™ PRINCETON, N. J. ^
BX 1530 .M47 1895 v.2
M eric, Elie, 1838-1905.
Histoire de M. Emery et de
1' église de France pendanj
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HISTOIRE
DE M. ÉMERY
ET DE
L'ÉGLISE DE FRANCE
li
PROPRIÉTÉ DE
ŒUVRES DE M GR MÉRIG
La Vie dans l'esprit et dans la matière. In-12, ¥ edit. . 3 50
La Morale et l'Athéisme contemporain. In-12, edit. . à ou
Du droit et du devoir. In-12, ¥ édit * ?"
L'autre Vie. 2 vol. in -8°, 3* édit ' ou
-Le même. 2 vol. in-12, 4* édit • • • ° »
La Chute originelle et la responsabilité humaine , 8* edit. 2 »
Les Erreurs sociales du temps présent. In-12, /• edit. . . à »
Les Élus se reconnaîtront au ciel. Opuscule , 27* edit. . . 1 ou
Le Clergé sous l'ancien régime, 2* édit. ^ ou
Le Clergé et les temps nouveaux, 2e édit «
Le Livre des espérances. In-12
Le Merveilleux et la Science, 8« édition • • • 0 °"
Histoire de M. Émery et de l'Eglise de France pendant la
révolution. 2 vol. in-12, 5e édition.
{Ouvrage couronné par V Académie française.)
OPUSCULES
Les Universités allemandes et les séminaires français.
Le Clergé et la Science à l'exposition de Turin. In -8"
Du Beau et de l'Art. In-8°.
La Sorbonne et son fondateur. In -8°.
HISTOIRE
DE M. EMERY
ET DE
L'ÉGLISE DE FRANCE
PENDANT L'EMPIRE
PAR MGR MÉRIC
DOCTEUR EN" PHILOSOPHIE ET LETTRES
DOCTEUR EN THÉOLOGIE ET DROIT CANON
PROFESSEUR A LA SORBONNE
CINQUIÈME ÉDITION
AUGMENTÉE DE DOCfUENTS INÉDITS
PARIS
LIBRAIRIE CH. POUSSIELGUE
RUE CASSETTE, 15
1895
Droits de reproduction et de traduction réservés.
M. ÉMERV
ET L'ÉGLISE DE FRANGE
SECONDE PARTIE
(4800-4811)
CHAPITRE PREMIER
LE DERNIER SERMENT ET LA RENAISSANCE DU SÉMINAIRE
I. — L'Italie avait ressenti le contre -coup de la persé-
cution religieuse qui déshonorait la France : le Direc-
toire avait visé et frappé le chef de l'Eglise. Le 20 fé-
vrier 1798, Pie VI est chassé de Rome par les troupes
françaises, qui proclament la république au bruit du
canon , et se flattent d'avoir anéanti la papauté en détrui-
sant la monarchie pontificale. Des bandes de pillards et
de misérables, exaltés par le succès, encouragés par le
silence bienveillant et par la complicité tacite de leurs
généraux, se ruent dans les églises, les palais, les monas-
tères, les chapelles, les oratoires de la ville éternelle,
partout ofi ils ont l'espérance de détruire un emblème
religieux : c'est le sac et le pillage , avec le plus odieux
caractère de brutalité. Les ciboires, les ostensoirs, les
chandeliers, les encensoirs des chapelles pontificales,
les objets du culte et les ornements des autels sont enle-
vés pour être détruits ou vendus. Les bibliothèques sont
II 1
2 M. ÉMERY
envahies; les livres, ou déchirés, ou volés, ou cédés
à vil prix. L'or, l'argent, les tissus précieux , les magni-
ficences qui formaient les trésors des chapelles , expres-
sion sacrée de la foi et de la reconnaissance des rois et
des peuples, sont profanées, partagées comme un butin
vulgaire. Les pierres tombales elles-mêmes sont sou-
levées , les cercueils de plomb brisés et fondus : on ne
respecte pas la dépouille des morts dans le silence reli-
gieux de leur dernière demeure ; toutes les convoitises
sont déchaînées et assouvies.
Les objets d'art ne sont pas traités autrement que les
monuments de la science et de la piété. Le vandalisme
sauvage des soldats de la Révolution excite enfin l'indi-
gnation des officiers : ils adressent une protestation , au
nom de l'art, au nom de la science, au nom de la civili-
sation, au général Berthier, qui commandait l'armée
française et laissait agir les pillards.
Pie VI s'éloigne de Rome : il cherche une retraite
pour assurer l'indépendance de sa parole et la sécurité
de ses derniers jours. Il se retire à Sienne : il est obligé
de fuir. Il se réfugie à la chartreuse de Florence : il en
est chassé par les Français. Il traverse le Piémont,
franchit le montCenis dans les plus cruelles souffrances,
s'arrête à Grenoble , et arrive enfin à Valence , entouré
d'une escorte qui ne respecte pas la grandeur du vieil-
lard exilé. Le Directoire déclare publiquement que le
pape est prisonnier d'Etat.
La détention cruelle du pontife dans la citadelle de
Valence ne dura pas longtemps. Le Directoire voulait
faire subir au pape un nouveau déplacement et de plus
cruelles épreuves; mais les forces du vieillard étaient
épuisées. Le 27 août 1799, on lui donna les derniers
sacrements. Après avoir reçu "le saint viatique, il ouvrit
les yeux , et fit d'une voix élevée cette dernière prière
sur la terre d'exil :
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 3
« Seigneur Jésus- Christ, voici en votre présence votre
vicaire et le pasteur du troupeau catholique, exilé, captif
et mourant pour ses ouailles. Dans cette extrémité, je
vous demande deux grâces, comme à mon père et à mon
maître: la première, c'est que vous accordiez à tous mes
ennemis, et à chacun d'eux en particulier, le pardon le
plus entier; la seconde, c'est que vous rendiez à Home
la chaire de Pierre et le trône pontifical ; à l'Europe, la
paix ; à la 'France surtout, qui m'est très chère et qui
a bien mérité de l'Eglise, votre religion dans sa pléni-
tude 1 . »
Pendant dix ans, et sur tous les points de la France
où régnait l'esprit sectaire des hommes de la Révolution,
on avait vu des religieux, des prêtres, des milliers de
victimes entassées dans l'infection fétide des cachots;
pendant dix ans, le sang des chrétiens outragés pour
la cause de la justice avait coulé sans arrêt, montant
vers Dieu comme une satisfaction et une prière. En
mourant exilé sur la terre étrangère, Pie VI donnait
une valeur inestimable et une consécration particulière
aux larmes, aux souffrances, au martyre de ces victimes
obscures dont il venait de partager le sort.
II. — La France était à la veille d'un profond chan-
gement politique, social et religieux.
Les peuples se fatiguent de la révolte, mais ils ne
rentrent pas facilement et par les moyens ordinaires
dans le cours tranquille de leur histoire : aux orages de
la démocratie révolutionnaire succède l'autorité mena-
çante de la dictature ; un homme se lève qui répond à
l'espérance, aux angoisses, au dégoût de la nation aspi-
rant à changer de maître et à sortir du sang ; il a pour
sceptre une épée; il en frappe les malfaiteurs qui, au
1 Artaud, Histoire des Papes, t. VIII, p. 387.
4 M. ÉMERY
nom de la liberté, ont tenu le pays dans le plus odieux
esclavage. Bonaparte était l'homme du moment : bril-
lant capitaine , il avait révélé de grandes qualités mili-
taires et servi au début la cause criminelle des hommes
de la Révolution; ceux-ci ne voyaient encore en lui ni
un rival ni un maître.
Au siège de Toulon , il décide la victoire à suivre son
drapeau ; le 13 vendémiaire, il écrase dans les rues de
Paris, et sur les marches de l'église Saint -Roch, la sec-
tion de Lepelletier, commandée par le général Donican
et par le brave Lafont de Soulé , ancien garde du corps
de Louis XVI ; il fusille et mitraille les gardes natio-
naux fatigués des saturnales de la Convention. Vers la
fin de mars 1796, c'est lui qui, vainqueur des Autrichiens
à la bataille de Lodi et maître du Piémont , menace les
Etats pontificaux , excite ses soldats par cette proclama-
tion révolutionnaire : « Rétablir le Capitole , réveiller
le peuple romain engourdi par plusieurs siècles d'es-
clavage, tel sera le fruit de vos victoires. Elles feront
époque dans la postérité. Vous aurez la gloire immor-
telle de changer la face de la plus belle partie de l'Eu-
rope. ))
Le général qui faisait entendre de telles paroles ne
pouvait donc ni provoquer ni mériter encore les défiances
jalouses d'un gouvernement si profondément hostile au
catholicisme en France.
D'ailleurs, le gouvernement était lui-même troublé
et divisé. Les patriotes exaltés demandaient la levée en
masse, le retour aux massacres et au règne de la Ter-
reur; les modérés cherchaient une épée glorieuse et
ferme pour échapper aux jacobins; le peuple, effrayé,
altéré de paix, voulait sortir à tout prix, même par la
violence et par la dictature, d'une situation pleine de
hontes, de dangers et de crimes. Bonaparte, vainqueur
dans la brillante campagne d'Egypte, débarque à Fréjus,
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 5
traverse la France aux acclamations de la foule enivrée
de l'éclat de sa gloire naissante, arrive à Paris, et se
prépare enfin à prendre en main, par un coup de force,
le gouvernement du pays.
Bonaparte avait un profond mépris pour le Directoire
et une invincible confiance en la grandeur de ses propres
destinées. Il avait déjà goûté les premiers enivrements
de la gloire. En regardant autour de lui, il rencontrait
Gohier, Roger Ducos, Moulins, Sieyès, le prêtre apos-
tat, Barras, des hommes qu'il accablait de son dédain,
et qui étaient cependant un obstacle à l'accomplissement
de ses vastes desseins pour la pacification religieuse et le
relèvement militaire de la France. Il comptait sur la for-
tune et sur les généraux fascinés par l'ascendant incon-
testé de son génie ; il était sur de la réalisation prochaine
de ses espérances.
Après le banquet du 15 brumaire offert au général
Bonaparte, avec un éclat inaccoutumé, dans l'église
Saint-Sulpice transformée en temple de la Victoire,
l'heure était favorable a une réaction dont les esprits
avaient depuis longtemps le pressentiment et le secret
désir.
Effrayer le pays par le bruit d'un soulèvement des
jacobins contre la représentation nationale, se présenter
aux républicains comme le défenseur dévoué d'un gou-
vernement compromis et menacé par l'anarchie, flatter
les généraux en leur promettant de les débarrasser des
avocats politiciens toujours contraires à la grandeur
militaire de la France, obtenir enfin, à cette heure de
trouble et de confusion, le commandement général de la
force armée : tel fut le plan de bataille conçu par Bona-
parte, approuvé par Sieyès et favorisé par la complicité
facile de Fouché, qui devait être un jour le serviteur
le plus obséquieux de sa fortune souveraine.
Le 18 brumaire, à 7 heures, le conseil des Anciens
6 • M. ÉMERY
se réunit en séance. Régnier propose de transférer le
Corps législatif à Saint-Cloud , pour échapper à la conju-
ration des jacobins en révolte , et de confier à Bonaparte
le commandement de la force armée. La proposition est
votée. Bonaparte, entouré de ses généraux Berthier,
Lefebvre, Macdonald, Murât, et d'un brillant état-major,
se rendit au conseil des Anciens pour entendre la com-
munication officielle du décret.
Les Cinq -Cents et les Anciens étaient réunis à Saint-
Cloud, troublés par une panique dont ils ne connais-
saient pas la cause , et dans une profonde ignorance des
desseins de Bonaparte. Ils avaient entendu parler du
péril de la république , d'un changement dans le Direc-
toire; ils ne savaient pas que le jeune général appelé
à la tête de l'armée pour défendre la République était
déjà le maître qui rêvait de l'écraser et de régner.
Le Directoire était dissous par la démission involon-
taire de quatre de ses membres ; le conseil des Anciens
n'avait pas opposé une résistance sérieuse à Bonaparte ;
il était plus difficile de triompher du conseil des Cinq-
Cents.
Les membres de cette assemblée pressentaient le dan-
ger; ils faisaient entendre des cris de fureur contre les
ennemis de la république et de la constitution.
Lucien Bonaparte , qui présidait, ne dominait plus
cette assemblée houleuse; il était débordé. Lorsque son
frère se présenta escorté de ses grenadiers et de quelques
officiers généraux fidèles à sa fortune et inquiets de sa
tentative, on entendit une clameur formidable et des
imprécations violentes contre la force qui osait pénétrer
ainsi dans la salle des représentants de la nation. Ce
n'était plus une assemblée humaine, le tumulte était
indescriptible. Des menaces, des cris sauvages, des
imprécations, des provocations à la mort, des hurle-
ments de fureur, retentissent dans cette salle où se
ET L'ÉGLTSE DE FRANCE 7
livrait le combat .suprême de la dictature et de l'anarchie.
Les députés cernent Bonaparte, qui veut parler; ils
essayent de l'enlever et de le chasser de l'assemblée ;
d'autres députés se précipitent au siège occupé par le
président et l'accablent d'outrages.
Cependant un peloton de grenadiers, l'arme au bras,
pénètre dans la salle, enveloppe le général, le dégage,
se répand des deux côtés de la chambre, sous la con-
duite de Murât, et chasse les députés effarés, qui dis-
paraissaient dans toutes les directions.
C'était la fin de la période révolutionnaire et violente,
la dernière heure du règne des jacobins. Le pays avait
un immense besoin de paix. Celui qui prenait ainsi le
pouvoir par un coup de force, comme on prend une
ville assiégée, tenait dans ses mains les destinées poli-
tiques et religieuses de la France.
III. — La première pensée de Bonaparte, en arrivant
au pouvoir, fut d'arrêter la persécution qui avait sévi
trop longtemps contre l'Église, et, par conviction ou
peut-être par un calcul dont l'habileté n'est pas contes-
table, il essaya de rassurer les consciences; il défendit
d'exiger les serments antérieurs, qui fermaient encore
à un grand nombre d'ecclésiastiques timorés l'accès des
fonctions publiques de leur ministère. Un arrêté du
28 décembre 1799, interprété par le Moniteur univer-
sel, rendit obligatoire une simple promesse de fidélité
à la constitution.
a On a dû remarquer, disait le Moniteur, dans un
arrêté des consuls du 7 nivôse, que les ministres des
cultes , assujettis par les lois antérieures à un serment
ou à une déclaration quelconque, y satisferont par la
déclaration suivante : Je promet* fidélité à la consti-
tution.
« Cette formule est à elle seule une garantie parfaite
8 M. ÉMERY
de la liberté des opinions religieuses, car elle respecte
toutes les délicatesses et jusqu'aux scrupules de la piété
la plus craintive. Ce n'est pas un serment, une pro-
messe faite à Dieu ; c'est un engagement purement
civil. Celle de toutes les religions qui défendrait avec le
plus de sévérité la fréquence des serments , ne peut
donc apporter ici aucun obstacle. On ne promet pas,
comme par le passé, de maintenir la constitution : il
y avait dans ce mot maintenir, ou du moins il parais-
sait y avoir une promesse d'action directe et positive
pour soutenir, pour défendre un code qu'après tout on
ne pouvait être tenu d'approuver. On conçoit qu'un tel
engagement pouvait jeter une sorte d'inquiétude dans
quelques âmes, qu'il était bien cruel de tourmenter
pour une formule.
(( Aujourd'hui on promet uniquement d'être fidèle,
c'est-à-dire de se soumettre, de ne point s'opposer.
« Or une pareille déclaration est d'abord très suffi-
sante, et de plus elle offre l'inappréciable avantage de
ne pouvoir rencontrer de résistance. Quelle est, en effet,
la religion qui ne recommande la soumission aux lois
du pays où l'on est ? et quel est l'homme , fût - il
prêtre, qui, par le seul fait de son habitation dans
un pays, ne se croit pas tenu de respecter ses engage-
ments ? »
M. Émery usa de son influence et de son autorité
pour décider les ecclésiastiques de Par is, et les prêtres
de la province qui venaient le consulter, à faire cette
promesse de fidélité à la constitution française. Le con-
seil archiépiscopal dont il faisait partie accepta sans
difficulté son avis, et un grand nombre de prêtres qui
dépuis longtemps avaient cessé d'exercer les fonctions
de leur ministère, en refusant de prêter le serment de
haine à la royauté, saisirent avec empressement cette
heureuse occasion de travailler de nouveau au salut des
ET L'ÉGLISE DE FRANCK 0
âmes qu'ils avaient délaissées. L'archevêque de l'uiïs,
M. de Juigné, réserva d'abord son avis, tout en conti-
nuant de donner à ses grands vicaires les témoignages
les plus affectueux de sa confiance; il se rangea plus
tard à leur sentiment.
Si la formule nouvelle était acceptée avec faveur en
France, il n'en était pas de même à l'étranger. Les
évèques émigrés, dont les hautes vertus commandent
le respect, restaient inébranlables dans leur attache-
ment à l'ancien régime et à la monarchie traditionnelle;
ils voyaient avec impatience M. Emery et une grande
partie du clergé français se soumettre à l'ordre social
nouveau sorti du sein de la Révolution.
Ils prétendaient qu'une soumission, même passive,
à la nouvelle constitution était contraire à la conscience
et à la justice, parce qu'elle impliquait une approbation
implicite de la confiscation des biens du clergé et la
négation formelle des droits légitimes de Louis XVIII
à la couronne de France. On vit même, à cette occasion,
l'évéque du Puy interdire l'exercice du culte public à
ceux qui prêteraient le serment de soumission, quelles
que fussent d'ailleurs leurs réserves et leurs restrictions
sur le fond de la question.
Ces résistances inintelligentes, ces sévères défenses,
inspirées d'ailleurs par les sentiments les plus respec-
tables, pouvaient compromettre inutilement le réveil
religieux de la France, et changer en déclaration de
guerre les dispositions favorables du premier consul.
La loi des otages avait été rapportée : les émigrés ren-
traient dans leurs foyers avec l'assentiment tacite des
agents du gouvernement; les prêtres détenus dans les
îles de Ré et d'OIéron étaient délivrés ; le clergé exerçait
enfin publiquement le culte catholique dans les édifices
religieux qu'on n'avait pas encore aliénés; l'avenir de
ÇËglise dépendait de la volonté souveraine du premier
10 M. ÉMERY
consul , investi par la constitution du 24 décembre 1799
des pouvoirs les plus étendus.
Il n'était ni prudent ni conforme aux intérêts de
l'Église de. provoquer à cette heure d'apaisement la
colère de celui qui rouvrait les temples et rendait les
prêtres à la liberté. Aucun principe dogmatique, aucune
raison sérieuse ne justifiait la résistance dangereuse de
quelques ecclésiastiques trop zélés, hostiles à l'obliga-
tion du serment.
(( Il n'y a rien de plus misérable, écrivait M. Émery
à l'abbé Romeuf , que ce qu'on oppose à la promesse de
fidélité ; mais il est inutile de raisonner, parce qu'il y a ,
dans certaines personnes qui donnent le ton , un parti
pris de n'accorder aucune espèce d'acte de soumission
au gouvernement. On s'imagine par là ramener l'ancien
régime ; on se trompe , et on sacrifie à des illusions la
religion. Ne parlons plus de cela »
Le cardinal Maury, animé sans doute d'excellentes
intentions, intervint dans le débat, comme il avait déjà
fait à l'occasion des serments antérieurs. Entraîné par
l'élan irréfléchi de son ardente imagination , il continua
d'une tri.ste manière à troubler encore une fois les con-
sciences et à diviser les esprits : il écrivit de Rome,
à quelques amis établis en France, que le pape était
opposé à cette formule de serment, condamnée d'ailleurs
à l'unanimité par la congrégation des cardinaux chargée
des affaires ecclésiastiques de France. Il n'en était rien.
11 ne fut pris à Rome aucune décision avant le Concor-
dat, qui mit fin à toutes les difficultés.
M. de Bausset, évêque d'Alais, gémissait de ces
conflits qui retardaient le triomphe de la foi dans les
âmes et la renaissance pacifique de l'Église; il sentait
cependant la délicatesse de ces questions, il comprenait
1 Leltre du 20 septembre 1800.
HT L'ÉGLISE DE FRANCE II
les scrupules des consciences timorées partagées entre
la crainte de faire une promesse coupable et le désir
de ne pas retarder le progrès des idées religieuses. « Vos
observations sont très judicieuses, répondait M. Émery;
je viens d'écrire a l'évèque de Limoges que, s'il a cru
qu'il y eut la pins petite faute à faire la promesse, et
qu'il l'ait cru après l'examen le plus approfondi , il a
bien fait de la défendre, mais qu'il a dû signer cette
défense avec des larmes de sang, puisqu'il signait la
ruine de la religion dans son diocèse. Bonaparte a tenu
à son retour des propos très favorables à la religion.
Il a rendu aux conseillers d'État assemblés chez lui la
conversation qu'il avait eue avec le clergé de Milan sur
ce sujet. Vous serez étonné d'apprendre ce qu'il a dit,
et ce que je ne peux vous rendre avec assez de préci-
sion. Je viens de recevoir une lettre de M. l'archevêque
d'Auch, qui persévère dans son sentiment, qui a vu le
Mémoire des évèques de Munich, et qui me dit, sur leur
difficulté principale relativement à l'obligation de faire
restituer les biens du clergé et des émigrés, des choses
très sages. Il a écrit au pape pour lui rendre compte de
sa conduite f. »
Tandis que M. Émery cherchait à éclairer et a paci-
fier les esprits par de savants articles insérés dans les
Annales philosopliiqties de l'abbé de Boulogne, l'il-
lustre évêque de Langres, Guillaume de la Luzerne,
intervint dans la discussion, et réduisit à néant, dans
une étude magistrale, les objections des adversaires de
la promesse de fidélité.
Ces adversaires se fondaient sur cet argument : 11
n'est pas permis de s'engager par promesse à faire ce que
Dieu défend ou à ne pas faire ce qu'il commande. Or,
en promettant fidélité à la constitution, chaque article
' Lettre du 8 janvier 1800.
12 M. ÉMERY
de cette constitution devient l'objet d'une promesse par-
ticulière, et parmi ces articles il y en a qui sont mani-
festement injustes et que nous devons repousser.
« Je distingue deux sortes de lois, répond M. de la
Luzerne , et deux sortes de soumission : il y a des lois
qui ordonnent ou qui défendent à tout citoyen de faire
quelque chose; il y en a d'autres qui, seulement, auto-
risent les citoyens à des actes quelconques, mais sans
leur en imposer l'obligation. J'appelle les premières lois
obligatoires, et les secondes lois permissives. Il est dû
aux lois obligatoires (on sait que je parle ici des lois
justes) une soumission active, c'est-à-dire on est stric-
tement tenu à faire ce qu'elles prescrivent, à s'abstenir
de ce qu'elles interdisent.
ce Aux lois permissives on ne doit qu'une soumission
passive, c'est-à-dire on n'est pas obligé de faire ce qu'elles
permettent, puisqu'elles n'en imposent pas l'obligation ;
mais on est tenu de ne pas s'opposer à leur exécution.
« La soumission passive est -elle contraire à la loi de
Dieu? Ceux qui le pensent croient -ils que tout citoyen
soit obligé , en conscience , de s'opposer aux lois de son
pays qui consacrent des crimes; d'y coopérer et d'y par-
ticiper de manière ou d'autre , quand elles permettent
de n'y prendre aucune part et de rester purement passif
sur cet objet?
(( Je ne crois pas qu'il y ait un seul casuiste qui
imposât cette obligation rigoureuse. Sous les premiers
empereurs chrétiens, il était encore resté du paganisme
plusieurs lois civiles contraires aux saintes règles de la
religion chrétienne : ainsi , la permission du divorce
existait encore du temps de saint Jean Chrysostome.
Dira -t- on que tous les chrétiens se rendaient coupables
quand ils ne s'opposaient pas au divorce que voulait faire
un païen? Évidemment non.
« On peut donc être soumis à une constitution, sans
ET L'ÉGLISE DE FRANCK 13
coopérer à ce quelle permet de contraire à ta loi de
Dieu. La soumission n'est pas l'approbation. Ce n'est
point s'associer au crime que «le ne point s'y opposer,
quand on n'a pas d'autorité sur la personne qui le com-
met. La promesse de fidélité n'est pas plus en 1800
une adhésion aux injustices exprimées dans la consti-
tution, que ne l'avait été en 1790 le serment de main-
tenir la constitution, prêté par les évéques et les prêtres
de l'Assemblée.
a On objecte encore qu'on ne peut pas promettre
obéissance à un usurpateur : ceci est contraire à toute
la tradition. Je demande, par exemple, si du temps
des trente tyrans qui se soulevèrent contre Gallien les
chrétiens qui habitaient les pays usurpés, et ceux qui
composaient les armées rebelles, croyaient se soumettre
et prêter serment à des souverains légitimes. Ils savaient
bien, dans leur conscience, que ces maîtres nouveaux
étaient des usurpateurs; et cependant leur conscience
ne leur interdisait pas la soumission et le serment.
Certes, les chrétiens de ce temps- là, qui étaient tous
les jours à la veille du martyre, avaient la conscience
aussi délicate que ceux de ce temps -ci.
« Je demande si deux des plus grands et des plus
courageux évéques que Dieu ait donnés à son Eglise,
saint Ambroise et saint Martin, n'étaient pas entière-
ment convaincus que Maxime, à la cour duquel ils
n'hésitaient pas à se rendre, était un tyran couvert du
sang de Valentinien, l'un de ses empereurs, et rebelle
contre l'autre qui était Théodose. On peut donc légi-
timement se soumettre à la puissance que l'on sait
parfaitement et que l'on croit pleinement être illégi-
time.
« N'y a- 1- il pas eu, dans beaucoup de pays où la suc-
cession était très bien réglée, des usurpateurs qui en
ont interverti l'ordre? et quel est celui où les bons
14 M. ÉMERY
catholiques aient hésité à se soumettre à eux? Prenons
l'exemple le plus récent , le plus voisin de nous. En
Angleterre, l'ordre de la succession était très constant.
Ce Cromwell , qui le troubla , était évidemment , aux
yeux de tout le monde, un usurpateur. Voit -on que les
catholiques répandus dans les trois royaumes aient
refusé de se soumettre à sa domination , que ceux qui
ont été dans le cas de lui prêter serment l'aient rejeté ?
(( L'Église, dont l'esprit est la permanence dans les
mêmes principes , a vu la soumission et le serment de
fidélité aux usurpateurs universellement pratiqués , et
jamais ne les a condamnés : elle ne les regarde donc
pas comme condamnables. »
D'autres évêques, et des plus illustres, soutenaient
courageusement et avec le même souci des intérêts de
l'Église le sentiment de M. Émery.
Écoutons l'archevêque de Reims : « Jésus-Christ a dit :
Rendez à César ce qui est à César. Les apôtres ont dit :
Obéissez à vos supérieurs , même durs et sévères.
L'Église enseignait la même doctrine sous le glaive de
la persécution et des bourreaux ; l'Église l'enseigne
encore aujourd'hui. La religion, dont nous sommes les
ministres, s'accommode de toutes les institutions so-
ciales. »
L'évêque de Boulogne, dont l'instruction pastorale
fut adoptée par le plus grand nombre de ses collègues ,
disait: « Jésus-Christ déclare que son royaume n'est
pas de ce monde ; il fait le commandement le plus
exprès de rendre à César ce qui est à César, et donne
lui-même l'exemple de la fidélité à accomplir ce pré-
cepte, en faisant un miracle pour payer le tribut. »
« Dans tout ce qui est civil et politique , nulle soumis-
sion ne l'emportera sur la nôtre, » disait l'évêque de Cler-
mont, au nom des évêques députés aux états généraux.
(( Fidélité à la loi de Dieu , écrivait l'évêque d'Uzès ,
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 15
obéissance aux lois temporelles et civiles, patience et
résignation dans nos peines personnelles. » — « Quand
Jésus -Christ disait : Rendez à César ce qui est à César,
il n'examinait pas, comme le faisait observer l'évéque
d'Àcqs, comment la puissance de César avait été établie,
il suffisait qu'il la trouvât établie; il voulait qu'on res-
pectât en elle l'ordre de Dieu et le fondement de l'ordre
public. »
L'évéque de Saint-Papoul en donnait cette explication :
(( Le pouvoir de l'Église est étranger a tous les intérêts
qui unissent ou divisent les hommes sur la terre; il n'a
pour objet que les intérêts du ciel. Jésus-Christ refusa
de prononcer sur l'héritage de deux frères. Il répondit
à celui qui lui demandait d'interposer son autorité en
sa faveur : « 0 homme, qui est-ce qui m'a établi pour
« juger entre vous et pour faire vos partages ? »
. Les évèques de Soissons et de Sisteron tenaient le
même langage, et le pieux évèque de Blois s'écriait :
(( Laissez-nous les âmes , et prenez tout le reste. »
C'est enfin en 1700 et 1791 , quand nos institutions
séculaires étaient brisées, quand la nation était esclave
de ses mandataires, esclaves eux-mêmes d'une poignée
de sectaires, quand le pouvoir royal semblait irrévoca-
blement anéanti, quand la fortune individuelle et la
fortune publique étaient devenues la proie des agioteurs
et des voleurs, c'est alors que les évêques exhortaient les
fidèles à la soumission , à la patience, à la tranquillité ;
c'est alors que l'Église gallicane tout entière s'exprimait
ainsi dans la célèbre Exposition des principes :
« La religion chrétienne est la loi que le Père de tous
les hommes leur a donnée pour les conduire dans la
voie de l'éternité; il faut quelle convienne à tous les
hommes; elle ne peut pas être vraie pour un peuple et
fausse pour un autre... ; elle enseigne des vérités surna-
turelles qui n'ont point de rapport avec l'administration
16 M. ÉMERY
des empires...; ce n'est point selon les intérêts poli-
tiques et les différences locales qu'on peut changer les
principes d'une religion dont les dogmes sont les objets
d'une foi surnaturelle et dont la morale est universelle. »
Les partisans de la promesse de soumission à la consti-
tution se plaisaient à rappeler ce grand effort de l'épis-
copat pour dégager la religion des étreintes de la poli-
tique, à un moment où la France était cependant la
proie de misérables aventuriers, et ils n'avaient pas de
peine à établir que , si la soumission était un devoir
quand le pays se débattait dans le sang et les ruines, ce
devoir était plus impérieux encore quand le gouverne-
ment promettait la paix et relevait la France.
(( Peut-on comparer les temps d'alors, écrivait un
évêque , avec ceux d'aujourd'hui ? les Césars qui ont
précipité de son trône le plus légitime , le plus pur, le
plus bienfaisant des souverains, avec celui qui, dix ans
après, a délivré la France du joug de cinq tyrans mon-
strueux, et préservé le monde des fléaux du jacobi-
nisme 1 ? »
IV. — Ni la savante argumentation de l'évêque de
Langres, qui réfutait les objections et rétablissait dans
l'éclat de la vérité les principes théologiques confirmés
par la pratique de l'Église, ni les observations desévèques
les plus illustres ne firent cesser la division qui troublait
de nouveau la France. Le cardinal Maury persistait à se
couvrir, par une illusion peu charitable, de l'autorité
même du souverain pontife pour accuser M. Émery et
ses partisans de complaisance coupable, d'aveuglement
dangereux et de lâcheté. Il bravait la colère des consuls
français, avec la sécurité d'un homme que leurs coups
ne pouvaient atteindre sur la terre étrangère , et il accu-
sait les prêtres restés en France pour défendre l'Église
1 Quatrième lettre au Courrier de Londres. Londres, 1801,
ET L'ÉGLTSE DE FRANCE 17
au péril de leur vie de tout accepter, parce qu'il était
décidé lui-même à tout refuser.
Le décret du gouvernement, expliqué par le Moniteur,
marquait un pas vers l'apaisement religieux. Le gouver-
nement ne prétendait plus s'immiscer dans les affaires
ecclésiastiques, dans les détails du culte; il ne voulait
pas imposer une profession de foi ou un système de
morale ; il s'engageait à protéger le libre exercice de la
(religion chrétienne, et il exigeait seulement du clergé,
en échange de cette protection et de cette liberté, une
soumission sans laquelle une société ne peut ni vivre
ni s'organiser.
L'évéqùe d'Angers était bien inspiré lorsqu'il écrivait
plus tard, dans nue lettre pastorale du 20 juillet 1801,
ces sages paroles :
ce Guidés par une charité douce et compatissante ,
bannissons les querelles, étouffons tous les ressenti-
ments, soyons soumis aux puissances qui nous gou-
vernent, car il n'y en a pas, dit saint Paul, qui ne vienne
de Dieu; et donnons-leur, par notre soumission et notre
fidélité à la constitution de l'an VIII, la garantie qu'elles
exigent, et que tout citoyen doit au gouvernement qui
le protège et sous lequel il vit.
« 11 est entré dans le plan de Jésus- Christ que la
religion ne dérangerait rien dans les institutions poli-
tiques ; qu'elle se plierait absolument, comme dit saint
Clirysostome, à toutes les formes de gouvernement.
Immuable dans ses principes, amie de l'ordre, magis-
trat de la conscience, elle consacre tous les biens de la
sociabilité; elle répand partout ses salutaires influences;
elle abhorre et proscrit les séditions, les révoltes, et tout
ce qui peut troubler l'ordre établi. »
« Je regarde comme un grand point, écrivait le pieux
archevêque de Toulouse, la réduction de tous les ser-
ments à Tunique promesse de fidélité à La constitution.
18 M- ÉMERY
Je crois qu'il n'y a rien là dont les consciences les plus
délicates puissent s'alarmer, et si on avait besoin d'une
autorité, la formule prescrite par Pie VI au clergé romain
suffirait pour calmer tous les scrupules. Cette formule est
ainsi conçue : « Je jure que je ne prendrai part à aucun
« complot... Je jure haine à l'anarchie, fidélité et atta-
« chement à la république et à la constitution , sauf
(( d'ailleurs la religion catholique. » — C'est le serment
que, par un bref du 14 janvier 1799, il a ordonné d'offrir,
au lieu de celui de haine à la royauté. Je n'ai pas hésité
à autoriser la promesse, et je pense qu'à présent à Tou-
louse on a suivi l'exemple du clergé de Paris. »
Le clergé de Toulouse suivit, en effet, l'exemple du
clergé de Paris.
(( Nous avons ici et ailleurs, écrit un témoin, une
grande consolation : le culte est libre. La promesse a été
faite à la presque unanimité. M. Pigeon, théologien,
rempli de lumières et de vertus, a été un des premiers.
Les curés de Saint- Etienne, de Saint- Saturnin et autres
l'ont suivi. Il y a trois semaines qu'on a ouvert l'église
Saint -Pierre, très belle et très grande, celle de Sainte-
Anne, de Saint- Jacques , etc. L'ancienne paroisse de
Saint - Etienne , qui est en même temps l'église métro-
politaine, est très vaste. M. le curé de Saint - Etienne ,
depuis le grand matin jusqu'au soir, ne l'a pas quittée,
ainsi que ses vicaires et un grand nombre de prêtres.
Le soir, il a prêché et donné la bénédiction du saint
Sacrement, qui a été suivie d'un Te Deum solennel.
L'affluence du peuple était immense. Depuis cinq
heures du matin jusqu'à midi, on a constamment célé-
bré la sainte messe. On doit ouvrir dimanche l'église des
Grands-Carmes. Rien n'est plus édifiant que le zèle et la
piété des fidèles '. »
1 Annales philos., polit, et littèr., XIIe cahier, p. 133.
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 10
y. _ Quoiqu'il fût préoccupé des affaires générales de
l'Église de France et de ces polémiques retentissantes ,
M. Émery n'oubliait pas l'œuvre chère à M. Olier : il
essaya de rassembler les élèves dispersés et d'organiser,
grâce a la tolérance que l'on semblait accorder au clergé,
une maison d'études pour les jeunes ecclésiastiques. Les
débuts furent modestes. Pour éviter de les compromettre
en prenant lui-même, d'une manière publique, la direc-
tion de la maison, M. Émery resta dans son modeste
appartement de la rue d'Enfer; il confia le berceau du
nouveau séminaire à la sagesse de M. Duclaux.
Quelques élèves se réunirent timidement dans un
hôtel situé en face du monastère des dames de Saint-
Michel, dans la rue Saint- Jacques , h l'enseigne de la
Vache noire; ils étaient animés d'une grande ferveur,
d'un excellent esprit. On voyait dans leurs rangs des
âmes d'élite que la Providence avait comblées de ses
dons, et qui devaient répondre à ces libéralités en jetant
un jour une vive lumière dans l'Église de France.
Il y avait Là le jeune de Quélen , depuis archevêque
de Paris, dont M. Émery avait prédit ainsi l'avenir:
« Il sera un jour un grand prélat dans l'Église de Dieu ; »
de la Croix d'Azolette, archevêque d'Audi ; Feutrier,
évéque de Béarnais; Le Tourneur, évoque de Verdun;
Liautard, premier supérieur du collège Stanislas; d'Es-
pinassous , doyen de Saint-Denis; l'abbé Gobbe, ancien
médecin d'un rare mérite, l'un des premiers élèves du
nouvel établissement.
Il est facile de comprendre quelles devaient être la
piété, la foi, l'ardeur généreuse de ces jeunes élèves qui
avaient assisté au drame de la Révolution , à la persécu-
tion de l'Église, à la déportation et à la mort héroïque
d'un si grand nombre d'ecclésiastiques. Dieu avait placé
dans le sang des martyrs le berceau de leur vocation
sacerdotale ; et, si incertaine que fût encore la situation
20 M. ÉMERY
religieuse de la France, les directeurs chargés de la
formation de ces âmes déjà bénies de Dieu goûtaient au
milieu d'elles, dans l'accomplissement de leur devoir
de chaque jour, une joie qui était leur meilleure récom-
pense.
Les directeurs , par leurs grandes qualités , étaient
bien dignes de ces élèves. M. Labrunie, arrivé d'Irlande,
un des théologiens les plus remarquables de la compa-
gnie, était chargé des conférences sur l'Écriture sainte;
M. Frayssinous, dont le nom et les savants travaux
honorent l'Eglise de France, enseignait la théologie dog-
matique; M. Boyer, le célèbre prédicateur des retraites
ecclésiastiques, faisait la classe de philosophie; M. Du-
claux présidait les exercices, dirigeait les retraites, et
donnait la glose à la lecture spirituelle; M. Emery pro-
fessait l'histoire ecclésiastique et le droit canonique.
On ne se rappelle pas sans émotion cette seconde ori-
gine du séminaire de Saint-Sulpice. Ces hommes, dont
la science égalait la foi profonde et le dévouement iné-
branlable au saint-siège réunissaient ainsi, au lendemain
de la Révolution , dans des jours encore incertains pour
la paix des consciences, quelques élèves choisis de Dieu,
pour continuer avec eux les glorieuses traditions de
l'Église de France. Que de privations, que de craintes
et de dangers dans cette humble famille! mais aussi
quelle ferveur et quel dévouement aux âmes î
Les séminaristes étaient logés dans trois ou quatre
maisons voisines, car Y hôtel de la Vache noire était
devenu insuffisant. Le premier étage était occupé par
un éleveur de bestiaux, propriétaire de la maison; le
second étage servait de logement à M. Duclaux, de cha-
pelle, de réfectoire et de salle pour les exercices de la
communauté. Les séminaristes, vêtus d'habits laïques,
distribués en petits groupes, prenaient leurs récréa-
tions après dîner, en se promenant sur le boulevard
ET L'ÉGLISE DE FRANGE 21
Montparnasse; ils n'étaient jamais plus de trois en-
semble, ils évitaient avec soin d'appeler sur eux l'at-
tention.
VI. — M. Émery désirait vivement s'établir avec ses
jeunes élèves dans le séminaire Saint- Sulpice, encore
occupé par des femmes de militaires; il fit des démarebes
pressantes pour obtenir cette consolation. Le premier
consul se montra favorable aux premières ouvertures
faites en faveur de M. Émery par le cardinal deBelloy,
arebevèque de Paris ; mais quelques membres du conseil
d'État firent observer que l'on devait démolir le séminaire
et dégager la magnifique façade de l'église Saint- Sul-
pice. Il est vrai que ce projet d'embellissement n'était pas
nouveau.
Déjà , sous Louis XV, on avait eu la pensée de faire
disparaître le séminaire, et d'offrir en compensation aux
prêtres de Saint-Sulpice la maison du noviciat des Pères
jésuites, qui venaient d'être expulsés. Quoique cette mai-
son eût une valeur supérieure à celle du séminaire, ce
projet déplut à M. Couturier, supérieur de la compagnie,
qui disait en souriant : « J'ai peur des revenants. » 11
écrivit donc à Louis XV, avec lequel il entretenait une
correspondance suivie, et lui représenta qu'étant vieux,
il suppliait Sa Majesté de ne pas l'obliger à changer de
domicile avant sa mort.
Louis XV se rendit à son désir, et déclara à son conseil
qu'il ne voulait plus entendre parler de cette affaire;
qu'il fallait laisser en paix M. Couturier dans la maison
qu'il habitait depuis tant d'années.
Le premier consul n'avait pas les complaisances faciles
de Louis XV pour la compagnie: la démolition du sémi-
naire fut décidée. M. Émery l'apprit avec douleur; il
descendit une dernière fois près de ces tombes oubliées
où il était venu demander si souvent à ses prédécesseurs
22 M. ÉMERY
dans la charge de supérieur général leur foi , leur esprit ,
leur courage inébranlable pour l'accomplissement hé-
roïque du devoir.
Les hommes de la Révolution, qui cherchaient du plomb
et des balles, s'étaient emparés des cercueils de MM. Olier
et de Bretonvilliers : les restes vénérés de ces hommes
illustres, si chers aux prêtres de Saint-Sulpice et à l'Église,
avaient été dispersés sans qu'il fût possible à la piété
filiale de M. Émery de les retrouver. Il recueillit cepen-
dant quelques débris du corps et des vêtements de M. Tron-
son, les enferma avec respect dans une boite, et les con-
serva précieusement, après avoir pris les précautions
nécessaires pour en établir l'authenticité.
Les corps des autres prêtres de la compagnie restèrent
dans leurs cercueils ; les caveaux furent fermés et laissés
sous les ruines de l'ancien séminaire, où ils reposent en-
core aujourd'hui dans la paix du Seigneur. M. Émery
aimait à rappeler aux élèves qu'en traversant cette place
Saint-Sulpice, sous laquelle ont été ensevelis de pieux
élèves et de fervents directeurs, ils devaient prier poul-
ies morts et se rappeler eux-mêmes leur berceau.
Le 23 novembre 1803, M. Émery écrivait à M. de
Bausset, en voyant tomber avec tristesse les pierres du
séminaire qu'il avait espéré conserver :
(( Vous êtes bien bon de désirer savoir comment va
notre établissement, rue des Champs. Il va aussi bien
que le local peut nous le permettre. Nos jeunes gens
sont presque tous fervents dans la force du terme. Pour
accréditer la maison, je fais enseigner l'hébreu par un
professeur qui nous vient d'Amérique. Le jour de la Pré-
sentation, nous avons fait la rénovation des promesses
cléricales entre les mains de M. le cardinal de Belloy.
Notre local ne nous permettant pas les évolutions néces-
saires à la cérémonie ni l'admission des étrangers, nous
avons emprunté la galerie de l'hôtel de Fleury, ci-devant
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 23
la galerie de l'abbé Terray. Vous comprenez, Monseigneur,
que nous avons employé la veille force eau bénite. Notre
archevêque a été fort édifié et a beaucoup parlé.
(( Ce jour-là même, le curé de Saint-Sulpice, dînant
avec nous, apprit que la place laissée libre par la démoli-
tion du séminaire allait servir de place de Grève , et que
les exécutions y commenceraient dans trois jours. Le
préfet du département va loger à l'hôtel de ville : il ne
veut point que les exécutions se fassent devant sa maison,
et l'on veut qu'elles se fassent devant la maison de Dieu!
Aurait- on cru que le portail bâti par les curés pour
l'ornement de leur église aboutirait à écraser le sémi-
naire et à transformer le devant de l'église en place de
Grève? Le curé, qui a clans sa fabrique deux ou trois
sénateurs, les met en mouvement pour faire révoquer
l'arrêté. »
Obligé de renoncer à l'espérance de s'installer dans les
bâtiments de l'ancien séminaire et ne pouvant pas demeu-
rer plus longtemps dans l'hôtel insuffisant de la rue
d'Enfer, M. Emery avait loué pour une année, dans la
rue Notre-Dame-des-Champs, une maison plus vaste, qui
devint l'année suivante, sous la direction de l'abbé
Liautard, le collège Stanislas. Il installa dans ce nouveau
local ses élèves et les directeurs ; il appela de la mission
de Baltimore M. Garnier, qu'il voulait associer d'une
manière plus intime à ses travaux. Ce digne prêtre, attiré
par un simple désir de son supérieur, brisa tous les liens
qui attachaient profondément son cœur à l'Amérique,
repassa les mers, et vint partager la sollicitude et les
épreuves de la renaissance du séminaire. En le voyant,
M. Émery le reçut avec tendresse, et lui dit en le pre-
nant dans ses bras : « Je n'oublierai jamais le service que
vous m'avez rendu en revenant si promptement, et je ne
manquerai pas d'alléguer votre exemple à ceux d'entre
nous qui, très voisins des séminaires où je veux les en-
24 Si. ÉMERY
voyer, opposent toujours des difficultés à mes plus vives
instances. »
Cet accueil si affectueux n'empêcha pas M. Garnier de
sentir douloureusement le sacrifice qu'il venait de faire ;
son cœur lui rappelait souvent Baltimore. Il ne fut pas
difficile à M. Emery de s'apercevoir du grand chagrin de
son ami. Voulant le distraire et détourner son attention
de ces amers souvenirs, il l'obligea à suivre un cours
d'arabe; il lui confia dans son nouvel établissement l'en-
seignement de l'hébreu, de l'Écriture sainte, des sciences
physiques et mathématiques. Il l'accablait de travail et
ne cessait de lui témoigner sa confiance et son amitié
paternelle.
VII. — Après cette nouvelle installation provisoire
d'une année dans les bâtiments de la rue Notre-Dame-
des-Champs, M. Émery, fatigué de ces changements, qui
d'ailleurs pouvaient nuire à la conservation de l'esprit
ecclésiastique dans le séminaire, acheta, sous le nom de
M. de Carvoisin, un grand établissement, avec cour, cha-
pelle et jardin, rue du Pot-de-Fer. Le 17 décembre 1803,
il annonça cette nouvelle à M. de Bausset, en lui témoi-
gnant la joie qu'il éprouvait de son installation définitive
dans une maison voisine de l'église Saint-Sulpice. Après
lui avoir parlé du conseil épiscopal et des affaires du dio-
cèse de Paris, il ajoutait :
« M. de Carvoisin a acheté la maison 80,000 francs,
et, avec les frais d'acquisition, 100,000 francs, dans la
pensée d'y loger le séminaire. Mais cette maison , il la
loue à des conditions très favorables, et il est prêt à
la céder quand on aura des fonds à lui donner. Je crois
bien qu'il n'exigerait pas tout ce qu'elle lui a coûté. Nous
n'irons occuper cette maison que dans le mois de sep-
tembre, après que nous aurons passé les vacances à Issy.
Nous sommes obligés par un bail de conserver notre
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 25
maison actuelle jusqu'à vendémiaire. Le temps des va-
cances sera favorable pour le déménagement.
« Assurément rien ne remplacera le séminaire Saint-
Sulpice , je ne dis pas pour la beauté, mais pour la com-
modité et l'aptitude aux exercices du séminaire. Nous
trouverons une cbapelle ornée et à peu près aussi grande
que la nôtre. Une partie de la maison est divisée en cor-
ridors; mais il y en a une autre où ne sont que des appar-
tements. Dans les circonstances, rien ne pouvait mieux
nous convenir. En ouvrant une muraille, nous pourrons
communiquer, par la rue Férou, avec Saint- Sulpice.
Nous conserverons le nom de Saint -Sulpice, ce que je
regarde comme très important. Si Dieu veut bien me
conserver encore pendant cinq ou six ans, je pourrai
donner quelque staï)ilité à la réorganisation du séminaire
et de la compagnie, et mourir avec quelque espoir qu'elle
ne périra pas. Mais dans ce moment j'ai bien des craintes.
Je continue cependant de marcher, et je me fortifie par
la pensée que nous avons un maître qui tient compte de
la bonne volonté. »
Les jeunes séminaristes, installés après tant d'épreuves
dans une maison où ils trouvaient un asile plus sûr,
obéissaient à l'impulsion paternelle et vigoureuse et à
l'exemple de leur vénéré supérieur. M. Emery avait
rétabli l'article du règlement qui prescrivait une heure
entière d'oraison. Il attachait un grand prix au respect
de cet usage, qu'il estimait nécessaire à la conservation
de l'esprit intérieur, à l'éducation surnaturelle des âmes
qui veulent être à Dieu sans réserve. Il imposa aux élèves
l'obligation de porter la soutane, organisa la bibliothèque,
rétablit les anciens rapports du séminaire avec la paroisse
Saint-Sulpice, fonda des cours et des conférences doctri-
nales, devenues nécessaires pour la formation intellectuelle
des séminaristes depuis la suppression des facultés de
théologie et des vieilles universités.
26 M. ÉMERY
Il cherchait aussi à former ses élèves au ministère si
efficace de la prédication apostolique, et par des confé-
rences pratiques, élevées, tour à tour graves et fami-
lières , il leur apprenait à s'engager sûrement dans le
chemin des cœurs qu'une longue vie d'indifférence cou-
pable avait éloignés de la pratique de la vertu. Il citait
de longs passages de Cicéron et de Quintilien, développait
les sages préceptes contenus dans la rhétorique sacrée du
P. de Grenade, rappelait les maximes du P. Gueschiez,
et les conseils nouveaux présentés par Fénelon dans ses
remarquables Dialogues sur l'éloquence. Les lettres de
saint François de Sales sur la prédication, les avis de
saint François de Borgia et de saint Vincent Ferrier rele-
vaient encore l'intérêt de ses belles conférences, et après
avoir exposé ainsi les principes et les sources de l'élo-
quence chrétienne, il captivait l'attention charmée des
séminaristes en lisant avec un art consommé les plus
beaux passages des oraisons funèbres de Bossuet.
Dieu bénissait le zèle et la prudence de son vaillant
serviteur. Il appelait au séminaire des âmes prédestinées
qui dédommageaient leur supérieur de ses fatigues par
la régularité pieuse de leur conduite et l'ardeur intelli-
gente de leur travail.
M. Emery eut la consolation et la joie de recevoir dans
la maison le jeune Teysserre, brillant élève de l'École
polytechnique et de l'École des ponts et chaussées , plus
tard répétiteur lui-même à l'École polytechnique et auxi-
liaire, dans l'enseignement des sciences, du célèbre
M. de Prony? que Bonaparte aimait à consulter et qu'il
appelait le premier ingénieur de son temps.
Le nom de M. Teysserre est cher aux prêtres de Saint-
Sulpice : il ne rappelle pas seulement l'élève brillant ,
modeste , aimable dans sa piété profonde , qui édifia le
séminaire et consola par l'exemple d'une belle âme le
cœur de M. Émery ; il rappelle encore la fondation labo-
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 27
rieuse de cette petite communauté des clercs de Saint-
Sulpice, si cruellement éprouvée à son origine , et qui
donna à l'Église de France, dans l'espace de seize ans,
six évêqueSj entre lesquels Msr Dupanloup, un grand
nombre de vicaires généraux et plus de deux cents
prêtres, dont quelques-uns vivent encore et sont l'hon-
neur du clergé.
Lorsque le jeune Teysserre entra à Saint- Sulpice , il
frappa M. Émery. Le regard pénétrant du supérieur
devina promptement que Dieu préparait cet élève à un
rôle important dans l'œuvre de la formation du clergé.
Il lui prodigua ses soins, et écrivit un jour à la mère
pleine d'anxiété de Teysserre cette lettre où il laisse
voir sa connaissance du cœur humain et les trésors de sa
bonté 1 :
ce Madame,
« Monsieur votre fils est entré au séminaire depuis deux
jours; il était porteurd'une lettre pour moi, qu'il ignorait
être de vous. C'est la lettre d'une mère, d'une excellente
mère, qui doit tout naturellement être effrayée de voir
son fils entrer au séminaire. Je vous prie cependant de
calmer vos alarmes. Nous aurons le plus grand soin de
la santé de votre (ils chéri et si digne «le4 l'être. Je vous
remplacerai, s'il est possible, pour les petits soins. Il dor-
mira tant qu'il voudra, et même je prévois que nous serons
quelquefois obligés de lui ordonner de rester au lit. Nous
avons deux jeunes médecins au séminaire qui sont ses
amis , et que nous chargerons de veiller particulièrement
sur sa santé. En un mot, j'en aurai tant de soins , soit
pour la nourriture, soit pour les autres articles, que je
Vie de M. Teysserre,, par M. l'abbé Pagucllc de Follenay.
28 M. ÉMERY
crains que vous ne me reprochiez dans la suite de l'avoir
un peu gâté.
a Je vous félicite, Madame, d'avoir un enfant si ai-
mable et si méritant; je félicite monsieur votre fils d'avoir
une si excellente mère.
(( J'ai l'honneur d'être avec respect, Madame, votre
très humble et très obéissant serviteur,
ce Émery. ))
VIII. — Mais cette douceur paternelle, cette vigilance
affectueuse de M. Émery, ne lui laissaient oublier ni les
difficultés qui attendaient ces jeunes élèves après les
jours paisibles de leur préparation sacerdotale, ni les
sacrifices que Dieu pouvait leur demander.
Il insistait, dans ses instructions et ses avis, sur la néces-
sité d'être fidèles à l'oraison du matin ; il leur apprenait à
goûter cette vie chrétienne, ces entretiens intimes, répétés
et prolongés avec Dieu, où le prêtre trouve toujours la
consolation dans les amertumes inévitables de la vie,
la lumière dans les situations difficiles, la force à l'heure
du danger et cette gravité sereine qui est l'expression du
recueillement de l'àme.
Il aimait aussi à préparer les séminaristes aux grandes
luttes qu'ils auraient à soutenir pour la défense de
l'Église. Sa parole avait un accent particulier quand il
leur rappelait l'impérieuse nécessité d'être des hommes
de caractère, quand il leur présentait la vie dans sa réa-
lité sévère, avec ses périls, ses difficultés, ses ennuis.
(( Pourquoi , disait-il dans une instruction sur les con-
tradictions dans la vie, pourquoi Notre-Seigneur aurait-
il donc pris tant de soin de nous prévenir sur les contra-
dictions auxquelles nous serions exposés dans le cours
de notre ministère ; pourquoi les apôtres, remplis de la
doctrine et de l'esprit de leur divin Maître, nous tien-
ET [/ÉGLISE DE FRANCE 29
liraient- il< si fréquemment le même langage s'ils avaient
cru qu'on doit céder facilement aux contradictions, et
qu'il était inutile de nous raidir contre elles, s'ils n'avaient
pas prétendu par là affermir notre courage et préparer
notre résistance , s'ils n'avaient voulu en même temps
écarter du sanctuaire ces âmes molles et lâches qui sacri-
fient tout à leur repos, ces âmes faibles et pusillanimes
que toutes les difficultés étonnent, que toutes les opposi-
tions arrêtent? En même temps que les ministres de
l'Évanidle voient dans l'exemple de leur divin Maître les
contradictions auxquelles ils doivent s'attendre eux-
mêmes, ils y voient la manière dont ils doivent les sou-
tenir. Ni les pièges que lui tendent ses ennemis, ni les
calomnies qu'ils inventent, ni les supplices qu'ils lui
préparent, n'affaiblissent son zèle et ne le détournent de
la voie qui lui a été tracée par son Père...
« Tous les avertissements qu'il nous donne sur les con-
tradictions, et les exemples qu'il nous en montre en sa
personne, sont donc autant d'exhortations manifestes à
la fermeté, autant de leçons évidentes qui nous apprennent
que, sans la fermeté, nous serons des disciples infidèles
et des ministres prévaricateurs. »
Et dans un commentaire éloquent d'un texte de saint
Cyprien , il s'écrie : « Ne sommes-nous pas environnés
d'hérétiques, d'incrédules, de mauvais chrétiens, enne-
mis de la doctrine et de la discipline de l'Eglise, qui
élèvent de toute part leurs voix et leurs mains contre
elle? Soyons au milieu d'eux comme un rocher contre
lequel les flots grondent , se lèvent et se brisent. Qu'im-
porte au fidèle ministre de Dieu de quelle part lui vien-
nent les menaces et les périls , lui dont l'état est d'être
exposé aux périls, <-t qui tire de là même sa principale
gloire ? »
C'est par ces appels généreux au courage, autant que
par ses propres exemples, que M. Émery, dont la force
30 M. ÉMERY ET L'ÉGLISE DE FRANCE
de caractère était la vertu dominante, excitait et dirigeait
ses élèves timides , et les préparait à devenir des prêtres
à la hauteur des dangers qu'ils devaient affronter. Il
vivait au milieu d'eux dans une intimité touchante, heu-
reux d'avoir enfin retrouvé cette vie du séminaire qu'il
préférait à tout, et de se cacher dans l'obscurité d'un
dévouement qui a tout son mérite devant Dieu, parce
qu'il est sans gloire devant les hommes.
L'œuvre ainsi rétablie devait essuyer encore de nou-
velles tempêtes. Mais Dieu veillait sur elle, et, malgré
la violence de ses ennemis, elle ne devait pas périr.
CHAPITRE II
FIN DE LA PERSÉCUTION, EXIL DE If. FOURRIER
I. — Quelque temps avant de mourir sur la terre
étrangère, Pie VI, frappé des dangers qui menaçaient
l'Église et des difficultés redoutables que le sacré col-
lège aurait à braver pour obtenir la liberté de l'élection
de son successeur, avait pris les plus sages dispositions.
La mort, qu'il voyait approcher comme une heureuse
délivrance dans l'épreuve cruelle de sa captivité ; le bou-
leversement de la ville de Rome, abandonnée aux fac-
tieux et à de nouveaux barbares ; la persécution habile
et puissante du gouvernement français, décidé à tenter
de nouvelles aventures pour frapper le clergé déjà ébranlé
et semer dans ses rangs la discorde en supprimant son
chef visible : ces graves pensées venaient assombrir les
dernières heures du vieillard qui tenait encore dans ses
mains les rênes de l'Église, et elles justifiaient la pru-
dence légitime de ses résolutions.
Mais Dieu manifesta d'une manière sensible et surna-
turelle la protection qu'il ne refuse jamais à l'Église à
l'heure du danger, il rendit inutiles les dernières précau-
tions du pontife mourant. La Russie, l'Allemagne et la
Turquie, des armées étrangères, hostiles même par leurs
croyances contraires à l'Église catholique, deviennent
subitement les défenseurs d'une cause abandonnée par les
peuples chrétiens, avancent leurs rangs, se précipitent sur
l'Italie pour arrêter les projets ambitieux du Directoire ,
32 M. ÉMERY
servi par un capitaine de génie, et dégagent la ville de
Venise. Leurs soldats montent la garde pendant que le
conclave, après avoir appelé sur ses délibérations les
lumières de l'Esprit- Saint, se réunit dans le monastère
de Saint-Georges-le-Majeur, et donne un pape à l'Église
catholique dans la personne de Pie VII, de la famille
illustre des Chiaramonti.
C'était un fardeau redoutable et bien lourd que le con-
clave imposait aux épaules du successeur de Pierre. Sur
tous les points de l'Eglise catholique où s'arrêtaient
ses yeux voilés de tristesse , Pie VII rencontrait des
sujets d'alarmes, des épreuves, des révoltes, d'effrayantes
menaces. Jamais le secours de Dieu ne lui fut plus néces-
saire qu'à cette heure, où le présent et l'avenir n'avaient
plus ni consolation ni espérance.
En apprenant cette heureuse élection, quelques évêques
sollicités par M. de Bausset résolurent d'adresser au
nouveau pontife un mémoire sur la situation des affaires
ecclésiastiques en France , et de demander à Celui qui
est le centre de l'Église catholique ses conseils, ses lu-
mières et une direction.
M. Émery fut chargé par M. de Bausset et par ses col-
lègues dans l'épiscopat de rédiger en leur nom ce mé-
moire , auquel ils donnèrent la sanction et l'autorité de
leur signature *.
II. — Après avoir exprimé ses regrets de la mort de
Pie VI et offert ses félicitations respectueuses à son suc-
cesseur, M. Émery fait un tableau fidèle de l'état lamen-
table de l'Église de France : il rappelle l'impiété s'affir-
mant sans pudeur, les temples fermés, les prêtres exilés,
déportés, égorgés, les évêques schisniatiques installés
après le serment criminel de fidélité à la constitution
1 On conserve au séminaire Saint -Sulpiçe ce mémoire, écrit
tout entier de la main de M. Émery, le 15 mai 1800.
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 33
civile à la place des évêques légitimes; il parle des faux
évèques qui égarent les fidèles en les retenant dans l'er-
reur et dans la révolte contre la chaire de Pierre, des
prêtres qui les suivent, et qui se sont emparés, par une
complicité coupable , des cathédrales et des paroisses ; il
ne cache pas non plus les tristes contestations qui se sont
élevées entre les évèques fidèles à l'occasion des serments
Demandés, malentendus déplorables, qui contribuent à
diviser encore aujourd'hui des cœurs également dévoués
à l'Église et soumis au vicaire de Jésus-Christ.
« Il est un autre mal, écrit M. Émery, dans le même
genre, que Votre Sainteté ne connaît peut-être pas et
fei'il est heureusement en son pouvoir de faire cesser.
Nous avons tous cru, et plusieurs de nos collègues qui
sont dehors l'ont pensé avec nous, qu'on pouvait évi-
demment remplir les conditions qui ont été successive-
ment prescrites aux prêtres , pour qu'il leur fût loisible
d'exercer publiquement leur ministère, en différentes
formules, dépendantes ordinairement pour le sens de
ceux qui en étaient les auteurs. Nous avons été plus à
portée que nos collègues, exilés dans des pays lointains,
de savoir quelles étaient ces intentions, et de reconnaître
qu'on pouvait souscrire ces formules sans blesser aucune
règle de la foi ou de la morale. Un grand nombre de nos
collègues, au dehors, ont été d'une opinion contraire; et
il n'est pas jusqu'à la simple déclaration de soumission
aux lois de la république, qu'ils n'aient jugée illicite
et qu'ils n'aient défendu de faire dans leurs diocèses,
jusqu'à obliger à la rétractation et priver de toute fonc-
tion ceux qui l'auraient faite... Conséquemment , il n'y
a point eu de culte dans une grande partie de la France;
le peuple est demeuré sans instruction et sans secours
spirituels. Et Votre Sainteté voit facilement quels incon-
vénients entraine une semblable cessation.
« Il est indubitable que tous ceux qui ont fait ces ser-
34 M. ÉMERY
ments et ces déclarations dans la vue de ne point laisser
les fidèles sans culte, n'ont rien à changer dans leurs
sentiments intérieurs; qu'ils sont parfaitement d'accord,
pour le fond, avec ceux qui les ont refusés, et que les
uns et les autres ne diffèrent que dans la manière d'in-
terpréter les formules. Oh ! qu'il était facile de s'en-
tendre, et combien il aurait été sage de suivre l'esprit et
la méthode de saint Athanase , dans le concile qu'il tint
à Alexandrie , au retour de son exil ! Il trouva entre les
chrétiens, qui d'ailleurs s'étaient tous prononcés contre
l'arianisme, une multitude de divisions sur des points
d'une haute importance : toute l'Église en était troublée.
Il conféra avec les divers partis, les fit s'expliquer les
uns en présence des autres, les réconcilia, et rendit
ainsi à l'Église un service que saint Grégoire de Nazianze
met au-dessus de tous les jeûnes, de toutes les mortifi-
cations, de tous les écrits et de tous les travaux de ce
grand évêque1.
« Les différentes formules qui ont donné lieu aux con-
testations sont aujourd'hui abolies. On leur en a substitué
une, qui est la promesse de fidélité à la constitution.
Nous avons cru qu'on pouvait la permettre. Avant de
prendre un parti, nous aurions bien désiré qu'il fût pos-
sible de consulter le saint-siège et d'attendre sa réponse,
mais le délai dans une affaire qui nous a paru souffrir
peu ou point de difficulté entraînait de trop grands in-
convénients; car c'en est un sans doute très grand que
de laisser pendant un temps notable tout un peuple sans
culte, sans instruction, sans sacrements. De plus, il
aurait résulté de la cessation du culte public, dans les
lieux où il était auparavant exercé, que les schismatiques
se seraient emparés des églises vacantes. »
M. Émery ériumère ensuite les arguments qui justi-
1 Oratio xxi.
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 35
fient la conduite de ceux qui ont cru, en conscience,
pouvoir prêter et conseiller les serments, et il termine
le mémoire par ces paroles d'un fils soumis de l'Eglise :
(( Au reste, très Saint-Père, prononcez dans votre
sagesse, et faites connaître votre jugement. Nous ne
céderons en docilité et en soumission à aucun de nos col-
lègues. Nous sommes disposés à dire hautement que
Pierre a parlé par votre bouche , ainsi que le disait le
quatrième concile œcuménique dans ses acclamations
à la lettre de saint Léon. »
Ce mémoire, rédigé avec une grande modération et
dans le dessein de faire connaître au chef de l'Église les
sentiments de l'épiscopat à son égard et la situation reli-
gieuse de la France, ne fut pas envoyé à Pie VII ; un grand
événement le rendit inutile.
Par un bref adressé à tous les évèques de France, le
K) septembre 1800, Pie VII leur apprenait que le premier
consul Bonaparte avait chargé le cardinal Martiniana de
lui faire des ouvertures et d'entrer avec lui en négocia-
tions pour aplanir les difficultés religieuses de l'Église de
France et rendre au culte catholique son ancien éclat.
Il sollicitait le secours de leurs prières, et les invitait à
demander à Dieu l'appui de sa grâce afin de mener cette
laborieuse entreprise selon ses espérances et selon l'inté-
rêt de l'Église.
Le 20 septembre de cette même année, M. Émery
exprimait à M. de Bausset, évèque d'Alais, sa confiance
dans les intentions conciliantes du premier consul, sa
joie à la pensée de la liberté rendue enfin, après tant
d'orages, à L'Église catholique; il le pressait humble-
ment de ne pas entraver, par une opposition inutile et
dangereuse, les bonnes dispositions de celui qui tenait
déjà dans ses mains la fortune du pays.
III. — Le discours que Bonaparte avait adressé aux
36 M, ÉMERY
curés de Milan , quelques jours avant la bataille de Ma-
rengo , et dont il avait répété avec autorité et fermeté les
pensées principales dans une allocution prononcée devant
ses conseillers d'État, à Paris, avait attiré tout particu-
lièrement l'attention de M. Emery. Il avait été frappé des
vues élevées, des sentiments religieux, des intentions
pacifiques, du style ferme et clair de ce discours, vraiment
remarquable dans quelques-unes de ses parties. Il le fit
imprimer à Paris, en répandit un grand nombre d'exem-
plaires et invita M. Vernet, prêtre de la compagnie de
Saint-Sulpice , à le propager dans les provinces du Midi.
« J'ai désiré de vous voir tous rassemblés ici, disait
Bonaparte aux curés de Milan, afin d'avoir la satisfaction
de vous faire connaître par moi-même les sentiments qui
m'animent au sujet de la religion catholique, apostolique
et romaine. Persuadé que cette religion est la seule qui
puisse procurer un bonheur véritable à une société bien
ordonnée et affermir les bases d'un bon gouvernement,
je vous assure que je m'appliquerai à la protéger et à la
défendre dans tous les temps et par tous les moyens.
ce Vous , les ministres de cette religion , qui certes est
aussi la mienne, je vous regarde comme mes plus chers
amis, je vous déclare que j'envisagerai comme perturba-
teur du repos public et ennemi du bien commun, et que
je saurai punir comme tel, de la manière la plus rigou-
reuse et la plus éclatante , et même , s'il le faut , de la
peine de mort, quiconque fera la moindre insulte à notre
commune religion, ou qui osera se permettre le plus léger
outrage envers vos personnes sacrées.
ce Mon intention formelle est que la religion chré-
tienne, catholique et romaine, soit conservée dans son
entier, qu'elle soit publiquement exercée et qu'elle
jouisse de cet exercice public avec une liberté aussi
pleine, aussi étendue, aussi inviolable qu'à l'époque où
j'entrai pour la première fois dans ces heureuses con-
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 37
trées. Tous les changements qui arrivèrent alors, princi-
palement dans la discipline, se firent contre mon incli-
nation et ma manière de penser. Simple agent d'un
gouvernement qui ne se souciait en aucune sorte de la
religion catholique , je ne pus alors empêcher tous les
désordres qu'il voulait excitera tout prix, à dessein de
la renverser. Actuellement que je suis muni d'un plein
i pouvoir, je suis décidé à mettre en œuvre tous les moyens
; que je croirai les plus convenables pour assurer et garan-
tir cette religion.
« Les philosophes modernes se sont efforcés de per-
suader à la France que la religion catholique était l'im-
I placable ennemie de tout système démocratique et de
tout gouvernement républicain : de là cette cruelle per-
sécution que la république française exerça contre la
religion et contre ses ministres; de là toutes les horreurs
auxquelles fut livré cet infortuné peuple. La diversité
des opinions qui, à l'époque de la révolution, régnaient
en France au sujet de la religion, n'a pas été une des
moindres sources de ces désordres. L'expérience a dé-
trompé les Français et les a convaincus que, de toutes
les religions , il n'y en a pas qui s'adapte comme la catho-
lique aux diverses formes de gouvernement, qui favorise
davantage, en particulier, le gouvernement démocra-
tique , républicain, en établisse mieux les droits, et jette
plus de jour sur ses principes.
« Moi aussi, je suis philosophe, et je sais que, dans
une société quelconque, nul homme ne saurait passer
pour vertueux et juste, s'il ne sait d'où il vient et où il va.
(( La simple raison ne peut nous fournir là -dessus
aucune lumière ; sans la religion on marche continuel-
lement dans les ténèbres , et la religion catholique est la
seule qui donne à l'homme des lumières certaines et in-
faillibles sur son principe et sur sa fin dernière.
« Nulle société ne peut exister sans morale, et il n'y
Il 2
38 M. ÉMERY
a pas de bonne morale sans religion ; il n'y a donc que la
religion qui donne à l'Etat un appui ferme et durable.
Une société sans religion est comme un vaisseau sans S
boussole : un vaisseau dans cet état ne peut ni s'assurer |
de sa route, ni espérer d'entrer au port; une société
sans religion, toujours agitée, perpétuellement ébranlée
par le choc des passions les plus violentes , éprouve en
elle-même toutes les fureurs d'une guerre intestine,
qui la précipite dans un abîme de maux , et qui tôt ou
tard entraîne infailliblement sa ruine.
(( La France, instruite par ses malheurs, a ouvert
enfin les yeux ; elle a reconnu que la religion catholique
était comme une ancre qui pouvait seule la fixer dans
ses agitations et la sauver des efforts de la tempête : elle
l'a, en conséquence, rappelée dans son sein. Je ne puis
pas disconvenir que je n'aie beaucoup contribué à cette
belle œuvre. Je vous certifie qu'on a rouvert les églises
en France, que la religion catholique y reprend son
ancien éclat, et que le peuple voit avec respect ses pas-
teurs sacrés , qui reviennent pleins de zèle au milieu de
leurs troupeaux abandonnés.
« Que la manière dont a été traité le pape défunt ne
vous inspire aucune crainte : Pie VI a dû en partie ses
malheurs aux intrigues de ceux à qui il avait donné sa
confiance, et en partie à la cruelle politique du Direc-
toire. Quand je pourrai m'aboucher avec le nouveau pape
j'espère que j'aurai le bonheur de lever tous les obstacles
qui pourraient s'opposer encore à l'entière réconciliation
delà France avec le suprême pasteur de l'Église. »
En donnant une publicité considérable à ce discours
où l'on sent déjà, sous les habiletés d'un langage favo
rable à la religion , la parole impérieuse d'un maître
absolu, l'expression d'une volonté qui veut être obéie
sans discussion , M. Émery servait les intérêts de l'Église
catholique; il ne savait pas que, malgré son empresse-
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 39
ment à seconder les intentions pacifiques de Bonaparte ,
il allait être encore une fois frappé, condamné, incar-
céré.
IV. — Il y avait à cette époque, dans la compagnie de
Saint- Sulpice, un prêtre, parent et compatriote de
M. Émery, qui devint plus tard évêque de Montpellier :
c'étaitM. Fournier1. Orateur abondant, d'une voix sonore,
doué d'une imagination trop riche, il entraînait les
foules par ses qualités populaires et par l'intérêt piquant
qu'il savait donner à ses prédications, en multipliant les
allusions frappantes aux événements de la révolution.
Ce succès retentissant, à un moment où le silence était
si nécessaire, appela sur lui l'attention ombrageuse et
la sévérité du gouvernement.
Gomme il prêchait le vendredi saint, dans l'église Saint-
Roch, un sermon véhément sur la passion de Notre-Sei-
gneur, il consacra la première partie de son discours à
reproduire exactement et avec simplicité le récit des
saints Évangiles; il se livra ensuite à des considéra-
tions violentes sur la Passion de Notre -Seigneur renou-
velée par les hommes de la révolution. 11 s'écria :
(L Les Apôtres, c'était nous: ordonnés comme eux,
nous avions abandonné lâchement Jésus - Christ ; — les
1 Fournier, né à Gex, le 27 décembre 17G0. Il commença ses
études au séminaire du Saint-Esprit, à Paris, les continua à Saint-
Sulpice; il fut premier de licence en 1784-1785. Vicaire général
d'Auch, sous l'épiscopat de Mt»r de la Tour du Pin, au sortir du
séminaire, il entra bientôt dans la compagnie de Saint -Sulpice,
sous la direction de M. Émery. Il était professeur de théologie
morale au grand séminaire d'Orléans, en 1789. Il passa les mau-
vais jours de la révolution caché chez un riche Orléanais, De-
loynes d'Auteroche. En 1803, l'ancien archevêque d'Auch, devenu
évèque de Troyes, le nomma vicaire général. Le cardinal Feseh
le lil nommer chapelain, puis aumônier de l'empereur, et évèijue
de Montpellier en 1805. Il fut secrétaire du concile en 1811, et
mourut au mois de décembre 183 î .
40 M. ÉMERY
princes du peuple, c'étaient les princes et les nobles,
conjurés contre la religion; — les scribes, c'étaient
les magistrats et les parlements; — les pharisiens,
c'étaient les jansénistes ; — La populace, c'était le peuple
français. »
Puis, regardant en face, dans l'auditoire, Talleyrand,
qui était déjà l'homme de Bonaparte après avoir été le
courtisan de la révolution , il ajouta :
« Nous avons vu dans la révolution un traître se
tourner contre Jésus -Christ; et dans le camp des
évêques , successeurs des apôtres , il y a eu un Judas ! »
M. Fournier eut cependant l'habileté et la précaution
de finir son discours par un éloge de Bonaparte; il le
comparait au brave centurion, il le félicitait d'avoir rou-
vert les églises fermées par la violence et d'avoir relevé
les autels.
M. de Dampierre , vicaire général de Paris, et M. Mar-
duel, curé de Saint-Roch, se trouvaient au banc d'oeuvre,
où ils tremblaient de la témérité vaine et dangereuse de
l'orateur intempérant. Quand il rentra dans la sacristie,
ces messieurs lui exprimèrent leur mécontentement et
leur frayeur, le priant avec insistance de modérer désor-
mais l'ardeur de ses homélies, et d'éviter les allusions
transparentes qui faisaient son succès.
A. la suite d'un nouveau discours prononcé, le jour de
la Pentecôte , dans l'église Saint - Germain - l'Auxerrois ,
M. Fournier fut arrêté sans jugement, sur un ordre
émané de Fouché, préfet de police et ami de Talleyrand ;
il fut déclaré atteint de folie, enfermé dans l'hospice
national de Bicètre.
Voici l'ordre d'arrêt :
ce Marie -Nicolas Fournier, ministre du culte catho-
lique, se disant vicaire général d'Auch et d'Orléans, et
ancien doctor de Sorbonne , inscrit sur la liste des émi-
grés. Ayant quitté cette commune sans autorisation, il
ET L'ÉGLTSE DE FRANCE 41
était venu à Paris, et y débitait depuis quelques jours
des sermons plutôt remplis d'outrages aux principes du
gouvernement et à la tranquillité intérieure que des prin-
cipes évangéliques. Cette conduite, qui prouvait une
espèce de folie, fixa l'attention du préfet de police, qui
fit arrêter l'individu. On a trouvé dans ses papiers un
grand nombre de sermons, dont plusieurs offrent le sens
politique le plus dangereux, un traité où l'on réduit en
crime l'acquisition de toute espèce de biens nationaux ,
et un autre où, en colorant de raisons religieuses l'esprit
de parti le plus fanatique , on déclare coupable tout mi-
nistre des cultes qui ferait la promesse de fidélité à la
constitution. Lui-même cependant avait fait cettte pro-
messe. Cette versatilité de conduite, l'incohérence des
idées de ce prédicateur, son exaltation et la manie
d'amalgamer publiquement des principes aussi étranges
avec des paroles de religion, n'ont point permis de dou-
ter qu'il n'eût l'esprit aliéné au point de compromettre
l'ordre public.
« En conséquence , le préfet de police , aux termes du
paragraphe 6 de l'article 2C2, de l'arrêté des consuls du
13 messidor an VIII, l'a fait arrêter et conduire à l'hos-
pice des fous, à Bicètre. »
A peine arrivé à Bicètre, M. Fournier fut enfermé
dans une loge ; on le dépouilla de ses habits ecclésias-
tiques et de ses souliers, on lui donna des sabots, et,
après lui avoir rasé la tète, on le revêtit d'une robe de
fou. Par un jeu singulier du hasard, les vrais malades
de l'établissement accouraient se prosterner à ses pieds ;
dans leur folie, ils l'appelaient monseigneur et implo-
raient sa bénédiction.
A la nouvelle de cette arrestation arbitraire et odieuse,
M. de la Tour du Pin, évêque de Troyes, ancien arche-
vêque d'Auch, fit parvenir secrètement cette lettre à
M. Fournier:
42 M. ÉMERY
(( Je me réjouissais , mon cher insensé, de vos succès,
non pas pour vous voir placé au rang des prédicateurs
distingués, — vous aviez une ambition plus noble, —
mais parce qu'ils étaient tout à la fois une preuve de
votre zèle et de votre courage, et une preuve aussi que
les Parisiens avaient conservé de la religion , et que le
gouvernement était de bonne foi dans sa promesse de
maintenir la liberté de conscience. Votre renommée vous
a été funeste, si toutefois on peut regarder comme funeste
la privation de la liberté, quand on la perd pour avoir
prêché l'Évangile. Loin de vous affliger d'un traitement
si peu mérité, vous avez remercié Dieu de vous avoir
rendu digne de souffrir un affront pour le nom de Jésus-
Christ.
« Vous voilà déclaré fou pour lui ; et en effet, aux yeux
de bien des gens, c'est une grande folie que de prêcher
la folie de la croix. Elle a été et sera toujours le scandale
de beaucoup de monde. Il était donc juste que celui qui
renouvellerait avec plus d'éclat ce scandale, et entre-
prendrait de faire triompher cette folie après douze ans
de silence , fût pris comme un scandaleux et traité comme
un fou. Vous avez été ce sage insensé et ce scandaleux
précieux aux yeux de la foi , et je vous en félicite. Votre
ignominie glorieuse vous rend plus cher aux yeux de la
religion, et vous prépare, je l'espère, des succès que
l'éloquence toute seule n'opère pas; succès les seuls
dignes de votre ambition , qui n'a pour objet que le salut
des âmes. J'espère aussi que le gouvernement désavouera
l'injure qui vous a été faite en son nom, et qui en devien-
drait une pour lui , s'il ne la faisait pas cesser prompte-
ment. »
V. — Ce procédé violent, qui permettait de se défaire
ainsi d'un homme en le traitant de fou, devait soulever
cependant des protestations de la part des auditeurs pleins
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 43
d'enthousiasme du malheureux prisonnier. Deux pam-
phlets sans signature, dirigés avec habileté contre la dic-
tature anonyme du ministre de la police, furent mis en
circulation. On soupçonna M. Émery d'en être l'auteur :
il fut immédiatement arrêté et conduit à la préfecture de
police, où il subit trois interrogatoires, dans les pre-
miers jours de juillet de l'an 1801.
Pendant ce temps, les agents du ministre de la police
faisaient chez lui des perquisitions; ils saisirent sa cor-
respondance avec des prêtres et des évèques émigrés, une
lettre compromettante du cardinal Maury, des exem-
plaires du pamphlet pour la défense de M. Fournier. Le
préfet de police Dubois, ému de la correspondance de
M. Émery, disait dans son rapport à M. Fouché : ce II
parait qu'Émery est l'oracle du clergé et l'homme dans
lequel tous les évèques insurgés ou insoumis ont placé
leur entière confiance. On le consulte de toute part, soit
sur la promesse de fidélité à la constitution, soit sur la
rentrée en France et la possibilité de l'obtenir. »
Accusé de n'avoir pas prêté le serment de fidélité à la
constitution, d'être l'agent des prêtres et des évèques
étrangers, d'entretenir le fanatisme et l'esprit de rébel-
lion dans le clergé, M. Émery pouvait être condamné à
la déportation, en vertu des anciennes lois encore exis-
tantes; mais un agent supérieur de la préfecture de police
proposa de l'enfermer dans une maison particulière et
de le tenir au secret, pour couper ses relations avec les
membres du clergé et l'empêcher d'exercer une influence
qu'il ne perdrait pas si l'on se contentait de le déporter.
Enfermé au petit dépôt de la préfecture de police, à
côté de malfaiteurs et de filles de mauvaise vie, M. Émery
se livra de nouveau à cet apostolat des prisonniers qu'il
avait exercé avec un zèle béni de Dieu et récompensé
par des succès inespérés dans les cachots de la Concier-
gerie.
44 M, ÉMERY
Heureux de souffrir pour la cause de la justice, confiné
dans une chambre étroite, insuffisante et sans air, où
l'on avait entassé soixante personnes , il s'occupa d'amé-
liorer la nourriture de ses compagnons, se contentant
pour lui-même d'un peu de pain et d'une cruche d'eau,
édifiant les prisonniers par son esprit de pénitence et par
sa piété profonde , expliquant aux plus jeunes les vérités
fondamentales de la religion chrétienne. Sa dignité,
l'austérité de sa vie sacerdotale, confondaient les prêtres
apostats, mariés, qui remplissaient les bureaux de sa
prison.
Si les évêques et les prêtres intrus se réjouissaient de
la détention de M. Emery, considéré comme le défenseur
le plus dangereux des droits de l'Eglise , il n'en était pas
de même de ses amis, qui cherchaient par des influences
puissantes à obtenir du gouvernement son élargissement
immédiat.
Mllc Jouen, sainte fille dévouée au supérieur de Saint-
Su lpice ; le général de Prez- Crassier, parent de M. Émery,
ami de Fouché et de l'ancien évèque constitutionnel de
Nancy, multiplièrent leurs démarches et obtinrent enfin,
le 22 juillet, la délivrance du prisonnier, sous la condi-
tion qu'il prêterait le serment de fidélité à la constitu-
tion, et qu'il serait soumis à une surveillance spéciale
pendant un temps déterminé. M. Émery apprit son élar-
gissement avec une profonde indifférence et un grand
sang -froid. Quand on lui dit qu'il avait été question de
l'envoyer en Italie, il répondit tranquillement: « J'au-
rais été charmé de faire un voyage aussi agréable , et je
serai sans doute privé longtemps de ce plaisir. »
Le lendemain de son élargissement, il écrivit à M. de
Bausset :
ce Vous avez su certainement que j'ai été arrêté et dé-
tenu à la préfecture pendant dix-huit jours. Au bout de
trois jours, c'est-à-dire après l'examen des papiers et
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 45
imprimés trouvés chez moi, je devais sortir; mais la
décision finale devait partir du ministre de la police,
qui avait promis de me laisser promptement en liberté.
Cependant l'expédition, qu'il a fallu forcer pour ainsi
dire, n'a été faite qu'après quinze jours, tantje suis aimé
dans les bureaux de ce ministère !
« Je crois qu'ils me regardaient comme l'auteur de deux
écrits qui ont été produits dans l'affaire de M. Fournier,
dont le premier a singulièrement piqué le ministre, et qui
était fait pour cela. Mais je n'avais absolument aucune
part à cet écrit, non plus qu'à l'autre. Les constitution-
nels ne se sont pas épargnés dans cette circonstance.
« Je dois regarder cet événement comme une faveur
du Ciel, puisque Dieu ne promet rien de plus en ce
inonde à ceux qui serviront son Eglise avec plus de
zèle. »
A peine sorti de prison, M. Ernery s'occupa de la déli-
vrance de M. Fournier. Il fit appel au dévouement dont
il venait de recevoir lui-même un témoignage de la part
de ceux qui avaient obtenu son élargissement ; il multi-
plia les démarches, avec la discrétion commandée par la
surveillance sévère dont il était l'objet, et écrivit lui-
même à son ami, le 28 juillet 1801, pour lui donner,
dans lepreuve cruelle de sa persécution, les avis d'un
père et les consolations élevées de la religion.
a Quand nous avons reçu , mon cher Fournier, le
billet qui nous a instruit que vous suiviez la route de
Dijon , nous étions informés qu'on vous conduisait à
Turin , et que vous deviez être enfermé dans une espèce
de séminaire, devenu le lieu de votre réclusion. J'ai écrit
à Lyon de chercher un négociant honnête qui vous ferait
tenir par son correspondant à Turin l'argent dont vous
auriez besoin, en m'engageant à le rembourser.
a M. et Mme d'Auteroche sont repartis le lendemain de
votre départ. On le leur a conseillé. M. d'Auteroche a
46 M. ÉMERY
réclamé vos papiers. On lui a tout rendu, excepté les
sermons et les lettres , dont on a fait un paquet cacheté ,
qu'on garde au dépôt.
(( Il est inutile de vous dire la désolation de Mlle Jouen,
de M. de Crouseille et de sa tante, etc. La désolation est
générale.
(( L'auteur du fameux roman à'Atala a dit qu'il vous
trouvait bien heureux, et qu'il voudrait être à votre place.
Effectivement, aux yeux de la foi, rien de plus digne
d'envie que votre sort.
(( Tout le Nouveau Testament est plein de vérités qui
le prouvent : vous en trouverez un grand nombre clans
la première épître de saint Pierre. L'ouvrage imprimé
sous le règne de François Ier et dédié à ce prince, qui
vous a été envoyé, semble fait pour vous. Lisez encore,
à la fin du Paradisus, le Psautier d'Horstius. Le capital
pour vous est de ne pas laisser échapper cette grâce.
« Je crois que Dieu vous appelle au ministère de la
chaire : suivez donc cette vocation, et dirigez vos études
de ce côté. Si vous êtes portée de lire quelques saints
Pères, lisez les discours de saint Basile et ceux de saint
Grégoire de Nazianze : ce sont deux mines que l'on
n'a point encore assez exploitées ; et notez toutes les sen-
tences et tous les traits qui pourraient vous servir dans
la suite. S'ils sont trop longs, contentez-vous d'en noter
la substance et l'endroit du livre. Composez même dans
votre retraite, mettez par écrit votre discours projeté
sur la Trinité. Après tout, si vous manquez de livres,
vous aurez toujours une Bible : lisez-la attentivement et
d'un bout à l'autre ; peut-être que cela ne vous est jamais
arrivé.
« Disposez tellement votre temps , qu'il vous en reste
la plus grande partie pour la prière et pour l'étude. Si
vous pouvez débuter par une.retraite, ce serait le mieux;
car le point auquel vous devez vous attacher davantage ,
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 47
c'est à former votre intérieur, à purifier vos intentions,
et à n'avoir point d'autres vues que la gloire de Dieu :
Ne forte, cum aliis prxdicaveyim, ipse reprobus effi-
ciar.
(( Rien n'est plus dangereux pour un prédicateur
que les applaudissements; et, s'il n'est pas un homme
intérieur, un homme d'oraison, il est fort exposé à périr.
Quand nous voyons dans l'Évangile qu'au jour du juge-
ment des hommes diront à Notre -Seigneur : « N'avons-
« nous pas chassé les démons et fait des prodiges en votre
« nom ?» et que Notre-Seigneur leur répondra : « Je ne
(( vous connais pas; retirez- vous, ouvriers d'iniquité! »
j'ai toujours cru que cela devait s'entendre des grands
prédicateurs.
(( Faites donc votre capital de la piété. Vous n'en prê-
cherez que mieux et avec plus de succès.
ce Je vous emhrasse et je vous recommande à la grâce
de Dieu. »
VI. — Cinq ans plus tard, lorsque la Providence appela
M. Fournier à l'épiscopat, M. Emery, qui portait le plus
grand intérêt à l'àme de son ami, lui renouvela ses
conseils paternels, et lui écrivit cette lettre, où se ré-
vèlent encore les sentiments si chrétiens et les fortes
leçons que nous venons de rappeler:
« Je ne vous verrai peut-être pas demain , mon cher
Fournier, et je ne veux pas tarder à vous donner quelques
conseils. Le premier et le plus important est de vous
pénétrer dès à présent de la grandeur de votre état, des
obligations qu'il vous impose, d'en faire l'objet de votre
méditation de tous les jours, de toutes les heures, et de
vous rappeler sans cesse cette parole de saint Paul :
Oportet episcopum irreprehensïbUem esse..., sobrium,
prudentem^ omatum, pudicum. Souvenez-vous que
dès à présent vous allez être en spectacle , et par consé-
48 M. ÉMERY
quent que n'ayant rien , par la miséricorde de Dieu ,
à réformer dans le fond de votre conduite, vous devez
réformer dans l'extérieur tout ce qui pourrait donner des
impressions moins favorables. Votre gaieté, surtout à
table, paraît trop. Vous voulez plaisanter sans cesse,
vous dissertez trop sur les mets qu'on sert à table. Ceux
qui ne vous connaissent pas croiraient que vous êtes un
homme de bonne chère. Ce n'est de votre part que plai-
santerie et bonne humeur. Mais je sais qu'on ne pense
pas toujours de même, et qu'à Lyon le prédicateur per-
dit beaucoup dans ses repas et dans ses sociétés particu-
lières.
« Je crois ne devoir pas perdre un moment pour vous
donner cet avis , puisque vous allez être invité chez les
ministres. Vous ne tarderez pas à l'être chez M. Camba-
cérès, qui est de Montpellier, et vous serez très observé.
L'Apôtre disait à Tite ce que je vous répète : In ow)> Unis
teipsum prœbe exemplum bonorum opemim, in do-
ctrina in integritate, in gravitate , verbum sanum,
irreprehensibile.
ce Vous savez de quel esprit et de quel cœur part ce
qui précède. »
C'est avec cette délicatesse et cette autorité, fortifiée par
la parole divine , que M. Emery faisait accepter ses con-
seils et dirigeait les âmes sans les offenser.
Après de longues démarches, toujours infructueuses,
M. Émery sut intéresser à la cause de M. Fournier un
homme qui avait un grand ascendant sur l'esprit du pre-
mier consul : c'était M. Fesch, archevêque de Lyon. Le
1er janvier 1803, M. Fournier apprenait à Turin, où il avait
été envoyé en captivité en sortant de Bicêtre, qu'il était
relevé de la surveillance de la police et mis à la disposi-
tion de l'archevêque de Lyon. En lui communiquant lui-
même cette nouvelle, M. Fesch l'invitait à prêcher le
ET L'ÉGLISE DE FR \M:i: 49
carême dans son église métropolitaine, lui exprimait sa
joie d'une délivrance attendue et demandée depuis long-
temps partons ses amis, et lui envoyait avec une délica-
tesse touchante les fonds nécessaires pour régler ses
comptes, faire son voyage et s'installer à Lyon.
« J'ai à vous apprendre, Monsieur, écrit le cardinal
Fesch, une nouvelle aussi agréable pour moi que pour
vous : c'est celle de votre mise en liberté, que je tiens de
main sûre. Recevez mes félicitations et le témoignage
de la joie que j'en éprouve. Ainsi, Monsieur, vous pour-
rez rentrer bientôt dans la carrière ouverte à vos talents
el à votre zèle, que je réclame pour mon compte, car
j'espère que nous aurons le plaisir de vous entendre dans
l'église métropolitaine de Lyon, au carême prochain.
A moi, je m'en réjouis, appartiendra l'avantage de vos
succès évangéliques. Rendez- vous ici dès que vous le
pourrez , rien ne sera plus facile que de vous procurer
de Paris vos papiers et tout ce qui vous est nécessaire. Je
pourvoirai à tout, et je m'estimerai heureux de vous
donner des preuves de mes sentiments pour vous. C'est
le premier consul qui m'écrit d'avoir à ordonner de vous
relever de la surveillance et de vous mettre à ma dispo-
sition. Venez donc, Monsieur, à Lyon; je serai enchanté
de faire votre connaissance. Si vous manquez d'argent,
tâchez d'en trouver à Turin , et je m'en charge. Autre-
ment, tirez sur moi directement et écrivez-moi.
« f Joseph Fescii , archev. de Lyon.
« Lyon, 11 nivôse an XI (1er janvier 1803). »
CHAPITRE III
LE CONCORDAT ET LES ARTICLES ORGANIQUES
I. — Pie VII avait répondu avec empressement à l'in-
vitation du premier consul , qui voulait régler d'une
manière définitive la situation de l'Église catholique en
France et fermer l'ère des persécutions. Un grand nombre
d'évêques, injustement dépossédés de leur siège et sous
le coup des plus graves menaces, attendaient encore dans
l'exil le jour de leur délivrance. Un plus grand nombre
de prêtres, malheureuses victimes de la fureur révolu-
tionnaire, expiaient dans des cachots, sur des pontons
ou sur une terre cruelle , dans des îles lointaines , leur
fidélité héroïque à la cause de la foi. Les églises étaient
ou ruinées ou fermées. Des schismatiques et des intrus,
qui portaient à leur front le stigmate de leur révolte obs-
tinée , cherchaient à égarer les fidèles et à les entretenir
dans le schisme : l'exil de la religion, chassée des écoles,
des églises, des monastères, du gouvernement, de la
nation elle-même, avait permis à l'ignorance et à l'in-
crédulité brutale de s'emparer des places abandonnées.
Bonaparte, maître de la France et dominé par une
pensée politique , obéissait encore à ses tendances auto-
ritaires et à son antipathie pour la révolution , quand
il entreprit de relever, avec le concours du chef de
l'Église et des évêques légitimes, la religion vaincue et
chassée. Les perfides le pressaient de se soustraire à cette
M. ÉMERY ET L'ÉGLISE DE FRANCE 51
influence étrangère , et de travailler, à l'exemple de
Henri VIII, roi d'Angleterre, à la fondation d'une Eglise
nationale, indépendante, dont il aurait la direction sou-
veraine. Ce réve pouvait flatter l'ambition du premier
consul, mais sa haute raison dissipait le rêve; il savait
bien que les temps étaient changés, que la nation fran-
çaise avait un tempérament profondément catholique,
et qu'une entreprise qui aurait pour but de réaliser la
pensée de Henri VIII ou le réve ambitieux des empe-
reurs de Russie échouerait misérablement dans l'im-
puissance : elle ferait des martyrs sans donner la victoire
aux bourreaux.
Il fut donc sagement inspiré en s'adressant au repré-
sentant de Jésus-Christ sur la terre. Le 5 octobre de
l'an 1800, Msr Spinaet le P. Caselli, servite, théologien
consommé, arrivaient à Paris, envoyés par Sa Sainteté
Pie VII, et ouvraient les négociations laborieuses qui
devaient aboutir, après de longs débats, au Concordat
de 4801.
II. — Les négociations furent menées dans un pro-
fond secret : ni M. Emery ni les vicaires généraux de
Paris ne furent avertis ou consultés sur les dispositions
qui étaient l'objet du débat. M. Emery le déclare formel-
lement dans cette lettre qu'il adressait en 1801 à son
ami M. de Bausset, évèque d'Alais :
ce Le cardinal Consalvi est parti. J'ignore les condi-
tions du nouveau Concordat. Le cœur me bat, et je
crains d'apprendre en même temps que je le désire. On
attend vers le milieu du mois le cardinal légat. On le
recevra avec des honneurs extraordinaires. Le jour de
son arrivée, il couchera chez M*1* Spina; mais le lende-
main il occupera l'hôtel qu'on lui prépare. »
Bonaparte avait donné sa confiance à Talleyrand ,
ancien évèque d'Autun, et à l'abbé Bernier, élève autre-
52 M. ÉMERY
fois de M. Émery au séminaire d'Angers. Ils reçurent
l'ordre d'entrer en conférence avec M»r Spina.
Bernier était un homme habile, dévoré d'ambition,
peu scrupuleux dans le choix des moyens , plus jaloux
de plaire au premier consul que de défendre les droits
imprescriptibles de l'Église , ondoyant et souple , abon-
dant et vide, habile à dissimuler sa pensée sous des
formes équivoques de langage, et convaincu d'ailleurs,
malgré son caractère sacerdotal , que la conscience d'un
diplomate est toute différente de la conscience d'un
chrétien.
Prêtre, il convoite l'archevêché de Paris et le cha-
peau de cardinal. Son plan de campagne était habile.
Trop jeune encore pour occuper le siège le plus impor-
tant de France , il proposa au premier consul de nom-
mer à l'archevêché de Paris M. de Belloy, évêque de
Marseille, âgé de quatre-vingt-treize ans, avec l'obli-
gation de le prendre lui-même pour coadjuteur. Mais,
en montant sur le siège de Paris , M. de Belloy déclara
que son grand âge lui laissait encore assez de forces
pour gouverner son diocèse sans le concours d'un coad-
juteur.
Trompé dans ses premières espérances, Bernier de-
manda l'évêché de Versailles. Mais le troisième consul
Lebrun déjoua ses projets, et fit nommer à sa place un
ancien membre de l'Assemblée constituante, son ami,
Charrier de la Roche. Bernier n'avait pas renoncé au
chapeau de cardinal , qu'on lui avait réservé in petto ;
mais il trompa grossièrement le cardinal Caprara, en lui
certifiant, contre la vérité, que les évêques constitu-
tionnels nommés à différents sièges avaient fait en sa
présence une déclaration de soumission après laquelle
le pape leur envoya des bulles d'institution canonique.
Pie VII, indigné de cette supercherie, refusa de donner
le chapeau convoité. Bernier était le disciple et l'ami de
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 53
Talleyrand, qui lui avait ouvert les portes de la cour.
Au début de sa carrière sacerdotale, simple curé de
Saint -Laud d'Angers, il sert et il trahit successivement
les chefs vendéens. Sa parole ardente et pieuse soulève
les paysans du Bocage, qui ont conservé un respect filial
pour l'autorité religieuse et une fidélité inébranlable
à leurs traditions monarchiques. En 1795, pendant qu'il
sollicite et obtient les faveurs des chefs de la résistance
vendéenne et des émigrés, il flatte le général Hoche et
se ménage, quatre ans plus tard, la protection du pre-
mier consul , qu'il présente à ses amis de la Vendée
comme un général favorable au retour des Bourbons et
au rétablissement de la religion dans le pays.
Dans une lettre du mois de décembre 1795, le général
Hoche, qui avait reçu les offres de service de cet intri-
gant à la poursuite de la fortune, décrivait ainsi son
caractère : « L'abbé Bernier est un prêtre comme il
nous en faudrait vingt ici : il n'a pas l'air de tenir beau-
coup au parti royaliste qui s'en va... Dans une circon-
stance difficile, je pense que le gouvernement pourrait
compter sur son ambition encore plus que sur son
zèle. ))
Lorsque les évèques et les prêtres constitutionnels
apprirent l'arrivée à Paris deMsr Spina et l'ouverture des
négociations diplomatiques avec le saint-siège, ils éprou-
vèrent de vives alarmes, et, encouragés par Fouché,
qui se servait de leur résistance schismatique et de leurs
menaces de révolte pour contrarier les résolutions de
l'envoyé de Rome, ils s'efTorcèrent d'organiser sur une
base nouvelle et plus solide une Eglise gallicane : ils
voulaient défendre et conserver à tout prix les titres
épiscopaux dont ils s'étaient emparés à la faveur du
trouble et du désordre des plus mauvais jours de la
révolution. Ils craignaient un blâme sévère et reten-
tissant du chef de l'Église contre leur conduite et leur
54 M. ÉMEHY
obstination criminelle dans l'orgueil et dans la révolte;
ils prévoyaient avec une inquiétude jalouse et malveil-
lante le retour en France des évèques , fidèles à la foi
chrétienne et aux promesses de leur sacerdoce, qui
avaient préféré l'incertitude et les douleurs de l'exil à la
trahison récompensée par des faveurs politiques.
Ils sentaient bien que la présence de ces témoins de
la foi deviendrait une protestation contre leur lâcheté
ambitieuse : ils s'empressèrent de nommer de nouveaux
évèques schismatiques dans le Calvados, dans l'Eure,
dans la Seine -Inférieure, dans les Hautes -Alpes, la
Meurthe et le Nord; ils organisèrent des conférences
ecclésiastiques, des synodes ruraux et diocésains, des
conciles provinciaux, et ils s'occupèrent de la convoca-
tion d'un concile national.
Irrités de l'influence incontestée et de la résistance
courageuse de M. Émery, ils croyaient reconnaître son
action secrète dans les conférences diplomatiques de
Bernier, son ancien élève , avec Msr Spina , et ils l'atta-
quaient avec une extrême violence dans les Annales de
la religion. Un constitutionnel terminait un long article
contre M. Émery en disant « qu'il fallait que le gouver-
nement fût bien indulgent pour ne pas forcer dans leurs
derniers retranchements ces hommes réfractaires, qui
étaient ses ennemis les plus implacables1 ».
Dans un autre article, Morissot, ancien intendant des
îles, proposait de déporter dans l'État romain l'évèque
de Saint -Papoul, les grands vicaires de Paris, de Mala-
ret, de Dampierre, Émery, et antres dévoués embau-
choirs pour le jjape.
Cependant, si M. Émery était inébranlable dans la
fidélité de son attachement à la chaire de Pierre, il ne
manquait ni de charité ni de condescendance à l'égard
1 Annales, t. X, p._45i.
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 55
des constitutionnels ; il accueillait même avec une joie
i touchante les témoignages de la miséricorde du saint-
père envers ses frères séparés.
(( Ce que vous ne savez pas encore, écrivait-il à M. de
Bausset, c'est que le pape a écrit à Msr Spina un bref
que celui-ci a fait imprimer très secrètement, et que j'ai
lu , dans lequel il lui enjoint de faire connaître aux
évèques constitutionnels qu'il est très bien disposé à les
admettre à la réconciliation , et il les y engage par les
! motifs les plus touchants. Il ne propose d'autre condition
que la déclaration de soumission aux jugements et brefs
de Pie VI sur les affaires ecclésiastiques de France et
l'abandon de leurs sièges. Il n'est question là ni de
délais ni de pénitence. Aussi vous voyez que le conseil
j de Paris a donc parfaitement deviné et rempli les inten-
i tions du saint-sièore dans sa facilité à réconcilier les
constitutionnels 1 . »
III. — Le premier projet de Concordat élaboré par
Bernier et proposé à Msr Spina fut envoyé à Rome,
soumis à l'examen d'une commission nommée par
Pie VII, corrigé, modifié sur des points fondamentaux,
et renvoyé à Msr Spina , avec l'autorisation de le signer,
s'il était accepté par le gouvernement français.
Le 29 mai 1801, le pape était informé officiellement
que toutes ses prépositions étaient rejetées, et que si le
projet envoyé de Paris n'était pas intégralement accepté,
I les négociations seraient rompues, et l'envoyé français
auprès du saint-siège, M. Cacault, rappelé auprès du
général Murât, commandant en chef de l'armée d'Italie.
En présence de ces menaces, Pie VII prit l'avis d'une
congrégation générale de cardinaux réunis dans ses
appartements, et envoya à Paris le cardinal Consalvi,
1 Lettre du 3 octobre 1801.
56 M. ÉMERY
secrétaire d'État, avec la mission de défendre les droits
du saint-siège, et d'obtenir de la sagesse de Bonaparte
un Concordat plus conforme aux principes immuables de
la religion catholique.
Le 20 juin 1801 , Consalvi arriva à Paris, et descendit
à Yauberge de Rome, rue Saint-Dominique, où il ren-
contra M8'r Spina et l'ancien supérieur général des
servites, le théologien Caselli. Le 22 juin, il eut une
audience de Bonaparte aux Tuileries , et le 23 , Berniei
reprenait officiellement, avec le plénipotentiaire du pape,
les négociations suspendues.
« Après vingt -cinq jours d'indicibles fatigues et d'an-
goisses de tout genre , écrit Consalvi 1 , toutes les diffi-
cultés paraissaient levées : le rendez -vous pour la signa-
ture fut pris chez Joseph Bonaparte (le 13 juillet 1801).
(( Quelle fut ma surprise, quand je vis l'abbé Berniei
m'offrir la copie qu'il avait tirée de son rouleau, comme
pour me la faire signer sans examen, et qu'en y jetanl
les yeux afin de m'assurer de son exactitude, je m'aper-
çus que ce traité ecclésiastique n'était pas celui dont les
commissaires respectifs étaient convenus entre eux, donl
était convenu le premier consul lui-même, mais untoul
autre ! La différence des premières lignes me fit exami-
ner tout le reste avec le soin le plus scrupuleux , et j<
m'assurai que cet exemplaire non seulement contenail
le projet que le pape avait refusé d'accepter sans ses
corrections, et dont le refus avait été cause de l'ordre
intimé à l'agent français de quitter Borne, mais en
outre qu'il le modifiait en plusieurs endroits : car on
y avait inséré certains points rejetés comme inadmis
sibles avant que le projet eût été envoyé à Borne. »
Bernier avait suivi les ordres de Bonaparte, et pré-
senté à la signature du plénipotentiaire du pape ui
1 Consalvi, Mémoires, t. Ier, p. 3G3.
ET L'ÉfiLISE DE FRANGE 57
concordat dont il n'avait pas été question. Le fait essen-
tiel affirmé par Consalvi est contredit par ce témoignage
de Theiner : « On rédigea dans la secrétairerie d'Etat,
en toute hâte , dans la journée du 12 au 13, un nouveau
projet de Concordat, et ou obligea en quelque sorte le
premier consul de le présenter comme ultimatum de
la république aux commissaires du saint -siège pour la
signature, sous la menace, ou de l'accepter tel qu'il
était, ou de renoncer pour toujours à toute négociation
sur ce sujet. Bernier, le confident de Bonaparte, et évi-
demment sous son inspiration, avait de bon matin,
avant la réunion du congrès de la signature, informé
Consalvi de ce changement inattendu, en lui faisant
pourtant espérer que l'affaire réussirait tout de morne
malgré ce fâcheux incident, et que le Concordat serait
confirmé *. »
Ce n'était pas sous la pression du Corps législatif que
1 Theinor, les Deux Concordats, t. Ier, p. 232. L'impartialité
nous fait un devoir de reproduire ici une observation du R, P. Des-
jardins :
« Il est difficile de concilier les Mémoires de Consalvi avec les
dépêches officielles. Cependant les faits, tels qu'ils sont racontés
dans les Mémoires, sont de telle nature qu'il est impossible de
supposer un oubli de la part du cardinal, même après un inter-
valle de douze ans. D'autant que dans son récit le cardinal insiste
très fortement et à plusieurs reprises sur l'odieux de ce procédé.
Il faut donc, ou que les Mémoires soient fabriqués ou interpolés,
ce que Theiner insinue plus d'une fois, ou que les dépêches ofli-
cielles, par prudence, aient adouci cet épisode, ou que ces mêmes
dépèches aient subi des altérations. Cette dernière hypothèse est-
elle absolument invraisemblable? Il faut remarquer que tous les
papiers relatifs au Concordat, qui étaient conservés à Rome,
furent enlevés, transportés à Paris, et déposés aux archives du
ministère des affaires étrangères, lors de l'invasion de Rome
en 1809; que ces archives sont soigneusement fermées; que seul
le P. Theiner a eu communication de ces pièces par ordre de
ceux qui étaient intéressés à couvrir d'un voile impénétrable les
agissements de l'empereur; enfin que le P. Theiner est loin de
mériter la confiance aveugle de ses lecteurs. »
58 M. ÉMERY
Bonaparte avait retiré le projet de Concordat reconnu
par Consalvi : sa nature impérieuse était rebelle à toute
pression comme à toute influence ; il faisait ce qu'il vou-
lait, et il imposait sa volonté.
La convention présentée par Bernier n'avait pas été
rédigée à la hâte et sans réflexion ; c'était le projet
de convention qui avait été déjà envoyé au pape par
M?r Spina, et refusé comme contraire aux lois de l'Église.
Bonaparte avait une pensée arrêtée depuis longtemps ;
déjoué par la prudence de Consalvi, dans cette mémo-
rable conférence du 13 juillet, il maintint ses préten-
tions, et imposa à l'Eglise de France, sous le nom
d'Articles organiques , les dispositions qui avaient
provoqué le refus et les protestations de Consalvi et de
Pie VII.
Bonaparte, irrité de la résistance de Consalvi , déchira
le projet de Concordat qu'il avait remis à Bernier, menaça
le représentant du pape de détacher la France du siège
de Pierre, et de fonder, à l'exemple de Henri VIII, une
Eglise indépendante et nationale.
Une troisième fois cependant, les commissaires de
Pie VII et du premier consul essayèrent de s'entendre.
Après une discussion qui dura onze heures et prit fin
à minuit, le 16 juillet 1801, Consalvi, Joseph Bona-
parte, Spina, Crétet, Caselli et Bernier signèrent enfin
l'instrument du traité.
IV. — Le Concordat fut un acte de justice etde haute
sagesse: il rendit au clergé la liberté, à la religion les
temples dévastés. A ce moment douloureux de notre
histoire, les évêques étaient encore exilés, les prêtres
déportés; les fidèles qui n'avaient pas été séduits et
entraînés par l'impiété sauvage de la France étaient
privés de secours religieux ou menacés de mort dans
l'expression téméraire de leurs regrets; les églises étaient
ET L'ÉGLISE DE FRANCE D9
fermées ou livrées aux schématiques; quelques prêtres
courageux, oubliés par la persécution , cachés clans des
caves, dans des greniers, dans des souterrains, bra-
vaient la mort et célébraient secrètement les saints mys-
tères, tandis que les fidèles montaient le guet et obser-
vaient avec terreur les mouvements du dehors ; les
enfants, comme le témoignent les rapports des conseils
généraux en l'année 1800, « n'avaient plus la notion du
juste et de l'injuste, et trahissaient déjà des mœurs sau-
vages et farouches. » Tel était l'état de ('Église de
France, nous n'avons pas le droit de l'oublier.
Après le 18 brumaire, il y eut sans doute un temps
d'arrêt dans la persécution, un mouvement prononcé
vers le rétablissement du culte religieux. Les fidèles
furent témoins de la réouverture des églises, de la rétrac-
tation d'un certain nombre de prêtres constitutionnels,
de la fondation de plus de deux cents oratoires parti-
culiers, du retour en France et dans leurs diocèses de
quelques évèques émigrés , de la célébration publique
des offices religieux, d'une manifestation éclatante et
soudaine de la vie catholique longtemps étouffée. Mais
ce réveil religieux dépendait de la volonté du premier
consul et de son bon plaisir. Il pouvait invoquer les
lois de la révolution, s'armer des décrets qui n'avaient
pas été rapportés, renouveler la persécution religieuse,
et continuer, avec l'appui résolu des hommes les plus
exaltés, l'œuvre impie de la Convention et du Direc-
toire.
Le Concordat ne laissait plus de place à l'arbitraire;
il était la consécration officielle, la reconnaissance pu-
blique des droits imprescriptibles de la religion catho-
lique, et tout fidèle doit répéter cette parole de M*? Pie,
évêque de Poitiers :
ce Qui de nous ne bénirait ce précieux Concordât, qui
a été, pour tout un demi-siècle déjà, le point de départ
60 M. ÉMERY
de tout ce travail , de tout ce mouvement religieux dont
s'étonnera la postérité 1 ! »
Après le Concordat , les évêques honorés rentrent
dans leurs diocèses, les prêtres sortent des périls et des
privations cruelles de leurs retraites aussi dures que îa
prison; les églises s'ouvrent à la pompe joyeuse des
cérémonies chrétiennes, les enfants et les fidèles re-
prennent le chemin du sanctuaire, et retrouvent, avec
la liberté de témoigner hautement leur foi, la paix et
la sécurité que dix années de persécution leur avaient
rendues plus chères.
On a prétendu de nos jours , en s'autorisant d'un
témoignage de M. Le Goz , évêque de Rennes en 1797 ,
et d'un passage des Annales catholiques, du 3 juin 1797,
qu'antérieurement au Concordat et sous l'impulsion cou-
rageuse de la foi , quarante mille communes avaient
repris l'exercice du culte, et certains historiens en ont
conclu que le Concordat n'avait pas eu l'importance reli-
gieuse, les résultats considérables et consolants dont on
lui fait honneur.
Mais ces allégations gratuites tombent devant les faits.
M. Le Coz, évêque de Rennes, appartenait à l'Eglise
constitutionnelle; il avait prêté serment de fidélité à la
constitution civile du clergé, et les Annales catholiques,
dont on invoque le témoignage, recevaient ses commu-
nications officielles et ses affirmations intéressées.
Qu'il y ait eu, à cette époque, des églises schisma-
tiques ouvertes aux fidèles et protégées par le pouvoir
révolutionnaire, c'est possible; mais les prêtres et les
évêques assermentés n'étaient pas catholiques, la tolé-
rance facile dont ils étaient l'objet n'est pas une preuve
en faveur de la liberté de la foi.
D'ailleurs, en 1797, à l'époque rappelée par M. Le Coz
1 Œuvres de 3/u> Pie, t. !•«•, p. 210.
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 01
[et par les Annales catholique* , la réaction thermido-
rienne avait suspendu un instant les rigueurs révolu-
tionnaires contre le clergé catholique. Mais la trêve ne
fut pas de longue durée. Après le coup d'État du 18 fruc-
tidor, la persécution recommença plus violente et plus
I sauvage; elle devint horrible, et dans la Belgique seu-
lement, plus de neuf mille prêtres furent déportés. Elle
[continua jusqu'au moment où le Concordat releva les
ruines amoncelées par la tempête de la révolution.
(( On comptait en France, avant la révolution, de
[! quarante -quatre à quarante -cinq mille curés, écrit l'au-
teur des Lettres de Londres ; il y avait aussi des vicaires,
des prêtres habitués de paroisses, des églises collégiales,
des ordres religieux, qui tous assistaient les pasteurs:
les ordinations étaient annuelles dans chaque diocèse ,
et dans plusieurs se renouvelaient cinq fois l'an ; et
même alors, dans beaucoup de cantons, le même prêtre
était obligé de desservir deux paroisses, et avait la per-
mission de dire le même jour deux messes dans deux
endroits différents.
« Aujourd'hui, en 1801, les deux tiers de ce clergé
ont été martyrisés ou exilés; les chapitres, les ordres
religieux sont détruits, les ordinations sont nulles dans
la presque totalité de la France. Ce qui reste d'ouvriers
évangéliques est divisé par le schisme ; une partie est
réduite à l'inactivité par le refus de la promesse : tous
les jours il meurt des prêtres et il nait des hommes.
Finissons ce tableau, Monsieur, et demandons -nous ce
que devient la religion 1 . »
V. — Le 5 avril 1802, Portalis, chargé des affaires
du culte, présentaau Corps législatif, en séance publique,
la convention faite entre le saint-siège et le gouverne-
1 Troisième lettre au rédacteur du Courrier de Londres. Mer-
credi, 30 septembre 1801.
2*
02 M. ÉMERY
ment français. Il connaissait cette assemblée composée
d'incrédules, d'impies, d'ennemis implacables de toute
religion ; il savait qu'elle voyait avec amertume et colère
Bonaparte engager des négociations avec le saint- siège.
Voulant, par une précaution oratoire, apaiser son ressen-
timent et gagner sa confiance, il prononça un discours
peu conforme à la foi et aux droits imprescriptibles de
l'Église catholique ; il lut ensuite à haute voix le Con-
cordat, dont il avait eu soin de traduire en français ,
sur l'ordre de Bonaparte , les articles plus favorables à
l'autorité civile qu'à la puissance pontificale, et il finit
sa lecture en proposant au vote de l'assemblée comme
une pièce agréée par les deux contractants, et dans son
intégrité, le Concordat, avec les soixante -dix- sept
articles organiques , que le pape n'avait ni ratifiés ni
connus.
Un jeune prêtre d'un rare mérite, l'abbé Le Sure,
nommé plus tard vicaire général de Rouen, fut choisi
à cette époque par son ancien supérieur M. Émery, et
accepté sous son patronage et avec sa recommandation,
en qualité de commissaire français, par le cardinal Ca-
prara, légat a latere du saint -siège, chargé d'assurer
l'exécution du Concordat. M. Lesure était l'élève de pré-
dilection de M. Émery; il suivit ses conseils avec une
docilité filiale dans l'accomplissement de fonctions qui
commandaient une grande délicatesse et une rare dis-
crétion. Il informait M. Émery des nouvelles importantes
qui arrivaient de Rome à Paris, et il communiquait à
Son Éminence le cardinal Caprara les nouvelles ecclé-
siastiques de France, que M. Émery se faisait un devoir
de lui signaler.
M. Le Sure était dans son cabinet de travail, lorsqu'un
libraire de Paris, Adrien Leclère, lui apporta un exem-
plaire imprimé du Concordat, suivi des articles orga-
niques. A cette lecture il fut consterné. Il se rendit
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 63
immédiatement chez le cardinal Caprara, et demanda à
Son Érninence si elle était informée de l'impression et
de la publication officielle de ce document.
c C'est la première fois que j'en entends parler, répond
le cardinal, je ne peux pas y croire, b
M. Le Sure fit observer que le gouvernement voulait
tromper l'Église de France en lui faisant accroire que
ces articles organiques avaient été ratifiés par le saint-
siège; que déjà même un évèque, victime de cette ma-
nœuvre, avait exigé l'adhésion de son clergé à cette
pièce apocryphe, et qu'il était peut-être nécessaire d'avi-
ser. 11 éclairait les évèques et déjouait les calculs du
gouvernement, servi dans cette circonstance avec une
complaisance inqualifiable par l'abbé Dernier.
Les faits confirmaient les appréhensions de M. Le Sure.
Ainsi, le 18 germinal, Lucien Bonaparte, orateur du
Tribunat, disait en présence du Corps législatif, dans
une séance publique :
a Le gouvernement doit tous ses soins au rétablisse-
ment de la religion. Cette vérité reconnue nous impose
le devoir d'organiser publiquement le culte catholique et
les cultes protestants ; le projet de loi atteint ce double
but.
« Il est composé d'un Concordat fait avec le chef de
l'Église romaine et d'articles réglementaires sur les
diverses communions protestantes. »
Et, le 18 avril 180-2, Bonaparte terminait ainsi une
proclamation à la France :
a. II fallait rasseoir la religion sur sa base, et on ne
pouvait le faire que par des mesures adoptées par la
religion même.
« C'était au souverain pontife que l'exemple des
siècles et la raison même commandaient de recourir
pour rapprocher les opinions et réconcilier les cœurs.
« Le chef de l'Église a pesé dans sa sagesse, et dans
64 M. ÉMERY
l'intérêt de l'Eglise, les propositions que l'intérêt de
l'État avait dictées ; sa voix s'est fait entendre aux pas-
teurs; ce qu'il approuve, le gouvernement la consenti,
et ses législateurs en ont fait une loi de la république. »
L'opinion publique en France et en Allemagne fut
trompée par ces paroles de Bonaparte, qui plaçait le
Concordat et les articles organiques sous l'autorité même
du souverain pontife ; trompée aussi par le conseiller
d'État Portalis, qui avait déclaré publiquement et avec
insistance que ces articles, inséparables du Concordat,
avaient été également soumis à l'approbation du Corps
législatif. Il était urgent de signaler et de combattre
une erreur qui compromettait d'une manière si grave
les droits essentiels du saint- siège et l'indépendance
même de l'Église catliolique dans le pays.
Des protestations ne pouvaient manquer de se faire
entendre : elles étaient commandées par la dignité de
l'Église et par les principes naturels de la bonne foi.
Le 12 mai 1802, M. Cacault, ministre de France à
Rome , écrit officiellement à Portalis :
(( Le saint-père m'a parlé des articles organiques ; il
est très affecté de voir que leur publication, coïncidant
avec celle du Concordat , a fait croire au public que Rome
avait concouru à cet autre travail. »
Le 24 mai de la même année , six semaines après la
promulgation des articles organiques, Pie VII renou-
velle publiquement et avec douleur sa protestation '.
Le 9 avril 1.802 , Bonaparte se préparait à recevoir en
audience solennelle le légat et toute sa suite, pour la
prestation d'un serment qui était la consécration ou la
reconnaissance officielle des articles organiques annexés
au Concordat. Les carrosses de la cour, dit l'abbé LeSure,
entourés d'une brillante escorte, attendaient le légat au
1 Allocution Quam luctuosam.
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 05
bas de l'escalier, lorsque Portalis entra dans le salon
ioù le cardinal et sa suite étaient réunis, et pria Son
Éminence de prononcer devant le consul la formule du
serment dont il lui donna copie.
Le cardinal, après en avoir pris connaissance, déclara
nettement qu'il s'en tiendrait à la formule ordinaire.
Portalis insista, mais inutilement. Fatigué enfin de la
persévérance du légat, il se retira en lui disant :
« Dites votre Pater, si vous le voulez. »
Arrivé aux Tuileries, le légat prêta le serment ordi-
naire comme il l'avait annoncé, et le Moniteur, n'en
tenant aucun compte, déclara que Son Eminence avait
prêté le serment tel que le voulait Portalis.
Les protestations continuent. Le 25 mai 1802, Consalvi,
cardinal secrétaire d'Etat, qui avait négocié le Concordat,
adresse officiellement au gouvernement français, par
l'intermédiaire de M. Cacault, une protestation qui se
terminait par ces mots :
« Le soussigné entend parler, et toujours par ordre
de Sa Sainteté, des articles organiques qui, inconnus
à Sa Sainteté, ont été publiés avec les dix -sept articles
du Concordat, comme s'ils en faisaient partie, ce que
l'on croit d'après la date et le mode de publication. »
Le 7 juin 1802, le légat disait au premier consul :
« Je pleure quand je songe à ces lois : elles foulent
complètement aux pieds les principes et les maximes
canoniques; elles tendent à réduire l'Eglise et ses mi-
nistres à un véritable esclavage. »
Il proteste encore officiellement en 1803 1 ; et le
18 août de cette même année, par ordre du saint-père,
le cardinal légat adresse à Talleyrand une réclamation
officielle, dans laquelle nous lisons cette affirmation
décisive :
1 Cette protestation fut publiée pour la première fois, en 1S40,
dans Y Ami de la religion, t. CVI, p. 33-65.
66 M. ÉMERY
(( Je suis chargé de réclamer contre cette partie de la
loi du 18 germinal, que l'on a désignée sous le nom
d'articles organiques. La qualification que l'on donne
à ces articles paraîtrait d'abord supposer qu'ils ne sont
que la suite naturelle et l'explication du Concordat
religieux ; cependant il est de fait qu'ils n'ont point été
concertés avec le saint -siège, qu'ils ont une extension
plus grande que le Concordat, et qu'ils établissent en
France un code ecclésiastique sans le concours du saint-
siège. Comment Sa Sainteté pourrait-elle l'admettre,
n'ayant pas même été invitée à l'examiner? »
Le 10 juin 1809, dans la bulle d'excommunication
Quum memorandœ, Pie VII se plaint de nouveau « qu'en
proclamant le Concordat , on y ait ajouté plusieurs
articles dont nous n'avons pas eu connaissance, et que
nous avons sur-le-champ désapprouvés. En effet, ces
articles non seulement ôtent au culte catholique dans
l'exercice de ses principales et plus importantes fonc-
tions une liberté qui , dès le commencement des négo-
ciations, avait été déclarée et solennellement jurée
comme la base et le fondement de ce Concordat, mais
encore quelques-uns attaquent de front la doctrine même
de l'Évangile. »
Et quand il fut question, en 1817, d'un nouveau traité
entre Pie VII et Louis XVIII, les négociateurs rédi-
gèrent un article en ces termes , cà la demande expresse
du saint - siège :
« Les articles organiques qui furent faits à l'insu de
Sa Sainteté, et publiés sans son aveu le 18 avril 1802,
en même temps que le Concordat du 15 juillet 1801,
sont abrogés en ce qu'ils ont de contraire à la discipline
et aux lois de l'Église. »
Il est donc impossible de se tromper sur la pensée du
saint-siège et sur l'origine des articles annexés fraudu-
leusement au Concordat.
ET LÉGLISÈ DE FRANCE 67
Un historien que Ton n'accusera pas de flatterie à
l'égard du pontife romain, M. d'Haussonville , résume
ainsi cette lamentable histoire :
t C'était bien de propos délibéré, parce que cela ser-
vait à leur assurer le respect du clergé et des fidèles,
que le premier consul avait présenté les articles orga-
niques comme ayant été combinés d'accord avec le saint-
siège. Aucune précaution n'avait été oubliée pour accré-
diter cette opinion. Ces lois avaient été secrètement déli-
bérées en conseil d'État longtemps avant la conclusion
du Concordat. Elles avaient pour but de tenir lieu d'un
certain article relatif aux conditions de l'exercice du
culte, article que le cardinal Consalvi n'avait jamais
voulu signer ; article dont la discussion , comme nous
l'avons précédemment raconté , avait failli amener la
rupture des négociations, et sur lequel on n'avait pu
s'entendre qu'en le supprimant. Cependant ces dispo-
sitions législatives élaborées exclusivement par le gou-
vernement français, tout à fait inconnues à la cour de
Rome , qui n'en apprit l'existence que par la promulga-
tion, furent livrées au public dans un gros volume offi-
ciel ayant pour titre: Concordat, avec la même date
que la convention synallagmatique conclue avec le saint-
■ége. La signature de Consalvi seule y manquait. Afin
d'égarer davantage les esprits superficiels , dans l'exposé
des motifs du projet de loi présenté au Corps législatif
et portant approbation du Concordat, ils étaient appe-
lé* : Articles organiques de ladite convention . et
M. Purtalis ne manqua point, insistant sur le tout,
d'expliquer comment la convention et les articles orga-
niques étant un contrat passé avec une puissance étran-
gère, ils devaient, d'après la constitution, être également
soumis au Corps législatif1. »
1 D'Haussonville, l'Église romaine et le premier Empire,
X. I*'. p. 2*7.
68 M. ÉMERY
VI. — M. Émery éprouva un douloureux étonnement
à la lecture de ces articles frauduleux si contraires à la
discipline et aux droits de l'Église. Il avait attendu avec
anxiété la fin des négociations secrètes qui avaient pré-
cédé la promulgation de cette convention , exprimant
seulement à ses amis, dans des lettres intimes, la crainte
que lui inspiraient les dispositions suspectes de l'abbé
Bernier et le silence des plénipotentiaires. Il redoutait
une surprise. Ses pressentiments ne le trompaient pas.
Des amis venus de la Malmaison lui faisaient connaître
la pensée de l'empereur, confirmaient ses inquiétudes et
lui répétaient les paroles qu'ils avaient entendues.
M. Emery connut enfin la vérité ; il fut même le
premier cà dévoiler au cardinal Caprara, par l'intermé-
diaire de l'abbé Le Sure, l'existence des articles qui
devaient provoquer dans l'Eglise de si légitimes protes-
tations.
Il rédigea aussitôt un long mémoire où, laissant de
côté le point de vue politique et la question d'origine ,
il se contentait d'examiner le document au point de vue
théologique et disciplinaire, afin de signaler respec-
tueusement au cardinal Caprara les -points sur lesquels
Son Éminence pourrait insister dans ses réclamations
diplomatiques auprès de l'empereur.
« L'article premier, dit M. Émery, qui défend de
recevoir et de publier, sans l'autorisation du gouverne-
ment, même les bulles concernant la foi et la morale, est
contraire au droit donné par Jésus -Christ à son vicaire
dans la personne de Pierre, par ces paroles : Pais mes.
agneaux, pais mes brebis.
« Il est contraire même aux maximes de l'Église gal-
licane, puisque, d'après ces maximes, une définition
dogmatique du saint -siège devient alors seulement
règle de foi, quand elle est reconnue et approuvée par
le corps des évêques.
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 09
« Or comment les évéques pourraient-ils reconnaître,
si le gouvernement arrête la définition dogmatique? et
(•(mi ment alors combattre les hérésies?
« Il est même contraire aux coutumes de France,
puisque d'IIéricourt enseigne , dans son grand ouvrage
sur les Lois ecclésiastiques de France, tome Ier, page 105,
« qu'à l'égard des provisions de bénéfices, des brefs de
« pénitencerie et des autres expéditions qui s'obtiennent
I à Rome pour les affaires ordinaires, suivant la juris-
« prudence du royaume , on les exécute sans qu'il soit
« besoin ni de lettres patentes ni d'arrêt du parle-
« ment.... »
(( Or cet article premier ne permet pas même aux
particuliers de recevoir ou de publier un bref de Rome
sans l'autorisation du gouvernement.
(( L'article 2 complète le premier. Après avoir enlevé
au chef de l'Église le libre pouvoir de faire entendre
immédiatement sa voix aux fidèles par bulle ou par
bref, on lui enlève même le pouvoir de leur parler
médiatement, par un nonce, un légat, un vicaire, sans
l'autorisation du gouvernement.
« C'est la négation de la puissance de gouverner
l'Église, reconnue au pape, même par les conciles géné-
raux.
(( L'article 3 interdit ta publication en France des
décrets des conciles même généraux , avant l'examen et
l'assentiment du gouvernement.
(( On y oublie que l'Église est indépendante de la
puissance laïque dans sa doctrine. Comment donc un
pouvoir séculier peut -il s'arroger le droit d'examiner
les décrets même dogmatiques de l'Église assemblée
dans un concile général ?
(( Et comment peut-on répéter, dans de telles cir-
constances, que l'exercice de la religion catholique est
libre en France?
70 M. ÉMERY
(( L'article 6 défère au conseil d'État, appel d'abus,
toute personne ecclésiastique coupable d'un excès de
pouvoir.
(( Mais c'est un principe de foi que les pasteurs de
l'Église ont reçu immédiatement de Dieu un pouvoir
propre et particulier dans toutes les matières qui ont
rapport à la religion, lesquelles sont la foi, la morale,
la discipline.
« Comment donc peut-on accepter une loi qui consti-
tue les magistrats laïques juges des matières spiri-
tuelles, et, sous prétexte d'abus, attribuer au gouver-
nement civil, et dans les affaires ecclésiastiques, une
autorité que Dieu ne lui a pas communiquée i ? »
VU. — Dans la suite de la discussion théologique
engagée, M. Émery s'efforce de mettre ainsi en lumière
les points qui, dans ces articles organiques, sont en
opposition manifeste avec les droits du saint-siège, les
traditions de l'Église de France et les paroles mêmes de
Jésus -Christ.
Le 1er mars 1807, il écrivait à M. de Fontange, évêque
d'Autun :
« Il y a plusieurs articles dans les lois organiques
auxquels on ne donne ici aucune importance , qu'il'
convient de laisser tomber en désuétude , et par consé-
quent dont il faut parler le moins qu'on peut.
(( Le premier consul lui-même n'est point fort pré-
venu en faveur de cette partie de la législation. Il a
trouvé fort mauvais que le dernier évêque de Nam™
en eût exigé la souscription ; et je tiens du nouvel;
évêque que le clergé ou de Namur ou de Bruges s'étant
présenté à lui avec l'habit à la française , et ayant allé-
gué, pour se justifier, les articles organiques, le premier,
1 Mémoire inédit.
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 71
consul a répondu : « Je ne connais que le Concordat. »
C'est ainsi que, sur soixante-dix-septarticles, quelques-
uns seulement reçurent avec le temps, et malgré les
observations de la cour de Rome , leur complète exécu-
tion. Le recours au conseil d'Etat; la résidence des
curés; la défense faite aux curés d'ordonner des prières
dans leurs paroisses sans la permission del'évèque; la
nomination des desservants; la détermination du nombre
et de l'étendue des cures et des succursales ; l'établisse-
ment des fabriques; les règlements qui concernent les
j édifices du culte, la célébration des mariages, les re-
gistres paroissiaux ; le repos du dimancbe pour les fonc-
tionnaires publics: tous ces points ont été réglés, et le
sont encore aujourd'hui, par la stricte application des
articles annexés au Concordat.
Tous les autres articles sont tombés en désuétude ;
et , le 10 juillet 1868, M. Emile Ollivier pouvait dire à la
tribune du Corps législatif, après avoir signalé ce qu'il
i appelait l'œuvre néfaste des articles organiques :
a Je tiens dans les mains les articles organiques.
Croyez -vous que, pour énumérer ceux de ces articles
I encore en vigueur, il faille procéder en écartant ceux qui
sont abrogés par désuétude ?
« Nullement : ce serait un travail trop long et trop
fastidieux ; il suffit de rechercher quels sont les articles
conservés. Or on en pourrait citer à peine un ou deux.
d Et encore ils ne sont pas exécutés tous les jours;
on ne les tire de leur néant et de leur obscurité que
dans les occasions importantes, quand on veut se
donner l'apparence de faire quelque chose en ne faisant
rien. »
Mais ces articles , tombés en désuétude et oubliés,
[ restent cependant comme une menace permanente contre
TÉglisc, comme une arme toujours à la disposition des
gouvernements qui ont la prétention de s'immiscer dans
72 M. ÉMERY
les affaires ecclésiastiques et de persécuter l'Église
quand ils ne peuvent pas l'asservir.
Ce danger préoccupait M. Emery, lorsqu'il écrivait
la réfutation détaillée, modérée et puissante des règle-
ments en contradiction avec le fond même du Concordat.
VIII. — L'Eglise de France devait être soumise à
de nouvelles épreuves. Après avoir signalé l'injustice
odieuse des articles organiques et défendu les droits du
saint- siège, M. Emery fut appelé à seconder le repré-
sentant du pape dans l'application des articles les plus
délicats du Concordat.
Les articles 2 et 3 de la convention conclue entre
Sa Sainteté Pie VII et le gouvernement français étaient
ainsi conçus :
« Art. 2. Il sera fait par le saint-siège, de concert
avec le gouvernement, une nouvelle circonscription des
diocèses français.
(( Art. 3. Sa Sainteté déclarera aux titulaires des
évêchés français qu'Elle attend d'eux avec une ferme
confiance, pour le bien de la paix et de l'unité, toute
espèce de sacrifices, même la résignation de leurs
sièges. D'après cette exhortation, s'ils se refusaient à ce
sacrifice commandé par le bien de l'Église (refus néan-
moins auquel Sa Sainteté ne s'attend pas), il sera pourvu
par de nouveaux titulaires au gouvernement des évêchés
de la circonscription nouvelle. »
Dans ces graves conjonctures, qui commandaient une
si grande bienveillance aux uns , un si généreux sacri-
fice aux autres, il fallait d'abord, dans l'intérêt de l'Église,
obtenir par la persuasion la démission volontaire de tous
les évêques de France, sans courir les dangers d'un
schisme ; il fallait ensuite déjouer les intrigues redou-
tables des constitutionnels et des intrus, qui convoi -
aient les sièges épiscopaux les plus importants dans la
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 73
nouvelle organisation de la hiérarchie ; il était enfin
nécessaire de vaincre les scrupules et les répugnances
légitimes des anciens évèques, et de les décidera accep-
ter, après avoir fait le sacrifice de leurs sièges , les
charges plus modestes qui leur étaient réservées.
M. Emery comprit la gravité delà situation : il essaya,
avec une sagesse pleine de clairvoyance, d'humilité et
d'abnégation, de servir encore une fois les intérêts de
l'Église de France , menacée dès la première heure de sa
renaissance.
3
CHAPITRE IV
LES ÉVÊQUES CONSTITUTIONNELS
I. — Exiger la démission de tous les évêques, c'était une
mesure pénible mais nécessaire, commandée par la situa-
tion particulière et lamentable de l'Église de France.
Cependant ces pasteurs , dont les uns avaient tenu tête à.
la persécution , affronté vingt fois la mort au milieu de'
leur troupeau , pendant la tyrannie de la révolution, et
dont les autres avaient traîné une existence pénible et
pleine d'angoisses sur la terre étrangère, étaient loin de
s'attendre à ce coup légitime d'autorité.
Ils avaient caressé l'espoir de se retrouver enfin, après
un long exil, au sein de leur Eglise, entourés de leurs
fidèles, dans une situation honorée, à l'abri des sollici-
tudes matérielles de la vie. La démission était pour eux
la rupture du lien qui unissait leur âme à leur diocèse r
le sacrifice d'une dignité relevée par leur courage dans
la persécution , l'épreuve de l'indigence avec ses priva-
tions les plus pénibles.
« Quant à ce qui regarde ma subsistance , écrivait au
saint-père le saint évêque de la Rochelle, exilé dans le
diocèse de Tolède, j'ai trop de confiance dans la divine
Providence, qui m'a soutenu jusqu'à présent, pour
craindre la misère; et si Dieu voulait m'envoyer cette
épreuve , la religion sainte m'a appris que personne n'est
jamais tenté au-dessus de ses forces, et je lui dois la grâce
M. ÉMERY ET L'ÉGLISE DE FRANCE ~5
d'attendre avec autant de résignation que de tranquillité
ce qu'il lui plaira de me faire souffrir pour expier les
fautes démon épiscopat, et faire pénitence pour moi et
ma malheureuse patrie. »
Le savant évêque de Langres, Guillaume delà Luzerne,
pxplique et justifie en théologien les motifs de sa réponse
affirmative à l'invitation pressante de Pie VIL On retrouve
o'ans sa lettre un esprit de foi et de sacrifice, qui nous
fait connaître les sentiments de l'ancien clergé de France
pour le siège de Pierre.
« Ayant reçu , dit la Luzerne, de notre saint-père le
pape un bref en date du 15 août 1801 , par lequel Sa
Sainteté nous fait connaître que l'unique moyen de con-
server à la France la religion catholique est que nous
remettions entre ses mains la démission de notre siège ;
après avoir imploré l'assistance de l'Esprit-Saint et con-
juré le Père des lumières de nous éclairer dans les con-
jonctures importantes et délicates où nous nous trouvons,
et de nous inspirer ce qui sera le plus salutaire pour notre
conscience et le bien du troupeau dont il nous a confié la
garde ;
« Considérant que les circonstances actuelles, dont
l'histoire des siècles chrétiens ne présente aucun exemple,
ont réduit le souverain pontife à l'impossibilité absolue
de suivre les règles prescrites par les saints canons, et
que la loi supérieure de la nécessité Ta contraint de pas-
ser par- dessus les lois faites pour les conjonctures ordi-
naires, spécialement qu'il lui a été impossible de con-
sulter, sur les changements à faire dans l'Église de France,
tous les évèques de cette Église et d'avoir leur consente-
ment, ce qui eût été nécessaire , puisqu'ils sont, d'après
les saintes règles et même par l'institution de Jésus-Christ,
juges avec lui du bien de leurs Églises ; assuré que Sa
1 Lettre inédite.
76 M. ÉMERY
Sainteté a fait dans sa sagesse tout ce qui était en soit
pouvoir pour concilier ce qu'exigeait le rétablissement de
l'unité catholique en France avec les principes antiques
qui sont depuis dix-huit siècles la loi de l'Église univer-
selle ;
(( Considérant de plus les grands exemples que nous
présentent et les siècles anciens et les temps modernes
de l'Église, l'offre généreuse faite en 1791 au pape Pie VI,
de glorieuse mémoire , par les évêques siégeant aux états
généraux , et la proposition des célèbres évêques qui ,
en 411 , composaient l'Église d'Afrique, nous avons cru
devoir acquiescer à la proposition qui nous est faite pour
le bien de l'Église par son chef. Reconnaissant l'ordre
de Jésus-Christ dans la demande de son vicaire terrestre,
après avoir sacrifié au maintien de l'unité tout ce que
nous possédions dans le monde, il ne nous reste plus
qu'un sacrifice à faire ; et nous nous y déterminons sans
hésitation , puisqu'il peut contribuer au retour de cette
précieuse unité : c'est celui de nous-même. Et nous le
disons du fond du cœur avec saint Grégoire de Nazianze,
c'est pour nous un bonheur d'être jeté à la mer, si par
là doit cesser la tempête et le vaisseau sacré de notre
Église être conservé.
ce Nous résignons volontairement et librement, entre
les mains de notre saint-père le pape Pie VII, l'évêchéde
Langres, dont nous avons été légitimement et canonique-
ment pourvu.
« A Wels, en Haute -Autriche, 10 février 1802 »
1 Lettre inédite.
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 77
« Très Saint- Père, écrivait le pieux archevêque (le Tou-
louse, Msr deFontanges,en recevant dans l'île de Mayorque
jle bref de Sa Sainteté , je fais à l'instant même la démis-
ision de mon archevêché de Toulouse entre vos mains. Je
l'avais déjà remise dans celles de votre illustre prédéces-
seur, de concert avec tous mes confrères, membres
comme moi de la première assemblée, appelée Consti-
tuante, afin, disions-nous à ce grand pape, que rien ne
jpuisse s'opposer à toutes les voies que Votre Sainteté
pourrait prendre dans sa sagesse pour rétablir la paix
.dans l'Église de France. Je n'ai pas cessé un seul instant
idepuis d'être dans les mêmes dispositions, et, puisque
Votre Sainteté daigne me dire que ma démission contri-
buera à présent à rétablir la religion et l'unité en France,
je croirais manquer à mon devoir et à mes engagements
si j'hésitais un seul instant à obéir à cet oracle du chef
de l'Église.
(( Qui mieux que vous, très Saint-Père, qui êtes en
même temps la sentinelle de la maison d'Israël et le
Vicaire de Jésus-Christ sur la terre, et qui, par l'éclat de
vos vertus et par votre profonde sagesse, êtes fait pour
mous inspirer la plus profonde confiance; qui mieux
que vous connaît les maux de l'Église et le remède qu'il
faut y apporter?
| « Sans doute, il en coûte à mon cœur d'abandonner à
lun autre le soin du troupeau auquel j'avais consacré mes
plus tendres affections. J'éprouve avec amertume que
i c'est le plus douloureux des sacrifices que j'aie faits. Ma
i seule consolation sera d'avoir fait mon devoir en vous
obéissant.
« Daignez, très Saint- Père, écouter le dernier et le
plus cher de mes vœux. Donnez à Toulouse un pasteur
selon le cœur de Dieu, qui par sa piété, ses lumières et
sa sagesse, puisse réparer les maux que lui a faits l'hor-
rible tempête à laquelle votre prudence va arracher
78 M. ÉMERY
l'Eglise de France, et y faire le bien que les circonstances
et mon insuffisance ne m'ont pas permis d'y faire.
« A Palma, île de Mayorque, le 5 novembre 1801. »
II. — Le concile du Vatican a déterminé d'une ma-
nière précise et explicite les droits réciproques du saint-
siège et des évèques en matière de juridiction spirituelle.
Mais à cette époque, au commencement de ce siècle, il y
avait encore en France des évêques , des théologiens et
des canonistes qui ne reconnaissaient pas au souverain
pontife le droit de briser, sans le consentement tacite
ou formel de la partie intéressée, le lien qui unit un
évêque à son diocèse. L'opposition que l'on croyait dé-
couvrir entre le bref pontifical et les prétendues libertés
de l'Eglise gallicane éveillait aussi des susceptibilités
inquiètes et provoquait des résistances d'un effet déplo-
rable dans les rangs mêmes du clergé.
La situation devenait difficile et pleine de dangers. Le
premier consul était l'ennemi des ultramontains, le dé-
fenseur opiniâtre des disciples de Bossuet et des théories
gallicanes. Ces théories flattaient son humeur indépen-
dante et sa volonté de diminuer jusqu'à la dernière
limite l'autorité pontificale. Il exprima souvent très hau-
tement cette opinion. Nous le verrons attaquer M. Emery,
dont l'ultramontanisme, très mitigé sans doute, le choque,
l'irrite, et la compagnie de Saint-Sulpice, qu'il considère
comme un foyer d'opposition aux droits essentiels de
l'autorité civile. Il était d'ailleurs encouragé à la résis-
tance par les constitutionnels, ennemis du pape et cour-
tisans de césar.
Et c'était lui qui, sacrifiant et foulant aux pieds ces"
libertés gallicanes, ces principes des canonistes, ces doc-
trines des anciens théologiens de France, prenait ea
main aujourd'hui, et pour le besoin de sa cause , la dé-
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 79
fense des principes les plus favorables à la puissance des
papes, en exigeant la démission des évêques légitimes,
jen priant le pape d'user, par un coup d'éclat qui chan-
igeait brusquement la situation générale de l'Église de
! France, de la plénitude de sa puissance et de son autorité.
III . — M&r Spina connaissait les senti ments de M . Émery
et son autorité dans l'Église de France : il le pria de le
.seconder et de faire tenir lui-même à ses amis dans l'épis-
copat le bref par lequel Sa Sainteté demandait leur démis-
sion. Les évêques émigrés en Angleterre, soutenus par
des princes français royalistes, qui voyaient avec peine le
rétablissement de l'Église dans notre pays, hésitèrent et
répondirent d'abord par un refus ; ils déclarèrent au
saint -père qu'ils tenaient immédiatement de Jésus-
Christ, non seulement leur pouvoir d'ordre et leur carac-
tère , mais encore leur pouvoir de juridiction, et qu'ils
n'avaient pas le droit d'y renoncer.
« Le devoir de nos fonctions nous oblige impérieuse-
ment de ne pas souffrir que le lien sacré qui nous unit
aux Églises immédiatement confiées à nos soins par la Pro-
vidence, soit brisé sans aucune résistance de notre part. »
M. Émery fut contrarié d'apprendre qu'on avait envoyé
trop tôt le bref pontifical en Angleterre, où l'on devait
rencontrer de la résistance , au lieu de provoquer d'abord
l'adhésion facile des évêques que l'on savait être favo-
rables à la volonté du pape, et de s'autoriser ensuite de
cette adhésion pour faire cesser toute résistance de la
part des opposants, sans recourir aux moyens de rigueur.
Le 19 novembre 1801, il exprimait à M. de Fontanges,
ancien archevêque de Toulouse, réfugié en Espagne, ses
appréhensions à ce sujet, ses espérances, et lui révélait
l'état des esprits au moment où le saint -père attendait
la démission des évêques français.
« Le 21 octobre, écrit M. Émery, votre grand ami a
80 M. ÉMERY
reçu le bref du pape. Vous l'avez reçu quelques jours
après. Ainsi , votre démission est faite et envoyée. J'ai
toujours supposé et déclaré que vous étiez disposé à la
donner, et l'on n'a eu sur ce point aucun doute. J'aurais
désiré que vous en eussiez donné aussitôt une connaissance
directe à Paris, parce que la voie du nonce de Madrid est
un peu longue.
« Je ne sais si on a reçu des nouvelles de MM. les
évèques de Castres et de Tarbes. Ce sont les deux seuls
évêques en Espagne dont les sentiments soient igno-
rés. Mais, puisque MM. de Blois et de la Rochelle ont
acquiescé à la demande du saint-père, on ne peut guère
élever de doute sur les sentiments de ces prélats.
ce Vous savez que treize évêques , en Angleterre , ont
refusé. Vous serez étonné que nous n'ayons aucune nou-
velle d'Allemagne, du moins de bien positives, excepté
de M. l'évêque de Luçon , qui a reçu seulement le 25 oc-
tobre la lettre du pape, quoiqu'il soit assez près de
Vienne.
« Le 30 octobre, l'évêque de Pamiers, qui est auprès
de Hambourg, n'avait pas reçu la sienne, ni M. l'arche-
vêque de Paris, le 5 novembre. Vous voyez qu'on a pris
de très fausses mesures dans l'envoi de ces lettres. C'est
en Angleterre qu'on les a fait parvenir plus tôt qu'ailleurs,
et c'est là qu'elles devaient être envoyées plus tard. Il y
avait là un rassemblement qui devait être fortement in-
fluencé. Les deux tiers de ceux qui ont refusé , placés
ailleurs, auraient acquiescé sans difficulté.
(( Il y aura certainement des opposants en Allemagne,
et dans le nombre il y en aura qui auraient infaillible-
ment donné leur démission , qui avaient même déjà fait
connaître leurs sentiments à cet égard , s'ils n'avaient
pas été influencés par des évêques d'Angleterre, qui cer-
tainement n'auront rien négligé pour amener à leur partiv
le plus qu'ils auront pu de leurs collègues.
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 81
(( Vous pouvez compter parmi les opposante en Alle-
magne les évèques qui sont à Munster. Cette ville a tou-
jours été un foyer, cà cause de quelques ecclésiastiques
intrigants qui s'y trouvent. Il résulte de cet exposé que
beaucoup d'évêques ont refusé ou refuseront, mais que
la grande majorité acceptera.
« De là il résulte que le Concordat n'est pas publié;
que toutes nos affaires, qui devaient être terminées avant
['assemblée du Corps législatif, sont dans le même état;
que les évèques constitutionnels, qui ont fait cependant
leur renonciation , lèvent la tète , parce que le consul
veut tout faire à la fois, et qu'il n'a pu nommer aux évè-
chés avant que les lettres du pape aient été reçues et qu'on
ait pu recevoir les réponses.
n D'ailleurs, comment disposer de tant d'évèchés dont
'es titulaires vivent encore et ne se sont point démis?
Votre lettre , Monseigneur, était pleine de sagesse ; je
/ousen ai gardé un profond respect.
a Je crois que vous feriez sagement de repasser la mer
ît de vous disposer au retour. On a permis aux évèques
Lui sont en Angleterre de rentrer en France, on les
"xhorte même à le faire. Ils y font des diflicultés, parce
pi'ils craignent que leurs adversaires, qui ne gardent
)lus de mesure, ne prétendent qu'ils rentrent pour sol-
iciter des places.
« On s'occupe, en ce moment, d'une mesure générale
>our le retour des prêtres et des évèques, j'entends les
i émissionnaires. Les résistants se font beaucoup de tort
eux-mêmes, et ils en font encore plus à la religion; ils
nt contre eux tous les gens de bien. Leur conduite
rctuelle discrédite totalement le zèle qu'ils ont montré
isqu'à présent1. »
} ! 1 Lettre inédite.
82 M. ÉMERY
IV. — La pensée de M. Émery, et l'on peut dire aussi
son espérance, était de voir le gouvernement rétablir
dans leurs sièges, d'accord avec le saint -père, lesévêques
qui auraient donné un grand exemple de désintéresse-
ment en envoyant leur démission. Aucune raison cano-
nique ou théologique ne s'opposait à cet acte de justice
et de haute convenance de la part du gouvernement.
Ainsi M. Émery écrivait à M. de Fontanges et le pressait
déjà de reprendre son siège de Toulouse, si l'on consen-
tait à le lui rendre.
(( Votre détermination de n'accepter aucune place serait
très fâcheuse , parce qu'il est très intéressant que vous
en acceptiez une, non pour vous, Monseigneur, mais*
pour l'avantage de l'Eglise. Il est absolument nécessaire
d'accréditer les changements qui vont avoir lieu, puis-
qu'ils sont inévitables. Il est pour cela très important
que l'on nomme le plus qu'on pourra d'anciens évêques
aux nouvelles places, et le public honnête et religieux
compte entièrement sur vous. Vous êtes généralement
regardé comme un des principaux ornements de l'Eglise
gallicane, et votre refus d'accepter aucune place accrédi-
terait les plaintes et les mécontentements qui ne manque-
ront pas d'avoir lieu dans ces circonstances. J'ai écrit à
M. Bernier qu'on pouvait compter que vous accepteriez
le siège de Toulouse, s'il vous était rendu. Ils font croire
que vous serez nommé à ce même siège, je n'en ai point
pourtant de certitude extrême. Je ferai insinuer, par les
alentours des faiseurs, qu'il est absolument nécessaire
qu'il en soit ainsi. Cependant, si Fou vous offrait un
autre évêché, Je crois que le bien de l'Église demande-
rait que vous l'acceptassiez. »
Mais les vues de M. Émery n'étaient pas conformes
aux desseins de Bernier et aux intentions du gouverne-
ment. L'archevêché de Toulouse fut donné à un ancien
apostat, évêque constitutionnel, M. Primat; on offrit à
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 83
I M. de Fontanges, dépossédé de son siège archiépiscopal,
l'évèché d'Autun.
M. de Fontanges avait déjà pris depuis longtemps la
résolution de vivre dans la retraite et de décharger ses
\ épaules du fardeau de l'épiscopat, il persistait dans sa
résolution : il voulait répondre par un refus aux nou-
| velles avances qui lui étaient faites de la part du gouver-
nement. M. Émery avait une autre idée des devoirs d'un
évèque dans les difficultés où se trouvait l'Eglise de
France. Ennemi de l'inaction quand la cause de la reli-
gion avait hesoin de tous les courages, pénétré de cette
pensée que la vie est un long combat et qu'il n'est pas
permis de déserter le champ de bataille pour se reposer
dans les joies faciles d'une retraite sans responsabilité,
il fît agir et il agit lui-même avec insistance auprès de
M. de Fontanges, afin de le décider à changer de résolu-
tion. Il lui écrivit de nouveau , à la date du 5 juin 1802 :
« M*r de la Tour du Pin, archevêque d'Auch, m'a écrit
de Perpignan, le c20 mai, qu'il comptait partir dans
deux jours, et s'arrêter, non à Toulouse, mais à Mon-
. tauban.
« Hier, une lettre du 29 mai nous apprit qu'il était à
■ Toulouse, où il nous dit que la consternation est géné-
t raie, à cause du successeur qu'on vous a donné... Nous
lui écrivons de se rendre promptement à Paris; en voici
la raison :
j (( Il a témoigné dans une lettre que, si le bien de
1 l'Église le demandait, il consentirait à prendre un évèché.
. Je me suis contenté de faire insinuer que telle pourrait
^être sa disposition. Sur cela on a agi , et l'on a proposé
de lui donner l'évêché de Bayonne, comme un évêché
qui renferme presque toutes les parties de sa métro-
jjpole, et dans lequel il était fort aimé et respecté. Le
ministro a acquiescé.
« D'autres personnes ont agi pour le faire nommer à
84 M. ÉMERY
Cahors, qu'on prétend être plus important. Quoi qu'il en
soit , il est fort convenable qu'il arrive à Paris pour faire
déterminer tout ce qui le concerne à cet égard et pour
qu'il prenne un parti. J'ai l'honneur de vous raconter
tout cela parce que, indépendamment de l'intérêt que
vous portez à M. l'archevêque d'Auch, il y a dans cette
affaire un contre-coup pour vous.
« Si l'on voit que M. l'archevêque d'Auch consente à
accepter un simple évêché, on pourra vous proposer
d'en accepter un aussi. On voit bien qu'il y aurait quelque
inconvénient à vous en proposer un qui fût dépendant de
votre ancienne métropole. Tous les anciens évêques
désirent beaucoup vous voir rentrer dans le corps épis-
copal, non seulement pour des considérations person-
nelles, mais encore pour le bien de la religion. C'est
précisément parce que les circonstances sont fort difficiles
qu'il serait bon de souhaiter que des évêques comme
vous occupassent des sièges.
« M. l'archevêque d'Aix partira lundi pour Tours. J'en
suis bien fâché. Bernier n'est point à Paris, et je crains
bien qu'il ne se trouve dans de grands embarras à l'occa-
sion de la réconciliation des évêques constitutionnels.
« J'aurai l'honneur de vous écrire bientôt plus au long ;
mais je désirerais bien que vous vinssiez promptement
à Paris , non pas seulement pour le désir que j'ai
de vous voir et de vous renouveler l'assurance de mon
tendre et profond dévouement, mais encore et surtout
pour que vous pussiez prendre, de concert avec vos amis
les plus sages et les plus désintéressés, le parti qui vous
convient le mieux. Je sais combien celui de la retraite et
du repos a d'avantage ; mais aussi , dans l'ordre spirituel
et temporel, il a ses inconvénients. »
V. — Le cardinal Fesch, qui avait du crédit auprès du
premier consul et une grande confiance dans la prudence
ET L'ÉGLISE DE FRANGE 85
lhabile de M. Emery, appréciait lui aussi les qualités de
M. de Fontanges : il désirait, avec un grand nombre de ses
collègues, le voir encore à la tète d'un diocèse important, où
il pourrait continuer avec succès la carrière de l'aposto-
lat. M. Émery .réussit enfin dans ses négociations, grâce à
^Intervention puissante et décisive d'une femme chrétienne
idont il fit cet éloge au cardinal Fesch, le 21 mars 1805 :
« M. de Crouzeilles m'a appris hier que Votre Émi-
nence avait donné pour dame d'honneur à madame sa
sœur M,ne de Fontanges.
« Je prie Votre Éminence de trouver bon que je lui fasse
mon compliment de ce choix. Je vis Mme de Fontanges,
à son retour d'Angleterre, il y a quelques années. Elle
i avait vécu avec tous les évêques , parce que son beau-
frère , M. l'archevêque de Toulouse , était alors à
Londres.
« Cette dame raisonna sur tous les évêques, sur toutes
les affaires ecclésiastiques du temps avec une intelligence
et une sagesse qui me charmèrent. Nous apprîmes d'elle
beaucoup de choses importantes qui nous servirent dans
la conduite du diocèse de Paris.
(( Je lui ai dit quelquefois qu'elle avait l'âme épisco-
pale, et qu'elle aurait aussi bien conduit un diocèse que
son beau-frère, M. l'évèque d'Autun ; ce qui est beau-
coup dire. Elle parle toujours d'un ton simple et sans
afiectation , sans prétention. Il semble que c'est le bon
sens qui parle par sa bouche. Quand Votre Eminence
eut la bonne pensée d'engager M. l'archevêque de Tou-
louse à accepter un évêché, j'étais assuré que l'affaire
réussirait en employant auprès de lui la raison deMmode
Fontanges. »
M. Emery seconda les intentions du saint -siège et de
son représentant à Paris, en pressant avec la même sa-
gesse et le même zèle éclairé et prudent les évêques de
Rennes, d'Agen, de Quimper et de Nantes, de ne pas
86 M. ÉMERY
abandonner aux constitutionnels les sièges que le gou-
vernement venait de leur proposer. Il suit avec inquié-
tude et anxiété la marche des affaires; il craint et il
espère, il presse et il supplie : on voit bien par sa
correspondance de cette époque la profondeur de son
amour pour l'Église, l'ardent désir qui le consume de
voir le schisme constitutionnel s'éteindre, et la pacifica-
tion religieuse se faire enfin dans tout le pays.
VI. — Après avoir obtenu la démission volontaire des
évêques légitimes, il fallait pourvoir aux sièges vacants.
L'agitation des constitutionnels, les intrigues qui se
nouaient autour du premier consul, l'influence, l'hosti-
lité même de Fouché, qui avait pris ouvertement, dans
différentes circonstances, la défense obstinée des schis-
matiques, inspiraient à' M. Émery de grandes inquié-
tudes ; il s'effrayait à la pensée que Bonaparte, égaré par
de mauvais conseillers ou emporté par son impatience
et par les caprices de son humeur violente, offrirait à
des ennemis de l'Eglise, à des hommes indignes ou inca-
pables , le ministère sacré de l'épiscopat. Ses craintes
étaient fondées.
M. Émery fit savoir à l'abbé Le Sure, secrétaire du
cardinal légat en résidence à Paris , que Bonaparte avait
l'intention de nommer douze évêques constitutionnels à
des sièges vacants. Malgré les menaces et les anathèmes
du saint-siège, ces malheureux avaient juré fidélité à la
constitution civile du clergé; ils avaient usurpé par un
sacrilège odieux les sièges des évêques légitimes, fomenté
et entretenu la révolte et le schisme dans les rangs des
fidèles, et quelques-uns même avaient commis publique-
ment, avec l'éclat d'un défi scandaleux, le crime d'apos-
tasie. Aujourd'hui ils bravaient une dernière fois l'auto-
rité du saint-siège, en s'appuyant sur l'autorité civile;
ils prétendaient conserver, malgré tout, l'administration
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 87
épiscopale et les honneurs qui avaient été le prix de leur
trahison.
L'abbé Le Sure s'empressa d'informer le cardinal des
dispositions du premier consul.
(( Impossible! impossible! s'écria le cardinal; le pre-
mier consul a promis formellement de ne pas recourir à
ces sortes de gens. »
M. Émery avait remis à l'abbé Le Sure la liste authen-
tique et encore secrète des sujets dont la nomination
fttait décidée. Consterné, indigné à la lecture de cette
liste, le cardinal légat se leva, et marcha rapidement
dans sa chambre en répétant :
(( Voilà donc la France perdue! voilà l'Église de France
dans la boue ! »
iVprès avoir reçu la communication officielle de la nomi-
nation des constitutionnels à quelques sièges vacants, le
cardinal s'informa de leur caractère, de leur vie, de
leurs mœurs, et, muni de ces renseignements, il se
rendit chez Bonaparte pour demander la radiation de
certains noms, qui étaient à la fois une provocation et
un scandale.
Bonaparte persista dans sa résolution , et s'écria avec
vivacité :
« Eh quoi! vous ne voulez pas de l'évêque Primai
pour archevêque de Toulouse parce qu'il a porté le bon-
net rouge et abjuré sa foi? Mais saint Pierre n'a-t-il pas
renié Jésus-Christ, et obtenu ensuite la primauté de
l'Église? »
La situation du cardinal était critique. Il voulait attendre
la réponse de Rome avant de prendre une décision. Ces
lenteurs irritaient Bonaparte, qui s'en plaignit un jour
à M. de Boisgelin.
(( Ces messieurs, répondit le prélat, ne peuvent rece-
voir l'institution canonique qu'après s'être mis en règle
avec Rome.
88 M. ÉMERY
— Je les ai nommés, répliqua vivement Bonaparte,
qu'ils s'arrangent avec la cour de Rome. »
Instruit de cette parole par M. Émery, le cardinal légat
rédigea une formule de rétractation et de soumission à
l'autorité du saint -siège, qu'il résolut d'imposer à tous
les sujets que le gouvernement lui présentait pour l'épis-
copat. Il exigeait en particulier de chacun des évêques
constitutionnels « qu'il détestât la part qu'il avait prise
au prétendu concile national tenu l'année dernière dans
l'église cathédrale de Paris ». Les constitutionnels avaient
organisé ce simulacre de concile à l'instigation de Bona-
parte lui-même, qui cherchait alors à intimider le pape.
Dans l'espérance d'obtenir un Concordat plus conforme
à ses rêves de domination, il agitait le fantôme d'un
schisme ou d'une Eglise nationale indépendante de la
papauté.
La formule rédigée par le cardinal déplut aux consti-
tutionnels , qui exposèrent à Portalis les causes de leur
mécontentement et de leur refus.
VII. — Portalis, irrité de la démarche si légitime du
cardinal légat , prit en main la défense des contitution-
nels ; dans une dépêche officielle, il accusa le repré-
sentant du pape d'avoir insulté le gouvernement en
reprochant aux évêques de s'être réunis par ses ordres
pour traiter des affaires de l'Église ; il ajoutait que la
nation ne souffrirait pas cet affront.
Bernier, nommé à l'évèché d'Orléans , était l'homme
de confiance de Portalis; il joua dans cette affaire un rôle
en harmonie avec son caractère malheureux.
Le 15 avril 1802, Portalis écrivit à Bernier :
« J'ai eu , citoyen évèque , plusieurs conférences avec
les évêques constitutionnels. Nous sommes convenus de
la formule que j'ai l'honneur de vous adresser. Dans
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 80
cette formule, on renonce formellement, de cœur et
d'esprit , à la constitution civile du clergé , et on promet
une véritable obéissance au pape. Rien de plus positif
que cette renonciation; vous jugerez vous-même qu'on
ne peut aller au delà sans avilir la nation elle-même. La
déclaration que la formule renferme doit rassurer entiè-
rement le saint-siège. Je vous invite à faire agréer cette
Formule à Son Éminence M. le cardinal légat. Il importe
au bien de la religion et au succès des opérations si heu-
reusement commencées que cette affaire soit terminée
dans le jour.
a J'ai l'honneur de vous saluer,
(( Portalis. ))
Bernier envoya cette pièce au cardinal légat avec cette
invitation :
(( Éminence,
« Je viens de recevoir de M. Portalis la lettre ci-jointe.
Je supplie , je conjure Votre Eminence de la prendre en
considération et de se souvenir que, notre institution
n'étant que provisoire, Sa Sainteté sera juge définitif, et
qu'ainsi il peut, par une indulgence provisoire, nous
tirer d'un pas si difficile. Il faut en finir et ne pas irriter.
|Ie vois qu'on est monté, et très sûrement on ne paraît
pas vouloir fléchir au delà de ce que cette lettre contient.
Je recommande avec larmes à Votre Éminence de sauver
l'Église de France par sa bonté.
« -{- Ét., évêque d'Orléans.
« Paris , 15 avril 1802. »
Mais il n'était plus question, comme Bernier le pré-
tendait, d'une institution provisoire , qui aurait rendu
90 M. ÉMERY
plus facile l'acquiescement du saint -siège. Le cardinal
Caprara s'empressa de signaler cette erreur dans une
réponse brève et pleine de dignité.
(( Le cardinal Caprara fera toujours tout ce qui est en
lui pour contribuer au bien de la religion et au succès
des heureuses opérations déjà commencées; mais il dé-
clare à M. l'évêque .d'Orléans que, quelques dispositions
de condescendance qui soient dans son cœur et qu'il a
déjà manifestées, il lui est impossible d'aller au delà des
conditions qui lui sont impérieusement prescrites par le
saint-siège.
« Il observe, en second lieu, que le principe avancé
par M. l'évêque d'Orléans, ce que l'institution canonique
(( donnée par le légat n'est que provisoire et que Sa Sain-
ce teté est juge définitif, » est un principe sans fondement,
puisque les évèques institués jouissent d'une juridiction
pleine et entière sur leurs diocèses.
« Cardinal Caprara.
« 15 avril 1802. »
Consulté par des évêques qui attendaient une proroga-
tion des facultés extraordinaires dont ils avaient besoin
dans leurs diocèses, et une formule authentique de rétrac-
tation pour réconcilier les constitutionnels avec l'Eglise,
le cardinal Caprara avait cru pouvoir répondre en s'adres-
sant directement à ces prélats. Portalis, informé de cette
intervention du cardinal et se croyant offensé parce qu'il
n'avait pas été consulté, écrivit une lettre dont la raideur
injuste exprime les intentions du gouvernement et son
attitude en présence de la cour romaine.
ET L'ÉGLISE DE FRANCE
01
« Paris, 19 prairial, an X de la République (juin 1802).
« Il circule, monsieur le cardinal, dans le diocèse de
Nancy et dans d'autres diocèses, une formule de rétrac-
tation par vous remise aux évêques, et que ceux-ci sont
I chargés d'exiger des prêtres constitutionnels. Vous savez
que, d'après l'arrêté des consuls portant vérification des
pouvoirs, aucun acte émané de vous ou de Rome ne
peut être envoyé dans les diocèses, ni autrement circuler
en France, par voie directe ou indirecte, sans l'annexe
du gouvernement.
c La circulation de la formule dont il s'agit est une
infraction manifeste aux conditions sous lesquelles vous
avez été reçu, et dont vous avez solennellement promis
! l'obéissance par un serment de cœur. Une telle infraction
tend à compromettre et à égarer les évêques et les autres
ecclésiastiques qui connaîtraient assez peu leur devoir
pour exécuter des brefs ou bulles venant de Rome ou de
votre légation, sans avoir préalablement été admis ou
sanctionnés par la puissance publique.
oc Je sais que si quelques évêques vous ont demandé
! une formule de réconciliation , vous les y avez induits
par l'envoi que vous leur avez fait de votre décret du
10 mai dernier, portant exécution des brefs de Pie VI sur
les affaires ecclésiastiques de France. Comment avez-vous
r pu faire l'envoi d'un décret qui ordonne l'exécution de
' jugements qui n'ont jamais été présentés au gouverne-
ment, qui sont intervenus dans des formes contraires à
' nos lois, et dont les dispositions foncières sont inconci-
liables avec la dignité nationale et avec les droits du gou-
vernement?
« Nos lois particulières, les principes du droit des gens
92 M. ÉMERY
et ceux de la religion exigent de vous, dans une aussi
grave occurrence, que vous retiriez tout de suite votre
décret et tout ce qui l'a suivi.
(( Les évêques et ecclésiastiques qui obtempéreraient
à ce décret seraient criminels d'État, et vous auriez la
terrible responsabilité des maux qui en seraient la suite,
et qui auraient pour principe la violation formelle que
vous auriez faite des conditions sous la foi desquelles on
a reconnu vos pouvoirs.
(( Portalis. »
Le cardinal Caprara se rendit aux observations du con-
seiller d'Etat chargé de toutes les affaires concernant les
cultes, et retira le décret de prorogation des pouvoirs et
la formule de soumission qu'il avait envoyés.
VIII. — M. Émery connaissait les détails de cette
affaire; il était bien renseigné sur les agissements des
constitutionnels et sur les projets du gouvernement : il
communiqua des avis confidentiels à l'abbé Le Sure, en
le priant de les faire tenir au cardinal légat ; il lui apprit
ainsi que le gouvernement avait promis aux constitution-
nels de n'exiger d'eux aucune rétractation et de se con-
tenter d'une adhésion très explicite au Concordat.
Lorsque le cardinal Caprara eut connaissance de la
nomination de douze évêques constitutionnels aux sièges
vacants , il déclara qu'il ne pouvait passer outre et que
les négociations, commencées resteraient sans résultat.
Bernier, qui voulait à tout prix les faire réussir confor-
mément aux vues du premier consul, mit tout en jeu
pour fléchir le légat. Portalis le pressa aussi de son côté
sans avancer davantage; il crut d'abord que le Concordat
n'aurait pas lieu.
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 93
Dernier, cependant, se rendit à la Malmaison pour
informer le premier consul. Celui-ci, qui avait fait inter-
cepter des lettres du pape au légat et en avait retenu la
copie, les communiqua à Dernier, qui repartit aussitôt
pour Paris, et se présenta, à minuit, chez le légat. Il le
pressa de nouveau en lui disant, cette fois avec assu-
rante, que si le Concordat n'avait pas lieu, ce serait Son
Éminence seule qui répondrait des suites funestes de
cette rupture. Le légat insista en disant que ses instruc-
tions ne l'autorisaient pas à admettre comme évêquès
des futurs sièges aucun des constitutionnels.
Bernier repartit :
« Mais les instructions secrètes , et très secrètes, que
vous avez reçues vous y autorisent, puisqu'il y est porté
! que, 'pourvu que la foi soit sauvée, le saint-siège con-
Sent à abandonner tout le reste, s'il le faut, pour le bien
de la religion. Si vous n'agissez pas conformément à vos
instructions très secrètes, vous prendrez donc sur vous
seul la responsabilité de toutes les conséquences de cette
rupture. »
Aces mots d'instructions très secrètes, le cardinal,
devinant qu'une indélicatesse avait été commise et que
sa correspondance avait été ouverte, fut saisi d'étonne-
ment et changea de couleur. Il s'embarrassa , balbutia ,
et dit enfin à Bernier :
a Voulez-vous que je nomme des évêques condamnés
par Pie VI, qui n'ont jamais fait aucun désaveu de leur
schisme?
— Vous avez confiance en moi , répondit Bernier, je
me charge d'obtenir leur rétractation. »
On connaît la suite.
Portalis ne savait rien de ces instructions très secrètes,
dont le premier consul ne lui avait pas dit un mot. Aussi
lorsqu'il entendit sonner le bourdon de Notre-Dame, qui
annonçait à la capitale la signature du Concordat, il en
94 M. ÉMERY
fut tout surpris et ne comprit pas la cause de cette mani-
festation !.
Bernier eut alors avec les évêques constitutionnels ré-
unis chez lui une longue conférence, à la suite de laquelle
il fit savoir au cardinal légat qu'il avait pleinement réussi
dans sa mission , que chacun des huit évêques constitu-
tionnels avait signé la formule de rétractation exigée
par la cour de Rome, reçu l'ahsolution des censures
encourues, promis obéissance au saint-siège et reconnu
l'autorité de ses jugements dans les affaires ecclésias-
tiques de France. Après cette attestation, munie de la
signature de M. de Pancemont, ancien curé de Saint-
Sulpice, trompé lui-même par Bernier, l'institution
canonique fut accordée aux évêques constitutionnels.
Cette lamentable affaire paraissait enfin terminée.
Les douze évêques constitutionnels étaient Charrier,
Le Coz, Beaulieu, Lacombe, Perrier, Bécherel, Montault,
Saurine , Reymond, Berdollet, Belmas et Primat, ancien
oratorien , apostat et archevêque de Toulouse , qui mou-
rut, en 1816, des suites rapides d'une congestion céré-
brale , après avoir écrit au pape et obtenu sa réconcilia-
tion tardive.
Bernier avait-il encore une fois altéré la vérité et trompé
le cardinal légat, pour extorquer au prix d'un mensonge
l'institution canonique attendue par les huit constitu-
tionnels? Dominique Lacombe, nommé à l'évêché d'An-
goulême, déclara publiquement, dans une lettre adressée
à un prêtre constitutionnel de son diocèse, Binos, ancien
chanoine de Saint-Bernard, qu'il n'y avait pas eu de
rétractation; que l'on s'était contenté d'une simple adhé-
sion au Concordat; que Bernier et Portalis pouvaient
1 Ces détails authentiques et inédits ont été communiqués à
M. Faillon par Mar Ginouilhac, évêque de Grenoble, le 25 juin 1866.
Il les avait appris de M. Portalis tils, qui les tenail de la propre
bouche de son père, dont il était alors secrétaire.
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 95
affirmer ce fait. Cet indigne prélat ajouta ces paroles ,
qui restent comme une flétrissure à sa mémoire :
« Vous désirez savoir si Son Eminence le cardinal
Caprara nous a demandé la rétractation du serment de
la constitution civile du clergé, et si les évéques constitu-
tionnels réélus ont fait cette rétractation. Je vous réponds
oui , je vous réponds non. Il est très vrai que M. le légat
sa voulu une rétractation ; il est très vrai qu'il ne l'a pas
'obtenue. Nous nous présentâmes à lui le jeudi saint, pour
lui demander l'institution prescrite par le nouveau Con-
cordat. Il nous proposa de signer une lettre à Sa Sain-
teté, lettre tout à fait propre à nous révolter. Nous refu-
sâmes de la signer. Par qui ce refus fut-il fait? d'abord
par les évéques constitutionnels de Rennes, de Dax et
de Clermont; ensuite par les évéques constitutionnels de
Rouen, de Carcassonne et de Bordeaux. Nous allâmes
ensuite chez le citoyen Portalis , chargé de toutes les
affaires ecclésiastiques; nous l'instruisîmes de ce qui
venait de se passer. Il parut improuver les prétentions
de M. le légat; il dit qu'il y apporterait remède dans la
journée; que le gouvernement ne voulait point de rétrac-
tation ; qu'il ne serait exigé qu'une pure et simple adhé-
sion au Concordat. Il demanda que sur-le-champ fussent
réunis chez lui tous les évéques constitutionnels. Il lit
appeler en même temps l'évèque Bernier; il le chargea
de parler à M. le légat , et de lui dire que l'affaire des
évéques constitutionnels devait finir dans la journée.
Celui-ci consentit à la commission : il proposa et rédigea
une lettre bien différente de la première. Nous l'adop-
tâmes. Maintenant, si quelqu'un ose vous dire que nous
nous sommes rétractés, ne craignez pas de lui dire:
Mentiris impudentissime. On vous dira peut-être que
M. le légat nous a donné l'absolution ; que la preuve en
3st dans les registres de sa légation ; qu'on y a vu , au
rapport du nouvel évèque de Versailles et de quelques
96 M. ÉMERY
autres, plusieurs exemplaires d'un décret d'absolution
humblement demandé par plusieurs de nous et charita-
blement accordé à plusieurs de nous. Vous direz avec
moi que M. le légat a donné une absolution qui n'était
ni voulue ni demandée; que, lorsque le décret en fut]
remis par l'évêque Bernier à quelques-uns d'entre nous,
ils en ont fait justice en le jetant au feu sous les yeux du
citoyen Porlalis. »
Nous avons découvert aux archives nationales ce rap-
port officiel et précis de Portalis , qui présente les faits
d'une manière plus exacte et sous un jour différent. Il
est adressé à l'empereur :
cl Sire,
(( J'allais ce matin rendre compte à Votre Majesté de
ce qui s'était passé hier entre le pape et les évèques dits
constitutionnels. Après quelque temps, on m'a assuré
que les grandes occupations de Votre Majesté ne lui per-
mettaient pas de me recevoir aujourd'hui. Je viens, en
conséquence, vous exposer par écrit ce que je n'ai pu
dire de vive voix.
« Mercredi soir, M. le ministre de la police ne put
obtenir la signature, au bas de la formule présentée au
nom du pape , des évêques que l'on voulait déterminer à
la souscrire. Ils en signèrent une autre qui ne plaisait
pas.
(( Le jeudi matin fut encore perdu. L'évêque de
Vannes étant venu m'en instruire, je pris le parti de me
rendre chez le cardinal légat, en témoignant le désir d'y
trouver tous les autres cardinaux. Je m'y rendis le jeudi
à huit heures du soir.
ce Après une conférence qui dura jusqu'à minuit, il fut
arrêté que les évèques dits constitutionnels seraient reçus
le lendemain dans la matinée chez le pape ; que Sa Sain-
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 97
teté leur parlerait avec affection , et qu'elle se contente-
rait de toute déclaration raisonnable, sans vétiller sur
les termes. J'obtins cette résolution en parlant avec fer-
meté et avec sentiment.
(( Le lendemain vendredi, c'est-à-dire hier, le car-
dinal légat et les autres cardinaux se rendirent de bonne
heure chez le pape pour le prévenir de ce qui s'était passé
la veille. Les évêques constitutionnels parurent à l'heure
indiquée. Le pape leur parla comme un père, et la récon-
ciliation fut consommée avec attendrissement de part et
d'autre. Il n'y eut que M. Le Coz, archevêque de Besan-
çon , qui se perdit en dissertations froides et théologiques,
et qui sortit en refusant tout.
« L'évèque de Vannes avait été présent à la conférence
chez" le pape, il m'instruisit du résultat. Je m'empressai
d'en donner connaissance à M. le ministre de la police,
,en le priant de vouloir bien agir de nouveau auprès de
jce prélat pour le ramener à des sentiments de paix.
« Aujourd'hui, sur les cinq heures et demie du soir,
M. le ministre de la police m'a envoyé la déclaration bien
simple qui avait été signée hier chez le pape par les
autres évêques constitutionnels, et à laquelle M. Le Coz
a enfin donné sa signature sur les instances de ce mi-
nistre.
(( M. l'évèque de Vannes se trouvait chez moi; il s'est
tout de suite porté chez le pape. Il lui a présenté la décla-
ration signée par M. Le Coz, et il vient de me dire que Sa
Sainteté recevra demain, à huit heures du matin, M. Le
Coz, qui a promis de son côté de ne plus entamer aucune
question théologique, et qui n'a plus besoin que de se
taire.
a Ainsi toute l'affaire est consommée, et la paix est
rétablie définitivement et sans retour.
« La déclaration signée ne consiste plus que dans une
simple phrase de soumission mue jmjement* (ht saint-
r
98 M. ÉMERY
siège et de l'Église catholique, apostolique et romaine,
sur les affaires ecclésiastiques de France.
(( Le janséniste le plus outré ne répugnerait point à
signer une telle déclaration. Votre Majesté ne sera donc
plus importunée d'une affaire qui ne tenait qu'à l'amour-
propre et à de petites passions.
(( L'évêque de Vannes m'a attesté que les cardinaux,
chez le pape , avaient été fidèles à tout ce qu'ils avaient
promis dans leurs conférences avec moi; et c'est une jus-
tice que je dois leur rendre auprès de Votre Majesté. Le
pape s'est conduit avec une douceur et une charité admi-
rables.
« Je suis, avec un très profond respect , Sire , de Votre
Majesté ,
« Le très humble, très obéissant et très
dévoué serviteur,
« Portalis 1 .
« Paris, ce 7 nivôse an XIII, à neuf heures du soir. »
Ainsi finit, par la mansuétude paternelle du pape, le
schisme qui divisa si profondément l'Église de France
pendant la Révolution.
Le 8 juin 1802, Portalis écrit aux nouveaux évêques
que, pour répondre aux intentions du premier consul,
ils doivent prendre un grand vicaire dans les rangs des
prêtres constitutionnels, et que ceux-ci doivent entrer
dans la proportion du tiers au quart sur la liste des curés,
chanoines, etc. 11 ajoute que le mariage des prêtres est
licite; qu'il ne faut pas refuser la bénédiction nuptiale à
ceux qui contractent un second mariage après le divorce;
1 Archives nationales, AF, IV, 1045.
ET L'EGLISE DE FRANCE 99
qu'il appartient au gouvernement de statuer sur les cha-
pelles domestiques, les oratoires particuliers, le refus
public des sacrements. C'est ainsi que ce conseiller
d'Etat, trop étranger à la théologie pour comprendre
l'inconvenance maladroite et les erreurs grossières de ses
prescriptions, prétendait assurer le libre exercice du
culte catholique et se conformer à la lettre aussi bien qu'à
l'esprit du Concordat.
CHAPITRE V
LES PREMIÈRES DIFFICULTÉS DE M. ÉMERY AVEC LE GOUVERNEMENT
I. — Bernier redoutait l'influence considérable et mé-
ritée de son ancien directeur, M. Émery, sur le clergé de
France et sur les membres les plus importants de l'épis-
copat. Il voyait grandir tous les jours cette influence qui
pouvait, à une heure peut-être prochaine, s'exercer dans
les conseils du gouvernement et devenir un obstacle à
l'accomplissement de ses propres desseins. Il avait reconnu
déjà l'opposition secrète et puissante de l'ancien supé-
rieur du grand séminaire d'Angers dans les difficultés si
graves que l'Église de France venait de traverser. Bernier
venait de jouer un triste rôle dans l'affaire des consti-
tutionnels, il fuyait la présence d'un prêtre dont la
dignité vivante était un reproche infligé à sa politique
tortueuse. Il conçut le dessein d'éloigner de Paris
M. Émery, et de se soustraire à son influence gênante.
Aidé de Talleyrand, il décida le premier consul à nommer
M. Émery à l'évèché d'Arras. Le décret fut signé le
40 avril 4802.
M. Émery était trop dévoué à la compagnie de Saint-
Sulpice et à l'œuvre des séminaires pour accepter l'hon-
neur redoutable de l'épiscopat. Il n'avait jamais eu
qu'une pensée : servir l'Église , et rester fidèle à l'esprit
comme aux enseignements de M. Olier. Après avoir
prié, médité, pris l'avis des messieurs de Saint-Sulpice,
M. ÉMERY ET L'ÉGLISE DE FRANGE 101
il écrivit à Portalis, chargé des affaires des cultes, une
lettre dont nous avons le projet sous les yeux :
a J'ai reçu , dit M. Émery, la lettre que vous m'avez
fait l'honneur de m'écrire. Je suis on ne peut plus touché
fie la marque d'estime et de confiance que daigne me
idonner le premier consul en me nommant à l'évèché
l'Arras. Ces! à vous, sans doute, que je suis redevable
de l'opinion qui l'engage à me croire propre à l'épis-
copat.
« Je vous prie de lui présenter mes très humbles
actions de grâces; mais je vous supplie en même temps
Je lui faire trouver bon que je n'accepte pas. Je me dé-
termine à cette démarche, après y avoir bien réfléchi et
avoir invoqué les lumières de l'Esprit-Saint. Une multi-
tude de raisons m'en font un devoir; je ne vous en
exprimerai qu'une.
ce J'étais supérieur du séminaire de Saint-Sulpice et de
la congrégation qui porte ce nom , chargé par conséquent
le former les jeunes gens qu'on y élevait aux vertus de
leur état, et particulièrement à l'éloignement pour les
lignités ecclésiastiques; car vous savez que l'ambition
Hait un vice trop commun dans le clergé des derniers
emps, et contre lequel il était nécessaire de prémunir
'esprit et le cœur des jeunes gens. Dans cette vue, il
allait que les supérieurs , qui donnaient des leçons sur
a crainte et la fuite des dignités, en fournissent eux-
mêmes l'exemple.
« En conséquence , mes prédécesseurs ont toujours
efusé les évèchés qui leur ont été offerts. tléritier de
eur office, j'ai dû l'être aussi de leurs sentiments, et
non éloignement pour l'épiscopat est arrivé au plus haut
,i)oint. Très certainement, si on m'avait, sous l'ancien
égime, nommé à un évèché, je ne l'aurais pas accepté.
Comment pourrais- je, à l'âge de soixante-dix ans, ne
pouvant donc prudemment compter que sur trois ou
102 M. ÉMERY
quatre ans de vie, et ayant à peine le temps de connaître
seulement de vue le troupeau immense qui me serait
confié; comment, dis-je, pourrais-je réussira arracher
de mon cœur un sentiment si ancien et si profondément
enraciné? Les violences qu'il faudrait me faire ne pour-
raient que compromettre ma santé et ma vie.
(( Mais, de plus, que penseraient de moi tant d'ecclé-
siastiques devant qui j'ai fait pendant si longtemps une
haute profession à cet égard? Ne soupçonneraient- ils
pas que cette profession n'était de ma part qu'un acte
d'hypocrisie; qu'au fond j'avais autant d'ambition qu'un
autre ; que , dans les disputes agitées entre les catho-
liques en France , au sujet des formules exigées pour le
libre exercice du culte , je n'ai embrassé les sentiments
favorables à ces formules que dans le dessein de plaire
au gouvernement et de favoriser mon ambition ?
« Et, de là, les leçons que je leur ai données sur les
devoirs de leur état ne seraient -elles pas discréditées,
et ne perdraient -elles pas dans leur esprit tout le poids
qu'elles avaient reçu de mon autorité? Quel avantage
surtout ne tireraient pas de mon acceptation tant d'ecclé-
siastiques, soit au dedans, soit au dehors de la France,
opposés à la soumission, et qui, parce que je lui étais
favorable , m'ont traduit partout comme un homme infi-
dèle à ses anciens principes, et qui était dévoré d'ambi-
tion? Loin d'être étonné qu'un supérieur de Saint -SuL
pice, nommé à un évèché, le refuse, on devrait plutôt
être étonné de son acceptation.
(( Ce serait bien injustement qu'on regarderait mon
refus comme une marque d'opposition au nouvel ordre
de choses , et comme pouvant servir de motif à d'autres
refus. Aucun autre ne se trouve dans le même cas que
moi , et je ne crains pas de dire que je servirai mieux
cet ordre de choses en n'acceptant pas. Il y aura sûre-
ment, dans les diocèses où l'on place des constitution-
ET LÉHLÏSE DE FRANCE 103
fiels, et dans ceux dont les évêques n'ont pas donné
eur démission, de nombreux opposants. Si j'accepte, et
n ensuite on me consulte, mes conseils ne seront comptés
bour rien, comme n'étant point ceux d'une personne
rlésintéressée ; au lieu que, dans la supposition con-
raire , j'aurai quelque poids pour les déterminer à
'obéissance et lever leurs scrupules, et sûrement je serai
consulté de différents endroits.
i « Je dis plus, je servirai mieux la religion et l'Église
|?n persévérant dans ma première vocation. Le plus
'•;rand et le plus pressant besoin de la religion aujour-
i'hui est de former des prêtres, et de bons prêtres. Il
* a au moins une lacune de douze années à remplir. Les
••uvriers propres à cette œuvre, et qui voudraient s'y
•onsacrer, seront pour les évêques assez difficiles à trou-
er. J'étais chef d'une compagnie exclusivement dévouée
| l'éducation ecclésiastique; plusieurs membres de cette
;ompagnie vivent encore, ou en France ou dans les
)ays étrangers; je connais les lieux de leur demeure, et
*e conserve assez d'ascendant sur eux pour les engager
. reprendre leurs premières fonctions, si ingrates et si
)énibles qu'elles puissent être. Je puis les indiquer aux
■vèques, et concourir à l'établissement de leurs sémi-
naires. »
> Portalis, accoutumé à l'empressement obséquieux des
institutionnels, qui sollicitaient avec tant d'ardeur et
iu prix des marchés les moins honorables pour leur
onscience, la dignité épiscopale, s'étonna de cette pa-
role fière et désintéressée. Il n'avait pas encore rencontré
in homme qui lui parlât, avec cette autorité et cet
iccent convaincu, de l'amour de l'Église, du prix des
mes, de la fragilité des honneurs humains, des res-
ponsabilités redoutables de l'épiscopat. Il ne désespérait
>as cependant de vaincre cette résistance inattendue et
île triompher de cet excès d'humilité.
104 M. ÉMERY
IL — Bernier devint l'auxiliaire de PorLalis : il essaya
de faire comprendre à M. Émery que son refus aurait
pour effet d'appeler la colère du premier consul sur la
compagnie de Saint- Sulpice, de priver des ressources de
son intelligence et de son caractère un diocèse dont l'ad-
ministration pourrait être confiée à un homme incapable
et sans vertus.
L'archevêque de Bourges, l'évêque de Vannes et
d'autres prélats , qui avaient écouté autrefois avec défé-
rence, dans des circonstances difficiles, les sages conseils
de M. Emery, secondaient par leur influence et leur con-
cours les sollicitations pressantes de Bernier. Mais
M. Emery avait longtemps réfléchi avant d'envoyer
à Portalis son refus motivé. Le 15 avril, il répondit à
Bernier, qui se flattait d'avoir été inspiré par des senti-
ments d'amitié en présentant son nom au premier
consul :
(( Je persiste, disait M. Émery, à refuser l'évèché
auquel j'ai été nommé. Je crois mes raisons légitimes et
canoniques. Elles n'ont absolument rien qui puisse offen-
ser le gouvernement, puisqu'il est très notoire qu'elles
ne sont fondées sur aucune espèce d'opposition à l'ordre
de choses qui s'établit, et que je favoriserai de tout mon
pouvoir. Ma répugnance pour l'épiscopat est telle, que
les violences que je me ferais pour accepter et en exercer
les fonctions auraient bientôt terminé ma vie. La seule
perspective de cet état pour moi a déjà notablement
altéré ma santé.
(( Depuis quand donc le refus d'un évêché serait-il un
scandale et un crime ? Il ne peut l'être certainement aux
yeux d'un ecclésiastique aussi instruit que vous; il ne
peut même l'être aux yeux du premier consul, que ce
refus honore, puisqu'il prouve qu'il a jeté les yeux,
pour remplir les places, sur des sujets qui ne les avaient
pas briguées.
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 105
|| « Vous dites que je vous ai fait des reproches ; mais
bus avez du sentir que c'étaient les reproches de l'amitié.
! est très vrai que, si je me trouve dans une situation
rissi pénihle, c'est votre amitié pour moi qui en a été
. cause , puisque c'est elle qui vous a engagé à me pro-
pser pour un évêché. Mais je n'en sens pas moins le
•ix de votre procédé, et je ne m'en crois pas moins
pligé à la reconnaissance.
« Vous me faites redouter les suites de mon refus ,
pur moi et pour les membres de ma compagnie. Il
'est aucune suite que je redoute pour ma personne,
arce qu'elle est exercée et préparée à tout. Mais je ne
pis pas comment des prêtres, qui n'ont absolument
ricune part à la détermination que j'ai prise , pour-
lien t être l'objet de quelque animad version. — Cette
nimadversion porterait au fond sur l'Eglise et sur les
œques, à qui on rendrait inutiles les services que ces
rètres seraient disposés à leur rendre gratuitement.
, « Mais il me serait fort aisé de prévenir toutes les
îites (pie vous appréhendez pour eux. Puisque je serais,
n ce cas, le Jonas qui exciterait cette tempête, il ne
agirait pour moi que de me jeter à la mer, ou, pour
arler sans figure, que de quitter Paris, de remettre
■ion autorité entre les mains d'un autre et de vivre
ans une retraite éloignée; ce qui depuis longtemps
,st l'objet de mes vœux. »
L'abbé Rousseau, futur évèque d'Orléans, était le
brviteur empressé, obséquieux, importun de Bernier
4ns la campagne engagée pour triompher des scrupules
B M. Emery *. Le vénérable supérieur de Saint-Sulpice
1 Claude-Louis Rousseau fut sacré le 25 avril 1802, à Paris. Il
l évèque de Coûtâmes de 180*2 à 1807. En 1807, il fut nommé
jêque d'Orléans. Mor Rousseau eut à subir, à Coutances, les
peasseries de l'administration civile. Dans ses embarras, il avait
cours à son ami le ministre Porlalis, ce qui le forçait de
106 M. ÉMERY
nous a laissé le portrait sévère mais fidèle de ce can-
didat bruyant à la haute dignité de l'épiscopat. Nommé
enfin évêque d'Orléans, M. Rousseau se plaisait à célé-
brer, dans un langage dont l'emphase égalait le ridicule,
les victoires de l'empereur : il envoyait avec empresse*
ment ces panégyriques peu dignes de la gravité épisco-
pale à M. Émery, sans dissimuler son désir de recevoir
des félicitations encourageantes ; il se plaignait dans ses
lettres de son silence , et ne comprenait pas que le supé-
rieur de Saint -Sulpice, affligé de ces lamentables exagé-
rations de langage, était plutôt disposé à le blâmer qu'à
lui décerner des louanges.
« J'ai reçu hier, écrit M. Émery à M. de Bausset , la
nouvelle officielle de ma nomination. Dans le moment,
plusieurs personnes , entre autres l'abbé Rousseau ,
accourent pour me faire compliment. Je témoignai sans
déguisement mon opposition. Je fus accablé de remon-
trances, et même on me fit craindre la colère du pre-
mier consul. J'accusai réception, et je remis la réponse
au lendemain. Je m'en occupe; je ne balance pas pour
le refus, quoi qu'il arrive. Cependant je vais assembler
nos messieurs. Saint-Sulpice est perdu si j'accepte, et si
je n'accepte pas, on me dit que j'attirerai sur ma com-
pagnie l'indignation du premier consul \ »
Il refusa, peu de temps après, avec la même persis-
tance et pour les mêmes raisons, les évèchés de Troyes
et d'Autun , qui lui furent offerts à la suite des dé-
marches de l'oncle maternel du premier consul , le car-
dinal Fesch, protecteur et ami de M. Emery. Il vou-
lait vivre au milieu des siens, reposer un jour dans la
tombe auprès des Bretonvilliers, des Tronson , de ces
séjourner aussi longtemps à Paris qu'à Coutances, où il ne se
plaisait point. Il mourut d'une attaque d'apoplexie à Blois, le
7 octobre 1810.
* Lettre du 11 avril 1802.
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 107
maîtres pieux dont il avait l'esprit intérieur et les vertus
solides. D'ailleurs, pendant les mauvais jours de la révo-
lution , il avait vu la mort de près ; il lui restait de cette
longue vision une impression profonde du néant des
dignités humaines, de la fragilité de la vie et de la
grandeur des choses éternelles.
III. — Après avoir ainsi organisé sur de nouvelles
hases l'Eglise de France relevée de ses ruines, Bona-
parte résolut de frapper l'imagination de la foule par le
spectacle d'une grande cérémonie; il caressa l'espérance
d'attirer le pape à Paris, et de recevoir de ses mains,
pour lui et pour sa race, la reconnaissance et la consé-
cration religieuse de ses droits, dans l'église métropoli-
taine de Notre-Dame.
Le cardinal Fesch fut chargé, sur les indications de
Bernier, de pressentir les dispositions d'esprit de la cour
romaine , et de savoir si le pape , après avoir reconnu
les services que Bonaparte avait rendus à l'Église, con-
sentirait à faire le voyage de Paris, à venir présider la
cérémonie de son couronnement et de son sacre.
[ Les désirs de l'empereur étaient des ordres : il était
; dangereux de lui résister. Cependant les négociations
! du cardinal Fesch avec Talleyrand, ministre des affaires
[étrangères de France, et avec le cardinal Consalvi, qui
défendait les prérogatives du saint- siège et les droits de
| l'Église, furent longues, difficiles. Elles exigeaient un
tact tout particulier : il ne fallait hlesser ni la dignité
du pape, ni l'amour- propre irascihle et redoutable de
l'empereur.
La cour de Rome aurait désiré que le témoignage tout
i particulier de haute bienveillance donné par le pape,
: dans cette circonstance, fût reconnu et récompensé par
! la promesse formelle d'une faveur qui aurait été accordée
par l'empereur à l'Église de France; cette Église était
108 M. EMERY
blessée dans son indépendance par les articles organiques
ajoutés subrepticement au Concordat, et désavoués avec
éclat par la cour romaine.
Il semblait au cardinal Fesch qu'une promesse expli-
cite n'était pas nécessaire , et qu'il était plus sage de ne
pas contrarier l'empereur par des exigences superflues.
Aux cardinaux qui lui demandaient un engagement sé-
rieux il répondait que, dans une dépêche adressée au
cardinal Gaprara , le 29 messidor, Talleyrand avait dé-
claré que le voyage du pape à Paris n'aurait pas seule-
ment pour objet le couronnement de Sa Majesté, mais
que les grands intérêts de la religion en formeraient la
partie principale , et seraient agités dans les conseils
mutuels de l'empereur et du souverain pontife; que le
résultat de leurs délibérations ne pourrait qu'être infi-
niment utile aux progrès de la religion et au bien de
l'État.
La crainte des conséquences d'un refus détermina
Pie VII à se prêter au désir de l'empereur.
Portalis s'empressa d'en informer l'empereur par la
lettre suivante :
ce Sire,
a M. le cardinal Fesch mande que le voyage du saint-
père en France est arrêté, et que le départ est fixé au
15 octobre.
« Cet événement , qui fera époque dans l'histoire
moderne, et qui se joindra à tant d'autres choses aussi
extraordinaires que glorieuses qui caractérisent le règne
de Votre Majesté, exige que je prenne vos ordres sur les
cérémonies et sur les objets qui peuvent entrer dans mes
attributions.
« Déjà Votre Majesté aura réglé dans sa sagesse la
manière dont le pape doit être reçu ; toutes les ques-
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 109
tions relatives à ce point sont plutôt diplomatiques que
canoniques et religieuses, et sous ce rapport elles sont
étrangères à mon ministère. Je ne puis y avoir d'autre
part que celle dont Votre Majesté voudra bien se reposer
sur mon zèle.
(( Mais y aura- 1- il des évêques qui iront au-devant
de Sa Sainteté? Jusqu'où iront-ils? C'est à Votre Majesté
à prononcer.
« M. le cardinal Fesch observe qu'il serait sage que
quelques évêques fussent attendre Sa Sainteté à Lyon ;
et si Votre Majesté le pensait aussi , le choix de ces
évêques ne serait pas indifférent. Il est essentiel que le
pape, en entrant en France, puisse voir les choses comme
elles sont , et qu'il ne soit pas circonvenu par des exa-
gérés et des fous.
« Comme l'office naturel d'un pape est de jeter un
coup d'oeil sur les affaires ecclésiastiques, le bien exige
que l'Eglise de France lui soit présentée, dès son arrivée
sur notre territoire, telle qu'elle est par les bienfaits et
par la 'puissante protection de Votre Majesté. Les pre-
mières impressions à donner au pape doivent lui être
données, non par des hommes de parti, mais par des
hommes instruits et dévoués à l'État. M. le cardinal
Fesch me dit qu'il importe de ne pas négliger cette pré-
caution. Il présume que le pape se reposera à Lyon, et
il désirerait que là il pût être fidèlement éclairé sur tout
ce qui peut intéresser la religion en France.
a Pour moi, Sire, Votre Majesté peut disposer de ma
personne; je me rendrai partout où vos ordres m'appelle-
ront; mon zèle ne peut avoir d'autres bornes que celles
qui lui seraient prescrites par votre volonté. Et, pour le
bien même de votre service, peut-être ne serait- il pas
indifférent que je puisse observer ce qui se passera, et
connaître les alentours de Sa Sainteté dès qu'elle mettra
le pied en France.
II 4
HO M. ÉMERY
(( Je hasarde cette idée parce que je suis comptable de
toutes mes pensées à Votre Majesté. Ma raison peut se
tromper, mais alors mes erreurs mêmes n'auraient leur
source que dans mon zèle.
(( Le deuxième objet est la cérémonie du sacre. Cet
objet ne sera pas de difficile négociation. On retran-
chera les cérémonies qui ne vont pas à nos mœurs. On
ne fera que celles qui sont aussi dignes d'un grand
prince que de la religion même. En prenant en partie
dans le Pontifical romain, et en partie dans l'ancien
cérémonial français, tout ce qu'il y a dans l'un et dans
l'autre de majestueux et de raisonnable, on peut, avec
avantage, remplir l'objet auguste que l'on se propose.
(( M. le cardinal Fesch souhaiterait qu'avant l'arrivée
du pape la métropole de Lyon fût mise dans un état
décent; il sollicite à cet égard, de Votre Majesté, un
secours qui puisse pourvoir aux réparations les plus
urgentes et dont l'effet serait le plus apparent.
« Je soumets toutes ces observations à Votre Majesté.
Je me conformerai en tout aux intentions qu'elle voudra
bien me manifester.
(( Je supplie Votre Majesté d'agréer, etc.,
(( Portalis.
« Paris, 2e complémentaire an XII 1. »
Informé de ces dispositions favorables , Napoléon , qui
se trouvait alors à Cologne , adressa cette demande res-
pectueuse à Pie VII :
<c Très Saint -Père,
ce L'heureux effet qu'éprouvent la morale et le carac-
tère de mon peuple par le rétablissement de la religion
1 Archives nationales, AF, iv, 1045. Le manuscrit conservé
contient une erreur de pagination.
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 111
chrétienne me porte à prier Votre Sainteté de me
donner une nouvelle preuve de l'intérêt qu'Elle prend
à ma destinée et à celle de cette grande nation , dans
une des circonstances les plus importantes qu'offrent les
annales du monde. Je la prie de venir donner, au plus
éminent degré, le caractère de la religion à la cérémonie
du sacre et du couronnement du premier empereur des
Français. Cette cérémonie acquerra un nouveau lustre
lorsqu'elle sera faite par Votre Sainteté elle-même. Elle
attirera sur nous et nos peuples la bénédiction de Dieu,
dont les décrets règlent à sa volonté le sort des empires
et des familles.
« Votre Sainteté connaît les sentiments affectueux que
je lui porte depuis longtemps, et par là elle doit juger du
plaisir que m'offrira cette occasion de lui en donner de
nouvelles preuves.
a Sur ce, Nous prions Dieu qu'il vous conserve, très
Saint- Père, longues années au régime et au gouverne-
ment de notre mère la sainte Eglise.
« Votre dévot fils,
« Napoléon. »
Pie VII partit le 2 novembre. Pressé par les courriers
successifs que Napoléon avait envoyés, il lit le trajet de
Rome à Paris avec une précipitation qui ne convenait
guère à la majesté du vicaire de Jésus-Christ, et qui
paraissait encore trop lente à l'impatience hautaine de
l'empereur.
La réception oflicielle et solennelle du pape eut lieu
au palais de Fontainebleau. L'impératrice Joséphine, la
famille impériale, la cour, les grands dignitaires, réunis
là l'entrée principale du vieux château, saluèrent l'arri-
vée de celui qui venait donner à la puissance de l'empe-
reur la consécration et la majesté de l'autorité divine.
Les archevêques et les évèques convoqués de tous les
112 M. ÉMERY
départements pour la cérémonie du sacre arrivaient déjà
à Paris. L'animation inaccoutumée de la capitale , les
visites des princes de l'Église , les préparatifs du sacre ,
l'empressement des curieux, réveillaient dans l'esprit de
M. Émery le regret de ne pas vivre loin de ce bruit et
dans l'oubli.
« Mes embarras sont extrêmes, écrit M. Émery à son
ami l'évèque d'Alais, et j'espère bien ne plus déménager
que pour aller habiter la maison où il n'y a plus un clou
à mettre. Vous avez vu la lettre du cardinal Maury, du
12 août 1804, imprimée dans les journaux. Le voilà sur
la scène de plus belle, et dans la bouche de tout le monde.
«'Dans quelques jours nous quitterons la campagne
pour venir nous établir à Paris. Combien je redoute la
cohue qui va avoir lieu ! Oh ! que vous êtes heureux
dans votre campagne! Malgré mes démonstrations et
mes accès de gaieté, je meurs d'ennui et de chagrin de
ne pouvoir , en conscience , rompre les liens qui me
retiennent ici *. »
Quelques jours après, M. Émery annonce en ces
termes à M. de Bausset la mort de l'archevêque de
Rennes et l'arrivée des évêques convoqués pour le sacre
de l'empereur :
(( M. l'évèque de Rennes a terminé sa carrière, hier,
à six heures du soir. Il s'était confessé à moi , et m'avait
fait une confession générale. Il a reçu le viatique et
l'extrême- onction. Je suis le seul qui ai eu le courage
de lui faire connaître son état, et j'ai eu la consolation
d'acquitter la reconnaissance que je lui devais pour
l'amitié constante qu'il a eue pour Saint-Sulpice et pour
tous les services qu'il a rendus à l'Église de France pen-
dant les années de la Terreur. Il est mort dans de
grands sentiments de foi et de piété.
* Du 13 octobre 1804.
ET L'ÉGLISE DE FRANCE H 3
« Les évêques arrivent en foule à Paris. Vous avez
raison de regarder ce temps comme étant pour moi un
temps de recueillement , de travail et d'embarras.
« Je vous estime fort heureux d'être à la campagne.
Je ne crois pas qu'aucun devoir de bienséance vous
appelle à Paris dans ce temps; mais l'amitié peut vous
y appeler. Il me semble que le cardinal de P>ayanne est
votre ami. Il logera chez M. Portalis, car les ministres
mêmes sont obligés de loger. On le dit très sourd »
IV. — La veille du sacre , il se produisit un fait inat-
tendu , qui devait plus tard créer des embarras à
M. Émery, lorsqu'il fut consulté par l'officialité diocé-
saine de Paris sur la légitimité du divorce de l'empereur
avec l'impératrice Joséphine.
Le public ignorait qu'une simple cérémonie civile ,
> dépouillée de tout caractère religieux, avait uni José-
; phine à Bonaparte. Au moment de s'incliner sous les
: mains du souverain pontife, accablée de remords, trou-
blée et pleine de larmes, Joséphine perdit le courage du
• silence et révéla son état. La cérémonie du sacre deve-
nait impossible.
A cette nouvelle, l'empereur se livra à toute sa colère;
mais il comprit que sa vaine résistance allait se heurter
. contre une volonté inébranlable, plus forte que la mort
I elle-même, et qu'il fallait céder. Persécuter le pape,
: c'était faire un martyr sans échapper au scandale;
essayer de le gagner, c'était peine inutile : il fallait à
I tout prix , et dans quelques heures, consentir au mariage
f religieux.
Mcr Fesch, grand aumônier de l'empereur, fut chargé
de faire la cérémonie, après-midi, dans la chapelle des
i Tuileries , avec le plus profond secret.
1 Du 28 novembre 1804.
H4 M. ÉMERY
Avant la cérémonie, Msr Fesch se présenta au pape,
et lui dit avec un profond respect :
« Très Saint- Père, je peux me trouver dans un tel
cas où j'aurai besoin de tous les pouvoirs de Votre
Sainteté.
— Eh bien! répondit le pape, je vous les donne
tous. »
Le curé de la paroisse n'assista pas , il est vrai , à la
célébration du mariage dans la chapelle des Tuileries;
mais cet empêchement n'était -il pas levé par les pou-
voirs extraordinaires et sans condition que le pape avait
accordés au grand aumônier pour valider le mariage de
l'empereur?
Est -il vraisemblable que Msr Fesch, décidé à répondre
au désir du saint- père et aux desseins de l'empereur
en bénissant l'union légitime de l'impératrice Joséphine
avec Napoléon , ait oublié cependant de remplir une con-
dition essentielle à la validité du sacrement?
Ces questions furent agitées plus tard , lorsque l'em-
pereur, trompé dans ses espérances et douloureusement
surpris de n'avoir pas d'héritier, demanda au tribunal
ecclésiastique, dont M. Émery faisait partie, de pro-
noncer la nullité du mariage contracté , en présence du
grand aumônier, dans le mystère de la chapelle des
Tuileries.
La cérémonie du sacre eut la solennité et l'éclat que
l'on pouvait attendre; mais jusqu'au pied de l'autel,
dans la pompe d'une fête qui devait avoir un caractère
exclusivement religieux , Napoléon ne craignit pas d'af-
firmer son indépendance à l'égard du vicaire de Jésus-
Christ.
L'histoire de l'Église nous apprend que , depuis l'ori-
gine des siècles chrétiens, les empereurs de France et
d'Allemagne sacrés par le pape ont reçu des mains du
souverain pontife la couronne, symbole de leur puis-
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 115
sance bénie de Dieu. Le cardinal Consalvi n'avait pas
manqué, au cours des négociations, de rappeler cette
tradition chrétienne au cardinal Caprara. Dans une note
diplomatique, datée du 7 août, il l'avait invité à ne pas
la négliger, en réglant, avec l'agrément de Sa Sainteté,
les détails de la cérémonie du couronnement de l'em-
pereur.
Mais Napoléon trompa l'attente et les desseins de
Consalvi. D'une main décidée il prit lui-même la cou-
ronne et la posa sur sa tête, au grand étonnement de
Pie VII, dont les ordres étaient méconnus.
Une protestation était inutile : elle aurait irrité l'em-
pereur, sans lui causer des regrets. Le doux pontife
garda le silence; il se contenta d'exiger que l'acte incon-
venant de Napoléon , infidèle à sa promesse , ne fût pas
mentionné au Moniteur.
V. — Pendant son séjour à Paris, Pie VII reçut les
hommages du clergé, visita les églises, et prodigua aux
fidèles accourus pour le vénérer les témoignages tou-
chants de sa tendresse paternelle. Une lettre de M. Émery
à l'évèque d'Alais nous apprend avec quelle faveur il fut
reçu lui-même par le souverain pontife.
« Vous êtes bien bon , écrit M. Émery, de prendre
intérêt à ma santé et à mon existence dans ce monde.
Cette dernière m'est bien pénible; elle ne le serait
pas, si j'avais comme vous le bonheur de vivre dans
la solitude.
« Le service de M. Saint- Papoul s'est très bien fait. Il
y avait une trentaine d'évèques. Aucun des constitution-
nels n'y a manqué. Je m'informerai des anciens évèques.
Je sais déjà un fait : c'est que, lundi dernier, étant à
l'archevêché, M. de Juigné y vint en soutane violette
et avec sa croix, et nous dit qu'il venait de voir Sa
Sainteté.
116 M. ÉMERY ET L'ÉGLISE DE FRANCE
ce J'ai rendu mes devoirs au saint -père avec le clergé
de Paris. Quand mon tour vint d'aller au baisement des
pieds, — et il vint fort tard, parce que je n'avais pas été
averti assez à temps, — M. le cardinal de Belloy me
nomma. Alors le pape me sourit très gracieusement et
me dit des choses très aimables, à ce qu'on m'a rap-
porté, car je ne distinguai point ce qu'il daigna me dire.
M. le cardinal Fesch lui avait parlé de moi la veille, et
de Saint- Sulpice, et m'a dit qu'il voulait me présenter.
Mais il me suffit d'avoir reçu la bénédiction du saint-
père.
(( Le curé de Saint- Sulpice se présenta un quart
d'heure après moi, et , à ce nom de Saint-Sulpice, il fut
accueilli très gracieusement. Les marguilliers de Saint-
Sulpice, au nombre desquels se trouvent des sénateurs
et le premier président Séguier, ont prié le pape d'ho-
norer Saint-Sulpice de sa présence. Il a promis d'y
venir dire la messe le dernier dimanche de l'Avent1. ))
Le pape sortit de France et rentra dans sa ville éter-
nelle , avec le regret de n'avoir rien obtenu de l'em-
pereur, en reconnaissance du témoignage éclatant de
haute bienveillance qu'il venait de lui accorder, malgré
les murmures des vieilles cours de l'Europe, et malgré
l'opposition respectueuse de quelques membres du sacré
Collège. Il ne savait pas encore qu'il verrait un jour son
palais envahi par les troupes impériales, et que, pri-
sonnier de celui que sa main venait de sacrer, il franchi-
rait encore une fois la frontière de France , pour expie!
dans une détention rigoureuse son dévouement héroïque
à la cause de l'Église et de la justice.
1 Lettre du 15 décembre 1804.
CHAPITRE VI
M. ÉMERY ET LE CARDINAL F E S C II
L — La liberté rendue à l'Église par le premier con-
sul , la fin du schisme qui avait divisé les catholiques et
ouvert aux intrus les portes du sanctuaire, permettaient
enfin à M. Émery de s'occuper avec tout son zèle de
l'œuvre principale de sa vie , la formation du clergé.
La Providence appela sur son chemin un homme qui
sut apprécier ses grandes qualités et répondre à son dé-
vouement par une affection inébranlable et un courage
plus fort que les difficultés : c'était le cardinal Fesch,
oncle maternel de l'empereur. Son amitié puissante servit
i d'une manière efficace les intérêts de M. Emery et de sa
compagnie. Né à Ajaccio, le 3 janvier 1763, Fesch obtint,
sur la présentation des états de Corse, une bourse au
grand séminaire d'Aix , où il entra après avoir achevé
i ses études littéraires au petit séminaire de la même ville.
Il se lia, dès son enfance, d'une étroite amitié avec
Xavier dlsoard et avec M. Jauffret, nommé plus tard
évèque de Metz. Après cinq ans d'études théologiques,
il fut ordonné prêtre, en 1787, par Msr de Doria, évèque
d' Ajaccio. 11 obtint un bénéfice dans son pays natal, à la
prière de son oncle, Lucien Bonaparte, archidiacre et
prévôt du chapitre d' Ajaccio. Nommé archidiacre lui-
1 même à la mort de son oncle, il s'éleva contre le décret
j de la constitution civile du clergé qui supprimait tous les
! chapitres, et vécut ainsi dans le devoir et dans la paix ,
118 M. ÉMERY
jusqu'au moment où le vertige de la révolution troubla
les plus fermes esprits.
En juin 1793, il fuit la Corse avec sa famille. Privé
de tout moyen d'existence , il obtint un emploi de four-
nisseur à l'armée des Alpes, où il persévéra dans l'honnê-
teté de sa vie. Après le siège de Toulon, en décembre 1793,
son neveu Bonaparte le fit entrer, avec le grade de com-
missaire des guerres, dans l'état- major de son armée.
Il avait trouvé dans son neveu la condition de sa fortune
et le plus ferme appui de sa carrière. Il accompagna Bona-
parte , en conservant ses attributions militaires , pendant
la campagne d'Italie, et resta ensuite à Paris, dans sa
famille, pendant que Bonaparte se couvrait de gloire en
Égypte, et acquérait déjà le prestige qui attirait sur lui
l'attention de l'Europe étonnée.
Le 18 brumaire réalisa les espérances et les prédic-
tions des amis du jeune et vaillant capitaine appelé à de
si hautes destinées. Fesch avait conservé, avec l'intégrité
de ses mœurs, une foi profonde, héréditaire dans les
vieilles familles de la Corse. Il attendait le moment favo-
rable pour reprendre avec honneur sa place et ses fonc-
tions dans la hiérarchie sacerdotale. Au moment où le
Concordat régla d'une manière définitive les rapports
ecclésiastiques de la France avec le saint -siège, il fut
nommé par le premier consul à l'archevêché de Lyon.
Fesch hésita d'abord : il voulait refuser un honneur
dont il ne se croyait pas digne, des fonctions auxquelles
il n'était guère préparé par ses occupations antérieures
et ses fonctions civiles dans l'état- major de l'armée. Il
vint frapper à la porte de M. Emery, caché encore dans
une maison du faubourg Saint- Jacques, lui confia ses
scrupules, le choisit pour le directeur de sa conscience
et le conseiller de sa vie.
M. Émery répondit à cette confiance par un attache-
ment respectueux, inébranlable. Jamais les vicissitudes
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 119
contraires de la vie ne brisèrent le lien qui unissait ces
deux âmes. Dans ses tribulations, dans les épreuves dou-
loureuses qu'il eut à subir de la part de l'empereur, dans
l'angoisse des menaces qui pouvaient détruire et dis-
perser les débris de sa compagnie, M. Émery s'empressa
de recourir au cardinal Fesch ; il trouva toujours en lui
un protecteur, dont l'affection et le dévouement l'accom-
pagnèrent jusqu'à sa dernière heure.
IL — Sacré le jour de l'Assomption de l'an 1802, dans
l'église métropolitaine de Paris, M. Fesch prit posses-
sion du siège archiépiscopal de Lyon, et se rendit ensuite
à Rome, avec le titre d'ambassadeur. Sa première pensée
fut pour M. Émery, qui le remercia en ces termes de ce
témoignage d'amitié 1 :
(( J'ai été on ne peut plus vivement touché de la bonté
qu'a eue Votre Éminence de prendre elle-même la peine
de me donner des nouvelles de son arrivée. Il est vrai
que je me flatte qu'Elle est bien convaincue du tendre et
vif intérêt que je prends à sa personne. Je ne doute pas ,
Monseigneur, que vous n'ayez été très bien accueilli à
Rome, et on sent bien que cela devait être ainsi ; mais
ceux qui ont comme moi l'honneur de vous connaître
savent de plus que la considération et, ce qui vaut
mieux encore, l'attachement pour vous, vont toujours
en augmentant, à mesure qu'on vous connaît davantage.
(( Je voudrais bien , Monseigneur, que Dieu fit un
miracle de reproduction, et que vous soyez en même
temps à Rome, à Lyon et à Paris : à Rome, pour les
intérêts de l'Église universelle; à Lyon, pour les intérêts
de votre diocèse; à Paris, pour ceux de l'Église gallicane.
Je ne doute pas que le petit séjour que vous avez fait
1 1803.
120 M. ÉMERY
à Lyon en allant à Rome ne vous ait gagné tous les
cœurs.
« Votre procession de la Fête-Dieu, et les suites qu'elle
a eues pour la publicité du culte, ont fait un effet mer-
veilleux. La sagesse et la fermeté que vous avez montrées
dans cette circonstance ont éclaté bien loin de Lyon et
vous ont fait beaucoup d'honneur. Je prie Dieu de tout
mon cœur qu'il bénisse toutes vos démarches, et qu'il
fasse descendre sur vous le Saint-Esprit, avec les dons
de piété, de conseil et de force.
cr Vous êtes, pour ainsi dire, à la source de toutes les
grâces spirituelles, puisque vous pouvez si souvent visiter
le tombeau des saints Apôtres et ceux de tant d'autres
saints pontifes. Sûrement vous ne vous occuperez pas
tellement des objets de votre légation, que vous ne
donniez un temps notable à vos propres affaires.
ce Ce serait pour vous le moment de lire le Traité de
la Considération, et de vous appliquer une bonne
partie de ce que saint Bernard dit au pape Eugène, et,
dans sa personne, à tous les prélats qui sont chargés de
beaucoup d'affaires, vos affaires fussent-elles les plus
importantes de toutes pour le bien de la religion; parce
qu'après tout, il n'y en a point de plus importante pour
nous que celle que Dieu nous a confiée avant toutes les
autres. »
La restauration du grand séminaire de Lyon, qui avait
subi tant d'épreuves, était l'objet particulier des préoccu-
pations du cardinal Fesch. Relever les études dans le
séminaire, attirer des jeunes gens pieux et intelligents,
rétablir les anciens usages , combler dans les rangs du
clergé les vides nombreux faits par la Révolution, c'était
l'œuvre essentielle du moment. Pour la mener à bonne
fin, le cardinal Fesch comptait sur M. Émery.
ET L'ÉGLISE DE FRANCE
121
« Mon très cher monsieur Émery ,
(( Depuis dix -huit mois j'écrivais à Lyon de tenir la
main ferme à faire porter la soutane ; les plus revêches
étaient les personnes à leur aise, même les plus riches.
J'ai dû me fâcher, et même l'ordonner. J'apprends que
la généralité s'y conforme en approuvant; les autres
Obéissent en protestant.
« On travaille, mon cher monsieur Émery, avec beau-
coup d'activité à la réparation de Saint -Irénée. J'ose
espérer que le séminaire sera en état d'être habité avant
la fin d'octobre. J'ai tenu ma parole, tenez vos pro-
; messes. C'est à vous à y envoyer les sujets convenus.
! L'archevêque d'Aix, tout en refusant, me laissait une
porte ouverte pour me permettre de prendre ou pour me
donner vos messieurs. Voyez d'organiser mon séminaire
le plus tôt possible. Vous serez le seul responsable
devant Dieu. N'ayez point de regret de me donner plu-
sieurs de vos bons sujets. L'an prochain, il faudra bien
m'en donner autant. Je suis au moment d'obtenir les
Colinettes, au-dessus et auprès de Saint-Irénée. C'est là
que j'établirai mon séminaire diocésain. Ces deux maisons
pourront contenir quatre cents théologiens, dont j'aurais
besoin pour couvrir le déficit actuel de deux cent cin-
quante prêtres et de soixante autres qui meurent dans
l'année. Le supérieur de Saint-Irénée pourrait l'être
ainsi des deux maisons.
« Prenez donc vos mesures, veuillez bien m'en écrire,
et sachez que je n'aurai de repos et que je ne vous lais-
serai tranquille que lorsque vous m'aurez mis en état
d'être content de cette partie de mon ministère. Si vous
voulez bien me contenter, pensez à me donner des
hommes qui vous ressemblant un peu. Je suis un très
122 M. ÉMERY
grand ambitieux , je l'avoue, et je le suis au point que
vous devez craindre mon ambition.
ce Comment alimenter, me direz- vous, cette quantité
de sujets? Où trouver quatre cents théologiens? Je n'ai
pas de secret pour vous. J'ai déclaré la guerre aux curés
qui n'établissaient pas une pédagogie dans leurs pa-
roisses. J'ai déjà obtenu la promesse de plusieurs curés.
Dans un an, j'espère faire la visite de mon diocèse, et
sans doute j'établirai des écoles. Je trouverai des sujets
que les curés fourniront jusqu'au moment de leur admis-
sion dans les petits séminaires.
« Pour les fonds, en établissant un don à donner pour
plus de neuf cents fabriques, avec les aumônes et les
revenus du secrétariat, je pourrai les trouver. En réalité,
l'archevêque et les grands vicaires marcheront avec des
besaces. Du reste, comptons- nous pour rien la Provi-
dence ?
ce Vous avez donc juré la mort de mon cher Fournier?
Ce pauvre poitrinaire est fatigué par le carême ; vous le
mettez au grand air prêcher dans le désert. Vous êtes
un saint confesseur qui faites des martyrs. Profitez bien
de mon éloignement. Si j'arrive à Paris, je ne vous
l'abandonne plus1. »
III. — M. Emery ne partageait pas l'inquiétude du
cardinal Fesch au sujet de M. Fournier, délivré de sa
captivité et très mortifié encore de sa détention à la
maison des fous de Bicètre. Dans sa réponse, il dit avec
enjouement au cardinal que la santé du prédicateur
est excellente, et qu'il doit s'estimer heureux de res-
sembler à Notre -Seigneur, en prêchant comme lui, en*,
plein air, dans les bourgades et dans les rues.
La réorganisation générale des séminaires, selon les
1 Lettre du 1er juin 1805.
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 123
idées du cardinal Fesch, paraissait difficile cà M. Émery;
il opposait des difficultés pratiques au plan qui avait
été élaboré sous l'inspiration de l'archevêque de Lyon.
D'après ce plan, on devait ouvrir des séminaires diocé-
sains, avec les cours ordinaires de théologie et la prépa-
ration directe au sacerdoce, et des séminaires métropo-
litains ou supérieurs, dont les professeurs recevraient
un traitement de l'Etat.
Les élèves les plus distingués, admis dans les sémi-
naires métropolitains, devaient se livrer à des études
théologiques et scientifiques plus étendues, s'exercer à la
discussion, à la polémique, à la soutenance des thèses,
!et couronner leurs études en prenant leurs grades aux
: Facultés reconnues par l'État. Ces sujets d'élite, ainsi
préparés et munis de leurs titres, seraient seuls appelés
| ensuite à occuper les principales cures, les places de
grands vicaires et les canonicats.
Ce plan, si conforme d'ailleurs à l'esprit et aux tra-
ditions de l'Eglise, qui n'exige pas seulement la piété,
mais qui attend aussi la science de ceux qu'elle appelle
à défendre la vérité chrétienne dans les hautes situa-
tions ecclésiastiques, indique bien la largeur de vues et
'l'élévation de pensées du cardinal Fesch. Il avait l'intel-
ligence des besoins particuliers de l'Eglise dans les con-
jditions nouvelles de la société française.
M. Émery était favorable en principe à la pensée fon-
damentale du projet; mais l'intervention de l'État, qui
avait perdu son caractère ouvertement et entièrement
chrétien, ou qui pouvait le perdre, effrayait sa clair-
voyance; il prévoyait les abus redoutables de cette ingé-
rence de l'autorité civile dans le domaine des choses
religieuses.
Il exprimait ses craintes dans cette lettre adressée au
(cardinal Fesch, le 3 septembre 1805 :
« Ce qu'il y a de plus intéressant dans l'établissement
124 M. ÉMERY
des séminaires métropolitains, c'est le traitement du
supérieur et des directeurs, dont vous seriez déchargé.
Mais combien de réflexions n'aurais -je pas à faire à
Votre Eminence sur les séminaires tels qu'ils ont été
réglés !
(( Plus j'en étudie le plan et la forme, plus je les
trouve imparfaits, vicieux, désastreux même pour l'au-
torité spirituelle des évèques. C'est M. Jauffret qui a
conçu le premier plan très à la hâte. Il le communiqua
à M. de Crouzeilles ; ils me le communiquèrent l'un et
l'autre. En général il me déplut; je fis des observations
importantes, auxquelles on eut égard.
« Je prédis que le gouvernement s'emparerait de la
nomination des professeurs ; on prétendit que non.
M. Portalis est bien convaincu que cette nomination
appartient aux évêques. Mais le plan porté au conseil
reçut des modifications et des additions capitales.
ce II est vrai que le gouvernement ne doit nommer
que des sujets présentés par le métropolitain et ses suf-
fragants; mais ces sujets, nommés par le gouvernement,
ne peuvent être destitués que par lui. Ainsi, qu'un supé-
rieur, que des professeurs, que des directeurs deviennent
ou se manifestent mauvais sujets, soit pour les mœurs,
soit pour la doctrine, il ne dépend pas de l'archevêque
ni de ses suffragants de les renvoyer.
« Je sais bien que, pendant que vous gouvernerez le
diocèse, vous serez le maître; mais les règlements sont
perpétuels, et ni vous, Monseigneur, ni le ministre
actuel , ni le gouvernement ne le sont; et si un empereur
était insouciant, et le ministre impie ou hérétique, voilà
donc pourtant tout l'enseignement de l'Église gallicane
entre ses mains !
« Mais j'aurais bien d'autres observations à faire à
Votre Éminence, d'après lesquelles Elle jugerait que la
loi des séminaires métropolitains ne peut plus subsister
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 125
telle qu'elle est, et que les évêques, loin d'avoir intérêt
à la conservation de ces séminaires, en auraient au con-
raire à leur suppression. »
IV. — Il était impossible de trancher par une mesure
sommaire ces graves et délicates questions sur les rap-
ports du saint-siège et du gouvernement, questions
dont quelques-unes sont encore pendantes et attendent
une solution. 11 ne fallait pas espérer exclure l'État et
obtenir une indépendance absolue dans le domaine des
îffaires spirituelles, sans se mettre en opposition avec
'esprit du Concordat et avec les conditions nouvelles de
la société. Tout le problème consistait à savoir dans
quelle mesure et à quel prix on pouvait reconnaître,
approuver l'intervention de l'Etat dans l'administration
Ides grands séminaires, qui avaient besoin de ses libé-
Iralités pour vivre et se perpétuer. La sagesse comman-
dait d'éviter les extrêmes et de chercher un terrain de
conciliation, sans faire le sacrifice coupable des droits
spirituels de l'Église. Il semblait d'ailleurs qu'en accep-
tant même le projet élaboré par M. JaulTret, futur
lévèque de Metz, d'après lequel l'État se réservait le droit
i|de destitution, tous les périls signalés n'étaient pas à
craindre. Un directeur, imposé par le gouvernement,
|mais flétri et condamné par l'Église, qui conserve le
^pouvoir de le suspendre, l'interdire, l'excommunier,
i (tomberait nécessairement sous le mépris des élèves : loin
'fd'ètre un péril, il deviendrait un objet d'épouvante pour
hes séminaristes et pour les directeurs. Le courant de
l'opinion devait l'emporter loin de la maison dont il
jserait le scandale. Aussi le cardinal Fesch ne pouvait pas
i irenoncer encore, et pour les raisons que M. Émery venait
•d'exposer, au projet défendu par l'abbé JaulTret.
L'empereur songeait alors à rappeler en France le
cardinal Fesch, dont il avait à se plaindre, et à le rem-
126 M. ÉMEKY
placer dans ses fonctions d'ambassadeur auprès du saint-
siège. Ce prélat, qui se croyait nécessaire à Rome pour
y défendre les intérêts de la France et déjouer les calculs
de Gonsalvi, s'alarma de ce rappel. Il écrivit à l'empereur
une lettre d'un grand intérêt, où il exprime cependant
avec trop de franchise le sentiment peut-être exagéré
qu'il avait de sa valeur' et de son influence; on y voit
aussi l'idée qu'il se faisait du rôle d'un diplomate français
à Rome.
ce Sire,
(( L'intention que Votre Majesté me manifeste, de me
rappeler et de me faire remplacer par un séculier,
m'oblige à lui représenter l'effet que cette nouvelle a
produit sur le secrétaire d'Etat et les considérations
qu'elle m'a présentées.
(( Celui-ci arrivait chez moi- au moment où le courrier
m'apportait la lettre de Votre Majesté, je lui remis celle
pour le saint-père; nous nous retirâmes pour conférer,
et dès lors je lui dis en partie les intentions de Votre
Majesté.
((En le bien observant, je lui annonçai mon rappel; ce
fut un antidote qui le remit au calme. J'aurais pu lui
donner toutes les nouvelles les plus affligeantes , la dou-
leur n'aurait eu aucun accès dans son âme enivrée,
qui calculait déjà les avantages immenses qu'il retirerait
de ce rappel. « Faute heureuse de cette lettre du 13 no-
« vembre, devait-il dire, qui nous débarrasse du cardinal
« Fesch! Un nouveau ministre, un protestant même,
(( pourrait- il résister à toutes les séductions, femmes,
« petits présents, protestations de dévouement, humilia-
(( tions même?
(( Ce protestant saura- 1- il établir une police qui dé-
(( couvre mes pensées à peine écloses? Aura-t-il les
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 127
moyens du cardinal Fesch, de qui on espère tout s'il
devenait pape? Aura-t-il les mêmes intérêts que le
cardinal Fesch à me surveiller, à m'influencer ?
D'ailleurs, il n'est plus possible d'en imposer à celui-
ci. Un homme, le plus prévenu, aura peut-être besoin
de se ménager la protection de cette cour, et il pourra
bien se laisser séduire par les apparences. Enfin , le
cardinal Fesch est d'autant plus dangereux qu'il est
inattaquable envers le monde, envers ses pairs et
envers le gouvernement du saint -siège.
(( 1° Il ne donne pas lieu à la médisance, il s'est même
retiré de toutes les sociétés. Il ne reçoit chez lui qu'en
grande étiquette, et il nous censure par sa manière de
vivre. 2° On ne peut pas même se plaindre de lui,
parce qu'il n'affiche que les prétentions d'un simple
cardinal. 3° Le saint -siège lui est même redevable,
parce qu'il tache de lui rendre les services compatibles
avec les intérêts de son souverain. Il est même très
indulgent, parce qu'il se laisse persuader que ce n'est
pas par persécution, mais par justice, que nous persé-
cutons ceux qui ont été amis des Français, que nous
déplaçons celui qui, un mois auparavant, a été l'accu-
sateur de ceux que nous avons été obligés de punir
malgré nous.
(( Ce cardinal Fesch qui, malgré que nous le détestions,
: nous oblige de taire dire au pape, dans sa réponse à
: Sa Majesté, qu'il le verra partir avec molto dispia-
[ cerc. Aussi nous n'avons pas pu dissimuler nos dis-
i positions envers lui, en en parlant avec beaucoup de
( froideur, quoique nous nous soyons eflbrcés de lui
persuader que le pape n'a pas voulu en faire un grand
éloge, crainte que Sa Majesté impériale et royale ne le
soupçonnât d'être trop partisan du saint- siège. »
(L Oui, Sire, il ne fut jamais plus content que cette
irée-là. Je lisais dans son cœur.
428 M. ÉMERY
(( Il est incontestable, Sire, qu'il est de l'intérêt de
Consalvi que vous me rappeliez , et du vôtre de me
laisser la porte ouverte, de retourner à Rome quand
bon vous semblera. Consalvi ne me trompera pas, il
trompera tout autre.
((Je ne dois point entrer, Sire, dans vos combinaisons;
mais si elles pouvaient se concilier avec ma demeure
par intervalles à Rome, mon établissement ici énormé-
ment dispendieux, où j'ai tout mis, croyant d'y vivre
longtemps et même toute ma vie, le traitement de mi-
nistre qui cesserait, étant remplacé à Rome, sont des
raisons suffisantes pour faire des représentations à Votre
Majesté afin qu'elle daigne me conserver en cette qualité,
et qu'elle me permette seulement de retourner en France
au moins la moitié de l'année , lorsque des affaires essen-
tielles n'exigeraient pas ma demeure à Rome1.
« Rome , le 3 février 1805. »
Ces graves préoccupations n'empêchaient pas le car-
dinal Fesch de s'occuper avec zèle de son diocèse de
Lyon et de la restauration des études dans les séminaires
de France. Pour atteindre plus sûrement ce but, le
cardinal Fesch, dans son désir de contribuer à la renais-
sance intellectuelle du clergé, résolut, avec l'assenti-
ment de l'empereur, de réorganiser la chapelle de Saint-
Denis , et de créer enfin cette haute école de sciences
ecclésiastiques dont il exposait ainsi le programme à
M. Émery, le 2 avril 1806 :
« J'ai bien désiré d'être à Paris pour vous consulter
sur un projet que j'ai envoyé au gouvernement sur le
chapitre de Saint -Denis. Je voudrais en faire une école
1 Archives nationales, AF, iv.
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 129
de perfectionnement des études ecclésiastiques, en y
établissant une communauté de prêtres, qui seraient en
nombre égal des départements de la France, qui officie-
raient journellement à l'église et s'occuperaient des
sciences ecclésiastiques. Etant à portée de voir souvent
et de traiter avec des hommes vieillis dans les fonctions
épiscopales, ils apprendraient facilement l'art d'admi-
nistrer un diocèse. Il sortirait de là des grands vicaires,
des orateurs, et il s'y formerait d'habiles canonistes, de
savants théologiens : ce serait le corps de réserve pour
la défense de la foi, des mœurs, et pour le renouvelle-
ment de l'esprit ecclésiastique. Il y aurait en outre une
autre communauté, en forme de petit séminaire, pour
les prêtres desservants et les enfants de chœur. »
Ce brillant projet intéressait M. Émery sans le séduire ;
il lui trouvait même une certaine ressemblance avec la
république de Platon. C'est ainsi qu'il s'exprime dans
sa réponse à la communication bienveillante du zélé car-
dinal. Il multiplie les objections, expose les inconvénients
et les difficultés d'un tel établissement, et provoque de
la part de son ami cette réponse émue :
« En répondant à votre lettre du 20 avril , je com-
mence par l'article qui concerne le chapitre de Saint-
Denis, où vous me dites que mon projet est d'une exécu-
tion trop délicate, faute d'ecclésiastiques et d'émulation.
d Faudra- 1- il donc renoncer à l'espérance de voir
bien organiser l'Église de France? et dans dix ans les
séminaires ne seront-il pas organisés? D'ailleurs n'est-ce
pas encourager à prendre l'état ecclésiastique que de pré-
parer des places honorables aux jeunes ecclésiastiques
qui se sont distingués dans le séminaire?
« Pour l'émulation, je craindrais qu'il y en eût trop,
et qu'elle ne dégénérât en prétention orgueilleuse aux
premières places de l'Église. Ces jeunes prêtres qui
auraient fait quatre ans de séminaire; qui, avant d'être
130 M. ÉMERY
élus prêtres du chapitre, passeraient quatre examens
publics et très rigoureux ; qui seraient là à la disposition
du grand aumônier, pour être appelés aux emplois de*
grands vicaires, et pour être chargés, dans les cas
extraordinaires, des missions importantes, sous la main
du gouvernement qui les encouragerait par des faveurs
ou par des expectatives, ces jeunes prêtres n'auraient
pas d'émulation ?
(( Si j'avais pu vous détailler l'esprit des statuts que
j'ai proposés au gouvernement, je suis convaincu que
vous conviendriez que ce ne serait pas faute d'émulation
que cette communauté ne marcherait pas.
(( Quant au voisinage de Paris, il dépendra de l'exac-
titude des prêtres, directeurs de la maison, d'en éviter
les inconvénients, et ce ne sera pas la faute de l'institu-
tion s'il se glissait des abus, ou il faudrait abandonner
tout espoir de voir rétablir des maisons où la régularité
serait observée. D'ailleurs, il faut donner quelque chose
à l'assistance du Ciel. »
Le cardinal Fesch voyait bien que, si l'on voulait con-
vaincre les esprits égarés par les sophismes philoso-
phiques du dernier siècle, par les paradoxes des réfor-
mateurs de la société , par les affirmations retentissantes
que l'on avait coutume de présenter comme l'expression
authentique de la science, la piété ne suffisait pas. Il
fallait un clergé instruit des données certaines de toutes
les sciences, des objections nouvelles élevées par l'erreur
et au courant des arguments qui permettaient de les
réfuter avec compétence et autorité. De là cette légitime
pensée de fonder l'école supérieure des sciences pour le
clergé.
V. — Les préoccupations du chapitre de Saint- Denis,
l'institution des écoles métropolitaines, des affaires dont
il était accablé dans l'accomplissement de ses devoirs
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 131
politiques d'ambassadeur, n'empêchaient pas M»r Fesch
[de surveiller le séminaire et le clergé de Lyon.
Il y avait alors à Clermont un vénérable directeur de
la compagnie, M. Bouillaud, aimé, écouté de tout le
clergé du diocèse. Le cardinal Fesch, appréciant les
hautes qualités de ce prêtre, résolut de l'établir à la
tète du séminaire de Lyon. 11 fit part de son projet à
M. Emery, et le mit dans un grand embarras.
Celui-ci ne voulait pas déplaire au cardinal Fesch ,
ami et protecteur de la compagnie ; il hésitait aussi
à contrarier l'évèque de Clermont; il lui répugnait de
déplacer un vieillard, attaché par le fond du cœur au
diocèse où, depuis des années, il faisait un bien consi-
dérable en conservant un grand ascendant sur l'esprit du
clergé. Les supérieurs de la compagnie connaissent ces
difficultés pénibles; elles démontrent avec la plus grande
évidence que trop souvent l'obéissance est plus facile
que le commandement. C'est un art laborieux de manier
les esprits, de diriger des volontés libres, sans compro-
mettre les intérêts que l'on doit défendre , sans offenser
des hommes que l'on ne cesse jamais d'estimer.
M. Emery exposa la situation au cardinal Fesch, en le
priant de renoncer à son projet. Mais l'archevêque de
Lyon n'avait pas l'humeur changeante : il persista dans
son dessein.
Cependant M. Émery s'adressa directement à M^ de
Clermont, dont la réponse augmenta son incertitude et
son chagrin.
« J'ai reçu , Monsieur et cher ancien confrère, répond
l'évèque de Clermont la lettre que vous m'avez fait
l'honneur de m'écrire; M. Bouillaud l'a reçue le même
jour. Vous comprenez qu'elle m'a causé infiniment de
peine, et elle a profondément affligé M. Bouillaud.
1 Lettre du -20 janvier iSUô.
132 M. ÉMERY
(( Il n'est pas d'abord possible de calculer le tort
immense que cette perte cause à mon diocèse. C'est,
comme vous le savez , un pays très difficile à conduire.
M. Bouillaud , qui y demeure depuis vingt-cinq ans, a la
confiance générale , y est très aimé , très respecté , et sa
présence a beaucoup contribué à rétablir le calme et la
tranquillité dans mon diocèse, qui, comme vous savez,
a été à mon arrivée très orageux et m'a donné beaucoup
de peine.
« J'ai bien obtenu du ministre de la guerre l'échange
de mon séminaire avec un autre bâtiment; mais j'ai
besoin , d'abord , de la confiance qu'on a en M. Bouillaud
pour me procurer les secours nécessaires à mon éta-
blissement. M. Bouillaud est chargé des ecclésiastiques
répandus dans tout mon diocèse. C'est lui qui les exa-
mine , qui les dirige ; je ne peux pas le faire par moi-
même.
ce Des deux grands vicaires qui sont approuvés par le
gouvernement, il n'y en a qu'un qui peut me rendre
service; le deuxième, que j'ai été obligé de prendre
parmi les constitutionnels, est bien un savant homme,
revenu de ses Erreurs , très édifiant , mais perclus de
gouttes depuis deux ans , ne pouvant sortir de la
chambre, et dans l'impossibilité de me rendre aucun
service.
« Ma santé est depuis quelque temps extrêmement
fatiguée, mes forces diminuent beaucoup; ma maladie
de Paris, celle que je viens d'essuyer, trente ans de tra-
vail continu dans le grand vicariat , vingt de ces années
dans celui de Paris , et treize de persécution , de souf-
frances pendant la révolution , tout cela a profondément
ébranlé ma complexion, et depuis quelque temps je le
sens d'une manière plus frappante. Vous jugerez com-
bien la perte d'un appui comme M. Bouillaud me fera du
mal, en faisant à mon diocèse un tort irréparable.
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 133
(( D'ailleurs, il faut observer que ce changement ne
fera qu'avancer mes jours et ceux de M. Bouillaud. Il
approche de soixante-dix ans; partout ailleurs qu'à Cler-
mont, il s'est toujours mal porté. Il peut en résulter
qu'il faudra peut-être bientôt un nouvel évèque à Cler-
mont et un nouveau supérieur à Lyon.
(( Voilà mes observations, que vous pouvez même,
si vous le voulez, faire passer à Son Éminence. Si l'au-
torité m'enlève M. Bouillaud, je sais souffrir; il y a
assez de temps que j'ai fait l'apprentissage des souf-
frances, j'apprendrai à mourir. Je croyais quêtant d'an-
jnées de travail, tant de services rendus à la religion,
auxquels j'ai pu contribuer pour ma part , l'étendue et
l'importance de mon diocèse, pourraient mériter quelques
égards. »
VI. — M. Émery savait qu'il pouvait demander un
grand sacrifice à M. Bouillaud, et que ce vieillard aimé,
respecté, animé d'un grand esprit de foi, consentirait
à exposer sa vie, à renoncer à la tranquillité heureuse
le sa situation dans le diocèse de Clermont pour obéir au
[vœu de son supérieur. La tritesse de l'évèque de Clermont
I le bien du clergé compromis par ce départ douloureux le
touchaient davantage. Il fit part de ses impressions et
tnyoya la lettre de l'évèque de Clermont au cardinal
Fesch , qui répondit en faisant appel à l'autorité du supé-
rieur de la compagnie. Il oubliait que M. Émery n'aimait
' pas à procéder par coup d'autorité ni à faire entendre
I les menaces, parce que l'esprit de Saint- Sulpice est
contraire à ces rigueurs autoritaires du commandement.
« Je ferai une observation à Votre Éminence , écrit
|) M. Émery dans une lettre du 1er juillet 1803 : c'est que
\ es sujets de ma compagnie, qui continuent de me re-
onnaitre pour leur supérieur, ne tiennent à ma com-
)agnie et à moi par aucun vœu et aucune promesse.
134 M. ÉMERY
Tout est affaire d'estime et de confiance , et Votre Émi-
nence sait parfaitement qu'aucun motif pris dans la
conscience ne les oblige de m'obéir.
« J'ai été souverainement étonné et édifié qu'après la
Révolution ils aient continué de le faire, et rien ne m'a
confirmé davantage dans l'opinion que j'avais du bon
esprit de la compagnie. Mais il résulte toujours de là
que je ne dois exercer ma supériorité qu'avec des ména-
gements infinis , et en prenant le ton de l'amitié et de la
persuasion. Jamais je n'ai donné d'ordre ; je témoigne
seulement qu'une telle chose me fait plaisir, et ils le
font , parce qu'ils croient sur mon autorité ou sur mes
raisons qu'elle est juste et convenable. »
C'est avec ce respect profond des traditions de Saint-
Sulpice que M. Emery se plaisait à gouverner. Autant il
était facile et bienveillant dans ses rapports avec les
directeurs qu'il était obligé de déplacer pour répondre
aux désirs des évêques et à l'intérêt du clergé , autant il
était ferme quand il fallait proscrire tout ce qui semblait
une atteinte au véritable esprit de la compagnie. Dans
ses lettres, dans ses instructions, il insiste sur ce point,
et ses avis prennent un caractère particulier d'autorité
quand il défend aux prêtres de Saint-Sulpice toute fonc-
tion , tout ministère extérieur et spirituel , tout apostolat
qui détournerait leur attention de cette œuvre capitale et
exclusive, la direction des élèves dans les séminaires.
(( C'est un point fondamental à Saint-Sulpice, écri-
vait-il à l'évêque de Limoges, et son caractère distinctif,
que les directeurs se renferment dans les fonctions
propres à leur état et n'exercent aucune partie du minis-
tère extérieur. On a cru que le travail pour la formation
des bons prêtres était assez important pour occuper un
homme tout entier.
a Le temps employé à confesser et à catéchiser les
fidèles est très bien employé, sans doute; mais il l'esl.
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 135
incomparablement mieux à former de bons prêtres, et
j'ai ce point de notre règle tellement à cœur, j'en sens
tellement l'importance, que si j'avais cru qu'il ne dût
point subsister, je ne me serais donné aucun mouvement
pour le rétablissement de la compagnie.
« Si vous vous trouvez, Monseigneur, dans des cir-
constances où le service de nos deux directeurs on dehors
du séminaire vous paraisse nécessaire, donnez-leur des
ordres, auxquels ils se conformeront. Mais j'ai l'honneur
de vous prévenir que s'ils devaient, dans la suite, être
appliqués à la moindre partie du ministère extérieur, je
. les retirerais et je vous prierais de pourvoir comme vous
jugeriez à propos à la conduite de votre séminaire.
(( Si ces messieurs croyaient pouvoir faire plus de bien
dans l'exercice du ministère que dans la conduite du
séminaire, je serais le premier à leur conseiller de
suivie leur attrait ; car je neveux, par la miséricorde
i de Dieu, que sa plus grande gloire. C'est ainsi que
M. Fournier ayant montré un talent extraordinaire pour
la chaire, et ayant cru qu'il ferait beaucoup plus de bien
i dans cette partie que dans le séminaire , j'ai trouvé très
bon qu'il la suivit. »
Le cardinal Fesch semblait ignorer cette résolution
inébranlable de son vénérable ami. Devenu grand aumô-
nier, il voulut faire entrer M. Émery dans le conseil
privé de Mmc Lœtitia, mère de l'empereur, qui venait
d'accepter le titre de protectrice des sœurs de la Charité
et des principaux établissements de bienfaisance chré-
tienne. Il savait que la discrétion, la sagesse, la haute
intelligence de M. Émery seraient d'un grand secours
pour la connaissance des besoins temporels de tant de
malheureux, et pour la répartition équitable des lar-
gesses impériales. M. Émery ne pouvait pas se prêter
à ce pieux dessein; il déclina la proposition qui lui était
i faite, en rappelant encore une fois à son illustre ami
136 M. ÉMERY
qu'il mettait au-dessus de tout le respect scrupuleux
des traditions et de l'esprit de sa compagnie.
ce L'esprit propre de la petite compagnie dont je ras-
semble les débris, et que je désirerais rendre perma-
nente 1 , répond M. Émery, est que les membres se
renferment entièrement dans les fonctions de directeurs
de séminaires et qu'ils s'abstiennent de tout ce qui serait
étranger à l'éducation ecclésiastique. Cette petite com-
pagnie deviendrait bientôt inutile pour son objet, si elle
changeait son esprit, et mon occupation actuelle est
d'engager tous ceux qui reprennent leurs premières fonc-
tions à se débarrasser de toutes celles qui leur sont
étrangères; mais il m'est impossible d'y réussir, si je ne
donne moi-même l'exemple de n'accepter aucun emploi
qui soit étranger à l'œuvre d'un supérieur de sémi-
naire. »
VII. — Quelques mois après avoir donné cette réponse
au cardinal Fesch, M. Émery consentit, au nom du
même principe, et pour conserver dans son intégrité
l'esprit de M. Olier, à se séparer d'un prêtre de sa com-
pagnie, son auxiliaire de la première heure au moment
de la réorganisation du séminaire, M. Frayssinous.
Écrivain distingué, orateur de mérite, éloquent sans
déclamation, précis sans sécheresse et sans raideur,
versé dans la connaissance des erreurs du temps et dans
l'art de les réfuter, Frayssinous se sentait appelé de
Dieu au ministère de la parole apostolique. Ses modestes
débuts dans la chapelle des Carmes faisaient prévoir ses
succès prochains et plus éclatants dans la chapelle des
Allemands de l'église Saint-Sulpice. Il avait au plus haut
degré le sentiment des besoins nouveaux des intelli-
gences troublées par les sophismes du dernier siècle. Il
i Lettre du 6 avril 1805.
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 137
n'avait ni les entraînements, ni l'éloquence populaire ,
ni les saisissantes images de son ancien confrère M. Four-
nier. Nature supérieure et observateur judicieux des
consciences, il avait compris que le discours chrétien ne
devait plus être un simple commentaire intéressant,
pieux, d'un texte emprunté aux Pères des siècles passés,
ou le développement littéraire des canons d'un concile
œcuménique accepté sans discussion ; il savait que les
jeunes gens avaient besoin d'écarter les objections philo-
sophiques élevées sur leur passage par l'incrédulité con-
temporaine, d'entendre une parole actuelle et vivante et
de reconnaître la divinité de l'Eglise, qui impose sa
parole avec autorité avant d'interpréter les détails de son
enseignement.
Le dogme catholique est immuable, il domine les vicis-
situdes de la pensée humaine; mais l'art de le défendre
et de le présenter aux foules participe aux modifications
et au changement des mœurs, des goûts, de l'esprit, de
l'opinion même d'un pays.
Frayssinous était un de ces hommes que Dieu suscite
B ses heures de miséricorde, au lendemain des catas-
trophes sociales, pour répondre aux besoins nouveaux
i|ie ses contemporains. Une telle vocation était incompa-
ible avec les devoirs modestes du prêtre de Saint-Sulpice ;
kussi, le 11 septembre 1806, il fit connaître sa voca-
\ ion nouvelle à M. Émery, par cette lettre datée de son
ays natal :
« Monsieur et très honoré Supérieur,
« Il y a longtemps que j'ai dans l'esprit un projet que
• ne peux pas exécuter sans vous en faire part. Il pourra
)us paraître singulier ; mais aussi rien de plus singu-
er que les circonstances où la Providence nous a placés,
ous avez pu apercevoir, ou du moins soupçonner plus
438 M. ÉMERY
d'une fois, que j'avais un goût très décidé pour les confé-
rences de Saint - Sulpice , et que mon penchant naturel
m'entraînait plus vers ce genre d'occupation que vers
tout autre. Jusqu'ici , resserré par le local ou livré à des
fonctions très importantes, je n'ai pu donner à cette
œuvre qu'un degré d'intérêt et d'utilité assez borné. Je
croirais que le moment est venu de lui donner le déve-
loppement dont elle est susceptible. Il est aisé d'en faire
une œuvre d'une utilité majeure et universelle.
« Si la chose était à créer, on pourrait hésiter à cause
de la grande incertitude du succès; mais la chose existe,
elle a été en croissant tous les ans : il ne s'agit plus que
de la pousser plus loin. Voici à ce sujet toutes mes
idées :
(( Il me semble que, dans le temps où nous sommes,
un des plus grands services que l'on puisse rendre à la
religion , c'est de la remettre en honneur aux yeux de la
classe élevée de la société. En vain on ouvrira des sémi-
naires : s'ils ne se remplissent de sujets , même s'ils
manquent de sujets d'une Certaine condition, il en
résultera un très grand mal pour l'Église. Si les classes
élevées n'ont aucune considération pour la religion et
pour ses ministres , tout ira en dépérissant. Je crois
donc que c'est aller directement au but que de travailler
à rendre la religion vénérable et chère à la jeunesse faite
par son éducation et par sa naissance pour occuper les
premiers rangs de la société.
« Or tel est l'objet des conférences de Saint -Sulpice.
On y voit des jeunes gens de toutes les provinces, qui
ne peuvent qu'en rapporter des impressions salutaires.
C'est une chose digne d'être conservée , très appropriée
aux circonstances, et dont les résultats peuvent être heu-
reux , qu'une suite d'instructions raisonnées sur la reli-
gion , écoutées avec intérêt par une foule de jeunes gens
destinés à être un jour des pères de famille , et qui
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 139
peuvent avoir sur l'esprit et sur l'opinion du peuple une
si grande influence.
(( Je sais qu'à parler en général , l'œuvre des sémi-
jnaire est la première de toutes; mais il ne s'agit ici que
[d'un individu, qu'il est aisé de remplacer dans l'ensei-
ignement de la théologie. La Providence a voulu que je
fusse l'homme propre aux conférences dont je parle. Si
je les continue dans un local vaste et commode, l'utilité
jen sera heaucoup plus étendue. Je ferais un cours d'ins-
truction qui durerait deux ans, huit mois chaque année;
je traiterais une suite de sujets analogues au temps où
• nous sommes et aux hesoins de la jeunesse.
« Je sens bien que mon projet est incompatible avec
les fonctions que j'ai remplies jusqu'à ce jour, et même
Lavec mon séjour au séminaire. Dans tout cela je ne
•trouve aucun avantage temporel; il est même assez clair
s que c'est le contraire. Je n'ai l'espoir fondé d'aucune
place quelconque. Pourvu que je puisse subsister, c'est
[itout ce qu'il me faut. Si vous goûtez mes idées, je crois
que vous n'aurez pas lieu de vous en repentir. Quoi qu'il
arrive, je ne serai pas moins pénétré du plus profond
sentiment de respect, d'estime et d'attachement pour
vous et tout ce qui compose votre compagnie.
« Frayssinous , prêtre 1 .
v A Saint-Cosme, par Espalion (Avcyron). »
i VIII. — M. Émery cherchait avant tout la gloire de
Dieu ; il avait le sentiment des services considérables
que Frayssinous pouvait rendre à l'Église en suivant son
attrait pour la prédication. Si grand que fut son attache-
ment pour les membres de la compagnie, et en particu-
1 Lettre inédite.
140 M. ÉMERY
lier pour un sujet d'un si rare mérite, il fit taire les
exigences de son cœur. Dans une réponse affirmative, il
rappela à son enfant, avec l'autorité d'un père, la néces-
sité de conserver l'esprit intérieur dans le monde et de
pratiquer les vertus chrétiennes au milieu des périls re-
doutables de sa nouvelle vie.
Le 24 novembre 1806, Frayssinous répondit aux sages
avis de M. Émery en faisant connaître à son ancien
maître l'état de son âme et les luttes qu'il avait eu à
soutenir avant de s'arrêter à la pensée d'une séparation
si douloureuse.
(( Je n'ai pu qu'être touché , écrit Frayssinous 1 ,
de la bonté avec laquelle vous me parlez dans votre
lettre. J'y ai bien reconnu l'esprit de votre gouverne-
ment tout paternel. Je dois vous parler ici à cœur
ouvert.
« Vous croirez bien, je l'espère, à ma sincérité,
lorsque je vous dirai que je suis plein de vénération pour
Saint -Sulpice, et que chez moi au respect se joint ici
la reconnaissance. Je serais bien coupable, si j'étais
capable d'éprouver d'autres sentiments. On se tromperait
bien, si l'on croyait qu'il entre dans mon projet quelque
mécontentement secret.
a Tout ce que j'ai vu et connu à Saint -Sulpice est
bien loin d'inspirer rien de semblable. Je n'ai jamais eu
qu'à me louer infiniment des personnes, et, touché de
leurs vertus, j'ai bien souvent éprouvé au milieu d'elles
le sentiment de mon indignité.
« Mais je dois dire que le genre de travail , le train
ordinaire de vie, la contrainte perpétuelle d'un directeur
de séminaire , me fatiguent la tête. Il me semble que je
n'ai pas grâce pour élever, des ecclésiastiques et leur
parler de leurs devoirs. Je ne le faisais qu'avec répu-
1 Lettre inédite.
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 141
ïnance, et dans un état do gène qui me glaçait et me
rendait comme immobile. Dans le cours de mes occupa-
tions, je me sentais sans cesse détourné par des idées
malogues à mes goûts et à la trempe de mon esprit.
! « De là, pour moi, un fond de dégoût et de lassitude
îabituelle. Les conférences de Saint -Sulpice me révé-
lant toujours à l'esprit, je les trouvais utiles; elles étaient
«rvenues insensiblement au point où elles sont , et la
Providence me semblait ouvrir devant moi cette autre
".arrière, qui a d'ailleurs des rapports avec la première.
a Je n'ai pas dû vous proposer de trouver bon que je
n'y livre exclusivement, en continuant de vivre au sémi-
naire. Dans votre maison , il n'est pas reçu de faire de
)areilles demandes et d'avoir de telles prétentions. On
loit être dans vos mains comme un enfant. Cela a été
It cela doit être : sans cela l'esprit de Saint-Sulpice
erait bientôt altéré. Il faut ou le suivre entièrement,
>u vivre ailleurs. Il me répugne d'être comme un être
I part; ce serait là un personnage équivoque et très
insignifiant.
(( Hors du séminaire, il y a plus de dangers à courir;
nais, en retranchant la confession des personnes du
exe et les repas, on coupe court à la plupart des dan-
gers. Avec les exercices ordinaires de piété, l'étude, la
\ ionfession des jeunes gens, on peut bien employer utile-
ment ses jours.
| c Je puis me faire illusion, mais il me semble qu'il
ludrait au milieu de Paris, dans les circonstances
ctuelles, une chaire destinée à la défense de la religion.
« M. Fournier, qui la défendait avec tant d'éclat, et qui
'.ait là comme un géant armé pour repousser ses enne-
Uis, sera comme perdu pour les chaires de Paris. L'abbé
le Boulogne prêche peu, et pourra être appelé à l'épis-
>pat. Il ne reste plus personne pour le genre de minis-
ire dont je parle. D'après toutes ces idées, j'ai cru
142 M. ÉMERY
devoir faire un essai et exécuter le plan que je vous ai
communiqué.
(( J'espère de la bonté de Dieu ; si je me trompe, il me
remettra dans ses voies. Je compte sur vos prières, et
vous supplie d'agréer les assurances de mon respectueux
attachement.
(( FRAYSSINOUS *. ))
Ce n'était pas une triste pensée d'ambition vulgaire
ou l'amour de la vaine gloire qui déterminaient le brillant
conférencier de Saint - Sulpice , le précurseur de Lacor-
daire, à se séparer des membres d'une compagnie qui
avait eu les prémices de son courage et de son apostolat.
M. Frayssinous, si grand et si simple à la fois dans ses
manières et dans sa vie, était, lui aussi, de la race des
saints. A l'exemple de M. Emery, il cherchait avant tout
le royaume de Dieu et sa justice , le triomphe de l'Église
et le salut des âmes.
Le saint évèque de Versailles, M. Borderies, disait de
M. Frayssinous : « C'est le prêtre que je vénère le plus.
Il serait un martyr. Je ne suis pas digne de délier les
cordons de ses souliers. Je baiserais ses pieds. »
Lorsqu'il eut la douleur de sortir de la compagnie,
pauvre des biens de la terre , plein d'abandon à la volonté
de Dieu, attiré vers cette jeunesse de Paris qu'il vou-
lait ramener au bien au prix d'un dévouement sans
limites, il fit un sacrifice pénible à la nature. L'avenir
lui apparaissait comme un inconnu redoutable; il ne
connaissait pas encore les faveurs même temporelles que
la Providence réservait à sa piété désintéressée et à son I
courage. Il devint plus tard évèque d'Hermopolis, grand I
maître de l'Université, ministre des affaires ecclésias- I
1 On conserve ces deux lettres de Frayssinous au séminaire j
Saint- Sulpice.
I
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 143
tiques, pair de France, membre de l'Académie fran-
çaise; puis, quand il sentit, après une vie consacrée sans
relâche et sans défaillance à la défense des droits de
l'Église et de la vérité chrétienne, que la fin de sa car-
lin, > était proche, il sortit modestement de Paris, sans
regret et sans bruit , se retira dans la paix solitaire de
?on pays natal , au pied de ces hautes montagnes du
Rouergue, que son cœur n'oublia jamais. C'est là qu'il
s'endormit dans le Seigneur, avec la piété profonde et la
foi pleine d'espérance des prédestinés.
I IX. — Ces séparations étaient toujours pénibles au
sœur de M. Emery; il aimait à témoigner une affection
paternelle à tous les membres de sa compagnie. Mais
aucune considération humaine, aucun sentiment ne pou-
vait le détourner de l'œuvre capitale de sa vie : il tra-
vaillait avec un courage béni de Dieu, au prix des plus
grands sacrifices , à relever les séminaires abattus par la
lempète révolutionnaire, à réveiller dans le cœur des
prêtres devenus ses auxiliaires le dévouement aux sémi-
naristes et réloignement du ministère extérieur.
Il avait de la peine à suffire aux demandes qui lui
étaient faites, de tous les points de la France, par des
jîvêques empressés à donner à leur séminaire une base
bolide. Lyon reprend son ancien éclat; le vénérable abbé
JSleilloc est placé à la tète du séminaire d'Angers.
|Vf. Levadoux, arrivé de Baltimore, est envoyé au sémi-
naire de Saint-Flour; celui d'Aix est confié à M. Roux,
^ncien supérieur d'Avignon; celui de Toulouse, à M. de
Saint-Félix, émigré en Espagne pendant la Révolution;
•elui d'Autun , à M. Saulnier, réfugié en Italie. Le
énérable M. Chanut, successeur de M. Bouillaud, relève
e séminaire de Clermont dans l'ancien couvent desUrsu-
ines de Montferrand , et l'anime de son esprit. A Vi-
iers c'est M. Yernet, qui s'entoure de quelques prêtres
144 M. ÉMERY ET L'ÉGLISE DE FRANGE
du diocèse , réunit vingt élèves et reprend , au prix des
difficultés les plus pénibles , l'œuvre capitale de la for-
mation du clergé. A Nantes, M. Dorin, secondé par
MM. Joubert et Chevalier et protégé par M. Duvoisin,
évêque d'un rare mérite, s'installe avec ses nouveaux
élèves dans l'ancienne maison Saint -Charles, autrefois
habitée par des religieuses. M. Emery envoie à Limoges
M. Chudeau , qui était directeur dans le séminaire de ce
diocèse avant la Révolution, et le vaillant M. Dilhet,
dont il fît cet éloge : « M. Dilhet a de l'expérience, du
zèle, de l'activité. Il a travaillé dans le centre de l'Amé-
rique. Puisqu'il a réussi auprès des sauvages, il n'aura
pas de peine à réussir auprès des Limousins. »
Tous ces prêtres, dont la plupart avaient souffert
mille épreuves pendant les jours sombres de la Révolu-
tion , d'une foi inébranlable , d'une piété éminente , d'un
zèle et d'une perfection sacerdotale dont le souvenir
effraye notre faiblesse, obéissent à l'impulsion du supé-
rieur de Saint -Sulpice. Ils affrontent de nouveaux dan-
gers , bravent la misère et les privations les plus dou-
loureuses, résistent aux dégoûts et aux déboires. Rien
ne peut ralentir l'ardeur de leur courage, inspiré par
l'amour le plus généreux de l'Église ; et , sur tous les
points de la France ouverts à leur activité surnaturelle ,
ils préparent de nouveaux ouvriers évangéliques , ré-
veillent l'esprit sacerdotal, relèvent les ruines amonce-
lées par l'impiété révolutionnaire. Quels hommes! et
quel spectacle ! Il fallait de nouveaux apôtres au pays
ravagé par une invasion de nouveaux barbares. Les fils
de M. Olier répondent à ce besoin.
La compagnie, échappée au naufrage de la Révolu-
tion , reconstituée par son second fondateur M. Emery,
retrouve ainsi dans le culte des traditions qui ont fait
sa grandeur dans le passé le secret de sa force nouvelle
et de la fécondité de son apostolat.
CHAPITRE VII
M. H ME 11 Y ET LE CARDINAL DE BAUSSET
I. — M. Émery, accompagné de M. Garnier, l'un dos
irètres les plus distingués de la compagnie, se rendait,
souvent chez les libraires de Paris; il p;iss;ii( des soirées
►ntières à examiner les ouvrages, à dépouiller les papiers,
t remuer les débris des grandes bibliothèques enlevées
.ux monastères etaux maisons religieuses, trésors cachés el
intassés quelquefois sans discernement dans des réduits
bscurs, au lendemain de la révolution. Il y avait là
.es trésors ignorés, oubliés par la rapacité grossière des
ecéleurs, des éditions rares, des collections précieuses,
es livres de prix, de grands ouvrages, condamnés à
isparaitre, vendus au poids, après avoir été volés aux
» Jus illustres représentants de la science ecclésiastique
| jans notre pays.
; ! M. Emery profita de cette situation pour former à peu
• frais les deux grandes bibliothèques du séminaire,
Paris et à la campagne, et le fonds principal de la
bliothèque du séminaire de Baltimore.
! ce Il faut bien, disait -il souvent, nous procurer des
ras, puisque la Révolution nous a dépouillés de tous
ux qui nous restaient : une bibliothèque est indispen-
I ble au séminaire. »
[Il acheta à des prix insignifiants les œuvres des
n1- de l'Église les plus célèbres, des commentaires
| \r l'Écriture sainte, les traités des canonistes et des
! 11 5
146 M. ÉMERY
théologiens les plus renommés, et une grande quantité
d'exemplaires de la Bible et du Nouveau Testament.
« Comme il était très bon connaisseur, raconte M. Gnr-
nier avec une simplicité touchante l, il ne manquait
point de découvrir les livres les plus utiles. Un jour,
ayant trouvé un livre qu'il ne connaissait pas, il s'assit
sur un tas de vieux papiers pour l'examiner à loisir.
Après l'avoir lu attentivement , il me dit :
« — Voilà un ouvrage plein de recherches, à la com-
position duquel l'auteur a consacré toute sa vie ; il faut
empêcher qu'il soit détruit, je veux l'acheter. »
(( Une autre fois nous bouquinions ensemble ; il
démolit par mégarde une haute pile de livres pour reti-
rer un ouvrage qui était à la base. La pile tomba sur lui,
un livre relié lui blessa la tête jusqu'au sang, on fut
obligé d'appliquer une compresse d'eau froide sur la
blessure. M. Émery, qui ne perdait jamais sa gaieté, mé-
dit en souriant :
« — Où est le livre qui m'a blessé? Je veux l'acheter;
s'il est bon, je lui fais grâce; s'il est mauvais, je le jette
au feu. »
M. Émery était heureux dans ses recherches : il eut
ainsi la fortune de découvrir un jour des manuscrits iné-
dits de Fénelon ; il en fit l'acquisition, avec la pensée
d'encourager plus tard un écrivain de mérite à publier
la Vie et une édition complète des Œuvres du célèbre
archevêque de Cambrai.
Il confia son projet à un homme qui avait un rare
talent, de longs loisirs, un esprit sage et le culte des
classiques du grand siècle : c'était M. de Bausset, évêque
d'Alais, élevé plus tard, par la bienveillance du saint-
père, à la dignité de cardinal.
1 Notice inédite.
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 147
II. — Né à Pondichéry le 14 décembre 1748, d'un
père qui occupait une haute situation civile au service du
gouvernement, de Bausset revint en France tout jeune
encore, embrassa l'état ecclésiastique, et fut ordonné
prêtre à l'âge de vingt-cinq ans. La distinction de son
esprit et de ses manières, l'aménité de son caractère, ses
rares dispositions pour les lettres, appelèrent sur lui
l'attention de M. de Boisgelin, archevêque d'Aix, qui
lui donna des lettres de grand vicaire et le retint dans
son palais.
Député de la Provence à l'assemblée générale du
clergé, administrateur du diocèse de Digne, il fut promu
à l'épiscopat en 1784. Nous le retrouvons, en 1789, aux
états généraux, déjà lié avec M. Emery, dont il écoute
les conseils dans ses attaques courtoises mais vigou-
•euses contre la constitution civile du clergé. Prisonnier
t la maison de la Bourbe pendant la Révolution, il en
>ort la vie sauve, et se retire, avec la pensée de renoncer
i l'exercice de ses fonctions épiscopales, dans une mai-
ion de campagne aux environs de Paris.
Il fut le confident et le meilleur ami de M. Emery.
tons ses épreuves et ses tristesses, dans ses ennuis et ses
léboires, dans ses joies comme dans ses espérance.^, le
œur de M. Émery cherchait toujours le cœur de M. de
lausset, qui lui resta fidèle jusqu'à sa dernière heure.
: 1 n'eut jamais pour lui ni réticence ni secret. Sa cor-
espondance avec M. de Bausset, écrite au courant de la
lume, est un long épanchement de sou âme; on y re-
ouve les principales actions de sa vie. Le célèbre car-
inal, qui eut la douleur de survivre à son illustre ami,
ima ses enfants comme il avait aimé leur père : il ne
h ?ssa jamais de donner à la compagnie de Saint-Sulpice
I s témoignages les plus touchants de son affection.
Le cardinal de llausset, libre de la sollicitude épisco-
de, avait tous les loisirs nécessaires pour répondre au
148 M. ÉMERY
désir de M. Emery et préparer sous sa direction la publi-
cation des Œuvres complètes de Fénelon.
Il ne fut pas facile à M. Emery de se procurer les
manuscrits de l'archevêque de Cambrai. Ces papiers
étaient entre les mains d'un huissier intelligent et inté-
ressé, qui ne voulait pas laisser passer sans en profiter
cette heureuse occasion de réaliser peut-être un bénéfice
considérable. Rassurait même, sans y croire, que l'État
voulait les acquérir à tout prix, mais qu'il craignait de
n'être pas payé. M. Emery mena l'affaire avec prudence,
et devint par adjudication publique acquéreur de ces
manuscrits.
Il eut à souffrir quelques ennuis, dans cette circon-
stance, de la part d'une personne qui appartenait à la
famille de Fénelon, Mmc de Campigny1. Cette femme
aimait les vieux livres, et regrettait beaucoup d'avoir
laissé vendre à un étranger des papiers qui avaient pour
elle une grande valeur. M. Émery consentit néanmoins
à lui céder quelques manuscrits, qu'il apporta lui-même
à la maison de Mme de Campigny. En recevant son
paquet, la domestique lui répondit avec colère :
« Voilà encore des pourritures pour madame! »
D'où je conclus, disait avec esprit M. Émery, que
cette domestique n'aime pas les vieux papiers , ce qui
1 M. Girardin, commissairc-priseur à Paris, prévint M. Émery
que les manuscrits de Fénelon allaient être vendus. Ils furent
d'abord achetés au nom de M. de Bausset, et celui-ci les céda
ensuite à M. Émery. 11 est certain, par la correspondance de
M. Émery, que Mme de Campigny savait bien qu'on allait vendre
ces manuscrits, et qu'il dépendait d'elle de les acheter ou de les
revendiquer. Nous avons l'acte d'achat des manuscrits de Féne- 1
loti. M. Girardin, comme fondé de pouvoirs de M. Louis-François- '
Charles de Salfgnac-Fénelon, aîné de la famille, dont la procura-
tion est jointe à l'acte, les vendit pour 2 400 francs. A la suite d(
l'acte est la reconnaissante de M. de Bausset, constatant qu'il-
ont été payés des deniers de M. Émery. L'acte est du 24 bru-
maire an IX , qui correspond au 15 novembre 1800.
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 149
est très naturel, et que Mmc de Campigny les aime beau-
coup.
« L'affaire des manuscrits est enfin terminée, écrit
Et. Émery à l'évêque d'Alais, le 1G novembre 1800:
Us manuscrits sont chez moi, le payement est fait, et je
crois que la cession est en bonne forme. J'ai trouvé les
manuscrits dans l'état où ils étaient lorsque je les ai
examinés; mais ils étaient dans un état déplorable. Il
s'agit maintenant de vous les faire parvenir. Si vous
devez venir à Paris dans quelque temps, mon avis est de
vous attendre, afin que vous puissiez jeter un coup d'œil
sur l'ensemble, car ce n'est qu'après cet aperçu général
que vous pourrez commencer par former un système.
Si je trouve l'abbé Galard, chargé autrefois du dépôt
des manuscrits et de l'érudition, je désirerais lui mon-
trer les manuscrits, afin d'avoir ses conseils et le plan
qu'il avait conçu. Il peut donner sur le détail des
manuscrits des renseignements très utiles, et il serait
très à propos que vous le voyiez une ou deux fois,
a Voilà donc les manuscrits sauvés.
« Il me semble que toute espérance de reprendre vos
fonctions est fort éloignée , et en même temps que le
moment des vexations n'est plus tant à craindre. D'où
je conclus que vous pourriez bien entreprendre un tra-
vail qui demanderait du temps et de la suite. Je ne sais
pas si ce ne serait pas une œuvre digne de vous de vous
:harger de revoir les manuscrits de M. de Fénelon, et
le publier ce qui vous paraîtrait digne de l'être. Vous
nez beaucoup de goût et une très grande facilité d'écrire :
a première qualité assure que le choix serait bien fait,
it la deuxième, qu'il vous faudrait peu de temps pour
es préfaces, les notes et les éclaircissements qui seraient
onvenables. »
111. — M. de Uausset répondit à cette invitation gra-
150 M. ÉMERY
cieuse de M. Emery par un témoignage d'humilité et
de confiance , en le priant de lui donner, sans réticence
et sans flatterie, des conseils sur le plan, la forme et le
mouvement du travail qu'il s'estimait heureux d'entre-
prendre dans sa paisihle et verdoyante solitude de Ville-
moisson !.
(( Je vous prie, écrivait l'évêque d'Alais, le 28 jan-
vier 1801 , de décider l'ohjet dont je dois d'abord m'oc-
cuper. Lorsque je vous fais cette prière, je vous supplie
de bien vous persuader que ce n'est point une formule
de politesse ni un simple témoignage de confiance, mais
une détermination positive et certaine, sans laquelle je
ne puis entreprendre le travail que vous me proposez.
« Je vous déclare très affirmativement que, s'agissant
d'une entreprise très importante sous tous les rapports
et qui peut donner lieu dans la suite à beaucoup de dis-
cussions, je ne me sens pas assez fort pour oser prendre
sur moi-même d'admettre ou de rejeter telle ou telle
pièce, d'y joindre telle ou telle note, de commencer
par telle ou telle partie, sans avoir l'appui de votre
autorité. Mais aussi je vous déclare avec la même fran-
chise que votre opinion réglera absolument ma marche
« Ainsi vous pourrez toujours me parler très simple-
ment et très clairement : nous n'avons absolument affaire
à aucune autre personne pour ce travail ; nous sommes
absolument indépendants de toute considération étran-
gère, et nous n'avons à consulter que le témoignage de
notre conscience, les lumières de notre raison et le sen-
timent des convenances sur ce qui pourrait blesser trop
vivement certaines opinions. »
Inspiré par M. Émery , dont il appréciait les rares
qualités d'esprit, M. de Bausset fit un long examen cri-
1 Au château de Mme de Bussompierre, à Yillcmoisson , par
Longjuincau ( Scine-ct-Oise).
ET L'ÉGLISE DÉ FRANCE 151
tique des manuscrits qui lui étaient confiés, et résolut
d'écrire la Vie de Fénclon. L'exposition large et litté-
ral iv des faits qui composent la vie de l'archevêque de
Cambrai convenait mieux à sa nature d'esprit et à ses
goûts qu'un travail aride et délicat d'érudition théolo-
gique et de discussion détaillée de ces manuscrits fati-
gués par le temps.
Dés ce moment M. Kmery accepte le rôle de conseil-
ler et laisse voir, dans sa correspondance avec l'évèque
d A lais, sa prudence dans les avis, son goût délicat, son
esprit critique et la sagesse de ses jugements.
« J'ai lu avec bien de l'intérêt, écrivait M. Emery
au mois de mai 1804, le morceau de la Vie de Fénclon
que vous avez eu la bonté de m'envoyer. Je vais, puisque
vous l'ordonnez, vous dire ce que j'en pense. Vos
réflexions sont toujours vraies et justes, mais je les
crois trop abondantes. Vous n'avez pas de traits parti-
culiers à raconter; vous voudriez cependant donner
quelque étendue à cette partie de la Vie de Fénelon,
et vous remplissez la lacune par des réflexions, des
(observations sur la manière de convertir employée ou
à employer. Je crois que vous vous étendez trop.
« Tout ce qui tient à la conversion des protestants
peut bien être très intéressant pour des ecclésiastiques;
mais votre Vie est autant destinée aux gens du monde
qu'aux ecclésiastiques, et les premiers mettent peu
d'intérêt à ce qui n'est point (pour me servir d'un
terme à la mode) à l'ordre du jour.
« Quand il sera question de religion, de christia-
nisme, c'est tout autre chose. Tout, en ce genre, est
bien accueilli et bien intéressant. Je sais que vous ne
devez pas faire une Vie de Fénelon pour le moment
présent seulement, mais aussi pour la postérité : il faut
avoir égard à l'un et à l'autre.
« On a reproché à la vie faite par M. de Querbeuf
152 M. ÉMEUY
d'être trop longue. Je craindrais, à la manière dont vous
commencez, que la vôtre ne le fût davantage. Il est vrai
qu'il y a du bon cà répandre d'abord toutes ses idées!
parce qu'on retrancbe ensuite ce qu'on juge à propos. »
IV. — M. Emery aidait avec délicatesse Févêqul
d'Alais dans le choix des parties qu'il était bon de sup-
primer pour ne pas arrêter le mouvement des idées,
le récit des événements, et pour ne pas s'exposer à fati-
guer le lecteur par des considérations trop générales ou
par des discussions arides; il retranchait impitoyable-
ment les hors -d'oeuvre où se complaisait l'esprit, légè-
rement prolixe dans son abondance, du savant évèque
d'Alais.
Il lui demande la suppression : ici, d'un long morceau
sur le jansénisme, qu'il faut renvoyer aux notes expli-
catives ; là, d'un récit traînant de la vie du marquis de
Féneîon, oncîe de l'archevêque de Cambrai; plus loin,
d'une discussion dogmatique inutile et aride sur le quié.
tisme et la grâce. Il s'étonne et s'alarme ailleurs d'un
rapprochement injuste entre les jansénistes et les jésuites,
d'un passage trop favorable aux disciples de Jansénius,
qui pourraient, dans leurs polémiques, se prévaloir de
l'autorité et des éloges d'un si docte prélat.
Avec quelle sagesse il juge la conduite de Bossuet
et de Fénelon dans la controverse théologique sur le
quiétisme !
« Je persévère dans mon sentiment, écrit M. Emery,
le 20 mai 1808. Il ne faut pas que vous tombiez en con-
tradiction avec vous-même, et que vous ayez l'air de
chanter la palinodie, en prenant la défense de Bossuet
contre Fénelon. Je. persiste à croire que, sur l'article .les
procédés, Bossuet est plus répréhensible que FéneloûS
qu'il a mis de la raideur, qu'il a manqué de condesi
cendance. C'était lui qui poursuivait, et il y avait mille
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 153
moyens de terminer l'affaire sans la pousser jusqu'au
bout. »
Leur correspondance n'avait pas toujours pour objet
la préparation de la Vie de l'illustre évêque de Cambrai ;
elle prenait souvent un caractère plus touchant et révé-
lait Fàme sacerdotale de M. Emery, qui subordonnait
toujours les choses de la terre aux intérêts éternels.
« Je suis enchanté , Monseigneur, des désirs que vous
témoignez d'être entièrement à Dieu. Les infirmités con-
tinuelles qui vous assiègent ne peuvent qu'affaiblir sen-
siblement votre corps, et vous avertir que votre carrière
te sera pas aussi longue que vous aviez lieu de vous le
promettre dans les premiers temps de votre vie. C'est
lans les exercices de piété que vous trouverez la force
it la consolation dont vous avez besoin.
« Vivant comme vous faites, à la campagne et très
éloigné du monde, vous avez une facilité de vivre en
)ieu et avec Dieu que vous n'auriez point eue dans toute
mtre situation. Je suis pour cet objet à votre disposition
;t à vos ordres, encore plus que pour tout autre.
« Vous verrez de votre campagne, comme du haut
l'un rocher, les tempêtes et les orages qui agitent et qui
oui mentent ceux qui sont embarqués sur la mer de ce
aonde. Toutes les vagues de cette mer, qui est encore
tien courroucée, viendront se brisera vos pieds. Vous
l'en ressentirez que le bruit.
« Vos collègues remplissent leurs lettres de gémisse-
nents et de plaintes. L'archevêque de Lyon est arrive ;
eue l'ai poirt vu encore. Je l'engagerai, pendant son
ijour, à faire, s'il le peut, quelques représentations sur
i ps objets les plus importants. L'abbé D*** m'écrit que le
irdinal de Kohan vient de mourir, après deux jours de
i îaladie »
1 Lettre inédite du 2G février 1803.
154
M. ÉMEftY
Le cardinal Maury, de retour à Paris, avait repris ses
anciennes relations avec M. Émery. Le vénérable supé-
rieur de Saint -Sulpice oublia les mauvais procédés de
son ami pendant son séjour à Rome, à l'occasion des
serments exigés par le gouvernement révolutionnaire;
il le combla des témoignages de sa bonté paternelle. Il le
reçut souvent chez lui , s'occupa de sa chapelle privée
et des objets de piété dont il pouvait avoir besoin , et lui
donna une chambre à Issy , où il vint préparer dans le
silence et la retraite son discours de réception à l'Aca-
démie française.
V. — M. Émery estimait que l'historien de Fénelon
avait des titres plus sérieux que le cardinal Maury à un
siège académique, et non seulement il fit part à son
ami de ses espérances, mais il fit agir des hommes
influents pour les réaliser.
L'évèque d'Alais opposa d'abord des difficultés , des
scrupules : il exprima ses répugnances délicates, dans
une lettre du 22 janvier 1808, à une dame bienveillante
qui s'occupait de sa candidature avec un zèle assuré du
succès. On y trouve des réflexions judicieuses et l'expres-
sion fidèle, dans un langage élégant, du caractère du
savant évêque d'Alais.
(( Vous me demandez , Madame , de vous parler avec
une entière franchise sur le dessein dont M. Suard a eu
quelquefois l'idée de vous entretenir. Je vais répondre
au vœu de votre amitié avec toute la sincérité que vous
avez le droit d'attendre de moi.
(( Je vous dirai d'abord, dans toute la vérité de mon
cœur, que je suis profondément touché du sentiment
d'estime qui a inspiré à M. Suard une pensée aussi flat-
teuse pour moi. Quelque dénué qu'on pût être d'amour-
propre, il serait difficile de se détendre d'une satisfaction
sccrè'e lorsqu'on reçoit un témoignage aussi marque
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 153
de la part d'un homme d'autant de goût et d'esprit que
M. Suard. J'aurai certainement moi-même le plaisir
d'aller lui montrer toute la sensibilité de ma reconnais-
sance, lorsque je serai à Paris.
« Mais je ne puis profiter de sa bonne volonté, quelque
touché que j'en sois. Je vais vous exposer avec candeur
mes motifs, du moins en partie, en me réservant de
vous confier les autres lorsque j'aurai l'honneur de vous
entretenir.
« J'ai toujours pensé, avant même la Révolution, que
les places de l'Académie française auraient dù être
presque exclusivement réservées aux véritables gens de
lettres, et qu'on y avait donné trop facilement entrée à
beaucoup de gens de la cour. J'y trouvais surtout dépla-
cés- ce grand nombre devéques qui, sans avoir les
lettres et les fonctions de Bossuet et de Fénelon, venaient
y occuper leur fauteuil pour y jouer un rôle quelquefois
très embarrassant.
« Vous savez mieux que personne que l'état habituel
de ma santé et mes longues et douloureuses infirmités
ne m'ont pas permis, dans le nouvel ordre de choses,
d'accepter les premières places de mon état, que l'ami-
, tié et une prévention beaucoup trop favorable m'offraient
avec l'empressement le plus flatteur, sans attendre que
je parusse les désirer ni les rechercher. Il y aurait une
inconséquence sensible de ma part, après avoir refusé
des places qu'une sorte de devoir religieux me forçait
d'accepter, si je n'avais pas été dans l'impossibilité
absolue d'en remplir les devoirs et les fonctions, de
consentir à présent à faire partie d'un corps quel-
conque.
t Je sais que les devoirs que j'aurais à remplir dans
celui-ci ne seraient ni aussi habituels ni aussi pénibles
que ceux du ministère auxquels je m'étais dévoué; mais
enfin il y en aurait de plus d'un genre auxquels je ne
Iu6 M. ÉMERY
pourrais me refuser sans manquer à la reconnaissance
et aux bienséances.
(( Le genre de vie que j'ai adopté depuis tant d'années
est le seul qui convienne à mes goûts, à ma santé, aux
circonstances où je me suis trouvé, à la tranquillité du
ma vie, à mon véritable bonheur. Le plus léger chan-
gement altérerait essentiellement toute la douceur de
mon existence. Aussi rien au monde ne pourrait m'en-
gager à compromettre ces avantages si précieux pour
quelques vains succès d'amour- propre.
(( J'ai eu le bonheur inappréciable de conserver l'es-
time et l'amitié de tous ceux qui m'ont marqué de l'in-
térêt et de la bienveillance dès mes premières années.
Au milieu même des orages de la Révolution et du choc
des partis, je n'ai rencontré aucun ennemi personnel ,
ni même aucun détracteur. N'ai-je pas assez d'obligation
à la Providence de m'avoir ménagé un sort aussi dési-
rable, dans un temps où toutes les passions ont été mises
en mouvement et ont exercé tant d'injustices 1 ? »
VI. — M. Émery ne partagea pas dans cette circons-
tance les sentiments de M. de Bausset. Il ne pouvait pas
se laisser toucher par la pensée de laisser son ami mener
une vie facile, agréable, à l'abri des orages, dans une
maison pleine d'attraits et de cbarmes. Ces considérations
n'avaient aucun poids pour ce vaillant serviteur de Dieu5
dont la vie laborieuse s'écoulait dans la lutte et qui ne
demandait à Dieu que le repos de l'éternité.
Ce n'étaient pas davantage des considérations humaines
ou la pensée de satisfaire un moment l'amour- propre de
son ami qui décidait M. Emery à persévérer dans ses
espérances, et à presser instamment l'évoque d'Alais de
solliciter les suffrages de l'Académie. Ses lettres à M. de
LclLi'e inédite.
ET L'EGLISE DÉ FRANCE 157
fausset nous apprennent à quel point il était Inspiré par
des pensées plus élevées: il voyait des impies lettrés et
intrigants occuper les sièges de Fénelon et de Bossuet; il
craignait l'influence extérieuredece scandale, et il estimait
avec raison qu'il ne fallait pas livrer la place à l'ennemi,
11 pensait aussi que l'aménité de caractère de M. de
Hausse!, sa distinction, sa bienveillance, ses manières
courtoises, lui gagneraient le cœur de ses collègues de
l'Académie, et lui permettraient de contribuer d'une
manière efficace à faire aimer la religion1.
« Si les honnêtes gens refusent d'entrer dans ce corps,
écrivait M. Émery, il sera perpétuellement composé
d'impies, et c'est un malheur pour la religion. Puis il
y a des gens bien pensants qui, par leur dureté, sont
plus propres à aigrir les mécréants qu'à les ramener. Le
cardinal Maury prétend que quand il acquiesça aux sol-
licitations qui lui furent faites pour entrer à l'Académie,
il y mit pour condition qu'on y ferait entrer des évèques
et des ecclésiastiques, comme autrefois; il en indiqua
quelques-uns; je ne me souviens pas si vous étiez du
nombre. Mais après que votre Vie de Fénelon aura paru,
vous serez, sans difficulté, l'évèque le mieux titré pour
occuper une place à l'Institut. Je ne vois guère d'évèques
qui aient écrit, sinon M. de Langres et M. de Nantes;
mais ils n'ont point le titre de littérateurs 2. »
VII. — Le bonheur humain est d'ailleurs fragile. Dieu
rappela cette vérité d'une manière saisissante à M. de
Bausset, en lui ravissant M"10 de Basso ni pierre, qui était
l'âme, l'honneur et la joie sereine de ce château de Ville-
I 1 Après les Cent -Jouis , M. de Bausset fut nommé suecessive-
Iment pair do France, cardinal, membre de l'Académie française,
'lue, ministre d Etat et commandeur de l'ordre du S^int- Esprit,
ill mourut le 21 juin 1824.
* Lettre à M. de JJaustel, 28 décembre: 18D7.
158 M. ÉMERY
moisson, près Longjumeau, où M. de Bausset goûtait une
paix sans orage.
Cette mort frappa cruellement l'évêque d'Alais : ses
lettres à M. Émery et à M. Courtade, prêtre de Saint-
Sulpice, expriment douloureusement le vide immense
creusé dans son cœur par la mort de cette femme chré-
tienne.
M. Emery ne laissa pas passer cette circonstance sans
essayer, dans un langage plein de tendresse, de consoler
son ami , d'élever ses pensées vers Dieu et de lui rappe-
ler le néant des amitiés humaines.
« Votre lettre , écrit M. Émery, vient de me jeter dans
une grande affliction. Je ne m'attendais pas à apprendre
la mort de Mme de Bassompierre. Je croyais bien qu'elle
ne recouvrerait pas la santé, mais je croyais aussi qu'elle
languirait encore longtemps. La volonté de Dieu soit
faite!
(( C'est ainsi qu'en vivant nous-mêmes plus longtemps,
nous voyons partir successivement les personnes qui nous
sont les plus chères ; mais elles ne font que nous précé-
der, et nous allons bientôt les rejoindre.
« Je suis affligé pour Mme de Bassompierre et pour
vous : pour Mmc de Bassompierre, quoique après un mo-
ment de réflexion on doive plutôt la féliciter d'avoir
quitté cette malheureuse vie, surtout en la quittant sous
d'aussi favorables auspices; pour vous, Monseigneur,
parce que cela va changer notablement votre manière
d'exister, et que vous aurez peine à en trouver une aussi
favorable à vos goûts et à vos études.
(( Mais que la volonté de Dieu soit faite!
« C'est maintenant que vous sentez tout l'avantage de
vous être tourné entièrement vers Dieu. La religion seule
peut vous consoler : elle ne me paraît jamais plus conso-
lante que dans sa doctrine sur les morts. Nous savons
par elle que nous demeurons en communion avec les
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 159
défunts que nous regrettons; que nous pouvons leur être
encore plus sensiblement utiles par nos prières que lors-
qu'ils étaient sur la terre; qu'ils sont instruits par les
anges du souvenir que nous en conservons, que cette
pensée nous console , que nous adoucissons leurs souf-
frances, et que nous abrégeons le temps de leur durée,
et que nous contribuons à rapproclier le moment où ils
jouiront pleinement de Dieu.
« Tous les jours vous prierez pour elle, et vous com-
munierez ou vous célébrerez plus souvent le saint sacri-
fice, dans le dessein de lui témoigner plus efficacement
votre amitié.
« Pour moi , ma plus grande consolation aujourd'hui
est de prier pour les personnes que j'ai connues dans le
monde. J'imagine que par là je me fais des amis et
je me prépare une réception plus favorable dans les
cieux1. »
VIII. — M. Émery ne cherchait pas seulement à con-
soler son ami désolé d'une mort qui brisait une amitié
de quarante ans : il voulait aussi ranimer son ardeur,
réveiller son courage, lui rappeler d'une manière déli-
cate qu'il devait consacrer son talent et les dernières
années de sa vie, déjà si pleine, au service de la vérité.
Heureux du grand succès de Y Histoire de Fénelon, dont
la première édition , publiée en 1808, avait été promp-
inent épuisée, M. Emery eut la pensée de demander à
l'évêque d'Alais une Histoire de Bossuet. Ce travail ne
devait pas seulement le distraire de son chagrin; il devait
contribuer encore à la gloire de Bossuet et à la défense de
la religion.
M. de Bausset se mit à l'œuvre; il laissa M. Émery
recueillir avec patience les matériaux, les classer avec
1 Lettre inédite du oO janvier 1810.
100 M. ÉMERY
méthode, les distribuer selon l'ordre logique, et faire
ainsi la partie la plus ingrate de sa tâche ; il s'enferma
ensuite de nouveau dans le silence de sa douloureuse
retraite , et rédigea les premiers livres de la Vie de Bos-
suet.
« Me voici de retour dans ma solitude , écrit l'évêque
d'Alais, et je n'ai rien eu de plus pressé que de reprendre
mon travail sur Bossuet. C'est la seule chose qui puisse
m'attacher et me distraire fortement du passé, du présent
et de l'avenir.
(( Mais je prévois qu'il sera nécessairement très long,
et je ne m'en plains pas , puisque j'y trouve de l'intérêt,
de la douceur et de la consolation. Je ne sais pas si ce
travail pourra jamais être d'une grande utilité pour les
autres; mais enfin il aura été un grand agrément pour
moi, et il est d'un genre convenable à mon état, à mon
âge et à mes goûts; il aura, jusqu'à un certain point,
rempli le vide de ma vie, suppléé à la parfaite nullité à
laquelle mes infirmités m'ont condamné, et nourri mon
esprit de pensées et d'études utiles. De pareils résultats
sont assez précieux pour les faire rentrer dans les calculs
d'un homme raisonnable. Donnez-moi de vos nouvelles:
vous savez que je n'aime pas à être longtemps sans en
recevoir »
M. Émery lit avec soin les premiers cahiers de l'His-
toire de Bossuet. Il s'inquiète encore de l'abondance
prolixe de son illustre ami; il lui signale, sous le voile
des félicitations les plus délicates, l'inconvénient des
longueurs qu'il ne sait pas encore éviter.
(( J'ai reçu le troisième cahier, répond M. Emery, et
je vous en fais mon compliment, parce que vous débutez
fort bien , et aussi parce qu'Horace a dit :
Dimidium facti qui cœpit habct.
Lcllre inédite du "27 mai 1S1U.
ET L'EGLISE DE FRANCE 101
« J'ai tout lu, et j'ai fait quelques petites observations.
Faut-il que je vous renvoie les cahiers avec mes notes?
autrement, je vous les communiquerai de vive voix. Dès
à présent je crains une trop grande abondance.
i Si le prélude de la vie de Bossuet a donné un grand
livre, vous courez risque d'être surchargé et obligé de
vous resserrer dans des endroits où il aurait été conve-
uable de s'étendre. Il ne faudrait pas que la Vie de Jîos-
suet comportât plus de trois volumes; tout au plus pour-
riez-vous en donner un quatrième. C'est beaucoup que
le public vous ait passé trois volumes pour Fénelon ; peut-
être ne vous en passerait-il pas davantage pour Bossuet,
qui est moins aimé et moins aimable que Fénelon.
« Je vois que vous avez déjà peint Bossuet par des
traits assez longs, que vous serez obligé de reprendre
dans le coure de sa vie théologique et oratoire. Je dési-
rerais qu'à mesure que vous composez et que vous jetez
vos idées, vous marquiez tout de suite, et par un signe qui
fût à vous, ce qui pourrait être retranché, si vous êtes
forcé à la lin défaire des retranchements.
« Nous sommes pleins des préparatifs pour le mariage
de l'empereur. Rien dans tout ce spectacle ne me tente
le moins du monde. Je ferai ce jour- là mon oraison sur
la cité céleste, vers laquelle je m'approche.
« Cette lettre serait partie hier si , dans le moment où
j'allais la fermer, il n'était venu dans ma chambre un
juge de paix, de la part du ministre de la police, pour
saisir ce qui se trouverait chez moi des corrections et
tddi lions aux Nouveaux Opuscules de Fleury . Je lui en
u donné douze. Voilà les gentillesses auxquelles je suis
*xposé. Je crois que c'est en haine du nom de Saint-
Milpice qu'on veut transférer le séminaire à Saint-Nico-
is 1 . »
Du 2i mars IS10.
162 M. ÉMERY
L'évêque d'Alais, toujours plein de déférence et de
soumission aux avis de M. Émery, conservait cependant
son indépendance et son sentiment dans les appréciations
diverses des principaux événements de la vie de Bossuet.
Sur quelques points il maintint son jugement, malgré
les sages observations que nous retrouvons dans les lettres
de M. Émery.
M. Émery n'approuvait pas la faveur avec laquelle
l'évêque d'Alais parlait des services littéraires des jansé-
nistes, de la sympathie de Bossuet pour le Nouveau Tes-
tament de Mons, condamné à Rome, et des déclarations
de l'assemblée de 1082.
Malgré ces légers dissentiments, M. Émery pressait
M. de Bausset de faire taire son chagrin et de travailler
sans relâche, au nom de la religion, à V Histoire de Bos-
suet.
« Je pense souvent à vous et à vos embarras, et j'y suis
fort sensible. Vous devez avoir de la peine à vous accou-
tumer à la privation de M,ne de Bassompierre ; vous
devez nécessairement entrer comme conseil dans tous
les arrangements et les discussions qu'entraîne son
décès.
« Gela vous prend beaucoup de temps, et il est difficile
que Bossuet ne soit pas oublié. Cependant c'est une tache
que vous ne devez pas perdre de vue et que vous repren-
drez aussitôt que vous pourrez. La Vie de M. de Bos-
suet, comme celle de M. de Fénelon, sert encore mieux
la religion que ne le ferait un traité exprès de la religion;
vous y établirez tous les grands points de la doctrine et
du gouvernement ecclésiastique.
(( J'ai fini mon petit travail sur le cardinal Dubois.
Quand j'aurai donné un coup d'œil sur les Mémoires de
la Régence, je le donnerai à M. Picot.
« Je voudrais publier sous forme de supplément tout
ce que j'ai recueilli des pensées de Leibniz relatives à
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 163
la religion. Ce bon M. Sigorgne croyait que c'était une
manière indirecte, mais plus efficace dans ce temps-ci,
de défendre la religion.
« Je dois me presser de faire le bien que je peux faire,
P parce que le temps va me manquer. Dum tempus habe-
\tnus, opcremur bonum.
a Oh ! combien vos prières pour Mme de Bassompierre
doivent vous donner de consolation! Je ne connais rien
de plus efficace pour faire cesser la tristesse 1. »
IX. — La pensée du travail touchant le cardinal Du-
bois, auquel M. Émery fait allusion dans sa lettre à M. de
Bausset, lui avait été inspirée par une lettre de Fénelon
à Mmc Roujault 2, favorable à la mémoire de ce fameux
cardinal. 11 n'était pas possible de laver cette mémoire de
toutes les attaques , de lui rendre cette beauté sacerdo-
tale et ce charme surnaturels qui sont l'expression de la
'vertu. La vie de Dubois, légère et trop souvent compro-
•misedansde tristes aventures, ne comportait pas une
telle réparation ; mais il était permis du moins de faire
'la part de l'injustice et de la calomnie dans les accusa-
tions violentes dont il avait été l'objet et de rétablir la
vérité. Il commença ce travail historique ; il fut complété
et achevé par Picot, dans Y Ami de la religion et dans
ses Mémoires 3.
M. de Bausset s'intéressait à cette réhabilitation histo-
rique d'un prince de l'Église ; il communiqua à M. Émery,
le 14 mars 1810, une note intéressante, recueillie dans
un ouvrage que le vénérable supérieur de Saint -Sul-
pice n'aurait jamais eu la curiosité indiscrète de con-
sulter.
1 Du 7 janvier 1810.
2 Correspondance de Fénelon, t. III, p. III.
a Ami de la religion, t. XXXII, p. *2bMJ. — Picot, Mémoires,
à» edit., p. 109.
164 M. ÉMERY
(( Je viens de trouver, écrit M. de Bausset, un fait bien
plus honorable pour la mémoire du cardinal Dubois que
toutes les harangues et tous les compliments académiques,
et je l'ai trouvé où certainement vous n'auriez pas été
tenté d'aller le chercher : c'est dans les Lettres de Ninon
de Lenclos et de Saint-Évremont.
« En 1698, vous voyez que c'est bien longtemps avant
la Régence, et il fallait que Louis XIV eût conçu une
grande idée des talents de l'abbé Dubois , le roi envoya
à Londres le maréchal de Tallard , en qualité d'ambassa-
deur, pour la négociation la plus importante peut-être qui
pût alors occuper tous les cabinets de l'Europe, puisqu'il
s'agissait de négocier avec Guillaume III et la Hollande
un traité de partage de tous les États de la monarchie
espagnole, dont la santé languissante de Charles II laissait
prévoir la succession très prochaine.
« Devinez qui Louis XIV choisit pour donner au ma-
réchal de Tallard toutes les instructions et tous les secours
que l'on ne pouvait transmettre sûrement ni convenable-
ment par écrit et pa/ des dépèches diplomatiques? Ce
fut l'abbé Dubois.
«La goutte, qui tracassait mes mains depuis plusieurs
jours, vient de descendre aux pieds, et me tient cloué
sur mon fauteuil, Dieu seul sait pour combien de temps.
Je me console en m'occupant de Bossuet Je n'attends,
pour vous envoyer le premier livre de son Histoire, que
les détails que je vous ai demandés au sujet de quelques
difficultés sur l'une de ses thèses. Mandez -moi si je
pourrai vous envoyer ce premier livre par les voitures1. ))
D'Alembert, Saint-Simon, Voltaire et les ennemis les
plus ardents de l'Église catholique n'avaient pas laissé
passer une occasion si favorable d'attaquer la religion ,
en frappant de leurs calomnies un de ses ministres les
1 Lettre inédite.
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 16;i
plus renommés. Ils ne pardonnaient pas au cardinal
Dubois d'être arrivé, lui, sorti des derniers rangs de la
société, aux honneurs les plus enviés, à une époque où
les préjugés de sang et de race faisaient peser quelque-
fois sur le pauvre le mépris des puissants, et ils avaient
suivi avec dépit ses démarches officielles auprès des sou-
verains de l'Europe, qu'il intéressait à la cause du roi.
Ce n'est pas la personne du cardinal Dubois, c'est
l'Église que M. Émery veut défendre. Il énumère avec
douleur les insultes et les calomnies des philosophes, les
discute et les réfute. Homme sans talent, arrivé au pou-
voir par de basses intrigues, prêtre libertin, corrupteur
du régent, dont l'éducation lui avait été confiée, scep-
tique, mort volontairement sans les secours de la reli-
gion : voilà les traits sous lesquels Voltaire a représenté
le cardinal Dubois.
tes qualités littéraires des discours de Dubois et de
son célèbre Mémoire au régent sur le projet dangereux
de convoquer les états généraux, l'éloge de son talent
par Fontenelle le jour de sa réception à l'Académie fran-
çaise, répondent, aussi bien queses succèsdiplomatiques,
I aux détracteurs de son esprit. Fontenelle, cité par
M. Emery, pouvait rappeler encore que la pourpre ro-
maine fut accordée à Dubois à la recommandation de
tous les souverains de l'Europe, reconnaissants de la paix
qu'il leur avait ménagée.
Mais l'homme de talent importait peu à M. Emery ;
il voulait connaître le prêtre et flétrir la calomnie.
Le cardinal Dubois travailla autant que le cardinal de
Rohan à pacifier les esprits en 1720, à éteindre le jansé-
nisme; il pressa les évoques de France assemblés chez
lui de rédiger le corp* de doctrine, et de se soumettre
I ouvertement, sans réserve, à la bulle Unigenitus. C'est
lui <pie les évèques choisissent, enl723, pour président
de l'assemblée générale du clergé, par voie de postula"
166 M. ÉMEltY
tion, quoiqu'il ne fût pas membre de l'assemblée ; c'est
Massillon , l'évêque de Clermont, qui répond de sa foi et
de ses mœurs dans les informations canoniques prélimi-
naires, au moment de sa nomination à l'archevêché de
Cambrai , et c'est le cardinal de Rohan qui présida la
cérémonie de son sacre.
Voilà donc des hommes éminents par la science et par
la vertu , des hommes qui certes ne peuvent pas igno-
rer les faits publics et la conduite extérieure de Dubois ,
des évêques du plus grand mérite : le cardinal de Rohan,
le cardinal de Gesvres, M. de Tressan , évèque de Nantes
et plus tard archevêque de Rouen, Massillon, évêque de
Glermont, qui rendent hommage à l'honnêteté de Dubois
et condamnent ainsi les calomnies intéressées des impies
qui ont outragé sa mémoire. Il mourut des suites de
l'opération de la pierre, après avoir fait dévotement une
confession générale au P. Germain , de l'ordre des Ré-
collets. Voltaire, qui ne recula jamais devant le men-
songe, le fait mourir d'une maladie honteuse et sans
sacrement 1 .
M. Émery rétablit la vérité sur tous ces points avec
une grande précision dans sa défense impartiale de Du-
bois, et il confirme encore l'autorité déjà considérable
de ces témoignages par cette lettre de Fénelon à Mmc Rou-
jault, dont le mari avait été intendant à Maubeuge, dio-
cèse de Cambrai. La lettre est datée du 14 octobre 1711 2.
ce II me semble , Madame, que je reconnaîtrais mal vos
1 Journal de l'abbé Dorsanne.
2 Cette lettre a été reproduite par le savant et pieux abbé Gos-
selin, dans les œuvres complètes de Fénelon, avec la note sui-
vante : « Cet abbé (Dubois) est le même qui devint en 1720
archevêque de Cambrai, cardinal en 1721, et qui joua un si grand
rôle sous la régence du duc d'Orléans. On sait combien ce prélat
a été maltraité par certains historiens; mais il paraît bien prouve
que, sans être entièrement irréprochable, il ne méritait pas à
beaucoup près les traits odieux dont on a flétri sa mémoire. Le
ET L'ÉGLISE DE FRANCE t67
bontés pour moi si j'en doutais après tant d'expériences.
Souffrez donc, s'il vous plait, que je montre une pleine
confiance pour une grâce que je dois vous demander.
M. l'abln? Dubois, autrefois précepteur de Monseigneur
le duc d'Orléans, est mon ami depuis un grand nombre
d'années. J'en ai reçu des marques solides et touchantes
dans les occasions. Ses intérêts me sont sincèrement
chers. Je compterai, Madame, comme des grâces faites
à moi-même toutes celles que vous lui ferez. S'il était
connu de vous, il n'aurait aucun besoin de recomman-
dation , et son mérite ferait bien plus que mes paroles.
11 a une a flaire importante, où vous et M. Roujault pou-
vez lui être très utiles. J'espère que vous ne me refuserez
pas de lui faire sentir ce bon cœur, qui m'a fait une si
forte impression pendant que vous étiez dans ce pays.
Vous êtes fort heureuse de n'y être plus. Nous ne voyons
que ravage et misère. Dieu veuille nous donner une
bonne paix. »
M. Émery conclut avec raison de cette lettre, posté-
rieure à l'éducation du régent , que pendant son précep-
torat Dubois n'avait pas trahi la conliance qu'on lui avait
accordée, et que les violentes attaques des philosophes
incrédules du dernier siècle contre ce personnage, prince
de l'Église, cachaient une manœuvre qui avait pour but
d'inspirer le mépris de la religion servie, d'après leurs
calomnies, par d'indignes ministres qu'elle comblait de
ses faveurs.
X. — La correspondance continue ainsi, intime, savante,
variée, sur tous les sujets et sur les aflaires du temps
témoignage que lui rend ici Fénelon, qui avait dû le connaître
particulièrement à la cour, est sans doute un dos plus imposants
que l'on puisse opposer à tant de reproches et de calomnies aux-
quels l'abbé Dubois a été en butte. Voyez, à ce sujot, l'Ami de
la religion, t. XXXII, p. 289 et suiv.
\Q8 M. ÉMERY ET LÉGLISE DE FRANCE
entre M. Érnery et l'évêque d'Alais. M. de Bausset ne
cesse pas d'écrire, sens la direction de son vénérable ami,
la vie de Bossnet. M. Émery n'eut pas la consolation de
lire cette histoire, à laquelle il s'intéressait avec son
esprit et avec son cœur. Frappé par la maladie qui devait
l'emporter, à la veille de quitter la terre , le supérieur
de Saint-Sulpice s'oubliait encore lui-môme, et toujours
occupé de la défense de l'Église et de la gloire de la reli-
gion, il envoyait d'une main tremblante à M. de Baus-
set ses derniers conseils et l'expression touchante de ses
espérances.
L'évêque d'Alais offrit plus tard à M. Garnier le pre-
mier exemplaire de l'histoire de Bossuet, en expri-
mant ainsi ses regrets et le chagrin dont son cœur était
rempli :
« Voilà, Monsieur, cette histoire de Bossuet, dont le
bon M. Émery n'a guère vu que les premiers livres , et
que je n'ai pris la détermination d'écrire qu'à sa sollici-
tation. C'est à lui que je dois l'idée d'avoir osé essayer
de rendre hommage aux deux plus grands évèques qui
ont honoré l'Église de France dans le plus beau siècle de
la monarchie.
« Il ne se passe pas un jour de ma vie où je ne bénisse
la mémoire de cet excellent homme , dont les sages et
utiles instances m'ont ainsi forcé de donner cette esti-
mable direction à mes études et à mes travaux.
(( En pensant aux services immenses que M. Émery a
rendus à la religion et à l'Église, on ne peut s'empêcher
de regretter que de tels hommes ne soient pas immortels,
car il n'est aucune époque critique, il n'est aucune affaire
importante où l'on ne s'aperçoive du vide que de pareils
hommes laissent toujours après eux. »
CHAPITRE VIII
APOSTOLAT EXTÉRIEUR DE M. É ME RY
I. — Inspiré par son zèle pour le salut des âmes et la
gloire de la religion, M. Emery aimait à se rapprocher
les hommes qui , par le prestige du talent et le retentis-
sament de leurs travaux, pouvaient contribuer d'une
manière plus efficace à la défense delà vérité chrétienne.
Sa correspondance et ses relations fréquentes avec Charles
[ionnet, le naturaliste le plus célèbre de la Suisse,
l'avaient pas d'autre objet; il continua, pendant son
>éj à Paris, au lendemain delà Révolution, à recher-
cher le commerce des savants égarés qu'il voulait rame-
îer à Dieu .
Il voyait souvent son compatriote, le célèbre astronome
glande, qui avait été le compagnon des premiers jeux
le s'Ui enfance au pays de Gex , et que l'on considérait
Paris comme un des chefs les plus ardents du parti de
'incrédulité arrivée à l'athéisme le plus absolu.
Élève des jésuites au collège de Lyon, Lalande eut
: >our professeur de sciences, pendant sa jeunesse, un
lathématicien célèbre, le P. Bereaud, à qui il exprima
lusieurs fois avec insistance le désir d'entrer comme
ovice dans la compagnie de Jésus. Jeune encore, après
voir fini ses études classiques, il se sentit attiré vers
I |étude des sciences physiques et de l'astronomie. Invité
I la cour de Frédéric II, roi de Prusse, il y devint l'ami
' ees philosophes impies dont le roi sceptique aimait
170 M. ÉMERY
à s'entourer : Maupertuis , Lameltrie , Dargens. Ses
succès précoces, l'orgueil et des fréquentations suspectes
étouffèrent la foi dans son âme, sans lui faire perdre
son amitié d'enfance pour M. Émery.
Esprit faux , gonflé d'ambition , très versé dans les
sciences expérimentales, mais d'une profonde ignorance
en matière de philosophie et de religion, Lalande avait
encore le défaut singulier d'être un fanfaron d'incrédu-
lité, et d'étaler à tout propos, avec une audace imper tua
bable, son dédain pour les pratiques religieuses. Il disait
un jour à M. Garnier, qui d'ailleurs n'avait pas de peine
à le réfuter :
« Je ne vois dans le magnifique spectacle du firma-
ment et des lois admirables des corps célestes que des
forces et du mouvement; mon intelligence n'a aucune
idée de la cause première qui a fait ces mondes et déter-
miné les lois éternelles de leur évolution. »
M. Emery ne l'évitait pas, malgré son impiété publi-
que; il le recevait à la campagne d'Issy, les jours de pro-
menade, et il aimait à répondre aux craintes exprimées
par M. Garnier avec une tristesse respectueuse :
« M. de Lalande n'est pas plus athée que vous et moi.
Il se dit athée par une vanité ridicule, et pour faire
parler de lui. »
L'orgueil fit perdre à Lalande jusqu'au sentiment
des convenances; il commettait souvent des maladresses
éclatantes sans conscience et sans regret. Son Diction-
naire des athées était son œuvre de prédilection; il le
considérait comme l'expression la plus heureuse et la
plus complète de ses pensées à l'égard de la religion.
Pour donner plus d'autorité et de longueur à la liste
des athées célèbres qu'il avait dressée, il eut l'imper-
tinence d'affirmer dans son dictionnaire que le cardi-
nal archevêque de Tours ne croyait pas à l'existence
de Dieu. Le vénérable cardinal se plaignit avec douleur
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 171
de la calomnie de Lalande à sa parente, l'impératrice
Joséphine, qui en informa Honaparte, la veille de la
glorieuse bataille de Marengo.
Bonaparte adressa aussitôt à l'Académie des sciences
de Paris une lettre énergique et pressante qui devait
être lue publiquement, en présence de Lalande et de
tous les membres de la compagnie. Il y disait qu'il était
étrangement surpris que, dans un temps où la Provi-
dence se manifestait avec tant d'éclat en faveur des
armées françaises , il y eût alors au sein même de l'Aca-
démie des hommes assez absurdes pour soutenir qu'il
n'y a point de Dieu; qu'il espérait que l'Académie ferait
son devoir à l'égard de M. de Lalande, et qu'au reste,
si elle négligeait de le faire, que M. de Lalande n'ou-
bliât pas qu'il irait lui-même le mettre à la raison.
Lalande, humilié, confus, abattu dans son orgueil
immense par cette correction publique, éclatante, qui le
((•livrait de honte aux yeux de toute la France, exprima
quelques jours après son chagrin dans cette lettre à un
de ses amis :
« Cette semaine il m'est arrivé trois avanies dont cha-
cune aurait suffi autrefois pour me faire mourir; mais
aujourd'hui je n'ai plus de nerf; je suis comme insen-
sible, n'étant pas mort de chagrin. La première, c'est
l'affront que j'ai reçu de l'empereur lui-même, en pré-
sence de l'Académie. La seconde, c'est que, quoique
président du bureau des longitudes, je n'ai pas pu faire
recevoir mon neveu, que les examinateurs ont refusé
malgré ma protection et mon crédit. La troisième enfin,
que le même neveu m'a donné un soufflet. »
II. — Ces avertissements sévères et ces leçons de
l'expérience ne suffisaient pas cependant à redresser
son esprit, et, en 1805, il fit hommage à M. Emery de
son second supplément au Dictionnaire des alliées, sans
i 72 M. ÉME Re-
paraître même soupçonner l'inconvenance d'un tel envoi
fait à un prêtre dont il oubliait le caractère sacré et les
convictions inébranlables. M. Émery lui exprima sou
étonnement, et fit part ensuite de sa tristesse à Mmc de
Lalande, nièce du savant astronome, qui vivait avec son
oncle et gémissait des aberrations de son esprit.
« M. de Lalande, écrit M. Émery, a eu la complai-
sance de m'envoyer son deuxième supplément. J'ai cru,
Madame, devoir le remercier et lui témoigner en même
temps la profonde affliction que m'avait causée sa lec-
ture.
« Il m'a répondu et m'a dit que vous partagiez mon
mécontentement. Je vous avoue que cela m'a fait grand
plaisir. Dans le vrai, M. de Lalande se fait le plus grand
tort possible. Votre bon esprit vous le fait sentir, et votre
excellent cœur s'en afflige.
« On voit avec douleur que sa manie de vouloir passer
pour athée est incurable. Il vise sans cesse à la célébrité,
et il y arrive, mais par une voie qui le couvre de confu-
sion et de ridicule auprès de la généralité des hommes.
Il va plus loin dans ce dernier écrit que dans tous les
autres. Il soulèvera contre lui tous les savants, parce
qu'il veut abaisser Newton et affaiblir par là le poids de
son autorité. Il proclame et déclare athées beaucoup
de personnes vivantes. Je crains qu'il ne s'en trouve
quelqu'une qui l'attaque au criminel, et il est certain
qu'après la déclaration qu'il a faite il n'est presque
point de pays dans le monde d'où il ne fût chassé.
a Comment, quand on connaît M. de Lalande, n'être
pas affligé de voir un homme si estimable, si bon, si
bienfaisant, attaqué d'une manie, — car on ne peut
pas s'exprimer autrement, — si dangereuse pour la
société, si préjudiciable à son honneur et à son repos? )>
M. Émery cherchait dans ses conversations intimes et
fréquentes avec Lalande à le ramener à de meilleurs
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 173
sentiments, pour le délivrer d'une manie qui ne reposait
pas sur une conviction sincère.
Les sectaires qui avaient juré, sous le règne de Vol-
tain-, L'anéantissement de la religion chrétienne, et qui
étaient organisés, disciplinés, dirigés dans leur abomi-
nable campagne, avaient un grand empire sur l'esprit
deLalande; ils ne voulaient pas lâcher leur proie.
Un jour cependant, après une longue et sérieuse con-
pœrsation dans les jardins d'Issy, Lalande révéla le fond
le sa nature et de ses convictions ; il prit un engagement
formel avec M. Emery.
« Mon cher cousin, lui dit M. Emery, nous sommes
tous mortels, et vous ne voulez pas sans doute sortir
de ce monde sans remplir des devoirs dont vous no
pouvez ignorer l'importance?
— C'est bien mon intention, répond Lalande; si je
vous faisais appeler, consentiriez -vous à me procurer le
secours de votre ministère?
— Vous pouvez y compter, dit M. Emery; comme
prêtre, je dois être disposé à me rendre auprès de tout
homme qui réclame les secours de la religion; à plus
forte raison s'il s'agissait d'un homme comme vous,
qui êtes mon compatriote, mon ami et mon parent.
Mais si j'apprenais que vous èles malade, et que vous
I oubliez cette promesse, me permettriez-vous d'aller vous
i rappeler les sentiments que vous me témoignez aujour-
d'hui?
— Oh! si le cas arrivait, répond Lalande, vous me
feriez plaisir d'en user de la sorte. »
Quelques jours après cette conversation , Lalande fut
frappé d'une maladie grave. M. Emery accourut, il
[essaya d'entrer; mais les philosophes sectaires veillaient
sur leur proie. Ils répondirent que l'état du malade
I n'était pas alarmant, et qu'on recevrait le prêtre le len-
; demain. Pendant la nuit, la mort emporta Lalande dans
174 M. ÉMERY
l'éternité. Dieu n'accorde pas toujours aux mourants la
grâce suprême du pardon refusée pendant toute la vie.
M. Emery, consterné , rencontra le lendemain la do-
mestique qui avait soigné Lalande pendant ses dernières
heures.
« Oh! Monsieur, s'écria- 1 -elle en le voyant, que mon
cher maître vous a donc demandé, pendant la nuit de
sa mort ! Il a prié et conjuré ces messieurs qui étaient
là de permettre qu'on vous envoyât chercher , et il s'est
mis en colère contre eux parce qu'ils lui refusaient cette
consolation.
« Oh î que de fois ce pauvre défunt vous a réclamé ! t>
Les voies de Dieu sont impénétrables.
III. — M. Émery avait encore une grande estime pour
Deluc, savant naturaliste, membre de l'Institut, qui
appartenait à la religion réformée : il fit imprimer ses
Lettres sur l'histoire physique de la terre et son
Précis de la philosophie de Bacon. Deluc s'estimait
heureux de consacrer son talent, ses vastes connaissances
et sa vie même , à la défense de la révélation chrélienne
méconnue par les partisans trop nombreux de la reli-
gion naturelle et du vague déisme des philosophes du
dernier siècle.
En favorisant le succès de ce savant géologue, M. Emery
avait sans cesse devant les yeux le salut des âmes, et il
était soutenu par l'espérance de voir enfin cet homme
de bien et de science, élevé dans l'erreur, ouvrir les
yeux et confesser la vérité catholique dans son intégrité.
Le 28 octobre 4803, M. Émery faisait connaître au
cardinal Fesch, dans une lettre sur la situation géné-
rale de l'Eglise, son opinion sur le caractère et la valeur
de Deluc :
« Il est d'abord très étonnant que le saint-père trouve
sa principale consolation dans l'Eglise de France. Gepen-
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 175
<];mt, en réfléchissant sur ce qui se passe en Allemagne,
je suis moins étonné.
« Je suis en correspondance avec un savant génevois,
nommé Deluc, à l'occasion des ouvrages qu'il compose
en laveur de la religion chrétienne, et de plusieurs com-
plots contre cette religion qu'il a déjoués à Berlin et
ailleurs, jusque-là qu'un impie, dans une réponse qu'il
lui a faite , lui a reproché d'être l'agent du pape à Lon-
dres ; — ce même Génevois a la qualité de lecteur de la
reine à Londres; — il m'a appris ce qui se passait en
Bavière, et il en était vraiment indigné. Il m'écrivait de
Brunswick, le 7 septemhre :
« L'impiété se montrait, il est vrai, plus ouvertement
« dans notre communion protestante; mais aujourd'hui
« la secte antichrétienne qui travaille sous le manteau du
u christianisme a prévalu en Bavière, et se sert d'un sou-
< verain aveugle pour avancer son ouvrage. On lui a fait
i publier des règlements pour l'éducation, qui livrent
i la jeunesse à ses instituteurs. On lui a fait adresser aux
( magistrats d'Augsbourg une lettre de reproches de ce
( qu'on y permet l'impression et la distribution des livres
[ qui traversent le progrès de l'esprit de lumière, livres
[ dont il a défendu l'entrée dans ses États, et de ce qu'on
a reçu de jeunes Bavarois dans l'institut des jésuites,
dont ces magistrats ont ordonné le retour dans des écoles
de perversion... Il a établi des inspecteurs de librairie
avec pouvoir de saisir et de confisquer toutes les images
des saints et tous les livres de théologie qui ne sont pas
conformesà la religion épurée. Ces gens-là ont étendu
leur influence dans la communion grecque. Ils ont en-
gagé l'empereur de Russie à établir une université à
Dorpats , et à se réserver la nomination des professeurs.
On v voit aller de tout pays des hommes appartenant
I à la secte, de sorte qu'on va aussi empoisonner l'esprit
des jeunes Busses, puisque cette université servira à
176 M. ÉMERY
(( former des instituteurs. Ainsi le torrent nous embrasse
(( de toute part. Et moi directement, ici, j'y résiste avéj
« une force et un courage dont je suis quelquefois étonné
« moi-même. On ne m'empêchera pas de planter des
« colonnes qui s'élèveront au-dessus de l'inondation, et
ce serviront de points de ralliement. J'ai réussi , grâce à
(( Dieu et par l'ordre du duc de B..., à publier une édi-
« tion allemande de mes deux derniers ouvrages contre
(( Tellet, — c'est le nom du principal ministre pro-
« testant de Berlin, — et je vais mettre sous presse un
« petit ouvrage contre le premier des ecclésiastiques
(( d'ici, avec l'approbation du duc, qui voit bien le mal,
(( mais qui n'a pas de bras pour agir, tout se trouvant
« entraîné dans le torrent. »
« N'est-ce pas une chose étonnante, Monseigneur,
ajoute M. Émery, de voir un protestant si zélé pour la
défense de la révélation? Il disait à M. Barruel qu'il serait
bien fâché qu'il y eût un quart d'heure dans sa vie qui ne
fût pas employé à la défense de la révélation chrétienne.
« Il a quitté sa famille à Londres, et est demeuré six
ans en Allemagne , pour faire une espèce de mission
auprès des académies de ce pays , toutes perverties.
Comme il est un physicien du premier ordre, et qu'il
est très versé dans la géologie et la paléontologie , il a
voulu leur démontrer que cette histoire qu'on préten-
dait être contraire au récit de Moïse sur l'origine et
l'antiquité du monde confirmait au contraire pleinement
cette narration.
« Mais j'en conclus, et c'est là que j'en voulais venir,
que la religion est dans un état beaucoup plus triste en
Allemagne qu'en France, sans excepter les pays catho-
liques, au moins ceux qui ne sont pas sous la domination
de l'empereur1. »
1 Lettre inédite.
ET L'ÉGLISE DE FHANCK 1 77
IV. — 1)01110 était douloureusement frappé de l'état
lamentable de la religion chrétienne en Europe; il con-
sidérait la diffusion de la science comme un apostolat
d'un ordre supérieur, et après avoir longtemps étudié
la tactique de ses adversaires, après avoir reconnu qu'ils
se retranchaient derrière les fantômes d'une fausse
science pour flatter l'orgueil de la raison et ameuter
les foules contre l'Église, devenue à leurs yeux le dernier
refuge de la superstition et de l'ignorance, il entra réso-
ument dans sa voie. Il mit à nu les erreurs, les hypô-
I îùsrs, les contradictions de la vaine science au service
les révoltes de la raison; il établit sur une base expé-
ÏDienlale inébranlable, sur des faits précis, l'histoire
scientifique de l'organisation et de la formation du globe
errestre ; il montra par sa vie , par son apostolat et par
es œuvres, qu'il n'est pas impossible d'être chrétien et
avant, et que la foi n'exige pas l'abdication coupable
Le la raison.
L'étude attentive des variations et de la décadence du
iroteslantisme, entraîné vers le déisme et l'incrédulité,
rappait aussi son esprit observateur. Il suivait avec tris-
esse les étapes de la chute rapide de sa religion en
Allemagne, où le déisme était déjà triomphant, et il
lissa un jour tomber de sa plume cet aveu désinté-
essé :
« Je suis persuadé qu'on ne peut conserver la révé-
ttion que dans l'Eglise catholique, que toutes les Églises
>rotestantes tendent au déisme, et si je convertissais un
lisérable, je lui conseillerais d'embrasser la religion
atholique. »
M. Émery suivait avec une sympathie inquiète les
.îouvements de cette àme droite et chrétienne, et il
nvoya même un exemplaire des ouvrages de Deluc au
élèbre cardinal Gerdil, l'une des gloires de l'Église au
)mmencement de ce siècle et l'adversaire le plus re-
178 M. ÉMERY
douté, le plus savant de l'incrédulité moderne. L'illustre
cardinal répondit à l'envoi de M. Émery par celle lettre
où sa piété et sa modestie se révèlent avec un charme
incomparable :
V. — « J'ai reçu, peu après l'arrivée du très respeej
table archevêque de Corinthe, votre obligeante lettre du
30 novembre.
« Les gracieux témoignages que vous m'y donnez de
vos sentiments à mon égard me pénètrent de la plus vive
reconnaissance , et augmentent mon regret de n'avoir
eu la satisfaction de recevoir ni la précédente, dont l'un
des gens de M. de Labrador avait eu la complaisance de
se charger, ni l'exemplaire des Lettres géologiques du
célèbre M. Deluc, ni la lettre dont Msr d'Àlais avait eu
la bonté de m 'honorer, et qui en contenait d'autres,
adressées au saint -père par des évèques résidant en
France.
(( Quant à l'ouvrage de M. Deluc, je vous suis tics
obligé du soin que vous avez pris de me le procurer. Il
y a bien des années que, dans un court passage qu'il fit
à Turin, j'eus lieu de reconnaître et d'admirer en lui
un caractère de modestie digne d'un vrai savant, dont
j'ai toujours conservé le souvenir.
« Vous me le présentez comme un protestant très
voisin du catholicisme. Plaise au Seigneur d'achever en
lui son ouvrage, et nous donner la consolation qu'en
l'admirant comme naturaliste , nous puissions l'em-
brasser comme un vrai frère en Jésus -Christ.
« C'est une œuvre digne d'exercer votre zèle bien
connu pour le salut des âmes. Porro unum est neces^tr
rium. Qu'est-ce que la plus haute réputation à tous
autres égards, si on a le malheur de se perdre pour tou-
jours?
«. J'attends avec empressement l'intéressant Précis de
ET L'ÉGLISE DE FRANCE i/9
la philosophie de Bacon que vous m'annoncez. Dans
mon introduction à l'étude de la religion, dédiée à
Benoit XIV, j'ai cité celle parole comme de Bacon, que
l'élude approfondie de la philosophie rapproche de la
religion ceux qu'une étude superficielle en éloigne.
« J'aurais été surpris du projet de faire passer Bacon
pour U7i mécréant très prononcé , si l'on ne devait
s'attendre à tout de la part de ces mécréants du siècle.
Je ne sais comment j'ai pu être cité par un M. delà Salle,
prétendu auteur de la traduction française des œuvres
de Bacon, ne me souvenant pas d'avoir jamais eu de
eprrespondance ni de relation avec aucun littérateur de
ce nom, beaucoup moins de l'avoir aidé de mes conseils
et de mon secoure.
(( J'ajoute que dans le grand nombre de productions
que j'ai livrées à la presse durant le cours de plus d'un
demi -siècle, depuis ma première jeunesse jusqu'à ce
jour, où je traîne mes quatre-vingt-quatre ans, j'ai tou-
jours été assez indifférent à tout ce qu'on aurait pu dire
pour ou contre le mérite et les talents de l'écrivain.
« Mais j'aurais été navré de douleur s'il m'était revenu
(pi on y eût relevé la moindre expression ou même quel-
que ambiguité moins conforme aux saines maximes de
notre sainte religion et aux décisions du saint-siège,
centre de l'unité.
« Tel a été constamment l'objet de ma plus sévère et
scrupuleuse attention. — Permettez - moi , Monsieur,
qu'en adressant au ciel nos vœux les plus sincères pour
votre longue et précieuse conservation, je recommande
'la caducité de mon âge à la charité de vos saintes
prières 1 . »
VI. — C'est au courant de cette même année 1802
I 1 A Home, le 11 mars 1802. {Lettre inédite.)
180 M. ÉMEIIY
que M. Émery entra en relations avec ChaleaubrianJ
Le brillant écrivain n'était plus ce jeune incrédule que
nous avons entrevu sur le navire qui emportait vers
/Amérique les disciples de M. Olier. Sceptique, enivré
de sa jeunesse et de son talent, il saluait devant lui,
à cette époque éloignée, le long avenir qu'il espérait
remplir du bruit de son nom et de l'éclat de ses œuvres.
Revenu à Dieu et à la foi de son enfance, Chateaubriand
voulait réaliser avec sa plume ce que Bonaparte avait
fait avec son épée : relever les autels et servir la reli-
gion oubliée dans les entrainemenls de sa jeunesse. Sur
les inslances de M. Émery, Chateaubriand consentit à la
publication d'une édition abrégée du Génie du christia-
nisme, et renonça même à ses droits d'auteur. Fray.ssi-
nous fit le choix des chapitres qu'il fallait conserver,
Clausel deGoussergues ajouta quelques notes, et M. Émery
revit et corrigea avec attention toutes les épreuves de ce
travail.
M. Émery devait profiter de son ascendant sur le
grand écrivain dans une circonstance plus grave : (( Bo-
naparte pensa à moi, écrit Chateaubriand, pour un poste
de premier secrétaire d'ambassade à Rome, en 180!].
Fontanes et Mmc Bacciochi me pressèrent de profiler de
la fortune. Je refusai net. Alors on fit parler une
autorité à laquelle il m'était difficile de résister. L'abbé
Émery, supérieur du séminaire de Saint -Sulpice, vint
me conjurer, au nom du clergé, d'accepter pour le bien
de la religion la place de premier secrétaire d'ambassade
que Bonaparte destinait à son oncle, le cardinal Fesch.
« Un hasard singulier m'avait mis en rapport avec
l'abbé Émery. J'avais passé aux États-Unis avec l'abbé
Nagot et divers séminaristes, vous le savez. Ce souvenir
de mon obscurité, de ma jeunesse, de ma vie de voyageur,
qui se réfléchissait dans ma vie publique, me prenait
par l'imagination et le cœur.
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 181
o L'abbé Émery, estimé de Bonaparte, était fin par sa
nature, par sa robe et par la Révolution. Mais cette
(inesse ne lui servait qu'au profit du vrai mérite. Am-
bitieux seulement de faire le bien , il n'agissait que dans
le cercle de la plus grande prospérité du séminaire.
Circonspect dans ses actions et dans ses paroles, il eût
Hé superflu de violenter l'abbé Émery, car il tenait tou-
ours sa vie à votre disposition, en échange de sa volonté,
ju'il ne cédait jamais ; sa force était de vous attendre
issis sur une tombe. Il échoua dans sa première tenta-
ive. Il revint à la charge, et sa patience me détermina,
'acceptai la place qu'il avait mission de me pro-
poser 1 . »
M. Emery fit encore les plus grands efforts pour ra-
mener à de meilleurs sentiments, au lendemain de la
dévolution, l'abbé Grégoire, dont la dernière heure est
estée enveloppée de mystères. Ayant obtenu de l'arche-
vêque de Paris l'autorisation de célébrer les saints offices,
[près avoir fait une promesse extérieure de soumission
omplète au Concordat, cet évèque schismatique per-
stait secrètement dans la révolte contre l'Eglise. Il
iclara un jour à M. Émery qu'il avait écrit au pape
ne lettre explicite, dans laquelle il prétendait justifier
11 conduite pendant la Révolution, et qu'il attendait avec
«patience la réponse de Sa Sainteté.
'I a Détrompez-vous, lui répondit le vénérable supérieur
le Saint -Sulpice , vous ne recevrez pas de réponse; le
,ipe ne peut pas vous reconnaître pour évêque; allez
lus jeter à ses pieds, faites -lui l'aveu sincère de vos
■ arements publics, vous serez accueilli à bras ouverts
r sa miséricorde paternelle. »
,Mais Grégoire n'était pas disposé à reconnaître la
:prématie spirituelle du saint-siège ; il était resté le
Chateaubriand, Mémoires d'outre- tombe , t. II, p. 308.
11 6
182 M. ÉMERY
défenseur obstiné de la constitution civile du clergé.
« Le pape seul a condamné cette constitution , et je
récuse son autorité séparée de celle de l'Eglise. » Telle
était sa défense.
M. Émery lui rappelait avec charité que presque tous
les évèques catholiques avaient envoyé leur adhésion for-
melle à la bulle de Pie VI, que toutes ces adhésions
étaient conservées dans les archives romaines, qu'il était
facile de s'en assurer, et il ajoutait avec une douce
ironie : « Vous qui aimez tant les voyages, allez donc
à Rome vous assurer par les témoignages les plus cer-
tains du sentiment de l'Église en cette matière. »
L'obstination de Grégoire était plus forte que les solli-
citations pressantes du vénérable prêtre qui avait souffert
persécution pour la justice, dans les cachots de la Con-
ciergerie, pendant qu'il était lui-même comblé d'hon-
neurs par les ennemis les plus implacables de l'Eglise
catholique. Mais la charité de M. Émery ne se lassait
pas.
Peu de temps après ce dernier entretien , Grégoire
publia une Histoire des sectes religieuses. Les grandes
et sévères leçons de la Révolution avaient déjà éclairt
des esprits trop longtemps égarés par les séductions d<
la nouveauté, et provoqué dans la classe intelligente ui
retour généreux au christianisme ; mais les prévention
de l'abbé Grégoire résistaient à ce courant, et, d
l'aveuglement de sa passion qui ne désarmait pas, il
craignit pas de ranger parmi des sectaires , sous le no
ridicule de cordicoles, les partisans de la dévotion
sacré Cœur.
ce Comment! lui dit avec émotion M. Émery, voi
osez qualifier de sectaires tous les partisans du culte qi
l'on rend au sacré Cœur! Il faut donc traiter de sectair
tous les évèques de France, une multitude d'évêques
pays étrangers, le sacré Collège et celui qui est le ch
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 183
de toute l'Église , le centre même de la communion
catholique. Est- il permis à un catholique, à un prêtre,
de soutenir un tel sentiment? »
L'abbé Grégoire ne répondit pas. Devenu sénateur, il
continua ses rapports théologiques et littéraires avec
M. Émery, dont il estimait, malgré tout, la dignité
sacerdotale, le courage et l'élévation d'esprit. 11 lui pro-
curait les ouvrages de la bibliothèque de l'Institut dont
M avait besoin pour ses travaux théologiques, écoutant
tivec respect les affectueux reproches, les invitations
pressantes, les avis répétés de son illustre ami. M. Émery
n'eut pas la consolation , avant de mourir, d'obtenir de
le prêtre égaré, qui devait lui survivre, un désaveu
jublic et sincère de ses erreurs coupables ; nous savons
•seulement que l'abbé Grégoire mourut après avoir reçu
i'un prêtre légitime l'absolution de son passé; nous
l'essayerons pas de pénétrer le secret mystérieux de sa
lernière heure.
: VIL — M. Émery fut aussi le directeur et le père
l'une àme prédestinée qui a rempli Paris du charme
ncomparable de sa douceur, du rayonnement de sa vertu
;t des œuvres d'une charité courageuse, d'une femme
(ui, dans un jour d'émeute, arrêtait les vainqueurs par
•'ascendant pacifique de sa bonté et sauvait la vie des
tisonniers. Elle est restée célèbre parmi nous sous le
10m de sœur Rosalie.
Sœur Rosalie était née au pays de Gex; elle avait
rrandi dans les vallées où s'écoulèrent la jeunesse et
'enfance de M. Émery, et comme lui elle avait entendu
le bonne heure la voix miséricordieuse du Seigneur, qui
appelait, malgré sa modestie, à de hautes destinées.
|f. Emery avait été son parrain par procureur. Ravi par
î charme surnaturel de cette àme dont le monde n'était
•as digne , il l'appela à Paris, lui fit ouvrir les portes du
184 M É.MERY
noviciat des sœurs de Saint -Vincent -de -Paul, veilla sur I
elle avec l'affection d'un père et le respect plein de solli- I
citude d'un homme de Dieu. Touché de la générosité I
ardente de son caractère , il aida de ses conseils et de sa I
longue expérience ses premiers pas dans le chemin de
la perfection. Quand il apprit qu'elle avait été envoyée 1
au faubourg Saint -Marceau, dans le quartier le plus 1
pauvre et le plus dangereux de Paris , il lui dit avec 1
satisfaction :
(( C'est bien là ce qu'il vous faut, vous serez la ser- 1
vante de tous ces pauvres. »
Quand M. Emery installa son séminaire dans la rue
du Pot-de-Fer, sœur Rosalie se mit à sa disposition pour
faire, avec une de ses compagnes, les achats indispen-
sables à une première installation. Chassé du séminaire i
par un ordre de l'empereur, un an avant sa mort, il
prit en location un modeste appartement à l'angle de la
rue Vaugirard. Sœur Rosalie organisa son petit ménage,
et lui exprimait un jour son chagrin des épreuves qu'il
était condamné à subir :
« Cette tristesse, répond gravement M. Emery, n'es!
pas digne d'une fille de Saint -Vincent- de -Paul, qui fu
toujours si soumise aux ordres de la Providence, et qu
regardait les croix et les tribulations comme les solide
biens de cette vie. Vous n'avez donc pas de foi ? Ceci n'es
qu'une tempête qui se dissipera. Il est vrai que nou
avons de puissants adversaires, mais ils passeront, e
nous resterons après eux. »
Cette sainte fille a exprimé son admiration respec
tueuse pour le père de son âme dans une lettre d'un
simplicité touchante, qui donne un relief puissant au
grandes vertus de son héros :
« L'ameublement de M. Émery, écrit sœur Rosalie
était la simplicité même : son lit avait tout l'air d'u
triste grabat. Comme nous savions, Mllc Jouen et moi
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 185
u'il était sujet à avoir froid aux pieds, nous voulûmes
ni procurer une bouteille de grès pour l'en garantir;
oais ce ne fut pas chose aisée de la lui faire accepter, il
allut soutenir avec lui une sorte de combat. « Il ne faut
pas, disait -il , être le serviteur de noire carcasse, ni
nous assujettir à tous ses besoins. »
c Voulant se dédommager de n'être plus en commu-
iauté, après son expulsion du séminaire par le gouvern-
ement, et rendre au prochain quelques services, il
sllait, avec M. de Saint-Félix, servir les infirmes des
'otites- Maisons. Il catéchisait les vieillards, et leur
?ndait les services les plus abjects. Quelle simplicité,
uelle pauvreté dans toute sa personne! Ses soutanes
t'étaient point de drap, mais d'une espèce de serge ou
.'escot. Il ne porta jamais de douillette. Il se servait seu-
ment d'un vieux manteau, avec lequel on le voyait
îiver dans les rues ou sur le chemin de Vaugirard.
i « Lorsqu'il écrivait à des femmes, ses lettres étaient,
)ur ainsi dire, écrites avec une plume de fer ; non qu'il
t jamais manqué à aucun des devoirs de bienséance ou
•politesse, mais ses expressions étaient si graves et si
en mesurées, que tout s'y ressentait de la dignité d'un
être rempli de l'esprit de son état. Il n'écrivait jamais
«m qui put lui donner quelque sujet de peine, s'il venait
être rendu public. Aussi jamais ses ennemis ne l'ont
^lomnié sur l'article des mœurs. »
Quand elle apprit la douloureuse nouvelle de la ma-
> Uie de celui qui l'avait portée par procureur aux fonts
iptismaux, et qui n'avait jamais cessé de lui servir de
• ire, elle implora la faveur de le voir une dernière fois,
< s'incliner sous sa main, de recevoir sa bénédiction.
Ris le vaillant serviteur de Dieu ne voulait pas dé-
► ttrner son âme des pensées éternelles, et s'imposant un
orifice infiniment pénible, il répondit :
i Allez dire à sœur Rosalie qu'il faut faire des sacri-
486 M. ÉMERY ET L'ÉGLISE DE FRANCE
fices pour les offrir à Dieu, et que je lui envoie ma béné-
diction comme ami, comme parrain et comme père. »
L'humble fille de Saint -Vincent -de -Paul survécut à
celui qui avait pris devant Dieu la responsabilité de son
âme; mais M. Émery, plus près de Dieu après sa mort,
continua de veiller sur elle, et elle dut à son intercession
le mâle courage et les grandes vertus dont elle donna le
spectacle à Paris, le jour où l'émeute grondait aux portes
mêmes du couvent des Filles de la Charité.
C'est que l'amour des âmes rachetées par le sang de
Jésus -Christ égalait dans le cœur de M. Émery son zèle
ardent pour la défense de la religion et le triomphe de
l'Eglise. A la Conciergerie, il se fait apôtre et transforme
les victimes désignées pour l'échafaud en prédestinées
que Dieu attend pour leur manifester sa gloire. Après sa
prison, il ramène à Dieu, dans des circonstances tou-
chantes, l'abbé de Saint-Léger, dont la conduite frivok
avait été un long et douloureux scandale ; Larcher, 1(
savant helléniste de l'Académie française , qui avait pri:
part à la conjuration des philosophes contre la religion
et Mlle Jouen, si respectueuse et si fidèle dans sa recon
naissance envers celui dont la parole avait su captive
son cœur généreux. Il continue son apostolat, réveill
les courages, stimule les lâches. Dédaigneux du repc
que cherchent les âmes faibles, il ne connaît ni défai
lance ni ralentissement dans son zèle , et il poursu
particulièrement avec passion la conversion des homm<
célèbres, dont le talent promettait un concours si pr
cieux pour cette cause à laquelle il avait voué sa vie :
cause de Jésus -Christ.
CHAPITRE IX
PUBLICATION DES OPUSCULES DE FLEURY ET DÉMÊLÉS
AYEC I. EMPEREUR
I. — Fouché, ministre de la police, et dévoué, malgré
,les derniers événements qui avaient changé la situation
ide l'Église de France, au parti des constitutionnels, con-
,servait les mêmes sentiments d'aigreur à l'égard de
[M. Émery. Il voyait dans le vénérable supérieur de
ÎSaint-Sulpice une puissance dont il craignait l'ascendant,
[l'adversaire souvent heureux et toujours redoutable des
constitutionnels, le défenseur des droits du saint -siège
iet des traditions de l'Église catholique contre les ambi-
tieuses menées des nouveaux courtisans du pouvoir civil.
Il avait atteint et frappé une première fois M. Émery ,
quand il fit enfermer à Bicètre son parent, le malheureux
'M. Fournier, et il saisit avec empressement une nouvelle
Dccasion de satisfaire avec succès son long ressentiment.
M. Émery, qui avait eu la fortune de publier les
.manuscrits inédits de Fénelon, avait aussi découvert,
dans ses explorations avec M. Garnier chez les libraires
île Paris, des papiers de Fleury, dont quelques-uns
l'avaient jamais été publiés; les autres avaient été altérés
)ar la mauvaise foi intéressée des jansénistes et des
ennemis de la papauté. En parcourant ces manuscrits du
jélèbre théologien, il admira la droiture et la correction
le ses sentiments sur la doctrine condamnée de Jansé-
jiius, sa modération et sa réserve pleine de sagesse dans
188 M. ÉMERY
l'appréciation de la déclaration de l'assemblée du clergé
de France en 4682, sa sévérité légitime à l'égard des
actes injustes des parlementaires qui couvraient du
masque de la liberté leurs violentes attaques contre les
droits de l'Église et du saint-siège; de ces hommes
« qui ne s'opposent à la nouveauté, disait Fleury, que
quand elle est favorable au pape ou aux ecclésiastiques,
et font peu de cas de l'antiquité, quand elle choque les
intérêts du roi ou des particuliers laïques 1 ».
Il fut également frappé d'apprendre, en lisant les
Anecdotes sur l'assemblée de 1682, recueillies par
Fleury, que Bossuet, l'ami de ce grand historien, aurait
désiré que l'on s'abstînt de traiter dans cette assemblée
la question de l'autorité du pape; qu'il fît écarter par
son heureuse intervention un projet de déclaration de
l'évêque de Tournay contraire à l'infaillibilité et à l'in-
défectibilité même du saint -siège, et que le quatrième
article de la déclaration, voté par le clergé, était suscep-
tible d'une interprétation favorable à la puissance du
Vicaire de Jésus- Christ.
Publier une édition authentique des Opuscules de
Fleury, c'était donc rendre justice à l'historien, venger
sa mémoire des flatteries intéressées des jansénistes,
affirmer les droits du saint-siège, et rétablir la vérité
sur un point intéressant de notre histoire ecclésiastique.
Mais une telle publication devait exciter la colère des
jansénistes, qui vénéraient Fleury comme un ancêtre, et
irriter les constitutionnels, restés les courtisans de la
puissance civile, contre la puissance légitime du Vicaire
de Jésus -Christ.
Avant de publier ce travail, M. Emery consulta l'ar-
chevêque d'Aix et plusieurs évêques, dont il aimait
à suivre les conseils en vénérant leur sagesse; leur ré-
1 Nouveaux opuscules, f° 185.
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 189
ponse ayant été affirmative et même pressante, comme
m le voit dans sa correspondance, il s'inclina devant
leur décision.
II. — En France, en Belgique, en Italie, des théolo-
giens modérés, et des plus distingués, applaudirent à
'œuvre de M. Emery. A Rome, on lut avec étonnement
a belle dissertation de Fénelon sur l'autorité du pape,
lont M. Emery avait envoyé un exemplaire au souve-
rain pontife, et qu'il avait fait imprimer à la suite des
•puscules de Fleury. Le cardinal Antonelli lui répondit,
e 5 mai 1807, par cette lettre qui était la récompense
e son courage à braver l'impopularité, et de ses eflbrts
our rattacher le jeune clergé à la chaire de Pierre par
ne obéissance éclairée :
' « On ne peut assez louer ni remercier l'éditeur des
Nouveaux opuscules d'avoir lavé autant qu'il était pos-
ble l'abbé Fleury d'une tache imprimée à sa mémoire,
t d'avoir fortement réprimé, sinon entièrement réduit,
•s ennemis de l'Église romaine, qui abusaient du nom et
? l'autorité de ce grand homme... J'ai lu la dissertation
! l'archevêque de Cambrai sur l'autorité du pape avec
ute l'attention que m'ont permise mes grandes et con-
nuelles occupations, jointes à une santé assez chance-
nte. Il serait à souhaiter que cette dissertation fût
îprimée , mais non pas à Rome , car on ajouterait foi
en difficilement à l'authenticité de cet écrit, eu égard
peu de preuves que l'on en a, et qu'il serait néces-
'ire de compléter.
« C'est à Paris qu'il conviendrait de la publier, mais
i et égard je m'en rapporte à vous.
« J'ai parlé au saint-père de ces deux objets. Il a
r î-uavec beaucoup de joie les Opuscules de Fleury, et il
; «la chargé d'offrir ses remerciements à l'éditeur, dont le
& Vouement envers le saint-siège apostolique se mani-
190 M. ÉMEKY
feste si évidemment dans cet ouvrage. Il m'a recom-
mandé de déposer aux archives du Vatican la disserta-
tion de Fénelon, avec les lettres que vous m'avez écrites
sur ce sujet. »
Le cardinal Fesch, qui était à Rome, accueillit au
contraire avec inquiétude et mécontentement cette publi-
cation; elle lui paraissait inopportune; il craignait la
colère de l'empereur, et il entrevoyait les dangers qui
menaceraient bientôt le séminaire et la compagnie. Il
lui semblait que M. Emery donnait à ses plus cruels
ennemis, à une heure incertaine, des armes puissantes
contre ses propres intérêts. Le cardinal exprima en des
termes très vifs la surprise et le mécontentement qu'il
venait d'éprouver à la lecture des Opuscules de Fleuri/.
Ses alarmes naissaient de sa grande affection pour la
compagnie de Saint -Sulpice et pour son supérieur.
L'orage se formait à l'horizon.
M. Emery s'empressa d'écrire au cardinal Fesch, le
18 avril 1807, pour lui faire connaître ses sentiments et
la pensée à laquelle il avait obéi en publiant les opus-
cules de Fleury.
Sa lettre, d'une fierté respectueuse, exprime bien les
grandes qualités de cette âme sacerdotale et l'inébran-
lable attachement de sa volonté à la chaire de Pierre,
menacée par des timides et des révoltés. Il ne mentionru
pas même les constitutionnels qui le poursuivent, mai:
il réprouve avec une sévérité courageuse les liberté
civiles qui sont les chaînes de l'Église, et les complai
sances des courtisans, dont la bassesse à l'égard di
pouvoir civil égale l'audace dans la révolte contre l'auto
rité du Vicaire de Jésus-Christ.
« C'est dans leurs rapports avec le pape que ces Opus
cules de Fleury paraissent vous avoir déplu. Voici cepen
dant tout ce qui résulte de cette publication :
« Qu'on avait supprimé dans le discours de Fleur
ET L'ÉGLISE DE FRANGE 191
I sur les libertés de l'Eglise gallicane quelques traits
i favorables au pape et aux évèques , et que ces traits ont
été rétablis; que M. Fleury a cru que les parlements
avaient mis quelquefois au rang de nos libertés de véri-
i tables abus ; que le parlement de Paris semblait être en
guerre avec le pape; que dans les démêlés mêmes qu'on
, avait avec le pape, il ne fallait pas oublier qu'il est le
Père commun.
(( Or quel est le jurisconsulte honnête qui osât
aujourd'hui être d'un autre avis? Encore une fois j'en
suis à chercher ce qui a pu donner lieu de croire à Votre
Éminence que le gouvernement pourrait être choqué de
l'impression de quelques opuscules de Fleury.
« A Dieu ne plaise que j'imagine que le gouverne-
ment est l'ennemi du saint- siège, et qu'il trouve mau-
vais qu'on dise quelque chose qui serait à l'avantage de
son autorité spirituelle , telle qu'elle a été établie par
Jésus-Christ. Ce n'est pas assurément vous, Monsei-
gneur, qui le trouveriez mauvais, et comme cardinal et
comme évêque du premier siège des Gaules.
« Et que deviendrait l'autorité des évêques, si celle du
chef tombe dans le mépris?
ce La seule conséquence que l'on puisse tirer des Opus-
cules de Fleury, et cette conséquence, je l'avoue, c'est
i que M. Fleury lui-même, quoique défenseur zélé de
nos libertés, a cru que les parlements avaient souvent
i abusé souvent de ce nom pour gêner et opprimer la juri-
i diction spirituelle des évêques. Vous avez vu M. Bossuet
dire dans l'oraison funèbre de M. le chancelier Le Tellier,
en présence de tous les magistrats du parlement, que
les libertés de l'Église gallicane avaient toujours été
employées contre, elle.
« Et encore à présent, Monseigneur, n'avez-vous pas
vu, n'avez-vous pas expérimenté que dans les conseils,
« dans les tribunaux, les plus grands adversaires de l'Église
192 M. ÉMERY
et des évêques étaient d'anciens avocats, tout imbus
encore des principes de l'ancienne jurisprudence?
(( J'avais pendant la Révolution recueilli les petits
opuscules manuscrits de M. Fleur y, et surtout son dis-
cours sur l'Église gallicane. J'en avais parlé par occasion
à quelques évêques , et particulièrement à Mgr l'arche-
vêque d' Aix , qui n'a cessé de m'écrire pour me presser
de le rendre public, et, en le rendant public, je n'ai
fait que déférer à ses instances.
ce Je n'ai vu encore aucun évêque qui , après avoir lu
ces opuscules, ne m'ait dit que j'avais rendu un grand
service à l'Eglise et à la religion, et je suis persuadé
que si vous voulez bien prendre la peine de lire encore
cet ouvrage, ou de vous en faire rendre compte, vous en
porterez le même jugement.
« Je ne mets à cela pour mon compte aucune impor-
tance. Tout mon travail, ou presque tout, fut fait pen-
dant les grandes vacances que m'a données la Révolu-
tion. Je n'ai pas le temps aujourd'hui de faire des
ouvrages; nous redoutons même à Saint- Sulpice le nom
d'auteur.
(( Je voulais éviter de paraître l'éditeur des opuscules,
mais cela ne m'a pas été possible, et alors je me suis
trouvé dans la nécessité d'en donner quelques exem-
plaires. J'en ai donné un au cardinal Maury. Je "ne sais
s'il a tout lu , mais je sais qu'il a lu au moins les avis
spirituels, et, pour votre édification, Monseigneur, je
dirai à Votre Éminence qu'il en a été satisfait. »
III. — Les informations du cardinal Fesch étaient trop
exactes : les craintes qu'il exprimait confidentiellement
à M. Émery étaient fondées sur une longue expérience
de la vie, et sur la connaissance qu'il avait acquise du
caractère de l'empereur et des menées actives des adver-
saires de la papauté. Il jugeait sainement la situation.
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 193
Fouché considéra l'ouvrage de M. Fleury comme un
lommage excessif rendu au saint-siège , et comme une
entative d'émancipation du clergé à l'égard de cette
utorité civile et politique que le gouvernement était
écidé à défendre avec énergie contre tous ses ennemis.
I appela donc chez lui M. Émery, et lui demanda des
xplications.
On ne peut se défendre d'un étonnement pénible en
sant cet interrogatoire où un laïque, ministre de la
olice, étranger par ses fonctions, par son caractère et
ar son éducation antérieure aux questions théologiques,
îterroge un vieillard qui a fait de l'étude de la science
icrée l'objet essentiel de ses travaux, et lui fait subir
n examen sur les points les plus délicats de la religion.
M. -Emery insista dans ses réponses sur une distinc-
on capitale, qui était la justification de sa conduite et
le son travail.
« Il est de foi , dit M. Émery, que le pape est le
.'litre de l'unité catholique, le chef visible de l'Église,
qui tous les chrétiens doivent obéissance; qu'il a de
.oit divin la primauté d'honneur et de juridiction.
« On peut lire l'expression solennelle de cette doc-
ine catholique clans le discours de Bossuet sur l'unité
î l'Eglise, et dans le préambule de la déclaration
e 1682. On ne peut méconnaître ce dogme catholique
ns cesser d'être catholique et sans tomber dans l'hé-
'•sie. »
Dans sa réponse à Fouché, M. Émery affirma haute-
ent ce point de la doctrine révélée.
Interpellé sur les prérogatives pontificales qui étaient
|icore à cette époque un su jet de contestation entre les
éologiens, M. Émery déclara qu'il n'avait pas de doc-
jine particulière sur ce point, et que les membres de sa
[mpagnie étant les délégués des évéques pour l'en-
igoement de la théologie dans les séminaires, il suffi-
104 M. E.MERY
sait de connaître l'opinion des évèques pour connaîtra
l'enseignement des directeurs.
Accusé de n'avoir pas été favorable aux libertés d<
l'Église gallicane dans la publication des opuscules d<
Fleury, M. Emery n'essaya pas de se justifier. Son àm<
droite et vraiment sacerdotale s'indignait à la vue dei
constitutionnels obstinés , qui cherchaient sans cess<
dans ces prétendues libertés des armes déloyales contr<
l'autorité du saint -siège; et malgré sa modération habi
tuelle, malgré la largeur de ses idées et son respect biei
connu pour l'autorité civile, il gémissait d'entendr<
parler sans cesse de ces libertés.
(( Il est vrai , répondit M. Emery à Fouché, que Fleur;
parle de nos libertés avec sagesse et sans emportement
mais les ennemis les plus dangereux d'une doctrine son
ceux qui l'exagèrent et ne mettent aucune modératioi
dans sa défense. Il paraît manifestement, par les opus
cules, que Fleury n'était pas un adulateur du parle-
ment de Paris; car il soutient expressément que 1(
parlement a mis quelquefois au rang de nos libertés
des usages qui étaient de véritables abus; il blâme ouver-
tement certains points de sa jurisprudence et ses procédés
à l'égard de la puissance ecclésiastique; il dit deux fois,
en propres termes, qu'on pourrait faire un traité des
servitudes de l'Eglise gallicane , comme on en a fait un
de ses libertés. »
IV. — Mais Fouché était principalement choqué de
la maxime suivante de Fleury, répétée par M. Émery :
« Lorsqu'il s'agit de faire observer les canons et de main-
tenir les règles, la puissance du pape est souveraine el
s'élève au-dessus de tout. »
Cette maxime nouvelle et inconsidérée n'était -elle
pas, disait Fouché, l'expression la plus éclatante des
doctrines ultramontaines, réprouvées tant de fois pai
ET L ÉGLISE DE FRANCE 105
nos assemblées et par le clergé de France, dans la per-
sonne de ses plus illustres représentants?
If. Émery répondit ainsi :
« M. Fleury dit, dans son Discours, que l'autorité du
pape est souveraine, et qu'elle s'élève au-dessus de tout
quand il s'agit de maintenir les règles et de faire obser-
ver les canons. Et par conséquent , on doit dire qu'elle
s'élève aussi au-dessus de tout quand il s'agit de la con-
servation d'une partie notable de l'Eglise, puisque ce
n'est que pour le salut et la conservation de l'Eglise que
les règles et les canons ont été faits.
ce Or nous avons absolument besoin de ce principe de
Fleury quand il s'agit de défendre le Concordat et tous
les changements qui, dans ces derniers temps, ont été
faits dans l'Église de France ; car il est très vrai que ce
qu'on appelle nos libertés y répugnait absolument , qu'il
a fallu en faire taire la plus grande et la plus notable
partie.
« Par un seul acte, tous les évèchés ont été suppri-
més, ceux même qui subsistaient depuis l'établissement
du christianisme; d'autres ont été créés, sans aucun
égard aux anciennes limites; tous les évèques français,
au nombre de plus de cent, ont été destitués sans forme
de procès; tous les chapitres, abbayes et bénéfices ont
été anéantis; tous les biens ecclésiastiques, irrévocable-
ment cédés, etc.
(( J'ose dire que tous les papes, ceux même qui ont
porté plus loin leur autorité, n'ont jamais fait, dans la
suite de plusieurs siècles, des changements ou des coups
d'autorité aussi grands que ceux qui ont été faits en un
moment par Pie VIL
a Je crois cette opération du pape très légitime, et il
faut bien le reconnaître; autrement il n'y aurait plus en
France que des évèques sans titre valable. Mais cette
opération ne peut être légitime qu'autant que le pape
196 M. ÉMERY
a eu le droit et l'autorité de la faire. Et pour établir qu'il
a cette autorité, il faut donc dire que dans certaines cir-
constances son autorité est souveraine et s'élève au-dessus
de tout. »
Si habile que fût la défense , elle ne pouvait pas dé-
sarmer Fouché; il parvint à éveiller les susceptibilités de
l'empereur, à donner à son ressentiment un commence-
ment de satisfaction. La compagnie de Jésus avait repris
en France, sous le nom de congrégation des Pères de la
Foi, la direction de quelques collèges, déjà très floris-
sants ; son installation dans le pays était signalée au gou-
vernement comme une victoire des ultramontains. Le
1er novembre 1807, un décret supprima la congrégation.
Quelque temps après, obéissant encore à l'influence de
Fouché, Napoléon donna l'ordre de préparer le décret
de suppression de la compagnie des Sulpiciens.
V. — Ému du danger qui menaçait sa compagnie ,
M. Émery chercha des protecteurs. Il rédigea deux mé-
moires; il en envoya un exemplaire à M. Bigot de Préa-
meneu , le successeur de Portalis dans la direction des
affaires du culte, et un autre au cardinal Fesch. Le
cardinal avait annoncé l'orage à ses amis : il voulait bien
encore dans ces circonstances difficiles , malgré son mé-
contentement profond, donner un nouveau témoignage
de son dévouement désintéressé à M. Émery et à sa
maison.
Le 5 février 1808, le ministre présenta au conseil
d'État le rapport suivant sur l'origine et la compagnie
de Saint-Sulpice :
« Le nom de Sulpiciens donné aux prêtres qui dirigent
le séminaire de Saint-Sulpice est un nom de localité
emprunté de la paroisse même où ils exercent leur minis-
tère , quoique ce nom ne soit pas la dénomination d'une
société, et que ceux qui le portent n'aient jamais formé
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 197
ni voulu former une congrégation proprement dite ,
obtenu ni sollicité à cet effet aucune approbation de la
cour de Rome; il existe pourtant entre eux les liens les
plus forts , ceux qui sont formés par la cohabitation , la
profession des mômes principes dès les plus tendres
années, et la destination au même but.
a Ce but est, pour les Sulpiciens, la direction et l'en-
seignement des études ecclésiastiques dans les sémi-
naires, comme la direction de toute espèce d'enseigne-
ment public était le but des Pères de la Foi. L'une et
l'autre fin tendent à donner une grande influence à l'asso-
ciation dont elles dirigent invariablement la marche.
« Il y a cette différence entre les Sulpiciens et les
; Pères de la Foi et même les anciens jésuites, que les
I Sulpiciens se consacrent exclusivement à l'éducation des
I prêtres, obtiennent et conservent parmi le clergé une
| influence beaucoup plus durable, et qui n'est affaiblie
j par aucune distraction étrangère. Aussi M. Émery,
directeur actuel du séminaire du Saint -Sulpice, a-t-il
traversé la Révolution et lui a-t-il survécu , sans cesser
d'être la boussole du clergé dans les temps malheureux,
comme il l'est encore depuis le rétablissement de la
prospérité publique.
(( Un autre rapport sous lequel les Pères de la Foi
ne sont pas à comparer avec les Sulpiciens, c'est que les
premiers , nés en pays étrangers et du sein des orages ,
ne s'étaient transplantés en France qu'à la faveur du
mystère et n'y jouissaient que d'une existence ré-
prouvée.
« Les Sulpiciens, au contraire, datent du xvnc siècle.
Leur fondateur fut M. Olier, curé de Saint-Sulpice, né
dans les premières classes de la société. Ils reçurent
leurs statuts de M. le cardinal de Noailles, en 1708; et
leur confirmation au parlement et au grand Conseil eut
lieu dans la même année.
198 M. ÉMERY
« On peut remarquer que ces statuts leurs prescrivent
de se renfermer uniquement dans les soins de l'enseigne-
ment ecclésiastique. Pour n'être point distraits, ils
doivent s'abstenir de tout autre ministère.
ce L'intention du fondateur avait été de se borner à une
petite compagnie ; mais l'établissement passa ses espé-
rances, et les Sulpiciens, avant la Révolution, étaient
encore au nombre de quarante.
ce II en reste encore la moitié, la plupart employés
dans le saint ministère , ou dirigeant les séminaires éta-
blis par les soins des évêques, ou hors de service.
« Leur supérieur n'a jamais voulu accepter d'autres
fonctions ecclésiastiques que celle du séminaire de Saint-
Sulpice, qu'il dirige encore aujourd'hui. Ce séminaire
est considéré comme séminaire diocésain de Paris.
Comme tel, il est dans la même catégorie que tous les
séminaires diocésains de l'empire qui attendent une
organisation définitive.
« Cette organisation fixera le nombre des personnes
employées à l'enseignement ecclésiastique, leurs attri-
butions, leurs rapports hiérarchiques et leurs exercices.
Ce ne sera qu'alors que les ecclésiastiques encore exis-
tants sous la dénomination de Sulpiciens , rentreront
dans la classe des ecclésiastiques ordinaires et des profes-
seurs de séminaire. »
VI. — La tactique du ministre , favorable à la com-
pagnie des prêtres de Saint- Sulpice , consistait à séparer
leur cause de celle des Pères de la Foi, en indiquant
leur différence d'origine, de nature et d'objet, et à les
présenter comme les délégués particuliers des évêques
dans la direction spirituelle et l'enseignement de la
théologie.
Ils cessaient ainsi , aux yeux du gouvernement , de
relever d'un supérieur général; ils rentraient dans les
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 199
cadres ordinaires du clergé soumis à la surveillance et
à l'autorité des évèques diocésains.
La défense était heureuse. Le cardinal Fesch, que
Ton retrouve toujours, avec son cœur dévoué, aux
heures difficiles de la compagnie , essaya même de
donner plus de poids à la défense par son intervention
personnelle. Il représenta à l'empereur que les Sulpi-
ciens avaient été toujours animés d'un excellent esprit;
qu'ils ne formaient pas une congrégation religieuse à
la manière des autres congrégations approuvées à Rome
et organisées sur des bases différentes, et que si l'on
était malheureusement et injustement encore effrayé de
leur modeste influence, il était facile d'en prévenir les
effets, en limitant le nombre des sujets qu'ils pourraient
recevoir et le nombre de séminaires dont ils pourraient
accepter la direction. Il ajouta que si l'intention de
l'empereur était de briser leur association , il lui deman-
dait comme une dernière grâce de ne pas leur infliger
l'humiliation d'une dissolution éclatante par décret, et
qu'il le priait de charger simplement le ministre des
cultes de manifester sa volonté à M. Émery.
Le péril semblait conjuré par ces hautes influences ,
et M. Emery caressait déjà l'espérance de vivre tranquille
et en silence au milieu des siens. Cependant ses adver-
saires, irrités de ce premier échec, essayèrent de rani-
mer le zèle de Fouché , et de faire comprendre à l'em-
pereur, déjà mécontent de la cour de Rome et ouverte-
ment en guerre avec le saint -siège, que le supérieur
de Saint- Sulpice entretenait en France un esprit mau-
vais , et que les prêtres de sa compagnie étaient les
défenseurs les plus dangereux des doctrines ultramon-
taines.
VII. — Dans les circonstances difficiles où se trouvait
alors l'Eglise de France, il était également dangereux de
200 M. ÉMERY
rappeler les droits de l'Église romaine et d'affirmer les
prérogatives spirituelles du souverain pontife. Aveuglé
par le prodigieux succès de ses armes à travers l'Europe
soumise, Napoléon souffrait avec peine le voisinage d'un
pape qui , non content de tenir dans ses mains les clefs
du royaume des cieux, ne craignait pas encore de dé-
fendre contre les menaces de ses ennemis sa royauté
temporelle. Un vertige de domination absolue et uni-
verselle troublait l'intelligence de l'empereur. Il pensait
alors à dépouiller le pape de son pouvoir temporel , et il
devait bientôt attaquer même sa puissance spirituelle ,
en lui contestant le droit de refuser l'institution cano-
nique aux évêques présentés par son gouvernement. Il
voulait régner seul sur l'Europe vaincue ; mais si la for-
tune prodigieuse de son épée brisait toutes les résis-
tances, il avait cependant un vague sentiment que la
puissance temporelle et spirituelle du Vicaire de Jésus-
Christ échapperait aux coups violents de la force : il
cherchait un moyen nouveau d'en triompher.
Le doux pontife qui occupait le siège de Rome avait
multiplié les témoignages de sa paternelle sollicitude
envers l'empereur. Il avait signé le Concordat et accordé
à l'autorité civile une autorité considérable dans l'admi-
nistration des affaires ecclésiastiques de France ; il avait
mécontenté les rois des cours étrangères , en venant
couronner dans la métropole de Paris, avec toute la
pompe d'une fête religieuse , le nouveau souverain ; il
était prêt encore à faire les sacrifices Les plus douloureux
pour conserver la paix à l'Église et donner à l'empereur
de nouveaux témoignages de son amitié.
Mais ces gages de conciliation ne suffisaient pas : l'em-
pereur demandait à Pie VII de manquer à ses engage-
ments sacrés envers l'Église, par l'abandon volontaire
de son pouvoir temporel. Le 43 février 1806, Napoléon
avait écrit au saint -père une lettre dans laquelle il
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 201
déclarail impérieusement qu'il attendait de lui, dans
l'ordre temporel, la déférence et les égards qu'il voulait
bien lui rendre en échange dans l'ordre spirituel; que
les ennemis du pape étaient les ennemis de la France,
parce que si Pic Yll riait le souverain de Homo, Xajioléon
en était V empereur.
Cette dernière parole exprimait bien la pensée mena-
çante de celui qui se préparait déjà à envahir les Etats
pontificaux. Il se détournait de temps en temps de
Rome pour frapper ailleurs de grands coups, avec une
rapidité foudroyante. Excité par ses triomphes, dominé
par l'idée implacable qui s'est emparée de son esprit, il
revient sans cesse à Rome et au pontife dont il veut
obtenir la déchéance volontaire. Il saura recourir à la
ruse, à l'intimidation, à la diplomatie, à la violence.
C'est un spectacle singulier que celui de ce capitaine de
génie qui fait trembler l'Europe, toute retentissante du
pas de ses hommes d'armes et du bruit de ses victoires,
irrité et impuissant en face d'un vieillard désarmé!
Au mois d'octobre 1805, Gouvion Saint- Cyr entre
dans Ancône et s'y établit en maître. Au mois de
mars 180G, Joseph Bonaparte monte sur le trône de
Xaples. Le vainqueur d'Austerlitz signe la paix de
Presbourg, et, au mois de mai 1806, il fait savoir au
pape, par le représentant de la France h Rome, qu'il va
s'emparer du duché dTrbin , de la marche d' Ancône,
de Civita-Vecchia. Au mois de juillet 1807, au lende-
main des sanglantes victoires d'Iéna et de Friedland ,
l'empereur signe la paix glorieuse de Tilsitt, et renou-
velle ses menaces contre le vieillard inébranlable qui
défie doucement sa colère. Celui qui s'appelait avec em-
phase le nouveau Charlemagne estime que la recon-
naissance du pape n'est pas à la hauteur des services
qu'il a rendus à l'Église, au lendemain des profanations
révolutionnaires; il le presse par la diplomatie et par la
202 M. ÉMERY
violence de marcher dans le système de la France, de
contracter avec lui une ligue offensive et défensive ,
d'épouser ses querelles et de partager ses périls sur les
champs de bataille. A la fin, fatigué de l'inébranlable
et pacifique résistance du vieillard , qui ne se laisse pas
même émouvoir à la menace d'un concile général con-
voqué par l'autorité civile et de l'annulation publique-
ment annoncée de la donation de Charlemagne, impa-
tient, il précipite les événements. Le général Miollis
reçoit l'ordre de marcher sur Rome, en ayant l'air de
se diriger vers Naples. Le 2 février 1808, les bataillons
de Miollis s'emparent sans combat de la Ville éternelle ,
et le pape prisonnier au Quirinal , entouré de ses cardi-
naux , attend la fin de la tempête qui commence à
gronder.
Nouveau Charlemagne, Napoléon prétendait avoir le
droit de défaire ce que son illustre prédécesseur avait
fait, et de s'emparer des États pontificaux. Il prétendait
encore , en ajoutant l'outrage aux violences de la spolia-
tion, que le pouvoir temporel n'avait pas été donné
pour l'avantage particulier d'un pape , mais qu'il avait
été cédé dans l'intérêt de la religion trahie par Pie VII.
Cependant le pape désarmé rappelait à l'empereur les
leçons de l'histoire et le respect que l'on doit au chef
de l'Eglise. Une note énergique du cardinal Gabrielli, en
date du 16 mai 1808, apprenait à Napoléon que le pou-
voir temporel du pape était justifié par mille années de
possession; que Charlemagne avait simplement confirmé
la libéralité de son père à l'égard de l'Eglise , et que la
donation de Pépin n'avait été que la restitution de l'exar-
chat de Ravenne et de la Pentapole usurpés par les
Lombards.
Accusé de trahir les intérêts de l'Église, le pape se
redresse, et, avec l'autorité divine de son caractère mé-
connu, il dicte cette fière réponse au cardinal Gabrielli :
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 203
c Sa Sainteté veut et ordonne , au nom de cette foi qui
ne se contente pas seulement des expressions de la
langue, mais qui «demande les expressions du cœur, au
nom de Dieu qui abhorre la simulation et la duplicité,
enfin au nom de l'unité catholique, que Sa Majesté
fasse une fois, devant l'univers, ce témoin et juge véri-
dique et impartial, la déclaration d'être catholique ou
qu'il renonce à une religion qu'il professe par ses paroles
et nullement par ses actions. »
Dans la nuit du 5 au 6 juillet 1809, Radet, ce misé-
rable qui avait toutes les audaces insolentes du parvenu,
toutes les obséquiositésdu valet ; tour à tour aplati et lâche,
vantard et violent; aujourd'hui général et baron de l'em-
pire, demain lieutenant -général des armées du roi;
aujourd'hui impudent jusqu'au cynisme en face du pape;
demain prosterné dévotement au pied du trône de
Pie VII, le général Radet, suivi de ses hommes, pénètre
par surprise et par violence dans le palais du Quirinal
livré au pillage, et quand il se trouve en présence du
pape, après avoir enfoncé les portes , fait sauter les ser-
rures et brisé brutalement toutes les barrières, dans
l'intérieur des appartements pontificaux, il ose réitérer
au saint-père, au nom de son souverain, la proposition
d'abdiquer son pouvoir temporel.
Le pape, debout, l'écrase de son regard et lui répond
avec fermeté :
a Nous ne pouvons pas, nous ne devons pas , nous ne
voulons pas. Nous n'avons agi qu'après avoir invoqué les
lumières de l'Esprit- Saint ; et vous nous taillerez en
morceaux plutôt que de nous faire rétracter. Si vous
avez cru devoir exécuter des ordres semblables, à cause
du serment que vous avez prêté , pensez-vous que nous
puissions abandonner les droits du saint - siège, auxquels
nous sommes liés par tant de serments? Nous ne pou-
vons renoncer à ce qui ne nous appartient pas; le do-
204 M. ÉMERY
maine temporel est à l'Église romaine, et nous n'en
sommes que les administrateurs. L'empereur pourra
nous mettre en pièces , mais il n'obtiendra jamais cela
de nous. Après tout ce que nous avions fait pour lui,
nous ne devions pas nous attendre à ce traitement. »
Pendant que l'empereur, dans l'éclat de sa gloire,
entraînait son armée victorieuse vers les hauteurs de
Wagram, le général Radet, aux ordres de Miollis, ache-
vait son vaillant exploit. Le pape prisonnier était
enfermé dans une voiture solidement verrouillée et em-
porté loin de Rome. Pie VII avait prévu cette épreuve.
Avant de partir il laissa ces adieux touchants à sa ville
bien -aimée :
« Dans les douloureuses extrémités .où nous nous
trouvons , nous versons des larmes d'attendrissement, en
bénissant Dieu , le Père éternel de notre Seigneur Jésus-
Christ, le Père des miséricordes, le Dieu de toute conso-
lation , qui nous donne ce doux soulagement de voir sè
renouveler en notre personne ce que son divin Fils,
notre rédempteur, annonça à saint Pierre, prince des
apôtres, dont nous sommes le successeur, sans mérite
de notre part, quand il lui dit : « Dans votre vieillesse
« vous étendrez les mains, et un autre vous liera et vous
« conduira où vous ne voulez pas. »
ce Nous savons néanmoins et nous déclarons que, sans
un acte de violence (étant en paix avec tout le monde,
priant même continuellement pour tous les princes),
nous ne pouvons être arraché de la ville de Rome , qui
est notre légitime et pacifique résidence, comme capitale
de nos Etats, comme siège spécial de la sainte Eglise
romaine et comme centre universel de l'unité catho-
lique , dont nous sommes sur la terre , par une disposi-
tion divine , le chef suprême et le modérateur.
(( Nous étendons cependant , avec résignation , nos
mains sacerdotales à la force, qui les lie pour nous traîner
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 205
ailleurs. En même temps que nous déclarons respon-
sables envers Dieu, de toutes les conséquences de cet
attentat, ceux qui en sont les auteurs, nous n'avons,
pour notre part, qu'un désir, nous ne donnons qu'un
conseil et qu'un ordre à nos fidèles sujets, à notre trou-
peau particulier, à l'Église catholique, c'est qu'ils imitent
avec ardeur les fidèles du premier siècle , alors que saint
Pierre était renfermé dans une prison et que « l'Église
« ne cessait de prier Dieu pour lui ».
« Successeur quoique indigne de ce glorieux apôtre,
nous avons la confiance que tous nos fils bien-aimés ren-
du mi 1 ce pieux devoir, peut-être le dernier, à leur
fatdre et commun père; et nous, en récompense, nous
leur donnons avec la plus grande effusion de cœur la
bénédiction apostolique »
A cinq heures du matin le doux pontife , malade, sans
suite, sans provisions, sans autre habit que ceux qu'il
irait sur lui, gardé à vue comme un prisonnier dange-
reux , prenait la route de Florence.
Après une halte à Radicofani, et malgré les intolé-
rables souffrances du captif, le cortège reprend sa
marche violente, traverse la Toscane, fend la foule
accourue pour saluer sur son passage le prisonnier, qui
Répond aux témoignages répétés de leur douleur et de
leur tendresse par son regard et ses bénédictions, et
arrive enfin sur le Monte- Acuto , à la célèbre chartreuse
de Florence. Pie VII se repose un instant dans la
chambre où son prédécesseur sur le siège de Pierre,
victime des fureurs du Directoire , avait enduré pendant
neuf mois les douleurs de la captivité.
Le 9 juillet, à quatre heures du matin, Pie VII se
I lève et reprend le chemin de l'exil. Il traverse rapide-
ment Gênes, Alexandrie, fait une halte à l'hospice du
1 Proclamation de Pie VII, du 6 juillet 1809.
6*
206 M. ÉMERY
Mont-Cenis, entre à Grenoble, où la population chré-
tienne lui fait une réception triomphale. Le chef d'esca-
dron Gaillot s'empare du cardinal Pacca, et l'enferme
à Fénestrelles , pendant que le colonel Boisard conduit
Pie VII par Valence , Avignon , Aix et Nice , jusqu'à
Savone, où il est constitué prisonnier d'État et séparé
de ses ministres, de ses conseillers et de ses amis.
L'empereur isolait le pape pour le soustraire à des
influences contraires à ses projets de domination univer-
selle, il espérait ainsi obtenir plus facilement de son pri-
sonnier livré à lui-même et affaibli par de cruelles souf-
frances des concessions qui auraient livré à son ambition
insatiable les intérêts temporels et spirituels de l'Eglise
de France.
La situation religieuse du pays était donc entièrement
changée. Aux espérances que les chrétiens fidèles avaient
conçues en apprenant la signature du Concordat, le réta-
blissement du culte , le sacre et le couronnement de
l'empereur, la fin du schisme constitutionnel, le retour
des évêques et des prêtres légitimes dans leurs églises
dévastées et trop longtemps abandonnées, avait succédé
une frayeur profonde. La captivité du pape et les desseins
nouveaux de l'empereur inspiraient les plus graves
inquiétudes. Les hommes du gouvernement, empressés
à faire la cour à l'empereur, les libertins incrédules
élevés dans les principes de la Révolution, les constitu-
tionnels, se réjouissaient déjà des malheurs de l'Eglise
et s'empressaient de signaler au ministre de la police,
avec une joie mal déguisée, les démarches et les paroles
des prêtres fidèles qui osaient exprimer avec trop de sin-
cérité leur dévouement au souverain pontife et leurs
préférences pour les doctrines romaines.
Ils espéraient ainsi gagner les faveurs impériales.
Les créatures de Fouché connaissaient bien la situa-
tion, et en dénonçant M. Émery comme un partisan des
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 207
doctrines ultramontaines, ils espéraient appeler sur lui
et sur sa compagnie la colère de l'empereur, en guerre
ouverte avec la papauté.
VIII. — M. de Fontanes appréciait la sagesse et les
hautes qualités de M. Emery, il essaya de détourner
l'orage. Il soumit à l'empereur l'idée d'appeler à Fontai-
nebleau le vénérable supérieur et de l'interroger direc-
tement lui-même, pour connaître enfin sa pensée et ses
moyens de défense.
L'empereur se rendit aux observations respectueuses
de son ministre et pria le cardinal Fesch de mander
M. Émery à Fontainebleau.
Napoléon connaissait M. Emery. Il l'avait reçu pour la
première fois le 15 janvier 1801 , quand il se présenta
au palais avec les vicaires généraux de M. de Juigné,
arcbevèque de Paris, pour lui offrir les bommages du
clergé et lui faire connaître ses dispositions favorables
au serment de fidélité. Talleyrand et Dernier lui avaient
parlé souvent de leur ancien maître à Angers et à Paris;
(ils lui avaient signalé dans M. Émery un bomme de
caractère qui pouvait ou contrarier ou servir efficacement,
par son influence puissante sur le clergé, ses desseins à
l'égard du chef de la catholicité.
Malgré ses préventions autoritaires et par un caprice
de sa nature pleine de contrastes, le souverain redouté
de la France ne pouvait se défendre d'estimer et d'ad-
mirer ce vieillard capable de tout braver pour rester
fidèle au devoir ; il savait par expérience qu'il ne se
I rendrait maître de M. Emery ni par la force brutale ni
par la flatterie. Il ne voulait pas le tenter par la promesse
jjdes dignités humaines : ce prêtre désintéressé avait
lj refusé, au péril de l'existence même de sa compagnie,
les évèchés d'Arras, d'Autun et de Troyes. Il ne pouvait
|pas espérer d'intimider par des menaces le vieillard qui
208 M ÉMERY
avait regardé la mort en face, pendant les longues heures
de sa captivité dans la prison de la Conciergerie.
L'empereur savait que cet homme, détaché de tout,
était une force et ne ressemblait pas aux courtisans de
toute livrée aplatis devant sa puissance. Sa résistance
l'irritait, ses qualités supérieures l'attiraient; sollicité
en sens contraire par son oncle maternel, qui aimait
M. Émery, et par le ministre Fouché, qui le détestait,
Napoléon ne suivit jamais à l'égard du supérieur de
Saint-Sulpice une ligne de conduite invariable et claire-
ment déterminée.
« Sire, disait un jour à l'empereur M. Émery dans
une conversation sur des questions théologiques, vous
êtes dans l'erreur.
— Comment, je suis dans l'erreur !
— Sire, vous me demandez de vous dire la vérité; il
ne conviendrait ni à mon âge, ni à mon caractère, de
faire ici le courtisan : je dois donc dire à Votre Majesté
qu'elle est dans l'erreur sur ce point. En cela je ne crois
pas manquer au respect que je lui dois. Autrefois, en
Sorbonne, on se servait du même langage, on disait
même : Cela est absurde, et personne ne s'en offensait,
pas même un fils de prince s'il soutenait une proposition
qui pût y donner lieu. »
Et comme l'empereur lui reprochait, avec un fin sou-
rire, de régenter les évêques , M. Émery lui répondit
avec une gravité respectueuse :
« Sire , les évêques ont grâce pour se conduire eux-
mêmes ; mais si quelques-uns croient devoir me demander
avis, il me semble que mon âge et mon expérience me
mettent en état de leur donner conseil. »
Le comte Molé avait fait la première communion des
mains de M. Émery; il avait conservé pour lui un sou-
venir mêlé de tendresse et de reconnaissance, et son
image ornait sa chambre à coucher de Champlatreux.
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 200
Sa haute situation sous l'empire, et ses relations intimes
avec le vénérable supérieur de Saint-Sulpice, lui avaient
permis d'entretenir l'empereur des grandes qualités de
son ami et de connaître son sentiment à son égard.
Il trouva plus tard une occasion solennelle de le rap-
peler.
a. Napoléon , écrivait le comte Molé dans son discours
de réception à l'Académie française, en 4840, ne pouvait
se lasser d'admirer dans ce saint prêtre je ne sais quel
mélange de simplicité presque primitive et de sagacité
pénétrante, de sérénité et de force, j'ai presque dit de
grâce et d'austère ascendant.
« Voilà, me dit-il un jour, la première fois que je
(( rencontre un homme doué d'un véritable pouvoir sur
« les hommes, et auquel je ne demande aucun compte
« de l'usage qu'il en fera. Loin de là, je voudrais qu'il
« me fût possible de lui confier toute notre jeunesse : je
a mourrais plus rassuré sur l'avenir. »
IX. — M. Émery redoutait cependant les emporte-
ments de Napoléon, et quand il reçut l'ordre inattendu
de se rendre immédiatement à Fontainebleau, il craignit
un nouveau malheur pour la compagnie ; il fit une
xmrte prière à la chapelle, monta dans la voiture du
cardinal Fesch, et se recueillit devant Dieu, en cherchant
es réponses qu'il pourrait faire à l'interrogatoire de son
souverain.
La voiture arriva à Fontainebleau. Le cardinal Fesch
ttendait M. Emery. Il lui annonça que l'empereur
l'avait pas l'intention de s'entretenir avec lui des affaires
énérales de l'Eglise et de la situation du saint-siège,
îais que Fouché avait dénoncé les opuscules de Fleury,
ue la compagnie de Saint-Sulpice avait été signalée
omme un foyer d'ultramontanisme et d'opposition au
ouvernement, et que l'empereur voulait connaître la
210 M. ÉMERY
vérité sur ces accusations persistantes , avant de prendre
une décision dont il connaissait la gravité.
M. Émery prépara sa défense, et attendit avec un filial
abandon à la volonté de Dieu le moment où il plairait
à l'empereur de le recevoir et de l'entendre. Il voyait
souvent le cardinal Fesch, pendant les heures monotones
et longues de son séjour au château, et se recueillait
ensuite dans des méditations solitaires, et, détournant
sa pensée tranquille de l'interrogatoire qu'il allait bientôt
subir, il priait à genoux pour les princes de Valois dont
le souvenir était gravé sur les pierres mêmes de la cha-
pelle du château, bâtie par leur munificence royale.
Il prévoyait bien que l'empereur élargirait le cadre de
l'interrogatoire et qu'il ne pourrait pas se défendre de
lui parler de ses démêlés avec le saint -siège.
Trois jours après son arrivée, il fut enfin introduit
dans le cabinet de l'empereur.
(( J'ai lu votre livre, dit Napoléon en lui montrant un
exemplaire des Opuscules de Fleury ; il y a dans la
préface quelque point qui n'est pas franc du collier;
mais, en somme, il n'y a pas de quoi fouetter un chat. »
Puis, changeant subitement de ton et de conversation,
l'empereur parla • avec emportement et rapidité de la
conduite de Pie VII.
« Je ne sais ce que le pape peut me reprocher. N'ai-je
pas nommé de bons évêques? Il est vrai que plusieurs
ont refusé, comme vous avez fait vous-même; mais je ne
suis pas cause de leur refus. Du reste, je respecte la
puissance spirituelle du pape; mais sa puissance tem-
porelle ne vient pas de Jésus -Christ : elle vient de Char-
lemagne ; je puis et je veux la lui ôter, parce qu'il m
sait pas l'exercer, et qu'étant déchargé de l'administra-
tion temporelle, il pourra vaquer plus librement à siv
fonctions spirituelles.
— Sire, répondit M. Émery, longtemps avant Char-
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 211
lemagne la foi et la piété des fidèles avaient assuré aux
papes des possessions temporelles, et si Votre Majesté
croyait avoir le droit de reprendre la donation de Char»
lemagne, elle devrait respecter les donations antérieures
faites par les chrétiens.
— Le pape est un brave homme; si je le voyais un
quart d'heure, il me serait facile de m'entendre avec lui,
mais il est entouré de cardinaux encroûtés d'ultramon-
tanisme qui le dominent et le font agir à leur gré.
— Sire, si Votre Majesté croit pouvoir s'arranger si
facilement avec le pape, elle pourrait le faire venir à
Fontainebleau.
— C'est aussi ce que j'ai l'intention de faire.
— Mais dans quel état Votre Majesté le fera -t- elle
venir? S'il traverse la France en prisonnier, un pareil
voyage fera beaucoup de tort à Votre Majesté, car le
pape sera partout environné de la vénération des fidèles.
— Ce n'est pas ainsi que je l'entends , répliqua l'em-
pereur; si le pape vient ici, je veux qu'on lui rende
les mêmes honneurs que lorsqu'il est venu me sacrer.
D'ailleurs, il est étonnant que vous, qui avez étudié la
théologie toute votre vie, vous ne puissiez, pas plus que
les évèques de France, trouver un moyen canonique
pour m'arranger avec le pape. Quant à moi, si j'avais
étudié la théologie seulement pendant six mois, j'aurais
bientôt débrouillé cette affaire, parce que, dit- il en
portant le doigt sur son front, Dieu m'a donné l'intelli-
gence. Je ne parlerais pas latin aussi bien que vous; mon
latin serait un latin de cuisine, mais j'aurais bientôt
éclairé toutes les difficultés.
— Sire, vous êtes bien heureux d'être en état d'ap-
prendre toute la théologie en six mois; pour moi, il y
a plus de cinquante ans que je l'étudié et même que je
l'enseigne, et je ne crois pas encore la savoir. »
A ce moment l'huissier de service annonça à haute
212 M. ÉMERY
voix et avec emphase le roi de Hollande, le roi de Bavière
et le roi de Wurtemberg.
« Qu'ils attendent! » répondit sèchement l'empereur.
Il continua pendant près d'une demi -heure à causer
avec M. Émery de la situation de l'Église et de ses
projets.
Avant de se retirer de l'audience, M. Émery dit à
l'empereur :
(( Sire, puisque Votre Majesté a daigné lire les Opus-
cules de Fleury , elle me permettra sans doute de lui
offrir quelques additions que j'y ai faites et qui sont le
complément de l'ouvrage. »
L'empereur déposa le livre sur sa table de travail , et
promit d'en prendre connaissance.
M. Emery revint à Paris avec la consolation de n'avoir
pas sacrifié les droits du saint-siège, et d'avoir parlé avec
courage et prudence. Il avait su concilier son obéissance
filiale à l'Église avec les devoirs que tout sujet doit à son
souverain.
Les projets menaçants de l'empereur attristaient l'âme
de M. Emery, profondément attaché à la personne du
souverain pontife; il prévoyait les conséquences lamen-
tables de la persécution religieuse ouverte par l'ambition
sans mesure de l'empereur ; il gémissait de la violence
inqualifiable faite au pape, dont on ne respectait ni l'au-
torité spirituelle ni l'autorité temporelle. Après tant
d'efforts pour assurer la pacification religieuse de la
France , on était de nouveau à la veille de graves événe-
ments qui pouvaient compromettre d'une manière désas-
treuse la paix des consciences et le progrès de la religion.
(( C'est maintenant le bon temps pour mourir, » disait
avec tristesse M. Émery.
Il ne pouvait pas manquer de rendre compte à son
ami, l'évèque d'Alais, de son entrevue avec l'empereur
et de ses appréhensions :
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 213
« Vous avez dû, lui écrivait-il, être étonné de mon
silence. Je suis parti mardi, 7 novembre, mandé pour
Fontainebleau par le cardinal Fesch. Le motif de mon
voyage, c'est qu'on était revenu auprès de l'empereur
contre moi et les Sulpiciens, à l'occasion des Nouveaux
Opuscules de Fleury. On prétendait que nous étions
ultramontains. J'ai trouvé, en arrivant, que l'empereur
les avait lus et avait dit que ce n'était pas ce qu'on lui
avait donné à entendre. M. le cardinal voulait qu'il me
vit, espérant qu'il ne me trouverait pas aussi noir qu'on
m'avait représenté. Je l'ai vu, seul avec le cardinal, pen-
dant près d'une heure. Il a été peu question de ma per-
sonne et de mon ouvrage ; mais l'empereur a parlé con-
tinuellement de ses affaires avec le pape. J'ai intercalé
de temps en temps quelques observations ; je l'ai fait
comme un bon catholique et un ami de la concorde entre
le sacerdoce et l'empire. Ma conscience ne me reproche
auçune flagornerie. »
X. — Le ministre de la police ne connaissait pas sans
doute le résultat de cette entrevue de M. Emery avec
l'empereur, et voulant témoigner son zèle en faveur du
gouvernement, il fit saisir au séminaire tous les exem-
plaires des additions et des Opuscules de Fleur)/.
M. Emery se flattait d'avoir trouvé enfin le repos qu'il
désirait depuis longtemps, quand il apprit cette nouvelle
tracasserie du préfet de police. Il écrivit aussitôt , le
24 mars 1810, la lettre suivante à Fouché :
« Monseigneur, il sort de chez moi un commissaire
qui s'est présenté de votre part pour saisir les exem-
plaires que j'aurais des corrections et additions aux Nou-
veaux Opuscules de Fleur;/.
« J'eus l'honneur de voir Votre Excellence, il y a deux
ans, au sujet du livre, et je crois qu'elle fut satisfaite de
mes explications. Je fus donc très étonné, les vacances
214 M. ÉMERY
dernières, quand j'appris qu'on avait fait une nouvelle
dénonciation des Opuscules de Fleury. L'empereur
voulut voir l'ouvrage, et M. le cardinal Fesch jugea à
propos de m'appeler à Fontainebleau et de me présenter
à l'empereur, qui voulut bien me donner, dans son
cabinet, une audience d'une heure.
(( Il me parla d'abord de mes Nouveaux Opuscules de
Fleury, me dit qu'il les avait lus, ne s'en plaignit point,
et se contenta d'observer, en souriant, qu'il y avait quel-
que petite chose à reprendre dans la préface, et passa à
un autre sujet.
(( Voilà donc cet ouvrage, dont on a voulu deux fois
me faire un crime auprès du prince, justifié par le
prince lui-même. J'avais avec moi un exemplaire des
corrections et additions. En quittant l'empereur, je le
lui offris, et le priai d'y jeter un coup d'œil. Il l'accepta
avec bonté.
« Ces additions et corrections étaient imprimées de-
puis quelque temps ; je ne les avais point envoyées chez
le libraire, quelque innocentes et irréprochables qu'elles
fussent, pour ne point donner lieu à mes ennemis de
vous faire une nouvelle dénonciation. Mais, quelque
temps après mon retour de Fontainebleau, ayant tout
lieu de croire que l'empereur avait été satisfait de ce
petit supplément, je l'ai envoyé au libraire.
(( Quel a été donc mon étonnement, quand j'ai vu
arriver chez moi un commissaire! Cet étonnement a été
d'autant plus grand , qu'il y a environ deux mois on
avait fait agir le préfet de police pour le même objet , et
que ce magistrat, après avoir pris connaissance de cet
ouvrage, avait laissé tomber la dénonciation.
(( J'ose prier Votre Excellence de vouloir bien se faire
rendre compte de l'ouvrage par une personne autre que
celle qui le lui a déféré. Si je ne connaissais pas ses
occupations immenses, je la prierais de vouloir bien être
ET L'ÉGLISE DE FRANGE
215
elle-même le juge, et je ne doute pas qu'alors elle voulut
bien ordonner que les exemplaires saisis me fussent
rendus.
((11 est écrit que ma vie, quoique je l'aie consacrée
tout entière, ainsi que ma fortune, au service de l'Église
et de l'État, sera une suite continuelle de traverses et
de dégoûts. Heureusement mon âge, soixante-dix-huit
ans, m'avertit que cette suite aura incessamment un
terme. »
Cette lettre fit connaître au ministre de la police les
sentiments de l'empereur qu'il paraissait ignorer, et
rendit la paix au vénérable supérieur de Saint- Sulpice.
Fouché arrêta les poursuites et laissa tomber dans
le silence cette affaire désagréable, où la justice et
la modération étaient certainement du côté du per-
sécuté.
XI. — On fut très satisfait à Rome, dans la cour pon-
tificale, de la sagesse et du courage de M. Émery. La
publication des Opuscules de Fleuri/ fut considérée
comme le gage d'un rapprochement longtemps désiré
entre le clergé français et le saint-siège Les félicitations
adressées à M. Emery par les prélats les plus renommés
d'Italie, par un grand nombre d'évèques français,
ennemis des doctrines exagérées, mais jaloux de recon-
naître les droits de l'Eglise, sans oublier leurs devoirs
envers l'État , lui firent oublier les tristesses de ses der-
nières épreuves.
M Lambruschini , nonce en France sous Charles X,
conservait religieusement un exemplaire des Opuscules
de Fleury, qu'il emportait toujours avec lui dans ses
voyages.
Quand il vint pour la première fois à Issy, il entra
dans le modeste cimetière dos prêtres de Saint - Sulpice ,
s'agenouilla sur la tombe de M. Émery, et après avoir
216 M. ÉMERY
fait une courte prière , il dit en se relevant aux prêtres
qui l'accompagnaient dans son pèlerinage :
« Voilà un homme qui a beaucoup aimé l'Eglise. »
XII. — M. Emery supportait avec résignation sans se
plaindre ses épreuves personnelles , son caractère était
l'ait à la lutte; sa vie entière s'écoula d'ailleurs dans les
dures fatigues d'une persécution qui semblait raffermir
son âme en élevant ses pensées dans les régions d'une
sérénité inaltérable. Il souffrait davantage des maux qui
affligeaient l'Église ; le triste spectacle auquel il assistait,
après les vaines espérances que l'avènement de Bona-
parte et la conclusion du Concordat avaient fait naître
dans tous les esprits, le plongeaient dans une immense
tristesse qui se révélait quelquefois par des paroles dé-
couragées.
La ville de Rome , veuve du pape , était aux mains de
l'étranger. M. Emery aimait à faire naître dans les âmes
le sentiment délicat de la fidélité sans réserve au chef su-
prême de l'Église comme une compensation à la violence
qu'il subissait dans une prison française. Les causes justes
compromises sont toujours les plus belles, elles ont des
séductions puissantes pour les âmes généreuses. Il voyait
avec peine que des évêques semblaient oublier les de-
voirs de l'obéissance chrétienne et s'arrogeaient sans
nécessité des pouvoirs extraordinaires, dont la validité
pouvait être contestée :
(( Personne n'a reçu de réponse du pape, écrivait-il, le
5 janvier 1809, à M. Rousseau, évêque d'Orléans; mais
on sait qu'il a nommé une commission pour examiner
les demandes qui lui sont faites par les évêques de France.
Aussi il faut attendre.
ce Je crois que ce serait une grande imprudence à des
évêques de s'arroger en attendant un droit qui ne
leur appartient pas, d'autant plus qu'ils ne sont pas dans
ET L'ÉGLISE DR FRANCE 217
le cas où le recours à Rome est impossible, puisqu'on
peut y recourir comme avant l'arrivée du cardinal Ca-
prara, et que des chrétiens qui ne veulent pas prendre
la peine d'attendre une réponse de Rome et qui sont
dans la volonté de se passer de dispense et de rompre
avec l'Église ne méritent pas le nom de chrétien.
« Il vaut mieux laisser les chrétiens de cette espèce
aller accroître le nombre des prévaricateurs et des dis-
sidents que de porter atteinte à l'autorité du saint -siège,
où consiste, écrivait Rossuet, le salut de la catholicité
et de l'Eglise. Les évêques doivent être très persuadés
que les atteintes portées à l'autorité du saint -siège
frappent leur propre autorité; que si le gouvernement
(ce qu'à Dieu ne plaise) envahissait l'autorité du saint-
siège, il envahirait bientôt et bien plus facilement celle
des évêques, et que les mômes raisons qui feraient
secouer aux évêques l'autorité du pape feraient bientôt
secouer aux curés l'autorité des évêques. »
M. Émery cherchait ainsi à maintenir les volontés et
les esprits en communion avec le saint-siège, à diminuer
( les calamités déjà si considérables qui affligeaient
l'Église. Il voyait aussi avec dégoût les philosophes et
les démocrates qui avaient défendu pendant les mauvais
jours de la révolution la liberté sans frein, les droits de
■tomme, les maximes républicaines les plus audacieuses,
se traîner comme des courtisans, des valets, aux pieds de
l'empereur, qui les accablait de son dédain, flatter ses
tendances autoritaires par les bassesses les plus igno-
minieuses et devenir les panégyristes de l'arbitraire
après avoir été les coryphées de la licence. Sa dignité
d'homme était offensée de ce spectacle; son âme droite
s'indignait du rôle abaissé et volontaire de ces plats
courtisans.
« J'ai vu M. Gavard, écrit M. Emery, le 8 février 1809,
à l'un de ses cousins qui résidait à Genève; son nom
II 7
218 M. ÉMERY ET L'ÉGLISE DE FRANCE
m'a réjoui parce qu'il m'a rappelé la Gavarde, cette
excellente femme qui faisait si bien les tourtes et qui
avait de si bons raisins dans sa vigne.
(( C'est la révolution qui a fait perdre au papa ses
principes, qui étaient fort bons. Rendu à lui-même, il
les retrouvera. Vous avez aussi perdu quelque chose de
ce côté -là, mon cher cousin; vous le retrouverez aussi.
ce Si vous voyiez de près, comme je les vois à présent,
tous ces malheureux philosophes qui ont tant travaillé à
abolir les anciens principes, à établir les droits de la raison
de l'homme et les droits du peuple ; si vous voyiez combien
ces hommes sont aujourd'hui bas, rampants, flagor-
neurs ! Vous savez ce qu'ils ont été pour la démocratie,
et ils sont aujourd'hui les plus ardents défenseurs de
l'autorité arbitraire. C'est qu'au fond, tous ces gens à
beaux principes ne sont que des esclaves de la vanité
et de la cupidité. Ils trouvent leur profit aujourd'hui
à flatter l'autorité arbitraire, ils la flattent sans pudeur. »
A tous les moments de l'histoire on a vu se renou-
veler ce même spectacle. Après l'anarchie la dictature,
et les courtisans les plus bas de cette dictature ont tou-
jours été ceux qui la veille, aux jours d'anarchie,
oubliaient déjà leur dignité humaine et faisaient litière
des protestations les plus légitimes de la justice, de la
conscience.
CHAPITRE X
RÉORGANISATION DE LA SORBONNE ET DE L'UNIVERSITÉ
I. — Les professeurs de la Sorbonne avaient déclaré
publiquement à M. de Juigné, archevêque légitime de
Paris, qu'ils ne reconnaîtraient jamais l'évèque intrus,
créature du pouvoir civil, qui usurpait sa place et trahis-
sait tous ses serments. Ils affirmaient avec courage, dans
une protestation restée comme l'expression de la fidélité
de 'leur foi, qu'au pape seul appartient le droit d'instituer
canoniquement les évèques, qu'il n'était pas permis de
prêter serment à la constitution civile du clergé , et qu'ils
étaient décidés à donner à leurs élèves et au clergé de
France, au prix des plus grands sacrifices, l'exemple de
la soumission au Vicaire de Jésus-Christ.
Cette fermeté doctrinale des professeurs de la Sorbonne,
héritiers des traditions des théologiens les plus renommés
des siècles passés, avait irrité le gouvernement, qui cher-
chait des complices dans l'épiscopat et dans les rangs du
clergé, où il avait déjà trouvé des serviteurs empressés
et déshonorés de ses rancunes contre le Vicaire de Jésus-
Christ.
Lorsque le gouvernement, engagé dans la voie des
persécutions, exigea du clergé le serment de fidélité à la
constitution civile, tous les professeurs de Sorbonne et
de Navarre, à l'unanimité, déclarèrent qu'ils ne prête-
raient pas ce serment, et qu'ils réprouvaient la constitu-
220 M. ÉMERY
tion1. Mais si l'Assemblée constituante avait été tolé-
rante quand elle avait décrété que les maisons d'édu-
cation continueraient à recevoir des élèves et à donner
l'instruction, le Directoire de Paris était animé des
sentiments les plus hostiles. Irrité de la résistance
légitime et honorable de la Sorbonne, qui avait été
pendant des siècles, au témoignage même de souve-
rains pontifes , la lumière et la gloire de l'Église de
France, il décréta sa suppression par un arrêté du
47 octobre 1790.
Les professeurs de la maison de Sorbonne rédigèrent
une déclaration dans laquelle ils réprouvaient la consti-
tution civile, et lui donnèrent ces qualifications sévères
mais justes : hérétique, schismatique, opposée à l'esprit
du christianisme. On voit au bas de cette déclaration la
signature de tous les professeurs de la maison de Sor-
bonne et de la maison de Navarre.
c< La Sorbonne tomba, écrit M. Picot, parce qu'elle
était une école catholique. C'est à ce titre qu'elle fut
odieuse à la fois aux jansénistes, aux philosophes et aux
révolutionnaires. Elle vengea par des censures motivées
que nous avons eu souvent occasion de mentionner les
doctrines de l'Église contre les attaques de l'université ;
elle mérita les éloges de plusieurs papes, et, principale-
ment dans la seconde partie du xvne siècle, tous ses actes
1 « Si donc, disaient les professeurs dans une éloquente pro-
testation, déserteurs tout à la fois de la doctrine pure que nous
avons puisée dans son sein et de notre propre enseignement
dans ses écoles, nous avions la coupable faiblesse de prêter ser-
ment, c'est dans ses Annales (de la Faculté) et jusque dans nos
leçons mêmes que nous pourrions lire l'arrêt flétrissant de notre
condamnation. Une si lâche désertion ne nous eut-elle pas rendus
indignes, et des fonctions honorables que nous exerçons en son
nom, et de notre propre estime? » (Protestation de la faculté
de théologie de la Sorbonne contre la constitution civile du
clergé de France. )
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 221
ont prouvé son attachement à l'Église et au saint-siège'. »
Dans un bref adressé, le 13 avril 1791 , à M. de Bois-
gelin , archevêque d'Aix , et aux évèques de France res-
tés fidèles au saint-siège, Pie VI rappelait avec honneur
cette conduite de la célèbre Sorbonne à une heure où la
fidélité était un grand acte de courage, et il rendait hom-
mage au talent, à la vertu, à la foi inébranlable de ses
professeurs.
II. — La main qui relevait l'Église de ses ruines, en
rétablissant les séminaires, en donnant une organisation
nouvelle au chapitre de Saint-Denis et une plus grande
autorité à l'épiscopat sorti des négociations du Concordat,
essaya de relever aussi la Sorbonne et de lui rendre la
splendeur des siècles passés.
Ce n'était pas cependant une pensée de réparation envers
la religion chrétienne qui pouvait inspirer la conduite du
geôlier du pape. Tandis que les esprits sages regret-
taient les vieilles universités de France, où l'on retrou-
vait les mœurs, l'esprit, la vie des anciennes provinces,
l'empereur, dominé par la pensée d'une centralisation
absolue, ennemi des libertés provinciales, jaloux détenir
dans ses mains puissantes la direction de l'enseignement
à tous les degrés, créa l'université de France. Il l'édifia
sur les ruines des universités ravagées par la tempête de
la révolution. Cette centralisation était un grave danger
pour le progrès scientifique des études, pour l'indépen-
dance même légitime des esprits dans le choix des mé-
thodes, et pour les droits de l'Église, à qui seule appar-
tient la mission divine d'enseigner à ses ministres les
principes immuables de la science sacrée; elle pouvait
un jour exposer l'Église au schisme et aux rigueurs de
la persécution.
1 Picot, Mémoire pour servir à l'histoire de l'Église, etc., t. YI,
! p. 151.
222 M. ÉMERY
Portalis était mort ; Fourcroy, très versé dans les ma-
tières d'enseignement, d'une rare intelligence et à la
hauteur des plus difficiles problèmes, fut chargé par
l'empereur, au commencement de l'année 1808, de rédi-
ger un décret de réorganisation de toutes les facultés
réunies sous la dénomination commune d'université de
France. La tâche était délicate, elle était vaste ; elle n'exi-
geait pas seulement des connaissances variées sur les
différents objets de l'enseignement de la théologie, du
droit, de la médecine, des lettres et des sciences, elle
exigeait encore un grand jugement, un esprit sage et
pratique, disposé à tenir compte des conditions nouvelles
de la société française, sans rompre brutalement avec
les traditions et les enseignements du passé.
Fourcroy était l'ami du cardinal Fesch , il sentit le
besoin de recourir à ses lumières dans l'accomplisse-
ment de sa tâche, et d'user de son crédit auprès de l'em-
pereur. Le cardinal Fesch avait donné depuis longtemps
sa confiance à M. Émery ; il ne voyait pas en France un
homme aussi expérimenté que lui dans la connaissance
des séminaires, des matières de la théologie, des usages
de l'ancienne Sorbonne; il ne connaissait pas un esprit
aussi modéré dans la recherche pratique du possible,
aussi contraire à la poursuite capricieuse de l'idéal, pour-
suite qui expose trop souvent à une ruine irréparable ce
qu'il faudrait sauver.
Dès les premiers jours, M. Émery se trouva donc investi
de la confiance du ministre et chargé de relever de ses
ruines la Sorbonne.
D'un coup d'œil prompt et sûr, M. Émery jugea la
situation. Après avoir pris connaissance d'un projet de
décret qui lui fut présenté par le cardinal Fesch, il vit
bien qu'on devait s'arrêter à deux idées : reconnaître aux
évêques, avec les ménagements commandés par les cir-
constances, le droit de nomination aux chaires de la
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 223
faculté de théologie, et rattacher la nouvelle Sorbonne à
l'ancienne, en rendant les chaires vacantes aux profes-
seurs qui les avaient occupées avant leur dispersion bru-
tale par le Directoire du département. C'était ainsi la
Sorbonne avec le prestige et l'éclat de son passé, avec ses
mêmes professeurs, ses mêmes élèves, qui se préparait
à ouvrir de ^nouveau ses cours suspendus pendant les
mauvais jours de la Terreur.
Ce plan, il le réalisa avec une sagesse pleine de fer-
meté. Personne, en France ou à l'étranger, dans le clergé
ou dans l'épiscopat, n'eut alors la pensée vaine de deman-
der une institution canonique nouvelle en faveur d'une
faculté qui reprenait simplement les cours interrompus,
après avoir été arrêtée dans son existence par des hommes
violents, irrités de son dévouement à l'Église catholique
et à la chaire de Pierre.
Les professeurs de la nouvelle Sorbonne se présentaient
donc à la France avec l'institution canonique dont ils
n'avaient jamais été dépouillés, avec les privilèges qu'ils
n'avaient jamais perdus, avec l'ambition légitime de
suivre l'exemple de leurs pères dans leur dévouement
sans mesure au jeune clergé.
III. — Le cardinal Fesch fit tenir le projet deFourcroy
concernant le rétablissement des facultés de théologie
au vénérable supérieur du séminaire Saint -Sulpice, qui
le renvoya à Son Eminence avec les observations sui-
vantes :
« Les professeurs de théologie en Sorbonne n'étaient
point nommés ordinairement par les évèques, mais par
la faculté de théologie elle-même, qui choisissait un de
ses membres à l'élection.
« En vertu d'un privilège attaché à la faculté de Paris,
le roi et un prince de la maison d'Orléans, qui avaient
fondé chacun une chaire de professeur dans cette faculté,
224 M. ÉMERt
conservaient le droit de nommer chacun directement un
professeur.
(( Il serait inconvenant que le grand maître de l'uni-
versité, qui peut être un homme du monde, étranger ou
même hostile à la religion , fit le choix des professeurs
de théologie. Mais au moins faudrait-il qu'il n'en nom-
mât définitivement aucun qui ne fût approuvé par le mé-
tropolitain. Sans cette précaution, son choix pourrait
tomher sur un ignorant ou sur un homme de doctrine
suspecte, ou même sur un homme qui n'aurait pas de
religion.
(( Les places de professeurs seront dans la suite don-
nées au concours. Mais quels seront les juges de ces
concours? des laïques ou des ecclésiastiques? Gomhien
peu de personnes se présenteront à ces concours ! Il vau-
drait autant que la nomination fût faite par le grand
maître avec l'approhation de l'évêque.
(( Toutes les facultés de théologie et leurs formes inté-
resseraient moins les évèques, si l'on ne devait pas exiger
dans la suite que , pour posséder certaines places dans
l'Église , il faudrait avoir obtenu des degrés.
« Il n'est pas question de séminaire métropolitain , et
peut-être n'y a-t-il pas là un grand mal. Mais, sur les
représentations qui ont été faites par Son Éminence à
M. Portalis, ce ministre avait changé entièrement le plan
des séminaires métropolitains. Il serait assez intéressant
que Son Eminence le demandât au fils Portalis, parce
qu'il y a des vues dont elle pourrait profiter dans les cir-
constances présentes. Bien peu d'ecclésiastiques pourront
venir dans la métropole profiter de l'avantage des degrés.
M. Portalis proposait que tous les ecclésiastiques qui
auraient étudié dans un séminaire pourraient obtenir
des grades dans les universités, en subissant les mêmes
épreuves que ceux qui ont suivi les écoles des universités.
Mais il n'est peut-être pas temps de faire ces observations.
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 225
I Quand il est dit, titre Ier, article 2 , a qu'aucun éta-
« blissement quelconque d'instruction ne peut être formé
« hors de l'université, sans l'autorisation de son chef, »
a-t-on prétendu y comprendre les séminaires? Serait -il
possible que les évèques ne fussent pas pleinement
maîtres de l'éducation de leurs ecclésiastiques, qu'ils ne
puissent nommer et destituer à leur gré les supérieurs,
directeurs et professeurs de leurs séminaires? Ce serait
le coup le plus funeste que l'on pût porter à l'autorité
spirituelle de l'Église et à celle des évèques. J'ai peine à
croire que cela puisse entrer dans les vues du gouverne-
ment. L'Église de France aurait alors à envier le sort
des Eglises qui existent sous la domination des Turcs,
car elles sont pleinement maîtresses de leur enseigne-
ment.
« Ce qui donnerait à craindre que telle est l'inten-
tion de l'auteur du projet, c'est qu'il est dit, au n° 53,
« que le grand maître déterminera le nombre de
« sujets qui devront être élevés dans les séminaires. »
Cet article seul mettrait tout le ministère et toute la
succession des ministres dans la main de ce grand maître,
puisqu'il pourrait vouloir ne laisser entrer dans les sémi-
naires qu'un nombre insuffisant de sujets. Que pense-
t-on des évèques, puisqu'ils ne sont pas même les maîtres
de recevoir dans leurs séminaires les sujets qui s'y pré-
sentent, et qu'on ne leur laisse pas le jugement du nombre
de sujets nécessaires pour leurs diocèses?
« Si les supérieurs et les professeurs sont ou doivent
être membres de l'université, ils sont obligés à un ser-
ment qui mérite beaucoup de considération, parce qu'il
leur fait contracter toutes les obligations spéciales, civiles
| et temporelles, qui doivent les lier au corps enseignant.
Mais quelles sont toutes ces obligations? Faut-il mettre à
| ce rang tout ce qui est matière du paragraphe 38? Com-
j bien de personnes attachées aux maximes et libertés de
226 M. ÉMERY
l'Église gallicane, qui répugneraient à se lier par ser-
ment! Mais surtout qui pourrait prudemment s'attacher
à soutenir les maximes sur lesquelles reposent les lois
organiques des cultes, puisqu'on n'explique point quelles
sont ces maximes, puisque parmi ces lois organiques il
en est qui respirent l'hérésie , puisque le rédacteur de
ces lois est convenu plusieurs fois qu'il en est un très
grand nombre qui n'étaient ni exécutées ni exécu-
tables ? »
IY. — Les observations fondamentales de M. Émery
furent accueillies avec déférence. Le cardinal Fesch^vou-
lait relever, en France et dans le clergé , le niveau des
études ecclésiastiques , sans rompre entièrement avec un
passé trop favorable peut-être aux prétentions changeantes
de l'autorité civile. Le décret impérial du 17 mars 1808,
appliqué à toutes les facultés de théologie de notre pays,
contenait cette reconnaissance officielle de l'autorité épis-
copale en matière d'enseignement religieux :
« Art. 7. — L'évèque ou l'archevêque du chef-lieu de
l'académie présentera au grand maître de l'université
les docteurs en théologie parmi lesquels les professeurs
seront nommés. Chaque présentation sera de trois sujets
au moins, entre lesquels sera établi un concours sur
lequel il sera prononcé par les membres de la faculté de
théologie. »
L'article 3 du décret impérial faisait droit aux légi-
times observations de M. Emery sur l'indépendance né-
cessaire de l'enseignement théologique dans les sémi-
naires. Il était ainsi conçu :
« Art. 3. — L'instruction dans les séminaires dépond
des archevêques et évêques, chacun dans son diocèse.
Ils en nomment et révoquent les directeurs et profes-
seurs. »
Cette organisation nouvelle de l'enseignement théolo-
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 227
gique dans nos facultés était loin de répondre aux espé-
rances de M. Emery. Jaloux, avec raison, d'assurer la
liberté de l'Église dans le domaine des choses spiri-
tuelles, effrayé de l'état des esprits, des dispositions du
gouvernement, de l'avenir de la religion, il aurait voulu
soustraire à la surveillance dangereuse de l'autorité
civile et attribuer exclusivement à l'Eglise la direction
de l'enseignement théologique. Il ne dépendait pas de
lui d'obtenir ce résultat, il devait essayer de faire le plus
grand bien possible avec des moyens défectueux. Il révéla
dans ces circonstances cet esprit pratique, ennemi des
vaines chimères, qui était le caractère distinctif de sa
nature.
Le 4 mai 1808, il écrivait à Ms* d'Aviau, archevêque
de Bordeaux :
« Vous êtes bien bon de me demander mon avis sur la
nomination des trois professeurs de la faculté de théolo-
gie'. Il serait avantageux, sous un rapport, que ces pro-
fesseurs fussent en même temps les professeurs du sémi-
naire, ou du moins qu'ils y enseignassent, afin que les
élèves du séminaire ne fussent point obligés de sortir
. pour entendre leurs leçons. Mais j'y vois bien des incon-
, vénients, d'un autre côté : inconvénients du côté des
i évèques, inconvénients du côté des directeurs du sémi-
i naire.
« Si les professeurs du séminaire sont en même temps
I professeurs de l'université, l'école sera censée l'école de
( l'université , et dès lors elle est soumise à l'inspection de
l'université; celle-ci enverra tous les ans des inspecteurs
i pour lui rendre compte; elle voudra, ou du moins elle
i pourra , régler la forme et le fond des études. Cette uni-
[ versité sera composée en très grande partiedelaïques. Dans
ce moment, le grand maître est un fort honnête homme
et bien intentionné; mais peu s'en est fallu qu'elle n'eût
eu dès ce moment à sa tète un personnage tout di fièrent.
228 M. ÉMERY
Il ne faut pas voir seulement la composition actuelle,
mais ce qu'elle peut être dans la suite.
ce Je croirais donc qu'il est du plus grand intérêt des
évêques et de leur autorité de demeurer entièrement les
maîtres de l'enseignement dans leurs séminaires, en ce
sens qu'ils puissent destituer à leur gré les professeurs
et régler seuls les objets de l'enseignement. Un évèque
est le docteur aussi bien que le pasteur de son diocèse ;
l'école du séminaire est proprement son école, c'est en
son nom , pour lui et à sa place qu'on y enseigne.
(( Avez -vous fait attention, Monseigneur, que le pro-
fesseur, une fois nommé, ne peut plus être destitué que
par le grand maître, et même que les pouvoirs du grand
maître à cet égard sont limités, mais surtout qu'après
les premières nominations les places seront données au
concours ?
ce Rien ne marche encore, les trente conseillers ne sont
pas encore nommés. Il parait certain que M. Fontanes a
proposé pour conseillers à vie deux évèques, celui de
Nantes et celui d'Alais; et je crois savoir que ce dernier
ayant déclaré qu'il ne voulait faire aucune résidence à
Paris, on lui a dit qu'on avait besoin de son nom, qu'il
ne résiderait pas s'il voulait, et qu'il suffirait qu'il don-
nât son avis quand on le demanderait. Ces deux choix
seraient fort bons. Le chancelier, évèque de Casai, est
arrivé depuis quelques jours; c'est encore un bon choix.
Je dirai en passant que nous avons aussi l'archevêque de
Malines, qui a réellement donné sa démission et reçu un
canonicat de Saint-Denis.
« Je ne sais point encore quels seront les privilèges de
ceux qui auront pris des degrés dans cette université ; ce
sera peut-être de pouvoir seuls être chanoines , curés de
première classe, grands vicaires. Il ne peut y avoir rien
de plus. Je crains que tout cela ne serve qu'à gêner les
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 220
évéques dans la distribution des places et que les épreuves
ne se réduisent à bien peu de chose. Personne n'aurait
été plus propre que vous à rédiger ce plan d'études. Dieu
veuille tourner tout à sa plus grande gloire ! »
If. Émery, nommé vice- recteur de la nouvelle Sor-
bonne, qui lui doit ainsi son organisation, s'occupa du
choix des professeurs. La lettre suivante, qu'il adressa au
savant abbé Guillon, auteur de travaux très estimés sur
les Pères de l'Église, nous apprend que sa première pen-
sée fut d'accomplir un acte de justice envers les anciens
professeurs qui avaient survécu à l'épreuve de la révolu-
tion et de les rétablir dans leurs fonctions.
« Je vous prie de croire, écrit M. Emery, le4 juillet 1809,
que j'ai pensé à vous dans la circonstance. On a nommé
pour de bonnes misons les anciens professeurs de la
Sorbonne. Je sais que vous êtes, plus que personne, en
état d'enseigner l'histoire ecclésiastique; mais un des
anciens professeurs de Sorbonne avait cette partie.
S'il n'avait dépendu que de moi, vous auriez été nommé
à la chaire d'éloquence sacrée, dont les fonctions princi-
pales seront de faire connaître les plus beaux morceaux
des Pères latins et des Pères grecs. J'entends les plus
beaux morceaux de leurs homélies et de leurs discours
moraux. Mais il a fallu consulter, et j'ai trouvé des obs-
tacles dont nous parlerons. Avez -vous une connaissance
étendue de l'hébreu? Je l'ignorais; apprenez-le-moi.
Croyez, Monsieur, que je vous suis bien sincèrement
attaché, et que personne n'apprécie plus que moi vos
talents. »
La réorganisation de la faculté de théologie était faite
à peu près selon les vœux de M. Emery, et à l'avantage
de l'Eglise et du jeune clergé. Pendant plusieurs jours,
le vénérable supérieur de Saint-Sulpiee, heureux de cette
renaissance inespérée, entretint les élèves, rassemblés
dans la salle commune, de l'ancienne Sorbonne, dont il
230 M. ÉMERY
avait apprécié les glorieux services et les grands tra-
vaux; il fit aussi l'éloge de M. de Fontanes, dont il goû-
tait la finesse d'esprit et la modération de caractère, et
des nouveaux professeurs qu'il avait lui-même choisis.
A partir de ce jour, dit un élève de M. Émery, les sémi-
naristes de Saint- Sulpice reprirent les anciens usages et
se rendirent à la Sorbonne, trois fois la semaine, pour
assister aux conférences théologiques et rédiger les cahiers
sous la dictée des professeurs.
V. — Napoléon se préoccupait de l'organisation du
conseil supérieur de l'université. Dans une conversation
avec M. de Fontanes, appelé à Saint-Cloud, le lundi
49 septembre 1808, il exposa ainsi ses projets:
ce II faut attendre que l'université soit organisée comme
elle doit l'être. Trente conseillers dans une première
formation ne produiraient que désordre et qu'anarchie.
On a voulu que cette tête opposât une force d'inertie et
de résistance aux fausses doctrines et aux systèmes dan-
gereux i il ne faut donc composer successivement cette
tète que d'hommes qui aient parcouru toute la carrière,
et qui soient au fait de beaucoup de choses. Les premiers
choix sont, en quelque sorte, faits comme l'on prend
des numéros à la loterie. Il ne faut pas s'exposer aux
chances du hasard ; dans les premières séances d'un
conseil ainsi nommé, je le répète, tous les esprits dif-
fèrent : chacun apport0 sa théorie et non son expé-
rience. On ne peut être bon conseiller qu'après une
carrière faite.
(( C'est pourquoi j'ai fait moi-même voyager mes con-
seillers d'État avant de les fixer auprès de moi. Je leur
ai fait amasser beaucoup d'observations diverses avant
d'écouter les leurs. Les inspecteurs sont donc, en ce
moment, vos ouvriers les plus essentiels; c'est par eux
que vous pourrez voir et toucher toute votre machine, ils
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 231
apporteront au conseil beaucoup de faits et d'expérience,
et c'est là notre grand besoin.
« Il faut donc les faire courir à franc étrier dans toute
la France, et leur recommander de séjourner au moins
quinze jours dans les grandes villes. Les bons jugements
ne sont que la suite d'examens répétés.
« Souvenez-vous que tous les hommes demandent des
places. On ne calcule que ses besoins, et jamais son
talent. Peut-être môme vingt conseillers ordinaires,
c'est beaucoup ; cela compose la tête du corps d'éléments
hétérogènes. Le véritable esprit de l'université doit être
d'abord dans le petit nombre. Il ne peut se propager que
peu à peu , que par beaucoup de prudence, de discrétion
et d'efforts persévérants.
(( Fontanes, savez-vous ce que j'admire le plus dans le
monde? c'est l'impuissance de la force pour organiser
quelque chose.
« Il n'y a que deux puissances dans le monde : le sabre
et l'esprit. J'entends par l'esprit les institutions civile- et
religieuses. A la longue, le sabre est toujours battu par
l'esprit1. »
M. Émery avait pris une part trop active à l'organisa-
tion de l'université de France pour échapper à l'attention
du gouvernement et rester plus longtemps étranger à la
direction de l'instruction publique. Au mois de sep-
tembre 1808 , M. de Fontanes, grand maître de l'univer-
sité, présenta à la signature de l'empereur une liste de
trente membres qui devaient composer le conseil supé-
rieur de l'université, vingt en qualité de conseillers ordi-
naires, dix avec le titre de conseillers à vie.
« Deux noms manquent sur cette liste, » dit l'empe-
reur; et, prenant la plume, il écrivit les noms de M. de
Bausset et de M. Emery.
1 Papiers communiqués par M. Eugène Rendu.
232 M. ÉMERY
Le décret impérial était ainsi conçu :
(( Article premier. — Sont nommés pour remplir les
fonctions de conseillers titutaires de l'université :
« Les sieurs : de Bausset, ancien évèqued'Alais; Emery,
ancien directeur du séminaire Saint-Sulpice ; Nouga-
rède , questeur du Corps législatif ; de la Malle, avo-
cat; de Bonald; des Renaudes, ex-tribun ; Cuvier,
Jussieu, Legendre, membres de l'Institut ; Guéroult,
proviseur du lycée Charlemagne.
« Art. 2. — Ils recevront un brevet de conseiller à
vie, lorsque pendant cinq années ils auront rempli leurs
fonctions à notre satisfaction.
(( Art. 3. — La nomination du sieur Arnaud aux
fonctions de conseiller ordinaire et de secrétaire général
du conseil de l'université est approuvée.
(( NAPOLÉON.
(( Pour expédition :
(( FONTANES. ))
M. deVillaret, évèque de Casai, chancelier de l'uni-
versité, s'empressa de communiquer officiellement à
M. Emery, en villégiature à Issy, la nouvelle de sa nomi-
nation.
Il était également difficile à M. Émery d'accepter et
de refuser. Lorsque le cardinal Fesch lui proposa d'en-
trer dans le conseil de Mme Laetitia, mère de l'empereur,
nommée protectrice des établissements de bienfaisance
de Paris, il opposa un refus respectueux, en rappelant
que toute fonction extérieure était incompatible avec son
caractère de prêtre de Saint-Sulpice et la charge déjà si
lourde de supérieur général de la compagnie. Il avait
également justifié par les mêmes raisons son refus de
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 233
faire partie d'un conseil chargé de l'administration des
missions étrangères ; aussi , en apprenant sa nomination
de conseiller titulaire de l'université, il résolut de re-
mercier l'empereur et de rester dans l'obscurité de son
ministère.
Il écrivit donc la lettre suivante à M. de Fontanes :
(( M*r l'évèque de Casai1 a pris la peine de venir hier,
à la campagne, pour m'apprendre que j'étais placé sur
l'état des conseillers à vie de l'université , et il s'est
annoncé comme venant me l'apprendre de votre part.
(( Je commence par vous remercier de votre attention
à me faire donner promptement cette nouvelle, mais je
dois surtout vous remercier de la nomination elle-même,
qui, sans doute, est au moins en partie votre ouvrage,
quoiqu'on m'ait fait entendre qu'elle venait du propre
mouvement de l'empereur.
« Quelque honorable que soit pour moi le choix de
! l'empereur, quelque avantageuse que soit en elle-même
la place de conseiller à vie, trouvez bon que j'hésite et
i que je délibère pendant quelques moments sur l'accep-
t tation.
« J'ai toujours vécu jusqu'à présent, par goût et par
principe , dans un état de retraite et d'obscurité ; j'ai
, refusé, en conséquence, les évèchés que Sa Majesté a
: bien voulu m'offrir. Je persiste plus que jamais dans
■ mon goût et dans mes principes ; je touche à la fin de
; ma carrière, puisque j'ai soixante-dix-sept ans; et voilà
que la place à laquelle j'ai été nommé me produit dans
le monde et me tire de mon heureuse obscurité.
(( Il y a plus : la place que je remplis m'occupe tout
entier, et la preuve en est que, depuis qu'il m'a été pos-
| sible de la reprendre, c'est-à-dire depuis cinq ou six
! Villaret, né à Rodez en 1739, évêque d'Amiens en 1802, trans-
féré en 180i à l'évêché d'Alexandrie (Piémont), dont le siège
épiscopal fut porté à Casai.
234 M. ÉMERY
ans, je n'ai pas trouvé le temps de finir un travail com-
mencé sur Descartes , semblable à celui que j'ai fait sur
Leibniz et sur Bacon, quoique quinze jours fussent suffi-
sants pour y mettre la dernière main.
« J'ignore quelles sont les occupations attachées à la
place en question, et par conséquent si elles peuvent se
concilier avec celles de mon état actuel, état que je suis
dans le dessein de continuer jusqu'à la mort. A ces con-
sidérations qui me mettent dans la nécessité de déli-
bérer, je pourrais en joindre quelques autres.
« Au reste, Monsieur, je vous prie de croire que je
n'aurais pas hésité à refuser la place, si vous n'étiez pas
à la tête de l'université, et, puisqu'elle devait avoir pour
chef un homme du monde, j'ai regardé comme un trait
particulier de la providence de Dieu sur cet empire que
le choix de l'empereur tombât sur votre personne. »
VI. — M. de Fontanes persista dans sa résolution, et,
en adressant à M. Émery une expédition de sa nomi-
nation de conseiller titulaire, il lui exprima gracieu-
sement l'espérance de voir ses dernières incertitudes
tomber en présence de l'intérêt de la religion, de la
morale et du bien public.
M. Emery pouvait rendre, en effet, dans sa situation
nouvelle, les plus grands services à la cause de la reli-
gion. Le conseil supérieur de l'université, chargé d'exa-
miner toutes les affaires concernant l'instruction publique
à tous les degrés, de trancher les difficultés qui pou-
vaient s'élever dans les collèges et au sein des facultés,
de régler les conditions d'existence des séminaires et
l'enseignement supérieur de la théologie , de choisir les
auteurs, les méthodes, d'assumer ainsi la responsabilité
de la formation intellectuelle et morale de plusieurs
générations, avait une importance considérable au point
de vue social et religieux : l'étendue du bien que l'on
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 235
pouvait espérer de faire tentait l'âme généreuse de
M. Emery.
Le cardinal Fesch , de concert avec plusieurs évêques
également dévoués aux intérêts de la compagnie, pressait
M. Émery de donner son consentement et de ne pas
s'exposer par une humilité qui semblait excessive à mé-
contenter l'empereur. Le vénérable supérieur assembla
son conseil , fit un exposé impartial de la situation , en
témoignant cependant des répugnances déjà très an-
ciennes pour les fonctions publiques, et déclara qu'il se
soumettrait à sa décision. Après avoir délibéré, pesé les
inconvénients et les avantages, le conseil émit l'avis que
M. Emery devait accepter.
Cette nomination fut accueillie avec une faveur mar-
quée dans l'épiscopat et dans le clergé ; des félicitations
parties de tous les points de la France vinrent troubler
M. Emery dans la tranquillité de sa retraite, au sémi-
naire de Paris. Ces félicitations le laissaient néanmoins
indifférent; ce fut avec un détachement profond des
honneurs qu'il n'avait jamais convoités , et avec un sen-
timent très vif des ennuis qui lui étaient réservés, qu'il
prit possession de son titre de conseiller.
Nous retrouvons l'expression de ces sentiments dans
une lettre familière, pleine d'abandon, qu'il écrivait à
l'un de ses parents.
« J'ai reçu le compliment que vous m'avez adressé,
Monsieur et cher cousin, avant votre départ. Avouez que
vous avez été étonné de me voir conseiller à vie ; mais je
l'ai été encore plus que vous , et vous serez étonné peut-
être quand je vous dirai que j'ai recliigné et qu'il m'a
fallu deux jours pour prendre mon parti. Mais enfin
ie l'ai pris : force a été, car on tombait sur moi de tout
côté.
« Je ne sais pas trop ce que c'est qu'un conseiller à
vie. Est-ce un conseiller qui conseille de vivre, ou un
236 M. ÉMERY
conseiller à qui on conseille de vivre longtemps'.' Quoi
qu'il en soit, j'ai reçu ma patente ; mais il y a un grand
article qui m'a déconcerté, c'est que je n'aurai mon
brevet de conseiller à vie qu'après cinq ans, et que mon
noviciat durera cinq ans. C'est un peu long pour un
noviciat, et dans cinq ans je ne serai plus en vie.
« Quoi qu'il en soit, ma place jusqu'ici ne m'a valu
que des compliments et des demandes très inutiles et
très ennuyeuses, et, outre la perte de temps, la perte
d'argent, car les poissardes et les tambours ne sont-ils
pas venus, et n'ai -je pu m'en défaire autrement qu'en
leur donnant de l'argent de ma bourse légère '?
ce Mais venons à quelque chose de plus sérieux; je
vous souhaite une bonne et longue vie. Je la souhaite
aux frères et aux sœurs, et surtout je souhaite à la
chère maman la cessation ou du moins l'adoucissement
dans ses souffrances, et la continuation de sa patience
et de son courage.
(( Dites-lui que je prie bien tous les jours Dieu pour
elle, et croyez que je ne vous oublie pas 4. »
VII. — Quelque temps après, le conseil supérieur de
l'université fut présenté solennellement à l'empereur.
La pompe et l'éclat de cette cérémonie, où les dépu-
tations officielles s'étaient présentées revêtues de leurs
insignes universitaires, inspiraient à M. Émery des ré-
flexions qu'il communiquait ainsi dans une lettre intime
à son grand ami, le cardinal de Bausset :
« Il faut vous remercier de l'usage que j'ai fait hier
de votre robe et de votre toque, car j'ai conservé ma
soutane, ma ceinture et mon rabat. Le conseil a été
présenté à l'empereur, il a paru immédiatement après
la Chambre des comptes ; un décret lui assigne cette
1 Lettre du 27 septembre 1808 à M. Girard, procureur général
de la cour criminelle, à Genève.
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 831
place parmi les cours souveraines. Dans toutes les céré-
monies publiques il sera appelé et conservera ce rang.
Les seuls conseillers titulaires avec les trois grands offi-
ciers auront droit de paraître.
« Je sais que vous devez être tout glorieux de cette
distinction. J'ai paru, parce que l'empereur, m'ayant vu
quelques jours auparavant , se serait aperçu de mon
; absence. J'ai reconnu qu'il vous était impossible de
prendre part à de pareilles cérémonies.
et Le compliment de M. de Fontanes aura, sans doute,
été le meilleur. Il était tiré ex visceribus rei, je veux
dire de l'établissement de l'université. Les autres ora-
I teurs ont été réduits aux lieux communs. Nous avons
i attendu quelque temps; j'ai dit une partie de mon cha-
pelet, j'ai fait quelques élévations d'esprit jusqu'au ciel
i pour comparer la cour de là -haut à celle d'ici -bas.
c Je vous avoue que cette dernière me paraissait bien
j misérable; elle était toute renfermée dans deux salles,
et je pensais que dans quelques années et le courtisé et
, les courtisans seraient tous réduits en poussière.
« Mais une grande raison de vous écrire, c'est pour
avoir une réponse qui me donne de vos nouvelles. »
Les occupations de conseiller de l'université laissaient
| peu de loisirs à M. Emery et l'exposaient à tous les
: ennuis qu'il avait prévus, qu'il aurait voulu détourner.
Le conseil se réunissait plusieurs fois la semaine, et
lorsque, fatigué de ces longues séances, M. Emery rega-
gnait lentement le séminaire pour y goûter un moment
! de repos, il était accablé de visites, de recommandations,
j de sollicitations de la part des candidats aux chaires
vacantes dans les collèges de l'université. Sa correspon-
1 dance, déjà très étendue, prit de plus grandes propor-
1 tions : après avoir satisfait aux réceptions et à sa corres-
pondance, il ne trouvait plus les loisirs nécessaires pour
vaquer à ses propres travaux.
238 M. ÉMERY
ce Ma tranquillité et mon bonheur, écrit M.Émery,
ne gagneront point à cette place de conseiller. Depuis le
moment de ma nomination, j'ai été accablé de visites
de personnes qui demandent des places à l'université,
et, quand je leur dis que ces places ne dépendent pas
de moi , elles se rabattent à demander des lettres de
recommandation. . . On m'a fait un devoir d'accepter cette
place. J'ai baissé la tête et je porte le joug, car nous
tenons déjà des conseils. On les tient deux fois la se-
maine ; ces conseils, joints à celui de l'archevêché, me
prennent trois jours de la semaine. Tout cela n'est en-
core rien auprès des visites , des lettres , des sollicita*
tions que cela m'attire. Dieu soit loué! je ne me console
que par l'espérance d'être de quelque utilité pour la reli-
gion et pour l'Église... Hier, je ne perdis point le temps
au conseil ; je fis adopter un article très important sur
l'éducation religieuse dans les lycées. On est convenu
que le grand maître enverrait à tous les lycées et col-
lèges un plan ou ordre d'exercices religieux à suivre,
dressé sur ce qui se pratiquait dans les collèges de l'uni-
versité de Paris. Je serai encore de quelque utilité quand
il s'agira d'organiser la faculté de théologie. Après cela,
je croirai pouvoir m'absenter impunément de temps en
temps1. »
Dieu le récompensa de ses sacrifices en lui donnant
une grande influence sur ses savants collègues : ils ad-
miraient son esprit conciliant, sa haute intelligence, sa
courtoisie aimable, la sagesse profonde de ses avis.
VIII. — M. Émery, qui avait donné tous ses soins à la
réorganisation de l'enseignement ecclésiastique supérieur
dans les facultés de théologie , ne pouvait pas rester in-
différent à l'œuvre capitale de l'organisation des petits
1 Lettres aux évêques de Vannes, de Mende et d'Àlais.
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 239
séminaires, qui sont l'espérance de l'Eglise. Ici encore
M. Émery se trouvait en présence de Napoléon, qui avait
sur ce point des idées arrêtées. Voici les ordres que l'em-
pereur avait donnés au grand maître de l'université :
c( Indépendamment des séminaires métropolitains, il
y aura un séminaire par diocèse. Ces séminaires seront
des écoles spéciales de théologie. On ne pourra y admet-
tre que des élèves ayant dans la faculté des lettres les
grades qui garantissent que les personnes qui en sont
pourvues savent parfaitement le latin. On pourra ad-
mettre dans les séminaires des jeunes gens qui n'auront
pas été élevés dans l'université. Cette disposition aurait
pour objet de faciliter l'admission des neveux des curés.
ce Tout évêque ou homme charitable qui voudra fonder
des bourses dans les lycées ou dans les écoles secondaires,
pour des jeunes gens destinés à l'état ecclésiastique, en
sera le maître. On pourra même, par une sorte de contrat
1 avec les parents, régler une espèce de remboursement
\ dans le cas où l'élève renoncerait à l'état ecclésiastique :
I ce genre de convention est assez commun pour les jeunes
[ gens qui entrent en apprentissage. L'université peut
facilement établir son autorité sur les petits séminaires
1 actuellement existants, en les constituant en écoles secon-
I daires. Il semble qu'on ne devrait pas trouver tant de
difficultés dans une question qui présente un moyen de
solution si simple.
« En effet, si les prêtres ne veulent de petits sémi-
naires que pour les jeunes gens qui se destinent à
l'Église , en apprenant les humanités , et pour qu'ils
soient élevés dans les principes religieux avec un peu
plus de sévérité, ce but est parfaitement rempli en consti-
tuant en écoles secondaires les petits séminaires, à l'exis-
tence desquels le principe de l'université ne s'oppose pas.
Mais si l'on considère l'université comme incompatible
| avec les idées de religion, et que ce soit en conséquence
240 M. ÉMERY
qu'on veuille l'indépendance des petits séminaires, c'est
déceler des vues qu'il faut bien se garder de favoriser.
ce En constituant les petits séminaires en écoles secon-
daires, on ne change rien à leur existence réelle, et ceux
qui veulent qu'ils existent doivent être satisfaits. On
satisfait également ceux qui croient l'existence indépen-
dante des petits séminaires contraire aux principes de
l'organisation de l'université. Le règlement doit être
rédigé de manière à ne pas donner l'idée d'une précau-
tion contre le clergé. Il faut au contraire lui donner une
couleur de protection, et rendre très apparente l'intention
où l'on est réellement de faire ce qui convient pour apu-
rer au culte un nombre suffisant de ministres des autels.
(( Tous les évêques qui voudront conserver les établis-
sements fondés par eux sous le nom de séminaires,
s'adresseront au grand maître pour obtenir l'autorisation.
Je dirai à mon ministre des cultes de ne me présenter
personne pour être curé sans qu'il ait le grade de bache-
lier. Un séminaire est une école de théologie. On n'y
entre qu'autant qu'on est bachelier en belles-lettres. Les
petits séminaires seront écoles secondaires. Je n'empêche
pas les évêques d'établir ces écoles C'est une bonne
garantie que celle des évêques ; je les laisse administrer,
mais je veux que le directeur et les professeurs soient
dans l'université, et qu'ils aient prêté serment. Si les
évêques ne veulent qu'envahir, ils seront déjoués ; s'ils
veulent seulement favoriser l'instruction, ils seront satis-
faits. Les instituteurs suivront la direction de T univer-
sité, feront cause commune; le grand maître pourra
surveiller1. ))
IX. — Le grand maître de l'université, s'inspirant
des ordres qu'il venait de recevoir de l'empereur, envoya
aux évêques de France des instructions qui mettaient en
1 Papiers de M. Rendu.
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 241
péril le recrutement et la formation des clercs dans les
petits séminaires.
Alarmé, M. Emery s'empressa d'envoyer des obser-
vations au grand maître de l'université. Il lui adressa la
lettre suivante :
« J'ai sous les yeux la lettre que vous avez jugé à
propos d'écrire aux évéques sur les séminaires, et voici
ce que je lis sur la fin : « A l'égard des petits séminaires,
t la loi ne reconnaît aucune école théologique (j'imagine
« que vous avez voulu dire ecclésiastique), et ces éta-
c blissements ne peuvent différer aux yeux de l'université
« de tout autre établissement d'instruction publique. »
« Sur quoi j'ai l'honneur de vous faire les observa-
tions suivantes : les séminaires sont des maisons où se
forment à la science et à la piété, sous l'autorité des
évéques, les jeunes gens qui se destinent à l'état ecclé-
siastique. Un évêque peut, avec raison, juger conve-
nable de réunir dans une ou plusieurs maisons ceux de
ces jeunes gens qui sont moins âgés et qui étudient les
humanités, et de réunir dans une autre ceux qui sont
plus âgés , qui se disposent plus prochainement à la
réception des saints ordres, et qui s'occupent de l'étude
de la théologie. Ces différentes maisons, d'après la défi-
nition donnée , sont des séminaires proprement dits , et
celles où l'on enseigne seulement les humanités aussi
bien que celles où l'on enseigne seulement la théologie.
« Le saint concile de Trente, qui a institué les sémi-
naires, a supposé qu'on y enseignerait les humanités à
ceux des jeunes gens qui les ignorent , en même temps
qu'on les formerait à la piété et à l'esprit ecclésiastique.
L'usage veut qu'on appelle petits séminaires les maisons
où les plus jeunes élèves du sanctuaire apprennent les
humanités, et grands séminaires celles où l'on enseigne
à ceux qui sont plus avancés en âge les hautes sciences
ecclésiastiques. Mais, encore une fois, les unes et les
7*
242 M. ÉMERY
autres sont des séminaires proprement dits , et par con-
séquent, puisque les séminaires sont mis par la loi sous
la surveillance immédiate des évèques, les maisons qu'on
appelle petits séminaires sont sous cette surveillance.
Aussi les supérieurs de ces maisons ne sont pas assu-
jettis à faire la déclaration prescrite par l'article 13 du
17 septembre.
(( Vous dites, Monsieur, dans la lettre aux évèques,
que la loi ne reconnaît aucune école théologique sous la
dénomination de petits séminaires ; je désirerais bien
que vous voulussiez vous faire représenter le volume de
la collection des procès-verbaux des assemblées du clergé
où se trouve le procès-verbal de l'assemblée de 1786.
Lisez, page 1100, si vos occupations vous le permettent,
un rapport très intéressant sur les petits séminaires, et
vous vous convaincrez que les lois civiles aussi bien que
les lois ecclésiastiques reconnaissent et ont reconnu, de
tout temps, les petits séminaires sous le nom d'écoles
chrétiennes ecclésiastiques.
« Les petits séminaires, dit le rapporteur, page 1105,
ont été de tout temps l'objet des vœux communs de la
puissance ecclésiastique et de la puissance séculière ; nous
pourrions ici remettre sous vos yeux une longue suite de
conciles, d'édits et d'ordonnances de nos rois. Ces monu-
ments respectables formeraient une chaîne qui prend son
origine dans les premiers temps de notre monarchie.
« Le rapporteur observe, à la page 1107, que Louis XIV,
dans des lettres patentes données l'an 1650, attribue le
malheur des temps et les ravages de l'hérésie à l'inobser-
vation des décrets des conciles et des ordonnances des rois
ses devanciers sur l'établissement d'écoles chrétiennes
pour l'instruction des jeunes élèves. (( Nous désirons,
« dit ce prince , à l'exemple des rois nos prédéces-
« seurs, exciter les évèques à de si louables entreprises. »
Ce vœu si souvent énoncé dans diverses lettres patentes
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 243
particulières, Louis XIV crut devoir l'exprimer avec plus
de solennité et lui donner une efficacité plus générale
par sa déclaration du 13 octobre 1698. « Rien n'étant
« plus important pour le bien de la religion , dit
« Louis XIV, que d'avoir des ecclésiastiques capables par
« leurs mœurs et doctrine de remplir les saintes fonc-
ée tions auxquelles ils sont destinés,... nous exhortons
« et enjoignons aux archevêques et évêques d'établir,
« dans les diocèses où il y a des séminaires pour les clercs
« plus âgés, des maisons particulières pour l'éducation
« des jeunes clercs pauvres, depuis l'âge de douze ans,
m qui paraîtront avoir de bonnes dispositions pour l'état
« ecclésiastique, et de pourvoir à la subsistance des uns
« et des autres par union des bénéfices. »
(( Il est aisé de voir, conclut le rapporteur, que ces
écoles chrétiennes pour les jeunes enfants destinés au
ministère des autels dont l'établissement est ordonné
d'âge en âge par un si grand nombre de conciles, de
capitulaires , édits et ordonnances de nos rois, sont en
tout conformes aux petits séminaires qui existent déjà
dans quelques diocèses.
(( La conséquence ultérieure des observations précé-
dentes est que la loi a reconnu de tout temps les écoles
ifcclésiastiques que nous appelons petits séminaires; et
les écoles formées et conduites sous l'autorité des évoques
étant des séminaires suivant l'acception rigoureuse des
termes, elles doivent être sous la surveillance immédiate
des évoques, d'après la disposition de la dernière loi.
« Nous arriverions au même résultat en suivant la
notion que M. le ministre des cultes s'est formée des
grands et petits séminaires : il les regarde comme ne
formant tous qu'un seul séminaire ou un seul corps;
mais les élèves, à raison de leur multitude et de la diver-
sité de leurs études, sont distribués en différentes mai-
sons. Les petits séminaires ne sciaient donc que des
244 M. ÉMERY
sections du séminaire du diocèse et en auraient donc
toutes les prérogatives.
(( Quelques évêques proposaient d'avoir avec vous et
avec le ministre des cultes une conférence pour le redres-
sement du grief dont ils se plaignent, en rendant en
même temps une pleine justice à vos excellentes dispo-
sitions pour le clergé. Puisque vous m'avez ordonné,
Monsieur, de vous dire ce que je pense sur cette affaire,
je vais le faire avec liberté.
« Je pense donc, sur plusieurs raisons que j'aurai
l'honneur de vous déduire une autre fois, qu'il est
beaucoup plus expédient que vous terminiez cette affaire
vous seul; et j'oserais vous proposer d'écrire une lettre
circulaire aux évêques, où vous leur diriez qu'il vous
a été fait quelques observations sur les dispositions con-
tenues dans votre dernière lettre relativement aux petits
séminaires, que vous aviez jugé à propos d'en conférer
avec les évêques qui sont à Paris, et que, d'après les
éclaircissements qui vous ont été donnés sur la fin et la
composition de ces maisons, vous pensez que toute mai-
son où l'on élève des jeunes gens pour l'état ecclésias-
tique, — si l'évêque du diocèse déclare qu'il regarde cette
maison et qu'il l'autorise comme petit séminaire, s'il
témoigne en même temps que son intention est qu'on
n'y reçoive et qu'il veillera pour qu'il n'y soit reçu en
effet que des jeunes gens qui se destinent à l'état ecclé-
siastique, conformément aux dispositions du concile de
Trente, sess. 23, ch. xvm; — vous pensez, dis-je, que
cette maison doit être réputée séminaire, et que, par
conséquent, ceux qui la dirigent ne sont point assujettis
à faire la déclaration prescrite par l'article 13 du 17 sep-
tembre. Il serait bon de prévenir en même temps les
évêques que vous donnerez en conséquence des ins-
tructions aux inspecteurs généraux envoyés dans leurs
diocèses.
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 245
« J'ai l'honneur d'être avec un profond respect et un
bien sincère dévouement, Monsieur, votre très humble
et très obéissant serviteur.
« Émery.
« 12 février. »
Le cardinal Fesch s'était chargé de présenter lui-même
à l'empereur les sages observations de M. Emery, et de
lui faire connaître les craintes de l'épiscopat touchant la
nouvelle loi sur l'organisation des petits séminaires.
L'empereur l'écouta avec bienveillance et se rendit a
ses raisons. M. Émery écrivit aussitôt une nouvelle lettre
au grand maître de l'université :
« Depuis ma lettre écrite, j'ai vu quelqu'un qui m'a
dit que M. le cardinal avait parlé des petits séminaires
à l'empereur, et que l'empereur avait été de son avis.
.(( Une autre personne est venue qui m'a dit qu'il y
avait une contérenee assignée pour une heure lundi, et
que M. le cardinal ainsi que M. le ministre des cultes
voulaient que je m'y trouvasse. C'est M. l'évèque de
Quimper qui vient de me le dire. Je suis très fâché de
cette conférence, qui n'était point du tout nécessaire; car
je suis très assuré que, de votre propre mouvement et
sans sollicitation , vous auriez fait droit à la demande
des évèques.
« Puisque vous me donnez la liberté de vous dire ce
que je pense, je dirai encore que mon avis est que vous
proposiez vous-même d'écrire sur-le-champ et d'inter-
préter votre lettre sans que le ministre des cultes s'en
mêle : aous pourriez dire encore que vous écrirez aux
inspecteurs généraux de ne point comprendre dans leurs
attributions les maisons que les évèques déclarent être
leurs petits séminaires.
« J';ii l'honneur de vous prévenir que j'ai envoyé à
M. le cardinal Fesch copie de la lettre que j'ai l'honneur
246 M. ÉMERY ET L'ÉGLISE DE FRANCE
de vous écrire en même temps que je lui ai envoyé la
lettre que vous avez écrite aux évêques, et que je lui
avais demandé parce que j'avais besoin, avant de vous
écrire, d'en connaître le contenu précis. Je l'ai relue"
avant de la renvoyer, et, à l'exception de l'article en
question, je la trouve pleine d'égards et de ménagements
pour les évêques 1 . »
C'est avec ce zèle infatigable que M. Émery défendait
pied à pied les intérêts de l'Église et qu'il s'occupait de
la réorganisation de l'enseignement dans les facultés, les
collèges et les séminaires. Entouré de savants que l'igno-
rance religieuse ou une défiance excessive éloignaient de
l'Église et exposaient trop souvent à prendre des me-
sures préjudiciables pour la religion, il réussit à se faire
écouter, à conquérir l'estime et le respect de ses collègues,
dans le conseil de l'université, à faire adopter ses projets.
On aimait à voir en lui le prêtre intelligent et tolérant
qui triomphe, sans oublier jamais de ménager l'amour-
propre de ses contradicteurs.
Il défendit les droits et prérogatives des facultés de
théologie ; il fit accepter son projet d'organisation de
l'enseignement religieux dans les lycées, il vengea les
frères des Écoles chrétiennes et leur constitution, dénon-
cée comme contraire aux droits de l'État et trop favo-
rable aux prérogatives du saint -siège; et il contribua
d'une manière efficace à faire nommer aux emplois su-
périeurs de l'enseignement universitaire des hommes
modérés.
Là, aussi bien qu'au séminaire, à la cour et dans le
conseil de l'archevêché , il ne cesse jamais d'être un
prêtre intérieur et modeste ; il cherche Dieu à travers les
choses humaines, et il met au-dessus de tout le salut
des âmes, la gloire de Dieu.
1 Papiers communiqués par M. E. Rendu.
CHAPITRE XI
ADMINISTRATION DU DIOCÈSE DE PARIS
L — M. de Belloy, évêque de Marseille, devenu par
l'influence intéressée de Bernier archevêque de Paris,
avait connu M. Émery pendant les mauvais jours de la
révolution. 11 estimait sa modération, sa droiture, la
sagesse de ses décisions, son zèle prudent et terme; il
l'avait encouragé plusieurs fois, avec une grande affec-
tion, à persévérer dans sa voie, à l'époque où les ser-
ments exigés par le gouvernement semaient la division
dans les rangs du clergé.
En prenant possession du siège de Paris cà un âge
très avancé, le cardinal de Belloy se sentait encore assez
d'énergie pour remplir, sans le secours d'un coadjuteur,
les devoirs de la charge épiscopale. Il appela auprès de
lui M. Émery, lui donna des lettres de grand vicaire, et
I le plaça, par la confiance qu'il ne cessa jamais de lui
témoigner, au premier rang de son conseil.
Le nouveau conseil se trouvait en présence d'une
situation remplie de difficultés; il fallait du tact pour
apprécier les besoins des âmes et les concessions que
I Ton pouvait leur faire sans compromettre la dignité de
| l'Église. M. Émery fut l'âme du conseil dans ces con-
jonctures pénibles; il mit au service de son archevêque
sa prudence et les connaissances très étendues qu'il
avait acquises dans l'étude approfondie de l'histoire
; ecclésiastique, des canonistès et de la théologie.
248 M. ÉMERY
On avait sous les yeux une Église bouleversée par la
révolution la plus profonde dont l'histoire ait conservé
le souvenir. Des évèques avaient usurpé les fonctions
épiscopales, des prêtres s'étaient mariés; des religieux,
dans le fol entraînement qui précipitait la France à sa
ruine, avaient commis, avec le bruyant éclat d'un scan-
dale, le crime d'apostasie; des religieuses avaient con-
tracté des mariages sacrilèges, des femmes mariées
n'avaient pas attendu le décès de leur époux légitime
pour contracter un nouveau mariage , des fidèles avaient
encouru volontairement et sans remords la peine de
l'excommunication; il fallait porter remède à ces maux,
régulariser des situations fausses, compromises, et cher-
cher avant tout à sauver les âmes.
II. — M. Emery rédigea une savante dissertation his-
torique et théologique sur la conduite tenue par l'Eglise
aux siècles passés, dans des circonstances analogues; il
en dégagea les principes qui devaient guider le clergé
à travers les difficultés de la situation présente. Il exa-
mina les brefs pontificaux, les faits historiques, les déci-
sions des conciles pendant les premiers siècles de l'Eglise
et aux époques lamentables de relâchement dans la dis-
cipline et la morale; il en fit sortir des enseignements
précis sur la conduite à tenir à l'égard des personnes
mariées sans témoins et sans bénédiction du prêtre , des
apostats , des sacrilèges, des divorcés , disposés à obtenir
de l'autorité légitime leur réconciliation avec Dieu.
Cette savante dissertation de M. Emery, remarquable
par l'érudition ecclésiastique et la richesse des docu-
ments, frappa le conseil archiépiscopal ; elle faisait péné-
trer la lumière dans une situation pleine de ténèbres,
elle permettait aux prêtres chargés de la direction des
âmes de s'orienter, de trouver leur voie.
Déjà sous l'épiscopat de M. de Juigné, avant que le
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 249
Concordat eût réglé d'une manière définitive les nou-
veaux rappports de l'Église et de l'État, M. Émery avait
tracé avec une rare sagesse les règles à suivre dans les
conjonctures laborieuses où se trouvait l'Eglise, et rien
ne fait connaître mieux que ces règles le triste état des
âmes au lendemain de la révolution.
« Tous les prêtres qui ont encouru le schisme en
communiquant in sacris avec les intrus et les jureurs,
écrit M. Émery, quoique n'ayant pas fait eux-mêmes
le serment, seront obligés de rétracter leur faiblesse et
leur erreur en présence de deux témoins au moins; alors
ils seront réconciliés et admis à dire la messe. Pour évi-
ter tout scandale aux fidèles, ils ne devront exercer leur
ministère qu'après une rétractation notoire.
« Les jureurs qui n'ont pas communiqué avec Pévêque
intrus en publiant leurs lettres pastorales ou en se ser-
vant des dispenses accordées par eux, et qui n'auront
pas exercé des pouvoirs hors des limites de leur juridic-
tion, seront obligés de se rétracter devant plusieurs
témoins. Suivant l'avis de plusieurs, ils ne doivent pas
être tenus à signer de registres ; mais je pense avec beau-
coup d'autres qu'il est plus convenable qu'ils signent
sur un registre, en tète duquel sera inscrite une formule
de rétractation du serment civique l. Ils seront remis
dans leurs fonctions après avoir donné une entière publi-
cité à leur rétractation et après un mois d'épreuve. Si
néanmoins , avant cette dernière épreuve, ils avaient
donné des marques de repentir, et s'ils étaient instam-
ment réclamés de leur commune, on pourrait les en
dispenser, surtout si la commune est privée de secours
religieux. Dans ce cas, le scandale n'est pas à craindre.
1 « Ego infrascriptus ejuro sermentum civicum quod praestiti,
anno 17t>l. quoad spiritualia et regimen Ecclesiae, illosque errores
qui civili constilutione continentur, et jurejurando promitto me
Sedi apost. et episc. obtemperaturuin. »
250 M. ÉMERY
(( Ceux qui, après avoir fait le serment, auront encore
communiqué avec l'évêque intrus, en publiant les lettres
pastorales et en se servant de leurs dispenses, seront
tenus de se rétracter et de signer devant plusieurs té-
moins le registre où sera inscrite la formule de rétrac-
tation *.
« Après avoir été réconciliés par ceux à qui nous en
donnons le pouvoir, ils seront réintégrés dans leurs
fonctions; mais ils ne les exerceront qu'après avoir
donné à leurs paroissiens une ample connaissance de
leur rétractation.
ce Ils seront tenus, pendant six mois, à prévenir de
leur faiblesse et de leur rétractation ceux qui s'adresse-
ront à eux pour la confession. On doit leur conseiller
de changer de résidence. Ils resteront un mois à la
communion laïque. On pourra abréger ce temps, si
toute crainte de scandale cesse par l'empressement des
paroissiens à les demander, et par des besoins urgents.
(( Les intrus et ceux qui ont été ordonnés par eux , s'ils
se repentent, signeront aussi une rétractation. Après
avoir suivi les règles canoniques , nous pouvons les
absoudre et les employer dans le ministère. Le bref du
pape nous en donne le pouvoir, mais je ne pense pas
qu'on puisse'leur donner des pouvoirs dans la paroisse
qu'ils ont occupée. Ceux qui travaillent dans le ministère
peuvent seuls connaître les dangers de leur séjour dans
le même endroit.
(( Il convient, d'après l'opinion de beaucoup d'admi-
nistrations, de laisser à la communion laïque les intrus
pendant six mois, et pendant ce temps ils seront tenus
1 « ... Declaroque speciatim sacrilegas esse ordinationes ab
intrusis, sive peractas, sive receptas, irritam esse collatam ab eis
auctoritalem, injustamque et nullam esse intrusionem una cum
aetibus inde consecutis : denique parochiam vel parochiœ partem
quam injuste occupavi, reapse abdico. »
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 251
d'assister, trois fois la semaine, aux conférences qui
leur seront faites par des personnes désignées par nous.
Ils s'instruiront et se formeront à l'esprit de leur état.
Après ce temps d'épreuve, on leur donnera de l'emploi
dans les endroits les plus éloignés de l'endroit où ils
ont donné sujet de scandale.
ce Ceux qui auront été ordonnés par les intrus avant
l'âge requis et hors des époques fixées subiront les
épreuves suivantes : ceux qui étaient déjà dans les ordres
sacrés resteront à la communion laïque jusqu'à ce qu'ils
aient rempli les mois d'interstices entre chaque ordre ;
ceux qui n'auraient reçu aucun ordre avant leur intru-
sion seront examinés pour savoir quelle espérance on
peut avoir dans leurs lumières et leurs dispositions.
Ensuite ils observeront, au prorata , les mêmes inters-
tices.
« Cette dernière classe paraîtra d'abord traitée avec
rigueur; mais on sait positivement que plusieurs, et
même le grand nombre, savent à peine lire, n'ont
aucun principe du latin, que d'autres étaient mariés
et, en général, qu'ils étaient des sujets entièrement
taré*.
« Quelques administrateurs reçoivent des lettres de
leurs coopérateurs , qui annoncent qu'une conduite plus
indulgente ferait beaucoup de mal. Ces administrateurs
n'avaient pas manqué cependant d'exhorter à la clémence,
et avaient rapporté dans ce dessein les exemples et les
conseils de miséricorde qu'ils avaient extraits de l'Écri-
ture sainte, des saints Pères, des conciles, et princi-
palement du concile de Florence. On a fait observer,
il est vrai , que les Pères de ce dernier concile étaient
chargés de réunir à l'Eglise romaine des personnes nées
et entretenues dans le schisme depuis bien des années.
oc Entre les prêtres qui ont affligé l'Eglise par de
scandaleux mariages, les uns sont plus coupables parce
252 M. ÉMERY
qu'ils ont choisi des veuves, des femmes divorcées, des
religieuses, des filles de mauvaise vie. Ils ont ainsi ajouté
le crime au crime. Les autres ont épousé des personnes
libres. Ils sont tous très criminels. Nous ne pouvons leur
rien dire sinon qu'ils se séparent, qu'ils réparent leur
scandale par une sincère pénitence, et qu'ils attendent
avec soumission le jugement de l'Eglise.
« Nous distinguons en quatre classes les malheureux
qui ont renoncé à leurs lettres d'ordination. l°Ceux qui,
en les remettant, ont déclaré publiquement par des dis-
cours impies qu'ils abdiquaient un état qu'ils n'avaient
exercé que pour tromper le peuple, par hypocrisie et par
ambition ; vrais apostats, il faut les exhorter à la péni-
tence pour réparer l'abominable scandale qu'ils ont
donné ; ils attendront le jugement de l'Église. 2° Ceux
qui, sans discours préliminaire, ont rendu leurs lettres
d'ordination et ont signé un registre où était énoncée
la déclaration qu'ils renonçaient à leur état et qu'ils se
dépr élisaient ; dans plusieurs départements cela a été
ainsi pratiqué. Leur position, moins grave que celle des
premiers, les soumet aux mêmes peines. Le temps de
leur pénitence sera plus court. 3° Ceux qui, victimes
de la peur ou gagnés par un sordide intérêt, sans péro-
rer, sans signer de registre , ont remis leurs lettres et
renoncé à leurs fonctions, seront réintégrés dans leur
état primitif après quelques mois de pénitence et
quand ils auront fait cesser le péril de scandale, par un
aveu notoire de leur faiblesse et de leur repentir.
(( Ceux qui, sans discours, sans signature, mais égarés
par la crainte du danger, ont remis leurs lettres, en
protestant qu'ils n'entendaient pas renoncer à leur état,
il faut les plaindre de n'avoir pas eu le courage de con-
quérir les palmes des martyrs et les réintégrer dans leurs
fonctions. Ils seront certainement pleins de zèle pour
mériter et gagner la confiance des fidèles.
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 253
« Un grand nombre de personnes ont divorcé; les
unes par inconduite, avec la volonté de rompre leurs
liens et d'en contracter de nouveaux : elles sont jugées.
Plusieurs femmes, trompées par la frayeur et dans le
désir de conserver leurs biens temporels , ont signé un
acte civil de divorce, en sachant bien qu'elles ne pou-
vaient pas rompre leurs liens, et sans la volonté inté-
rieure de contracter un nouveau mariage : les unes
autorisées par des personnes graves, les autres sans
avoir pris conseil. Il faut les réconcilier et les admettre
à la communion, après leur avoir fait sentir toute l'hor-
reur de l'Eglise à l'égard de tout ce qui peut porter
atteinte à la sainteté du mariage. Mais il faut aussi leur
faire signer une déclaration, en présence de plusieurs
témoins1.
(( Ceux qui par des vœux solennels se sont consacrés
j à l'état religieux ont contracté deux engagements , l'un
envers la religion, l'autre envers la société. En les déga-
geant du dernier engagement fondé sur les lois civiles,
en les déclarant habiles à succéder, et en diminuant
dans cette éventualité leurs revenus et leur traitement,
on doit les autoriser à prendre ce qui leur est nécessaire
pour vivre et se couvrir, avec le consentement de leurs
j supérieurs, qui leur rappelleront leur vœu de pauvreté.
I Ne pouvant rien avoir* en propre, ils donneront le sur-
plus à leur famille, qui a fait les frais de leur éducation
et de leur entrée en religion.
« Tous ceux qui ont contracté mariage à la munici-
palité sans recevoir, avant ou après , la bénédiction
1 Voici le modèle de déclaration : « Je soussigné déclare que,
quoique j'aie signé un acte civil de divorce, je n'ai jamais pensé
que mon mariage pùt être dissous par cet acte. Je n'ai pas eu
I l'intention d'en contracter un autre pendant la vie de mon épouse.
Si ma conduite a pu causer quelque scandale dans l'Église catho-
jlique, apostolique et romaine, dans laquelle je veux vivre et
, mourir, j'en demande humblement pardon. •
II 8
254 M. ÉMERY
nuptiale , doivent s'empresser de se présenter à l'église,
pour y renouveler leur promesse et recevoir la bénédic-
tion en présence de quatre témoins. Si cependant ils
répugnent trop à le faire dans l'église , on peut le faire
dans la sacristie, et même dans une chambre. On sup-
pose qu'il existe des raisons pour éviter la trop grande
publicité. Mais il faut, dans tous les cas, quatre témoins.
On doit tenir la même conduite à l'égard des bénis par
les intrus, après les avoir absous du schisme qu'ils
peuvent avoir encouru.
(( Plusieurs de ceux qui ont contracté mariage à la
municipalité sans être bénis, ni avant ni après, sont
persuadés qu'ils peuvent divorcer et contracter de nou-
veaux liens. Aucun ministre ne peut bénir ces nouveaux
mariages. ))
III. — Telles étaient les sages prescriptions dictées
par M. Émery; elles ne révèlent pas seulement la pru-
dence du vicaire général de Paris, elles forment une
page éloquente d'histoire ecclésiastique , elles nous font
connaître avec une simplicité douloureuse et poignante
l'état lamentable de l'Église de France. A la fin de la
révolution et dans les premiers jours de l'empire, la
famille, le clergé, la société tout entière, avaient été pro-
fondément bouleversés. Quelques années avaient donc
suffi pour faire ces ravages , creuser ces abîmes , où le
passé vint s'engloutir avec les institutions religieuses
les plus saintes , en laissant le pays en présence d'un
avenir inconnu, plein de menaces.
Le Concordat fut un remède nécessaire , mais insuffi-
sant, au mal qui dévorait les âmes. L'esprit public avait
perdu sa voie , et le pouvoir n'avait pas le sentiment du
relèvement du pays par l'influence religieuse trop long-
temps combattue. Le divorce même restait dans nos
lois, comme un héritage funeste de la révolution. Le
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 2o5
8 juin 1802, Portalis n'avait pas craint d'envoyer aux
évéques de France une circulaire dans laquelle il leur
demandait de choisir des vicaires généraux dans les rangs
des prêtres constitutionnels ou jureurs, de leur donner
les meilleures places , d'autoriser le mariage des
prêtres, de ne pas refuser la bénédiction nuptiale aux
personnes divorcées qui contracteraient un second
mariage sous la protection de la loi. 11 caressait ainsi
la pensée chimérique et coupable de faire l'ordre avec le
désordre , de relever la France en employant à cette
œuvre les moyens qui avaient précipité sa ruine,
IV. — Le vénérable archevêque, Mffr de Belloy , décli-
nait sensiblement; ses forces trahissaient son ardeur.
M. Émery, témoin de cet affaiblissement rapide, s'ef-
frayait à la pensée des intrigues qui pourraient livrer
bientôt le siège archiépiscopal de Paris à un homme
indigne des honneurs et des périls de cette haute situa-
tion.
Le 8 mars 1806, il écrivit au cardinal Fesch :
« M. le cardinal a été indisposé, et il l'est encore.
Son indisposition est de même nature que celle qui a
été presque générale à Paris, mais il n'est point fait
aux indispositions; il a quatre-vingt-dix-sept ans, et
dans quelques mois quatre-vingt-dix-huit; par consé-
quent, une maladie qui n'est point alarmante pour un
homme d'un âge ordinaire est très alarmante dans M. le
cardinal de Belloy.
(L Le public a donc raisonné sur son successeur. Ce
public n'a pas hésité à penser et à dire que vous seriez
archevêque de Paris si vous vouliez.
« Mais on a raisonné dans la supposition que vous ne
voudriez pas, et alors on a dit assez généralement que
le nouvel archevêque serait M. de Fontanges, si la mort
ne l'avait pas enlevé, et, pour le dire en passant, Votre
236 M. ÉMEKY
Éminence voit quel présent elle avait fait à l'Église de
France en faisant donner l'évêché d'Autun à ce prélat,
et en l'engageant a l'accepter, puisqu'on le regardait
comme le prélat le plus propre à occuper le siège de
Paris, dans la supposition que vous ne jugeriez pas à
propos de le remplir vous-même.
(( Je persévère à croire que le bien de l'Eglise gallicane
vous demande à cette place. Si Votre Eminence n'en veut
point, et si elle me demandait ce que pensent et ce que
désirent les gens de Lien, je lui répondrais que Ton
désire M. l'évêque de Troyes. On n'objecte rien, sinon
qu'il a eu une attaque d'apoplexie; mais il se porte fort
bien, et il peut vivre encore plusieurs années.
(( M. de la Tour du Pin a peut-être moins d'activité et
d'habileté pour les affaires que M. de Fontanges; mais,
outre qu'il les entend très bien, et quoique M. de Fon-
tanges soit un prélat très vertueux, M. de la Tour du
Pin est bien supérieur en cette partie. Et voilà qui vous
honore encore infiniment : c'est que les deux plus
illustres prélats de l'Église gallicane, ceux que l'on a
jugés plus dignes d'occuper le siège de la capitale, sont
vos créatures. ))
Les pressentiments de M. Émery ne tardèrent pas à
se réaliser: le 10 juin 1808, le siège de Paris devint
vacant par la mort de M. de Belloy. La vacance dura
deux longues années. M. Émery, nommé vicaire capi-
tulaire par le choix du chapitre métropolitain, s'occupa,
avec une responsabilité dont il sentait le poids, de l'ad-
ministration religieuse de ce grand diocèse.
V. — Des difficultés, prévues depuis longtemps parles
esprits sages, retardèrent la nomination du successeur
de M. de Belloy.
Le 31 janvier 1809, l'empereur nomma son oncle
maternel à l'archevêché de Paris, réalisant ainsi les plus
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 257
chères espérances de M. Emery; mais le cardinal Fesch
était profondément attaché au diocèse de Lyon, qu'il
administrait avec une sagesse à la hauteur de toutes
les difficultés : il ne voulait ni interrompre son apos-
tolat, ni confier à F intelligence et à la bonne volonté
d'un successeur les œuvres considérables nées de son
inspiration, fécondées par l'influence qu'il tenait de sa
parenté avec le chef de l'Etat.
« Vous avez raison, écrivait M. Emery à M. de Bausset,
le 7 février 1809, de féliciter l'Eglise de la nomination
de M. le cardinal Fesch à l'archevêché de Paris; mais il
y a une circonstance bien fâcheuse : il se heurte à vouloir
garder l'archevêché de Lyon.
1 (( Ce serait le premier exemple donné en France de la
pluralité des évêchés depuis le concile de Trente. Ses
aisons sont louables et marquent de très bonnes inten-
tions, mais elles sont insuffisantes. C'est donner sans
t;ause un très mauvais exemple, et je crains que cela, en
portant un coup mortel à sa régularité ou a la réputation
, le sa régularité, ne soit un grand obstacle au bien qu'il
,iurait pu faire.
i « C'est lui qui veut cette pluralité, ce n'est pas l'em-
)ereur. 11 m'avait demandé ce que j'en pensais, je le lui
! i dit avec franchise, et j'ai motivé puissamment mes
i pinions; mais il y a si peu de personnes qui nous
iment sincèrement et qui ne craignent de nous déplaire
l[n nous disant la vérité, que les évèques eux-mêmes,
• ui blâment fortement les choses et qui sont liés avec
I on Eminence, n'osent rien lui dire. »
! La lettre suivante nous apprend cependant que le car-
inal Fesch obéit à des raisons respectables quand il
infusa définitivement l'archevêché de Paris, et qu'il était
[mimé d'un grand esprit de foi :
258
M. ÉMERY
« 14 septembre 1810.
« Monsieur le ministre ,
ce Par mes réponses à vos lettres du 20 août et di
1er septembre, vous avez dû connaître ma constante ré-
solution de ne point abandonner mon arcbevêché de
Lyon, et Sa Majesté, qui veut bien me laisser toute
liberté dans l'option de l'arcbevêché de Lyon ou de Paris,
se rappelle sans doute que cette résolution ne date pas
seulement de l'époque où je fus nommé au siège de
Paris, mais qu'elle remonte même au temps où il étail
question de me faire accepter la coadjutorerie de Pvatis-
bonne, puisque dans mon acte d'acceptation j'ai signifie
pour condition unique la conservation de mon premiei
siège.
a Pourrais -je me décider à l'abandonner, aujourd'hui
qu'il me donne de vraies consolations et que les résultats
de mon administration m'assurent que j'y ai fait quelque
bien? Quelles raisons pourraient me convaincre que h
divine Providence veut que je l'abandonne pour le dio-
cèse de Paris? Quelle est l'autorité qui commande c<
sacrifice et qui exige ma docilité?
(( Le temps que j'ai mis à répondre à vos différente
lettres, entre autres à votre dernière du 6 septembre
sur cette importante affaire, a dû faire juger à Votre Ex
cellence que je ne me suis pas décidé légèrement et san
avoir pesé toutes les raisons pour ou contre. Il s'agissai
de l'œuvre de Dieu, et je l'ai prié de n'avoir point égar
à mes inclinations, de les contrarier même, et dans s
miséricorde de ne pas permettre que des vues humaine
et personnelles eussent quelque influence sur mon choi)
Oui, monsieur le ministre, je veux rester archevêque c
Lyon, parce que je crois que telle est la volonté de Diei
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 2o0
« Du reste, je prie Son Excellence, en agréant les
sentiments de ma haute considération, de recevoir mes
sincères remerciements pour ce qu'elle veut bien me
dire de flatteur. Mais les vœux du clergé de Paris pour-
raient-ils étouffer les cris de mes coopérateurs, de mes
amis et de mes enfants du diocèse de Lyon *? »
Napoléon , mécontent de la résolution du cardinal
Fesch, de son refus persistant de prendre au moins l'ad-
ministration du diocèse, avec le titre de grand vicaire
capitulaire, changea brusquement d'avis et nomma, le
4 octobre 1810, le cardinal Maury archevêque de Paris.
Cette nomination subite n'était pas régulière : elle
inspira, pour de hautes raisons indépendantes de toute
considération personnelle, de vives appréhensions à
M. Emery.
Déjà, le 26 août 1809, Pie VII, prisonnier à Savone,
avait adressé au cardinal Caprara, résidant à Paris, une
lettre très ferme, dans laquelle il déclarait qu'il avait
pris la résolution de ne plus reconnaître les nominations
faites par l'empereur aux sièges vacants de France et
d'Italie, s'il n'obtenait pas certaines satisfactions com-
mandées par l'honneur de l'Église et l'inviolable dignité
de son chef.
Le saint -père rappelait avec douleur les nouveautés
déjà introduites contre sa volonté formelle, les violences
exercées injustement contre un grand nombre d'ecclé-
siastiques, la déportation de quelques évèques et car-
dinaux, l'envahissement et l'occupation du patrimoine
de saint Pierre par les troupes françaises, les mauvais
traitements qu'il avait eu lui-même à subir en se voyant
traîner de ville en ville à travers l'Italie, comme un vil
prisonnier, par la volonté capricieuse de l'empereur, les
1 Archives nationales, XV. iv, 1047.
260 M. ÉMERY
sacrilèges attentats commis sous ses yeux dans les églises
de Rome, au moment de son arrestation. Après cette
longue énumération des violences commises par des
soldats sacrilèges et de ses propres souffrances, Pie VII
ajoutait que si l'empereur voulait sincèrement la paix
de l'Église, il devait avant tout se réconcilier avec son
chef, lui rendre la liberté, lui permettre au moins de
communiquer avec ses secrétaires, ses cardinaux, les
évêques; il rappelait, en finissant, que, prisonnier,
séparé de tous ses conseillers, il ne pouvait pas exercer
les fonctions de sa charge pontificale, ni s'occuper de
nommer aux évêchés vacants les sujets présentés par le
gouvernement.
Cette lettre était un cri de douleur en même temps
qu'une protestation contre la violence du persécuteur.
Le cardinal Maury, que nous avons vu si empressé à
couvrir de l'autorité pontificale, pendant la révolution,
ses anathèmes contre les serments imposés aux ecclé-
siastiques, avait perdu beaucoup de son ardeur pieuse
des anciens jours, de son dévouement retentissant au
saint-siège et à la cause de nos rois. La fidélité n'était
pas le caractère de son âme versatile. Il était devenu
l'ami de l'empereur, qui flattait son ambition secrète et
le considérait déjà comme un instrument docile de ses
projets.
En présence de l'opposition légitime du saint -siège,
qui refusait l'institution canonique aux candidats pré-
sentés par le gouvernement, Maury, dont l'esprit était
fertile en expédients de toute sorte, suggéra à l'empereur
le moyen de se passer du saint -siège, en faisant admi-
nistrer les diocèses vacants par des vicaires généraux
capitulaires, qui tiendraient du gouvernement le titre
d'évêques et les honneurs qui leur appartenaient en vertu
du Concordat.
L'idée était habile : le ministre des cultes reçut l'ordre
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 201
d'inviter les chapitres des diocèses dont le siège épis-
copal était vacant à choisir, pour vicaires généraux capi-
tulaires, les évoques désignés par l'empereur. Le car-
dinal Maury fut récompensé du service qu'il venait de
rendre au gouvernement : un décret impérial le nom-
mait de cette manière archevêque de Paris.
Le 16 octobre 1810, le comte Bigot de Préameneu ,
ministre des cultes, écrivait à l'empereur :
« Sire,
a Hier, 15 du mois, j'ai transmis aux vicaires géné-
raux de Paris le décret du 14, qui nomme le cardinal
Maury à l'archevêché de Paris, vacant par la mort du
cardinal Belloy.
(( Aujourd'hui, les vicaires généraux sont venus en
{personne m'informer que le chapitre a conféré les pou-
voirs spirituels de sa compétence au cardinal arche-
vêque.
« J'irai demain, avec ces prélats, visiter et faire meubler
la partie du palais archiépiscopal destinée à son habi-
tation personnelle, afin qu'il puisse l'occuper sur-le-
! champ.
« Le nouvel archevêque de Paris se trouvera ainsi
Entièrement installé le plus promptement qu'il soit pos-
sible.
I « Je suis, avec un profond respect, Sire, de Votre
Vlajesté ,
« Le très soumis, très dévoué et très fidèle serviteur
fj't sujet,
« Le comte Bigot de Préameneu.
« Paris, 16 octobre 1810 ». »
Archives nationales.
262 M. ÉMERY
VI. — Le saint -père apprit avec douleur cette résolu-
tion du gouvernement qui séparait les évêques du saint-
siège, en rendant illusoire l'institution canonique; i'
exprima dans ce bref, daté du 5 novembre 1810, er
termes affectueux mais pleins de tristesse, l'étonnemeni
que lui causait l'ingratitude et la témérité coupable di
cardinal Maury :
(( Vénérable Frère, salut et bénédiction apostolique.
« Il y a cinq jours que nous avons reçu la lettre pai
laquelle vous nous apprenez votre nomination à l'arche-
vêché de Paris et votre installation dans le gouvernemenl
de ce diocèse.
(( Cette nouvelle a mis le comble à nos autres afflictions
et nous pénètre d'un sentiment de douleur que nous avons
peine à contenir, et qu'il est impossible de vous exprimer,
« Vous étiez parfaitement instruit de notre lettre ai
cardinal Gaprara , alors archevêque de Milan , dam
laquelle nous avons exposé les motifs puissants qui nous
faisaient un devoir, dans l'état présent des choses, d<
refuser l'institution canonique aux évèques nommés pai
l'empereur.
« Vous n'ignoriez pas que non seulement les circons-
stances sont les mêmes , mais qu'elles sont devenues e
deviennent de jour en jour plus alarmantes, par 1
souverain mépris qu'on affecte pour l'autorité de l'Eglise
puisqu'en Italie on a porté l'audace et la témérité jus
qu'à détruire généralement toutes les communautés reli
gieuses de l'un et de l'autre sexe, supprimer des paroisses
des évêchés, les réunir, les amalgamer, leur donner d
nouvelles démarcations, sans excepter les sièges subui
bicaires, et cela s'est fait en vertu de la seule autorit
impériale et civile. Car nous ne parlons pas de ce qu
éprouvé le clergé de l'Église romaine, la mère et la ma
tresse des autres Églises, ni de tant d'autres attentats.
ï
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 263
« Vous n'ignoriez pas, avons -nous dit, et vous con-
naissiez dans les plus grands détails tous ces événe-
nements, et, d'après cela, nous n'aurions jamais cru que
vous eussiez pu recevoir de l'empereur la nomination
dont nous avons parlé, et que votre joie, en nous l'an-
nonçant, fût telle que si c'était la chose la plus agréable
pour vous et la plus conforme à nos vœux.
a Est-ce donc ainsi qu'après avoir si courageusement
et si éloquemment plaidé la cause de l'Eglise dans les
temps les plus orageux de la Révolution française-, vous
abandonnez cette même Eglise , aujourd'hui que vous
êtes comblé de ses dignités et de ses bienfaits, et lié si
étroitement à elle par la religion du serment?
(( Vous ne rougissez pas de prendre part contre nous,
dans un procès que nous ne soutenons que pour dé-
fendre la dignité de l'Eglise! Est-ce ainsi que vous faites
si peu de cas de notre autorité pour [oser en quelque
sorte, par cet acte public, prononcer sentence contre nous,
à qui vous deviez obéissance et fidélité ?
« Mais ce qui nous afflige encore davantage, c'est de
voir qu'après avoir mendié près d'un chapitre l'adminis-
tration d'un archevêché, vous vous soyez, de votre propre
autorité et sans nous consulter, chargé du gouvernement
d'une autre église, bien loin d'imiter le bel exemple du
cardinal Joseph Fesch, archevêquede Lyon, lequel, ayant
été nommé avant vous au même archevêché de Paris,
I cru si sagement devoir s'interdire absolument toute
administration spirituelle de cette église, malgré l'invi-
tation du chapitre.
« Nous ne rappelons pas qu'il esl inouï dans les
annales ecclésiastiques qu'un prêtre nommé à un évèché
quelconque ait été engagé, par les vœux du chapitre,
à prendre le gouvernement du diocèse avant d'avoir
reçu l'institution canonique. Nous n'examinons pas,
et personne ne sait mieux que vous ce qu'il en est, si le
264 M. ÉMERY
vicaire capitulaire a donné librement et de plein gré la
démission de ses fonctions et s'il n'a pas cédé aux pro-
messes, à la crainte ou aux menaces, et par conséquent
si votre élection a été libre , unanime et régulière ; nous
ne voulons pas non plus nous informer s'il y avait dans
le sein du chapitre quelqu'un en état de remplir des
fonctions si importantes; car, enfin, où veut -on en
venir ?
(( On veut introduire dans l'Eglise un usage aussi nou-
veau que dangereux, au moyen duquel la puissance
civile parviendrait insensiblement à n'établir, pour l'ad-
ministration des sièges vacants, que des personnes qui
lui seraient entièrement vendues. Qui ne voit évidem-
ment que c'est non seulement nuire à la liberté de
l'Église, mais encore ouvrir la porte au schisme et aux
élections invalides ?
« Mais, d'ailleurs, qui vous a dégagé de ce lien qui
vous unit à Monte -Fiascone? Qui vous a donné des dis-
penses pour être élu membre d'un chapitre et vous
charger de l'administration d'un autre diocèse? Quittez
donc sur-le-champ cette administration. Non seulement
nous vous l'ordonnons, mais nous vous en prions, nous
vous en conjurons, pressé par la charité paternelle que
nous avons pour vous , afin que nous ne soyons pas forcé
de procéder malgré nous, et avec le plus grand regret,
conformément aux statuts des saints canons ; et per-
sonne n'ignore les peines qu'ils prononcent contre ceux
qui, préposés à une église, prennent en main le gouver-
nement d'une autre église, avant d'être dégagés des
premiers liens.
« Nous espérons que vous vous rendrez volontiers à nos
vœux, si vous faites bien attention au tort qu'un tel
exemple de votre part ferait à l'Église et à la dignité
dont vous êtes revêtu. Nous vous écrivons avec toute la
liberté qu'exige notre ministère; et si vous recevez notre
ET L'ÉGLISE DE FRANGE 265
lettre avec les mêmes sentiments qui l'ont dictée, vous
verrez qu'elle est un témoignage éclatant de notre ten-
dresse pour vous.
« En attendant, nous ne cesserons d'adresser au Dieu
bon, au Dieu tout- puissant , de ferventes prières pour
qu'il daigne apaiser, par une seule parole, les vents et
les tempêtes déchaînés avec fureur contre la barque de
Pierre, et qu'il nous conduise enfin à ce rivage si désiré
où nous pourrons librement exercer les fonctions de notre
ministère. »
VII. — Ce bref, daté de Savone, ne rappelait pas seu-
lement au cardinal Maury les bienfaits qu'il avait reçus
du saint -siège, les honneurs dont il avait été comblé,
l'ingratitude dont il se rendait coupable, mais il con-
tenait encore, exprimée avec une grande clarté, la con-
damnation sévère et attristée de la théorie du cardinal
Maury sur les prétendus droits des yicaires capitulaires,
transformés en évèques par une manœuvre habile et
par une subtilité d'argumentation au service de l'esprit
de révolte.
L'empereur, irrité de cette condamnation éclatante de
ses projets, lit enfermer à Vincennes les hommes qu'il
soupçonnait coupables d'avoir inspiré le pape dans cette
circonstance. Parmi eux se trouvaient, avec plusieurs
cardinaux, Me* de Gregorio et le père Fontana, général
des Barnabites, plus tard cardinal. Napoléon redoubla
de sévérité à l'égard du pape prisonnier, lui fit inter-
dire toute communication avec les fidèles de France et
d'Italie.
Ce n'était plus seulement le pouvoir temporel des
papes qui était en question, c'était l'antique et redoutable
querelle de l'investiture qui renaissait sous .une forme
particulière à ce siècle, avec les prétentions ambitieuses
d'un souverain devenu maître de l'Europe.
266 M. ÉMERY
Le cardinal Maury rédigea une adresse qui devait être
présentée à l'empereur au nom du chapitre métropo-
litain, pour lui faire connaître d'une manière solennelle,
dans ces conjonctures difficiles, les sentiments du clergé
à son égard.
Les grands vicaires de Paris et les chanoines de la
métropole, réunis en séance extraordinaire, reçurent
préalahlement communication de cette adresse, et furent
invités à faire leurs observations.
M. Émery assistait à cette réunion. Il avait reçu avec
amitié le cardinal Maury, à son retour de Rome ; il lui
avait rendu de fréquents services, le recevait à la cam-
pagne avec une bienveillance paternelle , se plaisait même
à lui donner, avec une autorité ferme et discrète, les
conseils les plus sages, les plus conformes aux intérêts
de sa conscience. Ils avaient renoué les liens qui les
unissaient dans les premiers jours de la Révolution ,
quand ils défendaient ensemble , avec un égal courage et
un retentissement inégal, la cause de l'Église.
Il n'y avait donc aucune amertume, aucun ressenti-
ment personnel dans le cœur de M. Émery à l'égard du
cardinal Maury ; mais il ne pouvait pas partager l'opinion
de son ami sur les pouvoirs du chapitre et sur la nomi-
nation des vicaires généraux. Dans les mémoires inédits
qu'il composa sur cette matière délicate que nous avons
sous les yeux, il refusait nettement aux chapitres le droit
de révoquer les grands vicaires pour donner tous les
pouvoirs spirituels à l'évèque nommé en dehors du sou-
verain Pontife; il s'élevait aussi fortement, comme il
l'avait fait déjà à l'occasion de la constitution civile du
clergé, contre la prétention du gouvernement de s'im-
miscer dans les affaires ecclésiastiques, d'appeler un
évêque titulaire, de le transférer, sans consulter le pape,
d'un siège à un autre, par un acte capricieux de son
autorité.
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 267
Sur tous ces points, M. Emery ne pouvait pas tran-
siger; sa pensée était irrévocablement arrêtée.
Aussi, lorsqu'il entendit la lecture de l'adresse rédigée
par le cardinal Maury qui flattait d'une manière cou-
pable l'autorité de Napoléon, en bravant contre toute
justice et toute convenance les prières et les menaces
de Pie VII, il se leva, signala avec dignité les erreurs
exprimées, et demanda hautement un changement dans
la rédaction.
Le cardinal Maury prétendait :
« 1° Que l'usage constant de toutes les églises de
France était et avait toujours été depuis plusieurs siècles
que les chapitres déférassent aux évèques nommés par le
souverain toute la juridiction épiscopale ; 2° qu'en con-
séquence de ce droit ecclésiastique, ce fut par le sage
conseil de Bossuet à Louis XIV que tous les archevêques
et évèques nommés depuis 4682 jusqu'à Tannée 1693
allèrent gouverner paisiblement, en vertu des pouvoirs
qui leur furent donnés par les chapitres, les églises mé-
tropolitaines ou les cathédrales dont ils étaient destinés
à remplir les sièges vacants , sans qu'on leur opposât ni
le moindre empêchement ni la moindre réclamation. »
Le cardinal Maury avait émis une assertion téméraire,
en attribuant à Bossuet une parole qu'il n'avait jamais
prononcée, une opinion qu'il n'avait jamais défendue.
M. Émery le fît observer publiquement en quelques
mots. Après une courte délibération , l'adresse fut mo-
difiée et présentée à la signature des membres de la
réunion. M. Émery craignait avec raison une surprise :
il opposa un refus et se retira.
Nous verrons bientôt la réalisation des craintes du
vénérable supérieur de Saint-Sulpice.
CHAPITRE XII
LE COMITÉ ECCLÉSIASTIQUE ET LE SECOND MARIAGE DE L'EMPEREUR
I. — Tandis que les troupes françaises enlevaient du
fort Saint-Ange le drapeau pontifical et s'emparaient par
force de la ville de Rome, Pie VII signait une protes-
tation indignée et la bulle solennelle d'excommunica-
tion contre l'empereur. Par cet acte de courage il s'ex-
posait au martyre, mais depuis longtemps il était prêt
à mourir ; il avait offert à Dieu , pour la défense de
l'Église, sa vie pleine de déboires et du dégoût infini des
choses humaines.
Enfermé à Savone, traité comme un prisonnier, il se
dressait encore dans sa captivité, il résistait sans fai-
blesse à celui devant qui tremblaient tous les souverains ;
il refusait avec énergie de seconder ses projets schisma-
tiques, de ratifier ses choix pour l'épiscopat.
Irrité de cette résistance, l'empereur sentait bien qu'il
avait déjà fait un abus coupable de sa puissance en con-
damnant à l'exil le chef de l'Eglise; malgré ses emporte-
ments calculés, il ne s'arrêta pas à la pensée défaire
un martyr en immolant le pape , il conçut un autre des-
sein.
Il y avait malheureusement dans le clergé français de
hauts dignitaires tremblants devant sa puissance et liés
envers lui par les honneurs dont il les avait comblés. Il
leur avait prodigué les décorations, les places au sénat, les
titres de comte et de baron , et, tout en méprisant lui-
M. ÉMERY ET L'ÉGLISE DE FRANCE 260
même ces vains hochets de la faihlesse humaine, il avait
su en faire un usage heureux pour s'assurer des servi-
teurs empressés à seconder ses desseins, à réaliser les
espérances de son ambition sans limite.
En présence des difficultés soulevées par l'opposition
courageuse de Pie VII, Napoléon institua une commis-
sion ecclésiastique dans laquelle il fit entrer quelques-
unes de ses créatures, et avec eux des hommes d'une
dignité irréprochable; il les invita à répondre à un
questionnaire dont il avait préparé les éléments.
Cette commission était composée du cardinal Fesch,
président; du cardinal Maury, de l'archevêque de Tours,
des évèques de Nantes , de Trêves , d'Evreux et de Ver-
ceil , de M. Emery et du P. Fontana, supérieur général
des Barnabites. Le comité choisit pour secrétaires l'abbé
Frayssinous et l'abbé Rauzan.
'II. — M. Emery prévoyait la gravité des affaires sur
lesquelles il serait appelé à délibérer, et la difficulté de
parler avec l'indépendance essentielle au prêtre dans ces
circonstances , où la dignité de l'Église et du saint-siège
était en question ; aussi il essaya de se dérober et de res-
ter dans le silence de sa retraite. Il était fatigué de la
responsabilité du pouvoir, des consultations pressantes
dont il était accablé depuis tant d'années. Il souhaitait
intérieurement que la Providence vint à son aide et
détournât de lui ce calice; il écrivait à son confident,
l'évêque d'Alais :
(( Oh ! que je bénirais une maladie qui m'arriverait
dans ces circonstances, dût-elle m'emporter! Aussi bien
je commence à nr ennuyer de la vie ! »
Ce comité devait s'occuper des droits de l'empereur
sur les Etats pontificaux, dont il s'était emparé par un
coup de force; du moyen de rendre inutile l'institution
canonique des évèques; de la bulle d'excommunication
270 M. ÉMERY
lancée contre lui ; du droit de convoquer un concile natio-
nal chargé de traiter en dehors du saint-siège , en vertu
de sa propre autorité, les questions qui intéresseraient
l'Église de France et les prérogatives de l'État.
Les questions posées par l'empereur étaient claires,
elles ne pouvaient laisser aucun doute sur les desseins
dont il préparait l'accomplissement.
ce Supposé, disait l'empereur, que l'on reconnaisse qu'il
n'y a pas de nécessité de faire de changement dans la
constitution actuelle du saint-siège, l'empereur ne réu-
nit-il pas en sa personne les droits qu'avaient par le
passé les rois de France , les ducs de Brabant , les rois
de Sardaigne, les ducs de Toscane, etc., dans la nomi-
nation des cardinaux et dans toutes les autres préroga-
tives?
(( La bulle d'excommunication du 10 juin 1809 n'étant
pas seulement contraire à la charité chrétienne, mais
encore à l'honneur du trône, quel parti doit -on prendre
pour empêcher les papes d'en venir dans la suite, pen-
dant les temps de trouble et de calamité , à un tel excès
de pouvoir ?
« Le gouvernement français n'ayant pas manqué à
l'observance du Concordat, si le pape refuse d'en exécu-
ter les articles et les intentions de l'empereur, il doit être
considéré comme aboli; et dans ce cas, que conviendrait-
il de faire pour le bien de la religion ? »
La commission répondit qu'on ne pouvait pas convo-
quer un concile œcuménique sans le pape; qu'il n'était
pas utile de convoquer un concile national ; que l'empe-
reur pouvait exiger du pape la nomination des chapelains
du cardinalat et les prérogatives dont jouissaient les
souverains des pays réunis à l'empire ; qu'en présence de
la résistance du pape, qui refusait d'accorder l'institu-
tion canonique aux évèques nommés, il serait légitime,
opportun, de convoquer un concile national chargé d'at-
ET L'ÉGLISE DE FRANCE '2'\
tribuer au métropolitain le droit de confirmer canonique-
ment la nomination de ses sufiragants, et de reconnaître
au plus ancien évèque de la province ecclésiastique le
droit d'instituer canoniquement le métropolitain. Enfin,
par un dernier oubli des principes fondamentaux de la
théologie et de la discipline ecclésiastique, la commis-
sion déclarait que la bulle d'excommunication fulminée
par Pie YII était nulle, de nul effet, et elle rappelait,
avec une complaisance servile , dans la réponse aux con-
sultations qui lui étaient adressées, les honneurs tempo-
rels accordés par l'empereur a quelques membres de
Pépiscopat, trop heureux de lui exprimer dans cette
circonstance leur reconnaissance et leur fidélité.
III. — La tristesse et le découragement profond de
M. Émery, obligé d'assister aux séances de cette commis-
sion , se révèlent dans ses lettres intimes de cette époque
à ses amis, l'évèque d'Alais, l'évèque de Limoges,
M. Xagot. Son cœur si droit, si délicat dans la fidélité
de son dévouement inébranlable à l Église, est rempli
d'amertume et de dégoût; il conjure ses amis de deman-
der à Dieu de lui donner la force, la mesure dont il a
besoin pour défendre les droits de l'Eglise, avec la sincé-'
rité d'un confesseur de la foi, sans blesser inutilement
des prélats dont il honorait avec un profond respect le
caractère épiscopal.
Cette grâce du courage ne lui fut pas refusée. x\u cours
des délibérations de ce comité, dominé malheureusement
par la crainte de l'empereur et par le désir de dégager
Pie VII des liens de sa captivité au prix des concevions
condamnées par la conscience, M. Émery resta toujours
debout; il défendit les droits de l'Église avec une fermeté
inébranlable dans son respect , et força l'hommage de
ses contradicteurs étonnés, troublés déjà par les premiers
reproches de leur conscience.
272 M. ÉMERY
M. Frayssinous, secrétaire du comité, assistait aux
délibérations; il parla plus tard avec admiration à son
ancien confrère, M. Garnier, de la conduite de M. Émery
dans ces conjonctures difficiles. Ce vieillard, que l'on avait
arraché à la solitude paisible du séminaire Saint-Sulpice
pour le faire entrer malgré lui dans un conseil composé
des plus hauts dignitaires de l'Église, était encore le
plus grand de cette assemblée par son détachement des
dignités humaines , par les combats qu'il avait livrés
pour la foi, dans les jours sombres de la Terreur, et par
son dévouement infatigable aux intérêts de la religion ,
intérêts que ne craignaient pas de compromettre, à cette
heure douloureuse, des hommes qui avaient juré de les
défendre jusqu'à la mort, au jour de leur consécration
épiscopale.
Il se leva , et s'autorisant des paroles mêmes de Bos-
suet, que le cardinal Maury avait eu l'imprudence de
citer encore une fois avant de l'avoir lu , déclara que le
pape devait être maître dans ses États temporels pour-
être libre partout; que cette liberté était la condition
essentielle de l'exercice complet de sa juridiction spiri-
tuelle. Il protesta avec force contre la prétention cou-
pable des membres de la commission de refuser au pape
le droit de défendre, par l'excommunication, ses intérêts
temporels ; droit qui était confirmé cependant , depuis
des siècles, par la pratique constante de l'Église, par le
concile de Trente et par les conciles généraux. Il éclairait
les questions débattues, en rappelant les faits principaux
de l'histoire ecclésiastique, les règles du droit canon, les
principes les plus certains de la théologie, exprimant
avec une fermeté émue et presque indignée, qui se tra-
hissait de temps en temps par des réponses brèves, sai-
sissantes, son étonnement douloureux de l'oubli ou de
la complaisance servile des membres de la commission.
M. de Barrai, archevêque de Tours, essayait de le gagner;
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 273
mais un jour M. Émery lui répéta jusqu'à dix fois d'un
ton saccadé : Non, Monseigneur, cela n'est pas!
Que pouvait craindre ce vieillard courageux? Il deman-
dait sans cesse à Dieu la grâce de quitter ce monde et
d'aller à lui.
« Qu'il laisse donc l'Église tranquille, disait-il en par-
lant de l'empereur; qu'il rende à leurs fonctions le pape,
les cardinaux , les évêques; qu'il renonce à des préten-
tions extravagantes; tout le reste sera bientôt arrangé!
Et ces évêques, qui regardent comme des améliorations,
comme des bienfaits pour l'Église, les décorations ou
|ee litres qu'ils ont obtenus! Où allons-nous donc, mon
Dieu 1 ! »
M. Émery refusa de signer les réponses de la commis-
sion. Il ne pouvait pas approuver un acte que sa cons-
cience condamnait et contre lequel il avait protesté avec
une si noble fermeté.
a Les titres de religieux, de juste, de zélé pour le culte
catholique, adressés, écrit le cardinal Pacca en parlant
de ces réponses, à un souverain qui venait d'usurper le
patrimoine de l'Église, et qui tenait en prison son chef
suprême; l'accusation calomnieuse que l'on faisait peser
sur ce vénérable pontife, comme si, pour des intérêts
temporels, il eût trahi son devoir dans le gouvernement
des choses sacrées; la censure peu respectueuse, souve-
rainement injuste et mensongère des maximes de l'Église
romaine et de la conduite des papes ; enfin les malignes
insinuations suggérées à Napoléon pour favoriser ses
desseins, tout cela fait désirer aux bons Français que
ces monuments peu honorables soient retranchés des
archives de cette illustre Église "2. »
1 Vie de M. Coustou, p. 232.
2 Le texte des réponses de la commission n'a jamais été publié
d'une manière complète. Le cardinal Pacca écrit au tome II de
274 M. ÉMERt
IV. — A peine la commission ecclésiastique eût -elle
terminé ses travaux sur les difficultés pendantes, qu'elle
fut saisie d'une grave question de morale et de discipline
ecclésiastique. L'empereur voulait faire annuler son pre-
mier mariage, contracté en 1796, avec Joséphine, veuve
de Beauharnais , et prendre pour seconde femme une
princesse d'Autriche. Le sénat, toujours docile aux
ordres de Napoléon , avait déjà prononcé l'annulation du
premier mariage, en justifiant sa décision par l'impossi-
bilité où se trouvait Joséphine de donner à l'empereur un
héritier de la couronne. La décision du sénat était con-
traire , il est vrai , au décret du 30 mars 1806 , décret qui
interdisait formellement le divorce (( aux membres de la
famille impériale de tout âge et de tout sexe » ; mais de
tels décrets ne troublaient pas la conscience de l'empe-
reur et n'étaient pas de nature à changer ses résolutions.
L'annulation du mariage civil prononcé par la puis-
sance séculière était insuffisante, l'archevêque de Vienne
refusait de procéder à la célébration du second mariage
de l'empereur avec une princesse d'Autriche avant l'an-
nulation canonique régulière du premier.
Depuis longtemps Napoléon pressentait cet obstacle; il
essayait de le tourner.
Au mois d'avril 1808, au retour de Bayonne, Napoléon,
ayant accordé une audience à l'archevêque et au clergé
de Bordeaux, laissa volontairement paraître, dans une
conversation préparée avec art , l'objet inattendu de ses
préoccupations. Improvisé canoniste, il essaya d'argu-
menter sur la convenance et l'utilité du divorce dans des
cas déterminés.
ses Mémoires : « Si cette réponse fut telle qu'elle a été imprimée,
elle sera une preuve humiliante de la grande inlluenee que l'esprit
d'ambition et de ilatterie exerce sur les personnes même les plus
distinguées par l'élévation de leur dignité et par le mérite de
leur doctrine. »
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 27b
Un vieux docteur de Sorbonne, l'abbé Thierry, qui se
trouvait là, prit la parole et rappela ce texte si ferme et
si clair du Nouveau Testament :
(( 11 n'appartient pas à l'homme de séparer ce que Dieu
a uni.
— Oui, cela est bon, reprit l'empereur, dans les cas
ordinaires de la vie, sans quoi il n'y aurait plus rien de
stable dans l'institution du mariage; mais lorsque des
causes majeures interviennent, lorsque le bien de l'État
l'exige, cela ne peut être.
— Cependant , Sire, le précepte de l'Évangile n'admet
pas d'exception.
— Eh quoi ! monsieur l'abbé, êtes-vous protestant?
— Protestant ! pourquoi ?
— Parce que vous ne reconnaissez pas l'autorité de la
tradition.
— Mais la tradition est unanime, comme l'Écriture,
sur l'indissolubilité du lien conjugal.
— Non, s'écrie vivement l'empereur, la tradition est
pour moi. Ne l'ai -je pas vu dans la Pologne, dans le
grand duché de Posen, dans les États de Hongrie et autres
pays du Nord , où j'étais il y a si peu de temps? »
Interpellé directement, le supérieur du grand sémi-
naire, qui jusque-là avait gardé un silence prudent,
appuya le sentiment du docteur de Sorbonne sur l'impos-
sibilité du divorce ; il essaya de faire comprendre à l'em-
pereur que l'Église s'était contentée de constater et de
prononcer que, dans certains cas, le mariage n'existait
pas, par défaut d'une condition essentielle à son accom-
plissement, mais qu'elle n'avait jamais donné son con-
seil tement à l'annulation d'un mariage légitime.
Le vénérable et pieux archevêque de Bordeaux ,
Msr d'Aviau, assistait en silence à cette discussion théo-
logique. L'empereur, irrité de l'opposition qu'il venait
de rencontrer, s'écria :
276 M. ÉMERY
(( De quels hommes s'entoure donc cet archevêque de
Bordeaux ? Il n'y a pas un seul théologien parmi eux ;
mais du moins les ai-je bien mis au sac »
Puis, voulant se venger de la leçon qu'il venait de
recevoir, il chargea M. Bigot de Préameneu,dèsson retour
à Paris, d'ordonner à M. l'archevêque de Bordeaux de
congédier sans délai son grand vicaire, son secrétaire
général et le supérieur de son grand séminaire.
Napoléon avait donc une idée arrêtée : son dessein était
d'obtenir de l'Eglise, ou par la diplomatie ou par la vio-
lence , le consentement qu'il avait obtenu sans résistance
de la docilité facile du sénat.
V. — Le cardinal Fesch, informé de la résolution de
l'empereur, ne pouvait pas oublier ce qui s'était passé
dans la chapelle des Tuileries, la veille du sacre et du
couronnement ; il se rappelait que, muni de pleins pou-
voirs accordés par le Vicaire de Jésus -Christ, pasteur de
l'Eglise universelle, il avait béni secrètement le mariage
de Bonaparte avec Joséphine, veuve de Beauharnais; que
l'acte de célébration , dressé et signé par lui , avait été
remis à l'impératrice Joséphine , et qu'il avait eu mani-
festement la pensée de répondre à l'ordre formel de
Pie VII en remplissant scrupuleusement toutes les con-
ditions canoniques requises pour l'union religieuse des
deux époux.
Quelle était donc la pensée du pieux cardinal à ce
moment difficile où , pressé d'un côté par sa conscience
et sollicité dans un sens différent par la volonté formelle
de l'empereur, il lui semblait impossible de s'enfermer
dans un silence coupable ? Nous l'ignorons.
Gambacérès réunit chez lui, le 22 décembre 1809, les
1 Histoire de M»r d'Aviau du Bois de Sanzay, archevêque de
Vienne et de Bordeaux, par Mtn- Lyonnet, archevêque d'Albi, t. II.
p. 561.
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 277
officiaux et les promoteurs du diocèse de Paris, et leur
dit:
« Par un article inséré au sénatus-consulte du 16 de ce
mois, je suis mis en demeure de poursuivre devant qui
de droit l'effet tles volontés de Sa Majesté. L'empereur
ne peut espérer d'enfants de l'impératrice Joséphine ;
cependant il ne saurait, en fondant une nouvelle dynas-
tie, renoncer à l'espoir de laisser un héritier direct qui
assure l'intégrité, la tranquillité et la gloire de l'empire.
Il est dans l'intention de se marier et d'épouser une
catholique; mais son mariage avec l'impératrice José-
phine doit être auparavant annulé, et son intention est
de le soumettre à l'examen et à la décision de l'officia-
lité1. »
Camhacérès n'était ni théologien ni canoniste , son
allocution suffirait à le démontrer. Encore qu'il adressât
la parole à des ministres de l'Eglise sur une affaire
qui intéressait au plus haut point la puissance spiri-
tuelle , il n'invoquait pour demander la dissolution
du premier mariage de l'empereur que la nécessité
d'État et l'espérance, d'ailleurs légitime, de confier un
jour les destinées de la France à un descendant de la
famille impériale.
Le curé de la paroisse et les témoins, dont la présence
est exigée par le concile de Trente sous peine de nullité,
n'avaient pas assisté au mariage. Voilà l'argument le
plus spécieux que des théologiens essayaient de présen-
ter en faveur des projets de l'empereur a.
' D'Haussonville , l'Eglise romaine et le premier empire,
tome III, p. 321.
2 Consulter sur la question théologique : 1° Conférences de
Paris sur le mariage, t. Ier, p. 64; t. II, pp. 22 et 82. — 2° Fleury,
Histoire ecclésiastique , t. XV, pp. 532-587, etc. — 3° Longueval,
Histoire de l'Église gallicane, t X, p. 115, etc. — 4° Dom Cel-
lier, Histoire des auteurs ecclésiast., t. XXIII, p. 337. — 5° Ba-
ronius, anno 771, n° 3. in fine. — 6° Fleury, t. IX, liv. 43, n° 59.
8*
278 M. ÉMERY
Mais des faits graves détruisaient malheureusement
d'une manière décisive la valeur de cet argument. Sur
le désir exprimé par le pape, sur la demande formulée
avec une vive insistance par l'impératrice Joséphine
elle-même avant la cérémonie du sacre en 1804, le
premier mariage de l'empereur avait été validé secrè-
tement dans la chapelle des Tuileries, vers quatre heures
de l'après-midi, par le cardinal Fesch, qui, sans rien
spécifier dans cette circonstance et pour donner à l'acte
qu'il allait faire toute son efficacité , avait obtenu de
Pie VII les pouvoirs de dispense les plus étendus.
Après avoir acquis la certitude que Joséphine de
Beauharnais était la femme légitime de l'empereur, mais
alors seulement, Pie VII avait consenti à faire avec la
solennité accoutumée la cérémonie du sacre dans la
métropole de Paris.
Le pape annonça quelque temps après à toute la chré-
tienté, dans une allocution consistoriale du 26 juin 1805,
(( qu'il avait procédé avec toute la pompe des cérémonies
prescrites par l'Église à la consécration et au couronne-
ment de l'empereur et de sa très chère fille en Jésus-
Christ, excellente épouse de ce prince, » déclarant
ainsi d'une manière solennelle la validité du mariage
de l'empereur.
M. Garnier rapporte, après le cardinal délia Somaglia,
que Pie VII, en apprenant le projet caressé par Napo-
léon, s'écria :
« Comment l'empereur peut-il penser à faire annuler
son mariage, puisque j'avais donné au cardinal Fesch
toutes les dispenses nécessaires? »
Ces considérations formaient au moins une grave pré-
somption contre la rupture humiliante et douloureuse
-— Longueval, t. IV, p. 460. Ces trois derniers auteurs étudient
le droit de Charlemagne, qui se maria avec Hildegarde, après
avoir quille Hermengarde , fille du roi des Lombards.
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 279
pour l'impératrice Joséphine, que l'on voulait obtenir
du Vicaire de Jésus-Christ '.
• D'ailleurs il était difficile, au moment où le pape était
prisonnier à Savone, de trouver un tribunal compétent,
investi du droit légitime de se prononcer sur une cause
qui soulevait de si graves difficultés canoniques. Cepen-
dant l'usage, expliqué et justifié par de graves raisons,
avait toujours été de réserver la solution de ces diffi-
cultés majeures à l'autorité suprême du vicaire de Jésus-
Christ.
Mais ces considérations n'étaient pas de nature à
ébranler les résolutions de l'empereur. Il fit établir, en
se concertant avec l'autorité diocésaine, trois tribunaux
ecclésiastiques: diocésain, métropolitain et primatial ,
et leur intima l'ordre de se prononcer promptement sur
la question qui l'intéressait , sans recourir aux lumières
et à l'autorité du saint-siège.
VI. — La commission ecclésiastique supérieure dont
nous avons déjà parlé n'avait pas cessé de tenir ses
séances depuis la discussion de l'adresse à l'empereur,
elle s'attribuait une autorité particulière excessive dans
les affaires religieuses de l'Église de France ; elle leva
les scrupules des membres de l'officialité diocésaine ,
embarrassés de la mission périlleuse dont ils étaient
chargés, et leur conféra, sans autorité, le droit de se
prononcer sur la question en litige. M. Emery se sépara
encore une fois de ses collègues et réserva son opinion.
Le 9 janvier 1810, le tribunal diocésain, après avoir
1 a 11 paraîtrait qu'il y avait une cause réelle de nullité, mais
dont on ne voulut pas faire mention : l'impuissance relative entre
les deux époux, empêchement dont Napoléon lui-même parla
un jour au Conseil d'État, et que l'on connaissait à la cour de
Vienne.» ( Rohrbacher, Histoire universelle de l'Église catho-
lique, t. XII, livre XII, p. 45.)
280 M. ÉMERÏ
examiné et discuté les raisons invoquées en faveur des
prétentions de l'empereur, déclara officiellement, par
une sentence publique, « que le mariage entre Leurs
Majestés l'empereur et roi Napoléon et l'impératrice et
reine Joséphine avait été nul et non valablement con-
* tracté, et qu'il était comme tel nul et de nul effet, faute
de la présence du propre pasteur et de celle des témoins
voulus par le concile de Trente et les ordonnances. »
La raison prise du défaut de consentement de l'un des
conjoints était écartée *.
Un seul homme pouvait encore, dans ces conjonc-
tures difficiles , éclairer la situation par une parole nette
et courageuse, c'était le cardinal Fesch. Seul il pouvait
dire encore une fois, avec autorité, qu'il avait eu la
volonté d'user des pouvoir illimités reçus de Pie VII et
de lever tous les empêchements , quand il célébra sans
témoins, dans la chapelle des Tuileries, le mariage de
l'empereur.
Le cardinal Fesch signa et remit à l'offîcial du dio-
cèse la déclaration suivante, en l'absence de l'acte de
célébration de ce mariage :
« Plusieurs fois Sa Majesté l'impératrice m'avait
engagé à m'intéresser auprès de Sa Majesté l'empereur
pour obtenir la bénédiction de leur mariage; mais ce ne
fut que la veille du couronnement que l'empereur, me
faisant appeler vers une ou deux heures de l'après-midi,
me dit que l'impératrice voulait absolument recevoir la
bénédiction nuptiale, et que, pour la tranquilliser, il
s'était décidé à m'appeler. Mais il me protesta qu'il ne
voulait pus de témoins , et qu'il exigeait sur toute cette
affaire un secret aussi absolu que celui de la confession.
Je dus lui répondre : « Point de témoins, point de mariage. »
« Mais voyant qu'il persistait à ne vouloir point de
1 Cf. Welschingor, le Divorce de Napoléon. — Paris, Pion.
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 2M
témoins , je lui dis que je n'avais point d'autres moyens
que de me servir de dispenses, et, montant aussitôt chez
le pape, je lui représentai que très souvent j'aurais
besoin d'avoir recours à lui pour des dispenses, et que
je le priais de m'accorder toutes celles qui me devenaient
quelquefois indispensables [tour remplir les devoirs de
grand aumônier. Le saint-père adhérant à ma demande,
je me rendis à l'instant chez Sa Majesté l'empereur,
avec un rituel pour donner la bénédiction nuptiale à
Leurs Majestés, ce qui fut fait vers quatre heures de
l'après-midi.
« Deux jours après environ, l'impératrice me demanda
un certificat de cette bénédiction nuptiale, mais elle-
même ne doutait pas qu'elle lui avait été accordée pour
calmer sa conscience, et que cet acte devait rester sous
le plus inviolable secret ; je lui fis connaître l'impossibi-
lité où j'étais de lui accorder ce qu'elle me demandait.
ce Néanmoins, m 'ayant assuré que l'empereur consen-
tait à ce que ce certificat lui fût donné, je crus devoir
acquiescer à sa demande; mais quelle fut ma surprise
lorsqu'ayant dit ce que j'avais fait à l'empereur, j'en
reçus de très sévères reproches, et qu'il me dévoila que
tout ce qu'il avait fait n'avait d'autre but que de tran-
quilliser l'impératrice et de céder aux circonstances! Il
me déclara qu'au moment où il fondait un empire, il ne
pouvait pas renoncer à une descendance en lip:ne directe.
et En foi de quoi, j'ai donné la présente déclaration
pour valoir ce que de droit.
« Paris, 6 janvier 1810.
u 7 Cardinal Fesch. »
Plusieurs journaux , et des personnes aussi mal infor-
mées qu'empressées à mettre en circulation des nou-
velles sans fondement , prétendirent que M. Émery
282 M. ÉMERY
avait été l'inspirateur des décisions du tribunal diocé-
sain, et qu'il avait ainsi assumé devant l'Église et devant
l'histoire, par une influence occulte et puissante, la
responsabilité de l'annulation du premier mariage de
l'empereur.
Cette assertion est fausse; M. Emery n'est solidaire
à aucun degré de la sentence officielle qui fut rendue, et
qu'il n'a pas signée.
Le 14 février 1810, il écrivait à M. Girod, de l'Ain :
« Vous avez vu mon nom au bas d'une pièce à laquelle
je n'ai aucune 'part. L'affaire a été discutée en mon
absence, et il n'a été question dans la commission que
de la compétence. Ces messieurs disent que la sentence
et les motifs n'ont point été soumis à leurs délibéra-
tions. J'incline cependant à croire que, du côté du tri-
bunal ecclésiastique , tout a été régulier. »
Un élève du séminaire , qui fut plus tard grand
vicaire de Limoges, M. Hervy, a raconté le fait suivant :
(( Au moment du divorce de l'empereur, des journaux
annoncèrent que M. Emery avait pris part au jugement
prononcé par l'officialité diocésaine, que l'on accusait
de bassesse envers l'empereur. Je dis à M. Montagne qu'il
me semblait que M. Émery devait démentir cette impu-
tation calomnieuse.
(( M. Montagne répondit :
(( — Quel bien pourrait-il en résulter? Cette protesta-
tion serait arrêtée par la police , et vous et vos confrères
seriez renvoyés dans vos familles. »
(( Peu de temps après, un jour de grande promenade,
un séminariste, qui avait un peu la police du réfectoire,
me dit :
« — Allez à la table de M. le supérieur. »
« Je m'en excusai, en lui faisant observer que les
anciens n'avaient pas encore mangé avec M. le supé-
rieur; mais il insista, et j'obéis.
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 283
a M. Émery attaqua aussitôt la question du divorce
le l'empereur. Il parla du tribunal de l'officialité diocé-
wiine, érigé brusquement et détruit aussitôt après qu'il
cul rendu la décision qu'on lui demandait. Il exposa
fort longuement les raisons qui avaient été alléguées
pour l'aire prononcer la nullité du mariage de Joséphine.
11 en rejeta plusieurs comme nulles, ainsi le défaut de
consentement de l'empereur.
« Il parla ensuite de la présence du propre prêtre ; il
observa que, si l'on avait soutenu théoriquement que le
grand aumônier était le prêtre de nos rois, on n'avait
jamais suivi ce sentiment dans la pratique, et que tou-
jours le curé de Saint- Germain assistait, en étole, à la
bénédiction nuptiale qui était donnée par le grand aumô-
nier; et il en conclut que le mariage célébré par le cardi-
nal Fesch, en l'absence du curé de la paroisse, était nul.
« Il insista ensuite sur l'incompétence de l'official
pour juger les causes matrimoniales des souverains; il
dit qu'il n'était pas assez indépendant pour être juge, et
que son jugement serait suspect, même dans le cas où la
force de caractère le rendrait inaccessible à la crainte et
à l'ambition; que la morale publique était intéressée à
ne pas laisser au peuple des prétextes pour accuser ses
rois d'adultère , et que ces prétextes étaient inévitables,
quand les causes de divorce étaient livrées au jugement
des simples sujets des souverains. Il ajouta qu'il n'y
avait que le pape, libre dans ses Etats, qui eût assez
S'indépendance pour prononcer des jugements autorisés,
et qu'il avait protesté lui-même contre la compétence de
l'officialité de Paris, sans donner son avis sur le fond de
la question !. »
1 Lettre inédite. M. Émery ne parle pas des pouvoirs illimités
accordés par Pie VII dans celte circonstance à S. E. le cardinal
Fesch.
284 M. EMERY
Le cardinal Fesch ne partageait pas les inquiétudes si
légitimes de M. Émery touchant l'incompétence de l'offi-
cialité diocésaine dans l'affaire dont il était saisi. Il
n'avait pas la notion exacte des droits réservés au saint-
siège dans les causes majeures ; il était disposé à se
passer du concours du pape, dont il contestait l'autorité.
Au mois de juillet 1805 , sur les ordres de l'empereur,
il avait essayé officiellement de faire annuler le mariage
de Jérôme. Ambassadeur à Rome , investi d'une grande
puissance, habile et souple dans ses supplications et
dans ses menaces, il se flattait d'y réussir. Irrité des
résistances qu'il rencontra, il écrivit à l'empereur une
lettre où il révélait sa pensée erronée sur le droit de
résistance au chef de l'Église. Il semblait indiquer déjà
à l'empereur la ligne de conduite qu'il devait suivre
plus tard pour tenter d'obtenir l'annulation de son pre-
mier et légitime mariage.
« Sire,
« Par la lettre que j'ai eu l'honneur d'écrire à Votre
Majesté, le 14 messidor courant, elle aura vu que Sa
Sainteté s'était décidée à renvoyer le courrier avec la
réponse négative sur l'affaire du mariage J... Mais ma
lettre d'étonnement que j'écrivis au secrétaire d'État
suspendit le départ de ce courrier, pour me donner le
temps de répondre au mémoire qu'il m'avait envoyé pour
appuyer leur délibération. Je ne perdis pas un instant,
et quatre jours après j'ai été assez heureux d'adresser
au secrétaire d'État celui que j'ai l'honneur d'envoyer
à Votre Majesté, et je suis fondé à croire qu'ils ne pour-
ront pas se refuser à rendre une justice si bien fondée en
raisons et en autorité.
« Oserais -je prier Votre Majesté de lire entièrement
ce mémoire, qui la mettra bien au fait de l'état de la
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 285
question, et que si l'on s'entête ici à persister dans un
refus, ce procès sera gagné victorieusement en France
par-devant l'archevêque de Paris?
« Je suis avec respect, Sire,
« De Votre Majesté Impériale et Royale ,
« Le très obéissant serviteur,
« Le cardinal Fesgh K
a Rome, le 21 messidor 13« (10 juillet 1805). »
Le cardinal se proposait donc d'en appeler de Rome
à l'archevêque de Paris , dans une affaire dont la solu-
tion appartenait essentiellement au saint-siège. M. Émery
ne pouvait pas approuver cet oubli des principes les plus
certains de la théologie et des droits du Vicaire de Jésus-
Christ.
VIL — L'empereur avait réuni de force à Paris tous
les cardinaux valides qui résidaient à Rome au moment
de l'enlèvement de Pie VII, avec l'espérance de les
dominer soit par la crainte , soit par des promesses qui
flatteraient leur amour -propre, et de s'assurer un rôle
prépondérant dans le prochain conclave, si le pape suc-
combait aux épreuves prolongées de la captivité. Il dota
ces princes de l'Église d'une pension de trente mille
francs, les attira aux fêtes, aux soirées de la cour, et
leur donna des places d'honneur aux offices du dimanche,
dans la chapelle impériale des Tuileries.
Les cardinaux qui résidaient à Paris résolurent, par
un sentiment de haute convenance autant que pour
détourner l'orage d'une terrible persécution, d'assister
à la cérémonie civile du mariage de l'empereur avec
1 Archives nationales, AF. iv, 1694. Cette lettre n'a jamais été
publiée.
286 M. ÉMERY
Marie- Louise, archiduchesse d'Autriche. Ils hésitaient
seulement sur la conduite à tenir à l'égard du mariage
religieux; ils craignaient de consacrer, par leur présence
à l'église, un acte dont ils contestaient la validité.
M. Émery, consulté par le cardinal délia Somaglia, lui
répondit que cette assistance au mariage religieux lui
paraissait licite, prudente , et que son absence, en infli-
geant un blâme implicite, une humiliation publique
à l'empereur, appellerait sur l'Eglise de France en
particulier, peut-être même sur le saint- père, d'inévi-
tables malheurs. Puis, prenant le langage du théolo-
gien , il ajouta qu'il n'était pas permis cependant d'agir
contre sa conscience, et que, si Son Eminence ne croyait
pas en conscience avoir le droit d'assister à la cérémonie
religieuse, elle devait s'en abstenir.
Des rapports infidèles dénaturèrent les sages paroles
de M. Emery ; ils prétendirent qu'il avait donné aux
cardinaux, réunis à Paris, le conseil imprudent de pro-
tester contre le mariage religieux de l'empereur, en
refusant de paraître à la cérémonie. Une telle interpré-
tation de la pensée de M. Emery était contraire à toute
sa conduite dans cette affaire , à toutes ses paroles ; elle
exposait le supérieur et les membres de la compagnie de
Saint-Sulpice à de grands dangers. Le cardinal Fesch,
affligé et ému de cette nouvelle si peu conforme à ses
espérances et aux déclarations de M. Emery, s'empressa
de lui écrire pour avoir une explication de sa conduite,
et le justifier quand le bruit fâcheux de sa résistance
arriverait aux oreilles de l'empereur.
(( Hier au soir, disait le cardinal Fesch, une personne
digne de foi, et dont le témoignage est au-dessus de tout
soupçon , m'a assuré avoir entendu le matin , de ses
propres oreilles, d'un cardinal parlant à elle-même, que
M. Emery avait confirmé ce cardinal dans son opinion
qu'il ne pouvait pas, en conscience, assister au mariage
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 287
de l'empereur. J'ai eu beau assurer à cette personne
que, hier même, à trois heures après midi, M. Émery,
pour la seconde ou troisième fois, m'avait protesté qu'il
était d'une opinion toute contraire, et qu'il pensait que
les cardinaux pouvaient assister à la cérémonie, cette
personne a persisté à soutenir que vous aviez tenu à ce
cardinal un langage entièrement opposé à celui que j'ai
dit avoir entendu de vous. Cette affaire est trop grave
pour qu'elle ne soit pas éclaircie, afin de faire revenir
des personnes qu'on a voulu tromper. Je vous demande
une réponse catégorique et qui ne puisse laisser aucun
doute sur votre manière de penser à cet égard, et sur les
propos qu'on vous attribue d'avoir tenu à ce cardinal.
J'ai besoin de votre réponse aujourd'hui , avant six
heures du soir. »
M. Émery écrivit aussitôt au cardinal délia Somaglia,
qui n'avait pas répété fidèlement ses paroles, la lettre
suivante :
VIII. — (( Votre Eminence voudra bien me permettre
de lui adresser avec simplicité quelques plaintes respec-
tueuses. M*r le cardinal Fesch m'a témoigné savoir, d'une
personne au-dessus de tout soupçon, que j'avais décidé
(jiie MM. les cardinaux ne pouvaient en conscience
assister à la cérémonie du mariage de l'empereur, et
c'est par écrit qu'il me l'a témoigné, et avec un vrai ton
de mécontentement.
(( Un évèque qui est venu me voir m'a assuré que
c'était, vous, Monseigneur, qui aviez instruit M. le car-
dinal Fesch de cette décision, comme l'ayant entendu de
ma bouche.
(( 1° Quand il serait vrai que j'aurais donné cette déci-
I sion, indépendamment de ce que mon avis serait de la
plu-; mince autorité vis-à-vis des cardinaux, Votre Emi-
nence n'a donc pas vu qu'elle m'exposait au plus grand
288 M. ÉMEKY
danger, puisque la colère de l'empereur qui éclaterait
contre les cardinaux refusant d'assister au mariage re-
tomberait ensuite et plus rudement encore sur moi , s'il
venait à connaître que moi, sans mission et sans ca-
ractère, j'ai influé sur ce refus? Quel avantage n€
donnerais -je pas contre moi à mes ennemis, qui m'ob-
servent jour et nuit, dans le dessein de me perdre?
« 2° Ou l'on vous a donc bien mal entendu, ou vous
m'avez bien mal entendu vous-même, quand j'ai eu
l'honneur de répondre à Votre Éminence sur les ques-
tions qu'elle m'a faites à ce sujet. Vous m'avez dit
qu'après avoir fait les recherches les plus exactes, vous
étiez convaincu que vous ne pouviez pas aller au mariage
sans blesser votre conscience.
(( J'ai dû vous dire et je vous ai dit que, dans cette
supposition, vous ne deviez point y assister, parce que
j'étais persuadé comme vous qu'on ne pouvait, qu'on ne
devait jamais agir contre sa conscience, même erronée.
Je suis convenu encore avec Votre Éminence , sui
diverses raisons, qu'il y aurait moins de difficultés à
assister à Pacte civil qu'à l'acte religieux ; il est inutile
d'entrer à ce sujet dans aucun détail.
ce Mais vous ai -je jamais dit que vous ne pouviez er
conscience assister au mariage? Ne vous ai -je pas fait
remarquer les inconvénients sans nombre qui étaien
attachés à votre refus d'assister? Non que les inconvé-
nients soient une raison d'autoriser l'assistance qu
serait , d'ailleurs , illicite ; mais ces inconvénients son
une raison très forte d'examiner le plus attentivemen
qu'il est possible si réellement l'assistance est illicite
et si la conscience qu'on s'est formée à ce sujet n'es
point une conscience erronée. »
M. Emery envoya au cardinal Fesch une copie de si
lettre et la réponse du cardinal délia Somaglia, qui réta
blissait la vérité sur les sentiments qu'il avait exprimés
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 289
IX. — Treize cardinaux refusèrent d'assister au ma-
riage religieux de Napoléon avec l'archiduchesse d'Au-
triche; ils expliquèrent leur absence dans cette adresse
respectueuse à l'empereur :
« Les cardinaux soussignés, frappés de l'indignation
de Votre Majesté impériale et royale , qui leur a été
exprimée par son ministre dans les termes les plus forts,
parce qu'on les a crus coupables de rébellion pour n'être
pas intervenus à la cérémonie religieuse du mariage,
déposent au pied de votre trône cette humble déclara-
tion , par laquelle ils font connaître avec vérité et fran-
chise leurs sentiments infiniment éloignés de cette incul-
pation qu'ils ont tant en horreur.
« Ainsi, ils protestent qu'il n'y a eu ni intrigues, ni
coalition, ni complot d'aucune espèce; que leur opinion
a été le résultat de quelques communications confiden-
tielles et fortuites , qu'ils n'ont jamais eu pour objet les
graves conséquences qui leur ont été manifestées par le
ministre. Ils n'ont point assisté à la susdite cérémonie,
par le seul motif que le pape n'était point intervenu dans
la dissolution du premier mariage.
« Ils déclarent, en outre, qu'ils n'ont jamais eu dans
la pensée, ni de se faire juges, ni de vouloir douter de
la validité delà dissolution du premier mariage, ni delà
légitimité du second, ni de jeter de l'incertitude sur les
droits des enfants qui en naîtront à la succession du
trône.
« Enfin, ils supplient Votre Majesté d'agréer leur
humble et sincère déclaration unie aux sentiments du
profond respect, de l'obéissance et de la soumission qu'ils
ont l'honneur de lui vouer.
« Paris, le 5 avril 1810 1 . »
1 Au tome Ier de ses Mémoires, le cardinal Consalvi explique
autrement son abstention et celle des autres cardinaux qui parta-
II 9
290 M. ÉMERY
Cette déclaration respectueuse des treize cardinaux,
qui ne tranchait pas la question capitale de la validité
du second mariage, ne pouvait pas désarmer la colère
de l'empereur ; il voyait dans leur conduite à son égard
un blâme téméraire et une protestation indirecte d'une
publicité scandaleuse; il leur défendit de porter les
insignes du cardinalat, et les dispersa aux environs de
Paris.
Le cardinal Pacca jugea sévèrement les cardinaux
comblés des faveurs impériales qui , après avoir donné
à Paris, pendant que le pape était captif, le spectacle
d'une vie mondaine, se permirent encore d'assister à la
cérémonie religieuse du mariage de Napoléon. Après avoir
rappelé, avec la grave autorité d'un témoin, les faits
que nous avons racontés et les solennelles paroles de
Pie VII déclarant que Joséphine était l'épouse légitime
du prince, il s'exprime ainsi dans ses Mémoires :
« D'après une déclaration si solennelle de la part
d'un pontife religieux comme l'était Pie VII, comment
les cardinaux pouvaient -ils prendre part à une affaire
d'une si haute importance sans une nouvelle déclaration
du même pontife? Ils ne pouvaient trouver aucun motif
de sécurité , ni dans le procès mystérieux qui avait été
fait secrètement, ni dans la décision d'un petit nombre
gesrient son sentiment. « On prétendait, écrit Consnlvi , que le
mariage précédent avec Joséphine avait été dissous, quant au lien
sacramentel, par une sentence de l'ofticialité de Paris, confirmée
par l'officialité métropolitaine, déclarant nulle la première union.
Treize cardinaux, au nombre desquels j'étais, trouvèrent cette
procédure illégale et illégitime. Il ne voulait pas même, écrit-il,
assister au mariage civil, « parce que cet acte donnait lieu de
« regarder comme brisé légitimement le lien précédent... Ne pas
« assister à la célébration de son mariage, c'était protester ofti-
« ciellement et canoniquement. »
Or, dans la déclaration que nous venons de citer, Consalvi
déclare qu'il n'a jamais eu la pensée de douter de la validité de
la dissolution du premier mariage, ni de la légitimité du second.
ET L'EGLISE DE FRANCE 291
de piètres, sujets de l'empereur, qui composaient le tri-
bunal de la soi-disant officialité de Paris; parce que cette
décision ne pouvait être opposée à ce que les cardinaux
avaient entendu de la bouche même du chef suprême
de l'Église. »
Quelques séminaristes demandés par le cardinal Fesch
assistèrent à la cérémonie. Avant leur départ, M. Émery
les réunit , leur donna des conseils appropriés à la cir-
constance, et leur cita cette parole de saint Fulgence,
à l'entrée triomphale de Théodoric, roi d'Italie :
« Si la splendeur de Rome terrestre est si grande,
quelle doit donc être la beauté de la Jérasalem céleste î
Si, dans cette vie périssable, Dieu environne d'un si
grand éclat les partisans et les amateurs de la vanité ,
quelle gloire et quelle félicité prépare- t-il donc aux
saints dans le ciel ! »
Libre de tout engagement, M. Emery s'abstint d'as-
sister au mariage de l'empereur ; il resta dans la paix
solitaire de sa cellule, méditant sur la fragilité des
honneurs de la terre, sur les épreuves qu'il venait de
subir, se rapprochant tous les jours davantage , par les
progrès de son àme mortifiée , de cette cité céleste dont
le nom revient souvent dans ses lettres, comme un pres-
sentiment de sa fin prochaine et de sa délivrance.
CHAPITRE XIII
NOUVELLES MENACES CONTRE LA COMPAGNIE
I. — Dans le courant de l'année 4804, M. Émer}
ayant reçu de M. de Gourgues, bienfaiteur de la com-
pagnie, un don généreux, avait racheté le parterre et la
maison de l'ancienne propriété d'Issy. Il aimait à revoir
ces lieux; ils lui rappelaient les plus touchants souve-
nirs de sa jeunesse sacerdotale et les traditions de l'an-
cien séminaire frappé avec tant de violence par la tyrannie
de la Révolution ; tout son désir était depuis longtemps
d'installer encore une fois ses confrères et les jeunes
séminaristes dans la maison et dans les jardins, animés
autrefois , sanctifiés par la présence et par les exemples
des premiers directeurs de la compagnie.
Il s'était empressé de faire part de son bonheur à son
ami, l'évèque d'Alais , dans une lettre du 8 février 1804 :
(( Vous paraissez , par suite de votre amitié poui
Saint -Sulpice, mettre quelque intérêt au recouvremenl
de la maison d'Issy. Je crois donc vous faire plaisir er
vous apprenant que l'acquisition de cette maison esl
consommée. Cette acquisition ne comprend que la mai-
son et le parterre. Le parc et la chapelle de Lorett(
n'en font point partie. Nos moyens ne nous ont poin
permis de joindre l'un à l'autre. La Providence nou!
fournira peut-être ce qui nous manque aujourd'hui
Ma transplantation, et l'établissement de notre nouvelli
M. ÉMERY ET L'ÉGLISE DE FRANCE 293
maison tant au spirituel qu'au temporel, absorbent tout
mon temps et me font oublier Descartes et Newton.
« Je viens de faire une retraite dans la maison d'Issy.
J'occupais l'appartement de mes prédécesseurs, que j'ai
rétabli dans son premier état. J'ai dit la messe tous les
jours dans la chapelle de Saint- Sauveur, quoiqu'elle
ne soit pas encore entièrement rétablie. J'allais dans le
clos, avec l'agrément du propriétaire, dire mon chapelet
auprès de la chapelle de Lorette, à la porte qu'on
appelait des Lions.
« Ces réminiscences m'ont donné beaucoup de conso-
lations. Mais les réparations à faire dans la maison sont
en très grand nombre , quoique chacune ne soit pas
considérable. Le parterre avait disparu, et n'offrait plus
qu'un jardin potager; la plupart des arbres étaient
abattus. J'ai, fait rétablir toutes les allées telles qu'elles
étaient, replanter les charmilles et le même nombre
d'arbres. J'ai fait placer dans la bibliothèque autant de
livres qu'elle en contenait auparavant. »
Privé encore de la consolation de prier dans la cha-
pelle de Lorette , dont le prix d'achat dépassait de beau-
coup ses modestes ressources, M. Emery voulait cepen-
dant réveiller, entretenir dans le cœur des séminaristes
une dévotion filiale à la sainte Vierge. Il se souvint que
saint François de Paule avait fait honorer la sainte
Vierge sous le vocable de Notre-Dame de Toutes-Grâces,
et que MM. Olier et Bretonvilliers aimaient à donner ce
nom dans leurs prières à la mère de Jésus- Christ.
Secondé par des séminaristes animés d'un excellent
esprit et d'un grand désir de témoigner leurs sentiments
de religion envers la sainte Vierge, il fit construire une
i humble chapelle provisoire dans le jardin où il venait
de s'installer, et la plaça sous la protection de Notre-
Dame de Toutes- Grâces; il attendait sans impatience
I le jour qui lui semblait, hélas! bien éloigné, où la Pro-
294 M. ÉMERY
vidence lui permettrait d'entrer en possession de la cha-
pelle de Lorette.
(( Nous sommes donc à Issy, écrivait M. Émery au
père Grivel, le 31 avril 1808, point encore de chapelle
de Lorette ; mais nous avons dans le jardin de M. Pvégnier
une chapelle dédiée à la sainte Vierge, sous le nom de
Notre-Dame de Toutes -Grâces. Saint François de Paule
avait fait honorer la sainte Vierge sous ce nom dans
l'église des Bons - Hommes de Chaillot. J'ai vu, dans les
vies de MM. Olier et de Bretonvilliers , qu'ils avaient su
gré à saint François d'avoir eu cette pensée, et qu'ils
allaient fréquemment visiter cette église des Bons-
Hommes. On a pillé, on a détruit l'église; mais le titre
de Notre-Dame de Toutes -Grâces était tombé par
terre; je l'ai ramassé et je l'ai pris. N'ai -je pas bien
fait? Et croyez -vous que la nation me prendra pour un
voleur? »
Il vint là, dans cet oratoire improvisé en 1808, quand
il fut nommé membre du conseil supérieur de l'Univer-
sité; et après avoir longtemps prié la sainte Vierge, il
prit l'engagement secret de réserver tous les ans son
traitement de conseiller pour le rachat de la maison où
M. Olier avait placé le berceau de la compagnie. En
sortant des longues séances du conseil supérieur de
l'Université, il rentrait lentement au séminaire, comp-
tait ses jetons de présence , et disait à son vieil ami ,
M. Garnier :
« Voilà tant de gagné aujourd'hui pour la sainte
Vierge. »
Il put réaliser une partie de ses espérances vers la fin
de l'année 1809, et faire déjà l'acquisition du jardin
potager d'Issy , du cabinet où Bossuet et Fénelon avaient
tenu leurs célèbres conférences sur le quiétisme, et
enfin de la maison de M. Olier.
ET L*È61#ISfi DE FRANCE 295
II. — Son dernier vœu était de recouvrer la chapelle
tde Lorette, afin de laisser en mourant ce pieux sou-
venir de ses pères à la reconnaissance de ses succes-
seurs :
«. Nos messieurs, écrivait M. Émery à l'évoque d'Alais
le <) février 1811, consentent qu'en emploie trente mille
livres à l'acquisition; mais ils ne croient pas que l'on
doive aller au delà. Il m'est possible, tant de mon patri-
■■• moine que de mes revenus de conseiller, d'ajouter qua-
torze mille livres. Je désirerais l'acquisition, principale-
ment pour rétablir la chapelle de Lorette, et je la désire
1° par respect pour la mémoire de mes prédécesseurs
à qui cette chapelle était si chère; 2° pour témoigner à
la sainte Vierge notre reconnaissance de ce qu'elle a fait,
car ce n'est qu'à sa protection singulière que nou^
devons notre existence, qui, quoique telle quelle, me
parait miraculeuse : 3° pour mériter la continuation de
•cette protection.
n II est singulièrement désagréable pour moi d'être
la dupe et la victime de la grossièreté et de l'avidité d'un
mercenaire : je passerais sur cette considération ; mais
on me fait entendre que ce n'est pas le plus grand bien ;
qu'avec quatorze mille francs je peux faire un plus grand
bien que ne sera le rétablissement de cette chapelle,
dont peut-être moi et Saint- Sulpice profiteront fort
peu.
« Mon cœur va à l'acquisition ; mais la considération
précédente me retient. Cependant, dans quatre ou cinq
jours il faut que cela soit décidé. Vous êtes sape, vous
êtes désintéressé, vous connaissez les avantages et |éfl
désavantages. Décidez- moi pour la plus grande gloire
de Dieu, pour le plus grand bien de Saint -Sulpice. »
M. Emery craignait de voir cette maison de Lorette,
devenue la propriété d'un plombier enrichi, tenace et
très intéressé, démolie ou affectée à d'autres usages; il
290 M. ÉMERY
voulait à tout prix la sauver de la destruction sacrilège
et la conserver avec les souvenirs de M. Olier. Le conseil
de la compagnie hésitait devant la dépense, et tout en
craignant de déplaire à M. Émery, qui avait à un si
haut degré l'esprit de ses pères, l'amour le plus tendre
pour les souvenirs aimés de ses prédécesseurs , il n'osait
pas encourager son pieux dessein. M. de Bausset estimait
qu'il serait téméraire, compromettant, d'assumer la res-
ponsabilité d'un avis touchant l'avenir de Lorette ; néan-
moins , après de longues tergiversations , il conseilla
hardiment à son ami de réaliser son pieux projet.
« In verbo tuo laxabo rete, lui répond joyeusement
M. Émery le 3 mars 1811 ; puisque vous pensez que je
dois le faire j'achèterai le clos. Ce clos valant trente
mille francs, si j'en donne quarante-quatre mille, ce
sera quatorze mille francs que j'aurai donnés pour la
conservation de Lorette. Ce sera un sacrifice fait à la
sainte Vierge et à la mémoire de mes prédécesseurs.
Ces quatorze mille francs , je les aurais employés à une
bonne œuvre. J'étais sulement inquiet de savoir si la
première devait l'emporter sur toute autre. Vous an-
noncez, en me parlant du manuscrit de Bossuet, que
vous ferez bientôt un petit voyage à Paris. Oh ! que nous
avons de choses à dire qui ne se disent qu'en conver-
sation ! »
Heureux de rentrer enfin dans la maison de ses pères,
M. Émery signa le contrat de vente, remit la somme
convenue à M. Blin, le propriétaire intéressé de la
maison de Lorette, qui réalisait une bonne affaire, et
s'occupa aussitôt, avec un empressement plein de can^
deur, de réparer la maison et ses dépendances. Il refit
le parc, installa des jeux de balle, rétablit les anciennes
allées, restaura la chapelle avec le secours de la Provi-
dence et de ses propres économies.
ET L'ÉGLISE DE Fit ANCE 297
III. — Cependant la colère capricieuse de l'empereur
menaçait encore une fois la compagnie. Les jansénistes
et les constitutionnels, ayant appris que M. Emery avait
refusé de signer les conclusions de la commission ecclé-
siastique et de l'officialité diocésaine touchant le mariage
le Napoléon et la nomination illégitime de Maury à l'ar-
chevêché de Paris, s'empressèrent de réveiller de nou-
veau l'inimitié dangereuse de Fouché.
« Je vois avec peine, disait Bonaparte au cardinal
Fesch dans un moment de mauvaise humeur, que vous
écrasez les constitutionnels ; vous ne les traitez pas de la
même manière que les anticonstitutionnels. Cependant
les uns sont bien plus nos amis et ceux de l'Etat qu'une
partie des autres. Méfiez -vous beaucoup des sulpiciens ;
je vous le répète , ces hommes ne sont attachés ni à
l'État ni à la religion ; ce sont des intrigants. »
M. Emery fit part de ses craintes au cardinal Fesch,
qu'il n'avait jamais cessé de considérer comme le pro-
tecteur désintéressé de la compagnie et du séminaire
auprès de l'empereur ; il lui démasqua le dessein, formé
par ses ennemis, de faire transférer le séminaire Saint-
Sulpice de la rue du Pot-de-Fer, où il était à peine ins-
tallé après de longs sacrifices, de longs ennuis, soit au
collège d'Harcourt, soit dans l'abbaye de Sainte -Gene-
viève, soit enfin à Saint-Nicolas-du-Chardonnet. Il
discutait ces hypothèses, démontrait l'impossibilité ma-
térielle de s'établir dans ces vieux bâtiments ; ils avaient
eu des destinations différentes sous les règnes précé-
dents, et ils ne se prêtaient pas facilement aux exi-
gences d'une maison consacrée à la formation des jeunes
clercs. Il suppliait enfin le cardinal de considérer son
grand âge, ses infirmités, d'écouter son affection long-
temps éprouvée pour Saint- Sulpice, et de détourner
l'empereur d'un projet qui troublait cruellement sa
vieillesse en compromettant les plus graves intérêts.
298 M. ÉMERY
M. Émery cherchait le repos et ne le trouvait pas.
Lorsqu'il fut obligé de passer de la rue Notre-Dame-des-
Ghamps à la rue du Pot -de -Fer, il se croyait enfin à la
dernière étape de son voyage.
(( J'espère bien, disait-il, ne sortir d'ici que pour
entrer dans la maison étemelle, où il n'y aura pas un
clou à planter. »
Mais la Providence ne voulait pas lui donner sur la
terre le repos si longtemps attendu, et le 27 mars 4810
il recevait du ministre des cultes la lettre suivante, qui
faisait évanouir d'une manière cruelle ses dernières
espérances.
IV. — (( Monsieur, toutes les associations ecclésiastiques
d'hommes , non autorisées depuis la Révolution , ont été
déclarées dissoutes par le décret du 3 messidor an XII.
Dans ce nombre se trouvait comprise l'association des
sulpiciens, ayant pour fondateur M. Olier.
(( Quoique les membres de cette association, sous le
simple titre de séminaire, ne fassent point de vœux,
quoiqu'ils n'aient point de costume particulier, cepen-
dant il est de fait qu'ils se reconnaissent et qu'ils corres-
pondent entre eux comme formant une société, qu'ils
ont des règlements communs.
ce Sa Majesté m'a donné les ordres les plus formels
pour que la loi ait, à l'égard de cette société, son effet
comme pour toutes les autres. Je dois donc prendre le
même mode d'exécution pour que la dissolution soit
opérée et constatée. Je vous demande en conséquence ,
comme supérieur de cette association , de m'envoyer :
1° un état nominatif des membres de l'association des
sulpiciens; 2° le lieu de leur résidence; 3° le lieu de
leur naissance; 4° leur âge, au moins par approxima-
tion ; 5° les noms de ceux qui , ayant annoncé la vocation
pour entrer dans cette société, ont été admis aux tra-
ET I/Ér.LlSE DE FRANCE 299
vaux ou aux épreuves préparatoires; (>° l'état des mai-
sons ou biens-fonds , s'il en est, qui appartiennent à la
société, quoiqu'ils puissent être sous des noms particu-
liers.
« Je vous invite à m'envoyer ces états le plus tôt pos-
sible, et je dois en même temps vous notifier que les
rapports qui caractérisent votre association mettraient,
s'ils étaient continués, les membres qui la composent
en état de désobéissance formelle à la loi. »
M. Émery se trouvait ainsi sous le coup de deux
menaces: l'une visait le séminaire, l'autre compromet-
tait l'existence même de la compagnie. Si profonde que
fût la tristesse de ce vaillant serviteur de Dieu en se
voyant condamné à être encore une fois le témoin
impuissant de la ruine des œuvres qu'il avait tant
aimées, il ne perdit ni son sang-froid ni son courage;
après avoir mis sa confiance dans la Providence, qui
n'avait jamais cessé de le protéger aux moments les plus
difficiles de sa vie, il prépara son plan de défense avec la
sagacité et la prudence chrétienne qui marquent toutes
ses actions.
Gagner du temps, laisser au cardinal Fesch le soin
de le défendre au moment opportun , tel était le parti le
plus sage. M. Émery s'empressa de l'adopter.
Il adressa au cardinal Fesch un mémoire détaillé
sur l'organisation , l'état et l'objet précis de la compa-
gnie, en insistant sur les arguments susceptibles de
mériter l'attention bienveillante de l'empereur el de
l'éclairer.
oc On ne saurait trop répéter, écrit M. Emery, que
l'association de Saint- Sulpice, surtout dans les circons-
tances, ne forme pas une congrégation proprement dite,
ni même un corps en vigueur; que les anciens membres
de l'association ont bien voulu, pour rendre service aux
évêques, reprendre leurs premières fonctions; qu'ils
300 M. ÉMERY
n'ont aucun engagement entre eux , ni avec l'ancien
supérieur ; que le supérieur ne s'est servi de son ancienne
qualité que pour leur être un point de ralliement, pour
les indiquer aux évéques qui les demanderaient; qu'il
ne fait à leur égard que l'office de conseiller et d'ami ;
que si quelques ecclésiastiques ont témoigné du goût
pour remplir les fonctions de directeurs de séminaire, et
qu'il les ait crus propres, tout a consisté de sa part à les
instruire sur la manière dont ils devaient remplir leur
vocation; que les sujets qui sont en très petit nombre
se retirent quand ils veulent; que, quand les membres
de l'association travaillent dans un séminaire, c'est
l'évêque du diocèse qui est leur supérieur proprement
dit, et que leurs relations avec le chef de l'association
consiste à recevoir des encouragements , des consolations
et des conseils.
« Il ne vaut pas la peine de faire aucun éclat pour
dissoudre cette petite association. Les ressources qui ont
aidé à la faire subsister s'épuisent ; son chef a soixante-
dix -huit ans, il y a tout lieu de craindre qu'à sa mort
elle ne se dissipe d'elle-même. La moitié des archevêques
et des évèques de France ont été élevés dans des sémi-
naires de Saint -Sulpice; ils en connaissent bien la doc-
trine, l'empereur peut s'en informer, et puisqu'il est
très content de ces évèques , sa satisfaction doit s'étendre
à ceux qui les ont formés, dans le sens que la doctrine
de ces derniers ne doit pas lui être suspecte. »
Après avoir développé ces arguments, M. Émery
signalait au cardinal Fesch les ennemis secrets de la
compagnie, ces jansénistes qui n'avaient jamais par-
donné à Saint-Sulpice sa fidélité inébranlable à la doc-
trine catholique, sa soumission constante aux évèques,
son respect pour les traditions séculaires de l'Église de
France.
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 301
V. — Les jours s'écoulaient sans amener dans la vie
de la compagnie les changements redoutés ; mais, comme
il était question d'installer le séminaire dans les anciens
bâtiments de l'école normale, M. Émery en visita l'in-
térieur et les détails avec un soin minutieux. Le direc-
teur de l'école n'avait pas reçu l'ordre de changer de
maison ; il ignorait les intentions du gouvernement à
cet égard. M. Émery en informa le cardinal Fesch , et
lui communiqua ses tristes impressions par cette lettre
du 23 février 1810 :
oc Je me suis informé auprès du chef de l'école nor-
male où devait être placée cette école après que nous
y serions installés, puisqu'elle ne devait pas l'être au
collège d'Harcourt, que le gouvernement avait acheté
pour elle. Il m'a répondu qu'il n'en savait rien. J'ai été
ce matin voir le collège, qui renferme deux grands corps
de logis et une assez grande cour. Une partie considé-
rable a été abattue , ainsi que la chapelle et la biblio-
thèque. Tout me parait très peu disposé pour un sémi-
naire : de petits escaliers, point de corridors. Il faudrait
nécessairement y faire de très grands changements.
L'architecte a évalué à six ou sept cent mille francs la
dépense qu'il fallait faire pour y loger l'École normale.
« J'ignore pour quelle cause on a abandonné le des-
sein qu'on avait de l'y loger. Votre Altesse m'a dit, je
crois, que l'empereur voulait que le séminaire y fiit
établi dans six semaines. Cela est parfaitement impossible,
à moins qu'on ne veuille loger les séminaristes comme
on loge dans un hôtel garni. Un déplacement au milieu
d'une année entraînerait une dissipation et une perte de
temps qui devraient faire regarder l'année comme perdue.
11 en a beaucoup coûté à ces jeunes gens pour s'arranger
dans leurs chambres. Un nouvel arrangement leurdevien-
draitfort à charge, et je prévois qu'un très grand nombre
se retirerait.
302 M. ÉMERY
(( Je vous avoue qu'une transmigration serait pour
moi une véritable calamité. J'ai tout fait et tout sacrifié
pour former l'établissement qui existe. Depuis que la
maison a été achetée, il n'y a point d'années où je n'aie
fait beaucoup pour l'adapter aux usages d'un séminaire :
elle l'est parfaitement aujourd'hui; elle est établie sous
le nom de séminaire de Saint- Sulpice , nom qu'il n'est
point possible de conserver ailleurs. C'est à ce nom qu'elle
doit tout ce qu'elle est; car, sans cela, il n'y aurait pas
quinze séminaristes.
(( Indépendamment de cette considération, je ne sais
si j'aurais assez de force et de courage pour suffire à
tous les embarras d'un nouvel établissement. Je suis
sur la fin de ma carrière, où j'aurais besoin d'un peu
de repos.
(( Mais Votre Altesse fera ce qu'elle jugera plus
utile au diocèse de Paris; je me prêterai avec les miens
autant que je pourrai. Il est vraiment désagréable, au
souverain degré, de se donner des peines et des embarras
extrêmes pour former un établissement qu'on est menacé
d'abandonner d'un moment à l'autre.
« Vous savez, Monseigneur, que nous ne tenons qu'à
un fil , que sans les bontés et la protection de Votre Al-
tesse nous serions déjà détruits. Le parti dominant ne
peut pas nous souffrir, et il prévaudra tôt ou tard. L'em-
pereur s'est expliqué, il n'y a pas .longtemps, d'une
manière très peu favorable sur notre compte à une per-
sonne de qui je le tiens. »
L'affection et l'autorité du cardinal Fesch triomphèrent
encore une fois de la malveillance persistante des jansé-
ûites, si nombreux dans les bureaux du ministère de la
police. M. Émery commençait à croire que Dieu avait
exaucé ses prières et qu'il pourrait continuer, en se
faisant oublier des hommes, l'œuvre toujours ébranlée
de M. Olier. Mais la police de Fouché veillait. On avait
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 303
saisi et fait passer sous les yeux de l'empereur une lettre
de M. lïmery à l'abbé de Lacoste -Beau fort, chanoine
théologal de Cahors, dans laquelle il racontait les
épreuves qu'il avait subies , les dangers qui avaient me-
nacé la compagnie, et ses craintes trop légitimes sur
l'avenir de sa maison.
« II est très sérieusement question, écrivait M. Emery,
de transporter le séminaire de Saint- Sulpice dans les
bâtiments de Saint -Nicolas, qu'on commence à rétablir
dans ce dessein. Un arrêté voulait que la translation eut
lieu le 1er mai, mais l'impossibilité a opposé un autre
arrêté auquel on obéit toujours. Il est même très difficile
que cette translation puisse s'exécuter au commencement
de l'année prochaine. On suppose une translation entière,
ce qui entraine celle du maître aussi bien que celle des
élèves , et c'est encore beaucoup , car on en veut au nom
et aux personnes. Celles-ci essuient une attaque directe,
en tant qu'on soupçonne qu'elle forme corps, et vous
voyez par les nouvelles que la haine du corps et des
corporations se conserve dans toute sa force. J'espère
cependant encore du bénéfice du temps et surtout de la
protection des saints patrons et supérieurs. J'espère que
nous pourrons procurer une niche à votre statue de
Notre-Dame du Mont-Carmel sans vous mettre à contri-
bution. Quoique vous ayez trois ans de plus que moi, je
peux fort bien vous précéder; mais, comme le contraire
est possible, si vous faites quelques dispositions pieuses,
destinez- moi quelques cent livres que j'emploierai en
œuvres pies dans l'établissement d'Issy, le seul monu-
ment à Paris qui, avec la maison de Yaugirard , rappelle
l'ancien Saint- Sulpice. Je prends des mesures pour être
conservé dans le cas même où nous n'aurions plus de
séminaire ; mais l'état des choses ne peut pas durer avec
violence; le gouvernement peut changer, et le bras de
Dieu n'est pas raccourci. »
304 M. ÉMERY
M. Émery soulageait ainsi librement son âme dans
une conversation écrite, pleine d'abandon familier, avec
un vieil ami, sans arrière -pensée d'opposition politique
au gouvernement, dont il n'avait pas cependant à faire
l'éloge. La police ne fut pas de cet avis.
Le ministre des cultes fit un rapport à l'empereur sur
la lettre de M. Émery, qui venait d'être interceptée; il
en discutait tous les points, et qualifiait très sévèrement
ce passage : Le gouvernement 'peut changer, et le bras
de Dieu n'est pas raccourci, et il concluait ainsi :
« M. Émery est réellement à la tête des études ecclé-
siastiques. La plupart des évèques, et même les plus
recommandables, ont été élevés à Saint -Sulpice ; ils ont
en lui une très grande confiance, il a refusé d'être
évêque, ce qui le met à cet égard sur leur ligne, mais il
est au-dessus de chacun d'eux par sa grande influence
sur le clergé. Il s'est rendu utile et s'est montré avec
de bons principes dans le temps du rétablissement du
culte, ce qui a encore ajouté beaucoup à sa considéra-
tion. Il est d'ailleurs très propre à maintenir les mœurs
et le meilleur ordre pour les études d'un séminaire et
la préparation aux fonctions sacerdotales.
« Votre Majesté a reconnu qu'il pouvait être utile et
lui a donné dans l'université un grade élevé.
« Son Altesse M?r le cardinal Fesch a cru également
utile au bien de votre service de le ménager beaucoup ,
pour joindre cette influence à la sienne propre et multi-
plier ainsi les moyens de mieux seconder Votre Majesté.
« Mais je ne puis dissimuler que M. Émery n'avait
pas, avant les affaires de Rome, des idées ultramontaines.
Je crois qu'il est fort opposé au nouvel ordre de choses ,
que cela tient aux principes qu'il s'est formés, et qu'il en
reviendrait d'autant moins qu'il craindrait de compro-
mettre son ascendant.
« Le plan que je me proposais de présenter à Votre
ET L'ÉGLISE DE FRANCE SOS
Majesté à son égard était d'exiger de lui une déclaration
par écrit de sa soumission pleine et entière au décret qui
supprime sa société, et de détendre en même temps aux
membres connus de sa société toute correspondance entre
eux sous peine d'être déclarés incapables d'enseigner,
d'être renvoyés dans leurs diocèses et privés de toutes
pensions.
« Depuis la lettre, je ne peux plus rien proposer,
M. Émery a besoin de toute l'indulgence de Votre Ma-
jesté.
« Le comte Bigot de Préameneu.
« Paris, 31 mai 1810.
(( Je joins l'état nominatif que M. Émery m'a en-
voyé »
1 Archives nationales . AF, rv.
État nominatif demandé par Mgr le ministre des cultes des anciens membres de l'association (
Sulpice qui sont actuellement employés à la direction des séminaires, et de ceux qui, ayant an
la vocation pour entrer dans cette société, ont été admis aux travaux des premiers, avec l'âge, 1
la résidence et de la naissance des premiers, demandé aussi par Son Excellence.
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ET L'ÉGLISE DE FRANGE 307
Cette première lettre avait indisposé l'empereur à
l'égard de Saint -Sulpice. Une seconde lettre écrite par
un séminariste sans défiance et d'une imagination trop
vive, interceptée par ia police, à ce moment critique de
[.'existence du séminaire, provoqua de la part de l'em-
pereur une explosion de colère et d'irritation violente
qui se termina par un ordre d'expulsion immédiate de
M. Émery.
VI. — Le jeune élève qui faisait naître involontai-
rement cette tempête, emporté par son imagination
sans mesure et par des craintes exagérées, oubliait ce
que Bonaparte avait fait pour relever la religion et
rendre à la France ses ministres et ses autels. Il traçait
un tableau lamentable des ravages de l'impiété en France,
en Espagne, en Allemagne, en Italie; il décrivait la
frayeur, le découragement des fidèles, la torpeur des
évoques, la captivité du pape , la terreur des séminaristes
qui n'osaient pas persévérer dans l'épreuve d'une voca-
tion pleine de tant de périls , la conspiration des princes
et des peuples contre la religion de Jésus-Christ; il ter-
minait sa lettre en déclarant qu'il était impossible au
plus habile politique de trouver un moyen humain de
sauver le pays, tombé dans un état désespéré.
(( Vous me dites, écrivait ce jeune séminariste, (pie
votre pays ne fournit aucune nouvelle ; il n'en est pas
de même du nôtre, qui nous en fournit continuellement,
et de bien mauvaises. La ruine de la religion et de ses
ministres, on n'entend pas parler d'autre chose. On ne
bêul plus se dissimuler cette terrible vérité; partout
le découragement et la terreur. Ce n'est pas seulement
en France que l'impiété fait ses ravages; elle les étend
sur l'Espagne, sur l'Italie et sur l'Allemagne. C'est une
conspiration générale en Europe de proscrire la religion
de Jésus-Christ. Si Dieu ne nous regarde en sa miséri-
308 M. ÉMERY
corde, avant qu'il soit deux ans il n'y aura plus aucune
trace du culte public, et les peuples seront ce qu'ils
voudront être ; tout semble tendre à ce but déplorable.
On ne fait plus mystère des plans concertés et suivis avec
méthode : on les apprend dans les conversations , on les
lit dans les ouvrages périodiques. Le zèle des premiers
pasteurs , ou refroidi ou enchaîné , n'oppose aucune
digue à ce torrent qui va bientôt tout engloutir. Il faut
que nos crimes soient bien grands pour nous avoir attiré
de si épouvantables fléaux. Il y a apparence qu'on nous
laissera finir l'année dans notre maison. On travaille à
toute force à réparer le séminaire de Saint- Nicolas, dont
on avait d'abord suspendu les travaux. On ne croit pas
que nos messieurs soient appelés à diriger ce nouveau
séminaire. Leur compagnie est détruite en haine des
bons principes qu'elle a toujours professés. Qui mettra-
t-on à leur place? Vraisemblablement des hommes d'une
doctrine moderne, et qui soient propres à égarer : car
on ne cherche pas autre chose... On ne voit aucun moyen
humain de rétablir tant soit peu les affaires de l'Eglise.
Il faut un prodige du ciel : sans contredit, nous ne Je
méritons pas. Aucun des évêques nommés n'a l'espoir
d'aller dans son siège, à moins qu'il ne veuille y aller
contre l'autorité légitime, ce qu'il ne faut pas présumer.
Le saint -père ne fera pas de pacte au détriment de la
religion dont il est le chef auguste, et qu'il console par
sa patience inaltérable au milieu des maux sans nombre
dont il est accablé , et par sa résignation dont il y a peu
d'exemples. On s'attendait à ce que cette ordination fût
nombreuse, on s'est trompé. Tous nos jeunes gens ont
la terreur dans l'âme; ils redoutent les malheurs atta-
chés à l'état ecclésiastique. D'ailleurs leurs parents, dont
le consentement est nécessaire , et cela d'après de nou-
veaux ordres, les en détournent. »
Cette lettre servait trop bien les desseins perfides des
ET L'ÉGLISE DE FRANGE 309
constitutionnels et des jansénistes, pour passer inaperçue.
Ces malheureux avaient des intelligences dans la police,
ils ne se faisaient pas scrupule d'intercepter les lettres ,
d'épier les démarches du supérieur de Saint- Sulpice,
de chercher par des moyens, souvent les moins honnêtes,
l'occasion de prendre en défaut ses élèves , et de signaler
au ministre de la police, avec un empressement qui
trahissait leurs espérances, les paroles, les actions les
plus propres à provoquer la colère de l'empereur contre
la compagnie.
Sous un gouvernement libéral, le ministre de la police
n'aurait attaché aucune importance à l'imprudence naïve
d'un jeune élève, et jamais il n'aurait eu la pensée
injuste de rendre le supérieur de la maison responsable
des vivacités et des alarmes pieuses d'un subordonné.
Mais le gouvernement était loin d'être favorable à la
liberté.
Désolé de cette imprudence , effrayé des suites
qu'elle pouvait avoir pour le séminaire et la compagnie,
M. Emery écrivit au cardinal Fesch, qui était lui-
même occupé en ce moment de la cérémonie du mariage
de l'empereur ; c'était dans les premiers mois de
l'année 1810.
« Monseigneur, je ne crois pas devoir différer davan-
tage d'envoyer à Votre Altesse une copie de la lettre
que m'a écrite le ministre des cultes. Je n'en ai encore
donné connaissance, comme j'ai eu l'honneur de vous le
dire, qu'à quelques directeurs. J'y joins la copie du
décret concernant la translation du séminaire. Ces deux
objets exigeraient bien quelques éclaircissements. Aussi-
tôt que mon indisposition me permettra de sortir, j'irai
chez Votre Altesse pour avoir son avis et connaître ses
intentions.
(( Il me vient une pensée que je veux communiquer
à Votre Altesse. Je sens parfaitement que dans ces jours
310 M. É.MERY
il est très difficile, sans être cependant impossible, de
parler à l'empereur d'autre chose que de ce qui a rapport
à son mariage. Si la Providence vous donnait un mo-
ment, Votre Altesse ne pourrait-elle pas représenter
à l'empereur qu'il est contre ses intentions que, dans
le temps où l'on ne distribue que des grâces dans tout
l'empire, je sois le seul qu'on ait ordre de tourmenter ;
que, s'il le voulait bien , Votre Altesse dirait de sa part
au ministre des cultes que votre intention est qu'il soit
sursis jusqu'à nouvel ordre à ce qui concerne le sémi-
naire.
« Le ministre me dit que ce qui avait aigri l'empe-
reur, c'était les lettres de quelques séminaristes. J'ai fait
des perquisitions, et je crois que le séminariste qui avait
écrit imprudemment, était un homme de vingt-cinq
à trente ans, qu'il n'était pas au séminaire depuis deux
mois, et qu'il était membre d'une petite société pieuse
que la police a inquiétée.
« Ne serait- il pas injuste d'imputer au séminaire un
délit auquel il n'a aucune part? Je le dirai plus ample-
ment à Votre Altesse quand j'aurai l'honneur de la voir.
Mais je ne crois pas qu'il y ait dans tout l'empire une
maison où l'on parle moins de nouvelles qu'au sémi-
naire. Aucun journal n'y entre, si l'on excepte le Jour-
nal des curés, que l'on m'envoie gratis, et qui n'est lu
que de moi et de deux ou trois prêtres.
« On recommande dans les instructions la subordi-
nation et l'obéissance au souverain; mais jamais on ne
parle aux jeunes gens d'affaires publiques, politiques
ou ecclésiastiques. Il leur est même prescrit de ne point
s'en occuper pendant la récréation, et ils ne le font
jamais. »
Mais aucune considération ne pouvait agir en ce mo-
ment sur l'esprit de l'empereur, ni modifier sa détermi-
nation. Le 13 juin 1810, le ministre des cultes envoyait
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 9 1 i
iiux vicaires généraux de Paris l'ordre formel de faire
sortir du séminaire de Saint-Supiee, transformé en
séminaire diocésain , M. Emery et tous les membres de
la compagnie; d'appeler des directeurs et un supérieur
séculiers, et de s'emparer de la maison, sous la réserve
d'une indemnité qui serait allouée aux personnes inté-
ressées , en attendant le moment où le séminaire pour-
rait être transféré dans d'autres bâtiments choisis, dési-
gnés par le gouvernement.
L'empereur avait dit brusquement, le II juin 1810,
après avoir pris connaissance de la lettre imprudente
écrite par le séminariste :
« Il faut qu'au mois de juillet cette congrégation soit
dissoute et le séminaire détruit. »
L'ordre d'expulsion transmis par le ministre des cultes
aux vicaires généraux de Paris était conçu dans des
termes qui ne permettaient aucune explication :
« Il convient que le séminaire de Saint-Sulpice change
tout à fait de main et de nature; à dater d'après-demain,
il faut qu'il ne soit autre chose qu'un séminaire du dio-
cèse de Paris; qu'il soit organisé en conséquence; qu'on
lui donne un directeur et tous les administrateurs dont
il a besoin ; qu'on n'y emploie aucun sulpicien , et que
M. Emery cesse sur-le-champ d'y remplir aucune fonc-
tion. On doit s'emparer immédiatement de la maison,
qui pourrait être une propriété du domaine, et que du
moins dans le cas on pourrait considérer comme une
propriété publique, puisqu'elle appartient à une congré-
gation. S'il est reconnu qu'elle est une propriété parti-
culière de M. Emery ou de tout autre, on pourra en
payer d'abord les loyers, et la requérir ensuite, sauf
indemnité, comme utile à un service public. Le ministre
des cultes fera connaître dans la journée de demain les
intentions de l'empereur aux grands vicaires de Paris
et à M. Émery. Lorsque le séminaire qu'on prépare sera
312 M. ÉMERY
établi, le séminaire de Saint- Sulpice subsistera comme
petit séminaire.
« Pour copie conforme :
« Le ministre des cultes ,
(( Comte Bigot de Préameneu. »
Le 46 juin 1810, le ministre des cultes informait
ainsi l'empereur de l'application des mesures qui avaient
été prises à l'égard du séminaire de Saint- Sulpice :
« Sire,
oc J'ai l'honneur de rendre compte à Votre Majesté de
l'exécution donnée jusqu'à ce moment à ses ordres con-
cernant le séminaire de Saint- Sulpice.
(( Ces ordres sont du 13; le 14, je le i ai notifiés aux
grands vicaires en leur prescrivant de se réunir sur-le-
champ pour prendre les mesures d'exécution et m'en
informer le lendemain.
(( De mon côté, j'ai été à ce séminaire, ainsi que Votre
Majesté me l'avait prescrit; j'ai témoigné à M. Émery
à quel point Votre Majesté était mécontente du mauvais
esprit qui régnait dans sa maison, au point que les élèves
osaient dans leur correspondance se mêler d'affaires
publiques.
« J'ai reçu hier au soir, des vicaires généraux, une
lettre dont je joins ici la copie. Suivant cette lettre, un
des points principaux est rempli, celui de la sortie de
M. Émery du séminaire. Il lui a été notifié que désor-
mais le séminaire de Saint -Sulpice- n'était autre chose
que le séminaire du diocèse.
« Les grands vicaires demandent le temps absolument
nécessaire pour changer les professeurs. Je veillerai à ce
que ce ne soit pas un moyen dilatoire , et si , contre les
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 313
ordres que j'ai répétés, ce changement est différé, j'en
rendrai compte à Votre Majesté.
« M. Émery m'a déclaré que la maison où est le sémi-
naire lui appartient. Je lui ai dit que j'en examinerais
les titres; que si sa propriété était justifiée, l'intention
de Votre Majesté était de lui donner une indemnité,
Biais que, dans tous les cas, la propriété devait rester au
diocèse pour cause d'utilité publique.
« Paris, 16 juin 1810.
(( Le comte Bigot de Préameneu. »
Voici la lettre des vicaires généraux à Son Excellence
le ministre des cultes :
« Nous avons communiqué à M. Émery la lettre de
Votre Excellence et les ordres de Sa Majesté relatifs au
séminaire. Il va cesser ses fonctions et s'absenter du
séminaire. Nous étions d'avance persuadés, Monsei-
gneur, de son obéissance, nécessairement mêlée cette
fois d'une affliction que son grand âge et ses longs ser-
vices ne pouvaient que lui rendre très amère.
(( Le séminaire de Paris n'est plus autre chose, Mon-
seigneur, selon le vœu de Sa Majesté, que le séminaire
du diocèse.
« Puisque les volontés prononcées de l'empereur
éloignent de cette maison les anciens membres de la
compagnie de Saint -Sulpice , nous ne les compterons
pas, Monseigneur, dans la nouvelle organisation; mais
nous pensons que la sagesse et la bonté de Sa Majesté
nous autorisent à prendre, après la retraite de M. Emery,
le temps absolument nécessaire pour remplacer les sul-
piciens par d'autres ecclésiastiques qui, au talent de
l'enseignement, joignent le goût de la vie sérieuse et
assidue d'un séminaire, et à qui nous puissions confier
9*
314 M. ÉMERY
sagement , utilement et honorablement pour nous-
mêmes, le séminaire de la capitale, centre des jeunes
élèves de talent de tous les diocèses.
« Paris, 15 juin 1810.
« Les vicaires généra%ix dit diocèse de Paris : Legeas ,
d'Astros, Jalabert1. »
M. Émery perdit sa dernière espérance ; invité à tran-
cher la question de propriété de la maison occupée par
le séminaire de la rue du Pot-de-Fer, il fit cette réponse :
VIL — c( Votre Excellence désire savoir le prix de la
maison qu'occupe le séminaire. Elle a pu voir, par le
contrat de vente qui a été sous ses yeux, que le prix est
de cent mille francs. Les réparations et les construc-
tions qui ont été nécessaires pour la rendre propre à
l'usage auquel elle était destinée ont coûté au moins
vingt mille francs. Je ne parle pas des frais de contrat
et d'enregistrement.
(( Votre Excellence me demande si l'argent employé
à l'acquisition ne provient point en tout ou en partie
de la pieuse libéralité des fidèles qui auraient voulu
ainsi , et sous mon nom , coopérer à une œuvre dont
l'objet était de fournir des ministres pour la religion.
(( Je réponds nettement, et dans toute la sincérité de
mon cœur, qu'il n'en est rien. Vous pouvez vous rappe-
ler ce que j'ai dit à ce sujet dans une lettre précédente,
et je suis prêt à entrer avec vous, si vous le désirez,
dans les détails les plus satisfaisants.
(( J'ai reçu de temps en temps quelque argent pour
payer la pension de pauvres ecclésiastiques ; mais tout
a été employé à cet usage.
1 Archives nationales, AF, ivf 1047.
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 315
(( Votre Excellence désire encore savoir les condi-
tions auxquelles je consentirais à la vente, et si je
veux traiter de gré à gré ou attendre la réquisition qui
me serait faite. J'ai l'honneur de répondre à Votre
Excellence que je désire traiter avec elle de gré à gré,
I et qu'elle sera maîtresse des conditions.
(( Il me suffit de savoir que l'intention de l'empereur
[ est que je renonce à la propriété de la maison. Sa
Majesté me trouvera toujours disposé à faire ce qui est
en mon pouvoir, et que je croirai lui être agréable.
Elle m'a comblé de bonté dans tous les temps. Je ne
peux pas oublier qu'elle m'a offert successivement les
trois évêchés d'Arras, de Troyes et d'Autun, et que,
quand il a été question de nommer des conseillers de
l'Université, elle a daigné, de son propre mouvement,
jeter les yeux sur moi.
ce Elle me traita encore avec beaucoup d'affabilité
Tannée dernière, dans l'audience qu'elle voulut bien
m'accorder à Fontainebleau. Je lui dois une grande
reconnaissance, et je ne peux qu'être douloureusement
affecté de ce que, depuis cette époque, on a travaillé à
me perdre dans son esprit. C'est apparemment en me
i faisant passer comme un ultramontain forcené... »
M. Emery était trop sage et trop chrétien pour faire
une opposition systématique au gouvernement, et oublier
les témoignages de confiance particulière, d'estime, de
respect, qu'il avait reçus de l'empereur.
L'heure de la séparation était venue. M. Émery ras-
sembla la communauté, déjà profondément émue par
I les premiers bruits de la douloureuse nouvelle, dans la
salle des exercices à l'heure de la lecture spirituelle;
il exposa et commenta avec une émotion profonde, et
d'une voix tremblante, les paroles d'adieu suprême de
saint Paul aux premiers chrétiens qu'il avait engen-
drés à la foi , et qui avaient reçu les premières ten-
316 M. ÉMERY
dresses de son àme. Il parla longuement de son dévoue-
ment à l'Eglise romaine, de la fidélité à la règle, du soin
qu'il aurait de leur donner des professeurs soumis sans
réserve à l'autorité de l'Église, malgré les difficultés
élevées par la haine des méchants, de la nécessité de
rester inébranlables dans la fidélité d'une obéissance
absolue et filiale à tous les enseignements émanés du
saint -siège, et leur promit que sa pensée serait toujours
au milieu d'eux.
Rien de plus touchant que cette scène. Ce grand vieil-
lard qui avait blanchi dans les combats pour la défense
de l'Église et la conservation de l'œuvre immortelle de
ses pères, le cœur déchiré, les yeux pleins de larmes,
interrompu dans ses adieux par les sanglots de ses
enfants, à la veille de paraître devant Dieu, donnait à
tous les siens, d'une voix émue, les derniers accents
de sa tendresse et les suprêmes conseils d'un cœur
rempli de l'esprit d'en haut.
Mais laissons parler un témoin , l'abbé de Mazenod ,
qui fut plus tard évêque de Marseille.
ce Nous étions tous émus jusqu'aux larmes. L'avant-
quart sonna pendant qu'il parlait encore. Gosselin ,
exact comme il l'avait toujours été dans ses diverses
fonctions, se levait pour aller sonner. M. Émery s'en
aperçut et l'arrêta en disant ces paroles mémorables
pour un supérieur, qui avait présidé depuis tant d'an-
nées à un si grand nombre d'exercices de la commu-
nauté : « C'est la première fois que je passe l'heure et
« que j'interromps l'ordre du règlement, et ce sera la
ce dernière. » Il acheva ce qu'il avait à nous dire, et
on l'écoutait encore. L'émotion était à son comble. On
était dans une sorte de perplexité. Chacun sentait qu'il
manquait quelque chose à cette scène attendrissante.
Ceux qui étaient à mes côtés me pressaient de prendre
la parole. Teysserre , entre autres , me disait : « Parlez
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 317
« donc au nom de nous tous. » J'en sentais moi-même
le besoin.
« C'est alors que, me levant, je lui exprimai vivement
les sentiments que tous les cœurs me dictaient. Je luj
donnai le doux nom de père, et je lui protestai, inter-
prète de tous mes condisciples, que tous ses enfants
seraient dignes de leur père dans les temps difficiles où
nous nous trouvions.
« Je finis en le suppliant de nous bénir tous avant de
nous quitter. La scène fut courte, mais excessivement
touchante. A ces derniers mots, toute la communauté,
directeurs et élèves, se prosterne, et le saint vieillard,
ému jusqu'au fond de l'àme et presque troublé, car il
fut sur le point de se mettre à genoux comme nous ,
leva les mains au ciel et nous bénit, d
La douleur de ces adieux, exprimés avec cette simpli-
cité touchante par un des fils les plus aimés de M. Emery,
nous fait connaître l'esprit paternel du séminaire et la
tendresse filiale des élèves pour leur supérieur.
M. Émery se retira à Issy. En arrivant dans cette
maison tranquille, il s'agenouilla aux pieds de Notre-
Dame de Toutes -Grâces, et confia à la bonne Vierge,
qui n'avait jamais cessé de le protéger, ses douleurs, ses
épreuves et ses espérances.
(( Dans la tempête que nous éprouvons, disait cet
homme de Dieu , toute ma confiance est dans la sainte
Vierge, la mère Agnès, M. Olier, ses successeurs et
tous les patrons du séminaire. »
Son âme, éprouvée par de si grandes tristesses, trou-
vait un refuge assuré et plein de consolations spiri-
tuelles dans un commerce plus intime avec les saints
protecteurs de l'œuvre persécutée de M. Olier : il atten-
dait sans découragement des jours meilleurs.
CHAPITRE XIV
LE DERNIER COMBAT
I. — Malgré son départ de Paris et son exil passager
dans la maison d'Issy, M. Émery n'avait pas cessé d'as-
sister régulièrement aux séances du conseil de l'arche-
vêché et du conseil supérieur de l'université de France.
Souvent, à l'occasion de ses fréquents voyages à Paris,
après la disgrâce de Fouché, dont il n'avait plus à
craindre le ressentiment implacable, il faisait de courtes
apparitions au séminaire Saint -Sulpice et bénissait ses
enfants.
Au 1er janvier 1811 , M. Émery se présenta chez l'em-
pereur avec tous les membres du conseil supérieur de
l'université, convoqués pour offrir au chef de l'État l'ex-
pression de leurs sentiments de fidélité et leurs hom-
mages. Les délégués de l'archevêché de Paris et des
grands corps de la nation assistaient à cette cérémonie.
Dans cette imposante assemblée, deux hommes appe-
laient principalement l'attention de l'empereur, qui avait
tout préparé pour l'éclat d'une manifestation : c'étaient
l'abbé d'Astros et M. Émery.
L'abbé d'Astros, vicaire général de Paris, neveu de
Portalis, l'ancien ministre des cultes, n'était pas un
homme hostile au gouvernement de l'empereur; il avait
les idées sages de conciliation et de prudence commandées
par la gravité exceptionnelle des circonstances dans
lesquelles se trouvait alors l'Église de France, et encore
M. ÉMERY ET L'ÉGLISE DE FRANCE 319
qu'il fut attaché aux anciennes maximes de l'Église
gallicane, il avait voué un respect profond , un dévoue-
ment sans bornes au successeur de Pierre. Il n'était pas
seulement un homme de foi, d'une doctrine irréprochable
et d'une piété touchante, il était aussi avant tout un
caractère inébranlable. Là était le secret de sa force et
de son autorité.
Obligé par ses fonctions de haranguer le cardinal
Maury, le jour où, malgré la défense du saint -siège, ce
prince de l'Église avait pris en vertu d'une simple délé-
gation capitulaire le gouvernement de l'église de Paris,
l'abbé d'Astros évita la banalité des éloges de circon-
stances, et rappelant à M. Maury les jours lointains où
il avait mérité les faveurs du saint-siège par son dévoue-
ment courageux à la cause de l'Église, il lui fit cette
brève harangue :
• (( Il n'est personne, Monseigneur, qui ne se rappelle
en ce moment avec quelle éloquence et quel courage
vous avez défendu, dans Je temps, la cause de la religion
et du clergé. »
Un autre jour, le cardinal Maury présenta l'abbé
d'Astros et ses collègues à quelques amis, en disant :
«. Voici mes grands vicaires.
— Votre Epiinence se trompe, répondit froidement
M. d'Astros; ce sont les grands vicaires du chapitre, et
non les siens. »
L'empereur connaissait ces dispositions d'esprit de
l'abbé d'Astros, son opposition incessante au cardinal
Maury, devenu sa créature, et l'imprudence provocante
dont il s'était rendu coupable à ses yeux en publiant un
bref pontifical , daté du 18 décembre 1810, contre l'ad-
ministration illicite du cardinal Maury.
L'empereur voulait témoigner hautement son irritation
contre l'abbé d'Astros. La scène était prévue, et le mo-
ment était choisi.
320 M. ÉMERY
Il passe rapidement devant les sénateurs , les généraux,
les officiers, les délégués des grands corps de l'État, et
va droit au cardinal Maury :
« Où sont vos grands vicaires?
— Sire, voilà mon frère, voilà M. Jalabert, voilà
M. d'Astros.
— Avant tout, Monsieur, dit vivement l'empereur en
interpellant M. d'Astros, il faut être Français; c'est le
moyen d'être en même temps bon chrétien. La doctrine
de Bossuet, voilà le seul guide qu'on doive suivre; avec
lui on est sûr de ne pas s'égarer. J'entends que l'on
professe les libertés de l'Église gallicane. Il y a autant
de distance de la religion de Bossuet à celle de Gré-
goire VII, que du ciel à l'enfer. Je sais, Monsieur, que
vous êtes en opposition avec les mesures que ma politique
prescrit. Vous êtes l'homme de mon empire qui m'êtes
le plus suspect.
(( Du reste (mettant la main sur la garde de son
épée), j'ai le glaive à mes côtés, et prenez garde à
vous ! »
Ce même jour, l'empereur, qui avait d'abord résolu de
se débarrasser de l'abbé d'Astros en le faisant fusiller, se
rendit à une sage observation de M. Begnault de Saint-
Jean -d'Angély, et se contenta de le faire enfermer au
donjon de Vincennes, où il resta jusqu'à la fin de
l'empire.
Le duc de Bovigo, chargé d'exécuter les ordres de
l'empereur, dit à l'abbé d'Astros d'un ton railleur :
a Ah ! ah ! vous voudriez bien être martyr, mais vous
ne le serez pas. »
Après avoir soulagé sa colère et joué son rôle, l'em-
pereur continua de parcourir les rangs de l'assemblée ,
en gardant le silence. Il cherchait M. Émery. Il aimait
les contrastes violents, et il voulait opposer à son indi-
gnation contre l'abbé d'Astros sa sympathie éphémère
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 32!
et de circonstance pour le vénérable supérieur de Saint-
Sulpice. Il s'approcha de lui et lui dit en souriant :
a Avez-vous quatre-vingts ans?
— Sire, j'en approche de près, car j'en ai soixante-
dix-neuf.
— Eh bien, je vous souhaite dix ans de plus. »
M. Émery, qui n'attachait pas grande importance à ce
témoignage inattendu d'une bienveillance capricieuse,
s'inclina, et de retour dans sa chère maison de Saint-
Sulpice il dit en riant à son vieil ami M. Garnier :
ce L'empereur m'a fait une civilité qu'il n'a faite au-
jourd'hui à personne ; il m'a souhaité non pas une
bonne année, mais dix bonnes années; je crains bien
que ses souhaits ne me soient pas heureux et ne me
portent malheur. »
« Le premier jour de l'an, écrit M. Emery à M. de
Bausset, à la faveur de votre accoutrement, j'ai paru
à l'audience. L'empereur a parlé très vivement à M. d'As-
tros. Ce jour-là même, il a été arrêté. Ses papiers ont
été saisis, et il a été enfermé à Vincennes. J'arrête beau-
coup de circonstances. Le chapitre a eu ordre de s'as-
sembler hier, et de le destituer. Mais croiriez- vous que,
dans cette même audience, le meilleur de vos serviteurs
a été gracieuse, et qu'on lui a souhaité encore dix ans
de vie?
(( L'on m'a dit que ce qui retarde la distribution des
prix décennaux, c'est que l'empereur a trouvé mauvais
qu'on n'eût point parlé du Génie du christianisme. La
classe première a répondu qu'on ne savait pas à quelle
classe rapporter cet ouvrage. L'empereur n'a point été
satisfait de cette réponse, et la classe est occupée de faire
un rapport sur l'ouvrage *. »
Le châtiment et l'exil de l'abbé d'Astros n'étaient pas
i Du 4 janvier 1811.
322 M É.MERY
une leçon suffisante aux yeux de l'empereur; il attendait
une réparation plus éclatante. Le cardinal Maury, tou-
jours empressé à flatter le souverain, se proposait d'ap-
prouver et de justifier publiquement par une adresse
capitulaire la conduite impérieuse et les exigences cou-
pables de l'empereur dans ses derniers démêlés avec
l'auguste prisonnier de Savone.
Ni l'empereur ni M. Émery n'estimaient le caractère
versatile du cardinal Maury.
Il avait l'ambition d'écarter le cardinal Fesch, en se
prévalant du titre usurpé d'archevêque de Paris, et de
baptiser lui-même le jeune roi de Rome.
« C'est mon droit, disait-ii un jour à M. Emery.
— Si vous étiez vraiment archevêque de Paris, ré-
pondit le supérieur de Saint- Sulpice, je n'aurais rien
à dire; mais vous, qui ne tenez votre nomination que
de l'empereur, qui peut la révoquer quand il lui plaira,
vous croyez l'emporter sur le cardinal Fesch, oncle de cet
enfant, et sur l'empereur lui-même, qui ne veut pas que
ce soit vous ! »
Le cardinal Maury persista dans sa résolution; mais,
congédié par l'empereur, il laissa paraître sa mauvaise
humeur, et déclara que sa dignité offensée ne lui per-
mettait pas d'assister au baptême.
(( Eh bien! répondit l'empereur, n'y assistez pas; nous
pouvons bien nous passer de vous. »
II. — Le cardinal Maury avait invité ses chanoines à
exprimer, dans une adresse qui devait être lue en séance
publique, leur opinion sur la conduite du saint- siège
contraire aux prétentions schismatiques du nouvel arche-
vêque de Paris, et leurs sentiments à l'égard du sou-
verain. Le projet d'adresse, rédigé par M. Maury lui-
même, contenait des assertions contraires aux maximes
fondamentales de l'Église et aux prérogatives essentielles
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 323
du saint-siège. Elle avait été écartée, après un débat
prolongé où le chapitre avait entendu la protestation
indignée et savante de M. Émery.
Le cardinal Maury avait semblé d'abord s'incliner
devant la volonté du chapitre , et accepter l'adresse mo-
difiée dans un sens orthodoxe.
Mais il avait une autre pensée.
Trois jours après cette réunion préparatoire, le 6 jan-
vier, le chapitre métropolitain réuni aux Tuileries se
présentait devant l'empereur pour lui exprimer haute-
ment l'hommage de sa fidélité. A ce moment, le cardinal
Maury, substituant vivement l'adresse dont il était l'au-
teur à l'adresse corrigée par le chapitre, s'approcha de
M. Jalabert, vicaire général de Paris, et lui remit en
présence de l'empereur, du grand aumônier, du ministre
des cultes et de tous ses confrères, la pièce qu'il devait
lire immédiatement à haute voix au nom du chapitre
métropolitain. M. Jalabert n'eut pas le temps d'examiner
l'adresse qu'on lui présentait, et qui aurait dû être cor-
rigée conformément au dernier vote capitulaire. Il était
trop tard pour éviter le piège. Il fit cette lecture et dissi-
mula le trouble qu'il éprouvait, en se voyant obligé
d'exprimer des sentiments qu'il avait réprouvés, con-
damnés l.
« Messieurs, répondit l'empereur, je suis satisfait de
l'exposition des principes du chapitre de Paris. Il est
dans les miens de maintenir les droits de ma couronne.
Je veux que la dignité de mon trône et l'indépendance
de la nation ne puissent être compromises dans mes
i Ce fait, contredit par M. Poujoulal dans son Histoire du cardi*
nal Maury, a été établi parles témoignages les plus respectables.
Il est affirmé par M. Émery, par If. Gantier, qui connaissait
tous les détails de cette séance, et par le vénéré M. Gosselin, qui
avait entendu le récit de cette triste affaire, des lèvres mêmes de
If. Jalabert.
324 M. ÉMERY
relations avec le pape. Après la cérémonie du sacre,
Pie VII s'en est allé avec un vif ressentiment contre moi ;
j'en connais les motifs. Le premier était relatif aux pro-
positions du clergé en 4682. Le pape, se trouvant avec
moi, me montra une lettre de Louis XIV qui promettait
de ne point ordonner l'exécution de sa déclaration sur les
quatre articles. Le pape voulait que je lui en donnasse
une semblable, promettant qu'elle serait secrète. La
seconde cause du ressentiment du pape vient de ce qu'il
n'a pu obtenir la concession de la Romagne.
« Cependant un tel état de choses ne saurait durer.
Le pape me prend -il donc pour un des rois fainéants ou
imbéciles que subjugua Grégoire VII? Je veux savoir où
j'en suis, où l'on prétend me mener, et à quel point l'on
veut s'arrêter. Si le pape fait la promesse solennelle de
ne rien faire contre les quatre articles de 1682, qu'il
retourne à Rome, qu'il vienne à Paris, qu'il choisisse
un autre point de l'empire ; cette liberté lui est donnée
par le sénatus- consulte.
ce Si saint Pierre revenait au monde, ce n'est pas à
Rome qu'il irait. Il a quitté Antioche, il a préféré Rome
à Jérusalem, parce que Rome était la première des capi-
tales et le séjour des empereurs, comme l'est aujourd'hui
Paris. Qu'il fasse d'ailleurs ce qu'il voudra avec les puis-
sances étrangères, je ne m'en mêle pas. Il trouvera en
Autriche les mêmes principes de liberté, ou même de
plus étendus. Mais chaque puissance fait ce qui paraît le
mieux lui convenir... »
Rappelant ensuite ses derniers démêlés avec le pape ,
à l'occasion de l'institution canonique des évêques, l'em-
pereur exprimait ainsi ses résolutions :
« A l'égard des institutions canoniques, puisque le
pape s'est obstiné à ne pas exécuter le Concordat, je peux
et je dois dans les circonstances actuelles y renoncer.
Voilà, Messieurs du chapi+re, quels sont mes principes;
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 325
faites-les connaître à vos curés. Ils sont tous à l'avantage
de la religion , et je ne m'en écarterai jamais *. »
III. — Si pénible que fut l'étonnement de M. Jalabert,
le M. Émery et des membres du chapitre métropolitain
de Paris, en entendant la lecture de l'adresse substituée
secrètement à la dernière heure par la ruse du cardinal
Maury à l'expression vraie de leurs sentiments, il leur
fut impossible d'élever une protestation publique.
La réponse brève, saccadée, autoritaire de Napoléon
à l'adresse dont il avait inspiré les idées principales ne
permettait d'ailleurs que le silence et la douleur de la
résignation.
M. Émery se félicita d'avoir protesté hautement dans
la commission, et d'avoir refusé de donner sa signature
à une déclaration qui devait affliger profondément
Pie VII dans les épreuves déjà si douloureuses de sa
captivité.
Quelques jours après avoir fait cet accueil gracieux
à M. Émery, l'empereur lui donna de nouveau un témoi-
gnage inattendu de l'estime qu'il faisait de son autorité
sur le clergé de France et de la valeur de ses décisions
en matière de droit canon et de théologie.
Napoléon n'était pas encore satisfait des réponses de la
dernière commission ecclésiastique; il cherchait avec
anxiété, dans sa pensée inquiète, troublée, le moyen de
8'aflïanchir de l'intervention du saint-siège, dans la
nomination des évèques de son choix.
Il forma une nouvelle commission composée des arche-
vêques et évèques de Lyon, de Paris, de Tours, de Ma-
tines, d'Évreux, de Nantes, de Trêves, et de M. Emery,
conseiller de l'Université.
M. Émery connaissait la gravité des questions que ce
1 Audience du dimanche G janvier 1811.
11
10
326 M. ÉMERY
conseil serait appelé à résoudre, la responsabilité qu'il
devrait assumer aux yeux de l'Église et de la France, et
les desseins souvent manifestés de l'empereur. Il écrivit
au ministre des cultes pour le remercier de l'honneur
qu'il voulait bien lui faire, en l'appelant à siéirer dans
une assemblée composée des plus grands dignitaires
ecclésiastiques de l'empire. Il le priait, au nom de la
dignité des évéques membres du conseil, au nom des
traditions de l'ancien clergé, de ne pas permettre qu'un
simple prêtre fût appelé à se prononcer dans les affaires
si graves soumises à la haute sagesse des membres les
plus illustres de l'épiscopat.
(( Si Votre Excellence, écrivait M. Émery, avait le
temps d'écouter mes raisons, je crois qu'elle ne les dé-
sapprouverait pas ; mais, dans ie moment présent, je lui
en exposerai une : c'est que je crois qu'un simple
prêtre, tel que je suis, est déplacé dans une assemblée
d'évèques , et qu'il est contre tous les anciens usages de
l'y appeler. Je viens de vérifier, dans les procès- verbaux
du clergé, que dans toutes les assemblées extraordinaires
où l'on convoquait les évèques qui étaient dans la capitale
pour délibérer sur des matières de religion, on n'appelait
que des évéques et on ne leur associait aucun théologien.
Quelle figure un prêtre seul ferait-il dans ces assemblées?
Si Votre Excellence juge dans sa sagesse que je ne peux
me dispenser d'assister à l'assemblée, elle trouvera bon
que, par respect pour les évèques, je m'abstienne de
toute voix délibérative et que je n'aie que la voix consul-
tative, c'est-à-dire que je fournisse sur les matières qui
seraient mises en délibération les lumières et les docu-
ments que mes études et mon expérience peuvent im
mettre dans le cas de donner, quand je serai requis de 1(
faire. »
Mais sa demande ne fut pas exaucée.
« Demain jeudi, écrit M. Émery à M. de Bausset, st
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 32"
réuniront les membres de la commission présidée par
M. le cardinal Fesch, chez le ministre des cultes, pour
Intendre une communication. Ils se rassembleront dans
la suite chez le cardinal. J'ai reçu l'invitation. J'ai fait
ce que j'ai pu pour décliner. Indépendamment d'une
autre considération, mon travail sur Descaries et Leibniz
ta prodigieusement souffrir, et eu vérité je crois que
je sers mieux la religion par ce travail que je ne la
servirai dans cette commission qu'on appelle aujourd'hui
le Conseil du clergé.
« Je crains d'accepter, je crains de refuser. Mais j'ai
fait une observation singulière : c'est que dans toutes
les assemblées d'évèques tenues extraordinairement
pour cause de religion, on n'y a jamais appelé de théo-
logiens. »
IV. — Les instructions données à la commission par
le ministre des cultes rappelaient les griefs de l'empereur
contre le pape prisonnier et désarmé. Napoléon n'avait
pas réuni ses évêques pour connaître leur sentiment sui-
des questions dogmatiques discutées librement par des
théologiens indépendants ; il leur demandait la confirma-
tion solennelle et la justification de sa conduite à l'égard
de Pie VII. C'est bien ce qui ressort de la lecture de ce
document qui leur fut présenté :
INTRODUCTION
a 1° Son Altesse éminentissime le cardinal Fesch ,
grand aumônier de l'empire, archevêque de Lyon; Son
Éminence le cardinal Maury, archevêque de Paris ; Son
Éminence le cardinal Caselli, évoque de Parme; M. le
comte de Barrai , archevêque de Tours ; M. le comte de
Pradt, archevêque de Malines; M. le baron Bourlier,
328 M. ÉMERY
évêque d'Évreux; M. le baron Duvoisin, évèque de
Nantes; M. le baron de Manny, évêque de Trêves, et le
sieur Émery, conseiller de l'Université impériale, ont
été convoqués par ordre de Sa Majesté pour lui servir de
conseil. C'est comme attachés à sa personne et aux intérêts
de son peuple, dont ils sont les principaux pasteurs,
qu'elle les a réunis dans sa capitale, afin que, dans les
circonstances actuelles , ils lui tracent la marche la plus
conforme aux conciles et aux usages de l'Église.
(( Le pape a fait un acte d évêque universel à l'époque
du rétablissement des cultes en France. Il a été autorisé
à cet acte par les circonstances extraordinaires où se
trouvait l'Église gallicane, et par l'autorisation formelle
de l'empereur. L'autorisation même de l'empereur n'au-
rait pas rendu suffisant le pouvoir du pape pour ren-
verser la juridiction épiscopale' de toute une contrée, si
on ne s'était pas trouvé dans des circonstances uniques ;
sans quoi ce serait poser en principe que le pape, in-
fluençant un prince faible, pourrait culbuter l'épiscopat
de tout un empire.
(( Les prétentions du pape d'être reconnu comme
évêque universel ont donc été constamment rejetées par
l'empereur ; mais le pape, s'autorisant de ce cas extraor-
dinaire et unique dans l'Église, a, depuis le Concordat,
agi comme s'il avait un pouvoir absolu sur l'épiscopat.
Il devient donc indispensable de poser de nouvelles
limites entre les prétentions du pape et l'indépendance
de toutes les nations. Ces limites sont toutes posées par
les conciles et par les quatre propositions du clergé de
l'Église gallicane.
« Le pape les ayant constamment méconnues depuis
le Concordat, Sa Majesté a pris le parti d'interrompre
toute communication avec le pape, jusqu'à ce qu'il ait
prêté serment de ne jamais rien faire contre les quatre
propositions de l'Église gallicane , arrêtées dans l'assem-
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 329
blée de 1682. En effet, le pape avait agi contre ces prin-
cipes lorsque, communiquant le Concordat au consis-
toire des cardinaux , il a été mis des réticences qui sont
autant de germes de troubles, et les évèques de France
ont reconnu qu'elles étaient contraires à leurs principes.
« Depuis, le pape a lancé des bulles d'excommunica-
tion pour des affaires temporelles, et en cela il a été
contre les premiers principes de la religion, et notam-
ment contre ceux de l'Église gallicane, qui ne reconnaît
point le droit d'excommunier les souverains.
ce Lors du Concordat , l'esprit de la cour de Rome se
fit voir : au lieu d'établir dès lors les chapitres comme
nécessaires pour l'ordre hiérarchique, il n'y en est fait
mention que comme d'une institution dont on pourrait
se passer, et qui ne serait point dotée. On présuma que
les évèques resteraient sans chapitre , qu'ils en seraient
d'autant plus faibles, et que, pendant les vacances, le
pape gouvernerait les diocèses par ses délégués.
(( Cette doctrine est pareillement démontrée par le
bref du pape aux chapitres de Florence, de Paris, d'Asti,
brefs qui interdisent aux chapitres l'exercice de leur
autorité, en leur défendant de la déléguer. Les chapitres
ont repoussé de si étranges prétentions.
« Le chapitre de Milan lui-même, quoique ne faisant
pas partie de l'Église gallicane, aussitôt que le bruit a
commencé à se répandre de la conduite du pape contre
les chapitres, comme il a vu que la vacance du siège
métropolitain depuis plus d'un an faisait le plus grand
tort au temporel et au spirituel de ce diocèse, a été au-
devant de la tentative de pareilles entreprises, en s'adres-
sant à Sa Majesté pour l'assurer que les prétentions du
pape seraient universellement rejetées comme contraires
aux prérogatives des chapitres et au droit de l'épiscopat
institué par Jésus -Christ.
ce Le pape a institué par son bref du 30 novembre 1810
330 M. ÉMERY
le cardinal di Pietro, son fondé de pouvoirs en France,
en lui donnant tous ceux à l'effet de pourvoir aux
besoins de l'Eglise. Il a ainsi voulu introduire une juri-
diction contraire aux principes qui régissent cette Eglise.
Les principes du pape et sa conduite prouvent qu'il veut
faire de la France ce qu'il a fait de l'Allemagne , la gou-
verner par un vicaire apostolique, à peu près comme
en Hollande et dans les pays où la religion n'est pas
tolérée, et où les princes n'auraient pas voulu tolérer
l'épiscopat.
(( Le droit d'institution des évêques a été accordé aux
papes par François Ier et par l'empereur, à condition
qu'ils institueraient les personnes nommées par les sou-
verains. Le pape ayant violé ce Concordat synallagma-
tique, l'empereur a bien voulu imiter Louis XIV dans
sa longanimité; mais le pape s'y étant opposé, ce que
n'avait pas fait Innocent XII , a rendu vain et inutile ce
moyen ; dès lors il n'est plus suffisant pour assurer la
paix de l'Église. C'est ce qui a déterminé l'empereur à
déclarer qu'il ne souffrirait plus que, dans l'empire, l'in-
stitution des évêques fût donnée par le pape.
« Indépendamment du fait même de la vacance des
principaux sièges de l'empire et du royaume d'Italie,
vacance occasionnée par la conduite du pape à l'égard
des bulles, il a par le même bref, adressé au cardinal
di Pietro, déclaré qu'il ne donnera jamais de bulle aux
évêques nommés. Il ne s'est donc pas borné à annuler
le Concordat; de fait, il a voulu décidément et formel-
lement l'annuler. Aussi deux déterminations ont été
prises par Sa Majesté :
« 1° Aucune communication n'aura lieu, entre ses
sujets et le pape, que celui-ci n'ait posé les limites de
son autorité en reconnaissant celles qui ont été posées
par Jésus -Christ lui-même, c'est-à-dire qu'aux termes
du sénatus-consulte il n'ait juré de ne rien faire en
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 331
France contre les quatre propositions de l'Église galli-
cane, arrêtées dans rassemblée du clergé en 1682 ;
« 2° De ne plus faire dépendre l'existence de l'épis-
copat en France de l'institution canonique du pape,
qui serait ainsi le maître de l'épiscopat.
a Quant aux mesures à prendre pour que l'Eglise ne
soutire pas de cette interruption de communication, et
que les évèques ayant le caractère requis puissent exer-
cer leur juridiction épiscopale, l'empereur s'en rapporte
aux évèques pour lui faire connaître ce qui convient le
mieux, soit qu'on revienne à la Pragmatique de saint
Louis tant regrettée , soit à tout autre usage. »
V. — Consterné» à la lecture de cette déclaration de
guerre au saint-siège, et de cet appel au schisme au
nom de l'indépendance de l'autorité civile, M. Émery
s'empressa d'exprimer au cardinal Fesch son impression
douloureuse, ses craintes pour l'avenir de l'Eglise de
France, et les conséquences lamentables, désastreuses,
des prétentions exprimées par l'empereur.
Le cardinal Fesch, ému des observations judicieuses
de M. Émery, se rendit chez le souverain, lui parla du
danger de faire inutilement des martyrs et de s'engager
dans une persécution sans gloire et sans nécessité. Il le
pressa respectueusement de renoncer à son projet bles-
sant pour les consciences catholiques, et il obtint des
modifications qui laissaient cependant, dans toute sa
hardiesse, la prétention absolue de pourvoir en dehors
du saint-siège aux évéchés vacants.
La pensée de l'empereur était bien , en effet, d'ètiv le
chef de l'Eglise de France, de tenir dans sa main puis-
sante un épiscopat qu'il aurait choisi lui-même, et qui
serait l'instrument docile, toujours soumis, de ses vo-
lontés. Les jansénistes formaient encore en France une
secte intrigante ; elle avait un épiscopat schismatique
332 M. ÉMERY
indépendant de l'autorité du pape, elle encourageait
les prétentions de l'empereur et flattait son désir secret
de domination universelle.
Ils oubliaient qu'il n'appartient pas à quelques évêques
convoqués par un souverain dans l'ordre politique ,
étranger à l'Église, de changer, sans le consentement
et l'avis du successeur de Pierre , un point quelconque
de la discipline générale de l'Eglise, affirmé, établi par
l'usage, les conciles et la tradition.
Ils oubliaient que le successeur de Pierre est revêtu
de la primauté d'honneur et de juridiction sur les
évêques, sur les ministres inférieurs, sur tous les fidèles,
princes et sujets, et qu'il n'est au pouvoir d'aucune
autorité civile sur la terre , quelle que soit d'ailleurs
sa puissance, de s'opposer à l'exercice de cette juridic-
tion et de séparer, par un acte dont la violence éga-
lerait l'injustice, les évêques du pape, de qui ils tiennent
par délégation leur propre juridiction.
Ils oubliaient que le ministère sacré ne peut être
exercé qu'en vertu d'une mission et d'une juridiction
légitime, qu'il n'y a de mission et de juridiction légitime
que celle qui vient de Jésus -Christ et que l'Église con-
fère , et qu'elle seule , à l'exclusion de toute puissance
séculière , a le droit de régler la manière de la conférer.
« Si quelqu'un dit que ceux qui ne sont ni ordonnés
ni envoyés par la puissance ecclésiastique et canonique,
mais viennent d'ailleurs, sont des ministres légitimes
de la parole et des sacrements, qu'il soit anathème. »
Telle est la doctrine du concile de Trente. Les Pères
de ce concile, expliquant ce qu'il faut entendre par puis-
sance canonique, déclarent que le pape seul a le droit,
suivant la discipline établie, de donner aux évêques leur
mission i.
1 Sess. 28, ch. vu. — Sess. 24, de reform., cap. i.
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 333
Aussi, dans un bref célèbre adressé à If. de Loménie,
Pie VI, témoin attristé d'une grande persécution, disait :
« Nous vous recommandons surtout de ne pas avoir
la témérité de conférer l'institution canonique aux nou-
veaux évoques, sous quelque prétexte que ce soit, et de
ne pas affliger l'Église, en lui donnant des ministres
rebelles. C'est au Siège apostolique que ce droit appar-
tient uniquement , d'après les décisions du concile de
Trente. Si quelque évèque , quelque métropolitain se
l'attribue , alors nous serons forcés , en vertu des fonc-
tions apostoliques qui nous sont confiées, de déclarer
schismatiques et ceux qui institueront et ceux qui seront
institués. »
Ce n'était donc pas le vain désir de faire opposition
sans justice, sans raison à l'empereur, en exagérant
d'une manière coupable les droits de la puissance spi-
rituelle, qui inspirait Pie VII, quand il déclarait à
Napoléon que l'institution des évèques n'appartient qu'au
Vicaire de Jésus-Christ. Il défendait la doctrine théolo-
gique, les droits de l'Église, la dignité du sacerdoce,
Tindépendance des âmes , dont la protection lui était
confiée.
VI. — Les cardinaux et les prélats de la commission
ecclésiastique étaient embarrassés. Ils ne voulaient pas
déplaire à l'empereur ; ils craignaient aussi sans doute
de compromettre ou de trahir, par des concessions que
leur conscience réprouvait énergiquement , les droits
de cette Église qu'ils avaient juré de défendre au péril
même de leur vie, le jour de leur consécration.
Ils cherchèrent des moyens détournés et des com-
promis. Ils répondirent qu'ils voyaient dans les brefs
I adressés par Pie VII aux chapitres de Paris, de Florence
,et d'Asti, une preuve affligeante des fausses idées ins-
pirées au pape par des personnes mal instruites des
334 M. ÉMERY
usages et de l'état de l'Église de France ; que ce serail
une sage prévoyance de faire ajouter au Concordat de
l'année 1801 cette clause, que Sa Sainteté donnerait,
dans un temps déterminé , l'institution canonique aïo
évêques nommés par l'empereur; que, ce temps une fois
passé, l'institution canonique serait dévolue au concile
de la province ; que, si le pape ne consentait pas à l'addi-
tion de cette clause, son refus justifierait à la face de
toute l'Église l'abolition du Concordat ; qu'il était de la
plus haute importance de ne pas heurter de front l'opi-
nion publique, qui n'a pas coutume d'être favorable aux
changements et aux innovations; qu'il fallait y préparei
peu à peu les esprits ; que l'Église de France était auto-
risée, en cas de nécessité, à pourvoir elle-même à sa
propre conservation.
Au nombre des évêques membres de la commission
qui signèrent cette réponse si offensante pour le cœui
et la dignité du souverain pontife, nous voyons le car-
dinal Maury.
On aurait pu rappeler à ce prélat , installé à l'arche-
vêché de Paris par la volonté seule de l'empereur, qu<
le 17 novembre 1790, député à l'Assemblée nationale
il avait prononcé en face des révolutionnaires déchaîné
un discours éloquent pour repousser, condamner, flétri
l'acte même qu'il venait de confirmer aujourd'hui d<
sa signature de cardinal.
On devine les souffrances morales de M. Émery à 1
vue de ces lâchetés , et sa tristesse en voyant cet anciei
compagnon d'armes passer à l'ennemi. Tous les dégoût
de la terre devaient remplir son âme et le détacher de 1
vie pour le préparer à mourir.
VII. — Le 17 mars 1811, l'empereur convoqua le
membres de la commission ecclésiastique et les réunit
en audience solennelle , dans une grande salle du palai
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 335
des Tuileries. Il avait le goût de ces manifestations écla-
tantes, il aimait à s'entourer de majesté pour donner
plus d'ampleur et d'étendue à l'expression impérieuse
et aux défis de sa pensée.
M, ÉïWery, emmené presque de force aux Tuileries
par les évèques de Boulogne et de Troyes , que le car-
dinal Fesch avait envoyés au séminaire avant l'audience
pour triompher de s#s résistances, se trouvait là, perdu
au milieu des évéques, des archevêques, des cardinaux,
des conseillers et des grands dignitaires de l'empire.
Leurs vêtements éclatants , parés des décorations et des
insignes fastueux , rappelaient les faveurs impériales et
al tiraient l'attention. Je ne sais si le regard deTalleyrand,
prince de Bénévent, s'arrêta sur M. Émery. Il était là,
lui aussi ; il devait le craindre. S'il était capahle encore
de remords, il devait éviter la vue vengeresse de ce
pauvre vieillard blanchi dans dcglorieux combats, courbé
sous le poids des années et des épreuves, inébranlable
dans la fidélité courageuse de sa foi. Ce prêtre lui repro-
chait, par sa simplicité austère, sa livrée d'aujourd'hui
et sa fortune insolente.
Après une longue attente de deux heures, l'empereur
fît son entrée. Un grand silence succéda aux acclama-
tions retentissantes qui saluèrent son arrivée. Il ouvrit
la séance par un discours violent contre le pape, qu'il
accusa de résister injustement à ses projets. Il énuméra
ses griefs, en les soulignant par des menaces, et il an-
nonça son dessein de convoquer un concile national
pour soustraire Tôpiscopat aux envahissements de l'au-
torité pontificale. Il voulait apprendre enfin à l'Église
de France à se gouverner elle-même, sans recourir à
une puissance étrangère.
Cette puissance osait se permettre encore aujourd'hui
d'excommunier le souverain, qui avait ouvert les portes
des églises et signé le Concordat. Il parla de l'institution
336 M. ÉMERY
canonique refusée aux sujets désignés pour occuper des
sièges vacants en France et dans le royaume d'Italie.
La parole de l'empereur était saccadée , elle trahissait
l'amertume et la violence de sa colère ; il semblait pro-
voquer impunément ceux qui pâlissaient en écoutant sa
harangue et défier un contradicteur d'oser se lever pour
défendre en sa présence l'autorité du pontife qui expiait
à cette heure même son courage apostolique dans les
cruelles douleurs d'une longue captivité.
Les prélats, les évèques et les cardinaux comblés des
faveurs impériales gardaient le silence. Ils n'étaient pas
de la race choisie des confesseurs de la foi. Les grands
dignitaires de l'empire , sceptiques , élevés au pied de
l'échafaud pendant les derniers jours de la Révolution
ou dans le tumulte des camps et des bivouacs, assistaient
à cette scène émouvante et jouissaient en secret de l'hu-
miliation infligée à l'Eglise dans la personne de ses
représentants. Cambacérès et Talleyrand cherchaient un
homme dans les rangs de la commission ecclésiastique,
ils y rencontraient des courtisans.
(c Monsieur Emery, s'écrie l'empereur en interpellant
le supérieur de Saint -Sulpice, que pensez -vous de tout
cela? »
A cette brève interrogation , le silence devint plus
profond , et un frisson de crainte passa sur le front de
tous les assistants.
ce Sire, je ne puis avoir d'autre sentiment sur ce point
que celui qui est contenu dans le catéchisme enseigné
par vos ordres dans toutes les églises de l'empire. On
lit dans plusieurs endroits de ce catéchisme que le
pape est le chef visible de l'Église, à qui tous les fidèles
doivent l'obéissance comme au successeur de saint Pierre,
d'après l'institution même de Jésus- Christ. Or un corps
peut-il se passer de son chef, de celui à qui, de droit
divin , il doit l'obéissance ?
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 337
— Continuez, dit l'empereur.
— On nous oblige en France à soutenir les quatre
articles de la déclaration de 1G82, mais il faut en rece-
voir la doctrine dans son entier; or il est dit aussi, dans
le préambule de cette déclaration , que la primauté de
saint Pierre et des pontifes romains est instituée par
Jésus - Christ , et que tous les chrétiens lui doivent
obéissance.
« De plus , on ajoute que les quatre articles ont été
décrétés pour empêcher que, sous prétexte des libertés
de l'Église gallicane, on ne porte atteinte à cette pri-
mauté.
— Eh bien, répond l'empereur, je ne conteste pas La
puissance spirituelle du pape, puisqu'il l'a reçue de
Jesus-Christ. Mais Jésus-Christ ne lui a pas donné la
puissance temporelle, c'est Charlemagne qui la lui a
donnée ; et moi , comme successeur de Charlemagne, je
veux la lui ôter, parce qu'il ne sait pas en user, et qu'elle
L'empêche d'exercer ses fonctions spirituelles. Monsieur
Émery, qu'avez-vous à dire à cela? »
M. Émery connaissait l'objection. Il l'avait déjà enten-
due à l'audience de Fontainebleau , et il avait répondu
qu'avant Charlemagne le pape avait déjà des Etats tem-
porels.
« Sire, je ne puis avoir là-dessus d'autre sentiment
que celui de Bossuet , dont Votre Majesté respecte avec
raison la grande autorité et qu'elle se plaît à citer sou-
vent. Or ce grand prélat, dans sa défense de la déclara-
tion du clergé de France, soutient expressément que
l'indépendance et la pleine liberté du chef de la religion
sont nécessaires pour le libre exercice de sa suprématie
spirituelle dans l'ordre où se trouvent maintenant éta-
blis les royaumes et les empires, « Nous félicitons, dit
«. l'évèque de Meaux, de sa souveraineté temporelle non
« seulement le Siège apostolique, mais encore l'Église
338 M. ÉMERY
« universelle , et nous souhaitons de toute l'ardeur de
ce nos vœux que cette principauté sacrée demeure saine
« et sauve en toutes manières. »
— Je ne récuse pas l'autorité de Bossuet, réplique
l'empereur ; tout cela était vrai de son temps , où , l'Eu-
rope reconnaissant plusieurs maîtres, il n'était pas con-
venable que le pape fût assujetti à un souverain particu-
lier. Mais quel inconvénient y a-t-il que le pape me soit
assujetti à moi, maintenant que l'Europe ne connaît que
moi seul?
— Sire, Votre Majesté connaît aussi bien que moi
l'histoire des révolutions ; ce qui existe maintenant peut
ne pas toujours exister, et dans ce cas tous les inconvé-
nients prévus par Bossuet pourraient reparaître. Sire,
ajouta M. Émery d'un ton plus grave qui saisit l'assem-
blée, vous allez souvent à la guerre, vous en connaissez
les hasards. Si vous laissez votre fils en bas âge, on
voudra le dépouiller; et le pape, qui a toujours été le
protecteur des faibles, sera peut-être alors son seul
appui.
— Et n'ai -je pas le droit, réplique l'empereur en
passant à un autre sujet , de déclarer au pape que s'il
ne donne pas l'institution canonique aux évèques, dans
un délai déterminé, je passerai outre et je me servirai
d'un concile provincial?
— Jamais , Sire , le pape ne fera cette concession, qui
rendrait illusoire son droit d'institution.
— Vous vouliez donc me faire faire un pas de clerc? »
s'écrie l'empereur en jetant un regard sévère et mépri-
sant sur les membres de la commission.
Puis il lève brusquement la séance et se retire.
Les membres de la commission , effrayés du noble
langage tenu par M. Émery, se pressent auprès de l'em-
pereur; ils lui prodiguent des excuses, des témoignages
d'obéissance, avec le regret profond des paroles témé-
ET L'ÉGLISE DE FRANGE 339
raires de ce vieillard , inconscient de l'inconvenance
hardie de ses réponses.
Ils achevaient la faute de leur silence par une der-
nière lâcheté.
ce Taisez -vous, Messieurs, répliqua l'empereur. Vous
vous trompez, je ne suis pas fâché contre l'abbé Emery.
Il a parlé comme un homme qui connaît et qui possède
bien son sujet. C'est ainsi que je veux que l'on me
parle. »
VU. — Le bruit de cette séance mémorable se répandit
dans toute la France et à l'étranger. Ceux qui avaient
autrefois accusé M. Emery d'avoir autorisé par une
basse complaisance des serments défendus , et ceux qui
le trouvaient téméraire quand il affirmait les vérités fon-
damentales sur l'autorité du successeur de Pierre, lui
prodiguèrent leurs félicitations et les témoignages de
leur admiration. Le cardinal Maury était avec eux.
<l Je savais bien que M. Émery avait beaucoup d'es-
prit, disait Talleyrand en sortant de la séance, mais je
ne croyais pas qu'il en eût autant. Il a l'adresse de dire
franchement la vérité à l'empereur sans lui déplaire, 9
Indifférent à l'éloge et au blâme, toujours sensible
aux avertissements de sa conscience, M. Emery, qui avait
prié la sainte Vierge et invoqué pieusement M. Olier par
une courte prière avant de se rendre à cette séance,
rentra dans sa chambre du séminaire avec le calme
serein d'un homme qui voit de trop près la fin de toute
chose pour s'intéresser encore à la gloire et aux félicita-
tions de ce monde.
(( Voilà donc ce même homme, écrivait M. Émery en
faisant allusion au passé, qui, comme vous savez, a été
suspect et accusé de pusillanimité par tant de personnes
au dedans et au dehors pendant la révolution, le voilà
loué pour son courage par les mêmes personnes qui, pour
340 M. ÉMERY ET L'ÉGLISE DE FRANCE
la plupart, auraient besoin qu'on leur en inspirât1. »
Sa vie publique s'était ainsi écoulée entre deux actes
glorieux pour sa mémoire, qui témoignent avec éclat de
l'ardeur courageuse de sa foi et de son dévouement iné-
branlable à l'Eglise et à la papauté. Supérieur du sémi-
naire Saint- Sulpice , aux premiers jours de la Révolu-
tion , non seulement il avait été l'inspirateur de l'abbé
Maury, mais il avait écrit lui-même des lettres éloquentes
contre la constitution civile du clergé. A la fin de sa vie
il retrouva, sous une autre forme , les mêmes ennemis,
et son dernier acte est encore une parole ferme et une
fîère protestation en faveur du droit sacré du Vicaire de
Jésus- Christ.
Il pouvait désormais fermer les yeux et s'endormir
dans la paix du Seigneur. Sa mémoire était vengée, même
ici -bas et pendant sa vie, d'un injuste soupçon de fai-
blesse complaisante envers les princes de la terre.
(( Peu de temps après, écrit le cardinal Consalvi ,
M. Emery tomba malade, peut-être par l'effort qu'il
avait fait sur lui-même, car il était plus qu'octogénaire,
et bientôt il mourut, heureux de n'avoir pas terminé sa
carrière avant d'arriver à un point si glorieux aux yeux
du monde, et si méritoire pour le ciel 2. »
1 Lettre à M. Nagot du 2 avril 1811.
2 Mémoires du cardinal Consalvi.
CHAPITRE XV
l'heure suprême
I. — L'empereur n'était pas encore satisfait; il avait
pris la résolution de soumettre à un concile national ses
difficultés avec le pape , et d'obtenir enfin du clergé de
France une réponse définitive , conforme à sa volonté de
faire lui-même , en dehors du saint -siège , un épiscopat
dévoué à sa personne et à ses idées.
II. de Bausset soutirait de la goutte dans sa maison de
campagne ; il échappait par son infirmité aux embarras
de ses collègues , appelés par l'empereur à se prononcer
dans les commissions.
Le 15 mars 1811 , M. Emery apprit à M. l'évèque
d'Alais le dessein de l'empereur, et le félicita de l'in-
disposition qui lui permettait d'échapper aux périls des
délibérations.
« Je n'ai qu'un mot à vous dire. Hier, le ministre
des cultes invita tous les membres de la commission à se
rendre chez lui pour entendre une volonté de l'empe-
reur. Cette volonté est d'assembler tous les évèques de
l'empire, du royaume d'Italie et de la confédération, pour
délibérer sur les sujets qui seront proposés par la com-
mission. L'empereur aurait voulu que l'assemblée eût
lieu aussitôt après Pâques. On s'est accordé à dire qu'elle
ne pouvait avoir lieu avant le mois de juin. Savez- vous
qu'il était question d'appeler les chanoines de Saint-
Denis? 0 bienheureuse goutte, vous mériteriez, encore
342 M. ÉMERY
plus que la folie , que quelque Érasme fit votre éloge ! »
A partir de ce moment , M. Émery sentit ses forces
décliner; il se prépara doucement à mourir. Jamais la
vie ne m'a été plus à charge, disait- il à l'évêque
d'Alais.
Il répétait aussi souvent cette parole : C'est un beau
temps pour mourir! Il cherchait et lisait avec plus d'at-
tention, de goût, de recueillement, les ouvrages et les
livres de piété qui traitaient de la mort ; il avait même le
désir de donner sa démission de supérieur général, afin
de ne s'occuper que de son âme et de l'éternité.
Nous retrouvons l'expression de ses pressentiments
dans la lettre paternelle qu'il écrivait, à cette époque,
à un de ses anciens élèves , l'abbé Dorion :
« Oh ! que votre lettre m'a fait de plaisir, mon cher
Dorion! Vous priez, me dites -vous, tous les jours Dieu
pour moi. C'est pour moi une grande consolation. Je
puis donc espérer et croire que vous prierez après ma
mort pour le repos de mon âme, en même temps que
vous lirez ces paroles dites au fond de votre cœur : Oui,
je prierai pour lui , je le promets à Dieu.
« Je vous écris d'Issy , où je fais ma retraite pendant
la semaine sainte suivant mon usage, et je m'y prépare
à la mort. Je me porte assez bien , il est vrai ; mais mon
âge m'avertit que cette mort ne peut pas être éloignée.
Venez donc, mon cher Dorion, si vous voulez me voir
avant ma mort, je vous attends. Vous me dites que vous
pensez sans cesse au séminaire , j'aime à croire que c'est
au séminaire Saint- Sulpice. Il est probable qu'il subsis-
tera encore l'année prochaine. Je viens d'acquérir le
clos de Lorette. On travaille à rétablir la chapelle où
vous aurez la consolation de prier Dieu. Quoiqu'il n'y
ait que les quatre murailles, je commence à y prier
Dieu , et je le prierai dès aujourd'hui pour vous.
« Adieu, mon cher Dorion, je vous embrasse in
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 343
osculo sancto, et je vous renouvelle les assurances de
ma sincère et bien tendre amitié. »
La pensée du concile national que l'empereur voulait
convoquer se présentait sans cesse à son esprit déjà
fatigué. Il avait perdu le sommeil ; il travaillait nuit et
jour à préparer des matériaux pour défendre encore une
fois les droits de l'Église et donner les conseils de sa
longue expérience et de son érudition théologique aux
prélats qui viennent le consulter.
Ce travail excessif précipita sa mort. On était alors au
25 avril 1811.
II. — Il eut souvent, pendant les combats dont sa vie
était faite, le dégoût amer des choses de la terre, et
depuis longtemps son âme, détachée des joies humaines,
s'arrêtait avec amour dans la contemplation des mer-
veilles consolantes du ciel. Il se préparait au départ
suprême, avec la ferme confiance filiale et la joie de
l'exilé qui va revoir sa patrie ; son âme haletante, bles-
sée par l'infini, trouvait des paroles dont l'accent ému
attendrit encore ceux qui ne les ont pas entendues , et
qui peuvent les lire à l'heure de la tentation :
a Est- il donc vrai, disait-il en terminant un discours
de retraite1, que je sois si près du royaume des cieux?
Est- il donc vrai que je n'aie plus qu'un pas à faire, à
tendre la main pour saisir et m'assurer à jamais la cou-
ronne de gloire? Mille grâces vous soient rendues, ô mon
Dieu! C'en est fait, je ne balance plus, le peu que vous
exigez encore de moi je vous l'accorde, je vous le pro-
mets. La pensée du paradis que j'entretiendrai dans mon
cœur sera le garant de ma promesse.
« 0 royaume des cieux ! vous serez donc mon partage ;
ô cité céleste! je serai donc, un jour un de vos citoyen?;
1 Sermon inédit.
344 M. ÉMERY
ô maison de mon Dieu ! séjour des anges et des saints où
mon Dieu se montre à découvert et face à face, vous serez
donc mon habitation éternelle !
a Que mon âme et tout ce qui est en moi bénisse le
Seigneur : Benedic, anima mea, Domino, et omnia
quse intra me sunt , nomini sancto ejus.
« Oh ! mon âme, ne perdez jamais de vue un si grand
bonheur, et répandez -vous en sentiments de joie et de
reconnaissance !
« Que je puisse dire avec le prophète : Hœc recor-
datus sum , et cffudi in me animam meam, quoniam
transibo inlocum tabernaculi admirabilis, usque ad
domum Del.
« Mon âme a soif du Dieu fort, du Dieu vivant; quand
irai -je? quand me présenterai -je devant la face de
Dieu?
(( Mes larmes furent mon pain et le jour et la nuit,
et pendant ce temps on me disait chaque jour : Où est
ton Dieu ?
« Je me suis souvenu , et mon cœur en défaillait, je
me suis souvenu que j'irai au lieu où est l'admirable
sanctuaire, jusque dans la maison de Dieu.
(( Oh ! que la promesse du ciel soit toujours présente
à mon esprit et à mon cœur! qu'elle soit jusqu'à la fin
le principe et la source de ma joie! que je puisse ajouter
avec le prophète , oui , j'ajoute avec lui :
« 0 Jérusalem, si je t'oublie, que ma main droite
devienne inutile.
ce Que ma langue s'attache à mon palais, si je ne me
souviens plus de toi ,
« Si je ne place pas toujours Jérusalem la première
entre mes sujets de joie. »
Ces touchantes paroles qu'il adressait aux prêtres
pour les consoler et les fortifier dans les dures épreuves,
les fatigues , les déboires de leur ministère , il les disait
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 345
souvent à son àme , à mesure qu'il approchait du terme
de la vie.
Sa bonté, qu'il avait su concilier avec une fermeté
inébranlable dans l'accomplissement des devoirs de son
ministère, prenait un caractère particulier de tendresse
paternelle ; elle se révélait de mille manières dans ses
lettres, dans ses entretiens, dans les plus petits détails
de sa vie.
Un jour, pendant qu'il faisait la lecture spirituelle ,
un petit papillon se mit à voltiger et à tournoyer auprès
de la chandelle. M. Émery Péearta doucement, le ramena
sur la table et le couvrit de sa main jusqu'au moment
où il lui rendit la liberté, à la fin de l'exercice. Il n'ai-
mait pas que l'on fit souffrir les animaux. La bonté
modeste avait aussi pour lui un attrait puissant ; il se
plaisait à répéter à ses élèves cette touchante parole :
«Je ferais volontiers cinquante lieues pour m'entretenir
avec un bon cœur. »
Son humilité grandissait avec le détachement profond
et le mépris de la gloire humaine. Un éditeur de Mar-
seille, préoccupé de réaliser quelques bénéfices, eut la
mauvaise pensée d'aiouter au frontispice d'une nouvelle
édition des Examens particuliers de Tronson ces
mots : revu et corrigé par M. Émery. Tout fier de sa
combinaison, il s'empressa d'en envoyer un exemplaire
au supérieur de Saint - Su 1 pi ce. Troublé , indigné
même de la maladresse de l'éditeur, M. Emery se laissa
aller à un violent mouvement de mécontentement.
« Quoi! s'écria-t-il , revu et corrigé par Emery ! Quel
est le sot qui a pu imprimer pareille chose! Emery corri-
ger Tronson ! Et qui est donc ce M. Emery pour oser
corriger Tronson ? »
Il appela M. de Mazenod , et lui donna l'ordre de se
rendre immédiatement chez M. de Portalis avec une
lettre de sa part , pour le prier de faire saisir tous les
340 M. ÉMERY
exemplaires de cette nouvelle édition et d'en défendre
la vente.
Il se préparait ainsi tous les jours davantage , par
une pratique plus sévère de toutes les vertus sacerdo-
tales , à la mort qu'il voyait approcher sans murmures.
La mort le frappa promptement , mais elle ne pouvait
pas le surprendre.
(( Le lundi de la semaine de Quasimodo, écrit M. Gar-
nier il vint le matin dans ma chambre pour me re-
mettre des lettres destinées au séminaire de Baltimore.
Le changement qui paraissait dans ses yeux et dans tout
son visage me fit peur.
(( — Monsieur, m'écriai -je, quels yeux vous avez!
Vous êtes certainement malade. »
(( Ce fut alors qu'il m'avoua que depuis trois mois il
ne dormait plus, et que ce malheureux concile lui donne-
rait la mort. Il sortit néanmoins, ce jour-là, pour aller au
conseil de l'archevêché, fit plusieurs courses à pied dans
Paris, et rentra au séminaire vers quatre heures du soir,
n'ayant encore pris aucune nourriture.
(( Il se mit à table pour dîner; mais, selon sa coutume,
il avait un livre à la main et lisait en mangeant. La nuit
suivante il eut une indigestion, ce qui ne l'empêcha pas
de se lever le matin et de dire la messe à son ordinaire ;
mais, s'étant retiré dans sa chambre après son action de
grâces, il se trouva très mal sans en rien dire à per-
sonne. »
III. — Il y avait en ce moment au séminaire Saint-
Sulpice deux élèves pénétrés, plus que les autres,
d'une affection filiale et d'une vénération profonde pour
M. Émery.
L'un était M. Tournefort, il fut plus tard évêque de
1 Garnier, Notice sur M. Émery.
ET L'ÉGLISE DE FRANCE &47
Limoges; l'autre, M. de Mazenod, qui a laisse à Mar-
seille, avec des œuvres impérissables, le souvenir aimé
d'un évèque selon le cœur de Dieu.
Un jour, après avoir dit quelques paroles en passant
à son ami et condisciple l'abbé de Mazenod, Tournefort
se retira pour entrer dans la chambre de M. Émery et
lui demander une permission.
Il en sortit précipitamment, tout ému, profondément
troublé, et dit à M. de Mazenod d'une voix entrecou-
pée :
« Je ne sais pas ce qui est arrivé à notre supérieur,
mais je l'ai trouvé accablé , la tête sur la poitrine , il
semble dormir, il n'a pas môme répondu à mon salut;
je crains qu'il ne soit gravement indisposé. »
L'abbé de Mazenod se leva aussitôt , prit un reliquaire
et entra chez M. Emery, sous prétexte de lui demander
un certificat d'authenticité.
M. Émery, affaissé sur sa chaise, répondit à peine en
balbutiant à la prière de l'abbé de Mazenod. Il prit la
plume cependant sans relever la tête, et griffonna d'une
manière illisible la signature qu'on lui demandait. L'abbé
de Mazenod crut reconnaître les premiers symptômes
d'une attaque d'apoplexie. Il courut chez l'économe,
M. Giraud, le pressa de se rendre auprès de M. Émery,
et lui proposa d'aller lui-même sans délai chercher son
médecin.
« Un médecin! dit M. Giraud, M. Émery n'a jamais
voulu voir un médecin, il n'a jamais pu leur donner
sa confiance, et ce sera une grande misère de le faire
changer d'avis, malgré la gravité de son état. B
M. Émery, se trouvant un peu mieux, attribua son
état pénible de somnolence passagère à un excès de
fatigue, et exprima le désir de se rendre à Issy, où il
espérait se reposer en respirant un air plus frais. Comme
il descendait l'escalier pour monter en voiture, il ren-
348 M. ËMERY
contra le docteur Laënnec, que l'abbé de Mazenod avait
appelé et prévenu des répugnances du supérieur. Le
médecin s'approcha de lui, lui tendit la main et essaya,
d'un air indifférent, de lui tâter le pouls.
« Ne voilà-t-il pas qu'il me tâte le pouls! dit en sou-
riant M. Émery.
— C'est une habitude chez ces messieurs, » répondit
l'abbé de Mazenod.
A peine M. Émery fut -il parti pour la campagne, que
M. Giraud et M. de Mazenod , inquiets de l'état de leur
supérieur et ne voulant pas le quitter dans la crainte
d'une catastrophe immédiate, se rendirent secrètement
à Issy.
M. Emery s'arrêta rue Vaugirard, entra dans la cha-
pelle de M. Olier, où il fit une longue prière, — il ne
savait pas qu'il disait un adieu suprême à des souvenirs
qu'il aimait; — puis il continua son chemin vers les
ombrages de la paisible maison de campagne.
Le lendemain mercredi, il se leva malgré son extrême
faiblesse, malgré les observations et les prières pres-
santes de ces messieurs; il dit son office avec peine et
marcha jusqu'à l'autel pour y célébrer une dernière fois
le sacrifice de la messe. Cet homme avait une énergie
plus forte que la maladie, il semblait même défier la
mort. Il disait souvent pendant sa vie : « C'est à l'autel
qu'un prêtre doit mourir. »
Après la messe, excédé d'un si grand effort, il retomba
dans une prostration profonde, et rejeta les dernières
ablutions.
On le ramena à Paris.
Quatre médecins d'un grand mérite, réunis en consul-
tation, reconnurent que le malade était perdu. Pendant
la nuit, M. de Mazenod et ceux qui veillaient avec lui
essayèrent de lui faire avaler des boissons rafraîchis-
santes. Mais le moribond, toujours préoccupé de la
ET L'ÉGLISE DE FRANGE 349
sainte messe qu'il voulait célébrer le lendemain matin ,
craignait de n'être pas à jeun, et ne sachant pas s'il était
minuit sonné, refusait tout aliment, toute boisson. Il
fermait ta bouche et serrait les dents quand on essayait
de faire violence à ses refus.
Le lendemain matin il voulut se lever encore une
fois et se traîner jusqu'à la chapelle pour y célébrer le
sacrifice de la messe. Il n'était pas en état de le faire,
et l'on craignait avec raison un accident. Ni les prières ,
ni les sollicitations pressantes, ni les avis de ceux qui
le veillaient et qui cachaient même ses vêtements pour
l'empêcher de sortir de sa chambre, ne pouvaient triom-
pher de cette volonté, qui s'affirmait encore avec auto-
rité.
Il se leva malgré tout, s'appuya sur les bras de ceux
qui l'assistaient, et se dirigea en chancelant, pâle, défait,
frappé des premiers coups de la mort, vers la porte de
sa chambre. Il voulait avancer encore. Le vénérable
M. Duclaux, prévenu du danger, accourut, et s'armant
d'un courage qu'il n'avait jamais eu en présence de son
supérieur vénéré, il dit avec énergie :
a Cela ne se peut pas.
— Et pourquoi ?
— Parce que je défendrai qu'on vous serve la messe. »
A ces mots M. Emery, stupéfait d'entendre cette
parole sévère, regarda Mb Duclaux d'un air étonné et
affligé; il garda le silence et rebroussa chemin.
Rentré dans sa chambre, il se coucha, reçut l'absolu-
tion, le saint viatique et l'extrême- onction.
M. Fournier, évéque de Montpellier, vint le voir, lui
promit de réparer la chapelle de Lorette et de déposer
son corps, si Dieu l'appelait à lui, auprès de la sainte
Vierge, qu'il avait tant aimée. Et comme il demandait au
malade s'il entendait bien ses dernières paroles , il ré-
pondit : a Oui ! oui ! »
10*
350 M. ÉMÈRY
Les directeurs et les élèves du séminaire s'agenouil-
lèrent aux pieds de son lit ; ils versaient des larmes et
recommandaient à Dieu cette âme, dans l'épreuve de
ses derniers combats.
(c Notre bon père, dit M. Duclaux, donnez votre
bénédiction à tous vos enfants qui sont ici présents. ))
M. Emery les bénit et dit à voix basse, avec de grands
efforts, ces paroles suprêmes qui résumaient sa vie :
« Je n'ai vécu que pour le séminaire et pour l'Église ;
ils seront l'objet de mes prières et de mes vœux jusqu'à
mon dernier soupir. Je vous donne à tous ma bénédic-
tion. »
Il retomba aussitôt dans un profond assoupissement.
De temps en temps, du geste et du regard, qui avait
conservé son intelligence, il témoignait encore aux
assistants que la dernière heure n'était pas venue, et
qu'il n'était pas séparé de ses enfants bien -aimés.
Puis il cessa toute communication extérieure avec ce
monde et se renferma dans un grand silence, interrompu
par le bruit saccadé de sa respiration pénible, étouffée.
L'agonie commençait. On eut dit qu'il gravissait péni-
blement une pente rapide , et que son corps et son âme
faisaient un grand effort pour atteindre un sommet mys-
térieux. Les assistants étaient muets, consternés, en
présence de ce spectacle austère d'une âme qui cherche
à briser ses derniers liens et à s'envoler, pendant que la
maison branlante du corps tombe en ruines. Les direc-
teurs et les élèves se mirent à genoux , ils commen-
cèrent les prières des agonisants. M. Pignier se tenait
debout dans la ruelle du lit, penché sur le moribond;
il humectait de temps en temps les lèvres desséchées et
ardentes de M. Émery, et soulevait les rideaux de serge
verte pour donner de l'air à sa poitrine haletante et de
la lumière à ses yeux, qui se fermaient aux faibles clar-
tés de ce monde. L'agonie continuait dans les douleurs
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 351
et les mystères. Puis M. Figuier, qui suivait tous les
mouvements, appuya son oreille sur la poitrine du mou-
rant, écouta avec angoisse pendant quelques secondes,
et se releva en disant aux assistants d'une voix émue :
« Messieurs, c'est fini; nous pouvons réciter le De
profundis. »
Il était deux heures trois quarts de l'après-midi du
second dimanche après Pâques, 28 avril 1811. L'Église
chaulait le joyeux Alléluia par lequel les anges célèbrent
le triomphe remporté sur la mort par le Christ ressus-
cité. Les assistants , résignés , oubliant le corps livré
aux destructions de la maladie, bénissaient l'âme du
grand serviteur de l'Eglise, et l'accompagnaient en priant
dans les magnificences de la gloire réservée aux élus.
On apporta un verre d'eau bénite et une branche de
buis. Les assistants se levèrent. A ce moment le cardi-
nal Fesch entra dans la chambre mortuaire.
ce Monseigneur, lui dit M. Fournier, c'est fini; il est
mort ! »
Le cardinal Fesch, profondément troublé, fit une
courte prière et se rendit immédiatement à Saint-Gloud
pour annoncer cette triste nouvelle à l'empereur.
(( J'en suis fâché, répondit vivement Napoléon ; j'en
suis très fâché, c'était un homme sage, un homme de
grand mérite. Il faut lui faire des obsèques extraordi-
naires; je veux qu'il soit enterré au Panthéon. »
Un mois à peine avant la mort de M. Émery , le
3 avril 1811, Dieu avait rappelé à lui M. de Juigné, l'an-
cien archevêque de Paris.
Dans le mandement de carême de l'année 1812, le car-
dinal Maury rappelait au clergé de Paris ces pertes si
douloureuses, et louait ainsi la mémoire de ces deux
serviteurs de Dieu :
« M. Émery, ce noble vétéran du clergé de Paris,
possédait spécialement la science ecclésiastique, les plans
352 M. ÉMERY
des grandes études, les méthodes d'instruction et d'in-
stitution les plus propres à perpétuer la connaissance,
les principes et la gloire de l'Église de France. S'il est
triste pour nous d'avoir à déplorer en même temps pour
l'Église de Paris la mort d'un si digne archevêque qui
l'avait gouvernée avec tant d'édification et la perte d'un
de ses plus illustres collaborateurs , il est juste du
moins, comme il est beau, de pouvoir décerner le même
jour, dans tous les temples de ce diocèse , un hommage
si mérité à deux éminents hommes de bien, dont les
noms occuperont une place honorable dans les dyptiques
de cette métropole , et qui , après avoir été tendrement
unis pendant leur vie, ont terminé ensemble leur car-
rière , sans que la mort même ait pu les séparer. »
IV. — M. Garnier prit le reliquaire et la petite croix
d'argent que M. Émery portait sur sa poitrine pendant
la vie. M. de Mazenod et M. de Janson conseillèrent
alors à M. Duclaux de conserver le cœur du défunt; ils
assistèrent à l'autopsie, qui fut faite pendant la nuit par
le docteur Laënnec, assisté du directeur de la maison des
jeunes aveugles de Paris. Le cœur de M. Émery , en-
fermé dans un reliquaire en vermeil, fut placé dans un
petit tabernacle, au-dessous du cœur de M. Olier.
Aucun autre ne surpassa jamais ces deux grands carac-
tères dans l'amour de l'Église et le dévouement à la
compagnie.
Le corps, revêtu des habits sacerdotaux, fut déposé
dans un cercueil en bois et descendu le 30 avril, à six
heures et demie du matin, dans le vestibule de la mai-
son qui conduit au jardin. Son Éminence le cardinal
Dugnani, les directeurs, les élèves du séminaire, le
curé de la paroisse et tout son clergé, les vicaires géné-
raux de Paris, des évèques de la commission ecclésias-
tique et les conseillers de l'université, des amis et des
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 353
anciens élèves de Saint - Sulpice , réunis pour rendre au
défunt un dernier hommage, se rangèrent derrière le
cercueil , formèrent le cortège et entrèrent dans la cha-
pelle où devait avoir lieu la cérémonie.
M. Duclaux récita les prières de la levée du corps,
d'une voix entrecoupée par les sanglots. En entrant
dans la chapelle, trop étroite pour une si grande
attluence, les séminaristes se rangèrent sous la tribune,
le clergé sur les côtés, et le cercueil, posé sur deux tré-
teaux, entouré de quelques cierges, fut placé aux pieds
de l'autel.
Après la messe chantée par M. Fournier, évêque de
Montpellier, le cortège prit le chemin d'Issy. A la bar-
rière Vaugirard, les élèves du séminaire et les direc-
teurs revêtirent leurs surplis de cérémonie ; la croix
processionnelle prit la tête du défilé , et l'on entonna le
chant des psaumes de la pénitence, en laissant un inter-
valle de quelques minutes entre chaque verset.
Après une courte halte à la porte de l'église de Vaugi-
rard, le curé , suivi de son clergé , récita les prières de
l'absoute, jeta de l'eau bénite sur le cercueil, et récita
le psaume des morts : on arriva ainsi à l'entrée du vil-
lage d'Issy. Le curé de la paroisse et les douze prêtres
qui formaient son clergé prirent rang dans la proces-
sion, tandis que les officiers civils de la commune se
plaçaient derrière le cercueil.
Lorsque le cortège fut en vue , on ouvrit la porte
cochère de la maison de campagne ; des sentinelles main-
tenaient l'ordre et ne laissaient entrer que les personnes
invitées. M. Fournier prit l'étole noire, fit les prières de
la levée du corps et de l'absoute, et suivit le clergé, qui
défila dans l'enclos de Lorette, longea le bassin, et passa
sous la voûte, au delà de laquelle six directeurs, MM. Du-
claux, de Saint-Félix, Montaigne, Giraud, Boyer et de
Baudry , prirent le cercueil des mains des séminaristes ,
354 M. ÉMERY
et le portèrent eux-mêmes jusqu'auprès de la tombe où
il fut déposé.
Après les prières d'usage , on descendit le corps dans
le caveau, qui fut fermé à neuf heures du soir; M. Four-
nier prononça quelques paroles émues, et salua dans
le défunt un ange de paix, de lumière et de consolation.
(( Le cardinal Dugnani, écrit M. Garnier, dont nous
suivons le pieux récit, les évêques, et après eux tous
les assistants, répondirent : Amen.
tt Le cardinal avait connu M. Émery avant la Révo-
lution, pendant sa nonciature en France. Depuis qu'il
était revenu à Paris par les ordres de Napoléon , il avait
renoué avec lui son ancienne amitié et ne se conduisait
que par ses avis. Il avait manifesté le désir d'être enterré
auprès de lui , dans le cas où il viendrait à mourir à
Paris , et il m'avait laissé pour cela une certaine somme
destinée à lui faire ériger un tombeau convenable à sa
dignité. »
Quelques jours après ces funérailles, on grava sur la
pierre tumulaire qui couvrait les restes de M. Émery
l'inscription suivante ; elle résume sa vie de sacrifice et
ses rares mérites :
Hic jacet
Jacobus Andréas Émery
Seminarii sancti Sulpitii superior nonus,
Universitatis imperialis consiliarius perpetuus,
vlr optimi ingenu insignisque virtutis
In vultu benignitas,
In ore sermo ad flectendos animos appositus,
In scriptis doctrina sponte fluens,
exquisitumque judicium ,
prisci moris et avit.e disciplinee tenacissimus ,
In conciliis sagax et prudens ,
In intricatïs solers,
In regiminis arte pr^cipuus ,
ET L'ÉGLISE DE FRANCE
355
In adversis fortis et invictus, i
Integer in omnirus,
Episcopalibus infulis pluries repulsis,
Elegit arjectus esse in domo Dei sui ;
Beat/e Marle Virginis famulus addictissimus,
Spons.eque Ghristi Ecclesle , CUI totus yixit ,
Miles indefessus,
Bonum gertamen certans oriit,
28 aprilis 1811, /et ati s 79.
Le portrait de M. Émery, que nous avons reproduit
pour la première fois en tète de cette nouvelle édition, a
été fait d'après le tableau original conservé au séminaire
Saint -Sulpice. Le pieux et savant M. Garnier raconte
ainsi l'histoire de ce portrait :
(( Un jour qu'après avoir dit la messe, il déjeunait
avec les dames Jouen 4, elles le supplièrent de vouloir bien
permettre qu'on tirât son portrait. Elles lui annoncèrent
en même temps qu'elles avaient fait venir un bon peintre
qui était déjà dans la maison. Là-dessus M. Émery prend
feu j et dit qu'il ne le permettra jamais, qu'aucun de ses
prédécesseurs ne s'est laissé peindre de son vivant, qu'il
ne veut point donner cet exemple, et qu'en lui faisant
une pareille proposition on prend le moyen de le faire
aller un jour en purgatoire. En disant ces mots, il se lève
et se dirige vers la porte.
(( Mais ces dames lui déclarent qu'il ne peut sortir,
que la porte de la maison est fermée, qu'elles en ont la
clef, et qu'elles sont bien décidées à ne la lui pas remettre.
Enfin elles tombent toutes deux à ses genoux, et le sup-
plient avec larmes de ne pas leur refuser la faveur qu'elles
lui demandent. M. Emery crut qu'il y aurait de la du-
1 M. Émery avait converti Mlle Jouen en 1799; il fut le direc-
teur de la lille et de sa mère. Avant de mourir, il dit à M. lîar-
nier : « N'oubliez pas Mlle Jouen; elle m'a rendu, ainsi qu'à Saint-
Sulpice, les plus grands services. »
356 M. ÉMERY
reté et même une sorte d'ingratitude à leur résister da-
vantage, ce Je vois bien, dit-il, qu'on ne peut s'empêcher
« de faire ce que les femmes se sont une fois mis dans
« la tête. Je consens à faire ce que vous désirez, mais
« sous trois conditions qui vous sembleront probable-
ce ment difficiles à remplir : la première est que vous ne
« montrerez mon portrait à personne avant ma mort;
ce la seconde, que vous n'en parlerez non plus à personne;
ce la troisième , que vous vous confesserez de la violence
ce que vous venez de me faire, et moi, qui suis votre
(( confesseur, je pourrai bien vous donner pour péni-
ce tence de brûler ce portrait quand il sera fait. »
« On souscrivit à ces conditions, et le peintre fut in-
troduit. M. Emery dit alors qu'il ne pouvait consentir à
se laisser représenter avec des habits laïques, mais en
soutane et en surplis, comme tous ses prédécesseurs. Il
fallut donc envoyer chercher à son logis un costume
ecclésiastique, dont il se revêtit à l'instant. Le peintre
voulait le représenter assis dans un fauteuil; mais il
voulut absolument que ce fût dans une chaise semblable
à celle dont il se servait habituellement, n'ayant jamais
usé de fauteuils. Il voulut aussi qu'on lui mît une plume
à la main, comme l'instrument qui lui avait le plus servi
pendant sa vie. Le portrait achevé, les deux dames furent
très fidèles aux conditions que M. Emery leur avait im-
posées ; elles cachèrent le tableau dans leur appartement
et n'en parlèrent à personne du vivant de M. Émery,
pas même aux ecclésiastiques du séminaire. Ce ne fut
qu'après sa mort qu'elles le montrèrent et le portèrent
au séminaire, où il est conservé 1 . »
V. — Nous ne voulons pas, en écrivant les dernières
pages de cette histoire, jeter un coup d'œil sur le long
chemin que nous avons suivi , résumer cette noble vie
1 Garnier, Notice sur M. Émery.
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 357
consacrée sans réserve à la cause du Seigneur et chercher
dans les faits considérables qui l'ont remplie un
exemple pour le présent, une espérance pour l'avenir.
Nous préférons laisser à l'illustre cardinal de Bausset le
soin de nous faire entendre encore une fois sa parole,
avec la douceur d'un ami qui pleure un ami , et nous
dire ce que la modestie d'un prêtre de Saint- Sulpice ne
leur avait pas permis de nous faire connaître.
(( J'ai lu, écrit M. de Bausset à M. Duclaux, avec
autant d'attendrissement que de reconnaissance tout ce
que vous avez la bonté de me mander sur un événement
qui affecte bien douloureusement tous les amis de la re-
ligion et de l'Eglise.
a Ce n'est pas à une société particulière que M. Émery
appartenait exclusivement : il a été dans tous les temps
la gloire et la lumière de l'Eglise de France, il en a été
le modérateur pendant vingt ans des plus violentes tem-
pêtes. On a eu raison de dire que son opinion seule a
été une autorité.
(( Dieu seul peut savoir combien il a prévenu de
malheurs et combien peut-être il en aurait prévenu.
Tous ceux qui aimaient sincèrement la paix et le salut
de l'Église s'appuyaient avec confiance de son suffrage et
de ses avis. Ceux même qui étaient peut-être importunés
de sa renommée n'osaient braver l'autorité que son nom
seul imprimait à ses opinions. Du sein de l'obscurité où
il aimait à se renfermer, il avait jeté un tel éclat, qu'il
était devenu le centre où venaient aboutir les sollicitudes,
les consultations et les déterminations convenables à
chaque circonstance.
« Par un décret redoutable de la Providence, il manque
à l'Église de France dans le moment même où il lui
était le plus utile et le plus nécessaire, à l'époque d'un
concile dont tous les membres auraient recouru avec
empressement à ses lumières et à ses conseils. Toute
358 M. ÉMERY
notre confiance ne doit être et ne peut être qu'en la Pro-
vidence. M. Émery semble en avoir été l'organe et l'in-
terprète pendant vingt ans.
« Par sa sagesse et sa fermeté , il a su se rendre supé-
rieur aux événements ; il n'a jamais considéré que
l'intérêt de la religion, et, fidèle invariablement à cette
grande pensée, il s'est attaché à séparer ce grand intérêt
de toutes les considérations humaines et de toutes les
vicissitudes politiques. Nous venons de voir, Monsieur,
par le concert unanime de regrets et d'éloges qui l'a
suivi au tombeau, qu'il a forcé tous les partis à être
justes envers lui. Il n'a jamais pensé qu'à Dieu et à la
religion, et cependant il n'a pas échappé à cette gloire et
à cette renommée humaine qu'il dédaignait.
((Vous savez, Monsieur, tout ce que M. Emery était
pour moi et tout ce que j'étais pour lui. Je l'ai déjà dit,
et je ne cesserai jamais de le dire, l'affection et la bonté
constante dont il m'a honoré seront les titres qui pourront
le plus me recommander à l'estime publique. C'est à ces
titres que j'ose vous supplier, Monsieur, ainsi que vos
respectables coopérateurs, de me conserver les sentiments
qu'il m'accordait. Croyez que j'en suis digne par la tendre
reconnaissance et le respect filial que j'ai voué à mes
premiers instituteurs.
a C'est là que j'ai toujours vu les plus hautes vertus
s'unir à la plus modeste simplicité, une charité indul-
gente avec le zèle le plus pur pour la religion , et une
profonde soumission aux autorités religieuses, s'allier
au plus noble détachement des hommes et des biens de
la terre. Je pense et j'ai toujours pensé que si toutes les
sociétés quelconques eussent été animées de l'esprit de
celle de Saint-Sulpice , de cet esprit de paix, de sou-
mission et de charité dont elle ne s'est jamais écartée ,
jamais on n'aurait vu de troubles et de divisions ni dans
l'Église ni dans l'État.
ET L ÉGLISE DE FRANCE 359
(( C'est à moi, Monsieur, à vous demander comme une
grâce la permission de recourir à vos lumières, et d'aller
quelquefois à Issy prier sur le tombeau de cet homme
vénérable qui a été de nos jours l'honneur du sacerdoce
et dont notre siècle n'était pas digne. — M. Émery,
debout au milieu des ruines et des destructions qui ont
marqué les vingt dernières années de son passage sur la
terre, me parait encore plus grand que saint Vincent de
Paul, qui a fait de si grandes choses dans un siècle où
tous les moyens de création étaient à sa disposition.
(( Le moment n'est pas venu de rendre à sa mémoire
un hommage digne de lui ; mais le temps viendra sans
doute où on pourra le montrer tel qu'il était. La pru-
dence commande de couvrir, pour ainsi dire, d'un voile
l'éclat de tant de vertus *.
ce f L.-Fr. de BAUSSET, évêque d'Alais. »
1 Quand nous publiâmes la première édition de cette histoire ,
Son Excellence le nonce apostolique à Paris, M*' di Rende, au-
jourd'hui cardinal archevêque de Bénévent, rendit ce bel hom-
mage à M. Émery dans une lettre qu'il voulut bien nous adres-
ser :
« l'ai puisé dans la lecture de cet ouvrage très remarquable
une instruction utile, surtout en ces temps-ci.
« J'ai admiré les éminents services que M. Émery a rendus à
l'Église dans les temps difficiles qu'elle traversait, grâce à celle
direction sûre qu'il a su imprimer autour de lui, direclion d'au-
tant plus ferme qu'elle était appuyée exclusivement sur la science
théologique et sur le désir efficace de sauver les âmes, indépen-
damment de toute préoccupation mondaine et de toute passion
politique.
« Sa conduite, sage, prudente et droite, lui coûta beaucoup de
contradictions; mais enfin elle fut couronnée par l'approbation
du pontife romain, qui loua celui qu'on appelait le gallican et
qui fut le seul â défendre le pape en face de Napoléon.
« Quant â moi , je suis de l'avis du cardinal Lambruscbini, qui,
visitant la tombe de M. Émery, dit : « Voilà un grand serviteur
« de l'Église. »
GHAPIfTRE XVI
LES ŒUVRES PHILOSOPHIQUES ET THÉOLOGIQUES DE M. ÉMERY
I. — M. Émery ne cherchait pas dans l'étude des
grands philosophes la démonstration d'une théorie méta-
physique ou d'un système particulier. Esprit pratique et
toujours préoccupé de la défense de l'Église, placé au
premier poste, en présence des attaques violentes et
persistantes des orgueilleux incrédules du dernier siècle,
il entreprit de venger l'honneur de la foi chrétienne et
de confondre ses adversaires par l'argument d'autorité.
Opposer la foi religieuse des savants les plus illustres
des siècles passés aux négations et aux railleries hau-
taines des impies qui ont la prétention de parler au nom
de la raison et de la science, tel est le hut qu'il veut
atteindre, et c'est au prix des plus grandes fatigues, par
un travail sans cesse interrompu , au milieu du torrent
d'affaires qui l'emportait loin de sa chère solitude, que
M. Émery, déjà avancé en âge, eut la consolation de
réaliser son dessein.
Son grand ouvrage d'apologétique chrétienne est né
de celle pensée et d'une lecture attentive, la plume à la
main, des écrits les plus remarquables de Bacon, de
Descartes, de Newton et de Leibniz. Il oppose l'autorité
de la raison aux incrédules qui prétendaient se servir
exclusivement de la raison pour combattre toute affir-
mation religieuse de l'immortalité de l'âme et de l'exis-
tence de Dieu.
M. ÉMEKY ET L'ÉGLISE DE FRANCE 361
11 était bien préparé, par ses études antérieures et par
le sentiment très vif des conditions nouvelles de la lutte
entre l'Église et ses ennemis, au travail considérable
qu'il avait entrepris. Versé dans la connaissance de la
littérature ancienne et moderne, familier avec l'histoire
ecclésiastique dont il avait étudié les détails en remon-
tant aux sources; en pleine possession de la vérité théo-
logique, morale et canonique, il aimait encore par
devoir autant que par attrait à suivre les progrès des
sciences naturelles, dont il parlait la langue technique
avec la sûreté d'un homme qui en a fait une étude
approfondie. Sa correspondance variée avec l'abbé Si-
gorgne, le P. Boscowich, l'abbé Haùy, Cuvier, Deluc,
sur les matières scientifiques agitées de son temps, lui
permettait d'apprécier la haute valeur des grands esprits
dont il invoquait le témoignage en faveur de la reli-
gion.
• Son œuvre apologétique est le développement sévère
de cette pensée qui devait frapper tous les esprits par
sa simplicité :
Bacon, Descartes et Leibniz sont les philosophes les
plus célèbres et les savants les plus illustres des temps
modernes. Dans ce siècle incrédule et railleur, leur nom
fait autorité, leurs écrits sont consultés, leur enseigne-
ment est considéré par les philosophes même les plus
hostiles à l'Eglise et à toute religion comme l'expression
incontestable de la vérité scientifique. Gassendi , Baillet,
les rédacteurs du Journal de Trévoux, par la plume du
célèbre Bertier, Addison , parlent souvent de ces grands
hommes avec l'admiration que commande l'autorité du
génie. Les incrédules les plus connus par leur hostilité
contre toute vérité révélée, Hume, Voltaire, d'Alembert,
Diderot, appellent Bacon, dans un langage pompeux, le
père de la philosophie expérimentale, le plus illustre des
philosophes du dernier siècle, « un personnage univer-
II 11
362 M. ÉMERY
selleraient estimé par la grandeur extraordinaire de son
génie. »
Les mêmes juges parlent avec un grand enthousiasme
de Descartes et de Leibniz.
Voilà le fait constaté par M. Émery, qui recueille et
reproduit avec un soin scrupuleux les dépositions des
adversaires de toute religion. Il ne discute pas ces éloges
pompeux; il ne fait pas la critique philosophique du
système, de la méthode et des opinions de ces auteurs
célèbres ; un tel travail ne convient pas à son objet. Il
accepte le jugement des incrédules sur l'incomparable
valeur de ces hommes qui ont honoré la raison en
l'élevant à une si grande hauteur.
Or, ajoute M. Emery, Bacon, Descartes et Leibniz
ont cru à l'existence de Dieu , à l'immortalité de l'âme,
à la divinité de Jésus-Christ, à la vérité de la révélation
chrétienne. Ils ont exprimé hautement leur croyance
religieuse dans leurs savants écrits ; ils n'ont pas craint
de la défendre et de répondre aux attaques de l'incrédu-
lité de leur temps ; ils ont parlé avec une foi respectueuse
et une tendre charité de leurs sentiments chrétiens.
Deux conclusions découlent de ce fait.
La première, c'est qu'on peut être à la fois un homme
de génie et un parfait chrétien , et qu'il n'y a pas oppo-
sition entre la science et la révélation, comme les incré-
dules déistes modernes se plaisent à le dire, sans essayer
de le démontrer.
La seconde, c'est que les chrétiens attachés à l'Évan-
gile peuvent se glorifier de voir les hommes les plus
célèbres partager leurs croyances, et qu'on ne peut les
accuser de superstition , d'ignorance ou de crédulité
naïve et grossière, sans faire peser la même accusation
sur ces grands hommes devant lesquels l'incrédulité
baisse la tête avec respect. L'objection perd ainsi jus-
qu'aux apparences d'autorité qui pouvaient la justifier.
ET L'ÉGLISE DE FRANGE 363
(( Quel plaisir, écrit La Bruyère (au chapitre des
esprits forts), d'aimer la religion et de la voir crue et
soutenue par de si beaux génies et de si solides esprits! »
« Ainsi, ajoute encore M. Émery en tète de son ouvrage
sur le Christianisme de Bacon, les quatre plus grands
génies du dernier siècle, Bacon, Descartes, Leibniz et
Newton, les quatre hommes qui tiennent le sceptre de
toutes les hautes sciences, et à la suite desquels marchent
tous les géomètres et tous les physiciens des derniers
temps; tous, remarquons -le avec soin, tous, profondé-
ment instruits dans la science des saintes Ecritures,
dans l'antiquité ecclésiastique et profane, dans la con-
naissance de la doctrine chrétienne, et par conséquent
ayant jugé la religion avec une pleine connaissance de
cause , tous ont été chrétiens , tous ont vécu et sont
morts dans la profession la plus haute et la plus sincère
du christianisme. »
II. — M. Émery démontre la vérité de son argument
par les ouvrages de ces savants illustres, dans lesquels il
choisit avec art les fragments et les traités qui se rap-
: portent à la religion. Il expose avec méthode, complète
i par des notes concises, toujours claires et décisives, leur
I opinion sur les questions douteuses, leur ferme croyance
dans les choses certaines, et fait passer sous les yeux du
lecteur les prières, les pieuses considérations, les démon-
strations savantes qui concourent à établir, non seule-
ment la foi chrétienne , mais encore la piété profonde de
ces auteurs illustres.
Il fut ainsi amené à publier successivement le Chris-
tianisme de Bacon, les Pensées de Descartes sur la
religion, et les Pensées de Leibniz sur l<< religion et
la morale. Il avait le dessein de compléter cette démon-
stration de la vérité chrétienne par l'argument d'autorité
scientifique, en publiant encore les pensées de Newton
364 M. ÉMERY
et d'Euler sur la vérité et la divinité de la révélation.
Mais Dieu ne laissait pas des loisirs à son serviteur; les
nécessités douloureuses de la lutte venaient sans cesse
l'arracher au silence de sa retraite laborieuse.
Il parvint avec peine à donner une édition complète
des pensées de Descartes et de Leibniz :
« Mes enfants, disait- il aux ouvriers qui travaillaient
à l'impression de Descartes , il faut vous dépêcher ; c'est
l'enfant de ma vieillesse, et la mort peut me surprendre.»
Entre tous ces esprits auxquels il emprunte cet argu-
ment populaire et décisif en faveur de la nécessité de la
foi chrétienne, c'est principalement Leibniz qui est l'ob-
jet de son admiration.
Ce qui frappe dans l'œuvre apologétique de M. Émery,
c'est la pénétration de son esprit, son habileté et sa
promptitude à dégager d'une parole des grands philo-
sophes toutes les conséquences qu'elle renferme, pour
les présenter au lecteur avec un relief saisissant.
Dans un article qu'il publia en 1795 au Journal géné-
ral de France, n° 23, il cite cette belle page de. Leibniz :
« On a raison de prendre des précautions contre les
mauvaises doctrines, qui ont de l'influence dans les
mœurs et dans la pratique de la piété... Si l'équité veut
qu'on épargne les personnes, la piété ordonne de repré-
senter, partout où il appartient, le mauvais effet de leurs
dogmes quand ils sont nuisibles : comme sont ceux qui
vont contre la Providence d'un Dieu parfaitement sage,
bon et juste, et contre cette immortalité des âmes qui les
rend susceptibles des effets de la justice, sans parler d'autres
opinions dangereuses par rapport à la morale et à la police.
« Je sais que d'excellents hommes et bien inten-
tionnés soutiennent que les opinions théoriques ont bien
moins d'influence dans la pratique qu'on ne le pense;
et je sais aussi qu'il y a des personnes d'un excellent
naturel à qui ces opinions ne feront jamais rien faire
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 365
d'indigne d'elles; d'ailleurs, ceux qui sont venu? à ces
erreurs par la spéculation ont coutume d'être naturel-
lement plus éloignés des vices dont le commun des
hommes est susceptible. Mais ces raisons cessent le plus
souvent dans leurs disciples ou leurs imitateurs, qui se
croient déchargés de l'importune crainte d'une Provi-
dence surveillante et d'un avenir menaçant, qui lâchent
la bride à leurs passions brutales, et tournent leur
esprit à séduire et à corrompre les autres. Ils seront
capables, pour leur plaisir ou pour leur avancement,
de mettre le feu aux quatre coins de la terre; et j'en ai
connu de cette trempe que la mort a enlevés. »
Voici le commentaire de M. Emery : « Arrêtons-
nous un moment : que de choses précieuses renferme
ce préambule î que de réflexions et quels sentiments ne
fait-il pas naître r quand on voit d'un côté quelle est
la futilité parfaite et la profonde ignorance de tous ou
presque tous ceux qui affectent aujourd'hui tant de mé-
pris pour la religion, et osent dire, contre le sentiment
unanime de tous les siècles, qu'elle est inutile et même
dangereuse cà l'ordre de la société, et que, d'un autre
côté, on se rappelle que l'auteur qu'on vient d'entendre
est cet homme qui , semblable, dit Fontenelle, à ces an-
ciens oc qui avaient l'adresse de mener jusqu'à huit
« chevaux attelés de front, a mené de front toutes les
a sciences » ; que cet écrivain était à la fois un grand
métaphysicien, un grand jurisconsulte, un grand poli-
tique, un grand théologien, un grand homme de lettres,
un érudit profond, un physicien et un mathématicien du
premier ordre; en un mot, pour me servir des termes
de Charles Bonnet, une encyclopédie vivante, et un des
plus profonds génies qui aient paru sur la terre. »
M. Emery avait trouvé ainsi un moyen facile et lumi-
neux de venger la religion des attaques de l'incrédulité
moderne et d'en relever la dignité dans l'opinion publique,
366
M. ÉMERY
en la présentant sous les auspices des hommes dont la
science n'est pas contestée *.
1 Voici la liste des ouvrages de M. Émery :
1. Esprit de Leibniz, 2. vol. in-12 (1772), I, 121, réimprimé
en 1803 sous le titre de Pensées de Leibniz sur la religion et
la morale, 2 vol. in-8°.
2. Esprit de sainte Thérèse, 1 vol. in-8° (1775 et 1779).
3. Lettres au P. Lalande, de l'Oratoire, 52 pages et 27 pages
in-8° (1791).
4. Principes de Bossuet et de Fénelon sur la souveraineté, 1 vol.
in-8° (1791).
5. Observations sur une lettre d'un vicaire général de Toulouse,
relative au serment de liberté et d'égalité, 20 pages in -8°
(1795).
6. Entretien en forme de dialogue sur les préjugés du temps
contre la religion, 83 pages in-8° (1796).
7. Mémoire sur cette question : Les religieuses peuvent- elles
aujourd'hui, sans blesser leur conscience, recueillir des suc-
cessions et disposer par testament ? Leurs supérieurs peuvent-
ils, doivent-ils même leur en accorder la permission? 27 pages
in-8o (1797).
8. Préface de V Histoire physique de la terre, par André Deluc,
(1798).
9. Christianisme de Bacon, 2. vol. in-12 (1799).
10. Articles insérés dans les Annales catholiques, littéraires,
philosophiques, etc., de 1800 à 1810.
11. Conduite de V Église dans la réception des ministres qui
reviennent de V hérésie ou du schisyyie , 1. vol. in-8° (1800), et
in-12 (1801).
12. Lettres à un évêque, par M. dePompignan, avec un Discours
préliminaire, 2 vol. in 8° (1802).
13. Défense de la Bévélation par Euler, 72 pages in-8° (1805).
14. Défense de l'Essai sur la tolérance, de M. Duvoisin, 71 pages
in-8° (1805).
15. Nouveaux opuscules de Fleury, 1 vol. in-12 (1807).
16. Corrections et additions pour les Nouveaux Opuscules de
Fleury, 72 pages in-12 (1809).
17. Nouvelle édition de la Vie de la mère Agnès, par M. de Lan-
tages, 1 vol. in-12 (1808).
18. Essai de défense du cardinal Dubois, 27 pages in-8° (1810).
19. Pensées de Descartes sur la religion et la morale, 1 vol. in-8°
(1811).
20. Supplément aux Pensées de Leibniz, — Dissertation sur la
mitiyation de la peine des damnés, Système théologique de
Leibniz (non publiés du vivant de M. Émery).
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 367
III. — Il eut un jour une conversation, à l'occasion
de ses dernières publications, avec un ministre protes-
tant venu d'Allemagne à Paris, qui lui révéla l'existence
d'un manuscrit de Leibniz, dans lequel les témoignages
de ce savant en faveur de la religion catholique étaient
plus explicites que dans ses Pensées; c'était le System a
theologicum.
On conserve à la bibliothèque de la maison de Saint-
Sulpice , à Baltimore , une copie de ce manuscrit de
Leibniz, écrite de la main de M. Emery, avec la note
suivante de M. Brûlé :
a On connaissait bien l'existence du Système théo-
logique de Leibniz, conservé dans la bibliothèque de
Hanovre, mais toute communication en avait été refu-
sée. Sur les premières instances de M. Émery, on lui
en envoya un autre bien moins important ; il n'en fut
pas dupe et fît de nouvelles démarches, par le cardinal
Fesch , qui obtint un ordre favorable du roi de West-
phalie. Alors ce manuscrit-ci fut livré, et le roi l'envoya
au cardinal avec une lettre, dont II. Garnier conserve
l'original. M. Emery le copia lui-même, en laissant les
blancs aux endroits douteux qu'on remarque dans le
manuscrit ci -joint. Il le collationna ensuite avec M. Pa-
rage , bibliothécaire du séminaire , en corrigeant les
méprises et complétant ce qu'il n'avait d'abord pu lire.
M. Hemey, ancien grand vicaire, actuellement occupé
de l'édition de Bossuet qui s'imprime à Versailles, en
tira une seconde copie plus au net, qui reste à Paris
entre ses mains.
« Celle-ci m 'ayant été confiée à lire, pendant mon
dernier séjour à Issy, le jour de mon départ , je la remis
à M. Garnier, en lui exprimant combien un pareil écrit,
plein des aveux motivés les plus décisifs de l'homme de
génie qui traita avec Bossuet de la réunion des protes-
tants aux catholiques, serait précieux dans nos missions
368 M. ÉMERY
protestantes des États-Unis ; il me le donna. M. Hemey
conserva l'autre plus au net. Il me le donna le 20 sep-
tembre, et j'écris aujourd'hui, 30, à Bordeaux, avec la
mémoire la plus fraîche, et le plus exactement qu'il
m'est possible, la présente notice sur cet inestimable
manuscrit.
(( Au séminaire de Bordeaux, 30 septembre 1815.
« Brûlé, prêtre de Saint- Sulpice , sur le point de retourner à
Baltimore *. »
Cette note établit l'authenticité du manuscrit recueilli
par M. Émery, authenticité contestée par des écrivains
modernes, qui s'étonnent de rencontrer sous le nom d'un
protestant célèbre les aveux et les affirmations les plus
favorables à la doctrine catholique.
Cependant le célèbre antiquaire Murr, dont le témoi-
gnage a été ratifié par la Revue de Dublin , a fait la
déposition suivante :
IV. — « J'ai lu le système théologique de Leibniz. Il
paraît avoir été écrit en 1671 et 1680, ou peu après.
L'autographe en est conservé dans la bibliothèque royale
de Hanovre, mais sans titre ni préface. M. Iung, mem-
bre du conseil aulique et bibliothécaire, a transcrit en
150 pages in-folio ce singulier ouvrage, qui est de
nature h faire une plus grande sensation que tous les
autres écrits de Leibniz. Il y détend la religion catho-
lique, même sur les points qui ont été le plus vigou-
reusement contestés entre les catholiques et les protes-
tants, avec tant de zèle que l'on douterait qu'il en fût
l'auteur, si son écriture n'était bien connue par une
foule de documents. Il règne dans tout l'ouvrage une
noble simplicité, sans emphase et sans animosité , et
1 Inédit.
ET L' ÉGLISE DE FRANCE 369
partout l'auteur y déploie une sagacité remarquable1. »
Dans cet ouvrage qu'il composa après ses longues et
savantes controverses avec Bossuet, quand il eut appro-
fondi avec la sûreté puissante de son esprit tous les
détails de la doctrine catholique , Leibniz nous fait sou-
vent entendre l'enseignement le plus précis de la théo-
logie catholique , et la condamnation la plus sévère et
la mieux justifiée des erreurs cachées dans la religion
de Luther.
Au début de son système théologique , il expose et
démontre clairement l'existence et les attributs de Dieu,
la chute du premier homme et ses funestes effets sur la
race humaine, la possibilité et la nécessité d'une révé-
lation, les caractères qui la justifient et les mystères
qu'elle impose à notre foi.
Sur tous ces points l'accord est complet entre Leibniz
èt l'Église catholique.
Il entre ensuite au cœur de l'enseignement révélé, et
quand on lit ses pages sur la grâce, le libre arbitre, la
justification, son principe, sa nature, ses effets, son
amissibilité ; quand on le voit rejeter la doctrine des
calvinistes et des luthériens et reproduire, en l'acceptant
avec une sûreté théologique irréprochable, la doctrine
catholique sur la nécessité de la tradition, l'autorité in-
faillible de l'Église, le nombre et l'efficacité des sacre-
ments, la suffisance et l'utilité de la communion sous
une seule espèce, le sacrifice de la messe, la vénération
des reliques et des images des saints, le purgatoire et
toutes les conséquences que l'Église déduit de ce dogme,
on ne comprend pas l'hésitation de ce grand homme qui
n'est plus protestant, qui n'ose pas se déclarer catho-
lique ; mais on voit bien aussi la force considérable que
1 Journal Zur Kunst-geschichte und zur algemeinen Lilte-
ratur.
370 M. ÉMERY
l'autorité de cet esprit si vaste apporte à la défense de la.
vérité chrétienne l.
V. — Une réflexion de Leibniz sur l'éternité et la
mitigation des peines des damnés fit naître dans l'esprit
de M. Émery la pensée d'approfondir cette matière, et
de présenter avec précision , mais sans se prononcer, les
opinions contraires des canonistes et des théologiens sur
cette grave question.
M. Émery connaissait et respectait jusqu'aux déli-
catesses même de la foi, il n'aurait jamais consenti à
s'écarter du grand chemin de la tradition chrétienne
pour soutenir une opinion qui aurait eu contre elle l'au-
torité des plus graves théologiens.
Sa dissertation sur la mitigation des peines des
damnés, louée récemment par le P. Ventura, dont l'au-
torité théologique a une valeur considérable dans l'Église,
admirée par des archevêques et des évêques qui étaient
depuis longtemps les amis de M. Émery, n'était pas
faite pour le public. L'auteur refusait de se prononcer
sur le fonds de la question, et se contentait du rôle
impartial de rapporteur. Cette intéressante dissertation
témoigne d'une grande modération d'esprit et d'une vaste
connaissance des Pères de l'Église , des conciles , du
droit canon et de la théologie.
1 Garnier, héritier des papiers de M. Émery et son successeur
dans la charge de supérieur général de la compagnie, publia le
manuscrit de Leibniz, avec la traduction française, par M. Molle-
vaut. MM. Ràss et Weiss en publièrent aussitôt une traduction
allemande, accompagnée du texte latin et d'une excellente préface
par le docteur Doller.
Une discussion sur la controverse soulevée par M. Foucher de
Careil , à l'occasion du manuscrit de Leibniz, n'entre pas dans le
cadre de notre sujet.
On peut consulter sur ce point un excellent article de la revue
de Dublin, intitulé: Protestant Evidence of Catholicité , —
Leibniz (n° 10, mai 1841).
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 371
Une lettre de M. Emery à M. l'abbé de Yaricourt, vers
la fin de Tannée 1808, nous apprend des détails pleins
d'intérêt sur ce nouveau travail, qui devait susciter plus
tard de vives controverses.
ce Je vous envoie, lui dit-il, une brochure qui est,
peut-être, ce que j'ai fait de mieux et avec plus de soin.
ce C'est une dissertation qui devait accompagner l'édi-
tion des Pensées de Leibniz qui est faite, par consé-
quent, depuis cinq ou six ans, et que j'ai cru devoir
supprimer par prudence. Je l'ai examinée et perfec-
tionnée depuis, je l'ai fait examiner; et enfin, dans la
crainte qu'un travail que je crois curieux et utile ne fût
entièrement perdu après ma mort, je l'ai fait imprimer,
mais j'en ai retiré jusqu'ici tous les exemplaires ; je n'en
ai donné qu'un très petit nombre à quelques savants
évèques, qui l'ont tous approuvée. J'en ai envoyé trois
exemplaires à Rome: un au P. Fontana, théologien du
pape, aujourd'hui général des Barnabites, à qui je l'avais
communiquée manuscrite lorsqu'il accompagna le sou-
verain pontife à Paris, les autres aux cardinaux Anto-
nelli et di Pietro , qui m'en ont remercié.
ce Le P. Fontana m'a proposé d'en envoyer deux exem-
plaires au pape , qu'il se chargerait de lui présenter,
persuadé que le saint- père la lirait avec plaisir. C'est
cette dissertation que je vous envoie, et que vous ne
jugerez qu'après l'avoir lue une deuxième fois. »
Nous voyons dans une note' écrite de la main de
M. Emery que le saint- père fit remercier M. Emery de
son envoi, et que les cardinaux Antonelli et di Pietro,
et les théologiens les plus estimés de Rome qui avaient
reçu du P. Fontana communication de cette disserta-
tion sur la mitigation des peines des damnés, n'y avaient
trouvé aucun principe , aucune affirmation repréhen-
sible ou contraire à la foi.
Le vénérable archevêque d'Aix ne se contenta pas de
372 M. ÊMERY
lui témoigner sa satisfaction, il lui signala même un
argument nouveau en faveur de sa thèse :
(( J'ai lu avec une extrême satisfaction votre disser-
tation. On ne peut rien voir de plus exact, de plus im-
partial , de plus complet. Je suis tout à fait dans votre
sentiment, et je crois que les temps présents et les
esprits d'aujourd'hui demandent que ce sentiment soit
généralement adopté. Je n'y vois rien que de très ménagé
pour les adversaires.
a Je trouve que quand vous vous objectez quelques
décisions qui défendent les prières pour les réprouvés,
vous pourriez dire que les défenses même , en désignant
l'espèce des réprouvés pour lesquels on défend de prier
(comme les péchés contre le "Saint-Esprit), supposent
qu'on peut prier pour les autres. »
Cette note contient encore ces paroles flatteuses du
P. Fontana, chargé d'exprimer la pensée de Sa Sainteté :
Summus Pontifex, cum doctissimx dissertationis
tuse exemplar ei oblatum fuit, summopere et nomine
et munere tuo delectari visus est. Itaque amantissimis
verbis tibi salutem dicere et gratias agere a Saricti-
tate Sua jussus s uni.
VI. — Mais c'est principalement dans les controverses
philosophiques et religieuses que M. Emery révèle des
qualités éminentes. Il expose avec clarté l'objection de
son adversaire, la dépouille de son enveloppe, la met
à nu, et la détruit avec une vigueur particulière. Son
style est naturel, sans recherche, sans qualificatifs inu-
tiles, mais ému et rapide dans l'exposition, élevé et
souvent éloquent dans la discussion , précis , sans aridité
et moulé sur la pensée dont il dessine les formes et les
détails.
Dans un dialogue écrit pendant la Révolution, sur
quelques préjugés du temps, il met en scène un prieur
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 373
et un ancien fermier. Le fermier répète les objections
courantes sur l'inutilité de la religion , les mauvais
prêtres, l'athéisme et les superstitions. M. Émery reprend
une à une toutes ces objections, si arides qu'elles puis-
sent être, et, avec une étonnante vigueur de discussion
et de pensée, il les réfute et démontre ensuite la vérité ;
il sépare la cause de la religion de la mauvaise conduite
de quelques prêtres qui ont affligé l'Eglise par le spec-
tacle de leur défection; il établit l'antiquité, l'univer-
salité, la perpétuité de la foi religieuse dans le monde;
il démontre l'existence de l'âme et sa distinction du
corps par les facultés qui n'appartiennent qu'à elle, et
l'existence de Dieu par l'argument de causalité, et ter-
mine, après avoir fait la description de l'audace igno-
rante des fanatiques de l'impiété, en pressant le fermier
de conserver la foi de ses pères et ses sentiments reli-
gieux.
Quelle vérité dans ce tableau des abus et des excès de
la Révolution :
« Je sais et je me rappelle avec horreur qu'on a pro-
fané les vases sacrés, traîné avec ignorance les ornements
sacerdotaux et tout ce qui avait été jusqu'alors l'objet
de la vénération publique; je sais qu'à Paris, par ordre
de la municipalité et du département , et dans toute
l'étendue de la France , par ordre des représentants en
mission, on a renversé les autels, brûlé les livres d'église,
mutilé les statues des saints, déchiré leurs images, dis-
persé leurs reliques, détruit dans des lieux publics
et, autant qu'on a pu, dans les maisons particulières
tous les monuments et tous les signes de la religion,
réduit tous les temples à l'état d'édifices profanes,
et abattu même dans quelques départements tous les
clochers.
« Enfin, pour renfermer tout en deux mots, on peut
dire, je le sais, que toute la France, pendant quelques
374 M. ÉMERY
mois , a paru faire une profession de foi d'athéisme ou
d'idolâtrie, ou, si vous l'aimez mieux, d'un monstrueux
mélange de l'un et de l'autre; qu'elle a offert et offre
encore aujourd'hui dans toutes ses villes et dans tous ses
villages un tel spectacle de dévastation et de spoliation,
qu'on peut dire avec vérité que si les Turcs ou les Tar-
tares s'étaient rendus maîtres de la France, ils ne se
seraient pas portés à de si grands excès. »
Ailleurs, dans ce même dialogue, il regarde l'avenir
avec tristesse, et explique ainsi le silence de Dieu en
présence du triomphe des méchants :
ce Dieu ne peut -il pas vouloir traiter la religion en
France comme il l'a traitée dans d'autres contrées bien
plus illustres, telles que l'Afrique? Ne peut -il pas per-
mettre qu'elle y soit anéantie et qu'elle disparaisse?
Jésus -Christ, qui a promis à l'Église qu'elle ne périrait
jamais, n'a rien promis aux églises particulières : l'Église
de France n'a pas plus de titres à ses yeux pour obtenir
une durée perpétuelle que n'en avait autrefois l'Église
d'Afrique.
(( Dans cette supposition douloureuse, il est vrai, mais
qui n'a rien d'incroyable, n'est- il pas conséquent que
Dieu n'arrête point les dévastations de l'impiété par des
prodiges éclatants, et qu'il leur laisse un libre cours,
comme il fit autrefois au temps où les Sarrasins envahi-
rent l'Afrique?
(( Sans doute , il en coûte pour faire une supposition
semblable , et nous espérons bien qu'elle ne se réalisera
jamais. Mais cela suffit pour justifier à nos yeux la divi-
nité sur l'inaction apparente de sa justice et pour faire
cesser nos doutes sur la Providence , si cela ne suffît pas
pour faire cesser nos pleurs. »
Tous les écrits de M. Émery révèlent la même hauteur
de vues, la même correction de style et cette sobriété,
dédaigneuse des amplifications oratoires, qui dégage et
ET L'ÉGLISE DE FRANCE 375
traduit fidèlement et fortement la pensée. Soit qu'il
défende son sentiment sur les serments imposés par le
gouvernement révolutionnaire , soit qu'il attaque les
aveugles partisans de la constitution civile du clergé ,
dans ses lettres, dans ses discours, dans ses mémoires,
il est avant tout homme d'action ; il s'empare de l'his-
toire, qu'il ne cesse jamais de méditer, des textes de
l'Écriture et des conciles, des témoignages sacrés et pro-
fanes , les fond dans une trame puissante et réfute
l'erreur ou démontre la vérité avec toutes les ressources
de la science et l'énergie d'une conviction qui prend sa
source dans l'amour des âmes et le dévouement le plus
pur à la cause de l'Eglise !.
1 En dehors de ses ouvrages, M. Émery avait encore publié les
études suivantes. Fidèle aux traditions de modestie qui sont l'hon-
neur de sa compagnie, M. Émery ne signa jamais ni ses livres
ni ses mémoires et ses dissertations :
année 1800
Sur la promesse de fidélité àla constitution de Van VIII. (Annales
philosophiques , t. I, p. 91.)
Sur le bref de Pie VI du 16 janvier 1796. {Ibid., p. 155.)
Sur la réunion de l'Église russe à l'Église romaine. ( Ibid., p. 155).
Lettre à l'auteur des Annales sur l'exercice de plusieurs cultes
dans une même église. (Ibid., p. 285.)
Sur les mariages décadaires. (Ibid., 464.)
Anecdotes sur l'assemblée de 1682. ( Ibid., p. 503.)
Sur la maxime attribuée à saint Augustin: in necessariis uni-
tas, etc. (T. II, p. 13.)
Lettres sur l'histoire physique de la terre, par Deluc. (Ibid.,
pp. 337, 385, 474.)
Sur le droit des chapitres pendant la vacance des sièges épis-
copaux. ( Ibid., p. 506. )
année 1801
Lettre inédite de l'abbé Fleunj. (T. III, p. 227.)
Du sentiment de Bossuetsur l'autorité et la réception du concile
de Trente en France. (T. III, p. 239.)
376 M. ÉA1ERY ET L'ÉGLISE DE FRANCE
Tel fut l'écrivain , tel aussi fut l'homme ; ses écrits
comme sa parole forcèrent l'estime même de ses adver-
saires, qui ne pouvaient se défendre de reconnaître en
lui un grand caractère et un prêtre selon le cœur de
Dieu.
ANNÉE 4804
Des nouveaux chapitres cathédraux. (Annales littéraires, t. II,
p. 231.)
ANNÉE 1805
Sur l'édition des lettres d'Euler, publiée par Condorcet. (T. 111,
p. 465.)
Défense de l'Essai sur la tolérance. (T. IV, p. 193.) Un second
article sur le même sujet, contenu dans le même volume, n'est
pas de M. Émery.
année 1806
Remarques sur le caractère d'Arnauldpar Leibniz. (Ibid., p. 505.)
Défense des premières vérités, par l'abbé Sigorgne. (Mélanges,
t. I^r, p. 1.)
Anecdotes sur le procès de Fouquet. (Ibid., p. 30.) Nous n'ose-
rions assurer absolument que cet article soit de M. Émery.
année 1810
Sur le cardinal Dubois. (Ibid., t. VIII , p. 176.)
FIN
APPENDICE
Lettre au pape Pie VI des Évèques français
qui n'ont pas consenti à donner leur démission.
Londres, 27 septembre 1801.
Très Saint -Père,
Nous ne dissimulons pas à Votre Béatitude la grave dou-
leur qui affecta nos âmes aussitôt que nous reçûmes les
lettres de Votre Sainteté, en date du 15 août 1801 , l'an se-
cond de son pontificat. Cette douleur est si profonde, que,
bien qu'il n'y ait pour nous aucun devoir plus cher et plus
élevé que d'écouter autant qu'il est en notre puissance, avec
une déférence entière, les conseils de Votre Paternité, cepen-
dant cette même douleur nous laisse non seulement incer-
tains et flottants, mais encore nous contraint, malgré nous,
à tempérer notre obéissance.
La force de ces lettres est telle, que, si elles obtiennent
jamais ce qu'elles prescrivent, en un seul instant toutes les
Églises épiscopales (jui existent en France deviendront veuves.
Votre Sainteté ne nous apprend pas, et, pour avouer libre-
ment la vérité, nous-mêmes nous ne concevons pus comment
la viduité subite de toutes les Églises de ce vaste empire pro-
duira l'etfet salutaire de la conservation de l'unité et du réta-
blissement en France de la religion catholique.
Certainement l'expérience de toutes les calamités qui
depuis beaucoup d'années déchirent la patrie, montre assez
tout ce que nous devons craindre des maux et des malheurs
qui résulteront, pour la religion catholique , de cette viduité
378
APPENDICE
simultanément universelle : la voie à suivre pour éviter ces
maux ne peut être ouverte à Votre Sainteté que par une
assemblée de tous les évêques de l'Église gallicane.
Nous ne voulons pas parler ainsi pour faire entendre
qu'il nous est pénible et désagréable de faire un pas en
arrière à travers ces temps de douleur et de deuil; au con-
traire, dans notre faiblesse, nous éprouverions une conso-
lation pour chacun de nous, et un bonheur ineffable pour
tous, en nous voyant déchargés d'un si grand fardeau (si
toutefois il était permis de penser à quelque consolation et à
quelque bonheur, après que nos esprits ont été brisés sous
le poids de tant de maux).
Mais le droit de notre ministère semble nous demander
de ne pas souffrir que l'on rompe jamais facilement ce lien
qui nous a unis aux Églises immédiatement confiées à notre
sollicitude, parla providence de Dieu très bon et très haut.
Nous conjurons ardemment Votre Sainteté de consentir
à ce que, dans un écrit qui lui sera transmis incessamment,
il nous soit permis d'expliquer et de développer plus au long
les arguments sur lesquels nous appuyons notre sentiment.
Cependant, remplis de confiance dans l'affection véritable-
ment paternelle de Votre Sainteté à notre égard , nous espé-
rons qu'elle ne déterminera rien de plus sur cette affaire
jusqu'à ce qu'elle ait pesé, avec toute l'équité dont Elle est
capable , les motifs que les fils allégueront devant un Père si
pieux.
Prosternés aux genoux de Votre Béatitude, nous implo-
rons de toute la force de notre âme la bénédiction aposto-
lique, et nous sommes les très dévots et très obéissants
fils de Votre Sainteté.
Cette lettre était signée parles prélats dont les noms suivent :
Arthur Richard, archevêque et primat de Narbonne;
Louis, évêque d'Arras; François, évêque de Montpellier;
Louis-Antoine de Grimaldi, évêque et comte de Noyon;
.T.- François, évêque de Saint- Pol- de -Léon; H.- Louis,
évêque de Périgueux; Pierre-Auguste, évêque d'Avranches;
Sérastien- Michel, évêque de Vannes; Henri, évêque
d'Uzès; Seignelay, évêque de. Rodez ; Charles-Eutrope ,
évêque de Nantes; Philippe-François, évêque d'Angou-
lême; Alexandre-Henri , évêque de Lombez; J.-B. Louis,
évêque nommé de Moulins.
LE CONCORDAT
Convention entre le gouvernement français
et Sa Sainteté Pie VII.
Le gouvernement de la République française reconnaît
que la religion catholique, apostolique, romaine, est la reli-
gion de la très grande majorité des citoyens français.
Sa Sainteté reconnaît également que cette religion a retiré
et attend encore en ce moment le plus grand bien et le plus
grand éclat de l'établissement du culte catholique en France,
et de la profession particulière qu'en font les consuls de la
République.
En conséquence, d'après cette reconnaissance mutuelle,
tant pour le bien de la religion que pour le maintien de la
tranquillité intérieure, ils sont convenus de ce qui suit :
Article premier. — La religion catholique , apostolique,
romaine, sera librement exercée en France, son culte sera
public en se conformant aux règlements de police que le
gouvernement jugera nécessaire pour la tranquillité pu-
blique.
Art. 2. — Il sera fait par le Saint-Siège, de concert avec
le gouvernement , une nouvelle circonscription des diocèses
français.
Art. 3. — Sa Sainteté déclarera aux titulaires des évêchés
français qu'elle attend d'eux avec une ferme confiance, pour
le bien de la paix et de L'unité, toute espèce de sacrifices,
même celui de leur siège.
D'après cette exhortation, s'ils se refusaient à ce sacrifice
commandé par le bien de l'Église ( refus néanmoins auquel
Sa Sainteté ne s'attend pas i, il sera pourvu par de nouveaux
380
APPENDICE
titulaires au gouvernement des évêchés de la circonscription
nouvelle, delà manière suivante:
Art. 4. — Le premier consul de la République nommera,
dans les trois mois qui suivront la publication de la bulle de
Sa Sainteté, aux archevêchés et évêchés de la circonscription
nouvelle. Sa Sainteté conférera l'institution canonique suivant
les formes établies par rapport à la France avant le change-
ment de gouvernement.
Art. 5. — Les nominations aux évêchés qui vaqueront
dans la suite seront également faites par le premier consul,
et l'institution canonique sera donnée par le Saint-Siège, en
conformité de l'article précédent.
Art. 6. — Les évêques, avant d'entrer en fonction, prête-
ront directement, entre les mains du premier consul, le ser-
ment de fidélité qui était en usage avant le changement de
gouvernement, exprimé dans les termes suivants :
« Je jure et promets à Dieu, sur les saints Évangiles, de
garder obéissance et fidélité au gouvernement établi par la
constitution de la République française. Je promets aussi de
n'avoir aucune intelligence, de n'assister à aucun conseil, de
n'entretenir aucune ligue, soit au dedans, soit au dehors,
qui soit contraire à la tranquillité publique; et si, dans mon
diocèse ou ailleurs, j'apprends qu'il se trame quelque chose
au préjudice de l'État, je le ferai savoir au gouvernement. »
Art. 7. — Les ecclésiastiques du second ordre prêteront
le même serment entre les mains des autorités civiles dési-
gnées par le gouvernement.
Art. 8. — La formule de prière suivante sera récitée à la
fin de l'office divin, dans toutes les églises de France :
Domine, salvam fac Rempublicam.
Domine, salvos fac Consules.
Art. 9. — Les évêques feront une nouvelle circonscription
des paroisses de leurs diocèses, qui n'aura d'autre effet que
d'après le consentement du gouvernement.
Art. 10. — Les évêques nommeront aux cures. Leur choix
ne pourra tomber que sur des personnes agréées par le gou-
vernement.
Art. 11. — Les évêques pourront avoir un chapitre dans
leur cathédrale et un séminaire pour leur diocèse, sans que
le gouvernement s'oblige à les doter.
Art. 12. — Toutes les églises métropolitaines, cathédrales,
APPENDICE
3S1
paroisstales et autres, non aliénées, nécessaires au culte,
seront mises à la disposition des évêques.
Art. 13. — Sa Sainteté, pour le bien de la paix et l'heu-
reux rétablissement de la religion catholique, déclare que ni
Elle ni ses successeurs ne troubleront en aucune manière
les acquéreurs des biens ecclésiastiques aliénés, et qu'en
conséquence la propriété de ces mêmes biens, les droits et
revenus y attachés, demeureront incommutables entre leurs
mains et celles de leur ayants- cause.
Art. 14. — Le gouvernement assurera un traitement con-
venable aux évêques et aux curés dont les diocèses et les
cures seront compris dans la circonscription nouvelle.
Art. 15. — Le gouvernement prendra également des me-
sures pour que les catholiques français puissent, s'ils le
veulent, faire en faveur des églises des fondations.
Art. 16. — Sa Sainteté reconnaît, dans le premier consul
de la République française, les mêmes droits et prérogatives
dont jouissait près d'elle l'ancien gouvernement.
Art. 17. — Il est convenu entre les parties contractantes
que, dans le cas où quelqu'un des successeurs du premier
consul actuel ne serait pas catholique, les droits et préroga-
tives mentionnés dans l'article ci-dessus et la nomination
aux évêchés seront réglés, par rapport à lui, par une nou-
velle convention.
Les ratifications seront échangées à Paris, dans l'espace
de quarante jours.
Fait à Paris, le 26 messidor de l'an IX de la République /Van-
nai*? (15 juillet 1801).
Signé : Joseph Bonaparte.
Herculus card 'uialis Consalvi , Cretet.
Joseph archiep. Coriathi , Bermer.
F. Garolus Caselli.
ARTICLES ORGANIQUES DE LA CONVENTION
DU 26 MESSIDOR AN IX
Et loi du 18 germinal an X
TITRE PREMIER. — Du régime de l'église catholique
dans ses rapports généraux avec les droits de la
police de l'état.
I. Aucune bulle, bref, rescrit, décret, mandat, provision,
signature servant de provision, ni autres expéditions de la
cour de Rome, même ne concernant que les particuliers, ne
pourront être reçus, publiés, imprimés, ni autrement mis à
exécution, sans l'autorisation du gouvernement.
II. Aucun individu se disant nonce, légat, vicaire ou com-
missaire apostolique, ou se prévalant de tout autre dénomi-
nation, ne pourra, sans la même autorisation, exercer sur le
sol français aucune fonction relative aux affaires de l'Église
gallicane.
III. Les décrets de synodes étrangers, même ceux des
conciles généraux, ne pourront être publiés en France avant
que le gouvernement en ait examiné la forme, leur confor-
mité avec les lois , droits et franchises de la République fran-
çaise, et tout ce qui, dans leur publication, pourrait altérer
ou intéresser la tranquillité publique.
IV. Aucun concile national ou métropolitain, aucun synode
diocésain, aucune assemblée délibérante n'aura lieu sans la
permission expresse du gouvernement.
V. Toutes les fonctions ecclésiastiques seront gratuites,
sauf les oblations qui seraient autorisées et fixées par les
gouvernements.
APPENDICE
383
VI. Il y aura recours au conseil d'État, dans tous les cas
d'abus de la part des supérieurs et autres personnes ecclé-
siastiques.
Les cas d'abus sont : l'usurpation ou l'excès de pouvoir,
la contravention aux lois et règlements de la République,
l'infraction des règles consacrées par les canons reçus en
France, l'attentat aux libertés, franchises et coutumes de
l'Église gallicane, et toute entreprise ou tout procédé qui,
dans l'exercice du culte, peut compromettre l'honneur des
citoyens, troubler arbitrairement leur conscience, dégénérer
contre eux en oppression, ou en injure, ou en scandale
public.
VII. Il y aura pareillement recours au conseil d'État s'il
est porté atteinte à l'exercice public du culte et à la liberté
que les lois et les règlements garantissent à ses ministres.
VIII. Le recours compétera à toute personne intéressée.
A défaut de plainte particulière, il sera exercé d'ofhce par
.les préfets.
Le fonctionnaire public, l'ecclésiastique ou la personne
qui voudra exercer ce recours, adressera un mémoire détaillé
et signé au conseil d'État chargé de toutes les affaires con-
cernant les cultes, lequel sera tenu de prendre, dans le plus
court délai, tous les renseignements convenables, et, sur son
rapport, l'affaire sera suivie et définitivement terminée dans
la forme administrative, ou renvoyée, selon l'exigence des
cas, aux autorités compétentes.
TITRE II. — Des ministres
Section première. — Dispositions générales.
IX. Le culte catholique sera exercé sous la direction des
archevêques et évèques dans leurs diocèses, et sous celle des
curés dans leurs paroisses.
X. Tout privilège portant exemption ou attribution de la
juridiction épiscopale est aboli.
XI. Les archevêques et évêques pourront, avec l'autorisa-
tion du gouvernement, établir dans leurs diocèses des cha-
pitres cathédraux et des séminaires. Tous les autres établis-
sements ecclésiastiques sont supprimés.
XII. Il sera libre aux archevêques et évêques d'ajouter à
leur nom le titre de Citoyen ou celui de Monsieur. Toutes
autres qualifications sont interdites.
384
APPENDICE
Section IL — Des archevêques ou métropolitains.
XIII. Les archevêques consacreront ou installeront leurs
suffragants. En cas d'empêchement ou de refus de leur part,
ils seront suppléés par le plus ancien évêque de l'arrondisse-
ment métropolitain.
XIV. Ils veilleront au maintien de la foi et de la discipline
dans les diocèses dépendants de la métropole.
XV. Ils connaîtront des réclamations et des plaintes por-
tées contre la conduite et les décisions des évêques suffra-
gants.
Section III. — Des évêques, des vicawes généraux
et des séminaires.
XVI. On ne pourra être nommé évêque avant l'âge de
trente ans, et si on n'est originaire Français.
XVII. Avant l'expédition de l'arrêté de nomination, celui
ou ceux qui seront proposés seront tenus de rapporter une
attestation de bonne vie et mœurs, expédiée par l'évêque
dans le diocèse duquel ils auront exercé les fonctions du
ministère ecclésiastique ; et ils seront examinés sur leur doc-
trine par un évêque et deux prêtres, qui seront commis par
le premier consul, lesquels adresseront le résultat de leur
examen au conseil d'État chargé de toutes les affaires concer-
nant les cultes.
XVIII. Le prêtre nommé par le premier consul fera les
diligences pour rapporter l'institution du pape.
Il ne pourra exercer aucune fonction avant que la bulle
portant son institution ait reçu l'attache du gouvernement,
et qu'il ait prêté en personne le serment prescrit par la
convention passée entre le gouvernement et le saint- siège.
Ce serment sera prêté au premier consul ; il en sera dressé
procès -verbal par le secrétaire d'État.
XIX. Les évêques nommeront et institueront les curés;
néanmoins ils ne manifesteront leur nomination et ils ne
donneront l'institution canonique qu'après que cette nomi-
nation aura été agréée par le premier consul.
XX. Ils seront tenus de résider dans leurs diocèses; ils ne
pourront en sortir qu'avec la permission du premier consul.
XXI. Chaque évêque pourra nommer deux vicaires géné-
raux , et chaque archevêque pourra en nommer trois : ils les
APPENDICE
choisiront parmi les prêtres ayant les qualités requises pour
être évêques.
XXII. Ils visiteront annuellement et en personne une partie
de leur diocèse, et dans l'espace de cinq ans le diocèse entier.
En cas d'empêchement légitime, la visite sera faite par un
vicaire général.
XXXIII. Les évêques seront chargés de l'organisation de
leurs séminaires, et les règlements de cette organisation
seront soumis à l'approbation du premier consul.
XXIV. Ceux qui seront choisis pour l'enseignement dans
les séminaires souscriront la déclaration faite par le clergé
de France en 1682, et publiée par un édit de la même année;
ils se soumettront à y enseigner la doctrine qui y est conte-
nue, et les évêques adresseront une expédition en forme de
cette soumission au conseiller d'État chargé de toutes les
affaires concernant les cultes.
XXV. Les évêques enverront, toutes les années, à ce con-
seiller d'État, le nom des personnes qui étudieront dans les
séminaires et qui se destineront à l'état ecclésiastique.
• XXVI. Ils ne pourront ordonner aucun ecclésiastique, s'il
ne justifie d'une propriété produisant au moins un revenu
annuel de trois cents francs, s'il n'a atteint l'âge de vingt-
cinq ans, et s'il ne réunit les qualités requises par les canons
reçus en France.
Les évêques ne feront aucune ordination avant que le
nombre des personnes à ordonner ait été soumis au gouver-
nement, et par lui agréé.
Section IV. — Des curés.
XXVII. Les curés ne pourront entrer en fonctions qu'après
avoir prêté, entre les mains du préfet, le serment prescrit
par la convention passée entre le gouvernement et le saint-
siège. Il sera dressé procès-verbal de cette prestation par le
secrétaire général de la préfecture, et copie collationnée leur
en sera délivrée.
XXVIII. Ils seront mis en possession par le curé ou le
prêtre que l'évêque désignera.
XXIX. Ils seront tenus de résider dans leurs paroisses.
XXX. Les curés seront immédiatement soumis aux évêques
dans l'exercice de leurs fonctions.
11*
386
APPENDICE
XXXI. Les vicaires et les desservants exerceront leur mini-
stère sous la surveillance et la direction des curés.
Ils seront approuvés par l'évêque, et révocables par lui.
XXXII. Aucun étranger ne pourra être employé dans les
fonctions du ministère ecclésiastique , sans la permission du
gouvernement.
XXXIII. Toute fonction est interdite à tout ecclésias-
tique, même Français, qui n'appartient à aucun diocèse.
XXXIV. Un prêtre ne pourra quitter son diocèse , pour
aller desservir dans un autre, sans la permission de son
évêque.
Section V. — Des chapitres cathédraux , et du gouverne-
ment des diocèses pendant la vacance du siège.
XXXV. Les archevêques et évêques qui voudront user de
la faculté qui leur est donnée d'établir des chapitres ne
pourront le faire sans avoir rapporté l'autorisation du gou-
vernement, tant pour l'établissement lui-même que pour le
nombre et le choix des ecclésiastiques destinés à les former.
XXXVI. Pendant la vacance des sièges, il sera pourvu par
Je métropolitain, et à son défaut par le plus ancien des
évêques suffragants, au gouvernement des diocèses.
Les vicaires généraux de ces diocèses continueront leurs
fonctions , même après la mort de l'évêque , jusqu'à rempla-
cement.
XXXVII. Les métropolitains, les chapitres cathédraux,
seront tenus, sans délai, de donner avis au gouvernement
de la vacance des sièges, et des mesures qui auront été
prises pour le gouvernement des diocèses vacants.
XXXVIII. Les vicaires généraux qui gouverneront pendant
la vacance, ainsi que les métropolitains ou capitulaires, ne
se permettront aucune innovation dans les usages et cou-
tumes du diocèse.
TITRE III. — Du culte
XXXIX. Il n'y aura qu'une liturgie et un catéchisme pour
toutes les églises catholiques de France.
XL. Aucun curé ne pourra ordonner des prières publiques
extraordinaires dans sa paroisse, sans la permission spéciale
de l'évêque.
APPENDICE
387
XLI. Aucifne fête, à l'exception du dimanche, ne pourra
être établie sans la permission du gouvernement.
XLII. Les ecclésiastiques useront, dans les cérémonies
religieuses, des habits et ornements convenables à leur titre;
ils ne pourront, dans aucun cas ni sous aucun prétexte,
prendre la couleur et les marques réservées aux évêques.
XLIII. Tous les ecclésiastiques seront habillés à la fran-
çaise et en noir.
Les évêques pourront joindre à ce costume la croix pasto-
rale et les bas violets.
XLIV. Les chapelles domestiques, les oratoires particu-
liers, ne pourront être établis sans une permission expresse
du gouvernement, accordée sur la demande de l'évêque.
XLV. Aucune cérémonie religieuse n'aura lieu hors des
édifices consacrés au culte catholique, dans les villes où il
y a des temples destinés à différents cultes.
XLVI. Le même temple ne pourra être consacré qu'à un
même culte.
XLVII. Il y aura dans les cathédrales et paroisses une
place distinguée pour les individus catholiques qui remplissent
des fonctions civiles ou militaires.
XLYIII. L'évêque se concertera avec le préfet pour régler
la manière d'appeler les fidèles au service divin par le son
des cloches. On ne pourra les sonner pour toute autre cause
sans la permission de la police locale.
XLIX. Lorsque le gouvernement ordonnera des prières
publiques, les évêques se concerteront avec le préfet et le
commandant militaire du lieu pour le jour, l'heure et le mode
d'exécution de ces ordonnances.
L. Les prédications solennelles appelées sermons, et celles
connues sous le nom de stations de l'Avent et du Carême ,
ne seront faites que par des prêtres qui en auront obtenu
une autorisation spéciale de l'évêque.
LI. Les curés, aux prônes des messes paroissiales, prie-
ront et feront prier pour la prospérité delà République fran-
çaise et pour les consuls.
LU. Ils ne se permettront , dans leurs instructions, aucune
inculpation directe ou indirecte, soit contre les personnes,
soit contre les autres cultes autorisés dans l'État.
LUI. Ils ne feront au prône aucune publication étrangère
à l'exercice du culte, à moins qu'ils n'y soient autorisés par
le gouvernement.
388
APPENDICE
LIV. Ils ne donneront la bénédiction nuptiale qu'à ceux
qui justifieront, en bonne et due forme, avoir contracté ma-
riage devant l'officier civil.
LV. Les registres tenus par les ministres du culte n'étant
et ne pouvant être relatifs qu'à l'administration des sacre-
ments ne pourront, dans aucun cas, suppléer les registres
ordonnés par la loi pour constater l'état civil des Français.
LVI. Dans tous les actes ecclésiastiques et religieux, on
sera obligé de se servir du calendrier d'équinoxe établi par
les lois de la République; on désignera les jours par les noms
qu'ils avaient dans le calendrier des solstices.
LYII. Le repos des fonctionnaires publics sera fixé au
dimanche.
TITRE IV. — De la circonscription des archevêchés et
DES PAROISSES; DES ÉDIFICES DESTINÉS AU CULTE ET DU
TRAITEMENT DES MINISTRES.
Section première. — De la circonscription des archevê-
chés et des évêchés.
LV1II. Il y aura en France dix archevêchés ou métropoles
et cinquante évêchés.
LIX. La circonscription des métropoles et des diocèses
sera faite conformément au tableau ci -joint.
Section II. — Da la circonscription des paroisses.
LX. Il y aura au moins une paroisse par justice de paix.
Il sera en outre établi autant de succursales que le besoin
pourra l'exiger.
LXI. Chaque évêque, de concert avec le préfet, réglera le
nombre et l'étendue de ces succursales. Les plans arrêtés
seront soumis au gouvernement, et ne pourront être mis à
exécution sans son autorisation.
LXII. Aucune partie du territoire français ne pourra être
érigée en cure ou en succursale sans l'autorisation expresse
du gouvernement.
LXIII. Les prêtres desservant les succursales sont nom-
més par les évêques.
APPENDICE
380
Section III. — Du traitement des ministres.
LXIY. Le traitement des archevêques sera de 15 (XX) fir.
LXV. Le traitement des évêques sera de 10000 fr.
LXVL Les curés seront distribués en deux classes.
Le traitement des curés de la première classe sera porté
à 1500 fr.; celui des curés de la seconde classe, à 1000 fr.
LXVII. Les pensions dont ils jouissent, en exécution des
lois de l'Assemblée constituante, seront précomptées sur
leur traitement.
Les conseils municipaux des grandes communes pourront,
sur leurs biens ruraux ou sur leurs octrois, leur accorder
une augmentation de traitement, si les circonstances l'exigent.
LXVIII. Les vicaires et desservants seront choisis parmi
les ecclésiastiques pensionnés en exécution des lois de l'As-
semblée constituante.
Le montant de ces pensions et le produit des oblations
formeront leur traitement.
LXIX. Les évêques rédigeront les projets de règlements
relatifs aux oblations que les ministres du culte sont autori-
sés à recevoir pour l'administration des sacrements. Les
projets de règlements rédigés par les évêques ne pourront
être publiés, ni autrement mis à exécution, qu'après avoir
été approuvés par le gouvernement.
LXX. Tout ecclésiastique pensionnaire de l'État sera privé
de pension s'il refuse, sans cause légitime , les fonctions qui
pourront lui être confiées.
LXXL Les conseils généraux de département sont autori-
sés a procurer aux archevêques et évêques un logement con-
venable.
LXXII. Les presbytères et les jardins attenants, non alié-
nés, seront rendus aux curés et aux desservants des succur-
sales. A défaut de ces presbytères, les conseils généraux
des communes sont autorisés «à leur procurer un logement et
un jardin.
LXXIIL Les fondations qui ont pour objet l'entretien des
ministres et l'exercice du culte ne pourront consister qu'en
rentes constituées sur l'État. Elles seront acceptées par
l'évêque diocésain, et ne pourront être exécutées qu'avec
l'autorisation du gouvernement.
LXXIV. Les immeubles autres que les édifices destinés
390
APPENDICE
au logement et les jardins attenants, ne pourront être affec-
tés à des titres ecclésiastiques, ni possédés par les ministres
du culte à raison de leurs fonctions.
Section IV. — Des édifices destinés au culte.
LXXV. Les édifices anciennement destinés au culte catho-
lique, actuellement dans les mains de la nation, à raison
d'un édifice par cure et par succursale , seront mis à la dis-
position des évêques par arrêté du préfet du département.
Une expédition de ces arrêtés sera adressée au conseiller
d'État chargé de toutes les affaires concernant les cultes.
LXXVI. Il sera établi des fabriques pour veiller à l'en-
tretien et à la conservation des temples, à l'administration
des aumônes.
LXXVII. Dans les paroisses où il n'y aura point d'édifice
disponible pour le culte , l'évêque se concertera avec le préfet
pour la désignation d'un édifice convenable.
RECLAMATION
CONTRE LES ARTICLES ORGANIQUES
FAITE AU NOM DU SIÈGE APOSTOLIQUE
Par le cardinal Caprara, le 18 août 1803,
et adressée au ministre de France Talleyrand
Monseigneur,
Je suis chargé de réclamer contre cette partie de Ja loi du
18 germinal (8 avril 1802) que l'on a désignée sous le nom
d'articles organiques. Je remplis ce devoir avec d'autant
plus de confiance, que je compte davantage sur la bienveil-
lance du gouvernement et sur son attachement sincère aux
vrais principes de la religion.
La qualification qu'on donne à ces articles paraîtrait
1 S. S. le pape Pie VII a protesté personnellement contre la
publication des articles organiques , notamment en 1802 et en 1800.
Voici en quels termes il le fit dans son allocution Quam luctuo-
sam, prononcée dans le consistoire du 24 mai 1802 : « ... Ani-
madvertimus una cum prailata conventione Nostra nonnullos
alios arliculos ignotos Nobis, promulgatos esse; quos , vestigiis
prœdecessorum Nostrorum inhaerentes , haud possumus non
expetere ut oppovtunas ac necessarias modijicationes ac muta-
tiones accipiant. — Nous avons remarqué qu'à la suite de Notre
convention ont été promulgués quelques articles à Nous entière-
ment inconnus. Marchant sur les traces de Nos prédécesseurs,
c'est pour Nous un devoir de demander que ces articles reçoivent
des modifications convenables et subissent des changements né-
cessaires. »
Dans la bulle Quam memoranda, du 10 juin 1809, Sa Sainteté
sexprime ainsi : « Quam sane amaritudinem non dissimulavi-
302
APPENDICE
d'abord supposer qu'ils ne sont que la suite naturelle et
l'explication du Concordat religieux; cependant il est de fait
qu'ils n'ont point été concertés avec le saint- siège, qu'ils
ont une extension plus grande que le Concordat , et qu'ils
établissent en France un code ecclésiastique sans le concours
du saint-siège. Comment Sa Sainteté pourrait-elle l'admettre,
n'ayant pas même été invitée à l'examiner ? Ce code a pour
objet la doctrine, les mœurs, la discipline du clergé, les
devoirs des évêques, ceux des ministres inférieurs, leurs
relations avec le saint -siège et le mode d'exercice de leur
juridiction. Or tout cela tient aux droits imprescriptibles de
l'Église : elle a reçu de Dieu seul l'autorisation de décider
les questions de la doctrine sur la foi ou sur les règles des
mœurs, et de faire des canons ou des règles de discipline.
M. d'Héricourt, l'historien Fleury, les plus célèbres avo-
cats généraux et M. de Gastillon lui-même, avouaient ces
vérités. Ce dernier reconnaît dans l'Église « le pouvoir qu'elle
a reçu de Dieu pour conserver, par l'autorité de la prédica-
tion, des lois et des jugements, la règle de la foi et des
mœurs , la discipline nécessaire à l'économie de son gouver-
nement, la succession et la perpétuité de son ministère1 ».
Sa Sainteté n'a donc pu voir qu'avec une extrême douleur
qu'en négligeant de suivre ces principes, la puissance civile
ait voulu régler, décider, transformer en lois des articles qui
intéressent essentiellement les mœurs, la discipline, les
droits de l'instruction et la juridiction ecclésiastique. N'est-
il pas à craindre que cette innovation n'engendre les défiances,
qu'elle ne fasse croire que l'Église de France est asservie,
mus, ipsisque Fratribus Nostris sanctœ Romanae Ecclesia? cardi-
nalibus, in allocutione ad ipsos habita in consistorio diei 24 maii
anni 1802 : significantes scilicet, ea promulgatione nonnullos
initae conventioni adjectos fuisse articulos, ignotos Nobis , quos
statim improbavirnus. — Cette douleur amère. Nous ne l'avons
pas cachée à Nos frères les cardinaux de la sainte Église ro-
maine, dans une allocution prononcée dans le consistoire du
24 mai 1802, leur faisant savoir qu'il a été ajouté à la promul-
gation de la convention conclue quelques articles qui Nous
étaient tout à fait inconnus, et que Nous avons aussitôt désap-
prouvés. »
De leur côté, les évêques de France protestèrent contre ces
mêmes articles en 1826 et en 1829.
1 Réquisitoire contre les actes de rassemblée du clergé, en 1765.
APPENDICE
393
même dans les objets purement spirituels, au pouvoir tem-
porel, et qu'elle ne détourne de l'acceptation des places beau-
coup d'ecclésiastiques méritants? Que sera-ce si nous envi-
sageons chacun de ces articles en particulier?
Le premier veut « qu'aucune bulle, bref, etc., émanés du
Saint-siège, ne puissent être mis à exécution, ni même pu-
bliés, sans l'autorisation du gouvernement ».
Cette disposition prise dans toute cette étendue ne blesse-
t-elle pas évidemment la liberté de renseignement ecclésias-
tique? Ne soumet-elle pas la publication des vérités chré-
tiennes à des formalités gênantes? Ne met-elle pas les
décisions concernant la foi et la discipline sous la dépen-
dance absolue du pouvoir temporel? Ne donne -t-elle pas à
la puissance qui serait tentée d'en abuser les droits et les
facilités d'arrêter, de suspendre, d'étouffer même le langage
de la vérité, qu'un pontife fidèle à ses devoirs voudrait adres-
ser aux peuples confiés à sa sollicitude?
Telle ne fut jamais la dépendance de l'Église, même dans
les premiers siècles du christianisme. Nulle puissance n'exi-
'geait alors la vérification de ses décrets. Cependant elle n'a
pas perdu de ses prérogatives en recevant des empereurs
dans son sein. Elle 0 oit jouir de la même juridiction dont
elle jouissait sous les empereurs païens. Il n'est jamais per-
mis d'y donner atteinte, parce qu'elle la tient de Jesus-
Christ[. Avec quelle peine le saint-siègp ne doit-il pas voir
les entraves qu'on veut mettre à ses droits ?
Le clergé de France reconnaît lui-même que les jugements
du saint-siège, et auxquels adhère le corps épiscopal, sont
irréfragables: pourquoi auraient -ils donc besoin de l'auto-
risation du gouvernement, puisque, suivant les principes
gallicans, ils tirent toute leur force de l'autorité qui les pro-
nonce et de celle qui les admet? Le successeur de Pierre
doit confirmer ses frères dans la foi, suivant les expres-
sions de l'Écriture; or comment pourra-t-il le faire si, sur
chaque article qu'il enseignera, il peut être à chaque instant
arrêté par le relus ou le défaut de vérification de la part du
gouvernement temporel? Ne suit -il pas évidemment de ces
dispositions que l'Église ne pourra plus savoir et croire que
ce qu'il plaira au gouvernement de laisser publier?
Cet article blesse la délicatesse et le secret constamment
1 D'Héricourt, Lois ecclésiastiques.
394
APPENDICE
observés dans les affaires de la Pénitencerie. Tout particulier
peut s'y présenter avec confiance et sans crainte de voir ses
faiblesses dévoilées. Cependant cet article, qui n'excepte
rien, veut que les brefs, même personnels, émanés de la
Pénitencerie, soient vérifiés. Il faudra donc que les secrets
de famille et la suite malheureuse des faiblesses humaines
soient mis au grand jour, pour obtenir la permission d'user
de ces brefs? Quelle gêne! quelles entraves ! Le parlement
lui-même ne les admettait pas, car il exceptait de la vérifi-
cation les provisions, les brefs de la Pénitencerie et autres
expéditions concernant les affaires des 'particuliers.
Le second article déclare « qu'aucun légat, nonce ou délé-
gué du saint-siège ne pourra exercer ses pouvoirs en France
sans la même autorisation ». Je ne puis que répéter ici les
justes observations que je viens de faire sur le premier
article : l'un frappe la liberté de l'enseignement dans sa
source , l'autre l'atteint dans ses agents ; le premier met des
entraves à la publication de la vérité, le second à l'apostolat
de ceux qui sont chargés de l'annoncer. Cependant Jésus-
Christ a voulu que sa divine parole fût constamment libre,
qu'on pût la prêcher sur les toits, dans toutes les nations
et auprès de tous les gouvernements. Comment allier ce
dogme catholique avec l'indispensable formalité d'une vérifi-
cation de pouvoirs et d'une permission civile de les exercer?
Les apôtres et les premiers pasteurs de l'Église naissante
eussent -ils pu prêcher l'Évangile, si les gouvernements
eussent exercé sur eux un pareil droit ?
Le troisième article étend cette mesure aux canons des
conciles même généraux. Ces assemblées si célèbres n'ont
eu nulle part plus qu'en France de respect et de vénération,
comment se fait-il donc que chez cette même nation elles
éprouvent tant d'obstacles, et qu'une formalité civile donne
le droit d'en éluder, d'en rejeter même les décisions?
On veut, dit-on, les examiner. Mais la voie d'examen,
en matière religieuse, est proscrite dans le sein de l'Église
catholique : il n'y a que les communions protestantes qui
l'admettent , et de là est venue cette étonnante variété qui
rè<xne dans leurs croyances.
Quel serait d'ailleurs le but de ces examens? celui de
reconnaître si les canons des conciles sont conformes aux
lois françaises? Mais si plusieurs de ces lois, telles que
celles sur le divorce, sont en opposition avec le dogme catho-
APPENDICE
395
lique, il faudra donc rejeter les canons et préférer les lois,
quelque injuste ou erroné qu'en soit l'objet? Qui pourra
adopter une pareille conclusion? Ne serait-ce pas sacrifier la
religion , ouvrage de Dieu même , aux ouvrages toujours im-
parfaits et souvent injustes des hommes?
Je sais que notre obéissance doit être raisonnable ; mais
n'obéir qu'avec des motifs suffisants n'est pas avoir le droit,
non seulement d'examiner, mais de rejeter arbitrairement
tout ce qui nous déplaît.
Dieu n'a promis cette infaillibilité qu'à son Église : les
sociétés humaines peuvent se tromper; les plus sages légis-
lateurs en ont été la preuve. Pourquoi donc comparer les
décisions d'une autorité irréfragable avec celle d'une puis-
sance qui peut errer, et faire, dans cette comparaison, pen-
cher la balance en faveur de cette dernière? Chaque puissance
a d'ailleurs les mêmes droits; ce que la France ordonne,
l'Espagne et l'Empire peuvent l'exiger; et comme les lois
sont partout différentes, il s'ensuivra que l'enseignement de
TÉglise devra varier suivant les peuples pour se trouver
d'accord avec les lois.
Dira-t-on que le parlement français en agissait ainsi ? Je le
sais ; mais il n'examinait, suivantsa déclaration du!24 mai 4766,
que ce qui pouvait, dans la publication des canons et des
bulles, altérer ou intéresser la tranquillité publique, et non
leur conformité avec des lois qui pouvaient changer dès le
lendemain.
Cet abus d'ailleurs ne pourrait être légitimé par l'usage,
et le gouvernement en sentait si bien les inconvénients,
qu'il disait au parlement de Paris, le 6 avril 1757, par l'or-
gane de M. d'Aguesseau : « Il semble qu'on cherche à affai-
blir le pouvoir qu'a l'Église de faire des décrets, en le fai-
sant tellement dépendre de la puissance civile de son con-
cours, que, sans ce concours, les plus saints décrets de
l'Église ne puissent obliger les sujets du roi. »
Enfin ces maximes n'avaient lieu dans les parlements,
suivant la déclaration de 1766, que pour rendre les décrets
de l'Église lois de l'État, et en ordonnner l'exécution avec
défense, sous les peines temporelles, d'y contrevenir. Or
ces motifs ne sont plus ceux qui dirigent aujourd'hui le gou-
vernement, puisque la religion n'est plus la religion de
l'État, mais uniquement celle de la majorité des Français.
L'article 5 déclare qu'il y aura recours au conseil d'État
396
APPENDICE
pour tous les cas d'abus. Mais quels sont- ils? L'article ne
les spécifie que d'une manière générique et indéterminée.
On dit, par exemple, qu'un des cas d'abus est l'usurpa-
tion et l'excès de pouvoir. Mais, en matière de juridiction
spirituelle, l'Église en est le seul juge; il n'appartient qu'à
elle de déclarer « en quoi l'on a excédé ou abusé des pou-
voirs qu'elle seule peut conférer » ; la puissance temporelle
ne peut connaître l'abus excessif d'une chose qu'elle n'ac-
corde pas.
Un second cas d'abus est la « contravention aux lois et
règlements de la République » ; mais si ces lois, si ces
règlements sont en opposition avec la doctrine chrétienne ,
faudra-t-il que le prêtre les observe de préférence à la foi de
Jésus-Christ? Telle ne fut jamais l'intention du gouvernement.
On range dans la classe des abus « l'infraction des règles
consacrées en France par les saints canons ». Mais ces règles
ont dû émaner de l'Église ; c'est donc à elle seule de pro-
noncer sur leur infraction, car elle seule en connaît l'esprit
et les dispositions.
On dit enfin qu'il y a lieu à Y appel comme d'abus pour
toute entreprise qui tend à compromettre l'honneur des
citoyens, à troubler leur conscience, ou qui dégénère
contre eux en oppression, injure ou scandale public d'après
la loi.
Mais si un divorcé , si un hérétique connu en public se
présente pour recevoir les sacrements , et qu'on les lui refuse,
il prétendra qu'on lui a fait injure, il criera au scandale, il
portera sa plainte, on l'admettra d'après la loi; et cependant
le prêtre inculpé n'aura fait que son devoir, puisque les
sacrements ne doivent jamais être conférés à des personnes
notoirement indignes.
En vain s'appuierait-on sur l'usage constant des appels
comme d'abus. Cet usage ne remonte pas au delà du règne
de Philippe de Valois, mort en 1350; il n'a jamais été con-
stant et uniforme : il a varié suivant les temps; les parle-
ments avaient un intérêt particulier à l'accréditer : ils aug-
mentaient leurs pouvoirs et leurs attributions; mais ce qui
flatte n'est pas toujours juste. Ainsi Louis XIV, par Pédit
de 1695, art 34, 36, 37, n'attribuait-il aux magistrats sécu-
liers que Y examen des formes, en leur prescrivant de ren-
voyer le fond an supérieur ecclésiastique. Or cette restriction
n'existe nullement dans les articles oryaniques. Ils attribuent
APPENDICE
397
indistinctement au conseil d'État le jugement de la forme et
celui du fond.
D'ailleurs les magistrats qui prononçaient alors sur ces
cas d'abus étaient nécessairement catholiques; ils étaient
obligés de l'affirmer sous la foi du serment, tandis qu'au-
jourd'hui ils peuvent appartenir à des sectes séparées de
l'Église catholique et avoir à prononcer sur des objets qui
l'intéressent essentiellement.
L'article 9 veut que le culte soit exercé sous la direction
des archevêques, des évêques et des curés. Mais le mot
direction ne rend pas ici les droits des archevêques et évêques :
ils ont, de droit divin, non seulement le droit de diriger,
mais encore celui de définir, d'ordonner et de juger. Les
pouvoirs des curés dans les paroisses ne sont pas les mêmes
que ceux des évêques dans les diocèses; on n'aurait donc
pas dû les exprimer de la même manière et dans les mêmes
articles , pour ne pas supposer une identité qui n'existe pas.
Pourquoi d'ailleurs ne pas faire ici mention des droits de
•Sa Sainteté? A-t-on voulu lui ravir un droit général qui lui
appartient essentiellement?
L'article 10, en abolissant toute exemption ou attribution
de la juridiction épiscopale, prononce évidemment sur une
matière purement spirituelle ; car si les territoires exempts
sont aujourd'hui soumis à l'ordinaire, ils ne le sont qu'en
vertu d'un règlement du saint-siège; lui seul donne à l'ordi-
naire une juridiction qu'il n'avait pas. Ainsi , en dernière
analyse, la puissance temporelle aura conféré des pouvoirs
qui n'appartiennent qu'à l'Église. Les exemptions, d'ailleurs,
ne sont pas aussi abusives qu'on l'a imaginé. Saint Grégoire
lui-même les avait admises, et les puissances temporelles
ont eu souvent le soin d'y recourir.
L'article 11 supprime tous les établissements religieux,
à l'exception des séminaires ecclésiastiques et des chapitres.
A-t-on bien réfléchi sur cette suppression? Plusieurs de ces
établissements étaient d'une utilité reconnue ; le peuple les
aimait; ils le secouraient dans ses besoins; la piété les avait
fondés; l'Église les avait solennellement approuvés, sur la
demande même des souverains : « elle seule pouvait donc en
prononcer la suppression. »
L'article 14 ordonne aux archevêques de veiller au main-
tien de la foi et de la discipline dans les diocèses de leurs
suffragants. Nul devoir n'est plus indispensable ni plus sacré,
II 12
398
APPENDICE
mais il est aussi le devoir du saint-siège pour toute l'Eglise.
Pourquoi donc n'avoir pas fait mention dans l'article de
cette surveillance générale? Est-ce un oubli? est-ce une ex-
clusion ?
L'article 15 autorise les archevêques à connaître des récla-
mations et des plaintes portées contre la conduite et les
décisions des évêques sufï'ragants. Mais que feront les évêques
si les métropolitains ne leur rendent pas justice? A qui
s'adresseront -ils donc pour l'obtenir? A quel tribunal en
appelleront-ils de la conduite des archevêques à leur égard?
C'est une difficulté d'une importance majeure et dont on ne
parle pas. Pourquoi ne pas ajouter que le souverain pontife
fait alors connaître de ces différends par voie d'appellation ,
et prononcer définitivement suivant ce qui est enseigné par
les saints canons?
L'article 17 paraît établir le gouvernement juge de la foi,
des mœurs et de la capacité des évêques nommés ; c'est lui
qui les fait examiner, et qui prononce d'après les résultats de
l'examen. Cependant le souverain pontife a seul le droit de
faire, par lui ou par ses délégués, parce que lui seul doit
instituer canoniquement, et que cette institution canonique
suppose évidemment, dans celui qui accorde, une connais-
sance acquise de la capacité de celui qui la reçoit. Le gou-
vernement a-t-il prétendu nommer tout à la fois et se cons-
tituer juge de l'idonéité? ce serait contraire à tous les droits
et usages reçus ; ou veut-il seulement s'assurer par cet exa-
men que son choix n'est pas tombé sur un sujet indigne de
l'épiscopat ? C'est ce qu'il importe d'expliquer.
Je sais que l'ordonnance de Blois prescrivait un pareil
examen ; mais le gouvernement consentit lui-même à y déro-
ger. Il fut statué, par une convention secrète, que les
nonces de Sa Sainteté feraient seuls ces informations. On
doit donc suivre aujourd'hui cette même marche, parce que
l'article 4 du Concordat veut que Y institution canonique soit
conférée aux évêques dans les formes établies avant le chan-
gement de gouvernement.
L'article 22 ordonne aux évêques de visiter leurs diocèses
dans l'espace de cinq années. La discipline ecclésiastique
restreignait davantage le temps de ces visites ; l'Église l'avait
ainsi ordonné pour de graves et solides raisons ; il semble ,
d'après cela, qu'il n'appartient qu'à elle seule de changer
cette disposition.
APPENDICE
399
On exige, par l'article 24, que les directeurs des séminaires
souscrivent à la déclaration de 1 082 et enseignent la doctrine
qui y est contenue. Pourquoi jeter de nouveau au milieu des
Français ce germe de discorde? Ne sait-on pas que les auteurs
de celte déclaration l'ont eux-mêmes désavouée J Sa Sainteté
peut-elle admettre ce que ses prédécesseurs les plus immé-
diats ont eux-mêmes rejeté? Ne doit -elle pas s'en tenir à
ce qu'ils ont prononcé? Pourquoi souffrirait-elle que l'orga-
nisation d'une Église qu'elle relève au prix de tant de sacri-
fices consacrât des principes qu'elle ne peut avouer? Ne vaut-il
pas mieux que les directeurs des séminaires s'engagent à
enseigner une morale saine, plutôt qu'une déclaration qui
fut et sera toujours une source de division entre la France
et le saint-siège?
On veut, article 25, que les évêques envoient tous les ans
l'état des ecclésiastiques étudiant dans leurs séminaires;
pourquoi leur imposer cette nouvelle gêne? Elle a été incon-
nue et inusitée dans tous les siècles précédents.
L'article 26 veut qu'ils ne puissent ordonner que des
hommes de vingt-cinq ans; mais l'Église a fixé l'âge de vingt
et un ans pour le sous-diaconat, et celui de vingt-quatre ans
accomplis pour le sacerdoce. Qui pourrait abolir ces usages,
sinon l'Église elle-même? Prétend-on n'ordonner, même des
sous-diacres, qu'à vingt-cinq ans? Ce serait prononcer l'ex-
tinction de l'Église de France par le défaut des ministres;
car il est certain que plus on éloigne le moment de recevoir
les ordres, et moins ils sont conférés. Cependant tous les dio-
cèses se plaignent de la disette de prêtres; peut-on espérer
qu'ils en obtiennent, quand on exige pour les ordinands un
titre clérical de 300 francs de revenu ? Il est indubitable que
cette clause fera déserter partout les ordinations et les sémi-
naires. Il en sera de même de la clause qui oblige l'évèque à
demander la permission du gouvernement pour ordonner ;
cette clause est évidemment opposée à la liberté du culte,
garantie à la France par l'article 1" du dernier Concordat.
Sa Sainteté désire, et le bien de la religion exige, que le
gouvernement adoucisse les rigueurs de ces dispositions sur
ces trois objets.
L'article 35 exige que les évêques soient autorisés par le
gouvernement pour l'établissement des chapitres. Cependant
cette autorisation leur était accordée par l'article 11 du Con-
cordat. Pourquoi donc en exiger une nouvelle, quand une
400
APPENDICE
convention solennelle a déjà permis ces établissements? La
même obligation est imposée par l'article 23 pour les sémi-
naires , quoiqu'ils aient été , comme les chapitres , spéciale-
ment autorisés par le gouvernement. Sa Sainteté voit avec
douleur qu'on multiplie de cette manière les entraves et les
difficultés pour les évêques. L'édit de mai 4763 exemptait
formellement les séminaires de prendre des lettres patentes1,
et la déclaration du 16 juin 1659, qui paraissait les y assu-
jettir, ne fut enregistrée qu'avec cette clause : sans préju-
dice des séminaires , qui seront établis par les évêques
pour l'institution des prêtres seulement. Telles étaient aussi
les dispositions de l'ordonnance de Blois , article 25 , et de
l'édit de Melun, article 1er. Pourquoi ne pas adopter ces
principes? A qui appartient-il de régler l'instruction dogma-
tique et morale d'un séminaire, sinon à l'évêque? De pa-
reilles matières peuvent -elles intéresser le gouvernement
temporel?
Il est de principe que le vicaire général et l'évêque sont une
seule personne, et que la mort de celui-ci entraîne la cessa-
tion des pouvoirs de l'autre ; cependant , au mépris de ce
principe, l'article 36 proroge aux vicaires généraux leurs
pouvoirs après la mort de l'évêque. Cette prorogation n'est-
elle pas évidemment une concession de pouvoirs spirituels
faite par le gouvernement sans l'aveu et même contre l'usage
reçu de l'Église?
Ce même article veut que les diocèses, pendant la vacance
du siège, soient gouvernés par le métropolitain ou par le
plus ancien évêque.
Mais ce gouvernement consiste dans une juridiction spiri-
tuelle. Gomment le pouvoir temporel pourrait-il l'accorder?
Les chapitres seuls en sont en possession. Pourquoi le leur
enlever, puisque l'article 11 du Concordat autorise les évêques
à les établir ?
Les pasteurs appelés par les époux pour bénir leur union
ne peuvent le faire, d'après l'article 54, qu'après les forma-
lités remplies devant l'officier civil; cette clause rectrictive
el grnanteaété jusqu'ici inconnue dans l'Église. Il en résulte
deux espèces d'inconvénients :
L'un affecte les contractants, l'autre blesse l'autorité de
l'Église et gêne ses pasteurs. Il peut arriver que les contrac-
1 Mémowes du clergé, tome II.
APPENDICE
tants se contentent de remplir les formalités civiles, et qu'en
négligeant d'observer les lois de l'Église, ils se croient légi-
timement unis, non seulement aux yeux de la loi, quant
aux effets purement civils, mais encore devant Dieu et devant
l'Église.
Le deuxième inconvénient blesse l'autorité de l'Église et
gêne les pasteurs en ce que les contractants, après avoir
rempli les formalités légales, croient avoir acquis le droit de
forcer les curés à consacrer leur mariage par leur présence,
lors môme que les lois de l'Église s'y opposeraient.
Une telle prétention contrarie ouvertement l'autorité que
Jésus-Christ a accordée à son Église, et fait à la conscience
des fidèles une dangereuse violence. Sa Sainteté, conformé-
ment à l'enseignement et aux principes qu'a établis pour la
Hollande un de ses prédécesseurs, ne pourrait voir qu'avec
peine un tel ordre de choses; elle est dans l'intime confiance
que les choses se rétabliront à cet égard , en France , sur
le même pied sur lequel elles étaient d'abord et telles qu'elles
se pratiquent dans les autres pays catholiques. Les fidèles,
•dans tous les cas, seront obligés à observer les lois de
l'Église, et les pasteurs doivent avoir la liberté de les prendre
pour règle de conduite, sans qu'on puisse, sur un sujet aussi
important, violenter leurs consciences. Le culte public de la
religion catholique, qui est celle du consul et de l'immense
majorité de la nation, attend ces actes de justice de la sagesse
du gouvernement.
Sa Sainteté voit aussi avec peine que les registres soient
enlevés aux ecclésiastiques et n'aient plus , pour ainsi dire,
d'autre objet que de rendre les hommes étrangers à la reli-
gion dans les trois instants les plus importants de la vie : la
naissance, le mariage et la mort; elle espère que le gouver-
nement rendra aux registres tenus par les ecclésiastiques
la consistance légale dont ils jouissaient précédemment ; le
bien de l'État l'exige presque aussi impérieusement que celui
de la religion.
Article 61. Il n'est pas moins affligeant de voir les évêques
obligés de se concerter avec les préfets pour l'érection des
succursales; eux seuls doivent être juges des besoins spiri-
tuels des fidèles. Il est impossible qu'un travail ainsi com-
biné par deux hommes trop souvent divisés de principes
offre un résultat heureux ; les projets de l'évêque seront con-
trariés, et, par contre-coup, le bien des fidèles en souffrira.
402
APPENDICE
L'article 74 veut que les immeubles autres que les édifices
affectés aux logements et les jardins attenants ne puissent
être affectés à des titres ecclésiastiques , ni possédés par les
ministres du culte à raison de leurs fonctions. Quel con-
traste frappant entre cet article et l'article 7 concernant les
ministres protestants ! Ceux-ci non seulement jouissent d'un
traitement qui leur est assuré , mais ils conservent tout à la
fois les biens que leur Église possède et les oblations qui
leur sont offertes. Avec quelle amertume l'Église ne doit-
elle pas voir cette énorme différence ! Il n'y a qu'elle qui ne
puisse posséder des immeubles ; les sociétés séparées d'elle
peuvent en jouir librement : on les leur conserve, quoique
leur religion ne soit professée que par une minorité bien
faible, tandis que l'immense majorité des Français et les
consuls eux-mêmes professent la religion que l'on prive léga-
lement du droit de posséder des immeubles.
Telles sont les réflexions que j'ai dû présenter au gouver-
nement français par votre organe. J'attends tout de l'équité,
du discernement et du sentiment de religion qui anime le
premier consul. La France lui doit son retour à la foi ; il ne
laissera pas son ouvrage imparfait, et il en retranchera tout
ce qui ne sera pas d'accord avec les usages adoptés par
l'Église. Vous seconderez par votre zèle ses intentions bien-
veillantes et ses efforts. La France bénira de nouveau le pre-
mier consul; et ceux qui calomnieraient le rétablissement
de la religion catholique en France, ou qui murmureraient
contre les moyens adoptés pour l'exécution, seront pour tou-
jours réduits au silence.
Paris , 18 août 1803.
J.-A. cardinal Càprara.
TABLE DES MATIÈRES
DU TOME SECOND
CHAPITRE I
LE DERNIER SERMENT ET LA RENAISSANCE DU SÉMINAIRE
Triomphe do la révolution à Rome. — Captivité et mort de Pie VII.
— État nouveau des esprits en France. — La journée du
18 brumaire. — Promesses de fidélité à la constitution. —
Fausse interprétation et opposition de Maury. — Réponse et
réfutation par M. Emery. — Eclaircissements dans le Journal
officiel. — Lettres des évêques de Langres , Reims, Saint-
Papoul, Soissons, Blois, Angers et Toulouse. — Le séminaire
est transféré successivement rue Saint-Jacques, rue Notre-Dame-
des-Champs et rue du Pot -de -Fer. — Démolition de l'ancien
séminaire. — M. Émery visite une dernière fois les tombes des
anciens sulpiciens. — Projet d'une place de Grève. — Lettre
de M. Émery à M. de Rausset. — Entrée de Teyssere au sémi-
naire. — M. Émery écrit à la mère du nouveau séminariste. —
Conférences et instructions de M. Émery 1
CHAPITRE II
LA FIN DE LA PERSÉCUTION ET L'EXIL DE M. FOURNIER
M. Émery rédige un mémoire à Pie VII au nom de quelques
évêques de France. — Discours de Bonaparte au clergé catho-
lique de Milan. — Les espérances des catholiques. — Prédica-
tion retentissante de M. Fournier sur la Passion. — Allusions
dangereuses. — M. Fournier est arrêté et enfermé dans une
maison de fous. — Lettre de l'évêque de Troyes au prisonnier.
— Une apologie de M. Fournier. — M. Émery est accusé d'en
être l'auteur. — Ses papiers sont saisis. — Interrogatoire. — Il
est enfermé au petit dépôt de la préfecture de police. — Apos-
tolat des prisonniers. — Sa délivrance. — Il adresse des con-
seils à M. Fournier. — Il obtient son élargissement par l'inter-
vention du cardinal Fesch. — Lettre du cardinal 31
404
TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE III
LE CONCORDAT ET LES ARTICLES ORGANIQUES
Bonaparte et le projet de Concordat. — Mor Spina et le P. Caselli
arrivent à Paris. — Premières négociations. — Les intrigues de
Bernier. — Les jansénistes et les constitutionnels agissent contre
M. Émery. — Sentiments du pape à l'égard des constitution-
nels. — Nouvelles intrigues de Bernier. — Rapports de M. Émery
avec l'abbé Le Sure et le cardinal Caprara. — Le Concordat est
signé. — Opportunité de ce traité. — Les articles organiques.
— Étonnement du cardinal. — Protestations réitérées de la
cour de Rome. — Difficultés entre le nonce et Portalis. —
M. Émery écrit une réfutation des articles organiques. — La
démission des anciens évoques est exigée. — Périls et diffi-
cultés 50
CHAPITRE IV
LES ÉVÈQUES CONSTITUTIONNELS
Sentiments des évêques touchant la démission demandée. — Obser-
vations des évêques de la Rochelle, Langres, Toulouse. — Pro-
testation des évêques réfugiés en Angleterre. — Intervention de
M. Émery. — Ses rapports avec M. de Foulanges. — L'empereur
veut remplacer les anciens évêques par des évêques constitu-
tionnels. — Étonnement et douleur du nonce. — Lettres de
Portalis et de Bernier. — Bernier veut tromper le nonce. —
Irritation de Portalis contre le cardinal Caprara. — Ses lettres
au pape sont interceptées. — Nomination de douze évêques
constitutionnels. — Triste déclaration de l'évêque d'Angoulème.
— Rapport de Portalis sur l'affaire des constitutionnels. . Il
CHAPITRE V
PREMIÈRES DIFFICULTÉS DE M. ÉMERY AVEC LE GOUVERNEMENT
M. Émery est nommé à l'évêché d'Arras. — Refus motivé et lettre
à Portalis. — Nouvelle lettre à Bernier. — M. Émery refuse
encore les évêchés d'Autun et de Troyes. — Son dévouement
à la compagnie de Saint -Sulpice. — Négociations du cardinal
Fesch avec Rome à l'occasion du sacre de Napoléon. — Pie VII
consent à venir à Paris. — Lettre de Portalis à l'empereur. —
Voyage de Pie VII à Paris. — M. Émery annonce au cardinal
TABLE DES MATIÈRES
40o
Rausset la mort de l'archevêque de Rennes et l'arrivée des
évêques à Paris. — Le mariage secret de l'empereur. — Le pape
accorde au cardinal Fesch tous les pouvoirs nécessaires pour
faire un mariage valide et licite. — La cérémonie du sacre. —
Déception du pape. — M. Émery obtient une audience de
Pie VII. — H écrit à l'évêque d'Alais 100
CHAPITRE VI
M. ÉMERY ET LE CARDINAL FESCH
Le cardinal Fesch, sa jeunesse, sa vocation, sa nomination à
î'épiscopat. — Premiers rapports avec M. Émery. — Il est nommé
ambassadeur à Rome. — Mi Émery lui donne des conseils et
une direction spirituelle. — Réorganisation du séminaire de
Lyon. — Les séminaires métropolitains. — L'empereur veut
rappeler de Rome le cardinal. — Réponse et observations du
cardinal. — Réorganisation du chapitre de Saint -Denis. —
M. Émery élève des objections contre ce projet. — Insistance
du cardinal Fesch. — M. Bouillaud et le séminaire de Cler-
mont. — Deux lettres de Frayssinous à M. Émery. — Il sort
de la compagnie. — M. Émery consent à ce départ. — M. Émery
relève les séminaires d'Angers, de Saint-Flour, d'Aix, de Tou-
louse , d'Autun , de Clermont , Viviers , Nantes et Limoges. 1 17
CHAPITRE VII
M. ÉMERY ET LE CARDINAL DE BAUSSET
M. Émery et M. Garnier chez les bouquinistes. — Il découvre les
manuscrits de Fénelon. — Il se propose de publier la vie et les
œuvres de Fénelon. — 11 invite M. de Rausset à se charger de
ce travail. — Lettres de M. Émery à M. de Bausset. — Intimité
de cette correspondance. — M. de Bausset soumet son travail
à M. Émery. — Observations critiques de M. Émery. — Mort
de Mm8 de Bassompierre et découragement de M. de Bausset.
— M. Émery lui rappelle les consolations de la religion. — 11
l'exhorte à se présenter à l'Académie. — M. de Bausset pré-
sente ses objections à M. Émery et à M. Suard. — Opinion de
M. Émery touchant la querelle du quiétisme. — Il engage M. de
Bausset à écrire l'histoire de Bossuet. — M. Émery écrit une
notice sur le cardinal Dubois. — Fidélité de l'affection et de la
reconnaissance de M. de Bausset pour M. Émery 145
406
TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE VIII
APOSTOLAT EXTÉRIEUR DE M. ÉMERY
Rapports de M. Émery avec M. de Lalande. — Il ne croit pas à
ses forfanteries d'athéisme. — Il essaye de vaincre son orgueil.
— Lettre de M. Émery à Mrae de Lalande. — Ronaparte flétrit
publiquement l'orgueil de M. de Lalande. — Lalande promet à
M. Émery de l'appeler à ses derniers moments. — Les voltai-
riens empêchent M. Émery d'arriver à M. de Lalande, mou-
rant. — Correspondance de M. Émery avec le géologue Deluc.
— M. Émery apprécie ce savant dans une lettre au cardinal
Fesch. — Correspondance avec le cardinal Gerdil. — M. Émery
et Chateaubriand. — L'abbé Grégoire. — Efforts de M. Émery
pour le ramener à Dieu. — La sœur Rosalie. — Son dévoue-
ment à M. Émery 169
CHAPITRE IX
PUBLICATION DES OPUSCULES DE FLEURY ET DÉMÊLÉS DE M. ÉMERY
AVEC L'EMPEREUR
M. Émery publie une nouvelle édition des opuscules de Fleury.
— Il reçoit des encouragements de quelques évêques. — Appro-
bation du cardinal Antonelli. — Observations sévères du car-
dinal Fesch. — Réponse de M. Émery. — Il est poursuivi par
les constitutionnels et par Fouché. — Il donne des explications
à Fouché. — 11 expose son opinion sur l'autorité du pape. —
— M. Bigot de Préameneu et le cardinal Fesch prennent la dé-
fense de Saint-Sulpice. — Triste état de l'Église. — Envahisse-
ments des États pontificaux. — Enlèvement du pape. — Exil et
captivité à Savone. — Douloureux état de l'Église de Rome. —
La compagnie de Saint-Sulpice est menacée de suppression. —
Napoléon fait appeler M. Émery à Fontainebleau. — Longues
entrevues. — Hommages du cardinal Lambruschini à M. Émery.
— Nouvelles tracasseries de Fouché. — Réponse de M. Émery.
— Lettre à M. Rousseau, évêque d'Orléans. — Les révolution-
naires devenus les courtisans de la dictature 187
CHAPITRE X
M. ÉMERY, LA SORBONNE ET L'UNIVERSITÉ
Suppression de la Sorhonne par le directoire de Paris. — Noble
déclaration des derniers professeurs. — Projet de réorganisa-
tion de Fourcroy et du cardinal Fêsch. — Décret impérial. —
TABLE DES MATIÈRES
407
Observations de M. Émery sur ta création des facultés de théo-
logie. — Il fait part de ses craintes à l'archevêque de Bordeaux.
— Les anciens professeurs sont rétablis dans leurs chaires. —
M. Émcry est nommé vice -recteur. — Les élèves du séminaire
suivent les cours de la Sorbonne. — Lettre de M. Émery à
M. l'abbé Guillon. — Entretien de Napoléon et de M. de Fon-
tanes, à Saint -Cloud, sur la création d'un conseil supérieur
de l'Université. — M. Émery est nommé conseiller titulaire de
1 Université. — Hésitations, refus. — Instances de Fontanes, du
cardinal Fesch et de quelques évêques. — M. Émery accepte sa
nomination. — Il rend compte à M. de Bausset de la première
séance du conseil. — Réorganisation des petits séminaires. —
Ordres de Napoléon au grand maître de l'Université. —
M. Émery écrit un mémoire sur la question. — Il a recours au
cardinal Fesch 219
CHAPITRE XI
ADMINISTRATION DU DIOCÈSE DE PARIS
• M. de Belloy est nommé archevêque de Paris. — Il donne sa con-
fiance à M. Émery. — Dissertation de M. Émery sur la réor-
ganisation de l'Église de Paris. — Maladie de M. de Belloy. —
Inquiétudes de M. Émery sur le choix du successeur. — Il a
recours au cardinal Fesch. — Difficultés intérieures. — Le car-
dinal Fesch est nommé archevêque de Paris. — Il refuse et
explique son refus au ministre. — Intrigues et nomination du
cardinal Maury. — Le ministre des cultes écrit à Napoléon au
sujet de cette nomination. — Indignation et protestation de
Pie VII en apprenant cette nomination illégitime. — Repré-
sailles de Napoléon. — Flatteries de Maurv. — Protestation de
M. Émery " 247
CHAPITRE XII
LE COMITÉ ECCLÉSIASTIQUE ET LE SECOND MARIAGE
DE L'EMPEREUR
Organisation du comité ecclésiastique. — M. Émery est obligé d'en
faire partie. — Il exprime son anxiété à l'évèque d'Alais. —
L'empereur impose un programme à la commision. — M. Émery
se sépare de ses collègues sur des points fondamentaux. — Té-
moignage de Frayssinous. — Il réfute le cardinal Maury. — 11
blâme l'archevêque de Tours. — Il refuse de signer les conclu-
sions du comité. — Jugement du cardinal Pacca sur les tra-
408
TABLE DES MATIÈRES
vaux de cette commission. — Affaire du divorce de l'empereur.
— Napoléon et l'archevêque de Bordeaux. — Difficultés théôlo-
giques. — Le cardinal Fesch avait reçu de Pie VII tous les pou-
voirs nécessaires pour valider le premier mariage. — Déclaration
du cardinal Fesch à l'Officiel du diocèse, le 6 janvier 4810. —
M. Émery n'eut aucune part à la sentence rendue par l'officia-
lité. — Sentiment de M. Émery sur l'incompétence de l'officia-
lité et le devoir de réserver au pape les causes majeures. —
Une lettre du cardinal Fesch sur la question. — Les cardinaux
et le second mariage de Napoléon. — M. Fesch fait des obser-
vations à M. Émery. — Une explication avec le cardinal délia
Somaglia. — Les noirs et les rouges. — Explication des oppo-
sants. — Les séminaristes à la cérémonie du mariage. . 268
CHAPITRE XIII
NOUVELLES MENACES CONTRE LA COMPAGNIE
M. Émery rachète la maison d'Issy et la maison de M. Olier. —
Lettre à M. de Bausset. — M. Émery fait l'acquisition de la
chapelle de Lorette. — Nouvelles intrigues des constitutionnels.
Napoléon dénonce encore les sulpiciens au cardinal Fesch. —
Ordre de dissolution de la compagnie. — Il reçoit le décret du
ministre des cultes. — Tristesse de M. Émery. — Il a recours
au cardinal Fesch. — La police intercepte une lettre de M. Émery
à M. Lacoste -Beaufort. — Le ministre des cultes fait un rap-
port à l'empereur sur cette lettre, — Imprudence d'un sémina-
riste. — Ordre d'expulsion immédiate. — État nominatif de la
compagnie. — Le ministre des cultes transmet le décret d'ex-
pulsion aux vicaires généraux. — Réponse des vicaires géné-
raux. — Rapport du ministre à l'empereur. — M. Émery
tranche la question de propriété du séminaire. — Adieux de
M. Émery à la communauté. — Récit de M. de Mazenod. —
M. Émery se retire à Issy 292
CHAPITRE XIV
LE DERNIER COMRAT
M. Émery recouvre l'amitié de l'empereur. — M. d'Astros et le
cardinal Maury. — Noble attitude de M. d'Astros. — Irritation
de l'empereur contre lui. — Audience du 1er janvier 1811. —
Menaces de l'empereur à M. d'Astros. — Gracieuseté envers
M. Émery. — Manœuvres déloyales du cardinal Maury. —
Exposition de principes du chapitre. — Réponse de l'empereur.
TABLE DES MATIÈRES
400
M. Émery est nommé membre de la commission ecclésiastique
de 1811. — Ses refus et ses ennuis. — Instructions formelles
de l'empereur à cette commission. — Angoisses de M. Émery.
— Un projet de concile national. — Le point principal du
débat. — Un épiscopat séparé du pape. — Séance extraordi-
naire du 7 mars aux Tuileries. — L'empereur et M. Émery. —
Dialogue. — Réllexions de Talleyrand. — Le cardinal Consalvi
rend hommage au courage de M. Émery 318
CHAPITRE XV
l'heure suprême
Le projet d'un concile national. — M. Émery fait connaître son
anxiété à M. de Bausset. — M. Émery a le pressentiment de sa
fin prochaine. — Une lettre à l'abbé Dorion. — La pensée du
ciel et le dégoût de la terre. — Sa bonté et son humilité. —
Les examens particuliers de M. Tronson. — Premières atteintes
de la mort. — Récit de M. Garnier. — Une nouvelle attaque. —
L'abbé de Mazenod. — Suprême effort de M. Emery. — Il revient
à Pans. — 11 veut encore monter à l'autel. — Intervention de
M. Duclaux. — Les derniers sacrements, l'agonie et la mort.
— Visite de M. Fournier. — Hommage du cardinal Maury. —
Autopsie de M. Émery. — Le cœur est conservé. — M. Duclaux
fait la levée du corps. — Le cortège s'achemine vers le cime-
tière d'Issy. — Épitaphe de M. Émery. — Suprêmes adieux de
Tévèque d'Alais 341
CHAPITRE XVI
LES ŒUVRES THÉOLOGIQUES ET PHILOSOPHIQUES DE M. ÉMERY
Pensées de Leibniz sur la religion et la morale. — Le Christia-
nisme de Bacon, — Défense de la révélation par Eu 1er. — Pen-
sées de Descartes sur la religion et la morale. — De la miti-
gation des peines. — Système théologique de Leibniz. . 3G0
Appendice 377
Le Concordat et les articles organiques 379
réclamation contre les articles organiques 391
25240. — Tours, inipr. Marne.
12*