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lilSTOII^E
DEqUILLEMBOIS
SOLDAT
DU MÊME AUTEUR
DROLES DE BÊTES.
LA BOITE A JOUJOUX, Ballet pour Enfants, Musique de CLAUDE DEBUSSY.
LES BELLES HISTOIRES QUE VOILA.
ALPHABET DE LA GRANDE GUERRE.
LE LIVRE DES HEURES HÉROÏQUES ET DOULOUREUSES. Images de la guerre.
André M elle
lilSTOIRE
qUILLEMBOIS
SOLDAT
Librairie Berger- Levrault
riAnCY. Paris . Strasbourô
î> H^l'h'^'^\
Le Portrait DE C|uiLLErABOis
Quillembois, soldat de bois, naquit un jour,
comme tous les jouets de bois, d un morceau de
sapin tourné.
Il fut soldat français parce que le hasard
avait placé à côté de louvrier qui était chargé de
l'enluminer, un pot de bleu et un pot de rouge.
11 aurait pu tout aussi bien être soldat anglais,
si le pot de couleur bleue avait été plus loin: il
aurait été Russe si le pot de couleur verte avait
été plus près; il aurait même pu être nègre, si,
lorsque vint son tour d être peint, il n était resté
5
dans latelier qu'un peu de noir au fond dun
godet
La main de louvrier qui esquissa naïvement
les traits de son visage tremblait
un peu. Voilà pourquoi Quil-
lembois eut le nez de travers ; sa
bouche ne fut pas non plus dans
le prolongement exact de son
nez, ainsi que le veulent les règles
de Testhétique, mais ses yeux
noirs, bien daplomb, regardaient franchement
en face d'eux, sans peur ni forfanterie.
Lorsque sa tunique bleue fut sèche, on lui
colla un bras de bois de chaque côté du corps;
on lui colla ensuite un fusil jaune le long du bras
droit, un sac brun sur le dos, un pompon rouge
sur son shako et, sous les pieds, en guise de
godillots, une large et confortable rondelle verte,
au centre de laquelle il se tint bien campé, prêt
à recevoir victorieusement tous les chocs.
PReniERCNAGRIM
Comme Quillembois avait une tête et un
corps en bois, il était naturellement enclin à
lobéissance et peu sensible à la douleur. 11 ne se
plaignit donc pas lorsqu'un jour il fut mis dans
une boîte garnie de mousse et de fragments de
vieux journaux en compagnie dune douzaine
dautres soldats, d un tambour, d un canon, d un
capitaine, d'un porte-drapeau et de six arbres
é^ h fraîchement vernis dont lodeur portait
^^ '/ quelque peu à la tête.
Allongé dans sa boîte, Quillembois
regardait devant lui. 11 voyait, sur les plan-
chettes dont latelier était garni, un grand
nombre de maisons, darbres, de moutons, de
vaches, de chevaux, de canards, d oies, de poules,
de bergers et de bergères qui séchaient en atten-
dant d'être mis en boîte à leur tour.
Il voyait surtout, juste en face de lui, une
petite bergère à la jupe verte et au corsage rose
dont les yeux étaient obstinément fixés sur les
siens.
Quillembois et la bergère se regardèrent
donc pendant des jours et des jours jusqu a ce
qu on vint les en empêcher en mettant un cou-
vercle sur la boîte où se trouvait le petit soldat.
Sans savoir pourquoi, Quillembois se sentit
le coeur tout gros. Comme il faisait noir et que
personne ne pouvait le voir, il se mit à pleurer
en pensant à la bergère rose et verte quil ne
reverrait peut-être plus jamais.
%^&i!l<#jâli
Le Départ
La boîte dans laquelle se trouvait Quil-
lembois fut mise dans un coin de latelier, à côté
dautres boîtes semblables.
Quelques jours après tout cela, il y eut un
grand remue-ménage dans la fabrique. Quillem-
bois entendit des pas pressés, des voix, des cris:
il lui sembla que les moutons bêlaient triste-
ment, que les chevaux hennissaient; il crut, au
milieu de tous ces bruits, distinguer les sanglots
étouffés de la bergère rose et verte.
Mais sa boîte fut brusquement soulevée et
elle retom.ba plus loin avec fracas.
Il entendit ensuite des pas de chevaux, des
roulements de camions, des chocs de plaques
tournantes et des coups de sifflet stridents.
11 comprit qu il était dans un train (car il avait
déjà vu des chemins de fer en bois)
et quil roulait vers quelque desti-
nation inconnue.
Puis il s endormit.
^'^A
10
Un I2ÉVÊ
Tout au fond de la boîte, à travers 1 épaisseur
de la nuit dans laquelle il se trouvait, Quillembois
vit un grand trou noir au fond duquel apparaissait,
très petit, très lointain, vaguement teinté de vert,
de rose et de gris, un petit village aux maisons
de bois, tout pareil à ceux qu il avait vus sur les
étagères de latelien
Puis une lumière blonde naissait doucement.
Un gros papillon noir taché de jaune et de
violet s estompait, se précisait, se transformait :
il se teintait de rouge, se colorait de bleu, se
nuançait de vert
Et Quillembois reconnaissait les pots de cou-
leurs à côté desquels il était venu au monde.
Brusquement le paysage s'illuminait: de lor
tombait du ciel, saccrochait au toit des maisons,
sepandait sur les toisons blanches des moutons;
les chevaux galopaient; les vaches s en allaient
aux champs; devant le portail de la ferme aux
volets verts, la petite bergère verte et rose don-
nait à manger aux poulets et aux dindons.
Là-bas, une poule qui venait de pondre le
disait gaiement à tous les gens de la ferme : son
cri montait toujours: il devenait de plus en plus
12
aigu, de plus en plus perçant, si bien qu il réveilla
le petit soldat.
Quillembois ouvrit les yeux. A côté de sa
boîte grande ouverte, un phonographe martial
nasillait une marche militaire de toute la force
de ses disques; Quillembois distingua aussi des
lumières, des couleurs, des personnes.
11 vit alors qu il n était plus en chemin de fer
et il s'aperçut que, pendant son sommeil, il avait
été transporté dans le rayon des jouets d'un grand
magasin.
Le Hagasim
Tout à côté de Quillembois, un arbre
écrasait la poitrine du capitaine ; un fusil
menaçant était prêt à crever le tambour et cinq
ou six de ses camarades étouffaient à qui mieux
mieux parce qu ils étaient couchés à plat ventre,
le nez dans la mousse. Quillembois avait la
chance davoir la tête appuyée sur le bord de
la boîte: il pouvait ainsi respirer librement et
voir ce qui se passait autour de lui.
Tandis que le phonographe qui lavait
réveillé continuait sa musique, des chemins de
fer à mécanique roulaient bruyamment sur les
tables voisines, des poupées glapissaient « PPPA-
PPA-MMMA^MMA ». Quillembois voyait
encore des mâts de navires, tandis qu au-dessus
de sa tête, des aéroplanes se poursuivaient sans
pouvoir jamais se rattraper.
Enfin des gens allaient et venaient.
Comme ils regardaient tous le bord de
la boîte, à lendroit même où Quillembois
appuyait la tête, le petit soldat crut que les visi-
teurs étaient séduits par sa bonne mine et sa
gentillesse: il redressa le torse et bomba avan-
tageusement la poitrine; songeant à des succès
inespérés, il oublia même, Tingrat, que, là-bas,
il ne savait où, une petite bergère verte et rose
pleurait peut-être en pensant à lui.
Mais il fut bien puni de sa vanité lorsque,
penchant la tête, il vit, au-dessous de lui, collée
sur la boîte, une étiquette portant un prix. Il
comprit alors que cette étiquette, bien plutôt
que sa personne, attirait lattention des clients
qui passaient, calculant le montant de leurs
achats.
Les Jouets tluMBLES
Malgré tout le brouhaha qui se faisait dans
tout le magasin, Quillembois regarda attenti-
vement les petits jouets au milieu desquels il
se trouvait
Près de lui, à côté dune bergerie aux
moutons frisés, un cortège de bêtes
aux formes bizarres sortait dune
Arche de Noé.
Des manèges de chevaux de
bois, aux cavaliers de toutes les
couleurs, tournaient au son de leur
boîte à musique, et des pantins, en
costume d'Arlequin, réjouissaient
16
les passants de leurs contorsions plus comiques
les unes que les autres.
Des oiseaux chantaient dans leurs cages.
Des marins ramaient dans leurs bateaux.
Et toute une ribambelle de petites poupées
à un sou dansaient, dansaient toujours
sur leurs quatre crins, infatigables.
Les Jouets Riches
Les jouets dun prix élevé étaient groupés
au fond du magasin: ils formaient un aristocra-
tique rayon, aussi lointain du modeste petit
soldat de bois que peut l'être, dun simple piou-
piou, le palais d un roi ou d un empereur.
Quillembois contemplait ce rayon avec de
grands yeux écarquillés. Il frissonna dadmi-
ration en pensant quil y avait là des jouets si
chers qu il aurait fallu dix ou vingt mille soldats
comme lui pour pouvoir les payer: des auto-
mates, fiers de leur grande popularité, qui
jouaient de la mandoline et buvaient du sirop;
des jouets scientifiques, des bateaux à vapeur,
des sous-marins, des locomotives, des ballons
dirigeables et des aéroplanes.
Il y avait là des animaux
en étoffe : des ânes gris qui
hochaient tristement la tête,
se souvenant de Tinjuste et
lointaine tradition qui les con-
damne à rester pour toujours
le symbole de l'ignorance et
de la paresse; de gros élé-
phants bons enfants, que leur
réputation danimaux pas
méchants rendait propres à
subir toutes les mystifica-
tions de leurs compagnons
les singes; des canards de
toutes les couleurs, des
lions, des vaches, des
tigres, des ours et des
chameaux.
Il y avait aussi des
chauffeurs cossus et de riches
automobilistes. Leurs voitures étaient lancées à
toute allure sur de grandes tables : mais, hélas !
leurs pauvres têtes de porcelaine étaient à la
merci d un caillou qui se trouvait là, d un chien
mécanique qui passait devant eux, d'un virage
mal pris.
Et ces rois de la route risquaient à tout
moment de se briser en mille miettes au pied
même de la table sur laquelle ils accomplis-
saient leurs exploits, terrorisant tous les
autres jouets.
20
F^lus loin, de
hautes et super-
bes quilles sem-
blaient défier
tout le monde.
Mais, au
moindre coup
de boule, elles
tombaient par
terre, heurtant du-
rement le sol de
leur nez camard
et ne se relevaient
plus.
Il y avait des soldats de plomb:
Musiciens aux instruments de cuivre, fan-
tassins aux pantalons garance, tambours, porte-
drapeau.
21
Chasseurs à cheval aux tuniques bleu de
ciel.
Dragons aux casques d'argent.
Turcos aux chéchias rouges, zouaves aux
turbans blancs.
Généraux et officiers de toutes sortes, aux
22
brillants uniformes, aux aiguillettes d or, aux mul
tiples décorations.
Artilleurs aux sombres costumes.
Spahis aux burnous flottants.
':^M.
Fourgons régimentaires, parcs dartillerie,
voitures d'ambulance.
Il y avait enfin de monstrueux canons à air
comprimé, jetant plusieurs projectiles à la se-
conde.
23
Quillembois les regarda sans effroi.
Il ne savait pas encore que les soldats de
bois, comme les autres, sont quelquefois obligés
daller à la guerre et de prendre part à de ter-
ribles combats à la fin desquels les canons, seuls,
restent debout
24
C|a!LLEMBOIS ESTVeNDU
Enfin, un jour, une dame vint au magasin
et emporta la boîte dans laquelle se trouvait
Quillembois.
Ce fut avec une grande joie qu'il quitta le
magasin: les phonographes lassourdissaient, les
lumières leblouissaient, la poussière lui donnait
des nausées et le froid de la nuit des rhuma-
tismes.
De plus, l'humidité le faisait un peu enfler,
tout comme ces tiroirs de bois quon ne peut
plus fermer ni ouvrir lorsque le temps est à la
pluie.
La dame emporta la boîte chez elle, puis
la mit dans une armoire au fond de laquelle
dautres jouets se trouvaient déjà. Quillembois
retrouva ainsi le calme et la chaleur dont il
avait été privé depuis son arrivée à la ville.
De temps en temps, la dame sortait soigneu-
25
sèment les jouets de leur boîte : elle regardait si
toutes les petites pièces dont ils sont composés
étaient bien à leur place; il fallait parfois
changer le crin cassé dune poupée qui avait
trop dansé, ou donner un nouveau fusil, fait d un
morceau d allumette, à un soldat qui avait perdu
le sien; certains jouets n avaient plus ni bras ni
jambes: la bonne dame leur en donnait de tout
neufs, qu elle taillait elle-même dans de petites
planchettes, puis elle prenait soigneusement ces
pauvres éclopés et leur faisait passer la nuit au
coin du feu afin que la colle sèche bien et qu ils
aient, dès le lendemain, des membres assez
solides pour que rien ne puisse plus les faire
bouger.
26
Une R^ge d'Histoire
Il faut dire que pendant la nuit, à Theure où
tout le monde dort profondément, les jouets ne
sont plus les petits objets dénués de mouvement
et de pensée que nous voyons pendant le jour.
Ils vivent, au contraire, comme de véritables
petits hommes : ils vont d une boîte à l'autre,
causent entre eux, et les événements qui se pas-
sent dans notre monde font souvent l'objet de
leur conversation.
27
Mais le moindre regard qui se pose sur eux
leur fait reprendre immédiatement leur appa-
rence inanimée de bois, de métal ou de carton.
Aussi jamais personne na-t-il pu les voir
remuer.
Mais ceux qui savent comprendre leur lan-
gage entendent quelquefois, derrière une porte,
les histoires qu ils racontent.
Un soir donc, un tambour, auquel il avait
fallu recoller une baguette, parlait, au coin du
feu devant lequel il séchait, à une marchande
en porcelaine qu il avait fallu fixer plus solide-
ment aux brancards de sa voiture d'oranges et
qui, pour cette raison, occupait lautre coin de la
cheminée.
(( En ce temps-là, disait le tambour, les
hommes vivaient heureux.
« Tandis que les soldats, mes camarades,
faisaient lexercice devant leurs forts, les petites
bergères menaient paître les vaches et les mou-
tons sur rherbe verte des prairies. Elles trayaient
leurs vaches et le bon lait écumeux coulait dans
28
les seaux de cuivre. De belles clames, bien coif-
fées et bien habillées, venaient dans les fermes:
elles achetaient le lait et le faisaient boire à leurs
bébés qui conservaient ainsi leur bonne mine et
leurs joues fraîches et roses. Les hommes fau-
chaient, moissonnaient. Tout le long de ce pays,
les chemins de fer transportaient sans cesse des
voyageurs qui s'en allaient çà et là, les uns pour
leurs plaisirs, les autres pour leurs affaires. Les
automobiles sillonnaient les routes, et toutes
les usines étaient en action, tissant, tournant,
forgeant et découpant sans arrêt.
(( Or, voici qu un soir d été, en 1914, un tam-
bour battit dans un village, d autres tambours lui
répondirent; les cloches des petites églises son-
nèrent à toute volée; tous les habitants des villes,
des villages et des fermes accoururent sur les
places publiques et ils apprirent avec conster-
nation que la guerre venait d être déclarée à nos
soldats aux pantalons rouges par les soldats de la
nation voisine, qui étaient vêtus de gris.
(( Le tambour roulait toujours et des soldats
venaient de tous les côtés : les uns étaient de très
jeunes gens, forts et robustes, dautres étaient
plus âgés. Jeunes et vieux partaient tous, pleins
d ardeur et de vaillance, au secours de leur pays
envahi.
« Pendant que les soldats se rassemblaient,
les bergers et les bergères faisaient rentrer leurs
troupeaux dans les étables; les belles danaes bien
habillées se cachaient avec leurs bébés tout au
fond de leurs boîtes ou préparaient de la charpie
pour les blessés; et, déjà, sur terre et sur mer,
dans les plaines et sur les montagnes, les fusils
partaient, les canons tonnaient, coulant des ba-
teaux, abattant des bataillons entiers de soldats.
(( Des fermes étaient en feu, des villages en-
tiers croulaient sous le choc des obus; les soldats
gris étaient sans nombre, mais dautres soldats
arrivaient sans cesse pour lutter contre eux : les
uns vêtus de brun ou de vert, les autres coiffés
de hauts turbans ; et des blancs et des nègres, et
toute une armée qui venait de bien au delà des
mers, et de hardis cavaliers qui chargeaient sans
30
répit, sans trêve, jusqu'au moment où les soldats
gris, harcelés de tous côtés, vaincus, s enfuyaient
en déroute.
(( Déjà les belles dames et les bébés bran-
dissaient des drapeaux de toutes les couleurs.
(( Revenus enfin au pays qu ils avaient déli-
vré de Tennemi, les soldats embrassaient leurs
femmes et leurs enfants, reprenaient avec joie
leurs pacifiques travaux; et tous les gens, fer-
miers, belles dames, ouvriers, voyageurs, bergers,
disaient avec satisfaction : « La paix est faite,
« la paix est faite. »
(( Et pourtant, des femmes qui avaient perdu
leurs fils ou leurs maris pleuraient encore; des
enfants étaient vêtus de noir; des infirmes pas-
saient sans bras, ou sans jambes, ou sans yeux
pour voir la lumière du soleil. Années de tueries!
années de massacre! Pourquoi tout cela? Pour-
quoi ? Pourquoi ? »
Un léger craquement se fit entendre à ce
moment du côté de la porte. Le tambour ne par-
lait déjà plus. La marchande n entendait plus.
Nuit de Noël
Quelques jours se passèrent. Puis, un soir, la
dame prit délicatement par la taille Quillembois
et ses camarades et les mit en rang sur le parquet
Ils étaient alignés comme à la revue ou à la
parade.
Et ils avaient bien froid, car, ce soir-là, il n y
avait pas de feu dans la cheminée.
Devant eux un grand arbre vert paraissait
sortir du plancher, et tandis que ses plus basses
branches touchaient le sol, les plus hautes mon-
taient jusqu'au plafond.
La dame s en alla et la chambre
resta plongée dans lobscurité.
Alors, dans larbre, une petite
lumière salluma.
Puis une autre.
Puis d autres encore: et bientôt
ce fut une illumination complète.
Comme il faisait chaud, maintenant !
32
Au loin, des musiques se faisaient entendre,
de doux airs de harpe et de violon.
33
Et voici que, du fond de la cheminée, des
soldats de plomb débouchèrent
Précédés de joyeuses fanfares, ils défilèrent
devant larbre et se lancèrent à l'assaut de ses
plus basses branches sur lesquelles ils s'instal-
lèrent
Par terre, une glace entourée de mousse
semblait être un étang limpide dans lequel se
reflétaient les lumières: sur ce lac un grand voi-
lier était à lancre et des petits bateaux allaient
et venaient autour de lui.
Un troupeau de vaches entrait maintenant:
tandis que les bergers jouaient de la musette, les
vaches avançaient lentement et venaient se ran-
ger au bord de 1 étang.
Un petit ours accourut en trottinant : il
secoua la cendre qui s était attachée à ses pattes
et grimpa lestement tout en haut de larbre.
34
Sur les branches du
• V. sapin et au travers de la
"* chambre, des fils d or et d'ar-
gent scintillaient; de grosses
boules, les unes de métal
jaune les autres de métal blanc, ressemblaient à
des bouquets de soleil ou à des guirlandes de
lunes.
D autres jouets sortaient encore de la che-
minée.
Des pantins bariolés sautaient adroitement
sur le coin des meubles et sy
asseyaient sans façon ; une
locomotive suivie de ses /^
wagons bondissait à travers
les rameaux de larbre et sy
accrochait.
Une église, de petites
maisons, arrivaient en sautillant ;
des poules, des oies, des canards les sui-
vaient ; un éléphant marchait pesamment en
avant des bêtes de la ménagerie et une pièce
35
d artillerie entrait avec fracas, au grand galop de
ses chevaux blancs.
Au son du chalumeau, des bergers et des
bergères menaient leur troupeau de moutons
enrubannés.
Alors Quillembois sentit battre bien fort son
petit cœur de bois : devant lui, timide et rougis-
sante, la petite bergère rose et verte était arrêtée
et lui souriait gentiment.
Un bruit dailes se fit entendre dans la
cheminée : les musiques se turent, les lumières
seteignirent.
Dans la ville, les cloches sonnaient à toute
volée et de fraîches voix d'enfants disaient :
(( Noël, Noël, Joyeux Noël.
« Merry Christmas. »
36
q
aiLLEMBOIS eST DOMINE
La porte s ouvrit.
Des têtes blondes et des têtes brunes d'en-
fants apparurent. Tous ces petits regardaient
avec admiration larbre de Noël et les jouets qui
{entouraient : pris d'un grand respect pour un si
beau spectacle, ils n'osaient pénétrer dans la
chambre, mais la dame vint et ils la suivirent à
petits pas.
Quand ils eurent contemplé tout ce qu'il y
avait sur le plancher et dans l'arbre, la dame leur
distribua les jouets. Un petit garçon blond eut
les soldats de bois, sa sœur eut la bergère rose
et verte, les
bergers, les
moutons, la
bergerie et
tout un vil-
lage ; les
soldats de plomb furent donnés à un autre garçon
brun, qui, très fier du cadeau qu il avait reçu, s en
alla bien vite en poussant de grands cris de joie.
Car les petits enfants préfèrent souvent
les soldats de plomb aux soldats de bois. Les
attitudes martiales et variées de ces hommes
et de ces chevaux de métal, la précision des
détails des harnachements et des uniformes sé-
duisent tous ceux qui, comme les petits enfants,
ne voient dans la guerre qu'une suite de jolis ta-
bleaux militaires, abondants en épisodes pitto-
resques et en situations théâtrales, à la façon des
batailles d autrefois.
Les soldats de bois ne sont pas avantageux;
mais ils ne savent pas ployer, mais ils sont rus-
tiques et redoutables. Ceux-là, petits, maigres,
basanés, ont été taillés dans du bois d olivier ou
38
d'amandier et viennent de Provence. Ces grands
gaillards, forts et bien portants, à la figure vio-
lemment enluminée, qui chantent fort dans les
marches, boivent ferme dans les haltes et tapent
dur dans les combats, viennent des régions du
Centre et sont faits dorme ou de peuplier.
D autres viennent de Corse et sont en chêne vert.
Il y a des Auvergnats en châtaignier, des Ven-
déens en bouleau, des Parisiens en platane et en
marronnier. Voici des Normands en hêtre, des
Bretons en frêne, et voici de jeunes gars aux
yeux bleus qui sont en sapin des Vosges.
Les soldats de bois ne sont pas avantageux,
mais ils savent tenir la tranchée et fixer lennemi.
Et dans leurs fibres coule encore la bonne
sève qu ils ont puisée dans le sol des forêts de
France.
Première Sortie
Le lendemain du jour de Noël, Quillembois
se retrouva dans une armoire.
On racontait dans la maison que le petit
garçon avait mangé trop de friandises, qu il était
malade et qu'on le privait de ses jouets pour le
punir de sa gourmandise.
Quillembois s ennuya bien pendant quelques
jours. 11 aurait voulu voir la maison dans laquelle
il allait vivre désormais et en connaître les
habitants.
11 se demandait pourquoi il était injuste-
ment condamné à demeurer enfermé dans une
40
armoire parce qu un petit garçon n avait pas été
raisonnable. Et, pour comble de malheur, il en-
tendait, tout près de lui, la petite fille qui jouait
avec la bergerie, les moutons et la bergère rose
et verte.
Aussi se trouvait-il bien malheureux.
Mais enfin le petit garçon guérit et on lui
rendit ses soldats.
Quillembois fit lexercice sur une table, à la
lueur d'une grosse lampe: il défila, avec les autres
soldats, sur deux rangs, sur quatre rangs ; il monta
la garde au sommet dun fort; il vit, de lautre
côté de la table, la bergère et ses moutons.
Les péripéties de la manœuvre le condui-
sirent même, à un certain moment, tout près de
sa petite amie, mais, brusquement, il vit dispa-
raître moutons, bergère et bergerie.
Lui-même se retrouva, après un grand choc,
au fond de sa boîte, se heurtant avec ses cama-
rades.
11 était l'heure de dîner.
Et on venait de débarrasser la table.
42
Première Victoire
Quelques jours après cette première sortie,
les soldats de bois furent tous rangés sur un fort.
Devant eux, larmèe des soldats de plomb,
que le petit garçon brun avait apportée pour
jouer à la bataille, occupait l'autre côté de la
table. Une partie de cette armée se dissimulait
derrière une rangée d arbres verts: la cavalerie
setait mise à labri dans un village au milieu
duquel se trouvait un canon gris et les petits pois
qui servaient de projectiles.
La mitraille pleuvait dru sur le fort, et les
soldats de bois, mal abrités, tombaient avec
fracas. Mais, au pied du fort, un gros canon jaune
ripostait ferme et, à chaque coup, des files en-
tières de soldats de plomb sabattaient sur la
table.
43
Au plus fort de la bataille, Quillembois fut
envoyé aux renseignements.
Attaché à un gros ballon rouge, il monta
jusqu'au plafond. Lorsqu'il fut arrivé là-haut, il
ne vit plus, au-dessous de lui, que de petites
taches de toutes les couleurs. Mais, bientôt, il
put distinguer ce qui se passait en bas.
11 y avait encore, dans le camp adverse,
beaucoup de soldats et beaucoup de petits pois.
Et, là-bas, tout au bout, à langle de la table, un
général et son état-major se tenaient hors de la
portée du canon du fort.
Alors, du côté de larmée des soldats de
plomb, un aéroplane prit son vol au moment
même où Quillembois commençait sa descente.
44
Attaché à la suspension, loiseau blanc dé-
crivait de grands cercles au-dessus de la table; le
ballon continuait toujours sa descente; le choc
était inévitable.
Patatras!
Entraîné, déchiré par les ailes de lavion,
l'aérostat se dégonfla aussitôt, safîala, et Quil-
lembois tomba sur un arbre.
Mais que se passe-t-il?
Voici que larbre oscille sur sa base et s e-
croule en faisant tomber d autres arbres; que
ces autres arbres écrasent Tinfanterie, lartillerie
et entraînent dans leur chute une maison qui jette
leglise par terre; que leglise renverse à son tour
les cavaliers qui sabritaient derrière elle et que
son clocher sabat sur le général et son état-
major d officiers, n en laissant pas un seul debout.
11 ne restait plus rien maintenant, abso-
45
lument rien, de larmèe des soldats de plomb,
plus rien que laviateur sur son avion, qui se
balançait stupidement, au bout de sa ficelle,
devant ses troupes anéanties.
Les soldats de bois avaient gagné la bataille;
les soldats de plomb, honteux, s en allèrent pour
toujours.
Ainsi, le sort des armées dépend quelque-
fois d un incident futile : une pluie qui tombe,
un pont qui s'écroule, un convoi qui arrive
en retard peuvent faire perdre ou gagner une
bataille.
Les soldats de bois fêtèrent la victoire qu ils
avaient remportée sur les soldats de plomb. Les
rues et les maisons du village furent pavoisées,
il y eut une grande revue passée par le général
de bois et un grand défilé auquel assistèrent tous
46
les habitants de la ville, des campagnes, des
fermes et des bergeries.
Et le soir venu, Quillembois s'endormit avec
délices sur sa litière de mousse et de copeaux
fins.
47
Souvenirs du Passé
Parfois, les soldats de
bois du petit garçon voisi-
naient, sur la table, avec la
I E ^^à^3^SË\ 1 bergerie de la petite fille et
Il fl Ail Quillembois bavardait avec
les bergers.
Or, il reconnut, un jour, un de ces derniers.
Natifs du même sapin, ils avaient été tournés le
même jour.
Si le berger n était pas soldat, comme Quil-
lembois, cest parce quau moment où il aurait
fallu l'armer, il ne restait plus, dans
latelier, un seul bout de bois assez long
pour en faire un fusil; les petits mor-
ceaux qui traînaient encore sur les
établis étaient tout au plus bons à faire
des triques de berger ou des sabres
dofficier.
48
11 aurait été officier si le petit morceau de
bois qu on lui colla au bras avait eu la pointe en
lair; il fut berger parce que la pointe de ce mor-
ceau de bois avait été, au contraire, mise en bas.
Mais il était satisfait de son sort et il n'enviait
personne.
Quillembois et le berger parlèrent ensemble
des anciens camarades qu ils avaient retrouvés
dans le grand magasin.
Un grand beau garçon, qui avait été taillé
dans le cœur même de larbre, avait été mis dans
une boîte de soldats de luxe et il était parti un
jour pour l'Amérique en compagnie de poupées
richement habillées et de coûteuses voitures
automobiles. Un autre était marin sur un cuirassé
49
en bois; un autre était acteur dans un théâtre de
marionnettes; et puis, il y en avait un, qui avait
mal tourné: il était devenu pion dans un jeu
dechecs, avait été peint en noir et passait
depuis pour être en ébène.
Un petit maigriot, qui avait été taillé dans
une branche morte, était, lui aussi, soldat: mais il
avait la taille si fine et il était si fragile qu il n avait
même pas pu arriver jusqu'au magasin et quil
s'était cassé en deux pendant le voyage.
Mais, depuis longtemps, on n avait plus de
nouvelles d aucun d eux.
Et on allait bientôt les oublier.
50
Vie de Garnison
Depuis que les soldats de plomb
étaient retournés chez eux, les sol-
dats de bois ne faisaient plus la
guerre.
Sur la table, paisible désormais, ils
voyageaient souvent en chemin de fer:
parfois, le train, lancé trop fort, ne s arrê-
tait pas au bord de la table et il tombait
avec ses voyageurs sur le parquet, mais
tout le monde se relevait sans mal.
Ils passaient aussi, en rangs serrés,
sur des ponts de pierre ou de bois; quel-
quefois, un de ces ponts, mal construit,
s'écroulait et les ensevelissait sous ses
décombres.
Mais ils s'en ti-
raient encore sans
dommage.
51
Au bord d une cuvette pleine d'eau, ils s'em-
barquaient sur de petits bateaux et faisaient de
dangereuses traversées, le plus souvent suivies
de naufrages; mais, heureusement, les soldats de
bois flottent, aussi toutes les pertes se bornaient-
elles à quelques bras ou quelques fusils décollés
qui étaient remis en place le lendemain.
Mais, un soir après le dîner, la guerre civile
déchaîna ses horreurs sur la table familiale.
N ayant plus de soldats de plomb à abattre,
le petit garçon, voulant se servir de son canon,
se mit à tirer sur la bergerie et sur le village.
Les pauvres moutons, frappés par des petits
pois ou des boulettes de mie de pain, tombaient
les quatre pattes en lair; les petites cabanes à
52
roulette, dans lesquelles s abritent les bergers, les
maisons, les arbres, tout était renversé. Quillem-
bois entendit la petite fille qui pleurait, puis une
grosse voix ordonna aux enfants d aller se cou-
cher tout de suite.
Et la lampe s'éteignit.
a. OL
53
Projets de Départ
Les soldats, les moutons, les bergers et la
bergère restèrent donc pêle-mêle sur la table.
Au bout d'un instant, quand les jouets furent
bien sûrs qu ils étaient seuls et que personne ne
pouvait les voir, ils se hasardèrent à faire un
pas ou deux en avant; un rayon de lune, qui
entrait par la fenêtre, éclairait d une lueur bla-
farde les ruines du village et de la bergerie.
Mais, déjà, les bergers étaient revenus: les
uns, aidés des soldats, remettaient les maisons
debout pendant que les autres ramassaient les
moutons. Quillembois pensa que la petite ber-
gère n était pas loin. Enjambant les décombres
54
a^^
avec précaution, il la chercha au milieu des
ruines et laperçut enfin au bord de la table.
La pauvre petite, les yeux
pleins de larmes, regardait
labîme qu elle avait devant les
yeux et dont, à cause de lobscu-
rité, elle ne pouvait apercevoir
le fond, qui était le parquet.
Elle expliqua à Quillem-
bois quelle ne pouvait plus
vivre au milieu de ces coups
de canon qui renversaient les villages, les églises,
les moutons et les bergères, et qu elle ne dési-
rait rien tant que de senfuir.
Le petit soldat lui répondit qu il ne deman-
dait pas mieux que de se sauver avec elle; il
ajouta qu il serait bien heureux de la guider dans
cette entreprise pleine de dangers, si elle voulait
bien, toutefois, le lui permettre.
Comme il était déjà tombé du haut dune
table, il savait bien que les jouets de bois ne se
font pas grand mal dans leur chute, mais il
55
pensa aussi que ni la bergère ni lui ne pour-
raient, une fois quils seraient en bas, ouvrir la
porte ou la fenêtre et qualors ils seraient
ramassés tous les deux, le lendemain matin,
pour aller rejoindre les autres jouets au fond de
leur boîte.
Ils décidèrent donc de se blottir derrière un
tas de petits pois. Quillembois s'était rappelé
que, tous les matins, on secouait le tapis de la
table par la fenêtre; il pensa que, s'ils avaient
le bonheur de ne pas être vus au moment où on
rangerait les jouets épars sur la table, ils cour-
raient la chance detre jetés ensemble dans le
jardin, avec les petits pois, les mies de pain et
autres détritus.
56
L'Évasion
0 Les événements se passèrent bien ainsi que
les avait prévus le petit soldat. Mais, tandis que
la bergère tombait au pied du mur de la maison,
Quillembois fut jeté beaucoup plus loin : il
tomba d abord sur un arbuste pour dégringoler
ensuite dans un gros chou.
Un peu étourdi par sa chute, il essayait de
se remettre d aplomb, mais, dans ce mouvement,
il glissa malencontreusement entre deux feuilles
57
et, malgré tous les efforts qu'il fit, il ne put se
dégager de leur étreinte.
Prise de peur en se voyant séparée de son
compagnon, la petite bergère n osait plus bou-
ger : tout ce grand monde inconnu qu elle voyait
autour délie lefPrayait plus encore que les
coups de canon.
Alors, de désespoir, elle se laissa rouler au
bord d une allée, espérant qu on ly retrouverait
bientôt.
En effet, quelques heures plus tard, Quil-
lembois entendit les cris de joie de la petite fille,
ravie d avoir retrouvé son jouet.
11 pensa tristement quil allait être éloigné
pour toujours de la petite bergère rose et verte.
58
CjaiLLEnBOIS REVIEMTSANS GlOIRE
Quillembois passa de longues journées dans
le chou.
11 souffrit beaucoup, car, au fur et à mesure
que le chou poussait, ses feuilles grossissaient de
telle façon que Quillembois était de plus en plus
serré entre elles.
11 avait, de plus, à subir deux fois par jour le
supplice de larrosage, excellent pour les choux,
mais très mauvais pour les soldats de bois; dans
la journée, de grosses mouches se promenaient
sur sa figure et le chatouillaient désagréable-
ment; pendant la nuit, les limaces rampaient sur
son corps et laissaient derrière elles des traînées
de leur bave dégoûtante.
Il pensait bien pourrir là, lorsqu'un jour le
chou fut cueilli pour être mis dans la soupe.
Quillembois glissa dans la marmite, y resta toute
la journée et fut retrouvé, le soir, à table, dans
la soupière.
59
Mais dans quel état!! Les brillantes couleurs
de ses joues étaient ternies; son pantalon rouge
était dun rose sale; sa belle tunique, décolorée,
était souillée de graisse ; son shako noir était
devenu gris; ses bras, son fusil, son sac et la con-
fortable rondelle qui lui servait jadis de souliers,
le tout, décollé, flottait sur le bouillon.
La cuisinière fut appelée: on lui montra les
horreurs qui nageaient là et on la chassa sur-le-
champ en lui ordonnant de remporter la sou-
pière. Aussi, dès qu elle fut dans la cuisine, elle
60
saisit, de rage, le corps de Quillembois, le jeta
par terre, et, dun vigoureux coup de pied,
elle lenvoya, sous un meuble, rouler dans la
poussière.
Comme la bonne était aussi sale que la
cuisinière, Quillembois resta de longs jours sous
ce meuble. Mais, une Fois par mois, la maîtresse
de maison présidait elle-même au balayage.
Ce jour-là, Quillembois reçut dans les reins
un bon coup de balai qui l'envoya rebondir sur
les marches d'un escalier : au moment même, le
petit garçon blond descendait de sa chambre.
Au bruit que fit Quillembois le petit garçon
se précipita. Après un instant d'hésitation, il vit
que cette chose informe était un de ses soldats
et Quillembois fut remis dans sa boîte, avec les
autres jouets, dans larmoire habituelle.
61
Une Grande Douleur
Lorsque le pauvre Quillembois fut
de retour parmi ses camarades, il eut
^^-4^ un moment de bonheur, mais sa joie fut
de courte durée.
Aucun des soldats ne voulut reconnaître,
dans ce morceau de bois gras et sale, qui sentait
encore le chou, leur ancien compagnon de
gloire. Tous lui tournaient le dos avec mépris et,
comme il insistait pour reprendre sa place au
milieu d'eux, le capitaine donna Tordre à ses
soldats de jeter Quillembois par-dessus le bord
de la boîte.
62
Les soldats obéirent et Quillembois tomba
en plein dans la bergerie : à quelques rondelles
de lui, la bergère verte et rose gardait toujours
ses moutons.
En lapercevant, Quillembois poussa un cri
de joie et se précipita vers elle : il pleurait
d'émotion en retrouvant sa chère petite pas-
toure qu il croyait bien ne plus jamais revoir.
Mais la bergère eut peur de cet homme
sans bras, qui titubait sur son pied trop petit et
elle courut se réfugier auprès d'un grand berger
bleu et gris qui était armé dun solide gour-
din ; comme elle criait de toutes ses forces :
(( Au fou, au fou ! » d autres bergers accoururent
avec des chiens et mirent en fuite Quillembois,
63
qui, après mille difficultés, réussit à se hisser
jusqu'au sommet de leglise, où il put enfin
échapper à leur colère.
Toute leau dont il setait
imbibé pendant larrosage, tout le
bouillon de choux dont il setait
imprégné dans la marmite et dans
la soupière sen allèrent durant
cette nuit sous forme de larmes, car
Quillembois ne connut jamais de
douleur plus amère.
Devant leglise, bergers, arbres,
maisons, chiens et moutons dansaient joyeuse-
ment pour célébrer les fiançailles de la petite
bergère verte et rose et du grand berger gris
et bleu.
64
La fiin de C|uiLLErABOis
Lorsqu'il eut épuisé toutes ses larmes et
qu'il ne fut plus qu un petit morceau de bois sec
et ratatiné, Quillembois voulut s'éloigner pour
toujours du lieu de son malheur.
Entre l'extrême bord du rayon sur lequel il
se trouvait et la porte de l'armoire, il existait un
vide assez grand pour qu'il pût y passer. Quil-
lembois se rappelait avoir vu, sur la planchette
inférieure, des livres et des plumiers. 11 espérait
qu'au milieu d'eux il pourrait peut-être vivre
ignoré et se refaire une existence calme et
paisible, comme celle d'un vieux savant.
65
11 abandonna donc
son refuge, sapprocha du
bord du rayon et se laissa
tomber au hasard.
Mais son malheur
voulut qu il chût la tête la
première dans un encrier
qui navait justement pas
été bouché. La jupe de sa
tunique, trop large pour passer par louverture
du flacon, lempêcha de couler jusqu'au fond
mais il resta là, les pieds en lair et la tête dans
lencre, sans pouvoir se dégager.
66
11 fut retrouvé le lendemain, dans
cette position inattendue, par les enfants
qui venaient chercher leurs jouets. En le
voyant, ils s'accusèrent mutuellement de
setre joué ce mauvais tour et ils se dis-
putèrent bien.
Mais lorsqu'ils eurent retiré Quillem-
bois de lencrien ils rirent tellement en
voyant sa pauvre tête noire, qu'ils ne res-
tèrent pas fâchés plus longtemps et qu'ils
coururent vers la chambre de leurs pa-
rents, voulant leur montrer ce personnage
ridicule, espérant bien que tout le monde
en rirait autant qu'eux.
L'encre qui dégouttait de la tête de
Quillembois tacha le tapis de la salle à
manger, l'escalier, le parquet de la cham-
bre. Le héros démodé n'eut pas un succès
de rire, mais d'horreur.
Alors, arraché des mains qui le
67
tenaient, il fut jeté dans le feu où il se consuma.
Ses anciens camarades, le tambour, le capi-
taine, le porte-drapeau disparaîtront à leur tour :
les bergers, les moutons, les bergères roses et
vertes s'en iront aussi en fumée ou en poussière.
Des jouets naissent, des jouets meurent : et
leur histoire se ressemble beaucoup.
68
TABLE
PAGES
Le Portrait de Quillembois 5
Premier Chagrin 7
Le Départ 9
Un Rêve 11
Le Magasin H
Les Jouets humbles 16
Les Jouets riches 18
Quillembois est vendu 25
Une Page d'histoire. 27
Nuit de Noël 32
Quillembois est donné 37
Première Sortie. 40
PAGES
Première Victoire 43
Souvenirs du Passé 48
Vie de Garnison 51
Projets de Départ. 54
L'Évasion bl
Quillembois revient sans gloire. 59
Une grande Douleur 62
La Fin de Quillembois 65
IMPRIME PAR BERGER-LEVRAULT
NANCY
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