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Full text of "Histoire de saint Augustin"

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Bibliothèque  des  Dames  Associées 
Haison  de?ai\is  •/ 

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HISTOIRE 


SAINT  AUGUSTIN 


TOME   II 


T.    II.  —    1 


HISTOIRE 


DE 


SAINT  AUGUSTIN 


M.  POUJOULAT 

OUVRAGE  COURONNÉ  PAR   L' ACADÉMIE  FRANÇAISE 
Et  approuvé  par  Mgr  Affre ,  archevêque  de  Paris 


CINQUIEMK    EDITION 


TOURS 

ALFRED   MAME   ET  FILS,   ÉDITEURS 


M     DCCC     LXV I 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


Iittp://www.arcliive.org/details/histoiredesainta02pouj 


HISTOIRE 


SAINT  AUGUSTIN 


oî»iu« 


CHAPITRE   XXX 


Réponse  aux  cinq  questions  posées  par  Honoré  de  Carthage.  —  Humilité  de 
saint  Augustin.  —  Voyage  de  saint  Augustin  à  Constantine.  —  Peinture 
de  cette  ville. 

442 


Un  citoyen  de  Carthage,  qui  n'était  pas  encore  chrétien 
et  qui  depuis  fut  élevé  à  la  dignité  du  sacerdoce ,  Honoré , 
ami  d'Augustin  ,  lui  envoya  cinq  questions ,  avec  prière 
d'y  répondre  par  écrit.  Honoré  demandait  le  sens  de  ces 
paroles  de  Jésus  -  Christ  sur  la  croix  :  «  3Ion  Dieu  ,  mon 
«  Dieu,  pourquoi  m'avez- vous  abandonné?  »  et  le  sens  de 
ces  paroles  de  l'Apôtre  :  «  Je  prie  Dieu  qu'étant  enracinés 
«  et  fondés  dans  la  charité ,  vous  puissiez  comprendre 
«  avec  tous  les  saints  quelle  est  la  largeur,  la  longueur. 
«  la  hauteur  et  la  profondeur.  »  Honoré  demandait ,  en 
outre ,  ce  que  c'est  que  les  vierges  folles  et  les  vierges 
sages  de  l'Évangile  ;  ce  que  c'est  que  les  ténèbres  exté- 
rieures; et  enfin,  comment  il  faut  entendre  ces  mots  de 
saint  Jean  :  «  Le  Verbe  a  été  fait  chair.  »  L'évèque  d'Hip- 
pone  s'occupait  alors  '  de  l'hérésie  ennemie  de  la  grâce  de 
Jésus-Christ;  il  résolut  d'ajouter  à  ces  cinq  questions  une 

1  Revue ,  Mv .  Il.chap.  xxvi. 


f,  SAINT  AUGUSTIN. 

sixième,  et  de  traiter  de  la  grâce  de  la  nouvelle  alliance. 
Il  écrivit  à  Honoré  une  lettre  *  qui  forme  un  livre ,  et  dans 
lequel  nous  trouvons  la  solution  des  questions  posées  par 
le  catéchumène  de  Carthage.  I,e  grand  évêque  n'a  point 
pris  ces  questions  une  à  une  et  séparément  ;  mais  il  les  a 
fondues  dans  un  même  discours ,  de  manière  à  les  rappor- 
ter toutes  à  une  fin  principale,  et  à  les  faire  concourir  à 
une  même  vérité.  Recueillons  Fesprit  de  cette  lettre,  qui 
creuse  profondément  le  dogme  chrétien.  Nous  écarterons 
ce  que  nous  avons  déjà  reproduit  ailleurs. 

Il  y  a  deux  sortes  de  vies  :  l'une  toute  matérielle,  et 
dans  laquelle  est  jeté  l'enfant  que  sa  mère  vient  de 
mettre  au  monde;  l'autre,  dont  les  plaisirs  ne  touchent 
que  l'esprit  et  dont  les  joies  sont  éternelles.  A  l'âge  où  la 
raison  commence  à  sortir  du  sommeil  de  l'enfance,  la  vo- 
lonté ,  aidée  de  la  grâce ,  peut  choisir  cette  vie  spirituelle. 
L'àme  de  l'homme  est  comme  dans  un  certain  milieu  ,  qui 
la  place  au-dessus  des  natures  corporelles  et  au-dessous  du 
créateur  commun  des  corps  et  des  intelligences.  On  peut 
faire  un  hon  usage  de  la  félicité  même  temporelle ,  lors- 
qu'on la  rapporte  au  service  du  Créateur.  Toutes  les  créa- 
tures de  Dieu  étant  bonnes ,  il  est  permis  d'en  user  en  gar- 
dant l'ordre  naturel,  c'est-à-dire  en  préférant  toujours  les 
choses  d'en  haut  aux  choses  d'en  bas  :  la  corruption  est  une 
négligence  des  biens  éternels.  Dieu  a  béni  en  quelque 
sorte  l'usage  des  biens  temporels ,  quand  ,  dans  l'ancienne 
loi,  il  a  donné  aux  patriarches  la  félicité  de  la  terre  comme 
une  prophétique  figure  de  la  nouvelle  alliance ,  et  aussi 
comme  une  image  de  la  félicité  éternelle. 

Dans  la  plénitude  des  temps ,  où  devait  se  manifester  la 
grâce ,  longtemps    cachée  sous   les  voiles  de   l'ancienne 

«  iJîttre  CXL. 


CHAPITRE  XXX.  7 

alliance.  f)ieu  a  envoijè  son  Fils  formé  d'une  femme  \  De 
peur  quon  ne  vît  qu'un  homme  et  non  pas  Dieu  dans  le 
Christ  fait  homme,  Jean,  qui  n'était  pas  la  lumière,  fut 
envoyé  pour  rendre  témoignage  à  la  lumière;  et  ce  témoin 
fut  tel ,  qu'on  a  pu  dire  de  lui  :  «  Entre  tous  ceux  qui  sont 
«  nés  de  la  femme,  il  n'y  en  a  pas  eu  de  plus  grand.  »  C'est 
ainsi  que  Jean  prophétisait  la  divinité  du  Messie.  Jean  , 
comme  les  apôtres,  n'était  qu'une  lampe,  et  les  lampes  ont 
besoin  qu'on  les  allume,  et  peuvent  s'éteindre.  Mais  le 
Verbe  était  cette  lumière  primitive  qui  ne  tire  pas  ses 
splendeurs  d'une  autre  lumière,  et  qui  éclaire  tout  homme 
venant  au  monde.  Ce  monde,  que  le  Verbe  a  fait  et  qui  ne 
la  pas  connu,  n'est  point  la  masse  du  ciel  et  de  la  terre  : 
la  créature  raisonnable  est  seule  capable  de  le  connaître. 
Le  monde  à  qui  l'Évangile  reproche  de  n'avoir  pas  connu 
Jésus- Christ,  ce  sont  les  incroyants.  Jésus-Christ  a  donné 
à  ceux  qui  ont  cru  en  son  nom  le  pouvoir  d'être  faits  enfants 
de  Dieu.  C'est  la  grâce  de  la  nouvelle  alliance ,  annoncée 
autrefois  par  de  mystérieuses  figures,  cette  grâce  qui  mène 
l'âme  à  la  connaissance  de  son  Dieu  et  à  une  renaissance 
spirituelle  ou  adoption.  Jésus -Christ  est  descendu  pour 
nous  faire  monter,  et ,  sans  rien  perdre  de  sa  nature,  il  a 
pris  la  nôtre ,  afin  que,  sans  rien  perdre  de  la  nôtre ,  nous 
participassions  à  la  sienne  ;  mais  avec  cette  différence  qu'au 
lieu  que  la  participation  à  notre  nature  ne  le  dégrade 
point,  la  participation  à  la  sienne  nous  relève  et  nous  rend 
meilleurs.  C'est  pourquoi  le  Verbe  a  été  fait  chair  et  a  habité 
parmi  nous.  Dieu  a  semblé  nous  dire  :  Ne  désespérez  point , 
enfants  des  hommes  ,  de  pouvoir  devenir  enfants  de  Dieu  , 
puisque  le  Fils  de  Dieu  même ,  qui  est  son  Verbe  .  s'est  fait 
chair  et  qu'il  a  habité  parmi  vous. 

»  GhI.,  IV,  4. 


8  SAINT  AUGUSTIN. 

Jésus -Christ  homme  n'a  rien  montré  en  lui  d'heureux 
ni  de  désirable  selon  le  monde,  parce  que  sa  mission 
ne  regardait  point  la  vie  d'ici -bas  :  de  là  viennent  ses 
abaissements,  sa  passion  et  sa  mort.  Dieu  a  voulu  que 
les  méchants  eussent  part  à  la  félicité  de  cette  vie,  afin 
que  les  bons  ne  la  recherchent  pas  comme  quelque  chose 
d'un  grand  prix.  L'évéque  d'Hippone  renvoie  ici  Honoré 
à  l'explication  du  psaume  lxxii  qu'il  avait  donnée  à  Car- 
thage,  la  veille  de  la  fête  de  saint  Cyprien. 

L'Homme-Dieu  a  emprunté  le  langage  de  notre  infirmité, 
lorsque  ,  près  de  mourir,  il  s'est  écrié  :  «  Mon  Dieu  ,  mon 
«  Dieu,  pourquoi  m'avez- vous  abandonné?»  Ces  paroles 
sont  le  premier  verset  d'un  psaume  de  David  qui,  mille  ans 
auparavant,  prophétisait  les  souffrances',  la  mort,  la  ré- 
surrection et  la  gloire  du  Messie.  Elles  sont  le  langage  du 
vieil  homme  qui  s'attache  à  la  durée  de  cette  vie.  Quelque 
certaine  que  soit  la  fin  plus  ou  moins  prochaine  de  nos 
jours  ,  nous  cherchons  à  les  prolonger  ;  car  personne  n'a 
jamais  haï  sa  propre  chair,  dit  saint  Paul  \ 

Ceux  mêmes  qui  désirent  le  plus  de  se  voir  dégager  des 
liens  du  corps  voudraient  être  revêtus  d'immortalité  sans 
passer  par  la  mort.  C'est  le  corps  de  Jésus -Christ,  c'est- 
à-dire  son  Église,  qui  parlait  par  la  bouche  du  Sauveur; 
c'est  l'épouse  qui  parle  par  la  bouche  de  l'époux.  Gardez- 
vous  donc  (le  croire  que  ce  soit  le  Verbe  de  Dieu  qui  se 
plaigne  ainsi  dans  ce  psaume  !  Cette  voix  ,  qui  descend  du 
haut  de  la  croix,  est  la  voix  d'une  chair  mortelle,  devenue, 
par  son  union  avec  le  Verbe ,  le  remède  de  nos  misères. 
1/Kglise  souffrante  en  Jésus -Christ  s'écrie  par  la  bouche 
du  divin  Rédempteur  :  «  Mon  Dieu ,  mon  Dieu ,  pourquoi 
«  m'avez- vous  abandonné?  »  De  même  que  Jésus- Christ, 

2   Ps.    XXI. 

2  Eph.,  V,  29. 


CHAPITRE  XXX.  9 

souffrant  dans  son  Éiilise,  dira  plus  tard  :  «  Saul ,  Saul , 
«  pourquoi  me  persécutez- vous?  » 

J/évèquc  d'Hippone  explique  à  son  ami  tous  les  versets 
du  psaume  prophétique.  En  interprétant  ces  mots  :  «  Pour 
((  moi  je  suis  un  \cr  et  non  un  homme,  »  il  rappelle  le  sens 
donné  au  nom  de  ver  par  d'anciens  auteurs  ecclésiastiques. 
,îésus -Christ,  disent-ils,  a  voulu  être  désigné  sous  ce  nom, 
parce  que  la  formation  du  ver,  né  de  la  chair,  mais  sans 
l'alliance  des  sexes,  a  quelque  rapport  avec  la  naissance  du 
Sauveur,  sorti  du  sein  d'une  Vierge.  L'explication  du  ver- 
set XXIV  amène  Augustin  à  parler  du  sacrifice  de  la  nouvelle 
alliance.  Il  dit  à  Honoré,  qui  n'était  encore  que  catéchu- 
mène :  «  Quand  vous  serez  baptisé,  vous  saurez  en  quel 
'<  temps  et  de  quelle  manière  on  offre  ce  sacrifice.  »  La 
messe  catholique  est  ici  bien  clairement  indiquée.  Per- 
sonne n'ignore  que  le  mystère  de  TEucharistie  était  caché 
aux  catéchumènes ,  et  de  Là  viennent  les  obscurités  de 
plusieurs  Pères  de  l'Église  sur  le  sacrement  du  corps  et 
du  sang  de  Jésus-Christ. 

Nous  avons  une  explication  littéraire  du  psaume  xxi  par 
Bossuet.  11  est  intéressant  de  rencontrer  deux  des  phi  s 
grands  évèques  du  monde  catholique  dans  l'interprétation 
du  cantique  où ,  selon  l'expression  d'Augustin ,  on  croit 
entendre  plutôt  l'Évangile  qu'un  prophète.  L'évêque  de 
Meaux  dit  avec  l'évêque  d'Hippone  que  ce  psaume  est  p/w/ô/ 
historique  que  prophèlique.  «  Comme  Jésus -Christ,  ajoute 
Bossuet,  y  mêle  sa  mort  douloureuse  avec  sa  glorieuse  ré- 
surrection ,  il  faudrait,  pour  entrer  dans  son  esprit,  faire 
succéder  au  ton  plaintif  de  Jérémie,  qui  seul  a  pu  égaler 
les  lamentations  aux  calamités,  le  ton  triomphant  de  Moïse, 
lorsque ,  après  le  passage  de  la  mer  Bouge,  il  a  chanté  Pha- 
raon défait  en  sa  personne,  avec  son  armée  ensevelie  sous 
les  eaux.  »  H  y  a  heaucoup  d'éloquence  dans  l'explication 


10  SAINT  AUGUSTIN. 

de  Bossuet.  Il  complète  Augustin  pour  le  verset  :  «  Mon 
Dieu,  mon  Dieu,  pourquoi  m'avez -vous  délaissé?  »  C'est 
ainsi  qu'a  traduit  Bossuet.  Il  remarque,  d'après  saint 
Paul',  que  le  Sauveur  prononça  ces  paroles  avec  un  grand 
cri  et  beaucoup  de  larmes.  Si  Jésus,  dit -il ,  a  pleuré  si  amè- 
rement sur  la  ruine  prochaine  de  Jérusalem,  s'il  a  pleuré 
Lazare  mort,  encore  qu'il  l'allàt  ressusciter,  on  doit  bien 
croire  qu'il  n'aura  pas  épargné  ses  larmes  sur  la  croix,  où 
il  déplorait  les  péchés  et  les  misères  du  genre  humain. 
Bossuet  nous  fait  observer  que  le  propre  du  pécheur  c'est 
d'être  délaissé  de  Dieu,  et  que,  dans  le  sacrifice  du  Calvaire, 
Jésits- Christ  faisait  le  personnage  de  pécheur,  chargé  des 
iniquités  du  monde.  «  Dieu ,  avait  dit  Isaïe  ^  a  mis  sur  lui 
«  l'iniquité  de  nous  tous.  »  Et  saint  Paul  '  disait  :  «  Celui 
«  qui  n'a  pas  connu  le  péché,  Dieu  Ta  fait  péché  pour  nous, 
«  afin  que  nous  fussions  faits  en  la  justice  de  Dieu.  »  Ainsi 
Jésus-Christ  a  exprimé  tout  le  fond  de  son  supplice  quand 
il  a  crié  avec  tant  de  force  :  Pourquoi  m'avez  vous  délaissé  ? 
Dieu  ne  voit  plus  en  lui  que  le  péché  dont  il  s'est  entiè- 
rement revêtu,  m'abandonne  à  la  cruauté  de  ses  ennemis. 
«  Ce  n'est  pas  ici,  dit  Bossuet,  une  plainte  comme  on  la 
'<  peut  faire  dans  l'approche  d'un  grand  mal.  Jésus-Christ 
«  parle  sur  la  croix,  où  il  est  effectivement  enfoncé  dans 
«  l'abîme  des  souffrances  les  plus  accablantes,  et  jamais  le 
«  délaissement  n'a  été  si  réel  ni  poussé  plus  loin,  puisqu'il 
"  l'a  été  jusqu'à  la  mort,  et  à  la  mort  de  la  croix ,  qui ,  par 
«  une  horreur  naturelle,  faisait  frémir  en  Jésus-Christ  son 
«  humanité  tout  entière.  La  voix  de  mon  rugissement  est 
((  bien  éloignée  de  mon  salut  (la  voix  de  mon  rugissement  ne 
«  suffit  pas  pour  empêcher  que  mon  salut  ne  s'éloigne). 

»  llébr.,  V,  7. 

2  Isaïe,  LUI,  G. 

3  U  CoriiUli.,  V,  21. 


CHAPITRE  XXX.  H 

«  Mes  cris,  quoiriup  semblables  par  leur  violence  au  rugis- 
«  sèment  du  lion,  navancent  pas  le  salut  que  je  demande  . 
«  et  rien  ne  me  peut  sauver  de  la  croix  :  Dieu  demeure 
«  toujours  inexorable,  sans  se  laisser  adoucir  par  les  cris 
«  de  Ibumanite  désolée.  » 

«  Comme  donc  il  (Jésus -Christ)  est  mort  par  puissance  , 
'(  dit  plus  loin  l'évéque  de  Meaux,  qu'il  a  pris  aussi  par 
«  puissance  toutes  les  passions,  qui  sont  des  appartenances 
«  et  des  apanages  de  la  nature  humaine,  nous  avons  dit 
«  qu'il  en  a  pris  la  vivacité,  la  sensibilité,  la  vérité,  tout 
«  ce  qu'elles  ont  d'affligeant  et  de  douloureux.  Jamais 
«  homme  n'a  dû  ressentir  plus  d'horreur  pour  la  mort  que 
«  Jésus-Christ,  puisqu'ill'a  regardée  par  rapport  au  pèche, 
'<  qui ,  étant  étranger  au  monde ,  y  a  été  introduit  par  le 
<(  démon  :  il  voyait  d'ailleurs  tous  les  blasphèmes  et  tous 
«  les  crimes  qui  devaient  accompagner  la  sienne  :  c'est 
«  pourquoi  il  a  ressenti  cette  épouvante  ,  ces  frayeurs,  ces 
«  tristesses  que  nous  avons  vues. 

«  Nul  homme  n'a  jamais  eu  un  sentiment  plus  exquis  ; 
«  mais  pour  cela  il  ue  faut  pas  croire  que  l'agitation  de 
«  ses  passions  turbulentes  ait  pénétré  la  haute  partie  de 
«  son  ûme  :  ses  agonies  n'ont  pas  été  jusque-là,  et  le 
«  trouble  même  n  a  pas  troublé  cet  endroit  intime  et 
«  imperturbable;  il  en  a  été  à  peu  près  comme  de  ces 
i(  hautes  montagnes  qui  sont  battues  de  l'orage  et  des 
«  tempêtes  dans  leurs  parties  basses,  pendant  qu'au  som- 
«  met  elles  jouissent  d'un  beau  soleil  et  de  la  sérénité 
«  parfaite,  » 

Ainsi,  à  treize  cents  ans  de  distance,  l'évéque  de  Meaux 
achevait  de  répondre  au  catéchumène  de  Carthage  qui  avait 
demandé  à  l'évéque  d'Hippone  ce  que  voulaient  dire  ces 
paroles  :  Mon  Dieu ,  mon  Dieu,  pourquoi  ni' avez-vous  aban- 
donné? 


12  SAINT  AUGUSTIN. 

Augustin  continue  la  réponse  aux  questions  posées  par 
son  ami  de  Carthage.  Les  ténèbres  extérieures ,  sur  lesquelles 
Honoré  demandait  des  explications,  sont  réservées  aux 
orgueilleux  qui  n'auront  mis  leur  confiance  qu'en  leurs 
propres  œuvres ,  qui  ne  seront  pas  devenus  enfants  de  la 
promesse,  enfants  de  la  grâce,  enfants  de  la  miséricorde. 
L'évèque  d'Hippone  distingue  les  ténèbres  extérieures  et  les 
ténèbres  plus  extérieures;  les  unes  sont  le  partage  des  âmes 
malades  qui  peuvent  revenir  encore  à  la  vigueur  de  la  vé- 
rité, des  âmes  plongées  dans  les  ombres  qui  peuvent  re- 
venir à  la  divine  lumière  ;  les  autres  sont  le  partage  de 
ceux  qui  sont  à  jamais  séparés  de  Dieu,  splendeur  éter- 
nelle, et  qui  souffrent  des  tourments  en  expiation  de  leurs 
désordres.  C'est  à  la  charité  soutenue  par  la  vie  du  Christ 
que  conviennent  les  quatre  dimensions  dont  parle  saint 
Paul,  et  qui  faisaient  le  sujet  d'une  question  d'Honoré.  La 
charité  s'exerce  dans  les  bonnes  œuvres,  cherchant  le  bien 
à  faire ,  s'étendant  à  tous  les  besoins  :  c'est  là  sa  largeur. 
Elle  est  patiente  dans  les  maux,  persévérante  dans  les  voies 
de  la  vérité  :  c'est  là  sa  longueur.  Le  Imt  auquel  elle  aspire, 
c'est  l'éternel  avenir  qui  lui  est  promis  :  c'est  là  sa  hauteur. 
Le  principe  de  la  charité  est  dans  les  profondeurs  divines  : 
c'est  là  sa  profondeur.  La  figure  de  la  croix  est  une  expres- 
sion du  mystère  de  la  charité  de  Jésus  -Christ,  charité  qui 
passe  toutes  nos  pensées.  Le  choix  de  la  croix  comme  in- 
strument de  son  supplice  a  eu  pour  motif  de  nous  remettre 
devant  les  veux  cette  largeur,  cette  longueur,  cette  hauteur 
et  cette  profondeur  dont  nous  parlons.  Augustin  indique  le 
sens  mystérieux  de  ces  quatre  parties  de  la  croix. 

Enfin  ,  pour  répondre  à  la  dernière  question  d'Honoré, 
le  grand  évoque  dit  que  la  créature  raisonnable  ne  doit  pas 
se  laisser  aller  aux  louanges  des  hommes ,  de  peur  de  res- 
sembler aux  vierges  folles  ;  elle  doit  plutôt  imiter  les  vierges 


CHAPITRE  XXX.  13 

sages,  dont  toute  la  gloire,  à  l'exemple  de  Fapôtre,  est  dans 
le  témoignage  de  leur  conscience.  Telle  est  la  signification 
de  Ihuile  que  les  \ierges  sages  portent  avec  elles ,  tandis 
que  les  folles  sont  réduites  à  en  acheter  de  ceux  qui  font 
profession  d'en  vendre ,  c'est-à-dire  des  flatteurs  ;  car  leurs 
louanges  sont  comme  une  huile  dont  ils  trafiquent  et  qu'ils 
\endent  aux  insensés.  Les  lampes  ardentes  dans  les  mains 
de  ces  vierges  sont  les  honnes  œuvres  qui ,  selon  la  paj'ole 
de  Jésus- Christ,  doivent  luire  aux  yeux  des  hommes ,  afin 
qu'ils  glorifient  notre  Père  céleste.  C'est  cette  glorification 
de  Dieu  que  cherchent  les  \ierges  sages  dans  leurs  bonnes 
œuvres.  Leurs  lampes  ne  s'éteignent  point ,  parce  qu'une 
huile  abondante  en  nourrit  la  flamme  :  cette  huile  repré- 
sente l'intention  pure  d'une  bonne  conscience.  Les  lampes 
des  vierges  folles  s'éteignent  à  chaque  moment  faute 
d'huile,  c'est-à-dire  que  leurs  bonnes  œuvres  cessent  de 
luire  dès  que  les  louanges  des  hommes  leur  manquent, 
parce  que  le  motif  de  leurs  œuvres  c'est  le  désir  d'être 
agréables  aux  hommes  et  non  pas  de  rendre  gloire  à  Dieu. 

Dans  la  dernière  partie  de  cette  lettre ,  la  manière  dont 
Augustin  parle  des  ennemis  de  la  grâce  mérite  d'être  cilée. 
Les  pélagiens  gardaient  encore  de  saintes  apparences; 
l'évéque  d'Hippone  croyait  à  leurs  vertus. 

«  La  grâce  de  la  nouvelle  alliance  a  des  ennemis  qui, 
«  troublés  par  la  profondeur  de  ce  mystère ,  veulent  attri- 
«  huer  plutôt  à  eux-mêmes  qu'à  Dieu  ce  qu'il  y  a  de  bon 
«'  en  eux.  Ce  ne  sont  pas  des  hommes  que  vous  puissiez 
«  aisément  mépriser  :  ils  vivent  dans  la  continence  et  se 
«  recommandent  par  leurs  œuvres  :  ils  n'ont  pas  une  fausse 
«  idée  du  Christ  comme  les  manichéens  et  d'autres  héré- 
«  tiques  ;  ils  croient  que  le  Christ  est  égal  et  coéternel  au 
«  Père,  qu'il  s'est  véritablement  fait  homme  et  qu'il  est 
«   venu  ;  ils  attendent   son  second  avènement  ;  mai§    ils 


a  SAINT  AUGUSTIN. 

n  ignorent  la  justice  de  Dieu ,  et  ont  voulu  établir  leur 
((  propre  justice.  » 

Tout  ce  qui  peut  révéler  le  caractère  d'Augustin  est  pour 
nous  d'un  grand  prix  ;  nous  Fécoutons  avec  bonheur  quand 
il  parle  de  lui  ;  chaque  mot  est  comme  une  couleur  qui  nous 
sert  à  retrouver  son  portrait ,  et  l'évêque  d'Hippone  est 
de  ces  rares  génies  qu'on  admire  et  qu'on  aime  davantage 
à  mesure  que  leur  physionomie  se  dégage  des  nuages  du 
passé.  La  lettre  '  à  Marcellin,  écrite  en  412  ,  est  un  des  mo- 
numents où  Augustin  nous  initie  aux  secrets  de  sa  haute 
nature.  Le  tribun  son  ami  lui  avait  proposé  quelques  diffi- 
cultés auxquelles  l'évêque  répond  ;  une  de  ces  difficultés 
était  tirée  d'un  passage  du  traité  du  Libre  arbitre,  où  le 
grand  docteur  dit  que  l'àme ,  attachée  à  une  nature  fort  au- 
dessous  de  la  sienne,  c'est-à-dire  à  la  nature  corporelle,  ne 
gouverne  pas  tout  à  fait  son  corps  comme  elle  le  voudrait, 
mais  qu'elle  est  soumise,  dans  le  gouvernement  du  corps, 
aux  lois  générales  de  l'ordre  établi  de  Dieu.  D'après  ce 
passage,  on  prétendait  qu'Augustin  avait  pris  parti  pour 
une  des  quatre  opinions  sur  l'origine  de  l'àme.  L'évêque 
d'Hippone  fait  voir  qu'il  s'est  tenu  dans  une  égale  mesure 
à  l'égard  de  ces  diverses  opinions,  et  qu'il  a  eu  raison  de 
dire  que  l'àme,  depuis  le  péché ,  ne  gouverne  pas  son  corps 
comme  elle  voudrait  A  ce  sujet,  ce  grand  homme  parle  de 
lui  et  de  ses  travaux  avec  une  modestie  sincère  dont  on  ne 
peut  qu'être  frappé.  Un  tel  langage  nous  découvre  les 
trésors  d'humilité  de  ce  merveilleux  génie. 

Augustin ,  d'après  ses  propres  aveux ,  écrivait  à  mesure 
qu'il  profitait  et  profitait  à  mesure  qu'il  écrivait.  11  ne  veut 
pas  qu'on  soit  surpris  ou  affligé  de  trouver  des  fautes  dans 
ses  écrits ,  et  demande  qu'on  lui  sache  gré  de  les  recou- 

I  Lettre  CXMIl. 


CHAPITRE  XXX.  15 

naître.  Celui-là  s'aimerait  d'un  amour  bien  désordonné, 
qui,  pour  cacher  ses  erreurs,  laisserait  errer  les  autres.  Le 
iirand  docteur  confie  à  Marcellin  un  dessein  qu'il  mettra 
plus  tard  à  exécution ,  c'est  de  publier  une  revue  critique 
de  ses  ouvrages.  Il  supplie  tous  ses  amis  de  ne  pas  le  dé- 
fendre contre  ceux  qui  croient  devoir  le  censurer,  et  sur- 
tout de  ne  pas  soutenir  qu'il  ne  s'est  jamais  trompé  :  «Vous 
«  plaidez ,  leur  dit-il ,  une  mauvaise  cause ,  et  vous  la  per- 
«  driez  même  devant  moi.  »  Augustin  ne  veut  pas  que  ses 
meilleurs  amis  le  prennent  pour  autre  chose  que  ce  qu'il 
est  :  aimer  ce  qu'il  n'est  pas ,  ce  serait  aimer  un  autre 
homme  sous  son  nom.  Le  plus  éloquent  des  Romains  a  dit 
de  quelqu'un  ,  qu'il  ne  lui  était  jamais  échappé  un  seul  mot 
qu'il  eût  voulu  n'avoir  pas  dit.  Augustin  fait  observer  que 
cela  pouvait  se  dire  plutôt  d'un  fou  achevé  que  d'un  sage, 
quelque  sage  qu'il  pût  être.  Un  repentir  suppose  du  sens  et 
du  jugement,  et  la  cervelle  des  fous  est  trop  renversée  pour 
qu'il  puisse  y  avoir  un  regret.  Le  mot  de  Cicéron  ne  sau- 
rait convenir  qu'aux  hommes  par  la  bouche  de  qui  l'Esprit 
divin  a  parlé.  Ce  qui  donnerait  de  l'autorité  à  un  écrivain , 
ce  ne  serait  pas  de  ne  vouloir  rien  changer  dans  ses  ou- 
vrages ,  mais  de  n'y  avoir  rien  mis  que  l'on  dût  changer. 
11  faut  se  corriger  de  bonne  foi  lorsqu'on  n'a  pas  su  s'éle- 
ver à  cette  perfection.  Augustin  nous  dit  qu'il  connaît 
mieux  que  ses  ennemis  les  choses  sur  lesquelles  on  pour- 
rait le  reprendre.  Il  répète  que  le  mot  de  Cicéron  cité  plus 
haut  ne  lui  convient  pas;  il  ajoute  qu'un  autre  mot  lui 
revient  sans  cesse  et  le  tourmente,  c'est  la  pensée  d'Horace  : 
Une  parole  lâchée  ne  se  retient  plus. 

Cette  peur  de  l'inexactitude ,  cette  défiance  de  lui-même, 
lempèchaient  de  publier  deux  importants  ouvrages  aux- 
quels il  travaillait  depuis  plusieurs  années  :  les  livres  de  la 
Genèse  et  les  livres  de  la  Trinité.  Des  questions  très-di(!i- 


16  SAINT  AUGUSTIN. 

ciles  s'offraient  à  Tévèque  d'Hippone  dans  ces  sujets  si 
élevés  :  il  revoyait  assidûment  les  deux  ouvrages  ,  s'effor- 
çant  de  diminuer  le  nombre  des  fautes.  Les  amis  qui  re- 
grettaient ces  retards  craignaient  que  l'illustre  pontife  ne 
quittât  ce  monde  avant  l'apparition  des  livres  de  la  Genèse 
et  de  la  Trinité  ;  ils  désiraient  que  ces  travaux  fussent  pu- 
bliés du  vivant  d'Augustin  pour  qu'il  répondit  lui  -  même 
aux  attaques  qui  pourraient  s'élever.  En  prévision  de  ces 
attaques,  Augustin  aimerait  mieux  qu'on  l'exhortât  à  corri- 
ger avec  soin  ces  deux  ouvrages  qu'à  se  hâter  de  les  donner. 
Il  veut  être  le  premier  et  le  plus  sévère  de  ses  censeurs,  et 
ne  veut  laisser  à  reprendre  dans  ses  ouvrages  que  les  fautes 
qui  lui  auront  échappé  après  un  long  et  attentif  examen. 
L'évêque  d'Hippone  dit  ailleurs  dans  cette  lettre  :  «  Mes 
«  livres  sont  entre  les  mains  de  trop  de  gens  pour  les  pou- 
ce voir  corriger;  mais  tant  que  je  vivrai ,  je  suis  en  état  de 
«  me  corriger  moi-même.  » 

11  faut  que  l'orgueil  soit  quelque  chose  de  bien  contraire 
à  l'ordre  moral,  pour  que  l'humilité  d'un  beau  génie  de- 
vienne un  si  grand  spectacle  aux  }eux  des  hommes! 

Le  retour  de  la  moitié  de  l'Afrique  chrétienne  à  l'unité 
catholique  était  une  très -grande  affaire.  Augustin  recher- 
chait toutes  les  occasions  d'achever  cette  œuvre  immense. 
Quand  il  allait  dans  une  ville  encore  attachée  au  douatisme, 
il  cherchait  à  s'entretenir  avec  les  chefs  du  parti  et  à  faire 
entendre  aux  populations  de  salutaires  paroles.  C'est  ainsi 
que  les  donatistes  de  Cirta  ou  Constantine  reçurent  une 
impression  profonde  d'une  visite  du  grand  docteur  ;  peu  de 
temps  après  son  départ  de  cette  ville,  il  apprit  par  une  lettre 
solennelle  les  fruits  heureux  produits  par  ses  exhortations  ; 
la  population  schismatique  de  Constantine  était  revenue  à 
la  foi  catholique  ;  on  en  rapportait  la  gloire  à  Augustin.  11 
écriNit  (412)  aux  Irès-lioiwrables  seigneurs  de  tous  les  ordres 


CHAPITRE  XXX.  H 

de  la  ville  de  Cirta,  pour  leur  dire  que  cette  conversion  dune 
grande  multitude  était  l'ouvrage  de  Dieu  et  non  pas  l'ou- 
vrage des  hommes.  Quoique  ce  retour  ait  été  accompli 
par  Celui  qui  fait  seul  des  œuvres  merveilleuses  \  Augustin 
exprime  le  désir  d'aller  visiter  les  nouveaux  catholiques. 
I.a  lettre  de  Constantine  rappelait  l'exemple  de  Polémon , 
tii'é  de  la  débauche  par  un  discours  de  Xénocrate  sur  la 
tempérance.  Augustin  répond  que  ce  fut  Dieu  même  qui 
inspira  la  bonne  résolution  de  Polémon.  Si  la  beauté ,  la 
force,  la  santé  viennent  de  Dieu,  à  plus  forte  raison  de- 
vons-nous le  regarder  comme  l'Auteur  des  biens  de  l'in- 
telligence qui  sont  des  biens  supérieurs.  IN'ous  lisons  dans 
le  livre  de  la  Sagesse  que  la  continence  est  un  don  de  Dieu  ; 
pour  savoir  même  que  ce  don  vient  d'en  haut,  il  faut  être 
éclairé  d'un  rayon  de  la  sagesse  éternelle.  Augustin  veut 
donc  que  grâces  soient  rendues  à  Dieu  seul  pour  la  conver- 
sion de  Constantine.  Ainsi  ce  grand  homme  repoussait  la 
gloire  de  ses  œuvres,  et  montrait  sans  cesse  du  doigt  le 
Dispensateur  éternel  de  tous  les  biens. 

Lorsque  Augustin  fit  à  Constantine  ce  voyage  si  fécond 
eu  bons  résultats  religieux  ,  ce  n'était  pas  la  première  fois 
qu'il  visitait  cette  ville.  Les  chemins  d'Hippone  à  Cirta 
l'avaient  vu  assez  souvent.  Il  trouvait  dans  l'énergie  de  sa 
charité  les  forces  que  lui  refusait  une  santé  débile ,  et  l'ad- 
mirable évéque  se  rendait  en  divers  pays  africains  selon 
les  besoins  de  l'Église  et  de  la  vérité.  Pour  aller  d'Hippone 
à  Constantine,  il  suivait  la  voie  romaine,  dont  on  reconnaît 
de  nombreux  vestiges;  laissant  la  Seybouse  à  gauche,  il 
passait  sur  le  pont  de  l'Abou-Gemma,  franchissait  succes- 
sivement les  lieux  que  l'Arabe  désigne  aujourd'hui  sous  les 
noms  de  Dréan,  deNech-Meia,  d'Âkous,  d' Hammam- Berda, 

1  Pà.  Lxxr,  18. 

II.    —  2 


\8  SAINT  AUGUSTIN. 

se  reposait  à  Calarae  chez  son  ami  Possidius,  et,  quittant 
ensuite  la  riche  et  gracieuse  nature  qui  avait  charmé  sa 
route  depuis  Hippone,  le  grand  évêque  s'avançait  vers 
Constantine ,  à  travers  des  régions  nues  et  peu  habitées.  11 
entrait  à  Cirta  par  le  pont  Romain  (Kantara),  et  c'est  pai' 
là  que  nous  sommes  entré  nous-même  quand  nous  sommes 
allé  chercher  aux  bords  du  Rummel  les  souvenirs  de  la 
vieille  Afrique  chrétienne  et  aussi  les  souvenirs  des  ex- 
ploits de  la  France  '. 

Constantine,  par  sa  position,  est  une  des  villes  les  plus 
extraordinaires  qu'on  puisse  voir.  Bâtie  sur  des  rochers , 
avec  des  rochers  pour  ceintures  et  pour  murailles,  avec 
des  précipices  d'une  effrayante  profondeur,  cette  ville 
est  bien  la  capitale  du  désert;  elle  renferme  aujourdhui 
trente  mille  habitants,  vingt -cinq  mille  Arabes  et  cinq 
mille  Juifs.  Au  temps  de  saint  Augustin,  Constantine  ne 
pouvait  guère  avoir  que  huit  à  dix  mille  habitants  de  plus  : 
évidemment  la  cité  antique  n'avait  pas  d'autre  étendue  que 
la  cité  actuelle.  Constantine  est  un  vaste  amas  de  pauvres 
demeures.  Parmi  les  décombres  de  la  Kasbah ,  on  nous  a 
montré  (|uelques  restes  d'une  ancienne  église  bâtie  par 
Constantin,  après  qu'il  eut  donné  son  nom  à  Cirta.  Cette 
église  était  la  basilique  de  Constantine  dans  le  iv*'  et  le  v' 
siècle,  et  sous  ses  voûtes  avait  prié  et  prêché  le  grand 
évêque  d'Hippone.  En  1841  ,  on  voyait  encore  le  chœur  et 
les  deux  chapelles  latérales  de  la  basilique  ;  mais  le  génie 
militaire  va  vite  en  besogne,  et  les  ruines  vénérables  tom- 
bent en  poussière  sous  sa  main.  Les  citernes  sont  les  plus 
beaux  restes  de  la  puissance  romaine  à  Constantine.  Nous 
avons  parlé  de  l'inscription  chrétienne  gravée  sur  le  roc, 
aux  bords  du  Rummel. 

1  Constiiiitinc  ;i  été  prise  par  los  Français  le  l:i  octobre  1837. 


CHAPITRE  XXX.  19 

A  quelques  pas  de  cette  inscription ,  s'ouvre  un  gouffre 
où  le  Rummel  se  perd  tout  à  coup  comme  dans  un  m}  stère 
d'horreur  ;  dinimenses  rochers  ont  l'air  de  s'être  fendus 
tout  exprès  pour  laisser  passer  la  rivière.  Nous  avons  fait 
le  tour  de  ces  profonds  abîmes,  depuis  l'inscription  chré- 
tienne jusqu'au  pontKomain  ou  Kantara.  C'est  une  marche 
d'une  heure.  Le  Rummel  coule  au  fond  d'un  double  rang 
de  rochers  de  huit  cents  pieds  de  profondeur,  droits  comme 
des  murailles,  coupés  de  temps  en  temps  par  de  longues 
lignes  noires  perpendiculaires ,  de  manière  que  les  rochers 
présentent  comme  les  flancs  de  hautes  tours.  La  rivière  se 
montre  et  disparaît  à  différents  intervalles ,  et  lorsqu'un 
ouragan  vient  enfler  ses  eaux,  le  Rummel ,  terrible  à  voij", 
roule  et  mugit  avec  un  bruit  qui  fait  penser  au  ïartare.  Un 
auteur  arabe,  cité  par  Aboulféda,  compare  l'eau  du  Rum- 
mel roulant  au  fond  du  ravin  de  Constantine  à  la  queue  des 
comètes  '.  Tout  ce  côté  de  Constantine  est  rempli  de  ter- 
reurs solennelles.  L'imagination  se  donne  carrière  dans 
ces  profondeurs  qui  se  prolongent  avec  des  aspects  et  des 
caractères  de  plus  en  plus  saisissants.  Il  y  a  un  prodi- 
gieux contraste  entre  les  magnifiques  épouvantements  de 
ces  longs  abîmes  et  les  misérables  constructions  d'en 
haut ,  qui  s'appellent  la  ville.  Si  j'avais  à  peindre  dans 
un  poëme  la  capitale  de  l'enfer,  je  peindrais  la  base  de 
Constantine. 

Aux  approches  du  Kantara,  le  double  rang  de  rochers  se 
rapproche  et  offre  comme  la  nuit.  Le  Rummel  échappe  à 
l'œil;  mais  il  coule  au  fond.  Le  pont  Romain  à  deux  étages 
eut  pour  but  non  pas  de  faire  passer  la  rivière,  mais  d'unir 
les  deux  montagnes  qui  forment  le  fossé  de  Constantine. 
Les  arches  du  premier  étage  portent  sur  le  rocher  ;  elles 

1  Voyez  dans  notre  Voyage  en  Algérie,  Études  africaines,  le  cli;i[i  xvii, 
sur  Gonstautine. 


20  SAINT  AUGUSTIN. 

sont  encore  ce  qu'elles  étaient  il  j  a  deux  mille  ans.  Les 
quatre  arches  du  second  étage  sont  très -hautes;  les  deux 
arches  du  milieu  ont  la  forme  de  Togive  ;  les  deux  autres 
présentent  le  plein  cintre.  Ce  fut  un  architecte  génois  qui , 
sur  les  ruines  romaines ,  construisit  le  deuxième  étage  du 
pont.  Le  Rummel  se  perd  sous  le  Kantara,  disparait  dans 
des  profondeurs  inconnues,  et  c'est  beaucoup  plus  loin 
qu'on  le  retrouve  passant  de  la  nuit  à  la  lumière  Un  champ 
de  nopals  couvre  les  rocs  sous  lesquels  la  rivière  se  perd , 
à  côté  du  Kantara.  Une  fois  parvenu  au  pied  des  deux  mon- 
tagnes, dominées  aujourd'hui  par  Ihôpital  français,  le 
Eummcl  ne  connaît  plus  la  nuit;  il  déroule  ses  eaux  avec 
de  nombreux  détours,  sur  un  espace  d'environ  vingt -cinq 
lieues,  et  se  jette  dans  la  mer,  non  loin  de  Gigelli. 

Du  sommet  de  la  Kasbah  on  aperçoit  une  cascade  qu'on 
prendrait  pour  une  faible  cascatelle,  et  qui  en  réalité  a 
plus  de  cent  pieds  de  hauteur.  Les  milans,  les  vautours,  les 
corneilles,  les  colombes  et  les  éperviers  volent  sur  l'abîme 
et  ressemblent  à  d'imperceptibles  hirondelles,  tant  la  pro- 
fondeur est  grande.  iVous  avons  vu  avec  surprise,  au  milieu 
de  ces  immenses  rochers,  les  vautours  et  les  colombes  habi- 
ter ensemble  comme  des  amis,  par  je  ne  sais  quelle  mysté- 
rieuse convention  ;  l'oiseau  de  proie  et  l'innocent  oiseau 
sont  là  comme  les  méchants  et  les  bons  dans  nos  sociétés  ; 
seulement,  les  vautours  du  Rummel  sont  meilleurs  que  les 
vautours  de  nos  villes. 

Pendant  que  nos  regards  plongeaient  avec  effroi  sur  le 
gouffre  béant,  des  Arabes  passaient  tranquillement  l'un 
après  l'autre  aux  flancs  de  ces  rochers ,  dans  des  sentiers 
pratiqués  par  eux  :  l'Arabe  tient  du  chamois  et  du  renard 
pour  franchir  les  lieux  difficiles. 

La  tristesse  habite  autour  de  Constantine;  tout  y  prend 
la  muette  sévérité  du  désert.  Le  vallon  du  Rummel,  du  côté 


CHAPITRE  XXXI.  21 

du  nord -ouest,  offre  seul  uu  vivant  spectacle;  ce  sont  des 
jardins,  des  champs  de  blé,  de  riantes  collines  baiiinées par 
le  Rummcl,  qui  serpente  au  loin  :  avec  plus  de  culture  et 
de  plantations,  on  aurait  un  ravissant  tableau.  A  l'ouest,  à 
huit  lieues  de  Constantine,  je  voyais  la  montaiine  au  pied 
de  laquelle  s'élevait  rancienne  Milève,  aujourdluii  Milah  , 
qui  forme  le  jardin  de  Constantine,  comme  I'hilipi)eville  en 
est  le  Pirée. 

CHAPITRE   XXXT 

Les  mœurs  et  les  habitudes  de  saint  Augustin. 

Jusqu'ici,  tout  en  poursuivant  l'étude  des  œuvres  et  du 
génie  de  ce  grand  homme,  nous  n"avons  pas  négligé  ce  qui 
pouvait  servir  à  faire  connaître  l'homme  lui-même.  Dans  la 
correspondance  et  les  livres  du  pontife  qui  ont  passé  sous 
nos  yeux  depuis  le  commencement  de  notre  œuvre ,  nous 
n'avons  jamais  manqué  de  reproduire  ces  traits  et  ces  dé- 
tails, vrais  rayons  de  lumière,  à  l'aide  desquels  nous  dé- 
couvrons dans  sa  réalité  vivante  l'admirable  figure  d'Au- 
gustin. Maintenant  nous  mettrons  notre  lecteur  face  à  face 
avec  le  grand  évéque;  ce  chapitre  sera  pour  lui  comme  un 
repos  au  milieu  de  ces  hautes  questions  qui  vous  tiennent 
toujours  en  haleine  ;  c'est  un  travail  que  de  suivre  Augus- 
tin dans  ses  pensées,  c'est  une  paisible  halte  que  de  voir 
comment  il  vivait.  L'imagination  donne  des  proportions 
idéales  aux  grands  hommes,  et  surtout  aux  grands  hommes 
qui  furent  des  saints  ;  elle  croit  les  voir  flotter  entre  ciel  et 
terre,  n'aspire  à  ccnnaître  d'eux  que  leur  parole,  et  se  les 
représente  comme  des  archanges  voyageurs  :  il  y  a  comme 
un  intérêt  inattendu  dans  la  peinture  des  mœurs  et  des 
habitudes  d'un  homme  tel  qu'Augustin. 


22  SAINT  AUGUSTIN. 

Le  visage  étant  le  miroir  de  l'âme  et  du  génie,  nous  vou- 
drions parler  du  visage  de  Tévêque  d'Hippone;  mais  ncus 
ne  savons  rien  là -dessus;  le  biographe  du  pontife,  Possi- 
dius,  qui  vécut  quarante  ans  dans  son  intimité,  ne  nous  dit 
pas  un  mot  de  sa  figure.  C'était  la  chose  dont  les  saints  s'oc- 
cupaient le  moins.  3Ialgré  le  silence  absolu  de  tous  les  mo- 
numents contemporains,  l'image  d'Augustin  est  venue 
jusqu'à  nous  par  une  tradition  dont  il  serait  difficile  de 
préciser  l'origine  ;  on  l'a  empruntée  à  des  tableaux  ou  pein- 
tures d'anciennes  églises  de  Rome,  de  Venise  et  de  Constan- 
tinople.  Il  y  a  dans  ce  portrait  plus  de  convention  que 
d'exactitude  ;  mais  il  mérite  le  respect  qui  sattache  aux 
choses  accréditées  à  travers  les  siècles.  On  nous  permettrait 
cependant  de  ne  pas  enchaîner  notre  pensée  à  ce  type  con- 
\  enu ,  si  nous  n'y  trouvions  point  ce  que  nous  cherchons 
dans  un  portrait  d'Augustin. 

Nous  avons  trop  longtemps  vécu  par  l'intelligence  avec 
le  pontife  d'Hippone  pour  ne  pas  lui  avoir  donné  une  figure. 
Tl  nous  est  donc  souvent  apparu  avec  la  robe  noire  et  le 
caj)uchon  des  cénobites  d'Orient,  la  tète  rasée  en  couronne 
à  la  manière  des  moines,  et  portant  une  longue  barbe 
comme  les  religieux  d'Asie  ;  les  rides  qui  avaient  été  creu- 
sées de  bonne  heure  sur  son  large  front  attestaient  les  mé- 
ditations profondes  ;  le  feu  du  génie ,  tempéré  par  une 
expression  de  bonté,  étincelait  dans  ses  yeux;  la  bienveil- 
lance la  plus  tendre  adoucissait  l'àpreté  de  sa  figure  afri- 
caine .  qui  offrait  un  constant  mélange  de  douceur,  de 
gravité  et  de  recueillement.  Augustin  devait  avoir  de  la 
maigreur  dans  les  traits,  car  il  fut  délicat  toute  sa  vie;  l'ar- 
dente continuité  du  travail  semblait  soutenir  la  fragilité 
de  ses  jours. 

Possidius  nous  apprend  que  les  vêtements,  la  chaussure 
et  le  lit  d'Augustin  n'étaient  ni  trop  soignés  ni  trop  negli- 


CHAPITRK  WXI.  23 

frés  ';  l'évéque  d'Hippono,  ajoute  le  pieux  bioiiraphe,  tenait 
le  milieu,  ne  penchant  ni  à  droite  ni  à  tiauclie.  On  avait  dit 
la  même  chose  de  saint  C\prien.  Cette  manière  de  vivre 
était  conforme  aux  idées  de  l'illustre  solitaire  de  Bethlé- 
hem  ;  dans  sa  lettre  à  Nepotianus ,  si  lemplie  d'excellents 
conseils  pour  les  moines  et  les  clercs,  saint  Jérôme  disait  : 
«  Évite  de  porter  des  habits  sombres  comme  des  habits 
«  éclatants  ;  il  faut  éviter  également  la  parure  et  la  saleté , 
«  parce  que  l'une  sent  la  mollesse,  l'autre  la  vaine  gloire. 
«  Ce  qui  est  louable,  ce  n'est  pas  d'aller  sans  vêtements  de 
«  lin,  c'est  de  ne  pas  avoir  de  quoi  en  payer  le  prix.  »  Saint 
Honorât,  le  fondateur  du  monastère  de  Lérins,  recomman- 
dait le  même  milieu  dans  lusage  des  choses  humaines.  Les 
fidèles  d'Hippone  offraient  à  leur  évêque  des  vêtements 
plus  riches  que  ses  vêtements  ordinaires  ;  le  pontife  refu- 
sait de  les  porter,  et  annonçait  en  chaire  que  toutes  les  fois 
qu'il  recevrait  des  dons  semblables,  il  les  vendrait  au  profit 
des  pauvres.  Tl  ne  voulait  accepter  que  ce  qui  pouvait  servir 
à  tous  ses  frères  de  la  communauté;  il  ne  souffrait  pas  que 
son  costume  différât  de  celui  d'un  siinple  prêtre,  d'un 
diacre  et  d'un  sous- diacre.  «  Peut-être,  disait- il  dans  ses 
«  sermons ,  est  -  il  permis  à  un  é\  éque  de  porter  un  véte- 
«  ment  de  prix  ;  mais  cela  ne  convient  point  à  Augustin  . 
«  qui  est  pauvre  et  né  de  parents  pauvres.  Voulez -vous 
«  qu'on  dise  que  j'ai  trouvé  dans  l'Eglise  le  moyen  de  me 
«  vêtir  plus  richement  que  je  n'aurais  pu  le  faire  chez  mon 
«  père  ou  dans  ma  vie  du  siècle?  Cela  me  couvrirait  de 
«  honte...  Si  l'on  souhaite  que  je  porte  les  vêtements  qui 
«  me  sont  donnés,  donnez-m'en  qui  ne  me  fassent  point 
<'  rougir  ;  je  vous  l'avoue,  un  habit  précieux  me  fait  rougir; 
"  il  ne  convient  pas  à  mon  état ,  à  l'obligation  que  j'ai  de 

1  Ncc  iiitida  uimium  uec  abjecta  plurimuni. 


24  SAINT  AUGUSTIN. 

«  prêcher  ;  il  ne  convient  pas  à  un  corps  cassé  de  vieillesse, 
«  et  à  ces  cheveux  blancs  que  vous  me  voyez.  » 

Une  vierge  nommée  Sapida  avait  fait  de  ses  mains  une 
tunique  pour  son  frère  Timothée,  diacre  de  l'Église  de  Car- 
thage.  ïimothée  était  mort  sans  avoir  pu  se  servir  de  ce 
vêtement.  Sapida ,  livrée  à  la  douleur,  souhaita  comme  sa 
meilleure  consolation  que  le  vénérable  Augustin  daignât 
accepter  et  porter  la  tunique  destinée  à  son  frère.  Le  saint 
ami  de  Dieu  se  rendit  aux  vœux  de  la  vierge  africaine  ; 
mais ,  dans  la  touchante  lettre  '  qu'il  écrivit  à  Sapida ,  il 
l'engageait  à  demander  aux  Livres  saints  et  à  la  foi  chré- 
tienne des  consolations  plus  efficaces  pour  dissiper  les 
nuages  de  la  tristesse  dont  l'infirmité  humaine  avait  rempli 
son  cœur. 

Augustin,  par- dessus  le  linge  et  la  tunique  de  laine, 
portait  un  vêtement  qu'il  appelle  byrrhus,  et  qui  était 
une  sorte  de  manteau.  L'évêque  d'Hippone,  comme  tous 
les  frères  de  sa  communauté ,  se  lavait  le  visage  tous  les 
jours. 

La  maison  épiscopale  d'Hippone  était  comme  un  monas- 
tère où  des  clercs  vivaient  avec  le  même  costume ,  la  même 
loi ,  les  mêmes  revenus. 

On  ne  pouvait  pas ,  sans  renoncement  à  tout  bien,  trou- 
ver place  daus  la  communauté  ecclésiastique.  Il  arriva 
qu'un  prêtre  de  la  communauté ,  appelé  Janvier,  révéla  à 
son  lit  de  mort  une  violation  de  cette  loi  de  la  pauvreté  ;  il 
avait  mis  de  côté  une  somme  d'argent ,  tout  en  vivant  dans 
la  communauté  d'Augustin;  près  de  quitter  la  terre,  Jan- 
vier voulut  faire  l'Église  d'Hippone  héritière  de  son  petit 
trésor,-  mais  Augustin  refusa  le  legs.  11  prononça  à  cette 

1  Cette  lettre  est  de  celles  dont  la  date  nest  pas  connue  ;  c'est  la  CGLXIII» 
dans  l'édition  des  Rénédictins.  Cette  lettre  est  pleine  de  consolations  reli- 
gieuses pour  ceux  dont  l'àme  est  eu  deuil  par  les  coups  de  la  mort. 


CHAPITRE  XXXI.  25 

occasion  deux  sermons  '  fort  curieux  sur  la  Vie  et  les  mœurs 
de  son  clergé  :  c'est  une  peinture  de  l'esprit  et  des  iiabi- 
tudes  de  la  communauté;  le  saint évèque  ne  crut  pas  devoir 
taire  la  faute  de  Janvier.  Dans  le  premier  sermon  prononcé 
avant  l'Epiphanie,  il  déclara  au  peuple  que,  voulant  laisser 
à  ses  ecclésiastiques  le  choix  du  genre  de  vie,  il  leur  per- 
mettait de  reprendre  leur  liberté;  l'evèque  ajoutait  qu'a- 
près IKpiphanie  il  informerait  le  peuple  des  diverses  dé- 
cisions qui  seraient  prises.  Au  temps  marque ,  Augustin , 
dans  un  second  sermon ,  annonça  que  tous  les  ecclésias- 
tiques de  sa  communauté    voulaient   continuer    à   vivre 
comme  les  premiers  chrétiens  de  Jérusalem,    et  qu'ainsi 
donc ,  parmi  eux ,  la  loi  de  la  pauvreté  serait  sévèrement 
maintenue.  L'évoque  devait  effacer  du  nombre  des  clercs  le 
possesseur  d'un  bien  quelconque.  «  Celui  que  j'aurais  con- 
«  damné  de  la  sorte,  disait  Augustin,  quil  en  appelle  à 
«  mille  conciles  contre  mon  jugement;  quil  aille,  s'il  veut , 
«  au  delà  des  mers  porter  ses  plaintes  contre  moi;  quoi 
«  qu'il  fasse,  j'espère  de  la  divine  assistance  qu'il  ne  sera 
«  point  reçu  comme  ecclésiastique  partout  où  j'aurai  le 
«  pouvoir  d'évéque.  Ils  ont  tous  souscrit  de  bon  cœur  à  la 
«  règle  que  j'ai  établie;  j'attends  de  la  puissance  et  de  la 
«  miséricorde  de  Dieu  qu'ils  s'^'  conformeront  avec  une 
«  entière  fidélité.  »  En  terminant  son  discours,  Augustin 
fait  sentir  combien  il  est  dangereux  de  médire  des  servi- 
teurs de  Dieu,   c'est  ainsi  qu'il   appelle  les  prêtres.    Les 
calomnies  ajouteront  aux  futures  récompenses  des  servi- 
teurs de  Dieu  ;  mais  quel  châtiment  sera  réservé  aux  ca- 
lomniateurs! «  ^'ous  ne  voulons  pas  profiter  de  votre  mal- 
«  heur,  dit  Augustin  aux  fidèles ,   nous  ne  voulons  pas 
«  avoir  de  grandes  récompenses  aux  dépens  de  votre  sa- 

l 'Seroj.  cccLV  et  ccolvi. 


26  SAINT  AUGUSTIN. 

«  lut  ;  puissions- nous  n'obtenir  qu'une  moindre  gloire 
«  dans  le  royaume  de  Dieu ,  et  vous  y  avoir  pour  compa- 
«  gnons  !  » 

On  retrouve  toute  Theureuse  simplicité  des  mœurs  des 
premiers  âges  de  1" Église,  dans  cette  manière  de  rendre 
compte  au  peuple  de  la  conduite  du  clergé.  Cela  est  bien 
touchant  et  bien  chrétien.  L'évèque  informait  le  peuple  de 
toute  chose  :  quand  un  nouveau  prêtre  entrait  dans  la  com- 
munauté, le  peuple  le  savait;  si  ce  prêtre  était  de  naissance 
illustre,  Augustin  s'empressait  d'annoncer  que  le  nouveau 
venu  était  entré  pauvre  dans  la  vie  commune  de  la  maison 
épiscopale.  Les  deux  sermons  cités  plus  haut  nous  font 
assister  aux  plus  intimes  détails  de  la  vie  ecclésiastique  à 
Hippone.  Ici ,  nous  voyons  le  prêtre  Leporius  qui  avait  des 
biens ,  mais  qui  s'était  hâté  d'en  disposer  dans  des  vues  de 
charité  chrétienne  :  là,  c'est  le  prêtre  Barnabe  qu'on  accu- 
sait d'avoir  acheté  une  terre  et  fait  des  dettes  pendant  qu'il 
était  économe  de  la  demeure  épiscopale;  le  diacre  Sévère, 
qui  avait  perdu  la  vue  sans  perdre  pour  cela  la  lumière  inté- 
rieure et  spirituelle,  eut  le  désir  d'appeler  de  loin  près  de  lui 
sa  mère  et  sa  sœur;  il  acheta  pour  elles  une  maison  qui  fut 
l)ayée,  non  pas  avec  son  argent,  mais  avec  de  pieuses  géné- 
rosités. Il  paraît  que  la  mère  et  la  sœur  de  Sévère  n'arri- 
vèrent point  ;  Augustin  dit  au  peuple  que  Sévère  s'en  est 
remis  à  lui  pour  disposer  de  cette  maison;  il  parle  aussi  de 
quelques  pièces  de  terre  que  celui-ci  possédait  dans  son 
pays,  et  du  saint  usage  que  Sévère  voulait  en  faire.  Un 
diacre  ,  avant  d'entrer  dans  la  communauté ,  avait  acheté , 
(hi  fruit  de  son  travail,  quelques  esclaves  :  «  Ce  diacre, 
«  dit  Augustin  au  peuple ,  va  mettre  aujourd'hui  ses 
«  esclaves  en  liberté  devant  vous ,  par  l'autorité  de  l'é- 
«   vf-quo.  » 

IJUre  le  dcrge  et  le  peuple  catholique  d'Hipponc,  tout 


CHAPITRE  XXXI.  27 

se  passait  en  famille,  comme  on  vient  de  le  voir;  cette  sur- 
veillance exercée  par  les  fidèles  sur  chaque  membre  du 
corps  clérical,  cette  habitude  de  contrôle,  qui  prenait  sa 
raison  dans  le  sentiment  des  intérêts  religieux ,  se  produi- 
saient sans  inconvénient  au  milieu  d'un  peuple  tendrement 
et  profondément  dévoué  à  son  évoque;  mais,  en  d'autres 
situations,  cette  immixtion  dans  les  affaires  ecclésiastiques 
pouvait  amener  des  désordres ,  et  c'était  là  un  des  vices  de 
l'organisation  de  l'Église  africaine.  Le  peuple  regardait 
Augustin  comme  le  dépositaire  de  sa  confiance  :  le  grand 
évoque  ne  craignait  pas  de  descendre  aux  plus  minutieuses 
explications.  Il  allait  au-devant  de  tout,  ne  cachait  rien,  et 
ses  comptes  rendus  servaient  toujours  à  faire  éclater  sa 
droiture. 

Rien  de  plus  humble  que  la  table  d'Augustin  et  de  ses 
compagnons  :  des  herbes  et  des  légumes  composaient  leur 
repas;  on  buvait  du  vin  ,  mais  toujours  avec  modération  '. 


1  C'est  ici  le  lieu  de  dire  un  mot  d'un  passage  des  Confessions  de  saint 
Augustin  qui  a  été  fort  diversement  entendu.  Au  li\Te  X  ,  chapitre  xxiii  des 
Confessions,  saint  Augustin  dit  avec  son  humilité  accoutumée  :  Ebrietas  longe 
est  a  me  :  misereheris  ne  appropinquet  mihi.  Cropula  autem  nonnunqunm. 
surrepit  servo  tua  :  misereheris  ut  longe  fiât  a  me.  Par  une  interprétation 
inexacte  de  crapula,  Pierre  Petit,  dans  un  ouvrage  publié  à  Utrecht, en  l(i89, 
ciiit  pouvoir  avancer  que  le  saint  docteur  Ijnvuit  quelquefois  une  assez  grande 
quantité  de  vin,  mais  qu'il  avait  la  tête  forte  pour  le  porter,  et  que  jamais 
il  n'en  perdait  l'usage  de  la  raison.  Une  telle  assertion  révolta  tous  les 
hommes  graves  et  de  bonne  foi  :  Bayle  seul ,  dans  son  Dict.  crit.  (art.  Saint 
Augustin),  a  pu  incliner  vers  l'opinion  de  Pierre  Petit.  Le  président  Cousin, 
l'auteur  de  la  Réfutation  des  critiques  de  M.  Bayle  sur  saint  Augustin  (Paris, 
1732,  in-40),  Arnauld  d'Andilly,  le  savant  traducteur  des  Confessions,  et 
plusieurs  autres  auteurs,  ont  vu  dans  le  mot  crapula  le  plaisir  de  manger 
et  de  boire ,  ou  l'excès  du  manger.  Ce  dernier  sens,  conforme  au  passage  de 
saint  Luc  (xxi,  34)  :  Non  graventur  corda  vestra  in  crapula  et  elirielate, 
nous  paraît  reproduire  avec  le  plus  de  vérité  la  pensée  de  l'évèque  d'Hippone. 
Ce  grand  homme,  si  humble,  si  sobre,  si  austère,  s'accuse  d'avoir  mangé 
parfois  un  peu  au  delà  du  besoin  delà  nature.  Nous  avons  trouvé,  au  sujet 
de  l'interprétation  de  ce  passage,  une  très-bonne  lettre  à  dom  Rémi  Cellier 
à  la'fln  du  douzième  volume  du  savant  bénédictin. 


28  SAINT  AUGUSTIN. 

On  servait  de  la  viande  lorsqu'il  y  avait  des  étrangers  ou 
des  malades.  Augustin  avait  dit  dans  ses  Confessions  :  «  Je 
«(  ne  crains  pas  Timpureté  des  mets,  mais  l'impureté  du 
«  désir  *.  »  Les  vases,  urnes,  ustensiles  de  la  table,  étaient 
en  bois ,  en  terre  cuite  ou  en  marbre.  On  ne  se  servait  que 
de  cuillers  d'argent.  Augustin  aimait  mieux  à  table  une 
conversation  grave ,  des  discussions  intéressantes ,  que  le 
plaisir  de  manger  ou  de  boire.  Les  malins  propos  de  table 
lui  paraissaient  détestables;  il  avait  proscrit  la  médisance 
et  fait  graver  sur  sa  table  le  distique  suivant  : 

Quisquis  amat  dictis  absentum  rodere  vitam , 
Hanc  mensam  vetitam  noverit  esse  sibi  -. 

Augustin  priait  ses  convives  de  s'abstenir  de  paroles 
inutiles .  de  discours  moqueurs  et  de  tout  ce  qui  pouvait 
blesser  la  charité.  Il  pensait  avec  son  ami  de  Bethléhem , 
que  personne  ne  dit  le  mal  à  celui  qui  n'écoute  pas ,  que  la 
flèche  ne  pénètre  jamais  dans  la  pierre,  et  que  parfois  elle 
revient  frapper  l'homme  qui  l'a  lancée  \  11  lui  arriva  de 
reprendre  vivement  des  évoques  de  ses  amis,  qui  avaient 
oublié  ou  blâmé  sa  leçon  sur  ce  point.  On  l'entendait  dire 
avec  émotion  qu'il  fallait  alors  effacer  les  deux  vers  ;  ou  bien 
il  menaçait  de  quitter  la  table  pour  regagner  sa  chambre. 
Possidius  avait  plus  d'une  fois  assisté  à  des  scènes  de  ce 
genre. 

Les  Africains  prenaient  facilement  Dieu  à  témoin  dans 
leurs  conversations;  Augustin  lui-même,  dans  les  premiers 
temps  de  sa  vie  chrétienne,  eut  quelque  peine  à  perdre 


1  Liv.  X,  chap.  xxii. 

2  Celui  qui  aime  à  décinrer  par  ses  paroles  la  vie  des  absents,  qu'il  sache 
que  cette  table  lui  est  interdite. 

Quelques  versions  portent  indignam  au  lieu  de  vetitam  ;  mvàf-  indignam 
nous  a  paru  n'avoir  pas  de  sens. 

3  Lettre  de  saint  Jérôme  à  Nepotianus. 


CHAPITRE  XXXI.  29 

riiabitudo  d'assurer  par  serment.  Devenu  evèquc,  il  fit 
mettre  en  pratique  les  préceptes  du  livre  de  l'iAclésias- 
titpie'  sur  ce  point,  et  défendit  à  ses  clercs  de  jurer,  même 
à  table,  de  peur  qu'un  petit  jurement  ne  conduisit  au  par- 
jure. Une  peine  accompagnait  la  violation  de  cette  défense; 
c'était  la  privation  du  vin  à  dîner. 

Le  saint  évéque  reprochait  avec  une  douceur  extrême 
les  fautes  contre  la  discipline  ou  la  règle.  Il  épuisait  tous 
les  degrés  de  la  tolérance ,  ayant  pour  principe  de  ne  pas 
pous-er  le  cœur  à  de  mauvaises  excuses.  S'il  avait  quelque 
observation  à  adresser  à  un  de  ses  frères,  il  lui  parlait  à 
part;  s'il  ne  parvenait  pas  à  le  ramener,  il  chargeait  un  ou 
deux  frères  d'éclairer  son  esprit;  lorsque  ceux-ci  n'étaient 
pas  écoutés,  on  employait  l'jÉ'y/ise,  c'est-à-dire  le  corps 
clérical  d'Hippone ,  et  si  le  coupable  méconnaissait  la  voix 
del'Kglise,  il  était  assimilé  à  un  païen  et  à  un  publicain. 
Augustin  disait  qu'il  fallait  pardonner  non  pas  sept  fois, 
mais  soixante -dix  fois  sept  fois,  au  coupable  qui  se  re- 
pentait. 

Tous  les  saints  ont  redouté  les  femmes,  et  semblent  avoir 
particulièrement  médité  les  paroles  de  TEcclésiaste,  qui 
comparent  la  femme  au  filet  des  chasseurs,  son  cœur  à  un 
piège ,  ses  mains  à  des  chaînes  ^  Le  vieux  Jérôme ,  qui  avait 
eu  tant  de  peine  à  chasser  de  sa  cellule  les  dangereuses 
images  de  Rome.,  disait  à  Nepotianus  :  «  Que  des  pieds  de 
«  femme  ne  passent  jamais  ou  bien  rarement  le  seuil  de 
«  ton  humble  demeure.  Que  toutes  les  jeunes  filles  et  les 
(I  vierges  du  Christ  te  soient  également  inconnues  ou  éga- 
«  lement  chères.  N'habite  point  avec  elles  sous  le  même 
«  toit,  et  ne  te  fie  point  à  ta  chasteté  passée.  Tu  ne  peux 
«  être  ni  plus  saint  que  David  ,  ni  plus  sage  que  Salomon. 

1  .Cliap.  ixiii. 

2  Eccl ,  VII,  27. 


30  SAINT  AUGUSTIN. 

«  Souviens-toi  toujours  que  ce  fut  la  femme  qui  fit  chasser 
((  le  premier  hôte  du  Paradis.  Si  tu  es  malade,  qu'un  saint 
((  frère  t'assiste ,  ou  bien  ta  sœur,  ou  ta  mère ,  ou  une 
<(  autre  femme  d'une  vertu  éprouvée  aux  yeux  de  tous.  Si 
«  tu  n'as  pas  des  proches  de  ce  genre  ou  des  personnes 
«  d'une  chasteté  connue,  l'Église  nourrit  beaucoup  de 
«  femmes  âgées  qui  te  rendront  cet  office  et  recevront  de 
«  toi  le  prix  de  leurs  soins ,  de  manière  que  tu  trouveras 
«  dans  ta  maladie  même  le  mérite  de  l'aumône.  Je  connais 
«  des  clercs  qui  ont  recouvré  la  santé  du  corps  et  commencé 
«  à  perdre  celle  de  r âme,  etc.,  etc.  » 

Augustin ,  qui  avait  passé  par  le  péril ,  en  avait  gardé 
une  grande  terreur.  Nul  saint  personnage  n'a  poussé  la 
prudence  jusqu'à  une  plus  extrême  sévérité.  Jamais  femme 
ne  demeura  dans  la  maison  de  l'évêque  d'Hippone ,  pas 
même  sa  sœur ,  veuve  consacrée  à  Dieu ,  et  qui  dirigea 
jusqu'à  sa  mort  une  communauté  de  religieuses  ;  il  traita 
de  la  même  manière  ses  nièces,  qui  avaient  embrassé  la  vie 
monastique.  Les  décrets  des  conciles  permettaient  à  Augus- 
tin d'avoir  sous  sou  toit  sa  sœur  et  ses  nièces ,  et  lui-même 
avouait  qu'elles  auraient  pu  rester  chez  lui  sans  éveiller  la 
pei'versi té  humaine;  mais  les  visites  des  femmes  du  dehors, 
qu'elles  n'eussent  pu  manquer  de  recevoir,  auraient  peut- 
être  oiïensé  les  faibles.  C'était  toujours  après  de  longues 
instances  que  des  femmes  obtenaient  d'arriver  auprès  d'Au- 
gustin pour  d'importantes  affaires  ;  il  ne  les  recevait  qu'en 
présence  de  plusieurs  clercs.  L'évêque  d'Hippone  ne  parla 
jamais  à  une  femme  sans  témoin. 

La  chambre  d'Augustin  restait  ouverte  comme  celle 
d'Amhroise;  elle  était  comme  une  image  de  son  àme,  tou- 
jours ouverte  à  ceux  qui  cherchaient  la  vérité  ou  des  conso- 
lations. Quelquefois  la  profondeur  de  la  méditation  l'enle- 
vait à  la  terre.  La  tète  inclinée,  il  uo  vovait  et  n'entendait 


CHAPITRE  XXXF.  3\ 

plus  rien  autour  de  lui.  >ous  raconterons  une  anecdote  ' 
dont  l'exactitude  n'est  pas  incontestable,  mais  qui  peint 
trop  bien  les  mœurs  du  temps  pour  être  écartée  de  ce  tra- 
vail. Une  femme  d'Hipponc,  faussement  accusée,  avait  eu 
la  pensée  d  aller  trouver  le  pontife  ;  après  avoir  franchi  le 
seuil  de  la  maison  épiscopale,  elle  se  rendit  dans  la  chambre 
d'Auiiustin;  elle  parut  devant  lui  dans  lattitudedu  recueil- 
lement et  du  respect,  et  lui  adressa  quelques  paroles  pleines 
d'humilité.  Augustin  ,  plongé  dans  l'étude  et  la  contempla- 
tion ,  ne  répondit  pas  à  la  suppliante ,  et  ne  tourna  pas 
même  la  tète  ;  la  femme  d'Hippone  attribuait  cette  immo- 
bilité silencieuse  à  une  pieuse  réserve ,  et  crut  devoir  dé- 
clarer à  l'évêque  le  motif  de  la  démarche  qu'elle  avait  osé 
entreprendre;  mais  l'évêque  demeura  muet.  Sortie  sans 
consolation  de  la  maison  épiscopale,  la  pauvre  femme  ré- 
solut de  chercher  Augustin  à  l'église,  le  lendemain;  à 
1  heure  marquée,  elle  le  vit  à  l'autel  remplissant  les  fonc- 
tions sacrées,  et  assista  au  saint  sacrifice  avec  une  piété 
profonde.  Au  moment  solennel  de  l'élévation,  elle  fut  ravie 
en  esprit  devant  le  trône  de  l'adorable  Trinité ,  et  la  elle 
reconnut  Augustin ,  le  front  baissé  et  cherchant  à  sonder  le 
mystère  du  Dieu  en  trois  personnes  ;  une  voix  lui  dit  alors  : 
Hier,  quand  tu  as  voulu  consulter  Augustin ,  il  se  trouvait 
enlevé  dans  la  contemplation  de  la  Trinité  sainte;  tandis 
que  tu  lui  parlais ,  son  esprit  était  absent  de  sa  chambre , 
voilà  pourquoi  il  ne  t'a  pas  répondu  et  ne  s'est  point  aperçu 
de  ta  présence  ;  retourne  chez  lui  et  tu  le  trouveras  bon  et 
compatissant.  —  Ainsi  parlait  la  voix  du  ciel ,  et  la  femme 
d'Hippone  reprit  bientôt  le  chemin  de  la  maison  épiscopale, 
d'où  elle  sortit  consolée. 

A  l'exemple  du  grand  Apôtre,  Augustin  ne  visitait  que 

I    Vie  de  saint  Augustin,  fdT  L'dnciloi. 


32  SAINT  AUGUSTIN. 

les  orphelins  et  les  veuves  livrées  à  la  douleur.  Il  se  ren- 
dait en  toute  hâte  auprès  des  malades  qui  lui  faisaient  de- 
mander des  prières  ou  l'imposition  des  mains.  Il  fallait 
d'urgentes  nécessités  pour  qu'il  se  décidât  à  visiter  des 
monastères  de  femmes.  L'évèque  d'Hippone  recommandait 
comme  excellentes  les  règles  de  saint  Ambroise,  pour  la  vie 
et  les  mœurs  des  prêtres.  Il  ne  pensait  pas  qu'un  prêtre 
dût  se  charger  de  négocier  des  mariages,  de  peur  de  s'expo- 
ser aux  malédictions  des  époux  ,  dans  le  cas  où  leur  union 
ne  serait  pas  heureuse    Selon  lui,  le  prêtre  ne  devait  en- 
gager personne  au  métier  des  armes ,  à  cause  des  calamités 
de  la  guerre  ;  il  ne  devait  pas  accepter  une  place  à  des  fes- 
tins dans  son  pays ,  afin  de  mieux  garder  ses  habitudes  de 
tempérance.  Il  est  une  parole  du  grand  évêque  de  Milan, 
que    notre   docteur   rappelait    souvent.    Saint   Ambroise 
approchait  de  sa  fin  ;  des  fidèles  rassemblés  autour  de  son 
lit,  le  voyant  près  de  s'en  aller  à  Dieu ,  pleuraient ,  gémis- 
saient et  demandaient  au  pontife  mourant  d  implorer  lui- 
même  du  Seigneur  une  prolongation  de  ses  jours;  Ambroise 
leur  répondit  ;  «  Je  n'ai  point  vécu  de  telle  sorte  que  j'aie 
((  honte  de  rester  au  milieu  de  vous  ;  mais  je  no  crains  pas 
«  de  mourir,  parce  que  nous  avons  un  bon  ^laître.  »  Notre 
Augustin,  devenu  vieux,  dit  Possidius,  admirait  et  louait 
ces  paroles  limées  et  pesées  :  elimata  et  librata.  11  citait  aussi 
un  auti'c  mot  d'un  évoque  de  ses  amis,  à  qui  il  restait  peu 
de  temps  à  vivre.  L'évèque  malade  lui  avait  fait  signe  de 
la  main  qu'il  allait  sortir  de  ce  monde;  Augustin  lui  ré- 
pondit qu'il  pouvait  vivre  encore  :  «  Si  je  ne  devais  ja- 
«  mais  mourir,   ce  serait  bien,  lui   répliqua  le  pontife 
«  malade;    mais    puisqu'il   faut    mourir,    pourquoi    pas 
«  maintenant  '?  » 

'  Si    luinqiiam,  bene  ;  si  aliqiiando,  qnaie  non  modo?  —  Possidius , 
Vit.  S.  Ali  (/us  t. 


CHAPITRE  XXXI.  â3 

Lorsque  des  injustices  étaient  commises  dans  le  pays 
soumis  à  sa  direction  spirituelle,  Augustin  ne  gardait  pas  le 
silence  ;  nous  avons  une  lettre  '  d'une  sévère  énergie,  écrite 
au  seigneur  Romulus  qui  voulait  faire  paver  deux  fois  ses 
tenanciers  ;  il  lui  exprime  sa  douleur  de  voir  un  chrétien 
se  jouer  ainsi  des  lois  de  Téquité,  et  le  menace  de  la  terreur 
du  dernier  jugement.  On  sait  que  dans  les  premiers  siècles 
de  l'Église  les  affaires  des  particuliers  étaient  portées  de- 
vant les  évéques.  Augustin  aimait  mieux  juger  des  inconnus 
que  des  amis.  11  jugeait  souvent  jusqu'à  l'heure  du  dîner; 
parfois  même  il  n'en  dînait  pas ,  et  passait  la  journée  en- 
tière à  écouter  les  plaintes ,  à  concilier  les  intérêts.  Il  ré- 
primandait en  présence  de  tout  le  monde ,  pour  inspirer  la 
crainte  de  mal  faire.  Que  de  jours  enlevés  ainsi  à  ses  tra- 
vaux si  importants  !  Et  si  l'on  considère  les  nécessités  des 
devoirs  épiscopaux ,  le  temps  passé  en  voyages  en  Afrique 
pour  le  bien  de  l'Église,  on  se  demande  comment  il  a  pu 
se  faire  qu'Augustin,  depuis  l'âge  de  trente -deux  ans  jus- 
qu'à l'âge  de  soixante -seize  ans  où  il  mourut ,  ait  composé 
un  nombre  si  prodigieux  d'ouvrages  !  Possidius  a  pu  dire 
que  l'évèque  d'Hippone  a  tant  dicté  ou  tant  écrit,  qu'à  peine 
un  lecteur  studieux  serait  capable  de  tout  lire  et  de  tout 
connaître.  On  peut  soutenir  que  nul  homme  ne  sut  aussi 
bien  employer  le  temps  ;  il  n'en  a  point  passé  la  moindre 
parcelle  sans  fruit.  On  s'expliquerait  peut-être  le  noml.re 
surprenant  de  ses  productions,  en  songeant  qu'aucune 
parole  inutile  ne  sortait  de  la  bouche  d'Augustin ,  qu'il  ne 
parlait  qu'en  vue  d'une  question  à  résoudre ,  d'une  diffi- 
culté à  éclaircir,  d'une  vérité  à  faire  connaître,  ou  bien  en 
vue  de  rendre  meilleur  et  plus  chrétien  le  troupeau  confié 
à  sa  garde ,  et  que  tout  ce  qu'il  disait  était  recueilli  :  les 

1  Lettre  GCXLVII. 

T.  II.  —  3 


34  SAINT  AUGUSTIN. 

écrits  d'Augustin,  pendant  quarante  ans,  furent,  jusqu'à  un 
certain  point,  toute  sa  conversation. 

Ainsi  qu'on  a  pu  le  voir  déjà,  les  goûts  de  Tévèque 
d'Hippone  le  portaient  peu  aux  soins  temporels.  Il  aurait 
voulu  être  débarrassé  de  Fadministration  des  biens  de 
l'Église ,  et  aurait  préféré  vivre  des  aumônes  et  offrandes 
des  fidèles.  Les  revenus  de  son  siège  étaient  partagés  entre 
sa  communauté  et  les  pauvres  de  la  viUe  ;  il  réalisait  autant 
qu'il  pouvait  cette  belle  parole  de  saint  Jérôme  :  «  La  gloire 
«  de  l'évêque,  c'est  de  subvenir  aux  besoins  des  pauvres  '.  » 
Augustin  confiait  à  des  clercs  capables  la  direction  tempo- 
relle de  la  maison  épiscopale.  Possidius  nous  dit  que  le 
grand  évêque  n'avait  jamais  en  main  ni  clef  ni  anneau ,  ce 
qui  signifie  qu'il  n'était  possesseur  de  rien ,  qu'il  ne  rece- 
vait et  ne  distribuait  rien  lui-même.  A  la  fin  de  chaque 
année ,  on  mettait  sous  ses  yeux  l'état  des  revenus  et  des 
dépenses  ;  il  s'en  rapportait  à  ce  qu'on  lui  disait  et  ne  cher- 
chait pas  à  se  rendre  compte  de  l'emploi  des  fonds.  Augus- 
tin ne  voulut  jamais  acheter  ni  maison,  ni  champ,  ni  villa. 
Il  autorisait  les  donations  qu'on  désirait  faire  à  l'Église 
d'Hippone;  Possidius  nous  apprend  toutefois  qu'il  lui  vit 
refuser  plusieurs  héritages  :  ce  n'est  pas  que  le  pontife 
crût  alors  les  pauvres  de  son  Église  à  l'abri  du  besoin;  seu- 
lement il  lui  semblait  plus  équitable  que  les  fils,  les  parents 
ou  les  alliés  des  morts  restassent  en  possession  de  ces  biens. 
Il  ne  recherchait  pas  les  donations;  mais  il  lui  semblait 
impie  qu'on  revînt  sur  une  donation  une  fois  faite.  Un 
riche  citoyen  d'Hippone,  qui  s'était  fixé  à  Carthage,  avait 
offert  un  domaine  à  l'Église  de  sa  ville  natale,  se  réservant 
l'usufruit  durant  sa  vie;  il  avait  envoyé  à  Augustin  les  ta- 
blettes ou  l'engagement  de  sa  donation;  le  saint  évéque,  en 

1  Lettre  à  Nepottamts. 


CHAPITRE  XXXÎ.  38 

acceptant  ce  don,  lélicita  le  ciloyen  d'Hippone  de  s'être 
souvenu  de  son  salut  éternel.  Quelques  années  après,  voilà 
que  cet  homme  charge  son  fils  de  lettres  qui  demandaient 
l'annulation  de  l'engagement  et  réclamaient  le  bien  aii 
profit  de  ce  fils  :  il  se  bornait  à  réserver  cent  pièces  d'or 
pour  les  indigents.  Ce  changement  de  résolution  affligea 
Augustin;  ce  qui  l'attristait,  ce  n'était  pas  la  perte  de  ce 
revenu,  mais  l'idée  qu'un  chrétien  pût  se  repentir  ainsi 
d'une  bonne  œuvre.  Il  se  hâta  de  rendre  les  tablettes  de  là 
donation  qu'il  n'avait  ni  sollicitée  ni  désirée,  et  rejeta 
l'oflFre  des  cent  pièces  d'or,  en  faisant  sentir  au  coupable  la 
gravité  de  sa  faute. 

Les  legs  avant  la  mort  lui  paraissaient  préférables  pour 
l'honneur  de  l'Église.  Il  pensait  que  les  legs  devaient  être 
faits  de  pleine  et  libre  volonté.  L'évêque  d'Hippone  n'al- 
lait pas  jusqu'à  défendre  aux  clercs  d'accepter  ce  qui  avait 
été  l'objet  de  quelques  sollicitations  ;  mais  lui  -  même  ne 
l'acceptait  pas.  Les  possessions  de  l'Église  n'étaient  pas 
pour  lui  un  sujet  d'amour  et  de  préoccupation;  attaché  à 
de  plus  grandes  choses,  c'est  à  peine  s'il  descendait  parfois 
des  hauteurs  des  pensées  éternelles  pour  prêter  l'oreille 
aux  bruits  dici-bas.  La  recherche  des  vérités  divines,  dit 
Possidius,  les  écrits  sur  les  vérités  trouvées ,  la  correction 
de  .ses  ouvrages ,  occupaient  uniquement  Augustin.  Il  tra- 
vaillait le  jour  et  méditait  la  nuit.  Semblable  à  la  sœur  de 
Marthe,  \\  demeurait  aux  pieds  du  Seigneur,  l'oreille  atten- 
tive à  sa  parole.  Ce  grand  homme  gardait  son  esprit  entiè- 
rement libre  de  tout  souci  temporel.  Quand  l'Église  man- 
quait d'argent ,  il  l'annonçait  aux  fidèles,  leur  disant:  .le 
n'ai  plus  rien  pour  les  pauvres.  11  lui  aiTiva  de  faire  briser 
et  fondre,  pour  les  captifs  et  les  indigents,  les  vases  du 
service  divin.  Quelques  censeurs  le  lui  reprochaient;  ce  qui 
n'empêchait  pas  Augustin  de  regarder  sa  conduite  en  des 


36  SAINT  AUGUSTIN. 

cas  pareils  comme  œuvre  de  justice.  Il  pouvait  s'appuyer 
d'ailleurs  sur  l'imposante  autorité  de  saint  Ambroise.  Em- 
pêcher les  pauvres  de  mourir  de  faim ,  racheter  les  captifs , 
acheter  des  terres  où  puissent  reposer  les  restes  des  chré- 
tiens ,  voilà  les  trois  cas  pour  lesquels  l'évêque  de  Milan 
permet  qu'on  brise  et  qu'on  fonde  les  vases  sacrés.  Saint 
Ambroise  disait  qu'il  aimait  mieux  sauver  au  Seigneur  des 
âmes  que  de  l'or.  «  La  parure  de  nos  cérémonies ,  ajoutait- 
«  il ,  c'est  le  rachat  des  captifs  ;  les  véritables  vases  pré- 
«  cieux  sont  ceux  qui  délivrent  les  âmes  de  la  mort  ;  le  vrai 
«  trésor  du  Seigneur  est  celui  qui  opère  ce  qu'a  opéré  son 
«  propre  sang.  »  Le  moyen  âge  catholique ,  aux  jours  du 
besoin ,  ne  craignit  pas  de  suivre  les  exemples  d'Ambroise 
et  d'Augustin.  «  0  vanité  des  vanités!  »  s'écriait  une  élo- 
quente voix  de  cette  époque,  «  l'Église  brille  dans  ses  mu- 
«  railles ,  elle  a  besoin  dans  ses  pauvres  '  !  » 

Augustin ,  dont  le  bonheur  était  de  penser,  de  méditer, 
de  creuser  les  mystères  du  temps  et  de  l'infini ,  eût  mieux 
trouvé  sa  place  dans  la  solitude  qu'au  milieu  des  devoirs 
de  l'épiscopat,  et  ces  devoirs,  pourtant,  nul  ne  sut  mieux 
les  remplir.  Les  hôtes  pieux  du  désert  lui  faisaient  envie. 
Lorsqu'il  visitait  des  monastères ,  il  parlait  aux  cénobites 
des  félicités  de  leur  vie ,  s'étendait  avec  complaisance  sur 
la  tranquille  liberté  de  leur  pensée ,  les  invitait  à  persévé- 
rer, à  ne  pas  se  retourner  comme  l'épouse  de  Loth,  à  com- 
battre jusqu'au  bout  sur  la  terre  pour  mériter  la  douronne 
des  jours  éternels.  Le  pontife  d'Hippone  nous  a  fait  con- 
naître lui-même  son  goût  pour  le  travail  des  mains*,  et  la 
joie  qu'il  aurait  eue  à  partager  sa  vie  entre  les  labeurs  ma- 
nuels et  l'étude.  Ce  goût  s'explique  et  caractérise,  à  notre 
avis,  les  génies  simples  et  complets.  Le  travail  des  mains 

'  s.  Bernard ,  Apolog.  à  Guillaume,  abbé. 
2  Serm.  CCCXXXIX. 


CHAPITRE  XXXI.  37 

est  l'exercice  du  corps,  comme  l'étude  est  l'exercice  de 
l'intelligence;  le  corps  a  sa  dette  à  payer  comme  l'esprit, 
et  tous  les  deux  se  délassent  l'un  par  l'autre  en  remplissant 
alternativement  leur  destinée. 

L'humilité  d'Augustin  prenait  quelquefois  les  formes  les 
plus  touchantes.  Dans  une  de  ses  homélies  ',  il  conjurait  les 
fidèles  de  lui  pardonner  si,  au  milieu  des  soins  et  des  agita- 
tions de  l'épiscopat,  il  avait  montré  quelque  sévérité  ou 
commis  quelque  injustice.  «  Souvent  dans  les  lieux  étroits , 
«  dit-il  en  termes  charmants ,  la  poule  foule ,  mais  non  pas 
«  de  tout  le  poids  de  son  pied ,  ses  petits  qu'elle  réchauffe  , 
«  et  ne  cesse  pas  pour  cela  d'être  mère.  » 

D'après  cela ,  on  ne  s'étonne  point  que  son  auditoire  ait 
été  tant  de  fois  attendri  jusqu'aux  larmes.  Bien  souvent 
Augustin  lui-même  laissait  échapper  des  pleurs;  sa  sensi- 
bilité était  extrême;  Dieu  seul  avait  pu  suffire  à  son  im- 
mense besoin  d'aimer.  Les  émotions  naissaient  dans  son 
àme  pour  mille  sujets  qui  trouvaient  les  autres  hommes 
froids  ou  indifférents.  On  se  rappelle  les  larmes  d'Augustin 
au  bruit  du  chant  religieux  dans  la  basilique  de  Milan.  Un 
cœur  merveilleusement  tendre  et  une  vive  imagination 
concouraient  à  éveiller  en  lui  des  impressions  infinies  dont 
il  était  saisi  jusqu'au  fond  des  entrailles. 

Voilà  quelques  traits  de  la  physionomie  morale  du  grand 
homme  dont  nous  avons  entrepris  de  suivre  les  traces  sur 
la  terre. 

i  Homélie,  XXIV. 


38  SAINT  AUGUSTIN. 

CHAPITRE   XXXIl 

Gonsiiléralions  sur  la  chute  et  sur  la  grâce.  —  Le  livre  de  l'Esprit 
et  de  la  lettre. 

412 

Nous  avons  entamé  en  son  lieu  rimmensc  question  du 
pélagianisme ,  qui  a  fait  le  plus  éclater  le  génie  d'Augustin  ; 
révéque  d'Hippone  s'en  est  occupé  pendant  vingt  ans;  il 
faut  garder  de  l'ordre  dans  cette  matière,  et,  fidèle  à  notre 
système  d'exposition  et  d'analyse,  suivre  les  luttes  du 
grand  docteur  à  mesure  qu'elles  se  produisent  d'année  en 
année  :  cette  méthode  nous  paraît  le  plus  sûr  moyen  d'être 
clair  et  complet.  Toutefois,  avant  de  parler  d'un  nouvel 
ouvrage  d'Augustin  sur  les  questions  soulevées  par  Pelage 
et  Celestius ,  il  sera  utile  de  soumettre  au  lecteur  quelques 
considérations  préliminaires ,  tirées  à  la  fois  de  la  philoso- 
phie et  de  la  doctrine  catholique.  Aux  yeux  de  beaucoup 
d'hommes,  la  matière  de  la  grâce  fait  partie  de  je  ne  sais 
quelles  abstractions  théologiques;  on  aurait  besoin  de  leur 
demander  pardon  d'oser  la  traiter  devantcux  ;  ils  n'en  com- 
prennent ni  l'intérêt  ni  la  portée,  et  refusent  d'y  appliquer 
leur  esprit ,  faute  de  chercher  le  côté  philosophique  de  ce 
grand  sujet.  Nous  ne  connaissons  cependant  rien  de  plus 
digne  d'attention  et  d'étude ,  rien  qui  s'étende  à  de  plus 
vastes  horizons ,  qui  ait  donné  lieu  à  remuer  plus  d'idées  , 
et  dont  les  transformations  successives  aient  produit  de 
plus  graves  résultats.  La  matière  de  la  grâce  se  rattache  à 
toutes  les  questions  de  liberté ,  et  les  solutions  qu'elle  a 
reçues  dans  la  Réforme  du  xvi®  siècle  ont  enfanté  les  révo- 
lutions modernes. 

Tout  homme  qui  s'est  sérieusement  étudié  lui-même  avec 
la  misère  de  ses  penchants  et  les  inlirraités  de  sa  nature,  a 


CHAPITRE  XXXII.  39 

(luelquo  peine  à  croire  qu'il  soit  sorti  tel  des  mains  de  son 
Dieu.  Le  meilleur  et  le  plus  parfait  des  êtres,  source  éter- 
nelle de  beauté  et  de  grandeur,  océan  de  lumière ,  de  sain- 
teté et  de  félicité,  aurait- il  pu  mettre  en  des  créatures  tant 
d'amour  pour  le  mal  et  si  peu  d'ardeur  pour  le  bien  ?  Au- 
rait-il pu  les  assujettir  à  des  conditions  de  vie  qui  font  de 
leur  passage  sur  la  terre  un  long  enchaînement  de  ténèbres 
et  de  douleurs?  Notre  nature  actuelle  n'a-t-elle  pas  quelque 
chose  qui  ressemble  à  une  peine  ,  à  une  expiation?  Il  y  a  là 
des  faits  qui  ont  leurs  racines  dans  la  conscience  du  genre 
humain.  JNous  sommes  des  rois  déchus  qui  traînons  à  tra- 
vers le  monde  les  lambeaux  d'une  grandeur  évanouie ,  des 
enfants  malheureux  qui  portons  le  poids  d'un  lointain  châ- 
timent. Assurément  le  dogme  du  péché  originel  offense 
notre  misérable  raison  ou  plutôt  il  la  dépasse  ;  mais  à  quoi 
me  sert  ici  l'idée  que  je  puis  avoir  de  la  justice ,  puisque 
sans  ce  dogme  je  ne  suis  plus  moi-même  qu'une  effroyable 
nuit!  «  Chose  étonnante,  s'écrie  Pascal ,  que  le  mystère  le 
«  plus  éloigné  de  notre  connaissance ,  qui  est  celui  de  la 
«  transmission  du  péché  originel,  soit  une  chose  sans  la- 
«  quelle  nous  ne  pouvons  avoir  aucune  connaissance  de 
«  nous-mêmes!...  Sans  ce  mystère,  le  plus  incompréhen- 
«  sible  de  tous ,  dit  encore  ce  grand  esprit ,  nous  sommes 
«  incompréhensibles  à  nous-mêmes.  Le  nœud  de  notre 
«  condition  prend  ces  retours  et  ces  plis  dans  cet  abîme. 
«  De  sorte  que  l'homme  est  plus  inconcevable  sans  ce 
«  mystère,  que  ce  mystère  n'est  inconcevable  à  l'homme  ' .  » 
Adam  coupable  fut  condamné  au  travail,  à  la  mort;  il 
garda  plus  d'entraînement  vers  le  mal  que  vers  le  bien,  et 
c'est  ainsi  que  son  libre  arbitre  reçut  une  atteinte  pro- 
fonde. Le  libre  arbitre  dont  il  s'agit  ici,  c'est  un  égal  pou- 

'  1  Pensées  de  Pascal, 


40  SAINT  AUGUSTIN. 

voir  d'accomplir  le  bien  ou  le  mal.  11  est  certain  que 
l'équilibre  de  la  volonté  humaine  a  été  troublé  par  la  pré- 
domination du  penchant  vers  les  œuvres  mauvaises.  C'est 
ce  qu'il  importe  de  constater  pour  répondre  aux  pélagiens , 
qui  ne  veulent  pas  admettre  une  grâce  intérieure,  de  peur 
de  détruire  le  libre  arbitre  en  imprimant  un  mouvement  à 
la  volonté. 

Voilà  donc  la  postérité  d'Adam  sous  le  coup  d'une  pré- 
varication première;  la  coulpe  et  la  peine  pèsent  sur 
nous;  le  baptême  efface  la  coulpe ,  mais  la  peine  demeure. 
L'économie  du  dogme  chrétien  va  se  montrer  admirable , 
précisément  en  ce  point  où  ses  ennemis  l'attaquent  lé  plus 
vivement.  Nous  avons  dit  tout  à  Iheure  que  la  chute  pri- 
mitive avait  troublé  l'équilibre  de  la  volonté  humaine  ;  eh 
bien  ,  la  grâce  chrétienne ,  cette  grâce  intérieure  niée  par 
les  pélagiens ,  est  un  perpétuel  miracle  de  miséricorde  et 
d'harmonie  morale ,  parce  qu'elle  tend  à  rétablir  l'ancien 
équilibre  en  excitant  le  penchant  au  bien  dont  la  langueur 
est  notre  plus  grande  misère.  Quelque  atteinte  qu'ait  reçue 
l'équilibre  de  la  volonté  humaine,  nous  n'en  demeurons 
pas  moins  libres ,  et  nous  avons  le  sentiment  profond  de 
notre  liberté.  La  grâce  détruit  la  liberté,  dit-on  ;  nous  ré- 
pondons d'abord  que  la  grâce  n'est  pas  irrésistible,  qu'elle 
est  seulement  un  secours,  et  qu'un  secours  n'est  pas  une 
contrainte.  Nous  simplifions  ici  la  question  et  nous  la  dé- 
gageons de  toutes  les  arguties.  Tendre  la  main  à  un  enfant, 
l'aider  à  faire  un  pas,  ce  n'est  pas  l'obliger  à  marcher; 
l'enfant  garde  la  liberté  de  repousser  votre  main ,  de  se 
retourner  et  de  rester  immobile.  Il  en  est  de  même  du 
mouvement  divin  imprimé  à  votre  volonté  ;  elle  ])eut  s'y 
soustraire  à  son  gré,  et  toutes  les  fois  que  nous  renonçons 
à  l'accomplissement  d'une  bonne  pensée ,  c'est  que  nous 
nous  dérobons  au  souffle  du  ciel. 


CHAPITRE  XXXII.  41 

11  a  fallu  dénaturer  la  pensée  chrétienne  pour  trouver 
dans  la  ^ràce  ranéantissement  de  la  volonté  et  du  mérite 
de  rhomme,  Textinction  de  toute  activité  humaine,  et  je 
ne  sais  quel  mystique  fatahsme  qui  ployait  la  vie  sous  l'é- 
treinte d'en  haut.  Je  sens  de  toute  Fénergic  de  mon  âme 
que  je  suis  libre  de  vouloir  ou  de  ne  pas  vouloir,  d'agir  ou 
de  ne  pas  agir;  je  sens  énergiquement  aussi  toute  ma  fai- 
blesse pour  le  bien ,  et  puisque  la  corruption  de  ma  nature 
lie  ou  appesantit  mes  ailes,  je  bénis  la  main  divine  qui  les 
déploie  et  les  rend  légères  pour  m'élever  aux  régions  de  la 
vertu;  et  comme  l'œuvre  du  bien  emporte  toujours  l'idée 
d'une  lutte  victorieuse  contre  le  mal  de  la  part  de  l'homme, 
nos  mérites  sont  le  produit  de  notre  puissance  intérieure 
et  des  forces  de  notre  liberté.  Tous  nos  Livres  sacrés  et  les 
Pères  de  l'Église  nous  montrent  les  félicités  éternelles 
comme  le  prix  des  efforts  persévérants  et  des  combats  glo- 
rieux sur  la  terre.  Il  n'est  pas  vrai  que,  d'après  le  christia- 
nisme, la  grâce  puisse  être  refusée  à  l'homme  ;  le  christia- 
nisme enseigne  que  la  grâce  a  été  accordée  même  aux 
païens  ;  si  la  société  chrétienne  a  donné  au  monde  le  spec- 
tacle de  plus  hautes  vertus  que  nulle  autre  société ,  c'est 
que ,  sous  l'empire  de  la  croix ,  Dieu  a  visité  l'homme  de 
plus  près  et  l'a  gratifié  de  dons  plus  magnifiques.  Les 
prétentions  du  stoïcisme  furent  des  mensonges  ;  il  y  eut 
au  fond  de  la  vertu  antique  moins  de  sainteté  que  d'or- 
gueil. 

Il  est  nécessaire  de  bien  préciser  les  principaux  points 
de  la  doctrine  des  pélagiens  :  on  s'intéresse  faiblement  à  ce 
que  l'on  comprend  mal.  Les  pélagiens  soutenaient  que  la 
faute  d'Adam  lui  avait  été  personnelle  ,  qu'elle  ne  s'étendait 
point  sur  le  genre  humain,  que  le  travail  et  la  mort  ne  sont 
pas  la  peine  d'une  chute  primitive ,  mais  que  la  nature  hu- 
maine est  aujourd'hui  ce  qu'elle  était  avant  la  prévarication 


42  SAINT  AUGUSTIN. 

du  premier  homme.  Ces  assertions,  comme  ou  voit,  renver- 
saient la  base  même  du  christianisme  :  il  n'y  a  pas  de  reli- 
gion chrétienne  sans  la  double  croyance  au  péché  originel 
et  à  la  nécessité  d'une  rédemption.  D'après  les  pélagiens, 
la  grâce  de  Dieu  n'est  que  la  connaissance  de  la  loi ,  et  les 
autres  dons  divins  sont  le  prix  de  nos  mérites  ;  l'homme 
peut  s'élever  jusqu'à  Timpeccabilité,  de  manière  à  ne  plus 
avoir  besoin  de  dire  à  Dieu  :  Pardonnez  -  nous  nos  offenses  ; 
la  régénération  baptismale  n'a  pas  pour  but  d'effacer  le 
péché  originel ,  mais  seulement  d'assurer  la  grâce  de  l'a- 
.doption.  Le  pélagianisme  ne  voyait  dans  la  mission  de 
Jésus -Christ  qu'un  grand  exemple  de  vertu  et  une  grande 
promesse  apportés  aux  hommes.  Il  repoussait  la  grâce 
chrétienne  comme  mettant  au  néant  la  liberté  humaine. 
On  s'explique  sans  effort  le  penchant  des  rationalistes  mo- 
dernes '  pour  les  pélagiens;  car  le  pélagianisme  fut,  à  peu 
de  chose  près ,  le  déisme  de  ces  premiers  âges.  Les  repré- 
sentants ou  les  continuateurs  de  Pelage  sont  maintenant  les 
sociniens  et  les  arminiens ,  ces  protestants  de  la  dernière 
phase  de  la  réforme,  dont  la  théologie  n'est  qu'un  pur 
rationalisme. 

Pour  compléter  ces  considérations  rapides  ,  nous  défini- 
rons la  prédestination  ,  qui  est  une  suite  de  la  question  de 
la  grâce ,  et  sur  laquelle  les  théologiens  ont  si  longuement 
et  si  vivement  disserté.  L'enseignement  catholique  com- 
prend sous  le  nom  de  prédestination  l'éternel  et  immuable 
décret  par  lequel  Dieu  appelle  les  élus  à  la  grâce  et  à  la 
gloire.  Le  décret  de  la  prédestination,  né  de  la  divine  misé- 


1  Nous  pourrions  citer  ici  plusieurs  écrivains  de  notre  temps  qui  ont  con- 
tinué le  pélagianisme  sous  des  apparences  plus  ou  moins  chrétiennes  ;  ils 
ont  plus  d'une  fois  inexactement  reproduit  le  témoignage  de  saint  Augustin. 
Cette  partie  de  leurs  écrits  nous  a  paru  manquer  de  profondeur  et  manquer 
surtout  de  la  vraie  connaissance  des  questions  agitées. 


CHAPITRE  XXXll.  43 

ricordo,  laisse  la  volonté  luimaiiic  dans  une  entière  liberté; 
nul  ne  sait,  sans  une  révélation  miraculeuse,  s'il  appartient 
au  nombre  des  prédestinés;  ainsi  donc  chacun  doit  travail- 
ler pour  obtenir  l'éternel  rovaume.  Le  décret  de  la  prédes- 
tination est-il  absolu ,  gratuit ,  c'est-à-dire  indépendant  de 
toute  prévision  des  mérites  humains?  ou  bien  est-il  condi- 
tionnel, c'est-à-dire  soumis  à  la  prévision  des  mérites  de 
l'homme  aidé  de  la  grâce?  Voilà  des  questions  qui  agiteront 
longtemps  les  écoles.  La  première  de  ces  deux  opinions  est 
soutenue  par  ceux  qui  font  profession  de  suivre  la  doctrine 
de  saint  Augustin  ,  et  qu'on  désigne  sous  les  noms  d'augus- 
tiniens  ou  de  thomistes;  la  seconde  opinion  est  celle  des 
molinistes  ',  qui  prétendent  s'appuyer  aussi  sur  les  vrais 
sentiments  de  ré\èque  d'Hippone.  Comme  dans  la  matière 


i  Molina ,  voulant  défendre  la  liberté  humaine  contre  les  luthériens  et  les 
calvinistes,  publia  romTage  intitulé  De  Concordia,  pour  concilier  la  liberté 
avec  la  nécessité  de  la  grâce.  Il  ensefgna  donc  que  la  grâce  ne  faisait  pas  agir 
la  volonté ,  établit  le  concours  concomitant,  et  dit  qu'il  en  doit  être  de  la 
grâce  et  du  libre  arbitre  comme  de  deux  hommes  tirant  une  même  barque 
sans  se  communiquer  l'un  à  l'autre  rien  de  leur  force,  sans  priorité.  On  pense 
bien  que  nous  ne  voulons  pas  entrer  dans  les  fameuses  disputes  entre  les  mo- 
linistes et  les  thomistes;  nous  l'avouerons  pourtant,  Molina  nous  semble  se 
rapprocher  da  semi-pélagianisme  en  avançant  que  le  libre  arbitre  se  déter- 
mine lui-même  sans  le  secours  de  la  grâce.  D'un  autre  côté,  la  grâce  efficace 
par  elle-même  ne  rend  pas  facile  à  défendre  l'intégrité  de  la  liberté  humaine. 
D'ailleurs  les  mots  delectaiio  vidrix  qui  représenteraient  la  grâce  elQcace  ne 
se  trouvent  qu'une  seule  fois  dans  saint  Augustin;  c'est  au  deuxième  livre, 
chap.  XIX ,  De  Merit.  et  peccat.  remiss.  Fénelon  était  moliniste  ;  voir  ses 
Lettres  au  P.  Lami,  bénédictin,  sur  la  grâce  et  la  prédestination.  Nous 
avons  sous  les  yeux  une  Défense  de  la  grâce  efficace,  par  de  la  Brouë,  évêque 
de  Mirepoix  (  1  vol.  in-l8,  1721),  qui  répond  fort  péremptoirement  aux  mo- 
linistes et  à  Fénelon  au  nom  de  saint  Augustin  et  de  saint  Thomas.  Le  domi- 
nicain Massoulié ,  Bellarmin  et  Suarès  furent  d'illustres  défenseurs  de  la 
grâce  efficace  ;  le  système  de  Suarès ,  appelé  congndsme,  fut  une  modification 
du  système  de  Molina.  Ant.  Arnauld  combattit  le  molinisme;  il  nous  suffira 
d'indiquer  ses  Écrits  sur  le  système  de  lu  grâce  générale,  sa  controverse  sur 
ces  questions  avec  Nicole.  Le  P.  Thomassin,  dans  ses  Mémoires  sur  la  grâce. 
cherche,  mais  inutilement,  à  concilier  toutes  les  opinions  théologiques  sur 
là  question. 


44  SAINT  AUGUSTIN. 

de  la  grâce,  Augustin  est  Toracle  de  l'Église  ;  chaque  parti 
théologique  invoque  son  autorité  ;  et  comme  dans  une  telle 
matière  il  était  impossible  que  des  obscurités  et  des  équi- 
voques ne  se  rencontrassent  point  dans  les  nombreux  écrits 
du  docteur  africain ,  chacun  a  pu  les  appeler  à  son  secours 
avec  une  apparence  de  raison. 

C'est  ainsi  que  l'hérésie  elle-même  a  osé  y  chercher  sa 
justification.  Calvin  et  Théodore  de  Bèze  invoquèrent  le 
grand  et  saint  génie  d'Hippone,  lorsque,  par  un  abomi- 
nable système,  ils  classaient  le  genre  humain  en  deux 
parts  ,  l'une  nécessairement  prédestinée  au  bonheur  éter- 
nel, l'autre  nécessairement  prédestinée  à  l'enfer.  Cet  ensei- 
gnement ,  fécond  en  exécrables  tyrannies ,  est  une  des  plus 
atroces  horreurs  qui  soient  sorties  du  cerveau  de  l'homme. 
L'auteur  des  Institutions  chrétiennes,  voulant  donner  à  la 
réforme  une  organisation  politique,  organisait  tout  simple- 
ment la  servitude  et  le  désespoir  :  c'était  bien  la  peine 
d'attaquer  l'Église  catholique* au  nom  de  la  liberté  pour 
jeter  sur  les  épaules  du  monde  réformé  un  manteau  de 
mailles  de  fer!  La  réforme  luthérienne  avait  enfanté  la 
liberté  hollandaise  ;  la  continuation  calviniste  donnait  la 
main  au  despotisme  des  Pays-Bas.  Le  calvinisme,  qui  vi- 
vait d'intolérance  et  d'oppression,  menaçait  les  luthériens, 
les  sociniens  et  les  anabaptistes.  Il  traquait  tout  ce  qui  pré- 
sentait quelque  doctrine  de  liberté. 

Au  commencement  du  xvii^  siècle ,  l'arminianisme ,  dont 
nous  avons  déjà  parlé,  sortit  du  milieu  de  la  Hollande 
comme  le  cri  de  la  conscience  opprimée  ;  il  annonça  que 
Dieu  voulait  sauver  tous  les  hommes,  qu'il  ne  refusait  à 
aucun  d'eux  les  moyens  de  salut ,  et  que  les  pécheurs  seuls 
seraient  punis.  Gomar,  professeur  de  théologie  à  Leyde, 
comme  Arminius,  se  constitua  le  défenseur  des  idées  de 
Calvin;  les  gomaristes  formaient  deux  partis,  les  supralap- 


CHAPITRE  XXXII.  45 

saires  et  les  infralapsaires  ;  ceux-là  soutenaient  que  la  pré- 
destination à  l'enfer  avait  été  résolue  avant  même  la  prévi- 
sion de  la  chute  d'Adam;  ceux-ci  faisaient  dépendre  le 
décret  de  réprobation  de  la  prévision  de  la  chute.  Une  re- 
montrance adressée  en  1610  aux  États  de  Hollande,  valutaux 
arminiens  le  surnom  de  remontrants,  et  les  gomaristes  s'ap- 
pelèrent contre -remontrants.  Les  questions  de  la  grâce,  de 
la  prédestination  et  du  libre  arbitre  agitaient  les  esprits 
dans  les  Pays-Bas,  et  y  occupaient  la  place  qu'occupent 
maintenant  au  milieu  de  nous  les  questions  politiques.  Les 
arminiens  représentaient  ce  que  nous  appellerions  aujour- 
d'hui les  amis  de  la  liberté,  et  les  gomaristes  ce  que  nous 
appellerions  les  absolutistes.  Maurice  de  Nassau  personni- 
fiait ce  dernier  parti ,  Barneveld  et  Grotius  personnifiaient 
le  parti  de  l'indépendance.  Cela  prouve  jusqu'à  quel  point 
la  science  thcologique  peut  se  rattacher  à  la  science  so- 
ciale ,  et  combien  nous  avions  raison ,  en  commençant  ce 
chapitre ,  de  signaler  la  matière  de  la  grâce  comme  féconde 
en  déductions  d'un  intérêt  positif  et  tout  humain. 

On  sait  le  synode  deDordrecht  de  1 G 18,  sorte  de  concile 
calviniste  qui  condamna  les  arminiens  sans  les  convaincre. 
La  guerre  civile  sortit  d'une  querelle  théologique;  l'éman- 
cipation des  peuples  était  cachée  derrière  la  doctrine  de  la 
prédestination.  L'arminianisme,  qui  a  frappé  à  mort  l'Église 
de  Genève,  tend  à  s'asseoir  victorieusement  sur  les  débris 
de  toutes  les  sectes  de  la  Réforme ,  parce  que ,  selon  la  pré- 
diction de  Bossuet ,  le  protestantisme ,  séparé  de  toute  au- 
torité ,  doit  finir  par  une  complète  négation  des  dogmes  de 
la  foi  chrétienne.  Or  l'ensemble  des  doctrines  de  l'armi- 
nianisme constitue,  ainsi  que  nous  l'avons  déjà  fait  obser- 
ver, un  rationalisme  pur.  Ce  n'est  point  ici  le  lieu  de  faire 
le  procès  au  protestantisme,  de  prouver  qu'il  n'a  rien  con- 
quis ni  rien  inventé  au  profit  de  la  raison  humaine ,  dont 


46  SAINT  AUGUSTIN. 

les  droits  et  la  gloire  datent  de  pins  loin  qne  le  xvi'  siècle; 
qn'il  n'a  été  d'aucun  secours  à  la  civilisation  moderne,  et 
qu'il  a ,  au  contraire ,  paralysé  l'élan  de  la  civilisation  et 
retardé  sa  marche  d'un  siècle  ou  deux  en  brisant  l'unité 
européenne,  cette  puissante  unité  par  laquelle  seule  les 
destinées  de  la  sociabilité  chrétienne  peuvent  s'accomplir 
sous  le  soleil. 

Nous  revenons  à  saint  Augustin  par  l'examen  du  livre 
de  V Esprit  et  de  la  lettre. 

Nous  avons  précédemment  analysé  le  traite  des  Mérites 
et  de  la  rémission  des  péchés  adressé  à  Marcellin.  Dans  le 
second  livre  de  ce  traité ,  l'évéque  d'Hippone  avait  dit  que, 
par  la  toute  -  puissance  de  Dieu,  l'homme  pouvait  être 
exempt  de  péché;  mais  il  avait  nié  que  personne  dans  cette 
vie,  à  l'exception  de  Jésus -Christ  et  de  sa  Mère,  eût  été 
sans  péché  ou  dût  être  sans  péché.  iVIarcellin ,  étonné  qu'on 
pût  croire  possible  une  chose  sans  exemple,  en  écrivit  à 
Augustin  ,  qui  lui  répondit  par  le  livre  de  l'Esprit  et  de  la 
lettre.  Le  docteur  expliquait  le  passage  de  saint  Paul  :  F^a 
lettre  tue,  et  l'esprit  vivifie  \  Quelques  souvenirs  du  langage 
évangélique  viennent  à  son  secours  :  nul  chameau  ne  passa 
jamais  par  le  trou  d'une  aiguille,  et  Jésus  dit  pourtant  que 
cela  est  possible  à  Dieu  ;  le  Sauveur,  dans  sa  passion ,  dé- 
clara que  douze  millions  d'anges  pourraient,  s'il  voulait, 
accourir  à  son  secours,  et  cependant  ces  douze  mille  légions 
ne  sont  jamais  venues  combattre  sur  la  terre.  Augustin 
ne  considérerait  pas  comme  une  très -grave  aberration  de 
penser  que  des  hommes  aient  vécu  sans  souillure  ;  il  lui 
paraîtrait  plus  coupable  de  soutenir  que  la  seule  volonté 
humaine,  sans  l'assistance  divine,  puisse  s'élever  à  la  per- 
fection de  la  justice.  La  connaissance  de  la  loi ,  sans  l'esprit 

1  II  Corintli.  m,  C.  i 


CHAPITRE   XXXIl.  ^^ 

qui  vivifie ,  n'est  quiiiie  lettre  qui  tue  ;  ses  interdictions  ne 
font  qu'irriter  le  désir  du  mal ,  pareilles  à  la  digue  qui  aug- 
mente le  poids  et  la  force  de  l'eau,  de  manière  que  l'eau,  à 
force  de  s'amasser,  monte  par- dessus  la  digue  et  se  préci- 
pite avec  plus  de  violence.  Augustin,  commentant  les  pa- 
roles de  l'Apùtre  :  La  lettre  tue,  et  V esprit  vivifie,  entend  par 
la  lettre,  non  pas  les  cérémonies  judaïques  abolies  par  l'a- 
vénement  du  Sauveur,  mais  les  préceptes  même  du  Déca- 
logue  quand  l'Esprit  divin  ne  verse  pas  dans  Tûme  la  force 
et  l'amour.  Il  distingue  la  loi  des  œuvres  et  la  loi  de  la  foi  : 
l'une  prescrit,  l'autre  donne  la  force  ;  la  première  est  toute 
judaïque  ,  la  seconde  est  toute  chrétienne.  Ce  ne  sont  point 
les  bons  enseignements,  c'est  la  foi  en  Jésus- Christ  qui 
justifie  l'homme;  ce  n'est  point  la  loi  des  œuvres,  c'est- 
à-dire  la  lettre,  c'est  la  loi  de  la  foi,  c'est-à-dire  l'esprit, 
qui  produit  la  justification. 

Le  docteur  poursuit  sa  comparaisoa  entre  l'Ancien  Tes- 
tament et  l'Evangile  de  Jésus -Christ.  La  loi  donnée  aux 
Hébreux  n'était  gravée  que  sur  des  tables  de  pierre  ;  la  loi 
donnée  aux  chrétiens  par  le  Saint-Esprit ,  qui  est  nommé 
le  doigt  de  Dieu ,  est  gravée  dans  les  cœurs  ;  la  première 
était  terreur,  la  seconde  est  toute  charité.  C'est  le  dévelop- 
pement de  cette  pensée  de  saint  Paul  aux  Corinthiens  '  : 
«  Vous  êtes  la  lettre  de  Jésus -Christ  dont  nous  n'avons  été 
«  que  les  secrétaires,  et  qui  a  été  écrite  non  avec  de  l'encre, 
«  mais  avec  l'Esprit  du  Dieu  vivant  ;  non  sur  des  tables  de 
«  pierre,  mais  sur  des  tables  de  chair  qui  sont  vos  cœurs.  » 
Augustin  cite  le  passage  du  prophète  Jérémieoù  Dieu  pro- 
met de  faire  une  alliance  nouvelle  avec  la  maison  d'Israël 
et  la  maison  de  Juda ,  alliance  bien  différente  de  celle  qu'il 
avait  faite  autrefois  avec  les  Juifs  lorsqu'il  les  tira  de  l'É- 

2  11,  III,   3, 


48  SAINT  AUGUSTIN. 

gypte.  La  nouvelle  alliance  est  marquée  en  beaucoup  d'en- 
droits de  l'Ancien  Testament,  mais  nulle  part  avec  autant 
de  précision  que  dans  ce  passage  du  prophète  d'Anathot. 
Augustin  fait  remarquer  que  Tancienne  loi  n'était  pas  un 
remède  suffisant  pour  l'homme  corrompu  ;  elle  se  bornait 
à  l'instruire  en  le  menaçant;  la  loi  nouvelle  renouvelle 
l'homme  et  le  guérit  de  son  ancienne  corruption.  L'an- 
cienne loi  ne  promettait  que  des  biens  terrestres,  la  loi 
nouvelle  promet  la  vue  de  Dieu,  selon  la  prédiction  ex- 
presse de  Jérémie  :  «  Tu  connaîtras  le  Seigneur,  depuis  le 
plus  petit  jusqu'au  plus  grand.  »  Ce  qui  doit  s'entendre 
de  tous  ceux  de  la  maison  spirituelle  d'Israël  et  de  Juda, 
qui  sont  les  descendants  d'Isaac  et  la  postérité  d'Abraham. 

«  Ce  sont  là  les  enfants  de  la  promesse ,  dit  Augustin ,  et 
«  ils  le  sont ,  non  par  leurs  propres  œuvres ,  mais  par  la 
«  grâce  de  Dieu.  Autrement  la  grâce  ne  serait  plus  grâce  , 
<(  comme  parle  celui  qui  a  si  fortement  établi  la  grâce,  je 
«  veux  dire  celui  qui  se  nomme  le  moindre  des  apôtres , 
«  quoiqu'il  ait  plus  travaillé  qu'eux  tous  :  non  lui,  mais  la 
«  grâce  de  Dieu  qui  était  avec  lui.  » 

La  nouvelle  alliance  a  encore  besoin  de  prophéties ,  du 
secours  des  langues,  de  la  multiplicité  des  signes;  mais 
lorsque  les  misères  d'ici-bas  auront  fait  place  à  un  état  par- 
fait dans  un  autre  monde,  nous  verrons  dans  sa  propre 
essence  Celui  qui ,  revêtu  de  chair,  se  rendit  visible  aux 
yeux  de  la  chair;  nous  posséderons  l'étercelle  vie  par  la 
connaissance  du  seul  vrai  Dieu  ,  et  nous  serons  semblables 
à  Dieu ,  parce  que  nous  le  connaîtrons  comme  il  nous  con- 
naît. Augustin  explique  ce  qu'on  entend  par  les  grands  et 
les  petits  du  royaume  du  ciel  :  même  dans  le  ciel  il  y  a  di- 
vers degrés  de  sainteté ,  comme  dans  notre  firmament  il  y  a 
des  astres  d'un  éclat  inégal.  Mais  tous  les  bienheureux  du 
paradis  jouiront  de  la  vision  de  Dieu. 


CHAPITRE  XXXII.  49 

Revenant  à  la  justilicutioii  liialuite  par  la  grâce  sans  les 
œuvres  de  la  loi,  le  grand  ëvèque  dit  que  l'effet  de  l'esprit  de 
grâce  c'est  de  retracer  en  nous  l'image  de  Dieu ,  à  laquelle 
nous  avions  été  primitivement  formés,  et  que  le  mal  avait 
gravement  altérée. 

Augustin  répond  aux  pélagiens,  qui  voyaient  dans  la 
grâce  chrétienne  la  destruction  du  libre  arbitre  ;  il  montre 
que  la  grâce,  au  contraire  ,  établit  le  libre  arbitre  comme  la 
foi  établit  la  loi;  la  grâce,  en  guérissant  lame  humaine, 
lui  rend  l'amour  de  la  justice,  et  replace  la  volonté  dans 
l'équilibre  primitif.  Le  docteur  soutient  que  la  foi  est  un 
don  de  Dieu,  que  tout  pouvoir  vient  de  Dieu,  mais  que 
Dieu,  en  donnant  ce  pouvoir,  n'impose  aucune  nécessité. 
Si  la  volonté  de  croire  vient  de  Dieu,  tous  les  hommes, 
dira-t-on  ,  devraient  l'avoir,  puisque  Dieu  appelle  tous  les 
hommes  au  salut.  Augustin  répond  que  le  libre  arbitre 
étant  placé  dans  une  sorte  de  milieu  entre  la  foi  et  linfi- 
délité,  il  peut  s'élever  vers  l'une  ou  se  précipiter  dans 
l'autre  ;  que  la  volonté  même  par  laquelle  l'homme  croit  en 
Dieu  sort  du  fond  de  ce  libre  arbitre  donné  à  l'homme  au 
moment  de  sa  création;  en  sorte  que  le  libre  arbitre  et  la 
volonté  de  croire  lui  viennent  de  Dieu.  Or  Dieu  appelle 
tous  les  hommes  au  salut  et  à  la  connaissance  de  la  vérité, 
mais  sans  leur  ôter  le  libre  arbitre,  dont  le  bon  ou  le  mau- 
vais usage  fait  la  moralité  des  œuvres. 

L'évêque  d'Hipponç  observe  que  la  volonté  de  croire 
vient  de  Dieu,  en  ce  sens  aussi  que  Dieu,  par  sa  lumière  et 
sa  persuasion,  agit  pour  nous  faire  vouloir  et  nous  faire 
croire  ;  il  agit  au  dehors  par  les  instructions,  au  dedans  par 
des  mouvements  secrets  que  nous  sentons  maigre  nous , 
mais  qu'il  nous  appartient  de  suivre  ou  de  repousser:  la 
volonté  humaine  consent  ou  ne  consent  pas  à  la  vocation 
de  Dieu.  «  Si  qnebju'un  demande,  continue  l'illustre  l'èi'e, 

T.   II.  —  4 


30  SAINT  AUGUSTIN. 

<i  pourquoi  l'un  est  persuadé  des  vérités  qu'on  lui  prêche  , 
«  et  pourquoi  l'autre  n'en  est  pas  persuadé ,  il  ne  me  vient 
«  dans  lesprit  que  ces  deux  choses  à  lui  répondre  avec 
«  l'Apôtre  :  0  profondeur  des  richesses  de  la  sagesse  et  de  la 
«  science  de  Dieu!  combien  ses  jugements  sont  incompréhen- 
(I  sibles  et  ses  voies  impénétrables  ' .'  Y  a-t-il  en  Dieu  de  l'in- 
«  justice?  Si  cette  réponse  ne  lui  plaît  pas,  qu'il  cherche 
«  des  hommes  plus  doctes;  mais  qu'il  prenne  garde  d'en 
«  trouver  de  plus  présomptueux!  »  Augustin  termine  le 
livre  de  VEspril  et  de  la  lettre  par  des  louanges  en  Ihon- 
neur  du  grand  Apôtre,  qui ,  dans  sa  belle  Épître  aux  Ro- 
mains ,  a  posé  le  fondement  de  la  grâce  chrétienne ,  et 
le  premier  a  pénétré  ce  mystère  de  bonté  divine  et  d'har- 
monie morale. 

CHAPITRE    XXXIII 

Lettre  à  Pauline  sur  la  vision  de  Dieu.  —  Lettre  à  Fortunatien.  —  Lt»  livre 
de  la  Foi  et  des  œuvres.  —  Mort  de  Marcellin. 

443 

Pauline,  cette  grande  servante  de  Dieu,  comme  l'appelle 
Augustin  ,  avait  prié  l'illustre  évèque  de  lui  écrire  bien  au 
long  sur  la  question  de  savoir  si  Dieu  peut  être  vu  des  yeux 
du  corps;  Augustin  ,  accablé  de  soins  et  d'affaires ,  et  livré 
a  des  travaux  graves  dont  il  lui  répugnait  de  se  distraire , 
avait  différé  de  répondre  à  la  pieuse  Romaine.  Dès  les  pre- 
mières pages  de  sa  lettre  ,  il  fait  entendre  a  Pauline  qu'une 
vie  pure  en  apprend  plus  sur  les  choses  de  Dieu  que  les 
plus  éloquents  discours;  il  faut  surtout  ouvrir  aux  paroles 
de  la  sagesse  le  cœur  de  cet  homme  intérieur  qui  se  renou- 
velle de  jour  eu  jour  pendant  que  l'homme  extérieur  périt 

^  Rom.,  Il,  33. 


CHAPITRK   XXXIII.  M 

d'heure  en  heure  sous  les  coups  de  la  pénitence,  de  la  ma- 
ladie ou  du  temps;  il  faut  ouvrir  ce  sanctuaire  où  Jésus- 
Christ  habite  par  la  foi,  élever  cette  intelligence  qui ,  se  re- 
nouvelant par  la  connaissance  de  Dieu,  exprime  l'image  du 
Créateur,  cette  partie  de  nous -même  selon  laquelle  il  n'y 
a  ni  Juif,  ni  Gentil ,  ni  affranchi,  ni  esclave,  ni  homme,  ni 
femme  :  portion  sublime  par  où  Pauline  n'a  pas  vieilli , 
quoiqu'elle  soit  chargée  d'ans ,  et  par  où  elle  est  sûre  de  ne 
pas  mourir  lorsque  son  àme  se  détachera  de  son  corps.  Ce 
que  dira  Augustin  dans  cette  lettre,  Pauline  ne  devra  pas 
se  faire  une  loi  de  le  croire ,  uniquement  parce  qu'Augus- 
tin l'a  dit  :  on  ne  doit  se  rendre  qu'à  l'autorité  des  Écri- 
tures dans  les  choses  qu'on  ne  comprend  pas,  ou  à  la  lu- 
mière intérieure  de  la  vérité  dans  les  choses  qu'elle  l'ait 
comprendre.  Il  y  a  dans  ces  paroles  d'Augustin  à  la  fois  une 
grande  modestie  et  un  grand  respect  pour  la  liberté  de  la 
raison  humaine. 

Augustin  parle  de  deux  vues  :  celle  du  corps,  par  laquelle 
nous  voyons  le  soleil  et  tous  les  objets  sensibles;  celle  de 
l'àme,  par  laquelle  chacun  voit  intérieurement  qu'il  existe, 
qu'il  est  vivant,  qu'il  veut,  qu'il  cherche,  qu'il  sait  ou  qu'il 
ne  sait  pas.  Cette  définition  de  la  vue  de  l'àme  établit  l'évi- 
dence intime  comme  base  de  certitude  et  renferme  le  fa- 
meux cogito  de  Descartes,  dont  les  germes  se  retrouvent, 
ainsi  que  nous  l'avons  déjà  plusieurs  fois  remarqué,  dans 
l'ensemble  des  pensées  philosophiques  du  grand  évéque 
d'Hippone.  >'ous  ne  pouvons  voir  Dieu  dans  cette  vie  ni 
avec  les  yeux  du  corps  ni  avec  les  yeux  de  l'àme,  mais  nous 
savons  qu'on  peut  voir  Dieu  par  ces  paroles  de  l'Écriture  : 
«  Heureux  ceux  qui  ont  le  cœur  pur,  parce  qu'ils  verront 
«  Dieu'  »  Voila  un  exemple  de  l'autorité  des  Livres  saints 
pdur  déterminer  notre  croyance.  Dans  tous  les  points  où  l'on 
n'est  pousse  à  croire  ni  par  les  veux  de  l'esprit  ni  par  les 


52  SAINT  AUGUSTIN. 

yeux  du  corps,  en  Tabseuce  du  témoignage  des  Livres  cano- 
niques ,  on  est  libre  d'accorder  ou  de  refuser  son  adhésion. 
—  Reste  la  foi  de  Tliistoire,  la  foi  du  genre  humain ,  indé- 
pendante du  témoignage  de  nos  sens  et  du  témoignage  de 
l'Écriture.  C'est  ainsi  que  nous  savons  la  fondation  de 
Rome  par  Romulus ,  la  fondation  de  Constantinople  par 
Constantin  ;  c'est  ainsi  que  nous  connaissons  nos  père 
et  mère  et  nos  aïeux.  Ces  diverses  règles  de  certitude 
qu'Augustin  donne  à  Pauline  ont  une  grande  valeur  phi- 
losophique. 

Après  avoir  montré  la  différence  qu'il  y  a  entre  croire 
et  voir  des  yeux  de  l'esprit ,  Augustin  explique  quelques 
apparentes  contradictions  de  l'Écriture  sur  la  vision  de 
Dieu;  il  cite  un  beau  passage  de  saint  Ambroise,  tiré  de 
son  traité  de  l'Évangile  de  saint  Luc,  et  donne  de  ce  passage 
de  l'évéque  de  Milan  un  commentaire  éloquent  et  profond , 
où  son  génie  semble  s'élever  jusqu'aux  splendeurs  de  l'es- 
sence divine.  Il  prouve  par  l'Évangile  qu'on  peut  voir  Dieu  ; 
rÉvangile  a  dit  :  «  Heureux  ceux  qui  ont  le  cœur  pur,  parce 
«  qu'ils  verront  Dieu.  »  Quand  l'Écriture  a  dit  que  Dieu 
est  invisible,  elle  a  parié  de  sa  nature;  Dieu  s'est  montré 
aux  hommes,  non  pas  tel  qu'il  est,  mais  sous  la  forme  qu'il 
lui  a  plu  d'emprunter.  Nous  verrons  Dieu  un  jour  comme 
les  anges  le  voient  ;  car  dans  le  ciel  nous  serons  égaux  aux 
anges.  On  ne  verra  point  Dieu  comme  quelque  chose  d'é- 
tendu dans  l'espace,  mais  par  la  seule  pureté  du  cœur;  les 
organes  de  nus  sens  ne  pourront  pas  l'atteindre  ;  il  ne  frap- 
pera point  l'oreille  comme  un  son  dans  les  airs.  C'est  le 
Verbe,  Fils  unique  du  Père,  qui  nous  fera  entrer  dans  la 
plénitude  de  la  divine  substance. 

Ja'  grand  evéque  fait  ressortir  l'excellence  des  yeux  de 
l'esprit,  leur  supériorité  sur  les  yeux  du  corps;  il  établit 
a\ec  des  (rails  admirables  l'innnaterialite  de  notre  in  tell  i- 


CHAPITRE  XXXIII.  S3 

gence  et  de  Dieu.  Fermons  les  veux,  et  considérons  dans 
nos  pensées  le  ciel  et  la  terre  ;  nous  gardons  en  nous- 
mêmes  les  images  de  la  création;  nul  n'est  assez  fou  pour 
croire  que  le  soleil,  la  lune,  les  étoiles,  les  fleuves,  les  mers, 
les  montagnes,  les  collines,  les  cités,  les  murs  de  sa  maison 
ou  de  sa  chambre,  demeurent  dans  sa  pensée  comme  des 
corps  en  mouvement  ou  en  repos,  placés  de  distance  en 
distance;  si  donc  les  lieux  et  les  corps  représentés  dans 
notre  àme  n'y  sont  pas  placés  comme  dans  un  espace ,  que 
dirons -nous  de  la  charité ,  de  la  joie .  de  la  patience,  de  la 
paix ,  de  l'humanité  ,  de  la  bonté  ,  de  la  foi ,  de  la  douceur, 
de  la  tempérance,  qui  n  ont  aucun  rapport  avec  Fétendue? 
>ul  intervalle  ne  les  sépare  entre  elles,  l'oeil  de  Tàme  n'a 
besoin  d'aucune  distance  pour  les  voir;  elles  sont  distin- 
guées les  unes  des  autres  sans  que  nulle  limite  les  sépare. 
Aperçoit -on  le  lieu  qu'habite  la  charité?  A-t-on  mesuré 
sa  grandeur  comme  on  mesure  une  masse?  Quand  la 
charité  nous  invite  intérieurement  à  suivre  ses  règles , 
entendons -nous  un  son  qui  frappe  notre  oreille?  Ou- 
vrons-nous la  paupière  pour  la  voir,  les  bras  pour  la  sai- 
sir, et  sentons-nous  sa  marche  lorsqu'elle  vient  dans  notre 
esprit? 

Si  donc  ce  peu  de  charité  qui  est  en  nous  échappe  à  l'é- 
tendue ,  aux  yeux  et  à  tous  les  sens  du  corps ,  à  toutes  les 
limites,  à  plus  forte  raison  Dieu,  qui  l'a  mis  dans  notre 
àme,  échappe-t-il  à  toutes  les  conditions  de  la  matière?  Si 
notre  homme  intérieur,  image  de  Dieu  lui-même ,  quoiqu'il 
se  renouvelle  de  jour  en  jour,  habite  déjà  cependant  dans 
une  lumière  inaccessible  aux  yeux  du  corps  ;  et  si  tout  ce 
que  nous  voyons  dans  cette  lumière  avec  les  yeux  de  l'âme 
ne  connaît  ni  espace  ni  limite  ,  combien  doit  être  inacces- 
sible seulement  aux  cœurs  purs,  la  lumière  où  Dieu  réside  ! 
Puisque  la  paix  de  Dieu  surpasse  toute  pensée,  comme  dit 


54  SAINT  AUGUSTIN. 

TApôtre  ',  elle  doit  être  d'un  ordre  supérieur  à  notre  in- 
telligence. F. a  paix  de  Dieu  n'est  autre  chose  que  la  splen- 
deur de  Dieu  :  c'est  son  Fils  unique,  dont  la  charité  est 
au-dessus  de  toute  science ,  et  dont  la  connaissance  nous 
comblera  de  la  plénitude  de  Dieu.  Comment  les  yeux  de 
notre  corps,  qui  sont  impuissants  à  voir  ce  qu'il  y  a  de 
plus  excellent  en  nous,  verraient- ils  ce  qu'il  y  a  d'infini- 
ment meilleur  que  la  plus  excellente  partie  de  nous- 
mème?  On  ne  saurait  prouver  plus  fortement  l'invisibilité 
de  Dieu. 

Un  peu  plus  loin,  Augustin  nous  fait  comprendre  que 
Dieu  n'a  pas  cessé  d'être  invisible  et  immuable  en  se  mon- 
trant parfois  aux  hommes  sous  des  formes  qu'il  lui  plaisait 
d'emprunter  ;  il  en  était  ici  de  Dieu  comme  de  notre  vo- 
lonté, qui  demeure  cachée  en  nous  sans  aucun  changement, 
tout  en  se  révélant  au  dehors  par  des  paroles. 

Augustin  ne  pense  pas  que  Dieu  se  rende  visible  dans  le 
ciel,  aux  yeux  même  des  corps  devenus  spirituels  parla  ré- 
surrection :  la  vision  de  Dieu  sera  le  privilège  exclusif  des 
cœurs  purs.  Augustin  avait  déjà  soutenu  cette  opinion  dans 
sa  lettre  à  Italica  ;  quelques  évêques  de  son  temps  étaient 
d'un  avis  contraire. 

Cette  lettre  à  Pauline,  où  l'évéque  d'Hippone  marche 
avec  saint  Ambroise,  est  un  remarquable  monument  de 
métaphysique  chrétienne;  le  pénétrant  génie  philoso- 
phique d'Augustin  s'y  montre  avec  une  rare  vigueur. 
Cette  lettre  honore  aussi  l'illustre  Romaine  cà  laquelle  elle 
est  adressée;  la  femme  qu'Augustin  croyait  propre  à  com- 
prendre un  tel  langage  et  d'aussi  hautes  vérités  devait 
avoir  l'esprit  accoutumé  à  la  .sérieuse  contemplation  des 
grandes  choses. 

1  l>liilili.,  IV. 


CHAPITRE  XXXm.  8S 

Nous  avons  dit  que  tous  les  évoques  n'étaient  pas  davis 
que  Dieu  resterait  invisible  aux  }eux  des  corps  spirituels 
après  la  résurrection  ;  il  j  en  avait  un  qui  s'était  offensé  de 
quelques  passages  de  la  lettre  à  Italica  ;  Augustin  ,  qui  ne 
pouvait  se  faire  à  l'idée  d'avoir  désobligé  ou  affligé  qui  que 
ce  fût,  écrivit  à  Tortunatien,  evéque  de  Sicca,  pour  obtenir 
son  pardon  auprès  de  l'évéque  offensé.  Fortunatien  avait 
été  un  des  sept  pontifes  qui ,  dans  la  célèbre  conférence  de 
Cartilage ,  plaidèrent  la  cause  de  l'Église  catholique.  Au- 
gustin se  repent  donc ,  non  pas  des  sentiments  et  des  pen- 
sées qu'il  a  exprimés,  mais  d'un  peu  de  dureté  dans  le 
langage.  Cette  dureté ,  du  reste ,  n'était  qu'une  énergie 
d'expression  pour  tirer  de  l'erreur  l'évéque  qui  paraissait 
incliner  vers  l'autliroporaorphisme ,  c'est-à-dire  la  corpo- 
réité  de  Dieu.  Les  excuses  d'Augustin  sont  pleines  d'une 
touchante  charité.  11  aurait  bien  voulu  aller  chercher  lui- 
même  son  pardon  auprès  de  son  collègue  blessé  ;  mais  il  a 
craint  que  les  explications  verbales  de  deux  pontifes  catho- 
liques ne  réjouissent  les  hérétiques  et  ne  fissent  pleurej' 
les  fidèles.  Dans  sa  lettre  à  Fortunatien,  notre  docteur  in- 
siste de  nouveau  sur  l'invisibilité  de  Dieu,  et  cite  saint 
Ambroise ,  saint  Jérôme  ',  saint  Athanase.  Il  ne  se  pro- 
nonce pas  sur  ce  que  pourra  èti'e  la  qualité  spirituelle  de 
nos  corps  après  la  résurrection.  La  lettre  à  Fortunatien 
reproduit  plusieurs  fois  les  fortes  raisons  que  nous  avons 
trouvées  dans  la  lettre  à  Pauline. 

Le  livre  sur  la  Foi  et  les  œuvres  est  du  commencement  de 
l'année  413;  c'est  une  réfutation  de  trois  erreurs  dont  la 
première  consistait  à  admettre  indifféremment  tout  le 
monde  au  baptême,  quand  même  on  refuserait  de  changer 
de  vie  ;  par  la  seconde  erreur,  on  enseignait  la  foi  du  bap- 

'  'Comnient.  .sur  Isuïe,  ch.  i. 


56  SAINT  AUGUSTIN. 

tême  sans  parler  en  même  temps  des  devoirs  de  la  vie  chré- 
tienne; on  arrivait  ainsi  à  la  troisième  erreur,  qui  promet- 
tait le  salut  éternel  aux  baptisés,  lors  même  qu'ils  auraient 
mené  sur  la  terre  des  jours  coupables.  Le  savant  Garnier  ' 
a  cru  que  ces  trois  erreurs  étaient  tirées  des  écrits  de  saint 
Jérôme;  les  bénédictins  n'ont  pas  partagé  son  avis  ;  en  étu- 
diant les  œuvres  de  saint  Jérôme,  ils  n'ont  découvert  rien 
de  pareil. 

Dans  le  dialogue  de  saint  Jérôme  contre  Pelage ,  et  dans 
ses  commentaires  sur  Tsaïe,  le  docte  solitaire  de  Bethléhem 
semble  admettre  une  sorte  d'adoucissement  aux  supplices 
des  chrétiens  qui  seront  condamnés  ;  mais  nul  passage 
de  ses  écrits  n'offre  les  excès  justement  condamnés  par 
Augustin.  Où  serait  le  mérite,  où  serait  la  gloire  des  luttes 
victorieuses,  s'il  suffisait  d'avoir  reçu  l'eau  baptismale  pour 
gagner  l'impérissable  couronne?  et  que  serait  le  christia- 
nisme si  l'eau  de  la  régénération,  tenant  lieu  de  toute 
vertu,  ouvrait  le  ciel  au  vice  lui-même?  Dans  le  livre  delà 
Foi  et  des  œuvres,  Augustin  établit  fortement  par  l'Écriture 
la  loi  du  devoir  et  la  nécessité  des  mérites  personnels.  La 
doctrine  catholique  est  d'une  frappante  évidence  sur  ce 
point  :  «  Si  j'avais  assez  de  foi ,  dit  le  grand  Apôtre ,  pour 
«  transporter  les  montagnes  et  que  je  n'eusse  point  la  cha- 
«  rite,  je  ne  serais  rien  '\  »  —  «  Mes  frères,  s'écriait  saint 
«  Jacques,  si  quelqu'un  dit  avoir  la  foi.  mais  qu'il  n'ait  pas 
((  les  œuvres,  à  quoi  cela  lui  servira-t-il  ?  La  foi  toute  seule 
«  pourra- t-elle  jamais  le  sauver?  »  Si  la  foi  sans  les  œuvres 
sullisait,  il  n'eût  pas  été  vrai  de  dire  que  le  royaume  du 
ciel  souffre  violence  ^  L'Écriture  ne  condamne-t-elle  pas 


1  Édit.  des  CEuvresde  Marins  Mecator ,  \}iri.  I. 
'-  l  CcTinth.,  xiii. 
i  Matth.,  m,  12. 


CHAPlTKfc:   X.WIII.  57 

les  fontaines  desséchées,  les  nures  sans  eau?  Pour  justifier 
l'admission  au  baptême  des  criminels  sans  repentir,  nous 
répondra-t-on  que  les  animaux  immondes  trouvèrent  place 
dans  l'arche  de  Noé?  Mais  cette  figure  du  passé  hébraïque 
annonçait  seulement  que  les  méchants  seraient  tolérés  au 
sein  de  1" Église. 

L'année  413  apporta  un  grand  chagrin  à  l'évéque  d'Hip- 
pone.  Ce  fut  au  mois  de  septembre  de  cette  année,  la  veille 
de  la  fête  de  saint  Cyprien  ,  que  périt  à  Carthage  le  tribun 
Marcellin,  l'ami  d'Augustin  ,  le  protecteur  des  intérêts  ca- 
tholiques en  Afrique.  Héraclien,  qui  avait  reçu  le  gouver- 
nement de  l'Afrique  en  échange  de  la  tête  de  Stilicon ,  s'é- 
tait révolté  contre  son  maître  Honorius;  vaincu  en  Italie 
par  le  comte  3Iarin ,  il  s'était  sauvé  vers  l'Afrique  sur  un 
navire ,  dernier  débris  de  sa  fortune ,  et  avait  payé  de  la 
tète,  à  Carthage,  sa  rébellion.  Les  donatistes  gardaient 
l'amer  souvenir  de  leur  condamnation  à  la  conférence  so- 
lennelle que  présida  Marcellin  ;  ils  soufflèrent  la  calomnie 
sur  le  pieux  tribun  et  sur  son  frère  Apringius ,  qui,  l'année 
précédente,  avait  été  proconsul  d'Afrique.  Les  deux  frères 
se  trou\èrent  enveloppés  dans  une  accusation  de  complicité 
avec  Héraclien;  le  comte  Marin  ,  gagné  peut-être  par  l'or 
des  donatistes  ',  laissa  la  tempête  s'amasser  sur  la  tête  de 
Marcellin.  Les  deux  frères  furent  jetés  dans  une  prison  a 
Carthage.  Cette  mesure  avait  semé  l'effroi  dans  la  ville 
parmi  les  catholiques;  ils  se  croyaient  tous  menacés,  et  la 
foule  éperdue  s'était  réfugiée  autour  des  autels  du  Christ. 
Augustin  se  trouvait  dans  la  basilique  catholique  ,  travail- 
lant à  écarter  les  dangers  de  ses  amis  et  de  tout  le  peuple 
catholique.  Plus  d'une  fois  il  visita  Marcellin  dans  sa  pri- 
son, et  comme  la  position  de  celui-ci  était  périlleuse,  il 

■'  Orose,  liv.  VU,  chap.  xlii. 


8S  SAINT  AUGUSTIN. 

rinterrogea  sur  les  secrets  de  sa  conscience  et  lui  apporta 
les  sacrements  *. 

Le  comte  Marin ,  dont  les  intentions  étaient  perverses , 
laissait  dire  que  l'envoi  d'un  évêque  à  la  cour  de  l'empe- 
reur pouvait  tout  arranger,  et  que  jusqu'à  son  retour  le 
procès  des  deux  captifs  resterait  tel  quel.  Un  évèque  était 
parti  pour  l'Italie  ;  mais  cette  mission,  sur  laquelle  Augustin 
avait  fondé  de  l'espérance,  n'était  qu'un  jeu  de  la  part  du 
comte  Marin.  D'un  autre  côté,  Cécilien,  ami  du  comte, 
n'en  obtenait  que  des  paroles  de  paix  et  de  pardon ,  et  ras- 
surait la  tendresse  alarmée  d'Augustin.  Le  seul  adoucisse- 
ment aux  anxiétés  de  l'évéque  d'Hippone,  c'était  le  spectacle 
des  saintes  joies  de  la  conscience  de  Marcellin,  pendant 
que  le  juge  souffrait  intérieurement  de  l'horreur  de  son 
crime  : 

«  Les  ténèbres  des  cachots  les  plus  noirs  et  de  l'enfer 
«  même,  dit  Augustin,  n'approchent  pas  de  l'horreur  et 
«  des  ténèbres  vengeresses  qui  régnent  dans  la  conscience 
H  du  méchant  ^  » 

Tandis  que  mille  combinaisons  menteuses  se  réunissaient 
pour  nourrir  ses  espérances,  tout  à  coup  Augustin  apprend 
que  3Iarcellin  et  son  frère  ont  été  mis  à  mort  ;  le  comte 
Marin,  aiin  de  dérober  les  deux  illustres  prisonniers  à  l'in- 
tercession des  évêques ,  choisit  pour  l'exécution  le  lieu  le 
plus  proche,  et  improvisa  subitement  le  meurtre.  Augustiu 
se  hâta  de  sortir  de  la  ville  où  venait  de  se  commettre  une 
grande  iniquité  ;   son  départ  ne  compromettait  la  vie  de 


<  Tostor  sacramentn  quo-  per  hanc  manum  (t/f'eruutur,  dit  Marcellin  à  saint 
Augustin  ,  qui  était  venu  le  visiter. 

2  Lettre  GLI,  à  Cécilien.  C'est  dans  cette  lettre,  écrite  en  414 ,  que  saint 
Augustin  nous  parle  de  sa  conduite  à  Cartilage  à  l'époque  de  la  mort  de 
Marcellin.  Il  somme  Cécilien  de  s'expliquer  sur  ses  liaisons  équivoques  avec 
)e  comte  Marin.  La  fin  de  la  lettre  à  Cécilien  est  perdue.    • 


ClIAPITKfc;  XXXIV.  59 

personne,  les  catholiques  effrayés  étant  défendus  par  l'in- 
viclabilite  du  saint  asile.  11  savait  qu'il  ne  lui  était  pas 
permis  de  parler  en  évéque  au  comte  Marin,  et  ne  voulait 
pas  s'avilir  au  point  de  paraître  en  posture  de  suppliant 
devant  ce  iirand  coupable  pour  solliciter  sa  pitié  en  faveur 
d'autres  malheureux.  On  prétendait  oblifier  lévéque  de 
Carthage  à  s'humilier  en  présence  du  bourreau  de  Marcel- 
lin  ;  Augustin  nous  avoue  qu'il  ne  put  pas  supporter  la  pen- 
sée d'un  pareil  abaissement.  Le  comte  Marin  expia  son 
crime  dès  ce  monde;  il  acheva  ses  jours  dans  la  triste 
obscurité  d'une  disgrâce. 

Dans  sa  lettre  à  Cécilien ,  qui  croyait  avoir  eu  à  se 
plaindre  de  Marcellin  et  de  son  frère,  et  dont  le  rôle  au- 
près du  comte  Marin  n'est  pas  à  l'abri  des  soupçons  de 
l'histoire,  Augustin  loue  avec  effusion  l'ami  qu'il  a  si  dé- 
plorablement  perdu.  Il  exalte  la  pureté  des  mœurs  de 
Marcellin ,  la  sûreté  de  son  amitié ,  son  amour  pour  la  vé- 
rité,  l'intégrité  de  ses  jugements,  sa  patience  envers  ses 
ennemis,  son  enthousiasme  pour  les  bonnes  actions,  sa 
piété  ,  sa  modestie ,  son  ardeur  pour  les  choses  éternelles. 
L'Église  a  inscrit  son  nom  sur  la  liste  des  martyrs,  et  la 
mémoire  de  Marcellin  se  présente  à  la  postérité  sous  la 
garde  du  génie  et  de  la  sainteté  de  l'évèque  d'Hippone. 


CHAPITRL    XXXIV 

Lettre  à  saint  Paulin  de  Noie.  —  Démétriade  fait  vœu  de  virginité. —  Le  livre 
à  Juliana  sur  le  veuvage.  —  Correspondance  avec  Macedonius,  Hilaire, 
Évode ,  saint  Jérôme. 

414-415 

On  a  vu  plus  d'une  fois  dans  ce  travail  la  pieuse  et  pro- 
fonde admiration  de  saint  Paulin  de  Noie  pour  Augustin  ; 


60  SAINT  AUGUSTIN. 

il  recourait  à  lui  pour  chaque  obscurité  qui  s'offrait  à  son 
esprit  dans  l'étude  des  divines  Écritures ,  et  l'évêquc 
d'Hippone  nous  apprend  lui-même  qu'il  y  avait  toujours 
quelque  chose  à  gagner  dans  la  manière  dont  Paulin  posait 
les  questions.  Toutes  les  réponses  d'Augustin  n'arrivaient 
pas  à  Noie ,  et  ne  sont  guère  mieux  parvenues  à  la  posté- 
rité. Nous  avons  sous  les  yeux  une  lettre  de  il4  ',  en  ré- 
ponse à  des  questions  tirées  des  Psaumes,  des  Épîtres  de 
saint  Paul  et  de  l'Évangile.  Nous  y  trouvons  de  fréquentes 
traces  de  l'étude  de  la  langue  grecque,  de  cette  langue 
qu'Augustin  avait  d'abord  négligée,  et  qu'il  posséda  en- 
suite à  fond  pour  mieux  s'élever  à  l'intelligence  des  Livres 
saints.  Cette  lettre  nous  est  une  preuve  du  facile  génie 
d'Augustin  ;  à  voir  son  étendue  et  son  contenu  si  substan- 
tiel, on  ne  croirait  pas  qu'elle  fut  écrite  fort  à  la  hâte ,  parce 
que  celui  qui  devait  la  porter  était  déjà  embarqué  dans  la  rade 
d'Hippone.  Nous  nous  dispensons  d'en  donner  l'analyse; 
mais  quelques  pensées  sur  les  Juifs  nous  ont  particulière- 
ment frappé.  Augustin  voit  dans  les  Juifs  la  preuve  que ,  si 
une  grande  autorité  et  l'espérance  du  salut  éternel  s'atta- 
chent au  nom  de  Jésus -Christ,  ce  n'est  pas  sur  le  fonde- 
ment d'une  invention  humaine,  née  du  cerveau  d'un  im- 
posteur et  produite  tout  à  coup  dans  le  monde ,  mais  sur 
le  fondement  des  prophéties  écrites  et  publiées  plusieurs 
siècles  auparavant.  Dans  le  cas  où  ces  prophéties  n'au- 
raient pas  été  tirées  des  livres  mêmes  de  nos  ennemis, 
n'aurait- on  pas  cru  qu'elles  avaient  été  forgées  à  plaisir 
par  les  chrétiens  ?  C'est  pour  cela  que  le  roi  David  disait  à 
Dieu  :  Ne  les  exterminez  pas  -.  Une  divine  marque  est 
imprimée  sur  le  front  de  Cain  pour  empêcher  qu'on  ne 
le  tue.  Caïn,  errant  après  le  meurtre  d' A  bel ,  est  la  pro- 

1  Lettre  GXLIX. 

2  Ps.   LVUl,  12. 


CHAPITRE  XXXIV.  61 

phétique  ligure  du  peuple  juif  errant  après  le  meurtre  du 
Messie. 

La  grande  révolution  chrétienne ,  partie  d'en  bas ,  pour- 
suivait sou  cours  victorieux  sur  les  plus  hauts  sommets. 
Devant  la  croix  s'inclinaient  toutes  les  gloires ,  ou  plutôt  il 
n'v  avait  plus  de  gloire  que  celle  qui  passait  par  la  croix. 
Chaque  conquête  du  christianisme  retentissait  dans  l'em- 
pire romain  bien  plus  que  n'avaient  jamais  retenti  les 
\  ictoires  des  Scipions ,  de  César  et  de  Marins.  Une  jeune 
Romaine.  Démétriade,  fille  d'Oljbrius  et  de  Juliana,  se 
montrait  au  monde  parée  de  l'éclat  des  deux  plus  illustres 
maisons  de  l'empire;  jetée  à  Carthage  avec  d'autres  vi- 
vantes ruines  de  Rome,  elle  pratiquait  avec  une  sévère 
fidélité  les  enseignements  évangéliques.  Un  discours  d'Au^ 
gustin  sur  l'excellence  de  la  virginité  avait  fait  naître  au 
cœur  de  Démétriade  le  désir  de  se  consacrer  a  Dieu.  Ce- 
pendant on  songeait  à  la  marier,  et  le  jour  de  l'union  n'é- 
tait pas  loin.  La  fille  d'Olybrius  connaissait  la  piété  de  sa 
mère  et  de  son  aïeule  Proba;  mais  elle  s'était  imaginé 
qu'on  la  croyait  trop  faible  pour  se  résoudre  à  renoncer  au 
monde,  et  qu'on  la  menait  au  mariage  comme  à  tout  ce 
qu'elle  pouvait  atteindre  de  plus  élevé.  Démétriade  souf- 
frait donc  au  fond  de  son  àme. 

Une  nuit  elle  se  sent  animée  d'un  grand  courage  ;  le 
souvenir  de  sainte  Agnès  la  décide  à  braver  ses  deux  mères; 
le  projet  de  mariage  lui  semble  un  oubli  de  Dieu  et  une 
ingratitude  envers  la  Providence.  «  Ignores-tu  donc,  se  dit 
«  la  jeune  fille ,  qui  t'a  conservé  l'honneur  en  ces  jours 
«  malheureux  où  la  maîtresse  de  l'univers  est  devenue  non 
«  la  gloire,  mais  le  sépulcre  du  peuple  romain?  Tu  n'as 
«  échappé  au  désastre  de  Rome  que  pour  te  voir  reléguée 
«  sui'  un  rivage  étranger,  et  tu  songerais  à  prendre  un 
«  mari  proscrit  et  fugitif  comme  loi  1  INon,  non,  n'hesite 


6t  SAINT  AUGUSTIN. 

«  plus  ;  un  parfait  amour  de  Dieu  ne  connaît  pas  la  peur  : 
((  allons  au  combat.  »  A  ces  mots ,  Démétriade  rejette  bien 
loin  tous  les  ornements  du  siècle,  enferme  ses  colliers, 
ses  perles,  ses  diamants,  revêt  une  tunique  et  un  man- 
teau grossier,  et  court  se  jeter  aux  pieds  de  Juliana  et  de 
Proba.  La  mère  et  Taïeule,  ravies  de  la  résolution  de  leur 
lille,  la  pressent  dans  leurs  bras  ,  lui  protestent  que  sa  dé- 
cision les  rend  heureuses ,  et  la  louent  de  relever  la  splen- 
deur de  sa  famille  par  la  gloire  de  la  virginité  :  elles  re- 
merciaient Démétriade  de  les  consoler  ainsj  de  la  ruine  de 
leur  patrie. 

La  plus  riche  et  la  plus  noble  fille  de  l'empire  romain 
reçut  le  voile  virginal  des  mains  de  Tévèque  de  Carthage  , 
et  toute  la  population  catholique  de  la  ville  accourut  à  la 
cérémonie  solennelle.  Démétriade  distribua  la  plus  grande 
partie  de  ses  biens  à  l'Église  et  aux  pauvres.  Tel  était  alors 
l'état  des  opinions,  que  la  prise  de  voile  de  la  fille  d'Oly- 
brius  fut  un  des  plus  grands  événements  de  cette  époque  ; 
non-seulement  l'Afrique ,  mais  l'Ttalie  et  l'Orient  en  reten- 
tirent. Saint  Jérôme  nous  dit  que  Rome  à  demi  dévastée 
parut  reprendre  une  partie  de  sa  gloire  :  la  joie  des  Ro- 
mains, à  cette  occasion,  aurait  pu  faire  croire  que  l'armée 
des  Goths  avait  été  vaincue  ou  que  la  foudre  avait  frappé 
les  Barbares. 

<(  Qu'on  mette  en  doute,  si  on  veut,  s'écriait  saint  Jé- 
<(  rôme  ,  les  récompenses  promises  dans  le  ciel  à  la  virgi- 
«  nité  ;  mais  on  reconnaîtra  que  Démétriade  a  déjà  reçu 
<•  de  Jésus- Christ  plus  qu'elle  ne  lui  a  donné.  Si  elle  avait 
«  épousé  un  homme,  elle  n'eût  été  connue  que  d'une  pro- 
«  vince  :  depuis  qu'elle  s'est  consacrée  à  Jesus-Christ ,  on 
«  en  parle  par  toute  la  terre.  » 

Tous  les  grands  hommes  du  temps  firent  entendre  l'ex- 
prcssion  de  leur  allégresse;  on  \ient  de  voir  comment  le 


CHAPITRE  XXXIV.  fi 3 

cœur  du  vieux  Jérôme  s'émut  à  cette  nouvelle;  nous  avons 
parlé  de  la  lettre  que  Pelage  lui-même  écrivit  à  la  petite- 
fille  de  Proba  ;  les  grandes  voix  des  successeurs  de  Pierre , 
Innocent  1"  et  Léon  P"",  se  mêlèrent  aux  concerts  univei'- 
sels  des  peuples  chrétiens. 

Juliana  et  Proba  s'étaient  hâtées  d'annoncer  elles  mêmes 
à  Augustin  la  pieuse  résolution  de  leur  fille;  elles  lui 
avaient  envoyé  un  présent ,  comme  s'il  eût  été  convive  au 
festin  d'usage  le  jour  de  la  consécration  des  vierges.  L'é- 
xêque  d'Hippone,  dans  sa  réponse  ',  se  félicite  du  message 
qui  a  devancé  le  vol  de  la  renommée ,  et  trouve  plus  glo- 
rieux de  consacrera  Jésus -Christ  des  vierges  d'un  sang 
illu.stre  que  de  leur  donner  des  consuls  pour  époux.  Il  est 
beau  pour  une  femme ,  ajoute  Augustin ,  de  voir  le  cours 
des  années  marqué  du  nom  de  son  mari;  mais  il  est  plus 
grand  et  plus  beau  de  s'acquérir  un  mérite  et  un  bonheur 
inaccessibles  aux  atteintes  des  ans. 

Pour  bien  comprendre  le  prix  que  les  Augustin  et  les 
Jérôme  attachaient  à  la  virginité,  il  faut  ne  pas  oublier 
qu'indépendamment  du  dévouement  à  Jésus -Christ  et  de 
limitation  de  sa  chaste  vie,  il  importait  d'établir  forte- 
ment, comme  un  des  principaux  caractères  du  christia- 
nisme, le  mépris  des  plaisirs,  en  face  de  l'ancienne  so- 
ciété, qui  avait  vécu  de  voluptés  et  divinisé  les  grossiers 
penchants  de  l'homme  :  le  point  de  départ  du  règne 
évangélique  devait  être  une  éclatante  et  prodigieuse 
abnégation  dans  l'ordre  des  choses  de  la  terre,  un  spiritua- 
lisme surhumain  qui  fût  une  grande  protestation  contre  le 
.sensualisme  des  mœurs  païennes.  Un  autre  motif  de  cette 
sainte  ardeur  pour  la  virginité ,  c'était  l'idée  que  la  ruine 
de  l'univers  était  prochaine  et  que  l'histoire  humaine  tou- 

»  Lettre  CL. 


64  SAINT  AUGUSTIN. 

chait  ù  sa  dernière  page.  Il  semblait  que  la  fin  de  Fempire 
l'omain  fût  la  fin  des  temps ,  et  que  la  chute  de  Rome  dût 
précéder  de  peu  la  chute  de  Tunivers.  Toutes  les  fois  qu'il 
se  produit  dans  le  monde  une  de  ces  profondes  révolutions 
par  lesquelles  les  sociétés  se  renouvellent,  lïmagination 
des  peuples  se  trouble  en  présence  de  Finconnu ,  et,  comme 
elle  ne  découvre  aucune  route ,  elle  croit  que  la  grande 
armée  du  genre  humain  est  près  d'arriver  à  sa  dernière 
étape.  Dans  cet  état  des  esprits ,  à  quoi  bon  le  mariage  et 
comment  songer  à  donner  la  vie  lorsqu'on  est  persuadé 
que  chacun  va  mourir?  Un  troisième  motif  de  cette  dispo- 
sition des  âmes  dans  la  dernière  moitié  du  iv''  siècle  et  la 
première  moitié  du  \%  c'étaient  les  calamités  qui  tombaient 
alors  sur  les  nations.  Une  grande  trislesse  avait  saisi  les 
intelligences  à  la  vue  de  tant  de  ruines  :  tous  les  cœurs 
portaient  le  deuil  des  invasions.  La  désolation  s'était  trop 
cruellement  assise  au  foyer  domestique  pour  qu'on  dé- 
sirât vivement  la  perpétuité  du  foyer;  les  familles  avaient 
trop  longtemps  souffert  pour  que  le  goût  de  la  famille 
demeurât  énergiquement  au  cœur  do  l'homme.  Voilà  pour- 
quoi ,  à  l'époque  dont  nous  parlons .  le  célibat  souriait  à 
tant  de  chrétiens  ;  voilà  pourquoi  l'Italie,  l'Afrique  et  l'O- 
rient voyaient  des  monastères  s'élever  de  toutes  parts  et 
les  plus  mornes  déserts  étonnés  de  la  multitude  de  leurs 
hôtes. 

Toutefois  ni  Augustin  ni  Jérôme  ne  méconnurent  jamais 
la  grandeui'  du  mariage;  ils  poursuivirent,  au  contraire, 
comme  de  très-coupal)les  erreurs  les  opinions  qui  proscri- 
vaient l'union  légitime  de  l'homme  et  de  la  femme;  ils  se 
bornent  à  établir,  d'après  l'Évangile  et  les  Épîlres  de  saint 
Paul ,  que  l'état  virginal ,  dans  la  condition  nouvelle  que 
nous  a  faite  la  rébellion  du  premier  bommo,  est  plus  élevé 
(|U('  lét.it  du  maringc.  Mais,  nrus  le  répétons  avec  insis- 


CHAPITRE  XXXIV.  65 

tance ,  Tévèque  d'Hippone  et  le  solitaire  de  Bethléhem  ne 
parlaient  de  mariage  qu'avec  le  plus  profond  respect.  C'est 
ainsi  que,  dans  son  livre  du  Veuvage  '  adressé  à  Juliana, 
sur  sa  propre  demande ,  Augustin  ,  tout  en  accordant  avec 
l'Apôtre  plus  d'honneur  au  veuvage  qu'aux  secondes  noces  , 
appelle  les  époux  des  membres  du  Christ,  reconnaît  la  chaste 
pureté  du  lien  conjugal,  et  redit  avec  saint  Paul  :  «  Je  veux 
«  que  les  jeunes  veuves  se  marient ,  qu'elles  mettent  des 
«  fils  au  monde  et  qu'elles  soient  mères  de  famille  ^  »  Le 
sigilant  pontife  met  Juliana  en  garde  contre  ceux  ^  qui 
commençaient  à  exalter  la  puissance  de  la  liberté  humaine 
aux  dépens  de  la  grâce;  il  n'oublie  pas  Démétriade,  la 
vierge  illustre,  et  vante  les  lumières  et  la  sainte  expérience 
de  Proba,  à  qui  il  avait  écrit  la  lettre  sur  la  Prière. 

Il  arrivait  souvent  à  l'évêque  d'Hippone  d'adresser  des 
demandes  en  grâce  en  faveur  des  condamnés;  il  avait  souci 
de  leurs  intérêts  immortels,  et  se  plaçait  avec  amour  entre 
lu  loi  et  le  coupable.  Macedonius,  vicaire  d'Afrique,  avait 
plus  d'une  fois  accueilli  les  miséricordieuses  sollicitations 
d'Augustin;  il  lui  écrivit  un  jour  pour  lui  demander  si  le 
christianisme  autorisait  cette  disposition  épiscopale  à  lais- 
ser les  crimes  impunis.  Augustin  lui  répondit  *  qu'on  dé- 
testait le  crime,  mais  qu'on  avait  pitié  du  criminel,  et  que 
si  on  s'efforçait  d'obtenir  l'impunité ,  c'était  pour  donner 
au  coupable  le  temps  de  s'amender  et  d'entrer  dans  une 
meilleure  vie.  11  ne  peut  y  avoir  de  repentir  qu'en  ce 
monde ,  et  chacun  ,  par  delà  le  tombeau  ,  demeure  à  jamais 
chargé  de  ce  qu'il  emporte  de  la  vie  présente.  «  L'amour 

1  En  tête  de  ce  livre,  qui  est  en  forme  de  lettre ,  saint  Augustin  s'appelle 
le  serviteur  du  Christ  et  des  serviteurs  du  Christ. 

2  Timoth.jV,  14. 

3  Quorumdam  sermunculi. 

4  Lettre  GLIII. 

T.  II.  —  5 


06  SAINT  AUGUSTIN. 

«  que  nous  avons  pour  les  hommes,  disait  le  grand  évèque, 
<(  nous  oblige  d'intercéder  en  faveur  des  criminels,  de  peur 
«  que,  du  supplice  qui  finit  avec  leur  vie,  ils  ne  tombent 
«  dans  un  supplice  sans  lin.  »  Lorsque  ses  prières  avaient 
soustrait  un  coupable  à  la  sévérité  des  lois,  Augustin  le 
soumettait  à  un  régime  de  pénitence  qui  aboutissait  à  ob- 
tenir le  pardon  du  Maître  de  toute  justice.  Pourquoi  les 
évêques  nauraient-ils  pas  intercédé  pour  les  criminels  au- 
près des  juges ,  puisqu'ils  intercèdent  pour  eux  auprès  de 
Dieu?  Nous  proclamons  Futilité  de  la  terreur  des  lois  et 
des  jugements  ,  afin  de  réprimer  la  licence  et  de  protéger 
les  gens  de  bien  ;  mais  ne  serait- il  pas  permis  de  dire  que 
la  pénalité  moderue  ne  porte  pas  un  caractère  assez  chré- 
tien? En  frappant  le  coupable ,  la  législation  actuelle  ne 
s'inquiète  que  de  la  terre,  de  la  société,  du  corps  enfin,  et 
pas  du  tout  ou  presque  pas  des  destinées  à  venir  et  de  la 
justice  de  Dieu.  Notre  pénalité  semble  régir  une  société  de 
matérialistes.  Nos  mœurs  sont  trop  peu  chrétiennes  pour 
que  nous  sollicitions  l'adoucissement  des  peines  en  vue 
d'une  pénitence  qui  réconcilie  ici -bas  le  coupable  avec  son 
Dieu;  mais  si  l'effrajant  mystère  de  la  peine  de  mort  doit 
demeurer  longtemps  encore  au  milieu  de  nous  comme  une 
menace  nécessaire,  pourquoi,  au  lieu  de  précipiter  l'exécu- 
tion d'un  arrêt  terrible,  ne  s'écoulerait -il  point  entre  la 
condamnation  et  le  moment  suprême  un  nombre  de  jours 
qui  permît  d'attendre  un  sincère  repentir  dans  ces  âmes 
qu'une  longue  habitude  du  crime  a  profondément  séparées 
de  Dieu?  Nous  croyons  qu'il  y  a  quelque  cliose  à  faire 
pour  mettre  la  justice  humaine  en  complets  rapports  avec 
les  destinées  immortelles  de  l'homme ,  et  nous  recomman- 
dons à  l'attention  religieuse  des  législateurs  la  lettre  de 
l'évéqued'Hippone  à  Macedonius,  pleine  de  considérations 
élevées. 


CHAPITRE  XXXIV.  67 

Dans  cette  même  année  (41 4),  Macedoniu s,  écrivant  à  Au- 
gustin, lui  parle  des  premiers  livres  de  la  Cité  de  Dieu,quil 
venait  de  lire  et  dont  il  était  ravi.  Cet  ouvrage,  commencé 
en  413,  ne  fut  achevé  qu'en  426;  nous  nous  réservons 
d'apprécier  ce  beau  et  vaste  monument  lorsque  la  marche 
de  notre  récit  nous  conduira  à  l'époque  où  nous  pourrons 
en  saisir  et  en  contempler  toutes  les  parties.  L'impatience 
de  ses  contemporains  arrachait  à  Augustin  ses  œuvres;  c'est 
ainsi  qu'en  4 1 4  il  avait  été  forcé  de  livrer  la  première  partie 
de  la  Cité  de  Dieu. 

«  J'ai  lu,  écrit  Macedonius  à  l'évéque  d'Hippone,  j'ai 
«  lu  vos  livres  (les  trois  premiers  livres)  ;  car  ce  ne  sont 
«  pas  de  ces  œuvres  languissantes  et  froides  qui  souffrent 
(«  qu'on  les  quitte  ;  ils  se  sont  emparés  de  moi,  m'ont  en- 
ci  levé  à  tout  autre  soin  et  m'ont  si  bien  attaché  à  eux 
«  (puisse  Dieu  m'étre  ainsi  favorable!  ),  que  je  ne  sais  ce 
«  que  je  dois  le  plus  y  admirer,  ou  la  perfection  du  sacer- 
«  doce,  ou  les  dogmes  de  la  philosophie,  ou  la  pleine 
«  connaissance  de  l'histoire,  ou  l'agrémenl  de  l'éloquence; 
«  votre  langage  séduit  si  fortement  les  ignorants  eux- 
«  mêmes  qu'ils  n'interrompent  pas  la  lecture  de  vos  livres 
«  avant  de  l'avoir  achevée,  et  qu'après  avoir  fini  ils  recom- 
«  mencent  encore.  » 

La  réponse  d'Augustin  à  cette  lettre  abonde  en  observa- 
tions morales  et  en  pensées  profondes.  Le  goût  des  choses 
éternelles  et  l'amour  de  la  vérité  lui  paraissent  le  plus  sûr 
et  le  meilleur  fondement  de  l'amitié.  On  trouve  beaucoup 
de  choses  dans  les  écrits  des  philosophes;  mais  on  n'y 
trouve  pas  la  vraie  piété,  c'est-à-dire  le  véritable  culte  de 
Dieu,  d'où  naissent  tous  les  devoirs  de  la  vie.  I  t  la  raison 
de  cela,  c'est  que  les  philosophes  ont  Voulu  se  fabriquer 
eux-mêmes  une  vie  bienheureuse,  au  lieu  de  la  demander  à 
Dieu,  qui  seul  peut  la  donner.  Celui-là  seul  qui  a  fait 


G 8  SAINT  AUGUSTIN. 

l'homme  peut  faire  l'homme  heureux.  Augustin,  dans  cette 
lettre,  touche  légèrement  à  la  question  du  pélagianisme ,  et 
parle  de  ces  perçants  et  excellents  génies  tombés  dans  des 
erreurs  d'autant  plus  grandes  qu'ils  ont  couru  avec  plus  de 
confiance  dans  leurs  forces.  Il  montre  que  le  bonheur  des 
républiques  et  le  bonheur  de  l'homme  reposent  sur  les 
mêmes  conditions. 

Les  erreurs  de  Pelage  et  de  Celestius  prenaient  racine 
partout  où  avaient  passé  les  deux  novateurs  :  Syracuse 
avait  entendu  des  doctrines  dont  la  piété  chrétienne  s'était 
étonnée  ;  Augustin  en  fut  informé  par  un  laïque  de  cette 
ville,  Hilaire,  à  qui  sa  foi  et  ses  vertus  donnaient  sans 
doute  quelque  autorité  parmi  ses  concitoyens ,  et  qui  peut- 
être  avait  vu  le  grand  évêque  ;  Hilaire  confia  son  message 
à  des  Africains  qui  partaient  du  port  de  Syracuse  pour 
retourner  à  Hippone.  11  demanda  au  pasteur  illustre  ce 
qu'il  fallait  penser  de  cette  prétention  nouvelle  de  pouvoir 
se  conserver  pur  de  toute  souillure,  d'observer  aisément 
les  commandements  de  Dieu  sans  le  secours  d'en  haut ,  et 
comment  il  fallait  juger  l'opinion  qui  niait  le  péché  origi- 
nel ;  Hilaire  priait  aussi  le  saint  évêque  de  dire  s'il  était 
vrai  que  les  opulents  de  la  terre  ne  pussent  accomplir  au- 
cune œuvre  utile  au  salut  tant  qu'ils  n'auraient  pas  distri- 
bué aux  pauvres  toutes  leurs  richesses.  Le  Syracusain  po- 
sait d'autres  questions  pour  lesquelles  il  implorait  la  grande 
lumière  d'Hippone. 

Augustin,  dans  une  lettre'  restée  célèbre,  répondit  à 
tout,  et  nous  l'analyserions  en  détail  si  les  principales 
preuves  et  les  principaux  raisonnements  de  l'Épître  à  Hi- 
laire ne  se  trouvaient  dans  les  livres  contre  le  pélagianisme 
dont  nous  nous  sommes  déjà  occupé.  En  415,  la  lettre  à 

1  Lettre  civil. 


CHAPITRE  XXXIV.  69 

Hilaire  reçut  un  double  retentissement  par  la  mention 
qu'en  fit  saint  Jérôme  dans  son  troisième  livre  Contre  les 
péJagiens,  et  par  la  lecture  qu'en  fit  Orose  '  dans  le  concile 
de  Diospolis.Aup^ustin,  dans  cette  lettre,  nomme  Celestius, 
dont  il  soupçonnait  la  présence  au  pays  de  Sicile  après 
avoir  été  accusé  et  confondu  à  Carthage.  Quant  à  la  ques- 
tion des  riches,  Augustin  nous  apprend  que  ce  ne  sont 
pas  les  trésors  qui  damnent ,  mais  l'orgueil  et  le  mauvais 
emploi  de  la  fortune ,  la  dureté  envers  les  pauvres,  la  con- 
fiance dans  les  biens  périssables.  Vendre  les  biens  qu'on  a  , 
et  les  distribuer  aux  pauvres ,  c'est  là  une  grande  perfec- 
tion, mais  ce  n'est  pas  une  prescription  évangélique;  ce 
que  l'Évangile  prescrit,  c'est  l'observation  des  commande- 
ments. Le  mauvais  riche  ne  fut  pas  condamné  parce  qu'il 
s'habillait  de  pourpre  et  de  lin,  mais  parce  qu'il  s'était 
montré  sans  miséricorde  envers  Lazare,  pauvre  et  couvert 
d'ulcères.  Les  chrétiens  peuvent  posséder  des  richesses  à 
condition  qu'ils  n'en  seront  jamais  possédés.  Augustin  a 
quitté  le  monde  entier  pour  Jésus -Christ,  puisque,  sans 
être  riche,  il  a  quitté  tout  ce  qu'il  avait;  mais  il  ne  con- 
damne pas  ceux  qui  ne  vont  point  jusque-là.  Présenter 
comme  un  devoir  absolu  ce  qui  n'est  qu'un  conseil  de  per- 
fection ,  ce  serait ,  dit  Augustin ,  combattre  l'Écriture  et 
non  pas  la  prêcher. 

Tout  ce  qui  se  disait  et  s'agitait,  toutes  les  pensées,  les 
rêves  même  aboutissaient  à  l'évêque  d'Hippone  comme  à 
l'ambassadeur  de  la  vérité  universelle  ;  le  monde  lui  deman- 
dait raison  de  chaque  chose  qui  passait  dans  les  intelli- 
gences ou  les  imaginations  contemporaines.  Évode,  évêque 
d'Uzale,  parle  à  Augustin  d'un  jeune  homme,  fils  d'Arme- 
nus,  prêtre  de  Mélone,  qu'il  s'était  attaché  en  qualité  de 

1  'Apolog. 


70  SAINT  AUGUSTIN. 

scribe,  ou  plutôt  de  sténographe  ',  et  qui  avait  quitté  ce 
monde  à  l'âge  de  vingt -deux  ans,  avec  des  témoignages 
d'une  angélique  piété.  On  cbanta  autour  de  son  cercueil, 
pendant  trois  jours ,  des  hymnes  à  la  louange  de  Dieu .  et 
le  troisième  jour  on  offrit  pour  le  jeune  mort  le  saint  sacri- 
fice de  la  messe  ^  Le  deuxième  jour  qui  suivit  le  trépas  du 
fils  d'Armenus,  une  pieuse  veuve  du  village  de  Figes  vit 
en  songe  un  diacre  mort  depuis  quatre  ans ,  préparant  et 
ornant  avec  des  vierges  et  des  veuves  un  grand  palais. 
«  Pour  qui  prépare-t-on  ce  palais?  dit  la  veuve  au  diacre. 
—  C'est  pour  le  jeune  fds  d'Armenus,  mort  hier,  »  répon- 
dit-il. Dans  le  même  palais,  un  vieillard  vêtu  de  blanc 
ordonna  à  deux  autres  vieillards  velus  aussi  de  blanc, 
d'aller  tirer  du  sépulcre  le  corps  du  jeune  homme  et  de  le 
porter  dans  le  ciel.  La  villageoise  vit  sortir  du  sépulcre  vide 
des  tiges  de  rosiers  chargés  de  roses  vierges,  ainsi  nommées 
parce  qu'elles  n'étaient  qu'à  demi  écloses.  Tel  fut  le  rêve 
de  la  pieuse  veuve. 

Là -dessus  Évode  demande  à  Augustin  ce  que  devient 
l'àme  en  se  détachant  du  corps  grossier,  et  si  elle  ne  s'unit 
point  à  quelque  corps  subtil ,  qui  tienne  de  la  nature  de 
l'air:  sans  un  corps  qui  la  fasse  reconnaître,  l'àme  pourra- 
t-elle  être  distinguée  d'une  autre  âme?  et  comment  Lazare 
sera -t -il  distingué  du  mauvais  riche?  Évode  voudrait  sa- 
voir si  l'àme  séparée  du  corps  conserve  quelques-uns  des 
sens  que  nous  avons  dans  cette  vie.  Enûn,  il  presse  le  grand 
évêque  de  lui  communiquer  sa  pensée  sur  les  visions  et  les 
apparitions,  sur  les  morts  qui  viennent  à  certaines  heures 
de  la  nuit  visiter  leurs  amis  ou  leurs  proches.  L'évèque 

1  Erat  autem  strenvus  in  notis.  Ces  notes  étaieut  une  ancienne  manière 
d'écrire  aussi  rapide  que  la  parole. 

2  C'est  ici  une  des  nombreuses  preuves  de  l'antiquité  des  cérémonies  catho- 
liques pour  les  morts,  cérémonies  supprimées  par  les  protestants. 


CHAPITRE  XXXIV.  71 

d'Uzale  dit  que  de  saints  pcrsonnaiïes  du  monastère  d'Hip- 
pone,  tels  que  Profuturus,  Privât  et  Servilius,  lui  ont 
parlé  à  lui-même  depuis  leur  mort,  et  lui  ont  annoncé  des 
choses  qui  se  sont  accomplies. 

Augustin  '  trouve  fort  difficile  la  solution  des  questions 
proposées  par  Évode.  Il  ne  pense  pas  que  Tâme  sorte  de 
ce  monde  avec  un  corps,  quelque  subtil  qu'on  l'imagine  ". 
Les  apparitions  nocturnes  lui  paraissent  aussi  inexplicables 
que  les  fonctions  mêmes  de  notre  intelligence.  Il  cite  le 
douzième  livre  de  son  ouvrage  sur  la  Genèse,  comme  ren- 
fermant des  faits  curieux  en  ce  genre. 

Augustin  raconte  ensuite  une  histoire  fort  extraordinaire 
arrivée  à  un  médecin  de  ses  amis,  appelé  Gennadius,  qui, 
après  avoir  exercé  son  art  à  Rome  avec  éclat,  demeurait 
alors  à  Carthage.  Ce  médecin ,  avant  de  s'élever  à  la  piété 
chrétienne,  avait  passé  par  le  doute  au  temps  de  sa  jeu- 
nesse :  il  avait  mis  en  question  la  vie  future.  Tandis  qu'il 
était  travaillé  par  ces  doutes,  Gennadius  vit  en  songe  un 
beau  jeune  homme  qui  lui  dit:  Suivez-moi.  Gennadius  se 
mit  donc  à  le  suivre;  arrivé  dans  une  cité  inconnue,  il 
entendit  tout  à  coup  les  plus  ravissantes  harmonies  qui 
eussent  jamais  frappé  son  oreille.  11  demanda  au  mystérieux 
jeune  homme  d'où  partaient  ces  ineffables  concerts ,  et  ce- 
lui -  ci  lui  répondit  :  Ce  sont  les  hymnes  des  saints  et  des 
bienheureux.  Gennadius  s'éveilla,  le  songe  s'évanouit.  La 
nuit  suivante,  le  même  jeune  homme  apparut  à  Gennadius 
et  lui  demanda  s'il  le  reconnaissait,  dans  quel  lieu  il  l'avait 
vu  et  si  c'était  dans  un  rêve  ou  dans  le  réveil  :  le  médecin 
répondit  avec  exactitude  aux  trois  questions.  Il  eut  le  sen- 

t  Lettre  GLIX. 

2  Cette  opinion  de  saint  Augustin  est  contraire  à  la  proposition  de  Leibnitz 
sur  la  conservation  des  âmes  après  la  mort  dans  des  infiniment  petits  im- 
mortels, et  aux  sentiments  de  Bonnet  dans  sa  Palingênésie  philosophique. 


72  SAINT  AUGUSTIN. 

timent  de  son  rêve  dans  sa  conversation  avec  le  jeune  visi- 
teur, reconnut  que  son  corps  était  dans  son  lit,  et  que  ses 
yeux  corporels  étaient  en  ce  moment  fermés  et  immo- 
biles. «  Avec  quels  yeux  me  voyez -vous  donc  mainte- 
nant? »  lui  dit  le  jeune  homme.  Gennadius  hésitait  à 
répondre. 

«  De  même,  reprit  alors  le  radieux  adolescent,  de  même 
((  qu'en  cet  instant  où  vous  êtes  endormi  dans  votre  lit , 
((  pendant  que  vos  yeux  sont  clos,  vous  avez  d'autres 
«  yeux  par  lesquels  vous  me  voyez  ;  de  même  après  votre 
«  mort,  quoique  les  yeux  de  votre  chair  ne  fassent  plus 
«  rien,  il  vous  restera  la  vie  et  la  puissance  de  sentir. 
«  Gardez -vous  désormais  de  douter  de  la  vie  après  la 
«  mort.  » 

C'est  ainsi  que  la  foi  naquit  au  cœur  de  Gennadius.  La 
leçon  du  visiteur  mystérieux  pourrait  servir  à  d'autres.  Ce 
raisonnement  si  simple  est  de  nature  à  frapper  les  plus 
vulgaires  intelligences. 

Le  zèle  de  la  vérité  poussait  Augustin  à  ne  laisser  sans 
réponse  aucune  des  lettres  où  étaient  posées  des  questions 
do  philosophie  ou  de  religion  ;  cette  perpétuelle  nécessité 
de  répondre  à  tout  promenait  son  esprit  d'un  sujet  à  un 
autre  et  l'arrachait  à  ses  grandes  œuvres.  Il  le  6t  sentir  à 
l'évêque  d'Uzale ,  qui ,  en  diverses  lettres ,  avait  multiplié 
les  difficultés  à  résoudre.  Évode,  pour  mettre  Augustin  à 
son  aise,  l'engageait  à  des  réponses  rapides;  mais  Augustin 
lui  dit  qu'il  ne  peut  pas  empêcher  que  ces  lettres  ne  soient 
recherchées  ;  trop  de  gens  les  lisent  pour  qu'il  ne  prenne 
pas  garde  à  ce  qu'il  écrit  ;  il  est  donc  forcé  d'y  consacrer 
un  temps  suffisant.  Il  fallait  la  prodigieuse  bienveillance 
de  révèque  d'Hippone  pour  adoucir  le  supplice  d'être 
chaque  jour  détourné  de  tant  de  travaux  importants.  «  Si, 
«  lorsque  j'ai  quelque  chose  sous  la  main,  dit  saint  Au- 


CHAPITRE  XXXIV.  73 

«  gustin  '  h  Évodc ,  je  dois  l'interrompre  pour  passer  à  de 
«  nouvelles  questions  qui  m'arrivent,  que  dois -je  faire 
«  quand  surviennent  des  questions  nouvelles  au  moment 
«  où  je  suis  occupé  à  répondre  aux  dernières?  Vous  plait-il 
«  que  j'écarte  celles-ci  pour  prendre  celles-là ,  que  les  der- 
«  nièrcs  soient  toujours  les  premières ,  et  que  je  n'achève 
«  jamais  que  les  choses  au  milieu  desquelles  je  n'aurai  pas 
«  été  interrompu?» 

Évode  avait  interrogé  notre  docteur  sur  Dieu  et  la  rai- 
son ;  c'est  la  raison  qui  fait  que  Dieu  est:  est-  elle  anté- 
rieure à  Dieu,  ou  Dieu  est -il  antérieur  à  la  raison  parce 
quil  doit  être?  Augustin  fait  observer  à  son  ami  qu'il 
emploie  à  l'égard  de  Dieu  des  termes  qui  ne  conviennent 
pas;  il  ne  faut  pas  dire  qu'il  doit  être,  mais  qu'il  est. 
Évode  n'aurait  pas  posé  ces  difficultés  sur  Dieu  et  la  rai- 
son s'il  avait  pris  la  peine  de  relire  certains  ouvrages 
d'Augustin. 

((  Si  vous  voulez  bien  relire,  dit-il  à  son  ami,  ce  qui 
«  depuis  longtemps  vous  est  connu ,  ou  du  moins  ce  qui 
«  vous  a  été  connu ,  car  vous  avez  oublié  peut  -  être  mes 
a  écrits  sur  la  Grandeur  de  Vâme  et  sur  le  Libre  Arbitre  qui 
«  ne  sont  que  le  produit  de  nos  entretiens  d'autrefois  ;  si , 
«  dis- je,  vous  voulez  bien  relire  toutes  ces  choses,  vous' 
«  pourrez  éclaircir  vos  doutes  sans  avoir  besoin  de  moi  ; 
«  il  vous  suffira  de  quelque  travail  de  pensée  pour  tirer 
«  les  conséquences  de  ce  qui  s'y  trouve  de  clair  et  de 
«  certain.  » 

Augustin  renvoie  Evode  à  de  précédentes  lettres  pour 
l'explication  des  apparitions  et  pour  ce  qui  touche  à  la 
présence  ou  à  l'absence  de  l'àme.  Lorsque  l'àme  est  occu- 
pée des  visions  qui  nous  viennent  durant  le  sommeil,  elle 

1"  Lettre  CLXII. 


74  SAINT  AUGUSTIN. 

est  absente  des  yeux  du  corps.  La  mort  même  n'est  qu'une 
absence  à  peu  près  de  même  nature,  mais  causée  par  quel- 
que chose  de  plus  fort  que  le  simimeil.  Évode  avait  demandé 
si  Dieu  était  visible  aux  veux  corporels  de  Jésus-  Christ; 
Augustin  répond  que  Dieu  étant  tout  entier  partout,  et 
toute  chose  corporelle  se  trouvant  absolument  contraire  à 
sa  nature,  sa  substance  ne  peut  être  visible,  même  aux 
yeux  d'un  corps  glorifié. 

L'origine  de  Tâme  est  un  problème  dont  la  solution 
précise  n'appartiendra  jamais  peut  -  être  à  la  science  hu- 
maine. L'àme  n'est  pas  une  portion  de  la  substance  de 
Dieu,  comme  l'imaginaient  les  stoïciens,  les  manichéens  et 
les  priscillianistes.  Mais  descend -elle  du  ciel,  ainsi  que 
lont  pensé  tous  les  platoniciens  et  Origène  lui-môme?  Dieu 
en  crée-t-il  tous  les  jours  pour  les  envoyer  dans  les  corps, 
ou  bien,  selon  TcrtuUien,  Apollinaire  et  le  plus  grand 
nombre  des  Occidentaux,  les  âmes  passent-elles  des  pères 
dans  les  enfants,  de  manière  que  Fàme  naisse  d'une  autre 
âme  comme  le  corps  naît  d'un  autre  corps?  Voilà  les  opi- 
nions qui  se  sont  partagé  le  monde  philosophique.  Marcel- 
lin,  dont  nous  avons  vu  la  lin  tragique,  avait  interrogé 
là -dessus  saint  Jérôme',  qui  dans  l'année  411  l'invita  à 
s'adresser  au  saint  et  docte  Augustin.  De  son  côté,  l'évêque 
d'Hippone  n'avait  pris  aucun  parti  sur  cette  matière;  il 
savait  bien  ce  qui  ne  devait  pas  être  ;  mais  il  ne  savait  pas 
ce  qui  était.  Quand  on  venait  l'interroger  sur  l'origine  do 
l'àme,  il  avouait  son  ignorance,  au  risque  de  s'entendre 
dire  :  «  Quoi  !  vous  êtes  maître  en  Israël ,  et  vous  ignorez 
«  ces  choses- là  '!  »  Au  commencement  de  l'année  415, 
Orose  fut  chargé  d'aller  porter  à  saint  Jérôme  les  doutes 

'  Saint  Jérôme  avait  traité  la  question  de  l'origine  de  l'àme  dans  ses  livres 
Contre  Rufin,  en  réponse  à  son  ouvrage  contre  le  pape  Anastase. 
2  5,  Jean,  m,  10, 


CHAPITRE  XXXIV.  75 

d'Augustin  sur  l'origine  de  l'àrae;  il  était  resté,  l'année 
précédente,  à  Hippone,  où  il  remplit  la  mission  que  lui 
avaient  confiée  les  évèqucs  d'Espagne  au  sujet  des  priscil- 
lianistes  et  des  origénistes.  Augustin  remit  au  prêtre  espa- 
gnol une  lettre  qui  forme  comme  un  livre  sur  la  question. 
11  n'est  pas  de  plus  intéressant  spectacle  que  celui  de  deux 
génies  cherchant  ensemble  la  vérité,  s'interrogeant  sur  les 
points  élevés  de  la  philosophie  religieuse,  et  proclamant 
qu'ils  ont  besoin  l'un  de  l'autre. 

«  J'ai  prié,  dit  Augustin  au  début  de  sa  lettre,  et  je  prie 
«  notre  Dieu,  qui  nous  a  appelés  à  son  royaume  et  à  sa 
«  gloire,  qu'il  veuille  bien  rendre  profitable  à  tous  les  deux 
«  ce  que  je  vous  écris,  saint  frère  Jérôme ,  pour  vous  cou- 
rt sulter.  Quoique  vous  soyez  d'un  âge  plus  avancé  que  le 
«  mien,  je  suis  pourtant  un  vieillard  consultant  un  autre 
«  vieillard.  Mais  nul  âge  ne  me  paraît  trop  avancé  pour 
«  s'instruire,  et  s'il  appartient  aux  vieillards  d'enseigner 
«  plutôt  que  d'apprendre,  il  leur  convient  bien  mieux 
«  d'apprendre  que  d'ignorer  ce  qu'ils  doivent  enseigner. 
«  Au  milieu  des  tourments  que  me  donne  la  solution  des 
«  questions  difficiles,  rien  ne  m'est  pénible  comme  votre 
«  éloignement  :  ce  ne  sont  pas  seulement  des  jours  et  des 
«  mois,  ce  sont  des  années  qu'il  faut  pour  vous  transmettre 
«  mes  lettres  ou  recevoir  les  vôtres.  Et  cependant,  si  cela 
«  se  pouvait,  je  voudrais  vous  voir  chaque  jour  pour  vous 
<(  parler  de  tout  ce  qui  m'occupe.  » 

Dans  cette  lettre ,  où  la  mystérieuse  origine  de  l'âme  est 
scrutée  avec  profondeur  et  une  sorte  d'anxiété  d'esprit , 
Augustin  incline  un  peu  vers  l'opinion  de  saint  Jérôme, 
qui  pensait  que  Dieu  crée  journellement  des  âmes  à  mesure 
que  des  enfants  reçoivent  la  vie  ;  il  ne  s'attache  pas  défini- 
tivement à  cette  opinion ,  parce  qu'il  y  trouve  une  grande 
difficulté  au  sujet  du  péché  originel  ;  si  notre  âme  n'est  pas 


76  SAINT  AUGUSTIN. 

engendrée  par  celle  d'Adam,  si  c'est  une  autre  àme,  où 
peut -on  dire  qu'elle  a  péché,  et  comment  se  trouve-t-elle 
entachée  de  la  faute  originelle?  On  faisait  une  autre  objec- 
tion à  l'opinion  de  saint  Jérôme  :  pouvons-nous  croire  que 
Dieu  crée  des  âmes  pour  des  hommes  dont  il  sait  la  \ie  si 
courte  ? 

Augustin  répond  à  ceci  d'une  manière  magnifique.  Nous 
pouvons,  dit -il,  abandonner  ce  secret  à  la  conduite  de 
Celui  qui  a  donné  un  cours  si  beau  et  si  réglé  à  toutes  les 
choses  passagères ,  parmi  lesquelles  figurent  la  naissance  et 
la  mort  des  animaux  :  si  nous  pouvions  comprendre  un 
tel  ordre,  nous  en  goûterions  une  délectation  ineffable.  Ce 
n'est  pas  en  vain  que  le  prophète  a  dit  de  Dieu  :  //  conduit 
les  siècles  avec  harmonie.  C'est  pour  faire  sentir  aux  créa- 
tures mortelles  quelque  chose  de  cet  ordre  ravissant,  que 
Dieu  leur  a  donné  la  musique.  Si  le  compositeur  habile 
sait  la  durée  qu'il  faut  accorder  à  chaque  son  pour  que  la 
succession  des  notes  produise  un  bel  ensemble,  à  plus  forte 
raison  Dieu ,  dont  la  sagesse  est  supérieure  à  tous  les  arts , 
a  marqué  pour  la  naissance  et  la  mort  des  êtres  des  espaces 
de  temps  qui  sont  comme  les  syllabes  et  les  mots  de  cet 
admirable  cantique  des  choses  passagères  ;  il  leur  a  donné 
plus  ou  moins  de  durée,  selon  la  modulation  qu'il  a  conçue 
d'avance  dans  sa  prescience  éternelle.  La  chute  de  la  feuille 
d'un  arbre  et  la  chute  d'un  cheveu  de  notre  tête  appar- 
tiennent à  cet  ordre  merveilleux  ;  combien  plus  doivent  y 
appartenir  la  naissance  et  la  mort  de  Ihomme ,  à  qui  Dieu 
accorde  des  jours  plus  ou  moins  nombreux,  selon  ce 
qu'exige  l'harmonie  de  l'univers  ! 

A  la  fin  de  sa  lettre,  Augustin,  parlant  à  Jérôme  de  son 
ignorance  de  l'origine  de  l'àme ,  lui  dit  :  «  Il  y  a  beaucoup 
«  d'autres  choses  que  je  ne  sais  point  ;  il  y  en  atant,  que  je 
«  ne  puis  ni  les  mentionner  ni  les  compter.  » 


CHAPITRE    XXXIV.  77 

Augustin  remit  à  Orose  pour  saiut  Jérôme,  en  même 
temps  que  sa  lettre  sur  l'Origine  de  l'Ame ,  une  lettre  sur 
ce  passage  de  saint  Jacques  :  «  Celui  qui  ayant  gardé  toute 
«  la  loi ,  vient  à  la  violer  sur  un  seul  point ,  est  coupable 
«  comme  s'il  l'avait  violée  en  tout'.  »  Au  milieu  d'une 
foule  d'aperçus  philosophiques  et  religieux ,  le  grand 
évèque  exprime  par  une  belle  comparaison  le  vrai  caractère 
du  progrès  de  l'homme  dans  la  science  des  choses  d'eu 
haut  ;  cette  comparaison  rectifie  une  erreur  des  stoïciens 
refusant  de  croire  à  toute  sagesse  qui  n'est  pas  montée  à 
l'état  de  perfection.  Selon  eux,  l'ignorance  et  les  vices  sont 
comme  une  eau  profonde,  et  la  sagesse  est  comme  l'air 
(|u'on  respire  par- dessus:  tant  qu'on  n'est  pas  sorti  de 
l'eau,  on  n'est  pas  sauvé.  Telle  n'est  point  la  marche  de 
l'homme  dans  l'étude  de  la  sagesse.  Augustin  nous  apprend 
qu'on  ne  passe  pas  du  vice  à  la  vertu  comme  on  s'élève  tout 
à  coup  du  fond  de  l'eau  à  la  libre  et  pure  région  de  l'air  ; 
ce  passage  est  lent  et  gradué,  pareil  à  celui  d'un  homme  qui 
va  des  ténèbres  à  la  lumière  ;  à  mesure  qu'il  sort  des  pro- 
fondeurs de  la  caverne ,  l'ombre  devient  moins  épaisse ,  et 
chaque  pas  qui  le  rapproche  de  l'entrée  le  rapproche  de 
la  lumière  :  dans  cette  marche,  l'homme  garde  à  la  fois 
quelque  chose  de  lumineux  et  d'obscur,  qui  participe  du 
point  vers  lequel  il  se  dirige,  et  du  lieu  d'où  il  sort.  La 
manière  d'Augustin  rappelle  entièrement  ici  la  manière  de 
Platon  ;  plus  d'une  fois  le  génie  africain  se  fait  grec  par  la 
poésie  de  l'expression. 

Ainsi  la  correspondance  de  l'évéque  d'Hippone  nous 
initie  aux  mouvements  de  son  àme ,  aux  pulsations  de  sa 
pensée,  aux  intimes  variétés  de  cette  grande  vie  qui  se  li- 
vrait aux  besoins  religieux  de  tout  un  siècle. 

1  il,  10. 


SAINT  AUGUSTIN. 


CHAPITRK    XXXV 


Du  livre  de  la  Nature  et  de  la  Grâce.—  Du  livre  de  la  Perfection  de  la  jus- 
tice de  l'homme.—  Lettre  à  Maxime  de  Téuès.  —  Les  douze  livres  sur  le 
sens  littéral  de  la  Genèse  i. —  Explication  des  Psaumes. 

415-416 


Il  y  a  presque  toujours  dans  la  vie  d'un  homme  des  faits 
personnels  qui  déterminent  ses  opinions  en  ce  qu'elles  ont 
de  plus  arrêté.  Depuis  Fâge  de  raison  jusqu'à  trente  ans, 
Augustin,  réduit  à  ses  propres  forces,  aux  seules  ressources 
de  son  esprit,  roule  d'impuissance  en  impuissance,  d'er- 
reur en  erreur;  en  cheminant  avec  les  lumières  purement 
humaines ,  il  fait  tout  le  tour  des  aberrations  philosophi- 
ques, et  ne  découvre  rien  qui  le  tire  du  vide  immense  dans 
lequel  il  s'agite.  Ce  n'est  que  par  un  visible  secours  divin 
({u'enfin  il  arrive  à  la  possession  de  la  vérité.  De  ce  long  et 
inutile  travail,  de  ces  recherches  opiniâtres  et  vaines,  le 
fils  de  Monique  conclut  que  l'homme  tout  seul  ne  peut 
rien  pour  s'élever  aux  choses  éternelles.  Ce  sentiment, 
conforme  à  la  révélation  chrétienne,  se  produisit  énergi- 
quementdans  le  livre  des  Confessions,  bien  avant  l'appari- 
tion du  pélagianisme ;  et  lorsque  Pelage,  Celestius  et  leurs 
adhérents  voulurent  ne  voir  dans  la  grâce  que  la  connais- 
sance du  bien  et  la  faculté  de  choisir,  Augustin  s'arma 
contre  eux  de  toute  la  puissance  d'une  profonde  conviction 
personnelle,  évidemment  appuyée  d'ailleurs  sur  l'autorité 
des  Livres  saints. 

Deux  jeunes  hommes ,  nobles  et  lettrés ,  Timase  et 
Jacques,  avaient  été  disciples  de  Pelage  et  s'étaient  sépa- 
rés du  monde;  mais  ils  avaient  sucé  l'hérésie  en  même 

i  De  Genesiadlitteram. 


CHAPITRE  XXXV.  79 

temps  que  Fainour  des  vertus  chrétiennes ,  et  s'étaient  dé- 
clarés les  ennemis  de  la  ^rAce.  Augustin  les  tira  de  l'erreur. 
Timase  et  Jacques  communiquèrent  à  l'évèque  d'Hippone 
un  ouvrage  de  Pelage  en  forme  de  dialogue,  où  la  grâce 
était  immolée  au  profit  de  la  nature  ;  ils  lui  demandèrent 
instamment  de  le  réfuter.  Augustin  ne  se  détournait  qu'a- 
vec peine  de  ses  œuvres  commencées  ;  mais  cette  fois  il 
quitta  tout ,  et  avec  empressement ,  pour  combattre  direc- 
tement l'homme  dont  l'enseignement  antichrétien  égarait 
les  consciences.  11  s'abstint  pourtant  de  nommer  Pelage , 
dans  un  intérêt  de  charité ,  et  afin  de  ne  compromettre  par 
aucune  irritation  son  retour  à  la  vérité  catholique.  Dans 
notre  analyse  du  livre  de  la  Nature  et  de  la  Grâce ,  comme 
dans  l'analyse  de  tous  les  ouvrages  qui  suivront  sur  la 
question  pélagienne,  nous  aurons  toujours  soin  de  nous 
défendre  des  répétitions  :  Augustin  était  souvent  forcé  de 
levenir  sur  les  mêmes  raisonnements  et  les  mêmes  vérités  ; 
mais  nous  n'avons  pas  la  même  nécessité  vis-à-vis  de  notre 
lecteur. 

La  raison  de  la  foi  chrétienne ,  c'est  de  comprendre 
que  la  justice  de  Dieu  ne  consiste  pas  dans  les  comman- 
dements de  la  loi ,  mais  dans  le  secours  de  la  grâce  de 
Jésus -Christ.  Si  on  pouvait  vivre  avec  une  parfaite  jus- 
tice sans  la  foi  en  Jésus -Christ,  cette  foi  ne  serait  point 
nécessaire  au  salut,  et  dès  lors  on  pourrait  se  demander 
pourquoi  Jésus- Christ  est  mort.  La  mort  du  Sauveur  se- 
rait vaine  si  elle  n'avait  pour  but  la  justification  et  la  dé- 
livrance de  la  nature  humaine.  La  nature  de  l'homme  fut 
créée  saine  et  pure;  depuis  la  rébellion  primitive  elle  a 
besoin  d'un  médecin.  Le  secours  de  Jésus- Christ,  sans 
lequel  il  n'est  pas  de  salut ,  n'est  pas  le  prix  du  mérite  ; 
mais  on  le  reçoit  gratuitement ,  et  voilà  pourquoi  on  l'ap- 
pelle grâce.  Tous  ayant  péché ,  la  masse  du  genre  humain 


80  SAINT  AUGUSTIN. 

aurait  pu  être  condamnée  sans  injustice  de  la  part  de 
Dieu  ;  l'Apôtre  nomme  avec  raison  les  élus  des  vases  de 
miséricorde ,  et  non  pas  des  vases  de  mérite.  Tels  sont  les 
principes  que  Févéque  d'Hippone  proclame  dans  les  der- 
niers chapitres  du  livre  de  la  Nature  et  de  la  Grâce. 

Pelage  ne  se  bornait  point  à  soutenir  que  l'homme  pour- 
rait être  sans  péché  ;  mais  il  soutenait  encore  que  l'homme 
ne  saurait  être  coupahle,  à  moins  qu'il  ne  fût  en  son  pouvoir 
de  se  maintenir  exempt  de  faute  '.  Augustin  répond  par 
l'exemple  des  petits  enfants  auxquels  est  fermée  la  porte 
du  royaume  des  cieux ,  lorsqu'ils  n'ont  pas  eu  le  bonheur 
de  recevoir  le  baptême  ;  il  ne  dépendait  pas  d'eux  pourtant 
d'être  purifiés  ou  de  ne  l'être  pas  dans  l'eau  régénératrice. 
Une  équivoque  de  Pelage  avait  fait  d'abord  espérer  à 
Augustin  que  le  novateur  admettait  la  grâce  comme  con- 
dition indispensable  de  la  justification.  Mais  plus  tard 
l'évêque  reconnut  que  la  grâce  de  l^élage  n'était  que  le 
libre  arbitre  et  la  connaissance  de  la  loi.  Pelage  invitait 
à  demander  pardon  à  Dieu  des  péchés  commis ,  et  se  tai- 
sait sur  la  nécessité  de  prier  pour  éviter  les  fautes  à  l'a- 
venir. Augustin  lui  cite  ces  paroles  de  l'Oraison  domini- 
cale :  Ne  nous  induisez  point  en  tentation.  Les  péchés , 
disait  Pelage,  ne  sont  pas  des  substances,  et  ne  peuvent 
pas  vicier. 

«  0  frère  !  s'écrie  Augustin  ,  il  est  l)on  de  vous  souvenir 
«  que  vous  êtes  chrétien  !  Peut-être  sufiirait-il  de  croire 
«  ces  choses;  mais  cependant,  comme  vous  voulez  dispu- 
«  ter,  il  ne  serait  pas  mauvais ,  mais  il  serait  utile  d'avoir 
«  précédemment  la  foi.  Ne  pensons  pas  que  le  péché  ne 
«  puisse  pas  vicier  la  nature  humaine  ;  mais  sachant  par 
«  les  divines  Ecritures  que  notre  nature  est  corrompue , 

1  Nam  si  idcirco  taies  t'uevuiil,  quia  aliud  esse  non  potuerunt,  culpa  ca- 
rem. 


CHAPITRE  XXXV.  81 

((  cherchons  plutôt  comment  cela  s'est  fait.  Nous  avons 
«  appris  déjà  que  le  péché  n'est  pas  une  substance;  mais 
«  ne  pas  manger,  ce  n'est  pas  non  plus  une  substance,  et 
«  cependant  le  corps,  s'il  est  privé  de  nourriture ,  languit, 
«  s'épuise,  se  brise  tellement  que  la  durée  d'un  tel  état  lui 
«  permettrait  à  peine  de  revenir  à  cette  nourriture  dont  la 
<(  privation  l'a  vicié.  C'est  ainsi  que  le  péché  n'est  pas  une 
«  substance;  mais  Dieu  est  une  substance  et  une  substance 
«  souveraine ,  et  la  seule  nourriture  vraie  de  la  créature 
«  raisonnable  ;  eu  se  retirant  de  lui  par  la  désobéissance , 
«  et  refusant  par  faiblesse  de  puiser  et  de  se  réjouir  où  il 
«  devait ,  entendez  le  prophète  s'écrier  :  Mon  cœur  a  été 
«  frappé  et  s'est  desséché  comme  la  paille,  parce  que  j'ai  ou- 
(I  blié  de  manger  mon  pain  '.  » 

La  mort ,  disait  Pelage ,  n'est  pas  une  peine  du  péché , 
puisque  Jésus -Christ  est  mort.  Augustin  répond  que  la 
mort,  comme  la  naissance  du  Sauveur,  n'a  pas  été  une  con- 
dition de  sa  nature ,  mais  une  puissance  de  sa  miséricorde  ; 
sa  mort  a  été  le  prix  de  la  rédemption  des  hommes.  L'évéque 
d'Hippone  montre  tour  à  tour  que  quelque  chose  de  bon 
peut  sortir  du  mal ,  que  l'orgueil  de  l'homme  l'empêche  de 
comprendre  un  certain  ordre  de  vérités  et  qu'il  serait  plus 
utile  de  prier  pour  les  hérétiques  que  de  disputer  avec  eux. 
Il  n'est  pas  vrai  de  dire  que  le  péché  a  été  nécessaire  pour 
qu'il  devint  une  cause  de  miséricorde  :  plût  à  Dieu  que  le 
mal  ne  fût  point  entré  dans  le  monde  et  que  nous  n'eus- 
sions pas  eu  besoin  de  la  miséricorde  d'en  haut  !  Dieu  est 
le  médecin  suprême  de  nos  infirmités;  mais,  pour  nous 
guérir,  il  ne  prend  conseil  que  de  sa  sagesse.  Dieu  nous 
laisse  quelquefois  :  c'est  pour  que  la  chute  qui  suit  cet 
abandon    nous  apprenne  à  réprimer  notre  orgueil   et  à 

1  Cha[i.  XX. 


82  SAINT  AUGUSTIN. 

mettre  en  Dieu  seul  notre  confiance.  L'orgueil  est  le  com- 
mencement de  tout  péché  :  «  Vous  serez  comme  des  dieux,  » 
dit  à  nos  pères  l'antique  serpent. 

«  De  quelle  manière,  disait  Pelage,  les  saints  ont -ils 
«  quitté  la  vie?  est-ce  avec  péché  ou  sans  péché?  »  Cette 
question  cachait  un  piège  :  si  on  répond  :  Avec  péché,  la 
damnation  frappe  les  saints  ;  si  on  répond  :  Sans  péché , 
Pelage  conclura  que  l'homme  peut  être  exempt  de  fautes, 
au  moins  aux  approches  de  la  mort.  Tout  pénétrant  qu'il 
est,  dit  Augustin  ,  il  n'a  point  réfléchi  que  ce  n'est  point  en 
vain  que  les  justes  eux-mêmes  répètent  dans  leur  oraison  : 
Pardonnez-  nous  nos  offenses  comme  nous  pardonnons  à  ceux 
qui  nous  ont  offensés.  Le  Seigneur  Jésus-Christ ,  après  avoir 
enseigné  à  ses  disciples  son  oraison ,  avait  ajouté  :  «  Si 
«  vous  pardonnez  aux  hommes  leurs  offenses ,  votre  Père 
«  vous  pardonnera  aussi  vos  péchés.  »  Grâce  à  ce  spirituel 
encens  de  la  prière  que  nous  hrùlons  chaque  jour  sur  l'au- 
tel de  notre  cœur  élevé  vers  Dieu ,  s'il  n'est  point  en  notre 
pouvoir  de  vivre  sans  péchés ,  il  nous  est  au  moins  permis 
de  mourir  sans  péché  :  le  pardon  divin  vient  couvrir  les 
petites  fautes  d'ignorance  ou  de  faiblesse.  Pelage  reproduit 
la  liste  des  justes  de  l'Écriture  qu'il  suppose  avoir  vécu  sans 
péché.  Augustin  proclame  qu'un  seul  de  ces  personnages  a 
passé  des  jours  exempts  de  toute  souillure  :  c'est  Marie, 
Mère  du  Kédempleur.  Les  autres  saints  personnages  de 
l'Écriture ,  si  on  les  interrogeait ,  répondraient  d'une  voix 
par  ces  paroles  de  saint  Jean  :  «  Si  nous  disons  que  nous 
((  n'avons  point  de  péché  ,  nous  nous  trompons  nous- 
(»  mêmes,  et  la  vérité  n'est  point  en  nous  '.  »  Pelage  pré- 
tend que  si  Abel  avait  péché ,  l'Écriture  eût  rapporté  ses 
fautes  comme  elle  a  rapporté  celles  d'Adam,  d'Eve  et  de 

1  Saint  Jean,  l,  i,  8. 


CHAPITRE  XXXV.  83 

Caïn.  Augustin  fait  observer  que  les  Livres  sacrés  ne  pou- 
vaient pas  raconter  la  multitude  de  fautes  légères  qu'un 
homme  peut  commettre  daus  sa  vie.  En  revenant  à  la  ques- 
tion de  savoir  si  ou  peut  se  maintenir  pur,  Augustin  re- 
marque qu'il  ne  s'agit  pas  maintenant  de  notre  nature  telle 
qu'elle  a  été  primitivement  formée,  mais  de  la  nature  cor- 
rompue; il  s'agit  de  l'homme  que  les  voleurs  ont  laissé  à 
demi  mort  sur  le  chemin,  couvert  de  blessures  ,  et  qui  ne 
saurait  remonter  au  sommet  de  la  justice  d'où  il  est  tombé  : 
on  lui  panse  encore  les  plaies,  quoiqu'il  soit  déjà  dans  riiô- 
tellerie  '.  Pelage  s'armait  de  quelques  passages  de  Lactance, 
de  saint  Hilaire,  de  saint  Ambroise,  de  saint  Chr^sostome, 
de  saint  Jérôme  et  d'Augustin  lui-même;  l'évéque  d'Hip- 
pone  explique  ces  divers  passages  et  leur  restitue  leur 
signitication  catholique. 

Nous  ne  connaissons  l'ouvrage  de  Pelage  que  par  les 
citations  qu'en  fait  Augustin  dans  le  livre  de  la  Nature  et 
de  la  Grâce.  Obligé  de  soutenir  sa  doctrine  par  le  témoi- 
gnage de  l'Écriture  et  des  Pères,  Pelage  multiplie  les 
ambiguïtés  et  les  subtilités  ;  son  rationalisme,  emprisonné 
dans  le  cercle  des  livres  inspirés,  ne  se  maintient  qu'à  la 
faveur  de  la  nuit  de  certains  passages  ;  il  ne  vit  qu'à  l'aide 
des  violences  qu'il  fait  subir  aux  mots.  On  sent  que  la  vé- 
rité des  Livres  saints  et  de  la  tradition  enveloppe  Pelage  de 
replis  et  de  nœuds  auxquels  il  s'efforce  en  vain  de  s'arra- 
cher; il  y  demeure  enlacé  et  tombe  d'épuisement  sous 
l'étreinte  de  la  vérité  victorieuse.  Augustin  chasse  avec  sa 
lumière  toutes  les  ombres  où  se  cantonne  l'hérésiarque 
breton;  il  remet  au  service  de  la  foi  toutes  les  paroles 
dont  le  novateur  abuse,  enlève  à  Pelage  les  armes  que 
celui-ci  avait  dérobées  à  l'arsenal  des  Écritures,   et  le 

1  Chap.  XLi,  50. 


84  SAINT  AUGUSTIN. 

jette,  solitaire  et  nu ,  au  pied  du  dogme  catholique  triom- 
phant ! 

Timase  et  Jacques  reçurent  avec  une  vive  joie  le  livre 
composé  à  leur  prière  ;  plus  forts  et  plus  consolés  après 
cette  lecture ,  ils  disaient  avec  le  Psalmiste  :  «  Dieu  a 
«  envoyé  sa  parole  et  les  a  guéris  '.  »  Ils  admirèrent  com- 
ment Augustin  avait  relevé  jusqu'aux  moindres  détails  de 
Fouvrage  de  Pelage.  Mais  ils  éprouvèrent  le  regret  que  ce 
livre  excellent  leur  fût  parvenu  trop  tard  pour  être  mis 
entre  les  mains  des  hommes  qui  en  auraient  eu  le  plus  de 
besoin  :  ces  hommes ,  au  nombre  desquels  se  trouvait  peut- 
être  Pelage, étaient  partis;  mais  les  deux  jeunes  catholiques 
espèrent  que  Dieu,  qui  veut  éclairer  et  sauver  toutes  les 
créatures  formées  à  son  image ,  fera  parvenir  aux  esprits 
égarés  ce  bienfait  de  sa  grâce.  Timase  et  Jacques  étaient 
déjà  sortis  de  l'erreur  parla  parole  delévéque  d'Hippone; 
ils  se  félicitent  qu'une  explication  plus  étendue  les  ait  mis 
dans  le  cas  d'instruire  les  autres. 

Le  livre  ou  la  lettre  sur  la  Perfeclioti  de  la  justice  de 
l'homme  appartient,  comme  le  livre  de  la  Nature  et  de  la 
Grâce,  à  l'année  4-15.  Augustin  n'ayant  point  parlé  de  ce 
travail  dans  la  Revue  de  ses  ouvrages ,  il  a  fallu  le  témoi- 
gnage positif  de  Possidius  et  aussi  les  témoignages  de  saint 
Viilgence  et  de  saint  Prosper  pour  l'attribuer  à  l'évéque 
d'Hippone.  L'auteur  du  livre  de  la  Perfection  de  la  justice 
de  l'homme  ne  repousse  pas  absolument  l'opinion  de  ceux 
qui  prétendaient  qu'un  chrétien  i)ouvait,  avec  hi  grâce  de 
Dieu,  se  deléndre  de  toute  souillure  en  ce  monde;  cette 
opinion  fut  condamnée  parle  concile  de  Cartbage  en  4 18, 
ce  qui  assigne  au  livre  dont  il  s'agit  une  date  antérieure  à 
la  date  du  concile.  Possidius  le  i)lace  vers  la  fin  de  l'an- 

i  Vs.  cvij  20. 


CHAIMTKK  XWV.  85 

née  415,  entre  le  livre  de  la  Nature  et  de  la  Grâce  et  le  livre 
des  Actes  de  Pelage.  Ce  travail,  adresse  aux  évèques  Eu- 
trope  et  Paul ,  est  uue  réponse  à  uu  écrit  de  Celestius , 
apporté  de  Sicile,  et  qui  avait  pour  titre  :  Définition  quon 
dit  être  de  Celestius.  C'est  peut-être  au  sujet  de  cet  écrit  que 
saint  Jérôme  montrait  Celestius  se  promenant,  non  point 
sur  les  épines  des  syllogismes ,  mais  sur  les  épines  des  solé- 
cismes.  L'ouvrage  d'Augustin  est  une  réponse  à  une  série 
de  questions  ou  de  raisonnements  posés  par  le  novateur. 
>ous  reproduirons  ce  qui  a  trait  aux  questions  les  plus 
importantes. 

«  Le  péché  nous  est-il  naturel  ou  accidentel? 

Le  péché  n'est  pas  naturel ,  mais  provient  d'une  nature 
corrompue. 

—  Le  péché  est-il  un  acte  ou  une  chose? 

Le  péché  est  un  acte  comme  la  claudication  est  un 
acte.  L'homme  boitera  tant  que  son  pied  ne  sera  pas  guéri  ; 
de  même  il  y  aura  péché  tant  que  Ihomme  intérieur  n'ar- 
rivera point  à  la  guérison. 

—  L'homme  doit- il  être  sans  pèche *^  Sans  doute  il  le 
doit.  S'il  le  doit ,  il  le  peut.  S'il  ne  le  peut  pas  ,  il  ne  le  doit 
pas.  » 

La  comparaison  du  boiteux  va  nous  aider  à  répondre. 
Quand  nous  voyons  un  boiteux  qui  peut  être  guéri ,  nous 
disons  avec  raison  :  Cet  homme  ne  doit  pas  boiter  ;  et  s'il 
le  doit ,  il  le  peut.  Cependant  il  ne  saurait  se  guérir  au  gré 
de  sa  prompte  volonté  ;  il  faut  que  les  soins  de  la  médecine 
viennent  à  son  secours.  Jésus- Christ  est  descendu  pour 
venir  en  aide  aux  malades  de  la  terre. 

«  Comment  l'homme  pèche-t-il?  est-ce  par  la  nécessité 
de  la  nature  ou  par  son  libre  arbitre?  Si  c'est  par  nécessité 
de  nature,  l'homme  n'est  pas  coupable;  si  c'est  par  libre 
arbi.tre,  c'est  de  Dieu  qu'il  l'a  reçu,  et  que  devient  alors  la 


86  SAINT  AUGUSTIN. 

bonté  d'un  Dieu  qui  incline  l'homme  plus  facilement  au 
mal  qu'au  bien  ?  » 

L'homme  pèche  par  son  libre  arbitre.  Mais  une  corrup- 
tion pénale  a  changé  la  liberté  humaine  en  une  sorte  de 
nécessité  qui  fait  pousser  vers  Dieu  ce  cri  :  Tirez- moi  de 
mes  nécessilés  \  Placés  sous  leur  empire,  ou  bien  nous  ne 
pouvons  pas  comprendre  ce  que  nous  voulons,  ou  bien 
nous  ne  pouvons  pas  accomplir  ce  que  nous  avons  compris. 
Le  Libérateur  a  promis  la  liberté  aux  crovants.  «  Vous  se- 
rt rez  libres,  a-t-il  dit,  quand  le  Fils  vous  aura  délivrés.  » 
Vaincue  par  le  vice  dans  lequel  elle  est  tombée  volontaire- 
ment, la  nature  a  perdu  de  sa  liberté.  Voilà  pourquoi  l'Écri- 
ture a  dit  :  On  est  V esclave  de  celui  par  qui  on  a  été  vaincu. 
De  même  que  ce  sont  les  malades,  et  non  pas  les  gens  bien 
portants,  qui  ont  besoin  du  médecin;  de  même  ce  sont 
les  esclaves,  et  non  pas  les  hommes  libres,  qui  ont  be- 
soin d'un  libérateur.  La  santé  de  l'àme,  c'est  sa  vraie 
liberté. 

Nous  bornerons  ici  cette  analyse.  Les  solutions  données 
aux  autres  questions  de  Celestius  se  retrouvent  dans  les 
précédentes  parties  de  notre  travail.  L'éternelle  objection 
c'est  l'inutilité  de  la  volonté  humaine  dans  un  ordre  moral 
où  tout  est  subordonné  à  la  volonté  de  Dieu  seul;  Au- 
gustin répond  toujours  que  la  volonté  humaine  est  faible 
et  malade  depuis  la  chute ,  mais  qu'elle  n'est  point  vaine  et 
({u'elle  peut  encore  remonter  à  la  justice  avec  le  secours 
divin. 

Tous  les  traits  qui  révèlent  les  usages  de  ces  temps  re- 
culés doivent  entrer  dans  notre  œuvre.  Augustin  avait  écrit 
en  son  nom  et  au  nom  d'Alv  pe  à  Maxime,  médecin  deXenès 
(l'ancienne  Cartenna)  pour  le  féliciter  d'être  sorti  de  l'a- 

1  De  necessitatibus  meis  educ  me.  Ps.  sxiv,  17. 


CHAlMTHb:  X.XXV.  87 

rianisme  et  l'inviter  à  ramener  à  la  foi  chrétienne  ceux  de 
sa  maison  dont  l'eloijinement  de  l'Église  était  son  ouvrage. 
Peu  de  temps  après ,  un  billet  de  l'évèque  d'Hippone  à  Pé- 
régrin,  évéque  de  Ténès,  le  priait  d'avertir  Maxime  au 
sujet  de  la  forme  de  la  lettre  qu'il  lui  avait  adressée  :  les 
tablettes  ou  le  parchemin  était  écrit  des  deux  côtés.  Au- 
gustin veut  faire  prévenir  Maxime  qu'il  est  dans  la  coutume 
d'écrire  ainsi  aux  évêques  et  même  aux  laïques  avec  qui  il 
entretient  des  relations  familières;  il  ajoute  que  de  cette 
manière  les  lettres  sont  plus  tôt  faites  et  d'une  plus  facile 
lecture.  On  n'écrivait  que  sur  un  seul  côté  du  parchemin 
les  lettres  de  cérémonie. 

>^)us  avons  vu  que  l'impatiente  admiration  des  hommes 
laissait  à  peine  à  Augustin  le  temps  d'achever  j-es  ouvrages. 
Mais  il  en  est  un  que  le  grand  docteur  put  défendre  pen- 
dant quatorze  ans  contre  les  instances  de  ses  amis,  c'est 
l'ouvrage  sur  le  sens  liilèral  de  la  Genèse,  composé  de 
douze  livres ,  terminé  dès  l'année  iOl ,  et  qui  ne  fut  publié 
qu'en  415.  Comme  la  matière  était  semée  de  difficultés, 
Augustin  saisissait  chaque  instant  de  loisir  pour  corriger 
son  œuvre.  Dans  sa  Revue  ',  l'évèque  d'Hippone  met  cet 
ouvrage  beaucoup  au-dessus  du  livre  imparfait  5i(r  la  Genèse, 
qu'il  composa  lorsi|u'il  était  simple  prêtre  ;  mais  il  confesse 
qu'en  beaucoup  d'endroits  il  cherche  plutôt  la  vérité  qu'il 
ne  la  trouve ,  et  que  ce  travail  renferme  plus  d'hésitations 
que  de  certitudes.  Son  but  était  de  faire  voir  que  la  lettre 
même  de  la  Genèse  n'offre  rien  qui  ne  puisse  être  vrai.  Les 
douze  livres  contiennent  seulement  l'explication  des  trois 
premiers  chapitres  de  la  Genèse  ;  chaque  mot  de  cette  mer- 
veilleuse histoire  de  la  création  appelait  de  longs  discours. 
Le  pénétrant  commentateur  s'est  arrêté  au  verset  23  du 

'l.iv    1,  chap.  xviii. 


88  SAINT  AUGUSTIN. 

troisième  chapitre ,  qui  nous  montre  le  premier  homme 
chassé  du  paradis.  Le  douzième  et  dernier  traite  du  paradis 
pu  du  troisième  ciel  de  saint  Paul,  des  visions  et  des  pres- 
sentiments prophétiques. 

De  magnifiques  éclairs  de  génie  brillent  dans  le  com- 
mentaire d'Augustin  sur  la  création.    Bossuet,   dans  les 
premières  pages  du  Discours  sur  l Histoire  universelle,  s'est 
inspiré  des  passages  où  révéque  d'Hippone  nous  montre 
la  Trinité  éternelle  créant  l'univers  et  l'homme.  Augustin  , 
dans  sa  justification  du  récit  de  Moïse  ,  a  deviné  des  points 
dont  la  science  moderne  a  reconnu  l'exactitude.  Le  grand 
docteur  établit  que  c'est  l'opération  de  Dieu  qui  donne  à 
chaque  créature  son  mouvement  et  lui  conserve  l'existence  : 
il  n'en  est  pas  du  monde  comme  d'un  édifice  qui  subsiste 
quoique  la  main  de  l'architecte  n'y  apparaisse  plus  ;  si  Dieu 
cessait  de  gouverner  le  monde ,  le  monde  cesserait  d'exis- 
ter '.  Augustin  inclinait  à  penser  que  les  jours  de  la  créa- 
tion n'étaient  pas  des  jours  comme  les  nôtres;  il  croyait 
que  Dieu  a  tout  créé  à  la  fois.  Milton  aurait  pu  apprendre 
à  connaître  les  anges  en  lisant  le  cinquième  livre  sur  la 
Genèse;  l'évèque  d'Hippone  marque  leur  création  au  pre- 
mier jour,  qui  fut  le  jour  de  la  création  de  la  lumière.  Son 
opinion  sur  le  paradis  terrestre ,  c'est  qu'il  a  réellement 
existé  ;  il  permet  qu'on  lui  donne  un  sens  spirituel  ;  mais  il 
condamne  l'opinion  qui  n'y  verrait  qu'une  pure  allégorie". 
Augustin  n'adopte  aucun  sentiment  sur  le  lieu  où  a  pu  être 
situé  le  paradis  terrestre ,  et  ne  juge  pas  les  hommes  ca- 
pables de  résoudre  cette  question.  Le  dixième  livre  roule 
tout  entier  sur  l'origine  de  l'àmc.  Dans  sa  lettre  à  saint 
.lérôme,  Augustiu  paraissait  se  rapprocher  de  l'opinion  qui 
admettait  une  création  journalière  des  âmes  à  mesure  que 

1  Liv.  IV. 

2  Liv.  VIII. 


CHAIMTHE  XXXV.  89 

des  enfants  reçoivent  la  vie  ;  dans  le  dixième  livre  sur  la 
Genèse,  il  semble  pencher  vers  l'opinion  qui  fait  naître  une 
àme  dune  autre  àme.  Cette  question ,  qui  occupait  vive- 
ment alors  l'Afrique  et  lOrient,  est  creusée  à  fond.  Toute- 
fois Auiiustin  ne  se  prononce  pas.  Ce  beau  génie,  que  pas- 
sionnait si  prodigieusement  l'amour  de  la  vérité  ,  n'est 
jamais  plus  admirable  que  dans  l'aveu  de  son  ignorance. 

Dans  le  onzième  livre ,  le  grand  évêque  demande  pour- 
quoi Dieu  a  permis  la  tentation  d'Adam ,  et  répond  que 
l'homme  eût  été  moins  digne  de  louange  si  sa  fidélité  n'eût 
pas  été  mise  à  l'épreuve.  Il  croit  que  le  diable,  tombé  par 
l'orgueil,  était  un  ange  inférieur  aux  bons  anges.  La  sou- 
mission de  la  femme  à  l'égard  de  son  mari  lui  parait  une 
expiation  de  sa  faute. 

.  Que  d'idées  et  d'observations  ,  que  de  choses  dans  ces 
douze  livres!  Mais  nous  craindrions  de  nous  aventurer  trop 
avant  sur  l'océan  théologique. 

Il  se  présente  ici  un  autre  travail  d'Augustin  qui  donne- 
rait matière  à  une  longue  appréciation,  si  notre  rôle  d'his- 
torien ne  nous  traçait  point  d'infranchissables  limites;  c'est 
le  beau  travail  sur  les  Psaumes ,  YExplicalion  '  des  can- 
tiques du  royal  prophète,  faite  presque  toujours  devant  le 
peuple  à  Hipponeou  à  Carthage,  remarquable  au  plus  haut 
degré ,  moins  par  la  forme  que  par  la  solidité  de  la  morale  . 
la  grandeur  des  pensées  et  la  variété  des  enseignements 
religieux. 

Augustin  s'élève  parfois  à  une  forte  éloquence.  Il  sem- 
blait parler  pour  notre  époque  lorsqu'il  faisait  entendre  ces 
mots-  :  (<  Maintenant  ils  voient  1  Église  et  disent:  \i\\e  va 
«  mourir,  et  bientôt  son  nom  sera  effacé  ;  il  n'y  aura  plus 
«  de  chrétiens ,  ils  ont  fait  leur  temps.  —  Or,  pendant  que 

'  Enarrationes  in  Psalmos.  Tome  IV  des  Œuvres  de  saint  Augustin. 
2  Sur  le  Ps.  Lxx ,  12. 


90  SAINT  AUGUSTIN. 

«  ces  hommes  disent  toutes  ces  choses,  je  les  vois  mourir 
«  chaque  jour,  et  l'Église  demeure  toujours  debout,  an- 
«  nonçant  la  puissance  de  Dieu  à  toutes  les  générations 
«  qui  se  succèdent.  »  Ailleurs  ',  il  commente  cette  parole 
du  prophète  sur  les  impies  :  Leurs  chefs,  leurs  juges  sont 
absorbés  par  la  pierre.  «  Or,  la  pierre  c'est  Jésus -Christ , 
ajoute  Augustin.  Aristote  était  un  grand  maître;  mais 
approchez-le  de  cette  pierre,  il  est  absorbé'  Autrefois  on 
disait  de  lui  :  Le  Maître  a  parlé,  et  aujourd'hui  on  dit  :  Le 
Christ  a  parlé,  et  Aristote  tremble  au  fond  de  son  tombeau. 
Pythagore  et  Platon  étaient  aussi  de  grands  philosophes  ; 
faites-les  avancer,  fipprochez  -  les  de  cette  pierre ,  comparez 
leur  autorité  à  celle  de  TÉvangile,  comparez  ces  hommes 
superbes  à  un  pauvre  crucitic.  Disons -leur  :  Vous  avez- 
écrit  vos  sentences  dans  les  cœurs  orgueilleux,  et  lui  (le 
Christ)  il  a  planté  sa  croix  sur  le  front  des  rois  ;  puis  il  est 
mort  et  il  est  ressuscité  ;  mais  vous  êtes  morts  vous  aussi , 
et  je  ne  veux  pas  chercher  comment  vous  ressusciterez.  Ils 
sont  donc  absorbés  par  cette  pierre ,  et  leur  science  ne  pa- 
raît de  quelque  valeur  que  si  on  évite  de  la  comparer  à 
l'Kvangile.  »  Dans  son  commentaire  du  psaume  cxlviii  , 
l'évéque  d'Hippone  nous  dit  que  les  créatures  sans  intelli- 
gence louent  Dieu,  parce  qu'elles  sont  bonnes  et  que,  de- 
meurant dans  l'ordre  établi ,  elles  contribuent  à  la  beauté 
de  l'univers;  il  ajoute  admirablement  que  Dieu  est  surtout 
glorifié  par  ces  sortes  de  créatures,  lorsque  des  êtres  intel- 
ligents les  contemplent. 

L'illustre  docteur,  selon  les  temps,  les  circonstances  et 
l'inspiration ,  commentait  en  présence  des  fidèles  tel  ou  tel 
psaume ,  et ,  plus  occupé  d'instruire  que  de  briller,  il  tirait 
de  chaque  parole  de  David  d'abondantes  et  utiles  leçons. 

I   Sur  le  l>s.  CXI,  19. 


CHAPITRE  XXXV.  91 

Il  recula  loniitcmps devant  le  psaume  cxviii,  tant  lui  avaient 
paru  profonds  les  mystères  renfermés  dans  ce  cantique!  Ce 
fut  le  dernier  qu'il  commenta;  l'explication  des  cent  cin- 
quante psaumes  s'achevait  ainsi  en  'i  16.  Possidius  observe 
que  les  commentaires  dictés  sont  les  plus  courts  ;  on  a  re- 
marqué aussi  que  ceux-là  offrent  le  moins  d'animation.  Le 
cœur  et  le  génie  d'Augustin  se  répandaient  mieux  devant  la 
multitude  qui  l'écoutait.  la  parole  de  l'évéque  embrasait 
alors  les  fidèles  comme  la  parole  du  Sauveur  embrasait  le 
cœur  de  ses  disciples  attentifs  à  l'explication  des  Écritures. 
Saint  Fulgence  conçut  le  dessein  de  quitter  le  monde  en 
lisant  le  commentaire  du  psaume  \xxvi,oùle  grand  docteur 
retrace  les  terreurs  du  jugement  dernier.  Le  travail  sur  les 
Psaumes  a  été  fait  d'après  la  version  des  Septante;  Augustin 
ne  possédait  pas  encore  la  version  de  saint  Jérôme;  l'étude 
du  texte  des  Septante,  la  comparaison  des  éditions  latines 
et  des  diverses  leçons  précédaient  ses  propres  commen- 
taires ;  le  docteur  s'attache  d'ordinaire  au  sens  allégorique 
et  spirituel.  Oserait  -on  lui  reprocher  de  n'être  pas  tou- 
jours conforme  au  sens  du  texte  hébreu  tel  que  l'a  repro- 
duit saint  Jérôme?  Quelques  inexactitudes  pour  le  sens 
littéral  sont  d'un  poids  bien  léger  à  côté  de  ces  trésors  de 
pensées  et  de  préceptes  de  morale  répandus  à  pleines 
mains.  L'obscurité  des  Ecritures,  au  lieu  d'enchaîner  la 
marche  d'Augustin,  l'aide  en  quelque  sorte  à  multiplier  les 
richesses  de  ses  enseignements  salutaires. 

Cassiodore,  dans  le  prologue  de  ses  commentaires  sur  les 
Psaumes,  avoue  qu'il  a  eu  souvent  recours  au  grand  évèque 
d'Hippone  au  milieu  des  incertitudes  de  son  travail ,  et 
qu'il  a  tiré  des  ruisseaux  de  cette  mer.  11  applique  à  Au- 
gustin ce  qui  a  été  dit  d'Homère  sur  la  difficulté  de  lui 
arracher  quelque  chose  de  ses  pensées.  «  Augustin  ,  ajoute 
♦t  Cassiodore,  est  un  maître  illustre  dans  tous  les  genres, 


92  SAINT  AUGUSTIN. 

«  et ,  ce  qui  est  rare  dans  la  fécondité  ,  il  est  prudent  dans 
«  la  dispute.  Il  coule  comme  une  fontaine  d'eau  pure  que 
«  rien  ne  souille;  mais  s'avançant  toujours  daus  linte- 
«  iîrité  de  la  foi,  il  ne  laisse  aux  hérétiques  aucun  mo^en 
«  de  résistance  ;  on  le  trouve  tout  catholique,  tout  ortho- 
«  doxe  ;  et ,  resplendissant  du  plus  doux  éclat  dans  l'Église 
«  du  Seigneur,  il  se  montre  à  nous  environné  des  rayons 
«  mêmes  de  la  divine  lumière.  » 

Boccace  avait  envoyé  à  Pétrarque  V Explication  des 
Psaumes  par  Augustin;  Pétrarque,  ravi,  le  remerciait  de 
ce  présent  magnifigue  et  insigne  dans  une  lettre 'mémorable: 
«  Désormais ,  lui  dit -il ,  je  naviguerai  avec  plus  de  sûreté 
<(  sur  la  mer  de  David;  j'éviterai  les  écueils;  je  ne  serai 
«  épouvanté  ni  par  les  flots  des  expressions  ni  par  le  choc 
('  des  phrases  qui  se  brisent.  »  Le  divin  génie  d'Augustin 
sera  son  guide  et  son  appui  au  milieu  des  tempêtes  de  cette 
mer  si  difficile.  L'esprit  et  le  zèle  d'Augustin  apparaissent 
à  Pétrarque  comme  des  prodiges  dont  sa  raison  est  con- 
fondue ;  cet  homme  longtemps  charmé  par  les  choses  de  la 
terre ,  connaissant  tout  à  coup  si  profondément  les  choses 
du  ciel,  cet  Africain  mauiaut  avec  tant  de  puissance  la 
Jaugue  romaine,  cette  incomparable  fécondité  au  milieu 
des  embarras  des  devoirs  episcopaux,  sont  pour  Pétrarque 
de.s  sujets  de  stupeur;  il  dit  à  son  ami  qu'il  ne  peut  déta- 
cher ses  yeux  de  l'ouvrage  de  l'évêque  d'Hippone,  et  qu'il 
en  dévore  les  beautés  nuit  et  jour. 

En  exprimant  son  admii'ation  pour  les  commcutaircs 
d'Augustin  sui'les  Pifaumes,  Pétrarque  a  exprimé  la  nôtre, 
et  nous  nous  taisons  après  lui. 

1  Epist.  variar.  XXII. 


CHAPITRE  XXXVI.  93 


CHAPITRE   XXXVI 

Conciles  contre  les  pélagiens  et  décrets  d'Innocent  I<^f.  —  Les  quinze  livres  sur 
la  Trinité.  —  Les  cent  vingt  -  quatre  traités  sur  l'Évangile  de  saint  Jean  , 
.    et  les  dix  traités  sur  la  première  Épitre  de  cet  apôtre. 

4  16 

L'Église  d'Afrique  a  beaucoup  fait  pour  le  christianisme; 
mais  sa  plus  grande  gloire  est  d'avoir  signalé  d'abord  et 
vaincu  ensuite  le  pélagianisme.  Sentinelle  de  l'univers 
catholique,  1"  Afrique  avertissait  de  l'approche  do  lennemi, 
le  reconnaissait  malgré  ses  déguisements  et  ses  ruses,  et, 
ne  se  bornant  pas  à  crier:  Aux  armes!  elle  triomphait 
ellé-mcme  des  attaques  dirigées  contre  la  gloire  de  Jésus- 
Christ.  Le  génie  et  le  zèle  de  l'Église  africaine  dans  la 
guerre  pélagienne  se  sont  personnifiés  dans  Augustin,  à 
qui  lange  de  la  foi  chrétienne  semblait  redire  ses  plus  su- 
blimes secrets. 

>ous  avons  eu  occasion  défaire  remarqueras  différences 
de  caractères  entre  Celestius  et  Pelage ,  l'un  net  et  hardi 
dans  sa  doctrine,  l'autre  enveloppant  son  erreur  de  finesses 
perfides  et  de  détours  menteurs.  Aussi  le  concile  de  Car- 
thage  de  411  n'eut  pas  de  peine  à  atteindre  la  pensée  de 
Celestius  et  à  le  convaincre  d'hérésie.  Il  n'en  fut  pas  de 
même  de  Pelage  dans  les  assemblées  de  Jérusalem  et  de 
Diospolis  ou  Lvdda,  la  première  à  la  fin  de  juin  !»15,  la 
seconde  au  mois  de  décembre  de  la  même  année  :  à  force 
de  réticences,  de  tortuosités  et  de  défaites,  le  novateur 
échappa  à  une  condamnation.  D'ailleurs  la  réunion  à  Jéru- 
salem ,  que  nous  ne  \  oulons  pas  appeler  un  concile  et  dont 
aucun  acte  ne  fut  écrit,  avait  pour  président  levéque  Jean, 
peu  porté  à  favoriser  les  adversaires  de  Pelage  et  plutôt 
disposé  à  (aire  pencher  la  balance  contre  eux.  Orose,  qui 


94  SAINT  AUGUSTIN. 

eut  la  double  gloire  d'être  l'ambassadeur  de  FÉglise  d'Es- 
pagne auprès  d'Augustin  et  l'ambassadeur  d'Augustin  au- 
près de  Jérôme,  se  présenta  dans  l'assemblée  de  Jérusalem 
avec  plus  de  lumières  qu'aucun  des  prêtres  présents  ;  il 
parla  du  concile  de  Carthage  qui  avait  condamné  Celestius, 
annonça  le  livre  de  la  Nature  et  de  la  Grâce,  et  donna  lec- 
ture de  la  lettre  de  l'évêque  dHippone  à  Hilaire  de  Syra- 
cuse ;  il  put  invoquer  aussi  l'autorité  de  saint  Jérôme  dans 
sa  lettre  à  Ctésiphon  et  dans  ses  dialogues.  Le  prêtre  espa- 
gnol dut  souffrir  lorsque  l'assemblée  ayant  demandé  à 
Pelage  s'il  reconnaissait  avoir  enseigné  la  doctrine  com- 
battue par  l'évêque  dHippone,  le  moine  breton  répondit  : 
Qu'ai -je  affaire  d'Augustin?  Une  soudaine  indignation 
saisit  tous  les  assistants,  excepté  l'évêque  Jean,  dont  l'au- 
torité put  seule  empêcher  l'expulsion  du  novateur  irres- 
pectueux. L'évêque  de  Jérusalem  crut  pouvoir  pardonner 
et  prendre  sur  lui  l'injure  faite  au  grand  homme  d'Afrique 
en  disant  :  Je  suis  Augustin!  Orose  osa  lui  dire  :  «  Si  vous 
«  repr^'sentez  ici  la  personne  d'Augustin,  représentez 
«  aussi  ses  doctrines.  »  L'évêque  Jean  parlait  en  grec , 
Pelage  parlait  dans  cette  langue;  mais  Orose  ne  s'exprimait 
qu'en  latin;  l'interprète  qui  servait  d'intermédiaire,  cou- 
pable d'infidélité,  embrouillait  toutes  les  questions.  Orose 
reconnut  l'impossibilité  de  faire  triompher  la  vérité  dans 
des  conditions  pareilles;  il  demanda  que  l'hérésie,  plus 
connue  chez  les  Latins,  fût  soumise  à  des  juges  latins,  et 
l'évêque  Jean  décida  que  la  cause  serait  portée  au  tribunal 
du  pape  Innocent  1". 

Pelage  eut  meilleur  marché  de  l'assemblée  de  Diospolis , 
non  pas  au  profit  de  sa  doctrine,  mais  à  son  profit  person- 
nel. Les  choses  avaient  été  conduites  de  telle  manière  que 
ni  Héros  d'Arles  et  Lazare  d'Aix,  accusateurs  de  Pelage, 
ni  Orose,  ne  purent  se  trouver  à  la  réunion  :  il  est  permis 


CHAPITRE  XXXVI.  9^ 

lie  penser  que  révéque  de  Jérusalem  ne  fut  pas  complète- 
ment étranger  aux  décisions  qui  amenèrent  l'absence  de 
ces  trois  hommes  importants.  On  fit  lecture  du  mémoire 
des  deux  évêques  de  Provence;  mais  les  quatorze  évoques 
du  concile  ne  comprenaient  pas  le  latin  :  il  fallut  traduire 
en  grec  le  mémoire.  Pelage  possédait  la  langue  grecque 
comme  sa  langue  maternelle;  il  répondit  avec  aplomb  et 
facilité  à  toutes  les  questions  qu'on  lui  adressa.  Comme 
personne  de  ceux  qui  étaient  présents  ne  put  mettre  sous 
les  yeux  de  Pelage  ses  propres  écrits  et  que  la  conférence 
se  passa  en  demandes  et  en  réponses ,  le  moine  breton,  dé- 
sertant ses  propres  doctrines,  marchant  de  mensonge  en 
mensonge  pour  gagner  du  temps  et  mieux  tromper  les  ca- 
tholiques, atiathématisa  successivement  tous  les  points  de 
son  hérésie;  il  ne  craignit  pas  d'abandonner  Celestius 
comme  un  novateur  dont  il  n'avait  souci,  et  condamna  si 
bien  son  disciple,  que  l'assemblée  des  évêques  proclama 
son  orthodoxie. 

L'intérêt  de  la  vérité  religieuse  préoccupait  Augustin 
avant  tout.  Jean,  évêque  de  Jérusalem,  inspirait  aux  fidèles 
(juelque  défiance;  il  pouvait  avoir  besoin  d'être  éclairé, 
[/évêque  d'Hippone  lui  écrivit',  joignant  à  sa  lettre  un 
exemplaire  du  livre  de  la  Nature  et  de  la  Grâce,  et  de- 
mandant à  Jean  une  copie  des  actes  du  synode  de  L\dda. 

Augustin  a  pu  dire  avec  vérité  que  dans  l'assemblée  de 
Diospolis  on  n'a  pas  absous  l'hérésie,  mais  l'homme  qui  niait 
l'hérésie  ^  Le  livre  des  Actes  de  Pelage  ou  de  ce  qui  s'est  passé 
en  Palestine,  adressé  à  Aurèle,  publié  au  commencement 
de  417*,  fut  une  parfaite  analyse  critique  du  concile  de 


I  Lettre  CLXXIX. 
'■i  Serm.  contre  Péloge. 

^  l/original  latiu  de  cet  ouvrage  fut  retrouvé  à  Fiesole,  auprès  de  Florence, 
au"  comuiencement  du  dix-septième  siècle. 


96  SAINT  AUGUSTIN. 

Diospolis.  Augustin  prononçait  pour  la  première  fois  le  nom 
de  Pelage  dans  sa  polémique. 

L'évéqiie  d'Hippone  eut  entre  les  mains  une  lettre  qu'on 
disait  écrite  par  Pelage  à  un  prêtre  de  ses  amis,  et  dans  la- 
quelle il  se  glorifiait  d'avoir  reçu  l'approbation  de  quatorze 
évèques  pour  la  proposition  suivante  :  L'homme  peut  rester 
sans  péché  et  observer  facilement  les  commandements  de  Dieu , 
s't/  le  veut.  L'évèque  d'Hippone  montrait  à  la  fois  Terreur 
de  cette  proposition  et  la  mauvaise  foi  de  Pelage'.  11  fait 
aussi  mention  dune  défense  que  Pelage  lui  avait  envovée 
par  Charus  d'Hippone ,  diacre  en  Orient ,  et  qui  reprodui- 
sait inexactement  les  parties  les  plus  importantes  des  actes 
du  concile  de  Diospolis.  Augustin  surprit  le  moine  breton 
en  flagrant  délit  de  fausseté.  Pelage  parlait  lieaucoup  de 
son  absolution  à  Diospolis;  mais  il  aurait  voulu  détruire 
jusqu'aux  dernières  traces  des  actes  véritables  de  cette 
conférence. 

D'autres  manifestations  de  l'Église  allaient  s'élever;  au 
mois  de  juin  il6,  soixante-buit  évèques  sous  la  présidence 
d'Aurèle,  assemblés  à  Cartbage,  selon  la  coutume,  pour 
y  traiter  des  affaires  ecclésiastiques  de  la  pro\  ince,  enten- 
dirent la  lecture  du  mémoire  d'Héros  et  de  Lazare  apporté 
par  Orose,  voulurent  revoir  les  actes  du  concile  de  Car- 
tbage en  Ul,  et  condamnèrent  les  doctrines  de  Pelage  et 
de  Celestius.  Ils  adressèrent  une  lettre  collective  au  pape 
Innocent  l"",  afin  de  lui  annoncer  leurs  décisions  et  de  le 
prier  de  joindre  à  leurs  efforts  l'autorité  du  Siège  aposto- 
lique. Au  mois  de  septembre  suivant,  soixante-un  évèques 
de  la  province  de  Numidie,  parmi  lesquels  figure  le  nom 
d'Augustin,  réunis  à  Milove,  adressèrent  aussi  une  lettre 
à  Innocent  pour  appeler  sa  sollicitude  pastorale  contre  les 

1   De  Gestis  Peliig.,  cap.  xxx. 


CHAPITRE    XXXVI.  97 

enseignements  nouveaux  qui  allaient  jusqu'à  interdire 
rOraison  dominicale.  Kn  même  temps ,  cir!<j  évêques,  Au- 
gustin, Aurèle,  Alvpe,  Evode  et  Possidius,  écrivaient  au 
pontife  de  Rome,  et  lui  exposaient  dans  toute  sa  vérité  la 
doctrine  pélagienne.  Cette  lettre,  pleine,  forte  et  précise, 
fut  rédigée  par  Févèque  d'Hippone  ;  elle  était  accompagnée 
du  livre  de  Pelage  sur  les  Forces  de  la  nature,  et  de  la 
réfutation  d'Augustin.  Les  évéques  demandaient  au  pape 
d'anathématiser  l'ouvrage  de  Pelage  ou  d'obliger  l'auteur 
à  l'anathématiser  lui-même.  Un  trait  de  respectueuse  mo- 
destie terminait  cette  lettre  :  «  Nous  ne  prétendons  pas , 
((  disait  Augustin  à  Innocent,  augmenter  avec  notre  petit 
«  ruisseau  la  fontaine  de  votre  science  ;  mais  dans  cette 
«  grande  tentation  de  notre  temps,  d'où  puissions  -  nous 
«  être  délivrés  par  Celui  à  qui  nous  disons  :  Ne  nous  laissez 
<(  pas  succomber  à  la  tentation,  nous  avons  voulu  éprouver 
«  si  notre  goutte  d'eau  sort  de  la  même  source  que  votre 
«  fleuve  abondant,  et  nous  avons  désiré  qu'une  réponse 
«  de  vous  nous  consolât  dans  la  participation  de  la  même 
«  grâce  '.  »  Un  évèque,  appelé  Jules,  partit  pour  Rome, 
chargé  des  trois  lettres  où  l'Afrique  chrétienne  avait  déposé 
la  vérité.  Le  Saint-Siège  les  reçut  avec  respect  et  avec  une 
haute  intelligence  de  la  question  ;  Innocent  répondit  ^  sans 
retard  à  ces  trois  lettres  ;  il  félicitait  les  évéques  africains 
d'avoir  suivi  les  règles  de  la  discipline  et  la  tradition  des 
aïeux,  en  consultant  le  Siège  de  Pierre  sur  les  grandes 
choses  de  la  foi ,  et  les  louait  de  leur  admirable  manière  de 
renverser  le  pèlagianisme  avec  les  armes  de  l'Écriture  ;  il 
repoussait  en  termes  énergiques  les  doctrines  nouvelles 
qui ,  dans  sa  pensée ,  supprimaient  en  quelque  sorte  Dieu 

1  Lettre  CLXXVII. 

2  Le:,  réponses  d'Innocent  sont  de  417,  et  forment  les  lettres  CI-XXXI , 
CLXXXII  et  GLXXXIIL 

T.    II.   —   7 


98  SAINT  AUGUSTIN. 

]ui-méme  en  supprimant  la  prière.  Innocent  retranchait  de 
la  communion  de  TÉglise  Pelage  et  Celestius  jusqu'à  ce 
qu'ils  eussent  clairement  et  solennellement  condamné  leurs 
erreurs.  Cet  anathème  de  Rome  était  un  avertissement  donné 
à  la  grande  famille  catholique  ;  il  devenait  plus  difficile  à 
Pelage  d'accréditer  son  enseignement. 

Peut-être  ne  s'est -il  pas  présenté  d'exemple  d'un  pen- 
seur qui  ait  mené  de  front  autant  d'oeuvres  diverses  que 
l'évèque  d'Hippoue.  Il  tenait  sous  la  main  de  grands  ou- 
vrages qu'il  achevait  ou  qu'il  perfectionnait  ;  il  composait 
des  livres  pour  chaque  grave  question  qui  naissait  de  la  po- 
lémique contemporaine,  écrivait  ou  dictait  des  lettres  dont 
plusieurs  sont  de  véritables  traités ,  se  déplaçait  toutes  les 
fois  que  l'exigeaient  les  besoins  religieux,  prêchait  très- 
souvent,  et  remplissait  tous  les  devoirs  épiscopaux,  devoirs 
si  variés,  si  nombreux,  si  pesants  alors!  Nous  avons  déjà 
exprimé,  dans  un  autre  chapitre,  la  surprise  dout  on  est 
saisi  à  la  vue  de  tant  de  choses  accomplies  avec  si  peu  de 
loisirs.  On  dirait  que  le  miracle  de  Josue  sest  constamment 
reproduit  pour  Augustin  ,  afin  de  lui  donner  des  jours  plus 
longs  et  de  lui  laisser  le  temps  de  gagner  toutes  ses  batailles 
contre  l'erreur. 

L'ouvrage  sur  la  Trinité,  qu'Augustin  commença  jeune 
et  qu'il  acheva  vieux,  comme  il  le  dit  lui-même',  ouvrage 
où  s'est  montrée  tout  entière  la  profondeur  de  l'évèque 
d'Hippone,  courut  risque  d'être  pour  jamais  interrompu; 
les  premiers  livres  avaient  été  enlevés  à  linsu  de  l'auteur 
dans  un  état  d'imperfection  qui  l'affligeait;  il  eût  voulu 
d'ailleurs  publier  le  tra\ail  tout  à  la  fois,  à  cause  de  l'en- 
chaînement des  idées.  Augustin  en  avait  conçu  un  certain 
dégoût  pour  son  œuvre  commencée;  il  résolut  de  ne  plus 

1  Lettre  à  Aurèle,  évèque  de  Carthage,  placée  en  tète  des  quinze  livres  ««/• 
ia  Trinité.  Tome  VIII,  édit.  des  Bénéd. 


CHAPITRE  XXXVI.  99 

s'en  occuper.  Les  instances  de  plusieurs  de  ses  frères  et 
Tordre  d'Aurèle,  son  primat,  purent  seuls  le. déterminer 
à  reprendre  ce  difficile  travail,  qui  fut  terminé  en  416  ;  le 
traité  sur  la  Trinité  avait  été  entrepris  dans  Tannée  400. 
Augustin  chargea  un  diacre  de  Téglise  d'Hippone  de  por- 
ter la  première  édition  de  Touvrage  à  Tévéque  de  Car- 
thage,  avec  une  lettre  destinée  à  servir  en  quelque  sorte 
de  préface. 

L'incompréhensible  mystère  d'un  Dieu  en  trois  per- 
sonnes sera  l'éternel  désespoir  des  intelligences  qui  ne 
voudront  pas  s'incliner  devant  l'autorité  de  l'Écriture.  Au 
temps  d'Augustin  comme  aujourd'hui,  on  faisait  des  ob- 
jections, on  proposait  des  difficultés  ;  il  fallait  dissiper  des 
doutes.  Les  païens,  les  philosophes,  les  chrétiens  mal  af- 
fermis dans  la  foi,  s'arrêtaient  devant  le  dogme  de  la 
Trinité  comme  devant  un  infranchissable  écueil  :  leur 
raison  flottait  au  hasard  autour  de  cette  vérité  révélée  ; 
elle  se  créait  d'épaisses  ombres  qui  lui  dérobaient  le  jour 
divin.  Le  christianisme  n'était  point  encore  entré  profon- 
dément et  universellement  dans  le  monde  intellectuel  et 
moral;  des  images  grossières  et  des  imperfections  se  mê- 
laient encore  à  l'idée  qu'on  avait  de  Dieu,  et  cette  façon 
incomplète  de  concevoir  la  Divinité  empêchait  qu'on  ne 
s'élevât  à  la  contemplation  du  mystère  de  la  Trinité,  autant 
que  nos  faibles  ailes  peuvent  atteindre  à  d'inaccessibles 
hauteurs.  Divers  passages  de  l'Evangile  étaient  aussi  l'oc- 
casion de  difficultés;  on  en  demandait  Texplication.  Au- 
gustin fait  observer  que  les  Latins  n'avaient  pas  suffisam- 
ment éclairci  ce  mystère,  et  que  les  travaux  des  Pères  grecs 
sur  cette  question  n'avaient  pas  été  traduits  dans  la  langue 
de  l'Occident. 

Parmi  ces  Pères  grecs,  il  en  est  un  dont  le  nom  se  lie 
avec  un  prodigieux  éclat  aux  luttes  eu  faveur  du  dogme  de 


100  SAINT  AUGUSTIN. 

la  Trinité ,  c'est  Timmortel  patriarche  d'Alexandrie ,  Atha- 
nase ,  qui  se  révéla  tout  à  coup  au  concile  de  Nicée  ;  Atha- 
nase ,  génie  ardemment  actif ,  d'une  rigoureuse  netteté , 
d'une  inflexible  exactitude,  intrépide  et  persévérant  tra- 
vailleur au  profit  de  l'unité  religieuse.  L'arianisme  dans 
l'Église,  l'arianisme  à  la  cour  impériale  le  poursuivirent 
longtemps  de  haines  impitoyables  ;  il  subit  vingt  ans  d'exil 
sur  quarante  -  six  ans  d'épiscopat;  mais  lorsque,  vieux 
athlète  ,  il  mourut  sur  son  siège  d'Alexandrie,  il  laissa  le 
dogme  chrétien  triomphant. 

Toutefois  la  doctrine  sur  le  Dieu  en  trois  personnes  ne 
resplendissait  pas  d'assez  de  lumières  dans  les  Églises 
d'Occident.  Une  grande  tâche  restait  donc  à  remplir.  Au- 
gustin était  le  seul  homme  de  cette  époque  qui  fût  à  la 
hauteur  d'une  telle  œuvre  ;  or  nul  n'a  jamais  rien  dit  ni 
rien  écrit  d'aussi  fort,  d'aussi  profond,  d'aussi  frappant 
sur  la  Trinité;  tous  ceux,  sans  exception,  qui  depuis  lors 
ont  parlé  de  ce  point  fondamental  de  notre  foi,  n'ont  fait 
que  reproduire  les  pensées  de  l'évêque  d'Hippone  \  Cassio- 
dore  vantait  l'élévation  du  traité  sur  la  Trinité ,  à  la  lecture 
duquel  il  fallait  apporter,  disait-il ,  beaucoup  d'application 
et  de  pénétration  ;  Gennade"^,  exprimant  son  admiration  par 
une  image  empruntée  aux  Livres  saints,  disait  qu'Augustin 
avait  été  introduit  dans  la  chambre  du  roi  et  revêtu  de  la  robe 
de  la  sagesse  divine.  Dans  les  derniers  livres  de  cet  ouvrage, 
le  génie  philosophique  d'Augustin  se  produit  avec  plus 
de  puissance  que  dans  aucun  autre  travail  de  ce  grand 
homme. 

1  Suarez  ,  Thomassin ,  Petau  ,  ont  écrit  de  savants  traités  sur  la  sainte  Tri- 
nité. Bossuet,  dans  son  sermon  sur  ce  mystère,  reproduitles  principales  idées 
de  saint  Augustin,  et  les  complète  avec  la  puissance  qui  lui  est  propre.  Voir 
la  Vie  de  saint  Athanase,  par  Mœlher.  M.  H.  Martin,  dans  ses  études  sur  la 
Trinité ,  a  fort  bien  disserté  sur  latrinité  platonique. 

2  De  Script,  eccles,  cap.  xxxviii. 


CHAPITRE  XXXVI.  101 

On  n'attend  pas  de  nous  une  analyse  très-abondante  et 
très  -  détaillée  d'un  ouvrage  qui  se  compose  de  quinze 
livres;  mais,  selon  notre  méthode ,  nous  en  donnerons  la 
fleuret  les  plus  saillantes  idées.  Notre  grand  but,  notre 
grand  espoir  est  de  mettre  le  génie  et  les  œrvres  d'Augustin 
à  la  portée  de  toute  intelligence. 

Les  premières  lignes  de  cet  ouvrage  nous  avertissent 
qu'il  s'agit  de  repousser  les  calomnies  de  ceux  qui  sont 
trompés  par  un  malheureux  amour  de  la  raison.  L'auteur 
distingue  trois  sortes  de  fausses  opinions  sur  la  Divinité  : 
la  première  donnait  à  Dieu  des  proportions  et  des  qualités 
corporelles  ;  la  seconde  lui  donnait  les  proportions  et  les 
qualités  de  l'intelligence  humaine  ;  la  troisième  opinion , 
voulant  affranchir  l'idée  de  Dieu  de  tout  point  de  ressem- 
blance avec  les  choses  créées,  esprit  ou  matière,  se  perdait 
dans  un  abîme  d'absurdités.  Quand  l'Écriture  nous  repré- 
sente Dieu  sous  des  formes  visibles  ou  avec  des  sentiments 
humains ,  elle  descend  au  niveau  de  la  faiblesse  de  notre 
esprit  et  nous  offre  des  degrés  pour  monter  peu  à  peu  à  la 
hauteur  divine.  Augustin  expose  le  sujet  de  son  ouvrage  : 
démontrer  que  la  Trinité  est  un  seul  et  vrai  Dieu,  que  le 
Père,  le  Fils,  et  le  Saint-Esprit,  sont  une  même  substance 
ou  plutôt  une  même  essence;  prouver  par  l'autorité  des 
Écritures  que  c'est  là  l'enseignement  de  la  foi,  et  répondre 
ensuite  aux  oiijections  de  tout  genre  qui  sont  faites  contre 
le  mystère  de  la  Trinité. 

«  Celui  qui  lit  ces  choses,  dit  Augustin,  quand  il  se 
«  croira  dans  la  certitude,  qu'il  marche  avec  moi  ;  quand 
«  il  hésitera ,  qu'il  cherche  avec  moi  ;  quand  il  reconnaîtra 
«  quelqu'une  de  ses  erreurs,  qu'il  revienne  à  moi  ;  et  s'il 
«  trouve  que  je  sois  dans  l'erreur  moi-même,  qu'il  me  re- 
«  prenne.  Entrons  ensemble  dans  la  voie  de  la  charité,  nous 
«  .élèvent  vers  Celui  de  qui  il  a  été  dit  :  Cherchez  toujours 


102  SAINT  AUGUSTIN. 

«  sa  face  '.  »  Il  ajoute  que  si  quelqu'un  blâme  ce  qu'il  aura 
dit  parce  qu'il  ne  le  comprend  pas ,  il  doit  s'en  prendre  à 
ses  expressions  et  non  point  à  la  foi  :  nul  homme  n'a  ja- 
mais parlé  de  manière  à  être  compris  de  tous  en  toutes 
choses. 

La  foi  enseigne  que  les  trois  personnes  de  la  Trinité  sont 
inséparables  dans  toutes  les  opérations  divines.  Cependant, 
dira-t-on ,  on  a  entendu  la  voix  du  Père  qui  n'était  pas  la 
voix  du  Fils  ;  c'est  le  Fils  qui  est  né  dans  la  chair,  qui  a 
souffert,  qui  est  ressuscité  et  qui  est  remonté  au  ciel;  c'est 
l'Esprit- Saint  qui  est  descendu  sous  la  forme  d'une  co- 
lombe. Comment  la  Trinité  est- elle  inséparable  dans  des 
opérations  aussi  distinctes?  De  plus  on  demande  comment 
le  Saint-Esprit  fait  partie  de  la  Trinité,  puisqu'il  n'a  été 
engendré  ni  du  Père,  ni  du  Fils,  et  qu'il  est  l'esprit  de  tous 
les  deux. 

Augustin  établit  d'abord  par  les  témoignages  de  l'Ecri- 
ture que  Jésus -Christ,  le  Verbe  fait  chair,  est  Dieu,  qu'il 
est  de  même  nature  que  le  Père  ,  qu'il  accomplit  les  mêmes 
merveilles ,  qu'il  a  créé  tout  ce  qui  existe,  qu'il  a  ressuscité 
les  morts.  Il  montre,  par  le  témoignage  de  saint  Paul,  que 
l'Esprit- Saint  est  Dieu,  que  nous  sommes  ses  temples,  et 
que  nous  lui  devons  le  culte  de  latrie  ^  comme  au  Père  et 
au  Fils.  Viennent  ensuite  les  objections. 

Mon  Père  est  plus  grand  que  moi,  dit  le  Sauveur,  dans 
l'Évangile  de  saint  Jean  \  fl  dit  dans  l'Évangile  de  saint 
Matthieu  :  Si  quelqu'un  parle  contre  le  Fils  de  l'homme,  il  lui 
sera  remis;  mais  s'il  parle  contre  le  Saint-Esprit,  il  ne  lui 
sera  remis  ni  en  ce  siècle  ni  en  l'autre.  Ces  mots  semblent 
établir  de  l'inégalité  entre  les  trois  personnes  divines;  mais 

1  Ps.  civ,  4. 

2  Aatpeîa. 

3  XIV,  28. 


CHAPITRE  XXXVI.  103 

Augustin  nous  fait  observer  que,  dans  ces  passajjes  de  l'F- 
vaniiile,  Jésus -Christ  parle  de  lui  comme  homme;  pour 
rintelligence  des  discours  évangéliques,  on  ne  doit  jamais 
oublier  la  distinction  des  deux  natures.  C'est  ainsi  que  le 
Dieu  se  révèle  dans  ces  mots  du  fils  de  Marie  :  Mon  Père  et 
moi  nous  ne  sommes  qu'un  \  Tout  ce  qua  mon  Père  est  à 
moi'\  Le  Fils  dit  au  Père  :  Glorifiez-moi^,  et  puis  il  lui  dit  : 
Je  vous  ai  glorifié  sur  la  terre.  Pour  le  Fils  comme  pour  le 
Saint-Esprit,  être  envoyé  c'est  apparaître  dans  le  lieu  où 
il  était  déjà;  la  mission  de  ces  deux  personnes  divines  ne 
constate  donc  pas  une  infériorité  relativement  à  la  per- 
sonne du  Père.  Le  Fils  seul  s'est  fait  homme;  mais  les  trois 
personnes  divines  ont  concouru  à  la  formation  de  l'huma- 
nité du  Sauveur.  Les  trois  anges  qui  apparurent  à  Abraham 
sont  une  image  du  mystère  de  la  Trinité.  Le  grand  docteur 
laisse  entrevoir,  avec  beaucoup  de  réserve  pourtant,  l'idée 
que  les  Tables  de  la  loi  sur  le  Sinai  furent  données  par 
l'Esprit-Saint  appelé  dans  l'Évangile  le  doigt  de  Dieu;  l'ap- 
parition sur  la  sainte  montagne  arrive  cinquante  jours 
après  l'immolation  de  l'agneau  et  la  célébration  de  la 
Pàque,  comme,  plus  tard,  l'Esprit-Saint  promis  aux 
apôtres  descend  cinquante  jours  après  la  passion  du  Sei- 
gneur. Les  langues  de  feu  de  Sion  rappellent  aussi  la  fumée 
et  les  éclairs  du  Sinai.  Telle  est  la  matière  des  deux  pre- 
miers livres  sur  la  Trinité. 

Dans  le  troisième  livre,  Augustin,  qui  s'était  déjà  lon- 
guement étendu  sur  les  apparitions  divines,  cherche  de 
quelle  manière  Dieu  s'est  montré  aux  hommes  :  a-t-il  formé 
des  créatures  tout  exprès  pour  servir  d'instrument  à  ses 
révélations?  s'est -il  montré  au  moyen  des  anges  qui  exis- 

I  Saint  Jean,  x,  SO. 
-i  Ihid.,  XVI,  15. 
3  XVII  ,  5. 


i04  SAINT  AUGUSTIN. 

taient  déjà  et  qui  prenaient  des  corps  créés  afin  d'accom- 
plir leur  mission?  ou  bien  ces  anges,  d'après  le  pouvoir 
qu'ils  avaient  reçu  de  Dieu,  changeaient -ils  leur  propre 
forme  selon  les  besoins  de  chaque  acte  de  leur  ministère? 
Nous  passerons  rapidement  sur  ces  questions  de  simple  cu- 
riosité religieuse  qui  n'ont  pas  aujourd'hui  le  vif  intérêt 
qu'elles  avaient  il  y  a  quatorze  siècles.  L'évéque  d'Hippone 
croit  que  c'est  par  le  ministère  des  anges  que  Dieu  s'est 
montré  à  Abraham,  à  Moïse,  à  divers  personnages  des 
saintes  Écritures.  A  propos  des  apparitions  merveilleuses, 
Augustin  est  grand  dans  sa  manière  d'apprécier  les  mira- 
cles. Il  nous  présente  les  faits  miraculeux  comme  les  ré- 
sultats d'une  volonté  qui  opère  sans  effort  pi  trouble,  et 
sans  surcroît  de  puissance.  Chaque  année,  à  des  jours 
marqués ,  des  eaux  tombent  sur  la  terre  ;  mais  si  la  force 
divine  qui  soutient  toute  créature  assemble  soudain  les 
nuages  et  les  change  en  pluie  à  la  prière  d'Elie  après  de 
longs  jours  d'une  sécheresse  désastreuse,  nous  donnons  le 
nom  de  miracle  à  cet  événement  inaccoutumé.  C'est  Dieu 
qui  envoie  les  éclairs  et  le  tonnerre;  ils  étaient  miraculeux 
sur  le  mont  Sinaï ,  parce  qu'ils  se  produisaient  d'une  façon 
inusitée.  L'homme  plante  et  arrose;  mais  c'est  Dieu  qui 
donne  l'accroissement ,  et  la  grappe  de  la  vigne  et  le  vin 
sont  l'œuvre  de  Dieu  ;  le  vin  changé  en  eau  sur  un  signe 
du  Seigneur,  est  un  miracle  aux  yeux  des  hommes  les  plus 
grossiers.  C'est  Dieu  qui  revêt  les  arbres  de  feuillage  et  de 
fleurs  ;  mais  lorsque  tout  à  coup  vint  à  fleurir  la  verge 
d'Aaron,  la  Divinité  conversa  pour  ainsi  dire  avee  l'hu- 
manité qui  doutait.  Celui  qui  a  ressuscité  des  morts  donne 
la  vie  dans  le  sein  des  mères ,  et  des  corps  naissent  pour 
périr  ensuite.  Tous  ces  faits  sont  appelés  naturels  lorsqu'ils 
se  produisent  comme  un  (leuve  de  choses  qui  passent  et 
coulent;  on  les  proclame  des  merveilles  quand  ils  s'accom- 


CHAPITRE  XXXVl.  105 

plissent  d'une  manière  nouvelle  pour  donner  des  avertis- 
sements au\  hommes.  Au  fond,  c'est  toujours  une  même  loi 
qui  se  produit  avec  des  variétés.  11  y  a  donc  une  grande 
irréflexion  dans  la  révolte  de  la  raison  des  philosophes 
contre  la  seule  idée  d'un  miracle. 

Au  début  du  quatrième  livre  destiné  au  mystère  du  Verbe 
incarné,  l'évêque  d'Hippone  exalte  la  connaissance  de  soi- 
même.  Le  genre  humain,  dit -il,  a  coutume  de  faire  un 
très -grand  cas  de  la  science  des  choses  de  la  terre  et  du 
ciel;  mais  ceux-là  sont  meilleurs,  qui  préfèrent  à  cette 
science  l'avantage  de  se  connaître  eux-mêmes;  il  est  plus 
glorieux  de  comprendre  sa  propre  infirmité  que  de  scruter 
et  de  savoir  les  chemins  des  astres.  La  science  de  celui  qui 
gémit  et  pleure  sur  sa  misère  intérieure  n'enfle  point, 
parce  que  la  charité  édifie;  il  a  mieux  aimé  connaître  la 
maladie  de  son  àme  que  de  connaître  le  circuit  du  monde , 
les  fondements  de  la  terre  et  la  hauteur  du  ciel.  C'est  le 
désir  de  la  patrie  qui  produit  la  douleur  du  pèlerinage. 
Augustin  se  place  parmi  ces  pauvres  du  Christ  qui  gémis- 
sent, et  demande  à  Dieu  la  puissance  de  répondre  aux 
hommes  qui  n'ont  ni  soif  ni  faim  de  justice:  «  Je  sens, 
«  s'écrie-t-il,  combien  le  cœur  humain  enfante  dillusious! 
(<  et  qu'est-ce  que  mon  cœur,  si  ce  n'est  le  cœur  humain?  » 
Il  prie  Dieu  que  ces  illusions  ne  viennent  pas  se  mettre  à 
la  place  de  la  vérité  dans  son  ouvrage. 

En  divers  endroits  de  notre  ouvrage,  nous  avons  en- 
tendu le  grand  évéque  nous  parler  de  l'Incarnation  ;  nous 
ne  pouvons  nous  arrêter  à  ce  que  renferme  sur  ce  mystère 
le  quatrième  livre  de  la  Trinité.  I.e  Verbe  fait  chair  est 
considéré  comme  l'illuminateur  de  notre  intelligence, 
comme  le  libérateur  de  l'àme  et  du  corps ,  tous  les  deux 
promis  à  la  mort:  le  péché  tue  l'àme,  la  peine  du  péché 
tue  le  corps.  L'abandon  de  Dieu  est  la  mort  de  l'àme. 


lOfi  SAINT  AUGUSTIN. 

comme  l'abandon  de  Tàme  est  la  mort  du  corps.  Une  di- 
gression sur  le  nombre  six  et  sur  le  nombre  trois,  lunité 
morale  du  monde  constituée  par  la  médiation  d'un  seul, 
quelques  considérations  sur  les  philosophes  anciens  qui 
n'ont  rien  à  nous  apprendre  sur  la  source  du  fleuve  du 
genre  humain  et  sur  la  future  résurrection  des  morts, 
et  qui  n'ont  pas  été  dignes  de  recevoir  les  révélations 
d'en  haut,  remplissent  plusieurs  chapitres.  L'Incarna- 
tion a  été  comme  un  degré  divin  pour  nous  faire  mon- 
ter à  l'immuable  vérité.  Il  v  a,  dit  Augustin  dans  le  dix- 
huitième  chapitre,  aussi  loin  de  notre  foi  à  l'évidence 
de  la  vérité  par  laquelle  nous  atteindrons  à  la  vie  immor- 
telle, qu'il  y  a  loin  de  la  mortalité  à  l'éternité.  La  vérité 
doit  un  jour  succéder  à  la  foi,  comme  l'éternité  à  la  mor- 
talité. 

Le  cinquième  livre  est  abstrait;  c'est  une  réponse  aux 
ariens,  qui  attaquaient  le  mystère  de  la  Trinité  en  cher- 
chant à  prouver  la  différence  de  la  substance  du  Père  et  du 
fils.  «  Tout  ce  qui  se  conçoit  et  se  dit  de  Dieu  se  dit  et  se 
«  conçoit  non  selon  l'accident,  mais  selon  la  substance; 
«  être  non  engendré  se  dit  du  Père  selon  la  substance  ; 
<(  être  engendré  se  dit  aussi  du  Fils  selon  la  substance.  Il 
«  est  différent  de  n'être  pas  engendré  et  d'être  engendré  : 
«  donc  la  substance  du  Père  et  du  Fils  est  différente.  » 
L'évèque  répond  :  «  Si  tout  ce  qui  se  dit  de  Dieu  se  dit  selon 
<(  la  substance,  il  est  donc  dit  selon  la  substance  :  Al  on  Père 
«  et  moi  nous  ne  sommes  qu'un.  La  substance  du  Père  et  du 
«  Fils  est  donc  une  et  la  même,  et  si  cela  n'a  pas  été  dit 
«  selon  la  substance ,  on  peut  donc  dire  de  Dieu  quelque 
'<  chose  qui  ne  soit  pas  selon  la  substance;  et  dès  ce  mo- 
«  ment  nous  ne  sommes  pas  forcés  d'entendre  selon  la 
«  substance  le  non-engendré  et  l'engendré.  »  Le  docteur 
cite  ces  paroles  de  saint  Paul  :  Il  [\e  Fils )  na  pas  cru  usur- 


CHAPITRE  XXXVl.  107 

per  en  se  dimnt  égal  à  Dieu  '.Il  applique  le  même  ari;iiment. 
à  ce  passage,  et  le  raisonnement  des  ariens  se  trouve  ren- 
versé. D'après  les  principes  établis  par  le  saint  évéque,  ce 
qui  se  dit  substantiellement  de  Dieu  se  rapporte  aux  trois 
personnes,  comme  quand  on  parle  de  la  boute,  de  la  splen- 
deur, delà  toute- puissance  de  Dieu;  ce  qui  se  dit  d'une 
des  personnes  divines,  du  Père,  du  Tils,  ou  du  Saint-Esprit, 
ne  s'applique  pas  à  la  Trinité  tout  entière.  11  n'y  a  qu'une 
essence,  mais  trois  personnes  ou  trois  hypostases  ,  comme 
disent  les  Grecs,  et  toutefois  le  grand  docteur  avoue  que  les 
expressions  manquent  pour  définir  avec  précision  les  mu- 
tuels rapports  des  trois  personnes  divines. 

Le  sixième  livre  prouve  que  ces  noms  :  vertu  de  Dieu  et 
sagesse  de  Dieu-,  donnés  au  Christ,  n'atteignent  en  rien 
l'égalité  du  Père,  du  fils,  et  du  Saint-Esprit;  il  explique 
ces  paroles  de  saint  Hilaire  :  L'éternilé  dans  le  Père,  la  res- 
semblance dans  l'image,  V usage  dans  le  don,  qui  ne  sont 
riu'une  désignation  des  attributs  des  personnes  divines. 
Le  septième  livre  continue  l'examen  de  la  même  question. 

Dans  le  huitième  livre,  le  saint  évéque  établit  que  deux 
ou  trois  personnes  de  la  Trinité  ne  sont  pas  plus  grandes 
qu'une  seule  ;  en  voici  la  raison  :  la  grandeur  d'un  être  est 
dans  sa  vérité  ;  pour  avoir  plus  de  grandeur,  il  est  néces- 
saire d'avoir  plus  de  vérité ,  et  le  Père  et  le  Fils  ensemble 
ne  sont  pas  plus  vrais  que  le  Père  et  le  Fils  en  particulier. 
Le  Saint-Esprit  est  aussi  vrai  et  par  conséquent  aussi  grand 
que  le  Père  et  le  Fils  ensemble.  La  Trinité  n'est  pas  plus 
grande  qu'une  seule  des  personnes  qui  la  composent.  Au- 
gustin découvre  dans  la  charité  un  vestige  du  divin  m\  s- 
tère  qui  nous  occupe.  11  y  a  trois  choses  dans  la  charité  : 
celui  qui  aime ,  celui  qui  est  aimé,  et  1  amour. 

(  Philip.,  II,  6. 
2  I  Coriiith.,  I,  24. 


108  SAINT  AUGUSTIN. 

Cette  image  de  la  Trinité  trouvée  en  nous-mêmes  prend 
un  développement  d'une  remarquable  profondeur  dans  le 
neuvième  livre.  Augustin  distingue  dans  Fhomme  un  es- 
prit,  une  connaissance  de  soi-même,  un  amour  de  soi- 
même.  Exister,  se  connaître,  s'aimer,  ces  trois  choses -là 
sont  absolument  égales  dès  qu'elles  sont  parfaites ,  et  for- 
ment substantiellement  une  même  chose.  L'esprit,  la  con- 
naissance, l'amour,  ont  chacun  une  sorte  d'existence  rela- 
tive ;  mais  ils  constituent  un  ensemble  inséparable ,  une 
unité  d'essence.  A  chaque  vérité  que  nous  apercevons,  à 
chaque  sentiment  qui  nous  saisit,  nous  engendrons  en  nous 
la  parole  ou  le  verbe  ;  l'amour  unit  et  serre  dans  un  em- 
brassement  spirituel  le  verbe  et  l'intelligence  de  qui  il  est 
engendré.  La  parole  est  égale  à  l'esprit  qui  l'enfante,  et  l'a- 
mour qui  les  lie  est  égal  à  tous  les  deux. 

Mais  l'esprit  de  l'homme  offre  à  l'évêque  d'Hippone  une 
autre  image  de  la  Trinité ,  qu'il  juge  plus  claire  encore 
que  la  précédente  ;  c'est  le  sujet  du  dixième  livre.  Dans  le 
dixième  chapitre  de  ce  livre  nous  retrouvons  l'évidence 
intime  comme  base  de  la  certitude  ,  et  cette  doctrine  carté- 
sienne dont  Augustin  est  l'inventeur  et  le  père.  L'homme , 
dit  ce  grand  docteur,  sait  qu'il  existe,  qu'il  vit,  qu'il  com- 
prend... On  a  accumulé  les  systèmes  sur  la  nature  de 
l'àme  ;  <(  mais ,  dit  l'évêque  d'Hippone ,  qui  peut  mettre  en 
((  doute  sa  vie,  son  souvenir,  son  intelligence,  sa  volonté, 
«  sa  pensée,  sa  science,  son  jugement?  et  lors  même  qu'il 
«  doute ,  il  vit  :  s'il  doute  de  son  doute,  il  se  souvient  ;  s'il 
«  doute,  il  comprend  qu'il  doute;  s'il  doute,  c'est  qu'il 
«  aspire  à  la  certitude;  s'il  doute,  il  pense;  s'il  doute,  il 
((  sait  qu'il  ne  sait  pas  ;  s'il  doute ,  il  juge  qu'on  ne  doit  pas 
«  donner  sans  raison  son  assentiment.  Le  doute  même 
«  Suppose  que  quelque  chose  existe.  L'esprit  est  donc  i'or- 
«  cément  certain  de  lui-même.  » 


CIIAPITRK  \XXVI.  109 

Le  docteur  découvre  ensuite  une  image  de  la  Trinité 
dans  la  mémoire ,  rintellii^ence  et  la  volonté  qui  au  fond  ne 
sont  qu'une  seule  vie,  un  seul  esprit,  une  seule  essence. 
Comprendre,  vouloir  et  se  souvenir,  c'est  un  même  acte, 
une  même  pensée.  Ainsi  la  connaissance  de  Thomme  inté- 
rieur aide  à  pénétrer  dans  la  mystérieuse  nature  divine,  à 
l'image  de  laquelle  il  a  été  créé.  Augustin  nous  fait  remar- 
quer aussi  dans  l'homme  extérieur  des  traces  de  la  Trinité  ; 
le  onzième  livre  renferme  les  développements  de  ces  nou- 
veaux aperçus.  L'investigateur  du  plus  grand  des  mystères 
reconnaît  trois  choses  dans  l'action  de  voir  :  l'objet  qui  est 
vu ,  la  vision  ou  le  regard  qui  n'existait  pas  auparavant , 
l'intention  de  l'esprit.  Le  corps  visible,  le  regard  et  la 
volonté  de  voir  sont  trois  choses  de  natures  différentes, 
mais  qui  se  confondent  dans  une  sorte  d'unité.  Revenant  à 
l'homme  intérieur,  Augustin  expose  comment  la  trinité  de 
la  mémoire ,  de  la  vision  interne  et  de  la  volonté ,  forme 
l'unité  de  la  pensée  '. 

Mais  le  grand  docteur,  au  douzième  livre ,  ne  veut  recon- 
naître comme  parfaite  image  de  Dieu  et  de  la  Trinité  que 
cette  portion  de  notre  intelligence  qui ,  pour  refléter  la 
Trinité ,  n'a  pas  besoin  de  l'action  des  choses  temporelles 
et  s'élance  d'elle  -  même  à  la  contemplation  de  ce  qui  est 
éternel.  Il  repousse,  comme  étant  contraire  à  l'Ecriture, 
l'image  de  la  Trinité  représentée  par  la  réunion  de  l'homme, 
de  la  femme  et  de  l'enfant.  C'est  l'homme  qui  a  été  créé  à 
l'image  de  Dieu  ,  et  non  pas  la  famille.  L'examen  des  phé- 
nomènes de  la  pensée  amène  Augustin  à  se  prononcer 
contre  les  réminiscences  de  Pythagore  et  de  Platon;  Pla- 
ton, ce  noble  philosophe ,  ainsi  que  l'appelle  Févèqued' H ip- 
pone,  rapportait  qu'un  enfant^   interrogé  sur  je  ne  sais 

•1  Quae  tria  cum  in  unum  coguntur,  ab  ipso  coactu  cogitatio  dicitur.  Lilt.  X[, 
cap.  m. 


no  SAINT  AUGUSTIN. 

quelle  question  de  géométrie ,  répondit  comme  s'il  eût  été 
versé  dans  cette  science  ;  interrogé  par  degrés  et  avec  art , 
cet  enfant  voyait  ce  qu'il  fallait  voir,  et  disait  ce  qu'il  avait 
vu.  Si  les  réponses  de  l'enfant,  observe  Augustin,  avaient 
été  le  souvenir  de  choses  connues  autrefois ,  chacun  pour- 
rait en  faire  autant  ;  or  tous  n'ont  pas  été  géomètres  dans 
une  première  vie  ,  ajoute  le  grand  évêque,  puisqu'au  con- 
traire il  s'en  rencontre  si  peu  dans  le  genre  humain.  La 
merveille  de  l'enfant  dont  parle  Platon  peut  s'expliquer  par 
une  organisation  riche  et  privilégiée.  De  nos  jours,  on  a  vu 
des  prodiges  de  ce  genre  ',  supérieurs  très-probablement  à 
l'exemple  que  citait  Platon,  et  personne  n'a  eu  l'idée  d'at- 
tribuer ces  étonnantes  aptitudes  à  des  souvenirs  d'une  autre 
vie.  Pythagore,  dit -on,  se  rappelait  ce  qu'il  avait  éprouvé 
lorsqu'il  habitait  un  autre  corps  ;  mais  de  pareilles  réminis- 
cences ne  sont  que  des  illusions  de  la  nature  des  songes. 
Le  treizième  livre ,  après  nous  avoir  conduits  à  travers 
les  dogmes  fondamentaux  de  la  foi,  nous  fait  remarquer  des 
trinités  dans  la  science. 

Le  quatorzième  livre  revient  sur  une  distinction  déjà 
faite  entre  la  science  et  la  sagesse  :  la  science  est  la  cou- 
naissance  des  choses  humaines,  la  "sagesse  est  la  connais- 
sance des  choses  divines.  Retenir,  contempler,  aimer  la 
foi,  cette  trinite  de  quelque  chose  qui  appartient  au  temps 
ne  saurait  être  regardée  par  Augustin  comme  une  image  de 
Dieu,  le  roi  de  l'éternité;  c'est  dans  ce  qui  doit  toujours 
être,  c'est  dans  l'àme  immortelle  que  nous  devons  chercher 
une  image  du  Créateur.  L'esprit  qui  se  regarde,  se  com- 
prend et  se  reconnaît  par  la  pensée ,  voilà  une  véritable 
image  de  la  Trinite.  Cette  partie  du  quatorzième  livre  con- 

1  L'enfant  de  la  Sicile,  Vito  Mangiauiele,  trouvait  en  quelques  minutes 
l;i  sdiutiou  (le  problrmes  pour  Ifsqiiels  M.  Arago  avait  besoin  de  travailler 
longtemps. 


CHAPITRE  XXXVI.  iH 

tient  des  idées  déjà  exprimées  ailleurs;  mais  ces  idées  re- 
çoivent ici  des  développements  et  une  grande  clarté.  L'au- 
teur monte  plus  haut  vers  réternelle  lumière  ,  lorsqu'il 
nous  dit  que  l'âme  humaine  est  une  image  delà  Trinité, 
non  pas  seulement  parce  qu'elle  peut  se  soutenir  d'elle- 
même,  se  comprendre  et  s'aimer,  mais  surtout  parce  qu'elle 
peut  se  souvenir  de  Dieu ,  concevoir  et  aimer  ce  Dieu  dont 
elle  est  l'ouvrage.  La  rébellion  et  le  désordre  elîacent  en 
nous  l'image  de  Dieu  ;  la  justice  et  l'amour  divin  la  renou- 
vellent et  l'achèvent  jusqu'à  donner  à  l'âme  humaine ,  au 
•  delà  du  tombeau,  son  dernier  trait  de  ressemblance  avec 
lauguste  TriuiLe. 

Le  quinzième  et  dernier  livre  est  comme  un  résumé  de 
tout  l'ouvrage.  Il  se  termine  par  une  prière.  Après  avoir 
dit  qu'il  a  cherché  Dieu,  qu'il  a  désiré  voir  avec  son  intel- 
ligence ce  qu'il  croyait,  qu'il  a  beaucoup  discuté  et  beau- 
coup travaillé  :  «  Seigneur  mon  Dieu ,  s'éprie  Augustin ,  ma 
«  seule  espérance,  exaucez-moi ,  de  peur  que  ma  lassitude 
«  ne  m'empêche  de  vous  chercher  encore  ;  mais  faites  que 
((  je  cherche  toujours  ardemmeut  votre  face.  Donnez -moi 
<(  le  courage  de  vous  chercher,  vous  qui  m'avez  fait  vous 
«(  trouver  et  qui  m'avez  donné  de  plus  en  plus  cQtte  espé- 
«  rance.  Ma  force  et  ma  faiblesse  sont  devant  vous;  con- 
((  servez  l'une ,  guérissez  l'autre.  Ma  science  et  mon  igno- 
«  rance  sont  devant  vous;  recevez-moi  lorsque  j'entre,  là 
«  où  vous  m'ouvrez  ;  ouvrez-moi  lorsque  je  frappe,  là  où 
«  vous  fermez.  Que  je  me  souvienne  de  vous,  que  je  vous 
«  comprenne,  que  je  vous  aime;  augmentez  en  moi  ces 
((  choses  jusqu'à  ce  que  vous  m'ayez  entièrement  renou- 
<(  vêlé.  »  Le  grand  évèque  se  rappelle  ensuite  ces  mots  de 
,       l'Écriture  '  :  Vous  n'éviterez  point  le  péché  dans  les  longs  dis- 

l  Frov.,x,  19. 


i\2  SAINT  AUGUSTIN. 

cours,  et  regrette  d'avoir  longuement  parlé.  11  demande  à 
Dieu  de  le  délivrer  des  longs  discours  et  aussi  de  ses  pro- 
pres pensées  quand  elles  ne  sont  point  agréables  à  Dieu  : 
lorsque  sa  bouche  se  tait,  son  esprit  ne  se  tait  point.  «  Mes 
«  pensées,  telles  que  vous  les  connaissez,  ajoute  le  saint 
«  docteur,  sont  en  grand  nombre;  ce  sont  des  pensées 
«  humaines  ,  pensées  vaines.  Faites-moi  la  grâce  de  ne  pas 
((  les  suivre,  et  si  parfois  elles  me  plaisent,  de  les  désap- 
((  prouver  et  de  ne  m'y  point  endormir.  Que  rien  dans  mes 
«  ouvrages  ne  procède  de  mes  propres  pensées  ;  mais  que 
((  mon  jugement  et  ma  conscience  s'en  défendent  par  voire 
<(  secours.  » 

L'ouvrage  de  la  Trinité  est  comme  un  long  regard  atta- 
ché sur  le  soleil;  l'œil  du  grand  évêque  est  vigoureux, 
perçant,  intrépide;  il  ne  se  ferme  pas  devant  les  éblouis- 
sants rayons  de  l'astre  éternel.  Augustin ,  plongeant  au 
sein  des  mystères  de  l'infini ,  cherche  à  concilier  l'idée  de 
l'unité  divine  avec  le  dogme  des  trois  personnes  éternelles  ; 
il  interroge  tour  à  tour  les  Écritures  inspirées  et  lame 
humaine;  ce  n'est  pas  une  des  moindres  beautés  de  son 
œuvre  que  de  montrer  dans  l'homme  une  vivante  image  de 
la  Trinité,  image  qui  devient  de  plus  en  plus  ressemblante 
par  la  pratique  de  la  vertu  ,  et  qui  se  déifie  en  quelque 
sorte  en  passant  de  l'éuigme  et  du  voile  de  la  vie  à  l'évi- 
dence de  l'éternité.  Comme  l'humilité  de  l'évêque  d'Hip- 
pone  s'accroît  à  mesure  que  s'élève  son  génie ,  ce  grand 
homme  finit  par  demander  pardon  à  Dieu  de  ses  propres 
pensées,  et  proclame  l'inlirmité  et  la  vanité  de  tout  ce  qui 
dans  son  ouvrage  ne  serait  pas  de  Dieu  lui-même. 

Quelque  effort  que  fasse  le  génie  humaiu,  il  ne  saurait 
frauchir  les  bornes  posées  à  son  audace  ;  quelque  hardi  que 
puisse  être  sou  vol,  la  raison  humaiuo  n'atteiudi-a  jamais  à 
ce  qui  est  au-dessus  d  elle.  Augustin  établit  par  l'Écriture 


CHAPITRE  XXXVI.  113 

le  mystère  d'un  Dieu  en  trois  personnes,  mais  ne  l'expliciue 
pas;  il  reconnaît  dans  l'entendement  humain  une  sorte  . 
d'empreinte  de  la  Trinité  éternelle  ;  mais  cette  empreinte 
est  plutôt  un  pressentiment  qu'une  démonstration  de  la 
vérité.  Tout  ce  que  les  anciennes  traditions  religieuses  et 
poétiques  des  diverses  nations  peuvent  nous  offrir  sur  le 
mystère  du  nombre  trois  ,  est  une  trace  plus  ou  moins 
effacée,  mais  ne  conclut  point  absolument'.  Un  mystère 
est  comme  une  sainte  nuit  qui  environne  le  vrai  :  c'est 
Dieu  seul  qui  fera  lever  l'aurore.  La  Trinité  demeure  in- 
compréhensible pour  nous ,  maigre  les  efforts  d'un  puissant 
génie ,  et  nous  nous  souvenons  ici  de  la  légende  qui  fait 
apparaître  à  l'auteur  du  traité  sur  la  Trinité  un  ange  sous 
les  traits  d'un  enfant,  cherchant  à  vider  l'Océan  avec  une 
coquille. 

Il  y  a  dans  le  mystère  de  la  sainte  Trinité  quelque  chose 
de  si  invinciblement  vrai  que  les  révélateurs  de  notre  épo- 
que, les  Messies  contemporains,  tristes  contrefacteurs  du 
christianisme,  ont  cru  ne  pas  pouvoir  se  passer  dune  tri- 
nité  quelconque.  N'avons-nous  pas  la  trinité  hégélienne, 
une  trinité  éclectique,  une  trinité  saint- simonienne  et  je 
ne  sais  combien  d'autres  trinites  rationalistes?  En  se  sépa- 
rant du  christianisme ,  les  penseurs  tombent  dans  les 
dernières  profondeurs  de  l'extravagance ,  tout  comme  y 
tombaient  leurs  lointains  devanciers  avant  l'apparition 
de  l'Évangile  ou  en  dehors  des  révélations  du  livre  divin. 

Augustin  est  parmi  les  Pères  de  l'Église  ce  qu'est  saint 
Jean  parmi  les  évangélistes  ;  nul  n'était  plus  propre  à 
expliquer  les  admirables  profondeurs  du  disciple  bien- 
aimé.  Haute  intelligence  et  tendre  charité,  ce  double  ca- 
ractère de  saint  Jean  est  aussi  le  double  caractère  du  grand 

1  M.  l'abbé  Maret,  dans  sa  Théodicée  chrétienne,  examine  savannuent  la 
question  de  savoir  s'il  y  a  une  trinité  dans  Platon.  10«  leçon. 

T.   II.  —   S 


1  14  SAINT  AUGUSTIN. 

Augustin  ;  il  appartenait  à  notre  docteur  de  suivre  pas  à 
pas  le  doux  évangéliste .  d'être  son  interprète  auprès  des 
hommes  pour  l'enseignement  des  mystères  chrétiens  qui 
furent  connus  de  Jean  mieux  que  de  tout  autre  mortel,  et 
pour  l'enseignement  de  l'amour,  cette  première  et  der- 
nière loi  du  Fils  de  Marie.  Les  cent  vingt-quatre  traités  sur 
CÊvangUe  et  les  dix  traités  sur  la  première  Êpître  de  saint 
Jean  sont  autant  d'homélies  prononcées  par  Févèque  d'Hip- 
pone  durant  l'année  416  ;  ou  recueillait  chaque  homélie  à 
mesure  qu'Augustin  la  prononçait;   il  revoyait    ensuite 
l'explication  improvisée  devant  les  fidèles  et  lui  donnait 
la  forme  qui  est  restée  pour  l'instruction  de  la  postérité. 
Les  préceptes  de  morale  se  mêlent  toujours  dans  ces  homé- 
lies à  l'exposition  de  la  foi  et  à  l'éclaircissement  des  mys- 
tères; les  devoirs  des  hommes  n'y  sont  point  séparés  de 
l'explication  du  dogme,  et  comme  Augustin  ne  perdait  ja- 
mais de  vue  les  questions  contemporaines  qui  agitaient 
l'Église,  les  commentaires  de  saint  Jean   renferment  de 
vigoureuses  réponses  aux  ariens,    aux  manichéens,  aux 
donatistes  et  aux  pélagiens.  Ces  belles  explications  du 
pontife  africain  ont  sillonné  de  lumière  le  champ  de  la  foi , 
et  servi  de  règle  et  d'autorité  à  plus  dun  grand  homme 
catholique.  Saint  Léon,  Ihéodoret,  saint  Fulgence,  Cassio- 
dore ,  Bède ,  Alcuin ,  ont  loué  ou  reproduit  bien  des  pas- 
sages des  homélies  d'Augustin   sur  le  plus  sublime   des 
douze  disciples. 


CHAPITRE  XXXVIl.  Ho 


CHAPITRE    XXXVIT 


Lettre  de  saint  Augustin  à  Boniface.  —  Lettres  à  saint  Paulin,  à  Dardanus, 
préfet  des  Gaules.  —  Diverses  opinions  sur  Dardanus.  —  Lettre  à  Juliana 
sur  le  Livre  à  Démétriade.  —  Lettre  à  Pierre  et  à  Abraham. 

417 


Le  nom  de  Boniface  est  célèbre  dans  les  annales  romaines 
de  la  première  moitié  du  v*  siècle;  il  représente  la  gloire 
des  armes  impériales  dans  ce  temps  où  la  gloire  romaine 
se  couchait  sur  les  ruines.  En  413  ,  Boniface  avait  défendu 
Marseille  contre  les  Goths;  eu  417,  il  gouvernait  l'Afrique  ; 
le  monde  vantait  son  habileté,  sa  bravoure;  les  popula- 
tions africaines  louaient  sa  justice,  et  les  évèques  contem- 
porains Testimaient  pour  sa  piété  chrétienne.  Des  liens  de 
considération  et  d'amitié  attachaient  particulièrement  le 
pontife  d'Hippone  au  comte  Boniface.  Celui-ci ,  plus  accou- 
tumé au  maniement  des  armes  qu'aux  discussions  théolo- 
giques, n'était  pas  pleinement  au  courant  de  la  question 
des  donatistes,  qui  revenait  sans  cesse,  malgré  leur  défaite; 
il  s'adressa  à  Augustin  pour  être  exactement  instruit  de 
Terreur  des  donatistes  et  des  faits  qui  avaient  amené  contre 
eux  l'intervention  de  la  puissance  temporelle.  L'évéque, 
tout  en  s'excusant  d'écrire  longuement  à  un  personnage 
qui  n'avait  que  bien  peu  de  temps  à  donner  à  la  lecture,  fit 
une  réponse  étendue',  où  se  trouve  supérieurement  résu- 
mée cette  question  du  donatisme  dont  il  s'était  tant  et  si 
fortement  occupé. 


1  Lettre  CLXXXV.  Cette  lettre  est  un  des  écrits  de  saint  Augustin  dont 
Bayle  a  donné  les  plus  étranges  interprétations.  Bayle  s'est  montré  à  la  fois 
grossier,  injurieux  et  inexact  dans  ses  critiques  du  grand  évèque  d'Hippone. 
On  peJit  lire  avec  fruit  la  Réfutation  des  critiques  de  Bayle  sur  saint  Augus- 
tin, par  le  P.  Merlin.  Paris,  1732,  ia-4". 


ilC  SAliNT  AUGUSTIN. 

.  Indépendamment  du  but  particulier  dont  nous  parlerons 
tout  à  l'heure ,  nous  trouvons  dans  cette  lettre  deux  faits 
curieux  :  le  premier,  c'est  que  des  trftupes  de  donatistes  , 
avant  l'abolition  du  culte  païen ,  se  jetaient  à  travers  les 
polythéistes  le  jour  de  leurs  fêtes  solennelles,  non  point 
pour  briser  les  idoles  ,  mais  pour  chercher  la  mort  sous  les 
coups  de  leurs  adorateurs.  Le  second  fait,  c'est  que  parmi 
les  donatistes ,  toujours  unis  d'espérance  aux  ennemis  de 
l'empire ,  il  s'était  élevé  un  parti  qui ,  pour  se  ménai^er  la 
faveur  des  Goths ,  appartenant  à  l'arianisme ,  s'efforçait 
d'accréditer  l'idée  d'une  communauté  de  foi  entre  le 
donatisme  et  la  secte  d'Arius. 

Dans  sa  réponse  au  comte,  Augustin  paraît  surtout  s'at- 
tacher à  prouver  qu'il  était  permis  d'user  des  lois  impé- 
riales pour  ramener  plus  promptement  et  plus  sûrement  les 
donatistes  à  l'unité.  INous  avons  déjà  touché  à  ce  point  dé- 
licat ,  à  ces  problèmes  de  conduite  ecclésiastique ,  qui  ne 
sauraient  être  résolus  légèrement.  Ainsi  que  nous  l'avons 
fait  observer,  il  serait  misérable  de  juger  la  question  avec 
les  idées  et  les  mœurs  des  temps  modernes,  où  la  tolérance 
philosophique  est  devenue  la  règle  des  pouvoirs  temporels 
en  matière  religieuse  ;  il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  que , 
dans  la  société  chrétienne  du  v®  siècle,  l'indifférence  en 
matière  de  foi  n'était  admise  par  personne,  et  que,  la  reli- 
gion tenant  profondément  aux  entrailles  des  peuples ,  la 
force  et  la  prospérité  publique  étaient  intéressées  à  la  con- 
servation de  l'unité  morale.  Augustin  ,  dont  quelques  his- 
toriens modernes  ont  calomnié  la  charité  et  méconnu  l'im- 
mense bieu^  eillance  à  l'égard  des  hérétiques ,  ne  s'est  pas 
exprimé  autrement  que  Bossuet  et  Fénelon  sur  les  points 
(pii  ont  fourni  matière  à  tant  de  déclamations.  Il  a  toujours 
et  de  toutes  ses  forces  repoussé  la  peine  de  mort  pour  les 
hérétiques  ;  il  admettait  seulement  des  devoirs  envers  Dieu 


CHAPITRK  XXXVII.  H 7 

de  la  part  des  princes,  et  pensait  quil  faudrait  avoir  perdu 
le  sens  pour  dire  aux  rois  :  iSe  vous  mettez  point  en  peine 
de  savoir  par  qui  est  défendue  ou  attaquée  dans  votre 
royaume  l'Église  de  votre  Seigneur  '. 

Les  donatistes,  pour  rejeter  l'intervention  de  ces  pou- 
voirs temporels,  qu'ils  avaient  été  les  premiers  à  invoquer, 
disaient  qu'aux  premières  époques  de  la  foi  les  chrétiens 
n'eurent  jamais  recours  à  l'autorité  des  princes  ;  la  raison 
en  est  évidente,  répondait  Augustin  ,  c'est  qu'alors  il  n'y 
avait  pas  de  princes  soumis  à  la  loi  évangélique ,  c'était  le 
temps  des  frémissements  des  peuples  et  des  conjurations 
des  rois  contre  le  Seigneur  et  son  Christ  ^  Dans  le  v*  siècle, 
au  contraire,  c'était  le  temps  de  l'accomplissement  de  ces 
paroles  :  Tous  les  rois  de  la  terre  l  adoreront ,  et  toutes  les 

nations  le  serviront Maintenant  comprenez,  à  rois; 

instruisez -vous,  juges  de  la  terre;  servez  le  Seigneur  avec 
crainte,  et  réjouissez-vous  en  lui  avec  tremblement  ^  Or,  pour 
les  rois,  ajoute  l'évèque  d'hippoue,  servir  le  Seigneur, 
c'est  défendre  et  punir  avec  une  religieuse  sévérité  la 
violation  des  ordres  divins.  Un  roi  a  des  devoirs  comme 
homme  et  des  devoirs  comme  roi.  Les  princes  punissent 
les  crimes  qui  troublent  et  renversent  les  États  :  pourquoi 
ne  puniraient-ils  pas  les  crimes  qui  peuvent  ruiner  la  reli- 
gion? Ainsi  raisonnait  Augustin.  Il  convient  et  plusieurs 
fois  il  répète  qu'il  vaut  mieux  conduire  les  hommes  par  les 
voies  douces  et  les  convaincre  par  la  vive  impression  de  la 
vérité  ;  mais  les  auteurs  profanes  comme  les  auteurs  sacres 
lui  apprennent  que  la  contrainte  est  souvent  nécessaire 
pour  l'accomplissement  du  bien,  et  que  le  cœur  humain  , 

1  Quis  mente  sobrius  regibus  dicat  :  Nolite  curare  in  regno  vestro  a  quo 
tueatur  vel  oppugnetur  Ecclesia  Domini  vestri? 

2  Ps.  II,  1  et  2. 

3  ihid.,  10  et  11. 


ii8  SAINT  AUGUSTIN. 

si  enclin  au  mal,  a  besoin  d'être  pressé  par  la  crainte.  Tous 
les  hommes  ne  disent  point  avec  le  royal  prophète  :  Mon 
âme  a  eu  soif  de  Dieu,  qui  est  la  fontaine  d'eau  vive  ;  quand  pa- 
raîtrai-je  devant  la  face  de  Dieu  '  ?  Il  en  était  de  la  terreur 
des  lois  impériales  comme  de  la  terreur  de  Fenfer  ;  les  âmes 
qui  brûlent  d'amour  pour  la  vérité  éternelle  et  les  biens 
invisibles,  n'ont  pas  besoin  que  des  menaces  les  excitent  à 
la  fuite  du  désordre  et  de  l'erreur. 

Dans  le  festin  de  la  parabole  évangélique,  le  compelle 
intrare^  (forcez- les  d'entrer)  n'est  prononcé  qu'après  l'i- 
nutilité des  premières  invitations.  Augustin,  obligé  de 
recourir  aux  empereurs  dans  l'intérêt  de  l'Église  d'Afrique, 
bien  loin  de  céder  à  ses  penchants,  n'obéissait  qu'à  une 
dure  nécessité  ;  la  puissance  persuasive  de  la  parole  précé- 
dait toujours  la  rigueur  des  lois. 

Nous  avons  dit  et  redit  ailleurs  tout  ce  qu'avait  fait  l'é- 
vêque  d'Hippone  pour  dérober  les  donatistes  à  la  verge 
temporelle.  La  lettre  au  comte  Boniface  est  un  monument 
digne  d'attention;  elle  motive  le  recours  aux  décrets  impé- 
riaux, et  précise  dans  quelle  mesure  l'évéque  d'Hippone 
consentait  à  user  de  l'assistance  des  princes  pour  amener  au 
festin  de  l'unité  les  hommes  qui  cheminaient  le  long  'des 
haies  et  des  grands  chemins  de  l'hérésie. 

Augustin,  dans  cette  lettre,  venge  les  fidèles  du  reproche 
de  cupidité  et  d'ambition  que  les  donatistes  leur  adres- 
saient; les  biens  des  hérétiques  avaient  été,  il  est  vrai, 
réunis  aux  biens  des  églises  catholiques  ;  mais  sans  compter 
que  ces  propriétés  étaient  le  patrimoine  des  pauvres ,  les 
catholiques  ne  cessaient  de  presser  les  donatistes  de  re- 
venir à  l'unité  pour  rentrer  à  la  fois  dans  la  possession  de 
leurs  biens  et  des  dignités  ecclésiastiques  :  qu'est-ce  qu'une 

1    PS.   XLI,  3. 

■i  s.  Luc,  XIV,  23. 


CHAPITRE  XXXVII.  U9 

cupidité  qui  supplie  qu'on  entre  en  partage  de  ses  trésors? 
Qu'est-ce  qu'une  ambition  qui  cherche  par  tous  les  moyens 
possibles  des  compagnons  de  ses  grandeurs?  Les  lois  de 
l'Église  avaient  établi  que  la  pénitence  pour  quelque  crime 
fermait  tout  chemin  à  la  cléricature ;  et  pourtant,  dans 
l'affaire  des  donatistes ,  l'Église  avait  relâché  quelque  chose 
de  la  sévérité  de  sa  discipline  ,  pour  épargner  aux  peuples 
de  grands  maux  ;  le  seul  repentir  rouvrait  la  route  des 
honneurs  ecclésiastiques  à  ceux  du  parti  de  Donat.  11  y 
avait  dans  une  telle  conduite  de  la  part  des  catholiques 
de  solennelles  preuves ,  de  fortes  garanties  de  miséricorde 
et  d'amour  pour  la  paix.  Mais  nous  avons  épuisé  la  ques- 
tion en  de  nombreux  chapitres,  et  nous  défions  tout  esprit 
élevé  et  sincère  de  trouver  des  torts  sérieux  aux  catho- 
liques, dans  cette  grande  querelle  africaine. 

Saint  Paulin  est  un  des  hommes  éminents  de  l'Église  qui 
avaient  donné  leur  amitié  à  Pelage  avant  qu'il  enseignât 
ses  erreurs  ;  le  novateur  breton  avait  montré  en  Palestine 
des  lettres  de  l'illustre  évèque  de  Noie  pour  abriter  ses 
doctrines  sous  ce  nom  révéré.  Augustin,  le  tendre  ami  de 
Paulin ,  ignorait  l'état  et  le  caractère  des  relations  de  son 
collègue  de  la  Campanie  avec  Pelage  depuis  sa  condamna- 
tion ;  il  connaissait  par  les  lettres  de  l'évèque  de  Noie  la 
pureté  de  sa  foi,  ses  gémissements  sur  la  misère  de  la 
nature  humaine ,  ses  tristesses  d'avoir  effacé  en  lui  par  la 
corruption  l'image  de  l'homme  céleste ,  ses  plaintes  de  la 
guerre  intestine  livrée  entre  l'esprit  et  la  chair,  et  son 
aveu  de  la  profonde  décadence  delà  race  d'Adam  '.  Mais 
Augustin  tenait  à  mettre  en  garde  son  ami  contre  le  poison 
du  pélagianisme,  et  à  lui  fournir  les  moyens  de  plaider  la 
cause  de  la  grâce  devant  ses  ennemis.  Il  lui  écrivit^  donc 

1  Lettre  de  saint  Paulin  à  Sévère. 

2  Lettre  CLXXXVL 


120  SAINT  AUGUSTIN. 

pour  raconter  tout  ce  qui  s'était  passé  depuis  les  pre- 
miers actes  de  la  Palestine,  et  pour  établir  fortement  la 
doctrine  de  la  grâce  chrétienne.  Afin  de  donner  à  sa  lettre 
plus  d'autorité ,  Augustin  joignit  à  son  nom  celui  de  son 
cher  Alype ,  par  qui  Paulin  avait  d'abord  connu  l'évèque 
d'Hippone. 

Notre  docteur  parle  avec  douceur  de  Pelage,  qu'on  a, 
dit  -  il ,  surnommé  le  Breton  '  pour  le  distinguer  de  Pelage 
de  Tarente  ;  il  l'aimait  autrefois  et  il  l'aime  encore  ;  aupara- 
vant il  chérissait  dans  Pelage  un  homme  dont  il  supposait 
les  croyances  pures  ;  maintenant  il  le  chérit  en  souhaitant 
que  la  divine  miséricorde  le  délivre  de  ses  idées  contre  la 
grâce.  Longtemps  Augustin  avait  refusé  de  croire  à  la  re- 
nommée qui  accusait  Pelage,  car  les  bruits  de  la  renommée 
sont  souvent  des  mensonges  ;  la  lecture  d'un  livre  de  Pe- 
lage lui  a  tout  révélé.  On  voit,  par  cette  lettre  du  grand 
évéque,  que  l'hérésiarque  breton  avait  écrit  depuis  sa  con- 
damnation ;  quelques  variations  s'étaient  introduites  dans 
sa  doctrine;  mais  il  continuait  à  nier  la  grâce,  sans  laquelle 
le  libre  arbitre  ne  peut  éviter  le  péché,  selon  la  théologie 
catholique.  Augustin  invite  à  prier  pour  Pelage  et  pour  ceux 
qui  le  suivent.  Le  ton  de  cette  lettre  est  d'une  douceur  in- 
finie ;  on  y  sent  une  secrète  puissance  qui  entraîne  à  aimer 
la  vérité;  c'est  quelque  chose  qui  part  du  ciel  et  qui  ravit 
la  terre. 

Peu  de  temps  après  la  lettre  de  Paulin,  l'évèque  d'Hip- 
pone répondait  à  Dardanus,  préfet  du  prétoire  des  Gaules. 
L'histoire  nous  apprend  que  Dardanus  se  déclara  contre 
Jovien,  usurpateur  de  l'autorité  impériale;  vaincu  à  Va- 
lence par  Ataulfe,  roi  des  Goths,  l'usurpateur,  prisonnier, 
fut  livré  à  Dardanus,  qui  lui  fit  subir  le  dernier  supplice. 

<  Britonem. 


CHAPITRE  XXXVII.  121 

La  postérité  est  embarrassée  sur  le  juiiement  qu'elle  doit 
porter  sur  ce  préfet  du  prétoire;  saint  Jérôme,  dans  nue 
lettre  qu'il  lui  écrivait  en  414,  l'appelle  le  plus  noble  des 
chrétiens  et  le  plus  chrétien  des  nobles ,  et  nous  verrons  tout 
à  l'heure  avec  quelle  profonde  estime  Augustin  parle  à 
Dardanus.  D'un  autre  côté,  Sidoine  Apollinaire,  qui  avait 
pu  voir  de  près  sa  vie  et  sa  personne,  nous  présente  Dar- 
danus comme  réunissant  tous  les  vices  des  divers  oppres- 
seurs des  Gaules  au  temps  d'Honorius.  Il  lui  prête  la  légèreté 
de  Constantin,  la  faiblesse  de  Jovien,  la  perfidie  de  Géronce  '. 
La  première  pensée  qui  s'offre  à  l'esprit,  c'est  qu'Augustin 
et  Jérôme  n'avaient  connu  Dardanus  que  par  sa  correspon- 
dance, et  que  Sidoine  Apollinaire  l'avait  connu  par  ses 
œuvres.  Mais  peut-être  faudrait-il  prendre  un  milieu  entre 
les  malédictions  de  Sidoine  et  les  magnifiques  louanges  des 
deux  docteurs  de  l'Eglise.  Les  hommes  qui  exercent  le 
pouvoir  sont  soumis  à  des  jugements  divers,  et  le  temps 
où  nous  sommes  ne  laisse  ignorer  à  personne  combien  sont 
passionnées  les  inspirations  des  partis.  Sidoine  a  pu  écrire 
sous  des  impressions  qui  n'étaient  pas  entièrement  con- 
formes à  l'équité. 

Quoi  qu'il  en  soit,  dans  la  haute  Provence,  non  loin  de 
Sisteron  ,  un  peu  au  -  dessous  de  Chardavon ,  aux  lieux  où 
s'élevait  la  ville  de  Théopolis,  il  est  un  rocher,  appelé  par 
les  gens  du  pays  peira  escricha  (pierre  écrite),  qui  offre  en 
l'honneur  de  Dardanus  une  inscription  romaine.  Cette 
inscription,  la  plus  considérable  que  les  Romains  aient 
laissée  dans  les  Gaules ,  et  plusieurs  fois  reproduite  avec 
inexactitude  ^,  est  un  monument  de  la  reconnaissance  pu- 

(  Cum  in  Constantino  inconstantiam,  in  Joviano  facilitatem,  in  Gerontio 
perfidiam  ,  singula  in  singulis ,  omniain  Dardano  crimina  simul  execraren- 
lur.  Sidon.  Apollin.,  y,  9. 
■  2  M.  Honorât,  de  Digne ,  fort  versé  dans  la  science  historique,  a  reproduit 


122  SAINT  AUGUSTIN. 

Miqiie  de  Théopolis.  Voici  le  sens  de  l'inscription  tel  que 
Millin  '  Fa  donnée  : 

«  Claudius  Posthumus  Dardanus,  homme  illustre,  revêtu 
<(  de  la  dignité  de  patrice ,  ex-gouverneur  consulaire  de  la 
«  province  viennoise,  ex -maître  des  requêtes,  ex-ques- 
«  teur,  ex -préfet  du  prétoire  des  Gaules,  et  Nevia  Galla , 
((  femme  clarissime  et  illustre ,  son  épouse ,  ont  procuré  à 
«  la  ville  appelée  Théopolis  l'usage  des  routes ,  en  faisant 
«  tailler  des  deux  côtés  les  deux  flancs  de  ces  montagnes , 
«  et  lui  ont  donné  des  portes  et  des  murailles.  Tout  cela  a 
<i  été  fait  sur  leur  propre  terrain  ;  mais  ils  l'ont  voulu 
<(  rendre  commun  pour  la  sûreté  de  tous.  Cette  inscription 
«  a  été  placée  par  les  soins  de  Claudius  Lepidus,  comte  et 
«  frère  de  l'homme  déjà  cité,  ex  -  consulaire  de  la  pre- 
«  mière  Germanie,  ex -maître  du  conseil  des  mémoires, 
«  ex -comte  des  revenus  particuliers  de  l'empereur,  afin 
«  de  pouvoir  montrer  leur  sollicitude  pour  le  salut  de 
<(  tous,  et  d'être  un  témoignage  écrit  de  la  reconnaissance 
'(  publique.  » 

Dans  ces  temps  où  l'interprétation  des  Écritures  était 
une  si  grande  affaire  pour  les  peuples  chrétiens  ,  Dardanus 
interrogea  l'évèque  d'Hippone  sur  les  paroles  de  Jésus- 
Christ  adressées  au  bon  larron  :  Vous  serez  aujourcVhuiavec 
moi  dans  le  paradis,  et  sur  la  signification  du  tressaillement 
de  Jean  aux  entrailles  maternelles  en  présence  du  Sauveur 
du  monde  caché  dans  les  flancs  de  Marie.  Augustin  resta 
assez  longtemps  sans  répondre  aux  questions  du  préfet  des 
Gaules  :  «  Bien-aimé  frère  Dardanus,  dit  l'évèque  au  début 


l'inscription  de  Chardavon  dans  toute  sa  physionomie  actuelle  ;  personne 
avant  lui  n'av;)il  donné  l'inscription  avec  une  aussi  complète  exactitude. 
M.  Honorât  l'a  publiée  avec  un  commentaire  critique  dans  les  Annales  des 
Basse.t-Ali)e.<!,  t.  I*^"",  p.  361  et  suiv. 

2  Voyage  dans  les  départements  du  midi  de  la  France ,  tome  III. 


CHAPITRE  XXXVII.  123 

«  de  sa  lettre ,  plus  illustre  pour  moi  dans  la  charité  du 
«  Christ  que  dans  les  ditinités  de  ce  siècle,  j'avoue  que  j"ai 
«  répondu  trop  tard  à  votre  lettre.  Je  ne  veux  pas  que 
'<  vous  en  cherchiez  les  causes,  de  peur  que  vous  ne 
<(  supportiez  plus  difficilement  mes  longues  excuses  que 
«  vous  n'avez  supporté  mes  longs  retards.  J'aime  mieux 
«  vous  voir  accorder  mon  pardon  que  juger  ma  défense. 
«  Quelle  qu'ait  pu  être  la  cause  de  ce  retard ,  croyez  hien 
«  qu'il  n'a  pu  entrer  en  moi  aucun  dédain  de  ce  qui  vous 
'<  touche.  Je  vous  aurais  répondu  promptement,  si  je  vous 
«  avais  compté  pour  peu.  Ce  n'est  pas  que  je  croie  être 
«  parvenu  à  écrire  quelque  chose  de  digne  d'être  lu  par 
'I  vous  et  de  vous  être  adressé  ;  mais  j'ai  mieux  aimé  vous 
«  écrire  que  de  passer  encore  cet  été  sans  payer  ma  dette. 
«  Je  n'ai  ni  tremblé  ni  hésité  en  présence  de  votre  rang  si 
"  haut;  votre  bienveillance  m'est  plus  douce  que  votre  di- 
'<  gnité  ne  m'est  redoutable.  Mais  ce  qui  fait  que  je  vous 
«  aime,  fait  aussi  que  je  trouve  difficilement  de  quoi  suffire 
«  à  l'avidité  de  votre  religieux  amour.  » 

La  première  des  deux  questions  amène  Augustin  à  traiter 
de  la  présence  de  Dieu  ;  il  déploie  dans  ce  sujet  une  grande 
richesse  d'idées  et  cette  étonnante  pénétration  qui  semble 
lui  donner  un  sens  de  plus  pour  comprendre  les  choses 
divines.  L'évéque  nous  apprend  comment  il  faut  concevoir 
la  grandeur  et  l'étendue  de  Dieu,  comment  Dieu  est  par- 
tout, comment  il  habite  dans  les  hommes,  ce  que  c'est  que 
d'être  près  ou  loin  de  Dieu.  A^is-à-vis  des  hommes,  Dieu 
est  comme  un  son  qu'on  entend  plus  ou  moins  selon  qu'on 
a  l'oreille  plus  ou  moins  ouverte  ;  il  est  comme  la  lumière 
dont  on  est  plus  ou  moins  près  selon  qu'on  est  plus  ou 
moins  capable  de  voir.  La  seconde  question  donne  lieu  à 
Augustin  de  parler  de  la  nature  humaine  soumise  à  l'em- 
pire du  péché ,  de  la  nécessité  de  la  régénération ,  et  de 


\U  SAINT  AUGUSTIN. 

cette  grâce  dont  il  signale  les  ennemis  sans  les  nommer. 
Le  pélagianisme  étant  le  danger  du  moment,  Augustin  en 
avertissait  à  toute  occasion  ;  ses  lettres  avaient  prémuni 
l'Italie  et  les  Gaules,  l'Afrique  et  l'Orient.  La  parole  de 
l'évéque  d'Hippone  était  devenue  un  glaive  dont  le 
monde  chrétien  tout  entier  pouvait  s'armer  pour  défendre 
la  foi. 

Ce  soin  de  protéger  les  intelligences  contre  les  atteintes 
de  l'erreur  se  révèle  avec  toute  l'effusion  de  l'amitié  dans 
la  lettre  '  écrite  à  Juliana  au  sujet  du  Livre  à  Démètriade. 
Augustin  regardait  la  maison  de  Juliana  comme  une  église 
de  Jésus  -  Christ ,  et  s'effrayait  à  la  seule  idée  que  les 
croyances  évangéliques  pussent  s'y  corrompre.  L'évéque 
d'Hippone  désire  savoir  l'auteur  du  Livre  à  Démètriade. 
On  disait  à  la  vierge  romaine  :  «  Votre  noblesse  et  votre 
«  opulence  temporelles  sont  de  vos  aïeux  plutôt  que  de 
«  vous-même;  mais,  quant  à  vos  richesses  spirituelles, 
«  nul  autre  que  vous  n'a  pu  vous  les  donner  ;  elles  ne 
((  peuvent  venir  que  de  vous  et  ne  peuvent  être  qu'en  vous, 
«  et  c'est  par  là  que  vous  devez  être  louée  et  mise  au- 
«  dessus  des  autres.  »  Ces  paroles  niaient  l'indigence  de 
l'âme  humaine  et  contredisaient  saint  Paul,  qui  a  dit  : 
Nous  portons  ce  trésor  dans  des  vases  fragiles,  afin  que  la 
puissance  soit  en  Dieu  H  non  pas  en  nous  ■.  Augustin  multi- 
plie les  témoignages  de  l'Écriture  pour  montrer  que  la 
virginité,  comme  les  autres  dons,  vient  d'en  haut  et  des- 
cend du  Père  des  lumières^.  On  peut  dire  que  le  bien  est 
notre  ouvrage,  puisqu'il  est  le  produit  de  notre  libre  ar- 
bitre, sans  lequel  rien  de  méritoire  ne  saurait  s'accomplir  ; 

1  Lettre  CLXXXYIII. 

2  II  Corinth.,iY,  7, 

3  S.  Jacques,  i,  17. 


CHAPITRE  XXXVII.  12S 

mais  il  n'est  pas  vrai  qu'il  ne  vienne  que  de  nous  :  la  force 
divine  nous  aide. 

Le  grand  évéque  espère  que  si  le  livre  dont  il  parle  est 
parvenu  à  la  jeune  Démétriade,  elle  en  aura  gémi;  elle 
aura  frappé  humblement  sa  poitrine,  et  peut-être  aura-t- 
elle  versé  des  larmes  en  se  jetant  aux  pieds  du  Seigneur,  à 
qui  elle  s'est  consacrée  et  qui  l'a  sanctifiée.  Les  paroles  et 
la  foi  contre  lesquelles  Augustin  proteste  ne  sont  pas  de 
Démétriade,  mais  d'un  autre;  ce  n'est  pas  en  elle,  c'est 
dans  le  8eigueur  que  la  jeune  vierge  se  glorifiera.  «  11  faut, 
«  dit  l'Apôtre,  que  chacun  s'éprouve  soi-même,  et  alors 
«  il  trouvera  en  lui  sa  gloire  et  non  point  dans  un  autre.  « 
Au  lieu  de  se  croire  elle  -  même  sa  propre  gloire ,  Démé- 
triade s'écriera  avec  David  :  «  Mon  Dieu ,  vous  êtes  ma 
«  gloire,  et  c'est  vous  qui  élevez  ma  tcte '.  »  Augustin  prie 
Juliana  de  lui  faire  savoir  si  tels  sont  bien  les  sentiments 
de  sa  fille.  11  lui  demande  de  chercher  dans  le  Livre  à  Dé- 
métriade quelque  chose  de  favorable  à  la  doctrine  de  la 
grâce;  il  le  souhaite  d'autant  plus  vivement  que  ces  hommes 
(les  pélagiens)  sont,  dit-il,  beaucoup  lus  à  cause  de  la  force 
et  de  l'éloquence  de  leurs  écrits.  A  la  fin  de  sa  lettre,  Tévéque 
d'Hippone  prononce  le  nom  de  l'auteur  du  Livre  à  Démé- 
triade, qu'il  semblait  ignorer  au  commencement  ;  il  a  cité 
plus  tard^  Pelage  comme  auteur  de  cet  écrit;  son  jeune 
ami  Orose,  dans  V Apoloyè tique, aitrihiie  positivement  au 
novateur  breton  le  Livre  à  Démétriade.  11  paraît  du  reste 
qu'il  y  avait  eu  deux  livres  de  Pelage  adressés  à  la  fille  de 
Juliana,  et  que  dans  l'un  de  ces  livres  l'hérésiarque  recon- 
naissait la  grâce  de  Dieu.  Augustin  parlait  ainsi ,  d'après 
une  lettre  de  Pelage;  et  comme  celui-ci  s'enveloppait  tou- 
jours d'ambiguïtés,  le  saint  évêque  ne  savait  guère  à  quoi 

•i   P.S.  m,  4. 

2  Livre  de  lu  Grâce  de  Jésus-Christ ,  chap.  xxu  et  suiv. 


126  SAINT  AUGUSTIN. 

s'en  tenir  sur  les  écrits  de  Pelage  adressés  à  la  jeuue  vierge 
romaine. 

Nous  devons  mentionner  ici  une  lettre  de  saint  Augustin, 
découverte  au  siècle  dernier  dans  les  manuscrits  de  la  bi- 
bliothèque du  monastère  de  Gottweig',  sur  la  rive  droite  du 
Danube,  et  qu'on  croit  se  rapporter  à  l'année  417  :  c'est  une 
réponse  à  des  questions  religieuses  adressées  par  deux  per- 
sonnages, Pierre  et  A  braham ,  que l'é vèque  d' Hippone  appelle 
seigneurs  bien  -  aimés  et  saints  fils.  La  destinée  des  enfants 
morts  sans  baptême  y  est  traitée  en  quelques  mots  ;  là , 
comme  en  d'autres  écrits ,  le  docteur  se  prononce  pour  une 
peine,  mais  pour  une  peine  légère ^  Il  renvoie  Pierre  et 
Abraham  à  ses  ouvrages ,  afin  de  ne  pas  être  obligé  de  ré- 
péter ce  qu'il  a  dit.  En  parlant  des  païens,  Augustin  rap- 
pelle qu'il  s'est  beaucoup  occupé  d'eux  dans  la  Cité  de  Dieu, 
œuvre  qui  n'était  point  encore  achevée. 

Lorsque  je  voyageais  à  travers  les  pays  de  l'ancienne 
Afrique  chrétienne ,  et  que  les  paroles  de  ïertullien  et  de 
saint  Cyprien,  d'Augustin  et  d'Aurèle,  d'Alvpe  et  de  Pos- 
sidius,  des  deux  Optât  et  de  Sévère  me  revenaient  à  la 
mémoire,  j'étais  saisi  du  contraste  de  ces  voix  éloquentes 
et  de  ces  déserts  muets.  Je  rapportais  les  œuvres  aux  lieux 
qui  les  avaient  produites,  et  ces  lieux  ne  les  comprenaient 
pas,  ne  les  reconnaissaient  pas;  ils  gardaient  devant  elles 
une  morne  immobilité.  Ainsi  le  cadavre  d'un  penseur  il- 
lustre resterait  insensible  et  froid  si  on  venait  admirer  en 

1  Celte  lettre  ,  qui  manque  à  rédition  des  Bénédictins,  a  été  publiée  dans 
l'édition  des  frères  Gaume.  Elle  fut  découverte  par  le  H.  P.  Godefroy  Besse- 
lius ,  abbé  du  monastère  de  Gottweig,  publiée  pour  la  première  fois  en  1732, 
et  publiée  ensuite  à  Paris,  en  1734,  par  dom  Jacques  Martin,  moine  de 
Saint-Benoit.  Une  autre  lettre  de  saint  Augustin,  dont  nous  parlerons  plus 
tard  ,  fut  trouvée  et  mise  au  jour  en  même  temps.  Les  frères  Gaume  ont 
donné  les  deux  lettres  avec  des  préfaces  de  Besselius  et  de  Martin.  Tome  II, 
|i.  XXXVIII. 

-  Mininia  pœua  ,  non  tamen  nulla. 


CHAPITRE  XXXVllI.  127 

sa  présence  ses  livres  immortels.  Depuis  douze  siècles, 
les  grands  hommes  de  l'Afrique  chrétienne  sont  devenus 
comme  des  étrangers  dans  leiii-  patrie.  Au  nom  d'Augus- 
tin ces  contrées  ne  vous  répondent  point  ;  on  n'entend  que 
le  bruit  de  la  mer  sur  les  rivages,  et ,  dans  les  montagnes, 
le  bruit  des  sapins ,  des  cèdres  et  des  chênes  ;  mais  le 
souffle  de  la  France,  souffle  chaud  et  fécond,  a  passé  sur  la 
terre  d'Afrique;  il  y  demeure,  et  de  sa  puissante  énergie 
doit  V  renaître  une  civilisation  chrétienne. 


CHAPITRE    XXXVIII 

Le  pape  Zozime  et  les  pélagiens.  —  Persévérance  des  évéques  d'Afrique.  — 
Les  deux  conciles  de  Carthage.— Condamnation  des  pélagiens  dans  l'univers 
catholique. 

417-418 

Le  pape  Innocent,  mort  le  1*2  mars  de  l'année  il7,  avait 
été  remplacé  par  Zozime,  célèbre  dans  l'histoire  de  cette 
époque  pour  avoir  tenu  un  moment  le  monde  chrétien  in- 
certain entre  l'Église  africaine  et  le  Siège  apostolique.  La 
Providence  permit  qu'un  peu  de  nuée  environnât  la  chaire 
de  Pierre  pour  que  lu  avers  y  vît  rayonner  ensuite  avec 
plus  de  joie  le  soleil  de  la  vérité  religieuse.  Il  faut  bien  con- 
sidérer d'ailleurs  que  toutes  les  subtilités  de  la  ruse  accom- 
pagnaient l'expression  des  idées  pélagiennes.  Les  meilleurs 
esprits  pouvaient  s'y  tromper. 

L'erreur  et  le  mensonge  ne  reconnaissent  jamais  leurs 
défaites  et  en  appellent  toujours  à  des  jugements  nouveaux. 
La  doctrine  pélagienne,  foudroyée  par  les  anathèmes  de 
Carthage  et  de  Rome ,  releva  la  tète  à  l'avènement  d'un 
nouveau  pape;  elle  espérait  gagner  quelque  chose  à  un 
changement  de  pontife.  Venu  à  Rome  après  avoir  été  chassé 


128  SAINT  AUGUSTIN. 

de  Constantinople,  Celestius  interjeta  appel  des  jugements 
sous  le  poids  desquels  il  était  resté  ;  il  adressa  au  pape  un 
mémoire  {libellum)  \  sorte  de  profession  de  foi  qui  n'était 
pas  de  nature  à  changer  sa  position  comme  novateur.  D'un 
côté,  il  confessait  qu'il  fallait  baptiser  les  enfants  pour  la 
rémission  des  péchés,  selon  la  règle  de  l'Église  universelle 
et  l'enseignement  de  l'Evangile ,  reconnaissant  comme  né- 
cessaire de  suppléer  à  la  faiblesse  de  notre  nature  par  le 
bénéfice  de  la  grâce;  de  l'auti'e,  il  niait  le  péché  originel. 
Celestius  ne  jugeait  pas  conforme  à  la  doctrine  catholique 
la  transmission  du  péché  par  les  parents  :  «  Le  péché ,  di- 
«  sait-il ,  ne  peut  être  qu'un  délit  de  notre  volonté  et  non 
«  pas  de  notre  nature.  »  Le  disciple  de  Pelage  était  fort 
clair  sur  ce  point.  La  présence  du  Siège  apostolique  ne 
l'intimidait  point.  Le  saint  évéque  d'Hippone,  qui  n'a  que 
des  paroles  de  vénération  pour  Zozime ,  nous  dit  que  le 
souverain  pontife,  voyant  Celestius  se  jeter  en  furieux 
dans  son  erreur,  voulut  entreprendre  de  le  ramener  et  de 
le  prendre  sur  le  terrain  des  questions  et  des  réponses 
précises,  au  lieu  de  le  frapper  brusquement.  Celestius 
semblait  s'être  soumis  d'avance  à  des  avertissements  utiles, 
quand  il  avait  écrit  ces  paroles  dans  son  mémoire  à  Zo- 
zime :  «  Si  quelque  erreur  vient  à  surprendre  mon  igno- 
«  rance,  comme  il  arrive  aux  hommes,  que  votre  jugement 
«  la  corrige.  »  Zozime  agit  donc  avec  Celestius ,  dit  Au- 
gustin, comme  avec  un  homme  enflé  par  le  vent  d'une 
fausse  doctrine;  il  l'invita  à  condamner  ce  que  lui  avait 
reproché  le  diacre  Paulin ,  dans  l'assemblée  de  Carthage , 
en  il  1,  et  à  se  soumettre  aux  lettres  d'Innocent;  l'héré- 
siarque se  refusa  à  la  première  de  ces  demandes  ,  et  n'osa 
pas  résister  à  la  seconde  ;  il  promit  même  de  condamner  tout 

I  On  en  trouve  des  fragments  dans  le  deuxième  livre  du  Péché  originel , 
tuuie  X. 


CHAPITRE  XXXVIll.  129 

ce  que  ce  Siège  condamnerait.  Selon  Augustin,  Zozime  traita 
Celestius  comme  un  frénétique,  à  l'égard  de  qui  on  use  de 
douceurs  pour  lui  donner  du  repos'.  Il  maintint  cependant 
l'excommunication  prononcée  par  Innocent,  et  renvoya  à 
deux  mois  la  solution  définitive  de  cette  affaire,  afin  de 
se  donner  le  temps  d'écrire  en  Afrique  et  de  recevoir  les 
réponses. 

Nous  n'avons  pas  à  nous  demander  pourquoi  Zozime 
anathématisa  tout  d'abord  Héros  et  Lazare ,  les  deux  cé- 
lèbres dénonciateurs  de  Celestius ,  et  pourquoi  il  accusa  de 
précipitation  Aurèle  et  les  évèques  d'Afrique,  les  plus 
illustres  appuis  du  monde  chrétien.  Dans  la  lettre  qu'il 
écrivit  aux  évèques  africains  en  faveur  de  Celestius,  le 
pontife  de  Rome  citait  l'exemple  de  Susanne ,  faussement 
accusée  et  justifiée  miraculeusement;  il  disait  qu'il  ne  fal- 
lait pas  croire  tout  esprit ,  mais  qu'il  fallait  examiner  long- 
temps lorsqu'il  s'agissait  de  la  foi  d'un  homme.  Il  était 
d'un  meilleur  esprit,  ajoutait  Zozime,  de  croire  difficile- 
ment le  mal  :  une  condamnation  précipitée  expose  à  d'in- 
curables blessures.  Enfin,  après  avoir  donné  aux  évèques 
d'Afrique  des  leçons  de  prudence  et  de  modération  sous 
diverses  formes ,  il  les  invitait  à  se  défier  de  leur  propre 
jugement,  et  à  se  soumettre  davantage  aux  saintes  Écritures 
et  à  la  tradition  ^ 

Pour  ajouter  à  la  confusion  autour  de  Zozime,  de  pieuses 
voix,  parties  de  l'Orient,  venaient  lui  recommander  la 
cause  de  Pelage.  La  présence  de  Pelage  à  Jérusalem  avait 
toujours  empêché  les  évèques  de  la  ville  sainte  de  bien 
apprécier  cette  question  ;  Prayle,  ainsi  que  beaucoup  d'au- 
tres ,  séduits  par  les  adroits  mensonges  du  moine  breton , 

1  Du  Péché  originel,  liv.  II ,  ch.  vi 

2  Appendix.  tome  X,  Œuvres  de  sai7it.  Auqustin.  édit.  des  Bénédict.,  p.  98 
et  99. 

T.   II.  —  V) 


UO  SAINT  AUGUSTIN. 

voyaient  en  lui  un  catholique  dont  on  méconnaissait  les 
sentiments,  et  le  présentaient  comme  tel  à  la  justice  du 
pontife  de  Rome;  c'est  à  Innocent  que  l'évèquede  Jérusalem 
avait  écrit;  la  lettre  ne  put  être  remise  qu'à  son  succes- 
seur. Pelage  adressait  aussi  au  pape  une  justification  '  ;  il 
ne  voulait  pas  que  nul  ne  fût  assez  impie  pour  refuser  aux 
enfants  la  rédemption  commune  à  tout  le  genre  humain  ; 
mais  il  trouvait  toujours  le  moyeu  de  laisser  dans  les  obs- 
curités du  doute  le  dogme  du  péché  originel.  Tout  en  re- 
connaissant le  secours  de  Dieu  dans  les  bonnes  actions  de 
l'homme,  il  s'abstenait  de  définir  ce  secours,  ce  qui  lais- 
sait à  son  hérésie  une  grande  facilité.  Pelage  rappelait  sa 
lettre  à  Innocent  comme  complément  de  l'exposition  de  sa 
foi  ;  mais  cette  lettre  même  ne  renfermait  ni  une  croyance 
positive  au  péché  originel  ni  une  reconnaissance  précise  de 
la  grâce  :  elle  avait  pour  but  de  tromper  les  simples ,  selon 
l'expression  de  saint  Jérôme  ^  Zozime  écrivit  donc  aux 
évèques  d'Afrique  en  faveur  de  Pelage,  et  nous  comprenons 
très-bien  que  les  équivoques  du  moine  breton  l'aient  abusé; 
nous  nous  expliquons  moins  facilement  sa  méprise  à  l'égard 
de  Gelestius,  dont  l'audacieuse  parole  dédaignait  les  res- 
sources de  l'ambiguïté. 

Dans  sa  lettre  ^  sur  Pelage ,  le  pape  parle  d'abord  de  la 
profession  de  foi  qu'il  a  reçue  du  moine  breton,  et  dont  la 
lecture  a  été  publique.  «  Plût  à  Dieu,  dit- il  aux  évèques 
«  d'Afrique,  que  l'un  de  vous  eût  pu  assister  à  cette  lec- 
«  ture  !  Quelle  fut  la  joie,  quelle  fut  l'admiration  des  saints 
«  hommes  qui  étaient  là!  Quelques-uns  d'entre  eux  pou- 
«  valent  à  peine  retenir  leurs  larmes,  en  songeant  que  de 

I  Appendix.  tomeX,  p.  96. 
'■i  Co7nmentaires  sur  Jérémie. 
-  Appendix,  loaie  X,  p.  100 


CHAPITRE  XXXVllI.  131 

«  tels  sentiments  avaient  été  poursuivis.  »  En  regard  de  ce 
Pelage,  indignement  attaqué,  Zozime  montre  Héros  et  La- 
zare, qu'il  appelle  des  tourbillons  et  de>;  tempêles\  11  sup- 
pose que  les  évéques  d'Afrique  ont  été  trompes  par  les 
prélats  des  Gaules,  dont  la  vieille  habitude,  dit-il,  est 
d'attaquer  l'innocence  ;  le  pape  cite  des  exemples  de  ces 
accusations  calomnieuses.  «  Il  ne  convient  pas  à  l'autorité 
épiscopale  et  surtout  à  votre  prudence,  dit  Zozime  aux 
évéques  d'Afrique,  de  s'arrêter  à  des  bruits  légers.  Voilà 
Pelage  et  Celestius ,  qui  dans  leurs  lettres  et  leurs  con- 
fessions de  foi  sont  au  pied  du  Siège  apostolique.  Où  est 
Héros?  où  est  Lazare?  noms  qui  doivent  être  couverts  de 

<  honte  par  des  faits  et  des  condamnations.  Où  sont  les 
jeunes  gens,  Timase  et  Jacques,  qui  ont  fait  connaître 

(  certains  écrits,   comme  on  le  prétendait?...  Aimez  la 

<  paix,  chérissez  la  charité ,  attachez-vous  à  la  concorde.  Il 
est  écrit  :  Vous  aimerez  voire  prochain  comme  vous-même. 
Peut-on  être  plus  prochain  l'un  de  l'autre  que  lorsqu'on 

I  doit  n'être  qu'un  dans  le  Christ?  Tout  vent  qui  arrive  à 
(  vos  oreilles  n'est  pas  le  messager  de  la  vérité.  »  Zozime 
engage  les  évéques  à  prendre  garde  aux  faux  témoignages 
qui  ont  toujours  produit  de  grands  maux,  et  qui  n'avaient 
pas  même  épargné  le  Sauveur,  hostie  et  pontife  du  monde 
entier.  11  invoque  les  Écritures,  qui  recommandent  de  ne 
pas  juger  légèrement.  Les  évéques  d'Afrique  doivent  se 
réjouir  d'avoir  à  reconnaître  que  des  hommes  accusés  par 
de  faux  témoins  n'ont  jamais  cessé  d'appartenir  à  la  vérité 
catholique. 

Quel  deuil  religieux  les  deux  lettres  de  Zozime  durent 
apporter  à  Carthage  ! 

ÎNous  voici  à  un  moment  solennel  dans  l'histoire  de  l'É- 

i  Turbines  Ecclesiae  vel  procellaî. 


132  SAINT  AUGUSTIN. 

glise.  Une  grande  mission  est  confiée  par  la  Providence  à 
la  persévérante  énergie  de  l'épiscopat  africain,  et  cette 
mission  sera  dignement  remplie  :  il  appartiendra  surtout 
au  génie  et  à  la  sainteté  d'Augustin  de  défendre  la  vérité. 
11  subsiste  peu  de  traces  des  vigoureux  efforts  de  l'évéque 
dHippone  et  de  ses  collègues  pour  éclairer  Zozime.  L'abso- 
lution de  Pelage  et  de  Celestius  eût  amené  dans  l'Église  un 
trouble  énorme  ;  quelques  lignes  de  saint  Jérôme  donnent 
à  croire  qu'Augustin  avait  songé  à  renoncer  à  l'épiscopat 
en  cas  de  réhabilitation  des  deux  hérésiarques.  Jérôme 
écrivait  au  grand  docteur  après  la  victoire  :  «  Vous  avez 
«  résisté  par  l'ardeur  de  votre  foi  à  la  violence  des  vents, 
«  et  vous  avez  mieux  aimé,  autant  qu'il  a  dépendu  de  vous, 
«  vous  sauver  seul  de  l'embrasement  de  Sodome  que  de 
«  demeurer  avec  ceux  qui  périssaient.  Votre  prudence 
«  comprend  ce  que  je  veux  dire.  » 

Aurèle  se  hâta  de  réunir  le  plus  de  collègues  qu'il  put, 
et ,  dans  une  lettre  collective,  les  évoques  présents  à  Car- 
thage  supplièrent  le  pape  de  ne  rien  changer  à  la  situation, 
et  d'attendre  des  informations  suffisantes.  Ils  lui  rappelaient 
que  Celestius  avait  été  jugé  devant  eux ,  que  l'affaire  com- 
mencée et  instruite  en  Afrique  devait  se  terminer  en 
Afrique,  et  lui  peignaient  avec  force  la  gravité  du  péril. 
Bien,  qui  veille  sur  l'Église,  permit  que  Zozime,  dans  sa 
réponse,  laissât  les  choses  au  même  état  jusqu'à  l'année 
suivante.  Zozime  avait  ordonné  au  diacre  Paulin  de  prendre 
le  chemin  de  Rome  ;  les  évèques  d'Afrique  crurent  devoir 
retenir  le  diacre  de  Milan  comme  un  témoin  de  la  vérité. 
Au  mois  de  novembre  (417),  Carthage  vit  accourir  une 
multitude  d'évéques  de  la  Proconsulaire,  de  la  Numidie  et 
de  la  Byzacèue  :  c'étaient  les  provinces  les  plus  voisines  ;  ou 
n'avait  pas  le  temps  de  convoquer  les  évèques  de  tous  les 
points  de  l'Afrique.  Un  concile  de  deux  cent  quatorze  pou- 


CHAPITRE  XXXVIII.  133 

tifes,  ayant  pour  chef  Aurèlc  et  pour  yënie  Augustin', 
maintint  les  décrets  antérieurs. 

«  Nous  avons  ordonné,  disaient- ils,  que  la  sentence 
«  contre  Pelage  et  Celestius,  descendue  du  siège  du  bien- 
«  heureux  apôtre  Pierre,  par  le  vénérable  évéque  Inno- 
«  cent,  demeurera  jusqu'à  ce  qu'ils  avouent,  dans  une 
«  confession  de  foi  très -claire,  que  la  grâce  de  Dieu,  par 
«  Jésus-Christ  Notre  -  Seigneur,  nous  aide  dans  chacun  de 
«  nos  actes ,  non  -  seulement  pour  connaître ,  mais  encore 
«  pour  faire  la  justice  ;  de  sorte  que ,  sans  cette  grâce , 
«  nous  ne  pouvons  rien  penser,  rien  dire,  rien  accomplir 
«  qui  appartienne  à  la  vraie  et  sainte  piété  -.  » 

Les  deux  cent  quatorze  Pères  de  ce  concile  chargèrent 
le  sous-diacre  MarceUin  de  porter  à  Zozime  leur  lettre  sy- 
nodale ;  le  sous-diacre  de  Carthage  n'arriva  à  Rome  qu'au 
commencement  du  mois  de  mars  418.  Le  29  du  mois  d'a- 
vril, la  réponse  de  Zozime  arrivait  à  Carthage.  Cette  ré- 
ponse ^  haute  et  brève,  relevait  la  dignité  du  Siège  aposto- 
lique aux  dépens  de  l'épiscopat  africain,  et  laissait  entendre 
que  le  ponlife  de  Rome  aurait  pu  ne  pas  communiquer  l'af- 
faire de  Celestius  à  Aurèle  et  à  ses  collègues;  elle  an- 
nonçait pourtant  que  toute  chose  resterait  dans  le  même 
état. 

Aurèle  reçut  cette  lettre  au  milieu  d'un  nouveau  concile 
qui  devait  être  général;  les  provinces  de  Byzacène,  de 
Stèfe,  de  la  Tripolitaine ,  de  la  Numidie,  de  la  Mauritanie 
Césarienne,  avaient  envoyé  leurs  évêques  au  nombre  de 
plus  de  deux  cents.  Le  l*'"mai  418,  tous  ces  pontifes,  as- 
semblés dans  la  basilique  de  Fauste ,  anathématisèrent  en 

1  Cui  dux  Aurelius ,  ingeniumque  Augustinus  erat.  Saint  Prosper, 

poëme  des  Ingrats. 

2  Prosp.  Lib.  Contra  collât.,  v,  num.  3. 

3  Appendix.  tome  X,  Œuvres  de  suint  Anf/nstin,  p.  104. 


134  SAINT  AUGUSTIN. 

neuf  canons  '  les  doctrines  pélagiennes.  Ils  informèrent* 
Zozime  de  leurs  décrets,  en  le  mettant  en  garde  contre  les 
pièges  de  l'ennemi. 

La  vérité  était  ainsi  partie  d'Afrique  avec  tous  les  carac- 
tères d'un  assentiment  universel  et  la  plus  imposante  au- 
torité. Qu'allait  faire  Zozime?  Augustin  attendit  à  Carlhage 
sa  réponse.  Oh!  que  de  prières  et  de  pleurs  il  dut  répandre 
pour  que  Dieu  éclairât  de  sa  lumière  le  pontife  de  Rome  et 
détournât  de  l'Église  la  calamité  d'une  division  !  Ce  n'est 
pas  à  son  propre  génie  qu'il  obéissait  dans  cette  question  : 
l'adhésion  de  tant  de  saints  et  savants  évèques ,  et  sur- 
tout les  belles  lettres  du  pape  Innocent,  lui  apparaissaient 
comme  l'infaillible  interprétation  des  Écritures.  La  loi 
d'Honorius  contre  les  pélagiens ,  datée  de  Ravenne,  le  30 
avril  %  lui  fut  sans  doute  d'un  bon  présage.  Tillemont  ob- 
serve que  saint  Augustin  appelle  le  rescrit  d'Honorius  une 
réponse,  ce  qui  prouve  que  les  évèques  d'Afrique  avaient 
demandé  la  loi  à  l'empereur.  Baronius  suppose  gratuite- 
ment que  Zozime  sollicita  cette  loi  ;  la  lettre  de  Zozime  du 
21  mars,  si  peu  favorable  aux  décisions  des  évèques  d'A- 
frique ,  rend  inadmissible,  au  contraire,  l'opinion  de  Baro- 
nius. On  serait  plutôt  fondé  à  croire  que  le  rescrit  d'Ho- 
norius excita  le  pape  à  regarder  de  plus  près  et  à  mieux 
approfondir  cette  affaire. 

Après  avoir  reçu  la  lettre  synodale  du  concile  du  1"  mai 
418,  le  souverain  pontife  somma  Celestius  de  comparaître 
devant  lui  ;  l'hérésiarque  refusa  et  sortit  de  Rome.  Alors 
Zozime ,  plein  d'une  vive  ardeur  pour  la  vérité  qui  venait 

1  Tome  II,  Concil.  Le  concile  de  Carthage,  du  i^'  mai  418  ,  publia  aussi 
dix  canons  sur  la  réunion  des  donatistes  pour  mettre  fin  à  plusieurs  diffi- 
cultés entro  les  évèques. 

^  Cflte  lettre  est  perdue;  saint  Augustin  en  a  donné  des  fragments  (Liv.à 
Bonif.),  et  Mercator  en  parle,  Commonit. 

'i  A/'pendix,  tome  X,p.  105. 


CHAPITRK  XXXVIII.  13o 

de  lui  être  révélée,  écrivit  aux  évoques  d'Afrique  ,  et  puis 
envoya  aux  quatre  coins  du  monde  une  lettre  '  où  il  con- 
damnait Celestius,  Pelage  et  leur  enseignement  tout  entier: 
il  disait  que  c'était  par  un  instinct  de  Dieu,  auteur  de  tout 
bien ,  qu'il  avait  communiqué  cette  affaire  aux  évoques 
d'Afrique. 

L'univers  catholique  reçut  les  décrets  des  conciles  de  Car- 
tilage. L'Église  africaine  n'eut  jamais  uneplus  grande  joie  ni 
un  plus  grand  honneur.  Une  sorte  de  profession  de  foi  de  Zo- 
zime  fut  signée  par  tous  les  évêques  de  la  terre ,  ce  qui  fait 
dire  à  saint  Prosper que  Zozime  avait  mis  aux  mains  de  tous 
les  pontifes  l'épée  de  saint  Pierre  ;  dix-huit  évêques,  la  plu- 
part Italiens  ou  Siciliens ,  refusèrent  de  souscrire  à  cette 
déclaration  catholique  ;  la  déposition  et  l'excommunication 
les  punirent  de  leur  résistance.  Ils  avaient  pour  chef  Ju- 
lien, évêfjue  d'Eclane  en  Campanie,  ce  Julien  contre  lequel 
Augustin  combattra  jusqu'à  sa  dernière  heure.  Frappés 
partant  de  condamnations,  les  pélagiens  sollicitèrent,  mais 
en  vain ,  un  concile  œcuménique  comme  pour  éterniser  une 
cause  définitivement  jugée.  On  vit  les  dix-huit  évêques 
pélagiens,  chassés  de  leur  pays  ,  promener  leur  défaite  à 
travers  le  monde ,  chercher  des  amis  à  Constantinople ,  à 
Thessalonique ,  à  Éphèse ,  et  s'épuiser  en  efforts  pour  res- 
saisir une  puissance  brisée.  Pelage ,  plus  tard  ,  condamné 
encore  à  Antioche ,  fut  chassé  de  Jérusalem  par  l'évèque 
Prayle.  Le  nouveau  Catilina ,  disait  saint  Jérôme,  a  été 
expulsé  de  la  ville  sainte. 

Ainsi  l'Orient  et  l'Occident  s'étaient  unis  dans  une 
même  réprobation  de  la  doctrine  pélagicnne,  et  la  foi  chré- 
tienne sortait  triomphante  d'une  terrible  épreuve.  Saint 
Prosper,  le  poète  de  la  grâce  comme  saint  Augustin  en  est 

1  Cette  lettre  est  perdue  :  saint  Augustin,  saint  Prosper,  le  papeCélestin, 
nous  en  onf  conservé  des  fragments. 


136  SAINT  AUGUSTIN. 

le  docteur,  accorde  à  l'évêque  d'Hippone  la  gloire  d'avoir 
contribué  entre  tous  à  cette  œuvre  immense.  Il  dit  qu'Au- 
gustin a  donné  à  ses  contemporains  une  lumière  emprun- 
tée à  la  vraie  lumière  ;  que  Dieu  a  été  sa  nourriture,  sa  vie 
et  son  repos  ;  que  l'amour  du  Christ  a  été  sa  seule  volupté  ; 
qu'en  ne  s'accordant  aucun  bien,  il  a  trouvé  tout  en  Dieu  , 
et  que  la  sagesse  a  régné  dans  le  saint  temple.  Abordant 
ensuite  la  question  pélagienne  ,  le  poëte  dit  que ,  parmi  les 
gardiens  du  troupeau  sacré,  Augustin  est  celui  qui  a  le  plus 
travaillé  et  le  mieux  travaillé;  qu'il  a  arrêté  l'ennemi, 
trompé  ses  ruses,  coupé  ses  chemins;  que  de  sa  bouche  des 
neuves  de  livres  ont  coulé  sur  le  monde,  et  que  les  deux  et 
les  humbles  s'y  sont  abreuvés  '.  Julien  de  Campanie  fait 
à  Augustin  le  beau  et  magnifique  reproche  d'avoir  tout 
inspiré  et  tout  dirigé  contre  les  pélagiens.  En  présence 
d'un  tel  service  rendu  à  la  foi,  des  paroles  de  notre  bou- 
che affaibliraient  la  louange ,  et  nous  sommes  heureux 
d'avoir  à  reproduire  ici  quelques  lignes  du  grand  homme 
de  Bethléhem  adressées  au  grand  homme  d'Hippone. 

«  Courage ,  disait  Jérôme  à  Augustin  ^  ;  votre  nom  est 
«  illustre  dans  l'univers.  Les  catholiques  vous  vénèrent  et 
«  vous  admirent  comme  le  restaurateur  de  l'ancienne  foi^; 
((  et,  ce  qui  est  le  signe  de  la  plus  grande  gloire,  vous  êtes 
<(  détesté  par  les  hérétiques  ;  ils  me  poursuivent  d'une  égale 
«  haine,  et,  ne  pouvant  nous  tuer  par  l'épée,  ils  nous  tuent 
«  par  leurs  souhaits.  » 

Augustin  aimait  sans  doute  à  voir  le  nom  de  son  cher 
Alype  se  mêler  au  sien  sur  les  lèvres  de  Jérôme.  «  Je  vou- 
«  drais ,  »  leur  disait  le  vieux  solitaire ,  et  celte  lettre  est 
une  des  dernières  qu'il  ait  écrites,  «  je  voudrais  avoir  les 

I  De  Inyratis. 

■i  Lettre  CXCXV. 

^  Coiiditorem  antiquse  rursum  fidei. 


CHAPITRE  XXXIX.  137 

«  ailes  de  la  colombe  pour  m'envoler  vers  vous;  Dieu  sait 
«  avec  quelle  joie  je  vous  embrasserais  tous  les  deux ,  sur- 
ce  tout  en  ce  temps-ci  où  vous  venez  de  donner  le  coup  de 
«  mort  à  rhérésie  de  Celestius  '.  » 


CHAPiTRi:  xxxix: 

utilité  des  hérésies.  —  Les  livres  de  la  Grâce  de  Jésus-Christ  et  du  Péché 
originel. 

418 

La  tranquille  possession  de  la  vérité ,  sans  combat ,  sans 
péril ,  sans  tentation  aucune ,  n'eût  pas  été  en  harmonie 
avec  la  condition  actuelle  de  Thomme;  elle  eût  exclu  le 
courage ,  la  vertu ,  tout  ce  qui  fait  notre  gloire.  L'hérésie 
est  sur  la  terre  ce  qu'était  l'arbre  de  la  science  dans  l'Éden 
primitif  :  elle  éprouve  et  donne  à  l'homme  la  mesure  de  sa 
propre  valeur.  L'hérésie  est  un  choix,  comme  son  nom 
l'indique  ;  c'est  l'indépendance  de  la  raison  se  posant  en 
face  de  la  foi ,  qui  révèle  des  vérités  inaccessibles  à  notre 
entendement  ;  c'est  l'orgueil  humain  qui  jamais  n'abdique 
et  qui  proteste  contre  tout  ce  qu'il  ne  comprend  pas  ;  c'est 
l'insurrection  de  la  philosophie  contre  l'autorité  de  la  re- 
ligion ;  c'est  enfin  le  travail  incessant  de  la  passion  hu- 
maine cherchant  à  briser  tout  ce  qui  arrête  l'impétuosité 
de  son  élan.  L'hérésie  établit  la  lutte,  et  c'est  par  la  lutte 
qu'on  se  purifie,  qu'on  devient  fort  et  grand,  qu'on 
entre  eu  possession  de  toute  son  énergie  ;  en  ce  monde , 
comme  dans  l'autre,  la  gloire  n'est  que  le  prix  de  la  lutte; 
c'est  la  lutte  qui  classe  les  hommes  et  détermine  les  mérites 
de  chacun  ;  la  lutte  vous  tient  sans  cesse  en  haleine ,  elle 
enfante  le  progrès  moral  et  religieux. 

1  Lettre  GGIL 


138  SAINT  AUGUSTIN. 

L'hérésie  a  prodigieusement  servi  au  développement  des 
idées  et  des  croyances  chrétiennes  ;  elle  a  amené  le  déve- 
loppement d'un  corps  de  doctrines  le  plus  vaste  et  le  plus 
complet  qui  ait  jamais  existé.  A  chaque  attaque ,  la  vérité 
répondait  par  un  de  ces  puissants  envoyés  de  Dieu  qu'on 
nomme  les  Pères  de  l'Église.  A  côté  de  chaque  grand  ennemi 
qui  conjurait  la  ruine  de  l'œuvre  divine ,  s'élevait  un  grand 
homme  de  foi  pour  le  terrasser.  Le  point  du  christianisme 
qu'on  menaçait,  s'entourait  alors  de  plus  de  force  ;  des  flots 
de  clartés  ruisselaient  là  où  un  peu  de  nuit  avait  servi  de 
prétexte  à  des  opinions  nouvelles  ;  tout  ce  qui  n'était  qu'en 
germe  ou  en  indication  dans  les  Écritures  prenait  d'im- 
posantes et  lumineuses  proportions;  on  avait  espéré  dé- 
truire, et  l'effet  de  ces  coups  multipliés,  de  ce  long  achar- 
nement, c'était  de  faire  monter  plus  haut,  d'agrandir  et 
d'achever  l'édifice  de  la  foi  catholique.  Sans  l'hérésie, 
c'est-à-dire  sans  la  nécessité  de  l'explication  et  de  la  dé- 
fense ,  nous  connaîtrions  moins  à  fond  la  religion  chré- 
tienne, plus  imparfaitement  le  sens  des  Écritures.  Le 
divin  fondateur  du  christianisine  avait  suspendu  je  ne  sais 
quels  beaux  nuages  autour  de  la  majesté  de  son  monument; 
pour  honorer  l'homme ,  il  lui  laissa  la  mission  de  dissiper 
peu  à  peu  ces  ténèbres  sacrées,  à  mesure  que  l'incrédulité 
attaquerait  un  des  points  de  l'oeuvre  immortelle  :  l'hérésie 
est  venue,  et,  parla  parole  des  Pères  de  l'Église,  le  jour 
s'est  fait  de  tous  côtés;  le  Verbe  éternel  leur  donnait 
quelque  chose  de  sa  puissance  ;  les  Pères  de  l'Église  ré- 
pandaient la  lumière  sur  toutes  les  parties  de  la  création 
morale.  Disons  donc  avec  l'Apôtre  :  //  faut  qu'il  y  ait  des 
hérésies  \  et  revenons  à  Augustin  qui  va  porter  les  derniers 
coups  à  Pelage  et  à  Celestius. 

1  Oporlet  et  haereses  esse. 


CHAPITRE    XXXIX.  139 

Le  ^rand  docteur  était  resté  à  Carthage  après  le  concile 
du  1"  mai.  Il  y  passa  tout  l'été  jusqu'au  mois  de  septembre, 
époque  de  son  départ  pour  Césarée.  Durant  ce  temps  il  re- 
çut de  SCS  amis  Pinien  ,  Albine  et  Mélanie ,  une  lettre  au 
sujet  d'un  entretien  que  ces  illustres  et  pieux  Romains 
avaient  eu  en  Palestine  avec  Pelage,  à  la  fin  de  l'année  417. 
Augustin  leur  adressa  une  réponse  qui  forme  les  deux  livres 
de  la  Grâce  de  Jésus -Christ  et  du  Péché  originel.  Pelage ,  qui 
reculait  souvent  devant  sa  propre  doctrine,  avait  dit  à 
Pinien  : 

«  J'anathématise  celui  qui  pense  ou  qui  dit  que  la  grâce 
«  de  Dieu ,  par  laquelle  le  Christ  est  venu  sauver  les  pé- 
((  cheursen  ce  monde,  n'est  pas  nécessaire,  non-seulement 
<(  pour  chaque  heure  et  pour  chaque  moment,  mais  encore 
((  pour  chacun  de  nos  actes.  Que  ceux  qui  s'efforcent  de 
((  détruire  cette  grâce  soient  condamnés  aux  peines  éter- 
«  nelles.  » 

Ces  paroles  paraissaient  fort  suspectes  à  Augustin  ;  il 
pensait  qu*il  fallait  juger  Pelage,  non  point  sur  des  aveux 
arrachés  par  l'argumentation  catholique,  mais  sur  les  ou- 
vrages quil  avait  envovés  à  Rome,  et  qui  étaient  le  pro- 
duit réfléchi  de  sa  pensée.  Or  Pelage  ne  vit  jamais  dans  la 
grâce  que  la  faculté  de  choisir  et  la  connaissance  de  la  loi. 
Augustin  cite  des  fragments  de  l'ouvrage  de  Pelage  sur  le 
Libre  Arbitre,  qui  établissent  cette  doctrine  en  termes  for- 
mels. Il  démontre  ensuite  qu'autre  chose  est  la  loi  et  autre 
chose  la  grâce ,  et  développe  les  caractères  de  la  vraie  grâce 
chrétienne.  Il  venge  saint  Ambroise  des  louanges  que  lui 
donnait  Pelage  en  l'invoquant  à  l'appui  de  son  erreur,  et 
cite  les  paroles  de  l'évéque  de  Milan ,  tirées  de  son  second 
livre  de  VExposition  de  VÈcangile  selon  saint  Luc  : 

«  Vous  voyez  que  partout  la  vertu  du  Seigneur  se  mêle 
«  aux  efforts  humains;  personne  ne  peut  édifier  sans  le 


140  SAINT  AUGUSTIN. 

«  Seigneur,  garder  sans  le  Seigneur,  et  rien  commencer 
«  sans  le  Seigneur.  C'est  pourquoi,  selon  l'Apôtre,  soit 
((  que  vous  mangiez,  soit  que  vous  buviez,  faites  toutes 
<(  choses  pour  la  gloire  de  Dieu.  » 

Augustin  reproduit  d'autres  paroles  du  grand  Ambroise. 

Pelage  distinguait  trois  choses  par  lesquelles  s'accom- 
plissaient les  commandements  de  Dieu  :  la  possibilité ,  la 
volonté,  l'action.  Avec  la  première,  l'homme  peut  être 
juste  ;  avec  la  seconde ,  l'homme  veut  être  juste  ;  avec  la 
troisième ,  l'homme  devient  juste.  Augustin  soutient  avec 
saint  Paul  que  c'est  Dieu  qui  opère  en  nous  le  vouloir  et  le 
parfaire \  Les  lettres  de  Pelage  à  saint  Paulin,  à  Tévèque 
Constantius ,  à  la  vierge  Démétriade ,  sont  conformes  à  ses 
quatres  livres  du  Libre  Arbitre  pour  la  négation  de  la  grâce 
qui  justifie. 

Dans  le  deuxième  livre  sur  le  Péché  originel,  Augustin 
fait  voir  que  les  Pélagiens  n'osaient  pas  refuser  aux  enfants 
le  bain  de  régénération  et  de  la  rémission  des  péchés,  parce 
que  les  oreilles  chrétiennes  ne  l'auraient  point  supporté , 
mais  qu'ils  ne  croyaient  pas  au  péché  originel  transmis  par 
la  génération  charnelle.  Le  docteur  cite  un  fragment  des 
actes  de  l'assemblée  de  Carthage  où  fut  jugé  Celestius;  in- 
terrogé par  Aurèle  sur  le  péché  du  premier  homme ,  Celes- 
tius ne  voulut  jamais  reconnaître  que  la  rébellion  d'Adam 
eût  blessé  le  genre  humain  tout  entier.  Le  saint  évêquc 
retrouve  la  même  erreur  de  Celestius  dans  sa  profession  de 
foi  adressée  au  pape  Zozime.  Il  raconte  comment  Zozime 
condamna  Celestius,  et  comment  il  enveloppa  dans  le  même 
anathènie  Pelage ,  malgré  ses  efforts  pour  tromper  le  Siège 
apostolique.  Un  examen  détaillé  de  la  défense  de  Pelage  ne 
montre  à  Augustin  que  la  justice  dans  l'arrêt  qui  a  frappé 
le  moine  breton. 

*  Velle  et  perficere.  Pliili]i.,  n,  12. 


CHAPITRE  XXXIX.  141 

Les  pélagiens ,  pour  efféicer  sur  leur  front  la  tache  d'hé- 
résie, avaient  imaginé  de  soutenir  que  la  question  du  péché 
originel  n'était  pas  une  question  de  foi.  Augustin  leur  met 
sous  les  yeux  quelques  exemples  de  questions  qui  sont  du 
pur  domaine  des  opinions  humaines  :  ce  qu'était,  où  était 
le  Paradis  terrestre,  où  Dieu  plaça  le  premier  homme  ;  en 
quel  lieu  ont  été  transportés  Élie  et  Enoch  ;  comment  saint 
Paul  a  été  élevé  au  troisième  ciel  ,•  combien  il  y  a  de  cieux; 
combien  d'éléments  dans  le  monde  visible;  pourquoi  les 
hommes  des  premiers  temps  du  monde  vivaient  si  long- 
temps ;  en  quel  lieu  a  pu  vivre  Mathusalem ,  qui ,  daprès 
plusieurs  versions  de  la  Bible ,  survécut  au  déluge  sans 
avoir  été  sauvé  dans  l'arche  de  INoé.  On  peut  penser  ce 
qu'on  veut  sur  ces  divers  points  et  d'autres  semblables,- 
mais  il  n'en  est  pas  de  même  du  péché  originel.  L'évéque 
d'Hippone  fait  consister  la  foi  chrétienne  dans  la  cause  de 
deux  hommes  qui  sont  Adam  et  Jésus-Christ  : 

«  Par  l'un ,  dit-il ,  nous  avons  été  vendus  sous  le  péché; 
«  par  l'autre  ,  nous  nous  sommes  rachetés  des  péchés  ;  par 
«  l'un ,  nous  avons  été  précipités  dans  la  mort;  par  lautre, 
«  nous  sommes  délivrés  pour  aller  à  la  vie.  Le  premier 
«  nous  a  perdus  en  lui ,  en  faisant  sa  propre  volonté  et  non 
«  pas  la  volonté  de  Celui  qui  l'avait  créé  ;  le  second  nous 
«  a  sauvés  en  faisant  non  point  sa  volonté ,  mais  la  vo- 
ce lonté  de  Celui  qui  lavait  envoyé.  Il  n'y  a  qu'un  Dieu,  et 
«  un  médiateur  entre  Dieu  et  les  hommes,  Jésus-Christ 
«  homme.  » 

Le  péché  originel  est  donc  un  dogme  fondamental  de 
notre  foi.  Augustin  parle  des  anciens  justes  qui,  contraire- 
ment aux  opinions  de  Pelage  et  de  Celestius ,  n'ont  pu  être 
sauvés  que  par  la  foi  dans  le  médiateur,  et  multiplie ,  en 
finissant  ce  deuxième  livre  ,  les  témoignages  de  saint  Ani- 
broise  en  faveur  du  péché  originel  et  de  la  grâce  de  Jésus- 


\il  SAINT  AUGUSTIN. 

Christ.  Il  faut  que  Pelage  condamne  son  erreur,  ou  qu'il 
se  repente  d'avoir  loué  saint  Ambroise. 

Le  séjour  de  Pelage  en  Palestine  avait  altéré  les  croyan- 
ces ,  et  surpris  la  bonne  foi  de  beaucoup  de  chrétiens.  Les 
ruses  du  moine  voyageur  avaient  fait  des  ravages  à  Jérusa- 
lem, à  Diospolis  ou  Lydda,  à  Ramatha,  à  Césarée.  Il  im- 
portait que  ces  pays ,  traversés  chaque  année  par  une  foule 
de  pèlerins ,  apprissent  la  vérité  tout  entière  sur  Pelage  et 
Celestius ,  sur  les  écrits  et  les  actes  qui  avaient  motivé  et 
précédé  leur  condamnation.  Les  deux  livres  d'Augustin  à 
Albine ,  àPinien,  à  Mélanie,  allaient  au-devant  de  tout, 
répondaient  à  tout  et  mettaient  l'Orient  eu  pleine  connais- 
sance de  la  question. 

CHAPITRE   XL 

Césarée,  aujourd'hui  CherchelL— Couférence  de  saint  Augustin  avecÉmérite, 
évèque  donatiste  de  Césarée.  — Abolition  d'une  sanglante  coutume  de  cette 
ville  à  la  suite  d'un  discours  de  saint  Augustin.  —  Traits  de  mœurs  de 
cette  époque. 

418 

A  vingt  lieues  à  l'ouest  d'Icosium,  aujourd'hui  Alger, 
s'élevait  aux  bords  de  la  mer  une  ville  qui  ne  le  cédait  qu'à 
Carthage  en  magnificence  et  en  étendue  :  c'était  Julia  Cé- 
sarée. Son  enceinte ,  dont  on  peut  suivre  encore  les  traces , 
offrait  plus  de  trois  lieues  de  circuit.  La  dévastation  n'a  pas 
été  aussi  profonde,  aussi  complète  à  Césarée  qu'à  Carthage; 
de  magnifiques  colonnes ,  mille  vestiges  dune  grandeur 
antique  étonnent  encore  les  regards  ;  si  on  en  juge  par  tous 
les  précieux  débris  que  chaque  jour  révèle,  on  peut  même 
croire  que  Césarée  était  pour  les  Romains  un  lieu  de  pré- 
dilection, et  qu'ils  se  plaisaient  à  la  faire  resplendir  de  tout 
l'éclat  des  monuments  et  du  luxe  des  arts.  La  beauté  du 


CHAPITRE  XL.  143 

site  explique  cette  prédilection  des  maîtres  du  monde; 
maintenant  encore  de  riches  ^ergers  couvrent  tout  le  ver- 
sant de  Césarée;  des  champs  fermés  par  des  haies  de  cactus 
y  étalent  leur  fécondité.  Les  environs  ne  présentent  que 
vignes  et  jardins.  Césarée  n'attirait  pas  seulement  par  ses 
coteaux  fertiles  et  ses  ravissants  paysages  ;  sa  position 
était  formidable.  Du  côté  de  la  terre,  on  ne  pouvait  arriver 
à  la  ville  que  par  deux  défdés  d'une  très-facile  défense  ;  le 
côté  de  la  mer  présentait  seul  quelque  chance  de  succès  à 
l'invasion  ;  et,  du  reste  ,  un  mur  de  quinze  mètres  de  hau- 
teur suivait ,  sur  un  espace  de  plus  de  trois  mille  mètres , 
toutes  les  sinuosités  du  rivage. 

tn  1842 ,  quand  les  Français  fouillèrent  le  sol  pour  la 
construction  de  deux  casernes,  des  statues  se  rencontrèrent 
sous  les  coups  des  travailleurs;  des  dieux  et  des  amours 
sortirent  de  dessous  terre  ;  le  paganisme  enseveli  par  les 
siècles  revit  le  jour  dans  ses  froides  et  muettes  images;  le 
fer  des  travailleurs  les  mutila  ;  ce  fut  regrettable ,  car  l'an- 
cien génie  des  arts  respirait  dans  ces  statues.  Sur  un  autre 
point,  à  deux  mètres  au-dessous  du  sol,  on  trouva  des  traces 
d'un  ancien  temple  et  de  vastes  palais  entourés  de  péri- 
styles. 

On  admire  la  hardiesse  de  ces  monuments ,  qui  repo- 
saient sur  une  multitude  de  colonnes,  dont  les  bases  étaient 
demeurées  intactes  :  des  tronçons  de  ces  colonnes  cou- 
vraient des  pavés  en  mosaïque.  Le  théâtre  offre  encore  les 
sièges  où  se  pressaient  les  spectateurs  ;  la  scène  a  disparu 
sous  des  constructions  mauresques.  Le  cirque,  plus  vaste 
que  celui  de  Nîmes ,  n'a  point  traversé  aussi  heureusement 
les  âges.  Une  rivière  qui  se  nomme  aujourd'hui  Hakem  four- 
nissait de  l'eau  aux  fontaines  de  Césarée  ;  elle  passait  sur 
un  aqueduc  superbe,  aux  arches  colossales;  Timapination 
peut  restituer  à  l'aqueduc  toute  sa  beauté,  par  l'examen 


144  SAINT  AUGUSTIN. 

des  ruines  dans  les  vallées  sud  -  ouest ,  à  une  lieue  environ 
de  la  ville. 

On  retrouve  dans  l'enceinte  actuelle  de  Cherchell  les 
citernes  qui  recueillaient  les  eaux  de  l'aqueduc.  On  en 
compte  six  ;  elles  servent  de  caves  à  l'administration  mili- 
taire. Un  bâtiment  qu'on  vient  d'élever  sur  leurs  voiitesen 
assure  pour  longtemps  la  conservation. 

Cherchell  (c'est  le  nom  nouveau  de  Césarée)  forme  aujour- 
d'hui une  cité  d'environ  deux  mille  habitants  ;  elle  n'occupe 
qu'un  très  -  petit  espace  de  l'ancienne  enceinte ,  et  cet  es- 
pace peut  être  évalué  à  quinze  cents  mètres  de  circonfé- 
rence. Cherchell  n'a  pour  tout  commerce  que  sa  poterie, 
qu'elle  vend  aux  Kabyles  et  aux  Arabes.  Ses  maisons  n'ont 
qu'un  étage  et  sont  de  chétive  apparence.  Les  habitations 
construites  par  les  Français  se  détachent  à  travers  la  misé- 
rable uniformité  des  cabanes  de  Cherchell.  La  morale  et  la 
muse  de  l'histoire  ont  droit  de  se  plaindre  que  les  Français 
de  Cherchell  se  soient  bâti  des  demeures  avec  des  pierres 
tuniulaires  et  des  pierres  couvertes  d'inscriptions.  Ces 
maisons  construites  avec  des  débris  de  tombeaux,  ces  pages 
historiques  placées  sous  la  truelle  des  maçons  et  cachées 
dans  un  mur  comme  des  pierres  ordinaires,  tout  cela  sent 
le  génie  de  la  barbarie ,  bien  plus  que  le  génie  de  la  civili- 
sation. Les  Turcs  de  l'Asie  Mineure  n'agissent  pas  autre- 
ment avec  les  plus  vénérables  et  les  plus  beaux  souvenirs 
d'un  passé  qui  ne  leur  dit  rien. 

Le  port  de  Césarée  présentait  deux  parties  :  le  Cothon , 
rempli  de  colonnes  et  de  décombres ,  qu'on  a  déblaye 
pour  le  petit  cabotage,  et  un  autre  grand  bassin  à 
l'ouest,  où  se  reconnaissent  les  restes  d'une  jetée.  C'est  du 
Cothon ,  où  se  trouvent  accumules  tant  de  débris ,  qu'on  a 
tiré  quelques  souvenirs  des  vieux  âges  chrétiens  :  des  plats 
en  terre,  des  lampes  d'argile,  ornés  de  croix  latines.  Deux 


CHAPITRE  XL.  U5 

colombes  semblent  embrasser  le  pied  de  la  croix,  tandis 
quune  troisième  est  posée  sur  le  sommet.  Nous  espérons 
que  des  fouilles  profondes  remettront  en  lumière  la  basi- 
lique de  Cësarée ,  où  Augustin  lit  entendre  des  paroles  de 
paix  et  d'union.  A  l'extrémité  du  petit  banc  de  sable  qui 
sépare  les  deux  bassins ,  il  est  un  Ilot  où  les  Espagnols  bâti- 
rent jadis  un  fort  appelé  maintenant  fort  Joinville.  Ce  fort 
domine  un  grand  nombre  de  petits  caveaux  où  l'on  a  trouvé 
des  débris  de  lampes  en  bronze ,  et  beaucoup  de  médailley 
romaines  à  leffigie  des  consuls. 

Ainsi  les  choses  d'autrefois  et  les  choses  du  temps  pré- 
sent se  pressent  sous  notre  plume.  Pour  que  le  lecteur  s'at- 
tache avec  plus  d'intérêt  aux  pas  d'Augustin,  nous  aimons 
à  lui  parler  des  lieux  où  le  zèle  et  le  devoir  poussent  le 
grand  évêque. 

A  la  lin  du  mois  d'août  ou  au  commencement  de  sep- 
tembre ,  Augustin  ,  accompagné  d'Al}  pe  et  de  Possidius , 
était  en  route  pour  Césarée  ,  chargé  d'une  mission  de 
la  part  du  pontife  Zozime,  Les  plus  grands  intérêts  de 
la  foi  chrétienne  l'avaient  retenu  à  Carthage  ;  il  fallait 
encore  de  grands  intérêts  religieux  pour  qu'au  lieu 
d'aller  rejoindre  son  cher  troupeau  d'Hippoue,  l'illustre 
pas  leur  se  dirigeât  vers  des  points  éloignés.  Les  ren- 
seignements contemporains  ne  nous  apprennent  rien  de 
précis  sur  les  motifs  de  ce  voyage;  mais  nous  connaissons 
quelques-uns  des  fruits  heureux  que  ce  voyage  produi- 
sit, et  ces  fruits -la  n'avaient  pas  été  prévus  peut-être  : 
l'unité  et  la  concorde  à  Césarée  naquirent  de  la  parole 
d"  Augustin. 

Le  saint  évêque  se  trouvait  à  Césarée  vers  la  mi -sep- 
tembre. L'évêque  donatiste  de  cette  ville  était  ce  même 
Émérite  qui  avait  plaidé  la  cause  du  parti  de  Donat  dans  la 
célèbre  conféreuce  de  Carthage.  Au  milieu  du  retour  ù  Fu- 

T.  u.  —  10 


140  SAINT  ALGUSllN. 

nité  qui  s'accomplissait  sur  tous  les  points  de  l'Afrique , 
Émérite  demeurait  attaché  à  son  erreur,  et  retenait  dans  le 
schisme  beaucoup  de  chrétiens  de  Césaréc.  11  paraît  qu'il 
était  absent  ou  fugitif  au  moment  de  l'arrivée  d'Augus- 
tin. Le  18  septembre  on  vint  avertir  le  saint  évêque  du 
retour  d'Emérite  ;  Augustin,  sublime  ouvrier  de  paix, 
s'empressa  d'aller  le  chercher;  il  le  trouva  sur  la  place  pu- 
blique. Après  lui  avoir  fait  entendre  que  ce  lieu  était  peu 
propice  à  un  grave  entretien,  il  l'invita  à  se  rendre  à  l'église 
des  catholiques;  Émérite  suivit  Augustin.  La  foule,  mêlée 
de  catholiques  et  de  donatistes  ,  n'avait  pas  tardé  à  remplir 
l'église. 

L'évéque  dHippone,  en  présence  de  la  multitude  ras- 
semblée ,  cédant  à  tous  les  sentiments  qui  pressaient  son 
àme,  parla  avec  effusion  de  la  charité  ,  de  la  paix  et  de  l'u- 
nité catholique.  Il  s'adressait  tour  à  tour  au  peuple  et  à 
Kmérite;  ravis  et  convaincus,  les  fidèles  interrompaient 
l'orateur  pour  demander  qu'Émérite  revînt  sur-le-champ 
à  l'unité.  Augustin  répondait  aux  interruptions  par  des 
pai'oles  pleines  de  mansuétude,  et  renouvelait  l'offre  de 
recevoir  comme  évoques  de  l'Eglise  catholique  les  évêques 
donatistes  qui  renonceraient  au  schisme.  Au  nom  d'Euthe- 
rius,  évêque  catholique  de  Césarée,  Augustin  promettait  à 
Émérite  la  môme  faveur.  Parmi  les  donatistes  assistants, 
il  y  en  avait  qui  ne  croyaient  pas  qu'on  put  rentrer  dans 
l'unité  catholique  sans  la  réitération  du  baptême,  et  sans 
une  nouvelle  ordination  ,  si  on  appartenait  au  sanctuaire. 
Augustin  les  instruisait   et  leur  faisait  comprendre   que 
c'était  au  nom  de  Jésus  -  Christ ,  et  non  pas  au  nom  de 
Douât,  qu'on  a\ait  imposé  les  mains  ou  conféré  le  baptême. 
Le  Soldat  déserteur  est  coupable;  mais  le  caractère  quil 
|)orte  n'est  pas  Te  sien ,  c'est  celui  derempcreur.  Donat ,  eu 
désertant  ruuile  caîlioliqiie,  n"a  point  baptisé  en  son  nom  , 


CHAPITRK  XL.  I  iT 

il  a  imprimé  h  ceux  qu'il  a  baptisés  le  sceau  de  son  prince  , 
c'est-h-dire  de  son  Dieu. 

En  terminant  son  discours ,  Augustin  espérait  de  la  mi- 
séricorde de  Dieu  la  conversion  dTmérite,  et  invitait  le 
peuple  à  la  demander  par  ses  prières. 

L'évèque  donatiste  restait  rebelle  à  l'appel  fraternel 
d'Augustin.  Cette  persistance  eût  pu  motiver  son  expul- 
sion de  la  ville,  ou  quelque  mesure  sévère  contre  lui; 
mais  Augustin,  qui  comptait  sur  une  prochaine  conver- 
sion ,  obtint  un  délai  pour  Émérite  et  protégea  son  séjour  à 
Césarée. 

Le  cœur  d'Augustin ,  embrasé  des  flammes  de  la  charité , 
ne  pouvait  laisser  inachevée  Tœuvre  commencée.  Le  '10 
septembre,  on  se  réunit  pour  une  conférence;  Augustin, 
Alype,  Possidius,  Rustique  deCartenne,  Pallade  de  Siga- 
bile,  d'autres  évéques  ,  le  clergé  de  la  ville  et  une  multi- 
tude de  chrétiens  étaient  présents;  Émérite  s'était  rendu  à 
la  conférence  ;  des  notaires  étaient  chargés  de  recueillir  ce 
qui  se  dirait.  L'évèque  d'Hippone  prit  la  parole  au  milieu 
d'un  respectueux  silence.  S'adressaiit  à  ceux  qui  avaient 
toujours  été  catholiques,  à  ceux  qui  étaient  revenus  de  Ter- 
reur des  donatistes  et  à  ceux  qui  doutaient  encore ,  il  ra- 
conta comment,  deux  jours  auparavant,  il  avait  rencontre 
Émérite  et  l'avait  invité  à  se  rendre  à  l'église  ;  comment  il 
avait  cherché  h  ramener  les  auditeurs  à  des  pensées  de  paix 
et  d'unité;  Augustin  ajouta  que  l'évèque  donatiste  avait 
persisté  dans  sa  séparation  ,  et  que  la  présence  d'Émérite 
dans  l'assemblée  de  ce  jour  devait  servir  au  bien.  Le  grand 
docteur  ne  laissa  pas  ignorer  à  la  foule  qui  l'écoutait  les 
magnifiques  fruits  de  conversion  opérés  d'un  bout  de 
l'Afrique  à  l'autre,  et  l'élan  général  des  populations  afri- 
caines pour  cette  unité  religieuse  trop  longtemps  brisée; 
il  alla  au-devant  de  cet  argument  des  vaincus,  savoir,  que 


148  SAliNT  AUGUSTIN. 

la  sentence  du  juge  dans  la  célèbre  conférence  de  Carthage 
avait  été  le  prix  de  l'or  des  catholiques,-  il  montra  aussi 
combien  il  était  faux  que  les  donatistes  n'eussent  pas  été 
libres  de  se  faire  entendre. 

«  Vous  avez  assisté  à  la  conférence  de  Cafthage ,  dit 
«  Augustin  à  Émérite  ;  si  vous  y  avez  perdu  votre  cause , 
((  pourquoi  étes-vous  venu  ici?  Si  vous  ne  crojez  pas  l'a- 
(I  voir  perdue,  dites -nous  par  où  vous  croyez  la  devoir 
«  gagner.  Si  vous  croyez  n'avoir  été  vaincu  que  par  la  puis- 
ce  sance ,  il  n'y  en  a  point  ici.  Si  vous  sentez  que  vous  ayez 
«  été  vaincu  par  la  vérité,  pourquoi  rejetez -vou& encore 
«  l'unité?  » 

Émérite  répondit  :  «  Les  actes  montrent  si  j'ai  perdu  ou 
«  gagné;  si  j'ai  été  vaincu  par  la  vérité  ou  opprimé  par  la 
«  puissance.  —  Pourquoi  donc  étes-vous  venu  ici?  »  dit 
Augustin  à  l'évèque  donatiste.  Cette  réponse ,  plusieurs 
fois  répétée,  ne  put  délier  la  langue  d'Émérite,  qui  cacha 
sa  défaite  dans  un  silence  obstiné.  Augustin  fit  comprendre 
au  peuple  la  signification  de  ce  silence.  Pour  dissiper  dé- 
sormais toute  ignorance,  il  recommanda  à  Févèque  catho- 
lique de  Césarée  de  faire  lire  chaque  année  dans  son 
église,  durant  le  carême,  les  actes  de  la  conférence  de  Car- 
thage ,  comme  cela  se  pratiquait  dans  beaucoup  de  villes 
d'Afrique ,  entre  autres  à  Carthage ,  à  Thagaste ,  à  Con- 
stantine. 

Alype  fit  ensuite  lecture  de  la  lettre  que  les  évéques 
catholiques  adressèrent  au  tribun  Marcellin ,  a\  ant  la  fa- 
meuse conférence,  et  dont  nous  avons  rapporté  les  princi- 
paux passages.  Augustin  interrompit  la  lecture  par  un  récit 
d'une  naïveté  touchante  et  d'une  véritable  grandeur  mo- 
rale. Avant  la  conférence  de  Carthage,  l'évèque  d'Hip- 
pone  et  quelques  autres  évèques,  conversant  entre  eux  , 
avaient  été  amenés  à  cette   idée  qu'on  ne   deAait  garder 


«CHAPITRE  XL.  149 

répiscopat  que  pour  la  paix  de  Jésus- Christ  et  le  bien  de 
l'Église. 

«  Je  vous  avoue,  dit  Augustin  au  peuple  de  Césarée, 
«  qu'en  songeant  à  chacun  do  nos  collègues,  nous  n'en 
«  trouvions  pas  beaucoup  (jui  fussent  disposés  à  faire  ce 
«  sacrifice  d'humilité  au  Seigneur.  Nous  disions ,  comme 
«  cela  se  fait  en  pareil  cas  :  Celui  -  ci  en  serait  capable , 
«  celui-là  reculerait  ;  un  tel  voudrait  bien,  un  tel  n'y  con- 
«  sentirait  jamais.  En  cela,  nous  suivions  nos  conjectures, 
«  ne  pouvant  pénétrer  leurs  dispositions  intérieures.  Mais 
«  quand  on  vint  à  le  proposer  dans  notre  concile  général , 
«  qui  était  composé  de  près  de  trois  cents  évéques,  tous 
«  l'agréèrent  d'un  consentement  unanime,  et  s'y  portè- 
«  rent  même  avec  ardeur,  prêts  à  quitter  l'épiscopat  pour 
«  l'unité  de  Jésus-Christ,  croyant  non  le  perdre,  mais 
«  le  mettre  plus  sûrement  en  dépôt  entre  les  mains  de 
«  Dieu  même.  Deux  seulement  en  conçurent  de  la  peine  : 
«  l'un,  fort  âgé,  ne  craignait  pas  de  l'avouer;  l'autre 
«  laissa  voir  sur  son  visage  ce  qu'il  pensait  dans  son  cœur. 
«  Mais  tous  nos  collègues  s'étant  élevés  contre  ce  vieillard, 
«  il  changea  aussitôt  de  sentiment,  et  l'autre  changea  de 
«  visage.  » 

Cette  unanimité  dans  une  décision  semblable  était  comme 
un  généreux  élan  de  l'âme,  qui  ne  pouvait  partir  que  de  la 
vérité. 

Émcrite ,  demeuré  muet  maigre  les  instances  de  ses  pa- 
rents et  les  instances  du  peuple ,  avait  par  son  silence 
condamné  sa  propre  cause  ;  les  lie.is  de  famille  et  d'amitié, 
la  sécurité  qu'il  trouvait  dans  son  propre  pays,  la  douceur 
toute  fraternelle  de  l'évèque  d'Hippone,  encourageaient 
F.mérite  à  parler;  il  laissa  ruiner  sans  mot  dire  les  fon- 
dements du  donatisme,  vit  étab'ir  ou  icctilier  tour,  les 
faits  qui  prouvaient  les  torts  et  la  déroute  de  son  parti  ; 


150  SAINT   AUGUSTIN. 

il  n'eut  rien  à  opposer  à  Auf^ustin.  Il  porta  ainsi,  à  son 
insu,  un  dernier  coup  aux  donatistes  de  Césarée,  et  fortifia 
les  nouveaux  convertis.  La  charité  sanctifia  la  victoire 
d'Augustin;  grâce  à  Tévêque  d'Hippone,  Émérite  n'eut 
rien  à  souffrir  pour  expier  son  obstination.  Nous  ignorons 
quelle  fut  sa  fin;  nous  savons  seulement  qu'il  resta  long- 
temps caché. 

La  paix  civile  fut  un  des  bienfaits  qui  marquèrent  le 
passage  d'Augustin  à  Césarée;  chaque  année  dans  cette 
ville  éclatait  une  guerre  domestique  dont  l'origine  et  les 
motifs  nous  sont  inconnus,  et  qui  s'appelait  Vattroupe- 
nienl  \  A  une  époque  déterminée,  la  cité  formait  deux  par- 
tis; de  sanglantes  luttes  s'engageaient;  non-seulement  des 
citoyens  se  battaient  entre  eux,  mais  des  frères  s'armaient 
contre  leurs  frères  ,  des  fils  contre  leurs  pères  ;  la  cité  et  la 
famille  se  déchiraient  à  la  fois.  Cette  coutume,  indigne  de 
tout  ce  qui  porte  un  visage  d'homme,  indigne  surtout 
d'une  population  chrétienne,  faisait  saigner  le  cœur  de 
l'évêque  d'Hippone;  elle  remontait  à  des  temps  éloignés; 
on  pouvait  craindre  que  le  mal  ne  fût  difficile  à  guérir. 
Augustin  cependant  songea  à  délivrer  Césarée  d'un  usage 
aussi  barbare.  Le  peuple,  rassemblé  dans  l'église,  entendit 
cette  douce  et  puissante  voix  lui  parler  de  paix  et  d'amour, 
et  dénoncer  les  horreurs  étranges  qui  se  renouvelaient  tous 
les  ans;  Augustin  retraça  cette  coutume  dans  ses  plus  hi- 
deuses couleurs,  montra  les  flots  de  sang  répandus  par  des 
mains  fraternelles  ou  filiales,  fit  comprendre  l'effroyable 
caractère  d'un  combat  que  rien  ne  justifiait  et  qui  était 
l'œuvre  d'absurdes  et  atroces  préjugés.  Il  donnait  à  sa  pa- 
role toute  la  force,  toute  l'énergie  possibles,  a(in  d'amener 
son  auditoire  à  détester  d'affreuses  scènes. 

'  CntPiv.Hii. 


C'IAPITIΠ XI,.  151 

«  Ils  m'interrompaient  par  des  acclamations,  dit  l'ëvèque 
«  d'Hippone;  mais  je  ne  crus  avoir  fait  quelque  chose 
«  qu'au  moment  où  je  vis  couler  leurs  larmes  ;  leijrs  accla- 
rt  mations  témoignaient  seulement  qu'ils  me  comprenaient 
<(  et  m'écoulaient  a\ec  plaisir;  mais  leurs  larmes  me  prou- 
«  vèrent  qu'ils  étaient  touchés.  Je  commençai  à  croire  que 
«  la  détestable  coutume  qu'ils  avaient  reçue  de  leurs  an- 
((  cétrcs  j)ar  une  longue  succession  de  temps  serait  abolie. 
«  Je  mis  (in  alors  à  mon  discours,  et  j'en  remerciai  Dieu , 
«  exhortant  tout  le  monde  à  s'associer  à  mes  actions  de 
«  grâces  ' .  » 

A  l'époque  où  l'ëvèque  d'Hippone  rappelait  ce  souvenir, 
huit  ans  s'étaient  écoulés  depuis  le  discours  prononcé  de- 
vant le  peuple  de  Césarée,  et  l'effrovable  coutume  contre 
laquelle  s'était  élevée  l'éloquence  d'Augustin  n'avait  plus 
reparu . 

Augustin  croyait  n'avoir  rien  t'ait  tant  qu'il  ne  recueillait 
que  des  suffrages  et  des  applaudissements  :  quelle  grande 
leçon  donnée  aux  orateurs  évangéliques  î 

Parmi  les  lettres  sans  date  que  nous  olfre  la  correspon- 
dance de  saint  Augustin,  il  eu  est  (juelqucs-unes  qui  nous 
paraissent  pouvoir  trouver  ici  leur  place.  Nous  les  recueil- 
lons parce  qu'elles  renferment  des  traits  de  ni'purs  à  l'aide 
desquels  nous  pénétrons  dans  la  société  de  ce  temps.  Voici 
d'abord  Possidius,  l'évèque  de  Calame,  occupé  de  mettre 
un  terme  à  de  mondaines  frivolités  qui  blessaient  sa  piété  ; 
il  avait  demandé  les  conseils  d'Augustin  avant  de  prendre 
une  résolution  à  l'égard  des  bijoux  et  des  vêtements;  l'é- 
vèque d'Hippone  l'engagea  à  ne  rien  brusquer.  On  peut 
interdire  les  parures  d'or  et  les  étoffes  de  prix  aux  per- 
sonnes non  mariées  et  qui  ne  songent  pas  à  l'être;  mais  on 

I    Poctr.  rhrél.,  liv.  IV,  cli.  xxiv. 


152  SAINT  AUGUSTIN. 

les  laisse  h  d'autres  à  qui  est  permis  un  certain  de'sir  de 
plaire ,  borné  à  d'honnêtes  limites  ;  cependant  il  ne  faut 
pas  souffrir  que  les  femmes  môme  mariées  montrent  leurs 
cheveux,  puisque  saint  Paul  va  jusqu'à  demander  qu'elles 
soient  voilées.  Augustin  n'approuve  pas  le  fard  pour  se 
donner  de  l'éclat  ou  de  la  blancheur  ;  il  ne  pense  pas  que 
les  maris,  pour  lesquels  seuls  on  permet  la  parure  aux 
femmes,  soient  disposés  à  encourager  ces  charmes  d'em- 
prunt. La  vraie  parure  des  époux  clirétiens,  c'est  la  pureté 
des  mœurs;  les  païens  portaient  des  pendants  d'oreilles 
auxquels  la  superstition  attribuait  certaines  vertus  ;  il  se 
rencontrait  des  chrétiens  qui  n'avaient  pas  la  force  de  re- 
noncer à  ces  coutumes,  et  l'évêque  d'Hippone  fait  entendre 
contre  eux  les  plus  sévères  paroles. 

Les  ide'es  de  fatalité  résistaient  parfois  encore  aux  doc- 
trines évangéliques.  On  mettait  ses  fautes  sur  le  compte  du 
destin,  pour  se  dispenser  de  les  reconnaître  ou  de  combattre 
les  mauvais  penchants.  Lampadius  était  un  des  personnages 
d'Afrique  qui  recherchaient  la  conversation  d'Augustin  et 
se  consolaient  par  des  lettres  du  chagrin  de  ne  plus  le 
voir.  Les  opinions  fatalistes  frappaient  son  esprit  ;  il  les 
développa  dans  une  lettre  adressée  à  l'évêque  d'Hippone. 
Le  saint  docteur  lui  répondit  avec  un  sentiment  de  peine 
profonde;  il  s'affligeait  que  des  idées  destructives  de  toute 
moralité  chez  les  hommes  pussent  abuser  des  intelligences. 
Qu'est-ce  que  c'est  qu'une  doctrine  avec  laquelle  il  n'y  a 
plus  ni  loi,  ni  règle,  ni  correction,  ni  avertissement,  ni 
éloge,  ni  blâme,  ni  châtiment,  ni  récompense?  Elle  ren- 
verse d'un  seul  coup  tout  ce  qui  compose  le  gouvernement 
de  la  société  humaine.  Du  moment  qu'il  n'y  a  plus  de  vo- 
lonté libre,  qui  donc  osera  punir?  Augustin  raille  les  astro- 
logues qui  débitaient  ces  funestes  absurdités,  et  demande 
s'ils  auraient  siuffert  des  désordres  dans  leur  ménage,  et 


CHAPITRE  XL.  153 

s'ils  auraient  permis  à  leurs  femmes  de  justifier  des  déré- 
çrlements  par  l'impossibilité  d'échapper  à  sa  destinée.  Quel 
est  le  fataliste  qui ,  dans  sa  vie  de  tous  les  jours ,  au  logis, 
dans  les  affaires ,  sur  la  place  publique ,  ne  proteste  contre 
son  propi'e  système? 

Dans  d'autres  lettres ,  Tévéque  d'Hippone  défend  une 
jeune  orpheline  qui  se  trouvait  placée  sous  la  tutelle  de 
l'Église;  un  chrétien  de  ses  amis,  le  seigneur  Rusticus,  la 
demandait  pour  son  fils  ;  mais  ce  fils  était  encore  païen ,  et 
Tévéque  repoussait  l'union  d'un  païen  avec  une  jeune 
chrétienne;  du  reste,  quand  même  le  père  donnerait  sa 
parole  pour  la  conversion  de  son  fils,  et  quand  même  Au- 
gustin le  verrait  recevoir  le  baptême,  Augustin  ne  vou- 
drait pas  s'engager  sans  que  la  jeune  orpheline  elle-même 
eût  parlé. 

Dans  cette  société  qui  se  transformait ,  les  relations  se 
modifiaient  selon  les  croyances  ;  on  perdait  et  on  retrou- 
vait un  ami  d'après  ses  résolutions  religieuses.  Nous  avons 
une  lettre  d'Augustin  qui  exprime  des  sentiments  que  bien 
des  cœurs  durent  éprouver.  Au  temps  de  sa  jeunesse, avant 
que  la  lumière  chrétienne  eût  illuminé  son  âme,  Augustin 
avait  un  ami  appelé  Martien  ;  celui-ci  était  resté  païen  ;  il 
gardait  un  tendre  souvenir  du  fils  de  Monique  ;  toutefois  la 
profonde  diversité  des  situations  morales  rendait  difficile 
une  entière  et  complète  intimité.  Mais  voilà  que  Martien 
prit  rang  parmi  les  catéchumènes  ;  à  cette  nouvelle,  Augus- 
tin, joyeux,  écrivit  à  l'ancien  compagnon  de  sa  jeunesse. 
Il  lui  rappelait  cornraent  Cicéron  a  défini  l'amitié,  lui  disait 
que  pendant  longtemps  il  n'y  avait  eu  entre  eux  qu'une 
conformité  de  sentiments  sur  les  cfwses  humaines,  et  que 
maintenant  leur  amitié  allait  devenir  complète  par  la 
conformité  des  sentiments  sur  les  choses  divines.  Ce  n'est 
plus  une  passagère  union  bornée  à  cette  courte  vie,  mais 


I.Si  SAINT  AUGUSTIN. 

une  union  immortelle  par  Tespérance  d'un  immortel  ave- 
nir. Augustin  pense  qu'on  n'est  parfaitement  d'accord  sur 
les  choses  du  monde  que  lorsqu'on  est  d'accord  sur  les 
choses  de  Dieu.  Martien  n'est  devenu  véritablement  son 
ami  que  depuis  qu'il  a  commencé  à  chercher  Dieu.  L'évèque 
d'Hippone  l'exhorte  à  recevoir  au  plus  tôt  le  sacrement  du 
baptême. 

«  Souvenez- vous ,  »  lui  dit- il,  «  qu'au  moment  de  notre 
«  séparation,  vous  me  citâtes  un  vers  de  Térence  où  ce 
«  poëte,  ne  songeant  qu'à  se  jouer,  donne  un  avis  qui  me 
«  convenait  fort  :  Désormais  il  faut  d'autres  mœurs  et  une 
«  autre vie\  Si  vous  me  parliez  sérieusement  alors,  comme 
«  je  dois  le  croire,  vous  vivez  sans  doute  de  manière  à  vous 
«  rendre  digue  de  recevoir,  dans  les  eaux  salutaires  du 
«  baptême,  la  rémission  de  vos  fautes  passées.  A  Jésus- 
«  Christ  seul  nous  pouvons  dire  :  Grâce  à  toi,  si  quelques 
<(  traces  de  nos  crimes  subsistent  encore,  nous  cesserons  de 
<i  craindre'.  Virgile  tenait  ceci  de  la  sibylle  de  Cumes,  à 
«  qui  l'esprit  de  Dieu  avait  révélé  peut-être  quelque  chose 
<<  du  Sauveur  du  monde.  » 

Ces  souvenirsdes  lettres  profanes  n'apparaissent  pas  sans 
charme  dans  des  pages  destinées  à  achever  la  conversion 
d'un  païen. 

Il  arrivait  que  de  nouveaux  chiétiens,  perdant  la  mé- 
moire des  maximes  (le  Jesus-Christ ,  retombaient  dans  les 
vices  et  les  habitudes  du  paganisme  Quelques-uns  mêlaient 
des  prétentions  étranges  à  la  perversité  des  mœurs.  Le  sei- 
gneur Cornélius,  ancien  compagnon  d'étude  d'Augustin, 
avait  perdu  une  douce  et  chaste  épouse;  il  écrivit  à  lévèquc 
d'Hippone  pour  lui  parler  de  sa  douleur  et  lui  demander 
de  vouloir  bien  adoucir  la  blessure  de  son  cœur  par  un 

'  Tér.,  L'Andrienne. 
2  Virgilf,  E<log.  iv. 


CHAPITRK  XL.  155 

éloge  de  lepousc  qui  n'était  plus.  Or  Cornélius  ne  mon- 
trait dans  les  actions  de  sa  vie  aucun  respect  pour  le  sou- 
venir de  sa  femme  morte.  Le  standale  habitait  sa  demeure. 
Augustin  '  s'étonne  qu'on  demande  à  être  consolé  lorsqu'on 
donne  de  tels  spectacles.  Il  rappelle  les  paroles  par  les- 
quelles Cicéron  gourmandait  les  sénateurs  de  Eome  au 
profit  de  la  République .  et  se  croit  autorisé  à  tenir  un 
sévère  langage  au  nom  (/es  intérêts  de  la  république  du  ciel, 
dont  il  est  chargé  comme  évéque.  Cornélius,  dans  sa  jeu- 
nesse, quand  il  n'était  encore  ni  baptisé  ni  même  catéchu- 
mène, eut  un  moment  le  courage  de  triompher  de  ses 
passions  ;  maintenant  qu'il  est  comme  Augustin  ,  au  déclin 
de  Tàge,  il  s'abandonne  à  tous  les  excès  !  Il  est  bien  plus 
mort  que  sa  femme,  et  c'est  de  sa  propre  mort  que  ses  amis 
ont  bsoin  d'être  consolés.  Augustin  lui  dit  que  s'il  ensei- 
gnait encore  la  rhétorique  comme  à  Carthage  ou  à  Milan  , 
ses  écoliers  paieraient  d'avance;  Augustin  veut  lui  vendre 
l'éloge  d'une  des  plus  chastes  femmes  du  monde;  le  prix 
qu'il  exige ,  c'est  qu'il  soit  chaste  lui-même.  Cyprienne  (c'é- 
tait le  nom  de  cette  femme)  aura  alors  pour  imitateur  Cor- 
nélius et  pour  panégyriste  Augustin.  >'ous  ignorons  si 
Cornélius  accepta  les  conditions  que  lui  proposait  l'évêque 
d'Hippone. 

Cn  admirateur  d'Augustin  se  félicitait  d'avoir  reçu  de 
lui  une  réponse;  mais  elle  était  très-courte  et  n'avait  laissé 
entrevoir  qu'une  petite  partie  des  trésors  de  cette  haute  sa- 
gesse, si  toutefois  ou  peut  jamais  appeler  petit  ce  qui  vient 
d'Augustin.  Audax  (c'était  le  nom  de  ce  chrétien)  l'appelait 
V oracle  de  la  loi,  le  distributeur  du  gage  sacré  de  la  justice, 
le  dispensateur  du  salut  éternel.  Augustin,  écrivant  une 
seconde  fois  à  Audax,  s'excuse  de  ne  pouvoir  dicter  do 

1  Lettre  CCLX. 


156  SAINT  AUGUSTIN. 

longues  lettres:  les  affaires  de  l'Église  lui  laissent  peu  de 
liberté ,  et  ces  courtes  heures  de  loisirs,  il  les  consacre  aux 
plus  urgentes  ou  aux  plus  utiles  comj  ositions.  Il  repousse 
les  louanges  que  lui  donne  l'opinion  contemporaine.  Audax 
avait  terminé  sa  lettre  par  dix  vers  hexamètres,  dont  le 
dernier  avait  sept  pieds  ;  Augustin  lui  demande  si  son 
oreille  l'a  trompé,  ou  s'il  a  cru  que  l'évêque  d'Hippone  ne 
s'en  apercevrait  point ,  et  que  toutes  ces  choses  d'un  passé 
profane  étaient  sorties  de  son  esprit. 

Le  ministère  épiscopal  n'avait  rien  fait  oublier  à  Augus- 
tin ;  les  moindres  détails  de  ses  anciennes  amitiés  lui  re- 
viennent à  propos  :  la  prose  de  l'orateur  romain ,  les  vers 
de  Virgile  ou  de  Térence  se  présentent  à  sa  mémoire  au 
profit  de  l'intérêt  religieux  qu'il  poursuit;  il  se  peint  dans 
toutes  ses  réminiscences  des  études  d'autrefois ,  et  jusque 
dans  sa  façon  de  rappeler  aux  règles  de  la  versification 
latine. 

CHAPITRE   XLF 

Les  sermons  de  saint  Augustin  i. 

Arrêtons-nous  ici  pour  étudier  de  plus  près  et  pour 
mettre  en  lumière  un  des  côtés  importants  de  la  vie  de 


*  Nous  trouvons  les  sermons  de  saint  Augustin  rangés  eu  ordre  dans  le 
tome  V  de  ses  œuvres  (édit.  des  Bénéd.);  ils  sont  partagés  en  cinq  classes. 
La  première  classe  renferme  cent  quatre-vingt-trois  sermons  sur  l'Ecriturp 
sainte;  la  seconde,  quatre-vingt-huit  sermons  sur  les  principales  fêtes  de 
l'année;  la  troisième,  soixante-neuf  sermons  sur  les  fêtes  des  saints  ;  la  qua- 
trième, vingt-trois  sermons  sur  divers  sujets;  la  cinquième  classe  contient 
trente  et  un  sermons  qui  peuvent  ne  pas  appartenir  à  saint  Augustin.  Les 
Bénédictins  ont  placé  dans  un  appendice  au  tome  V  trois  cent  dix-sept  ser- 
mons faussement  attribués  à  l'évêque  d'Hippone.  Nous  avons  donc  trois  cent 
soixante-trois  sermons,  sans  compter  quelques  autres,  tels  que  les  sermons 
sur  la  Prise  de  Rome,  sur  VUtilitcdujmhio,  sur  la  Disriplinr  chrétienne,  qui 
ont  été  prononcés  par  le  grand  docteur,  soit  à  Ilippone,  soit  à  Carthage.  Une 


CHAPITRE   XLI.  157 

l'évêque  d'Hippone.  Nous  avons  eu  occasion  plus  d'une 
lois  de  citer  des  discours  ou  homélies  d'Augustin,  et  de 
caractériser  sa  manière  de  prêcher;  mais  nous  ne  sommes 
pas  entré  assez  profondément  dans  l'esprit  qui  animait  ce 
grand  homme  lorsqu'il  prenait  la  parole  au  milieu  d'un 
auditoire  chrétien ,  et  nous  n'avons  pas  fait  respirer  suffi- 
samment le  parfum  de  cette  éloquence  si  pénétrante  et  si 
douce. 

Nous  ne  pensons  pas  qu'on  doive  imposer  à  l'éloquence 
chrétienne  une  forme  dont  elle  ne  puisse  s'affranchir. 
Chaque  orateur  évangélique  parle  d'après  son  esprit,  d'a- 
près les  mouvements  de  son  cœur;  la  chaire  catholique 
produit  de  salutaires  effets  avec  des  moyens  différents. 
Outre  la  diversité  des  intelligences  et  des  caractères ,  il 
est  une  diversité  des  temps  dont  il  faut  tenir  compte.  La 
langue,  les  mœurs,  les  dispositions  morales  d'une  époque 
sont  à  considérer.  Bourdaloue,  Massillon  et  Bossuet  ne 
prêchaient  pas  comme  saint  C\pricn,  saint  Athanase,  saint 
Chrysostome,  saint  Augustin;  nos  meilleurs  orateurs  con- 
temporains ne  distribuent  pas  les  divins  enseignements  à 
la  façon  de  saint  Bernard  ou  de  Foulques  de  Neuilly.  Le 
seul  devoir  imposé  à  tout  orateur  chrétien  et  dans  tous  les 
temps,  c'est  l'exactitude  religieuse,  c'est  le  désir  d'accom- 
plir le  bien. 

Le  complet  oubli  de  soi  forme  le  trait  saillant  de  la  phy- 
sionomie de  saint  Augustin.  Son  soin  principal  était  de 
détourner  de  lui  les  regards  des  hommes.  «  On  ne  vit  ja- 
«  mais ,  dit  un  de  ses  biographes ,  un  grand  homme  plus 


analyse  de  ces  discours  reujiilirait  un  volume.  Les  sermons  de  saiut  Augustin 
n'ont  pas  une  grande  étendue ,  ce  qui  s'explique  par  la  coutume  des  fidèles 
de  les  écouter  debout.  On  recueillait  les  instructions  du  saint  évéque  à  me- 
sure qu'il  les  prononçait;  puis  il  les  revoyait,  et  retranchait  ou  auguieutait 
selon  qu'il  le  jugeait  convenable. 


158  SAINT  AUGUSTIN. 

X  petit,  et  une  lumière  plus  amoureuse  des  ténèbres*.  » 
Avec  cette  constante  préoccupation,  comment  Augustin, 
en  présence  des  fidèles  qui  Técoutent,  songerait -il  à  ga- 
gner Fadmiration  par  l'art  et  la  méthode ,  par  les  orne- 
ments du  langage?  Savez -vous  ce  qu'il  dit  d'abord  à  son 
auditoire?  Il  recommande  sa  faiblesse  aux  prières  de  ceux 
qui  sont  venus  l'entendre,  et  confesse  son  ignorance;  l'é- 
vêque  se  déclare  serviteur  et  non  pas  père  de  famille  ;  en 
lui  tout  est  pauvreté;  mais  il  puise  dans  le  trésor  dii  Sei- 
gneur; il  a  peu  de  forces,  mais  il  n'ignore  pas  que  la 
parole  de  Dieu  en  a  de  grandes.  On  est  saisi  d'un  sentiment 
indéfinissable  en  entendant  Augustin  dire  à  son  peuple  : 
«  Dieu  sait  avec  quel  tremblement  je  me  tiens  en  sa  pré- 
«  sence,  quand  je  vous  parle.  » 

A  voir  l'extrême  simplicité  de  ses  sermons,  instructions 
ou  homélies,  il  semble  qu'Augustin  n'ait  pas  voulu  mêler 
les  accents  humains  aux  accents  de  la  divine  majesté.  Le 
saint  pasteur  fait  parler  le  ciel  et  juge  la  voix  de  la  terre 
trop  indigne.  Ce  n'est  plus  un  homme  de  génie  qui  ensei- 
gne, c'est  un  ami  qui  veut  éclairer  et  rendre  meilleurs  des 
amis  rangés  autour  de  lui.  «  J'aime  mieux,  disait-il,  que 
«  les  grammairiens  me  reprennent  que  si  les  peuples  ne  me 
«  comprenaient  point ^  »  Lorsque  Augustin  s'élève,  c'est 
.•^011  sujet  qui  l'élève  et  non  pas  son  génie;  pareil  à  la  vague 
de  la  mer,  portant  parfois  jusqu'aux  cieux  l'homme  dont 
elle  est  devenue  le  coursier. 

En  lisant  les  sermons  ou  homélies  du  grand  évoque,  nous 
ne  comprendrons  jamais  les  prodigieux  effets  quils  ont 
produits  si ,  dans  notre  pensée ,  nous  les  séparons  du  ton 
et  des  larmes  d'Augustin.  Jamais  âme  ne  fut  plus  féconde 
en  émotions ,  et  nul  plus  qu'Augustin  ne  connut  les  clie- 

1  GodeaUj  Vie  de  saint  Aiujustin,  liv.  11,  cliaii.  xxii. 
-  Enarr.  in  Pu. 


CHAPITRE  XLl.  159 

mins  du  cœur.  Si  tout  l'art  oratoire  se  réduit  à  la  puissance 
d'instruire  et  de  toucher,  il  posséda  cet  art  dans  sa  plus 
merveilleuse  étendue;  car  son  langage  était  toujours  so- 
lide, et  Dieu  avait  mis  sur  ses  lèvres  une  grâce  persuasive 
à  laquelle  on  ne  résistait  pas.  Il  y  a  dans  une  sensibilité 
profonde  des  ressources  infinies  pour  remuer  un  auditoire. 
Le  son  de  la  voix  d'Augustin ,  les  pleurs  qui  s'échappaient 
de  ses  veux ,  les  trésors  de  son  amour  et  de  sa  compassion , 
attendrissaient  et  subjuguaient  les  assistants.  Les  larmes, 
que  ce  grand  homme  appelle  le  sang  du  cœur  \  avaient  chez 
lui  une  éloquence  qui  pénétrait  jusqu'aux  entrailles.  C'est 
surtout  quand  il  parlait  des  pauvres  qu'il  était  touchant;  il 
tirait  alors  du  fond  de  sou  âme  des  accents  qui  amolli s- 
.saient  les  cœurs  les  plus  durs. 

Les  discours  de  saint  Augustin  ont  des  redites  et  des 
1  )ngueurs  dont  on  peut  aisément  se  rendre  compte.  L'é- 
vêque  d'Hippone  méditait  son  sujet  à  l'avance,  mais  n'écri- 
vait pas  ses  sermons.  11  se  réservait  ainsi  de  répéter  et 
d'éclaircir  des  vérités  jusqu'à  ce  qu'il  reconnût  que  son 
auditoire  le  comprenait  tout  à  fait.  Augustin  a  remarqué 
lui-même  que  les  prédicateurs  qui  apprennent  leurs  ser- 
mons mot  à  mot  se  privent  d'un  grand  fruit. 

Ce  docteur  qui,  dans  ses  prédications,  négligeait  la 
rhétorique  et  les  beautés  du  laugage,  savait  pourtant  tous 
les  secrets  de  frapper  les  intelligences  avec  les  moyens 
humains,  et  les  chaires  de  Carthage,  de  Rome  et  de  Milan 
n'avaient  point  oublié  ses  leçons.  11  ne  s'abandonnait  à  son 
génie  que  lorsqu'il  prêchait  dans  cette  ville  de  Carthage, 
surnommée  au  ii^  siècle  la  Muse  de  l'Afrique,  lorsqu'il  avait 
devant  lui  un  élégaut  auditoire  accoutumé  à  l'éclat  de  la 
parole.  Partout  ailleurs  et  surtout  dans  sa  chère  Uippoue, 

I  Seiui.  XCIX. 


100  SAINT  AUGUSTIN. 

peuplée  de  marins  et  de  grossiers  travailleurs ,  Augustin 
demeurait  simple  et  ne  s'occupait  que  d'être  compris.  Il 
règne  dans  le  volumineux  recueil  de  ses  sermons  une  va- 
riété de  tons  qui  révèle  une  prodigieuse  souplesse.  Le  lan- 
gage d'Augustin  prédicateur  parcourt  en  quelque  sorte 
tous  les  degrés  de  l'échelle  des  intelligences. 

Ouvrons  le  volume  des  œuvres  d'Augustin  renfermant 
les  discours  ou  instructions  sortis  de  cette  bouche  qui  ne 
demeurait  jamais  muette,  et  faisons  entendre  quelque 
faible  écho  de  la  voix  dont  retentirent  les  basiliques  d'Hip- 
pone  et  de  Carthage,  de  Constantine,  de  Calame  et  de 
Césarée.  Tous  les  siècles  peuvent  profiter  des  leçons  de 
religion  et  de  morale.  On  verra  que  cette  parole,  toujours 
simple,  ne  va  jamais  sans  vivacité  et  sans  profondeur.  Il 
nous  est  impossible  de  suivre  un  ordre  parfait  dans  le  choix 
des  idées  et  des  enseignements;  nous  les  recueillons  à 
mesure  qu'ils  s'offrent  à  nous,  et  comme  tout  se  tient  dans 
ces  matières,  on  garde,  quoi  qu'on  fasse,  une  sorte  d'en- 
semble et  d'harmonie. 

La  fragilité  de  la  \ie  et  le  peu  qu'elle  vaut,  la  mort,  vers 
laquelle  nous  marchons  malgré  nous,  ont  toujours  occupé 
les  moralistes.  Augustin  ',  s'adressant  à  un  auditoire  com- 
posé de  travailleurs ,  énumère  les  fardeaux  qui  pèsent  sur 
eux.  Pour  se  nourrir,  on  laboure,  on  sème,  ou  moissonne, 
un  manipule  le  grain  changé  eu  farine  ;  mille  tissus  sont 
employés  pour  se  vêtir,  et  puis  on  meurt.  L'homme  voit 
crouler  autour  de  lui  les  monuments  les  plus  solides ,  et  ne 
songe  pas  qu'il  doit  mourir.  Lorsque  arrivent  les  mauvais 
jours ,  on  invoque  le  trépas,  on  demande  à  Dieu  d'abréger 
la  vie,  et  nous  nous  trompons  encore  ici  nous-mêmes.  Si 
la  mort,  répondant  à  notre  appel,  se  présentait  et  disait  ; 

1  Serui.  LXXXIV. 


CHAPITRE  XLl.  161 

Me  voici ,  oli  !  c-ommc  nous  nous  hâterions  de  la  supplier 
de  nous  laisser  dans  cette  misérable  vie  !  Chacun  répète 
que  les  jours  d'ici -bas  sont  tristes,  et  nul  ne  veut  en  voir 
la  fin  ;  et  pourtant  vivre  longtemps ,  ce  n'est  pas  autre 
chose  que  souffrir  longtemps.  Quand  les  enfants  croissent 
en  âge,  on  dit  que  leurs  jours  deviennent  plus  nombreux  : 
faux  calcul  !  leurs  jours  diminuent.  Les  jours  de  l'homme 
s'en  vont  et  ne  viennent  pas.  Admettez  qu'un  homme  soit 
appelé  à  atteindre  jusqu'à  la  quatre -vingtième  année; 
chaque  jour  qui  s'écoule  est  autant  de  retranché  de  sa 
vie.  0  prudence  humaine  !  si  le  vin  diminue  dans  l'am- 
phore, on  est  mécontent;  les  jours  s'en  vont,  et  on  se  ré- 
jouit! on  dirait  que  plus  les  jours  sont  mauvais,  plus  on 
les  aime. 

La  vie  ou  plutôt  la  mortalito  de  cette  vie,  dit  Augustin*, 
passe  comme  un  fleuve.  Vojez  toutes  choses  ;  elles  passent, 
et  sont  remplacées  par  d'autres  qui  passent  aussi.  La  foi 
religieuse  aide  à  franchir  le  fleuve  sans  péril.  Au  delà  du 
fleuve,  plus  rien  ne  sera  entraîné  ;  il  n'y  aura  plus  de  mor- 
talité, il  y  aura  la  vip.  Augustin  ^  ne  voit  pas  sans  tristesse 
comment  le  mouvement  et  la  vie  se  retirent  d'un  corps 
d'où  l'àme  est  absente;  un  homme  marchait  dans  la  liberté 
de  sa  force,  et  le  voilà  étendu  roide;  il  parlait,  et  ses 
froides  lèvres  sont  muettes;  ses  yeux  ne  reçoivent  plus  la 
lumière,  ses  oreilles  n'entendent  plus  aucun  bruit.  Los 
pieds  ne  sont  plus  poussés  à  la  marche,  les  mains  au  travail, 
les  sens  à  l'exercice  de  leurs  facultés.  Ce  corps  immobile  est 
comme  une  maison  dont  je  ne  sais  quel  habitant  faisait 
l'ornement  et  la  gloire  :  il  est  parti,  et  ce  qui  reste  est  une 
chose  lamentable  à  voir! 

t  Enarr.  in  Ps.  lxv,  2. 
V  Sermon  CLXXIII. 

II.  -    H 


l(i'2  SAINT  AUGUSTIN. 

L'évèque  d'Hippone  '  nomme  le  péché  comme  père  de  la 
mort,  et  ne  voit  sur  la  terre  qu'une  seule  chose  certaine, 
la  mort.  Tout  est  caché  dans  les  ténèbres  du  lendemain. 
Mais  nous  sommes  nés,  et  il  est  bien  certain  que  nous 
mourrons,  et  même  dans  la  mort  il  y  a  quelque  chose 
(Tincerlain,  c'est  le  jour  de  son  arrivée;  nous  ne  savons 
pas  où  nous  serons  quand  le  maître  de  la  maison  nous 
dira  :  Partez. 

On  fait  un  testament  avant  de  mourir,  on  est  inquiet 
pour  ce  qu'on  laisse,  et  on  ne  s'inquiète  pas  pour  soi-même. 
Vos  enfants  auront  tout,  et  vous,  rien.  Votre  pensée  se  sera 
consumée  à  rendre  facile  la  route  à  ceux  qui  viennent  après 
vous'^,  et  vous  ne  vous  préoccupez  pas  du  lieu  où  vous 
arriverez  vous-mêmes.  Les  hommes  ne  pensent  h  la  mort 
qu'au  moment  où  ils  voient  porter  un  cadavre  en  terre. 
Alors  on  dit  :  «  Hélas  !  c'est  un  tel  ;  hier  il  marchait  encore; 
«  il  n'y  a  qu'une  semaine  que  je  l'ai  vu,  il  ma  parlé  de 
«  telle  affaire;  comme  c'est  malheureux!  rhonime  n'est 
«  donc  rien  ici -bas.  »  Voilà  ce  qu'on  dit  pendant  qu'on 
pleure  encore  ce  mort,  pendant  qu'on  prépare  sa  sépulture, 
durant  la  marche  du  convoi  et  lorsqu'on  le  descend  dans  la 
fosse...  Mais  une  fois  le  mort  enseveli,  toutes  ces  pensées 
sont  aussi  ensevelies.  Et  l'on  recommence  à  s'occuper  d'af- 
faires ,  et  l'héritier  oublie  celui  qu'il  vient  d'accompagner 
à  la  tombe,  et  calcule  les  produits  de  son  héritage.  Cepen- 
dant lui  aussi  doit  mourir,  et  voilà  qu'il  recommence  frau- 
des, rapines  et  parjures  pour  obtenir  des  plaisirs  qui  pé- 
rissent pendant  même  qu'on  les  goûte  t  et  ce  qui  est  plus 
triste,  on  tire  de  la  sépulture  d'un  mort  un  argument  pour 
ensevelir  son  àme  :  Mangeons  et  buvons,  dit- on,  car  vous 
mourrons  demain.  La  pensée  de  l'immortahté  vient  adoucir 

'  Ehiirr.  in  Ps.  xxxvui. 
■i  Sermon  CCCLXI. 


CHAPITRE  Xl.I.  163 

ces  lugubres  images  du  sépulcre.  Saint  Paul  appelle  les 
morts  ceux  qui  dorment,  pour  annoncer  le  réveil,  c'est- 
à-dire  la  resnri'ection. 

On  entend  quelquefois  traiter  d'insensés  ceux  qui  croient 
à  la  résurrection  des  morts.  Qui  est  revenu  du  tombeau? 
disent  les  incroyants,  qui  est  venu  nous  dire  ce  qu'on  fait 
dans  les  enfers?  Ai -je  jamais  entendu  la  voix  de  mes 
frères,  de  mon  aïeul,  de  mes  ancêtres?...  Malheureux  que 
vous  êtes,  dit  Augustin  ',  vous  croiriez  si  votre  père  res- 
suscitait, et,  après  la  résurrection  du  Seigneur  de  tous, 
vous  ne  croyez  pas  !  et  que  ferait  votre  père  s'il  ressuscitait 
et  venait  vous  parler  pour  rentrer  bientôt  dans  la  mort? 
Voilà  bien  mieux  ici  :  regardez  avec  quelle  puissance  Jésus- 
Christ  est  ressuscité,  puisqu'il  ne  meurt  pas,  puisque  la 
mort  n'aura  plus  d'empij-e  sur  lui.  Les  disciples  et  les  fidèles 
ont  pu  le  voir  et  le  toucher;  ils  ont  ainsi  confirmé  leur  foi 
pour  la  porter  ensuite  devant  les  hommes.  Si  vous  nous 
prenez  pour  des  imposteurs,  interrogez  toute  la  terre  :  par- 
tout le  christianisme  donne  la  vie  au  monde  ;  ceux-là  mêmes 
qui  n'ont  pas  encore  cru  en  Jésus- Christ  n'osent  attaquer 
la  vérité  de  la  résurrection.  Témoignage  dans  le  ciel,  témoi- 
gnage sur  la  terre,  témoignage  des  anges,  témoignage  des 
enfers  :  il  n'est  pas  une  voix  qui  ne  crie  que  Jésus-Christ 
est  ressuscité. 

Voici  qui  est  doux ,  ingénieux ,  poétique  '  : 
«  Une  personne  que  vous  aimez  a  cessé  de  vivre,  vous 
n'entendez  plus  sa  voix  ;  elle  ne  se  mêle  plus  aux  joies  des 
vivants,  et  vous,  vous  pleurez.  Pleurez -vous  aussi  sur  la 
semence  lorsque  vous  l'avez  jetée  dans  la  terre?  Si  un 
homme,  ne  sachant  rien  de  ce  qui  doit  arriver  quand  on 
confie  le  grain  à  la  terre,  allait  se  lamenter  sur  lu  perte  de 

1  Sermon  CCGLXI. 

2  Ibid. 


1H4  SAINT  AUGUSTIN. 

ce  grain;  s'il  gémissait  en  songeant  que  ce  blé  est  enfoui, 
et  s'il  attachait  des  yeux  pleins  de  larmes  sur  les  sillons 
qui  le  couvrent,  vous,  plus  instruit  que  lui,  n'auriez-vous 
pas  pitié  de  son  ignorance?  ne  lui  diriez -vous  pas  :  Plus 
d'inquiétudes;  ce  que  vous  avez  enseveli  n'est  plus  dans 
le  grenier,  n'est  plus  entre  vos  mains;  mais  encore  quel- 
ques jours,  et  ce  champ  que  vous  trouvez  si  aride  sera  cou- 
vert d'une  abondante  moisson,  et  vous  serez  plein  de  joie 
(le  la  voir,  comme  nous  qui,  sachant  ce  qui  va  arriver, 
sommes  pleins  de  joie  dans  cette  espérance. 

((  Mais  les  moissons  se  voient  chaque  année,  tandis  que 
celle  du  genre  humain  n'aura  lieu  qu'une  fois ,  et  encore 
à  la  fin  des  siècles  ;  nous  ne  pouvons  donc  vous  la  montrer. 
Mais  l'exemple  nous  a  été  donné  d'un  graiu  principal:  le 
Seigneur,  parlant  lui-même  de  sa  moit  future,  a  dit  :  Si  le 
grain  demeure  ainsi,  et  s'il  ne  meurt  pas,  il  ne  se  multiplie 
point.  C'est  l'exemple  d'un  seul  grain ,  mais  il  est  si  grand 
que  tous  doivent  y  avoir  foi.  D'ailleurs,  toute  créature, 
si  nous  voulons  l'entendre ,  nous  parle  de  la  résurrection, 
et  ces  exemples  quotidiens  doivent  nous  faire  connaître  ce 
que  Dieu  fera  aussi  de  tout  le  genre  humain.  La  résurrec- 
tion des  morts  n'aura  lieu  qu'une  fois;  mais  le  sommeil  et 
le  réveil  de  tout  ce  qui  res[)ire  ont  lieu  tous  les  jours,  et 
nous  trouvons  dans  le  sommeil  l'image  de  la  mort,  et  dans 
le  réveil  l'image  de  la  résurrection.  Et  d'après  ce  qui  se 
fait  tous  les  jours,  croyez  ce  qui  se  fera  une  fois.  Comment 
tombent  et  repoussent  les  branches  des  arbres  ?  où  vont- 
elles  quand  elles  sont  tombées?  d'où  sorteut-clles  quaud 
elles  poussent?  Voilà  l'hiver  .  tous  les  arbres  se  dessèchent 
et  semblent  morts;  mais  le  printemps  vient ,  et  tous  vont 
se  couvrir  de  feuilles.  Kst-ce  la  première  fois  que  ce 
phénomène  arrive?  Non,  il  est  arrivé  également  l'année 
dernière.   I/unnée  va  donc  et  revient,    et  les   hommes. 


CHAPITUK  XLI.  4  fis 

créés  à  rimage  de  Dieu,  une  fois  morts  ne  reviendraient 
pas  !  » 

Écoutons  Augustin  parler  des  dogmes  chrétiens  depuis 
la  naissance  du  Sauveur  du  monde  jusqu'à  sa  mort  : 

Le  Christ,  Verbe  éternel,  a  voulu  naître  d'une  mère 
vierge.  ï»i  vous  demandez  que  je  vous  l'explique,  ce  ne  sera 
plus  un  nivstère  ;  si  vous  en  cherchez  des  exemples,  ce  ne 
sera  plus  une  chose  unique  V  Qui  pourrait  comprendre  une 
chose  si  nouvelle,  si  incroyable,  et  dont  la  foi  cependant 
est  dans  tout  l'univers  ^?  Le  Christ  homme,  voilà  l'honneur 
de  l'homme;  mais  il  reçoit  son  corps  d'une  mère,  voilà  la 
gloire  de  la  femme.  11  eut  pour  vêtement  des  haillons,  pour 
berceau  une  crèche;  il  remplissait  le  monde,  et  ne  trouva 
pas  de  place  dans  une  hôtellerie.  Celui  qui  portait  l'univers 
était  caché  entre  le  bœuf  et  l'àne. 

Le  divin  Enfant  de  la  Judée  a  des  bergers  pour  premiers 
adorateurs  ;  ensuite,  des  étrangers ,  des  mages  viennent  lui 
apporter  l'encens  et  la  myrrhe.  La  bonne  nouvelle  est  an- 
noncée aux  uns  par  des  ar>ges ,  aux  autres  par  une  étoile  *  ; 
tous  l'apprennent  du  ciel;  les  Juifs  et  les  Gentils  se  trou- 
vent ainsi  convoqués  dans  une  pensée  d'unité  et  de  paix. 
Les  mages  reconnurent  le  Messie  dans  un  petit  enfant 
pauvre  et  sans  parole;  les  Juifs,  qui  entendirent  ces  divins 
enseignements,  le  maltraitèrent;  les  raages adorèrent  Jésus 
dans  sa  faiblesse ,  les  Juifs  le  crucifièrent  dans  l'éclat  de  sa 
puissance.  Était-ce  une  plus  grande  chose  de  voir  briller 
une  étoile  à  sa  naissance  que  de  voir  le  soleil  se  voiler  à  sa 
mort?  Si  l'étoile  se  coucha  quand  les  mages  entrèrent  à 
Jérusalem ,  c'était  i)our  que  leurs  questions  obligeassent 
les  Juifs  de  reconnaître  le  témoignage  des  Écritures. 

1  SermoD  XIII. 
-  Sermon  CXC. 
■'  Sermon  CXCIX. 


166  SAINT  AUGUSTIN. 

En  se  faisant  homme,  le  Verbe  éternel  n'a  pas  plus 
changé  qu'un  homme  qui  prend  un  vêtement  ;  il  ne  devient 
pas  vêtement,  mais  il  demeure  toujours  le  même'.  Si  un 
sénateur,  ne  pouvant  entrer  ei  habit  de  sénateur  dans  une 
prison  où  il  voulait  aller  consoler  un  malheureux  esclave , 
prend  un  habit  d'esclave ,  il  paraît  vil  à  l'extérieur,  mais  il 
conserve  toujours  sa  dignité;  et  cette  dignité  est  d'autant 
plus  relevée ,  que  le  libérateur  a  voulu  s'abaisser  pour  une 
plus  grande  miséricorde. 

Naître,  travailler  et  mourir,  voilà  les  fruits  que  produit 
cette  terre;  voilà  aussi  ce  que  Jésus -Christ  a  trouvé  au 
milieu  des  hommes.  Qu"a-t-il  donné  en  échange?  renaître, 
ressusciter,  vivre  éternellement. 

Jésus-Christ  veut  que  nous  l'imitions.  Est-ce  dans  les 
grandeurs  et  la  puissance  de  sa  divinité  ^?  Nous  oblige-t-il 
à  gouverner  comme  lui  le  ciel  et  la  terre,  à  créer  un  second 
univers?  11  ne  nous  dit  point  :  Si  vous  vouiez  être  mes  dis- 
ciples ,  marchez  sur  la  mer,  ressuscitez  un  mort  de  quatre 
jours,  rendez  la  vue  à  un  aveugle-né;  mais  il  nous  dit  : 
Apprenez  de  moi  que  je  suis  doux  et  humble  de  cœur.  Il  est 
Celui  à  qui  il  a  été  dit  :  Vous  êtes  le  seul  qui  accomplissiez 
des  merveilles;  mais  ce  n'est  point  à  cela  qu'il  nous  invite.  Il 
veut  que  nous  imitions  ce  qu'il  a  fait  comme. homme.  Or, 
souffrir,  être  humilié,  mourir,  voilà  lliommc! 

Le  Fils  de  Marie  a  pris  toutes  nos  infirmités  afin  de  pou- 
voir rassembler  sous  ses  ailes  les  enfants  de  Jérusalem, 
comme  la  poule  rassemble  ses  petits.  Voyez  quelle  image 
le  Seigneur  a  choisie  \  Les  autres  oiseaux  qui  ont  des  pe- 
tits ,  ceux-là  mêmes  qui  font  leurs  nids  sous  nos  yeux ,  ne 
montrent  pas  la  même  sollicitude.  Le  passereau  solitaire, 

1  Sermon  CHLXIV. 

2  Ennrr.  in  Ps.  xc. 

i  Euarr.  in  Pv.  i.viii. 


CHAPITRE  XLl.  167 

l'hirondelle  fidèle  a  notre  toit ,  lu  cicogne  et  beaiicon]i 
d'autres  oiseaux  réchaulTent  leurs  œufs,  nourrissent  leurs 
petits;  mais  nul  oiseau  ne  sabaisse  et  ne  se  fait  infirme 
avec  ses  petits  comme  la  poule.  Certes  ,  s'écrie  Augustin  , 
je  dis  une  chose  commune  .  et  qui  frappe  nos  veux  chaque 
jour.  Vovez  comme  la  voix  de  la  poule  devient  rauque  et 
entrecoupée,  comme  tout  son  corps  se  hérisse,  ses  ailes  s'a- 
battent, ses  plumes  s'élargissent,  comme  elle  marche  avec 
inquiétude  autour  de  ses  petits  !  C'est  l'image  de  la  ten- 
dresse maternelle ,  et  c'est  pour  cela  que  le  Sauveur  Fa 
choisie  en  disant  :  «  Jérusalem!  Jérusalem!  combien  de 
«  fois  ai-je  voulu  rassembler  tes  enfants  comme  une  poule 
«  rassemble  ses  petits  sous  ses  ailes,  et  tu  ne  l'as  pas 
«  voulu  !  »  11  a  rassemblé  toutes  les  nations  comme  une 
poule  rassemble  ses  petits,  lui  qui  s'est  fait  infirme  pour 
nous,  qui  a  été  méprisé,  souffleté,  flagellé,  attaché  au 
gibet,  percé  d'une  lance;  voilà  bien  toute  la  désolation  de 
la  tendresse  maternelle,  nièlee  cependant  d'une  majesté 
divine. 

L'évêque  dHippone*  nous  montre  la  divine  puissance 
de  Jésus  mourant;  il  nous  montre  le  Christ  sur  la  croix, 
attendant  librement  que  tout  soit  accompli  avant  de  mou- 
rir. Bourdaloue  a  magniliquement  développé  cette  pensée 
dans  la  première  partie  de  son  sermon  sur  la  Passion  de 
Jésus-Christ,  où  il  fait  voir  que,  dans  le  mystère  de  la  Pas- 
sion ,  le  Sauveur  a  fait  paraître  toute  l'étendue  de  sa  puis- 
sance. 11  ne  cite  pas  saint  Augustin  ;  mais  il  cite  saint  Paul, 
qui  le  premier  montra  dans  le  Christ  crucifié  un  miracle  de 
la  force  de  Dieu  ^ 

Augustin  ^  proclame  la  gloire  de  la  croix,  longtemps  un 

I  Jn  Joan.,  XXXI. 

-  Christum  crucifîxum,  Uei  virtuteui. 

•J  Enfin-,  in  Ps.  Liv. 


1«.S  SAINT  AUGUSTIN. 

objet  d'horreur,  et  qui  maintenant  se  pose  sur  le  front  des 
rois.  Ce  n'est  point  le  fer,  c'est  le  faible  bois  qui  a  dompté 
l'univers.  Quel  est  donc  ce  conquérant  qui  s'avance?  C'est 
le  Christ,  qui,  avec  sa  croix ,  a  vaincu  tous  les  potentats  de 
la  terre;  après  les  avoir  subjugués,  il  a  planté  sa  croix  sur 
leur  front,  et  ces  monarques  s'en  glorifient,  parce  que  là 
est  toute  leur  espérance  '.  11  avait  donné  aux  mages  un  signe 
pour  qu'ils  le  connussent,  c'était  une  étoile;  mais  ce  n'est 
pas  le  signe  qu'il  a  choisi  pour  lui  ;  ce  n'est  pas  une  étoile 
qu'il  a  voulu  placer  sur  le  front  de  ses  serviteurs,  c'est  la 
croix.  Il  veut  être  glorifié  par  où  il  a  été  humilié  ^  Ceux  qui 
assistaient  au  crucifiement  croyaient  ce  bois  digne  de  mé- 
pris ;  ils  passaient  en  secouant  la  tête  et  disaient  :  Si  cet 
homme  est  le  Fils  de  Dieu,  qu'il  descende  de  la  croix  1  Mais 
Jésus  cachait  sa  puissance,  parce  qu'il  le  fallait  pour  être 
jugé^  S'il  l'avait  montrée,  qui  aurait  osé  le  condamner? 
S'Us  l'avaient  connu ,  dit  l'Apôtre,  ils  n'auraient  jamais  cru- 
cifié le  Roi  de  gloire. 

A  ceux  qui  demandent  l'explication  des  miracles  par  le 
sens  humain,  Augustin  demande  l'explication  d'un  fait  bien 
commun.  «  Pourquoi ,  leur  dit-il ,  la  semence  d'un  figuier, 
qui  est  un  gros  arbre,  est- elle  si  petite  qu'à  peine  est-elle 
visible?  Cependant  vous  savez,  non  p;u' le  témoignage  de 
vos  yeux  ,  mais  par  celui  de  votre  esprit ,  que  les  racines 
et  le  tronc  de  cet  arbre ,  les  feuilles  dont  il  do|t  se  couvrir 
et  les  fruits  qu'il  doit  porter,  sont  cachés  et  renfermés 
dans  cette  graine,  toute  petite  qu'elle  soit.  Je  ne  vais  pas 
plus  loin.  Kl  quoi!  vous  ne  pouvez  me  rendre  raison  d'une 
chose  si  commune  ,  et  vous  voulez  me  demander  raison  des 
plus  grands  miracles  !  Lisez  donc  l'Évangile  et  croyez.  Une 

*  Ps.  XCV. 

2  In  Joan.,  tu. 

:»  Sermon  CCI.XIII. 


CHAPITRE  XLl.  !69 

chose  qui  surpasse  tout  et  que  vous  nadmirc/.  pas,  c'est  que 
rien  n'existait  d'abord ,  et  voilà  le  monde  '.  » 

1.6  Sauveur  avait  dit  :  Personne  ne  monte  au  ciel  que  Celui 
qui  est  descendu  du  ciel,  r.à- dessus,  des  hérétiques  avaient 
cru  devoir  nier  l'ascension  glorieuse,  parce  que  le  corps 
de  Jésus,  n'étant  pas  descendu  du  ciel,  n'avait  pas  pu  y 
monter.  «  ]>rais ,  dit  Augustin ,  Notre-Seigneur  n'a  pas  dit  : 
Pien  ne  monte  au  ciel  que  ce  qui  en  est  descendu  ;  mais  il 
a  dit  :  Personne  ne  monte  au  ciel  que  Celui  qui  est  des- 
cendu du  ciel.  Cela  se  rapporte  donc  à  sa  personne ,  et  non 
à  son  vêtement.  Il  est  descendu  sans  le  vêtement  de  son 
corps,  il  est  monté  avec  le  vêtement  de  son  corps;  mais 
Celui  qui  monte  n'est  pas  autre  que  Celui  qui  est  des- 
cendu... Si  quelqu'un  descend  d'une  montagne  ou  d'un 
rempart  sans  vêtement  ou  sans  armes,  et  qu'il  y  remonte 
bien  vêtu  ou  bien  armé,  n'est-ce  pas  toujours  la  même 
personne  -?  » 

Augustin  est  toujours  éloquent  lorsqu'il  parle  de  Dieu. 
L'enthousiasme  excite  alors  son  génie,  et  ceux  qui  l'écou- 
tent  sont  ravis. 

«  0  mes  bien -aimés  frères!  s'écrie- t-il  dans  un  de  ses 
sermons  %  quelle  parole  passagère  comme  la  nôtre  louera 
dignement  la  parole  éternelle ,  le  Verbe  de  Dieu?  Comment 
un  si  pauvre  instrument  ponrra-t-il  suffire  à  raconter  les 
grandeurs  infinies?  Que  les  cieux  le  louent,  que  les  voûtes 
des  cieux  le  louent ,  que  les  puissances  de  l'air  le  louent . 
que  les  grands  luminaires  du  firmament  et  les  astres  redi- 
sent sa  gloire  ;  que  la  terre  le  loue  aussi  comme  elle  pourra; 
si  elle  ne  sait  le  célébrer  dignement,  qu'au  moins  elle  ne 
soit  pas  ingrate.  Expliquez  et  comprenez  Celui  qui,  dans 

(  Sermon  CCXLVII. 

2  Sermon  CCLXIIl. 

3  Sermon  CCCI.XXVTI. 


170  SAINT  AUGUSTIN. 

sa  puissance,  atteint  d'une  extrémité  à  l'autre,  et  qui  or- 
donne tout  dans  sa  honte.  Comment  se  lève-t-il  pour  cou- 
rir cette  immense  carrière  dans  laquelle  il  part  du  plus 
haut  des  cieux  et  veut  remonter  au  plus  haut  des  cieux? 
S'il  atteint  partout ,  d'où  a-t-il  pu  sortir?  S'il  atteint  par- 
tout, où  peut- il  aller?  11  n'est  point  circonscrit  par  les 
lieux  ni  changé  par  les  temps,  il  n'a  ni  entrée  ni  sortie; 
demeurant  en  lui-même,  il  remplit  et  environne  tout. 
Quels  espaces  ne  le  possèdent  dans  sa  toute-puissance,  ne 
le  contiennent  dans  son  immensité,  ne  le  sentent  dans  son 
action?  Voyez  tout  ce  que  j'ai  dit,  et  ce  n'est  rien.  Mais 
pour  que  les  humbles  créatures  puissent  dire  quelque  chose 
de  lui,  il  s'est  humilié  en  prenant  la  forme  d'esclave,  il  est 
descendu  sous  cette  forme,  et,  selon  l'Évangile,  il  a  avancé 
par  degrés  dans  l'étude  de  la  sagesse.  Sous  cette  forme 
d'esclave,  il  a  été  patient  et  a  combattu  vaillamment  ;  il  est 
mort  et  a  vaincu  la  mort  ;  sous  cette  forme ,  il  est  rentré  au 

ciel,  lui  qui  n'a  jamais  quittf'^  le  ciel Quel  est  donc  ce  roi 

degloire,  pour  lequel  il  est  dit  :  Élevez  vosportes,  ôprinces  ! 
Portes  éternelles,  élevez-vous  !  Élevez-vous,  car  il  est  grand  ; 
vous  ne  pourriez  lui  suffire;  élevez-vous  ,  afin  quil  entre  ce 
Roi  de  gloire!  Et  les  princes  sont  dans  l'étonncmcnt;  ils  ne 
le  connaissent  pas.  Quel  est  ce  roi  de  gloire  ?  11  n'est  pas  seu- 
lement Dieu,  mais  il  est  homme;  il  n'est  pas  seulement 
hoinme,  il  est  Dieu.  Il  souffre?  N'importe ,  il  est  Dieu,  il 
ressuscite?  N'importe,  il  est  homme.  Est-il  donc  Dieu  et 
homme?  Élevez  vos  portes,  ô  princes  !  Portes  éternelles,  éle- 
vez-vous, et  le  roi  de  gloire  entrera C'était  chose  nouvelle 

pour  les  enfers  de  recevoir  un  Dieu  ,  chose  nouvelle  pour 
les  cieux  de  recevoir  un  homme,  et  partout  les  princes, 
saisis  de  surprise,  demandent  :  Qud  est  ce  roi  de  gloire? 
Écoutez  la  réponse  :  C'est  le  Seigneur  fort  et  puissant,  le 
Seigneur  puiasant  dans  les  combats.  » 


CHAPITRE  XLII.  174 

(.HAPIint:    XLII 

Continuation  du  même  sujet. 

La  vie  d'Augustin,  depuis  sa  conversion  à  la  foi  chré- 
tienne, fut  une  grande  et  merveilleuse  vie.  Jusqu'à  trente- 
deux  ans ,  le  (ils  de  Monique  ne  put  rien  produire  qui  ait 
mérite  le  souvenir  des  hommes;  c'est  que,  pour  enfanter 
d'importantes  œuvres ,  il  faut  croire  à  quelque  chose ,  il 
faut  a\oir  une  base,  un  principe,  un  point  fondamental  sur 
lequel  s'appuie  l'intelligence ,  et  le  jeune  homme  de  Tha- 
gaste  s'en  allait  tristement  de  nuage  en  nuage.  Le  mirage 
du  désert  se  reproduisait  sans  cesse  aux  veux  de  ce  voya- 
geur qui  cherchait  un  peu  d'eau  pure  et  un  frais  al)ri.  Au- 
gustin mena  des  jours  stériles  et  fut  en  quel  ;ue  sorte  sans 
valeur  jusqu'à  Iheure  où  il  devint  chrétien.  Le  corail,  tant 
qu'il  demeure  au  fond  des  mers,  est  terne  et  mou  ;  mais  dès 
qu'on  l'a  tiré  des  flots,  au  premier  siuflle  du  vent,  il  durcit 
comme  la  pierre  et  revêt  ces  belles  couleurs  purpurines  qui 
fout  tout  son  prix.  11  en  fut  de  même  d'Augustin  aussitôt 
que  la  divine  volonté  l'eut  tiré  de  la  mer  de  ce  monde.  A 
partir  de  ce  moment,  son  génie  reçut  une  rare  énergie  et 
déploya  des  ri<.'hcsses  qui  firent  l'admiration  des  contempo- 
rains. L'amour  du  bien,  le  désir  d'éclairer  les  hommes,  se 
changèrent  dans  son  àrae  en  violentes  passions  ;  ce  besoin 
d'instruire  et  de  rendre  meilleurs  ses  frères  éclate  surtout 
dans  les  nombreux  discours  adressés  par  Augustin  au  trou- 
peau confié  à  sa  vigilance. 

Ne  nous  lassons  donc  point  de  recueillir  quelques-unes 
des  plus  remarquables  paroles  tombées  de  la  bouche  d'Au- 
gustin quand  il  ouvrait  son  âme  aux  multitudes  rassemblées 
dans  les  basiliques. 


1-2  SAINT  AUGUSTIN. 

Les  premiers  fidèles  sur  qui  desceudit  le  Paraclet  reçu- 
rent le  don  des  langues.  —  Si  l'Esprit-Saint  est  encore 
donné  aujourd'hui ,  pourquoi  personne  ne  parle-t-il  plus 
les  langues  de  toutes  les  nations?  —  Pourquoi?  répond  l'é- 
vêque  d'Hippone  :  parce  que  ce  qui  était  signifié  par  le  don 
des  langues  est  maintenant  accompli.  Au  premier  temps 
toute  FÉglise  était  renfermée  dans  la  seule  maison  où  se 
réunirent  les  disciples.  Composée  d'un  petit  nombre  d'hom- 
mes ,  mais  riche  des  dons  de  l'Esprit-Saint,  elle  possédait 
déjà  toutes  les  langues  de  l'univers  ;  mais  cette  Église  si 
petite,  parlant  les  langues  de  tous  les  peuples,  n'est-ce 
pas  cette  mène  Église  étendue  maintenant  du  couchant 
à  l'aurore,  et  qui  parle  toujours  les  langues  de  tous  les 
peuples  '  ? 

Que  personne  donc,  ajoute  Augustin,  ne  dise  :  Si  j"ai 
reçu  TEsprit-Saint,  pourquoi  ne  parlé-je  pas  les  langues  de 
toutes  les  nations?  L'Flsprit  qui  donne  la  vie  à  chacun  de 
nous  s'appelle  l'àme ,  et  vous  voyez  ce  que  l'àmc  ^  fait  dans 
le  corps  :  elle  met  la  vie  dans  tous  les  membres.  Par  les 
yeux,  elle  voit;  parles  oreilles,  elle  entend;  par  les  na- 
rines ,  elle  sent  ;  par  la  langue  ,  elle  parle;  par  les  mains , 
elle  travaille;  par  les  pieds,  elle  marche;  elle  est  présente 
en  tous  les  membres  pour  qu'ils  vivent,  elle  donne  à  tous 
la  vie,  et  à  chacun  son  emploi.  I/(Fil  n'entend  point,  l'o- 
reille ne  voit  point,  et  ni  l'oreille  ni  l'œil  ne  parlent;  et 
cependant  tout  vit,  les  fonctions  sont  partagées,  la  vie  est 
commune.  Ainsi  est  l'Église  de  Dieu.  Dans  quelques-uns 
des  saints  elle  fait  des  miracles,  dans  d'autres  elle  prêche 
la  vérité  :  dans  ceux-  ci  elle  garde  la  xirginité,  dans  ceux- 


»  Sermon  CCLXVII. 

■■!  Dans  beaucoup  de  ses  ouvrages  saint  Augustin  définit  l'homme  :  uuo 
intelligence  ou  une  àme  servie  par  un  corps.  La  célèbre  définition  de  M.  de 
Ron.iM  n'était  (|np  In  reproduction  d'une  pi^nsén  de  l'évèqne  d'Hippone. 


CHAPITRE  XLII.  173 

là  la  chasteté  conjugale;  les  œuvres  sout  diverses  selon  la 
diversité  des  sujets.  Chacun  a  sou  travail  particulier;  mais 
tous  participent  à  la  même  vie.  Ce  qu'est  lame  au  corps 
humain  ,  TEsprit-Saint  l'est  au  corps  de  Jésus-Christ,  qui 
est  l'Église.  Ce  que  l'âme  fait  dans  un  seul  corps,  TEsprit- 
Saint  le  fait  dans  toute  l'Église.  Or  voyez  ce  que  vous  devez 
éviter,  observer  et  craindre.  Dans  le  corps  humain,  il  arrive 
que  l'on  coupe  un  membre,  une  main,  un  doigt ,  un  pied  : 
est-ce  que  l'àme  suit  le  membre  coupé?  Lorsqu'il  tenait  au 
corps,  il  vivait;  il  est  coupé,  il  perd  la  vie.  Ainsi  le  chré- 
tien, tant  qu'il  puise  sa  vie  dans  le  corps,  est  catholique; 
est- il  coupé?  il  devient  hérétique  :  l'Esprit  ne  suit  pas  le 
membre  coupé. 

Le  divin  Maître ,  prêt  à  quitter  ses  disciples,  leur  disait  : 
«  J'aurais  encore  beaucoup  d'autres  choses  à  vous  ap- 
II  prendre ,  mais  \  ous  ne  seriez  pas  capables  de  les  entendre 
«  présentement.  »  Dans  la  science  de  la  religion,  dit  le 
docteur  africain  ' ,  ce  que  nous  lisons  ou  écrivons ,  ce  que 
nous  prêchons  ou  entendons ,  de  quelque  profondeur  que 
ce  soit,  si  Jésus -Christ  voulait  nous  le  dire  comme  il  le  dit 
aux  anges  dans  l'essence  du  Verbe ,  Fils  unique  du  Père , 
co-éternel  au  Père,  nul  homme  ne  pourrait  le  porter,  quand 
même  il  serait  aussi  spirituel  que  le  furent  les  apôtres  après 
la  descente  du  Paraclet.  Et,  en  elTet,  tout  ce  que  la  créature 
peut  savoir,  est  moindre  que  le  Créateur,  Dieu  véritable  , 
souverain  et  immuable.  Et  pourtant  qui  donc  ne  parle  pas 
de  Dieu?  Son  nom  se  trouve  place  dans  les  lectures,  dans 
les  discussions ,  dans  les  conférences ,  dans  les  éloges , 
dans  les  chants,  et  jusque  dans  les  blasphèmes.  Tout  le 
monde  parle  de  Dieu;  et  quel  est  celui  qui  le  connaît 
comme  il  faut?  Quel  est  celui  qui  tourne  vers  lui  toute  la 

I  In  Jotirt  ,  xcvii. 


174  SAINT  AUGUSTIN. 

plénitude  de  son  esprit?  Il  est  Trinité ,  et  qui  Teût  soup- 
çonné s'il  n'avait  voulu  le  faire  connaître?  et  quoiqu'on  le 
sache ,  quel  est  celui  qui  le  sait  comme  les  anges?  et  tout  ce 
qui  se  répète  sans  cesse  sur  l'éternité,  la  vérité,  la  sainteté 
de  Dieu,  les  uns  le  comprennent  bien,  les  autres  mal;  ou 
plutôt  les  uns  le  comprennent,  les  autres  ne  le  compren- 
nent pas  du  tout;  car  celui  qui  comprend  mal  ne  comprend 
pas ,  et  parmi  ceux  qui  entendent  bien  ,  les  uns  entendent 
plus,  les  autres  moins,  et  nul  homme  n'entend  comme  les 
angps.  Et  dans  l'esprit,  dans  l'àme  de  chaque  homme,  il  se 
fait  un  développement  progressif  non-seulement  pour  pas- 
ser comme  du  lait  à  la  nourriture  solide  ,  mais  encore  pour 
passer  de  cette  nourriture  solide  à  une  plus  solide  et  tou- 
jf  urs  plus  abondante.  Ce  développement  ne  s'accomplit 
|)oint  par  quelque  chose  de  matériel,  mais  par  une  intelli- 
gence lumineuse  ;  car  la  lumière  est  aussi  la  nourriture  de 
l'intelligence.  Mais  pour  croître  dans  cette  science  et  pour 
saisir  de  plus  en  plus  à  mesure  que  s'étend  la  connaissance , 
ce  ne  sont  pas  les  paroles  d'un  homme  savant  qui  vous  suf- 
liraient;  lui,  par  sou  travail  intérieur,  plante  et  arrose; 
mais  on  doit  tout  solliciter,  tout  attendre  de  Celui  qui 
donne  l'accroissement. 

La  gloire  et  la  durée  de  l'Église  font  toujours  battre  le 
cœur  d'Augustin  et  lui  inspirent  les  expressions  les  plus 
vives. 

0  Église  de  Jésus -Christ,  dit  l'évéque  ',  vrai  temple  du 
Roi,  qui  se  construit  avec  les  hommes,  dont  les  pierres  vi- 
vantes sont  les  fidèles  de  Dieu'  temple  unique  dont  toutes 
les  parties,  solidement  liées,  ne  forment  qu'un  seul  tout, 
où  il  n'y  a  plus  ni  ruine,  ni  séparation,  ni  division  :  la  cha- 
rité eu  est  le  ciment.   Jésus -Christ  a  envoyé  ses  ambas- 

1  linarr.  in  Pu.  xliv. 


CHAPITRE  XLU.  175 

sadeurs;  les  apôtres  ont  enfanté  l'Église,  ils  sont  nos 
pères.  Mais  ils  n'ont  pas  pu  demeurer  longtemps  avec 
nous.  Celui-là  même  qui  désirait  quitter  te  monde,  mais 
qui,  par  nécessité,  prolongeait  son  séjour  au  milieu  de  ses 
frères,  est  parti.  L'Église  est -elle  pour  cela  abandonnée? 
point  du  tout  ;  il  est  écrit  :  En  place  de  vos  pères ,  des  fils 
vous  ont  été  donnés.  En  place  des  apôtres,  vos  pères,  des 
évoques,  ont  été  constitués.  L'Église  donne  aux  évcques  le 
nom  de  pères ,  et  c'est  elle  qui  les  a  engendrés.  0  sainte 
Église!  ne  pensez  donc  pas  que  vous  soyez  abandonnée 
parce  que  vous  ne  voyez  plus  Pierre ,  parce  que  vous  ne 
vo}ez  ])lus  Paul  ni  les  pères  qui  vous  ont  enfantée.  Regar- 
dez comme  le  temple  de  Dieu  s'est  agrandi  !  Voilà  l'Église 
catholique  :  ses  fils  sont  établis  princes  sur  la  terre  ;  ils  ont 
été  constitués  à  la  place  des  pères.  Qi:e  ceux  qui  se  sont 
séparés  reviennent  au  temple  du  Koi.  Dieu  a  établi  son 
temple  partout ,  partout  il  a  affermi  le  fondement  des  pro- 
phètes et  des  apôtres. 

On  se  rappelle  la  pierre  dont  parle  Daniel.  Cette  pierre 
détachée  d'une  montagne,  et  qui  est  devenue  elle-même 
une  grande  montagne,  a  couvert  toute  la  terre.  Cette  pierre, 
c'est  Jésus-  Christ ,  qui  a  brisé  l'empire  des  idoles  et  rempli 
de  sa  gloire  tout  l'univers.  Voilà  la  montagne  immense  que 
tous  les  yeux  peuvent  voir  î  Voilà  la  cité  dont  il  a  été  dit  : 
Une  ville  placée  sur  une  montagne  ne  peut  pas  être  cachée. 
Or  il  y  a  des  hommes  qui  viennent  heurter  contre  cette 
montagne,  et  comme  on  leur  dit  :  Montez  donc,  ils  répon- 
dent qu'il  n'y  a  rien,  et  aiment  mieux  s'y  briser  la  tète  que 
d"y  prendre  une  demeure  '. 

Augustin  veut  chercher  son  frère  égaré  ;  il  b.avera  sa 
colère  sauf  à  l'apaiser  après  qu'il  l'aura  trouve.  «  0  mon 

1  In  Epist.  Jnan..  i,  13. 


176  SAINT  AUGUSTIN. 

frère ,  dit  le  saint  évéque ,  que  faites-vous  dans  les  réduits 
obscurs?  Pourquoi  cherchez  -  vous  au  milieu  des  ténèbres? 
Il  a  posé  son  tabernacle  dans  le  soleil  \  »  Augustin  nous 
montre  l'Église  posée  sur  un  fondement  divin  et  ne  devant 
pas  s'incliner  dans  les  siècles  des  siècles  %•  il  demande  où 
sont  ceux  qui  disent  qu'elle  va  tomber  et  disparaître  du 
monde.  Peuples  de  la  terre,  venez;  voyons  si  vous  effa- 
cerez cette  Église;  voyons  si  vous  l'étoufferez ,  si  vous 
anéantirez  son  nom;  voyons  si  tous  vos  efforts  ne  seront 
pas  inutiles.  Quand  doit -elle  mourir?  Jetez-vous,  sur  elle 
comme  sur  une  muraille  en  ruine  ;  poussez-la ,  mais  écoutez 
plutôt  :  0  Dieu,  dit-elle,  vous  êles  mon  soutien,  je  ne  serai 
pas  ébranlée  :  on  a  voulu  me  pousser,  me  renverser  comme 
un  morceau  de  sable  ;  mais  le  Seigneur  nia  tendulamain^. 

Qu'on  vienne  encore  nous  redire  :  «  Cette  Église  a  vécu 
«  assez  longtemps,  elle  est  passée.  0  parole  impie!  Elle 
((  n'existe  plus  parce  que  vous  vous  en  êtes  séparés?  Pre- 
«  nez  garde  que  vous  allez  passer  tout  à  l'heure,  et  quelle 
«  subsistera  toujours  et  sans  vous  *.  » 

Il  y  a  quatorze  cents  ans ,  au  temps  d'Augustin  ,  des 
mains  ennemies  creusaient  donc  une  grande  fosse  pour  en- 
terrer l'Eglise  catholique  !  ces  hommes  ont  passé,  quatorze 
cents  ans  ont  passé  aussi ,  et  l'Église  dure  encore.  De  nos 
JKurs  elle  a  retrouvé  des  fossoyeurs  tout  prêts  à  la  clouer 
au  cercueil ,  et  ces  fossoyeurs  seront  eux-mêmes  couchés 
dans  la  bière ,  et  des  siècles  nouveaux  se  lèveront  sur  la 
gloire  de  l'Église  catholique  ! 

L'é\èque  d'Uippone  remarque  que  nulle  autorité    n'a 
manqué  au\  lilets  des  disciples  que  le  Sauveur  a  faits  pè- 


1  Enarr.  in  Fs.  xvai. 
'■i  Ps.  cm. 
:*  Ps.  LU. 

4    Ps.   Cl. 


CHAPITRE  XLII.  i11 

cheurs  d'hommes  '.  Si  l'autorité  est  dans  la  multitude,  quoi 
de  plus  nombreux  que  l'Église  répandue  à  travers  le  monde 
entier?  Si  elle  réside  dans  les  richesses,  combien  nous 
compterons  de  riches  qui  sont  entrés  dans  l'Église!  L'au- 
torité résiderait-elle  dans  la  pauvreté?  que  de  pauvres  aux 
pieds  de  Jésus -Christ!  La  placerez-vous  dans  les  nobles  et 
les  rois?  ils  sont  rangés  en  foule  autour  de  l'étendard  chré- 
tien. I.t  si  les  penseurs,  les  orateurs  et  les  philosophes  font 
pour  vous  autorité ,  voyez  les  pbis  forts  et  les  plus  illustres 
pris  dans  les  filets  de  ces  pêcheurs  !  Du  fond  du  néant  de 
leurs  opinions  ,  ils  ont  été  amenés  à  la  vérité ,  s'attachant 
à  Celui  qui ,  par  l'exemple  de  la  plus  profonde  humilité ,  est 
venu  guérir  la  plus  grande  plaie  du  monde ,  l'orgueil  ;  qui 
a  choisi  la  folie  selon  le  monde  pour  confondre  les  sages , 
et  ce  quil  y  avait  de  méprisable,  et  ce  qui  n'existait  pas  , 
pour  confondre  ce  qui  se  croyait  plein  de  force  et  de  vie. 

Le  soleil  s'est  levé,  et  l'herbe  a  séché,  parce  qu'elle  n'a 
pas  de  racines  '.  Les  princes  de  la  terre  avaient  pensé  que 
par  leurs  persécutions  ils  enlèveraient  du  monde  la  reli  - 
gion  du  Christ.  Ils  portèrent  une  loi  qui  punissait  de  mort 
quiconque  se  disait  chrétien.  Qu'arriva -t- il?  une  foule 
innomhra])le  courut  au  martyre,  et  les  ennemis  dirent 
alors  :  Il  va  nous  falloir  tuer  tout  le  genre  humain.  Si  nous 
faisons  périr  tous  les  chrétiens ,  il  ne  restera  presque  plus 
personne  sur  la  terre. 

Le  docteur  commente  ces  mots  du  Psalmiste  ^  :  Ses  éclairs 
ont  brillé  par  toute  la  terre.  Il  voit  dans  les  nuées  les  prédi- 
cateurs de  la  vérité,  et  c'est  du  milieu  des  nuées  que  sor- 
tent les  éclairs.  Vous  voyez  une  nuée  noire,  portant  je  ne 
sais  quoi;  si  un  éclair  s'en  échappe,  une  vive  lumière  tra- 

1  Sermon  Ll. 

2  Ps.  xc. 

3  Ps.  xcvi. 

T.  n.  —  12 


il 8  SAINT  AUGUSTIN. 

verse  l'espace,  et  ce  que  peut-être  vous  regardiez  cor.nic 
peu  de  chose  a  tout  à  coup  produit  uu  effet  qui  vous  saisit. 
Jésus  a  envoyé  ses  apôtres  comme  des  nuées  ;  les  hommes 
les  voyaient  et  n'en  faisaient  aucun  cas ,  comme  on  méprise 
les  nuées  avant  qu'elles  éclatent  ;  car  ces  apôtres  étaient 
faibles  et  mortels,  ignorants,  obscurs ,  sans  génie  ;  mais  ils 
portaient  en  eux  de  quoi  briller  et  foudroyer.  Pierre  s'a- 
vançait ,  pécheur  de  poissons  ;  il  priait,  et  voilà  qu'un  mort 
ressuscite.  La  forme  humaine,  c'était  la  nuée  ;  la  splendeur 
du  miracle ,  c'était  l'éclair. 

Toutes  ces  pensées  d'Augustin  sont  d'une  grande  poésie. 

La  cupidité  est  un  vice  de  tous  les  siècles;  mais  les  temps 
où  la  foi  manque,  sout  surtout  des  temps  où  la  rapacité 
pousse  les  hommes ,  où  la  soif  de  l'or  brûle  leurs  flancs. 
L'évêque  d'Hippone  donnait  sur  ce  sujet  des  leçons  qui 
pourraient  être  de  quelque  utilité  à  nos  contemporains. 

La  cupidité  ^  condamne  l'homme  aux  dangers ,  aux  tri- 
bulations, aux  souffrances,  etlhommelui  obéit.  Pourquoi? 
Pour  remplir  ses  coffres  et  perdre  son  repos.  La  cupidité 
dit  à  l'homme  :  Va;  et  il  va.  Il  cherche  l'or,  qu'il  ne  trouve 
pas  toujours,  et  ne  cherche  pas  Dieu,  qui  serait  tout  à  coup 
à  lui.  Homme,  change  ton  cœur,  porte -le  en  haut;  il  ne 
faut  pas  que  notre  cœur  demeure  ici,  cette  région  est  mau- 
vaise ^  ;  c'est  bien  assez  que  la  pesanteur  de  notre  corps 
nous  y  retienne. 

Avare!  pourquoi  aspirez- vous  à  posséder  le  ciel  et  la 
terre?  Celui  qui  les  a  faits  n'est-il  pas  plus  digne  de  notre 
amour  *?  L'homme  passe  comme  une  ombre,  et  c'est  bien 
en  vain  qu'il  se  tourmente  :  quelle  vanité!  11  thésaurise,  et 
ne  sait  pas  pour  qui.  Il  vous  semble,  avares,  dit  Augustin, 

1  In  Epis  t.  Joan.,  x. 

2  Ps.  XXXIX. 

3  Ps.  xxxu. 


CHAPITRE  XLII.  179 

que  je  déraisonne  en  parlant  ainsi  '.  Pour  vous,  ^ens  de 
conseil  et  de  prudence,  vous  cherchez  chaque  jour  de  nou- 
veaux moyens  d'amasser  :  négoce  ,  agriculture ,  éloquence 
peut-être,  jurisprudence,  guerre,  que  sais-je?  N'y  ajoutez- 
vous  pas  l'usure?  Mais  pour  qui  amassez-vous  ces  trésors? 
—  Pour  mes  enfants,  direz-voùs.  Mais  cette  parole  pater- 
nelle est  une  triste  excuse  :  vous  qui  devez  passer,  vous 
ramassez  pour  ceux  qui  doivent  passer  aussi,  et  c'est  en 
passant  que  vous  ramassez  pour  ceux  qui  passent.  La  terre 
est  un  lieu  peu  sur  pour  vos  richesses  ;  car  vous  n'y  reste- 
rez pas  longtemps.  L'avare  se  soucie  peu  de  thésauriser 
dans  le  ciel ,  et  répond  qu'il  regarde  comme  perdu  ce  qu'il 
ne  voit  pas.  Mais,  lui  réplique  Augustin  ,  n'avez-vous  pas 
caché  ces  trésors  ?  Vous  ne  les  portez  point  avec  vous ,  et 
pendant  que  vous  êtes  ici,  savez-vous  s'ils  ne  vous  sont  pas 
enlevés?  Il  me  semble  qu'à  cette  parole  je  vois  le  cœur  de 
tous  lesavares  frémir. . . 

Ce  dernier  trait  est  frappant. 

Où  vous  conduirait  le  désir  des  biens  terrestres?  dit  en- 
core l'évêque  d'Hippone  ".  Vous  chercherez  des  fonds ,  vous 
voudrez  posséder  des  terres  ;  alors  vous  chasserez  devant 
vous  vos  voisins;  ceux-ci  étant  chassés,  vous  porterez  en- 
vie à  ceux  qui  les  suivent,  et  ainsi  vous  étendrez  votre 
avarice  jusqu'à  ce  que  vous  ayez  atteint  les  rivages  de  la 
mer.  Parvenus  à  ces  rives,  vous  voudrez  posséder  les  îles; 
vous  posséderiez  toute  la  terre,  que  vous  voudriez  saisir 
encore  tous  les  trésors  du  ciel.  Triomphez  donc  de  la  cupi- 
dité. Il  est  bien  plus  beau  Celui  qui  a  fait  le  ciel  et  la  terre. 
Celui  qui  a  créé  toutes  les  belles  choses  est  plus  magnifique 
encore. 

Le  docteur  prêche  le  respect  pour  le  bien  d'autrui ,  et 

1  Ps.  xxxvni. 

a  Sermon  GXXXIX. 


180  SAINT  AUGUSTIN. 

raconte  le  trait  suivant  d'un  homme  très-pauvre  ;  le  fait  se 
passa  à  Milan,  pendant  qu'Augustin  s'y  trouvait'.  Cet 
homme  était  portier  d'une  école  de  grammaire ,  bon  chré- 
tien, quoique  son  maître  fût  païen.  «  11  avait  trouvé  un 
sac  qui  contenait,  je  crois,  deux  cents  écus.  11  se  souvint 
de  la  loi ,  il  savait  qu'il  fallait  restituer  ;  mais  à  qui?  il  l'i- 
gnorait. Il  afficha  donc  publiquement  :  «  Que  celui  qui  a 
«  perdu  une  somme  d'argent  s'adresse  à  tel  endroit,  à  telle 
«  personne.  »  Celui  qui  avait  perdu  l'argent,  après  d'inu- 
tiles recherches  de  tous  côtés ,  aperçoit  l'affiche  et  court  à 
l'adresse  marquée.  Le  portier,  pour  ne  pas  être  trompé  sur 
le  véritable  maître ,  multiplie  les  questions  sur  l'étoffe  du 
sac ,  sur  le  cachet ,  le  nombre  de  pièces ,  etc.  Les  réponses 
ayant  précisément  désigné  l'objet  trouvé ,  le  portier  rendit 
tout.  L'autre,  plein  de  joie  et  cherchant  à  témoigner  sa 
gratitude,  offrit  à  ce  pauvre  homme  le  dixième  de  la  somme 
renfermée  dans  le  sac  :  vingt  écus  ;  le  pauvre  les  refuse. 
Dix  écus  lui  sont  offerts ,  il  ne  les  reçoit  pas.  On  le  prie  au 
moins  d'en  accepter  cinq;  prière  inutile.  «  Eh  bien!  »  dit 
alors  celui  qui  était  venu  réclamer  le  sac  en  le  jetant  loin 
de  lui  avec  une  sorte  de  fureur,  «  je  n'ai  rien  perdu,  puis- 
que vous  ne  voulez  rien  recevoir.  »  Quelle  scène  !  quel 
combat  !  C'est  la  terre  qui  en  est  le  théâtre  ;  mais  Dieu  en 
est  le  spectateur.  Le  portier,  poussé  à  bout,  accepte  donc 
ce  qui  lui  était  offert  avec  tant  d'instance,  et  aussitôt  donne 
tout  aux  pauvres,  ne  voulant  pas  enrichir  sa  demeure  d'uu 
seul  des  écus  qui  ne  lui  semblaieut  pas  provenir  d'un  gain 
légitime.  » 

L'àmc  d'Augustin  ,  aiusi  que  nous  l'avons  remarqué  ,  se 
répandait  en  touchantes  paroles  toutes  les  fois  qu'il  fallait 
consoler  les  pauvres  ou  exciter  la  compassion  des  riches.  Il 

1  Sermon  GLXXVIII. 


CHAPITRE  XLII.  181 

disait  aux  pauvres  qu'ils  avaient  en  commun  avec  les  riches 
la  possession  du  monde ,  qu'ils  n'habitaient  pas  les  mêmes 
demeures,  mais  qu'ils  pouvaient  jouir  également  du  ciel  et 
de  la  lumière.  Il  les  invitait  à  ne  pas  chercher  au  delà  du 
nécessaire  ;  car  le  reste  appesantit  et  ne  soutient  pas ,  le 
reste  charge  et  n'honore  pas.  Personne  n'a  rien  apporté  en 
^  enant  au  monde  ;  les  riches  n'ont  rien  apporté  ;  ils  ont 
trouvé  ici  tout  ce  qu'ils  possèdent.  Ils  sont  arrivés  nus 
comme  les  pauvres  :  la  faiblesse  du  corps  et  les  vagisse- 
ments ont  été  les  témoins  de  leur  commune  misère  '. 

Le  superflu  des  riches  est  le  nécessaire  des  pauvres,  dit 
le  saint  évéque.  Quand  on  possède  le  superflu,  on  possède 
le  bien  d'autrui.  Faites  l'aumône,  et  tout  sera  pur  pour 
vous.  Si  vous  étendez  la  main  et  que  vous  n'ayez  pas  la 
miséricorde  dans  le  cœur,  vous  ne  faites  rien  ;  mais  si  vous 
avez  la  miséricorde  dans  le  cœur  et  que  vous  n'ayez  rien 
à  présenter  dans  votre  main,  Dieu  reçoit  votre  aumône. 
Lorsque  nous  en  avons  encore  le  temps,  faisons  le  bien. . 
Si  vous  avez  peu  à  semer,  ne  soyez  point  tristes,  pourvu 
que  vous  ayez  la  bonne  volonté.  Dieu  couronne  votre  bon 
vouloir  intérieur,  quand  le  pouvoir  vous  manque  '.  Un 
peu  d'eau  froide  donnée  à  celui  qui  a  soif  ne  perdra  pas 
sa  récompense.  Gardez -vous  de  vous  enorgueillir  en  don- 
nant aux  pauvres,  en  accueillant  le  voyageur  :  Jésus-Christ 
a  été  voyageur  et  étranger.  Bien  souvent  celui  qui  est 
reçu,  est  meilleur  que  celui  qui  reçoit.  Quand  vous  donnez 
à  un  pauvre,  peut-être  votre  indigence  est  plus  grande  que 
la  sienne,  peut-être  faites-vous  l'aumône  à  un  juste;  il 
manque  de  pain,  et  vous,  de  vérité;  il  a  besoin  d'un  toit 
pour  se  loger,  et  vous  avez  besoin  du  ciel  ;  il  est  pauvre 
d'argent,  et  vous,  pauvre  de  justice. 

1  Sermon  LXXXV. 

2  CoronatDeus  intus  voluntatem ,  iibi  non  invenit  facuUatem.  In  Ps.  cm. 


182  SAINT  AUGUSTIN. 

Augustin,  qui  recommandait  de  regarder  les  mains  vides, 
si  on  voulait  avoir  plus  tard  les  mains  pleines',  ne  man- 
quera point  de  tracer  aux  évêques  leurs  devoirs  envers 
les  indigents  :  «  11  n'appartient  point  à  un  évêque,  disait- 
«  il ,  de  garder  de  For  et  de  repousser  la  main  du  men- 
«  diant\  » 

Bossuet  a  plus  d'une  fois  répété  cette  parole  d'Augus- 
tin, tirée  d'un  de  ses  sermons^:  «  Croyons,  lorsque  c'est 
«  le  temps  de  la  foi ,  avant  qu'arrive  le  temps  de  la  claire 
«  vision.  Ce  temps  de  la  foi  est  laborieux  :  qui  le  nie? mais 
«  c'est  au  travail  qu'est  attachée  la  récompense.  » 

Dans  une  des  instructions  du  docteur,  l'assoupissement 
(le  la  foi  est  représenté  par  le  sommeil  de  Jésus-Christ  sur 
le  lac  Galiléen,  troublé  par  une  tempête.  La  barque  était 
en  danger  sur  le  lac,  et  Jésus  dormait.  Nous  sommes  conmie 
des  navigateurs  sur  un  lac  où  les  vents  orageux  soufflent 
souvent.  Les  dangers  quotidiens  du  siècle  menacent  d'en- 
gloutir notre  barque  ;  d'où  vient  cela ,  si  ce  n'est  que  Jésus 
dort?  c'est-à-dire  que  notre  foi  est  endormie,  et,  durant 
ce  sommeil,  la  tempête  bouleverse  le  lac.  Les  méchants 
prospèrent,  les  bons  sont  dans  un  rude  travail;  c'est  une 
tentation,  une  vague,  et  notre  âme  dit  :  0  Dieu  !  est-ce  là 
voire  justice?  Et  Dieu  vous  répond:  Est-ce  là  votre  foi? 
Sont -ce  là  les  promesses  que  je  vous  ai  faites?  Etes-vous 
chrétiens  pour  les  biens  de  ce  monde?...  Réveillez  Jésus , 
et  dites-lui  :  Maître,  nous  périssons,  les  écueils  nous  épou- 
\antent,  nous  périssons.  Il  se  réveillera,  votre  foi  repren- 
dra la  vie,  et  vous  comprendrez  que  ce  qui  est  donné  aux 
méchants  ne  demeurera  pas  toujours  avec  eux.  Cette  tem- 


I  Respicc  uiaims  iiianes,  si  vis  liabere  manus  pleuas.  In  Ps.  lxxv. 
-  Non  cnim  episcopi  est  servare  aurum ,  et  levocare  a  se  mendicautis  ma- 
tiuui.  In  Ps.  r.iii. 
•*  Seimoii  xxxMii. 


1 


CHAPITRE  XL».  183 

pête  ne  brisera  plus  votre  cœur,  les  flots  ne  couvriront  plus 
votre  barque,  et  votre  foi  commandera  aux  vents  et  à  la 
mer. 

Nous  n'avons  pas  regret  h  cette  halte  faite  autour  de  la 
chaire  de  l'évéque  d'Hippone.  Une  immense  charité  anime 
son  éloquence,  et  l'imagination  colore  l'abondance  des 
idées.  Une  ^^foi  aussi  proi'onde  nous  fait  sentir  un  autre 
univers.  On  est  là  tour  à  tour  comme  sous  les  feux  du 
Sinaï  et  du  Cénacle  ;  Augustin ,  dans  son  énergie  séraphi- 
que,  semble  vouloir  soulever  le  monde  pour  Farracher 
aux  influences  grossières  et  le  porter  aux  pieds  de 
Dieu. 

Terminons  par  quelques  mots  sur  l'éloquence  des  Pères 
au  iv^  et  au  v^  siècle. 

Le  mauvais  goût  était  arrivé  avec  les  malheurs  dans 
lempire  romain  ;  la  langue  latine  souffrit  sous  les  coups 
des  barbares  comme  la  société  elle-même  ;  elle  eut  sa  part 
des  ravages  et  de  la  dévastation  ;  la  langue  de  Virgile  et 
de  Cicéron  se  trouva  livrée  aux  antithèses  et  à  l'enflure , 
aux  pointes  et  aux  jeux  de  mots.  Une  décadence  littéraire 
qui  datait  de  plus  loin  l'avait  rendue  trop  accessible  à  cette 
invasion,  comme  la  décadence  des  mœurs  et  des  courages 
avait  préparé  le  monde  romain  à  subir  la  domination  des 
sauvages  enfants  du  Nord.  Avant  le  siècle  d'Augustin,  les 
travaux  des  grands  hommes  chrétiens  n'appartiennent  pas 
au  beau  langage  ;  on  a  reproché  à  Tertullien  ses  méta- 
phores dures  et  entortillées  au  milieu  de  la  sublimité  de 
ses  pensées  et  des  sentiments;  à  saint  Cyprien,  de  l'affec- 
tation et  un  luxe  d'ornements  au  milieu  des  flots  d'élo- 
quence qui  s'échappent  de  sa  grande  âme  Les  auteurs  pro- 
fanes des  mêmes  époques  sont  bien  loin  d'avoir  un  style 
plus  parfait.  Si  donc  les  jeux  d'esprit  abondent  dans  les 
écrits  ou  les  discours  de  saint  Augustin ,  c'est  que  le  génie 


184  SAINT  AUGUSTIN. 

de  son  temps  était  ainsi',  et  si  les  jeux  d'esprit  sont  plus 
fréquents  dans  les  œuvres  deTévêque  d'Hippone  que  dans 
les  œuvres  de  saint  Ambroise  ou  de  saint  Jérôme,  c'est 
qu'il  était  doué  d'une  plus  vive  intelligence,  d'une  nature 
plus  subtile.  Quant  aux  Pères  grecs  de  cette  époque,  ils 
sont  plus  près  du  bon  goût,  parce  que  la  langue  grecque 
gardait  mieux  sa  pureté  que  la  langue  latine.  Saint  Jean 
Chrysostome  est  un  plus  grand  orateur  que  saint  Augustin, 
saint  Basile  a  plus  de  charme  et  de  poésie  dans  la  parole , 
saint  Grégoire  de  Nazianze  a  plus  d'éclat;  mais  l'évêque 
d'Hippone  est  plus  touchant  et  plus  persuasif  que  tous  ces 
grands  hommes-là. 

Y  a-t-il  une  parole  humaine  supérieure  à  celle  qui  sait  le 
mieux  remuer  et  persuader  ? 

CHAPITRE    XLIIl 

Lettre  au  comte  Boniface  sur  les  devoirs  des  hommes  de  guerre.  —  Lettres  à 
Optât  sur  l'origine  de  l'âme;  au  prêtre  Sixte  sur  la  question  pélagienuo; 
au  diacre  Gélestin  ;  à  Mercator  ;  à  AseMicus. —  Lettres  à  Hesichius  sur  la  fia 
du  monde. 

418-419 

Augustin,  l'homme  le  plus  occupé  de  son  temps,  l'homme 
à  qui  aboutissaient  le  plus  de  questions  et  d'affaires,  ne 
pouvait  pas  rester  plusieurs  mois  loin  d'Hippone  sans  que 
de  tous  les  points  d'Occident  et  d'Orient  les  lettres  vinssent 
s'y  accumuler.  Que  de  solutions  et  de  conseils  étaient  at- 
tendus! combien  d'intelligences,  combien  d'âmes  soupi- 
raient au  loin  après  cette  parole  que  le  monde  recevait 
comme  un  bienfait,  et  qui  s'en  allait  à  travers  la  terre 
ainsi  qu'un  rayon  divin!  Une  lettre  de  l'évêque  d'Hippone 

1  Fént'lon,  dans  ses  Dialogues  sur  l'Éloquence,  a  apprécié  rélotiuence  de 
saint  Augustin. 


CHAPITHE  XLIU.  183 

était  un  événement  heureux;  on  s'en  nourrissait,  on  s'en 
pénétrait,  on  s'eflorçait  d'eu  saisir  jusqu'aux  intentions  les 
plus  cachées,  et  de  nombreuses  copies  mettaient  une  nudti- 
tMde  d'hommes  en  possession  du  trésor.  Lorsqu'on  atten- 
dait une  réponse  d'Hippone,  les  semaines  et  les  jours 
étaient  comptés  ;  les  flots,  les  vents  et  les  voyageurs  étaient 
interrogés;  et  si  rien  n'arrivait,  on  endurait  le  supplice 
d'un  trop  long  retard  avec  une  impatience  grande  comme  la 
joie  qu'on  se  promettait.  En  revenant  à  Hippone  après  une 
absence  dont  s'affligeait  sou  troupeau,  Augustin  trouva 
beaucoup  de  vœux  à  remplir. 

La  correspondance  de  l'année  418  trace  tout  d'abord 
leurs  devoirs  aux  hommes  de  guerre.  Augustin  fait  voir  au 
comte  Boniface  qu'on  peut  se  sauver  dans  la  profession  des 
armes,  et  qu'il  est  permis  aux  chrétiens  de  combattre  pour 
les  intérêts  de  la  paix  et  la  sécurité  du  pays.  Il  cite  David , 
vainqueur  en  beaucoup  de  batailles;  le  centenier  de  l'É- 
vangile, dont  la  foi  fut  si  vive  que  Jésus -Christ  déclara 
n'avoir  point  trouvé  en  Israël  une  foi  pareille  à  la  sienne  ; 
Corneille,  cet  autre  centenier,  à  qui  Dieu  annonça  par  un 
ange  qu'il  avait  agréé  ses  aumônes  et  exaucé  ses  prières. 
Augustin  rappelle  que  saint  Jean,  répondant  à  des  soldats 
venus  pour  lui  demander  le  baptême  et  le  supplier  de  leur 
prescrire  leurs  devoirs ,  leur  adressa  ces  paroles  :  Ne  faites 
ni  fraude  ni  violence  à  personne,  et  conteniez -vous  de  votre 
paie. 

«  11  en  est  qui,  en  priant  pour  vous  ,  dit  Augustin  à  Jio- 
«  niface,  combattent  contre  d'invisibles  ennemis  ;  vous,  en 
«  combattant  pour  eux,  vous  travaillez  contre  les  barbares 
«  trop  visibles...  Lorsque  vous  vous  armez  pour  le  com- 
«  bat,  songez  d'abord  que  votre  force  corporelle  est  aussi 
«  un  don  de  Dieu  ;  cette  pensée  vous  empêchera  de  tour- 
«  ner  un  don  de  Dieu  contre  Dieu  lui  -même.  La  foi  pro- 


186  SAINT  AUGUSTIN. 

((  mise  doit  être  gardée  à  Tenncmi  même  à  qui  on  fait  la 
«  guerre  :  combien  plus  encore  elle  doit  l'être  à  l'ami  pour 
«  lequel  on  combat  !  Ou  doit  vouloir  la  paix ,  et  ne  faire  la 
«  guerre  que  par  nécessité,  pour  que  Dieu  nous  délivre  de 
«  la  nécessité  de  tirer  l'épée  et  nous  conserve  dans  la 
«  paix.  On  ne  cherche  pas  la  paix  pour  exciter  la  guerre; 
«  mais  on  fait  la  guerre  pour  obtenir  la  paix.  Restez  donc 
«  ami  de  la  paix  ,  même  en  combattant ,  afin  que  la  victoire 
«  vous  serve  à  ramener  l'ennemi  aux  avantages  de  la  paix. 
«  Bienheureux  les  pacifique»,  dit  le  Seigneur,  parce  qu'ils 
«  seront  appelés  enfants  de  Dieu  ' .'  Si  la  paix  de  ce  monde 
«  est  si  douce  pour  le  salut  temporel  des  mortels,  com- 
«  bien  est  plus  douce  encore  la  paix  de  Dieu  pour  le  salut 
«  éternel  des  anges  !  Que  ce  soit  donc  la  nécessité  et  non 
«  pas  la  volonté  qui  ôte  la  vie  à  l'ennemi  dans  les  com- 
«  bats.  De  même  qu'on  répond  par  la  violence  à  la  rébel- 
«  lion  et  à  la  résistance,  ainsi  on  doit  la  miséricorde  au 
«  vaincu  et  au  captif,  surtout  quand  les  intérêts  de  la  paix 
«  ne  sauraient  en  être  compromis.  » 

11  y  a  dans  ces  paroles  que  nous  venons  de  reproduire 
tout  un  plan  de  politique  chrétienne  à  l'usage  des  armées  ; 
pendant  que  nos  jeunes  troupes,  belles  de  gloire  et  de  pa- 
triotisme, combattent  en  Afrique  pour  rejeter  au  loin  le 
génie  de  la  barbarie,  elles  peuvent  entendre  d'utiles  et 
grandes  leçons  sortir  des  ruines  d'Hippone. 

Durant  le  séjour  de  notre  docteur  à  Césarée ,  on  avait 
reçu  des  lettres  d'Optat,  évoque  de  Tubunes,  adressées  aux 
évêques  de  la  Mauritanie  Césarienne;  Optât  voulait  savoir 
quelle  était  la  pensée  d'Augustin  sur  l'origine  de  l'âme  ; 
deux  pontifes  prièrent  le  grand  docteur  d'écrire  lui-même 
sur  ce  sujet  à  l'évêquc  de  Tubunes  ;  il  céda  à  leurs  instau- 

i  s.  Matth.,  V,  !». 


CHAPITRE  XI,II1.  187 

ces,  et,  dans  une  lettre'  étendue,  il  exposa  ses  doutes,  et 
marqua  ce  qu'il  importait  de  savoir  sur  la  question  pour 
laquelle  on  sollicitait  son  jiénie. 

Augustin  commence  par  déclarer  qu'il  ne  s'est  jamais 
prononcé  définitivement  sur  cette    matière,   et  qu'il  ne 
poussera  jamais  la  hardiesse  jusqu'à  donner   aux  autres 
pour  certain  ce  qui  lui  paraît  douteux  à  lui  même.  On  peut 
sans  danger  ignorer  l'origine  de  Tcàme;   mais  il  faut  se 
garder  de  croire  qu'elle  fasse  partie  de  la  substance  de 
Dieu.  L'àmeest  une  créature;  elle  n'est  pas  née  de  Dieu, 
mais  Dieu  l'a  faite  ;  lorsqu'il  l'adopte,  c'est  par  une  mer- 
veille de  sa  bonté ,  et  non  point  par  aucune  égalité  de  na- 
ture. La  présence  de  l'àme  dans  un  corps  corruptible  n'est 
la  peine  d'aucune  faute  dans  je  ne  sais  quelle  autre  vie 
antérieure  à  la  vie  de  la  terre.  Voilà  les  points  qu'établit 
Augustin.  Après  avoir   repoussé  l'opinion  de  TertuUien, 
qui  admet  quelque  chose  de  corporel  dans  la  nature  de 
l'àme  comme  dans  la  nature  de  Dieu,  l'évêque  d'Hippone 
fait  observer  que ,   parmi  les  sentiments  divers  sur  l'ori- 
gine de  l'àme,  la  propagation  des  âmes  s'accorde  le  mieux 
avec  le  dogme  du  péché  originel.  Toutefois  Augustin  ne 
trouve  pas  ce  sentiment  facile  à  admettre.  Il  ne  conçoit 
guère  comment  l'àme  de  l'enfant  peut  sortir  de  l'àme  du 
père  et  passer  du  père  dans  l'enfant,  semblable  à  un  flam- 
beau qui  allume  un  autre  flambeau  sans  que  ce  nouveau 
feu  diminue  le  premier.  11  se  demande  si  un  germe  d'àme 
passe  du  père  dans  la  mère  par  quelque  voie  invisible  et 
cachée ,  et  si ,  chose  incroyable ,  le  germe  de  l'àme  réside 
dans  la  matière  génératrice  :  dans  ce  cas,  que  deviendrait 
le  germe  incorporel  quand  la  matière  se  perd  sans  rien 
produire?  rentrerait  -  il  dans  le  principe  d'où  il  est  sorti? 

t  Lettre  GXG. 


188  SAINT  AUGUSTIN. 

périrait-il?  et,  s'il  périssait,  comment  d'un  germe  mortel 
sortirait -il  une  âme  immortelle?  Lame  ne  reçoit -elle 
l'immortalité  qu'après  qu'elle  a  été  formée  pour  la  vie, 
comme  elle  ne  reçoit  la  sagesse  que  plus  tard?  Dirons-nous 
que  Dieu  forme  Fàme  dans  l'homme,  si  elle  naît  d'une 
autre  àme,  comme  on  dit  que  Dieu  forme  les  membres  du 
corps  quoiqu'un  autre  corps  en  ait  fourni  la  matière?  Si 
Dieu  n'était  pas  Fauteur  de  Fàme  humaine,  l'Écriture' 
n'aurait  pas  dit  :  «  Dieu  fait  l'esprit  de  l'homme  dans 
«  l'homme  lui-même.  11  fait  séparément  les  cœurs".  » 
Quand  Fhomme,  dit  Augustin,  pose  des  questions  sem- 
blables, que  notre  entendement  ne  peut  résoudre,  et  qui 
sont  bien  loin  de  notre  expérience  parce  qu'elles  sont 
cachées  dans  les  secrets  de  la  nature ,  il  ne  doit  pas  rougir 
de  confesser  son  ignorance,  de  peur  de  mériter  de  ne  rien 
savoir  en  se  vantant  de  connaître  ce  qu'il  ignore.  Dieu  qui 
a  fait  chaque  souffle^,  selon  l'expression  d'Isaïe,  est  Fauteur 
de  toutes  les  âmes  dont  la  succession  doit  remplir  le  temps; 
mais  il  a  laissé  leur  origine  dans  une  impénétrable  obscurité. 
La  lettre  à  Optât  renferme  le  fragment  d'une  des  lettres 
dans  lesquelles  Zozime  a  condamné  Celestius  et  Pelage  ; 
cette  pièce  ne  se  trouve  dans  aucune  collection  ecclésias- 
tique ;  le  fragment  conservé  par  Augustin  établit  l'efficacité 
du  baptême  et  le  péché  originel ,  et  tire  un  grand  prix  de 
la  perte  de  l'Épître  pontificale.  «  Le  Seigneur,  disait  Zo- 
«  zime,  est  fidèle  dans  ses  paroles,  et  son  baptême,  par  la 
((  chose  et  les  paroles ,  c'est-à-dire  par  l'œuvre  ,  la  conlès- 
«  sion  et  la  vérital)lc  rémission  des  péchés ,  contient  la 
«  même  plénitude  pour  tout  sexe,  tout  âge  et  toute  condi- 
((  tion  du  genre  humain.  Celui-là  seul  devient  libre,  qui 

1  Znch.,  XII,  1. 

2  Ps.   XXXII,  15. 

3  Isaïe,  LVii,  16. 


CHAPITRE  XLIII.  189 

«  auparavant  était  l'esclave  du  péché  ;  celui-là  peut  seul 
«  être  dit  racheté,  qui  auparavant  a  été  captif  par  le  péché, 
«  selon  ce  qui  est  écrit  :  Si  le  Fils  vous  délivre ,  vous  serez 
«  vraiment  libres  '.  Par  lui  nous  renaissons  spirituellement, 
«  par  lui  nous  sommes  crucifiés  au  monde,  par  sa  mort  se 
«  rompt  cette  cédule  qui  lie  toute  àme  à  la  mort  depuis 
«  Adam  ,  et  qui  enveloppe  toute  créature  avant  que  le  bap- 
«  tème  Fait  délivrée.  » 

Sixte ,  prêtre  de  Rome ,  qui  dans  la  suite  remplaça  Celes- 
tius  sur  le  siège  apostolique ,  avait  donné  lieu  à  quelques 
incertitudes  sur  la  pureté  de  sa  foi  dans  la  question  péla- 
gienne;  les  surprises  de  ce  pieux  et  savant  prêtre  durèrent 
peu;  une  lettre  de  Sixte  au  primat  Aurèle,  portée  en 
Afrique  par  l'acolyte  Léon,  qui  fut  depuis  le  pape  saint 
Léon  ,  avait  témoigné  de  son  attachement  à  la  doctrine  de 
la  grâce  chrétienne:  mais  une  autre  lettre  plus  étendue 
adressée  à  Augustin ,  et  dirigée  contre  le  pélagianisme , 
était  venue  remplir  de  joie  le  zélé  pontife  d'Hippone.  Au- 
gustin écrivit  ^  à  Sixte  pour  lui  exprimer  tout  son  bon- 
heur ;  son  ardent  attachement  à  la  cause  de  la  vérité  éclate 
à  chaque  ligne  de  sa  lettre.  L'erreur  était  la  tristesse  d'Au- 
gustin, la  vérité  était  sa  joie.  Dans  le  courant  de  la  même 
année,  l'évèque  d'Hippone  adressa  au  prêtre  de  Rome  une 
nouvelle  lettre  *  qui  traitait  à  fond  la  question  pélagienne 
et  devait  compléter  les  études  de  Sixte  sur  le  mystère  de  la 
grâce  chrétienne. 

Le  diacre  Celestius,  qui  succéda  au  pape  Boniface  en 
423,  avait  écrit  à  l'évèque  d'Hippone  une  lettre  pleine  de 
respectueux  et  tendres  témoignages.  Augustin  lui  répond  * 

•  Goloss. 

2  Lettre  CXGI. 
a  Lettre  CXCIV. 

♦  Lettre  CXCIl. 


190  SAINT  AUGUSTIN. 

par  une  peinture  de  la  charité,  ce  lien  des  cœurs  reli- 
gieux ,  cette  dette  envers  le  prochain  dont  on  n'est  jamais 
quitte,  parce  que  les  devoirs  de  la  charité  se  renouvellent 
chaque  jour.  Mercator,  le  laïque  africain  dont  le  P.  Garnier 
a  puhlié  les  ouvrages  contre  les  pélagiens  et  les  nestoriens, 
se  trouvait  alors  en  Italie  ;  pendant  qu'Augustin  était  re- 
tenu à  Carthage  par  les  graves  intérêts  de  la  foi ,  il  reçut 
de  cet  ancien  disciple  une  lettre  à  laquelle  il  n'eut  pas  le 
temps  de  répondre;  à  son  retour  de  Césarée,  il  trouva  une 
seconde  lettre  de  3Iercator,  qui  reprochait  affectueusement 
à  son  maître  un  silence  dont  il  ignorait  la  cause.  Un  livre 
contre  les  pélagiei^  accompagnait  cette  seconde  lettre.  On 
peut  croire  qu'à  cette  époque  IMercator  en  était  à  ses  pre- 
miers essais  de  polémique  religieuse;  car  Augustin  '  semble 
quelque  peu  étonné  de   trouver  en  lui  un  défenseur  de 
l'Église  catholique,  et  se  félicite  de  voir  s'élever  de  toutes 
parts  de  nouveaux  athlètes  de  Jésus-Christ.  Il  répète  avec 
l'Écriture-  que  c'est  la  multitude  des  sages  qui  fait  le  bon- 
heur de  la  terre ,  et  encourage  Mcrcator  à  continuer  ses 
luttes  au  profit  de  la  vérité.  L'évcque  d'Hippone  résout 
quelques   difficultés  dont  les    pélagiens    faisaient  grand 
bruit.  On  retrouve  dans  cette  lettre  la  maxime  qu'il  faut 
toujours  être  prêt  à  apprendre,  quoiqu'on  se  mêle  d'ensei- 
gner. «  11  vaut  mieux,  dit-il,  pour  l'homme,  se  corriger 
«  en  se  faisant  petit ,  que  de  se  laisser  briser  en  se  faisant 
«  dur.  »  Le  grand  docteur  rappelle  que  celui  qui  plante  et 
celui  qui  arrose  ne  sont  rien,  puisque  Dieu  seul  donne 
Taccroissement  :  «  Si  cela  est  vrai,  ajoute-t-il ,  des  apôtres 
«  qui  ont  planté  et  arrosé  les  premiers,  et  avec  tant  de 
«  succès,  que  sommes- nous,  vous  et  moi,  et  qui  que  ce 

1  Lettre  CXCIlf. 

2  Sag.,  VI,  2ti. 


CHAPITRE  XLIII.  191 

«  soit  de  ce  temps-ci?  et  nous  prendrons-nous  pour  qiiel- 
«  que  chose,  quoique  nous  nous  mêlions  d'enseigner?» 
l/liuinilitë  de  ce  puissant  génie  est  un  spectacle  devant  le- 
(juel  on  aime  toujours  à  s'arrêter. 

Nous  l'avons  déjà  vu  plus  d'une  fois,  c'est  surtout  à 
Augustin  qu'on  s'adressait  en  Afrique,  lorsqu'il  fallait 
écrire  pour  établir  une  vérité.  Asellicus,  évêque  de  la  pro- 
vince Byzacène ,  avait  demandé  à  Donatien,  son  primat, 
quelques  explications  sur  la  position  des  chrétiens  à  l'égard 
(hi  judaïsme;  Donatien  pria  Augustin  de  répondre  à  Asel- 
licus. L'évêque  d'Hippone,  dans  sa  réponse',  développe 
la  théologie  de  saint  Paul  sui-  l'ancienne  et  la  nouvelle 
alliance. 

A  chaque  grande  transformation  des  sociétés  humaines, 
à  chaque  phase  nouvelle  dans  l'histoire  du  monde,  des 
pressentiments  du  dernier  jour  de  l'univers  agitent  les 
esprits.  Ainsi  que  nous  avons  eu  occasion  de  le  remar- 
quer, le  v*  siècle ,  travaillé  par  un  immense  et  profond 
changement ,  se  croyait  aux  approches  de  la  fin  des  temps. 

Des  phénomènes  arrivés  en  418  et  419  avaient  jeté  les 
imaginations  dans  des  terreurs  infinies.  On  s'était  épou- 
vanté de  l'éclipsé  de  soleil  du  19  juillet  418,  éclipse  si 
complète,  qu'on  vit  les  étoiles  comme  au  milieu  de  la  nuit; 
elle  produisit  une  chaleur  ^  qui  donna  la  mort  à  beaucoup 
d'hommes  et  de  bestiaux.  Des  tremblements  de  terre  en 
Orient  et  en  Occident,  l'apparition  de  Jésus-Christ  sur  le 
mont  des  Oliviers  ^,  prenaient  aux  yeux  de  la  multitude  le 
caractère  d'infaillibles  présages.  L'évêque  d'Hippone,  pré- 
chant à  Carthage  dans  la  basilique  la  Restituée ,  avait  parlé 
des  récents  prodiges  de  Jérusalem  ;  il  nous  apprend  qu'une 

•  Lettre  CXCVI. 

2  Philostorge. 

•'  Histoire  de  Jérusalem,  tonié  II. 


192  SAINT  AUGUSTIN. 

foule,  moins  nombreuse  que  de  coutume,  assista  à  ce  ser- 
mon, parce  qu'il  prêcha  un  jour  de  spectacles. 

Les  préoccupations  des  chefs  et  des  pasteurs  étaient  l'ex- 
pression des  sentiments  populaires.  Hesichius ,  évêque  de 
Salone  en  Dalmatie,  regardait  comme  prochaine  la  der- 
nière journée  du  monde;  il  pensa  que  nul,  mieux  que  le 
grand  Augustin ,  ne  pouvait  Féclairer  sur  ce  point ,  et  lui 
soumit  divers  passages  des  prophètes,  qui  semblaient  jus- 
tifier ses  pressentiments.  L'évèque  d'Hippone' envoya  à 
Hesichius  Texplication  que  saint  Jérôme  avait  donnée  de 
ces  passages  ;  les  paroles  des  prophètes ,  et  surtout  les 
soixante-douze  semaines  de  Daniel ,  lui  paraissaient  ne  de- 
voir s'appliquer  qu'aux  âges  déjà  écoulés.  Le  docteur 
africain  n'osait  entreprendre  de  marquer  l'époque  du  der- 
nier avènement  de  Jésus-Christ  ;  selon  lui,  aucuu  prophète 
n'en  a  fixé  le  terme  ;  on  doit  s'en  tenir  à  cette  parole  de 
Jésus-Christ  lui-même  :  Nul  ne  peut  savoir  les  temps  que  le 
Père  a  réservés  à  son  souverain  pouvoir.  «  Ce  qu'il  y  a  de 
certain,  dit  Augustin,  c'est  qu'auparavant  l'Évangile  sera 
prêché  au  monde  entier  pour  servir  de  témoignage  à  toutes 
les  nations.  Si  des  serviteurs  de  Dieu  entreprenaient  de 
parcourir  toute  la  terre  pour  savoir  combien  il  reste  encore 
de  nations  à  évangéliser,  et  s'ils  venaient  à  bout  de  le  sa- 
voir, peut-être,  sur  leur  rapport,  pourrions -nous  ap- 
prendre quelque  chose  delà  lin  du  monde;  mais  tant  de 
contrées  inaccessibles  ne  permettraient  pas  lexécution 
d'un  pareil  dessein ,  et  l'Écriture  elle-même  ne  permet  |)as 
de  rien  connaître  sur  l'époque  où  le  monde  disparaîtra.  On 
(lira  peut-être,  ajoute  Augustin,  que  la  rapidité  de  la  pro- 
pagation de  l'Kvangile  dans  l'empire  romain  et  chez  les 
Barbares  ferait  croire  à  une  prompte  propagation  dans  le 

»  Ltttre  CXCVll. 


CHAPITRE  XLIII.  193 

reste  de  Tunivers ,  de  manière  que  si  nous  ne  pouvons  voir 
toutes  les  nations  évangélisëes,  nous  qui  sommes  vieux, 
nos  jeunes  contemporains  le  verront  quand  ils  parviendront 
à  la  vieillesse.  Mais  autant  cela  serait  facile  à  comprendre 
si  l'expérience  le  montrait ,  autant ,  avant  l'événement , 
cela  serait  difficile  à  trouver  dans  l'Écriture.  » 

Augustin  s'était  tenu  sur  cette  question  dans  une  réserve 
extrême;  il  avait  avoué  son  ignorance,  priant  l'évêque  de 
Salone  de  lui  transmettre  sur  ce  point  ses  réflexions  nou- 
velles. C'est  ce  que  fit  Hesichius;  il  s'attacha  à  montrer  que 
les  prophétiques  paroles  dans  l'Écriture  pouvaient  aider  les 
fidèles  à  connaître  la  fin  du  monde ,  et  que  les  calamités  du 
temps  réalisaient  les  signes  marqués  de  l'Évangile.  Cette 
lettre  de  l'évêque  dalmate  donna  lieu  à  une  réponse  ' 
d'Augustin,  écrite  au  con],mencement  de  419,  et  qui  l'orme 
comme  un  livre  sur  la  question.  Le  grand  evéque ,  planant 
sur  les  préjugés  et  les  interprétations  vulgaires,  ne  trouve 
dans  son  temps  aucun  caractère  particulier  qui  doive  an- 
noncer les  approches  du  second  avènement  du  Sauveur  ; 
les  malheurs  dont  le  monde  a  été  frappé  ne  surpassent  point 
en  horreurs  les  malheurs  d'autres  époques.  Il  est  bon  d'at- 
tendre le  dernier  jour,  de  veiller  et  de  prier,  car  le  dernier 
jour  du  monde  trouvera  chacun  dans  le  même  état  où  le 
dernier  jour  de  sa  vie  l'aura  trouvé  j  mais  c'est  en  vain 
qu'on  s'efforcerait  d'en  connaître  l'époque  précise  :  com- 
ment espérer  de  savoir  ce  que  Jésus-Christ  a  voulu  cacher 
à  ses  apôtres  eux-mêmes?  Et  comment  croire  que  les  pro- 
phètes aient  annoncé  la  (in  du  monde,  puisque  les  apôtres 
ne  sont  point  parvenus  à  le  comprendre  ?  Le  signe 
évangéliquc  le  moins  douteux,  le  plus  frappant,  c'est  la 
propagation  de  la  divine  parole  dans  tout  l'univers;  or, 

I  Lettre  CXGIX. 

T.  II.  —  13 


194  SAINT  AUGUSTIN. 

dit  Augustin,  nous  sommes  loin  de  là,  et  notre  Afrique 
elle-même  renferme  un  grand  nombre  de  peuplades  qui 
n'ont  point  encore  entendu  parler  de  Jésus-Christ.  Lorsque 
saint  Jean  Févangéliste  disait:  Mes  enfanls,  nous  voici  à 
la  dernière  heure,  il  enseignait  qu'on  était  entré  dans  les 
derniers  temps  :  Augustin  a  plus  d'une  fois  appelé  le  chris- 
tianisme le  dernier  âge  du  monde,  et  Bossuet  l'a  répété 
après  lui. 

C'est  ainsi  que  l'évéque  d'Hippone  refusait  d'enfermer 
les  destinées  du  genre  humain  dans  un  petit  nombre  de 
siècles  ;  il  est  écrit  que  mille  ans  ne  sont  devant  Dieu  que 
comme  un  jour,  et  si  l'on  prend  pour  mesure  l'éternité,  la 
ruine  du  monde  sera  toujours  marquée  pour  un  terme  bien 
prochain.  A  l'époque  d'Augustin ,  il  y  avait  déjà  près  de 
quatre  siècles  que  le  disciple  bien-aimé  avait  parlé  de  la  der- 
nière heure;  quatorze  siècles  sont  passés  depuis  qu'Augustin 
parlait  des  derniers  temps,  et  l'humanité  marche  encore! 
Depuis  lors,  Dieu  n'a  cessé  d'envoyer  ses  anges,  c'est- 
à-dire  les  prédicateurs  de  l'Évangile,  pour  rassembler  ses 
élus  des  quatre  coins  de  l'univers,  et  l'œuvre  de  réunion 
n'est  pas  achevée  ;  des  contrées  nouvelles  s'ouvrent  à  de 
nouveaux  courages,  la  croix  s'avance  à  travers  le  globe  et 
trouve  toujours  des  nations  qu'elle  n'a  point  encore  bénies. 
Des  mondes  qu'Augustin  ne  soupçonnait  pas  ont  reçu  la 
bonne  nouvelle,  et  le  centre  de  son  Afrique  est  aujour- 
d'hui aussi  barbare,  aussi  éloigné  de  la  foi ,  qu'il  l'était  de 
son  temps  !  Oui ,  l'âge  chrétien  auquel  nous  sommes  par- 
venus est  le  dernier  âge  du  monde  ;  il  doit  amener  le  genre 
humain  au  plus  haut  point  de  perfection  qu'il  lui  soit 
permis  d'atteindre  ;  mais  combien  de  révolutions  s'accom- 
pliront encore  avant  que  l'unité  morale  soit  faite  dans  l'u- 
nivers ! 


CHAPITRE  XLIV.  195 


CHAPITRE   XLIV 


L'affaire  d'Apiaiius.  —  Les  deux  livres  des  Noces  et  de  la  Coucupiscence.  — 
Julien.  —  Des  mariages  adultères.  —  Les  quatre  livres  sur  l'Ame  et  son 
origine. 

419-420 

Voici  une  affaire  dont  il  est  resté  peu  de  traces ,  mais 
qui  eut  un  grand  retentissement  en  Afrique,  dans  les  an- 
nées 418  et  419;  elle  tenait  aux  plus  graves  questions  de 
discipline  ecclésiastique,  et  fut  pour  l'épiscopat  africain 
une  occasion  de  maintenir  ses  usages  et  les  décrets  de 
ses  conciles.  Augustin  prit  part  à  ces  débats;  il  s'associa  à 
des  démarches ,  à  des  décisions  toutes  conformes  à  la  lé- 
galité catholique ,  et  dont  le  seul  but  était  de  donner  de 
solides  garanties  à  la  justice ,  à  Tordre  et  aux  bonnes 
mœurs. 

Apiarius  était  un  prêtre  de  Sicca,  ville  de  la  proconsu- 
laire. Convaincu  de  diverses  fautes,  il  avait  été  déposé  et 
excommunié  par  Févèque  de  cette  ville,  Urbain,  disciple 
d'Augustin.  Soit  que  la  procédure  de  1  excommunication 
offrît  quelque  irrégularité ,  soit  que  le  coupable  eût  envie 
de  faire  du  bruit  en  cherchant  pour  sa  cause  un  plus  haut 
tribunal,  il  en  appela  au  pape;  Zozime  occupait  la  chaire 
de  Pierre.  Plusieurs  conciles  d'Afrique  et  même  le  plus 
récent  concile  de  Carthage  (4l8)  avaient  interdit  ces  ap- 
pellations ;  nulle  constitution  ecclésiastique  ne  les  autori- 
sait '  ;  les  causes  des  ecclésiastiques  devaient  se  juger  et 
se  terminer  dans  leur  province;  le  concile  de  Mcée  s'était 
prononcé  dans   ce  sens  ^  Si  nous  en  croyons  Baronius, 

1  Tillemont.  Mém.  ecc/.,  t.  XIIL   ' 
Malgré  les  conciles  d'Afrique  et  le  concile  de  Nicée ,  l'Église  a  maintenu 
aux  prêtres  un  droit  d'appel  à  Rome. 


196  SAINT  AUGUSTIN. 

Zozime  reçut  Tappel  d'Apiarius,  et,  de  plus,  le  rétablit  dans 
la  communion  catholique  et  la  prêtrise.  Trois  légats  eurent 
mission  d'aller  examiner  Faifaire  sur  les  lieux ,  et  de  trai- 
ter diverses  questions  qui  naissaient  du  débat  engagé  : 
c'étaient  Faustin,  évêque  de  Potentia,  dans  la  marche 
d'Ancône;  Philippe  et  Asellus,  prêtres  de  Rome.  Zozime 
voulait  que  les  évêques  pussent  en  appeler  à  celui  de 
Rome,  que  les  prêtres  et  les  diacres  excommuniés  témé- 
rairement par  leurs  évéques  eussent  pour  nouveaux  juges 
les  évéques  voisins;  il  se  fondait  sur  des  canons  du  concile 
de  Sardique,  qu'il  produisait  sous  le  nom  du  concile  de 
Nicée.  Zozime  menaçait  de  l'anathème  l'évêque  de  Sicca  , 
s'il  ne  revenait  point  sur  ses  décisions  prises  à  l'égard  d'A- 
piarius.  11  désirait  que  les  évéques  s'abstinssent  de  fréquents 
voyages  à  la  cour  impériale;  l'épiscopat  africain  avait, 
onze  ans  auparavant,  publié  un  règlement  sévère  sur  ce 
point. 

Les  trois  légats  déclarèrent  le  but  de  leur  mission  dans 
une  assemblée  d'évèques  tenue  à  Carthage  vers  la  fin  de 
l'année  418;  les  évêques  firent  observer  que  leurs  exem- 
plaires du  concile  de  Nicée  ne  renfermaient  pas  les  canons 
sur  lesquels  se  fondait  Zozime  ;  quant  au  concile  de  Sar- 
dique, l'Afrique  ne  connaissait  pas  encore  ses  décrets.  On 
convint  de  se  soumettre  aux  canons  produits  par  le  souve- 
rain pontife,  jusqu'à  ce  qu'on  eût  pris  de  suffisantes  infor- 
mations sur  le  concile  de  Nicée.  Les  évéques  d'Afrique 
écrivirent  à  Zozime,  qui  peut-être  ne  reçut  pas  leur  lettre  , 
car  il  mourut  le  26  décembre  418. 

Cinq  mois  après,  deux  cent  dix-sept  évêques  d'Afrique 
se  réunissaient  en  concile  à  Carthage  dans  la  basilique  de 
Fauste,  sous  la  présidence  d'Aurèle.  Faustin  était  présent; 
Philippe  et  Asellus,  simples  prêtres,  avaient  leur  place 
au-dessous  des  évoques.  La  discussion  porta  d'abord  sur 


CHAPITRE  XLIV.  197 

le  canon  attribué  au  concile  de  Nicée  et  que  le  pape  Zozime 
avait  mis  en  avant  dans  les  instructions  remises  aux  trois 
légats.  Alype,  prenant  la  parole,  rappela  que  les  exem- 
plaires grecs  du  concile  de  Nicée  ne  renfermaient  rien  de 
pareil  ;  il  pria  le  saint  pape  Aurèle  d'envoyer  à  Constanti- 
nople  pour  consulter  l'original  de  ce  concile ,  et  de  s'adres- 
ser aux  évêques  d'Alexandrie  et  d'Antioche  ;  Alype  était 
aussi  d'avis  de  supplier  le  pape  Roniface,  successeur  de 
Zozime,  de  travailler  de  son  côté  à  cette  importante  vérifi- 
cation. Les  propositions  de  l'évêque  de  Tliagaste  furent 
accueillies.  Le  concile  fit  ou  renouvela  trente-trois  décrets 
relatifs  à  la  discipline  ecélésiastique  ;  ces  canons  de  Car- 
thage  furent  reçus  de  tout  l'Occident  ;  traduits  en  grec ,  ils 
eurent  place  dans  la  collection  des  canons  de  l'Église 
orientale.  Us  nous  représentent  la  vieille  constitution  de 
l'Église;  ces  témoignages  de  la  liberté  catholique  dans 
l'ordre  ancien  font  songer  à  l'état  présent  de  l'Église  de 
France,  qui  ne  peut  plus  ni  réunir  ses  pasteurs,  ni  juger 
dans  ses  propres  causes,  et  qui  redemande  en  vain  les  droits 
sacrés  transmis  par  les  siècles,  conquis  par  les  travaux  des 
apôtres  et  le  sang  des  martyrs. 

Ce  fut  le  25  mai  419  que  se  tint  le  concile  qu'on  appelle 
le  sixième  de  Carthage.  Cinq  jours  après,  les  évéques  se 
rassemblèrent  encore  dans  la  basilique  la  Restituée;  les 
trois  légats  étaients  présents.  On  y  régla  plusieurs  affaires 
que  nous  ignorons,  et  comme  il  en  restait  d'autres  à  ter- 
miner, on  décida  de  choisir  des  commissaires,  afin  que  les 
évoques  ne  demeurassent  pas  trop  longtemps  éloignés  de 
leurs  diocèses.  On  nomma  vingt  commissaires,  parmi  les- 
quels figuraient  Augustin,  Alype  et  Possidius,  représen- 
tants de  la  Numidie.  Après  que  tout  fut  fini,  une  lettre  au 
nom  du  concile  fut  adressée  au  pape  Boniface.  Les  évèques 
laissaient  voir  combien  il  avait  été  diffîcilc  de  résoudre  les 


198  SAINT  AUGUSTIN. 

questions  posées  par  Zozime  sans  blesser  la  charité;  ils 
annonçaient  la  conclusion  de  l'affaire  d'Apiarius,  conclu- 
sion qui  n'avait  eu  rien  de  violent  et  pour  laquelle  les  deux 
parties  s'étaient  rapprochées.  Apiarius  avait  demandé  par- 
don de  ses  fautes ,  et  l'évêque  de  Sicca  était  revenu  sur  sa 
procédure.  Les  évêques  rétablissaient  le  prêtre  dans  la 
communion  et  dans  le  sacerdoce,  mais,  en  vue  de  la  paix  , 
ils  l'éloignaient  de  l'Église  de  Sicca  ;  ils  le  munissaient 
d'une  lettre  à  l'aide  de  laquelle  Apiarius  pouvait  exercer 
partout  ailleurs  le  saint  ministère.  Les  évêques  acceptaient 
les  décrets  de  Zozime  en  attendant  leur  vérification  dans 
les  exemplaires  les  plus  complets  du  concile  de  Nicée.  Une 
certaine  vivacité  de  langage  se  montre  dans  leur  lettre  à 
Boniface.  «  Nous  espérons,  disent- ils,  en  la  miséricorde 
«  de  Dieu,  que,  puisque  vous  êtes  maintenant  assis  sur 
«  le  trône  de  l'Église  romaine,  nous  n'aurons  plus  à  souf- 
((  frir  ce  faste  du  siècle  indigne  de  l'Église  de  Jésus-Christ, 
«  et  qu'on  oe  nous  refusera  pas  la  justice  que  la  seule 
«  raison  devrait  nous  faire  obtenir  sans  que  nous  la  de- 
«  mandassions.  » 

L'épiscopat  africain  ne  s'était  point  trompé;  les  copies 
des  actes  du  concile  de  Nicée ,  faites  à  Constantinople  et  à 
Alexandrie,  n'offrirent  rien  de  plus  que  les  copies  de  Car- 
thage.  On  les  transmit  au  papeEoniface.  L'Église  d'Afrique 
garda  sa  coutume  de  juger  ses  prêtres  définitivement  et 
sans  appel. 

Sans  nous  arrêter  au  livre  de  la  Patience,  composé  en 
418,  nous  jetterons  un  coup  d'oeil  sur  des  ouvrages  plus 
importants  qui  appartiennent  à  l'année  419.  Un  écrit  péla- 
gien  avait  accusé  l'évêque  d'Hippone  de  condamner  le 
mariage;  un  ami  d'Augustin,  le  comte  Valère,  ayant  eu 
connaissance  de  cet  écrit ,  se  hâta  de  démentir  l'assertion 
pélagiennc.  De  son   côté,  le  grand  docteur  ne  laissa  pas 


CHAPITRE  XLIV.  199 

longtemps  la  calomnie  sans  réponse  ;  il  dicta  un  livre  des 
Noces  et  de  la  Concupiscence  qu'il  dédia  à  Valère ,  en  lui 
adressant  une  lettre  '  pleine  d'éloges  pour  cet  homme  d'é- 
pée.  Dans  ce  livre,  Augustin  établit  avec  force  et  netteté 
le  dogme  du  péché  originel  et  la  sainteté  du  mariage,  qui 
change  en  quelque  chose  de  bon  le  mal  de  la  concu- 
piscence. La  gloire  du  mariage  c'est  de  faire  servir  aux 
vues  providentielles  les  désirs  de  la  chair,  si  contraires  aux 
désirs  de  Vesprit^.  L'évêque  d'Hippone  fait  ressortir  la 
beauté  morale  de  cette  union  que  la  stérilité  elle  même  ne 
doit  pas  dissoudre.  Le  grand  Apôtre  n'a  pas  craint  d'appeler 
la  chasteté  conjugale  un  don  de  Dieu  ^  La  polygamie  fut 
permise  aux  patriarches,  parce  qu'il  importait  de  multi- 
plier le  peuple  de  Dieu  ;  le  monde  n'est  plus  aujourd'hui 
dans  ces  conditions  ;  l'union  de  l'homme  avec  une  seule 
femme  est  plus  conforme  à  la  pensée  divine;  une  seule 
femme  fut  donnée  au  premier  homme. 

Julien  ,  l'évêque  de  Campanie ,  resté  le  chef  de  la  secte 
pélagienne,  voulut  descendre  dans  ce  champ  de  bataille.  Il 
avait  été  l'ami  de  la  plupart  des  grands  hommes  de  l'Église 
ses  contemporains ,  et  l'apparition  de  ce  jeune  et  nouvel 
adversaire  fut  un  sujet  d'étonnement  pour  le  monde  catho- 
lique. Son  père  Memorius,  évèque  d'une  piété  vraiment 
évangélique,  aimait  et  révérait  Augustin,  ainsi  que  nous 
avons  eu  occasion  de  le  dire.  Saint  Paulin,  qui  était  poète, 
chanta  le  mariage  de  Julien.  Peu  de  temps  après  ,  la  mort 
ou  la  continence  l'ayant  séparé  de  sa  femme ,  Julien  fut 
élevé  au  diaconat  ;  le  pape  Innocent  I*""  l'aimait  beaucoup  ; 
il  l'ordonna  lui-même  évêque  d'Éclame.  Le  séjour  à  Rome, 
au  lieu  de  fortifler  Julien  dans  la  doctrine  catholique,  porta 

1  Lettre  CC, 

2  Gai.,  V,  17. 

3  I  Corinth.,  vu,  7. 


200  SAINT  AUGUSTIN. 

malheur  à  sa  foi  ;  le  fils  de  Memorius  y  devint  pélagien  ; 
toutefois,  craignant  peut-être  d'attrister  le  cœur  de  ceux 
qui  l'aimaient  le  plus,  il  attendit  la  mort  de  son  père, 
de  sa  mère  et  du  pape  Innocent,  pour  laisser  éclater  sa 
rébellion  contre  l'Église.  La  Cilicie  abrita  sa  \'ie  après  les 
décrets  d'Honorius.  Nous  le  voyons  en  419  s'efforçant, 
mais  en  vain,  de  tromper  le  pape  Sixte  sur  la  vérité  de  ses 
doctrines,  puis  forcé  de  quitter  encore  l'Italie  et  cherchant 
un  refuge  à  Lérins\  auprès  de  Fauste,  le  célèbre  semi-pé- 
lagien.  Julien  reparut  après  la  mort  de  Sixte;  mais  l'in- 
flexibilité du  pape  saint  Léon  le  contraignit  pour  la  troi- 
sième fois  de  sortir  de  l'Italie.  Le  dernier  terme  de  son 
errante  et  triste  vie  fut  un  village  de  la  Sicile  où  Julien 
ouvrit  une  école. 

Son  début  dans  la  lutte  fut  un  ouvrage  en  quatre  livres , 
contre  le  livre  des  Noces  et  de  la  Concupiscence  ;  des  ex- 
traits de  cet  ouvrage  furent  envoyés  au  comte  Valère  ; 
celui-ci  les  remit  au  vénérable  Alype,  qu'il  vit  à  Ravenne 
et  qui  se  rendait  à  Rome;  il  désirait  qu'Augustin  s'em- 
pressât d'y  répondre;  le  grand  docteur  n'eut  en  main  ces 
fragments  qu'au  retour  de  l'évêquc  de  Thagaste,  et  ce 
fut  seulement  en  120  qu'il  réfuta  Julien,  le  fils  de  son 
ami ,  dans  un  deuxième  livre  des  Noces  et  de  la  Concupis- 
cence. Augustin  regrettait  de  ne  pas  avoir  l'ouvrage  de 
Julien  tout  entier  ;  mais  on  ne  lui  laissa  pas  le  temps  d'at- 
tendre ce  qui  lui  manquait.  Les  raisonnements  et  les 
objections  auxquels  répond  l'évêque  d'Hippone  ne  nous 
ont  présenté  rien  de  nouveau  ;  ce  sont  des  difficultés 
contre  le  péché  originel,  difficultés  dont  Augustin  a  déjà 
tant  de  fois  triomphé  par  le  témoignage  de  saint  Paul , 
par  la  constante  doctrine  des  Pères  et  tout  l'enseignement 

<  Les  deux  lies  de  Lérins,  aujourd'hui  les  îles  de  Saint  -  Honorât  et  de 
Sainte-Marguerite,  à  peu  do  distance  de  Cannes,  en  Provence. 


CHAPITRE  XI.IV.  201 

de  rÉcriturc.  A  défaut  d'arpruments  et  de  bonnes  preuves 
contre  le  puissant  adversaire  qu'il  attaque,  Julien  repro- 
duit inexactement  ses  paroles  et  dénature  ouvertement 
ses  pensées.  Augustin  rétablit  chaque  chose  dans  sa  vérité. 
Désormais  il  ne  perdra  pas  de  vue  Julien ,  l'opiniâtre  re- 
présentant de  l'hérésie  ;  il  sentira  se  rajeunir  son  génie  en 
présence  de  cet  ennemi  impétueux,  et  ne  se  lassera  point  de 
repousser  ses  agressions  tant  que  demeurera  sur  ses  lèvres 
le  souffle  de  la  vie. 

En  suivant  la  controverse  pélagienne ,  une  observation 
s'est  souvent  offerte  à  notre  esprit.  Les  pélagiens  se  di- 
saient chrétiens,  parlaient  bien  haut  de  leur  foi,  de  leur 
soumission  aux  divines  Écritures,  et  leur  doctrine  était 
une  négation  du  christianisme  tel  que  l'ont  établiles  Livres 
saints.  Si  vous  n'êtes  pas  croyants,  si  notre  religion  n'est 
pas  la  vôtre,  si  nos  Écritures  ne  renferment  pas,  selon 
vous,  la  vérité,  rejetez  le  péché  originel  et  la  grâce  de 
Jésus  -  Christ ,  proclamez  à  votre  aise  la  grandeur  et  la 
puissance  de  l'homme ,  supprimez  le  secours  divin  dont  la 
nécessité  nous  est  prêchée  ;  c'est  votre  droit ,  c'est  le  droit 
de  votre  raison ,  sauf  à  discuter  contre  vous  les  preuves 
de  notre  foi;  mais  du  moment  que  vous  vous  dites  chré- 
tiens et  dociles  à  l'enseignement  des  Écritures,  nous  ne 
comprenons  plus  votre  rationalisme  :  le  rationalisme  et 
l'enseignement  des  Livres  saints  ne  marchent  pas  ensemble. 
Or,  l'Écriture  est  formelle  sur  le  péché  originel,  sur  l'im- 
puissance de  l'homme  à  faire  le  bien  sans  le  secours  de 
Dieu,  et  voilà  comment  la  simple  interprétation  des  textes 
sacrés  a  suffi  pour  démolir  le  pélagianisme.  qui  se  présen- 
tait au  nom  de  la  foi  ;  voilà  comment  il  a  été  écrasé  sous 
un  foudroyant  amas  de  témoignages  empruntés  à  l'Ancien 
et  au  Nouveau  Testament.  Nous  ne  parlons  pas  ici  des 
preuves  tirées  du  fond  de  la  nature  humaine;  c'est  seule- 


202  SAINT  AUGUSTIN. 

ment  une  manifeste  contradiction  des  pélagiens  que  nous 
avons  voulu  signaler. 

Les  deux  livres  des  Mariages  adultères,  écrits  à  la  fin  de 
419,  soulèvent  des  questions  de  théologie  morale  dont  nous 
avons  peu  à  nous  occuper  ;  un  intérêt  plus  général ,  plus 
élevé,  s'attache  aux  quatre  livres  sur  VAme  et  son  origine , 
composés  dans  le  dernier  mois  de  419  et  au  commencement 
de  420. 

Eicn  ne  touche  l'homme  comme  de  chercher  à  connaître 
d'où  vient  cette  âme  qui  fait  sa  dignité  et  sa  gloire,  quelle 
est  sa  nature,  et  de  quelle  manière  s'accomplit,  à  chaque 
moment  et  sur  tous  les  points  du  globe,  la  perpétuelle 
succession  des  intelligences,  admirable  et  mervedleuse 
chaîne  dont  tous  les  anneaux  composent  le  tableau  de  l'hu- 
manité se  déroulant  sous  l'œil  de  Dieu.  Étonnant  con- 
traste! on  a  pu  pénétrer  les  secrets  des  cieux,  de  la  terre 
et  des  mers ,  et  l'on  n'a  point  pénétré  le  secret  de  ce  qui 
est  en  nous  !  nous  savons  les  voyages  des  astres  et  leur 
infaillible  retour  sur  un  point  de  l'espace;  nous  savons 
pourquoi  les  jours  font  place  aux  nuits,  pourquoi  l'Océan 
l)alance  éternellement  ses  eaux  ;  nous  avons  reconnu  l'âge 
du  globe  en  interrogeant  ses  entrailles  et  trouvé  l'ensemble 
des  lois  qui  gouvernent  l'univers  ;  nous  connaissons  l'ori- 
gine de  la  pluie  et  du  vent,  de  la  foudre  et  des  orages,  et 
nous  ne  connaissons  pas  l'origine  de  cette  pensée  à  l'aide 
de  laquelle  nous  déterminons  les  causes  et  les  effets  dans 
le  monde  extérieur?  Le  point  de  départ,  l'indispensable 
instrument  de  nos  connaissances  est  un  mystère  :  ainsi  la 
boussole,  instrument  inexpliqué,  agent  mystérieux,  sert 
de  guide  pour  aller,  à  travers  Fimmensité  des  flots,  décou- 
vrir des  rivages  inconnus,  de  nouveaux  mondes.  Il  faut 
que  l'orgueil  de  l'homme  soit  toujours  humilié  par  quelque 
point. 


CHAPITRE  XLIV.  203 

Les  esprits  supérieurs  confessent  leur  ignorance;  mais 
le  propre  des  ignorants  ou  des  hommes  médiocres,  c'est 
de  ne  pas  savoir  douter.  Le  grand  docteur  d'Hippone  avait 
plusieurs  fois  dans  ses  écrits  avoué  son  impuissance  à 
résoudre  le  problème  de  l'origine  de  l'àme.  Un  jeune 
homme  de  la  Mauritanie  césarienne,  probablement  des  en- 
virons de  Cartonne,  passé  récemment  du  parti  des  roga- 
tistes  à  la  communion  catholique ,  fut  étonné  qu'un  homme 
comme  Augustin  gardât  des  doutes  sur  cette  question  dont 
la  solution  lui  paraissait  entièrement  facile  ;  Augustin  per- 
dait beaucoup  dans  son  esprit  par  une  telle  hésitation  ; 
le  jeune  Africain  eut  donc  l'idée  d'éclairer  Tévêque  d'Hip- 
pone, et  même  de  rectifier  ce  qu'il  appelait  ses  erreurs 
sur  la  nature  de  l'àme.  Vincent  Victor  '  (  c''était  le  nom  du 
philosophe  novice)  avait  trouvé  chez  un  prêtre  espagnol , 
appelé  Pierre,  un  des  ouvrages  où  Augustin  exposait  ses 
incertitudes  sur  la  question  :  c'est  à  ce  prêtre  espagnol 
qu'il  adressa  deux  livres  dirigés  contre  le  grand  évêque. 
Tl  paraît  que  Vincent  Victor  obtint  auprès  de  Pierre  un 
très-grand  succès;  à  mesure  que  le  jeune  homme  lui  lisait 
son  écrit,  le  prêtre  espagnol  se  laissait  aller  à  tous  les  ra- 
vissements de  la  joie;  dans  son  enthousiasme,  Pierre  lui 
baisa  le  front,  le  remerciant  de  lui  avoir  révélé  ce  qui 
jusque-là  avait  été  caché  à  son  entendement.  Un  ami  d'Au- 
gustin, le  moine  René,  ajant  connu  à  Césarée  les  deux 
livres  de  Vincent  Victor,  les  fit  copier  et  les  envoya  à 
l'évêque  d'Hippone  ;  il  les  accompagnait  d'une  lettre  pleine 
d'excuses  sur  la  liberté  qu'il  prenait;  le  moine  René, 
préoccupé  du  langage  irrespectueux  de  Vincent  Victor, 
craignait  qu'Augustin  ne  se  plaignît  d'une  communication 


1  Victor  avait  pris  le  surnom  de  Vincent  à  cause  de  son  admiratinn  pouv 
Vincent,  chef  du  parti  des  rogatistes  après  Rogat. 


204  SAINT  AUGUSTIN. 

de  cette  nature:  il  connaissait  mal  Thumilité  et  la  man- 
suétude de  ce  grand  homme.  C'est  durant  Tété  de  il 9  que 
les  deux  livres  de  Vincent  Victor  parvinrent  à  Hippone; 
Augustin ,  alors  absent ,  ne  les  reçut  qu'à  la  fin  de  l'au- 
tomne. 

Il  semble  qu'Augustin ,  avec  son  âge ,  ses  grands  et  con- 
tinuels travaux ,  sa  position  si  haute  et  si  glorieuse,  pouvait 
se  dispenser  de  répondre  à  un  jeune  homme  qui  le  traitait 
avec  tant  de  légèreté  ;  mais  Augustin ,  oubliant  tout  d'a- 
bord ce  qui  lui  était  personnel  dans  la  question,  avait 
uniquement  songé  à  ramener  une  intelligence  à  la  vérité. 
Cette  vive  espérance  religieuse  prenait  la  place  dé  tous 
les  sentiments  humains.  L'évéque  d'Hippone  composa  donc 
quatre  livres  en  réponse  à  Vincent  Victor,  le  premier, 
adressé  au  moine  Eené,  le  second  au  prêtre  espagnol  Pierre, 
les  deux  derniers  à  Victor  lui-même.  Comme  les  mêmes 
sujets  et  quelquefois  les  mêmes  idées  reviennent  dans  cha- 
cun de  ces  livres,  leur  analyse  détaillée  et  successive  ne 
conviendrait  point;  mieux  vaut  apprécier  l'ensemble  de 
l'ouvrage. 

Tl  faut  d'abord  admirer  la  charité  d'Augustin,  qui  excuse 
tous  les  procédés  de  Victor,  ses  injures,  son  outrecui- 
dance ;  elle  excuse  aussi  la  redondance  de  son  style  et  la 
crudité  des  expressions  ;  l'évéque  pense  que  ces  défauts  de 
forme  disparaîtront  à  la  maturité  de  l'âge.  Le  débordement 
des  mots,  qui  plaît  aux  esprits  légers  et  que  les  esprits  graves 
tolèrent,  ne  saurait  causer  aucun  dommage  à  la  foi.  «  Nous 
«  avons,  dit  Augustin,  des  hommes  écumeux  (spumeos) 
<(  dans  leurs  discours,  mais  qui  ne  laissent  pas  d'être  purs 
«  dans  leur  foi.  »  11  trouvait  triste  et  dangereux  que  l'élo- 
quence fût  mise  au  service  de  l'erreur;  ce  serait  boire  le 
poison  dans  une  coupe  d'un  grand  prix.  11  parait  que  le 
jeune  Africain  n'était  pas  sans  talent.  Dieu  lui  avait  donné, 


CHAPITRE  XLIV.  aOS 

dit  Augustin  ,  assez  de  génie  pour  être  sage,  pourvu  qu'il 
ne  crût  pas  l'être. 

L'écrit  dans  lequel  Vincent  Victor  avait  tranché  la  ques- 
tion qui  tenait  en  suspens  un  grand  génie ,  renfermait  une 
foule  d'erreurs.  Victor  soutenait  que  l'àme  est  quelque 
chose  de  corporel,  qu'elle  n'a  pas  été  tirée  du  néant  ni 
formée  d'aucune  autre  chose  créée  :  d'où  l'on  devait  con- 
clure nécessairement,  malgré  les  dénégations  du  jeune  phi- 
losophe ,  que  l'àme  était  formée  de  la  substance  même  de 
Dieu.  Ceci  tombe  devant  un  simple  raisonnement  :  ce  qui 
est  tiré  de  Dieu  est  de  même  nature  que  lui ,  et  participe  à 
l'immutabilité;  or,  l'âme  est  sujette  au  changement;  donc 
elle  n'a  pas  été  tirée  de  la  substance  divine.  Pour  échapper 
à  la  conclusion  dont  ce  raisonnement  renversait  la  pensée , 
Victor  disait  que  le  souffle  de  Dieu  pouvait  produire  les 
âmes  ,  sans  leur  communiquer  sa  nature,  de  même  qu'en 
soufflant  dans  une  outre  nous  y  faisons  entrer  un  vent  qui 
n'a  rien  de  commun  avec  notre  propre  nature.  Augustin 
observait  que  cette  comparaison  n'avait  pas  de  justesse, 
puisque  Victor  admettait  un  Dieu  Esprit;  quelque  subtil 
que  nous  imaginions  notre  souffle,  il  est  toujours  corporel; 
au  lieu  que  dans  l'hypothèse  de  Victor,  un  Dieu- Esprit 
produirait  de  lui-même  par  son  souffle  une  âme  corporelle; 
ce  qui  est  inadmissible.  Victor  citait  l'exemple  d'Elisée 
qui,  en  soufflant  sur  le  lils  de  la  Sunamite,  lui  rendit  la 
vie;  mais  le  souffle  du  prophète  ne  fut  qu'une  cause  oc- 
casionnelle ;  à  la  prière  d'Elisée ,  Dieu  rappela  l'àme  de 
l'enfant. 

Victor,  admettant  la  préexistence  des  âmes  et  voulant 
expliquer  la  propagation  du  pêche  originel,  disait  que  lame 
avait  mérité  d'être  souillée  par  son  union  avec  la  chair,  et 
que  le  baptême  lui  rendait  sa  pureté  première.  Augustin  lui 
demanda  comment  cette  âme ,  avant  le  péché ,  avait  mérité 


206  SAINT  AUGUSTIN. 

d'être  souillée  par  la  chair  ;  le  jeune  homme  parlait  de  la 
prescience  de  Dieu;  mais  la  prescience  de  Dieu  c'est  la 
prévision  et  non  pas  la  cause  du  mal.  Victor,  par  un  oubli 
des  textes  formels  de  l'Évangile ,  et  plus  hardi  que  les  pé- 
lagiens  eux-mêmes  ,  ouvrait  le  royaume  des  cieux  aux  en- 
fants morts  sans  baptême  ;  il  prétendait  qu'on  devait  offrir 
pour  eux  le  sacrifice  du  corps  et  du  sang  de  Jésus  -  Christ. 
Selon  le  jeune  Africain,  Dieu  créerait  des  âmes  pendant 
toute  l'éternité  ;  à  quoi  on  répondait  qu'après  la  fin  du 
monde  il  n'y  aurait  plus  de  génération ,  et  par  conséquent 
plus  de  corps  qui  eussent  besoin  d'âmes.  Victor  avançait 
qu'un  enfant  prédestiné  de  Dieu  au  baptême  pouvait  en 
être  privé.  Mais  quelle  serait  donc  la  puissance  qui  empê- 
cherait l'accomplissement  des  décrets  divins? 

«  Le  Seigneur,  dit  Jsaïe  ',  donne  le  souffle  à  son  peuple , 
«  et  l'esprit  à  ceux  qui  marchent  sur  la  terre.  »  —  «  C'est 
«  le  Seigneur,  est -il  écrit  ailleurs  *,  qui  forme  l'esprit  de 
«  l'homme  dans  l'homme.  »  La  mère  des  Machabées  disait 
à  ses  enfants  :  «  Ce  n'est  pas  moi  qui  vous  ai  donné  l'esprit 
«  et  l'àme,  mais  Dieu  qui  a  fait  toutes  choses  ^  »  Ces  pas- 
sages de  l'Écriture  tranchaient  la  question  de  l'origine  de 
l'àme ,  au  dire  de  Victor  ;  mais  Augustin  lui  répétait  qu'il 
ne  s'agissait  pas  de  savoir  qui  était  le  créateur  de  l'àme 
humaine,  mais  comment  elle  se  formait.  Était-ce  parle 
mo}en  de  la  propagation  ?  était  -  ce  par  un  nouveau 
souffle?  Augustin  avoue  son  ignorance  ;  il  invite  Victor  à 
imiter  la  mère  des  Machabées ,  qui  reconnaissait  ignorer 
comment  Dieu  avait  animé  les  enfants  engendrés  dans  ses 
flancs. 

Comme  Augustin  est  bon  et  paternel  lorsque ,  ne  gardant 

i  Isaïe,  XLii,  5. 
2  Zach,  XII,  1. 
a  II  Macli.,  VII,  -22  et  23. 


CHAPITRE  XLIV.  207 

aucun  souvenir  des  injures  reçues,  il  exhorte  Victor  à  se 
corriger  !  Il  ne  veut  pas  que  Victor  se  méprise  lui-même  et 
qu'il  compte  pour  peu  son  esprit  et  son  talent  d'écrire  :  le 
jeune  homme  ne  doit  ni  trop  s'abaisser  ni  trop  s'élever. 
«  Oh  !  plût  à  Dieu ,  lui  dit  Augustin ,  que  je  pusse  lire  vos 
«  écrits  avec  vous ,  et  vous  indiquer  vos  erreurs  dans  un 
(«  entretien  !  Une  conversation  entre  nous  terminerait  cette 
«  affaire  plus  facilement  que  des  lettres  '.  »  Il  faut  que 
Victor  rejette  les  erreurs  qu'Augustin  lui  signale,  s'il  veut 
non -seulement  passer  aux  autels  catholiques,  mais  même 
demeurer  catholique  :  il  lui  sera  plus  glorieux  de  les  re- 
connaître que  de  ne  les  avoir  jamais  commises.  Lui-même 
avait  dit  qu'il  renoncerait  à  ses  propres  pensées  dès  qu'il 
en  apercevrait  de  meilleures ,  et  que  son  cœur  irait  tou- 
jours à  ce  qu'il  y  aurait  de  plus  vrai.  C'est  le  moment  de 
prouver  que  ces  paroles -là  n'étaient  pas  de  vaines  pro- 
messes. 

Le  quatrième  livre,  si  plein  de  choses  et  d'une  si  haute 
portée,  nous  associe  aux  derniers  efforts  d'Augustin  pour 
conquérir  une  jeune  intelligence.  Que  lui  importe  si  Vic- 
tor, jeune  homme ,  a  voulu  reprendre  Augustin  vieillard ,  si 
le  laïque  a  voulu  en  remontrer  à  l'évêque,  dont  il  loue  en 
même  temps  la  science  et  la  capacité!  Augustin  ignore  s'il 
est  savant  et  habile  ;  bien  plus ,  il  sait  bien  qu'il  ne  l'est 
pas  ;  mais  il  remercie  Victor  d'avoir  songé  à  lui  communi- 
quer ce  qu'il  croyait  la  vérité.  Seulement  le  grand  docteur 
eût  mieux  aimé  être  repris  pour  les  fautes  qui  peuvent  se 
rencontrer  dans  la  foule  de  ses  ouvrages.  Ce  que  Victor  lui 
reproche  c'est  de  ne  pas  avoir  osé  se  prononcer  sur  l'ori- 
gine de  l'àme,  c'est  d'avoir  établi  la  spiritualité  de  notre 
intelligence.   Si  Victor  avait  appris  à  Augustin  quelque 

1  De  l'Ame  et  de  son  origine,  liv.  III,  cliay.  xiv. 


208  SAINT  AUGUSTIN. 

chose,  celui-ci  se  serait  résigné ,  dit -il,  non -seulement  à 
être  frappé  par  des  paroles ,  mais  même  à  être  frappé  à 
coups  de  poing  !  Cependant  il  n'en  est  rien  :  le  jeune  homme 
n'a  rien  éclairci  et  n'a  fait  qu'entasser  des  inexactitudes. 
Augustin  l'invite  à  prendre  son  parti  sur  le  mystère  de 
l'origine  de  l'àme  :  que  d'autres  problèmes  en  nous  demeu- 
rent sans  solution  !  L'évêque  demande  comment  se  forme 
le  corps  de  l'homme  dans  le  sein  maternel ,  comment  le 
sang ,  la  chair  et  les  os  se  produisent  successivement ,  et 
comment  enfin  doivent  s'expliquer  les  innombrables  phé- 
nomènes de  notre  organisation  physique.  11  est  des  choses 
plus  hautes  et  plus  étendues  que  le  génie  de  l'homme.  Nous 
ne  pouvons  pas  nous  comprendre  nous-mêmes,  et  certaine- 
ment nous  ne  sommes  pas  en  dehors  de  nous'!  Pendant 
que  nous  vivons,  dit  Augustin,  et  que  nous  sommes  très- 
certains  de  nous  souvenir,  de  comprendre  et  de  vouloir, 
nous  qui  nous  donnons  pour  de  grands  connaisseurs  de 
notre  nature ,  nous  ne  savons  pas  tout  à  fait  ce  que  peut 
notre  mémoire,  notre  intelligence,  notre  volonté.  Le  docteur 
cite  un  ami  de  sa  jeunesse ,  appelé  Simplicius ,  doué  d'une 
merveilleuse  mémoire,  qui  récitait  sur-le-champ  et  rapide- 
ment n'importe  quel  passage  de  Virgile  qu'on  lui  demandât; 
il  pouvait  même  réciter  les  vers  du  poëte  à  rebours,  et  pos- 
sédait de  la  même  manière  la  prose  de  l'orateur  romain.  La 
première  fois  qu'eut  lieu  cette  étonnante  expérience,  Sim- 
plicius prit  Dieu  à  témoin  qu'auparavant  il  ne  se  doutait 
pas  d'une  telle  faculté;  l'expérience  seule  lui  révéla  cette 
puissance.  Avant  l'essai ,  il  était  pourtant  le  même  homme. 
Quand  nous  faisons  des  efforts  de  mémoire,  que  cherchons- 
nous,  sinon  nous-mêmes,  sin  n  ce  que  nous  avons  déposé 
en  nous?  La  mémoire  est  un  trésor  dont  nous  ne  conuais- 

1  Nos  non  iiossumus  capeve  nos,  et  cerle  non  sumus  extra  nos.  Liv.  IV, 
cliaii.  VI. 


CHAPITRE  XLIV.  209 

sons  ni  la  profondeur  ni  l'étendue  ;  il  en  est  ainsi  des  autres 
facultés  de  l'homme.  «  Les  forces  de  mon  intelligence ,  dit 
«  Augustin  à  Victor,  ne  me  sont  pas  entièrement  connues, 
«  et  je  crois  que  ^  ous  êtes  comme  moi.  »  La  volonté  ignore 
aussi  sa  puissance  comme  sa  faiblesse;  l'apôtçe  Pierre  vou- 
lait mourir  pour  son  Maître  et  n'avait  pas  trompé  le  Sau- 
veur en  le  lui  promettant;  mais  ce  grand  homme,  qui  avait 
connu  que  Jésus  était  le  Fils  de  Dieu,  ne  se  connaissait  pas 
lui-même.  Victor  avait  osé  dire  que  si  l'homme  ne  savait 
pas  l'origine  de  son  àme,  il  serait  semblable  à  la  bête.  Au- 
gustin répond  qu'on  est  pareil  à  la  bête  si  on  vit  selon  la 
chair,  si  on  borne  l'existence  aux  terrestres  limites ,  si  on 
n'espère  rien  après  la  mort,  et  non  point  si  on  confesse  son 
ignorance.  «  Que  ma  timidité  de  vieillard  ,  ô  mon  fils  !  dit 
«  le  grand  évêque  à  Victor,  ne  déplaise  pas  trop  à  votre 
«  présomption  de  jeune  homme.  » 

Abordant  ensuite  la  question  de  la  nature  de  l'âme , 
Augustin  prouve  à  Victor  que  l'àme  est  esprit  et  non  pas 
corps.  Victor  avait  dit  :  Si  l'âme  n'est  pas  un  corps,  elle  ne 
peut  être  je  ne  sais  quelle  substance  vide.  Or  le  jeune  phi- 
losophe croyait  que  Dieu  était  esprit.  L'évêque  lui  fait  re- 
marquer que  Dieu ,  dont  la  substance  est  immatérielle,  n'est 
pas  pour  cela  quelque  chose  de  vide.  L'incorporéité  de  l'âme 
peut  donc  être  quelque  chose  de  réel.  Victor,  par  une  in- 
terprétation inexacte  d'une  parole  de  saint  Paul  \  distin- 
guait dans  l'homme  trois  substances  :  l'âme  ou  l'homme 
intérieur,  l'esprit  ou  l'homme  intime,  le  corps  ou  l'homme 
extérieur.  3Iais  saint  Paul .  dans  ce  même  passage  dont 
abusait  le  jeune  Africain ,  dit  que  notre  homme  intérieur 
sera  renouvelé  à  l'image  de  Dieu.  Le  grand  apôtre  établit 
par  là  l'unité  et  la  spiritualité  de  notre  âme  :  il  n'appar- 

i  Thessal.,  v,  23. 

T.  n.  —  14 


210  SAINT  AUGUSTIN. 

tient  qu'à  une  substance  immatérielle  de  pouvoir  être 
l'image  de  Dieu.  Les  idées  de  Victor  sur  la  corporéité  de 
l'àme  seront  renversées  par  l'argumentation  et  les  explica- 
tions d'Augustin.  Le  ciel  et  la  terre ,  les  fleuves ,  les  mers, 
les  forêts  et  les  animaux  nous  apparaissent  dans  nos  songes; 
les  variétés  de  l'univers  subsistent  dans  notre  pensée  et 
sont  contenues  dans  les  profondeurs  de  la  mémoire  ;  elles 
sortent  de  je  ne  sais  quels  coins  secrets  lorsque  nous  avons 
besoin  de  nous  en  souvenir,  et  se  présentent  en  quelque 
sorte  devant  nos  yeux.  Si  l'àme  était  un  corps ,  pourrait- 
elle  saisir  par  la  pensée  ces  grandes  et  vastes  images ,  et  la 
mémoire  pourrait-elle  les  contenir  ? 

Augustin,  en  finissant,  engage  le  jeune  Africain  à  ne  pas 
se  plaire  dans  son  surnom  de  Vincent ,  le  chef  des  roga- 
tistes,  s'il  veut  être  le  Victor  '  (le  vainqueur)  de  l'erreur: 
«  iNe  croyez  pas  savoir  une  chose  quand  vous  l'ignorez  ,  lui 
«  dit-il;  mais  pour  apprendre  apprenez  à  ignorer  ^  On  ne 
«  pèche  point  en  ignorant  quelque  chose  des  secrets  ou- 
«  vrages  de  Dieu,  mais  en  donnant  témérairement  pour 
((  choses  connues  celles  qui  ne  le  sont  point ,  mais  en  pro- 
<(  duisant  et  en  défendant  le  faux  à  la  place  du  vrai.  »  Si 
Victor  désire  connaître  toutes  les  erreurs  dont  son  ouvrage 
abonde,  qu'il  vienne  à  Augustin  sans  ennui  et  sans  diffi- 
culté. «  Ce  ue  sera  point,  lui  dit  ce  grand  homme  ,  un  dis- 
«  ciple  qui  viendra  trouver  un  maitre ,  mais  un  jeune 
((  iiomme  qui  se  rendra  auprès  d'un  vieillard,  un  homme 
«   vigoureux  qui  visitera  un  malade.  » 

Cette  douceur  généreuse  et  cette  parfaite  condescen- 
dance ,  reunies  à  tout  l'ascendant  d'une  admirable  raison , 

1  On  recouuait  ici  uu  jeu  de  mots  comme  on  en  trouve  souvent  dans  les 
écrits  de  saint  Augustin  ;  c'est  un  des  défauts  de  la  latinité  africaine  de  cette 
époque. 

2  Sed  ut  scias,  disce  nescire. 


CHAPITRE  XLV.  2il 

ne  furent  point  mutiles;  Victor,  dont  l'esprit  était  sincère 
et  qui  n'avait  cédé  qu'à  un  mouvement  irréfléchi  de  jeunesse 
et  à  la  fouiiue  du  génie  africain ,  se  rendit  aux  opinions  de 
l'évèque  dFlippone  ;  il  reconnut  qu'il  s'était  trompé,  et  re- 
mercia Augustin  de  lui  avoir  fait  toucher  du  doigt  ses 
erreurs  avec  une  si  paternelle  bonté.  La  charité  et  le  génie, 
ces  deux  grandes  puissances  de  ce  monde  ,  ne  se  donnent 
pas  toujours  la  main  ;  mais  quand  leur  sublime  alliance 
vient  à  se  montrer  dans  le  même  homme,  oh  !  alors  la  vérité 
prend  une  force  irrésistible. 


CHAPITRE   XLV 

Autorité  de  saint  Augustin  établie  parles  plus  illustres  témoignages. —  Les 
sept  livres  des  Locutions  et  les  sept  livres  des  Questions  sur  les  sept  premiers 
livres  de  l'Ecriture.  —  Les  quatre  livres  contre  les  deux  Epîtres  des  pela  - 
giens.  —  Contre  Gaudentius  et  contre  le  mensonge.  —  Lettre  à  Optât.  — 
Contre  l'adversaire  de  la  Loi  et  des  Prophètes.  —  Durée  et  transformations 
diverses  du  manicliéisme. 

419-420 


11  est  doux  pour  l'historien  d'un  grand  homme  de  pouvoir' 
s'entourer  des  hommages  rendus  à  sa  mémoire  et  prêter 
l'oreille  aux  concerts  des  siècles.  Ces  voix  ,  parties  de  haut, 
nous  excitent  à  l'accomplissement  d'une  grave  et  laborieuse 
tâche,  et  donnent  à  notre  ame  une  sorte  d  énergie  mêlée  de 
joie.  Ou  ferait  un  livre  avec  les  témoignages  imposants  qui 
se  sont  produits  depuis  quatorze  cents  ans  en  l'honneur 
d'Augustin  ;  nous  ne  songeons  donc  point  à  tout  recueillir; 
nous  voulons  nous  en  tenir  à  quelques  paroles  qui  expri- 
ment les  opinions  des  plus  glorieux  représentants  des 
divers  âges  chrétiens. 

On  a  vu  dans  les  chapitres  précédents  comment  Augustin 
fut  jugé  par  ses  contemporains,  et  nous  n'avons  pas  à  nous 


212  SAINT  AUGUSTIN. 

occuper  ici  de  radmiration  des  Jérôme ,  des  Paulin ,  des 
Simplicien  et  des  Prosper  ;  écoutons  un  moment  les  siècles 
qui  ont  suivi  le  siècle  d'Augustin.  Isidore  de  Séville  '  disait 
qu'Augustin ,  par  sa  science  et  son  génie ,  avait  vaincu  les 
études  de  tous  ses  prédécesseurs,  lldefonse  de  Tolède  *  ne 
croyait  point  permis  de  contredire  Augustin.  De  même  que 
le  soleil  surpasse  en  lumière  toutes  les  planètes ,  disait 
Rémi  d'Auxerre  ^,  ainsi  Augustin  l'emporte  sur  tous  les 
docteurs  dans  l'explication  des  Ecritures.  Rupert  *  appelle 
Augustin  la  colonne  et  le  firmament  delà  vérité  :  «  I/évéque 
d'Hippone ,  ajoute  Rupert ,  est  la  colonne  lumineuse  sur 
laquelle  la  Sagesse  de  Dieu  a  placé  son  trône.  » 

Nous  avons  cité  à  Foccasiondes  commentaires  des  Psau- 
mes l'admiration  de  Cassiodore;  nous  pourrions  citer  Rède, 
qui  nous  représente  dans  sa  tige  le  grand  ordre  de  Saint- 
lienoît,  et  Alcuin  \  le  maître  de  Charlemagne.  D'après  le 
pape  Martin  V,  tous  ceux  qui  savent  quelque  chose  du 
Christ,  de  la  foi,  de  la  religion,  prononcent  le  nom  d'Au- 
gustin, comme  si  sans  Augustin  rien  ne  pouvait  être  com- 
pris ni  expliqué  :  «  Grâce  à  Augustin,  c'est  3Iartin  V  qui 
«  parle  ",  nous  n'envions  point  aux  philosophes  leur  sa- 
«  gesse ,  aux  orateurs  leur  éloquence  ;  nous  n'avons  plus 
«  besoin  de  la  pénétration  d'Aristote  ,  du  charme  persuasif 
«  de  Platon,  de  la  prudence  de  Yarron,  de  la  gravité  de 
«  Socrate  ,  de  l'autorité  de  1^}  thagore ,  de  la  pénétration 
«  d'Empédocle...  lui  seul  nous  représente  le  génie  et  les 


1  Etym.,  lib.  VI,  cap.  viii. 

2  Sermon  de  B.  Viry. 
y  In  Episl.  II  ad  Cor. 

4  De  Opérât.  Spirit.  snnct..  lib.  VII,  cap.  xix. 

fj  Charlemagne  eut  xm  jour  l'idée  de  s'entourer  de  douze  clercs ,  comme 
saint  Augustin  et  saint  Jérôjue;  Alcuin  lui  répondit:  «  Le  Créateur'  du  ciel 
<<  et  de  la  terre  n'en  a  [las  en  plusiouis  ,  et  vous  voulez  en  avoir  douze  !  » 

tj  Sermon  sur  la  transiaiion  de  sainte  Monique. 


CHAPlTRfc:  XLV.  213 

«  études  de  tous  les  Pères. . .  Qui  voudrait  défendre  la  re- 
«  ligion  sous  un  autre  chef  qu'Augustin  ?  »  Grégoire  le 
Grand  disait  :  «  Si  vous  désirez  prendre  une  délicieuse 
«  nourriture,  lisez  les  ouvrages  du  bienheureux  Augustin; 
«  ne  dierchez  pas  notre  son  (  noslrum  furfurem  )  (juand  vous 
«   avez  la  fleur  de  son  froment  '.  » 

Saint  Thomas  -,  la  gloire  de  l'ordre  de  Saint-Dominique, 
et  proclamé  l'Ange  de  l'école ,  n'est  autre  chose  dans  le 
fond,  dit  Bossuet  \  et  surtout  dans  les  matières  de  la  pré- 
destination et  de  la  grâce,  que  saint  Augustin  réduit  à  la 
méthode  de  l'école.  Saint  Bernard  se  faisait  gloire  de  suivre 
la  théologie  de  saint  Augustin,  et  Pierre  le  Vénérable  l'ap- 
pelle le  maître  de  V Église  après  saint  Paul.  Des  louanges 
infinies  se  presseraient  sous  notre  plume  si  nous  voulions 
mentionner  les  témoignages  de  tant  de  papes  en  faveur  de 
l'évéqued'Hippone.  11  sera  plus  curieux  d'entendre  Luther, 
Mélauchthon  et  Calvin ,  mêler  leurs  voix  aux  voix  catho- 
liques, dans  cet  hymne  de  louanges  parti  de  tous  les  pays 
de  la  terre. 

Le  moine  de  Wittemberg  pensait  que,  depuis  les  apôtres, 
nul  docteur  n'avait  été  comparable  à  Augustin.  11  était  doux 
à  Mélanchthon  *  d'invoquer  Augustin  dans  son  école.  «  Sa 
«  doctrine,  ajoute  Mélanchthon,  étant  nécessaire  à  l'Église, 
«  c'est  avec  raison  que  nous  devons  aimer  Augustin ,  qui  a 

>  Reg.,  lib.  VIII,  cap.  xxxvii. 

2  Un  biographe  de  saint  Augustin,  Lancilot,  parle  d'une  vision  où  saint 
Thomas  d'Aquin  se  montrait  couvert  d'une  chape  semée  d'étoiles  et  lançant 
au  loin  de  célestes  rayons;  un  royal  diadème  oi'nait  sa  tète.  A  côté  de  l'Ange 
de  l'école  apparaissait  un  évèque  revêtu  des  u:émes  splendeurs  et  portant 
une  barbe  vénérable.  L'évêque,  prenant  la  parole ,  dit  :  Celui-là  est  Thomas, 
et  moi  je  suis  Augustin  ;  j'ai  fait  de  Thomas  mon  compagnon  ;  dans  les  pas- 
sages les  plus  difficiles  de  la  doc  rine  sacrée,  il  suit  mon  opinion  et  la  dé- 
fend. 

■^  Défense  de  la  trad.  et  des  suints  Pères,  liv.  VI,  chap.  xxiv. 

4  Déclamât,  sur  saint  Augustin. 


214  SAINT  AUGUSTIN. 

«  le  mieux  conservé  le  céleste  trésor  de  la  vérité.  »  «  Il 
«  n'est  pas  besoin,  disait  Calvin  \  de  travailler  à  savoir  ce 
«  qu'ont  pensé  les  anciens ,  lorsque  Augustin  seul  peut 
«  suffire  :  les  lecteurs  n'ont  qu'à  prendre  dans  ses  écrits  , 
«  s'ils  veulent  avoir  quelque  chose  de  certain  sur  le  sens 
'  «  de  l'antiquité.  »  Augustin  est  le  seul  Père  que  les  héré- 
tiques aient  admiré;  mais  combien  il  a  fallu  défigurer 
Augustin  pour  en  faire  le  Père  des  hérétiques! 

Bossuet,  philosophe  si  pénétrant,  théologien  si  profond, 
interprète  si  puissant  de  la  foi  catholique ,  cite  Augustin  à 
chaque  page,  l'appelle  tour  à  tour  le  grand,  ï admirable, 
ï incomparable,  et  se  nourrit  constamment  de  la  pensée  du 
docteur  africain  ,  qu'il  revêt  de  son  st}'le  à  lui ,  de  ce  style 
prodigieux  qui  lui  est  propre.  Il  ne  souffre  pas  la  moindre 
atteinte  portée  à  la  gloire  de  l'évêque  d'flippone.  «  C'est 
«  déjà ,  dit  Bossuet ,  une  insupportable  témérité  de  s'ériger 
«  en  censeur  d'un  si  grand  homme ,  que  tout  le  monde  re- 
«  garde  comme  une  lumière  de  l'Église  ,  et  d'écrire  direc- 
«  tement  contre  lui;  c'en  est  une  encore  plus  grande,  et 
«  qui  tient  de  l'impiété  et  du  blasphème  ,  de  le  traiter  de 
«  novateur  et  de  fauteur  des  hérétiques  -.  »  Érasme  préten- 
dait qu'Augustin  n'avait  pu  acquérir  une  connaissance  so- 
lide des  choses  sacrées  ^,  et  le  regardait  comme  fort  infé- 
rieur à  saint  Jérôme.  «  Il  n'y  a  personne,  en  vérité,  dit 
<(  Bossuet  à  ce  sujet  \  à  qui  l'envie  de  rire  ne  prenne  d'a- 
«  bord  lorsqu'on  voit  un  Érasme  et  un  Simon  qui ,  sous 
«  prétexte  de  quelque  avantage  qu'ils  auront  dans  les 
«  beUes-lettres,  se  mêlent  de  prononcer  entre  saint  Jérôme 
«  et  saint  Augustin ,  et  d'adjuger  à  qui  il  leur  plaît  le  prix 


i  Instit.,  lih.  III,  cap.  m. 

2  Défense  de  la  trad.,  liv.  I,  chap.  vu. 

3  Solidam  cofrnitionpiii  reruin  sacrarum. 

4  Défense  de  la  trad. 


CHAPITRE  XLV.  215 

«  de  la  connaissance  des  choses  sacrées.  Vous  diriez  que 
<i  tout  consiste  à  savoir  du  grec ,  et  que,  pour  se  désabuser 
«  de  saint  Thomas,  ce  soit  assez  d'observer  qu'il  a  Vécu 
«  dans  un  siècle  barbare  ,•  comme  si  le  style  des  apôtres 
«  avait  été  fort  poli ,  ou  que ,  pour  parler  un  beau  latin , 
«  on  avançât  davantage  dans  la  connaissance  des  choses 
«  sacrées.  » 

Nos  lecteurs  n'ont  pas  oublié  que  si  l'évéque  d'Hippone 
ignorait  l'hébreu .  il  possédait  à  fond  la  langue  grecque  , 
dont  il  avait  fait  une  très  -  sérieuse  étude  depuis  son 
élévation  au  sacerdoce.  Ainsi  Augustin  put  s'emparer 
pleinement  de  la  version  des  Septante,  qui  avait  suffi  aux 
apôtres. 

Érasme,  à  qui  l'évéque  de  Meaux  ne  pardonnait  pas  d'a- 
voir classé  Augustin  au-dessous  de  Jérôme  pour  l'interpré- 
tation des  Écritures ,  rangeait  néanmoins  le  pontife  d'Hip- 
pone parmi  les  plus  grands  ornements  et  les  plus  éclatantes 
lumières  de  l'Église. 

Ce  magnifique  cortège  de  grands  hommes  de  tous  les 
siècles  inclinant  la  tête  devant  Augustin  ne  le  venge -t- il 
pas  suffisamment  des  injures  de  Bayle  et  de  ce  prêtre  Si- 
mon ',  contre  lequel  Bossuet  a  fait  un  des  plus  beaux  ou- 
vrages de  critique  qui  existent  dans  aucune  langue  ? 

Appuyé  sur  l'admiration  des  âges  pour  l'homme  dont 
l'histoire  nous  occupe ,  nous  continuerons  plus  hardiment 
notre  œuvre. 

Les  sept  livres  des  Locutions  sont  une  sorte  d'étude  litté- 
raire du  Pentateuque ,  de  Josué  et  des  Juges  ;  Augustin 
fait  voir  ce  qui  caractérise  le  style  des  écrivains  sacrés ,  ce 


<  Simon,  dans  son  ouvrage  intitulé  Histoire  critique  des  principaux  com- 
mentateurs du  Nouveau  Testament,  s'était  donné  comme  le  vengeur  des  Pères 
grecs  et  de  l'antiquité.  Son  ouvrage  était  particulièremont  dirigé  contre  saint 
Augustin. 


216  SAINT  AUGUSTIN. 

qui  appartient  au  génie  de  la  langue  hébraïque  et  de  la 
langue  grecque  ;  il  avertit  de  ne  pas  chercher  un  sens  mys- 
térieux dans  ce  qui  est  un  simple  tour  original.  INotre  doc- 
teur peut  ainsi  être  considéré  comme  un  des  premiers  qui 
aient  signalé  les  frappantes  beautés  du  style  biblique.  Les 
sept  livres  des  Questions  sont  une  comparaison  des  diffé- 
rentes versions  des  Septante,  des  versions  d'Aquila  et  de 
Théodotion,  et  de  la  traduction  latine  de  saint  Jérôme,  faite 
sur  l'hébreu;  ils  présentent  comme  des  notes  rapides,  mais 
substantielles  et  lumineuses,  sur  des  difficultés  que  le  doc- 
teur résout  à  mesure  qu'il  les  pose.  Cet  examen  de  l'Hepta- 
teuque,  qui  commence  où  finissent  les  douze  livres  sur  la 
Genèse,  est  fait  sans  aucune  préoccupation  de  la  forme, 
mais  dans  la  seule  vue  de  rencontrer  la  vérité, 

A  la  tin  de  l'année  419,  les  décrets  impériaux  contre  les 
pélagiens  furent  renouvelés  ;  une  lettre  d'Honorius  et  de 
ïhéodose  parvint  à  Févêque  de  Carthage ,  et  quoique  l'É- 
glise d'Hippone  fût  inférieure  à  l'Église  de  la  métropole 
africaine ,  Augustin ,  par  une  exception  qu'il  devait  à  son 
génie  et  à  son  immense  renommée ,  reçut  la  même  lettre 
qu'Aurèle.  Honorius  et  Théodose  voulaient  que  les  deux 
pontifes  de  Carthage  et  d'Hippone  fissent  souscrire  à  tous 
les  évêques  africains  la  condamnation  de  Pelage  et  de  Ce- 
lestius  ;  la  défense  de  la  doctrine  pélagienne  leur  paraissait 
mie  intolérable  énormité. 

Et  cependant  les  évêques  pélagiens ,  du  fond  de  leur  exil 
ignoré,  ne  cessaient  d'élever  la  voix  en  faveur  de  leur  cause; 
il  se  répandit  en  Italie  deux  lettres  qui  calomniaient  les 
doctrines  catholiques  au  profit  de  l'erreur  condamnée. 
L'une  avait  pour  auteur  Julien ,  qui  cherchait  à  ranimer 
dans  Rome  quelques  restes  de  l'ancienne  flamme  péla- 
gienne; l'autre,  adressée  à  lîufus,  évoque  de  Thessalo- 
ni([ue,  portait  la  signature  de  dix-huit  évêques  qui  avaient 


CHAPITRE  XLV.  217 

refusé  de  souscrire  à  la  condamnation  de  Pelage  et  de  Ce- 
lestius  :  c'était  comme  une  levée  de  boucliers  des  pontifes 
anathématisés.  Ahpe ,  l'illustre  et  infatigable  ambassadeur 
de  l'Afrique  chrétienne  auprès  du  siège  de  Rome,  reçut  des 
mains  du  pape  Boniface  ces  deux  lettres  avec  mission  de  les 
remettre  à  Augustin  ;  car  c'était  toujours  à  Augustin  qu'on 
songeait  à  chaque  apparition  de  l'ennemi.  Ainsi ,  dans  les 
grandes  guerres  contre  les  ennemis  de  la  foi  religieuse , 
Judas>Iachabée,Godefr6y  ou  Richard  Cœur-de-Lion  étaient 
appelés  aux  heures  du  péril;  leur  nom  volait  de  bouche  en 
bouche  chaque  fois  qu'il  fallait  repousser  une  attaque ,  et 
toute  bataille  se  changeait  pour  eux  en  victoire. 

C'est  en  420  que  les  deux  lettres  avaient  été  écrites;  la 
même  année  vit  naître  la  réponse  de  Févèque  d'Hipponc , 
composée  de  quatre  livres  adressés  au  pape  Boniface.  Au 
début  du  premier  livre,  consacré  à  la  réfutation  de  la  lettre 
de  Julien ,  Augustin  remercie  le  pape  Boniface  de  son  ami- 
tié ;  il  le  remercie  de  ce  qu'il  veut  bien  être  l'ami  des  hum- 
bles. Il  parle  du  devoir  de  tous  les  évéques  de  défendre  les 
brebis  rachetées  du  sang  du  divin  Pasteur,  et  place  le  siège 
de  Rome  plus  haut  que  tous  les  sièges  de  la  terre  ;  quant  à 
lui,  Augustin,  il  fait  ce  qu'il  peut  pour  sa  petite  part  '  ;  le 
docteur  rend  grâces  à  Boniface  de  ne  pas  lui  avoir  caché  des 
lettres  où  ce  pontife  avait  trouvé  le  nom  d'Augustin  livré 
aux  calomnies  et  aux  outrages. 

Les  quatre  livres  à  Boniface  peuvent  se  résumer  ainsi  -. 
Les  pélagiens  disaient  :  Les  catholiques  sont  manichéens 
parce  qu'ils  nient  le  libre  arbitre  et  qu'ils  nous  montrent 
l'homme  invinciblement  poussé  aumal.  Augustin  répond  que 
la  doctrine  catholiquen'enseignepointla  destruction  du  libre 
arbitre  par  le  péché  d'Adam,  mais  sa  modification  pro- 

1  Facioquod  possum  pro  tnei  particuln  muneris,  dit  saint  Augustin  avec 
cette  admirable  humilité  qui  forme  le  principal  trait  de  son  caractère. 


218  SA.1NT  AUGUSTIN. 

fonde.  La  liberté  qui  a  péri  dans  le  paradis  terrestre,  cé- 
tait  la  possession  d'une  pleine  justice  avec  l'immortalité; 
c'est  pour  cela  que  la  nature  humaine  a  besoin  de  la  grâce 
divine.  Le  libre  arbitre  est  si  peu  détruit  dans  l'homme  pé- 
cheur, que  ce  libre  arbitre  détermine  le  péché ,  surtout 
dans  les  hommes  qui  font  le  mal  par  délectation  et  par 
amour  pour  le  mal  ;  ils  font  ce  qu'il  leur  plaît.  Saint  Paul  ' 
nous  apprend  qu'on  n'acquiert  la  liberté  de  la  justice  que 
par  le  libre  arbitre  de  la  volonté.  Saint  Jean,  dans  son 
Évangile  '',  nous  dit  que  «  Jésus  -  Christ  a  donné  le  pouvoir 
«  de  devenir  enfants  de  Dieu  à  tous  ceux  qui  l'ont  reçu.  »> 
Quoi  de  plus  formel  que  ces  paroles? 

L'évêque  d'Hippone  venge  les  catholiques  du  reproche 
de  méconnaître  la  sainteté  du  mariage ,  de  condamner  les 
saints  personnages  de  l'Ancien  Testament,  et  de  ne  pas 
croire  à  la  rémission  de  tous  les  péchés  par  le  baptême. 
Les  pélagiens  accusaient  le  clergé  de  Rome  d'avoir  préva- 
riqué  dans  la  question  de  la  grâce  ;  Augustin  leur  répond 
que  le  pape  Zozime  usa  de  beaucoup  d'indulgence  envers 
Celestius  et  Pelage,  mais  que  Rome  n'approuva  jamais 
leurs  enseignements.  D'après  les  évéques  pélagiens,  les 
catholiques  introduisaient  sous  le  nom  de  grâce  une  sorte 
de  destin  ;  Augustin  répond  qu'on  ne  peut  pas  appeler  des- 
tin la  divine  inspiration  du  bien  et  le  secours  d'en  haut 
apporté  à  la  faiblesse  de  la  volonté  humaine.  11  fait  voir 
aux  évéques  pélagiens  qu'ils  ont  mal  compris  ce  qu'il  avait 
écrit  sur  le  caractère  de  la  loi  de  l'Ancien  Testament.  Les 
louanges  extrêmes  données  à  la  créature ,  au  mariage ,  à  la 
loi,  au  libre  arbitre,  aux  saints,  cachaient  tous  les  pièges 
de  l'erreur  pélagienne.  Les  pélagiens  prétendaient  que 
pour  condamner  leur  doctrine ,  il  avait  fallu  surprendre  et 

i  Rom.,  VI,  ao. 
■i  II,  12. 


CHAPITRE    XLV.  219 

arracher  la  si|;nature  des  évêques  catholiques  dispersés  au 
loin  ;  Augustin  leur  demande  si  on  a  aussi  extorqué  les  si- 
gnatures de  saint  Cyprien'  et  de  saint  Ambroise  ^  qui,  bien 
avant  la  naissance  de  l'hérésie,  l'ont  renversée  parleurs 
enseignements. 

On  se  rappelle  les  affreuses  extrémités  auxquelles  se 
livraient  souvent  les  donatistes.  Gaudentius,  évêque  dona- 
tiste  de  Thamugade,  pressé  d'obéir  aux  lois  impériales, 
déclara  que  lui  et  les  siens  se  brilleraient  plutôt  avec  leur 
église;  résolution  bien  digne  du  violent  génie  africain! 
Gaudentius  s'appuyait  sur  l'exemple  de  Razias,  dont  le 
trépas  est  rapporté  dans  le  deuxième  livre  des  Machabées. 
Le  tribun  Dubitius,  chargé  de  l'exécution  des  décrets  im- 
périaux, envoya  à  l'évêque  d'Hippone  les  deux  lettres  qu'il 
avait  reçues  à  Thamugade,  en  le  priant  d'y  répondre. 
Quoique  bien  accablé  de  travaux  ,  Augustin  écrivit  succes- 
sivement deux  livres  contre  Gaudentius  pour  répondre  un 
dernier  mot  à  ce  parti  expirant  auquel  il  avait  livré  une 
si  longue  guerre  ^.  Nous  ignorons  si  l'évêque  et  les  dona- 
tistes de  Thamugade  exécutèrent  leur  terrible  résolution. 

>'ous  trouvons  ici,  à  la  même  date  que  les  deux  livres 
contre  Gaudentius  (420),  un  livre  Contre  le  Mensonge,  dont 
la  pensée  nous  a  frappé.  L'occasion  de  cet  ouvrage  fut  l'er- 
reur de  l'Espagnol  Consentius,  qui  croyait  que,  pour  mieux 
découvrir  la  doctrine  des  priscillianistes,  il  était  permis  à 
un  catholique  de  déguiser  ses  propres  sentiments.  Augustin 
s'élève  avec  énergie  contre  cette  école,  qui  croit  pouvoir 
en  certains  cas  autoriser  le  mensonge  ;  qui  permet  des  at- 

1  Epist.  De  Opère  et  eleemosynis. 

2  Comment,  sur  Isaïe ,  liv.  \ ,  de  la  Pe'nitence.  Comment,  de  l'Evangile 
selon  saint  Luc. 

3  La  secte  vaudoise  présentait  quelque  chose  de  l'ancien  donatisme  afri- 
cain :  elle  faisait  dépendre  de  la  sainteté  des  ministres  la  validité  des  sacre- 
ments. 


220  SAINT  AUGUSTIN. 

teintes  à  la  vérité  sous  prétexte  d'uue  fin  utile  et  salutaire  ; 
qui  introduit  la  dissimulation  au  fond  de  la  conscience  en 
\ue  d'un  bien  à  faire  ou  d'une  vérité  à  établir.  Le  plus  pe- 
tit mal  n'est  jamais  permis  dans  le  monde,  dût  il  en  résul- 
ter un  immense  bien.  L'évêque  d'Hippone  observe  que 
toutes  les  actions  des  saints  personnages  de  l'Ancien  Tes- 
tement  ne  doivent  pas  être  pour  nous  des  règles  de  morale. 
Il  y  a  dans  l'Écriture  des  exemples  de  dissimulation;  mais 
ce  sont  plutôt  des  mystères  que  des  mensonges. 

Nous  avons  vu  la  lettre  où  Augustin  interrogeait  Jérôme 
sur  l'origine  de  l'âme  ;  la  lettre  à  Optât  et  les  quatre  livres 
qui  traitent  de  cette  mystérieuse  question.  Optât,  qu'il  ne 
faut  pas  confondre  avec  le  célèbre  évêque  de  Milève ,  et 
que  nous  croyons  avoir  été  évêque  de  Tubunes ,  revint  à  la 
charge  auprès  d'Augustin;  il  pensait  que  le  pontife  d'Hip- 
pone avait  reçu  quelque  importante  réponse  du  solitaire 
de  Bethléhem.  Augustin  écrivit  'à  Optât  au  commencement 
de  420,  pour  lui  annoncer  que  Jérôme  ne  lui  avait  rien  ré- 
pondu; il  y  avait  près  de  cinq  ans  que  son  livre ,  en  forme 
de  lettre,  avait  pris  le  chemin  de  l'Orient.  Toutefois  il  ne 
perdit  pas  l'espérance  de  voir  Jérôme  lui  venir  en  aide  ; 
Augustin  cite  un  passage  d'une  lettre  du  vieux  solitaire, 
remplie  d'afifectueux  témoignages  pour  lui,  et  montre  ainsi 
qu'on  peut  discuter  ensemble  sans  que  l'amitié  en  souffre. 
Optât  avait  composé  un  ouvrage  intitulé  le  Livre  de  la  Foi, 
dans  lequel  il  traitait  de  l'origine  de  l'âme;  Augustin  le 
prie  de  lui  envoyer  ce  livre.  I/évêque  d'Hippone  reproduit 
aussi  les  passages  d'une  lettre  dOptat  adressée  aux  Césa- 
réens.  La  formation  de  l'âme  par  voie  de  propagation  avait 
paru  à  Optât  une  invenlion  nouvelle  et  une  doctrine  inouïe; 
Augustin  lui  fait  observer  que  cette  opinion  est  ancienne; 

1  Cette  lettre  est  celle  que  nous  avons  annoncée  dans  une  note  précédente, 
pl  qui  fut  découverte  par  Besselius,  abbé  du  monastôro  de  Gottwcig. 


CHAPITRE  XLV.  221 

TertiiUien  et  saint  Irénée  l'avaient  soutenue.  Quelque  avis 
qu'on  embrasse  d'ailleurs ,  il  ne  faut  pas  s'écarter  de  l'idée 
que  lésâmes  humaines  sont  l'œuvre  de  Dieu.  Cette  lettre  à 
Optât  ne  renferme  aucune  pensée  nouvelle  sur  la  question  ; 
le  doute  et  le  savoir  y  sont  l'objet  de  nombreux  jeux  de  mots 
qui  offensent  le  bon  goût. 

Voici  maintenant  le  dernier  ouvrage  de  l'évèque  d'Hip- 
pone  contre  les  manichéens.  Un  écrit  anonyme ,  mais  com- 
posé par  quelque  marcionite ,  fut  mis  en  vente  dans  la  ville 
de  Cartilage  ;  l'auteur  inconnu  se  disait  disciple  d'un  cer- 
tain Fabricius  qu'il  avait  rencontré  à  Rome.  Il  attaquait 
l'Ancien  Testament,  et  cherchait  à  mettre  en  contradiction 
les  Livres  sacrés  de  l'ancienne  et  de  la  nouvelle  loi.  A  la 
suite  de  cet  écrit,  un  autre  ouvrage  avait  pour  but  de  prou- 
ver que  ce  n'est  pas  Dieu  qui  a  créé  la  chair.  Le  même 
volume  renfermait  un  fragment  d'Adimante,  disciple  de 
Manichée ,  que  l'évèque  d'Hippone  avait  depuis  longtemps 
combattu.  La  lecture  de  ce  volume  devenait  dangereuse  à 
Carthage;  on  l'envoya  à  Augustin  avec  prière  d'y  répondre; 
le  docteur  composa  les  deux  livres  Contre  V Adversaire  de  la 
Loi  et  des  Prophètes.  Nous  ne  pourrions  pas  les  analyser  sans 
répéter  ce  que  nous  avons  dit  ailleurs.  Mais  en  indiquant 
le  dernier  ouvrage  de  l'évèque  d'Hippone  contre  ce  mani- 
chéisme '  qu'il  a  démoli  avec  tant  de  logique  et  de  génie , 
il  nous  faut  jeter  un  regard  sur  la  durée  et  les  transforma- 
tions diverses  de  la  doctrine  manichéenne  depuis  quatorze 
siècles. 

Manichée,  diinsV Épître  du  Fondement ,  son  disciple  Adi- 


i  A  peu  près  à  la  même  époque,  quelques  manichéens,  hommes  et  femmes, 
découverts  à  Carthage,  lurent  conduits  à  l'église;  interrogés  par  saint  Au- 
gustin et  d'autres  évèques,  ils  avouèrent  des  infamies.  Très-peu  de  temps 
après,  saint  Augustin  fit  chasser  d'Hippone  le  vieux  manichéen  Victorin,  qui 
l'avait  trop  souvent  trompe. 


2-22  SAINT  AUGUSTIN. 

mante ,  Fauste ,  Fortunat ,  Félix  ,  Secondinus ,  et  quelques 
autres  chefs  du  manichéisme,  n'avaient  point  déguisé  leurs 
doctrines  ;  leurs  ouvrages ,  dont  nous  avons  parlé ,  établis- 
sent avec  netteté  ce  qu'ils  prétendent  établir,  et  Beausobre 
nous  semble  avoir  entassé  les  nuages  pour  faire  du  mani- 
chéisme quelque  chose  de  vague  et  d'incertain  que  les 
Pères  de  l'Église  ne  pouvaient  guère  atteindre.  L'auteur 
de  l'Histoire  critique  de  Manichée  et  du  manichéisme,  qui  a 
osé  appeler  Bossuet  un  sophiste,  fait  passer  sous  nos  }eux 
une  pompeuse  fantasmagorie  d'érudition ,  dont  le  but  prin- 
cipal paraît  être,  sous  prétexte  de  critique  historique, 
la  réhabilitation  '  de  ce  que  l'antiquité  chrétienne  a  con- 
damné. Dans  les  âges  qui  suivirent  Fàge  d'Augustin ,  le 
manichéisme ,  désertant  l'Afrique ,  son  principal  centre 
pendant  longtemps,  s'enveloppa  de  mystères  et  se  répandit 
sous  des  noms  divers  à  travers  toutes  les  contrées  de  l'Eu- 
rope; il  perdit  l'existence  philosophique  qu'il  avait  eue  en 
plein  soleil  durant  les  premiers  âges  chrétiens ,  et  ses  par- 
tisans formèrent  en  quelque  sorte  des  sociétés  secrètes;  ils 
avaient  renoncé  à  toute  polémique  au  profit  de  leur  cause  , 
mettaient  le  plus  grand  soin  à  se  cacher,  et  leur  propagande 
souterraine  se  faisait  avec  des  demi -mots  et  de  discrets 


-  •  Beausobre,  dont  nous  avons  déjà  parlé,  est  convenu,  dans  sa  préface 
(  p.  21,  édit.  d'Amsterdam,  1734  ),  de  son  indulgence  envers  les  hérétiques; 
après  avoir  étudié  trps-attentivement  son  livre,  nous  avons  le  droit  de  dire 
que  cette  inrlulgence  est  de  la  partialité.  Nous  ne  pouvons  pas  croire  que 
Beausobre  n'ait  pas  lu  les  ouvrages  de  saint  Augustin  contre  les  manichéens, 
et  nous  devons  reconnaître  alors  qu'il  les  a  lus  avec  prévention.  L'évèque 
d'Hippone  est  l'homme  qui  a  connu  le  plus  à  fond  les  doctrines  manichéennes, 
et  Beausobre,  venu  treize  siècles  plus  tard,  voudrait  bien  lui  en  remontrer 
sur  ce  point.  Il  est  impossible  d'imaginer  plus  de  douceur,  de  modération  et 
de  réserve  que  n'en  offre  la  polémique  de  saint  Augustin ,  et  Beausobre  vou- 
drait n'y  voir  que  calomnie ,  outrage ,  haine.  «Je  ne  vois  pas,  dit-il,  que 
<(  saint  Augustin  ait  converti  beaucoup  de  manichéens  ni  de  donatistes.  » 
Beausobre  n'aurait  en  qu'à  ouvrir  les  yeux  pour  reconnaître  des  milliers  de 
convertis. 


CHAPITRE  XLV.  223 

épancbements.  A  l'église,  on  les  aurait  pris  pour  de  bons 
catholiques;  le  manteau  de  l'orthodoxie  couvrait  leurs  pen- 
sées intérieures  et  leurs  mœurs,  qui  n'étaient  pas  conformes 
aux  inspirations  chrétiennes. 

Il  y  eut  toujours  en  Asie  de  la  place  pour  les  rêveries 
du  génie  humain ,  et  les  manichéens  s'y  étaient  produits 
tout  à  leur  aise  sous  le  nom  de  pauliciens,  ainsi  nommés 
d'un  certain  Paul  qui  les  avait  établis  en  Arménie.  Les 
pauliciens  étaient  devenus  aux  pays  d'Orient  un  grand 
parti  ;  et  quand  on  les  menaça  de  les  chasser  des  terres 
impériales,  on  les  vit  recourir  à  la  force  des  armes.  L'his- 
toire nous  les  montre ,  à  la  fin  du  ix*  siècle ,  luttant  vigou- 
reusement contre  Basile  le  Macédonien.  Une  ambassade  en 
Arménie,  qui  avait  pour  but  l'échange  des  prisonniers,  fut 
l'occasion  d'un  curieux  ouvrage  sur  les  paubciens  ;  leur  his- 
toire par  Pierre  de  Sicile  a  servi  de  guide  et  de  source  aux 
auteurs  '  qui ,  plus  tard ,  ont  voulu  étudier  les  sectaires 
d'Arménie.  L'horreur  des  pauliciens  pour  la  Croix ,  la 
sainte  Vierge  et  l'Eucharistie  révèle  suffisamment  leur  pa- 
renté avec  les  manichéens,  qui  condamnaient  la  chair  et  ne 
voyaient  en  Jésus -Christ  qu'un  divin  fantôme.  On  a  pu 
dire  ^  que  les  nouveaux  manichéens ,  venus  de  Bulgarie  et 
prenant  le  nom  de  Bulgares ,  s'étaient  répandus  par  là  dans 
le  reste  de  l'Europe  ;  nous  ne  devons  pas  cependant  oublier 
que  déjà,  au  temps  de  saint  Augustin ,  il  y  avait  des  mani- 
chéens à  Rome  et  dans  les  Gaules  :  pourquoi  ne  s'y  seraient- 
ils  pas  secrètement  maintenus?  Parfois  dans  l'histoire  on 
découvre  des  erreurs,  des  superstitions,  des  cultes  qui, 
durant  des  siècles ,  ont  eu  pour  seuls  gardiens  quelques 
familles.  L'ancien  manichéisme  avait  pu  se  conserver  ainsi 
dans  la  vieille  Europe;  le   nouveau  manichéisme,   venu 

1  Cedrenus  a  beaucoup  puisé  dans  l'oiivragp  de  Pipne  de  Sicile. 

2  Bossuet ,  Histoire  des  variations. 


224  SAINT  AUGUSTIN. 

d'Orient ,  reconnut  sans  doute  dans  quelques  coins  de  l'I- 
talie et  des  Gaules  ses  propres  doctrines ,  depuis  bien  long- 
temps gardées  comme  un  héritage  mystérieux. 

On  sait  quel  fut  en  1017  le  sort  des  chanoines  d'Orléans 
reconnus  pour  être  pauliciens ,  et  qui  professaient  d'é- 
tranges opinions  sur  la  création  et  sur  la  Bible  ;  en  mou- 
rant ,  ils  confessèrent  avoir  eu  de  mauvais  sentiments  sur 
le  Seigneur  de  l'univers  \  Le  roi  Robert  les  jugea  dignes  du 
feu  ;  cinq  siècles  auparavant,  saint  Augustin  eût  travaillé  à 
éclairer  leur  esprit,  et  n'eût  point  souffert  qu'ils  fussent 
punis  par  le  dernier  supplice.  Le  xi*  et  le  xii*'  siècle  nous 
offrent,  sous  les  noms  de  pauliciens ,  de  bulgares ,  d'albi- 
geois ,  de  cathares  (purs)  ou  calharistes  (purificateurs),  de 
poplicains,  de  piples  et  de  patariens,  des  sectateurs  du 
manichéisme  en  France,  en  Allemagne  et  en  Italie.  Nous 
nous  contenterons  d'indiquer  le  concile  tenu  à  Toulouse 
contre  eux  par  le  pape  Calliste  II.  Saint  Bernard ,  en  par- 
lant des  nouveaux  manichéens ,  les  signale  tels  que  nous  les 
avons  montrés  dans  les  pages  précédentes;  il  observe  qu'ils 
ne  ressemblaient  en  rien  aux  autres  hérétiques,  qui  cher- 
chaient tous  les  moyens  de  se  faire  connaître.  Ils  n'étaient 
pas  de  ceux  qui  voulaient  vaincre,  ajoute  ce  grand  homme, 
mais  de  ceux  qui  ne  voulaient  que  nuire  ;  ils  se  coulaient 
sous  l'herbe  pour  communiquer  plus  sûrement  leur  venin 
par  une  secrète  morsure.  Déclarer  leur  doctrine ,  c'était  la 
déclarer  absurde;  voilà  pourquoi  ils  s'attaquaient  à  des 
ignorants ,  h  des  gens  de  métier,  à  des  femmelettes ,  des 
paysans,  et  leur  recommandaient  le  secret.  «  Us  ne  pré- 
«  chaient  pas,  ils  parlaient  à  l'oreille,  dit  Bossuet%-  ils  se 
«  cachaient  dans  des  coins ,  ils  murmuraient  plutôt  en  se- 

1  Ccdrenus ,  tome  l,  p.  434.  Voyez  aussi  Glaber,  liv.  lll,  chap.  viii,  et 
Vignier. 

-  Histoire  (1rs  variations. 


CHAPITRE  XLVI.  225 

«  cret  qu'ils  n'expliquaient  leur  doctrine.  »  Renier,  qui 
avait  partagé  pendant  dix -sept  ans  l'erreur  des  cathares 
d'Italie,  trouvait  au  milieu  du  \iii*  siècle  seize  Églises  ma- 
nichéennes :  l'Église  de  France,  l'Église  de  Toulouse,  l'É- 
glise de  Cahors ,  l'Église  d'Albi ,  l'Église  de  Bulgarie  ,  l'É- 
glise de  Duzranicie,  d'où  sont  venues  toutes  les  autres.  Tels 
sont  les  aucètres  religieux  que  se  donnent  les  protestants 
et  à  l'aide  desquels  ils  ont  espéré  remonter  aux  premiers 
anneaux  de  la  chaîne  chrétienne. 

A  l'heure  où  nous  écrivons,  le  manichéisme  subsiste  en- 
core dans  plus  dune  intelligence  et  au  fond  même  de  cer- 
taines doctrines.  Des  philosophes  et  même  des  philosophes 
accrédités  enseignent  de  nos  jours  que  Dieu  n'a  pas  tiré 
le  monde  du  néant.  Cette  assertion ,  ini?pirée  par  l'ancien 
axiome  ex  nihilo  nihil  (rien  ne  se  fait  de  rien),  est  toute 
manichéenne;  elle  tend  à  établir  antérieurement  à  la  créa- 
tion une  substance  qui  n'est  pas  Dieu,  et  que  les  mani- 
chéens appelaient  matière  et  mauvais  principe. 

Ainsi  l'erreur  se  transforme  et  ne  meurt  'pas  ;  cette 
durée  de  l'erreur  est  la  durée  du  mal  lui-même,  qu'on 
signale ,  qu'on  évite ,  contre  lequel  on  a  raison ,  mais  qu'on 
ne  tue  point. 

CHAPITRE   XLYJ 

Les  six  livres  contre  Julien.  —  Manuel  à  Laurentius.  —  Du  soin 
pour  les  morts. 

421 

«  Je  me  suis  levé  pendant  la  nuit  avec  David ,  »  dit  Bos- 
suet  en  s'adressant  à  Dieu  ' ,  «  pour  voir  vos  deux  qui  sont 
«  les  ouvrages  de  vos  doigts,  la  lune  et  les  étoiles  que  vous  avez 

1  Traité  de  la  concupiscence,  chap.  xxxii. 

T.  II.   —    15 


22G  SAINT  AUGUSTIN. 

<  fondées.  (Ps.  viii,  4.)  Qu'ai-je  vu  ,  ô  Seigneur!  et  quelle 
admirable  image  des  effets  de  votre  lumière  infinie  I  l.e 

(  soleil  s'avançait,  et  son  approche  se  faisait  connaître  par 
une  céleste  blancheur  qui  se  répandait  de  tous  côtés  ;  les 
étoiles  étaient  disparues ,  et  la  lune  s'était  levée  avec  son 

(  croissant,  d'un  argent  si  beau  et  si  vif  que  les  yeux  en 
étaient  charmés.  Elle  semblait  vouloir  honorer  le  soleil , 
en  paraissant  claire  et  illuminée  par  le  côté  qu'elle  tour- 
nait vers  lui;  tout  le  reste  était  obscur  et  ténébreux;  et 
un  petit  demi-cercle  recevait  seulement  dans  cet  endroit- 
là  un  ravissant  éclat,  par  les  ravons  du  soleil,  comme  du 
père  de  la  lumière.  Quand  il  la  voit  de  ce  côté ,  elle  re- 
çoit une  teinte  de  lumière;  plus  il  la  voit,  plus  sa  lumière 
s'accroît.  Quand  il  la  voit  tout  entière  ,  elle  est  dans  son 
plein  ;  et  plus  elle  a  de  lumière,  plus  elle  fait  honneur  à 
celui  d'où  elle  lui  vient.  Mais  voici  un  nouvel  hommage 
qu'elle  rend  à  son  céleste  illuminateur.  A  mesure  qu'il 
approchait,  je  la  voyais  disparaître;  le  faible  croissant 
diminuait  peu  à  peu  ;  et  quand  le  soleil  se  fut  montré 
tout  entier,  sa  pâle  et  débile  lumière,  s'evanouissant,  se 
perdit  dans  celle  du  grand  astre  qui  paraissait,  dans  la- 
quelle elle  fut  comme  absorbée.  On  voyait  bien  qu'elle 
ne  pouvait  avoir  perdu  sa  lumière  par  l'approche  du  so- 
leil qui  Féclairait;  mais  un  petit  astre  cédait  au  grand, 
une  petite  lumière  se  confondait  avec  la  grande  ;  et  la 
place  du  croissant  ne  parut  plus  dans  le  ciel,  où  il  tenait 
auparavant  un  si  beau  rang  parmi  les  étoiles. 
«  Mon  Dieu,  lumière  cternelle,  c'est  la  figure  de  ce  qui 
-arrive  à  mon  àme  quand  vous  l'éclairez  ;  elle  n'est  illu- 
minée que  du  côté  que  vous  la  voyez;  partout  où  vos 
rayons  ne  pénètrent  pas,  ce  n'est  que  ténèbres,  etc.  etc.  » 
Celte  belle  comparaison  peint  merveilleusement  l'état 
de  l'àme  en  présence  de  smi  Dieu.  J/àme  ne  sait  et  ne  peut 


CHAPITRE  XLVI.  227 

quelque  chose  qu'à  l'aide  du  Dieu  qui  l'a  créée  ;  c'est  Dieu 
qui  lui  donne  ou  lui  retire  la  lumière  et  l'énergie,  et  qui 
soutient  sa  débile  volonté  au  milieu  des  misères  morales 
dont  elle  est  opprimée.  Sans  Dieu ,  Fàme  demeure  livrée  à     , 
la  nuit,  et  son  libre  arbitre  tombe  dans  le  néant.  Puissance 
de  faire  le  mal ,  de  le  choisir,  impuissance  à  accomplir  le 
bien  sans  le  secours  divin ,  voilà  en  deux  mots  la  nature 
humaine  depuis  la  chute  primitive,  voilà  aussi  toute  la 
doctrine  de  la  grâce  catholique.  Loin  que  nous  devions 
nous  révolter  contre  une  condition  pareille,  nous  n'y  trou- 
vons, quant  à  nous ,  pas  même  matière  à  une  véritable  hu- 
miliation; l'indigence  de  iàrae  humaine  est  un  lien  de  plus 
qui  l'attache  à  son  Créateur.  Ce  qui  peut  humilier,  c'est  la 
dépendance  absolue  sous  l'autorité  d'un  homme,  c'est  la 
pauvreté  en  présence  des  richesses  de  la  terre.  Mais,  dites- 
moi,  quelle  honte  y  a- 1- il  à  reconnaître  que  nous  tenons 
tout  de  Dieu  seul?  quelle  honte  ya-t-il  à  être  pauvre 
comme  est  pauvre  le  genre  humain  tout  entier?  ]Ne  décou- 
vrez-vous pas  un  rayon  de  gloire  sur  notre  front  dans  cette 
seule  idée  que  l'homme  est  placé  sous  le  regard  divin  ,  et 
que  chaque  élan  de  notre  cœur  vers  le  bien  est  un  témoi- 
gnage de  bonté  paternelle  de  la  part  de  Dieu  ?  Qu'on  ne 
nous  répète  point  l'objection  banale  et  à  laquelle  nous 
avons  eu  déjà  occasion  de  répondre  :  Avec  la  grâce  catho- 
lique il  ri  y  a  plus  de  vertu,  plus  de  mérite  personnel.  Y  a-t-il 
une  société  sur  la  terre  qui  ait  offert  autant  d'exemples  de 
vertus  que  la  société  catholique?  Le  secours  n'empêche 
pas,  ne  détruit  pas  l'éclatant  mérite  des  luttes  constantes, 
des  bonnes  et  des  grandes  actions.  Lorsque  les  martyrs 
confessaient  le  nom  de  Jésus -Christ  sur  les  gibets,  dans 
les  flammes  ou  sous  la  dent  des  bêles  du  Cirque,  l'Esprit  de 
Dieu  les  soutenait,  mais  toute  la  puissance  de  leur  volonté 
et  de  leur  courage  les  soutenait  aussi. 


228  SAINT  AUGUSTIN. 

Les  pélagiens,  méconnaissant  la  faiblesse  si  tristement 
évidente  de  notre  nature  tombée ,  accordaient  tout  à  la 
puissance  personnelle  de  l'homme,  et  de  combien  de  péla- 
giens ne  sommes -nous  pas  encore  entourés!  que  de  gens, 
se  trouvant  sans  doute  suffisamment  forts  et  heureux ,  re- 
fusent de  croire  à  une  déchéance,  à  un  paradis  perdu! 
Augustin ,  dans  ses  réponses  aux  hommes  qui  niaient  le 
péché  originel ,  triomphait  d'eux  avec  leurs  propres  armes. 
Les  pélagiens  torturaient  certains  passages  de  l'Écriture  et 
des  Pères ,  et  se  proclamaient  les  interprètes  exacts  des 
traditions  sacrées  ;  Tévèque  d'Hippone  répondait  en  faisant 
parler  les  Livres  saints  et  les  Pères  de  l'Église  dans  leur 
majestueux  ensemble  et  leur  magnifique  unité.  Lorsque 
l'évèque  Claude  lui  eut  envoyé  les  quatre  livres  entiers  de 
Julien  contre  le  premier  livre  du  Mariage  et  de  la  Concupis- 
cence, le  vieil  athlète  cathohque  se  leva  de  toute  sa  hauteur 
pour  terrasser  son  jeune  adversaire.  La  longue  controverse 
pélagienne  n'offre  rien  de  plus  fort  ni  de  plus  éloquent  que 
les  six  livres  Contre  Julien,  écrits  en  421.  Comme  le  fils 
de  Memorius  était  très-versé  dans  les  belles-lettres  et  qu'il 
se  piquait  d'esprit  et  d'élégance ,  il  semble  qu'Augustin  , 
pour  mieux  le  convaincre ,  ait  voulu  ajouter  la  séduction 
littéraire  à  la  puissance  de  la  vérité. 

Les  quatre  livres  de  Julien  renfermaient  beaucoup  d'in- 
jures contre  Augustin.  L'évèque  d'Hippone  dit  à  l'évèque 
hérétique  qu'il  ne  peut  pas  dédaigner  tous  ces  outrages , 
parce  qu'il  faut  qu'il  s'en  réjouisse  pour  lui-même,  qu'il 
s'en  attriste  pour  Julien  et  pour  ceux  que  trompe  sa  parole. 
11  se  rappelle  les  magnifiques  récompenses  promises  à  ceux 
qui  seront  calomniés  à  cause  de  Jésus -Christ,  et  se  rap- 
pelle aussi  l'Apôtre,  qui  est  malade  avec  les  malades  et 
qui  souffre  de  tout  scandale.  Julien  avec  ses  quatre  grands 
livres  avait  cru  écraser  comme  sous  un  char  à  quatre  cour- 


CHAPITRE    XLVI.  229 

sicrs  le  petit  écrit  d'Aiiu:ustin,  et  ce  petit  écrit  n'a  pas 
même  été  touché  par  tout  ce  fracas  immense  !  Julien  s'effor- 
çait de  prouver  qu'il  fallait  condamner  absolument  le  ma- 
riage si  les  hommes  venus  au  monde  par  cette  voie  n'étaient 
pas  exempts  de  tout  péché  ;  il  ne  réfutait  aucun  point  du 
livre  d'Augustin  et  parcourait  à  son  aise  le  champ  des  sup- 
positions gratuites.  Benouvelant  les  excès  de  Jovinien,  il 
imprimait  au  front  du  catholique  la  tache  du  manichéisme. 
Augustin  lui  montre  que  cette  accusation  de  manichéisme 
jetée  à  la  face  des  catholiques  pour  leur  croyance  au  péché 
originel  doit  enfin  tomber  en  poussière  ;  car  ce  n'est  pas  lui 
Augustin  qui  a  inventé  la  doctrine  du  péché  originel,  ce  ne 
sont  pas  les  catholiques  ses  contemporains  qui  l'ont  inven- 
tée :  elle  a  été  enseignée  par  les  plus  illustres  défenseurs 
de  la  foi  catholique,  et  Julien  devra  appeler  manichéens 
saint  Irénée ,  évêque  de  Lyon ,  presque  contemporain  des 
apôtres;  le  saint  évéque  et  martyr  Cyprien;  Riticius, 
évèque  d'Autun,  homme  de  grande  autorité,  qui  assista 
au  concile  de  Eome,  où  fut  condamné  Donat,  le  premier 
chef  du  donatisme  ;  Olympius ,  évêque  espagnol ,  homme  de 
grande  gloire  dans  l'Église  et  dans  le  Christ;  saint  Hilaire, 
évéque  des  Gaules,  vénérable  et  ardent  défenseur  de  l'É- 
glise catholique;  saint  Ambroise,  dont  le  monde  entier  con- 
naît les  admirables  travaux  ;  le  pape  Innocent  et  tous  les 
évéques  des  conciles  de  Carthage  et  de  Milève.  Augustin 
reproduit  divers  passages  des  personnages  éminents  dont  il 
invoque  la  mémoire. 

Si  les  témoignages  de  l'Église  d'Occident  ne  suffisent  pas 
à  Julien  ,  Augustin  interrogera  l'Église  grecque  ;  il  fera  en- 
tendre saint  Grégoire  de  Nazianze,  dont  la  parole  a  tant  de 
grâce;  saint  Basile,  que  Julien  a  cru  pouvoir  appeler  à  son 
secours ,  et  les  quatorze  évéques  du  concile  de  Diospolis. 
Julien  triomphait  d'un  passage  de  saint  Jean  Chrysostome. 


230  SAINT  AUGUSTIN. 

Dans  une  de  ses  homélies,  le  grand  ëvêque  a  dit  :  Nous  bap- 
tisons les  enfants,  quoiqu'ils  n'aient  pas  de  péché;  ce  qui  si- 
gnifie :  Quoiqu'ils  n'aient  pas  de  péché  qui  leur  soit  propre. 
Julien  avait  traduit  :  «  Nous  baptisons  les  enfants  qui  ne 
«  sont  pas  souillés  par  le  péché ,  »  et  avait  conclu  que  saint 
Jean  Chrysostome  ne  professait  pas  la  croyance  au  péché 
originel.  Pourquoi,  dira  Julien,  pourquoi  Févêque  Jean  ne 
s'est-il  pas  expliqué  plus  clairement  et  n'a -t- il  pas  déclaré 
qu'il  était  question  d'un  péché  qui  fût  propre  aux  enfants? 
—  La  réponse  est  bien  simple  :  c'est  que,  parlant  dans  l'E- 
glise catholique ,  l'évéque  Jean  ne  pensait  pas  qu'on  pût  le 
comprendre  autrement.  Et,  pour  mieux  connaître  la  pensée 
du  grand  évêque  sur  ce  point,  Julien  n'a  qu'à  lire  ce  frag- 
ment dune  lettre  de  Jean  à  Olympia  :  «  Après  qu'Adam  eut 
«  commis  ce  grand  péché  et  qu'il  eut  entraîné  le  genre 
«  humain  dans  sa  perte ,  il  eut  pour  peine  les  longues 
«  afflictions.   »   Jean  Chrysostome  disait  aussi  dans  une 
homélie  sur  la  résurrection  de  Lazare  :  «  Le  Christ  pleu- 
«  rait,  parce  que  l'homme  déchu  de  ses  droits  à  l'immor- 
«  talité  en  était  venu  au  point  d'aimer  son  tombeau.   Le 
«  Christ  pleurait ,  parce  que  le  démon  a  fait  mortels  ceux 
«  qui  pouvaient  conquérir  l'immortalité.  »  Dans  la  même 
homélie  d'où  Julien  avait  tiré  son  objection ,  l'évéque  Jean 
disait  :  «  Le  Christ  est  venu  une  fois ,  et  nous  a  trouvés  liés 
«  par  les  engagements  paternels   que  souscrivit  Adam. 
«  Celui-ci  a  commencé  à  nous  engager;  la  dette  s'est  accrue 
«  par  nos  péchés.  »  De  tels  passages  et  d'autres  encore  que 
cite  Augustin  témoignent  de  la  croyance  de  Jean  Chryso- 
stome au  péché  originel. 

Ainsi  donc ,  au  lieu  d'être  une  conspiration  de  gens  per- 
dus \  selon  l'étrange  expression  de  Julien,  au  lieu  d'être 

1  Conspiratioperditorum. 


CHAPITRE  XLVl.  231 

tin  simple  bruit  du  peuple\  la  doctrine  du  péché  originel 
était  la  croyance  des  plus  grands  hommes  de  T  Église  ca- 
tholique avant  Augustin.  A  entendre  Julien ,  il  n'y  avait 
personne  pour  défendre  cette  doctrine  ^,  et  voilà  que  toutes 
les  gloires  catholiques  se  levaient  pour  donner  raison  à 
Augustin  ! 

La  liste  de  ces  illustres  autorités  eût  été  incomplète  si  le 
nom  de  Jérôme  n'y  avait  figuré.  Ce  grand  homme  était  mort 
Tannée  précédente  ^  :  «  iNe  croyez  pas,  dit  Augustin  à  Ju- 
«  lien ,  ne  croyez  pas  qu'il  faille  dédaigner  saint  Jérôme 
«  parce  qu'il  n'a  été  que  prêtre;  il  fut  versé  dans  le  grec , 
«  le  latin  et  l'hébreu ,  passa  de  l'Église  d'Occident  à  l'Église 
«  d'Orient,  et  vécut  dans  les  lieux  saints  et  les  saintes 
«  Lettres,  jusqu'à  un  âge  bien  avancé;  il  lut  tous  ou  pres- 
«  que  tous  les  auteurs  qui ,  dans  les  diverses  parties  du 
«  monde,  avaient  écrit  avant  lui  sur  la  doctrine  de  l'Eglise; 
«  or,  Jérôme  n'a  pas  eu  sur  ce  point  (le  péché  originel)  un 
('  avis  différent  du  nôtre.  Dans  son  commentaire  du  pro- 
«  phète  Jouas,  il  dit  que  les  petila  enfants  eux-mêmes  sont 
«  coupables  du  péché  d'Adam.  » 

Julien  favorisait  le  manichéisme  en  cherchant  à  établir 
que  le  mal  ne  pouvait  naître  du  bien,  et  que  le  mariage, 
s'il  est  bon  ,  ne  pouvait  pas  produire  un  mauvais  fruit  :  le 
péché  originel.  Augustin  redit  ici  quelques-unes  de  ses 
belles  idées  sur  l'origine  du  mal,  qui  n'est  que  la  défail- 
lance du  bien,  le  défaut  d'une  bonne  nature  inférieure 
et  non  pas  d'une  nature  souveraine  et  immuable.  Le  mal 
n'est  pas  une  substance,  mais  une  volonté  qui  s'éloigne  de 
ce  qui  est  bien.  La  parabole  évangélique  du  bon  et  du  mau- 


'  Solum  populi  mnrmur. 

2  De  taata  multitudine  assertorem  non  pntesl  invenire. 

3  30  septembre  420. 


232  SAINT  AUGUSTIN. 

vais  arbre  est  une  image  de  la  bonne  et  de  la  mauvaise 
volonté ,  et  les  fruits  sont  les  œuvres. 

Augustin  ,  à  l'aide  des  dix  grands  docteurs  et  du  prêtre 
Jérôme ,  qu'il  a  déjà  cités ,  démolit  pièce  à  pièce  tout  l'édi- 
fice élevé  par  l'habileté  de  Julien.  Quand  celui-ci  se  plaint 
que  la  doctrine  pélagienne  ait  été  condamnée  par  des  juges 
prévenus  de  haine,  l'évèque  d'Hippone  lui  fait  observer 
que  les  grands  docteurs  sur  lesquels  il  s'appuie  ne  pou- 
vaient nourrir  aucune  prévention  contre  les  pélagiens,  qui 
n'existaient  pas  encore.  Julien  se  félicitait  d'avoir  été  le 
seul  h  souhaiter  le  combat ,  se  donnant  comme  le  David  des 
pélagiens,  et  voyant  dans  Augustin  un  Goliath.  Notre  saint 
docteur  ignore  si  le  jeune  hérétique  est  convenu  avec  les 
pélagiens  qu'ils  se  tiendraient  tous  pour  vaincus ,  dans  le 
cas  où  il  serait  vaincu  lui-même.  «  Quanta  moi,  lui  dit  Au- 
«  gustin  avec  un  admirable  sentiment  catholique',  à  Dieu 
«  ne  plaise  que  je  vous  provoque  à  un  combat  singulier! 
«  en  quelque  lieu  que  vous  paraissiez ,  vous  trouverez  l'ar- 
*  mée  du  Christ  pour  vous  combattre  ;  elle  a  vaincu  Celes- 
«  tius  à  Carthage,  lorsque  je  n'y  étais  pas  ;  elle  a  vaincu  de 
«  nouveau  à  Constantinople ,  bien  loin  des  contrées  afri- 
«  caines  ;  elle  a  triomphé  ,  en  Palestine ,  de  Pelage ,  qui , 
«  craignant  sa  condamnation ,  a  condamné  votre  cause  :  là 
«  votre  hérésie  a  tout  à  fait  succombé.  » 

Augustin  ,  que  Julien  ne  craignait  pas  d'appeler  Épicu- 
rien, adorateur  du  démon,  rétablit  sa  doctrine  sur  le  ma- 
riage ,  la  concupiscence,  le  péché  originel,  le  libre  arbitre 
et  la  grâce,  doctrine  que  l'ancien  êvêque  d'Eclane  avait 
pris  plaisir  à  dénaturer.  11  renverse,  chemin  faisant,  les 
nouvelles  objections  de  Julien. 

L'évèque  d'Hippone,  parlant  de  la  destinée  des  enfants 

1  Liv.  III,  chap.  iv. 


CHAPITRE  XLVI.  233 

morts  sans  baptôme ,  exprime  une  opinion  qu'il  importe 
d'établir  formellement  ici  pour  répondre  aux  jansénistes 
et  à  leurs  exagérations  sur  ce  point.  Il  avait  déjà  dit  ail- 
leurs '  que  la  peine  de  ces  enfants  serait  la  plus  douce  de 
toutes  les  peines  ;  il  emploie  dans  le  cinquième  livre  contre 
Julien,  chapitre  xi,  des  termes  plus  miséricordieux  encore  : 
Je  ne  dis  pas  que  les  enfants  morts  sans  le  baptême  du  Christ 
seront  punis,  de  manière  quHl  eût  mieux  valu  pour  eux  de 
nètre  pas  nés...  Quoique  je  ne  puisse  pas  définir  le  caractère, 
la  nature,  la  grandeur  de  cette  peine,  je  n'ose  pas  dire  cepen- 
dant que  le  néant  eût  mieux  valu  pour  eux  que  Vexistence  ^ 
Saint  Thomas,  interprète  immortel  de  la  théologie  du 
grand  évéque  d'Hippone,  n'a  pas  cru  sortir  de  la  ligne  de 
la  doctrine  du  maître  en  enseignant  que  le  péché  originel 
tout  seul  ne  sera  point  puni  par  la  peine  des  sens  ^  La  pri- 
vation du  royaume  du  ciel  et  des  dons  surnaturels  laisse 
place  à  une  destinée  dont  Dieu  seul  a  le  secret ,  mais  qui  ne 
sera  pas  le  malheur  *. 

L'évêque  pélagien,  pour  autoriser  ses  opinions  sur  la 
concupiscence ,  cherchait  des  appuis  dans  les  philosophes 
de  l'antiquité ,  mais  ne  pouvait  citer  que  ceux  qui  ont  traité 
des  choses  naturelles.  Augustin  lui  rappelle  que  tous  les 
penseurs  éminents  qui ,  dans  l'antiquité ,  se  sont  occupés 
de  philosophie  morale  ont  réprouvé  l'asservissement  aux 
voluptés  charnelles.  En  parlant  de  la  curiosité  humaine 

1  Liv.  I,  chap.  xvi,  de  Peccat.  Merit.  et  remiss. 

2  Ego  autem  non  dico  parvulos  sine  Christi  baptismale  morientes  tanta 
pœna  esse  plectendos,  ut  eis  non  nasci  potius  expediret...:  qusp,  qualis  et 
quanta  erit,  quamvis  definire  non  possim ,  non  tamen  audeo  dicere  quod  eis 
ut  nuUi  essent,  quam  ut  ibi  essent  potius  expediret. 

3  Ad  secundum  dicendum  quod  peccato  originali  in  futura  retributione 
non  debetur  pœna  sensus.  Summa,  3»,  q.  1,  art.  4. 

■  4  Pelage,  interrogé  sur  le  sort  des  enfants  morts  sans  baptême,  répondait  : 
«  Je  sais  bien  où  ils  ne  vont  pas  ;  mais  je  no  sais  pas  où  ils  vont.  »  Aug.,  de 
Peccat.  orig.,  cont.  Pelag.,  cap.  xxi. 


234  SAINT  AUGUSTIN. 

qui  cherche  à  tout  comprendre,  Tévêque  d'Hippone  fait 
cette  belle  remarque  que  les  mystères  sont  utiles  dans  les 
œuvres  de  Dieu  ;  expliquées ,  les  œuvres  divines  per- 
draient de  leur  grandeur,  et  l'homme  cesserait  de  les  ad- 
mirer'. 

Nous  avons  vu  tout  à  l'heure  avec  quelle  énergie  vrai- 
ment catholique  Augustin  repoussait  l'idée  de  se  mettre  à 
la  place  de  l'Église  tout  entière  dans  les  combats  pour  la 
foi.  Cette  énergie  se  retrouve  dans  sa  réponse  à  Julien, 
qui  lui  reprochait  de  soulever  contre  le  pélagianisme  lo- 
pinion  populaire,  et  d'avoir  pour  auxiliaire  la  multitude. 
Augustin  fait  observer  que  cela  même  condamne  les  péla- 
giens  :  la  doctrine  du  péché  originel  est  si  universellement 
établie,  que  le  peuple  lui-même  la  connaît.  Il  était  néces- 
saire que  nul  chrétien  n'ignorât  les  mystères  chrétiens, 
dans  l'intérêt  du  salut  des  petits  enfants.  Augustin,  se 
prononçant  encore  une  fois  contre  la  pensée  d'un  combat 
singulier,  dit  qu'il  est  simplement  un  de  ceux  qui  travail- 
lent à  réfuter  des  nouveautés  profanes.  «  Avant  que  je 
«  fusse  né,  ajoute-t-il,  et  avant  que  la  foi  m'eût  fait  re- 
<i  naître  à  Dieu,  beaucoup  de  grandes  lumières  catholiques 
((  avaient  prévenu  et  rejeté  vos  futures  ténèbres...  Cessez 
«  de  vous  moquer  des  membres  du  Christ,  en  les  appelant 
«  des  travailleurs  de  boutique^  ;  souvenez-vous  que  Dieu  a 
«  choisi  les  faibles  selon  le  monde,  pour  confondre  les 
«  forts...  Ceux  qui  nous  connaissent  vous  et  moi,  et  qui 
«  connaissent  la  foi  catholique,  ne  veulent  rien  apprendre 
«  de  vous  ;  mais  plutôt  ils  prennent  garde  que  vous  ne 
«  leur  enleviez  ce  qu'ils  savent.  Beaucoup  d'entre  eux  non- 
«  seulement  n'ont  pas  appris  de  moi,  mais  même  ont  appris 

'  l£t  rc  vera  hac  est  utilitas  occultoruin  operum  Dei,  ne  prompta  vilescant, 
ne  comprehensa  mira  esse  désistant.  Liv.  VI,  chap.  vi. 
2  Sellulariorum  opificum. 


CHAPITRE  XLVl.  235 

«  avant  moi  ce  que  votre  nou\  elle  erreur  combat.  Puisque 
«  donc  je  ne  les  ai  pas  faits  ce  qu'ils  sont,  et  que  je  les  ai 
«  trouvés  associés  à  cette  vérité  que  vous  niez ,  comment 
«  puis -je  être  moi-même  l'auteur  de  ce  que  vous  croyez 
«  une  erreur  '  ?  » 

Julien  prétendait  qu'Augustin  avait  changé  d'avis  sur 
la  doctrine  du  péché  originel ,  et  qu'au  commencement  de 
sa  conversion  le  fils  de  Monique  avait  pensé  comme  le  fils 
de  Memorius.  Le  grand  évcque  lui  répond  que  depuis  sa 
conversion  sa  croyance  sur  ce  point  a  toujours  été  la  même, 
et  le  renvoie  à  ses  ouvrages  d'une  date  antérieure  à  son 
élévation  au  sacerdoce  :  il  connaissait  peu  alors  les  saintes 
Écritures,  et  n'avait  fait  que  se  conformer  au  sentiment  de 
toute  l'Église  "^ 

A  la  fin  de  ce  sixième  livre ,  qui  termine  avec  tant  de 
puissance  l'ouvrage  contre  Julien,  Augustin  pense  avoir 
répondu  à  tout  ;  il  croit  que  lévèque  pélagien  en  convien- 
dra s'il  n'est  pas  opiniâtre.  Julien  avait  osé  dire  qu'tV  s'élatt 
placé  dans  les  rangs  des  saints  patriarches,  des  prophètes,  des 
apôtres,  des  martyrs  et  des  prêtres;  et  les  patriarches  ensei- 
gnent que  des  sacrifices  sont  offerts  pour  les  péchés  des 
petits  enfants,  parce  que  l'entant  dun  jour  uest  pas  lui- 
même  exempt  de  souillure  ;  et  les  prophètes  disent  qu'ils 
ont  été  conçus  dans  l'iniquité;  et  les  apôtres,  que  le 
bapléme  eu  Jésus-Christ  fait  mourir  au  péché  et  vivre  en 
Dieu  ;  et  les  martyrs,  que  les  enfants  nés  de  la  race  d'Adam 
deviennent  sujets  à  l'antique  mort,  et  que  le  baptême 
efface  non  point  des  péchés  qui  leur  soient  propres ,  mais 
des  péchés  d'autrui  ;  enfin ,  les  prêtres  répètent  que  les 
hommes  venus  au  monde  par  la  voie  de  la  chair  subissent 
le  mal  du  péché  avant  de  jouir  du  bienfait  de  cette  vie. 

1  Liv.  VI,  chap.  vni. 

2  Liv.  VI,  chap.  xii. 


236  SAINT  AUGUSTIN. 

Julien  voulait  donc  entrer  dans  la  société  de  ceux  dont 
il  combattait  la  foi  !  «  Vous  vous  trompez ,  mon  fils  !  lui 
«  dit  Augustin ,  vous  vous  trompez  misérablement ,  vous 
«  vous  trompez  même  d'une  manière  détestable  :  quand 
«  vous  aurez  vaincu  Tanimosité  qui  vous  tient,  vous 
«  pourrez  alors  tenir  la  vérité  par  laquelle  vous  serez 
«  vaincu.  » 

Que  de  vigueur  et  de  verve  dans  ces  six  livres  écrits 
par  un  homme  qui  commençait  à  sentir  les  rudes  atteintes 
de  la  vieillesse  !  Inflexible  comme  la  vérité ,  Augustin  ne 
laisse  à  Julien  le  profit  d'aucune  de  ses  divagations,  de  ses 
inexactitudes,  le  profit  d'aucun  de  ses  mensonges.  Aussi 
grand  par  la  dignité  de  son  langage  que  par  son  éloquence 
et  la  forte  abondance  de  ses  idées  et  de  ses  preuves,  il 
cloue  son  adversaire  dans  le  cercle  de  la  doctrine  catho- 
lique. On  entrevoit  déjà  la  plaie  profonde  faite  à  l'orgueil 
de  Julien ,  que  la  passion  de  je  ne  sais  quelle  triste  gloire, 
l)ien  plus  que  la  passion  du  vrai ,  conduisit  à  cette  polé- 
mique. Une  fois  engagé  dans  la  lutte,  plus  rien  ne  lui 
coûta  ;  les  inventions  les  plus  absurdes  déshonorèrent  sa 
controverse  et  de  belles  qualités  d'esprit.  Julien  s'armait 
de  la  calomnie  comme  on  ceint  le  glaive  des  batailles.  N'a- 
vait-il pas  imaginé  de  montrer  le  vénérable  Alype  passant 
d'Afrique  en  Italie  pour  corrompre  de  ses  présents  les 
juges  et  les  puissances  catholiques,  et  s'en  allant  offrir  aux 
grands  de  la  cour  impériale  de  nombreux  coursiers  en- 
graissés aux  dépens  des  pauvres  sur  le  sol  africain  ?  Ceux 
qui  avaient  rencontré  Alype  les  mains  vides,  seul  avec 
son  zèle  et  sa  pieuse  fidélité,  s'étonnaient  de  l'audace  de 
Julien. 

Au  milieu  de  ces  désordres  et  de  ces  rébellions  dans  le 
monde  religieux,  les  fidèles  étaient  parfois  troublés;  on 
faisait  la  nuit  autour  d'eux  ;  ils  avaient  de  la  peine  à  recon- 


CHAPITRE  XL VI.  237 

naître  leur  chemin.  Plus  d'un  catholique  dut  souhaiter  un 
petit  ouvrage  qui  renfermât  la  doctrine  à  suivre  et  les  de- 
voirs à  remplir.  C'est  ce  que  demanda  à  l'évèque  d'Hippone 
le  chef  des  notaires  de  l'Église  de  Rome,Laurentius,  homme 
instruit  et  religieux.  Dans  sa  letire  à  Augustin ,  Lauren- 
tius  lui  exprimait  le  désir  d'avoir  un  manuel  qui  dit  beau- 
coup de  choses  en  peu  de  mots ,  qui  lui  marquât  la  conduite 
à  tenir  vis-à-vis  des  hérésies,  et  déterminât  en  quoi  la 
raison  marche  avec  la  religion ,  en  quoi  elle  se  trouve  trop 
faible  pour  la  suivre.  Laurentius  voulait  savoir  quels  étaient 
le  commencement  et  la  fin  de  nos  espérances ,  quel  était  le 
véritable  et  premier  fondement  de  la  foi  catholique.  La 
réponse  d'Augustin  fut  un  livre  que  Laurentius  devait  tou- 
jours porter  sur  lui ,  ainsi  qu'il  l'avait  désiré  ;  ce  fut  une 
sorte  de  catéchisme ,  comme  pouvait  en  faire  un  homme  de 
génie. 

Le  culte  de  Dieu',  c'est  ce  qui  constitue  la  sagesse  de 
l'homme.  On  doit  servir  Dieu  par  la  foi,  l'espérance  et  l'a- 
mour. Le  Manuel  d'Augustin  eut  donc  pour  but  d'expliquer 
ce  qu'il  faut  croire,  ce  qu'il  faut  espérer,  ce  qu'il  faut  ai- 
mer. Ce  Manuel  ne  renferme  aucune  idée  qui  n'ait  passé 
sous  nos  yeux  depuis  le  commencement  de  notre  travail ,  et 
nous  ne  pouvons  pas  nous  y  arrêter  ;  mais  c'est  un  excellent 
abrégé  de  la  doctrine  chrétienne ,  un  chef-d'œuvre  dans  ce 
genre  ;  et  nous  voudrions  qu'une  bonne  traduction  en  fit 
un  livre  de  poche  pour  les  catholiques  ou  pour  ceux  qui  cher- 
chent à  le  devenir.  En  ce  temps  où  le  mensonge  joue  un 
grand  rôle  dans  les  gouvernements  humains,  on  aime  à 
entendre  l'auteur  du  Manuel  nous  dire  :  «  La  parole  a  été 
«  établie ,  non  pour  que  les  hommes  se  trompent  mutuelle- 
«  ment,  mais  pour  qu'ils  découvrent  les  uns  aux  autres 

1  Oeoaê&ia. 


238  SAINT  AUGUSTIN. 

«  leurs  pensées  *.  »  En  parlant  de  la  résurrection  générale, 
Tévêque  d'Hippone  détermine  par  la  comparaison  suivante 
la  formation  nouvelle  de  chaque  corps  :  «  Si  une  statue  de 
«  métal  soluble  se  fondait  par  le  feu  ,  était  réduite  eu 
«  poudre  ou  remise  en  masse,  et  que  l'ouvrier  voulût  la 
«  refaire  avec  la  même  matière,  peu  importerait  quelle 
«  partie  de  la  matière  serait  rendue  à  chaque  membre  de 
«  la  statue  ,  pourvu  que  la  statue  reprît  tout  le  métal  dont 
«  elle  avait  été  composée  :  de  même  Dieu ,  ouvrier  mer- 
<(  veilleux  et  ineffable ,  rétablira  promptement  notre  corps 
«  avec  tous  ses  éléments;  il  n'importera  point,  pour  sa 
«  formation  nouvelle  et  entière,  que  les  cheveux  retour- 
«  nent  aux  cheveux ,  les  ongles  aux  ongles  ,  et  que  chaque 
«  parcelle  qui  aura  péri  se  change  en  chair  :  il  suiBra  que  , 
«  grâce  à  la  Providence  du  divin  ouvrier,  le  corps  re- 
«  paraisse  sans  mauvaises  disproportions  ^  »  Quant  aux 
peines  éternelles ,  Augustin  admet  la  possibilité  de  cer- 
taines mitigations  ^ 

11  est  bon  davertir  que  le  Manuel  à  Laurentius  n'a  rien 
de  commun  avec  un  autre  Manuel  faussement  attribué  à 
Tevéque  dtlippone,  et  qui  est  l'œuvre  de  Hugues  de  Saint- 
Victor. 

Après  le  livre  adressé  au  chef  des  notaires  de  l'Église  de 
Rome,  se  présente  un  autre  livre  qu'on  peut  appeler  une 
inspiration  touchante ,  œuvre  d'un  intérêt  doux  et  triste, 
qui  enseigne  les  devoirs  des  funérailles,  le  culte  des  tom- 
beaux, et,  eu  même  temps,  élève  l'esprit  bien  au-dessus 
des  régions  du  sépulcre  :  c'est  le  livre  sur  le  Soin  à  donner 

1  Et  utique  verba  propterea  suQt  iustituta,  non  per  qiiae  se  homines  in- 
vicem  fallant ,  sed  per  qiiae  in  alterius  quisque  notitiam  cogitationes  suas 
perferat. 

2  Chap.  Lxxxix. 

•■<  Sed  pœuas  damnatorum  certis  temporum  iuteivallis  exisliment,  si  hoc 
eis  placet,  aliquatenus  oiiligari.  Chap.  cxii. 


CHAPITRE  XLVl.  239 

aux  morts  ',  composé  en  réponse  à  une  lettre  de  saint  Pau- 
lin de  jN'ole.  Augustin  et  Paulin  ,  àmcs  tendres  et  d'une 
exquise  sensibilité ,  devaient  mieux  que  d'autres  com- 
prendre cette  piété  pour  ceux  qui  ne  sont  plus,  ce  besoin 
d'être  utile  aux  proches  et  aux  amis,  après  même  qu'ils  ont 
disparu  de  la  vie. 

Une  dame  d'Afrique,  Flora,  qui  était  veuve,  a}  ant  perdu 
son  fils  au  pays  de  INole,  avait  prié  saint  Paulin  de  per- 
mettre qu'on  l'ensevelît  dans  une  église  ;  une  autre  mère 
avait  obtenu  que  le  corps  de  son  fils,  appelé  Cynegius,  re- 
posât dans  la  basilique  Saint-Félix  à  ]\ole.  A  cette  occasion, 
Paulin  écrivit  à  l'évéque  d'Hippone  pour  lui  demander  s'il 
pouvait  servir  de  quelque  chose  à  un  mort  d'être  enterré 
dans  une  église,  il  pensait,  quant  à  lui ,  que  les  soins  de 
ces  parents  religieux  et  fidèles  ne  devaient  pas  être  inu- 
tiles, et  que  la  coutume  universelle  de  l'Église  de  prier  pour 
les  morts  ne  pouvait  pas  être  vaine.  La  réponse  d'Augustin 
fut  admirable. 

L'évéque  d'Hippone  commença  par  dissiper  un  doute  de 
saint  Paulin  fondé  sur  ce  passage  de  l'Apôtre  :  «  Nous  pa- 
«  raîtrons  tous  devant  le  tribunal  du  Christ ,  pour  que 
«  chacun  soit  jugé  selon  les  choses  qu'il  a  faites  par  sou 
«  corps ,  soit  le  bien ,  soit  le  mal.  »  Ces  paroles  de  saint 
Paul  établissent  la  nécessité  des  œuvres  personnelles  pour 
mériter  ou  démériter  aux  yeux  de  Dieu  ;  on  ne  saurait  en 
conclure  1  inutilité  de  la  prière  pour  les  morts;  elles  prou- 
vent seulement  que  le  pieux  souvenir  donné  aux  trépassés 
ne  leur  profitera  qu'autant  qu'ils  l'auront  mérité  durant 
leur  vie. 

Augustin  rappelle  que  les  livres  des  Machabées  '  parlent 
d'un  sacrifice  pour  les  morts.  Si  rien  de  pareil  ne  se  ren- 

"•  De  Cura  pro  mortuis  gcrenda.  Liber  unus. 
^  11,  xii,  43. 


240  SAINT  AUGUSTIN. 

contrait  dans  les  anciennes  Écritures ,  ce  ne  serait  pas  peu 
de  chose  que  la  coutume  du  prêtre  catholique  priant  à 
l'autel  pour  les  trépassés.  Nous  laisserons  aux  païens  la 
croyance  que  les  âmes  qui  n'ont  pas  reçu  les  honneurs  de 
la  sépulture  ne  passent  point  le  sombre  fleuve  ;  la  sépulture 
du  corps  ne  fait  rien  à  la  destinée  de  Tàme  :  que  de  corps 
de  chrétiens  la  terre  n'a  point  couverts  !  Ces  fidèles  n'au- 
ront pas  perdu  le  ciel  pour  cela  ;  Dieu ,  qui  remplit  la  terre 
de  sa  présence ,  saura  bien  trouver  et  ressusciter  les  corps 
perdus  à  travers  l'espace.  Les  obsèques  solennelles  sont 
plutôt  des  consolations  pour  les  vivants  que  des  secours 
pour  les  morts  ;   les  funérailles  du  pauvre  couvert  d'ul- 
cères ,  emporté  par  les  anges  dans  le  sein  d'Abraham  ,  sont 
plus  illustres  devant  Dieu  que  les  pompeuses  funérailles 
du  mauvais  riche  et  le  marbre  de  son  monument.  Mais  si 
la  destinée  de  l'âme  humaine  n'est  point  soumise  au  soin 
qu'on  prend  du  corps  après  le  trépas ,  il  faut  se  garder  de 
mépriser  les  corps  des  morts,  vases  et  organes  de  l'esprit 
pour  toutes  les  bonnes  œuvres.  Le  vêlement ,  l'anneau  pa- 
ternel est  cher  aux  enfants  :  combien  doivent  être  plus 
chers  les  corps,  ces  restes  qui ,  durant  la  vie,  ont  appartenu 
plus  étroitement  à  des  parents  aimés  !  Le  corps  est  plus 
qu'un  ornement  de  l'homme ,  il  fait  partie  de  sa  propre 
nature.   Tobie  fut  agréable  à  Dieu  en  ensevelissant  les 
morts.  Le  Sauveur  loue  d'avance  la  sainte  femme  qui  de- 
vait répandre  sur  ses  membres  ressuscites  un  parfum  pré- 
cieux; et  l'évangéliste  saint  Jean  loue  ceux  qui  s'étaient 
occupés  de  l'ensevelissement  du  divin  Maître.  Le  dogme  de 
la  résurrection  future  place  sous  la  providence  de  Dieu  le 
corps  de  ceux  qui  ne  sont  plus. 

S'il  y  a  une  sorte  de  religion  pour  l'ensevelissement  des 
morts,  le  lieu  de  leur  sépulture  ne  saurait  être  indifférent. 
Lu  les  plaçant  sous  le  patronage  d'un  saint,  on  a  des  occa- 


CHAPITRE  XLVI.  241 

sions  de  songer  à  lui  recommander  ceux  qu'on  aime.  La 
magnificence  d'un  monument  a  pour  but  de  retracer  plus 
vivement  une  image  chérie  ou  vénérée  ;  la  basilique  d'un 
martvr,  qui  abrite  des  dépouilles  bien  chères,  invite  à  l'af- 
fectueuse oraison.  L'Église,  comme  une  tendre  mère,  prie 
pour  tous  les  morts,  sans  les  nommer,  afin  de  réparer  l'ou- 
bli de  ceux  qui  négligent  leurs  devoirs  envers  les  proches 
ou  les  amis.  Nul  n'a  jamais  haï  sa  chair,  dit  l'Écriture,  et 
c'est  cet  amour  de  la  chair  qui  inspire  le  désir  qu'on  prenne 
soin  de  notre  sépulture  ;  nous  avons  peur  que  quelque 
chose  ne  manque  à  notre  corps  après  la  mort.  Les  martyrs, 
vainqueurs  de  cet  amour  de  la  chair,  ne  songeaient  point 
à  leur  sépulture;  les  fidèles  y  songeaient  pour  eux,  et, 
après  le  supplice ,  s'attristaient  de  ne  pouvoir  rendre  les 
derniers  devoirs  aux  confesseurs  de  la  foi.  Pourquoi,  dit 
Augustin,  pourquoi  le  roi  David  bénit-il  ceux  qui  don- 
nèrent la  sépulture  aux  ossements  arides  de  Saiil  et  de 
Jonathds?  C'est  que  la  pitié  avait  ému  leurs  cœurs,  et  qu'ils 
accordaient  ce  qu'ils  désiraient  pour  eux  après  leur  mort. 
Augustin  parle  ensuite  des  apparitions  des  morts  dans  nos 
rêves  et  aussi  des  apparitions  des  vivants. 

Voilà  toute  la  fleur  de  ce  livre  qui  achevait  d'établir  dans 
le  monde  catholi(jue  un  mystérieux  commerce  inconnu  à 
l'antiquité,  le  commerce  des  vivants  avec  les  morts,  à 
l'aide  de  la  prière.  Par  là  le  temps  et  l'éternité  se  touchent, 
le  monde  visible  et  le  monde  invisible  conversent  en- 
semble :  comme  il  nous  appartient  de  soidager  encore  ceux 
qui  sont  sortis  de  la  vie,  nous  triomphons  en  quelque  sorte 
du  trépas ,  et  nous  pouvons  dire  à  la  mort  :  Où  est  ton  ai- 
guillon? où  est  ta  victoire? 


II.  —  10 


242  SAINT  AUGUSTIN. 


CHAPITRE   XLVII 


Les  chrétiens  de  Fussale.  —  Affaire  d'Antoine  de  Fussale. —  La  Règle 
de  Saint- Augustin. 

422-423 


Il  semble  que  ceux-  là  seuls  qui  ont  éprouvé  toutes  les 
infirmités  de  l'âme  humaine  puissent  bien  les  comprendre  : 
on  croit  avoir  le  droit  d'attendre  plus  de  miséricorde  de  la 
part  des  hommes  qui  sont  tombés.  Voilà  pourquoi  Augustin 
est  un  des  saints  personnages  vers  lesquels  nous  nous  sen- 
tons le  plus  attirés  ;  les  fautes  de  sa  jeunesse  en  ont  fait 
l'un  de  nous;  et  comme  il  est  sorti  de  nos  rangs  pour 
prendre  son  essor  vers  les  hauteurs  divines,  plus  la  pauvre 
humanité  s'est  montrée  en  lui,  plus  nous  admirons  les 
merveilles  de  sa  vie  nouvelle.  L'exemple  d'Augustin  nous 
prouve  qu'il  n'est  pas  d'abîme  d'où  l'homme  ne  puisse  être 
tiré,  et  que  les  plus  sombres  ténèbres  se  changent  en  res- 
plendissantes lumières  quand  il  plaît  à  Dieu.  Cet  exemple 
glorieux  nous  prouve  aussi  que  l'amour  de  la  vérité  est 
déjà  une  bien  grande  chose ,  et  que  Dieu  le  couronne  par 
une  science  vaste  et  soudaine  dont  le  monde  est  étonné. 
Nous  verrons  jusqu'à  la  dernière  heure  ce  ferme  génie  de- 
bout dans  les  combats  chrétiens  ;  les  tristesses  et  les  eml)ar- 
ras  du  fardeau  épiscopal  importuneront  en  vain  l'illustre 
pasteur  d'Hippone. 

Nous  n'avons  rien  de  nou\  eau  à  tirer  de  la  réponse  d'Au- 
gustin aux  huit  questions  religieuses  du  tribun  Dulcitius, 
frère  de  Laurentius ,  dont  il  a  été  parlé  au  chapitre  pré- 
cédent. Il  nous  faut  raconter  une  affaire  qui  causa  un  grand 
ennui  à  Tévcque  d'Hippone.  L'année  423  le  vit  malheu- 
reux. 


CHAPITRE  XLVII.  243 

Il  y  avait  à  quarante  milles  d'Hippone  un  bourg  appelé 
f  ussale  :  quelques  faits  merveilleux  s'étaient  passés  de  ce 
côté -là.  Un  ancien  tribun,  nommé  Hesperus,  possesseur 
d'une  métairie  appelée  Zubedi,  auprès  de  Fussale,  se  plai- 
gnait que  les  esprits  malins  tourmentassent  ses  esclaves  et 
son  bétail  '  ;  Augustin  était  absent  d'Hippone  ;  Hesperus 
demanda  un  de  ses  prêtres  pour  mettre  en  fuite  les  dé- 
mous avec  des  prières  ;  un  prêtre  se  rendit  sur  les  lieux  , 
offrit  le  saint  sacrifice  de  la  messe ,  et  la  métairie  fut  déli- 
vrée. Hesperus  avait  reçu  d'un  de  ses  amis  un  peu  de  terre 
de  Jérusalem  ,  de  cette  terre  consacrée  par  les  pas  et  la  sé- 
pulture de  Jésus -Christ;  il  s'en  était  muni  comme  d'un 
préservatif  contre  les  démons ,  car  il  craignait  fort  d'être 
livré  lui-même  à  leurs  atteintes.  Il  tenait  dans  sa  chambre 
cette  terre  révérée  ;  mais  après  l'expulsion  des  malins  es- 
prits ,  Hesperus  crut  qu'il  fallait  trouver  pour  la  relique 
une  destination  digne  de  son  grand  prix.  Dès  qu'Augustin 
fut  de  retour  à  Hippone ,  l'ancien  tribun  le  pria  de  vouloir 
bien  venir  le  voir  ;  le  saint  docteur  se  trouvait  dans  le  voi- 
sinage de  Fussale  avec  Maximin .  évêque  de  Sinit  ;  les  deux 
pontifes  arrivèrent  chez  Hesperus.  Après  que  celui-ci  leur 
eut  tout  raconté ,  il  leur  proposa  de  déposer  la  sainte  terre 
de  Jérusalem  dans  quelque  endroit  oii  pût  s'élever  une 
chapelle  catholique.  Les  intentions  d'Hesperus  furent  rem- 
plies. Un  jeune  paysan  paralytique  recouvra  l'usage  de  ses 
jambes  par  la  vertu  de  la  terre  apportée  du  Calvaire. 

Malgré  ces  prodiges,  dont  il  serait  difficile  d'apprécier 
l'authenticité ,  le  territoire  de  Fussale  renfermait  à  peine 
quelques  catholiques  ;  presque  tous  les  habitants  du  l)0urg 
et  des  environs  appartenaient  au  schisme  des  donatistes. 
La  piété  d'Augustin  en  était  vivement  affligée.  Les  pre- 

1  Cité  de  Dieu,  liv.  XXII,  chap.  viii. 


244  SAINT  AUGUSTIN. 

miers  prêtres  catholiques  envoyés  à  Fussale  avaient  reçu 
d'horribles  traitements;  on  les  avait  dépouillés,  battus, 
estropiés  ;  quelques  uns  avaient  eu  les  yeux  crevés ,  d'au- 
tres avaient  perdu  la  vie.  Après  des  miracles  de  zèle  et  de 
courage  de  la  part  d'Augustin  et  de  ses  coopérateurs , 
presque  tout  le  pays  de  Fussale  était  rentré  dans  le  bercail 
catholique.  Pour  que  les  intérêts  religieux  de  Fussale  fus- 
sent mieux  gouvernés ,  Augustin  jugea  nécessaire  d'y  éta- 
blir un  évèque  ;  il  jeta  les  yeux  sur  un  prêtre  de  son  clergé 
qui  savait  la  langue  punique,  avantage  important  pour  des 
populations  dont  une  portion  ignorait  ou  entendait  mal  le 
latin  ;  ce  prêtre  accepta  le  nouveau  siège.  Augustin  écrivit 
au  primat  de  la  province  pour  le  prier  de  venir  faire  l'or- 
dination épiscopule;  le  primat  arriva;  et  quand  tout  fut 
prêt,  le  prêtre  désigné  changea  d'avis  et  avertit  qu'on 
choisit  un  autre  sujet  pour  le  siège  de  Fussale.  Le  primat 
était  accouru  de  fort  loin  ;  Augustin ,  ne  voulant  pas  que 
ce  vovage  fût  inutile  et  que  les  catholiques  de  Fussale  res- 
tassent plus  longtemps  sans  pasteur,  proposa  pour  la  di- 
gnité épiscopale  un  jeune  homme  élevé  dès  son  enfance 
sous  ses  yeux,  mais  non  encore  éprouvé  dans  la  déricature; 
ce  jeune  homme  s'appelait  Antoine  et  n'était  encore  que 
lecteur.  On  n'avait  pu  connaître  jusque-là  que  les  appa- 
rences plutôt  que  le  fond  de  sa  vie.  Augustin,  comme  c'était 
alors  l'usage  catholique,  présenta  l'homme  de  son  choix 
à  l'approbation  des  fidèles  de  Fussale  ;  le  choix  fut  accepté 
sur  la  parole  d'Augustin,  et  le  primat  de  Numidie  ordonna 
prêtre  et  évéque  le  lecteur  Antoine. 

Augustin  n'avait  pas  apporté  dans  son  choix  assez  de 
prudence  ,  et  ne  tarda  pas  à  s'en  repentir.  Des  mœurs  qui 
semblaient  déréglées,  la  violation  des  lois  de  l'équité,  exci- 
tèrent contre  Antoine  les  plaintes  de  son  troupeau.  Traduit 
devaut  un  tribunal  d'évêques,  Antoine  ne  fut  pas  suilisam- 


CHAPITRE  XLVIl.  2i5 

ment  convaincu  du  crime  d'immoralité  ;  mais  quelques-uns 
des  faits  contraires  à  la  justice  se  trouvèrent  prouvés.  Au- 
gustin le  força  de  restituer  ce  qu'il  avait  pris  ;  toutefois  on 
ne  déposa  point  l'évèque  de  Fussale  ;  on  se  borna  à  une  in- 
terdiction :  la  jeunesse  d'Antoine  faisait  espérer  un  retour 
vers  l'esprit  du  sacerdoce.  La  sentence  d'Augustin  et  de 
ses  collègues ,  quoique  pleine  de  douceur,  avait  déplu  à 
Antoine;  il  voulait  qu'on  lui  enlevât  la  dignité  d'évêque, 
ou  qu'on  le  laissât  dans  son  siège  de  Fussale.  Ses  artifices 
avaient  gagné  le  vieux  primat  de  Numidie,  qui  s'était  laissé 
aller  jusqu'à  recommander  sa  cause  au  pape  Boniface.  Le 
primat ,  induit  en  erreur,  attestait  l'innocence  d'Antoine  ; 
Boniface,  ainsi  trompé,  donna  ordre  qu'on  le  rétablît  dans 
ses  fonctions.  Les  habitants  de  Fussale,  courroucés  contre 
leur  évéque,  résistèrent  à  la  décision  de  Rome;  on  les  me- 
naça de  leur  imposer  la  sentence  du  Siège  apostolique  par 
la  force  des  armes.  Ce  fut  alors  que  les  catholiques  de  Fus- 
sale songèrent  à  s'adresser  au  pape  Célestin ,  qui  venait  de 
succéder  à  Boniface.  Augustin  appuya  d'une  lettre  au  sou- 
verain pontife  leurs  respectueuses  doléances. 

La  décision  de  Boniface  était  conditionnelle;  il  l'avait 
soumise  à  la  parfaite  exactitude  des  faits  portés  à  son  tri- 
bunal. L'évèque  d'Hippone  ,  en  rétablissant  toute  la  vérité 
dans  sa  lettre  '  à  Célestin,  donnait  à  l'affaire  d'Antoine  une 
face  nouvelle.  Il  peignit  la  situation  des  habitants  de  Fus- 
sale ,  livrés  aux  violentes  rancunes  de  l'évèque  interdit , 
menacés  des  plus  terribles  vengeances ,  et  les  recommanda 
au  souverain  pontife ,  au  nom  du  sang  de  Jésus -Christ,  au 
nom  de  la  mémoire  de  saint  Pierre,  qui  avertit  les  pasteurs  de 
ne  pas  exercer  sur  leurs  frères  une  tyrannique  domination. 
Le  bon  Augustin  recommandait,  non-seulement  les  catho- 

1  Lettre  CGXIX. 


24«  SAINT  AUGUSTIN. 

liques  de  Fussale ,  ses  enfants  en  Jésus  -  Christ ,  mais  encore 
Antoine  leur  évêque,  qui  était  aussi  son  fils  en  Jésus-Christ. 
Il  trouve  tout  simple  que  les  fidèles  de  Fussale  se  soient 
plaints  à  Rome  du  mauvais  choix  qu'il  avait  fait ,  et  ne  leur 
en  veut  aucun  mal.  Ce  qu'Augustin  demande  de  toute  son 
âme ,  avec  une  grande  inquiétude  et  un  profond  sentiment 
de  tristesse,  c'est  que  la  justice  et  la  charité  de  Célestin 
viennent  au  secours  des  chrétiens  de  Fussale ,  ramenés  de- 
puis peu  à  la  foi  catholique.  La  fin  de  cette  lettre  nous  fait 
comprendre  tout  ce  qui  se  passait  alors  dans  le  cœur  du 
grand  évéque  d'Hippone. 

«  Pour  moi,  dit-il  au  pape  Célestin,  je  le  déclare  à  Votre 
«  Sainteté ,  au  milieu  des  angoisses  de  l'affliction ,  si  je 
«  voyais  cette  Église  de  Jésus-Christ  (l'Église  de  Fussale) 
«  ravagée  par  un  homme  que  mon  imprudence  a  fait 
«  évéque,  si  je  la  voyais  périr  avec  celui  qui  serait  la 
«  cause  de  ce  malheur ,  je  «énoncerais  ,  je  le  ckois  ,  a 
«  l'épiscopat  pour  ne  plus  songer  qu'a  pleurer  ma 
«  faute.  Je  me  souviens  de  cette  parole  de  l'Apôtre  :  Si 
«  nous  nous  jugions  nous- mêmes ,  nous  ne  serions  pas  jugés 
«  de  Dieu.  Je  me  jugerai  donc  moi-même,  afin  que  Celui 
«  qui  viendra  juger  les  vivants  et  les  morts  me  pardonne. 
«  Si ,  au  contraire ,  votre  charité  délivre  de  leurs  ter- 
<(  reurs  les  memhres  de  Jésus  Christ  qui  sont  dans  cette 
«  contrée ,  et  que  vous  consoliez  ma  vieillesse  par  un  acte 
«  aussi  juste  que  miséricordieux ,  Celui  qui  nous  aura 
«  tiré  par  vous  de  ces  angoisses ,  et  qui  vous  a  placé 
«  sur  le  siège  apostolique ,  vous  en  récompensera  et  vous 
«  rendra  le  hien  pour  le  bien  dans  ce  monde  et  dans 
«  l'autre.  » 

Avec  quelle  rigueur  ce  grand  homme  se  jugeait  !  comme 
il  est  admirable  dans  son  projet  de  quitter  l'épiscopat  pour 
iûicr  pleurer  sa  faute  l  Cette  faute,  la  seule  qu'Augustin  ait 


CHAPITHE  XLVII.  2i7 

pu  se  reprocher  durant  trente -cinq  ans  d'ëpiscopat ,  est 
tournée  à  sa  gloire. 

Le  pape  Celcstin  rendit  un  arrêt  conforme  aux  désirs  de 
révêque  d'Hippone.  Antoine  cessa  de  remplir  à  Fussale 
toute  fonction  épiscopale  :  l'église  de  ce  bourg  rentra  sous 
le  gouvernement  d'Augustin.  Les  bénédictins  ont  remarqué 
sur  la  liste  des  évoques  de  JXumidie  un  évèque  de  Fussale 
appelé  Melior;  ce  qui  prouverait  qu'Antoine  eut  un  succes- 
seur à  un  intervalle  plus  ou  moins  éloigné  de  l'événement 
dont  l'Afrique  et  Rome  s'étaient  occupées.  La  question  des 
appels  à  Rome  s'offrait  de  nouveau  dans  l'affaire  d'Antoine 
de  Fussale  ;  mais  l'Afrique  chrétienne  demeurait  sur  ce 
point  dans  un  provisoire  qui  datait  de  l'affaire  d'Apiarus  et 
qui  ne  cessa  qu'en  426. 

Augustin ,  qui  avait  vu  des  maisons  religieuses  à  Rome 
et  il  Milan ,  fut  le  père  de  la  vie  monastique  en  Afrique  ;  il 
vécut  lui-même  comme  un  cénobite ,  depuis  sa  conversion 
jusqu'à  sa  mort,  ainsi  que  nous  l'avons  déjà  remarqué.  Les 
premières  communautés  d'Hippone  naquirent  du  zèle  d'Au- 
gustin :  1  eaucoup  d'autres  communautés ,  faites  à  leur 
image ,  s'étendirent  rapidement  sur  le  sol  africain,  il 
semble  que  les  ardentes  natures  de  ces  contrées  étaient 
peu  propres  à  fléchir  sous  le  régime  du  cloître;  mais  la 
merveille  du  génie  évangélique,  c'est  de  triompher  si  com- 
plètement des  plus  âpres  et  des  plus  indomptables  carac- 
tères. Les  riches ,  inspirés  par  la  foi ,  s'empressaient  de 
donner  des  terres  et  des  jardins ,  d'élever  des  abris  et  des 
sanctuaires  pour  les  vocations  pieuses  ;  ce  qui  faisait  dire 
à  Augustin  que  les  cèdres  même  du  Liban  s'estimaient 
heureux  de  recueillir  sous  leur  ombrage  ces  petits  oiseaux, 
ces  pauvres  qui  avaient  tout  quitté  pour  Jésus-Christ  et  la 
vie  commune. 

Hippone  possédait  un  monastère  de  femmes,  monastère 


248  SAINT  AUGUSTIN. 

de  prédilection  pour  le  grand  évêque;  il  l'avait  planté, 
selon  son  expression ,  pour  être  le  jardin  du  Seigneur  ;  une 
de  ses  sœurs  en  avait  été  la  supérieure.  C'est  dans  ce  mo- 
nastère ,  longtemps  sa  consolation  au  milieu  des  tempêtes 
de  sa  vie  d'évêque,  qu'éclatèrent  de  graves  discussions.  La 
communauté  se  révolta  contre  la  supérieure ,  Félicité  ,  qui 
avait  succédé  à  la  sœur  d'Augustin;  les  vierges  d'Hippone 
adressèrent  une  supplique  au  saint  évêque  pour  qu'il  leur 
donnât  une  autre  mère  ;  elles  le  conjuraient  aussi  de  venir 
les  visiter.  Augustin  refusa  d'accueillir  cette  double  prière 
et  s'en  expliqua  dans  une  lettre  '  qu'il  écrivit  à  la  commu- 
nauté. Saint  Vaul  disait  aux  Corinthiens  :   «  C'est  pour 
«  vous  épargner  que  je  n'ai  pas  voulu  aller  à  Corinthe.  » 
C'est  aussi  pour  épargner  la  communauté  coupable  de  dés- 
obéissance qu'Augustin  a  refusé  de  la  visiter;  il  craignait 
d'avoir  tristesse  sur  tristesse,  selon  les  paroles  mêmes  de 
l'Apôtre.  Au  lieu  de  montrer  son  visage  aux  hôtes  du  mo- 
nastère ,  il  a  mieux  aimé  répandre  son  cœur  devant  Dieu  en 
leur  intention,  et  traiter  l'affaire  non  avec  ces  religieuses 
par  des  paroles,  mais  avec  Dieu  par  des  larmes.  Ce  qui  fai- 
sait sa  joie  s'est  changé  en  deuil  ;  quand  le  spectacle  des 
maux  de  la  terre  attristait  et  agitait  trop  son  âme ,  la  douce 
paix,  l'union  vertueuse ,  la  sainteté  de  ce  monastère,  deve- 
naient pour  lui  un  repos  béni;  et  maintenant  c'est  delà  que 
lui  vient  l'affliction.  Tandis  qu'il  avait  la  consolation  de 
voir  rentrer  les  donatistes  dans  l'unité ,  il  lui  faut  pleurer 
le  schisme  d'un  monastère  qui  lui  était  cher.  Augustin , 
dans  sa  lettre ,  fait  sentir  quelle  est  cette  femme  contre  la- 
quelle de  capricieuses  préventions  se  sont  armées  ;  depuis 
un  grand  nombre  d'années ,  elle  a  persévéré  dans  la  sainte 
vie  du  monastère  ;  elle  a  vu  la  maison  grandir  et  monter  au 

i  Lettre  CCXI. 


CHAPITRE  XLVII.  249 

point  qu  elle  a  maintenant  atteint  ;  elle  a  reçu  et  vu  croître 
sous  ses  yeu\  maternels  toutes  les  vierges  qui  sollicitent 
son  départ  ,•  toutes  ont  été  instruites  et  formées,  toutes  ont 
pris  le  voile  sous  sa  direction.  Augustin  les  invite  vive- 
ment à  revenir  à  la  paix  de  Jésus -Christ,  à  ne  pas  s'aban- 
donner à  quelque  violent  dépit  ;  il  faut  qu'elles  imitent  les 
larmes  de  saint  Pierre ,  et  non  pas  le  désespoir  du  mauvais 
apôtre. 

Pour  diriger  le  monastère  dans  les  voies  droites,  et  pré- 
venir tout  désordre  à-l'avenir  ,  Augustin  transmit  aux  reli- 
gieuses d'Hippone  des  règlements  dont  il  ordonna  l'exécu- 
tion. Ils  sont  connus  dans  l'univers  catholique  sous  le  nom 
de  Règle  de  Saint-Augustin.  Kous  n'avons  point  aies  repro- 
duire ici;  on  les  trouvera  partout.  C'est  un  modèle  de  légis- 
lation monastique  où  tout  est  admirablement  prévu.  Cette 
Règle,  si  profondément  sage  et  si  complète,  a  eu  dans  sa 
destinée  quelque  chose  des  œuvres  de  Dieu.  A  l'époque  où 
l'évéque  d'Hippone  l'écrivait,  des  rois,  des  empereurs,  des 
conseils  du  peuple,  aux  quatre  parties  de  la  terre,  dictaient 
aussi  des  lois  :  depuis  quatorze  siècles,  d'autres  puissances, 
appuyées  sur  le  glaive  de  la  violence  ou  sur  l'amour  des 
nations,  ont  fait  aussi  des  lois.  Que  sont  devenues  la  plu- 
part de  ces  législations  promulguées  dans  un  appareil  so- 
lennel, et  qui  avaient  la  prétention  de  durer  autant  que  les 
astres?  Elles  sont  tombées  au  fond  de  je  ne  sais  quel  sé- 
pulcre ,  et  n'ont  pas  plus  de  force  et  d'autorité  que  la  pous- 
sière des  morts,  ^^ul  peuple,  nulle  créature  humaine  ne 
s'y  soumet,  nul  regard  humain  n'y  prend  garde.  Parfois 
seulement  quelque  esprit  curieux  s'en  va  fouiller  dans  la 
poudre  séculaire ,  comme  en  visitant  les  ruines  des  cités 
antiennes  on  soulève  la  pierre  des  tombeaux  pour  y  chercher 
quelque  relique,  quelque  image  d'un  passé  lointain.  Telle 
n'a  point  été  la  destinée  de  la  Règle  de  Saint-Augustin,  cette 


250  SAINT  AUGUSTIN. 

Règle  dictée  en  un  moment  de  recueillement  dans  la 
chambre  d'un  évèque.  Après  avoir  régi  la  communauté 
d'Hippone  et  d'autres  communautés  africaines,  elle  a  passé 
les  mers ,  traversé  les  royaumes ,  et  puis  traversé  les  âges  , 
servant  de  législation  à  une  foule  de  sociétés  religieuses 
qu'enfantait  le  zèle  chrétien.  INous  avons  compté  plus  de 
cinquante  ordres  religieux  '  établis  sous  la  Règle  de  Saint- 
Augustin.  D'illustres  et  saints  fondateurs  d'ordres,  de  di- 
verses époques ,  réfléchissant  devant  Dieu  sur  cette  grande 
chose  qu'on  appelle  l'établissement  d'un  ordre ,  n'avaient 
trouvé  rien  de  mieux  à  faire  que  d'adopter  la  Règle  du 
docteur  africain.  Saint  Dominique,  chef  d'une  milice  si 
fameuse ,  cette  âme  sublime  dont  un  prêtre  éloquent  '  a 
repris  l'œuvre  parmi  nous ,  ne  craignit  point  de  choisir  la 
législation  augustinienne.  C'est  que  le  grand  homme  afri- 
cain est  allé  jusqu'au  fond  de  l'âme  humaine  ;  c'est  qu'il  a 
bien  connu  notre  nature,  nos-infirmités  et  nos  besoins  ;  les 
lois  qui  sont  l'expression  de  telles  vérités  sont  d'une  con- 
stante application.  A  l'heure  où  nous  écrivons,  et  malgré 
les  ravages  d'un  demi -siècle  de  révolutions,  combien  de 
communautés  en  Europe  ont  encore  pour  invisible  chef 

'  Lancilot,  à  la  fin  de  sa  monographie  de  saint  Augustin,  donne  un  ta- 
liloau  de  tous  les  couvents  du  monde  qui  ont  suivi  la  Règle  de  l'évèque 
d'Hippone.  Mais  il  faut  voir  surtout,  dans  V Histoire  des  ordres  religieux. 
pai'  le  P.  Hélyot ,  les  différentes  congrégations  qui  suivent  la  Règle  de  Saint- 
Augustin,  et  les  ordres  militaires  compris  sous  cette  Règle.  Tomes  111  et  IV. 
Paris,  1715.  Voyez  aussi  le  Chandelier  d'or  ou  Chronique  des  prélats  q{  reli- 
gieux qid  suivent  la-Règle  de  Saint-Augustin,  par  le  P.  Atlianase  de  Sainte- 
Agnès,  augustiu  déchaussé.  !n-4o.  Lyon,  ir.43.  Histoire  de  saint  Augustin, 
fondateur  des  Clercs  réguliers  et  des  Ermites  dits  Augustins ,  tome  I  de 
l'Histoire  des  ordres  religieux,  par  Hermant.  In-12.  Rouen,  1710. 

Des  savants  ont  examiné  la  question  de  savoir  si  saint  Augustin  a  été 
moine  et  s'il  a  institué  des  religieux.  Notre  lecteur  est  en  mesure  de  résoudre 
cette  question  ;  il  a  vu  que  saint  Augustin,  depuis  son  retour  en  Afrique ,  a 
toujours  vécu  de  la  vie  monastique,  et  que  des  communautés  se  formèrent  à 
Hippone  sous  la  direction  du  saint  évèque. 

'i  Le  P.  I.acordaire. 


CHAPITRE  XLVIII.  251 

l'admirable  Augustin  !  Et  si  Dieu  bénit  nos  armes  en  Afri- 
que ,  sans  doute  la  Règle  glorieuse  fleurira  sur  les  débris 
d'Hipponcct  le  christianisme  reprendra  son  œuvre  au  lieu 
doù  la  barbarie  lavait  exilé. 


CHAPITRE    XLVIII 

Les  reliques  de  saint  Etienne  à  Hippone.  —  Histoire  de  Paul  et  de  Palladie. 
—  Election  d'Heraclius ,  successeur  de  saiut  Augustin. 

424-425-426 

Nous  avons  parlé  ailleurs  '  de  la  découverte  des  reliques 
de  saint  Etienne  aux  environs  de  Jérusalem ,  sous  Tépisco- 
pat  de  Jean ,  le  même  dont  le  nom  a  figuré  dans  la  question 
pélagienne.  Cette  découverte  fut  un  grand  événement  dans 
le  monde  chrétien.  Chaque  église  ambitionnait  la  posses- 
sion de  quelques  restes  du  premier  martyr.  L'Église  d'Hip- 
pone  en  obtint  une  riche  part;  l'universelle  et  glorieuse 
renommée  de  son  évêque  lui  valut  ce  trésor.  Le  jour  de 
l'arrivée  des  reliques  fut  un  jour  de  fête;  la  piété  du 
peuple  d' Hippone  en  était  vivement  excitée.  Augustin 
prononça  un  sermon  pour  la  réception  des  restes  précieux. 
11  les  fit  placer  dans  une  chapelle  de  son  église  :  quatre  vers 
inscrits  sur  la  voûte  de  la  chapelle  -  avertissaient  de  rap- 
porter à  Dieu  seul  les  miracles  opérés  par  l'intercession  et 
les  reliques  du  martyr  de  Jérusalem.  La  basilique,  qui 
jusque-là  s'était  appelée  basilique  de  la  Paix,  prit  le  nom 
de  Saint -Etienne.  La  dévotion  à  l'illustre  diacre  lapidé 
devint  grande  à  Hippone  ;  le  culte  pour  le  martyr  saisit  les 
vives  imaginations  de  ce  pays.  C'est  en  424  que  les  saintes 
reliques  étaient  arrivées  :  en  moins  de  deux  ans,  soixante- 

1  Histoire  de  Jérusalem,  t.  II. 

2  Serm.  CCGXVIII  de  saint  Augustiu. 


252  SAINT  AUGUSTIN. 

dix  mémoires  ou  récits  constatèrent  soixante-dix  miracles  ; 
ces  mémoires  étaient  faits  par  ceux-là  mêmes  qui  avaient 
senti  les  miraculeuses  influences;  le  saint  évêque  l'avait 
ainsi  ordonné  afin  de  pouvoir  publier  ces  récits  '.  Saint 
Augustin  semble  n'afiBrmer  que  trois  résurrections  et  la 
guérison  merveilleuse  de  Paul  et  de  sa  sœur  Palladio.  Il  fut 
témoin  oculaire  de  ce  dernier  et  double  prodige ,  et  tout  le 
monde  à  Hippone  put  l'attester  aussi.  Voici  en  deux  mots 
cette  histoire. 

Une  veuve  de  Césarée  en  Cappadoce  avait  maudit  ses 
dix  enfants  pour  les  punir  de  leurs  outrages  ;  la  malédic- 
tion maternelle  était  montée  jusqu'au  ciel,  et  les  dix  en- 
fants avaient  été  saisis  d'horribles  tremblements  dans  leurs 
membres.  Ne  pouvant  supporter  les  regards  de  leurs  con- 
citoyens ,  ces  malheureux  s'en  allèrent  à  travers  l'univers 
romain.  Deux  d'entre  eux  ,  un  frère  et  une  sœur,  Paul  et 
Palladio,  arrivèrent  à  Hippone.  Admis  aux  pieds  du  saint 
évêque,  ils  lui  annoncèrent  qu'ils  l'avaient  vu  tous  les  deux 
en  songe  sous  les  traits  d'un  vénérable  personnage  en  che- 
veux blancs,  et  environné  de  lumière  ;  ils  ajoutèrent  qu'ils 
avaient  vu  Augustin  tel  qu'il  leur  apparaissait  en  ce  mo- 
ment :  un  songe  les  conduisait  donc  à  Hippone.  On  était 
alors  à  quinze  jours  avant  Pâques  (  4.25  ).  Chaque  jour  Paul 
et  Palladio  visitaient  la  chapelle  du  glorieux  Etienne,  et  le 
suppliaient  d  obtenir  de  Dieu  qu'il  leur  rendit  la  santé. 
Dans  les  rues  d'Hippone  tous  les  yeux  se  portaient  sur  les 
deux  jeunes  maudits,  qui  racontaient  la  cause  de  leur  mal- 
heur. Le  jour  de  Pâques,  au  matin ,  lorsque  déjà  la  foule 
inondait  la  basilique,  Paul  en  prière  se  tenait  attaché  à  la 
balustrade  de  la  chapelle  de  saint  Etienne  :  tout  à  coup  il 
tombe  et  demeure  étendu  comme  un  homme  endormi;  ses 

I  Cité  ftf  Dieu,  liv.  XXII,  cli.ap.  vui. 


CHAPITRE  XLVllI.  2»3 

membres  restent  en  repos,  ce  qui  ne  lui  arrivait  pas  aupa- 
ravant, même  durant  son  sommeil.  La  stupeur,  l'effroi,  la 
pitié  saisissent  la  multitude  des  assistants  ;  on  convient 
d'attendre  le  dénoùmeut  de  cette  scène  et  de  ne  pas  tou- 
cher le  corps  de  Paul.  Mais  voilà  que  le  jeune  homme  se 
lève,  marche  et  ne  tremble  plus;  l'intercession  de  saint 
Etienne  venait  de  le  guérir.  Alors  des  cris  jo}eux  reten- 
tissent dans  l'église  ;  on  court  avertir  Augustin  ,  qui  déjà 
s'avançait.  Paul  se  présente  au  milieu  des  acclamations  et 
du  tumulte ,  s'incline  aux  genoux  de  l'évèque ,  qui  l'em- 
brasse. Augustin  salue  le  peuple,  et  des  cris  d'allégresse  et 
de  bruyantes  actions  de  grâces  lui  répondent.  Ce  jour-là  le 
sermon  d'Augustin  fut  court  ;  Dieu  venait  de  parler  :  il 
était  bon  de  laisser  le  peuple  tout  entier  à  l'éloquence  de 
l'œuvre  divine.  L'évèque  fit  dîner  Paul  avec  lui,  et  le  jeune 
homme  lui  raconta  son  histoire.  Peu  de  jours  après,  pen- 
dant que  l'évèque  faisait  lire  l'histoire  de  Paul  en  présence 
de  la  multitude  des  fidèles  et  en  présence  même  de  Paul  et 
de  PaUadie,  la  jeune  fille  de  Césarée  se  trouva  guérie  de  la 
même  manière  que  sou  frère.  Et  de  nouveaux  cris  religieux 
remplirent  la  basilique ,  et  de  nouvelles  larmes  coulèrent 
de  tous  les  yeux  '  ! 

Il  y  a  des  gens  qui  ne  permettent  pas  qu'on  leur  parle  de 
miracles  :  ce  sont  des  choses  qui  surpassent  leur  entende- 
ment ou  plutôt  leur  bonne  volonté.  Mais  il  faut  bien  y 
croire  quand  un  homme  comme  saint  Augustin  dit  :  J'ai 
vu,  et  quand  des  faits  qu'il  est  impossible  d'expliquer 
naturellement  s'accomplissent  sous  les  yeux  de  toute  une' 
ville  ! 

A  mesure  que  les  jours  s'accumulaient  sur  sa  tète  et  que 
le  terme  de  la  vie  semblait  approcher,  Augustin  était  pré- 

I  Cité  fie  Dieu,  liv.  XXII,  chaii.  vm. 


254  SAINT  AUGUSTIN. 

occupé  de  la  partie  de  ses  travaux  encore  inachevée ,  pré- 
occupé surtout  des  imperfections  qui  pouvaient  se  ren- 
contrer dans  ses  ouvrages  si  nombreux.  Il  songea  donc  à 
réserver  le  peu  d'années  qui  lui  restaient  pour  faire  ce  que 
nul  autre  n'aurait  pu  accomplir,  et  à  se  donner  un  succes- 
seur qui,  dès  ce  moment,  le  soulageât  d'une  portion  du 
fardeau  épiscopal.  Le  grand  docteur  se  proposait  dès  lors 
une  revue  de  ses  livres,  dont  nous  parlerons  un  peu  plus 
tard. 

Un  dimanche,  c'était  le  24  septembre  426,  une  foule 
plus  nombreuse  que  de  coutume  remplissait  l'église  de  la 
Paix  à  Hippone  ;  deux  évèques  ,  Eeligien  et  Martinien ,  les 
prêtres  Saturnin ,  Leporius ,  Barnabe ,  Fortunatius ,  Rus- 
tique, Lazare,  Heraclius  et  tout  le  clergé  de  la  ville  étaient 
présents.  On  avait  été  averti  des  intentions  d'Augustin.  Au 
milieu  de  cette  grande  assemblée,  l'illustre  vieillard ,  pre- 
nant la  parole ,  commença  par  dire  qu'aux  diverses  saisons 
de  la  vie  on  espère,  mais  qu'à  la  dernière  saison  on  n'espère 
plus.  «  Je  suis  arrivé  dans  cette  ville  à  la  vigueur  de  l'âge, 
«  continua- 1- il  ;  je  fus  jeune,  et  me  voilà  vieux.  Je  sais 
«  qu'après  la  mort  des  évêques  les  ambitions  et  les  con- 
«  tcstations  troublent  souvent  les  Eglises;  je  dois,  autant 
«  qu'il  est  en  moi,  épargner  à  cette  ville  ce  qui  a  fait  plus 
«  d'une  fois  le  sujet  de  mes  afflictions.  Comme  votre  cha- 
«  rite  l'a  su,  je  suis  allé  récemment  à  Milève;  nos  frères  et 
«  les  serviteurs  de  Dieu  qui  sont  là-bas  m'avaient  appelé. 
«  La  mort  de  mon  frère  et  collègue  Sévère  faisait  craindre 
«  une  émotion  populaire.  Je  suis  donc  allé  à  Milève,  et  la 
«  miséricorde  de  Dieu  ayant  béni  mes  efforts ,  on  a  reçu 
«  avec  une  grande  paix  le  successeur  que  Sévère  avait 
«  désigné  de  son  vivant  :  le  peuple  a  accueilli  le  désir  de 
«  révoque ,  du  moment  qu'il  en  a  eu  connaissance.  Ce- 
«  pendant  quelques  fldèles  se  montraient  mécontents  que 


CHAPITRE  XLVni.  2S5 

«  Sévère  se  fût  borné  à  désigner  son  successeur  à  son 
«  clergé  au  lieu  de  le  désigner  aussi  au  peuple.  Que  dirai - 
«  je  de  plus!  Grâce  à  Dieu,  la  tristesse  s'en  est  allée  pour 
«  faire  place  à  la  joie  ,  et  le  choix  de  Sévère  a  été  accepté. 
«  Quant  à  moi,  ne  voulant  exciter  les  plaintes  de  per- 
«  sonne,  je  viens  vous  déclarer  à  tous  ma  volonté,  que  je 
«  crois  être  celle  de  Dieu  :  je  veux  pour  successeur  le 
«  prêtre  Heraclius  '.  » 

A  peine  ces  derniers  mots  furent  prononcés ,  que  le 
peuple  s'écria  :  Rendona  grâces  à  Dieu!  Louanges  au  Christ! 
Ces  cris  furent  répétés  vingt- trois  fois.  Christ,  exaucez- 
nous,  prolongez  la  ine  (T Augustin!  Le  peuple  répéta  cette 
prière  seize  fois.  11  dit  huit  fois  à  Augustin  :  Vous  pour 
père ,  vous  pour  évêque  ! 

Lorsque  les  acclamations  eurent  cessé ,  Augustin  pour- 
suivit ainsi  :  «  Il  n'est  pas  besoin  que  je  loue  Heraclius; 
«  j'aime  sa  sagesse  et  j'épargne  sa  modestie.  11  suffit  que 
«  vous  le  connaissiez  ;  quand  je  le  demande  pour  succes- 
<t  seur,  je  sais  que  vous  le  désirez  aussi  ;  si  je  l'avais  ignoré, 
«  vos  acclamations  d'aujourd'hui  me  l'auraient  prouvé. 
«  Voilà  donc  ce  que  je  veux ,  voilà  ce  que  je  demande  à 
«  Dieu  avec  d'ardentes  prières  malgré  le  froid  de  mes 
«  vieux  ans.  Je  vous  exhorte,  vous  avertis  ,  vous  conjure 
«  de  le  demander  avec  moi ,  afin  que,  la  paix  du  Christ 
«  unissant  toutes  nos  pensées ,  Dieu  confirme  ce  qu'il  a 
«  opéré  en  nous.  Que  Celui  qui  m'a  envoyé  Heraclius  ,  le 
«  garde,  le  conserve  sain  et  sauf  et  sans  crime ,  pour  qu'a- 
«  près  avoir  fait  la  joie  de  ma  vie  il  me  remplace  après  ma 
«  mort.  Vous  le  voyez,  les  notaires  de  l'Église  recueillent 
«  ce  que  nous  disons ,  ce  que  vous  dites  :  mes  paroles  et 
«  vos  acclamations  ne  tombent  point  à  terre.  Pour  parler 

1  Quelques  éditions  porteut  Eradius. 


256 


SAINT  AUGUSTIN. 


«  plus  clairement ,  ce  sont  des  actes  ecclésiastiques  que 
«  nous  faisons  en  ce  moment,  et  par  là  je  veux  confirmer 
«  ma  volonté  autant  qu'il  est  au  pouvoir  de  riiomme.  » 

Alors  le  peuple  s'écria  trente-six  fois  :  Rendons  grâces  à 
Dieu  !  Louanges  au  Christ  !  Il  répéta  treize  fois  :  Christ , 
exaucez -nous,  prolongez  la  vie  d'Augustin!  Il  répéta  huit 
fois  :  Vous  pour  père ,  vous  pour  évêque  !  11  répéta  vingt  fois  : 
//  est  digne  et  juste  !  Le  peuple  répéta  cinq  fois  :  Il  a  bien 
mérité ,  il  est  bien  digne  ! 

Augustin  ayant  de  nouveau  invité  les  fidèles  à  prier 
Dieu  pour  la  confirmation  de  leur  volonté  et  de  la  sienne , 
le  peuple  répondit  par  seize  fois  :  Nous  vous  rendons  grâces 
de  votre  choix.  11  dit  douze  fois  :  Que  cela  se  fasse ,  et  six 
fois  :  Vous  pour  père,  Heraclius  pour  évêque.  Augustin  fit 
remarquer  qu'il  avait  ét(^  ordonné  évêque  du  vivant  de 
Valère,  dont  il  fut  le  coadjuteur,  que  cette  ordination  avait 
été  contraire  à  un  décret  du  concile  de  ]Nicée  qui  lui  était 
inconnu,  et  que  pareille  chose  ne  devait  pas  se  faire  pour 
Heraclius.  Le  peuple  répondit  par  ces  mots  treize  fois 
répétés  :  Rendons  grâces  à  Dieu  !  Louanges  au  Christ  ! 

Le  saint  vieillard  rappela  qu'on  devait ,  d'après  une  pro- 
messe positive,  le  laisser  libre  cinq  jours  de  la  semaine  pour 
faire  sur  les  Écritures  un  travail  dont  l'avaient  chargé  les 
Pères  des  conciles  de  JNumidie  et  de  Carthage.  Un  acte  dont 
lecture  fut  faite  et  des  acclamations  semblaient  assurer  à 
Augustin  le  loisir  convenu  ;  mais  le  peuple  ne  tarda  pas  à 
oublier  sa  promesse  :  il  avait  continué  à  ravir  à  l'évèque 
les  heures  du  matin  et  de  l'après-midi.  Augustin  suppliait 
donc  qu'on  s'adressât  désormais  à  Heraclius.  Nous  vous  ren- 
dons grâces  de  votre  choix,  ce  fut  la  réponse  du  peuple  vingt- 
six  fois  répétée.  Augustin  redit  bien  au  peuple  que  ses 
conseils  ne  manqueront  pas  à  Heraclius,  et  que  le  loisir  dont 
il  va  jouir  ne  sera  point  un  temps  donné  au  repos.  Avant 


CHAPITRE  XLVIII.  287 

de  demander  la  signature  de  Tacle  d'élection,  l'évèque  en 
appelle  de  nouveau  et  pour  la  dernière  fois  au  jugement 
du  peuple,  et  des  acclamations  longtemps  répétées  reten- 
tissent dans  la  basilique  de  la  Paix.  Puis  Augustin  invite 
le  peuple  à  redoubler  de  ferveur  durant  le  saint  sacri- 
fice qui  va  commencer:  il  lui  demande  de  prier  pour 
l'Église  d'Hippone  ,  pour  lui  Augustin  et  pour  le  prêtre 
Heradius  \ 

Nous  avons  reproduit  cette  séance  du  24  septembre  426 
à  Hippone  avec  tous  les  caractères  qu'elle  présente  dans 
lacté  qui  fut  alors  dressé ,  et  dont  le  texte  ^  nous  est  par- 
venu. La  physionomie  des  anciens  âges  de  foi  évangélique 
s'y  révèle  tout  entière.  C'est  bien  là  une  séance  delà  répu- 
blique chrétienne  en  ces  temps  où  les  rois  de  la  terre  n"a- 
vaient  rien  à  voir  dans  le  choix  d'un  pasteur  spirituel. 
Combien  ce  spectacle  dut  être  attendrissant  et  beau!  Au- 
gustin, le  profond  génie,  l'oracle  des  conciles  africains,  le 
docteur  dont  le  monde  entier  révérait  la  pensée ,  se  pré- 
sente dans  cette  église  d'Hippone  qu'il  gouverne  depuis 
trente  et  un  ans,  et,  au  milieu  d'une  très- nombreuse 
assemblée  convoquée  comme  une  grande  famille ,  il  parle 
de  sa  jeunesse  écoulée  et  de  ses  vieux  ans  !  Il  ne  veut  pas 
qu'après  sa  mort  sa  chère  Église  d'Hippone  soit  troublée 
par  des  querelles  de  succession  épiscopale ,  et  soumet  à 


1  Nous  avons  lu,  dans  le  tome  \'  des  Œuvres  de  saint  Augustin  (édition 
des  Bénédictins  ),  un  sermon  du  prêtre  Heraclius,  prononcé  en  présence  du 
grand  évéque  d'Hippone.  Ce  sermon  avait  été  comme  une  épreuve  à  laquelle 
le  saint  docteur  crut  devoir  soumettre  la  capricité  de  celui  qu'il  désirait  pour 
successeur.  Il  est  écrit  avec  élégance  et  annonce  un  esprit  orné.  Heraclius 
s'étonnait  d'oser  parler  pendant  que  se  taisait  Augustin;  mais,  ajoutait-il , 
Augustin  ne  se  taira  point  si  le  disciple  ne  dit  que  ce  qu'il  aura  appris  du 
maître.  Ce  discours  est  comme  un  hymne  de  louange  en  l'honneur  de  saint 
Augustin.  Heraclius  souhaite  de  pouvoir  mettre  suffisamment  à  profit  tout  ce 
que  lui  a  enseigné  ce  grand  homme. 

2  Le  texte  de  cet  acte  forme  la  lettre  CCXIII.  Édit.  Bénéd. 

T.    II.  —   17 


288  SAINT  AUGUSTIN. 

l'approbation  solennelle  du  clergé  et  du  peuple  un  choix 
sur  lequel  il  a  longtemps  médité.  De  bruyantes  adhésions 
retentissent,  et  l'amour  du  peuple  pour  Augustin  s'exprime 
en  des  acclamations  touchantes.  Avec  quel  inexprimable 
intérêt  on  entend  le  grand  évéque  solliciter  de  son  peuple 
quelques  loisirs  pour  l'intervalle  qui  le  sépare  encore 
de  la  tombe,  et  lui  assurer  que  ces  loisirs  seront  bien 
occupes  ! 

Cette  séance  d'élection  épiscopale  dans  la  basilique 
d'Hippone  est  une  frappante  image  des  séances  du  sénat 
romain  lorsqu'il  nommait  lui-même  un  empereur  ;  l'armée 
qui,  à  l'ère  honteuse  des  Césars,  s'était  brutalement  accou- 
tumée à  donner  des  maîtres  à  l'univers  romain,  ayant  bien 
voulu  laisser  au  sénat  le  soin  de  désigner  le  successeur 
d'Aurélien,  ce  fut  Tacite,  auparavant  consul,  que  les  pères 
conscrits  élevèrent  à  l'empire ,  dans  la  séance  du  25  sep- 
tembre 275.  Après  que  le  sénat  lui  eut  décerné  l'autorité 
souveraine ,  Tacite  fit  remarquer  aux  pères  conscrits  qu'il 
était  déjà  au  penchant  de  la  vie  et  que  mieux  vaudrait  élire 
un  jeune  chef  capable  de  conduire  les  soldats  et  de  manier 
le  javelot.  Mais  ses  excuses  se  perdirent  dans  les  acclama- 
tions de  l'illustre  assemblée  ,  acclamations  diverses  et  répé- 
tées, constatées  avec  leur  nombre  dans  les  actes  publics, 
conime  dans  le  procès-verbal  de  l'élection  populaire  d'He- 
raclius ,  successeur  d'Augustin  ;  le  nombre  de  fois  est 
mentionné  pour  donner  plus  de  valeur  aux  actes  et  plus 
d'autorité  à  l'élection.  11  faut  citer  ici  le  passage  de  Flavius 
Vopiscus  ' ,  le  biographe  de  Tacite  :  «  Le  sénat  répondit 
«  par  ces  acclamations  :  Trajan  aussi  était  âgé  lorsqu'il 
«  monta  sur  le  trône  (dix  fois)  :  Adrien  y  parvint  vieux  (  dix 
«  fois);  et  Antonin  n  était  plus  jeune  lorsqu'il  l'obtint  (dix 

1  Histoire  auguste. 


CHAPITRE  XLVIII.  259 

((  fois).  N^avez-vous  pas  lu  '  ;  je  rcco)inais  les  cheveux  blancs 
«  et  la  barbe  blanche  du  roi  des  Romains?  (di.v  fois)  :  Qui 
«  mieux  qu'un  vieillard  sait  régner?  (  dix  fois  ).  IS^ous  ne  vous 
«  créons  pas  soldat,  mais  empereur  (vingt  fois).  Vous  ordon- 
«  nerez  aux  soldats  de  combattre  (trente  fois).  Vous  avez  de 
«  l'expérience  et  un  excellent  frère  (dix  fois).  Sévère  a  dit  que 
(I  c'était  la  tête,  et  non  les  pieds,  qui  commandait  (trente  fois). 
«  C'est  votre  àme  et  non  votre  corps  que  nous  chérissons  (vingt 
«  fois).  Auguste  Tacite,  les  dieux  vous  conservent.  » 

Il  est,  dit-on,  trois  choses  qu'Augustin  aurait  désiré  voir 
en  ce  monde  :  Rome  dans  sa  gloire,  Cicérou  à  la  tribune,  et 
saint  Paul  prêchant  ^  Quel  homme  ne  se  serait  point  estimé 
heureux  d'avoir  vu  de  tels  spectacles!  mais  il  nous  appar- 
tient dajouter  qu'un  des  spectacles  auxquels  nous  aurions 
aimé  à  assister  sur  la  terre,  c'est  celui  d'Augustin  faisant 
comme  son  testament  devant  le  peuple  d'Hippone  et  pre- 
nant pour  ainsi  dire  congé  de  ce  peuple  comme  évéque. 
Nous  aurions  voulu  voir  l'amour  de  cette  multitude  chré- 
tienne monter  vers  son  pasteur  avec  des  cris  et  des  larmes. 
Nous  aurions  voulu  être  témoin  de  l'émotion  de  ce  grand 
homme  lorsque ,  commençant  à  recueillir  en  ce  monde  le 
prix  de  ses  travaux  sublimes,  il  entendait  sortir  de  la 
bouche  du  peuple  ces  paroles  inspirées  par  le  respect ,  la 
reconnaissance  et  l'enthousiasme  :  Longue  vie  à  Augustin  ! 
C'est  vous,  Augustin  ,  que  nous  demandons  pour  père  et  pour 
évéque! 

*  Nosco  crines  incanaque  menta 

Régis  Romani (Virgile,  Enéide,  livre  VI.) 

2  Nous  n'avons  trouvé  ce  trait  dans  aucun  des  ouvrages  ni  dans  aucune 
des  lettres  de  saint  Augustin.  Il  est  rapporté  par  Lancilot  {Vie  de  saint  Au- 
gustin), et  aussi  par  Cornélius  à  Lapide,  qui  cite  Juste-Lipse  et  Ravisius.  Les 
versions  sont  différentes  :  dans  quelques-unes ,  au  lieu  de  Cicéron  à  la  iriljune. 
c'est  Jésus-Christ  conversant  avec  les  hommes  que  saint  Augustin  aurait 
voulu  voir. 


260  SAINT  AUGUSTIN. 


CHAPITRE    XLIX 

Les  livres  de  la  Doctrine  chrétienne. 
426 

Qui  de  nous  ne  s'est  senti  plus  léger,  plus  vivace  et  plus 
fort  en  respirant  Fair  des  montagnes?  Une  énergie  nou- 
velle se  répandait  en  nous  :  il  semblait  que  nous  aurions 
pu  nous  envoler  comme  les  oiseaux  qui  devant  nous  fen- 
daient l'espace.  Ainsi  l'application  aux  choses  élevées , 
l'air  qu'on  respire  au  sommet  des  grandes  questions  reli- 
gieuses et  philosophiques,  fortifient  l'intelligence  et  don- 
nent de  l'élan  à  la  pensée.  L'étude  des  prodigieux  travaux 
de  saipt  Augustin  est  comme  un  voyage  à  travers  les  mon- 
tagnes ;  elle  est  difficile  et  commande  d'intrépides  efforts  ; 
mais  l'esprit  y  gagne  de  la  puissance,  et  le  cœur  un  plus 
ardent  amour  pour  le  bien. 

Nous  aurions  pu  parler,  il  y  a  déjà  longtemps,  de  l'ou- 
vrage sur  la  Doctrine  chrétienne,  si  nous  avions  voulu 
prendre  ce  traité  tel  qu'il  parut  peu  d'années  après  l'épi- 
scopat  d'Augustin  ;  mais  c'est  en  426  que  cet  ouvrage  reçut 
son  complément;  le  docteur  en  était  resté  au  viugt- cin- 
quième chapitre  du  troisième  livre  ;  jetant  un  dernier  re- 
gard sur  l'œuvre  et  la  trouvant  imparfaite,  il  acheva  le 
troisième  livre  et  en  ajouta  un  quatrième.  Dans  la  Revue  de 
ses  livres  ',  il  se  reproche  d'avoir  avancé  comme  une  chose 
positive  que  Jésus,  fils  de  Syrach,  fut  l'auteur  de  la  Sagesse 
de  Salomon,  et  se  reproche  aussi  une  faute  de  mémoire  dans 
le  vingt-huitième  chapitre  du  deuxième  livre  de  la  Doctrine 
chrétienne,  en  citant  saint  Ambroise.  «  Les  trois  premiers 

1  Liv.  H,  chap.  iv. 


CHAPITRE  XLIX.  261 

«  livres,  dit  Augustin ',  servent  à  l'intelligence  des  Écri- 
«  tures,  et  le  quatrième  apprend  à  mettre  au  jour  les  véri- 
«   tes  divines  qu'on  aura  comprises.  » 

Dans  le  prologue  de  la  Doctrine  chrétienne ,  révoque 
d'Hippone  dit  à  ceux  qui  ne  comprendraient  point  l'utilité 
de  ses  instructions,  que  ce  ne  serait  pas  sa  faute  si,  voulant 
voir  la  lune  à  son  croissant  ou  h  son  décours  ,  ils  n'avaient 
pas  même  les  ycu.v  assez  bons  pour  découvrir  son  doigt  levé 
vers  l'astre  rayonnant  au  ciel.  Quant  à  ceux  qui ,  à  l'aide 
même  de  ces  préceptes ,  ne  pourraient  percer  les  obscurités 
(le  l'Écriture ,  Augustin  leur  fait  entendre  que  la  force  de 
leurs  regards  n'irait  qu'à  reconnaître  son  doigt  étendu 
pour  leur  montrer  les  astres,  et  non  pas  à  découvrir  les 
astres  mêmes. 

Un  passage  du  prologue  nous  fait  voir  à  quelle  hauteur 
morale  l'homme  était  placé  dans  la  pensée  d'Augustin. 
«  Toutes  choses ,  dit-il ,  pouvaient  se  faire  par  le  ministère 
«  d'un  ange;  mais  la  condition  humaine  serait  vile  si  Dieu 
«  paraissait  ne  pas  vouloir  communiquer  sa  parole  aux 
«  hommes  par  le  ministère  des  hommes.  Comment  ce  mot 
(I  serait-il  vrai  :  Le  temple  de  Dieu  est  saint ,  et  c'est  vous  qui 
«  êtes  ce  temple,  si  Dieu  ne  rendait  pas  ses  oracles  du 
«  temple  humain ,  et  s'il  voulait  tirer  du  ciel  et  faire  re- 
((  tentir  au  moyen  des  anges  tout  ce  qui  doit  être  enseigné 
«  aux  hommes?  Et  puis  cette  charité  qui  lie  les  hommes 
«  les  uns  aux  autres  par  le  nœud  de  l'unité  ne  saurait  plus 
«  comment  mêler  et  fondre  les  âmes  entre  elles  si  les 
((  hommes  n'avaient  rien  à  apprendre  aux  hommes.  »  Le 
prologue  nous  dit  aussi  que  de  quelque  intelligence  que 
parte  un  conseil  de  vérité,  on  doit  l'attribuer  à  Dieu  seul, 
(jui  est  la  vérité  immuable  :  personne  ne  possède  rien  en 
propre ,  si  ce  n'est  le  mensonge. 

1  Revue,  \i\'.  ll,chap.  iv. 


262  SAINT  AUGUSTIN. 

En  établissant  des  règles  pour  aider  à  l'intelligence  des 
livres  saints,  le  grand  docteur  ne  prétend  pas  qu'on  arrive 
à  la  compréhension  de  chaque  chose  de  l'Écriture,  et  lui- 
même  n'a  pas  l'ambition  d'y  atteindre;  il  a  déclaré  plus 
d'une  fois  qu'il  restera  toujours  beaucoup  à  apprendre 
dans  ce  champ  infini.  De  même  que  cinq  pains  suffirent 
aux  apôtres  pour  rassasier  des  milliers  d'hommes  affamés, 
ainsi  Augustin  espère  que  les  dons  de  Dieu  croîtront  en 
lui  à  mesure  qu'il  traitera  ces  difficiles  matières  :  il  es- 
père qu'une  merveilleuse  abondance  viendra  au  secours 
de  son  zèle. 

La  distinction  que  fait  le  grand  docteur  entre  les  choses 
dont  il  faut  jouir  et  celles  dont  il  faut  user  donne  lieu  au 
développement  d'idées  morales  plus  d'une  fois  reproduites 
dans  ses  ouvrages.  Il  s'agit  d'aspirer  au  bien  impérissable 
dans  cette  vie  mortelle  où  nous  vovageons  éloignés  de 
Dieu,  et  d'user  de  ce  monde  comme  d'un  moyen  de  nous 
élever  aux  grandeurs  invisibles  du  Créateur.  Avec  ces  dis- 
positions ,  on  ouvre  utilement  les  Livres  divins.  Après 
avoir  traité  des  choses  dans  son  premier  livre,  l'évèque 
traite  des  signes  dans  le  second.  La  parole  est  le  premier 
des  signes  ;  l'invention  des  lettres  lui  a  donné  de  la  fixité 
et  de  la  durée.  Les  Livres  saints ,  écrits  d  abord  dans  une 
seule  langue,  l'hébreu,  ont  fait  le  tour  de  l'univers  à  l'aide 
des  versions  en  langues  différentes.  L'obscurité  des  divines 
Écritures  dompte  l'orgueil  par  le  travail,  écarte  de  l'intel- 
ligence le  dégoût  :  l'intelligence  s'attache  peu  à  ce  qu'elle 
découvre  sans  peine.  Sept  degrés,  selon  notre  docteur, 
mènent  à  la  sagesse  renfermée  dans  les  Livres  saints  :  la 
crainte  de  Dieu,  la  piété,  la  science,  la  force,  le  conseil  et 
la  pureté  du  cœur.  La  liste  qu'Augustin  nous  donne  des 
livres  canoniques  est  tout  à  fait  conforme  à  ce  qne  l'Kglise 
nous  présente  anjonnrhni.  Le  docteur  recommande  forte- 


CHAPITRE  XLIX.  263 

ment  rétiide  de  Ihébreii  et  du  grec,  pour  être  à  même  de 
icmonter  aux  sources  et  de  comparer  les  diverses  interpré- 
tations. 11  veut  qu'on  préfère  Fltalique  ou  Fancienne  Yul- 
£;atc  aux  autres  versions  latines;  parmi  les  versions  grec- 
ques, celle  des  Septante  lui  paraît  mériter  une  supérieure 
et  incontestable  autorité.  Il  regarde  comme  d'une  haute 
utilité  l'étude  des  cieux  ',  des  plantes,  des  pierres  pré- 
cieuses, des  animaux,  parce  que  les  comparaisons  sont  une 
des  formes  les  plus  fréquentes  du  style  des  écrivains  sa- 
crés. Augustin  n'oublie  pas  l'étude  de  la  géographie  bi- 
blique ,  de  la  musique  et  des  anciens  instruments  de 
rOrient ,  des  différents  arts ,  et  surtout  les  connaissances 
historiques  ■.  Si  les  livres  des  philosophes  et  principale- 
ment des  platoniciens  nous  présentent  des  vérités  con- 
formes à  nos  vérités  religieuses,  nous  ne  devons  pas  les 
rejeter,  mais  les  leur  ravir  comme  à  des  usurpateurs  et  les 
faire  passer  à  notre  usage.  C'est  ainsi  que  les  Hébreux  ,  en 
quittant  l'Egypte,  enlevèrent  aux  Égyptiens  des  vases  d'or 
et  d'argent ,  des  vêtements  de  prix ,  pour  les  employer  à 
des  usages  saints.  Ces  vérités,  ces  trésors  de  la  divine  Pro- 
vidence ,  sont  répandus  partout  comme  les  métaux  au  sein 
de  la  terre  :  nous  pouvons  nous  en  saisir  partout  où  nous 
les  rencontrons.  Moïse  ne  s'était -il  pas  instruit  de  la  sa- 
gesse des  Égyptiens  avant  d'être  illuminé  des  splendeurs 
du  Sinai?Cyprien,  Lactance ,  Victorin,  Optât,  Hilaire,  ne 

1  Saint  Augustin  parle  contre  les  astrologues,  qu'il  suppose  secrètement 
liés  avec  les  démons.  Il  condamne  aussi  la  divination  à.  l'aide  de  l'invoca- 
tion, de  l'image  des  morts  et  de  la  ventriloquie,  quoique  l'image  de  Samuel 
ait  prophétisé  la  vérité  au  roi  David,  et  qu'une  femme  ventriloque,  dans 
les  Actes  des  Apôtres,  ait  rendu  un  témoignage  véritable  aux  apôtres  du  Sei- 
gneur. 

2  C'est  ici  (liv.  II,  ch.  xxviii,  rfe /a  Doc/n'ne  c/ire7ze?2«e)  que  saint  Augus- 
tin avanc^inexactement ,  en  citant  saint  Ambroise ,  que  Platon  avait  pu 
rencontrer  Jérémie  en  Egypte.  L'évèque  d'Hippone  a  rectifié  lui-même  cette 
erreur  dans  le  cliap.  xi  du  Ville  Uyre  de  la  Cité  de  Dieu. 


264  SAINT  AUGUSTIN. 

se  chargèrent- ils  pas  de  riches  vêtements  et  de  vases  d'or  en 
sortant  de  VÊgijpte?  Mais  quoiqu'on  sorte  de  l'Egypte  avec 
des  trésors  ,  il  faut  célébrer  la  pâque  pour  être  sauvé  :  or, 
Jésus -Christ  est  TAgneau  pascal  immolé  pour  tous.  Daus 
l'étude  des  Livres  saints  ,  songeons  bien  que  la  lettre  tue  et 
que  Yesprit  vivifie;  les  signes  ne  sont  pas  les  choses;  le 
christianisme  a  substitué  les  vérités  aux  figures  ;  il  y  aurait 
uue  sorte  de  servitude  à  rester  sous  le  joug  de  la  lettre  ou 
des  signes.  l'Évangile  nous  a  fait  passer  de  l'esclavage  de 
la  chair  a  la  liberté  de  l'esprit. 

Le  troisième  livre  de  la  Doctrine  chrétienne  renferme 
d'utiles  règles  pour  bien  apprécier  la  morale  des  Livres 
saints. 

Dans  le  quatrième  livre .  qui  marque  comment  on  doit 
enseigner  les  vérités  divines  ,  l'auteur  nous  avertit  d'abord 
qu'il  ne  donnera  point  des  préceptes  d'éloquence,  ainsi 
qu'il  en  avait  donné  autrefois  à  Carthage  ou  à  Milan  ;  c'est 
ailleurs  qu'il  faudra  les  chercher  :  il  ne  pense  pas  que  les 
docteurs  de  la  vérité  doivent  négliger  la  rhétorique.  Augus- 
tin observe  du  reste  que  les  enseignements  dans  l'art  de  la 
parole  mènent  à  peu  de  chose  :  ceux  qui  s'expriment  avec 
le  plus  d'aisance  et  d'éclat  ne  songent  pas  le  moins  du 
monde  à  accomplir  les  préceptes  de  la  rhétorique  Quand 
nous  lisons  les  discours  des  grands  orateurs,  nous  trouvons 
qu'ils  n'ont  manqué  à  aucune  des  règles  de  l'art.  Ces  ora- 
teurs accomplissent  tous  les  préceptes,  parce  qu'ils  sont 
éloquents  ;  mais  ils  ne  s'élèvent  pas  à  .l'éloquence  à  l'aide 
des  préceptes. 

Lorsque  quelqu'un  parle  avec  éloquence ,  on  croit  aisé- 
ment qu'il  parle  avec  vérité.  Cette  remarque  d'Augustin 
nous  fait  comprendre  toute  l'importance  qu'il  attachait  au 
bien  dire;  il  ne  \eut  pas  que  l'orateur  chrétien  renonce  à 
une  aussi  puissante  ressource.  Celui  qui  nest  pas  riche  de 


CHAPITRE  XLIX.  2fi5 

son  propre  fonds  doit  emprunter  les  paroles  de  tcu\  qui 
î-ont  grands;  le  prêtre  chrétien  dépourvu  d'éloquence  na- 
turelle doit  recourir  au\  écrivains  t-acrés.  Tout  devient 
fi;rand  dans  la  bouche  de  l'homme  chargé  d'annoncer  les 
choses  du  salut  éternel.  Quand  on  ne  peut  plaire  par  ses 
discours,  on  doit  plaire  par  ses  raisons,  et  pour  cela  s'ef- 
forcer de  parler  sagement;  s'il  v  a  du  plaisir  à  entendre  les 
orateurs,  il  \  a  du  profit  à  entendre  les  sages.  Aussi  l'Ecri- 
ture ne  dit  pas  la  multitude  des  éloquents ,  mais  la  multi- 
tude des  sages  est  la  santé  de  l'uni \  ers  '.  L'heureuse  mer- 
veille ,  c'est  la  réunion  de  la  sagesse  et  de  l'éloquence. 
L'Eglise  en  a  offert  des  exemples  nombreux 

Tl  n'y  a  pas  d'éloquence  sans  convenance  et  sans  propor- 
tion avec  l'orateur  lui-même.  Ces  hommes  divins  (les  écri- 
vains sacrés],  si  dignes  d'une  souveraine  autorité,  ont  une 
éloquence  qui  leur  est  propre.  Plus  elle  semble  rampante, 
plus  elle  s'élève,  non  point  par  l'enflure  mais  par  la  .soli- 
dité. «  Si  j'en  avais  le  loisir,  dit  Augustin  ,  je  montrerais 
«  dans  les  livres  sacrés  de  ceux  que  la  Providence  nous  a 
«  donnés  pour  nous  instruire  et  nous  faire  passer  de  ce 
«  siècle  corrompu  au  siècle  bienheureux,  je  montrerais 
«  toutes  les  qualités  et  tous  les  ornements  d'éloqueuce  dont 
«  se  glorifient  les  hommes  qui  préfèrent  l'enflure  de  leur 
'«  langage  à  la  majesté  de  nos  auteurs  inspirés.  Riais  ce  qui 
«  me  charme  dans  ces  grands  hommes ,  ce  n'est  pas  ce 
«  qu'ils  ont  de  commun  avec  les  orateurs  et  les  poètes 
«  païens.  Ce  que  j'admire,  ce  qui  m'étonne,  c'est  qu'ils 
«  usent  de  notre  éloquence  de  manière  à  lui  donner  place 
"  et  à  ne  pas  s'en  servir  comme  d'une  parure...  Telle  est 
«  l'expression  des  écrivains  sacrés  ,  que  les  paroles  ne 
«  semblent  jioint  cherchées,  mais  comme  placées  d'elles- 

1  Sag.,  VI,  26. 


266  SAINT  AUGUSTIN. 

«  mêmes  pour  la  signification  des  choses  :  vous  diriez  que 
«  lorsque  la  sagesse  sort  de  sa  demeure  ,  qui  est  le  cœur  du 
«  sage ,  l'éloquence  la  suit  sans  être  appelée ,  comme  une 
«  esclave  dont  elle  ne  se  sépare  jamais.  »  Ces  dernières 
lignes  sont  admirables,  et  rien  de  plus  ingénieux,  de  plus 
vrai  na  été  dit  sur  le  langage  de  nos  auteurs  sacrés. 

Dans  les  belles  Épîtres  de  saint  Paul ,  Téloquence  n'ap- 
paraît que  comme  une  compagne  de  la  sagesse;  celle-ci 
marche  la  première,  l'autre  la  suit.  Augustin  cite  principa- 
lement la  deuxième  Épître  aux  Corinthiens. 

11  craindrait  qu'on  n'enlevât  aux  écrivains  hébreux 
quelque  chose  de  leur  gravité,  si,  dans  les  versions,  on 
cherchait  à  donner  à  leur  discours  plus  de  cadence  et  de 
nombre.  La  connaissance  de  l'harmonie  n'a  pas  manqué 
aux  prophètes  ;  saint  Jérôme  a  cité  des  vers  de  quelques-uns 
des  Voyants  d'Israël.  Mais  si  lui ,  Augustin  ,  autant  que  la 
sobriété  le  permet ,  ne  néglige  pas  la  cadence  à  la  fin  des 
périodes  ,  il  aime  à  la  trouver  rarement  dans  les  oracles  du 
divin  Esprit. 

L'évéque  d'Hippone  insiste  sur  la  vie  de  Forateur  chré- 
tien comme  sur  l'indispensable  condition  sans  laquelle  sa 
parole  est  vaine  :  il  faut  que  l'orateur  évangélique  soit  lui- 
même  sa  plus  grande  autorité.  Rien  de  ce  qu'il  annonce  ne 
lui  appartient  s'il  parle  bien  et  s'il  vit  mal. 

Le  dernier  chapitre  est  un  acte  d'humilité  d'Augustin  , 
qui  confesse  son  indigence  et  n'a  jamais  pensé  à  se  donner 
pour  modèle;  il  a  voulu  seulement  montrer,  selon  son 
pouvoir ,  ce  que  doit  être  celui  qui ,  dans  la  doctrine 
chrétienne,  s'applique  à  être  utile  à  lui-même  et  aux 
autres. 

L'ouvrage  sur  la  Doctrine  chrèliennc ,  un  des  meilleurs  de 
levcque  d  Hippone,  serait  digne  de  devenir  le  manuel  du 


I 


I 


CHAPITRE  L.  267 

prêtre  '.  Fënelon  l'a  plus  d'une  fois  cité  dans  ses  Dialogues 
sur  l'éloquence. 


CHAPITRE   L 

La  Cité  de  Dieu. 
426 

Nous  arrivons  à  l'œuvre  la  plus  importante  d'Augustin 
au  double  point  de  vue  de  l'histoire  et  de  la  philosophie , 
à  cette  œuvre  que  Charlemagne  ^  se  faisait  lire ,  que  beau- 
coup de  gens  connaissent,  mais  que  la  plupart  ont  jugée  à 
travers  le  voile  des  traductions  :  on  ne  rencontre  pas  en 
grand  nombre  aujourd'hui  les  personnes  qui  lisent  un 
travail  en  langue  latine,  composé  de  vingt -deux  livres! 
Dans  un  chapitre  précédent ,  on  a  vu  3Iacedonius ,  vicaire 
d'Afrique,  se  répandre  en  louanges  à  l'occasion  des  trois 
premiers  livres  de  la  Cité  de  Dieu,  dont  la  science  éloquente 
le  ravissait.  jNous  devons  prononcer  ici  le  nom  de  Marcel- 
lin,  à  qui  les  deux  premiers  livres  sont  adressés  ;  Marccllin 
et  Volusien  avaient  reçu  en  412  des  lettres  d'où  naquit 
cette  magnifique  protestation  contre  les  accusations  païen- 
nes. C'est  très- probablement  aux  encouragements  et  aux 
instances  de  Marcellin  que  le  monde  est  redevable  d'un  des 
ouvrages  qui  honorent  le  plus  le  génie  humain.  Quel  que 
soit  l'intérêt  des  grandes  controverses  chrétiennes,  elles 


'  Nous  connaissons  deux  traductions  de  la  Doctrine  chrétienne,  l'une 
publiée  en  1636,  l'autre  publiée  en  1701.  Le  dix-septième  siècle,  auquel  nous 
devons  la  version  de  beaucoup  d'écrits  de  l'antiquité  chrétienne  ,  paraphra- 
sait, mais  ne  traduis  lit  pas.  Nous  exceptons  Bossuet,  qui  est  toujours  admi- 
rable lorsqu'il  lui  arrive  de  traduire. 

2  Charles  V'  récompensa  richement  l'auteur  d'une  traduction  de  la  Cité 
de  Dieu  qui  lui  était  dédiée. 


268  SAINT  AUGUSTIN. 

subjuguent  et  remuent  moins  vivement  l'intelligence  quand 
les  temps ,  les  personnages  et  les  hérésies  ne  sont  plus  que 
dans  l'histoire ,  et  que  l'émotion  des  peuples  a  cessé  de  ré- 
pondre à  ces  vigoureuses  luttes  ;  mais  ce  qui  est  histoire 
et  philosophie  a  l'éternel  privilège  de  captiver  la  pensée 
de  l'homme,  et  la  Cité  de  Dieu  nous  apparaît  aujourd'hui 
encore  avec  d'admirables  conditions  d'intérêt.  Augustin  y 
déploie  une  grave  éloquence ,  à  laquelle  la  profondeur  des 
idées ,  l'imagination  et  la  fine  raillerie  prêtent  une  con- 
stante variété;  le  savoir  historique  est  considérable;  le 
génie  de  l'évéque  d'Hippone  s'y  maintient  à  sa  hauteur 
durant  une  course  d'aussi  longue  haleine.  Eu  étudiant  la 
Cilé  de  Dieu,  on  pourrait  appliquer  à  Augustin  ce  que 
Terentianus  disait  de  Varron,  l'auteur  des  Antiquités  ro- 
maines :  u  II  a  tant  lu ,  qu'on  s'étonne  qu'il  ait  eu  le  loisir 
d'écrire.  » 

La  composition  de  la  Cilé  de  Dieu,  traversée  par  les 
grands  combats  contre  le  pélagianisme ,  et  par  tous  les 
laborieux  devoirs  d'une  position  comme  celle  d'Augustin  , 
dura  treize  ans  (de  413  à  426).  Dans  la  vie  de  cet  illustre 
docteur,  vie  de  lutte  continuelle,  il  fallait  aller  au  plus 
pressé.,  s'élancer  à  la  brèche  à  chaque  apparition  de  l'hé- 
résie; et  nous  pouvons  dire  que  la  Cilé  de  Dieu,  comme 
quelques  autres  écrits  ,  fut  le  fruit  des  loisirs  de  ce  grand 
homme.  Kous  allons  exprimer  la  substance  de  ce  bel  ou- 
vrage, et  ne  pas  oublier  les  idées  ac:;umulées  derrière  nous, 
qui  nous  interdisent  les  répétitions. 

On  sait  quelle  fut  l'inspiration  première  de  la  Cité  de 
Dieu.  Les  imaginations  frémissaient  de  la  chute  de  Kome. 
en  4  10;  les  païens  s'en  allaient  répétant  que  si  les  dieux 
étaient  restés  debout,  Rome  ne  serait  pas  tombée  :  le  chri- 
stianisme était  livré  aux  calomnies  des  vaincus.  Augustin 
prit  la  parole  au  milieu  de  la  stupeur  de  l'univers  et  des 


I 


CHAPITRE  L.  269 

• 

outrageants  murmures  des  polythéistes.  Les  cinq  pre- 
miers livres  de  la  Cité  de  Dieu  sont  le  plus  rude  coup  qui 
ait  jamais  été  porté  aux  institutions  et  aux  croyances 
païennes. 

En  réponse  aux  plaintes  et  aux  calomnies  du  paganisme, 
révoque  d'Hippone  rappelle  la  série  de  guerres  où  les 
dieux  ont  été  vaincus.  Les  dieux  et  les  déesses  ne  gardaient 
pas,  mais  ils  étaient  gardés.  Les  divinités  d'Ilion  n'empê- 
chèrent pas  la  chute  de  Priam.  De  plus ,  dans  les  guerres 
anciennes,  les  vainqueurs  manquaient  rarement  de  piller 
les  temples,  et  même  d'égorger  ceux  qui  cherchaient  un 
asile  au  pied  des  autels.  Or,  dans  le  sac  de  Eome,  les  basi- 
liques chrétiennes  ont  été  d'inviolables  asiles  :  les  barbares 
ont  épargné  les  chrétiens  et  les  païens  eux-mêmes,  par  res- 
pect pour  Jésus -Christ.  Si  des  gens  de  bien  ont  été  enve- 
loppés dans  le  sort  des  méchants ,  c'est  qu'il  y  a  des  im- 
perfections ,  des  fautes  qui  doivent  s'expier  par  des  peines 
sensibles.  Si  tous  les  crimes  étaient  punis  dans  ce  monde , 
à  quoi  servirait  la  vie  future?  Si  aucun  crime  n'était  puni 
en  ce  monde ,  n'aurait-on  pas  quelque  droit  de  nier  la  Pro- 
vidence? Dhonnétes  familles  ont  perdu  leurs  richesses  au 
milieu  des  désastres  des  bords  du  Tibre;  mais  est-ce  un 
grand  mal  de  perdre  des  trésors  qui  corrompent  le  cœur 
et  rejettent  l'homme  en  de  funestes  tentations  ?  Nous  n'ap- 
portons rien  sur  la  terre  et  nous  n'emportons  rien  quand 
nous  la  quittons. 

Une  foule  de  chrétiens  ont  été  massacrés  dans  les  scènes 
de  la  victoire  :  mais  est-il  mort  quelqu'un  qui  ne  dût  mou- 
rir un  jour?  La  fin  de  la  vie  égale  la  plus  longue  vie  à  la 
plus  courte.  Il  n'y  a  point  de  mauvaise  mort  lorsqu'une 
bonne  vie  la  précédée.  Les  chrétiens  savent  bien  que  le 
trépas  du  pauvre  de  l'Évangile  au  milieu  des  chiens  qui 
léchaient  ses  plaies  est  meilleur  que  le  trépas  du  mauvais 


2^0  âAlNT  AUGUSTIN. 

riche  dans  la  pourpre  et  le  lin.  On  répète  que  beaucoup  de 
fidèles  n'ont  pas  reçu  la  sépulture ,  et  que  tant  de  corps  qui 
devaient  ressusciter  un  jour  ont  disparu  de  la  manière  la 
plus  soudaine  et  la  plus  tragique.  3Iais  quelqu'un  a-t-il  pu 
enlever  ces  corps  d'entre  le  ciel  et  la  terre?  L'évéqued'Hip- 
pone  dit  ici  sur  la  sépulture  ce  que  nous  avons  reproduit 
dans  notre  analyse  du  livre  du  Soin  pour  les  morts,  et  qui  se 
trouve  tiré  de  la  Cité  de  Dieu.  Puis  il  ajoute  que  des  armées, 
même  païennes ,  mourant  pour  leur  patrie,  ne  se  sont  point 
inquiétées  de  savoir  de  quelles  bètes  elles  deviendraient  la 
pâture.  Le  poëte  a  dit  :  Le  ciel  couvre  celui  qui  n'a  pas  de 
tombeau  '.  On  parle  de  beaucoup  de  chrétiens  emmenés  en 
captivité  :  c'est  un  grand  malheur  si  on  a  pu  les  emmener 
quelque  part  où  ils  n'aient  pu  trouver  Dieu.  Des  chrétiens 
captifs  ne  sont  pas  un  motif  d'accusation  contre  le  christia- 
nisme :  est-ce  que  les  païens  ont  cessé  de  vénérer  leurs 
dieux  après  la  mort  héroïque  de  Regulus ,  demeuré  fidèle 
aux  dieux  et  à  son  serment? 

Les  païens  prodiguaient  l'injure  aux  vierges  chrétiennes, 
qui  avaient  été  contraintes  de  subir  la  brutalité  des  vain- 
queurs de  Rome.  Ils  auraient  voulu  qu'elles  n'eussent  pas 
survécu  à  leur  aiîront ,  et  redoublaient  d'admiration  pour 
Lucrèce.  Considérant  alors  la  mort  de  Ihéroïne  romaine 
d'après  des  pensées  purement  chrétiennes,  Augustin  s'e- 
tonne  des  grandes  louanges  accordées  au  suicide  de  l'é- 
pouse de  Gollatin.  Il  établit  que  sans  le  consentement  de 
la  volonté  il  n'y  a  pas  de  souillure  possilde  ;  que  dans  ce 
cas  l'àrae  garde  sa  pureté  entière  au  milieu  des  violences 
exercées  sur  le  corps ,  et  s'écrie  :  «  Si  Lucrèce  a  été  com- 
«  plice  de  l'adultère,  pourquoi  toutes  ces  louanges?  Si  elle 
«  est  restée  pure ,  pourquoi  sa  mort  ^  ?  » 

>  Cœlo  tegilurqui  non  liabet  urnam.  Lccain,  liv.  Vil,  Pharsale. 
2  Liv.  I,  chap.  xix. 


CHAPITRE  L.  m 

L*évêque  d'Hippone  comprend  les  motifs  qui  poussèrent 
la  victime  du  flls  de  Tarquin  à  une  résolution  aussi  ter- 
rible; puisque  Lucrèce  était  demeurée  innocente,  ce  ne  fut 
pas  l'amour  de  la  pureté ,  mais  la  faiblesse  de  la  pudeur  ' , 
qui  l'entraîna  au  trépas;  elle  craignit  de  passer  pour  com- 
plice si  elle  continuait  à  vivre  après  l'attentat  ;  ne  pouvant 
montrer  aux  hommes  sa  conscience,  elle  voulut  la  mettre 
sous  leurs  yeux  par  son  trépas;  Lucrèce  produisit  un  irré- 
cusable témoin  de  sa  pureté,  et  ce  témoin  ,  ce  fut  sa  mort! 
Il  se  rencontra  des  vierges  chrétiennes  qui  se  tuèrent  aux 
approches  du  péril  qui  menaçait  leur  vertu ,  et  le  docteur 
d'Hippone  demande  quel  est  le  sentiment  humain  qui 
refuserait  de  leur  pardonner. 

Quant  aux  vierges  chrétiennes  qui ,  restées  pures  après 
la  violence ,  ont  continué  à  vivre ,  il  faudrait  être  insensé , 
dit  Augustin,  pour  leur  en  faire  un  crime;  le  témoignage 
de  la  conscience  a  suffi  à  la  gloire  de  leur  chasteté  ;  pures 
devant  Dieu ,  elles  n'ont  cherché  rien  de  plus ,  et ,  pour 
éviter  l'outrage  du  soupçon  des  hommes,  elles  n'ont  pas 
transgressé  la  loi  divine  qui  nous  interdit  de  nous  arra- 
cher la  vie. 

Bayle  s'est  mis  en  colère  contre  saint  Augustin  au  sujet 
de  son  appréciation  du  trépas  de  LuciTce;  il  eût  mieux  fait 
de  s'attacher  à  comprendre  toute  la  pensée  de  lévéque 
d'Hippone,  et  à  quelle  occasion  le  grand  docteur  parlait 
ainsi.  Il  s'agissait  de  justifier  les  vierges  chrétiennes  qui 
avaient  survécu  à  leur  affront  et  de  les  venger  des  outrages 
païens:  que  fit  Augustin?  11  prouva  que  le  glorieux  témoi- 
gnage de  la  conscience  aurait  pu  suffire  à  l'épouse  de  Col- 
latin. 

L'évêque  d'Hippone  nous  dit  qu'aucun  passage  des  Livres 

1  Non  est  pudicitiîe  caritas,  sed  pudoris  iafirmitas.  Liv.  I ,  chap.  xix. 


272  SAINT  AUGUSTIN. 

saints  ne  donne  à  un  chrétien  le  droit  de  disposer  de  ses 
jours,  dans  quelque  situation  où  il  puisse  se  trouver  placé. 
11  i>ense  qu'il  y  a  faiblesse  d'àme  à  ne  pas  pouvoir  suppor- 
ter les  maux  de  la  vie  ou  les  injustices  de  l'opinion.  Platon 
lui-même  n'approuva  point  Cleombrotus ,  qui,  après  avoir 
lu  son  livre  sur  l'immortalité  de  l'àme,  se  précipita  du 
haut  d'une  muraille  pour  passer  à  une  vie  qu'il  espérait 
être  meilleure.  Lorsque  Caton  méditait  son  suicide  à 
Utique,  ses  amis  cherchèrent  à  l'en  détourner  comme  d'un 
acte  de  faiblesse  ;  et  s'il  croyait  honteux  pour  lui  de  sur- 
vivre au  triomphe  de  César,  pourquoi  ne  força- 1- il  point 
son  (ils  à  mourir  avec  lui?  Pourquoi  lui  prescrivit- il  de  tout 
espérer  de  la  bienveillance  du  vainqueur? 

Tandis  que  les  peuples  d'Orient  pleuraient  la  ruine  de 
Rome  et  que  les  cités  les  plus  éloignées  en  faisaient  un 
deuil  public,  les  Romains  échappés  aux  calamités  de  la 
guerre  cherchaient  les  théâtres  et  s'y  précipitaient  avec 
ivresse.  Les  Romains  réfugiés  à  Carthage  couraient  avec 
délire  après  les  joies  du  théâtre.  Ce  trait  fait  juger  de  l'état 
des  mœurs  et  des  caractères  des  païens  à  cette  époque. 
Scipion  INasica,  le  plus  grand  homme  de  bien  de  son  temps, 
ne  voulait  pas  le  renversement  de  Carthage,  afin  que  les 
Romains  eussent  un  ennemi  à  craindre  et  que  le  relâche- 
ment et  les  vices  ne  vinssent  point  les  saisir.  Quand  les 
soldats  d'Alaric  prirent  Rome,  les  Romains,  écrasés,  devin- 
rent misérables  sans  devenir  meilleurs.  Avant  sa  chute, 
Rome,  pleine  de  vices,  était  plus  laide  et  plus  difforme 
qu'elle  ne  l'a  été  dans  sa  ruine;  car  dans  cette  ruine  il  n'y 
a  que  des  pierres  et  du  bois  qui  soient  tombés  I 

Le  plus  méchant  homme  du  monde  n'aurait  pas  voulu 
avoir  pour  sa  mère  celle  que  les  Romains  appelaient  la  mère 
des  dieux. 

J.es  dieux  n'ont  jamais  rien  fait  pour  rendre  les  peuples 


CHAPITRE  L.  273 

meilleurs.  Si  les  Romains  avaient  pu  recevoir  de  leurs 
dieux  des  lois  pour  bien  vivre,  ils  n'auraient  pas  envoyé 
demander  aux  Athéniens  les  lois  de  Selon  quelques  années 
a[)Pès  la  fondation  de  Rome. 

Voulant  expliquer  les  maux  des  chrétiens  au  temps  des 
barbares,  Augustin  dit  que  Jésus  -  Christ  retire  peu  à  peu 
sa  famille  du  monde,  qui  semble  s'affaisser  sous  le  poids  de 
tant  de  misères,  pour  établir  une  cité  éternelle,  dont  la 
gloire  n'est  pas  fondée  sur  les  vaines  louanges  du  monde 
comme  la  gloire  de  Rome,  mais  sur  le  jugement  même  de 
la  vérité.  L'évêque  d'Hippone  invite  l'illustre  race  des  Re- 
gulus  ,  des  Scévoîa ,  des  Scipion  ,  des  Fabricius  ,  à  entrer 
dans  la  patrie  chrétienne,  à  gagner  l'empire  du  ciel  après 
avoir  perdu  l'empire  de  la  terre. 

Dans  un  vigoureux  tableau  de  l'histoire  romaine,  passant 
en  revue  les  violences,  les  égorgements,  les  lleaux,  les 
guerres  civiles,  les  atrocités  de  toute  nature  qui  remplissent 
les  annales  du  peuple -roi,  Augustin  montre  que  les  dieux 
n'ont  jamais  rien  fait  pour  délivrer  les  Romains  aux  jours 
du  péril  :  il  en  conclut  qu'il  est  absurde  d'imputer  les  nou- 
veaux malheurs  de  l'empire  au  christianisme  et  à  l'abolition 
du  culte  des  dieux.  Le  docteur  africain  énumère  les  divi- 
nités romaines  avec  leurs  caractères,  leur  destination,  leur 
ministère  particulier  ;  il  fait  voir  que  l'agrandissement  et 
la  durée  de  l'empire  n'ont  été  l'œuvre  d'aucune  de  ces  divi- 
nités, ni  l'œuvre  de  je  ne  sais  quel  destin  qui  n'existe  pas. 
La  fortune  ou  le  hasard  n'a  pas  fait  l'empire  romain.  C'est 
la  Providence  de  Dieu  qui  établit  les  royaumes  de  la  terre, 
qui  les  distribue  aux  bons  comme  aux  méchants.  Les  royau- 
mes sont  gouvernés  par  la  Providence  de  Dieu.  Celui  qui 
est  le  Créateur  de  toutes  les  intelligences  et  de  tous  les 
corps,  qui  est  la  source  de  toute  félicité,  qui  a  fait  l'hoinmc 
un  animal  raisonnable  composé  d'une  àme  et  d'un  corps, 

T.    II.  —    18 


274  SAINT  AUGUSTIN. 

qui  a  donné  aux  bons  et  aux  méchants  l'être  avec  les  pierres, 
la  vie  végétative  avec  les  arbres ,  la  vie  sensitive  avec  les 
bêtes,  la  vie  intellectuelle  avec  les  anges  seuls;  le  Dieu 
d'où  procèdent  toute  forme,  toute  beauté  ,  tout  ordre;  le 
Dieu  qui  est  le  principe  de  la  mesure,  du  nombre  et  du 
poids,  et  par  lequel  existe  toute  chose  dans  la  nature  ;  Celui 
d'où  dérivent  les  semences  des  formes,  les  formes  des  se- 
mences ,  et  leurs  mutuels  mouvements  ;  qui  a  créé  la  chair 
et  lui  a  donné  sa  beauté ,  sa  vigueur,  sa  fécondité ,  la  sou- 
plesse des  membres  et  leur  proportion  ;  Celui  qui  a  doué 
de  mémoire ,  de  sens  et  de  désirs  l'àme  même  des  bêtes  et 
ajouté  à  l'àme  humaine  l'esprit,  l'entendement,  la  volonté; 
Celui  qui  n'a  pas  laissé  non  -  seulement  le  ciel  et  la  terre, 
l'ange  et  l'homme ,  mais  encore  les  entrailles  du  plus  petit 
et  du  plus  vil  animal ,  la  plume  de  l'oiseau  ,  la  fleur  de  la 
moindre  herbe,  la  feuille  d'un  arbre,  sans  la  convenance  et 
l'harmonie  des  parties ,  n'a  pas  pu  laisser  les  royaumes  et 
les  empires  de  la  terre  hors  des  lois  de  sa  Providence  ! 

Voyons  donc  pourquoi  le  vrai  Dieu,  qui  tient  en  sa  main 
tous  les  royaumes  ,  a  daigné  assister  l'empire  romain  pour 
l'élever  à  un  si  haut  point  de  grandeur. 

La  puissance  de  Rome  a  été  la  récompense  des  vertus 
morales  des  anciens  Romains,  hdjorieux,  désintéressés, 
tempérants ,  dévoués  exclusivement  à  la  gloire  de  l'État. 
«  Je  vous  dis  en  vérité  qu'ils  ont  reçu  leur  récompense'.  » 
Puisque  Dieu  ne  devait  pas  accorder  aux  anciens  Romains 
la  vie  éternelle,  il  était  juste  qu'il  leur  donnât  toute  la 
splendeur  des  royaumes  périssa])les.  Les  Romains,  par 
leurs  vertus  ,  étaient  dignes  de  la  gloire  humaine  et  passa- 
gère. Les  victoires  ne  les  ont  rendus  ni  meilleurs,  ni  plus 
sages,  ni  plus  heureux  que  les  nations  dont  ils  avaient 

1  S.  Matth.,  VI. 


CHAPITRE  L.  275 

triomphé.  Si  les  chrétiens  veulent  s'assurer  les  félicités  fu- 
tures, qu'ils  fassent  pour  obtenir  le  ciel  tout  ce  qu'ont  fait 
les  Romains  pour  conquérir  la  terre  ;  et  toutefois  on  ne  leur 
en  demande  pas  tant.  Mais  l'abnégation,  les  sacrifices,  les 
travaux  des  anciens  Romains  sont  une  grande  leçon  pour 
les  chrétiens  qui  aspirent  à  l'empire  éternel.  De  même 
que  Dieu  fait  luire  son  soleil  sur  les  bons  et  les  méchants 
et  laisse  tomber  la  pluie  sur  les  justes  et  les  injustes, 
ainsi  il  leur  donne  indifféremment  les  royaumes  d'ici- 
bas  ;  mais  le  royaume  d'eu  haut ,  il  ne  le  donne  qu'aux 
bons. 

Parmi  les  païens  auxquels  répondait  l'évêque  d'Hippone, 
un  bon  nombre  convenaient  qu'avant  le  christianisme  les 
annales  romaines  présentaient  des  désastres  et  que  les  di- 
vinités adorées  n'avaient  point  écarté  le  malheur.  Mais 
ceux-là  soutenaient  qu'il  fallait  offrir  un  culte  aux  dieux 
pour  nous  les  rendre  favorables  dans  la  vie  future.  Augustin 
renverse  leurs  assertions  dans  les  livres  VI,  VII,  VIII ,  IX 
et  X  de  la  Cité  de  Dieu.  Il  démontre  l'impuissance  des  dieux 
à  conduire  les  hommes  à  la  vie  éternelle,  c'est-à-dire  à  la  fé- 
licité sans  fin  ;  il  se  livre  à  un  examen  critique  des  diverses 
théologies  païennes  telles  que  Varron  les  avait  exposées ,  et 
apprécie  les  philosophies  anciennes  et  particulièrement 
les  doctrines  des  platoniciens.  Augustin  témoigne  une 
grande  admiration  pour  Platon,  qui,  dit -il,  eût  bien 
mieux  mérité  d'être  appelé  dieu  que  cette  multitude 
d'hommes  morts  ou  de  démons  divinisés  par  l'ignorance  ou 
les  passions.  Il  rappelle  que,  pour  expliquer  l'étonnante 
conformité  de  certains  points  de  la  doctrine  de  Platon  avec 
le  christianisme ,  on  avait  fait  ce  philosophe  et  Jérémie 
contemporains  l'un  de  l'autre ,  ajoutant  qu'ils  avaient  pu 
se  rencontrer  et  converser  ensemble  en  Egypte  ;  la  suppu- 
tation des  temps  lui  a  montré  que  Platon  fut  postérieur 


276  SAINT  AUGUSTIN. 

d'un  siècle  à  Jérémie ,  et ,  de  plus ,  qu'il  ne  put  pas  avoir 
connaissance  des  saintes  Écritures,  parce  que  la  version 
grecque  eut  lieu  soixante  ans  seulement  après  la  mort  de 
Platon.  Augustin  conjecture  que  des  entretiens  avec  quel- 
ques Juifs  en  Egypte  purent  initier  Platon  dans  certaines 
vérités  dont  la  tradition  hébraïque  était  l'unique  déposi- 
taire \  Cette  division  platonicienne  :  les  dieux  dans  le  ciel, 
les  démons  dans  Fair,  les  hommes  sur  la  terre ,  doune  lieu 
à  une  dissertation  sur  les  démons.  Le  livre  d'Apulée,  inti- 
tulé le  Dieu  de  Sacrale,  mais  qui  au  fond  traite  du  démonde 
Socrate,  est  l'objet  de  réflexions  critiques  et  philosophi- 
ques. Toutes  les  doctrines  étaient  familières  au  graiid  doc- 
teur d'Hippone  ;  il  n'est  aucun  point  de  philosophie  sur 
lequel  ne  s'exerce  la  rectitude  de  son  jugement  :  Augustin 
domine  l'ancien  monde  de  toute  la  supériorité  de  la  révéla- 
tion chrétienne. 

Il  est  inadmissible  (nous  résumons  les  pensées  d'Augus- 
tin ),  il  est  inadmissible  que  les  démons  puissent  être  mé- 
diateurs entre  Dieu  et  les  hommes.  11  n'y  avait  de  média- 
teur possible  que  Dieu  lui-même,  se  résignant  à  revêtir  la 
nature  humaine  pour  descendre  jusqu'à  nous  et  nous  élever 
ensuite  jusqu'à  lui.  Le  Verbe  éternel,  auteur  de  toutes 
choses,  est  devenu,  comme  homme,  notre  médiateur  ;  en 
prenant  notre  infirmité,  il  s'abaissait  au-dessous  des  anges; 
mais  il  demeurait ,  dans  sa  nature  divine,  l'Être  infini,  in- 
corruptible, immuable.  Les  platoniciens  avaient  dit  que  les 
dieux  ne  se  mêlaient  point  aux  hommes  pour  ne  pas  se 
souiller  de  leur  présence ,  et  que  leur  marque  la  plus  glo- 
rieuse c'était  de  n'avoir  entretenu  aucun  commerce  avec 
les  mortels.  Mais  les  rayons  du  soleil  et  de  la  lune  touchent 
la  terre,  et  la  pureté  de  leur  lumière  n'en  reçoit  aucune  at- 

1  Cité  de  Dieu,  Viv.  \ m,  chn\>   tf. 


CHAPITRE  L.  277 

• 

teinte.  Apulée  et  les  platoniciens  nous  apparaissent  sur  ce 
point  en  contradiction  avec  les  enseignements  éminemment 
spiritualistes  de  l'école  de  Platon.  Que  deviendrait,  d'après 
leurs  idées,  cette  belle  parole  de  Plotin  :  «  Il  faut  fuir  vers 
«  la  radieuse  patrie  où  Ton  trouve  le  Père  de  l'univers  et 
((  avec  lui  toutes  choses,  et,  pour  y  fuir,  il  faut  devenir 
«  semblable  à  Dieu.  » 

Les  anges  ou  démons  qui  sont  les  dieux  de  Platon,  placés 
au-dessous  du  Dieu  créateur  et  moteur  universel ,  ne  peu- 
vent rien  pour  mener  les  hommes  à  la  félicité  infinie.  Il  est 
déraisonnable  et  impie  de  les  adorer  comme  des  dieux  ; 
Platon  s'est  trompé  sur  leur  nature  quand  il  a  réclamé  un 
culte  pour  eux.  Quelle  félicité  pourrait  être  apportée  aux 
hommes  parles  démons,  eux  qui  sont  d'immortels  condam- 
nes ,  des  bannis  de  la  céleste  patrie  !  L'adoration  des  hom- 
mes doit  monter  vers  Dieu  seul.  Toutefois  ne  croyez  pas 
que  Dieu  ait  besoin  des  sacrifices  qu'on  lui  offre;  il  n'a 
besoin  ni  de  nos  offrandes  ni  de  notre  justice  :  tout  ce  culte 
n'est  utile  qu'à  l'homme  qui  le  rend.  Revient- il  quelque 
chose  à  la  source  d'eau  de  ce  qu'on  en  boit,  ou  ausoleil  de 
ce  qu'on  le  regarde? 

Selon  les  remarques  de  Vcvêque  d'Hippone ,  démon  vient 
d'un  mot  grec  qui  signifie  science.  U  y  a  dans  cette  étjmo- 
logie  quelque  chose  d'effrayant  pour  l'esprit  de  l'homme. 
La  science  toute  seule  serait  donc  un  mal.  Donnons  à  la 
science  humaine  un  but  moral  et  sublime,  et  regardons-la 
comme  un  moyen  de  montei'  à  Dieu. 

Augustin ,  comme  d'autres  Pères  de  l'Église ,  a  cru  re- 
connaître dans  Platon ,  interprète  admirable  des  tradi- 
tions les  plus  antiques ,  quelques  traces  du  Dieu  en  trois 
personnes;  les  études  philosophiques  les  plus  récentes,  les 
plus  sérieuses,  les  plus  profondes  nous  laissent  voir  que 
rien  n'est  plus  incertain  que  la  trinitc  de  Platon.  Au  temps 


278  SAINT  AUGUSTIN. 

d'Augustin  ,  les  platoniciens  étaient  encore  nombreux  ;  ils 
reculaient  devant  le  mystère  du  Verbe  incarné,  médiateur 
entre  Dieu  et  les  hommes.  L'évêque  d'Hippone  trouve  la 
nécessité  de  la  grâce  établie  dans  les  écrits  de  Platon  lui- 
même.  «  On  ne  saurait,  disait  le  philosophe,  atteindre  à  la 
«  perfection  delà  sagesse  ici -bas;  mais  la  Providence  de 
«  Dieu  et  sa  grâce  peuvent  suppléer  à  ce  qui  manque  à 
«  notre  vie  intellectuelle.  »  Augustin ,  combattant  les  doc- 
trines de  Porphyre ,  montre  le  peu  qu'auraient  eu  à  faire 
les  philosophes  de  son  école  pour  arriver  à  la  vérité  ré- 
vélée. 

Le  saint  vieillard  Simplicien,  successeur  de  saint  Am- 
broise  sur  le  siège  épiscopal  de  Milan ,  disait  à  Augustin 
qu'il  avait  connu  un  platonicien  plein  d'admiration  pour 
le  début  de  l'Évangile  de  saint  Jean  :  «  Au  commencement 
«  était  le  Verbe,  etc.  »  Ce  platonicien  eût  voulu  que  le  dé- 
but évangélique  fût  écrit  en  lettres  d'or  sur  les  endroits 
les  plus  émiuents  des  églises.  Une  des  raisons  pour  les- 
quelles les  platoniciens  refusaient  d'entrer  dans  le  chri- 
stianisme ,  c'est  que  le  christianisme  renfermait  beaucoup 
de  choses  dont  leur  maître  n'avait  rien  dit;  ils  n'admet- 
taient pas  le  mystère  du  Verbe  incarné ,  parce  qu'ils  no  le 
rencontraient  point  dans  les  enseignements  de  Platon  ; 
mais  l'évcque  d'Hippone  leur  fait  observer  que  les  philo- 
sophes de  cette  école  n'ont  pas  toujours  donné  l'exemple 
d'un  scrupuleux  respect  pour  les  idées  du  maître  :  il  cite 
Porphyre ,  qui  avait  changé  bien  des  points  importants 
dans  la  doctrine  de  Platon. 

Les  dix  jiremiers  livres  de  la  Cité  de  Dieu  atteignent 
toutes  les  opinions,  toutes  les  pensées,  tous  les  efforts  con- 
traires à  la  cité  céleste,  c'est-à-dire  à  la  vérité  ,  à  l'ordre 
éternel,  à  Dieu;  les  livres  suivants  sont  consacrés  à  l'ori- 
gine, au  développement  et  aux  fins  dernières  des  deux 


CHAPITRt:  L.  279 

cités  du  ciel  et  de  la  terre.  Nous  continuerons  à  nous  en 
tenir  aux  idées  générales,  aux  traits  saillants,  aux  aperçus 
qui  se  détachent. 

L'évèque  d'Hippone  établit  qu'on  ne  peut  arriver  à  la 
connaissance  de  Dieu  sans  Jésus -Christ ,  que  la  foi  chré- 
tienne conduit  l'homme  à  Dieu  par  l'Homme-Dieu ,  et  qu'il 
fallait  un  être  à  la  fois  Dieu  et  homme  pour  nous  mener 
infailliblement  au  but  auquel  nous  aspirons  :  on  va  à  Jésus- 
Christ  parce  qu'il  est  Dieu,  on  va  par  Jésus -Christ  parce 
qu'il  est  homme. 

De  tous  les  êtres  visibles ,  le  plus  ^rand  c'est  le 
monde ,  comme  de  tous  les  invisibles ,  le  plus  grand  c'est 
Dieu.  Mais  nous  voyons  le  monde  et  nous  croyons  en 
Dieu. 

La  triple  division  de  la  philosophie  est  une  image  de  la 
Trinité  ;  on  l'a  divisée  d'un  commun  accord  en  physique , 
logique  et  morale.  Un  reflet  de  la  Trinité  divine  se  montre 
aussi  dans  la  nature ,  la  doctrine  et  l'usage,  trois  choses  qui 
concourent  aux  œuvres  humaines.  Par  la  nature ,  le  génie  ; 
par  la  doctrine,  l'art  ou  la  science;  l'usage  s'explique  de 
lui-même.  Augustin  reproduit  l'idée  déjà  exprimée  de  di- 
verses manières  dans  le  traité  de  la  Trinité,  savoir,  que 
chaque  homme  est  une  image  de  la  Trinité  mystérieuse  :  il 
est ,  il  connaît  son  existence  et  il  l'aime. 

Pourquoi  l'homme  a-t-il  été  créé  si  tard?  demande-t-on 
quelquefois.  Il  ny  a  ni  tôt  ni  tard  en  comparaison  de  l'é- 
ternité divine;  le  monde  n'aurait  pas  été  créé  plus  tôt, 
quand  on  le  supposerait  plus  ancien  de  plusieurs  millions 
d'années.  Quelques  philosophes  avaient  enseigné  le  retour 
des  mêmes  hommes  dans  la  suite  des  temps  :  «  Les  impies 
«  vont  en  tournant,  »  dit  lePsalmiste,  non  qu'ils  doivent 
repasser  par  les  cercles  sortis  de  l'imagination  des  philo- 
sophes ,  mais  parce  qu'ils  tournoient  dans  un  labyrinthe 


280  SAINT  AUGUSTIN. 

d'erreurs'.  Augustin  convient  qu'il  n'est  pas  aisé  de  com- 
prendre que  Dieu  ait  toujours  été  et  qu'il  ait  voulu  créer 
rhomme  dans  le  temps  ,  sans  changer  de  dessein  ni  de  vo- 
lonté. Pour  que  les  lecteurs  de  son  ouvrage  apprennent  à 
s'abstenir  des  questions  dangereuses ,  il  ne  décide  rien  sur 
la  manière  dont  Dieu  a  pu  toujours  être  Seigneur  sans  avoir 
toujours  eu  des  créatures.  Les  philosophes  ,  mesurant  leur 
esprit  borné  à  l'esprit  infini ,  se  trompent  sur  les  ouvrages 
de  Dieu  ;  ne  se  comparant  qu'à  eux-mêmes,  dit  FApôtre  , 
ils  ne  s'entendent  pas.  Le  docteur  d'Hippone  ajoute  ici  des 
considérations  élevées  sur  le  repos  et  le  travail  de  Dieu, 
qui  ne  sont  qu'une  seule  et  même  chose. 

Dans  le  dixième  chapitre  du  treizième  livre,  l'évêque 
dHippone  considère  la  vie  comme  une  course  vers  la  mort, 
dans  laquelle  il  n"est  permis  à  personne  de  s'arrêter  ou  de 
marcher  moins  vite  :  tous  y  cheminent  avec  une  même  vi- 
tesse. Cette  pensée  est  le  germe  évident  du  beau  passage 
de  Bossuet,  qui  est  dans  la  mémoire  de  chacun  :  «  La  vie 
«  est  un  chemin ,  etc.  » 

Augustin  fait  sur  la  mort  et  le  temps  quelques  réflexions 
un  peu  subtiles  peut-être ,  mais  qui  au  fond  sont  vraies  :  on 
ne  peut  pas  dire  d'un  homme  (lu'il  est  dans  la  mort  ou  qu'il 
est  mort;  avant  de  rendre  le  dernier  soupir,  il  est  vivant; 
et  quand  il  a  cessé  de  vivre ,  il  est  après  la  mort.  Ainsi  le 
moment  présent  n'existe  pas  ^  ;  le  passé  seul  existerait ,  si 
toutefois  ces  deux  mots  n'impliquaient  pas  contradiction, 
car  le  passé  c'est  le  temps  qui  n'est  pins.  Or,  l'avenir 
n'est  pas  encore;  on  pourrait  donc  dire  que  le  temps 
n'existe  pas. 


1  Liv.  II,  chap.  vu. 

2  On  sait  le  vers  célèbre  : 

Le  moment  nù  je  jiaiie  est  déjà  loin  de  moi. 


CHAPITRE  L.  281 

Le  docteur  africain  prouve  aux  stoïciens  qu'ils  ont  mé- 
connu la  nature  humaine,  quand  ils  ont  aVancé  que  l'homme 
peut  \ivre  sans  passions  :  c'est  bien  assez  de  travailler  à 
vivre  sans  crime,  dit  Augustin.  Jésus- Christ  eut  des  tris- 
tesses, Jésus -Christ  éprouva  contre  les  Juifs  le  sentiment 
de  l'indignation.  Cette  indignation  €t  ces  tristesses  sont  des 
passions,  et  si  l'Homme- Dieu  n'en  fut  point  exempt,  qui 
donc  osera  se  croire  plus  parfait  que  lui? 

Caïn  et  Abel,  ou  plutôt  Selh ,  sont  les  pères  des  deux 
cités  de  la  terre  et  du  ciel.  Caïn,  le  premier  qui  hàtit  une 
ville,  montrait  ainsi  qu'il  se  mettait  en  possession  des  biens 
d'ici-bas  ;  Abel  est  tué ,  et  sa  mort  fut  un  prophétique  mys- 
tère. Le  premier  fondateur  de  la  cité  terrestre  tua  son 
frère ,  comme  plus  tard  Romulus  tua  le  sien ,  Eomulus , 
fondateur  de  la  grande  métropole  des  choses  humaines. 
Seth  ,  frère  d'Abel,  premier  citoyen  du  divin  empire,  com- 
mence la  génération  des  saints.  Deux  amours  bâtirent  les 
deux  cités  :  celle  du  ciel  fut  bâtie  par  l'amour  de  Dieu  jus- 
qu'au mépris  de  soi-même;  celle  de  la  terre,  par  l'amour 
de  soi  jusqu'au  mépris  de  Dieu  En  dissertant  sur  la  longue 
vie  et  la  grande  stature  des  hommes  avant  le  déluge,  Au- 
gustin parle  d'une  dent  molaire  d'homme  qu'il  avait  vue 
sur  le  rivage  d'Utique ,  et  qui  en  aurait  fait  cent  des  nôtres  '. 
«  Je  crois,  ajoute -t- il,  que  c'était  une  dent  de  quelque 
<(  géant.  » 

Homère  ^  et  Virgile  ^  ont  gardé  la  tradition  d'une  force 
humaine  des  premiers  temps  bien  supérieure  à  la  nôtre; 
mais  la  stature  humaine  a  dû  être  toujours  la  même,  avant 
le  déluge  comme  depuis  l'immense  cataclysme.  L'existence 
des  géants,  dont  l'histoire  ne  permet  pas  de  douter,  prouve 

1  Liv.  XV,  chap.  ix. 

2  Iliade^  ch.  v  et  xii. 

3  Enéide,  ch.  xn. 


282  SAINT  AUGUSTIN. 

seulement  en  faveur  de  certaines  races  ,  et  ne  change  rien 
à  ridée  qu'on  doit  se  faire  de  la  taille  de  l'homme ,  d'après 
la  loi  universelle  qui  le  régit.  Quant  à  la  dent  prodigieuse 
qu'Augustin  avait  vue  à  Utique ,  sa  pensée  à  ce  sujet  révèle 
tout  simplement  l'ignorance  de  son  temps  en  matière  d'his- 
toire naturelle.  Cette  dent  molaire,  qui  en  eût  fait  cent  des 
nôtres,  avait  probablement  appartenu  à  quelque  animal 
antédiluvien. 

Le  tableau  de  la  naissance  et  des  progrès  de  la  cité  de 
Dieu  jusqu'à  l'avènement  du  Messie  est  uue  appréciation 
des  saints  personnages  de  l'Ancien  Testament.  Puis  vien- 
nent les  commencements  et  les  progrès  de  la  cité  de  la  terre, 
depuis  la  monarchie  des  Assyriens  jusqu'aux  époques  chré- 
tiennes. Le  Discours  sur  l'histoire  universelle  de  Bossuet  est 
tout  entier  dans  cette  manière  de  produire  l'histoire  hu- 
maine. 

Moïse  est  plus  ancien  que  toutes  les  fables  mytholo- 
giques; elles  ne  naquirent  qu'au  temps  des  Juges.  La  Grèce 
eut  alors  des  poètes  appelés  aussi  théologiens,  parce  qu'ils 
chantaient  les  dieux.  Les  prophètes  hébreux  sont  plus  an- 
ciens que  les  philosophes  ;  Pythagore  ne  paraît  qu'à  la  fin 
de  la  captivité  de  Babylone.  Nos  auteurs  sacrés  sont  tous 
d'accord  en  religion;  les  philosophes  ne  le  sont  pas  du  tout 
dans  leurs  doctrines.  Varron  avait  compté  deux  cent  quatre- 
vingt-huit  opinions  philosophiques  touchant  le  souverain 
bien.  Athènes  applaudissait  en  même  temps  les  épicuriens, 
d'après  lesquels  les  dieux  ne  s'occupaient  point  des  choses 
humaines,  et  les  stoïciens,  d'après  lesquels  les  dieux  gou- 
vernaient le  monde.  La  Providence  se  servit  de  Rome 
comme  d'un  puissant  instrument ,  pour  dompter  et  ras- 
sembler les  diverses  nations  sous  une  même  loi  ;  elle  pré- 
parait ainsi  les  voies  à  .Icsus- Christ.  Cette  belle  pensée, 
plus  d'une  fois  reproduite  par  les  penseurs  chrétiens  des 


CHAPITRE  L.  283 

âges  modernes,  est  de  l'évêque  d'Hippone.  Les  païens 
avaient  assigné  au  christianisme  trois  cent  soixante -cinq 
ans  de  diaVe;  les  autels  de  Jésus-Christ  devaient  ensuite 
disparaître.  Augustin  se  moque  de  la  prophétie  des  poly- 
théistes; il  y  avait  alors  plus  d'un  demi -siècle  qu'était 
passée  l'époque  marquée  pour  l'extinction  de  la  foi  chré- 
tienne, et  ses  progrès  ne  faisaient  que  s'étendre  à  travers 
le  monde.  Les  prophètes  contre  le  christianisme  n'ont  ja- 
mais'eu  raison,  et  pourtant  à  chaque  époque  il  s'en  élève 
de  nouveaux. 

Le  livre  dix- neuvième  renferme  des  vues' originales  et 
profondes  sur  la  paix  à  laquelle  toute  chose  aspire  en  ce 
monde,  et  dont  le  besoin  est  au  fond  de  chaque  àme  hu- 
maine ,  quelle  que  soit  la  violence  des  passions  qui  l'em- 
portent. Les  méchants  se  précipitent  vers  le  crime  dans 
l'espoir  de  jouir  ensuite  d'une  certaine  paix.  Cacus ,  au 
fond  de  son  antre,  désirait  jouir  en  paix  des  débris  hu- 
mains devenus  sa  proie.  11  y  a  une  sorte  de  paix  dans  la 
condition  des  damnes  ,  parce  qu'ils  sont  à  leur  place  :  il  est 
dans  l'ordre  qu'ils  soient  séparés  de  Dieu.  Amené  à  parler 
de  l'ordre  dans  les  sociétés  ,  Augustin  dit  que  la  servitude 
n'est  pas  conforme  aux  lois  primitives  de  la  nature  :  c'est 
une  peine  du  péché,  une  degénéralion  de  l'homme.  Dieu 
avait  dit  :  «  Que  l'homme  domine  sur  les  poissons  de  la 
«  mer,  les  oiseaux  du  ciel  et  tous  les  animaux  de  la  terre.  » 
Mais  il  n'avait  pas  dit  :  Que  l'homme  domine  sur  Ihomme. 
C'est  le  crime  du  fils  de  INoé  qui  jadis  valut  à  un  liomme 
le  nom  flétrissant  d'esclave.  Tout  progrès  vers  le  bien , 
d'après  les  doctrines  d'Augustin ,  serait  donc  un  progrès 
vers  la  liberté.  Les  idées  se  presseraient  ici  sous  notre 
plume ,  si  nous  voulions  prouver  que  les  futures  améliora- 
tions des  sociétés  sont  entièrement  soumises  aux  progrès 
de  la  foi  chrétienne  chez  les  hommes. 


284-  SAINT  AUGUSTIN. 

Le  vingt  et  unième  chapitre  du  livre  XIX^  démontre  que, 
par  une  ignorance  du  vrai  Dieu  et  faute  de  justice,  la  ré- 
publique romaine  n'a  jamais  été  qu'un  mot  ;  la  définition 
de  la  république  par  Cicéron  sert  de  point  de  départ  à 
l'évêque  d'Hippone.  I.e  livre  XX*  établit  la  doctrine  du  ju- 
gement dernier;  le  livre  XX Rétablit  le  dogme  des  peines 
éternelles,  et  le  livre  XXI T  et  dernier,  la  résurrection  des 
corps  et  l'immortelle  félicité  des  élus.  Au  sujet  des  damnés, 
dont  le  corps  brûlera  sans  se  consumer,  le  docteur,  cher- 
chant des  preuves  dans  la  nature  même ,  parle  de  certains 
Yers  qui  vivent  au  milieu  des  sources  d'eau  bouillante,  de 
la  salamandre  vivant  dans  les  flammes ,  du  paon  dont  la 
chair  une  fois  cuite  ne  peut  plus  se  corrompre  :  ce  sont  là 
les  petits  côtés  d'une  grande  œuvre  d'où  n'a  été  exclu  rien 
de  ce  qui ,  même  dans  les  imaginations  populaires ,  pouvait 
paraître  servir  la  cause  de  la  \érité.  Pour  prouver  l'im- 
mortelle durée  des  corps  au  milieu  des  flammes ,  nous  ai- 
mons mieux  entendre  Augustin  nous  dire  que  le  Créateur 
de  l'univers  et  de  l'homme  pourra  bien  ,  s'il  le  veut,  con- 
server les  corps  des  damnés. 

Le  grand  docteur  ne  met  pas  en  doute  que  les  satyres  , 
les  faunes  et  les  s\lvains ,  surnommés  incubes  ,  ne  poursui- 
vent quelquefois  les  femmes  :  il  ne  voyait  que  des  démons 
dans  ces  créations  de  l'ancien  monde  païen 

Le  chapitre  vingt -quatrième  du  dernier  livre  sur  les 
Biens  de  la  vie  est  une  riche  peinture  des  joies  et  des  splen- 
deurs données  à  Ihoiume  dans  ce  magnifique  univers.  Si 
Dieu  a  daigné  accorder  à  l'homme ,  durant  son  laborieux 
pèlerinage  de  la  vie,  une  demeure  aussi  belle  que  cet  uni- 
vers, de  quelles  inexprimables  beautés  sera  revêtue  la 
future  demeure  des  bienheureux  destinés  à  ne  plus  con- 
naître ni  les  combats,  ni  les  souffrances,  ni  la  mort!  Ce 
dernier  livre  contient  le  récit  de  beaucoup  de  miracles 


CHAPITRE  L.  285 

arrivés  au  temps  d'Auiiusiin.  Avant  de  les  rapporter, 
l'évèque  d'Hippone  repond  à  ceux  qui  demandent  pour- 
quoi il  n'y  a  plus  de  miracles.  Ils  furent  nécessaires  avant 
rétablissement  delà  foi  chrétienne,  leur  dit  Augustin;  «  à 
«  présent,  ajoute-t-il,  quiconque  cherche  des  prodiges 
«  pour  croire  est  lui-même  un  grand  prodige  de  ne  pas 
<(  croire ,  tandis  que  le  monde  croit  '.  » 

>'ous  ne  prétendons  pas  avoir  fait  comprendre  tout  ce 
que  renferme  la  Cilé  de  Dieu  ;  à  peine  avons-nous  pu  faire 
entrevoir  quelques  astres  de  ce  firmament  magnifique.  On 
a  reproché  à  cet  ouvrage  des  longueurs,  des  répétitions; 
ce  sont  là  des  défauts  de  peu  d'importance  et  qui  tiennent 
à  la  manière  même  dont  fut  composée  la  Cité  de  Dieu;  ces 
défauts  n'existeraient  pas,  ou  certainement  ils  seraient 
moindres,  si  l'œuvre  avait  été  écrite  de  suite.  Un  écrivain 
docte  et  laborieux  ,  mais  qui  plus  d'une  fois  a  manqué  de 
mesure  dans  ses  jugements  ,  et  qui  a  traité  saint  Augustin 
avec  la  légèreté  d'un  esprit  passionné,  Ellies  Dupin  ^,  ne 
veut  pas  qu'on  admire  l'érudition  de  la  Cité  de  Dieu.  L'é- 
vèque d'Hippone  a  mis  à  contribution  Yarron ,  Sénèque, 
Cicéron;  c'est  trop  peu  selon  le  critique  compilateur;  il 
fallait  puiser  à  des  sources  inconnues  ;  faute  de  n'avoir  tiré 
aucun  auteur  de  la  nuit ,  Augustin  s'est  condamné  à  faire 
un  livre  où  il  ne  se  rencontre  rien  de  fort  curieux  ni  de  bien 
recherché.  Critiquer  ainsi  c'est  ne  pas  comprendre  une 
œuvre.  Dans  la  Cilé  de  Dieu,  l'histoire  est  un  moven  et  non 
pas  un  but;  elle  y  occupe  la  place  que  lui  a  marquée  le 
grand  penseur  chrétien.  Ellies  Dupin  n'a  pas  pris  garde  à 
la  portée  philosophique  et  religieuse  de  cette  composition. 


1  Quisquis  adhuc  prodigia  ut  crerlat  inquirit,  magnum  est  ipse  prodigium, 
qui,  mundo  credente,  non  crédit.  Liv.  XXII,  chap.  viii. 

2  Nouvelle  Bibliothèque  des  auteurs  ecclésiastiques. 


286  SAINT  AUGUSTIN. 

Il  y  a  un  orgueil  d'érudit  que  Dieu  punit  en  lui  dérobant 
lintelligence  des  œuvres  du  génie. 

La  Cité  de  Dieu  est  un  monument  surprenant  par  la  nou- 
veauté, la  hauteur  et  Fétendue  de  la  conception,  par  Ta- 
bondance  des  faits  et  des  idées  :  avant  saint  Augustin ,  nul 
génie  n'avait  vu  si  bien  et  de  si  haut  tant  de  choses.  La  Cité 
de  Dieu  est  comme  l'Encyclopédie  du  cinquième  siècle;  elle 
embrasse  toutes  les  époques,  toutes  les  questions  et  répond 
à  tout.  C'est  le  poëme  chrétien  de  nos  destinées  dans  leurs 
rapports  avec  notre  origine  et  notre  fin  dernière.  La  Cité 
de  Dieu  et  les  Confessions ,  lues  et  relues  depuis  quatorze 
siècles ,  le  seront  encore  tant  qu'il  y  aura  trace  des  lettres 
humaines ,  parce  que  ces  deux  ouvrages ,  qui  ont  pour 
sujet  Dieu  et  l'homme,  gardent  leur  intérêt  malgré  les 
révolutions  des  temps. 

La  Cité  de  Dieu  terme  le  monde  païen  avec  ses  fables  et 
sa  philosophie .  ou  plutôt  l'épopée  de  saint  Augustin  est  un 
solennel  jugement  du  passé  qui  se  trouve  condamné  après 
un  procès  complet  :  comme  l'antique  Egypte  jugeait  ses 
rois  avant  de  procéder  à  leur  sépulture,  ainsi  le  christia- 
nisme ,  par  la  bouche  d'Augustin ,  interroge  les  dieux  du 
vieil  univers  et  les  rois  de  la  pensée  humaine ,  montre  aux 
uns  leur  impuissance  à  soutenir  les  peuples  qui  les  ado- 
raient, aux  autres  leur  impuissance  à  monter  jusqu'à  la 
vérité  avec  les  seules  ailes  du  génie,  et  déclare  leur  défaite 
définitive  ;  puis  il  chante  les  funérailles  des  dieux  et  des 
philosophes ,  et  s'assied  victorieux  sur  leur  immense  sé- 
pulcre scellé  de  sa  puissante  main  ' . 

1  «  Plus  on  examine  la  Cité  de  Dieu,  dit  M.  Beugnot  {Histoire  de  la  des- 
«  truction  du  payanisme ,  t.  II),  plus  ou  reste  convaincu  que  cet  ouvrage 
«  dut  exercer  très  peu  d'influence  sur  l'esprit  des  païens.  » 

La  correspondance  de  cette  é^joiiue  nous  prouve,  au  contraire,  que  /'/  Cité 
de  DiV'M  frappa  très  vivemonl  les  contemporains.  Les  païens  ne  délaissèrent 
pas  tout  à  coup  leurs  dogmes  mythologiques,  parce  qu'en  matière  de  doc- 


CHAPITRE  L.  287 

Saint  Augustin  avait  donné  sa  pensée  historique  à  Orose, 
qui  la  reproduisit  mal  ;  il  traça  avec  la  vigueur  et  la  sûreté 
du  génie  ces  grandes  lignes  pour  lesquelles  s'était  montré 
trop  faible  le  savant  prêtre  d'Espagne  admis  dans  son  inti- 
mité. Salvien  s'inspira  de  la  Ciié  de  Dieu  dans  son  livre  du 
Gouvernement  du  monde.  Bossuet  comprit  mieux  qu'Orose 
les  vues  de  l'évèque  d'Hippone,  et  le  Discours  sur  r Histoire 
universelle  durera  autant  que  la  Cité  de  Dieu.  L'honneur 
d'avoir  fondé  en  histoire  l'école  de  la  Providence  n'appar- 
tient point  à  Bossuet  ' ,  mais  à  saint  Augustin  ;  c'est  le 
grand  penseur  d'Hippone  qui  le  premier  fit  défiler  les  na- 
tions et  les  empires  sous  le  regard  de  Dieu  et  détermina  le 
cercle  providentiel  dans  lequel  s'enchaînent  et  se  déve- 
loppent les  événements  humains,  sans  que  la  liberté  inté- 
rieure de  l'homme  souffre  la  moindre  atteinte. 

Dans  l'histoire  des  œuvres  littéraires ,  il  serait  curieux 
d'observer  ce  qu'un  génie  emprunte  à  un  autre  génie; 
quelle  impression  tel  livre  produit  sur  tel  esprit;  quelles 
idées,  quelle  puissance  il  y  fait  germer.  Les  penseurs  su- 
blimes, dans  la  merveilleuse  variété  de  leurs  caractères, 
s'enfantent  et  se  complètent  par  une  étude  sympathique. 
Cette  génération  progressive  des  grandes  intelligences  est 
un  intéressant  et  beau  spectacle.  Pour  ne  citer  que  peu  de 
noms,  Platon  nait  de  Socrate;  Virgile,  d'Homère;   saint 


trilles,  l'obstination  est  le  caractère  des  vaincus;  mais  le  coup  de  mort  était 
porté  au  paganisme  ;  les  dieux  étaient  finis  dans  l'opiuion  des  hommes. 

1  Quelques  modernes  ont  voulu  voir  dans  Vico  le  fondateur  de  l'école  liis- 
tori(|ue  de  la  Providence;  nous  n'avons  pas  à  juger  ici  l'auteur  de  Scienzn 
nuova ,  mais  nous  pouvons  dire  que  le  penseur  napolitain  n'a  fondé  rien  de 
pareil.  Nul  n'a  mieux  parié  de  la  Providence  que  saint  Augustin;  depuis  ses 
premiers  travaux  jusqu'à  ses  derniers,  il  a  toujours  moutre  la  Providence 
gouvernant  le  genre  humaiu.  Au  début  de  sa  carrière,  dans  les  livres  de 
l'Ordre,  il  parlait  du  bourreau  comme  tenant  une  place  nécessaire  au  milieu 
même  des  lois;  et,  quarante  ans  plus  lard,  il  faisait  comprendre  un  ordre 
providentiel  dans  les  désasti-es  mêmes  des  nations. 


288  SAINT  AUGUSTIN. 

Thomas  d'Aquin,  de  saint  Augustin;  Molière,  de  Tërence 
et  d'Aristophane  ;   Racine ,  d'Eschyle  et  de  Sophocle  ;  Ja 
Fontaine,   d'Ésope  et  de  Phèdre  ;  Malebranchc ,  de  Des- 
cartes; Bossuet,  de  TertuUien  et  de  saint  Augustin,  et 
saint  Augustin  lui-même,  de  Platon  et  de  saint  Paul.  (En 
rapprochant  ces  deux  derniers  noms ,  nous  ne  considérons 
que  le  point  de  vue  purement  humain  de  la  double  in- 
fluence philosophique  et  théologique.)  La  généalogie  des 
grandes  intelligences  n'est  pas  toujours  facile  à  constater, 
parce  qu'il  arrive  plus  d'une  fois  que  des  fruits  éclatants 
sortent  de  germes  restés  obscurs  pour  nous  ;  mais  la  géné- 
ration n'en  existe  pas  moins.  De  même  que,  dans  l'ordre 
physique  ,  les  arbres  et  les  plantes ,  les  fleurs  et  les  mois- 
sons ,  croissent  et  se  développent  sous  le  soleil ,  ainsi,  dans 
l'ordre  intellectuel ,  il  y  a  une  sorte  de  soleil  composé  de 
rayons  partis  de  l'âme  de  chaque  grand  homme  :  c'est  à  sa 
chaude  et  vivifiante  lumière  que  se  produisent  et  s'achèvent 
les  nobles  esprits  épars  à  travers  le  monde,  et  ce  sont  les 
feux  salutaires  de  cet  invincible  soleil  qui  fertilisent  la 
pensée  et  font  monter  la  sève  du  génie  ! 

CHAPITRE    LI 

Les  moines  d'Adrumet.  —  Le  livre  de  la  Grâce  et  du  Libre  Arbitre.  —  Un 
mot  sur  Luther,  Calviu  et  Janscnius.  —  Lettre  de  Valentin  à  saint  Augustin. 
—  Le  livre  do  la  Correction  et  de  la  Grâce.  —  Rétractation  du  moine  Le- 
porius. 

426-427 

C'est  le  privilège  du  génie  de  rendre  célèbre  tout  ce  qui, 
de  près  ou  de  loin,  se  rencontre  sur  son  chemin.  Adrumet, 
ville  de  la  côte  africaine,  a  gagné  de  la  renommée  à  la 
révolte  de  quelques  moines  contre  la  doctrine  d'Augustin  , 
qu'ils  comprenaient  mal.  On  se  rappelle  la  lettre  de  l'évèque 


CHAPITRE  Ll.  289 

d'Hippone  au  prêtre  Sixte.  Au  commencement  de  l'année 
427,  deux  religieux  d'Adrumet,  Morus  et  Félix,  avaient 
trouve  cette  lettre  chez  Évode,  évêque  d'Ursale;  Florus, 
obligé  de  se  rendre  à  Carthagc,  chargea  Félix  de  porter  au 
monastère  une  copie  de  l'écrit  d'Augustin.  La  solution  des 
questions  de  la  grâce  et  du  libre  arbitre  n'appartient  pas  à 
toutes  les  intelligences  ;  c'est  un  ordre  de  vérités  qui  peut 
rencontrer  des  hommes  peu  instruits  ou  peu  accoutumés 
aux  études  religieuses.  La  lecture  de  la  lettre  à  Sixte  excita 
d  abord  parmi  les  cénobites  les  moins  pénétrants  du  mo- 
nastère d'Adrumetde  vives  rumeurs,  qui,  pendant  quelque 
temps ,  demeurèrent  secrètes  ;  des  réunions  se  tenaient  à 
l'insu  même  de  Valentin,  abbé  du  monastère;  on  }  accusait 
Augustin  de  renverser  le  libre  arbitre.  Il  s'était  formé  deux 
camps.  Mais  tant  de  mystère  enveloppait  la  sédition  théo- 
logique, que  Valentin  ignora  tout  jusqu'au  moment  où  Flo- 
rus, revenu  de  Carthage  ,  lui  parla  du  trouble  dont  celui-ci 
s'était  aperçu.  Labbé ,  fort  occupé  de  rétablir  la  paix ,  fut 
d'avis  de  consulter  lévèque  d'Uzale  sur  le  vrai  sens  de  la 
lettre  d'Augustin;  on  écrivit  à  Évode;  mais  les  mécontents 
n'eurent  pas  la  patience  d'attendre  sa  réponse  '  ;  ils  pen- 
sèrent qu'il  fallait  aller  trouver  Augustin  lui-même. 
L'explication  de  l'écrit  donnée  par  un  saint  et  savant 
prêtre  appelé  Sabin  ne  put  arrêter  leur  résolution. 

Les  cinq  ou  six  religieux ,  chefs  du  parti  contraire , 
obtinrent  de  leur  abbé  la  permission  de  prendre  le  chemin 
d'Hippone;  avant  de  partir,  ils  cherchèrent  querelle  à 
Florus,  coupable  d'avoir  envoyé  un  écrit  qui  blessait  leur 
ignorance  ;  deux  seuls  d'entre  eux  arrivèrent  auprès  d'Au- 

1  La  réponse  d'Évode  à  l'abbé  Valentin,  découverte  par  le  P.  Sirmond, 
dans  un  manuscrit  de  Saint-Maximien  de  Trêves,  est  parfaitement  conforme 
aux  doctrines  de  saint  Augustin.  Le  P.  Sirmond  en  a  publié  un  fragmeyt 
dans  le  premier  chapitre  de  son  Histoire  drs  prédeslinntions. 

T.   II.  —    19 


290  SAINT  AUGUSTIN. 

gustin  '.  Le  grand  docteur  leur  expliqua  sa  lettre  à  Sixte, 
de  manière  à  ne  laisser  aucun  nuage  dans  leur  esprit.  Il 
écrivit  ^  aussi  au  très -honoré  seigneur  y  alentiu  et  à  tous 
ceux  de  sa  communauté ,  pour  ramener  l'union  dans  le 
monastère  et  porter  la  lumière  au  fond  de  chaque  con- 
science. La  double  qualité  de  Jésus -Christ,  sauveur  et 
juge,  prouve  la  grâce  et  le  libre  arbitre,  selon  Tévêque 
d'Hippone;  s'il  n'y  avait  point  de  grâce,  comment  Jésus- 
Christ  pourrait- il  sauver  les  hommes?  et  s'il  lïy  avait 
point  de  libre  arbitre,  comment  pourrait -il  les  juger? 
Augustin  n'avait  pu  dicter  que  peu  de  pages,  parce  que  les 
deux  moines  d'Adrumet  étaient  pressés  de  retourner  à  leur 
monastère ,  afin  de  célébrer  la  fête  de  Pâques  en  famille.  Il 
demandait  qu'on  lui  envoyât  le  moine  Florus,  cause  invo- 
lontaire de  l'agitation  des  cénobites  ,  et  qui  paraissait  n'a- 
voir pas  été  à  même  de  leur  faire  comprendre  le  sens  de  la 
lettre  adressée  au  prêtre  de  Rome. 

Les  envoyés  d'Adrumet,  Cresconius  et  les  deux  Félix, 
eurent  apparemment  quelque  peine  à  s'instruire  suffisam- 
ment de  la  question  qui  avait  soulevé  une  tempête  au  fond 
d'un  cloître.  Malgré  leurs  désirs  de  se  remettre  en  route  et 
malgré  la  lettre  à  leur  ai)bé,  qui  déjà  leur  avait  été  confiée, 
l'évêque  crut  devoir  les  retenir  ;  ils  célébrèrent  la  fête  de 
l'àques  à  Hippone.  Durant  ce  temps,  le  docteur  acheva 
leur  éducation  théologique  sur  le  pelagianisme,  et  composa 
pour  Naleutin  et  pour  la  communauté  d'Adrumet  un  livre 
intitulé  :  De  la  Grâce  et  du  Libre  Arbitre  ^  Les  trois  céno- 

I  Saiut  Augustin,  dans  sa  deuxième  lettre  à  Valeutin,  parle  d'un  troisième 
moiue  d'Adrumet  arrivé  à  Hippone.  Les  détails  sur  les  troubles  du  mouastère 
d'Adrumet  sont  tirés  du  récit  qu'en  fit  Valeutin  lui-même  dans  sa  lettre  à 
saiut  Augustin.  Lettre  GCXVL 

■2  Lettre  CCXIV. 

■i  Belzunce,  évèque  de  Marseille,  de  pieuse  et  illustre  mémoire,  adressa  à 
son  clergé  et  aux  fidèles  de  sou  diocèse,  en  1740,  une  traduction  du  livre  de 


CHAPITRE  M.  291 

bites  retournèrent  à  leur  monastère  ,  munis  de  tous  les  se- 
cours pour  convaincre  et  triompher.  Ils  étaient  porteurs 
(l'une  deuxième  lettre  '  d'Augustin  à  leur  al)bé  et  à  tous 
leurs  frères,  dans  laquelle  l'évéque  d'Hippone  ènumère  les 
pièces  dont  il  a  charge  Cresconius  et  les  deux  Félix,  et 
traite  rapidement  de  ce  qu'il  appelle  la  très-  difficile  ques- 
tion de  la  volonté  et  de  la  grâce.  Lorsqu'ils  rentrèrent  dans 
leur  couvent,  ils  trouvèrent  les  esprits  calmés;  les  dissi- 
dences qui  restaient  n'offraient  plus  ni  violence  ni  irrita- 
tion ;  les  moines  voyageurs  arrivaient  les  mains  pleines  de 
ressources  qui  devaient  rectifier  les  erreurs  et  fortifier  les 
croyances  dans  le  monastère  adrumétin. 

L'ouvrage  composé  pourValentin  et  ses  frères  en  reli- 
gion frappera  tout  lecteur  intelligent,  comme  il  frappa  les 
cénobites  que  voulait  instruire  le  grand  docleur  d'Hippone. 
C'est  un  enchaînement  de  citations  de  l'Ancien  et  du  Nou- 
veau Testament,  qui  établissent  à  la  fois  la  liberté  humaine 
et  la  nécessite  de  la  grâce.  Les  préceptes  divins,  les  exhor- 
tations directes  adressées  à  l'homme,  prouvent  jusqu'à  la 
dernière  évidence  que  l'homme  peut  faire  ou  ne  pas  faire, 
et  que  la  décision  appartient  toujours  à  sa  propre  volonté. 
Les  témoignages  des  prophètes ,  de  l'Évangile  et  de  saint 
Paul  nous  font  toucher  du  doigt  l'infirmité  de  notre  volonté 
pour  le  bien  ,  la  divine  assistance  qui  change  les  cœurs  de 
pierre  en  cœurs  de  chair,  inspire  les  salutaires  pensées 
doù  naissent  librement  les  bonnes  œuvres,  et  qui  prépare 
notre  vouloir  à  l'accomplissement  de  la  loi.  Ce  livre  de 
l'évéque  d'Hippone  est  une  démonstration  de  la  grâce 
contre  les  pélagiens,  et  une  démonstration  du  libre  arbitre 
contre  ceux  qui  voyaient  dans  la  grâce  une  irrésistible 

la  Grâce  et  du  Libre  Arbitre,  accompagnée  d'excellentes  notes.  Marseille, 
1740;  1  vol.  in-40. 
1  Lettre  CCXV. 


292  SAliNT  AUGUSTIN. 

puissance  devant  laquelle  disparaissait  la  liberté  humaine. 
£n  insistant  fortement  sur  le  libre  arbitre  dontil  marque 
l'accord  avec  la  grâce  d'une  façon  si  précise ,  si  claire  et  si 
complète ,  Augustin  semble  avoir  pressenti  les  futurs  ef- 
forts des  ennemis  de  la  foi  catholique  qui  s'armeraient  de 
son  nom  et  de  son  autorité  pour  attaquer  une  doctrine 
fondamentale  du  christianisme.  Aussi,  nous  l'avouerons, 
après  avoir  lu  et  relu  attentivement  le  livre  de  la  Grâce  et 
du  Libre  Arbitre,  et  sans  même  tenir  compte  ici  des  beaux 
traités  autipélagiens  dont  nous  avons  successivement  pré- 
senté l'analyse,  nous  ne  comprenons  pas  comment  Luther, 
Calvin  et  Jansenius  ont  pu  couvrir  du  grand  nom  d'Au- 
gustin la  diversité  de  leurs  erreurs  sur  cette  question. 
L'illustre  et  saint  évoque  d'Hippone  a  pour  lui  le  genre 
humain  lorsqu'il  enseigne  la  liberté  de  l'homme,  et  l'uni- 
versalité des  Écritures  quand  il  enseigne  la  grâce  :  toutes 
les  voix  de  la  terre  et  du  ciel  concourent  à  établir  la  doc- 
trine qui ,  avant  Augustin  et  après  lui ,  a  été  et  demeure  la 
doctrine  de  l'Église  catholique.  Notre  foi,  quoi  qu'on  en 
dise,  est  restée  la  gardienne  de  la  dignité  humaine  ;  Luther 
nous  soumet  à  l'empire  d'une  nécessité;  il  a  beau  distin- 
guer cette  nécessité  de  la  contrainte  ',  notre  libre  arbitre 
n'en  est  pas  moins  anéanti.  Calvin  réduit  l'homme  à  je  ne 
sais  quelle  iudétinissable  condition  d'ignominie;  car  il  nie 
le  mérite  des  œuvres,  soutient  que  tous  nos  actes  sont  im- 
mondes, et  que  les  meilleures  actions  des  hommes  révèlent 
sa  honte  et  son  déshonneur  *.  Les  écoles  de  Sorbonne  lui 
paraissent  les  mères  de  toutes  les  erreurs,  parce  qu'elles  dé- 
fendaient le  libre  arbitre  ^.  Ces  éuormités  ne  l'empêchaient 


*  Sequitur  nos  necessario  operari ;  necessario  verodico,  non  coacte.  Livre 
(lu  Sfrf  Arbitre, 
'■i  Calvin,  Institut.,  liv.  lll ,  ch.  xv,  paragr.  3, 
a  IbitJ.,  cliap.  XV,  u»  7. 


CHAPITRE  Ll.  2:) 3 

pas  de  dire  qu'il  lui  serait  facile  de  citer  en  sa  faveur  plus 
de  deux  cents  passages  de  saint  Augustin  '.  Jansenius ,  qui 
eut  l'audace  d'inscrire  le  nom  d'Augustin  en  tête  du  gros 
livre  de  ses  propres  erreurs  '\  et  qui  répétait  avec  Luther  : 
Augustin  est  tout  à  moi  %  a  torturé  ,  défiguré ,  calomnié  les 
euseignements  del'évéque  d'Hippone.  C'était  bien  la  peine 
de  nous  apprendre  qu'il  s'était  plongé  durant  vingt- deux 
ans  dans  la  lecture  des  livres  du  grand  docteur  africain  ! 

Kt  dans  quels  traités  d'Augustin  avait-il  pu  découvririez 
deux  nécessités  entre  lesquelles  il  place  l'àme  humaine ,  la 
nécessité  de  contrainte  et  la  nécessité  simple,  mais  toutes  les 
deux  invincibles?  Dans  quel  ouvrage,  quel  chapitre,  quelle 
ligne  de  l'évèque  d'Hippone,  Jansenius  avait-il  vu  Thomme 
forcé  au  bien  par  la  grâce ,  forcé  au  mal  par  la  concupis- 
cence, et  courant  ainsi  inévitablement,  sans  délibération, 
sans  volonté,  vers  des  couronnes  ou  des  châtiments?  Com- 
ment a-t-il  pu  espérer  faire  subsister  le  libre  arbitre  même 
avec  la  nécessité  simple  dont  il  nous  parle?  Que  devient  la 
volonté,  du  moment  qu'une  chose  doit  être  nécessairement 
accomplie?  La  langue  humaine  n'offre  pas  un  bouleverse- 
ment d'idées  pareil  à  celui  d'une  nécessité  volontaire  qui 
laisse  subsister  la  liberté  \  Saint  Augustin  ,  que  Jansenius  se 
vante  d'avoir  lu  tant  de  fois,  établit  le  mérite  des  bonnes 
œuvres  par  une  infinité  de  passages  de  l'Ancien  et  du  Nou- 
veau Testament,  et  l'évèque  d'Ypres.  copiant  Calvin  et  non 
pas  Augustin  ,  déclare  impossible  toute  bonne  œuvre  dans 
létat  de  déchéance  où  nous  sommes.  Sommé  de  s'expliquer 


1  Cîilvin,  du  Libre  Arbitre,  liv  VI. 

2  Augustitms,  publié  à  Louvain  en  1640.  Cet  ouvraj^e,  d'où  furem  urées 
les  cinq  propositions,  a  duuué  lieu  à  un  noinlire  infini  d'écrits  pour  ou  contre 
Jansenius. 

3  Augustinus  totus  meus  est.  Luther,  du  Serf  Arbitre. 

4  Duxjlex  nécessitas  Augustino,  coactionis,  et  simplex,  seu  voluntaria  :  illa, 
non  hcEC,  répugnât  libertaii.  Jans.  de  Gr'd.  Chr.  scdv.,  lib.  VI,  cap.  vi. 


294  SAINT  AUGUSTIN. 

sur  les  divines  promesses  et  les  commandements  faits  au 
peuple  hébreu ,  Jansenius  ne  voit  dans  l'Ancien  Testament 
qu'une  certaine  comédie  ' .'  Il  n'entre  point  dans  le  plan  de 
notre  ouvrai-e  de  comparer  les  doctrines  de  saint  Augustin 
avec  celles  de  Jansenius  et  de  ses  disciples ,  de  faire  remar- 
quer en  détail  les  interprétations  inexactes ,  les  omissions 
volontaires  et  même  les  falsifications  de  l'évêque  d'Ypres  ; 
il  nous  a  suffi  de  signaler  d'un  mot  les  grandes  déviations 
de  Jansenius  -  et  des  deux  célèbres  réformateurs  qui  l'a- 
vaient particulièrement  inspiré  dans  la  question  de  la 
grâce  et  du  libre  arbitre  ,  parce  que  ces  déviations  se  sont 
produites  sous  le  nom  glorieux  et  sacré  d'Augustin. 

A  notre  avis,  rien  ne  prouve  plus  la  grandeur,  lauto- 
rité,  la  valeur  sans  égale  du  docteur  dHippone,  que  le 
soin  constant  des  novateurs  religieux  à  s'appuyer  de  son 
nom  pour  accréditer  leurs  idées  dans  le  monde.  Augustin 
leur  apparaissait  comme  le  représentant  le  plus  élevé  et  le 
plus  complet  de  la  foi  catholique  :  ils  pensaient  que  toute 
opinion  devait  prendre  un  air  de  vérité ,  pourvu  qu'on  fit 
semblant  de  lui  donner  en  garantie  deux  ou  trois  syllabes 
de  ce  grand  homme.  Pour  faire  leur  chemin  ici -bas,  ils 
ont  demandé  un  laisser -passer  au  génie  et  à  la  sainteté 
d'Augustin;  ils  ont  cherché  à  couvrir  leurs  desseins  du 
manteau  de  sa  gloire.  La  parole  d'Augustin  a  eu,  s'il  est 


1  Profpcto  iiihil  alhul  fuisse  Testimonium  illud  (  Vêtus)  perspicuuui  est, 
ni>;i  nuDquam  quamdani  quasi  comœdiam.  De  Gr.  Christ,  salv.,  lib.  III, 
cap.  VI.  La  distioctiou  des  deux  nécessités  fut  tirée  du  troisième  livre  de  la 
Morale  d'Aristote;  elle  avait  été  ainsi  produite  par  la  philosophie  que  Jan- 
senius appelait  la  mère  des  hérétiques.  Lih.  proem.,  cap.  m. 

2  II  faut  ajouter  aux  oiivrages  de  Jansenius  que  nous  avons  cités ,  l'ou- 
vrage intitulé  :  De  stat.  nat.  lapsœ.  Jansenius  voulait  que  saint  Augustin 
malgré  la  fornu^Ue  expression  d'une  pensée  contraire,  eût  imputé  à  péché 
l'ignorance  invincible  ;  et  en  même  temps  il  appelait  l'Altrégé  de  snint  Au- 
gustin (  Augustinuscontractus),  saint  Thomas,  qui  disait  :  «  Aucune  igno- 
rance invincible  n'est  péché.  » 


CHAPITRb:  1,1.  295 

liermis  de  coniparor  la  teiTC  au  ciel,  le  sort  de  la  parole  de 
Dieu  lui-même  :  les  hommes  l'ont  mise  au  service  de  leurs 
fantaisies  les  plus  diverses;  mais  nos  Écritures  inspirées 
n'en  tiardcnt  pas  moins  leur  vérité  qui  ne  change  point,  et 
les  livres  dAugustin  demeurent  ce  qu'ils  sont. 

Nous  trouvons  de  vives  et  précieuses  impressions  con- 
temporaines à  la  louange  de  l'évêque  d'Hipponc  dans  la 
lettre'  (pic  lui  écrivit  l'abbé  du  monastère  d'Adrumet  pour 
le  remercier  du  livre  de  la  Grâce  et  du  Libre  Arbitre.  Valen- 
tin  et  ses  frères  reçurent  cet  ouvrage  avec  respect  et  trem- 
blement intérieur;  ils  éprouvèrent  quelque  chose  de  ce 
qu'éprouva  le  prophète  Elle  lorsque,  voyant  de  l'entrée  de 
la  caverne  passer  la  gloire  du  Seigneur,  il  se  couvrit  le 
visage  de  son  manteau.  La  sagesse  d'Augustin  leur  paraît 
celle  d'un  ange.  Va\  lisant  ce  livre,  les  cénobites  d'Adru- 
met u'ont  pas  eu  besoin  de  demander  qui  en  était  l'au- 
teur :  ainsi,  dit  Valentin,  les  apôtres,  voyant  Jésus-Christ 
manger  avec  eux  après  sa  résurrection,  comprirent  que 
c'était  le  divin  maître  et  n'eurent  garde  de  le  lui  demander. 
Valentin  se  félicite  de  l'ignorance  et  de  la  curiosité  de  ^es 
frères  qui  ont  valu  au  monde  un  tel  ouvrage;  il  rappelle 
l'incrédulité  de  saint  Thomas,  qui  a  servi  à  conlirmer  la  foi 
de  toute  l'Église.  Après  avoir  exposé  ses  croyances  catho- 
liques en  matière  de  grâce  et  de  libre  arbitre,  l'abbé 
d'Adrumet  sollicite  les  prières  du  très-saint  pape  et  seigneur 
Augustin  pour  que  la  plus  complète  union  se  rétablisse 
dans  le  couvent,  et  que  lui  et  ses  frères  de  la  vie  monas- 
tique, délivrés  des  tempêtes,  continuent  en  sûreté  leur 
navigation  dans  le  vaisseau  qui  les  porle  sur  la  mer  de  ce 
monde.  Les  moines  adrumétins  souhaitaient  à  l'apôtre 
d'Hippone  de  longs  jours  pour  leur  bien  et  pour  le  bien  de 

1  lettre  CCXVI. 


296  SAINT  AUGUSTIN. 

l'Église ,    et    ensuite  Timpérissable  couronne   dans  l'as- 
semblée des  élus. 

Le  moine  Florus ,  que  l'évêque  d'Hippone  avait  désiré 
voir,  partit  d'Adrumet  et  partit  joyeux,  comme  l'annonçait 
Valentin  dans  sa  lettre.  Le  bonheur  d'être  admis  auprès 
d'Augustin,  de  le  contempler  et  de  l'entendre,  paraissait 
une  de  ces  faveurs  de  la  Providence  dont  le  souvenir  seul 
charmait  et  consolait  toute  une  vie.  Possidius  nous  dit  que 
les  ouvrages  d'Augustin  sont  admirables  et  qu'ils  éclairent 
tous  les  hommes,  mais  qu'on  gagnait  bien  plus  à  l'entendre 
prêcher,  ou  à  l'entendre  dans  la  conversation ,  ou  même  à 
le  voir.  C'était,  ajoute  le  pieux  biographe,  non-seulement 
un  écrivain  savant  dans  le  royaume  des  cieux,  qui  tirait  de 
son  trésor  des  choses  anciennes  et  nouvelles  et  arrangeait 
la  perle  précieuse  qu'il  avait  trouvée ,  mais  encore  il  était 
de  ceux  qui  accomplissent  ce  précepte  :  Agissez  selon  vos 
paroles^:  «  Celui  qui  aura  enseigné  les  hommes  et  con- 
«  formé  sa  vie  à  ses  discours,  dit  le  Seigneur,  celui-là  sera 
«  appelé  grand  dans  le  royaume  des  cieux  \  » 

Le  moine  Florus,  chargé  de  la  lettre  de  Valentin,  ap- 
porta à  l'évêque  d'Hippone  de  bonnes  nouvelles  d'Adru- 
met. Mais  il  crut  devoir  lui  soumettre  une  objection  d'un 
de  ses  frères  contre  le  livre  de  la  Grâce  et  du  Libre  Arbitre. 
—  S'il  est  vrai,  disait  ce  cénobite,  que  Dieu  opère  en  nous 
le  vouloir  et  le  parfaire,  il  faut  que  nos  supérieurs  se 
bornent  à  nous  instruire  de  nos  devoirs  et  à  demander  à 
Dieu  de  nous  aider  à  les  remplir,  au  lieu  de  nous  corriger 
quand  nous  y  manquons  :  ce  n'est  pas  notre  faute  si  nous 
sommes  privés  d'un  secours  que  Dieu  seul  peut  nous  don- 
ner. —  Une  telle  conséquence ,  contraire  à  la  doctrine 
catholique  ,  eût  été  féconde  en  désordres  graves  ;  la  rébel- 

1  Sic  loquiuiini,  sic  l'acite.  Saint  Jacques,  ii,  12. 
■i  Saint  Matthieu,  v,  19. 


CHAPITRE  LI.  297 

lion,  l'inertie  morale  et  aussi  le  désespoir  religieux  étaient 
au  bout.  Le  livre  de  la  Correction  et  de  la  Grâce\  encore 
adressé  à  A'alentin  et  à  ses  moines ,  fut  la  réponse  d'Au- 
gustin. Le  docteur  agrandit  l'objection  du  moine  d'Adru- 
met,  de  manière  à  prévenir  les  objections  nouvelles  qui 
pourraient  en  naître,  et  rien  ne  resta  debout.  Cet  ouvrage 
(]u"un  savant  historien  du  pélagianismc,  le  cardinal  Noris, 
appelait  la  clef  de  la  doctrine  de  saint  Augustin  sur  la 
grâce,  renverse  particulièrement  toutes  les  bases  du  jansé- 
nisme. Les  idées  du  docteur  d'Hippone  sur  la  prédestina- 
tion s'y  trouvent  développées  pour  la  première  fois. 

En  voulant  se  dérober  à  la  correction ,  à  la  responsabi-  , 
lité  personnelle  des  œuvres ,  sous  prétexte  que  c'est  tou- 
jours Dieu  qui  opère  en  nous,  le  moine  d'Adrumet  oubliait 
que  l'opération  divine  n'accomplit  point  l'acte  humain  et 
ne  soumet  point  notre  volonté ,  mais  seulement  qu'elle 
invite,  inspire  et  fortifie  l'homme.  Si  l'inspiration  d'une 
bonne  volonté,  d'une  bonne  œuvre,  vous  manque,  deman- 
dez-la à  Dieu  comme  faisait  saint  Paul  pour  les  fidèles 
Corinthiens  ^  C'est  votre  faute  si  vous  êtes  mauvais  :  priez 
Dieu  qu'il  vous  rende  meilleurs.  La  correction  est  un  aver- 
tissement; elle  peut  exciter  la  honte,  la  crainte,  le  respect, 
et  ces  divers  sentiments  sont  de  nature  à  déterminer  d'heu- 
reuses résolutions.  Vous  convenez  que  vous  avez  reçu  la 
foi,  mais  non  point  la  persévérance  :  demandez  à  Dieu  cette 
persévérance;  c'est  avec  raison  qu'on  vous  reprendra  si 

1  Le  livre  rie  la  Correction  et  de  la  Grâce  est  le  dernier  dont  saint  Au- 
gustin ait  fait  mention  dans  la  Revue  de  ses  ouvrages.  On  place  à  la  fin  de 
cette  même  année  (427)  le  Mii'oir,  sorte  de  recueil  de  préceptes  tirés  de 
l'Ancien  et  du  Nouveau  Testament,  particulinrement  destiné  aux  hommes 
qui  n'ont  pas  le  temjis  de  beaucoup  lire  :  on  apprend  à  se  juger  et  à  se  con- 
naître dans  ce  Miroir,  que  Cassiodore  appelle  le  livre  de  la  philosophie  mo- 
rale. Il  existe  trois  autres  ouvrages  du  même  titre  attribués  à  saint  Augustin, 
mais  qui  ne  lui  appartiennent  pas. 

2  II  Coriutli.,  xiii,  7. 


298  SAINT  AUGUSTIN. 

vous  ne  l'avez  plus,  parce  que  vous  l'aurez  perdue  par 
l'effet  de  votre  volonté  propre.  Lorsque  le  Christ,  dit 
Augustin ,  pria  pour  que  la  foi  de  Pierre  ne  pérît  point ,  il 
ne  demanda  rien  autre  sinon  que  Pierre  eût  dans  la  foi 
une  volonté  très-libre,  très-forte,  très-invincible,  très- 
persévérante.  Voilà  comment  la  liberté  de  la  volonté 
humaine  est  défendue  selon  la  grâce  de  Dieu  et  non  point 
contre  elle;  car,  poursuit  le  grand  docteur,  la  volonté 
humaine  n'obtient  point  la  grâce  par  la  liberté,  mais  plu- 
tôt la  liberté  par  la  grâce  :  elle  obtient,  pour  persévérer, 
une  délectation  perpétuelle  et  une  force  insurmontable  '. 

Pourquoi ,  dira-t-on  encore ,  s'occuper  de  corriger  ou 
d'instruire  ceux  qui  pèchent,  puisqu'ils  ne  périront  point 
s'ils  sont  prédestinés  au  salut  éternel?  Augustin  répond^ 
que  l'homme  ici-bas  ignore  quelle  part  lui  est  réservée  dans 
la  vie  future ,  quels  sont  ceux  dont  les  noms  sont  inscrits 
au  livre  des  prédestinés  :  dans  cette  profonde  ignorance 
où  nous  sommes ,  la  correction  et  la  prédication  doivent 
s'étendre  sur  tousi. 

Ces  simples  et  courtes  explications  que  la  lecture  du 
livre  de  la  Correction  et  de  la  Grâce  a  laissées  dans  notre 
esprit,  peuvent  suffire  pour  armer  les  gens  du  monde 
contre  d'artificieux  raisonnements.  Bossuet^  dit  sur  cette 
grande  et  difficile  matière  d'utiles  paroles  qui  reviennent  à 
notre  mémoire  : 

«  Ouaiul  on  se  jette  dans  l'abîme,  on  y  périt.  Combien 
«  ont  tr.uixe  leur  perte  dans  la  trop  grande  méditation 
«  des  secrets  de  la  prédestination  et  de  la  gn\ce!  Il  en  faut 
«  savoir  autant  qu'il  est  nécessaire  pour  bien  prier  et 
((  s'Iiumilier  Ncritablcment,  c'est-à-dire  qu'il  faut  savoir 

1   De  la  Correction  et  de  la  Grâce,  chap.  viii. 

-  Ihiii.,  chap.  XV  et  xvi. 

:!  Traité  (If  la  Concupiscence,  cliap.  vm. 


CIIAI'ITHE    Ll.  299 

((  que  tout  le  hien  vient  de  Dieu,  et  tout  le  mai  de  nous 
((  seuls.  Que  sert  de  rechercher  curieusement  les  moyens 
«  de  concilier  notre  liberté  avec  les  décrets  de  Dieu? 
<(  N'est-ce  pas  assez  de  savoir  que  Dieu  qui  Ta  faite,  la  sait 
((  mouvoir  et  la  conduire  à  ses  fins  cachées,  sans  la  dé- 
«  truire?...  Cette  vie  est  le  temps  de  croire,  comme  la  vie 
«  future  est  le  temps  de  voir;  c'est  tout  savoir,  dit  un 
«  Père  ',  que  de  ne  rien  savoir  davantage  :  Nihil  ultra  scire, 
«  omnia  scire  est.  » 

Nous  devons  noter,  dans  Tannée  427,  le  retour  à  la  foi 
catholique  du  moine  Leporius,  par  la  puissante  interven- 
tion de  notre  docteur.  Quelques  savants  ont  confondu  ce 
Leporius  avec  un  prêtre  de  ce  nom  ,  qui  assistait  à  l'acte 
délectiou  du  successeur  d'Augustin,  et  que  nous  avons  \u 
figurer  dans  un  des  sermons  de  l'évêque  d'Hipponc  sur  la 
Vie  et  les  mœurs  des  clercs.  Celui  dont  il  s'agit  ici,  origi- 
naire de  Marseille,  n'était  point  élevé  à  la  dignité  sacer- 
dotale; Augustin,  dans  sa  lettre' à  Proculus  et  à  Cylin- 
nius,  évêque  des  Gaules,  l'appelle  son  fils,  et  les  évéques 
n'appliquaient  cette  désignation  qu'à  des  laï(iues.  Leporius 
avait  nié  l'incarnation  du  Fils  de  Dieu.  Proculus,  évéque  de 
Marseille ,  qui  a  mérité  les  louanges  de  saint  Jérôme , 
condamna  et  chassa  des  Gaules,  de  concert  avec  l'évêque 
Cylinuius  ,  le  moine  rebelle  à  l'enseignement  de  l'Église. 
Leporius,  venu  en  Afrique,  suivi  de  quelques  complices 
de  son  erreur,  rencontra  l'homme  qui ,  pur  sa  science 
et  sa  parole  persuasive,  pouvait  le  mieux  éclairer  son 
intelligence  et  toucher  son  âme.  11  se  rétracta  solennel- 
lement dans  une  profession  de  foi  que  rédigea  le  grand 
Augustin  lui-même;  le  moine  de  Marseille  et  ses  compa- 
gnons la  signèrent  dans  l'église  de  Carthage ,  en  présence 

'  S.iint  Aufrustin. 
i  Lettre  CCXIX. 


300  SAINT  AUGUSTIN. 

d'Aiirèle,  d'Augustin  et  do  deux  autres  évoques ,  Florent  et 
Secondin.  Cette  profession  de  foi  était  destinée  à  rétablir  la 
doctrine  catholique  sur  l'incarnation  du  Verbe  auprès  de 
tous  les  chrétiens  des  Gaules  que  Leporius  avait  pu  trou- 
bler ou  scandaliser.  Une  lettre,  signée  d'Aurèle,  d'Au- 
gustin, de  Florent  et  de  Secondin,  mais  rédigée  par  l'é- 
vèque  d'Hippone  ,  s'en  alla  dans  les  Gaules  annoncer  à 
Proculus  et  à  Cylinnius  le  retour  religieux  de  Leporius  et 
de  ses  compagnons;  les  évêques  africains  joignaient  à  cette 
épître  une  copie  de  la  rétractation,  revêtue  des  signatures. 
Ainsi,  Augustin  avait  pratiqué  cette  maxime  du  grand 
apôtre  :  «  Consolez  les  faibles,  recevez  les  infirmes'.  » 
Leporius  ne  voulut  plus  quitter  l'Afrique  ;  l'angélique 
séduction  d'Augustin  l'enchaina  loin  de  son  pajs. 

CHAPITRE    LU 


1.0  comte  Boniface ,  trahi  par  Aetius,  appelle  à  son  secours  les  Vandales  pour 
le  défendre  contre  les  forces  de  l'empire  romain. —  Lettre  de  saint  Augustin 
au  comte  Boniface.  —  Ses  écrits  contre  les  ariens. 

418 


Les  jours  d'Augustin  avaient  été  les  jours  les  plus  glo- 
rieux de  l'Afrique  chrétienne.  Les  manichéens  vaincus 
devant  Dieu  et  devant  les  hommes,  et  ne  pouvant  plus 
supporter  les  regards  des  catholiques,  dont  ils  furent 
longtemps  les  perfides  persécuteurs;  les  donatistes  con- 
vaincus d'erreur,  d'ignorance,  de  mauvaise  foi,  et  le  retour 
d'un  très-grand  nombre  d'entre  eux  à  l'unité  religieuse; 
l'initiative  prise  à  Carthage  contre  les  pélagicns,  et  la 
controverse  sur  cette  question  capitale  ,  soutenue  avec  tant 

i  Thessal,,  v,  14. 


CHAPITRE  LU.  301 

de  supériorité  pur  Tévéque  d'Ilipponc  :  ces  grands  faits 
donnaient  un  vif  éclat  h  l'Église  africaine ,  plaçaient  bien 
haut  son  autorité ,  et  portaient  sa  renommée  dans  tout 
l'univers.  L'Afrique  chrétienne,  du  temps  d'Augustin,  est 
un  puissant  fo}er  de  lumière,  ou  plutôt  Augustin  était  à 
lui  seul  cette  lumière  dont  les  rayons  allaient  éclairer  les 
peuples  soumis  à  la  loi  de  Jésus-Christ.  11  avait  plu  à  Dieu 
de  faire  de  grandes  choses  par  les  mains  du  docteur  d'Hip- 
pone;  mais  Dieu  ne  voulut  point  accorder  à  son  serviteur 
la  pieuse  joie  de  quitter  ce  monde  avec  des  consolations 
et  des  espérances  pour  son  cher  pays  d'Afrique  :  les  deux 
dernières  années  de  la  vie  d'Augustin  devaient  être  pro- 
fondément attristées  par  le  spectacle  d'immenses  malheurs; 
l'iUustre  et  saiut  vieillard  était  condamné  à  voir  sa  patrie 
livrée  aux  barbares  ;  et ,  ce  qui  ajoutait  sans  doute  à  sou 
affliction,  c'est  que  la  main  même  d'un  de  ses  amis  avait 
ouvert  la  porte  à  d'effroyables  calamités  ! 

L'empire  d'Occident  était  alors  gouverné  par  Valenti- 
nien  JII ,  ou  plutôt ,  dit  Gibbon  \  régnait  sa  mère  Placidie , 
qui  n'avait  ni  le  génie  d'Eudoxie,  morte  exilée  à  Jérusa- 
lem, ni  la  sagesse  de  Pulchérie,  sœur  du  jeune  fliéodose. 
Aetius^  àme  intrépide  et  fortement  trempée,  mais  inca- 
pable de  supporter  la  gloire  d'un  rival ,  conçut  un  affreux 
dessein  qui  devait  être  la  vraie  cause  des  désastres  de 
l'Afrique,  cette  portion  si  riche  et  si  belle  de  l'empire 
romain.  Il  jouissait  d'un  crédit  considérable  sur  l'esprit  de 

1  Histoire  de  la  décadence  de  l'empire  romain. 

2  Aetius  lut  cliaaté  par  deux  poètes,  Quiutianus  et  Mérobaudes  :  il  n'est 
resté  de  Quiutianus  que  sou  aom  cité  par  Sidoine  Apollinaire.  Niebulir 
(San-Galli,  1823)  et  Weber  (Cor^jws  poeturum  luHnorum,  Francfort-sur-le- 
Mein,  1832 j  ont  publié  les  chaats  de  Mérobaudes,  écliappés  au  temps.  Mé- 
robaudes, comme  Claudieu,  vil  sa  statue  s'élever  dans  le  forum  de  Trajau. 
M-  Bcugnot  (//ts<oj/"e  de  la  Destruction  du  paganisme)  a  donné  d'intéres- 
sants détails  sur  ce  poète  païen ,  qui  lut  général  des  troupes  romaines  eu 
Espagrie. 


302  SAINT  AUGUSTIN. 

la  mère  de  Valentinien.  Voulaut  perdre  Boniface  ,  gouver- 
neur de  l'Afrique,  il  imagina  de  tromper  à  la  fois  Placidie 
et  le  comte.  Aetius  peignit  Boniface  comme  un  ennemi  se- 
cret, et  décida  Placidie  à  le  rappeler  de  F  Afrique;  en  même 
tetnps  il  fit  dire  au  comte  de  se  garder  d'obéir  aux  ordres 
de  l'impératrice,  parce  que  son  rappel  cachait  un  piège 
horrible.  Boniface  demeura  donc  à  son  poste,  et  ce  fut 
alors  qu'Aetius  put  sans  peine  convaincre  Placidie  de  la 
rébellion  du  gouverneur  de  l'Afrique.  Bientôt  le  comte  se 
vit  menacé  de  toutes  les  forces  de  rOccident ,  commandées 
par  Aetius  lui-même. 

Les  blessures  que  l'injustice  fait  au  cœur  sont  toujours 
les  plus  profondes;  l'amer  ressentiment  qu'on  éprouve  est 
de  nature  à  pousser  aux  inspirations  du  désespoir.  En  pré- 
sence du  violent  orage  dirigé  contre  lui,  sans  avoir  rien 
fait  pour  mériter  de  telles  colères ,  Boniface  songea  aux 
barbares,  ces  instruments  de  toutes  les  vengeances  divines 
et  humaines.  11  expédia  à  Gonderic,  roi  des  Vandales,  un 
messager  fidèle,  chargé  de  lui  offrir  l'alliance  du  comte  et 
le  tiers  des  possessions  romaines  dans  l'opulente  Afrique  : 
de  pareilles  propositions  n'étaieut  jamais  refusées.  En 
voyant  le  messager  de  Boniface,  les  Vandales  croyaient 
déjà  apercevoir  les  fécondes  et  magnifiques  contrées  pro- 
mises à  leur  bravoure.  La  mort  de  Gonderic,  qui  mit  Gen- 
seric  à  leur  tète,  vint  donner  à  l'entreprise  de  terribles 
conditions  de  succès.  L'armée  \andale,  mêlée  deGoths, 
d'Alains  et  d'hommes  d'autres  nations,  évaluée  à  cinquante 
mille  comJ)attants,  passa  d'Espagne  en  Afrique,  au  mois  de 
mai  428;  les  Espagnols,  heureux  d'être  délivrés  dhôtes 
aussi  redoutables,  fournirent  avec  un  joyeux  empressement 
les  navires  pour  franchir  le  détroit  de  Gibraltar. 

Divers  alliés  que  le  génie  de  Boniface  avait  tirés  de  l'in- 
térieur de  l'Afrique  étaient  \enus  ajouter  aux  forces  du 


CHAPITRE  LU.  303 

gouverneur  romain,  dont  la  trahison  venait  de  faire  un  ré- 
volté. Trois  généraux  de  l'empire  turent  mis  en  déroute; 
mais  ces  défaites,  qui  diminuaient  les  forces  romaines , 
n'étaient  qu'un  déplorable  acheminement  vers  l'exclusive 
domination  des  barbares. 

On  se  demande  ici  quelle  était  l'attitude  d'Augustin 
vis-à-vis  de  l'homme,  son  ami,  que  des  décrets  de  l'empire 
venaient  de  déclarer  ennemi  public.  A  la  fin  de  l'année  427, 
Boniface  était  allé  le  visiter  à  Hippone;  mais  le  saint  évêquc 
se  trouvait  alors  si  souffrant,  qu'il  n'eut  pas  même  assez  de 
force  pour  lui  adresser  la  parole.  Depuis  ce  temps  Augus- 
tin n'avait  point  vu  Boniface  et  n'avait  pu  lui  écrire.  Il 
n'était  plus  facile  de  garder  des  relations  avec  le  comte  ; 
on  eût  été  frappé  de  suspicion  pour  la  moindre  trace  de 
correspondance  avec  le  rebelle.  L'évéque  d'Hippone  gémis- 
sait des  maux  qui  commençaient  à  désoler  l'Alrique,  et 
surtout  des  maux  plus  grands  encore  qui  la  menaçaient;  il 
attendait  une  occasion  sûre  pour  donner  d  utiles  conseils  à 
son  ami.  Cette  occasion  se  présenta  :  le  diacre  Paul  fut 
chargé  d'une  lettre'  qui  est  un  monument  historique  d'un 
grand  prix.  En  voici  la  substance  : 

Durant  la  maladie  et  quelque  temps  après  la  mort  de  sa 
première  femme ,  Boniface  avait  eu  le  dé.sir  de  quitter  le 
monde  et  de  se  consacrer  entièrement  à  Dieu  ;  il  confia  ce 
dessein  à  Augustin,  en  présence  dAl}pe,dans  un  secret 
entretien  qui  eut  lieu  à  ïubunes.  L'évéque  d'Hippone  le 
détourna  de  son  projet  par  des  raisons  tirées  de  l'intérêt 
de  l'empire,  et  aussi  de  l'intérêt  de  la  religion  elle-même; 
il  pensait  qu'en  demeurant  à  la  tète  des  troupes  romaines , 
dans  les  provinces  d'Afrique,  Boniface  rendrait  plus  de 
services  à  la  religion  qu'en  embrassant  la  vie  monastique  ; 

1  Lettre  CCXX 


304  SAINT  AUGUSTIN. 

l'épée  du  comte  pourrait  être  uue  puissante  protection 
contre  les  l)arbares ,  et  F  Église  d'Afrique  en  retirerait  du 
repos  et  de  la  sécurité.  Quant  à  ses  penchants  vers  une  vie 
plus  pieuse ,  Boniface  pourrait  s'y  livrer  par  une  ferme  ré- 
solution de  garder  désormais  la  continence  ;  et  dans  ces 
cas  il  lui  faudrait  s'armer  intérieurement  contre  les  tenta- 
tions ,  autant  et  plus  qu'il  n'avait  besoin  de  s'armer  exté- 
rieurement contre  les  barbares.  On  s'était  séparé  àTubunes 
dans  la  vive  adoption  de  ces  pensées. 

Une  remarque  s'offre  naturellement  à  l'esprit  :  si  l'évéque 
d'Hippone  avait  laissé  Boniface  obéir  à  son  goût  pour  la 
vie  monastique,  à  son  pieux  dessein  né  tout  à  coup  de  la 
douleur,  les  Vandales  ne  se  seraient  pas  aussitôt  précipités 
sur  l'Afrique.  Cependant  le  conseil  d'Augustin  n'en  fut  pas 
moins  dicté  par  une  profonde  sagesse  et  un  intelligent 
amour  de  l'empire  et  de  la  foi  catholique  :  nul  génie  ne 
pouvait  prévoir  alors  les  événements  à  la  suite  desquels 
Boniface  ouvrit  le  passage  aux  Vandales. 

Augustin .  resté  avec  le  souvenir  de  l'entrevue  et  des  ré- 
solutions de  Tubunes,  fut  bien  douloureusement  surpris  en 
apprenant  que  Boniface  avait  passé  la  mer  et  s'était  re- 
marié ,  et  que  sa  seconde  femme  était  une  arienne  I  elle 
s'appelait  Pélagie,  et  descendait,  selon  quelques  savants', 
des  rois  vandales.  On  disait  que  l'entrée  de  Pélagie  dans  la 
foi  catholique  avait  été  une  condition  de  ce  mariage  ;  mais 
cette  condition  n'était  qu'une  vaine  espérance.  Une  lille  de 
Boniface,  née  de  son  union  avec  Pélagie,  avait  été  baptisée 
par  les  ariens.  Le  comte,  ajoutait-on,  avait  souffert  que  les 
ariens  rebaptisassent  des  vierges  catholiques ,  et ,  pour 
comble  de  désordre ,  il  donnait  le  scandale  d'une  violation 
publique  de  la  foi  conjugale;  mais  Augustin  espérait  que 
ces  dernières  accusations  n'étaient  que  des  calomnies. 

1  liarouius. 


CHAPITRE  LU.  305 

Si  l'évèque  d'Hippone  n'avait  point  affaire  à  un  chrétien 
éclairé,  que  de  choses  il  aurait  à  dire  à  Boniface  !  11  presse 
donc  le  comte  de  se  servir  de  sa  lumière  pour  se  juger  et  se 
repentir.  Que  de  malheurs  ont  suivi  son  second  mariage  ! 
«  Considérez  vous-même  ce  que  je  ne  veux  pas  dire,  con- 
tinue Augustin ,  et  vous  trouverez  de  quels  maux  il  vous 
faut  l'aire  pénitence  !  »  Ces  maux  étaient  l'arrivée  des  bar- 
bares. «  Vous  dites  que  vous  avez  eu  de  justes  raisons  pour 
«  agir  ainsi,  ajoute  Augustin;  je  n'en  suis  pas  le  juge, 
«  parce  que  je  ne  puis  entendre  le^  deux  parties  ;  mais, 
«  quelles  que  soient  vos  raisons,  dont  il  n'est  pas  besoin  de 
«  s'occuper  ni  de  disputer  en  ce  moment,  pouvez-vous  nier 
«  devant  Dieu  que  vous  ne  seriez  pas  arrivé  à  cette  néces- 
«  site,  si  vous  n'aviez  point  aimé  les  biens  de  ce  monde, 
«  ces  biens  que  vous  auriez  dû  mépriser  et  compter  pour 
«  rien,  en  demeurant  (idèle  à  votre  pieux  dessein  de  servir 
«  Dieu?  Et,  pour  dire  un  seul  mot  de  ces  choses,  qui  ne 
«  voit  que  ces  hommes  unis  à  vous  dans  la  défense  de 
«  votre  pouvoir  et  de  votre  vie,  quelque  inébranlable  que 
«  soit  leur  fidélité ,  désirent  cependant  parvenir,  grâce  à 
<(  vous,  à  ces  avantages  chers  à  leurs  cœurs,  non  selon  Dieu, 
«  mais  selon  le  monde  :  ainsi  donc ,  vous  qui  auriez  dû 
«  refréner  et  dompter  vos  propres  cupidités ,  vous  êtes 
«  forcé  de  rassasier  les  cupidités  d'autrui.  »  Augustin  fait 
entendre  à  Boniface  que  toutes  les  ambitions  remuées  au- 
tour de  lui  he  se  trouveront  jamais  suffisamment  repues,  et 
que  des  atrocités  doivent  sortir  de  leurs  mécontentements  : 
il  lui  montre  les  dévastations  déjà  accomplies. 

«  Que  dirai-je,  poursuit  Augustin,  que  dirai -je  de 
«  l'Afrique  dévastée  par  les  barbares  mêmes  de  l'Afrique , 
«  sans  que  personne  les  arrête?  Sous  le  poids  de  vos 
«  propres  affaires,  vous  ne  faites  rien  pour  détourner  ces 
«  malheurs.  Quand  Boniface  n'était  que  tribun  ,  il  domp- 

T.  n.  —  20 


30fi  SAINT  AUGUSTIN. 

«  tait  et  contenait  toutes  ces  nations  avec  une  poignée 
((  d'alliés  :  qui  aurait  cru  que ,  Boniface,  devenu  comte  et 
«  établi  en  Afrique  avec  une  grande  armée  et  un  grand 
«  pouvoir,  les  barbares  se  seraient  avancés  avec  tant  d'au- 
«  dace  ,  auraient  tout  ravagé ,  tout  pillé  et  changé  en  soli- 
«  tudes  tant  de  lieux  naguère  si  peuplés?  N'avait- on  pas 
((  dit  que ,  dès  que  vous  seriez  revêtu  de  l'autorité  de 
((  comte,  les  barbares  de  l'Afrique  ne  seraient  pas  seule- 
«  ment  domptés,  mais  tributaires  de  la  puissance  romaine? 
«  Yous  voyez  maintenant  ce  que  sont  devenues  les  espé- 
«  rances  des  hommes  ;  je  ne  vous  en  parlerai  pas  plus 
«  longtemps  :  vos  pensées  sur  ce  point  peuvent  être  plus 
«  abondantes  et  plus  fortes  que  mes  paroles.  Mais  peut-être 
«  me  répondrez-vous  qu'il  faut  plutôt  imputer  ces  maux  à 
«  ceux  qui  vous  ont  blessé  ',  et  qui  ont  payé  par  d'injustes 
((  duretés  vos  courageux  services.  Ce  sont  là  des  choses 
«  que  je  ne  puis  ni  savoir  ni  juger;  voyez  et  examinez 
«  vous-même,  non  pas  pour  savoir  si  vous  avez  raison 
«  avec  les  hommes  ,  mais  si  vous  avez  raison  avec  Dieu.  » 
Augustin  cherche  plus  haut  que  des  démêlés  politiques 
la  cause  des  maux  tombés  sur  l'Afrique  :  il  croit  la  voir 
dans  les  péchés  des  hommes.  Il  ne  voudrait  pas  que  Boni- 
face  fût  de  ceux  dont  Dieu  se  sert  pour  châtier  les  méchants 
sur  la  terre.  L'évéque  d'Hippone  otfre  aux  méditations  du 
comte  l'exemple  du  Christ  qui  apporta  aux  hommes  tant  de 
biens  et  en  reçut  tant  de  maux  ;  ceux  qui  souhaitent  appar- 
tenir à  son  divin  royaume  aiment  leurs  ennemis,  font  du 
bien  à  ceux  qui  les  haïssent  et  prient  pour  leurs  persécu- 
teurs. Si  le  comte  a  reçu  des  bienfaits  de  l'empire  romain , 
bienfaits  terrestres  et  passagers  comme  l'empire  lui-même , 
il  ne  doit  point  lui  rendre  le  mal  pour  le  bien  ;  s'il  en  a  reçu 

1  11  s'agit  ici  très-évidemment  de  l;i  conduite  de  l'impératrice  Placidie  et 
d'.\etius  à  l'égard  de  Honiface. 


CHAPITRE  LU.  307 

des  maux ,  ce  ne  sont  pas  des  maux  qu'il  doit  lui  rendre. 
Augustin  ne  veut  et  ne  doit  point  s'inquiéter  de  savoir  ce 
que  Boniface  a  reçu  en  réalité;  c'est  à  un  chrétien  qu'il 
parle,  et  le  chrétien  ne  rend  ni  le  mal  pour  le  bien  ni  le 
mal  pour  le  mal. 

Le  comte  lui  dira  peut-être  :  Mais  qu'ai  -je  à  faire  dans 
une  pareille  situation?  Si  c'est  la  conservation  et  même  l'ac- 
croissement de  ses  richesses  et  de  sa  puissance  qui  préoc- 
cupent Boniface,  Auiiustin  ne  saura  quoi  lui  répondre: 
quel  conseil  certain  peut- on  lui  donner  pour  des  choses 
aussi  incertaines?  Mais  si  le  comte  demande  à  être  éclairé 
selon  Dieu,  l'évêque  d'Hippone  lui  répondra  qu'il  ne  faut 
pas  aimer,  mais  mépriser  les  choses  de  ce  monde  ,  et  qu'il 
ne  sert  de  rien  à  Vhomme  de  gagner  Vunivers  s'il  vient  à 
perdre  son  âme.  Le  détachement  de  la  terre,  la  lutte  contre 
ses  cupidités ,  la  pénitence  pour  les  maux  passés ,  voilà  le 
con.seil  qu'Augustin  lui  donnera  :  il  appartiendra  à  sa  force 
d'àme  de  le  suivre.  Le  comte  demandera  encore  comment 
il  pourra  sortir  de  tant  d'engagements  qui  le  lient  :  l'évêque 
lui  dit  que  Dieu  l'exaucera  dans  la  guerre  contre  ses  enne- 
mis invisibles  ,  comme  il  l'avait  exaucé  tant  de  fois  dans  sa 
guerre  contre  les  ennemis  du  dehors.  Les  biens  de  la  vie, 
toutes  les  prospérités  de  la  terre  sont  données  indifférem- 
ment aux  bons  et  aux  méchants;  mais  le  salut  de  l'àme, 
1  honneur  et  la  paix  de  l'éternité  ne  sont  donnés  quaux 
bons.  Augustin  recommande  l'amour  et  la  poursuite  de  ces 
biens  impérissables  ,  et  l'invite  à  l'aumône,  à  la  prière ,  au 
jeûne.  Si  Boniface  n'avait  point  de  femme,  l'évêque  l'exhor- 
terait à  vivre  dans  la  continence ,  et  le  saint  vieillard  ajoute 
que  si  l'intérêt  des  choses  humaines  le  permettait,  il  lui  con- 
seillerait de  renoncer  aux  armes  et  de  se  retirer  dans  les 
pieuses  retraites  où  les  soldats  du  Christ  livrent  des  batailles 
contre  les  princes,  les  puissances  et  les  esprits  du  mal. 


308  SAINT  AUGUSTIN. 

C'est  ainsi  qu'on  parlait  alors  aux  hommes  puissants 
quand  ils  étaient  chrétiens.  La  religion  fut  toujours  coura- 
geuse, et  révèque  d'Hippone  n'épargne  aucune  vérité;  il 
trace  hardiment  la  ligne  du  devoir  à  ce  Romain  dont  la 
vive  susceptibilité  venait  de  changer  tout  à  coup  la  face 
de  l'Afrique.  Ce  précepte  du  christianisme ,  qu'il  faut 
rendre  le  bien  pour  le  mal ,  est  d'un  grand  effet  dans  la 
lettre  d'Augustin  à  Fhomme  de  guerre  qui  avait  été  joué 
par  les  manœuvres  d'Aetius.  Une  touchante  éloquence 
anime  la  parole  de  Févêque  d'Hippone;  Boniface  lui  paraît 
si  coupable  comme  chrétien ,  si  dangereux  comme  chef 
d'une  vaste  coalition  africaine  contre  l'empire ,  qu'il  vou- 
drait le  voir  au  fond  d'un  monastère  !  Dans  ce  passage  de 
sa  lettre ,  Augustin  laisse  presque  percer  une  sorte  de  re- 
gret de  l'avoir  retenu  à  Tubunes  dans  l'accomplissement  de 
son  projet  de  vie  monastique.  Cette  belle  lettre  de  l'évèque 
d'Hippone ,  qui  exprimait  aussi  les  opinions  des  peuples 
catholiques  d'Afrique,  produisit  une  vive  impression  sur  le 
cœur  du  comte  Boniface  ;  elle  fit  naître  en  lui  des  senti- 
ments généreux  qui  n'attendaient  qu'une  occasion  pour 
éclater. 

L'arianisme  venait  de  faire  irruption  en  Afrique  avec  les 
premiers  pas  des  Vandales ,  et  devait  bientôt  envahir  cette 
terre  tout  entière.  11  semble  qu'Augustin  ait  pressenti  l'in- 
vasion des  doctrines  d'Arius ,  car  dix  ans  auparavant  il 
avait  réfuté  '  article  par  article  un  discours  en  leur  faveur 
qui  s'était  répandu  dans  Hippone  ;  il  avait  écrit  aussi  à  un 
arien,  homme  puissant,  le  comte  Pascentius,  trois  lettres  '^ 

1  Livre  contre  le  Sermon  des  Ariens.  Tome  VIII ,  p.  G2C,  édition  des  Béné- 
dictins. 

■■i  Ces  lettres  sont  classées  parmi  celles  dont  la  date  n'est  pas  connue.  Pas- 
centius, battu  par  saint  Augustin  dans  la  dispute  sur  l'arianisme,  trouva  le 
moyen  de  to\it  dénaturer  à  son  profit  ;  mais  saint  Augusliu  rctaMit  les  faits 
et.  la  vérité. 


CHAPITRK  LU.  309 

jinur  lui  expliquer  la  doctrine  de  l'Église  sur  la  Trinité ,  et 
une  lettre  au  seigneur  Elpide,  qui  eût  bien  voulu,  disait-il, 
tirer  Augustin  de  son  erreur  touchant  le  Fils  de  Dieu.  Le 
médecin  Maxime  avait  abjuré  Tarianisrae  en  présence  des 
évèques  d'Hippone  et  de  Thagaste.  Les  efforts  du  grand 
docteur  prémunissaient  ainsi  la  foi  des  catholiques  africains 
contre  des  périls  futurs. 

En  428 ,  la  question  de  Tarianisme  se  présenta  d'une 
façon  plus  sérieuse  qu'auparavant  dans  la  personne  de 
Maximin,  évcque  de  cette  secte,  venu  à  Hippone  avec  le 
comte  Ségisvult  et  sa  troupe  de  Goths  mis  au  service  de  la 
troupe  impériale.  Une  conférence  ^  avec  Maximin,  com- 
mencée par  le  prêtre  Heraclius,  et  continuée  par  Augustin, 
donna  lieu  à  d'importants  débats  ;  l'assemblée  était  nom- 
breuse :  des  notaires  recueillaient  la  discussion.  Interrogé 
sur  sa  foi  touchant  le  Père,  le  Fils  et  le  Saint-Esprit,  Maxi- 
min répondit  que  sa  profession  de  foi  était  celle  du  concile 
de  Rimini  -  soutenu  par  cent  trente  évê'ques  ;  il  confessa  un 
seul  Dieu  Père ,  qui  n'a  reçu  la  vie  de  personne  ;  un  seul 
Fils,  qui  a  reçu  du  Père  son  être  et  sa  vie  ;  un  seul  Saint- 
Esprit  consolateur,  qui  illumine  et  sanctifie  les  âmes. 
Pressé  de  s'expliquer  sur  la  manière  dont  le  Christ  illu- 
mine le  monde  ,  savoir,  si  le  Christ  illumine  par  l'Esprit- 
Saint  ou  l' Esprit-Saint  par  le  Christ,  l'évèque  arien,  après 
bien  des  divagations,  fit  entendre  que  le  Saint-Esprit  est 
soumis  au  Verbe.  Augustin  lui  montra  l'inexactitude  de 
cette  parole ,  et  ajouta  quelques  mots  sur  l'égalité  des  trois 
Personnes  divines  qui  forment  un  seul  Seigneur. 

Il  parut  à  Maximin  que  le  saint  docteur  n'avait  pas  suffi- 
samment établi  la  mystérieuse  égalité  des  trois  personnes. 

1  Collatio  cum  Maximino,  t.  Vlll,p.  650.  Possidius  raconte  la  conférence 
avec  Maximin,  dans  le  dix -septième  chapitre  de  la  Vie  de  saint  Augustin 

2  L'Église  a  rejeté  le  concile  de  Rimini. 


310  SAINT  AUGUSTIN. 

Augustin  répondit  que  le  nombre  trois  ne  contraignait 
point  les  catholiques  d'admettre  trois  dieux;  que  chacune 
des  trois  personnes  est  Dieu ,  mais  que  la  Trinité  est  un 
Dieu  unique.  Si  l'Apôtre,  ajoutait  le  docteur,  a  pu  dire 
Avec  vérité  qu'après  la  descente  du  Saint-Esprit  des  mil- 
liers d'hommes  n'avaient  qu'un  corps  et  qu'une  àme,  à  plus 
forte  raison  pouvons -nous  proclamer  l'unité  divine  dans 
les  trois  personnes  inséparablement  liées  par  un  ineffable 
amour  !  Maximin  prit  texte  de  cette  observation  pour  ap- 
pu}er  ses  propres  pensées  :  «  Si  tous  les  croyants  ne  fai- 
«  saient  qu'un  cœur  et  qu'une  âme ,  pourquoi  ne  dirions- 
«  nous  point  que  le  Père,  le  Fils  et  le  Saint-Esprit  ne  font 
«  qu'un  Dieu  dans  la  convenance,  l'amour  et  la  conformité 
«  de  sentiment?  Qu'a  fait  le  Fils  qui  n'ait  plu  au  Père? 
«  Qu'a  ordonné  le  Tère  que  n'ait  exécuté  le  Fils?  Quand 
«  donc  le  Saint- Esprit  a-t-il  donné  des  commandements 
<(  contraires  au  Christ  ou  au  Père?  »  D'après  Maximin , 
r Esprit-Saint  est  soumis  au  Fils,  parce  que  son  office  est  de 
gémir  pour  nous.  L'évèque  d'Hippone  explique  ce  qu'il 
faut  entendre  par  les  yémissemenls  inénarrables  du  Saint- 
Esprit  ,  dont  parle  l'apôtre  saint  Paul. 

Maximin  ne  voit  dans  les  rapports  du  Fils  et  du  Saint- 
Esprit  avec  le  Père  que  des  rapports  de  prières  et  d'adora- 
tions, d'amour  et  de  paix.  Le  seul  Dieu  tout-puissant,  c'est 
le  Père.  Maximin  veut  prouver  l'infériorité  du  Fils  par  tous 
les  passages  de  l'Écriture  qui  parlent  du  Verbe  divin  comme 
homme.  Tl  demande  des  textes  qui  disent  qu'il  n'est  pas  né 
et  n'a  pas  eu  de  commencement,  et  que  nul  n'a  pu  voir  sa 
face.  Qu'Augustin  produise  des  preuves,  et  Maximin  de- 
viendra volontiers  son  disciple.  L'évèque  arien  adorait  le 
Christ  comme  auteur  de  toute  créature  ,  et  notre  docteur, 
dans  sa  réponse,  montre  à  Maximin  qu'il  proclame  ainsi 
deux  dieux,   dcuv    seigneurs;    l'un   plus   grand,   l'autre 


CHAPITRE  LU.  311 

moindre.  Il  lui  dit  que  le  Christ  fut  visible  comme  homme, 
mais  qu'il  demeura  invisible  comme  Dieu.  Dans  sa  nature 
divine ,  le  Christ  est  égal  au  Père ,  également  Dieu ,  égale- 
ment tout -puissant,  également  immortel.  S'il  est  vrai  que 
l'âme  ne  puisse  pas  mourir,  pourquoi  le  Verbe  serait- il 
mort?  Pourquoi  la  sagesse  de  Dieu,  incarnée  dans  l'Homme- 
Dieu,  serait-elle  morte?  Jésus  a  dit  :  Mon  Père  et  moi  nous 
ne  faisons  qu'un;  l'Apôtre  a  dit  en  parlant  du  Sauveur: 
//  n'a  pas  cru  rien  usurper  en  se  proclamant  égal  à  Dieu  ' . 
C'était  sa  nature  et  non  point  un  vol.  Il  n'a  point  usurpé 
cela  ,  il  est  né  cela  -.  L'infériorité  du  Verbe  a  commencé  le 
jour  qu'il  a  pris  la  forme  d'un  esclave.  l,es  raisonnements 
d'Augustin  sont  les  mêmes  que  ceux  dont  nous  avons  donné 
l'analyse  dans  le  chapitre  sur  le  traité  de  la  Trinité.  En 
finissant ,  l'évèque  d'Hippone  demande  à  Maximin  plus  de 
sobriété  dans  la  parole ^  Maximin,  dans  sa  réplique,  d'une 
longueur  démesurée  \  adore  le  Christ  à  la  manière  de  saint 
Paul,  dit-il,  qui  nous  montre  tous  les  genoux  fléchissant 
devant  Jésus  au  ciel,  sur  la  terre  et  aux  enfers.  Le  Christ 
doit  au  Père  ces  merveilleux  privilèges.  Maximin  désire- 
rait des  témoignages  qui  pussent  établir  l'adoration  due 
à  l'Esprit-Saint  ;  il  fait  observer  que  le  Père  n'a  pris  ni  la 
forme  d'un  esclave  comme  le  Fils,  ni  la  forme  d'une  co- 
lombe comme  le  Saint-Esprit;  il  est  Celui  qui  ne  change 
point. 

La  réplique  de  Maximin  avait  pris  tout  le  temps  qui  res- 
tait pour  la  conférence;  l'évèque  d'Hippone  put  à  peine 
ajouter  quelques  mots,  ^laximin  avait  dit  que  le  docteur 

1  Philip.,  Il,  6. 

2  Natura  enim  erat,  non  rapina;  non  eniin  usurpavit  hoc  ,  sed  natus  est 
hoc. 

3  Si  non  vis  esse  discipuhis ,  noli  esse  multiloquus. 

4  Cette  réplique  tient  quatorze  colonnes  in-folio. 


312  SAINT  AUGUSTIN. 

parlait  avec  l'appui  des  princes,  et  non  point  selon  la  craiote 
de  Dieu.  «  Celui-là  ne  craint  pas  Dieu,  répondit  le  saint 
((  vieillard,  qui  introduit  deux  dieux  et  deux  seigneurs.  » 
Il  invita  son  adversaire  à  croire  afin  de  voir:  Crede  et  videbis 
Tous  les  deux  signèrent  ensuite  les  actes  de  la  conférence  ; 
Augustin  promit  de  reprendre  la  discussion  dans  un  écrit, 
car  Maximin  voulait  retourner  tout  de  suite  à  Carthage. 
Celui-ci  s'engagea  à  répondre  à  cet  écrit  sous  peine  d'être 
déclaré  coupable,  et  l'assemblée  se  sépara. 

Le  verbeux  évêque  de  l'arianisme  entassait  les  citations 
de  l'Écriture  sans  but  précis,  répandait  des  torrents  de 
phrases  pour  prouver  ce  qui  n'avait  pas  besoin  de  preuves  , 
et  laissait  de  côté  la  question  même  à  laquelle  il  fallait  don- 
ner une  solution.  Il  flottait  devant  le  grand  logicien  d'Hip- 
pone  comme  quelque  chose  d'insaisissable  et  de  confus;  le 
docteur  était  tour  à  tour  condamné  à  courir  après  lui  pour 
le  retenir  dans  les  limites  de  la  discussion ,  et  à  subir  un 
déluge  de  mots  qui  rendait  peu  facile  la  netteté  des  ré- 
ponses. Le  reproche  de  multiloquus  parut  lui  déplaire,  mais 
ne  changea  rien  à  sa  prolixité  vagabonde.  Les  discours  de 
Maximin  donnent  d'ailleurs  l'idée  d'un  homme  habile  et 
fin,  instruit  dans  les  Écritures,  et  d'un  orgueilleux  aplomb. 
Revenu  à  Carthage,  il  parla  de  la  conférence  d'Hippone 
comme  d'une  victoire  qu'il  venait  de  remporter;  il  chan- 
tait la  défaite  de  son  adversaire ,  mais  on  croyait  trop  au 
génie  et  à  la  cause  du  grand  évêque  pour  croire  au  triomphe 
de  Maximin. 

Augustin  tint  sa  promesse  ;  il  écrivit  aussitôt  deux  livres  ' 
adressés  à  l'cvêque  arien,  sous  la  forme  épistolaire.  Dans  le 
premier  livre ,  il  fit  voir  que  rien  de  ce  qu'il  avançait  n'a- 
vait été  réfuté  par  Maximin  ;   dans  le  deuxième  livre ,  il 

1  Deux  livres  contre  Maximin  hérétique,  évêque  des  ariens.  Tome  VTII, 
page  678. 


CHAPITRE  LUI.  313 

démolit  pièce  à  pièce  toutes  les  assertions  de  l'évèque  hé- 
rétique, et  ses  dernières  pages  sont  une  fraternelle  invi- 
tation à  la  foi  catholique.  Maximin  ne  répondit  point; 
son  silence  fut  celui  d'un  vaincu ,  et  l'Afrique  chrétienne 
eut  le  droit  de  le  croire  coupable  [culpabilis],  comme  il  l'a- 
vait dit  lui-même  eu  signant  les  actes  de  la  conférence 
d'Hippone. 

CHAPITRE   LUI 


La  Révision  i  des  ouvrages  de  saint  Augustin.  —  Le  livre  des  Hérésies,  à 
Quodvultdeus.  —  Les  lettres  de  saint  Prosper  et  d'Hilaire ,  et  les  semi- 
pélagiens  des  Gaules.  —  Les  deux  livres  de  la  Prédestination  des  saints  et 
du  Don  de  la  persévérance. 

428-429 


La  puissante  universalité  de  rintelligence  d'Augustin 
a  rencontré  des  contradicteurs  qui  ont  parlé  en  ces  ter- 
mes :  —  Oui ,  cet  homme  a  touché  à  tout  ;  mais  que  de 
choses  sur  lesquelles  il  s'est  trompé  !  et  la  preuve  ce  sont 
ses  rélractations  qui  tiennent  tant  de  place!  —  Voilà  ce  que 
la  mauvaise  foi  a  voulu  accréditer,  et  ce  que  l'ignorance 
répète  ;  et  du  reste  la  première  cause  de  cette  fausse  opi- 
nion est  peut-être  le  sens  inexact  que  des  traducteurs,  des 
commentateurs  et  des  compilateurs  ont  attaché  au  mot  : 
recensione.  De  Recensione  Ubrorum ,  tel  est  le  titre  de  l'ou- 
vrage d'Augustin  dont  il  s'agit  ici.  Le  mot  ne  signifie  point 
rétractation  ,  mais  révision  ou  revue.  Au  lieu  d'un  penseur 
malheureux  qui  se  trouverait  condamné  à  revenir  sur  la 
plupart  des  choses  qu'il  a  dites  ,  nous  sommes  en  présence 
d'un  grand  homme ,  aussi  admirable  par  sa  conscience  que 
par  son  génie ,  travaillé  de  scrupules  aux  approches  de  la 

1  De  Recensione  lihrorum.  1.  T^  edit.  Bened. 


314  SAIxM  AUGUSTIN. 

mort,  et  possédé  d'un  ardent  désir  d'écarter  de  ses  œuvres 
les  moindres  oublis ,  les  moindres  assertions  contraires  à  la 
plus  rigoureuse  vérité.  Augustin,  à  la  On  de  ses  jours,  fit 
pour  ses  ouvrages  ce  qu'il  avait  déjà  fait  pour  sa  vie;  dans 
les  Confessions,  il  s'était  accusé,  à  la  face  de  l'univers,  des 
fautes  de  sa  jeunesse  ;  dans  la  Revue  de  ses  ouvrages,  il  crut 
devoir  avertir  le  monde  des  imperfections  qui  lui  avaient 
échappé  au  milieu  d'une  précipitation  imposée  par  les  nom- 
breux besoins  de  la  foi.  L'humilité  et  un  amour  extrême  de 
la  vérité  inspirèrent  ces  deux  monuments  qui  furent  une 
belle  et  touchante  nouveauté  chez  les  hommes.  D'innom- 
brables copies  des  écrits  d'Augustin  circulaient  à  travers  le 
monde;  il  n'avait  point  la  ressource  de  se  corriger  en  pu- 
bliant une  dernière  édition  de  toutes  ses  œuvres  ;  il  eut  l'i- 
dée d'avertir  le  monde  de  ses  fautes  dans  un  ouvrage  qui 
pût  courir  de  main  en  main.  C'est  ainsi  que,  selon  son 
expression,  il  se  jugea  lui-même  en  présence  de  Jésus-Chrisl , 
afin  dC éviter  d'être  jugé  par  lui  en  présence  de  toute  la  terre. 
Cet  homme,  que  nul  n'aurait  osé  entreprendre  de  cen- 
surer, comme  dit  Cassiodore,  montra  contre  lui-même  une 
inexorable  sévérité.  La  Révision  fut  un  grand  examen  de 
conscience  philosophique,  théologique  et  historique.  Mal- 
gré toute  sa  sévérité,  l'évêque  d'Hippone  n'eut  à  relever 
rien  de  bien  important;  il  se  borne  à  rectifier  de  temps  en 
temps  quelques  légères  inexactitudes,  à  édaircir  des  points 
obscurs,  à  développer  des  idées  restées  parfois  incom- 
plètes'. Quelle  sûreté  de  jugement  il  a  fallu  pour  que, 
durant  plus  de  quarante  ans  de  travaux  sur  les  plus  diffi- 


t  Fléchier,  dans  son  Panégyrique  de  saint  Augnstin,  voulant  relever  l'hu- 
milité de  l'évêque  d'Hippone,  dit  que  le  saint  docteur  condamna  par  une 
censure  publique  tout  ce  qu'il  trouva  de  faux,  de  défectueux,  ou  d'imprudent 
dans  ses  ouvrages.  Cette  appréciation  n'est  pas  exacte.  Saint  Augustin  ne 
trouva  rien  de  faux  ni  de  téméraire  à  relever. 


CHAPITRE  LUI.  315 

ciles  matières,  Augustin  n'ait  laissé  échapper  rien  de  j^rave 
dont  la  sublime  expérience  de  sa  vieillesse  ait  dû  s'accu- 
ser ! 

L'évêque  d'Hippone  sentait  qu'il  lui  restait  peu  de 
temps  à  vivre;  il  s'inquiétait  de  l'idée  que  la  mort  vien- 
drait peut-être  interrompre  sa  Révision;  il  y  travaillait 
sans  relâche,  et  lui  donnait  même  le  repos  des  nuits  dont 
son  corps  épuisé  aurait  eu  tant  besoin  !  Cette  pieuse  hâte 
d'un  grand  homme  pour  terminer  une  œuvre  avant  que  la 
tombe  s'ouvre,  est  un  des  spectacles  les  plus  féconds  en 
émotions  respectueuses. 

Dans  notre  époque,  où  les  hommes  ont  besoin  d'être  ra- 
menés à  l'amour  de  la  vérité  ,  le  travail  de  l'illustre  vieil- 
lard d'Hippone  jK)ur  corriger  ses  fautes  est  un  mémorable 
exemple  digne  d'être  médité.  A  de  rares  exceptions  près, 
la  littérature  contemporaine  est  devenue  le  grand  art  de 
mentir  ;  on  s'attache  non  point  à  ce  qui  est  vrai,  mais  à  ce 
qui  remue  ou  à  ce  qui  amuse  :  les  lettres  sont  aujourd'hui 
une  capricieuse  fantasmagorie  qui  n'obéit  à  d'autres  lois 
qu'aux  passions  du  cœur  ou  au  plaisir  de  l'esprit.  Malheur 
aux  âges  qui,  pour  signe,  portent  au  front  le  mépris  de  la 
vérité  !  Quel  fondement  de  renommée  pour  les  hommes 
que  le  culte  de  ce  qui  n'est  pas  !  Ce  n'est  point  à  ceux-là 
qu'appartient  l'immortalité  de  la  gloire;  la  postérité  juge 
sur  ce  point  comme  Dieu  lui-même  au  delà  du  tombeau. 

La  Révision  du  docteur  africain  a  été  non-seulement  un 
bel  hommage  à  la  vérité,  mais  encore  un  grand  service 
rendu  à  l'Église,  qui  a  pu  ainsi  apprendre  d'une  manière 
certaine  quels  ouvrages  appartiennent  à  saint  Augustin.  A 
chaque  œuvre  qui  se  présente,  l'évêque  d'Hippone  marque 
le  titre,  le  sujet,  et  à  quelle  occasion  elle  fut  composée;  il 
marque  aussi  les  mots  par  où  l'œuvre  commence.  La  Révi- 
sion est  divisée  en  deux  livres;  le  premier  renferme  tou^ 


316  SAINT  AUGUSTLN. 

ses  écrits  depuis  sa  conversion  jusqu'à  son  épiscopat  exclu- 
sivement; le  second  renferme  tous  ses  écrits  depuis  son 
épiscopat.  La  Révision  nous  offre  quatre-vingt-treize  ou- 
vrages, qui  forment  deux  cent  trente-deux  livres.  Jusque- 
là  Augustin  n'en  avait  pas  su  lui-même  le  nombre.  Il 
s'occupait  de  la  Révision  de  ses  lettres  lorsqu'il  lui  fallut 
répondre  aux  huit  livres  de  Julien  dont  nous  parlerons  un 
peu  plus  tard.  Ne  pouvant  se  résoudre  à  quitter  l'œuvre 
commencée,  il  travaillait  le  jour  à  la  Révision,  et  la  nuit  à 
la  réfutation  de  Julien\  Le  catalogue  de  Possidius,  qui 
comprend  les  livres,  les  lettres  et  les  sermons  de  saint 
Augustin,  nous  donne  un  total  de  mille  trente  écrits!  Ce 
catalogue  ne  renferme  pas  tout  ce  qui  est  sorti  de  la 
plume^ou  de  la  bouche  du  docteur  d'Hippone,  mais  seu- 
lement ce  que  le  grand  évéque  avait  entrepris  de  revoir. 
Nous  avons  déjà  plus  d'une  fois,  dans  cet  ouvrage,  exprimé 
notre  étonnement  à  la  vue  des  prodigieux  travaux  de  saint 
Augustin. 

Chacun  voulait  mettre  à  profit,  dans  l'intérêt  de  la 
vérité,  les  dernières  années  d'Augustin  sur  la  terre.  Un 
diacre  de  Carthage,  Quodvultdeus,  qui  depuis,  évèque  de 
cette  métropole,  souffrit  pour  la  foi  sous  Genséric,  avait 
demandé'  au  vieil  Augustin  un  ouvrage  sur  les  hérésies, 
leur  nombre,  leurs  diversités,  une  sorte  de  sommaire  de 
chacune  des  grandes  erreurs  contraires  à  la  foi  catholique, 
à  1  usage  des  clercs  et  des  fidèles;  il  s'adressait  au  docteur 
d'Hippone  comme  à  Ihomme  qui  avait  entre  les  mains  les 


•  1  Lettre  à  Quodvultdeus,  lettre  CCXIV.  A  l'époque  où  saint  Augustin 
écrivait  cette  lettre  ,  il  commençait  la  réponse  au  quatrième  livre  de  Julien. 

2  Quand  nous  employons  ici  le  mot  de  plume,  nous  n'ignorons  pas  qu'on 
n'usait  point  alors  de  plumes  d'oie  pour  écrire  ,  mais  c'est  pour  nous  faire 
comprendre  ;  si  nous  parlions  des  ouvrages  sortis  du  style  de  saint  Augustin, 
le  lecteur  pourrait  éprouver  quelque  surprise. 

a  Lettre  CCXXl. 


CHAPITRE  LUI.  317 

clefs  du  sanctuaire  de  la  vérité.  Le  grand  évêque,  dans  sa 
réponse',  disait  à  Quodvultdeus  combien  de  difficultés  pré- 
sentait un  travail  de  ce  genre.  11  lui  parlait  d'un  Traité  des 
hérésies,  par  saint  Philastre,  évêque  de  Brescia,  qu'il  avait 
vu  à  Milan  avec  saint  Ambroise ,  et  aussi  du  Traité  des  hé- 
résies de  saint  Épiphane ,  évêque  de  Salamine  en  Chypre. 
Pourquoi ,  disait  saint  Augustin .  refaire  ce  qui  a  été  déjà 
fait?  Il  proposait  d'envoyer  au  diacre  de  Carthage  l'ou- 
vrage de  saint  Épiphane,  qu'il  jugeait  supérieur  à  celui  de 
saint  Philastre,  et  désirait  qu'on  le  traduisît  du  grec  en 
latin.  Quodvultdeus  ne  se  laissa  point  décourager  par  un 
premier  refus  ;  il  savait ,  disait-iP,  ladifiiculté  de  l'œuvre 
qu'il  avait  osé  solliciter;  mais  il  se  confiait  en  l'abondance 
de  cette  divine  source  de  lumière  et  de  science  que  Dieu 
avait  mise  dans  Augustin  ;  les  ouvrages  de  saint  Philastre 
et  de  saint  Épiphane^  ne  pouvaient  remplacer  l'œuvre 
nouvelle  que  beaucoup  de  fidèles  souhaitaient;  pourquoi 
recourir  à  des  livres  grecs?  et  d'ailleurs  des  hérésies 
étaient  nées  depuis  la  mort  des  deux  évêques  de  Brescia  et 
de  Salamine.  Le  diacre  de  Carthage ,  interprète  de  désirs 
nombreux,  tenait  aux  productions  africaines  et  non  pas 
aux  productions  étrangères  ;  il  suppliait  qu'Augustin  lui 
accordât  ce  pain  aussi  exquis  que  la  manne ,  quoique  peut- 
être  ses  instances  arrivassent  à  contre-temps;  Quodvult- 
deus rappelait  cet  importun  de  l'Évangile  qui  alla  à  minuit 
demander  trois  pains  à  son  ami  et  ne  laissa  pas  de  les  obte- 
nir. Il  déclare  que  rien  ne  lassera  sa  persévérance,  et  qu'il 
frappera  à  la  porte  d'Augustin  jusqu'à  ce  que  ses  vœux 
soient  comblés.  A  la  fin,  l'évéque  d'Hippone  promet^  de 


1  Lettre  CCXXII. 

2  Lettre  CGXXllI. 

3  Saint  Epiphane  mourut  en  403. 

4  Lettre  CCX XIV. 


318  SAINT  AUGUSTIN. 

consacrer  à  l'œnvre  sur  les  hérésies  les  premiers  loisirs 
qu'il  trouvera.  11  en  était  alors  à  la  réfutation  du  qua- 
trième livre  de  Julien;  aussitôt  après  la  réfutation  de  ce 
quatrième  livre  et  du  cinquième  qui  était  entre  ses  mains, 
il  s'occupera  de  remplir  les  vœux  de  Quodvultdeus,  en  at- 
tendant de  recevoir  de  Rome  les  sixième,  septième  et  hui- 
tième livres  de  Julien,  auxquels  il  doit  répondre.  Augus- 
tin annonçait  qu'il  prendrait  sur  le  repos  de  ses  nuits. 

I.e  livre  des  Hérésies,  écrit  en  428  sur  les  instances 
du  diacre  de  Carthage,  ne  renferme  que  la  première 
partie  du  plan  du  grand  docteur;  c'est  une  indication  de 
quatre-vingt-huit  hérésies,  depuis  les  simoniens  jusqu'aux 
pélagiens,  avec  leurs  origines  et  une  courte  appréciation 
de  leurs  doctrines.  Augustin  avait  annoncé  un  second  livre 
où  il  devait  traiter  de  ce  qui  constitue  l'hérétique.  Obligé 
d'interrompre  cette  œuvre  pour  des  travaux  plus  pres- 
sants, il  n'eut  pas  le  temps  de  la  reprendre  et  de  l'achever  : 
cette  fois-ci  ce  n'était  plus  un  travail  nouveau  qui  l'arra- 
chait à  l'œuvre  commencée,  c'était  la  fin  des  travaux,  c'était 
la  mort  ! 

11  n'est  pas  aisé  de  déterminer  l'époque  précise  de  la  com- 
position des  derniers  ouvrages  de  saint  Augustin;  tout  ce 
que  nous  pouvons  faire ,  c'est  de  marquer  avec  vérité  leurs 
dates  successives.  INous  croyons  que  l'évêque  d'Hippone 
n'avait  point  encore  reçu  les  trois  derniers  livres  de  Julien 
lorsqu'il  dicta  les  livres  de  la  Prédestination  des  saints  et 
du  Don  de  la  persévérance  :  on  était  probablement  alors 
dans  les  premiers  mois  de  l'année  429.  Le  docteur  d'Hip- 
pone dit  lui-même'  qu'il  avait  achevé  les  deux  livres  de  la 
Révision  de  ses  ouvrages  quand  il  reçut  les  lettres  de  saint 
Prosper  etd'Hilaire. 

i  Livre  de  la  Vrcdestination  des  sninls. 


CHAPITRE   LUI.  319 

On  se  rappelle  qu'en  394-,  dans  un  commentaire  de 
quelques  passages  de  l'Épître  aux  Romains,  Augustin  ex- 
prima une  opinion  inexacte  dont  il  ne  tarda  pas  à  revenir  : 
il  avait  pense  que  le  commencement  de  la  foi  venait  de 
rhomme  et  non  point  de  Dieu.  Cette  opinion  constituait 
l'erreur  désignée  dans  la  suite  sous  le  nom  de  semi-péla- 
glanisme.  Une  plus  profonde  étude  des  Écritures,  et  sur- 
tout de  ce  passage  de  saint  Paul  :  Qu'avez-vous  que  vous 
n'ayez  reçu?  le  tira  de  son  erreur.  Il  se  rectifia  lui-même 
en  397,  dans  ses  livres  à  Simplicien.  Trente  ans  plus  tard, 
les  moines  d'Adrumet  s'insurgeaient  contre  cette  prédesti- 
nation gratuite,  qui,  selon  eux,  rendait  inutiles  les  avertis- 
sements et  les  corrections.  Vital,  diacre  de  Cartilage ,  sou- 
tenait que  le  commencement  de  la  foi  n'est  pas  un  don  de 
Dieu,  mais  un  pur  effet  de  la  volonté,  et  le  docteur  d'Hip- 
pone  le  réfuta  dans  une  très-remarquable  lettre'  où  nous 
trouvons  pour  argument  principal  les  prières  même  que 
l'Église  répète.  Peu  de  temps  après,  la  même  opinion  se 
produisait  à  Marseille  et  sur  divers  points  des  Gaules  ;  des 
prêtres  même  et  quelques  évêques  s'y  montraient  attachés. 
Le  prêtre  Jean  Cassien,  à  la  tête  d'une  communauté  mo- 
nastique à  Marseille,  était  l'ûme  du  parti.  Il  représentait 
l'orgueil  des  doctrines  grecques,  auxquelles  Origène  avait 
donné  une  grande  autorité  par  l'éclat  de  son  nom  et  la 
puissance  de  son  talent.  Les  combats  victorieux  du  cloître 
contre  les  penchants  de  la  nature  enfantaient  des  semi- 
pélagiens.  Le  livre  de  la  Correction  et  de  la  Grâce,  arrivé 
dans  les  Gaules,  n'avait  pu  triompher  de  toutes  les  ré- 
sistances. Ce  fut  alors  que  saint  Prosper,  illustre  disciple 
d'Augustin  sur  la  grâce,  et  le  moine  Hilaire^,  songèrent  à 

1  Lettre  CCXVII. 

2  Les  deux  lettres  de  saint  Prosper  et  d'Hilaire  sont  en  tète  des  livres  de 
la  Prédestination  des  saints  et  du  Don  de  la  persévérance,  tome  X  ,  \<.  779. 


320  SAINT  AUGUSTIN. 

soumettre  au  saint  docteur  d'Hippone  les  inquiétudes  et 
les  difEcultés  des  catholiques  de  leur  pays. 

Prosper,  dans  sa  lettre  au  grand  évéque  africain ,  lui  dit 
qu'il  lui  est  inconnu  de  visag:e ,  mais  non  point  d'esprit  et 
de  discours.  Augustin  se  souviendra  peut-être  d'avoir  reçu 
de  ses  lettres  et  de  lui  en  avoir  adressé  par  le  saint  diacre 
Leontius.  Le  pieux  et  savant  laïque  se  croirait  coupable 
si,  voyant  naître  des  opinions  d'une  conséquence  perni- 
cieuse, il  négligeait  d'en  informer  celui  qui  est  particulière- 
meni  chargé  de  la  défense  de  la  foi.  11  lui  expose  que  beau- 
coup de  serviteurs  du  Christ,  dans  la  ville  de  Marseille, 
jugent  sa  doctrine  sur  la  vocation  des  élus  selon  le  décret  de 
Dieu  contraire  au  sentiment  des  Pères  et  de  toute  l'Eglise. 
Lheureuse  et  opportune  arrivée  du  livre  de  la  Correction 
et  de  la  Grâce  semblait  devoir  mettre  fin  aux  disputes  ;  les 
vrais  catholiques  en  ont  tiré  une  plus  vive  lumière,  les 
autres  n'en  sont  devenus  que  plus  rebelles. 

Voici  quelles  étaient  les  opinions  de  ces  semi-pélagiens. 
Ils  reconnaissaient  la  déchéance  primitive,  la  transmission 
de  la  faute  d'Adam  sur  la  tète  de  la  race  humaine ,  la  grâce 
de  Dieu  par  la  régénération;  mais  ils  soutenaient  que  la 
propitiation  qui  est  dans  le  sacrement  du  sang  du  Christ 
était  offerte  à  tous  les  hommes  sans  exception,  et  que 
chacun  pouvait  être  sauvé  sil  voulait  arriver  à  la  foi 
et  au  baptême.  Dans  leurs  pensées,  Dieu,  avant  même  la 
création  du  monde,  avait  connu  par  sa  prescience  ceux 
qui  croiraient  et  qui  se  maintiendraient  dans  la  foi,  aidés  de 
la  grâce;  il  les  avait  prédestinés  à  son  royaume,  parce  qu'il 
savait  qu'ils  devaient  un  jour  se  rendre  dignes  de  leur 
vocation  gratuite  et  quitter  saintement  cette  vie.  C'est 
pourquoi  les  préceptes  divins  invitent  tout  homme  à  la  foi 
et  aux  bonnes  œuvres ,  afin  que  personne  ne  désespère 
d'obtenir  rctcrnelle  vie,  réservée  à  la  piété  volontaire. 


CHAPITRE  LUI.  321 

Quant  au  décret  de  la  vocation  divine  par  lequel,  avant 
le  commencement  du  monde,  au  moment  de  la  formation 
du  iienre  humain,  s'est  faite  la  séparation  des  élus  et  des 
réprouvés,  les  serai -pélagiens  des  Gaules  l'entendaient 
mal,  et  n'y  voyaient  qu'une  grande  cause  de  tiédeur  pour 
les  uns,  de  désespoir  pour  les  autres;  ils  refusaient  d'ad- 
mettre que  les  uns  naquissent  des  vases  d'honneur,  les 
autres  des  vases  d'ignominie;  si  Dieu  prévient  les  volontés 
humaines,  disaient-ils,  il  n'y  a  plus  ni  activité  ni  vertu; 
cette  prédestination  n'est  qu'une  nécessité  fatale;  elle 
établit  chez  les  hommes  une  diversité  de  nature.  Les  ob- 
jections de  Julien,  démolies  par  l'évèque  d'Hippone,  reve- 
naient sur  les  lèvres  des  semi-pélagieus  des  Gaules. 

D'autres  catholiques  de  ces  contrées  se  rapprochaient 
bien  plus  encore  des  erreurs  de  Pelage.  La  grâce  n'était 
pour  eux  que  la  puissance  du  libre  arbitre,  l'usage  de  la 
r^aison  et  de  toutes  les  facultés  naturelles;'  pour  devenir 
enfant  de  Dieu,  il  suffisait  de  le  vouloir;  le  décret  delà 
grâce  c'était  de  n'appeler  à  l'éternel  royaume  que  ceux 
qui  passaient  par  la  régénération  du  sacrement;  mais  tous 
étaient  appelés  au  salut,  soit  par  la  loi  naturelle,  soit  par 
la  loi  écrite ,  soit  par  la  prédication  évangélique.  Ceux  qui 
n'auront  pas  cru,  périront;  voilà  la  justice  de  Dieu;  nul 
n'est  repoussé  de  la  vie,  mais  Dieu  veut  nous  amener  tous 
indifféremment  à  la  connaissance  de  la  vérité  et  veut  nous 
sauver  tous;  voilà  sa  bonté.  Pour  ce  qui  est  des  enfants 
morts  avec  le  baptême  ou  sans  le  baptême ,  on  disait  que 
Dieu  les  traiterait  selon  le  bien  ou  le  mal  qu'ils  auraient 
fait  s'ils  avaient  longtemps  vécu.  Ces  catholiques  pensaient 
aussi  que  le  commencement  du  salut  vient  de  celui  qui  est 
sauvé  et  non  point  de  celui  qui  sauve ,  et  qu'il  appartient 
à  la  volonté  humaine  de  se  munir  du  secours  de  la  grâce 
divine,  et  non  point  à  la  grâce  de  soumettre  la  volonté. 

II.  —  21 


322  SAINT  AUGUSTIN. 

Après  avoir  exposé  ces  opinions  des  Gaules  qui  avaient 
pour  défenseurs  des  hommes  d'une  vie  irréprochable  et 
des  hommes  même  revêtus  du  caractère  sacré  de  l'épisco- 
pat,  Prosper  ne  se  juge  pas  assez  fort  pour  lutter  contre  de 
tels  adversaires;  à  l'exception  d'un  petit  nombre  d'amateurs 
intrépides  delà  grâce  parfaite,  personne  n'a  osé  disputer 
avec  des  contradicteurs  pareils.  Prosper  supplie  Augustin 
de  vouloir  bien  mettre  dans  le  plus  grand  jour  possible 
toute  cette  matière.  Au  nombre  des  contradicteurs,  il  cite 
le  pieux  et  savant  Hilaire,  évéque  d'Arles,  qui,  surtout 
autre  point,  professait  une  irès-vive  admiration  pour  le 
grand  évêque  d'Hippone;  Hilaire  souhaitait  consulter  sur 
ce  sujet  Augustin;  mais  Prosper  ignorait  quand  et  com- 
ment l'évêque  dArles  exécuterait  ce  dessein'.  Il  faut  donc 
que  le  grand  docteur  réponde,  dût-il  répéter  ce  qu'il  a 
déjà  écrit.  «  Que  la  grâce  de  Dieu  et  la  paix  de  Notre-Sei- 
«  gneur  Jésus-Christ ,  dit  Prosper  en  finissant ,  vous  cou- 
«  ronnent  en  tout  temps,  et  que,  marchant  de  vertu  en 
«  vertu,  vous  sovez  glorifié  éternellement,  seigneur  et 
«  bienheureux  pape,  ineffablement  admirable,  incompara- 
«  blement  lionorable,  le  plus  éminent  des  maîtres.  » 

Hilaire,  moine  de  Syracuse,  mêla  sa  voix  à  celle  de  saint 
Prosper;  il  écrivit  dans  le  même  sens  à  l'évêque  d'Hip- 
pone,  qu'il  avait  eu  le  bonheur  de  voir  et  dont  il  avait 
été  le  disciple.  Il  lui  apprend  qu'à  l'appui  de  leurs  senti- 
meuts,  les  errants  des  Gaules  invoquaient  l'autorité  d'Au- 
gustin lui-même  dans  son  écrit  contre  Porphyre  et  dans 
son  commentaire  de  l'Epître  aux  Homains;  Hilaire  cite  les 
passages.  Le  moine  de  Syracuse  marque  avec  plus  de  pré- 
cisiou  que  saint  Prosper  les  divers  points  sur  lesquels  les 
senii-pélagiens  des  Gaules  s'éloignaient  de  la  doctrine  de 

1  Hilaire  d'Arles  mouiiit  avec  les  senliments  de  la  loi  caUioiique. 


CHAPITRE  un.  323 

saint  Augustin.  Hilaire  signale  les  passages  du  livre  de  la 
Correction   et  de  la  Grâce  qu\  n'avaient  point  reçu  leur 
adhésion.  Ils  pensaient  qu'on  aurait  mieux  fait  de  ne  pas 
produire  la  doctrine  de  la  prédestination ,  si  féconde  en 
troubles  de  cœur  et  de  conscience.  Hilaire  eût  bien  voulu 
s'en  aller  lui-même  à  Hippone  porter  toutes  ces  questions 
à  Augustin,  mais  la  Providence  lui  refuse  ce  bonheur;  il 
est  condamné  à  n'écrire  qu'une  lettre  dont  il  regrette  la 
précipitation.  Le  moine  demande  les  deux  livres  de  la  Ré- 
vision des  ouvrages  pour  lui  servir  de  guide  dans  l'appré- 
ciation de  la  doctrine  du  maître  ;  il  demande  aussi  le  livre 
de  la  Grâce  et  du  Libre  Arbitre,  qu'il  ne  connaissait  pas  en- 
core. Hilaire  conjure  le  grand  évéque  de  ne  pas  attribuer 
au  moindre  doute  sur  ses  enseignements  le  désir  d'avoir 
sa  Révision  :  il  souffre  assez  de  \ivre  loin  d'Augustin  sans 
qu'un  soupçon  pareil  vienne  ajouter  à  son  affliction  !  Crai- 
gnant que  sa  lettre  ne  soit  trop  incomplète ,  il  a  prié  un  de 
ses  amis  (Prosper),  dont  il  vante  les  mœurs,  l'éloquence  et 
le  zèle,  de  se  réunir  à  lui  pour  ne  laisser  échapper  rien 
d'important.  Hilaire  offre  à   Augustin  les  salutations  de 
son  père,  de  sa  mère  et  du  diacre  Leontius;  il  lui  parle 
d'un  frère  qui,  d'accord  avec  sa  femme ,  a  fait  vœu  de  con- 
tinence, et  le  recommande  aux  prières  du  saint  évêque. 
Augustin  disait  avec  saint  Paul  aux  Philippiens  :  «  Je  ne 
«  crains  point  de  vous  écrire  les  mi'mes  choses,  si  cela 
'(  vous  est  avantageux.  »   Les  livres  de  la  Prédestination 
des  saints  et  du  Don  de  la  persévérance  furent  sa  réponse  à 
Prosper  et  à  Hilaire.  Après  tant  d'ouvrages  et  de  lettres,  il 
crovait  avoir  suffisamment  établi  la  doctrine  de  l'Église 
par  les  enseignements  divins;  Augustin  s'affligeait  qu'on 
ne  cédât  point  à  des  témoignages  si  nombreux  et  si  clairs: 
mais  il  n'hésitait  pas  à  se  rendre  à  la  prière  de  ses  deux 
chers  fils  des  Gaules. 


324  SAliNT  AUGUSTIN. 

Dans  le  premier  livre ,  le  docteur  réunit  les  preuves  les 
plus  frappantes,  tirées  de  l'Écriture,  pour  établir  que  la 
foi  est  un  don  de  Dieu  et  non  pas  l'œuvre  de  la  volonté 
humaine;  il  raconte  son  erreur  à  ce  sujet  depuis  l'année 
39 i  jusqu'à  l'année  397,  époque  de  ses  livres  à  Simplicien , 
et  cite  sa  rectitication  sur  ce  point,  empruntée  à  sa  Révi- 
sion. Il  parle  d'une  vocation  qui  se  fait  selon  le  décret  de 
la  volonté  de  Dieu,  vocation  qui  n'est  pas  commune  à  tous 
les  appelés,  mais  qui  est  particulière  aux  prédestinés.  L'apô- 
tre dit  qu'il  a  reçu  miséricorde  pour  devenir  fidéle\  La  foi 
est  un  don  gratuit  qui  n'est  pas  accordé  à  tous  les  hommes. 
«  Si  l'on  me  demande,  dit  Augustin,  pourquoi  Dieu  dé- 
livre l'un  plutôt  que  l'autre,  je  ne  puis  répondre  sinon  que 
ses  jugements  sont  impénétrables  et  ses  voies  incompréhen- 
sibles'^. Après  avoir  répondu  à  l'objection  de  son  écrit  con- 
tre Porph}'re,  le  docteur  caractéiise  la  différence  entre  la 
prédestination  et  la  grâce  :  l'uue  est  la  préparation  de  la 
grâce  dans  les  conseils  de  Dieu,  l'autre  est  le  don  actuel 
qu'il  nous  en  fait.  Le  plus  éclatant  exemple  de  prédestina- 
tion est  cette  élévation  prodigieuse  à  laquelle  l'incarnation 
du  Verbe  éternel  a  porté  la  nature  humaine  :  qu'avait  fait 
l'humanité  pour  mériter  un  tel  honneur? 

Le  deuxième  livre  a  pour  but  principal  de  prouver  que 
la  persévérance  est  un  don  de  Dieu.  INul  homme  vivant 
n'est  certain  d'avoir  reçu  ce  don  :  il  faut  pour  cela  avoir 
persévéré  jusqu'à  la  fin.  Le  don  de  persévérance  est  comme 
le  complément  de  la  prédestination.  On  doit  travailler  au 
salut  avec  crainte  et  tremblement,  selon  la  parole  de  l'Apô- 
tre ^  puisque  personne  ne  peut  savoir  ce  qui  l'attend  au 
delà  de  la  vie.  D'un  côté,  l'Écriture  nous  marque  en^traits 

)   I  Covinth.,  VII,  4a. 
-  Koin  ,  Il ,  33. 
a  Philip.,  II,  i2. 


CHAPITRE  LUI.  323 

évidents  les  dons  de  la  prédestination  et  de  la  persévé- 
lance;  de  l'autre,  elle  nous  présente  à  chaque  page  des 
ex.hortations,  des  corrections,  des  remontrances.  Cette 
\ocation  éternelle  ne  rend  donc  pas  inutiles  le  ministère 
de  la  prédication  et  la  pratique  des  vertus.  En  traitant  de 
la  persévérance ,  Augustin  ne  pouvait  pas  oublier  que  les 
larmes  fidèles  et  persévèranles  de  sa  mère  l'avaient  empêché 
de  périr. 

Dans  ses  enseignements  et  sa  polémique,  l'évêque  d'Hip- 
pone  ne  prétend  point  faire  violence  aux  intelligences;  il 
ne  demande  pas  qu'on  embrasse  ses  avis  en  toute  chose, 
mais  seulement  sur  les  points  où  l'on  verra  qu'il  ne  s'est 
pas  trompé.  «  Je  fais  maintenant,  dit- il,  des  livres  qui 
«  sont  une  révision  de  mes  écrits ,  pour  montrer  que  je  ne 
«  me  fais  pas  une  loi  de  me  suivre  toujours  moi-même  ;  je 
«  crois  qu'avec  l'aide  de  Dieu  je  suis  allé  en  profitant; 
«  mais  je  sais  que  je  n'ai  pas  commencé  parla  perfection; 
'(  je  serais  plus  présomptueux  que  vrai,  si  je  disais  que 
«  maintenant  même,  à  l'âge  où  je  suis,  je  puis  écrire  sans 
(«  aucune  erreur.  Mais  il  importe  de  voir  de  quelle  manière 
'<  et  en  quoi  l'on  se  trompe ,  si  on  est  facilement  disposé  à 
«  se  corriger,  et  si  on  défend  son  erreur  avec  opiniâtreté. 
«  Celui-là  est  homme  de  bonne  espérance,  qui  profite  jus- 
«  qu'au  dernier  jour  de  sa  vie,  de  manière  à  gagner  ce  qui 
<<  lui  manque,  et  à  être  plutôt  jugé  d'être  complété  que 
«  d'être  puni  '.  » 

Le  saint  docteur  s'attache  à  faire  comprendre,  en  termi- 
nant ,  qu'après  tout  cette  prédestination  dont  on  s'épou 
vante  si  fort  et  dont  on  voudrait  douter,  n'a  rien  de  plus 
préoccupant  que  la  prescience  de  Dieu,  acceptée  par  tout 
le  monde,  ou  du  moins  impossible  à  nier.  La  doctrine  de  la 

1  Chap.  xxii. 


320  SAINT  AUGUSTIN. 

prédestination  n'enseigne  pas  le  désespoir,  mais  la  con- 
fiance en  Dieu:  l'homme,  si  misérable  dans  son  orgueil, 
est -il  un  plus  sûr  appui  de  lui-même  que  le  Père  qui  est 
aux  cieux? 

Les  livres  de  la  Prédestination  des  saints  et  du  Don  de  la 
persévérance  sont  comme  le  pur  froment  de  la  doctrine 
catholique.  On  les  lit  avec  un  respect  particulier  et  une 
sorte  d'émotion  religieuse ,  parce  que  ce  sont  les  derniers 
ouvrages  que  saint  Augustin  ait  achevés.  Ils  renferment  la 
foi  de  r  Église  avec  toute  la  perfection  que  la  parole  hu- 
maine peut  lui  donner  :  les  conciles  les  ont  signalés  comme 
les  oracles  les  plus  complets  de  la  vérité  chrétienne  sur  ces 
matières. 

Ainsi  deux  laïques  avaient  pris  en  main  la  défense  de  la 
foi  menacée  dans  les  Gaules  méridionales,  tandis  que  des 
prêtres  et  des  évèques  même  se  trompaient  !  Dieu ,  qui  a 
changé  la  face  du  monde  avec  de  pauvres  et  ignorants 
Galiléens ,  se  sert  parlois ,  à  travers  les  âges ,  de  ses  moin- 
dres serviteurs  pour  redresser  des  serviteurs  plus  élevés. 
C'est  ainsi  que  se  resserrent  les  liens  de  la  grande  famille 
dont  le  Christ  est  le  chef ,  et  que  la  fraternité  catholique  se 
consolide. 

Prosper  et  Hilaire,  eu  appelant  à  leur  secours  le  génie  et 
l'autorité  d'Augustin  ,  attirèrent  plus  de  lumières  au  sein 
de  la  société  chrétienne  des  Gaules  ;  le  jour  se  lit  dans  un 
grand  nombre  dé  consciences ,  et  presque  tous  les  évêques 
des  Gaules  reconnurent  la  vérité.  Quelques  prêtres  entre- 
tenaient encore  des  divisions ,  Prosper,  par  son  livre  contre 
Cassien ,  sa  Réponse  aux  articles  [CaT^iiulu)  des  Gaulois ,  sa 
Réponse  aux  objections  de  Vincent  \  et  son  autre  Réponse 


>  Ce  Vincent  était  un  (urlre  des  Gaules,  qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec 
Vincent  de  Léiins. 


CHAPITRE  LUI.  327 

aux  extraits  des  Gemwis  \  éclaira  les  ignorants  et  triompha 
(les  indociles;  il  v  avait  alors  un  an  que  le  grand  homme 
d'Hippone  était  sorti  de  ce  monde,  et  son  illustre  disciple 
d'Aquitaine  continuait  victorieusement  la  lutte.  Le  voyage 
à  Rome  des  deux  laïques  amena  la  lettre  solennelle  du  pape 
Cclestin,  qui  blàriiaitles  évéques  des  Gaules,  et  portait  aux 
cieux  la  sainte  renommée ,  la  science  profonde  et  l'ortho- 
doxie d'Augustin. 

Prosper,  le  chantre  de  la  grâce  \  que  le  fils  de  l'auteur 
iVAthalie  devait  imiter  douze  siècles  plus  tard,  a  mérité 
d'être  appelé  homme  vraiment  divin  par  le  patriarche  Pho- 
tius  ;  le  pape  Gélase ,  à  la  tête  d'un  concile  de  soixante- 
douze  évêques ,  a  proclamé  sa  piété  et  sa  religion.  Nous 
n'avons  pas  h  suivre  les  destinées  du  semi-pélagianisme 
dans  les  Gaules  ;  il  nous  suffira  de  rappeler  que  le  concile 
d'Orange ,  en  528 ,  sous  la  présidence  de  l'évêque  d'Arles , 
confondit  les  semi-pélagiens  avec  les  sentiments  et  souvent 
même  les  propres  expressions  du  grand  docteur  d'Hippone. 
Les  autres  conciles  des  Gaules  ,  où  les  matières  de  la  grâce 
ont  été  agitées  ;  celui  de  Valence,  en  Dauphiné,  tenu  en  855, 
parles  ordres  de  l'empereur  Lothaire,  et  composé  des  pro- 
vinces de  Lyon,  d'Arles  et  de  Vienne;  celui  de  Langres, 
tenu  en  859,  en  présence  du  roi  Charles  le  Jeune  ,  frère  de 
Lothaire;  celui  deToul,  quinze  jours  après,  tenu  en  pré- 
sence de  l'empereur  Charles  le  Chauve  et  des  deux  rois 
Lothaire  et  Charles  le  Jeune,  composé  de  douze  provinces 
de  France  et  d'Allemagne,  et  appelé  concile  universel  ;  touica 
CCS  grandes  assemblées  catholiques  s'inspirèrent  d'Augus- 
tin dans  les  questions  auxquelles  son  nom  est  resté  attaché 
avec  tant  de  gloire. 

1  Ces  ouvrages  de  saint  Prosper  se  trouvent  à  la  fin  du  tome  X  des  CEuvrrs 
de  saint  Augustin. 

2  Saint  Prosper  est  aussi  auteur  d'une  chronique  qui  va  jusqu'en  ^55. 


328  SAINT  AUGUSTIN. 

Le  cardinal  du  Perron  ne  connaît  rien  d'aussi  grand  que 
saint  Augustin  ,  depuis  les  apôtres,  au  point  delà  prédes- 
tination. Au  jugement  de  Vasquet,  Tévêque  d'Hippone,  sur 
ces  matières ,  tient  parmi  les  Pères  le  rang  que  tient  le  so- 
leil parmi  les  autres  astres.  Clément  VIII ,  Alexandre  VII , 
Innocent  XI  '  ,  fidèles  aux  anciennes  traditions  du  Siège 
apostolique,  ont  proclamé  l'inébranlable  autorité  d'Augus- 
tin dans  les  plus  difficiles  sujets  que  puisse  remuer  l'intelli- 
gence humaine. 

Que  dirons  -  nous  maintenant  de  Grotius  et  de  quelques 
autres  qui  ont  voulu  voir  des  nouveautés  dans  les  doctrines 
de  saint  Augustin,  qui  ont  déclaré  ces  doctrines  contraires 
à  l'ancienne  tradition,  et  se  sont  efforcés  d'opposer  les 
Grecs  aux  Latins?  Pour  eux,  la  perfection  catholique  sur 
ces  matières  se  trouve  dans  le  livre  des  Questions  sur  VÊpître 
aux  Romains,  composé  en  394 ,  lorsque  saint  Augustin  n"a- 
vaitpas  suffisamment  approfondi  le  sujet  :  nondum  diligenlius 
quœsiveram.  Us  supposent  que  sou  enseignement  définitif 
u"a  été  que  le  produit  de  ses  ardents  combats  avec  les  pé- 
lagiens ,  et  oublient  que  le  docteur  s'était  rectifié  lui-même 
dès  l'année  397,  longtemps  avant  ses  grandes  luttes.  Les 
livres  de  la  Prédeslinalion  des  sainls  et  du  Don  de  la  persévé- 
rance sont  ceux  que  les  modernes  semi-pélagiens  ont  le  plus 
attaqués,  et  ce  sont  précisément  les  ouvrages  que  l'Église 
universelle  loue  et  vénère  le  plus!  Quand  on  leur  demande 
où  était  l'ancienne  tradition  à  laquelle  l'évèque  d'Hippone 
aurait  sul)stitué  son  opinion  personnelle ,  ils  ne  répondent 
rien  de  sérieux.  Grotius,  qui  avait  beaucoup  appris  en  vieil- 
lissant et  qui  s'était  tant  rapproché  de  l'Église  catholique , 
aurait  dû  comprendre  le  progrès  des  études  religieuses  de 

i  Uue  bulle  d'Innocent  XI,  du  23  féviler  ir.77,  accordée  à  la  prière  du  roi 
d'Espagne  et  aux  sollicitations  du  cardinal  Nittard,  établissait  la  fête  de 
saint  Augustin  comme  de  précepte  dans  toute  l'Kspagne. 


CHAPITUE  MV.  329 

saint  Aiiiïuslin;  mais  le  génie  humain  donne  parfois  le  spec- 
tacle d'intonséqucnccs  étranges.  Bossuet  nous  dit  que  Gro- 
tius  s'arrêta  dans  un  chemin  uni  sans  avoir  enfante  l'esprit 
de  salut  qui!  avait  connu  ;  «  tant  il  est  difficile  aux  savants 
<<  du  siècle,  accoutumés  à  tout  mesurer  à  leur  propre  sens, 
«  d'en  faire  cette  parfaite  abdication  qui  seule  fait  les 
<(  catholiques'.  » 

CHAPITRE    LIV 

Réconciliation  du  comte  Boniface  avec  l'impératrice  Placidie.  —  Correspon- 
dance de  saint  Augustin  avec  Darius.  —  Lettre  à  Honoré  sur  les  devoirs 
des  prêtres  dans  les  calamités  publiques.  —  Peinture  de  la  dévastation  de 
l'Afrique  par  les  Vandales.  —  L'Ouvrage  imparfait  contre  Julien.  —  Mort 
de  saint  Augustin. 

430 

Les  Vandales,  qui  menaçaient  l'empire  dans  les  régions 
afi'icaines,  menaçaient  aussi  la  foi  catholique  :  ils  profes- 
saient un  arianisme  passionné.  Les  intérêts  romains  et  les 
intérêts  catholiques  en  Afrique  étaient  les  mêmes.  L'al- 
liance du  comte  Boniface  avec  Genséric  était  quelque  chose 
de  monstrueux  et  de  funeste  qu'il  fallait  d'abord  faire  ces- 
ser :  c'est  à  quoi  tendaient  toutes  les  pensées,  tous  les  vœux 
des  fidèles  africains.  On  soupçonnait  que  l'origine  de  ces 
déplorables  événements  cachait  une  trame  de  mensonge  ; 
mais  comment  se  faire  jour  dans  les  ténébreuses  profon- 
deurs des  intrigues  de  cour?  Augustin  s'en  occupait  tris- 
tement et  presque  sans  cesse  ;  sa  sévère  et  belle  lettre  à 
Boniface  avait  parlé  de  devoir  et  de  dévouement;  il  avait 
disposé  le  comte  à  revenir  à  la  cause  impériale ,  et  depuis 
lors,  il  travaillait  à  lui  ouvrir  la  porte  de  la  réconciliation. 
Par  son  inspiration ,  une  ambassade  d'évêques ,  à  la  tête 

Dissertation  sur  Grotius. 


330  SAINT  AUGUSTIN. 

desquels  figurait  Alypc,  prit  le  chemin  de  l'Italie;  cette 
ambassade  avait  mission  de  découvrir  la  vérité  et  d'opérer 
un  rapprochement  entre  l'impératrice  Placidie  et  le  comte 
Boniface.  A  la  fin  d'une  lettre  à  Quodvultdeus ,  diacre  de 
Carthage,  Augustin  lui  disait  :  «  Si  vous  avez  des  nouvelles 
«  du  voyage  de  nos  saints  évéques ,  je  vous  prie  de  m'en 
«  informer*.  »  Nous  ne  savons  rien  de  précis  sur  la  ma- 
nière dont  furent  découvertes  les  machinations  d'Aetius; 
la  vérité  put  sortir  des  explications  échangées  entre  Placidie 
et  les  évêques  africains  et  de  la  comparaison  des  lettres  à 
Carthage.  Dès  que  la  fatale  erreur  de  Placidie  se  trouva 
reconnue,  des  amis  apportèrent  au  comte  les  regrets  de 
l'impératrice ,  et  négocièrent  la  réconciliation  ^ 

Le  retour  sincère  de  Boniface  est  une  des  plus  belles 
pages  de  sa  vie;  il  fallait  pour  cela  une  force  d'âme  bien 
supérieure  à  la  grandeur  qu'on  déploie  sur  un  champ  de 
bataille.  Cest  la  religion  qui,  parla  bouche  d'Augustin, 
avait  préparé  Boniface  à  cet  acte  d'héroïsme.  Le  négocia- 
teur principal  fut  Darius ,  personnage  important  de  la  cour 
impériale,  élevé,  quelques  années  après,  à  la  dignité  de 
préfet  du  prétoire.  Il  parvint  aussi  à  obtenir  des  Vandales 
une  trêve.  L'évéque  d'Hippone  ne  le  connaissait  point; 
mais  il  se  hâta  de  lui  écrire  une  lettre  ^  de  félicitation  ,  qui 
exprime  la  joie  des  populations  catholiques  de  l'Afrique;  il 
lui  vantait  les  bienfaits  de  la  paix,  et  l'invitait  à  se  réjouir 
d'avoir  été  chargé  d'une  si  heureuse  mission.  Augustin  se 
serait  rendu  auprès  de  Darius  ,  si  les  infirmités  de  la  vieil- 
lesse le  lui  avaient  permis. 

La  réponse  de  Darius  fut  prompte  et  toute  pleine  d'une 
respectueuse  admiration  pour  l'évéque  d'Hippone  ;  elle  est 

<  Lettre  CCXXII. 

2  Procopc,  Guerre  des  Vandales,  livre  l. 

■i  Lettre  CCXXIX. 


CHAPITRE  LIV.  331 

un  monument  de  l'opinion  contemporaine  sur  ce  grand 
homme,  et  l'élégance  du  style  nous  prouve  que  les  belles 
traditions  littéraires  ne  périssaient  point  encore  dans  les 
rangs  élevés  de  la  société  romaine.  Cette  lettre  '  de  Darius 
est  la  vive  expression  du  regret  de  n'avoir  vu  ni  entendu 
Augustin.  S'il  avait  pu  voir  la  lumière  céleste  du  visage  de 
lévèque ,  et  entendre  cette  voix  divine  qui  ne  profère  rien 
que  de  divin ,  Darius  ne  s'écrierait  pas  comme  Virgile  : 
Trois  et  quatre  fois  heureux,  mais  heureux  mille  et  mille 
fois!  Si  jamais  un  tel  i)onheur  lui  arrivait,  il  croirait  rece- 
voir, non  pas  du  haut  du  ciel ,  mais  dans  le  ciel  même ,  les 
instructions  qui  mènent  à  l'immortalité  ;  il  croirait  les  re- 
cevoir, non  de  loin  et  comme  hors  du  temple  de  Dieu,  mais 
au  pied  même  du  trône  de  sa  gloire.  A  défaut  de  cette  féli- 
cite ,  il  s'est  rencontre  que  deux  évêques,  Urbain  et  Novat , 
aient  dit  du  bien  de  lui  à  Augustin.  Leur  témoignage  a  été 
comme  une  couronne  magnifique  qu'ils  ont  posée  sur  sa 
tête ,  couronne  formée ,  non  point  de  fleurs  périssables , 
mais  de  pierreries  d'une  beauté  qui  ne  passe  pas.  Darius 
demande  à  Augustin  de  prier  pour  lui,  atin  de  pouvoir  un 
jour  ressembler  au  portrait  qu'ils  ont  fait  de  son  àme.  La 
plus  grande  des  peines  de  Darius ,  après  celle  de  ne  pas 
jouir  encore  de  la  vue  de  Dieu ,  était  de  ne  pas  avoir  vu 
Augustin  et  de  n'être  pas  connu  de  lui,  et  voilà  qu'Augustin 
lui  dit  qu'il  connaît  sinon  son  visage ,  au  moins  son  esprit 
et  son  cœur  ! 

Augustin  avait  dit  que  Darius  avait  étouffé  la  guerre  par 
la  force  de  sa  parole;  Darius  en  convient ,  et  ajoute  que  s'il 
n'avait  pas  étouffé  la  guerre,  il  l'aurait  au  moins  fort  éloi- 
gnée ,  et  qu'il  a  écarté  de  menaçantes  tempêtes  ;  il  espère 
que  la  trêve  deviendra  une  paix  solide.  Quoique  Darius  fût 

«  Lettre  CCXXX. 


332  SAINT  AUGUSTIN. 

chrétien  et  que  ses  parents  fussent  chrétiens  aussi ,  pour- 
tant il  n'avait  pas  tout  à  fait  rompu  avec  les  superstitions 
païennes  ;  il  avoue  à  Augustin  qu'il  doit  à  ses  ouvrages  de 
s'être  complètement  séparé  du  paganisme.  Darius  le  prie 
de  lui  envoyer  un  exemplaire  de  ses  Confessions.  Les  der- 
nières lignes  de  sa  lettre  '  contiennent  un  ardent  désir  de 
recevoir  une  seconde  lettre  de  lévêque  d'Hippone. 

Les  vœux  de  Darius  ne  tardèrent  pas  à  être  comblés. 
Dans  une  nouvelle  lettre  \  Augustin  parlait  à  Darius  du 
plaisir  que  lui  avait  fait  l'expression  de  ses  sentiments.  Ce 
n'est  pas  de  l'éloquence  de  cette  lettre ,  ni  des  louanges 
de  Darius  que  le  grand  docteur  se  montre  le  plus  tou- 
ché :  les  éloges  de  tout  le  monde  n'arrivent  pas  au  cœur 
d'Augustin  ;  mais  ce  qui  lui  a  plu  dans  la  lettre  de  Darius  , 
c'est  d'avoir  été  loué  par  Jésus-Christ  même.  Dans  un  bril- 
lant festin  en  Grèce,  on  pria  Thémistocle,  un  des  convives, 
de  jouer  d'un  instrument;  il  s'en  excusa,  et  témoigna  peu 
d'empressement  pour  ces  sortes  de  plaisirs  :  «  Qu'aimez- 
vous  donc?  »  lui  dit-on.  «  J'aime,  répondit-il,  à  entendre 
dire  du  bien  de  moi.  »  Lorsqu'on  lui  demanda  ce  qu'il  sa- 
vait, Thémistocle  répondit  qu'il  savait  faire  une  grande  ré- 
publique d'une  petite.  «  11  n'y  a  personne,  disait  Ennius,  qui 
((  n'aime  à  être  loué.  »  Augustin  trouve  du  bien  et  du  mal 
dans  ce  sentimcnit  naturel  à  tous  les  hommes.  Il  faut  se  gar- 
der d'aller  jusqu'à  la  vanité:  Horace,  qui  avait  l'œil  plus 
perçant  qu'Ennius,  disait  :  «  Ètes-vous  malade  de  l'amour 
«  des  louanges?  certaines  expiations  pourront  vous  en 
«  guérir  après  une  lecture  de  choix  trois  fois  répétée  ^  » 

1  II  est  question,  dans  la  lettre  de  Darius,  de  la  fameuse  lettre  d'Abgare 
et  de  la  réponse  de  Jésus-Christ,  rangées  depuis  longtemps  au  nombre  des 
pièces  apocryphes. 

2  Lettre  CCXXXI.  C'est  la  dernière  lettre  de  saint  Augustin  dont  la  date 
soit  connue.  Elle  doit  être  de  la  fin  de  l'année  429. 

^  Epi  t.  i. 


CHAPITRE  LIV.  333 

Les  louanges  des  hommes  ne  doivent  pas  être  le  but  de  nos 
actions,  mais  il  ne  faut  pas  toujours  les  repousser;  les 
louanges  données  aux  gens  de  bien  sont  utiles  à  ceux  qui 
les  donnent.  L'Apôtre  a  fait  entendre  sur  ce  point  de  beaux 
enseignements.  Une  chose  dans  la  lettre  de  Darius  a  sur- 
tout ravi  révèque  d'Hippone,  c'est  de  voir  que  Darius  est 
sou  ami.  En  lui  envo}ant  les  Confessions,  Augustin  lui  dit  : 

«  Regardez -moi  là  dedans ,  de  peur  que  vous  ne  me  ju- 
«  giez  meilleur  que  je  ne  suis  ;  là  c'est  moi  et  non  pas  d'au- 
«  très  que  vous  écouterez  sur  mon  compte  ;  considérez-moi 
«  dans  la  vérité  de  ces  écrits,  et  voyez  ce  que  j  ai  été  lorsque 
«  j'ai  marché  avec  mes  seules  forces;  si  vous  y  trouvez 
«  quelque  chose  qui  vous  plaise  en  moi,  faites-en  remonter 
«  la  gloire  à  Celui  que  je  veux  qu'on  loue,  et  non  pas  à 
((  moi-même.  Car  c'est  Dieu  qui  nous  a  faits  et  nous  ne 
<(  nous  sommes  pas  faits  nous-mêmes  ;  nous  n'étions  par- 
«  venus  qu'à  nous  perdre;  mais  Celui  qui  nous  a  faits  nous 
«  a  refaits.  Quand  vous  m'aurez  connu  dans  cet  ouvrage, 
«  priez  pour  moi  afin  que  je  ne  tombe  pas,  mais  afin  que 
«  j'avance;  priez  ,  mon  fils,  priez   » 

Le  saint  vieillard  envoie  à  Darius,  outre  lenCoîi fessions, 
le  livre  delà  Foi  des  choses  invisibles,  les  livres  delaPatieîice, 
de  la  Continence,  de  la  Providence,  et  le  livre  de  la  Foi ,  l'Es- 
pérance et  la  Charilé.  Si  Darius  peut  les  lire  tous  durant  son 
séjour  en  Afrique ,  il  est  supplié  d'en  dire  son  avis  à  Augus- 
tin ,  de  le  lui  transmettre  ou  de  le  confier  au  vénérable  Au- 
rèle  à  Carthage.  Le  saint  docteur  le  remercie  des  remèdes 
qu'il  a  envoyés  pour  le  soutien  de  sa  santé  débile,  et  de  ses 
générosités  pour  l'augmentation  et  la  réparation  de  la  bi- 
bliothèque de  la  communauté. 

La  paix  que  se  promettait  Darius,  et  avec  lui  Augustin 
et  toute  l'Afrique  catholique  ,  ne  devait  pas  être  de  longue 
durée.  Comment  espérer  que  les  Barbares,  une  fois  entrés 


334  SAINT  AUGUSTIN. 

en  Afrique ,  voudraient  en  sortir  ?  Les  instances  de  Boni- 
face  furent  vaines ,  ses  prières ,  inutiles  ;  on  rejeta  l'offre 
d'une  grande  somme  d'argent;  la  proie  était  trop  belle  pour 
que  Genséric  consentît  à  la  lâcher.  Le  comte,  qui  avait  fait 
rentrer  sous  l'obéissance  de  Valentinien  les  troupes  ro- 
maines, eut  à  tirer  Fépée  contre  ses  alliés  de  la  veille  ;  mais 
le  courage  et  l'habileté  ne  triomphent  pas  toujours  de  l'in- 
égalité des  forces.  Genséric ,  sans  compter  ses  cinquante 
mille  soldats ,  sans  compter  les  peuplades  africaines  qu'il 
pouvait  enrôler  par  l'espérance  du  pillage ,  avait  dans  son 
parti  les  donatistes  ^  non  ralliés  à  l'unité  catholique ,  ces 
donatistes  qui  couvaient  des  vengeances  contre  les  repré- 
sentants de  la  vérité  religieuse  et  souhaitaient  le  triomphe 
d'un  chef  arien  pour  se  débarrasser  des  édits  romains. 
Ainsi  l'esprit  d'hérésie  facilitait  aux  Barbares  la  conquête 
de  l'Afrique.  Boniface  livra  une  bataille,  qu'il  perdit;  il  se 
réfugia  dans  Hippone.  «  Dieu,  dit  Tillemont,  le  remit 
«  ainsi  entre  les  mains  de  saint  Augustin  ,  qui  allait  bien- 
ce  tôt  sortir  de  ce  monde.  »  Alors  commença  le  siège  d'Hip- 
pone  ;  c'était  à  la  fin  de  mai  ou  au  commencement  de 
juin  430. 

En  peu  de  temps  un  déluge  de  maux  s'était  étendu  sur 
les  sept  provinces  d'Afrique.  Avant  les  calamités  de  430  , 


1  Gibbon  parle  de  trois  cents  évèques  et  de  milliers  d'ecclésiastiques 
donatistes,  disgraciés,  dépouillés  ou  bannis.  L'historien  anglais,  dont  l'hos- 
tilité à  la  foi  catholique  est  bien  connue,  a  prodigieusement  exagéré  le  nombre 
des  victimes  appartenant  au  clergé  donatiste.  Il  est  déplorablement  inexact 
en  ce  qui  touche  la  part  de  saint  Augustin  dans  la  violente  répression  de  ces 
hérétiques;  nos  lecteurs  sont  à  même  de  redresser  sur  ce  point  les  torts  de 
Gibbon.  Son  injustice  pour  le  grand  évoque  d  Hippone  est  révoltante,  et,  du 
reste,  ses  jugenitMits  religieux  sont  marqués  d'une  ignorance  profonde. 
Gibbon  avoue  lui-même  qu'il  n'a  lu  de  saint  Augustin  que  les  Confessions  et 
la  Cité  de  Dieu;  cette  lecture  eût  suffi  pour  inspirer  une  plus  équitable 
.ippréciation.  Toutefois  on  Ti'a  pas  le  droit  de  juger  saint  Augustin  iiuainl  on, 
ne  connaît  que  ces  deux  ouvrages. 


CHAPITRE  LIV.  335 

Augustin  avait  déjà  tracé  aux  prêtres  et  aux  évoques  ' 
leurs  devoirs  au  milieu  des  périls  de  la  guerre.  Quand  des 
cités  se  voyaient  menacées,  la  foule  accourait  à  réglise; 
on  demandait  le  baptême,  ou  la  réconciliation,  ou  bien  la 
pénitence ,  et  tous  voulaient  être  consolés  et  munis  par  la 
célébration  et  la  dispensation  des  sacrements.  Si  des  prêtres 
ne  s'étaient  point  rencontrés  là,  quel  malheur  pour  ces 
pauvres  victimes  de  sortir  de  la  vie  sans  être  régénérées 
ou  déliées  !  Quelle  douleur  pour  des  parents  chrétiens  de 
ne  pouvoir  espérer  qu'ils  retrouveront  leurs  proches  dans 
le  repos  de  l'éternité!  Imaginez  les  lamentations,  les  im- 
précations même  d'une  cité  qui  va  périr  sans  ministres  et 
sans  sacrements!  La  présence  des  prêtres,  au  contraire,  est 
féconde  en  consolations;  elle  dépouille  la  mort  de  ce  qu'elle 
a  d'horrible ,  relève  le  courage  du  peuple  et  donne  une 
puissante  énergie  pour  supporter  les  désastres.  Un  prêtre 
ou  un  évéque  peut  et  doit  s'enfuir  lorsque  le  danger  ne 
menace  que  lui  ;  saint  Paul  à  Damas ,  saint  Athanase  à 
Alexandrie,  ont  fait  ainsi.  Ils  ont  dû  se  préserver  pour 
l'intérêt  de  la  foi  chrétienne.  3Iais  du  moment  que  les 
mêmes  maux  menacent  les  prêtres  et  les  peuples ,  les  pas- 
teurs et  le  troupeau ,  le  devoir  commande  de  rester  au 
poste  du  péril.  Que  dirait -on  des  matelots  ou  des  pilotes 
qui,  aux  approches  du  naufrage,  se  sauveraient  furtive- 
ment à  la  nage  dans  un  esquif,  laissant  à  la  tempête  et  aux 
angoisses  tous  les  passagers  du  vaisseau?  Si ,  pour  l'intérêt 
de  la  foi,  quelques-uns  des  ministres  doivent  se  sauver  du 
désastre,  le  sort  décidera  quels  sont  ceux  qui  demeureront 
dans  la  ville  assiégée.  Ces  préceptes  de  dévouement  que 
donnait  Augustin  dans  sa  lettre  à  Honoré  furent  héroïque- 
ment suivis  durant  l'effroyable  invasion  des  Vandales. 

1  Lettre  CCXXV m,  :i  Honoré,  429. 


336  SAINT  AUGUSTIN. 

Le  seul  souvenir  des  excès  commis  par  les  Barbares 
épouvante  Fimagination.  Trois  villes  seulement  avaient 
résisté  :  Cartilage,  Hippone  et  Constantine.  Partout  ail- 
leurs s'offraient  les  atrocités  de  la  conquête.  Les  cités 
étaient  ravagées  et  changées  en  solitudes  ;  les  habitants 
des  campagnes  passaient  sur  les  débris  de  leurs  propres 
demeures  ;  les  populations  catholiques ,  en  butte  à  des  fu- 
reurs inouïes ,  n'avaient  d'autre  alternative  que  la  fuite  ou 
le  glaive  :  trop  souvent  même  la  ressource  de  fuir  leur 
échappait.  Les  chrétiens  fidèles ,  hommes ,  femmes ,  en- 
fants, vieillards ,  tombaient  sous  les  coups  des  vainqueurs; 
leurs  cadavres  s'entassaient  au  milieu  de  ruisseaux  de 
sang.  La  dévastation  prenait  des  caractères  particuliers 
d'horreur  avec  les  monastères,  les  cimetières  et  les  églises  ; 
les  Vandales  mettaient  une  infernale  joie  à  les  effacer  de  la 
terre;  ils  allumaient  de  plus  grands  feux  pour  brûler  les 
lieux  sacrés  que  pour  brûler  les  villes.  Les  prêtres,  les 
vierges  et  les  moines  étaient  dispersés,  captifs  ou  immolés. 
Le  peu  d'églises  restées  debout  et  comme  oubliées  par 
l'incendie  manquaient  de  ministres  ;  les  victimes  entraient 
dans  la  tombe  sans  consolations.  Les  montagnes,  les  forêts, 
les  cavernes  profondes  et  les  carrières  servaient  d'asile  aux 
fugitifs  :  beaucoup  d'entre  eux  étaient  morts  de  faim.  Les 
chemins  se  couvraient  de  malheureux  tout  nus  et  deman- 
dant l'aumône  \  Les  Barbares  avaient  réservé  le  luxe  de 
leur  cruauté  pour  les  évêques  d'Afrique,  défenseurs  il- 
lustres d'une  foi  qui  excitait  leur  haine.  La  cupidité  les 
poussait  à  tous  les  raflinemcnts  de  la  torture,  afin  d'obtenir 
des  pontifes  l'or  de  leurs  églises.  On  ouvrait  la  bouche  à 
des  évêques  avec  des  bâtons,  et  des  mains  impies  y  jetaient 
de  la  boue;  on  leur  serrait  le  front  et  les  jambes  avec  des 

1  Possidiiis,  l'iocope. 


CHAPITRE  LIV.  331 

cordes  tendues  au  point  de  se  briser;  les  bourreaux  leur 
faisaient  avaler  de  Teau  de  la  mer,  du  vinais:;re  ou  de  la  lie. 
De  saints  pontifes  étaient  cbargés  comme  des  chameaux  ; 
ils  marcbaient  à  la  manière  des  bœufs,  piqués  par  des 
pointes  de  fer.  Les  cheveux  blancs  ne  protégeaient  pas  les 
vieillards  du  sanctuaire.  L'histoire  cite  de  vénérables 
évèques  qui  furent  brûlés. 

Ainsi  l'Afrique  chrétienne,  qui  comptait  plus  de  sept 
cents  évèchés',  recevait  des  coups  terribles;  l'arianisme 
conquérant  lui  avait  préparé  un  immense  calvaire;  les 
symptômes  d'une  fin  procliaine  se  produisaient  de  toutes 
parts.  La  désolation  régnait  depuis  Tanger  jusqu'à  Tripoli. 
Jésus-Christ  avait  été  chassé  de  ses  temples  ;  à  la  place  des 
monuments  qui  retentissaient  des  chants  catholiques  et  où 
s'accomplissaient  les  saints  mystères,  à  la  place  des  asiles 
de  paix  d'où  la  prière  montait  au  ciel  en  silence ,  on  ren- 
contrait des  monceaux  de  pierres  noircies  par  le  feu  des  in- 
cendies, et  les  oiseaux  de  proie  se  repaissant  de  débris 
humains.  Cette  vigne,  pour  parler  le  langage  des  Écritures, 
cette  vigne  plantée  avec  tant  de  génie ,  d'amour  et  de 
soins ,  \  enait  d'être  tout  à  coup  arrachée  de  la  terre.  Oh  ! 
qui  pourrait  dire  les  douleurs  que  souffrit  alors  le  cœur  du 
vieil  Augustin?  L'homme  de  Dieu,  dit  Possidius,  ne  ju- 
geait point  l'invasion  terrible  comme  le  jugeait  le  reste  des 
hommes  ;  regardant  plus  haut  et  à  une  plus  grande  profon- 
deur, il  prévoyait  les  périls  des  âmes.  Les  larmes  versées 
nuit  et  jour  devinrent  son  pain,  et  nous  ne  savons  rien  de 
plus  touchant  que  cette  parole  de  Possidius  :  «  Augustin 
«  trouva  que  les  derniers  temps  de  sa  vie  étaient  bien 
«  amers  et  bien  lugubres.  » 


1  Dnpin  (  Notice  des  Episcopats  )  compte  six  cent  quatre-vingt-dix  évèchés 
en  Afrique;  Morcelli  {Africa  Christiana)  en  compte  beaucoup  plus. 

T.  II.  — '2-2 


338  SAINT  AUGUSTIN. 

Cependant  le  spectacle  des  calamités  de  l'Afrique  n'avait 
point  abattu  cette  grande  intelligence.  Augustin  travaillait 
encore  dans  Hippone  assiégée;  il  songeait  aux  intérêts  de 
la  vérité  religieuse,  qui  ne  sont  ni  d'une  contrée  ni  d'une 
époque,  mais  qui  ont  pour  domaine  Tunivers  et  l'infini. 
Au  milieu  des  lamentables  images  d'un  siège ,  et  en  face 
même  des  Barbares  ,  il  continuait  à  réfuter  les  huit  livres 
de  Julien  ',  écrits  en  réponse  au  second  livre  du  Mariage  et 
de  la  Concupiscence.  Les  injures  tenaient  beaucoup  déplace 
dans  cet  ouvrage  de  Julien.  On  s'étonne  que  la  passion,  et 
ce  qui  de  nos  jours  s'appellerait  l'esprit  de  secte  ou  de 
parti ,  ait  pu  posséder  un  homme  éclairé  au  point  de  l'en- 
traîner à  des  qualifications  à  peine  croyables  à  l'égard  du 
grand  évêque  d'Hippone.  Julien  parlait  de  la  folie  et  de  la 
turpitude  -  du  saint  docteur,  qu'il  désignait  sous  le  nom  de 
discoureur  africain^;  il  le  plaçait  dans  Talteruative  dètre 
le  plus  stupide  ou  le  plus  rusé  des  mortels  \  Le  vénérable 
Alype  ,  ce  vieil  et  tendre  ami  d'Augustin ,  avait  sa  part  des 
invectives;  Julien  l'appelait  le  valet  des  fautes  ''  de  ce  grand 
homme.  Les  divagations  et  les  erreurs  abondaient  dans  les 
huit  livres  de  l'évéque  pélagien  ;  Augustin  hésitait  à  rele- 
ver des  aberrations  dont  une  intelligence  même  médiocre 
pouvait  faire  justice;  mais  les  attaques,  et  surtout  les  at- 
taques violentes,  quoique  dépourvues  de  génie,  produisent 
toujours  un  certain  effet  sur  les  multitudes;  les  amis  de  la 


1  Cet  ouvrage  de  Julien,  composé  en  421,  ne  fut  connu  de  saint  Augustin 
qu'en  428.  Il  est  adressé  à  Florus,  évêque  pélagien. 

-  Ameiitiam  et  turpitudinem  prodis.  Opus  August.,  lib.  II. 

3  Tractatoris  Pœui.  Cet  Africain-là  vous  est  une  grande  peine  ,  disait  saint 
Augustin  à  Julien.  «  Magna  tibi  pœna  est  disputator  hic  Pœnus.  »  Livre  I. 
Treize  siècles  plus  tard ,  ^■oltaire  appelait  Bossuet  iin  rhéteur  de  chaire. 
Histoire  de  V établissement  du  Christianisme,  chap.  vi,  à  la  note. 

*  Quod  si  totum  tu  per  imperitiam  incurris,  bardissimus;  sin  autem  id 
astu  facis,  vaferrinius  inveniris.  Lib.  III. 

5  Vernula  peccatoruin  ejus.  Lib.  I. 


CHAPITRE  LIV.  339 

foi  catholique  pressèrent  le  grand  docteur  de  répondre 
encore  une  fois  à  Julien.  Augustin  ne  voulut  point,  comme 
il  le  dit  lui-même  dans  un  endroit  de  sa  réponse,  abandon- 
ner les  ho7}imes  dont  l'esprit  est  lent  à  comprendre\ 

L'évèquc  d'Hippone  suit  Julien  de  page  en  page,  le  laisse 
parler,  et  lui  répond.  C'est  comme  une  conversation  entre 
Augustin  et  Julien  ;  le  saint  docteur  ne  supprime  point  les 
outrages  dont  il  est  l'objet  :  les  outrages  ue  pouvaient  mon- 
ter jusqu'à  sa  gloire.  Julien  ,  dans  ses  huit  livres ,  se  répé- 
tait; il  n'apportait  aucune  idée,  aucune  objection  nouvelle  ; 
c'étaient  les  lieux  communs  du  pélagianisme  délayés  en  de 
longs  discours.  Augustin  ne  pouvait  guère  opposer  aux 
mêmes  attaques  que  les  mêmes  moyens  de  défense  ;  il  n'y  a 
rien  de  nouveau  à  répondre  à  un  homme  qui  vous  redit  les 
mêmes  choses  assaisonnées  seulement  de  plus  de  fiel  et  de 
colère.  Tl  nous  semble  toutefois  que  le  saint  docteur  fait 
toucher  au  doigt  la  vérité  catholique  avec  une  évidence 
particulière;  à  force  d'avoir  remué  ces  questions,  le  grand 
évêque  est  parvenu  à  les  inonder  de  lumières  avec  un  mot , 
une  observation ,  une  pensée  ;  il  est  bref  et  précis  comme 
un  homme  qui  contemple  le  vrai  face  à  face  :  on  dirait  qu'à 
mesure  qu'il  approche  de  la  mort,  les  mystères  se  décou- 
vrent pleinement  à  son  intelligence. 

Julien  appelait  les  catholiques  du  nom  de  traducéens  et 
aussi  du  nom  de  manichéens  ;  nous  n'avons  pas  besoin 
d'expliquer  que  le  mot  traducéen  désignait  celui  qui  croyait 
à  la  transmission  du  péché  originel.  L'évêque  d'Hippone 
disait  à  Julien  que  lui ,  Augustin ,  et  tous  les  catholiques 
étaient  traducéens  et  manichéens  comme  saint  Hilaire, 
saint  Grégoire  de  ]Nazianze,  saint  Basile,  saint  Ambroise, 
saint  Cyprien ,  et  saint  Jean  Chrysostome.  Il  faisait  obser- 

1  Nolentes  deserere  hominum  inpenia  tanliora.  Lib.  1. 


340  SAINT  AUGUSTIN. 

ver  d'ailleurs  que  si  quelque  chose  favorisait  le  mani- 
chéisme, c'était  assurément  la  négation  du  péché  originel; 
car,  en  ce  cas,  il  est  impossible  de  s'expliquer  sous  un  Dieu 
bon  la  vie  humaine  accompagnée  de  tant  de  maux  qui  ne 
seraient  pas  mérités. 

Le  saint  docteur  remarque  que  le  propre  des  hérétiques 
est  d'établir  des  opinions  nouvelles  à  l'aide  des  passages 
obscurs  de  l'Écriture,  et  que  le  caractère  des  pélagiens  c'est 
de  travailler  à  obscurcir  les  témoignages  les  plus  clairs. 
Les  pélagiens  repoussaient  l'idée  d'une  peine  quelconque 
infligée  dans  l'autre  vie  aux  enfants  morts  sans  baptême  ; 
mais  si  on  nie  le  péché  originel ,  comment  accorder  la  jus- 
tice de  Dieu  avec  les  souffrances  qui  assiègent  le  berceau  et 
atteignent  un  enfant  avant  l'âge  où  il  puisse  distinguer  le 
bien  du  mal?  Est-ce  que  les  misères  de  l'enfance  pure  de 
toute  tache  n'accuseraient  pas  la  justice  du  Créateur?  Cela 
révolte-t-il  moins  qu'une  peine  dans  la  vie  future  pronon- 
cée contre  les  enfants  non  régénérés  sur  la  terre  ?  Les  pé- 
lagiens avaient  imaginé  pour  les  enfants  morts  sans  bap- 
tême une  éternité  bienheureuse ,  mais  hors  du  royaume 
de  Dieu.  S'il  n'y  a  pas  de  péché  originel ,  pourquoi  ces  en- 
fants seraient-ils  exclus  du  divin  rovaume?  Julien,  dénatu- 
rant les  sentiments  de  l'évéque  d'Hippone ,  disait  que  le 
Dieu  d'Augustin  était  un  potier  qui  formait  tous  les 
hommes  pour  la  condamnation  ;  Augustin  explique  sa  doc- 
trine, qui  n'est  autre  que  la  doctrine  de  saint  Paul  sur  la 
prédestination  et  la  réprobation ,  sur  les  vases  d'honneur 
et  les  vases  d'ignominie.  Le  saint  docteur  ayant  à  montrer 
que  la  mort  est  une  peine  de  la  déchéance  primitive,  con- 
sidère notre  horreur  pour  le  trépas  comme  une  preuve 
(jue  cette  extrémité  terrible  n'est  pas  une  suite  de  notre 
nature. 

Augustin  avait  achevé  le  sixième  livre  de  sa  nouvelle 


CHAPITRE  LIV.  341 

réponse  à  Tiilien,  ot  venait  de  coinmcuccr  le  septième  livre  ', 
lorsque  la  maladie  le  força  d'interrompre  son  œuvre;  il  la 
quittait  pour  ne  plus  la  reprendre.  L'oeuvre  devait  se  pré- 
senter inachevée  au  respect  de  la  postérité,  afin  de  témoi- 
finer  que  les  dernières  forces  de  ce  grand  homme  avaient 
ctc  consacrées  à  la  défense  de  la  vérité.  Mais  cette  inter- 
ruption de  la  lutte  n'était  rien  au  triomphe  ;  il  était  com- 
plet. Augustin  avait  tout  dit  sur  le  pélagianisme ,  et  la 
condescendance,  plus  que  la  nécessité,  le  détermina  à  ce 
comhat.  Cette  tournée  sur  le  champ  de  bataille  avait  uni- 
quement fait  voir  au  monde  qu'il  ne  restait  plus  d'ennemis 
à  vaincre. 

Augustin  fut  délicat  et  souffrant  toute  sa  vie;  mais  cette 
fois  le  mal  se  présentait  avec  une  inquiétante  gravité.  Le 
temps  approchait  oii  cette  lampe  ardente  devait  s'éteindre 
sur  la  terre  pour  se  rallumer  dans  les  cieux.  N'oublions  pas 
qu'Hippone  est  assiégée  par  les  Barbares.  Le  saint  évêque 
est  dans  sa  communauté ,  entouré  de  ses  prêtres  et  de  ses 
meilleurs  amis;  plusieurs  évèques  se  sont  réfugiés  dans 
Hippone,  et  parmi  eux  nous  apercevons  Possidius  et  Alype, 
Alvpe,  l'ami  de  la  jeunesse  d'Augustin,  le  compagnon  de 
ses  premières  études  religieuses  dans  le  tranquille  asile  de 
Cassiacum  aux  environs  de  Milan.  De  quel  intérêt  eussent 
été  pour  nous  les  récits  des  graves  causeries  de  ces  véné- 
rables personnages  autour  du  maître  dont  la  vie  allait  s'é- 
teindre !  Quel  charme  pieux  et  mélancolique  dans  la  pein- 
ture de  cet  intérieur  oii  tant  de  sainteté  se  réunissait  à  tant 
de  gloire,  où  de  longues  existences  remplies  d'évangéliques 
vertus  et  de  combats  illustres  aboutissaient  au  spectacle 


1  Nous  avons  six  livres  de  VOiwraf^e  imparfait  contre  Julien;  quelques 
manuscrits  donnent  le  coujmencement  du  septième-  La  forme  même  de  la 
réponse  prouve  que  l'intention  de  saint  Augustin  était  de  faire  autant  de 
livres  qu'il  en  avait  à  réfuter. 


342  SAINT  AUGUSTIN. 

de  la  dévastation  de  leur  patrie  î  Possidiiis  nous  apprend 
quelque  chose  de  ce  qui  se  passait  dans  la  maison  d'Augus- 
tin, et  les  moindres  lignes  de  ce  témoin  deviennent  ici  d'un 
bien  grand  prix. 

«  JXous  conversions  souvent  ensemble,  dit- il,  nous 
0  considérions  les  terribles  jugements  de  Dieu  placés  de- 
«  vaut  nos  yeux ,  et  nous  répétions  avec  le  Psalmiste  ^  : 
«  Vous  êtes  juste,  Seigneur,  et  votre  jugement  est  droit. 
«  Tristes,  gémissant,  versant  des  larmes,  nous  implo- 
«  rions  le  Père  des  miséricordes ,  le  Dieu  de  toute  conso- 
«  lation  ,  pour  qu'il  daignât  nous  soutenir  dans  cette 
((  tribulation.  » 

Possidius,  continuant  son  récit,  s'exprime  en  ces  termes 
(qui  oserait  ne  pas  laisser  parler  ici  un  tel  narrateur?)  : 
«  Un  jour  que  nous  étions  réunis  tous  ensemble  à  table,  le 
«  saint  nous  dit  :  Vous  savez  que,  durant  ce  désastre,  j'ai 
«  demaîidé  à  Dieu  ou  qu'il  daignât  délivrer  la  ville  d'Hippone 
<(  assiégée  par  les  ennemis ,  ou,  s'il  en  avait  jugé  autrement, 
((  qu'il  daignât  donner  de  la  force  à  ses  serviteurs  poursoute- 
«  tenir  le  poids  de  sa  volonté,  ou  bien  enfin  qu'il  daignât  m'ap- 
«  peler  de  ce  siècle  vers  lui.  —  Instruit  des  vœux  du  grand 
((  bomme,  nous  et  tous  ceux  des  fidèles  qui  se  trouvaient 
<(  dans  la  ville ,  nous  adressâmes  la  même  prière  au  Dieu 
«  tout-puissant.  Et  voilà  que ,  le  troisième  mois  du  siège,  il 
«  se  vit  accablé  par  la  fièvre.  Sa  dernière  maladie  venait 
«  de  l'atteindre ,  et  le  Seigneur  ne  frustra  point  son  servi- 
ce teur  du  fruit  de  sa  prière.  » 

L'évêque  de  Calame  rapporte  que  des  possédés  furent 
délivrés  par  les  oraisons  du  saint  docteur,  et  qu'un  malade 
fut  guéri  par  l'imposition  de  ses  mains.  Celui-ci  avait  été 
averti  en  songe  d'aller  trouver  l'homme  de  Dieu.  Cette 

1  Ps.  cxvui,  137. 


CHAPITRE  LIV.  343 

guérisoii  est  le  seul  miracle  qu'Augustin  ait  opéré  pondant 
sa  vie. 

Le  saint  évcqiic  avait  souvent  dit  à  Possidius  qu'un  chré- 
tien, même  le  plus  digne  de  louanges,  ne  devait  pas  quitter 
ce  monde  sans  se  condamner  à  quelque  acte  de  pénitence. 
Hiirant  sa  dernière  maladie,  il  fit  transcrire  et  placer  contre 
le  mûries  Psaumes  de  la  pénitence,  qu'il  lisait  et  relisait 
dans  son  lit  en  fondant  en  larmes.  Pour  prier  et  gémir  sur 
lui-même  avec  plus  de  liberté,  Augustin  ,  dix  jours  avant 
sa  mort ,  demanda  à  ses  frères  présents  de  vouloir  bien  le 
laisser  seul  dans  sa  chambre ,  et  de  ne  permettre  à  personne 
d'y  entrer,  si  ce  n'est  aux  heures  où  les  médecins  le  visi- 
taient et  où  Ton  apportait  sa  nourriture.  On  se  conforma  à 
son  désir.  Quand  vint  le  dernier  jour,  Possidius  et  les 
autres  évèques  ou  prêtres  disciples  d'Augustin  environ- 
nèrent tristement  et  pieusement  son  lit  ;  ils  unirent  leurs 
prières  à  celles  du  grand  homme  mourant;  Augustin  mur- 
murait d'une  voix  attendrissante  des  oraisons  mêlées  de 
pleurs ,  et  lorsque  sa  bouche  cessa  de  prier,  son  àme  avait 
reçu  dans  les  cieux  le  prix  de  quarante-quatre  ans  de  vertus 
et  de  travaux  sublimes.  Elle  était  en  possession  de  l'inef- 
fable et  éternelle  beauté  dont  les  magnificences  de  l'univers 
ne  sont  qu'une  ombre  grossière  et  vers  laquelle  montèrent 
si  souvent  les  élans  de  ce  tendre  et  profond  génie. 

Un  écrivain  d'Afrique,  Victor  de  Vite  \  déplorait  en  ces 
termes  la  mort  d'Augustin  :  «  Ainsi  s'arrêta  ce  fleuve  d'é- 
«  loquence  qui  se  portait  à  travers  tous  les  champs  de 
«  l'Eglise;  ainsi  la  douceur  se  changea  en  amertume;  ainsi 
«  se  retira  la  gloire  des  prêtres,  le  maître  des  docteurs ,  le 
«  refuge  des  pauvres ,  l'appui  des  veuves,  le  défenseur  des 
(.  orphelins,  la  lumière  du  monde;  ainsi  se  tut  le  grand 

1  De  la  Persécution  vandalique,  lib.  I. 


34i  SALNT  AUGUSTIN. 

«  annonceur  de  la  divine  parole  ;  ainsi  tomba  le  courajJieux 
«  combattant  qui ,  par  le  glaive  de  la  doctrine  et  de  la  per- 
ce sécution,  frappa  rhérésie,  cette  bête  aux  cent  tètes; 
«  ainsi  mourut  l'architecte  insigne  qui  étaya  la  maison  de 
«  Dieu,  instruisit  par  les  exemples  de  ses  bonnes  œuvres , 
«  et  travailla  par  la  puissance  de  son  avoir,-  ainsi  se  coucba 
«  ce  grand  soleil  de  la  doctrine,  se  dessécha  ce  fleuve  de 
«  piété,  mourut  le  rare  phénix  de  la  sagesse,  brûlé  par  le 
«  feu  sacré  de  l'amour  :  ainsi  fut  transportée  dans  le  ciel  la 
((  perle  des  docteurs.  » 

Saint  Augustin  mourut  le  28  août  430,  âgé  de  soixante- 
seize  ans  ;  il  avait  passé  quarante  ans  dans  la  cléricature  ou 
l'épiscopat.  Le  saint  sacrifice  fut  célébré  pour  le  repos  de 
son  âme ,  et  son  corps  fut  enseveli  dans  l'église  Saint- 
Étienne,  l'ancienne  église  "de  la  Paix  ,  où  ,  durant  si  long- 
temps, le  peuple  d'Hippone  avait  recueilli  ses  paroles. 
Possidius  nous  dit  que  saint  Augustin  prêcha  jusqu'à  sa 
dernière  maladie,  vivement,  fortement,  sans  que  son  es- 
prit et  sa  raison  vinssent  à  fléchir.  Le  grand  évoque  était 
demeuré  sain  de  tous  ses  membres  ;  ni  sa  vue  ni  son  ouïe 
n'avaient  reçu  la  moindre  atteinte.  11  ne  fit  aucun  testa- 
ment,  parce  que,  dit  son  biographe,  pauvre  de  Dieu,  il 
n'avait  rien  à  laisser  à  personne.  Ceux  de  ses  parents  qui 
manquaient  de  ressources  avaient  été ,  pendant  sa  vie,  se- 
courus comme  les  autres  pauvres.  Ses  ornements  furent 
remis  au  prêtre  chargé  de  la  maison  épiscopale.  Saint  Au- 
gustin recommandait  toujours  davoir  soin  de  la  biblio- 
thèque de  l'église ,  et  de  bien  garder  les  livres  pour  la  pos- 
térité. Ses  ouvrages,  comme  tous  ceux  qu'il  avait  pu  re- 
cueillir, furent  légués  à  l'église  d'Hippone. 

Possidius'  ne  parle  pas  de  la  douleur  de  la  ville,  veuve 

1  La  Vie  ric  saint  Augustin ,  par  Possidius,  est  une  œuvre  simple  et  tou- 
chante ;  il  y  règne  un  ton  de  douceur  chrétienne  mêlée  de  gravité.  L'auteur 


CHAPITRE  LIV.  345 

d'un  pasteur  si  illustre  et  si  révéré.  Mais  nous  n'avons  qu'à 
nous  rappeler  les  émotions  populaires  dans  la  basilique  de 
la  Paix  le  jour  de  l'élection  du  successeur  de  saint  Augus- 
tin, pour  deviner  la  vive  affliction  de  la  cité  catholique 
quand  la  nouvelle  de  la  mort  du  grand  évèque  vint  à  re- 
tentir. Cette  calamiié  lit  oublier  un  moment  toutes  les  an- 
goisses du  siège,  et  lorsque  ensuite  la  réflexion  fit  voir, 
d'un  côté,  la  présence  des  Barbares,  de  l'autre  l'absence  de 
saint  Augustin  muet  sous  la  pierre  d'un  tombeau ,  un  vio- 
lent désespoir  saisit  les  âmes  :  Hippone  se  trouvait  en  face 
du  malheur,  et  son  consolateur  n'était  plus  là  !  Le  souvenir 
des  leçons  et  des  exemples  d'Augustin  arrivait  seul  pour 
soutenir  le  courage  d'un  peuple  durement  frappé. 

On  ne  pense  pas  sans  tristesse  aux  images  qui  auraient 
empoisonné  les  derniers  jours  de  Févéque  d'Hippone  si  la 
contemplation  du  monde  invisible  et  impérissable  ne  les 
avait  adoucis.  La  cité  de  la  terre,  dont  saint  Augustin  avait 
tracé  l'origine  et  les  vicissitudes,  lui  apparaissait  sous  de 
bien  sombres  aspects ,  et  c'est  vers  la  cité  de  Dieu,  dont  il 
fut  aussi  l'Homère  catholique,  que  s'élevaient  toutes  ses 
espérances.  INous  croyons  cependant  que  saint  Augustin, 


est  sobre  de  réflexions ,  s'eu  lient  aux  faits ,  et  se  laisse  aller  à  sa  vénération 
pour  l'homme  de  Dieu,  sans  tomber  dans  un  enthousiasme  profane.  Cette 
voix  est  pour  nous  précieuse  et  sacrée.  Ses  quarante  ans  d'intimité  familière 
et  douce  avec  saint  Augustin,  sans- le  moindre  désaccord  [absque  amora  idlu 
dissensione) ,  donnent  à  Possidius  quelque  chose  d'infiniment  respectible.  A 
quatorze  siècles  dlntervalle ,  et  quand  il  s'agit  d'un  grand  et  saint  génie 
comme  l'évéque  d'Hippone,  un  homme  qui  nous  dit  :  Je  l'ai  vu  .  je  l'ai  en- 
tendu, éveille  dans  notre  esprit  une  très-vive  curiosité.  Il  me  semble  toute- 
fois que  la  Vie  de  saint  Auguatin,  par  Possidius,  aurait  pu  être  plus  nourrie, 
plus  abondante  en  faits  ou  en  anecdotes  :  c'est  trop  peu  de  la  part  d'un  té- 
moin et  d'un  ami  qui  avait  vu  de  si  près  ce  grand  homme.  Une  liste  des 
écrits  de  saint  Augustin  termine  l'œuvre  de  Possidius.  J'ai  sous  les  yeux  l'é- 
dition publiée  à  Kome,  en  173i ,  par  D.  Jean  Salinas.  1  vol.  in- 8".  L'ou- 
vrage de  Possidius  se  trouve  aussi  à  la  fin  du  tome  X  des  Œuvres  de  suint 
Augustin. 


346  SAINT  AUGUSTIN. 

par  la  puissance  de  son  génie,  et  surtout  par  un  rayon  parti 
d'en  haut,  salua  le  nouveau  monde  qui  devait  sortir  du 
vieux  monde  condamné,  entrevit  les  siècles  futurs  recevant 
des  inspirations  du  christianisme  toute  leur  gloire ,  l'Occi- 
dent redevenu  jeune  et  vivace  sous  les  pas  des  Barbares, 
comme  la  nature  redevient  plus  brillante  et  l'air  plus  pur 
après  les  orages,  et  enfin  l'univers  entier  marchant  à  l'unité 
morale  avec  la  croix  pour  bannière.  Cette  vision  de  l'avenir 
était  une  sorte  de  voile  d'or  jeté  sur  la  terre  alors  profon- 
dément déchirée.  Et  qui  sait  s'il  ne  fut  pas  donné  à  saint 
Augustin  mourant  d'apercevoir,  par  delà  quatorze  siècles, 
l'Afrique ,  arrachée  à  son  désert  et  à  ses  longues  ténèbres , 
recommençant  la  vie  chrétienne  à  l'ombre  du  drapeau  de 
la  France?  Avec  quelle  douce  joie  ce  grand  homme  eût 
emporté  dans  réternité  cette  prophétique  image  ! 


CHAPITRE   LV 

Hommage  rendu  h.  saint  Augustin  par  Théodose  le  Jeune.  —  Boniface  ;  sa 
lin.  —  Levée  du  siège  d'Hippone  ;  évacuation  et  ruine  de  cette  ville.  — 
Comment  Salvien  expliquait  l'invasion  des  Vandales.  —  Bélisaire  et  la  tin 
de  la  domination  des  Vandales  en  Afrique.  —  Un  mot  sur  la  chute  rapide 
de  l'Église  d'Afrique.  —  Les  reliques  de  saint  Augustin.  —  Dernière  appré- 
ciation de  saint  Augustin. 

Une  éclatante  marque  d'admiration  fut  donnée  à  saint 
Augustin  lorsque  déjà  il  planait  dans  l'infini ,  bien  au-des- 
sus des  témoignages  de  la  terre.  Un  concile  œcuménique 
contre  l'hérésie  des  nestoriens  devait  se  tenir  à  Éphèse; 
des  lettres  de  Théodose  le  Jeune  convoquaient  tous  les  mé- 
tropolitains ;  quoique  la  ville  d'Hippone  n'eût  point  rang 
de  métropole,  Févéque  de  cette  église,  alors  quil  s'appe- 
lait Augustin  ,  surpassait  tous  les  autres  évêques  dans  l'o 
pinion  contemporaine.  L'empereur  d'Orient  chargea  donc 


CIlAriTRE  LV.  347 

un  ofTicicr  de  sa  cour  de  |)orter  un  restrit  particulier'  au 
faraud  docteur  dont  la  gloire  remplissait  le  monde;  mais 
Tofficier  de  Théodose,  arrivé  à  Hippone  vers  la  fin  de  dé- 
cembre 4.30  ou  au  commencement  de  janvier  431 ,  trouva 
saint  Augustin  dans  le  sépulcre. 

Cependant  le  siège  d'Hippone  continuait  toujours  ;  il  se 
prolongea  onze  mois  après  la  mort  de  saint  Augustin.  La 
ville ,  soutenue  par  le  comte  Boniface ,  persévérait  dans  la 
résistance.  D'ailleurs  les  Vandales  avaient  peu  de  movens 
de  s'emparer  d'une  place  ;  il  suffisait  d'une  résistance  opi- 
niâtre pour  lasser  leur  courage.  Les  Vandales  levèrent  donc 
le  siège.  Peu  de  temps  après,  un  secours  était  arrivé  de 
Rome  et  de  Constantinople  ;  Boniface  tenta  un  dernier  coup 
contre  l'ennemi  j  dans  une  seconde  bataille,  comme  dans  la 
première  avant  le  siège  d'Hippone ,  la  fortune  trahit  son 
génie.  En  432,  Boniface  était  en  Italie ,  et  Placidie  l'élevait 
au  rang  de  patricien  pour  effacer  plus  complètement  les 
souvenirs  du  passé.  Placidie  et  Boniface  se  voyant  pleine- 
ment réconciliés ,  s'imaginèrent  qu'ils  étaient  victorieux  ; 
une  médaille  fut  frappée  avec  la  tête  de  Valentinien  d'un 
côté,  et,  de  l'autre,  Boniface  ^issis  sur  un  char  de  triomphe, 
attelé  de  quatre  coursiers,  tenant  un  fouet  dans  la  main 
droite  et  une  palme  dans  la  main  gauche  :  c'était  comme 
une  moquerie  jetée  à  la  face  du  sort.  Boniface  avait  un 
compte  à  demander  à  Aetius  ;  une  lutte  s'engagea  entre  ces 
deux  hommes  qu'on  a  appelés  les  derniers  des  Romains  ; 
Boniface  gagna  la  bataille  et  perdit  la  vie ,  à  la  suite  d'une 
blessure  reçue  de  la  main  d' Aetius ,  que  la  vengeance  im- 
périale déclara  rebelle. 

Le  départ  de  Boniface  vaincu  avait  laissé  la  ville  d'Hip- 

'  La  circulaire  do  Théodose  le  Jeune  est  datée  du  19  novembre  430. 
2  II  n'y  a  peut-être  pas  de  second  exemple ,  dit  Gibbon ,  de  la  représenta- 
tion d'un  sujet  sur  le  revers  de  la  médaille  d'un  empereur. 


348  SAINT  AUGUSTIN. 

pone  presque  sans  espérance  ;  les  ennemis  ne  l'assiégeaient 
plus,  mais  la  menaçaient  toujours.  Hippone  attendit  inuti- 
lement des  secours  ;  abandonnés  du  monde  romain ,  les 
habitants  se  décidèrent  à  fuir  leur  ville  :  résolution  pleine 
de  douleur  !  Quoi  de  plus  triste  que  le  spectacle  d'un  peuple 
s'arrachant  pour  toujours  à  ses  foyers ,  aux  lieux  pleins  du 
souvenir  des  aïeux  et  de  la  vie?  quelle  amertume  dans  ces 
adieux  adressés  tout  à  coup  à  la  demeure ,  aux  murs  ,  à  la 
colline  qui  ont  fait  partie  de  vos  jours  !  Combien  l'affliction 
devenait  plus  cruelle  par  la  pensée  que  la  cité  si  chère  allait 
tomber  sous  les  coups  des  ennemis!  En  effet,  le  silence 
d' Hippone  solitaire  fut  bientôt  interrompu  par  les  pas  des 
Barbares ,  qui  mirent  le  feu  à  la  ville.  Les  flammes  dévo- 
rèrent cette  cité  tant  aimée  de  saint  Augustin,  cette  cité  où 
il  avait  tant  prié,  tant  écrit,  et  d'où  sa  puissante  parole  s'en 
allait  porter  la  vérité  à  travers  le  monde  !  La  basilique  '  de 
Saint -Etienne  ,  la  maison  du  grand  évêque,  les  nombreux 
monastères  d'hommes  et  de  femmes ,  les  palais  et  les  murs 
d'Hippone  croulèrent  dans  un  vaste  incendie.  La  Provi- 
dence sauva  la  bibliothèque ,  qui  renfermait  les  copies  les 
plus  correctes  *  des  ouvrages  de  saint  Augustin  :  ainsi  les 
Barbares  ruinèrent  des  pierres ,  mais  ne  ruinèrent  point  les 
plus  précieux  monuments  d'Hippone,  les  monuments  de  la 
vérité  catholique!  Dieu  lui-même  veillait  sur  cet  héritage 
de  l'avenir. 

Il  y  a  quelque  chose  de  touchant  dans  la  destinée  d'Hip- 
pone. Son  époque  la  plus  belle  est  celle  de  saint  Augustin  , 
et  le  monde  ne  se  souvient  d'Hippone  que  parce  qu'il  se 
souvient  de  ce  grand  homme.  Saint  Augustin  meurt,  et 

1  La  basilique  de  Saint-Étienne  dut  beaucoup  souffrir  ;  mais  nous  ue  pen- 
sons pas  qu'elle  ait  été  dévastée  par  les  Vandales,  puisque  le  corps  de  saint 
Augustin  demeura  cinquante-six  ans  dans  cette  église. 

2  Possidius,  chap.  xviii. 


CHAPITRE  LV.  349 

Hippone  périt  aussi.  Hippone  était  comme  la  chaire  d'où  le 
docteur  se  faisait  entendre  à  l'univers  ;  du  moment  que  la 
chaire  devient  vide  de  son  immortel  pontife,  elle  tombe, 
et  depuis  ce  temps  Hippone  ne  s'est  point  relevée!  On  di- 
rait que  la  seule  destinée  de  cette  ville  a  été  de  servir  de 
demeure  à  saint  Augustin.  Dans  les  temps  futurs,  si  Hip- 
pone sort  de  son  tombeau  ,  ce  sera  pour  redevenir  le  té- 
moin de  la  gloire  du  beau  génie  qui  aura  reparu  sur  ses 
collines. 

Il  n'est  pas  dans  notre  sujet  d'assister  à  la  ruine  des  deux 
autres  cités  qui  jusque-là  avaient  résisté  aux  Vandales,  de 
faire  entendre  le  bruit  de  la  chute  de  Carthage.  Genséric 
s'en  empara  585  ans  après  que  Scipion  le  Jeune  l'avait  dé- 
vastée. Son  orgueil  de  conquérant  venait  de  recevoir  une 
grande  joie.  Maître  terrible  de  l'Afrique,  il  put  se  féliciter 
de  l'alliance  passagère  et  de  la  déplorable  erreur  qui  lui  en 
avaient  ouvert  les  portes.  Encore  quelques  années,  et 
Rome  elle-même  et  ses  dépouilles  seront  aux  pieds  de 
Genséric. 

Saint  Augustin ,  Possidius ,  d'autres  évèques  africains 
dont  la  voix  nous  est  parvenue ,  présentaient  l'invasion 
des  Barbares  en  Afrique  comme  un  châtiment.  Malgré  la 
magnifique  protestation  de  la  Cité  de  Dieu,  les  païens  se 
montraient  toujours  disposés  à  faire  peser  sur  le  christia- 
nisme les  calamités  qui  frappaient  les  peuples.  Les  orateurs 
catholiques  s'attachèrent  à  montrer  dans  ces  calamités  une 
expiation  des  dérèglements  humains ,  et ,  pour  justifier  les 
malheurs  du  temps,  ils  ne  craignirent  point  d'exagérer  les 
désordres  de  la  vie  morale.  C'est  ainsi  que  Salvien  \  écri- 
vant dix  à  quinze  ans  après  la  mort  de  saint  Augustin, 
nous  trace  avec  des  couleurs  incroyables  la  peinture  des 

t  De  Gubernatione ,  lib.  VII. 


350  SAINT  AUGUSTIN. 

mœurs  africaines.  Selon  le  prêtre  des  Gaules,  les  Vandales  , 
après  avoir  châtié  en  Espagne  les  vices  des  Espagnols, 
avaient  été  poussés  en  Afrique  afin  d'y  châtier  les  vices  des 
Africains.  Il  applique  à  l'Afrique  les  paroles  d'Ézéchiel  sur 
les  richesses  et  la  beauté  de  Tjr,  et  vante  les  grands  trésors 
et  le  florissant  commerce  de  ces  contrées  où  la  dévastation 
a  passé.  Si  on  l'en  croit ,  à  l'exception  d'un  petit  nombre  de 
serviteurs  de  Dieu,  le  pays  n'était  qu'un  foyer  de  vices, 
un  Etna  de  flammes  impures;  et  de  même  que  la  sentine 
d'un  vaste  navire  est  le  réceptacle  de  tous  les  immondices  , 
ainsi  les  iniquités  du  monde  entier  avaient  passé  dans  les 
mœurs  des  Africains. 

«  Les  Goths ,  dit  Salvien ,  sont  perfides,  mais  amis  de  la 
((  pudeur  ;  les  Alains  sont  impudiques  ,  mais  sincères  ;  les 
«  Erancs,  menteurs ,  mais  hospitaliers  ;  les  Saxons  d'une 
«  cruauté  farouche,  mais  d'une  chasteté  admirable  :  toutes 
((  les  nations  enfin  ont  des  vices  et  des  vertus  qui  leur  sont 
((  propres  ;  mais  je  ne  sais  quel  désordre  ne  règne  pas  chez 
«  presque  tous  les  Africains,  inhumains,  ivrognes,  faux  , 
«  fourbes ,  cupides  et  surtout  blasphémateurs  et  impudi- 
«  ques'.  »  Le  censeur  gaulois  n'épargne  pas  Cartilage,  la 
terrible  rivale  de  Rome,  cette  Rome  du  monde  africain, 
Carthage,  pleine  dépeuple  et  plus  encore  d'infamies,  la  sen- 
tine de  r Afrique,  comme  l'Afrique  était  la  seniine  du  monde. 
Il  reproche  aux  chrétiens  de  Carthage  d'avoir  rendu  un 
culte  secret  à  la  déesse  Céleste ,  et  de  s'être  souvent  mon- 
trés au  seuil  de  la  maison  divine  respirant  encore  l'o- 
deur des  sacrifices  impurs  ^  Si  quelque  moine  au  visage 
maigre,  à  la  tète  rasée,  venu  d'Egypte  ou  de  Jérusalem, 
paraissait  avec  son  manteau  dans  les  rues  de  Carthage ,  des 

1  Les  œuvres  de  Salvien  ont  été  traduites  par  MM.  Grégoii'e  et  Collombet. 
i  De  Gubernat.,  lib.  VIII. 


CHAPITRE  LV.  âSl 

moqueries  et  des  outrages  raccueillaicnt.  Les  païens  d'A- 
thènes accueillaient  mieux  saint  Paul  annonçant  le  Dieu 
unique  ,  et  les  lAoaoniens  recevaient  avec  plus  d'honneur 
Barnabe.  Salvien  nous  montre  les  Vandales  comme  des  mo- 
dèles de  pureté  et  de  vertus  à  côté  des  Africains. 

Ces  tableaux ,  dont  nous  indiquons  à  peine  quelques  cou- 
leurs, prennent  surtout  un  caractère  de  fantaisie  sombre 
quand  on  songe  aux  milliers  de  martyrs  catholiques  durant 
les  cent  ans  de  l'occupation  de  l'Afrique  par  les  Vandales  '. 
L'invasion  des  Barbares  ,  dit  ïillemont ,  semble  avoir  été 
faite  pour  donner  à TEglise  d'Afrique  sa  dernière  couronne. 
Vers  le  milieu  du  vi^  siècle,  Bélisaire,  dans  une  expédition 
rapide ,  triomphe  à  Carthage  la  veille  de  la  fête  de  saint 
Cyprien,  brise  le  royaume  fondé  par  Genséric,  et  fait  flot- 
ter en  Afrique  les  bannières  de  Gilimer.  Puis  la  domina- 
tion romaine  y  disparaît  pour  toujours  devant  l'islamisme 
victorieux.  Les  catholiques  échappés  aux  malheurs  de  l'in- 
vasion avaient  respiré  avec  le  rétablissement  de  l'autorité 
impériale  depuis  Bélisaire  ;  mais  ils  n'étaient  plus  que  les 
tristes  restes  d'un  temps  glorieux.  L'invasion  des  musul- 
mans acheva  de  réduire  à  une  poignée  de  catholiques  cette 
Église  africaine  si  fameuse.  En  1076,  sous  le  pontificat  de 
Grégoire  VII,  l'Afrique  n'avait  pas  trois  évoques  pour  une 
consécration  épiscopale. 

Ceux  qui  nous  ont  suivi  dans  notre  travail  n'éprouveront 
point  une  grande  surprise  en  présence  de  la  chute  si  prompte 

1  Victor,  évêque  de  Vite,  cité  de  la  Byzacène,  qui  vivait  dans  la  seconde 
moitié  du  cinquième  siècle,  écrivit  une  Histoire  de  la  persécution  vandaiique. 
Il  commença  son  livi-e  soixante  ans  après  l'entrée  des  Vandales  en  Afrique. 
Ce  livre  est  un  document  historique  du  plus  grand  prix  ;  car  nous  n'avons 
presque  rien  sur  l'occupation  de  l'Afrique  par  les  Barbares.  Les  violences 
d'Hunéric ,  roi  vandale ,  obligèrent  Victor  de  dire  adieu  à  son  Église,  en  483. 
Nous  ne  savons  pas  si  Victor  trouva  en  Afrique  quelque  abri  où  il  ait  pu 
écrire  son  Histoire,  ou  bien  s'il  composa  son  ouvrage  dans  l'exil.  Dom  Rui- 
nard  a  donné  une  bonne  édition  de  l'Histoire  de  la  persécution  vandaiique. 


352  SAINT  AUGUSTIN. 

de  l'Église  d'Afrique.  11  est  bien  évident  que  ses  destinées 
étaient  liées  à  celles  de  la  domination  romaine  dans  ces  con- 
trées ;  elle  devait  subir  les  mêmes  vicissitudes ,  et  le  catho- 
licisme et  Fempire ,  qui  vivaient  ensemble  en  Afrique  ,  de- 
vaient tomber  ensemble.  11  y  avait  une  question  politique 
au  fond  de  toutes  les  rébellions  religieuses  qui  éclataient 
dans  ce  pays  ;  les  hérétiques  étaient  en  reabté  des  factieux, 
et  à  la  lin  ce  fut  Farianisme  armé .  supérieur  aux  légions 
romaines,  qui  triompha  du  catholicisme  africain  avec  le 
glaive  et  le  feu.  L'Eglise  catholique  était  sur  le  sol  africain 
comme  une  tente  dressée  par  des  voyageurs  et  dont  il  ne 
reste  aucune  trace  quand  on  l'enlève. 

Les  Vandales,  qui  avaient  affligé  les  derniers  jours  de 
saint  Augustin,  menacèrent  sa  tombe;  il  falhit  leur  dé- 
rol)ci'  les  dépouilles  du  défenseur  de  la  foi  catholique.  Elles 
reposaient  depuis  cinquante- six  ans  dans  l'église  Saint- 
Étienne  à  Hippone,  lorsqu'elles  furent  pieusement  em- 
portées en  Sardaigne  par  des  évêques  d'Afrique  exilés.  Un 
des  plus  vénérables  proscrits,  saint  Eulgence,  né  d'une 
famille  sénatoriale  de  Carthage,  se  chargea  particulière- 
meut  de  ce  soin;  la  grâce  persuasive  de  ses  écrits  l'avait 
fait  surnommer  l'Augustin  de  son  temps;  il  était  naturel 
qu'il  prit  sous  sa  garde  ce  qui  restait  d'un  illustre  maître. 
L'ile  de  Sardaigne  méritait  l'honneur  de  servir  d'asile  aux 
dépouilles  de  saint  Augustin,  elle  qui  de  bonne  heure 
s'était  émue  à  la  parole  évangélique,  et  dont  les  enfauts 
avaient  confessé  la  foi  sous  la  hache  des  bourreaux.  Plus 
de  deux  siècles  après,  les  Sarrasins,  qui  venaient  de  mar- 
quer de  traces  sanglantes  le  raidi  de  la  France  et  de  FI- 
talic,  se  rendaient  maîtres  de  la  Sardaigne,  et  les  restes 
(lu  graud  évèque  d'Hip[)one  tombaient  en  leur  pouvoir. 
En  710,  un  roi  de  Lombardie,  Luitprand,  racheta  ces 
reliques  sacrées,  qui   trouvèrent  à  Pavie,  dans  l'église 


CHAPITUK  l.V.  333 

Saint- Pie rr(\  uu  abri  diiiiie  do  leur  «loire '.  A  Pa\ie 
c(rmine  eu  Sardaigue  des  iails  niii'acuicu\  s'accomplireut 
par  riutercej^siou -du  saint  doclcur  atriiaiii.  Los  l'cligieux 
bénédictins,  Iongtcn»ps  maîtres  de  Téglisc  Saint-Pierre, 
eurent  pour  successeurs,  sous  le  pape  Honoré  Ilf,  en 
l'220,  des  chanoines  réguliers,  au\(juels  se  réunirent  en 
1327  des  ermites  de  Saint- Augustin. 

On  visite  avec  admiration,  dans  la  cathédrale  de  Pavie  , 
r Arche  ou  le  monument  en  marbre  élevé  par  les  ermites 
de  Saint-Augustin  vers  le  milieu  du  xiv"  siècle.  Comliieu 
de  \icissitudes  '  a  subies  celte  Arche  qui  surpasse  en  nie- 
rite,  en  beauté,  tous  les  monuments  de  ce  genre  apparte- 
nant à  des  dates  antérieures.'  A  Naples  le  tombotlu  de 
Robert  d'Anjou  et  le  tombeau  de  Marie  de  Sencia  d'Aragon 
par  Massuccio,  à  Terugia  le  tombeau  de  Benoît  XI  pai' 
Jean  de  Pise,  à  Bologne  le  tombeau  de  saint  Dominique 
par  >'icolas  de  Pise,  à  3lilan  le  monument  de  saint  Pierre 
martvrpar  Balduccio,ne  révèlent  pas  autant  de  progrès 
et  de  génie  que  lArclie  de  Pavie.  La  statue  de  saint  Au- 
gustin en  habits  pontificaux  couch,éet  mort,  la  tête  appuyée 
sur  un  oreiller,  est  la  plus  belle  statue  de  l'Arche,  et  aussi 

'  [.e  coi^pscler saint  AiiL':ustiii  fut  déposé  dans  l'église  Saint-PieireàPavie, 
le  as  février  7lO.(Tilletuont.) 

-  La  pn;iui(''re  église  dans  les  Gaules  qui  ait  poité  le  uoiii  de  saiut  Augustin 
lut  élevée  par  saiut  Uniire,  évèque  de  Limoges,  au  sixième  siècle. 

•<  L'histoire  de  l'Arche  de  saint  Augustin ,  les  dessius  et  la  descriptiou  du 
uiouuûieul  se  trouvent  dans  une  Notice  iu-folio,  écrite  eu  italieu^  que  nous 
avons  sous  les  yeux,  et  qui  fut  publiée  à  Pavie  en  1832.  Ce  fut  eu  IGDfiqn'on 
retrouva  dans  l'église  de  Saint-Pierre  au  Cie/-d'Orui\e  tombe  de  marbre, 
avec  ce  mot  :  Augustinus,  renfermant  une  châsse  d'argeut  où  reposaient  des 
o-^-cments  et  des  cendres.  L'évéqne  tle  Pavie  ,  les  frères  ermites,  beauconp  de 
savants  et  d'hommes  considérables  du  pays,  recounurent  les  reli([ues  de  saint 
Augustin.  .Mais  la  question  de  la  découverte  donna  lieu  a  une  vive  polé- 
miiiue.  Une  bulle  du  (lape  intervint  dans  les  débats  et  proclama  l'authenticité 
des  reliques.  Il  y  eut  aussi  mie  grande  dispute  sur  la  possession  de  l'Arche 
entre  les  chanoines  de  l'avie  et  le  conseil  municipal  de  cette  ville.  L'évéque, 
le  chapitre  et  la  muuicii)alilé  ont  chacun  les  cli'fs  du  monument. 

T.  II.  —  23 


3?)4  SAINT  AUGUSTIN. 

la  plus  belle  statue  des  vieilles  époques  de  l'Italie.  On 
ignore  quel  fut  le  maître  qui  créa  le  monument  ;  il  a  laissé 
perdre  son  nom  dans  la  gloire  de  l'évêque  d'Hippone. 
En  1832,  le  jour  où,  par  les  soins  du  vénérable  évêque 
MgrTosi,  le  monument  et  les  reliques  de  saint  Augustin 
furent  placés  dans  la  cathédrale  de  Pavie,  la  piété  publi- 
que, Fenthousiasme  et  les  illuminations  donnèrent  à  la 
ville  un  grand  air  de  fête. 

Chassés  tour  à  tour  de  leur  sépulcre  par  Farianisme  et 
par  l'islamisme,  les  ossements  de  saint  Augustin  ont  par- 
tagé la  destinée  de  la  religion  catholique  en  Orient.  Lors- 
que les  armes  de  nos  aïeux  soumettaient  l'Asie,  elles 
ouvraient  le  chemin  par  où  les  restes  du  grand  docteur 
devaient  revenir  à  Hippone  ;  lorsque  saint  Louis  mourait 
à  Tunis,  d'immortelles  semences  de  civilisation  pour  l'A- 
frique s'échappaient  de  sa  funèbre  couche,  et  les  os  du 
grand  évéque  tressaillaient  dans  leur  sanctuaire  de  Pavie. 
Lt  quand  la  maison  de  Bourbon,  la  plus  illustre  maison  de 
l'univers,  achevait  en  1830  l'œuvre  de  saint  Louis  et  fai- 
sait plus  que  n'avait  pu  faire  Charles-Quint,  elle  préparait 
pour  saint  Augustin  un  nouveau  sépulcre  à  Hippone.  11  v 
a  treize  siècles,  des  évêques  catholiques  fugitifs  traver- 
saient la  mer  avec  le  dépôt  sacré  qu'on  était  forcé  d'arra- 
cher à  la  terre  natale;  au  mois  d'octobre  IS'i^S,  c'étaient 
des  évêques  catholiques  français ,  libres  et  heureux  ,  qui , 
portés  sur  la  même  mer,  rendaient  à  sa  patrie  le  plus 
grand  de  leurs  prédécesseurs  dans  le  ministère  episcojjal! 
Quel  rapprochement!  et  quelle  gloire  pour  la  France! 

Oh  !   combien  est  belle   la  mission   de    la    France  !   La 

•France  a  été  faite  pour  être  la  tête  et  le  cœur  du  monde  ; 

il   lui  appartient  de  régner  sur  les  peuples  par  la  double 

puissance  de  Fintclligence  et  des  sentiments   religieux. 

^olre  courage  a  étonne  les  hommes,  notre  génie  les  a 


CHAPITRE  LV.  355 

éclairés ,  notre  foi  a  soutenu  leur  foi  :  que  reste-t-il  de  ce 
magnifique  empire?. .  Notre  société  sans  élan ,  sans  énergie 
morale,  met  son  ardeur  à  tourmenter  la  matière  pour  en 
tirer  toutes  les  joies  et  tous  les  biens.  Enfoncés  dans  les 
intérêts  grossiers,  nous  ressemblons  à  une  société  de  mi- 
neurs, séparés  de  l'air  pur,  séparés  des  splendeurs  du 
ciel,  et  cberchant  de  Tor  dans  les  ténébreuses  profondeurs 
de  la  terre.  C'est  une  belle  et  puissante  chose  que  l'in- 
dustrie, qui  semble  prêter  une  âme  à  la  matière  ,  la  trans- 
forme, lui  imprime  le  mouvement  et  la  fécondité,  et  mul- 
tiplie sur  chaque  point  du  globe  les  trésors  des  nations  ; 
mais  l'industrie  ne  doit  pas  absorber  l'àme  humaine.  La 
pensée  religieuse  est  une  chose  bien  autrement  belle  et 
puissante  ;  car  elle  enlève  l'homme  aux  étroites  dimensions 
qui  séparent  un  berceau  d"une  tombe,  l'associe  à  ce  qu'il 
V  a  d'impérissable  dans  l'essence  divine,  et  d'avance  le 
met  en  possession  de  la  plus  haute  destinée  qu'il  soit  pos- 
sible de  concevoir.  Les  grands  hommes  cTirétiens  semblent 
pouvoir  nous  faire  toucher  le  ciel  comme  les  grands  som- 
mets des  Alpes,  du  Taurus  et  du  Liban.  Saint  Augustin  res 
plendit  à  la  tète  de  ceux  dont  la  plume  ouvre  la  porte  des 
vérités  immortelles.  Sa  parole  c'est  la  manne  (|iie  Moïse  fit 
conserver  dans  un  vase  d'or  pour  servir  de  monument  à  la 
postérité. 

Depuis  le  commencement  de  cet  ouvrage,  à  mesure  que 
les  questions  se  sont  présentées,  nous  avons  montré  la 
grande  part  d'influence  de  saint  Augustin  dans  le  mouve- 
ment intellectuel  et  religieux  du  genre  humain,  et  nous 
avons  entendu  la  voix  des  siècles  chanter  la  gloire  de  cet 
illustre  Père  de  l'Eglise,  Notre  lecteur  n'a  qu'à  se  souvenir 
pour  juger  l'œuvre  de  saint  Augustin  et  son  retentissement 
à  travers  les  âges.  Toutefois  quelques  lignes  de  résumé 
peuvent  être  encore  utiles. 


356  SAINT  AUGUSTIN. 

Avant  saint  Augustin  il  y  avait  des  vérités  chrétiennes 
qui  sollicitaient  de  plus  vives  lumières  ;  les  doctrines  de 
l'Église  catholique  navaient  pas  reçu  toutes  leurs  preuves, 
tout  leur  développement;  saint  Augustin  a  creusé  plus  de 
choses  religieuses  qu'aucun  autre  Père,  a  mis  au  grand 
jour  tous  les  dogmes  chrétiens  plus  qu'on  ne  l'avait  fait 
jusque  là,  et  rÉgliselui  doit  un  corps  complet  d'enseigne- 
ments. Il  est  monté  dans  les  hauteurs  du  dogme  catholique 
avec  une  puissance  dont  on  ne  cessera  jamais  de  s'étonner. 
Saint  Athanase  avait  admirablement  établi  la  divinité  de 
Jésus-Christ  contre  l'arianisme  ;  il  avait  établi  aussi  le  Dieu 
en  trois  personnes,  mais  cette  dernière  partie  de  la  théo- 
logie catholique  avait  besoin  d'un  travail  nouveau;  le 
traité  de  la  Trinité  par  saint  Augustin  fut  un  beau  complé- 
ment. I.e  manichéisme  dénaturait  l'essence  divine  et  déna- 
turait l'homme;  saint  Augustin  fit  comprendre  à  tous  ((ue 
le  mal  n'est  pas  une  substance,  mais  la  défaillance  du 
bien  ;  que  la  création  est  bonne,  que  tout  ce  (jui  existe  est 
bon.  que  le  mal  est  l'œuvre  de  la  volonté  humaine  et  non 
pas  l'œuvre  de  Dieu  :  il  rendit  à  l'homme  sa  liberté,  sa 
grandeur  moi'ale,  et  à  Dieu  son  unité  et  sa  bonté".  Le  pé- 

1  Dans  VEiicycloiivdie  nuuvdli;  (tumi-  II),  publiée  par  MM.  P.  Leroux  cl 
.1.  Kpyuaud,  nous  avons  lu  iiu  article  sur  saiut  Augustin  qui  renferme  des 
assertions  étranges.  Selon  l'auteur  de  cet  article  (M.  P.  Leroux),  saint  Au- 
jru-tin  a  introduit  le  inanicbéisnio  dans  la  foi  chrétienne,  et  si  le  doeteur 
d'Hippone  avait  repoussé  le  système  ruatériel  des  manichéens  ,  il  était  tou- 
jours resté  sous  l'empire  du  sentiment  qui  produisit  leurs  doctrines  :  dans 
renseignement  de  saint  Augustin  ilevenu  clirélien,  le  péché  originel  rem- 
plaça Ahrimane  (le  mauvais  principe  des  Persans).  Le  manichéisme  a  été 
pu  des  principes  constituants  du  cliristianisme,  et  saint  .\ui;usliu  a  développé 
leoùté  manichéen  de  la  religion  du  lils  de  Marie.  —  Tout  os'  inexact  dans 
ces  assertions  de  M.  P.  Leroux  ;  il  sullit  d'avoir  lu  quelques  ouvrages  de 
saint  Augustin  contre  les  manichéens  pour  se  convaincie  qu'aucune  trace  de 
leuis  idées  n'est  restée  dans  ses  doctrines.  V  a-t-il  dans  les  opinions  et  les 
pi'usées  de  l'évèque  irHippone  quelque  chose  de  pareil  à  la  rivalité  de  deux 
puissances  éternelles  ,  aux  deux  âmes  en  nous,  à  la  condamnation  de  la 
création,  à  l'irrésistible  intlueiice  îles  astres,  à  la  liaiue  de  tout  ce  qui  appar- 


CHAPITRE  LV.  3ÎÎ7 

laiîianisnic,  en  plaçant  rhonimo  si  liant,  en  le  représentant 
si  fort ,  sapait  les  londements  du  christianisme  :  la  Bë- 
«lemptiou  devenait  inutile.  Saint  Hilaire,  saint  Grégoire  de 
>'azianze,  saint  Basile,  saint  Jean  Chrvsostome,  saint  Am- 
hroise,  avaient  enseifiné,  d'après  les  Livres  sacrés,  le 
d(igme  de  la  déchéance  primitive  et  l'impuissance  de 
l'homme  à  accomplir,  par  sa  seule  force,  les  bonnes  œu- 
\  res  ;  mais  Pelage,  Celestius  et  Julien  ne  s'étaient  pas  en- 
core montrés  :  la  Providence  réservait  à  saint  Augustin 
Ihonneur  d'approfondir  [)lus  que  personne  ces  grandes 
questions,  et  de  tracer  d'une  main  ferme  les  limites  où 
linit  l'homme,  où  Dieu  commence.  Enfin,  dans  ses  combats 
contre  le  donatisme,  l'évéque  d'Hippone  a  condamné  et 
(onvaincu  d'erreur  toute  communion  qui  se  sépare  de 
l'Kglisc  universelle. 

C'est  ainsi  que  le  docteur  africain  a,  non  pas  fondé  la 
foi  catholique,  car  le  fondateur  c'est  un  Dieu  fait  homme, 
et  avant  saint  Augustin  IKglise  avait  ses  dogmes,  mais 
c'est  ainsi  que,  disciple  de  saint  Paul  et  son  interpiète 
sublime,  il  a  donné  à  la  foi  divine  ce  que  nous  appellerons 
son  complément  humain.  Saint  Augustin,  c'est  le  génie  de 
l'Occident  formulant  avec  une  entière  netteté  les  doctrines, 
dégageant  les  dogmes  de  tout  le  vague  des  imaginations 
orientales ,  établissant  dans  leur  plus  lumineuse  précision 


tient  à  l'Ancien  Testament,  à  r.inathènic  porté  contre  le  mariage,  à  l'anéan- 
tisscmeut  de  la  liberté  liunjaine"?  Il  n'est  pas  permis  de  parler,  même  au 
point  de  vnc  philosophique ,  du  rôfé manichéen  du  christianisme.  I.e  dogme 
du  péché  oiigincl  et  le  penchant  de  l'homme  vers  le  mal  constatent  l'état 
d'mip  nature  tomljée^  mais  n'ont  rien  de  commun  avec  les  prodigieuses  ahsur- 
diti's  des  manichéens. 

M.  Pierre  Leroux  nous  rappelle  Julien,  qui  accusait  aussi  saint  Augustin 
de  manichéisme  :  nu  a  vu  comment  le  grand  évèque  lui  répondait.  Les  ad- 
versaires de  la  foi  catholique  ont  souvent  répété  et  répètent  encore  les  ol).jec- 
tionsde  Julien;  mais  les  victorieuses  réponses  de  saint  Augustin  sont  eucoie 
del>out. 


358  SAINT  AUGUSTIN. 

les  magnifiques  réalités  du  christianisme.  Le  plan  provi- 
dentiel a  donné  une  grande  place  à  l'influence  du  génie 
occidental  pour  le  développement  et  le  progrès  de  la  foi 
chrétienne  ;  les  destinées  religieuses  de  Eome  sont  là  pour 
l'attester.  La  théologie  catholique  a  donc  pour  représen- 
tant principal  saint  Augustin,  et  comme  il  n'a  jamais  rien 
inventé  en  matière  religieuse  et  qu'il  a  toujours  procédé 
avec  les  témoignages  de  l'Écriture ,  le  protestantisme  et  le 
jansénisme  ne  sont  pas  plus  sortis  des  écrits  de  l'évêque 
d'Hippone  qu'ils  ne  sont  sortis  de  la  Bible  et  de  l'Évangile. 
Luther  et  Jansenius  dénaturaient  saint  Augustin ,  mais  ne 
le  suivaient  pas  :  nous  l'avons  prouvé  dans  le  cours  de  cet 
ouvrage.  La  plupart  de  Pères  de  l'Église,  travaillant  selon 
le  besoin  des  temps  où  ils  ont  vécu ,  ont  soutenu  telle  ou 
telle  lutte ,  de  manière  à  ne  pas   dépasser  les  limites  de 
certaines  questions.  Une  autre  tâche  fut  imposée  à  saint 
Augustin  ;  il  eut  à  combattre  toutes  sortes  d'hérésies ,  et 
l'on  peut  dire  avec  Bossuet  que  l'évêque  d'flippone  est 
«  le  seul  des  anciens  que  la  divine  Providence  a  déter- 
«  miné ,  par  l'occasion  des  disputes  qui   se  sont  offertes 
«  de  son  temps ,  à  nous  donner  tout  un  corps  de  théologie, 
«  qui  devait  être  le  fruit  de  sa  lecture  profonde  et  conti- 
«  nuelle  des  Livres  sacrés  ' .  » 

Si  le  docteur  africain  est  le  premier  des  théologiens,  il 
demeure  aussi  le  premier  des  philosophes  chrétiens.  On 
ne  nous  citera  pas  une  donnée  féconde,  une  vue  haute-, 
une  notion  philosophique  de  quelques  portée,  qui  n'ait 
son  expression  ou  son  germe  dans  les  écrits  de  saint  Au- 
gustin. Telle  idée ,  tel  système  qui  a  suffi  pour  faire  la  re- 
nommée d'un  homme,  appartient  tout  simplement  à  saint 
Augustin,   pour   lequel   nul  ne    réclamait.    Lorsque,   au 

I  Défense  de  la  Tradition  et  des  saints  Pères,  liv.  IV,  chap.  xvi. 


CHAPITRE  LV.  35«J 

IX*  siècle,  Scot  Érigène  enseignait  que  le  mal  n'existait 
pas,  qu'il  est  seulement  la  corruption  ou  la  diminution  du 
bien ,  ne  copiait-il  pas  saint  Aui^ustin?  Saint  Anselme,  dont 
les  tra\aux  ont  été,  de  nos  jours,  remis  en  lumière,  fut, 
en  philosophie,  le  continuateur  profond  de  saint  Augustin. 
Quand  Leibnitz  a  développé  sa  théorie  du  mal ,  il  n'a  fait 
que  reproduire  les  pensées  de  l'évéque  d'Hippone.  Il  y  a 
des  gens  aujourd'hui  qui,  le  plus  sérieusement  du  monde, 
aspirent  à  l'alliance  de  la  philosophie  et  de  la  religion 
comme  à  une  grande  nouveauté  chez  les  hommes.  Ils  ou- 
blient que  cette  alliance  a  été  faite  et  signée  par  les  plus 
fiers  génies  dans  les  premiers  siècles  chrétiens.  Ils  ne  sa- 
vent pas  avec  quelle  constante  autorité  saint  Augustin  a 
fait  marcher  la  philosophie  à  côté  de  la  religion ,  avec  quel 
profond  respect  il  parlait  des  anciens  philosophes.  Cet 
incomparable  penseur,  que  nous  avons  appelé  le  Platon 
chrétien,  a  tant  admiré  Platon,  que  certaines  de  ses 
paroles  approbatives  éveillèrent  un  jour  les  scrupules  de 
sa  piété!  L'union  de  la  raison  et  de  la  foi,  voilà  la  plus 
belle  manière  de  croire.  Personne ,  plus  que  saint  Augus- 
tin, n'a  réserve  les  droits  de  la  raison  et  ne  l'a  introduite 
dans  les  conseils  de  l'àme  pour  monter  aux  régions  de  la 
foi.  11  a  défendu  les  droits  de  la  conscience  humaine,  et, 
par  lui,  l'homme  est  devenu  son  premier  point  de  départ 
dans  sa  course  vers  les  vérités  invisibles.  Notre  xvii®  siècle, 
ce  siècle  de  tant  de  génie ,  de  raison  et  de  foi ,  savait  ce 
que  valait  saint  Augustin  ;  il  professait  pour  l'évéque 
dHippone  une  admiration  sans  bornes.  La  philosophie  de 
cette  grande  époque  '  fut  la  philosophie  du  docteur  africain. 


1  Malebranche  exagéra  quelquefois  ou  reproduisit  mal  les  doctrines  philo- 
sophiques de  saint  Augustin.  Fénelon  se  montra  l'interprf-te  de  la  vraie  phi- 
losophie de  1  evéque  d'Hippone  dans  sa  réfutation  du  système  de  Malebranche 
sur  la  Nature  et  la  Grâce. 


360  SAINT  AUGUSTIN. 

Depuis  quatorze  cents  ans ,  saint  Augustin  ,  comme  théolo- 
liien  et  comme  philosophe,  règne  sous  son  nom  ou  sous 
d'autres  noms  dans  le  monde  des  idées ,  et  cette  royauté 
n'est  pas  de  celles  qui  passent. 

A  ne  voir  dans  saint  Augustin  que  l'homme  ami  des 
hommes,  vous  lui  reconnaîtrez  encore  un  indéfinissahlo 
empire  sur  les  âmes.  Du  fond  de  ce  siècle  en  travail  de 
destinées  nouvelles,  du  milieu  d'immenses  ruines  et  de 
l'agitation  des  peuples,  sort  une  voix  douce  comme  la  com- 
passion ,  tendre  comme  l'amour ,  résignée  comme  l'espé- 
rance en  Dieu.  Klle  apporte  un  baume  à  toutes  les  souf- 
frances, du  calme  à  tous  les  orages,  le  pardon  à  tout  cœur 
qui  serepent,  et  c'est  elle  surtout  qui  soupire  dans  l'exil 
de  la  vie  et  chante  la  patrie  ahsente.  On  entend  l'âme 
humaine  gémir  et  aussi  éclater  d'une  façon  magnifique  par 
la  bouche  de  celui  qui  en  avait  .senti  toutes  les  infirmités 
et  compris  toute  la  gloire.  Cette  voix  suave  charmait  nos 
monastères  du  moyen  âge,  qui  transcrivirent  avec  une 
prédilection  marquée  les  œuvres  immortelles  de  l'évcquc 
d'Hippone';  elle  nous  charme  encore  nous,  hommes  du 
monde  livrés  à  tonte  l'activité  humaine.  Augustin  est 
l'homme  de  tous  les  siècles  par  !c  sontifiieni;. 

Cette  voix,  partie  d'Afrique,  dont  le  retentissement  fut 
si  magnifique  et  si  universel,  nous  instruit  et  nous  touche 
dans  un  livre  qui  ne  porte  pas  le  nom  d'Augustin ,  mais 
qui  évidemment  est  né  de  l'influence  de  son  génie  :  ce 
livre  est  V Imitation  de  Jésus-Christ.  L'humilité  profonde  à 
l'aide  de  laquelle  on  s'élève  aux  plus  grands  mystères,  cet 
amour  de  la  vérité  qui  impose  silence  à  toute  créature  et  no 

1  Los  plus  belles  transcriptions  des  ouvrages  de  saint  Augustin  sont  parties 
des  monastères  d'Anchin  et  de  Marchiennes.  On  trouve  quelques  détails  sur 
ces  manuscrits  dans  un  ouvi'ago  de  patiente  et  curieuse  érudition,  intitulé: 
Ahbm/e  fi'An<-liin.  réceniraent  put>liépar2ll.  Es(\allier. 


CHAPITRF  LV.  361 

veut  entendre  que  Dieu  lui-même,  la  manière  de  lire  utile- 
ment les  saintes  Écritures,  le  peu  de  eouiiaace  qu'on  doit 
mettre  dans  l'homme,  l'oubli  de  soi  et  la  charité  pour 
tous,  les  ravissements  de  la  paix  intérieure  et  d'une  bonne 
conscience,  les  joies  de  la  solitude  et  du  silence,  le  déta- 
chement des  biens  visibles  et  la  patience  dans  les  maux  , 
les  élans  du  cœur  vers  la  beauté  éternelle  et  immuable,  la 
tendre  et  sublime  causerie  de  l'àme  avec  son  Dieu,  tout 
ce  qu'il  y  a  de  doux  ,  de  profond  et  de  consolateur  dans 
cet  ouvrage  qui  n'a  pas  d'auteur  connu,  comme  si  le  ciel 
eût  voulu  le  disputer  à  la  terre,  toute  cette  délicieuse 
étude  des  plus  secrètes  ressources  chrétiennes  est  rem- 
plie de  l'àme  de  saint  Augustin.  Quand  je  lis  ïlmUalion 
de  Jésus -Christ,  il  me  semble  que  c'est  Augustin  qui  me 
parle. 

En  achevant  cet  ouvrage,  quelque  chose  de  triste  se 
remue  dans  mon  cœur.  Je  vais  quitter  un  ami  sublime  et 
bon  avec  qui  depuis  longtemps  je  conversais:  mes  jours  et 
souvent  mes  nuits  se  passaient  à  écouter  saint  Augustin,  h 
interroger  son  génie,  à  le  suivre  dans  la  diversité  de  ses 
pensées  et  de  ses  soins  ;  je  m'étais  lait  son  contemporain  , 
son  disciple,  le  témoin  de  ses  travaux  et  de  ses  vertus,  le 
compagnon  de  tous  ses  pas  en  ce  monde  ;  et  voilà  que  d'an- 
née en  année,  de  labeur  en  labeur,  de  combats  en  combats, 
j'ai  vu  ce  grand  homme  descendre  dans  la  tombe  ou  plutôt 
monter  vers  Dieu  !  et  ces  dernières  pages  sont  comme  d('> 
parfums  apportés  à  un  tombeau!  et  ce  que  j'aimais  a  dis- 
paru, et  comme  les  hommes  de  Galilée  après  l'ascension 
du  divin  Maître,  je  me  tiens  debout  sur  la  montagne,  et 
je  cherche  saint  Augustin  dans  le  ciel  !  De  tous  les  maitras* 
de  la  science  niligieuse,  levèque  d'Hippoue  est  celui  qui 
m'a  fait  le  mieux  comprendre  le  christianisme,  qui  ma 
introduit  le  plus  avant  dans  le  monde  invisible.  La  recou- 


362  SAINT  AUGUSTIN. 

naissance  a  quelquefois  élevé  des  monuments  à  une  mé- 
moire ;  mes  mains  sont  trop  faibles  pour  bâtir  des  pyrami- 
des; tout  ce  que  j'ai  pu  faire,  c'est  de  graver  sur  une  pierra 
fragile  comme  mes  jours  le  grand  nom  de  saint  Augustin , 
en  souvenir  du  bien  que  j'en  ai  reçu  1 

Le  genre  humain,  placé  dans  les  temps  comme  une  sorte 
de  mer  vivante,  apparaît  calme  ou  troublé,  selon  la  paix  ou 
les  orages  de  l'âme  humaine ,  et  le  passage  des  siècles  s'ac- 
complit avec  un  retentissement  monotone  :  chaque  siècle 
apporte  son  éclat,  qu'il  emprunte  au  génie  et  à  la  vertu, 
et  sur  l'océan  des  âges  ces  rayonnements  de  l'intelligence 
ou  du  cœur  se  succèdent  vite.  Les  mêmes  révolutions  et  le 
même  fracas  se  renouvellent  chez  les  hommes  sous  des 
noms  divers  ;  les  empires  n'ont  qu'un  même  bruit  pour 
s'écrouler,  et  le  genre  humain  marchera  de  ce  pas  jusqu'au 
bout.  La  monotonie  de  ce  spectacle  serait  peu  digne  de 
notre  âme ,  nous  aurions  le  droit  de  le  prendre  en  dégoût, 
si  de  temps  en  temps  le  doigt  de  Dieu  ne  se  révélait  dans 
ces  pages,  si  au  fond  des  événements  la  vérité  ne  faisait 
pas  toujours  son  œuvre,  et  surtout  si  la  vie  de  l'homme 
n'était  pas  un  acheminement  à  des  destinées  immortelles. 
Aussi  notre  reconnaissance  doit  monter  avec  ardeur  et 
énergie  vers  les  intelligences  supérieures  qui ,  instruites 
par  la  divine  parole,  nous  ont  fait  voir  la  raison  et  le  but 
de  notre  course  sur  la  terre.  Nul  génie  (nous  ne  parlons 
pas  des  auteurs  sacrés)  n'a  contribué  autant  que  saint 
Augustin  à  faire  connaître  aux  hommes  la  vérité  :  parmi 
les  ncHïis  d'ici -bas,  il  n'en  est  point  qu'une  bouche  hu- 
maine doive  prononcer  avec  plus  d'admiration  et  d'a- 
mour ! 

FIN 


LETTRES  A  M.  POUJOULAT 

SDR    LA 

TRANSLATION  DE  LA  RELIQUE  DE  SAINT  AUGUSTIN 

D  E    P  AV  lE    A    HIPPONE 
PAR    M.    l'^BBÉ    SIBOUR. 


LETTRE  PREMIÈRE. 

Toulon ,  23  octobre  1842. 

Clier  ami,  lorsque  nous  nous  séparions,  l'autre  jour,  sur  les  bords 
(lii  Rhône,  et  que  vous  partiez  pour  Paris,  vous  ne  songiez  pas  et 
j'étais  loin  de  songer  moi  -  même  que  je  partais  de  mon  côté  pour 
TAfrique.  Je  voguerai  bientôt  vers  cette  terre  illustrée  et  conquise  par 
nos  armes j  à  laquelle  se  rattachent  de  si  beaux  souvenirs  chrétiens, 
et  que  je  suis  heureux,  comme  prêtre  et  comme  Français,  d'aller  vi- 
siter :  et  pourtant  c'est  à  peine  si  je  puis  croire  encore  à  ce  voyage , 
tant  il  est  inopiné.  C'est  pour  moi  comme  un  rêve  agréable  dont  je 
crains  d'être  tiré  tout  à  coup.  Je  me  suis  trouvé  entraîné  ici,  et  je  vais 
être  tout  à  l'heure  entraîné  plus  loin  par  un  concours  de  circonstances 
dont  il  me  faut  avant  tout  vous  rendre  compte  pour  vous  expliquer 
cette  subite  détermination. 

J'étais  de  retour  à  Viviers,  où ,  après  vous  avoir  quitté,  je  venais 
faire  mes  préparatifs  de  départ  pour  Aix,  lorsqu'une  lettre  de  monsei- 
gneur l'évêque  de  Digne  m'a  apporté  cette  étonnante  nouvelle.  11  allait 
partir  pour  l'Afrique,  il  allait  accompagner  les  reliques  de  saint  Au- 
gustin, que  monseigneur  l'évêque  d'Alger  avait  eu  l'heureuse  pensée 
d'aller  demander  à  la  vieille  basilique  de  Pavie,  laquelle  ne  les  gardait, 
ce  semble,  si  hdèlement,  depuis  tant  de  siècles,  que  pour  les  rendre 
un  jour  à  Hippone,  quand  la  lumière  de  la  foi  aurait  relui  sur  ses  col- 
lines. La  translation  devait  se  iaire  avec  la  plus  grande  solennité;  ce 
serait  comme  une  nouvelle  prise  de  possession  de  l'Afrique  par  le 
christianisme;  plusieurs  évêques  se  proposaient  d'escorter  les  restes 
de  l'un  des  plus  grands  évêques,  et  sans  contredit  du  plus  grand  doc- 
teur de  l'Église;  monseigneur  Dupuch  avait  écrit  à  tout  l'épiscopat 


Z<^\  SAINT  AUGUSTIN. 

français  une  lettre  pressante  ;  chaque  diocèse  était  invité  à  envoyer 
quelque  représentant  à  cette  fête  religieuse  et  nationale.  Monseigneur 
lévêque  de  Digne  me  disait  qu'il  partait,  séduit  pai'  sa  vieille  admira- 
tion pour  saint  Augustin  et  par  sa  reconnaissance  pour  l'Église  d'A- 
frique, mère  de  la  sienne.  Ce,  furent,  en  effet ,  deux  apôtres  africains , 
Domnin  et  Vincent,  qui  apportèrent  les  premiers  dans  les  Alpes  les 
semences  de  la  foi.  A  la  (in  de  sa  lettre,  monseigneur  me  donnait  ren- 
dez-vous à  Toulon  pour  le  22;  c'était  le  jour  li\é  pour  l'arrivée  de? 
reli(|iies. 

Ma  résolution  fut  bientôt  prise:, je  ne  pouvais  manquer  à  une  pa- 
reille assignation.  Je  venais  de  passer  une  année  entière  avec  saint 
Augustin,  à  cause  de  mes  études  sur  le  pélagianisme  dont  vous  savez 
que  j'ai  eu  à  traiter  dernièrement  dans  mon  cours.  Ce  commerce  in- 
time avec  le  génie  aussi  élevé  qu'aimable  de  révêque  d'Ilippone  avait 
ajouté  je  ne  sais  quoi  de  tendre  à  mon  culte  pour  sa  mémoire.  Augus- 
tin était  devenu  pour  moi  comme  un  illustre  ami  qui  avaitdaigné 
m'admettre  dans  sa  familiarité:  il  m'avait  livré  tous  les  secrets  de 
son  âme  :  je  connaissais  sa  maison  de  Thagaste;  je  l'avais  suivi  à  Car- 
thage,  à  Rome,  à  Milan;  bien  souvent  je  m'étais  mêlé  à  ce  petit  cercle 
composé  d'Alype,  de  Trigetius,  de  Licentius,  d'Adéodat,  qui  se  for- 
mait d'ordinaire  dans  la  prairie  de  Cassiaciun,  au  pied  d'un  arbre 
touffu,  et  où  Monique  avait  aussi  sa  [»lace  marquée,  quoiqu'on  y 
causât  de  pbilosopbie  et  qu'on  y  traitât  parfois  les  plus  grave?  ques- 
tions. Heureuse  Monique!  Dieu  n'avait  pas  tardé  à  l'appeler  à  lui  II 
me  semblait  que  je  m'étais  trouvé  entre  elle  et  son  lils,  à  cette  fe- 
nêtre d'Ostie  où,  peu  de  temps  avant  sa  mOrt,  ils  avaient  eu  ensem- 
Ule,  dans  un  tendre  et  sublime  entretien,  ces  doux  ravissements  vers 
D'eu  dont  Augustin  nous  a  magnifiquement  parlé  dans  ses  Confessionx, 
et  qui  étaient  pour  Monique  comme  le  commencement  de  la  céle.^le 
béatitude. 

Mais  c'est  surtout  à  Mippone  que  j'avais  suivi  Augustin;  je  m'étais 
nitaché  à  ses  pas;  j'étais  initié  à  tous  les  détails  de  sa  vie  d'évêque  e* 
do  docteur.  Que  de  fois  j'avais  mêlé  soit  mes  acclamations,  soit  mes 
larmes,  aux  larmes  et  aux  acclamations  de  ce  peuple  do  mariniers  (|ui 
se  pressait  autour  de  sa  chaire,  dans  la  basilique  delà  Paix  I  Je  l'avais 
YU  avec  admiration  passant  ses  journées  à  écrire  des  lettres,  à  termi- 
ner des  diflércnds,  à  accomplir  toutes  les  fonctions  si  multipliées  de 
son  pénible  ministère,  et  cependant  sachant  encore,  avec  une  santé 
alfaiblie,  trou\er  le  temps  de  composer  (I  de  revoir  ses  ouvrages  im- 
mortels et  de  soutenir  avec  tous  les  emicmis  de  l'Eglise  les  luîtes 
acliarnées  où  de  si  beaux  triomplies  lui  étaient  réservés.  Maintenanl 
(|ue  les  restes  de  ce  grand  homme  allaient  passer  si  près  de  moi ,  com- 
juent  aurais-je  pu  résister  au  -plaisir  de  les  voir  et  de  les  vénérer?  L> 


TRANSLATION  DE  LA  UKLIOUE  DE  S.  AUGUSTIN.       Stîfi 

mage  de  ?on  grnio  tHait  grav(''o  dans  mou  àine;  mais  il  me  scmblail 
»|tie  la  viio  de  son  corps  ajoiiterail  (|ik'I(]iio  ciiosc  à  AoInMonnaissaiicr 
t't  la  rendrait  jdiis  réelle  et  pins  complète,  ,1c  nie  sentais,  moi  anssi^ 
entiaîné  par  l'admiialion  et  la  reconmiissance,  et  si  la  pensée  ne  me 
venait  |>as  d'aller  suivre  ces  reliques  j^lorieuses  jusque  sur  la  terre 
d'Alriciue,  parce  que  je  ne  le  croyais  pas  possible,  je  me  piomcttals 
hiendu  moins  de  ne  pas  manquer  au  rendez-\ous  de  Toulon,  comptant 
l'cvenir  après  avoir  assisté  aux  lèles  et  contenté  ma  dévotion. 

I.e  lendemain,  cher  and,  je  descendais  rapidement  le  llliône.  Le 
temps  pressait,  et  quoicpie  le  paquebot  dans  sa  marche  rapide,  em- 
porté par  le  cours  impétueux  du  fleuve,  semblât  voler  sur  les  eaux,  il 
nallait  pas  encore  assez  vite  à  mon  gré.  Assis  sur  le  pont,  je  saluais  à 
peine  en  passant  toutes  ces  vieilles  comiaissances  (pie  .je  retrouve  tou- 
jours avec  bonheur  sur  les  rives  aimées  du  lîliône:  à  gauche,  les  hau- 
teurs de  Saint-l*aul-Trois-Chàtcaux,  les  vertes  Campagnes  de  la  l'alud  , 
la  plaine  dOrange,  lière  de  ses  antiquités,  et,  par-dessus  tout,  le  mont 
Venloux  qui,  avec  sa  tête  presque  toujours  couronnée  de  frimas, 
semble  le  vieux  génie  de  la  contrée;  à  ilroile,  les  gorges  de  Sainl- 
Marcel  aux  grottes  fantastiques,  les  flots  bleus  de  l'Ardèche,  qui  se 
glisse  timidemeid  à  traveis  les  saules  et  vient  s'imir  sans  i»ruit  aux 
Ilots  rapides  du  grand  lleuve;  le  l'out-Saint-Espril,  qui  ;i  perdu  désoi- 
niius  toutes  ses  terreurs,  el  qui  montre  au\  voyageurs  les  élégantes 
leriusses  de  ses  maisons,  sa  chartreuse  de  Naibonne  entourée  de  fo- 
rêts, mais  surtout  ses  chanqis  fertiles  couverts  de  mûriers,  et  que  nous 
parcourions  ensemble,  cher  ami,  il  y  a  à  peme  quelques  jours,  conduits 
par  le  plus  excellent  des  licMes;  puis,  un  peu  iilus  loin,  le  riche  bassin 
de  l}aguoI,au  fond  du(iucl  ia  Sèse  rouU;  iU')^  |»ailleltes  d'oi'  moins  })i'é- 
cieuses  que  ses  eaux  dont  les  flots  linq)ides  arrosent  tant  de  vertes 
prairies;  puis  encore  le  donjon  de  Mornas,  dont  le  baron  des  Adrets 
haute  les  ruines,  el  le  château  de  Uoquemaui  e,  qui  marie  an  souvenir 
des  .Sarrasins  celui  des  cardinaux  et  des  [)a|»es  d'A\  iguoii. 

Je  trouvai  sur  le  paquebot  uuniseigneui-  levêipie  de  Vaieiu'e,  (pu' 
javais  connu  au  .sacie  de  monseigneur  de  Viviers,  el  une  troupe  de  re- 
ligieuses de  la  Ifoctnne  chrétienne  de  Nancy.  J'appris  bientôt  que  ces 
saintes  lilles  partaient  pour  l'Afrique;  elles  étaient  destinées  pour 
liône  et  pour  IMdiippeville.  Une  vive  joie  remplissait  leur  àme  en  son- 
geant à  l'œuvre  de  dévouement,  de  foi  el  de  civilisation  (|u'elles  al- 
laient accoinplir.  Monseigneur  l'évèque  de  Valence  se  rendait  de  sou 
lùlé  ù  Toulon  pour  !a  grande  fcte  de  la  translation  des  reli(pies  l^e 
pieux  prélat  était  même  décidé  à  passer  la  mer  s'il  le  pouvait.  Indé- 
pendamment du  désir  (ju'il  avait  de  s'associer  à  ce  grand  li  iomplie  de 
suint  Augustin,  où  il  voyait  avec  raison  moins  le  triomphe  d'un  saint , 
après'loul,  que  celui  de  la  religion  elle-même,  il  aurait  voulu  vi; 


366  SAINT  AUGUSTIN. 

en  Algérie  une  sainte  colonie  de  religieuses  trinitaires  dont  il  est  le 
l'ondateur.  Il  devait  y  avoir,  en  effet,  une  place  pour  les  tilles  de  saint 
Jean  de  Matha  sur  cette  terre  d'Afrique  où  l'ordre  de  la  Rédemption 
des  captifs  fit  autrefois  tant  de  miracles.  Les  trinitaires  de  Valence 
avaient  reçu  en  partage  dans  ces  lots  de  la  charité  que  notre  belle  con- 
quête avait  fait  échoir  à  l'inépuisable  dévouement  de  la  France  tous 
les  hôpitaux  de  la  province  d'Oran  à  desservir. 

Il  y  avait  à  peine  quelques  heures  que  nous  suivions  rapidement  les 
mille  méandres  gracieux  du  fleuve,  laissant  dans  les  airs  une  longue 
trace  de  fumée  dont  le  nuage  allait  se  perdre  au  milieu  des  arbres  qui 
couvrent  ses  rives,  lorsque  les  tours  de  la  vieille  cité  papale  et  le  pit- 
toresque rocher  de  Notre-Dame-des-Doms  nous  apparurent.  C'était  le 
terme  de  notre  navigation.  Je  ne  restai  à  Avignon  que  le  temps  néces- 
saire pour  trouver  le  moyen  d'en  partir.  Le  soir,  j'étais  déjà  sur  la 
route  d'Aix,  où  j'arrivai  le  lendemain  matin. 

Monseigneur  l'archevêque  d'Aix  est  le  métropolitain  d'Alger.  La 
nouvelle  Église  d'Afrique  est  fille  de  la  Provence.  L'occasion  était 
belle  pour  aller  la  visiter.  Monseigneur  regrettait  que  ni  son  âge  ni 
sa  santé  ne  lui  permissent  de  faire  un  aussi  long  et  si  pénible 
voyage.  Il  me  chargeait  de  l'excuser  auprès  de  l'évêque  d'Alger  et  de 
tous  les  prélats  qui  se  seraient  rendus  à  son  appel.  Il  me  donnait  en 
même  temps,  en  riant,  la  mission  de  représenter  à  la  cérémonie 
notre  Église  métropolitaine  d'Aix,  mission  que  je  dois  accomplir,  à  ce 
qu'il  paraît,  plus  complètement  qu'il  ne  le  pensait  et  que  je  ne  le 
l>ensais  moi-même. 

Enfui,  hier  samedi,  jour  où  les  reliques  étaient  attendues  de  Pavie, 
je  suis  arrivé  à  Toulon  vers  les  trois  heures  du  soir.  A  mesure  que 
nous  approchions  de  Thôtel  de  la  Croix -d'Or,  où  nous  devions  des- 
cendre, une  foule  empressée  et  compacte  encombrait  les  rues  qu'il 
nous  fallait  traverser.  Ou  voyait  que  la  fête  annoncée  avait  mis  la 
ville  entière  en  émoi.  Je  trouvai  réunis  à  l'hôtel  de  la  Croix -d'Or 
tous  bs  évêques  qui  étaient  accourus  à  Toulon  de  divers  points  de  la 
France;  quelques-uns  venaient  de  très-loin;  ils  étaient  environnés 
d'un  nombreux  clergé,  et  se  disposaient  à  aller  au-devant  des  reli- 
ques. Le  [)remier  que  j'aperçus  fut  monseigneur  l'évêque  deChîîlons, 
qui,  avec  cette  ponctualité  et  cette  ardeur  militaire,  restes  de  son 
ancien  état,  avait  déjà  revêtu  ses  ornements  pontificaux,  et  attendait, 
la  mitre  en  tète  et  le  bâton  pastoral  à  la  main,  que  le  signal  du  départ 
fût  donné.  Le  vénérable  prélat  eut  besoin  d'une  patience  égale  à  son 
exactitude. 

L'arrivée  des  reliques  avait  été  annoncée  pour  deux  heures;  il  en 
était  déjà  quatre,  et  l'on  n'en  avait  jtoint  encore  de  nouvelles.  Une 
foule  immense  slalioiniait  sur  le  Cliamp-de-Mars;  celte  vaste  espla- 


TRANSLATION  DE  I.A  RELIQUE  DE  S.  AUGUSTIN.      307 

iiado  qui  offre  si  souvent  l'image  de  la  guerre,  et  qui  retentit  ordi- 
rcuieul  (lu  bruit  des  armes  et  du  pas  cadencé  des  soldats,  présentait 
alors  un  spectacle  bien  différent.  Klle  ne  pouvait  contenir  les  flots  du 
peuple  ;  au-dessus  de  toutes  ces  têtes  flottaient  de  saintes  et  pacifiques 
bannières  :  c'étaient  les  paroisses  de  la  ville'  venues  en  procession  et 
dont  les  pieuses  congrégations  entouraient  de  longs  replis  l'autel  où 
devaient,  en  arrivant,  être  déposées  les  reliques.  On  entendait  à  peine 
leurs  chants  religieux  qui  se  perdaient  dans  la  grande  voix  de  la 
foule. 

Tout  le  peuple  avait  les  yeux  tournés  du  côté  de  la  route  d'Italie; 
l'inquiétude  et  l'impatience  commençaient  à  le  gagner  ;  il  était  près 
de  cinq  heures,  le  jour  allait  bientôt  disparaître.  On  songeait  alors 
que  le  moindre  accident  de  route  pouvait  causer  un  retard;  déjà  les 
masses  s'étaient  ébranlées  pour  leur  retour,  lorsque  des  cris  de  joie 
signalèrent  deux  voitures  qui  s'avançaient  rapidement  et  qui  se  di- 
rigèrent du  côté  du  Champ-de-.Mars.  On  en  vit  bientôt  descendre  les 
évèques  de  Fréjus  et  d'Alger,  celui-ci  portant  dans  ses  bras  l'arche 
sainte  qui  renfermait  les  reliques. 

Nous  nous  hâtâmes  d'aller  porter  aux  prélats  cette  heureuse  nou- 
velle. Elle  nous  avait  devancés,  et  quand  nous  arrivâmes  à  l'hôtel,  le 
clergé  en  sortait  processionnellement  pour  se  rendre  au  Champ-de- 
Jlars.  Mais  le  cortège  fit  de  vains  efforts  pour  sortir  de  la  ville  et  fran- 
chir les  portes,  dont  les  passages  étroits  étaient  remplis  par  un  peuple 
immense  que  nulle  mesure  d'ordre  et  de  police  ne  contenait.  Il  ne 
restait  plus  que  le  parti  de  la  retraite.  Monseigneur  l'évêque  de  Châ- 
lons  paraissait  ne  s'y  pas  résigner  volontiers  Enfin  il  fallut  céder  à  la 
nécessité,  et  les  évêijues  se  rendirent  à  l'église  Majeure  de  Sainte- 
Marie,  et  allèrent  y  attendre  les  reliques. 

Pour  moi,  cher  ami,  qui  n'avais  pas  à  sauvegarder  la  dignité  de 
mon  rang  en  cette  occurrence,  et  qu'une  sainte  impatience  poussait 
vers  les  restes  d'Augustin,  l'essayai  de  me  faire  jour  à  travers  les  flots 
pressés  de  la  foule.  Il  y  avait  comme  deux  torrents,  dont  l'un  entrait 
et  l'autre  sortait  de  la  ville.  Ils  se  rencontraient  et  s'entre-clioquaient 
à  la  porte  d'Italie,  et  je  ne  comprends  pas  maintenant  que  dans  ce 
chemin  couvert  et  sond)re  des  remparts  et  traversant  les  ponts  étroits 
des  fossés,  nul  malheur  ne  soit  arrivé.  J'ai  vu  des  vieillards,  des 
femmes,  des  mères  même  portant  aux  bras  leurs  petits  enfants,  tous 
imprudemment  engagés  dans  ces  périlleux  délités.  C'est  assurément 
un  miracle  qu'on  n'ait  eu  à  déplorer  aucun  funeste  accident,  et  que 
personne  n'ait  été  ni  étouflé  ni  (oulé  aux  i»ieds.  ,Ie  pris,  sans  trop 
penser  à  tous  ces  graves  périls,  le  lil  du  courant  (jui  sortait  de  la  ville, 
et  je  me  trouvai  heureusement  porté  au  Chanq)-de-Mars,  non  loin  de 
raulci  où  la  châsse  reposait. 


368  SAINT  AUGUSTIN. 

C'est  alors  que  je  pus  contempler  et  vénérer  pour  !a  première  fois 
la  relique  insigne  que  l'église  de  Pavie  avait  cédée  à  celle  d'Hippoue. 
C'était  le  bras  droit  d'Augustin;  ce  bras  qui  avait  porté  si  haut  et 
avec  tant  de  fermeté  le  sceptre  de  l'intelligence  et  de  l'orthodoxie 
dans  un  des  plus  grands  siècles  de  TÉglise;  ce  bras  qui  était  encore 
aujourd'hui  et  qui  serait  toujours  un  des  plus  fermes  soutiens  de 
i'iiglise;  ce  bras  qui  avait  terrassé  les  manichéens,  les  donatistes, 
les  ariens,  Pelage,  Celestius,  Julien,  et  qui,  tout  mort  qu'il  était,  me- 
naçait encore  et  saurait  atteindre  tous  les  ennemis  du  christianisme; 
ce  bras  enfin  qui  avait  répandu  sur  la  terre  d'Afrique  tant  de  béné- 
dictions: semence  ensevelie  depuis  quatorze  siècles,  mais  semence 
imortelle  et  que  le  génie  de  la  France  venait  enfin  de  faire  éclore  ! 
Ah!  il  me  semblait  les  voir  tressaillir  ces  ossements  sacrés,  et  se  le- 
ver tout  à  coup  pour  bénir  ce  pays  dont  les  armes  glorieuses  avaient 
reconquis  les  plages  africaines  au  christiauisiiie  et  à  la  civilisation  ! 
La  Fiance  en  rendant  à  Augustin  son  berceau  et  sa  tombe  devenait 
sa  patrie.  .Mon  cœur  donnait  avec  enthousiasme  au  grand  évêque 
dilippone  les  doux  noms  de  père,  de  frère,  de  concitoyen,  et  des 
larmes  de  joie  inondaient  mon  visage. 

Cependant  peu  à  peu  la  loule  s'écoulait  |jour  se  trouver  sur  le 
passage  du  cortège;  la  miit  se  faisait,  et  la  procession  put  prendre 
cMlin  sa  marche  vers  l'église  Sainte -Marie.  Mille  llambeaux  étince- 
laient  sous  nos  pas.  Les  chants  des  prêtres,  le  son  des  cloches,  Tem- 
iwessement  religieux  de  la  foule,  cette  voix  du  peuple  qui  s'élevait 
comme  un  immense  concert ,  tout  cela  formait  un  beau  et  consolant 
.spectacle. 

Kn  arrivant  aux  poitcs  de  la  basilique,  nous  vîmes  les  ésè(pies, 
au  nombre  de  six,  (jui,  debout  dans  le  sanctuaire,  attendaient  avec 
une  sainte  iinpatieuce  l'entrée  du  cortège.  Les  reliques  furent  bientôt 
placées  sur  le  maître-aulel,  et  alors  chacun  des  prélats  s'avança  pour 
les  vénérer  solennellement  et  donnera  Augustin  le  baiser  fraternel. 
Ce-fut  d'abord  mouseiyneur  ré\è(pie  de  Kréjus,  heureux  d'avoir  reçu 
un  tel  hùte,  et  qui  avait  \oulu  au  moins  1-accompagner  jusipfauv  ex- 
trémités de  sou  diocèse.  Il  avait  |)résidé  ce  soir-là,  connue  de  raison, 
à  la  premièie  cérémonie  de  la  réception  des  reliques. 

Après  lui  s'avança  monseigneur  l'archevêque  de  Bordeaux,  que  les 
liens  les  plus  étroits  unissent  à  l'Fglise  d'Alger,  puisque  monseigneur 
!)upuch  est  à  la  fuis  son  diocésain  par  la  naissance  et  son  lils  par  la 
(  onsécration.  Le  \énérablc  évêciue  de  Chàlons,  monseigneur  de  Prilly, 
fut  le  troisième.  Conservant  dans  un  Tige  déjà  avancé  toute  ractivité 
et  presque  toutes  les  forces  de  la  jeunesse,  il  n'avait  pas  reçue 
ilev.int  les  fatigues  d'uu  long  voyage  pour  venir  donner  à  Augustin 
te  léuiolgnage  d'amour  et  de  vénération.  Monseigneur  de  Ma/enod 


TRANSLATION  DE  LA  RELIQUE  DE  S.  AUGUSTIN.      309 

vint  ensuite.  La  place  de  l'évêque  de  Marseille,  de  Tancien  évêqiie 
d'Icosie,  était  d'avance  marquée  dans  une  telle  solennité.  Lui  aussi 
avait  été  en  quelque  sorte  successeur  de  saint  Augustin,  et  d'ailleurs 
les  rivages  de  l'Afrique  étaient  voisins  des  rivages  de  son  diocèse.  Les 
mêmes  flots  les  baignaient  et  les  unissaient  en  les  séparant. 

Nous  vîmes  ensuite  s'avancer  l'un  après  l'autre  les  évêques  de  Digne 
et  de  Valence,  dont  je  vous  ai  parlé. 

Enfin  le  dernier  était  Tévèque  nommé  de  Nevers,  monseigneur 
Dufêtre,  qui,  condamné  momentanément  à  un  repos  forcé  par  l'at- 
lente  de  ses  bulles,  avait  saisi  avec  empressement  l'occasion  de  ce 
saint  pèlerinage  pour  donner  quelque  aliment  à  son  activité  et  à  son 
zèle. 

Ainsi  s'est  terminée,  cher  ami,  cette  première  journée.  Elle  avait 
rempli  mon  cœur  des  sentiments  les  plus  agréables  et  les  plus  vifs. 
Le  soir,  comme  je  les  versais  dans  le  cœur  si  affectueux  pour  moi 
de  celui  qui  me  les  avait  procurés  en  m'appelant  à  Toulon ,  la  pro- 
position du  voyage  d'Afrique  me  fut  faite  tout  à  coup.  C'était  aller 
au-devant  d'un  désir  qui  n'avait  plus  rien  de  vague,  mais  qu'il  n'était 
pas  facile  de  réaliser.  Nos  vacances  allaient  finir;  et  puis  à  quel  titre 
me  présenter  pour  un  pareil  voyage?  L'excellent  évêque  de  Digne 
s'est  chargé  de  tout  arranger.  La  Providence  a  voulu  que  ce  qui  était 
le  principal  obstacle  soit  devenu  un  moyen.  Le  nombre  de  ceux  qui 
se  présentent  pour  faire  ce  beau  pèlerinage  est  beaucoup  plus  grand 
qu'on  ne  lavait  pensé.  On  ne  savait  comment  trouver  place  pour  tout 
le  monde  sur  le  navire  mis  à  la  disposition  de  l'évêque  d'.\lger.  Le 
gouvernement,  avec  une  louable  générosité,  en  a  accordé  un  second, 
de  façon  qu'il  pourra  y  avoir  maintenant  place  à  bord  même  pour  les 
surnuméraires  comme  moi.  L'évêque  de  Digne  est  venu  ce  malin 
m'en  donner  l'assurance,  et  mon  nom  est  déjà  inscrit  par  ses  soins 
sur  la  liste  des  passager?. 

Donc,  cher  ami,  sans  plus  songer  à  rien,  je  pars,  et  je  vous  pro- 
mets un  récit  bien  détaillé  de  notre  sainte  et  glorieuse  expédition,  .le 
serai  l'Albert  d'Aix  de  cette  pacifique  croisade.  Vous  savez  (juuue 
de  mes  manies  est  de  soutenir  confie  tous  que  le  vieux  choniqueur 
est  une  des  gloires  de  notre  chapitre.  Quoi  qu'il  en  soit,  vous  aurez 
ma  chronique.  Mes  lettres,  écrites  à  la  hâte,  tantôt  comme  en  ce 
moment  sur  une  table  d'auberge,  tantôt  sur  quelque  banc  de  notre 
navire  si  le  roulis  le  permet,  luutùt  peut-être,  que  sais- je?  sous  la 
tente  du  Bédouin, ne  pourront  prétendre  à  d'autre  mérite  qu'à  ce'ui 
de  la  fidélité.  D'ailleurs,  j'en  suis  sûr,  vous  allez  prendre  un  vif  in- 
térêt à  un  événement  dont  votre  esprit  aussi  religieux  qu'élevé  saisira 
facilement  toute  la  portée,  et  mes  détails,  quelque  informes  qu'ds 
soient,  auront  toujours  du  prix  à  vos  yeux. 

T.  II.  —  :2i 


370  SAINT  AUGUSTIN. 

Le  départ  pourBône  est  fixé  à  mardi  matin. 

On  nous  annonce  pour  aujourd'hui  dimanclie  une  grande  solennité. 
Si  je  le  puis ^  je  vous  en  parlerai  demain.  J'entends  les  cloches  de  la 
grand'messe  :  adieu. 


LETTRE  DEUXIEME. 

Toulon,  lundi  soir,  24  octobre. 

Il  pleut  à  verse,  et  je  viens,  ami,  passer  ma  soirée  avec  vous.  J'y 
trouverai  double  profit,  pour  mon  cœur  d'abord,  et' puis  pour  mon 
journal.  J'ai  à  vous  rendre  compte  de  nos  fêtes  d'hier  et  de  nos 
courses  d'aujourd'hui.  Je  ne  veux  pas  laisser  un  trop  long  arriéré. 
Pour  rester  lidèle  à  mes  engagements,  je  sens  qu'il  faut  enlever  à  ma 
paresse  tout  prétexte  de  banqueroute.  Je  ne  sais  pas  d'ailleurs  com- 
ment la  mer  me  traitera,  et  si  elle  aura  quelques  égards  pour  mes 
fonctions  d'annaliste.  C'est  la  première  fois  que  je  perds  de  vue  le 
rivage  et  que  j'affronte  le  périlleux  plaisir  dune  longue  traversée. 
En  fait  de  navigation,  ,je  ne  connais  jusqu'ici  que  celle  du  fleuve  et 
des  étangs  du  pays  natal.  Pour  vaisseau  amiral,  nous  avions  dans 
notre  enfance  cette  pauvre  barque  que  vous  avez  vue  dernièrement 
amarrée  dans  les  roseaux  du  lac  des  Oliviers,  dont  les  eaux  tranquilles 
baignent  les  vertes  campagnes  de  mon  village.  Il  ne  faut  pourtant 
pas  que  j'oublie  le  récent  voyage  de  long  cours  que  nous  avons  fait 
ensemble  à  travers  Vétang  de  Berre,  qui  mériterait  presque  aussi  bien 
le  nom  de  mer  que  la  mer  de  Galilée,  et  qui  sépare  les  collines  au  pied 
desquelles  la  Providence  plaça  nos  deux  berceaux.  Je  vois  encore 
d'ici  la  voile  latine  de  notre  chaloupe  faiblement  argentée  par  la  lune 
qui  se  levait ,  ces  lueurs  phosphorescentes  que  chaque  coup  de  rame 
tirait  du  sein  des  flots  endormis,  cette  belle  étoile  brillant  comme  un 
phare  au  sommet  de  la  montagne  qui  fuyait  derrière  nous,  tous  ces 
astres  qui  se  montraient  sur  nos  tètes  et  que  les  eaux  azurées  réflé- 
chissaient. Nous  semblions  glisser  à  la  manière  des  ombres  dans  un 
autre  monde  et  vers  d'autres  cieux  :  charmant  souvenir  ([ui  est  en- 
core tout  vivant  dans  mon  âme,  et  qui  ne  sera  pas  effacé  par  tous  les 
grands  et  religieux  souvenirs  que  je  vais  a\oir  à  vous  retracer! 

Hier  donc,  ainsi  que  je  vous  l'annonçais  dans  ma  première  lettre, 
les  offices  du  matin  et  du  soir  ont  tté  célébrés  à  l'église  autour  des 
saintes  reliques  avec  une  pompe  inaccoutumée.  Il  y  avait  certaine- 
ment bien  des  siècles  que  la  cathédrale  Sainte  -  Marie  n'avait  vu 
autant  d'évèques  et  un  aussi  nombreux  clergé,  réunis  dans  son  sein. 
I!  aurait  fallu  pour  cela  remonter  le  cours  des  âges  et  arriver  jusqu'à 
la  tenue  de  quelque  concile  dans  la  ville  de  saint  Cyprien.  On  aurait 


TRANSLATIOiN  DE  LA  RELIQUE  DE  S.  ALGUSTLN.      371 

dit,  en  effet ,  un  concile,  à  voir  tous  ces  évêques  et  tous  ces  prêtres 
rangés  autour  du  sanctuaire  (jui  pouvait  à  peine  les  contenir.  C'était 
révoque  de  Fréjus  qui  officiait.  Sous  les  traits  vénérables  de  monsei- 
gneur Michel,  il  me  semblait  voir  le  saiut  pontife  du  sixième  siècle, 
le  disciple  de  Césaire  d'Arles,  Cyprien  lui-même,  venant  faire  les 
honneurs  de  sa  basilique  au  grand  évêque  d'Hippone,  dont  il  fut, 
comme  son  maître,  un  des  plus  grands  admirateurs.  Cyprien  de 
Toulon  et  Césaire  d'Arles  furent  les  chefs,  vous  le  savez,  du  concile 
d'Orange,  où  les  restes  du  pélagianisme  reçurent  les  derniers  coups , 
et  où  turent  consacrées,  dans  leur  expression  la  plus  complète,  les 
doctrines  de  saint  Augustin  sur  la  grâce.  L'un  et  l'autre  luttèrent 
contre  les  influences  de  Lérins,  peu  fovorable  à  l'évêque  d'IIippone. 
Par  Cassien  de  Marseille,  et  par  le  monachisme  oriental  d'où  il  tirait 
son  origine,  Lérins  se  rattachait  un  peu  aux  tendances,  en  apparence 
stoïques,  de  Pelage  et  de  ses  adhérents.  J'ai  lu  quelque  part  que  Cé- 
saire d'Arles  fut  un  des  premiers  évêques  des  Gaules  qui  instituèrent 
dans  leur  Église  une  fête  en  l'honneur  de  saint  Augustin.  On  risque- 
rait peu  de  se  tromper  en  supposant  qu'il  fut  imité  par  Cyprien  de 
Toulon,  dont  il  était  en  tout  le  modèle,  de  telle  sorte  que  la  fête  d'au- 
jourd'hui est  peut-être  l'anniversaire  de  quelque  solennité  analogue 
du  vie  siècle,  dont  l'histoire  n'a  pas  gardé  le  souvenir,  mais  qui  est 
restée  dans  les  annales  du  ciel. 

Pendant  toute  cette  journée  de  dimanche,  l'église  a  été  conslam- 
uient  remplie  de  lidèles  qui  venaient  vénérer  les  saintes  reliques.  On 
les  avait  exposées  sur  un  autel  latéral  dans  une  des  basses  nefs  de 
l'église.  Un  très -grand  nombre  de  cierges  brûlaient  autour  de  la 
châsse,  ettormaient  une  auréole  de  gloire  et  de  lumière,  image  affai- 
blie de  l'éclat  du  génie  et  des  ardeurs  de  la  foi  d'Augustin, 

Après  les  vêpres,  qui  ont  été  célébrées  par  monseigneur  l'archevê- 
que de  Bordeaux,  l'évêque  d'Alger  a  pris  la  parole.  H  a  essayé  de 
rendre  dans  une  courte  et  chaleureuse  improvisation  quelques-uns 
des  sentiments  qui  remplissaient  son  cœur. 

Le  prélat  a  raconté  ensuite  brièvement  son  voyage  de  Pavie  à  Tou- 
lon :  la  vieille  cité  lombarde,  si  i)eureuse  du  trésor  que  la  piété  de 
ses  rois  lui  avait  confié,  si  fière  de  l'avoir  fidèlement  gardé  pendant 
plus  de  onze  siècles,  et  aujourd'hui  le  partageant  généreusement  avec 
la  nouvelle  Église  d'Afrique;  toutes  ces  populations  religieuses  de 
l'Italie  et  de  la  Provence,  émues  par  des  événements  si  extraordi- 
naires, se  pressant  partout  sous  les  pas  d'Augustin  et  de  son  succes- 
seur et  changeant  leur  marche  en  un  long  triomphe  :  ces  consolants 
souvenirs,  ces  impressions  si  récentes  et  si  vives,  animaient  j'oia- 
teur;  son  visage  était  enflammé,  il  y  avait  des  larmes  dans  sa  voix. 
Mais  son  émotion  et  la  nôtre  ont  augmenté  lorsque,  jetant  un  rapide 


372  SAINT  AUGUSTIN. 

coup  d'œil  sur  l'avenir  de  son  Église  :  «  Réjouissons -nous,  »  s'est-il 
écrié  :  »  ce  jour  qui  se  lève  sur  l'Afrique  est  pour  elle  le  plus  beau  des 
jours;  c'est  le  Seigneur  qui  l'a  fait  :  Hœc  dies  quam  fecil  Dominus  ; 
exultemus  et  lœtemur  in  ea.  Nous  emportons  avec  nous  un  gage  cer- 
tain de  miséricorde.  Appuyé  sur  le  bras  d'Augustin,  nous  retournons 
plein  de  confiance  et  de  joie.  Il  técoudera  de  nouveau  cette  terre  que 
sans  lui  et  le  secours  d'en  liaut  nous  arroserions  en  vain  de  nos  sueurs. 
Oui,  c'est  notre  espoir.  Dieu  renouvellera  par  ce  bras  puissant  d'Au- 
gustin les  prodiges  qu'Augustin  nous  raconte  lui-même,  dont  il  fut 
le  témoin,  et  qui  signalèrent  la  translation  en  Afrique  de  quelques 
ossements  du  premier  des  martyrs.  Ce  n'est  point  par  hasard  que 
l'Église  nous  mettait,  ce  matin,  sous  les  yeux  ces  paroles  de  paix  et 
d'espérance  :  E(jo  cogito  cogitationes  pacis.  Il  y  a  dans  les  conseils  éter- 
nels des  pensées  de  miséricorde  pour  l'Afrique.  Ces  pensées  se  ma- 
nifestent dans  les  événements  merveilleux  qui  depuis  dogze  ans 
s'accomplissent  et  que  l'heureux  événement  d'aujourd'hui  vient  cou- 
ronner. Hâtons,  par  nos  prières,  cet  instant  marqué  pour  la  régéné- 
ration de  l'Afrique.  Unissons-nous  à  Augustin,  qui  sans  doute  intercède 
sans  cesse  pour  la  conversion  de  ces  contrées  qui  lui  furent  si  chères. 
Prions  aussi  pour  les  vénérables  pontifes  accourus  à  cette  fête  et  qui 
représentent  si  dignement  l'Église  des  Gaules.  Priez  tous  Augustin 
d'obtenir  pour  moi,  son  indigne  successeur,  quelque  chose  de  cette 
humilité  et  de  cette  bonté  charitable  qui  distinguent  le  premier  pas- 
teur de  ce  diocèse  ; 

»  Quelque  chose  de  la  foi  et  de  la  prudence  de  ce  prélat  '  qui  tut 
notre  père,  à  qui  nous  devons  tout,  et  qui  est  si  fidèle  à  la  maxime 
qu'il  a  prise  d'unir  en  tout  la  force  avec  la  douceur; 

»  Quelque  chose  de  ce  noble  caractère  et  du  zèle  apostolique  de 
cet  autre  pontife  '-  que  nous  pouvons  appeler  notre  prédécesseur, 
puisipiil  fut  évêque  d'Icosie; 

«  Quelque  chose  de  l'insinuante  douceur,  de  la  persuasion  entraî- 
nante de  cet  élofjuent  pontife  qui  siège  à  ses  côtés  3,  et  qui  nous  di- 
sait tout  à  l'heure:  Nous  avons  succédé  à  Vincent  et  à  Domniu;  c'est 
de  l'Afrique,  c'est  peut-êti'e  des  murs  d'Hippone  que  partirent  ces 
premiers  apôtres  des  Alpes;  c'est  aussi  sur  les  plages  d'Hippone  que 
nous  voulons  remercier  Dieu  de  la  foi  (|ui  nous  est  venue  de  ces 
contrées  ; 

«  Quelque  chose  aussi  du  zèle  et  de  l'ardente  piété  de  ces  deux  vé- 
nérables prélats 'i,  que  ni  l'âge,  ni  la  longueur  du  chemin,  ni  les 

1  Monseigneur  l'arclaevéque  de  Bordeaux. 

'■i  Monseigneur  l'évéque  de  Marseille. 

:!  Monseigneur  l'évéque  de  Digne. 

4  Messeigneurs  de  Chàluns  el  de  Valence. 


TRANSLATION  DE  LA  RELIQUE  DE  S.  AUGUSTIN.       373 

périls  (le  la  mer  n'ont  pu  arrêter  quand  il  s'est  agi  de  rendre  à  Au- 
u'ustin  ce  soleimel  hommage  ; 

»  Quelque  chose,  enfin,  de  la  mâle  et  vigoureuse  ékxiueuce  de  ce 
nouvel  athlète  qui  n'a  pas  encore  reçu  l'onction  sainte  ',  mais  qui  a 
déjà  combattu  avec  tant  de  gloire  les  combats  du  Seigneur,  de  cet 
homme  apostolique  qui,  tel  que  les  anciens  capitaines  qui  allaient 
avant  la  bataille  aiguiser  leur  épée  sur  le  tombeau  des  héros,  va  sur 
les  ruines  d'Hippone  se  remplir  de  la  foi,  de  l'ardeur,  du  zèle  infati- 
gable d'Augustin.  » 

Après  ce  discours,  dont  je  prétends  ne  vous  donner  que  le  sens, 
bien  que  j'en  aie  recueilli  ù  l'instant  même  quelques  morceaux  qui 
m'avaient  particulièrement  frappé,  une  procession  triomphale  a  eu 
lieu  à  travers  les  rues  de  la  cité.  Le  ciel,  qui  était  menaçant  et  cou- 
vert de  noirs  nuages,  s'est  tout  à  coup  éclairci  à  la  sortie  des  reliques 
et  a  semblé  sourire  à  Augustin.  Un  immense  cortège  composé  des 
évêques  et  du  clergé,  des  (piatre  paroisses  et  de  toutes  les  corpora- 
tions pieuses  de  Toulon,  accompagnait  la  châsse,  qui  était  portée 
par  des  prêtres.  La  population  entière  prenait  part  à  cette  belle  ova- 
tion. Elle  montrait  partout  sous  nos  pas  le  plus  vif  et  en  même  temps 
le  plus  respectueux  empressement.  Le  tour  de  la  procession  a  été 
fort  long,  et  avant  que  nous  fussions  rentrés  dans  l'église,  la  nuit 
s'était  faite.  Le  spectacle  n'a  été  que  plus  beau.  Nous  défilions  sous 
les  allées  du  Cours ,  où  déjà  le  gaz  répandait  ses  éclatantes  lueurs. 
L'air  était  calme  et  permeltait  au  cortège  de  tenir  les  flambeaux  al- 
lumés. Toutes  les  maisons  voisines  étaient  illuminées.  L'éclat  et  le 
jeu  des  lumières,  le  bruit  sourd  de  la  foule  qui  allait  se  perdre  au  loin 
dans  les  ombres  épaisses  de  la  nuit,  ces  voix  qui  montaient  au  ciel  de 
plusieurs  points  à  la  fois,  les  sons  retentissants  de  la  musique  mili- 
taire, mais,  par-dessus  tout,  les  accents  inspirés  de  l'hymne  Ambro- 
siennequi  se  faisaient  entendre  plus  vifs,  ce  semble,  et  plus  ardents 
que  jamais  en  l'honneur  d'Augustin ,  dont  peut-être  ils  avaient  autre- 
fois, sous  les  voûtes  delà  basilique  de  Milan,  célébré  la  conversion, 
tout  cela  remplissait  l'âme  d'un  saint  enthousiasme. 

Après  la  rentrée  de  la  procession  et  la  bénédiction  du  Saint  Sacre- 
ment, monseigneur  l'évêque  de  Fréjus  a  adressé  quelques  mots  tou- 
chants à  son  peuple.  Sa  voix  est  bien  connue  dans  cette  église  Sainte- 
Marie,  dont  il  a  été  si  longtemps  le  pasteur  avant  d'être  celui  de  tout 
le  diocèse.  Aussi  sa  parole  était  empreinte  de  je  ne  sais  quoi  de  simple 
et  de  paternel  qui  allait  au  cœur.  Il  a  fini  en  demandant  des  prières 
pour  l'heureux  voyage  des  évêques  qui  allaient  bientôt  s'embarquer 
[>our  l'Afrique. 

f  Monseigneur  Dufètre,  évèque  nommé  de  Ni'vers. 


374  SAINT  AUGUSTIN. 

Le  départ  de  notre  sainte  expédition  est  fixé  à  demain  matin  neuf 
heures.  FI  a  fallu  tout  aujourd'hui  pour  préparer  les  deux  navires  qui 
composeront  notre  flottille,  et  pour  tout  installera  bord.  J'ai  profité 
de  ce  délai  pour  visiter  Toulon,  que  je  connaissais  à  peine.  Je  ne 
vous  parlerai  ni  de  son  port  si  vaste  et  si  animé,  surtout  depuis  la 
conquête  d'Alger,  ni  de  sa  belle  rade,  où  dorment  avec  une  mine 
sombre  et  menaçante  les  vaisseaux  de  notre  escadre  d'Orient,  rappe- 
lés depuis  peu,  et  que  la  politique  enchaîne  sur  nos  rivages;  ni  de 
son  arsenal  immense,  ni  de  ses  ateliers  de  construction  où  le  cliquetis 
des  fers  traînés  par  le  forçat  se  mêle  au  bruit  des  travailleurs  et  affecte 
péniblement  les  oreilles;  ni  du  magnifique  hôpital  Saint -Mandrier, 
avec  ses  jardins,  ses  échos  curieux  et  sa  chapelle  coupée  en  élégante 
rotonde.  Vous  connaissez  tout  cela  mieux  que  moi.  Toulon  n'est  ni 
une  ville  d'art  ni  une  ville  de  commerce;  c'est  un  vaste  camp  fortifié: 
il  n'y  faut  chercher  d'autres  monuments  que  ceux  de  l'architecture 
militaire.  Le  génie  hardi  du  Puget  n'a  pas  pu  s'y  développer.  J'ai  vu 
la  maison  du  grand  architecte  et  la  façade  de  l'hôtel  de  ville  qui  lui 
appartient  aussi.  Le  ciseau  fécond  autant  qu'énergique  du  Michel - 
Ange  français  n'a  doté  sa  seconde  patrie  que  de  deux  morceaux  de 
sculpture  remarquables  :  les  Adorateurs  de  sainte  Marie  et  les  Caria- 
tides de  la  Maison  commune.  La  ville  n'a  que  des  rues  et  des  places 
trop  peu  larges;  resserrée  dans  sa  double  ceinture  de  remparts  et  de 
fortifications,  elle  étoulTe  dans  cette  étroite  enceinte  où  le  génie  mili- 
taire la  tient  enfermée  et  sous  clef.  Ses  maisons,  qui  ne  peuvent  s'é- 
tendre, entassent  étages  sur  étages  pour  aller  chercher  l'espace  libre, 
l'air  et  le  soleil.  Toulon,  avec  ses  montagnes  grises  couronnéts  de 
canons,  et  sur  le  sein  décharné  desquelles  serpente  seulement  le  sen- 
tier qui  alioutit  aux  batteries,  comme  les  carreaux  de  la  foudre  impri- 
més sur  le  rocher,  a  une  physionomie  très -sévère  qui  convient  à  sa 
destination,  et  qui  est  loin  d'indiquer  au  premier  abord  les  ravissants 
aspects  des  côtes  et  des  campagnes  voisines. 

Vous  pensez  bien,  cher  ami,  que  nous  n'avons  pas  manqué  dans  nos 
courses  de  la  journée  d'aller  visiter  les  deux  bâtiments  qui  doivent 
nous  transporter  en  Afrique.  Le  premier,  le  Gassendi,  est  une  belle 
corvette  à  vapeur.  C'est  à  son  bord  que  seront  les  reliques  et  les  évê- 
ques  voyageurs;  le  second,  le  Ténare,  est  un  pa(|uebot  de  la  corres- 
pondance qui  portera  une  troupe  d'ecch'siasti(|ues  et  de  religieuses. 
Je  dois  prendre  place  sur  le  Gassendi ,  à  la  suite  de  monseigneur  l'é- 
vêque  de  Digne.  N'est-ce  pas  une  circonstance  curieuse  que  ce  nom 
deGassendi,  le  nom  d'une  de  nos  princi|)ales  illustrations  bas-alpines, 
donné  au  vaisseau  qui  doit  nous  porter  en  Afrique?  J'ai  été  faire  der- 
nièrement un  pèlerinage  au  vallon  de  ('hamptercier  où  le  philosophe 
est  né  :  j'ai  vu  au  sonnuel  de  la  montagne  la  pauvre  masure  qui  lui 


TRANSLATION  DE  LA  RELIQUE  DE  S.  AUGUSTIN.       37S 

servit  de  berceau.  Rien  n'est  changé  depuis  le  jour  où  Gassendi  en- 
fant, avant  d'être  homme  de  génie,  menait  paître  autour  de  la  ferme 
et  sur  les  pentes  abruptes  des  monlagnes  voisines  le  petit  troupeau  de 
son  père,  et  où,  dans  le  silence  de  ces  solitudes,  à  l'aspect  des  cieux 
étoiles,  se  formaient  sa  vocation  astronomique  et  son  goût  pour  la  mé- 
ditation et  le  calcul.  Pas  le  plus  petit  rayon  de  sa  gloire  n'est  tombé 
sur  le  lieu  obscur  qui  le  vit  naître;  je  n'ai  aperçu  là  ni  marbre  ni 
inscription  qui  rapi)elassent  sa  mémoire.  Seulement  un  pauvre  petit 
mendit  gardait  quelques  maigres  moutons  sur  les  l)ords  des  mêmes 
ravins,  et  je  me  plaisais  à  le  regarder  comme  une  image  vivante  du 
grand  homme.  Oigne,  avec  le  superbe  égoïsme  propre  aux  capitales, 
s'est  approprié  tout  le  lustre  de  la  gloire  de  Gassendi,  et  en  a  déshérité 
Champlercier.  Il  est  vrai  de  dire  que  cette  renommée  lui  appartient 
aussi  à  plus  d'un  titre,  puisque  le  philosophe  fut  professeur  dans  son 
C(»llége  et  prévôt  dans  son  chapitre  de  Notre-Dame.  Qui  aurait  dit  au 
pâtre  de  Champtercier  qu'un  jour  son  nom,  tiré  des  fastes  de  nos 
gloires  nationales,  serait  porté  avec  orgueil  par  une  de  ces  créations 
merveilleuses  de  la  science  moderne  qu'on  appelle  un  bâtiment  à  va- 
peur? Qui  aurait  dit  plus  tard  au  rival  de  Descartes,  à  l'ami  de  Peyresc, 
qu'im  jour  ces  côtes  de  Barbarie,  qu'ils  ne  dédaignèrent  pas  de  faire 
explorer  au  prolit  de  la  science,  seraient  conquises  par  la  France  au 
profit  de  la  civilisation  et  du  christianisme,  et  qu'un  navire  du  nom 
de  Gassendi  porterait,  pour  aller  les  restituer  aux  rives  d'IIippone,  les 
restes  vénérés  du  plus  grand  philosophe  (pie  l'Église  d'Afrique  et  même 
(|ue  l'Église  catholique  ait  produit? 

Ce  soir,  en  rentrant,  nous  avons  appris  qu'un  des  journaux  de  la 
ville,  une  de  ces  petites  feuilles  apparemment  qui  vivent  de  scandales, 
avait  publié  un  article  où  l'on  essayait  de  jeter  du  doute  sur  l'authen- 
ticité des  reliques  de  saint  Augustin,  et  du  ridicule  sur  notre  expédi- 
tion. Il  faut  avoir  un  bien  triste  courage  pour  s'efforcer  de  refroidir 
un  enthousiasme  si  pur  et  si  universellement  ressenti.  Il  n'y  a  que 
des  hommes  dépourvus  non -seulement  de  tout  sentiment  religieux, 
mais  encore  de  tous  ces  nobles  instincts,  nés  du  double  amour  de  la 
patrie  et  de  l'humanité,  qui  en  soient  capables,  et  qui  ne  puissent  rien 
comprendre  au  grand  événement  dnnt  nous  sommes  en  ce  moment 
les  témoins.  S'agit-il  donc  aujourd'hui  d'une  translation  ordinaire  de 
leliques  à  laquel'e  la  piété  seule  soit  appelée  à  prendre  part?  N'y 
ii-t-il  pas  ici  tout  à  la  fois  un  grand  fait  de  civilisation  et  un  grand 
fait  national?  Depuis  quatorze  siècles  un  continent  tout  entier  avait 
échappé  aux  influences  de  la  civilisation  européenne  et  des  idées 
chrétiennes.  La  barbarie  et  linlidélilé,  avant  de  s'asseoir  sur  l'Afrique, 
avaient  démoli  pierre  à  pierre  le  vieil  édifice  delà  doulde  doupqation 
puniqtie  et  romaine  et  l'édilice  plus  jeune  de  l'Église  chrétienne.  Tout 


.176  SAINT  AUGUSTIN. 

souvenir  s'était  effacé  :  les  cendres  des  saints  avaient  été  dispersées; 
les  ruines  mêmes  semblaient  avoir  péri.  Du  haut  des  montagnes  de 
l'Atlas,  ou  bien  sous  la  tente  du  désert,  ou  tùen  encore  à  l'abri  der- 
rière les  murailles  de  leur  casbah,  des  Barbares  insultaient  à  l'Europe. 
Leurs  pirates,  comme  des  vautours,  s'élançaient  de  leur  aire  et  ve- 
naient jusque  sur  nos  côtes  faire  la  presse  des  esclaves;  ils  infestaient 
la  Méditerranée  et  enlevaient  au  commerce  toute  sécurité.  L'Europe 
souffrait  lâchement  toutes  ces  cruelles  injures  ;  les  nations  les  plus 
puissantes  étaient  tributaires  d'une  poignée  de  brigands.  La  France 
s'est  levée  enfin;  ellf  a  effacé  cette  honte  qui  depuis  si  longtemps 
s'attachait  au  front  de  la  chrétienté;  elle  a  rendu  l'Afrique  à  la  civili- 
sation. L'ordre,  la  religion,  la  liberté,  le  commerce,  l'agriculture 
vont  refleurir  sur  cette  terre  si  longtemps  inculte  et  sauvage.  Le  so- 
leil qui  se  lève  sur  l'Algérie  éclairera  bientôt  peut-être  de  sfs  rayons 
bienfaisants  toutes  ces  régions  ténébreuses  et  inexplorées  que  l'A- 
frique centrale  cache  dans  son  sein.  L'Europe  entière  a  compris  cela; 
tous  les  peuples,  excepté  un  peut-être,  dont  la  cupidité  et  l'orgueil 
altèrent  quelquefois  le  sens  moral,  ont  battu  des  mains  à  notre  con- 
quête. La  France  a  senti  qu'elle  faisait  une  grande  chose  en  Algérie; 
elle  a  magnanimement  prodigué  son  or  et  le  sang  de  ses  enfants.  L'o- 
pinion publique ,  poussée  par  un  admirable  instinct ,  accueille  avec 
transport  tout  ce  qui  est  favorable  cà  notre  établissement  africain.  Le 
gouvernement  de  1830  n'a  rien  fait  de  plus  universellement  populaire 
que  la  création  de  l'évêché  d'Alger.  Jusque  -  là  nous  n'étions ,  ce 
semble,  que  campés  en  iVfrique;  on  a  compris  dès  lors  que  nous 
voulions  nous  y  établir  définitivement.  La  croix  pousse  chaque  jour 
de  profondes  racines  dans  le  sol.  L' Afrique,  ce  n'est  plus  pour  nous 
une  conquête,  c'est  déjà  une  seconde  patrie.  Voici  donc  le  moment  de 
rappeler  tous  les  exilés.  Que  le  plus  illustre  de  tous,  (|ue  le  grand 
évêque  d'ilippone  soulève  la  pierre  de  son  tombeau  de  Pa\ie,  et  re- 
vienne prendre  possession  des  autels  que  l'Afrique  chrétienne  lui  avait 
élevés.  Ce  retour  est  le  signe  le  plus  éclatant  de  l'affermissement  de 
notre  domination,  et  cette  domination  est  une  gloire  pour  la  France 
et  un  bonheur  jiour  l'humanité  et  pour  la  civilisation.  Voilà  ce  que 
comprend  le  peuple  qui  se  presse  sur  nos  pas.  Il  a  le  sentiment  de 
toutes  ces  grandes  choses,  et  c'est  pourquoi  il  change  on  triomphe  les 
hommages  que  nous  venons  rendre  à  des  ossements  sacrés.  Oui,  en- 
core une  fois,  il  faut  du  courage  à  certains  hommes  pour  venir  es- 
sayer de  troubler  cette  touchante  ovation,  et  pour  ne  plus  voir  dans 
cette  fête  qu'une  plate  mystification. 

Heureusement  pour  nous,  et  malheureusement  pour  le  journaliste 
toulonnais,  il  n'y  a  rien  de  plus  làcile  à  prouver  que  rautlieriticiti'  des 
reliques  d'Augustin.  Sans  licaucoup  de  peine  on  peut  suivre  les  saintes 


TRANSLATION  DE  LA  RELIQLE  DE  S.  AUGUSTIN.      377 

df'pnuilles  depuis  le  moment  où  les  disciples  d'Augustin  les  enseve- 
liront en  pleurant  dans  les  cryptes  de  la  basilique  de  la  Paix,  jusqu'à 
celui  où  nous  allons,  avec  tant  de  joie  et  de  solennité,  en  rendre  une 
portion  aux  colliucsd'Ilippone. 

I,c  loiubeau  de  saint  Autiustin  à  Ilipponc  ue  parut  pas  aux  fidèles  un 
asile  assez  sûr  quand  les  Vandales  furent  maîtres  de  cette  ville  et  de 
l'Afrique  entière.  On  sait  la  fureur  avec  laquelle  ces  barbares  ariens 
persécutaient  les  catholiques  et  cherchaient  à  étouffer  leur  culte.  Les 
évêques  étaient  surtout  l'objet  de  leur  cruauté;  ils  n'eurent  le  plus 
souvent  pour  partage  que  la  mort  ou  l'exil.  L'île  de  Sardaijme,  voi- 
sine de  l'Afriipie,  était  remplie  de  confesseui^  de  la  loi  chassés  par 
les  princes  ariens.  Parmi  ces  princes,  Iluneric  et  Trasamonde  se  dis- 
tinguèrent par  leur  haine  contre  la  vraie  foi.  C'est  sous  ce  dernier 
qu'Eugène  de  Carthage  et  Fulgence  de  Ruspe,  qui  fut  en  Afrique  en 
quelque  sorte  le  dernier  disciple  d'Augustin,  prirent  le  chemin  de 
l'exil.  Victor  de  Tunes  élève  à  cent  vingt  le  nombre  des  évêques  qui 
subirent  alors  le  même  sort. 

Ces  saints  pontifes,  en  quittant  l'Afrique  dévastée  par  la  barbarie 
et  souillée  par  l'hérésie,  emportèrent  avec  eux  les  ossements  vénérés 
de  leurs  pères  dans  la  foi  dont  cette  terre  infortunée  n'était  plus 
digne.  C'est  ainsi  que  les  restes  d'Augustin  arrivèrent  en  Sardaigne. 
La  ville  de  Cagliari  reçut  ce  dépôt  précieux.  On  rencontre  quelques 
doutes  sur  le  moment  précis  de  la  translation  à  Cagliari.  Tillemout 
pense  qu'elle  eut  lieu  sous  Huneric;  mais  les  historiens  anciens,  tels 
(|ue  Rède,  Pierre  Oldradus,  Paul  Diacre  et  avec  eux  Raronius,  dom 
Ruinart,  etc.,  placent  cette  translation  sous  Trasamonde,  au  milieu 
du  vi« siècle.  Ce  sentiment  semble  le  plus  probable.  Mais,  quoi  qu'il 
en  soit,  la  translation  des  restes  d'Augustin  à  Cagliari  n'en  est  pas 
moins  incontestable;  elle  s'appuie  sur  une  foule  de  monuments  con- 
temporains. Ici  on  peut  dire  que  les  pierres  mêmes  parlent.  La  capi- 
tale de  la  Sardaigne  vénère  encore  aujourd'hui  dans  la  vieille  basi- 
lique de  Saint- Saturnin  le  tombeau  vide  où  reposèrent  les  ossements 
de  l'évêque  d'Hippone.  Ce  tombeau  ne  put  les  garder  que  durant  l'es- 
pace de  deux  cent  vingt-trois  ans.  A  cette  époque,  la  Sardaigne  étant 
tombée  aux  mains  des  infidèles  qui  avaient  conquis  l'Airique,  ceux-ci 
cédèrent  le  corps  d'Augustin  pour  le  pris  de  soixante  mille  écus  d'or 
au  pieux  Luitprand ,  qiu'  portait  alors  à  Pavie  la  couronne  de  fer  des 
rois  lombards. 

Pour  cette  troisième  et  solennelle  translation  à  Pavie,  nous  avons 
une  foule  d'historiens,  la  plupart  contemporains  :  Rède  d'abord,  qui 
vivait  dans  ce  temps-là,  et  qui  raconte  au  long  l'événement  dans  son 
livre  De  Sex  œtatibus  mundi  ;  ensuite  ce  Pierre  Oldradus,  archevêque 
de  Milan ,  que  je  viens  de  vous  citer,  et  qui  écrivit ,  à  la  prière  de 


378  SAINT  AUGUSTIN. 

Charlemagne,  une  relation  complète  de  la  translation  :  enfin,  pour 
me  borner,  Paul  Diacre,  qui  la  mentionne  dans  le  sixième  livre  de 
son  histoire  De  GpsUs  Longobardorum.  Je  pourrais  encore  joindre  à  ces 
témoignages  celui  du  Mariijrologe  d' Adun ,  qui  est  du  ix"  siècle  et  qui 
s'exprime  ainsi  :  »  Le  vénérable  corps  d'Augustin,  transporté  en  pre- 
mier lieu  d'Hippone  en  Sardaigne  à  cause  des  barbares,  a  été  ré- 
cemment transporté  à  Pavie  par  le  roi  Luitprand,  qui  en  a  donné  un 
grand  prix.  Hujus  corpus  venerabile  primo  de  sua  civitatej)ropter  Bar- 
haros  Sardiniam  translatum,  nuper  a  Luitprando  rege,  data  magno 
pretiu,  Ticinis  relatum.  » 

Le  texte  de  la  chronique  de  Bfde  est  curieux  et  intéressant.  Je  veux 
vous  le  transcrire  ici  tel  que  je  le  trouve  traduit  dans  un  mande- 
ment de  monseigneur  Tévêque  d'Alger,  qui  m'a  été  remis  aujourd'hui. 

La  translation  à  Pavie  eut  donc  lieu,  selon  tous  ces  témoignages, 
au  commencement  du  vnf  siècle.  Ici  encore  il  y  a  quelques  légers 
dissentiments  entre  les  historiens  sur  l'année  précise.  Les  uns  la  fixent 
à  712,  les  autres  à  723,  d'autres  enfin  à  des  dates  renfermées  eutre 
ces  deux  dates  extrêmes.  Mais  cela  ne  fait  absolument  rien  à  la  certi- 
tude du  fait  de  la  translation. 

Depuis  le  moment  où  les  reliques  lurent  placées  dans  la  crypte  de 
la  basilique  de  Sainl-Pierre-du-Ciel-d"or,  elles  y  furent  l'objet  d'un 
culte  solennel  qui  n'a  jamais  éié  interrompu.  Des  religieux  de  diffé- 
rents ordres,  les  bénédictins  d'abord,  puis  des  chanoines  réguliers  et 
des  ermites  de  saint  Augustin,  ont  fait  constamment  la  garde  autour 
du  tombeau.  Nuit  et  jour,  près  de  la  Confession  j  un  grand  nombre  de 
hanpes  hrùlaient,  symbole  de  la  prière  qui  veillait  sans  cesse.  Les 
peuples  y  accouraient  en  foule  et  surtout  à  chaque  anniversaire  de  la 
fête  du  saint.  Des  miracles  éclatants  signalaient  sa  puissance  sur  la 
terre  et  sa  puissante  intercession  dans  le  ciel.  On  rapporte  qu'un  puits 
placé  près  du  sépulcre  épanchait  ce  jour-là  ses  eaux  profondes  et 
inondait  Téglise  souterraine;  on  eût  dit,  pour  répéter  ici  une  heu- 
reuse expression  de  l'évêque  d'Alger,  les  fontaines  du  génie  d'Au- 
gustin. 

Cependant  le  trésor  enseveli  dans  la  Confession  de  la  basilique  était 
caché  <à  tous  les  yeux.  Pour  assurer  la  conservation  de  ce  précieux 
dépôt,  les  souverains  pontifes  avaient  fait  les  défenses  les  plus  ex- 
presses et  les  plus  solennelles,  non -seulement  d'en  rien  détacher, 
mais  encore  de  le  découvrir  et  de  l'exposer.  Ces  [)récaulions  n'étaient 
pas  inutiles  dans  des  temps  oi"i  il  fallait  garantir  les  reliques,  laufùl 
contre  les  pieuses  rapines  des  lidèles ,  et  tantôt  contre  les  sacrilèges 
profanations  des  ennemis  de  la  rejigion. 

Les  choses  étaient  ainsi  que  je  vous  le  rapporte,  lorsque  le  l'""  oc- 


TRANSLATION  DE  LA  RLLIQUE  DE  S.  AUGUSTIN.      379 

tobre  1695,  dos  réparations  étant  devenues  nécessaires  dans  l'inté- 
rieur de  la  Confession  de  Saiiit-Pi(>rre-du-Ciel-d'or,  les  ouvriers  (|ui 
y  travaillaient  découvrirent  la  cliàsse  d'Au^'ustin,  après  avoir  démoli 
un  premier  mur  de  briques  qui  la  cachait.  Aussitôt  les  travaux  furent 
suspendus.  Les  chanoines  réguliers  et  les  ermites  gardiens,  qui  les 
avaient  ordonnés  simultanément  et  à  frais  communs,  s'empressèrent 
de  venir  vérilier  l'imporfanle  découverte;  plus  tard,  une  commission 
fut  nommée  par  le  pape  Renoit  XUl,  pour  tout  examiner  de  nouveau. 
Après  les  enquêtes  les  plus  sévères  et  les  plus  minutieuses,  elle  con- 
stata solennellement  l'authenticité  des  reliques.  Cette  authenticité  fut 
alors  confirmée  par  une  bulle  du  souverain  pontife. 

Aujourd'hui  les  reliques  de  saint  Augustin  reposent  dans  la  cathé- 
drale de  Pavie.  Le  magnilique  monument  qui  les  renferme  est  dii  sur- 
tout à  la  piété  généreuse  du  saint  vieillard  qui  gouverne  en  ce  mo- 
ment l'église  Saint-Cyr. 

Voilà,  cher  ami,  l'histoire  de  toutes  les  translations  des  reliques 
d'Augustin  qui  ont  devancé  la  translation  solennelle  à  laquelle  nous 
venons  prendre  part.  Il  est  bien  aisé,  vous  le  voyez ,  de  suivre  de  sta- 
tion en  station  ces  restes  vénérables,  et  s'il  y  a  quelques  incertitudes 
sur  des  dates  peu  importantes,  il  n'y  en  a  point  sur  les  faits  princi- 
paux. Quand  même  l'authenticité  de  nos  reliques  ne  serait  pas  appuyée 
sur  lautorité  apostolique,  qui  est  irréfragable  pour  tout  catholique, 
elle  ne  le  serait  pas  moins  sur  des  preuves  si  nombreusss  et  si  posi- 
tives qu'il  n'y  aurait  pas  moyen  de  la  nier  sans  nier  en  même  temps 
les  faits  historiques  les  mieux  attestés.  J'espère  qu'il  se  trouvera  ici 
des  gens  qui  raconteront  tout  cela  au  journaliste  incrédule.  Si  nous 
ne  partions  pas  demain  matin,. l'aurais  pu  m'en  charger  moi-même. 
Vous  vuyez  que  je  suis  assez  bien  au  courant  de  celte  histoire;  ce  n'est 
pas  étonnant,  puisque  j'en  ai  lu  aujourd'hui  même  tous  les  détails 
dans  le  tome  VI  des  BoUandistes ,  qui  m'est  tombé  sous  la  main  en 
parcourant  les  ta])lettes  d'un  de  mes  amis  de  Toulon  Chacun  pourra 
y  lire  facilement  les  pièces  originales,  qui  s'y  trouvent  reproduites  m 
extenso.  Pour  moi,  j'aime  bien  mieux,  en  ce  moment,  aller  prou\er 
par  mes  hommages  l'authenticité  des  reliques  d'Augustin  que  de  le 
prouver  par  une  dissertation. 

Adieu,  cher  ami;  je  crains  vraiment  que  vous  ne  pensiez  que  j'ai 
pris  trop  au  pied  de  la  lettre  mes  obligations  d'annaliste.  .Jamais  chro- 
nique plus  diffuse  et  plus  bariolée  que  la  mienne.  Après  toutes  ces 
longues  pages  que  je  vous  envoie  pour  l'acquit  de  ma  ^conscience, 
votre  conscience  de  lecteur  pourra  très-bien,  sans  scrupule,  les  lais- 
ser de  côté  si  elles  vous  ennuient.  Sur  cela,  bonsoir.  Je  vais  dormir, 
si  \u.  folle  du  logis ,  que  tous  ces  événements  surexcitent,  le  permet. 
Demain  matin,  il  nous  faut  être  sur  pied  de  bonne  heure.  On  an- 


380  SAINT  AUGUSTIN. 

nonce  que  nous  devons  aborder  à  Cagliari.  Si  nous  nous  arrêtons  un 
peu  de  temps  en  Sardaigne,  je  suis  capable  de  vous  écrire  et  devons 
donner  des  nouvelles  de  notre  départ  de  Toulon  et  de  notre  tra- 
versée. 


LETTRE  TROISIEME. 

A  l)ord  du  Gassendi,  en  vue  des  côtes  de  Sardaigne, 
27  octobre  1842. 

Nous  venons,  cher  ami,  d'assister  à  un  beau  et  bien  touchant  spec- 
tacle. .J'en  ai  l'âme  encore  tout  émue.  Le  pont  du  Gassendi  s'est 
trouvé  tout  à  coup  transformé  en  nef  de  cathédrale.  A  l'arrière  du 
vaisseau,  autour  des  saintes  reliques,  posées  sur  un  autel  improvisé, 
sept  évêques  vêtus  de  leurs  ornements  sacrés  étaient  rangés  comme 
on  un  sanctuaire.  Leurs  prêtres  étaient  près  d'eux  en  habits  de 
chœur.  Toui  réquipage  du  Gassendi,  composé  de  cent  braves  et  reli- 
gieux Bretons,  se  tenait  debout  en  lace  à  côté  du  grand  mat,  et  se 
disposait  à  assister  à  l'office  di\in  qu'on  allait  célébrer.  Le  ciel  avait 
cette  belle  nuance  de  bleu  tendre  que  nous  lui  voyons  quelquefois 
dans  nos  journées  les  plus  sereines  d'automne,  en  Provence.  L'air 
était  si  pur  et  si  transparent  que  les  côtes  de  Sardaigne,  laissées  A 
notre  gauche  à  une  distance  d'environ  dix  lieues,  nous  paraissaient 
tout  à  fait  voisines.  La  mer  était  calme  et  unie  comme  un  lac.  Le  so- 
leil, près  de  se  plonger  dans  son  sein,  inondait  l'horizon  de  ses  feux. 
Les  rayons  réfléchis  et.  brisés  par  les  flots  formaient  à  notre  droite  un 
immense  torrent  de  lumière.  L'astre  se  dressait  comme  un  phare 
étincelant  du  côté  des  plages  occidentales  de  l'Algérie,  et  semblait 
nous  marquer  le  but  radieux  de  notre  voyage.  De  beaux  nuages  de 
pourpre  se  balançaient  dans  les  airs  comme  des  encensoirs  d'or.  Çà  et 
là  de  légers  flocons  d'une  vapeur  argentée  s'élevaient  pareils  à  la  fu- 
mée des  saints  parfums.  On  aurait  pu  les  prendre  aussi  pour  de  pe- 
tites nacelles  aériennes  nageant  à  travers  l'azur  des  cieux.  Le  Gassendi, 
couvert  de  toutes  ses  voiles,  paré  de  ses  pavillons ,  avec  ses  mâts  pour 
flèches  et  ses  cordages  semblables  aux  nervures  d'uni!  cathédrale  go- 
thique, marchait,  poussé  par  une  force  mystérieuse  et  toute-puissante. 
A  ce  spectacle,  dont  je  ne  puis  vous  rendre  que  très-imparfaitement 
la  magnificence,  mon  âme  ravie  a  perdu  un  nwment  le  sentiment  de 
l'existence  terrestre.  .Te  me  figurais  que  nous  avions  vraiment  quitté 
le  monde  et  (pie,  montés  sur  la  imnpie  symbolique  de  l'Église,  nous 
voguions  vers  les  rivages  de  réfeniité.  Tout  à  coup  des  chants  bien 


TRANSLATION  DE  LA  RELIQUE  DE  S.  AUGUSTIN.      381 

connus  se  sont  lait  entendre,  et  j'ai  été  tiré  de  cet  état  où  mon  esprit 
flottait  entre  la  rêverie  et  l'extase. 

Puisque  aussi  bien  me  voilà  rappelé  au  sentiment  de  la  réalité,  il 
faut,  ami,  que  je  vous  explique  ce  qui  a  donné  lieu  ù  cette  scène  im- 
posante, que  je  voudrais  mais  (jue  je  ne  puis  vous  retracer. 

Vous  savez  qu'en  partant  de  Toulon  nous  avions  le  projet  de  tou- 
cher à  Cagliari.  C'était  une  belle  pensée  de  faire  suivre  aux  restes 
d'Augustin,  pour  le  retour  triomphant,  la  même  route  (|u'ils  avaient 
suivie  pour  l'exil,  de  saluer  en  passant  cette  terre  hospitalière  qui 
avait  recueilli  les  débris  de  l'Église  d'Afrique,  et  de  consoler  un  in- 
stant de  son  long  veuvage  cette  tombe  sacrée  de  la  basilique  de  Saint- 
Saturnin  qui,  durant  plus  de  deux  siècles,  avait  porté  dans  son  sein 
les  ossements  d'Augustin.  J'avais  au  fond  du  cœur  un  motif  particu- 
lier qui  me  faisait  souhaiter  vivement  cette  relâche  à  Cagliari,  Je  puis 
\ous  l'accuser  ici  entre  nous,  ne  fiit-ce  que  pour  donner  un  exemple 
<!e  plus  de  cette  étonnante  diversité  de  sentiments  et  de  mobiles  que 
riioinme  mène  de  front,  qui  agissent  sur  lui  à  la  fois  et  déterminent 
confusément  ses  désirs  et  ses  actions.  Vous  avez  vu  quelquefois  chez 
moi  un  vieux  maître  d'ilalien.  C'est  un  pauvre  Sarde  réfugié  qui  m'a 
appris,  quand  j'étais  jeune,  à  bégayer  la  langue  du  Tasse.  Compromis 
dans  les  événements  politiques  du  Piémont,  il  a  depuis  vingt  ans 
quitté  son  pays  dont  un  jugement  capital  lui  interdit  l'entrée.  Hor- 
reur des  révolutions!  En  quoi  donc,  je  vous  le  demande,  cette  tête 
aujourd'hui  si  calmée  et  toute  grisonnante  peut-elle  importer  au  re- 
pos du  monde?  Quoi  qu'il  en  soit,  le  pauvre  exilé  avait  laissé  en  par- 
tant une  femme  encore  jeune  et  un  enfant  au  berceau.  Bien  souvent 
il  m'en  parlait  en  pleurant,  tout  en  me  donnant  sa  leçon  d'italien. 
Alors  émus  l'un  et  l'autre  nous  oubliions  nutre  version  et  le  temps 
qui  s'écoulait.  Or  cette  femme  et  cet  enfant  habitaient  Cagliari,  et 
c'était  pour  moi  un  doux  bonheur  d'aller  les  voir,  de  leur  parler  de 
l'exilé,  et  d'apporter  au  retour  de  leurs  nouvelles  à  l'époux  et  au  père 
infortuné. 

Malheureusement  ce  projet  de  relâche  en  Sardaigne  n'a  pas  pu  se 
réaliser.  Il  fallait  arriver  à  Bône  le  28  octobre.  C'était  ainsi  annoncé, 
et  d'ailleurs  ce  jour  était  l'anniversaire  du  sacre  de  monseigneur  Du- 
pucli.  Il  fallait  aussi  être  arrivé  à  Alger  le  1er  novembre  pour  y  célé- 
brer la  fêle  de  la  Toussaint.  Or  on  pouvait  crauidre  de  voii  tous  ces 
beaux  plans  dérangés  si  l'on  s'arrêtait  à  Cagliari.  Les  vents  et  les  flots 
sont  changeants.  Nous  pouvions  être  retenus  en  Sardaigne  par  des 
temps  contraires;  un  retard  de  vingt-quatre  heures  venait  tout  gâter. 
Le  concile  des  évêques  ou,  si  vous  aimez  mieux,  le  conseil  s'assemlda 
à  bord  pour  en  délibérer.  On  voulut  avoir,  comme  c'était  raisonnable, 
ra\is  du  commandant,  et  eelui-ci,  avec  la  prudence  d'un  vieux  ma- 


382  SAINT  AUGUSTIN. 

rin  qui  se  confie  tant  qu'on  veut,  mais  ne  se  fie  jamais  à  la  mer, 
conseilla  sans  hésiter  de  prendre  le  parti  le  plus  sur.  Durant  la  déli- 
bération, les  jeux  tournés  vers  la  Sardaigne  où  une  douce  brise, 
comme  un  souffle  béni  de  la  Providence,  semblait  nous  pousser, 
j'avoue  que  je  faisais  des  vœux  ardents  pour  qu'on  s'en  tint  au  projet 
primitif. 

En  nous* annonçant  qu'il  était  abandonné,  on  nous  dit  que,  puis- 
que le  temps  le  permettait,  on  célébrerait  au  moins  en  face  de  Ca- 
gliari  l'oflice  des  saints  Confesseurs,  en  l'honneur  d'Augustin  et 
aussi  en  manière  de  salut  pour  la  cité  hospitalière.  Aussitôt  tous  les 
préparatifs  sont  faits  pour  la  cérémonie  à  laquelle  monseigneur  de 
Châlons  est  prié  de  présider.  En  même  temps  le  Ténare,  qm  marche 
de  conserve  avec  nous,  reçoit  avis  de  notre  changement  de  direction. 
On  essaie  même  de  lui  faire  comprendre,  au  moyen  de  ce  langage 
des  signes  usité  en  mer,  et  qui  s'exprime  par  la  couleur  variée  des 
pavillons,  la  cérémonie  qui  allait  avoir  lieu  et  à  laquelle  il  était  in- 
vité de  s'unir.  Les  vêpres  solennelles  des  Confesseurs  commencent 
ensuite,  et  ce  sont  ces  chants,  cespréiiaratifs,  toute  cette  pompe  re- 
ligieuse qui  dans  ce  lieu,  à  cette  heure,  entre  cette  mer  et  ce  ciel,  ont 
pris  tout  à  coup  à  mes  yeux  un  caractère  ravissant  de  sublimité. 

Jamais  je  n'ai  mieux  compris,  en  effet,  qu'en  ce  moment  la  beauté 
et  aussi  la  nécessité  de  la  prière.  Tantôt  la  prière  sortait  de  mon 
cœur  comme  un  cri  d'enthousiasme.  Portée  sur  ses  ailes  de  l'eu,  mon 
âme  montait  à  travers  ces  espaces  induis  au  milieu  desquels  nous 
llottions  et  s'élançait  dans  le  sein  de  Dieu.  Tantôt  c'était  le  soupir  de 
ma  misère  et  le  cri  de  mon  néant.  Suspendu  sur  un  gouffre  sans 
fond,  entre  l'immensité  des  cieux  et  l'immensité  des  mers,  le  pied 
|)Osé  sur  ce  cratère  ardent  qui  mugissait  dans  les  entrailles  du  na- 
vire, je  me  sentais  emporté  comme  un  atome  léger  et  impuissant. 
Mon  existence  me  semblait  comparable  à  celle  de  la  goutte  d'eau 
perdue  au  sein  de  l'Océan  ou  à  la  fumée  que  le  Gassendi  vomissait. 

À  la  fin  des  vêpres,  le  vénérable  évêque  de  Châlons  a  pris  entre  ses 
mains  les  saintes  reliques  et  il  s'est  avancé  gravement  au  milieu  du 
pont.  Tourné  du  côté  des  rivages  de  la  patrie  que  nos  yeux  ne  pou- 
vaient voir,  il  a  béni  d'abord  solennellement,  ou  plutôt  le  bras  d'Au- 
gustin a  béni  pour  lui  la  France,  cette  mère  magnanime  et  bien-aimée 
qui  porte  dans  son  sein  tant  de  grandes  pensées,  et  qu'on  ne  peut 
quitter  un  instant  sans  ressentir  aussitôt  pour  elle  cet  attachement 
tendre  et  exalté  qu'elle  inspire  à  ses  enfants. 

Le  vénérable  prélat  a  béni  ensuite  l'Afriiiue,  la  patrie  d'Augustin; 
France  nouvelle  qui  nous  appartient  doublement,  par  le  droit  des 
armes  et  par  relui  des  idées,  et  où  nous  sonnnes,  à  l'heure  qu  il  est, 
les  germes  d'une  grande  civilisation  pour  l'avenir. 


TRANSLATION  DE  l,A  HELIQUE  DE  S.  AUGUSTIN.       383 

Enfin  il  a  l)rni  la  Sardaisnc,  que  nous  laissions  à  regret,  et  qui 
avait  liirn  droit  à  ce  sou.enir  cl  à  cet  hommage. 

I/instant  de  cette  tri|)le  briit'diction  a  été  un  instant  sublime.  La 
voix  du  {loufife  était  altérée  par  l'émotion.  On  sentait  à  ses  paioles 
que  son  âme  avait  reçu  l'impression  de  cette  scène  magnilique  qui 
se  déroulait  sous  nos  yeux.  Elles  sortaient  de  son  cœur  imprégnées 
en  quelque  sorte  de  tous  les  sentiments  que  cette  scène  laisait  naître , 
et  (pie  j'aurais  voulu  pouvoir  vous  exprimer. 

Après  les  vêpres,  monseigneur  l'archevêque  de  Bordeaux  a  adressé 
quelques  mots  à  l'équipage.  Les  matelots  se  sont  aussitôt  rangés  en 
cercle  autour  de  lui.  Parmi  eux  j'avisai  un  vieux  gargoussier  qui  te- 
nait dans  ses  mains  noircies  un  livre  d'heures.  Je  l'avais  vu  quel- 
quefois assis  dansTentre-pont  et  lisant.  Sous  sa  mine  de  Sainte-Barbe, 
il  avait  un  aspect  recueilli  et  grave  qui  m'a  frappé,  et  je  suis  siîr 
que  si  jamais  le  Gassendi  reçoit  son  baptême  de  feu,  mon  vieux  gar- 
goussier fera  vigoureusement  son  devoir.  Devant  les  matelots  se 
trouvaient  les  petits  mousses,  nu -pieds,  nu -tête,  avec  leur  air  d'écu- 
reuil éveillé  et  étourdi  qui  me  charmait. 

Le  noble  orateur,  comme  s'il  avait  été  le  missionnaire  ou  le  curé 
d'autrefois,  a  adressé  à  tous  ces  hommes  des  paroles  simples  et  aflec- 
tueuses  qu'ils  comprenaient  très-bien  et  dont  on  voyait  qu'ils  étaient 
touchés.  Il  leur  recommandait  la  fidélité  aux  habitudes  et  aux  réso- 
lutions pieuses  de  leurs  premières  années  passées  sous  le  toit  pater- 
nel, au  milieu  de  la  religieuse  Bretagne.  11  leur  faisait  entendre  la 
voix  de  leur  mère  qui  priait  pour  eux  peut-être  en  ce  moment,  et  de 
ce  curé  dont  les  conseils  avaient  guidé  et  éclairé  leur  jeunesse.  Il  leur 
rappelait  les  sentiments  si  purs  et  les  émotions  si  vives  qu'ils  avaient 
éprouvés  le  jour  de  leur  première  communion.  Il  les  exhortait  à  ne 
pas  oublier  ce  Dieu  qui  avait  été  si  bon  pour  eux,  ce  Dieu  qui  était 
si  grand,  et  dont  la  puissance  se  manifestait  si  admirablement  dans 
tous  ces  beaux  et  terribles  spectacles  qui  frappaient  si  souvent  leurs 
yeux  dans  leur  vie  de  marin. 

Que  tout  cela  était  touchant,  cher  ami,  et  combien  la  religion  pa- 
raissait en  ce  moment  imposante  !  Ah  !  qu'il  est  triste  de  penser  que 
sa  voix  ne  se  fait  plus  entendre  sur  nos  navires,  et  que  ses  consola- 
tions et  ses  secours  sont  refusés  précisément  à  ceux  dont  la  vie  pleine 
de  fatigues  et  de  périls  en  aurait  îe  plus  besoin!  Puisse  un  jour  notre 
pays  le  comprendre!  Puisse-t-il  rappeler  sur  ses  flottes  et  dans  ses 
armées  les  ministres  de  Dieu,  et  avec  eux  la  prière,  qui  attirent  la 
bénédiction  du  ciel  !  Puissent  surtout  ces  ministres  se  montrer  tou- 
jours dignes,  plus  dignes  peut-être  en  général  que  par  le  passé,  de 
leur  sublime  et  diflicile  mission  ! 
Mais  tandis  que  je  me  livre  avec  vous,  cher  ami,  à  ces  rénexions 


384  SAINT  AUGUSTIN. 

dont  je  vous  laisse  apprécier  la  justesse,  j'entends  piquer  deux  coups 
à  la  cloche  du  bord  suspendue  au-dessus  de  ma  tête.  Cela  signilie 
qu'il  est  six  heures,  c'est-à-dire  l'heure  du  dîner.  Je  m'empresse  de 
me  rendre  à  cet  appel.  Depuis  deux  jours  que  la  mer  m'a  mis  au 
grand  jeûne,  je  n'ai  pas  éprouvé  le  besoin  de  prendre  de  la  nourri- 
ture, bien  au  contraire.  iMais  en  ce  moment  un  vide  pénible  se  fait 
sentir,  et  il  me  semble  que  l'estomac  s'est  ranimé  déjà  aux  douces 
brises  que  les  terres  voisines  nous  envoient. 

Adieu  donc;  ce  soir,  si  je  le  puis,  je  reviendrai  causer  encore  un 
peu  de  temps  avec  vous  pour  mettre  à  jour  mon  livre  de  bord.  Je  ne 
vous  ai  pas  encore  parlé  de  notre  départ  de  Toulon  et  de  notre  tra- 
versée jusqu'ici.  Me  voilà  maintenant  plus  qiie  jamais  obligé  de  faire 
un  récit  exact  et  complet.  Vous  saurez  que  le  concile  qui  s'est  tenu 
aujourd'hui  à  bord  du  Gassendi  m'a  nommé  historiographe  de  l'expé- 
dition. On  m'a  tant  vu  grilTonner  de  papier,  qu'on  m'aura  pris  pour 
un  écrivain.  Je  veux  bien  accepter  cet  honneur,  quoique  j'en  sois 
très -indigne.  Mais  ce  sera  à  condition  que  les  fonctions  d'historio- 
graphe qu'on  veut  me  donner  se  confondront  a\ec  celles  d'annaliste 
que  je  me  suis  attribuées  tivec  vous,  et  que  ces  lettres,  telles  qu'elles 
soient,  serviront  à  macquitter  envers  tout  le  monde, 


LETTRE  QUATRIÈME. 

A  bord  du  Gassendi,  même  jour,  oeuf  heures  du  soir. 

Me  voici,  cher  ami,  parfaitement  établi  dans  le  salon  de  l'état-ma- 
,|or,  sur  une  belle  table  d'acajou  qui  sert  à  la  fois  à  ces  messieurs  de 
bureau  et  de  table  à  manger.  Les  ofiiciers  viennent  de  rentrer  dans 
leurs  jolies  cabines,  semblables  à  des  boudoirs ,  et  dont  les  portes  ou- 
vrent sur  la  pièce  où  je  me  tiouve.  Je  suis  seul  ici,  et  je  puurrais  me 
croire  seul  sur  If  Gassendi.  Le  plus  grand  calme  règne  à  bord.  Il  n'y 
a  sur  le  pont  que  les  hommes  de  quart  qui  veillent  ^n  silence.  On  a 
ralenti  la  marche  du  navire  parce  que  nous  approchons  des  côtes  d'A- 
frique, toujours  dangereuses.  D'ailleurs,  notre  capitaine,  qui  n'est 
jamais  venu  à  Bùne,  ne  se  soucie  pas  d'entrer  en  rade  pendant  la 
nuit.  L'humidité  a  forcé  tout  le  monde  à  déserter  le  pont.  J'ai  tenu 
l)on  tant  que  j'ai  pu.  Il  me  semblait  qu'il  était  de  mon  devoir  d'histo- 
rien de  retracer  quelques-unes  des  beautés  qu'oflre  en  mer  le  spec- 
tacle d'une  belle  nuit.  Mais  je  l'avoue,  à  ma  honte,  les  froides  impres- 
sions du  serein  ont  éteint  les  impressions  poétiques  que  j'attendais, 
et,  après  un  assez  long  combat  entre  le  corps  et  l'esprit,  tout  ce  (jue 


TRANSLATION  DE  LA  RELIQ1  E  DE  S.  AUGUSTIN.      385 

j'ai  pu  laii'c  de  mieux,  c'a  été  de  ménager  à  ce  dernier  une  retraite 
honoralile  en  me  rél'ugiant  ici.  J'ai  vu  en  traversant  le  cadre  qui  nous 
sert  de  dortoir,  que  mes  compagnons  avaient  presque  tous  regagné 
déjà  leurs  étroites  coucliettes.  Seulement,  assis  sur  le  bord  de  son 
lit,  mon  voisin,  M.  l'abbé  E.,  chanoine  de  C.,en  toilette  de  nuit,  se 
hâte  d'écrire,  à  la  faible  lueur  du  fanal,  ses  dernières  notes  de  la 
journée  sur  son  album.  Dans  le  salon  du  capitaine,  qui  est  le  quartier 
général  des  évèques,  trois  prélats  veillent  encore.  Deux  d'entre  eu\ 
disent  leur  bréviaire,  et  le  troisième,  monseigneur  de  Châlons,  éciit. 
Au  reste,  monseigneur  de  Châlons  écrit  sans  cesse.  11  est  le  plus 
vieux  et  le  plus  alerte  de  l'expédition.  Il  ne  craint  pas  du  tout  la  mei-. 
Elle  ne  lui  a  pas  fait  interrompre  un  seul  instant  ses  habitudes  de 
prière  et  de  travail.  Il  se  lève  à  quatre  heures  du  matin,  chaque  jour, 
au  risque  de  troubler  un  peu  le  sommeil  de  ses  révérendissimes  voi- 
sins, et  fait,  en  un  mol,  à  bord  du  Gassendi  comme  s'il  était  chez  lui  ou 
dans  un  monastère  bien  réglé.  Pour  moi,  cher  ami,  je  veux  ce  soir 
imiter  ce  saint  et  laborieux  prélat,  et  puisque,  d'ailleurs,  je  n'ai  pas 
la  moindre  envie  de  dormir,  je  vais  profiter  de  ce  moment  de  calme 
pour  reprendre,  si  vous  le  trouvez  bon,  et  continuer  notre  odyssée. 

.Mon  récit,  interrompu  par  ma  dernière  lettre,  finissait,  si  je  ne  me 
trompe,  le  24  au  soir  à  Toulon.  Le  lendemain  était  le  jour  du  départ. 
A  sept  heures  du  matin  nous  étions  tous  réunis  dans  l'église  Notre- 
Dame.  Monseigneur  l'évêque  d'Alger  y  a  célébré  une  messe  basse,  à 
l'issue  de  laquelle  il  a  adressé  quelques  paroles  d'adieu  et  de  remer- 
cîmenl  à  l'évêque  de  Fréjus  et  à  ce  bon  peuple  de  Toulon  qui  venait 
de  montrer  en  cette  circonstance  tant  de  dévotion  et  d'empressement. 
Nous  nous  sommes  tous  rendus  ensuite  processionnellemcnt  au  port. 
Les  reliques  étaient  portées  par  quatre  prêtres  de  la  ville  en  habits  sa- 
cerdotaux. Le  temps  était  magnifique  et  annonçait  la  plus  heureuse 
traversée.  Une  foule  immense  remplissait  les  quais  où  nous  défdions. 
Les  bâtiments  du  port  étaient  pavoises.  La  nier  étincelait  sous  le  soleil 
du  matin.  Les  fenêtres  et  les  terrasses  des  maisons  étaient  garnies  de 
spectateurs.  Le  bruit  du  canon  se  mêlait  au  son  de  toutes  les  cloches 
de  la  ville  et  à  nos  cantiques.  Ce  fut  ini  admirable  moment  et  dont  je 
ne  perdrai  jamais  le  souvenir. 

L'amiral  Baudin,  entouré  d'un  grand  nombre  d'ofiiciers  de  maiine, 
attendait  les  évèques  et  leur  suite  à Tembarcadère.  Le  vainqueur  de 
Saint-Jean  d'Ulloa,  noblement  mutilé  par  la  victoire,  s'honorait  aux 
yeux  de  tous  par  cette  attention  délicate  en  honorant  la  religion.  Son 
canot  était  armé  et  prêt  à  recevoir  les  reliques  ainsi  que  les  évèques. 
Douze  rameurs  en  grande  tenue,  vêtus  de  vestes  blanches,  se  dispo- 
saient à  les  conduire  à  bord  du  Gassendi.  Au  moment  oi'i ,  accompa- 
gnés (h>s  viTux  de  tout  ce  peu[tle.  nous  allions  quitter  le  rivage  jtour 

II.  —  2ri 


386  Saint  augustin. 

regagner  nos  navires  respectifs  et  commencer  notre  saint  pèlerinage, 
une  dernière  scène,  et  qui  ne  l'ut  pus  la  moins  touchante,  nous  arrêta. 
Monseigneur  Févèque  de  Fréjus,  les  larmes  aux  yeux,  embrassait  ses 
vénérables  collègues.  J'ai  retenu  ses  courtes  paroles  ;  elles  sont  en- 
trées dans  mon  âme  :  »  Recevez  mes  adieux ,  »  disait  le  saint  vieillard 
qui  restait  à  regret  enchaîné  au  port;  w  oh!  comme  je  voudrais  vous 
accompagner!  Du  moins  mes  vœux  vous  suivront.  Daigne  la  divine 
Marie,  l'étoile  de  la  mer,  devenir  votre  boussole  et  luire  sur  vous 
pendant  la  traversée  !  Puisse  l'ange  du  Seigneur  vous  accompagner; 
puisse-t-il  apaiser  sous  vos  pas  les  flots  soulevés,  vous  diriger,  vous 
conduire  jusqu'au  port,  heureux  terme  de  vos  désirs!  Puissiez-vous 
bientôt  rendre  à  sa  chère  Hippone  les  restes  précieux  d'Augustin  !  Je 
prierai  pour  VOUS:  tout  mon  clergé,  tous  mes  entants  prieront  avec 
moi.  Nous  demanderons  au  Seigneur  un  heureux  voyage  et  un  heureux 
retour.  » 

A  dix  heures,  tous  les  passagers  du  Gassendi  et  du  Ténare  étaient  à 
bord;  les  deux  paquebots,  à  peine  retenus  par  une  ancre,  se  balan- 
çaient sous  leur  nuage  de  fumée.  Tout  se  préparait  activement  pour 
le  départ.  Voulez- vous  avoir  la  liste  exacte  de  ceux  qui  allaient  accom- 
plir ce  saint  et  intéressant  jièlerinage  ?  La  voici  : 

A  bord  du  Gassendi:  1"  Sept  évèques  :  Messeigneurs  de  Bordeaux, 
d'Alger,  de  Chàlons,  de  Marseille,  de  Digne,  de  Valence,  de  Nevers; 
2"  Sept  prêtres:  .MM.  Tempier,  vicaire  général  de  Marseille ;iEstrayer, 
chanoine  de  Chàlons;  Chenu,  chanoine  de  Valence;  G'Stalter,  cha- 
noine et  secrétaire  général  d'Alger;  le  vieux  Père  Gervais,  trinitaire 
espagnol,  qui  est  en  Afrique  depuis  quarante-quatre  années,  et  qui  a 
vécu  longtemps  à  Alger  sous  le  dey;  moi,  enfin,  qui  me  trouve  plus  mo- 
deste à  la  première  qu'à  la  troisième  personne,  n'en  déplaise  à  César. 

J'allais  oublier  de  mentionner  un  curé  des  environs  de  Marseille, 
(|ui,  au  grand  ébahissement  de  son  évêque,  est  sorti  tout  à  coup  du 
fond  du  navire  au  moment  du  départ. 

Il  y  avait  de  plus  à  bord  du  Gassendi  M.  B.  Dupuch,  de  Bordeaux, 
onde  de  l'évêque  d'Alger,  et  M™'  Dupuch,  sa  femme,  ainsi  que  M.  le 
docteur  Villeneuve,  de  Marseille. 

A  bord  du  Ténare  se  trouvaient:  i"  Seize  ecclésiastiques,  savoir: 
M.M.  de  la  Tour,  vicaire  général  de  Bourges;  Meyrieu ,  vicaire  général 
de  Digne;  Jeancard,  chanoine  de  Marseille:  Bondil,  chanoine  de 
Diune;  Pelletan,  chanoine  archiprétre  d'Alger;  Barthe,  chanoine  de 
Rhodez;  Nestolat,  secrétaire  de  Digne;  Dioulouffet,  vicaire  de  Saint- 
Jean -d'Aix;  Boycr,  secrétaire  particulier  de  monseigneur  Dupuch; 
deux  Pères  jésuites  et  deux  prêtres  d'Avignon  dont  je  ne  sais  pas  les 
noms;  enfin  le  curé  du  Luc,  diocèse  de  Fréjus,  et  le  curé  de  Cherchell 
en  Algérie;  2"  Plusieurs  religieux  de  Saint-Jean-de-Dieu,  sous  lu  con- 


TRANSLATION  DE  LA  RELIQiJE  DE  S.  AUGUSTIN.      387 

duite  de  leur  suix'rieur,  le  Frère  de  Magaloii.  Celui-ci,  coiiiiiie  iikhi- 
seiiîiieiir  de  Prilly,  révè(iiu!  de  (:hàlons,est  un  ancien  oITicier,  et  sai- 
son IVoc  d'hospitalier  biille  l'étoile  de  la  Légion  d'honneur;  3°  Une 
troupe  de  religieuses  appartenant  à  la  Doctrine  chrétienne  de  Nancy, 
Debout,  sur  le  pont  du  Gassendi,  nous  n'attendions  plus  de  notre  côlé 
(pie  le  moment  de  lever  l'ancie  et  de  partir,  loisqu'on  vint  annoncer 
(piil  y  avait  un  dérangement  dans  la  machine  à  vapeur  dont  on  ne 
pouvait  se  rendre  compte.  Tout  paraissait  à  sa  place  et  dans  le  meil- 
leur état  possible,  et  cependant  le  premier  mouvement  des  roues  n'ar- 
rivait pas ,  et  il  ne  pouvait  pas  même  être  imprimé  à  l'aide  du  cabes- 
tan. Un  ingénieur  l'ut  demandé  à  l'amirauté  pour  examiner  chaque 
pièce,  et  voir  si  c'était  un  pur  caprice  de  la  machine,  ou  bien  si  quel- 
que chose  avait  souffert.  Les  matelots  tenaient  pour  la  première  hy- 
pothèse, et,  avec  leur  manière  de  tout  animer  à  bord,  ils  prétendaient 
que  leur  machine,  après  s'être  fait  un  peu  tirer  l'oreille, ?,e  mettrait 
d'elle-même  à  marcher.  Malgré  cela,  nous  étions  tous  fort  en  peine  de 
ce  fâcheux  contre-temps,  et  nous  attendions  avec  inquiétude  le  résul- 
tat de  l'examen  de  l'ingénieur.  Pour  nous  faire  prendre  patience,  l'é- 
vêque  d'Alger  nous  conta  cette  légende,  que  j'avais  lue  lavedle  dans 
mon  volume  des  Bollandistes,  et  qui  est  tirée  du  récit  de  l'excellent 
Pierre  Oldradus  : 

«  Le  roi  Luitprand  s'étant  hâté  de  venir  avec  grande  pompe  au-de- 
vant des  reliques  du  bienheureux  Augustin,  lesquelles,  achetées  par 
ses  soins  aux  Sarrasins  de  Sardaigne ,  il  savait  être  arrivées  heureu- 
sement à  Gênes,  s'avança  jusqu'aux  confins  de  Derthone.  Là,  ayant 
rencontré  le  saint,  et  voulant  rendre  à  un  tel  père  les  honneurs  qui 
lui  étaient  dus,  il  passa  toute  la  nuit  en  prière  devant  sa  châsse, 
comme  un  simple  homme  du  peuple. 

«  Or,  le  lendemain,  à  la  pointe  du  jour,  comme  tout  le  cortège  se 
préparait  à  continuer  la  route  vers  Pavie,  on  ne  put  d'aucune  façon 
mouvoir  et  emporter  le  corps  saint.  Le  roi  Luitprand  voyant  un  grand 
nombre  d'hommes  faire  depuis  longtemps  de  vains  efforts  pour  soule- 
ver le  cercueil,  déchira  ses  vêtements,  et  se  prosterna  la  face  coritre 
terre  en  pleurant.  Lui,  qui  brûlait  d'un  si  ardent  désir  de  transporter 
en  sa  ville  de  Pavie  ces  tant  précieuses  reliques,  il  avait  maintenant 
perdu  tout  espoir  de  les  arracher  du  lieu  où  elles  étaient.  Les  évêques, 
les  grands  du  royaume  étaient  stupéfaits  en  voyant  le  prodige,  et  ils 
cherchaient  quelle  pouvait  être  la  volonté  du  Dieu  tout-puissant  au 
sujet  des  reliques  du  glorieux  docteur.  Il  y  avait  dans  cette  foide  de 
]>rélats  révètpie  de  Novare, Gratien,  de  sainte  mémoire, homme  très- 
illustre,  versé  en  toute  espèce  de  science,  et  vrai  prêtre  de  Dieu.  11 
s'avança  auprès  du  roi  Luitprand,  et  lui  dit  tout  bas  à  l'oreille  qu'il 
fallait  chercher  à  toucher  la  miséricorde  divine  non  plus  |)ar  des  pa- 


388  Saint  Augustin. 

rôles,  mais  par  des  actions.  Le  roi,  ayant  accueilli  favorablement  cet 
avis,  après  s'être  lié  aussitôt  par  un  vœu,  déclara  que,  si  le  Seigneur 
tout -puissant  voulait  bien  lui  permettre  de  porter  à  Pavie  le  corps 
d'Augustin,  non-seulement  il  bâtirait  une  église  pour  l'y  placer  con- 
venablement, mais  encore  il  accorderait  à  perpétuité  à  cette  église  la 
terre  de  Savina  où  l'on  se  trouvait.  A  peine  le  roi  eut-  il  fait  le  vœu, 
qu'il  s'approcha  du  cercueil,  et  ayant  essayé  de  le  soulever  lui-même , 
il  le  trouva  si  léger  qu'une  seule  personne  aurait  pu  le  porter,  tandis 
qu'auparavant  plusieurs  ensemble  ne  le  pouvaient  pas.  On  continua 
donc  la  route  avec  grande  joie,  et  en  remerciant  Dieu,  qui  avait  daigné 
écouter  si  bénignement  le  vœu  du  roi.  » 

La  première  partie  du  miracle  de  Derthone.  semblait  se  renouveler 
en  ce  moment;  nous  n'osions  guère  espérer  la  seconde,  car  personne 
n'était  assez  riche  pour  voter  une  basilique  à  saint  Augustin  et  lui  con- 
sacrer des  terres,  de  telle  sorte  qu'après  plusieurs  heures  d'attente 
vaine  et  d'efforts  impuissants,  notre  navire  étant  toujours  immobile 
à  la  même  place,  nos  craintes  redoublaient.  L'ingénieur  n'avait  rien 
trouvé  à  faire  à  sa  machine;  mais  elle  n'en  allait  pas  mieux.  Enfin  je 
ne  sais  qui  s'avisa  de  toucher  à  quelques  écrous  qui  étaient  trop  ser- 
rés. On  s'aperçut  tout  à  coup  que  cette  opération  donnait  du  jeu  aux 
ressorts,  et  répandait  comme  une  sorte  de  respiration  dans  tous  les 
membres  engourdis  du  mécanisme.  Il  était  évident  qu'on  avait  mis  la 
main  sur  la  plaie,  que  le  remède  était  trouvé,  et  que  nous  allions 
marcher.  Comme  je  m'empressai  d'aller  en  porter  l'heureuse  nou- 
velle à  monseigneur  d'Alger,  il  me  répondit  sans  s'émouvoir  et  d'un 
air  tout  mystérieux  :  Je  le  savais.  Je  ne  crois  pas  me  tronqier  en  pen- 
sant que  le  pieux  prélat  venait  de  renouveler  le  vœu  du  roi  Luitprand. 

Mais  déjà  le  Gassendi  bat  les  flots  de  ses  grandes  ailes.  Le  capitaine, 
du  haut  de  sa  galerie  de  commandement,  donne  les  derniers  ordres 
et  surveille  la  manœuvre.  Nous  partons;  le  Ténare,  notre  compagnon 
de  voyage,  nous  suit  de  près,  il  était  alors  deux  heures,  nous  en  avions 
perdu  quatre  à  attendre.  Retard  fatal,  car  il  devait  nous  faire  man- 
(pier  notre  relâche  à  Cagliari!  En  ce  moment  nous  n'y  pensions  pas, 
et  rien  ne  venait  troubler  notre  joie.  Le  temps  était  admirable.  Se- 
condé par  une  légère  brise  de  terre,  le  Gassendi  déployait  toutes  ses 
voiles,  et,  sous  l'action  combinée  de  la  double  force  qui  nous  pous- 
sait .  nous  lilions  douze  nœuds  à  l'heure. 

Bientôt  nous  eûmes  quitté  la  grande  rade  et  pris  la  haute  mer. 
Les  rivages  fuyaient  rapidement  derrière  nous.  La  ville  s'était  effa- 
cée, et  nous  n'apercevions  plus  que  les  côtes  élevées,  voisines  de 
Toulon,  si  pittoresques  avec  leur  chevelure  de  pins.  Nous  laissions 
à  gauche  les  îles  d'Hyères,  et  nous  nous  plongions  résolument  dans 
cet  horizon  sans  limite  qui  s'ouvrait  devant  nous. 


TRANSLATION  DE  LA  RELIQUE  DE  S.   AUGUSTIN.       389 

11  se  lait  entre  ràine  humaine  et  la  nature  dans  les  grandes  scènes 
de  la  création,  lorsque  rien  au  fond  du  cœur  ne  vient  einprclicr  le 
(diilact  et  Irouliler  riiannonie,  une  union  mystérieuse  qui  est  i)leine 
des  plus  pmes  et  des  plus  vives  jouissances.  Jamais  on  n'éprouve 
mieux  cela  (pfen  mer,  smtout  dans  une  première  traversée,  lorsque 
lu  nouveauté  du  spectacle  ajoute  encore  à  sa  magnificence.  Cette 
immensité  qui  se  déroule  devant  vous,  comme  une  image  de  l'inlini; 
ce  ciel  (pii  se  confond  au  loin  avec  les  Ilots;  cette  plaine  liquide  et 
sans  boines  qui  s'étend  tout  autour  comme  un  désert  uni,  éliucclant, 
à  revtréniité  du([uel  on  aperçoit  seulement  de  teni()S  en  temps  quel- 
(pies  blanches  voiles  qui  semblent  toucher  les  nuages  et  llotler  dans 
les  airs;  le  long  sillage  du  navire  qu'on  suit  mélancoliquement 
comme  la  faible  trace  imprimée  sur  le  chemin  de  la  vie  par  le  pied 
des  générations;  ce  vii  sentiment  qu'on  a  de  la  grandeur  à  la  lois  et 
di.'  la  faiblesse  de  Ihomme  lorsqu'on  le  voit  dominer  en  se  jouant 
fous  ces  éléments  dont  la  puissance  est  si  supérieure  à  la  sienne, 
mais  qui,  au  premier  moment  de  révolte,  peuvent  l'engloutir;  tout 
cela  saisit  l'âme,  la  ravit  et  la  confond. 

Debout,  sur  le  dernier  banc  de  l'arrière,  je  ne  voulais  rien  perdre 
de  ce  beau  spectacle,  et  je  me  livrais  avec  une  sorte  d'enivrement  à 
toutes  les  impressions  et  à  toutes  les  pensées  qu'il  faisait  naître  en 
moi.  Tantôt  mon  esprit  flottait  dans  une  vague  et  délicieuse  rêverie, 
et  tantôt  de  son  aile  rapide  frappant  l'onde  amère,  il  s'envolait  vers 
une  barre  épaisse  de  nuages  qui  émergeaient  à  l'horizon  comme  un 
fantastique  continent.  Quelquefois,  du  haut  des  mâts,  semblable  à 
une  mouette,  je  suivais  le  travail  des  matelots  dans  les  vergues,  ou 
bien  je  descendais  avec  efl'roi  dans  les  entrailles  de  ce  volcan  dont 
les  secousses  formaient  notre  marche.  Le  Gassendi  m'apparaissait 
alors  comme  une  Chimère  terrible  vomissant  la  flamme  et  la  fumée, 
et  sur  la  croupe  de  laquelle  nous  étions  emportés.  Le  petit  mousse 
qui,  de  son  pied  agile,  venait  avec  sa  mine  riante  remuer  un  cordage 
à  mes  côtés,  ou  bien  la  vue  du  pilote  qui  était  debout  sous  mes  yeux, 
courbe  devant  la  roue  du  gouvernail,  me  tirait  de  mon  rêve.  Mon 
esprit  revenait  à  cet  événement  si  extraordinaire  que  nous  accom- 
] (lissions,  à  cette  belle  page  d'histoire  ecclésiastique  que  nous  écri- 
vions. Je  songeais  à  la  gloire  d'Augustin  qui  n'avait  rien  perdu  de 
son  éclat  après  quinze  siècles  :  immortalité  de  la  terre  que  l'humanité 
décerne  aux  plus  illustres  de  ses  enfants,  comme  la  plus  belle  des 
récompenses,  et  que  la  religion  accorde  aux  siens  par  surcroît. 

A  notre  sortie  du  port  de  Toulon,  on  m'avait  fait  remarquer  une 
vieille  frégate  invaliih-  qui  depuis  longtemps  aurait  été  démâtée  si  un 
grand  souvenir  historique  auquel  elle  se  rattache  ne  l'avait  prise  sous 
sa  protection.  C'est  elle  qui,  trompant  la  surveillance  des  escadres 


390  SAINT  AUGUSTIN. 

anglaises,  ramena  autrefois  Napoléon  de  l'Egypte.  Naguère  une  ex- 
pédition qui  avait  quelque  rapport  avec  la  nôtre  allait  chen  lier  sur 
un  aride  rocher,  perdu  au  sein  de  l'Océan,  les  cendres  exilf  es  du 
grand  liouime,  pour  les  rendre  à  sa  patrie  émue.  Je  comparais  en 
ce  moment  la  gloire  de  Napoléon  à  la  gloire  d'Augustin,  et  le  retour 
à  Hippone  au  retour  de  Sainte -Hélène.  Napoléon  se  montrait  à  mes 
yeux  comme  un  brillant  et  terrible  météore,  ou  bien  comme  un  de 
ces  astres  voyageurs  qui  ne  traversent  les  cieux  qu'à  de  rares  inter- 
valles et  dont  l'apparition  étonne  et  épouvante  le  monde.  Augustin, 
c'était  un  astre  paisible,  qui,  levé  sur  la  terre  depuis  de  longs  siècles, 
n'avait. pas  cessé  d'y  répandre  une  douce  et  bienfaisante  lumière. 
Je  me  demandais  ce  qu'il  en  serait  dans  quinze  cents  ans  d'ici,  au  mi- 
lieu des  générations  humaines,  du  nom  et  de  la  gloire  de  Napoléon; 
je  me  demandais  surtout  ce  qu'il  en  serait  de  son  œuvre,  et  si  le 
monde  aurait  gardé  quelque  trace  de  cette  profonde  empreinte  qu'il 
avait  imprimée  à  son  époque.  0  grandeurs  humaines,  que  vous  êtes 
vaines!  et  que  vous  êtes  solides,  grandeurs  de  la  religion!  Tandis 
qu'à  cette  heure,  dans  tout  le  monde  catholique,  l'action  d'Augustin 
est  toujouis  vivante,  et  que    l'enfant  même  connaît  et  bénit  son 
nom,   dans  quelque  mille  ans  d'ici,  le  pêcheur  de  la  Seine,  assis 
peut-être  sur  les  ruines  du  magnitique  tombeau  qu'on  élève  aux  In- 
valides, ignorera  qu'il  ioule  aux  pieds  les  débris  d'une  grande  ville 
et  les  débris  d'une  grande  renonnnée.  Ah!  mieux  valait,  comme  on 
l'a  dit,  laisser  les  restes  du  grand  liomme  sur  le  rocher  solitaire  au- 
tour duquel  le  génie  des  tempêtes  fait  la  garde,  et  défendus  par  l'O- 
céan contre  le  génie  des  révolutions ,  que  de  venir  le  confier  à  cette 
terre  qui  tremble  sans  cesse,  et  qui  peut-être  les  aura  bientôt  dévo- 
rés. Terre  d'IIippone,  vous  ne  traiterez  pas  ainsi  les  ossements  que 
nous  allons  vous  rendre.  Nous  les  verrons  refleurir  avec  "tme  sève 
nouvelle  sur  vos  saintes  collines!  lit  l'humanité,  tant  que  durera  son 
pèlerinage,  pourra  toujours  venir  s'asseoir  à  l'ombre  des  vertus  d'Au- 
gustin, et  se  nourrir  des  fruits  de  son  génie. 

Cependant,  au  milieu  de  ces  méditations,  le  jour  baissait  et  le 
temps  commençait  à  fraîchir.  De  petites  rafales  venaient  rider  la  face 
des  tlols  et  s'essayaient  à  soulever  quelques  courtes  vagues  qui  ve- 
naient battre  les  flancs  du  navire  et  augmenter  son  mouvenuMit.  Peu 
à  peu  le  pont  se  dégarnissait;  les  plus  impressionnables  au  mal  de 
mer  avaient  déjà  gagné  leur  cabine,  après  avoir  payé  ce  triste  tribut 
que  vous  savez,  et  dont  si  peu  sont  exempts.  Notre  excellent  évêque 
de  Digne  avait  donné  le  signal  de  la  débâcle;  son  exemple  avait  été 
contagieux  :  je  voyais  pâlir  non  loin  de  moi  monseigneur  Dulétre, 
appuyi''  sur  un  allùt  de  canon.  Sa  vigueur  s'indignait  de  se  trouver  à 
demi  vaincue.  Le  i)rélat  faisait  contre  la  nauséabonde  iniluencc  d'hé- 


TRANSLATION  DE  LA  RELIQUE  DE  S.   AUGUSTIN.       301 

riiï(|iiesot  (Irsospcrés  efforts.  Enveloppé  ilans  une  \("^qtc  (loiiillcttc  <le 
nuTiiios  iiuir,  la  canne  à  la  main,  monseigneur  de  Prilly  se  pronic- 
Miiit  vivement;  le  roulis  frouMail  (piel<piefois  l'équilibre  et  la  direc- 
tion de  ses  pas,  mais  l'évêque  allait  toujours;  ses  lèvres  étaient  léf^è- 
rement  blêmes,  sans  qu'on  put  dire  si  c'était  p;u-  rinfluence  de  la 
mer  ou  de  la  fraîcheur  du  soir. 

Pour  moi,  j'avais  la  tète  prise  et  toute  troublée,  comme  si  les  va- 
|)eurs  du  vin  m'étaient  montées  au  cerveau.  J'espérais  encore  pour- 
tant éciiapper  aux  plus  cruelles  atteintes  du  mal  et  ne  pas  passer  par 
les  dernières  extrémités.  Assis  sur  mon  banc,  l'imagination  et  la  pen- 
si'e  éteintes,  je  me  livrais  machinalement  au  mouvement  du  navire. 
Monseigneur  l'évêque  d'Alger,  qui  ne  craint  pas  du  tout  la  mer,  se 
trouvait  à  mes  côtés.  Couvert  d'un  beau  burnous  blanc  dont  j'arlmi- 
rais  le  lin  tissu,  on  aurait  pu  le  prendre  pour  un  marabout  du  désert, 
ou  bien,  an  milieu  de  cette  obscurité  qui  commençait,  pour  le  fantôme 
de  rÉ,ulise  d'Afrique  ressuscitée. 

J'appris  alors  de  la  bouche  de  monseigneur  Dupuch  tous  les  détails 
des  voyages  qu'il  avait  faits  et  des  négociations  qu'il  avait  entre- 
prises pour  obtenir  le  précieux  trésor  dont  il  allait  doter  son  église 
d'Hippone.  Ces  détails  seraient  trop  longs  à  répéter  ici,  et  d'ailleurs 
ils  ont  été  publiés  par  le  prélat  lui-même  dans  divers  mandements. 

Quand  vous  irez  en  mer,  méfiez -vous  des  bonbons  de  Malte.  Je  te- 
nais encore  sur  ce  banc  d'arrière  où  vous  m'avez  vu  écoutant  l'évêque 
d'Alger,  lorsqu'un  bonbon  de  Malte,  qui  m'a  été  offert,  a  déterminé 
précisément  la  crise  qu'il  devait  conjurer.  11  m'a  fallu  bien  vite  aller 
nie  cacher  à  fond  de  cale  de  ma  couchette,  où  je  suis  resté  comme  à 
pi'U  près  tout  le  monde  durant  cette  triste  journée  d'hier.  Le  temps, 
quoique  frais,  était  pourtant,  disait-on,  fort  beau,  mais  non  pour  des 
marins  d'eau  douce  comme  nous.  Enfin  le  calme  d'aujourd'hui  et  le 
magnifique  spectacle  dont  nous  avons  été  témoins  ont  fait  oublier 
complètement  les  maux  d'hier. 

•le  vous  quitte,  cher  ami,  et  je  vais  essayer  de  prendre  quelque  re- 
pus. Il  est  minuit;  demain  à  notre  réveil  nous  saluerons  la  terre 
d'Afrique.  Ma  première  lettre,  je  l'espère,  et  je  n'y  songe  pas  sans 
émotion,  sera  datée  des  ruines  d'Hippone.  Adieu. 

P.  S.  En  rade  de  Bône,  28,  sept  heures  du  matin. 

L'Afrique,  ami ,  voilà  l'Afrique  !  Voilk  Bône  avec  ses  maisons  blan- 
ches et  ses  minarets.  Le  Gassendi  a  jeti;  l'ancre  dans  la  rade  au  point 
du  jour.  Je  me  suis  éveillé  au  bruit  du  canon.  Le  navire  semblait 
trémir  de  joie.  Me  voici  sur  le  pont,  prenant  des  informations  et  re- 


392  SAINT  AUGUSTIN. 

gardant  rie  tous  mes  yeux.  La  ville  est  avertie  de  noire  arrivée.  Elle 
s'émeut;  elle  descend  sur  les  quais.  J'entends  le  tambour  dans  la 
Casbah ,  au  haut  de  la  montagne.  Un  bataillon  en  sort  et  vient  à  notre 
rencontre.  —  Dans  une  heure  nous  serons  à  terre.  Il  nous  faut  at- 
tendre que  les  derniers  préparatifs  pour  notre  réception  soient  aclie- 
vés.  —  Je  ne  me  lasse  point  de  regarder  le  tableau  à  la  lois  gracieux 
et  sauvage  que  j'ai  sous  les  yeux.  En  face  de  nous,  un  peu  sur  la 
droite,  la  ville  étageant  ses  maisons,  toutes  surmontées  de  terrasses. 
Sur  la  pente  de  la  montagne,  pas  de  monuments,  si  ce  n'est  un  vaste 
liôpital  que  nous  avons  bâti  et  dont  j'aperçois  les  hautes  murailles. 
Toujours  en  face  de  nous,  sur  la  gauche,  une  plaine  assez  vaste, 
miiitié  marais,  moitié  prairie,  qui  va  des  rivages  de  la  mer  aux  mon- 
tagnes de  i'Édough,  dont  la  haute  chaîne  ferme  le  paysage.  L'aspect 
de  CCS  montagnes  est  très-sévère.  Le  Kabyle  se  cache,  dit-on,  dans 
leurs  gorges.  On  n'y  voit  nulle  habitation,  si  ce  n'est  de  loin  en  loin 
quelques  marabouts  blancs,  tombeaux  vénérés  des  santons  arabes. 
Je  cherche  à  notre  gauche,  au  fond  de  la  rade,  l'emplacement  et  l'i- 
mage d'Ilippone.  On  me  montre  l'embouchure  de  la  Seybouse,  cl  sur 
ses  bords  deux  collines  jumelles  couvertes  de  beaux  oliviers  et  qui  se 
baignent  dans  les  eaux  paisihles  du  fleuve.  C'est  elle  !  c'est  la  cité 
d'Augustin.  Le  soleil  la  couvre  de  ses  feux  et  semble  vouloir  la  rani- 
mer. -  Une  balancelle  tunisienne  entre  en  rade.  Elle  m'apporte  le 
souvenir  de  Carthage  et  de  saint  Louis.  Voici  le  Ténarc  :  il  se  disi)ose 
à  i)rendre  son  mouillage  à  ipiehiues  encablures  de  nous.  INous  échan- 
geons des  saints  avec  nos  amis,  l'ius  loin,  à  droite,  du  cùté  d'une 
petite  baie  qu'on  appelle  la  baie  des  Caroubiers,  la  goélette  de  station 
à  Bôiie  porte  gracieusement  ses  mâts  surmontés  de  légers  pavillons. 
Là  rade  est  formée  de  deux  pointes,  dont  l'une  va  se  perdre  dans  les 
brouillards  du  matin,  du  côté  de  la  Calle  ;  et  l'autre,  plus  voisine  de 
nous,  du  côté  de  l'ouest,  est  surmontée  du  fort  Génois.  Ces  Génois 
ont  donc  partout  laissé  leurs  traces.  Au  reste,  il  me  semble  qu'ils  ont 
(]ù  trouver  ici  plusieurs  des  aspects  de  leur  patrie.  Ètes-vous  monté  à 
Gènes  à  iAlbrrgo  deipoveri?  Souvenez-vous  de  ces  oliviers  vigoureux 
(pii  bordent  le  chemin,  de  cette  terre  noirâtre  et  féconde  qui  les 
nourrit.  Souvenez- vous  des  pentes  abruptes  de  l'Apennin  et  du  ciel 
azuré  et  de  la  mer  Ligurienne.  Je  retrouve  ici  quelques-uns  des  tons 
de  ce  passage. 

On  vient  nous  dire  de  prendre  nos  habits  de  chœur.  Adieu  ;  tout  se 
prépare  pour  une  brillante  cérémonie. 


TRANSLATION   DK  LA   UKUOl'lî  DE  S.   AUGUSTIN.       393 

LETTIii:  CINQUIKME. 

IWne,  29  octolne  1S'i!2,  dix  lieiires  du  so'r. 

Les  deux  jours  qui  vionnciit  de  s'écouler,  elier  ami,  laisseront  en 
moi  d'inefl'açaliles  souvenirs.  Que  ne  puis-je  vous  retracer  les  impres- 
sions de  toute  nature  que  J'ai  reçues  au  milieu  de  ces  fêtes  si  tou- 
chantes, dans  ce  pays  au  passé  glorieux,  à  l'avenir  plein  d'espérance, 
et  dont  la  physionomie  actuelle,  mobile,  variée,  étrange,  a  pour  moi 
quelque  chose  de  si  nouveau  et  de  si  piquant  !  Mais  je  sens  (|ue  la 
fatigue  me  gagne,  et  qu'à  force  d'éprouver  des  émotions,  je  devien- 
drai tout  à  fait  impuissant  à  les  exprimer.  D'ailleurs  le  métier  que 
nous  faisons,  depuis  que  nous  avons  touché  le  rivage,  de  courir  du 
matin  au  soir,  pour  tout  visiter  dans  la  ville  et  les  environs,  est  un 
métier  accablant.  Mes  lettres  ne  s'en  ressentiront  que  trop.  A  la  fois 
témoin,  auteur  et  hislorien  ,  plus  j'aurai  vu  ,  moins  peut-être  jiour- 
rai-je  vous  raconter.  Cependant,  mon  journal  dût- il  se  bornera  une 
aride  chronique,  je  veux  que  vous  en  ayez  la  suite,  et  sans  perdre  ce 
soir  plus  de  temps  en  préambule,  je  me  mets  à  vous  faire,  vaille  que 
vaille,  le  compte  rendu  de  notre  journée  d'hier  et  de  nos  courses 
d'aujourd'hui. 

Hier  donc,  à  huit  lieures  du  malin,  sous  un  soleil  radieux,  un  vrai 
soleil  d'été  jiour  nous,  le  Gassendi  et  le  Ténarc  avaient  mis  toutes  leurs 
chaloupes  à  la  mer.  Les  rameurs,  l'aviron  levé  et  l'œil  sur  Toflicier 
(|ui  tenait  en  main  le  gouvernail,  attendaient  le  signal  du  départ. 
Nous  étions  mouillés  à  un  quart  d'heure  du  rivage,  entre  deux  pointes, 
dont  l'une,  à  l'est,  est  formée  par  le  fort  Cigogne,  q-ui  défend  la  rade, 
et  l'autre,  à  l'ouest,  par  une  masse  de  rochers  qui ,  vus  de  loin ,  quand 
on  arrive  à  Bône,  ressemblent  à  un  lion  colossal.  La  mer  était  unie 
comme  un  cristal,  et  le  débarquement  de  notre  sainte  et  pacili(iue 
expédition  a  pu  s'opérer  dans  le  plus  bel  ordre.  Ce  court  trajet  ([ue 
nous  avions  à  faire  de  nos  navires  au  port,  a  pris  tout  à  coup  la  forme 
d'une  procession  sur  les  Ilots.  C'était  un  tableau  ravissant.  Avec  ce 
cadre  étrange  dont  la  plage  africaine  l'eiitourait,  avec  tous  les  souve- 
nirs et  toutes  les  pensées  qu'il  laisait  naître,  ce  tableau  a  pris  bientôt 
le  caractère  d'une  pompe  religieuse  des  plus  solennelles  et  des  plus 
attendrissantes. 

Notre  flottille,  composée  d'une  douzaine  de  canots,  s'avançait  len- 
tement. Les  avirons  tombaient  et  se  relevaient  en  cadence,  et  d'un 
coup  léger  frappaient  k  peine  la  surface  des  eaux  immobiles.  Nos  em- 
barcations tenues  l'une  de  l'autre  à  une  égale  distance,  formaieist  dans 
la  rade  une  légère  courbe.  Dans  le  canot  d'honneur,  seul,  avec  l'é- 
vêque  d'Alger  revêtu  de  ses  plus  beaux  ornements  pontiticaux,  s'a- 


394  SAINT  AUGUSTIN. 

viinçait  Augustin,  dont  la  châsse  de  cristal  et  d'argent  brillait  sous  le 
soleil  d'Alrique  d'un  éclat  inaccoutumé.  Les  autres  évêques  suivaient 
en  rocliet  et  en  mitre,  et  après  eux  les  prêtres,  distribués  sur  différents 
canots,  tous  en  habits  de  chœur.  Une  chaloupe  portait  les  religieuses 
de  la  Doctrine  chrétienne,  une  autre  les  frères  hospitaliers.  Du  sein  de 
chaque  embarcation  le  chant  des  psaumes  s'élevait  comme  la  voix  du 
Seigneur  du  milieu  des  Ilots.  Nous  répétions  les  cantiques  de  la  joie 
et  des  espérances  accomplies,  le  Lœtatussum,  le  Benedicius,  cet  autre 
cantique  dans  lequel  Israël  célèbre  sa  délivrance  de  l'exil  égyptien  et 
son  retour  dans  la  pairie  :  In  exitu  Israël.  Ces  psaumes,  composés  il 
y  a  trois  mille  ans,  semblaient  faits  pour  la  circonstance  présente,  tant 
ilsoll'raient  de  belles  et  touchantes  applications. 

Béni  soit  le  Seigneur  qui  nous  visite  et  qui  vient  racheter  son  peuple, 
disait  la  voix  qui  s'élevait  de  la  mer. 

Qu'il  soit  béni!  répétaient  tous  les  échos  du  rivage. 

Nous  poursuivions  :  //  l'avait  promis  :  il  nous  avait  promis  sa  misé- 
ricorde; un  jour  nous  devions  être  tirés  des  mains  de  nos  ennemis  et  le 
servir  sans  crainte  et  en  hilarité  ;  Ut  sine  timoré,  de  manu  inimicorum 
nostrorum  liberati  serviamus  illi.  —  Et  de  toutes  ces  plages,  de  toutes 
ces  collines  oii  dormait  depuis  tant  de  siècles,  dans  son  linceul  de 
sable  et  de  verdure,  l'Église  d'Afrique,  des  voix  sublimes  s'élevaient 
en  répétant:  «  Miséricorde,  liberté!  » 

Oui,  il  vient,  chantions-nous  avec  enthousiasme,  il  vient  éclairer 
ceux  qui  sont  dans  les  ténèbres  ;  tous  ces  peuples  qui  nous  regardent  assis 
à  l'ombre  de  la  mort  :  llluminare  bis  qui  in  tenebris  et  in  umbra  mortis 
sedent.  —  Et  les  montagnes  de  l'Édough ,  d'où  le  Kabyle  caché  nous 
regarde  sans  doute  et  nous  écoute  avec  étonnement,  semblaient  répé- 
ter nos  accents  et  accueillir  nos  espérances. 

Cependant  nous  approchions  de  la  jetée,  oii  se  pressait  une  foule 
nombreuse,  aux  costumes  les  plus  variés.  Un  arc  de  triomphe  s'élevait 
sur  le  quai,  avec  cette  inscription  :  A  Augustin,  Hippone  renaissante. 
Eés  autorités  civiles  et  militaires,  qui  se  disposaient  avenir  nous  re- 
cevoir, n'étaient  pas  encore  arrivées;  nous  fîmes  avant  de  débarcpier 
quelques  évolutions  dans  la  rade.  Dans  une  de  ces  évolutions  nous 
nous  étions  dirigés  du  côté  de  l'embouchure  de  la  Seybouse,  comme 
si  nous  avions  dû  débarquer  dans  l'ancien  port  d'Hippone.  Ce  n'était 
(pi'un  premier  salut  que  nous  voulions  envoyer  de  près  à  la  cité  d'Au- 
gustin, dont  nous  fîmes  retentir  en  passant  les  collines  de  nos  accents 
les  plus  joyeux  et  les  plus  touchants. 

Enfin  nous  abordons.  Le  maire  de  Bône  harangua  très-convenable- 
ment, en  Irès-bons  termes,  l'évêque  d'Alger  et  les  prélats  voyageurs. 
Après  lui ,  M.  Pabbé  Suchet ,  vicaire  général  dans  la  province  de  Con- 
slanliiie,  et  dont  la  résidence  est  à  Bône,  prononça  aussi  une  allocution 


TRANSLATION  DE  LA  RELIQUE  DE  S.  AUGUSTIN.       39o 

pleiiio  (rame  et  de  l'en.  Nous  nous  diiiiieoiis  eiisuilc  processioimelle- 
meiit  à  travers  des  rues  assez  Ijellts  vers  la  place  de  la  ville,  où  un 
Rutel  a  été  dressé  et  où  la  messe  doit  être  célébrée.  Tout  ce  quartier 
de  Bône  est  nouveau.  Les  maisons  sont  bùtics  à  l'européenne,  et  nous 
pourrions  nous  croire  en  France,  si  de  temps  en  temps  nous  n'aper- 
cevions quel(|ue  Bédouin  déguenillé.  Le  cosiume  misérable  de  ces 
Arabes  ne  m'étonne  pas  autant  (|ue  leur  air  indilîérent.  Ils  regardent 
à  peine  un  spectacle  dont  la  pompe  et  la  nouveauté  devraient  pour- 
tant les  frapper.  La  population  maure  de  la  ville  ne  paraît  pas.  Nous 
n'avons  vu  en  arrivant  à  la  jetée  que  quelques  enfants  sales,  quelques 
négrillons  à  moitié  nus,  nous  attendant,  les  jambes  dans  Teau  jusqu'au 
genou. 

Nous  arrivons  sur  la  place  qui  est  assez  vaste  :  sur  une  des  ailes  du 
carré  les  maisons  sont  ornées  de  portiques;  elles  ont  des  balcons  et 
des  terrasses.  Au  milieu  de  toute  la  population  européenne,  au  mi- 
lieu de  lu  garnison,  qui  fait  retentir  l'air  des  sons  de  sa  musique  mili- 
taire, sous  un  soleil  brûlant,  monseigneur  l'évêque  d'Alger  célèbre 
la  messe.  A  moitié  cacbés  derrière  l'autel,  j'aperçois  enfin  quelques 
turbans  africains  et  quelques  beaux  burnous.  C'est  une  députât  ion 
maure  qui  vient  assister  à  la  cérémonie;  elle  est  conduite  par  le  cadi 
de  Bône,  et  je  vois  avec  intérêt,  pour  la  première  fois,  le  beau  type 
arabe;  des  yeux  noirs  et  vifs,  le  teint  un  peu  plombé,  le  visage  ovale 
avec  des  lignes  très -régulières  et  que  termine  une  barbe  noire  et 
touffue. 

Après  la  messe,  monseigneur  d'Alger,  du  haut  de  l'autel  sur  lequel 
les  reliques  d'Augustin  ont  été  placées,  s'adresse  à  la  foule  qui  rem- 
plit la  place  et  les  maisons  voisines.  D'une  voix  animée,  il  retrace  les 
principales  circonstances  qui  se  rattachent  au  grand  et  solennel  évé- 
nement qui  s'accomplit  :  l'apostolat  d'Augustin  sur  cette  terre  que 
nous  foulons,  et  où  nous  ne  saurions  faire  un  pas  sans  rencontrer  ses 
traces;  sa  mort  au  milieu  d'Hippone  assiégée  par  les  Vandales;  son 
exil,  quand,  après  le  triomphe  de  la  barbarie,  on  entendait  sur  ces 
plages  des  voix  lamentables  sortant  la  ntiit  du  sein  des  ténèbres  et 
criant  aux  fidèles  épouvantés  :  Sortons  d'ici ,  surtons  d'ici  !...  Enfin  son 
retour  glorieux  sous  la  protection  des  bannières  de  la  France.  Ce  re- 
tour ne  va-t-il  pas  marquer  une  ère  nouvelle  pour  le  pays  ?  Quand  Au- 
gustin partit,  les  anges  protecteurs  de  ces  contrées  s'exilèrent  avec  lui; 
ne  vont- ils  pas  revenir  aujourd"lmi  et  accompagner  de  nouveau  ses 
pus  ? 

Le  prélat  trouvait  des  paroles  brûlantes  pour  exprimer  ces  pensées 
et  ces  espérances  que  je  vous  indique  à  peine.  A  la  lin  de  ^on  dis- 
cours, il  eut  une  belle  inspiration  et  qu'il  rendit  d'une  manière  très- 
pathétique.  Étendant  son  bras  sur  le  bras  d'Augustin  :  «  Joignons  nos 


396  SAINT  AUGUSTIN. 

mains,  s" écrh-t-W ,  jungamus  dexteras!  0  vous  que  je  ne  sais  plus  de 
quel  nom  appeler!  Si  je  vous  appelle  mon  père  (ahl  certainement 
vous  l'êtes),  je  tremble  d"usur[ier  le  grand  nom  de  votre  lils.  Si  je  vous 
appelle  mon  frère,  je  rougis  d'être  aussi  peu  digue  d'une  telle  pa- 
renté. Si  je  vous  appelle  mon  prédécesseur,  mon  ami,  oui,  vous  l'êtes 
sans  doute;  mais  que  suis-je  pour  succéder  à  Augustin?  Joignons 
donc  nos  mains,  jtmgamus  dexteras,  à  vous,  qui  êtes  à  la  fois  mon 
père,  mon  frère,  mon  prédécesseur  et  mon  ami:  joignons  nos  mains 
pour  bénir  cette  nouvelle  Hippone,  qui  tressaille  de  joie  aujourd'hui 
en  vous  recevant  dans  ses  murs;  pour  bénir  ce  peuple  que  vous  n'avez 
pas  connu,  mais  qui  veut  être  et  s'appeler  votre  peuple;  joignons  nos 
mains  pour  bénir  ces  valeureux  guerriers  qui  nous  environnent  et 
dont  la  bravoure  a  préparé  le  triomphe;  joignons  nos  mains  pour  bénir 
ceux  qui  sont  nos  frères  aussi,  quoique  séparés  de  nous  par  une  toi 
étrangère;  pour  bénir  enfin  ces  lieux,  cette  mer,  cette  terre  que  vos 
yeux  contemplèrent  jadis,  et  qui  si  souvent  retentirent  des  accents  de 
votre  éloquence.  » 

Il  est  difficile  de  rendre  l'impression  produite  par  ces  paroles  simples 
et  pathétiques,  et  qui  sortaient  duncœincnllammé.  L'orateur  se  trou- 
vait tout  à  coup  à  la  hauteur  de  la  scène  imposante  à  laquelle  nous 
assistions,  et  sa  voix  traduisait  les  sentiments  et  tous  les  souvenirs  qui 
se  réveillaient  en  cet  instant  dans  nos  âmes. 

La  messe  et  le  discours  achevés,  après  les  bénédictions  données  par 
chacun  des  évêques,  nous  allons  toujours  processionnellement  déposer 
les  reliques  dans  l'église  de  Bùne!  Quelle  église!  cher  ami!  étroite, 
mesquine,  à  moitié  ruinée,  et  qui  ne  pouvait  pas  contenir  seulement 
la  moitié  du  cortège.  Ah!  j'en  rougis  pour  mon  Dieu,  que  je  voudrais 
montrer  si  grand  à  ces  barbares;  j'en  rougis  pour  Augustin;  j'en  lou- 
gis  pour  mon  pays.  La  France ,  qui  a  déjà  lait  tant  de  grandes  choses 
en  Algérie,  n'a  pas  encore  bâti  une  église  digne  d'elle,  digne  de  son 
culte.  La  chapelle  de  Bùne  est  une  ancienne  et  misérable  mosquée  que 
les-  !\Iaures  eux-mêmes  avaient  abandonnée,  et  oi!i  notre  Dieu  est,  pour 
un  vil  prix  aue  paie  le  curé,  le  locataire  de  je  ne  sais  quel  entrepre- 
neur. Espérons  que  celte  ignominie  inlhgée  à  notre  culte  aux  yeux  des 
infidèles,  qui  ont  à  Bône  une  jolie  mosquée ,  finira  bientôt;  espérons 
que  les  pompes  solennelles  d'aujourd'hui  communiqueront  un  élan 
religieux  à  cette  population,  qui  paraît  heureuse  d'y  assister,  et  que 
bientôt ,  sur  ces  rives  qui  sont  les  plus  llorissantes  et  les  plus  paisibles 
de  l'Afrique  depuis  notre  cou<iuéte,  Augustin,  grâce  au  zèle  de  son 
successeur,  à  la  piété  généreuse  de  son  nouveau  peuple,  et  au  concours 
empressé  de  sa  nouvelle  patrie,,  retrouvera  une  autre  basilique  de  la 
Paix,  cette  basilique  sur  les  ruines  de  hupiclle  j'ai  été  m'asseoir  et 
méditer  aujourdhui. 


tlîANSLATION  DE  LA  RELIQUE  DE  S.  AUGUSTIN.       ;197 

Car,  oui,  clicr  ami,  je  les  ai  eiiltn  foulées,  ces  ruines  (rilipiione; 
j'ai  pu  satisfaire  mon  anJent  désir  de  visiter  la  cité  d'Augustin ,  de  res- 
pirer au  moins  le  même  air  qu'il  avait  respiré,  de  marclicr  sur  les 
mêmes  traces ,  de  voir  les  mômes  aspects. 

A  l'ombre  des  oliviers  séculaires  qui  étendent  leurs  rameaux  sur  le 
toiulteau  d'Ilippone,  j'ai  pu  évoquer  le  lantôme  de  la  cité  endormie 
d'un  si  lourd  sommeil;  elle  m'est  a|»parue  sous  ses  véritables  traits. 
Kien  nétait  cliaugé  ;  c'étaient  les  mêmes  coteaux  airondis,  les  mêmes 
ondes  (pii  les  baignaient,  les  mêmes  montagnes  bleuâtres  du  côté  de 
C-artliage,  et  près  de  nous  la  chaîne  de  l'Édough  se  dressant  toujours 
la  même,  avec  ses  gorges  sombres  et  ses  aspects  sauvages.  La  Sey- 
boiise,  coulant  lentement  ses  eaux,  semblait  s'éloigner  de  nous  à 
regret,  comme  autrefois  lorsqu'elle  s'arrêtait  pour  écouter  la  voix 
d'Augustin. 

.Mais  je  m'aperçois,  ami,  que  je  me  laisse  entraîner  par  mes  im- 
pressions les  plus  récentes,  et  que  j'ai  tout  à  coup  interrompu  l'ordre 
de  ma  relation;  ce  n'est  que  ce  soir,  en  effet,  que  nous  avons  pu  visi- 
ter Hippone  et  ses  environs,  et,  avant  de  vous  raconter  celte  course , 
permettez-moi  d'achever  le  récit  des  fêtes  qui  ont  rempli  notre  journée 
d'hier  et  même  la  matinée  d'aujourd'hui.  Je  puis  le  faire  en  quelques 
mots. 

Hier  donc,  après  les  cérémonies  de  notre  entrée  à  Bône,  nous  avons 
clos  la  journée  par  les  vêpres  solennelles,  que  monseigneur  l'arche- 
vêque de  Bordeaux  a  célébrées  avec  le  plus  de  pompe  possible  dans 
cette  pauvre  église  dont  je  viens  de  vous  parler,  et  qui  devait  être 
bien  étonnée  de  voir  dans  son  sein  sept  évêques  et  un  si  nombreux 
clergé.  Le  prélat  a  adressé  aux  fidèles  quelques  mots  d'édidcation 
remplis  d  a-propos.  Après  l'office,  nous  avons  assisté  à  un  dîner  que 
l'évêque  d'Alger  offrait  à  ses  collègues  devenus  ses  hôtes;  puis  cha- 
cun de  nous  a  regagné  son  gîte,  dont  il  avait  grand  besoin.  L'excel- 
lent abbé  Sucliet  s'était  chargé  de  me  trouver  le  mien,  et  il  m'a  con- 
duit chez  une  bonne  lamille  corse,  qui  m'environne  des  soins  les  plus 
bienveillants. 

Ce  matin  nous  étions  sur  pied  de  bonne  heure.  Monseigneur  l'é- 
vêque de  Digne  était  l'ofliciant  du  jour;  il  a  donné  la  communion  et 
la  confirmation  à  un  assez  grand  nombre  de  personnes  de  tout  âge,  de 
tout  sexe,  et  je  puis  ajouter  de  toute  nation.  Il  y  avait  là,  en  effet, 
des  Français,  des  .Sardes,  de>  Maltais,  des  Espagnols.  Le  costume 
des  femmes  était  très-varié  :  le  chapeau  parisien  se  mêlait  à  la  man- 
tille espagnole  et  aux  longs  voiles  blancs  des  femmes  de  Gênes  et  de 
Cafiliari. 

Monseigneur  a  adressé  la  parole  avec  émotion  à  ce  pieux  troupeau, 
qu'une  retraite  [irêchée  par  un  missionnaire  de  Lyon  avait  rendu  assez 


3§8  SAINT  AUGUSTIN. 

nombreux  et  bien  préparé.  Je  ne  vous  répéterai  pas  ici  son  éloquente 
improvisation;  le  prélat  a  exprimé  les  sentiments  qui  remplissaient 
son  cœur,  il  a  dit  les  liens  qui  unirent  autrefois  son  Église  à  celle 
d'Afrique,  liens  qui  venaient  d'être  si  étroitement  resserrés.  Il  a  fait, 
en  finissant,  l'éloge  de  l'évèque  d'Alger,  qu'il  ne  savait  pas  présent, 
et  dont  il  avait  connu  à  Paris  l'édifiante  jeunesse. 

J'arrive  enfin,  cher  ami,  à  la  course  intéressante  que  nous  avons 
faite  ce  soir-là,  et  qui  avait  pour  but  de  visiter  l'emplacement  d'Ilip- 
pone  et  ensuite  une  tribu  de  Bédouins  campée  non  loin  de  là  sur  les 
rivages  de  la  mer. 

La  caravane  épiscopale,  à  laquelle  nous  étions  invités  à  nous  join- 
dre, devait,  à  cette  fin,  partir  de  Bône  à  trois  heures,  munie,  plutôt 
par  honneur  que  par  besoin,  d'une  escorte  de  spahis,  et  accompagnée 
d'un  interprète  que  le  général  Randon  avait  mis  à  la  disposition  de 
nos  prélats.  Pour  avoir  jilus  de  temps  à  donner  à  la  visite  d'Hippone, 
nous  avons  pris  les  devants  sous  la  conduite  d'un  ecclésiastique  qui 
connaît  bien  le  pays.  A  une  heure  nous  sortions  de  la  ville  par  la 
porte  de  Constantine  ;  nous  nous  dirigions  à  l'est  vers  des  coteaux 
boisés  qui  n'étaient  guère  qu'à  une  demi-heure  de  nous.  Le  chemin 
que  nous  suivions  le  long  de  la  plage  n'était  autre  que  l'ancienne  voie 
romaine  dont  plusieurs  vestiges  restaient  encore,  et  qui  allait  autre- 
fois de  Cartilage  au  détroit  de  Gibraltar.  A  un  quart  d'heure  de  Bône, 
nous  trouvons  une  petite  rivière,  c'e^li'Abou- gemma,  et  dont  le  nom 
arabe  signifie,  nousa-t-on  dit,  Père  de  l'Église.  Serait-ce  là  un  premier 
souvenir  d'Augustin? 

Nous  passons  VAbou-gemma  sur  un  pont  de  construction  antique 
récemment  réparé  par  les  Français  Nous  entrons  ensuite  dans  un  pays 
très -boisé,  et  nous  louions  une  terre  noirâtre  qui  parait  être  d'une 
étonnante  énergie.  Nous  avons  à  droite  et  à  gauche  des  forêts  d'oli- 
viers et  de  figuiers  qui  descendent  des  coteaux  voisins  à  la  mer.  Les 
figuiers  n'ont  qu'un  feuillage  rare  et  peu  vigoureux;  mais  les  oliviers 
sont  beaucoup  plus  élevés  que  «eux  de  la  Provence  et  de  TUalie.  Leur 
tronc  noirci. par  les  années,  et  leurs  branches  que  la  main  de  l'homme 
n'a  jamais  touchées,  afieclent  dans  leur  liberté  sauvage  les  formes  les 
plus  fantasti(iues;  ils  sont  chargés  de  fruits  très-petits.  Quelques-uns 
seulement  qu'on  a  essayé  de  greffer  produisent  des  olives  grosses 
comme  des  noix.  Nous  marchons  dans  un  chemin  encaissé  entre  deux 
haies  vives  de  cactus,  d'aloès  et  de  jujubiers.  Vous  savez  que  les 
Arabes  ont  donné  à  Bône  le  nom  d'Uneba,  (|ui  signifie  la  ville  des  ju- 
jubiers. Parfois  du  sein  de  tous  les  arbuslts  épineux  nous  voyoris  l'a- 
canthe élever  ses  larges  feuilles  élégamment  découpées,  et  qui,  réu- 
nies en  corbeille,  ressemblent  à  ces  chapiteaux  corinthiens  qu'on 
rencontre  au  milieu  des  ruines. 


Translation  de  la  relique  de  s.  Augustin.     399 

Nous  (Hions,  en  effet,  sur  les  ruines  d'Hippone.  La  ville  couvrail  de; 
ses  édilices  ces  deux  coteaux  que  nous  gravissions,  et  qui,  par  une 
pente  insensible,  descendent  jusque  sur  les  rives  de  la  SeyUouse, 
voisines  de  la  mer.  La  nature  était  restée  toujours  jeune,  toujours 
féconde;  mais  riiomnio  avait  disparu^  et  ses  œuvres  avaient  disparu 
avec  lui.  Quelques  pierres  encore  debout,  voilà  tout  ce  qui  restait  de 
la  cité  d'Augustin.  Nous  cherchions  quelques  souvenirs  du  grand  pon- 
tife. Il  nous  semblait  que  tout  ici  devait  nous  parler  de  lui.  Nous 
avons  trouvé  pour  toutes  ruines  quelques  débris  incertains,  et  pour 
tous  souvenirs  queltpies  vagues  traditions  que  nous  avons  pourtant 
pieusement  recueillies,  et  qui  peut-être  vous  intéresseront. 

Sur  celle  des  deu\  collines  d'Hippone  qui  est  la  plus  voisine  de 
l'Abou-gemma,  du  côté  de  la  mer,  on  rencontre  en  montant  les  restes 
d'un  vaste  édlHce.  Tout  autour,  de  vieux  oliviers,  d'épais  cactus  aux 
larges  raquettes  ornées  de  pointes,  des  jujubiers  et  des  grenadiers 
croissent  sans  culture  et  par  la  seule  énergie  d'un  sol  dont  tout  an- 
nonce la  luxuriante  fécondité.  Le  caractère  de  ces  ruines,  l'étendue 
du  monument  auquel  elles  appartiennent,  la  pesante  solidité  des 
murs  et  des  voûtes,  la  situation  même  de  l'édilice,  tout  fait  croire 
d'abord  que  ce  sont  là  les  restes  dune  église,  peut-être  la  crypte  de 
cette  illustre  basilique  de  la  Paix  où  retentit  si  souvent  la  voix  d'Au- 
gustin et  où  fut  placé  son  tombeau.  Mais  quelques  indications  que  les 
lieux  fournissent,  et  surtout  des  restes  d'àqueducs,  semblent  assigner 
au  monument  une  autre  destination.  Il  est  probable  que  ces  restes 
n'ont  rien  de  sacré  et  qu'ils  appartiennent  aux  anciennes  citernes 
d'Hippone,  vastes  réservoirs  qu'alimentaient  non-seulement  les  eaux 
du  ciel,  mais  encore  les  sources  de  l'Édough  amenées  de  plusieurs 
lieues  à  grands  frais. 

Quoi  qu'il  en  soit,  autour  de  cet  édifice  les  Arabes  des  tribus  voi- 
sines et  les  Kabyles  des  montagnes  se  réunissent  quelquefois  le  ven- 
dredi comme  en  un  rendez- vous  religieux,  et  font  alors  sur  les  murs 
noircis  des  décharges  d'armes  à  feu,  en  signe  de  réjouissance.  Quel- 
ques-uns, non  sans  peine  et  sans  péril,  montent  sur  un  pan  de  mu- 
raille, et,  dans  l'angle  de  l'édifice,  sur  une  large  pierre  que  nous  avons 
vue,  ils  font  brûler  des  gi'ains  d'encens  et  se  livrent  à  des  prati(pies 
superstitieuses.  Ils  croient  que  ce  lieu  est  saint  et  qu'il  faut  avoir  le 
cœur  pur  pour  en  approcher.  Ils  immolent  même  des  victimes  quand 
ils  veulent  se  purifier.  On  nous  a  montré  beaucoup  de  plumes  qui 
viennent  de  ces  sacrifices  ^ 

>  Les  anciens  Arabes  sacrifiaient  des  coqs  et  un  veau  noir  à  des  édifices 
qu'ils  regardaient  comme  sacrés,  tels  que  la  Mecque,  les  Pyramides.  Ils  te- 
naient ces  pratiques  des  Sabéens.  Voir  Sale,  Observations  histor.  et  crit.  sur 
le  Mahométisme. 


400  SAINT  AUGUSTIN. 

Quand  on  interroge  les  Bédoi>ins  sur  le  motif  de  leur  croyance,  ils 
répondent  que  là  vivait  jadis  un  grand  Roumi ,  que  son  histoire  était 
écrite  sur  la  pierre,  mais  que  cette  pierre  a  été  brisée,  et  que  mainte- 
nant il  revient  quelquefois  visiter  les  lieux  qui  lui  furent  chers.  Plu- 
sieurs ont  mérité  de  le  voir;  mais  ils  ne  savent  rien  dire  de  lui,  si  ce 
n'est  qu'il  se  montre  toujours  velu  d'un  burnous  très-blanc. 

Ce  grand  Roumi  dont  le  souvenir  plane  encore  sur  les  ruines  d'Hip- 
pone  n'est  autre  qu'Augustin.  Quelque  chose  de  sa  mémoire  et  de  son 
culte  paraît  dans  ces  merveilleux  récits  des  Arabes  et  dans  les  gros- 
sières pratiques  dont  nous  venons  de  parler.  Dieu  n'a  pas  permis  que 
le  grand  évêque  fût  complètement  exilé  de  ces  rivages  africains  (|uil 
a  tant  illustrés;  entre  sa  gloire  passée  et  son  triomphe  d'aujourdiiui 
il  y  a  une  nuit  de  quatorze  siècles  que  traverse  cette  faible  lueur. 

Au  milieu  de  la  ruine  si  complète  de  tout  ce  qui  tient  au  christia- 
nisme en  Afrique ,  ce  souvenir,  tout  vague  qu'il  est,  du  grand  évêque 
d'Hipiione  est  donc  bien  digne  de  remarque.  Mais  au  reste  le  souvenir 
n'est  pas  autant  inexplicable  qu'il  le  paraît  d'abord.  Les  Arabes  n'ont 
aucun  éloignement  iiour  les  grands  personnages  du  judaïsme  et  du 
christianisme.  Ils  les  adoptent  même  volontiers.  En  Orient,  vous  en 
avez  été  témoin,  presque  tous  les  lieux  que  nos  souvenirs  bibliques 
consacrent,  sont  vénérés  parles  musulmans.  Les  Arabes  qui,  au  vue 
siècle  arrivèrent  à  Hippone,  y  trouvèrent  des  restes  encore  vivants  de 
l'Église  chrétienne  dont  Augustin  avait  été  le  chef  illustre.  Cette  Église, 
qui  ne  s'était  pas  sentie  assez  forte  pour  garder  le  corps  de  son  père 
et  pour  le  défendre  contre  les  outrages  des  ennemis  de  sa  foi,  avait  au 
moins  gardé  (idèlement  sa  mémoire,  et,  après  deux  siècles  à  peine, 
nul  doute  que  ses  vertus  ne  fussent  célébrées  dans  le  lieu  qui  en  avait 
été  le  principal  théâtre.  Elles  furent,  aussitôt  après  sa  mort,  l'objet 
d'un  culte  religieux  dans  toutes  les  Églises  d'Afrique,  malgré  les  extré- 
mités m  ces  Eglises  se  trouvèrent  réduites  par  les  malheurs  qui  vin- 
rent fondre  sur  elles.  Le il/rt//|/rci/o^f  de  Cartha(je^\\y\\)\[(^  par  Mabillon, 
et  qui  remonte  au  vc  siècle,  porte  déjà  le  nom  d'Augustin,  dont  la 
fête  est  placée  au  29  du  mois  d'août  *. 

Au  reste,  de  même  que,  parmi  les  villes  de  l'Afrique,  Hippone  fut 
celle  ([ui  défendit  le  plus  vaillamment  contre  les  barbares  la  domina- 
tion romaine,  puisiprelle  résista  à  leurs  attaques  durant  un  long  siège 
de  dix-huit  mois,  de  même  parmi  les  Églises  d'Afrique,  Hippone  fut 
celle  qui  défendit  le  plus  longtemps  contre  les  mhdèles  la  foi  et  le 
culte  qu'Augustin  y  avait  établis  sur  de  si  solides  fondements.  Au  com- 
mencement du  xii^  siècle  il  y  avait  encore  quelques  vestiges  du  chri- 
stianisme à  Hippone.  C'est  Grégoire  VH  (|ui  a  ordonné  le  dernier  suc- 

1   Aniilcrt,  V.  \\\.  Voir  aussi  Hniiiart, -Ic/rt  z//'^'//»/?-. 


TRANSLATION  DE  LA  RELIQUE  DE  S.  AUGUSTIN.      401 

cessciir  d'Augustin,  .ivant  riitnirouse  résurrection  de  son  Église,  à 
laquelle  nous  assistons.  L'évùiue  ordonné  à  Rome  par  Grégoire  VII 
s'appelait  Servandus.  Mais  à  cette  époque  tout  vestige  des  anciennes 
provinces  africaines  était  tellement  efl'acé,  que  le  pape  place  dans  la 
Mauritanie  Hippone,  la  ville  royale  de  la  Numidie.  Au  reste,  pour  le 
dire  en  passant,  une  erreur  analogue,  erreur  sans  doute  bien  permise, 
a  été  commise  à  Rome  lors  de  la  création  de  l'évêclié  d'Alger.  Les 
bulles  désignent  la  capitale  de  la  régence  sous  le  nom  de  Julia  Cœsa- 
rea.  Or,  c'est  Clierchell  qui  est  l'ancienne  Julia  Cœsarea.  Alger  paraît 
être  à  la  place  d'Icosium,  dont  le  titre  (m  partibus)  a  été  porté,  vous 
le  savez,  par  un  des  prélats  qui  font  partie  de  noire  expédition,  mon- 
seigneur de  Mazenod. 

On  s'explique  donc  facilement  le  souvenir  d'Augustin  transmis  ici 
des  vaincus  aux  vainqueurs,  et  ces  derniers,  dans  leur  ignorance,  con- 
tinuant à  leur  manière  un  culte  que  leur  religion  ne  condamnait  pas. 

Mais  si  les  ruines  de  cet  édilice  qu'ils  vénèrent  n'ont  rien  de  sacré 
dans  leur  origine  ;  si  ce  sont  là  les  restes  d'un  monument  profane, 
pourquoi  les  Arabes  y  rattachent -ils  le  souvenir  d'Augustin?  Au  bas 
de  la  colline  d'Hippone,  près  du  rivage  de  la  mer,  non  loin  de  l'em- 
bouchure de  la  Seybouse,  quelques  pans  de  muraille  encore  debout, 
que  nous  avons  visités,  sont,  dit-on  (ce  que  j'ai  peine  à  croire),  les 
restes  de  la  basilique  de  la  Paix;  mais  ces  débris  pourraient  bien  être 
au  moins  les  restes  d'une  église:  pourquoi  n'est-ce  pas  plutôt  à  ces 
vénérables  ruines  que  nous  conduisent  leurs  hommages?  Une  pieuse 
tradition  dont  on  nous  a  parlé  expliquerait  tout;  la  voici:  A  la  prise 
d'Hippone  par  les  Vandales,  les  fidèles,  craignant  de  voir  le  tombeau 
d'Augustin  profané  par  ces  ariens, enlevèrent  les  saints  ossements  de  la 
basilique  où  ils  reposaient  et  vinrent  les  cacher  dans  un  édilice  profane 
où  ils  devaient  être  plus  en  sûreté.  Alors,  dans  le  mur  épais  de  ces  ci- 
ternes,cette  large  pierre  que  mes  mains  ont  touchée  et  dont  les  Arabes 
font  une  espèce  d'autel,  aurait  véritablement  reçu  et  gardé  durant 
plusieurs  années  le  cercueil  du  grand  évêque,  jusqu'au  moment  où 
l'exil  venant  frapper  les  chefs  de  l'Église  d'Afrique,  ceux-ci  emportèrent 
en  Sardaigne,  comme  je  vous  l'ai  raconté,  les  reliques  saintes  dont 
cette  terre,  livrée  désormais  à  la  barbarie,  ne  semblait  plus  digne. 

Ces  traditions  et  ces  conjectures,  dans  lesquelles  on  pourrait  se 
tromper  sans  rien  enlever  à  la  gloire  d'Augustin  et  à  la  solennité  de 
son  retour  à  Hippone,  ne  manquent  pas  cependant  de  vraisemblance , 
et  on  a  eu  raison  d'en  tenir  compte  en  cette  grande  circonstance.  Le 
monument  que  les  évèques  de  France  ont  élevé  à  Augustin,  et  où  de- 
main nous  viendrons  apporter  les  reliques  et  inaugurer  sa  statue ,  se 
trouve  placé  non  loin  des  citernes,  ruines  désormais  sanctifiées.  Ce 
monument  est  bien  simple;  mais  la  beauté  du  paysage  et  la  majesté 

T.  II.  —  26 


402  SAINT  AUGUSTIN. 

des  souvenirs  lui  communiquent  une  sorte  de  grandeur.  Il  consiste  en 
un  autel^n  marbre  blanc,  placé  sur  un  socle  circulaire  à  deux  gradins, 
revêtus  aussi  de  marbre.  Le  pourtour  du  socle  inférieur  est  de  trente 
mètres.  La  statue  regardera  la  mer  et  cette  France  qui  se  montre  au- 
jourd'hui si  digne  de  compter  désormais  Augustin  parmi  ses  enfants. 

Mais  enire  les  souvenirs  que  gardent  ces  ruines  d'Hippone  et  les 
souvenirs  que  ce  monument  doit  immortaliser,  entre  l'exil  d'Augustin 
et  son  triomphe,  entre  ces  deux  voyages  si  diflerents,  qu'est  devenue 
son  Église?  qu'est  devenue  toute  l'Eglise  d'Afrique?  Pourquoi  le  chri- 
stianisme est- il  tombé  ici  dans  un  abîme  plus  profond  qu'en  Orient? 
Pourquoi  tout  vestige  de  son  passage  a-t-il  disparu?  Voilà  un  pro- 
blème historique,  cher  ami,  qui  me  préoccupe  vivement  depuis  que  je 
suis  ici,  et  dont  à  mon  retour  je  \eux  chercher  avec  soin  la  solution. 
La  chute  de  TÉglise  d'Afrique  ne  s'explique  pas  complètement  par 
l'invasion  sarrasine.  Il  y  a  d'autres  causes  que  j'entrevois  et  que  je 
veux  m'efforcer  de  mettre  au  jour  plus  tard. 

.  Mais,  tandis  qu'assis  à  l'ombre  des  citernes  d'Hippone,  nous  nous 
livrions  à  toutes  les  considérations  que  les  lieux  faisaient  naître,  des 
pas  de  chevaux  se  sont  fait  entendre,  et  nous  avons  vu  arriver  nos  sei- 
gneurs les  évèques.  Après  une  halte  de  quelques  instants,  la  troupe 
est  repartie,  et  nous  nous  sommes  empressés  de  nous  joindre  à  elle 
pour  la  visite  aux  Bédouins. 

Nous  traversons  la  Seybouse,  non  loin  de  son  embouchure.  Nous 
foulons  les  anciens  quais  de  la  ville, qu'on  pourrait  facilement  retrou- 
ver. Un  bao  à  corde,  conduit  par  des  Arabes,  nous  transporte  d'un 
bord  à  l'autre.  La  Seybouse  est  un  des  principaux  cours  d'eau  de  l'Al- 
gérie. Elle  a  beaucoup  de  fond  à  l'endroit  où  nous  l'avons  traversée, 
et  si  une  barre  de  sable  n'obsiruait  son  embouchure,  elle  pourrait 
encore  servir  de  porta  Bône,  dont  la  rade  est  très-mauvaise. 

La  plage  entre  la  Seybouse  et  la  mer  forme  un  triangle  dont  le 
sommet  est  à  l'embouchure  de  la  rivière.  C'est  sur  cette  plage,  qui  est 
un' palus  sab'onneux,  que  campe  la  tribu  des  Béni-Urgin,  que  nous 
allions  voir.  Nous  apercevons  non  loin  de  nous  quelques  tentes  noires 
qui  forment  le  premier  douair  de  la  tribu.  Ces  Béni-Urgin  sont  pour 
nous  des  amis  dont  la  lidélité  ne  s'est  pas  un  seul  instant  démentie 
depuis  l'occupation.  Le  clieik,  qui  avait  été  averti  de  notre  visite, 
était  venu  à  notre  rencontre.  Nous  le  trouvons  sur  les  limites  de  sa 
tribu,  à  la  tète  d'un  groupe  de  cavaliers.  A  cheval  tous  les  Arabes  ont 
bonne  mine;  ceux  qui  sont  devant  nous  ont  de  plus,  ce  qui  est  rare , 
un  air  empressé  et  bienveillant.  Ils  nous  guident  aussitôt  vers  leurs 
tentes,  et,  chemin  faisant,  poumons  faire  i'èle,  ils  se  mettent  à  exécu- 
ter la  fanlasia  :  ce  sont  des  courses  de  chevaux  qui  réssendileut  un 
peu  à  celles  de  nos  cirques,  et  où  ks  Arabes  se  montrent  très  habiles. 


TRANSLATION  DE  LA  RELIQUE  DE  S.  AUGUSTIN.       403 

Debout  sur  leurs  étriers,  le  dos  légèrement  appuyé  sur  le  bordéievé 
de  leur  sello,  louant  leur  fusil  d'une  main  ferme,  et  faisant  quelquefois 
semblant  de  taire  feu,  ils  lancent  leurs  chevaux  comme  pour  le  com- 
bat. Le  coursier  vole,  et  puis  tout  à  coup,  au  beau  milieu  de  son^lan, 
il  s'arrête  comme  par  un  ressort.  Quelquefois  deux  cavaliers  partent 
au  i-Tand  galop  en  se  tenant  embrassés,  et  feignant  de  se  [>urler  à  l'o- 
reille. Nos  Arabes  ont  exécuté  tous  ces  jeux,  oii  j'admirais  plus  encore 
la  force  et  l'agilité  de  leurs  chevaux  que  leur  proi>re  habileté  en  équi- 
tation,  quoique  cette  habileté  suit  réelle.  Sur  ces  chevaux  inappré- 
ciables, on  m'a  dit  que  les  Bédouins  montent  et  descendent  les  côtes 
les  plus  escarpées,  où  les  piétons  mêmes  quelquefois  n'oseraient  se 
risquer.  Quand  la  pente  est  trop  roidc,  le  cheval  plie  ses  jambes  de 
derrière  et  se  laisse  glisser. 

Nous  arrivons  bientôt  aux  tentes.  Elles  sont  faites  d'un  épais  tissu 
de  poils  de  chameau.  Quelques  maigres  bœufs  paissent  à  l'entour.  Une 
meute  de  chiens,  gardiens  vigilants  du  douair,  veut,  malgré  la  pré- 
sence, les  cris  et  les  coups  des  Bédouins,  nous  en  interdire  l'entrée. 

La  première  tente  est  celle  du  cheik.  C'est  là  qu'il  nous  introduit. 
Il  avait  étendu  son  plus  beau  tapis,  et  les  évêques  furent  invités  à  s'as- 
seoir. Mais  jugeant  aussitôt  que  ses  hôtes  illustres  étaient  peu  accoutu- 
més aux  mœurs  du  désert,  le  cheik  fit  apporter  des  sacs  remplis  d'un 
grossier  fourrage,  qu'on  plaça  tout  autour  de  la  tente  en  guise  de  di- 
van. Les  évêques  s'assirent  un  instant.  Nos  Arabes  offrirent  de  prépa- 
rer des  rafraîchissements,  tout  en  s'excusant  de  ce  que  le  jeiîne  du 
ramadan ,  qui  durait  encore,  leur  interdisait  toute  nourriture.  Ils  vou- 
laient nous  préparer  le  couscoussou,  espèce  de  pâte  faite  avec  du  fro- 
ment broyé,  cuite  dans  du  lait  ou  du  bouillon, et  qui  est  le  mets  quo- 
tidien et  presque  unique  des  Bédouins. 

Nous  refusons  leurs  offres  hospitalières,  et  nous  acceptons  seul  - 
ment  un  peu  de  lait  pour  nous  désaltérer.  On  apporte  dans  des  vases 
de  bois  très-sales  un  lait  aigri  qu'on  tire  d'une  vieille  outre.  Cette 
bois-on,  qu'on  dit  saine,  a  une  odeur  et  un  goût  exécrables;  elle 
m'aurait  certainement  fait  revenir  le  mal  de  mer,  si  je  ne  m'étais  pas 
contenté  d'y  tremper  à  peine  mes  lèvres ,  que  j'eus  grand  soin  d'es- 
suyer aussitôt. 

Dans  la  tente  qui  touchait  à  celle  où  nous  avons  été  reçus,  se  trou- 
vaient les  femmes  de  nos  Bédouins.  Vous  savez  que  les  Arabes  no- 
mades n'éprouvent  pas  à  montrer  leurs  femmes  la  répugnance  jalouse 
des  Maures  et  des  Turcs.  Le  cheik  souleva  donc  un  rideau  de  toile 
grossière  qui  lermait  l'entrée  de  cette  tente,  et  nos  yeux  purent  plon- 
ger dans  le  mystère  de  cet  intérieur,  qui  n'avait  rien,  je  vous  assure, 
de  bien  ravissant.  Quatre  femmes  étaient  accroupies  plutôt  qu'assises 
sur  une  mauvaise  natte.  Deux  d'entre  elles  brovaientdu  grain  dans  un 


404  SAINT  AUGUSTIN. 

moulin  à  bras;  une  autre,  dont  les  traits  amaigris  et  l'extrême  pâleur 
révélaient  les  soufl'rances,  détournait  son  visage  comme  pour  fuir  soit 
le  grand,  jour,  soit  nos  regards.  Nous  apprîmes  qu'elle  était  accouchée 
de  la  veille,  et  nous  vîmes,  en  effet,  son  jeune  nourrisson,  petit, 
maigre,  souffreteux  comme  elle,  couché  à  terre,  sur  une  écorce  de 
liège,  le  corps  enveloppé  dans  quelques  sales  chiffons  en  guise  de 
langes.  La  quatrième  femme  était  l'épouse  du  cheik.  Elle  est  encore 
jeune.  Son  visage  déjà  flétri  n'a  plus  qu'une  rougeur  jaunâtre.  Elle 
porte  à  ses  bras  des  bracelets  d'or  et  quelques  bijoux  d'or  dans  sa 
coiffure,  qui  n'est  pas  sans  une  sorte  d'élégance. 

Au  reste,  toutes  ces  femmes  ne  montrent  aucun  empressement  pour 
'voir  le  sp>^ctacle  extraordinaire  que  nous  devons  leur  offrir.  C'est  à 
peine  si  elles  tournent  la  tête  pour  nous  regarder.  Leur  yeux  ternes, 
hébétés,  n'annoncent  ni  vivacité  ni  intelligence. 

La  dernière  tente  du  douair  nous  gardait  un  horrible  spectacle.  Une 
pauvre  vieille  Bédouine,  étendue  à  terre  sur  un  morceau  de  natte,  se 
mourait.  Personne  dans  la  Iribu  n'avait  l'air  de  songfr  à  elle  et  de 
veiller  à  ses  besoins.  Seulement,  à  ses  côtés  un  petit  vase  de  bois  était 
rempli  d'eau.  Elle  s'en  était  approchée  sans  pouvoir  le  soulever,  sa 
main  livide  est  déjà  glacée  par  la  mort.  Ses  bras  et  son  visage  déchar- 
nés, noircis  par  le  soleil,  font  peur.  C'est  un  affreux  tableau.  Elle  nous 
regarde  d'un  œil  lixe  et  mourant.  Elle  nous  prend  sans  doute  déjà  pour 
une  vision  de  l'autre  monde. 

J'espère,  cher  ami,  que  vous  viendrez  un  jour  en  Algérie  compléter 
vos  études  sur  l'Orient.  Je  vous  avoue  que  je  m'étais  fait,  d'après  vos 
peintures,  une  idée  beaucoup  plus  poétique  de  la  vie  patriarcale  du 
désert.  11  faut  croire  que  les  Bédouins  de  l'Afrique,  ou  du  moins  ceux 
des  environs  de  Bône,  ne  ressemblent  pas  beaucoup  à  ceux  de  l'Asie 
que  vous  avez  visités;  ou  bien  il  faut  dire  que  votre  imagination  bril- 
lante a  jeté  son  manteau  tissu  d "or  sur  les  misères  de  ces  enfants  d'Is- 
maël  et  de  Mahomet.  Je  n'ai  trouvé  sous  la  tente  des  Béni-Urgin  ni 
votre  vénérable  Hassan,  ni  la  jeune  Bédouine  sa  fille,  votre  gracieuse 
lellé  1.  Je  n'ai  pas  eu  la  moindre  tentation  de  quitter  la  vie  de  nos 
cités  pour  la  vie  de  ces  solitudes.  La  plus  misérable  cabane  de  nos 
paysans  me  semble  préférable  à  ce  douair,  qu'on  dit  cependant  opu- 
lent. Malgré  ses  vices, notre  civilisation  est  autant  au-dessus  de  cette 
civilisation  du  désert  que  le  ciel  est  au-dessus  de  la  terre.  Ne  soyons 
pas  injustes  envers  elle.  Ne  blasphémons  pas  le  soleil,  quoiqu'il  ait 
des  taches  et  qu'il  brûle  trop  souvent  au  lieu  d'éclairer.  Sans  doute  les 
mœurs  simples  et  primitives,  celte  vie  indépendante  et  dure,  déve- 
loppent dans  l'Arabe  quelques  belles  et  solides  qualités.  Mais  cesqua- 

»  M.  Ponjoulat  esl  auteur  d'un  roinaa  écrit  dans  le  désert,  et  qui  a  pour 
titre  lu  Bédouine. 


TRANSLATION  DE  LA  RtLIQLIE  DE  S.  AUGUSTIN.       405 

lités  sont  mêlées  de  beaucoup  de  vices.  Le  Bédouin  est  vigoureux  et 
l'ra\e,  mais  dissimulé  et  sanguinaire.  Il  y  a  en  lui  du  lion  et  du  cha- 
cal. En  somme,  l'homme  du  désert  tel  qu'il  m'est  apparu  est  un 
liomme  très-incomplet.  Il  vieillit  dans  une  sorte  d'enfunce.  Son  intel- 
ligence ne  parcourt  qu'un  cercle  di.iées  très-élroit,  et  s'il  a  quelques 
nobles  instincts,  il  n'a  jamais  de  grandes  pensées. 

Nous  avons  quitté  les  Béiii-Urgin  comme  le  soleil  allait  se  coucher, 
et  nous  avons  été  de  retour  à  Dôiie  à  l'entrée  de  la  nuit.  Adieu,  cher 
ami;  J'ai  besoin  de  repos,  et  vous  devez  en  avoir  besoin  aussi.  Demain, 
après  avoir  inauguré  le  monument  d'Hippone,  nous  prenons  de  nou- 
veau la  mer  et  nous  partons  pour  Alger. 


LETTRE   SIXIÈME. 

A  la  hauteur  de  Stora,  à  bord  du  Gassendi, 
dJDjanche  30  octobre. 

•le  suis  de  nouveau  installé ,  cher  ami,  dans  le  salon  de  l'état-major. 
J'ai  repris  ma  jilace  ù  la  table  d'acajou.  Le  Gassendi  vogue  avec  un 
temps  superbe  vers  Alger,  où  nous  comptons  arriver  demain  soir, 
veille  de  la  Toussaint.  Nous  venons  de  doubler  le  cap  de  Fer,  et  nos 
>eux  ont  pu  plonger  dans  le  goH'e  de  Stora,  aussi  vaste  que  celui  de 
IWne.  Il  n'y  a  plus  assez  de  jour  pour  voir  les  côtes  que  nous  lon- 
geons. Jusqu'ici  elles  ont  eu  l'aspect  le  plus  sévère  et  le  plus  inhospi- 
talier. Nulle  trace  d'halùtation.  Seulement  de  temps  en  temps  des 
feux  enveloppés  dans  une  nuage  de  fumée  signalent  la  présence  des 
Kabyles,  qui,  dans  cette  saison,  brûlf'nt  les  herbes  avant  d'ensemencer 
la  terre.  Au  moment  où  je  suis  descendu,  je  cherchais  au  milieu  des 
ombres  qui  enveloppent  les  livages  de  Stora,  où  nous  venons  de  fon- 
der Pliilippeville,  l'ombre  de  l'ancienne  Rusicada,  la  sœur  de  Constan- 
tine  et  d'lli|ipone.  Le  pont  du  Gassenrf^■  est  très-anirné  en  ce  moment. 
Il  n'est  plus  question  pour  personne  du  mal  de  mer.  Notre  voyage  est 
une  délicieuse  promenade.  Tout  le  monde  est  gai  et  bien  portant.  Les 
yeux  se  détournent  de  la  terre  pour  regarder  au  ciel  les  étoiles  qui 
commencent  à  se  montrer.  Je  me  dérobe  un  instant  aux  charmes  de 
cette  soirée,  et  je  viens  vous  retrouver,  vous,  mon  aimable  et  invi- 
sible compagnon  de  voyage,  vous,  le  confident  si  patient  de  toutes  les 
pensées  qui  me  liassent  par  la  tète,  et  de  toutes  les  impressions  bonnes 
ou  mauvaises  que  je  reçois.  Accordez- moi  encore  quelques  instants 
d'audience.  W  faut  bien  que  je  vous  conte  la  dernière  et  la  plus  tou- 
chante peut-être  de  toutes  les  solennités  qui  ont  marqué  le  retour 
en  Afrique  des  restes  de  saint  Augustin.  .Mon  récit  sera  court,  je  vous 
le  promets;  car  j'ai  hâte  de  regagner  le  pont,  où  ce  soir  une  douce 


406  SAINT  AUGUSTIN. 

brise  de  mer,  à  peine  sensible,  chasse  le  serein  et  rafraîchit  le  sang. 

.Je  vous  dirai  que  monseigneur  l'évêque  d'Alger  me  semble  avoir, 
comme  Napoléon,  le  soleil  pour  lui,  dans  les  grandes  occasions; 
voilà  pourquoi,  sans  doute,  le  soleil  a  été  de  toutes  les  fêtes  dont  je 
vous  ai  parlé  jusqu'ici;  et  voilà  pourquoi  aujourd'hui  encore  il  a 
éclairé  de  ses  plus  beaux  rayons  notre  marche  triomphale  à  Hippone 
et  rinauguration  du  monument  d'Augustin.  A  la  veille  de  novembre, 
comme  nous  sommes,  le  thermomètre  marquait  cependant  trente  de- 
grés centigrades;  rien  ne  rappelait  l'automne  au  milieu  de  l'épaisse 
verdure  dont  les  champs  de  la  Seybouse  sont  couverts.  La  terre,  sous 
une  chaude  rosée,  semblait  ouvrir  son  sein  fécond;  le  sourd  murmure 
des  insectes  à  travers  les  herbes  arrivait  comme  un  bruit  de  germina- 
tion, et  de  tièdes  bouflees  nous  apportaient,  avec  le  parfum  des  fleurs, 
toutes  les  exhalaisons  du  printemps. 

Dès  huit  heures  du  matin,  les  évêques,  le  clergé,  la  \ille  tout  en- 
tière de  Bône  défilaient  en  procession  sur  la  plage  qui  mèriC  à  la  cité 
d'Augustin.  Une  éclatante  lumière  inondait  tout  le  paysage  et  faisait 
resplendir  les  mitres  et  les  chapes  d'or  de  nos  prélats.  Nous  mar- 
chions entre  deux  rangs  de  soldats;  les  sombres  échos  des  gorges 
voisines  retentissaient  des  sons  de  la  musique  guerrière.  Nous  avions 
à  gauche  la  mer  sillonnée  de  canots;  toutes  ces  embarcations  se  diri- 
geaient joyeusement  vers  la  Seybouse  et  allaient  nous  attendre  à  Hip- 
pone. La  plaine  fertile  et  marécageuse  qui  s'étend  de  Bône  à  l'Abou- 
gemma,  et  que  ferme  au  midi  la  haute  chaîne  de  l'Édough,  s'étendait 
à  notre  droite.  Des  groupes  de  cavaliers  arabes  la  traversaient  au  grand 
galop.  Cette  fois  enfin  les  indigènes  s'étaient  ébranlés  :  ils  étaient  sortis 
de  leur  indiflerence.  On  voyait,  mêlés  aux  Européens, les  Maures  de 
lîône,  les  Bédouins  des  tribus  voisines,  les  Kabyles  même  de  la  mon- 
tagne. Ils  venaient  deux- mêmes  orner  le  triomphe  d'Augustin. 

Au  pont  de  l'Abou-gemma,  avant  de  mettre  le  pied  sur  le  territoire 
d'Hippone,  nous  faisons  une  première  station.  Ce  pont  était  contem- 
porain du  grand  évêque;  c'était  le  seul  témoin  encore  vivant  qui  pût 
nous  pailer  de  lui.  Nous  songions  avec  émotion  qu'en  le  traversant 
nous  foulions  certainement  ses  traces.  Ah  !  les  restes  d'Augustin  ont 
dû  tressaillir  aujourd'hui  en  passant  ce  vieux  pont  de  l'Abou-gemma, 
en  touchant  enlin  cette  terre  bien -aimée  à  laquelle  nous  venions  les 
rendre.  L'Église,  qui  a  d'admirables  paroles  pour  exprimer  dans  cha- 
que situation  de  la  vie  tous  les  sentiments  de  l'âme,  nous  prêtait  en 
ce  moment  une  de  ses  |)lus  poétiques  el  de  ses  plus  saisissantes  inspi- 
rations; nous  chantions:  "  Du  fond  de  votre  sé[>ulcre,  levez-vous,  ô 
saint  de  Dieu,  hâtez-vous  de  consoler  par  votre  présence  les  lieux  qui 
vous  furent  si  cliers,  et  où  nous  avons  préparé  ce  triomphe  !  Move  te, 
surge,  mncte  Dei,  ad  loca  frstina  qiiœ  tibi  parata  su7it  ! 


TRANSLATION  DE  LA  RELIQUE  DE  S.  AUGUSTIN.       407 

Après  le  chant  de  cette  magnilique  antienne,  qui  ronuie  le  cœur  et 
amène  des  larmes  dans  les  yeux,  monseigneur  l'archevêque  de  Bor- 
deaux donne  la  bénédiction  avec  les  saintes  reliques.  C'est  lui  qui 
doit  officier  dans  cette  dernière  solennité.  Monseigneur  d'Alger,  au 
pont  de  rAhou-gemma,  lui  remet  son  bâton  pastoral  en  lui  disant  ces 
touchantes  paroles  :  <>  Prenez  en  ce  moment  le  bâton  que  je  reçus  de 
vous  quand  vous  me  conférâtes  ronction  sainte,  et  soyez  archevêque 
de  Bordeaux  et  évêque  d'ilippone.  » 

La  procession  se  remet  en  marche  et  déroule  ses  longs  replis  aux 
couleurs  variées  à  travers  des  massifs  d'oliviers,  au  milieu  desquels 
elle  paraît  et  dis[)araît  tour  à  tour.  La  forêt  retentit  des  voix  des  jeunes 
filles  et  du  chant  grave  des  prêtres.  Nous  faisons  encore  plusieurs  sta- 
tions en  gravissant  les  pentes  douces  de  la  colline;  à  chaque  pas  les 
aspects  changent  et  deviennent  de  plus  en  plus  ravissants,  à  mesure 
que  nous  montons,  et  (jue  par-dessus  la  cime  des  arbres  nos  yeux  dé- 
couvrent cette  mer  azurée  et  sans  bornes  qui  s'étend  devant  nous.  Je 
renonce  à  vous  retracer  ce  qu'il  y  avait  à  la  fois  de  gracieux  et  de  so- 
lennel et  surtout  d'animé  dans  ce  tableau  :  une  foule  immense  cou- 
vrait les  coteaux  d'ilippone;  la  vieille  cité  avait  tout  à  coup  retrouvé 
la  vie  ;  les  générations  endormies  dans  son  sein  semblaient  avoir  quitté 
leur  tombeau;  un  peuple  nombreux  venait  comme  autrefois  se  presser 
autour  d'Augustin. 

Nous  arrivons  au  monument.  Monseigneur  l'archevêque  de  Bor- 
deaux bénit  l'autel  et  célèbre  la  messe  au  milieu  d'un  ailmirable  re- 
cueillement. Il  adresse  ensuite  à  la  foule  une  allocution  pleine  de  feu. 
Jamais  semblable  auditoire,  jamais  semblable  coup  d'oeil!  Quel  mé- 
lange de  costumes,  de  physionomies,  de  langues,  de  religions!  L'Arabe, 
drapé  fièrement  dans  les  longs  replis  de  son  burnous,  à  côté  du  soldat 
et  de  l'officier  français  à  la  tenue  sévère;  les  élégantes  toilettes  de  nos 
dames  mêlées  à  tous  ces  costumes  éclatants  et  pittoresques  que  por- 
tent les  femmes  de  tous  les  pays  dont  se  compose  la  population  de 
Bône.  Ici  la  calotte  rouge  du  levantin;  là  le  turban  du  Maure;  plus 
loin  le  Juif  aux  amples  vêtements  noirs  et  au  maintien  timide.  Je  me 
figurais  un  de  ces  auditoires  tels  que  l'Évangile  nous  les  retrace,  oiî 
tous  les  [leuples  étaient  représentés,  et  qui  se  pressaient  <à  Jérusalem, 
dans  les  premiers  jours  du  christianisme,  autour  des  apôtres.  A  voir 
l'attention  que  prêtaient  à  l'orateur  tant  d'étrangers  qui  ne  devaient 
pas  comprendre  ses  paroles,  on  pouvait  croire  aussi  que  le  miracle 
des  langues  se  renouvelait.  J'aperçois  encore  d'ici  un  groupe  de  Bé- 
douins qui  étaient  assis  sous  un  figuier.  Ils  portaient  un  peu  en  avant 
leur  tète  <  nveloppée  du  ka'ik  et  de  la  corde  de  chameau,  dans  l'atti- 
tude de  la  plus  profonde  attention. 

Le  discours  de  monseigneur  l'archevêque  de  Bordeaux  s'adressait 


*08  Saint  Augustin. 

particulièrement  aux  soldats.  Il  a  parlé  à  ces  braves,  dont  la  conduite 
est  si  belle  en  Afrique,  de  la  mission  civilisatrice  de  la  France,  et  leur 
a  dit  que  ta  religion  seule  pouvait  accomplir  cette  mission.  Il  a  ap- 
pliqué cette  vérité  à  la  conquêle  de  l'Algérie.  Plusieurs  traits  heu- 
reux de  son  improvisation  ont  vivement  frappé  l'auditoire.  «  La  reli- 
gion dont  nous  sommes  les  ministres,  s'est-ii  écrié  dans  un  endroit, 
est  celle  qu'honorèrent  et  pratiquèrent  les  Clovis,les  Charlemagne,les 
Condé,  les  Turenne,  celle  dans  les  bras  de  laquelle  Napoléon  a  voulu 
mourir.  11  savait  bien,  cet  habile  appréciateur  des  hommes  et  des  cho- 
ses, que  la  religion  ne  fait  qu'accroître  la  bravoure;  il  le  savait  bien, 
lui  qui,  frappant  un  jour  sur  l'épaule  d'un  de  ses  généraux,  lui  disait: 
Drouot,  tues  le  plus  braoe  de  mon  armée,  parce  que  tu  es  le  plus  dévot, 

Après  le  discours,  tous  les  évêques  ont  donné  la  bénédiction  avec 
les  saintes  reliques.  Leurs  mains  réunies,  étendues  sur  les  campagnes 
d'Hippone,  demandaient  au  ciel  la  rosée  qui  doit  féconder  ces  germes 
de  foi  qu'on  venait  d'y  déposer.  A  la  fin  de  cette  touchante  cérémonie, 
inonseigneur  Dufêtre  ne  pouvait  plus  contenir  les  sentiments  qui  dé- 
bordaient de  son  àme,  et,  de  cette  voix  puissante  qui  remplit  les  plus 
vastes  voûtes  de  nos  cathédrales,  il  a  fait  retentir  les  collines  d'Hip- 
pone de  son  amour  et  de  son  admiration  pour  Augustin.  Il  a  demandé 
au  grand  évêque  de  lui  obtenir  les  grâces  de  l'épiscopat  qu'il  allait 
bientôt  recevoir,  et  il  en  a  placé  les  travaux  sous  les  auspices  de  son 
nom,  qu'il  ajoutera  désormais  au  sien. 

Un  peu  plus  haut  que  le  monument,  presque  au  sommet  de  la  col- 
line, monseigneur  l'évêque  d'Alger  avait  fait  dresser  une  tente.  Tous 
les  prélats  s'y  sont  réunis,  et  là  chacun  a  pris  la  détermination  de  con- 
sacrer par  une  fête  l'heureuse  translation  qui  venait  de  s'accomplir. 

Il  était  midi;  la  foule  s'était  dispersée  et  prenait  son  repas  sous 
les  oliviers.  Le  général  Randon  avait  fait  dresser  des  tables  dans  les 
citernes,  et  tous  les  prélats  sont  venus  s'asseoir  avec  leur  suite  à  un 
banquet  qui  leur  a  été  offert.  Ce  dîner,  sous  ces  voûtes  à  moitié  rui- 
nées, oflrait  un  spectacle  curieux.  A  une  large  crevasse  de  l'édifice , 
entre  les  branches  d'un  figuier  sauvage,  plusieurs  têtes  de  Maures  qui 
apparaissaient  pour  nous  regarder  étaient  de  l'effet  le  plus  pittoresque. 

Nous  ne  devions  plus  retouiiier  à  Eône.  Le  Gassendi  et  le  Ténare 
avaient  envoyé  leurs  canots  dans  la  Seybouse.  C'est  au  port  même 
d'IIipf)one  que  nous  nous  sommes  embarqués  pour  nous  rendre  à 
bord.  Il  était  environ  deux  heures.  Quelque  temps  après,  nous  levions 
l'ancre,  et,  en  quittant  ces  rivages  dont  nous  ne  perdrons  jamais  le 
souvenir,  nous  adressions  un  dernier  adieu  aux  collines  d'Augustin, 

FIN   DU   DEUXIÈME   ET  DERNIER   VOLUME. 


TABLE 


CHAPITRE   XXX. 

Réponse  aux  cinq  questions  posées  par  Honoré  de  Carthage.  —  Humilité  de 
saint  Augustin.  —  Voyage  de  saint  Augustin  à  Constantine.  —  Peinture 
de  cette  ville.  (412) 5 

CHAPITRE   XXXI. 

Les  mœurs  et  les  habitudes  de  saint  Augustin 21 

CHAPITRE   XXXIl. 

Considérations  sur  la  chute  et  sur  la  grâce.  —  Le  livre  de  l'Esprit  et  de  la 
lettre.  (  412) 38 

CHAPITRE   XXXIII. 

Lettre  à  Pauline  sur  la  vision  de  Dieu.  —  Lettre  à  Forlunatien.  —  Le  livre 
de  la  Foi  et  des  œuvres.  —  Mort  de  Marcellin.  (413) 50 

CHAPITRE    XXXIV. 

Lettre  à  saint  Paulin  de  Noie.  —  Démétriade  fait  vœu  de  virginité.  ^-  Le  livre 
à  Juliana  sur  le  veuvage.  —  Correspondance  avec  Macedonius ,  Hilaire, 
Évode,  saint  Jérôme.  (414-413) 59 

CHAPITRE   XXXV. 

Du  livre  de  la  Nature  et  de  la  Grâce.—  Du  livre  de  la  Perfection  de  la  jus- 
tice de  l'homme.  —  L(ttre  à  Maxime  de  Ténès.  —  Les  douze  livres  sur  le 
sens  littéral  de  la  Genèse. —  Explication  des  Psaumes.  (415-416).    .      78 


410  TABLE. 

CHAPITRE   XXXVl. 

Conciles  contre  les  pélagiens  et  décrets  d'Innocent  l".  —  Les  quinze  livres  sur 
la  Trinité.  —  Les  cent  vingt-  quatre  traités  sur  l'Évangile  de  saint  Jean  , 
et  les  dix  traités  sur  la  première  Épître  de  cet  apôtre.  (416).    ...      93 

CHAPITRE  XXXVII. 

Lettre  de  saint  Augustin  à  Boniface.  —  Lettres  à  saint  Paulin,  à  Dardanus, 
préfet  des  Gaules.  —  Diverses  opinions  sur  Dardanus.  —  Lettre  à  Juliana 
sur  le  Livre  à  Démétriade.  —  Lettre  à  Pierre  età  Abraham.  (417).     .     115 

CHAPITRE    XXXVIIl. 

Le  pape  Zozime  et  les  pélagiens.  —  Persévérance  des  évèques  d'Afrique.  — 
Les  deux  conciles  de  Carthage.— Condamnation  des  pélagiens  dans  l'univers 
catholique.  (417-418) 127 

CHAPITRE    XXXIX. 

•  Utilité  des  hérésies.  —  Les  livres  de  la  Grâce  de  Jésus-Christ  et  du  Péclié 
originel.  (418) 137 

.  CHAPITRE    XL. 

Césarée,  aujourd'hui  Clierchell.— Conférence  de  saint  Augustin  avecEmérite, 
évéque  donatiste  de  Césarée.  — Abolition  d'une  sanglante  coutume  de  ceUe 
ville  à  la  suite  d'un  discours  de  saint  Augustin.  —  Traits  de  mœurs  de 
cette  époque.  (418) 142 

CHAPITRE   XLI. 

Les  sermons  de  saint  Augustin 156 

CHAPITRE   XLII. 

Continuation  du  même  sujet 171 

CHAPITRE   XLIII. 

Lettre  au  comte  Boniface  sur  les  devoirs  des  lioiunios  de  guerre.  —  Lettres  à 
Optai  sur  l'origine  de  l'àme  ;  au  prêtre  Sixte  sur  la  question  pélagienne  ; 
au  diacre  Célestin  ;  à  Mercalor  ;  à  AseWicus.—  Lettres  à  Hesiohius  sur  la  tin 
du  monde.  ('il8-'il9) '. 184 


TABLE,  4H 


CHAIMTUK   XLIV. 


L'affaire  d'Apiarius.  —  Les  deux  livres  des  Noces  et  de  la  Concupiscence'  — 
Julien.  —  Des  mariages  adultères.  —  Les  quatre  livres  sur  l'Ame  et  son 
origine.  (419-420) 195 

CHAPITRE   XLV. 

Autorité  de  saint  Augustin  établie  par  les  plus  illustres  témoignages.  —  Les 
sept  livres  des  Locutions  et  les  sept  livres  des  Questions  sur  les  s-ept  premiers 
livres  de  l'Ecriture.  —  Les  quatre  livres  contre  les  deux  Épitres  des  péla- 
giens.  —  Contre  Gaudentius  et  contre  le  mensonge.  —  Lettre  à  Optât.  — 
Contre  l'adversaire  de  la  Loi  et  des  Prophètes.  —  Durée  et  transformations 
diverses  du  manichéisme.  (419-420) 211 

CHAPITRE   XLVI. 

Les  six  livres  contre  Julien.  —  Manuel  à  Laurentius.  —  Du  soin  pour  les 
morts.  (421) 225 


CHAPITRE   XLVII. 

Les  chrétiens  de  Fussale. —  Affaire  d'Antoine  de  Fussale.  — La  Règle  de 
Saint-Augustin.  (422-423) 242 

CHAPITRE   XLVIII. 

Les  reliques  de  saint  Etienne  à  Hippone.  —  Histoire  de  Paul  et  de  Palladie. 

—  Election  d'Heraclius,  successeur  de  saint  Augustin.  (424-425-426).  251 

CHAPITRE   XLIX. 

Les  livres  de  la  Doctrine  chrétienne.  (426) 260 

CHAPITRE  L. 

La  Cité  de  Dieu.  (426) '  ...    267 

CHAPITRE   LI. 

LTiS  moines  dWùrumet.  —  Le  livre  de  la  Grâce  et  du  Libre  Arbitre.  —  Un 
mot  sur  Luther,  Calvin  et  Jansenius.  —  Leitre  de  Valentin  à  saint  Augustin. 

—  Le  livre  de  la  Correction  et  de  la  Grâce.  —  Rétractation  du  moine  Le- 
porius.  (426-427) 288 


412  TABLE. 


CHAPITRE   LU. 

Le  comte  Boaiface,  trahi  par  Aetius,  appelle  à  son  secours  les  Vandales  pour 
le  défendre  contre  les  forces  de  l'empire  romain. —  Lettre  de  saint  Augustin 
au  comte  Boniface.  —  Ses  écrits  contre  les  ariens.  (418) UOO 

CHAPITRE   LUI. 

La  Révision  des  ouvrages  de  saint  Augustin.  —  Le  livre  des  Hérésies,  à 
Quodvultdeus.  —  Les  lettres  de  saint  Prosper  et  d'Hilaire ,  et  les  semi- 
pélagiens  des  Gaules.  —  Les  deux  livres  de  la  Prédestination  des  saints  et 
du  Don  de  la  persévérance.  (428-429) 313 

CHAPITRE   LIV. 

Réconciliation  dû  comte  Boniface  avec  l'impératrice  Placidie.  —  Correspon- 
dance de  saint  Augustin  avec  Darius.  —  Lettre  à  Honoré  sur  les  devoirs 
des  prêtres  dans  les  calamités  publiques.  —  Peinture  de  la  dévastation  de 
l'Afrique  par  les  Vandales.  —  L'Ouvrage  imparfait  contre  Julien.  —  Mort 
de  saint  Augustin.  (430) 329 

CHAPITRE   LV. 

Hommage  rendu  à  saint  Augustin  par  Théodose  le  Jeune.  —  Boniface  ;  sa 
fin.  —  Levée  du  siège  d'Hippone  ;  évacuation  et  ruine  de  cette  ville.  — 
Comment  Salvien  expliquait  l'invasion  des  Vandales.  —  Bélisaire  et  la  fin 
de  la  domination  des  Vandales  en  Afrique.  —  Un  mot  sur  la  chute  rapide 
de  l'Église  d'Afrique.  —  Les  reliques  de  saint  Augusiin.  —  Dernière  appré- 
ciation de  saint  Augustin 346 

Lettres  à  M.  Poujoulat  sur  la  translation  de  la  relique  de  saint  Augustin 
de  Pavie  à  Hippone,  par  M.  l'abbé  Sibour 363 


Tours.  —  Impr.  Mame. 


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^.  p 


BR  1720  .A9P65  1866 

V.2  snc 

Poujoulat,  fi. 

(Jean-Joseph-Franpcois) 
Histoire  de  saint 

Augustin  / 


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