le roi
Pierre et ce dernier fut obligé, au mois de mars 1213, de
transmettre directement à Rome des copies des actes de ces-
sion consenties par les seigneurs inculpés, dûment authenti-
quées par l'archevêque de Tarragone et ses suffragants (1).
Théodisius et ses collègues trouvèrent la tâche plus dure 174
qu'ils ne l'avaient prévu d'abord. Innocent avait déclaré solen-
(1) Regest. xvi, 40, 41, 43, 44, 45, 4G, 47.
196 INNOCENT EST CONVAINCU
nellement que Raymond devait être admis à se justifier et que
sa condamnation ne pouvait être que le résultat d'un procès.
On lui demandait maintenant de désavouer ses propres paroles.
D'autre part, le refus d'instituer un procès lui faisait com-
prendre que les accusations portées avec tant d'acharnement
contre Raymond étaient dépourvues de preuves. Il finit cepen-
dant par céder, bien que le retard de sa décision (21 mai 1213)
prouve l'effort qu'elle lui avait coûté. Les lettres qu'Innocent
adressa alors à ses légats ne nous sont pas parvenues ; peut-être
un scrupule bien légitime les a-t-il fait écarter de ses Regesta.
Il écrivit une lettre sévère à Pierre d'Aragon, lui ordonnant de
renoncer à protéger les hérétiques sous peine d'être exposé lui
même à la menace d'une nouvelle croisade. Les ordres ponti-
ficaux que Pierre avaient obtenus, pour la restitution des
domaines appartenant à des non-hérétiques, furent annulés
sous prétexte de malentendu, et les seigneurs de Foix, Com-
minges et Navarre furent abandonnés au bon plaisir d'Arnaud
de Narbonne. La ville de Toulouse pouvait se faire pardonner
si elle infligeait le bannissement et la confiscation à tous ceux
qui seraient désignés par l'évêque Foulques, un fanatique
intransigeant; aucun traité, aucune trêve ou autre engagement
conclus avec les hérétiques ne devait être observé. Quant à
Raymond, le silence absolu que Ton gardait à son sujet était
plus significatif que les admonestations les plus sévères. Il était
simplement ignoré, comme s'il avait cessé de compter dans les
graves questions qui se débattaient (1).
En attendant la décision de Rome, la croisade avait été
vigoureusement prêchée en France ; Louis Cœur de Lion, fils
de Philippe Auguste, avait pris la croix avec nombre de barons
et l'on espérait déjà mettre en mouvement des forces écra-
santes lorsque Philippe Auguste, méditant une invasion en
Angleterre, arrêta tous les préparatifs qui contrariaient les
475 siens. D'autre part, le roi Pierre s'était encore rapproché de
Raymond et des seigneurs excommuniés; les magistrats de
(i) Pet. Sarnens. c. 66, 70. — Regest. xvi, 48.
PIERBE DÉCLARE LA GUERRE 497
Toulouse lui avaient prêté serment de fidélité. En possession
du mandement du pape, il fit semblant d'en tenir compte,
mais n'en continua pas moins ses préparatifs de guerre. Une
des mesures qui donnent l'idée la plus exacte de l'homme et de
son temps fut la démarche, d'ailleurs couronnée de succès, que
Pierre fit auprès du pape Innocent, pour obtenir le renouvel-
lement de la bulle d'Urbain (1095) qui plaçait son royaume
sous la protection spéciale du Saint Siège, avec le privilège de
ne pouvoir être mis en interdit que par le pape lui-même. Une
sirvente d'un troubadour anonyme montre avec quelle anxiété
Pierre était attendu en Languedoc. On lui reproche de tarder,
on le supplie de venir, comme un bon roi, toucher les rede-
vances du Carcassais et de mettre un terme à l'insolence des
Français, que Dieu confonde ! (1).
Une rupture était inévitable. La déclaration de guerre de
Pierre d'Aragon parvint à Montfort à un moment où il dispo-
sait de très peu de troupes et où les renforts attendus de
France n'arrivaient pab ; un légat, envoyé par Innocent pour
prêcher la croisade en Terre Sainte, détournait vers la Pales-
tine toutes les énergies disponibles. Pierre avait laissé ses lieu-
tenants à Toulouse et était revenu en Espagne pour y lever des
soldats. Il passa les Pyrénées avec sa nouvelle armée et fut
reçu avec enthousiasme par tous ceux qui s'étaient précédem-
ment soumis à Montfort. Il s'avança vers le château de Muret,
à dix milles de Toulouse, où Montfort avait laissé une faible
garnison et y fut rejoint par les comtes de Toulouse, de Foix et
de Comminges. Leurs forces réunies constituaient une armée
considérable, bien qu'elle fut loin de s'élever à 100,000 hommes,
comme l'ont prétendu les panégyristes de Montfort (2). Pierre
avait amené d'Espagne environ 4000 cavaliers ; les trois comtes,
dépouillés de la plupart de leurs domaines, ne peuvent guère
en avoir fourni davantage et la masse de leur armée était
(1) Pet. Sarnens. 66-8. — Regest. xvi, 87. — Raymond, Lexirue Roman, I»
512-3.
(2) Pet. Sarnens. c. 69, 70. — Vais3ete, in, note xvn. — A Molinur (Vaissete.
éd. Privât, vu, 256).
198 SIÈGE DE MUUET
composée de la milice de Toulouse, fantassins qui n'avaient
aucune expérience de la guerre.
Le siège de Muret commença le 12 septembre 1213. On
avertit immédiatement Montfort, qui était à 25 milles de là, à
Fanjeaux, avec une petite armée qui comprenait sept évêques
et trois abbés envoyés par Arnaud de Narbonne pour traiter
176 avec Pierre. Malgré l'inégalité des forces, il n'hésita pas à
marcher en avant avec les troupes qu'il put réunir à la hâte. Il
renvoya d'abord à Carcassonne la comtesse Alice, qui l'accom-
pagnait; elle s'employa aussitôt à décider quelques groupes de
Croisés qui se retiraient à rejoindre son mari. A Bolbonne,
près de Saverdun, où Montfort s'arrêta pour entendre la messe,
le sacristain Maurin, plus tard abbé de Pamiers, s'étonnait
qu'avec une poignée d'hommes il se hasardât à combattre un
guerrier aussi renommé que le roi d'Aragon. Pour toute
réponse, Montfort tira de sa poche une lettre interceptée de
Pierre, où il assurait à une dame de Toulouse qu'il venait, par
amour d'elle, pour chasser les Français de son pays. .Comme
Maurin demandait ce qu'il voulait dire par là, Montfort
s'écria : « Ce que je veux dire? Dieu m'aide autant que je
redoute peu un homme qui vient, pour l'amour d'une femme,
défaire l'œuvre de Dieu 1 » Le Normand, plein de confiance
dans le ciel, ne doutait pas qu'il ne dût venir à bout du cheva-
leresque et galant Espagnol.
Le lendemain, Montfort rentra à Muret, qui n'était assiégé
que d'un côté ; l'ennemi n'y mit aucun obstacle, dans l'espoir
de faire prisonnier le chef des Croisés. Les évêques tentèrent
inutilement de négocier avec Pierre. Le lendemain matin,
13 septembre, les Croisés, comptant peut-être un millier de
cavaliers, s'élancèrent à l'attaque. Comme ils passaient devant
l'évêque de Comminges, celui-ci leur assura qu'il serait leur
témoin au jour du jugement et qu'aucun de ceux qui tom-
beraient dans la bataille n'aurait à subir les flammes du Pur-
gatoire pour les crimes qu'il avait confessés ou dont il avait
l'intention de se confesser plus tard. Les prélats et les moines
se rendirent ensemble à l'église, où ils prièrent Dieu pour le
BATAILLE DE MURET 199
succès de ses guerriers ; on prétend que Saint Dominique se
trouvait parmi eux et que la victoire de Montfort fut due sur-
tout à sa dévotion pour le Rosaire, dont il était l'initiateur et ,
qu'il pratiquait assidûment.
Comme Montfort s'éloignait dans la direction opposée, les
assiégeants crurent d'abord qu'il abandonnait la ville ; mais ils
furent bientôt surpris de le voir évoluer et de reconnaître qu'il
avait seulement fait un détour afin de pouvoir attaquer sur un
terrain égal. Le comte Raymond conseilla d'attendre l'attaque
derrière un rempart de charriots et d'épuiser les Croisés sous £77
une grêle de projectiles; mais les fiers Catalans rejetèrent cet
avis comme pusillanime. Les cavaliers, formant une masse con-
fuse, se précipitèrent en avant, laissant l'infanterie continuer le
siège. Brave chevalier plutôt que général habile, Pierre galopait
à l'avant-garde lorsqu'il rencontra deux escadrons de Croisés,
parmi lesquels étaient deux chevaliers célèbres, Alain de Roucy
et Florent de Ville. Ceux-ci le reconnurent, fondirent sur lui,
le renversèrent de son cheval et le tuèrent. La confusion créée
par cet événement se changea en panique lorsque Montfort, à
la tête d'un troisième escadron, chargea le flanc des Catalans.
Ils prirent la fuite, suivis de près par les Français, qui les mas-
sacraient sans pitié et qui, abandonnant soudain la poursuite,
tombèrent à l'improviste sur le camp où l'infanterie ignorait la
déroute des cavaliers. Le carnage y fut effroyable ; les malheu-
reux qui purent échapper se sauvèrent vers la Garonne, mais
beaucoup se noyèrent en essayant de traverser le fleuve. On
assure que les Croisés ne perdirent pas vingt hommes, que
leurs adversaires eurent quinze à vingt mille morts et tout le
monde reconnut la main de Dieu dans une victoire si miracu-
leuse— d'autant plus qu'au dernier dimanche du mois d'août une
grande procession avait eu lieu à Rome, suivie d'un jeûne de
deux jours, pour demander au ciel le succès des armes catho-
liques. Toutefois, le roi Jayme nous dit que la mort de son père,,
qui eut pour conséquence la déroute de l'armée, ne fut pas
l'effet d'un miracle, mais du vice favori du roi d'Aragon. Les
nobles albigeois, pour conquérir ses bonnes grâces, avaient mis
200 DÉCHÉANCE DE RAYMOND
à sa disposition leurs femmes et leurs filles ; le matin de la ba-
taille, il était si épuisé par ses excès qu'il ne put se tenir debout
pendant la célébration de la messe. (4)
17g Avec le peu de troupes dont il disposait, Montfort était dans
l'impossibilité de poursuivre ses avantages; aussi les consé-
quences immédiates de sa victoire furent-elles peu sensibles.
Les citoyens de Toulouse désiraient la paix; mais quand leur
évêque, Foulques, demanda deux cents otages, ils refusèrent
d'en donner plus de soixante, et lorsque l'évêque accepta ce
chiffre, ils retirèrent leur proposition. Montfort fit une incur-
sion sanglante dans le pays de Foix et parut devant Toulouse,
mais il fut bientôt réduit à la défensive. Narbonne, devant
laquelle il se présenta pacifiquement, lui refusa l'entrée ; la
même chose lui arriva à Montpellier et il fut obligé d'avaler en
silence ces deux affronts. Sa condition était très critique pen-
dant l'hiver de 1214, mais les affaires prirent alors une tournure
toute différente. La prohibition de prêcher la croisade en France
avait été levée et l'on annonçait l'arrivée de 100,000 nouveaux
pèlerins après Pâques. En outre, un nouveau légat, le cardinal
Pierre de Bénévent, arriva avec les pleins pouvoirs du pape et
reçut à Narbonne la soumission des comtes de Toulouse, de
Foix et de Comminges, d'Aimeric, vicomte de Narbonne, et de
la ville de Toulouse elle-même. Tous promirent de chasser les
hérétiques et de satisfaire toutes les exigences de l'Église, en
fournissant toutes les garanties qu'on leur demanderait.
Raymond remit même tous ses domaines aux mains du légat
et s'engagea, s'il en recevait l'ordre, à se rendre en Angleterre
ou ailleurs jusqu'au jour où il pourrait aller à Rome. Revenu à
Toulouse, il y vécut avec son fils comme un simple citoyen
(1) Pet. Sarnens. c. 70-3.— Guill. de lod. Laurent, c. 21-22.— Guill. Nangiac.
ann. 1213. — Vaissete, m, Pr. 52-4. — Guill. de Tud. cxxv-cxl. — Zurita, Ana-
les de Aragon, lib. n, c. 63. — De Gest. Com. Rarcenon. ann. 1213. — Bernard
d'Esclot, Cronica del Bey en Père, c. 6. — Campana, Storia di San Piero Mar-
tire, p. 44. — Tamburin'i, ht deiV Inquisizione, i, 351-2. — Comenfarios del Rey
en Jacme, c. 8 (Mariana, iv, 267-8).
Don Javme lui-même, alors âgé de six ans, était encore un otage entre les mains
de Montfort, et si les chroniqueurs catalans disent vrai, ce fut à granTpeine qu'il
put recouvrer la liberté, même après qu'Innocent eut ordonné de la lui rendre. —
I,. Marin. Sic. de Reb. Hispan. lib. x. — Regest. xvi, 171.
PRISE DE MAURIAC 201
dans la maison de David de Roaix. Rome ayant ainsi obtenu
tout ce qu'elle avait jamais demandé, le légat donna l'absolu-
tion à tous les pénitents et les déclara réconciliés à l'Église.
Si le pays avait espéré que sa soumission lui rendrait la paix,
il fut cruellement déçu. Tout cela n'avait été qu'un nouvel acte
de la comédie tragique que jouaient depuis si longtemps Inno-
cent et ses agents. Le légat avait simplement voulu arrêter Tar-
deur de Montfort à un moment où il semblait plus faible que
ses adversaires, et en même temps tromper les provinces me-
nacées jusqu'à l'arrivée du nouveau contingent de pèlerins. Le
chroniqueur monacal admire cette fraude pieuse si habilement
conçue et exécutée avec tant de succès. Son exclamation en 179
thousiaste : « 0 pieuse fraude du légat 1 0 piété frauduleuse l »
nous livre la clef des secrets de la diplomatie italienne dans ses
rapports avec les Albigeois. (1)
Bien que Philippe Auguste fût en guerre avec le roi Jean d'Angle-
terre et l'empereur Othon, les hordes des Croisés, impatientes
de butin et d'indulgences, dévalèrent comme un torrent sur les
malheureuses provinces du Midi. Leur premier exploit fut la
prise de Mauriac, où nous trouvons la première mention cer-
taine des Vaudois au cours de cette guerre. Sept de ces sectaires
furent découverts parmi les captifs ; ils affirmèrent hardiment
leurs croyances devant le légat et furent brûlés au milieu de
grandes réjouissances. Montfort, avec son habileté ordinaire, se
servit des renforts qui lui arrivaient pour étendre son autorité
ur l'Agénois, le Quercy, le Limousin, le Rouergue et le Péri-
[;ord. Toute résistance étant épuisée, le légat, au mois de juin
1215, convoqua une réunion de prélats à Montpellier. Les
citoyens ne voulurent pas permettre à Montfort de pénétrer
t'ans la ville, bien qu'il dirigeât les débats du fond de la mai-
son des Templiers qu'il habitait au-delà des murs ; un jour
qu'on l'avait introduit secrètement dans l'assemblée, le peuple
en eut vent et se préparait à l'assaillir quand on le fit dispa:
(1) Pet. Sarnens. c. 74-8. — Regest. xvi, 167, 170, 171, 172. — Guill «le P*d
Laurent, c. 24, 25. — Vaissete, m, 260-2; Pr. 239-42. — Teulet, Lay. î, 390 *0Î,
û° 1068-9, 1073.
202 LOUIS COEUR-DE-LION
raitre par des ruelles détournées. Le concile déposa Raymond
et élut Montfort à sa place ; Innocent, consulté par une ambas-
sade, donna son assentiment. Il déclara que Raymond était dé-
posé pour crime d'hérésie ; sa femme devait recevoir son douaire
et une pension de cent cinquante marcs lui était assignée, ga-
rantie par le château de Beaucaire. La décision définitive tou-
chant le territoire conquis devait être prise au mois de novem-
bre suivant, par le concile général de Latran; jusque là, il était
remis à la garde de Montfort, que les évêques devaient aider et
auquel les habitants devaient obéir. Une petite partie des reve-
nus était affectée à l'entretien de Raymond.
L'évêque Foulques retourna à Toulouse, dont il était le véri-
table maitre, sous la protection du légat qui continuait à tenir
133 Toulouse et Narbonne ; il s'agissait de soustraire ces villes à
l'avidité de Louis Cœur de Lion, qui avait pris la croix trois ans
auparavant et dont on attendait l'arrivée. Les faidits, comme
on appelait les seigneurs et les chevaliers dépossédés, étaient
gracieusement autorisés à chercher un gagne-pain dans le pays,
à la condition qu'ils ne pénétreraient jamais dans des châteaux
ou des villes murées et qu'ils voyageraient sur des bidets avec
un seul éperon et sans armes. (1)
La victoire de Bouvines avait délivré la France des graves
périls qui la menaçaient et l'héritier de la couronne était
désormais libre d'accomplir son vœu. Louis arriva en noble et
galante compagnie ; ses chevaliers et lui gagnèrent facilement
le pardon de leurs péchés au cours d'un pèlerinage pacifique de
quarante jours. Les craintes que sa venue avait fait naître
furent bientôt dissipées. Il ne se montra nullement disposé à
réclamer pour la couronne les conquêtes faites au cours des
précédentes croisades ; on profita de sa présence pour assurer
à Montfort une investiture temporaire et pour obtenir l'ordre
de démanteler les deux principaux centres de mécontentement,
Toulouse et Narbonne. Gui, frère de Montfort, prit possession
(1) Pet. Sarnens. c. 80, 81, 82. — Harduin. Concil. vu, n, 2052. — Innoc.
PP. III. Rubricella. — Teulet, Layettes, i, 410-16, n°* 1000, 1113-16. - Guill. de
Pod. Laurent, c. 24, 25.
BUTIN DES CROISÉS 203
de Toulouse et s'occupa d'en faire raser les murs. L'archevêque
Arnaud, moins préoccupé des intérêts de la religion que de ses
prétentions au titre de duc, protesta, mais en vain, contre le
démantèlement de Narbonne. En remettant à Montfort les
domaines de Raymond, Innocent avait fait exception pour le
comté de Melgueil, sur lequel l'Église avait certains titres ; il
vendit ce comté à l'évêque de Maguelonne, qui dut payer la
somme énorme de 33,000 marcs, outre les gratifications exigées
par le personnel de la cour pontificale. La couronne réclama,
comme héritière éventuelle du comte de Toulouse, mais la
vente était définitive et, jusqu'à la Révolution, les évêques de
Maguelonne et de Montpellier eurent la satisfaction de s'intitu-
ler comtes de Melgueil. Ce n'était là qu'une faible part d'un
immense butin et Innocent aurait agi avec plus de dignité en
s'abstenant. (1)
Les deux Raymond s'étaient retirés — à la cour d'Angleterre,
dit-on, où le roi Jean leur aurait donné dix mille marcs, au i8£
prix de l'hommage sans valeur qu'ils venaient lui rendre. Peut-
être faut-il attribuer à cette maladresse du comte de Toulouse
l'autorisation donnée par Philippe Auguste à son fils d'entre-
prendre la croisade et d'accorder à Montfort l'investiture de
terres ainsi placées sous la suzeraineté anglaise. (2) Cependant
les humiliations infligées par l'étranger et les révoltes à l'inté-
rieur furent cause que Jean ne put intervenir ni comme allié,
ni comme suzerain, et Raymond fut obligé d'attendre patiem-
ment la réunion du grand concile qui devait décider de son
sort. Là, du moins, il aurait quelque chance d'être entendu et
d'invoquer la justice qui lui avait été si obstinément refusée.
Au moi d'avril 1213, le pape avait lancé les convocations pour
le douzième concile général, où l'on devait délibérer sur la
reconquête de la Terre-Sainte, sur la réforme de l'Église et des
abus, l'extirpation de l'hérésie et la pacification des âmes. On
avait spécifié ce programme à l'avance et accordé deux ans et
demi aux prélats pour se préparer à y répondre. La réunion
(i) Pet. Sarnens. c. 82. — Vaissete, m, 260; Pr. 56.
(2) Radulph.Coggeshall. ann. 1213.
204 CONCILE DE 1215
eut lieu au jour fixé, le 1er novembre 1215, et l'ambition d'Inno-
cent fut à juste titre flattée quand il put ouvrir et préside v
l'assemblée la plus auguste que la chrétienté latine eût jamais
vue. L'occupation de Constantinople par les Francs avait per-
mis, dans cette circonstance, de réunir les représentants des
églises orientales et occidentales ; les patriarches de Constanti-
nople et de Jérusalem figurèrent au concile comme les hum-
bles serviteurs de Saint-Pierre. Chaque monarque avait son
représentant, chargé de veiller sur ses intérêts temporels ; les
plus savants théologiens étaient venus pour donner, au besoin,
leur avis sur les questions de foi et de droit canonique. Les
princes de l'Église assistaient en plus grand nombre que dans
tout concile antérieur. Outre les patriarches, il y avait 71 pri-
mats ou métropolitains, 412 évêques, plus 800 abbés et prieurs
182 et les innombrables délégués des prélats qui n'avaient pu venir
en personne. (1) Deux siècles devaient s'écouler avant que l'Eu-
rope montrât de nouveau sa force collective dans une assem-
blée comme celle qui remplissait alors l'immense basilique de
Constantin. C'est une marque éclatante du service que l'Église
a rendu en contrebalançant les tendances centrifuges des peu-
ples, que la réunion, à l'appel du pontife de Rome, d'un pareil
conseil fédératif du christianisme, que nulle autre puissance
n'aurait été capable d'assembler. A défaut du pouvoir central
qui se manifestait ainsi avec éclat, les destinées de la civilisa-
tion moderne eussent été tout autres.
Les comtes de Toulouse, de Foix et de Comminges étaient
arrivés à Rome avant l'ouverture du concile. Ils y furent re-
joints par le jeune Raymond qui, pour échapper aux émissaires
de Montfort, avait du passer d'Angleterre en France et traver-
ser ce pays, déguisé comme le serviteur d'un marchand. Dans
une série d'entretiens avec Innocent, ils plaidèrent leur cause
et produisirent une certaine impression sur son esprit. On dit
qu'ils furent secondés cette fois par Arnaud de Narbonne, irrité
par sa querelle avec Montfort ; mais les autres prélats, pour
(i) Chron. Fossœ Novae, ann. 1215.
CONDAMNATION DE RAYMOND 20!>
lesquels c'était presque une question de vie ou de mort, dénon-
cèrent Raymond avec tant de violence et tracèrent un tableau
si effroyable de la catastrophe qui menaçait la religion, qu'In.
nocent, après une courte période d'hésitation, résolut de ne rien
faire. Montfort avait envoyé pour le représenter son frère Gui.
Sitôt que le concile fut réuni, les deux parties y plaidèrent leur
cause. La décision des Pères fut prompte et, comme on pouvait
s'y attendre, en faveur du champion de l'Église. La sentence,
promulguée par Innocent le 15 décembre 1215, rappelait les
efforts de l'Église pour délivrer la province de Narbonne de
l'hérésie, vantait la paix et la tranquillité qui avaient été la
conséquence de son succès. Elle admettait que Raymond s'était
rendu coupable d'hérésie et de spoliation, en raison de quoi il
était privé d'un pouvoir dont il avait abusé et condamné à rési-
der ailleurs en pénitence de ses péchés, avec la promesse d'une
rente de 400 marcs tant qu'il se montrerait obéissant. Sa
femme devait conserver les domaines de son douaire ou en
recevoir l'équivalent. Tous les territoires conquis par les Croi-
sés, y compris Toulouse, le centre de l'hérésie, et Montauban,
étaient attribués à Montfort, qu'on louait comme le principal
instrument du triomphe de la foi. Celles des autres possessions
de Raymond qui n'avaient pas encore été conquises devaient
être gardées par l'Église, pour être remises, en tout ou en par-
lie, au jeune Raymond, s'il se montrait digne d'en être investi
lors de sa majorité. En ce qui concernait le comte Raymond,
le jugement était sans appel ; désormais, l'Église ne l'appela
plus que « le ci-devant comte » Quondam cornes. Des décisions 183
subséquentes, touchant le pays de Foix et de Comminges, arrê-
tèrent du moins, dans cette direction, le progrès des armes de
Montfort, bien qu'elles fussent beaucoup moins favorables aux
nobles de ces contrées qu'elles ne le paraissaient au premier
abord. (1)
Le tribunal suprême de I Eglise avait parlé. Mais ce tribunal
(1) GuiU. de Tudèle, cxlii. — Vais?ete, m, 280-1; Pr. 57-63. — Teulet, Layet-
tes, i, 4.0, n° 1132. — Pet. Sam. c. 83. — D'Achery, i, 707. — Molinier, L'Ense-
velissement du Comte de Toulouse, Angers, 1885, p. 6.
12
206 RAYMOND LE JEUNE
avait perdu une partie de son empire sur les âmes et sa sen-
tence, loin d'apaiser toutes les querelles, fut le signal d'une
révolte. Dans le midi de la France, on avait attendu avec con-
fiance la réparation d'une longue série d'injustices; -quand cet
espoir fut déçu, l'esprit national, exalté jusqu'à l'enthousiasme,
ne vit de salut que dans la résistance armée. Si Mont fort s'était
imaginé que ses conquêtes étaient confirmées «l'une manière
durable par la voix des Pères de Lalran et par l'acceptation de
l'hommage qu'il n'avait pas tardé a rendre à Philippe-Auguste,
il montra par là combien il connaissait peu le tempérament
des hommes à qui il avait affaire. Toutefois, en France, il était
naturellement le héros du moment et Je voyage qu'il entreprit
pour aller offrir son allégeance fut une marche Iriomplale. Les
populations s'attroupaient pour voirie champion de 1 Eglise; le
clergé formait des processions solennelles pour lui souhaiter la
bienvenue dans chaque ville et ceux qui pouvaient seulement
toucher ]o bord de ses vêtements s'estimaient heureux (1).
Le jeune Raymond, qui était à cette époque un adolescent
de dix-huit-ans, endurci par des années d'adversité, avait des
manières attrayantes et nobles qui, dit-on, produisirent une
impression très favorable sur Innocent. Le pape le congédia
avec sa bénédiction et un bon conseil : ne pas prendre le bien
d'autrui, mais défendre le sien (res de V autrui noapregas; lo
teu, se derjun lo te vol hostar, deffendas.) Le jeune homme se
hâta de suivre le conseil pontifical, mais il l'entendit à sa ma-
184 nière. La part d'héritage qui lui avait été réservée sous la garde
de l'Église était située à l'est du Rhône; c'est là que le père et
le fils, revenant d'Italie, se rendirent au commencement de 1216,
pour chercher une base d'opérations. Peu de temps après,
Raymond l'aîné alla en Espagne pour lever des troupes. Les
citoyens de Marseille, d'Avignon, de Tarascon se levèrent comme
un seul homme à l'appel de leur seigneur et demandèrent à
être conduits contre les Français, indifférents aux foudres de
l'Église, prêts à sacrifier leurs biens et leurs vies. Désormais,
(1) Pet. Sarnens. c. 83.
REVERS DE MONTFORT 207
dans ce grand drame, ce sont les cités et les citoyens qui jouent
le premier rôle; la lutte s'engage entre les communes à demi
républicaines, qui combattent pour leur existence, et la dure
féodalité du Nord. La question religieuse fut reléguée au second
plan, d'autant plus que les idées religieuses d'alors étaient
très confuses. Au siège du Château de Beaucaire, quand il fallut
construire des retranchements contre l'armée de secours ame-
née par Montfort, le chapelain de Raymond promit le salut à
quiconque viendrait travailler sur les remparts et le peuple de
la ville se mit incontinent à l'œuvre pour obtenir les indulgences
promises. Apparemment, on ne songeait pas que Raymond et
tous les siens étaient excommuniés; les indulgences conser-
vaient leur crédit, quelle que fût la main qui les distribuai (1).
En présence de ce danger nouveau, Montfort fit preuve de
son activité ordinaire. Mais la fortune l'avait abandonné et les
historiens de l'Eglise ont émis l'opinion qu'il ployait sous le
faix de l'excommunication lancée contre lui par l'implacable
Arnaud de Narbonne, auquel il avait fait tort dans leur que-
relle relative au duché. Montfort n'y avait prêté aucune atten-
tion, ne cessant même pas d'assister à la messe, alors qu'il
témoignait d'un si profond respect pour les censures ecclésias-
tiques quand elles étaient dirigées contre ses adversaires. Obligé
d'abandonner Beaucaire, après des luttes acharnées, il marcha
plein de colère sur Toulouse, qui se préparait à rappeler son
ancien seigneur. 11 mit le feu à plusieurs quartiers de la ville,
mais les citoyens barricadèrent les rues et résistèrent pas à pas
à ses troupes. On finit par traiter; Montfort s'engagea à épar-
gner la ville moyennant une énorme indemnité de 30,000 marcs;
mais il détruisit ce qui restait des fortifications, combla les 185
fossés et désarma les habitants. Malgré l'excommunication qui
pesait sur lui, il était encore très efficacement soutenu par
l'Église. Innocent III mourut le 20 juillet 1216; son successeur
Honorius III hérita de sa politique et le nouveau légat, le car-
dinal Bertrand de Saint-Jean et de Saint-Paul, était, si possible»
(1) Guill. de Tudela, cliii-viii. — Guill. de Pod. Laur. c. 27-8. — Vaissete, m,
Pr. 64-66. - Pet. Sumens. c. 83-
181
208 SECOND SIÈGE DE TOULOUSE
encore plus décidé que ses prédécesseurs à supprimer à tout
prix la rébellion contre Rome. On avait recommencé à prêcher
la croisade. Au début de l'an 1217, Montfort traversa le Rhône
et s'avança dans les territoires laissés au jeune Raymond, à la
tête d'une armée de Croisés et d'un petit contingent fourni par
le roi de France.
Il fut rappelé tout à coup par la nouvelle que Toulouse s'était
révoltée, que Raymond VI, à la tête d'auxiliaires espagnols, y
avait été reçu avec joie, que Foix et Comminges, avec tous les
nobles du pays, s'étaient réunis à Toulouse pour saluer leur
chef, enfin que la comtesse de Montfort était en danger au
Château Narbonnais, la citadelle en dehors de la ville, où Mont-
fort avait laissé garnison. Abandonnant ses conquêtes, il revint
sur ses pas. Au mois de septembre 1217 commença le second
siège de l'héroïque cité, dont les bourgeois montrèrent leur
résolution inébranlable de se soustraire au joug de l'étranger,
ou plutôt le courage du désespoir, s'il faut croire que le cardi-
nal-légat avait ordonné aux Croisés de tuer tous les habitants
sans distinction d'âge ni de sexe. Comme la ville était sans
défenses, hommes et femmes travaillaient jour et nuit à recons-
truire les remparts. Vainement, Honorius écrivit des lettres de
menaces et d'exhortations aux rois d'Aragon et de France, au
jeune Raymond, au comte de Foix, aux citoyens de Toulouse,
d'Avignon et de Marseille. Vainement la prédication de la croi-
sade, renouvelée avec un zèle infatigable, amenait sans cesse
aux assiégeants de nouveaux renforts. Le siège se traîna pen-
dant neuf longs mois, entrecoupé par des assauts furieux et des
sorties plus furieuses encore, avec des intervalles d'inaction aux
moment où l'armée des Croisés voyait décroître ses forces. Gui,
frère de Montfort, et son fils aîné Arnaud furent sérieusement
blessés. Les ennuis du général étaient accrus parles taquineries
du légat, qui lui reprochait son insuccès, l'accusait d'ignorance
t de mollesse. Le lendemain de la Saint-Jean (1218), Montfort,
fatigué et découragé, surveillait la reconstruction de ses ma-
chines après avoir repoussé une sortie lorsqu'une pierre lancée
par un mangoneau, — pièce servie, suivant la tradition toulou-
MORT DE MONTFORT 2UÎJ
saine, par des femmes — le frappa d'un coup mortel. Son
casque fut écrasé et il ne proféra plus une parole. Grande fut
la douleur des fidèles à travers toute l'Europe quand la nou-
velle se répandit que le glorieux champion du Christ, le nou-
veau Macchabée, le rempart de la Foi, était tombé comme un
martyr pour la cause de la religion. Il fut enseveli à Haute-
Bruyère, dépendance du monastère de Dol, et les miracles
opérés sur sa tombe montrèrent combien sa vie et sa mort
avaient été agréables à Dieu. Toutefois, il ne manqua pas de
gens pour attribuer sa ruine soudaine, au moment même où
ses succès paraissaient à jamais confirmés, au fait qu'il avait
négligé de poursuivre l'hérésie dans son ardeur à satisfaire
son ambition (4).
S'il fallait une preuve de plus des éminentes capacités de
Montfort, on la trouverait dans la ruine rapide de tout ce qu'il
avait fondé, quand son pouvoir passa aux mains de son fils et
successeur Amauri. Même pendant le siège, son prestige était
encore tel que le puissant Jourdain de l'Isle-Jourdain lui fit
sa soumission, comme au duc de Narbonne et comte de
Toulouse, en lui donnant pour otages Géraud, comte d'Arma-
gnac et de Fezensac, Roger, vicomte de Fezensaquet et d'autres
nobles; ajoutons qu'au mois de février 1218, les citoyens de
Narbonne, intimidés, avaient renoncé à leur attitude de rebelles.
La mort de Montfort fut considérée comme le signal de la déli-
vrance. Partout où les garnisons françaises n'étaient pas trop
fortes, le peuple se souleva, massacra les envahisseurs et rap-
pela ses anciens chefs. Honorius eut beau reconnaître Amauri
comme le successeur de l'autorité de son père, mettre au ban
les deux Raymond, accorder à Philippe-Auguste un vingtième
des revenus ecclésiastiques pour l'exciter à une nouvelle croi-
(1) Pet. Sara. c. 83-6. — Guill. de Pod. Laur. c. 28-30. — Vaiss. m, 271-2;
Pr. 66-93. — Guill. de Tud. clvih-ccv. — Raynald. Ann. ann. 1217, n° 52, 55-62;
ann. 1218, n° 55. — Martène, Ampl. Coll. i, 1129. — Annal Waverl. ann. 1218.—
Bern. Iterii Chron ann. 1218. — Chron. Lemov. ann. 1218. — Guill. JNang. ann.
1218. — Chron. Turon. ann. 1218. — Robert. Autissiod. Chron. ann. 1218. —
Chron. S. Taurin. Ebroicens. ann. 1218. — Chron. Ioan. Iperii ann. 1218. — Chron.
Laudun. ann. 1218. — Chron. S. Pétri Vivi Senon. append. ann. 1218. — Alberici
Trium Fontium Chron. ann. 1218.
12.
210 TROISIÈME SIÈGE DE TOULOUSE
187 sade, promettre indulgence pleinière à tous ceux qui y parti-
ciperaient. En vain Louis Cœur de Lion, accompagné du cardi-
nal-légat Bertrand, conduisit dans le midi une belle armée de
pèlerins qui comptait dans ses rangs trente-trois comtes et vingt
évêques. Elle réussit bien à s'avancer jusqu'à Toulouse, mais le
troisième siège ne fut pas plus heureux que les précédents et
Louis fut obligé de se retirer sans gloire, n'ayant accompli
d'autre exploit que le massacre de Marmande, où 5,000 hommes,
femmes et enfants furent passés au fil de l'épée. L'horrible
cruauté des Croisés, leur luxure brutale, qui n'épargnaient ni
la vie des hommes ni l'honneur des femmes, contribuèrent
puissamment à enflammer la résistance. Une à une les forte-
resses encore occupées par les Français furent reprises et bien
peu de familles fondées par les envahisseurs purent subsister
dans le pays. En 1220, un nouveau légat, Conrad, essaya de
créer un ordre militaire sous le nom de Chevaliers de la Foi de
Jésus, mais il ne rendit aucun service. La sentence d'excommu-
nication et d'exhérédation fulminée par le pape en 1221 fut tout
aussi vame; et quand, la même année, Louis entreprit une
nouvelle croisade et reçut d'IIonorius un vingtième des revenus
de l'Église pour en couvrir les frais, il tourna l'armée ainsi
recrutée contre les possessions anglaises et s'empara de la
Rochelle, malgré les protestations du roi et du pape (1).
Au commencement de 1222, Amauri, réduit au désespoir,
offrit à Philippe Auguste de lui faire abandon de toutes ses
possessions et de tous ses droits ; il pria en même temps le
pape Honorius d'appuyer sa proposition. Honorius écrivit au
roi de France, le 14 mai, que ce moyen était désormais le seul
de sauver l'Église. Les hérétiques qui s'étaient cachés dans des
cavernes et dans les régions montagneuses, lorsque la domina-
it Teulet, Lavettes, i, 454, n° 1271; p. 461-2, n» 1279-80; p. 466, n° 1301
p 475 n" 1331 ; p. 551, n» 1435; p. 518, n' 1656. — Vaiss. ni, 307, 316-17, 568
Pr ^8-102 — Raynald. Annal, ann. 1218, n° 54-57; ann. 1221, n° 44, 45. — Arch
hat J 430 n° 15, 16. — Guill. de Pod. Laur. c. 31-33. — Guill. Nang. ann. 1219
1220 — Bcrn. Itcr. Chron. ann. 1219. — Kob. Autis. Chron. ann. 1219. — Chron
Laud., Chron. Andrens., Ail». Triuni Fontium Chron. ann. 1219. — Martène, Thés, i
884. — Rymcr, Fœdera, i, 229.
APPELS A PHILIPPE AUGUSTE 211
tion française s'exerçait sur le pays, étaient revenus en foule
aussitôt après le départ des envahisseurs ; la haine générale ^
qui pesait sur les étrangers favorisait encore leur propagande
religieuse. L'Église, en vérité, était devenue une ennemie
nationale et nous en# croyons volontiers Honorius lorsqu'il
décrit la condition lamentable de l'orthodoxie dans le Lan-
guedoc. L'hérésie y était ouvertement pratiquée et enseignée;
les évêques hérétiques prenaient place hardiment en face des
prélats catholiques et il y avait à craindre que le pays tout
entier ne fût bientôt gagné par la contagion.
Malgré tous ces arguments, accompagnés de l'offre d'un
vingtième des revenus ecclésiastiques et d'indulgences illimi-
tées pour une croisade, Philippe resta sourd aux propositions
du pape ; et lorsque Amauri s'adressa avec la même offre à
Thibaut de Champagne, le roi répondit à ce dernier, qui le
consulta, en des termes qui équivalaient à un refus. S'il voulait
entreprendre la chose à ses risques et périls, le roi lui souhai-
tait bon succès, mais il ne pouvait ni l'aider, ni l'affranchir de
ses obligations de vassal, à cause de la tension de ses rapports
avec l'Angleterre. Au mois de juin, ce fut au tour du jeune
Raymond d'en appeler à Philippe, son seigneur et son parent,
implorant sa pitié et le suppliant dans les termes les plus
humbles d'intervenir, pour le réconcilier à l'Église et écarter
ainsi de lui l'incapacité d'hériter à laquelle il se trouvait sou-
mis (1).
Cette démarche doit avoir été provoquée par l'état de santé
de Raymond VI qui, en effet, mourut peu de temps après, au
mois d'août 1222. En 1218, Raymond avait arrêté son testa-
ment, aux termes duquel il faisait des legs pieux aux Templiers
et aux Hospitaliers de Toulouse, manifestait l'intention d'en-
trer dans ce dernier Ordre et exprimait le désir d'être enterré
avec ses moines. Le matin même de sa mort, il avait été prier
deux fois dans l'église de la Daurade, mais son agonie fut
courte et il avait déjà perdu l'usage de la parole lorsque l'abbé
(1) Vaissete, m, 319; Pr. 275, 276. — Raynald. Annal, ann. 1222, n° 44-47. —
Guill de l'od. Laur. c. 47. — Teulet, Lay. i, 546, n° 1537.
212 MORT DE RAYMOND VI
de Saint Sernin vint lui apporter les consolations de la reli-
gion. Un Hospitalier qui était présent jeta sur lui son manteau
avec la croix, afin d'assurer à sa maison le privilège d'ensevelir
180 le comte; mais un paroissien zélé de Saint Sernin arracha le
manteau et il s'ensuivit une révoltante querelle sur le corps du
moribond, l'abbé réclamant à grands cris le cadavre, puisque
la mort survenait dans sa paroisse. Il finit par ameuter le
peuple, auquel il ordonna de ne point permettre que le corps
fût enlevé. Cette dispute sur les restes du comte de Toulouse
devint encore plus odieuse parce que l'Église ne voulut pas
permettre l'inhumation de celui qu'elle considérait comme son
ennemi. Le corps resta sans sépulture, en dépit des efforts
réitérés de Raymond VII, après sa réconciliation, pour assurer
le repos de l'âme de son père. Ce fut en vain qu'une enquête
instituée en 1247 par Innocent IV recueillit les témoignages de
cent vingt personnes à l'effet que Raymond VI avait été le plus
pieux et le plus charitable des hommes et le très obéissant ser-
viteur de l'Église. Ses restes demeurèrent pendant un siècle et
demi le jouet des rats dans la maison des Hospitaliers et quand
ils eurent disparu morceau par morceau, le crâne fut encore
conservé comme un objet de curiosité, au moins jusqu'à la tin
du xvne siècle (1).
Après la mort de son père, Raymond VII poursuivit ses
avantages et Amauri fut de nouveau réduit, au mois de
décembre, à offrir ses droits à Philippe Auguste, qui refusa de-
rechef de les accepter. Au mois de mai 1223, on eut quelque
espoir que le roi de France entreprendrait une croisade ; le
légat Conrad de Porto, avec les évêques de Nimes, d'Agde et
de Lodève, lui écrivit de Béziers, insistant sur l'état déplo-
rable du pays où villes et châteaux ouvraient tous les jours
leurs portes aux hérétiques. Il y eut alors des négociations avec
Raymond et les choses allèrent si loin qu'Honorius écrivit à
son légat de prendre soin des intérêts de l'évêque de Viviers
lors de la conclusion de l'accord attendu. En présence, en effet,
(i) Guill. de Pod. Laur. c. 34. — Vaissete, m, 306, 321-4. — Moliuier, L'ense-
velissement de Raymond VJ.
MORT DU ROI DE FRANGE 213
des progrès incessants de l'hérésie et de l'indifférence de
Philippe Auguste, il semblait qu'on dût chercher ailleurs
les bases d'une pacification. Il faut dire que l'activité de l'anti-
pape bulgare avait singulièrement enflammé l'ardeur des
Cathares ; des hérétiques venant du Languedoc allaient le
trouver et revenaient avec tout le zèle de missionnaires ; son
représentant, Barthélemi, évêque de Carcassonne, qui s'appe-
lait lui-même, à l'imitation des papes romains, serviteur des
serviteurs de la Foi, faisait, pour la propagation de ses croyances, 190
des efforts couronnés de succès. Des trêves furent conclues
entre Amauri et Raymond ; puis le légat convoqua un concile à
Sens, le 6 juillet 1223, d'où l'on espérait que la pacification
devait sortir. Le concile fut transféré à Paris, parce que Philippe
Auguste désirait y assister ; le roi devait même y attacher une
grande importance, car on le vit regagner en hâte sa capitale,
malgré la fièvre qui le minait. Il mourut sur la route à
Meudon, le 14 juillet. Les espérances de Raymond se trou-
vèrent ainsi brisées. La mort de Philippe Auguste rendait le
concile inutile et changeait en un instant la face des affaires.
Bien que Philippe Auguste ait témoigné de sa sympathie
pour Montfort en lui léguant 30,000 livres, il s'était prudem-
ment abstenu de toute démarche compromettante et avait
fermement rejeté les offres d' Amauri. Toutefois, sa sagacité
lui permettait d'entrevoir que, lui mort, le clergé emploierait
toutes ses forces à pousser son fils Louis vers une croisade et
que le royaume serait abandonné aux mains d'une femme et
d'un enfant. C'est sans doute pour prévenir ce péril qu'il
montra tant d'insistance à rejoindre le concile, malgré le
mauvais état de sa santé. Ses prévisions ne tardèrent pas à se
réaliser. Le jour même de son couronnement, Louis promit au
légat d'entreprendre la croisade ; Honorius le stimula de son
mieux et, au mois de février 1224, Louis accepta d' Amauri la
(1) Vaissete, m, Pr. 276, 282. — Teulet, Layettes, i, 561, n° 1577. — Rayna
Annal, ann. 1222, n° .48 — Matt. Paris, ann. 1223, p. 219.
214 INTERVENTION DE LOUIS
Raymond se trouva désormais en face de l'adversaire le plus
redoutable, le roi de France (1).
La situation était pleine de périls nouveaux et inattendus. Il
n'y avait pas un mois qu'Amauri, réduit à la plus grande
détresse, avait été obligé d'abandonner les quelques châteaux
qu'il tenait encore, en rachetant les garnisons avec une partie
de l'argent que Philippe Auguste lui avait légué. Puis il avait
quitté pour toujours ce pays dont son père et lui avaient été
les fléaux. Et maintenant, à la place de cet ennemi épuisé par
une longue lutte, Raymond voyait devant lui un jeune homme
ardent, disposant de toutes les ressources que Philippe Auguste
191 avait accumulées pendant son long règne, impatient aussi de
venger l'échec qu'il avait éprouvé cinq ans auparavant sous
les murs de Toulouse. Dès le mois de février, il écrivit aux
citoyens de Narbonne, les félicitant de leur loyauté et promet-
tant de conduire une croisade dans le pays trois semaines après
Pâques, afin de restituer à la couronne tous les territoires que
la maison de Toulouse avait perdus. Cependant Louis ne vou-
lait pas être dupe. Il exigea, comme condition de son départ,
que l'Église assurât au royaume la paix extérieure et inté-
rieure, qu'une croisade fût prechée avec les mêmes indul-
gences que pour la Terre Sainte, que ceux de ses vassaux qui
ne se joindraient pas à lui fussent excommuniés, que l'arche-
vêque de Bourges fût nommé légat à la place du cardinal de
Porto, que les territoires de Raymond, de ses alliés et de tous
ceux qui résisteraient à la croisade lui fussent attribués
d'avance, qu'il reçût de l'Église un subside de 60,000 livres
parisis par an, enfin qu'il fût libre de revenir ou de rester
comme il lui plairait (2).
Louis présuma que ces conditions seraient acceptées et con-
tinua ses préparatifs, tandis que Raymond faisait des efforts
désespérés pour conjurer l'orage. Henri III d'Angleterre inter-
(1) Alberici Trium Font. Chmn. ann. 1223. — Guill. de Pod. Laur. c. 34. —
Vaissete, m, Pr. 290. — Ravnald. Annal, ann. 1223, n° 41-45. — Teulet, Layet-
tes, ii, 24, n° 1631.
(2) Vaissete, m, Pr. 28b, 291-3. — Gesta Ludovici, vm, ann. 1224.
NÉGOCIATIONS 215
vint auprès d'Honorius et Raymond fut encouragé à faire des
offres d'obédience à Rome par l'entremise d'ambassadeurs
dont les libéralités parurent produire une impression très
favorable sur les officiers de la Curie. Honorius répondit par
une lettre aimable, promettant d'envoyer Romano, cardinal
de Sant'Angelo, en qualité de légat, pour arranger les affaires ;
puis il fit savoir au roi Louis que Frédéric II faisait des offres si
avantageuses en vue de la conquête de la Terre Sainte qu'il
fallait tout subordonner à ce grand dessein et que la vente des
indulgences ne pouvait être autorisée pour un autre objet. Le
pape ajoutait que si le roi de France continuait à menacer
Raymond, ce dernier ne tarderait pas à se soumettre. En même
temps, des instructions étaient envoyées à Arnaud de Nar-
bonne, lui enjoignant d'agir auprès de Raymond, de concert
avec les autres prélats, pour obtenir de lui qu'il offrît des
conditions acceptables.
Louis, justement indigné de cette diplomatie à double
visage, protesta publiquement qu'il se lavait les mains de toute
l'affaire et fit savoir au pape que la Curie romaine pouvait
s'arranger à sa guise avec Raymond, qu'il ne se souciait pas
des questions de théologie, mais que ses droits devaient être 192
respectés et qu'il ne permettrait pas de lever de nouveaux
subsides. A un Parlement tenu à Paris, le 5 mai 1224, le légat
annula les indulgences concédées contre les Albigeois et recon-
nut que Raymond était un bon catholique; d'autre part, Louis
ht une déclaration qui montre à quel point il était irrité des
procédés 'de l'Église à son égard. Toutefois, ses préparatifs
militaires ne furent pas perdus : il en tira parti pour arracher
à Henri III une partie considérable des possessions que l'Angle-
terre conservait sur le sol français (1).
L'orage paraissait conjuré. Il ne s'agissait plus que de s'en-
tendre sur les termes de la pacification ; or, Raymond avait
été trop près de la ruine pour se montrer difficile. Le 2 juin,
(1) R y mer, Fœdera, i, 271. — Vaissete, m, 339-40. Pr. 283. — Raynald. Annal
ann. 1224, n° 40. — Gesta Lurlov. vin, ann. 1224. — Clivon. Turou. aun. 1224. —
Gui 1 1. Nang. ann \2H. — Epist. sec. xm, t. i, n° 249 (MoiiUin. Ilist. Gernian.)
216 RAYMOND ET AMAURI
jour de la Pentecôte, il rejoignit à Montpellier, en compagnie
de ses principaux vassaux, Arnaud et les évêques ; il déclara
qu'il observerait et maintiendrait, dans toute l'étendue de ses
domaines, la foi catholique ; qu'il en expulserait les hérétiques
désignés par l'Eglise ; qu'il confisquerait leurs biens et les châ-
tierait corporellement; qu'il assurerait la paix et dissoudrait
les bandes de mercenaires ; qu'il restituerait aux églises tous
leurs droits et privilèges; qu'il payerait 20,000 marcs pour
réparer les pertes faites par l'Église et pour dédommager
Amauri, à la condition que ce dernier renonçât à ses préten-
tions et livrât tous les documents qui les attestaient. Si cela ne
devait pas suffire, il était prêt à se soumettre entièrement à
l'Église, réserve faite de ses devoirs d'allégeance envers le roi.
Ces propositions étaient contresignées par le comte de Foix et
le vicomte de Béziers. Pour affirmer sa sincérité, Raymond
replaça l'ancien ennemi de son père, Théodisius, sur le siège
épiscopal d'Agde, que l'ex-légat avait obtenu et d'où il avait été
chassé ; il restitua aussi différentes propriétés à des églises.
Les offres de Raymond furent transmises à Rome pour ètrfi
approuvées par le pape. La preinière réponse d'Honorius put
faire croire qu'elles seraient agréées. Il avait été convenu qu'un
concile se réunirait le 20 Août pour les ratifier. Mais dès qu'il
se fût assemblé à Montpellier, Amauri adressa un appel déses-
péré aux évêques, les suppliant de ne pas laisser échapper les
fruits de la victoire. Le roi de France, disait-il, était sur le
£93 point de prendre en mains sa cause, dont l'abandon serait un
scandale et une humiliation pour l'Église universelle. Malgré
cet appel, les évoques acceptèrent les serments de Raymond
et de ses vassaux aux conditions précédemment fixées, aver*
la réserve qu'on attendrait la décision du pape en ce qui
concernait l'indemnité due à Amauri et que tous les ordres
ultérieurs de l'Église seraient obéis, sans préjudice de la suze-
raineté du roi et de l'empereur. Raymond promit tout et donna
des gages en conséquence (1).
(1) Vaiss. m, Pr. 284, 206. — Vaiss. éd. Priv. vin, 801 — Fhlut. Cnnc. Xar-
HONORIUS SE DÉCIDE POUR AMAURI 217
Que pouvait encore exiger l'Église ? Raymond avait triomphé
délie et de tous les Croisés qu'elle avait déchaînés contre lui ;
malgré cela, il offrait une soumission aussi complète que celle
que l'on aurait pu imposer à son père à l'heure de sa plus pro-
fonde détresse. Juste à la même époque, une dispute publique
avait lieu à Castel-Sarrasin entre certains prêtres catholiques
et des ministres cathares, preuve nouvelle que l'hérésie avait
confiance dans sa cause et qu'il fallait chercher un terrain
d'entente si l'on voulait en arrêter les progrès. Non moins
significatif fut un concile cathare tenu peu de temps après à
Pieussan, où, avec le consentement de Guillabert de Castres,
évèque hérétique de Toulouse, le nouvel évéché de Rasés fut
constitué avec une partie de ceux de Toulouse et du Carcasses.
Cependant l'on n'était pas au bout des vicissitudes et des
surprises. Au mois d'octobre, quand les envoyés de Raymond
arrivèrent à Rome pour obtenir la confirmation papale, ils se
trouvèrent en présence de Gui de Montfort, chargé par le roi
de France de s'y opposer. Nombre d'évêques languedociens
craignaient que la paix ne les obligeât à restituer des biens
usurpés à la faveur des troubles et ils étaient, par suite, inté-
ressés à prétendre que Raymond était hérétique au fond du
cœur. Honorius tergiversa jusqu'au commencement de 4225 ;
il renvoya alors le cardinal Romano en France, avec les pleins
pouvoirs d'un légat et des instructions portant qu'il devait
menacer Raymond et faire conclure une trêve entre la France
et l'Angleterre, afin de rendre toute liberté à Louis. Il écrivit
au roi dans le même sens et envoya à Amauri de l'argent avec
des paroles encourageantes. La description qu'il fait du Lan-
guedoc dans une de ses lettres, pays de fer et d'airain dont la
rouille ne pouvait être enlevée que par le feu, montre assez 43;
le parti pour lequel il s'était finalement prononcé (1).
bonn. p. 60-G4. — Gest. Ludov. vin, aim. 1224. — Concil. Montispessulan. ann.
1224 (flarduin. vu, 131-33). — Grandes Chron. ann. 1224. — Guill. Nangiac. ann.
1224.
(1) Vaissete, m, Pr. 284-85. — Schmidt, i, 291. — Coll. Doat, xxiir, 269-70. —
Kymer Fœd. i, 273, 274, 281. — Raynald. Annal, ann. 1225, n° 28-34. — Teulet,
Layrttes, n, 47, n° 1694.
13
218 CONCILE DE BOURGES
Après plusieurs conférences avec Louis et les principaux
seigneurs et évêques, le légat convoqua un concile national à
Bourges au mois de novembre 1225. Raymond y comparut,
demandant avec humilité l'absolution et la réconciliation ; il
offrit à nouveau de se justifier, de se soumettre à toutes les
réparations que pouvaient exiger les églises, de rétablir sur ses
terres la sécurité et l'obéissance à Rome. Quant à l'hérésie,
non seulement il s'engageait à l'extirper, mais il priait instam-
ment le légat de visiter ses villes une à une, de s'enquérir des
croyances du peuple, avec l'assurance que tous les délinquants
seraient sévèrement punis et que toute ville récalcitrante serait
mise à la raison. Il était prêt lui-même à rendre satisfaction
pleine et entière pour toute faute qu'on pouvait lui imputer et
à se soumettre à un examen portant sur l'orthodoxie de ses
croyances. D'autre part, Arnaud exhiba les décrets du pape
Innocent condamnant Raymond VI et attribuant ses terres à
Simon de Montfort, avec l'approbation de Philippe-Auguste.
Après de longues discussions au sein du concile, le légat décida
que chaque archevêque délibérerait séparément avec ses suffra-
gants et lui remettrait par écrit le résultat de la délibération,
qui serait ensuite soumis au roi et au pape. Tout cela devait se
passer, sous peine d'excommunication, dans le plus profond
secret (1).
Un épisode de la procédure du concile de Bourges montre
d'une manière frappante le caractère des relations entre Rome
et les églises locales, ainsi que celui de l'institution catholique
vers laquelle les hérétiques étaient invités à revenir, sous la
douce menace du bûcher et du gibet. Lorsque la besogne appa-
rente de l'assemblée eut pris fin, le légat permit aux délégués
des chapitres de s'en retourner, mais il retint auprès de lui les
195 évêques. Les délégués ainsi renvoyés ne tardèrent pas à pres-
sentir quelque fraude; après s'être consultés, ils députèrent au
légat des délégués de tous les chapitres métropolitains, pour
dire qu'il possédait, à leur connaissance, certaines lettres spé-
(lj Chron. Turonens. ann. 1225. — Matt. Paris ann. 1225, p. 227-9.
FRAUDES DU LÉGAT 219
ciales de la curie romaine, réclamant à perpétuité pour le pape
les revenus de deux prébendes dans tout chapitre épiscopal ou
abbatial et d'une prébende dans chaque église conventuelle. Ils
l'adjuraient, au nom de Dieu, de ne pas causer un tel scan-
dale, l'assurant que le roi et ses barons résisteraient au prix de
leur vie et de leurs dignités et que cela pouvait amener la ruine
de l'Église. Ainsi mis en demeure, le légat exhiba ses lettres et
émit l'opinion que l'octroi des demandes pontificales libérerait
l'Église romaine du scandale de la convoitise, en mettant une
fin à la nécessité où elle se trouvait de solliciter et de recevoir
des cadeaux. Là-dessus, le délégué de Lyon répondit tranquille-
ment qu'ils ne désiraient pas manquer d'amis à la cour romaine
et qu'ils consentiraient très volontiers à les suborner; d'autres
représentèrent que la source de la cupidité ne tarirait jamais,
que ces nouvelles richesses ne feraient qu'exciter l'avarice des
Romains, que provoquer des querelles menaçantes pour l'exis-
tence même de la ville; d'autres, enfin, objectèrent que les
revenus ainsi assurés à la Curie et supérieurs à ceux de la cou-
ronne elle-même, rendraient les membres de la Curie telle-
ment riches que la justice serait plus coûteuse que jamais; en
outre, il était évident que les nombreux fonctionnaires aux-
quels le pape confierait la perception de ses revenus se livre-
raient à des exactions infinies et exerceraient un tel contrôle
sur les élections des chapitres qu'ils finiraient par les mettre
tous dans la dépendance étroite de Rome. Ils terminèrent en
déclarant au légat que l'intérêt de Rome elle-même était
d'abandonner ce projet, car si l'oppression devenait univer-
selle, elle causerait une révolte non moins générale. Le légat,
impuissant à tenir tête à l'orage, consentit à supprimer les
lettres en question, ajoutant qu'il les désapprouvait, mais
n'avait pas eu l'occasion de s'en expliquer, par la raison qu'elles
lui étaient parvenues seulement après son arrivée en France.
Une proposition non moins audacieuse, par laquelle la Curie
espérait obtenir le contrôle de toutes les abbayes du royaume,
avorta par suite de l'opposition acharnée des archevêques.
220 MORT d'arnaud de narbonne
L'hérésie pouvait vraiment se croire justifiée à se tenir à
l'écart d'une pareille Église ! (1).
13ô Personne ne savait à quelles conclusions avaient abouti les
conciliabules tenus par les archevêques, mais le résultat final
ne pouvait faire de doute, une fois que le pape et le roi étaient
également décidés à intervenir. Par surcroît de malheur pour
Raymond, la mort venait d'enlever l'archevêque Arnaud de
Narbonne, qui, devenu son ami déclaré, eut pour successeur
un de ses ennemis les plus ardents, Pierre Amiel. On disait
ouvertement qu'aucune paix honorable pour l'Église n'était
compatible avec le maintien de Raymond et qu'un dixième des
revenus ecclésiastiques avait été offert pendant cinq ans à Louis
s'il voulait entreprendre la guerre sainte. Mais le roi, malgré
sa légèreté et son avidité, hésitait à se mesurer avec le patrio-
tisme exalté du Mi<li tant qu'il était en état d'hostilité avec
l'Angleterre. Il exigea donc qu'Honorius fit défense à Henri III
de menacer le territoire français pendant la croisade. Quand
Henry reçut les lettres du pape, il préparait avec ardeur une
expédition pour porter secours à son frère Richard de Cor-
nouailles; mais ses conseillers le poussèrent à ne point empê-
cher Louis de s'embrouiller dans une entreprise si difficile et
si coûteuse; l'un d'eux, Guillaume Pierrepont, qui passait pour
un savant astrologue, prédit avec assurance que Louis allait
perdre la vie ou subir un désastre. Sur ces entrefaites arrivè-
rent des nouvelles de Richard qui dépeignaient sa situation
comme favorable; l'inquiétude de Henri se calma et bien qu'il
eût, peu de temps auparavant, conclu une alliance avec Ray-
mond, il accorda au pape les promesses que celui-ci demandait.
(1) Chron. Turoncns. ann. 1225. - Maft. Paris ann. 1225, p. 227-8. — Il est
possible que les chroniqueurs aient quelque peu exagère, car les lettres d Honorius
ne réclament qu'une prébende dans chaque cathédrale et église collégiale (Martènc,
Thés î, 929). Les exigences de Home ne furent d ailleurs qu'ajournées, car, en
1380, Charles le Sage se plaignait que presque tous les bénéfices de France appar-
tinssent à des cardinaux, qui en portaient les revenus en Italie, de sorte que les
églises tombaient en ruines, que les abbayes étaient désertées, les orphelinats et
les hô: itaux détournés de leur but, que le service divin avait cessé en beaucoup
d'endroits et que les terres de l'Eglise étaient sans culture. Pour remédier à ces
abus, il saisit tous les revenus en question et ordonna qu'ils fussent employés aux
lins en vue desquelles ils avaient été donnés à l'Eglise (ibid. i, 1012).
SAINT ANTOJNE DE PADOUE 221
Pour assurer plus efficacement encore le succès de la croisade,
l'Église prohiba toutes les guerres privées jusqu'à ce qu'elle eût
pris fin (1).
La question religieuse n'était plus, à l'époque où nous sommes 197
arrivés, qu'un prétexte à des ventes d'indulgences et à des levées
de taxes ecclésiastiques. Si Raymond n'avait pas encore persé-
cuté activement ses sujets hérétiques, c'était simplement parce
qu'il ne pouvait pas sans folie, étant exposé à des agressions
du dehors, détacher de sa cause un grand nombre d'hommes
dont l'appui lui était indispensable. 11 s'était montré tout prêt
à prendre les mesures nécessaires au prix d'une réconciliation
avec l'Église et il avait même exhorté le légat à organiser l'in-
quisition sur ses domaines. Au milieu des troubles qui agitaient
le Midi, les Dominicains avaient pu grandir en puissance et
s'établir sur les terres de Raymond; quand leurs rivaux en
persécution, les Franciscains, étaient venus à Toulouse, il les
avait reçus cordialement et les avait aidés à s'y fixer. Cette
même année 1225 vit arriver en France Saint-Antoine de Padoue,
dont le nom est le plus vénéré dans l'Ordre après celui de Saint-
François. Antoine venait prêcher contre l'hérésie; dans le Tou-
lousain, son éloquence excita une telle tempête de persécution
qu'elle lui valut le surnom à' Infatigable Marteau des Héré-
tiques. La lutte qui s'apprêtait était, plus encore que celles qui
l'avaient précédée, une guerre de races: c'était toute lapuissance
du Nord, conduite par le roi et par l'Église, qui allait fondre sur
les provinces épuisées dont Raymond était le suzerain. Rien
d'étonnant à ce qu'il ait essayé de se soustraire à tout prix au
danger prochain, car il savait qu'il devait être seul à l'affronter.
Il est vrai que son plus grand vassal, le comte de Foix, lui
restait fidèle ; mais le second en puissance, le comte de Com-
minges, conclut une paix séparée et fit la guerre à côté du roi
de France; le comte de Provence entra dans la coalition, en
même temps que Jayme d'Aragon et Nunès Sancho de Rous-
(1) Matt. Paris ann. 1226, p. 229. — Vaissete, m, 349.— Rymer, Fœd. i, 281.—
Martène, Coll. nov. p. 104; Thés. î, 931.
222 NOUVELLE CROISADE
sillon, sur une menace de Louis, défendirent à leurs sujets de
prêter secours- aux hérétiques (1).
L'organisation de la croisade se poursuivait avec une grande
vigueur. Lors d'un Parlement tenu à Paris, le 28 janvier 1226,
les seigneurs présentèrent une adresse au roi où ils lui promirent
leur concours jusqu'à la fin. Louis prit la croix à la condition
qu'il pourrait la déposer quand il voudrait et son exemple fut
suivi par presque tous les évêques et barons, bien que nombre
d'entr'eux, nous dit-on, le fissent à contre-cœur, considérant
198 comme abusif d'attaquer un chrétien fidèle qui, au concile de
Bourges, avait offert toutes les satisfactions imaginables.
Amauri et son oncle Gui renoncèrent à tous leurs droits en
faveur de la couronne; la croisade fut prôchée à travers tout
le royaume, avec les offres habituelles d'indulgences, et le légat
garantit que la dime ecclésiastique promise pour cinq ans se
monterait au moins à cent mille livres par année. Le seul point
noir à l'horizon était la découverte que le pape Iïonorius avait
envoyé des lettres et des légats aux barons de Poitou et d'Aqui-
taine, leur ordonnant de revenir dans le délai d'un mois à leur
allégeance envers l'Angleterre, quelques serments qu'ils eussent
pu prêter dans un sens contraire. Cette singulière trahison ne
peut s'expliquer que par l'envoi au pape de cadeaux persuasifs
émanant de Raymond ou de Henri III. Louis se hâta de recourir
au même procédé et, par sa libéralité envers Honorius, obtint
la suppression des lettres pontificales. Cette difficulté surmontée,
une autre réunion eût lieu le 29 mars; Louis y ordonna à ses
vassaux de s'assembler le 17 mai à Bourges, pourvus de leur
équipement complet et prêts à rester dans le Midi aussi long-
temps qu'il y resterait lui-mSme. La limitation de la durée du
service à 40 jours, qui avait si souvent arraché à Montfort les
fruits de ses victoires, ne devait plus être un obstacle à la
réussite d'une conquête définitive (2).
(1) Waddingi Annal Minorum, ann. 1225, n° 14. — Vaissete, m, Pr. 305, 318.
— îeulet, L yettes, u, 75, n» 1758; p. 79, n° 1768 ; p. 90, n° 1794.
l±) Vaissete, ni, Pr. 300, 308-14. — Teulet, Lmjettes, n, 68-9, n° 1742-3. —
Matt. Paris ann. 1226, p. 229. — Chron. Turonens. ann. 1225, 1226.
MARCHE DES CROISÉS 223
Au jour fixé, la chevalerie du royaume se réunit autour du
monarque à Bourges; mais il restait bien des questions à régler
avant le départ. D'innombrables abbés et délégués de chapitres
venaient assiéger le roi, le suppliant de ne pas réduire en ser-
vitude l'Église nationale par l'exaction de la dime qui lui était
attribuée et promettant, d'autre part, de satisfaire amplement
à ses besoins d'argent. Le roi se montra intraitable et les délé-
gués s'en retournèrent, maudissant dans leur cœur et le roi et
la croisade. Le légat avait fort à faire pour renvoyer les enfants,
les femmes, les vieillards, les mendiants et les infirmes qui
avaient pris la croix. Il obligeait ces derniers de déclarer sous
serment la somme d'argent qu'ils possédaient; de cette somme,
il gardait la plus grande part et les congédiait après les avoir
absous de leurs vœux — moyen indirect de vendre des indul-
gences, qui devint habituel et produisit de fortes sommes.
Louis se livrait à un commerce non moins lucratif aux dépens
des Croisés qui, lui devant leurs services, étaient peu ambitieux
de la gloire ou des périls de l'expédition; il les en tenait quittes
moyennant de grosses amendes. Il força aussi le comte de la 199
Marche de renvoyer à Raymond sa jeune fille Jeanne, fiancée
au fils du comte et réservée, comme nous allons le voir, à une
alliance plus haute. Un grand nombre de seigneurs narbonnais
affluaient à Bourges, empressés à montrer leur loyauté en
rendent hommage au roi et, plus encore, à lui conseiller de ne
point passer par leur pays, qui était ravagé par la guerre, mais
de se diriger vers Avignon en suivant le Rhône — avis peu
désintéressé que Louis adopta (4).
Louis partit de Lyon à la tête d'une magnifique armée dont
.a cavalerie seule, dit-on, comptait 50,000 hommes. La terreur
le précédait; beaucoup de vassaux et de villes de Raymond se
hâtèrent de faire leur soumission (2) et la cause du comte
semblait désespérée avant même le commencement des hosti-
lités. Cependant, quand l'armée arriva devant Avignon et que
(1) Chron. Turonens. ann. 1226. — Teulet, Layettes, n, 72, n° 1751.
(2) Nîmes, Narbonne, Carcassonne, Albi, Béziers, Marseilles, Castres, Puylau-
rens, Avignon.
224 SIEGE D AVIGNON
Louis se disposa à traverser la ville, les habitants, effrayés à
juste titre, fermèrent leurs portes, en offrant au roi de le
laisser passer librement autour de leurs murs. Le roi préféra en
former le siège, bien qu'Avignon fût un fief de l'empire. Cette
ville, restée excommuniée pendant dix ans, était considérée
comme un nid de Vaudois; aussi le cardinal-légat Roman o
ordonna aux Croisés d'en extirper l'hérésie par la force des
armes. La tâche ne fut pas aisée. Depuis le 10 juin jusqu'aux
environs du 10 septembre, les citoyens résistèrent avec déses-
poir, infligeant aux assiégeants des pertes sensibles. Raymond
avait dévasté le pays alentour et tenait bonne garde pour
arrêter les convois de vivres. Une épidémie éclata et des nuées
de mouches transportèrent l'infection des morts aux vivants.
La discorde s'était aussi mise dans le camp. Pierre Mauclerc
de Bretagne en voulait à Louis pour s'être opposé à son ma-
riage avec Jeanne de Flandres, dont il avait obtenu du pape le
divorce, et il forma une ligue avec Thibaut de Champagne et
le comte de la Marche, qui étaient suspects d'entretenir des
intelligences avec l'ennemi. Thibaut, après quarante jours de
service, quitta l'armée sans permission, revint en Champagne
et se mit à fortifier ses châteaux. La croisade, si brillamment
commencée, était sur le point de renoncer à sa première entre-
prise sérieuse lorsque les Avignonais, réduits à la dernière
extrémité, firent l'offre inattendue de capituler. Etant données
200 les coutumes de l'époque, les conditions qu'on leur imposa ne
furent pas dures. Ils convinrent de donner satisfaction au roi
et à l'Église et de payer une rançon considérable; leurs murs
furent renversés et trois cents maisons fortifiées de la ville
furent démantelées. Le légat leur imposa un nouvel évêque,
Nicolas de Corbie, qui édicta des lois pour la suppression de
l'hérésie. Cette soumission d'Avignon vint fort à point pour
Louis; quelques jours après se produisit une crue de la Durance
qui aurait infailliblement noyé son camp (1).
(1) Matt. Paris ann. 122f>. — Teulet, Layettes, n, 71, 78, 81, 84, 85, 89, 90, 10,
G48-9. — Guill. de Pod. Laur. c. 35. — Vaissete, in, 354, 364. — Chron Tnron.
RETRAITE DES CROISÉS 225
Quittant Avignon, Louis s'avança vers l'ouest,recevant partout
la soumission de villes et de seigneurs, jusqu'à la distance de
quelques lieues de Toulouse. Il semblait qu'il ne restât plus,
pour compléter la ruine de Raymond et le succès de la croi-
sade, qu'à réduire ce foyer obstiné de l'hérésie, lorsque Louis
s'en détourna subitement pour regagner le nord. Aucun chro-
niqueur n'a donné l'explication de ce mouvement imprévu,
imputable, sans doute, au mauvais état sanitaire de l'armée et
peut-être aux premiers avertissements de la maladie qui, le
8 novembre, mit fin à la vie errante du roi à Montpensier —
accomplissant la prophétie de Merlin : « In ventris monte
morietur leo pacificus » et non sans que des soupçons d'em-
poisonnement se portassent sur le comte Thibaut de Cham-
pagne. Toute l'Europe vit dans cette retraite des Croisés le
résultat de désastres militaires qu'on dissimulait. Louis avait
décidé de revenir l'année suivante et avait laissé, dans les
places soumises, des garnisons placées sous le commandement
suprême de Humbert de Beaujeu, avec Gui de Montfort comme
lieutenant. Les exploits de ces capitaines furent minces et ils
se contentèrent de brûler un bon nombre d'hérétiques, sans
doute pour conserver à la guerre son caractère sacré (1).
Sauvé comme par miracle d'une ruine qui paraissait inévi-
table, Raymond ne perdit pas de temps et reconquit une
partie de ses terres. La mort de Louis avait créé une situation 201
toute nouvelle et, pour quelque temps du moins, il n'avait rien
à craindre. Il est vrai que Louis IX (Saint-Louis), alors âgé de
treize ans, fut couronné sans retard à Reims et que la régence
fut confiée à sa mère Blanche de Castille; mais les grands
barons remuaient et la conspiration, née sous les murs d'Avi-
gnon, subsistait encore. La Bretagne, la Champagne et la
Marche se tinrent ostensiblement à l'écart des cérémonies du
couronnement, tardèrent à offrir leur hommage et nouèrent
ann. 1226. — Guill. Nang. ann. 1226. — Gesta Ludov. vin, ann. 1226. — La ville
d'Agen paraît être restée fidèle à Raymond (Teulet, h, 82).
(1) Gesta Ludov. vm, ann. 1226. — Matt. Paris ann. 1226. — Chron. Turon.
ann. 1226. — Guill. de Pod. Laurent, c. 36, 38. — Alberti Stadens. Chron. ann. \
1226. — Vaissete, m, 363.
13
226 DERNIÈRES LUTTES DE RAYMOND
des intrigues avec l'Angleterre. Cependant, dès le début de 1227,
les coalisés se désunirent et la Régente, mêlant les menaces
aux faveurs, réussit à les ramener l'un après l'autre; de
courtes trêves furent conclues avec Henri III et le vicomte de
Thouars et les dangers immédiats furent écartés.
Grégoire IX, qui monta sur le trône pontifical le 19 mars 1227,
prit sous sa protection la Régente et son fils, par la raison
qu'ils étaient engagés dans une guerre contre l'hérésie; mais
les secours intermittents que la France envoyait à Beaujeu
n'avaient apparemment pas d'autre but que de justifier la
perception de la dime ecclésiastique. Les quatre grandes pro-
vinces de Reims, de Rouen, de Sens et de Tours s'étaient refu-
sées à la payer; il fallut que le légat autorisât la Régente à
saisir les biens des églises pour obtenir d'elles les sommes
demandées.
Raymond continuait la lutte avec des vicissitudes diverses.
Le concile de Narbonne, tenu pendant le carême de 1227,
excommunia ceux qui n'avaient pas observé leurs serments de
fidélité prêtés à Louis — preuve que le peuple était revenu à
son ancienne allégeance partout où il avait pu le faire sans
danger. En ordonnant aux évêques de rechercher sévèrement
les hérétiques et aux autorités séculières de les punir, le même
concile attestait que, même sur les terres occupées par les
Français, la rigueur de la persécution s'était beaucoup relâ-
chée (1).
La guerre se traîna en 1227 sans résultat décisif. Beaujeu,
secondé par Pierre Amiel de Narbonne et Foulques de Toulouse,
s'empara, après un siège désespéré, du château de Bécède, dont
la garnison fut massacrée, tandis qu'on brûlait le diacre héré-
2Q2 tique Géraud de Motte et ses compagnons. Le châtelain, Pagan
(1) Chron. Turonens. ann. 122G, 1227. — Martène, Ampliss. Coll. i, 1210-13.—
Potthast, Reqesta, 7897, 7920. — Vaissete, m, Pr. 323-5. — Guill. Nangiac. ann.
1227. — Guill. de Pod. Laurent, c. 38. — Matt. Paris, ann. 1228. — Martene,
Thés, i, 940. — Concil. Narbonens. ann. 1227, can. 13-17. — Vaissete, éd. Pri-
vât, vin, 265.
Des lettres de l'archevêque de Sens et de l'évêque de Chartres, en 1227, promet-
tant de payer au roi un subside pour la croisade contre les Albigeois, sont conser-
vées aux Archives Nationales de France, J. 428, no 8.
OUVERTURES PACIFIQUES 227
de Bécède, devint un faidit et un chef d'hérétiques, qui ne
devait être brûlé à son tour qu'en 1233. Raymond reprit Castel-
Sarrazin, mais ne put empêcher les Croisés de dévaster le pays
jusque sous les murs de Toulouse. L'année suivante trouva les
deux partis disposés à la paix. La régente Blanche avait plu-
sieurs raisons de la désirer. Les nobles d'Aquitaine correspon-
daient avec Henri III, qui n'avait pas encore renoncé à l'espé-
rance de reconquérir les vastes territoires arrachés par Phi-
lippe-Auguste à la couronne d'Angleterre. Les grands barons
se querellaient entre eux et maintenaient une partie du royaume
dans un état de guerre perpétuel. Il devenait de plus en plus
difficile de faire rentrer la dime ecclésiastique. D'autre part,
Raymond et sa famille n'avaient jamais cessé de supplier qu'on
leur accordât la paix et il y avait quelque espoir d'assurer à la
couronne le riche héritage de la maison de Toulouse, par le
fait que Raymond n'avait qu'une fille, Jeanne, et qu'elle était
encore à marier. Une union entre cette héritière et l'un des
jeunes frères de Saint-Louis, avec reversion des terres du Comte
sur eux et sur leurs héritiers, pouvait assurer pacifiquement les
mêmes avantages politiques qu'une croisade. Quant aux effets
religieux, on était en droit de les attendre de la piété sincère
de Raymond, qui s'était mille fois déclaré prêt à sévir.
Grégoire IX était très heureux de mettre fin à une guerre
qu'Innocent avait commencée vingt ans auparavant. Dès le mois
de mars 1228, il écrivit à Louis IX, l'exhortant à conclure la
paix suivant les conseils du légat, qui avait pleins pouvoirs
pour l'aider. C'est au nom du légat que les premières ouver-
tures furent faites à Raymond par l'entremise de l'abbé de
Grandselve. Le projet de mariage était le pivot des négocia-
tions ; c'est ce que prouve une autre lettre pontificale du
25 juin, autorisant Romano à écarter l'obstacle de la consan-
guinité si l'union de Jeanne avec l'un des frères du roi pouvait 203
procurer la paix. Une autre missive du 21 octobre, annonçant
aux prélats de France le renouvellement des indulgences pour
la croisade contre les Albigeois, parait montrer que Raymond
faisait quelque difficulté à accepter les conditions offertes et
228 PÉNITENCE DE RAYMOND
qu'il était nécessaire d'exercer une pression sur sa volonté.
Pour y mieux réussir, les troupes françaises commirent d'hor-
ribles dévastation sur ses domaines. Enfin, au mois de dé-
cembre 1228, Raymond autorisa l'abbé de Grandselve à accepter
toutes les propositions de Thibaud de Champagne, qui jouait le
rôle de médiateur. Une conférence fut tenue à Meaux, où figu-
rèrent aussi les consuls de Toulouse, et les préliminaires furent
signés au mois de janvier 4229.
Le 12 avril suivant, jeudi saint, marqua le terme de celte
longue guerre. Devant le portail de Notre-Dame de Paris,
Raymond s'approcha humblement du légat et supplia d'être
réconcilié avec l'Église; pieds-nus et en chemise, il fut conduit
comme un pénitent vers l'autel, reçut l'absolution en présence
des dignitaires de l'Église et de l'État et obtint que l'excommu-
nication pesant sur ses compagnons fût levée. Après quoi, iJ se
constitua prisonnier au Louvre, restant comme otage jusqu'à
ce que sa fille et cinq de ses châteaux eussent été remis aux
mains du roi et que cinq cents toises des murs de Toulouse
eussent été démolies (1).
Ces conditions étaient dures et humiliantes. Dans la procla-
mation royale qui fit connaître les termes du traité, Raymond
est représenté comme agissant d'après les ordres du légat,
comme implorant de l'Église et du roi non pas la justice, mais
la pitié. Il jure de persécuter de toutes ses forces les hérétiques,
leurs fauteurs et ceux qui leur donneraient asile, sans épargner
ses plus proches parents, ses amis ni ses vassaux. Tous devaient
être châtiés dans le plus bref délai et on devait instituer, pour
les découvrir, une Inquisition dont le légat réglerait la forme.
Pour subvenir aux besoins de ce tribunal, Raymond consentit
à offrir la récompense de deux marcs pour chaque Parfait que
l'on prendrait pendant les deux premières années et d'un marc
par tète après ce délai. En ce qui touchait les autres hérétiques,
(1) Bernard. Guidon. Vit. Gregor. PP. IX (Murât. S. R. I. III. 570-1) — Guill.
Pod. Laur. c. 38, 39. — Teulet, Layettes, n, 144, n° 1980. — Pottlust, Heg.
8150, 8216, 8267. — RavnaUl Annal aon. 1228, no 20-4. — Martène, Thés, i, 943.
— Vaissete, m, 377-8; Pr. 326-9, 335.
VICTOIRE DE L EGLISE 2Zy
il promettait de se soumettre entièrement à tout ce qu'ordon-
nerait le légat ouïe pape. Ses baillis ou officiers locaux devaient 204
tous être de bons catholiques, sans que l'ombre d'un soupçon
pût peser sur aucun d'eux. Il défendrait l'Église lui-même, ainsi
que tous ses membres et tous ses privilèges; il confirmerait les
censures ecclésiastiques en confisquant les biens de quiconque
resterait excommunié -une année entière; il restituerait tous
les biens ecclésiastiques usurpés depuis le commencement des
troubles et paierait une indemnité de dix mille marcs d'argent
pour les biens personnels qui avaient été distraits; il exigerait
à l'avenir le paiement des dimes; à titre d'amende spéciale, il
verserait cinq mille marcs à cinq maisons religieuses désignées,
plus six mille marcs destinés à fortifier certains châteaux que
le roi devait occuper à titre de garantie pour l'Église, plus
encore trois à quatre mille marcs pour rétribuer pendant dix
ans à Toulouse deux maîtres de théologie, deux décret al istes,
ainsi que six maîtres de grammaire et des arts libéraux. Sa
pénitence devait consister à prendre la croix aussitôt après son
absolution et à se rendre dans le délai de deux ans en Pales-
tine, afin d'y servir pendant cinq ans. Malgré des avis réitérés,
Raymond n'accomplit jamais cette pénitence et lorsqu'enfin,
en 1247, il fit des préparatifs de départ, la mort vint le fixer
pour toujours dans son pays. Le peuple devait prêter un ser-
ment, renouvelable tous les cinq ans, aux termes duquel chacun
s'engageait à poursuivre énergiquement les hérétiques, leurs
fauteurs et ceux qui les recevraient chez eux, ainsi qu'à donner
tout son concours à l'Église et au roi dans la campagne entre-
prise contre l'hérésie.
Les intérêts de l'Église et de la religion ainsi assurés, le
mariage de Jeanne avec l'un des frères du roi fut considéré
comme une faveur spéciale conférée à Raymond. On admettait
facilement qu'il était déchu de tous ses domaines, mais le roi
lui accordait gracieusement le territoire de l'ancien évêché de
Toulouse, réversible après sa mort sur sa fille et sur son
gendre, de sorte que l'héritage en fût assuré à la famille
royale. Agen, le Rouergue, le Quercy (à l'exception de Cahors)
230 AGRANDISSEMENT DE LA FRANGE
et une partie de l'Albigeois furent également attribués à
Raymond, avec réversion sur sa fille à défaut d'héritier légi-
time; mais le roi garda pour lui les vastes territoires compris
entre le duché de Narbonne et les comtés du Vélay, du Gévau-
dan, de Viviers et de Lodève. Le marquisat de Provence,
dépendance de l'Empire audelà du Rhône, fut donné à
205 l'Eglise. Raymond perdit ainsi les deux tiers de ses domaines.
En outre, il était obligé de détruire les fortifications de Tou-
louse et de trente autres châteaux, sans avoir le droit d'en
élever de nouvelles; il devait livrer au roi huit autres places
fortes pour dix ans et payer annuellement pendant cinq ans
1,500 marcs pour leur entretien ; il devait prendre des mesures
énergiques pour réduire ses vassaux récalcitrants, en particu-
lier le comte de Foix, qui, se trouvant ainsi abandonné, con-
sentit la même année à une paix humiliante. On proclama
une amnistie générale et l'on rétablit dans leurs droits les
faidits ou chevaliers dépossédés, à l'exception, bien entendu,
de tous ceux qui étaient hérétiques. Raymond s'engagea
encore à assurer la paix publique et à chasser pour toujours
les routiers qui, depuis un demi-siècle, étaient l'objet de la
haine particulière de l'Église. Toutes ces conditions devaient
être acceptées sous le sceau du serment par les vassaux de
Raymond et par son peuple, qui devaient s'obliger à en assu-
rer l'exécution; d'ailleurs, si, dans le délai de quarante jours
après un avertissement, il continuait à être fautif sur un point
quelconque, tous les territoires qu'on lui avait concédés de-
vaient faire retour au roi, ses sujets devaient être libérés de
toute allégeance à son égard et il retombait lui-même, comme
précédemment, dans la condition d'un excommunié (1).
Les droits que le roi s'attribuait ainsi sur les territoires dont
il disposait provenaient d'une part des conquêtes de son père,
de l'autre des cessions consenties par Amauri qui, peu de jours
après le traité, en signa une troisième, par lequel il abandon-
(i) HarJuin. Concil. vu, 165-72. — Vaissete, m, 375; Pr. 329-35, 340-3. —
Teulet, Layettes, n, 147-52, n° 1901-4; p. 154-57, n° 1998-99, 2003-4. — Guill. de
Pod. Laurent, c. 47.
RUINE DE LA MAISON DE TOULOUSE 231
nait tout sans aucune réserve et se confiait à la bonté du roi
pour ne pas rester absolument dépouillé. En récompense, il
obtint la survivance de la dignité de connétable, qui devint
vacante l'année d'après par la mort de Mathieu de Montmo-
rency. En 1237, il eut la folie de renouveler ses prétentions ;
il prit le titre de duc de Narbonne, fit une vaine tentative pour
s'emparer du Dauphiné au nom des droits de sa femme et
envahit le comté de Melgueil. Grégoire IX, furieux, lui ordonna
de faire pénitence en se joignant à la croisade qui allait partir
alors pour la Terre Sainte. Amauri obéit et Grégoire décida
qu'après son départ on lui paierait une somme de trois mille
marcs sur les fonds constitués par les Croisés qui s'étaient
rachetés de leurs vœux — ce qui était devenu, à l'époque où
nous sommes, un mode habituel et très lucratif de vendre des
indulgences. Le paiement de cette somme était assigné sur la 206
province de Sens et sur les domaines d'Amauri lui-même.
Parti en 1238, Amauri fut poursuivi par son mauvais destin;
en 1241, nous le trouvons prisonnier des Sarrasins et Gré-
goire IX intervient de nouveau pour le racheter, au prix de
4,000 marcs, sur les mêmes fonds. Il mourut la même année à
Otrante, en revenant de Palestine, terminant ainsi une exis-
tence marquée par les plus étranges vicissitudes et une male-
chance presque continuelle (1).
La maison de Toulouse était tombée du faite de sa puissance,
appuyée sur des possessions plus vastes que celles de la cou-
ronne, à une condition où elle cessait complètement d'être
redoutable, bien que Grégoire IX et Frédéric II, en 1234, sur la
demande réitérée de Louis IX, lui aient restitué le marquisat de
Provence, probablement à titre de récompense pour son zèle à
persécuter les hérétiques. Raymond n'occupait plus le premier
rang parmi les six pairs laïques de France, mais était déchu
(1) Martène, Ampliss. Coll. i, 1225. — Vaissete, m, 375. 412. — Teulet, Layet-
tes, ii, 155, n° 2000. — Ravnald. ami. 1237, n° 31. — Rob. de Monte Chron.
ann. 1238. — Pofthast, Regest. 10469, 10516-17, 10563, 10579, 10666, 10670,
10996. — Cf. Berger, Les registres d'Innocent LV, n° 2763-69.
Pour les sommes levées en Angleterre pendant l'année 1230, en vendant aux
croisés l'exemption de leurs vœux, voir Matt. Paris, ann. 1234, p. 276.
232 MORT DE RAYMOND
au quatrième rang. Le traité de Paris eut les résultats qu'on
en espérait. Jeanne de Toulouse et son époux présomptif,
Alphonse, frère de Louis, avaient neuf ans en 1229. Leur
mariage fut différé jusqu'en 1237 et lorsque Raymond, en
1249, termina son inquiète carrière, ils héritèrent de ses pos-
sessions. En 1271, ils moururent l'un et l'autre sans héritiers;
alors Philippe III s'empara non seulement du comté de Tou-
louse, mais de tous les autres territoires dont Jeanne avait cru
pouvoir disposer dans son testament, établissant ainsi la sou-
veraineté de la couronne dans tout le midi de la France et
mettant le pays en état de supporter les rudes épreuves de la
guerre de Cent ans. On peut se demander si, au milieu des
convulsions de cette guerre, la maison de Toulouse n'aurait
pas pu devenir indépendante et créer un royaume dont la
population eût été singulièrement homogène. S'il n'en a pas
pas été ainsi, c'est que le fanatisme religieux provoqué par
l'hérésie des Cathares permit aux Capets, avec l'assistance de
207 la papauté, d'anéantir au xiue siècle la maison de Toulouse.
Si une monarchie affaiblie comme celle de la France sous la
minorité de Louis IX put imposer à Raymond des conditions
aussi onéreuses, aussi humiliantes, c'est que la question reli-
gieuse l'avait réduit à un isolement sans remède, en dépit de
la fidélité de ses sujets et de la résistance honorable qu'il avait
opposée à une longue série d'attaques. L'anathème de l'Église,
suspendu sur sa tête, paralysait ses moyens et pesait sur lui
comme une malédiction toujours agissante. Suivant le droit
public de cette époque, il était hors la loi ; même en se défen-
dant, il commettait un crime et le seul moyen pour lui de
rentrer dans la société humaine était de se réconcilier avec
l'Église. La fatigue et le découragement finirent par avoir
raison de son courage. Et cependant, Bernard Gui a raison de
dire que le seul article du traité qui assurait la survivance de
Toulouse à la famille royale aurait pu passer pour une condi-
tion assez dure, alors même que Raymond eût été fait prison-
nier par le roi sur un champ de bataille (1).
(i) Bern. Guid. Vit. Greg. PP. IX (Muratori, Script. Rer. Ital. m, 572).
ÉCLIPSE DES IDÉES DE TOLÉRANCE 2? 3
Bien des raisons auraient pu être alléguées pour justifier
Raymond, s'il avait cru en avoir besoin. Né en 1197, il était
encore un enfant quand l'orage éclata sur la tête de son père.
Dès qu'il eut l'âge de raison, il put voir son pays en proie à
la féroce chevalerie du Nord, conduisant contre lui des hordes
errantes aussi avides de butin que d'indulgences. Pendant
vingt ans, les malheureuses populations qui lui restaient
fidèles n'avaient pas connu de repos. Il avait presque fallu un
miracle, au cours de la dernière croisade, pour les soustraire
à une destruction complète et l'avenir paraissait sous les plus
sombres couleurs tant que l'Église romaine pourrait déverser
sur le Midi de nouvelles armées de maraudeurs ennoblis par la
Croix. Bien qu'il lui fût impossible d'être le fils dévoué d'une
Église qui l'avait traité en marâtre, il n'était pas hérétique
lui-même. S'il était disposé à tolérer l'hérésie chez ses sujets
plutôt que de les décimer, il pouvait se demander, d'autre
part, si cette tolérance devait être achetée au prix du salut de
tout un peuple. Il avait à choisir entre deux politiques, dont
l'une exigeait un sacrifice partiel et l'autre un sacrifice total.
La première, évidemment la plus raisonnable, concordait avec
son instinct naturel de conservation. Une fois sa résolution
prise, il s'y tint fidèlement et travailla en conscience à extirper
l'hérésie, bien que plus d'une fois il soit intervenu lorsque la
rigueur excessive de l'Inquisition menaçait de susciter des
troubles. En somme, Raymond n'était qu'un homme de son
temps ; s'il avait mieux valu que son entourage, il aurait pu
s'illustrer par le martyre ; mais son peuple n'en aurait tiré
aucun profit.
La bataille de la tolérance contre la persécution avait été
livrée et perdue. Après un avertissement aussi éloquent que la
la ruine des deux Raymond, il n'y avait pas de danger que
d'autres potentats fissent preuve d'une indulgence mal placée,
à l'égard des hérétiques. L'Église, ayant appelé l'État à son
secours, se hâta de tirer parti de la commune victoire et l'In-
quisition se mit bientôt à l'œuvre parmi ceux qui l'avaient si
longtemps tenue en échec. On peut s'étonner que l'Europe ait
208
234 l'inquisition se met a l'oeuvre
été unanime à considérer comme nécessaire et légitime un tel
excès de pouvoir, malgré les vices et la corruption du corps
ecclésiastique. Mais c'est là un fait, et ce fait témoigne d'une si
étrange perversion de la religion du Christ qu'il est indispen-
sable d'étudier avec quelque détail l'évolution qui l'a seule
rendue possible.
l'église et les dissidents 235
CHAPITRE V
LA PERSÉCUTION
L'Église n'a pas considéré de tout temps que son premier
devoir fût de combattre les dissidents par la violence et de leur
imposer silence à tout prix. Dans les simples communautés des
temps apostoliques, les fidèles étaient unis entre eux par le
lien de l'amour; l'esprit dans lequel s'exerçait la discipline est
exprimé par ce précepte de Saint Paul aux Galates : « Mes
frères, si quelqu'un vient à tomber dans quelque faute, vous
qui êtes spirituels, redressez-le avec un esprit de douceur; et
prends garde à toi-même, de peur que tu ne sois aussi tenté.
Portez les fardeaux les uns des autres, et accomplissez ainsi la
loi du Christ. » (1).
Jésus avait commandé à ses disciples de pardonner à leurs
frères septante fois sept fois, et à l'époque où Saint-Paul écri-
vait, son enseignement était trop récent encore pour être
enseveli sous une masse de pratiques et de doctrines où la
lettre qui tue étouffe l'esprit qui sauve. Les grands principes
essentiels du christianisme suffisaient à la ferveur des fidèles.
La théologie dogmatique, avec sa complexité infinie et ses
subtilités métaphysiques, n'était pas encore née. Même son
vocabulaire restait à créer. Les innombrables articles de foi
qu'elle proclame attendaient encore d'être tirés par induction
des expressions échappées à des écrivains traitant de tout
autres sujets, ou constitués par l'interprétation littérale des
métaphores poétiques de l'Écriture Sainte.
On éprouve un véritable soulagement, au sortir de ques-
(i) S. Paul, Épttre aux Galates, vi, 1, 2
2C9
236 saint paul
tions presqu'innacessibles à l'intelligence humaine, lorsqu'on
revient aux paroles de bon sens que Saint Paul adressait à
Timothée : « Suivant la prière que je te fis, lorsque je partis
pour la Macédoine, de demeurer à Éphèse, je te prie encore
d'avertir certaines personnes de n'enseigner point une doctrine
différente et de ne pas s'attacher à des fables et à des généa-
logies qui n'ont point de fin et qui engendrent des disputes, au
lieu de former l'édifice de Dieu, qui consiste dans la foi. Car
le but du commandement, c'est la charité, qui procède d'un
cœur pur et d'une bonne conscience et d'une foi sincère. » (1).
Ceux qui se complaisaient à ces vaines querelles, Saint Paul
les dénonce comme « prétendant être docteurs de la loi, quoi-
qu'ils n'entendent point ce qu'ils disent ni les choses qu'ils
210 assurent comme certaines » (2) et il donne le précepte suivant
à son disciple favori : « Rejette les questions folles et qui sont
sans instruction, sachant qu'elles ne produisent que des con-
testations. » (3). Le parti des Ébionites dans l'Eglise était
d'accord sur ce point avec l'école de Saint Paul : « La religion
pure et sans tâche devant Dieu, notre Père, consiste à visiter
les orphelins et les veuves dans leurs afflictions, et à se pré-
server de la souillure du monde. » (4).
Cependant déjà la semence était jetée qui devait produire
une si abondante récolte de méchancetés et de misères. Saint
Paul lui-même ne veut pas admettre que l'on s'écarte des
enseignements qu'il apporte : « Si quelqu'un vous annonce un
autre Evangile que celui que nous avons annoncé, quand
même ce serait un ange du ciel, qu'il soit anathème. » (5).
Ailleurs, Saint Paul se vante de livrer à Satan Hyménaeus et
Alexandre « afin qu'ils apprennent à ne plus blasphémer. » (6).
Le développement rapide de l'intolérance parait manifeste dans
les menaces de l'Apocalypse à l'adresse des apostats et des
(1) Saint Paul, Epitre I à Timothée, i, 4, 5.
2) Ibid. i, 7.
h) Saint Paul, Epitre II à Timothée, ir, 23.
(4J Saint Jacques, Epitre, i, 27.
(5) Saint Paul, Epitre aux Galates, I, 8.
(6ï Saint Taul, Epitre I à Timothée, i, 20.
HÉRÉSIES DOGMATIQUES 237
hérétiques des Sept Églises. La théologie ne pouvait pas se
former sans poser une foule de questions qui n'avaient pas été
résolues par les Évangiles. Des controversistes surgirent qui,
dans la chaleur de la discussion, exagérèrent la gravité des
questions pendantes jusqu'à leur attribuer une importance
vitale pour l'existence même du christianisme. Les hommes
en vinrent à croire de bonne foi que leurs adversaires n'étaient
pas chrétiens parce qu'ils différaient d'opinion avec eux sur
quelques points secondaires de rituel ou de discipline, ou sur
quelque particularité dogmatique que seuls des esprits formés
à la dialectique des écoles pouvaient saisir. Quand Quintilla
enseigna que l'eau n'était pas nécessaire au baptême, Tertul-
lien cria qu'il n'y avait plus rien de commun entre elle et lui,
qu'ils n'avaient ni le même Dieu ni le même Christ. L'hérésie
donatiste, qui produisit de si déplorables effets, fut provoquée
par la question de l'éligibilité d'un seul évèque. Quand Euty-
chès, dans son zèle contre les doctrines de Nestorius, fut
amené à confondre de quelque manière les deux natures du
Christ, pensant qu'il ne faisait que soutenir les doctrines de
son ami Saint Cyrille, il se trouva tout à coup convaincu d'une
hérésie condamnable — le Nestorianisme. La manière dont il
se défendit contre la rhétorique exercée d'Eusèbe de Dorylée
prouve qu'il n'était pas capable de comprendre la distinction
subtile entre substantia et subsistentia — fatale méprise qui
coûta la vie à des milliers d'hommes. Ainsi, pendant les six
premiers siècles, tandis que la curiosité humaine explorait les
problèmes infinis de la vie terrestre et de la vie future, de 211
nouvelles questions surgissaient sans cesse et étaient l'objet de
discussions acharnées. Ceux qui occupaient des situations très
élevées dans l'Église et pouvaient donner force de loi à leurs
opinions, étaient nécessairement orthodoxes; ceux qui étaient
plus faibles furent qualifiés d'hétérodoxes, et la distinction
entre les fidèles et les hérétiques devint plus marquée de
siècle en siècle (1).
(1) Tertull. De Baptismo-, c. 15. — Concil. Chalcedon. Act. i.
238 SAINT AUGUSTIN
Ce n'était pas seulement la haine théologique, l'orgueil de
l'opinion individuelle et le zèle pour la pureté de la foi qui
excitaient ces funestes passions. La richesse et le pouvoir
avaient des charmes même pour l'évêque et pour le prêtre, et
plus l'Église grandit avec le temps, plus sa richesse et son
pouvoir dépendirent de l'obéissance du troupeau. Un théori-
cien hardi qui mettait en doute la correction dogmatique de
son supérieur dans l'Église, était un mutin de la pire espèce;
et s'il réussissait à grouper autour de lui des disciples, il for-
mait le noyau d'une révolte qui pouvait devenir une révolu-
tion. Là où les sectaires étaient suffisamment nombreux pour
constituer une communauté particulière, il ne servait de rien
qu'on les retranchât de la communauté de l'Église ; les cen-
sures ecclésiastiques éi.aient impuissantes contre des convic-
tions exaltées. Il en résulta que ces sectaires devinrent l'objet
d'une animosité plus féroce que les pires des criminels. Quelque
triviale qu'ait été la cause première d'un schisme, quelque
pure et fervente que pût être la foi des schismatiques, le fait
qu'ils avaient refusé de plier devant l'autorité devenait ua
crime à côté duquel tous les péchés paraissaient insignifiants
et qui neutralisait, pour ainsi dire, toutes les vertus et toute la
piété dont les coupables pouvaient donner l'exemple. Saint
Augustin lui-même ne voyait rien qui pût adoucir sa haine
dans l'ardeur enthousiaste avec laquelle les Donatistes subis-
saient et recherchaient même le martyre. S'ils avaient porté le
Christ dans leurs cœurs, leur abnégation aurait pu mériter
l'éloge; mais ils agissaient sous l'impulsion de Satan, comme
les porcs de l'Évangile que l'Esprit impur poussa à se noyer
dans le lac. Le martyre, même enduré au nom du Christ, ne
pouvait pas sauver les hérétiques ou les schismatiques des
flammes éternelles où ils devaient rôtir avec Satan (1).
o \2 Cependant l'esprit de persécution répugnait trop à l'ensei-
gnement de Jésus pour qu'il pût triompher sans une lutte
dont les écrits des premiers Pères offrent la trace. Ter-
(]) Augustin. Epist. 185 ad Bonifae. c. m, 12. — Cyprian. de Unit. Ecdes. —
C. 3 Extra, v. 7.
SAINT GYPRIEN 239
tullien défend chaudement la liberté de conscience; c'est
une chose contraire à la religion , dit-il, que d'imposer la reli-
gion; personne ne désire des hommages contraints et Dieu
lui-même ne peut aimer que ceux qui lui viennent du cœur
des fidèles. Toutefois, lorsque l'énergie combattive de cet
homme fut surexcitée par ses disputes avec les Gnostiques, il
ne lui fut pas difficile de découvrir dans le Deutéronome et
dans les Nombres des textes formels à l'appui de la maxime
que l'obstination doit être vaincue non par la persuasion, mais
par la violence. Saint Cyprien dit qu'il nous appartient de
nous efforcer de devenir du froment, laissant l'ivraie à Dieu,
et il qualifie de présomption sacrilège l'esprit qui usurpe la
fonction de Dieu en cherchant à séparer et à détruire l'ivraie ;
et pourtant Cyprien lui-même n'hésitait pas à retrancher de
l'Église tous ceux qui différaient d'avis avec lui et à les vouer
à la perdition éternelle, seule forme de persécution qui fût
praticable à cette époque. A la vérité, il était naturel qu'une
Église encore persécutée elle-même plaidât la cause de la tolé-
rance et le fait que, même alors, l'esprit d'intolérance tendait
à se donner carrière, aurait suffi à avertir le monde de ce qu'il
devait attendre de l'Église le jour où elle aurait le pouvoir
matériel d'imposer ses dogmes aux récalcitrants. Cependant
Lactance, le dernier en date des Pérès de l'Église persécutée,
dit encore que la foi ne doit pas être imposée par la violence,
que les massacres et la piété n'ont rien de commun. Il ajoute
que personne n'est contraint par force de rester dans l'Église,
parce que tout homme qui manque de piété est inutile à
Dieu (1).
Le triomphe de l'intolérance était inévitable du jour où le
christianisme devint religion d'État. Toutefois, les progrès en
furent lents, preuve de la contradiction que l'on sentait entre
l'esprit persécuteur et celui de l'Évangile. Mais à peine l'ortho-
doxie eut-elle été définie par le concile de Nicée, que Cons-
(i) Tertull. A nolog. c. xxiv; Lib. ad Si-apulam, n ; adi\ Gnosticos Scorpiaces, n,
m. — Cyprian. Epist. 54 al Maximum ; de Unit. Ecc esiae; Epist. 4 al Pompo-
nium, c. 4, 5. — Firm. Lactant. Div. Instit. v, 20.
240 PROGRÈS DE L'INTOLÉRANCE
tantin mit en œuvre l'autorité de l'État pour établir l'unifor-
mité de la doctrine. Tous les prêtres hérétiques et schisma-
tiques furent dépouilllés des privilèges et immunités conférés
au clergé ; leurs lieux de réunion furent confisqués au profit
de l'Église et leurs assemblées, tant publiques que privées,
213 interdites. Il est très instructif de constater que ces pres-
criptions furent exécutées avec l'énergie la plus vigilante, à
une époque où les temples païens et leurs cérémonies étaient
encore tolérés dans tout l'Empire. Toutefois, alors que les
docteurs de l'Église croyaient de leur devoir d'entraver la
diffusion de doctrines qui paraissaient pernicieuses à la reli-
gion, ils hésitaient encore à pousser l'intolérance jusqu'à ses
conclusions logiques et à établir l'uniformité en versant du
sang. Ils devaient pourtant y avoir déjà songé, car l'empereur
Julien déclare qu'il n'a jamais vu de bêtes sauvages aussi
cruelles envers les hommes que la plupart des Chrétiens le
sont envers leurs coreligionnaires. Constantin prescrivit, sous
peine de mort, la remise de tous les exemplaires des livres
d'Arius, mais il ne parait pas que personne ait été condamné
de ce chef. Enfin, fatigué de ces disputes incessantes, l'Empe-
reur ordonna à Saint Athanase d'admettre tous les Chrétiens,
sans distinction de secte, à fréquenter les églises. Mais les
efforts du souverain pacificateur étaient impuissants contre la
tempête croissante des luttes dogmatiques. On dit que Valens,
en 370, mît à mort quatre vingts ecclésiastiques orthodoxes
qui s'étaient plaints à lui de la violence des Ariens ; il est vrai
que ce n'était point là une exécution régulière, mais l'effet
d'un ordre secret donné au préfet Modestus, qui attira les
ecclésiastiques en question sur un navire et le fit brûler en
mer (1).
En 385 se place le premier exemple d'une exécution capitale
pour cause d'hérésie et l'horreur qu'elle excita prouve qu'elle
fut considérée partout comme une innovation détestable. Les
spéculations gnostiques et manichéennes attribuées à Priscil-
(1) Lib. xvi Cod. Theod. tit. v, 1,2. — Sozomen. Sut. Eccl. i, 21 ; n, 20, 22,
30; m, 5. — Socrate, Hist. Eccl. i, 9; iv, 16. — Aramian. Marcell. xxn, 5.
PRISCILLIEN 244
lien éveillaient cette aversion particulière que l'Église a tou-
jours témoignée aux hérésies de cette espèce ; mais lorsqu'il
fut jugé à Trêves par le tyran Maximus, mis à la torture et
finalement exécuté avec six de ses disciples, tandis que les
autres étaient relégués dans une île au delà de la Bretagne,
ce fut un éclat d'indignation dans tout l'Empire d'Occident.
Des deux évêques qui avaient poursuivi Priscillien, Ithacius et
Idacius, l'un fut expulsé de son siège et l'autre donna sa démis-
sion. Saint Martin de Tours, qui avait fait tout en son pouvoir
pour empêcher cette atrocité, refusa de communier non seule-
ment avec ces évêques, mais avec ceux qui communiaient avec
eux. S'il finit par céder, pour obtenir la grâce de quelques
hommes en faveur desquels il intercédait auprès de Maximus,
et aussi pour empêcher le tyran de persécuter les Priscillia-
nistes d'Espagne (1), il resta plongé dans un profond chagrin, 214
malgré la visite consolatrice d'un ange, et il constata qu'il
avait perdu pour quelque temps le pouvoir d'expulser les
démons et de guérir les malades (2).
Si l'Église répugnait encore à verser le sang, elle n'hésitait
déjà plus à user sans scrupule de tous les autres moyens pour
faire triompher l'orthodoxie. Au début du ve siècle, Saint
Jean Chrysostôme enseigne que l'hérésie doit être supprimée,
que les hérétiques doivent être réduits au silence et empêchés
de corrompre les autres, enfin que leurs conventicules doivent
être dissous ; il ajoute, toutefois, que la peine de mort ne leur
est pas applicable. Vers la même époque, Saint Augustin
(i) Comme plus tard les Cathares, on prétendait les reconnaître à leur pâleur.
(2) Sulp. Sev. Hiat Sicr. u, 47-51 ; ejusd. DiaL m, H- 13. — Prosp. Aquitan.
Chron. ann. 383-6. — Saint Martin ne pouvait guère prévoir que le jour viendrait
ou un pape citerait le meurtre de Priscillien comme un exemple à suivre dans le
cas de Luther; malgré 1 excommunication de Maximus par Saint Ambroise, le
même pape n'hésita pas à le nommer parmi les veteres ac pii imperatores. (Epist,
Adriani PP. VI, nov. 15, 1522, ap. Luther, Opp. T. n, fol. 538 a).
La publication par Schepss des traités de Priscillien (Priscilliani qux super-
sunt, Vienne, 1889) semble prouver que sa prétendue hérésie n'était qu'une inven-
tion calomnieuse de ses ennemis Ithacius et Idacius, et que son exécution est d'au-
tant plus abominable qu'elle n'était en rien justifiée. Mais Priscillien atteste lui-
même l'impitoyable acrimonie des querelles théologiques d'alors ; car, dans sa dé-
leuse, il accuse Ithacius de magie, de sorcellerie et déclare qu'il devrait être mis à
mort — sr.d eliam gladio persequetvJus est (Ibid. p. 24).
14
242 SAINT JÉRÔME
supplie le préfet d'Afrique de ne pas mettre à mort les Dona-
tistes ; car, dit-il, si des exécutions ont lieu, aucun prêtre ne
pourra plus dénoncer un Donatiste, puisqu'il aimera mieux
mourir lui-même que d'être cause de la mort d'un autre.
Cependant Augustin approuva les lois impériales qui exilaient
les Donatistes, leur infligeaient des amendes, les privaient de
leurs églises et du droit de tester; il les consolait en leur
disant que Dieu ne désirait pas qu'ils mourussent en état de
conflit avec l'unité catholique. Ce n'était pas de l'oppression,
disait-il, mais de la charité que de contraindre un homme à
quitter le mal pour revenir au bien ; et lorsque les malheureux
schismatiques répondaient que la foi ne doit être imposée à
personne, il déclarait que cela était vrai en principe, mais que
le péché et l'infidélité méritaient un châtiment (1).
Peu à peu tous les scrupules furent écartés et les hommes
trouvèrent de spécieux arguments pour donner libre cours à
leurs haines. L'ardent Saint Jérôme, quand sa colère eût été
excitée par Vigilance qui combattait le culte des reliques,
exprima sa surprise que l'évêque de ce téméraire hérétique
n'eût pas anéanti son corps pour sauver son âme et soutint
que la piété et le zèle pour la gloire de Dieu ne peuvent être
215 qualifiés de cruauté. Dans un autre passage, il avance que !a
rigueur n'est qu'une forme de la charité la plus sincère, parce
que les châtiments temporels peuvent préserver de l'éternelle
perdition. Soixante-deux ans seulement après que le massacre
de Priscillien et de ses partisans eût excité tant d'horreur, le
pape Léon 1er, comme la même hérésie semblait revivre en
447, ne se contenta pas de justifier l'acte du tyran Maximus,
mais déclara que si on laissait la vie aux suppôts d'une hérésie
aussi condamnable, ce serait la fin des lois divines et hu-
maines. Ainsi le pas décisif avait été fait et l'Église était défi-
nitivement engagée à extirper l'hérésie par tous les moyens. Il
est impossible de ne pas attribuer à l'influence ecclésiastique
(I) Chrysostomi in MaVh. ffomil. xlvi, c. 2. Cf. Homil. de Anathem. c. 4. —
Augustini E/ist. 100 ad Donat. c. i ; EpUt. 139 ad Marcel'.inum; Epist. 105,
c. 13; Enchirid. c. 72; C. litt. Petilian. lib. n, c. 83.
l'église et l'état 243
les édits successifs par lesquels, depuis l'époque de Théodose
le Grand, la persévérance dans l'hérés . ut punie de mort (1).
L'évolution dont nous marquons les étapes fut grandement
favorisée par la responsabilité qui incomba à l'Église du fait
de ses relations étroites avec l'État. Quand elle pouvait obtenir
du monarque des édits condamnant les hérétiques à l'exil, à
la déportation, aux mines et même à la mort, elle sentait que
Dieu avait remis entre ses mains des pouvoirs qui devaient
être exercés et non négligés. En même temps, avec l'inconsé-
quence naturelle aux hommes, elle pouvait soutenir qu'elle
n'était pas responsable de l'exécution des lois et que ses
propres mains n'étaient pas tachées de sang. L'évêque Ithacius
lui-même, dans l'affaire de Priscillien, avait reculé devant le
rôle d'un accusateur et mis en avant un laïque pour cette
besogne. Nous verrons plus loin que l'Inquisition eut recours
aux mêmes subterfuges, dont le manque de sincérité était évi-
dent. Dans le vaste recueil des édits impériaux infligeant aux
hérétiques toutes les variétés d'incapacités légales et de
châtiments, les ecclésiastiques zélés pouvaient trouver la
preuve que l'État considérait comme son premier devoir de
maintenir la pureté de la foi. Toutefois, dès que l'État ou l'un
de ses fonctionnaires montraient quelque hésitation à persé-
cuter, l'homme d'Église arrivait sans retard pour lui faire
sentir son aiguillon. Ainsi l'Église d'Afrique réclama à maintes
reprises l'intervention du pouvoir séculier pour extirper le
Donatisme ; Léon le Grand insista auprès de l'Impératrice
Pulchérie pour qu'elle exterminât les Eutychiens ; Pelage 1er, 216
en poussant Narsès à supprimer l'hérésie par la force, crut
devoir calmer ses scrupules de soldat en lui affirmant que la
prévention ou le châtiment du péché n'était pas de la persécu-
tion, mais de l'amour. Ce devint la doctrine générale de
l'Église, formulée clairement par Saint Isidore de Séville, que
(1) Hieronym. Epist. 109 ad Ripar.; Comm. in Naum, i, 9. — Leonis PP. I.
Epist. 15 ad Turribium. — Lib. xvi. Cod. Theodos. Tit v, 9, 15, 34, 36, 51, 56,
64. — Const. 11, 12, cod. Lib. i. Tit. v. — Novell. Theod. n, tit. vi. — Pauli
Diac. Hist. lib. xvi. — Basilicon lib. i, tit. 1-33
244 TOLÉRANCE BE< ARBARES
les princes ont pour devoir non seulement d'être orthodoxes
eux-mêmes, mais de maintenir la pureté de la foi en exerçant
pleinement leurs pouvoirs contre les hérétiques. Les résultats
déplorables de cet enseignement sans cesse répété se révèlent
dans toute l'histoire de l'Église à l'époque qui nous occupe.
Une hérésie après l'autre fut exterminée sans miséricorde,
jusqu'à ce que le concile de Constantinople, sous le patriarche
Michel Oxista, introduisit, pour châtier les Bogomiles, la peine
du feu.
Il faut dire que les hérétiques, quand ils en avaient l'occa-
sion, ne laissaient pas d'appliquer eux-mêmes les doctrines de
leurs adversaires. La persécution des catholiques par les Van-
dales Ariens en Afrique sous Genséric fut tout à fait digne de
l'orthodoxie ; et quand Hunnéric succéda à son père et que
l'empereur Zenon eut rejeté ses propositions de tolérance mu-
tuelle, le zèle barbare du roi vandale se porta aux plus hor-
ribles excès. Sous Euric, roi des Visigoths, il y eut aussi, en
Aquitaine, une courte persécution dirigée contre les catho-
liques par les Ariens. On peut dire cependant, d'une manière
générale, que les Goths et les Burgondes ariens donnèrent un
exemple de tolérance qui aurait dû être imité. La conversion
de ces peuples au catholicisme ne fut marquée que par peu de
cruautés, si l'on excepte une ébullition passagère en Espagne
sous Leuvigild, vers 585, suivie de troubles d'un caractère
plutôt politique que religieux. Toutefois, les monarques catho-
liques postérieurs édictèrent des lois punissant de l'exil et de
la confiscation toute déviation de l'orthodoxie, unique exemple
d'une législation de ce genre parmi les Barbares. Les Mérovin-
giens catholiques de France paraissent n'avoir jamais inquiété
leurs sujets ariens, qui étaient nombreux en Bourgogne et en
Aquitaine. La conversion de ces derniers s'opéra graduellement
et, suivant toute apparence, pacifiquement (1).
(i) Cod. Eccles. African. c. 67, 93. — Augustin. Epist. 185 ad Bonifac. c. 7. —
Ejusd. C. Cresc. m, 47. — Possidii Vit. August. 12.— Leonis PP. I. Epist. 60.—
Pelagii PP. I. Epist. 1, 2. — Isidori Hispalens. Sentent, lib. m, c. li, 3-6. — Bal-
samon, in Photii Nomocanon, tit. ix, c. 25. — Victor. Vitens. de Persec. Vandal.
IMPUNITÉ DES HÉRÉTIQULS 215
L'Église latine avait, jusqu'alors, pris peu de part aux perse 21ï
cutions, parce que l'esprit des Occidentaux n'était pas porté
comme celui des Orientaux, vers l'invention et l'adoption de
doctrines hérétiques. Après la ruine de l'Empire d'Occident,
l'Église latine commença le grand travail qui absorba long-
temps toute son énergie et par lequel elle a mérité la recon-
naissance du monde — la conversion et la civilisation des Bar-
bares. Les nouveaux convertis n'étaient pas gens à se perdre
dans des spéculations abstruses ; ils acceptaient la religion
qu'on leur enseignait, acquiesçaient en général à la discipline
établie et, malgré leur brutalité et leur turbulence, ne causaient
que peu de soucis aux gardiens de l'orthodoxie. Dans ces
circonstances, il arriva naturellement que l'esprit de persécution
s'éteignit. Claude de Turin, dont le zèle ^iconoclaste détruisit
toutes les images dans son diocèse, échappa à tout châtiment.
On pardonna l'Adoptianisme à Félix d'Urgel, on l'accueillit à
nouveau dans l'Église, en dépit de ses tergiversations, et, bien
qu'on ne l'eût pas replacé sur son siège épiscopal, il put résider
à Lyon pendant quinze ou vingt ans sans être inquiété; il
y maintint secrètement ses doctrines et l'on trouva dans ses
papiers, après sa mort, une déclaration hérétique. Nous ne
voyons pas non plus qu'on ait usé de violence lorsque l'arche-
vêque Leidrad convertit vingt mille disciples catalans de Félix;
le principal d'entr'eux, Elipandus, archevêque de Tolède, con-
serva son siège primatial, bien que rien ne montre qu'il eût
rétracté ses erreurs. Dans le cas du moine Gottschalc, qui
répandit son hérésie prédestinatienne à travers l'Italie, la Dal-
matie, l'Autriche et la Bavière, sans rencontrer d'opposition,
Rabanus de Mayence finit par convoquer un concile qui con-
damna sa doctrine en présence de Louis le Germanique. Mais
ce concile ne songea pas à châtier l'hérétique. Il l'envoya à son
évêque, Hincmar de Reims, qui, avec le consentement de
Charles le Chauve, déclara Gottschalc hérétique incorrigible
lib. lu. — Victor. Tunenens. Chron. ann. 479 — Sidon. Apollin. Epist. vu, 6. —
Isidor. Hist. d> Reg. Gothorum, c. 50. — Pelayo, Heterodoxos Espaîinles, i, 195.
— Leg. Wisigoth. lib. xn, tit. n, 1, 2; tit. m, 1, 3 (cf. Fuero Juzgo, eod. loco)
14.
246 LÉGISLATION CARLOVINGIENNE
au concile tenu à Chiersy en 849. On était si peu disposé
alors à infliger des châtiments corporels aux hérétiques que le
concile, en ordonnant que Gottschalc fût battu de verges, prit
soin d'indiquer qu'il s'agissait là seulement d'une discipline
prévue par le concile d'Agde, à l'adresse des moines qui viole-
raient la règle de St-Benoit en voyageant sans lettres de
recommandation de leurs évêques. Si le moine fut mis en
prison, c'était simplement, nous dit-on, pour l'empêcher de
répandre son hérésie. La législation carlovingienne était
extrêmement modérée à légard des hérétiques, qu'elle se con-
218 tentait de classer avec les païens, les Juifs et autres personnes
infâmes, en les soumettant à certaines incapacités légales (4).
Au xe siècle, l'Europe occidentale resta comme plongée dans
une stupeur peu favorable au développement de l'hérésie, qui
suppose une certaine intensité de vie intellectuelle. L'Église,
régnant sans partage sur les consciences endormies, déposa les
armes rouillées de la persécution et en oublia l'usage. Quand,
vers 1018, l'évêque Burchard compila sa collection de droit
canonique, il ne fit même pas une allusion aux opinions héré-
tiques et aux châtiments qu'elles comportaient, si ce n'est en
rappelant quelques règles oubliées, promulguées en 305 par le
concile d'Elvire, concernant les apostats qui feraient retour à
l'idolâtrie. Même l'introduction de la doctrine de la transubs-
tantiation fut reçue avec une soumission passive ; deux siècles
seulement après Gottschalc, Bérenger de Tours la mit en doute,
mais comme il n'avait pas l'étoffe d'un martyr, il céda à une
pression modérée et se rétracta. La foi plus ardente des
Cathares, qui commencèrent à troubler au xie siècle les eaux
(1) Mag. Bib.. Pat. ix, u, 875. — Chron. Turon. ann. 878. — Goncil. Ratispon.
ann. 792. — C. Franc fortiens. ann. 794. — C. Romanum ann. 799. — C. Aquis-
gran. ann. 799. — Alcuini Epist. 108, 117. — Agobardi lib. adv. Feitcmi, c. 5, 6.
— JNic. Anton. Bib. Vet. His >an. lib. vi, c. n, n° 42-3 (cf. Pelayo, Heterod. Es-
paû. i, 297, 673 et suiv.) — Hincmari Remens, de Prédestinât, u, c. 2. — Ann.
Bertin'. ann. 849. — Concil. Carisiacens. ann. 849 {cf. C. Agathens. ann. 506, c. 38).
— Cap. Car. Mag. ann. 789, c. 44. — Capitul. Add. m, c. 90.
Pour le peu de gravité des incapacités légales qui pesaient sur les Juiis à 1 épo-
que carolingienne, voir Reginald Lane Poole, Illustrations of the hïstory of mé-
diéval thouyht, Londres, 1884, p. 47.
l'évêque wazo 247
stagnantes de l'orthodoxie, appelait des mesures énergiques;
mais même avec ces sectaires abhorrés, l'Église se décida bien
difficilement à user de rigueur. C'était pour elle une tâche
toute nouvelle; elle craignait de se mettre en contradiction
avec ses propres enseignements, qui recommandaient la cha-
rité, et il fallait le fanatisme populaire pour la réveiller de son
inaction. La persécution d'Orléans en 1017 ne fut pas son
œuvre,~mais celle du roi Robert le Pieux ; les bûchers de Milan,
peu de temps après, furent allumés par le peuple contraire-
ment à la volonté de l'archevêque. L'Église était si peu pré-
parée à ses nouveaux et terribles devoirs que lorsque, vers
1045, quelques Manichéens furent découverts à Châlons, l'évêque
Roger s'adressa à l'évêque Wazo de Liège pour savoir ce qu'il
devait en faire et s'il devait les livrer au bras séculier pour être
punis; à quoi le bon Wazo répondit que leurs vies ne devaient
pas être sacrifiées par le glaive temporel, puisque Dieu, leur
Créateur et leur sauveur, témoignait envers eux sa patience et 219
sa pitié. Le chanoine Anselme, biographe de Wazo, condamne
énergiquement les exécutions qui eurent lieu à Goslar en 1052
sous Henri III, disant que, si Wazo avait été là, il s'y serait
opposé comme Saint-Martin dans le cas de Priscillien. La
même douceur marqua la conduite de St-Anno de Cologne
vers 1060. Quelques-uns avaient refusé, malgré des injonctions
répétées, de renoncer à l'usage du lait, des œufs et du fromage
pendant le Carême; l'archevêque finit par leur permettre
d'agir à leur guise, ajoutant que ceux qui étaient fermes dans
leur foi ne pouvaient guère être lésés spirituellement par une
différence de nourriture. En 1144 encore, l'Église de Liège se
félicitait d'avoir réussi, par la grâce de Dieu, à arracher la
plupart des Cathares convaincus et condamnés des mains de la
foule turbulente qui voulait les brûler. Ceux que l'Église avcc!t
ainsi sauvés furent logés dans les maisons religieuses de la
ville, en attendant la décision du pape Lucius II, à qui l'on
avait demandé conseil (1).
(1) Burchardi Décret, lib. xix, c. 133-4. — Gesta Episcop. Leodiens. lib. n, c. 60,
61. — Hist. Andaginens. Monast. c. 18. — Martène, Ampliss. Coll. i, 776 8.
248 HÉSITATIONS DE L'ÉGLISE
Il est inutile de revenir avec détail sur les cas relatés dans
un chapitre précédent, qui montrent combien était encore hési-
tante, à cette époque, l'attitude de l'Église à l'égard de l'hérésie.
Il n'y avait pas de politique définie, pas de règle fixe, et les
hérétiques continuaient à être traités tantôt avec rigueur, tantôt
avec indulgence, suivant le caractère du prélat qui s'occupait
d'eux. Théodwin, successeur de Wazo à l'évêché de Liège, écrit
en 1050 à Henri 1er, roi de France, l'exhortant à châtier, sans
même les entendre, des partisans de Bérenger de Tours. Ces
alternances de sévérité et de rémission ont laissé leurs traces
dans les remarques inspirées à Saint-Bernard par les événements
de Cologne en 4145, lorsque la populace, dans un transport de
zèle, saisit les Cathares et les brûla vifs, malgré la résistance
des autorités ecclésiastiques. Il soutient que les hérétiques
doivent être convertis par la raison plutôt que par la force,
que lorsqu'on ne peut pas les convertir, il faut éviter tout com-
merce avec eux; il approuve le zèle du peuple de Cologne,
mais non ses actes; cependant, il admet que le pouvoir séculier
a le devoir de venger les injures faites à Dieu par l'hérésie et,
oubliant le danger auquel s'expose un homme lorsqu'il prétend
se faire le ministre de la colère divine, il cite ces mots de Saint-
Paul : « Le prince est le ministre de Dieu pour ton bien ; mais
si tu fais mal, crains, parce qu'il ne porte point l'épée en
220 vain ; car il est le ministre de Dieu et vengeur pour punir
celui qui fait mal. » (1).
.Le pape Alexandre III inclinait visiblement vers l'indulgence
lorsque, en 1162, il refusa de juger les Cathares qui lui étaient
envoyés par l'archevêque de Reims, disant qu'il valait mieux
pardonner à des coupables que de faire mourir des innocents.
Même à la fin du xne siècle, Pierre Cantor osait soutenir que
i' Apôtre commandait d'éviter les hérétiques,non de les tuer (2),
et il insistait sur l'inconséquence commise en punissant si
sévèrement les moindres déviations de la foi, alors qu'on
(1) Saint Paul, Epitre aux Romains, xm, 4.
(2) Dom Bouquet, xi, 497-8. — Bernardi Serm. in Cantica, lxiv, c. 8 ; lxvi,
c 12. — Alex. PP. III. hpist. 118, 122. — Pet. Cantor. Verb. abbrev. c. 78,80.
NOUVEAUX PROGRÈS DE L'INTOLERANCE 249
laissait sans châtiment les plus graves péchés et l'immoralité
la plus grossière.
L'hésitation portait aussi sur la nature des peines qui con-
venaient à l'hérésie. Nous avons déjà rencontré de nombreux
exemples d'hérétiques brûlés vifs, tandis que d'autres n'étaient
condamnés qu'à la prison ; il fallut longtemps avant que l'on
n'arrivât à fixer des règles à cet égard. Même en 1163, lorsque
Alexandre III s'efforçait, au concile de Tours, d'arrêter les
progrès menaçants du manichéisme en Languedoc, il se con-
tenta de recommander aux princes séculiers d'emprisonner les
hérétiques et de confisquer leurs biens ; cependant, la même
année, les Cathares découverts à Cologne furent envoyés au
bûcher par des juges spécialement commis. En 1157, le châti-
ment infligé par le concile de Reims consistait à marquer le
visage des délinquants au fer rouge; le concile d'Oxford, en
1166, prescrivit la même peine. En 1199, les premières mesures
d'Innocent III contre les Albigeois ne prévoient d'autres peines
que l'exil et la confiscation; il n'est fait aucune allusion à des
mesures plus graves et l'exécution de celles-ci est récompensée
par les mêmes indulgences qu'un pèlerinage à Rome ou à
Compostelle.
A mesure que la lutte s'envenimait, la répression devenait
plus cruelle ; cependant Simon de Montfort lui-même, dans le
code promulgué à Pamiers le 1er décembre 1212, ne condamne
pas formellement les hérétiques au bûcher, bien que cette
même année on en ait brûlé quatre-vingts à Strasbourg. Nous
avons déjà rappelé que Pierre II d'Aragon eut le triste honneur,
dans son édit de 1197, d'introduire pour la première fois dans
un code cette forme barbare de châtiment. Son exemple ne fut
suivi que lentement. Othon I«f, dans sa constitution de 1210, 221
met simplement les hérétiques au ban de l'Empire, ordonne
que leurs biens soient confisqués et que leurs maisons soient
détruites. Frédéric II, dans son célèbre statut du 22 novembre
1220, qui fit de la persécution des hérétiques un élément du
droit public de l'Europe, se contentait de les menacer de con-
fiscation et de mise hors la loi; cette dernière peine, d'ailleurs,
250 FRÉDÉRIC II
équivalait à la peine de mort, puisqu'elle abandonnait la vie
de l'hérétique au caprice du premier venu. Dans sa constitution
de mars 1224, il alla plus loin et décida que les hérétiques
seraient mis à mort soit par le feu, soit par l'extirpation de la
langue, suivant qu'en déciderait le juge. Ce fut seulement en 1231,
dans ses Constitutions siciliennes, que Frédéric rendit obli-
gatoire la peine du bûcher. Cet usage prévalut surtout dans les
possessions napolitaines de l'empereur; l'édit de Ravenne, au
mois de mars 1232, prévoit la peine de mort pour l'hérésie,
mais n'en indique pas le mode; en revanche, l'édit de Crémone,
en mai 1238, généralisa la loi sicilienne et fit ainsi du bûcher
le châtiment régulier de l'hérésie à travers tout l'Empire. Nous
trouvons plus tard la même prescription dans le Sachsenspiegel
et dans le Schwabenspiegel, qui sont les codes municipaux de
l'Allemagne septentrionale et méridionale. A Venise, après
1249, le doge entrant en charge prêtait serment de brûler tous
les hérétiques. En 1255, Alphonse le Sage de Castille condamna
au bûcher les chrétiens qui se convertiraient à l'islamisme ou
au judaïsme. En France, la législation adoptée par Saint-Louis et
par Raymond de Toulouse pour exécuter les dispositions du
traité de 1229, observe un silence discret au sujet du mode de
châtiment, bien qu'à cette époque l'usage du bûcher fût géné-
ral. C'estseulement en 1270, lorsque parurent les Etablissements
de Saint-Louis ,que nous trouvons un article formel condamnant
les hérétiques à être brûlés vifs, bien que les termes dans
lesquels Beaumanoir y fait allusion prouvent qu'il s'agit d'un
usage depuis longtemps accepté. L'Angleterre, qui était à peu
près exempte d'hérésie, n'alluma ses bûchers que plus tard ;
c'est seulement lorsque le soulèvement des Lollards causa des
inquiétudes à la fois à l'Église et à l'État que l'article de hœre-
tico comburendo fut établi par statut en 1401 (1).
(1) Concil. Turon. ann. 1163, c. 4. — Trithem. Chvon. Hirsaug. ann. 1163. -
Concil. Remens. ann. 1157, c. 1. — Guill. de Newburg, Hist. Angl. h, 15. -
Innoc. III. Begest. i, 94, 165. — Contre le Franc-Alleu sans tiltre, Paris, 1620,
p. 215 sq. — H. Mutii Chron. ann. 1 12 — Boehmer, lieg. fmp.\, 110. — Mura-
tori, Antiq. liai. Diss. lx (t. xn, p. 447). — Ilist. Diplom. Frid. h. T. n, g. 6-8,
422-3; iv, 301; v, 201.— Gonstit. Sicul. i, tit. 1.— TVeuga Henrici (Boehlau, Nove
RÔLE DE LA POPULACE 251
Ce n'est donc pas la loi positive qui a inauguré l'atroce 222
pratique de brûler vifs les hérétiques ; le législateur n'a fait
qu'adopter une forme de vengeance où se complaisait naturelle-
ment, à cette époque, la férocité populaire. Nous en avons vu
de nombreux exemples dans un chapitre précédent. En 1219
encore, à Troyes, un fou qui soutenait qu'il était le Saint-
Esprit fut saisi par la populace, lié dans une manne d'osier
entourée de fagots et promptement réduit en cendres. Il n'est
pas facile de déterminer l'origine de ce châtiment ; peut-être
faut-il la chercher dans la législation païenne de Dioclétien,
qui l'établit contre le manichéisme (1). Les morts affreuses
auxquelles les martyrs étaient exposés aux époques de persé-
cution semblaient suggérer, sinon justifier, l'application de
supplices analogues aux hérétiques; les sorciers étaient quelque-
fois brûlés en vertu de la jurisprudence impériale et Grégoire
le Grand mentionne un cas où l'un de ces malheureux fut traîné
sur le bûcher par le zèle religieux de la populace. Comme
l'hérésie passait pour le plus grand des crimes, le désir, com-
mun aux laïques et au clergé, d'en rendre le châtiment à la
fois aussi sévère et aussi éclatant que possible, trouvait un
instrument à sa convenance dans le bûcher. D'ailleurs, avec le
système d'exégèse alors à la mode, il ne fut pas difficile de
Cnstit. Dom. Alberti, Weimar, 1838, p. 78 ; cf. Boelimer, Regest. v, 700). —
Sachsenspiegel, n, xn. — Schwaben piegel, cap. 116, n° 29 ; cap. 351, n° 3 (éd.
Senckenb.) — Archivio di Venezia, Cod. ox Brera, n° 277. — El r'uero real de iis-
pana, lib. iv, tit. i, ley 1. — Isambert, Ane. loix franc, i, 230-33, 257. — Hard,
Concil. vu, ^03-8. — Etablissements, i, 85. — Livres de Justice et de Plet, i, tit. m,
7.— Beaumanoir, Coût, du Beauvoisis, xi, 2; xxx, 11. —2 Henry iv, c. 15 (cl'.
Pike, But. of crime in England, i, 343-4, 489).
Il est vrai que Bracton {De leg. Angbxf lib. m, tract, u, cap. 9, 2) et Horne
(Myrror of justice, cap. i, 4, cap. n, 22, cap. ïv, 14) décrivent tous les deux le
châtiment du bûcher infligé à l'apostasie, l'hérésie et la sorcellerie; le premier
Tait même allusi n à un cas ou un clerc qui embrassa le judaïsme fut brûlé par un
concile à Oxford; mais cette pénalité n'avait pas de place régulière dans la loi
commune et n'y figurait que sous l'influence des jurisconsultes, épris de la juri-
diction romaine, qui voulaient compléter leur travail en assimilant la trahison
commise envers Dieu à la trahison à l'égard du souverain. Le silence de Britton
(chap. vm) et de la Fleta: (lib. i, cap. 21( preuve que la question n'avait . as d'im-
portance pratique.
(1) [M. Seeck a justement observé que la cruauté de la loi pénale, dans les der-
niers temps de l'Empire, est due à l'influence et à l'infiltration continuelle des
Barbares dan? le monde gréco-romain. La peine du feu existait chez les Gaulois et
chez les Germains. — Trad.]
252 LES BUCHERS SE MULTIPLIENT
découvrir, dans l'Écriture, une allusion à la peine du feu. On
lit, en effet, dans l'Évangile de Saint Jean : « Si quelqu'un ne
demeure pas en moi, il sera jeté dehors comme le sarment; il
223 sèche, puis on le ramasse, et on le jette au feu, et il brûle. » (1).
L'interprétation littérale des métaphores des Livres Saints a
été une source trop fréquente d'erreurs et de crimes pour que
nous puissions être surpris de cette application du texte sacré.
Un commentaire autorisé du décret de Lucius III en 1184,
ordonnant que les hérétiques fussent remis au bras séculier pour
être châtiés, cite le texte de Saint Jean et la jurisprudence impé-
riale, puis conclut triomphalement que la mort par le feu est
la peine qui convient aux hérétiques, « suivant la loi divine et
la loi humaine, non moins que suivant la coutume universelle.»
Et il ne faut pas croire que l'on eût la charité d'étrangler l'héré-
tique avant de le brûler; les auteurs qui ont tracé ses devoirs
à l'Inquisition déclarent que le coupable doit être brûlé vif en
présence du peuple ; ils ajoutent qu'une ville entière peut être
brûlée si elle est un réceptacle d'hérétiques (2).
Quelques scrupules qu'ait éprouvés l'Église, durant le xi« et
le xne siècle, au sujet de son attitude envers l'hérésie, elle n'a
jamais eu de doute sur la conduite qui convenait, à cet égard,
au pouvoir séculier. Une coutume très ancienne, fondée sur
une idée de décence, interdisait qu'un ecclésiastique prit part à
des jugements comportant la peine de mort ou de mutilation ;
il ne devait même pas se trouver présent dans la chambre de
torture, où les patients étaient placés sur le chevalet. Cette
aversion pour la vue du sang et de la souffrance fut encore
exagérée à l'époque des persécutions les plus sanglantes. Pen-
dant que des milliers d'hommes étaient massacrés en Langue-
doc, le concile de Latran renouvela les anciens canons qui
(1) Évangile de Saint Jean, xv, 6.
(1) Cœsar. He sterbac. Dial. Miraculor. Dist. v, c. 33.— Mosaic. et Roman.
Legg. Collât. Tit. xv, 3 (Hugo, 1405). — Const. 3 Cod. ix, 18. — Cassiodor. Var.
iv, xxii, xxiu. — Gregor. l'P. 1. Dial. i, 4. — GL»s~. Hosticnsis in Cap. ad abo-
lendam, n° H, 13 (Evmerici Direct. Inquisit. p. 149-150); cf. Gloss. Joan. Andieae
(ibid. p' 170-1). — iiepertorium lnquisitorum s. v. Comburi (éd. Valent. 1494;
éd. Venet. 1188, p. 127-8).
PRESSION SUR LE POUVOIR TEMPOREL 253
défendaient aux clercs de prononcer une sentence capitale ou
d'assister à une exécution (1216). Ils ne devaient même prati-
quer aucune opération chirurgicale qui exigeât l'emploi du feu
ou du fer. En 1255,1e concile de Bordeaux leur interdit d'écrire
ou de dicter des lettres relatives à des sentences capitales. La
souillure résultant de l'effusion du sang était si vivement
ressentie qu'une église ou un cimetière, où du sang avait été
versé par hasard, ne pouvait plus servir avant une cérémonie
de purification; on alla si loin dans cette voie que les prêtres
durent interdire aux juges de rendre la justice dans les églises,
parce que les cas qu'on leur soumettait pouvaient entraîner des
châtiments corporels ! Si cette crainte de participer à l'infliction 224
de tourments avait été sincère, elle serait digne de tout notre
respect; mais il n'y avait là qu'un astucieux détour pour se
dérober à la responsabilité de certains actes. Dans les pour-
suites pour hérésie, le tribunal ecclésiastique ne prononçait
pas de sentences sanguinaires. 11 se contentait de déclarer que
l'accusé était hérétique; puis il le «relâchait», c'est-à-dire
l'abandonnait au pouvoir séculier, avec l'adjuration hypo-
crite de le traiter avec pitié, d'épargner sa vie et de ne pas
verser son sang. Pour savoir ce qu'il faut penser de cet appel
à la pitié, il suffit de se rappeler la théorie de l'Église touchant
les devoirs du pouvoir temporel. Les inquisiteurs érigèrent en
règle légale qu'on commettait un crime égal à celui de l'hérésie
et méritant les mêmes châtiments, lorsqu'on exprimait même
un doute sur la légitimité des persécutions en matière de con-
science (1).
Aussitôt que l'hérésie eût fait des progrès alarmants, on re-
nouvela les instructions de Léon et de Pelage. Dès le début du
xne siècle, Honorius d'Autun proclama qu'il fallait user du
glaive temporel envers ceux qui, rebelles à la parole de Dieu,,
refusaient obstinément d'écouter celle de l'Église. Dans les
(!) Concil. Autissiod. ann. 578, c. 33. — G. Matiscon. II. ann. 585, c. 19— C.
Toletan. XI, ann . 675, c. 6. — C. 30 Decreti P. ri. Caus. xxm. Quaest. S. — C. Lateran. IV,
ann. 1215 c. 18. — G. Burdegalens.ann. 1255, c. 10. — G. Budens. ann. 1268, c. 11.— C.
Nugaroliens. ann. 1303 c. 13. — C. Baiocens. ann. 1300 c. 34. — Lib. Sent. Inq. Tolosaa.
p. 208.— Bernard. Guidonis Practica (Mss. Bib. Nat. Coll. Doat, T. xxx, fol. 1 sqq.)
15
254 INCITATIONS A l'lNTOLLRANCB
compilations de droit canonique par Yves et Gratien, les allu-
sions à la conduite de l'Église envers les hérétiques sont très
peu nombreuses ; mais il y a d'abondantes citations établissant
le devoir qui incombe au souverain d'extirper l'hérésie et
d'obéir, à cet effet, aux commandements de l'Église. Frédéric
Barberousse ajouta la sanction impériale à cette doctrine ecclé-
siastique, que le glaive lui avait été remis pour frapper les
ennemis du Christ, lorsqu'il allégua ce motif en 1159 pour jus-
tifier son hostilité contre Alexandre III et l'aide qu'il accordait
à l'antipape Victor IV. Le second concile de Latran, en 1139,
ordonne à tous les potentats de réduire les hérétiques à
l'obéissance ; le troisième, en 4179, déclare dévotement que
l'Eglise n'est pas avide de sang, mais qu'elle réclame le con-
cours des lois séculières, vu que les hommes sont portés à
accepter les remèdes de l'âme pour échapper aux châtiments
corporels. Nous avons vu que ces exhortations produisirent
d'abord peu d'effet. Plus tard, désespérant d'obtenir la collabo-
ration volontaire des princes temporels, l'Église fit un pas en
avant et revendiqua pour elle-même la responsabilité des châ-
timents tant matériels que spirituels, jugés nécessaires à la
répression de l'hérésie. Le décret de Lucius III, au soi-disant
concile de Vérone en 1184, enjoignait à tous les souverains de
225 jurer> en présence de leurs évèques, qu'ils exécuteraient pleine-
ment et efficacement les lois ecclésiastiques et séculières contre
l'hérésie. Tout refus, toute négligence même, devaient être
punis d'excommunication, de déchéance, d'incapacité d'exercer
le pouvoir; s'il s'agissait de villes, elles devaient être mises en
quarantaine et privées de tout commerce avec les autres (1).
* L'Église entreprenait ainsi de faire entrer de force les prin-
ces temporels dans la voie de la persécution. Une fois sa réso-
lution prise, elle se montra intraitable. Toute hésitation à per-
sécuter entraînait l'excommunication et si cette arme ne suffi-
(1) Honor. Augustod. Summ.Glor. de Annst. c. 5. — Ivon. Décret, ix, 70-79. —
Gratiani Décret. P. n. Caus. xxm. 9. 5. — Radevic. de (lest. Frid. i. lib ri. c. 56.
— Concil. Lateran. II. ann. 1139, c. 23. — Concil. Lateran. III ann. 1179, c. 27
(cf. C. Tolosan. ann. H19, c. 3 ; C. Remens. ann. 1148, c. 18; C. Turonens. ann.
1163, c. 4). — Lucii. PP. III. Epist. 171.
MENACES AUX PRINCES 2o5
sait pas, l'Église n'hésitait pas à livrer au premier aventurier
venu les domaines du prince qui résistait à ses ordres. Cette
ingérence monstrueuse du pouvoir spirituel devait-elle devenir
la loi publique de l'Europe ? Telle était la question qui se posait
à l'époque des Croisades albigeoises. On sait ce qu'il advint.
Raymond perdit ses provinces, simplement parce qu'il ne vou-
lait pas traiter assez sévèrement les hérétiques, et les territoires
que son fils put conserver furent considérés comme une nou-
velle investiture. Le triomphe de l'Église et de la nouvelle doc-
trine était donc complet.
L'Église fît sentir à tous les dignitaires, du haut en bas de
l'échelle sociale, que les places qu'ils occupaient étaient des
fonctions dans une théocratie universelle, où tous les intérêts
étaient subordonnés au grand devoir de maintenir la pureté de
la foi. L'hégémonie de l'Europe résidait dans le Saint-Empire
Romain où l'Empereur, à la cérémonie du couronnement, était
admis aux ordres inférieurs de la prêtrise et tenu de lancer
l'anathème contre toute hérésie qui pouvait s'élever contre
l'Église catholique. En lui donnant l'anneau, le pape lui disait
que c'était là un symbole de son devoir de détruire l'hérésie ;
en le ceignant de l'épée, il disait que ce glaive était destiné à
frapper les ennemis de l'Église. Frédéric II déclara qu'il avait
reçu la dignité impériale pour le maintien et la propagation
de la foi. Dans la bulle de Clément VI reconnaissant Charles IV, 226
l'énumération des devoirs de l'Empereur commence par celui
de propager la foi et d'extirper l'hérésie; la négligence de
l'Empereur Wenceslas à supprimer l'hérésie de Wickliffe fut
considérée comme un motif suffisant de sa déposition. En vé-
rité, soutenaient les théologiens, la seule raison du transfert
de l'Empire des Grecs aux Allemands était l'intérêt pour
l'Église de disposer d'un instrument efficace. Les principes
appliqués aux dépens de Raymond de Toulouse furent incorpo-
rés dans la loi canonique et chaque souverain, prince ou sei-
gneur, dut comprendre que ses territoires seraient exposés à
la spoliation si, dûment averti, il hésitait à fouler aux pieds
l'hérésie. La même discipline pesa sur les dignitaires d'ordre
256 MENAGES AUX FONCTIONNAIRES
inférieur. Suivant le concile de Toulouse de 1229, tout bailli
qui se montrerait peu zélé à persécuter l'hérésie devait être dé-
pouillé de ses biens et déclaré inéligible aux emplois publics.
En 1244, le concile de Narbonne déclare que lorsqu'une per-
sonne disposant d'une juridiction temporelle tarderait à sup-
primer l'hérésie, elle serait considérée comme complice des
hérétiques et passible des mêmes peines que ceux-ci; cette dis-
position fut étendue à ceux qui négligeraient une occasion fa-
vorable de saisir la personne d'un hérétique, ou même de venir
en aide à ceux qui essayeraient de la saisir. Depuis l'Empereur
jusqu'au dernier des paysans, le devoir de persécuter était im-
posé à tous, sous la menace de toutes les sanctions, spirituelles
et temporelles, dont l'église du xme siècle pouvait disposer (1).
Ces principes furent reçus, tacitement ou explicitement,
227 dans le droit public de l'Europe. Frédéric II les accepta dans
ses cruels édits contre l'hérésie, d'où ils passèrent dans les com-
pilations de droit civil et féodal, et même dans les recueils de
jurisprudence locale. Ainsi, en 1228, d'après les statuts de
Vérone, le podestat, lors de son entrée en charge, jure d'expul-
ser tous les hérétiques de la ville ; dans le Schwabenspiegel,
code en vigueur dans toute l'Allemagne méridionale, il est dit
f qiCyj^. souverain, s'il néglige de persécuter l'hérésie, doit être
) dépouillé de toutes ses possessions et que, s'il ne fait pas brûler
< tous ceux qui lui sont dénoncés comme hérétiques par les tri-
/ bunaux ecclésiastiques, il doit être lui-même puni pour hérésie. ,
(i) Bôhmer, Reg»st. Imn. v, 86. — Innoc. PP. III. Regest. de Negot. Rom. Imp.
189. — Muratori Àntiq. liai. diss. ni. — Hartzheim, Concil. German. III, 540. —
Cod. Epist. Rodolphi I, Auct. h, p. 375-7 (Lipsiœ, 1806). — Theod. Vrie, Hist.
Concil. Constant, lib. m, dist. 8; lib. vu, dist. 7. — Thom. Aquin. de Princ.
Regim. lib. i, c. xiv; lib. m, c. x, xm-xvrn. — Lib. v, Extra. Tit. vu, c. 13, 3. —
Concil. Tolosan. ann. 1220, c. 5. — Concil. Narbonn. ann. 1244, c. 15, 16. — Zan-
chini, de Hasret. c v. — Beatimanoir, Coutumes du Beauvoisis, xi, 27. — Voir aussi
le sermon de l'évèque de Lodi lors de la condamnation de Jean Huss (Von der
Hardt, m, 5).
Le devoir des princes et de tous les fonctionnaires d'exterminer l'hérésie, sous
peine de forfaiture et de poursuite pour hérésie, est exposé avec précision dans la
Summa de cnsibus consc'entix (lib. n, Tit. lviii, Art. 4) d'Astcsanus, dont l'ouvrage,
écrit en 1317, resta la plus haute autorité en l'espèce jusqu'à la Réforme.
Le traité D<t prineipum Regimine, bien qu'il ne soit pas entièrement de Saint
Thomas d'Aquin, expose avec autorité la théorie des ecclésiastiques touchant les
devoirs du gouvernement temporel. Voir Poole, Illustration of the History of Mé-
diéval Thought, p. 240.
RESPONSABILITÉ DE L'ÉGLISE 257
L'Église veilla à ce que cette législation ne restât pas lettre
morte. Elle exigea que les atroces décrets de Frédéric fussent
lus et commentés dans la grande école de droit de Bologne,
comme un chapitre essentiel de la jurisprudence, et qu'ils fus-
sent même incorporés dans la loi canonique. Nous verrons que
les papes ont ordonné à plusieurs reprises que ces édits fus-
sent inscrits dans la législation des villes et des États ; l'inqui-
siteur était chargé d'en imposer l'exécution à tous les fonction-
naires, sous peine d'excommunication pour ceux qui néglige-
raient cette bonne œuvre. Mais l'excommunication elle-même,
qui annulait les pouvoirs et la compétence d'un magistrat, ne
l'exemptait pas du devoir de punir les hérétiques quand il en
était sommé par l'évêque ou par l'inquisiteur. Cela posé, il est
évident que, lorsque les inquisiteurs imploraient la clémence
des autorités civiles, au moment où ils leur livraient des vic-
times destinées au bûcher, il n'y avait là qu'une simple forma-
lité, née du désir qu'avaient les ecclésiastiques de ne pas parti-
ciper ouvertement à des sentences capitales. Avec le temps,
cette hypocrisie elle-même fut quelque peu oubliée. Ainsi, au
mois de février 1418, le concile de Constance décréta que tous
ceux qui défendraient l'Hussitisme, ou regarderaient Jean Huss
ou Jérôme de Prague comme des saints, seraient traités en hé-
rétiques relaps et brûlés vifs — puniantur ad ignem. C'est
dénaturer et falsifier l'histoire que d'admettre, comme le font
les apologistes modernes, que l'exhortation à la clémence fût
sincère, que la responsabilité du meurtre de l'hérétique pesât
sur le magistrat séculier et non sur l'inquisition. Nous nous
imaginons aisément le sourire de surprise avec lequel Gré-
goire IX ou Grégoire XI auraient accueilli la dialectique du comte 228
Joseph de Maistre, démontrant que c'est une erreur de sup-
poser qu'un prêtre catholique ait jamais pu être, à aucun titre,
l'instrument de la mort d'un de ses frères (1).
(i) Post. Const. 4. Cod. lib. i. tit. v. — Post. lib. Feudorum. — Lib. juris civilis
Veronae, c. 156. — Schwabenspiegel, éd. Senckenb. cap. 351; éd. Schilt. c. 308. —
Potthast, Beg. 6593. - Innoc. PP. IV. Bull. C»m adversus, 5 juin 1252; Bull. Ad
aures, 2 apr. 1253; 31 oct. 1243; 7 julii 1254. — Bull. Cum fratres, maii 9, 1252.
— Urbani IV. Bull. Licet ex omnibus, 1262, 12. — Wadding, Annal. Minor. ann.
258 DÉNONCIATIONS IMPOSÉES
Non seulement on enseignait ainsi à tous les chrétiens que
leur premier devoir était de contribuer à l'extermination des
hérétiques, mais on les poussait sans scrupule à les dénoncer
aux autorités, au mépris de toute considération humaine ou
divine. Les liens du sang n'étaient pas une excuse pour celui
qui dissimulait un hérétique : le fils devait dénoncer son pèrer
le mari était coupable s'il ne livrait pas sa femme à une mort
affreuse. Tous les liens humains étaient brisés par le crime
d'hérésie ; on apprenait aux enfants qu'ils devaient quitter
leurs parents ; même le sacrement du mariage ne pouvait pas
unir une femme orthodoxe à un mari hérétique. Les engage-
ments privés n'étaient pas respectés davantage. Innocent III
déclare emphatiquement que, suivant les canons, on ne doit
point conserver sa foi à celui qui ne la conserve pas envers
Dieu. Aucun serment de discrétion n'était valable dans une
cause d'hérésie, car « celui qui est fidèle envers un hérétique est
229 infidèle envers Dieu ». L'apostasie est le plus grand des crimes»
dit l'évêque Lucas de Tuy ; par conséquent, si quelqu'un s'est
engagé par serment àga nier le secret d'u ne si horrible perversité, il
doit révéler l'hérésie et faire pénitence pour le parjuré, avec l'as-
surance que, la charité pouvant couvrir une multitude de péchés,
il sera traité avec indulgence en considération de son zèle (1).
«253, n° 7; ann. 1200, n° 1 ; ann. 1201, n° 3. — C. 6 Sexto v. 2, c. I, 2 in Sep-
timo v. 3. — Von der Hardt, T. rv, p. 1519. — Campana, Vit* di 6an Piero Mar-
tne, p. 124. — J. de Maistre, Lettres à un gentilhomme tusse sur P Inquisition
espiqnob-, éd. 1864, p. 17-18, 28, 34.
Un écrivain du xiu" si cle a présenté la même thèse avec plus de force encore
que J. de Maistre : « Notre pape, dit-il, ne tue pas et ne commande pas qu'un
homme soit tué; mais la loi tue ceux que le pape permet de tuer, et ils se tuent
eux-mêmes, puis qu'ils font des choses pour lesquelles ils douent être tués. »
(Gregor. Fan»ns. Disi>vt. <alh< l. et Pntar. ap. tfnrtene, Thés, v, 1741).
Il y a plus de vérité h'st rique dans ce qu'écrirait, eu 1 762, un dominicain
fjmat'que. Après avoir cité Dentéronomt xui, 0-10, il déclare que le commande-
ment <ie tuer sans pitié tous ceuv qui détournent les fi leles delà vraie religion est
presque littéralement la loi de la Sainte Inquis tion; puis il prouve, par les témoi-
gnages de l'Ecriture, qu<* le leu e-t la grande joie de Dieu et le vrai moyen de
purifier le froment en détruisant l'ivraie [Lob und Ehr nred" a>'f aie lieili ,e In-
quisition, Vienne, 1732, p. 19-21).
L'appel à la clémence, devenu plus tard une vile hypocrisie, fut inauguré de
bonne foi par Innocent III dans le cas de clercs coupables de faux qui avaient été
dégradés et li rés aux tribunaux séculiers. - C. 27, Extr. v. 40.
(I) Urbani PP. II. Epist. :'50. — Zanchin1, de livret c. xvm. — Innoc. PP. III.
Reyest. xi, 2G. — Lucae Tudens. de alnra Vitn, n, 9.
DOCTRINE DE SAINT-THOMAS 259
Ainsi l'hésitation qu'éprouvait l'Église au xi* et au xue siècle,
touchant la conduite qu'elle devait tenir envers les hérétiques,
disparut complètement au xme, lorsqu'elle fut engagée dans
une lutte à mort avec les sectaires. Il ne fut plus question de
modération ni de pitié. Saint-Raymond de Pennaforte, le com-
pilateur des Décrétâtes de Grégoire IX, qui était la plus haute
autorité de son temps, pose en principe que l'hérétique doit
être puni par l'excommunication et par la confiscation et, si ces
mesures ne suffisent pas, par toutes les rigueurs dont dispose
le bras séculier. L'homme dont la foi est douteuse doit être
considéré comme un hérétique ; il en est de même du schis-
matique qui, tout en admettant tous les dogmes de la religion,
refuse l'obéissance due à l'Église romaine. Les uns comme les
autres doivent être poussés de force dans le bercail catholique
et l'on rappelle, pour justifier la mise à mort des obstinés, le
sort biblique de Korah, de Dathan et d'Abiram (4).
Saint:îhomas d'Âquin, dont la haute autorité semble rejeter
dans l'ombre tous ses prédécesseurs, fixe, avec une précision
impitoyable, les règles que voici. Les hérétiques ne doivent pas
être tolérés. La charité de l'Église leur accorde deux avertisse-
ments, après quoi, s'ils s'obstinent, ils doivent être livrés au
bras séculier et écartés de la société humaine par la mort. Cela
même prouve la charité débordante de l'Église, ^car c'est un 23(
crime bien plus grand de corrompre la foi dont dépend la vie
de l'ame que d'altérer le monnayage qui sert seulement à la vie
temporelle ; donc, si les faux monnayeurs sont à juste titre con-
damnés à mort, il y aurait encore bien plus de raison pour
tuer un hérétique sitôt qu'on l'aurait convaincu de son crime.
Or, l'Église, dans sa miséricorde, est toujours prête à ouvrir
<t) S. Kaymundi Smimas lil>. i, tit. v, 2, 4, 8; tit. vï, 1. — Telle continua à être
la doctrine ile l'Eglise. Zanghin> Ugdini comprend, dans son énumération des
horésie*, la négligence d'observer les Décréhilrs papales, qui constitue un mépris
apparent du p>;ro r des ciels (Tract. <lt> Hxret. c. u). Cet ouvrage autorisa lut
imprimé à Rome en 156-* aux Irais de Pin V, avec un commentaire du cardinal
t'ampegg», et fut réimprime avec des additions par Simancas en 570. Mes renvois
s- rajp \\ nt a une copie du xve siècle, Conservée à la Bibliothèque Nationale, fonds
latin, 1253.!
260 VIOLATION DES TOMBES
ses bras à l'hérétique, même relaps un grand nombre de fois,
et à lui indiquer une pénitence par laquelle il pourra mériter
la vie éterr.^lle ; mais la charité envers les uns ne doit pas en-
traîner d'effets funestes pour les autres. Aussi, la première fois,
• 'hérétique qui se repent et se rétracte sera reçu à pénitence et
sa vie sera épargnée ; mais s'il retombe, bien qu'il puisse de
nouveau être admis à pénitence pour le salut de son âme, il ne
sera pas exempté de la peine de mort. Telle est l'expression
bien nette et formelle de la politique de l'Église qui devint, en
ces matières, la règle inaltérable de sa conduite (1).
L'Église ne se contentait pas d'exercer son pouvoir sur les
vivants ; les morts eux-mêmes devaient sentir les effets de sa
colère. Il semblait intolérable qu'un homme qui avait réussi à
dissimuler son iniquité et qui était mort muni des sacrements,
pût dormir son dernier sommeil dans une terre consacrée et
prendre sa part aux prières des fidèles. Non seulement il avait
échappé au châtiment dû à ses crimes, mais ses biens, qui
auraient dû être confisqués au profit de l'Eglise et de l'État,
avaient été injustement transmis à ses héritiers et devaient leur
être repris. Il existait donc d'excellentes raisons pour encoura-
ger les procès posthumes. A une époque antérieure, on s'était
souvent demandé, dans l'Eglise, si l'excommunication, avec les
effroyables peines qu'elle entraînait dans ce monde et dans
l'autre, pouvait être fulminée contre les âmes des morts. Dès
l'époque de Saint-Cyprien,' la coutume d'excommunier les morts
était devenue générale et, vers 382, Saint-Jean Chrysostùme
avait dû s'élever contre la fréquence de ces sentences, où il
voyait une ingérence indiscrète dans les jugements de Dieu)
Léon 1er, en 432, adopta les vues de Saint-Jean Chrysostùme,
qui furent confirmées par Gélase Ier et par un concile romain
vers la fin du ve siècle. Mais la question se représenta au cin-
quième concile général, tenu à Constantinople en 553 : il s'agis-
sait de savoir si l'Église pouvait lancer l'anathème contre Théo-
doret de Cyrus, Ibas d'Edesse et Théodore de Mopsueste, qui
(i) S. Tliom. Aquinat. Summx sec Q m, art. 3, 4
HISTOIRE DU PAPE FORMOSE 261
étaient morts depuis un siècle. Nombre de Pères du concile en
doutaient, lorsque Eutychius, homme très versé dans les Écri-
tures, rappela que le pieux roi Josiah n'avait pas seulement 231
mis à mort les prêtres du paganisme, mais avait déterré les restes
de ceux qui étaient déjà morts. Cet argument parut irréfutable e^
l'anathème fut prononcé en dépit des protestations du pape Vigile,
qui refusa obstinément de se laisser convaincre. L'ingénuosité
d'Eutychius, jusque là tout à fait obscur, fut récompensée par le
patriarchat de Constantinople et Vigile fut contraint, par des
mesures rigoureuses, de souscrire àl'anathème. En 618, le concile
de Séville nia que l'Église eût le pouvoir de condamner les morts;
mais, en 680, le sixième concile général, tenu à Constantinople,
usa de l'anathème avec la liberté la plus complète contre tous
ceux, vivants ou morts, qu'il considérait comme hérétiques.
En 897, Etienne VII se crut autorisé à déterrer le corps de
son prédécesseur, le pape Formose, mort depuis sept mois, à
le traîner par les pieds et à le faire asseoir dans un synode
qu'il avait convoqué pour juger le défunt; la condamnation
passée, on coupa deux doigts de la main droite du cadavre et
on le jeta dans le Tibre, d'où il fut retiré par hasard et enseveli
à nouveau. L'année suivante, un nouveau pape, Jean IX, annula
toute cette procédure et fit déclarer par un synode que per-
sonne ne devait être condamné après sa mort, tout accusé de-
vant avoir la faculté de se défendre. Cela n'empêcha pas
Serge III, en 905, d'exhumer à nouveau le corps de Formose,
de le faire revêtir d'habits pontificaux et asseoir sur un trône (1).
Après une nouvelle et solennelle condamnation, le malheureux
cadavre fut décapité, ou lui coupa trois autres doigts et on le
jeta dans le Tibre. Mais l'iniquité de cette vengeance parut
manifeste lorsque les restes flottants du pape furent tirés du
fleuve par quelques pêcheurs et lorsque, comme on les portait
à l'église Saint-Pierre, les statues des Saints s'inclinèrent.
Vers l'an 1100, Saint- Yves de Chartres, le premier canoniste
de son époque, décida sans hésitation que le pouvoir de lier et
de délier attribué à l'Église était limité aux choses de ce monde;
(i) Ce dernier épisode a été contesté par de bonnes raisons (Duchesne Revue
de litt. rel. 1896, I. p. 491) . — 2roe tirage.
15.
2')2 EXHUMATION DES HÉRÉTIQUES
que les morts, étant au-delà de la justice humaine, ne pou-
vaient être condamnés et que l'ensevelissement ne pouvait pas
être refusé à ceux qui n'avaient pas été jugés de leur
vivant. Toutefois, comme les hérésies se multipliaient et
que leur obstination semblait justifier les haines passion-
nées dont elles étaient l'objet, les prêtres frémissaient à
la pensée que les ossements des hérétiques pussent souiller
l'enceinte consacrée de l'église et du cimetière, qu'en récitant
les prières pour les morts, ils intercédassent involontairement
pour des criminels. On découvrit aisément un biais. Le concile
232 de Vérone, en 1184, suivi par plusieurs papes et conciles,
excommunia formellement tous les hérétiques. Or, c'était une
vieille règle de l'Eglise que tout excommunié qui n'avait pas
demandé l'absolution dans le délai d'un an était condamné
sans retour. Donc, tous les hérétiques qui mouraient sans se
confesser ou se rétracter s'étaient condamnés eux-mêmes et
n'avaient pas droit à une sépulture en terre consacrée. Bien
qu'ils ne pussent être excommuniés, puisqu'ils l'étaient déjà
ipso facto, ils pouvaient être frappés d'anathème. Si, par
erreur, ils avaient été enterrés comme des chrétiens, il fallait
les exhumer et les brûler sitôt l'erreur découverte ; l'en-
quête qui établissait leur culpabilité était simplement un
examen des faits, non une condamnation, et les pénalités
en résultaient d'elles-mêmes. Il fallut quelques efforts pour
établir cette règle; c'est ce que montre une lettre d'Inno-
cent III, en 1207. adressée à l'abbé et aux moines de Saint-
Hippolyte de Faënza, qui avaient refusé, malgré l'ordre d'un
légat, d'exhumer le corps d'un certain hérétique nommé Otton,
enseveli dans leur cimetière, et d'observer l'interdit prononcé
contre eux en conséquence. Innocent est obligé, pour les réduire
à l'obéissance, de les menacer des mesures les plus énergiques.
Avec le temps, cependant, la coutume de l'exhumation des cou-
/ pables devint générale ; on reconnut que c'était un péché
grave de donner la sépulture à un hérétique ou à un protecteur
d'hérétiques — péché que le coupable, même involontaire, ne
pouvait se faire pardonner qu'à la condition d'exhumer le corps
ÉDTT DE FRÉDÉRIC II 263
do ses propres mains. Nous verrons plus loin que les investi-
gations touchant les morts conslituèrent une partie importante
des devoirs que s'imposa l'Inquisition (1).
L'influence exercée par ces enseignements et ces pratiques
parait avec évidence dans la carrière de l'Empereur Frédéric II.
À demi italien par le sang et complètement italien par l'édu-
cation, il était philosophe et libre-penseur. L'accusation de
Grégoire IX, suivant lequel il était secrètement disciple de 23c
Mahomet, et la tradition qui le représente comme appelant,
dans l'intimité, Moïse, Jésus et Mahomet les trois imposteurs,
sont évidemment contradictoires, mais prouvent qu'il donnait
une certaine apparence à de semblables imputations. Et cepen-
dant cet homme, qui, au dire du pape Grégoire, ne recevait les
sacrements que pour témoigner son mépris de l'excommuni-
cation, était un politique trop sagace pour ne pas comprendre
qu'il ne pouvait pas régner sur un peuple chrétien sans affecter
un grand zèle pour l'extermination de l'hérésie. Il obtint d'être
couronné à Saint-Pierre, le 22 novembre 1220, au prix d'un
édit qui est resté mémorable dans l'histoire de la persécution.
Au cours des solennités du couronnement, Honorius interrompit
la messe pour fulminer un anathème contre toutes les hérésies
et les hérétiques, comprenant les monarques dont les lois entra-
vaient la destruction de ceux-ci. Frédéric se montra toujours
fidèle à la mission qu'il avait ainsi acceptée, d'autant plus
peut-être que, bien persuadé de la nécessité d'une réforme
ecclésiastique, il rêvait d'une sorte de califat où les glaives
(1) Cypriani Epist. 1. — Chrvost. Hom. de anathemate. — L<>on PP I. Epist.
108, c. 2. — Gelasii PP. I. E iV. 4, 11.— Conc I. Roman. II. ann. *9i. - Kvagrii
Hist. eccl. lib. iv, c. 38. — Vigilii Con tit . rie tribus capit lis. — Eacundi E i*t.
in defens. t'inm capit. — Concil. < on-tantinop. II. ann. 553 collât, vu — Concil.
Hi.*palens. II. ann. 618 c. 5. — Concil. Constantinop. III ann. 680, t. xn. — JafFé,
Hei/st. 303. — Synod. Rom. ann. 8T8 cl. — Chron. Turon n . (Martene, lm-
piss. C'U. v, 978-80). — Ivon. Carnotens. Epist. 96; e;u d. Pmmrm. lih. v,
-c. 115-123. — Lucii PP. III. Epist. 171. — Lib. v. extr. tit. vu, c. 13. - Gratvan.
Dec et. n Caus. xi. Q. m. c. 36, 37, 3-<. — E. P. gn-e Comment in y er ci Di-
rect. Ivqais. p. 95. — Innocent. PP. III. Be . ix, 213.— Lib. m. Extra T t. xxviu,
c. 12. — Lib. v in Se\t> Tit. i, c. 2. — Eymeric, / irect. luqivs. p. 104.
Pour le- arguments» pour et contre, vo:r Estev.m d^ A ila. D" c s ?•/* *>c ■!»-
siasticis, Lyon, 186r>, p. 37-40. Quand un excomm mi*1 mor' doit <> r • al»*>u<. il
nous dit qu'il est Inutale d'exhumer ses re les p»ur les flug lier, parte \u">\ s.u'li'
de fouetter la tombe !
234
264 CAUSES DE LA FÉROCITÉ DES ORTHODOXES
temporel et spirituel auraient été réunis dans ses mains. Quoi-
qu'il en soit, ses querelles avec la papauté, qui remplirent tout
son règne, ne firent que le rendre plus impitoyable envers
les hérétiques; juste au moment où Grégoire IX travaillait à
fonder l'Inquisition, Frédéric eut l'audace de l'exhorter à
déployer plus de zèle pour la défense de la foi et de citer au
pape sa propre conduite comme un exemple à suivre ! (1)
L'horrible férocité et le zèle barbare qui, pendant tant de
siècles, infligèrent d'effroyables misères à l'humanité au nom
de Jésus, ont été expliqués ou justifiés de bien des manière».
Certains fanatiques de la libre pensée n'y ont vu que la suit du
sang ou l'appétit égoïste de la domination. Des philosophes en
ont cherché l'origine dans la doctrine du salut exclusif, suivant
laquelle il semblait que les autorités eussent le devoir de per-
sécuter les récalcitrants dans leur propre intérêt et de les em-
pêcher de vouer d'autres âmes à la perdition. Au dire d'une
autre école, tout s'explique par la survivance de la notion très
ancienne de la solidarité des membres d'une tribu; cette con-
ception, devenue celle de la chrétienté, faisait retomber sur
tous une part du péché contre Dieu, qu'ils négligeaient de punir
par l'extermination des coupables. Mais les motifs qui font agir
les hommes sont trop complexes pour qu'une explication unique
puisse en rendre compte. Si cela est vrai pour chaque individu
isolé, ce l'est bien plus encore lorsqu'il s'agit, comme dans le
cas présent, de la chrétienté au sens le plus large, comprenant
le clergé et les laïques. Il n'est pas douteux que le peuple fût
aussi impatient que ses pasteurs d'envoyer les hérétiques au
bûcher. Il n'est pas douteux non plus que des hommes de la
plus exquise bonté, de la plus haute intelligence, animés du
zèle le plus pur pour le bien, professant une religion fondée
(1) Hist. Diplom. Frid. H. Introd. p. cdlxxxyiij., cnxcvi; n, 6-8, 42-J-3 ; iv, 409 11,
435-6; v, 459-60. — Fuzolh, De reb. sic. doc. n, lib. vin. — Alberic. Tr. Font.
Chron. ann. 1228. — RaynaSd. Annal, unii. 1220, n° 23. — Rich. de S. Germano,
Chron. ann. 1223.
BARBARIE DU MOYEN AGE 265
sur la charité et sur l'amour, ne se soient montrés féroces là où
l'hérésie était en jeu et n'aient été prêts à l'écraser en infligeant
les souffrances les plus cruelles. Saint-Dominique et Saint-
François, Saint-Bonaventure et Saint-Thomas d'Aquin, Inno-
cent III et Saint-Louis, ont été, chacun à sa manière, des types
dont l'humanité peut être fière; et cependant ils n'ont pas plus
épargné le sang des hérétiques qu'Ezzeiin da Romano celui de
ses ennemis personnels. De pareils hommes n'ont pas été mus
par l'appétit du gain, par la soif du sang ni par l'orgueil du
pouvoir, mais par le sentiment de ce qu'ils croyaient être leur
devoir. En agissant comme ils l'ont fait, ils ont été les inter-
prètes de l'opinion publique, telle qu'elle s'affirma, presque
sans contradiction, depuis le xnie jusqu'au xvue siècle.
Pour comprendre cela, nous devons nous figurer un état de
civilisation à bien des égards tout différent du nôtre. Les pas-
sions étaient plus fortes, les convictions plus ardentes, les vices
et les vertus plus en relief. L'époque elle même, d'ailleurs, était
cruelle sans remords. L'esprit militaire dominait partout; les
hommes étaient habitués à se fier à la force plutôt qu'à la per-
suasion et considéraient généralement- avec indifférence les
souffrances de leurs semblables. L'esprit industriel, qui a tant
contribué à adoucir les mœurs et les idées des modernes, était
encore à peine sensible (1). Nous n'avons qu'à considérer les
atrocités de la législation criminelle au moyen-âge pour voir
combien les hommes d'alors manquaient du sentiment de la
pitié. Rouer, jeter dans un chaudron d'eau bouillante, brûler 235
. vif, enterrer vif, écorcher vif, écarteler, tels étaient les pro-
cédés ordinaires par lesquels le criminaliste de ces temps-là
s'efforçait d'empêcher le retour des crimes en effrayant, par
d'épouvantables exemples, des populations assez dures à émou-
voir. Suivant une loi anglo-saxonne, si une esclave femelle a
(1) M. John Fisque a fait valoir le contraste entre l'esprit militaire et l'esprit
inda-tr el et mis en lumière la théorie de la responsabilité collective dans j-on ad-
mirable ouvrage Excursion of an tUvoluti'Hiist, iïfisaif$ vin et ix.
La théorie de la solidarité est clairement exprimée dans cette remarque de Zan-
ghino : « Q ta in omnes fert injurium quoa in dii\nam teliyionem committatur. •
(Tract, de Hmres. c. xi).
266 ATROCITÉ 1 E- LOIS PÉNALES
été convaincue de vol, quatre-vingts autres esclaves femelles
doivent apporter chacune trois morceaux de bois et brûler vive
la coupable; en outre, chacune doit payer une amende. Dans
toute l'Angleterre du moyen âge, le bûcher était la peine
usuelle pour tout attentat contre la vie du seigneur féodal.
Dans les Coutumes d'Arqués, octroyées par l'abbaye de Saint-
Bertin en 1231, il est dit que, si un voleur a une concubine qui
est sa complice, elle doit être enterrée vivante; toutefois, si
elle est enceinte, on attendra jusqu'après ses couches. L'empe-
reur Frédéric II, le plus éclairé des princes de son temps, fit
brûler vifs devant lui des rebelles faits prisonniers et l'on pré-
tend même qu'il les faisait enfermer dans des coffres de plomb
afin de les rôtir plus lentement. En 1261, Saint-Louis supprima
par humanité une coutume de Touraine, en vertu de laquelle
un serviteur, qui avait volé un pain ou un pot de vin à son
maître, était puni par la perte d'un membre. Dans la Frise,
l'incendiaire qui avait commis son crime de nuit était brûlé
vif; suivant l'ancienne loi germanique, le meurtrier et l'incen-
diaire devaient avoir les membres rompus sur la roue. En
France, des femmes étaient Fréquemment brûlées ou enterrées
vives pour des crimes ordinaires, des Juifs el aient pendus par
les pieds entre deux chiens sauvages et les faux monnaveurs
étaient jetés dans l'eau bouillante. A Milan, l'ingéniosité ita-
lienne imagina mille artifices pour varier les tortures et les
faire durer. La Carolinu, ou code criminel de Charles-Quint,
publiée en 1530, est un hideux répertoire de supplices où il st
question de gens aveuglés, mutilés, déchirés avec des phiees
rougi es au feu, brûlés vifs et rompus sur la roue. En Angle-
terre, les empoisonneurs continuèrent à être jetés dans l'eau
bouillante jusqu'en 1542, témoin les cas de Rouse et de Mar-
garet Davie; la haute trahison était punie par la pondaison et
récartèlement, tandis que la trahison domestique était punie
du bûcher, châtiment qui fut encore infligé à Tvburn en 17:26
à Catherine Hâves, qui avail assassiné son mari. D'après les
lois de Christian V de Danemark, promulguées en 168.'j, les
blasphémateurs étaient décapités après avoir eu la langue
HAINE SAUVAGE DE l'hÉRÉ^IE 267
coupée. En 1706 encore, au Hanovre, on brûla vif un pasteur
nommé Zacharie Georg Flâgge pour avoir fabriqué de la fausse
monnaie. La pitié des modernes pour les criminels, pitié qui
va jusqu'à la tendresse, est une chose de date très récente. Les
législateurs d'autrefois se préoccupaient si peu, en général, de
la souffrance humaine que les crimes consistant à couper la
langue d'un homme ou à lui crever les yeux intentionnellement
n'ont été qualifiés de félonie en Angleterre qu'au xv^ siècle,
alors qu'à d'autres égards la loi criminelle était si sévère qu'on 236
qualifiait encore de félonie, sous le règne d'Élizabeth, le vol
d'un nid de faucons. Bien près de nous, en 1833, un enfant de
neuf ans fut condamné à être pendu pour avoir brisé un carreau
et volé pour quatre sous de couleurs. Je crois d'ailleurs avoir
constaté qu'une aggravation sensible dans la cruauté des châ-
timents s'observe après le xme siècle et j'incline à attribuer ce
recul de la civilisation à l'influence exercée par l'Inquisition
sur la jurisprudence criminelle en Europe (1).
Les peuples ainsi habitués au spectacle de la cruauté la plus
sauvage regardaient en outre la propagation de l'hérésie non
seulement comme un crime, mais comme le père de tous les
crimes. L'hérésie, dit l'évêque Lucas de Tuy, justifie, par com-
paraison, l'infidélité des Juifs; sa souillure purifie (toujours par
comparaison) l'immonde folie de Mahomet; son ignominie l'ait
paraître chastes jusqu'à Sodome et Gomorrhe. Tout ce qu'il y a
de pire dans un crime quelconque devient inoffensif en compa-
paraison de la turpitude de l'hérésie. Moins déclamateur, mais
également emphatique, Saint-Thomas d'Aquin démontre, avec
(i) Ademari S. Cibarli Hist. lib. m, c. 3G. — Dooms of /Ethelstan, in. vi
fThorpe, i, 210). — ktatcton. Hb. m. Tract, i, c. G. — L-jgg. Villœ de Arkes, § 2G
(D'Acln-ry, m, 008). — Hist. Diploin. Frid. u. Introt], p. cxcvi; iv, 444. — G de-
i'r'id. S. Pantal. Annal, ann. 1233. — Fazelt', rf>' reb. Sic. decad n, lib. vin, p. 442. —
Isamberf, Ane. l.oix trauc. i, 205. — Lcgg. l pstalbom. ïj^ 3, 4. — Treuga Uen-
rici c. 1224 (B blau, \oi,\ C uxtitut. 1h ,,k A hevt , We inar, 1858, p. 76-77). —
Hegislre criminel du Cbâfelet do Pari*. tnt*ÙH. (Paris, 1861). — Beau manoir, < ou-
tunvs du Btanv sis, c. 30, u° 12. - Aittiqua ducum Mol1' lan n . l'ecivta, p. 1*7,
185 (Mediolan'-, 1654). — Lpgg". Capital. I.ar h V, c. 103-107 ((ioldast, i o> st.it.
lm.fi. ii r, 537-555). — Lond» n Athenaum mai*. l;i, 187.'!, p. 338. — II. iJir s* au.
V. Jur. Danic. art. 7. Willeni'urgi <(*> t'jBCvpt. *t /'œns chr r. p. 41 (.bn i\
1740). — 5 H riri IV, c. 5. — i-escr. ot Br '.rue, B';. m, e. G (!lol:n*dieds Chro-
ttides éd. 1577, i, 106). — Londoii Atlienaium, 1j> 5, n8 302', p. 46G.
268 LA P0PCLACE ET LE CLERGÉ
sa logique impitoyable, que le crime d'hérésie sépare l'homme
de Dieu plus que tous les autres crimes, que c'est donc le crime
par excellence et celui qui doit être châtié le plus durement.
Le clergé finit par devenir si sensible à la moindre ombre
d'hérésie que, dans un sermon prononcé devant le concile de
Constance, Etienne Palecz de Prague déclara qu'une croyance,
catholique sur mille points et fausse sur un seul, devait être
considérée comme hérétique. L'homme convaincu de la vérité
237 d'une hérésie et qui travaillait à la propager passait pour un
démon, cherchant à recruter des Ames pour les perdre avec la
sienne, et aucun orthodoxe ne doutait qu'il ne fut l'instrument
direct et efficace de Satan dans sa lutte éternelle contre Dieu.
L'intensité de l'horreur ainsi éveillée ne peut être bien comprise
que si l'on se rend compte de l'empire qu'exerçait sur les âmes
l'effroyable eschatologie médiévale, avec ses menaces de sup-
plices effroyables qui devaient durer toujours (4).
Nous avons déjà vu que l'Église avait hésité, qu'elle n'était
pas arrivée d'emblée à la conception qui dominera au xme siè-
cle, et cela tend à prouver que l'idée de solidarité, de la respon-
sabilité collective devant Dieu, ne suffît pas à expliquer, à elle
seule, les excès de l'esprit de persécution. Assurément, la popu-
lace en subissait l'influence quand elle arrachait les sectaires
des mains des prêtres pour les jeter au feu; mais ces considé-
rations avaient moins de prise sur le clergé lui-même. Si le
clergé devint impitoyable, ce sont les progrès et l'obstination
des hérétiques qui en furent cause. Le jour où l'on put craindre
que l'Église de Dieu ne succombât devant les conventicules de
Satan, peuples et pasteurs comprirent qu'il fallait se défendre
comme dans une bataille contre les légions de l'Enfer. Dieu
avait miraculeusement préparé l'Église à cette tâche. Elle avait
acquis la suprématie sur les princes temporels et pouvait comp-
ter sur leur obéissance. Sa responsabilité s'était accrue en
même temps que son pouvoir. Elle était responsable non pas
(I) Lucœ Tudens. de ait. Vita, lil». m, c. 15. -- T. Aquinat. Summa, Spc.
Q. x. Art. 3, 6. — Von dcr Hardt, T. i, P. xvi, p. 829 — Nie. Eymeric. Direct.
lnq> is. praef.
INFLUENCE DE L'ÉCRITURE SAINTE 269
seulement pour le présent, mais pour les âmes d'innombrables
générations encore à naître. En comparaison des effroyables
conséquences que sa mansuétude eût entraînées, qu'étaient
donc les souffrances de quelques milliers de misérables endur-
cis qui, sourds aux sollicitations du repentir, allaient rejoindre
leur maître le Diable quelques années avant le terme fixé ?
Nous devons nous souvenir aussi du caractère que le chris- 238
tianisme avait revêtu par le développement graduel de sa théo-
logie. Les chefs politiques de l'Église savaient que Jésus avait
dit : « Ne pensez point que je sois venu abolir la loi ou les pro-
phètes; je suis venu non pour abolir, mais pour accomplir.» (1)
Ils savaient aussi par l'Écriture Sainte que Jéhovah se réjouis,
sait de l'extermination de ses ennemis. Ils avaient lu comment
Saùl, le roi élu d'Israël, fut puni par Dieu pour avoir épargné
Agag d'Amalek, et comment le prophète Samuel mît Agag
en pièces devant l'Éternel (2) ; comment le massacre général
des Cananéens idolâtres fut ordonné et exécuté sans aucune
pitié ; comment Elie reçut l'ordre de tuer quatre cent cinquante
prêtres de Baal, etc. Ils ne pouvaient pas concevoir que la clé-
mence envers ceux qui reniaient la vraie foi pût être autre
chose qu'un acte de désobéissance envers Dieu. A leurs jeux,
Jéhovah était un Dieu qui ne pouvait être apaisé que par des
victimes. La doctrine même de la Rédemption partait de l'idée
que le genre humain ne pouvait être sauvé qu'au prix du plus
horrible sacrifice que l'esprit pût concevoir, celui d'un des mem-
bres de la Sainte Trinité. Les Chrétiens adoraient un Dieu qui
s'était soumis lui-même au plus douloureux et au plus humiliant
des sacrifices et le salut des âmes dépendait, dans tout le monde
chrétien, de la répétition quotidienne de ce sacrifice dans la
messe. A des âmes façonnées par de telles croyances, il pouvait
bien sembler que les châtiments les plus cruels infligés aux en-
nemis de l'Église de Dieu n'étaient rien en eux-mêmes et que
le sang des victimes était une offrande acceptable pour celui qui
(1) Évangile de Matthieu,
(2) Samuel, xv, 32.
239
270 INFLUENCE DE l' ASCÉTISME
avait ordonné de massacrer les Cananéens sans distinction
d'âge ni de sexe.
Ces tendances avaient encore été exagérées parle développe-
ment de l'ascétisme. Toute l'hagiologie de l'Église enseignait
que la vie d'ici-bas était chose méprisable, que le ciel devait
être gagné par le dédain des plaisirs de l'existence, par la sup-
pression de toutes les afîections humaines. La macération et
la mortification étaient les routes les plus sûres vers le Paradis
et le péché devait être racheté par une pénitence librement
consentie. Celte doctrine produisit deux effets. D'une part, les
pratiques des zélateurs — chasteté, jeune, solitude — condui-
sent tout droit à la folie, comme le prouvent les épidémies de
possession diabolique et de suicide qui furent si fréquentes
dans les établissements monastiques à règles sévères (4). Sans
affirmer qu'un homme comme Saint-Pierre Martyr fut fou, il
est impossible de lire le récit de ses excès d'ascétisme — jeû-
nes, veilles, fustigations, etc. — sans reconnaître avec évi-
dence les symptômes dune intellectualité morbide qui devait
faire de lui un dangereux maniaque lorsque ses sentiments
étaient vivement surexcités par quelque question d'ordre reli-
gieux. D'autre part, les hommes qui domptaient ainsi leurs
violentes passions et faisaient taire, par des procédés aussi
cruels, leur chair rebelle, n'étaient pas aptes à ressentir vive-
ment les souffrances de ceux qui s'étaient abandonnés à Satan
et qui pouvaient être sauvés des flammes éternelles en montant
sur le bûcher. Si, par hasard, leurs cœurs étaient encore com-
patissants et soutiraient au spectacle de l'agonie de leurs victi-
mes, ils pouvaient bien considérer qu'ils faisaient œuvre d'as-
cètes et de pénitents en réprimant des émotions nées de l'hu-
maine faiblesse. Aux yeux de tous, la vie n'était qu'un point
dans l'éternité et tous les intérêts humains se réduisaient à
rien, en comparaison du devoir impérieux de sauver le trou-
(l) Galton, Inquh'i-s i»t) human faculty, \\. 66-6S. — Caes. Heisterb. Dia1.
Mi'- c. dist. iv. Dès le iv® siècle, on bserva que la tendance à l'ascéMs'ne exerçait
une in'lu nce fâcheuse sur les esprits; Saint Jérôme eut le bon sen* de remarquer
que c rta;ns cas de ce genre réclamaient un médecin plutôt qu'un prêtre (Uieron.
Èp'St. cxxv, c. 16).
SINCÉRITÉ DES PERSÉCUTEURS 271
peau en empêchant les brebis infectées de communiquer leur
mal. La charité même ne pouvait pas hésiter à recourir aux.
moyens extrêmes pour remplir la tâche de salut qui lui incom-
bait.
La sincérité des hommes qui servaient d'instruments à l'Inqui-
sition, leur conviction profonde qu'ils travaillaient pour la
gloire de Dieu, sont attestées, entr' autres, par l'habitude qu'on
avait prise de les encourager par des dons d'indulgences, pareils
à ceux que méritait un pèlerinage en Terre Sainte. En dehors
de la joie du devoir accompli, c'était là le seul prix de leurs
existences de travail et de fatigues et ils le considéraient comme
suffisant (1).
D'autre part, si l'on veut avoir la preuve que la cruauté en-
vers les hérétiques pouvait être associée, dans les mêmes âmes,
à un amour infini pour les hommes, il suffit d'étudier la car-
rière d'un moine dominicain, Fra Giovanni Schio de Vicence.
Profondément ému par la triste condition de l'Italie du Nord, 240
que déchiraient des dissensions non seulement de ville à ville,
de bourgeois à nobles, mais entre les membres des mêmes fa-
milles, les uns Guelfes, les autres Gibelins, il se voua entièrement
àlamission d'apôtre de la paix. En 1233, à Bologne, son éloquence
obtint des partis opposés qu'ils déposassent les armes et poussa
des ennemis de la veille à se jurer le pardon réciproque des
offenses dans un délire de joyeuse réconciliation. L'enthousiasme
qu'il excita fut tel que les magistrats lui soumirent les statuts
de la cité et l'autorisèrent à les reviser comme il l'entendrait.
Son succès ne fut pas moindre à Padoue/Frévise, Feltre et Bel-
lune. Les seigneurs de Camino, Romano, Gonigliano, San Boni-
facio, les républiques de Brescia, Vicence, Vérone et Mantoue
firent de lui l'arbitre de leurs différends et le réviseur de leurs
constitutions. Dans la plaine de Paquara, près de Vérone, il
convoqua une grande assemblée des peuples lombards et cette
multitude innombrable, entraînée par sa ferveur comme par
(!) Marine, Thés, v, 1817, 1820. — Urbani PP. IV. Bull. Ucet ex omnibus,
20 m.ut. l-ldl; § 13. — Cl-Mii. PP. iV. Bull. P>x cunctis mentis? 23 feb. !2G6(Arch.
de l'inq. de Larfc., Doat, xxxn, 32).
272 LES SUPPLICES J)E L ENFER
une voix du ciel, proclama une pacification générale. Et cepen-
dant ce même homme, digne disciple du Grand Maître du divin
amour, n'hésita pas, lorsqu'il exerçait le pouvoir à Vérone, à
faire brûler sur la place publique soixante hommes et femmes
des principales familles de la ville, qu'il avait condamnés comme
hérétiques. Vingt ans après, nous le trouvons à la tète d'un
contingent de Bologne dans la croisade préchée par Alexandre IV
contre Ezzelin da Komano (4).
Étant donné l'état d'esprit des fanatiques, même des plus
charitables et des plus aimants.- on ne pouvait guère plus leur
commander d'avoir pitié des souffrances des hérétiques que de
celles de Satan et de ses démons se débattant dans les tour-
ments sans fin de l'enfer. Si un Dieu juste et tout puissant
tirait une vengeance atroce de celles de ses créatures qui
l'avaient offensé, ce n'était pas à l'homme de mettre en doute
l'équité divine, mais il devait humblement suivre l'exemple de
son Créateur et se réjouir quand l'occasion s'offrait à lui de
l'imiter. Les moralistes austères de cette époque considéraient
que c'était un devoir pour un chrétien de trouver plaisir à con-
templer les angoisses du pécheur. Grégoire le Grand, cinq
siècles auparavant, avait soutenu que le bonheur des élus dans
le ciel ne serait pas parfait s'ils n'étaient pas en mesure de
241 Porter leurs regards à travers l'abîme et de jouir de l'agonie de
leurs frères dévorés par le feu éternel. Cette conception de la
béatitude des élus était populaire et l'Eglise ne permit point
qu'on l'oubliât. Pierre Lombard, dont les Sentences publiées
vers le milieu du xir3 siècle furent considérées comme la plus
haute autorité dans les écoles, cite Saint-Grégoire avec appro-
bation et insiste sur le bonheur que doit causer aux élus l'inef-
fable misère des damnés. Même la mystique tendresse de Bona-
venture ne l'empêche pas de faire écho à cette effroyable
explosion de haine. A une époque où tous les hommes pensants
étaient élevés dans des sentiments pareils et où ils se faisaient,
(1) Tamburini, Storia générale de'V Inquisizione, i, 362-5, 561. — Chron. Vero-
nens. ann. 1233 (Muratori, Script, rer. italic. vin, 626, 627).
MOTIFS EGOÏSTES ET VILS
273
à leur tour, un devoir de les répandre dans le peuple, on con-
çoit aisément qu'aucun sentiment de pitié pour les victimes ne
put détourner même les plus charitables des plus cruelles
rigueurs de la justice, L'extermination sans scrupule des héré-
tiques était une œuvre qui ne pouvait que réjouir les âmes
droites, soit qu'elles en restassent simplement spectatrices, soit
que leur conscience ou leur situation leur imposât les devoirs
plus élevés de la persécution agissante. Si, malgré cela, quelque
hésitation se faisait jour, la théologie scolastique y mettait
bientôt fin en démontrant que la persécution était une œuvre
de charité, éminemment profitable à ceux qu'elle atteignait (1).
Il est vrai que tous les papes n'était pas semblables à Inno-
cent III, ni tous les inquisiteurs à Fra Giovanni. Des motifs
égoïstes et intéressés ont sans cesse été en jeu, là comme dans
toutes les affaires humaines, et les actes des meilleurs eux-
mêmes ont sans doute été inspirés, consciemment ou non,
par l'orgueil el l'ambition autant que par le sentiment du
devoir envers Dieu el les hommes. Il ne faut pas oublier, en
effet, que la révolte religieuse menaçait les biens temporels de
l'Eglise et les privilèges de ses membres; la résistance opposée
à toute innovation s'explique, du moins en partie, par le désir
le conserver ces avantages. Quelque égoïste et vulgaire qu'ait
»u être ce désir, il faut bien se rappeler qu'au xiu° siècle la
missance et la richesse de la hiérarchie ecclésiastique étaient
lepuis longtemps reconnues par le droit public de l'Europe. Les
befs de l'Église devaienl considérer comme un devoir sacré le
naintien des droits dont ils avaient hérité, contre d'audacieux 242
nnemis dont les doctrines tendaient à renverser ce qu'ils con-
idéraient comme la base de l'ordre social. Malgré la sympathie
ue nous pouvons éprouver pour l'horrible martyre des Vaudois
l des Cathares, nous devons nous dire que le traitement qu'ils
ubirent était inévitable; nous devons, en bonne justice,
({) Gregor. PP. I. Homil. in E^ang. xl, 8. — Pet. Lornb. Sentent, lib. iv,
ist. 50, §§ 6, 7. Pierre Lombard allègue même, à l'appui de sa thèse, un passage
e Saint Jérôme qui n'a p;»s du tou1 ce sens (Hieron. Comment, in Isaiam, lib. xvm,
lxvi, vers. 24). — Saint Bonaventure, Pharetrx, \\, 50. — S. Thomœ Aquinat.
outra impujn. relig. cap xvi, §§ 2, 3. *
274 INCONS'ÉnUENCE DES PERSÉCUTEUR*
plaindre l'aveuglement des persécuteurs autant que les souf-
frances des persécutés.
Nous ne pouvons pas négliger non plus un motif plus bas et !
plus sordide encore, qui stimula l'activité de l'Inquisition et fut
l'aiguillon le plus efficace du fanatisme : je veux parler des
confiscations, qui constituaient partout une des peines régu-
lières de l'hérésie. C'est un sujet sur lequel nous reviendrons
avec détail dans un chapitre ultérieur de ce volume et dont
l'exposé, à cette place, nous entraînerait trop loin.
L'homme est rarement conséquent jusqu'au boni dans l'appli-
cation de ses principes, et les persécuteurs du \m(> siècle firent
à l'humanité et au bon sens une concession qui paru! fatale à
la théorie dont ils prétendaient s'inspirer. Us auraient dû, en
effet, pour la justifier complètement, poursuivre leur prosély-
tisme impitoyable parmi tous les non-chrétiens que la fortune
soumettait à leur pouvoir. Or, les infidèles qui n'avaient jamais
été initiés à la foi, tels que les Juifs et les Sarrazins, ne furent
pas contraints à embrasser le christianisme. Leurs enfants
eux-mêmes ne devaient pas être baptisés sans le consentement
de leurs parents, car cela paraissait contraire à la justice natu-
relle, autant que périlleux pour la pureté de la foi.
Assurément, l'on perdit souvent de vue ce principe au cours
de persécutions exercées contre les Juifs, par exemple lors des
massacres de 1391, où des milliers d'Israélites eurent à choisir
entre le baptême et la mort. Il est vrai aussi que. par une nou-
velle inconséquence, ces conversions forcées, comme nous le
verrons plus loin, étaient censées amener les victimes sous la
juridiction de l'Église, laquelle pouvait seulement s'exercer sur
ceux qui avaient été unis à elle par le sacrement du bap-
tême (1).
(I) S. Thomœ Aqu'mat. Summ. Sec. Q. x, art. 8, 12 — Zatichini, de llxres.
ES1RIT DE REFORME
CHAPITRE VI
LES ORDRES MENDIANTS
Dans la lutte où l'Église était engagée pour regagner le ter- 243
rain perdu par ses prêtres, son instrument le plus efficace
n'était pas la violence. Il est vrai que les dignitaires qui la gou-
vernaient se fiaient presque uniquement à la rigueur et qu'ils
réussirent à écraser la révolte ouverte en faisant agir habile-
ment les forces combinées de la superstition populaire et de
l'ambition des princes. Mais il fallait quelque chose de plus
pour rendre ce succès durable, pour éveiller à nouveau la con-
fiance et regagner le respect des peuples, et cette renaissance
ne pouvait être l'œuvre d'un épiscopat mondain et cupide. Tout
en bas de la hiérarchie de l'Église, il y avait des hommes qui
voyaient plus clair et aspiraient plus haut, qui reconnaissaient
les lézardes de l'édifice et cherchaient, dans leur humble sphère,
à les réparer. C'est à ces hommes, plutôt qu'aux Lmocent et
aux Montfort, que la hiérarchie catholique dut son salut. L'en-
thousiasme qui répondit à leurs appels montra combien était
intense, dans les foules, le besoin d'une Église qui reflétât avec
plus de fidélité les tendances de son divin Fondateur.
Il ne faut pas croire, en effet, que la corruption du corps
ecclésiastique soit restée inaperçue des orthodoxes vraiment
pieux, et que des efforts en vue d'une réforme n'aient pas été,
de loin en loin, tentés par ceux mêmes qu'aurait effrayés 1 idée
d'une révolte ouverte ou même d'une secrète dissidence. Les
libres propos de Saint-Bernard, de Géroch de Reichersperg et de
Pierre Cantor, prouvent qu'on ressentait profondément et qu'on
276 FOULQUES DE NEUILLY
critiquait sévèrement, en certains milieux d'ailleurs strictement
orthodoxes, les dérèglements des prêtres et des prélats. Lorsque
Pierre Waldo assuma spontanément la mission d'évangéliser
l'Eglise, il ne songeait pas à détruire ni même à combattre
l'ordre de choses existant; il fut comme contraint au schisme
par l'obstination de ses disciples à recourir directement aux
Ecritures et par l'horreur naturelle qu'inspire au conserva-
tisme tout enthousiasme qui peut devenir dangereux. Vers la
fin du xir3 siècle apparut un autre apôtre dont la courte carrière
put faire espérer, pendant quelque temps, que le clergé et le
peuple seraient amenés sans violence à des réformes, et que ces
réformes réaliseraient enfin les belles promesses que l'Église
avait faites à l'humanité.
Foulques de Neuilly était un prêtre obscur, peu versé dans les
sciences, très dédaigneux de la dialectique de l'École, mais
animé d'une conviction ardente qui lui fit abandonner la cure
des âmes pour les devoirs plus ardus de la propagande. Séduit
par son zèle, Pierre Cantor obtint pour lui d'Innocent III la
permission de prêcher en public. Le succès, d'abord, ne
répondit pas à son attente; mais bientôt l'expérience et l'habi-
tude lui firent trouver le chemin des cœurs et la légende
explique la soudaineté de ses triomphes oratoires par une révé-
lation de Dieu, accompagnée du don des miracles. On affirmait
qu'il rendait l'ouïe aux sourds, la vue aux aveugles, la souplesse
aux infirmes; mais il choisissait son heure et refusait souvent
d'opérer des guérisons, disant que le temps n'était pas encore
venu et que la santé rendue à tel postulant ne serait pour ce
dernier qu'une occasion de pocher encore. Bien que connu sous
la désignation populaire du Sainct homme, il n'avait rien d'un
ascète ; à une époque où la macération passait généralement pour
la compagne indispensable de la sainteté, on constatait non
sans surprise qu'il mangeait avec plaisir ce qu'on lui donnait et
qu'il n'observait pas les vigiles. Il était, en outre, fort irascible,
abandonnant volontiers aux griffes de Satan ceux qui refusaient
de l'écouter et qui, croyait-on, étaient condamnés par sa colère
à une mort prochaine. Des milliers de pécheurs s'assemblaient
ET LE CLERGÉ 277
pour l'entendre et se convertissaient à une vie meilleure — où,
cependant, bien peu persévéraient. Il réussissait si bien à ra-
mener les femmes de mauvaise vie, dont il faisait des religieuses,
que le couvent de Saint-Antoine à Paris fut spécialement fondé*
pour les recevoir. Beaucoup de Cathares, aussi, furent convertis
par sa parole ; ce fut grâce à ses efforts que Ferrie, l'hérésiar-
que du Nivernais, fut découvert dans son souterrain à Corbigny
et brûlé vif. Il était particulièrement sévère contre la licence
des clercs; à Lisieux, il les irrita tellement par ses invectives
qu'ils le jetèrent en prison et le chargèrent de chaînes — ce qui
ne l'empêcha point, comme il avait le don des miracles, de s'en
dégager tout seul et de quitter la ville. Un fait analogue se
produisit à Caen, où les fonctionnaires de Richard d'Angleterre
se saisirent de sa personne, croyant être agréables à leur maître 245
que la rude franchise du prédicateur avait pu blesser. Foulques
avertit Richard qu'il devait se hâter de marier ses trois filles,
sans quoi il arriverait malheur; le roi répondit que Foulques
était un menteur, qu'il savait bien que le roi n'avait pas de fille ;
sur quoi l'apôtre repartit que Richard avait bien trois filles,
dont la première s'appelait Orgueil, la seconde Avarice et la
troisième Convoitise. Mais Richard avait trop d'esprit pour se
laisser battre dans une guerre de paroles; il assembla sa cour,
et, après avoir solennellement répété ce qu'avait dit Foulques,
il ajouta : « Mon orgueil, je le donne aux Templiers; mon ava-
rice, aux Cisterciens et ma convoitise à tous les prélats en gé-
néral. »
Foulques souffrit quelque peu dans l'estime publique par la
faute de son associé Pierre de Roissi, qui, tout en prêchant la
pauvreté, amassa de grandes richesses et obtint un canonicat à
Chartres, où il devint ensuite chancelier. Cependant il aurait
pu faire de grandes choses si le pape Innocent III, plus préoccupé
de reconquérir la Terre Sainte que de réveiller les âmes, ne lui
avait pas adressé, en 1198, la prière instante de prêcher la croi-
sade. Foulques s'y prêta avec son enthousiasme habituel. Ce fut
grâce à son éloquence que Beaudouin de Flandres et d'autres
princes prirent la croix; on prétendait qu'il avait, de sa propre
16
♦378 DIRÂN DE HUESGA
main, fixé le symbole sacré sur les vêtements de deux cent mille
pèlerins, choisissant de préférence les pauvres, parce qu'il croyait
que les riches n'en étaient pas dignes. L'Empire Latin de Gons-
tantinople, résultat de la croisade, fut ainsi, pour une grande
part, l'œuvres de Foulques. Les mauvaises langues prétendirent,
mais sans doute à tort, qu'il avait gardé pour lui une partie des
sommes énormes récoltées par son éloquente persuasive; ce
qui est certain, c'est que les chrétiens luttant en Palestine ne
reçurent jamais d'argent mieux à propos que celui qui leur
permit, grâce à Foulques, de rebâtir les murs de Tyr et de
Ptolémaïs, récemment renversés par un tremblement de terre.
Au moment du départ de la croisade, qu'il devait accompagner,
il mourut à Neuilly, au mois de mai 1202, laissant tout son avoir
aux pèlerins. S'il avait vécu plus longtemps et n'avait pas été
détourné de sa véritable voie, il aurait sans doute obtenu par
son honnêteté et sa chaleur communicative des succès du-
rables (1).
246 Bien différent de Foulques était Durân de Huesca le Catalan.
En dépit des édits de persécution d'Alphonse et de Pierre, l'hé-
résie vaudoise avait jeté de profondes racines en Aragon. Durân
était un de ses chefs et il prit part au colloque tenu à Pamiers
vers 1207 entre les.Vaudois d'une part, les évêques d'Osma, de
Toulouse et de Conserans de l'autre, en présence du comte de
Foix. Il est probable que Saint-Dominique y assistait aussi et
comme ces deux hommes avaient beaucoup de traits communs,
on est tenté de croire que la conversion de Durân. seul résultat
pratique du colloque, fut due à l'éloquence de Saint-Dominique.
Durân était un croyant trop zélé pour se contenter d'assurer
•son propre salut ; il s'appliqua dès lors à regagner à la foi des
m Chron Landunens. ann. 1198. - Ottonis de S. Blasio Ch.on. (Urstisius ,,
223 sV - Joartn. de Flissicuria (D. Bouquet, xvm, 800).- Rob. Auhssiodor^ron.
Inn ii98, ilol -- Kog. Hoveden. Avnal. ann. 1198, 1202 - R.gord. de G est.
Phil Au/ ann. 1195 1198.- Guill. Brit. ôe G>st. Phil Aug .ann . 119o -
Gldefchron.ann:li.5, 1198. -Jacob Vitrions. «^-«^^E^
dP fWeeshail. ann. 1198, 1201. — Chron. Cluuiac. ann. 1198. — U • Lettons.
unn 1^8 1199 - Alheric. T. Font. Chron.™*. 1198. - Geoflr. de V. lehardoum,
î _ Annal. Aquicimtin. Alomst. ann. 1198. - Joann. Ipem Chron. ann.
-1201-2.
VOEU DE PAUVRETÉ 279'
âmes égarées. Non seulement il écrivit différents traités contre
l'hérésie, mais il conçut le projet de fonder un ordre qui serait
un modèle de pauvreté et d'abnégation, uniquement voué à la-
prédication et à la propagande, pour combattre les hérétiques
avec les armes mêmes qui leur avaient si bien servi à détacher
les âmes d'une Église trop riche et trop mondaine. Enflammé
par cette idée, il se mit à l'œuvre parmi ses anciens coreligion-
naires et en ramena un grand nombre, tant d'Espagne que-
d'Italie. A Milan, cent Cathares acceptèrent de revenir à l'or-
thodoxie, à la condition qu'on leur rendit un édifice élevé par
eux pour servir d'école et que l'archevêque avait fait démolir.-
Durân, avec trois compagnons, se présenta devant Innocent III,
qui fut satifait de sa profession de foi et approuva son plan..
La plupart des nouveaux associés étaient des clercs qui avaient
déjà dépensé en charités tout leur avoir. Renonçant au monde,
ils décidèrent de vivre dans la plus stricte chasteté, de coucher
sur des planches, excepté en cas de maladie, de prier sept fois
p^r jour et d'observer des jeûnes spéciaux en dehors de ceux
que prescrivait l'Église. La pauvreté absolue devait être de
règle ; personne ne devait songer au lendemain ; tous les dons
d'or ou d'argent devaient être refusés et l'on ne pourrait accep-
ter que le strict nécessaire en fait de nourriture et de vêtements. 241
On adopta un habit blanc ou gris, avec des sandales pour se
distinguer des Vaudois. Les plus savants devaient consacrer
leur temps à prêcher aux fidèles et à convertir les hérétiques,
en s'engageant à ne point dénoncer les vices du clergé. Ceux qui
n'avaient pas reçu une éducation suffisante devaient travailler
de leurs mains, s'acquittant envers l'Eglise de toutes les dîmes,
prémices et oblations qu'elle réclamait. En outre, le souci des
pauvres devait être un des devoirs essentiels du nouvel Ordre;
un riche laïque du diocèse d'Elue proposa de construire à leur
intention un hôpital de cinquante lits, d'élever une église et de
distribuer des vêtements aux malheureux (1). Ils devaient avoir
le droit d'élire eux-mêmes leur supérieur, mais ne pouvaient se
(I) Pet. Sarnens. c. 6. — Guill. Pod. Laur. c. 8. — Innoc. PP. 1!I Reyes'.. xi,.
196, 197; xii, 17.
248
280 « PAUVRES CATHOLIQUES ))
soustraire en aucune façon à la juridiction régul ière des pré
lats.
Cette institution des Pauvres Catholiques — comme ils s'ap-
pelèrent eux-mêmes, par contraste avec les Pauvres de Lyon
ou Vaudois — contenait le germe de tout ce qui fut conçu et
exécuté plus tard par Saint-Dominique et Saint-François. Ce
fut l'origine ou du moins la première ébauche des grands
Ordres Mendiants, conception féconde qui opéra des effets
prodigieux. S'il n'est pas vraisemblable que Saint-François, en
Italie, ait emprunté son idée à Durân, il est plus que probable
que Saint-Dominique, en France, où il devait être informé de
ce mouvement, fut conduit par l'exemple des Pauvres Catho-
liques à son grand projet similaire des Frères Prêcheurs.
Toutefois, bien que les débuts de Durân aient été plus favo-
risés par les circonstances que ceux de Saint-Dominique et de
Saint-François, l'insuccès de sa tentative ne tarda pas à se des-
siner. Dès 1209, il avait établi des communautés en Aragon, à
Narbonne, à Béziers, à Uzès, à Carcassonne et à Nimes; mais
les prélats du Languedoc, pris de méfiance, se montraient tous
activement ou secrètement hostiles. On éleva des chicanes sur
la réconciliation des hérétiques convertis ; on se plaignit que
les conversions fussent simulées, que les convertis manquas-
sent de respect pour l'Église et ses observances. La croisade
était déjà sur pied; il semblait plus facile d'écraser que de per-
suader et les humbles méthodes préconisées par Durân et ses
frères semblaient presque ridicules à cette époque de passions
surexcitées et de violences. En vain Durân fit appel à Innocent;
en vain le pape, qui envisageait son projet avec la lucidité d'un
homme d'État chrétien, l'assura de la protection pontificale,
écrivit lettres sur lettres aux prélats pour leur ordonner de
seconder les Pauvres Catholiques, leur rappelant que les bre-
bis égarées devaient être reçues avec joie au bercail, que les
âmes devaient être gagnées par la douceur et la charité, leur
enjoignant enfin de ne pas insister sur des vétilles. Il alla jus-
qu'à concéder à Durân que les membres séculiers de sa société
ne pourraient pas être contraints à prendre les armes contre
DOMINO DE GUZMAN 281
-des chrétiens, ni à prêter serment dans des affaires séculières,
«n tant que cette abstention était compatible avec la justice et
avec les droits des suzerains. Tout fut inutile. Les passions et les
haines qu'Innocent avait déchaînées sur le Languedoc étaient
devenues telles qu'il ne pouvait plus les contenir. Les Pauvres
Catholiques disparurent dans la tourmente ; après 1212, il n'en
est presque plus question. En 1237, Grégoire IX ordonna au
Provincial dominicain de Tarragone de les réformer et de leur
faire adopter une des règles monastiques existantes. Un man-
dement d'Innocent IV, en 1247, adressé à l'archevêque de Nar-
bonne et à l'évêque d'Elne, interdit la prédication aux Pauvres
Catholiques, preuve que lorsqu'ils voulurent s'acquitter de la
tâche en vue de laquelle ils avaient été institués, on se hâta de
deur imposer silence. Il était réservé à d'autres mains de déve-
lopper toutes les conséquences du projet éminemment pratique
qui avait été conçu par Durân (1).
Tout autres furent les triomphes de Domingo de Guzman,
que l'Église Romaine vénère comme le plus grand et le plus
'heureux de ses champions :
Délia fede cristiana santo atleta,
Benigno a' suoi e a' nemici crudo —
E negli sterpi eretici percosse
LHmpeto suo piii vivamente quivi
Dove le resistenze eran piii grosse (2).
Il naquît à Calaruega, dans la Vieille Gastille, en 1170, d'une
famille que ses Frères aiment rattacher à la souche royale.
Telle fut sa sainteté qu'elle se refléta sur sa mère, Ste-Juana
de Aga ; il fut même question de ranger son père au nombre
•des saints. Ses deux parents étaient ensevelis dans le couvent
de San Pedro de Gumiel, lorsque, vers 1320, l'Infant Juan
Manuel de Castille obtint le corps de Juana pour le couvent
(i) Innocent. FP. Reyest. xi, 98; xn. 67, 69; xm, 63, 78, 94; xv, 90, 91, 92, 93, 96,
137, 146. - Hipoll. Bull. Ord FF Prsedic. i, 96. — Berger, Reg. d'innoc. /7tv
••275*.
(2) Dante, Paradisot m.
16.
249
282 DÉBITS DE SAINT- DOMTNIOUE
dominicain de San Pablo de Pcnafiel, fondé par lui ; alors Fra
Geronymo Orozco, abbé de Gumiel, transféra prudemment les
restes de Don Félix de Gusman dans un lieu inconnu, afin de le
soustraire à un surcroit inutile de vénération. Même les fonts
baptismaux, en forme de coquille, où Dominique avait été bap-
tisé, n'échappèrent pas aux excès de la piété espagnole. En
4605, Philippe III les fit transporter en grande pompe de Cala-
ruega à Valladolid. De là ils émigrèrent au Couvent Royal de
San Domingo à Madrid, où ils ont servi, depuis cette époque,
au baptême des Enfants Royaux (1).
Dix ans d'études à l'Université de Palencia firent de Domini-
que lin théologien accompli et l'armèrent de pied en cap pour
l'œuvre de missionnaire à laquelle il devait consacrer sa vie.
Reçu au chapitre d'Osma, il y devint bientôt sous-prieur ; c'est
en cette qualité que nous l'avons vu accompagner son évêque,
qui, depuis 1203, accomplit plusieurs missions dans le Lan-
guedoc. Les biographes de Dominique rapportent que toute sa
carrière d'apôtre fut déterminée par un incident de son premier
voyage, au cours duquel, descendu dans la maison d'un héré-
tique de Toulouse, il passa la nuit à le convertir. Ce succès,,
joint à la constatation de l'étendue du mal, décida de sa vocation.
Quand, en 120(>, l'évèque Diego renvoya son escorte et resta
pour évangéliser le pays, il ne garda auprès de lui que
Dominique; et lorsque Diego revint mourir en Espagne, Domi-
nique demeura et continua de faire du Languedoc le théâtre de-
sa féconde activité (2).
La légende qui s'est formée autour de lui le représente
comme un des principaux instruments de la ruine de l'hérésie
albigeoise. Assurément, il fit tout ce qu'un individu pouvait
faire au profit d'une cause à laquelle il s'était entièrement
dévoué; mais, historiquement, son influence fut presque insen-
sible. Le moine de Vaux-Cernay ne le nomme qu'une fois, en
(1) Brem nda de Guzmana stirye S. Dominici, Rome, 1740, p. 11, 12, 127,
133, 2S8.
(2) Bern Guid. Tract. Magist. OrJ. Prxdicat. ann. 1203-5. — Nie. de Trivetli,.
Chron. ann. 1203-9.
DOMINIQUE ET l'hERESIS 283*
qualité de compagnon de l'évèque Diego, et l'épithète qu'il lui
accorde, vir totius s wcti'atis, n'est qu'une des formules de
la civilité ecclésiastique à cette époque. Il fut au nombre des
prédicateurs autorisés par les légats en 1207, avec la per-
mission du pape Innocent; c'est ce que prouve une absolution
donnée par lui et qui s'est conservée, où il s'appelle lui-même
chanoine d'Osma et pj'œdicator mimmus; mais la modestie de 25$
sa situation appert du fait que l'absolution est soumise à l'ap-
probation du légat Arnaud, dont Dominique n'était qu'un des
mandataires. -Ce document, avec une dispense accordée à un
bourgeois de Toulouse de loger un hérétique dans sa maison,
sont les seuls témoignages subsistant de son activité de mission-
naire. Cependant son talent d'organisateur s'était déjà révélé
par la fondation du monastère de Prouille. Un des moyens les
plus efficaces par lesquels les héritiques Dropageaient leurs
doctrines était la création d'établissements où de pauvres filles
de bonne naissance recevaient une éducation gratuite. Pour les-
combattre sur leur propre terrain, Dominique conçut, vers 1206,
le projet d'une institution analogue pour les Catholiques et il
le réalisa avec l'aide de l'évèque Foulques de Toulouse. Prouille
devint un grand et riche couvent, qui se vanta d'être le berceau
de l'Ordre Dominicain (1)
Pendant les huit années suivantes, nous ignorons tout de la
vie de Dominique. Sans doute il travailla sans relâche à remplir
sa mission, gagnant, à défaut d'àmes, les vertus qui devaient se
bien le servir : l'habileté dans la controverse, la connaissance*
des hommes, la force que procure la concentration de toutes-
les énergies sur une tâche imposée par la conscience ; mais,
dans le tumulte sauvage des croisades, il n'y a pas la moindre-
trace des résultats obtenus par lui. Nous pouvons hardiment
repousser comme des fables la tradition qui lui fait refuser
successivement les évêchés de Béziers, de Conscrans et de Com^
(1) Pet. Sarnens. c. 7. — Innoc. PP. III, R*qest. n, 18*î. — Paraa:o, </e orig-
offic. SJn-uis. lib. h, tit. 1, c. 2, §§ 0, 7. — Nie. do Trvetti Chron. ann. 1 0i. —
Qiron. Mag'st. Uni. Praedic. c. 1. — Bcrn. (iuil. Hist. h'un ial. Cu cent. M irtène,.
Anij». Cuil. vi, 439.)
284 AUSTÉRITÉ DE DOMINIQUE
minges, ainsi que les miracles qu'il aurait opérés en vain nu
milieu des Cathares endurcis. Il reparait au jour de l'histoire
après que la bataille de Muret eût anéanti les espérances du
comte Raymond, lorsque la cause de l'orthodoxie parut triom-
phante et que le champ des conversions fut largement ouvert.
En 4244, il était dans sa quarante-cinquième année, dans toute
la force de son énergie virile, mais n'ayant encore rien fait qui
pût faire présager ce qu'il allait accomplir. Dépouillés de leurs
ornements surnaturels, les témoignages que nous possédons à
son sujet le montrent comme un homme réfléchi, résolu, à con-
victions profondes et inaltérables, bouillant de zèle pour la pro-
pagation de la foi — et cependant plein de bonté et de qualités
aimables. Une marque significative de l'impression qu'il pro-
duisit sur ses contemporains, c'est que presque tous les mira-
cles qu'on lui attribue sont de nature bienfaisante — résurrec-
tion de morts, guérison de malades, conversion d'hérétiques, non
par la menace de châtiments, mais en prouvant qu'il parlait
251 au nom de Dieu. Les récits relatifs à ses austérités habituelles
peuvent être exagérés ; mais pour peu que l'on soit au courant
des macérations volontaires de l'hagiologie, on n'hésitera pas à
admettre que Dominique ait été aussi sévère pour lui-même
que pour les autres. Cela n'oblige- pas de croire, comme le veut
la légende, que le saint homme, encore enfant, tombât sans
cesse de son lit, parce qu'il préférait, dans son ascétisme pré-
maturé, la mortification d'un lit de planches dures au luxe
d'une couche moelleuse. Nous ne voyons d'ailleurs qu'une exa-
gération innocente de la vérité dans le tableau qu'on nous fait
de ses flagellations incessantes, de ses veilles infatigables, dont
il se délassait, quand la nature l'exigeait impérieusement, sur
une planche ou dans le coin d'une église, où il avait passé la
nuit en oraison — de ses prières presque ininterrompues, de ses
jeûnes surhumains. Il y a sans doute aussi beaucoup de vrai
dans les légendes qui célèbrent sa charité sans bornes et son
amour pour le prochain; encore étudiant, au moment d'une
disette, il aurait vendu ses livres pour soulager les misères qui
l'entouraient ; si Dieu ne l'en avait détourné, il se serait vendu
PREMIERS DISCIPLES DE DOMINIQUE 285
lui-même pour racheter aux Mores un captif dont la sœur était
accablée de chagrin. Vraies ou non, d'ailleurs, ces histoires
nous révèlent clairement l'idéal que ses disciples immédiats
•crurent avoir été réalisé en lui (1).
Les quelques années qui restaient à Dominique furent témoins
de la rentrée rapide d'une récolte semée par lui pendant la
période de son humble et laborieuse obscurité. En 1214, Pierre
Cella, riche citoyen de Toulouse, résolut de se joindre à Domi-
nique et lui donna, pour servir de centre à son apostolat, une
belle maison près du Château-Narbonnais, qui resta pendant
plus d'un siècle le siège de l'Inquisition. Quelques autres âmes
zélées se groupèrent autour de lui et les Frères commencèrent
à vivre comme des moines. Foulques, le fanatique évêque de
Toulouse, leur attribua le sixième des dîmes, pour qu'ils pus-
sent acquérir les livres et les autres instruments de travail
nécessaires à leur propre instruction et à celle des autres, qu'ils
destinaient surtout à la prédication. A cette époque, la ten-
tative de Durân de Huesca avait déjà échoué. Dominique, qui 252
doit l'avoir connue, découvrit sans doute les causes de cet
insuccès et la manière d'en éviter un semblable. Il est cepen-
dant à noter que, dans son projet primitif, il n'est pas question
de l'emploi de la force. Les hérétiques du Languedoc gisaient
«ans défense aux pieds^de Montfort, proie trop aisée offerte
aux spoliateurs; mais(Ye_projet de Dominique visait seulement^
leur conversion pacifique, comme l'accomplissement des devoirs C
d'instruction et d'exhortation que l'Église avait si longtemps et
si complètement négligés (2). ~^
Tous les regards se tournaient alors vers le concile de Latran,
(1) Lacordaire, Me de S. Dominique, p. 124. — Nie. de Trivetti Chron. ann.
1-203. — Jac. de Voragine, Legenda Aurea, éd. 1480, fol. 88 b, 90 a.
Comme S. François avait reçu les Stigmates, les Dominicain-! prétendirent, de leur
•côté, que S. Dominique avait été gratifié d'une faveur particulière. Quand on ouvrit -
sa tombe, racontaient-ils, il s'en exhala un parfum du Paradis qui embauma tout
•le pays, si persistant que ceux qui avaient touché ses saintes reliques en gardaient
pendant des années le parfum sur leurs mains. — Prediche del Beato Frà Giordano '
•da Kivalto, Florence, 1831, i, 47.
(2) Nie. de Trivetti Chron. ann. 1215. — Bernardi Guidonis Tract, de Magist.
Ord. Prxdic. (Martène, Ampl. Coll. vi, 400). — Hist. Ordin. Praedic. c. 1
(ib. 332).
j 286 FONDAT ON DE L'OKDRE DOMINICAIN
qui allait décider du sort de la France méridionale. Foulques
de Toulouse, se rendant à Rome, emmena Dominique afin
1 d'obtenir, pour la nouvelle communauté, l'approbation pon-
* tificale. Suivant la tradition, Innocent hésita; l'expérience ré-
t eente de Durân de Huesca l'avait rendu quelque peu sceptique à
l'endroit des initiatives enthousiastes ; le concile avait interdit
la création de nouveaux Ordres monastiques et avait décidé que
le zèle devait trouver satisfaction, à l'avenir, dans les commu-
nautés existantes. Mais les scrupules d'Innocent furent dissipés
1 parun songe où il vit la Basilique de Latran chancelante et prête
à tomber, tandis qu'un homme, en qui il reconnut l'humble
Dominique, la soutenait de ses robustes épaules. Ainsi averti
que l'édifice de l'Eglise devait être étage par l'homme dont il
avait méconnu le zèle, Innocent approuva le projet, à la con-
dition que Dominique et ses frères adoptassent la règle de
quelque ordre antérieur (1).
Dominique revint et convoqua ses frères à Prouille. Ils
étaient alors au nombre de seize, venus des points les plus
divers de l'horizon — Castille, Navarre, Normandie, France du
Nord, Languedoc, Angleterre et Allemagne — preuve frap-
253 pante du pouvoir de l'Eglise à oublier et à effacer les distinc-
tions nationales en vue d'un idéal religieux. Cette petite troupe
dévouée et dévote adopta la règle des Chanoines Réguliers de
Saint Augustin, dont Dominique faisait partie, et choisit pour
abbé Mathieu le Gaulois. Il fut le premier et le dernier à porter
ce titre, car, à mesure que l'Ordre se développa, son orga-
nisation fut modifiée en vue d'assurer à la fois plus d'unité et
plus de liberté d'action. Il fut divisé en provinces, chacune sous
la direction d'un prieur provincial. Tous les prieurs relevaient
t du Général. Les fonctions étaient électives et il y avait des
règlements pour la tenue de réunions ou chapitres, tant pro-f
vinciaux que généraux. Chaque frère devait obéissance absolue
à son supérieur. Comme un soldat en service actif, il pouvait
I être envoyé en mission à tout instant, dès que l'intérêt de la
i
(i)Nic. de Trivetti, \oc cit. — Chron. Magist. Onl. Prœil. c. 1. — Bern. Gui<L
loc. cit. — Concil. Lateran. IV, c. xiii. — HarUuin. Concil. vu, 8 J.
FRÈRES PRÊCHEURS 287
religion ou de l'Ordre le demandait. En vérité, les Frères se
considéraient comme les soldats du Christ, non point, comme
ies autres moines, voués à une existence contemplative, ma's
destinés et dressés à se mêler au monde, exercés aux arts de la
persuasion, experts en théolologie et en rhétorique, prêts, enfin,
a tout oser et à tout souffrir dans l'intérêt de l'Église mili- „
tante.
Le nom de Frères-Prêcheurs, sous lequel ils devinrent si
célèbres, fut le résultat d'un incident fortuit. Pendant le Concile
de Latran, alors que Dominique était à Rome, le pape Innoccnl
-eut l'occasion de lui adresser une note. Il ordonna à son secré-
taire de la commencer ainsi : « Au frère Dominique et à ses
•compagnons». Puis, se ravisant, il prescrivit d'écrire : « Au
frère Dominique et aux prêcheurs qui sont avec lui »; puis,
-enfin, après nouvelle réflexion : « A maître Dominique et aux
frères prêcheurs ». Cette désignation les combla de joie et ils
l'adoptèrent aussitôt (1).
Chose curieuse, l'obligation de la pauvreté n'était pas ins-
crite dans le projet primitif de l'Ordre. La première impulsion
lui était venue de la donation de la propriété de Cella et de la
part dans les dîmes offerte par l'évêque Foulques; peu de temps
après l'organisation de l'Ordre, Dominique n'eut aucun scrupule
A accepter de Foulques trois églises, l'une à Toulouse, l'autre %
Pamiers, la troisième à Puylaurens. Les historiens de l'Ordre
s'efforcent d'expliquer cela en disant que ses fondateurs dési-
raient que la pauvreté fût un élément de leur règle, mais recu-
lèrent devant la crainte qu'une idée aussi nouvelle ne mit
obstacle à la confirmation pontificale. Comme Innocent avait
déjà approuvé le vœu de pauvreté dans le projet de Durân de 254
îluesca, la futilité de cette excuse est évidente et nous sommes
en droit de mettre en doute les légendes qui montrent Domi-
nique interdisant rigoureusement à ses Frères l'usage de l'ar-
gent. Il est certain, d'autre part, que, dès 1217, nous trouvons
(1) Hist. Ordin. Prœdicat. c. 1, 2, 3. — Chron. Magist. Ordin. Praedic. ci. —
Bernard. Guidonis Tract, de Mayist. Qrd. Prxdic. (Martène, A^.pliss . Coll. ji,
332-4, 400).
288 CONFIRMATION PONTIFICALE
les Frères en dispute avec les agents de l'évêque Foulques au
sujet de la question des dîmes, réclamant que des églises qui ne
comptaient qu'une demi-douzaine de communiants fussent
considérées comme paroissiales et soumises à la perception de
cette taxe. C'est seulement plus tard, lorsque le succès des Fran-
ciscains eut démontré les puissants attraits de la pauvreté, que
le principe en fut adopté par les Dominicains dans le Chapitre
Général de 1220. Il finit par être inscrit dans la constitution
adoptée par le Chapitre de 4228, qui prohiba l'acquisition de
terres ou de rentes, prescrivit aux prêcheurs de ne jamais de-
mander d'argent et classa parmi les « offenses graves » le fait
pour un Frère d'avoir conservé par devers lui une chose qu'il
lui était interdit de recevoir. L'Ordre s'émancipa bien vite de
ces restrictions, mais Dominique lui-même donna l'exemple
d'une extrême sévérité à cet égard; lorsqu'il mourut à Bologner
en 1224, ce fut dans le lit de frère Moneta, car il n'en possédait
point, et dans le vêtement de Moneta, car le sien était usé et il
n'en avait pas d'autre. Quand la règle fut adoptée en 1220,
tous les biens qui n'étaient pas indispensables aux besoins de
l'Ordre furent transférés au couvent de Prouille dont il a été
question plus haut (1).
Il ne manquait plus maintenant à l'Ordre que la confirmation
pontificale. Avant que Dominique n'arrivât à Rome, où il se
rendait pour l'obtenir, Innocent mourut; mais son successeur,
Honorius III, entra pleinement dans ses vues et la sanction du
255 Saint Siège fut accordée le 21 Décembre 1216. Revenu à Tou-
louse en 1217, Dominique se hâta d'envoyer ses disciples en
mission. Quelques-uns allèrent en Espagne, d'autres à Paris,
d'autres à Bologne; Dominique lui-même revint à Rome où,
grâce à la faveur de la cour pontificale, son enthousiasme fut
récompensé par une abondante moisson de disciples. Ceux qui
allèrent à Paris y furent chaleureusement reçus; on leur accorda
(i) Bernard. Guidon. Tract. deOrdin. Praedic. (Martène, vi, 400, 402-3).— Ejnsd.
Hist. Funda Couvent. Praedic. (1b. 446-7). — Hist. Ordin. Praedic. c. 9.— Nie.
deTrivetli Chron. ann. 1220, 12*28. — Chron. Magist. Ordin. Praedic. c. 3. —
Conslit. Frat. Praedic. ann. 1228, Dist. i, c 22; n, 26, 34 (Archiv. fur Literatur
undKh'chengeschichte, 1886, p. 209, 222, 225).
MORT DE DOMINIQUE 289
3a maison de Saint-Jacques, où ils fondèrent le fameux cou-
rent des Jacobins, qui dura jusqu'à la suppression de l'Ordre
parla Révolution. L'état d'exaltation des laïques et des ecclé-
siastiques de tout rang, qui se hâtèrent d'adhérer à l'Ordre
nouveau, se révèle par l'histoire des persécutions que les pre-
miers Frères de Saint-Jacques eurent à endurer, de l'Esprit
Malin. Des visions effrayantes ou sensuelles pesaient continuel-
lement sur eux, en sorte qu'ils furent obligés de veiller la nuit
à tour de rôle les uns sur les autres. Nombre d'entre eux furent
possédés par le Diable et devinrent fous. Leur grande auxilia-
•trice était la Sainte Vierge, d'où l'usage des Dominicains de
«chanter Salve Regiaa après Complies, pieux exercice au cours
•duquel on la vit souvent planer au-dessus d'eux dans un globe
<ie lumière. — Des hommes dans un pareil état d'âme étaient
prêts à tout souffrir eux-mêmes et à tout faire souffrir aux
•autres dans l'espoir du salut éternel (1).
11 n'est pas nécessaire de suivre ici avec détail la merveil-
leuse expansion de l'Ordre dans tous les pays de l'Europe.
Dès 1221, lorsque Dominique, en qualité de Général, tint le
•second chapitre général à Bologne, quatre ans après que les
•seize disciples se fussent séparés à Toulouse, l'Ordre comptait
déjà soixante couvents et était organisé en huit provinces —
Espagne, Provence, France, Angleterre, Allemagne, Hongrie,
Lombardie et Romagne. La même année vit la mort de Domi-
nique; mais son œuvre était solide et sa disparition ne produisit
aucun trouble dans l'action de la puissante machine qu'il avait
•construite et mise en mouvement. Partout les hommes les plus
intelligents de l'époque adoptaient le scapulaire dominicain;
ipartout aussi ils conquéraient le respect et la vénération du
tpeuple. La papauté se hâta de reconnaître leurs services et on
les trouve bientôt remplissant des fonctions importantes dans
la Curie. En 1243, le savant Hugues de Vienne fut le premier
(1) Nie. de Trivetti Chron. ann. 1215, 1217, 1218.— Chrc-n. Magist. Ord. Praedic.
•C- 2. — Hist. Ordin. Praedic. c. 1, 5. — Bern. Guidon. Tract, de Magist.
Ord. Prxdic. (Martène, vi, 401). — Hist. Convent. Parisieûs. Frai. Praedic. (ib.
549-50). v
17
290 DÉBUTS DE SAINT-FRANÇOIS
cardinal dominicain et, en 1276, les Dominicains se réjouirent
de voir le Frère Pierre de Tarentaise monter sur la chaire de-
Saint-Pierre sous le nom d'Innocent V.
256 Toutefois, le retard apporté à la canonisation de Dominique
semble prouver qu'il fit personnellement moins d'impression
sur ses contemporains que ses disciples ne voudraient nous le
persuader. Mort en 1221, c'est le 3 juillet 1234 seulement qu'une
bulle pontificale l'inscrivit dans le calendrier des Saints. Son
grand collègue ou rival, François, qui mourut en 1226, fut cano-
nisé deux ans après, en 1228; le jeune Franciscain, Antoine de
Padoue, qui mourut en 1231, fut élevé au rang des Saints
en 1233; et quand le Dominicain Saint-Pierre Martyr fut tué le
12 avril 1252, la procédure de canonisation, commencée le
31 août de la môme année, fut terminée le 25 mars 1253, moins
d'un an après sa mort. Le fait qu'il se passa treize ans entre la
mort et la canonisation de Dominique semble indiquer que ses
mérites éminents n'ont été que lentement reconnus (1).
Si les Franciscains ont finalement été assimilés, où à peu près,
aux Dominicains, ce fut par l'effet des exigences écrasantes qui
sollicitaient de toutes parts leur activité; mais, à l'origine, le
but poursuivi par chacun de ces Ordres était aussi différent
que les caractères de leurs fondateurs. Si Saint-Dominique fut
le type du missionnaire actif et pratique, Saint-François fut
Tidéal de l'ascète contemplatif, heureusement modifié par un
amour sans bornes et une infatigable charité pour son prochain.
Né en 1282, Giovanni Bernardone était le fils d'un riche com-
merçant d'Assise, qui l'initia d'abord à ses affaires. Ayant
accompagné son père dans un voyage en France, le jeune
homme en revint avec une connaissance de la langue française
qui le fit surnommer Francesco par ses amis. A l'âge de vingt
ans, une dangereuse maladie, qui amena sa conversion, mit fin
1) Bern. Guidon. Tract, de Maqist. (Martène, vi, 403-4).— Ejusd. Hist.Convent.
Prxdic. (ib. 459). — Nie. de trivetti Chron. ann. 1221, 1243, 1276. - Hist.
Ordin. Prœdic. c. 7. — Mag. Bull. Koman. i, 73, 74, 77, 94.
Une statistique de l'Ordre dominicain, dressée en 1337 à la requête de Benoît XII,
accuse près de douze mille membres (Treger, Vnrarbeiten zu einer Geschichte der
deutschen Mystik, in Zeitschrift fiir die historische\Theologie, 1869, p. 12).
SAVOCATION 291
subitement aux dissipations de sa jeunesse; désormais, il se voua
à des œuvres de charité qui lui valurent, peut être non sans
raison, la réputation d'un esprit troublé. Désirant ardemment
restaurer l'église en ruines de Saint-Damien, il déroba une
quantité d'effets à son père et les vendit à Foligno, avec le
cheval qui les avait apportés. Exaspéré, et trouvant son fils 257
invinciblement décidé à suivre sa voie, le .père de François le
mena devant l'évêque pour le faire renoncer à toute prétention
sur son héritage. François y consentit de grand cœur et, pour
rendre sa renonciation plus complète, il se dépouilla de tous
ses habits, à l'exception d'une chemise de crin qu'il portait pour
mortifier sa chair. L'évêque fut obligé, pour couvrir sa nudité,
de lui faire don du manteau usé d'un paysan (1).
François était maintenant engagé dans une vie de mendicité
vagabonde, dont il tira d'ailleurs si bon parti qu'il put restaurer
quatre églises tombant en ruines avec les aumônes qu'il récolta.
Il n'avait pas d'autre pensée que de travailler à son propre
salut, tant par la pauvreté librement consentie que par des
actes de charité et d'amour, en particulier à l'égard des
lépreux; mais sa réputation de sainteté vint à s'étendre et le
bienheureux Bernard de Quintavalle demanda à s'associer à lui.
Le solitaire était d'abord peu disposé à s'adjoindre un compa-
gnon. Pour connaître la volonté de Dieu à ce sujet, il ouvrit
trois fois au hasard les Évangiles et tomba sur ces trois textes
qui devinrent la charte du grand Ordre franciscain :
« Jésus lui dit : si tu veux être parfait, va, vends ce que tu as et le
donne aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel; après cela, viens
et suis-moi (2) ».
« Ne leur ressemblez pas; car votre Père sait de quoi vous avez
besoin, avant que vous lui demandiez (3) ».
« Alors Jésus dit à ses disciples : si quelqu'un veut venir après moi,
qu'il renonce à soi-même, et qu'il se charge de sa croix, et qu'il me
suive (4). »
(1) Bonaventurae V^. 5. Franc, c. 1, 2, n° 1-4.
(2) Evangile de S. Matthieu, xiv, 21.
(3) Ib id vi, 8.
(4) Ibid.. xvi, 24.
292 APPROBATION DE LA RÈGLE
François obéit à la volonté de Dieu et accepta la recrue qu'il
lui envoyait. D'autres vinrent se joindre à eux et le petit groupe
finit par se composer de huit personnes. Alors François annonça
que le moment était venu pour eux d'évangéliser le monde et
il les dispersa par couples vers les quatre points de l'horizon.
Quand ils se réunirent de nouveau, quatre autres volontaires
vinrent faire adhésion; François rédigea aussitôt une règle pour
leur gouverne et les Douze, suivant la légende franciscaine, se
rendirent à Rome, à l'époque du concile de Latran, pour obte-
nir la confirmation pontificale. Lorsque François se présenta au
pape sous l'aspect d'un mendiant, le Pontife, indigné, ordonna
qu'on le mît dehors; mais, pendant la nuit, il eut une vision,
qui lui enjoignit de faire revenir le mendiant. Les conseillers du
258 pape étaient fort divisés, mais l'éloquence et la gravité de
François l'emportèrent; la Règle fut approuvée et les Frères
furent autorisés à aller prêcher la parole de Dieu. (1).
Les Frères hésitaient encore : devaient-ils s'abandonner à la
vie contemplative des anachorètes, ou se jeter à corps perdu
dans l'œuvre immense d'évangélisation qui s'offrait à eux? Ils
se retirèrent à Spolète et tinrent longuement conseil sans pou-
voir aboutir à une conclusion. Enfin, une révélation divine mit
fin à leursdoutes et l'Ordre franciscain, au lieu de se disséminer
pour mourir dans quelques ermitages isolés, devint une des
organisations les plus puissantes de la Chrétienté. Cependant
la cabane délaissée où ils s'abritèrent lors de leur retour à
Assise ne présageait guère leur future splendeur. Un fait per-
met de mesurer la rapidité de la croissance de l'Ordre : lorsque
François convoqua le premier chapitre général, en 1221, le
nombre des Frères assistants fut estimé de trois à cinq mille,
comprenant un cardinal et plusieurs évêques; et lorsque, au
(i) S.Bonavent. c. n,ni. Ce récit a sans doute été embelli par la connaissance des
résultats obtenus plus tard et adapté inconsciemment aux étapes successives d'une
organisation religieuse qui se dessina progressivement. A l'origine, il n'était nulle-
ment entendu que les Frères dussent abandonner leurs occupations ordinaires. On
leur demandait de travailler à leur métier, de gagner leur vie et de ne vivre d'au-
mônes qu'en cas d'urgente nécessite. Voir la première Règle telle qu'ellea été recon-
stituée par le prof. Karl Miiller, Die Anfaenge des Minoritenordens, Fr bourg en
Brisgau, \ 885, p. 186
LES MINORITES 2U3
chapitre général de 1260, sous Bonaventure, on procéda à une
nouvelle répartition de l'Ordre, il fut divisé en trente-trois pro-
vinces et trois vicariats, comprenant errtout cent quatre-vingt-
deux custodies. Cette organisation peut être comprise par
l'exemple de l'Angleterre, qui formait une province divisée en sept
custodies, comprenant, en 1256, quarante-neuf maisons avec
1242 Frères. A cette époque, l'Ordre avait pénétré jusque dans
dans les recoins les plus écartés de ce que l'on appelait alors le
monde civilisé et même dans les régions circonvoisines (1).
Les Minorités ou frères mineurs, comme ils s'appelaient eux- ;
mêmes par humilité, différaient tellement, à leurs débuts, de 259
toute organisation existante dans l'Eglise, que les premiers dis-
ciples envoyés par Saint-François en Allemagne et en Hongrie
furent considérés comme des hérétiques, maltraités et expulsés.
En France, on les prit pour des Cathares, parce que leur austé-
rité rappel ait celle des Parfaits. On leur demanda s'ils n'étaient
pas des Albigeois et ils ne surent que répondre, ignorant ce
que signifiait ce mot ; on ne cessa de les tenir en suspicion que
lorsque les autorités ecclésiastiques eussent consulté le pape
Honorius III. En Espagne, cinq de ces Minorités subirent le mar-
tyre. Innocent n'avait donné à leur Règle qu'une approbation
verbale ; il était mort et il fallait quelque chose de plus positif
pour préserver les Frères de la persécution. François rédigea,
en conséquence, une seconde Règle, plus concise et moins
rigide que la première, et la soumit à Honorius, Le pape l'ap-
prouva, non sans formuler quelques objections sur certains
articles ; mais François refusa de les modifier, disant qu'ils
n'étaient pas de lui, mais de Jésus, et que les paroles de Jésus ne
pouvaient être altérées. Les disciples conclurent de là que leur
Règle avait été l'objet d'une révélation divine. Cette croyance
passa dans la tradition de l'Ordre et la Règle s'est maintenue
depuis saos changement dans la lettre, bien que, comme nous
(1) Bonavent. Vit. Franc, c. îv, n° 10. — F rat. Jordan i Chron. (Anal. Francis-
cana 1,6. Qu.tracchi, 1885). — Waddingi Annal. Minor«m, ann. 1260, n° 14.— Th.
de Eccleston, de Adcentu Minorifn, collât 2.
294 VOEU DE PAUVRETÉ
le verrons plus loin, l'esprit en ait été plus d'une fois modifié
par l'ingéniosité des casuistes pontificaux (1).
Cette Règle est très simple; ce n'est, à la vérité, qu'un court
commentaire du serment que prêtait chaque Frère de vivre
conformément à l'Évangile dans l'obéissance, la chasteté et la
pauvreté. Celui qui désirait se faire admettre dans l'Ordre de-
vait commencer par vendre tous ses biens et les distribuer aux
pauvres; si cela était impossible, la volonté de le faire suffisait.
Chacun pouvait posséder deux frocs, mais ils devaient être d'une
étoffe grossière et il fallait les recoudre et les repriser aussi
longtemps que possible. Les chaussures étaient permises à ceux
qui ne pouvaient absolument pas s'en passer. Tous devaient
voyager à pied, sauf en cas de maladie ou de nécessité. Nul ne
devait recevoir de monnaie, ni directement ni par un tiers ;
250 seuls les ministres (nom que l'on donnait aux supérieurs pro-
vinciaux) pouvaient accepter de l'argent en vue de soigner les
malades et d'acheter des vêtements, en particulier dans les cli-
mats rigoureux. Le travail était sévèrement recommandé à tous
ceux qui en étaient capables ; la rémunération ne devait pas
consister en argent, mais en objets nécessaires aux travailleurs
et à leurs frères. La clause exigeant la pauvreté absolue eut
pour effet, comme nous le verrons, un schisme dans l'Ordre et
mérite, par suite, d'être reproduite textuellement : « Les Frères
ne posséderont rien en propre, ni maisons, ni terrains, ni
.aucune autre chose, mais ils vivront dans le monde en étrangers
et en pèlerins, demandant avec confiance l'aumône. En cela ils
n'éprouveront pas de honte, car le Seigneur s'est fait pauvre
dans le monde pour nous. C'est cette perfection de pauvreté
qui a fait de vous, très chers Frères, les héritiers et les rois du
royaume céleste. Possédant cela, vous ne devez rien désirer
d'autre sous le ciel, » Le chef de l'Ordre ou Ministre Généra]
était élu par les Ministres Provinciaux, qui pouvaient aussi le
(I) Fiat JorJani Chrnn. {Anal Francise, i, 3). — S. Francise. Cotlnq. ix. —
L;l). Cont'ormitatum, li!>. i, Fruch 0 (éd. 1513, fol. 77, «). — Potthast, 7? <j .
ii° 7.08.
Les dates Cl los détails dos Règles succoss'Vfs ré ligées par Fnnçois S'vni très
obs-urs. La question a ete rès habilement discutée par Karl M fil 1er, o,>. cit.
VERTUS DE FRANÇOIS 295
déposer, toutes les fois que l'intérêt commun l'exigeait. Les
autorisations de prêcher devaient être accordées parle Général,
mais aucun Frère ne devait prêcher dans un diocèse sans l'as-
sentiment de l'évêque. (1).
C'est tout ; et assurément, dans ces quelques règles, il n'y a I
rien qui puisse faire prévoir l'immensité des résultats qui ont
été obtenus en s'y conformant. Ce qui donna aux Franciscains
une prise durable sur les affections du monde, fut l'esprit que
le fondateur leur infusa. Aucune créature humaine depuis Jésus
n'a plus complètement incarné l'idéal du Christianisme que
Saint-François. Au milieu de l'extravagance de son ascétisme,
qui confine parfois à la folie, on voit briller l'amour et l'humi-
lité chrétienne avec lesquels il se dévoua aux misérables et aux
délaissés — parias auxquels, à cette rude époque, peu de gens son-
geaient à s'intéresser. L'Église, absorbée par ses intérêts mon-
dains, avait négligé les devoirs sur lesquels était fondé son
empire des âmes et il fallait toute l'exagération du sacrifice
volontaire enseigné par François pour rappeler l'humanité au
sentiment de ses obligations.
Ainsi, de toutes les misères de cet âge de misères, la plus
horrible était celle du lépreux — être infortuné affligé par Dieu
d'une maladie dégoûtante, incurable et contagieuse, à qui tou
commerce avec les hommes était interdit et qui, lorsqu'il sortait
du lazaret pour quêter des aumônes, était obligé de signaler 261
son approche en frappant ensemble des bâtons ou cliquettes,
afin que les habitants, avertis par ce bruit, pussent éviter le
contact du pestiféré. C'est à ces hommes, les plus désespérés et
les plus abhorrés de l'humanité d'alors, que s'adressèrent par
ticulièrement la charité infiuie et l'amour sans bornes de Saint-
François, ïl voulut que ses Frères suivissent son exemple et
lorsqu'un noble ou un vilain sollicitait l'admission dans l'Ordre,
on lui disait qu'un des premiers devoirs auxquels il devait se
soumettre était de servir humblement les lépreux dans leurs
hôpitaux. François n'hésitait pas à dormir dans les lazarets, à
<1) B. Fra cisci Rejul. n.
296 FRANÇOIS ET LES LÉPREUX
panser les dangereuses plaies des malades, à leur appliquer des
remèdes, à porter secours aux souffrances des corps comme aux
misères des âmes. En faveur des lépreux, il admit des excep-
tions à la règle interdisant de recevoir des aumônes en argent.
Toutefois, son humilité lui persuada d'interdire à ses disciples
de produire en public les « frères chrétiens», comme il les appe-
lait. Un jour que le Frère Jacques avait amené à l'Église un
lépreux horriblement dévoré par son mal, François l'en blâma;
puis, se reprochant à lui-même ce que le patient pouvait consi-
dérer comme une marque de mépris, il demanda au Frère
Pierre de Catane, alors ministre général de l'Ordre, de confir-
mer la pénitence qu'il s'était infligée à lui-même. Pierre, qui le
vénérait trop pour lui rien refuser, donna son assentiment;
alors François annonça qu'il mangerait dans le même plat que
le patient. Au repas suivant, le lépreux prit place à la table et
les Frères furent terrifiés en voyant qu'un même plat servait à
François et au malade, le lépreux enfonçant ses doigts, qui
dégoûtaient de sang et de pus, dans la nourriture qu'il parta-
geait avec le Saint (4).
Ce serait peut être aller bien loin que de croire sans réserve
à de telles histoires; mais, en somme, cela importe peu. S'il
n'y a là que des légendes, l'existence même de pareilles légendes
atteste l'impression que fit François sur ses disciples; et l'effi-
cacité d'un pareil idéal, à une époque si dure et si cruelle, peut
difficilement être exagérée. Un fait certain, c'est que les Fran-
ciscains ont toujours été au premier rang quand il s'agissait de
soigner les malades, qu'ils ont travaillé dans les hôpitaux en
temps de peste et que les progrès, d'ailleurs bien médiocres,
que l'art de guérir a faits vers la fin du moyen âge furent dus
à leur zèle intelligent. On nous dit, en outre, que l'amour de
2(}2 François se répandit sur les bêtes aussi bien que sur les hom-
mes — sur les insectes, les oiseaux et les animaux qu'il avait
coutume d'appeler ses frères et sœurs (2). Toutes les histoires
(1) Lib. Conformitatum lib. h, Fruct. 5, fol. 155 h.
(2) Surnres meas hirundines...
LE « LIVRE DES CONFORMITÉS )) 297
que l'on raconte sur lui et sur ses disciples immédiats débordent
véritablement de tendresse et d'abnégation; on y constate par-
tout la perfection de l'humilité et de la patience, la maîtrise des
passions, une tendance infatigable à réprimer tout ce qui fait
l'imperfection de la nature humaine et à réaliser le modèle que
le Christ a donné pour le gouvernement intérieur de l'homme.
Envisagé sous cet aspect, il n'est point jusqu'aux quasi-blas-
phèmes du « Livre des Conformités du Christ et de François »
qui ne perdent leur caractère d'outrance presque grotesque.
Assurément, nous pouvons sourire de l'absurdité de quelques-
uns des parallèles que ce livre énonce, et ils peuvent paraître
singulièrement choquants lorsqu'ils sont présentés, dépouillés
de tout ce qui les atténue, dans 1' « Alcoran des Cordeliers ».
Nous pouvons mettre en doute l'authenticité des Stigmates, qu'il
a fallu tant de miracles et tant de bulles papales pour imposer
à l'incrédulité d'une génération endurcie. Nous pouvons penser
que Satan s'est montré moins malin qu'à son ordinaire en
s'obstinant sans espoir à tenter ou à terrifier le Saint sous la
forme d'un lion ou d'un dragon. Et pourtant, malgré les criantes
absurdités du culte de Saint-François, nous reconnaissons l'im-
pression profonde que ses vertus firent sur ses disciples, jusque
dans le récit de la vision où le trône céleste de Lucifer, voisin
de celui du Très-Haut, parut vide... et réservé à François (1).
A l'orgueil et à la cruauté de son époque, il opposa l'humilité
et la patience. « La perfection du contentement, disait-il, con-
siste non à opérer des miracles, à guérir les malades, à expulser
les démons, à ressusciter les morts; elle n'est pas davantage 263
(i) Bonavent. \ it. Francis, c. 8. — Lib. Conformitafum lib. 1. Fruct. 1, fol. 13 a;
lib. m Fruct. 3, fol. 210 a. — Thomœ de Eccleston, de Advenfu Miiiotum, Col-
lât! xii.— Alex. PP. iv, Bull. Quialmgum, ann. 1259. - Wadding. ann. 1256, n° 19.
— Mag Bail. Roman, i, 79, 103. — Potthast, Req. 10308. — Voir aussi l'éloquent
tribut rendu par M. J. S. Brewer aux Franciscains dans sa préface aux Monumenta
Franciscana.
En 1496, l'Université de Paris condamna comme scandaleuses et empreintes d'hé
résie les tentatives des Franciscains pour assimiler leur pairon à Jésus (D'Argen-
tré, Coll. Judic. denov. Error. i, n, 318).
Lorsque les Dominicains réclamèrent pour Sle Catherine de Sienne l'honneur des
Stigma^, Sixte IV, en 1475, publia une bulle défendant qu'on la représentât ainsi,
les Stigmates étant réservés à S. François (Martène, Amplis ç. Coll. vi, 13c6). Ils
n'avaient pas encore p** vulgarisés par La n«*K*r« et Louise Lateau!
17.
^98 OBÉISSANCE PASSIVE
«dans la science ni dans la connaissance de toutes choses, ni dans
Téloquence qui convertit les hommes; elle est dans la patience
A supporter les malheurs, les injures, les injustices et les humi-
liations. » Bien loin d'être fier de ses vertus, il confesse humble-
ment qu'il n'a pas vécu lui-même suivant sa Règle et allègue
«comme excuses sa faiblesse et son ignorance. Les successeurs de
François poussèrent jusqu'aux dernières limites de l'absurde
cette passion de l'humilité. Ainsi Giacomo Benedettone, mieux
•connu sous le nom de Jacopone da Todi, auteur du Stabat Mater,
était un avocat de talent qui, accablé par la mort d'une femme
aimée, se fit admettre dans l'Ordre; pendant dix ans, il feignit
<lêtre idiot, afin de jouir dévotement des mauvais traitements
H des insultes de tout genre dont les gens de cette espèce étaient
l'objet (1).
L'obéissance était enseignée et imposée jusqu'à concurrence
•de l'abdication absolue de la volonté. Beaucoup de légendes
attestent à quel point les premiers disciples s'assujettissaient
l'un à l'autre et à leurs supérieurs. Quand, en 1224, les Fran-
ciscains furent envoyés pour la première fois en Angleterre,
Grégoire, le ministre provincial de France, demanda au frère
Guillaume d'Esseby s'il désirait y aller. Guillaume répondit
qu'il ne savait pas s'il le désirait ou non, parce que sa volonté
n'était pas sienne, mais celle du ministre et que, par suite, il
désirait tout ce que le ministre pouvait désirer qu'il désirât. On
raconte quelque chose d'analogue sur deux Frères de Salzbourg
en 1222. Cette obéissance aveugle eut pour résultat de faire
régner dans l'Ordre une discipline qui en augmenta immensé-
ment l'importance pour l'Église, lorsqu'il fut devenu un instru-
ment aux mains de la papauté. Saint-François exhortait tout
particulièrement ses Frères à se dévouer entièrement à Rome et
les Franciscains devinrent une armée qui joua, au xme siècle,
le même rôle que les Jésuites auxvie (2).
(1) S. Francis, de Perfecta Lxiitia; ejusd. Epist. xi, xv. — Waddingi Annal.
ann. 1298, n° 24-40. — Cantu, Eretici d'italia, i, 128.
(2) Lib. Confoim lib. t. Fruct. 8, fol. 47. — Thora. de Eccleston, Collât, i. —
Frat. Jordani Ci roi. c. 27 (Anal. Francise, i, 10.) — S. Francis, Collât. Monas-
licœ, coll. 20.
DIGNITÉ DU TRAVAIL 299
François n'avait nullement l'idée que les Frères dussent vivre
dans la mendicité et l'oisiveté, et nous avons vu que la Règle l'or-
mule nettement l'obligation du travail. Cette prescription fut sui-
vie parles adhérents les plus stricts. Ainsi le troisième disciple du
maître, le bienheureux Giles, gagnait sa vie par les travaux les
plus pénibles, tels que le transport du bois, et il se conforma
toujours au précepte de ne pas accepter de rémunération en 264-
argent, mais seulement en objets indispensables. Quand il avait
gagné plus qu'il ne fallait pour sa maigre pitance quotidienne, il
distribuait le surplus en aumônes et se fiait à Dieu pour le
lendemain. Il était nécessaire qu'à une époque où les distinctions
entre classes étaient si rigides, il se trouvât quelqu'un pour
enseigner par l'exemple la dignité du travail manuel comme
une doctrine chrétienne. Quand Saint-Bonaventure fut élevé au
cardinalat, en 1273, il avait été déjà pendant dix-sept ans à la
tête de ce qui était alors la plus puissante organisation du moncie
chrétien; et cependant, le messager chargé de lui annoncer sa
nomination le trouva occupé à laver la vaisselle qui servait au
diner frugal de son couvent. Il refusa de le recevoir avant
d'avoir terminé son travail et, en attendant, le chapeau de
cardinal qu'on lui apportait fut suspendu à une branche
d'arbre (1).
Ainsi le but de Saint-François et de ses successeurs était
d'imiter la simplicité du Christ et des apôtres et ils manifestèrent *
surtout leur intention à cet égard en recherchant avec ferveur
la pauvreté. Puisque, disaient-ils, Jésus et ses disciples n'ont
rien possédé en propre, le parfait chrétien doit se dépouiller à
leur exemple de toute propriété. Il pouvait bien obtenir de la
nourriture, des vêtements, un abri, des livres pour ses besoins
religieux; mais toute autre propriété était rigoureusement
interdite et le souci du lendemain devait sembler un péché aux
yeux du chrétien qui se fiait à Dieu.
En tant que protestation contre la cupidité de l'Église, ces
doctrines n'étaient pas sans valeur; mais elles furent poussées
<1) Waddingi Annal, arm. 12G2, n° 3, 4, 8 ; ann. 1273, n° 12.
300 ÉLOGE OUTRÉ DE LA PAUVRETÉ
jusqu'à la conception extravagante de la pauvreté considérée
comme un bien en elle-même, bien plus, comme le plus grand
de tous les biens. « Frères, disait Saint-François, sachez que la
pauvreté est le sentier par excellence du salut, la mère de
H l'humilité, la racine de la perfection. Celui qui veut atteindre à
la perfection de la pauvreté doit non-seulement renoncer à la
v sagesse du monde, mais à la connaissance des lettres, de sorte
que, dépouillé de tout ce qu'il possède, il puisse se présenter nu
aux bras du Crucifié. C'est pourquoi faites comme des men-
diants et construisez de petites huttes pour y vivre, non pas
comme chez vous, mais comme des étrangers ou des pèlerins
dans la demeure d'autrui. » Sa prière au Christ pour obtenir le
bienfait de la pauvreté est bien curieuse dans sa grave extra-
vagance. Il l'appelle la Dame Pauvreté, la Reine des Vertus.
pour laquelle Jésus est venu sur la terre, afin de l'épouser et
d'engendrer avec elle tous les Fils de la Perfection. Elle lui resta
attachée avec une fidélité inviolable et c'est dans ses bras qu'il
^65 mourut sur la croix. Elle seule possède le sceau pour marquer
les élus qui choisissent la voie de la perfection. « Accordez-moi,
ô Jésus, que je ne possède jamais sous le ciel quoi que ce soit
en propre et que je soutienne pauvrement ma chair par l'usage
des choses d'autrui !» A ce désir immodéré de la pauvreté ,
François resta fidèle jusqu'au bout; sur son lit de mort, il se
dévêtit entièrement afin de mourir sans posséder rien. La
pauvreté était la pierre angulaire sur laquelle il avait construit
l'édifice de son Ordre. Mais, comme nous le verrons, les efforts
pour maintenir cette perfection surhumaine donnèrent nais-
sance à un schisme qui fournit à l'Inquisition une foule de
victimes, dont l'hérésie consistait à suivre exactement les pré-
ceptes de leur maître (1).
Avec tout cela, il y avait dans l'âme de François trop de
bonté naturelle pour qu'elle pût être envahie par la tristesse ;
la « bonne joie » était une vertu qu'il prêchait incessamment à
ses disciples. Pour lui, la mélancolie était une des armes les plus
(1) S. Francis. Collât. Monast. coll. 5. — Ejusd pro Paupertate obiinenda
Oratio. — Lib. conform. lib. ni. Fruct. 4, fol. 215 a.
ORIGINALITÉ DES MENDIANTS 301
mortelles de Satan, tandis que la joie était la reconnaissance
du chrétien pour les bénédictions que Dieu avait répandues sur
ses créatures. Ce fut là même un des caractères distinctifs des
Frères dans les premiers temps de l'Ordre. Dans le récit simple
et tranquille que nous fait Eccleston de leur venue en Angle-
terre (1224), alors que neuf d'entre eux arrivèrent à Douvres
sans savoir ce qu'ils feraient le lendemain, on admire non sans
émotion le tableau de leur zèle, de leur confiance, de leur
patience, de leur indomptable bonne humeur au milieu des
privations et des désappointements, de leur inlassable activité
à subvenir aux besoins spirituels et corporels des enfants aban-
donnés de l'Église. De pareils hommes ont été de véritables
apôtres et si l'Ordre avait continué dans la voie tracée par son
fondateur, il aurait rendu des services incalculables à l'huma-
nité (1).
Les Ordres Mendiants constituent une innovation saisissante
dans la vieille conception monastique. Le monachisme était
essentiellement l'effort égoïste de l'individu pour assurer son
propre salut, en répudiant tous les devoirs et toutes les respon-
sabilités de la vie. Il est vrai qu'à une certaine époque les moines
ont bien mérité du monde en sortant de leurs retraites et en
portant, dans des régions encore barbares, la civilisation et le
christianisme. Tels furent St Columba, St Gall, St Willibrod et
leurs compagnons. Mais cette époque était déjà lointaine et le 26$
monachisme était tombé, depuis des siècles, dans un état bien
pire encore que son égoïsme primitif.
Les Mendiants parurent dans le christianisme comme une
révélation. Il y avait donc des hommes prêts à abandonner tout
ce qui faisait la douceur de la vie pour imiter les Apôtres, pour
convertir les pécheurs et les incrédules, pour réveiller le sens
moral endormi de l'humanité, pour instruire les ignorants,
pour apporter le salut à tous, en un mot pour faire gratuite-
ment ce que l'Église ne faisait pas au prix de mille privilèges et
d'immenses richesses. Errant à pied à travers l'Europe, sous des
(1) S. Francis. Colloq. 27. — Th. de Eccleston de Adventu Minorum, collât. 1, 2.
302 AFFECTION QU'ILS INSPIItEXT
soleils ardents où des vents glacés, repoussant les aumônes en
monnaie, mais recevant avec reconnaissance la plus grossière
nourriture, souvent aussi supportant la faim avec une résigna-
tion silencieuse, ne songeant pas au lendemain, mais préoc-
cupés incessamment d'arracher des âmes à Satan, d'élever les
hommes au-dessus des soucis sordides de la vie quotidienne, de
venir en aide à leurs infirmités et d'apporter à leurs âmes obs-
curcies un rayon de la lumière céleste — tel était l'aspect sous
lequel les premiers Dominicains et Franciscains s'offrirent aux
yeux des hommes qui avaient été habitués à ne voir dans le
prêtre qu'un être mondain, avide, sensuel, tout entier à la
satisfaction de ses appétits. Rien d'étonnant qu'une telle appa-
rition ait beaucoup contribué à rendre aux peuples la foi dans
le christianisme qui avait été si profondément ébranlée, et
.qu'elle ait répandu à travers le monde chrétien l'espoir d'une
régénération prochaine de l'Église, espoir qui inspirait la
patience en présence de ses exactions et qui, sans doute, empê-
cha une rébellion générale qui aurait modifié le caractère de la
civilisation moderne.
Rien d'étonnant non plus que l'amour et la vénération du
peuple se soient attachés aux Mendiants, que la charité popu-
laire les ait accablés de dons, au risque de rendre vain leur vœu
fondamental de pauvreté, que les hommes animés de con-
victions sincères se soient empressés de se joindre à eux. Les
intelligences les plus pures et les plus nobles pouvaient bien
voir dans la vie d'un moine mendiant la réalisation de leurs
aspirations les plus hautes. Au xine siècle, toutes les fois qu'un
homme s'élève au-dessus de ses semblables, on est presque sûr
de le trouver affilié à quelqu'un des Ordres Mendiants. Raymond
de Pennafortc, Alexandre Haies, Albert le Grand, St Thomas
d'Aquin, St Bonaventure, Roger Bacon, Dun Scot, sont des
noms qui disent assez haut combien les intelligences les mieux
douées furent conduites alors à chercher leur idéal au sein des
267 ordres de Dominique ou de François. Inutile d'ajouter qu'elles l'y
cherchèrent sans le trouver ; mais leur simple présence dans les
Ordres atteste l'impression que firent les Mendiants sur les
LES TIERS ORDRES 303
esprits les plus élevé* de leur temps, en même temps qu'elle
explique l'énorme influence que ces Ordres acquirent si rapide-
ment. Dante lui-même ne peut leur refuser le tribut de son
admiration :
« Vun fu tutto serafico in ardore,
Valtro per sapienza in terra fue
Di cherubica luce uno splendore. » (1).
Les talents d'organisateurs de François et de Dominique se
révélèrent encore dans une autre création d'une haute impor-
tance, celle des Tiers-Ordres. Grâce à cette institution, des
laïques, sans renoncer au monde, pouvaient s'affilier à diverses
confréries, les aider dans leurs travaux, prendre part à leur
gloire et ajouter à leur influence. Il y a trace d'un Ordre de
Crucigeri ou Porte-Croix, composé de laïques organisés pour la
défense de l'Église, qui prétendait remonter au temps d'Hélène,
mère de Constantin, et qui fut restauré en 1215 par le concile
de Latran ; mais rien ne prouve qu'il ait rendu des services.
François, qui, bien que peu habile dans la dialectique et dans
la rhétorique, était doué d'une éloquence qui parlait aux cœurs,
produisit un jour en prêchant une impression si profonde que
tous les habitants de la ville où il était, hommes, femmes et
enfants, le supplièrent de les admettre dans son Ordre. Comme
cela était évidemment impossible, il songea à rédiger une Règle
qui permît à des personnes des deux sexes, sans quitter le
monde, de se soumettre à une salutaire discipline et de s'unir à
l'Ordre des Frères qui, à son tour, leur promettrait sa protec-
tion. Des engagements restrictifs que cette Règle imposait à ses
adhérents, le plus significatif est celui de ne point porter d'ar-
mes offensives, si ce n'est pour défendre l'Église romaine, la
foi chrétienne et leurs propres terres. Le projet fut approuvé
par le pape en 1221. Le nom officiel de la nouvelle organisation
était celui de « Frères et Sœurs delà Pénitence », mais il devint
populaire sous le nom de Tiers-Ordre des Minorités ou Fran-
(1) Dante, Paradiso, xi.
MOUVEMENTS POPULAIRES
268 jtufcliTn" désignat'°n P,us lessive de « Milice de
Jesus-Chiist», Dominique fonda une association analogue de
laïques e„ connexion avec son Ordre. Cette idée fut exSLe-
ment féconde. Elle permit, en une certaine mesure désor-
ganiser 1 Eglise en abaissant une partie des barrières qui sépa-
rait les laïques du clergé. Elle apporta une force énorme aux
diomm! " >lant: "• enrÔknt à ,GUr SUite d6S »«■
d hommes zèles et sérieux, en même temps que la clientèle de
ceux qui, par des motifs moins élevés, désiraient obtenir leur
Protection et jouir du bienfait de leur influence. Des spécimens
de 1 une et 1 autre catégorie de Tertiaires se rencontrent dans la
maison royale de France, où St Louis et Catherine de Médicis
appartinrent l'un et l'autre au Tiers-Ordre de St Fran-
ÇOIS (1).
Pour comprendre l'ampleur et l'importance de ces mouve-
ments, nous devons nous rappeler le caractère impressionnable
des populations d'alors et leur promptitude à céder aux émo-
hons contagieuses. Quand on nous raconte que le Franciscain
Berthold de Ratisbonne prêcha fréquemment à des foules de
soixante mille personnes, nous entrevoyons l'effroyable puis-
sance que concentraient en leurs mains ceux qui pouvaient par-
ler a des masses si aisément dominées, si aveuglément ardentes
d ecbapper à l'existence misérable qui était leur lot. Comment
se revenaient alors les âmes endormies, c'est ce que montrent
les vagues successives d'enthousiasme qui. vers le milieu- de ce
siècle, balayèrent tour à tour le centre de l'Europe. Les esprits
jusque là muets, sans direction, commencèrent à se demander
si une vie de souffrances brutales et sans espoir était vraiment
tout ce qu'on pouvait attendre des promesses de l'Évangile.
L'Eglise n'avait pas fait d'effort sérieux pour se réformer elfe-
même et se rehausser dans l'estime des hommes. Un désir
étrange de nouveauté — personne ne savait au juste de quoi -
S {$£„l' BerS^at Supplem Chronin. lib. xm, ann. 1215. _ Bonavent. Vrt.
P Ul . » ' 5; c- "• — Re?'1,a Fratrum Sworumque de Pœnitentia -
Potthasae^^n» 6736, 7503, 13073. - Chroa. Magist. Vdin. Prédicat c. 2,
• air 1289 an"' ' "° 4°- ~ [SiC0l''i H'-IV- Bu"' s*PraMoHtem.
CROISADE DES PASTOUREAUX 305
naissait dans les cœurs et se répandait comme une épidémie de
village en village, puis de pays en pays. En Allemagne et en
France on assiste à une nouvelle Croisade d'enfants, que Gré-
goire IX salue en disant qu'ils donnent une leçon méritée à
leurs aines, si peu empressés à défendre contre les Infidèles le
berceau de l'humanité et de la foi (1).
La manifestation la plus formidable et la plus significative de
cette inquiétude universelle, de cet enthousiasme communicatif,
fut le soulèvement des paysans, des premières bandes errantes 269
connues sous le nom de Pastoureaux. La misère sans espoir et
sans remède des classes inférieures de la société, à la triste
époque qui nous occupe, n'a probablement été dépassée dans
aucune période de l'histoire du monde. La terrible maxime du
droit féodal, qu'il n'y avait, pour le vilain opprimé par son
seigneur, d'autre appel qu'à Dieu — mes par notre usage n'a-
il entre toi et ton vilein juge fors Deu — résume en un mot
l'état d'abjection et d'impuissance de la plus grande partie de
la population. Jamais peut-être la dégradation humaine ne s'est
révélée sous une forme plus odieuse que dans le trop fameux.
jus primo? noctis ou « droit de marquette. » La malice amère
du trouvère Rutebœuf nous dit que Satan considère l'âme du
vilain comme trop méprisable pour être reçue même en enfer;
d'autre part, comme il n'y a pas de place pour elle dans le ciel,
elle ne trouve même pas de refuge au delà, après une vie
d'épreuves sur la terre. Chose remarquable à bien des égards :
l'Église qui, enseignant la fraternité humaine, aurait dû ser-
vir de médiatrice entre le vilain et son seigneur et mériter
ainsi la gratitude du misérable serf, fut toujours, au contraire,
l'objet spécial de sa haine et de ses agressions dans les courtes
saturnales des misérables qui, pour un moment, brisaient
leurs fers (2).
Tout à coup, vers Pâques de l'an 1251, apparut un prédicateur
(1) Chron. Augustens. ann. 1250. — Matt. Paris, ann. 1252.
(2) Pierre de Fontaines, Conseil, ch xxi, art. 8. — Le Grand d'Au?sy, Fabliaux»
a, 112-3. — L'existence du « droit de marquette » a été contestée, mais sans rai-
sons valables. On trouvera les testes dans l'ouvrage de l'auteur sur le Célibat
sacerdotal, 2e éd. p. 354.
-306 LE (( HONGROIS »
mystérieux, connu sous le nom du Hongrois, homme déjà âgé,
dont la seule apparence excitait la terreur et la vénération du
peuple. Dans une main, qu'il n'ouvrait jamais, il tenait, disail-
on, un papier que lui avait remis la Sainte-Vierge en personne
et qui contenait ses instructions. Quelques-uns prétendaienl
que, jeune encore, il avait embrassé l'islamisme, qu'il s'étail
abreuvé à longs traits aux sources empoisonnées de la magie à
Tolède, enfin qu'il avait reçu de Satan la mission d'entraîner
vers l'Orient la population désarmée de l'Europe, en sorte que
la chrétienté fût une proie facile pour le Soudan de Babylonc
On se rappelait la Croisade des Enfants et l'on concluait que ce
même homme avait alors, par les secrets de sa magie, dépeuplé
tant de maisons, en poussant des légions d'enfants vers la mort
que la faim et le froid leur réservaient. De grande taille, très
pâle, doué de cette éloquence qui séduit les multitudes, parlant
avec une égale facilité français, allemand et latin, le nouvel
apôtre se mit en route, prêchant de ville en ville contre la
70 noblesse des riches et des puissants qui permettaient que la
Terre Sainte restât aux mains des Infidèles et que le bon roi
Louis IX languit dans sa p -ison d'Egypte. Dieu était excédé de
l'égoïsme et de l'ambition des nobles; il faisait appel aux pau-
vres et aux humbles, sans armes, sans chefs de guerre, pour
sauver les Lieux Saints et le pieux roi. Ces paroles étaient bien
accueillies, mais on applaudissait encore davantage quand il
attaquait le clergé. Les Ordres Mendiants se composaient de
vagabonds et d'hypocrites; les Cisterciens étaient avides d'argent
et de terres; les Bénédictins étaient orgueilleux et gloutons; les
chanoines étaient tout entiers à leurs intérêts temporels et aux
appétits de la chair; les évêques et leurs subordonnés ne cher-
chaient qu'à extorquer de l'argent et, pour y réussir, ne re-
culaient devant aucune fraude. Quant à Rome et à la Cour
pontificale, l'orateur ne trouvait pas contre elles d'objurgations
assez fortes. Le peuple, dont la haine et le mépris pour le
clergé étaient sans bornes, écoutait cette rhétorique avec délices
et se joignait avec ardeur à on mouvement qui promettait,
•d'une façon quelconque, d'aboutir à une réforme. Les bergers
DÉC ORDRES A ORLEANS 307
abandonnaient leurs troupeaux, les laboureurs leurs charrues,
-sourds aux ordres de leurs seigneurs, et se précipitaient sans
armes à la suite du Hongrois, ne songeant pas au lendemain
■et ne se demandant pas qui les nourrirait.
Il ne manqua pas d'hommes, occupant des situations élevées,
qui, emportés par l'enthousiasme général, s'imaginèrent que
Dieu allait opérer des miracles en faveur des pauvres et des
opprimés, puisque les grands de la terre n'avaient pas réussi à
les secourir. La Reine Blanche elle-même, heureuse de tout
espoir de sauver son fils captif, fut quelque temps favorable au
mouvement. Il s'accrut et se généralisa au point que les troupes
vagabondes finirent par compter plus de cent mille hommes,
portant cinquante bannières comme emblèmes de prochaines
victoires. Naturellement, un pareil soulèvement n'appelait pas
seulement à lui les pacifiques et les humbles. Aussitôt qu'il eut
pris des proportions assurant l'immunité à ceux qui y par.
ticipaient, il attira inévitablement tous les éléments de désordre
qui s'agitaient dans la société de cette époque — ces ruptarii
et cesribaldi qui avaient joué un si grand rôle dans les guerres
albigeoises. Ils accoururent de toutes parts, apportant des cou-
teaux et des poignards, des sabres et des haches, imprimant à
cette procession immense un aspect plus menaçant encore. On
admettra sans peine que des violences furent commises, car les
torts des classes supérieures envers les autres étaient alors trop
criants pour ne pas appeler, en temps de trouble, de sanglantes
représailles.
Le 41 juin 1251, ce troupeau humain pénétra dans Orléans,
malgré l'opposition de l'évêque, mais à la satisfaction du peuple, 271
bien que les riches citoyens se fussent prudemment renfermés
dans leurs demeures. Tout aurait pu se passer paisiblement
sans un étudiant à tête chaude de l'Université, qui interrompit
la prédication du Hongrois pour le traiter d'imposteur et fut
aussitôt assommé par un des assistants. Un tumulte s'ensuivit,
au cours duquel les Pastoureaux se tournèrent avec rage contre
le clergé d'Orléans, forçant les maisons des clercs, brûlant leurs
livres, en tuant un grand nombre, en noyant d'autres dans la
308 EXTERMINATION DES PASTOUREAUX
Loire. Chose bien singnificative ! On nous apprend que le peuple
assistait à ces excès sans les blâmer. L'évêque et tous ceux qui
purent échapper à la fureur de la foule s'enfuirent pendant la
nuit et mirent aussitôt la ville en interdit pour châtier la com-
plicité des habitants.
En apprenant ces nouvelles, la Reine Blanche s'écria : « Dieu
sait que je pensais que ces gens reprendraient la Terre Sainte
en toute simplicité et sainteté ! Mais puisque ce sont des impos-
teurs, qu'on les excommunie et qu'on les détruise ! » Ils furent,
en effet, excommuniés; mais, avant d'avoir été atteints par
l'anathème, ils étaient arrivés à Bourges où, dans une bagarre,
le Hongrois fut tué; aussitôt ils se dispersèrent en bandes qui se
mirent à courir le pays. Les autorités, revenant de leur stupeur,
les poursuivirent impitoyablement et les tuèrent comme des
chiens enragés. Quelques émissaires qui avaient pénétré en
Angleterre et réussi à soulever cinq cents paysans, eurent le
môme sort ; on racontait que le premier lieutenant du Hongrois
avait été pris dans un navire sur la Garonne au moment où il
essayait de fuir, et qu'on avait trouvé sur lui, avec des « pou-
dres magiques », des lettres écrites en caractères arabes et
chaldéens par lesquelles le Soudan de Babylone lui promettait
son appui.
La nature quasi-religieuse de ce soulèvement est attestée par
l'attitude de ses chefs, qui jouaient le rôle d'évêques, bénissant
le peuple, l'aspergeant d'eau bénite et célébrant même des
mariages. La faveur que le peuple témoigna partout aux Pas-
toureaux était attribuée surtout à leur hostilité envers le clergé,
preuve nouvelle de la profondeur des haines populaires contre
l'Eglise et justification de l'opinion exprimée par des prélats de
haut rang, qu'aucun danger plus grave n'avait menacé la
chrétienté depuis l'époque de Mahomet (1).
(1) Matt. Paris ann. 1251 (p. 550-2.) — Guill. Nangiac. ann. 12M. — Amalrici
Augorii Vit. Pontif. ann. 1251. — Bern. Guid. Flor. Chrome. (D. Bouquet, xxi,
6 7). — Un mouvement semblable et non moins extraordinaire se produisit en 13i^
(Chron. Corn. Zanfliet, ann. 1309); un autre, plus étendu encore, en 1320 (Guill.
Nangiac. Cou» in. ann. 1320. — Grandes Chron. v, 245-6. — Annal. Auger. Vit.
Pontif. ann. 1320.)
LES FLAGELLANTS
309
Plus remarquable encore, en tant que symptôme de l'émotion 272
populaire, fut la première apparition des Flagellants. Subite-
ment, en 1259, sans que personne sût pourquoi, toute la popu-
lation de Pérouse fut prise d'une sorte de fureur de pénitence.
La contagion se répandit et bientôt toute l'Italie du nord fut
agitée par des dizaines de milliers de péniteftts. Nobles et pay-
sans, jeunes et vieux, jusqu'à des enfants de cinq ans, se mirent
à marcher deux par deux, formant des processions solennelles,
nus jusqu'à la ceinture, pleurant et implorant la miséricorde de
Dieu, se frappant eux-mêmes jusqu'au sang avec des lanières de
cuir. Les femmes, par respect pour la décence, s'infligeaient ce
châtiment dans leurs demeures, mais les hommes marchaient
jour et nuit à travers les villes, par les plus rudes froids de
l'hiver, précédés de prêtres portant des croix et des bannières
qui les conduisaient aux églises, où ils se prosternaient devant
les autels. Un contemporain nous dit que les plaines et les mon-
tagnes faisaient écho aux voix des pécheurs invoquant Dieu,
que la musique et les chants d'amour avaient partout cessé.
Une fièvre générale de repentir s'était emparée du peuple. Les
usuriers et les voleurs restituaient leurs gains illicites; les cou-
pables confessaient leurs crimes ou renonçaient à leurs vices ;
les portes des prisons s'ouvraient et laissaient sortir les captifs;
les homicides s'offraient eux-mêmes, à genoux, aux parents de
leurs victimes, qui les embrassaient avec des larmes; de vieilles
inimitiés étaient oubliées et l'on permettait à des exilés de reve-
nir. Partout on voyait opérer la grâce divine et les hommes
semblaient embrasés d'un feu céleste. Le mouvement gagna
même les provinces rhénanes et, à travers l'Allemagne, la
Bohême ; mais toutes les vagues espérances qu'il avait fait
naître se dissipèrent, car il disparut aussi rapidement qu'il
s'était formé et fut, par surcroît, dénoncé comme hérétique.
Uberto Pallavicino recourut à des moyens efficaces pour écarter
les Flagellants de la ville de Milan ; sitôt qu'il fut informé de
leur approche, il fit dresser trois cents gibets le long de la
route et les malheureux, à cette vue, rebroussèrent chemin (1).
(1) Monach. Paduan. lib. ni, ann. 1260. — Chron. F. Francisci Pipini ann. 1260.
273
310 LA PAPAUTÉ ET LES MENDIANTS
C'est au milieu de populations sujettes à de telles tempêtes
morales, à la recherche d'une amélioration quelconque de leur
sort, que les Ordres Mendiants vinrent concentrer à leur profit
la puissante exaltation religieuse de l'époque. Il était inévitable
qu ils s'y développassent avec une rapidité sans exemple
Tout les favorisait. La Cour pontificale eut bientôt reconnu
en eux un instrument plus efficace que ceux du passé pour
soumettre l'Eglise et le peuple, dans toutes les provinces de la
chrétienté, à l'autorité directe du Saint-Siège, pour briser l'in-
dépendance des prélats locaux, pour combattre les ennemis-
temporels de la papauté et pour établir des liens intimes entre
le peuple et le successeur de Saint Pierre. Des privilèges et des
exemptions de tout genre leur furent accordées et enfin, par
une série de bulles datant de 1240 à 4244, Grégoire IX et
Innocent IV les rendirent complètement indépendants de l'or-
ganisation ecclésiastique régulière. Une antique règle de l'Église
voulait qu'une excommunication ou un anathème ne pût°être
levé que par celui qui l'avait prononcé; on la modifia en faveur
des Mendiants. Non seulement les évoques furent requis d'ac-
corder l'absolution à tout Dominicain ou Franciscain qui la lui
demanderait, excepté dans des cas tellement graves que le Saint-
Siège seul pourrait en connaître, mais les prieurs et ministres
des Ordres furent autorisés à absoudre leurs Frères de toute
censure qui pourrait leur être infligée. Ces mesures extraor-
dinaires avaient pour effet de les soustraire entièrement à la
juridiction ecclésiastique communales membres de chaque
Ordre ne furent plus responsables qu'envers leurs supérieurs
et, dans leur action incessante d'un bout à l'autre de l'Europe,
ils purent désormais miner le pouvoir et l'influence des hiérar-
chies locales afin d'y sustituer la toute-puissance de Rome, dont
ils étaient les représentants immédiats.
Toutefois, cette indépendance ne put être conquise que par
degrés. Des brefs pontificaux, de 1229 et de 1234, leur enjoi-
- Gesta treviror archiep c. 268. - Closeners Chronik (Chron. der deutschen
Stadte, vin 73, 104). - Lami, Antichita Toscane, p. 617. - Verri, Storia di
Militno, i, 264.
PRIVILÈGES DES MENDIANTS 31 î
fernant de témoigner respect et obéissance à leurs évêques et
autorisant les évêques à condamner les Frères qui abuseraient
de leurs privilèges de prédicateurs en vue d'un gain, montrent
qu'on avait commencé de bonne heure à se plaindre de leurs
envahissements et que Rome n'était pas préparée encore à les
rendre indépendants de la hiérarchie. Mais, une fois la politique
contraire adoptée, elle fut poussée jusqu'à ses extrêmes con-
séquences et le cycle de la législation relative aux Ordres fut
complété par Boniface VIII, en 1295 et 1296, au moyen d'une
série de bulles qui affranchissaient formellement les Mendiants
de la juridiction épiscopale, les statuts des Ordres devant être 274
les seules lois qui leur seraient applicables, nonobstant toute
disposition contraire du droit canonique. A la même époque,
par une réédition de la bulle Virtute conspicuos, plus géné-
ralement connue sous le nom de Mare 3Iagnum,\e pape codifia
et confirma les privilèges accordés aux Mendiants par ses pré-
décesseurs (1).
La soustraction des Mendiants à toute juridiction locale, en
dehors de celle de leurs propres Ordres, fut une source de trou-
bles sans fin dans toute la chrétienté. Aussi, en 1435, quand les
légats du concile de Baie se rendaient à Briinn pour arranger
un accord avec les Hussites, ils furent appelés à Vienne pour
imposer silence à un Franciscain dont les sermons violents fai-
saient scandale ; mais ils eurent toutes les peines du monde à
lui faire admettre que, représentants d'un concile général, ils
avaient le droit de lui commander. A leur arrivée à Brùnn, ils
trouvèrent toute la population en émoi : le provincial des
Dominicains avait séduit une religieuse de son ordre et cette
femme venait d'accoucher, sans qu'aucune mesure eût été édictée
contre le provincial. Les précautions que les légats crurent
devoir prendre avant de procéder dans cette affaire montrent
combien ils estimaient eux-mêmes que leur tâche était difficile
et périlleuse. Ils finirent cependant par condamner le coupable
(1) Potthast, Reg. n°s 8324, 8326, 9775, K>905, 1H69, 11296, 11319, 11399^
11415.— Ripoll. î, 99. — Matt. Paris ann. 1234 (p. 274-6.) — Wadding. Annale
ann. 1295, n° 18. — Mag. Bull. Roman. î, 174. — Ripoll. n, 40.
312 MILICE PONTIFICALE
à être déposé et emprisonné pour le reste de sa vie au pain et à
l'eau. Mais il n'y a aucune trace de l'exécution de cette sentence.
qui paraît être restée lettre morte comme tant d'autres (1).
Quoiqu'il en soit, le Saint-Siège disposait désormais d'une mi-
lice à lui, recrutée et entretenue par les fidèles, cuirassée contre
les attaques du clergé lui-même et exclusivement dévouée aux
intérêts de Rome. En 1241, Grégoire IX accorda aux Frères le
privilège de vivre librement sur les terres des excommuniés,
d'accepter d'eux l'entretien et la nourriture. Ils purent donc
pénétrer partout et servir d'émissaires secrets même dans les
domaines de ceux qui étaient hostiles à la papauté. Jamais
l'ingéniosité humaine n'a formé d'armée plus efficace, car non
seulement les Moines étaient pleins de zèle et profondément con-
vaincus, mais la réputation de sainteté supérieure qui les suivait
275 partout leur assurait la sympathie et l'appui du peuple, en
même temps qu'elle leur donnait un énorme avantage dans
leurs conflits éventuels avec les églises locales (2).
L'efficacité de la nouvelle armée contre les ennemis tempo-
rels du Saint-Siège fut mise à l'épreuve d'une manière très con-
cluante dans la longue lutte de la papauté contre Frédéric IL
le plus dangereux adversaire que Rome eût encore rencontré.
Dès 1229, tous les Franciscains furent chassés du royaume de
Naples ; on les traitait d'émissaires du pape, qui cherchaient à
détourner de leurs devoirs les sujets de l'Empereur. En 1234.
nous les voyons recueillir de l'argent en Angleterre afin de
mettre le pape en état de continuer la lutte, employant, à cet
effet, tous les procédés de persuasion et d'intimidation, avec un
succès tel qu'ils tirèrent de l'île des sommes énormes et rédui-
sirent nombre de gens à la mendicité. Quand Grégoire, aux
(1) Aegidii Carlerii Lib. de Légation. (Monum. Concil. gênerai, saec. xv, t. i,
p. 544-8, 553, 555, 557, 563-6, 572, 577, 587, 590, 595.)
(2) Potthast n08 11040, 11041. — Le rôle des Mendiants comme instruments de
la domination pontificale paraît clairement dans la condamnation du Franciscain
Jean Sarrazin, convaincu par l'Université de Paris, en 1429, d'avoir enseigné
publiquement que la juridiction tout entière de l'Eglise dérive de la papauté. Il
fut obligé de reconnaître que cette juridiction était accordée par Dieu aux diffé-
rents degrés de la hiérarchie et que 1 autorité des conciles reposait, non sur le
pape, mais sur le Saint Esprit et l'Eglise (D'Argentré, Coll. Judic. de nov. Error.
I, n, 227.)
RÔLE POLITIQUE DES MENDIANTS 313
solennités de Pâques de 1239, fulmina une excommunication
contre l'Empereur, ce fut aux prieurs Franciscains qu'il la com-
muniqua, avec un long tableau des méfaits de Frédéric; ce fut
à eux qu'il donna ordre de la publier au son des cloches, tous
les dimanches et jours fériés. A ce procédé, d'ailleurs très expé-
dient, pour soulever l'opinion publique contre lui, l'Empereur
répondit par un nouvel édit d'expulsion. Quand il fut déposé,
en 1244, par le concile de Lyon, ce furent les Dominicains qu'on
chargea d'annoncer la sentence sur toutes les places publiques,
avec promesse d'une indulgence de quarante jours pour tous
ceux qui viendraient les écouter et remission plénière de leurs
péchés aux Frères qui seraient .persécutés en conséquence.
Bientôt après, nous les voyons jouer le rôle qui fut celui des
Jésuites dans l'Angleterre jacobite et ailleurs, c'est-à-dire fomen-
ter des complots et exciter des troubles. Frédéric déclara tou-
jours que la conspiration contre sa vie en 1244 avait été l'œuvre
de Franciscains qui, chargés de prêcher contre lui une croisade
secrète sur son propre territoire, encourageaient ses ennemis en
prophétisant sa mort prochaine. Lorsque les intrigues pontifi-
cales réussirent, en 1246, à faire élire Henry Raspe deThuringe
Roi des Romains, à la place de Frédéric, Innocent IV adressa une 276
courte circulaire aux Franciscains, les exhortant à faire état de
toute occasion, publique ou privée, pour plaider la cause du
nouveau monarque et promettant la rémission de leurs péchés
à ceux qui lui viendraient en aide. En 1248, ce sont encore des
Frères des deux Ordres qui sont envoyés, comme émissaires
secrets, pour semer la désaffection parmi les sujets de Frédéric.
L'Empereur s'en plaignit vivement, ayant toujours aimé et pro-
tégé les Mendiants, et il répondit à cette perfidie par des actes
de férocité sauvage. Le Dominicain Simon de Montesarculo, fait
prisonnier, fut soumis à dix-huit tortures successives et Frédéric
fit savoir à son gendre, le comte de Caserte, que tout Frère qui
combattrait sa politique devait être, non plus exilé comme pré-
cédemment, mais immédiatement brûlé. Les Mendiants n'en
continuèrent pas moins à prêcher la croisade contre Frédéric
et, après sa mort, contre son fils Conrad. On affirme qu'Ezzelin
18
314 USURPATIONS DKS MENDIANTS
da Romano, le vicaire impérial dans la Marche de Trévise, mit
à mort soixante Franciscains pendant les trente années qu'il
exerça le pouvoir. (1).
Peu à peu les Mendiants se substituèrent aux évoques quand
il y avait lieu de communiquer au peuple des mandements ponti-
ficaux ou d'en assurer l'exécution. Pour la recherche des fugitifs,
ils formaient comme le réseau d'une police invisible, répandue
sur toute l'Europe et prête à tous les genres de services. Jadis,
lorsqu'arrivait à Rome une plainte touchant quelque abus ou la
conduite de quelque prélat, on chargeait une commission, for-
mée de deux ou trois évêques ou abbés de la région, de procé-
der à une enquête, de rédiger un rapport ou de réformer sans
délai l'église ou le couvent qui avait manqué à la discipline.
Bientôt ces devoirs redoutables furent confiés aux seuls Men-
diants, par l'entremise desquels le pouvoir pontifical se faisait
sentir dans tous les palais épiscopaux, dans toutes les abbayes
de l'Europe. A maintes reprises ils se plaignirent du surcroit
de travail qui leur était imposé de ce chef et on promit de les
en décharger; mais ils étaient trop utiles pour qu'on se privât
de leurs services.
277 Une épisode va nous montrer combien la condition de l'Église,
au xm« siècle, ressemblait encore à celle que nous avons cons-
tatée au XIIe, et combien la tâche des Mendiants était souvent
difficile. Le grand archevêché électoral de Trêves était brigué
en 1259 par deux conçurent qui, au grand profit de la Curie
romaine, plaidèrent leur cause pendant deux ans à Rome, jus-
qu'à ce qu'Alexandre IV finit par les écarter l'un et l'autre. Le
doyen de Metz, Henry de Fistigen, alla sous un prétexte quel-
conque à Rome où, en promettant de payer les dettes énormes
contractées là par les deux rivaux, il obtint d'Alexandre sa
nomination à l'archevêché. A son retour, lepallium fut retenu
comme gage des dettes qu'il avait acceptées ; mais, sans l'at-
(1) Richard, de S. Germano CA'-oft. tmn. 1220, 1239.— Potthast, Reg . n°» 10725,-
13360. — Ripoll. i, 158, 172. — Hist. Diplom. Frid. II, t. vi, p. 405, 699-701, 710-
11. _ Waddingi Annal, ann. 1246, n° 4; ann. 1253, n° 35-6. — Martène, Ampliss.
Coll. il, 1192. — Barbarano dé Mironi, Hist. Eccle*. di Yicenza, u, 73.
ABUS ET SCANDALES 315
tendre, il assuma les fonctions d'archevêque, consacra son
évêque suffragant de Metz et commença une série d'expéditions
militaires, au cours desquelles il dévasta l'abbaye de Saint-Ma-
thias et faillit brûler vif les malheureux moines. Ces méfaits,
joints au non-payement de ses dettes, décidèrent Urbain IV, en
1261, à charger les évêques de Worms et de Spire, ainsi que
l'abbé de Rodenkirk, de procéder à une enquête sur l'archevê-
que, accusé de simonie, de parjure, d'homicide, de sacrilège et
d'autres péchés. L'archevêque leur donna de l'argent et ils ne
firent rien. Puis, en 1262, Urbain s'adressa pour la même affaire
à deux Franciscains de la province de Trêves, Guillaume et
Roric, qui devaient enquêter et l'informer sous peine d'excom-
munication. Cette menace effraya tous les Franciscains de la
province. Le custode des Franciscains et le prieur des Domini-
cains, plus prudents que dociles, défendirent aux deux malheu-
reux commissaires d'exercer leurs fonctions, sous peine d'être
jetés en prison. Ils furent trop heureux de pouvoir se réfugier
sains et saufs à Metz. Le provincial franciscain eut alors l'au-
dace d'envoyer des délégués à Rome pour demander que l'en-
quête fut ajournée ou confiée à d'autres. On les entendit en
plein consistoire, en présence d'Urbain lui-même etdeBonaven-
lure, le général de l'Ordre. Le pape répondit avec amertume :
« Si j'avais envoyé des évéchés à deux de vos frères, ils les
auraient acceptés avidement. Vous ne refuserez pas de faire
3e nécessaire pour l'honneur de Dieu et de l'Église. » Il est inu-
tile d'entrer dans tous les détails de cette triste querelle qui
dura jusqu'en 1272 et dont le développement fut marqué par
toutes les variétés de fraude, de faux, de violence et de vol (1).
Qu'il suffise de dire que lorsque Guillaume et Roric furent con- 27$
traints de se mettre à l'œuvre, ils s'acquittèrent de leur tâche avec
droiture et que la Curie romaine, au cours de la procédure,
réussit à extorquer au malheureux diocèse l'énorme somme de
trente-trois mille marcs. Ce qui n'empêcha pas l'archevêque
(1) Polthast, R'qesta, n° 7380, 8027, 8028, 10343, 10363, 10364, l'»365, 10«04,
10807, 10906, 10 '56, 10964, 11008, 11159. — Martène, Thés, v, 1812. — Hist.
Diplom. Frid. n. T. m, p. 416. — Gest. Archiep. Trevir. c. 190-271.
316
L EGLISE ET LES MENDIANTS
Henri, en 1273, d'assister au couronnement de Rodolphe de
Habsbourg, avec une splendide escorte de dix-huit cents hommes
d'armes.
On conçoit facilement que ce rôle d'instructeurs confié aux
Mendiants ait provoqué des froissements entre les nouveaux
Ordres et la vieille organisation qu'ils travaillaient à supplanter.
Cela n'était, d'ailleurs, que le moindre motif de l'antagonisme
qui se déclara bientôt. Une cause bien plus grave de discorde
fut la part attribuée aux Mendiants dans l'œuvre de la pré-
dication et de la confession. Nous avons vu que le droit de prê-
cher avait été soigneusement réservé par les évêques et combien
aussi la prédication avait été négligée jusqu'à l'entrée en scène
de Saint-Dominique L'Église était à peine mieux préparée à
s'acquitter des devoirs du confessionnal, que le concile de
Latran avait rendu obligatoire et dont il avait conféré le privi-
lège au clergé. Paresseux et sensuels, uniquement occupés d'ac-
croître leurs revenus, les prêtres négligeaient les âmes de leurs
paroissiens et, en même temps, s'opposaient à toute intrusion
qui pût diminuer leurs bénéfices. Dans la populeuse cité de
Montpellier, il n'y avait qu'une église où le sacrement de la
pénitence pût être administré; en 1213, les consuls plaidèrent
auprès d'Innocent III la cause des âmes abandonnées et deman-
dèrent pour quatre ou cinq autres églises de la ville le droit de
recevoir les confessions. En 1247 encore, Ypres, avec deux cent
mille habitants, n'avait que quatre églises paroissiales. Si
l'Église Militante voulait s'acquitter de ses devoirs, si elle vou-
lait reconquérir le respect des peuples, il fallait absolument
porter remède à de pareils maux. (1).
Au début de ses efforts, Saint-Dominique s'était prévalu du
279 droit conféré par le pape aux légats du Languedoc d'accorder
des autorisations de prêcher ; ces licences étaient naturellement
indépendantes du bon vouloir des évêques; mais, dans la Règle
de 1228, il fut spécifié qu'aucun Frère ne pouvait prêcher dans
un diocèse sans la permission préalable de l'évèque et qu'en
(l)Maitène Ampliss. Collect. i, H46-9 — Innoc PP. 111. Regst. xv, 240. —
Berger, Registres d'Innocent IV, u° 2712.
PRETRES ET FRÈRES PRECHEURS 317
aucun cas il ne devait s'élever contre les vices du clergé sécu-
lier. Saint-François professait la vénération la plus humble pour
le clergé établi ; il déclarait que s'il rencontrait à la fois un
prêtre et un ange, il commencerait par baiser les mains du prêtre
et qu'il dirait à l'ange : « Attendez, car ces mains que je baise
manient le Verbe de la Vie et ont quelque chose de surhumain.»
Il était également prévu, dans sa Règle, qu'aucun Frère ne
devait prêcher dans un diocèse contrairement à la volonté de
l'évêque. Comme ces derniers n'étaient guère disposés à faire
bon accueil aux intrus, le pape Honorius III condescendit à les
prier de permettre aux Dominicains de prêcher, tout en pre-
nant des mesures pour assurer le recrutement des préd cateurs
dans le clergé séculier en encourageant les études de théologie.
L'intrusion des Mendiants dans les fonctions des prêcheurs de
paroisse commença par le privilège accordé aux moines de cé-
lébrer partout la messe sur des autels portatifs. Cette décision
rencontra quelque résistance, mais fut maintenue ; et quand
Grégoire IX, en 1227, marqua son avènement en autorisant les
deux Ordres à prêcher, à confesser et à donner l'absolution en
tous lieux, les Frères errants, malgré lesprr hibitions édictées par
leurs Règles, envahirent peu à peu toutes les paroisses et s'acquit-
tèrent de tous les devoirs de la cure des âmes, au grand déplai-
sir du clergé local, qui avait toujours défendu avec jalousie les
droits d'où il lirait la meilleure part de son influence et de ses
rentes. Des plaintes s'élevèrent, bruyantes et réitérées. Parfois
les papes consentirent à les écouter, mais le plus souvent ils y
répondirent par la confirmation catégorique des innovations. (1).
(1) Constit. Frat. Praedic. ann. 1228, Dist. u. cap. 32, 33 {Arch. fur. Lilt. und.
K>rchentfe&ctii<*hie. 1886, p. 224.) — Innoc. PP. III. Reg st. ix, 18^.— S. Francis.
Orac. xxu. — Ejusd. Iiegol. > <? '•. c. 9. — Stephan. de BorLone (D'Argentré, Collect.
juclic. de nov. error. I, i, 90-1 ) — Bern. Guidon. (Martène, Ampl. Coll. vi, 530.)
— Potthast, KeijeM. n°" 6508, 6542, 6654, 66 0, 7325, 7467, 7468, 7480, 7890,
10316, 10332, 10386, 10329, 10630, 10657, 10990, 10999, 11006, 11299, 15355,
10926, P.933. — Martène, Thesa*r. i, 954. — Conc. JNarbonn. ann. 1227, c. 19. —
fealuze, Concil. Gall Narb.m. app. p. 156-9.
Il n'y eut pas beaucoup de prélats comme Robert Grosseteste de Lincoln, qui
écrivit à Jordan et ii Ellrs,les généraux des deux Ordres, afin qu'on lui envoyât des
Frères, p;»rce que, dis it-il, son diocèse était trop grand et qu'il avait besoin d'auxi-
liaires pour l'aider dans la pré ;cation et dans la confession. — Fasc.rer. expetend
et fu,wnd. n. 334-5 féi. • e 1 90.)
18.
318 CONCURRENCE AU CLERGÉ
280 Ce qui aggravait encore les causes de conflit, c'est que par-
tout les laïques faisaient le meilleur accueil aux intrus et les
préféraient à leurs curés. La ferveur de leur prédication et leur
réputation de sainteté attiraient la foule au sermon et au con-
fessionnal. L'expérience faisait d'eux des directeurs de cons-
cience infiniment plus habiles que les membres indolents du
clergé rival et le peuple se prit à croire que les pénitences
imposées par eux étaient plus saintes, que l'absolution sortie de
leur bouche était plus efficace. Le clergé prétendait qu'ils de-
vaient ce succès à leur indulgence ; à quoi les moines répondaient,
non sans raison, que les laïques les préféraient, tant pour eux
que pour leurs femmes, à la généralité des prêtres ivrognes et
débauchés qui occupaient les paroisses
Un Frère arrivait dans une localité et y dressait pour un
jour son autel portatif. Sa prédication était attrayante ; les
pénitents s'empressaient autour du confessionnal ; alors il pro-
longeait son séjour et parfois même s'établissait à demeure. Si
l'endroit était peuplé, d'autres moines venaient rejoindre le
premier. Les dons des âmes charitables commençaient à affluer.
On construisait une modeste chapelle, puis un cloître, enfin
tout un ensemble d'édifices qui éclipsaient l'église paroissiale et
se remplissaient de fidèles à ses dépens. Bien plus, les malades
prenaient le froc des Mendiants sur leur lit de mort, léguaient
leur corps aux Frères et les faisaient bénéficier de leurs legs;
d'où des querelles nouvelles et de plus en plus envenimées, qui
faisaient songer à des disputes de vampires sur des cadavres.
En 1247, à Pampelune, plusieurs corps restèrent longtemps sans
sépulture à cause d'une dispute très vive entre les chanoines et
les Franciscains. On s'accorda à partager les dépouilles, les
prêtres de la paroisse devant en recevoir des portions variant
entre la moitié et le quart ; mais cet arrangement m 'nie donna
lieu à des contestations nouvelles. Toutes les fois qu'il se pro-
duisait un conflit ouvert, le pape, bien que désireux d'éviler le
scandale, décidait presque toujours en faveur des moines cl le
clergé assistait, avec un mélange d'effroi < t de conv. à la
dépossession progressive dont il élait la vûtiine. Kn ltf>^\ un
RÉCLAMATIONS DU CLERGÉ 319
soulèvement populaire se produisit en Hollande et dans laGuel-
dre; les rebelles, encouragés par un premier succès, for-
mulèrent un programme de réformes où ils proposaient de
tuer tous les nobles, tous les prélats et tous les moines, mais
d'épargner les Mendiants et les quelques prêtres de paroisse qui 281
étaient nécessaires à l'administration des sacrements. A la
vérité, le clergé fit quelques efforts pour se mettre à la hauteur
des nouveaux venus, mais les habitudes de paresse étaient trop
fortes pour qu'il fût possible à la plupart de s'en guérir. Déjà 5
au siècle précédent, le clergé séculier s'était plaint amèrement
de l'impulsion donnée au monachisme par la fondation et le
développement de l'Ordre cistercien. Il avait même osé porter
des réclamations assez vives devant le troisième concile de
Latran, en 1179, alléguant que les prêtres des paroisses étaient
menacés de tomber dans l'indigence. Cette fois, l'empiétement
était beaucoup plus dangereux et l'instinct de conservation
devait inciter le clergé à une défense énergique. Il fallait qu'il
se produisit une lutte pour la suprématie entre les églises loca-
les, d'une part, et, de l'autre, la papauté avec sa nouvelle
milice. On verra que le parti conservateur fit preuve de beau-
coup d'habileté dans le choix du champ de bataille (1).
L'Université de Paris était alors, le centre de la théologie
scolastique. De caractère cosmopolite, elle s'était peu à peu
imposée au respect de toute l'Europe par une longue série de
maîtres illustres, qui avaient formé des générations d'étudiants
(1) Brev. Hist. Ord. Praedic. (Marlène Ampl. CoV. vi, 357.) — Extrav. Commun,
lib. m, tit. vi, c. 8. — Concil. Nimociens ann. 1298, c. 17. — Constit. Joann.
archiep. Nicos. ann. 1321, c. 10. — C. Avenion. ann. 1326, c. 27; ann. 1337, c.
32. — C. Vaurens. ann. 1368, c. 63, 64. — fcpist. saec. xm, T. i, n° 437 [Monurn.
Germ. Hist.) — Berger, Les Registres it'/nnoc. IV, n°* 1875-8, 3252-5, 3413. —
Ripoll. i, 25, 132-3, 153-4; n, 61, 173; vu, 18. — Matt. Paris ann. 1234, p. 26;
ann. 1235, p. 286-7; ann. 1225, p. 616.— Potthist, I\eg. n°* 8786 a, 8787-9, 10052.
— Trith'-m. Annal. Hirsaug. ann. 1268. — Conc. Biterrcns. ann. 1233, c. 9. —
C. Arcîatens. ann. 1234, c. i. — C. Albiens. ann. 1254, c. 17, 18. — S. Bonav
Libell. Apoloi/et. Quaest. 1. — Abbat. Joachimi Concordiae, v. 49.
Les détails des querelles dég >ûtantes s r les mourants et les morts sont présentés
d'une manière saisissante dans un essai de médiation tenté par Bonilace VIII,
en 1303, entre le clergé de Home et les Mendiants (Ripoll. n, 70.) Les disputes
continuelles à ce sujet étaient un des griefs princi aux «le lu secte spirituelle des
Franciscains (Hist. Tribulationuna, in. Arehiv iïr Litteratur und Kirchengeschiclite,
1886, p. 297.)
320 LUTTES AVEC l'uNIVERcITÉ DE PARIS
appartenant aux pays les plus divers. On la considérait comme
la citadelle de l'orthodoxie. Dans chaque évêché elle était repré-
sentée par d'anciens élèves qui se tournaient vers elle avec
l'affection filiale due à Y Aima Mater. Elle avait fait bon accueil
282 aux premiers missionnaires de Dominique quand ils vinrent à
Paris pour fonder une maison de l'Ordre et avait admis des
Dominicains dans son corps enseignant. Tout à coup s'éleva
une querelle qui, par l'insignifiance même de ses motifs, attesta
la tension qui existait depuis longtemps entre le clergé et les
Mendiants. L'Université avait toujours été jalouse de ses pri-
vilèges, dont le moindre n'était pas la juridiction qu'elle exer-
çait sur ses étudiants. L'un d'eux fut tué et plusieurs furent
blessés par le guet dans une bagarre. La réparation offerte
ayant été jugée insuffisante, l'Université ferma ses portes;
mais les professeurs Dominicains, Bonushomo et Elias, con-
tinuèrent à enseigner. On leur ordonna de suspendre leurs
leçons et défense fut faite aux étudiants d'y assister. Ils en
appelèrent au pape, qui ne tint pas compte de leur réclamation;
et quand l'Université reprit ses cours, on leur enjoignit de jurer
qu'ils en observeraient les statuts, sauf conflit avec la Régie de
leur Ordre. Ils y mirent pour condition que l'on admettrait à
l'Université deux professeurs de théologie dominicains. Après
quinze jours de pourparlers inutiles, on les expulsa. Les pro-
, vinciaux des deux Ordres à Paris prirent en mains cette querelle
et en appelèrent à Rome; Innocent IV demanda à l'Université
de renoncer à ses prétentions. La lutte se trouvait ouvertement
engagée (1).
L'Université ne voulut pas prendre de demi-mesures. Elle
était décidée à réduire les Mendiants à la condition des autres
Ordres et comptait mériter la reconnaissance des évèques et du
clergé en les dépouillant des privilèges qui les rendaient si
(1) Alex. PP. Bull. Quasi lignum vitae.— Waddingi Annal, ann. 1255, n° 2. —
Nhipin, Mbl. des aute rs fccjés. t. x, cli. vil.
' our TexempHon de la juridiction séculière accordée aux étudiants, voir r'erger,
Bei). d'Innocent IV, n° 1515.— Mol'mier (Gnill. Bernard de Gaillac, P;iris, 1884,
p. 26) expose fort bien l'organisation de l'enseignement par les Dominicains à cette
époque.
LA « BULLE TERRIBLE » 321
dangereux. A cet effet, il était nécessaire de se concilier la
faveur de Rome, ce qui était une question d'argent. Les étu-
diants, pleins d'enthousiasme, s'imposèrent des contributions
et constituèrent un fonds destiné aux négociations avec la
Curie. Le chef du parti de la résistance était Guillaume de
Saint-Amour, également estimé comme prédicateur et comme 283
professeur, homme érudit, éloquent et inflexible dans ses
opinions. Il fut délégué vers le Saint Siège, où il trouva Inno-
cent fort disposé à l'entendre soutenir que les règles des Ordres
Mendiants devaient conduire les âmes à la perdition. Le pape
avait été l'ami des moines, il avait confirmé et même étendu
leurs privilèges ; mais il éprouvait en ce moment un accès
d'humeur à leur égard. Les Dominicains en donnaient pour
cause qu'ils avaient secrètement reçu dans leur Ordre un cousin
du pape, que ce dernier aimait beaucoup et qu'il voulait pous-
ser dans le monde ; ils alléguaient aussi la malveillance d'un
autre cousin, qui avait voulu construire à Gênes un palais-for-
teresse dominant toute la ville et qui en avait été empêché par
le refus des Dominicains de lui vendre une parcelle de terrain.
Aux mois de juillet et d'août 4254, Innocent avait publié plu-
sieurs brefs en faveur des Mendiants et contre l'Université. Le
2i novembre il promulgua la bulle Etsi anima rum, connue
des Mendiants sous le nom de « la bulle terrible », où défense
était faite aux membres de tous les Ordres religieux de recevoir
dans leurs temples, les dimanches et jours fériés, les parois-
siens d'autres églises ; ils ne devaient pas entendre de con-
fessions sans une autorisation spéciale des prêtres de paroisse ;
ils ne devaient pas prêcher dans leurs propres églises avant la
messe, pour ne point détourner les paroissiens de leurs églises
paroissiales ; enfin, ils ne devaient pas prêcher dans ces
églises lorsque les évêques eux-mêmes y prêchaient ou y
faisaient prêcher par d'autres (1).
(\) Waddingi Aniwl. ann. 1254, nos 4 et 5; ann. 1255, n» 3. — Brev. hist. ord.
j.raed. (Martene Am/d. Coll. vi, 356-7.) — Potthast R g. h" 15562. — Matt. Paris,
ann. 1253, p. 590.
Guillaume de St Amour cumulait des bénéfices. Non content d'un canonicat à
322 REVANCHE DES MENDIANTS
Cette bulle était vraiment terrible, car elle démolissait d'un
seul coup l'édifice élevé au prix de tant de labeur et d'abné-
gation. En présence d'un pareil désastre, les Dominicains ne se
contentèrent pas de mettre en avant les représentants les plus
illustres de leur Ordre, mais ils en appelèrent au Ciel. Chaque
Frère reçut l'ordre de réciter tous les jours, après matines, sept
psaumes et les litanies de la Vierge et de saint Dominique. Un
Frère, en se livrait à ce pieux exercice, fut encouragé par une
vision : il aperçut la Vierge plaidant la cause des Dominicains
auprès de son Fils et entendit ces paroles : « Écoutez-les, mon
£84 Fils, écoutez-les! » Jésus écouta en effet, car bien que nous
puissions révoquer en doute la légende dominicaine suivant
laquelle Innocent aurait été frappé de paralysie le jour où il
signa le crudelissimum edictum, il est certain qu'il mourut
seize jours après, le 7 décembre; on raconta qu'un pieux
Romain vit alors en songe l'âme d'Innocent livrée aux deux
saints irrités, Dominique et François. Le cardinal d'Albano,
qui, par hostilité aux Ordres, avait conseillé au pape les mesu-
res incriminées, eut l'imprudence de se vanter d'avoir abaissé
les Mendiants devant les évèques, ajoutant qu'il comptait bien
les faire tomber un jour au-dessous des plus humbles prêtres.
Aussitôt une poutre de sa maison céda; il tomba et se cassa le
cou. Peut-être serait-il injuste d'accuser les Dominicains d'avoir
aidé la nature dans ces catastrophes ; mais quelque étrange
que cela puisse paraître d'avoir, à force de prières, tué un
pape et un cardinal, ils constatent non sans orgueil que la
phrase : « Gardez-vous des litanies dominicaines, car elles opè-
rent des miracles)) devint, à partir de ces événements, un dicton
populaire (1).
La mort d'Innocent fut le salut des Ordres Mendiants. Si son
successeur fut élu après un intervalle de deux semaines seule-
ment, ce fut grâce à l'habileté du Préfet de Rome qui, peucon-
Beauvais et d'une église avec cure, il obtint en 1247 d'Innocent la dispense néces-
saire pour détenir une autre cure. — Berger, Les Registres d'Innocent tv, 3188.
(1) Waldingi Annaf. ann. 1254, n° 3; ann. 1255, n° 5. — Bievis Hlstoria (Mar-
tène, vi, 357.) — Martène, Thesaur. i, 1059.
GUILLAUME DE SAINT AMOUR 323
fiant dans l'opération du Saint-Esprit, mit les Pères du Conclave
à la portion congrue, d'où résulta la prompte élection d'Alexan-
dre IV. Le nouveau pape était tout acquis aux Mendiants. Quand
Jean de Parme, général des Franciscains, se présenta à lui avec
la requête habituelle de désigner un cardinal comme « protec-
teur » de l'Ordre, Alexandre refusa, disant que, tant qu'il
vivrait, l'Ordre n'aurait besoin d'autre protecteur que lui-même.
Le choix qu'il fît du Dominicain Raymond de Pennaforte et du
Franciscain Ruffino comme chapelains pontificaux, montra
avec quel empressement il se soumettait à leur influence. Le
31 décembre, dix jours après son élévation, il adressa des lettres
aux deux Ordres pour leur demander leurs suffrages et leur
intercession auprès de Dieu; le même jour il publia un Ency-
clique, révoquant la terrible bulle d'Innocent et déclarant qu'elle
était nulle (1).
Devant un pareil juge, la cause de l'Université était évidem-
ment perdue d'avance. Le 44 avril 1255, parut la bulle Quasi
lignum vitœ, qui décidait la querelle en faveur des Domini- 285
cains. Toutefois, Guillaume de Saint-Amour revint à Paris?
résolu à continuer la guerre. Du haut de leurs chaires, lui et ses
amis tonnèrent contre les Mendiants. Ils se gardaient de les
nommer, mais les désignaient par les allusions les plus trans-
parentes tantôt aux Pharisiens et aux Publicains, tantôt aux
hommes, annoncés par les prophètes, qui introduiraient le règne
de l'Antéchrist. L'Église, disaient-ils, est menacée de périls
nouveaux et imprévus. Satan s'est aperçu qu'il n'arrivait à rien
en envoyant des hérétiques faciles à confondre ; changeant de
tactique, il se fait représenter aujourd'hui par le cheval pâle de
l'Apocalypse, les frères hypocrites qui, sous l'apparence de la
sainteté, troublent « t déchirent l'Église. La persécution dont
ces hypocrites seront les instruments dépassera en horreur
toutes les persécutions précédentes....
Guillaume saisit encore avec empressement une autre arme
qui s'offrait à lui. En 4254, avait paru un ouvrage intitulé
(1) Waddingi Annal, ann. 1254, no 20 ; ann. 1255, '■• t. — Ripoll i. 266-7.
324 POLÉMIQUE CONTRE LES MENDIANTS
« Introduction à l'Évangile Éternel », que Ton attribuait à Jean
de Parme, le général des Franciscains. Il y avait, en effet, parmi
ces derniers, un parti fortement enclin au mysticisme, qui com-
mençait alors à se faire sentir. Les écrits de l'abbé Joachim de
Flore, que l'on faisait revivre et que l'on commentait avec
ardeur, prédisaient, pour 1260, la ruine de l'état de choses
existant dans l'Église et dans l'État, la substitution d'un nouvel
Évangile à celui du Christ et le remplacement de la hiérarchie
ecclésiastique par le monachisme mendiant. L' « Introduction à
l'évangile Eternel » attirait l'attention de tous les lettrés de
l'époque et offrait à Guillaume un terrain d'attaque trop pro-
pice pour être négligé.
L'Université tenait toujours. Vainement Alexandre fulminait
bulle sur bulle contre les récalcitrants, les menaçant de peines
diverses et, finalement, faisait appel à saint-Louis pour obtenir le
concours du bras séculier. Le clergé de Paris, trop heureux de
l'occasion d'accroitre l'impopularité temporaire des Mendiants,
les insultait du haut de toutes les chaires et les attaquait
même dans leurs personnes, usant de coups et de menaces, au
point que les moines n'osaient presque plus se montrer dans
les rues pour y mendier leur pain quotidien. Sans se laisser
émouvoir par une requête du pape, qui demandait au roi de le
jeter en prison, Guillaume publia un pamphlet intitulé De
286 periculis novissimorum temporum, où il exposait hardiment
tous les arguments de ses discours contre les Mendiants. Il y
montrait que le pape n'avait pas le droit d'enfreindre les ordres
des prophètes et des apôtres et que ceux-ci seraient convaincus
d'erreur si l'on renversait l'ordre établi de l'Église en permet-
tant à des hypocrites vagabonds et à de faux prophètes de
prêcher et de recevoir les confessions. Ceux qui vivent de
mendicité sont des flatteurs, des menteurs, des calommiateurs,
des voleurs et des ennemis de la justice. Quiconque déclare que
Jésus était un mendiant nie qu'il ait été le Messie; c'est un
hérésiarque qui détruit le fondement de toute la foi chrétienne.
Un homme qui n'a pas d'infirmités commet un sacrilège quand
il reçoit les aumômes des pauvres pour son usage personnel ; si
INTERVENTION DE SAINT THOMAS 315
l'Église a permis cela «aux moines, c'a été une erreur qui doit
être redressée. Il appartient auxévêques de purger leurs diocèses
de ces hypocrites; ils en ont le pouvoir et, s'ils négligent de le
faire, le sang de ceux qui périront par suite de cette négligence
retombera sur eux.
Saint Thomas d'Aquin et saint Bonaventure répondirent à ces
virulentes attaques. Le premier, dans un traité intitulé Contra
impugnantes religionem, démontra, avec la logique scolastique
la plus raffinée, que les Frères avaient le droit d'enseigner, de
prêcher, de recevoir des confessions et de vivre sans travailler;
il réfuta les accusations portées contre leur moralité et leurs
empiétements, affirmant qu'on n'avait aucun motif de les
assimiler aux précurseurs de l'Antéchrist. Il s'efforça aussi
d'établir qu'ils avaient le droit de résister à leurs diffamateurs
d'appeler les tribunaux à leur défense, d'assurer même leur
sécurité personnelle, en cas de nécessité, par le recours aux
armes, et de punir ceux qui les persécutaient. Bonaventure, dans
son De paupertate Christi, plaida que l'exemple du Christ
était un argument décisif en faveur de la pauvreté et de la
mendicité; dans son Libellus apologeticus et dans son Trac-
tât as quia fratres minores prœdicent, il porta la guerre sur
le terrain même de l'adversaire en dénonçant avec autant de
vigueur que de franchise les défauts, les manquements, les
péchés, la corruption et l'avilissement du clergé suculier.
Les hérétiques pouvaient se sentir justifiés en voyant ainsi les
deux grands partis de l'Église se dire réciproquement leurs
vérités; et les fidèles avaient toute raison de se demander si l'un
ou l'autre pouvait les conduire au salut.
Cette guerre de paroles ne donna pas de résultats décisifs et
la solution de la crise vint d'ailleurs. Dès l'apparition du livre de
Guillaume, saint Louis en avait soumis des exemplaires au pape
Alexandre. L'Université, de son côté, envoya Guillaume à la tête
d'une délégation pour demander à Borne la condamnation de
l'Évangile Éternel. Albert le Grand et Bonaventure vinrent
plaider la cause de leurs Ordres et une chaude dispute s'éleva
devant le Consistoire. L'Évangile Éternel et son Introduction 287
19
326 VICTOIRE DES MENDIANTS
furent condamnés avec égards par une commission spéciale
réunie à Anagni en juillet 1255; d'autre part, la bulle Roma-
nus pontifex, du 5 octobre 1256, déclara que le livre de Guil.
aume de saint Amour était mensonger, scandaleux, trompem.
Iméchant et exécrable. Ordre était donné de le brûler devant la
Curie et devant l'Université; tout exemplaire devait être remis
dans les huit jours pour être détruit et toute personne qui ose-
rait en défendre la doctrine était qualifiée de rebelle. Les
envoyés de saint Louis et de l'Université furent obligés de sous-
crire aune déclaration acceptant cette sentence et de reconnaître
le droit des Mendiants à prêcher, à confesser et à vivre d'aumônes
sans travailler. Guillaume seul refusa. En outre, Alexandre
enjoignit à tous les professeurs et prédicateurs de s'abstenir
d'insulter les Mendiants et de rétracter les propos injurieux
qu'ils avaient tenus contre eux, sous peine de perdre leurs
bénéfices. Ce dernier ordre ne fut suivi que très imparfaite-
ment (1).
La victoire des Mendiants était complète. L'Université se
soumit en maugréant au pouvoir irrésistible de la papauté et
Guillaume de Saint Amour resta seul inébranlable, refusant de
rien reconnaître, de rien concéder. Au moment où il allait
retourner en France, au mois d'août 1257, le pape Alexandre
lui fit défense de s'y rendre et lui interdit à tout jamais d'ensei-
gner. La terreur qu'il inspirait était telle que le pape écrivit
exprès à saint Louis, priant le roi de fermer au théologien
rebelle l'accès de son royaume. Guillaume n'en continua pas
moins à entretenir une correspondance suivie avec ses anciens
collègues et à fomenter dans l'Université de Paris un perpétuel
état d'inquiétude. Vainement Alexandre défendit d'avoir com-
merce avec lui; on passait outre. Les Mendiants qui enseignaient
à l'Université étaient l'objet de quolibets et d'épigrammes qui
(1) Ripoll î. 289, 2^1, 206, 298, 301, 306, 308. 311, 312, 320, 322, 324, 333, 334,
336, 342, 345, 350. — Matt. Paris ann. 1255, p. 611, 616. — Wadding. Annal.
ann. 1255, n° 4; ann. 1256, n° 20-37. — Fasciculus rer. expetend. n, 18 sq. (éd.
1690.) — Mag. Bull. Roman, i. 112. — D'Argentré, Coll. judic. de nov. error.
m, 170 rq. — Guill. Nangiac. Gesta S. Ludov ann. 1 ? 55 . — Grandes Chroniquos,
v„ 373-4. — Bern. Guidon. Chron. (Bouquet, xxi, 698.)
MORT DE GUILLAUME 327
se répandaient partout; en 1259, le Dimanche des Rameaux, le
bedeau de l'Université, Guillot de Picardie, interrompit la
prédication de saint Thomas d'Aquin par la publication d'un
libelle scandaleux contre les Mendiants. Avec le temps, cependant,
les rancunes s'endormirent et le dernier acte de la querelle fut 288
une lettre d'Alexandre, du 3 décembre 1260, autorisant l'évêque
de Paris à donner l'absolution aux personnes qui avaient
conservé des copies du livre de Guillaume, à la condition qu'elles
les remissent pour être brûlées. Guillaume vivait toujours en
exil. Clément IV, qui monta sur le trône pontifical en 1264, lui
permit de revenir à Paris. Là, il se hâta d'écrire un nouveau
livre sur le même sujet et l'envoya au pape en 1266. Dans
l'intervalle, en 1265, Clément avait témoigné sa faveur aux
Ordres Mendiants par une bulle qui confirmait expressément
leur indépendance à l'égard des évêques. Comme on pouvait
s'y attendre, il rejeta le livre de Guillaume comme infecté
^lu même virus que le précédent. Guillaume mourut en 1272,
sans s'être jamais rétracté, et fut honorablement enseveli dans
son village natal de Saint Amour, bien qu'à l'heure actuelle il
passe encore pour un hérétique aux yeux des bons Dominicains
et Franciscains (1).
En 1632, une édition des œuvres de Guillaume ayant été
publiée à Constance, les Dominicains eurent assez d'influence
sur Louis XIII pour en obtenir la suppression. Tous les exem-
plaires furent saisis; tout possesseur d'un exemplaire était
passible d'une amende de 3,000 livres et tout libraire qui en
offrait un exemplaire en vente encourait la peine capitale ! (2)
Les cendres de la controverse furent ranimées en 1269 par un
Franciscain anonyme qui attaqua le livre de Guillaume. Gérald
(1) Ripoll i, 346, 348, 349, 352-3, 372, 3T5-9. — Waddingi Annal ann. 1 25G,
n° 38; ann. 1257, n09 1-4, 6; ann. 1259, n03 3-6; ann. 1200, n° 10. — Clément.
PP. IV Bull. Virtute conspicuos, 12G5. — Dupin, Bibl. des auteurs ecclés. t. x,
ch. vu.
(2) Mosheim, de B*ghardis, p. 27. L'ouvrage Pericula nov'ssimorum temporum
avait cependant été réimprimé, avec deux dos sermons rie St Amour, dans YAnti-
lorjia Papse de Wolfgang de YVeissenburg (Bâle, 1555.) 11 y eut des réimpressions
à Londres en 1088 et dans l'édition donnée par Brown du Fàscicuïus rerum exj e-
tendarum et fugiendarum en 1690.
328 GÉRALD ET BONAVENTURE
d'Abbeville, qui, avec saint Thomas, saint Bonaventure et
Robert de Sorbon compte parmi les quatre plus illustres
théologiens de l'époque, répondit par une dénonciation de la
doctrine de la pauvreté et une défense du principe de la
propriété. Saint Bonaventure répliqua par son Apologia Pau-
perumj éloquent panégyrique de la pauvreté, et les annalistes
289 franciscains racontent avec joie que Gérald, foudroyé par la
logique de son adversaire et par la vengeance de Dieu, perdit
la faculté de raisonner, devint paralytique et mourut miséra-
blement, atteint de la lèpre (1).
Les empiétement des Mendiants avaient soulevé contre eux
une hostilité générale et profonde dans tous les rangs du clergé,
qui ne craignait pas seulement pour ses privilèges, pour ses
richesses, pour son autorité sur le peuple, mais qui se rendait
compte que la nouvelle milice pontificale l'assujettissait à Rome
au point de menacer le peu d'indépendance qui lui restait. Ces
parvenus n'avaient pas craint d'engager une lutte avec la
puissante et respectée Université de Paris — le soleil radieux,
comme disait le pape Alexandre, qui répand sur le monde la
lumière de la pure doctrine, le corps d'où nait la noble race des
docteurs qui illuminent la chrétienté et maintiennent la foi
catholique. Ils avaient trouvé cà qui parler; la guerre avait été
longue et ardente; mais finalement, les Mendiants, obstinément
soutenus par le pape, étaient restés vainqueurs. Là où l'Univer-
sité de Paris, appuyée sur la sympathie de tous les prélats du
monde chrétien, avait échoué, il n'y avait guère d'espoir que
d'autres pussent réussir; il fallait s'incliner devant ces intrus
dont lé pape disait, en défendant aux évèques de se déclarer
pour l'Université, que c'étaient « des fioles d'or remplies de
suaves parfums » (2).
De loin en loin, cependant, la résistance, quoique condamnée
d'avance, se manifestait encore. Une bulle de Clément IV,
en 1268, interdisant aux archevêques et aux évèques d'infer-
(\) Bonaventur. Apol. Pauperum Resp. i, c. 1 . — Wadding. An>ml. ann. 1269,
nos 6-8.
(2) Riyoll i. 33S.
NOUVELLES USURPATIONS DES MOTNES 329
prêter les privilèges conférés aux Mendiants, montre que l'hos-
tilité persistait et guettait les occasions de se produire. Miimc à
l'extrémité la plus lointaine de l'Espagne, Yhermandad des
évêques et abbés de Léon et de Galice, en 1283, indique, comme
un des objets de la confédération, la résistance aux usurpations
des Dominicains et des Franciscains et aux injures qu'ils infli-
geaient sans cesse tant aux monastères qu'au clergé sé-
culier. Celui-ci s'efforçait parfois d'empêcher l'établissement de
nouvelles maisons de Mendiants ou de les contraindre à la
retraite par des vexations, avec l'inévitable résultat de s'attirer
la colère pontificale. 11 y eut une lueur d'espérance quand le
sage et érudit Jean XXI monta sur le trône; mais son hostilité 290
envers les Mendiants abrégea sa vie, comme elle avait abrégé
celle d'Innocent IV. Le toit de son palais s'écroula sur lui après
huit mois de règne et les pieux chroniqueurs des Ordres flétri-
rent sa mémoire comme celle d'un hérétique et d'un magicien.
Vers 1284, l'interprétation de quelques nouvelles concessions
de Martin IV réveilla l'antagonisme. Toute l'Église gallicane se
leva. En 1287, l'archevêque de Reims convoqua un concile pro-
vincial pour étudier la question. Il rappella en termes émus les
vains efforts du clergé en vue d'une solution pacifique, les
insupportables empiétements des moines, les intolérables inju-
res infligées tant au clergé qu'aux laïques et la nécessité d'un
appel à Rome. On savait qu'un pareil appel entraînait des
dépenses considérables ; mais tous les évêques consentirent à
abandonner cinq pour cent de leurs revenus ; les abbés, prieurs,
doyens, chapitres et églises paroissiale' de la province sacrifiè-
rent un pour cent de leurs rentes pour ia même cause. Le pieux
Franciscain Salimbene nous apprend qu'on réunit ainsi cent
mille livres tournois et qu'on acheta à ce prix, le pape Hono-
rius IV. Le Vendredi Saint de l'an 1-87, il devait publier une
bulle retirant aux Mendiants le droit de prêcher et de confesser.
Ils étaient désespérés, mais, cette fois, ce furent les prières des
Franciscains qui prévalurent, comme celles des Dominicains
avaient remporté la victoire au temps d'Innocent IV. La main
de Dieu d'appesantit sur Honorius clans la nuit du mercredi; il
330 LES MENDIANTS ET LA PESTE NOIRE
mourut le jeudi et les Ordres furent de nouveau sauvés. Toute-
fois, la lutte continua jusqu'à ce que Boniface VIII, en 1298,
retira la bulle de Martin IV, sans parvenir cependant à rendre
la paix à l'Église. Benoit XI ne fut pas plus heureux et se plaignit
que cette querelle était comme l'hydre, dont les têtes repous-
saient à mesure qu'on les faisait tomber. En 1323, Jean XXII
déclara hérétique la doctrine de Jean de Poilly, suivant lequel
la confession faite aux Frères était nulle, parce que chacun,
prétendait-il, avait le devoir de se confesser au prêtre de sa
paroisse.
En 1351, le clergé reprit courage en vue d'une nouvelle atta-
que. Il est possible que le dévouement dont firent preuve les
Mendiants pendant la Peste Noire, alors que les prêtres pre-
naient la fuite et que les Frères seuls soignaient les malades et
consolaient les mourants, ait eu pour effet de grandir encore
leur crédit auprès du peuple et de les pousser à de nouveaux
empiétements. Quoi qu'il en soit, une grande délégation, com-
prenant des cardinaux, des évêques et un nombre considérable
de prêtres, se rendit auprès de Clément VI pour réclamer l'abo-
lition des Ordres, ou du moins la limitation de leurs privilèges.
On demandait qu'ils ne pussent ni prêcher ni confesser et qu'ils
^ ne touchassent plus les taxes de funérailles, qui les enrichis-
saient énormément aux dépens des prêtres de paroisse. Les
Mendiants ne daignèrent pas répondre, mais Clément répondit
pour eux, affirmant que, loin d'être inutiles à l'Eglise, comme le
prétendaient les pétitionnaires, ils lui rendaient les plus grands
services. « Et si vous les faites taire, continua-t-il, de quoi donc
pourrez-vous entretenir le peuple? Lui parlerez-vous d'humi-
lité? Mais vous êtes les plus orgueilleux des hommes, arrogants
et épris de toutes les pompes. De pauvreté? Vous êtes d'une
avidité telle que tous les bénéfices du monde ne sauraient vous
satisfaire. De chasteté ? Mais je ne dirai rien à ce sujet, car
Dieu sait ce que fait chaque homme et combien d'entre vous se
livrent à la luxure. Vous haïssez les Mendiants et vous leur fer-
mez vos portes, de peur qu'ils ne soient témoins de votre genre
de vie, alors que vous gaspillez vos biens temporels avec des
INTERVENTION DE CLÉMENT VI 331
parasites et des fripons. Vous ne devriez pas vous plaindre, en
vérité, quand les Mendiants reçoivent quelques biens de ces
mourants qu'ils administraient alors que vous aviez fui, ni
quand ils emploient cet argent à des constructions où tout est
ordonné pour la gloire de Dieu et de l'Église, au lieu de le
dépenser en plaisirs et en débauches. Et parce que vous ne faites
pas comme eux, vous accusez les Mendiants, vous, dont la plu-
part mènent des existences vaines et mondaines ! »
Après une pareille philippique, même de la bouche d'un pape
dont sainte Brigitta dénonça les débordements, il n'y avait pas
autre chose à faire que de se soumettre. Cependant les prélats
ne furent pas réduits au silence, car, quelques années après,
Richard, archevêque d'Armagh, prêcha à Londres des sermons
contre les Mendiants qui, en retour, l'accusèrent d'hérésie
devant Innocent VI. En 1357, il se défendit dans un discours où
il les malmena sans scrupule ; mais l'examen de son cas traîna
en longueur et il mourut à Avignon, en 1360, avant qu'une
solution ne fût intervenue. En 1373, le gardien franciscain de
Syracuse demanda à Grégoire XI une copie authentique de
la bulle de Jean XXII contre les erreurs de Jean de Poilly,
parce qu'en Sicile le clergé séculier contestait aux Mendiants le
droit de confesser. En 1386, le concile de Salzbourg dénonça en
termes violents les scandales causés dans presque toutes les
paroisses par l'intrusion de ces Frères errants, qui allumaient la
discorde et donnaient l'exemple de la mauvaise conduite ; puis
il décida qu'à l'avenir ils ne pourraient ni prêcher ni confesser 292
sans la permission de l'évêque et l'invitation expresse du pas-
teur. En 1393, Conrad II, archevêque de Mayence, cessa un
instant de persécuter les Vaudois pour déclarer, dans un édit>
que les Mendiants étaient des loups déguisés en brebis et leur
interdire de recevoir des confessions. D'autre part, un Fran-
ciscain, Maître Jean de Govelle, soutint publiquement, en 1408,
que les curés n'étaient capables ni de prêcher ni de confesser et
que ces deux tâches incombaient aux Frères, proposition que
l'Université de Paris le contraignit bien vite à rétracter (1).
(1) Clément. PP. IV. Bull. Providentiel, ann. 12»;8. — Mémorial Historico Espa-
332 JEAN GERSON
La querelle paraissait interminable. En 1409, les Mendiants
se plaignirent que le clergé les traitât de voleurs et de loups et
qu'il insistât pour que toutes les confessions qu'on leur faisait
fussent réitérées aux prêtres des paroisses, renouvelant
ainsi l'erreur de Jean de Poilly condamnée par Jean XXII.
Alexandre V, Franciscain lui-même, répondit à leur requête
par la bulle Regnans in excelsis, qui menaçait des peines de
l'hérésie tous ceux qui soutiendraient de pareilles doctrines ou
qui prétendraient que le consentement du prêtre était néces-
saire avant que le paroissien put se confesser aux Frères. Pen-
dant le grand schisme, la papauté cessa d'être un objet de
terreur. L'Université de Paris reprit hardiment la querelle et, à
l'instigation de Jean Gerson, refusa de recevoir cette bulle,
obligea les Dominicains et les Carmes à la renier publique-
293 ment et expulsa les Franciscains et les Augustins, qui refusaient
d'en faire autant. Gerson n'hésita pas à prêcher publiquement
contre la bulle, dans un sermon où il énuméra les quatre per-
sécuteurs de l'Église, à savoir les tyrans, les hérétiques, les
Mendiants et l'Antéchrist. Ce rapprochement peu flatteur n'était
pas de nature à apaiser les esprits ; toutefois, la controverse
sommeilla quelque peu au milieu des grandes questions agitées
par les conciles de Constance et de Baie. Cette dernière assem-
blée se prononça même contre les Mendiants et condamna la
croyance populaire, très répandue, d'après laquelle toute per-
nol, 1851, T. h, p. 06.— Ripoll i, 341, 344. — Ptol. Lucens. Hist . Eccles. lib. xxin,
c. 21, 24-5. — Henr. Steronis Annal, ann. 1287, 1299. — Annal. Dominican. Col-
mariens. ann. 1277. — Waddingi Annal, ann. 1 2**1 , n° 97; ann. 1303, n° 32.—
Concil. Valent, ann. 1255. — Concil. Ravennat. ann. 1259. — Martène, Ampliss.
Coll. ii. 1201. — Concil. Remens. ann. 1287. — Salimbene, Chmn. p. 371, 378-9.
— Guill. Nangiac ann. 1298; ejusd. Continuât, ann. 1351. — Révélât. S. Brigittse
lib. vi, c. 6 ' : c!'. lib. i, c. 41. — c. 2 Extravagant. Commun, ni, vi. — c. 1. Ejusd.
v, 7. — Ripoll h. 92-3. — P. de Herenthals Vit. Joann. xxn. ann. 1233. — Mar-
tène Thés. i. 1308 — c. 2 Extravagant Commun, v. ni. — Alph. de Spina Forta-
licium Fidei, fol. 61 a (éd. 1494). — Hecker, Epidémies of the Middle Ages
(trad. Babington), p. 30. — Fascic. Rer. Expet. et Fugiend. n, 466 (éd. de 1490).
— Theiner, Monvm. Hibern. et Scotor. n° 634, p. 313. — Cosentino, Archiv.
Stor. Siciliano, 1886, p. 336. — Concil. Salisburg. ann. 1368, c. 8. — Gudeni
Cad. Diplom. in, 603. — D'Argentré, Coll. Jndic. de Nov. Error. i, n, 178.
Pendant la Peste Noire, sur 140 Dominicains, à Montpellier, sept seulement survé-
curent; à Marseille, de 160, pas un n'échappa. La mortalité, dans l'Ordre Fran-
ciscain, fut estimée à 124.434 personnes, ce qui est d'ailleurs une manifeste exa-
gération. — Hoffmann, Gesch. der Inquisition, n, 374-5.
COMPROMIS DE 1480 333
sonne mourant dans l'habit franciscain ne devait pas passer
plus d'une année au Purgatoire, parce que saint François y
faisait une visite annuelle et emportait au Ciel ceux qui s'étaient
réclamés de lui. Mais quand la Papauté retrouva sa force, elle
la mit de nouveau au service de ses favoris. En 1446, Eugène IV
publia une nouvelle bulle, Gregis nobis crediti, qui condam-
nait les doctrines de Jean de Poilly et fut suivie, en 1453, d'une
autre bulle de Nicolas V, Provisionis nostrœ, qui tendait à la
même fin. Cette dernière bulle fut notifiée en 1456 à l'Université
de Paris, qui la dénonça comme subreptice, ennemie de la
paix et subversive de la subordination hiérarchique. Calixte III
continua la lutte et, en présence de l'obstination de l'Univer-
sité — elle refusait d'admettre parmi ses membres les Frères
qui ne renonçaient pas à se prévaloir de ces bulles — fit vaine-
ment appel au roi Louis XI. Il est vrai qu'en 1458 un prêtre de
Valladolid, qui déniait aux Mendiants le droit d'exercer les
fonctions des prêtres, fut obligé de se rétracter publiquement
dans sa propre église ; mais la lutte continua, donnant lieu en
Allemagne à de tels scandales que les archevêques de Maycnce
et de Trêves, d'accord avec de nombreux évêques et le duc de
Bavière, furent obligés d'en appeler au Saint-Siège. Une com-
mission de deux cardinaux et de deux évêques fut nommée
pour régler les termes d'un compromis, qui fut accepté par les
deux partis et approuvé par Sixte IV vers J480. Les prêtres ne
devaient pas enseigner que les Ordres étaient une pépinière
d'hérésie ; les Frères ne devaient pas enseigner que les parois-
siens n'avaient pas besoin d'entendre la messe dans leurs églises
paroissiales les dimanches et jours fériés ; en revanche, ils ne
devaient pas être privés du droit de confesser et d'absoudre.
Prêtres et Frères devaient également s'abstenir d'exercer une
pression sur les laïques touchant le choix d'une sépulture ; 294
les deux partis devaient cesser de s'injurier et de se dénoncer
dans leurs sermons. L'insertion de ce compromis dans la loi
canonique montre l'importance qu'on y attacha, comme à l'in-
strument d'une paix durable, valable pour toute la chrétienté
latine. Lorsque, en 1484, on condamna à Paris les hérésies de
19.
334 opinion d'érasme
Jean Lallier, on compta parmi celles-ci le fait d'avoir renouvelé
la doctrine de Jean de Poilly et d'avoir dit que Jean XXII n'avait
pas le droit de la déclarer hérétique. Toutefois, en 1515, au
concile de Latran, un effort résolu fut tenté par les évêques
pour obtenir la révocation des privilèges spéciaux des Men-
diants. En refusant de prendre part aux votes, ils obtinrent
promesse de satisfaction; mais Léon X traîna les choses en
longueur et, l'année suivante, un nouveau compromis fut con-
clu, dont les termes montrent combien les Mendiants avaient
témoigné de mépris aux autorités épiscopales. D'ailleurs, les
défenses qui leur furent faites à cette occasion les gênèrent
peu, car, en 1519, Érasme, écrivant à Albert, le cardinal arche-
vêque de Mayence, s'exprimait ainsi :
« Le monde est opprimé par la tyrannie des Mendiants, qui,
bien qu'étant des satellites du Siège de Rome, sont cependant
si nombreux et si puissants qu'ils sont redoutables au pape lui-
même et aux princes. À leurs yeux, quand le pape leur vient en
aide, il est plus que Dieu; mais quand il leur déplaît, il n'a pas
plus d'autorité qu'un rêve (1) ».
Il faut avouer que les Dominicains comme les Franciscains
avaient singulièrement dégénéré des hautes vertus de leurs
fondateurs. A peine les Ordres avaient-ils commencé à se
répandre qu'il survint de faux frères, dédaigneux de leurs
vœux de pauvreté et n'usant de la prédication que pour réaliser
des gains sordides. Dès 1233, Grégoire IX est obligé de rappeler
sévèrement au chapitre général des Dominicains que la pauvreté
professée par l'Ordre devait être sincère et non simulée. Le
fait que les papes employèrent sans cesse des Frères à titre
d'émissaires politiques, les détourna nécessairement de leurs
fonctions spirituelles, attira parmi eux des hommes ambitieux
et remuants, imprima enfin à ces institutions un caractère
(1) D'Argentré, CnlUct. Judic. de Nov. Error. i, n, 189-4, 242, 251, 340, 317,
352, 354, 356. — Religieux de S. Denis, Hist. de Charles vi, lir. xxix, ch. 10. —
Gersoni Sermo contra Bullam Mendica ttium. — AIpli. de Spin.i, Fortalicinu
Fidei, fol. 61 (éd. 1404 . — C. 2 Extravagant, i, 9.— Ripoll m, 206, 256, 263.—
Wadding. ann. 1457, n" 61. — H. Gorncl. Agrippa? Epis!, u, 40. — Raynald.
Annal, ann. 1515, n° 1. — Goneil. Lateran. Scss. xi (Hard. ix, 1332). — Erasmi
Epist. 10, lib xii (éd. 1642, p. 585-6).
DÉCADENCE DES FRANCISCAINS 335
mondain tout à fait opposé à la conception primitive. En outre, 295
les Frères étaient particulièrement exposés aux tentations.
Vagabonds de profession, ils n'étaient l'objet d'aucune sur-
veillance, n'étaient soumis qu'à la juridiction de leurs supé-
rieurs et aux lois de leur Ordre, exagérant encore ainsi et
rendant plus dangereuse que jamais l'immunité commune à
tous les ecclésiastiques (1).
La « religion séraphique » des Franciscains, par cela même
qu'elle visait à un idéal presque surhumain, était sujette aux
insidieux retours de la fragilité huma'ne. Cela se manifesta
du vivant même de saint François, qui se démit de ses fonc-
tions de Général à cause des abus qui tendaient à s'établir et
offrit ensuite de les reprendre si les Frères voulaient marcher
dans la voie qu'il leur avait tracée. Des froissements étaient
inévitables entre ceux qui adhéraient en toute conscience aux
austérités de la Règle et les mondains qui ne voyaient dans
l'Ordre qu'un instrument de leur ambition. Il n'était pas néces-
saire à saint François d'être prophète pour prédire, sur son lit
de mort, des scandales prochains, des luttes intestines et la per-
sécution de ceux qui ne voudraient pas consentir à l'erreur —
pressentiment que nous verrons pleinement vérifié, non moins
qu'une autre prédiction du fondateur, suivant laquelle le jour
devait venir où l'Ordre serait tellement déshonoré que ses
membres auraient honte de paraître en public. Le successeur
de François, Elias, donna à l'Ordre une impulsion puissante,
mais dans la voie opposée à celle qu'il avait suivie d'abord.
Considéré comme le politique le plus habile et le plus astucieux
de ritalie,il accrut notablement l'influence et l'activité des Fran-
ciscains, jusqu'à ce que les dérogations à la Règle, devenues
très fréquentes, eussent tellement scandalisé les Frères plus
rigides qu'ils obligèrent Grégoire IX à destituer Elias. Il passa
alo'rs au parti de Frédéric II, et il fut excommunié.
Il n'était pas dans la nature humaine de repousser long-
temps l'afflux des richesses qui venaient, de tous côtés, s'offrir
(1, Potthast, Reyest. n°* 8326, 9172, 11299. — Marlène, Thés v, 1816, 1820.
336 LUXE ET INSOLENCE DES MOINES
à l'Ordre et Ton eut recours à toutes les subtilités de la dialec-
tique pour concilier la possession d'une immense fortune avec
la renonciation à toute propriété telle qu'elle était prescrite par
la Règle. Les humble cabanes que saint François avait ordonné
d'habiter devinrent des palais magnifiques qui s'élevèrent dans
toutes les villes, comme un défi aux crfBiédrales et aux plus
somptueuses abbayes du voisinage. En 1257, saint Bonaven-
ture, qui venait de succéder à Jean de Parme comme Général
de l'Ordre, suspendit un instant sa controverse avec Guillaume
de Saint Amour pour adresser une encyclique à ses provinciaux,
où il déplorait la mésestime et l'aversion qui pesaient sur
296 l'Ordre. 11 les attribuait à son désir immodéré de richesses ; à
l'oisiveté de beaucoup de ses membres, qui les livrait à tous les
vices; aux excès des Frères errants, qui opprimaient ceux qui
les recevaient et laissaient des souvenirs de scandales plutôt
que des exempts de vertu ; à l'importune mendicité qui ren-
dait le Frère plus redoutable qu'un brigand de grande route ; à
la construction de palais magnifiques, qui ruinait leurs amis et
provoquait les attaques de leurs ennemis ; à l'indignité de beau-
coup de prédicateurs et de confesseurs ; à la course avide après
les legs et les taxes de funérailles, sujet de grand déplaisir pour
le clergé; enfin, à une conduite extravagante qui devait néces-
sairement avoir pour effet le refroidissement de la charité.
Évidemment, les virulentes critiques de Saint Amour et les
plaintes du clergé n'étaient pas sans fondement ; mais cet
avertissement sévère ne produisit pas d'effet et, dix ans après,
Bonaventure fut obligé de le réitérer en termes plus énergiques
encore. Cette fois, il exprima particulièrement le dégoût que lui
inspirait l'audace éhontée de certains Frères, qui, dans leurs
sermons adressés aux laïques, attaquaient les vices du clergé,
provoquant ainsi des scandales, attisant des querelles et
des haines. Il terminait ainsi : « C'est un mensonge vil et
ignoble que de faire profession de pauvreté absolue tout
en ne se refusant rien ; d'aller mendier au dehors comme
un pauvre et de vivre chez soi dans l'opulence. » Les
reproches de saint Bonaventure n'amenèrent pas de ré-
OPINION DE BRIGITTA 337
forme et la lutte continua au sein de l'Ordre, jusqu'à ce qu'il
eût rejeté comme hérétiques ses membres les plus fidèles à la
Règle, comme nous le verrons en racontant l'histoire des Fran-
ciscains Spirituels et des Fraticelli.
Au siècle suivant, Dominicains et Franciscains lâchèrent
également la bride à leurs appétits mondains. Sainte Brigitta,
dans ses Révélations, qui furent approuvées par l'Église comme
inspirées, déclare que ces moines, « malgré leur vœu de pau-
vreté, ont amassé de grandes richesses, que leur but unique est
de les accroître, qu'ils s'habillent aussi richement que les évè-
ques et que beaucoup d'entre eux étalent des ornements et des
bijoux tels que n'en portent pas les plus opulents parmi les
laïques (1) ».
Tel fut le développement des Ordres Mendiants dans leurs 297
relations complexes avec l'Église. Mais leur activité était trop
grande pour se borner à la défense du Saint-Siège et à la renais-
sance religieuse grâce à laquelle, pour un temps, ils surent
reconquérir au profit de Rome la vénération des peuples. Un
des objets accessoires auxquels ils vouaient une partie de leur
énergie était le travail des missions et, sur ce terrain, ils don-
nèrent un digne exemple à leurs successeurs, les Jésuites
du xvie et du xvne siècle. Parmi les labeurs incessants de saint
François, ses efforts pour convertir les Infidèles tiennent une
grande place. Il se proposait de visiter le Maroc, avec l'espoir de
convertir le roi Miramolin, et déjà il était arrivé en Espagne
lorsque la maladie l'obligea à rebrousser chemin. Treize ans
après sa conversion, il fit un voyage en Syrie dans le dessein de
convertir le Soudan de Babylone, bien qu'on fût alors en guerre
avec les Sarrasins. Fait prisonnier dans les lignes ennemies, il
fut amené avec ses compagnons, chargé de chaînes, devant le
(1) S. Francis. Collât. Monast. Collât, xxi, xxv. — Ejusd. Prophet. xiv, xv;
Epist. 6, 7. — P*t. Kodulphii Hist. Seraph. Relig. lib. i, fol. 177-8. — Th. de
Eccleston de Adv. Minorum Collât, xu. — Waddiiigi Annal. anD. 1253, n° 30. —
S. Bonavent. Opp. éd. 1584, t. i, p. 485-6. — Matt. Paris, ann. 1243 (p. 414). —
S. Brigittee Révélât, lib. iv, c. 33.
338 MISSIONS DOMINICAINES
Soudan et se déclara prêt à affronter l'épreuve du feu pour
prouver la vérité de ses croyances. Le Soudan lui offrit de
magnifiques présents, qu'il dédaigna, et lui permit de se retirer.
Ses disciples suivirent son exemple. Ni l'éloignement, ni le
danger ne les détournèrent jamais de leur lâche : gagner de
nouvelles âmes au christianisme. Il y avait, à cet égard, une
noble émulation entre Franciscains et Dominicains, car saint
Dominique aussi avait conçu le projet d'un vaste système de
missions. Dès 4225, nous trouvons des missionnaires des deux
Ordres travaillant au Maroc. En 1223, des Franciscains furent
délégués pour convertir Miramolin, le Sultan de Damas, le
Caliphe et les peuples de l'Asie en général. En 1237, les Jaco-
bites d'Orient furent ramenés à l'unité catholique par le zèle
des Dominicains, qui travaillaient également parmi les Nes-
toriens, le Géorgiens, les Grecs et d'autres schismatiques du
Levant. Les mêmes indulgences que pour une Croisade étaient
offertes à ceux qui s'associaient à ces périlleuses campagnes, où
les privations et le climat n'étaient pas les seuls ennemis à
redouter. Quatre-vingt-dix Dominicains subirent le martyre
parmi les Gumains de la Hongrie orientale, à l'époque où les
hordes de Gengis Khan se répandaient sur ce pays. Après la
retraite des Tartares, les Dominicains revinrent à la charge et
convertirent les Gumains en masse, non sans travailler en
même temps parmi les Cathares de la Bosnie et de la Dalmatie,
où plusieurs d'entre eux furent tués et où deux de leurs couvents
furent brûlés par les hérétiques.
Une bulle d'Alexandre IV, en 1258, nous donne une idée de
l'extension des missions franciscaines à cette époque : elle est
298 adressée aux Frères dans les pays des Sarrasins, Païens, Grecs,
Bulgares, Gumains, Éthiopiens, Syriens, Ibériens, Alains, Catha-
res, Goths, Zichores, Russes, Jacobites, Nubiens, Nestoriens.
Géorgiens, Arméniens, Indiens, Moscovites, Tartares, Hongrois,
ainsi qu'aux missionnaires auprès des Chrétiens captifs des
Turcs. Quelque singulière que puisse paraître la géographie de
cette énumération, il en reste l'impression que l'énergie et
l'esprit de sacrifice des Frères se prodiguaient sur un très vaste
MISSIONS FRANCISCAINES 339
théâtre. Parmi les Tartares, ils obtinrent d'abord des succès
encourageants. Le grand Khan lui-même se fît baptiser et le
nombre des convertis fut tel qu'il fallut un évêque pour les
organiser en communauté; mais le Khan apostasia, les mission-
naires furent massacrés et beaucoup de convertis partagèrent
leur sort. L'efficacité de la mission arménienne se manifesta
par la renonciation du roi Haito d'Arménie, qui se fit admettre
dans l'Ordre sous le nom de Frère Jean. Ce n'était point, d'ail-
leurs, le seul Franciscain de sang royal, car saint Louis de Tou-
louse, fils de Charles le Boiteux de Naples et de Provence, refusa
la couronne que lui offrait son père pour devenir Franciscain.
Il faut peut-être ajouter moins de créance aux récits des Domi-
nicains touchant huit missionnaires de leur Ordre qui, en 1316,
pénétrèrent dans l'Empire du Prêtre Jean en Abyssinie, où ils
auraient fondé une Église si durable qu'on put, un demi-siècle
après, y organiser l'Inquisition, avec le frère Philippe, fils d'un
des roitelets vassaux du Prêtre Jean, comme inquisiteur-général.
Son zèle le conduisit à attaquer, avec les armes spirituelles et
temporelles, un autre roi du pays qui était bigame et par lequel
il fut traîtreusement mis à mort, le 4 novembre 1366 ; son
martyre et sa sainteté furent attestés par de nombreux mira-
cles. Quoi qu'il en soit, les Franciscains rappellent, avec une
fierté légitime, que des membres de leur ordre accompagnaient
Christophe Colomb dans son second voyage, impatients de
commencer aussitôt la conquête chrétienne du Nouveau,
Monde (1).
Mais le champ spécial de l'activité des Mendiants, celui qui 299
nous concerne plus particulièrement ici, était la conversion et
(i) Bonavent. Vit. S. Francis, c. 9. — Lacordaire, V:e de S. Dominique p. 18 2-3
— Potthast, Reg. n°s 7219, 7400, 7537, 7550, 9130, 9139, 9141, 10350, 10383,
10421, 11297. — Raynald. ann. 1233, n° 22, 23; ann. 1237, n° 88. — Hist. Ordin.
Praedic. c. 8 (Martène, Ampliss. Coll. vi, 338). — - Chron. Magist. Ordin. Praedic.
c. 3 (ibid. 350-J). — Waddingi Annal, ann. 1258, n° 1; ann. 1278, n°s 10, 11, 12;
ann. 1284, n° 2; ann. 1288, nos 3, 36; ann. 1289, n° 1 ; ann. 1294, n03 12-12;
ann. 149J, n° 2; ann. 1493, n° 2-8. — Rodulphii Hist. seraph. rtliy. lib. i,
fol. 120. — ■ Paramo, De orig. offic. S. Inqwsit. p. 238.
En 1246, Innocent IV reçut une lettre très gracieuse de Melik-el-Mansur Nassir,
souverain d'Edesse, exprimant le regret que 1 ignorance des langues l'empêchât
d'engager des discussions théologiques avec les Dominicains envoyés pour le con-
vertir. — Berger, Registres d'Innocent I\ , n- 3031.
340 MENDIANTS ET HÉRÉTIQUES
la persécution des hérétiques, — l'Inquisition, dont ils firent
leur instrument. 11 était inévitable qu'elle tombât entre leurs
mains aussitôt que l'impuissance des anciens tribunaux ecclé-
siastiques rendit nécessaire une organisation nouvelle. Ce
n'était pas, en effet, chose facile de découvrir un hérétique et
de faire la preuve de son crime. Il fallait, pour cela, une édu-
cation spéciale, qui était précisément celle que les Ordres
essayaient de donner à leurs adeptes afin de les préparer à la
prédication et à la confession. Sans attaches locales, soldats de
la Croix prêts à marcher, au premier signal, vers n'importe
quel point du monde, leur dévouement particulier au Saint-
Siège faisait d'eux des auxiliaires indispensables dans l'organi-
sation de cette Inquisition pontificale qui devait, par degrés, se
substituer à la juridiction des évêques et réduire les églises
locales à la sujétion.
Que Dominique ait été le fondateur de l'Inquisition et le pre-
mier des inquisiteurs-généraux, c'est là une opinion qui a fini
par faire partie intégrante de la tradition catholique. Elle a été
affirmée par tous les historiens de l'Ordre, par tous les panégy-
ristes de l'Inquisition ; elle a été revêtue de la sanction pontifi-
cale par la bulle Invictarum de Sixte V et on cite, pour la
mettre hors de doute, une bulle d'Innocent III, conférant à Domi-
nique les fonctions d'inquisiteur-général. Nous pouvons dire,
cependant, qu'aucune tradition de l'Église ne repose sur une
base plus fragile. Assurément, Dominique consacra les meil-
leures années de sa vie à combattre les hérétiques et il n'est
pas moins certain que, lorsqu'un hérétique ne se. laissait pas
persuader, Dominique, comme tous les autres missionnaires
zélés de cette époque, venait allègrement prendre sa place au
pied du bûcher flambant. Mais, en cela, il se confondait avec
des centaines d'autres fanatiques et il ne s'est rendu coupable
d'aucune tentative particulière pour organiser méthodiquement
la répression. D'ailleurs, à partir de 1215, époque où il jeta les
fondements de son Ordre, il s'en occupa exclusivement, à tel
point qu'il dut renoncer à son rêve longtemps caressé daller
finir ses jours comme missionnaire en Palestine. Nous verrons
l'inquisition aux mains des moines 341
que c'est seulement dix ans après sa mort, en 1221, qu'il put 300
être question de l'Inquisition pontificale comme d'une institution
régulière. La part prépondérante qu'y prirent les successeurs
de François explique la légende qui s'est formée autour de son
nom — légende qui doit partager le sort d'une déclaration
enthousiaste d'un historien de l'Ordre, suivant lequel plus de
cent mille hérétiques auraient été convertis par l'enseignement,
les mérites et les miracles du Saint (1).
La gloire exclusive, revendiquée par l'Ordre, d'avoir organisé
l'Inquisition et d'en avoir assuré seul le fonctionnement, n'est
pas moins entachée d'exagération et de légende. Les bulles de
Grégoire IX que l'on allègue à cet effet ne sont pas autre chose
que des ordres individuels adressés à certains provinciaux
dominicains ; on leur demande d'envoyer en mission des
Frères bien préparés à prêcher contre l'hérésie, d'interroger les
hérétiques et de poursuivre leurs fauteurs. Parfois, et de la
même manière, des Dominicains sont délégués dans certaines
provinces pour procéder contre les hérétiques ; le pape prie les
évêques d'excuser cette intrusion, en alléguant l'habileté des %
Frères à convaincre les délinquants et le poids écrasant des
autres fonctions épiscopales, qui empêchent les évêques de
donner toute l'attention nécessaire à cet objet. En vérité, Rome
n'a jamais confié formellement aux Dominicains les fonctions
d'inquisiteurs, de même qu'il n'y a jamais eu, à proprement
parler, de décision formelle établissant l'Inquisition. Les Domi-
nicains ont simplement été les instruments les plus prompte-
(1) Campana, Vita di S. Piero Martire, p. 257. — Juan de Mata, Santoral de
S. Domingo y S Francisco, fol. 13. — Zurita, Anales de Aragon, lil>. ir, c. 63. —
Ricchinii Prœem. ad Monetam, dissert, i, p. xxxi. — Paramo, De orig. Offre. S. In-
quis. lib. n, tit. n, c. 1. — Pegnœ Comment, in Eymeric. p. 461. — Chron. Ma-
gist. Ord. Prœdic. c. 2 (Martène, Ampl. Coll. vr, 348). — Monteiro, Historia da
S. Inqwsiçào, P. i, liv. i, c. xxv, xlviii.
C'est un intéressant symptôme des mœurs adoucies du xixe siècle que de voir le
savant et zélé dominicain Lacordaie écrire, en 1842, sa Vie de S. Dominique,
pour prouver que Dominique n'a pu participer aux cruautés de l'Inquisition. Or,
cent ans auparavant, un Dominicain non moins érudit, Ricchini, avait réclamé
pour le saint l'honneur de l'avoir fondée. Cependant, depuis l'époque de La-
cordaire, une réaction s'est pioduite, et l'abbé Douais n'hésite pas à affirmer, sur
l'autorité de Sixte V, que « S. Dominique aurait ainsi reçu une délégation pontifi-
cale pour l'inquisition après l'année 1209 » [Sources d" V histoire de l Inquisition, '
in Revue des questions historiques, 1er oct. 1881, p. 400.
342 INQUISITEURS DOMINICAINS
301 ment disponibles pour la recherche des hérétiques qui se dissi-
mulaient, d'autant plus qu'ils professaient, comme leur premier
devoir, celui de prêcher et de convertir. Lorsque la conversion
devint un but secondaire et que la persécution passa au premier
plan, les Franciscains furent également utiles; ils partagèrent,
avec les Dominicains, le douteux honneur et le fardeau réel de
l'organisation inquisitoriale.
D'ailleurs, toutes les fois que les circonstances l'exigeaient,
on n'hésitait pas à confier les fonctions d'inquisiteurs à des
clercs quelconques. Dès 4258, nous voyons deux chanoines de
Lodève commissionnés par le pape à titre d'inquisiteurs d'Albi ;
nous verrons plus loin, à la fin du xiv* siècle, Pierre le
Célestin s'acquittant, avec une énergie farouche, des fonctions
d'inquisiteur pontifical, depuis la mer Baltique jusqu'à la
Styrie (1).
Il n'en reste pas moins certain que les premiers inquisiteurs
ainsi qualifiés ont été des Dominicains Lorsque, après raccord
conclu entre Raymond de Toulouse et saint Louis, on entreprit
sérieusement d'extirper l'hérésie en pays albigeois et que l'orga-
nisation épiscopale parut insuffisante pour cette tâche, ce furent
des Dominicains qu'on y envoya pour travailler sous la direc-
tion des évêques. Dans la France septentrionale, les mêmes
fonctions se concentrèrent peu à peu entre les mains des Domi-
nicains. En Aragon, dès 1232, on les recommande à l'archevêque
de Tarragone pour leur aptitude aux recherches ; en 1249. la
tâche d'enquérir leur est formellement confiée. Bientôt le midi
de la France fut partagé entre eux et les Franciscains; les
Dominicains avaient la partie occidentale, tandis que le Comtat
Venaissin, la Provence, Forcalquier et les pays d'Empire dans
les provinces d'Arles, d'Aix et d'Embrun étaient abandonnés
aux Franciscains. En Italie, après quelques conflits entre les
deux Ordres, Innocent IV, en 1254, assigna aux Dominicains la
(1) Gregor. PP. IX. Bull. Ille humani generis. Ap. 22, ***%—^******.*:
no. 9113, 9152, 9153, 9155, 938), 9388, 9.95, 10362. - Innoc. PP. IV Bull, fnter
alla 20 cet. 1248 (Baluze et Mansi i, 208). - Arch. de l'Inquis. de Larcassonne
(Col! Doat, xxxi, fol. 21). — Archives de i'Evêché d'Albi {*&. xxxi, 2oo,
COLLABORATION DES DEUX ORDRES 343
Lombardie,laRomagne, le Trévisan et Gènes, la partie centrale
de la Péninsule étant attribuée aux Franciscains ; à cette épo-
que. L'Inquisition n'avait pas encore été établie à Naples. Tou-
tefois, cette réparti tition ne fut pas toujours strictement obser-
vée, car nous trouvons quelquefois des inquisiteurs franciscains
à Milan, en Romagne et dans le Trévisan. En Allemagne et en
Autriche, comme nous le verrons, l'Inquisition n'a jamais
poussé de racines profondes; mais, dans la mesure où on l'y
organisa, elle fut entre les mains des Dominicains, les Francis- 302
cains opérant seulement en Dalmatie et en Bohème (1).
Parfois les deux Ordres travaillaient de concert. En 1237, le
Franciscain Etienne de Saint-Thibéry fut associé au Dominicain
Guillem Arnaud à Toulouse, dans l'espoir que la réputation de
douceur relative, qui s'attachait aux Franciscains, atténuerait
l'aversion du peuple pour l'institution nouvelle. En avril 1238,
Grégoire IX désigna les provinciaux des deux Ordres en Aragon
comme inquisiteurs dans ce royaume ; la même année, il prit
ja même mesure en Navarre. En 4255, le gardien franciscain
de Paris fut placé, avec le prieur dominicain, à la tète de l'Inqui-
sition de France; en 1267, nous trouvons les deux Ordres four-
nissant des inquisiteurs pour la Bourgogne et pour la Lorraine ;
en 1311, deux Dominicains et un Franciscain exercent ensemble
l'inquisition dans la province de Ravenne. 11 parut cependant
plus sage de définir exactement les juridictions des deux Ordres,
afin de prévenir les explosions menaçantes d'une jalousie qui
ne faisait que s'aggraver. La haine qui les divisait avait com-
mencé de bonne heure et cherchait, de part et d'autre, à se
satisfaire, avec un manque de scrupules qui constituait pour
l'Église un scandale et un péril perpétuels. Ainsi, en 1266, une
vive querelle éclata entre les Dominicains de Marseille et
(1) Concil. Narbonn. ann. 1235. — Concil. Biterrons. ann. 1233; ann. 1 2 iG. —
Concil. Albiens. ann. 1254, c. 17, 18. — Martène, Thés, x, 1800, 1808-10, 1817,
1819-20. — Ripoll i, 38. — Aguirre, Cnneil. Hispan. vi, 155-6. — Raynald.
Annal, ann. 1233, n° 40, 59 sq. — Waddingi Annal, ann. 1246, n° 2; ann. 1254,
n« 7, 8; ann. 1257, n° 17; ann. 1259, n° 3; ann. 1277, n° 10; ann. 1 80, n° 4;
ann. 1288, n° 14-16. — Rodulphii Hhl. Seraph. Iïel>g. lib. i, fol. 126 b. — Pot-
thast, Reg.no* 9386, 9388, 9762, 9766, 9993, 10052, H245, 15304, 15330, 15069.
344 QUERELLES ENTRE MENDIANTS
l'inquisiteur franciscain de cette ville. La discorde se répandit
à travers la Provence, à Forcalquier, à Avig ion, à Arles, à
Beaucaire, à Montpellier et à Carcassonne ; partout ils prêchaient
publiquement les uns contre les autres et se prodiguaient les
pires injures. Plusieurs brefs de Clément IV montrent que le
page fut obligé d'intervenir; il ordonne qu'à l'avenir les inqui-
siteurs ne doivent pas user de leurs pouvoirs pour se persécuter
entre eux, quelle que soit la culpabilité apparente de l'une des
parties — preuve que les armes les plus redoutables du Saint-
303 Office avaient été employées au cours de cette lutte. Mais il ne
semble pas qu'on se soit conformé strictement à cette défense,
car, deux siècles après, en 1479, Sixte IV est encore obligé
d'interdire aux inquisiteurs de mettre en jugement les membres
de l'ordre rival. Le zèle jaloux avec lequel ils défendaient leurs
limites territoriales se révèle encore dans la dispute qui s'éleva
en 1290 au sujet du Trévisan. C'était un territoire dominicain ;
mais, pendant des années, les fonctions d'inquisiteur à Trévise
furent occupées par le Franciscain Filippo Bonaccorso. Quand,
en 1289, il accepta l'évêché de Trente, les Dominicains s'atten-
dirent à ce que l'office de Trévise leur fût rendu et s'indignèrent
lorsqu'il fut attribué à un autre Franciscain, Frà Bonajuncta.
L'inquisiteur dominicain de Lombardie, Frà Pagano, et son
vicaire Frà Viviano, allèrent si loin dans leur résistance que
des désordres sérieux éclatèrent à Vérone; Nicolas IV dut
intervenir en 1291 et punit les délinquants par la privation à
perpétuité de leurs fonctions. Ce doit avoir été une grande joie
ou, tout au moins, une consolation pour les hérétiques de voir
ainsi leurs persécuteurs se persécuter entre eux.
L'hostilité des deux Ordres était si profonde que Clé-
ment IV crut nécessaire de décréter qu'il y aurait toujours
un intervalle d'au moins trois mille pieds entre leurs domaines
respectifs — règlement qui donna naissance à toute une série
de querelles compliquées. Ils se disputaient même le droit de
préséance dans les processions et aux obsèques, droit que
Martin V, en 1423, finit par concéder aux Dominicains. I^ous
verrons plus loin quel rôle important cette rivalité implacable
INFLUENCE SALUTAIRE DES ORDRES 345
a joué dans le développement de l'Église au moyen-âge (1).
Dans le monde si affairé du XIIIe siècle, il n'y avait pas, 304
comme nous venons de le voir, de puissance plus active,
tant pour le bien que pour le mal, que celle des Ordres Men-
diants. Somme toute, c'est peut-être le bien qui l'emportait, car
ces moines ont certainement contribué à retarder une révolution
pour laquelle l'Europe n'était pas encore mûre. Bien que l'abné-
gation dont ils firent preuve à leurs débuts fût une qualité trop
rare et trop fragile pour rester longtemps intacte, et bien
qu'ils soient rapidement tombés au niveau de la société qui les
entourait, on peut dire que leur travail et leurs efforts n'ont pas
été complètement vains. Ils avaient rappelé à l'esprit des hommes
quelques vérités oubliées de l'Évangile et leur avaient enseigné
à contempler de plus haut leurs devoirs envers leurs semblables.
La tradition légendaire de l'un et de l'autre Ordre contient un
récit qui montre à quel point ils prisaient et glorifiaient leurs
propres services. Pendant que saint Dominique et saint François,
nous dit-on, attendaient l'approbation d'Innocent III, un saint
homme eut une vision où il aperçut le Christ brandissant trois
javelots avec lesquels il voulait détruire le monde. La Sainte
Vierge lui demandant pourquoi, le Christ répondit : «Le monde
est plein d'orgueil, d'avarice et de luxure; j'ai toléré cela trop
longtemps et je veux l'anéantir avec ces traits ». La Vierge se
mit à genoux et intercéda pour les hommes; mais ses prières
(i) Mss. Bibl. Nat. Coll. Doat, xxi, 143; xxxn, 15. — Matt. Paris Hist. Angl
ann. 1243 (p. 414). — Guill. Pod. Laur. c. 43. — Raynald. ann. Ii38, n° 51. —
Harduin. Concil. vu, 1319. — Paramo De orig. Inq. p. 244. — Wadding Annal.
ann. 1238, n° 6, 7 ; ann. 1266, n° 8; ann. 1277, n° 10; ann. 1201, n° 14. — Pot-
thast, n° 16132. — Sixti PP. IV. Bull. Sacn Prsedicatorum, 26 juill. 1479. — Mar-
tène Thés, n 346, 353, 359, 451. — Ripoll. n, 82, 164, 617, 695.
Les troubles de Marseille montrent le favoritisme dont jouirent toujours les
Mendiants. Deux clercs, que les Dominicains avaient .induits à porter un faux témoi-
gnage contre l'Inquisiteur, furent punis de prison perpétuelle, de dégradation et
déclarés incapables d'occuper des bénéfices ; l'évcque qui les avait entendus 'ut
suspendu de ses 'onctions et de sa juridiction ; mais les Frères, qui avaient su-
borné le parjure et causé tout le mal, furent tenus quittes au prix d'excuses humi-
liantes et envoyés dans une autre province. (Martène, ubi sup.)
On s'est demandé si Fri Filippo Bonaccorso était un Franciscain ou un Domini
cain. Wadding (l. c.) a imprimé une bulle de 1277, ou il est qualifié de Francis-
cain; mais une autre bulle de la Collection Doat (t. xxxu, fol. 155) fait de lui m*
Dominicain.
346 GLOIRE DE LEURS FONDATEURS
furent vaines jusqu'à ce qu'elle eut révélé à son Fils qu'elle
possédait deux serviteurs fidèles qui ramèneraient le inonde
sous sa loi. Alors le Christ exprima le désir de voir ses cham-
pions; elle lui montra Dominique et François — et sa colère
s'apaisa.
Le pieux auteur de cette histoire ne prévoyait certes pas qu'en
1627 Urbain VIÏI serait obligé de priver les Frères Mendiants de
Cordoue de leur immunité la plus chère et de les soumettre à
la juridiction épiscopale, dans l'espoir de les empêcher de séduire
leurs filles spirituelles en abusant des facilités du confes-
sionnal (1).
(1) Anon. Cartus. de Rehg. Orig. c. 309 (Martène Ampl. Coll. vi. 68). — Lib.
Conformitatum, lib. i, fruct. n, fol. 16 6. — Mss. Bib. liodleian. Arch. S. 130.
ORGANISATION DE l'iNQUFITION 347
CHAPITRE VU
ETABLISSEMENT DE L INQUISITION
L'organisation graduelle de l'Inquisition fut simplement le 305
résultat de l'évolution des forces sociales que nous venons d'étu-
dier et de montrer à l'œuvre. Les Croisades Albigeoises avaient
mis fin à la résistance ouverte, mais les hérétiques n'étaient
pas moins nombreux qu'avant et ils étaient d'autant plus
difficiles à découvrir qu'ils osaient moins se montrer. Le triomphe
de la force brutale avait accru la responsabilité de l'Église,
alors que son impuissance à en porter le poids était accusée par
l'extraordinaire diffusion de l'hérésie au cours du xne siècle.
Nous avons vu avec quelle confusion, quelle incertitude les
prélats locaux avaient cherché à répondre aux appels nouveaux
que l'on faisait à leur zèle. En principe, lorsqu'on a lieu de
supposer l'existence d'un crime caché, il y a trois degrés tout
indiqués de la procédure : la découverte du criminel, la preuve
de sa culpabilité et, enfin, son châtiment. Or, de tous les crimes,
le plus difficile à découvrir et à prouver était celui d'hérésie;
et quand ses progrès devinrent menaçants, les ecclésiastiques à
qui incombait la tâche de le supprimer se trouvèrent également
embarrassés aux trois étapes nécessaires de la procédure.
Noyés, pour la plupart, dans les affaires multiples que compor-
tait le développement exagéré de leurs intérêts temporels, les
évêques attendaient que la rumeur populaire leur désignât un
homme ou un groupe d'hommes comme entachés d'hérésie.
Lorsqu'on s'était assuré de la personne des suspects, il
y avait rarement des preuves externes de leur culpabilité,
348
ORDALIES
car, excepté là où le grand nombre des délinquants rendait la
répression impossible, les sectaires se conformaient assidûment
aux observances extérieures de l'orthodoxie; d'autre part, les
fonctionnaires épiscopaux, peu versés dans la théologie, étaient
généralement incapables d'arracher des confessions à des hom-
mes habitués à la réflexion et d'un esprit plus éveillé que le
leur.
L'usage judiciaire de la torture était heureusement encore
inconnu; mais la procédure barbare des ordalies, à laquelle
on avait fréquemment recours, suffit à montrer combien le
306 clergé se sentait impuissant à s'acquitter de fonctions si
nouvelles pour lui. Saint Bernard lui-môme approuva cet
expédient et, en 1457, le concile de Reims en fit une règle
pour tous les cas où il y avait soupçon d'hérésie. Certains
hommes d'Église, plus éclairés que les autres, l'envisageaient
avec un scepticisme bien légitime et Pierre Cantor cite divers
exemples pour en établir l'injustice. Une pauvre femme accusée
de Catharisme fut laissée sans nourriture jusqu'à ce que, se
confessant à un doyen, elle protesta de son innocence et reçut
de lui le conseil de se soumettre à l'ordalie du fer rouge; elle
n'y gagna que d'être deux fois brûlée, une fois par le fer rouge,
une autre fois sur le bûcher. Un bon catholique, que rendaient
seuls suspects sa pauvreté et sa pâleur, reçut d'une assemblée
d'évêques l'ordre de se soumettre à la même ordalie; il refusa
de le faire à moins que les évèques ne lui démontrassent
d'abord que ce n'était pas un péché mortel de tenter ainsi Dieu.
. Ce scrupule de conscience parut un symptôme suffisamment clair
d'hérésie : sans plus ample informé, le malheureux fut livré
aux autorités séculières et brûlé vif. Cependant, grâce à l'étude
du droit romain, ce mode de procédure tomba peu à peu en
défaveur aux yeux de l'Église; Innocent III l'interdit formelle-
ment en 1212, alors que Henry de Yehringen, évêque de
Strasbourg, s'en était servi pour convaincre un grand nombre
d'hérétiques. Le concile de Latran, en 1215, suivant l'exemple
d'Alexandre III et de Lucius III, défendit à tout ecclésiastique
de prendre part à une ordalie quelconque. L'embarras des
VICES DÉ LA PROCÉDURE 349
prélats ignorants était pénible : comment arriver à la vérité
sans cet expédient commode du jugement de Dieu? En 1170,
le bon évêque de Besançon avait donné un exemple typique
des services que la justice d'alors demandait à la collaboration
du Ciel ou de l'Enfer. Son diocèse était agité par quelques héréti-
ques qui opéraient des miracles. Lui-même, nous dit-on,
était un homme instruit; pourtant, pour dissiper ses doutes sur
le caractère des étrangers, — saints ou hérétiques — il invoqua
le concours d'un ecclésiastique très versé dans la nécromancie
et lui ordonna de rechercher la vérité en consultant Satan. Le
malin clerc trouva moyen de tromper le Diable et de lui extor-
quer des confidences; il apprit ainsi que les étrangers étaient
ses serviteurs. Aussitôt on les dépouilla des amulettes sataniques
qui les protégeaient et la populace, qui avait commencé par les
soutenir, les précipita sans pitié dans les flammes (1).
Lorsqu'on ne recourait pas à des moyens d'information sur- 307
naturels, la procédure était beaucoup trop compliquée pour
être efficace, à rencontre d'un mal si répandu et de délinquants
si nombreux. En 4204, Gui, archevêque de Reims, convoqua le
comte Robert, cousin de Philippe Auguste, la comtesse Yolande
et beaucoup d'autres laïques et ecclésiastiques pour juger quel-
ques hérétiques découverts à Rennes ; tous ces malheureux
lurent livrés aux flammes. En 1211, quand le chevalier Everard
de Château neuf fut accusé de Catharisme par l'évêque Hugues
de Nevers, le légat Octavien réunit, pour le juger à Paris, un
tribunal composé d'archevêques, d'évêques et de maîtres de
1"L niversité, qui le condamnèrent. Tout cela était encore com-
pliqué parla juridiction suprême et universelle de Rome, qui
permettait aux riches et aux habiles de faire durer indéfiniment
la procédure et, souvent, de demeurer indemnes. Ainsi, en 121 L
un chanoine de Langres, accusé d'hérésie, fut appelé par son
évéque devant un conseil de théologiens réunis pour l'examiner. <
(1) S. Born. Serm. lxvi in Cftntic. c. 12. — Hist. Vizeliacens. lib. iv. — Concil.
Remens. ann. 1137, c. 1. — Cœsar. Heistcrb. Dial. Mirac. m, 16, 17; v, 18. —
Guibert. jNovioge..t. de vita sua lib. m, c. 18. — Pet. Cantor. Verb. abbrev. e. 78.
— Innoc. PP. Reg. xiv 138. — Alex. P? 111. Epist. 74. — C. 8. Extra v. xxxiv.
— C. Lateran. iv. c. 1$.
20
350 PÉNALITÉS ARBITRAIRES
Bien qu'il eût juré de le faire et eût même donné caution à col
effet, il ne comparut point et fut condamné par défaut après
trois jours d'attente. Tout à coup il se montra à Rome et affirma
au pape Innocent qu'il avait été obligé de prêter serment et d<-
donner caution après en avoir appelé au Saint-Siège. Le pi [te
le renvoya à l'archevêque de Sens, à l'évoque de Nevers et à
Maître Robert de Corzon, chargés de l'examiner au point de
vue de l'orthodoxie. Deux ans après, en 1213, nous le retrou-
vons à Rome, expliquant qu'il avait craint de se présenter à
l'heure convenue devant ses juges, parce que les passions popu-
laires contre les hérétiques étaient si surexcitées qu'on brûlait
non seulement les coupables, mais les suspects. Il sollicitait la
protection du pape et le droit d'accomplir la pur galion cano-
nique à Rome. De nouveau, Innocent le renvoya, avec ordre
aux prélats de lui donner un sauf-conduit et de veiller à sa
sécurité jusqu'à ce que l'on eût statué sur son cas. Il importe
peu de savoir s'il était innocent ou coupable, s'il fut absous ou
condamné. L'exemple de ce chanoine prouve suffisamment
308 (Iue Ie système alors en vigueur empêchait toute répression
efficace de l'hérésie (1).
Alors même qu'on avait réussi à établir le crime, l'échelle des
peines présentait la même incertitude. Dans l'affaire des
Cathares qui avouèrent à Liège en 1144 et qu'on eut peine à
sauver de la fureur de la foule, les autorités ecclésiastiques
s'adressèrent à Lucius III pour demander ce qu'il fallait faire
des coupables. Ceux qu'on captura dans les Flandres en 1462
furent envoyés à Alexandre III, alors en France, pour être
jugés; mais le pape les renvoya à l'archevêque de Reims. Guil-
laume, abbé de Vézelai, jouissait de la juridiction plénière :
cependant, en 1167, ayant en son pouvoir quelques hérétiques
qui avaient avoué, il éprouva tant d'embarras qu'il s'adressa à la
fouie assemblée, lui demandant quel châtiment il devait leur
infliger. Un cri unanime de : « Brûlez-les ! » lui répondit, et
cette sentence fut immédiatement exécutée ; l'un des malheu-
(1) Chron. Landunens. Canon, ann. 1204 (D. Bouquet, xvih, 713). — Chronolog.
Roberti Autissiodor. ann. 1201. — lnnoc. PP. III. Jiegest. xiv, 15; xvi, 17.
RÔLE DES ÉVÊQUES 351
reux se rétracta, fut soumis à l'épreuve de l'eau, qui lui fut
défavorable, puis fouetté publiquement et exilé, bien que le
peuple réclamât à grands cris qu'on le brûlât à son tour. En
1114, l'évequc de Reims, ayant convaincu quelques hérétiques
par l'épreuve de l'eau, alla consulter le concile de Beauvais au
sujet de la peine à infliger; en son absence, le peuple, craignant
l'indulgence des évêques, força la prison et brûla les captifs (1).
Ce n'est pas que l'Église ait été entièrement dépourvue d'une
organisation propre à assurer cette répression de l'hérésie qu'elle
comptait au nombre de ses devoirs. Aux débuts de la renais-
sance Carolingienne, les instructions du pape Zacharie à saint
Boniface montrent que la seule procédure admise, à cette épo-
que, consistait à convoquer un concile et à envoyer le coupable
à Rome pour y être définitivement jugé. La politique civilisa-
trice de Charlemagne mit en œuvre tous les instruments jugés
aptes au maintien de l'ordre et de la sécurité dans l'Empire •
dans son système de gouvernement, les évèques prirent une
place importante. On leur ordonna de prohiber rigoureusement,
de concert avec les fonctionnaires séculiers, toutes les pratiques
superstitieuses et survivances du paganisme, de parcourir sans
cesse leurs diocèses en procédant à des enquêtes sur tous les
crimes détestés de Dieu ; ainsi se concentra, entre leurs mains,
une part considérable de la juridiction, bien qu'ils restassent
toujours, à cet égard, dans la dépendance de l'État. Pendant 309
les troubles qui suivirent l'émiettement de l'Empire, alors que
le système féodal se développait sur les ruines de la Monarchie,
les évêques se débarrassèrent peu à peu de toute dépendance à
l'égard de la Couronne et, en outre, acquirent des droits et des
pouvoirs étendus dans l'administration du droit canonique,
jugé, dès lors, supérieur à la loi civile ou municipale. Ainsi se
constituèrent les tribunaux spirituels qui se rattachaient à
chaque évêché et exerçaient une juridiction exclusive dans un
domaine qui s'élargissait sans cesse. Naturellement, les erreurs
(1) Martène Ampl. Coll. 1, 77.0-8. — Alex. PP. III. Epist. 118, 122; Varior. ad
Alex. III. Epist. 16. — Mist. Vizeliacens. lib. iv. — Guibert. Noviogcnt. I. c.
352 INFLUENCE DU DROIT ROMAIN
en matière de foi étaient de leur compétence et ne pouvaient
être jugées que par eux (1).
L'organisation et le fonctionnement de ces tribunaux reçurent
une impulsion puissante par l'étude du droit romain après le
milieu du xne siècle. Les clercs avaient tellement le monopole
de l'instruction qu'il y eut d'abord bien peu d'hommes, en
dehors du clergé, qui fussent capables de pénétrer les mystères
du Code et du Digeste. Encore dans la seconde moitié du
xine siècle, Roger Bacon se plaignait qu'un avocat civil, même
sans aucune connaissance du droit canon et de la théologie, eut
bien plus de chances d'avancement qu'un théologien; et il
s'écrie avec amertume que l'Église est gouvernée par des avo-
cats, au grand détriment du peuple chrétien. Ainsi, longtemps
avant que les cours féodales et seigneuriales ne ressentissent
l'influence de la jurisprudence romaine, elle avait profondément
modifié les principes et les modes de la procédure ecclésiasti-
que. Le vieil archidiacre s'effaçait, non sans maugréer, devant
le juge épiscopal, connu sous le nom d'Official ou d'Ordinaire,
qui était généralement docteur utriusque juris, en droit civil
et en droit canon ; l'effet de cette transformation se fit bien-
tôt sentir, en élevant la jurisprudence ecclésiastique à une
grande hauteur au-dessus de la barbarie du droit féodal et du
310 droit coutumier. En outre, ces cours épiscopales furent bientôt
entourées d'une foule d'avocats cléricaux, souvent moins dis-
crets que zélés pour leurs clients ; et c'est ainsi que le Moyen-
Age connut les premiers représentants de la carrière du bar-
reau (2).
A l'exemple de la procédure civile, la procédure criminelle
comportait trois modes d'action : accusatio, deniinciatio.
(1) Hartzlieim, Concil. German. i, 76, 85-G. — Capit. Car. Mag. ann. 709, c. 6;
capit. ii, ann. 813, c. 1. — Gratiani Décret. P. i. dist. x. J'ai raconté ailleurs
comment, grâce aux Fausses Décrétâtes, la juridic'ion spirituelle de l'Eglise se
*i<veIoppa au cours de l'anarchie qui marqua la fin de 1 Empire Carlovmgien.
Voir Lea, Stwhes in Church History, 2e éd. p. 81-7, 326-330.
(2) S. Bernardi de Consi -eratwne, lib. i. c. 4. — Rogeri Bacon Op. Tert.
c. xxiY. — Pet. Blesens. Epist. 202. — Concil. Rotomag. ann. 1231, c. 48. Sur la
rapidité avec laquelle l'Iglise s'assimila le droit romain, voir la collection des
décrétâtes d'Alexandre Ul^/ost. Concil. I ateran.
PROCÉDURE DES OFFICIÀLITÉS 353
inquisitio. Dans Yaccusatio, il y avait un accusateur qui se
déclarait formellement responsable et était passible du talio en
cas d'insuccès. La denunciatio était l'acte officiel d'un fonc-
tionnaire public, tel que le testis synodalis ou archidiacre, qui
convoquait la cour et lui demandait d'instruire contre les délin-
quants connus de lui à raison de ses fonctions. Dans Y inqui-
sitio, l'Ordinaire citait le suspect, lui infligeant, en cas de
besoin, la prison préventive ; l'accusation, ou capitula inquisi-
tionis, lui était communiquée et on l'interrogeait à ce sujet,
avec cette réserve qu'aucun élément étranger à l'accusation ne
pouvait y être introduit postérieurement pour l'aggraver. Si
l'accusé ne pouvait pas être amené à faire des aveux, l'Ordi-
naire procédait à l'audition de témoins, et bien que ceux-ci ne
fussent pas entendus en présence de l'accusé, on lui communi-
quait leurs noms et leurs témoignages; celui-ci pouvait, de son
côté, citer des témoins favorables et son avocat avait toute lati-
tude pour le défendre par des arguments, des exceptions et des
appels. Enfin, l'Ordinaire rendait son arrêt; si la culpabilité
était douteuse, il prescrivait la purgation canonique, ou ser-
ment d'innocence prêté, conjointement avec l'accusé, par un
certain nombre de ses pairs (plus ou moins, suivant la nature
et la gravité de l'accusation). Lorsque la condamnation était
obtenue par la procédure inquisitoriale, la pénalité était tou-
jours plus légère que dans le cas d'une accusation ou d'une
dénonciation. On ne se dissimulait pas le danger d'une procé-
dure où le juge était en même temps l'accusateur; un homme
devait être généralement considéré comme coupable avant que
l'Ordinaire ne pût instruire contre lui et il ne suffisait pas que
sa culpabilité fût affirmée par un petit nombre de personnes, ou
par ses ennemis personnels, ou par des gens indignes de foi. Il
est important de se rappeler ces règles équitables de la juridic-
tion épiscopale au moment où nous allons aborder l'étude des
méthodes nouvelles que l'Inquisition ne craignit pas d'établir
sur de pareils fondements (1).
(i) Fournie!*, Les Oflcialités du moyen âge, Paris, 1880, p. 256 sq., 273-4. —
Cap. 19, 21, §§ 1, 2, Extra v. 1.
20.
354 INQUISITIONS OU ENQUÊTES
311 En théorie, il existait aussi un système général d'inquisition
ou d'enquête permanente pour la découverte de tous les crimes,
y compris l'hérésie. Comme c'est une application de ce système
qui donna naissance à l'Inquisition, il importe de nous y arrêter
un moment. L'idée d'une recherche systématique des infrac-
taires à la loi était familière à la jurisprudence séculière comme
à la jurisprudence ecclésiastique. Dans le droit romain, bien
qu'il n'existât pas de ministère public, le gouverneur ou le
proconsul avait le devoir de rechercher les criminels pour
les punir et Septime Sévère, en 202, avait fait de la persécu-
tion des Chrétiens un chapitre spécial de cette inquisition
officielle. Les Missi Dominici de Charlemagne étaient des fonc-
tionnaires chargés de parcourir l'Empire, s'in formant de tous
les cas de désordre, de crime, d'injustice, et revêtus d'une
juridiction qui atteignait les clercs commeleslaïques. Ils tenaient
leurs assises quatre fois par an, recueillaient les plaintes et les
accusations et avaient le pouvoir de redresser les torts comme
de punir les délinquants de tout rang. Cette institution l'ut
maintenue par les successeurs de Charlemagne aussi longtemps
que l'autorité royale put s'affirmer: après la révolution capé-
tienne, aussitôt que la dynastie disposa d'une juridiction qui
pûts'exercer au-delà des limites étroites de son domaine féodal,
elle adopta un système analogue d'inquisiteurs, dans le dessein de
contrôler les actes des fonctionnaires et d'assurer l'exécution
des lois. La même conception apparaît dans les justiciers
ambulants d'Angleterre, et cela, pour le moins, dès les Assises
de Clarendon en 1166; les enquêtes auxquelles on procéda à
cette époque, centre ceux qui étaient suspects aux yeux de la
population, donnèrent naissance au système du Grand Jury,
prototype de l'Inquisition pontificale à ses débuts. Les « inqui-
siteurs et manifesteurs », que nous trouvons en 1228 à Vérone,
employés par l'État à la découverte et au châtiment des blasphé-
mateurs, participèrent du même caractère. L'analogie est encore
plus frappante dans le cas des Juradus de Sardaigne au xive
siècle, habitants désignés dans chaque district et assermentés,
avec la mission d'enquérir sur les crimes, de s'assurer de la
TEMOINS SYNODAUX
355
personne des malfaiteurs et de les amener devant les tribunaux 312
pour être jugés (1).
L'Église adopta tout naturellement le même système. Nous
venons de voir que Charlemagne ordonna à ses évêques de par-
courir diligemment leurs diocèses, à larecherche des crimes; avec
le développement de la juridiction ecclésiastique, ce devoir inqusi-
torial grandit et s'organisa, du moins nominalement. Dès le
début du xe siècle, nous constatons une pratique (faussement
attribuée au pape Eutychianus) qui fut imitée dans la suite par
l'Inquisition. Lorsque l'évêque arrivait dans une paroisse, toute
la population devait s'assembler en un synode local. Il choisis-
sait alors dans le nombre des hommes d'âge mûr et d'honnêteté
reconnue qui juraient sur les reliques des saints de révéler,
sans crainte ni complaisance, tout ce qu'ils pouvaient savoir,
ou pourraient apprendre dans la suite, touchant des crimes ou
des délits réclamant une enquête. Ces testes synodales ou
témoins synodaux devinrent une véritable institution de l'Église
— du moins en théorie — et l'on rédigea de longs formulaires
d'interrogatoires pour guider les évêques dans leur examen,
afin qu'aucune prévarication ne pût échapper à la perspicacité
de l'Inquisition. Mais ces mesures prudentes et bien concertées
restèrent lettre morte par suite de la négligence des évêques.
Lorsque Robert Grosse'teste, l'évêque réformateur de Lincoln,
ordonna, en 1246, à l'instigation des Franciscains, de procéder
à une enquête générale sur la moralité des habitants de son
diocèse, ce fut une surprise générale qui montra combien l'insti-
tution elle-même était oubliée. Les archidiacres et les doyens
convoquèrent les nobles et les vilains et les examinèrent sous
la foi du serment, suivant les prescriptions canoniques; mais
(li Fr. 13, Dig. i (Ulpien). — Allard, Hist. fies persécutions, Paris, 1885, p. m.
— Capit. Car. Mag. i. ann. 802; m. ann 810; in. ann. 812. — Capit. Ludov.
Pii v. vi. ann. 819; ann. 823, c. 28; Capit. Wormatiens. ann. 820.— Caroli Calvi
Capit apud Carisiacum ann. 857; Édict. Pistens. ann. £64. — Carolomanni Capit.
ann. 88k — Guill. Nangiac. Gest. S. I.udov. ann. 1255 (D. Bouquet, xx, 394, 400).
— Du Cange, s. v. Inquisitores. — Les Olim, T. m, p. 169, 181, 211, 211, 358,
471, 501, 522, 529, 616. — Assisse de Clarendon, § 1 (Stubbs' Select Charters,
p. 137; cf. p. 25). — Stubbs' Cons'itutional H.story, i. 9!)-100, 313, 530, 6 5-6.
— Lib. Juris Civilis Veronœ, c. 171 (éd. 1728, p. 130). — Carta de Logu, cap. xvi
(éd 1805, p. 30-2).
313
356 MOLLESSE DES PRÉLATS
cette procédure fit paraître de tels scandales que le roi Henri NI
dut intervenir et ordonner aux baillis d'y mettre fin (1).
L'Église possédait ainsi — sur le papier — une organisation
bien conçue pour découvrir et examiner les hérétiques. Ce qui h,i
manquait, c'étaient des hommes capables de la faire fonctionner :
et les progrès de l'hérésie jusqu'à l'époque des Croisai-
albigeoises montrent jusqu'à quel point les évoques, absorbés
par le souci d'augmenter leurs revenus, poussaient la négli-
gence de leurs devoirs. Plusieurs papes succesifs firent de vains
efforts pour stimuler leur zèle, à mesure que s'accroissait l'au-
dace des sectaires. Du sein de l'assemblée de prélats qui, en J I. XL
assistèrent à la conférence de Vérone entre Lucius III et Frédéric
Barberousse, le pape, sur les instances de l'Empereur et avec
l'assentiment des évèques, promulgua une décrétale qui, si elle
avait été strictement obéie, aurait conduit à l'établissement d'une
Inquisition épiscopale, et non pontificale. En dehors du serment
d'aider l'Eglise à poursuivre l'hérésie, exigible de tous les souve-
rains, ordre était donné à tous les archevêques et évèques de
visiter une ou deux fois par an — soit en personne, soit par
l'entremise de leurs archidiacres ou d'autres clercs — toutes les
paroisses où existait le moindre soupçon d'hérésie; ils devaient
obliger deux ou trois hommes de bonne réputation, ou tous les
habitants en cas de besoin, de jurer qu'ils dénonceraient toute
personne soupçonnée d'hérésie, ou assistant à des réunions
secrètes, ou vivant autrement que la généralité des fidèles. Le
prélat devait appeler auprès de lui ceux qu'on lui désignait ainsi
et, s'ils ne réussissaient pas à se disculper, les punir comme il
le jugerait convenable. Pareillement, ceux qui refuseraient de
prêter serment par superstition, devaient être condamnés
ipso facto et punis comme hérétiques. Les hérétiques obstinés,
refusant d'abjurer et de revenir à l'Église après une juste péni-
(1) Reginon. de Ecoles, dscip. lib. h. c. i-3. - Burchardi Décret, lib. ,
ti *î n ~ Gratiani Décret. P. u, c. xxxv. Q. vi. c. 7. - C. 7, Extra n xxi -
Matt. Pans, ann. 124G (éd. 1644, p. 4*0).
y,?,U* ol0S ef°;rtS Pro.lo^s A,}?^8 de l'ÉSîise P°ur employer le système des
testes synodales voir Benoit XIV, de St/noù, diœcesana, lib iv. cap. m. En 1390
ZC,T: m Tof7blovdans fs sy°0les di0 é?ains ^ Lima, s'occupa de définir leurs
devoirs (Haroldus, Lima Limata, Rome, 1873, p. 290).
EFFORTS DES PAPES 357
fcence,et ceux qui retomberaient dans l'erreur après avoir abjuré,
devaient être livrés au bras séculier pour recevoir le châtiment
mérité. Il n'y avait, dans tout cela, rien de bien original; ce
n'était que la mise en vigeur d'institutions existantes et une
tentative pour rappeler les évêques au sentiment de leurs 314
devoirs. Mais un pas important fut fait lorsque le pape supprima,
en matière d'hérésie, toutes les exemptions de la juridiction
épiseopale et soumit aux évêques les ordres monastiques pri-
vilégiés qui dépendaient directement de Rome. En outre, les
fauteurs d'hérésie étaient déclarés incapables d'être avocats ou
témoins, ainsi que de remplir aucune fonction publique (1).
Nous avons déjà vu que cet effort échoua complètement
devant l'inertie de l'épiscopat. Le fait est que, vu l'indifférence
générale des puissances séculières, leur zèle même serait resté
sans eiïet. Quand l'évêque de Castellano écrivit à Lucius III
que les Cathares faisaient beaucoup de prosélytes à, Venise et
demanda des instructions, le pape se contenta de lui répondre
qu'il devait imposer des pénitences à ceux qu'il pourrait recon-
quérir à l'Église et exiger d'eux la promesse écrite qu'en cas de
rechute ils se soumettraient à la confiscation. Quant aux
obstinés, il devait les excommunier publiquement et s'efforcer
de persuader au Doge et au peuple de ne pas les fréquenter, de
les persécuter et de distribuer leurs biens aux fidèles. Cela
n'était guère encourageant; les armes se rouillaient entre les
mains indolentes des évêques et les hérétiques croissaient et
multipliaient au point que Rome se vit obligée d'en appeler aux
armes des fidèles pour n'être point dépossédée de son empire
Mais elle reconnut que la victoire brutale ne suffirait point si
elle n'organisait pas, en même temps, la persécution d'après
de nouveaux principes. Tandis que Monfort et ses bandes mena-
çaient les hérétiques, un concile se réunit à Avignon en 1209,
sous la présidence de Hugues, légat du pape, et décréta une
série de mesures qui, en substance, ne sont que la confirmation
de celles que Lucius III avait prescrites vingt-cinq ans plus tôt.
(i) Lucii PP. III. Epist. 171.
358 CONCILE DE NARBONXE
La principale modification concernait l'intervention des
prêtres qui, dans chaque paroisse, devaient être adjoints aux
laïques, témoins synodaux ou inquisiteurs locaux de l'hérésie.
Ce système, confirmé en 1215 par le concile de Montpellier,
donna lieu à des poursuites nombreuses et à l'érection de plusieurs
bûchers. Quand le concile de Latran se réunit en 1215 pour
consolider les conquêtes qui semblaient alors assurées à l'Église,
les instructions de Lucius lit furent réitérées dans le même
esprit. On crut en assurer suffisamment l'efficacité en décidant
que tout évoque, négligeant de remplir ses devoirs à cet égard,
serait déposé et remplacé par un autre mieux armé pour
confondre L'hérésie (1).
315 Cette menace du conseil suprême de la Chrétienté resta
sans effet. De loin en loin paraissait un fanatique eom'me
Foulques de Toulouse ou Henry de Strabourg, qui travaillait
vigoureusement à la suppression de l'hérésie; mais la plupart
des prélats restaient aussi négligents que parle passé et il n'y
a pas trace d'une action méthodique pour faire passer l'Inquisition
périodique de la théorie dans la réalité. Le concile de Narbonne,
en 1227, prescrivit à tous évèques d'instituer dans chaqui
paroisse des témoins synodaux pour rechercher les hérétiques el
les autres délinquants et les dénoncer aux fonctionnaires épis-
copaux; mais les bons prélats de cette assemblée, satisfaits de
cette manifestation d'énergie, se séparèrent et laissèrent les
choses suivre leur cours. Nous n'avons guère besoin que Lucas
de Tuy, un contemporain, nous affirme que la plupart des
évèques étaient indifférents en matière d'hérésie, tandis que
d'autres trouvaient moyen de s'en faire une source de revenus.
Quand on leur reprochait leur inaction, ils répondaient: «Comment
condamner des gens qui ne sont pas convaincus de leur crime
et ne l'avouent point? » Le concile de Béziers, en 1234, ne
réussit pas davantage en ordonnant aux prêtres de paroisse
de dresser des listes de suspects et de les soumettre à une sévère
(1) Concil. Avenionens. ann. 1200, c. 2.— Concil. Monspessul. ann. 1215, c. 46.
Collcct. Lipsiens. Tit. i.iv. cap. 2 (Friedberg, Quinque compilât, antiquae,
p 204). — Douai?, Les source* de l histoire de l'Inquisition, in Revue des ques-
tions historiques, 1er oct. 1881, p. 401. — C. Laleran. iv. c. 2.
INQUISITION LÉGATINE . 359
surveillance (1). L'apathie du clergé séculier était invincible.
Les papes sciaient efforcés d'avoir raison de l'indifférence des
évèques en organisant une sorte d'Inquisition légatine intermit-
tente. A mesure que la juridiction papale s'était étendue sous
l'influence du système de Grégoire VII, le légat était devenu un
instrument très utile pour faire sentir la puissance du pape dans
les affaires intérieures des diocèses. En tant que représentants
directs et plénipotentiaires du Vicaire de Dieu, les légats por-
taient avec eux et exerçaient l'autorité suprême du Saint Siège
jusque dans les recoins les plus éloignés du monde chrétien. 11
était inévitable qu'on les employât un jour à stimuler la persé-
cution languissante. Nous avons déjà vu le rôle qu'ils jouèrent
dans les affaires albigeoises, depuis l'époque de Henri de Citeaux
jusqu'à celle du cardinal Romano. En l'absence de toute procé-
dure méthodique, on les employait même dans des cas spéciaux
pour éclairer l'ignorance des prélats locaux, comme lorsque,
en 1224, Honorius III ordonna à Conrad, évêque de Hildesheim,
de traduire devant le légat Cinthio, cardinal de Porto, pour être
jugé, Henri Minneke, prévôt de Sainte Marie de Goslar, qui
retenait en prison comme suspect d'hérésie. Mais ce fut à Tou- 316
louse, après le traité de Paris en 1229, que l'on vit l'exemple
le plus remarquable de l'action du légat concurremment avec
celle de l'évêque — témoignage de l'incertitude qui régnait en-
core sur le rôle dévolu à l'Inquisition. Au mois de juillet, le
comte Raymond, réconcilié avec l'Église, revint dans ses do-
maines, suivi par le cardinal-légat Romano; il devait s'assurer
de l'exécution du traité et renvoyer les bandes armées de « pè-
lerins», qui se vengèrent de leur désappointement en détrui-
sant les récoltes et en créant un état de famine dans le pays.
Au mois de septembre, un concile s'assembla à Toulouse, com-
prenant tous les prélats du Languedoc et la plupart des barons
les plus influents. Ce concile adopta un canon prescrivant de
rechef à tous *les archevêques, évêques et abbés exemptés de
mettre en pratique le système des témoins synodaux; mais il
(1) Concil. Narbonn. ann. 12 7, c. 14. — Lucoe Tudens De altéra vita c. 19. —
Concil. Biterr. ann. 1234 c. 5.
360 INFLUENCE DES LÉGATS
n'y a pas trace que cet ordre ait été suivi. Cependant, à lïnsfi-
gation du légat et de Foulques de Toulouse, le concile' lui-même
devint un tribunal d'Inquisition. On découvrit un Parfait Ca-
thare, Guillem de Solier, qui, s'étant converti, fut rétabli dans
ses droits afin qu'il pût porter témoignage contre ses ancien,
frères; de son côté, l'évêque Foulques manifestait son zèle en
recherchant partout d'autres témoins. Tons les évèques présents-
travaillèrent à les interroger et envoyèrent ensuite à Foulques
les témoignages mis par écrit; de la sorte, nous dit-on une
énorme besogne fut accomplie en très peu de temps. On s'aper-
çut que les hérétiques s'étaient mutuellement promis le secret
et qu'il était à peu près impossible de rien tirer d'eux; mais
quelques-uns des plus timorés prirent les devants et vinrent se
confesser; alors, pour obtenir la réconciliation, ils durent, sui-
vant les règles en vigueur, raconter tout ce qu'ils savaient au
sujet d'autres hérétiques. On réunit ainsi de très nombreux
témoignages, que le légat entreprit d'examiner en vue de sta-
tuer sur le sort des accusés; emportant le dossier, il quitta Tou-
louse pour Montpellier. Un petit nombre des (lélinquants 1rs
plus courageux essayèrent de se défendre juridiquement et de-
mandèrent à connaître les noms des témoins: à cei effel ils
poursuivirent même le légat jusqu'à Montpellier. Mais celui-rL
alléguant que l'on voulait mettre à mort les dénonciateurs.
317 éluda habilement la réclamation des accusés en leur présentant
une liste globale de tous les témoins, de sorte que les malheu-
reux furent obligés de se sommettre sans défense. Ensuite le
légat alla tenir un autre concile a Orange et. de là. envoya à
Foulques les sentences, qui furent communiquées aux accuses
réunis à cet effet dans l'église de saint-Jacques. Tous les dossiers
de l'Inquisition furent transférés à Rome par le légat, «le peur
qu'ils ne tombassent entre les mains de gens vindicatifs et ne
donnassent lieu à des violences contre les témoins. En fait,
beaucoup de témoins, sur lesquels ne portaient que des soup-
çons, furent assassinés peu de temps après 1
(!) Potthast, n° 7200. — Concil. Tôlosan. ann. 122'). c. 1 2 - Guill de Pnd
Laur. c. 40. - Guill. Pelisso, Chron. é.l. Molinier, p. 10. ° *
DÉCADENCE DE L'INQUISITION LÉGATINE 361
Tout cela montre combien l'Inquisition épiscopale et légatine
était d'un maniement incommode, même entre les mains les
plus énergiques, combien sa procédure était irrégulière et hési-
tante. Dans les années qui suivirent, nous trouvons quelques
exemples de l'emploi de témoins synodaux, comme au concile
d'Arles en 1234, à celui de Tours en 1239, à celui de Béziers
en 1246, à celui d'Albi en 1254, ainsi que dans une lettre d'Al-
phonse de Poitiers qui, en 1257, exhorta ses évêques à instituer
ces témoins suivant les canons du concile de Toulouse. On ren-
contre, à la même époque, quelques exemples isolés d'Inquisi-
tion légatine. En 1237, les inquisiteurs de Toulouse agissaient
avec les pouvoirs de légats, comme sous-délégués du légat Jean
de Vienne; la même année, lorsque le peuple de Montpellier
demanda l'aide du pape pour combattre les progrès de l'héré-
sie, celui-ci envoya Jean de Vienne, avec l'ordre de procéder
avec vigueur. Les droits de l'évêque furent également mécon-
nus en 1239, quand Grégoire IX prescrivit aux inquisiteurs ,fle
Toulouse d'obéir aux instructions de son légat. Cependant le
souvenir même de ces fonctions légatines disparut bientôt si
complètement qu'en 1351 la Seigneurie de Florence demanda
au légat du pape de retirer une plainte pour hérésie qu'il avait
formulée contre l'abbé des Camaldules, parce que, disait-on, la
République n'avait jamais permis que ses citoyens fussent jugés
pour une accusation de ce genre autrement que par les inquisi-
teurs. Dès 1257, quand les inquisiteurs de Languedoc se plai-
gnaient du zèle inquisitorial du légat Zoen, évêque d'Avignon,
Alexandre IV se hâta de décider que son légat n'avait aucun
pouvoir pour agir ainsi en dehors de son diocèse (1).
L'opinion publique des classes dirigeantes en Europe deman- 31g
dait que l'hérésie fût exterminée à tout prix; et cependant,
quand la résistance ouverte eut pris fin, le but désiré paraissait
(1) Concil. Arelatens. ann. 1234 c. 5. — Concil. Turonens. ann. 1239 cl.—
Concil. Biterrens. ann. 1246 cl. — Concil. Albiens. ann. 1254, c. 1. — Archives
de l'inq. de Carcassonne (Coll. Doat, xxx, 250). — Vaissete. ni, Pr. p. 385-6. —
Kaynald. Annal, aon. 1237, n° 32.— Archivesde France, J. 430, n°s 19-20.
Archivio di Firenze, Bifonaagioni, cl. v, fol. 80. — Arch. de l'inq. de Carcass.
Doat, xxxi, 23 J).
21
362 NÉCESSITÉ DES ENQUÊTES
aussi lointain que jamais. Évêque et légat étaient l'un et autre
incapables de découvrir les hérétiques qui se couvraient du man-
teau de l'orthodoxie; et quand, par hasard, un nid d'hérétiques
venait à être révélé, l'Ordinaire n'avait, en général, ni assez de
savoir, ni assez d'adresse pour arracher une confession à ceux
qui se prétendaient entièrement d'accord avec les enseignements
de Rome. En l'absence d'actes d'hostilité envers l'Église, il était
bien difficile d'atteindre les secrètes pensées des sectaires. A cet
effet, il fallait des gens spécialement dressés, dont l'iuYestiga-
tion des consciences fût l'unique besogne. Comme cette néces-
sité devenait de plus en plus manifeste, deux nouveaux fac-
teurs contribuèrent à la solution d'un problème longtemps
agité.
Le premier de ces facteurs nouveaux fut l'organisation des
Ordres Mendiants, particulièrement aptes cà un travail dont les
cours épiscopales n'étaient plus capables. L'institution de ces
Ordres parut l'effet d'une intervention de la Providence, dési-
reuse de fournir à l'Église du Christ l'instrument qui lui faisait
le plus défaut. Une fois la nécessité reconnue de tribunaux spé-
ciaux et permanents, exclusivement destinés à la répression de
l'hérésie, il semblait naturel qu'ils fussent complètement sous-
traits à l'influence des jalousies et des inimitiés locales, qui
pouvaient tendre à la perte de l'innocent, ou a celle du favori-
tisme local, qui pouvait s'exercer pour la protection des coupa-
bles. Si, par surcroît, les enquêteurs et les juges étaient des
hommes spécialement formés en vue de la découverte et de la
conversion des hérétiques; s'ils avaient, par des vœux irrévo-
cables, renoncé au monde; si, enfin, ils ne pouvaient s'enrichir
et étaient insensibles aux appâts des plaisirs mondains, toute
garantie paraissait offerte pour l'accomplissement équitable et
rigoureux de leurs devoirs. D'une part, en effet, la pureté de la
fol devait être sauvegardée; de l'autre, on pouvait croire qu'il
n'y aur ait pas d'oppression ni de cruautés inutiles, dictées par des
intérêts privés ou des vengeances personnelles. L'immense po-
pularité des moines leur assurait, de la part des populations, un
concours autrement empressé que celui auquel pouvaient s'at-
LÉGISLATION SÉCULIÈRE 363
tendre les évêques, généralement en état d'hostilité avec leurs 319
ouailles ainsi qu'avec les puissants barons et seigneurs dont
l'appui était indispensable. Assurément, les Ordres Mendiants
étaient particulièrement dévoués à la papauté; ils firent de
l'Inquisition un instrument puissant pour étendre l'influence de
Rome et détruire le peu d'indépendance qui restait aux églises
locales. Mais si ces considérations contribuèrent, dans la suite,
au développement de leur action, il n'est guère probable
qu'elles aient inspiré l'institution à ses débuts. Ainsi, aux yeux
du public du xme siècle, l'organisation de l'Inquisition, confiée
aux enfants de saint-Dominique et de saint-François, parut un
remède naturel et même inévitable aux maux dont cette époque
était affligée.
Le second facteur qui accéléra le succès de l'Église, dans la
tache de persécution entreprise par elle, fut la législation sécu-
lière contre l'hérésie, qui commençait à revêtir alors une forme
précise. Nous avons vu que l'Angleterre et l'Aragon, au xne siè-
cle, avaient porté, contre les hérétiques, quelques édits isolés
dont l'importance historique consiste en ceci, qu'ils attestent
l'absence d'une législation pénale antérieure. Frédéric Barbe-
rousse ne prit aucune mesure efficace pour mettre en vigueur
les règles promulguées par Lucius III à Vérone en 1184, bien
que ces règles fussent revêtues de la sanction impériale. Le
droit coutumier, adopté par Monfort à Pamiers en 4212, dis-
parut naturellement en même temps que sa courte domination.
Il y avait eu, il est vrai, quelques tentatives de législation au
sujet des hérétiques, comme lorsque l'Empereur Henri VI,
en 1194, prescrivit de confisquer leurs biens, de leur infliger des
peines personnelles sévères, de détruire leurs maisons, d'im-
poser de lourdes amendes aux communautés ou aux individus
qui négligeraient de les arrêter; mais le fait que ces prescrip-
tions furent réitérées en 1210 par Othon IV montre assez qu'on
s'était hâté de les oublier. Les quelques édits de cette époque
qui nous sont parvenus attestent la conduite irrégulière et ca-
pricieuse dont le bras séculier usait alors envers l'hérésie.
Ainsi, en 1217, Nunez Sancho de Rosellon décréta que les hé-
320
364 STATUTS DE MILAN
rétiques seraient hors la loi; en 1228, Jayme 1er d'Aragon sui-
vit cet exemple — preuve qu'il s'agissait bien d'une innova-
tion. D'autre part, les statuts de Pignerol en 1220 se contentent
d'infliger une amende de dix sols à quiconque héberge sciem-
ment un Vaudois. Louis VIII de France, peu de jours avant sa
mort, promulgua une ordonnance qui punissait le même crime
de la confiscation et de la privation de tous les droits, en même
temps que les officiers royaux recevaient l'ordre de punir
immédiatement tous ceux qui seraient convaincus d'hérésie.
Les statuts en vigueur à Florence en 1227 portaient que Févêque
devait agir d'accord avec le podestat dans toutes les poursuites
pour hérésie, ce qui limitait sérieusement l'autonomie des
cours épiscopales. En 1228, de nouvelles lois furent adoptées à
Milan, sur les instances du légat du pape Goffredo; tous les
hérétiques devaient être bannis du territoire de la République,
leurs maisons abattues, leurs biens confisqués, leurs personnes
mises hors la loi; des amendes plus ou moins fortes étaient
imposées à ceux qui leur donneraient asile. Une Inquisition mi-
séculière, mi-ecclésiastique, était instituée pour la recherche
des hérétiques, qui devaient être interrogés et jugés par l'ar-
chevêque et le podestat; ce dernier était tenu de mettre à mort
dans les dix jours tous ceux qui auraient été convaincus d'hé-
résie. En Allemagne, il fallut encore, en 1231, une décision
d'Henri VII pour déterminer la destination des biens confisqués
sur les hérétiques ; des domaines allodiaux purent être trans-
mis à leurs héritiers — en contradiction, comme nous le ver-
rons, avec toute la législation subséquente (1).
Pour mettre en mouvement un système compréhensif de
persécution, il était évidemment nécessaire de vaincre la ten-
dance centrifuge de la législation médiévale, qui trouve son
expression la plus complète dans la libre Navarre, où chaque
ville de quelque importance avait son fuero spécial, où presque
(1) Lami, Antichità Toscane, p 434, 504, 524. — Muratori Antiq. Ital. Diss. lx
(t. xn, p. 447). — D'Achcry, Spidl. m 588, 598. — Charvaz, Origine Jei Valdesi,
Torin'o, 1838, app. n° xxn. — Isambert, Ane. Loix Franc, i. 223. — Corio, Hist.
Milanese, aun. 1228-9. - Hist. Diplom. Frid. n. t. ni, p" 446.
ÉDITS DE FRÉDÉRIC II 365
chaque maison avait sa coutume particulière. Innocent III
s'efforça,' au concile de Latran en 1215, d'assurer l'uniformité
par une série de règlements sévères définissant l'attitude de
l'Église envers les hérétiques, ainsi que les devoirs du pouvoir
séculier, qui devait les exterminer sous peine de forfaiture.
Cela devint même un chapitre reconnu du droit canonique ;
mais, en l'ahsence de toute coopération active des séculiers,
ces prescriptions restèrent pendant quelque temps à l'état de
lettre morte. Il était réservé à l'ennemi acharné de l'Église,
Frédéric II, de briser, dans la plus grande partie de l'Europe,
le particularisme des statuts locaux et de réduire la population
à la merci des émissaires que la papauté trouvait bon d'accré-
diter auprès d'elle. Il avait besoin de la faveur d'Honorius III
pour assurer son couronnement en 1220; et quand se produisit
la rupture inévitable, H fut encore de son intérêt de réfuter
l'accusation d'hérésie si souvent lancée contre lui en manifes-
tant un zèle tout particulier à poursuivre les hérétiques, bien
que sans doute, s'il avait été libre d'agir, son indifférence phi- 321
losophique l'eût porté à tolérer toute forme de croyance qui ne
mît pas en péril l'obéissance due au souverain (1).
Dans une série d'édits datant de 1220 à 1239, Frédéric II
promulgua un code complet et impitoyable de persécution,
fondé sur les canons de Latran. Ceux qui étaient simplement
suspects d'hérésie devaient, sur l'ordre de l'Église, se soumettre
à la purgafion, sous peine d'être privés de leurs droits civils
et mis au ban de l'Empire; s'ils restaient en cet état pendant
un an, ils étaient condamnés comme hérétiques. Les hérétiques
de toutes les sectes étaient hors la loi; une fois condamnés
comme tels par l'Église, ils devaient être livrés au bras séculier
pour être brûlés vifs. Si, par crainte de la mort, ils se rétrac-
taient, ils devaient être jetés en prison pour le reste de leur vie
et s'y soumettre à la pénitence. S'ils retombaient dans leurs
erreurs, montrant ainsi que leur conversion n'avait pas été
sincère, ils devaient être mis à mort. Tous les biens des héré-
(1) De Lagrèze, La Navarre, Française 1, xxi ; II, G. — Concil. Lateran IV. c 3
(C. 13 Extra v. vu).
366 LÉGISLATION IMPITOYABLE
tiques étaient confisqués et leurs héritiers naturels spoliés.
Leurs enfants, jusqu'à la seconde génération, étaient déclarés
incapables d'occuper aucune charge ou dignité, à moins qu'ils
ne méritassent l'indulgence en dénonçant leur père ou quelque
autre hérétique. Tous les croyants, fauteurs, défenseurs, pro-
tecteurs ou avocats d'hérétiques étaient bannis à perpétuité ;
leurs biens étaient confisqués et leurs descendants sujets aux
mêmes incapacités que ceux des hérétiques. Ceux qui défen-
daient les erreurs des hérétiques devaient être traités comme
des hérétiques, à moins qu'ils ne changeassent de conduite
après un avertissement. Les maisons des hérétiques et de ceux
qui les hébergeaient devaient être détruites pour ne jamais être
relevées.
Bien que le témoignage d'un hérétique ne fut pas rece-
vable en justice, exception était faite lorsqu'il pouvait témoi-
gner contre un autre hérétique. Tout dépositaire du pouvoir
public, fonctionnaire ou magistrat, devait jurer de travailler à
exterminer ceux que l'Église désignerait comme hérétiques,
sous peine de perdre leurs emplois. Si un seigneur temporel,
sommé par l'Église de chasser les hérétiques de ses domaines,
négligeait de le faire pendant plus d'un an, ses terres pouvaient
être occupées par le premier catholique venu qui, après en avoir
expulsé les hérétiques, pouvait les posséder; en paix sans préju-
dice des droits du suzerain, à la condition qu'il n'y eût point
fait opposition.
322 Quand l'Inquisition pontificale fut instituée, Frédéric se hâta,
en 1232, de mettre toute l'organisation de l'État au service des
Inquisiteurs; ils étaient autorisés à faire intervenir les fonc-
tionnaires pour saisir ceux qu'ils qualifiaient d'hérétiques et à
les garder sous les verrous jusqu'au prononcé de la sentence,
qui devait être suivie de la mise à mort des coupables (1).
(1) Hist. Diplom. Frid. n. T. n. p. 4-6, 422 ; t. re, p. 6-8, 299-302; t. v, p. 201,
279-80. L'édit du couronnement, qui lut la base de toute la législation postérieure
contre l'hérésie, fut rédigé par la curie pontificale et envoyé, quinze jours avant la
cérémonie, à l'évèque-légat de Tusculum, avec ordre d'obtenir la signature impé-
riale et de renvoyer le document, afin qu'on pût le publier, au nom de l'Empereur,
dans l'Eglise de Saint-Pierre. (Raynald. ann. 1220, n? 19. — Hist. Diplom. I. n.
880). Pour les ecclésiastiques de ce temps-là, il allait de soi que le devoir de
APPROBATION DE L'ÉGLISE 3G7
Cette législation diabolique fut accueillie par l'Église avec des
acclamations et, à la différence des précédentes, ne resta pas
lettre morte. L'édit du couronnement de 4220 fut envoyé par
Honorius à l'Université de Bologne pour y être lu et commenté
dans les cours de droit. Il fut incorporé dans la compilation
autorisée des coutumes féodales et ses prescriptions les plus
sévères firent désormais partie du code civil. La série entière
des édits de Frédéric fut promulguée dans la suite par des papes
successifs, au moyen de bulles qui ordonnaient à tous les États,
à toutes les villes, d'inscrire à perpétuité ces lois dans leurs
statuts locaux. Veiller à cela devint un devoir des inquisiteurs,
qui devaient aussi exiger des magistrats et des fonctionnaires
le serment de se conformer à ces édits et, en cas de résistance,
les excommunier. En 1222, quand les magistrats de Rieti adop-
tèrent des lois en conflit avec celles de Frédéric, Honorius pres-
crivit que les délinquants fussent immédiatement destitués; en
4227, le peuple de Rimini résista, mais fut contraint de se sou-
mettre; en 1253, quelques villes lombardes, qui hésitaient,
reçurent la visite d'inquisiteurs d'Innocent IV, et furent bientôt
ramenées dans la bonne voie; en 1254, Asti accepta les édits
comme partie intégrante de sa législation locale; Corne suivit
cet exemple le 40 septembre 4225; même en 4335, dans la
récension des lois de Florence qui fut exécutée alors, nous trou-
vons les mêmes édits en honneur. Enfin, ils furent incorporés 323
dans les dernières additions du Corpus juris comme des élé-
ments de la loi canonique elle-même et, nominalement du
moins, ils peuvent être considérés comme en vigueur jusqu'à
notre temps (4).
l'Église était de pousser les souverains temporels dans les voies de la plus rigou-
reuse persécution.
Ce fut fans doute la mise hors la loi des hérétiques, prononcée par les édits de
Frédéric il, qui permit à l'Inquisition de poser en principe que l'hérétique pouvait
être saisi et dépouillé n'importe quand et par n'importe qui, et que le spoliateur,
pouvait s'appropri» r ses biens — à la condition, bien entendu, qu'il ne fût pas
lui-même un fonctionnaire du Saint-Office. {Tract, de Inquisitione, Hoat, xxxvi).
(1) Hist. Diplom. Frid. n, T. n, p. 7. — Post Lib. Feudoium. — Post constt.
iv. xix Lod. i. v. — lnnoc. PP. iv. Bull. Cum adversus, 1243, 1252, 1254: Bull.
Orthodoxie, 27 Apr. 14 maii 1252. — Alex. PP. iv. Bull. Cum adversus, 1258. —
Ejusd. Bull. Cupientes, 12G0. - Clément, i P. iv. Bull. Cum adversus, 1265. —
368 IMITATEURS LE FRÉDÉRIC II
Ainsi une grande partie de l'Europe, s'étendant de la Sicile à
la mer du Nord, se trouvait placée sous le régime du bûcher.
Les pays occidentaux se hâtèrent de suivre un si bel exemple. En
même temps que le traité de Paris (1229), parut une ordonnance
au nom du roi mineur Louis IX, promettant à l'Église, dans sa
lutte contre l'hérésie, le concours des officiers royaux. Dans les
domaines qui restaient aux mains du comte Raymond, les fluc-
tuations de sa politique donnèrent lieu à de nombreuses
plaintes; enfin, en 4234, il fut contraint de promulguer, avec le
consentement de ses prélats et barons, un statut rédigé par le
fanatique Raymond du Fauga de Toulouse, qui comprenait tous
les articles pratiques de la législation de Frédéric et décrétait
la confiscation contre quiconque refuserait, malgré un appel de
l'Eglise, d'aider à saisir et à emprisonner les hérétiques. Dans
les compilations et les ouvrages juridiques de la dernière partie
du xine siècle, nous voyons ce système parfaitement établi
comme loi du pays tout entier; en 1315, Louis le Hutin rendit
les édits de Frédéric valables pour toute la France (4).
En Aragon, don Jayme 1er promulgua un édit interdisant à
tous les hérétiques de pénétrer dans ses Etats, sans doute à
cause de la masse de fugitifs que la croisade de Louis VIII chas-
°** sait du Languedoc (1226). En 1234, conjointement avec ses pré-
lats, il rédigea une série de lois instituant une Inquisition épis-
copale du caractère le plus sévère, avec l'appui des officiers
royaux; on y trouve pour la première fois la prohibition, par
une législation séculière, des traductions en langue vulgaire de
la Bible. Tous ceux qui possèdent des livres de l'Ancien et du
Nouveau Testament in romancio doivent, dans le délai de huit
jours, en remettre les exemplaires à leurs évêques pour être
Wadding. Annal. Minor. ann. 1261, n° 3; ann. 1289, n° 20. — Urbani PP. ir,
Bull. Licet ex omnibus, 1262, § 12. — Epistt. sœculi xm, n0 101 (Monum. Hist.
German). — Eymerici Direct. Inquis. éd. PegDae, 1007, p. 302. — Innoc. PP. iv.
Bull. Ad Awes, 2 apr. 1253. — Pclopis, Anlica'Legislaziove del Piemonte,$. 440.
— Bernardi Comens. Lucema Inquisit. s. v. Eor<cutio, n° 3. — Arcliivio di Firenzo.
Riformagioni, classe n, dist. 1, n° 14. — Potthast n° 7672. — C. 2 in. ge^timo,
v. 3.
(1) ïsambert, Ane. Loix Franc, i, 230-33; m, 126. — Harduin. Concil. vu, 203-8.
— Guill. de Pod. Laur. c. 42. — E abl ssements, liv. 1, eh. 83, 123. — Livres de
Justice et de Plet, liv. i, tit. m, § 7.
LOIS DE GRÉGOIRE IX 369
brûlés, sous peine d'être tenus pour suspects d'hérésie. Ainsi, si
l'on excepte le reste de l'Espagne et les nation du nord, où l'hé-
résie n'avait jamais pris racine, tous les États chrétiens s'asser-
vissaient à l'Église en vue de la suppression de l'hérésie. Et
quand l'Inquisition eut été établie, le maintien de cette législa-
tion fut un des principaux devoirs des inquisiteurs, dont la vigi-
lance devait en assurer le plein et impitoyable effet (1).
En Italie, le zèle ou la jalousie furent cause, à cette époque
de transition, qu'on essaya, sur plusieurs points, d'organiser
une Inquisition séculière. A Rome, en 1231, Grégoire IX rédigea
une série de règles qui furent publiées, au nom du peuple
romain, par le sénateur Annibaldo. Le sénateur était tenu de
saisir tous ceux qui lui seraient désignés comme hérétiques, que
le dénonciateur fût un inquisiteur ou simplement un bon Catho-
lique, et de leur faire subir leur peine huit jours après la con-
damnation. De leurs biens confisqués, un tiers revenait au
témoin, un tiers au sénateur ; le reste devait servir à la répa-
ration des murs de la ville. Toute maison qui donnait asile à un
hérétique devait être détruite et l'emplacement qu'elle occupait
converti en dépôt d'ordures. Les croyants étaient traités comme
les hérétiques; les fauteurs, protecteurs, etc., étaient dépouillés
d'un tiers de leur avoir, applicable à la construction des murs.
Une amende de vingt lires était imposée à toute personne qui
ne dénonçait pas un hérétique dont elle avait connaissance; le
sénateur qui négligeait de faire exécuter la loi était frappé
d'une amende de deux cents marcs et d'incapacité d'exercer des
fonctions publiques. Pour apprécier l'énormité de ces amendes,
nous devons nous rappeler la misère de l'Italie d'alors, la
pénurie de la vie quotidienne, la rareté des métaux précieux, 325
attestée par l'absence d'ornements d'or et d'argent dans les
vêtements de cette époque. Non content encore d'avoir promul-
gué sur place ces règles sévères, Grégoire IX en envoya copie à
(I) Archives Nat. de France, J. 426 n° 4. — Martène, Ampliss. Coll. vu. 123-4.
— Bernard. Guidon. Practica P. iv (Coll. Doat, xxx). — Clem. PP. iv. Bull. Pras
Cunctis, 23 fév. 1266. — En 1229, le Concile de Toulouse avait déjà interdit aux;
laïques de posséder les Ecritures, même en latin (Concii. Tolos. ann. 122 », c. 14),
21.
370 CONSTITUTIONS SICILIENNES
tous les archevêques et princes de l'Europe, avec ordre de les
mettre à exécution dans leurs domaines respectifs, où, pendant
quelque temps, elles servirent de base aux procédures inquisi-
toriales. A Rome, la chasse aux hérétiques réussit à merveille et
les fidèles purent se réjouir d'un nombre considérable d'exécu-
tions par le bûcher. Encouragé par le succès, le pape publia une
Décrétale, fondement de toute la législation inquisitoriale sub-
séquente, aux termes de laquelle les hérétiques condamnés
devaient être abandonnés au bras séculier pour recevoir un
châtiment exemplaire; ceux qui revenaient à l'Église devaient
être emprisonnés à perpétuité et quiconque avait connaissance
d'un fait d'hérésie devait, sous peine d'excommunication, le
dénoncer aux autorités ecclésiastiques 1).
En même temps, Frédéric II, qui désirait donner à Rome le
moins possible d'autorité dans ses domaines de Naples.y confia
l'œuvre de la persécution aux officiers royaux. Dans ses Consti-
tutions Siciliennes, promulguées en 1231, il ordonna à ses
représentants de rechercher avec diligence « les hérétiques qui
marchent dans les ténèbres ». Tous, quelque faible que soit la
suspicion, doivent être arrêtés et examinés par des ecclésias-
tiques et ceux qui s'écartent dans une mesure quelconque
de l'orthodoxie doivent, s'ils s'obstinent, obtenir le martyre
par le feu auquel ils paraissent aspirer. Quiconque oserait
intercéder en leur faveur sentirait le poids du déplaisir impé-
rial. Quand on songe que cette législation émanait d'un libre
penseur, on conçoit quelle était alors la pression de l'opinion
publique, à laquelle Frédéric II n'osait pas résister. Et il ne se
contenta pas de vaines menaces, car une série d'exécutions
eurent lieu tout de suite. Deux ans après, l'Empereur écrivit à
Grégoire, déplorant que ces exemples n'eussent pas suffi, parce
que l'hérésie relevait la tête, et annonçant qu'il avait ordonné
au juge de chaque district de recommencer l'enquête avec la
(1) Raynald. Annal ann. 1231, n° 13, 18, — Ripoll i, 38, — Ricobaldi Ferrar.
Hist. Imp. ann. 1234. — Paramo deorig. Offic. S. lnq. p. 177. — Richardi di
S. Germano, Chron. ann. 1231. — C. 15 Extra v, vu (dans ce canon, noluerint est
évidemment une erreur pour voluerint). — Hart/helm, ConciL German ni, 540.
INTERVENTION DU SAINT-SIÈGE 371
collaboration de quelques prélats. Les évêques avaient été requis
de parcourir à fond leurs diocèses, accompagnés, en cas de
besoin, déjuges désignés à cet effet. Dans chaque province, la 326
Cour Générale tenait deux sessions par an, où l'hérésie était
punie comme les autres crimes. Cependant, bien loin de féliciter
Frédéric de cette persécution systématique, Grégoire lui répondit
qu'il faisait montre d'un faux zèle en vue de châtier ses ennemis
personnels et qu'il brûlait de bons catholiques plutôt que des i
hérétiques (1).
Au milieu de ces efforts confus et irréguliers pour supprimer
l'hérésie, il était naturel que le Saint-Siège intervînt et cherchât
à établir un système uniforme en vue de l'accomplissement de
cette grande tâche. On a seulement lieu de s'étonner qu'il ait
tellement tardé à le faire et qu'il ait montré d'abord tant de
timidité en intervenant.
En 1226, un effort fut tenté pour entraver la diffusion rapide
du Catharisme à Florence, par l'arrestation de Févèque héré-
tique Filippo Paternon, dont le diocèse s'étendait de Pise à
Arezzo. 11 fut jugé, suivant les statuts de Florence, par l'évêque
et le podestat réunis. Mais il interrompit la procédure en abju-
rant et fut remis en liberté. Bientôt, cependant, il retomba
dans ses erreurs et devint encore plus odieux aux orthodoxes.
En 1227, un hérétique converti se plaignit de cette apostasie à
Grégoire IX et le pontife, qui venait de monter sur le trône, se
hâta de remédier au mal en instituant une enquête, qui peut
être considérée comme le premier exemple de l'Inquisition pon-
tificale. Lalettre, portant la date du 20juind227, autorise Giovanni
di Salerno, prieur de la maison dominicaine de Santa-Maria-No-
vella, en compagnie d'un de ses frères et du chanoine Bernardo, à
procéder judiciairement contre Paternon et ses partisans et aies
obliger d'abjurer; en cas d'obstination de leur part, ils devaient
se conformer aux canons du concile de Latran et, au besoin,
appeler à leur aide les clercs et les laïques des évêchés de Flo-
(1) Constit. Sicular. lib. i. Tit. i. — Hist. Diplom. Frid. n. T. iv. p. 1, 35, 444.
— Rich.de S. Germano Chron. ann. 1233. — Giannonc, Istoria civile di Napoli,
lib. xtii. c. 6; xix. c. 5.)
3i2 F^A GIOVANNI, PREMIER INQUISITEUR
rence et de Fiésole. Ainsi le pape n'avait aucun scrupule à
empiéter sur la juridiction de l'évêque de Florence; mais
d'autre part, il ne pouvait alléguer, pour diriger la procédure
d'autre législation que celle des canons de Latran. Les commis-
saires réussirent à capturer l'évêque Paternon ; mais il fut déli-
vre de force par ses amis et disparut, laissant son évêché à son
successeur Torsello (4).
Frà Giovanni resta investi du mandat pontifical jusqu'à sa
mort; on le remplaça alors par un autre dominicain, Aldobran-
dino Cavalcanti. Cependant leur juridiction était encore tout
a fait indéterminée, car, au mois de juin 1229, on nous parle
de l'abbé de San-Miniato amenant devant Grégoire IX àPérouse
deux hérésiarques, Andréa et Pietro, qui furent contraints a
abjurer publiquement en présence de la cour pontificale; et à
plusieurs reprises, en 1234. nous voyons Grégoire IX intervenir
en personne, recevant caution de l'accusé et adressant des ins-
tructions particulières à l'inquisiteur en charge. Toutefois, l'In-
quisition prenait déjà forme, car peu de temps après on décou-
vrit de nombreux hérétiques, dont quelques-uns furent brûlés
vifs (les procédures sont encore conservées aux archives de
Santa-Maria-Novella). Il n'en est pas moins certain qu'on ne
songeait pas encore à fonder une institution permanente,
témoin les statuts de persécution rédigés, en 1233, par l'évêque
Ardingho, approuvés par Grégoire et inscrits, par son ordre
dans le livre des statuts de Florence. L'évêque y parait encore
comme le représentant de l'Église dans l'œuvre de la persécu-
tion et aucune allusion n'est faite à des inquisiteurs. Le podestat
est tenu d'arrêter quiconque lui sera désigné par l'évêque et de
le châtier dans les huit jours après la condamnation épiscopale ;
d'autres articles sont empruntés aux édits de Frédéric II. Frà
Aldobrandino semble avoir eu plus de confiance dans la prédi-
cation que dans la persécution; en fait, dans les documents
signés par lui, il ne se qualifie nulle part d'inquisiteur et il faut
ajouter que ses efforts furent tout aussi impuissants que ceux
(1) Lami, Antichità Toscane, p. 403-4, 509-10, 546.
FRA RUGGIERO CALCAGNI 373
de l'évêque Ardingho pour empêcher la diffusion de l'hérésie.
En 1233, alors que le projet d'une Inquisition organisée à travers
l'Europe prenait corps, Grégoire nomma le Provincial Domini-
cain de Rome inquisiteur à travers sa vaste province, qui com-
prenait la Sicile et la Toscane; mais ce domaine parait avoir été
trop étendu et, vers 1240, nous trouvons la cité de Florence sous
la surveillance de Frà Ruggiero Calcagni. C'était un homme
tout disposé à étendre les prérogatives de la charge et à la ren-
dre efficace; mais c'est seulement en 1243 qu'il se qualifia d'In-
quisitor Domini Papœ in Tuscia. Dans une sentence rendue 328
par lui en 1245, il se dit inquisiteur de l'évêque Ardingho et du
pape et se prévaut de la commission épiscopale qu'il a reçue. Le
caractère encore rudimentaire de l'Inquisition est très sensible
dans les procédures de cette époque. Une confession de 1244
porte seulement les noms de deux frati, l'inquisiteur n'ayant
même pas été présent. En 1245, il y a des sentences signées par
Ruggieri seul, tandis que d'autres procédures le montrent agis-
sant de concert avec Ardingho. On peut dire qu'il fut le véri-
table créateur de l'Inquisition de Florence quand, en 1243, il
inaugura son tribunal indépendant de Santa-Maria-Novella,
prenant comme assesseurs deux ou trois Frères distingués du
couvent et employant des notaires publics à recueillir par écrit
les procédures (1).
Ce qui précède donne une idée assez exacte du développement
graduel de l'Inquisition. Ce ne fut pas une institution mûrement
conçue et méthodiquement établie, mais le produit lent d'une
évolution à laquelle contribuèrent les éléments alors disponibles
en vue du but à atteindre. Lorsque Grégoire, reconnaissant la
futilité des espérances qu'on pouvait fonder sur le zèle épis-
copal, essaya de tirer partie de la législation séculière contre
l'hérésie, les Frères Prêcheurs étaient les instruments le plus à
sa portée pour accomplir ses desseins. Nous verrons plus loin
comment l'expérience, tentée d'abord à Florence, fut reprise en
(I) Lami, op. cit. 511, 519-22, 52S, 531, 543-4, 540-7, 554, 557, 550. — Archiv.
de Firenze, prov. S. Maria Novella 1227, Giugn. 20; 122^,Giugn. 24; 1235, Agost.
23. - Ughelli, îtalia Sacra, m, 146-7. — Kipoll i. GO, 71.
374 BULLES DE GRÉGOIRE IX
Aragon, en Languedoc et en Allemagne; le succès relatif qui
couronna ces essais, suggéra, par une conséquence naturelle,
une organisation permanente et générale de l'Inquisition.
Quelques historiens ont prétendu que l'Inquisition était née
le 20 avril 1233, date de deux bulles de Grégoire attribuant aux
Dominicains la fonction spéciale. de persécuter l'hérésie; mais
le ton d'apologie sur lequel il s'adresse aux prélats montre qu'il
les croyait peu disposés à souffrir ces empiétements sur leur
pouvoir, alors que le caractère de ses instructions prouve qu'il
ne se faisait pas une idée précise des conséquences de cette
329 innovation. En fait, l'objet immédiat du pape parait plutôt le
le châtiment de prêtres et d'autres ecclésiastiques, qui, suivant
des plaintes très répandues, favorisaient les hérétiques en leur
apprenant à éluder les questions, à cacher leurs croyances et à
feindre l'orthodoxie. Après avoir affirmé la nécessité de sou-
mettre l'hérésie et l'institution divine des Frères Prêcheurs, qui
se vouaient à la tache de répandre la bonne semence et d'extir-
per la mauvaise, Grégoire continue ainsi, s'adressant aux évo-
ques : « Voyant que vous êtes entraînés dans un tourbillon
de soucis et que vous pouvez à peine respirer sous la pression
des inquiétudes qui vous accablent, nous croyons utile de divi-
ser votre fardeau, afin qu'il puisse être porté plus aisément.
En conséquence, nous avons décidé d'envoyer des Frères Prê-
cheurs contre les hérétiques de France et des provinces voisines
et nous vous supplions et exhortons, au nom de la vénération
que vous éprouvez pour le Saint-Siège, de les recevoir amicale-
ment, de les bien traiter, de les seconder de votre bienveillance,
de vos conseils, de votre appui, afin qu'ils puissent remplir effi-
cacement leur tâche. » L'autre bulle est adressée « aux prieurs
et aux frères de l'Ordre des.Prêeheurs, inquisiteurs. » Après
avoir fait allusion aux fils de la perdition qui défendent l'hérésie,
elle continue ainsi : « C'est pourquoi, en quelque lieu que vous
prêchiez, vous êtes autorisés — au cas où ils ne cesseraient pas,
après avertissement, de défendre les hérétiques — à priver pour
toujours les clercs de leurs bénéfices et à procéder contre eux et
contre tous autres, sans appel, invoquant l'aide du bras sécu.
ROLE DES DOMINICAINS 375
lier, si cela est nécessaire, et désarmant leur résistance, si
besoin est, au moyen de censures ecclésiastiques sans
appel (1). »
En investissant ainsi tous les prêcheurs dominicains de
l'autorité légatine et du droit de condamner sans appel, le pape
commettait une imprudence. Gela ne pouvait qu'exaspérer le
clergé, comme nous le verrons plus loin en exposant les affaires
d'Allemagne. Grégoire adopta bientôt un expédient plus pra-
tique. Peu de temps après avoir publié les bulles d'avril 1233, \\
ordonna au prieur provincial de Toulouse de désigner quelques
Frères bien instruits pour prêcher la Croix dans le diocèse et
pour procéder contre les hérétiques en conformité avec les
statuts récents. Bien qu'il y eût encore là quelque confusion de
pouvoirs, Grégoire avait découvert le système qui resta le fon-
dement permanent de l'Inquisition — ' la désignation, par le
Provincial, de certains Frères préparés à leur tâche, qui devaient
exercer, dans les limites de leur province, l'autorité déléguée
parle Saint-Siège, en vue de la recherche et de l'examen des 330
hérétiques.' Conformément à cette décision, le provincial dési-
gna les Frères Pierre Cella et Guillem Arnaud, dont nous expo-
serons les efforts dans un chapitre ultérieur. Ainsi l'Inquisition,
en tant qu'organisation méthodique, pouvait être considérée
comme établie, bien qu'il soit digne de remarque que ces pre-
miers inquisiteurs, dans les documents officiels, se disent
revêtus de l'autorité légatine et non de l'autorité pontificale. Il
n'était pas encore question de créer une institution générale et
permanente ; c'est ce que montre, par exemple, une plainte de
l'archevêque de Sens au sujet de l'intrusion d'inquisiteurs dans
sa province, à quoi Grégoire répondit, par un bref du 4 février
1234, en révoquant les commissions données à cet effet et en
insinuant que l'archevêque pourrait, à l'avenir, faire appel à
l'aide des Dominicains, s'il pensait que leur grande expérience
(I) Ripoll, 1. 45, 47. — C. 8 §8, Sexto y. 2. — Gregor. PP. XI. Bull. Illehumani
çeneris; Lice capiend tdos. — Potthast n°« 9143, 9152, 5235. — Arch. de l'Inq.
de Carcassonne (Doat, xxxi, 21, 25).
376 DIFFICULTÉS PRATIQUES
dans la lutte contre les hérétiques fût de nature à servir ses
desseins (1).
Vers la même époque, Grégoire écrivait aux évoques de la
province de Narbonne en les menaçant de son déplaisir au cas
où ils n'infligeraient pas aux hérétiques les châtiments mérités;
mais, dans cette lettre, il n'y a aucune allusion à l'Inquisition.
Le 1er octobre 1234, Pierre Amiel, archevêque de Narbonne,
fit jurer aux fidèles de dénoncer tous les hérétiques, soit à lui-
même, soit à ses subordonnés, comme s'il ignorait encore
l'existence d'inquisiteurs spéciaux; même lorsque ces derniers
eurent reçu mandat pour agir, leurs devoirs et leurs fonctions,
leurs pouvoirs et leurs responsabilités restèrent tout à fait
indéfinis et flottants. Comme on voyait simplement en eux les
auxiliaires des évêques dans l'exercice de la vieille juridiction
épiscopale contre l'hérésie, c'était naturellement aux évêques
que l'on soumettait toutes les affaires de cet ordre, à mesure
qu'elles étaient soulevées. Il est vrai que beaucoup de questions
331 concernant le traitement des hérétiques avaient été résolues,
non seulement par les statuts romains de Grégoire en 1231,
mais par le concile de Toulouse en 1229 et ceux de Béziers et
d'Arles en 1234, qui s'étaient exclusivement occupés de stimuler
et d'organiser l'Inquisition épiscopale ; néanmoins, de nou-
velles difficultés de détail se présentaient continuellement dans
la pratique et l'on éprouvait le besoin urgent de quelque code
pour rendre la persécution efficace. La suspension de l'Inqui-
sition pendant plusieurs années, à la requête du comte Raymond,
retarda cette codification; mais quand le Saint-Office reprit
ses fonctions en 1241, la nécessité devint pressante et l'on fut
généralement d'avis que le code attendu devait émaner de l'au-
torité des évêques. Des jugements rendus en 1241 par Guillem
(1) Potfhast n° 92G3 ; cf. n°s 9316, 0388. — Guill. de Pod. Laur. c. 43. — Coll.
Doat, xxi, 143, 153. — Ripoll. i. 66.
Guillem Arnaud se qualifia généralement lui-même comme agissant au nom du
légat, quelquefois aussi comme délégué dans ses fonctions parle provincial domi-
nicain. Dans plusieurs sentences concernant les seigneurs de Niort, en février et
mars 1236, il agit de concert avec l'archidiacre de Carcassonne, l'un et l'autre sous
l'autorité légatine. Evidemment, à cette époque, il n'y avait pas encore d'organisa-
tion fixe. (Coll. Doat, xxi 1G0, 163, 165, 106).
CONCILE DE NARBONNE 377
Arnaud attestent non seulement que l'évêque Raymond de
Toulouse figurait comme assesseur, mais qu'on avait sollicité
en particulier l'avis de l'archevêque de Narbonne.
Pour fixer les principes généraux dont devait s'inspirer l'In-
quisition, on convoqua à Narbonne, en 1243 ou 1244, un grand
concile des trois provinces de Narbonne, d'Arles et d'Aix; la
longue série de canons qui furent adoptés à cette occasion
devint la règle de l'action inquisitoriale. Ils furent adressés à
« Nos fils chéris et fidèles en Jésus-Christ, les Frères Prêcheurs
et Inquisiteurs ». Les évêques s'expriment discrètement en ces
termes :
« Nous vous écrivons ces choses, non que nous désirions
vous lier par nos avis, car il ne serait pas convenable de
limiter la liberté accordée à votre discrétion par des formes ou
des règles autres que celles du Saint-Siège, mais nous désirons
venir en aide à votre dévouement suivant les instructions que
nous recevons du Saint-Siège, attendu que vous, qui supportez
nos fardeaux, devez être secondés charitablement de notre
assistance et de nos avis ». Nonobstant ces formules onctueuses,
l'allure générale du document est tout à fait impérative, tant
dans la définition de la juridiction que dans les instructions
touchant le traitement des hérétiques. C'est une chose bien
significative que, tout en abandonnant à d'autres la surveillance
de leurs troupeaux, ces bons bergers se soient jalousement
réservé les profits qu'on pouvait attendre des persécutions. Ils
disent, en effet, aux nouveaux inquisiteurs : « Vous devez
vous abstenir de tirer parti des pénitences pécuniaires et des
amendes, tant pour l'honneur de votre Ordre que parce que
vous serez absorbés par vos autres occupations ». Sauvegardant
ainsi avec soin leurs intérêts financiers, les évêques renonçaient
à une chose autrement importante, le droit de juger et de faire
exécuter les sentences. Les jugements de cette époque sont
rendus au nom des inquisiteurs, bien que, si l'évêque ou un 332
autre personnage notable y prenait part, comme cela arrivait
fréquemment, on les mentionnât à titre d'assesseurs (1).
(I Vaissete, m. Pr. 364, 370-1. - Concil. Tolosan ann. 1229. - Conc'.l. Biter-
378 ÉVÈQUES ET INQUISITEURS
Le transfert à l'Inquisition de la vieille juridiction épiscopale
en matière d'hérésie rendait nécessairement très délicats les
rapports entre évèques et inquisiteurs. La nouvelle institution
ne put s'établir qu'au prix de nombreux froissements, que
révèlent les fluctuations de la politique adoptée, à différentes
époques, pour préciser et régulariser leurs relations. En Italie,
l'indépendance de l'épiscopat avait été brisée depuis longtemps
et il ne pouvait opposer aucune barrière efficace aux empiéte-
ments sur sa juridiction. En Allemagne, les princes-évêques
regardaient avec jalousie les intrus et ne leur permirent jamais
de prendre pied d'une façon permanente dans le pays. En
France, et plus particulièrement en Languedoc, bien que les
prélats fussent plus indépendants qu'en Italie, la diffusion de
l'hérésie exigeait une activité et une vigilance de beaucoup
supérieures à leurs forces et ils se virent obligés de sacrifier une
part de leurs prérogatives afin d'échapper au devoir plus péni-
ble de remplir intégralement leurs fonctions. Toutefois, ils ne
s'y résignèrent pas sans une lutte dont on peut apercevoir ia
trace dans des efforls successifs, tentés en vue d'établir un
moclus vivendi entre les différents tribunaux.
Nous avons vu tout à l'heure que les inquisiteurs se permirent
d'abord de rendre des jugements en leur propre nom, sans
faire mention des évèques. Cet empiétement sur la juridiction
épiscopale constituait une innovation trop forte pour être dura-
ble ; aussi trouvons-nous presque immédiatement le cardinal-
légat d'Albano prescrivant aux inquisiteurs, par l'entremise
de l'archevêque de Narbonne, de ne pas condamner d'héré-
tiques et de ne point imposer de pénitences sans faire appel au
concours des évèques. Cet ordre dut être répété et rendu plus
absolu; la question fut tranchée dans le même sens en 1246
par le concile de Béziers, où les évèques firent abandon des
amendes qui devaient servir aux dépenses de l'Inquisition et
rédigèrent une autre série d'instructions détaillées à l'usage des
333 inquisiteurs « cédant volontiers aux pieuses requêtes que vous
reos. ann. 1234. — Concil. AreUtens. ann. 1234. — Concil. Narbonn. ann. 1244. —
Coll. Doat, xxi 143, 155, 158.
LES ÉVÊQUES ÉVINCÉS 379
nous ayez présentées ». Pendant quelque temps, les papes con-
tinuèrent à considérer les évoques comme responsables de la
suppression de l'hérésie dans leurs diocèses et, par suite, comme
la véritable source de la juridiction, En 4245, Innocent IV, en
permettant aux inquisiteurs de modifier ou de commuer des
sentences, spécifia que cela devait se faire d'accord avec
l'évèque. En 1246, il prescrit à l'évêque d'Agen d'enquérir
diligemment contre l'hérésie suivant les règles-fixées par le
cardinal légat d'Albano et avec le même pouvoir que l'inqui-
siteur pour le don des indulgences. En 1247, il traite les évêques
comme les vrais juges de l'hérésie en leur ordonnant de tra-
vailler sans relâche à la conversion des pécheurs avant de ren-
dre des jugements entraînant la mort, la prison perpétuelle ou
des pèlerinages au delà des mers ; même dans le cas d'héré-
tiques obstinés, ils doivent conférer attentivement avec l'inqui-
siteur ou d'autres personnes discrètes, pour savoir si le salut du
pêcheur et l'intérêt de la foi demandent qu'on rende le juge-
ment ou qu'on le diffère.
Nonobstant ces instructions, les sentences de Bernard de
Caux, de 1246 à 1248, ne portent aucune trace d'une inter-
vention des évêques. Évidemment, il y avait jalousie et anta-
gonisme. En 1248, le concile de Valence dut obliger les évêques
à publier et à observer les sentences des inquisiteurs, sous
peine de se voir refuser l'entrée de leurs propres églises —
preuve que les évêques n'étaient pas consultés sur les sentences
et n'étaient pas disposés à les rendre exécutoires. En 1249,
l'archevêque de Narbonne se plaint au pape que l'inquisiteur
Pierre Durant et ses collègues aient absous, sans qu'il en eût
connaissance, le chevalier Pierre de Cugunham, qui avait été
convaincu d'hérésie ; sur quoi Innocent annula immédiatement
la procédure. En fait, le pouvoir de faire grâce parait avoir été
considéré comme appartenant en propre au Saint-Siège et
nous trouvons, à cette époque, plusieurs exemples où ce pouvoir
est conféré par Innocent à des évêques, avec ou sans l'injonc-
tion de l'exercer de concert avec les inquisiteurs. Finalement,
cette question fut réglée en adoptant le principe de réserver,
380 RÉSISTANCE DES ÉVÊQUES
dans chaque sentence, le droit de la modifier, de l'aggraver, de
l'atténuer ou de l'abroger (1).
334 Puisque les inquisiteurs, en 4246, attendaient encore des
évêques qu'ils subvinssent à leurs dépenses, ils se reconnais-
saient ainsi, du moins en théorie, comme de simples adjoints
des cours épiscopales. En outre, les évêques devaient construire
les prisons pour l'internement des convertis, et bien qu'ils se
soient soustraits à cette obligation, dont le roi dut s'acquitter à
leur place, le concile d'Albi, tenu en 1254 parle légat du pape,
Zoen d'Avignon, admit que les prisons étaient sous la surveil-
lance des évêques. Le même concile rédigea une série d'ins-
tructions détaillées relatives au traitement des hérétiques. C'est
la dernière manifestation du pouvoir épiscopal en ces matières,
car tous les règlements postérieurs furent édictées par le Saint-
Siège. Môme un persécuteur aussi expérimenté que Bernard de
Caux, qui, dans ses sentences, négligeait complètent la juri-
diction épiscopale, reconnaissait, en 1248, qu'il était subor-
donné aux évêques,' en sollicitant l'avis de Guillem de Narbonne;
à quoi l'archevêque répondit, non seulement par des conseils
relatifs à des cas spéciaux, mais par des instructions générales.
En 1250 et 1251, cet archevêque s'occupa activement d'in-
quisition pour son propre compte et châtia des hérétiques sans
l'intervention des inquisiteurs pontificaux. Un bref d'Innocent I V,
en 1251, fait allusion à un projet, abandonné par la suite, de
remettre toutes les affaires de cet ordre aux mains des évêques.
Malgré ces indices de réaction, les intrus continuaient à gagner
du terrain, au prix de luttes que nos informations fragmen-
taires nous permettent seulement d'entrevoir, mais dont
l'intensité devait être accrue par l'hostilité entre le clergé
(1) Vaissete, m. 452. — Concil. Biterrens. année 1246. — Berger, Les Registres
d'Innocent IV, nos 2043, 3867, 3868. — Arch, de l'fnq. de Carcass. (Doat,xxxi, 68,
74, 75, 77, 80, 152, 182 ) — Potthast n°s 12744, 15805.— Mss. Bib. Nat fonds latin
n° 9992. — Concil. Valentin. ann. 1248 c. 10. — Baluz. Conc. Narbonn. app. p 100.
Le système adopté par les conciles du Languedoc devint général. En 1248, Inno-
cent IV ordonna à l'archevêque et à l'inquisiteur de Narbonne d'envoyer une
copie de leurs règles de procédure au provincial d'Espagne et à Raymond de
Pennaforte, pour être suivies d;ms la Péninsule (Baluz. et Mansi i, 208); leurs
canons sont fréquemment cités dans les manuels de l'Inquisition au Moyen-Age.
VARIATIONS DES PAPES 381
séculier et les Mendiants. On croit voir une tentative pour sau-
ver leur autorité en péril dans la proposition faite, en 1252,
par les évêques de Toulouse, d'Albi, d'Agen et de Carpentras :
ils offrent de donner tous pouvoirs comme inquisiteurs à des
Dominicains que désigneraient les commissaires d'Alphonse de
Poitiers, soits la réserve que l'on demandera leur assentiment 335
à toutes les sentences, promettant d'ailleurs d'observer dans
tous les cas les règles établies par l'Inquisition.
Cette question de l'intervention des évêques dans les juge-
ments fut l'objet de contestations prolongées. Si les instruc-
tions pontificales antérieures, qui reconnaissaient ce droit
d'intervention, n'avaient pas été traitées avec dédain, Inno-
cent IV n'aurait pas été obligé, en 1254, de renouveler la défense
de prononcer des condamnations à mort ou à la prison per-
pétuelle sans que les évêques eussent été consultés. En 1255, il
ordonna que l'évêque et l'inquisiteur interprétassent de concert
tous les points obscurs des lois contre l'hérésie et imposassent
de même les pénalités légères, consistant dans la privation des
fonctions et des bénéfices. Cette reconnaissance de la juridiction
épiscopale fut annulée par Alexandre IV qui, après quelques
hésitations, rendit l'Inquisition indépendante, en l'affranchissant
de l'obligation de consulter les évêques, même quand il s'agis-
sait d'hérétiques obstinés et convaincus de leur crime (1257). Il
renouvela la même décision en 1260 ; après quoi il se produisit
une réaction. Urbain IV, en 1262, rédigea des instructions
minutieuses au cours desquelles il affirma de nouveau la néces-
sité de consulter les évêques dans tous ces cas entraînant la
peine de mort ou la prison perpétuelle ; Clément IV s'exprima
dans le même sens en 1265. Il parait cependant que ces dis-
positions furent révoquées par quelque acte postérieur ou
qu'elles tombèrent bientôt en désuétude, car, en 1273, Gré-
goire X, après avoir fait allusion à la suppression des consul-
tations par Alexandre IV, prescrit que les inquisiteurs, en pro-
nonçant des sentences, doivent agir de concert avec le conseil
des évêques ou leurs délégués, de sorte que l'autorité épiscopale
ait toujours une part dans des N décisions aussi importantes.
382 DROITS RECONNUS AUX ÉVÊQUKS
Jusqu'à l'époque où nous sommes, l'Inquisition parait avoir été
considérée simplement comme un expédient temporaire répon-
dant à des nécesités spéciales, et chaque pape, lors de son
avènement, publiait une série de bulles pour renouveler les
oouvoirs des inquisiteurs. Mais l'hérésie se montrait singulière-
ment tenace; les populations avaient accepté l'institution nou-
velle, dont l'utilité s'était manifestée par bien des services
rendus, en dehors même de la préservation de la foi. On vint à
la considérer comme un élément essentiel de l'organisation de
l'Eglise et à la respecter, en conséquence, presque aveuglément.
La décision de Grégoire au sujet du concert de l'évêque et de
l'inquisiteur, dans tous les cas de condamnation grave, resta
désormais en vigueur. Nous verrons plus loin que lorsque
Clément Y s'efforça de mettre obstacle aux abus scandaleux du
pouvoir inquisitorial, il chercha le remède dans une légère
augmentation des droits de surveillance et de la responsabilité
de l'épiscopat, imitant, en cela, une tentative qui avait été
336 fa^e dans le même sens par Philippe le Bel. Toutefois, lorsque
l'évêque et l'inquisiteur étaient amis, la faible garantie ainsi
offerte à l'accusé était réduite à néant, par le fait que l'un
donnait à l'autre le pouvoir d'agir en son nom. On connaît des
cas où l'évêque agit comme le délégué de l'inquisiteur, d'autres
où l'inquisiteur est le délégué de l'évêque. La question de savoir
si l'un des deux pouvait rendre, sans le concours de l'autre,
une sentence valable d'absolution, a beaucoup exercé les cano-
nistes et l'on cite des noms autorisés à l'appui de l'une et de
l'autre opinion; il semble toutefois que la majorité ait incliné
vers l'affirmative (1).
Le droit de surveillance des évèques fut notablement accru,
(1) Concil. Btterrens. ann. 1246. — Arch. de l'Inq. de Carcass. (Doat, xxvn, 150;
xxx, 107-9; xxxi. 14"», 180, 216). — Vaissete, m, Pr. 479, 496-7. — Martènc
Th'saur. i. 1045. — Ripoll. i. 194, — Innoc. PP. iv. Bull. Licet ex omnibus,
30 mai 1254. — Concil. Albiens. ann. 1254. c. 24. — Alex. PP. iv. Bull. Licet ex
omnibus, 20 jan. 1257; Ejusd. Bull. Ad Capiendum, ann. 1257. — Clément. PP.
iv. Bull. Licet ex omnibus, 17 sept, 1205. — Gregor. PP. x. Bull. Pvx cunct s
mentis, 20 apr. 1273. — Lib. Sentent. Inq. Tolosan. pass. — C. 17 Sexto v. 2. —
Evmeric. Direct. Inq. p. 580. — Albert, Repert. Inq. s. v. Episcopui. — Zanchini
Tract, de User et. xv. — Isambert, II, 747. — Pegnae, Comment, in Eymtric-
p. 578.
BULLE (( AD EXTIRPANDA » 383
du moins en Italie, en ce qui concernait l'importante question
financière, lorsque Nicolas IV, en 1288, prescrivit que toutes les
sommes provenant d'amendes et de confiscations fussent dépo-
sées entre les mains de personnes choisies de concert par
l'inquisiteur et par l'évoque et qu'elles ne pussent être dépen-
s >es que sur l'avis de ce dernier, auquel des comptes devaient
être régulièrement rendus. C'était là une limitation sérieuse de
1 indépendance des inquisiteurs; mais cette mesure ne fut pas
1 mgtemps maintenue, Les évêques abusèrent bientôt de leur
pouvoir de surveillance pour réclamer une part des dépouilles,
sous le prétexte de conduire eux-mêmes des investigations,
lîenoît XI, en 1304, mit fin à cette querelle indécente en annu-
lant les décisions de son prédécesseur. Défense fut faite aux
évoques d'exiger des comptes ; désormais, les inquisiteurs ne
devaient plus en rendre qu'à la Chambre pontificale ou à des
délégués spéciaux delà papauté (1).
S'il y eut ainsi des hésitations assez naturelles dans le règle-
ment des relations délicates entre les juridictions compétentes,
toute incertitude disparaissait dans les rapports de l'Inquisition
avec la société en général. Dès ses premières années, alors
qu'elle n'était qu'à l'état embryonnaire, l'Inquisition avait 337
rendu de tels services en soumettant l'hérésie aux lois sécu-
lières qu'on chercha de tous côtés à lui assurer une orga-
nisation stable, afin qu'elle pût contribuer avec plus d'efficacité
encore à la découverte et au châtiment des crimes religieux.
La mort de Frédéric II (1250), en faisant disparaître le prin-
cipal ennemi de la papauté, lui fournit l'occasion de reprendre
en son nom et de confirmer, à son profit, les rigoureux édits
de cet empereur. En conséquence, le 15 mai 1252, Innocent IV
communiqua à tous les potentats de l'Italie sa bulle fameuse
Adextirpanda, établissant la persécution systématique comme
un élément essentiel de l'édifice social dans chaque État et
dans chaque ville, bien que le rôle mal défini attribué aux
évêques, aux inquisiteurs et aux moines atteste combien leurs
(i) Wadding. Annal. Mirnrum ann. 123Q, n° 17. — c. Extrav. Commun, v. ni.
384 PERSÉCUTION ORGANISÉE
provinces respectives étaient encore imparfaitement délimitées.
Ordre était donné à tous les chefs de l'exécutif de mettre au
ban les hérétiques, assimilés aux sorciers. Quiconque décou-
vrait un hérétique pouvait s'emparer de sa personne et de ses
biens. Tout magistrat principal, dans les trois jours après avoir
revêtu ses fonctions, devait désigner, sur les indications de son
évêque et de deux moines de chacun des Ordres Mendiants,
douze bons catholiques, assistés de deux notaires et de deux
ou plusieurs familiers, dont la tâche unique consisterait à arrê-
ter les hérétiques, à confisquer leurs biens et à les livrer à
l'évêque où à ses vicaires. Leurs traitements et les frais de
leurs missions devaient être pavés par l'Etat ; leur témoignage
était recevable sans qu'ils fussent obligés de prêter serment :
aucun témoignage ne devait prévaloir contre le témoignage
concordant de trois d'entre eux. Ils restaient en charge pen-
dant six mois ; à l'expiration de ce temps, ils pouvaient être
réappointés; atout moment, ils pouvaient être destitués et
remplacés, à la demande de l'évêque et des moines. Un tiers
du produit des amendes et des confiscations leur revenait de
droit; ils étaient exempts de tout service public incompatible
avec leurs fonctions; aucune loi présente ou future ne pou-
vait mettre obstacle à leur action. Le chef du pouvoir séculier
était obligé de les faire assister, sur requête, par son assesseur
ou un chevalier; tout habitant devait, sous peine d'une lourde
amende, leur prêter le concours qu'ils demanderaient. Quand
les inquisiteurs visitaient une partie du territoire soumis à leur
juridiction, ils devaient être accompagnés d'un délégué du
souverain, choisi par eux-mêmes ou par l'évêque. En arrivant
dans une ville ou dans un village, ce délégué devait convoquer
trois hommes de bonne réputation, ou même tous les habitants
du voisinage et les contraindre, sous serment, de dénoncer les
hérétiques, ou de signaler les biens des hérétiques, ou toute
personne tenant de secrets conventicules et vivant autrement
338 r4ae la généralité des fidèles. L'État était tenu d'arrêter tous les
suspects, de les garder en prisen, de les remettre, sous bonne
escorte, à l'évêque ou à l'inquisiteur et d'exécuter dans les
PRESCRIPTIONS FÉROCES 385
quinze jours, conformément aux édits de Frédéric, toute sen-
tence prononcée pour fait d'hérésie. En outre, on exigeait du
pouvoir séculier qu'il fit infliger, sur simple demande, la tor-
ture à ceux qui refuseraient de dénoncer tous les hérétiques de
leur connaissance. Si quelque résistance était opposée lors
dune arrestation, la commune tout entière en était rendue
responsable et devait payer une énorme amende, à moins
qu'elle ne livrât, dans les trois jours, tous ceux qui avaient
pris part à la rébellion. L'exécutif devait encore faire rédiger
quatre listes de ceux qui étaient déclarés infâmes ou mis au
ban pour cause d'hérésie ; l'une d'elles devait être lue en public
trois fois par an, une autre remise à l'évêque, la troisième aux
Dominicains et la quatrième aux Franciscains. Il devait aussi
veiller à la démolition des maisons dans les dix jours après le
jugement et à la perception des amendes dans les trois mois.
Ceux qui ne pouvaient pas payer devaient être jetés en prison
et y rester jusqu'à ce qu'on payât pour eux. Les produits des
amendes, commutations de peines et confiscations étaient divi-
sés en trois parts, l'une pour la ville, la seconde pour les fonc-
tionnaires préposés aux enquêtes, la troisième pour l'évêque et
les inquisiteurs, qui devaient l'employer à la persécution des
hérétiques.
Des mesures sérieuses étaient prises pour que ces instructions
féroces fussent partout appliquées avec vigueur. Elles devaient
être inscrites à perpétuité dans tous les recueils de statuts
locaux, avec toutes les lois que les papes pourraient promulguer
dans la suite, sous peine d'excommunication pour les fonction-
naires récalcitrants et d'interdit pour les villes. Toute tentative
pour modifier ces lois constituait un crime dont l'auteur était
passible d'infamie perpétuelle, d'une amende et de la mise au
ban. Les détenteurs du pouvoir et leurs officiers devaient jurer
l'observer ces lois sous peine de destitution; toute négligence
apportée à leur exécution était punissable, comme le parjure, .
je linfamie perpétuelle, d'une amende de deux cents marcs et
de la suspicion d'hérésie, qui entraînait la perte des charges et
l'incapacité de jamais en occuper d'autres. Tout détenteur du
22
386 INERTIE DE L'OPINION PUBLIQUE
pouvoir devait, dans les dix jours après avoir revêtu ses fonc-
tions, désigner, sur l'indication de l'évêque ou des Mendiants,
trois bons catholiques, chargés d'enquérir sous serment sur les
actes de son prédécesseur et de le poursuivre pour tout man-
quement à l'obéissance. En outre, chaque podestat, au début et
à l'expiration de sa charge, devait faire donner lecture de la
339 bulle dans des endroits publics désignés par l'évêque et par les
inquisiteurs, et effacer du livre des statuts toutes les lois qui
pouvaient être en conflit avec elle. En même temps, Innocent
adressait des instructions aux inquisiteurs, leur enjoignant
d'obtenir, sous menace d'excommunication, l'insertion de cette
bulle et des édits de Frédéric dans les statuts de toutes les villes
et de tous les Etats. Bientôt après, il leur conféra le dangereux
privilège d'interpréter, de concert avec les évêques, tous les
points douteux des lois locales qui se rapportaient à l'hérésie.
Ces prescriptions ne sont pas, comme on pourrait le croire,
le produit d'une imagination en délire. Il s'agit d'une législation
positive, pratique, mûrement élaborée et arrêtée en vue d'un
but politique bien défini. L'état de l'opinion publique à cette
époque est suffisamment caractérisé par le fait que des mesures
aussi tjranniques furent acceptées par elle sans résistance.
En 1254, Innocent IV y apporta quelques légères modifica-
tions suggérées par l'expérience. En 1255, 1256 et 1257,
Alexandre IV revisa la bulle, dissipa quelques doutes qui
s'étaient élevés et insista sut* la nécessité de nommer partout
des enquêteurs pour examiner les actes des magistrats sortants.
En 1259, il réédita la bulle dans son ensemble. En 1265, Clé-
ment IV la publia de nouveau avec quelques variantes, dont la
principale consistait à ajouter le mot « inquisiteurs » dans les
passages où Innocent n'avait désigné que les évêques et les
moines — montrant ainsi que, dans l'intervalle, l'Inquisition
était devenue l'instrument par excellence de la persécution des
hérétiques. L'année suivante, il réitéra l'ordre donné par Inno-
cent aux inquisiteurs de faire insérer dans tous les livres de
statuts, sous peine d'excommunication et d'interdit, sa législa-
tion et celle de ses prédécesseurs. Ceci prouve qu'il y eut bien
ROLE IMPOSÉ AUX OFFICIERS CIVILS 387
quelques résistances locales, mais le petit nombre d'exemples
qu'on en peut citer atteste que la grande majorité des villes se
soumirent sans murmure. En 4256, Alexandre IV apprit que les
autorités de Gênes témoignaient quelque mauvais vouloir; il
leur donna quinze jours pour cesser toute opposition, sous la
menace de la censure et de l'interdit. Il fît de même en 1258
avec les magistrats de Mantoue. D'autre part, le fait que la
bulle resta inscrite dans les statuts de Florence jusqu'à la récen-
sion de 1355, montre avec évidence que les ordres du pape
avaient été obéis à la lettre pendant plus d'un siècle (1).
En Italie, ces mesures fournirent à l'Inquisition un personnel 340
complètement organisé et payé par l'État, qui en fit une insti-
tution admirablement armée pour l'accomplissement de ses
desseins. Nous ignorons si les papes ont fait effort pour rendre
leurs bulles applicables dans d'autres pays ; mais, s'ils le ten-
tèrent, ils échouèrent, car ces prescriptions ne furent jamais
en vigueur au-delà des Alpes. D'ailleurs, cela importait peu,
tant que la loi, l'esprit conservateur des classes dirigeantes et
la piété des souverains étaient d'accord pour faciliter partout
et en toutes choses la tâche des inquisiteurs. Aux termes du
traité de Paris, tous les officiers publics étaient tenus d'aider
l'Inquisition et d'arrêter les hérétiques; tous les habitants mâles
de plus de quatorze ans, toutes les filles ou femmes de plus de
douze, devaient prêter le serment de dénoncer les coupables
aux évêques. Le concile de Narbonne, en 1229, mit ces disposi-
(1) Innoc. PP. iv. Bull. Ad extirpanda. ann. 1252 (Mag.Bull. Roman. I. 91). —
Ejusd. Bull. Orthodoxe, 1252(Ri poil I. 208, cf. vu. 2«). — Ejusd. Bull. Ut commiss"m
1254 (Ibid. i. 250). — Ejusd. Bull. Volentis, 1254 (ib. 1. 251). — Ejusd. Bull. Cum
venerabdis, 1253 (Mag. Bull. Roman, i. 93-4). —Ejusd. Bull. Cum in constitution
nibvs, 1254 (Pegnœ app. p. 19). — Alex. PP. iv. Bull. Cum secundum, 1255
(M. B. R. f. 106). — Ejusd. Bull. Exortis in agro, 1256 (Pegnœ App. p. 20). —
Ejusd. Bull. Exortis in agris, 1256 (Ripoll" I." 297). — Ejusd. Bull. Delecti filii,
1256 (Ripoll. I. 312). — Ejusd. Bull. Cum vos, 1256 (Ripoll. 1. 314). - Ejusd.
Bull. Felicis recordationis , 1257 (M. B. R. I. 106). — Ejusd. Bull. Implacida,
1257 (M. B. R. I. 113). — Ejusd. Bull. Implacida, 1258. (Potthast n° 17 302). —
Tjusd. Bull. Ad extirpanda, 1259 (Pegnœ App. p. 30). — (Ilem. PP. iv. Bull. Ad
extirpanda, 1265 (M. B. R. I. 148-51). — Ejusd. Bull. Ad extirpanda, 1226
(Pfgnae App. p. 43). — Arcliivio di Firenze, Riformagioni, Classe h. Distinzione, 1,
n<M4. _ Vers 1330, Bernard Gui (Pratica P. iv. — Coll. Doat, xxx) cite les pres-
criptions de la bulle d'inm cent IV comme faisant encore partie des privilèges des
inquisiteurs italiens.
341
3%8 ASSERVISSEMENT DES ÉTATS
sitions en vigueur. Celui d'Albi, en 1254, nomma les inquisi-
teurs parmi ceux auxquels les hérétiques devaient être dénoncés •
il menaça des censures de l'Église tous les seigneurs temporels
qui négligeraient de seconder l'Inquisition, d'exécuter ses sen-
tences de confiscation ou de mort. Le concours ainsi réclamé
fut accordé de grand cœur. Chaque inquisiteur fut armé de
lettres royales l'autorisant à faire appel à tous les officiers
publics pour être protégé, escorté et aidé au cours de ces mis-
sions. Dans un mémoire datant de 1317 environ, Bernard Gui
dit que les inquisiteurs, munis de ces lettres, disposent libre-
ment du concours des baillis, des sergents et des autres officiers,
tant royaux que seigneuriaux, sans lesquels ils ne pourraient
pas faire grand chose. 11 n'en était pas seulement ainsi en
France, car Eymerich, écrivant en Aragon, nous apprend que
le premier acte de l'inquisiteur, au reçu de sa commission, est
de la présenter au roi ou au chef du pouvoir et de lui demander
avec insistance l'octroi de lettres-patentes, en lui expliquant
qu'il est obligé par les canons de les lui donner, s'il veut éviter
les nombreuses peines édictées par les bulles Ad abolendam
et Ut inquisition*. Il doit ensuite produire ces lettres aux
fonctionnaires et leur faire jurer d'obéir de leur mieux aux
ordres qu'il leur donnera dans l'exercice de ses fonctions. La
puissance entière d^ l'État était donc mise à la disposition du
Saint-Office. Bien plus, chaque individu était tenu de lui apporter
son concours; tout défaut de zèle l'exposait à être excommunié
comme fauteur d'hérésie, mesure qui pouvait entraîner pour
lui, après un an, l'accusation d'hérésie avec ses redoutables
conséquences. Les individus, non moins que les États, deve-
naient ainsi, de gré ou de force, les auxiliaires de l'Inauisi-
tion (1). ^
ann. 122<ï c. i 2. - Concil. Albiens. ann. 1254 c. 3, 5, 8. - Arch. de l'Ina de
Carcass. (Doat. xxx. 110-11, 127; xxxi. 250). — Vaisse te ni Pr 52* Q £?'
Arch. di Napoli, Registre 6, lett. b, fol, 18o! - ©^'iÇf/ïiH
560-1. — Bernardi Guidon. Practica P. iv i Doat, xxx) *••»/.
rn!!lpiaitn F^°iS a?ofn 1iffi?i,e P°Ur .Vm(\u[sitQ^ d'obtenir des lettres-patentes
royales. Quand, en 1269, les tranciscains B-rtrand de Roche et Ponce des Rives
turent nommes inquisiteurs à Forcalquier, ils furent obligés de se rendre d'abord
CONCOURS FINANCIER DES PRINCES 389
Le droit d'abroger toutes les lois qui entravaient le libre
exercice de l'Inquisition fut également reconnu de l'un et l'autre
côté des Alpes. Lorsque, en 1257, Alexandre IV apprit avec
indignation que Mantoue avait adopté certains statuts mettant
obstacle à l'absolutisme de l'Inquisition, il donna ordre immé-
diatement à l'évêque de Mantoue d'examiner l'affaire et d'an-
nuler tout ce qui pourrait entraver ou retarder les opérations
du Saint Office. En cas de résistance, il devait excommunier
les magistrats et jeter l'interdit sur la ville. En 1275, Urbain IV
rendit cette disposition, empruntée à la bulle Ad extir panda,
universellement applicable et elle fut introduite dans la loi
canonique comme l'expression des droits incontestés de l'Église.
Ainsi l'Inquisition devenait virtuellement maîtresse de la légis-
lation de tous les pays, qu'elle pouvait modifier à sou gré. Ce
ne fut pas la faute de l'Église si un monarque hardi comme 342
Philippe-le-Bel osa, à l'occasion, s'exposer à la vengeance
divine en protégeant les droits de ses sujets (1).
En deçà des Alpes, il n'était pas admis, comme en Italie, que
les dépenses de l'Inquisition dussent être supportées par l'État.
Mais la libéralité royale y pourvoyait amplement. D'ailleurs,
les dépenses qui incombaient à l'Inquisition n'étaient pas con-
sidérables. Les couvents dominicains lui fournissaient des
locaux pour ses assises et les officiers publics étaient obligés,
comme nous l'avons vu, de lui rendre tous les services qu'elle
réclamait d'eux. Si les évêques avaient négligé de construire et
d'entretenir les prisons, le zèle royal avait pris ces devoirs à sa
charge. En 1317, nous apprenons que dans l'espace de huit ans
le roi avait dépensé 630 livres tournois pour l'entretien de la
seule prison de Toulouse et qu'il avait aussi régulièrement
payé les geôliers. En outre, les inquisiteurs avaient toujours
le droit d'appeler à leur aide des experts, qui ne pouvaient
à Palerme, où résidait alors Charles d'Ajou, et où il leurrerait des lettres poursm
sénéchal et ses au'res officiers (4 août 1269). — Archivio di Napuli, Registro 6,
lett. D, fol. ISO. Gf. Kegist. 20, lett. B, fol. 91.
(1) Mag. Bull. Roman, i. 118. — C. 9 Sexto V. i. — Zanchini, Tract de Hxret. c.
ixjei. — Cf. Aymerici Dir ci. Inq. p. 561. — Bernardi Comens. Lucerna Iajv.is.
s. v. Statutum.
22.
390 AFFAIRE DE VITERBE
leur refuser leurs lumières. Toute la science du royaume était
asservie au devoir suprême de combattre l'hérésie et mise gra-
tuitement à la disposition de l'Inquisition. Laïques et prélats
étaient également tenus de lui obéir (1).
Que les pouvoirs ainsi conférés aux inquisiteurs aient été
réels et non simplement théoriques, c'est ce qui appert du cas
343 deCapellodi Chia, un puissant seigneur de la province romaine,
qui attira sur lui la suspicion d'hérésie, fut condamné, proscrit,
et vit ses biens confisqués (1260). Comme il refusait de se sou-
mettre, l'inquisiteur Frà Andréa invoqua l'aide des citoyens de
la ville voisine de Yiterbe ; ils lui obéirent en levant une armée
à la tête de laquelle l'inquisiteur assiégea Capello dans son
château deColle-Casale. Capello avait ingénieusement transféré
ses biens au nom d'un noble romain nommé Pietro Giacomo
Surdi et la pieuse entreprise des Yiterbiens fut arrêtée par un
ordre du sénateur de Rome interdisant de faire violence à la
propriété d'un bon citoyen catholique. Alors Alexandre IV
intervint, ordonnant à Surdi de se désintéresser de la querelle,
parce que ses titres à la possession du château étaient nuls. 11
ordonna également au sénateur de renoncer à son opposition et
remercia chaleureusement les Yiterbiens pour le zèle et le cou-
rage qu'ils avaient mis au service de Frà Andréa. A la vérité,
ce dernier n'avait fait qu'exercer le pouvoir que Zanghino
déclare attaché aux fonctions de l'inquisiteur, à savoir de dé-
chaîner ouvertement la guerre sur les hérétiques et sur l'héré-
sie (2).
Dans l'exercice de cette autorité presque sans limites, les
inquisiteurs agissaient le plus souvent sans surveillance et sans
responsabilité. Même un légat du pape ne devait pas se mêler
de leurs affaires ni s'enquérir de Thérésie dans le ressort de leur
autorité. Ils n'étaient pas passibles d'excommunication dans
l'exercice de leurs fonctions et ne pouvaient même pas être
(1) Bernard. Guidon. Gravam. (Doat, xxx, 107-9). — Alex. PP. iv. Bull. C"P en-
tes, 15 apr. 1225; ejusd. Bull. Exo>'tis in agro, 15 mar. 1256.
(2) Pegnœ Append. ud Eynie/ic. p. 37-8. — Zanchini, Tract, de Hzretic. c.
XXXVII.
IMMUNITÉS DES INQUISITEURS 391
suspendus par un délégué du Saint-Siège. Si pareille mesure
était cependant tentée, l'excommunication ou la suspension
étaient réputées nulles, à moins qu'elles n'eussent été prononcées
par un mandat spécial du pape. Dès 1245, les inquisiteurs
furent autorisés à absoudre leurs familiers pour les excès dont
ils se rendaient coupables; depuis 1261, ils purent s'absoudre
entre eux des effets de l'Inquisition, quelle qu'en fût la cause;
et comme chaque inquisiteur avait d'ordinaire un subordonné
prêt à lui rendre ce service, il devenait par là virtuellement
invulnérable. Enfin, les inquisiteurs étaient affranchis de tout
devoir d'obéissance envers leurs provinciaux et leurs généraux;
il leur était même interdit de recevoir leurs ordres sur toute
affaire relative à leurs fonctions; ils étaient, d'ailleurs, protégés
contre toute tentative de miner leur crédit auprès de la Curie,
par le privilège qui leur était reconnu d'aller quand ils le vou-
laient à Rome et d'y passer le temps qu'ils jugeaient nécessaire,
nonobstant la défense du provincial ou des chapitres généraux.
A l'origine, on admit que le mandat des inquisiteurs expirait
avec le pape dont ils l'avaient reçu; mais, depuis 1267, ces man-
dats furent déclarés perpétuels (1).
La question de l'amovibilité des inquisiteurs était en relation 344
directe avec celle de leur subordination ou de leur indépen-
dance et fut l'objet de beaucoup de décisions contradictoires.
Quand le pouvoir de les désigner eut d'abord été conféré aux
provinciaux, il emportait naturellement celui de les éloigner et
de les remplacer après une consultation avec des membres
(1) Arch. Nat. de France. J. 431, n° 23. — Innoc. PP. iv. Bull. Devotionis,
2 mai 1245 (Coll. Doat, xxxi. 70). — Berger, Reg. d'Innée. IV, n° 1963. — Ripoil.
i 132; h. 504, 610, 644. — Alex. PP. îv. Bull. Ut negotium, 5 mart. 1261. —
Urbain PP. iv. Bull. Ut negotium, 4 rug. 1262. — Mag. Bull. Roman, i. 116, 120,
126, 139, 267, 420. - C. 10 Sexto v. 2. — Pottha^t n°s 13057, 18389,18419,19559.
— Bern. Guidon. Practica P. iv. (Doat, xxx). — Eymeric. Direct. Inouïs, p. 136,
137.
Il est curieux de constater que la question de savoir si le mandat d'un inquisi-
teur n'expirait ras avec le pape qui l'avait donné, était encore regardée comme
douteuse en 1290, époque ou elle fut ré olue en faveur de la thèse de la perpé-
tuité par Nicolas IV, dans la bulle Ne aîiqw (Potthast n° 23 302). A une époque
antérieure. Alexandre IV, en prenant la tiare (1235), avait cru nécessaire de renou-
veler le mandat d'un inquisiteur aussi distingué que Rainerio Saccone (Ripoil i.
392 INAMOVIBILITÉ DES INQUISITEURS
« discrets » de l'Ordre. En 12i4. Innocent IV déclara que les
provinciaux et les généraux des Ordres Mendiants avaient
pleins pouvoirs pour déplacer, révoquer et remplacer tous les
membres de leurs Ordres qui servaient comme inquisiteurs,
môme quand ils avaient reçu leur mandat du pape.
Une dizaine d'années plus tard, la politique vacillante
d'Alexandre IV atteste une tentative sérieuse des inquisi-
teurs pour obtenir complète indépendance. En 1256, il con-
firma le pouvoir de déplacement des provinciaux; le 5 juil-
let 1257, il le leur retira, et le 9 décembre de la même
année, il l'affirma de nouveau dans sa bulle Quod super
nonnullis, qui fut maintes fois rééditée par lui et par ses
successeurs. Les papes postérieurs donnèrent des ordres con-
tradictoires, jusqu'à ce qu'enfin Boniface VIII se prononça
en faveur du pouvoir de déplacement; mais les inquisiteurs
obtinrent que ce pouvoir ne pût être exercé qu'à la suite
d'une procédure régulière, ce qui, dans la pratique, le réduisait
à néant. Il est vrai que, d'après les réformes de Clément V,
l'excommunication ipso facto, ne pouvant être levée que par le
pape, était prononcée contre trois sortes de crimes des inquisi-
teurs : lo des poursuites injustes motivées par la faveur, l'ini-
mitié personnelle ou l'avidité, et la négligence à poursuivre due
à des causes analogues; 2° des extorsions d'argent; 3° la con-
fiscation des biens d'une église en punition des fautes d'un
clerc. Mais ces dispositions, contre lesquelles protesta énergi-
quement Bernard Gui, ne faisaient qu'indiquer la conduite à
tenir et n'étaient pas appuyées de sanctions pratiques (1).
345 Les Franciscains s'efforcèrent de réduire leurs inquisiteurs à
l'obéissance en leur confiant des mandats de durée limitée.
Ainsi, en 1320, le général Michel de Cesena adopta le terme de
cinq ans, qui paraît être resté longtemps la règle; nous voyons,
(1) Coll. D.>.-.t, xxxi, 73; xxxii, 15, 105. — Ahx. PP. IV. Bull. 0 hre suavi, 13
mai 1256; ejusd. Ba\\.mCatholicsB fidei, 15 jul. 1257; ejusd. Bull. Quod super
nonnuLis, 9 dec. 1257;V|iisd. Bull. Meminim»s, 13 apr. 1258. — Clem. PP. IV.
Bull. Lie t ex omnibus, 30 sept. 1265. — G. 1, 2, Clem ntin. V. 2. — Bern. Gui-
don. Giavam (Doat, xx.v, 114). — lnnoc. PP. VI. Bull. Odore suavi, 9 jun. 1355
(Bulario de la Orden de Santiago, T. m, fol. 550, in Archivio Xacional de Es-
paùa),
DURÉE DES MANDATS 393
en effet, Grégoire XI, en 1375, prier le général franciscain de
maintenir dans ses fonctions d'inquisiteur à Rome Frà Gabriele
da Yiterbo, à cause de ses éminents services. En 1439, une
commission d'inquisiteur de Florence, délivrée à Frà Francesco
da Michèle, pour prendre effet à l'expiration des pouvoirs de
Frà Jacopo délia Biada, indique que les nominations étaient
encore faites à temps, bien que Eugène IV, en 1432, eût conféré
au général franciscain, Guglielmo di Casale, pleins pouvoirs
pour nommer et pour révoquer. Les Dominicains ne paraissent
pas avoir adopté cet expédient; d'ailleurs, toute mesure de ce
genre eût été impuissante à établir la subordination et la dis-
cipline, vu l'intervention constante du Saint-Siège qui pouvait
toujours être obtenue de ceux qui savaient la réclamer. Des
mandats d'inquisiteurs étaient continuellement délivrés par le
pape et ceux qui en étaient investis paraissent n'avoir pu être
révoqués que par le pape lui-même. Même quand il n'en était
pas ainsi, il importait peu que les papes reconnussent en
théorie aux provinciaux le droit de déplacer, lorsqu'ils étaient
disposés à s'entremettre pour en annuler l'exercice. En 1323,
Jean XXII donna à Frà Piero de Perugia, inquisiteur d'Assise,
des lettres qui le protégeaient à l'avance contre toute mesure
de suspension ou de déplacement. En 1339, il est question d'un
certain Giovanni di Borgo, déplacé par le général franciscan et
replacé par Benoît XII. Plus fatal encore à la discipline fut le
cas de Francisco di Sala, nommé par le provincial d'Aragon,
écarté par son successeur et réintégré par Martin V en 4419
avec privilège d'inamovibilité. Toutefois, en 1439, Eugène IV et,
en 1474, Sixte IV renouvelèrent les décisions de Clément IV,
d'après lesquelles les inquisiteurs pouvaient être déplacés tant
par les généraux que par les provinciaux. En 1479, Sixte IV
ordonna que toutes les plaintes soulevées par les inquisiteurs 346
fussent portées devant le général de leur Ordre, auquel fut
reconnu le pouvoir de les punir ou de les déplacer (1).
(1) Wadding. ann. 1323, nM7; aim. 1327, n° 5; ann. 1339, n° 1 ; nnn. 1347, n° '0,
11; ann. 1375, n° 30; ann. 1432, n° 10, 11; ;>nn. 1474, n° 17-19. — Archivio di
Firenze, Prov. del Convenlo di S. Croce, 26 oit. 1439.— Ripoll II. 342, 44, 57 -1.
— Sixti PP. IV, Bull. Sacri, 16 jul. 1479, § 11.
394 PROVINCIAUX ET INQUISITEURS
Le résultat naturel de cette législation contradictoire fut que
les inquisiteurs se considérèrent comme responsables envers
leurs supérieurs en tant que Frères, mais non en tant qu'in-
quisiteurs; en cette dernière qualité, ils ne croyaient devoir de
comptes qu'au pape et ils prétendaient qu'on ne pouvait les
écarter qu'en cas d'impuissance avérée à remplir leur tache,
par l'effet de l'âge, de la maladie ou de l'ignorance. Quant à
leurs vicaires et subordonnés, ils prétendaient qu'ils ne rele-
vaient d'aucune autre juridiction que la leur; toute tenta-
tive faite par un provincial pour écarter un de ces subordonnés
devait motiver une poursuite pour suspicion d'hérésie, étant
un obstacle opposé à la bonne marche de l'Inquisition. Il n'était
certes pas facile d'intervenir dans les affaires conduites par des
hommes aussi redoutablement armés et animés d'un pareil
esprit de décision. La chaleur avec laquelle Ejmerich traite
cette question laisse entrevoir le caractère de la lutte qui se
poursuivait incessamment entre les provinciaux et les inquisi-
teurs. Les abus et les désordres auxquels donna lieu cette atti-
tude obligea Jean XXIII d'intervenir et de déclarer que les
inquisiteurs seraient soumis en toutes choses à leurs supérieurs
et leur devraient obéissance. Mais le Grand Schisme avait
affaibli l'autorité pontificale et Jean XXIII fut peu écouté. Après
le rétablissement de l'unité à Constance, en 1418, Martin V se
hâta de renouveler l'ordre donné par son prédécesseur. Mal-
heureusement, comme dans le cas dune révocation, l'insatiable
avidité de la Curie romaine, toujours prête à se laisser cor-
rompre, opposait un obstacle fatal à rétablissement de la disci-
pline ; d'ailleurs, ceux qui étaient commissionnés directement
par le pape ne pouvaient guère témoigner de soumission aux
fonctionnaires de leurs Ordres respectifs (1).
Les remarques d'Ejmerich attestent qu'un inquisiteur ne
347 devait pas se faire scrupule de poursuivre son supérieur. Sa
juridiction était, en fait, presque illimitée, car la menace de
la suspicion drhérésie pesait également sur les grands et sur
(1) Eymerich, p. 540-9, 553. — A/chivio di Firenze, Prov. del Conv. di S Croce
16 apr. 1418. ■
INSOLENCE DES INQUISITEURS 395
les humbles. 11 n'est pas jusqu'au droit d'asile des églises qui
n'ait été suspendu en faveur de l'Inquisition et les immunités
des Ordres Mendiants eux-mêmes ne les mettaient pas à l'abri de
sa juridiction. En théorie, les rois n'y échappaient pas davan-
tage; mais Eymerich observe discrètement que lorsqu'un pareil
personnage est en cause, il vaut mieux avertir le pape et atten-
dre ses instructions. Un seul pouvoir échappait à la tyrannie
des inquisiteurs. L'office épiscopal conservait encore, de son
ancienne et éminente dignité, une part suffisante pour sous-
traire celui qui en était revêtu aux atteintes d'un inquisiteur, à
moins que ce dernier ne se présentât avec des lettres pontifi-
cales délivrées ad hoc. Au cas où la foi d'un évoque était soup-
çonnée, le devoir de l'inquisiteur était de réunir avec soin tc-us^
les témoignages et de les transmettre à Rome pour examen.
Jean XXII, en 1327, admit une autre exemption motivée par
•l'insolence de l'inquisiteur sicilien, Mathieu de Pontigny, qui
osa excommunier Guillaume de Balet, archidiacre de Fréjus,
chapelain du pape et représentant du pontificat d'Avignon dans
la Campagne et la Province maritime. Le pape, furieux, publia
une Décrétale interdisant à tous les juges et inquisiteurs de
s'attaquer aux fonctionnaires et aux nonces du Saint-Siège
sans lettres spéciales les y autorisant. L'audace de Mathieu de
Pontigny montre assez quelle était la confiance et la présomption
des membres du Saint-Office D'autre part, le fait que les laïques
prirent l'habitude de les appeler : « Votre Majesté Religieuse »,
atteste l'impression faite sur l'esprit du peuple par leur toute-
puissance irresponsable (l).
Si les évêques échappaient au jugement de l'Inquisition, ils
n'étaient nullement dispensés d'obéir aux inquisiteurs. Dans la
commission pontificale que recevaient ces derniers^il était dit
que les archevêques, les évêques, les abbés et tous les autres
prélats devaient se conformer à leurs ordres en tout ce qui 34g
(1) Eymerici Direct. Inquis. p. 559. — Greg. PP. X. B ill. 20 apr. 1273 (Mar-
tène Thés. V. 1821). - Zanchini de Hxretic. c. vin. — Johann. PP. XXII, Bull.
Ex parte vestra, 3 jul. 1322 (Wadding. m. 291). — C. 16 Sexto V. 2. — G. 3. Ex-
trav. Commun, v. 3. — Arch. de l'inq. de Careassonne (Doat, XXXVII, 204).
396 AMBITION DES INQUISITEURS
concernait la tâche de l'Inquisition, sous peine d'excommuni-
cation, de suspension et d'interdit? Le ton arrogant sur lequel
les inquisiteurs donnaient leurs ordres aux officiers épiscopaux
montre assez que ce n'était pas là une vaine formule. Bien que
le pape, en s'adressant à un évêque, le traitât de « vénéré
frère » et qu'en s'adressant à un inquisiteur il l'appelât « cher
fils », les inquisiteurs soutenaient qu'ils étaient supérieurs aux
évoques, en tant que délégués directs du Saint-Siège, et que, si
une personne était convoquée simultanément par un évêque et
par un inquisiteur, elle devait se rendre d'abord à l'appel de ce
dernier. L'obéissance était due à l'inquisiteur comme au pape
lui-même et l'évoque ne pouvait pas s'y soustraire. Gela faisait
partie de la politique des papes, parce que l'inquisiteur était un
instrument convenable pour réduire l'épiscopat à la sujétion.
Ainsi, en 1296, Boniface VIII, prescrivant aux évêques de sup-
primer certains ermites et mendiants non autorisés par
l'Église, adressa en même temps des copies de sa bulle aux
inquisiteurs, avec ordre de stimuler le zèle des évêques et de lui
dénoncer ceux qui se montreraient négligents.
Toutefois, malgré la supériorité revendiquée par les inquisi-
teurs, l'Inquisition servait souvent de marche-pied pour arriver
à l'épiscopat. De telles fonctions mettaient une influence énorme
entre les mains des ambitieux, qui en abusaient constamment
pour assurer leur avancement dans la hiérarchie. Parmi les
premiers inquisiteurs, on peut citer Frà Aldobrandino Gaval-
canti de Florence, qui devint évêque de Viterbe, et son succes-
seur, FràRuggieroCalcagni, qui fut récompensé, en 12-45. par
l'évêché de Castro dans les Maremmes. Je me contenterai de
rappeler le cas de Florence, en 1343, où l'inquisiteur Frà
Andréa da Perugia fut porté à l'épiscopat et eut pour successeur
Frà Pietro di Aquila, qui, en 1346, devint évêque de SantangHo
dei Lombardi. Son successeur fut Frà Michèle di Lapo et. en
1350, nous trouvons la Seigneurie demandant au pape qu'il fût
nommé à l'évêché de Florence, alors vacant.
Les fonctions d'inquisiteurs offraient aussi des occasions
d'avancement au sein même des Ordres, et ces occasions
RÉSISTANCES POPULAIRES 397
n'étaient pas perdues. Ainsi, dans une liste de provinciaux
dominicains de Saxe de la dernière moitié du xive siècle,
trois frères qui se succédèrent dans cette éminente situation
de 1369 a 1382, Walther Kerlinger, Hermann Helstede et
Heinrich von Albrecht, avaient tous été antérieurement inqui- 349
siteurs (1).
Il ne faut pas s'imaginer que cette gigantesque construction,
qui pesa si longtemps sur le monde chrétien, ait pu s'édifier
sans opposition, malgré la faveur que lui témoignèrent papes et
rois. Quand nous en arriverons à étudier dans ses détails
l'histoire de l'Inquisition, nous trouverons de nombreux exem-
ples de résistances populaires, rapidement et impitoyablement
écrasées. Certes, il fallait un singulier courage pour oser élever
la voix contre un inquisiteur, quelque cruelle et odieuse que
fût sa conduite. Aux termes de la loi canonique, toute per-
sonne qui mettait obstacle à l'activité d'un inquisiteur, ou
donnait des conseils à cet effet, était excommuniée ipso facto.
Après une année passée dans cette condition, elle était légale-
ment considérée comme hérétique, livrée, sans plus ample
cérémonie, au bras séculier, et brûlée sans jugement ni espoir
de clémence. L'effroyable puissance dont l'inquisiteur était
ainsi revêtu s'accroissait encore par suite de l'élasticité du
crime consistant à « mettre obstacle au Saint-Office », crime
mal défini et cependant poursuivi avec une ténacité infatigable.
Si la mort venait soustraire les accusés à la vengeance de
l'Église, l'Inquisition s'en prenait à leur mémoire et faisait
peser sa colère sur leurs enfants et leurs petits-enfants. Lors
du procès de Frère Bernard Délicieux, en 1319, on considéra
qu'il s'était rendu coupable de résistance à l'Inquisition
parce qu'il avait quelque peu étendu les pouvoirs des agents
désignés par la ville d'Albi pour en appeler au pape Clément V
contre l'évêque et l'inquisiteur (2).
(1) Pegnge Ai p. ad Eymeric. p. 66-7. — Arch. de l'inq. de Careass. (Doat
XXXII, 143, 147). — Eymeric. Direct. Inq p. 537-8. — Albert. Re .ert. Inq. écL
14?4, ?. v. Delegatus. — Franz Ehrle, Archiv fur Litteratur und Khchenge-
schichte, 188*. p. 158. — Lami, Antiehilà Toscane, p. 583.— Archivio di Firenze,
Hiformagioni, classe v, n° 129, fol. 46, 62-70. — Martène AmpL Coll. vi. 341.
(2) Mss. Bib. Nat. fonds latin, n° 4270, fol. 146 et 165.
23
350
398 FAIBLESSE DES ÉVÊQUES
Si les évêques s'étaient réunis pour résister, ils auraient pu
sans doute s'opposer d'une manière efficace à ces empiéte-
ments sur leur juridiction et préserver leurs ouailles des hor-
reurs dont elles allaient être victimes. Malheureusement, les
prélats ne surent pas agir de concert. Quelques-uns étaient
d'honnêtes fanatiques qui saluèrent avec joie le Saint-Office et
lui prêtèrent leur concours ; d'autres restèrent indifférents ; le
plus grand nombre, absorbés par des préoccupations et des
querelles séculières, furent plutôt satisfaits d'être déchargés de
lourds devoirs dont ils n'avaient ni le loisir ni le savoir néces-
saire pour s'acquitter. Aucun d'eux n'osa élever la voix contre
une institution qui, de l'avis de toutes les âmes pieuses, répon-
dait aux besoins les plus urgents de l'époque. L'inévitable
jalousie de l'épiscopat se manifesta seulement par la vaine pré-
tention, mise en avant par quelques-uns, de s'acquitter eux-
mêmes des fonctions dévolues aux Mendiants. Nous constatons
un certain étalage de zèle dans la poursuite des hérétiques par
le vieux système des témoins synodaux, au concile de Tours en
1239, à celui de Béziers en 1246, à celui d'Albi en 1254. Le
concile de Lille (Venaissin) en 1251 fit un effort plus hardi
pour regagner le terrain perdu, non-seulement en ordonnant
aux évêques de procéder à des enquêtes dans leurs diocèses,
mais en réclamant de l'Inquisition ia remise de toutes ses
archives aux Ordinaires. Comme cette demande ne fut pas
accueillie, le concile d'Albi, en 1254, fit un autre effort égale-
ment inutile pour obtenir des copies de ces documents. Peu
après 1250, un inquisiteur se plaignait que les hérétiques fus-
sent encouragés et enhardis par les attaques constantes aux-
quelles étaient exposés les inquisiteurs, accusés de négligence,
de paresse, d'incapacité à discerner les innocents des coupa-
bles. « Ces calomnies, continue l'inquisiteur, émanent de juges
séculiers et ecclésiastiques, qui professent un grand zèle pour
l'extermination de l'hérésie, mais qui, en réalité, désirent sur-
tout se laisser corrompre à prix d'argent, ou qui inclinent
secrètement vers l'hérésie, ou ont des parents ou des amis
parmi les hérétiques. » Cet exemple montre à quel point les
PARTIALITE DU SAINT-SIEGE
399
juridictions rivales se jalousaient et combien l'entente était
peu cordiale entre l'ancienne et la nouvelle organisation (1).
Aux empiétements des inquisiteurs, l'épiscopat se contentait 351
généralement de répondre par de menues chicanes qui, por-
tées devant le Saint-Siège, étaient toujours jugées dans le sens
le plus favorable aux moines. En 1330, l'inquisiteur Henri de
Chamay se plaint à Jean XXII que l'évêque de Maguelonne lui
suscite des difficultés à Montpellier, en alléguant certains pri-
vilèges pontificaux qui lui auraient été conférés; à quoi le
pape répond en lui enjoignant de vaquer à sa fonction sans
s'arrêter aux objections de l'évêque. En 1141, l'archevêque de
JNarbonne et tous ses suffragants s'adressèrent à Eugène IV, se
plaignant des prétentions exorbitantes de l'Inquisition et le
priant de surseoir à toute décision jusqu'à ce qu'il eût reçu des
détails. Le pape n'attendit point, mais répondit que l'inqui-
siteur les avait déjà accusés de le gêner dans l'exercice de ses
fonctions, qu'il n'y avait pas d'affaire plus importante pour
l'Église que la destruction de l'hérésie et que le plus sûr moyen
de mériter sa faveur était de seconder l'Inquisition. Cette ins-
titution avait été créée pour décharger les évêques d'une partie
de leur fardeau et le pape ne verrait pas sans déplaisir qu'on se
permît d'y porter atteinte. Dans l'espèce, et en vue de rétablir
la concorde, l'inquisiteur retirerait sa plainte, mais il était
entendu que toutes les actions intentées par les évêques seraient
regardées comme nulles. — Évidemment, dans toute querelle
de ce genre, l'épiscopat devait compter avec trop forte partie.
Au début du Grand Schisme, les inquisiteurs furent sommés
de prêter serment, dans la forme féodale, au pape dont ils
tenaient leur mandat et à ses successeurs — preuve évidente
que la papauté considérait l'Inquisition comme un instrument {
au service de ses ambitions et de ses desseins personnels (2).
Les peuples du Nord étaient trop éloignés du centre de
(1) Coûcil. Turonens. ann. 1239, c. i. — C. Biterrens. ann. 1246, c. 1. — C. Al-
biens. ann. 1254, c. 1, 21. — C. Insulan. ann. 1251, c. 2. — Tract, de Paup. de
Lugduno (Martère fhes. V. 1793).
(2) Arch. de 1 Inq. de Carcassonne (D at, XXXV, 85, 184). — Ripoll II, 297, 311 ;
III. 135. . '•
400 RÉSISTANCE DE L'ANGLETERRE
Î52 l'hérésie pour être exposés à la contagion, au temps où la
suprématie pontificale s'affirmait ainsi par les inquisiteurs des
Ordres Mendiants. Ni dans les Iles Britanniques, ni au Dane-
marck, ni en Scandinavie, les édits de Frédéric II ne furent
appliqués. Lorsque, en 4277, Robert Kilwarbv, archevêque de
Canterbury, et les maîtres d'Oxford dénoncèrent certaines
erreurs d'origine averrhoïste; quand, en 4286, l'archevêque
Peckham condamna l'hérésie de Richard Crapewell et quand,
en 4368, l'archevêque Langham dénonça comme hérétiques
trente articles de spéculations scolastiques, il n'existait pas de
lois pour punir ces erreurs, bien que les juristes eussent essayé
d'introduire la peine du bûcher et qu'elle eût même été appli-
quée par un concile d'Oxford, en 4222, à un clerc qui s'était
converti au judaïsme. Nous verrons plus loin que dans l'affaire
des Templiers l'intervention de l'Inquisition pontificale fut
nécessaire pour obtenir une condamnation; mais, même alors,
elle sembla si opposée au caractère des institutions anglaises
qu'elle ne put s'acclimater et dépérit bientôt après les événe-
ments qui en avaient motivé l'introduction. Quand Wicklifî
parut et fut suivi par les Lollards, l'idée qu'on se faisait en
Angleterre des rapports de l'Église et de l'État était déjà telle
que personne ne songea à demander à Rome un tribunal spé-
cial pour combattre ces périls nouveaux. Le statut du 25 mai
4382 autorise le roi à faire arrêter par ses shériffs les prédi-
cateurs ambulants de Wickliff, ainsi que les fauteurs et insti-
gateurs de l'hérésie, et à les maintenir en prison jusqu'à ce
qu'ils se soient justifiés « selonc reson et la ley de seinte
esglise »; au mois de juillet suivant, des lettres royales pres-
crivirent aux autorités d'Oxford de procéder à une enquête
touchent les tendances hérétiques dans toute l'Université. La
faiblesse de Richard II permit aux Lollards de devenir un parti
politique et religieux d'une redoutable puissance ; mais la
révolution qui mit Henri IV sur le trône affaiblit leur situation.
Le concours de l'Église était une nécessité pour la nouvelle
dynastie, qui ne perdit pas de temps à mériter sa reconnais-
sance. En 4400, un ordre royal, confirmé par le Parlement,
STATUT DE 1414 401
condamna Sawtré au bûcher; puis le statut De hœretico com- 353
burendo établit pour la première fois la peine de mort comme
châtiment normal de l'hérésie en Angleterre. Ce même statut
interdisait la prédication à tous autres que les curés bénéfi-
ciaires et ceux qui étaient privilégiés ex officio à cet effet; il
interdisait la diffusion des doctrines et des livres hérétiques; il
autorisait les évêques à saisir les délinquants et à les garder en
prison jusqu'à ce qu'ils se fussent innocentés ou rétractés;
enfin, il prescrivait aux évêques de procéder contre les sus-
pects dans les trois mois après leur arrestation. Dans le cas
de fautes plus légères, les évêques pouvaient infliger à leur
guise la prison et l'amende — celle-ci devant être versée au
Trésor royal. De l'hérésie obstinée ou relapse, entraînant
d'après la loi canonique l'abandon au bras séculier, les évêques
et leurs délégués étaient seuls juges; quand un homme,
condamné pour ce fait, était livré à la justice séculière, le
shériff du comté ou le maire et les sergents de la ville la plus
voisine étaient tenus de le brûler sur un lieu élevé en présence
du peuple. Henri V persévéra dans cette voie et le statut de
1414 établit à travers tout le royaume une sorte d'Inquisition
mi-séculière, mi-ecclésiastique, à laquelle le système anglais
des grandes enquêtes donnait des facilités particulières. Sous
cette législation, les bûchers se multiplièrent et le Lollardisme
fut rapidement supprimé. En 1533, Henri VIII révoqua le
statut de 1400, tout en maintenant ceux de 1382 et de 1414,
ainsi que la peine du bûcher pour les hérétiques obstinés et
relaps. A cette époque, l'empiétement toujours dangereux de
la politique sur la religion, et réciproquement, fit du bûcher
un véritable instrumentant regni. Une des premières mesures
d'Edouard VI fut l'abrogation de cette loi, ainsi que de celles
de 1382 et 1414 et de toute l'atroce législation des Six Articles.
Avec la réaction sous Philippe et Marie, les lois impitoyables
contre l'hérésie revinrent en honneur. A peine le mariage
espagnol avait-il été conclu qu'un Parlement docile renouvela
les lois de 1382, 1400 et 1414, au nom desquelles se dressèrent
de nombreux bûchers pendant les années qui suivirent. Mais le
354
4ÙZ L'HÉRÉSIE EN IRLANDE
Parlement d'Elisabeth se hâta d'annuler toute la législation de
Philippe et de Marie, en même temps que les anciens statuts
qu'ils avaient remis en vigueur. Toutefois, le statut De hœre-
tico comburendo était devenu partie intégrante de la loi an-
glaise; ce fut seulement en 4677 que Charles II en obtint
l'abrogation et fît décider que les cours ecclésiastiques, dans
les cas d'athéisme, de blasphème, d'hérésie, de schisme et
d'autres crimes religieux, ne pourraient sévir que par l'excom-
munication, la destitution, la dégradation et les autres cen-
sures ecclésiastiques, à l'exclusion de la peine de mort. L'Ecosse
tarda plus longtemps que l'Angleterre à renoncer aux persé-
cutions sanglantes; la dernière exécution pour hérésie qui ait
eu lieu dans les Iles Britanniques fut celle d'un jeune homme
de dix-huit ans, un étudiant en médecine du nom d'Aikenhead,
qui fut pendu à Edimbourg en 1687 (1).
En Irlande, l'humeur belliqueuse d'un Franciscain, Richard
Ledred, évêque d'Ossory, l'engagea dans une lutte prolongée
avec de prétendus hérétiques, Ladj Alice Kyteler, accusée de
sorcellerie, et ses complices. On était si peu familier en Irlande
avec les lois concernant l'hérésie que les officiers séculiers
refusèrent d'abord avec dédain de prêter le serment, prescrit
par les canons, de seconder les inquisiteurs dans leur tâche
mais Ledred finit par les y contraindre et eut la satisfaction de
brûler quelques-uns des accusés en 4325. Puis, ayant encouru
l'inimitié des principaux personnages de l'île, il fut lui-même
accusé d'hérésie et dut prendre la fuite. C'est seulement en
4354 qu'il put de nouveau résider tranquillement dans son dio-
cèse, bien que, dès 4335, le pape Benoit XII eût écrit à
Edouard III pour déplorer l'absence, en Angleterre, d'une ins-
titution aussi utile que l'Inquisition et pour l'exhorter à faire
seconder par ses fonctionnaires le pieux évêque d'Ossory, dans
ioiV D'ArKentré> Colleet. Judic. I. i. 185, 234. - Harduin. Concil. VII. 1065-8,
S'- Upgrave's Chronicle, ann. 1286. — Nie. Trivetti Chron. ann. 1222
(D Achery m, 1*8). - Bracton. lib. m. Tit. n. cap. 9, § 2. - Myrror of Justice,
Cap,ok§ fuCa?^"' § 2?; caP- ,v' § u- - 5 Rich- "• c- 5- - Rymer's Fœdeva,
vu 363, 447, 458. - 2 Henr. iv. c. 15. — Concil. Osoniens. ann. 1408, c. 13. —
l Henr. v. c. 7. — 25 Henr. vm. c. 14. — 1 Edw. n. c. 12, §3.-1 Eliz c. I.
à 15. — 29 Car. n. c. 9. — London Athen. may 31, 1873; n^v. 29.1884.
pays d'outre-mer 403
sa lutte contre les hérétiques dont il trace un tableau très exa-
géré. L'archevêque de Dublin lui-même, Alexandre, fut dénoncé
comme fauteur de l'hérésie en 1347 parce qu'il s'était opposé
aux violences de Ledred ; en 1354, son successeur l'arche-
vêque Jean reçut l'ordre de prendre des mesures rigoureuses
pour châtier ceux qui s'étaient échappés d'Ossory et avaient
cherché refuge dans son diocèse (1).
Lorsque les troubles suscités par les Hussites devinrent 355
inquiétants et qu'on put craindre que la désaffection ne se
répandit dans le Nord, Martin V, en 1421, autorisa l'évê-
que-de Schleswig à désigner un Franciscain, le frère Nico-
las Jean, comme Inquisiteur pour le Danemarck, la Norvège
et la Suède ; mais il n'y a pas trace de son activité dans ces
régions et l'on peut dire que l'Inquisition n'y a jamais eu d'exis-
tence réelle (2).
Comme les missions destinées à la conversion des schisma-
tiques et des hérétiques étaient exclusivement, au Moyen-Age,
entre les mains des Dominicains et des Franciscains, les églises
qu'ils constituèrent furent toujours pourvues de l'organisation
nécessaire pour sauvegarder l'orthodoxie des nouveaux conver-
tis. C'est ainsi que l'Inquisition prit pied en Asie et en Afrique.
Le Frère Raymond Martius est honoré comme le fondateur de
l'Inquisition à Tunis et au Maroc. Vers 1370, Grégoire XI nomma
inquisiteur en Orient le Frère Jean Gallus qui, de concert avec
le Frère Elias Petit, implanta l'institution, à ce qu'on assure, en
Arménie, en Russie, en Géorgie et en Valachie ; l'Arménie
supérieure fut redevable du même bienfait au frère Bartolo-
meo Ponco. A la mort du frère Gallus, Urbain VI, vers 1378,
prescrivit au général dominicain de désigner trois inquisiteurs,
l'un pour l'Arménie et la Géorgie, le second pour la Grèce et la
Tartarie, le troisième pour la Russie et la Valachie. En 1389,
l'un d'eux, le Frère André de Caffa, obtint le droit de prendre
(1) Wr'ght, Proceedings against Dame Alice Kytelcr, Camden Soc. 1843. —
Wadciing. Annal, ann. 1317, n° 56; ann. 1335, n° 5-6. — Theiner, Monum.
ffibem. et Scotor. n° 531-2, p. 269; n° 57J-1 p. 2S6 ; n° 599, p. 299.
(2) Wadding. Annal. an«, 1421, n° 1.
mi
ROYAUME DE JÉRUSALEM
356
un associé pour son immense province de Grèce et de Tartane.
Au xive siècle, un inquisiteur semble avoir été considéré
comme un membre indispensable de toute mission religieuse.
Même dans le fabuleux empire éthiopien du Prêtre Jean, il est
question d'une Inquisition fondée en Abyssinie par le Domini-
cain Saint Pantaleone et d'une autre fondée en Nubie par le
Frère Bartolomeo de Tybuli, qui fut aussi honoré comme un
saint dans ce pays. On ne peut s'empêcher de rendre hom-
mage au zèle désintéressé des hommes qui se vouèrent ainsi à
la diffusion de l'Évangile parmi les barbares et l'on aime à
croire que les Inquisitions fondées par eux ont été relativement
inoffensives, n'étant pas appuyées sur les édits terribles d'un
Frédéric II ou d'un Saint-Louis (1).
Il n'est pas jusqu'aux débris du Royaume de Jérusalem qui
n'aient connu, avant de disparaître, le zèle indiscret des inqui-
siteurs. Suivant Nicolas IV, le premier pape franciscain, les
malheurs de la guerre y avaient développé les germes de l'hé-
résie et du judaïsme. En 4290, il accorde pleins pouvoirs à son
légat Nicolas, patriarche de Jérusalem, pour y désigner des
inquisiteurs de concert avec les provinciaux des Mendiants.
Gela fut fait, mais l'institution venait un peu tard. La prise
d'Acre (19 Mai 1291) chassa définitivement les Chrétiens de la
Terre Sainte et mit fin à la très courte carrière de l'Inquisition
syrienne. Elle fut cependant renouvelée en 1375 par Gré-
goire XI, qui autorisa le provincial franciscain de la Terre
Sainte à faire office d'inquisiteur en Palestine, en Syrie et en
Egypte, afin de s'opposer aux tendances vers l'apostasie dont
témoignaient les pèlerins chrétiens, toujours si nombreux dans
ces régions (2).
Il ne faut pas supposer que le triomphe de l'Inquisition sur
les évêques lui ait conféré le monopole de la persécution. La
(1) Paramo, p. 252-3. — IWonteiro Historia da Satito Tnquisicâo, P. I. lib. I.
«• 59. - Ripoll II, 290, 310; III, 9. HO.
(2) Wadding. ann. 1290, n° 2; ann. 1375, n° 27, 28. — 11 est digne de remarque
que dans le royaume latin de Jérusalem, l'hérésie paraît avoir été justiciable d un
îr.bunal laïque; le chevalier hérétique avait le droit d'être juge par ses pairs
^Assises de Jérusalem, Haute Cour, c. 318; éd. Kausler, Stuttgart, 1838, p. 367-8)
CONFLITS DE JURIDICTIONS 405
juridiction épiscopale ordinaire restait intacte. Vers 1240, nous
voyons l'évêque de Toulouse et son prévôt conduire, sans l'aide
d'un inquisiteur, une enquête pour hérésie au sujet des puis-
sants seigneurs de Niort. Des évêques zélés coopéraient souvent
avec les inquisiteurs dans l'examen des hérétiques et enquê.
taient aussi pour leur propre compte. Ainsi, à Albi, en 1299>
toute une série de procès furent jugés au palais épiscopal,
devant l'évêque, assisté quelquefois de Nicolas d'Abbeville,
inquisiteur de Carcassonne, quelquefois de Bertrand de Cler-
mont, inquisiteur de Toulouse, parfois de l'un et de l'autre. A
l'origine, comme nous l'avons vu, l'inquisiteur était seulement
l'auxiliaire de l'évêque et ce dernier n'était nullement affranchi
de ses devoirs en ce qui touchait l'extirpation de l'hérésie. Par-
fois les évêques désignaient eux-mêmes des inquisiteurs pour
opérer plus efficacement; les noms de fonctionnaires de ce
genre, agissant au nom des archevêques de Narbonne, parais-
sent dans des documents de 1251 et de 1325. Rien, d'ailleurs,
ne pouvait empêcher un prélat zélé d'accepter du pape un
mandat d'inquisiteur, comme le fit Guillem Arnaud, évêque de 357
Carcassonne, qui, pendant son épiscopat, de 1249 à 1255, pré-
sida le tribunal de Carcassonne avec une énergie qu'auraient
pu envier les Dominicains (1).
Il était cependant bien difficile que deux juridictions paral-
lèles pussent co-exister sans donner lieu à des conflits. On pré-
tendit bientôt que certains évêques, pour sauver leurs amis du
zèle intolérant des inquisiteurs, les poursuivaient devant leurs
propres tribunaux. Afin de résoudre les difficultés de cet ordre
qui se multipliaient, Urbain IV, en 1262, autorisa les inquisi-
teurs à procéder dans tous les cas comme ils le jugeraient con-
venable, sans se préoccuper de savoir si les mêmes cas étaient
soumis à l'examen des évêques. Cette prescription fut renou-
velée en 1265 et en 1266 par Clément IV, avec des commen-
(1) Trésor des Chartes du Roi en Carcassonne (Doat, XXI. 34-49). — Lib. Con-
fess. Inquis. Alhiae (Mss. Bib. Nat. fonds lat. H 847). — Archives Nat. de Fiance,
i. 431, n°» 22-29. - Vaissete III. 446. - Coll. Doat, XXVII. 161. — Molinier,
Llnquit. dans le Midi de la France, Paris, 1880, p. 275-6.
23.
406 BULLES DE CLÉMENT IV
taires significatifs. En 1273, Grégoire X énonça le même prin-
cipe, qui passa dans les usages de l'Église et dans le droit
canonique ; il fut entendu que les tribunaux ecclésiastiques et
ceux de l'Inquisition pouvaient examiner simultanément et
indépendamment une même cause, quitte à se communiquer,
de loin en loin, les résultats de la procédure. Pour le jugement
final, il fallait une délibération commune ; en cas de désaccord,
la question devait être tranchée par le pape. Mais alors même
qu'il procédait seul et en vertu de son autorité ordinaire,
l'évêque était tenu de s'assurer le concours d'un inquisiteur pour
le prononcé de la sentence (1).
35$ ®n se demanda, à une certaine époque, si la juridiction épis-
copale sur l'hérésie n'était pas complètement suspendue par le
fait de la collation à un inquisiteur, pour opérer dans le même
diocèse, d'un mandat pontifical. Gui Foucoix, le jurisconsulte
le plus célèbre de ce temps, discuta le problème dans ses Quœs-
tiones, qui firent longtemps autorité dans les tribunaux de l'In-
quisition, et y répondit affirmativement. Toutefois, quand Gui
devint pape, sous le nom de Clément IV, ses bulles de 1265 et
de 1266, citées plus haut, montrent qu'il avait changé d'avis et
Grégoire X déclara aussi expressément que la juridiction épis-
copale restait intacte. Cependant les docteurs en droit cano-
nique conservèrent des doutes et la juridiction épiscopale en ces
matières fut presque annulée pendant quelque temps. Il y
eut peu de prélats plus actifs que Simon, archevêque de Bour-
ges, qui, de 1284 à 1291, fit des visites répétées à ses diocèses
du Midi, Albi, Rodez, Cahors, etc. Or, dans les documents rela-
tifs à ces visites, il n'y a pas d'allusion à des enquêtes touchant
l'hérésie, si ce n'est en 1285, où il obligea des usuriers de Gour-
don à jurer qu'ils ne se considéraient pas comme tels, bien que
l'usure ne fût justiciable de l'Inquisition que lorsqu'elle se
(1) Ma». Bull. Roman. I. 122. — Wadding. Annal, ann. 12C5, n° 3. — Arch. de
lïnq. de Carcass. (Coll. Doat, XXXII, 32). — Martène Thés. V. 1818. - C. 17
Sexto V. 2. — C 1 Extrar. Comra. V. 3. — Eymeric. Direct. Inquis. p. 539,
580-1. -- C. 1, § 1, Clément. V. 3. ■ .
La bulle d'Urbain (1262) est substantiellement identique a la bulle de 1204,
Prx cunctis, qui a été imprimée par Boutaric, S. Louis et Alphonse de Toulouse,.
p. 443 sq
BONIFAGE VIII ET CLÉMENT V 407"
transformait en hérésie par la prétention d'être légale. Vers
1298, cependant, Boni l'ace VIII remit en vigueur les juridic-
tions épiscopales ; nous voyons alors Bernard de Castanet,
évêque d'Àlbi, exciter une révolte parmi ses ouailles par
ses rigueurs envers les hérétiques. Bientôt après, Clément V
étendit les fonctions de l'épiscopat afin de mettre obstacle aux
atrocités de l'Inquisition ; les glossateurs soutinrent que l'évêque
n'était nullement déchargé, par les inquisiteurs, du devoir de
combattre l'hérésie dans son diocèse et que, si sa dignité le
mettait à couvert des atteintes de l'inquisiteur lui-même, il
pouvait être déposé par le pape au cas où il négligerait cette
partie de ses attributions. Pourtant, même après les Clémen-
tines, Bernard Gui déclare qu'il est peu convenable que l'Ordi-
naire épiscopal cite une personne qui est déjà en cause devant
l'Inquisition. Cependant, si le pouvoir de l'évêque avait été
limité par l'obligation de se concerter avec l'inquisiteur avant
de rendre un arrêt, il avait été, d'autre part, accru par l'autori-
sation de citer des témoins et des inculpés qui s'étaient réfugiés
dans d'autres diocèses. L'évêque n'en souffrait pas moins d'une •
inégalité qui rendait sa situation difficile. Ses efforts pour s'as-
surer une part des amendes et des confiscations étaient restés
vains. On lui répondait que ses subordonnés et lui jouissaient,
pour l'exercice de leurs fonctions, de revenus qui devaient suf-
fire à leur activité. Des logiciens ingénieux réussirent à écarter
cette objection en ce qui concernait l'évêque, quand il agissait
en personne; mais elle conservait sa force à l'endroit de ses
subordonnés. Il semblait dur, à ces derniers, d'être excités au
travail et d'en supporter eux-mêmes tous les frais, alors que
l'Inquisition, du moins en Italie, avait le contrôle des confisca-
tions, sans être tenue de rendre compte à l'évêque (4).
(1) Vaissete, in. 515. — Archidiac. Gloss. sup. c. 17, 20 Sexto v\ 2. — Har-
duin. VII. 1017-19. — C. 17, 19 Sexto v. 2. — C. 1. Clément, v. 3. — Concil.
Melodun. ann. 1300, n° 4. — Bernard. Guidon. Hist. Conv. Albiens. (Bouquet,
XXI. 767). — Albert. Beperf. inquis. s. v. Episcopus. — Guid. Fulcod. Quxst. I.
— Ripoll I. 512; VU. 5S. — Joan. Andreae Gloss. sup. c. 13, § 8 Extra, v. vu. —
Eymeric. Direct. Inquis. p. 626, 637, 650. — Cl Extrav. commun, v. 3. — Ber-
nard Guidon. Pr<>ctica P. IV. (Doat, XXX). — Bernardi Contiens. Lucerna Inquis.
s. v. Bona hxreticorum.
Dès 1237 nous voyons que l'Inquisition avait déjà étendu sa juridiction sur
408 CONCILE DE MILAN
Sousl'empire delà législation de Boniface VIII et de Clément V,
il était inévitable que le premier quart du xive siècle fût
le témoin d'une renaissance de l'Inquisition épiscopale. Même en
Italie, le Concile provincial de Milan, tenu à Bergame en 1341
sous la présidence de l'archevêque Gastone Torriani, organisa
un système complet d'Inquisition sur le modèle de l'institution
360 pontificale. La puissance croissante des Visconti, hostiles à la
papauté, avait paralysé les Dominicains et un vigoureux effort
fut tenté pour les remplacer. Dans chaque ville, l'archiprêtre
ou prévôt fut invité à lever une troupe dont la tache exclusive
consistait à rechercher les hérétiques et dont les privilèges et
immunités étaient les mêmes que ceux des auxiliaires des
inquisiteurs dominicains. Tous les citoyens, depuis le seigneur
jusqu'au paysan, étaient sommés de prêter leur concours dès
qu'on y ferait appel. En France, quelques procédures datant de
1319 et 1320, à Béziers,Pamiers et Montpellier, montrent les cours
épiscopales en pleine activité, parfois avec l'intervention d'un
inquisiteur en qualité d'assesseur, ou d'un inquisiteur épis-
copal siégeant avec rang égal, à côté de ceux qui agissaient au
nom du pape. Nous trouvons, en 1322, l'un de ces derniers,
représentant le diocèse d'Auch, qui discute avec le grand Ber-
Tusure, considérée comme une forme d'hérésie (Alex. PP. IV. Bull. Quod super
nonnuilis [Arch. de l'Inq. de Carcass. Doat, XXXI. 244] — bulle qui fut souvent
rééditée. Voir Raynald. Annal, ann. 1258, n° 23; Potthast Reg. 17745, 18396;
Eymerie Direct. Inquis. éd. Pegnae, p. 133. Cf. c. 8, § 5 Sexto v. 2.) Le con-
cile de Lyon, eu 1274 (can. 26, 27), en traitant de l'usure, ne fait allusion qu'à la
répression de ce crime par les Ordinaires. Le concile de Vienne, en 1311, pres-
crivit aux inquisiteurs de poursuivre ceux qui prétendaient que l'usure n'est pas
un péché (c. 1, § 2, Clementin. v. 5); mais les canons de ce concile ne furent pu-
bliés qu'en 1317, ce qui explique peut-être pourquoi Astexanus, écrivant cette
année même, dit que les inquisiteurs ne doivent pas s'occuper des questions
d'usure (Summa de casibus conscientise, lib. n, tit. lviii, ;>rt. 8). Vers la fin du
siècle il fut suivi par Eymerich (Direct. Inquis. p. 106), qui déconseille aux inqui-
siteurs de se détourner de leur but essentiel en donnant leur attention aux affaires
de ce genre. Zanghino pose en règle qu'un homme peut être un usurier avéré, un
blasphémateur ou un foraicateur sans être un hérétique; mais que si, par surcroît,
il témoigne du mépris à la religion en ne fréquentant pas les offices, en ne rece-
vant pas les sacrements, en n'observant pas les jeûnes et autres prescriptions de
l'Eglise, il devient * suspect d'hérésie » et peut être poursuivi par les inquisiteurs
(Zanchini Tract, de Hxres. c. xxxv).
Nous verrons que l'usure devint un champ d'exploitation très profitable pour l'In-
quisition à l'époque ou la diminution de l'hérésie la privait de s>n domaine légi-
time. Comme ce crime relevait des tribunaux séculiers (voir Vaissete, IV. 164), il
a'y avait réellement aucun motif de le soumettre à la juridiction spirituelle.
MAITRE ECKHART 409
nard Gui lui-même au sujet d'un prisonnier qu'ils réclament l'un
et l'autre. Quand, en 1319, l'illustre adversaire de l'Inquisition,
le Frère Bernard Délicieux, devait être jugé pour y avoir mis
obstacle, Jean XXII désigna à cet effet une commission spéciale,
comprenant l'archevêque de Toulouse, les évêques de Pamiers
et de S. Papoul; l'un des inquisiteurs les plus expérimentés du
temps, Jean de Beaune de Carcassonne, intervint à titre d'accu-
sateur, et non de juge (1).
En Allemagne, vers la même époque, se produisit un déve.
Joppement soudain de l'activité épiscopale dans les poursuites
intentées contre les Beghards par l'évêque de Strasbourg et
l'archevêque de Cologne. Cela aboutit à une lutte presque
ouverte entre la hiérarchie ecclésiastique et les Dominicains
lors de l'affaire de Maître Eckhart, le fondateur de l'école
mystique allemande, qui eut pour disciples Suso et Tauler. Il
était considéré avec orgueil par l'Ordre tout entier comme un
de ses membres les plus éminents. Il avait enseigné avec succès
la théologie à l'Université de Paris ; en 4303, lorsque l'Alle-
magne entière fut divisée en deux provinces, il avait été le pre-
mier prieur provincial de Saxe; en 1307, le général l'avait
nommé vicaire de Bohême. Nous le trouvons, en 1326, ensei- 361
gnant la théologie à l'école des Dominicains de Cologne et
devenu suspect de complicité avec l'hérésie des Beghards, contre
laquelle sévissait une persécution acharnée. Son mysticisme
confinait dangereusement à leur panthéisme et il est possible
que les Beghards aient essayé de se couvrir du grand nom
d'Eckhart. Au chapitre général de 1325, on s'était plaint qu'en
Allemagne certains membres de l'Ordre enseignassent au
peuple, en langue vulgaire, des doctrines qui pouvaient
induire en erreur; Gervaise, prieur d'Angers, avait été chargé
d'une enquête à ce sujet. Vers la même époque, Jean XXII
nomma Nicolas de Strasbourg, professeur chez les Domini-
cains de Cologne, inquisiteur de la province de Germanie et
(1) Coll. Doat, XXVII. 7; XXXIV. 87. — Concil. Bergamens. ann. 4311, Ruhr. I.
— Mss. Bib. Nat. Coll. Moreau. 1274. fol. 72. — Lib. Sentent. Inq. Tolos. p. 268,
282, 351-2.
410 NICOLAS DE STRASBOURG
lui donna Tordre d'enquérir sur les croyances et les travaux
des Frères. Entre temps, l'archevêque, excité par sa lutte
contre les Beghards, nomma deux commissaires épiscopaux
pour examiner le cas de Maître Eckhart. Nicolas de Strasbourg
inclinait lui-même vers le mysticisme; tout le portait à témoi-
gner de l'indulgence aux accusés et il acquitta Eckhart au mois
de juillet 1326. Ce résultat déplut aux inquisiteurs épiscopaux,
dont l'un était un Franciscain, et ils se mirent à recueillir des
témoignages contre Eckhart. Après six mois d'enquête, le 14
janvier 1327, ils prièrent Nicolas, comme ils en avaient le-
droit, de leur communiquer sa procédure. Nicolas se présenta
en compagnie de dix Frères, non pour obéir à la sommation
des commissaires de l'archevêque, mais pour protester solen-
nellement contre tout ce qui se passait, réclamant ses apostoli
ou lettres d'appel au pape, par la raison que les Dominicains
n'étaient pas soumis à l'Inquisition épiscopale et qu'il était
lui-même un inquisiteur nommé par le pape avec une juri-
diction illimitée. Il est vrai que Lucius III, dès 1184, avait
supprimé toutes les immunités des Ordres monastiques dans
les affaires d'hérésie; mais les Dominicains étaient de fonda-
tion plus récente, ils avaient reçu des privilèges spéciaux et ils
revendiquaient cette immunité bien qu'ils ne fussent pas en
état de l'établir.
Les inquisiteurs épiscopaux se hâtèrent de riposter en insti-
tuant, le même jour, une action contre Nicolas lui-même qui,
dès le lendemain, interjeta appel auprès du Saint-Siège. Ils
sommèrent en outre Eckhart de comparaître devant eux le
31 janvier; mais il vint le 24 de ce mois, escorté de nombreux
362 partisans, et protesta avec indignation, se plaignant du retard
apporté à une procédure qui entachait sa réputation, alors
qu'on aurait pu tout terminer six mois plus tôt; il ajouta que
l'on employait contre lui certains Dominicains souillés de
crimes. Eckhart demanda ses apostoli et désigna le 4 mai
comme la date extrême de son appel à la cour de Rome. Les
inquisiteurs épiscopaux avaient, d'après la loi, trente jours
pouf répondre à cette demande.
ENQUÊTE D'AVIGNON 411
Dans l'intervalle, le 13 février, il fit une démarche extra-
judiciaire, pour montrer combien sa réputation avait souffert
de toute cette procédure; c'est ce qui a donné naissance à l'asser-
tion qu'il aurait rétracté ses erreurs. Après avoir prêché dans
l'église dominicaine, il fit lire un papier où il se lavait, devant
le peuple, des accusations d'hérésie portées contre lui —
niant qu'il eût dit que son petit doigt avait créé toutes choses,
ou qu'il y eût dans l'âme un principe incréé et incréable. Les
trente jours expirés, le 22 février, les inquisiteurs de l'arche-
vêque repoussèrent l'appel d'Eckhart. Usé par cette longue
querelle, il mourut peu après; mais l'Ordre était assez influent
auprès de Jean XXII pour obtenir que le cas fût évoqué à
Avignon. Là on reconnut la régularité de la conduite de l'ar-
chevêque et, le 27 mars 1329, un jugement fut rendu, définis-
sant dix-sept articles hérétiques et onze articles suspects d'hé-
résie dans l'enseignement d'Eckhart. Bien que la rétractation
qu'on lui attribuait ait sauvé son corps de l'exhumation et de
la combustion, le résultat obtenu n'en était pas moins de
nature à justifier pleinement l'archevêque; pour une fois,
l'ancien ordre l'avait emporté sur le nouveau. On déclara que
l'hérésie d'Eckhart avait été prouvée, tant par l'inquisition
de l'archevêque agissant suivant son autorité régulière que par
l'enquête subséquemment instituée à Avignon par ordre du
pape. Cette décision finale était d'autant plus significative que
Jean XXII avait, à cette époque, de sérieux motifs pour com-
plaire aux Dominicains, engagé, comme il l'était, dans des
luttes archarnées avec Louis de Bavière et avec le parti intran-
sigeant des Franciscains (1).
m W Preçer, Meister Eckart und die Inquisition, Mu ich, 1869. — Denifle,
Archiv fur Litteratur-und Kirchengeschichte, 1886, p 616 ,640. - ^ Rayna d.
ann. 1329 n° 70-2. — Gust. Schmidt, Pœbsiliche Urkunden und Regesten, Halle,
1886, p. 223. — Cf. Eymeric. Direct, Inqi.is. p. 453 sq. ..,,.,, M ,. .
Le pouvoir de l'Inquisition sur les Ordres spécialement privilèges des Mendiants
varia avec les époques. La juridiction lui fut conférée en 1^54 par Innocent IV,
par la bulle Ne commissum vobis (Ripoll 1. 252). Environ deux siècles plus tard,.
Pie II plaça les Franciscains sous la juridiction de leur propre m inistre-general .
En 1479, Sixte IV, par la bulle d'or Sacri prœdicatorum, § 12, défendit aux inqui-
siteurs de poursuivre les membres de Vautre Ordre de Prêcheurs (Mag. But.
Roman i 420). Bientôt après, Innocent VIII interdit à tous les inquisiteurs d»
442 AFFAIRE D'ALBI
363 L'inquisition épiscopale se trouvait rétablie comme une
partie de l'organisation reconnue de l'Église. Le concile de
Paris, en 1350, traite de la poursuite des hérétiques comme
d'un devoir essentiel de l'évêque; il donne des instructions à
cet effet aux Ordinaires, définissant leurs droits d'arrêter les
suspects et de faire appel aux officiers séculiers dans les mêmes
termes que Tlnquisilion. Un bref d'Urbain V, en 1363, est
relatif à un chevalier et à cinq gentilshommes suspects d'héré-
sie, qui étaient alors sous la garde de l'évêque de Carcassonne;
il prescrit qu'ils soient jugés par l'évêque ou par l'inquisiteur,
ou par les deux conjointement, le résultat devant être soumis
à la cour pontificale. Quand un évêque avait le courage de
résister aux empiétements d'un inquisiteur, il était en état de
faire respecter ses droits. En 1423, l'inquisiteur de Carcassonne
s'était rendu à Albi, où il fit prêter serment à deux notaires et
à quelques subalternes qui devaient procéder en son nom;
puis il fit recueillir certains témoignages concernant un cas
dont il s'occupait et fit jurer aux témoins de garder le secret
afin que l'accusé ne fût pas informé. L'évêque d'Albi se plai-
gnit de tout cela comme d'un empiétement sur sa juridiction,
lldéclara que les employés n'auraient dû prêter serment qu'en
présence de son Ordinaire ou d'un délégué de celui-ci; le secret
imposé aux témoins était, ajoutait-il, de nature à entraver ses
propres enquêtes, parce qu'il le privait de témoignages pour le
€as où il prendrait en mains la même affaire. Cette protes-
tation est un exemple des froissements et des rivalités que ne
pouvait manquer de provoquer l'existence de deux juridictions
parallèles. Dans le cas qui nous occupe, on prit pour arbitre
l'évêque de Carcassonne; l'inquisiteur reconnut ses torts et
juger des Frères franciscains; mais, lors du développement du luthéranisme, cette
mesure parut dangereuse et, en 1530, Clément VU supprima toutes les exemptions
dans la bulle Cum sicut (§ 2) et rendit tous les moines justiciables de l'Inquisition
(Afag. Bull. Rom. i. 681). Cela fut confirmé par Pie IV dans la bulle Pastoris
xtemi en 1562 (Eymeric. Direct. Inq. Append. p. 127; Pegnae Comment, p. 557).
Un évêque pouvait-il procéder pour hérésie contre un inquisiteur? La question
était litigieuse et ne fut probablement jamais tranchée dans la pratique. Eymerich
soutient que l'évêque ne peut pas le faire, mais doit en référer au pape; mais
Pegna, dans ses Commentaires, cite de bons auteurs qui pensent autrement (Eyme-
ric. op. cit. p. 558-9).
LES DEUX INQUISITIONS 413
annula ses actes, et l'on dressa un instrument public pour
attester l'arrangement intervenu. •
Toutefois, en dépit de cette querelle et d'autres semblables, 364
un modus vivendi finit par s'établir dans la pratique. Eyme-
rich, écrivant vers 1375, représente presque toujours l'évêque et
rinquisiteur comme travaillant de concert, non seulement
dans le jugement, mais dans la procédure; il cherche évidem-
ment à prouver que l'Inquisition n'empiétait en rien sur la
juridiction épiscopale et n'affranchissait pas l'évêque de la res-
ponsabilité attachée à ses fonctions. Un siècle plus tard, Spren-
ger, discutant la juridiction de l'Inquisition au point de vue de
l'inquisiteur, se place à peu près sur le même terrain; et les
mandats remis aux inquisiteurs contenaient généralement une
clause à l'effet qu'aucun préjudice ne devait être porté à la
juridiction inquisitoriale des Ordinaires. Étant donnée, cepen-
dant, la négligence habituelle des fonctionnaires épiscopaux,
les inquisiteurs avaient beau jeu pour empiéter sur leur
domaine .et des plaintes contre ces intrusions continuèrent à se
produire jusqu'à la veille de la Réforme (1).
Il n'y avait pas, au point de vue technique, de différence
entre Tlnquisition des évoques et celle du pape. Le système
équitable de procédure emprunté à la loi romaine par les
tribunaux des Ordinaires avait été rejeté; les évêques étaient
autorisés et même encouragés à suivre le système inquisitoriaL
qui était une perpétuelle caricature de la justice, le plus inique
peut-être que la cruauté et l'arbitraire aient jamais imaginé.
En racontant l'histoire de cette institution, il n'y a, par con-
séquent, aucune différence à établir entre ses deux branches ;
les actes de l'une et de l'autre doivent être rappelés comme les
produits des mêmes tendances, des mêmes méthodes, et comme
visant au même but par les mêmes moyens (2).
(1) Concil. Parisiens, ann. 1350, c. 3, 4. — Arch. de l'Inq. de Carcass. (Doat,
XXXV, 132). — Arch. de l'Evêché d'Albi (Doat, XXXV. 187). - Eymerici Direct.
Inquis. n. 529. — Sprengeri Mail. Maleficar. P. III. Q. 1. — Ripoll II, 311, 324,
351. — Cornel. Agrippae de Vanitate Scientiarum, cap. xcvi.
Cependant, une bulle de Nicolas V, adressée à l'inquisiteur de France en 1451,
paraît le rendre indépendant de toute coopération épiscopale (Ripoll 111. 301).
(2) C. 17 Sexto V. 2. — Voir le Modus examinandi hœreticos, imprimé par
414 SUPÉRIORITÉ DE L'INQUISITION PONTIFICALE
Cependant l'Inquisition pontificale était un instrument infini-
ment plus efficace en vue de la grande tâche qu'on se pro-
posait. Quelque zélé que pût être un fonctionnaire épiseopal,
ses efforts étaient nécessairement isolés, temporaires et inter-
mittents. En revanche, l'Inquisition pontificale constituait, à
travers l'Europe continentale, un vaste réseau de tribunaux où
» siégeaient des hommes qui n'avaient pas d'autres occupations.
Non seulement leur action était continue, comme celle des lois
de la nature, mais ils se prêtaient une assistance incessante; ces
deux circonstances enlevaient aux hérétiques l'espoir de gagner
du temps et celui de se mettre à l'abri en passant d'un pays à
365 l'autre. Avec ses registres admirablement tenus à jour, l'Inqui-
sition organisa une véritable police internationale, à une
époque où les communications de peuple à peuple étaient
encore singulièrement défectueuses. L'Inquisition avait le bras
long, la mémoire infaillible ; et nous concevons sans peine la
terreur mystérieuse inspirée tant par le secret de ses opérations
que par sa vigilance presque surnaturelle. Si elle voulait pro-
céder publiquement, elle convoquait tous les fidèles et leur
enjoignait de saisir quelque hérésiarque en leur promettant la
vie éternelle et des récompenses temporelles appropriées ; tout
prêtre d'une paroisse où l'inculpé pouvait se dissimuler était
tenu de faire retentir l'appel aux oreilles de tous les habitants.
Si l'on préférait une information secrète, il y avait des espions
et d'autres subalternes préparés à cette besogne. L'histoire de
tOute famille hérétique, pendant des générations, pouvait être
exhumée des archives des différents tribunaux. Une seule
capture heureuse, suivie d'une confession arrachée par la tor-
ture, pouvait mettre les limiers sur la trace de centaines de
gens qui se croyaient jusque-là en sûreté ; et chaque nouvelle
victime ouvrait comme un nouveau cycle de dénonciations.
L'hérétique vivait sur un volcan qui, atout moment, pouva t
faire éruption et l'engloutir. Pendant la terrible persécution
dirigée contre les Franciscains Spirituels en 1317 et 1318, nombre
Gretser (Mag. Bib. Patrum XIII. 341), qui a été réd gé pour une Inquisition épisco-
pale allemande.
PAS DE PRESCRIPTION 415
de personnes compatissantes avaient secouru les fugitifs, pris
bravement place au pied des bûchers et consolé de leur mieux
les nouveaux martyrs. Quelques-unes, se sachant soupçonnées,
avaient fui et avaient changé de nom ; d'autres étaient restées
à l'ombre ; toutes pouvaient croire que l'affaire était oubliée.
Tout à coup, en 1325, quelque incident fortuit — probable-
ment l'aveu d'un prisonnier — mit l'Inquisition sur leur trace.
Une vingtaine de malheureux furent jetés en prison, où ils
restèrent un an ou deux. Là, dans l'isolement, leur courage
défaillit ; ils confessèrent successivement leurs fautes à moitié
oubliées et se soumirent aux pénitences obligatoires. Plus
significatif encore fut le cas de Guillelma Maza de Castres, qui
perdit son mari en 1302. Dans le premier chagrin de son veu-
vage, elle écouta deux missionnaires vaudois dont les enseigne-
ments la réconfortèrent. Ils ne vinrent la visiter que deux fois,
pendant la nuit, et elle pouvait dire qu'elle ne les avait jamais
vus. Après vingt-cinq ans d'une vie rigoureusement orthodoxe,
elle fut traînée, en 1327, devant l'Inquisition de Carcassonne, 366
confessa cet unique manquement à la foi et exprima son
repentir. Ainsi le Saint-Office ne savait rien oublier, rien par-
donner. Sa vigilance s'arrêtait aux moindres vétilles. En 1325,
une femme nommée Manenta Rosa fut traduite devant l'In-
quisition de Carcassonne comme hérétique relapse : le motif de
la poursuite était qu'après avoir abjuré l'hérésie des Spirituels,
elle avait été vue causant avec un homme suspect et avait
envoyé par son entremise deux sols à une femme malade, qui
était suspecte également (1).
Fuir était inutile. Le signalement des hérétiques qui dispa-
raissaient était bientôt envoyé dans toute l'Europe. Les arres-
tations d'individus suspects étaient signalées par un tribunal
aux autres et la malheureuse victime était ramenée dans le
pays et dans la ville où son témoignage pouvait être le plus
efficace pour faire découvrir d'autres coupables. En 1287,
l'arrestation d'un groupe d'hérétiques à Tréviseen fit découvrir
(1) Coll. Doat, XXXVII 7; XXIX. 5.
416 QUERELLES ENTRE MOINES
quelques-uns qui étaient venus de France. Immédiatement, les
inquisiteurs français les réclamèrent, en particulier l'un d'eux
qui avait le rang d'évêque parmi les Cathares. Le pape Nico-
las IV se hâta d'ordonner au Frère Philippe de Trévise de livrer
ses prisonniers à l'envoyé de l'Inquisition de France, après
avoir tiré d'eux le plus de renseignements qu'il pourrait.
L'Inquisition pontificale jouissait, aux yeux des hommes,
des privilèges de l'omniscience, de l'omnipotence et de l'ubi-
quité (1).
Parfois, il est vrai, l'efficacité de cette organisation était
affaiblie par des querelles, en particulier celles qu'engendrait
la jalousie des Dominicains et des Franciscains. J'ai déjà rap-
pelé les difficultés qui surgirent.de ce fait à Marseille en 4266
et à Vérone en 1291. Un autre symptôme du manque d'unité
se manifesta en 4327, lorsque Pierre Trencavel, un Spirituel
bien connu, qui s'était évadé de la prison de Carcassonne, fut
fait prisonnier en Provence avec sa fille Andrée, fugitive comme
367 lui. Il était évident qu'ils relevaient du tribunal auquel ils
s'étaient soustraits par la fuite ; néanmoins, le Frère Michel,
inquisiteur franciscain en Provence, refusa de les livrer et le
tribunal de Carcassonne fut obligé d'en appeler à Jean XXII,
qui intima l'ordre à Michel de rendre immédiatement ses cap-
tifs. Toutefois, si l'on tient compte de l'imperfection de la
nature humaine, il faut convenir que des contestations de ce
genre semblent s'être produites assez rarement (2).
Pour diriger équitablement une organisation aussi puissante,
de laquelle dépendaient la vie et le bonheur de millions d'in-
dividus, il aurait fallu une sagesse et une vertu presque
surhumaines. Quel était l'idéal des hommes auxquels était
confiée la besogne courante du Saint-Office? Bernard Gui,
l'inquisiteur le plus expérimenté de son temps, termine ses
instructions détaillées sur la procédure par quelques conseils
généraux touchant la conduite et le caractère. L'inquisiteur,
dit-il, doit être diligent et fervent dans son zèle pour la vérité
(1) Coll. Doat, XXX. 132; XXXII. 155.
(S) Coll. Doat, XXXV. 18.
IDÉAL DE L'INQUISITEUR 417
religieuse, pour le salut des âmes et pour l'extirpation de
l'hérésie. Parmi les difficultés et les incidents contraires, il
doit rester calme, ne jamais céder à la colère ni à l'indignation.
Il doit être physiquement actif, car l'habitude de l'indolence
paralyse toute action vigoureuse. Il doit être intrépide, braver
le danger jusqu'à la mort, mais, tout en ne reculant pas devant
le péril, ne point le précipiter par une audace irréfléchie. 11 doit
être insensible aux prières et aux avances de ceux qui essayent
de le gagner ; cependant il ne doit pas endurcir son cœur au
point de refuser des délais ou des adoucissements de peine, en
consultant les circonstances et les lieux. Il ne doit pas être
faible ou complaisant par désir de plaire, car cela porterait
préjudice à l'efficacité de son œuvre. Dans les questions dou-
teuses, il doit être circonspect, ne pas donner facilement créance
à ce qui parait probable et souvent n'est pas vrai ; il ne doit
pas non plus rejeter obstinément l'opinion contraire, car ce qui
parait improbable finit souvent par être la vérité. Il doit écouter,
discuter et examiner avectoutson zèle, afin d'arriver patiemment 368
à la lumière. Quand il portera un jugement prescrivant une peine
corporelle, son visage pourra témoigner de la compassion alors
que son dessein restera inébranlable, afin d'éviter l'apparence
de la colère qui pourrait le faire accuser de cruauté. Quand il
imposera des peines pécuniaires, que son visage garde une
expression sévère, afin qu'il ne paraisse point agir par cupidité.
Que l'amour de la vérité et la pitié, qui doivent toujours résider
dans le cœur d'un juge, brillent dans ses regards, afin que ses
décisions ne puissent jamais paraître dictées par la convoitise
ou la cruauté (1).
Pour apprécier exactement l'œuvre de l'Inquisition et son
influence, nous devons étudier maintenant, avec quelque détail,
ses méthodes et sa procédure. C'est ainsi seulement que nous
pourrons bien comprendre son action, car les leçons à tirer de
cette enquête sont peut-être les plus importantes qu'elle ait à
nous enseigner.
(1) Bern. Guidon. P actica P. iv. ad fine m (Doat, XXX). Je retrouve le même
portait du parfait inquisiteur dans un Tractatus de Inauisitione manuscrit. (Doat
XXXVI).
ORGANISATION DE L'INQUISITION
CHAPITRE VIII
ORGANISATION DE L'iNQUISITION
369 Nous avons vu que l'Église avait reconnu l'impossibilité
d'arrêter la diffusion de l'hérésie par la persuasion. Saint-
Bernard, Foulques de Neuilly, Duran de Huesca, Saint-Domi-
nique, Saint-François avaient successivement prodigué l'élo-
quence la plus chaleureuse et donné l'exemple de la plus
sublime abnégation, dans l'espoir de convaincre et de ramener
les égarés. Ces efforts ayant échoué, F Église eut recours à
la force et en usa sans ménagements.
Le premier résultat de sa nouvelle politique fut de contraindre
l'hérésie à se dissimuler. Alors, pour recueillir les fruits de sa
victoire, il parut nécessaire à l'Église d'organiser une persécution
continue, destinée à démasquer et à frapper l'erreur qui se
cachait. C'est à cela que s'employèrent les Ordres Mendiants,
institués à l'origine pour convaincre par la parole et par
l'exemple, mais devenus bientôt les agents d'une impitoyable
répression.
L'organisation de l'Inquisition était aussi simple qu'efficace.
Elle ne cherchait pas à étonner les esprits par sa magnificence,
mais à les paralyser par la terreur. Elle laissait aux prélats
séculiers les riches vêtements et les splendeurs imposantes du
culte, les processions pittoresques et les longs alignements de
serviteurs. L'inquisiteur portait le simple costume de son Ordre.
Quand il apparaissait dans une ville, il était tantôt seul, tantôt
accompagné d'un petit nombre de familiers en armes, qui
constituaient sa garde personnelle et exécutaient ses instruc-
tions. La scène principale de son activité était l'intérieur du
Saint-Office, d'où il lançait ses ordres et décidait du sort de
ABSENCE DE FASTE 419
populations entières, enveloppé d'un silence et d'un mystère
mille fois plus imposants que la magnificence extérieure des
évêques.
Tout, dans l'Inquisition, visait au travail utile, non à l'appa-
rence. C'était un édifice élevé par des hommes sérieux, résolus ^
entièrement dominés par une idée, qui savaient ce qu'ils vou-
laient et rejetaient loin d'eux, avec dédain, tout ce qui pouvait 370
embarrasser leur action.
Au début, comme nous l'avons vu, il n'y avait, en fait d'inqui-
siteurs, que des moines choisis un à un pour poursuivre les
hérétiques et établir leur culpabilité. Les districts où ils opé-
raient avaient naturellement les mêmes limites que les provinces
des Ordres Mendiants, qui comprenaient chacune un grand
nombre d'évêchés et dont les provinciaux désignaient les inqui-
siteurs. Bien que la ville principale de chaque province, avec sa
maison de l'Ordre et ses prisons, vint bientôt à être regardée
comme le siège de l'Inquisition, l'inquisiteur avait le devoir de
voyager sans cesse, de rassembler le peuple en divers lieux,
comme le faisaient autrefois les évêques dans leurs tournées
pastorales, en promettant, par surcroit, une indulgence de
vingt à quarante jours à tous ceux qui se rendaient à leurs
appels. Il est vrai qu'à l'origine les inquisiteurs de Toulouse
s'établirent dans cette ville et citèrent à leur tribunal ceux
qu'ils désiraient interroger; mais ce système donna lieu à de
telles plaintes qu'en 1237 le légat Jean de Vienne ordonna aux
inquisiteurs de se rendre eux-mêmes dans les localités où ils
avaient une enquête à poursuivre. En conséquence, nous les
voyons aller à Gastelnaudary, où ils furent mal reçus par le
peuple, parce qu'on s'était entendu d'avance pour ne dénoncer
personne; ils se transportèrent alors àPuylaurens, où, arrivant
à l'improviste, ils purent faire une ample moisson de témoi-
gnages. Les meurtres commis à Avignon, en 1242, montrèrent
que ces enquêtes ambulantes n'étaient pas sans péril ; elles
n'en continuèrent pas moins à être prescrites par le cardinal
d'Albano vers 1234 et par le concile de Béziers en 1246. Bien
qu'Innocent IV, en 1247, ait autorisé les inquisiteurs, en cas de
420 TOURNÉES PERSONNELLES
danger, à convoquer les hérétiques et les témoins dans quelque
place de sûreté, le système des tournées personnelles resta
néanmoins en vigueur. Nous le voyons prescrire en Italie dans
les bulles Ad extir panda ; un inquisiteur allemand contem-
porain en parle comme d'une pratique coutumière ; dans la
France du Nord, nous avons les formules employées en 1278
par le frère Simon Duval pour convoquer le peuple aux réunions ;
vers 4330, Bernard Gui y fait allusion comme à l'un des privi-
371 lèges spéciaux de l'Inquisition et, vers 4375, Eymerich décrit la
méthode qui présidait à ces enquêtes comme une routine depuis
longtemps établie (1).
On ne pouvait rien imaginer de plus efficace que ces visites.
Avec le temps, lorsque le système des espions et des familiers
se perfectionna, elles tombèrent quelque peu en désuétude;
mais on peut affirmer qu'elles rendirent les plus grands services
à l'âge héroïque de l'Inquisition. Quelques jours avant son
arrivée, l'inquisiteur donnait avis aux autorités ecclésiastiques
d'avoir à convoquer le peuple à une heure donnée, en annonçant
les indulgences convenues pour ceux qui viendraient. Souvent
les inquisiteurs ajoutaient à cette convocation une sentence
d'excommunication contre ceux qui ne viendraient pas ; mais
c'était là, nous dit-on, un abus de pouvoir, et les excommuni-
cations ainsi prononcées ne furent pas reconnues valables. A la
population ainsi rassemblée, l'inquisiteur adressait un sermon
sur la pureté de la foi ; puis il faisait sommation à tous les
habitants d'un certain rayon de se présenter sous six ou dix
jours et de lui révéler tout ce qu'ils pouvaient savoir touchant
les personnes coupables d'hérésie, ou soupçonnées d'hérésie, ou
ayant parlé contre un article de foi, ou menant une vie diffé-
(1) Gregor, PP. IX. Bull. Me humani genris, 20 mai 1236 (Eymer. App. p. 3).
— Vaissete, m, 410-11 . — Guill. Pod. Laur. c. 43. — Concil. Biterr. ann. 1246,
app. c. 1. — Aroh. de Plnq. de Carcass. (Doat xxxi, 5.) — Raynald. ann. 1243,
n° 31. — Innoc. PP. IV, Bull. Quia sicut. 13 nov. 1247 (Potthast 12766. — Doat.
xxxi. 112.) — Ejusd. Bull. Ad. extirp. § 31. — Anon. Passaviensis (Mag. Bib, Pat.
xm. 308.) — Doctrina de modo procedendi (Martène Thés. V. 1809-11.) — Alex.
PP. IV. Bull. Cupientes, A Mart. 1260 (Mag. Bull. Rom. i. 119.) — Ripoll. i. 128
— Guill. Pelisso Chron. éd. Mol nier, p. 27. — Bernardi Guidon. Practica P. iv.
(Doat, xxx.) — Eymeiic. Direct. Inquis. p. 407-9. — Mss. Bib. Nat., fonds latin,
n° 14930, fol. 220.
TEMPS DE GRACE 421
rente de celle de la majorité des fidèles. Quiconque n'obéissait
pas à cet ordre était frappé ipso facto d'une excommunication
que l'inquisiteur seul pouvait lever ; en revanche, l'obéissance
était récompensée par une indulgence de trois ans.
En même temps l'inquisiteur proclamait un temps de grâce,
durant de quinze à trente jours, pendant lequel tout hérétique
qui se présentait spontanément, confessait ses erreurs, les
abjurait et donnait des informations complètes sur ses coreli-
gionnaires, était assuré d'immunité. Cette immunité était parfois
sans réserve, parfois aussi elle ne comportait que l'exemption
des peines les plus sévères — la mort, la prison, la confiscation
ou l'exil. C'est de cette grâce limitée qu'il est question en 4235>
la première fois qu'on nous parle de cet usage. En 1237, un
coupable se tira d'affaire au prix d'une pénitence consistant
à s'acquitter de deux courts pèlerinages, à secourir un mendiant
par jour pendant le reste de sa vie et à payer à l'Inquisition
une amende de dix livres mortaas « pour l'amour de Dieu ».
Le temps de grâce écoulé, il était entendu qu'on ne pardon-
nerait à personne ; pendant ce délai, l'inquisiteur devait rester
au logis, prêt à recevoir les dénonciations et les confessions; de
longues séries d'interrogatoires avaient été rédigées à l'avance
pour lui faciliter l'examen de ceux qui se présenteraient. En
4387 encore, lorsque Frà Antonio Secco attaqua les hérétiques
des vallées vaudoises, il commença par publier dans l'église de
Pignerol une déclaration aux termes de laquelle quiconque se
dénoncerait ou en dénoncerait d'autres dans les huit jours
échapperait à tout châtiment public, sauf peur parjure commis
devant l'Inquisition. Tous ceux qui ne se présentèrent pas furent
excommuniés (4).
Bernard Gui nous affirme que ce procédé était très fécond,
non seulement parce qu'il provoquait beaucoup de conversions
(i) Guill. Pod. Laur. c. 43. — Vaissete, m. 402, 403, 404; Pr. 386. — Raynald.
ann. 1243, n°31. — Concil. Narbonn. ann. 1244 c. i. — Cône. Riterr. ann. l.'4fi,
append, c. 2, 5. — Angeii de Clavasio Summa anpel. s. v. Inquisitor § 9.— Arch.
del'Inq. de Carc. circa 1245 (Doat, XXXI, 5.) - Guid. Fulcod. Quaest.n. — Bern.
Guid. Practica P. IV (Doat, XXX.) Eymerici Direct. Inquis.?. 407-9. — Practica
su er. Inquis. (Mss. Bib. Nat. fonds latin, n° 14930, fol. 227-8.) — Archivio Storico
Italiano, 1865, n° 38, p. 16-17
24
372
422 DÉNONCIATIONS
heureuses, mais parce qu'il fournissait des informations sur
beaucoup d'hérétiques qui seraient restés ignorés — chaque
pénitent étant obligé de dénoncer tous ceux qu'il connaissait ou
qu'il suspectait. Il insiste particulièrement sur l'efficacité de
celte enquête pour amener la capture des Parfaits cathares,
qui avaient l'habitude de vivre cachés et ne pouvaient guère
être trahis que par ceux de leur confiance. On se figure aisé-
ment la terreur qui s'emparait d'une communauté quand un
inquisiteur y paraissait à l'improviste et publiait sa proclama-
tion. Personne ne pouvait savoir quelles histoires circulaient
sur son compte, ni le parti qu'en pouvaient tirer l'inimitié per-
sonnelle ou le zèle fanatique pour le compromettre auprès de
l'inquisiteur. Orthodoxes et hérétiques avaient également sujet
de s'alarmer. Un homme qui avait senti.de l'inclination pour
373 l'hérésie n'avait plus une minute de repos; dans la pensée qu'un
mot jeté par lui en passant pouvait être rapporté, d'un moment
à l'autre, par ses proches et ses amis les plus chers; affolé, il
cédait à la peur et trahissait autrui de crainte d'être trahi lui-
même. Grégoire IX rappelait avec orgueil que, dans une occa-
sion semblable, des parents dénoncèrent leurs enfants, des
enfants leurs parents, des maris leurs femmes et des femmes
leurs maris. Nous pouvons en croire Bernard Gui lorsqu'il nous
dit que chaque révélation en amenait d'autres, jusqu'à ce que
le réseau invisible s'étendit sur toute la région ; il ajoute que
les confiscations nombreuses auxquelles ce système donnait
lieu n'étaient pas le moindre profit qu'on en retirait (1).
Ces actes préliminaires avaient généralement pour théâtre
le couvent de l'Ordre auquel appartenait l'inquisiteur, s'il en
existait dans la localité, ou le palais épiscopal, si la ville en
était pourvue. Dans d'autres cas, l'église ou les édifices muni-
cipaux étaient mis à contribution, car les autorités, tant laïques
qu'ecclésiastiques, étaient tenues de fournir toute assistance en
leur pouvoir. Chaque inquisiteur avait cependant son quartier
général, où il devait rapporter, pour les mettre en lieu sûr, les
U) B. GuMon. loe. cit. — Rinoll. i, 46.
AGE DES INQUISITEURS 423
dépositions des accusateurs et les confessions des accusés; il
emmenait aussi les prisonniers dont il avait cru devoir s'assu-
rer, sous une escorte que les autorités séculières étaient obli-
gées de lui fournir. Quant aux autres, il se contentait de les
sommer à comparaître devant lui à jour fixe, après avoir exigé
une caution.
A l'époque la plus ancienne, le siège du tribunal était le cou-
vent des Mendiants ; la prison publique ou épiscopale était à la
disposition de l'inquisiteur pour recevoir les prisonniers. Avec
le temps, on construisit des édifices spéciaux, pourvus des
cellules et des prisons nécessaires (l),où les malheureux étaient
sous la surveillance constante de leurs futurs juges. C'est là
qu'en général la procédure judiciaire se poursuivait, bien qu'on
nous parle quelquefois, à ce sujet, du palais épiscopal, surtout
lorsque l'évçque était zélé et coopérait avec l'inquisiteur.
Dans les premiers temps, il n'y avait rien de fixé touchant 374
l'âge minimum de l'inquisiteur; le provincial pouvait choisir
ceux qu'il voulait parmi les membres de son Ordre. Il en résulta
probablement la désignation fréquente de jeunes gens inexpé-
rimentés; aussi Clément V, quand il réforma le Saint Office,
prescrivit que l'âge de quarante ans serait considéré comme
une limite inférieure. Bernard Gui protesta, alléguant que des
hommes plus jeunes étaient souvent très aptes aune pareille
tâche et qu'il n'y avait pas de limite d'âge fixée pour les évêques
et leurs Ordinaires, qui exerçaient cependant le pouvoir inqui-
sitorial. La règle édictée n'en resta pas moins en vigueur. En
4422, le provincial de Toulouse nomma inquisiteur de Carcas-
sonne le frère Raymond de Lille, qui n'était âgé que de trente-
deux ans ; bien qu'il eût été confirmé par le général de l'Ordre,
on fit appel à Martin V, qui prescrivit à l'Official d'Alet de
faire une enquête; si le frère était reconnu digne, le canon de
Clément pourrait être suspendu en sa faveur (2).
(i) La cellule, établie le long des murs, s'appelait murus, par opposition avec la
prison proprement dite ou carcer.
(2) C. 2 Clément. V. m. — Bern. Guidon. Gravant. (Doat. XXX. i 17-128.) —
Ripoll. ii, 610. — En 1431, Eugène IV fit une exception en faveur d'un inquisiteur
nommé dans sa trente-sixième année. (Ripoll. m. 9.)
424 AUXILIAIRES DES INQUISITEURS
Les procès étaient généralement conduits par un inquisiteur
unique; parfois, cependant, il y en avait deux. L'inquisiteur
dirigeant avait ordinairement des auxiliaires qui instruisaient
la cause et procédaient aux premiers interrogatoires. Il pouvait
demander au provincial de lui fournir le nombre d'auxiliaires
qu'il jugeait nécessaire, mais il n'avait pas le droit de les
choisir lui-même. Parfois, lorsqu'un évêque était animé du zèle
persécuteur, il acceptait en personne la fonction d'auxiliaire ;
plus fréquemment, elle était exercée par le prieur dominicain
du couvent local. Là où l'Etat supportait les frais de l'Inquisi-
tion, il semble avoir eu quelque contrôle sur le nombre des
auxiliaires; ainsi à Naples, en 1269, Charles d'Anjou ne fournit
qu'un auxiliaire par inquisiteur (4).
Ces auxiliaires représentaient l'inquisiteur pendant son
absence et étaient assimilés ainsi aux commissaires qui devin-
375 rent un élément essentiel du Saint-Office. Dès le xne siècle, il
fut établi qu'un délégué judiciaire du Saint-Office pouvait lui-
même déléguer ses pouvoirs; en 4246, le concile de Béziers
autorisa l'inquisiteur à nommer un délégué toutes les fois qu'il
voudrait faire procéder à une enquête dans une localité où il ne
pourrait se rendre lui-même. On donnait parfois des commis-
sions spéciales, comme lorsque Pons de Pornac, inquisiteur de
Toulouse, autorisa en 4276 le prieur dominicain de Montauban
à enquérir contre Bernard de Solhac et à lui transmettre sous
scellés les interrogatoires.
L'étendue des provinces de l'Inquisition était telle que le
travail devait être divisé, en particulier pendant la première
période, alors que les hérétiques étaient très nombreux et
nécessitaient toute une armée d'enquêteurs. Toutefois, le droit
formel de désigner des commissaires avec pleins pouvoirs ne
semble pas avoir été accordé aux inquisiteurs avant Urbain IV
(4262), et ce privilège dut être confirmé vers la fin du siècle par
(1) Concil. Biterrens. ann. 1246 c. 4, — Molinier, p. 129, 131, 281-2. — Hauréau,
Bernard Délicieux, p. 2". — Wadding. Annal. 1261, n° 2. — Urbani PP, IV. Bull.
i\e cath'diw fidn,2(j oct. 1262. — Bernardi Guidonis Practica, P. IV (Doat, xxx.)
— Eymorici Direct, hiq. p. 557, 577. — Arcbivio di Napoli, Mss. Chioccarello
T. vin; lbid. Registro 6, Lett. D, f. 35.
COMMISSAIRES OU VICAIRES 425
Boniface VIII. Ces commissaires ou vicaires différaient des
auxiliaires en ce qu'ils étaient nommés et révoqués par l'inqui-
siteur lui-même. Ils devinrent, comme nous l'avons dit, un
élément essentiel de l'institution et conduisirent les affaires
dans des localités très éloignées du tribunal principal. Si
l'inquisiteur était absent ou empêché, l'un d'eux pouvait le
remplacer temporairement ; l'inquisiteur pouvait aussi dési-
gner un vicaire-général. Après les réformes de Clément en
1347, il fut entendu que les commissaires devaient être âgés
de quarante ans au moins comme leurs chefs. Us disposaient
de tous les pouvoirs inquisitoriaux, pouvaient citer, arrêter et
interroger des témoins et des suspects; ils pouvaient même
infliger la torture et condamner à la prison. On discutait s'ils
avaient le droit de porter des sentences capitales et Eymerich
exprime l'avis que ce pouvoir devait toujours être réservé à
l'inquisiteur lui-même; mais, comme nous le verrons, les cas de
Jeanne d'Arc et des Vaudois d'Arras prouvent que cette réserve
était rarement observée. Ajoutons qu'à la différence des
inquisiteurs, les commissaires ne pouvaient pas nommer de
délégués (1).
Plus tard on voit paraître, de temps en temps, un autre 376
fonctionnaire portant le titre de conseiller. En 4370, l'Inquisi-
tion de Carcassonne prétendit au droit d'en désigner trois, qui
fussent exempts de toute taxation locale. Dans un document de
1423, la personne qui occupe cette situation n'est pas un Domi-
nicain, mais est qualifiée de licencié en droit. Sans doute un
pareil fonctionnaire rendait des services importants au tribu-
nal, bien que sa situation officielle ne fût pas définie. Zanghino
nous informe, en effet, que les inquisiteurs étaient générale-
(i) C. 11, 19, 20 Extra i. 29. Concil. Biterrens. ann. 1246 c. 3. — Coll. Doat,
XXV. 230. — UrbaniPP. IV. Bull. Licet ex omnibus, 20 Mart. 1262. — Guid. Kul-
cod. Quaest. iv. — C. H Sexto v. 2. — C. 2 G/ément. V, 3.— Bernardi Guid.
Practica P. IV. (Doat, XXX.) — Eymerici Direct, p. 403-6. — Zarichini Tract, de
âxret. c. xxx.
Il n'est pas aisé de comprendre pourquoi, en 1276, les inquisiteurs lombards Frà
Niccolo da Cremona et Frà Daniele Giussan» réunirent des experts à Plaisance pour
décider s'ils avaient ou non le droit de nommer des délégués ; la question fut
tranchée par la négative (Campi, DeU'Eistoria Ecclvsiastica di Piacenza, P. II.
i>. 308-9.)
24.
426
SECRET DE LA PROCÉDURE
ment 1res ignorants de la loi. Dans la plupart des cas, cela
importait peu, car la procédure était arbitraire au plus haut
degré et il était bien rare qu'un accusé osât s'en plaindre. Il
arrivait cependant que l'Inquisition avait devant elle des vic-
times récalcitrantes ; il lui fallait alors les conseils d'une per-
sonne connaissant la loi et les responsabilités qu'elle entraî-
nait. Eymerich recommande à chaque commissaire de s'assurer
le concours de quelque avocat discret, pour s'épargner des
erreurs qui pourraient nuire à l'Inquisition, provoquer l'ingé-
rence du pape et peut-être lui coûter sa place (1).
Gomme le secret absolu devint le caractère essentiel de
toutes les procédures de l'Inquisition après sa période de tâton-
nements, ce fut une règle universelle que les témoignages, tant
des témoins que des accusés, ne devaient être recueillis qu'en
présence de deux hommes impartiaux, non attachés à l'insti-
tution, mais ayant juré le secret. L'Inquisition pouvait rendre
obligatoire la présence de toute personne qu'il lui plaisait de
convoquer pour accomplir ce devoir. Ces représentants du
public étaient, de préférence, des clercs, généralement des
Dominicains, « hommes discrets et religieux », qui devaient
signer avec le notaire le procès-verbal de la déposition pour en
certifier l'exactitude. Bien qu'il n'en soit pas question dans les
instructions du concile de Béziers en 1246, une déposition
recueillie en 1244 montre que cet usage avait déjà passé dans
la pratique. La fréquente répétition de cette règle par des papes
successifs et le fait qu'elle fut incorporée dans le droit cano-
nique attestent l'importance qu'on y attachait, comme à un
£77 moyen d'empêcher les injustices et de donner à la procédure
une apparence d'impartialité. En cela, cependant, comme en
toutes choses, les inquisiteurs se faisaient la loi à eux-mêmes
et dédaignaient à plaisir les légères restrictions que les papes
avaient apportées à leur pouvoir.
En 1325, un prêtre nommé Pierre de Tornamire, accusé de
Franciscanisme Spirituel, fut amené mourant devant l'Inquisi-
(i) Archives de l'Evêché d'All>i(Doat XXXV. 136, 187.) Zanchini, Tract de Hxret.
c. iv. — hlymerici Direct, p. 407.
AUDIENCES SECRÈTES 427
tion de Carcassonne. L'inquisiteur était absent. Son délégué et
son notaire recueillirent la déposition du prêtre en présence
de trois laïques, mais il mourut avant de l'avoir terminée.
Alors qu'il avait déjà perdu la parole, deux Dominicains entrèrent
et, sans s'assurer que la déposition fût complète, la certifièrent
en y apposant leurs noms. Sur cette procédure irrégulière, on
fonda une poursuite contre la mémoire de Pierre; mais on se
heurta à ses héritiers qui voulaient sauver ses biens de la con-
fiscation. La lutte dura trente-deux ans et quand, en 4357,
l'inquisiteur vint demander à l'assemblée des experts la confir-
mation de la sentence, vingt-cinq juristes votèrent contre et
deux seulement, Dominicains l'un et l'autre, osèrent la
défendre. Peu de temps après, Eymerich fit connaître à ses
frères comment cette règle pouvait être tournée quand elle
était gênante : il suffisait de s'assurer de la présence de deux
personnes honnêtes à la fin de l'interrogatoire, lorsque le
témoignage était lu à son auteur.
Aucune personne étrangère ne pouvait assister au procès ; il
n'y eut d'exception qu'à Avignon, pendant quelques années,
vers le milieu du xme siècle, où les magistrats obtinrent tempo-
rairement, pour eux et pour quelques seigneurs, le droit de
suivre les débats. Partout ailleurs, les malheureux qui défen-
daient leur vie contre les juges étaient entièrement à la merci
de l'inquisiteur et de ses créatures (1).
Le personnel du tribunal était complété par le notaire, fonc-
tionnaire considérable et très estimé au Moyen-Age. Toutes les
procédures de l'Inquisition, toutes les questions et toutes les
réponses, étaient consignées par écrit. Chaque témoin et chaque 07g
accusé étaient obligés de certifier leurs dépositions quand on
leur en donnait lecture à la fin de l'interrogatoire et le juge-
ment était finalement rendu sur les témoignages ainsirecueillis.
(1) Coll. Doat, XXII. 273 sq. — Innoc. PP. IV. Bull. Lieet ex omnibus, 30 Mai
1254. — Bernardi Guidon. Practica P.iv(Doat, XXX.) — Clem. PP. iv. Bul .
Prx Cunctis, 23 fév. 126&. — G. 11 § 1 Sexto v. 2. — Concil. Biterrens. ann. 124G
c. 4. — Alex. PP. IV. Bull. Prx cunctis, 9 nov. 1256. — Archives del'Inq. de Car-
cassonne (Doat, XXXIV. 11.) — Molinier, L'Inquis dans le midi de la France,
p, 219, 287. — Eymeric. Direct. Inq. p. 426.
428 NOTAIRES DE L'iNQUISITION
La fonction du notaire était très lourde et parfois des scribes
étaient appelés pour l'aider; mais il devait lui-même certifier
tous les documents. Non-seulement les paperasses s'accumu-
laient par suite des affaires courantes du tribunal et de la
nécessité de tout transcrire pour les archives, mais les diverses
Inquisitions se communiquaient continuellement des copies de
leurs dossiers, de sorte qu'il fallait fournir de ce chef une beso-
gne considérable. L'inquisiteur avait le droit, en cela comme
en autre chose, d'exiger la collaboration gratuite d'une per-
sonne quelconque qu'il pouvait requérir à cet effet; mais il était
difficile de confier toutes ces écritures à des hommes qui
n'avaient pas reçu une éducation spéciale. Dans les premiers
temps, on pouvait réclamer les services d'un notaire quel-
conque, de préférence ceux d'un Dominicain qui avait été notaire
lui-même ; si aucun notaire n'était disponible, on pouvait dési-
gner deux personnes « discrètes » pour en tenir lieu. Cette
sorte de conscription exercée par les tribunaux ambulants
n'allait pas sans difficultés. Dans les villes qui étaient des sièges
permanents de l'Inquisition, le notaire était un fonctionnaire
régulier et salarié. Lors de l'essai de réforme de Clément V, il
fut prescrit que ce notaire prêterait serment devant l'évêque
comme devant l'inquisiteur. A cela Bernard Gui objecta que les
«exigences du service comportaient quelquefois l'augmentation
subite du nombre des notaires et que, dans les localités où il
n'y avait pas de notaires publics, d'autres personnes compé-
tentes devaient être employées à cet effet ; il arrive souvent,
ajoute-t-il, que les coupables avouent sur l'heure, mais si leur
confession n'est pas promptement recueillie, ils la retirent et
s'appliquent à dissimuler la vérité. Chose curieuse ! Le pouvoir
de désigner des notaires était refusé à l'inquisiteur. « Il peut,
dit Eymerich, proposer au pape trois ou quatre noms, mais
c'est le pape qui fait les nominations. D'ailleurs, ce système
indispose tellement les autorités locales que l'inquisiteuiv agira
plus sagement en se contentant des notaires des évêques ou de
ceux des magistrats séculiers (1). »
(!) Bern. Guid. Practica P. iv (Doat, XXX.) — Urbani P. iv. Bull. Licet ex
ARCHIVES DE L'iNQUISITION 429
La masse énorme de documents produite par ces innom- 379
brables mains était l'objet d'une juste sollicitude. Dè^ le début,
on en reconnut la haute importance. En 1235, il est question
de confessions de pénitents qui sont soigneusement transcrites
dans des registres ad hoc. Cela devint bientôt un usage général
et les inquisiteurs reçurent l'ordre de conserver toutes leurs
procédures, depuis les premières sommations jusqu'au juge-
ment, avec la liste de ceux qui avaient prêté serment de défendre
la foi et de poursuivre l'hérésie. Cet ordre fut plusieurs fois
réitéré ; on prescrivit, en outre, que tous les documents seraient
copiés et qu'une copie en serait déposée en lieu sûr ou entre les
mains de l'évêque. Le Livre des Sentences de l'Inquisition de
Toulouse, de 1308 à 1323, qui a été imprimé par Limborch, se
termine par un index des 636 condamnés, groupés par ordre
alphabétique sous la rubrique de leurs lieux de résidence, avec
renvois aux pages où leurs noms paraissent, et une brève men-
tion des différents châtiments infligés à chacun, ainsi que des
modifications subséquentes apportées à leurs peines. De la
sorte, le fonctionnaire qui désirait être renseigné sur la popu-
lation d'un hameau quelconque pouvait savoir immédiatement
quels habitants avaient été suspectés et ce qui avait été décidé
■à leur égard. Un exemple emprunté à ce livre montre combien
les registres précédents devaient être exacts et complets. En
1316, une vieille femme fut amenée devant le tribunal; on
découvrit alors qu'en 1268, près d'un demi-siècle auparavant,
elle avait abjuré l'hérésie et s'était réconciliée à l'Église. Comme
cela aggravait son cas, la malheureuse fut condamnée à passer
le reste de sa vie en prison et enchaînée. Ainsi, avec le temps,
l'Inquisition accumula un trésor d'informations qui non seule-
omnibus, ann. 1262, §§ 6, 7, 8 (Mag. Bull. Rom. i. 122.) — C. 1 § 3 Clera. V. 3.—
Coll. Doat, XXX. 109-110. — Èymeric. Direct. Inq. p. 550.
L'importance particulière attachée au notariat et la limitation du nombre des
notaires sont attestées par les privilèges pontificaux qui les concernent. Ainsi, le »
27 novembre 1295, Boniface VIII autorisa l'archevêque de Lyon à en nommer cinq ;
le 28 janvier 1296, il permet à l'évêque d'Arras d'en nommer trois ; le 22 janvier
1296, il accorde à l'évêque d'Amiens le droit d'en désigner deux (Thomas, Registres
de Boniface VIII, i. n° 640 bis, 660, 678 bis.)
En 1286, le Provincial de Krance se plaignit à Honorius IV de la rareté des
«notaires dans le royaume et fut autorisé à en nommer deux (Ripoli. n. 16.)
430 FALSIFICATION DES REGISTRES
380 ment augmenta beaucoup sa puissance, mais fit d'elle un objet
de terreur pour tout le monde. Comme les descendants d'héré-
tiques étaient passibles de confiscation et pouvaient être frappés
d'incapacité, les secrets de famille, si soigneusement conservés
dans les archives de l'Inquisition, lui permettaient de molester,
quand elle le jugeait convenable, des milliers d'innocents.
Elle avait d'ailleurs une habileté toute particulière à décou-
vrir des faits déplaisants à la charge des ancêtres de ceux qui
excitaient son mauvais vouloir et parfois sa cupidité. En 1306,
pendant les troubles d'Albi, alors que le viguier royal ou gou-
verneur défendait la cause du peuple, l'inquisiteur Geoffroi
d'Ablis publia qu'il avait trouvé dans les registres que le grand
père du viguier avait été un hérétique et que, par conséquent,
son petit-fils était incapable d'occuper une charge. Ainsi la
population entière était à la merci du Saint-Office — et non
seulement le peuple des vivants, mais celui des morts (1).
La tentation de falsifier les registres, lorsqu'il s'agissait de
frapper un adversaire, était bien forte et les ennemis de l'Inqui-
sition n'ont pas hésité à dire qu'elle y avait fréquemment cédé.
Le Frère Bernard Délicieux, parlant au nom de tout l'Ordre
franciscain du Languedoc, dans un document de l'an 1300,
déclare non seulement que les registres sont indignes de con-
fiance, mais qu'ils sont généralement considérés comme frau-
duleux. Nous verrons plus loin des faits qui justifient pleine-
ment cette assertion. La méfiance populaire était encore accrue
par cette circonstance que toute personne possédant chez elle
des documents relatifs aux procédures de l'Inquisition ou aux
poursuites contre les hérétiques était passible d'excommunica-
tion. D'autre part, ceux que ces registres menaçaient dans leur
sécurité étaient également tentés de les détruire et l'on connait
plusieurs cas où ils agirent en conséquence. Dès 1235, les
citoyens de Narbonne, en révolte contre l'Inquisition, anéan-
(1) Guill. Pelisso Chron éd. Molinier p. 28. Concil. Narbonn. ann. 1244 c. b. —
Concil. Biterrens. ann. 1246c. 31, 37. — Concil Altiens. ann. 1254 c. 21. — Alex.
PP IV Bull. Licet vobis, 7 déc. 1255;éjusd. Bull. Prx cunctis, 9 nov. 1255, 13déc.
1255 — Lib. Sent. înq. Tolosan. p. 198-9. — Coll. Doat, XXXIV, 104.
FAMILIERS DE L'INQUISITION 431
tirent ses registres et ses livres. L'ordre donné en 1254 par le
concile d'Albi de prendre des copies et de les déposer en lieu
sûr fut sans doute motivé par un autre effort fait en 1248 par les
hérétiques de Narbonne pour détruire les archives. Lors d'une
réunion d'évêques dans la même ville, deux personnes qui por- 381
taient des pièces où figuraient des listes d'hérétiques furent
attaquées et tuées ; les documents dont elles étaient chargés
furent livrés aux flammes. Vers 1285, à Carcassonne, une cons-
piration fut ourdie par les consuls de la ville et plusieurs des
principaux ecclésiastiques à l'effet de détruire les archives de
llnquisition. Ils corrompirent un des familiers, Bernard Garric
qui consentit à les brûler, mais le complot fut découvert et ses
auteurs furent punis. L'un d'eux, un avocat nommé Guilhem
Garric, languit en prison pendant environ trente ans et ne fut
jugé qu'en 1321 (1).
Parmi les fonctionnaires de l'Inquisition, les plus modestes
n'étaient pas les moins redoutables. C'étaient des appariteurs,
des messagers, des espions, des bravi, connus sous le nom
général de familiers et, comme tels, suspects au peuple qui les
craignait à juste titre. Leur service n'était pas sans danger et
n'avait guère d'attraits pour des gens honnêtes et pacifiques;
en revanche, il promettait mille avantages aux enfants perdus et
aux malandrins. Non seulement ils bénéficiaient de l'immunité
de toute juridiction séculière, privilège commun aux serviteurs
de l'Église, mais l'autorisation spéciale accordée par Inno-
cent IV, en 1245, aux inquisiteurs d'absoudre leurs familiers
coupables d'actes de violence, les rendait indépendants des
tribunaux ecclésiastiques eux-mêmes. En outre, comme toute
molestation des serviteurs de l'Inquisition était qualifiée d'obs-
tacle à la marche de ses opérations et, par suite, presque assi-
milée à l'hérésie, quiconque osait résister à une aggression de
ces gens devenait passible d'une poursuite devant le tribunal
(1) Arch. de l'Inq de Carcass. (Doat. XXXIV 123.) — Ripoll. i, 356, 396— Vais-
sste, m, 406; Pr. 467. — Coll. Doat, XXVI 105, 149.— Molinier, p. 35 — Berr.
Guidon. Hist. Conv. Carcass, (D. Bouquet, XXI, 743.) — Lib. Sent Inquis Toi. s
p. 282.
432 AUTORISATION DU PORT D'ARMES
de l'agresseur. Ainsi cuirassés, ils pouvaient exercer leur
tyrannie sur des populations sans défense et Ton conçoit sans
peine à quelles extorsions ils se livraient impunément en mena-
çant les uns et les autres d'arrestation ou de dénonciation, à une
époque où le fait de tomber entre les mains de l'Inquisition
était presque la plus grave infortune qui pût affliger un homme-
2g2 orthodoxe ou hérétique, peu importait (1). Ce fléau social fui
encore aggravé le jour où les familiers furent autorisés à
porter des armes. Les meurtres d'Avignonet, en 1242, celui de
Pierre Martyr et d'autres incidents semblables parurent justi-
fier le désir des inquisiteurs de posséder une garde armée.
D'ailleurs, la recherche et la capture des hérétiques étaient des
besognes souvent périlleuses. Ce n'en était pas moins un pri-
vilège bien exorbitant pour des hommes qui échappaient vir-
tuellement à toute répression légale. A cette époque turbulente,
le port des armes était rigoureusement interdit dans toutes les
communautés pacifiques. Dès le xie siècle, il est défendu à
Pistoie; en 1228, on l'interdit à Vérone. A Bologne, seuls les
chevaliers et les médecins pouvaient être armés et accompa-
gnés d'un serviteur unique, armé également. A Milan, un
statut de Jean Galéas, en 1386, défend de porter des armes,,
mais autorise les évêques à armer les serviteurs qui demeurent
sous le même toit qu'eux. A Paris, une ordonnance de 1288
prohibe le port des couteaux pointus, des épées et de toute
arme analogue. A Beaucaire, un édit de 1320 menace de
diverses peines, entre autres de l'amputation de la main, ceux
qui porteraient des armes; exception est faite pour les voya-
geurs, qui peuvent posséder des épées et des coutelas. Ces
règlements ont rendu un service immense à la cause de la civi-
lisation, mais ils furent presque annulés lorsque l'inquisiteur
eut le droit d'armer qui il voulait, en lui conférant par surcroit
les privilèges et les immunités du Saint-Office (2).
fl)Paramo de Oria. off\c S. Tnqw's. p. 10?. — Pegnae Comment in Eymericr
p. 584. — Arch. de l'Inq. deCarcass. (Doat, XXXI. 70; XXXII, i43.)
(2) Statut* Pistoriensia, c. 109 (Zachariae tnecd. Med. JEvi p 23.) — Lib. juris-
civilis Veronae, anu. 1228, c. 104, 183 (Vérone, 1728.) Statut, criminal. commu
Dis Bononiae, éd. 1525, fol. 38 (ci'. Barbarano de Mironi, Hist. ecclés. di Vicenza,
ABUS DES FAMILIERS 433
Dès 1249, les scandales et les abus résultant de l'emploi
illimité par l'Inquisition de familiers etde scribes qui opprimaient
et rançonnaient le peuple, provoqua une lettre indignée d'In-
nocent IV, qui exigea que leur nombre fut réduit pour corres-
pondre aux exigences du service. Dans les pays où l'Inquisition
était entretenue par l'État, les abus de ce genre ne trou-
vaient pas un terrain propice. Ainsi, à Naples, Charles d'An- 38$
jou limita à trois le nombre des familiers armés de chaque
inquisiteur. Quand Bernard Gui protesta contre les réformes
de Clément V, il fit ressortir le contraste entre la France, où
les inquisiteurs dépendaient des officiers séculiers et étaient
obligés de se contenter de quelques serviteurs, et l'Italie, où
ils avaient des facilités presque sans limites. Dans ce pays, en
effet, l'Inquisition était indépendante et vivait de ses propres
ressources, parce qu'elle avait sa part des amendes et des con-
fiscations. Clément V prohiba la multiplication inutile des
fonctionnaires et l'abus du droit de porter des armes, mais ses
efforts bien intentionnés furent de peu d'effet. En 1321, nous
voyons Jean XXII blâmer les inquisiteurs de Lombardie pour
avoir provoqué des scandales et des troubles à Bologne, en
employant comme familiers armés des hommes de sac et de
corde qui commettaient des meurtres et molestaient les habi-
tants. En 1337, le nonce du pape, Bertrand, archevêque d'Em-
brun, s'assura par lui-même, que les permissions de porter des
armes, accordées par l'inquisiteur, étaient une cause de trou-
bles à Florence et menaçaient la sécurité des citoyens; il lui
ordonna de ne garder auprès de lui que douze familiers armés,
lui assurant que les autorités séculières fourniraient, en cas de
besoin, les auxiliaires qu'il faudrait pour capturer les héré-
tiques. Et pourtant, neuf ans après, on accusa un nouvel inqui-
siteur, Fra Piero di Aquila, d'avoir vendu des permissions de
porter des armes à plus de deux cent cinquante individus, ce
qui lui avait rapporté environ mille florins d'or par an et causé
n, 69.) — Antiqua Ducum Mediohin. Décréta (éd. 1654, p. 95.) — Statuta Crimi-
nalia Mediolani, Bergomi, 1504, ca^. 127. — Actes du Pari, de Paris, i, 257. —
Vaissete, éd. Privât, x. Pr. 610.
^34 QUERELLE AVEC FLORENCE
un préjudice grave à la paix publique. Une nouvelle loi fut
alors promulguée, limitant à six le nombre des familiers armés
de l'inquisiteur; l'évêque de Florence devait en avoir douze,
celui de Fiésole six, mais tuus devaient porter, bien en évi-
dence, les insignes de leurs maîtres. Cependant la vente des
ports d'armes donnait de si grands bénéfices que le code flo-
rentin de 1355 eut recours à d'autres prescriptions pour com-
battre cet abus. Toute personne surprise avec des armes et
prétendant avoir acquis le droit de les porter, devait être
chassée du territoire de la République et s'engager, en four-
nissant caution, à résider pendant un an à plus de 50 milles
de la ville. Le podestat lui-même ne pouvait accorder des auto-
risations de porter des armes, sous peine d'être considéré
comme parjure et frappé d'une amende de 500 livres. Cette
législation constituait un empiétement sur les privilèges de
l'Église, et donna prétexte à l'une des plaintes de Grégoire IX
lorsque, en 1376, il excommunia la République. Quand Flo-
rence dut se soumettre, en 1378, une des conditions qu'on lui
imposa fut qu'un commissaire pontifical aurait le droit d'effa-
cer toutes les lois jugées abusives dans le livre des statuts.
Cependant les excès de la milice inquisitoriale étaient tels
qu'on dut recourir, en 1386, à un autre moyen pour y mettre un
terme. Défense fut faite aux deux évêques et à l'inquisiteur
d'avoir des familiers armés qui fussent soumis à l'impôt ou
inscrits sur le registre des citoyens; ceux à qui ils délivraient
des autorisations devaient être déclarés leurs familiers par les
Prieurs des Arts, et cette déclaration devait être renouvelée
annuellement par la collation d'une charte. Ce règlement, qui
limitait le mal, fut maintenu dans la récension du code en
1415.
Sans doute des luttes analogues, dont l'histoire n'a pas con-
servé de traces, se poursuivirent vers la même époque, dans la
plupart des villes italiennes, désireuses de protéger les citoyens
paisibles contre les sicaires de l'Inquisition. Cette nécessité se fit
sentir même à Venise, où pourtant l'Inquisition était tenue en
tutelle par l'État, qui avait la sagesse de sauvegarder ses droits
CONTRÔLE DES STATUTS LOCAUX 435
en supportant les frais de cette institution. Au mois d'août
4450, le Grand Conseil, par quatorze voix contre deux, dénonça
le procédé abusif d'un inquisiteur qui avait vendu à douze per-
sonnes le droit de porter des armes; une pareille troupe,
disaient les conseillers, était tout à fait superflue, car l'inqui-
siteur pouvait toujours réclamer le concours du pouvoir sécu-
lier; en conséquence, et conformément à l'ancien usage, il
devait se contenter de quatre familiers en armes. Mais six
mois après, en février 4451, sur la demande du ministre géné-
ral des Franciscains, cette législation fut modifiée; l'inquisiteur
put avoir jusqu'à douze familiers, à la condition qu'il fût établi
par les rapports de police qu'ils étaient réellement en fonctions
pour les besoins de l'Inquisition. Eymerich déclare pourtant
que toutes les restrictions de ce genre sont illégales et que tout
magistrat séculier qui empêche les familiers de l'Inquisition de
porter des armes « entrave son activité » et doit être regardé
comme fauteur de l'hérésie. Bernard Gui estime, de son côté,
que c'est à l'inquisiteur seul qu'il appartient de fixer le nombre
des familiers dont il a besoin et Zanghino considère que la
limitation de leur nombre est un délit que l'inquisiteur doit
pouvoir réprimer à son gré (4).
J'ai fait allusion, dans le précédent chapitre, au droit si sou- 385
vent réclamé et exercé d'abroger tous les statuts locaux qui
paraissaient gênants pour le Saint-Office, ainsi qu'à l'obligation
imposée à tous les fonctionnaires séculiers de prêter leur con-
cours sur réquisition aux inquisiteurs. Ce droit fut reconnu et
mis en vigueur de telle sorte que l'organisation de l'Inquisition
en vint à embrasser celle de l'Etat lui-même, dont toutes les
(1 Arch. de l'Inq. deCarcass. (Doat, XXXI. 81 ) — Archivio diNapoli, Mss. Chioc-
carello T. vin; Kegistro 13, Lettre A, fol. 64; Reg. 6, Lettre D, fol. 35. — Coll.
Doat, XXX, 119-20. — C. 2 Clément, v. 3. —Johann. PP. XXII. Bull. Exegit
or'finis,2Ma.\. 1321. — Archiv. di Firenze, Riformagioni, Archiv. Dinlom. xxvn,
lxxviii-ix ; Riform. Classe n, Distinz. 1, n° 14. — Villani, Cronica, lib. xn. c. 58.
— Archivio di Venezia, Misti. Cons. x. vol. XIII. p. 192; vol. XIV. p. 29. —
Eymeric. Direct, lnq. p. 374 5. — Bernard. Guidon. Practica P. IV. (Doat, XXX.)
— Zanchini Tract, de Hxret. c. xxxi. — Urbani PP. IV. Bull. Licet ex omnibus,
1262 (Mag. Bull. Rom. i. 123.) — Bernardi Comens. Lucerna Inquisit. s. v. Inqui-
sitores, n° 14.
Pour d'autres indications à ce sujet, voir Farinacii de Basreêi QaœstA 82, nos 89-94.
436 SERMENT DES MAGISTRATS
ressources étaient mises à son service. Le serment d'obédience
que l'inquisiteur pouvait imposer à tous ceux qui détenaient
une fraction du pouvoir public, n'était pas une simple forma-
lité. Quiconque refusait de le prêter était frappé d'excommu-
nication, ce qui entraînait, en cas d'obstination, l'accusation
d'hérésie et, en cas de soumission, une pénitence humiliante.
Si des inquisiteurs négligents ont parfois omis d'exiger ce ser-
ment, les autres s'en sont fait un impérieux devoir. Bernard
Gui, à tous ses autos de fé, l'administra solennellement à tous
les officiers royaux et magistrats locaux et quand, en mai 4309,
Jean de Maucochin, sénéchal royal du Toulousain et de l'Albi-
geois, refusa de prêter serment, on lui fit bien vite reconnaître
son erreur et il se soumit dams le même mois. En 1329, Henri
de Chamay, inquisiteur de Carcassonne, demanda à Philippe
de Valois de confirmer les privilèges de l'Inquisition ; le roi
répondit par un édit où il déclarait que tous les ducs, comtes,
barons, sénéchaux, baillis, prévôts, viguiers, châtelains, ser-
gents et autres justiciers du royaume de France étaient tenus
d'obéir aux inquisiteurs et à leurs commissaires, en capturant
et en maintenant en prison tous les hérétiques et suspects d'hé-
résie, ainsi que de donner aux inquisiteurs, à leurs commis-
saires et messagers, dans toute l'étendue de leur juridiction,
sauf-conduit, aide et protection en tout ce qui concernait la
tâche de l'Inquisition, toutes les fois qu'ils en seraient requis.
ogg Lorsqu'un officier public hésitait à prêter son concours, le
châtiment ne se faisait pas attendre. Ainsi, en 4303, quand
Bonrico di Busca, vicaire du podestat de Mandrisio, refusa de
fournir des hommes aux représentants de l'Inquisition mila-
naise, il fut aussitôt condamné à une amende de cent sous
impériaux, à payer dans les cinq jours. Alors même qu'un
fonctionnaire était excommunié et, par suite, frappé d'incapa-
cité temporaire, il pouvait être sommé d'obéir aux ordres d'un
inquisiteur; mais on prenait soin de l'avertir qu'il ne devait
pas se croire, de ce chef, la compétence de procéder à quelque
autre acte de ses fonctions (4).
(1) Concil. Albiens. ann. 1254, c. 7. — Eymeric Direct. Inquis. 392-402. —
TOUTE- PUISSANCE DE L'iNQUISITION 437
L'Inquisition avait encore à son service, d'une manière plus
ou moins complète, toute la population orthodoxe, en parti-
culier le clergé. Tout individu, sous peine d'être estimé fauteur
de l'hérésie, devait dénoncer les hérétiques àsa connaissance. Il
devait aussi arrêter lui-même les hérétiques, comme Bernard
de Saint-Genais l'apprit à ses dépens en 1242, lorsqu'il fut jugé
par l'Inquisition de Toulouse pour n'avoir pas arrêté certains
hérétiques alors qu'il pouvait le faire et fut condamné à visiter,
en pénitent, les sanctuaires du Puy, de Saint Gilles et de Corn-
postelle. En outre, les prêtres de paroisse devaient, quand ils
en étaient requis, faire comparaître leurs paroissiens et publier
toutes les sentences d'excommunication. Ils devaient surveiller
les pénitents et s'assurer que les pénitences imposées étaient
régulièrement subies. Un système méthodique de police locale,
inspiré de l'ancienne institution des témoins synodaux, fut
arrêté par le concile de Béziers en 1246; l'inquisiteur était auto-
risé à désigner dans chaque paroisse un prêtre et un ou deux
laïques, qui avaient pour devoir de rechercher les hérétiques, 387
de visiter les maisons et surtout les lieux de retraite, de veiller
à l'exécution des pénitences et des diverses sentences de l'Inqui-
sition. Un manuel pratique, rédigé à cette époque, enjoint aux
inquisiteurs de faire instituer partout cette police. Que pou-
vait-on désirer de plus ? Toutes les ressources du pays, tant
publiques que privées, étaient au service de l'Inquisition (1).
Un point important de l'organisation inquisitoriale était le
caractère de l'assemblée où l'on décidait du sort de l'accusé.
En principe, l'inquisiteur ne pouvait pas rendre un jugement
GIoss. Hostiens. super cap. Eorcomnnmicamvs, mnvenmvs. — Gloss. Joan. Andreae
sup. eod. loc. — Lib. Sent. Inq. Tolos. p. 1, 7, 36, 39, 292. — Arch. de l'Inq. de
Careass. (Doat, XXVII. 118.) — Isambert, Ane. Loix. Franc. iv. 364-5. — <'gniben
Andréa, / Guglielmiti del Secolo xm. Pérouse, 1867, p. 111.— Alex. PP. IV. Bull.
Quxsivistis, 28 mai, 1260.
Comme la charge de bailli, en France, était achetable, mais que l'occupant ne
pouvait la vendre, on conçoit qu'il craignît de perdre sa fonction en désobéissant
aux requêtes des inquisiteurs. — Statuta Ludov. IX ann. 1254, c. xxv-vii (Vaissete,
éd. Privât, VIII. 1349.)
(1) Zanchini Tract, de ffxvet. c. 5. — Coll. Doat, XXI. 226. 308. — Bern. Gui-
don.' Practica P. IV (Doat, XXX.) — Concil. Narbonn. ann. 12*4 c. 8, — Concil.
Biterrens. ann. 1246 c. 34: — Practica super Inquis t. (Mss. Bibl. Nat. fonds latin,
n» 14930, fd. 223-4.)
•*38 CONCOURS DES ÉVÊQUES
de lui-même. Nous avons vu comment, après diverses fluctua-
tions, on reconnut que le concours des évêques était indispen-
sable. Comme les inquisiteurs n'avaient cure de cette limitation
ae leurs pouvoirs, Clément V déclara nulles et non avenues les
sentences rendues par eux seuls; toutefois, pour éviter des
retards, il permit que le consentement des évêques fût donné
par écrit si, après huit jours, on n'avait pu arranger une réu-
nion. A en juger par quelques spécimens de ces consultations
écrites qui nous sont parvenus, elles étaient extrêmement som-
maires et ne pouvaient faire sérieusement obstacle à l'arbitraire
des inquisiteurs. Cependant Bernard Gui se plaint amèrement
de cette restriction illusoire, parce que la règle touchant le
concours des évêques n'avait guère été observée antérieure-
ment ; il ajoute, pour justifier ses critiques, qu'un évêque
retarda pendant deux ans et davantage le jugement de quelques
personnes de son diocèse et qu'un autre fit différer de six mois
la célébration d'un auto de fé. Lui-même observa scrupuleuse-
388 ment les règles, tant avant qu'après la publication des Clémen-
tines, et dans les procès-verbaux des autos auxquels il présida
a Toulouse, la participation des évêques des accusés, ou de
délégués épiscopaux, est toujours soigneusement mentionnée
Toutefois, nous voyons le même Bernard Gui accepter les délé-
gations de trois évêques, ceux de Cahors, de Saint-Papoul et de
Montauban, l'autorisant à les remplacer à l'auto du 30 sep-
tembre 1319. Cette pratique devint fréquente et les inquisiteurs
rendirent continuellement des jugements en vertu des pouvoirs
qui leur étaient conférés par les évêques, comme dans la per-
sécution des Vaudois du Piémont en 1387, dans celle des sor-
cières de Canavese en -1474. Il arrivait aussi que l'inquisiteur fit
violence aux évêques. Ainsi, vers 1318, au début de la persécu-
tion des Franciscains Spirituels, les évêques de la province de
Narbonne furent obligés de consentir à laisser brûler quelques
malheureux, l'inquisiteur les ayant menacés de les dénoncer
au pape, dont le zèle pour la persécution était connu (1).
X\XI % *' V' C1ren!P.nt V- 3' -Eymerie. Direct. Inq. p. 580. - Coll Doat
X\X[. 57 - Bern. Gu,i0n. Practiea P. IV (Doat, XXX.)- Coll. Doat, XXX 104.
RÔLE DES EXPERTS 439
Comme, dès le début, les inquisiteurs furent désignés pour
leur ardeur plutôt que pour leur savoir, et comme ils étaient
généralement réputés forts ignorants, on trouva bientôt néces-
saire de leur adjoindre, pour le prononcé des jugements, des
hommes versés dans le droit civil et canonique, sciences obs-
cures à cette époque, si compliquées qu'il fallait toute une vie
pour s'en rendre maître. Les inquisiteurs furent donc autorisés
à convoquer des experts pour examiner avec eux les témoi-
gnages et recevoir leurs conseils sur le jugement à rendre.
Ceux qui étaient appelés à cet effet ne pouvaient pas refuser de
servir gratuitement, bien que l'inquisiteur pût les rétribuer s'il
le jugeait convenable, il semble d'abord que la présence des
notables, lors de la condamnation d'hérétiques célèbres, ait eu
plutôt pour objet de rehausser la solennité de la délibération
que d'éclairer les juges ; ainsi, en 1237, lors de la condamna-
tion d'Alaman Roaix de Toulouse, on vit figurer dans le conseil
l'évêque de Toulouse, l'abbé de Moissac, les Provinciaux domi-
nicains et franciscains, ainsi que nombre de personnes nota-
bles. A la vérité, l'énormité de la besogne accomplie par l'Inqui-
sition du Languedoc au cours des premières années de son
existence paraît exclure la possibilité de toute délibération
sérieuse où des conseillers venus du dehors auraient pris 389
part, d'autant plus que l'usage s'introduisit de bonne heure de
réunir les accusés en groupes dont le sort était fixé et proclamé
dans un Sermo ou Auto de fé solennel. Toutefois, on respecta
les formes et, en 1247, lors d'une sentence rendue par Bernard
de Caux et Jean de Saint-Pierre contre sept hérétiques relaps,
il est spécifié que le jugement a été porté en conseil « avec de
nombreux prélats et autres gens de bien». L'assemblée des con-
seillers était convoquée pour le Vendredi, le Sermo ayant tou-
jours lieu le Dimanche. Les assesseurs devaient tous être des
jurisconsultes et des Frères Mendiants, désignés par l'inquisi-
teur, qui en fixait le nombre. Ils juraient sur les Évangiles
d'observer le secret et d'émettre leur avis en bonne conscience,
— Lib. Sentent. In f Tolosan. passim, surtout p. 208-10. — Ibid. p. 300. —
Archiv. Stop. Ital. n° 38, p. ?6, s. 99. — Curiosità di storia subalpina (1874), p. 215.
440 réunions d'experts
suivant les lumières qu'ils tenaient de Dieu. Puis l'inquisiteur
leur donnait lecture d'un exposé de chaque cas, en omettant
parfois le nom de l'accusé, et ils rendaient une des sentences
suivantes : « Pénitence au gré de l'inquisiteur. » — « L'accusé
doit être emprisonné ou livré au bras séculier. » — Les Évangiles
étaient déposés sur la table autour de laquelle ils siégeaient,
afin, diaait-on, que leur jugement fût inspiré de Dieu et que
leurs yeux vissent la justice (1).
On peut admettre, du moins en général, que cette procédure
était presque exclusivement formelle. Non seulement l'inquisi-
teur pouvait présenter chaque cas comme il l'entendait, mais
l'usage s'établit de convoquer un si grand nombre d'experts que
l'étude détaillée des affaires était matériellement impossible.
Ainsi l'inquisiteur de Carcassonne, Henri de Chamay, réunit à
Narbonne, le 10 décembre 1328, quarante-deux conseillers,
chanoines, juristes et experts laïques, qui durent siéger avec
lui et l'Ordinaire épiscopal. Pendant les deux journées dont
elle disposait, cette nombreuse assemblée expédia trente-quatre
cas, d'où il résulte avec évidence qu'elle ne put les examiner de
près un à un. Dans deux cas seulement, des opinions contradic-
toires furent exprimées, et elles portaient sur des questions peu
390 importantes. Le 8 septembre 1329, le même inquisiteur tint une
autre réunion à Carcassonne, avec quarante-sept experts; en
deux jours, on expédia quarante affaires. Cependant il n'en
était pas toujours ainsi. De Narbonne, Henri de Chamay se
rendit à Pamiers où, le 7 janvier 1329, il convoqua trente-cinq
experts avec Tévêque de Toulouse. Dès le premier jour, plu-
sieurs affaires furent remises ; des débats importants s'enga-
gèrent et il semble qu'on ait dû aller aux voix pour arriver à
une décision. D'autre part, on fit une masse de tous les héréti-
ques dits croyants, on les condamna en bloc à la prison et on
(1) Alet. PP. IV. Bull. Cupientes, 15 ap. 1255. — Ejusd. Bull. Prx cunrtis,
9 i;ov. 1256. — Urbani PP. IV Bull. Licet ex omnibus, § 10, 1^62 (Mag Bull.
Rom. I. 122.) — Bern. Guidon. Praetica P. IV (Doat, XXX.)— Zanchini de ffœret.
c. xv — Bernardi Comens. Lnccna lnquisitor. s. t. Ad^oratus. — Coll. Doat,
XXI. 143; XXVII. 156-62, 232; XXXI. 139.— Doctrina de modo procedendi (Mar-
tène, Thés. v. 1795.) — Tractatus de lnquis. (Doat, XXXVI.)— Mss. Bib. ISat. fonds,
latin, n° 14930, fol. 205.
AFFAIRE DE BÉZIERS 441
laissa à l'inquisiteur le soin de déterminer les conditions de la
captivité de chacun. Un pareil procédé prouve l'impuissance
de ces tribunaux trop nombreux et siégeant pendant trop peu
de jours. Il est remarquable que la réunion dont nous parlons
ait cru devoir aussi établir des règles pour le châtiment des
faux-témoins.
Le 19 mai 1329, trente-cinq experts, convoqués par Henri de
Chamay, s'assemblèrent à Béziers. Il s'agissait d'un Frère fran-
ciscain, Pierre Julien. Tous accordèrent qu'il était relaps, mais
plusieurs inclinaient vers la clémence. Après une longue discus-
sion, l'inquisiteur les pria de se réunir de nouveau le soir et de
rechercher, dans l'intervalle, quelque moyen de faire grâce. Le
débat recommença donc dans la soirée et l'on convint de sur-
seoir sous prétexte qu'on ne pouvait s'assurer à temps de la
présence d'un évêque pour procéder à la dégradation du Frère.
Enfin, les experts furent sommés, sous menace d'excommuni-
cation, de donner leur avis par écrit; les opinions varièrent
depuis la simple pénitence jusqu'à l'abandon au bras séculier.
Puis la réunion fut dissoute et l'on tint une consultation nou-
velle avec quelques-uns de ses membres les plus éminents; il
fut convenu qu'on demanderait conseil à Avignon, Toulouse ou
à Montpellier, et qu'on attendrait un auto de fé à Carcassonne
pour procéder à un nouvel examen. C'est assez dire que l'on
n'aboutit à rien (1).
Nous ne saurions trop répéter que les inquisiteurs, tout en
observant les formes, se croyaient toujours libres d'agir à leur 391
guise. Dans les sentences qui font suite aux procès-verbaux des
réunions, on trouve souvent les noms de condamnés dont il
n'avait pas été question aux débats. Par exemple, après l'assem-
blée de Pamiers, qui témoigna d'une rare initiative, on rendit
une sentence condamnant cinq morts, dont deux seulement
sont mentionnés dans la procédure. A la même occasion,
Ermessende, fille de Raymond Monier, fut condamnée pour faux-
témoignage au murus largus, ou prison simple ; mais l'inqui-
(1) Coll. Doat, XXVII, 118, 140, 156, 162.
25.
442 AUTOS DE FÉ
siteur changea cette peine en celle du murus strictus, qui
comportait l'emprisonnement avec chaînes aux pieds. C'était,
d'ailleurs, une question controversée de savoir si l'inquisiteur
devait se conformer absolument aux décisions prises; bien
qu'Eymerich conclue par l'affirmative, Bernardo diComo déclare
positivement qu'il n'en est rien (1).
La nécessité légale de ces consultations avec évoques fait
bien comprendre l'origine du Sermo generalis ou Auto de fé.
Il était évidemment impossible de réunir tous les juges pour
chaque cas individuel; on laissait les cas s'accumuler et l'on
organisait, de temps en temps, des solennités émouvantes
propres à frapper de terreur les hérétiques et à rassurer les
fidèles. Dans l'état rudimentaire de l'Inquisition à Florence, en
1245, alors que l'inquisiteur Ruggieri Calcagni et l'évêque
Ardingho coopéraient avec zèle et qu'on n'avait pas recours à
des réunions d'experts, nous voyons que des hérétiques sont
jugés et exécutés journellement, tantôt seuls, tantôt par groupes
de deux ou de trois; mais on avait déjà imaginé de réunir le
peuple dans la cathédrale et de lui lire la sentence, en l'accom-
pagnant de commentaires appropriés. A Toulouse, le fragment
du registre des sentences de Bernard de Caux et de Jean de
Saint-Pierre, allant de mars 1246 a juin 1248, témoigne de la
môme absence de formes. Les autos ou sermones ont parfois
lieu à peu de jours d'intervalle — il y en eut cinq en mai 1246
— et souvent il ne s'y agit que d'un ou de deux hérétiques, ce
392 qui exclut la participation de l'évêque, d'autant plus qu'il
n'est jamais mentionné dans l'arrêt. Toutefois, on constate
toujours la présence de quelques magistrats locaux, civils et
ecclésiastiques, et la cérémonie s'accomplit d'ordinaire dans le
cloître de l'église Saint-Sernin, bien qu'on indique quelquefois
d'autres localités, par exemple l'Hôtel de Ville (à deux reprises),
— ce qui prouve que l'office divin ne faisait pas encore partie
de la solennité (2).
(1) Coll.Doat, XXVII. 118, 131, 133. — Eymerici Direct. Inq. p. 630. — Bernard
Comens. Lucerna Inquisitor. s. v. Advocatns.
(2) Lami, Antichità Tcfscane, p. 557-9. —Coll. Doat,XXXI, 139. — Mss.Bib. Nat
fonds latin, n° 999:2. — Alex. PP. IV. Bull. Prx cunctis, § 15, 9nov. 1256.
MARCHE DE LA CÉRÉMONIE 443
Avec le temps, la cérémonie devint plus imposante. Le Diman-
che lui fut réservé et comme il n'était pas permis, ces jours-
là, de prêcher d'autres sermons dans la ville, le Dimanche de
l'Avent et les jours de grandes fêtes furent exclus. Du haut de
toutes les chaires, les prêtres invitaient le peuple à gagner, par
sa présence, l'indulgence promise de quarante jours. Une sorte
de scène était élevée au centre de l'église; les «pénitents» y
prenaient place, entourés des officiers séculiers et ecclésiastiques.
L'inquisiteur prononçait le sermon, après quoi le serment
d'obédience était déféré aux représentants de l'autorité civile et
un décret solennel d'excommunication fulminé contre ceux
qui, d'une manière quelconque, entraveraient les opérations du
Saint-Office. Puis le notaire donnait lecture des confessions en
langue vulgaire et, après chacune, on demandait à l'accusé s'il
la reconnaissait sincère ; cette question n'était d'ailleurs posée
qu'à ceux dont on savait qu'ils étaient de vrais « pénitents » et
ne provoqueraient pas de scandale par un démenti. Sur la réponse
affirmative de l'accusé, on lui demandait s'il voulait se repentir,
ou perdre à la fois son corps et son âme en persistant dans
l'hérésie; il exprimait le désir d'abjurer et on lui donnait lec-
ture de la formule d'abjuration, qu'il répétait phrase par
phrase. Puis l'inquisiteur le déclarait absous de l'excommunica-
tion ipso facto qu'il avait encourue par son hérésie et lui pro-
mettait la grâce s'il se conduisait bien sous la sentence qui allait
être prononcée. Les pénitents se succédaient ainsi à tour de
rôle, en commençant par les moins coupables. Ceux qui devaient
être « libérés», c'est-à-dire livrés au bras séculier, étaient gar-
dés pour la fin ; la cérémonie qui les concernait était réservée
pour laplace publique, où une plate-forme avait été érigée à cet 393
effet, afin que la sainteté de l'Église ne fût pas profanée par une
sentence entraînant l'effusion du sang. Par le même motif, elle
n'avait pas lieu un jour férié. Mais l'exécution était toujours
remise au lendemain, afin que les condamnés eussent le temps
de se convertir, que leurs âmes ne passassent point des flammes
temporelles aux flammes éternelles. On prenait grand soin
d'empêcher qu'ils ne pussent parler au peuple, de crainte que
^^ MESURES ATROCES
leurs protestations d'innocence n'éveillassent quelque écho de
sympathie (1).
Nous pouvons aisément nous figurer l'impression produite sur
les esprits par ces terribles solennités, où, sur l'ordre de l'In-
quisition, tous les grands et tous les puissants du pays étaient
réunis pour prêter humblement le serment d'obédience et ser-
vir de témoins à l'exercice de la plus haute autorité, celle qui
décidait du sort des hommes dans ce monde et dans l'autre.
Lors du grand auto de fé tenu par Bernard Gui à Toulouse, en
avril 1310, la solennité dura du dimanche 5 jusqu'au jeudi 9.
D'abord, on adoucit les pénitences de quelques convertis digne»
d'indulgence ; puis, vingt personnes furent condamnées à por-
ter des croix et à accomplir des pèlerinages ; soixante cinq à la
prison perpétuelle, dont trois à l'emprisonnement avec chaînes;
enfin, dix-huit individus furent livrés au bras séculier et brûlés
vifs. Lors de Yauto d'avril 4312, cinquante et une personnes
furent condamnées au port de croix, quatre-vingt-six à la pri-
son ; on confisqua les biens de dix défunts, après avoir déclaré
qu'ils eussent mérité la prison ; on ordonna d'exhumer et de
brûler les cadavres de trente-six autres; on livra cinq individus
au bras séculier pour être brûlés et on condamna cinq contu-
maces. Une foi qui pouvait s'affirmer par de tels sacrifices était
certainement de nature à inspirer la terreur, sinon l'amour. Il
arrivait parfois qu'un hérétique obstiné interrompaitl'ordre des
cérémonies. Ainsi, au mois d'octobre 1309, Amiel de Perles,
célèbre docteur Cathare, avoua hautement son hétérodoxie et,
sitôt arrêté, se soumit à Yendura en refusant toute boisson et
toute nourriture. Craignant d'être frustré de sa victime, Bernard
394 abrégea la procédure et fit à Amiel l'honneur d'un auto spécial.
Un cas semblable se produisit en 1313. Pierre Raymond,
croyant Cathare, s'était laissé aller à abjurer et à solliciter
la réconciliation dans Yauto de 1310. Condamné à la
prison, il se repentit de sa faiblesse dans sa cellule. Les
(1) Eymer'c. Drect. Inquis. p. 503-12. — Doctrina de modoProcedendi (Martène,
Thés. V. 1795-6 ) — Tract, de Paup. de Lugduno (ib. 1792.) — Lib. Sent Inauis
Tolos p. 1, 6, 39, 98. 4
HÉROÏSME DES MARTYRS 445
souffrances morales de ce malheureux devinrent telles qu'il finit
par se proclamer hautement relaps, affirmant qu'il voulait
vivre et mourir dans l'hétérodoxie, que son seul regret était de
ne pouvoir se faire hérétiquer par quelque ministre de sa foi. Il
se mit également à X endura et, après six jours de jeûne, il
voyait approcher la fin souhaitée. On se hâta de le condamner
et d'organiser un petit auto pour lui et pour quelques autres,
afin que le hûcher ne fût pas privé de sa proie (4).
Quelle constance ne fallut-il pas aux Cathares pour résister
pendant- un siècle à une organisation pareille, aux mains
d'hommes énergiques et infatigables ! Quelle dut être la force
d'âme des Vaudois, qu'on ne réussit même pas à exterminer! Il
n'y avait pour l'hérétique aucune chance de salut dans la fuite,
car l'Inquisition veillait partout. Un étranger suspect était
arrêté ; on s'assurait de son lieu de naissance et aussitôt que les
messagers avaient pu franchir la distance qui l'en séparait, le
Saint-Office de son ancienne résidence fournissait tous les rensei-
gnements nécessaires à son sujet. Alors, suivant les convenances,
on le jugeait sur place ou on le réexpédiait à son domicile, chaque
tribunal ayant dans sa juridiction non seulement les crimes des
habitants du district, mais ceux des résidents étrangers. Quand
Jacopo délia Chiusa, un des meurtriers de Saint-Pierre Martyr,
prit la fuite, des informations propres à assurer sa capture
furent expédiées jusqu'à l'Inquisition de Carcassonne. De temps
en temps, cependant, des difficultés s'élevaient. Avant que l'In-
quisition ne fût complètement organisée, Jayme 1er d'Aragon,
en 1248, porta plainte contre l'inquisiteur de Toulouse, Bernard *9$
de Caux, parce qu'il citait ses sujets à comparaître devant lui,
et Innocent IV prescrivit, sans grand succès, de mettre un
terme à cet abus. Parfois, deux tribunaux réclamaient le même
accusé ; le concile de Narbonne décida, en 1244, qu'il devait
être jugé par l'inquisiteur qui avait d'abord procédé contre lui.
A la vérité, si l'on tient compte de* la rivalité entre les Domini-
cains et les Franciscains, on s'étonne qu'il se soit élevé si peu
(1) Lib. Sentent. Inquis. Tolosan.p. 37, 39, 93, 99, 175, 178 9.
396
446 POURSUITE DES FUGITIFS
de querellesau sein de l'Inquisition. Quand il s'en produisait on
rayail ait a es étouffer; à distance, l'impression dominante est
celle d un zèle rehg.eux luttant avec ardeur contre l'hérésie
sans donner aux fldèlesle scandale de dissensions intestines (I)'
Que ques exemples feront comprendre l'implacable énergie
avec laquelle les ressources de l'Inquisition étaient mises
en œuvre. Sous les Hohenstaufen, les deux Siciles avaient
servi de lieu de refuge à beaucoup d'hérétiques, fuyant devant
es rigueurs de l'Inquisition du Languedoc. Frédéric II, impi-
toyable quand il y trouvait son avantage, n'était pas animé
comme le Saint-Office, par lafureur de la persécution continue
Apres sa mort, la guerre ouverte entre Manfred et la papauté
laissa sans doute quelque répit aux hérétiques; mais lorsque
Charles d Anjou conquit le royaume, en qualité de vassal de
Rome, les inquisiteurs français s'y précipitèrent à sa suite. Sept
mois seulement après l'exécution de Conradin, le 31 mai 1*69
Charles publia deslettres patentes, adressées à tous les nobles et
magistrats, où il déclarait que les inquisiteurs de France
allaient venir en personne ou envoyer des délégués pour saisir
les heret.ques fugitifs, et ordonnait à ses sujets de leur prêter
mam-forte chaque fois qu'ils en seraient requis. La juridiction
de 1 inquisiteur était, en fait, personnelle aussi bien que locale
et l'accompagnait partout où il allait. Quand, en 1359, quelques
Juifs convertis et renégats s'enfuirent de Provence en Espagne
Innocent VI autorisa l'inquisiteur provençal, Bernard du Puy'
a les poursuivre, aies arrêter, à les juger, à les condamner, a
es châtier partout où il les trouverait, en invoquant, à cet eiTet
le concours de toutes les autorités séculières; il écrivit en
même temps aux rois d'Aragon et de Castille, qu'ils eussent à
prêter toute assistance à Bernard (2).
RnJI TiL* ' i J. .' HuU Cul>^ntes}^ Mart. 1260. — Urbain PP IV
KtilJ. Licet ex ommb s, S 11. 1969 _ Pi„cH r„h d,« ,- « , lv*
<: 2 ^extn v 9 oïl k r ^Jus.a- uUl1- ?''« cw.c//*, 2 Au?. 1264.—
iïiBè7*- «-»£ssr^. .iï#». ?«i-3£
^UrchmodiNapoli, Regisf-o 3, LeU. A, fol. 64. _ Wadding. ann. 1359,
ACHARNEMENT DE L'iNQUISITION 447
Arnaud Ysarn, à l'âge de quinze ans, avait été condamné à
Toulouse en 1309, après un emprisonnement de deux ans, à
porter des croix et à accomplir certains pèlerinages; son seul
crime était d'avoir une fois « adoré » un hérétique, sur l'ordre
de son père. Il porta les insignes de son déshonneur pendant
plus d'un an ; puis, comme ils l'empêchaient de gagner sa vie,
il les rejeta et obtint un emploi de batelier sur la Garonne,
entre Moissac et Bordeaux. Dans son obscurité, il pouvait se
croire sain et sauf ; mais la police de l'Inquisition veillait. Cité à
comparaître en 1312, il n'osa pas venir, malgré les instances de
son père, qui lui faisait entrevoir la possibilité d'une grâce. En
1315, on l'excommunia comme contumace; l'année suivante, il
fut déclaré hérétique et condamné comme tel dans Y auto de fè
de 1319. En juin 1321, sur l'ordre de Bernard Gui, il fut fait-
prisonnier à Moissac, s'échappa sur la route, fut pris de nou-
veau et conduit à Toulouse. Bien qu'il n'eût commis, dans l'in-
tervalle, aucun acte d'hérésie, son refus d'obéir à l'Inquisition
fut jugé digne de la peine de mort et on crut user de clémence
en le condamnant, en 1322, à l'emprisonnement perpétuel au
pain et à l'eau. Ainsi, non seulement l'Inquisition jetait ses
filets partout, mais aucune proie ne paraissait trop humble pour
satisfaire son avidité (1).
En 1255, un Dominicain d'Alexandrie, Frà Niccolô da Vercelli,
confessa quelques croyances hérétiques à son sous-prieur, 397
qui se hâta de le chasser. Il entra dans un couvent cistercien du
voisinage ; mais bientôt, craignant d'être poursuivi par l'Inqui-
sition, il gagna secrètement un autre couvent au-delà des Alpes.
Immédiatement, Alexandre IV adressa des lettres à tous les
abbés cisterciens, à tous les archevêques et évoques, leur enjoi-
gnant de saisir le malheureux et de l'envoyer à l'inquisiteur
lombard, Rainerio Saccone (2). \
La seule chose qui manquât à l'Inquisition était un chef uni-
que, imposant une obéissance absolue à tous ses agents et diri-
geant à lui seul toute la machine. Le pape, accablé de mille
(1) Lib. Sentent. Inq. Tolos. p. 350-1.
(2) Ripoll. I 285.
448 LE CARDINAL 0RS1NI
occupations, ne se prêtait guère à ce rôle ; il lui fallait, à côté
de lui, un ministre, remplissant les fonctions d'inquisiteur-
général. Ce besoin se fît sentir de bonne heure et, dès 1262,
Urbain s'efforça d'y satisfaire en ordonnant à tous les inquisi-
teurs d'adresser leurs rapports à Caietano Orsini, cardinal de
S. Niccolô in carcere Tulliano, lui signalant tous les obstacles
mis à l'exercice de leurs fonctions et se conformant aux ins-
tructions qu'il leur donnerait. Le cardinal* Orsini parle de lui-
même comme d'un inquisiteur-général et il travailla à soumettre
plusieurs tribunaux à son autorité immédiate. Le 49 mai 1273,
il ordonna aux inquisiteurs italiens de fournir aux inquisiteurs
de France des facilités pour la transcription de tous les témoi-
gnages existant dans leurs archives, ainsi que de ceux qui s'y
accumuleraient à l'avenir. Le perpétuel va-et-vient des Cathares
et des Vaudois de France en Italie donnait beaucoup de prix à
ces informations et les inquisiteurs français lui avaient déjà
demanda les siennes; mais l'extrême prolixité des documents
de l'Inquisition rendait cette tâche effroyablement longue et
coûteuse, et les termes mêmes de la lettre du cardinal prouvent
qu'il ne s'attendait pas à ce que ses instructions fussent suivies.
Nous ignorons si l'on fît des tentatives ultérieures pour mettre
à exécution ce projet gigantesque, qui aurait grandement accru
la puissance de l'Inquisition; mais le fait d'en avoir eu l'idée
398 atteste qu'Orsini prenait très au sérieux les devoirs de sa charge
et se préoccupait d'une centralisation effective. Une autre lettre
de lui, datée du 24 mai 1273, aux inquisiteurs de France, montre
que pendant un certain temps les instructions aux fonctionnaires
du Saint-Office émanèrent de lui (1).
Nous ne possédons pas d'autres témoignages de son activité;
mais son élévation à la papauté en 1277, sous le nom de
Nicolas III, indique peut-être qu'il avait acquis, grâce à ses
fonctions, une redoutable puissance. Lorsqu'il nomma son
neveu, le cardinal Latino Malebranca, à la place devenue
(1) Ripoll. i. 434 — Pegnaî Comment, in Eymeric. p. 406-7. — Wadding.
Annal. lieyest. Nich. PP. I il n° 10. — Arch. de ï'Inq. de Carcass. (Doat, XXXII,
10i .) — Raynald. ann. 1278, Q° 78. — Mss. Bib. ISTat., fonds latin, n° 14030,
fol. 218.
l'inquisiteur-général 449
vacante par son élévation, le nouveau pape semble avoir voulu
conserver cette puissance dans sa famille, afin d'assurer sa
propre sécurité. Malebranca était le doyen du Sacré-Collège.
Son influence se fit sentir, en 4294, quand il mit fin à un long
conclave en obtenant l'élection de l'ermite Pietro Morrone, pape
sous le nom de Célestin V. Il ne survécut pas au court pontificat
de ce dernier et le fier Boniface VIII crut inutile et impoli-
tique de maintenir une fonction aussi dangereuse. Elle resta
vacante sous les papes d'Avignon, jusqu'à ce que Clément VI
la renouvela en faveur de Guillaume, cardinal de S. Stefano in
monte Celio, qui manifesta son zèle en faisant brûler plusieurs
hérétiques. Après sa mort, il n'y eut plus d'autre titulaire. En
somme, l'Inquisitoriat-général n'avait guère exercé d'influence
sur le développement de l'Inquisition (1).
;1) Paramo de orig. offlc. S. Inquis. p. 124-5. — Wadding. Annal, ann. 1294T
n» 1. — Milman, Latin Christianity, iv, 487.
450 PROCÉDURE DE L'INQUISITION
CHAPITRE IX
LA PROCÉDURE INQUISITORIALK
399 La procédure des cours épiscopales, dont il a été question
dans un des chapitres précédents, était fondée sur les principes
du droit romain ; quels qu'aient pu en être les abus dans la
pratique, elle était en théorie équitable et soumise à des règles
rigoureusement définies. Avec l'Inquisition, ces garanties dis-
parurent. Pour bien comprendre sa méthode juridique, il faut
nous faire une idée de la manière dont l'inquisiteur concevait
ses relations à l'égard des accusés que l'on amenait à son tribu-
nal. En tant que juge, il défendait la foi et vengeait les injures
faites à Dieu par l'hérésie. Mais il était plus encore qu'un juge :
il était un confesseur luttant pour le salut des âmes que l'erreur
entraînait à la perdition. En cette double qualité, il était revêtu
d'une autorité bien supérieure à celle des juges séculiers. Pourvu
que sa sainte mission fût remplie, les moyens importaient peu.
Si le coupable espérait quelque pitié pour son crime impardon-
nable, il devait témoigner d'abord une soumission sans réserve
au père spirituel qui travaillait à le sauver de l'enfer. La pre-
mière chose qu'on exigeât de lui, quand il se présentait au
tribunal, était le serment d'obéir à l'Eglise, de répondre véri-
diquement à toutes les questions qui lui seraient posées, de
dénoncer tous les hérétiques connus de lui et de se soumettre à
toute pénitence qu'on lui imposerait ; s'il refusait de prêter ce
serment, il se proclamait lui-même un hérétique convaincu et
impénitent (1).
(M Arch. de l'Inquis. de Carcassonne (Doat, XXXI. 5. 103.) — Zanchini Tract,
de Hseret c. ix.
Dans l'Inquisition cisalpine, le serment préliminaire semble seulement engager
ENQUÊTES SUR LES CONSCIENCES 454
Le devoir de l'inquisiteur se distinguait encore de celui du 400
juge ordinaire en ce qu'il n'avait pas seulement à établir des
faits, mais à. s'assurer des pensées les plus secrètes et des
opinions intimes de son prisonnier. A la vérité, pour l'inquisi-
teur, ces faits n'étaient que des indices, qu'il pouvait accepter
ou négliger à son gré. Le crime qu'il poursuivait était un crime
spirituel et les actes, quelque criminels qu'ils fussent, excédaient
sa juridiction. Ainsi les meurtriers de St-Pierre Martyr furent \
poursuivis non comme meurtriers, mais comme fauteurs d'hé-
résie et adversaires de l'Inquisition. L'usurier n'était justiciable
de ce tribunal que lorsqu'il affirmait ou témoignait par ses
actes qu'il ne considérait pas l'usure comme un crime. Le
sorcier ne pouvait être jugé par l'Inquisition que lorsque ses
pratiques démontraient qu'il aimait mieux se fier à la puissance
des démons qu'à celle de Dieu, ou qu'il professait des idées
erronées sur les sacrements. Zanghino nous dit qu'il assista à
la condamnation d'un prêtre qui vivait en concubinage et qui
fut puni non pour ses mauvaises mœurs, mais parce qu'il célé-
brait tous les jours la messe en état d'impureté et s'excusait en
alléguant qu'il croyait se purifier quand il revêtait les habiis
sacerdotaux. Le doute lui-même était une forme de l'hérésie et
l'une des tâches de l'inquisiteur consistait à s'assurer que la foi
des fidèles n'était pas incertaine et vacillante (1). Les actes
extérieurs et les professions verbales ne comptaient pour rien.
L'accusé pouvait assister régulièrement à la messe, il pouvait
être libéral dans ses offrandes, se confesser et communier ponc-
l'acnisé à dire la vérité (Evmeric. p. 4*21.) En Italie, il comportait les détails indi-
qués dans le texte. Lors des procès des Guglielmites à Milan, en 1300, les accusés
durenf, par surcroit, consentir à s'imposer une caution de 10 à 50 livres impériales,
pour le cas ou ils violeraient leur serment, et engager à cet effet toute leur for-
tune à rini|uisiteur. Cette amende ne devait pas, d'ailleurs, les exempter de la
peine canonique qu'entraînait un manquement à leurs obligations. Tel était, je
crois, en ces matières, l'usage de l'Inquisition lombarde — Ogniben Andréa, .
1 Guglielmiti del secolo XII 1, Pé.ouse, 1867, p. 5-6, 13, 27. 35, 37, etc.
Lors de quelques procès de sorcellerie au Piémont, en 1474, le serment de dir-
la vérité fut renforcé par la menace de l'excommunication et de tratti di cor (h-.
^'est-à-dire de la torfure appelée strappado, qui devait être appliquée de dix à
vingt-cinq ois On i révoyait au^si de grosses amendes. — P. Vavra, Curinsità di
JStoria subalpina, '.875, p. 682,693.
(1) Zanchini Tract, de Hœret. c. u.
452 REJET DES PROCÉDURES ORDINAIRES
tuellement, et néanmoins être hérétique dans son cœur. Amené
devant le tribunal, il pouvait professer une soumission sans
bornes aux décisions du Saint-Siège, l'orthodoxie la plus rigou-
reuse, le désir de souscrire sans discussion à tout ce qu'on
exigerait de lui, et cependant être en secret un Cathare ou un
401 Vaudois, digne d'être envoyé au bûcher. A la vérité, il y avait
peu d'hérétiques qui eussent le courage de confesser leur foi
devant le tribunal et, pour le juge consciencieux, ardent à
détruire les renards qui ravageaient les vignes du Seigneur, la
tâche d'explorer le secret des cœurs était loin d'être facile»
Nous ne pouvons pas être surpris qu'il ait eu hâte de s'éman-
ciper des entraves de la procédure ordinaire qui, en empêchant
de commettre des injustices, auraient rendu stériles tous ses
labeurs. Nous devons être moins surpris encore de constater
que le zèle fanatique, la cruauté arbitraire et la cupidité
insatiables aient rivalisé pour édifier un système atroce au
delà de toute expression. Une science infinie eût seule été
capable de résoudre équitablement les problèmes qui se posaient
journellement aux inquisiteurs ; la fragilité humaine, décidée
à atteindre un but déterminé, aboutit inévitablement à la
conclusion pratique qu'il valait mieux sacrifier cent innocents
que de laisser échapper un seul coupable.
Ainsi, des trois formes des actions criminelles, l'accusation,
la dénonciation et l'inquisition, la dernière devint nécessaire-
ment la règle, au lieu d'être l'exception, et, en même temps,
elle se trouva privée des garanties grâce auxquelles ses dange-
reuses tendances auraient été en quelque mesure neutralisées.
Si un accusateur formel se présentait, l'inquisiteur avait pour
devoir de le décourager en lui signalant le danger du talion
auquel il s'exposait en paraissant en son nom ; par consente-
ment général, cette forme d'action était écartée sous prétexte
qu'elle était litigieuse, c'est-à-dire qu'elle offrait à l'accusé la
possibilité de se défendre. En 1304, un inquisiteur, Frà Landulfo,
imposa une amende de cent cinquante onces d'or à la ville de
Reate, parce qu'elle avait officiellement accusé un homme
d'hérésie et n'avait pas été capable d'en faire la preuve. Il y
l'accusé présumé coupable 453
avait donc un danger réel pour l'accusateur démasqué et l'Inqui-
sition n'hésitait pas à le faire sentir. L'action par dénonciation
était moins sujette à critique, parce qu'alors l'inquisiteur agis-
sait ex officio ; mais elle était insolite et, dès le début de l'ins-
titution, la procédure inquisitoriale prévalut à titre presque
exclusif (1).
Non seulement, comme nous le verrons, toute garantie fut ^02
supprimée, mais l'accusé fut d'avance présumé coupable. Vers
1278, un inquisiteur expérimenté pose en principe et comme
l'expression d'un usage général que, dans des localités fortement
suspectes d'hérésie, chaque habitant doit être cité à compa-
raître, obligé d'abjurer l'hérésie et soumis à un interrogatoire
détaillé sur lui-même et les autres, interrogatoire où
tout manque de franchise devait exposer plus tard aux peines
terribles qui frappaient les relaps. Ce n'était pas là une affir-
mation théorique, comme on le voit par les grandes enquêtes
auxquelles présidèrent, en 1245 et 1246, Bernard de Caux et
Jean de Saint-Pierre. Les procès-verbaux mentionnent 230 inter-
rogatoires des habitants de la petite ville d'Avignonet, 100 inter-
rogatoires à Fanjeaux et 420 à Mas-Saintes-Puelles (2).
(i) Eymeric. Direct. Inquis p. 413-17. — Archivio di Napoli, Reg. 138, Lett. F,
fol. 105.
Pour ar>rvrAcier le contraste entre la procédure de l'Inquisition et celle des tribu-
naux séculiers, i' suffit d indiquer la pratique de ces derniers à Milan dans la pre-
mière utu.iiédu xive siècle. In accusateur, introduisant une action criminelle, était
obligé de s'inscrire et de fournir d'am >le- garanties qu'en cas d'insuccès il se vou-
mettrait à la peine pescriteet indemniserait l'accusé de toutes ses dépenses; faute
de quoi, il devait rester en prison jusqu'à la fin du procès. Le juge était obligé, en
outre, de rendre la sentence dans les trois mois.
Si le juge procédait par inquisition, il était tenu de le notifier d'avance à l'accusé.
Celui-ci avait le droit de se faire assister d'un avocat et d'obtenir communication
des noms et des dépositions des témoins ; le ,uge devait, sous peine d'une amende
de cinquante livres, avoir terminé l'affaire dans les trente jours. — Stntuta crimi-
nalia Medidiani, e tenebris in lucem édita, Bergami, 1594, c. 1-3, 153.
11 est vrai que, sous l'influence de l'Inquisition, les tribunaux laïques négligèrent
ces utiles précautions contre l'injustice; mais il est important de s'en souvenir
quand on constate le profond mystère, les délais interminables, les continuels
dénis de justice qui caractérisaient les procédures inquisitotiales. On se plaignait
souvent de la corruption des tribunaux séculiers sous l'influence des- exemples don-
nés par ceux de l'Inquisition. En 1329, les consuls de Béziers représentèrent à Phi-
lippe de Valois que ses juges négligeaient d'obtenir des garanties des accusateurs,
permettant d'indemniser les accusés en cas d'insuccès de la poursuite ; le roi se
hâta d'ordonner que l'on remédiât à cet abu>. — Vaissete, édit. Privât, x. Pr. 687.
(2) Doctrina de modo procedendi (Martène, Thesaur. v. 1805.) — Molinier, Vin-
quisition dans le midi de la France, p. 186-7.
AGE DE RAISON
Qu.conque avait atteint l'âge où l'Église le tenait pour res-
ponsable de ses actes ne pouvait échapper à l'obligation de
repondre aux inquisiteurs. Les conciles de Toulouse, de Béziers
et d'Albi admirent que cet âge était de quatorze ans pour les
hommes et de douze ans pour les femmes, lorsqu'ils prescri-
tM ;,rent(Iuele arment d'abjuration fût déféré à la population
403 tout entière. D'autres se contentaient de dire que les enfants
devaient être assez avancés pour comprendre l'importance d'un
serment; d'autres encore ramenaient l'âge de la responsabilité
a sept ans; enfin, quelques-uns le fixaient à neuf ans et demi
pour les fill s et à dix ans et demi pour les garçons. Il est vrai
que dans les pays latins, où la minorité légale durait jusqu'à
I âge de vingt-cinq ans, aucun individu au-dessous de cet âge
ne pouvait comparaître en justice; mais on tournait aisément
cet obstacle en désignant un curateur, sous le couvert duquel
il pouvait être torturé et condamné; et lorsqu'on nous dit que
personne ne pouvait être torturé au-dessous de l'âge de qua-
torze ans, on nous laisse deviner l'âge minimum de responsa-
bilité pour le crime d'hérésie (1).
L'absence était réputée contumace et ne faisait qu'accroître
la culpabilité présumée par une nouvelle et impardonnable
offense ; en outre, dans la pratique, on estimait qu'elle équiva-
lait a un aveu. Avant même qu'il ne fût question de l'Inquisi-
tion, la procédure inquisitoriale s'établit dans la jurisprudence
ecclésiastique en vue précisément de pareils cas, comme lorsque
Innocent III dégrada l'évêque de Coire sur des témoignages
recueillis ex parte par ses commissaires, l'évêque ayant refusé
à plusieurs reprises de comparaître devant eux. L'importance
de cette décision est attestée par le fait que Raymond de
Pennaforte l'incorpora dans le droit canonique, pour prouver
que dans les cas de contumace le témoignage recueilli dans une
inquisitio était valable pour une condamnation sans litis con-
cliln" A°n!: T°l0SaD- IL0/ ,229c- '°- Concil. Biterrens, ann. Itii c. 31. _
trum xiii «I.> _ Joann. Andréas Gloss. sup. c. 13 Sevto v. 2 — Peffnœ Corn.
TorLr^AT P' 490' _ BCTnardi C°mens- L^ernaJnqu,s. s ë™MiZr
CONTUMACE 455
testatio, c'est-à-dire sans débat entre l'accusation et la défense.
En conséquence, quant une partie manquait à comparaître,
après citation régulière publiée dans son église paroissiale et les
délais prévus, on n'hésitait pas à la condamner in absentia —
l'absence de Paccusé étant pieusement compensée .par « la
présence de Dieu et des Évangiles » au moment où la sentence
était rendue. En fait, l'absence par contumace suffisait à justi-
fier une condamnation. Frédéric II, dans son premier édit de
1220, avait déclaré, à la suite du concile de Latran de 1215, que
le suspect qui ne s'innocentait pas dans l'année devait être con- 404-
damné comme hérétique; cette disposition fut appliquée aux
absents, qui devaient être condamnés après une année d'excom-
munication, que l'on possédât ou non des preuves contre eux.
Le fait de subir l'excommunication pendant une année sans
chercher à la faire lever était une preuve d'hérésie en ce qui
concerne le pouvoir des sacrements et celui des clefs; quelques
autorités étaient si sévères à cet égard que le concile de Béziers
menaça des peines de l'hérésie ceux qui resteraient excommu-
niés pendant quarante jours. On ne tint même pas compte du
délai prescrit de douze mois, car les inquisiteurs, lorsqu'ils
citaient des absents, avaient pour instructions de les convoquer
non-seulement à comparaître, mais à se purger dans un délai
déterminé ; aussitôt ce délai passé, l'accusé était tenu pour
coupable. Cependant, en pareil cas, le condamné était rarement
livré au bras séculier; l'Inquisition se contentait généralement
d'emprisonner pour la vie ceux à qui l'on ne pouvait reprocher
d'autre crime que la contumace, à moins que, au moment où
l'on mettait la main sur eux, ils ne refusassent de se soumettre
et d'abjurer (1).
(1) C. 8. Extra n. 14. — Concii. Narbonn. ann. 1244c. 19. — Concil. Biterrens:
ann 1246 c. 8; Aopend. c.14. — Guid. Fulcod. Quœst.vi. — Coll. Doat, XXL 143.
— Eymeric. Direct. Inq. p. 38!, 495, 5i8-31. — L,b. Sentent. Inquis. Tolosan. .
p. 175, 367-74. — Zanchini Tract de Haeret. c n, vm, ix. - Mss. Bib. Nat ,
tonds latin, nc 14930, fol. >21. — Bernardi Comens Lucerna Inquis. s. vv. Contu-
naXy Convincitur. — Concil. Lateran. IV, ann. 1215 c. 28 — Hist. Diplom. Frid.
H. T. II. p. 4. — Concil. Albiens. ann. 1254 c. 28. — Alex PP. IV. Bull. Consul-
tationi vestrz, 28 Mai. 1260. — C. 13. Ettra. v. 38 (cf. Concil Trident. Sess. 25
de Reform. c. 3.) — Arch. de Tlnquis. de Carcass (Doat, XXXI, 83.) - Bernardi
Comens Lucerna Inquis. s. v. Procéderez0 10.
456
PAS DE PRESCRIPTION
405
La mort même n'offrait pas un refuge. Peu importait que le
pécheur eût été appelé devant le tribunal de Dieu ; la foi devait
être vengée par sa condamnation et les fidèles édifiés par son
châtiment. S'il n'avait mérité que la prison ou une peine légère,
on se contentait de déterrer ses ossements et de les jeter au
vent. Si son hérésie avait mérité le bûcher, ses restes étaient
solennellement brûlés. On permettait un simulacre de défense à
ses descendants et héritiers, qui se trouvaient lourdement frap-
pés par la confiscation de leurs biens et des incapacités person-
nelles. Le zèle intraitable avec lequel on poursuivait quelquefois
ces procès posthumes parait dans le cas d'Armauno Pongilupo
de Ferrare, sur les restes duquel, pendant trente-deux ans,
l'évêque et l'inquisiteur de Ferrare furent en guerre ; l'inquisi-
tion finit par l'emporter en 1301. En ces matières, l'Église ne
reconnaissait pas de prescription, comme elle le fit sentir aux
héritiers et descendants de Gherardo de Florence; en 1313,
l'inquisiteur Fra Grimaldo commença et mena à bonne fin une
action contre leur ancêtre qui était mort antérieurement à
1250(1)!
A prendre les choses au mieux, la procédure inquisitoriale
était éminemment dangereuse parce que l'accusateur s'y con-
fondait avec le juge. Aussi, quand on l'introduisit d'abord dans
la jurisprudence ecclésiastique, on sentit qu'il était indispen-
sable de prendre des précautions sérieuses pour éviter les abus.
Le danger était encore accru lorsque le juge poursuivant était
un zélote, décidé à l'avance à reconnaître dans tout prisonnier
un hérétique, qui devait être convaincu et condamné à tout
prix. Le danger n'était pas moindre quand ce juge était simple-
ment avide, désireux de s'assurer le bénéfice d'amendes et de
confiscations. Cependant l'Église professait la théorie que
l'inquisiteur était un père spirituel impartial, dont les fonc-
tions, ayant pour objet le salut des âmes, ne devaient être
entravées par aucune règle. Toutes les garanties dont l'expé-
rience des hommes avait reconnu la nécessité dans les procé-
(ijMuratori, Aniiqut. Uni Dissert. 60.— Zanchini Tract, de Hxret. c. xxiv,
xl. ~ Lami, Antidata Toscane, p. i'il.
MYSTÈRE DE LA PROCÉDURE 457
dures judiciaires du caractère le plus trivial, étaient supprimées
de propos délibéré alors que la vie et la réputation des accusés,
alors que leur fortune pendant trois générations étaient enjeu.
Toute question douteuse était tranchée « dans l'intérêt de la
foi ». L'inquisiteur était autorisé et exhorté à procéder sommai-
rement, à ne pas s'inquiéter des formes, à ne pas permettre
qu'on lui créât des obstacles du fait des règles judiciaires et des
arguties des avocats, à abréger la procédure le plus possible en
privant l'accusé des facilités ordinaires de la défense et en rejetant
tous les appels et exceptions dilatoires. La validité de la con-
clusion ne pouvait être atteinte par l'omission, à aucun degré
de la procédure, des formes qui avaient été suggérées par
l'expérience des siècles pour empêcher l'injustice et faire sentir
au juge le poids de sa responsabilité (1).
Si la procédure avait été publique, l'infamie de ce système 406
aurait été sans doute atténuée; mais l'Inquisition s'enveloppait
d'un profond mystère jusqu'après le prononcé de la sentence ;
elle était prête alors à faire impression sur les multitudes en
déroulant devant elle les solennités effroyables de l'auto de fè.
A moins qu'une proclamation ne dût être faite en raison d'une
absence, la citation même d'un homme suspect d'hérésie avait
lieu en secret. La connaissance de ce qui se passait après que
l'accusé s'était présenté au tribunal était réservée au petit
nombre d'hommes discrets choisis par le juge, qui prêtaient
serment de ne rien révéler ; même les experts réunis pour
décider du sort de l'accusé devaient prendre le même engage-
ment. Les secrets de ce lugubre tribunal étaient gardés avec le
même soin ; nous savons par Bernard Gui que des extraits
des procès-verbaux ne devaient être fournis qu'à titre excep-
tionnel et avec la plus méticuleuse discrétion. Paramo, cet
étrange pédant qui prouve que Dieu fut le premier inquisiteur
(i) Alex PP. IV. Bull. Prae cunctis, % il, 9 nov. 1256.— Ejusd. Bull. Cupientes
10 déc. 1257; 4Mart. 1264. — Urbani PP. IV Bull. Licet ex omnibus, 1262 (Mag.
Bull. Rom, i. 122.) — Ejusd. Bull. Prae cunctis, 2 Aug. 1264. — Clément. PP. IV
Bull. Prae cunctis, 23 fev. 1266 — C. 20 Sexto v. 2. — Joan. Andréas Gfoss.
sup. eod. — C. 2 Clément v. 11. — Bernard! Guidonis Practica P. IV (Doat,
XXX.) — Eymeric. Direct Inquis. p. 583.
26
407
458 MARCHE DES PROCÈS
et que la condamnation d'Adam et d'Eve fut le modèle de la
procédure inquisitoriale, observe triomphalement que Dieu
jugea ces coupables en secret, donnant ainsi un exemple que
l'Inquisition est tenue de suivre en évitant les subtilités où ces
criminels auraient cherché refuge, conseillés, comme ils pou-
vaient l'être, par le rusé Serpent. Si Dieu n'a pas convoqué de
témoins, c'est que les coupables avaient avoué et Paramo cite
de hautes autorités juridiques pour prouver que ces aveux
d'Adam et d'Eve suffisaient à justifier leur châtiment. Si cette
absurdité blasphématoire fait sourire, elle éveille aussi un
sentiment de tristesse, car elle nous révèle l'idée que les inqui-
siteurs eux-mêmes se faisaient de leurs fonctions, s'assimilant
à Dieu et s'attribuant un pouvoir irresponsable dont les passions
humaines devaient faire un instrument d'oppression et d'injus-
tice. Affranchie de toute publicité et de toute formalité légale,
la procédure de l'Inquisition, comme l'avoue Zanghino, était
purement arbitraire. Quant à la manière dont les inquisiteurs
usaient de leurs pouvoirs, nous aurons plus loin de nombreuses
occasions d'y insister. (1)
La marche ordinaire d'un procès de l'Inquisition était la sui-
vante. Un individu était signalé à lïnquisiteur comme suspect
d'hérésie, ou son nom était prononcé par un prisonnier au cours
de ses aveux. On procédait à une enquête secrète et l'on réunis-
sait tous les témoignages accessibles à son sujet. Puis on le
sommait secrètement de comparaître tel jour à telle heure, en
exigeant une caution; s'il paraissait disposé à fuir, on l'arrêtait
à l'improviste et on le tenait sous les verrous jusqu'au jour de
sa comparution. Légalement il fallait trois citations, mais on
éludait cette disposition. Lorsque la poursuite était fondée sur la
rumeur publique, on convoquait les témoins au hasard et quand
la masse des conjectures et des bavardages, défigurés à l'envipar
(I) Doctrina de modo procedendi /Martène, Th*s. V. 1811-12.) - Concil. Biter-
rens. ann. 1246, Append. c. 16. — Arch. de l'Inq. de Carcass. (Doat, XXVil. le>6,
162 178.) - Bern. Guidon. Gravamina (Doat, XXX. 102.) — Ejusd. Practica
(Doat, XXIX. 94.) - Eymeric. Direct. Induis, p. 631-33. — Jacob. Laudens. Orat. ad
Concil. Constant. (Von der Hardt ni. 60.) — Paramo, de orig. of/ic. S. Inquis.
p. 32-33. — Zanchini, Tract, de Hxret. c. ix.
l'accusé jugé d'avance 459
des témoins qui craignaient de paraître favoriser des hérétiques,
semblait suffisante pour motiver une action, le coup était
frappé soudainement. Ainsi l'accusé était jugé d'avance. On le
considérait comme coupable, puisqu'on le citait devant le
tribunal. Dans la pratique, sa seule chance d'échapper était
d'avouer les accusations portées contre lui, d'abjurer l'hérésie et
d'accepter toute pénitence qu'on voudrait lui imposer. Si, alors
qu'il y avait des témoignages contre lui, il persistait à nier sa cul-
pabilité et à affirmer son orthodoxie, sa situation devenait celle
d'un hérétique impénitent, obstiné, qui devait être livré au bras
séculier et brûlé vif. La procédure était donc très simple et un
inquisiteur du XVe siècle l'a parfaitement caractérisée au cours
d'un raisonnement destiné à prouver que l'accusé ne devait pas
être laissé libre sous caution. Si, dit-il, un individu avoue êtrehéré-
tique et se montre impénitent, il doit être livré au bras séculier
et mis à mort; s'il se repent, il doit être jeté en prison pour le
restant de ses jours, et, par suite, ne doit pas être mis en liberté
sous caution ; s'il nie et se trouve convaincu de mensonge par
des témoins, c'est un impénitent qui doit être livré au bras
séculier et exécuté. (1)
Bien des raisons, cependant, poussaient l'inquisiteur à obtenir, 408
si possible, des aveux. Dans beaucoup de cas — dans la majo-
(i) Eymeric. Direct. Tnq. p. 413, 418, 423-4, 461-5, 521-4. — Zanchini Tract,
de Éaeret. c. ix. — Bernardi Comens. Lucerna Inquis. s. v. Jmpœnitens. — Alber-
tin. Re/ert. lnqu s. s. v. Cautio.
Le contraste entre cette procédure et la jurisprudence séculière du xme siècle est
nettement marqué dans la charte accordée par Alphonse de Poitiers à la ville d'Au->
zon (Auvergne) \ers 1260. Tout individu accusé d'un crime par la rumeur publi-
que pouvait s'innocenter par son propre serment, appuyé de celui d'un seul coju-
reur légal, à moins qu'il n'y eût un plaignant ou un accusateur légitima ; per-
sonne ne pouvait être jugé, sans son consentement, par la procédure inquisito-
riale. — Chassaing, Spicleyium Brivatensp, Pars, i*86, p. 92.
Cette dernière oisposition accuse l'invasion graduelle des tribunaux séculiers par
la procédure inquisitoria'e, qui avait un attrait particulier pour les juges paresseux
et portés à l'arbitraire. Mais on s'en méfiait et l'on s'efforçait de la tenir à distance,
témoin la charte accordée en 1276 par Jayme II d'Aragon à ses sujets de Mallor-
que. 11 promet que la procédure inquisit riale ne sera jamais employée sans que
1 intéressé en ait d'abord reçu avis ; celui-ci pourra déférer le serment à tous les
témoins et aura toutes facilités pour se défendre (Villanueva, Viage literario. xxn,
p. 318.) Même sous cette forme atténuée, les Aragonais repoussent cette procédure
et demandent qu'elle ne puisse être employée que contre les ofticiers royaux cou-
pables de crimes dans l'exercice de leurs fonctions. Toutes les autres actions ne
doivent être engagées que sur l'instance d'un accusateur (Obsetvantiae regni Ara-
gonum, 1662, fol. 24, 37.)
460 TÉMOIGNAGES INSUFFISANTS
rite, sans doute — les témoignages, bien que suffisants, à la
rigueur, pour motiver la suspicion, avaient un caractère trop indé-
terminé et trop vague pour justifier une condamnation. Chaque
rumeur futile, chaque propos inconsidéré étaient recueillis à
l'instruction ; le moindre prétexte prenait de l'importance
quand l'inquisiteur avait à démontrer qu'il ne s'était pas ému
à la légère, et lorsqu'il avait en perspective des amendes et des
confiscations qui devaient bénéficier à la foi. Même lorsque les
témoignages étaient assez probants, d'autres raisons non moins
fortes invitaient l'inquisiteur à « travailler » son prisonnier, à
obtenir qu'il rétractât ses dénégations et s'en remit à la pitié du
tribunal. Excepté dans le cas assez rare d'hérétiques qui
défiaient leurs juges, la confession était toujours accompagnée
de professions de conversion et de repentir. Non seulement on
arrachait ainsi une âme à Satan, mais le nouveau converti était
tenu de prouver sa sincérité en dénonçant tous ceux qu'il savait
être hérétiques ou qu'il soupçonnait d'hérésie, frayant de la
sorte comme des routes nouvelles à la marche de la persécution.
Bernard Gui, copiant un de ses prédécesseurs, nous dit
éloquemment que lorsque l'évidence externe était insuffisante,
l'âme de l'inquisiteur était en proie aux soucis les plus
cruels. D'une part, en effet, sa conscience le tourmentait s'il
châtiait un suspect qui n'avait pas avoué et n'avait pas été
convaincu de son crime; de l'autre, il souffrait plus encore,
sachant par expérience la malice de ces hommes, s'il les
laissait échapper grâce à leur astuce et au grand dommage de
la foi. En pareil cas, ils s'enhardissaient par le succès, en même
temps qu'ils étaient rendus plus prudents pour l'avenir, tandis
que les laïques étaient scandalisés de l'impuissance de l'Inqui-
sition, jouée et bafouée par des ignorants, elle à qui le vulgaire
attribuait une science telle qu'aucun hérétique ne pouvait lui
échapper! On voit par là combien l'amour-propre de l'inquisiteur
était intéressé à découvrir des coupables.
409 Dans un autre passage, Bernard Gui insiste sur l'importance
que présente pour la foi la conversion des hérétiques, non
seulement parce qu'ils'sont obligés alors de dénoncer leurs com-
DÉLATION OBLIGATOIRE 461
plices, leurs lieux de retraite et leurs conventicules ténébreux,
mais parce que ceux sur qui ils avaient pris de l'empire sont plus
disposés à reconnaître leurs erreurs et à se convertir à leur
tour. Dès 4246 le concile de Béziers avait signalé l'utilité de ces
conversions et exhorté les inquisiteurs à n'épargner aucun effort
pour les obtenir. Tous les auteurs de l'Inquisition sont aussi
d'accord pour déclarer que la dénonciation des complices est
Tindice indispensable d'une conversion sincère. L'hérétique
repentant qui reculait devant cette trahison demandait en vain
réconciliation et pitié; son refus de dénoncer ses amis et ses
proches était la preuve qu'il ne se repentait pas et on le livrait
immédiatement au bras séculier — exactement comme, dans la
loi romaine, un Manichéen converti, qui frayait avec des Mani-
chéens sans les dénoncer, était passible de la peine capitale.
L'utilité pratique de cette horrible exigence parait clairement
dans le cas de Saurine Rigaud, qui fit des aveux à Toulouse en
1254; la confession de celte femme est suivie d'une liste de 169
personnes dénoncées par elle, avec l'indication du lieu de leur
résidence.
Un certain Guillem Sicrède de Toulouse avait abjuré et s'était
réconcilié en 1262. Cinquante ans après, en 1311, il se trouvait
au lit demort de son frère, qui fut hérétique ; Guillem s'y était
opposé vainement, mais ilne se fit pas dénonciateur. Le fait ayant
été révélé, on demanda à Guillem la raison de son silence; il
répondit qu'il n'avait pas voulu faire tort à ses neveux, sur
lesquels pesait une menace de confiscation. Pour cela, il fut
condamné à la prison perpétuelle ! La délation était si indis-
pensable à l'Inquisition qu'elle la provoquait par des promesses
comme par des menaces. Bernard Gui nous dit que ceux qui se
présentent spontanément et font preuve de zèle en dénonçant tous
leurs complices ne doivent pas seulement bénéficier d'une grâce
complète, mais être récompensés par les princes et les prélats.
La dénonciation d'un seul Parfait assurait l'immunité et peut-
être, par surcroît, une récompense. (1)
(I) Bernard Guidon. Pra<tv>a P. iv. v (Doat, XXX.) - Concil. Biterrens. ann.
1246, Append. c. 16 - Tractât, de Paup.de Lugdun. (Martène, Thés. v. 1791-4.
26.
462 EXTORSION DES AVEUX
410 Le vif désir de l'inquisiteur d'obtenir des aveux était bien
fondé, non seulement à cause des motifs indiqués plus haut,
mais pour le rep'os de sa propre conscience. Quand il s'agissait
d'un crime ordinaire, un juge pouvait généralement être certain
qu'il avait bien été commis, avant de poursuivre un homme
pour meurtre ou pour vol. Dans bien des cas, dans la plupart
même, l'inquisiteur ne pouvait même pas être assuré qu'il y eût
crime. Un homme était suspect pour avoir frayé avec d'autres
qui, plus tard, s'étaient révélés hérétiques; il leur avait fait
l'aumône ou les avait aidés en quelque manière; il avait même
assisté à une réunion d'hérétiques ; tout cela n'empêchait qu'il
pût être sincèrement orthodoxe, de même qu'il pouvait être un
hérétique endurci sans en avoir rien laissé paraître. Sa profes-
sion d'orthodoxie personnelle ne comptait pour rien, car l'expé-
rience avait montré que la plupart des hérétiques étaient prêts
à souscrire à tout et que la persécution leur avait appris à dissi-
muler leurs croyances sous le masque d'une rigoureuse
orthodoxie. Ainsi la question des aveux prit une importance
capitale et aucun effort ne fut jugé trop grand, aucun moyen
trop infâme pour en obtenir. L'extorsion des aveux devint,
pour ainsi dire, le centre de la procédure inquisitoriale et nous
devons nous y arrêter quelques instants, non seulement en
raison de ce que nous venons d'indiquer, mais de l'énorme et
déplorable influence que ces pratiques exercèrent pendant cinq
siècles sur tout le système judiciaire de l'Europe centrale. (1)
Le moyeu le plus simple d'obtenir des aveux était naturelle-
ment l'interrogatoire de l'accusé. L'inquisiteur s'y préparait en
réunissant et en étudiant tous les témoignages contradictoires,
le prisonnier restant dans l'ignorance la plus complète des
charges relevées contre lui. L'habileté à interroger était, pour
l'inquisiteur, une qualité essentielle, et certains Frères expéri-
mentés avaient rédigé des manuels à l'usage des débutants
— Anon. Passaviens. (Mag. Bib. Pat. xin. 308.)— Const. xvi. Cod. i.t. — Molinier,
L'Inquisition dans lemi'ii,j>. 210. — Lib. bentent. Inq. Tolo«=an. p J47. —
Epist. Pétri Card. Albain Uoat, XXXI, o - Bern. Guid<n G'ratNiwmJ'.- (Doat.XXX.I I4\
il) [Cin'/ siècles est trop peu d rc, témoin ce qui s'est passé à Paris en dec. i894.
— Trad.]
INTERROGATOIRES PERFIDES 4G3
qui contiennentdes séries de questions applicables auxhérétiques
des différentes sectes. On vit ainsi se développer et se transmettre
une subtilité d'une espèce particulière, qui consistait, en grande
partie, dans l'art de tendre des pièges aux accusés, de les trou-
hier de les mettre en contradiction avec eux-mêmes. Des le 411
début de l'institution, les consuls de Narbonne se plaignaient
à ceux de Nimes que les inquisiteurs fissent usage, dans leurs
interrogatoires, d'une dialectique semée de sophismes, pareille a
celle desétudiants dans leurs exercices scolastiques. Et pourtant,
chose risible si elle n'était odieuse, on entendait des vétérans
de l'inquisition se plaindre de la duplicité de leurs victimes,
dénoncer leur astuce, leurs efforts parfois heureux pour ne point
s'accuser elles-mêmes - résistance qu'on essayait d'expliquer
en alléguant que de mauvais prêtres enseignaient aux héréti-
ques à équivoquer sur les questions de foi (t).
Un inquisiteur expérimenté rédigea, pour la gouverne de ses
successeurs, un modèle d'interrogatoire d'hérétique, montrant
les chicanes et les tergiversations qu'ils devaient être prêts à affron-
ter de la part de ceux qui ne professaient pas ouvertement
leurs erreurs. Un demi-siècle après, Bernard Gui le reproduisit
dans ses Practica. Nous le donnons ici comme un exemple bien
caractéristique de ce qui se passait journellement lorsqu'un
inquisiteur, préparé par delonguesetudes.se trouvait en présence
dunpaysanignorant-luttant,avecsaprudenceinstinct.ve,pour
sauver sa vie et sa conscience.
« Quand un hérétique est amené devant son juge il prend un air
confiant comme s'il était assuré de son innocence. Je lui demande
pourquoi Tl a été amené devant moi. Il répond, courtois et souriant,
qu'il voudrait bien que je lui en fisse connaître la raison moi-même.
„ Moi. - Vous êtes accusé d'être un hérétique, de croire et den.
scisner ce que ne croit pas la Sainte Église. » . «♦•„„\
Tl. (levant les yeux au ciel, avec une mine d'énergique protestation)
^.^^.^'iV^^maW^'immmia* § <0, .5 déc. 1258,
464 modèle d'interrogatoire
— Seigneur, vous savez que je suis innocent et que je n'ai jamais eu
d'autre croyance que la vraie foi chrétienne. »
« Moi. — Vous appelez votre croyance chrétienne, parce que vous
considérez la nôtre comme fausse et hérétique. Mais je vous demande si
vous avez jamais accepté une croyance autre que celle dont l'Église
Romaine admet la vérité ? »
412 « A. — Je crois ce que croit l'Église Romaine et ce que vous nous
enseignez publiquement. »
« Moi. — Peut-être existe-t-il à Rome quelques individus de votre
secte que vous qualifiez d'Église Romaine. Quand je prêche, je dis bien
des choses, dont plusieurs nous sont communes, par exemple que Dieu
existe, et vous croyez à une partie des choses que je prêche- Vous pouvez
cependant être un hérétique en refusant de croire à d'autres choses qui
doivent être crues. »
« A. — Je crois tout ce que doit croire un Chrétien. »
« Moi. — Je connais ces ruses Ce que croient les membres de votre
secte, c'est, pensez- vous, ce que doit croire un Chrétien Mais nous
perdons du temps à nous escrimer ainsi. Dites-le simplement: croyez-
vous en Dieu le Père, en son Fils et au Saint-Esprit ?
« A. — J'y crois.
« Moi. — Croyez-vous en Jésus-Christ né de la Vierge, qui a souffert,
qui a ressuscité et qui est monté au Ciel ? »
« A (rapidement). - J'y crois. »
» Moi. — Croyez-vous que dans la messe servie par les prêtres le pain
et le vin deviennent, par vertu divine, le corps et le sang de Jésus-
Christ? »
« A. — Ne dois-je point croire cela? »
« Moi. — Je ne vous demande pas si vous devriez y croire, mais si
vous y croyez. »
« A, — Je crois tout ce que vous et les autres bons docteurs m'en-
joignez de croire. »
« Moi. — Ces bons docteurs sont ceux de votre secte ; si je suis
d'accord avec eux, vous me croyez; sinon, non.
« A. — Je crois bien volontiers comme vous si vous m'enseignez ce
qui est bon pour moi. »
« Moi. — Vous considérez comme bon pour vous ce que j'enseigne
d'accord avec vos docteurs. Eh bien! dites si vous croyez que le
corps de Notre Seigneur Jésus-Christ est dans l'autel? »
« A (brusquement). — Je le crois.
« Moi. — Vous savez qu'il y a là un corps et que tous les corps sont
de Notre-Seigneur. Je demande si le corps qui est là est celui du Seigneur
qui naquit de la Vierge, qui fut crucifié, ressuscita, monta a- ciel, etc. »
» A. — Et vous, le croyez-vous? »
« Moi. — Je le crois entièrement. »
A. — Je le crois aussi. »
PIÈGES TENDUS AUX INNOCENTS 465
« Moi. — Vous croyez que je le crois, mais je ne vous demande pas 413
cela: je demande si vous le croyez. »
« A. — Si vous voulez interpréter tout ce que je dis autrement que
d'une façon simple et claire, alors je ne sais plus que dire. Je suis un
homme simple et ignorant. Je vous en prie, ne me tendez pas de pièges
sur les mots. »
« Moi. — Si vous êtes simple, répondez simplement, non évasive-
ment. »
« A . — Volontiers. »
« Moi. — Alors voulez-vous jurer que vous n'avez jamais rien appris
de contraire à la foi que nous croyons véritable ? »
« A (pâlissant). — Si je dois jurer, je jurerai volontiers. »
« Moi. — Je ne demande pas si vous devez jurer, mais si vous voulez
jurer. »
« A. — Si vous m'ordonnez de jurer, je jurerai. »
« Moi. — Je ne vous oblige pas de jurer, car comme vous croyez que
les serments sont interdits, vous rejeleriez le péché sur moi qui vous y
aurais contraint ; mais si vous voulez jurer, je recevrai votre serment. »
» A. — Pourquoi jurerais-je si vous ne me le prescrivez pas? »
« Moi. — Afin d'écarter de vous le soupçon d'hérésie. »
« A. — Je ne saurais comment m'y prendre si vous ne m'aidez pas.»
« Moi. — Si j'avais à jurer, je lèverais la main, j'écarterais les doigts
et je dirais : Dieu m'est témoin que je n'ai jamais appris l'hérésie nj
cru ce qui est contraire à la vraie foi. »
« Alors il balbutie comme s'il ne pouvait pas répéter la formule et
emble parler au nom d'un autre, de sorte qu'il ne prête pas véritable-
ment serment et cependant veut paraître le prêter. D'autres fois, il trans-
forme le serment en une formule de prière, par exemple : « Dieu me
soit témoin que je ne suis pas un hérétique! » et si on lui demande
après : « Avez-vousjuré? » il répond: « Ne m'avez-vous pas entendu? »
Pressé davantage, il fait appel à la pitié du juge et lui dit: « Si j'ai
péché, je consens à faire pénitence, mais aidez-moi à me laver d'une
accusation injuste et malicieuse. » Mais un inquisiteur énergique ne doit
pas permettre qu'on l'arrête ainsi; il doit aller de lavant avec vigueur
jusqu'à ce qu'il obtienne que le suspect confesse son erreur, ou du
moins l'abjure publiquement, de sorte que, si Ton découvre plus tard
^u'il s'est parjuré, on puisse le livrer, sans autre interrogatoire, au
bras séculier. Si un accusé consent à jurer qu'il n'est pas hérétique, je
lui dis: « Si vous voulez jurer pour échapper au bûcher, un serment
ne me suffira pas, ni dix, ni cent, ni mille, parce que vous vousaccordez
mutuellement la dispense pour un certain nombre de serments prêtés par
nécessité; donc, j'en exigerai un nombre infini. En outre, si j'ai contre
vous, comme je le présume, des témoignages contraires à vos dires, vos
serments ne vous empêcheront pas d'être brûlé. Vous souillerez seule -
414
4^ HABILETÉ DES ACCUSÉS
ment votre conscience sans échapper à la mort. Mais si vous voulez
amplement confesser votre erreur, vous pourrez être traité avec miséri-
corde. » Jai vu des hommes qui, effrayés par ces paroles, ont
avoué (1). »
Le même inquisiteur cite un exemple bien frappant de l'habi-
leté des simples à déjouer les astucieux interrogatoires des plus
fins limiers du Saint-Office. Il s'agit d'une pauvre servante qui.
pendant plusieurs jours, éluda les questions d'examinateurs de
choix et qui aurait fini par échapper si l'on n'avait trouvé sur
elle un fragment d'un os d'un hérétique qui avait été récem-
ment brûlé ; au dire d'une de ses compagnes, qui avait recueilli
avec elle les ossements du martyr, elle en avait conservé un
comme relique. Mais l'inquisiteur ne dit pas combien de
millions de bons catholiques, affolés par le jeu infâme auquel
ils étaient soumis, désorientés par les complications de la théo-
logie scolastique, ne sachant commentrépondre à des questions
insidieuses, épouvantés par la menace du bûcher s'ils persis-
taient dans leurs dénégations, confessèrent, en désespoir de
cause, le crime qu'on leur imputait avec tant d'assurance et
confirmèrent leur conversion en racontant des fables sur leurs
voisins, tout en expiant leurs prétendus torts par la confiscation
et la prison perpétuelle !
Il arrivait pourtant que l'innocence ou l'astuce de l'accusé
triomphât de tous les efforts de l'inquisiteur. Mais ses ressources,
même alors, n'étaient nullement épuisées et nous touchons
ici à l'un des plus répugnants chapitres de cette histoire...
L'inconséquence humaine, dans ses développements si variés,
ne s'est jamais manifestée sous un jour plus déplorable qu'au
cours des instructions transmises aux jeunes Frères par les
vétérans du Saint Office — - instructions qui ne devaient être
communiquées qu'aux initiés et qui, par suite, étaient rédigées
avec la plus entière franchise. Familiarisés par une longue
,415 expérience avec tout ce qui peut émouvoir le cœur de l'homme;
(1) Tract, de Paup. de I iigdunô (Martène, Thés. v. 1792.) — Cf. Bernard. Gui
don. Fractica P. v. (Doat, XXX. )
CONSEILS INFAMES DES INQUISITEURS 467
dressés non-seulement à démasquer les subtilités de l'esprit de
discussion, mais à chercher et à trouver le point le plus sen-
sible par où attaquer la sensibilité et la conscience ; infligeant
sans pitié les plus horribles souffrances au corps et au cerveau,
tantôt dans la pourriture d'une geôle où l'on ensevelissait un
malheureux pendant des années, tantôt par les douleurs plus
vives de la chambre de torture, tantôt, enfin, par une froide
exploitation des affections naturelles; mettant en œuvre sans
scrupule les alternatives les plus violentes d'espérance et de
terreur • employant, avec une cynique indifférence, toutes les
inventions de la fraude et de la tromperie à l'égard des misé-
rables qu'on affaiblissait préalablement par la faim - les
conseils que donnaient de tels hommes peuvent sembler les
su-estions d'autant de démons, exultant dans leur pouvoir
illfmité d'assouvir leurs passions haineuses sur des infortu-
nés sans défense. Et cependant, à travers toutes ces horreurs,
brille la conviction évidente qu'ils travaillent pour la cause de
Dieu \ucun labeur n'est trop lourd quand ils peuvent sauver
une âme de la perdition ; aucune tâche n'est trop répugnante
quand ils peuvent amener une créature humaine à reconnaître
ses torts, à les effacer par un repentir sincère; aucune patience
ne leur semble trop longue s'ils peuvent éviter la condamnation
injuste d'un innocent. Toute cette escrime savante entre le juge
et l'accusé, toutes ces fraudes, toutes ces tortures du corps et
de l'âme, si cruellement mises en œuvre pour arracher des
confessions, n'avaient pas nécessairement pour but de procurer
à l'Inquisition des victimes; on enseignait à l'Inquisiteur à être
aussi sérieux, aussi consciencieux vis-à-vis des récalcitrants
contre lesquels il possédait de suffisants témoignages qu a
l'égard des suspects dont il ne pouvait que présumer le crime.
Avec les premiers, il cherchait àsauver une âme, qui risquait de
se perdre dans l'orgueil de son obstination ; avec les seeo^J,
il s'efforçait de préserver les ouailles, en ne remettant pas en
liberté une brebis malade qui pourrait infecter le troupeau.
Il importait peu àla victime que tels ou tels motifs fissent agir
son persécuteur, car la cruauté réfléchie est souvent plus froide
468 FRAUDE ET TORTURE
et plus calculatrice, plus impitoyable et plus efficace, que la
colère et la rage; mais l'historien impartial doit reconnaître
que, si beaucoup d'inquisiteurs furent des lourdauds, se confor-
mant sans réflexion à une routine qui leur tenait lieu de
vocation, si d'autres furent des tyrans avides ou sanguinaires
stimulés uniquement par l'intérêt personnel ou l'ambition, il j'-
en eut d'autres, beaucoup d'autres qui crurent accomplir une
tâche élevée et sainte, soit qu'ils livrassent un hérétique impé-
nitent aux flammes, soit que, par des moyens d'une inquali-
fiable bassesse, ils sauvassent des griffes de Satan une âme qu'il
avait déjà comptée comme sienne. On leur enseignait qu'il
416 valait mieux laisser échapper le coupable que de condamner
l'innocent et, en conséquence, il leur fallait soit des témoignages
décisifs, soit des aveux. En l'absence de preuves absolues, la
conscience même d'un juge lui faisait un devoir de tenter l'im-
possible pour arracher un aveu à sa victime. La faute n'était
pas à lui, mais au système dont il était l'instrument (1).
Les ressources dont disposait un inquisiteur pour extorquer
des aveux peuvent se répartir en deux catégories : la fraude et
la torture — cette dernière comprenant les diverses variétés des
souffrances physiques et morales, de quelque façon qu'on les
infligeât.
L'expédient le moins cruel peut-être pour surprendre la
confession d'un accusé était le suivant. L'examinateur devait
toujours admettre comme établi le fait qu'il cherchait à prouver
etquestionnerle patient au sujet de quelque détail, lui demander,
par exemple, combien de fois il avait fait profession d'hérésie,
ou dans quelle chambre de^a maison il avait reçu des héré-
tiques. On conseille aussi à l'inquisiteur, pendant l'interroga-
toire, de tourner les pages de son dossier comme s'il le consul-
tait, puis de déclarer hardiment à l'accusé qu'il ne dit pas la
vérité, car elle est ceci ou cela; il peut aussi choisir au hasard
un papier et prétendre y lire « tout ce qui peut servira tromper
l'accusé » ; ou encore il peut lui dire que certains docteurs delà
(1, Practica super Inquisitione (Mss. Bib. Nat. fonds latin, n° 14930, fol. 221.)
ROLE DES ESPIONS 469
secte l'ont mis en cause dans leurs révélations. Pour rendre ces
fraudes plus efficaces, le geôlier avait ordre de s'insinuer dans
la conûance des prisonniers, de feindre pour eux l'intérêt et la
compassion, de les exhorter à avouer sans retard, parce que
l'inquisiteur est un homme clément qui aura pitié d'eux.
Ensuite l'inquisiteur devait prétendre qu'il possédait des témoi-
gnages irrécusables et que si l'accusé voulait avouer et dénoncer
ceux qui l'avaient induit en erreur, on le remettrait sur-le-
champ en liberté. Un piège plus compliqué consistait à traiter
le prisonnier avec bonté, non avec rigueur ; à envoyer dans sa 41?
cellule des agents éprouvés pour capter sa confiance, à l'inciter
à faire des aveux par des promesses de clémence et d'inter-
cession. Au moment voulu, l'inquisiteur paraissait en personne
€t confirmait ces promesses, avec la restriction mentale que
tout ce qu'on fait pour la conversion des hérétiques est œuvre
de clémence, que les pénitences sont des charités et des
remèdes spirituels — de sorte que lorsque le misérable récla-
mait la pitié en échange de ses révélations, on le tranquillisait
en répondant qu'il serait fait pour lui bien plus encore qu'il ne
demandait (1).
Il était inévitable que, dans une pareille organisation, les
espions jouassent un grand rôle. Les agents éprouvés qui
pénétraient dans la cellule du prisonnier avaient ordre de le
conduire de confession en confession jusqu'à ce qu'ils
eussent recueilli de quoi l'incriminer, sans qu'il pût s'en aper-
-evoir. On nous dit que des hérétiques convertis étaient particu-
lièrement propres à cette besogne. Un de ces hommes allait
visiter un accusé et lui disait qu'il avait seulement simulé une
conversion; un jour, après plusieurs entretiens, il lui arrivait
de s'attarder et la porte était verrouillée derrière lui. Alors,
dans l'obscurité, s'engageait une conversation confidentielle;
mais derrière la porte, dans l'ombre, se dissimulaient des
témoins, assistés d'un notaire, qui recueillaient toutes les paroles '
de la victime. Toutes les fois que c'était possible, on employait
(1) Tract, de Paup. de Lugduno (Martène Thés. v. 1793.) — Eymeric. Direct.
Inquis. p. 433-4. — Modus examiaandi hsereticos (Mag. Bib. Pat. xih 341.)
27
470 ACTES DE VIOLENCE
les services des compagnons de captivité, qui étaientrécornpensés
en conséquence. Dans une sentence portée contre un Carme, le
17 janvier 1329, coupable des actes les plus infâmes de sorcel-
lerie, on allégua, à titre de circonstances atténuantes, qu'étant
en prison avec quelques hérétiques il avait contribué à les faire
avouer et avait révélé d'importants secrets qu'ils lui avaient
confiés, au grand bénéfice de l'Inquisition qui espérait en retirer
encore davantage.
Comme intermèdes à ces artifices, il y avait les actes de violence .
Convaincu ou simplement suspect, l'hérétique n'avait pas de
droits. Son corps était à la merci de l'Église et si la tribulation
la plus douloureuse de la chair pouvait le contraindre à recon-
naître ses erreurs, on n'éprouvait aucun scrupule à le faire
souffrir pour sauver son âme. Parmi les miracles pour lesquels
Saint François fut canonisé, on raconte qu'un certain Pietro
d'Assise fut fait prisonnier à Rome sous l'inculpation d'hérésie
et remis aux mains de l'évêque de Todi qui, pour préparer sa
Conversion, le chargea de chaînes et le mit au régime du pain
^g et de l'eau dans une geôle obscure. Ainsi conduit au repentir
par la souffrance, la veille de la Saint François, il invoqua l'aide
du saint avec des torrents de larmes. Touché de son zèle,
Saint François apparut et ordonna au prisonnier de sortir. Les
chaînes tombèrent et les portes du cachot s'ouvrirent ; mais le
malheureux était si affolé qu'il se cramponnait à la porte, en
poussant des cris qui attirèrent les geôliers. Le pieux évêque
vint en hâte à la prison, s'inclina devant la puissance divine et
envoya au pape les chaînes brisées, comme témoignage du
miracle. Plus frappant encore est un cas rapporté par Nidder.
comme s'étant produit à l'époque ou il professait à l'Université de
Vienne. Un prêtre hérétique, jeté en prison par son évêque, se
montra obstiné ; les théologiens les plus éminents, qui travail-
lèrent à sa conversion, estimèrent qu'il disputait aussi bien
qu'eux. Pensant que la souffrance éclaire l'esprit, ils finirent
parole faire attacher solidement à un poteau. Les cordes, péné-
(1) Tract, de Paup. de Lugdtino (M.irtène, Thei. w. 1787 8.) — Eymeric. p. 434
— Arch. de l'inq. de Carcass. (Doat, XXVII. 150.)
AJOURNEMENTS INDÉFINIS 471
trant dans les chairs, causaient de telles douleurs à la victime
que lorsqu'ils vinrent pour la voir, le lendemain, l'infortuné
supplia avec instance qu'on le fit sortir pour le brûler. Ils refu-
sèrent froidement et le laissèrent attaché pendant vingt-quatre
heures encore. Au bout de ce temps, la torture et l'épuisement
avaient vaincu son obstination. Il se rétracta humblement, se
retira dans un monastère Paulite et y mena désormais une vie
exemplaire (1).
Comme bien on le pense, l'Inquisition n'hésitait guère à
employer des moyens énergiques pour dompter la persévérance
d'un captif qui refusait d'avouer ou de se rétracter. S'il y avait
espoir d'en venir à bout par l'affection, on laissait pénétrer
dans sa cellule sa femme et ses enfants, dont les larmes et les
exhortations pouvaient le fléchir. Après les menaces on essayait
des caresses. Le prisonnier était retiré de sa geôle infecte pour
être installé dans une chambre commode, où il était bien nourri
et traité avec une bonté apparente, dans la pensée que sa réso-
lution pouvait être affaiblie par des alternatives d'espoir et de
désespoir. Maître dans l'art de manipuler le cœur humain,
l'inquisiteur essayait successivement tous les systèmes qui
pouvaient lui assurer la victoire dans la lutte inégale contre un
malheureux livré sans défense à ses tentatives. Un des plus
efficaces était la torture lente des ajournements indéfinis. Le
captif qui refusait d'avouer, ou dont les aveux semblaient incom- 41
plets, était renvoyé dans sa cellule et abandonné à ses réflexions
dans la solitude et l'obscurité. Sauf quelques cas rares, le temps
ne comptait pas pour l'Inquisition ; elle pouvait attendre. Le
jour arrivait, après plusieurs semaines ou plusieurs mois, où
le prisonnier demandait à être entendu de nouveau; si ses
réponses étaient encore insuffisantes, on l'enfermait et il
pouvait rester ainsi, subissant la prison préventive, pendant des
années et même des dizaines d'années. A moins que la mort ne
vint le délivrer, il était presque inévitable qu'il capitulât ; les
auteurs sont tous d'accord sur les effets heureux, quoique lents, .
(1) Wadding. Annal, ann. 1228, n° 45. — Nideri Formicar. lib. m. c. 10.
472 ACTES DE VIOLENCE
de l'emprisonnement cellulaire. C'est ce qui explique — ce
qu'on aurait peine à comprendre autrement — l'énorme durée
de beaucoup de procès de l'Inquisition. Il arrivait souvent que
trois, cinq ou dix années même s'écoulassent entre le premier
interrogatoire d'un prisonnier et sa condamnation finale ; nous
possédons même des exemples de délais plus longs encore.
Bernalde, femme de Guillem de Montaigu, fut emprisonnée à
Toulouse en 1297 et fit des aveux la même année; mais elle ne fut
condamnée effectivement àla prison que lors de Y auto de 1310. J'ai
déjà parlé de Guillem Garric, amené à Carcassonnepourse con-
fesser en 1321, après une détention de près de trente ans. Lors de
Yauto de fé de 1319, àToulouse, on condamna un certain Guillem
Salavert qui avait fait des aveux insuffisants en 1299 et d'autres
en 1316; il s'y était tenu si énergiquement que Bernard Gui,
enfin vaincu par son obstination, le congédia en lui imposant
seulement la pénitence de porter des croix, en considération de
sa captivité de vingt ans. Au cours du même auto, on
condamna dix infortunés qui étaient récemment décédés en
prison ; deux d'entre eux avaient fait leur première confession
en 1305, un en 1306, deux en 1311 et un en 1315. Cet abomi-
nable procédé n'était particulier à aucun tribunal. Guillem
Salavert était un des hommes impliqués dans les troubles d'Albi
de 1299, à la suite desquels beaucoup d'accusés furent jugés
rapidement et condamnés par l'évêque, Bernard de Castenet,
et par Nicolas d'Abbeville, inquisiteur de Carcassonne ; mais
quelques-uns furent réservés au sort plus cruel d'une captivité
sans jugement. On réclama l'intervention du pape et Clément V,
en 1310, écrivit à l'évêque et à l'inquisiteur, donnant les noms
des dix malheureux, parmi lesquels quelques-uns des citoyensles
plusestimés d'Albi, qui étaient en prison, attendant d'être jugés
• on depuis huit ans et davantage ; plusieurs d'entre eux étaient
enchaînés dans des cellules étroites et obscures. Le pape ordon-
nait qu'on les jugeât immédiatement; on n'obéit pas et, dans
une lettre ultérieure, il mentionne le fait que plusieurs sont
morts et réitère ses instructions pour faire décider du sort des
survivants. Une fois de plus, l'inquisiteur, qui n'agissait qu'à sa
SOUFFRANCES DES PRISONx\IERS i73
guise, désobéit. En 1319, outre Guillem Salavert, deux autres,
Guillem Calverie et Isarn Colli, furent tirés de la geôle et rétrac-
tèrent les aveux qu'on leur avait arrachés par la torture. Calverie
figura avec Salavert dans Yauto de Toulouse, célébré la même
année. Nous ignorons quelle fut la peine de Colli ; mais dans
les comptes d'Arnaud d'Assalit, commissaire royal des confis-
cations pour 1322 — 3, on trouve la mention d'une propriété
de Isarnus Colli condemnatus, ce qui ne laisse aucune incerti- v
tude sur son sort final. Dans Yauto de 1319 paraissent aussi
les noms de deux citoyens de Cordes, Durand Boissa et Bernard
Ouvrier (alors décédé), dont les confessions datent de 1301 et de
1300 ; sans doute ils appartenaient à la même fournée de misé-
rables qui avaient dû se ronger le cœur dans la misère et le
désespoir pendant une vingtaine d'années. (1)
Lorqu'on désirait hâter le résultat, on aggravait, jusqu'à la
rendre intolérable, la condition du captif. Comme nous le verrons
plus loin, les geôles de l'Inquisition étaient, en règle générale,
d'épouvantables taudis, mais il y avait toujours moyen, quand
on y trouvait quelque intérêt, d'en accroître encore l'horreur.
Le « durus carcer et arcta vita » — état d'un prisonnier
enchaîné et à demi mort de faim dans un trou sans air —
passait pour un excellent moyen d'obtenir des confessions.
Nous trouverons plus loin un exemple atroce de ce traitement
infligé à un témoin dès 1263, alors qu'on cherchait à ruiner la
grande maison de Foix. On faisait observer qu'une diminution
judicieuse de la nourriture affaiblissait la volonté autant que le
corps et rendait le prisonnier moins apte à résister aux menaces
de mort alternant avec les promesses de clémence. La faim, 421
pour tout dire, était considérée comme un des moyens licites et
particulièrement efficaces pour amener les témoins et les
(1) Eymeric. Direct. Inq. 514,521. — Concil. Biterr. ann. 1246, App. c. 17. —
Innoc. PP. IV. Bull. Illi >s vicis, 12 nov. 1247. — Lib. confess. Inq. Albiens. (Mss.
Bib. Nat., fonds lat. 11847.) — Bern. Guidon. Pract. P. v Doat, XXX.) — Doc-
trina de modo procéderai (Martène Thés. v. 1795.» — Molinier, Ulnçuis. dans le
midi, p. 330. — Arch. d3 Tin], de Circtss. (Doat, XXVII. 709.) — Lib. Sentent. Inq.
Tolosan. p. 22, 76,102, 118 50, 158-62, 184, ?16-18, 220-1, 228, 244-8, 266-7,
282-5. — Arch. de l'inq. de Carcass. 'Doat, XXXIV. 8.">.) — Arch. de l'hôtel de
vil'e d'A'bi (Doat, XXXIV. 45.) — Coll. Doat, XXXI V 189.
474 ORIGINES DE LA TORTURE
accusés à composition. En 4306, après une enquête officielle,
le pape Clément V déclara que les captifs étaient ordinairement
contraints à faire des aveux par les souffrances qu'ils enduraient
en prison, le manque de lits, le défaut de nourriture et la
torture. (1)
Avec tant de moyens de coercition à leur portée, on pouvait
«'étonner que les inquisiteurs aient cru devoir recourir aux
appareils plus vulgaires et plus grossiers de la chambre de
torture. L'usage du chevalet et de l'estrapade heurtait d'ailleurs
si brutalement non seulement le principe du Christianisme,
mais les traditions de l'Eglise, que l'adoption de ces moyens par
l'Inquisition, pour propager et rétablir la foi, constitue une des
plus tristes anomalies de cette lugubre époque. J'ai montré ailleurs
avec quelle constance l'Église s'était opposée à la torture ; en
pleine barbarie du XIIe siècle, Gratien déclare, comme une règle
acceptée du droit canonique, qu'aucun aveu ne doit être extor-
qué par des tourments. En outre, si l'on en excepte les Visigoths,
les barbares qui fondèrent les États de l'Europe moderne igno-
rèrent la torture et leurs systèmes de législation s'étaient
développés à l'abri de cette monstrueuse coutume. C'est seule-
ment lorsque l'étude des lois romaines redevint en honneur,
lorsque le concile de Latran en 1245 eut prohibé les ordalies,
que les légistes commencèrent à sentir le besoin de recourir à
la torture comme à un moyen expéditif d'information. Les plus
anciens exemples que j'aie rencontrés se trouvent dans le Code
Véronais de 4228 et les Constitutions Siciliennes de Frédéric en
4234 ; mais, dans l'un et l'autre de ces cas, on voit que la torture
était employée avec réserve et non sans hésisitation. Frédéric
lui-même, dans ses féroces édits de 4220 à 4239, n'y fait pas
allusion ; d'accord avec le décret de Vérone de Lucius III, il
prescrit le mode usuel de purgation canonique pour les indi-
vidus suspects d'hérésie. Mais l'idée de la torture fit un chemin
rapide en Italie. Quand Innocent IV, en 4252, publia sa bulle
(ii Arch. de l'Inq. de Carcass. (Doat, XXXI, 57.) — Vaissete, m. Pr. 551-3. —
Tract, de Pau;>. de Lugd. 'Marîène. Ths. V. 1787.)-- Joan. Andreœ Gloss. sup.
c. I, Clément, v. 3. — "Bernarl. Guidon. Practica, P. V (Doat, XXX.)— Arch. de
l'Inq. de Carcass. (Doit, XXXIV. 45.)
HYPOCRISIE DU PAPE ALEXANDRE 475
Ad extirpanda, il en approuva l'usage pour la découverte de 422
^'hérésie. Toutefois, un respect bien légitime pour les anciens
préjugés de l'Église ne lui permit pas d'autoriser les inquisiteurs
eux-mêmes ou leurs auxiliaires à administrer la torture aux
suspects. Ce furent les autorités séculières qui reçurent l'ordre
. de contraindre tous les hérétiques capturés à faire des aveux et
à dénoncer leurs complices, au moyen de tortures qui devaient
ménager la vie et l'intégrité du corps, « de même que les voleurs
et les brigands sont obligés d'avouer leurs crimes et d'accuser
leurs complices. » Les canons de l'Église, toujours en vigueur
interdisaient aux ecclésiastiques de prendre part à ces exécutions
ou même d'y assister, de sorte que l'inquisiteur qui, entraîné
par son zèle, venait voir souffrir sa victime, avait besoin d'être
« purifié » avant de pouvoir reprendre ses fonctions. Cela ne
convenait pas à la politique de l'Inquisition. Peut-être, en dehors
de l'Italie, où la torture était encore à peu près inconnue,
trouva-t-elle quelque difficulté à s'assurer le concours des fonc-
tionnaires publics; toujours est-il qu'elle se plaignit partout
d'une complication de procédure qui compromettait le
secret absolu nécessaire à ses opérations. Aussi, dès 1256, quatre
ans après la bulle d'Innocent IV, Alexandre IV supprima hypo-
critement la difficulté en autorisant les inquisiteurs et leurs
aides à s'absoudre mutuellement et à s'accorder mutuellement
des dispenses pour des « irrégularités. » Cette permission,
fréquemment renouvelée, fut considérée comme écartant tout
obstacle : désormais, le suspect pouvait être torturé sous la
surveillance immédiate de l'inquisiteur et de ses ministres. A
Naples, où l'Inquisition n'était que faiblement organisée, nous
trouvons les fonctionnaires publics employés par elle comme
tortionnaires jusqu'à la fin du XIIIe siècle ; ailleurs, ce furent
les inquisiteurs et leurs auxiliaires qui usurpèrent cet emploi.
A Naples même, Fra Tomaso d'Aversa infligea, en 1305,
les tortures les plus brutales aux Franciscains Spirituels ;
-et quand il reconnut l'impossibilité de les amener ainsi à s'accu-
ser, il eût recours à l'ingénieux expédient de priver pendant
quelques jours de toute nourriture un des plus jeunes Frères,
476 PROTESTATION DU ROI DE FRANCE
puis de lui donner à boire une quantité de vin fort; une fois le
malheureux en état d'ébriété, il ne fut pas difficile de lui faire
reconnaître que lui-même et ses quarante compagnons étaient
autant d'hérétiques. (1)
423 La torture épargnait la dépense et les ennuis de longues cap-
tivités; c'était une méthode expéditive et efficace pour obtenir
les révélations que l'on désirait et elle prit rapidement faveur
auprès de l'Inquisition, alors que la jurisprudence séculière ne
se hâta point de l'adopter. En 1260, la charte accordée par
Alphonse de Poitiers à la ville d'Auzon spécifie expressément que
les accusés ne seront pas soumis à la torture, de quelque crime
qu'ils soient accusés. Gela prouve que l'usage s'en répandait ce-
pendant peu à peu. Dès 1291, Philippe le Bel crut nécessaire d'en
restreindre l'abus ; dans des lettres au sénéchal de Carcassonne,
il fait allusion à la méthode de torture récemment introduite
par l'Inquisition, avec ce résultat que les innocents sont con-
damnés, que le scandale et la désolation régnent dans le pays.
Il ne pouvait pas intervenir dans l'organisation intérieure du
Saint-Office, mais il atténuait le mal en interdisant que des
arrestations fussent opérées à la simple requête des inqui-
siteurs. Comme on pouvait le prévoir, cette mesure n'était que
palliative; l'indifférence à la souffrance humaine grandit par
l'habitude — et l'abus de cette infâme méthode d'investigation
ne fit qu'empirer. Lorsque les cris de désespoir de la popula-
tion amenèrent Clément V à ordonner une enquête sur les ini-
quités de l'Inquisition de Carcassonne, les cardinaux envoyés
dans cette ville en 1306 furent préalablement avertis que les
(1) Lea, Superstition an i Force, 39 éd. 1878, p. 419-20. — Lib. Jur. Civ. Ve-
ronœ, ann. 1228, c. 75. — Constit. Sicular. Lil>. i. lit. 27. — Frid. h Edict. 1220,
§ 5. — Innoc. PP IV. Bull. A<i extirpanda, § 26. — Concil. Aufissiodor. ann. 578,
c. 33. — Concil. Matiscon. h. ann. 585, c. 19. — Alex. PP. IV. Bull. Ut nei;otium
7 Julii 1258 (Doat, XXXI. 196); Kjusd. Bull. Ne inquhitionis, 19 Apr. 1259. -
Urban. PP. IV. Bull. Ut neyot'ium, 1260, 1262. (Kipoll. I, 430 ; Mag. Bull.
Kom. i. 132.) — Clément. PP. IV. Bull Ne inqnisitionis, 13 Un. 1266. — Bern.
Guidon. Pract. P. IV (Dcat, XXX.) — Pegnae Comment, in Eymeric. p. 593. —
Archivio di Napoli, Mss. Chioccarello, T. VIII. — Historia Tribulationum (Archiu
fur Lit t. and Kirchenqesch'chte 1886, p. 324.)
La plus ancienne allus on à l'usage de la torture en Languedoc remonte à 1Î54,.
quand Saint-Louis défendit de l'appliquer sur le témoignage d'un témoin un;que,.
même quand il s'agirait d'un pauvre. — Vaissete, éd Privât, XI II. 1348.
ENQUÊTE DE CLÉMF.NT 477
torture5* infligées aux accusés étaient horribles au point de ne
leur laisser d'alternative que la mort. Les documents de l'en-
quête mentionnent, en effet, la torture comme un moyen tout
à fait habituel. 11 est cependant digne de remarque que, dans
les fragments de la procédure inquisitoriale qui nous sont par-
venus, les allusions à la torture sont singulièrement rares.
Apparemment, on sentait qu'à en rappeler l'usage on affai- 424
blisait en quelque mesure la valeur des témoignages obtenus.
Ainsi, dans les cas d'Isarn Colli et de Guillem Calverie, dont il
a été parlé } mis haut, il est dit qu'ils rétractèrent les aveux que
leur avait arrachés la torture; mais, dans les procès-verbaux
de leurs aveux mêmes, rien n'indique que la torture eût été
employée. Dans les 636 sentences inscrites au registre de Tou-
louse de 130'.^ à 1323, la seule allusion à la torture est dans le
récit du cas de Calverie, alors qu'il y a de nombreux exemples
de renseignements donnés par des condamnés sans espoir de
salut, qui ne peuvent évidemment avoir été extorqués que par la
torture. Bernard Gui, qui dirigeait à cette époque l'Inquisition
de Toulouse, a trop emphatiquement insisté sur l'utilité de la
torture, comme moyen de faire parler non seulement les accu-
sés, mais les témoins, pour que nous puissions mettre en doute
sa promptitude à y recourir (1).
L'enquête ordonné par Clément en 1306 conduisit à une ten-
ative de réforme qu'approuva, en 1311, le Concile de Vienne;
mais, avec son indécision habituelle, Clément différa la publi-
cation des canons adoptés par le Concile jusqu'à sa mort et ils
ne furent publiés qu'en octobre 1317, par son successeur
Jean XXII. Parmi les abus qu'il cherchait à réfréner était celut
de la torture; à cet effet, il prescrivit qu'elle ne serait admi-
nistrée qu'avec le consentement de l'évêque, si ce dernier pou-
vait être consulté dans les huit jours. Bernard Gui protesta
qu'on mettait ainsi obstacle à l'efficacité de l'Inquisition, et
proposa de substituer à la rédaction du pape une autre, tout à
(I) Ohassaing, S icil. Brivat^nse, p. 92. — Vaissete, IV. Pr. 97-8. — Archives
de l'Hôtel de Ville d'AIbi (Doat, XXXIV. 45 sq.) — Lib. Confess. Inq. Albiens.
(Mss. Bih. Nat. fonds latin, 1 1847.) — Lib. Sent. Inq. To'osnn. p. 46-78, i 32,
691-74, 180-2, 266-7. — Bern. Guidon. Practica P. iv. v (Doat, XXX.)
27.
478 MAUVAISE FOI DES INQUISITEURS
fait insignifiante, aux termes de laquelle la torture ne devait
être administrée « qu'après mûre et sérieuse délibération » ;
mais sa protestation resta sans effet, et les règles Clémentines
devinrent et restèrent la loi de l'Église (1).
Toutefois, les inquisiteurs étaient trop peu habitués à la disci-
pline pour se soumettre longtemps à cette restriction de leurs
privilèges. La désobéissance, il est vrai, entraînait la nullité de
425 leur procédure, et l'infortuné qui avait subi d'horribles tortures,
sans l'approbation d'un évêque, était libre d'en appeler au
pape; mais cela ne le dédommageait pas de ses souffrances. En
outre, Rome était loin et la plupart des victimes de l'Inquisition
étaient trop pauvres, trop impuissantes pour recourir à cette
tutelle illusoire. Dans les Practica de Bernard Gui, écrits pro-
bablement vers 1328-30, il n'est question que de consultation
avec des experts, non avec des évêques; Eymerich adhère aux
Clémentines, mais ses instructions touchant ce qu'on doit faire
au cas où ces règles seraient violées prouvent combien cela
était fréquent. Quant à Zanghino, il affirme hardiment que le
canon doit être interprété comme autorisant la torture
avec l'aveu d'un évêque ou d'un inquisiteur. Au cours de cer-
taines procédures contre les Vaudois du Piémont en 1387, si
les accusés ne se confessaient pas au premier interrogatoire, on
inscrivait que « l'inquisiteur était mécontent»; vingt-quatre
heures étaient accordées au prisonnier pour compléter sa dépo-
sition; dans l'intervalle, on le soumetlait à la torture pour
assouplir sa volonté; puis, le lendemain matin, s'il se mon-
trait docile, on inscrivait que sa confession avait été obtenue
sans torture et en dehors de la chambre réservée à cet effet. En
outre, de subtils casuistes découvrirent que Clément avait seule-
ment parlé de torture en général et n'avait pas expressément
mentionné les témoins; d'où ils conclurent que la torture des
témoins — un des abus les plus criants de leur système — était
laissée à la discrétion des inquisiteurs, ce qui finit par être
accepté comme une règle. Un pas de plus, et l'on admettait
(1) C. 1, § 1, Clément, v. 3. — Bern. Guidon. Gravamina (Doat, XXX. 100
120.) — Eymeric Direct. Jnquis. p. 422. — Zanchui, Tract, de Hxret. c. xv.
TORTURES INFLIGÉES AUX TÉMOINS 479
qu'après que l'accusé eût été convaincu par des témoignages ou
eût fait des aveux, il devenait, à son tour, un témoin quant à
la culpabilité de ses amis et qu'on pouvait, en conséquence, le
torturer à volonté pour obtenir des dénonciations. Alors même
que les Clémentines étaient respectées, le délai de huit jours
qu'elles prévoyaient permettait à l'inquisiteur d'agir à sa guise
après avoir laissé écouler le temps voulu (4).
Il était admis de tous que l'on pouvait torturer des témoins
•qui étaient censés dissimuler la vérité; mais les légistes n'étaient 426
pas d'accord sur le degré d'évidence défavorable qui pouvait jus-
tifier l'usage du chevalet à l'endroit de l'accusé. Évidemment, à
moins qu'il n'y eût quelque bonne raison de croire que le crime
d'hérésie avait été commis, l'emploi d'un pareil moyen d'infor-
mation était sans excuse. Eymerich nous dit que lorsqu'il y a
deux témoins à charge, un homme de bonne réputation peut
être torturé, tandis que, s'il a mauvaise réputation, il peut
être condamné de plain-pied et torturé sur le dire d'un seul
témoin. Zanghino, d'autre part, affirme que le témoignage d'une
•seule personne estimée suffit à autoriser la torture, quelle que
soit la réputation de l'accusé; Bernardo di Como va jusqu'à
dire que la « rumeur publique » est suffisante. Avec le temps,
on rédigea des instructions détaillées pour guider les inquisi-
teurs à cet égard; mais on admettait qu'elles étaient inutiles,
la décision finale étant laissée à la discrétion du juge. 11 fallait
assurément bien peu de chose pour justifier l'exercice de cette
discrétion, puisque des légistes considéraient comme un motif
suffisant si l'accusé, dans son interrogatoire, manifestait de
(i) Eymeric. Direct. Inq. p. 453-5. — Bern Guidon. Practica P. v (Dont, XXX.) —
Zanchini, Tract, de H&ret. c. ix, xiv. — Processus contra Waldenses (Archiv.
storico italiann, n° 38, p. 20, 22, 24, etc.) — Pauli de Leazariis, Gloss. sup. c. 1,
Clem. v. 3. — Silvest. Prieriat. de Strigimagar. Mirand. lib. m. c. 1. — - Bernard.
•Comens. Lu cerna lnquis. s. vv. Jeiunia, Torturas.
Que les Clémentines étaient pratiquement tombées en désuétude, c'est ce r\ne
montra, en 1506, Charles 111 de Savoie, lorsqu'il obtint de Jules II, à titre de 'pri-
vilège spécial, que les inquisiteurs n'emprisonneraient et ne condamneraient per-
sonne sans le concours des Ordinaires éniscopaux; Léon X, en 1515, prescrivit
jfc&me que ces derniers devraient donner leur assentiment à toutes les arresta-
tions. — Sclopis, Antica Legislaziorse del Piémont, p. 484
480 mode d'administrer la. torture
l'effroi, balbutiait ou variait dans ses réponses — sans qu'il
existât contre lui aucun témoignage extérieur (1).
Les règles adoptées par l'Inquisition pour l'administration
de la torture devinrent celles des tribunaux séculiers de tout le
monde chrétien et méritent, par suite, d'être indiquées avec
précision, Eymerich, dont les instructions à ce sujet sont les
plus détaillées que nous possédions, admet que la question sou-
lève des difficultés graves dont la solution est très incertaine.
La torture devait être modérée et l'effusion du sang soigneuse-
ment évitée; mais que fallait-il entendre par la modération en
cette matière ? Certains prisonniers étaient si faibles qu'au pre-
mier tour de poulie ils avouaient tout ce qu'on leur demandait;
d'autres étaient si obstinés qu'ils étaient prêts à supporter tout
plutôt que de confesser la vérité. Ceux qui avaient déjà été
soumis à ces épreuves pouvaient être devenus les uns
plus résistants, les autres plus faibles, car si les bras de quel-
ques-uns se trouvaient endurcis, ceux de beaucoup d'autres
étaient affaiblis pour toujours. En somme, le discernement du
juge était la seule règle que l'on pût préconiser.
427 En droit, l'évêque et l'inquisiteur devaient être présents l'un
et l'autre. On montrait au prisonnier les instruments de torture
et on l'exhortait à avouer. Sur son refus, il était dépouillé de
ses habits et ligotté, puis exhorté de nouveau à parler, avec
promesse de clémence pour tous les cas où la clémence pourrait
s'exercer. Cela suffisait souvent à produire l'effet voulu, et nous
pouvons croire que l'efficacité de la torture ne tenait pas tant à
ses effets directs qu'à la terreur affreuse qu'elle inspirait à la
multitude des âmes faibles. Mais si les menaces et les exhorta-
tions étaient restées vaines, la torture était appliquée avec une
rigueur croissante. L'obstination persistant, on produisait de
nouveaux instruments de supplice et l'on prévenait la victime
qu'ils lui seraient appliqués tour à tour. Si alors elle ne faiblis-
sait pas, on la déliait et l'on fixait au lendemain ou au surlende-
main la continuation des épreuves. D'après la règle, la torture
(1) Eymeric. p. 480, &î>2, 614. — Zanchini Tract, de Hxret. c. ix. — Bernard!
Comens. Lucerna Inquis. s. vv. Indicium, Torturse, n° 19, 25.
TORTURE RENOUVELÉE 481
ne pouvait être appliquée qu'une fois; mais cette prescription,
comme toutes celles qui protégeaient l'accusé, était facilement
éludée; il suffisait d'ordonner, non pas la répétition, mais la
« continuation » de la torture et quelque intervalle qui se fût
écoulé entre deux opérations subséquentes, les respectables
casuistes pouvaient les prolonger indéfiniment. On pouvait
aussi prétendre que de nouveaux témoignages avaient été pro-
duits et qu'ils exigeaient, pour être tirés au clair, une nouvelle
séance de torture. Si les sollicitations des inquisiteurs conti-
nuaient à se briser contre l'obstination de la victime, les mêmes
tortures ou des tortures plus cruelles lui étaient infligée^. Au
cas où l'on n'obtenait rien, après des tourments jugés suffisants
par les juges, quelques auteurs pensaient que le malheureux
devait être remis en liberté, avec une déclaration attestant
qu'on n'avait rien prouvé contre lui; d'autres soutenaient qu'il
devait rester en prison. Le procès de Bernard Délicieux,
en 1349, révèle une autre habileté pour éluder la prohibition
des tortures répétées : les examinateurs pouvaient, à n'importe
quel moment de leur enquête, ordonner la torture pour satis-
faire leur curiosité sur un seul point et continuer indéfiniment
en vue d'élucider lespoints connexes.
Toute confession extorquée dans la chambre de torture
devait être confirmée après. En général, la torture était appli-
quée jusqu'à ce que l'accusé manifestât le désir de se confesser ;
il était alors délié et porté dans une salle voisine, où l'on recueil-
lait ses aveux. Si, toutefois, la confession s'était produite dans
la chambre de torture, on la lisait ensuite au prisonnier et on
lui demandait si elle était véridique. Il y avait bien une règle
prescrivant un intervalle de vingt-quatre heures entre la torture 42g
et la confession, ou la confirmation de la confession; mais elle
était généralement négligée. Le silence passait pour marquer
l'assentiment. La durée du silence était laissée à l'appréciation
des juges, qui devaient tenir compte de l'âge, du sexe et de la
condition physique ou morale du prisonnier. Dans tous les cas,
on enregistrait la confession en indiquant qu'elle s'était pro-
duite librement, sans menaces ni contrainte. Si la confession
482 RÉTRACTATION DES AVEUX
était rétractée, l'accusé pouvait être soumis de nouveau à la
torture — continuée, non renouvelée, a-t-on soin de nous
dire — sauf dans le cas où l'on jugeait qu'il avait déjà été tor-
turé «suffisamment» (1).
La rétractation des aveux soulevait une question difficile, qui
divisa les légistes et ne fut pas résolue, dans la pratique, d'une
manière uniforme. Elle mettait l'inquisiteur en mauvaise pos-
ture et, vu la nature des moyens employés pour obtenir les
aveux, devait être de fréquente occurrence : il fallait donc
prendre des mesures rigoureuses pour la prévenir. Quelques
auteurs distinguent entre les confessions spontanées et celles
•qu'on extorquait par la torture ou par des menaces ; mais cette
distinction fut négligée dans la pratique. L'opinion la plus cha-
ritable est celle d'Eymerich; il dit que si la torture a été suffi-
sante, l'accusé qui persiste à se rétracter doit être remis en
liberté. Mais cette opinion est isolée. D'autres demandent que
l'accusé soit obligé à rétracter sa rétractation par une répéti-
tion de la torture. D'autres encore se contentent de dire que la
rétractation constitue un « obstacle à l'Inquisition », et que, par
suite, elle est justiciable de l'excommunication, dont doivent éga-
lement être frappés les notaires qui contribueraient à rédiger
des rétractations. En général, on présumait que la confession
était véridique et que la rétractation était un parjure, attes-
429 tant que l'accusé était un hérétique impénitent et relaps, digne
d'être livré au bras -séculier sans plus ample débat. Il est vrai
que dans le cas de Guilhem Calverie, ainsi condamné en 1319
par Bernard Gui pour avoir rétracté sa confession, l'accusé
bénéficia d'un délai de quinze jours pour revenir sur sa retraç-
ai) Eymerie. Direct. Tnq . p. 480-2. — Mss. Bib Ntt. fonds latin, n° 4*70,
loi. 101, 146. — Resp »nsa l'ruJentum (Doat, XXXVll. 83 sq.) — Bernardi Comens.
L- cerna Inquis. s. v. Confessio, Torturas.
Le soin avec lequel les inquisiteurs dissimulaient les moyens employés pour
o «tenir des aveux, paraît clairement dans le cas de Guillem Salâvert en 1303 On
IVdige à déclarer que sa confession, faite l'année précédente, est «véridique,
obtenue sans violence ni tourments, etc. » (esse veram, non factam vi tormento-
/*/<//', amore, yratia, odio, timoré, vel favore alicujns, non subornatus nec induc-
tiis mini* v l blanditiis, seu se Inclus per aliquem, non amens nec st"ltus se i
boni, ni'iite (Mss. Bib. Mat., fonds latin, n° 11847.) Or, Salâvert appartenait à un
groupe de victimes qui, corn ne nous le verrons plus loin, furent torturés san»
;mén;»g*ments.
CRUAUTÉ DES INQUISITEURS 483
tation ; mais cela n'était qu'un effet du bon vouloir de l'inqui-
siteur. La sévérité avec laquelle on procédait ordinairement est
attestée par une remarque de Zanghino. Si, dit-il, un homme
s'est confessé, a abjuré, et que, mis en liberté avec une pénitence
à accomplir, il prétende publiquement avoir avoué par crainte,
il doit être considéré comme un hérétique impénitent, suscep-
tible d'être brûlé comme relaps. Nous verrons plus tard toute
l'importance de cette observation en racontant le martyre des
Templiers. Une autre question délicate se posait lorsque la
confession retirée incriminait des tiers; en ce cas, les plus cha-
ritables pensaient que, s'il ne fallait pas retenir ce témoignage
contre eux, l'auteur de l'aveu devait du moins être puni comme
faux témoin. Comme aucune confession ne passait pour suffi-
sante si les noms des complices n'étaient pas révélés, les
inquisiteurs qui ne regardaient pas comme des relaps ceux qui
s'étaient rétractés pouvaient se dédommager en les condam-
nant à la prison perpétuelle pour faux témoignage (1).
Ainsi perfectionnée et complétée, la procédure inquisitoriale
était sûre de sa victime. Aucun accusé ne pouvait échapper,
quand le juge était décidé à le condamner. La forme que cette
procédure revêtit dans la jurisprudence séculière était moins
arbitraire et moins efficace; cependant sir John Fortescue,
chancelier d'Henri VI, qui eut mille occasions de l'observer
pendant son exil, déclare qu'elle mettait la vie de tout homme
à la merci d'un ennemi qui pouvait suborner deux témoins
inconnus pour le charger.
(1) Eymeric. Direct. Inquis. p. 481. — Bernardi Co liens. Lncerna Inquis.
s. vt. Confessio, lmp/pnitens, Torturas, n° 48. — Responsi Prudentutn (Doat,
XXXVII. 83 ri.) — Arch. de l'In^. d>, Carcass. (Doat, XXVII. 12G; XXX.II, 251 ) —
lab. Sentent. Inq. Tolosan. p. 266-7. — Zanchini Tract, de Haaret. c. xxm.
(2) Fortescue, De laudtb is legum Auglix, c. xxviw
64 VALEUR DES TÉMOIGNAGES
CHAPITRE X
LES TÉMOIGNAGES
4o0 Nous avons signalé, dans le chapitre précédent, la tendance
naturelle de la procédure inquisitoriale à revêtir le caractère
dun duel entre le juge et l'accusé. Ce déplorable résultat était
le fruit du système et de la tâche imposée à l'inquisiteur. On
voulait qu'il pénélrât au fond du cœur d'un homme, qu'il scru-
tât l'inscrutable. Son orgueil professionnel, autant que son
zèle pour la foi, le poussait à démontrer par tous les moyens
qu'il ne se laisserait pas tromper par les malheureux amenés
devant son tribunal.
Dans une pareille lutte, les témoignages comptaient généra-
Icmontpourpeude chose, sinon de prétextes à l'arrestation
et à la poursuite ou comme moyens d'intimidation. On acceptait
à ce titre les rumeurs les plus légères, môme émanant d'une per-
sonne notoirement portée à la calomnie, que l'on pouvait tou-
jours se dispenser de faire comparaître (t). Le vrai champ de ba-
taille était la conscience du prisonnier; sa confession était le prix
de la victoire. Toutefois, la pratique de l'Inquisition relativement
aux témoignages mérite d'être examinée en passant; on y voit
comment le parti-pris de tout conduire « dans l'intérêt de la foi »
donna naissance à la pire jurisprudence que l'homme ait jamais
inventée et eut pour résultats habituels les plus abominables
injustices. La manière toutà fait simple et franche avec laquelle
dts règles destructives de tout principe d'équité sont énoncées
*>ar des hommes qui étaient sans doute honnêtes dans les autres
(1) B mardi Comens. Lucerna Tnquisit. s. vv. Infamia, Inquisitor,*, n° 7.
TRIBUNAUX ECCLÉSIASTIQUES 485
circonstances de leur vie, enseigne une leçon salutaire sur les
effets dégradants du fanatisme, qui corrompt et pervertit les
intelligences même les mieux douées et les plus saines.
Les tribunaux ecclésiastiques ordinaires n'avaient nullement
donné l'exemple à cet égard. Leur procédure, fondée sur la loi
civile, acceptait et mettait en vigueur les règles de celle-ci tou-
chant la recevabilité des témoignages, et admettait que le devoir 431
de faire la preuve incombait à l'accusateur. Innocent 111, dans
ses instructions au sujet des Cathares de la Charité, rappelait
aux autorités locales que de fortes présomptions n'étaient pas
des preuves et ne suffisaient pas à motiver des condamnations
dans une matière aussi grave — règle qui fut incorporée dans
le Droit canonique où elle devint simplement, pour les inquisL
teurs, un prétexte à rechercher la certitude en extorquant des
aveux par la violence. Les remarques suivantes de Bernard Gui
montrent à quel point ils se sentaient affranchis de toute réserve :
« Les accusés ne doivent pas être condamnés à moins qu'ils
n'avouent ou ne soientconvaincuspar des témoins, — non pas,ij
est vrai, selon les lois ordinaires, comme pour d'autres crimes,
mais selon les lois particulières et les privilèges concédés aux
inquisiteurs par le Saint Siège ; car il y a beaucoup de choses
qui sont particulières à V Inquisition (4). »
Presque dès le début de l'activité du Saint-Office, on fit effort
pour définir ce qui constituait l'évidence de l'hérésie. Le Concile
de Narbonne, en 1244, termine rénumération de diverses indi-
cations a ce sujet en déclarant qu'il suffit que l'accusé soit con_
vaincu d'avoir « manifesté par quelque signe ou parole qu'il
avait confiance dans des hérétiques ou les considérait comme
de bons hommes » {bos homes). Les témoignages reçus' étaient
aussi frivoles et impalpables que les faits qu'on voulait établir
par eux. Dans les volumineuses séries d'interrogatoires et de
dépositions que nous ont conservées les archives de l'Inquisi-
tion, nous voyons que les témoins sont autorisés et même
exhortés à dire tout ce qui leur passe par la tête. On attachait
(!) Fournier, Les officiahtês au moye-# âge, p. 177-8. — G. 14 Extra h. 23. —
Bern. Guidon. Practica P. iv. (Doat, XXX.)'
486 indices d'hérésie
un grand poids à la rumeur publique, à l'opinion populaire, et,
pour constater cette opinion, celle du témoin était acceptée sans
réserve, même si elle était fondée sur un préjugé personnel, sur
des on-dit, des rumeurs vagues ou des bavardages sans portée.
Tout ce qui pouvait nuire à l'accusé était recherché avec avidité
et scrupuleusement mis par écrit. En 1240, lorsqu'on travaillait
à la ruine des seigneurs de Niort, il y eut à peine un témoin,
sur cent quatre-vingts que l'on entendit, qui fût en état de
relater, comme l'ayant constaté en personne, un acte quel-
conque à la charge des accusés. En 1254, Arnaud Baud de
Montréal fut déclaré « suspect d'hérésie » parce qu'il avait con-
432 tinué à visiter sa mère et à l'aider dans son besoin après qu'elle
eût été hérétiquée ; il n'y avait aucun autre grief contre lui,
mais celui-là suffisait, car le devoir d'Arnaud eût été de dénon-
cer sa mère pour qu'elle fût brûlée. On finit par ériger en prin-
cipe qu'un mari ou une femme, sachant que son conjoint était
hérétique, devait le dénoncer dans le délai dune année, faute
de quoi il était considéré comme complice et, sans plus ample
examen, condamné aux peines de l'hérésie (4).
Bien entendu, l'inquisiteur consciencieux ne se dissimulait
pas qu'il tournait dans un cercle vicieux; il essayait donc de se
tranquilliser en se persuadant qu'il pouvait découvrir des
indices certains de l'hérésie. Les auteurs en énunièrent on
grand nombre. Ainsi, en ce qui concernait les Cathares, il suffi-
sait de montrer que l'accusé avait « vénéré » un Parfait, lui
avait demandé sa bénédiction, avait mangé ou conservé du
pain béni par lui, avait volontairement assisté à une hérética-
tion, était entré dans la covenansa pour être hérétique à son
lit de mort, etc. En ce qui concernait les Vaudois, les signes
distinctifs étaient les suivants : s'être confessé à un homme qui
n'avait pas été régulièrement ordonné par un évêque orthodoxe
-et avoir accepté de lui une pénitence ; avoir prié suivant le rite
Vaudois en fléchissant les geuoux sur un banc; avoir assisté à
(i) Concil. Narbonn. ann. 124'* c. 29. - Trésor des chartes du roi en Carcas-
-sonne (Doat, XXL 34.) — Molinier, L'induis, dais le midi, p. 342. — livres de
Justice et de Plet, liv. i. tit. m. § 7
suspicion d'hérésie 487
la messe vaudoise ; avoir reçu de prêtres vaudois la «paix »ou
le pain bénit. Tout cela avait été facile à cataloguer; mais,
au-delà, s'étendait une région de doute où se produisaient des
divergences d'opinion,
Le concile d'Albi, en 1254, déclara que le fait d'être entré
dans une maison connue pour être celle d'un hérétique chan-
geait la suspicion simple en suspicion grave ; et Bernard Gui
nous rapporte qu'aux yeux de certains inquisiteurs le fait de
rendre visite à des hérétiques, de leur donner des aumônes, de
les guider dans leur voyage, etc., suffisait pour motiver une
condamnation. Cependant Bernard, d'accord avec Gui Foucoix,
ne partage pas cette opinion; car, dit-il, un homme peut faire
tout cela par amitié ou pour un salaire. Le cœur de l'homme,
ajoute-t-il, est profond et impénétrable. mais l'inquisiteur s'efforce
de se satisfaire en alléguant que tout ce qui ne peut être expli-
qué favorablement doit être retenu comme une preuve adverse.
C'est un fait notable que dans de longues séries d'interroga-
toires on cherche vainement une seule question relative aux
croyances de l'accusé. Toute l'énergie de l'inquisiteur tendait à
obtenir des informations sur ses actes extérieurs. Il en résultait
nécessairement que presque tout était laissé à la discrétion de
l'inquisiteur et que la sentence finale dépendait plus de son
humeur que des preuves de culpabilité ou d'innocence. Un seul
exemple suffit à montrer la fragilité des indices dont pouvait
dépendre la vie d'un homme. En 1234, Accursio Aldobran.
dini, marchand florentin de Paris, fit la connaissance de quel-
ques étrangers avec lesquels il causa plusieurs fois et qu'il salua
ensuite par politesse quand il les rencontrait. Un jour, il donna
dix sols à leur domestique. Quand il apprit que ses nouvelles
connaissances étaient des hérétiques, il se sentit perdu, car le
fait de les avoir salués pouvait être interprété comme l'équiva-
lent de cette « vénération » qui était l'indice par excellence dé
l'hérésie. Il se hâta de se rendre à Rome et soumit l'affaire à
Grégoire IX, qui exigea de lui une caution et chargea l'évêque
de Florence de faire une enquête sur les antécédents d'Accur-
sio. Le rapport fut examiné par les cardinaux d'Ostie et de
433
88 DEGRÉS DE SUSPICION
Prénesteet reconnu entièrement favorable; Accursio se tira
d affaire moyennant une pénitence imposée par le pénitencier
pontifical, Raymond de Pennaforte, et Grégoire écrivi au
inqmsiteurs de Paris de ne point le molester
Avec un pareil système, le catholique le plus dévot ne pou-
va,t^pas se sent.r en sûreté pendant un seul instant de sa
ét^ri^K,610118^6"'01'1^0111, défmir ""définissable. D
eta t inévitable que, dans un très grand nombre de cas, l'aveu
de 1 accuse put seul entraîner la certitude. En conséquence
pour éviter le malheur d'acquitter ceux qui ne pouvaient être
amenés a des aveux, il devint nécessaire d'imaginer un nouveau
crime, celui de « suspicion d'hérésie ». Cela ouvrait un vaste
champ aux subt.lités infinies où se complaisaient les juristes
des Ecoles, qui faisaient de leur prétendue science une di^ne
rivale de la théologie scolastique. On commença par distingue
trois degrés de suspicion, suivant qu'elle était légère, véhémente
ou dolente; les glossateurs travaillèrent avec délices à dTfin r
la quantité et la qualité des témoignages qui autorisaient une
de ces trois suspicions, avec le résultat prévu que, dans la pra-
tique, la décision finale était laissée à la discrétion du ju»e
Qu un homme contre lequel aucune preuve positive n'avait été
fournie put être puni simplement parce qu'il était suspect cela
m paraîtra aux modernes l'effet d'une singulière conception de la
justice ; mais, aux yeux de l'inquisiteur, c'était faire injure à
Dieu et aux hommes que de laisser échapper sans châtiment
une personne dont l'orthodoxie n'était pas absolument certaine
Comme bien d'autres doctrines professées par l'Inquisition'
celle-ci pénétra dans la loi criminelle de tous les pays et con-
tribua pendant plusieurs siècles à la pervertir (2).
On admettait généralement que deux témoins étaient néces-
saires pour faire condamner un homme de bonne réputa-
(O Concil. Albiens. ann. 1254 c. 27. — Guid. Fulcod lhir<t „ n*~.
(2) Eymeric Direct. Inq. p. 376-81. - Zanchini Tract, de Bxret. c. m.
TÉMOINS INFAMES 489
tion, bien que certains auteurs en demandassent davantage.
Toutefois, lorsqu'une accusation menaçait de ne pas aboutir
faute de témoignages, la discrétion de l'inquisiteur était le
suprême arbitre ; on convenait que, si l'on ne pouvait
invoquer deux témoins pour le même fait, deux témoins isolés,
attestant chacun un fait de même caractère, devaient suffire.
Quand il n'y avait, en tout, qu'un seul témoin, l'accusé était
cependant soumis à la purgation canonique. Si un témoin
rétractait son témoignage et que ce témoignage fût favorable
à l'accusé, il était réputé nul ; mais si le témoignage était défa-
vorable, c'est la* rétractation qui passait pour non avenue (1).
Le même parti-pris présidait à l'admission des témoins mal
famés. La loi romaine rejetait le témoignage de complices et
l'Église avait adopté cette règle. Dans les Fausses Décrétales, il
était dit qu'aucun homme ne serait admis comme accusateur
s'il était hérétique, suspect d'hérésie, excommunié, homicide,
voleur, sorcier, devin, ravisseur, adultère, faux témoin ou
client des devins et des diseurs de bonne aventure. Mais quand
l'Église commença à persécuter les hérétiques, toutes ces sages
prohibitions furent oubliées. Dès l'époque de Gratien, les
témoins hérétiques ou infâmes étaient recevables quand il
s'agissait d'hérésie. Les édits de Frédéric II enlevèrent aux héré-
tiques le droit de témoigner, mais cette incapacité fut levée
lorsqu'ils avaient à témoigner contre d'autres hérétiques. Il y 435
avait, toutefois, quelque hésitation sur ce point, comme le
montre l'Inquisition légatine tenue à Toulouse en 1229. A cette
occasion, un hérétique converti, Guillem Solier, fut réhabilité
afin de pouvoir témoigner valablement contre ses anciens
coreligionnaires. En 1260 encore, Alexandre IV fut obligé de
rassurer les inquisiteurs français en leur affirmant qu'ils pou-
(1) Archidiaconi Gloss. super c. xi, § 1 Sexto v. 2. — Joann. Audreae Glôss.
sup. c. xin, § 7. Extra v. 7. — Eymeric. Direct. Inquia. p. 445, 615-16. — Guid.
Fulcodii Quœst. xiv. — Zanchini Tract, de Hxret. c xm, xiv. — Bern. Guidon.
Practica P. iv (Doat, XXX.)
Devant les tribunaux laïques, si un témoin affirmait l'innocence d'un accusé- et
se rétractait ensuite, le premier témoign; ge passait pour valable et le second pour
nul; au contra' re, dans les procès d'hérésie, des témoignages défavorables étaient
toujours accueillis et retenus. — Ponzinibii de Lamiis, c. 84.
490 TEMOINS TROP JEUNES
vaient se servir sans crainte du témoignage des hérétiques.
Mais bientôt ce principe fut généralement accepté, incorporé
dans le droit canonique et confirmé par une pratique constante.
A la vérité, s'il en avait été autrement, l'Inquisition aurait été
privée d'une de ses ressources les plus fécondes pour découvrir
et poursuivre les hérétiques. De même, les excommuniés, les
parjures, les personnes infâmes, les usuriers, les filles publi-
ques et toutes les personnes qui, suivant la jurisprudence
criminelle du temps, étaient considérées comme incapables de
porter témoignage, pouvaient témoigner valablement contre
des hérétiques. De toutes les exceptions légales que l'on pouvait
invoquer contre des témoins, une seule, celle d'inimitié mor-
telle, était maintenue (1).
D'après la loi criminelle en usage dans les pays d'Italie, per-
sonne ne devait témoigner au-dessous de l'âge de vingt ans ;
mais, dans les affaires d'hérésie, les dépositions de témoins
plus jeunes étaient reçues et, bien que non légales, suffisaient
à justifier la torture. En France, la limite d'âge semble avoir
été moins rigoureusement fixée et la décision était réservée, en
cela comme en tant d'autres matières, à la discrétion de l'inqui-
siteur. Gomme le concile d'Albi fixe à sept ans l'âge où les
enfants devaient fréquenter l'Eglise, apprendre le Credo, le
Pater Noster et la Salutation à la Vierge, on peut admettre
qu'au dessous de cet âge leur témoignage n'était pas reçu.
Dans les procès-verbaux de l'inquisition l'âge des témoins est
rarement indiqué ; cependant j'ai noté un cas, en 1244, après
la prise du nid d'hérétiques de Montségur, où il est question
436 d'un témoin, Armand Olivier, âgé de dix ans seulement. II
(i) G. 17 Cod. IX. h f Honor. 423)— Pseudo-Julii EjMst. h c. 1 8. (Gratiani Dem t. P. n
caus. v. Q. 3, c. 5.)— Pseudo-Eutychiani Epist. ad Episcopos Siciliae. — Gratiani Com-
ment, in Dtcret. P. h. caus. h. Q. 7, c. 22; caus. vi. Q. 1, c. lï>. — Hist. Diplcmi.
Frid. II. T. iv. p. 2^9-300. — Guill. Pod. Laur. c. 40.- Alex. PP. IV. Bull. Consuluit, 6
Mai 1 360 (Dout, XXXI. 205); Ejusd. Bull. Quod super nonnullis, 9 Dec. 1257 ; 15 Dec.
1258. ~- G. 5 Sexto v. 2. — G. 8. § 3 Sexto v. 2. — Concil. Biterrens. ann. 1246
— c. 12. Jacob. Laudun. Orot. in Conc. Constant. (Von der Hardt iu. 60J — Hss.
Bib. Nat. fonds latin, n° 14930, fol. 221. — Zanchini Tract, de Hxret. c. xi, un.
— Eymeric. Direct. Inq. p. 602-6.
Suivant la loi anglaise de cette époque, les criminels et leurs complices ne pou-
vaient pas tém igner, même dans le cas de haute trahison (Bracton, Lib. m>
Tract, u. cap. 3, n° 1.)
TÉMOINS A CHARGE SEULS ADMIS 494:
avoua avoir été un croyant cathare depuis qu'il avait atteint
l'âge de raison et il devenait ainsi responsable tant pour lui-
même que pour les autres. Son témoignage est sérieusement
allégué contre son père, sa sœur et près de soixante-dix autres
personnes; il y donne les noms de soixante personnes qui,
près d'une année auparavant, avaient assisté au sermon d'un
évêque cathare. La précision extraordinaire d'une mémoire
aussi jeune ne semble avoir éveillé aucun soupçon et ce témoi-
gnage d'un enfant dut sembler décisif contre tous les malheu-
reux qu'il avait désignés, car, à l'en croire, ils avaient tous
« vénéré » leur chef spirituel (1).
Les femmes, les enfants et les serviteurs des accusés ne pou-
vaient pas témoigner en leur faveur ; mais si leur témoignage
était hostile, on le recevait avec plaisir et on le considérait
même comme particulièrement probant. Il en était de même
des hérétiques, qui, comme nous l'avons vu, étaient reçus
comme témoins à charge, mais repoussés s'ils témoignaient en
sens contraire. En somme, la seule exception qu'on pût invoquer
contre un témoin était celle de malignité. Si c'était un ennemi
mortel du prisonnier, on présumait que son témoignage était
dicté par la haine plutôt que par le zèle pour la foi et l'on
demandait qu'il fût rejeté. Quand il s'agissait d'un mort, le
témoignage du prêtre qui l'avait confessé et lui avait adminis-
tré le viatique, ne comptait pour rien ; si le même prêtre
témoignait que le défunt avait avoué son hérésie, s'était
rétracté et avait reçu l'absolution, ses ossements n'étaient pas
exhumés et brûlés, mais ses héritiers devaient supporter
l'amende ou la confiscation qui lui auraient été infligées de son
vivant (2).
Bien entendu, aucun témoin ne pouvait refuser de témoi-
gner. Aucun privilège, aucun vœu, aucun serment ne pouvaient
(1) Bernardi Comens. Lucerna Inquisit. s. v. Testis, n° 14. — Concil. Albiens.
ann. 12.4 c. 18. — Coll. L)oat, XXII. :37 sq.
Dan* la loi féodale allemande, personne n'était admis à témoigner au-dessous de
dix-huit ans. — Saechsisch'S Lehenr<chtbuch, c.49 (Daniels. Berlin, 1863, p. 1 i 3 . >
(2) Eymerich. Direct. Inq. p. 611-13. — Concil. Narbonn. ann. 1244 c 25. —
Concil. Biterrens. ann, 1246 c. 14. — Arch. de 11 nq. de Carcass. (Doat, XXXI.
119.)
437
492 VIOLATION DE LA CONFESSION
l'affranchir de ce devoir. S'il y mettait de la mauvaise volonté
ou de l'hésitation, il y avait tout auprès du tribunal la chambre
de torture, dont les instruments de persuasion étaient em-
ployés non moins libéralement contre les témoins que contre
les accusés. C'est grâce à leur intervention qu'on parvenait à
lever tous les doutes au sujet de la sincérité des témoignages;
si ce terrible abus resta longtemps en vigueur dans h droit
criminel de toute l'Europe, c'est à l'exemple donné par l'In-
quisition qu'il est juste de l'attribuer. Même le secret du con-
fessionnal n'était pas- respecté dans les efforts fanatiques des
inquisiteurs pour obtenir toutes les informations possibles
contre les hérétiques. Les prêtres avaient ordre d'exiger que
leurs pénitents leur révélassent tout ce qu'ils savaient au
sujet d'hérétiques et de fauteurs de l'hérésie. Le secret de la
confession ne pouvait pas être ouvertement violé, mais on
arrivait indirectement au même résultat. Quand un confesseur
apprenait quelque chose touchant l'hérésie, il devait en prendre
note et s'efforcer de persuader à son pénitent de le révéler
aux autorités compétentes. S'il n'y réussissait pas, il devait,
sans prononcer de noms, consulter des hommes « expérimen-
tés et craignant Dieu » pour savoir quel parti il lui fallait
prendre. On devine où aboutissaient ces pieuses consultations,
puisque le seul fait de demander conseil en pareille occurence
montre que l'obligation même du secret n'était pas réputée
absolue (1).
L'hérésie était naturellement un cas « réservé » pour lequel
le confesseur ordinaire ne pouvait donner l'absolution. Ainsi
un homme de Real mont en Albigeois, qui se repentait d'avoir
assisté à un conventicule de Cathares, alla trouver un Francis-
cain et se confessa à lui, acceptant la pénitence ordinaire consis-
tant en petits pèlerinages et en quelques autres actes de contri-
tion (2). Mais, à son retour, il fut saisi par l'Inquisition, jugé
(i) Guid. Fulcod. Quœst. vin. — Pegnœ Comment, in Eymevic. p. 601. — Zau-
chini Tract, de JHœretic. c. xin. — Doctrina de modo procedendi (Martène, JAe-
saur. V. 1802.)
(2) Vaissete, IV. H,
DISSIMULATION DU NOM DES TÉMOINS 493
et jeté en prison; la pénitence qu'il avait subie était considérée
comme nulle et non avenue.
Après avoir ainsi jeté un coup d'œil sur les procédés de l'In-
quisition en matière de témoignage, nous en croyons volontiers
les légistes d'après lesquels une condamnation pour hérésie
s'obtenait plus facilement que pour tout autre crime. On ensei-
gnait aux inquisiteurs qu'un faible témoignage suffisait à la
prouver — « probatur quis hœreticus ex levi causa » ; mais
quelque abominable qu'ait été ce système, il y avait pis
encore. L'infamie suprême de l'Inquisition consistait à refuser
aux accusés toute connaissance des noms des témoins qui dépo-
saient contre eux.
Dans les tribunaux ordinaires, même lorsque la procédure
était inquisitoriale, les noms des témoins étaient communiqués
à l'accusé avec leurs témoignages. On se souvient que lorsque le
légat Romano conduisit une enquête à Toulouse en 1229, les ac-
cusés le poursuivirent jusqu'à Montpellier en le suppliant de leur 438
faire connaître les noms de ceux qui avaient témoigné contre
eux. Le cardinal reconnut leur droil. mais se tira d'affaire en
leur montrant seulement la longue liste de tous les témoins
qui avaient comparu pendant l'enquête, alléguant comme
excuse le danger auquel ces témoins étaient exposés de la part
de ceux qu'ils avaient chargés. Il est vrai que ce danger était
réel, les inquisiteurs et les chroniqueurs rapportant quelques
cas d'assassinat attribués à cette cause ; il y en avait eu six à
Toulouse entre 4301 et 1310. C'est le contraire qui eût été sur-
prenant et peut-être la crainte de ces sauvages représailles
aurait-elle pu servir utilement à réfréner la rage des délations
malveillantes. Mais le fait qu'une excuse aussi futile était
alléguée systématiquement montre seulement que l'Église
avouait ses dénis de justice et en avait honte, puisqu'aucunc
précaution semblable n'était jugée nécessaire dans les autres
affaires criminelles. Dès 1244 et 1246, les conciles de Narbonne
et de Béziers défendent aux inquisiteurs de désigner les témoins
d'une manière quelconque, alléguant comme motif le « désir
28
-494 CRAINTES POUR LA VIE DES TÉMOINS
prudent » du Saint-Siège. Quand Innocent IV et ses successeurs
réglèrent la procédure inquisitoriale, la défense de publier les
noms des témoins, par crainte de les exposer à des sévices,
fut tantôt exprimée et tantôt omise. Lorsqu'enfîn Boni face VIII
incorpora dans le droit canonique la règle de taire les noms,
il exhorta expressément les évêques et les inquisiteurs à agir à
cet égard avec des intentions pures, à ne point taire les noms
quand il n'y avait pas de péril à les communiquer et à les révé-
ler si le péril venait à disparaître. En 4299, les Juifs de Rome
se plaignirent à Boniface que les inquisiteurs leur dissimulaient
les noms des accusateurs et des témoins. Le pape répliqua que
les Juifs, bien que fort riches, étaient sans défense et ne
devaient pas être exposés à l'oppression et à l'injustice résul-
tant des procédés dont ils se plaignaient. Sans doute, il leur en
coûta une forte somme, mais, en fin de compte, ils obtinrent
ce qu'ils demandaient. Partout ailleurs, c'était un fait reconnu
que les inquisiteurs ne tenaient nul compte des exhortations
de Boniface, comme les conciles de Narbonne et de Béziors
avaient dédaigné les instructions similaires du cardinal d'Al-
bano. Bien que, dans les manuels à l'usage des inquisiteurs, la
réserve dite du péril soit généralement mentionnée, les ins-
tructions touchant la conduite des procès admettent toujours,
comme une chose évidente, que le prisonnier ignore les noms
des témoins à charge. Dès l'époque de Gui Foucoix, ce légiste
considère la dissimulation du nom des témoins comme une
pratique générale; un manuel manuscrit presque contempo-
rain de Gui signale cet usage comme une règle ; plus tard,
439 Eymerich et Bernardo di Como nous disent l'un et l'autre que
les cas où il n'y a pas péril pour les témoins sont rares, que
le péril est grand lorsque l'accusé est puissant et riche,
mais plus grand encore quand il est pauvre et que ses amis
n'ont rien à perdre. Évidemment, Eymerich juge plus con-
venable de refuser nettement les noms que d'adopter l'expé-
dient de quelques inquisiteurs trop consciencieux auxquels le
cardinal Romano servit de modèle. Cet expédient consistait à
présenter les noms des témoins inscrits sur une feuille spéciale,
DISSIMULATION DES TÉMOIGNAGES 495
dans un ordre tel qu'il était impossible d'attribuer tel témoi-
gnage à l'un ou à l'autre, ou mêlés à d'autres noms de manière
à ce que la défense fût hors d'état de reconnaître ceux des
témoins. De temps en temps, on adoptait un système un peu
moins déloyal, mais également efficace, consistant à déférer
le serment à une partie des témoins en présence de l'accusé et
à examiner les autres en son absence. Ainsi, en 1319, lors du
procès de Bernard Délicieux, sur quarante-huit témoins dont
on rappelle les dépositions, seize seulement prêtèrent serment
en sa présence. Lors du procès de Jean Huss, en 1414, il est dit
qu'à un certain moment quinze témoins furent introduits dans
sa cellule et y prêtèrent serment devantlui (1).
Le refus de communiquer les noms des témoins n'était qu'un
premier pas : on en vint bientôt, du moins dans certains
procès, à dissimuler les témoignages. L'accusé était alors jugé
sur des pièces qu'il n'avait pas vues, émanant de témoins
dont il ignorait l'existence (2). Comme, en principe, on ne
reconnaissait à ce dernier aucun droit, l'inquisiteur pouvait se
permettre sans scrupule tout ce qui lui semblait conforme aux
intérêts de la foi. Ainsi, nous dit-on, si un témoin à charge
rétracte son témoignage, l'accusé ne doit pas en être instruit,
car cela pourrait l'encourager dans sa défense; cependant on
recommande au juge de ne point perdre de vue cet incident au
moment de rendre sa sentence. La sollicitude de l'Inquisition 440
pour la sécurité des témoins allait même si loin que l'inquisi-
(t) Bernardi Comens. Lvcerna lnquisit. s. v. Probatio, n° 3. — Archidiac.
Gloss. sup. c. xi. § i Sexto v. 2. — Guill. Pod. Laur. c. 40. — Bern. Guidon.
Gravamina (Doat, XXX. 102 ) — Concil. Narbonn. ann. 1244 c. 22. — Concil.
Biter.ens. ann. 1246 c. 4, 10. — Arch. de l'Inq. de Carc. (Doat, XXXI. 5.) —
Innoc. PP. IV. Bull. Cum neçjotiu™, 9 Mart. 1254; Ejusd. Bull. ! t commission.
21 Jun. 1254. —Alex. PP. IV. Bull. Licet vobis, 7 Dec. 1255; Eju>d. Bull. Prœ
cunctis, § 6, 9 Nov. 1256; Ejusd. Bull. Super extirpation**, § 9, 1258. — Clem.
PP. IV. Bull. Licet ex imnihns, 17 Sep. 1265. — Ejusd. Bull. P? œ cunctis, 23
Feb. 1266. — Guid. Fulcod. Quaest. xv. — Un'. Bib. Nat., fonds latin, n° 14930,
fol. 221.— C. 20Se>to \. 2.- Digard, Beg. de Boni/ace VIII, t. h, p. 412, n° 3063.
— Bero. Guidon. Practira P. iv (Doat, >XX.) — Be?ponsa Prudentum (Doat,
XXXVII.) — Eymeric. Dirert. lnq. p. 4.r;0, 610, 614, 626, 627. Cf. Pegnse Com-
ment, p. 627-8. — Mss. Bib. Nat., londs latin, n° 4270. — Bernardi Comens.
Jucerna Inquisit. s. v. Nomina. — Mladeno\ic Relatio (Palacky, Documenta
Loanriis H\ts. p. 252-3.)
(2) [Cela s'est vu en décembre 1894. — Trad.]
496 PRIME A LA CALOMNIE
teur pouvait, s'il le jugeait convenable, refuser de communi-
quer à l'accusé une copie des témoignages. Affranchi de toute
surveillance et, dans la pratique, de tout danger d'appel, l'in-
quisiteur suspendait ou abrogeait à son gré toutes les lois tuté-
laires de la défense, lorsque les exigences de la religion en péril
paraissaient le commander (1).
Parmi les nombreux maux résultant de cette dissimulation,
qui déchargeait témoins et accusateurs de toute responsabilité,
le moindre n'était pas le stimulant ainsi ajouté à la délation et
la tentation offerte aux âmes viles de satisfaire leurs rancunes.
Môme sans désir particulier de nuire à autrui, un malheureux,
dont la volonté avait été brisée par les souffrances et la tor-
ture, pouvait, au moment de sa confession tardive, ajouter de
l'intérêt à son histoire en y faisant entrer les noms de toutes
les personnes qu'il connaissait, en déclarant qu'elles avaient
assisté à des conventicules et à des hérétications . Il n'est pas
douteux que la tâche de l'Inquisition n'ait été grandement
accrue par la protection qu'elle accordait ainsi aux délateurs et
aux calomniateurs ; elle devint par là l'instrument et
l'auxiliaire d'un nombre immense de faux témoins. Les inqui-
siteurs sentaient bien ce danger et prenaient souvent des précau-
tions en conséquence, avertissant un témoin des peines atta-
chées au parjure, l'obligeant à déclarer qu'il s'y soumettait à
l'avance, l'interrogeant d'une façon pressante pour savoir s'il
avait été suborné. De temps en temps, nous trouvons un juge
consciencieux, comme Bernard Gui, qui examine avec soin les
témoignages, les compare et y démêle des contradictions qui
prouvent que l'un d'eux au moins est mensonger. Il fit cela,
à notre connaisance, deux fois, en 1312 et en 1316; le premier
de ces cas offre un intérêt particulier.
Un certain Pons Arnaud se présenta spontanément et accusa
son fils Pierre d'avoir essayé de le faire hérétiquer alors qu'il
était atteint d'une maladie qui paraissait mortelle. Le fils nia.
Bernard s'assura que Pons n'avait pas été malade à la date
(I) Re-ponsa Pnulentum (D mt. XXXVU.) — Bernardi Coraens. Lucerna Inquis.
s. v. Trad'rt. — Zanc'iini >r>ct. de Hœret. c. ix.
CONSPIRATIONS CONTRE DES INNOCENTS 497
indiquée et que, dans la localité désignée par le père, il n'y
avait jamais eu d'hérétiques. Armé de cette information, il 441
obligea l'accusateur à confesser qu'il avait inventé toute l'his-
toire pour perdre son fils. Si cette affaire fait honneur à l'in-
quisiteur, elle montre trop clairement aussi de quels pièges
était alors entourée l'existence de tous les hommes. Un cas
semblable se produisit en 1329. Henri de Chamay, inquisiteur
de Carcassonne, découvrit à cette époque une véritable conspi-
ration ourdie pour perdre un innocent, et il eut la satisfaction
de contraindre cinq faux témoins à avouer leur crime. Bien
que le faux témoignage fût sévèrement puni, il se produisait
d'autant plus fréquemment qu'il était plus difficile à découvrir.
Dans les documents trop peu nombreux qui sont parvenus
jusqu'à nous, on trouve la mention de six faux témoins (dont
deux prêtres et un clerc), condamnés lors d'un auto de fé tenu
à Pamiers en 4323; quatre furent condamnés à Narbonne en
décembre 4328; un à Pamiers, quelques semaines après ;
quatre autres à Pamiers, en janvier 4329, et sept autres (dont
l'un était notaire) à Carcassonne, au mois de septembre de la
même année. Nous pouvons conclure de là que si les archives
de l'Inquisition nous étaient accessibles dans leur ensemble, la
liste des faux témoins serait d'un longueur effroyable et impli-
querait un nombre prodigieux d'erreurs judiciaires, commises
toutes les fois que les faux témoins ne purent être démasqués
à temps. Nous n'avons pas besoin d'apprendre par Eymerich
5ue les témoins conspiraient souvent la ruine d'un innocent;
mais nous pouvons ne point partager sa confiance lorsqu'il
nous assure qu'un examen rigoureux permet toujours à l'in-
quisiteur de découvrir la fraude. Y a-t-il autre chose que la
logique inquisiloriale poussée à l'extrême dans cet aphorisme de
Zanghino, qu'un, témoin qui rétracte un témoignage hostile doit
être puni pour faux témoignage, mais que son témoignage même
doit être conservé et peser de tout son poids sur la sentence? (4).
(I) Lib. Onress. Inq. Albiens. (Ms*. Bib. Nat., fonds latin, 11847). — Lib. Sen-
.ent. Inq. Tolos. p. 96 7, 180, 393.— Arch. de l'Inq. de C;.rca-s. (Doat, XXVII, 118,
33, 140, 149, 178, 204-16.)— Eymeric. Direct, Inq. p. 52i. — Zanchini, Trac .
ie Hasret. c. xiv.
9*
498 FAUX TÉMOINS
Quand on démasquait un faux témoin, on le traitait avec
autant de sévérité qu'un hérétique. Quatre pièces de drap
rouge, découpées en forme de langues, étaient fixées, deux sur
sa poitrine, deux sur son dos, et il était condamné à porter, sa
vie durant, ces marques d'infamie; le dimanche, pendant le
service divin, on l'exhibait au peuple sur un tréteau devant la
442 porte de l'église, et il était généralement jeté en prison pour
le reste de sa vie. En 1322, un nommé Guillem Maurs fut con-
damné pour avoir falsifié, à l'aide de complices, des lettres de
l'Inquisition, qui permettaient de lancer des citations pour
crime d'hérésie et d'extorquer de l'argent à ceux qu'on mena-
çait. Maurs dut porter sur la poitrine et sur le dos non plus
des langues, mais des lettres rouges. D'ailleurs, la rigueur du
châtiment n'étart pas uniforme. Les faux témoins condamnés
à Pamiers en 4323 ne furent pas punis de prison. En revanche,
les quatre faussaires de Narbonne, en 1328, furent considérés
comme particulièrement coupables, parce qu'ils avaient été
subornés par des ennemis personnels de l'accusé : on les con-
damna à l'emprisonnement perpétuel, au pain et à l'eau, avec
des chaînes aux mains et aux pieds. L'assemblée d'experts
tenue à Pamiers, lors de Vauto de janvier 1329, décida que les
faux témoins devraient non seulement subir la prison, mais
réparer les dommages qu'ils avaient causés aux accusés. Ce
principe du talion fut appliqué plus complètement encore par
Léon X en 1518, dans un rescrit à l'Inquisition d'Espagne,
l'autorisant à livrer au bras séculier les faux témoins qui
auraient réussi à causer un dommage notable à leurs victimes.
Les expressions dont se sert le pape prouvent que ce crime
était encore fréquent. Zanghino nous dit qu'à son époque il
. n'y avait pas de pénalité légale définie, et que le faux témoin
devait être puni «à la discrétion de l'inquisiteur» — nouvel
exemple de la tendance qui domine toute la jurisprudence
inquisitoriale. consistant à imposer aux tribunaux le moins
d'entraves possible, à les revêtir d'un pouvoir discrétionnaire
et à se fier à Dieu, au nom et pour la gloire duquel ils opé-
POUVOIRS ILLIMITÉS DES JUGES 499
raient, afin qu'il leur inspirât la sagesse nécessaire à l'accom-
plissement de leur mission (1).
(1) Lib. Sentent. Inq. Tolosan. p. 297, 393. — Arch. de l'Inq. de Carcas^onne
(Doat, XXVII. 119, 133, 140, 241). — Pegnge Comment, in Ëymeric. p. G25. —
Zanchini Tract, de Hxret. c. xiv.
500
DROITS DE LA DEFENSE
CHAPITRE XI
LA DEFENSE
443 II résulte de ce qui précède que la procédure du Saint-Office
réduisait singulièrement les droits et les facilités de la défense.
Toute la procédure préliminaire était secrète et soustraite à la
connaissance de l'accusé. Son dossier était constitué avant son
arrestation; il pouvait être interrogé, exhorté à avouer,
emprisonné même pendant des années et soumis à la torture
avant de savoir au juste quelles charges on avait relevées
contre lui. C'est seulement quand on lui avait extorqué des
aveux, ou que l'inquisiteur désespérait d'en obtenir, qu'on lui
faisait connaître les témoignages à charge, tout en supprimant
d'ordinaire les noms des témoins. Cette méthode brutale offre
un cruel contraste avec le souci éclairé d'éviter l'injustice qui
inspirait les tribunaux épiscopaux à la même époque. D'après
les canons du concile de Latran, concernant les officialités,
l'accusé devait être présent à l'enquête faite contre lui, à moins
qu'il ne fut en état de contumace; tous les griefs devaient lui
être soumis, afin qu'il pût y répondre; les noms des témoins,
ainsi que leurs témoignages, devaient être publiés et l'on
devait admettre toutes les exceptions légitimes, « parce que la
suppression des noms encouragerait la calomnie et que le rejet
des exceptions ouvrirait le champ aux faux témoignages » (1).
Combien était différente la condition de l'accusé suspect d'hé-
résie et dont on présumait toujours la culpabilité! L'inquisiteur
(i) Concil. Lateran. IV. ann. 1215 c. 8.
(r.n 1254, saint Louis ordonne que dans tous les cas criminels où la procédure
inquis t riale est en us.ige, la procédure entier* doit être soumise à Tac» usé. —
Vaissete, éd. Privât, vin. 1348.
pas d'avocats 501
ne faisait pas effort pour éditer une injustice, mais pour oblige1"
l'accusé à confesser sa faute etàdemanderd'être réconcilié avec
l'Église. Pour que ce but pût être plus aisément atteint, les
facilités de la défense furent systématiquement réduites au
minimum.
Il est vrai qu'en 4246 le concile de Béziers décida que l'accusé 444
aurait toutes les facilités pour se défendre, y compris les délais
nécessaires, l'admission d'exceptions et le droit de réponse ;
mais si ces règles avaient pour but de diminuer l'arbitraire qui
caractérisait déjà l'action inquisitoriale, il est certain qu'elles
furent complètement dédaignées. D'abord, le secret permettait
au juge de faire ce que bon lui semblait. En second lieu, pour
rendre l'arbitraire plus absolu encore, on refusa à l'accusé le
droit de se faire assister d'un avocat. Alors, comme aujour-
d'hui, la complication des formes légales rendait indispensable
à tout homme traduit en justice le concours d'un légiste expé-
rimenté. Gela était si bien admis que, devant les tribunaux
ecclésiastiques, on fournissait souvent des avocats gratuits à
ceux qui étaient trop pauvres pour les payer. Dans la charte
accordée en 1212 par Simon de Monfort à ses nouvelles pro-
vinces, il est dit que la justice sera toujours gratuite et que
les plaideurs indigents jouiront de l'assistance judiciaire. On
trouve la même disposition dans la loi espagnole de cette
époque. Alors donc que ce droit de la défense était reconnu
dans les cas les moins importants, il paraissait si exorbitant
de le refuser à ceux qui luttaient pour leur existence, devant
un tribunal où l'accusateur était aussi le juge, que l'Église
éprouva d'abord quelques scrupules ; mais elle arriva à ses fins
par une voie indirecte. Une décretale d'Innocent III, incorporée
dans le droit canonique, avait interdit aux avocats et aux gref-
fiers de prêter leur concours à des hérétiques et à des fauteurs
d'hérésie, ainsi que de plaider pour eux devant les tribunaux.
Cette interdiction qui, dans l'esprit du pape, ne concernait
sans doute que les hérétiques endurcis et reconnus tels, fut
bientôt étendue aux simples suspects qui luttaient pour établir
leur innocence. Les conciles de Valence et d'Albi, en 1248 et
502 MENAGES AUX NOTaLRES
1254, tout en prescrivant aux inquisiteurs de ne pas se laisser
arrêter par les vaines chicanes des avocats, rappelèrent d'une
manière significative la disposition de la loi canonique, en la
déclarant applicable à l'avocat qui oserait défendre un héré-
tique. Cette manière de voir prévalut si bien que Bernard Gui
n'hésite pas à qualifier de fauteurs d'hérésie les avocats des
hérétiques — et l'on sait que le fauteur d'hérésie passait, de
plein droit, pour un hérétique si, dans le délai d'un an, il
US n'avait pas donné satisfaction à l'inquisiteur. Si nous ajou-
tons à cela tes exhortations sans cesse réitérées aux inquisi-
teurs de procéder sans souci des formes légales ou des chicanes
des avocats, l'avertissement donné aux notaires que la rédac-
tion d'une rétractation d'aveux faisait d'eux des complices de
l'hérésie, on comprendra qu'il n'était pas nécessaire de refuser
formellement aux accusés l'assistance d'un avocat. Eymerich
prend soin de dire qu'un accusé a le droit de se faire défendre
et que, si on l'en empêche, cela constitue un motif d'appel ;
"mais il affirme aussi que lïnquisiteur peut poursuivre un
avocat ou un notaire qui défend la cause d'un hérétique.
Un siècle plus tôt, un manuel manuscrit à l'usage des inquisi-
teurs leur enjoint de poursuivre comme fauteurs d'hérésie les
avocats qui accepteraient de défendre des hérétiques, en ajou-
tant que si ces avocats sont des clercs, ils doivent être privés à
jamais de leurs bénéfices. Ce devint par la suite un principe
reconnu du droit canonique qu'un avocat d'hérétique devait
être suspendu de ses fonctions et noté d'infamie à perpétuité.
Il n'est donc pas étonnant que les inquisiteurs aient fini par
prendre pour règle d'interdire la présence d'avocats dans les
procès de l'Inquisition.
Cette injustice avait cependant une compensation, car le
recours à un avocat pouvait être aussi périlleux pour l'accusé
que pour son défenseur; en effet. l'Inquisition avait le droit de
s'assurer toutes les informations accessibles; elle pouvait con-
voquer l'avocat comme témoin, le forcer de lui abandonner
tous les documents qu'il possédait et de lui révéler ce qui
s'était passé entre lui et son client. Ces considérations,
IMPUISSANCE DE LA DÉFENSE 503
d'ailleurs, n'ont guère qu'une valeur théorique, car on peut
douter qu'un avocat quelconque soit jamais intervenu devant
le tribunal inquisitorial. La terreur qu'il inspirait est claire-
ment attestée par le fait suivant. En 1300, le Frère Bernard
Délicieux fut chargé par le provincial franciscain de défendre la
mémoire de Castel Fabri. Nicolas d'Abbeville, l'inquisiteur de
Carcassonne, lui refusa brutalement l'audience qu'il sollicitait;
alors Bernard ne put trouver dans toute la ville un seul notaire
qui osât lui prêter son concours pour rédiger une protestation
légale; tous craignaient d'être arrêtés et poursuivis s'ils s'oppo-
saient, en quoique ce soit, a la tyrannie du redoutable inquisi-
teur. Bernard fut obligé d'attendre une douzaine de jours jus-
qu'à ce qu'il pût faire venir un notaire d'une ville éloignée pour
accomplir une simple formalité! Les fonctionnaires locaux
avaient de bonnes raisons de redouter le courroux de Nicolas,
car, quelques années auparavant, il n'avait pas hésité à jeter
en prison un notaire pour avoir osé rédiger un appel des habi- 446
tants de Carcassonne au roi de France (4).
Ce qui précède fait suffisamment connaître l'esprit qui
dominait tous les actes de l'Inquisition. Les hommes qui orga-
nisèrent le Saint-Office savaient trop bien ce qu'ils voulaient
pour laisser la porte ouverte aux habiletés et aux arguties de
la défense. Celle-ci ne pouvait, de l'aveu général, recourir qu'à
un seul moyen : la disqualification des témoins à charge. Comme
nous l'avons vu, un témoin pouvait être disqualifié sous le pré-
texte d'inimitié mortelle à l'endroit de l'accusé; mais, pour que
l'inimitié fut qualifiée ainsi, il fallait qu'il y eût eu effusion de
sang, ou du moins une querelle assez grave entre les parties pour
avoir pu amener ce résultat. Comme c'était là le seul espoir de la
(i) Concil. Biterrens. ann. 1246, apppnd. c. 8.— Concil. Campinacens. ann. 123ê
c. 14. — Contre le Franc-Alleu sans Tiltre, Paris, 1629, p. 2 16. — Fuero Real de
Espana, lib. i, tit. ix, leg. 1. — Foumier, Les officialités, etc. p. 289. — C. 11.,
Extra v. 7. — Concil. Valentin. ann. 1248 c. 11. — Concil. Albiens. ann. 1254
c. 23. — Bernard Guidon. Practica P. iv (Doat, XXX.) — Eymeric. Dwect. Inguis.
p. 446, 452, 565, 568. — Angeli de Clavasio, Summa angelica, s. v. Hxreticns,
§ 20. — Mss. Bib. Nat., londs latin, n° 14930, fol. 220. — Bernardi Comens.
Lucerna Inq^intor. s. vv. Advocatus, Defensor. — C. 13, § 7, Extra v. 7. —
Alei. PP. IV. Bull. Cupie?itc*, 4 Mart. 1260. — Arch. de l'Inq. de Carcassonne.
Doat, XXXIV. 123.) — V»isSete, IV. 72.
U7
504 PAS DE TÉMOINS A DÉCHARGE
défense, on voit combien était cruelle l'habitude presque géné-
rale de dissimuler à l'accusé les noms des témoins à charge.
Le malheureux en était réduit à chercher, presque au hasard,
quelles personnes avaient pu contribuer à le mettre en cause.
S'il désignait quelque témoin comme son ennemi mortel, on
l'interrogeait sur les causes de cette inimitié; l'inquisiteur
s'enquérait des faits qui avaient motivé la querelle et décidait
si oui ou non ils suffisaient à infirmer le témoignage. Des
légistes consciencieux comme Gui Foucoix et des inquisiteurs
comme Eymerich exprimaient le désir que les juges eux-mêmes
se renseignassent sur l'autorité des témoins et écartassent ceux
qui semblaient inspirés par la haine; mais bien d'autres cher-
chaient plutôt à arracher aux malheureux leur dernière planche
de salut. Une de leurs ruses consistait à demander comme par
hasard à l'accusé vers la fin de son interrogatoire, s'il se con-
naissait des ennemis assez acharnés pour témoigner faussement
contre lui; si, ainsi pris à l'improviste, il répondait négative-
ment, toute défense ultérieure lui devenait impossible. D'autres
fois, on présentait à l'accusé le témoin le plus hostile et on lui
demandait s'il le connaissait; en cas de réponse négative, il
s'interdisait de mettre en avant l'exception d'inimitié person-
nelle. Dans les cas ordinaires, on ne permettait jamais à
l'accusé d'invoquer des témoins à décharge, sauf pour établir
l'inimitié d'un de ses accusateurs. En vertu d'une fiction légale,
on supposait que l'inquisiteur examinait l'une et l'autre face
de la question et veillait sur la défense non moins que sur
l'accusation. En résumé, si un accusé ne parvenait pas à deviner
les noms de ses ennemis et à disqualifier leurs témoignages,
sa condamnation était certaine (1).
En Angleterre, sous l'empire de la coutume barbare de la
(t) Guid. Fulcod. Quzst. xv. — Eymeric. Direct. Inq. p. 446, 450, 607, 610,
614. — Zanchini Tract, de H fret. c. ix, xu. — Litt. Pétri Albanens. (Doat,
Y yy t k \
Dans le registre de l'Inquisition de Carcassonne, de 1249 à 1258, M. Molinior a
relevé deux cas ou l'accusé put faire intervenir des témoins à décharge. Dans i'.m
d'eux, G. Vilanière invoqua deux témoins pour prouver un alibi; dans l'autre,
Guillem Nègre produisit une lettre de réconciliation et de pénitence. Chaque fo s la
dépense eut partie gagnée {Vlnquis dans le Midi, p. 346.)
AFFAIRE DE B. PONS 505
peine forte et dure, un prisonnier qui refusait de plaider cou-
pable ou non coupable était écrasé jusqu'à ce que la mort
s'ensuivit, parce que le procès ne pouvait pas avoir lieu s'il n'v
avait ni confession, ni dénégation. Quelque cruel que fût cet
expédient, il était inspiré par un sentiment viril de la justice,
par le principe que le plus vil des félons devait avoir la possibi-
lité d'établir son innocence. Le système de l'Inquisition était
bien pire. Dans le cas où l'accusé refusait de se défendre, la
procédure suivait son cours. Ce refus était un acte de contu-
mace, équivalent au refus de comparaître; ou bien encore on
y voyait l'équivalent d'un aveu et l'accusé était immédiatement
livré au bras séculier pour être brûlé. Il faut ajouter que ces
cas étaient rares, parce que la torture obligeait les prisonniers
à répondre (1).
Nous citerons quelques cas pour donner une idée de l'extra- 44#
ordinaire simplicité à laquelle se trouvait réduite la procédure
inquisitoriale par suite de l'absence d'avocats et du refus de
toutes facilités à la défense.
Le 49 juin 1252, P. Morret fut appelé devant l'Inquisition de
Carcassonne; on lui demanda s'il voulait se défendre des incul-
pations contenues dans l'instruction dirigée contre lui. Il put
dire seulement qu'il se connaissait des ennemis et en nommer
cinq. Apparemment, il ne réussit pas à désigner l'un de ses
accusateurs, car on lui donna ensuite lecture des témoignages
à charge et on lui demanda trois fois s'il avait quelque chose à
ajouter. Il répondit que non et l'affaire prit fin par la fixation
du jugement au 29 janvier. Deux ans après, en 1254, à Carcas-
sonne, un certain Bernard Pons fut plus heureux, car il lui
arriva de deviner juste en désignant sa propre femme comme
son ennemie mortelle, et nous possédons l'enquête à laquelle on
procéda en conséquence pour savoir si l'inimitié en question avait
bien ce caractère. On interrogea trois témoins, qui jurèrent tous
que la femme de Pons avait de mauvaises mœurs; l'un d'eux dé-
posa qu'elle avait été surprise en adultère par son mari, un autre
(i) Coll Doat, XXXI. 149. — Bernardi Comens. Lucerna Inquisit. s. v. Taci-
turnitat.
29
506 POURSUITES CONTRE LES MORTS
qu'il l'avait battue à cette occasion ; le troisième qu'il l'avait
récemment entendue dire qu'elle voudrait bien que son mari fût
mort, pour qu'elle pût épouser un certain Pug Oler et quelle
serait prête à devenir lépreuse pour en arriver là. Bien que cela
dût paraître suffisant, Pons ne semble pas avoir échappé. En
fait, l'accusé qui essayait de se défendre avait si peu d'espoir de
réussir que fréquemment il y renonçait dès l'abord. A Carcas-
sonne, le 26 août 1252, Arnaud Fabri refusa de recevoir une
copie des témoignages à charge, alors que l'inquisiteur la lui
offrait. Les jugements contiennent souvent une formule établis-
sant que le condamné avait eu la possibilité de se défendre et
avait refusé de s'en prévaloir, preuve que cet abandon de la
défense n'était pas un fait exceptionnel. (1)
Dans le cas de poursuites contre les morts, les enfants ou lés
héritiers du défunt étaient cités à comparaître pour défendre sa
449l mémoire. On publiait dans les églises que toute personne ayant
quelque intérêt dans l'affaire, soit qu'elle possédât des biens
du défunt, soit pour tout autre motif, était invitée à se présenter
devant le tribunal. Un troisième avertissement notifiait au
public que, si aucun témoin ne comparaissait au jour fixé, le
jugement n'en serait pas moins rendu. Ainsi, en 1327, Jean
Duprat, inquisiteur de Carcassonne, ordonne aux prêtres de
toutes les églises, dans les diocèses de Carcassonne, de Narbonne
et d'Alet, de procéder àla publication en question pendant le ser-
vice divin, tousles dimanches et jours de fète,jusqu'àladate fixée
pour le procès, et de lui envoyer une attestation notariée, cons-
tatant que la publication a bien été faite. Les jugements rendus
contre des défunts rappellent toujours avec soin ces avertisse-
ments préalables; mais, malgré cette affectation d'équité, la pro-
cédure à l'égard des morts n'était pas moins une caricature de la
justice que celle dont les vivants étaient les victimes. Lors de
Y auto tenu en 1309 à Toulouse, quatre défunts furent condam-
nés ; or, nous apprenons à cette occasion que, dans un des cas,
(1) Registre de l'Inq. de Carcassonne (Mss. Bib. Nat., fonds latin, nouv. acquis.
139. f. 33, 44, 62). — Practica super Inquisitione (Mss. Bib. Nat., fonds latiD,
i° 14930, fol. 212.)
IMPUISSANCE DES HÉRITIERS 507
personne n'avait comparu et que, dans les trois autres, les héri-
tiers s'étaient présentés, mais avaient renoncé à toute défense.
Dans le cas de Castel Fabri dont il a été question plus haut, où
la fortune du défunt était grande, les héritiers comparurent,
mais toute possibilité de défense leur fut refusée par l'inquisi-
teur Nicolas d'Abbevîlle. Dans le cas de Pierre de Tormamire,
les héritiers réussirent finalement à faire annuler la sentence à
•cause des grossières irrégularités de la procédure ; mais ce
résultat ne fut obtenu qu'au prix d'une lutte de trente-deux
ans, pendant lesquels les biens du défunt restèrent sous séques-
tre. Quelquefois, dans le cas d'hérétication au lit de mort, les
enfants opposaient l'exception de non compos, qui passait, en
principe, pour valable ; mais comme les seules personnes
admises à en témoigner devaient être d'une orthodoxie irrépro-
chable et étrangères à la famille du défunt, on conçoit que
l'allégation des héritiers ne trouvât que bien rarement
créance (1).
Pratiquement, celui qui tombait entre les mains de l'Inquisi-
tion n'avait aucune chance de salut. Théoriquement, il avait,
comme dans d'autres procédures, le droit de récuser son juge,
mais c'était là une expérience bien dangereuse à tenter et nous
croyons sans peine Bernardo di Como, quand il nous dit que
cela n'arrivait jamais. On ne pouvait plaider l'ignorance, car, ^kq
dit Bernard Gui, un ignorant doit partager la condamnation de
son maître, le Père du Mensonge. Celui qui niait avec persistance
le crime qu'on lui imputait, même en se déclarant prêt à confes-
ser la foi et à obéir en toutes choses à l'Église, était un obstiné et
un impénitent, indigne de toute pitié. Le suicide en prison équi-
valait à l'aveu de la faute, moins le repentir. Il est vrai que la
folie ou l'ivresse pouvaient être invoquées comme circonstances
atténuantes pour des propos hérétiques, si l'accusé rachetait sa
J (1) Concil. Biterrens. ann. 1246, Append. c 18. — Doctrina de modo procedendi
<Martène, Thesaur. V. 1813.) — Coll. Doat, XXVII. 97-98; XXIX. 27; XXXIV. 123;
XXXV. 61 ; XXXVIII. 166. — Lib. Sentent. Inquis. Tolosan. p. 33-4. — Molinier,
L'inquis. dans le Midi de la France, p. 287. — Alex. PP. IV. Bull. OHm ex
varte, 24 Sept ; 13 Oct. 1238; Urbani PP. IV*. Bull. Idem, 21 Aug. 1262 (Mag.
Bull. Rom. £ 117.)
508 APPEL AU PAPE
faute par la contrition; mais, en tout état de cause, il devait
d'abord s'incliner devant la conclusion à laquelle était arrivé
f l'inquisiteur ex parte, faute de quoi il était livré au bras
séculier (4).
Bernard Délicieux ne dit que la vérité lorsque, en présence de
Philippe le Bel et de toute sa cour, il déclara que si Saint-Pierre et
Saint-Paul étaient accusés d' « adorer» des hérétiques et étaient
poursuivis par l'Inquisition, ils ne trouveraient aucun moyen de
défense. Questionnés sur leur foi, ils répondraient comme des
maîtres en théologie et des docteurs de l'Eglise; mais quand on
leur dirait qu'ils avaient « adoré » des hérétiques et qu'ils
demanderaient : «Lesquels?», on leur citerait quelques hommes
connus dans le pays, mais sans ajouter aucun détail. Quand
ils demanderaient des indications de temps et de lieu, on ne
leur en donnerait pas, et quand ils demanderaient les noms des
témoins, on n'en révélerait aucun. Comment donc, s'écrie
Bernard, les Saints Apôtres pourraient-ils se défendre, alors sur-
tout que si quelqu'un venait à leur aide, il serait accusé à son
tour comme fauteur d'hérésie? — Tout cela n'est que trop exact.
La victime était enveloppée dans un réseau d'où elle ne pou-
vait échapper et chaque effort qu'elle faisait ne servait qu'à l'y
impliquer davantage (2).
451 En théorie, il est vrai, on pouvait en appeler du Saint-Office
au pape, comme de l'évêque au métropolitain, pour déni dejus-
tice ou irrégularité de procédure; mais cet appel devait avoir
lieu avant le rendu de la sentence, qui était définitive. Ce droit
d'appel peut avoir eu une influence modératrice sur des
évêques exerçant leur juridiction inquisitoriale. Mais quand il
s'agissait d'inquisiteurs, il dépendait de leur bon plaisir d'accor-
der ou de refuser les apostoli, ou lettres renvoyant le cas
devant le Saint Siège, c'est-à-dire qu'ils pouvaient en fournir
d'affirmatives ou de négatives. Les premières admettaient
(1) Bernardi Gomens. Lucerna ïnquisit. s. t. Recusatio. — Bern. Guidon. Prac-
tica P. iv (Doat, XXX.) — Zanthini, Tract, de Hxret. c. n, vu. — Concil. Nar-
bonn. ann. 124i c. 26. — Concil. Biterrens. ann. 1246 c. 9. — Eymeric. Direct*
Inqnix. p. 572.
(2) Mss. Bib. Nat., fonds latin, n° 4270, fol. 139.
DIFFICULTÉ DES APPELS 509
l'appel, les secondes laissaient le cas aux mains de l'inquisi-
teur, à moins qu'il ne fût formellement évoqué par le pape. Or,
cela était nécessairement très rare et une pareille procédure,
par sa complication, n'était ouverte qu'à des hommes très bien
informés. Un accusé comme Maître Eckart, soutenu par tout
l'Ordre Dominicain, pouvait y recourir, bien qu'en fin de compte
il n'ait pas été mieux traité par Jean XXII qu'il ne l'eût été par
l'archevêque de Cologne. Lorsque, en 4323, le Sire de Parthe-
nay, un des seigneurs les plus influents du Poitou, fut accusé
d'hérésie par le frère Maurice, l'inquisiteur de Paris, et enfer-
mé dans le Temple par Charles le Bel, il en appela de Maurice
■en alléguant l'inimitié personnelle que lui portait le juge. Le
roi Charles l'envoya, sous bonne garde, au pape Jean XXII à
Avignon. Le pape refusa d'abord d'admettre l'appel, mais enfin,
sur les instances des amis deParthenay, il consentit à désigner
plusieurs évêques comme assesseurs de l'inquisiteur, et il en
résulta qu'après de longues procédures Parthenay fut mis en
liberté. De pareils cas sont naturellement très exceptionnels;
tout autre était le sort des pauvres gens et des hommes de petite
noblesse qui remplissaient les geôles de l'Inquisition et figu-
raient à ses autos de fé. Les manuels à l'usage des inquisiteurs
ne se font pas scrupule de leur enseigner les ruses et four-
beries auxquelles ils peuvent avoir recours pour éluder toutes
les tentatives d'appel lorsqu'une infraction des règles les a
exposés à cet accident (1).
Il y avait toutefois une autre catégorie de cas où l'interven-
tion du pape pouvait se produire, car le Saint Siège était d'hu-
meur autocratique et savait mettre de côté toutes les règles. La
Curie était toujours avide d'argent et, en dehors de l'Italie,
elle n'avait point de part aux confiscations. On conçoit donc 452
facilement que des hommes opulents, dont tout l'avoir était en
jeu, consentissent à le partager avec la cour pontificale afii
(1) Pegnœ Comment, in Eymeric. p. 675. — Zanehini, Tract. <1e Hxr^t. c. xxix.
— Eymeric. Direct. Inq. p. 453-55. — Grandes Chron. ann. 1323. — Gui! I. Nan-
giac. Contin. ann. 1323. — Chron. de Jean de S. Victor, (lonttn. ann. 1323. —
Bernardi Comens. Lucerna Inquisitor. s. vv. Appellatio, Excet>tiu n° 2.
510 INTERVENTION DU SAINT-SIÈGE
d'obtenir sa toute puissante intervention. Dès 4245, les évoques
du Languedoc se plaignent à Innocent IV que beaucoup d'héré-
tiques échappent ainsi au châtiment. Ce n'était pas seulement
à ceux qui passaient en justice, mais à ceux qui craignaient
d'être cités, aux excommuniés par contumace, aux condamnés,
que les lettres accordées par les pénitenciers pontificaux con-
féraientl'immunité. J'ai rencontré nombre de cas attestant cette-
intrusion du Saint Siège dans l'œuvre du Saint Office ; l'un
d'eux indique clairement à quels arguments on avait recours
pour la provoquer. Par des lettres du 28 décembre 1248, le
pénitencier pontifical Algésius enjoint de relâcher, sans confis-
cation, les prisonniers de l'Inquisition qui avaient confessé
l'hérésie, un des motifs allégués étant la libéralité des donations
qu'ils avaient faites en faveur de la Terre Sainte. Il n'est pas
suprenant que les inquisiteurs se soient quelquefois rebifYés et
il arriva même que l'un d'eux donna une verte leçon à la Curie.
En 1249, quelques habitants de Limoux, condamnés à porter
des croix et à subir de lourdes pénitences, obtinrent d'Inno-
cent IV un ordre qui équivalait à une grâce partielle ; alors les
inquisiteurs, pour témoigner leur dépit, accordèrent à ces péni-
tents l'absolution complète. Innocent se hâta de faire renouveler
la sentence de condamnation, en sorte que les malheureux per-
dirent le fruit de leurs efforts. Moins indiscrète fut l'interven-
tion d'Alexandre IV en 1255, dans le cas d'Aimeric de Bressoles
de Castel-Sarrazin, condamné pour des actes d'hérésie commis
trente ans auparavant. Il représenta qu'il avait accompli la plus
grande partie de sa pénitence et que son grand âge et sa pau-
vreté l'empêchaient de l'achever; sur quoi le pape autorisa
les inquisiteurs à commuer le reste de la peine en œuvres
pieuses. En 1298, Boni face fit disparaître les incapacités légales
qui affligeaient les petits enfants et les arrière-petits enfants de
Clavagemma de Milan, hérétique sur son lTt de mort; les ruines
de leur maison, qui avait été détruite, leur furent rendues;
mais il n'en fut pas de même de leurs biens confisqués. Un cas
remarquable se produisit en KHI, lorsque Grégoire XI autorisa
l'inquisiteur de Garcassonne à mettre en liberté Bidon de Puy-
RARETÉ DES ACQUITTEMENTS 511
Guillem, condamné à la prison perpétuelle et repentant; le
pape motivait son intervention en alléguant qu'il n'existait pas
d'autre pouvoir en état de commuer la peine (1).
Toutefois, comme l'intervention pontificale était contraire à 453
la loi et exceptionnelle, il n'y a pas lieu d'en tenir compte
lorsqu'on considère les effets de la procédure inquisitoriale. Ces
effets étaient tels que la condamnation, sous une forme ou sous
une autre, était réputée inévitable. Le registrede Carcassonne,
de 1249 à 1258, où sont énumérés environ 200 cas, n'indique
pas une seule fois qu'un prisonnier ait été remis en liberté
comme innocent. 11 est vrai que l'interrogatoire d'Alizaïs Debax,
du 27 mars 1249, est suivi de la note : « Elle ne fut pasentendue
à nouveau parce qu'on la considéra comme innocente » ; mais
cette exception apparente est annulée par une seconde note
ainsi conçue : Cruce signât a est, c'est-à-dire qu'elle fut con-
damnée à porter des croix en public, manière d'affirmer, aux
yeux du peuple, que l'Inquisition était infaillible. Un homme
contre lequel il n'existait pas de preuves et qui ne voulait pas
confesser une faute imaginaire était retenu indéfiniment en
prison, à la discrétion de l'inquisiteur; enfin, si la preuve rele-
vée à sa charge était seulement incidente et non directe, si la
suspicion était légère, il pouvait être mis en liberté sous cau-
tion, avec ordre de se tenir à la porte de l'Inquisition depuis
l'heure du déjeuner jusqu'à celle du diner et depuis le dîner
jusqu'au souper, en attendant qu'un nouveau témoignage vint
& surgir contre lui et que l'inquisiteur put prouver saculpabilité
admise d'avance comme certaine. Au nord des Alpes, c'était une
règle universellement reçue que personne ne devait être
acquitté. Tout ce que la justice inquisitoriale pouvait faire,
lorsque l'accusation échouait complètement, c'était de rendre
un verdict de « non prouvé ». On déclarait simplement que les
griefs n'étaient pas établis, mais on se gardait de dire qu'il n'y
en avait pas.' Les inquisiteurs avaient pour consigne de ne
(I) Va*îP»cl«, m. 46:': Pr. 447. — Coll. Doat, XXXI. 152. 169, 283; XXXII. 69;
XXXV. 134. — l'otfhast n° I02«î, 10U1, 10317, 18723, 18895. — Kipoll, i. *87 —
Coll. I) ..at, XXXV. 134.— Digarrl, ll<g. de Uviiiface VIII, t. n, p. 121, n° 2577
542 CANON' UE CLEMENT V
jamais prononcer qu'un homme était innocent, car cela pou-
vait entraver une procédure ultérieure au ras où de nouvelles
charges viendraient à se produire. Toutefois, en Italie, au
xwe siècle, il est possible que cette règle ait été négligée, car
Zanghino donne une formule d'acquittement -— fondée, chose
significative, sur )a malignité établie des témoignages (1).
Clément V reconnut l'iniquité de ce système lorsqu'il incor-
pora dans la loi canonique une déclaration aux termes de
laquelle les inquisiteurs abusaient au détriment des fidèles des
sages prescriptions arrêtées pour la défense de la foi; lorsqu'il
leur interdit de condamner injustement, d'agir pour ou contre
454 un accusé par faveur, par haine ou par cupidité, sous peine
d'une excommunication ipso facto, ne pouvant être levée que
par le Saint-Siège. Hernard Gui s'inscrivit chaleureusement en
faux, contre ces accusations, identiques, dît-il, à celles que les
hérétiques lançaient contre le Saint Office, au grand dommage
de l'Inquisition. « Imputer l'hérésie à un innocent, ajoute-t-il,
est un acte damnable, mais c'en est un autre de calomnier le
Saint Office. Malgré la réfutation des accusationsdirigées contre
celui-ci, le canon de Clément en admet le bien-fondé et rem-
plit de joie les hérétiques. » — Si, comme le dit Gui, les héré-
tiques se réjouirent, ils eurent bien tort, car l'Inquisition pour-
suivit sa marche et les efforts bien intentionnés de Clément ne
furent couronnés d'aucun succès (2).
La constitution du crime de suspicion facilitait singulière-
ment la répugnance du Saint-Office aux acquittement. Cette
pratique dérivait des codes barbares, suivant lesquels l'accusé
devait prouver son innocence soit par l'ordalie, soilpar )<\pur-
gation appelée en Angleterre wager of law, c'est-à-dire
en obtenant qu'un nombre déterminé d'amis vinssent jurer
avec lui que l'accusation était mal fondée. Ledit du couronne-
; ment de Frédéric II prescrivit que les suspects d'hérésie
| devaient s'innocenter de cette manière, si l'Église le demandait,
(1) Molinier, L Inquisition dans le Midi, p. 332-33. — Resp r.usa Prudenfum
(Doat, XXXVII.) — Bern. Guidon. Prachca P. v. (Doat, XXX.)— Eymeric. Direct.
Inquis. p. 474. — Zanchini, Tract, de Hxret. c. xu.
(2) C. 1. Clément, v. 3. — Bern. Guidon. Gravamina (Doat, XXX. H2.)
ACCUSATIONS FRIVOLES
513
sous peine d'être mis hors la loi ; s'ils encouraient cette peine
et y restaient exposés pendant un an, ils étaient condamnés de /
plein droit comme hérétiques. Cette disposition aggravait singu- j
lièrement la suspicion d'hérésie et fut soigneusement exploitée»
La suspicion pouvait naître de diverses façons, mais surtout de
la rumeur publique. Il suffisait de n'avoir par prêté à temps
le serment d'abjuration de l'hérésie imposé à tous les habitants
du Languedoc, ou d'avoir négligé de dénoncer des hérétiques,
ou de posséder des ouvrages hérétiques. L'extension ainsi
donnée à la criminalité fut la cause de mille complications nou-
velles. Les Vaudois enseignaient q .MX ne fallait ni mentir, ni
jurer, ni forniquer, qu'il fallait rendre à chacun ce qui lui
était dû, aller à l'église, payer les dîmes et les autres taxes
dues aux prêtres. Ceux qui écoutaient ces sages conseils et en
approuvaient la teneur devaient-ils être considérés comme sus-
pectsd'hérésie ? On pose cette question àun inquisiteur qui, tout
bien considéré, répond par l'affirmative : les auditeurs seront
tenus pour suspects et soumis à la purgation. Le chancelier 455
Gerson se rendit bien compte des difficultés pratiques que sou-
levait la théorie de la suspicion; il recommanda de nepas per-
dre de vue la diversité des usages suivant les temps et les lieux,
etc.; mais l'Inquisition ne s'arrêtait pas à ces scrupules. Il était
plus facile de traiter les suspects en criminels, d'admettre les
trois degrés de suspicion (légère, véhémente et violente), de la
soumettre à des peines et de frapper des incapacités motivées
parle crime d'hérésie, non seulement les suspects, mais leurs
descendants. On renonça même à définir les trois degrés de
suspicion et on laissa à l'arbitraire de chaque inquisiteur le soin
de classer les cas individuels qui se présentaient. Eymerich
explique que les suspects ne sont pas des hérétiques, qu'ils ne
doivent pas être condamnés comme tels et que leur châtiment
doit être moins grave, sauf dans le cas de suspicion violente.
Mais ses paroles mêmes sont la condamnation la plus sévère de
tout le système. Car comment repousser la « suspicion vio-
lente », puisqu'il était impossible d'invoquer des témoins?
L'accusé pouvait fort bien n'être pashérétique; mais s'il refusait
29.
514 COJlhEURS
d'abjurer l'hérésie et de donner satisfaction, c'est-à-dire de
confesser implicitement un crime imaginaire, il devait être
livré au bras séculier; s'il confessait et demandait d'être
réconcilié à l'Eglise, il devait être jeté en prison pour le reste
de ses jours (i).
En cas de suspicion légère ou véhémente, l'accusé devait
456 fournir des cojureurs pour attester avec lui son innocence. Ces
cojureurs devaient appartenir à la même classe sociale que lui,
le connaître personnellement et jurer, d'abord, qu'ils le
croyaient orthodoxe, puis, qu'ils croyaient véridique son ser-
ment d'exculpation. Leur nombre variait, suivant le bon plai-
sir de l'inquisiteur et le degré de la suspicion, entre trois et
vingt ou trente, ou même davantage. S'il s'agissait d'étran-
gers, qui ne connaissaient personne dans le pays, l'inquisiteur
devait se contenter de peu. La cojuration n'était pas une vaine
cérémonie et, comme d'habitude, tout y conspirait contre l'ac-
cusé. S'il ne réussissait pas à se procurer le nombre voulu de
cojureurs, ou négligeait de le faire dans le délai d'une année,
la loi de Frédéric II était mise en vigueur et il était générale-
ment condamné au bûcher comme hérétique; quelques inqui-
siteurs soutenaient, il est vrai, que cela constituait seulement
une preuve présomptive, non une preuve absolue, et que le
suspect pouvait échapper au bûcher en confessant et en abju-
rant, pour subir ensuite, bien entendu, la pénitence de la pri-
son perpétuelle. S'il réussissait à se purger par la procédure de
la cojuration, il n'était pas acquitté pour cela. Lorsque la
suspicion qu'il éveillait était qualifié de véhémente, il pouvait
(1) Hist. Diplom. Frid. n. T. h. p. 4. — Concil. Tolosan. ann. 1229 c. 18. —
Co. cit. Albiens. ann. 11*54, c. 16. — Concil. Tarraconens. ann. 1242. — Eymeric.
Direct. Inquis. p. 376-8, 380-4, 494-5, 500. — Concil. Biterrens. ann. Î24»>,
Jippend. c 31. 36. — Zanchini Tract. <e Hxiet. v, v.i, xx. — Doctrina de modo
procedendi (Martène, Thés. v. 1802.) — G°rsonis de Protestatione, consid. xn. —
Bernardi Comens. Lucema Inquis. s. v. Prxsumptio, n° 5. — Isambert, Ane.
Loix Françaises, iv. 364.
Il est curieux de voir Cornélius Agrippa soutenir que la loi interdit à l'Inquisi-
tion de se mêler des cas impliquant simple suspicion, ou le fait d'avoir défendu,
accueilli ou secouru des hérétiques (Z>* Vanitaie Sciendarum, cap. xevr.) — Soi*
contemporain, le savant jurisconsulte Ponzinibio, remarque, au contraire, expres-
sément, que la simple suspicion, même non autorisée par la rumeur publique,
suKit à justifier la procédure pour hérésie, mais nou pour d'autres crimes (Pouzi—
uibii de Lamiis c. 88.)
ABJURATION 515
encore être puni ; même si la suspicion était légère, le fait
d'avoir été suspecté le notait pour toujours d'infamie. Avec la
curieuse inconséquence qui caractérisait la procédure inquisi-
toriale, on le contraignait à abjurer l'hérésie après qu'il eût
établi son innocence; cette abjuration restait à son dossier et,
dans le cas d'une accusation ultérieure, le fait d'avoir échappé
à la première était compté comme une preuve de culpabilité.
Si la purgation avait été motivée par une suspicion légère, sa
peine, à la suite d'une accusation nouvelle, était aggravée ; s'il
y avait eu suspicion véhémente, il était considéré comme
relaps, indigne de pitié et livré, sans autre procès, au bras
séculier. Dans la pratique, cette iniquité est surtout intéres-
sante comme manifestant l'esprit de l'Inquisition; car ses mé-
thodes étaient trop rigoureuses pour que le recours à la pur-
gation pût être fréquent et Zanghino, quand il traite cesujet, est
obligé de l'expliquer comme une coutume peu répandue. Cepen-
dant nous en connaissons une application digne de mémoire.
En 4336, à Angermiinde, le frère inquisiteur Jordan admit à
l'épreuve de la purgation un certain nombre de personnes
accusées de la mystérieuse hérésie luciférienne ; quatorze
hommes et femmes, incapables de réunir le nombre voulu de
cojureurs, furent brûlés vifs (1).
Dans tous les cas où l'accusé était admis à se réconcilier à 457
l'Église, l'abjuration de l'hérésie était une formalité indispen-
sable. Tl y avait diverses manières d'abjurer, suivant que la
suspicion était légère, véhémente ou violente, suivant aussi i
qu'on s'était, ou non, confessé et repenti. La cérémonie avait
lieu en public, à un auto de fé, sauf dans des cas rares,
comme ceux d'ecclésiastiques dont la vue pouvait faire scan-
dale ; elle comportait souvent une peine pécuniaire, destinée
à garantir l'observation des engagements souscrits. Le point,
essentiel était que le pénitent devait abjurer l'hérésie en géné-
(1) Concil. Tarraconens. ami. 1242. — Eyme ic. Direct. Inq. p. 376-8,475-6.—
Bernardi Comens. Lucerna Ihquis. s. vv. Pi acti n, Purgatio. — Albertini lie >er-
ior Inquis. s. v. Deficiens. — Gregor. PP. XI. Bull, fïxuommunicamus, 20 Aug.
1220. — Zanchini Tract, de Hxret. c. viu *v«. _ Martini App. ad Mo&heim
ie Beyhardis, p. 537.
516
CONURBATION
rai, et, en particulier, l'hérésie dont il était accusé. Cela fait, en
cas de rechute dans l'erreur, il pouvait toujours être livré sans
procès au bras séculier, sauf si l'abjuration avait été motivée
par une suspicion « légère ». On conçoit donc combien il était
nécessaire de faire abjurer au pénitent l'hérésie in génère, car,
sans cela, après avoir abjuré le Catharisme, il aurait pu adop-
ter l'hérésie vaudoiseetne pas être considéré comme relaps.
Dans la pratique, un tel changement de doctrine ne pouvait
guère se présenter, mais le fait que les inquisiteurs l'ont prévu
montre à quel point ils se souciaient de la forme, tout en
manifestant un profond dédain pour ce que nous appelons la
justice.
L'importance attribuée à l'abjuration parait clairement dans
un cas de l'Inquisilion de Toulouse en 1310. Sibylle, femme de
Bernard Borell, avait été contraintede se confesser et d'abjurer
en 1305. Persistant dans ses pratiques d'hérésie, elle fut arrêtée
derechef en 1309 et obligée à une nouvelle confession. En sa qua-
lité d'hérétique relapse, elle était irrévocablement destinée au
bûcher; mais, heureusement pour elle, sa première abjuration
ne put être retrouvée dans les archives du Saint-Office et, bien
que le reste de l'instruction faite en 1305 fût accessible, elle ne
put être poursuivie que pour un premier crime et ne fut con-
damnée qu'à la prison perpétuelle (1).
Dans le cas de suspects qui s'innocentaient par la compur-
gation (cojureurs), l'abjuration ne comprenait naturellement
458 pas la confession. Mais dans des accusations d'hérésie avec
témoignages à charge, personne ne pouvait être admis a abju-
rer sans avoir préalablement confessé ce dont on l'accusait. Les
dénégations étaient qualifiées à' endurcissement et, à ce titre,
justiciables du bûcher; la confession était la première condition
requise pour l'abjuration. Dans les cas ordinaires, où l'on
employait la torture, la confession se produisait presque tou-
jours. Il y eut cependant des cas extraordinaires, comme celui
(1) Concil. Narbonn. ann. 1244 c. 6, 12. — Muraton, A)ttiq. ltal. Dissert. lx. —
Docfrina de modo procedendi (Martène, T/ies. V, 1800-i.) — Eymeric. Direct.
Inquis. p. 376, 486-7, 4'.»2 8. — Lib Sentent, lnqjis. Tolos. p. 67, 215.
CONFESSION 517
de Jean Huss à Constance, où la torture ne fut pas employée et
où l'accusé nia toutes les charges d'erreur relevées contre lui.
Dans des cas pareils, la nécessité de la confession avant
l'abjuration ne doit pas être perdue de vue si nous voulons en
comprendre toutes les conséquences.
518 CARAÇTÈHE DES SENTENCES
CHAPITRE XII
LA SENTENCE.
4S9 Les fonctions pénales de l'Inquisition étaient fondées sur une
fiction qui doit être expliquée d'abord pour qu'on puisse juste-
ment apprécier une partie de son action. En théorie, elle n'avait
pas la mission d'infliger des peines. Sa mission consistait à
sauver des âmes, à les remettre dans la voie du salut et
à infliger des pénitences salutaires à ceux qui cherchaient cette
voie, comme un confesseur à ses pénitents. Ses jugements
n'étaient donc pas, comme ceux du juge temporel, des ven-
geances exercées par la société sur les coupables, ou des exem-
ples destinés à empêcher, par la terreur qu'ils inspiraient, la
diffusion du crime ; ils avaient simplement pour objet le bien
des âmes égarées, l'effacement ou le rachat de leurs péchés.
Les inquisiteurs eux-mêmes parlent généralement de leur
office dans cet esprit. Quand ils condamnaient un malheureux
à la prison perpétuelle, la formule en usage, dès que la procé-
dure du Saint-Office fut fixée, consistait en une simple injonc-
tion adressée au coupable de se rendre à la geôle et de s'y ren-
fermer, au régime du pain et de l'eau qui complétait la pénitence;
puis on l'avertissait qu'il ne devait pas sortir de prison sous
peine d'être excommunié et considéré comme un hérétique
parjure et impénitent. S'il parvenait à s'enfuir, la demande
d'extradition le représentait comme un insensé, ayant rejeté
la médecine salutaire prescrite pour sa guérison et dédaigné
l'huile et le vin au moyen desquels on cherchait à panser ses
blessures... (1).
(i) Guid. Fulcod. Quxst. xm, xv. — Ripoll, i. 254. — Arch. de l'Inq. de Car-
cass. (Doat, XXXI. 139.)— Arch. de l'évèché d'Albi (Doat, XXXV. 69.) — Lib.
LIMITATION DES PEINES 519
Donc, en principe, le nombre des peines que pouvait infliger 460
l'Inquisiteur était très limité. Il ne condamnait jamais à mort,
mais retirait simplement la protection de l'Église au pécheur
endurci et impénitent, ou au relaps dont la rechute avait prouvé
qu'on ne pouvait se lier à son repentir. Sauf en Italie, il ne
confisquait jamais les biens de l'hérétique, mais constatait
seulement la réalité d'un crime qui, d'après les lois séculières,
rendait son auteur incapable de posséder. Tout au plus pou-
vait-il imposer une amende comme pénitence, qui devait être
employé à de bonnes œuvres. Son tribunal était essentielle-
ment spirituel, jugeait les péchés et prescrivait les remèdes de
l'esprit, sous l'inspiration des Evangiles, dont un exemplaire
était toujours ouvert devant lui. Telle, du moins, était la
théorie de l'Eglise et il faut toujours s'en souvenir si l'on veut
comprendre ce qui paraîtrait autrement illogique et inconsé-
quent — particulièrement en ce qui touche la liberté laissée à
l'inquisiteur dans ses rapports avec les pénitents. Juge des
consciences, il n'était lié par aucun code, par aucune règle;
ceux qu'il citait à son tribunal étaient littéralement à sa merci
et aucun pouvoir, sauf celui du Saint-Siège, ne pouvait modifier
quoique ce soit de ses arrêts (1).
Il résultait parfois de là une indulgence qui serait autre-
ment inexplicable, comme dans le cas des meurtriers de Saint-
Pierre Martyr. Pietro Balsamo, connu sous le nom de Carinoy
l'un de ces assassins à gages, fut pris en flagrant délit et son
évasion de la prison, obtenue par corruption, souleva une révo-
lution populaire à Milan. Et cependant, quand on l'eut repris
et qu'il se fut repenti, on lui pardonna et on lui permit d'entrer
dans l'ordre des Dominicains, où il mourut paisiblement, avec
la réputation d'un beato. Bien que l'Eglise n'ait jamais reconnu
Sentent. Inq. Tolos. p. 32. — Eymeric. Direct. Inquis. p. 465, 643. — Zanchins
Tract, de H&rel. c. xx.
Dans les sentences de BernarJ de (".aux, 1246 8, bien que l'emprisonnement soit
traité de pénitence, l'expression est plus impérative que dans la procédure posté-
rieure (M*s. Bib. Nat., fonds lat., 5 902 )
(1) Arch. de l'évèché d'Albi (l)oat, XXXV. 60.) — Arch. de l'inq. de Carcas-
sonne (Doat, XXVll. 232.) - Concil. Narbonn. «nu. 1234 c. 5. — Goncil. Biter-
reiis' ann. 1246, Append. c. 20. — Eymeric. hirect. Inq. p. 506-7. — Zanchini,
Tract, de Hxret. c. xvi. — Guid. Fuîcod. Q xest. <v.
52Û CRIMINELS ÉPARGNÉS
à sa mémoire le droit d'un culte public, il apparaît, sous le nom
I du bienheureux Acerinus, parmi les saints Dominicains, dans
une des stalles, décorée en 1505, de la grande église sous le
vocable du Martyr à Sant'Eustorgio. Pas un des meurtriers,
semble-t-il, ne fut mis à mort et le principal instigateur du
crime, Stefano Confaloniere d'Aliate, hérétique et fauteur
46j d'hérétiques notoire, ne fut emprisonné pour le reste de ses
jours qu'en 1295, quarante-trois ans plus tard, après une longue
série d'abjurations et de rechutes. 11 en fut de même quand,
bientôt après, l'inquisiteur franciscain Pier da Bracciano fut
assassiné et quand Manfredo di Sesto, qui avait armé le bras
des assassins, fut traduit devant Rainerio Saccone, l'inquisiteur
de Milan. Il avoua son crime et d'autres forfaits commis au
profit de l'hérésie, mais reçut seulement l'ordre de se présenter
devant le pape et de s'entendre imposer pai- lui une pénitence.
Comme il négligeait dédaigneusement d'obéir, Innocent IV se
contenta d'ordonner aux magistrats de toute l'Italie de l'arrêter
et de le retenir en prison partout où Ton pourrait le saisir fi).
Cependant cette doctrine qui faisait de l'Église une mère
aimante, châtiant à regret et dans leur intérêt seul les désor-
dres de ses enfants, ne servait qu'à rendre plus impitoyables la
plupart des opérations du Saint-Office. Ceux qui résistaient à
ses efforts bienfaisants se rendaient coupables d'une ingratitude
et d'une désobéissance dont rien ne pouvait égaler la noirceur.
C'étaient des parricides indignes de toute clémence, à qui l'on
témoignait encore de la charité en les frappant. Nous avons vu
combien peu l'inquisiteur se préoccupait de la souffrance
humaine dans ses tentatives pour découvrir et pour convertir
les hérétiques; il n'était pas à supposer qu'il se montrerait
plus tendre dans le traitement des âmes malades réclamant de
lui l'absolution et la pénitence. Or, c'étaitle pénitent seulement,
qui, après avoir avoué son crime et s'être repenti, comparaissait
(1) Tamburini, Istoria delV Inqaiz., i. 492-502. — Bern. Corio, Hist. di M>-
fano,'ann. 1252 — Arch. de l'Inq. de Carcass. (Doat, XXXI. 201.) — Ripoll, i.
244, 280, 389.
INNOCENTS PUNIS 521
devant le tribunal pour être châtié. Tous les autres étaient
abandonnés au bras séculier.
Ce qui montre combien cette théorie était vaine, c'est que la
juridiction inquisitoriale ne pesait pas seulement sur les héré-
tiques, sur ceux qui avaient erré volontairement en matière
de foi. Fauteurs et défenseurs des hérétiques, ceux qui leur
accordaient un asile, une aumône, une protection quelconque,
ceux qui négligaient de les dénoncer aux autorités ou de s'em-
parer d'eux quand ils le pouvaient — tous ceux-là, quelque
orthodoxes qu'ils pussent être, encouraient la suspicion
d'hérésie. Si la suspicion était violente, elle était aussi grave
que l'hérésie elle-même ; si elle était véhémente ou simple, 462
nous avons vu à quels périls elle exposait encore. Zanghino
enseigne que, si un hérétique se repent, s'il se confesse à son
prêtre, s'il accepte une pénitence et finit par recevoir l'absolu-
tion, il peut sans doute être libéré de l'enfer et lavé de ses
péchés aux yeux de Dieu, mais il ne doit pas être exempté des
châtiments temporels et reste exposé aux poursuites de l'Inqui-
sition. Celle-ci ne voulait donc pas abandonnner sa proie, tout
en reconnaissant l'efficacité du sacrement de la pénitence, et,
pour écarter des difficultés de ce genre, défense était faite
aux prêtres de recevoir les confessions d'hérétiques, sujets
réservés aux évêques et aux inquisiteurs. N'est-ce point là
encore une preuve évidente que la conduite du Saint-Office
n'était point d'accord avec sa doctrine ? (1).
Les pénitences généralement imposées par l'Inquisition
étaient peu nombreuses. Elles consistaient, d'abord, en prati-
ques pieuses — récitation de prières, fréquentation d'églises,
usage de la discipline, jeûnes, pèlerinages, amendes au profit
d'œuvres religieuses, toutes choses qu'un confesseur pouvait
imposer à ses pénitents ordinaires. Cela suffisait pour les
offenses d'importance secondaire. Puis venaient les pœnœ
confusibiles, pénitences humiliantes et dégradantes, dont la
(i) Concil. Tarraconens. ann. 1242. — ïnnoc. PP. IV. Bull. Xowrit uni vers i tas
1254 (Mag. Bull. Rom. i. 103). ~ Bern. Guidon. Practica P. iv (l)oat, XXX.) —
Eymeric. Direct. Inquis. p. 368-72, 376-8. — Zanchini Tract, de Hxret. c. xxxm.
PÉNITENCES
463
plus grave était le port de croix jaunes cousues sur les vête
mente ; enfin, la plus sévère punition que put infliger le Sa £
Office le murus ou prison. La confiscation, comme je l'aidé*
dit n était qu'un incident et, comme le bûcher, rele ai d s
autorités temporelles. En outre, les conciles de Narb nne
de Beziers presenvent la peine du bannissement, à perp -
tm e ou atemps, mais elle parait avoir été si rarement appliqua
ïui est a peine beso.n d'en tenir compte; cependant elle est
que quefois mentionnée dans les sentences lesplus andenne
et énumeree parmi les pénitences auxquelles les hérétiques
repentants consentaient à se soumettre (1)
Le crime d'hérésie était trop grave pour être expié par la
contriion et le retour au bien. Quoique l'Église prétendit
accueillir avec jo.e dans son seinmaternel, ses "enfants égaré
et repentants, la voie à suivre par le coupable était dure et
son pèche ne pouvait être lavé qu'au prix de pénitences assez
sévères pour attester la ferveur de sa conversion. Avant l'éta-
blissement de HnquISition, vers 1208, saint Dominique, alors
sous les ordres du légat Arnaud, convertit un Cathare nommé
Pons Roger etlui prescrivit une pénitence dont la formule s'est
conservée. Elle nous donne une idée nette de ce que l'Église
considérait alors comme les conditions raisonnables dW
réconciliation, à une époque où elle mettait en œuvre toutes
ses ressources pour reconquérir les hérétiques et n'avait pas
encore recours, sauf exception, à la violence. Le pénitent doit
être dénude jusqu à la ceinture trois Dimanches de suite et
fouette par le prêtre depuis l'entrée de la ville de Tréville jus-
qu a la porte de l'Eglise. 11 doit s'abstenir à tout jamais de
viande, d œufs et de fromage, excepté à Pâques, à la Pentecôte
et a Noël ; ces jours-là, il doit manger de ces aliments en si^ne
de renonciation aux erreurs manichéennes. Pendant quarante
jours, deux fois par an, il doit s'abstenir de poisson ; pendant
trois jours de chaque semaine, il ne doit prendre ni poisson ni
vin, ni huile et même jeûner complètement, si sa santé et ses
(1) Concil. Narbonn. ann. !2H c 1 — rnnn,\ d*
e.28 - CoU. Doat, XX.. *00. _* Mslm.^^Z, ™J™- APP™«-
SURVEILLANCE DES PÉMTENTS 52$
occupations le lui permettent. 11 doit porter des vêtements
monastiques, avec une petite croix cousue sur chaque pectoral.
Si possible, il doit entendre la messe tous les jours et, les jours
de fête, assister aux vêpres. Sept fois par jour il doit réciter
les heures canoniques et, de plus, le Pater noster dix fois
chaque jour et vingt fois chaque nuit. Il doit observer la chas-
teté la plus absolue. Chaque mois il doit présenter ce papier au
prêtre, qui doit en surveiller l'observance, et persévérer dans
ce genre de vie jusqu'à ce que le légat croie convenable de l'en
affranchir. Toute infraction à la pénitence imposée fera de lui
un parjure et un hérétique et l'exposera à être écarté de la
communauté des fidèles (1).
Ceci montre combien les formes diverses de la pénitence
étaient mêlées au gré du père spirituel. Le même caractère
s'observe dans une sentence très indulgente portée en 1258 par
l'inquisiteur de Carcassonne contre Raymond Maria, qui avait
avoué différents actes d'hérésie commis vingt ou trente ans
auparavant et qui, par d'autres motifs, avait des titres sérieux
à l'indulgence. Nous y constatons aussi l'usage du rachat des
pratiques pieuses pour de l'argent. Raymond doit jeûner depuis
le vendredi après la Saint-Michel jusqu'à Pâques et ne doit pas
manger de viande le vendredi ; mais il peut racheter ce jeûne
en donnant chaque fois un denier à un pauvre. Il doit réciter
sept fois par jour le Pater noster et Y Ave Maria. Dans le
délai de trois ans, il doit visiter les sanctuaires de Sainte-Marie
de Roche-Amour, de Saint-Roux d'Aliscamps, de Saint-Gilles de
Vauverte, de Saint-Guillaume du Dézert, de Saint-Jacques de
Compostelle, rapportant chaque fois des attestations du recteur
de chaque église. Comme rachat d'autres pénitences, il doit
donner six livres tournois à l'évèque d'Albi pour l'aider à
construire une chapelle. Il doit entendre la messe au moins tous
les Dimanches et jours fériés et s'abstenir de tout travail ces
jours-là. Une autre pénitence de même genre fut infligée à un
Chartreux de la Loubatière, coupable de Franciscanisme spiri-
(1) Paramo, Di Oriq. Offin. S. Tnquis. Iib. n. Tit. i. c. 2. § 6 — Martène,
Thés. i. 802 — Coll. Doat, XXXI. 1.
464
«591
FLAGELLATION
465
tue . Il deva.t ne pas quitter l'abbaye pendant trois ans et ne
parler, ce temps durant qu'au cas de nécessité extrême. Pen-
dant une année, il devait confesser tous les jours en présence
de ses frères que Jean XXII était le vrai pape et qu'on lui devait
obéissance; par surcroît, il devait se soumettre à certains
jeunes et réciter quelques parties de la liturgie et du psautier.
De telles pénitences pouvaient être variées à l'infini au gré de
I inquisiteur (I). 8
Dans tout ce qui précède, il n'est pas question de flagellation.
Mais c était la un élément si ordinaire de la pénitence qu'il est
souvent sous-entendu lorsqu'on prescrit des pèlerinages ou la
fréquentation des églises. Nous avons vu Raymond de Toulouse
s y soumettre et quelque répugnante que s'oit à nos yeux cette
pratique, il faut dire qu'elle ne comportait pas autrefois l'idée
dégradante que nous y attachons aujourd'hui. Les conciles de
Narbonne et de Uôziers, en 1244 et en 1246. celui de Tana-one
en 1242, mentionnent la discipline parmi les peines légères
prescrites pour les convertis volontaires, qui se confessent
spontanément pendant le temps de grâce. Toutefois, c'était
une peine sérieuse. Nu autant que le permettaient la décence
et a température, le pénitent, une verge à la main, se présen-
tait tous les Dimanches au prêtre, entre l'Épitre et l'Évangile
pendant la célébration de la messe ; le prêtre le frappait à coups
redoubles sous les yeux des fidèles - singulier intermède du
service divin ! Le premier Dimanche de chaque mois, le péni-
tent devait, après la messe, se rendre dans toutes les maisons
ou il avait vu des hérétiques et y recevoir le même traitement •
il devait accompagner, dans le même accoutrement, toutes les
processions solennelles et recevoir des coups à chaque station
et a la fin. Même si la ville était en interdit, s'il était lui-même
excommunié, sa pénitence devait suivre son cours et elle durait
tant qu'il plaisait à l'inquisiteur, souvent jusqu'à la mort du
malheureux. Seul, l'inquisiteur pouvait mettre un terme à
une pénitence. Nous possédons une formule de Bernard Gui,
(1) Archives de Mnq. de Carcass. (Doat, XXXI. 255.) - Coll. Doat, XXVII. 136.
PÈLERINAGES 525
vers 1330, prescrivant la libération des pénitents qui, par leu~
patience et leur humilité en prison, avaient mérité une
diminution de leurs peines ; une formule presque identique fut
en usage après l'organisation de l'Inquisition (1).
Les pèlerinages, qui étaient comptés parmi les peines les
tplus légères, n'étaient estimés telles que par comparaison avec
les autres. Il fallait les accomplir à pied et le nombre en était v
généralement si grand qu'ils pouvaient absorber plusieurs
années de la vie d'un homme, pendant lesquelles sa famille
était exposée à mourir de faim. Un des plus modérés parmi les
inquisiteurs, Pierre Cella, prescrit souvent, entr'autres pèleri-
nages, ceux de Gompostelle et de Canterbury, avec arrêts éven-
tuels à plusieurs églises intermédiaires; dans un cas, nous
voyons un homme plus que nonagénaire recevoir Tordre d'aller
à Gompostelle pour avoir seulement conversé avec des héréti-
ques. Ces pèlerinages n'étaient ni sans dangers, ni sans fati-
gues, bien que l'hospitalité accordée sur la route par les nom-
breux couvents permit aux plus pauvres de les accomplir. Du
reste, les pèlerinages étaient un élément si essentiel des mœurs
du moyen âge et étaient si souvent prescrits dans les pénitences
ordinaires, que l'Inquisition devait naturellement en imposer. A
une époque où l'ardeur pour le salut était telle qu'on vit, dit-on,
arriver à Rome jusqu'à 20,000 pèlerins par jour, pendant le
jubilé de 4300, le pénitent qui se tirait d'affaire au prix de
voyages à pied pouvait estimer qu'on le traitait avec indul-
gence (2).
Les pèlerinages pénitentiaux de l'Inquisition étant répartis
en deux classes — les grands et les petits. Dans le Languedoc,
les grands pèlerinages le plus souvent prescrits avaient pour 466
objets Rome, Compostelle, Saint-Thomas de Canterbury et les
Trois Rois de Cologne. Les petits étaient au nombre de dix-neuf,
depuis les sanctuaires locaux jusqu'à ceux de Paris et de Bou-
(1) Concil. Tarraconens. ann. 1242.— Concil. Narborm. ann. 1244 c. 1. — Concil.
Biterrens. ann. 1246, Append. c. 6. — Bern. Guidon. Practica (Doat, ÀXIX. 54.) —
Mss. Bib. Nat., fonds latin, n° 14930, fol. 214.
(2) Coll. Doat, XXI. 222. — Wadding. Annal, ann. 1300, n° 1. — Cf. Molinier,
Llnquis. dans le Midi, p. 400-1.
526 voyages d'outre-mer
Jogne-sur-Mer. Le genre de cas où ils étaient prescrits ressort
d'un jugement rendu en 1322 par Bernard Gui contre trois
accusés dont le seul crime était celui-ci : quinze ou vingt ans
auparavant, ils avaient vu des docteurs Vaudois dans les mai-
sons de leurs pères sans savoir qui étaient ces hommes. Pour
expier cette offense, les pénitents devaient, dans le délai de
trois mois, accomplir dix-sept petits pèlerinages entre Bordeaux
et Vienne, rapportant, suivant l'usage, de chaque sanctuaire
une attestation de leur présence. Dans ce cas particulier, il est
spécifié qu'ils ne sont pas obligés de porter des croix et je pense
que cela les dispensait de la flagellation à laquelle les pénitents
avec croix étaient naturellement soumis chaque fois qu'ils se
présentaient à l'une des églises. Nous trouvons un cas, en 1308,
où un condamné est dispensé de pèlerinages à cause de son
grand âge et de sa faiblesse ; on se contente de lui imposer deux
visites par an à des églises dans la ville même de Toulouse. De
pareils exemples d'humanité sont trop rares dans les annales
de l'Inquisition pour qu'on ne les signale pas quand on les ren-
contre (1).
Lors des débuts de l'Inquisition, le pèlerinage que l'on pres-
crivait aux hommes était toujours celui de la Palestine, où ils
devaient se rendre en qualité de Croisés. Le légat Romano
l'imposait à tous ceux qui étaient suspects d'hérésie. Mais quand
la persécution embrassa tout le Languedoc, le nombre de ces
croisés involontaires devint si grand qu'on craignit de les voir
corrompre la foi dans le pays même où elle avait pris naissance.
Vers 1242 ou 1243, le pape défendit de recruter les Croisés
parmi les hérétiques. En 1246, le concile de Béziers laisse à la
discrétion des inquisiteurs le soin de décider si les pénitents
doivent servir eux-mêmes au delà des mers, ou envoyer un
homme d'armes à leur place, ou combattre pour la foi plus
près de leurs foyers, contre les hérétiques ou les Sarrasins. Les
inquisiteurs pouvaient aussi fixer à leur gré la durée du service,
467 qui était d'ordinaire de deux ou trois ans, exceptionnellement
(1) Arch. de Tlnquis. de Carcass. (Doat, XXXVII. il.) — Lib. Sentent. Inq.
Twlosan. p. 1, 340-1.
CROISADES 527
de sept ou de huit. Ceux qui allaient en Terre Sainte devaient
rapporter des attestations signées du patriarche de Jérusalem ou
d'Acre. Lorsque le comte Raymond se préparait à accomplir,
après de longs délais, son vœu de Croisé, il obtint, en 1247, une
bulle d'Innocent IV. autorisant l'archevêque d'Auch et l'évêque
d'Agen à commuer en pèlerinage d'outre-mer la pénitence des
croix temporaires et de la prison, ou môme des pénitences
infligées à perpétuité, si l'inquisiteur, auteur des sentences, y
consentait. L'année suivante, la même mesure fut étendue aux
domaines du comte de Montfort. Sous cette impulsion, on vit
de nouveau beaucoup de pénitents servir comme Croisés. Nous
possédons une notification faite par les inquisiteurs de Carcas-
sonne, le 5 octobre 1251, dans l'Église de Saint-Michel, à ceux
qui portaient des croix ou qui avaient cessé de les porter : on
les somme de tenir leur promesse et de faire voile pour la Terre
Sainte avec le premier convoi. Dans le registre de Carcassonne,
Tordre de partir pour la Croisade est souvent donné à des péni-
tents. Les résultats désastreux des campagnes de Saint-Louis et
la chute du royaume de Jérusalem tendirent à faire tomber en
désuétude cette forme de pénitence, qui continua, cependant, à
être prescrite de temps en temps. En 1321 encore, nous voyons
Guillem Garric condamné à se rendre au-delà des mers avec le
prochain convoi et à y rester jusqu'à ce que l'inquisiteur le
rappelle; en cas d'empêchement légitime (ce qui était à prévoir,
car il était vieux et avait moisi en prison pendant trente ans),
il pouvait envoyer à sa place un solide homme d'armes ; mais
s'il négligeait de faire cela ou de partir lui-même, il serait con-
damné à la prison perpétuelle. Cette sentence nous offre, en
outre, un des rares exemples de bannissement, car Guillem
reçoit Tordre, s'il fournit un remplaçant, de fixer sa résidence
dans un lieu à désigner, où il restera tant qu'il plaira à l'inqui-
siteur (1).
(i) Wadding. Annal, ann. 1238, n» 7. — Concil. Narbonn. ann. 1244 c. 2. —
Concil. Biterrens. ann. 1246, Append. c. 26, 29. — Berger, Les Reoislres d'Inno-
cent IVt n" 3508, 3677, 3866. — Coll. Doat, XXXL 17. — Vaissetei m. Pr. 466.—
Mss. Bib. Nat., fonds lat., nouv. acquis., 139, fol. 8. — Molinier, Ulnq is. dans
le Midi, p. 408-9. — Lib. Sentent. Inq. Tolos. p. 284 5. — Coll. Doat, XXF. 185,
486, 217.
"*° PORT DES CROIX
Ces condamnations n'atteignaient pas le pénitent dans sa
situation sociale et dans sa réputation. Il n'en était pas de
même de la peine - beaucoup moins dure en apparence - qui
consistait dans l'obligation de porter des croix. C'était L
excellence, une peine humiliante, pœna confusibilis. Nous
avons vu que, dès 1208, saint Dominique ordonna aux héréti
ques convertis de porter sur la poitrine deux petites croix en
signe de pech et de repentir. Il semble contradictoire que
1 emblème de la Rédemption, si fièrement porté par les CroLs
e les ordres militaires, soit devenu, pour le converti, une péna^
I.te presque insupportable; mais lorsque l'Église en eut fait la
marque du péché et de la honte, il est peu de disgrâces qu'on
n eut pas préférées à celle-là. Les deux petites croix de saim
Dominique devinrent de grandes pièces de toile peinte en
safran, dont les bras avaient deux pouces et demi de large
deux palmes et demie de haut, deux palmes de long Vunè
cousue sur la poitrine et l'autre sur le dos (on se consentait
parfois de la croix sur la poitrine). Si, au cours de son p ocè
e converti s'était parjuré, on ajoutait en haut un second bras
transversal ; s'il avait été un hérétique parfait, une troisième
croix était mise en évidence sur son couvre-chef. D'autres foi
ç était un marteau, que devaient porter les prisonniers mis en
liberté sous caution; nous avons déjà parlé des langues rouaes
imposées aux faux témoins, des lettres infligées comme marqu
aux faussaires, sans compter, les autres emblèmes humiliants
que pouva.t imaginer l'inquisiteur. Ces stigmates devaient être
portes auss, bien dans la maison qu'au dehors et, lorsqu'il!
étaient uses, ils devaient être remis à neuf par le péniten
Pendant la dernière partie du Xu,e siècle, ceux qui allaient en
croisade au delà des mers pouvaient quitter leurs croix duran"
1 expédition à condition de les reprendre à leur retour Au
début de 1 Inquisition, on fixait généralement, pour cette
hum-hation une durée d'un an à huit ans ; mais, dans la suUe
la peine fut toujours infligée à vie, bien que l'inquisiteur eu
pouvoir de laremettre pour récompenser une « bonne conduite >,
Ainsi, lors de l'auto de fé de 1309, Bernard Gui permit à Raj-
RIGUEUR DK LA PEINE 529
monde, femme d'Etienne Got, de déposer les croix qu'elle avait
été condamnée à porter, une quarantaine d'années auparavant,
par Pons de Poyet et Etienne de Gâtine (1).
Le concile de Narbonne, en 4229, prescrivit le port de ces 469
croix, à tous les convertis qui renonçaient volontairement à
l'hérésie, comme une preuve qu'ils détestaient leurs erreurs
passées. Apparemment, l'on trouva que la pénitence était dure
et Ton fit effort pour s'y soustraire, car les statuts de Raymond,
en 1234, et le concile de Béziers de la même année, menacent
de confiscation ceux qui refusent de porter ces insignes, ou qui
essaient de les dissimuler. D'autres conciles renouvelèrent
cette obligation et retendirent à tous ceux qui se réconcilie-
raient à l'Église. En 4248, le concile de Valence décida que les
réfractaires seraient impitoyablement contraints de s'amen-
der et qu'en cas de récidive on les traiterait comme des évadés
de prison, en leur appliquant toutes les peines dues à l'hérésie
impénitente. En 4251, un pénitent, se préparant à partir pour
la croisade, crut pouvoir déposer ses croix avant son départ et
fut jugé pour ce fait : on le condamna à venir à Carcassonne,
le premier dimanche de chaque mois, pieds nus, vêtu seule-
ment d'une chemise et d'un pantalon, et à visiter chaque fois
toutes les églises de la ville, en se soumettant à la flagellation.
Cette peine ne devait prendre fin que le jour de son embar-
quement (2).
Ces rigueurs montrent à quel point le port des croix parais-
sait intolérable. Dans les sentences de Pierre Cella, il n'est
prescrit que dans les cas graves et pour un certain nombre d'an-
nées seulement; plus tard, on l'infligea dans tous les cas et
(1) C. Biterrens. ann. 1246, Append. c. 2G. — Lib. Sentent, lnq. Tolos. p. 8, 13,
130, -J28.
En Italie, les enis paraissent avoir été de drap rouge (Archiv. di Firenze, Prov.
S. Maria Novelh, 31 Oct. 1327.) — Au xm° siècle, il y a une allusion isolée à une
autre œna confusibilis, qui consiste en un collier de bois porté par le pénitent.
J'en tr uve la mention à La Charité, en '1233, mais n'en ai pas rencontre d'autre
eie pple (Ripoll, i, 46.)
(2) Concil. Narbonn. ann. 122^, c. 10. — Statut. Raymond! aira. 1234 (Hardouin.
vu. 205.) — Concil. Biterrens. ann. 1234 c. 4. — Concil. Tarraconens. ann. 1242. —
Concil. Narbonn. ann. 1244 c. 1. — Concil. Valentin. ann. 1248 c. 13. — ConciL
Àlbiens. ann. 1254 c 4. — Mss. Bib. Nat., londs latin, nouv. acq. 139, fol. 2.
30
330 ATTÉNUATIONS DE LA PEINE
pour toute la vie. Le malheureux pénitent était l'objet des
railleries de tous et lourdement entravé dans ses efforts pour
gagner son pain. Aux premiers temps de l'Inquisition, alors
que la majorité de la population du Languedoc se composait
d'hérétiques et que les porteurs de croix étaient si nombreux
qu'on redoutaitleur présence en Palestine, le concile de Béziers,
en 1246, se vit obligé d'avertir le peuple de faire bon accueil
aux pénitents; il interdit de les tourner en dérision et de refu-
ser d'avoir commerce avec eux, vu que l'acceptation résignée de
la pénitence devait être, pour tous les fidèles, un sujet de con-
470 tentement et un motif à félicitations. Mais bien que les péni-
tents fussent sous la protection spéciale de l'Église, elle avait
prêché avec trop de zèle la haine de l'hérésie pour pouvoir
modérer les sentiments populaires à l'égard de ceux qu'elle
stigmatisait. En 4252, Raymonde Manifacier fut citée devant
l'Inquisition de Carcassonne pour avoir quitté ses croix ; elle
s'excusa en disant que son manteau s'était déchiré et qu'elle était
trop pauvre pour le remplacer; quanta la croix sur sa pèlerine,
•sa maîtresse, chez laquelle elle était en condition, lui avait
défendu de la porter et lui avait donné une pèlerine sans croix.
Un cas plus significatif est celui d'Arnaud Isarn,déjà cité; après
une année d'efforts, il avait reconnu qu'il ne pouvait pas gagner
-.sa vie en portant ainsi les marques de sa dégradation (t).
L'Inquisition ne se dissimulait pas que la condition des
pénitents était cruelle et parfois elle avait la clémence de l'at-
ténuer. Ainsi, en 1250, à Carcassonne, Pierre Pelha obtient
l'autorisation de quitter temporairement ses croix pendant un
voyage qu'il est obligé de faire en France. Bernard Gui assure
que les jeunes filles étaient souvent dispensées de les porter,
car elles n'auraient pu trouver de maris. Une des formules de
-ses Praclica, exemptant les pénitents du port des croix, énu-
mère les divers motifs généralement allégués à cet effet, tels
que l'âge ou l'infirmité (sans doute parce qu'un vieillard ou un
malade n'aurait pu tenir à distance les insulteurs), ou le fait
(i) Coll. Doat, XXI, 485 sq. — Concil. Biterrens. ann, 1246 c. 6. - Molinicr,
ISlnquis. dans te Midi, p. 412. — Lib. Sent. Inq. Toiosan. p. 350.
AMENDES 531
que le pénitent a des enfants qu'il ne parviendrait pas à nourrir,
des filles qu'il ne pourrait pas marier. Plus suggestives encore
sont les formules de proclamations menaçant de poursuivre
pour obstacles apportés à l'Inquisition et de condamner au port
de croix ceux qui railleraient des pénitents, les chasseraient ou
les empêcheraient de suivre leur vocation ; d'ailleurs, l'insuf-
fisance de ces avertissements est attestée par les formules des
ordres adressés aux fonctionnaires séculiers, à qui l'on enjoint
de ne pas tolérer de pareils abus. Il arrivait que des instruc-
tions à cet effet fissent partie de la procédure régulière des autos
de fé. Tout cela prouve que le port de la croix, c'est-à-dire du
symbole même du christianisme, était un châtiment des plus
durs. Le Sanbenito de l'Inquisition espagnole moderne dérive 47â
du scapulaire avec croix de couleur safran qui était porté par
les condamnés à la prison lorsque, à certaines fêtes, ils étaient
exposés aux portes des églises, afin que leur misère et leur
humiliation servissent d'avertissement au peuple (1).
On se souvient qu'à l'origine il y eut quelque incertitude sur
la question de savoir si les inquisiteur pouvaient infliger des
amendes. Le vœu de pauvreté des Mendiants, auxquels était
confié le Saint-Office, n'était pas encore tombé dans l'oubli au
point qu'on pût se résigner sans scandale à les voir s'enrichir
par l'usage ou l'abus de leur pouvoir presque illimité. Toutefoisr
ils ne tardèrent pas à entrer dans cette voie. Nous avons déjà
cité la sentence de 1237, aux termes de laquelle Pons Gri-
moardi, converti volontaire, reçoit l'ordre de payer à l'Inquisi-
teur dix livres Morlaas. En 1245, à Florence, un jugement
rendu par l'infatigable inquisiteur Ruggieri Calcagni montre que
les amendes y étaient déjà une peine habituelle. Ce n'est donc-
pas sans cause que le concile de Narbonne, en 1244, dans ses*
instructions aux inquisiteurs, leur enjoignit de ne point pro-
noncer de peines pécuniaires, tant dans l'intérêt de l'honneur
de leur Ordre que parce qu'ils avaient de bien autres devoirs
(1) Molinier, op. cit. p. 4#4, 414-5.— Bernard. Guidon. Gravnmma (Doat, XXX,.
115.) — E|iisd. Practica P. n (Doat, XXIX, 75.)— Arrh. de Vlnq. de tare. (Doat,.
XXXVU. 107, 135, 149.) — Evmeric. Direct. In/, p 490-99.
532
AVIDITÉ DES JUGES
à remplir. L'Ordre lui-même sentait que ces observations
étaient justifiées. Gomme les inquisiteurs n'étaient pas encore,
en théorie du moins, émancipés du contrôle de leurs supérieurs,
le chapitre provincial de Montpellier avait, dès 1242, essayé de
remettre en vigueur les règles de l'Ordre en défendant aux
moines d'infliger à l'avenir des amendes et de percevoir celles
qu'ils avaient précédemment imposées. Mais cette décision fut
peu respectée, témoin une bulle d'Innocent IV, cn 1245, par
laquelle le pape, désireux de sauver la réputation des inquisi-
teurs, ordonne que toutes les amendes soient versées à deux
personnes choisies par l'évêque et par l'inquisiteur, afin que le
produit serve à la construction de prisons et à l'entretien des
prisonniers. Pour se conformer à la bulle d'Innocent, le concile
de Béziers, en 1246, abandonna la position prise parle concile
de Narbonne et accorda que les amendes fussent employées
pour les prisons et pour couvrir les dépenses nécessaires de
l'Inquisition. Sans doute les bons évêques prirent cette décision
472 afin d'éviter d'être mis eux-mêmes à contribution pour ces
dépenses qui relevaient de leur juridiction épiscopale. Dans un
manuel inquisitorial de cette époque, la destination des amen-
des est précisée dans le sens indiqué ; mais les abus ne tardè-
rent pas à se produire et, dès 1249, Innocent IV reprochait
durement aux inquisiteurs leurs exactions au détriment des
convertis, à la honte du Saint-Siège et au scandale des fidèles
en général. Cette lettre parait n'avoir pas eu d'effet, car, en
1251, le pape défendit absolument aux inquisiteurs d'imposer
des amendes toutes les fois qu'un autre mode de pénitence
pourrait être employé. Mais les inquisiteurs finirent par l'em-
porter et obtinrent le droit d'infliger des peines pécuniaires
à discrétion. Les sommes ainsi perçues devaient, bien entendu,
servir à des usages pieux, y compris les dépenses de l'Inquisi-
tion ; et comme elles étaient versées aux inquisiteurs eux-
mêmes, il est probable qu'elles n'étaient pas détournées de leur
but, mais dépensées « décemment et sans causer de scandale
aux laïques », suivant la recommandation d'Eymerich. Dans les
sentences portées par Frà Antonio Secco contre les paysans des
ABUS DES PEINES PÉCUNIAIRES 533
vallées vaudoises en 1387, la pénitence du port des croix est
généralement accompagnée d'une amende de cinq ou de dix
florins d'or pur, payables à l'Inquisition « pour couvrir les frais
du procès ». L'État essaya bien d'en obtenir sa part, mais ses
prétentions furent repoussées lors d'une réunion d'experts tenue
à Plaisance en 1276 par les inquisiteurs lombards, Frà NicColo
da Cremona et Frà Daniele da Giussano. Pierre Cella, le pre-
mier inquisiteur de Toulouse, imposait des peines pécuniaires
dont la destination était plus acceptable : en dehors des pèle-
rinages et des autres pénitences, le condamné devait assumer
l'obligation d'entretenir, pour quelques années ou à vie, tantôt
un prêtre, tantôt un pauvre de son pays (1).
A une époque postérieure, on allégua que le principe des
amendes était inadmissible, car, objectait-on, si l'accusé est
un hérétique, tous ses biens doivent être confisqués et, s'il est
innocent, il ne doit pas être puni. A quoi les inquisiteurs
répondirent qu'en dehors des hérétiques il y avait des fauteurs,
des défenseurs de l'hérésie, des gens dont le seul crime était
d'avoir prononcé une parole inconsidérée ; ces gens pouvaient
et devaient être frappés d'amendes. Ainsi l'abus persista,
parce qu'il profitait à l'Inquisition (2).
On ne peut guère séparer des amendes les commutations de
peines accordées pour de l'argent. Nous avons dit combien
était répandue et lucrative la coutume de « commuer » les
vœux des Croisés ; il était inévitable qu'un abus analogue
entachât les relations de l'Église avec les pénitents que l'In-
quisition avait mis sous sa coupe. On trouva bientôt une
excuse en alléguant que les sommes ainsi perçues seraient
employées à de pieux usages — et quel usage pouvait être plus
(1) Vaissete, m. Pr. 386. — Lami, Antichità Toscane, p. 560. — Concil. Nar-
bonn. ann. 1244 c. 17. — Innoc. PP. IV. Bull. Quia t^ 19 Jan. 1245 (Doat, XXXI.
71.) — Molinier, op. cit. p. 23, 390. --Concil. Biterrens. ann. 1240, Append. c. il.
— Practica super Inquisit. (Mss. Bib. Nat., fonds lat.t n° 14930, fol. 222.) — Innoc.
PP. IV. Bull. Cum a quibusdam, 14 Mai 1249 (Doat, XXXI. 81, 116.) — Coll.
Doat, XXXIII. 198. — Kipoll, i, 194. — Eymeric. Direct. Inq. p. 6l8-9, 653, —
Zanchini Tract, de Hxret. c. xix, xx, xli. — Archiv. Storico Italiano, n" 38,
p. s 7, 42. — Campi, Dell. Hist. Eccles. di Piacenza, P. h, p. 309. — Coll. Doat,
XXI. 185 sq.
(2) Bernardi Coraens. Lucerna Induisit. 9. v. Pœnam.
30.
475
534 COMMUTATIONS ACHETÉES
pieux que de satisfaire aux nécessités de ceux qui travaillaient
avec zèle à maintenir la pureté de la foi ? Ici, ce fut le Saint-
Siège qui donna l'exemple. On a vu qu'en 1248 Algisius, péni-
tencier pontifical, ordonna de mettre en liberté, au nom d'In-
nocent IV, dix prisonniers qui avaient confessé leur hérésie, par
la raison qu'ils avaient donné des sommes considérables pour
la Terre Sainte. La même année Innocent autorisa formelle-
ment Algisius à commuer les peines de certains hérétiques, sans
consulter les inquisiteurs, et il donna pleins pouvoirs à l'arche-
vêque d'Auch de convertir en « subsides » les pénitences impo-
sées à des hérétiques réconciliés. Raymond préparait alors sa
croisade et l'excuse était bonne. Les hérétiques ne deman-
daient qu'à se sauver au prix de leurs biens et le projet sem-
blait devoir être d'un bon rapport. En conséquence, Algisius.
fut envoyé en Languedoc (1249), avec toute latitude de conver-
tir les pénitences inquisiioriales en amendes destinées aux
besoins de l'Église et de la Terre Sainte et d'accorder toutes les-
dispenses nécessaires, nonobstant les privilèges de l'Inquisition.
Un pareil exemple, comme bien on le pense, ne fut pas perdu
de vue par les inquisiteurs. Dans les cas dont nous avons con-
naissance, on spécifie ordinairement une œuvre pieuse à
laquelle les fonds doivent être appliqués; ainsi, en 1255, les-
inquisiteurs de Toulouse remirent leurs peines à douze des.
principaux citoyens de Lavaur, à la condition qu'ils payeraient
certaines sommes pour la construction de 'église, devenue plus-
*7/ tard la cathédrale de cette ville; en 1258, ils agirent de même
en faveur de l'église de Najac. Les ponts étant d'utilité publi-
que, on admit que la construction d'un pont rentrait dans la
donnée un peu élastique des « œuvres pieuses ». En 1310, à
Toulouse, Mathieu Aychard fut exempté de porter des croix et
d'accomplir certains pèlerinages moyennant une contribution de
quarante livres tournois destinées à la construction du pont de
Tonneins. Dans une formule pour des transactions de ce genre,,
donnée par Bernard Gui, il est dit que l'absolution et la dis-
pense de pèlerinages et d'autres pénitences est accordée en
considération du payement de quarante livres pour la cons-
EXTORSIONS DES INQUISITEURS 535-
truction d'un certain pont, ou d'une certaine église, ou « pour-
être dépensées en œuvres pies à notre discrétion ». Cette der-
nière clause prouve que les commutations ne servaient pas
toujours à des objets d'intérêt général. Ainsi nous possédons-
des lettres de l'inquisiteur de Narbonne, en 4264, qui accorde
l'absolution àGuillem de Puy en considération d'un don de cent
cinquante livres tournois fait par lui à l'Inquisition. La grandeur
de ces sommes montre combien les pénitents étaient désireux
de se tirer d'affaire et l'énorme pouvoir d'extorsion qui appar-
tenait à l'inquisiteur. Si ce dernier était intègre, il pouvait
résister à la tentation; mais s'il était avide, il jouissait de faci-
lités presque illimitées pour rançonner les malheureux sans
défense. Ce système fut maintenu jusqu'à la fin. Sous Nico-
las V, Fray Miguel, l'Inquisiteur d'Aragon, offensa mortelle-
ment certains hauts dignitaires en se conformant à des instruc-
tions pontificales; sur quoi ils le maltraitèrent et le tinrent
sous les verrous pendant neuf mois. C'était une atteinte fla-
grante à l'Inquisition. En 1458, Pie II ordonna à l'archevêque
de Sarragosse de déterrer les ossements d'un des coupables et
de les envoyer au Saint-Siège pour être jugés. Mais il ajouta
que l'archevêque pouvait, à sa discrétion, substituer à cette
procédure l'imposition d'une amende, destinée à la guerre con-
tre les Turcs et devant être versée à la Chambre pontificale. —
Bien entendu, la peine de mort ne pouvait jamais être commuée
légalement (1).
Lorsqu'un pénitent mourait avant d'avoir accompli sa péni- 47^
tence, l'occasion était particulièrement propice à des transac-
tions de ce genre. La mort ne mettait pas les hommes à l'abri
de la juridiction inquisitoriale et n'affaiblissait en rien la
rigueur de ses poursuites. Dans la pratique, il pouvait y avoir
une distinction entre ceux qui mouraient en accomplissant
(1) Arch. de l'Inq. de Carcass. (Doa*, XXXI, 152. — Arch. Nat. de France,
J. 430, n° 1. — Berger, Les Registres d'Innoc. IV, n° 4093. — Vai^sete, m, 460'
462. — Molinier, op. cit. p. 173, 283-4, 391, 396, 397. — Lib. Sentent. Inti. Tolos'
p. 40. — Bern. Gnidonis Practica (Doat, XXIX, 83.) — Coll. Doat, XXXI, 202.—
Arch. de l'Inq. de Carcass. (Doat, XXXV. 192. ï — Zancliini, Tract, de Hxret.
C. XIX.
î>36 SPOLIATION DES HÉRITIERS
humblement leur pénitence, avant de l'avoir entièrement
accomplie, et ceux qui avaient volontairement négligé de s'y
soumettre ; mais, légalement, le défaut d'accomplissement
d'une pénitence entraînait la condamnation pour hérésie,
qu'il s'agît d'un vif ou d'un mort. Par exemple, en 1329,
l'Inquisition de Carcassonne ordonna d'exhumer et de
brûler les ossements de sept personnes qui, n'ayant pas accom-
pli les pénitences à elles imposées, étaient mortes en état d hé-
résie ; cela entraînait naturellement la confiscation de leurs
biens et, pour leurs descendants, outre la ruine, certaines inca-
pacités dont il a été question plus haut. Les conciles de Nar-
bonne et d'Albi enjoignirent aux inquisiteurs d'exiger une
satisfaction des héritiers de ceux qui étaient morts avant le
jugement, s'ils avaient dû être condamnés à porter des croix,
comme aussi de ceux qui s'étaient confessés et avaient été con-
damnés, mais n'avaient pas vécu assez longtemps pour com-
mencer ou pour achever leur pénitence. Gui Foucoix expose
l'opinion qu'en pareil cas le pénitent est admis au Purgatoire
et il décide que rien ne doit être exigé de ses héritiers; mais
cette autorité ne prévalut point contre la doctrine plus lucra-
tive des conciles et un manuel de l'époque prescrit aux inquisi-
teurs une « satisfaction congrue ». Il y a quelque chose de par-
ticulièrement répugnant dans la rapacité qui poursuivait ainsi
au-delà de la tombe tous ceux qui s'étaient humblement confessés,
qui s'étaient repentis, qui avaient été reçus dans le giron de
l'Église; mais l'Inquisition était impitoyable et exigeait jus-
qu'au dernier sol. Ainsi l'Inquisiteur de Carcassonne avait pres-
crit un pèlerinage de cinq ans en Terre Sainte à Jean Vidal,
qui mourut avant de l'avoir accompli. Le 21 mars 1252, ses
héritiers, dûment cités, jurèrent que tousses biens se montaient
A vingt livres et donnèrent caution qu'ils se conformeraient à
la décision de l'inquisiteur. Celle-ci fut publiée au mois d'août
suivant : on exigeait des héritiers vingt livres, c'est-à-dire toute
la fortune du défunt. Voici un autre cas. Raymonde Barbaira
mourut avant d'avoir accompli certains pèlerinages avec port
•de croix auxquels elle avait été condamnée. L'inventaire de
CAUTIONS $37
ses biens établit qu'ils comprenaient un lit, des vêtements, une 47$
armoire, quelques bestiaux et quatre sols ; le tout avait été
réparti entre ses proches. C'est sur ce pitoyable héritage
que l'inquisiteur, le 7 mars 1256, réclama quarante sols, que
les héritiers durent s'engager, sous caution, à payer à Pâques.
De pareils détails éclairent d'une lumière crue l'esprit et les
procédés de l'Inquisition, ainsi que l'oppression qu'elle exerçait
sur les malheureuses populations sujettes à ses caprices. Même
lorsqu'il s'agissait seulement de prétendus fauteurs, qui
n'étaient pas des héritiques, leurs héritiers étaient tenus de
subir toute peine pécuniaire qui avait été infligée aux
défunts (1).
Une source de revenus plus légitimes, mais qui, cependant,
elle aussi, devint le prétexte de graves abus, était l'habitude
d'exiger des cautions. Celles-ci, bien entendu, pouvaient être
abandonnées par l'accusé et constituaient ainsi une forme
irrégulière de commutation. Cette coutume datait des débuts
mêmes de l'Inquisition et était pratiquée durant toute la procé-
dure, depuis la première citation jusqu'à la sentence finale —
et même après, car il arrivait que Ton mît des prisonniers en
liberté à la condition qu'ils s'engageassent, sous caution, à
revenir. Le converti qui était absous après avoir abjuré devait
aussi donner caution en promettant de ne pas retomber dans
ses erreurs. Ainsi, en 1234, nous voyons un noble Milanais,
Lantelmo, obligé de déposer une somme de deux mille
livres, et deux marchands florentins pour lesquels leurs amis
donnent une sûreté de deux mille marcs d'argent. En 1244, les
Baroni de Florence promirent, sous une caution de mille
livres, d'obéir aux ordres de l'Église; en 1252, un certain Guil-
lem Roger s'obligea, par un dépôt de cent livres, à s'embar-
quer pour les pays d'outre-mer par le premier navire et à y
séjourner pendant trois ans. La garantie devait toujours être
(i) Arch. de l'inq. de Carcass. (Doat, XXVII. 236.) — Concil. Narbonn. ann. 1244
«. i9. — Concil. Albiens. ann. 1254 c. 25. — Guid Kulcod. Qi'sest. vu. — Prac-
tica super Inquisit. (Mss. Bib. Nat., fonds latin, n° 14030, fol. 221-2.)— Molinier,
op. cit. p. 365, 3?2. — Bernardi Comens. Lucerna Induisit, s v. lnquisitore«p
»« 18
538 CORRUPTION UNIVERSELLE
pécuniaire et l'inquisiteur avait ordre de ne pas l'accepter des
mains d'hérétiques, dont le crime impliquait la confiscation
totale des biens; maiscette règle était mal observée et l'on trou-
vait souvent des amis de l'accusé qui fournissaient les cautions
nécessaires. Une caution abandonnée devait être versée à l'in-
quisiteur, tantôt directement, tantôt par l'entremise des évo-
ques, et servir aux dépenses de l'Inquisition. La forme ordinaire-
de la caution engageait toute la fortune du principal intéressé
477 et celles de deux garants, individuellement et solidairement;
en règle générale, il y avait toujours lieu à caution, sauf
dans le cas où l'accusation semblait trop grave, ou lorsque le
délinquant était incapable de la fournir (1).
11 était impossible que ces diverses manières de battre mon-
naie avec les sentences de l'Inquisition n'engendrassent pas
une corruption presque universelle. Pour être admis à donner
caution, il fallait s'assurer le bon vouloir de l'inquisiteur, dont
la procédure était entourée d'un secret tel qu'il ne risquait
rien en mettant à prix sa *compl aisance. Si l'on considère que
toute personne âgée de plus de sept ans était sujette à la sus-
picion d'hérésie, tache indélébile qu'une simple citation suffi-
sait à infliger, on comprendra quel vaste champ s'ouvrait à la
cupidité de l'inquisiteur, de ses espions et de ses familiers.
Nous avons des preuves certaines et nombreuses que la puis-
sance inquisitoriale devint trop souvent un moyen d'extorsion
et de chantage. En 1302. Boniface VIII écrivit au provincial
dominicain de Lombardie qu'il avait reçu des plaintes affligean-
tes au sujet des inquisiteurs franciscains de Padoue et de Vi-
cence, coupables d'avoir exl orque des sommes énormes à des
(1^ Concil. Narbonn. ann. J244 c. 17. — C. Biterrens. ann. 1246, Append. c. 15.
— Innoc. PP. IV. Bull. Cumvpnerabilis, 20 Jan. 1253: Bull. Cum per nostras, 30
Jan: 1253; Bull. Super exUrpatio?i*, 30 Mai 1254. — Aie*. PP. IV. Bull. Super
extirpa' icne, 13 Nov. 1258, 20 Sept. 1250; Bull. Ad andientiam, 23 Jan. 1260.—
Berger, Les Registres a Innoc. IV, n° 300 4. — Ripoll, i. 60, 71, 223-4, 247. —
Lami, Antichità Toscane, p. 576. — Mss. Bib. Nat., fonds lat., nouv. acquis. 139,
fol. 43. — Evmeric. Direct. Inquis. p. 638. — Zanchini Tract, de Hxret. c. xix. —
fêern. Guidon. Practica V. v. (DoaL XXX..) — Albert. Iiepert fnq. s. v. Cautio.
Le droit de donner caution, sauf ouand on était sons le coup d'une accusation
capitale, était formellement reconnu par le droit séculier. Voir, par exemple,.
Isambert, Ane. loix franc, m. 57.
CONCILE DE VIENNE 539
hommes et à des femmes et de les avoir soumis à mille vexa- 478
lions. Le pape ajoute naïvement, pour aggraver leur cas, qu'ils
n'ont pas fait servir leurs gains illicites au profit du Saint
Office, ni de l'Église romaine, ni même de leur propre Ordre;
preuve qu'en bien des cas on fermait les yeux sur ces extor-
sions, pourvu que le produit en fût judicieusement distribué. Boni-
face avait envoyé Gui, évêque de Saintes, pour faire mie
enquête et, comme les griefs énoncés avaient été reconnus
réels, il ordonna au provincial de remplacer les coupables par
des Dominicains (1). Ce changement ne profita guère aux mal-
heureux opprimés, car, dès l'année suivante, Mascate de'Mos-
ceri, jurisconsulte de Padoue, en appelait au pape Benoît et lui
dénonçait le nouvel inquisiteur dominicain, Frà Benigno, qui
procédait contre lui à seule fin de lui extorquer de l'argent. En
1304, Benoît fut obligé d'adresser un avertissement sérieux aux
inquisiteurs de Padoue et de Vicence, en raison des plaintes
qui lui parvenaient touchant de bons catholiques, frauduleuse-
ment poursuivis à l'aide de faux témoins. On conçoit pourquoi
les Franciscains sévères se plaignaient que les inquisiteurs de
leur Ordre parcourussent le pays à cheval au lieu d'aller pieds nus,
comme le prescrivait leur Règle. A la même époque, les Domi* (
nicains du Languedoc étaient l'objet des mêmes accusations* >
Rome fut lente à s'en émouvoir, mais enfin l'enquête instituer
par Clément V le convainquit que les faits allégués étaient
•exacts. Au concile de Vienne, en 1311, le pape fit adopter des
canons, incorporés dans le Corpus Juris, dont les termes
disent assez clairement ce que les peuples soumis à l'Inquisition
ne savaient que trop : à savoir que l'office inquisitorial servait
souvent à extorquer de l'argent aux innocents et à laisser des
coupables en liberté moyennant finances. Clément proposait,
comme châtiment de pareils méfaits, l'excommunication ipso
fado ; Bernard Gui trouva que c'était excessif, car l'excommu-
nication invaliderait tous les actes du délinquant, les bons
(1) C'est en 1477 seulement que Sixte IV, à la requête du doge Andréa Vendra-
<mi no, révoqua le décret de Bonitace et nomma inquisiteur à Padoue et à Vicence te
Franciscain Giovanni da Clugia. (Archivio Vaticano, Sixto IV, Reg. T. i, fol. 108.)
540 AFFAIRE DE FLORENCE
comme les mauvais. Mais le résultat ne justifia ni les espérances
du pape ni les craintes de l'inquisiteur. Les inquisiteurs conti-
nuèrent à s'enrichir et les populations à souffrir de leur tyran-
nie. En 1338, le pape dut procéder à une enquête sur un mar-
ché scandaleux conclu par la ville d'Albi, qui avait payé à l'in-
quisiteur de Carcassonne une grosse somme d'argent pour
479 obtenir la mise en liberté de quelques citoyens accusés d'hérésie,
En 1337, Benoît XII ordonna à son nonce en Italie, Bertrand,
archevêque d'Embrun, de vérifier les plaintes qui, de toutes les
régions de la péninsule, s'élevaient contre les extorsions des
inquisiteurs, leur vénalité, leurs complaisances coupables. Le
nonce était autorisé à prononcer des révocations et la. manière
dont il usa de ce droit prouve combien le mal était profond.
Mais de pareilles mesures ne produisaient pas d'effet
durable.
En 1346, la république de Florence s'insurgea contre son
inquisiteur, Piero di Aquila, qu'elle accusait de méfaits divers,
entre autres d'extorsions. Il s'enfuit et refusa de revenir au cours
de l'enquête qui fut instituée, bien qu'on lui eût offert un sauf-
conduit. Un seul témoin fit connaître, sous la foi du serment,
soixante-six cas d'extorsion; suivant une liste partielle qui nous en
a été conservée, les sommes indûment perçues varient de vingt-
cinq à dix-sept cents florins d'or. Villani assure qu'en deux ans ce
bandit avait amassé plus de 7,000 florins, somme énorme pour
l'époque; or, il n'y avait pas alors d'hérétiques à Florence et
les délits qui enrichissaient si rapidement l'inquisiteur étaient
l'usure et le blasphème involontaire. En ce qui touche l'usure,
Àlvaro Pelayo dit que les évêques de Toscane en donnaient
l'exemple et prêtaient à intérêts les fonds des églises ; mais les
Inquisiteurs se gardaient de toucher aux prélats. Quant aux
blasphèmes, nous savons par Eymerich combien il était aisé de
découvrir une hérésie dans un simple juron. Boccace songeait
sans doute à Frà Piero lorsqu'il décrivait l'inquisiteur de Flo-
rence qui, pareil à tous ses confrères, avait des yeux de lynx
pour découvrir l'hérésie des riches et qui extorquait une forte
somme à un citoyen coupable d'avoir dit qu'il possédait du vin
QUESTION DE L'USURE 544
si bon que le Christ en boirait. Le cas de Marie du Canech,
changeuse d'argent à Cambrai en 1403, montre avec quelle
astuce, lorsque l'hérésie vint à diminuer, l'Inquisition sut se
procurer des ressources en dénaturant les actes les plus simples.
Citée devant l'Ordinaire, elle exprima, sans malice, l'opinion
qu'elle n'était pas tenue de témoigner, sous la foi du serment,
contre son propre intérêt et son propre honneur. Pour ce, l'in-
quisiteur délégué, Frère Nicolas de Péronne, la poursuivit et la
condamna à diverses peines, y compris l'abandon de son com-
merce pendant neuf ans et quatre-vingts couronnes d'or « pour
les frais » (1).
La sévérité avec laquelle on interprétait les canons contre 4£Q
l'usure est mise en relief par un cas soumis à l'Université de
Paris en 4490. La Faculté de Théologie fut consultée sur un
contrat aux termes duquel une certaine église avait acheté pour
trois cents livres une rente annuelle de vingt livres
fournie par certaines terres, avec le droit de réclamer le
prix d'achat à deux mois d'avis ; un£ convention particulière
reconnaissait au propriétaire foncier le droit de rachat pour
neuf ans. C'est là un des nombreux procédés auxquels on euù
recours, lorsque l'industrie et le commerce se développèrent,
pour tourner la prohibition de prêt à intérêt. Ce contrat resta
en vigueur pendant vingt-six ans avant d'être frappé de suspi-
cion et déféré pour examen à l'Université. On nomma une com-
mission de douze docteurs en théologie, qui discutèrent la ques-
tion et décidèrent, par onze voix contre une, que ce contrat était
usuraire et que les payements annuels devaient être considéré
comme autant de remboursements partiels du prix d'achat (2)
(1) Molinier, op. cit. p. 299-302. — Arch. de l'Inq. de Carcas^onne (Doat, XXXIV
5.) Il est peut-être «ligne de remarque que Ripoll, en imprimant cetfe bulle d»
Boniface Vlîf, t. u, p. 61, a discrètement supprimé les détails des crimes comn.i;,
par les inquisiteurs. — Grand|ean, Heq . de Benoit A7, n°« 169, 509. — Chron.
Girardi de Fracheto Contin. ann. 1303(0. Bouquet, XXI. 22-3 ) — Articuli Trans-
gressionum (ÂrcHv. fur Lut. - und Kirchenqesc.hichte. 1887, p 104 ) — C. 1, § 4,
c. 2. Clément, v. 3. — Bernard. Guidon. G>avamina (Doat. XXX. 118-19 ) — Coll.
Doat, XXXV. 1 13. — Ripoll vu 61 — Archivio di Firenze, Kiformagioni, Classe xi.
Uistinz. i. n° 39. — Villani, Cronica, xir 58. — Alvar Pelag. DePlanct. Ecclcs
lilj. u. art. vir. — Eymeric Direct. Inq. p. 332. — Decamerone, Giom. i. Nov. .6
— Arch. adminisfr. de Reims, iu.*64l.
(2) D'Argentré, Collect. Judic. de nov. Error. I. h. 323.
31
542 VÉNALITÉ DE L'INQUISITION
Les abus de l'Inquisition étaient indéracinables. Cornélius
Agrippa nous assure que les inquisiteurs avaient l'habitude ce
commuer les peines corporelles en amendes et même d'impo-
ser des redevances annuelles pour prix de leur indulgence.
Résidant dans le Milanais, vers 1515, il fut témoin d'une
émeute causée par la rapacité de ces hommes, qui avaient extor-
qué de grosses sommes à des femmes de noble naissance; quand
les maris découvrirent la chose, les inquisiteurs furent trop
heureux d'échapper vifs (1).
J'ai insisté sur ce caractère de l'Inquisition, parce qu'on en a
rarement tenu compte, malgré tout le mal et toutes les souf-
frances qui en ont résulté. Le bûcher n'a fait, comparativement,
que peu de victimes. Quelque horribles qu'aient été les cachots
encombrés où l'Inquisition entassait ses martyrs, elle a fait
régner encore plus de terreur et de désespoir par la perpétuelle
menace de spoliation qu'elle tenait suspendue sur les tètes.
481 D'un jour à l'autre, une famille pouvait, par elle, être réduite
à la mendicité. Rarement les victimes osaient crier, plus rare-
ment encore leurs cris étaient entendus; mais nous connaissons
assez de cas particuliers pour savoir à quel point le Saint Office
devint, par sa seule puissance spoliatrice, un fléau pour les
populations qui le subissaient. De bonne heure, les riches
reconnurent qu'il était d'habile politique de se concilier le bon
vouloir d'hommes aussi formidablement armés. En 124-4, le
chapitre dominicain de Cahors dut intervenir; il ordonna aux
inquisiteurs de ne point permettre à leurs Frères de recevoir
des présents, qui mettaient en péril le renom de l'Ordre ; mais
ces scrupules furent bientôt oubliés et l'on vit un homme d'un
caractère élevé, comme Eymerich, soutenir que les inquisiteurs
pouvaient recevoir des présents, bien qu'ils eussent lieu de
refuser, sauf en des cas exceptionnels, ceux de personnes tra-
duites devant leur tribunal. Comme les comptes de l'Inquisition
n'étaient rendus qu'à laChambre pontificale, ses fonctionnaires
n'avaient à craindre ni enquête, ni dénonciation. Ils n'avaient
(1) Cornjl. Agrippa, De vanitate scientiar. cap. x v .
DESTRUCTION DE MAISONS D'HÉRÉTIQUES 543
pas davantage à redouter la colère divine, car leurs fonctions
mêmes leur assuraient indulgence plénière pour tous les crimes
qu'ils confessaient et dont ils se repentaient. Ainsi protégés
contre toute sanction, tant dans ce monde que dans l'autre, ils
agissaient à leur guise et sans être retenus par aucun scru-
pule (1).
Une seule pénalité purement temporelle était de la compé-
tence de l'Inquisition : la désignation des maisons qui devaient
être détruites comme ayant été souillées par l'hérésie. L'origine
de ce curieux usage n'est pas aisée à découvrir. D'après la loi
impériale romaine, les édifices où les hérétiques se réunissaient
avec le consentement du propriétaire ne devaient pas être abat-
tus, mais confisqués au profit de l'Église. Cependant, dès que
l'hérésie devient une puissance formidable, on constate que la
destruction des maisons est ordonnée par les pouvoirs séculiers
avec une unanimité singulière. Le premier exemple que j'aie
rencontré de cette loi date de 1166 : les Assises de Clarendon
prescrivirent de raser toutes les maisons où des hérétiques
avaient été reçus. Le même ordre fut donné par l'Empereur
Henri VI en 1194 (édit de Prato), par Othon IV en 1210, par
Frédéric II en 1232 (édit de Ravenne), qui compléta ainsi son édit
de couronnement (1220), où cette prescription avait été omise.
Elle avait déjà été adoptée dans le Code de Vérone (1228), pour
tous les cas où le propriétaire, après huit jours d'avis, négli- 482
geait d'expulser des locataires hérétiques. Quelques années
après on la trouve daàs les statuts de Florence et elle figure
dans les bulles pontificales qui définissent la procédure de l'In-
quisition. En France, le Concile de Toulouse (1229) décréta que
toute maison où un hérétique aurait été reçu devait être
détruite et le comte Raymond, en 1234, donna force de loi à
cette décision. Elle reparut naturellement dans la législation
des conciles ultérieurs qui réglèrent la procédure inquisitoriale
et fut adoptée par Saint-Louis. La Castille semble avoir été le
seul pays où elle ne fut pas observée, grâce, sans doute, à lïn-
(i) Molinier, op. cit. p. 307. — Eymeric. Direct. Inq. p. 650, 685.
514 PROTESTATIONS DES PRINCES
fluence directe du droit romain sur sa législation;dans les Parti-
das, il est dit que les maisons qui ont abrité des hérétiques doi-
vent être simplement abandonnées à l'Église. Partout ailleurs,
elles étaient rasées et leur emplacement, considéré comme
maudit, devait rester un réceptacle d'ordures, impropre à l'ha-
bitation des hommes ; toutefois, les matériaux de démolition
pouvaient être employés à des usages pieux, à moins que la
sentence de l'inquisiteur n'en eût prescrit la destruction. Cette
sentence était adressée au prêtre de la paroisse, qui était
tenu de la publier pendant le service divin, trois dimanches de
suite (1).
En France, les officiers royaux préposés aux confiscations
finirent par protester contre la destruction de propriétés par-
fois considérables, car le château du seigneur y était exposé
aussi bien que la cabane du paysan. En 1329, l'inquisiteur
de Carcassonne, Henri de Chamay, obtint de Philippe de Valois
la confirmation de la règle et, la même année, dans un auto
tenu en septembre, il eut la satisfaction d'ordonner la destruc-
tion de quatre maisons et d'une ferme, dont les propriétaires
avaient été hérétiques à leur lit de mort. Mais, un demi-siècle
plus tard, une discussion s'éleva à ce sujet entre les représen-
tants du roi et les inquisiteurs du Dauphiné, avec un résultat
tout autre. Charles V, après avoir consulté le pape, publia, le
,g3 19 octobre 1378, des lettres aux termes desquelles la peine de
la destruction des immeubles était abolie.
L'esprit d'indépendance de l'Allemagne du Nord se manifesta
de la même manière : le Sachsenspiegel prescrit qu'aucune
maison ne doit être détruite, sauf dans le cas où un viol y aurait
été commis. En Italie, l'usage subsista, parce que les confiscations
n'avaient pas lieu au profit du prince; mais on admit que le
possesseur pouvait conserver sa maison, s'il n'avait pas con-
(J) Gonst. v, vni, § 3, God. 1. v. — Assis. Car. art. 21. — Lami, Aiitich. Tosc.
p. 124. — Hist. Dipl. Frid. IL T. IV. p. 290-300.— Lib. Jur. Civ. Veronœ c. 156.
— Alex. PP. IV. Bull. Adextirp. § 21. — Gonc. Tolos. ann. 1229, c. 6. — Stat.
Kaym. ann. 1234 (Hard. VII. 203.) - Vaiss. III. Pr. 370-1. — , Com\ Biterr.
ann. 124% append c. 35. — Concil. Albiens. ann. 1254, c. 6. — Etablissements,
i. 36. — Siete Partidas, P. vu, Tit. xxvi, I. 5. — Bern. Guid. Pract. (D at, XXIX.
89.) — Lib. Sent. Inq. Tolos. p. 4, 80-1, 168.
AFFAIRE DE CORDES 545
naissance du mauvais usage qu'on en faisait. Toutefois, les
jurisconsultes discutaient sur la prohibition perpétuelle de bâtir
au môme endroit, — les uns affirmant que la possession continue
du terrain par un catholique, pendant quarante ans, lui
donnait le droit d'j construire une maison nouvelle, les autres
maintenant que la sentence inquisitoriale avait créé une servi-
tude perpétuelle et imprescriptible. Avec le temps, les inqui-
siteurs s'arrogèrent le droit de donner des autorisations de
construire sur les terrains maudits, et ils exercèrent ce droit à
leur profit, bien qu'il leur eût sans doute été difficile d'alléguer
une autorité à cet effet (1).
Une autre peine temporelle peut être citée comme exemple
du pouvoir presque illimité des inquisiteurs en matière de
pénitences. Quand, en 1321 , la ville de Cordes, longtemps rebelle
à son évêque et à son inquisiteur, fit sa soumission, la péni-
tence imposée par Bernard Gui et Jean de Beaune consista en
l'érection d'une chapelle, de dimensions à déterminer, en l'hon-
neur de Saint Pierre Martyr, Sainte Cécile, Saint Louis et Saint
Dominique, avec les statues de ces saints en pierre ou en bois
au-dessus de l'autel; pour compléter l'humiliation de la ville, le
portail devait être orné des statues de Févêque et des deux
inquisiteurs, le tout à terminer dans le délai de deux ans, sous
peine d'une amende de cinq cents livres tournois, qui devait
être doublée après un nouveau délai de deux ans. Les gens de
Cordes se hâtèrent de construire la chapelle, mais ils hésitèrent
à glorifier ainsi leurs oppresseurs ; vingt-sept ans plus tard, en
1348, nous voyons les autorités municipales citées devant l'In-
quisition de Toulouse et obligées de donner caution pour
l'achèvement immédiat du portail et l'exécution des statues
des inquisiteurs (2).
La pénitence la plus sévère que pussent imposer directement 484
les inquisiteurs était celle de la prison. Suivant la doctrine
(1) Isambert, Ane. loix françaises, IV. 364; V. 491. -— Ripoll, I, 252. — Arch.
de l'ïnq de Carcass. (Doat, XXVII. 248.) — Sachsenspiegel, Buch m, Art. i. —
Zancliini Tract, de Hseret. c. xxxix, xl.
(i) Lib. Sentent. Inq. Tolosan. 280. — Arch. de l'ïnq. de Carcass. (Doat.
XXXV, 122.) v
546 PRISON PERPÉTUELLE
inquisitoriale, ce n'élait pas, en réalité, une punition, mais un
moyen pour le pénitent d'obtenir, au régime du pain et de l'eau,
le pardon de ses crimes ; en même temps, une surveillance
attentive le maintenait dans le droit chemin et l'empêchait de
contaminer le reste du troupeau. Bien entendu, cette pénitence
n'était imposée qu'aux convertis. L'hérétique rebelle qui per-
sistait dans la désobéissance, qui refusait obstinément de con-
fesser son hérésie et affirmait son innocence, ne pouvait être
admis à la pénitence et était remis au bras séculier, c'est-à-dire
au bourreau (1).
Aux termes de la bulle Eœcommunicamus de Grégoire IX,
en 1229, tous ceux qui, après arrestation, étaient ramenés à la
foi par crainte de la mort, devaient être incarcérés pour le reste
de leur vie et accomplir ainsi la pénitence appropriée à leur
cas. Presque en même temps, le concile de Toulouse en ordonna
de même, ajoutant que les convertis involontaires devaient être
empêchés de corrompre les autres. Le décret de Ravenne de
Frédéric II, en 4332, adopta la même règle et en fit une dispo-
sition légale durable. Le concile d'Arles, en 1234, appela l'at-
tention sur les continuelles rechutes des convertis par force et
recommanda aux évoques de veiller sévèrement à ce que la
peine de l'incarcération perpétuelle leur fut appliquée. A cette
époque, les relaps n'étaient pas encore considérés comme perdus
sans retourni abandonnés au bras séculier, mais jetés en prison
pour n'en plus sortir (2).
L'Inquisition naissante trouva cette règle établie et l'appliqua
avec l'impitoyable énergie qu'elle apportait dans l'exercice de
ses fonctions. C'était, disait-on, une grâce accordée à des gens
qui avaient perdu tout droit à la pitié des hommes. Il ne devait
(1) Zanchini Tract. d<> Hxret. c. x.
(2) (jregor. PP. IX. Bull. Excommanicamus, 20 Aug. 1229. - Concil. Narbonn
anu. 122!), c. 9. — Hist. Diplom. Frid. II. T. IV. p. 300. — Coucil. Arelat
ami. 1234, c 6. — Vaissete, III, Pr. 314.
La bulle de Grégoire, introduite dans le droit canonique, condamne à la prison
perpétuelle ceux qui redire noluerint (C. 15, § 1, Lxtra v. vu); ce dernier mot est
évidemment un la/^us pour voluerint, puisque les hérétiques «bs'inés étaient livrés
au bras séculier. Le décret de Ravenne, publié peu de temps après par Frédéric II,
lait observer,que l'empris ;nnement à ppetuité des convertis est conforme au*
canons de l'Eglise.
ENCOMBREMENT DES PRISONS 547
pas y avoir d'exemptions. Le concile de Narbonne, en 1214, 485
déclara expressément qu'à moins d'une indulgence spéciale du
Saint-Siège, un mari ne devait jamais être épargné à cause de
sa femme, ni une femme à cause de son mari, ni un père en
considération des enfants dont il était la seule ressource; ni
l'âge ni la maladie ne devaient être invoqués en vue de l'adou-
cissement de la peine. Quiconque ne se présentait pas dans le
délai de grâce pour se confesser et dénoncer ses complices, était
passible de cette pénitence, qui devait toujours être infligée
pour la vie. Épouvantés par l'activité des inquisiteurs, ceux
qui avaient laissé passer les délais fixés se présentaient en foule,
suppliant qu'on les admit à réconciliation. Cette foule devint
bientôt si grande, vu la diffusion de l'hérésie en Languedoc, que
les bons évêques se déclarèrent incapables de nourrir tant de
prisonniers, ni même de trouver assez de pierres et de mortier
pour construire des prisons à leur usage. On prescrivit donc
aux inquisiteurs de différer l'incarcération des convertis, à
moins de péril d'impénitence, d'apostasie ou de fuite, jusqu'à
ce qu'on eût obtenu l'avis du pape. Apparemment, Innocent IV
n'était pas disposé à l'indulgence, car, en 1246, le concile de
Béziers ordonna l'incarcération de tous ceux qui avaient laissé
passer les délais, en conseillant toutefois de commuer la peine
lorsqu'elle entraînerait péril de mort pour des parents ou des
enfants. La prison devint ainsi la peine ordinaire, excepté dans
le cas d'hérétiques obstinés, qui étaient brûlés. Un seul juge-
ment, rendu le 19 février 1237 à Toulouse, condamna de la
sorte vingt à trente pénitents, qui devaient être enfermés dans
une maison jusqu'à ce qu'il y eût place pour eux dans les geôles.
Dans un fragment du registre des sentences de l'Inquisition de
Toulouse, de 1246 à 1248, comprenant 192 cas, dont 43 concer-
nant des contumaces, la peine infligée est toujours la prison.
Cent vinjt-sept personnes furent condamnées à la prison per-
pétuelle, six à dix ans et seize à un emprisonnement de durée
indéfinie, suivant qu'il semblera expédient à l'Église. C'est plus
tard seulement qu'on se conforma à la décision du concile de
Narbonne et que la condamnation fut toujours à vie. Dans la
548 CRUAUTÉ DE BERNARD GUI
suite, il y eut quelque adoucissement, car tous les inquisiteurs
n'étaient pas de la trempe du féroce Bernard de Caux, qui
gouvernait alors le Saint Office à Toulouse; mais, jusqu'à la
fin, la prison perpétuelle resta la pénitence par excellence, bien
486 que les décrets de Frédéric et les canons des conciles de Tou-
louse et de Narbonne ne fussent pas considérés comme appli-
cables à ceux qui avaient abjuré «de grand cœur » après leur
arrestation (1),
Dans les sentences d'époque plus récente qui nous sont par-
venues, il est souvent bien difficile de comprendre pourquoi un
coupable est incarcéré, tandis qu'un autre, accusé des mêmes
méfaits, est remis en liberté avec l'obligation de porter des
croix. Peut-être distinguait-on entre ceux qui se convertissaient
avec joie et ceux dont la conversion paraissait forcée. Un
exemple nous montrera avec quelle cruauté un homme comme
Bernard Gui, qui appartient au groupe des inquisiteurs les plus
éclairés, pouvait appliquer la loi terrible dont l'Église avait
armé sa main. Un certain Pierre Raymond Dominique, cité à
comparaître en 1309, avait pris la fuite et été frappé d'une
excommunication ; condamné en 1315 comme hérétique con-
tumace, il se présenta volontairement en 1321, sur la pro-
messe que sa vie serait sauve. Ses actes d'hérésie n'avaient pas
été flagrants et il alléguait, pour excuser sa contumace, qu'il
avait à sa charge une femme et sept enfants, que sa disparition
aurait condamnés à mourir de faim. Il n'en fut pas moins
incarcéré pour le reste de ses jours!
L'austère Bernard de Caux ne fut pas toujours aussi impi-
toyable. En 1246, il condamna Bernard Sabbatier, hérétique
relaps, à la prison perpétuelle, mais il ajouta que le père
du coupable étant un bon catholique, vieux et malade, son fils
pourrait rester auprès de lui sa vie durant et travailler pour le
nourrir, à la condition déporter des croix (2).
(1) Concil. Tanacon. ann. 1242. — Concil. Narl onn. ann 1 "46. c. 0, 19.— Conc.
R'tterr. ann. 1246, Append. c. 20. —Coll. Doat, XXI. 152. — Ms<. Bib. Nat. fonds
lat. ii° 9992. — Bern. Guidon. Practica P. iv 'Doat, XVX.)
(>) LU). Sent. Inq. Tolos. passim, p. 347-9. — faiymeric, Direct. Inq. p. 507. —
Mss. Lib. Nat. fonds latin, n° 9992. — Tructica super In juisit. (Mss. Bib. Nat iouds
iat. n° 14 930, loi. 222.)
RÉGIME DES PRISONS 549
Il y avait deux régimes pour les prisonniers : le régime strict
(murus strictus, duras ou ardus) et le régime adouci (murus
largus). Mais, dans l'un et l'autre, le captif ne recevait que du
pain et de l'eau ; il était enfermé dans une cellule et ne pouvait
communiquer avec personne, de crainte qu'il ne fut corrompu
ou ne corrompît d'autres. Toutefois, cette dernière règle ne fut
pas sévèrement appliquée, car vers 1306, Geoffroi d'Ablis signale
comme un abus les visites faites aux prisonniers par des clercs
et des laïcs des deux sexes. On permettait aux conjoints de se *°f
voir s'ils étaient emprisonnés l'un et l'autre, ou si l'un des deux
seulement était en prison. Vers la fin du xive siècle, Eymerich
accorde que des catholiques zélés peuvent être autorisés à visiter
des prisonniers, mais il interdit ces visites aux femmes et aux
gens simples ; car, ajoute-t-il, les convertis sont très disposés
aux rechutes, très aptes à infecter les autres et, généralement,
ils finissent sur le bûcher (1).
Les personnes soumises au régime plus doux du murus lar-
gus pouvaient, si elles se conduisaient bien, prendre un peu
d'exercice dans les corridors, où elles avaient quelquefois la faci-
lité d'échanger quelques paroles et de reprendre contact avec le
dehors. Les cardinaux qui visitèrent la prison de Garcassonne
et prescrivirent des mesures pour en atténuer les rigueurs
ordonnèrent que ce privilège fût accordé aux captifs âgés et
infirmes. Le condamné au murus strictus était jeté, les pieds
enchaînés, dans une cellule étroite et obscure; parfois il était
enchaîné au mur. Cette pénitence était infligée à ceux dont les
offenses avaient été scandaleuses, ou qui s'étaient parjurés par
des confessions incomplètes, le tout à la discrétion de l'inquisi-
teur. J'ai rencontré un cas, en 1328, ou un, hérétique faux,
témoin fut condamné au murus strict issimus, avec des chaînes
tant aux mains qu'aux pieds. Lorsque les coupables apparte-
naient à un Ordre religieux, la punition était généralement tenue
secrète et le condamné était emprisonné dans un couvent de
son Ordre. Les couvents étaient d'ordinaire pourvus de cellules
(i) Arch. de l'Inq. de Carcass. (Doat, XXXIII. 143). — Goncil. Riterrens.
ann. 1246, c. 23, 25. — Eymerich, Direct. Inquis. p. 507.
31.
550 ENTRETIEN DES PRISONS
à cet effet, où le régime n'était pas meilleur que dans les prisons
épiscopales. Dans le cas de Jeanne, veuve de B. de la Tour,
religieuse de Lespenasse, qui avait participé aux hérésies des
Cathares et des Vaudois et avait prévariqué dans sa confession,
la sentence, rendue en 1246, portait emprisonnement dans une
cellule de son couvent, où nul ne devait pénétrer, où nul ne
devait la voir, sa nourriture lui étant passée à travers une
ouverture ménagée à cet effet. C'est la tombe des vivants, con-
nue sous le nom d'in pace (1).
488 Lorsque la rigueur envers les captifs n'avait pas d'objet, elle
s'atténuait inévitablement. Ainsi, il résulte de différentes indi-
cations éparses dans les procédures que les prisonniers entre-
tenaient des relations assez suivies, tant entre eux qu'avec le
monde extérieur; toutefois, on enjoignait aux gardiens de pro-
hiber toute communication qui fut de nature à endurcir les
détenus ou à les détourner de se confesser complètement (2).
Les prisons elles-mêmes n'étaient pas de nature à alléger la
pénitence de la détention. Les seigneurs-justiciers et les villes,
obligés à les entretenir, les considéraient comme une lourde
charge. Lorsqu'un débiteur était incarcéré, bien que la loi limi-
tât à quarante jours la durée de la contrainte et prescrivit qu'il
fût convenablement nourri, ces règles étaient généralement
éludées, car plus on le traitait mal, plus il devait faire d'efforts
pour se libérer. Quant aux criminels, on ne leur donnait que
(1) Arch. de l'Hôtel de Ville d'Albi (Doat, XXXIV. 45). — Bern. Guidon. Gra-
v«m. (Doat. XXX. 100.) — Un. Sentent. Inq. Tolos. p. 32, 200, ï87. — Arch de
l'Inq. de Carcass. (Doat, XXVII. 136, 156.) — Mss. Bib. Nat. fonds lat. n° 9992.
La cruauté du système d'emprisonnement monastique, dit in pace ou vade in
pacem, ét.it telle, que ceu* qu'on y soumettait ne tardaient pas à mourir dans
l'agonie du désespoir, hn 1350, l'archevêque de Toulouse pria le roi Jean d'en
Jaire adoucir la rigueur, et celui-ci, en conséquence, rendit une Ordonnance aux
termes de laquelle le supérieur du couvent devait, deux fois par mois, visiter et
consoler le prisonnier; ce dernier devait, en outre, avoir le droit de demander,
deux fois par mois, la société d'un des moines. Cette légère atténuation de pra-
tiques barbares parut si scandaleuse aux Dominicains et aux Kranciscains qu'ils
s'adressèrent au pape Clément VI pour obtenir qu'on revint à l'ancien régime. Le
pape les débouta. — Chron. Bardin. ann. 1350 (Vaissete, IV. Pr. 29.)
La loi anglaise de cette époque interdit d'enchaîner les prisonniers (Bracton
Lib. m. Tract, i. cap. 6.) *
(2) Lib. Sentent. Inq. Tolos. p. 102, 153, 231, 252-4, 301. — Muratori, Antiq .
Disert, lx (T. XII p. 519.) - Bern. Guidon. Practica P. v (Doat, XXX.) — A-ch.
de l'Inq. de Carcass. (Doat, XXVII. 7.)
RÉSISTANCES DES ÉVEQUES 551
du pain et de l'eau ; s'ils mouraient de misère, c'était une dé-
pense de moins. Le prisonnier qui avait de l'argent et des amis
pouvait naturellement obtenir d'être mieux traité ; mais cela
était presque impossible aux hérétiques, dont les biens avaient
été confisqués et auxquels il était dangereux de témoigner le
moindre intérêt. (4)
Le nombre immense de prisonniers, à la suite des opérations 489
vigoureuses de l'Inquisition du Languedoc, posa la question dif-
ficile de la construction et de l'entretien de prisons nouvelles.
En principe, cette charge incombait aux évoques, dont la mol-
lesse à l'égard des hérétiques avait été rachetée par l'énergie
des moines ; les évêques l'admirent en 1229, au concile de Tou-
louse, avec cette réserve que l'entretien de l'hérétique riche
devait incomber à ceux qui profitaient de la confiscation de
ses biens. Toutefois, le fardeau devint tellement lourd qu'au
concile de Narbonne, en 1244, ils proposèrent d'employer à la
construction et à l'entretien des prisons les pénitents qui, s^tns
le récent décret du Pape, auraient été envoyés à la Croisade.
Il était à craindre, disaient-ils, « que les prélats ne fussent trop
chargés de convertis pauvres et incapables de les entrenir vu
leur multitude.)) Deux ans après, à Béziers, ils déclarèrent que
la construction et l'entretien des prisons devaient incomber à
ceux qui profitaient des confiscations et qu'on pourrait ajouter
à ces fonds le produit des amendes imposées par les inquisi-
teurs. Cela était assez raisonnable, mais les moines ne l'enten-
daient pas ainsi. En 1249, Innocent IV affirma de nouveau que
c'était l'affaire des évêques ; il leur reprocha de manquer à leurs
devoirs et ordonna qu'ils y fussent contraints. Enfin, en 1254,
le concile d'Albi décida définitivement que les détenteurs de
biens confisqués contribueraient au logement et à l'entretien
(i) Beaumanoir, Coutumes du Beauvoisis, cap. 51, n° 7. — G. B. de Lagrèze,
La Navarre française, n, 339.
Dans les comptes de la Sénéchaussée de Toulouse pour 1337, on trouve mention
de 30 sols dépensés en novembre 1333 pour fournir de la paille aux prisonniers,
afin de les empêcher de mourir de froid vendant l'hiver. D'autres sommes, mon-
tant au total de 83 sols et H deniers, sont destinées à réparer lés chaînes et les
entraves qui assuraient la rigueur du régime cellulaire. — Vaisse.e, éd. Pri-
vât, x Pr. 798-09.)
552 CONDITION DES PRISONNIERS
de leurs précédents possesseurs et que, lorsque les hérétiques
seraient sans ressources, les villes ou les seigneurs sur le terri-
toire desquels on les avait pris seraient responsables de la
dépense et obligés, sous menace d'excommunication, de la sup-
porter. Néanmoins, la responsabilité des évêques était si
évidente que certains inquisi eurs zélés parlaient de les pour-
suivre comme fauteurs d'hérésie pour négligence à faire cons-
truire des prisons; mais Gui Foucoix déconseille discrètement
cette procédure et recommande de soumettre les cas de ce
genre au jugement du Saint-Siège. (1)
490 On conçoit combien la condition des prisonniers devait être
misérable, alors que leurs oppresseurs et spoliateurs marchan-
daient sur le prix de leur entretien, du pain et de l'eau qu'il
s'agissait de leur fournir. Saint-Louis, suzerain des territoires
cédés par le traité de Paris, qui bénéficiait dans une très large
mesure des confiscations, reconnut que ces profits lui impo-
saient des devoirs. En 1233, il entreprit d'entretenir des pri-
sons à Toulouse, à Carcassonne et à Béziers. En 1246, il ordonna
à son sénéchal de mettre à la disposition des inquisiteurs des
prisons convenables à Carcassonne et à Béziers, et de fournir
aux détenus leur ration journalière de pain et d'eau. En 1258,
il prescrivit à son sénéchal de Carcassonne d'achever prompte-
ment les prisons commencées ; il sait bien que les prélats et les
barons sur les terres desquels les hérétiques ont été pris
doiyent assurer leur entretien, mais, pour éviter des difficultés.
il consent à ce que les dépenses afférentes soient supportées par
le trésor royal, quitte à être ensuite recouvrées auprès des
seigneurs. Lors de la mort d'Alphonse et de Jeanne de Tou-
ouse, en 1272, tous les territoires où sévissait l'Inquisition et,
à peu d'exceptions près, toutes les confiscations revinrent au
roi de France. Dès lors, l'entretien des prisons, y compris les
salaires des geôliers, incomba à la Couronne, excepté peut-être
a. Albi, oùl'éyèque, qui avait sa part des dépouilles, parait aussi
(i\ Coneil. Toîosan. ann. 1220 c. 11. — Concil. Vnler.tin ann. 1*34 c. 5 —
CodciI. Narboim.;aon. 1244 c. 4. — Coll. Uoat, XXXI. 157. — « oncil. Biterrens.
ann. 1215, App°nd. c. 23, 27. — Innocent PP. IV. Bull. Cum sicttt, 1 Mart. I2M
(Doat, XXXi. ii4.) — Concil. Albiens. ann. 1254 c. 24. — GuUl. Fulcod. Quœst. x.
SUBVENTIONS ROYALES
553
avoir participé aux dépenses. Parmi les demandes de Henri de
Chamay, que Philippe de Valois accorda en 1329, figure celle-
ci : que la prison inquisitoriale de Carcassonne soit réparée
3ar le roi et que tous ceux qui ont eu part aux confiscations y
2ontribuent pro rata. Là-dessus, le sénéchal taxa le comte de
Foix de 302 livres, 11 sols et 9 deniers ; celui-ci refusa de
payer et fit appel au roi. On ne sait comment se termina cette
affaire. D'une décision du Parlement de Paris en 1304, il
appert que la subvention royale pour la nourriture de chaque
prisonnier s'élevait à trois deniers par jour, somme qui semble
suffisante, bien que Jacques de Polignac, qui avait la charge de
la prison de Carcassonne, et qui fut puni pour ses détourne- à)i
ments, comptât pour cela huit deniers. Cette forte dépense ne
constitua pas un précédent; en 1337, nous trouvons de nou-
veau une dépense journalière de trois deniers. Pour les accu-
sés en prison préventive et qui attendaient d'être jugés, c'est
probablement l'Inquisition elle-même qui payait, à moins que
l'accusé n'eût des biens sur lesquels on pouvait pourvoir à son
entretien. Toutefois, en 1458, il est question d'un hérétique dans
la prison épiscopale d'Utrecht, qui, étant pauvre, gagnait sa nour-
riture en tissant. En Italie, où les confiscations étaient divisées en
trois parts, l'Inqu'sition faisait ses frais et n'avait pas besoin
des princes. A Naples, c'étaient les prisons royales qui ser-
vaient, mais un ordre royal était nécessaire pour l'incarcéra-
tion. (1).
Bien que le régime normal des prisonniers fût le pain et
l'eau, l'Inquisition permettait aux siens de recevoir du dehors
d'autres aliments, du vin, de l'argent; il est si souvent fait allu-
sion à cette tolérance qu'on peut la regarder comme un usage
établi. Des collectes avaient lieu parmi ceux qui inclinaient secrè-
tement vers l'hérésie à l'effet d'améliorer la condition de leurs
(l) Molinier, op. cit. p. 435. — Vaissete, III. Pr 536. — Va^ssete, éd. Privât,
VIII. 1206. — Arch. de l'Hôtel de ville d'Albi (Doat, XXXIV. 45.) — Bern. Gui-
don. Gravam. (Doat, XXX. 109.) — Isanibert, Ane. loix franc, iv. 264. — Vais-
sete, éd. Privât, X. Pr. 693-4, 813-14. —Les Olim, m. 148. — Hauréau, Ber-
nard Délicieux, p 19. — Frédéricq, Corpus document, inquisit. neeiland. i. 339.
— Archiv. di Napoli, Reg. 113, Lett. A, fol. 385; Keg. 154, Lett. C, fol. 85; M?s.
Chioccarelli, T. vm.
554 LA TOUR DE CARCASSONNE
frères captifs et, quand on songe aux dangers que pouvait faire
courir l'accusation de favoriser l'hérésie, on ne peut qu'admi-
rer le zèle désintéressé de ceux qui osaient ainsi tendre la main
aux persécutés. (1).
Les prisons étaient naturellement construites de façon à
ménager le plus possible la dépense et la place, sans aucun
souci de la santé ni de la commodité de leurs hôtes. Les ins-
tructions pontificales portaient qu'elles devaient se composer
de petites cellules sombres, chacune pour un prisonnier seule-
ment ; la détention devait être très rigoureuse, mais ne pas
mettre en danger la vie du captif. La description faite par
M. Molinier de la Tour de l'Inquisition à Garcassonne, qui ser-
vait de prison inquisitoriale, montre que les instructions de
Rome furent fidèlement suivies. C'était un lieu horrible, com-
posé de petites cellules, sans air ni lumière, où pendant de
longues années les infortunés pénitents traînaient une vie
d'indicible misère, bien pire que la courte agonie du bûcher.
492 Dans ces séjours du désespoir,, ils étaient entièrement à la
merci des geôliers. Leurs plaintes n'étaient jamais écoutées;
si un prisonnier déclarait avoir été l'objet de violences, son
serment était dédaigneusement écarté, alors que l'on acceptait
celui des fonctionnaires de la prison. Les instructions données,
en 1282, par Frère Jean Galande, inquisiteur de Garcassonne,
au geôlier Raoul et à sa femme Bertrande, jettent un jour
singulier sur le régime de ces établissements. On les menace
de renvoi irrévocable si, à l'avenir, ils empruntent de l'argent
aux prisonniers ou reçoivent d'eux des cadeaux, s'ils s'appro-
prient l'argent ou les effets de ceux qui meurent, s'ils permet-
tent à des prisonniers de franchir la première porte, s'ils man-
gent avec eux, s'ils emploient les serviteurs de la prison à
diverses besognes ou k des courses, s'ils jouent avec eux ou leur
permettent de jouer ensemble, etc. (2)
(1) Arcli. de l'înq. do Carcass. (Doat, xxm. 14, 16.) — Muratori, Antiq. Dis*
sert, lx (T. xu. p. 500, 507, oi • ', 525.) — LiLi. Sentent. Inq. Tolos. p. 252-4, 307. -
Tract.de liserés. Pau.>. de Lug. (Martène, Thés. v. !78<>.)
(2) Praçtlca super Inquis." (Vlss. Bil>. Nat., l'omis latin, n° 14930, fol. 22«.) —
Molinier, op. cit. p. 44a. — Arcli. de l'înq. de Carcass. (Doat, xxxu. Ii5; xxxvn. 83.
EXACTIONS DES GARDIENS 555
Évidemment, un prisonnier ayant de l'argent pouvait obtenir
des faveurs de l'honnête Raoul ; mais les instructions que nous
venons de résumer passent sous silence un des abus les plus
scandaleux qui déshonoraient les prisons — la confiscation, par
les gardiens, de l'argent et de la nourriture envoyés aux pri-
sonniers par leurs amis. Naturellement, des fraudes de tout
genre poussaient, comme des champignons, sur ce terrain
profondément vicié. En 1304, Hugolin de Polignac, garde de la
prison royale de Carcassonne, fut jugé pour avoir détourné
une partie de la subvention royale, pour avoir maintenu sur
les registres, pendant des années, après leur décès, les noms de
certaines personnes et pour avoir gardé l'argent que leur
envoyaient des amis; mais les témoignages ne parurent pas
suffisants pour justifier une condamnation. Les cardinaux que
Clément V chargea, peu de temps après, d'enquérir sur les
abus de l'Inquisition en Languedoc, dénoncèrent sommaire"
ment les fraudes habituelles en obligeant les nouveaux geô-
liers, nommés par eux, à jurer de remettre à chaque prison-
nier les provisions que lui destinait le roi, aussi bien que
celles que lui envoyaient ses amis — intimation confirmée par
les décrétâtes de Clément V. Le rapport des cardinaux témoigne
de leur horreur en présence des faits constatés par eux. A Car-
cassonne, ils enlevèrent complètement la direction de la prison 493
à l'inquisiteur Geoffroi d'Ablis et la remirent à l'évêque; ils
ordonnèrent de réparer immédiatement les cellules de l'étage
supérieur afin qu'on pût y transporter les prisonniers âgés et
infirmes. A Albi, ils délivrèrent les captifs enchainés, prescri-
virent d'éclairer les cellules et d'en construire de meilleures
dans le délai d'un mois. A Toulouse, leur mécontentement ne
fut pas moindre. Partout on se plaignait du manque de nour-
riture, de l'absence de lits, de la fréquence des tortures, Les
réformes des cardinaux consistèrent surtout à diviser la res-
ponsabilité entre l'évêque et l'inquisiteur, dont l'accord était
nécessaire pour une sentence d'emprisonnement ; chacun d'eui
devait nommer un geôlier, chaque geôlier devait avoir une clef
pour chaque cellule et jurer de ne jamais parler à un captif
556 MÉPRIS DES CANONS DE CLÉMENT
autrement qu'en présence de son collègue. Ces remèdes insuf-
fisants, approuvés par le pape Clément, ne purent guère pro-
duire d'effets utiles. Bernard Gui se plaignit amèrement que le
pape eût jeté la honte sur l'Inquisition en déclarant qu'il y
avait de la fraude et de la violence dans le régime de ses pri-
sons, et il avança que les nouveaux règlements étaient inappli-
cables. Bien que la contrainte qu'ils imposaient aux inquisi-
teurs fut bien faible, nous pouvons être certains qu'ils ne
furent pas longtemps appliqués. Peu d'années après, dans les
Practica, Bernard Gui tient pour assuré que le droit de jeter
un homme en prison appartient uniquement à l'inquisiteur ; il
cite avec dédain, et par son titre seulement, le canon clémen-
tin et allègue ensuite, comme si elle était encore en vigueur,
une bulle de Clément IV, qui donnait toute autorité à l'inquisi-
teur et ne mentionnait pas l'évèque. En fait, avant la fin du
siècle, Eym'M'ich considérait les canons clémentins comme
indignes d'être insérés dans son travail, parce que, nous dit-il,
on ne les observe nulle part en raison des inconvénients qu'ils
présentent. Toutefois, vers 1500, Bernardo di Como reconnaît
que la règle clémentine peut être suivie quand il s'agit d'une
détention pénale après le jugement ; mais il maintient que l'in-
quisiteur a seul le contrôle de la prison et de ses hôtes, avant et
pendant le procès. (1)
494 Avec de pareils geôliers, il est probable que les évasions —
assez fréquentes — étaient le fruit de la corruption. Même les
"prisonniers enchaînés réussissaient quelquefois à s'échapper.
Mais ce qui mettait le plus souvent un terme aux souffrances
des captifs, était la mort causée par l'effroyable saleté où on les
(1) Les OHm, m. 148. — A.rch. de l'Hôtel de ville d'Albi (Doat, xxxiv. 45.) —
Bern. Guidon. Gravam. (Doat, xxx. 105-8.) — Ejusd. Practica P. iv. c. 1. —
Eymeric. Direct. Inq. p. 587. — Bernardi Comens. Lucerna fnquis. s. v. Carcr.
Le passage des Practica auquel il est fait allusion se trouve dans un manuscrit
de la Bib. Nat., tonds lat., n° 14570, fol. 258. L'allusion aux Clémentines manque
dans le manuscrit imprimé par Douais, Paris, 1885, p. 179.
En 1325, l'évêque Richard Ledred d'Ossorv se prévalut du canon clémentin pour
revendiquer le droit de surveillance sur William Outlaw, qu'il emprisonna dans le
château de Kilkenny comme fauteur de sorciers (il n'y avait pas, semble-t-il, de
geôle épiscopale). — Wright's Proceedinas against Dame Alice Kytelei\ Camden
Soc, 1843, p. 31.
MISÈRE DES CAPTIFS 557
condamnait à croupir. La mortalité dans ces prisons - fait
énorme. Cependant, quelques-uns résistaient pendanl les
années ; nous connaissons même le cas d'une femme qui fut
gracieusement mise en liberté à la condition de porter des
croix, après avoir passé trente-cinq ans dans la prison do Tou-
louse. Dans les autos de fé, on trouve souvent des sentences
prononcées contre des prisonniers qui étaient morts avant la
fin de leur procès. Lors de Y auto de 4310, à Toulouse, il est
question de dix personnes mortes après avoir confessé !eur
hérésie et avant le jugement; dans Yauto de 1319, on compte
huit cas analogues. La prison de Carcassonne semble avoir été
un séjour presque aussi mortel que celle de Toulouse, hans
Yauto de 1325, il y a des sentences contre quatre décédés ; on
en trouve cinq dans celui de 1328. Comme on ne paraît pas
avoir tenu de registres, c'est seulement d'après ces indices que
nous pouvons nous faire une idée de l'épouvantable condition
sanitaire des prisons (1).
La prison était naturellement la peine que les inquisiteurs
infligeaient le plus souvent. Dans le registre des sentences de
Bernard Gui, comprenant ses opérations de 1308 à 1322, il est
fait mention de 636 condamnations, qui se répartissent comme
il suit :
Personnes livrées au bras séculier et brûlées vives 40 ^95
Ossements exhumés et brûlés. . 67
Condamnations à la prison 300
Ossements exhumés de personnes qui auraient été condamnées à
la prison 21
Condamnations au port de croix 138
Condamnations à des pèlerinages. 16
Bannissement en Terre Sainte. . 1
Fugitifs 36
Condamnation du Talmud 1
Maisons à détruire 16
636
(1) Lib. Sentent. Inq. Tolos. p. 8, 13, 14, 19, 25, 26, 20, 158-62, 246-8, J25o-61.
— Arch. de l'Inq. de Carcass. (Doat, xxvn. 7, 131; xxvm. 164.)
558 ATTÉNUATION DES PEINES
Ce tableau donne sans doute une idée exacte de la fréquence
relative des châtiments imposés.
Il faut encore noter une particularité des sentences inquisi-
toriales. Elles se terminaient toujours par une formule réser-
vant le pouvoir discrétionnaire de modifier, de mitiger,
d'aggraver et de renouveler la peine. Dès 1244, le concile de
Narbonne enjoignit aux inquisiteurs de se réserver toujours ce
pouvoir, et cela devint, avec le temps, une règle invariable. En
1245, Innocent IV conféra aux inquisiteurs, agissant de concert
avec l'évoque du pénitent, le droit de modifier la pénitence
imposée. En général, l'évêque collaborait à ces modifications
des sentences, mais Zanchini nous apprend que son consente-
ment n'était essentiel que lorsqu'il s'agissait de clercs. L'inqui-
siteur, toutefois, ne pouvait pas faire remise entière de la peine,
privilège qui n'appartenait qu'au pape. Le crime d'hérésie était
tellement indélébile que seul le représentant de Dieu avait un
pouvoir suffisant pour l'effacer (1).
Ce pouvoir d'atténuer les sentences était fréquemment
exercé. Il servait à obtenir des pénitents de plus explicites
témoignages, preuves de la sincérité de leur conversion, et
peut-être aussi à diminuer l'encombrement des geôles. Ainsi,
dans le registre des sentences de Bernard Gui, on trouve 119
cas de mise en liberté, avec l'obligation de porter des croix; de
ces 119 libérés, 51 furent exemptés par la suite du port des
croix. En outre, il y a 87 cas de personnes condamnées à
496 porter des croix et à qui remise fut faite de leur peine. Cette
indulgence n'était pas particulière à l'Inquisition de Toulouse.
En 1328, par une seule sentence, vingt-trois prisonniers de
Carcassonne furent relâchés, leur pénitence étant commuée en
port de croix, pèlerinages et autres travaux. En 1329, une autre
sentence de commutation, passée à Carcassonne, remit en
liberté dix pénitents, parmi lesquels la baronne de Montréal.
On leur imposa, leur vie durant, le port de croix jaunes et
(I) Concil. Narbonn. arm. 1244 c. 7. — Innoc. PP. IV. Bull. Ut cnmmiss>m, 20
jan. 1245 (l)oat, XXX.'. 68.)— Vaissete, m. Pr. 468. — Concil. Biterrens. ann. 1246,
Âppend. c. 20. — Zanchini Tract, de ffœret. c. xxi, xxxvm.
ARBITRAIRE DES JUGES 559
l'accomplissement de vingt-et-un pèlerinages, touchant à des
sanctuaires aussi éloignés les uns des autres que Rome, Com-
postelle, Canterbury et Cologne. Ils devaient entendre la messe
chaque dimanche et jour de fête, leur vie durant, se présenter
au prêtre officiant avec des verges et recevoir la discipline en
présence des fidèles; ils devaient aussi prendre part à toutes
les processions et subir la discipline à la station finale. Dans
de pareilles conditions, l'existence était à peine supportable et
la mort devait être une délivrance (1).
Comme les sentences de condamnation, ces sentences de
mitigation réservaient expressément le droit de modification et
de renouvellement, avec ou sans cause. Quand une fois l'In-
quisition avait posé sa griffe sur un homme, elle ne lâchait
j amais prise et sa grâce suprême n'était que l'équivalent de Yexeat
d'un forçat libéré. Jamais il n'y eut de sentence d'acquittement.
Le concile de Béziers, en 1246, et Innocent IV, en 4247, dirent
aux inquisiteurs que lorsqu'ils relâchaient un prisonnier, ils
devaient l'avertir qu'au premier motif de suspicion il serait puni
sans pitié et qu'ils devaient se réserver le pouvoir de l'incar-
cérer à nouveau sans la formalité d'un nouveau procès et d'une
nouvelle sentence, si l'intérêt de la religion l'exigeait. Ces con-
ditions étaient observées dans les formulaires et prescrites
dans les manuels. Le pénitent ne pouvait pas ignorer que la
liberté dont il jouissait était soumise à la discrétion et à l'arbi-
traire d'un juge qui, à tout moment, pouvait le faire recon-
duire en prison et charger dechaines; dans son serment d'abju-
ration, il donnait caution de sa personne et de tous ses biens,
s'engageant à comparaître au premier appel. Si Bernard Gui,
dans son Formulaire, donne le texte d'une décision gracieuse
remettant toute peine personnelle, toute incapacité frappant les
héritiers de l'accusé, il avertit que cette formule ne doit jamais
être employée, ou ne doit l'être que très rarement.
Lorsqu'il s'agissait d'une chose importante, par exemple 497
de la capture d'un docteur éminent de l'hérésie, les inquisi-
(1) Arch. de l'Inq. de Carcassonne (Doat, xxvii. 2, 192.)
560 CONDITION DES LIBÉRÉS
teurs pouvaient promettre pleine et entière merci à ses disciples
pour obtenir qu'ils le dénonçassent. On est heureux d'ajouter
que ces promesses restaient presque toujours sans effet. Si des
pénitences spéciales avaient été imposées, l'inquisiteur pouvait,
après leur accomplissement, déclarer que le pénitent était un
homme de bonne vie et de bonnes mœurs; mais cela n'effaçait
nullement la réserve insérée dans la sentence primitive. La
clémence de l'Inquisition n'allait pas jusqu'au pardon; elle se
contentait d'accorder un délai, dum bene se gesserit, et
l'homme qui avait une fois été l'objet d'une sentence pouvait
toujours craindre d'être rappelé pour la subir à nouveau, ou
s'en entendre infliger une plus sévère. Sa vie toute entière
appartenait désormais au juge silencieux et mystérieux qui
pouvait la briser sans même l'entendre ni donner de raison. Il
était pour toujours soumis à la surveillance de la police de
l'Inquisition, comprenant le prêtre de la paroisse, les moines,
le clergé, la population entière, qui recevaient l'ordre de
dénoncer tout relâchement dans sa pénitence, toute parole ou
toute attitude suspecte — en suite de quoi il était sujet, ipso
fado, aux peines terribles édictées contre l'hérétique relaps.
Pour un ennemi personnel, rien n'était plus facile que de
détruire un pareil homme, d'autant plus que le dénonciateur
savait que son nom ne serait jamais prononcé. Nous plaignons
à bon droit les victimes du bûcher et de la prison; mais leur
destin était-il vraiment plus lamentable que celui de ces mul-
titudes d'hommes et de femmes devenus les serfs de l'Inqui-
sition, après avoir bénéficié de son hypocrite clémence, dont
l'existence se traînait désormais au milieu d'une anxiété inces
santé et sans espoir de repos? (1)
L'Inquisition n'était même pas désarmée par la mort de ses
victimes. Nous avons déjà souvent parlé de l'exhumation des
ossements de ceux qui, par une mort opportune, avaient semblé
(1) Lib Sentent. Inq. Tolosan. p. 40, 118, 122, 137, 139, 146, 147.— Bern. Gui-
don. Practica (Doat, XXIX. 85.)— Ejusd. P. v. (Ooat, XXX.)— Concil. Biterrens.
ann. 12 16, Append. c. 21, 22. — Vaissete, III. Pr. 467. — Practica super Inquisit.
(Mss. Bib. N?t., fonds latin, n° 14930, loi. 222, 224.) — Pegnœ Comment, in
Eymeric. p. 509. — Zanchini Tract, de Hœret. c. xx.
EXHUMATIONS 561
préférer la vengeance de Dieu à celle des hommes. Si l'accusé 498
mourait après s'être confessé et repenti, son châtiment n'était
autre que celui qu'on lui aurait infligé de son vivant, l'exhu-
mation violente tenant lieu de l'emprisonnement; d'autre part,
les héritiers du mort étaient obligés de subir ou de racheter
une pénitence légère. Mais si l'accusé ne s'était pas confessé et
qu'il existât des indices de son hérésie, il était classé parmi les
hérétiques impénitents, ses restes étaient livrés au bras séculier
et ses biens confisqués sans recours. Cette dernière disposition
explique pourquoi les exécutions de ce genre paraissent s1
fréquentes dans la statistique citée plus haut. Ajoutons que, si
les autorités séculières hésitaient à procéder à l'exhumation,
elles y étaient contraintes par la menace de l'excommunica-
tion (1).
La même fureur s'exerçait sur les descendants du malheu-
reux. Suivant la loi romaine, le crime de trahison était puni
avec une rigueur impitoyable, et les dispositions de cette loi
sont sans cesse citées par les avocats du droit canon comme des
précédents pour le châtiment de l'hérésie, avec la remarque que
la trahison envers Dieu est mille fois plus horrible qu'à l'égard
d'un souverain temporel. 11 était peut-être naturel que l'homme
d'Eglise, dans son ardeur à défendre le royaume de Dieu,
suivît et dépassât l'exemple des empereurs romains, et cela
peut expliquer, sinon justifier, bien des traits odieux de la
procédure inquisitoriale. Dans le Gode Justinien, la peine de la
trahison est aggravée par une disposition qui déclare les
enfants du coupable incapables d'exercer des fonctions
publiques et de succéder dans la ligne collatérale. Le concile
de Toulouse, en 1229, déclara inéligibles à tout emploi ceux-
mêmes des hérétiques qui s'étaient spontanément convertis. Il
était, par suite, naturel que Frédéric II appliquât à l'hérésie la
loi romaine et en étendit l'action aux petits-enfants du cou-
pable. Cette aggravation, comme le reste de la législation de
'1) Concil. Arelatens. ann. 1234 c. H. — Concil. Albiens. ann. 1254 c. 20. —
Lib. Sent. Inq. Tolosan. p. 162-7, 203, 246-7, 251-2. — Zanchini Tract.de Hœret.
532 PEINES INFLIGÉES AUX DESCENDANTS
Frédéric, fut adoptée avec empressement par l'Église. Toute-
fois, Alexandre IV, dans une bulle de 4257, plusieurs fois
rééditée par ses successeurs, expliqua que cela ne s'appliquait
pas aux cas où le coupable avait fait amende honorable et
accompli sa pénitence; Boniface VIII alla plus loin et supprima
l'incapacité pour les petits-enfants de la ligne maternelle.
Ainsi amendée, la loi de Frédéric resta inscrite dans le droit
canon (1).
499 L'Inquisition avait tellement besoin du concours des fonction-
naires séculiers qu'on peut l'excuser, dans une certaine mesure,
d'avoir cherché à exclure des fonctions ceux qui pouvaient
avoir quelque sympathie pour les hérétiques. Mais de m me
qu'il n'y avait aucune prescription de temps qui pût l'arrêter
dans sa procédure contre les morts, il n'y en avait pas davan-
tage pour suspendre son action à l'endroit de la postérité des
hérétiques. Les archives de l'Inquisition devinrent ainsi la
source de vexations innombrables dirigées contre ceux qui, de
près ou de loin, touchaient à un hérétique. Personne ne pou-
vait être assuré qu'on ne découvrirait ou qu'on ne fabriquerait
pas, un jour ou l'autre, quelque témoignage contre tel de ses
parents ou grands-parents depuis longtemps décédés; cela
suffirait pour ruiner à tout jamais sa carrière. En 4288, Phi-
lippe-le-Bel écrivait au sénéchal de Carcassonne que Raymond
Vital d'Avignon exerçait l'office de notaire dans cette ville, bien
que son grand-père maternel, Roger Isarn, passât pour avoir
été brûlé comme hérétique. Si cela est vrai, le sénéchal doit
priver le notaire de sa charge. En 4292, Guiraud d'Auterive,
sergent d'armes du roi, fut l'objet d'une enquête fondée sur
un motif analogue ; Guillem de S. Seine, inquisiteur de Car-
cassonne, fournit au procureur du roi des documents suivant
lesquels, en 1256, le père et la mère de Guiraud avaient confessé
des actes d'hérésie; un oncle de Guiraud, Raymond Carbonnel,
(I) Const 3. Cod. ix. vin. — Conril. Tolosan. ann. 1229 o. 10. — Hist. D:plom.
Frid. n. T. iv. p. 8, 302. — Innoc. PP. IV. Bail. Ut rommissinn, 21 jun. 1254.—
Alex. PP. (V. Bull. Quod super nonnullis, 9 d-c. 1257 (Do;»t, xxxi. 244.)— Rav-
nald. ann 1258, n" 23. — Pottha»t n° 17745, 183-6. — Evmeric. Direct. Inq
p. 123. — G. 15, S-xto v. n.
EFFETS DE L'EXCOMMUNICATION 563
avait été brûlé en 1276 comme hérétique Parfait. Dans ce cas,
le pouvoir royal est invoqué pour obtenir la destitution d'un
fonctionnaire; mais la doctrine de l'Inquisition attribuait à l'in-
quisiteur lui-même le droit de priver de sa charge toute per-
sonne dont le père ou le grand-père avait été un hérétique ou
un fauteur d'hérésie. Aussi, quand un pénitent avait accompli
sa pénitence, ses enfants prenaient souvent la précaution d'en
obtenir une attestation formelle, qui leur permettait d'aspirer
plus tard à des fonctions. Dans des cas particuliers, l'inquisiteur
avait le droit de lever les incapacités qui pesaient sur les des-
cendants d'hérétiques; mais, comme la remise de la pénitence,
ce n'était là qu'une suspension de peine, qui pouvait être annu-
lée d'un moment à l'autre, au moindre soupçon de tendance
vers l'hérésie (1). De la sorte, il arrivait que des descendants
d'hérétiques occupassent même des fonctions ecclésiastiques. 11
est question d'un moine de Cluny qui étudiait à Paris au mo-
ment où ses parents furent condamnés pour hérésie; il affirma
qu'il ignorait leurs erreurs et s'adressa au Pénitencier pontifical
à l'effet d'être admis dans les Ordres. Le prieur fut avisé de
l'admettre à l'ordination si sa vie et ses mœurs prouvaient qu'il
en était digne. Quand un homme avait été ordonné prêtre et
pourvu d'un bénéfice avant la condamnation de ses parents, la
loi n'avait pas d'effets rétroactifs (2).
A la base de toutes les sentences de l'Inquisition, si l'on peut 500
dire, était celle sur laquelle toute sa puissance était fondée :
la sentence d'excommunication. En théorie, les censures de
l'Inquisition étaient identiques à celles de tout autre ecclésias-
tique autorisé à priver les hommes de leur salut; mais le clergé
avait donné de tels scandales que l'anathème, dans la bouche
de prêtres qui n'étaient ni craints ni respectés, avait perdu, du
moins à l'époque où nous sommes, une grande partie de sa
force. En revanche, les censures de l'Inquisition étaient des
(1) Fymeric, Direct. Inquis. p. 571. — Arch. de lTnq. de Carcas*onne (Doat,
mu, 156.) — Kegist. Curiae Francise de Carcassonne (Doat, xxxn 241.) — Ber-
i.iardi Comens. Lucerna Inquis. s. v. lnquisitores, n° 19. — Lib. Sent. Inq. To!o-
san. Index. — Wadding. Iiegest . Nich. PP III, n° 10.
(2) Formulury of the Papal P nitentiary, Philadelphie. 1892, Ruhr, xli, xlïî.
5G4 l'excommumé hors la. loi
armes au service d'un petit nombre d'hommes choisis pour leur
énergie et à qui personne ne pouvait impunément manquer de
respect. D'ailleurs, les autorités séculières étaient tenues <Je
mettre au ban tout individu excommunié par l'inquisiteur
comme hérétique ou fauteur d'hérésie, et de confisquer ses biens.
Les inquisiteurs se vantaient, non sans raison, que leur malé-
diction était, pour quatre motifs, plus puissante que celle du
clergé séculier: ils pouvaient obliger le pouvoir séculier à mettre
l'excommunié hors la loi; ils pouvaient le contraindre à confis-
quer ses biens; ils pouvaient condamner pour hérésie toute per-
sonne qui restait excommuniée pendant une année; ils pouvaient
enfin infliger l'excommunication majeure à quiconque entre-
tenait des relations avec les excommuniés (4). Ainsi l'Inquisition
obtenait que l'on obéit sans résistance à ses citations et qu'on
se soumît aux pénitences qu'elle imposait. Elle asservissait,
pour l'exécution de ses sentences, le pouvoir séculier; elle
balayait les lois et les statuts qui s'opposaient à sa procédure;
elle prouvait que le royaume de Dieu, représenté par elle, était
supérieur aux royaumes de la terre. De toutes les excommuni-
cations, celle de l'Inquisiteur était la plus redoutable et les plus
hardis n'osaient la braver, parce qu'ils savaient qu'une ven-
geance terrible la suivait de près.
(1 Ripoll, i. 208, 394. — Tractatus de Inquisitione (Doaf, xxxvi.) — Bern. Gui-
don. Praclica P. iv. (Doat, xxx.) — Kymeric. Direct. Inquis. 360-1.
CONFISCATIONS 5Q5
CHAPITRE XIII
LA CONFISCATION
Bien que la confiscation, comme nous allons le montrer, ne £01
fût qu'en petite partie l'œuvre propre de l'Inquisition, les dis-
tinctions qu'on pourrait instituer à ce propos seraient plutôt
nominales que réelles. En effet, là même où l'inquisiteur
ne prononçait pas la confiscation, elle résultait naturelle-
ment de sa sentence. Elle constituait, par suite, une des
peines les plus redoutables dont l'application relevait de son
autorité et mérite d'être étudiée avec d'autant plus de soin que
les effets s'en firent plus lourdement sentir aux populations.
L'origine, ici comme ailleurs, doit être cherchée dans la loi
romaine. Il est vrai que les édits des empereurs contre les héré-
tiques, quelque cruels qu'ils fussent, n'allaient pas jusqu'à
punir indirectementles innocents. Même lorsqu'ils condamnaient
à mort les Manichéens détestés, ils ne poursuivaient la confisca-
tion de leurs biens que si les héritiers des coupables étaient
également des hérétiques. Les enfants orthodoxes succédaient
de droit à leur parent hérétique, qui ne pouvait, par le fait de
son hérésie, ni tester, ni exhéréder. Il en était autrement dans
le cas de crimes ordinaires. Toute condamnation entraînant la
déportation ou les travaux forcés dans les mines impliquait la
confiscation, bien que la femme du condamné pût réclamer son
douaire et tous les dons qu'elle avait reçus avant la perpétration
du crime; les enfants émancipés de lapatria potestas pouvaient
en faire autant. Tout le reste appartenait au fisc. Dans le cas de
lèse-majesté ou de trahison, le coupable pouvait être condam-
né même après sa mort; alors on confisquait ses biens, qui
32
566 DÉGRÉTALE D'iNNOCENT III
étaient réputés dévolus au fisc du jour où le crime avait été
conçu. Ces lois du Bas-Empire constituèrent l'arsenal où pui-
sèrent les papes et les rois en vue de rendre attrayante et pro-
fitable la poursuite de l'hérésie (1).
Le roi Roger, qui occupa le trône des Deux-Siciles pendant la
première moitié du xne siècle, semble avoir été le premier à
502 appliquer la loi romaine en décrétant la confiscation contre
tous ceux qui apostasieraient de la foi catholique, — qu'ils
devinssent grecs, mahométans ou juifs. Mais l'Eglise ne peut
échapper à la responsabilité d'avoir introduit cette peine dans
toutes les législations de l'Europe comme châtiment de crimes
d'opinion. Le grand concile de Tours, tenu par Alexandre 1 1£
en 4163, ordonna à tous les princes séculiers de jeter en prison
les hérétiques et de confisquer leurs biens. Lucius III, dans sa
décrétale de Vérone en 1184, essaya d'obtenir pour l'Eglise le
bénéfice des confiscations dont il menaçait une fois de plus les
hérétiques. Un des premiers actes d'Innocent III, en sa double
qualité de prince temporel et de chef de l'Eglise, fut d'adresser
à ses sujets de Viterbe une décrétale où figure le passage
suivant :
« Dans les territoires sujets à notre juridiction temporelle, nous ordon-
nons que les biens des hérétiques soient confisqués; dans les autres
pays, nous ordonnons que la même mesure soit exécutée par les princes
temporels, sous peine des censures ecclésiastiques. Les biens des héré-
tiques qui renoncent à l'hérésie ne leur seront pas rendus, à moins qu'il
ne plaise à quelqu'un d'avoir pitié deux. Car de même que, suivant la
loi, les coupables de majesté sont punis de mort et que l'on confisque
leurs biens, la vie seule étant laissée par grâce à leurs enfants, de même,
et à plus forte raison, ceux qui s'écartent de la foi et offensent le Fils de
Dieu doivent être retranchés du Christ et privés de leurs biens, puisque
c'est un bien plus grand crime d'attenter à la majesté spirituelle qu'à la
majesté temporelle. » (2).
(1) Const. 13, 15, 17 Cod. i. v. ; 2, 3, 4, 7, 8, 9 Cod. ix. xlix ; 5, 6 Cod. ix, xlix ;
5, 6 Cod. ix. vin. • '
(2) Const. Sicular. lit), i M. 3. — Concil. Turon. ann. 1 163 c. 4. — Luca PP. 111.
Epist. 171. — kinoc. PP. IH Rcgest, h. 1. — Cap. 10 blxtra v. 7.
C'est probablement en obéissance au canon de Tours que les biens de Pierre
Mauran de Toulouse lurent coulissés en 1178 au profit du comte; on lui permit
RÔLE DU POUVOIR SÉCULIER 567
Cette décrétale, qui fut incorporée dans le droit-canon, est très
importante, car elle résume toute la doctrine de l'Eglise au sujet
du châtiment des hérétiques. A l'imitation de la loi romaine de
lèse-majesté, les biens de l'hérétique étaient censés perdus pour
lui du moment où il commettait un acte d'hérésie. S'il se rétrac- D03
tait, on ne pouvait les lui rendre qu'à titre gracieux. Quand les
tribunaux ecclésiastiques déclaraient qu'il était, ou qu'il avait
été un hérétique, la confiscation s'opérait, pour ainsi dire, d'elle-
même; l'acte de saisie des biens incombait au pouvoir séculier
et c'est de lui seul qu'il dépendait d'épargner la fortune du cou-
pable, par une mesure de clémence qui équivalait à un don.
Rien de ce qui précède ne doit être oublié si l'on veut compren-
dre exactement certains détails qui ont souvent été mal inter-
prétés.
La décrétale d'Innocent témoigne, en outre, de ce fait qu'au
début de la lutte contre l'hérésie la principale difficulté ren-
contrée par l'Église en matière de confiscations consistait à per-
suader ou à forcer les puissances temporelles de faire leur devoir
en s'emparant des biens des hérétiques. Ce fut là une des prin-
cipales offenses que Raymond Vide Toulouse expia si durement,
comme le lui expliquait Innocent en 4210. Son fils sut échapper
à ce reproche. Dans ses statuts de 423i, en accord avec l'ordon-
nance de Louis VIII en 1226 et de Louis IX en 4229, il pro-
nonça la confiscation non seulement contre les hérétiques,
mais contre tous ceux qui, d'une manière quelconque, favori-
saient les hérétiques et refusaient d'aider à leur capture; tou-
tefois, sa politique ne fut pas toujours d'accord avec sa législa-
tion et il fut plus d'une fois nécessaire de stimuler son zèle.
Plus tard, lorsque tout danger de résistance par les armes eut
disparu, les princes se montrèrent, en général, très zélés à
de les racheter au prix d'une amende de 500 livres d'argent (Roger. ïloveden.
Annal, ann. 1 178.)
Le décret d'Alonso II d'Aragon contre les Vaudois, en 1194 (Pegnœ Comment.
39 in Eijmeric. p. 231), prononce la confiscation contre les fauteurs d'hérésie, mais
il n'y a pas d • trace qu'on l'ait appliqué, non plus que les canons suhséquents du
concile de Gérone en 1197 (Aguirre, v. 102-3). On peut en dire autant des édits
d'Henri VI, en 1194, renouvelés par Othon IV en 1310 (Lami, Antich. TosGi
p. 484).
568 PART DU FISC
accroilre leurs maigres revenus par des confiscations, et la
législation de l'Europe entière consacra le principe de la spolia-
tion des hérétiques. Cependant l'Église éprouvait le besoin de
stimuler parfois le zèle des spoliateurs et de répéter, à l'adresse
de l'indulgence ou de la négligence, ses injonctions et ses
menaces habituelles (4).
5Q4 Les relations entre l'Inquisition et les biens confisqués variè-
rent suivant les époques et les pays. En France, le principe
dérivé de la loi romaine était généralement reconnu; le titre de
propriété revenait au fisc sitôt le crime accompli. L'inquisiteur
n'y avait doiîc rien à voir. Il constatait simplement la culpabi-
lité de l'accusé et laissait à l'État le soin d'agir en conséquence.
Ainsi Gui Foucoix traite la question des confiscations comme
tout à fait en dehors des fonctions de l'inquisiteur, qui peut
tout au plus donner un conseil aux autorités séculières ou s'en-
tremettre pour en obtenir une grâce; il estime, du reste, que
ceux-là seuls sont légalement exempts de confiscation qui se
présentent spontanément et se confessent avant qu'on n'ait
recueilli contre eux aucun témoignage. Conformément à ce qui
précède, les sentences de l'Inquisition française ne font, en
général, aucune allusion à la confiscation, bien que nous con-
naissions par hasard certains cas, mentionnés dans les comptes
des procureurs des encours , où des domaines furent vendus
au profit du fisc alors que la sentence ne spécifiait pas la for-
(1) Innoc. PP. III. Regest. xn. 154 (Cap. 26 Extra v. xi). — Isambcrt, Ane. loix
franc, i. 228. 232. — Harduin. vu. 203-8. — Vaissete, ra. Pr. 385. — Conetl.
Albiens. ann. 1254 c. 26. — lnnoc. PP. IV. Bull. Cum fratres, ann. 1252 (Mag.
Bull. Roman, i. 90.)
La confiscation, au moyen âge, était une ressource ordinaire des budgets. En
Angleterre, depuis le temps d'Alfred, la trahison entraînait la perte de la vie et
des biens (Alfred's Dooms 4 — Thorpe i. 63), double peine qui resta dans la loi
jusqu'en 1870-(Low and Pulling's Dict. of Rnqlish history, p. 469). En France, le
meurtre, le faux témoignage, la félonie, l'homicide et le viol étaient punis de mort
et de confiscation (Beaumanoir, Coutumes du Beauvoisis xxx. 2-5). D'après la loi
féodale allemande, un homme pouvait perdre son fief par suite de diverses offenses,
mais il y avait une distinction : si l'offense atteignait le seigneur, le fief lui était
dévolu , s'il s'agissait d'un simple crime, il passait aux héritiers du coupable
(Feudor. lib. i. Tit. xxin-xxiv). En Navarre, la confiscation était de droit en cas de
suicide, de meurtre, de trahison et même de coups e* de blessures, lorsque l'attentat
s'était produit dans un lieu où demeuraient la reine et les enfants royaux. On
rapporte le cas d'un homme dont les biens furent confisqués parce quil avait frappé
un autre homme à Olite, localité située à une lieue de Tafalla, ou la rein** résidait
par hasard à ce moment (G. B. de Lagrèze, La Navarre française, n. 335).
REMISES DE PEINE 569
failure. Dans les condamnations portées contre des absents et
des morts, la confiscation est parfois prononcée, comme si
l'Etat, en pareil cas, avait besoin d'un avis; mais la pratique
est loin d'être constante à cet égard. Dans une sentence rendue
par Guillem Arnaud et Etienne de Saint-Thibéry, le 24 no-
vembre 1241, contre deux absents, leurs biens sont abandonnés
à qui de droit. Le registre de Bernard de Gaux (1246-1248) pré
sente, d'une part, trente-deux cas de contumace où la confisca-
tion est édictée dans la sentence et, de l'autre, neuf cas sem-
blables où elle est omise. Une sentence de l'Inquisition de Car-
cassonne, du 12 décembre 1328, concernant cinq défunts qui
auraient été jetés en prison s'ils avaient vécu, porte à la fin :
Et conséquent er bona ipsorum dicimus confiscanda, alors
qu'une sentence antérieure, du 24 février 1325, concernant
quatre défunts, ne se termine par aucun corollaire semblable.
En fait et à parler strictement, on reconnaissait que l'inqui- 505
siteur n'avait pas le droit de remettre des confiscations sans
l'autorisation du fisc; l'usage de faire grâce à ceux qui se pré"
sentaient spontanément et se confessaient était fondé sur une
concession accordée à cet effet en 1235 par Raymond de Tou-
louse à l'Inquisition de Languedoc. Aussitôt qu'un individu
suspect d'hérésie était cité ou arrêté, les fonctionnaires séculiers
séquestraient ses biens et notifiaient cette mesure à ses débi-
teurs. Sans doute, quand la condamnation s'était produite, l'in-
quisiteur en donnait avis à qui de droit; mais, en général, il ne
semble pas qu'on ait tenu note de ces avis dans les archives du
Saint-Office, bien qu'un manuel d'époque ancienne spécifie,
parmi les devoirs de l'inquisiteur, celui de veiller à ce que la
confiscation soit opérée. Plus tard, en 1328, dans le procès-
verbal d'une réunion d'experts tenue à Pamiers, on mentionne
la présence d'Arnaud Assalit, procureur royal des encours à
Carcassonne; cela donne à supposer qu'à cette date le fonc-
tionnaire en question avait pris l'habitude d'assister aux déli-
bérations, afin d'être rapidement informé des sentences qui
devaient motiver son intervention (1).
(1) Guid. Fulcod. Qusest. xv. — Coll. Doat, XXI. 154; XXXIII. 207; XXXIV.
22
570 PART Dïï LA PAPAUTÉ
En Italie, il se passa bien du temps avant qu'une règle 6xo
pût être adoptée à cet égard. Une bulle d'Innocent IV, en 1252.
prescrit aux autorités de la Lombardie, du ïrévisan et de la
Romagne de confisquer les biens de tous ceux qui sont excom-
muniés en qualité d'hérétiques, d'auxiliaires ou de fauteurs
d'hérétiques, reconnaissant ainsi que la confiscation était de la
compétence du pouvoir séculier. Mais bientôt la papauté réussit
à obtenir une part des dépouilles, même en dehors des Etats de
l'Église, comme le montrent les bulles Ad extirpanda d'Inno-
cent IV et d'Alexandre IV, et désormais l'Inquisition eut un
intérêt direct dans les spoliations. Aussi l'indifférence des tri-
bunaux français ne trouva-t-elle guère d'imitateurs au-delà des
monts. Dans la pratique, il y eut des variations nombreuses.
*^" Zanghino nous apprend qu'autrefois les confiscations étaient
prononcées dans les États de l'Église par les jugos ecclésiasti-
ques et ailleurs par le pouvoir séculier, mais que, de son temps
(vers 1320), cette matière relevait, dans toute l'Italie, de la
juridiction des cours épiscopales et inquisitoriales, sans que les
autorités séculières eussent rien à y voir. Il ajoute que la con-
fiscation est prescrite par la loi dans le cas d'hérésie et que l'in-
quisiteur n'a pas le droit de la remettre, sinon dans les cas de
convertis volontaires et avec le consentement de l'évêque. Tou-
tefois, bien que le crime entraîne ipso faclo la confiscation, elle
ne devient exécutoire qu'à la suite d'une sentence à cet effet.
C'est pourquoi, dans les condamnations émanant de l'Inquisi-
tion italienne, la confiscation était formellement prescrite et
les autorités séculières étaient avisées de ne point intervenir
à moins d'en être priées (1).
De bonne heure, dans certaines villes, les inquisiteurs italiens
180; XXXV. 68. - Mss. Bib. Nat., fonds lat. n° 0902. — Coll. Doat, XXVIII. 131,
164. — Resp. Prudentum (Doat, XXXVII. 83). — Grandes Chroniques, ann. 1323. —
Les Olim, T. i. p 556. — Guill. Pelisso Chron. éd. Molinier, p. 27. — Practïco
super Inquisit. (Mss. Bib. Nat., fonds lat. n° 14930, fol. 224.) — Coll. Doat,
XXVII. fol. 118.
En 1460. lorsque l'Inquisition de France, alors presque éteinte, fut ravivée pour
la poursuite des sorciers d'Arras, la confiscation fut un des châtiments prononcés.
— Mém. de Jacques du Clerc, liv. iv, ch. 4.
(1) Coll. Doat, XXXI. 175. — Zanchini Tract, de Hœ>et. c. xvm, xxv, xxvi, xli.
Archivio Storico ltaliano, n° 38, p. 29.
AVIDITÉ DES INQUISITEURS 571
eurent la prétention non seulement de prescrire, mais de con-
trôler les confiscations. Vers 1245, l'inquisiteur florentin Rug-
gieri Calcagni condamne comme relaps un Cathare nommé
Diotaiuti et lui inflige une amende de cent lires. Ruggieri accuse
réception de cette somme, qui doit être versée au pape ou em-
ployée à la propagation de la foi; en même temps il concède
le reste des biens de l'hérétique à sa femme Jacoba, affirmant
ainsi qu'il se considère comme le propriétaire de toute la for-
tune de Diotaiuti. Toutefois, cette conception ne prévalut point,
car, en 1283, nous trouvons une sentence du podestat de Flo-
rence, aux termes de laquelle l'inquisiteur Frà Salomone da
Lucca avait donné avis que la veuve Ruvinosa, récemment
défunte, était morte en état d'hérésie et que ses biens devaient
être confisqués; sur quoi le podestat ordonne que ces biens
soient saisis et vendus, pour que le produit en soit réparti con-
formément aux constitutions pontificales. Avec le temps, cepen-
dant, les inquisiteurs devinrent entièrement maîtres du produit
des confiscations. En 1327, les autorités municipales de Florence
remettent aux Dominicains une maison confisquée et l'acte spé-
cifie que cette remise a lieu avec l'assentiment de l'inquisiteur.
Même à Naples, nous voyons le roi Robert, en 1324, prescrire
aux inquisiteurs de payer cinquante onces d'or, sur la part
des confiscations qui lui revenait, au prieur de l'église de
San Domenico de Naples, afin de contribuer à son achève-
ment (1).
En Allemagne, la diète de Worms (1321) atteste la confusion 507
qui existait dans l'esprit féodal entre l'hérésie et la trahison, en
autorisant que les terres allodiales et la propriété personnelle
du condamné passent à ses héritiers, tandis que les fiefs étaient
confisqués au profit du suzerain. S'il était serf, ses biens étaient
dévolus à son maître; mais on déduisait du montant les frais
de l'exécution du propriétaire sur le bûcher et les droits de
justice du seigneur-justicier. Deux ans plus tard, en 1233, le
(!) Lam\, Antirhità Toscane, 5G0, 588-9. — Zanchini Tract, de Ilœrrt. c. xxvi
— Arch. di Fireii?e, Prov. S. Maria Novella, nov. 18, 1327. — Arcliivio di Napoli,
Regist. 253, Lett. A, fol. 63.
^2 MESURES ARBITRAIRES
concile de Mayence protesta contre l'injustice (de bonne heure
apparente en Allemagne comme ailleurs) qui consistait à con-
sidérer tout accusé comme coupable et à traiter ses biens
comme ceux d'un condamné. Il prescrivit que les biens des
accusés restassent indemnes jusqu'au jugement, menaçant
d'excommunication quiconque, dans l'intervalle, se permettrait
de s'en emparer ou de les aliéner. Pourtant, lorsque l'empereur
Charles IV essaya d'introduire l'Inquisition en Allemagne (1369),
il adopta l'usage italien et ordonna qu'un tiers des biens con-
fisqués fût remis aux inquisiteurs (1).
Il est impossible de définir exactementle degré de criminalité
qui entraînait la confiscation. Même dans les États où l'inqui-
siteur n'avait nominalement aucune part à cette mesure, le pou-
voir souverain dont il disposait à l'égard de l'accusé le rendait,
dans la pratique, maître de sa fortune et la notification qu'il
faisait de la sentence aux autorités séculières équivalait à une
décision sans appel. Il est probable que les usages varièrent
avec les époques et le tempérament des divers inquisiteurs. Nous
avons vu qu'Innocent III prescrivait la confiscation dans tous
les cas d'hérésie; mais il n'était pas facile de déterminer exacte-
ment ce qui constituait l'hérésie. Les statuts de Raymond pré-
voyaient la confiscation non seulement pour les hérétiques,
mais pour les fauteurs de l'hérésie. Le concile de Béziers, en
1233, demanda qu'elle fût appliquée aux dépens des convertis
réconciliés qui n'étaient pas condamnés à porter des croix;
ceux de Béziers, en 1246, et d'Albi, en 1254, l'ordonnèrent dans
le cas de tous ceux à qui les inquisiteurs infligeaient la pénitence
de la prison. Toutefois, dans une sentence du 19 février 1237,
par laquelle les inquisiteurs de Toulouse condamnent vingt à
508 trente pénitents à la prison perpétuelle, il y a seulement menace
de confiscation pour le cas où les condamnés ne s'acquitteraient
pas de leur pénitence. Finalement, les légistes s'accordèrent à
considérer l'emprisonnement comme la condition suffisante de
la confiscation.
(I) Hist. Dîp'om. Frid. n. T. m. p. 466. — Kaltner, Konvad vnn Mnrburg und
die Inquisition, Prag, 1882, p. 147. — Mosheim, de Beyhardis, p. 347.
PRFON ET CONFISCATION 573
Saint-Louis alla même plus loin. Lorsque, en 1259, il atténua
son ordonnance de 1229, il prescrivit la confiscation non seule-
ment pour ceux qui étaient condamnés à la prison, mais pour
ceux qui refusaient d'obéir aux citations, pour les contumaces,
pour ceux dans les maisons desquels on trouvait des hérétiques;
ses fonctionnaires étaient requis de s'assurer auprès des inqui-
siteurs, avant le jugement, si l'accusé méritait la prison, et, dans
l'affirmative, de saisir ses biens. Le saint roi décida ensuite que
les héritiers seraient remis en possession de leurs biens, lorsque
l'hérétique aurait offert de se convertir avant d'avoir été atteint
par la citation, ou lorsqu'il serait entré dans un Ordre religieux
et y serait mort pieusement. Ces réserves, qui parurent l'effet
d'une haute clémence, attestent combien la confiscation était
universellement pratiquée et avec quelle impitoyable rigueur on
avait admis le principe qu'un seul acte d'hérésie supprimait
tout droit de propriété. En fait, même à la fin du xve siècle,
«'était une règle reçue que la confiscation avait lieu de plein
droit, tandis que la remise de ses biens à an pénitent réconcilié
était une mesure gracieuse qui exigeait une expresse déclara-
tion (1).
Donc, en mettant les choses au mieux, l'emprisonnement
d'un converti réconcilié entraînait la confiscation de ses biens, et
comme la prison perpétuelle était la pénitence ordinaire, la
confiscation était générale. Il se peut, toutefois, qu'il y ait eu
des exceptions. Les dix prisonniers mis en liberté par Inno-
cent IV, en 1248, étaient depuis assez longtemps en prison —
quelques-uns depuis quatre ans et davantage ; et cependant, les
larges donations pour la Terre Sainte qui achetèrent leur grâce
montrent qu'eux ou leurs amis devaient encore disposer de
ressources importantes, à moins que les fonds en question
n'aient été obtenus par une hypothèque sur leurs biens à
recouvrer. De même, quand Alaman de Roaix fut condamné
à la prison par Bernard de Caux, en 1248, la sentence prescri-
(1) Harduin. vu. 203. — Concil. Biterrens. ann. 1233 c. 4; ann. 1246, Append.
c- 35. — Concil. Aïbiens. ann. 1254 c. 26. - Coll. Doat, XXI. loi. — Guid. Ful-
cod. Quœst. xv. — Lambert, Ane. loix franc., i. 257. — Arch. de l'Inq. de Car-
cassonne (Doat, XXXI. 263). — Bernardi Contiens. Lucerna lnqmsit. s. v, Filii.
574 RESTITUTION DES DOTS
vait le payement d'une annuité à une personne désignée et
509 d'une indemnité pour les rapines dont il s'était rendu coupable;
c'est donc, apparemment, qu'il lui restait quelques biens. Mais
comme il avait été, pendant dix ans, en fuite et à l'état de con-
tumace, on doit admettre que ces sommes furent perçues sur
ses biens qui avaient été confisqués par l'État.
De telles exceptions, plus apparentes que réelles, peuvent être
expliquées et l'ensemble de la procédure inquisitoriale n'en
indique pas moins nettement que l'emprisonnement et la con-
fiscation étaient inséparables. Parfois même, dans les sentences
concernant les morts, il est dit qu'ils sont jugés dignes de la
prison, à la seule fin de priver leurs héritiers de leur succession.
A une époque postérieure, il est vrai, Eymerich, qui expédie
brièvement ces questions comme si elles ne concernaient pas
l'inquisiteur, s'exprime de manière à faire croire que la confis-
cation avait lieu seulement lorsqu'un hérétique ne se repentait
pas et ne se rétractait pas avant le jugement; mais Pegna, le
commentateur d'Eymerich, prouve aisément que c'est là une
erreur. Zanghino considère comme établi que l'hérésie entraine
la perte des biens, et il ajoute que des pénitences pécuniaires
ne peuvent pas être imposées parce que le condamné est privé
de toute sa fortune, bien qu'on puisse user d'indulgence à cet
égard avec l'assentiment de l'évêque et que la simple suspicion
d'hérésie ne doive pas être suivie de confiscation (1).
Dans le premier élan de zèle des persécuteurs, la confiscation
n'épargna rien. Mais, en 4237, Grégoire IX admit que les dots
des femmes catholiques devaient rester indemnes en certains
cas, et, en 4247, Innocent IV établit la règle que les dots
devaient être rendues aux femmes et ne devaient pas être com-
prises dans des confiscations ultérieures, bien que l'hérésie
ne justifiât pointle divorce. Saint-Louis admit cette règle en 4258.
Toutefois, elle était sujette à de graves limitations, car, d'après
le droit canonique, la femme ne pouvait rien réclamer si, au
(1) Archives de l'Inq. de Carcassonne (Doat, XXXI. 152). — Berger, Registres
4*Innoc. IV. n° 1844. — Mss. Bib. Nat., fonds lat. n° 9992. — Lib. Sentent. Inq.
tolos. p. 158-62. — Arch. de l'Inq. de Carcass. (Doat, XXVII. 98 ) — Eymeric.
direct. Inquis. p. 663 5. — Zanchini Tract, de IJœret. c. xviii, xix, xxt.
RÉPARTITION DES DÉPOUILLES 575
moment de son mariage, elle avait eu connaissance de l'hérésie
de son mari et même, d'après quelques auteurs, si elle avait
vécu avec lui après l'avoir reconnue, ou même, enfin, si elle
avait manqué d'informer qui de droit dans les quarante jours
après sa découverte. Comme, d'ailleurs, les enfants étaient
incapables d'hériter, la femme d'un hérétique ne gardait la dot
que sa vie durant, après quoi elle faisait retour au fisc (1).
Bien que la confiscation fût, en principe, l'affaire de l'État, *>10
la répartition des dépouilles n'obéissait pas à une règle inva-
riable. Avant l'organisation de l'Inquisition, lorsque les Vaudois
de Strasbourg furent brûlés, on nous apprend que leurs biens
furent également divisés entre l'Église et les autorités sécu-
lières. Lucius III, comme nous l'avons vu, essaya d'assurer à
l'Église le bénéfice exclusif des confiscations. Dans les États de
l'Église, ce monopole allait de soi et Innocent IV, dans sa bulle
Ad extirpanda de 1252, montra du désintéressement en con-
sacrant tout le butin de la spoliation à l'encouragement des
persécutions ultérieures. Un tiers était remis aux autorités
locales, un tiers aux fonctionnaires de l'Inquisition, le reste à
l'évêque et à l'inquisiteur, qui ne devaient l'employer qu'à la
recherche des hérétiques. Ces dispositions furent mainte-
nues, dans les rédactions postérieures de la même bulle, par
Alexandre IV et Clément IV. Les cautions abandonnées reve-
naient tout entières à l'inquisiteur. Mais on en vint bientôt à
croire que le règlement qui précède s'appliquait seulement
aux États indépendants de l'Italie, car, en 1260, nous voyons
Alexandre IV ordonner aux inquisiteurs de Rome et de Spolèfe
de vendre les biens confisqués sur les hérétiques et d'en remettre
le produit au pape lui-même; l'année suivante, en 1261, Ur-
bain IV reçoit trois cent vingt livres comme produit de confis-
cations faites à Spolète (2).
(1) Archives de l'Evêché de Béziers (Doat, xxxi. 35). — Potthast n° 12743.
Isambert. i. 257. — C. 14 Sexto v. 2. — Zanchini Tract, de Hseret. c. xxv.
Livres de Jostice et de PUt, Liv. i. Tit. m. § 7.
(2) Hoffmann, Geschichte der Inquisition, n. 370. — Lucii PP. III. Epist. 171.—
Innoc. PP. IV. Bull. Ad extirpanda, § 34. — Ejusd. Bull. Super extirpationt,
30 Mai 1254 (Ripoll, i. 247). — Alex. PP. IV. Bull. Dlscretioni ^Mag. Bull. Rom. »,
120 . — Potthast n° 18200.
576 MALVERSATIONS ET ABUS
A la longue, l'usage s'établit, tant dans les États de l'Église*
que dans le reste de l'Italie, de répartir les produits des confis-
cations entre la commune, l'Inquisition et la Chambre pontifi-
cale; Jes évêques, au dire de Benoît XI, s'appropriaient la part
qui leur était remise en vue de la poursuite des hérésies et
participaient ainsi, quoique indirectement, à la spoliation. Un
document florentin de 1283 montre que ce système était reçu à
cette époque et d'autres actes datant du demi-siècle qui suivit
attestent que la République avait accoutumé de désigner des
mandataires pour saisir, en son nom, les biens confisqués. En
1319, la ville de Florence fit don delà part qui devait lui revenir
pendant dix ans pour la construction de l'église de Santa Repa-
rata. Les sommes ainsi perçues devaient être considérables ; en*
1299, les inquisiteurs représentent à la République que le Saint
5I£ Office a besoin d'argent pour payer ses fonctionnaires e
demandent la permission de placer en biens-fonds les sommes
qui reviennent à l'Inquisition, afin d'assurer l'avenir de l'œuvre»
Leur requête fut admise jusqu'à concurrence de mille livres,,
avec la réserve qu'il ne serait pas touché à la part de la ville.
Celte précaution témoigne de peu de confiance en l'intégrité
des inquisiteurs et l'on a des raisons de croire que la méfiance
à leur égard était justifiée. A cette époque, les vendeurs s'étaient
bel et bien emparés du temple et il leur était devenu à peu près-
impossible de rester honnêtes alors que la persécution s'était
transformée, comme nous l'avons vu au dernier chapitre, en
une fructueuse spéculation. Un Franciscain ami de la vérité,
Alvaro Pelayo, évêque de Silva, écrivant vers 1335, reprochait
amèrement à ceux de ses frères qui faisaient fonctions d'inqui-
siteurs les abus dont ils se rendaient coupables avec les fonds
attribués au Saint Office. Il déclarait que la division du fruit,
prescrite par le pape, n'était généralement pas observée ; les
inquisiteurs s'emparaient de tout, dépensaient le fruit des
confiscations dans leur intérêt personnel ou en faisaient don à
leurs proches. *
Le hasard a conservé, dans les archives de Florence, quelques
documents qui confirment cette accusation. Il semble qu'en
RAPACITÉ DES PRINCES 577
4343 Clément VI obtint la preuve que les inquisiteurs de Flo-
rence et de Lucques fraudaient la Chambre pontificale du tiers
des amendes et des confiscations qui lui revenait ; en consé-
quence, il envoya à Pietro di Vitale, primicerio de Lucques,
l'ordre de recouvrer les sommes arriérées et de poursuivre les
fraudeurs. La suite de l'affaire nous échappe, mais la Chambre
ne parait pas en avoir tiré grand profit. En remplacement d'un
des voleurs, Pietro di Aquila, Franciscain très considéré, fut
nommé à Florence ; au bout de deux ans, il avait si bien adopté
les mœurs de son métier qu'il était obligé de prendre la fuite,
objet d'une poursuite du primicerio et d'une autre de la Répu-
blique, qui l'accusaient d'extorsion de fonds (1).
A Naples, sous les Angevins, lors du premier établissement
de l'Inquisition, Charles d'Anjou s'assura le monopole des con-
fiscations avec la môme rapacité que les rois de France. Dès le
mois de mars 1270, il écrit à ses agents dans le Principaco
Ultra qu'on a récemment brûlé à Bénévent trois hérétiques,
dont il y a lieu d'examiner et d'inventorier les biens. Toute- 512
fois, en 1290, Charles II ordonna que les amendes et confisca-
tions fussent divisées en trois parts, l'une pour le fisc royal, la
seconde pour la propagation de la foi, la troisième pour l'Inqui-
sition. Exception était faite pour les domaines féodaux, qui
devaient revenir à la couronne ou à leur suzerain immédiat (2).
A Venise, la convention de 1289 entre la Seigneurie et Nico-
las IV, par laquelle la République autorisait d'introduire l'In-
quisition, stipulait que toutes les recettes du Saint-Office
seraient dévolues à l'État; il semble que cette disposition ait
été observée. Au Piémont, les confiscations furent partagées
entre l'État et l'Inquisition jusqu'à ce que, dans la dernière
moitié du xve siècle, Amédée IX revendiquât le tout poui le
(1) Nich. PP. IV. Bull. Habet vestrœ, 3 oct. 1200.— Rajiiald. an*. 143*, n°2i.
Lami, Antichità Toscan", p. 588-9. — Alv. Pelag. ae Planrtn h'cclc.s. lib h,
art. 67. — Archivio di Firenze, Riformagioni, Classe v, n° 110; Classe xi, Dis-
tinz. 1, n° 39.
(2) Archiv. di Napoli, Reg. 9, Lctt. C, fol. 90; Regist. 51, Left. A foi 9-
Reg. 98, Lett. B, fol. 13; Reg 113, Lett. A, fol. 194; Mss. Chioccorelli, t. vin. '
33
578 AVIDITÉ DE LA CURIE
fisc, n'accordant au Saint-Office que le remboursement des frais
de la procédure. (1)
Dans les autres Etats italiens, la Curie pontificale trouva
bientôt que sa part était insuffisante, dès qu'il ne fut plus
nécessaire d'acheter, par l'abandon d'un tiers des dépouilles,
]a coopération du pouvoir civil. Les jurisconsultes ne sont pas
d'accord sur l'époque où ce changement s'opéra : mais il est
certain que dans le premier quart du xive siècle l'Église réus-
sit à accaparer le produit entier des confiscations, qui était
divisé également entre l'Inquisition et la Chambre pontificale.
La rapacité avec laquelle cette source de revenus fut exploitée
paraît clairement dans un épisode qui se produisit à Pise en
d304. L'Inquisiteur Angelo da Reggio avait condamné la mé-
moire d'un citoyen défunt, Loterio Bonamici, et confisqué ses
biens, dont une partie fut donnée par lui et une autre vendue
à des prix que la Curie pontificale estima insuffisants. Là-
dessus, Benoit XI ordonna à l'évêque d'Ostie de ne pas punir
l'inquisiteur, mais de faire librement usage des censures ecclé-
siastiques en recherchant les détenteurs des biens vendus pour
les leur reprendre. Enfin, en 1438, Eugène IV restitua généreu-
sement aux évêques la part revenant à la Chambre pontificale,
afin de stimuler leur zèle contre les hérétiques. Là où févéque
était aussi seigneur temporel, les confiscations devaient être
513 réparties également entre l'Inquisition et lui. Toutefois, Ber-
nardo di Como, écrivant vers 1500, affirme que tout le produit
des confiscations appartient de droit à l'inquisiteur, qui peut en
disposer à sa guise ; mais il admet ensuite que la question est
confuse et incertaine, vu les contradictions des décisions ponti-
ficales et de la jurisprudence dans les différents pays. (2)
(1) Albi/io, Bisposlo ql P. Paolo Sarpi, p. 23. — Sclopis, Antica Legislazione
del Piémont, p. 485.
(2i Zanchini Tract, de Bseret.. c. xix, xxvi, xu. Cf. Pe^nae Comment, m
Et/metic. p. 659. — Grand jean, Met), de Benoit XL n° 299. — Raynald. ann. 1438,
no 24. — Bernardi Comens. Lucerna lnquis. s. v. Bona hwet com*», no 6, 8. —
Dès 1387, dans les sentences d Antonio Secco contre les Vàudois des vallées al-
pines, on déclare que les confiscations doivent revenir exclusivement à l'Inquisition
(Arcli'iv. Storic. Italiano, n° 38, p. 29, 36, 50.)
il faut dire, au crédit de Benoit XI, qu'en 1304 il autorisa Frà Simone, inquisi-
CONDUITE DE SAINT-LOUIS 579
En Espagne, on admit la règle que, si l'hérétique était un
clerc ou un vassal laïque de l'Eglise, c'est l'Eglise qui gardait
les biens confisqués ; autrement, ils revenaient au seigneur
temporel (1).
Cette ardeur à spolier les malheureuses victimes de la persé-
cution est particulièrement odieuse quand l'Église en donne
l'exemple, et cet exemple peut, dans une certaine mesure, excu-
ser les États qui agirent de même là où ils disposaient d'une au-
torité suffisante. Les menaces de coercition, d'abord nécessaires
pour stimuler les princes temporels à confisquer les biens de
leurs sujets hérétiques, devinrent bientôt superflues; ce fut
une véritable curée, et jamais le désir des hommes de tirer pro-
fit du malheur de leurs semblables ne se montra sous un jour
plus affligeant,
En Languedoc, l'Inquisition s'efforça d'abord de s'approprier
le produit des confiscations afin de les faire servir à la cons-
truction et à l'entretien des prisons ; mais elle n'y réussit
point. Dans le système féodal, les confiscations devaient reve-
nir au seigneur haut-justicier. La rapide extension de la juri-
diction royale en France, pendant la seconde moitié du xme
siècle, finit par faire du roi le bénéficiaire presque exclusif des
biens confisqués. Au début, cependant, il y eut des querelles
sur les dépouilles. Après le traité de Paris (1229), Saint-Louis,
en accordant des fiefs dans les territoires récemment acquis 514
par la Couronne, semble avoir voulu trancher la question en se
réservant les confiscations pour cause d'hérésie. On vit bientôt
qu'il avait été heureusement inspiré. Les maréchaux de Mire-
poix, membres d'une famille d'aventuriers qui avaient suivi
Montfort, réclamèrent les biens meubles de tous les hérétiques
pris sur leur domaines, même si ces biens se trouvaient sur le
domaine du roi ; leur demande fut rejetée, en 4269, par le Par-
lement de Paris. Les évêques réclamèrent tous les biens des
hérétiques qui vivaient sous leur juridiction et, au concile de
teur de Rom»-1 à restituer les biens injustement confisqués par ses prédécesseurs
et à atténuer las peines infligées par eux s'il les considérait comme trop sévères
(Grandjean, n° 1174).
(1) Alonsi de Spina Fortalicii Fi 'H, lib. h. consid. xi (fol. 71, éd. 1594).
580 DROITS DES ÉVÊQUES
Lille (Comtat Venaissin), en 1231, ils menacèrent d'excommuni-
cation quiconque les leur disputerait. Le peu de fondement de
cette prétention parait dans un arrangement conclu en décem-
bre 1229, sous les auspices du légat Romano, entre l'évêque de
Béziers et le roi; le droit du roi sur les biens confisqués y est
reconnu comme incontestable et l'évêque stipule seulement
qu'au cas où ces biens seraient des fiefs et où le roi les concé-
derait à nouveau, ils seraient soumis aux droits seigneuriaux de
l'évêque ; si, par contre, le roi les gardait, l'évêque devait rece-
voir quelques compensations pour ses droits de suzeraineté.
Ceci témoigne d'un grief, à tout prendre, légitime, car lorsque
des fiefs d'hérétiques étaient acquis par la Couronne, les
évoques suzerains se trouvaient lésés par suite de leur zèle a
poursuivre l'hérésie.
Diverses tentatives furent faites pour mettre les intérêls
d accord, dans cette question sans cesse renaissante des biens
confisqués. Par une transaction datant de 1234, le roi avait pris
l'engagement de se dessaisir de tous les biens confisqués a son
profit dans le délai d'un an et un jour. Le concile de Béziers,
en 1246, adopta un canon à cet effet, mais il n'en fut pas le nu
compte et enfin, vers 1235, Saint-Louis accepta un compromis,
aux termes duquel tous les territoires soumis aux évêques et
confisqués devaient être divisés en deux parties égales, les
évêques ayant le droit de racheter, dans le délai de deux mois,
la part royale, à un prix fixé par des arbitres; si ce droit n'était
pas exercé, le roi était tenu, dans le délai d'un an et un jour,
de céder ces territoires à une personne de condition ana-
logue à celle du possesseur précédent et tenue aux mêmes rede-
vances ; mais on convint que tous les biens meubles appartien-
draient à la Couronne. Une telle convention ne pouvait
qu'accroître rapidement les biens temporels dépendant des
évêchés. Nous avons vu que les évêques de Toulouse, antérieu-
rement aux Croisades, vivaient dans un état de pauvreté apos-
tolique ; au cours du siècle suivant, le pays tout entier s'ap-
pauvrit, les villes souffrirent cruellement et cependant, en 1317.
lorsque Jean XXII découpa six nouveaux évêchés dans le diocèse
AFFAIRES d'ALBI 581
de Toulouse, il donna comme motif l'énormité des revenus de
l'évèque, qui s'élevaient à 40,000 livres tournois par an, alors 515
que le diocèse avait déjà été privé de près de la moitié de son
territoire par Boniface VIII lors de la formation du diocèse de
Pamiers î (1).
Les évoques d'Albi se montrèrent particulièrement actifs et
entendus dans ces saturnales du pillage. Profitant de la confu-
sion créée par la guerre, ils usurpèrent différents droits, y
compris ceux de haute justice et de confiscation, ce qui les
entraîna à des disputes, qui durèrent trente ans, avec les
représentants de la Couronne. Ils firent preuve d'un zèle extra-
ordinaire dans la poursuite des hérétiques, qui leur semblait
fructueuse autant qu'utile à la foi. En 1247, l'évèque Bertrand
obtint d'Innocent IV des pouvoirs inquisitoriaux particuliers,
sans doute pour appuyer ses revendications temporelles, et
l'année suivante il fit de brillantes affaires en vendant à des
condamnés et à des hérétiques repentis des commutations de
peine. Ce commerce était d'un bon rapport, mais il était irré-
gulier; on le vit en 1253, lorsqu'Àlphonse de Poitiers, essayant
de s'enrichir par la même méthode, fut arrêté net par l'arche-
vêque de Narbonne et l'évèque de Toulouse, qui déclarèrent
que ces abus scandalisaient les fidèles et menaçaient de détruire
la religion, Enfin, pour en finir avec les réclamations de l'évè-
que touchant les biens confisqués, Saint-Louis, au mois de
décembre 1264, passa une convention avec Bernard de Com-
bret, titulaire du siège d'Albi, qui fut aussitôt confirmée par
(1) Mss. Bib. Nat., fonds lat. n° 14930, fol. 224. — Livres de Jostice et de Plet,
liv. î. tit. ni, § 7. — Vaissete, m, 391. — Les Olini, î. 317. — Mss. Bib. ISat.,
fonds lat. n° 11847. — Concil. Insulan. ann. 1251 c. 3. — Teulet, F.ayeltes, n. 165.
— Concil. Bilerrens. ann. 1246 c. 4. — Vaissete, éd. Privât, VIII. 975. — l-aluz.
Concil. Narbonn. Append. p. 96-99. — Coll. Doat, XXXV. 48. Cf. Berger, Heg.
k'fnnoe. IV. n> 1543-4, 1547-8. — Vaissete, iv. 170. — Baudouin, Lettres inéd.
de P/iitipi'e le Bel, PmHs, 1886, p. xi.
Malgré les sentiments d'équité que manifesta généralement S. Louis, il ne fut
nullement indifférent à des acquisitions justifiées par l'esprit de son époque, ('"n
1246 eut lieu une sorte de razzia dirigée contre les Juifs de Carcas-onne, qui
furent jetés en p ison. Au mois de juillet, S. Louis écrit à son sénéchal qu'il veut
tir^r de ces Juiis le plus d'argent possible; ils doivent, par suite, être tenus fort à
l'étroit, et le roi demande « être informé de la somme qu'on peut exiger d'eux. Au
mois d'août, il écrit que la somme proposée est trop faible, et le sénéchal est chargé
d'extorquer autant d'argent qu'il pourra. — Vaisset\ éd. Privât, VIII, iiÇi-2.
582
CONFLITS INCESSANTS
Urbain IV. Le prélat devait percevoir la moitié des biens confis-
qués dans son diocèse ; la part du roi en biens-fonds revenait à
l'évêque si elle n'avait pas été aliénée dans le délai d'un an et
devenait sa propriété absolue si elle n'avait pas été vendue dans
le délai de trois ans. C'est pourquoi, dans les comptes des pro-
cureurs royaux des encours à Carcassonne, nous voyons tou-
516 jours les confiscations en Albi partagées entre l'évêque et le
roi. Bien que la part de l'évêque en argent comptant ne se soit
élevée qu'à 100 livres entre la Saint-Jean de 1322 et celle de
4323, il j eut des années où les sommes perçues de ce chef
furent bien plus considérables. Vers 1300, l'évêque Bernard de
Castanet abandonna généreusement à l'église dominicaine
d'Albi sa part des domaines de deux citoyens, Guillem Aymeric
et Jean de Castanet, condamnés après leur mort; cette part
dépassait un millier de livres. Comme on se le figure aisément,
les arrangements conclus avec la Couronne donnèrent nais-
sance à de nombreux conflits. Vainement Philippe-le-Bel, en
1307, insista sur le respect des conventions et sur la restitution
des biens détournés. En 1316, nous voyons l'évêque d'AIbi
réclamer des propriétés qui n'avaient pas été vendues dans le
délai de trois ans, à quoi Arnaud Assalit, le procureur, répon-
dait qu'il avait été empêché de procéder aux ventes par des
causes justes et légitimes; enfin, le sénéchal, Aymeric de Croso,
décida que les empêchements avaient bien eu ce caractère et
que les droits de la Couronne restaient intacts. (1).
Ces questions n'étaient pas les seules auxquelles donnaient
naissance ces spoliations collectives qui fournissaient une ample
matière aux avocats. Un procès intenté par les évêques de
Rodez, pour certaines terres confisquées à des hérétiques et
posssédées par la Couronne, se prolongea pendant trente ans et
arriva enfin au Parlement de Paris, qui annula simplement
toute la procédure par la raison que ceux qui avaient soutenu
les droits de la Couronne n'étaient pas investis de l'autoril ,\
(1) A. Molinier (Vaissete, éd. Privât, Vif. 284-9; VIII. 919).— Coll. Doat
xxxiv. 131, 135, 189; xxxv. 93. — Urbain PP. IV. Kpist. 62 (Martene, Thesa'n>. u,
94'. — Bern. Guidon Hist. Conv. Albiens. — Vaisseîe, m. Pr. 467, 50!). — Arch.
de l'Inq. de Carcass. (Doat, xxxi. 143, 146).
CONFISCATIONS ANTICIPEES 583
nécessaire. Une autre affaire entre le roi et Eléanor de Mont-
fort, comtesse de Vendôme, touchant les biens de Jean Bau-
dier et de Raymond Calverie, fut presque aussi longue et aussi
confuse. La confiscation datait de 1300 ; en 1327, le procès
suivait encore son cours ; il devait se terminer par un compro-
mis en 1335 (1).
Tous les prélats n'étaient pas aussi rapaces que ceux d'Àlbi,
dont l'un se plaint encore, en 1328, des ruses employées par
ses victimes pour réserver à leurs familles un morceau de pain;
mais les princes et leurs représentants étaient sans pitié quand 517
il y avait quelque chose à prendre. J'ai déjà dit qu'aussitôt
qu'un suspect était cité devant l'Inquisition, ses biens étaient
mis sous séquestre, avis était donné à ses débiteurs qu'ils eussent
à verser au roi toutes les sommes dues par eux. Charles d'An-
jou introduisit cette pratique à Naples, où un ordre royal d'ar-
rêter soixante-neuf hérétiques, en 1269, prescrit également de
saisir leurs biens, qui doivent être acquis au roi. Les fonctionnaires
étaient d'avance si convaincus que le procès se terminerait
par une condamnation, qu'ils n'en attendaient souvent pas l'issue,
mais opéraient la confiscation dès l'abord. Cet abus datait de
l'origine même de l'Inquisition. En 1327, Grégoire IX s'en plai-
gnit et l'interdit, mais en vain ; en 1246, le concile de Béziers
le condamna de nouveau, réserve faite du cas où l'inculpé avait
sciemment « adhéré » à des gens connus pour être hérétiques.
Lorsque, en 1259, Saint-Louis atténua les rigueurs, de la confis-
cation, il prohiba indirectement la saisie précipitée en ordon-
nant à ses fonctionnaires, toutes les fois qu'un accusé n'était
pas condamné à la prison, de l'admettre, lui ou ses héritiers,
à réclamer les biens séquestrés ; mais s'il y avait suspicion d'hé-
résie, ces biens ne devaient pas être rendus sans une caution
garantissant qu'ils seraient acquis à l'État au cas où, dans le
délai de cinq ans, la preuve de l'hérésie viendrait à être failc ;
pendant ce laps de temps, ils ne pouvaient pas être aliénés.
Cependant les confiscations préventives continuèrent à être
M) C. Molinier, Vlquis, dans le Midi, p. 101. — Les Olim, m. 1126- 9, 1440-2.
Voir aussi i. 920.
584 SPOLIATIONS IMPITOYABLES
opérées, si bien que Boniface VIII crut devoir insérer dans le
droit canonique une nouvelle prohibition de ce vol. Mais cela
même ne suffit pas! L'Inquisition avait tellement répandu
l'idée que tout accusé était coupable, qu'une fois dans ses
mains on ne pouvait en échapper, que les fonctionnaires se
croyaient à l'abri de tout péril en agissant sur une simple pré-
somption.
Nous connaissons, par différentes sources, un cas de cette
espèce, qui est sans doute le type de beaucoup d'autres. Lors
des persécutions d'Albi, en 4300, un certain Jean Baudier fut
interrogé d'abord le 20 janvier; il n'avoua rien. Entendu une
seconde fois, le 5 février, il confessa des actes d'hérésie et fut
condamné le 7 mars. Mais ses biens confisqués avaient été
vendus dès le 29 janvier, non seulement avant le jugement, mais
avant les aveux de l'accusé. GuillemGarric, accusé de complicité
dans le complot ourdi pour détruire les registres de l'Inquisition
à Carcassonne (1284), ne fut condamné qu'en 4319; mais, dès
518 1301, le comte de Foix et les officiers royaux se disputent la
possession de son château confisqué de Monteirat (1).
Un rapport de Jean d'Arsis, sénéchal de Rouergne, à Alphonse
de Poitiers (vers 1253) témoigne éloquemment de la rapacité
féroce avec laquelle cette procédure de spoliation était conduite.
L'évoque de Rodez menait une vigoureuse campagne contre les
hérétiques et avait remis au bras séculier, à Najac, un certain
Hugues Paraire, que le sénéchal fit immédiatement brûler vif;
ses biens confisqués se montaient à plus de mille livres
tournois. Mais d'Arsis, apprenant que l'évêque avait cité à
Rodez six autres citoyens deNajac, s'empressa de se rendre dans
la ville épiscopale pour s'assurer que les droits de son maître ne
seraient pas lésés. L'évêque lui dit que ces six individus étaient
des hérétiques et qu'il ferait gagner au comte cent mille sols
par la confiscation de leurs biens; mais, d'accord avec ses asses-
(1) Arch. de l'Kvêché d'Albi (Doat, XXXV. 83). — Les Olim, i. 556. — Archivio
di Napoli, Re.^st. 4, Lett. H, fol. 47. —Arch. de l'Evêché de Bézie.s (D -M, WM.
35}. — Concil. Biterrens. ann. 12'«0 c. 3. — [sambert, Ane. Lit. fraie. \. -.'57. —
C. 19 Sexto v. 2. - Mss. Bib. ISat., fonds latin, n" 11847. — Col:. h„at, X\XV.f>8.
— Mobilier, VInq. dans le Midi, p. 102. — Vaissete, éd. Privât, x. 1 r. 370 sq.
ALPHONSE OE POITIERS 585
seurs, il priait le sénéchal de permettre qu'une partie de cette
fortune restât aux enfants des accusés. Refus du loyal serviteur.
Là-dessus, Tévéque, mal conseillé et au mépris des droits du
comte, s'efforça d'éviter la confiscation en condamnant les héré-
tiques à quelques pénitences légères. Le sénéchal pratiqua sans
tarder la saisie des biens, après quoi il en abandonna quelques
miettes aux pénitents et à leurs enfants, ce qui ne l'empochait
pas, écrivit-il, d'avoir encaissé environ mille livres; il termine
en conseillant au comte, s'il veut éviter d'être trompé, de dési-
gner quelqu'un pour surveiller la suite des opérations de l'évè-
que. D'autre part, les évêques se plaignaient que les officiers
d'Alphonse permissent aux hérétiques, moyennant finances, de
garder une partie de leurs biens et condamnassent au bûcher
des malheureux qui ne le méritaient pas, afin de pouvoir s'em-
parer de leur avoir. Ces infâmes abus devinrent tellement into-
lérables qu'en 1254 les officiers d'Alphonse, y compris Gui
Foucoix, essayèrent d'y porter remède en publiant un règlement
général; mais il était bien difficile de faire disparaître ces
scandales, conséquences naturelles de l'institution. Alphonse, 519
malgré sa cupidité, consentait à partager ses rapines avec ceux
grâce auxquels il les exerçait ; nous connaissons plusieurs
exemples de ses libéralités, dont le désintéressement est d'ail-
leurs douteux. En 1268, il attribue à l'Inquisition un revenu de
cent livres par an sur les biens confisqués d'un hérétique ; en
1270, il autorise la contruction d'une chapelle, sur des fonds
de provenance analogue (1).
Naturellement, les spoliateurs mettaient un zèle extraordi-
naire à rechercher partout la matière à confiscation Le registre
des confiscations, opérées de 1302 à 1313 par les procureurs des
encours de Carcassonne, nous est parvenu en manuscrit; nous
y voyons avec quel soin on recouvrait les créances des condam-
nés, même s'il ne s'agissait que de quelques sous. Dans le cas
d'un prisonnier opulent, Guillem de Fenasse, il fallut huit à dix
(1) Boutaru', Saint Louis et Al honse de Paitie s, Paris, 1S70, p. 455-6. —
Douais, Les sources de Vhïst. de Vlnquis. (in Bev. des qm-si. hist. oct. 1881,
p. 436). — Coll. Doat, xxxn. 51, 64.
33.
586 NON PAYEMENT DES DETTES
ans pour réaliser tout l'actif, y compris 859 créances dont les
plus faibles montaient à cinq deniers. En revanche, il n'est
jamais question du payement des dettes de l'accusé; on appli-
quait ainsi le principe en vertu duquel un hérétique ne pouvait
pas s'engager valablement et l'on spoliait sans pudeur ses
créanciers. Les nobles affirmèrent leur droit de réclamer pour
eux toute somme due par un de leurs vassaux à un hérétique,
mais Philippe de Valois, en 1329, décida que lorsque les dettes
étaient payables au domicile de l'hérétique, le montant en
reviendrait au fisc royal, sans considération de la vassalité du
débiteur. Un autre exemple de l'exécrable avidité des spolia-
teurs est fourni par un procès qui fut jugé par le Parlement de
Paris en 1302. A la mort du chevalier Guillem Prunèle et de sa
femme Isabelle, lagarde de leurs orphelins revenait légalement
à leur plus proche parent, le chevalier Bernard de Montesqui. Mi-
mais ce dernier avait été bnilé, quelques années auparavant,
pour hérésie, et ses biens avaient été confisqués. Le sénéchal de
Carcassonne prétendit que la fortune des orphelins constituait
un acquêt posthume de Bernard, et, en conséquence, il la sài-
520 sit. Mais un neveu, autre Bernard de Montesquieu, attaqua
cette décision et réussit à la faire annuler (1).
Les propriétés aliénées n'étaient pas recherchées avec moins
de soin. Comme, d'après la loi romaine de majesté, la forfai-
ture était contemporaine du crime d'hérésie, l'hérétique était
censé incapable de transmettre un titre, et toute vente, toute
donation faites par lui étaient nulles, alors même que l'objet
aliéné avait passé dans la suite par plusieurs mains. Le déten-
teur devait le remettre sans indemnité, à moins que le prix même
de la transaction ne se trouvât dans les biens de l'hérétique.
En 1272, Charles d'Anjou écrivit de Naples à son viguier et à
son sous-viguier à Marseille pour les informer qu'une certaine
Maria Boberta, avant d'être condamnée à la prison pour héré-
sie, avait vendu une maison; ils avaient ordre de la saisir, de
la vendre aux enchères et de faire connaître le prix obtenu.
(i) Archives de l'Evêché d'Albi (Doat, xxxm. 207-72). — Coll. Doat, xxxv. 93.—
Les Olim, ti. 1 11.
PROCÉDÉS BARBARES 587
Comme ils négligèrent d'obéir, ils furent remplacés par d'au-
tres officiers, auxquels Charles réitéra ses ordres, en les ren-
dant personnellement responsables de leur exécution. En même
temps, il écrivit à son sénéchal pour lui prescrire de surveiller
cette affaire, à laquelle il dit attacher beaucoup d'impor-
tance (1).
La cruauté de ces spoliations était encore aggravée par la
manière impitoyable dont on y procédait. Aussitôt qu'un
homme avait été arrêté pour soupçon d"hérésie, ses biens étaient
séquestrés et remis aux officiers publics, qui ne devaient les
lui rendre que dans l'hypothèse peu vraisemblable où les preu-
ves de sa culpabilité seraient déclarées insuffisantes. On inven-
toriait jusqu'à ses ustensiles domestiques, jusqu'aux provisions
qu'il avait au logis (2). Ainsi, qu'il fût innocent ou coupable, sa
famille était jetée à la rue, réduite à mourir de faim ou à
s'adresser à la charité d'autrui — charité bien précaire puis-
qu'on pouvait être poursuivi et condamné pour avoir témoigné
de la sympathie à un hérétique. C'est dire assez l'effroyable accu- 521
mulation de souffrances dont cette procédure seule a été la
cause î
Dans ce chaos de déprédations, les exécuteurs des spoliations
cherchaient, bien entendu, à se faire leur part. En 1304, Jac-
ques de Polignac, qui avait été pendant vingt ans garde de la
geôle inquisitoriale de Carcassonne, ainsi que plusieurs offi-
ciers préposés aux confiscations, furent convaincus d'avoir
détourné quantités de biens, entre autres un château, plusieurs
fermes, des vignes, des vergers et des meubles, qu'ils furent
condamnés à restituer au roi (3).
(1) Bernardi Comens. L><cerna luquis. s. v. Bona haereticor. — Archidiac. Gloss.
sup. c. [9 Sexto v. 2. — Archivio di Napoli, Regist. 15, Lett. G, fol. 77, 7 8.
La loi anglaise sur la félonie était également rétroactive, et toutes les aliénations
postérieures au crime étaient réputées nulles (Bracton, lib. m, tract, h, cap. 13,
np 8).
En Espagne, Maestre Jacopo de las Seyes, dans ses Flores de las leye*, dédiées
à Alphonse X, établit comme une règle de simple équité que les biens confisqués
doivent être pris avec la charge des dettes {Mémorial histônco espauol, 1851 t. h,
p. 210).
2) Coll. Doat, xxxn. 309, 316.
(3) Les Olim, n. 147. — Dcat, x^vj. 253.
588 AFFAIRE DE LILLE
Il est consolant de se détourner de ces horreurs pour raconter
un cas qui éveilla beaucoup d'intérêt en Flandre, à une époque
où l'Inquisition était devenue si peu active dans ce pays que la
pratique des confiscations était presque tombée dans l'oubli.
L'évêque de Tournai et le vicaire de l'Inquisition condam-
nèrent à Lille un certain nombre d'hérétiques, qui furent brû-
lés vifs. Ils confisquèrent leurs biens, réclamant les meubles
pour l'Église et pour l'inquisiteur, le reste pour le fisc. Coura-
geusement, les magistrats de Lille intervinrent, déclarant
qu'une des franchises de leur ville stipulait qu'aucun bourgeois
ne pouvait être privé à la fois de sa vie et de ses biens. Puis, au
noms des enfants d'une des victimes, ils firent appel au pape.
Les conseillers du suzerain, Philippe le Bon de Bourgogne,
réclamaient pour lui l'ensemble des biens confisqués, tandis que
les ecclésiastiques prétendaient ériger en règle le retour à
l'Église des biens meubles du condamné. Comme cette querelle
où trois parties étaient intéressées menaçait d'entraîner de
longs et coûteux procès, on s'accorda pour soumettre la cause
au duc lui-même. Celui-ci, avec une rare sagesse, trancha le
différent en 4430, aux applaudissements de tous : il déeida que
la sentence de confiscation était non avenue et que les biens
des condamnés passeraient à leurs héritiers; il ajouta expres-
sément que les droits de l'Église, de l'Inquisition, de la ville
et de l'État étaient réservés sans préjudice, dans toute occurrence
analogue qu'il n'y avait pas, d'ailleurs, lieu de prévoir. Mais
le duc montra moins de désintéressement en 1460, lors de la
£22 terrible persécution contre les sorciers d'Arras; les meubles des
malheureux furent réunis au trésor épiscopal et leurs biens-
fonds confisqués par le fisc, malgré les réclamations de la
ville, iondées sur des privilèges reconnus (1).
Non seulement ces confiscations en masse infligeaient des
(1) Archives générale* de Belgique, Papiers d'État, v. 405. — Mém. de Jac:ues
du Clerc 4, liv. iv. ch. 4, 14.
A Arras, une charte de 1335, confirmée par Charles V en 1360, protégeait les
bourgeois contre la confiscation dans le cas d'une cond.imn <tion pour crime par
un Iribuni compétent.-- Duverger, La \ auderie dans les Etais de lhi',Lpt,e le
Bon, Arras, 1685, p. 60
DÉLAIS DE PRESCRIPTION 589
misères aussi cruelles qu'imméritées à des milliers de femi; es
et d'enfants sans défense, réduits à la mendicité, mais elles par; -
lysaient la vie publique et les relations journalières à un degré
qu'il est difficile de concevoir. Toute sécurité était enlevée aux
transactions. Aucun créancier, aucun acquéreur ne pouvait être
certain de l'orthodoxie de celui à qui il avait affaire ; plus
encore que le principe de la perte du droit de propriété par le
fait de l'hérésie, l'habitude de procéder contre les morts après
un nombre d'années presque illimité empêchait qui que ce soit
d'être sûr du lendemain, de jouir de sa fortune acquise ou de
celle dont il avait hérité.
La prescription n'était établie, en théorie, contre les reven-
dications de l'Eglise romaine qu'au bout d'un siècle, à compter
non pas de la perpétration du crime, mais de l'époque ou il
avait été découvert. Bien que certains légistes estimassent que
la procédure contre les défunts dût commencer dans le délai de
cinq ans après leur mort, d'autres affirmaient qu'il n'y avait
pas de limite, et la pratique de l'Inquisition prouve que cette
dernière opinion avait prévalu. En matière ordinaire, la pres-
cription à l'égard de l'Église s'établissait au bout de quarante
ans; mais il fallait, pour l'invoquer, que le possesseur d'un
bien pût établir qu"il n'avait jamais soupçonné d'hérésie le
précédent propriétaire et que ce dernier était mort avec une
réputation intacte d'orthodoxie. Sinon, les titres de propriété
étaient sujets à contestation (1).
Nous avons vu que les poursuites contre les défunts étaient une 523
parodie de la justice, où la défense était impossible et la confis-
cation finale inévitable. Le cas de Gherardode Florence montre
à quel point les familles étaient exposées de ce chef à la ruine.
Gherardo, homme riche et puissant, appartenant à l'une des mai-
sons les plus nobles et les plus anciennes, était consul en 1218.
(t) C. 6, 8, 9, 14, Sexto xn. 26. — Bernardi Comensis Lucerna TnquU. s. v.
Bona hxreiicorum. — Eymeric. Direct. Inquis. p. 570-2. — Zanchini Tract. d*i
Hxret. c. xxiv. — J. F. Ponzinib. de Lamiis c. 76.
Quelque sévère que fût, à cette époque, la lot anglaise contre la félonie, elle
avait du moins cela d'équitable qu'elle exigeait la condamnation du félon de son
vivant; s il mourait avant d'avoir été condamné, on épargnait ses biens (Bracton,
Lib. m. Tract. », cap. 13, n° i7>
590 SPOLIATION DES GRÉANCILRS
Secrètement hérétique, il fut hé '■> è tiqué sur son lit de mort entre
4246 et 4250. L'affaire parut oubliée jusqu'en 4313, époque où
Frà Grimaldo, inquisiteur de Florence, intenta une poursuite
contre sa mémoire et eut gain de cause. Dans la condamnation
qui s'ensuivit étaient compris ses enfants Ugolino, Gante,
Nerlo,Bertuccio, ses petits-enfants Goccia, Coppo, Frà Giovanni,
Gherardo, prieur de S. Quirico, Goccino, Baldino et
Marco — qui tous furent privés de leurs biens et frappés des
incapacités qui pesaient sur la postérité des hérétiques. A une
époque où de pareilles infamies étaient saluées comme des
témoignages éclatants d'un zèle pieux, personne ne pouvait
compter sur le pain du lendemain ; pauvres et riches vivaient
sous la menace d'un brigandage perpétuel (1).
Un exemple un peu différent, mais également instructif, nous
est fourni par le cas de Géraud de Puy-Germer. Son père avait
été condamné pour hérésie à l'époque de Raymond Y1I de Tou-
louse, qui restitua généreusement les biens confisqués. Mais
vingt ans après la mort du comte, en 1268, les zélés agents
d'Alphonse les saisirent comme étant encore passibles de forfai-
524 ture. Là dessus, Géraud en appela à Alphonse, qui ordonna une
enquête; nous ignorons quel en fut le résultat (2).
Non seulement tout ce qu'un hérétique avait aliéné était
arraché aux acquéreurs, mais les dettes qu'il avait contractées,
les hypothèques et obligations qu'il avait assumées étaient con-
sidérées comme nulles. Même lorsque Saint-Louis atténua la
rigueur des confiscations en Languedoc, tout ce qu'il put con-
céder fut que les créanciers rentreraient dans les dettes con-
(1) Lami, Anfich. Tosc. p. 4''7, 53G-7. — Il est vrai que lorsiue Henri de
Chamay, inquisiteur de Carcassonne, envoya en 1335 à la cour pontificale les dépo-
sitions contre la mémoire de «tix-huit personnes accusées d'actes hérétiques commis
entre 1284 et 1290, le pa e répondit qu'il n'y avait pas lieu d'attacher d'impor-
tance à des bavardages contradictoires de personnes qui répétaient des propos
tenus bien des années auparavant. Les mêmes individus avant été précédemment
l'objet de trois enquêtes sans ré-ultat, les c mseiliers pontificaux crurent devoir ne
pas insister. — Vaissete, éd. Privât, IX. 401.
En 1217, Guillem Pierre de Vintrou se plaignit à S. Louis que le sénéchal de
Carcassonne avait saisi les biens qu'il tenait de sa mère, parce que son grand-
père, dix-sept ans après sa mort, avait été accuse d'hérésie. Un pareil tait en dit
long sur l'application qu'on faisait de ce système. S. Louis ordonna que le cas fût
examiné et qu on lui en lit un rapport. — Vaissete, éd. Privât, \ 111. 1106.
(2) Vaissete, éd. Privât, VIII. 1641.
RÉSISTANCE EN ITALIE 591
tractées par les hérétiques avant leur premier acte d'hérésie ;
les obligations postérieures à ce fait, le plus souvent impossible
à dater avec précision, étaient de nul effet. Gomme personne
ne pouvait être sûr de l'orthodoxie de son voisin, on conçoit à
quel point les transactions les plus simples se trouvaient entra-
vées et paralysées — et cela, aune époque où l'industrie efftc
commerce tendaient à reprendre essor en Europe. L'Inquisition
n'a pas seulement étouffé les aspirations intellectuelles du xiue
siècle : elle en a puissamment retardé les progrès matériels.
C'est cela même qui contribua, avec les horreurs de la persé-
cution elle-même, à détruire la civilisation si pleine de pro-
messes de la France méridionale et à tranférer à l'Angleterre
et aux Pays-Bas, où l'Inquisition était relativement impuissante,
cette primauté commerciale et industrielle qui frayait la voie à
la richesse, à la puissance et à la liberté (4).
Les intelligentes cités italiennes, à l'époque de leur prospé-
rité naissante, ne tardèrent pas à s'inquiéter du tort que l'In-
quisition leur causait. A Florence, on chercha un remède en
exigeant du vendeur d'un bien-fonds qu'il donnât une garantie
contre la possibilité d'une confiscation inquisitoriale ; cette
garantie était, en général, fournie par un tiers, qui pouvait ce- 525
pendant, à son tour, être dépouillé pour la même cause. C'était, en
somme, remplacer un mal par un autre et l'on sentit vite ce
qu'une pareille situation avait d'intolérable. La République
s'adressa solennellement à Martin V, lui représentant les scan-
dales qui s'étaient déjà produits et ceux qui menaçaient de se
produire encore par suite des confiscations de biens d'héré-
tiques opérées aux mains d'acquéreurs de bonne foi. Le pape
se laissa convaincre ; par une bulle spéciale du 22 novembre
4283, il ordonna aux inquisiteurs florentins de s'abstenir de
pareilles confiscations à l'avenir (2).
(1) Zanehini Tract, de Bxrct. c. xxvii. — Isamberfc, Ane. loix frann. i. 257.
Il y a toute ois un cas, datant de 12G9, ou le créancier de deux hérétiques s'adresse
à Alphonse de Poitiers pour être remboursé sur Jes biens des condamnés ; Alphonse
ordonne une enquête sur les circonstances du prêt. — Vaissete, éd. Privât, VUI.
1682.
(2) l.ami, Antich. Toscane, p. 593. — Archivio di Firenze, Rifor magioni, classe v,
n° 110.
592 EMPLOI DES BIENS CONFISQUÉS
Les princes qui profitaient des confiscations reconnaissaient
qu'ils avaient le devoir corrélatif de supporter les dépenses de
l'inquisition; leur intérêt personnel aurait d'ailleurs suffi à les
pousser à maintenir une institution d'un si bon rapport pour
leur fisc. Théoriquement, il était incontestable que les évèques
devaient faire les frais de la guerre à l'hérésie ; les inquisiteurs
du Languedoc essayèrent d'abord d'obtenir d'eux les fonds
nécessaires, demandant du moins que les pénitences pécu-
niaires en amendes, infligées en vue d'usages pieux, fussent
consacrées à la rétribution des notaires et des commis de l'In-
quisition. Mais ces efforts furent inutiles, car, comme le disait
Gui Foucoix (Clément IV), les mains des évêques étaient tenaces
et leurs bourses serrées. Dans l'Italie du nord et du centre,
l'Inquisition, grâce aux amendes et aux confiscations, faisait
largement ses frais. A Venise, l'Etat payait les dépenses et
percevait les bénéfices. A Naples, les monarques angevins adop-
tèrent d'abord la même politique ; ils prenaient pour eux les
biens confisqués, mais pourvoyaient à la subsistance des pri-
sonniers et, en outre, payaient à chaque inquisiteur un augus-
tal (c'est-à-dire le quart d'une once d'or) par jour pour
ses dépenses personnelles, celles de son collègue, de son notaire
et de ses trois familiers (avec leurs chevaux). Ces sommes
étaient prélevées sur les douanes de Naples qui frappaient le
526 fer, le goudron et le sel ; les ordres de payement étaient géné-
ralement à six mois et devaient être renouvelés ; mais il
y avait souvent de grands délais et les inquisiteurs ne s'en plai-
gnirent pas sans motif, bien que les fonctionnaires royaux
fussent menacés d'amende en cas de retard. Je trouve cepen-
dant, en 1272, une lettre adressée à l'inquisiteur Frà Matteo di
Castellamare, qui lui attribue le salaire d'une année entière,
payable six mois à l'avance. Quand Charles II, en 1290, institua,
suivant les ordres du pape, le partage des dépouilles, il n'en
continua pas moins à contribuer aux dépenses, bien que dans
une mesure un peu réduite. Par des lettres du 16 mai 1294, il
prescrit de payer à Frà Bartolomeo di Aquila la somme de
quatre taren' (un trentième d'une once d'or) par jour et le
QUESTION LES PRISONS ^93
7 juillet de la même année il attribue cinq onces par mois à
l'entretien du personnel de l'inquisiteur (1).
En France, il y eut d'abord quelque hésitation. Le droit
des évêques était si clair qu'ils ne pouvaient pas refuser de sup-
porter au moins une partie des dépenses. Avant l'établissement
de l'Inquisition, cette charge consistait presque uniquement
dans l'entretien des convertis emprisonnés. Au concile de
Tours, les évêques consentirent à l'assumer quand les captifs
seraient sans ressources ; en revanche, les prisonniers dont on
avait confisqué les biens devaient être nourris par les princes,
bénéficiaires de la confiscation. Cette proposition, comme celle
que fit plus tard le concile d'Albi, en 1254, entraînait des com-
plications et fut mal appliquée. Les statuts de Raymond, en
4234, entrèrent dans de grands détails au sujet des confisca-
tions, mais ne firent aucune provision pour doter l'Inquisition
nouvelle des ressources nécessaires. La question resta pendante.
En 1237, Grégoire IX se plaint que les officiers royaux ne
paient rien pour l'entretien des prisonniers dont ils ont confisqué
les biens. Quand, en 1246, le concile de Béziers se fut réuni, le
cardinal légat d'Albano rappela aux évoques que c'était leur
devoir de financer, conformément aux décisions du concile
de Montpellier dont les procès-verbaux ne nous sont pas parve-
nus. Gela ne faisait pas l'affaire des bons évêques. Comme nous
l'avons vu, ils demandaient que les prisons fussent construites
aux frais des bénéficiaires des confiscations et proposaient que
les amendes servissent à leur entretien et à l'entretien des 527
inquisiteurs. Mais Saint-Louis ne pouvait se résigner à voir
interrompre une pieuse besogne faute de moyens appropriés.
En 1248, il prend sur lui les dépenses de l'Inquisition dans tous
les territoires de la Couronne ; nous avons vu plus haut com-
ment il se chargea des frais afférents aux prisons et à leurs
hôtes. En 1246, il ordonna à son sénéchal de Carcassonne de
(1) Mss. Bib. Nat., fonds la t. n° 14930, fol. 228. — Guid. Fulcod. Quœst. m. —
Archiv. di Napoli, Reg. 6, lett. B, fol. 35; Reg. 10, lett. B, fol. 6, 7, 96: Reg. Il,
left. C, fol. 40; Reg. 13, lett. A, fol. 212; Reg. 51, lett. A, fol. 9; Reg. 71, le t. M,
fol. 382, 385, 440; Reg. 98, lett. B, fol. 13; Reg. 113, leit. A, fol. 194; Reg. 253,
lett. A, fol. 63; Mss. Chioccorelli, t. vin.
594 LUXE DES INQUISITEURS
payer aux inquisiteurs dix sols par jour sur le produit des con-
fiscations. On peut croire que le comte Raymond contribua sans
enthousiasme à l'entretien d'une institution à laquelle il avait
fait obstacle tant qu'il avait osé lutter pour le salut de ses
sujets; mais quand, en 1249, Jeanne et Alphonse de Poitiers
lui succédèrent, ce dernier prince, avide et astucieux, trouva
son compte à stimuler le zèle de ceux qui l'enrichissaient de
leurs spoliations. Non seulement il paya les dépenses des tribu-
naux fixes, mais il ordonna à ses sénéchaux de pourvoir aux
besoins des inquisiteurs et de leurs familiers dans leurs courses
à travers ses domaines. Sa sollicitude s'étendait jusqu'aux
détails. En 1268, Guillem de Montreuil, inquisiteur de Toulouse,
l'informe de l'engagement d'un notaire à six deniers par jour
et d'un serviteur à quatre deniers par jour; Alphonse ordonne
que ces salaires soient payés en son nom. Charles d'Anjou, non
moins cupide, trouvait le temps, parmi ses nombreuses distrac-
tions en Italie, de veiller à ce que ses sénéchaux de Provence et
de Forcalquier contribuassent à la dépense de l'Inquisition
d'après les mômes principes dont s'inspirait le roi dans ses
domaines royaux (1).
Quelque profit que tirât le fisc de l'industrie des inquisiteurs,
ceux-ci étaient parfois portés à s'en faire une idée trop haute
et à engager des dépenses qui semblaient excessives à ceux
528 auxquels revenait l'honneur de payer. Dès 1242 et 1244, alors
que les princes n'avaient pas encore fait de provisions pour le
Saint-Office, alors que les évèques revendiquaient encore éner-
giquement les amendes, le luxe et l'extravagance de certains
inquisiteurs leur attirèrent le blâme de leur propre Ordre,
comme on le vit aux chapitres provinciaux tenus par les Domi-
nicains à Montpellier et à Avignon. Assurément il était injuste
(I) Concil. Tolosan. ann. 1229 c. 9. — Concil. Albiens. ann. 125* c 2i. — Par-
dun. vu. 415. — Areh. de VEv. de B^zicrs (l)oat, \<xi, 3i). — Concil. Biterrens,
ann 1240 c. 22. — D. Bouquet, T. XXI. p. 202, 204, 200, 278, etc. — Va:ssete.
e.i. Privât, VIII. 1200, 1573. — Areh. de Cinq, de Carcass. (I)oat, xxxi. 250.) —
Archici> d% A a oit, Regist. 20, lett. B, fol. 91.
Le soin avec lequel Alphonse réclamait les produits des con"scations p irait dans
une lettre de lui a son sénéchal, Jacques de Bois, auquel il demande des comptes
(25 mars 1208, Vassete, éd. Privât, VIII, 1274.)
DÉPENSES DE L'iNQUISITION 595
d'englober tous les inquisiteurs dans les mêmes reproches;
mais il est certain que beaucoup d'entre eux les méritèrent et
qu'ils avaient quantité de moyens, légitimes ou non, pour se
procurer de l'argent. On voudrait savoir, par exemple, com-
ment Bernard de Caux, qui présida jusqu'à sa mort (4252) le
tribunal de Toulouse et qui, en sa qualité de Dominicain, ne
pouvait avoir de fortune personnelle, trouva moyen d'être un
grand bienfaiteur du couvent d'Agen, fondé en 1249. Alphonse
de Poitiers lui-même finit par se lasser des exigences de ceux
qui pourtant servaient si bien son avidité. Dans une lettre con-
fidentielle de 1268, il se plaint des énormes dépenses faites par
les inquisiteurs de Toulouse, Pons de Poyet et Etienne de
Gâtine ; son agent devait essayer de les persuader d'aller à
Lavaur, où Ton espérait qu'ils seraient moins extravagants.
Alphonse offrait de mettre à leur disposition le château de
Lavaur, ou tout autre qui semblerait propre à servir de prison
en même temps; le rusé prince leur écrivait directement,
expliquant qu'afin de leur permettre d'étendre leurs opérations
il était prêt à les mettre en possession d'un vaste château (1).
Des indications très curieuses sur les dépenses de l'Inquisi-
tion, de la Saint-Jean de 1322 à celle de 1323, nous sont four-
nies par les comptes d'Arnaud Assalit, procureur des encours
de Carcassonne et de Béziers, qui sont heureusement venus
jusqu'à nous. Sur le produit des confiscations, le procureur
payait toutes les dépenses de l'Inquisition, — entretien des
prisonniers, recherche des témoins, poursuite des fugitifs, frais
d'auto da /e,y compris les banquets pour l'assemblée des experts
et le drap de couleur safran pour les croix des pénitents. Nous
apprenons par là que le salaire de l'inquisiteur s'élevait à 529
150 livres par an et qu'il était très irrégulièrement payé. Le
Frère Otbert, nommé au carême de 1316, n'avait encore rien
touché en 1322; mais alors, à la suite d'une lettre du roi
Charles le Bel, on lui paya en bloc son salaire de six années,
(i) Molinier, Ulnqms. dans le Midi, p. 308. — Bern. Guidon. Fundaf. nonvent.
1 rœdirat. ^Martène, Thés. vi. 481.) — Boutaric, S. Louis et Alphonse de Foiùers,
p. 456-7.
596 CONFISCATION ET PERSÉCUTION
s'élevant à 900 livres. Bien qu'à cette époque le rendement des
confiscations commençât à décliner, il était encore consi-
dérable. Assalit reconnaît avoir perçu dans l'année 2,219 livres,
sept sols et dix deniers ; pendant le même temps, ses dépenses,
comprenant des frais judiciaires assez lourds et le payement
extraordinaire fait à Olbert, se sont cbvées à 1,168 livres,
11 sols et 4 deniers, laissant à la Cour, nne un bénéfice net de
1,050 livres (1).
Il est incontestable que la persécution, en tant que politique
régulière et continue, reposait essentiellement sur la confisca-
tion. Seule, la confiscation fournissait des aliments à ce beau
zèle pour la foi, qui languissait misérablement dès que les
profits faisaient défaut. Quand le Catharisme eut disparu sous
les coups de Bernard Gui, le déclin de l'Inquisition commença
et ne fit que s'accentuer. Les autres hérétiques, Spirituels, Dul-
cinistes, Fraticelles, étaient des mendiants, qui avaient la
propriété en horreur ; les Vaudois étaient de pauvres paysans
ou des bergers; c'est tout au plus si un sorcier ou un usurier
fournissait de loin en loin une bonne prise. Néanmoins, jus-
qu'en 1337, l'office de bailli des confiscations pour hérésie à
Toulouse était encore suffisamment lucratif pour trouver pre-
neur; l'année fiscale précédente avait donné un revenu de
640 livres et six sols (2).
L'insuccès de la première tentative pour introduire l'Inquisi-
tion en Franche-Comlé montre bien clairement que le zèle
530 religieux et l'appétit du bien d'autrui étaient connexes. Jean,
comte de Bourgogne, représenta à Innocent IV, en 1248, que
l'hérésie vaudoise se répandait dans la province de Besançon
et supplia le pape d'y porter remède. Jean ne voulut-il pas
payer les frais du traitement, ou bien la récolte opérée fut-elle
maigre ? Quoi qu'il en soit, les moines envoyés en Bourgogne
demandèrent à être rappelés, assurant qu'ils s'étaient épuisés
(1) Coll. Doat, xvxiv. 189. — En 1317, les profits avaient été bien moindres.
Nous possédons le reçu du trésor er royal de Carcassonne, Lothaire Blanc, délivré
à A.<*salit le 24 septembre 1317; les recettes nettes, déduction faite des salaires et
autres dépenses, n'avaient été que de 4°5 livres, six sols, onze deniers.
(2; Doat, xxxv. 79, 100. — Vaissete, éd. Privât, x. Pr. 705, 777, 783.
CYNISME DE CHARLES IV 597
en vains efforts faute d'argent. Alexandre IV agréa leur létiliôn
e.i 1255. La même conclusion s'impose quand on constate
l'inutilité des tentatives pour établir l'Inquisition au Portugal.
Quand, en 1376, Grégoire XI prescrivit à l'évêque de Lisbonne
de nommer un inquisiteur franciscain pour le royaume, il
stipula que le titulaire recevrait deux cents florins d'or par an,
à percevoir sur les sièges épiscopaux en proportion de leurs
contributions forcées à la Chambre pontificale. La force
d'inertie que l'on opposa aux instructions du pape fut simple-
ment l'effet du mauvais vouloir des évêques, qui ne voulaient
pas être taxés ainsi ; on peut en dire autant pour expliquer
l'insuccès de Boniface IX, lorsqu'il nomma Fray Vicente de
Lisbonne inquisiteur d'Espagne et ordonna que ses dépenses
fussent supportées par les prélats du pays (1).
La tentative la plus cynique pour défrayer l'entretien de
l'Inquisition fut celle de l'empereur Charles IV, lorsqu'il essaya,
en 1369, de l'établir solidement en Allemagne. Les hérétiques
n'étaient ni nombreux ni riches et la confiscation de leurs
biens ne promettait qu'un aliment précaire au zèle de Kerlingcr
et de ses compagnons. Nous ^errons plus loin comment les
maisons des innocents Beghards et Béguins furent confisquées
sommairement afin de fournir des logements et des prisons aux
inquisiteurs; les villes étaient invitées à prendre leur part de
ces vols, dans l'espoir de capter ainsi la faveur du peuple. Mais
tout échoua devant la répugnance invincible que le Saint-Office
inspirait, en Allemagne, au peuple et aux prélats (2).
Eymerich, écrivant en Aragon, vers 1375, dit que le mode
d'entretien de l'Inquisition est une question depuis longtemps eoj
débattue et qui n'a jamais été résolue nettement. L'opinion la
plus répandue, parmi les hommes d'Église, était que le fardeau
devait incomber aux princes temporels, qui, profitant des con-
fiscations, avaient le devoir d'accepter les charges ; mais de nos
jours, ajoute tristement Eymerich, il y a peu d'hérétiques
(i, Potthast, n° 13000, 15993. — Monteiro, Historia a Sanlo Inquisicà», P. :,
lib. ii. c. 34. 35.
(-2) M.tsheim de Beyhardis, p. 33G-G3.
598 DÉCLIN DE L'INQUISITION
obstinés, moins encore de relaps et presque pas d'hérétiques
riches, de sorte que les princes, n'ayant pas grand chose à
gagner, sont peu disposés à se mettre en frais. Il faudrait trouver
une autre combinaison, mais toutes celles qu'on a proposées
se heurtent à des objections fâcheuses; sur quoi Eymerich
conclut en regrettant qu'une institution si salutaire et si néces-
saire à la chrétienté soit aussi mal assurée du lendemain (1).
Pendant qu'Eymerich s'attristait de la sorte, la question se
présentait ailleurs sous son aspect le plus prosaïque. Jusqu'en
1337, les comptes de la sénéchaussée de Toulouse font état des
dépenses pour un auto de fé> pour la réparation des immeubles
de l'Inquisition, les salaires de l'inquisiteur et de ses aides et
l'entretien des prisonniers. Mais la confusion et la misère résul-
tant de la guerre de Cent Ans firent bientôt disparaître ces
articles du budget. En 4375, Grégoire XI persuada au roi Fré-
déric de Sicile d'autoriser l'inquisiteur à percevoir les biens
confisqués, afin que les ressources ne manquassent pas à l'œuvre
de salut. En même temps, il fit un vigoureux effort pour exter-
miner les Vaudois qui se multipliaient dans le Dauphiné. Il y
avait des prisons à construire, des foules de prisonniers à
nourrir, et le pape ordonna que ces dépenses fussent supportées
par les prélats qui, par leur négligence, avaient laissé croître
l'hérésie. Mais bien qu'il menaçât les récalcitrants d'excommu-
nication, les bourses des évêques demeurèrent closes et bientôt
après nous voyons l'inquisiteur réclamer une part des confisca-
tions, par la raison qu'il n'a pas d'autres ressources pour sub-
venir aux besoins de son tribunal. Les officiers royaux insistèrent
pour conserver le tout et il en résulta une chaude querelle qu
fut soumise au roi Charles le Sage. Ce monarque conféra avec
le Saint Siège et, en 1378, publia um ordonnance par laquelle
532 il se réservait tout le produit des confiscations et attribuait à
l'inquisiteur un salaire annuel de 190 livres tournois (le même
qu'aux tribunaux de Toulouse et de Carcassonne), sur lequel
devaient être payées toutes les dépenses de l'Inquisition. Le roi
(1 Eymeric. Direct. Inquis. p. 652 3.
GOUT DU PILLAGE 5S9
ajoutait que si ce traitement n'était pas régulièrement payé,
l'inquisiteur pourrait se payer lui-même sur les confiscations.
Au milieu du terrible désordre auquel donna lieu la folie de
Charles VI, cette convention cessa d'être observée. En 4409,
Alexandre V laissa à son légat le soin de décider si l'inquisiteur
du Dauphiné devait recevoir trois cents florins d'or par an, à
lever sur les Juifs d'Avignon, ou dix florins par an de chaque
évêque de sa vaste province, ou, enfin, si les évêques devaient
être obligés de l'entretenir, lui et ses gens, pendant ses tournées
dans le pays. Mais l'invasion et la guerre civile eurent bientôt
tari toutes les' sources de revenus. En 1432, le Frère Pieive
Fabri, inquisiteur d'Embrun, ayant été convoqué au concile de
Baie, répondit qu'il ne pouvait pas venir, tant à cause des em-
barras que lui créaient les Vaudois que de son indicible pau-
vreté: « Je ne touche jamais un sol de l'Église de Dieu et je ne
reçois aucun salaire d'ailleurs. » (4).
Bien entendu, il serait injuste de dire que l'avidité et la soif
du pillage aient été les moteurs originaires de l'Inquisition ;
mais il est impossible de nier que ces basses passions en assu-
rèrent l'extension et la durée. Qu'on se souvienne des plaintes
formulées, au nom des intérêts du fisc, contre l'immunité pro-
mise à ceux qui se présenteraient à confession pendant le délai
de grâce; qu'on se rappelle la réponse de Bernard Gui, alléguant
que les pénitents étaient obligés de dénoncer leurs complices et
que, par suite, avec le temps, l'indulgence devait tourner au profit
du fisc. Ceux qui poussaient à la persécution n'en ont jamais perdu
de vue les bénéfices (2). Sans ce stimulant du pillage, l'Inquisi-
tion n'aurait pas survécu à la première poussée du fanatisme
qui lui donna naissance; elle aurait pu durer pendant une 533
génération, puis disparaître jusqu'à ce qu'une recrudescence de
l'hérésie la fit revivre. Ainsi soumis à des attaques intermit-
tentes, le Catharisme aurait pu échapper à une destruction
complète. Mais, par la vertu des lois de confiscation, les héré-
(1) Vaissete, éd. Privât, x. Pr. 791-2, 802. — Kaynald. ann 1375, n° 26. —
Wadding. ann. 1375, n° 21, 22; 1400, n° 13.— Isaml ert, Ane. toix franc, v, 491.
— Martène, Ampliss. Coll. VIII. 161-3.
(2) Bernard. Guidon. Practica P. iv (Doat, XXX).
600 MOBILES HONTEUX DU FANATISME
tiques devinrent les artisans de leur propre ruine. L'avidité et
le fanatisme se donnèrent la main et fournirent pendant un
siècle la force motrice à une persécution féroce, continue,
impitoyable, qui finit par accomplir ses desseins et par s'étein-
dre faute de victimes à dévorer.
Dô'CHERS DE L'INQUISITION C31
CHAPITRE XIV
LE BICBER
La peine de mort, comme la confiscation, était une mesure 534
à laquelle l'Inquisition restait, en théorie, étrangère. Il lui suffi-
sait d'avoir épuisé tous ses efforts pour ramener l'hérétique
dans le giron de l'Église; s'il se montrait obstiné, ou si sa con-
version était feinte, elle ne pouvait en faire davantage. En tant
que non-catholique, il n'était plus soumis à la juridiction d'une
Eglise qu'il désavouait et elle se trouvait dans la nécessité de le
déclarer hérétique en lui retirant sa protection. Anciennement,
la sentence n'était donc qu'une condamnation pour hérésie,
accompagnée d'excommunication, ou la simple déclaration que
le coupable n'était plus considéré comme soumis à la juridiction
de l'Église. Parfois on ajoute qu'il est abandonné aux tribunaux
séculiers, qu'il est relâché, suivant l'euphémisme terrible qui
répondait à la fiction d'une mise en liberté marquant le terme
de l'intervention directe de l'Église. Avec le temps, les formules
se complétèrent; on trouve alors souvent la remarque explica-
tive que l'Église ne peut plus rien pour effacer les fautes du
coupable et son abandon au bras séculier est accompagné de
cette addition significative : débita ani?nadversione punien-
dutn, c'est-à-dire « afin qu'il soit puni comme il le mérite. »
La formule hypocrite par laquelle l'Inquisition adjurait les
pouvoirs séculiers d'épargner la vie et le corps du délinquant ne
parait pas dans les anciennes sentences et ne se généralisa
jamais complètement (1).
(1) Coll. D a», XXI. 143. — Mss. Bib. Nat., fonds lat. n» P9r>2. — Doctrina de
modo procedendi (Martène, Thés. V. 1807). — Lami, Antiehità Toscane, p. 557,
55y,— Lib. Sentent. In]. Tolos. p. 2, 4, 3G, 2J8, 254, 265, 280, 380. — Eymeric'
602 APPEL A TA CLÉMENCE
L'inquisiteur Pegna ne fait pas difficulté d'admettre que
cet appel à la clémence était purement formel et il explique
qu'on y avait seulement recours afin que les inquisiteurs ne
parussent point consentir àl'efïusion du sang, ce qui eût constitué
une « irrégularité » canonique. L'Eglise veillait, d'ailleurs, à ce
que la nature de sa requête ne fût pas interprétée à contre-
535 sens. Elle enseignait que toute pitié était déplacée, à moins que
l'hérétique ne se convertit et ne témoignât de sa sincérité en
dénonçant tous ses complices. La logique impitoyable de
S. Thomas d'Aquin établit avec évidence que l'autorité sécu-
lière ne pouvait se soustraire au devoir de mettre à mort les
hérétiques et qu'il fallait la tendresse sans bornes de l'Église
pour qu'elle avertit deux fois les criminels avant de les livreràun
juste châtiment. Les inquisiteurs eux-mêmes n'éprouvaient pas de
. scrupulesà cet égard etne cessèrent d'enseigner qu'un hérétique
condamné par eux devait être mis à mort. Ils en témoignaient,d'ail-
leurs, en prenant la précaution de ne pas prononcer leurs sentences
dans l'enceinte d'une église — qu'une condamnation à mort
eût profanée — mais sur la place publique, où se passait le
dernier acte de Y auto de fé. Un de leurs docteurs du xiue siècle,
copié par Bernard Gui au xive, argumente ainsi : « Le but de
l'Inquisition est la destruction de l'hérésie. Or, l'hérésie ne
peut être détruite sans que les hérétiques le soient ; les héré-
tiques ne peuvent être détruits sans que les défenseurs et fau-
teurs de l'hérésie le soient aussi, et cela peut s'opérer de deux
manières : par leur conversion à la vraie foi catholique ou par
l'incinération charnelle après abandon au bras séculier. » Au
siècle suivant, Fray Alonso de Spina observe qu'ils ne doivent
pas être condamnés à l'extermination sans deux avertissements,
à moins, ajoute-t-il, qu'ils ne menacent de troubler l'Église,
auquel cas ils doivent être supprimés sans délai ni examen.
Direct. Inquis p. 510-12. — La débita animadwsio est clairement définie par
Angiolo da Chiavasso (•*• 1485) : Ista animadversio est vœna iynis de cons eiu-
dine, Hcet de jure sit vœna mortis (Summa angelica, s. v. H ère tic us, § 16). —
Bernardo di Como en dit autant : Pœna animadver&ionis est pœna quse ev nit
ànanam a corpore (Lucerna Inquis. s. v. Executio, n° 4). L'Eglise ne s'est
jamais fait illusion à cet égard.
RESPONSABILITÉ DE L'ÉGLISE 603
Imbus de pareilles doctrines, les pouvoirs séculiers croyaient
naturellement qu'en brûlant les hérétiques ils ne faisaient
qu'obéir aux ordres de l'Inquisition. Dans une instruction
adressée par Philippe le Bon de Bourgogne, le 9 novembre
1431, à ses officiers, pour qu'ils eussent à obéir au Frère
Kalteisen, nommé inquisiteur de Lille et de Cambrai, il est
dit qu'un de leurs devoirs consiste à châtier les hérétiques
« comme le prescrira l'inquisiteur et suivant l'usage. » Les
comptes des procureurs royaux des encours mentionnent les
frais des exécutions en Languedoc comme un chapitre des
dépenses de l'Inquisition, mises en regard des bénéfices des
confiscations; ce n'étaient donc point des incidents ordinaires
de la justice criminelle, dont les frais devaient être imputés sur
ses ressources normales, mais des mesures prises pour le 536
compte de l'Inquisition, dont les officiers royaux étaient seule-
ment les ministres. Sprenger n'hésitait pas à parler des victi-
mes « qu'il faisait brûler » — quas incinerari fecimus. En
fait, l'Église considérait que c'était un acte éminemment
pieux de brûler un hérétique et elle accordait indulgence plé-
nière à ceux qui portaient du bois au bûcher, acceptant ainsi
toute responsabilité pour l'exécution et prodiguant le trésor des
« mérites de J.-C. » pour stimuler la férocité du bas peuple.
Dire que l'Église n'était pas responsable de ces atrocités est un
paradoxe tout à fait moderne. Au xvne siècle encore, le savant
cardinal Albizio, répondant à Frà Paolo au sujet du contrôle
de l'Inquisition par la République de Venise, s'exprimait ainsi :
« Les inquisiteurs, en conduisant les procès, aboutissent régu-
lièrement à la sentence, et, si c'est une sentence de mort, elle
est immédiatement et nécessairement exécutée par le doge et
Sénat (1). »
(1) Pegnae Comment. XX in Eympric. p. 124. — Tract, de Paup. de Lugd.
'Martène, Thés. v. 1792). — S. Thom. Aquinat. Summ. Sec. Sec. Q. xi, art. 3. —
hymeric. Direct. Inquis. p. 510-12. — Tract, de Inquis. (Doat, XXX). — Bern.
Guidon. Pract/ica P. iv (Doat, XXX). — A. de Spina Fortalic. Fidei, éd. 14P4,
ol. 76 a. — Mss. Bib. Nat., fonds Moreau, n° 444, fol. 10. Cf. Archiv. di Napoli,
Keg. 6, lett. D, loi. 39; Keg. 1?, lett. A, »bl. 139. — Coll. Doat, XXXIV. 189. —
Malleus malefîearnm P. n (}. i. c. 2. — Formulary of the papal penitentiary, Phi-
ladelphie, 1892, Rubx. xlii. — Jac. a Graffiis, Decis. aureas casuum conscientix.
604 PRESSION SUR LE POUVOIR SÉCULIER
Nous avons déjà vu que l'Église était responsable de la légis-
lation féroce qui punissait l'hérésie de mort et qu'elle interve-
nait avec autorité pour annuler toute loi séculière qui pût faire
obstacle à l'application prompte et efficace de lapeine.Dçjnème,
elle prenait des mesures sévères contre les magistrats qui luj
paraissaient faire preuve de relâchement ou de négligence dans
l'exécution des sentences portées par l'Inquisition. La croyance
unanime à cette époque était qu'en agissant ainsi elle ne fai-
sait qu'accomplir ses devoirs les plus élevés et les plus évidents.
Boniface VIII ne fit que formuler la pratique établie quand il
incorpora dans le droit canonique la provision qui enjoignait
aux autorités séculières, sous peine d'excommunication, de
punir justement et promptement tous ceux qui leur étaient
livrés par les inquisiteurs. Ces derniers avaient ordre de procé-
der contre les magistrats qui se montreraient récalcitrants, mais
an leur prescrivait de parler seulement de « l'exécution des lois »
sans faire mention de la pénalité, toujours afin d'éviter 1' « irré-
gularité » —et cela, bien que le seul châtiment de l'hérésie que
l'Église jugeât à la hauteur du crime fût la mise à mort sur le
bûcher! Même si un chef temporel était excommunié et inca-
pable d'accomplir légalement aucune autre fonction, il n'était
537 pas exempt de l'obligation de punir les hérétiques, considérée
comme un devoir primant tous les autres. On trouva même des
auteurs pour affirmer que si un inquisiteur était obligé d'exé-
cuter lui-même une sentence, il ne commettrait pas, en le
faisant, une « irrégularité » (1).
P. h. lib. ii cap. 19 no 53. - Albizip, liisnnsto al P . Paoln Sa-pi p 30
Grégoire IX ne se lit pas scrupule d'aifirmer que église avait le devoir de répandre
le sang des hérétiques. Dans un bref de 1234, adressé à larchevêq ,e de Sens il
dit : .\ec emm d'Cuit Ap'vtolicam S'drm in oculis sias, cwn Ma ianita cne'ne
Jwien, rranumsuama sanguine prohibere, ne si secus ageret n n c»stoJi e
populum tara*!. . vidurefur. — Ripoll 1. 66. cww»«
Heinricb Kalfeisen était un célèbre docteur en théologie, et fut dans la «„'h
inquisiteur de Cologne (Nider. Kormicar. v. vu.). •*»
(1) C. 18 Sexto v. 2. — Concil. Albiens. ann. 1254 c. 22.— Evmeric /)/,vw
Inqrus. p. 372 562 - Pegnœ Comment, in Eyn.^c. p. 564. Jcïï'hÏÏ'
Q.œst. x-- Alex PP. IV Bull. Ad audienliam, 1160 (Paierie. Ap u€ ni p ? *
— Bern. Guidon. PraoJica P. iv (Doat, XXX). — -Ylex PP IV Ri/ll n,.*?; /
-«60 (Kipoll, , -my - Wadd.ng. Annal. a„„. m\ "„• : ioï- i cl i, * r^'
%e?utio l'Tt. ' •lo1- Ub- ~ Uern- Com- J"c- *»* « ■ »:
AFFAIRE PE MIREPOIX 605
Une faudrait pas croire, d'après ces injonctions répétées, que
le pouvoir séculier témoignât de la répugnance à s'acquitter de
son horrible besogne. Les enseignements de l'Église avaient
pénétré trop profondément les âmes pour qu'un doute pût
y subsister au sujet de la légitimité de la répression. Comme
nous l'avons vu plus haut, les lois de tous les Etats de l'Europe
condamnaient les hérétiques à être brûlés vifs et même les
Républiques libres de l'Italie reconnaissaient en l'inquisiteur
un juge dont les arrêts devaient être aveuglement exécutés,
ttaymond de Toulouse lui-même, dans l'accès de piété qui pré-
céda sa mort, en 1249, fît brûler vifs à Berlaiges, près d'Agen,
quatre-vingts hérétiques qui s'étaient confessés en sa présence,
sans même leur laisser le temps de se rétracter. A en juger
par les sentences contemporaines de Bernard de Caux, il est
probable que si ces infortunés avaient été jugés par l'inquisi-
teur, aucun d'eux n'aurait été condamné au bûcher comme
impénitent. Tout aussi significative, à cet égard, est l'accusation
intentée par le maréchal de Mirepoix contre le sénéchal de
Carcassonne, parce que ce dernier avait entrepris sur le droit
du maréchal de brûler lui-même tous ceux de ses sujets que
l'Inquisition déclarait hérétiques. En 1269, le Parlement de
Paris donna raison à Mirepoix ; sur quoi, le 18 mars 1270, le
sénéchal permit que les ossements de sept hommes et de trois
femmes de ses domaines, récemment brûlés à Carcassonne,
lui fussent solennellement restitués en reconnaissance de ses
droits. S'il était impossible de retrouver ou d'identifier ces
ossements, dix sacs remplis de paille devaient être remis en
leur lieu et place aux hommes du maréchal. Chose incroyable,
cette affreuse cérémonie eut lieu, en effet, deux jours après, et 538
le souvenir en fut conservé par un acte notarié. Or, bien que
lesDe Levis de Mirepoix s'enorgueillissent du titre deiïfaréchauœ
de la Foi, on ne peut supposer que leur zèle, dans cette cir-
constance, fût simplement le produit d'un fanatisme sangui-
naire : en réalité, ce à quoi le seigneur-justicier tenait par-
dessus tout, c'était à conserver l'intégralité de sa juridiction.
Une querelle semblable s'éleva en 1309, lorsque le comte de
606 QUERELLES ENTRE PRINCES ET EVÊQUES
Foix réclama le droit de brûler l'hérésiarque cathare Jacques
Autier, ainsi qu'une femme nommée Guillelma Cristola, con-
damnés par Bernard Gui, parce qu'ils étaient ses sujets ; mais
les officiers royaux soutinrent le privilège de leur maître et il
en résulta un litige qui était encore pendant en 1326. De même
encore, à Narbonne, il y eut une longue dispute entre l'arche-
vêque et le vicomte au sujet de la juridiction et lorsque, en 1319,
celui-ci, d'accord avec l'inquisiteur Jean de Beaune, « relâcha »
trois hérétiques, il réclama pour son tribunal le droit de les
brûler. La commune, représentant le vicomte, protesta et Ja
querelle ne fut apaisée que par le représentant du roi, qui
intervint pour conduire lui-même l'opération. Mais ce dernier
eut grand soin de déclarer qu'il n'entendait ainsi porter préju-
dice à aucune des parties et l'archevêque n'en continua pas
moins de réclamer contre ce qu'il considérait comme un em-
piétement sur ses droits (1).
Si, toutefois, pour une raison ou pour une autre, les autorités
séculières hésitaient à exécuter un hérétique, l'Église intervenait
aussitôt de tout son pouvoir pour les réduire à l'obéissance.
Ainsi, après que la première résistance eût été brisée à Tou-
louse et que l'Inquisition eût été réinstallée dans cette ville, les
inquisiteurs, en 1237, condamnèrent comme hérétiques dix
hommes et femmes ; sur quoi les consuls et le viguier refusèrent
de «recevoir» les condamnés, de confisquer leurs biens et de
« faire d'eux ce qu'il est d'usage de faire des hérétiques ». au-
trement dit, de les brûler vifs. Immédiatement, après s'être
consultés avec l'évêque, l'abbé du Mas, le prévôt de Saint
Etienne et le prieur de La Daurade, les inquisiteurs excommu-
nièrent solennellement, dans la cathédrale de Saint Etienne,
539 les fonctionnaires récalcitrants. En 1288, Nicolas IV déplorait
la négligence et le mauvais vouloir dont témoignaient, en bien
des villes, les autorités séculières, cherchant à éviter l'exécution
es arrêts de l'Inquisition; le pape ordonnait que les coupables
fussent excommuniés et destitués de leurs charges, que leurs
(l) Guill. Pc!. Laur. cap. 48. — Les Olim, i. 317.— Vaissete, éd. Privât, VIII.
674. Pr. 484, 659. — Baluz. et Mansi, n. 257.
RÉSISTANCES SÉCULIÈRES 607
communautés fussent mises en interdit. En 1458, à Strasbourg,
le bourgmestre, Hans Drachenfels, et ses collègues refusèrent
d'abord de faire brûler le missionnaire hussite Frédéric Reiser
et sa servante Anna Weiler; mais l'Église eut raison de leur
résistance et les contraignit à exécuter la sentence. Trente
ans après, en 1486, les magistrats de Brescia refusaient de
brûler certains sorciers des deux sexes condamnés par l'Inquisi-
tion, à moins qu'on ne les autorisât à examiner la procédure.
Cette demande si honorable fut considérée comme un acte de
rébellion. Des jurisconsultes civils avaient, à la vérité, essayé
de prouver que les autorités séculières étaient en droit de voir
les dossiers, mais les inquisiteurs avaient réussi à faire écarter
cette prétention. Innocent VIII se hâta de déclarer que celle des
magistrats de Brescia était injurieuse pour la foi et ordonna
qu'ils fussent excommuniés si, dans le délai de six jours, ils
n'exécutaient pas les condamnés, toute loi municipale contraire
étant déclarée nulle et sans effet. Une lutte plus grave se pro-
duisit en 1521, lorsque l'Inquisition s'efforçait de purger les
diocèses de Brescia et de Bergame des sorcières qui étaiei t
censées les infecter. L'inquisiteur et les Ordinaires épiscopaux
procédaient vigoureusement contre ces malheureuses ; mais la
seigneurie de Venise s'interposa et en appela à Léon X, qui
chargea son nonce à Venise de reviser les procès. Ce dernier
délégua ses pouvoirs à l'évèque de Justinopolis qui, accompagné
de l'inquisiteur et des Ordinaires, se rendit à la Valcamonica
de Brescia, où les prétendues hérétiques étaient en nombre et
en condamna plusieurs à être remises au bras séculier. Mécon-
tent de ces procédés, le Sénat de Venise défendit au gouverneur
de Brescia d'exécuter ces sentences, ni de permettre qu'elles
fussent exécutées, ni de payer les frais des procédures ; il devait
envoyer le dossier à Venise et obliger l'évèque de Justinopolis
de comparaître devant le Sénat, ce qui eut lieu. L'indignation du
pape ne connut plusde bornes. Il assura énergiquement à l'inqui-
siteur et aux officiers épiscopaux qu'ils avaient pleine et entière 540
juridiction sur les coupables, que leurs sentences devaient être
exécutées sans revision ni examen ultérieur et qu'ils étaient
603 MENfONGES DES APOLOGISTES
autorisés à faire valoir leurs droits par un libre usage des cen-
sures ecclésiastiques. Mais l'esprit de l'époque penchait vers
l'indiscipline et Venise s'était toujours montrée indocile à
l'égard du Saint-Office. Nous verrons plus loin comment le
Conseil des Dix maintint obstinément sa thèse et affirma la
supériorité de sa juridiction avec une audace jusque-là sans
exemple (1).
Ce que nous avons dit permet de juger à sa valeur cette
assertion du plus récent historien catholique de l'Inquisition :
« L'Église ne prit aucune part dans le châtiment corporel des
hérétiques. Ceux qui périrent misérablement furent simplement
punis pour leurs crimes, condamnés par des juges investis de
la juridiction royale. L'histoire a conservé le souvenir des excès
commis par les hérétiques de Bulgarie, par les Gnostiques et les
Manichéens, et la peine capitale fut seulement infligée à des
criminels qui avouaient des vols, des assassinats et des vio-
lences. Les Albigeois furent traités avec une égale indul-
gence...; l'Eglise catholique déplora tous les actesde vengeance,
quelque forte que fût la provocation lancée par ces foules
factieuses. »
Voilà comment on écrit l'histoire par ordre. En réalité, l'Église
était si acharnée à faire brûler les hérétiques qu'au concile
de Constance, le 18e article d'hérésie imputé à Jean Huss porta il
que, dans son traité De Ecclesia, il avait enseigné qu'aucun
hérétique ne devait être abandonné au bras séculier pour être
puni de mort. Huss lui-même, dans sa défense, admet qu'un
hérétique qui ne pouvait être ramené par la doucejar devait
souffrir une peine corporelle; et quand on donna lecture d'un
passage de son livre où ceux qui abandonnent un hérétique
qui nie au bras séculier sont comparés aux scribes et aux
Pharisiens qui livrèrent Jésus à Pilate, l'auguste assemblée
éclata en protestations, au milieu desquelles on entendit le
(1) Vaisseîe, m. 410. — Wadding. Annal, ann. 1283, n°xix. — Hoffmann, G*sch.
der'/nqu sition, h. 301. — Bern. Corn. Luc. Inq s. v. Kxecmi\ n° 6. — Innoc.
PP. VIII. Bull DU' et s filins, 1486 (Pegnae App. ' d Eymeric. p. 84V —Léo
PP. X. Huit, flnuesii*, 1521 (Mag. Bail. Rom. i, 617). — Albizio, Bi^posto al
P. Paolo SurÀ i. p. 64-70.
CONSENTEMENT UNIVERSEL 609
cardinal Pierre d'Àilly s'écrier : « A la vérité, ceux qui ont 541
rédigé ces articles ont été très modérés, car les écrits de cet
homme sont abominables! » (1).
L'enseignement continu de l'Eglise avait profondément con-
vaincu les meilleurs de ses membres que l'acte de brûler un
hérétique était d'une justice évidente et qu'une réclamation en
faveur de la tolérance était la plus damnable des hérésies.
Même le chancelier Gerson ne voyait pas qu'il y eût un autre
parti à prendre vis-à-vis de ceux qui adhéraient obstinément à
l'erreur, fût-ce en des matières qui, aujourd'hui, ne sont pas
articles de foi (2). Le fait est que non seulement l'Église définit
la culpabilité et força le châtiment, mais qu'elle créa le crime
lui-même. Comme nous le verrons, sous Nicolas IV et Céles-
tin Y, les Franciscains stricts étaient évidemment orthodoxes ;
mais lorsque Jean XXII eut stigmatisé comme hérétique la
croyance que le Christ avait vécu dans l'absolue pauvreté, il
transforma les Franciscains en ennemis que les fonctionnaires
séculiers étaient contraints d'envoyer au bûcher, sous peine
d'être traités eux-mêmes en hérétiques.
Ainsi, sur la nécessité de brûler les hérétiques il y avait con-
sentement universel; ce consentement était le fruit de l'éduca-
tion donnée par l'Église aux générations du moyen âge. Etait
hérétique quiconque confessait une croyance hérétique, la
défendait et refusait de la rétracter. A cet homme, obstiné et
impénitent, l'horrible supplice du feu convenait seul. Mais l'in-
quisiteur ne cherchait pas à précipiter les choses. Abstraction
faite du salut possible d'une âme, un converti qui dénonçait ses
complices était plus utile à l'Eglise qu'un cadavre rôti ; aussi ne
ménageait-on pas les efforts pour obtenir une rétractation.
L'expérience avait montré que les zélotes avaient souvent la
soif du martyre et désiraient être brûlés promptement; i'in-
(1) Rodrigo, Histo ia Verdndera de Id Inquisition , Madrid, 1876, i. 1 7 ( > — 7 7 .
[Il ne faut pas croire que «le pareilles choses s'impriment seulement en 1 spagne.
M. l'abbé Douais, que le gouvernement 'rançais a ait évêqne en 189), écriva't en
1881 (Rev. de* q 'est. histor., t. xxx, p. 400) : « Oui, vraiment, l'Eglise, en lace des
hérétiques, eut toujours le souci de la justice et de la charité! » fradA — Von der
Hardt, iv. 317-18."
(2) Von der llardt, ni, 50-1.
640 ABJURATIONS SUR LE BUCHER
quisiteur n'avait pas à se faire l'instrument de leurs désirs. Il
savait que l'ardeur du début cédait souvent à l'action du temps
542 et des souffrances; il préférait donc garder l'hérétique obstiné
dans une geôle, enchaîné et solitaire, pendant six mois ou un
an, ne voyant que des théologiens et des légistes qui devaient
agir sur son esprit, ou sa femme et ses enfants, qui pouvaient
fléchir son cœur. C'est seulement lorsque tout avait été essayé
en vain qu'on le « relâchait ». Morne alors, l'exécution était
retardée d'un jour pour qu'une rétractation pût se produire, ce
qui, d'ailleurs, arrivait rarement, car ceux qui avaient résisté
jusque-là étaient généralement invincibles. Mais si, au dernier
moment, l'obstination de l'hérétique cédait et qu'il manifestât du
repentir, on présumait que sa conversion était l'effet de la crainte,
nondelagrâce,et on le laissait en prison jusqu'à sa mort. Même
sur le bûcher, les offres d'abjuration ne devaient pas être repous-
sées, bien qu'il n'y eût pas, à cet égard, de règle formelle.
Eymerich rapporte un cas qui se produisit à Barcelone, où l'on
brûlait trois hérétiques. L'un d'eux, un prêtre, vaincu par l'hor-
rible douleur, un côté de son corps déjà grillé par le feu, cria
qu'il voulait se rétracter. On l'enleva eton reçut son abjuration;
mais, quatorze ans après, on s'aperçut qu'il avait persévéré dans
son hérésie, qu'il l'avait môme communiquée à d'autres, et on
le brûla en grande hâte (1).
L'hérétique impénitent qui préférait le martyre à l'apostasie
n'était nullement la seule victime marquée pour le bûcher. La
législation séculière avait établi ce mode de châtiment pour
l'hérésie, mais en laissant à l'Église le soin de définir ce quelle
entendait par là. Or, la définition se trouva bientôt singulière-
ment élargie. Là où les preuves étaient jugées suffisantes, le
refus d'avouer ne faisait qu'aggraver le crime. Il ne servait de
rien à l'accusé d'affirmer hautement ses sentiments orthodoxes;
on en faisait un hérétique malgré lui. Si deux témoins juraient
(1) Con-il. A relatons, ann. 1234 c. 6. — Concil. Tarraconens. ann. 1242. —
Concil. Biterrens. ami. 1246, Append. c. 17. — Rern. (niklon. Fraction P. iv.
(Dont, xxx). — Eymeric. Direct. Inquis. p, 514-10. — Anon. Passaviens. c. k
(Mag. Bib. Pat. XIII. 308). — Zanchini Tract, de Hœet. c. xviu. — Lib. Sen-
tent. Inq. Tolosan. p. 6.
CONVERGIONS FORGÉES 611
qu'ils avaient vu un homme « adorer » un hérétique Parfait,
cela suffisait, le malheureux était perdu. Il en était de même
du contumace qui n'obéissait pas aux sommations de l'Inquisi-
tion et de celui qui refusait de prêter serment. Alors même
qu'il n'y avait aucune preuve, la simple suspicion se transfor-
mait d'office en hérésie au cas où le suspect ne pouvait pas se
« p :rger » au moyen de cojureurs et restait dans cette situation
pendant un an. Dans les cas de suspicion violente, le refus
d'abjurer faisait, au bout d'un an, que le suspect passait héré- .
tique. Hérétique encore, et bon à brûler, celui qui rétractait
une confession extorquée. Bref, le bûcher suppléait à toutes les
lacunes de la procédure inquisitori aie . C'était l'argument suprême,
l'idtima ratio, et bien que nous n'ayons pas beaucoup d'exem.
pbs d'exécutions motivées par les causes que nous venons d'in-
d quer, il est incontestable que les menaces ainsi formulées
étaient d'une très grande utilité dans la pratique et que la ter-
reur qu'elles inspiraient arracha bien des confessions, vraies ou
fausses, à des bouches qui, sans cela, seraient restées closes (1).
Il y avait une autre catégorie de cas qui préoccupaient forte"
ment les inquisiteurs et pour lesquels leur procédure fut très
lente à se fixer. Les innombrables conversions forcées, obtenues
par la geôle ou par la crainte du feu, remplissaient les prisons
et le pays de gens qui, au fond du cœur, n'en restaient pas
moins hérétiques. J'ai parlé plus haut de la police toujours en
éveil du Saint-Office, de l'espionnage continuel exercé sur les
c invertis dont la libération n'était, en réalité, que condition-
née et les désignait tout particulièrement à la surveillance.
Il était donc inévitable que les relaps (ou prétendus tels) fussent
très nombreux. Même dans les prisons, il était impossible
d'isoler tous les captifs et l'on entend souvent des plaintes sur
les loups déguisés en brebis qui corrompent leurs compagnons de
c ptivité. Un homme dont la conversion solennelle avait été
reconnue mensongère ne pouvait plus jamais inspirer confiance.
(1) Concil. N;irbonn. ann. 1244 c. 26. — Concil. Bitorrens. ann. 1246, App. c. 9.
— hlvmeric. Direct. Inq >is. p. 376-77, 521-4. — Mss. Bib. Nat., fonds lat.f
n° 9092. — Lib. Sent. Inq. Tolos. p. 379-80. — Zanchini Tract, de Hseret.
c. xxin.
543
612 TRAITEMENT DES RELAPS
C'était un hérétique incorrigible que l'Église désespérait de
reconquérir. Toute pitié lui eût été témoignée en pure perte : le
bûcher le réclamait. Il faut dire cependant, à l'éloge de l'Inqui-
sition, qu'elle mit longtemps à faire passer dans la pratique
l'horrible théorie des relaps que nous allons exposer.
Dès 1184, le décret de Vérone de Lucius III prescrit que tout
relaps, c'est-à-dire tout individu qui, après abjuration, est
retombé dans la même hérésie, sera livré aux tribunaux sécu-
liers, sans même être enlendu, à nouveau. L'édit de Ravenne
de Frédéric II, en 1232, enjoint de mettre à mort tous ceux qui,
étant relaps, montrent que leur conversion n'a été qu'une
544 feinte pour échapper au châtiment de l'hérésie. En 1244, le
concile de Narbonne fait allusion au grand nombre de ces cas
et, se conformant aux instructions de Lucius III, ordonne que
les coupables soient livrés sans nouveau procès. Mais ces pres-
criptions implacables furent mal observées. En 1233, Grégoire IX
se contente de condamner les relaps, qu'il dit être nombreux,
à la prison perpétuelle. Par une seule sentence, en date du
19 février 4 237, les inquisiteurs de Toulouse condamnent à la
prison perpétuelle dix-sept hérétiques relaps. Raymond de
Pennaforte, au concile de Tarragone, en 1242, fait allusion à la
diversité des opinions sur ce sujet et se prononce pour la peine
de la prison; en 1240, le concile de Béziers, renouvelant des
instructions analogues, déclare qu'elles sont en harmonie avec
les mandats apostoliques. Il arrivait même qu'on ne poussait
pas si loin la sévérité. En 1242, Pierre Cella se contenta de
prescrire des pèlerinages et le port de croix et, dans un cas de
Florence, en 1245, nous voyons Frà Ruggieri Calcagni imposer
seulement au délinquant une amende qui ne parait pas exagé-
rée (1).
Que faire de cette multitude de faux convertis ? C'était là
(i) Lucii PP. III. Epist. 171. — Hist. Diplom. Frid. n. T. vr. p. 300. — Concil.
Narbonn. ann. 1244 c. 11. — Gregor. PP. IX. Bull. Ad c%p;e»das (Vaissete, m.
Pr 304). — Epist. Saecul. xm, n° 514 (Mon. Germ. Hist.) — Kipoll i. 55; —
Concil. Tarracon. ann. 1242. — Doctrina de modo procedendi (Martene, Th sau .
y. 1&00). — Concil. Biterrens. ann. 1240, App. c. 20. — C 11. Doat, XXI. 148,
292. — Lami, Antich. Toscan', p. 5Gj.
EXEMPLES D'INDULGENCE RELATIVE 613
une affaire embarrassante pour l'Église. Gomme toujours, on
résolut d'abord la difficulté en laissant les choses à la discrétion
des inquisiteurs. En réponse aux questions du Saint Office
lombard, le cardinal d'Albano, vers 4245, dit aux inquisiteurs
de prescrire les peines qui leur sembleraient convenables. En
1248, Bernard de Gaux posa la même question à l'archevêque de
Narbonne ; il lui fut répondu que, d'après les instructions
apostoliques, ceux qui revenaient une seconde fois à l'Eglise,
en toute humilité et obéissance, pouvaient en être quittes pour
la prison perpétuelle, mais que les rebelles devaient être
livrés au bras séculier. Dans la pratique, ce fut tantôt la rigueur,
tantôt l'indulgence qui l'emporta; mais il est consolant de
pouvoir dire que, dans la grande majorité des cas, les inquisi-
teurs penchaient vers la clémence. Même un inquisiteur aussi
zélé que Bernard de Gaux n'abusa pas de la latitude qui leur
était accordée à cet égard. Dans un registre de sentences de
4246 à 4248, il y a soixante cas de relaps, dont aucun n'est
puni plus sévèrement que par la prison ; pour quelques-uns,
ce n'est même pas la prison perpétuelle. La même indulgence
relative s'observe dans les sentences rendues pendant les dix
années qui suivirent, tant par Bernard que par d'autres inqui-
siteurs. Toutefois, avec une seule exception, les manuels de
procédure qui datent de cette époque enseignent que le relaps
doit toujours être livré au bras séculier, et cela, sans avoir 545
même été entendu. L'exception que nous signalons est celle
d'un compilateur d'après lequel le relaps est tantôt punissa-
ble de la prison perpétuelle, tantôt du bûcher. L'usurier relaps
subissait la peine la plus légère. Le fait est qu'en Languedoc,
sous le régime créé par le Traité de Paris, le serment d'abju-
ration était déféré tous les deux ans à tous les hommes âgés de
Iplus de quatorze ans et à toutes les filles ou femmes âgées de
plus de douze ; tout acte subséquent d'hérésie était donc, à
proprement parler, une rechute. C'est peut-être ce qui explique
les hésitations des inquisiteurs de Toulouse (4). Il n'était évidem-
(1) Arch. de l'Inq. de Carcass. (Doat, XXXI. 5. 139, 149) — Mss. Bib. Nat.
fonds lat., n° 9992. — Martène, Thés. i. 1045. — Vaissete, m. Pr. 479. — Moli-
35
614 BRUTALITE DES SÉCULIERS
ment pas possible de brûler, sans les entendre, tous ceux
qui, pour la première fois, étaient suspectés d'hérésie!
Jean de Saint-Pierre, collègue, puis successeur de Bernard
de Gaux, suivit son exemple en condamnant toujours les
relaps à la prison. Quand, après la mort de Bernard, en 4252,
Frère Renaud de Chartres se joignit à Jean, la même règle
continua d'être observée. Frère Renaud s'aperçut toutefois
avec horreur que les juges séculiers ne tenaient pas compte de
la sentence adoucie et brûlaient sans pitié les malheureuses
victimes; ils avaient déjà agi de la sorte sous ses prédécesseurs.
Les autorités civiles alléguèrent, pour se justifier, que l'on n'arrive-
rait pas autrement à purger le pays des hérétiques et que l'in-
dulgence favoriserait la renaissance de l'hérésie. Renaud comprit
qu'il ne pouvait pas, comme ses prédécesseurs, fermer les yeux
sur ces cruautés. Il s'adressa donc à Alphonse de Poitiers,
l'avertissant qu'il se proposait de soumettre l'affaire au pape
et qu'en attendant la réponse de Rome il protégerait ses
546 prisonniers contre la brutale violence des fonctionnaires sécu-
liers (1).
La réponse du pape ne nous est pas parvenue, mais il y a
tout lieu de croire que le pontife approuvait la barbarie des
fonctionnaires d'Alphonse plutôt que la mansuétude de Renaud.
C'est vers cette époque, en effet, que Rome prescrivit nettement
l'abandon de tous les relaps au bras séculier. Je n'ai pu décou-
vrir la date exacte de cette décision. En 1254, dans un cas très
grave de double relapse à Milan, Innocent IV se contente d'or-
donner une destruction de maisons et des pénitences publiques ;
mais, dès 1258, l'abandon des relaps au bras séculier est men-
tionné par Alexandre IV comme une pratique irrévocablement
fixée — peut-être à la suite même de la consultation de Renaud.
La féroce décision de Rome semble avoir surpris les inquisiteurs
nier, Vlnq. dans le Midi de la Finance, p. 387-8, 418. — Anon. Passariens.
(Mag. Bib. Pat. XIII. 308.) — Tract, de Paup. de Lugd. (Martène, Thés. V, 1791.)
— Doctrina de modo procedendi (ib. V. 1807). — Practica super Inquisit. (Mss. Bib.
Nat., fonds lat., n» 14930, fol. 206, 212, 213, 222, 223.) — Concil. biterreni.
ann. 1246, App. c. 33.
(1) Boutaric, Saint Louis et Alphonse de Poitiers, p. 453-4.
DÉCISION CRUELLE DU SAINT-SIEGE 645
qui, pendant plusieurs années, ne cessèrent de demander au
Saint-Siège comment elle pouvait se concilier avec la maxime
universellement admise que l'Église ne refuse jamais de rece-
voir dans son giron ses enfants égarés. A cela on répondait,
avec une hypocrisie caractéristique, que l'Église n'était nulle-
ment fermée aux relaps qui se repentaient, car ils pouvaient
recevoir les sacrements, même sur le bûcher, — mais qu'ils ne
devaient pas, pour cela, échapper à la mort. Ainsi motivée, la
décision pontificale fut incorporée dans la loi canonique et
forma un article de la doctrine orthodoxe dans la Somme de
saint Thomas d'Aquin. En pareil cas, la promesse des sacre-
ments était souvent formulée dans la sentence même et la vic-
time était toujours accompagnée jusqu'au bûcher par de saintes
gens qui s'efforçaient de sauver son âme. On conseille, d'ail-
leurs, à l'inquisiteur de ne pas manifester son zèle de cette
manière, car on redoute, non sans raison, que sa vue n'endur-
cisse les cœurs au lieu de les attendrir (4).
Bien que la discrétion des inquisiteurs continuât à s'exercer
en ces matières et qu'ils n'envoyassent pas tous les relaps au
bûcher, il n'en est pas moins certain que le crime vrai ou sup-
posé de rechute ne soit devenu, dès lors, la cause la plus
fréquente des exécutions. Les hérétiques assoiffés de martyre
étaient relativement rares, mais il y avait beaucoup d'âmes
faibles qui ne pouvaient renoncer en conscience aux erreurs 547
qu'elles avaient une fois chéries et qui espéraient vainement,après
avoir échappé une fois à la mort, pouvoir cacher plus aisément
leur faute (2). Tout cela donna une importance nouvelle à la
définition légale du crime de relapse et provoqua mille contro-
verses et subtilités. Il devint nécessaire de déterminer avec quel-
que précision, alors que le coupable ne pouvait même pas se
faire entendre, le degré de culpabilité inhérente au premier
crime et au second, dont la somme justifiait la condamnation
(1) Ripoll I. 254. — C. 4 Sexto v. 2. — Potthast n» 17845. — S. Thom. Aquin.
Sec. Sec. Q. xi. Art. 4. — Eymeric Direct. Inquis. p. 331, 512. — Lib. Sent. Inq.
Tolos. p. 36. — Zanchini Tract, de Has^et. c. xvi.
2) Lib. Sent. laq. Tolos, p. 2-4, 22, 48, 63, 76, 81-90, 122, 442, 149, 150, 198-7,
S30, 232, 237-8.
616 FAUTEURS RELAPS
pour impénitence. Là où la culpabilité elle-même était si son-
vent impalpable et indémontrable, la tâche de la mesurer
n'était évidemment pas facile.
Il y avait des cas où un premier procès avait simplement
établi une suspicion sans preuve et il semblait dur de condamner
un homme à mort, pour une seconde offense présumée, quand
il n'avait pas été convaincu de la première. Hésitant devant
cette énormité, les inquisiteurs s'adressèrent à Alexandre IV,
qui leur fit une réponse très nette. Quand la suspicion avait élé
violente, dit-il, on devait « par une sorte de fiction légale », la
considérer comme la preuve légale de la culpabilité, et l'accusé
devait être condamné en conséquence. Quand la suspicion avait
été légère, il devait être puni plus sévèrement que pour une
première faute, mais sans qu'on lui appliquât l'intégralité des
peines portées contre les relaps. D'ailleurs, les preuves requises
pour établir la seconde offense étaient des plus faibles; il suffi-
sait d'avoir entretenu des rapports avec un hérétique ou de lui
avoir témoigné quelque amitié. Cette décision fut réitérée par
Alexandre et par ses successeurs, avec une insistance qui prouve
combien les faits ainsi visés prêtaient à controverse ; mais la
règle de la condamnation des relaps finit par être incorporée
dans le droit canonique et devint la loi inaltérable de l'Église.
Les auteurs, à l'exception de Zanghino, s'accordent à dire qu'en
pareil cas il n'y a pas de place pour la pitié (1).
D'autres difficultés s'élevaient autour de certaines fautes qui
présentaient un caractère de gravité moindre. Ainsi l'on se
demandait comment il fallait traiter le fauteur relaps. Le
548 conciïe de Narbonne (1244) opina qu'on devait l'envoyer au
pape afin qu'il lui demandât l'absolution et reçut de lui une
pénitence; mais ce moyen parut trop compliqué. Pendant la
période moyenne de l'Inquisition, les auteurs, y compris Ber-
nard Gui, tout en ne prescrivant pas d'abandonner le coupable au
(1) Alex. PP. IV. Bull. Quod super nonnullis, 9 Dec. 1257, 15 Dec. 1258, 10
Jan. 1260. — Urban. PP. IV. Bull. Quod super nonnullis, 21 Aug. 1262. — Can. 8
Sexto v. 2. — Bern. Guidon. Practica P. iv (Doat, XXX). — Eymeric. Direct.
lnquis. p. 331. — Bernardi Comens. Lucern. Inguis. s. v. Relapsus. — Zanchini
Tract, de Bseret. c. xvi.
REJET DES PÉNITENCES 617
bras séculier, recommandent de lui infliger une pénitence sévère
pour inspirer une salutaire terreur aux autres. Mais, vers la fin
du xive siècle, Ejmerich estime que le fauteur relaps doit être
livré au bras séculier sans avoir même été entendu. En droit
strict, ceux qui avaient été publiquement accusés d'hérésie
«levaient, s'il y avait récidive, être traités de même; mais cela
mrut si exorbitant qu'Eymerich proposa de soumettre les cas
le ce genre à l'appréciation du Saint-Siège (1).
Il y avait une autre catégorie de délinquants qui causèrent
de grands ennuis aux inquisiteurs et pour lesquels il était bien
difficile de fixer des règles invariables — ceux qui échappaient
des prisons ou négligeaient d'accomplir les pénitences qu'on
leur avait imposées. En théorie, tous les pénitents étaient
des convertis à la vraie foi, qui accédaient joyeusement la péni-
tence comme leur seul espoir de saluWJéternel. Donc, en la reje-
tant ensuite, ils prouvaient que leur conversion était feinte, ou
que leur âme inconstante était revenue à ses anciennes erreurs.
Par suite, dès le début, ces rebelles furent considérés comme
relaps. En 4248, le concile de Valence prescrivit qu'ils eussent
le bénéfice d'un premier avertissement, après quoi, s'ils persis-
taient à désobéir, ils devaient être traités comme des hérétiques
endurcis ; cette décision est parfois indiquée par la sentence
même, dans une formule qui menace du sort réservé aux
hérétiques parjures et impénitents celui qui négligerait les
observances imposées. Toutefois, en 4260 encore, Alexandre IV
semble embarrassé de prescrire une règle applicable à ces cas
et se contente de parler vaguement d'excommunication, de
réimposition des peines, avec l'aide des autorités séculières en
cas de besoin. Vers la même époque, Gui Foucoix se prononce
pour la peine de mort, par la raison que la négligence en ques-
tion serait une marque d'hérésie impénitente; mais Bernard
Gui estimait cela excessif et conseillait de remettre les coupables
à la discrétion de l'inquisiteur. Les deux offenses les plus fré- 549
(1) Concil. Narbonn. ann. 1214 c. 13. — Doctr. de modo procedendi (Martène.
r/ies. \fc 1802-1808;. — Bern. Guidon. Practica P. iv (Dqat, XXX). — EyTneric,
Direct. Inquis. p. 386.
618 NOMBRE DES VICTIMES
quentes étaient le rejet des croix jaunes et l'évasion. La pre-
mière n'a jamais été, que je sache, punie de mort, bien qu'elle
entraînât des peines assez sévères pour inspirer la terreur d'une
récidive. Quant à l'évasion, les inquisiteurs de la dernière
période soutenaient que c'était un crime capital : le prisonnier
évadé était un hérétique relaps et devait être brûlé vif sans
procès. — Quelques jurisconsultes étaient d'avis qu'un converti
qui ne dénonçait pas tous les hérétiques à sa connaissance,
après avoir juré de le faire, était un relaps ; cela encore est
considéré comme excessif par Bernard Gui. Le refus absolu
d'accomplir une pénitence était, naturellement, le signe d'une
hérésie obstinée et conduisait tout droit au bûcher. Ces cas
étaient d'ailleurs rares, car la pénitence n'était imposée qu'à
ceux qui s'étaient confessés, qui avaient sollicité la réconcilia-
tion; il y a cependant l'exemple d'une femme qui, dans la
dernière moitié du xve siècle, fut condamnée à une pénitence
par l'Inquisition de Carthagène, refusa de s'y soumettre et fut
brûlée vive (1).
Malgré cette extension de la peine de mort, je suis convaincu
que le nombre des victimes qui périrent sur le bûcher est bien
moindre qu'on ne l'imagine ordinairement. Le fait de brûler
vif, de propos délibéré, une créature humaine, simplement parce
qu'elle croit autrement que nous, est d'une atrocité si drama-
tique et d'une horreur si poignante qu'on a fini par y voir le
irait essentiel'de l'activité de l'Inquisition. Il est donc nécessaire
de faire observer que, parmi les modes de répression employés
à la suite de ses sentences, le bûcher fut relativement le moins
550 usité. Les documents de cette époque de misères ont en grande
partie disparu et il n'est plus possible aujourd'hui de dresser
des statistiques; mais si elles existaient, je crois qu'on serait
(1) Concil. Narboun. ann. 1244 c. 13. — Concil. Biterrens. ann. 1246, Append.
c. 33.— Concil. Valentin. ann. 1248 c. 13. — Arch. de l'Evêché d'AIbi (Doat,
XXXV. 69). — Alex. PP. IV. Bull. Ad audientiam, 1260 (Mag. Bull. Rom. i.
118). — Guidon. Fulcod. Quœst. xiii. — Bern. Guidon. Pracn'ca P. iv (Doat, \\\\.
— Lib. Sentent. Inq. Tolos. p. 177, 1^9, 350, 393. — Mss. Bib. Nat., fonds lat.,
nouv. acquis. n° 139, fol. 2. — Eymeric. Direct. Inquis. p. 643. — Zanchini
Tract de Hxret. ex. — Bern. Comens. Lucerna Inquis. s. r. Fuga, n° 5. —
Albertini, Repertor. lnquisit. s vv. Déficient, lmpœnitent.
EXAGÉRATIONS DES HISTORIENS 619
surpris de rencontrer si peu d'exécutions par le feu, au milieu
de tant d'autres peines plus ou moins cruelles. Il faut savoir
en pareille matière, se garder des exagérations qui sont familières
à la plupart des écrivains. Personne, assurément, ne soupçon-
nera le savant Dom Brial de légèreté ou de prévention; et
cependant, dans sa Préface au tome XXI du Recueil des Histo-
riens des Gaules (p. xxm), il cite comme digne de foi une
assertion d'après laquelle Bernard Gui, pendant qu'il était inqui-
siteur à Toulouse (1308-1323), fit brûler six cent trente-sept héré-
tiques. Or, comme nous l'avons vu, ce chiffre est celui de Yen-
semble des sentences prononcées par ce tribunal dans le laps
de temps indiqué, et, de ces sentences, quarante seulement
entraînaient la mort, soixante-sept prescrivaient l'exhumation
et la crémation des ossements d'hérétiques défunts. — Autre
exemple. Pas un inquisiteur n'a laissé une réputation plus
grande d'activité et de zèle que Bernard de Caux, qui combattit
l'hérésie alors qu'elle était encore dans toute sa violence. Ber-
nard Gui l'appelle le marteau des hérétiques, il le qualifie de
saint homme et plein de Dieu, « admirable dans sa vie, admi-
rable dans sa doctrine, admirable dans l'extirpation de l'hérésie. »
Il fit des miracles de son vivant et, en 1281, vingt-huit ans après
sa mort, on retrouva son corps intact, sauf l'extrémité du nez
(signe évident de pureté et de sainteté). Un pareil homme ne
pouvait être soupçonné d'indulgence envers les hérétiques. Or,
dans le registre de ses sentences, de 1246 à 1248, il n'y a pas
un seul cas d'un coupable — si l'on excepte les contumaces,
toujours estimés hérétiques — qui ait été livré par lui au bras
séculier. Assurément, les contumaces ainsi condamnés pou-
vaient être brûlés par la justice séculière; mais, dans la pra-
tique, ils pouvaient aussi se sauver en faisant leur soumission,
ce dont le registre en question offre un frappant exemple. Il n'y
avait pas, à Toulouse, d'hérétique plus dangereux qu'Alaman
de Roaix, Il appartenait à l'une des plus nobles familles de la
ville, qui fournit à l'Église hérétique — où l'on soupçonnait
Al aman de tenir le rang d'évêque — un grand nombre de
recrues. En 1229, le légat Romano l'avait condamné à faire
04U ALAMAN DE ROAIX
«« ^"f6 6n T6rre Saînte; U jUra d'°béir et n'en fit ™«- En
c ;lfu.premierS in<Iuisiteurs> Guillem Arnaud et Etienne de
Samt-Thibery, s'occupèrent à nouveau de lui; il protégeait acti-
vement les hérétiques, répandait l'hérésie, dépouillait, blessait
et tuait des prêtres et des clercs. Cette fois, ils le condamnèrent
par défaut. Il devint un faydit, un proscrit, vivant l'épée à la
main et exerçant le brigandage aux dépens des orthodoxes
Aucun cas plus grave d'hérésie obstinée et de contumace per-
sistance ne pouvait être imaginé ; et. cependant, quand Alaman
reconnut ses erreurs, le 16 janvier 1248, se convertit et sollicita
une pénitence, vingt ans après sa première conversion, il fut
seulement condamné à la prison perpétuelle. - Cela se passait
il est vrai, dans les premiers temps de l'Inquisition (1)
En fait, comme nous l'avons déjà dit, les inquisiteurs se
préoccupaient bien plus d'obtenir des conversions, avec les
dénonciations et les confiscations subséquentes, que d'augmenter
la liste des martyrs. Un bûcher, allumé de temps en temps
maintenait parmi les populations une terreur jugée salutaire'
En faisant brûler quarante individus dans l'espace de quinze ans
Bernard Gui réussit à écraser les dernières convulsions du
Catharisme, à tenir en échec les Vaudois et à réprimer le zèle
ntempestif des Franciscains Spirituels. Les véritables armes du
Saint-Office, ses armes efficaces, comme aussi les fléaux qu'il
déchaîna sur les populations, furent les geôles infectes, les con-
fiscations en masse, les pénitences humiliantes, enfin la police
invisible grâce à laquelle il paralysait l'esprit et le cœur de tout
homme assez infortuné pour tomber une fois entre ses mains.
Quelques mots suffiront sur le sujet répugnant de l'exécution
elle-même. Une fois la populace assemblée pour assister à
1 agon.e des martyrs, on se gardait de toute marque de pitié
qui aurait, pu adoucir son fanatisme. Le coupable n'était pas
comme dans les derniers temps de l'Inquisition espagnole,'
ni'l «î"-4A?,d|«- Fuï?-C°™- Prxdicat. (Martène, Th„. „. 481-3)- Coll
PROCÉDURE DES EXÉCUTIONS 621
étranglé avant qu'on n'allumât les fagots; l'invention de la
poudre n'avait pas encore suggéré l'expédient moins humain
qui consista plus tard à suspendre autour de son cou un sac de
cet explosif, afin d'abréger ses tortures au moment où les
flammes viendraient le lécher. Le malheureux était attaché
vivant à un poteau qui dominait une pile de bois d'assez haut 552
pour que les fidèles pussent observer tous les actes de la tra-
gédie. De saints hommes l'accompagnaient jusqu'au bout, dans
l'espoir d'arracher, si possible, son âme au Diable; s'il n'était
pas relaps, il pouvait encore, au dernier moment, sauver son
corps. Mais jusque dans ces préparatifs suprêmes, nous voyons
un exemple de la singulière inconséquence avec laquelle l'Église
imaginait pouvoir éluder la responsabilité de ses meurtres. Les
Frères qui accompagnaient la victime avaient défense expresse
de l'exhorter à mourir sans résistance, ou à monter d'un pas
ferme l'échelle qui conduisait au poteau fatal, ou à se remettre
courageusement aux mains du bourreau; car, en lui donnant
ces conseils, ils pouvaient contribuer à hâter sa fin et, par suite,
commettre une « irrégularité. » Édifiant scrupule, assurément,
et bien placé dans l'esprit de gens qui avaient déjà accompli un
meurtre judiciaire ! En général, on procédait à l'exécution un
jour de fête, afin que la foule pût être plus nombreuse et l'en-
seignement plus efficace; pour empêcher le scandale, on impo-
sait silence au patient, de crainte qu'il ne pût exciter dans le
peuple des sentiments de pitié ou de sympathie (4).
Les détails secondaires nous sont connus par la relation
d'un témoin oculaire qui assista à l'exécution de Jean Huss à
Constance (4415). L'infortuné fut contraint de se placer debout
sur un couple de fagots et solidement attaché avec des cordes à
un gros poteau; les cordes le serraient aux chevilles, sous les
genoux, au-dessous des genoux, à l'aîne, à la taille et sous les
bras. On passa aussi une chaîne autour de son cou. Puis on
s'aperçut qu'il était tourné vers l'est, ce qui n'était pas conve-
nable pour un hérétique, et on le retourna face à l'ouest. Des
(1) Eymeric. Direct. Inguis. p. 512. — Tract, de Paup. de Lued. (Martène.
Thés. v. 1792). r v
35.
OZZ EXECUTION DE JEAN HUSS
fagots mêlés de paille furent entassés autour de lui jusqu'à la
hauteur de son menton. Alors le comte palatin Louis, qui sur-
veillait l'exécution, s'approcha avec le maréchal de Constance
et somma Huss une dernière fois de se rétracter. Sur son refus,
ils se retirèrent et battirent des mains — signal pour les exécu-
teurs chargés d'allumer le bûcher. Quand le feu eût tout con-
sumé, on procéda à la besogne révoltante qui consistait à
détruire entièrement le corps carbonisé; on le déchira en mor-
ceaux, on brisa les os, on jeta les fragments et les viscères dans
un second feu de bûches. — Lorsqu'on pouvait craindre que
les assistants ne conservassent des reliques du martyr, comme
dans les cas d'Arnaud de Brescia, de quelques Franciscains
553 Spirituels, de Huss, de Savonarole, on prenait grand soin, après
l'extinction du feu, de recueillir les cendres et de les jeter dans
l'eau courante (1).
11 y a quelque chose de grotesque et d'horrible dans le con-
traste entre cette exhibition finale de la méchanceté humaine
et le froid calcul des dépenses qu'elle entraînait pour le pou-
voir séculier. Dans les comptes d'Arnaud Assalit, nous trouvons
le détail des frais de la crémation de quatre hérétiques à Car-
cassonne, le 24 avril 1323. Le voici :
Pour des gros bois 55 sols 6 deniers.
Pour des sarments 21 — 3 —
Pour de la paille . 2 — 6 —
Pour quatre poteaux 10 — 9 —
Pour des cordes 4 — 7 —
Pour l'exécuteur, à 20 sols par tête. . . 80 —
Total 8 livres 14 sols 7 deniers.
Soit un peu plus de deux livres par hérétique brûlé (2).
Lorsque l'hérétique avait frustré ses bourreaux en mourant
et que l'on prescrivait de déterrer son corps ou ses ossements
et de les brûler, la cérémonie était naturellement moins émou-
vante, mais on ne négligeait rien pour la rendre terrible. Dès
(i) Mladenowic Narrât. (Palacky, Monument. J. Huss, h. p. 321-4.) — Landucci,
Diar. Fiorent. p. 178.
(2) Coll. Doat, XXXIV. 189.
PROCÉDURE DES EXHUMATIONS 623
1237, un contemporain, Guillem Pelisson, raconte comment
furent exhumés à Toulouse un grand nombre de nobles et
d'autres défunts. Leurs ossements et leurs « cadavres puants »
furent traînés par les rues, précédés d'un trompette procla-
mant « Qui aytal far a, aytal périra » (1) ; enfin ils furent
brûlés « en l'honneur de Dieu et de la bienheureuse Marie sa
mère et du bienheureux Dominique son serviteur. » Cette pro-
cédure fut maintenue pendant toute la durée de l'Inquisition,
bien qu'elle fût assez coûteuse. Nous voyons, par les comptes
d'Assalit, qu'il en coûta 5 livres, 19 sols et 6 deniers, en 1323,
pour déterrer les os de trois hérétiques, acheter un sac où les
mettre, une corde pour serrer le sac, deux chevauxpour les traîner
à la Grève et le combustible pour la crémation du lendemain (2).
Le bûcher était encore employé par l'Inquisition pour purger 554
un pays des écrits « pestilentiels et hérétiques » qui l'infec-
taient ; c'est ainsi qu'elle préludait à la censure de la presse,
qui devint plus tard une partie importante de ses fonctions.
L'habitude de brûler des livres qui déplaisaient remontait à une
antiquité respectable. Constantin, comme nous l'avons vu, exi-
gea, sous peine de mort, qu'on livrât a ses agents tous les écrits
ariens. En 435, Théodose II et Valentinien III ordonnèrent
de brûler tous les livres nestoriens; une autre loi menaçait de
mort ceux qui ne livreraient pas les ouvrages des Manichéens.
Justinien condamna \&secunda editio, désignation sous laquelle
les glossateurs reconnaissent le Talmud. Aux époques de bar-
barie qui suivirent, cette manière de réprimer les écarts de
l'esprit humain fut naturellement peu appliquée ; cependant,
en 680, le roi wisigoth Érivig défendit aux Juifs de lire des livres
contraires à foi chrétienne, entre autres le Talmud. Dès que
l'esprit humain se réveilla, on eut recours à des mesures plus
actives. En 1210, lorsque l'Université de Paris était agitée par
les erreurs d'Amaury, ordre fut donné de brûler les écrits de
son collègue, David de Dinant, en même temps que la Physique
et la Métaphysique d'Aristote, rendues responsables del'héré-
(1) «Quiconque en fera autant, périra de môme. »
(2) Guillem. Pelisso, Chron. éd. Molinier, p. 45. — Coll. Doat, XXXIV. 189.
624 LIVRES BRULES
sie. Nous avons déjà fait allusion à la crémation des traductions
romanes des Écritures par Jayme ter d'Aragon, aux canons du
concile de Narbonne, en 1229, interdisant aux laïques de pos-
séder une partie quelconque des Écritures, à la crémation du
livre de Guillaume de Saint-Amour De periculis. Les livres des
Juifs, en particulier le Talmud, à cause de ses allusions blasphé-
matoires au Sauveur et à la Vierge, étaient l'objet d'une haine
particulière et l'Église n'épargna aucun effort pour les détruire.
Au milieu du xne siècle, Pierre le Vénérable se contenta d'étu-
dier le Talmud et de dénoncer au mépris public quelques-unes
des fantaisies étranges qui abondent dans ce curieux amal-
game de sublime et de ridicule. Mais sa méthode de pure
dialectique ne convenait pas au tempérament impatient du
xuie siècle, qui avait entrepris de traiter les mécréants avec
plus de rigueur, et la persécution de la littérature juive suivit
de près celles des Albigeois et des Vaudois, Elle fut provoquée
par un juif converti nommé Nicolas de Rupella qui, vers 1236,
appela l'attention de Grégoire IX sur les blasphèmes contenus
dans les livres juifs, et, en particulier, dans le Talmud. Au
mois de juin 1239, Grégoire écrivit aux rois d'Angleterre, de
France, de Navarre, d'Aragon, de Castille, de Portugal, ainsi
555 qu'aux prélats de ces royaumes, ordonnant qu'au sabbat du
prochain carême, tandis que les Juifs seraient assemblés dans
leurs synagogues, tous leurs livres fussent saisis et livrés ;mx
Frères Mendiants. Nous avons conservé une relation de l'exa-
men auquel donna lieu, à Paris, la saisie de ces livres. On y
voit combien il était facile de découvrir dans les écrits des
Juifs bien des choses offensantes pour les oreilles pieuses, quoi-
que les Rabbins, qui osèrent se présenter pour les défendre,
fissent effort pour les expliquer tout autrement et contestassent
l'existence de blasphèmes à l'adresse du Messie chrétien, de la
Vierge et des Saints. La procédure traîna pendant des années,
et la sentence ne fut prononcée que le 13 mai 1248. Aussitôt
après, les Parisiens furent édifiés par la crémation publique de
quatorze charretées de livres en une fois, suivie de la créma-
tion de six autres. Mais le Talmud n'en continua pas moins à
GUERRE AU TALMUD 625
subsister. En 1255, S. Louis, dans ses instructions aux séné-
chaux du Narbonnais, ordonna à nouveau la destruction de
tous les exemplaires, ainsi que celle de tous livres contenant
des blasphèmes. En 1267, Clément IV (Gui Foucoix) prescrivit à
l'archevêque de Tarragone d'obliger le roi d'Aragon et ses sei-
gneurs, sous peine d'excommunication, à faire livrer par les
Juifs aux inquisiteurs leurs Talmuds et autres écrits. Ceux qui
ne contenaient pas de blasphèmes devaient être restitués
après examen, mais les autres seraient mis sous scellés et enfer-
més en lieu sûr. Alphonse le Sage de Castille se montra plus
digne de son surnom si, comme on l'assure, il ordonna de tra-
duire le Talmud, afin que le public pût juger de ses erreurs.
Larésistance passive des Juifs rendit tous ces efforts inutiles. En
1299, Philippe le Bel dénonce la multiplication persistante dits
exemplaires du Talmud et prescrit à ses juges d'aider les inquisi-
teurs à les détruire. Dix ans après, en 1309, il est question de
trois charretées de livres juifs qui furent brûlés publiquement
à Paris. La vanité de toutes ces mesures résulte clairemert
d'une sentence prononcée par Bernard Gui lors de Y auto de fé £56
de 1319. Sous l'impulsion des inquisiteurs, les fonctionnaires
royaux s'étaient de nouveau livrés à des recherches minutieuses
et avaient réuni tous les exemplaires du Talmud sur lesquels ils
avaient pu mettre la main. Des experts en langue hébraïque,
commis à cet effet, en examinèrent attentivement le contenu ;
puis, après une longue délibération entre inquisiteurs et légistes,
on décida que ces livres, empilés dans deux charrettes, seraient
promenés à travers les rues de Toulouse : les officiers du roi
proclameraient hautement que leur suppression était le châtiment
dû à leurs blasphèmes contre le Seigneur Jésus, sa Mère, la
très sainte Vierge et le nom chrétien; après quoi, ils seraient
solennellement brûlés. Cet exemple de crémation de livres est
le seul que Ton rapporte pendant la durée des fonctions de .
Bernard Gui et le fait qu'il fallut, en 1319, deux charrettes pour
transporter les écrits condamnés, prouve que cette bibliothèque
était le fruit de recherches prolongées et systématiques. Du
reste, l'inquisiteur attachait beaucoup d'importance à la des-
626 VAINES CONDAMNATIONS DES LIVRES JUIFS
traction de cette littérature juive. Ainsi, dans sa collection de
formules, on en trouve une qui prescrit à tous les prêtres de
publier, trois dimanches de suite, l'injonction de remettre à
l'Inquisition tous les livres juifs, y compris les « Talamuz »,
sous peine d'excommunication. La guerre contre ce livre détesté
continua. L'année d'après, en 1320, Jean XXII ordonna d'en
saisir et d'en brûler tous les exemplaires. En 1409, Alexandre V
cessa un instant de fulminer contre les papes, ses rivaux, pour
réitérer la même injonction. On connaît la lutte que le Talmud
provoqua lors de la Renaissance des lettres, avec Pfefferkorn et
Reuchlin comme champions : malgré tous les efforts des huma"
nistes, la destruction du Talmud fut décidée. En 1554 encore,
Jules III renouvella l'ordre de l'Inquisition ; les Juifs sont som-
més, sous peine de mort, de livrer tous leurs livres où le
Christ est blasphémé, prescription qui fut incorporée dans la loi
canonique et y subsiste jusqu'à ce jour. La censure de l'Inquisi-
tion ne se bornait pas à combattre les erreurs juives; mais
son activité dans d'autres domaines littéraires sera plus conve-
nablement étudiée ailleurs (1).
557 Pendant que le lecteur a encore présente à l'esprit la pro-
cédure de l'Inquisition, il n'est pas inutile de jeter un coup
d'œil sur quelques effets résultant de sa manière d'agir envers
ceux qu'elle jugeait, qu'elle condamnait ou qu'elle acquittait.
Sur l'Église, les méthodes inventées ou préconisées par Hn-
(i) Sozomen. H. E. h. 20. — Cou st. vi; xvi. § i. Cod. i. 5. — Auth. Novell, cxlvi,
ci. — Concil. Toletan. xn, ann. 681, cap. ix. — Rigorcl. de Gest. Phil. Auy.
ann. 1210. — Pétri Venerab. Tract, co-itra Judxov c. iv. — D'Argentré, Collect.
Judicior. de nov. Erroribus I. i. 13-2, 146-56, 349. — Potthast n»9 10759, 10767,
H376. — Kipoll, i. 487-88. — Pelayo, Heterodoxos Esuanoles, i. 509. — Coll.
Doat, xxxtii. 125, 246. — Harduin. Concil. vu. 485.— S. Martial. Chron. ann. 1309
(Bouquet, xxi. 813). — Lib. Sentent. Inq. Tolos. p. 273-4. — Bern. Guidon. Prac-
tica (Doat, xxix. 246). — Raynald. ann. 1320, n» 23. — Wadding. ann. 1409,
n° 12. — C. i in Septimo v. 4.
Dans la condamnation de Paris, eu 1248, le Talmud seul est spécifié, bien que
le rapport mentionne la commentaire de Salomon de Troyes et un ouvrage qui
parait être le Toldos Jesehu, cette histoire du Christ qui excita si vivement la
colère du chartreux Ramon Marti, dans son Pugio Fidei, comme celle dos écrivains
chrétiens postérieurs (cf. Wagenseil, Tela Ignea Satanx, Altdorf, 1681). Personne
ne peut lire cette singulière histoire de Jésus, écrite au point de vue juif, sans *e
demander avec surprise commont un seul exemplaire d'un pareil libelle a pu venir
jusqu'à nous.
INFLUENCE DE L'INQUISITION SUR i/ÉGLISE 627
quisitioii exercèrent une influence néfaste. Les tribunaux ecclé-
siastiques ordinaires les employèrent à l'égard des hérétiques et
en trouvèrent bientôt la violence et l'arbitraire trop efficaces
pour ne pas les étendre à d'autres matières rentrant dans leur
juridiction. Dès 1317, Bernard Gui parle de la torture comme
d'un usage courant devant les tribunaux spirituels et, protes-
tant contre les restrictions des Clémentines, il demande pourquoi
les droits des évêques seraient limités dans l'emploi de la tor
ture contre les hérétiques, alors qu'ils peuvent en user libre-
ment envers d'autres accusés (1).
Ainsi habituée à une procédure impitoyable, l'Église devint
de plus en plus dure et cruelle — de moins en moins chré-
tienne. Les plus mauvais papes duxue et du xiir? siècle n'auraient
pas osé scandaliser le monde par une exhibition comme celle où
Jean XXII laissa éclater sa haine pour Hugues Gerold, évêque
de Cahors. Jean était le fils d'un humble ouvrier de cette ville
et il est possible qu'il ait nourri contre Hugues une vieille ran-
cune. Ce qui est certain c'est que, devenu pape, il ne perdit
pas un instant et'se tourna avec rage contre son ennemi. Le
4 mai 1317, le malheureux prélat fut solennellement dégradé à
Avignon et condamné à la prison perpétuelle. Mais cela ne
suffisait pas. Sous prétexte qu'il aurait conspiré contre la vie
du pape, Hugues fut livré au bras séculier et, au mois de juillet
de la même année, il fut écorché vif, traîné dans cet état au
bûcher et livré aux flammes (2).
Les choses allèrent si loin et les habitudes de violences bes-
tiales devinrent telles qu'on vit des prélats, occupant les situa-
tions les plus hautes, vider leurs différends avec une férocité
sauvage qui aurait fait honte à une bande de boucaniers. En
1385, six cardinaux furent accusés de conspirer contre Urbain VI;
le pontife, furieux, les fit saisir à leur sortie du Consistoire et
jeter dans une citerne abandonnée du château de Nocera, où il 558
résidait; cette citerne était si étroite que le cardinal di Sangro,
(1) Bern. Guidon. Gravamina (Doat, xxx. 101).
(2) Extrav. Commun, lib. t. Tit. vin. cl. — Amalrici Augerii Vil, Pontif.
aun, 1316-17. — Bern. Guidon. Vit. Joann. xxn.
628 FÉROCITÉ D'URBAIN VI
grand et corpulent, ne pouvait même pas s'y étendre. On
appliqua à ces infortunés les méthodes mises en honneur par
rinquisition. Tourmentés par la faim, par le froid, par la ver-
mine, ils étaient sollicités par les gens du pape, qui leur pro-
mettaient la grâce pour prix de leurs aveux. Sur leur refus, on
soumit à la torture l'évêque d'Aquila et on lui extorqua une
confession qui accusait les autres. Ceux-ci, ne voulant point
s'avouer coupables, furent torturés à leur tour les jours sui-
vants. Tout ce qu'on put obtenir du cardinal di Sangro, fut
l'aveu désespéré qu'il soufîrait justement, en punition des
maux qu'il avait infligés, sur l'ordre du pape Urbain, à des
archevêques, des évoques et d'autres prélats. Quand ce fut le
tour du cardinal de Venise, Urbain confia la besogne à un ancien
pirate, qu'il avait nommé Prieur de l'Ordre de Saint-Jean en
Sicile, avec ordre d'appliquer la torture à la victime jusqu'à ce
que le pape entendit ses hurlements. Le supplice dura depuis
le matin jusqu'à l'heure du dîner; pendant ce temps, le pape
se promenait dans le jardin, sous la fenêtre de la chambre de
torture, lisant son bréviaire à haute voix, cfè manière que le
son de sa voix rappelât à l'exécuteur les instructions qu'il lui
avait données. Mais c'est en vain que le pirate eut recours à
l'estrapade et au chevalet; bien que la victime fût âgée el
malade, on ne put lui arracher que ce seul cri : « Chris! a
souffert pour nous ! » Les accusés furent gardés dans leur
immonde prison jusqu'à ce qu'Urbain, assiégé dans Nocera par
Charles de Durazzo, réussit à s'échapper avec ses victimes. Au
cours de leur fuite, l'évêque d'Aquila, affaibli par la torture et
monté sur un mauvais petit cheval, faisait de vains efforts pour
suivre la troupe ; Urbain, embarrassé de ce traînard, le fit
mettre à mort et laissa son corps sans sépulture sur la route.
Les dix autres cardinaux, moins heureux, furent transportés
par mer à Gênes et enfermés dans une geôle si infecte que les
autorités de la ville, prises de pitié, supplièrent qu'on leur fit
grâce. Le cardinal Adam Aston, un Anglais, fut mis en liberté
sur les énergiques représentations de Richard II, mais les
autres disparurent mystérieusement. Suivant les uns, le pape
INFLUENCE SUR LE DROIT SÉCULIER §29
leur avait fait trancher la tête; suivant d'autres, ils furent
embarqués pour la Sicile et jetés à la mer pendant la tra-
versée; d'autres encore rapportent qu'ils furent ensevelis
vivants dans un fossé rempli de chaux vive, creusé dans l'écurie
même du ^pe. " Le compétiteur d'Urbain, connu sous le nom
de Clément VII, n'était pas moins sanguinaire. Alors qu'il était
légat de Grégoire XI et s'appelait le Cardinal Robert de Genève, 559
il se mit à la tête d'une bande de routiers pour appuyer les
revendications territoriales du pape. Son exploit le plus notable
fut l'horrible massacre de Cesena ; mais on peut rappeler, comme
caractérisant aussi ce misérable, la menace qu'il fît aux
citoyens de Bologne « de se laver les mains et les pieds dans leur
sang. » Telle fut l'influence rétroactive de l'Inquisition sur
l'Église, qui avait enfanté l'Inquisition pour mettre à mal les
hérétiques. Quand Bernabo et Galeazzo Visconti faisaient tor-
turer et brûler à petit feu des ecclésiastiques, leur cruauté
n'était pas inventive : c'était des leçons de l'Église elle-même
qu'ils s'inspiraient (1).
L'influence de l'Inquisition s'exerça d'une façon plus perni-
cieuse encore sur la jurisprudence -séculière. Elle se produisait à
une époque où l'ancien ordre de choses tendait à disparaître,
où les vieux usages des barbares, les ordalies, le duel judi-
ciaire, la compensation pécuniaire tombaient en désuétude à la
faveur du progrès général des intelligences, où un droit nou-
veau s'élaborait sous l'influence des lois romaines retrouvées,
où la juridiction du seigneur féodal était rapidement absorbée
par la juridiction de plus en plus étendue de la royauté. Tout
le système judiciaire des monarchies européennes était en voie
de transformation et le bonheur des générations futures allait
t dépendre du caractère des institutions nouvelles. Si, dans cette
réorganisation, les pires errements de la jurisprudence impé-
riale, notamment la procédure inquisitoriale et la torture, ont
été adoptés non seulement avec ardeur, mais presque à titre
(1) Theod. a Niem de Schismate, lib. i, c. 42, 45 48, 50, 51, 52, 56 57, 60 -
Gobelin, Personœ Cosmodrom. Act. vr. c 78.- ■ Chromk des J von Konigshofen
: (Chron. der Deutschen Stœdte, ix. 598). - Kaynald. ann. 1362, n<>13; 1372, n° 10.
— Poggii Htit. Florentin, lib. h, ann. 1376-
630 RETOUR A LA BARBAME
exclusif; si les garanties par lesquelles Home en avait restreint
l'abus furent négligées, alors qu'on en exagérait à plaisir lu
malice ; si, enfin, ces usages révoltants devinrent et restèrent,
pendant cinq siècles, les caractères essentiels de la jurisprudence
criminelle de l'Europe — il faut sans hésiter attribuer ce scan-
dale au fait que les pratiques en question avaient reçu la
haute sanction de l'Église. Protégées par cette recommandation,
elles pénétrèrent partout où pénétra l'Inquisition elle-même. En
revanche, la plupart des nations auxquelles le Saint-Office fut
épargné conservèrent leurs coutumes ancestrales et les déve-
loppèrent d'une manière indépendante, constituant ainsi des
coutumes nouvelles qui, aux yeux des modernes, sont cer-
560 tainement très rigoureuses, mais où l'on est du moins heureux
de ne point trouver les usages atroces qui caractérisent,
dans les pays à Inquisition, les errements de la procédure
criminelle (4).
Tel est peut-être, de tous les fléaux que l'Inquisition a traînés
à sa suite, le plus effroyable : jusqu'à la fin du xvme siècle,
dans la plus grande partie de l'Europe, la procédure inqui-
sitoriale, développée en vue de la destruction de l'hérésie,
devint la méthode ordinaire dont on usait envers tous les
accusés. Pour le juge laïque, l'accusé était un homme hors la
loi, dont la culpabilité était toujours présumée et de qui l'on
(i) J ai traite assez longuement ce sujet dans un essai sur la torture (Supersti-
tion ano l force, 3»« éd., 1878), et puis me dispenser d'entrer ici dans déplu,
amples détails. Ceux qui désireraient connaître la forme que revêtit, à des époques
postérieures, la procédure inquisitoriale, peuvent consulter Brunnemann (Trac-
tatus jurxdicus de Inquisitioms processu, 8Be éd., Francfort, 1704) qui en lai
remonter 1 origine à la loi mosaïque (Deut. xm. 12 ; xvn. 4) et la préfère'de beauc oui
à la procédure per accusationem. Au fait, un cas ou Vaccusatio échouait ou mena-
çait d échouer pouvait être repris ou continué par Vinquisitio (op. cit. cap. i n« 2
15-18). Cette méthode suppléait à toutes les lacunes et donnait au juge un pou-
voir presque illimité de condamner.
Un édit de Milan, rendu en 1393, montre nettement comment le pouvoir civil
tut conduit a adopter les abus de l'Inquisition. Les magistrats de cette ville reçoi-
vent 1 ordre d employer la procédure inquisitoriale contre les malfaiteurs « sum-
mane et de piano sine st^e/ntu et figura judicii», et de compléter leur défaut
^ntueL?,information " ex certa scientia». (Antiq. Ducum Mediolan. Décréta
Milan, 1654, p. 188). En comparant cela à la jurisprudence milanaise de soixante
ans antérieure que nous avons citée p. 402, on verra avec quelle rapidité, dans ce
court espace de temps, la force avait usurpé la place de la justice.
RESPONSABILITÉ DR ïAnQUISITION 631
devait extorquer des aveux par ruse ou par force (1). Même les
témoins étaient traités de même. Le prisonnier qui avouait
sous la pression de la torture était torturé de nouveau pour
qu'il dénonçât « tous les autres délinquants » dont il pouvait
avoir connaissance. Ainsi encore, le crime de « suspicion » fut
emprunté à l'Inquisition par la pratique ordinaire ; l'accusé,
s'il ne pouvait être convaincu d'un crime qu'on lui imputait,
pouvait être puni pour en avoir été soupçonné, non certes de
la peine légalement prévue, mais de quelque autre à la « dis-
crétion » du juge. Comment dire l'accumulation de souffrances
imméritées et cruelles qui ont été infligées de ce chef, jusqu'en
notre siècle, à des êtres sans défense, misères dont la responsa-
bilité remonte directement aux méthodes arbitraires et violentes
de l'Inquisition, adoptées par les jurisconsultes qui fixèrent la
jurisprudence criminelle de l'Europe continentale presque 561
entière ? Ce système-là pouvait sembler à juste titre l'invention
du Diable et sir John Fortescue n'exagérait pas quand il le qua-
lifiait ainsi : « La voie de l'Enfer (2) ».
(1) [Cela s'est vu même à la fin du xix* siècle, dans des pays où les traditions
de la procédure inquisitoriale ne sont restées que trop vivaces. — Note du irad.]
(2) Fortescue, de Laudibus Legum Anglix, cap. xxn. — En 1823 encore, un
tribunal de La Martinique condamna un homme aux travaux forcés à perpétuité
parce qu'il était « violemment soupçonné » d'être un sorcier (Isambert, Ane» loix
françaises, xi. 253).
28 34&
FIN DU TOME PREMIER
Levallois-Perret. — Imp. Crète de l'Arbre, 55, rue Froment.
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Date Due
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HISTOIRE DE L il I III 1 I 1 t
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