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Bibliothèque des Dames Associées
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HISTOIRE
SAINT AUGUSTIN
TOME II
T. II. — 1
HISTOIRE
DE
SAINT AUGUSTIN
M. POUJOULAT
OUVRAGE COURONNÉ PAR L' ACADÉMIE FRANÇAISE
Et approuvé par Mgr Affre , archevêque de Paris
CINQUIEMK EDITION
TOURS
ALFRED MAME ET FILS, ÉDITEURS
M DCCC LXV I
Digitized by the Internet Archive
in 2010 with funding from
University of Ottawa
Iittp://www.arcliive.org/details/histoiredesainta02pouj
HISTOIRE
SAINT AUGUSTIN
oî»iu«
CHAPITRE XXX
Réponse aux cinq questions posées par Honoré de Carthage. — Humilité de
saint Augustin. — Voyage de saint Augustin à Constantine. — Peinture
de cette ville.
442
Un citoyen de Carthage, qui n'était pas encore chrétien
et qui depuis fut élevé à la dignité du sacerdoce , Honoré ,
ami d'Augustin , lui envoya cinq questions , avec prière
d'y répondre par écrit. Honoré demandait le sens de ces
paroles de Jésus - Christ sur la croix : « 3Ion Dieu , mon
« Dieu, pourquoi m'avez- vous abandonné? » et le sens de
ces paroles de l'Apôtre : « Je prie Dieu qu'étant enracinés
« et fondés dans la charité , vous puissiez comprendre
« avec tous les saints quelle est la largeur, la longueur.
« la hauteur et la profondeur. » Honoré demandait , en
outre , ce que c'est que les vierges folles et les vierges
sages de l'Évangile ; ce que c'est que les ténèbres exté-
rieures; et enfin, comment il faut entendre ces mots de
saint Jean : « Le Verbe a été fait chair. » L'évèque d'Hip-
pone s'occupait alors ' de l'hérésie ennemie de la grâce de
Jésus-Christ; il résolut d'ajouter à ces cinq questions une
1 Revue , Mv . Il.chap. xxvi.
f, SAINT AUGUSTIN.
sixième, et de traiter de la grâce de la nouvelle alliance.
Il écrivit à Honoré une lettre * qui forme un livre , et dans
lequel nous trouvons la solution des questions posées par
le catéchumène de Carthage. I,e grand évêque n'a point
pris ces questions une à une et séparément ; mais il les a
fondues dans un même discours , de manière à les rappor-
ter toutes à une fin principale, et à les faire concourir à
une même vérité. Recueillons Fesprit de cette lettre, qui
creuse profondément le dogme chrétien. Nous écarterons
ce que nous avons déjà reproduit ailleurs.
Il y a deux sortes de vies : l'une toute matérielle, et
dans laquelle est jeté l'enfant que sa mère vient de
mettre au monde; l'autre, dont les plaisirs ne touchent
que l'esprit et dont les joies sont éternelles. A l'âge où la
raison commence à sortir du sommeil de l'enfance, la vo-
lonté , aidée de la grâce , peut choisir cette vie spirituelle.
L'àme de l'homme est comme dans un certain milieu , qui
la place au-dessus des natures corporelles et au-dessous du
créateur commun des corps et des intelligences. On peut
faire un hon usage de la félicité même temporelle , lors-
qu'on la rapporte au service du Créateur. Toutes les créa-
tures de Dieu étant bonnes , il est permis d'en user en gar-
dant l'ordre naturel, c'est-à-dire en préférant toujours les
choses d'en haut aux choses d'en bas : la corruption est une
négligence des biens éternels. Dieu a béni en quelque
sorte l'usage des biens temporels , quand , dans l'ancienne
loi, il a donné aux patriarches la félicité de la terre comme
une prophétique figure de la nouvelle alliance , et aussi
comme une image de la félicité éternelle.
Dans la plénitude des temps , où devait se manifester la
grâce , longtemps cachée sous les voiles de l'ancienne
« iJîttre CXL.
CHAPITRE XXX. 7
alliance. f)ieu a envoijè son Fils formé d'une femme \ De
peur quon ne vît qu'un homme et non pas Dieu dans le
Christ fait homme, Jean, qui n'était pas la lumière, fut
envoyé pour rendre témoignage à la lumière; et ce témoin
fut tel , qu'on a pu dire de lui : « Entre tous ceux qui sont
« nés de la femme, il n'y en a pas eu de plus grand. » C'est
ainsi que Jean prophétisait la divinité du Messie. Jean ,
comme les apôtres, n'était qu'une lampe, et les lampes ont
besoin qu'on les allume, et peuvent s'éteindre. Mais le
Verbe était cette lumière primitive qui ne tire pas ses
splendeurs d'une autre lumière, et qui éclaire tout homme
venant au monde. Ce monde, que le Verbe a fait et qui ne
la pas connu, n'est point la masse du ciel et de la terre :
la créature raisonnable est seule capable de le connaître.
Le monde à qui l'Évangile reproche de n'avoir pas connu
Jésus- Christ, ce sont les incroyants. Jésus-Christ a donné
à ceux qui ont cru en son nom le pouvoir d'être faits enfants
de Dieu. C'est la grâce de la nouvelle alliance , annoncée
autrefois par de mystérieuses figures, cette grâce qui mène
l'âme à la connaissance de son Dieu et à une renaissance
spirituelle ou adoption. Jésus -Christ est descendu pour
nous faire monter, et , sans rien perdre de sa nature, il a
pris la nôtre , afin que, sans rien perdre de la nôtre , nous
participassions à la sienne ; mais avec cette différence qu'au
lieu que la participation à notre nature ne le dégrade
point, la participation à la sienne nous relève et nous rend
meilleurs. C'est pourquoi le Verbe a été fait chair et a habité
parmi nous. Dieu a semblé nous dire : Ne désespérez point ,
enfants des hommes , de pouvoir devenir enfants de Dieu ,
puisque le Fils de Dieu même , qui est son Verbe . s'est fait
chair et qu'il a habité parmi vous.
» GhI., IV, 4.
8 SAINT AUGUSTIN.
Jésus -Christ homme n'a rien montré en lui d'heureux
ni de désirable selon le monde, parce que sa mission
ne regardait point la vie d'ici -bas : de là viennent ses
abaissements, sa passion et sa mort. Dieu a voulu que
les méchants eussent part à la félicité de cette vie, afin
que les bons ne la recherchent pas comme quelque chose
d'un grand prix. L'évéque d'Hippone renvoie ici Honoré
à l'explication du psaume lxxii qu'il avait donnée à Car-
thage, la veille de la fête de saint Cyprien.
L'Homme-Dieu a emprunté le langage de notre infirmité,
lorsque , près de mourir, il s'est écrié : « Mon Dieu , mon
« Dieu, pourquoi m'avez- vous abandonné?» Ces paroles
sont le premier verset d'un psaume de David qui, mille ans
auparavant, prophétisait les souffrances', la mort, la ré-
surrection et la gloire du Messie. Elles sont le langage du
vieil homme qui s'attache à la durée de cette vie. Quelque
certaine que soit la fin plus ou moins prochaine de nos
jours , nous cherchons à les prolonger ; car personne n'a
jamais haï sa propre chair, dit saint Paul \
Ceux mêmes qui désirent le plus de se voir dégager des
liens du corps voudraient être revêtus d'immortalité sans
passer par la mort. C'est le corps de Jésus -Christ, c'est-
à-dire son Église, qui parlait par la bouche du Sauveur;
c'est l'épouse qui parle par la bouche de l'époux. Gardez-
vous donc (le croire que ce soit le Verbe de Dieu qui se
plaigne ainsi dans ce psaume ! Cette voix , qui descend du
haut de la croix, est la voix d'une chair mortelle, devenue,
par son union avec le Verbe , le remède de nos misères.
1/Kglise souffrante en Jésus -Christ s'écrie par la bouche
du divin Rédempteur : « Mon Dieu , mon Dieu , pourquoi
« m'avez- vous abandonné? » De même que Jésus- Christ,
2 Ps. XXI.
2 Eph., V, 29.
CHAPITRE XXX. 9
souffrant dans son Éiilise, dira plus tard : « Saul , Saul ,
« pourquoi me persécutez- vous? »
J/évèquc d'Hippone explique à son ami tous les versets
du psaume prophétique. En interprétant ces mots : « Pour
(( moi je suis un \cr et non un homme, » il rappelle le sens
donné au nom de ver par d'anciens auteurs ecclésiastiques.
,îésus -Christ, disent-ils, a voulu être désigné sous ce nom,
parce que la formation du ver, né de la chair, mais sans
l'alliance des sexes, a quelque rapport avec la naissance du
Sauveur, sorti du sein d'une Vierge. L'explication du ver-
set XXIV amène Augustin à parler du sacrifice de la nouvelle
alliance. Il dit à Honoré, qui n'était encore que catéchu-
mène : « Quand vous serez baptisé, vous saurez en quel
'< temps et de quelle manière on offre ce sacrifice. » La
messe catholique est ici bien clairement indiquée. Per-
sonne n'ignore que le mystère de TEucharistie était caché
aux catéchumènes , et de Là viennent les obscurités de
plusieurs Pères de l'Église sur le sacrement du corps et
du sang de Jésus-Christ.
Nous avons une explication littéraire du psaume xxi par
Bossuet. 11 est intéressant de rencontrer deux des phi s
grands évèques du monde catholique dans l'interprétation
du cantique où , selon l'expression d'Augustin , on croit
entendre plutôt l'Évangile qu'un prophète. L'évêque de
Meaux dit avec l'évêque d'Hippone que ce psaume est p/w/ô/
historique que prophèlique. « Comme Jésus -Christ, ajoute
Bossuet, y mêle sa mort douloureuse avec sa glorieuse ré-
surrection , il faudrait, pour entrer dans son esprit, faire
succéder au ton plaintif de Jérémie, qui seul a pu égaler
les lamentations aux calamités, le ton triomphant de Moïse,
lorsque , après le passage de la mer Bouge, il a chanté Pha-
raon défait en sa personne, avec son armée ensevelie sous
les eaux. » H y a heaucoup d'éloquence dans l'explication
10 SAINT AUGUSTIN.
de Bossuet. Il complète Augustin pour le verset : « Mon
Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez -vous délaissé? » C'est
ainsi qu'a traduit Bossuet. Il remarque, d'après saint
Paul', que le Sauveur prononça ces paroles avec un grand
cri et beaucoup de larmes. Si Jésus, dit -il , a pleuré si amè-
rement sur la ruine prochaine de Jérusalem, s'il a pleuré
Lazare mort, encore qu'il l'allàt ressusciter, on doit bien
croire qu'il n'aura pas épargné ses larmes sur la croix, où
il déplorait les péchés et les misères du genre humain.
Bossuet nous fait observer que le propre du pécheur c'est
d'être délaissé de Dieu, et que, dans le sacrifice du Calvaire,
Jésits- Christ faisait le personnage de pécheur, chargé des
iniquités du monde. « Dieu , avait dit Isaïe ^ a mis sur lui
« l'iniquité de nous tous. » Et saint Paul ' disait : « Celui
« qui n'a pas connu le péché, Dieu Ta fait péché pour nous,
« afin que nous fussions faits en la justice de Dieu. » Ainsi
Jésus-Christ a exprimé tout le fond de son supplice quand
il a crié avec tant de force : Pourquoi m'avez vous délaissé ?
Dieu ne voit plus en lui que le péché dont il s'est entiè-
rement revêtu, m'abandonne à la cruauté de ses ennemis.
« Ce n'est pas ici, dit Bossuet, une plainte comme on la
'< peut faire dans l'approche d'un grand mal. Jésus-Christ
« parle sur la croix, où il est effectivement enfoncé dans
« l'abîme des souffrances les plus accablantes, et jamais le
« délaissement n'a été si réel ni poussé plus loin, puisqu'il
" l'a été jusqu'à la mort, et à la mort de la croix , qui , par
« une horreur naturelle, faisait frémir en Jésus-Christ son
« humanité tout entière. La voix de mon rugissement est
(( bien éloignée de mon salut (la voix de mon rugissement ne
« suffit pas pour empêcher que mon salut ne s'éloigne).
» llébr., V, 7.
2 Isaïe, LUI, G.
3 U CoriiUli., V, 21.
CHAPITRE XXX. H
« Mes cris, quoiriup semblables par leur violence au rugis-
« sèment du lion, navancent pas le salut que je demande .
« et rien ne me peut sauver de la croix : Dieu demeure
« toujours inexorable, sans se laisser adoucir par les cris
« de Ibumanite désolée. »
« Comme donc il (Jésus -Christ) est mort par puissance ,
'( dit plus loin l'évéque de Meaux, qu'il a pris aussi par
« puissance toutes les passions, qui sont des appartenances
« et des apanages de la nature humaine, nous avons dit
« qu'il en a pris la vivacité, la sensibilité, la vérité, tout
« ce qu'elles ont d'affligeant et de douloureux. Jamais
« homme n'a dû ressentir plus d'horreur pour la mort que
« Jésus-Christ, puisqu'ill'a regardée par rapport au pèche,
'< qui , étant étranger au monde , y a été introduit par le
<( démon : il voyait d'ailleurs tous les blasphèmes et tous
« les crimes qui devaient accompagner la sienne : c'est
« pourquoi il a ressenti cette épouvante , ces frayeurs, ces
« tristesses que nous avons vues.
« Nul homme n'a jamais eu un sentiment plus exquis ;
« mais pour cela il ue faut pas croire que l'agitation de
« ses passions turbulentes ait pénétré la haute partie de
« son ûme : ses agonies n'ont pas été jusque-là, et le
« trouble même n a pas troublé cet endroit intime et
« imperturbable; il en a été à peu près comme de ces
i( hautes montagnes qui sont battues de l'orage et des
« tempêtes dans leurs parties basses, pendant qu'au som-
« met elles jouissent d'un beau soleil et de la sérénité
« parfaite, »
Ainsi, à treize cents ans de distance, l'évéque de Meaux
achevait de répondre au catéchumène de Carthage qui avait
demandé à l'évéque d'Hippone ce que voulaient dire ces
paroles : Mon Dieu , mon Dieu, pourquoi ni' avez-vous aban-
donné?
12 SAINT AUGUSTIN.
Augustin continue la réponse aux questions posées par
son ami de Carthage. Les ténèbres extérieures , sur lesquelles
Honoré demandait des explications, sont réservées aux
orgueilleux qui n'auront mis leur confiance qu'en leurs
propres œuvres , qui ne seront pas devenus enfants de la
promesse, enfants de la grâce, enfants de la miséricorde.
L'évèque d'Hippone distingue les ténèbres extérieures et les
ténèbres plus extérieures; les unes sont le partage des âmes
malades qui peuvent revenir encore à la vigueur de la vé-
rité, des âmes plongées dans les ombres qui peuvent re-
venir à la divine lumière ; les autres sont le partage de
ceux qui sont à jamais séparés de Dieu, splendeur éter-
nelle, et qui souffrent des tourments en expiation de leurs
désordres. C'est à la charité soutenue par la vie du Christ
que conviennent les quatre dimensions dont parle saint
Paul, et qui faisaient le sujet d'une question d'Honoré. La
charité s'exerce dans les bonnes œuvres, cherchant le bien
à faire , s'étendant à tous les besoins : c'est là sa largeur.
Elle est patiente dans les maux, persévérante dans les voies
de la vérité : c'est là sa longueur. Le Imt auquel elle aspire,
c'est l'éternel avenir qui lui est promis : c'est là sa hauteur.
Le principe de la charité est dans les profondeurs divines :
c'est là sa profondeur. La figure de la croix est une expres-
sion du mystère de la charité de Jésus -Christ, charité qui
passe toutes nos pensées. Le choix de la croix comme in-
strument de son supplice a eu pour motif de nous remettre
devant les veux cette largeur, cette longueur, cette hauteur
et cette profondeur dont nous parlons. Augustin indique le
sens mystérieux de ces quatre parties de la croix.
Enfin , pour répondre à la dernière question d'Honoré,
le grand évoque dit que la créature raisonnable ne doit pas
se laisser aller aux louanges des hommes , de peur de res-
sembler aux vierges folles ; elle doit plutôt imiter les vierges
CHAPITRE XXX. 13
sages, dont toute la gloire, à l'exemple de Fapôtre, est dans
le témoignage de leur conscience. Telle est la signification
de Ihuile que les \ierges sages portent avec elles , tandis
que les folles sont réduites à en acheter de ceux qui font
profession d'en vendre , c'est-à-dire des flatteurs ; car leurs
louanges sont comme une huile dont ils trafiquent et qu'ils
\endent aux insensés. Les lampes ardentes dans les mains
de ces vierges sont les honnes œuvres qui , selon la paj'ole
de Jésus- Christ, doivent luire aux yeux des hommes , afin
qu'ils glorifient notre Père céleste. C'est cette glorification
de Dieu que cherchent les \ierges sages dans leurs bonnes
œuvres. Leurs lampes ne s'éteignent point , parce qu'une
huile abondante en nourrit la flamme : cette huile repré-
sente l'intention pure d'une bonne conscience. Les lampes
des vierges folles s'éteignent à chaque moment faute
d'huile, c'est-à-dire que leurs bonnes œuvres cessent de
luire dès que les louanges des hommes leur manquent,
parce que le motif de leurs œuvres c'est le désir d'être
agréables aux hommes et non pas de rendre gloire à Dieu.
Dans la dernière partie de cette lettre , la manière dont
Augustin parle des ennemis de la grâce mérite d'être cilée.
Les pélagiens gardaient encore de saintes apparences;
l'évéque d'Hippone croyait à leurs vertus.
« La grâce de la nouvelle alliance a des ennemis qui,
« troublés par la profondeur de ce mystère , veulent attri-
« huer plutôt à eux-mêmes qu'à Dieu ce qu'il y a de bon
«' en eux. Ce ne sont pas des hommes que vous puissiez
« aisément mépriser : ils vivent dans la continence et se
« recommandent par leurs œuvres : ils n'ont pas une fausse
« idée du Christ comme les manichéens et d'autres héré-
« tiques ; ils croient que le Christ est égal et coéternel au
« Père, qu'il s'est véritablement fait homme et qu'il est
« venu ; ils attendent son second avènement ; mai§ ils
a SAINT AUGUSTIN.
n ignorent la justice de Dieu , et ont voulu établir leur
(( propre justice. »
Tout ce qui peut révéler le caractère d'Augustin est pour
nous d'un grand prix ; nous Fécoutons avec bonheur quand
il parle de lui ; chaque mot est comme une couleur qui nous
sert à retrouver son portrait , et l'évêque d'Hippone est
de ces rares génies qu'on admire et qu'on aime davantage
à mesure que leur physionomie se dégage des nuages du
passé. La lettre ' à Marcellin, écrite en 412 , est un des mo-
numents où Augustin nous initie aux secrets de sa haute
nature. Le tribun son ami lui avait proposé quelques diffi-
cultés auxquelles l'évêque répond ; une de ces difficultés
était tirée d'un passage du traité du Libre arbitre, où le
grand docteur dit que l'àme , attachée à une nature fort au-
dessous de la sienne, c'est-à-dire à la nature corporelle, ne
gouverne pas tout à fait son corps comme elle le voudrait,
mais qu'elle est soumise, dans le gouvernement du corps,
aux lois générales de l'ordre établi de Dieu. D'après ce
passage, on prétendait qu'Augustin avait pris parti pour
une des quatre opinions sur l'origine de l'àme. L'évêque
d'Hippone fait voir qu'il s'est tenu dans une égale mesure
à l'égard de ces diverses opinions, et qu'il a eu raison de
dire que l'àme, depuis le péché , ne gouverne pas son corps
comme elle voudrait A ce sujet, ce grand homme parle de
lui et de ses travaux avec une modestie sincère dont on ne
peut qu'être frappé. Un tel langage nous découvre les
trésors d'humilité de ce merveilleux génie.
Augustin , d'après ses propres aveux , écrivait à mesure
qu'il profitait et profitait à mesure qu'il écrivait. 11 ne veut
pas qu'on soit surpris ou affligé de trouver des fautes dans
ses écrits , et demande qu'on lui sache gré de les recou-
I Lettre CXMIl.
CHAPITRE XXX. 15
naître. Celui-là s'aimerait d'un amour bien désordonné,
qui, pour cacher ses erreurs, laisserait errer les autres. Le
iirand docteur confie à Marcellin un dessein qu'il mettra
plus tard à exécution , c'est de publier une revue critique
de ses ouvrages. Il supplie tous ses amis de ne pas le dé-
fendre contre ceux qui croient devoir le censurer, et sur-
tout de ne pas soutenir qu'il ne s'est jamais trompé : «Vous
« plaidez , leur dit-il , une mauvaise cause , et vous la per-
« driez même devant moi. » Augustin ne veut pas que ses
meilleurs amis le prennent pour autre chose que ce qu'il
est : aimer ce qu'il n'est pas , ce serait aimer un autre
homme sous son nom. Le plus éloquent des Romains a dit
de quelqu'un , qu'il ne lui était jamais échappé un seul mot
qu'il eût voulu n'avoir pas dit. Augustin fait observer que
cela pouvait se dire plutôt d'un fou achevé que d'un sage,
quelque sage qu'il pût être. Un repentir suppose du sens et
du jugement, et la cervelle des fous est trop renversée pour
qu'il puisse y avoir un regret. Le mot de Cicéron ne sau-
rait convenir qu'aux hommes par la bouche de qui l'Esprit
divin a parlé. Ce qui donnerait de l'autorité à un écrivain ,
ce ne serait pas de ne vouloir rien changer dans ses ou-
vrages , mais de n'y avoir rien mis que l'on dût changer.
11 faut se corriger de bonne foi lorsqu'on n'a pas su s'éle-
ver à cette perfection. Augustin nous dit qu'il connaît
mieux que ses ennemis les choses sur lesquelles on pour-
rait le reprendre. Il répète que le mot de Cicéron cité plus
haut ne lui convient pas; il ajoute qu'un autre mot lui
revient sans cesse et le tourmente, c'est la pensée d'Horace :
Une parole lâchée ne se retient plus.
Cette peur de l'inexactitude , cette défiance de lui-même,
lempèchaient de publier deux importants ouvrages aux-
quels il travaillait depuis plusieurs années : les livres de la
Genèse et les livres de la Trinité. Des questions très-di(!i-
16 SAINT AUGUSTIN.
ciles s'offraient à Tévèque d'Hippone dans ces sujets si
élevés : il revoyait assidûment les deux ouvrages , s'effor-
çant de diminuer le nombre des fautes. Les amis qui re-
grettaient ces retards craignaient que l'illustre pontife ne
quittât ce monde avant l'apparition des livres de la Genèse
et de la Trinité ; ils désiraient que ces travaux fussent pu-
bliés du vivant d'Augustin pour qu'il répondit lui - même
aux attaques qui pourraient s'élever. En prévision de ces
attaques, Augustin aimerait mieux qu'on l'exhortât à corri-
ger avec soin ces deux ouvrages qu'à se hâter de les donner.
Il veut être le premier et le plus sévère de ses censeurs, et
ne veut laisser à reprendre dans ses ouvrages que les fautes
qui lui auront échappé après un long et attentif examen.
L'évêque d'Hippone dit ailleurs dans cette lettre : « Mes
« livres sont entre les mains de trop de gens pour les pou-
ce voir corriger; mais tant que je vivrai , je suis en état de
« me corriger moi-même. »
11 faut que l'orgueil soit quelque chose de bien contraire
à l'ordre moral, pour que l'humilité d'un beau génie de-
vienne un si grand spectacle aux }eux des hommes!
Le retour de la moitié de l'Afrique chrétienne à l'unité
catholique était une très -grande affaire. Augustin recher-
chait toutes les occasions d'achever cette œuvre immense.
Quand il allait dans une ville encore attachée au douatisme,
il cherchait à s'entretenir avec les chefs du parti et à faire
entendre aux populations de salutaires paroles. C'est ainsi
que les donatistes de Cirta ou Constantine reçurent une
impression profonde d'une visite du grand docteur ; peu de
temps après son départ de cette ville, il apprit par une lettre
solennelle les fruits heureux produits par ses exhortations ;
la population schismatique de Constantine était revenue à
la foi catholique ; on en rapportait la gloire à Augustin. 11
écriNit (412) aux Irès-lioiwrables seigneurs de tous les ordres
CHAPITRE XXX. H
de la ville de Cirta, pour leur dire que cette conversion dune
grande multitude était l'ouvrage de Dieu et non pas l'ou-
vrage des hommes. Quoique ce retour ait été accompli
par Celui qui fait seul des œuvres merveilleuses \ Augustin
exprime le désir d'aller visiter les nouveaux catholiques.
I.a lettre de Constantine rappelait l'exemple de Polémon ,
tii'é de la débauche par un discours de Xénocrate sur la
tempérance. Augustin répond que ce fut Dieu même qui
inspira la bonne résolution de Polémon. Si la beauté , la
force, la santé viennent de Dieu, à plus forte raison de-
vons-nous le regarder comme l'Auteur des biens de l'in-
telligence qui sont des biens supérieurs. IN'ous lisons dans
le livre de la Sagesse que la continence est un don de Dieu ;
pour savoir même que ce don vient d'en haut, il faut être
éclairé d'un rayon de la sagesse éternelle. Augustin veut
donc que grâces soient rendues à Dieu seul pour la conver-
sion de Constantine. Ainsi ce grand homme repoussait la
gloire de ses œuvres, et montrait sans cesse du doigt le
Dispensateur éternel de tous les biens.
Lorsque Augustin fit à Constantine ce voyage si fécond
eu bons résultats religieux , ce n'était pas la première fois
qu'il visitait cette ville. Les chemins d'Hippone à Cirta
l'avaient vu assez souvent. Il trouvait dans l'énergie de sa
charité les forces que lui refusait une santé débile , et l'ad-
mirable évéque se rendait en divers pays africains selon
les besoins de l'Église et de la vérité. Pour aller d'Hippone
à Constantine, il suivait la voie romaine, dont on reconnaît
de nombreux vestiges; laissant la Seybouse à gauche, il
passait sur le pont de l'Abou-Gemma, franchissait succes-
sivement les lieux que l'Arabe désigne aujourd'hui sous les
noms de Dréan, deNech-Meia, d'Âkous, d' Hammam- Berda,
1 Pà. Lxxr, 18.
II. — 2
\8 SAINT AUGUSTIN.
se reposait à Calarae chez son ami Possidius, et, quittant
ensuite la riche et gracieuse nature qui avait charmé sa
route depuis Hippone, le grand évêque s'avançait vers
Constantine , à travers des régions nues et peu habitées. 11
entrait à Cirta par le pont Romain (Kantara), et c'est pai'
là que nous sommes entré nous-même quand nous sommes
allé chercher aux bords du Rummel les souvenirs de la
vieille Afrique chrétienne et aussi les souvenirs des ex-
ploits de la France '.
Constantine, par sa position, est une des villes les plus
extraordinaires qu'on puisse voir. Bâtie sur des rochers ,
avec des rochers pour ceintures et pour murailles, avec
des précipices d'une effrayante profondeur, cette ville
est bien la capitale du désert; elle renferme aujourdhui
trente mille habitants, vingt -cinq mille Arabes et cinq
mille Juifs. Au temps de saint Augustin, Constantine ne
pouvait guère avoir que huit à dix mille habitants de plus :
évidemment la cité antique n'avait pas d'autre étendue que
la cité actuelle. Constantine est un vaste amas de pauvres
demeures. Parmi les décombres de la Kasbah , on nous a
montré (|uelques restes d'une ancienne église bâtie par
Constantin, après qu'il eut donné son nom à Cirta. Cette
église était la basilique de Constantine dans le iv*' et le v'
siècle, et sous ses voûtes avait prié et prêché le grand
évêque d'Hippone. En 1841 , on voyait encore le chœur et
les deux chapelles latérales de la basilique ; mais le génie
militaire va vite en besogne, et les ruines vénérables tom-
bent en poussière sous sa main. Les citernes sont les plus
beaux restes de la puissance romaine à Constantine. Nous
avons parlé de l'inscription chrétienne gravée sur le roc,
aux bords du Rummel.
1 Constiiiitinc ;i été prise par los Français le l:i octobre 1837.
CHAPITRE XXX. 19
A quelques pas de cette inscription , s'ouvre un gouffre
où le Rummel se perd tout à coup comme dans un m} stère
d'horreur ; dinimenses rochers ont l'air de s'être fendus
tout exprès pour laisser passer la rivière. Nous avons fait
le tour de ces profonds abîmes, depuis l'inscription chré-
tienne jusqu'au pontKomain ou Kantara. C'est une marche
d'une heure. Le Rummel coule au fond d'un double rang
de rochers de huit cents pieds de profondeur, droits comme
des murailles, coupés de temps en temps par de longues
lignes noires perpendiculaires , de manière que les rochers
présentent comme les flancs de hautes tours. La rivière se
montre et disparaît à différents intervalles , et lorsqu'un
ouragan vient enfler ses eaux, le Rummel , terrible à voij",
roule et mugit avec un bruit qui fait penser au ïartare. Un
auteur arabe, cité par Aboulféda, compare l'eau du Rum-
mel roulant au fond du ravin de Constantine à la queue des
comètes '. Tout ce côté de Constantine est rempli de ter-
reurs solennelles. L'imagination se donne carrière dans
ces profondeurs qui se prolongent avec des aspects et des
caractères de plus en plus saisissants. Il y a un prodi-
gieux contraste entre les magnifiques épouvantements de
ces longs abîmes et les misérables constructions d'en
haut , qui s'appellent la ville. Si j'avais à peindre dans
un poëme la capitale de l'enfer, je peindrais la base de
Constantine.
Aux approches du Kantara, le double rang de rochers se
rapproche et offre comme la nuit. Le Rummel échappe à
l'œil; mais il coule au fond. Le pont Romain à deux étages
eut pour but non pas de faire passer la rivière, mais d'unir
les deux montagnes qui forment le fossé de Constantine.
Les arches du premier étage portent sur le rocher ; elles
1 Voyez dans notre Voyage en Algérie, Études africaines, le cli;i[i xvii,
sur Gonstautine.
20 SAINT AUGUSTIN.
sont encore ce qu'elles étaient il j a deux mille ans. Les
quatre arches du second étage sont très -hautes; les deux
arches du milieu ont la forme de Togive ; les deux autres
présentent le plein cintre. Ce fut un architecte génois qui ,
sur les ruines romaines , construisit le deuxième étage du
pont. Le Rummel se perd sous le Kantara, disparait dans
des profondeurs inconnues, et c'est beaucoup plus loin
qu'on le retrouve passant de la nuit à la lumière Un champ
de nopals couvre les rocs sous lesquels la rivière se perd ,
à côté du Kantara. Une fois parvenu au pied des deux mon-
tagnes, dominées aujourd'hui par Ihôpital français, le
Eummcl ne connaît plus la nuit; il déroule ses eaux avec
de nombreux détours, sur un espace d'environ vingt -cinq
lieues, et se jette dans la mer, non loin de Gigelli.
Du sommet de la Kasbah on aperçoit une cascade qu'on
prendrait pour une faible cascatelle, et qui en réalité a
plus de cent pieds de hauteur. Les milans, les vautours, les
corneilles, les colombes et les éperviers volent sur l'abîme
et ressemblent à d'imperceptibles hirondelles, tant la pro-
fondeur est grande. iVous avons vu avec surprise, au milieu
de ces immenses rochers, les vautours et les colombes habi-
ter ensemble comme des amis, par je ne sais quelle mysté-
rieuse convention ; l'oiseau de proie et l'innocent oiseau
sont là comme les méchants et les bons dans nos sociétés ;
seulement, les vautours du Rummel sont meilleurs que les
vautours de nos villes.
Pendant que nos regards plongeaient avec effroi sur le
gouffre béant, des Arabes passaient tranquillement l'un
après l'autre aux flancs de ces rochers , dans des sentiers
pratiqués par eux : l'Arabe tient du chamois et du renard
pour franchir les lieux difficiles.
La tristesse habite autour de Constantine; tout y prend
la muette sévérité du désert. Le vallon du Rummel, du côté
CHAPITRE XXXI. 21
du nord -ouest, offre seul uu vivant spectacle; ce sont des
jardins, des champs de blé, de riantes collines baiiinées par
le Rummcl, qui serpente au loin : avec plus de culture et
de plantations, on aurait un ravissant tableau. A l'ouest, à
huit lieues de Constantine, je voyais la montaiine au pied
de laquelle s'élevait rancienne Milève, aujourdluii Milah ,
qui forme le jardin de Constantine, comme I'hilipi)eville en
est le Pirée.
CHAPITRE XXXT
Les mœurs et les habitudes de saint Augustin.
Jusqu'ici, tout en poursuivant l'étude des œuvres et du
génie de ce grand homme, nous n"avons pas négligé ce qui
pouvait servir à faire connaître l'homme lui-même. Dans la
correspondance et les livres du pontife qui ont passé sous
nos yeux depuis le commencement de notre œuvre , nous
n'avons jamais manqué de reproduire ces traits et ces dé-
tails, vrais rayons de lumière, à l'aide desquels nous dé-
couvrons dans sa réalité vivante l'admirable figure d'Au-
gustin. Maintenant nous mettrons notre lecteur face à face
avec le grand évéque; ce chapitre sera pour lui comme un
repos au milieu de ces hautes questions qui vous tiennent
toujours en haleine ; c'est un travail que de suivre Augus-
tin dans ses pensées, c'est une paisible halte que de voir
comment il vivait. L'imagination donne des proportions
idéales aux grands hommes, et surtout aux grands hommes
qui furent des saints ; elle croit les voir flotter entre ciel et
terre, n'aspire à ccnnaître d'eux que leur parole, et se les
représente comme des archanges voyageurs : il y a comme
un intérêt inattendu dans la peinture des mœurs et des
habitudes d'un homme tel qu'Augustin.
22 SAINT AUGUSTIN.
Le visage étant le miroir de l'âme et du génie, nous vou-
drions parler du visage de Tévêque d'Hippone; mais ncus
ne savons rien là -dessus; le biographe du pontife, Possi-
dius, qui vécut quarante ans dans son intimité, ne nous dit
pas un mot de sa figure. C'était la chose dont les saints s'oc-
cupaient le moins. 3Ialgré le silence absolu de tous les mo-
numents contemporains, l'image d'Augustin est venue
jusqu'à nous par une tradition dont il serait difficile de
préciser l'origine ; on l'a empruntée à des tableaux ou pein-
tures d'anciennes églises de Rome, de Venise et de Constan-
tinople. Il y a dans ce portrait plus de convention que
d'exactitude ; mais il mérite le respect qui sattache aux
choses accréditées à travers les siècles. On nous permettrait
cependant de ne pas enchaîner notre pensée à ce type con-
\ enu , si nous n'y trouvions point ce que nous cherchons
dans un portrait d'Augustin.
Nous avons trop longtemps vécu par l'intelligence avec
le pontife d'Hippone pour ne pas lui avoir donné une figure.
Tl nous est donc souvent apparu avec la robe noire et le
caj)uchon des cénobites d'Orient, la tète rasée en couronne
à la manière des moines, et portant une longue barbe
comme les religieux d'Asie ; les rides qui avaient été creu-
sées de bonne heure sur son large front attestaient les mé-
ditations profondes ; le feu du génie , tempéré par une
expression de bonté, étincelait dans ses yeux; la bienveil-
lance la plus tendre adoucissait l'àpreté de sa figure afri-
caine . qui offrait un constant mélange de douceur, de
gravité et de recueillement. Augustin devait avoir de la
maigreur dans les traits, car il fut délicat toute sa vie; l'ar-
dente continuité du travail semblait soutenir la fragilité
de ses jours.
Possidius nous apprend que les vêtements, la chaussure
et le lit d'Augustin n'étaient ni trop soignés ni trop negli-
CHAPITRK WXI. 23
frés '; l'évéque d'Hippono, ajoute le pieux bioiiraphe, tenait
le milieu, ne penchant ni à droite ni à tiauclie. On avait dit
la même chose de saint C\prien. Cette manière de vivre
était conforme aux idées de l'illustre solitaire de Bethlé-
hem ; dans sa lettre à Nepotianus , si lemplie d'excellents
conseils pour les moines et les clercs, saint Jérôme disait :
« Évite de porter des habits sombres comme des habits
« éclatants ; il faut éviter également la parure et la saleté ,
« parce que l'une sent la mollesse, l'autre la vaine gloire.
« Ce qui est louable, ce n'est pas d'aller sans vêtements de
« lin, c'est de ne pas avoir de quoi en payer le prix. » Saint
Honorât, le fondateur du monastère de Lérins, recomman-
dait le même milieu dans lusage des choses humaines. Les
fidèles d'Hippone offraient à leur évêque des vêtements
plus riches que ses vêtements ordinaires ; le pontife refu-
sait de les porter, et annonçait en chaire que toutes les fois
qu'il recevrait des dons semblables, il les vendrait au profit
des pauvres. Tl ne voulait accepter que ce qui pouvait servir
à tous ses frères de la communauté; il ne souffrait pas que
son costume différât de celui d'un siinple prêtre, d'un
diacre et d'un sous- diacre. « Peut-être, disait- il dans ses
« sermons , est - il permis à un é\ éque de porter un véte-
« ment de prix ; mais cela ne convient point à Augustin .
« qui est pauvre et né de parents pauvres. Voulez -vous
« qu'on dise que j'ai trouvé dans l'Eglise le moyen de me
« vêtir plus richement que je n'aurais pu le faire chez mon
« père ou dans ma vie du siècle? Cela me couvrirait de
« honte... Si l'on souhaite que je porte les vêtements qui
« me sont donnés, donnez-m'en qui ne me fassent point
<' rougir ; je vous l'avoue, un habit précieux me fait rougir;
" il ne convient pas à mon état , à l'obligation que j'ai de
1 Ncc iiitida uimium uec abjecta plurimuni.
24 SAINT AUGUSTIN.
« prêcher ; il ne convient pas à un corps cassé de vieillesse,
« et à ces cheveux blancs que vous me voyez. »
Une vierge nommée Sapida avait fait de ses mains une
tunique pour son frère Timothée, diacre de l'Église de Car-
thage. ïimothée était mort sans avoir pu se servir de ce
vêtement. Sapida , livrée à la douleur, souhaita comme sa
meilleure consolation que le vénérable Augustin daignât
accepter et porter la tunique destinée à son frère. Le saint
ami de Dieu se rendit aux vœux de la vierge africaine ;
mais , dans la touchante lettre ' qu'il écrivit à Sapida , il
l'engageait à demander aux Livres saints et à la foi chré-
tienne des consolations plus efficaces pour dissiper les
nuages de la tristesse dont l'infirmité humaine avait rempli
son cœur.
Augustin, par- dessus le linge et la tunique de laine,
portait un vêtement qu'il appelle byrrhus, et qui était
une sorte de manteau. L'évêque d'Hippone, comme tous
les frères de sa communauté , se lavait le visage tous les
jours.
La maison épiscopale d'Hippone était comme un monas-
tère où des clercs vivaient avec le même costume , la même
loi , les mêmes revenus.
On ne pouvait pas , sans renoncement à tout bien, trou-
ver place daus la communauté ecclésiastique. Il arriva
qu'un prêtre de la communauté , appelé Janvier, révéla à
son lit de mort une violation de cette loi de la pauvreté ; il
avait mis de côté une somme d'argent , tout en vivant dans
la communauté d'Augustin; près de quitter la terre, Jan-
vier voulut faire l'Église d'Hippone héritière de son petit
trésor,- mais Augustin refusa le legs. 11 prononça à cette
1 Cette lettre est de celles dont la date nest pas connue ; c'est la CGLXIII»
dans l'édition des Rénédictins. Cette lettre est pleine de consolations reli-
gieuses pour ceux dont l'àme est eu deuil par les coups de la mort.
CHAPITRE XXXI. 25
occasion deux sermons ' fort curieux sur la Vie et les mœurs
de son clergé : c'est une peinture de l'esprit et des iiabi-
tudes de la communauté; le saint évèque ne crut pas devoir
taire la faute de Janvier. Dans le premier sermon prononcé
avant l'Epiphanie, il déclara au peuple que, voulant laisser
à ses ecclésiastiques le choix du genre de vie, il leur per-
mettait de reprendre leur liberté; l'evèque ajoutait qu'a-
près IKpiphanie il informerait le peuple des diverses dé-
cisions qui seraient prises. Au temps marque , Augustin ,
dans un second sermon , annonça que tous les ecclésias-
tiques de sa communauté voulaient continuer à vivre
comme les premiers chrétiens de Jérusalem, et qu'ainsi
donc , parmi eux , la loi de la pauvreté serait sévèrement
maintenue. L'évoque devait effacer du nombre des clercs le
possesseur d'un bien quelconque. « Celui que j'aurais con-
« damné de la sorte, disait Augustin, quil en appelle à
« mille conciles contre mon jugement; quil aille, s'il veut ,
« au delà des mers porter ses plaintes contre moi; quoi
« qu'il fasse, j'espère de la divine assistance qu'il ne sera
« point reçu comme ecclésiastique partout où j'aurai le
« pouvoir d'évéque. Ils ont tous souscrit de bon cœur à la
« règle que j'ai établie; j'attends de la puissance et de la
« miséricorde de Dieu qu'ils s'^' conformeront avec une
« entière fidélité. » En terminant son discours, Augustin
fait sentir combien il est dangereux de médire des servi-
teurs de Dieu, c'est ainsi qu'il appelle les prêtres. Les
calomnies ajouteront aux futures récompenses des servi-
teurs de Dieu ; mais quel châtiment sera réservé aux ca-
lomniateurs! « ^'ous ne voulons pas profiter de votre mal-
« heur, dit Augustin aux fidèles , nous ne voulons pas
« avoir de grandes récompenses aux dépens de votre sa-
l 'Seroj. cccLV et ccolvi.
26 SAINT AUGUSTIN.
« lut ; puissions- nous n'obtenir qu'une moindre gloire
« dans le royaume de Dieu , et vous y avoir pour compa-
« gnons ! »
On retrouve toute Theureuse simplicité des mœurs des
premiers âges de 1" Église, dans cette manière de rendre
compte au peuple de la conduite du clergé. Cela est bien
touchant et bien chrétien. L'évèque informait le peuple de
toute chose : quand un nouveau prêtre entrait dans la com-
munauté, le peuple le savait; si ce prêtre était de naissance
illustre, Augustin s'empressait d'annoncer que le nouveau
venu était entré pauvre dans la vie commune de la maison
épiscopale. Les deux sermons cités plus haut nous font
assister aux plus intimes détails de la vie ecclésiastique à
Hippone. Ici , nous voyons le prêtre Leporius qui avait des
biens , mais qui s'était hâté d'en disposer dans des vues de
charité chrétienne : là, c'est le prêtre Barnabe qu'on accu-
sait d'avoir acheté une terre et fait des dettes pendant qu'il
était économe de la demeure épiscopale; le diacre Sévère,
qui avait perdu la vue sans perdre pour cela la lumière inté-
rieure et spirituelle, eut le désir d'appeler de loin près de lui
sa mère et sa sœur; il acheta pour elles une maison qui fut
l)ayée, non pas avec son argent, mais avec de pieuses géné-
rosités. Il paraît que la mère et la sœur de Sévère n'arri-
vèrent point ; Augustin dit au peuple que Sévère s'en est
remis à lui pour disposer de cette maison; il parle aussi de
quelques pièces de terre que celui-ci possédait dans son
pays, et du saint usage que Sévère voulait en faire. Un
diacre , avant d'entrer dans la communauté , avait acheté ,
(hi fruit de son travail, quelques esclaves : « Ce diacre,
« dit Augustin au peuple , va mettre aujourd'hui ses
« esclaves en liberté devant vous , par l'autorité de l'é-
« vf-quo. »
IJUre le dcrge et le peuple catholique d'Hipponc, tout
CHAPITRE XXXI. 27
se passait en famille, comme on vient de le voir; cette sur-
veillance exercée par les fidèles sur chaque membre du
corps clérical, cette habitude de contrôle, qui prenait sa
raison dans le sentiment des intérêts religieux , se produi-
saient sans inconvénient au milieu d'un peuple tendrement
et profondément dévoué à son évoque; mais, en d'autres
situations, cette immixtion dans les affaires ecclésiastiques
pouvait amener des désordres , et c'était là un des vices de
l'organisation de l'Église africaine. Le peuple regardait
Augustin comme le dépositaire de sa confiance : le grand
évoque ne craignait pas de descendre aux plus minutieuses
explications. Il allait au-devant de tout, ne cachait rien, et
ses comptes rendus servaient toujours à faire éclater sa
droiture.
Rien de plus humble que la table d'Augustin et de ses
compagnons : des herbes et des légumes composaient leur
repas; on buvait du vin , mais toujours avec modération '.
1 C'est ici le lieu de dire un mot d'un passage des Confessions de saint
Augustin qui a été fort diversement entendu. Au li\Te X , chapitre xxiii des
Confessions, saint Augustin dit avec son humilité accoutumée : Ebrietas longe
est a me : misereheris ne appropinquet mihi. Cropula autem nonnunqunm.
surrepit servo tua : misereheris ut longe fiât a me. Par une interprétation
inexacte de crapula, Pierre Petit, dans un ouvrage publié à Utrecht, en l(i89,
ciiit pouvoir avancer que le saint docteur Ijnvuit quelquefois une assez grande
quantité de vin, mais qu'il avait la tête forte pour le porter, et que jamais
il n'en perdait l'usage de la raison. Une telle assertion révolta tous les
hommes graves et de bonne foi : Bayle seul , dans son Dict. crit. (art. Saint
Augustin), a pu incliner vers l'opinion de Pierre Petit. Le président Cousin,
l'auteur de la Réfutation des critiques de M. Bayle sur saint Augustin (Paris,
1732, in-40), Arnauld d'Andilly, le savant traducteur des Confessions, et
plusieurs autres auteurs, ont vu dans le mot crapula le plaisir de manger
et de boire , ou l'excès du manger. Ce dernier sens, conforme au passage de
saint Luc (xxi, 34) : Non graventur corda vestra in crapula et elirielate,
nous paraît reproduire avec le plus de vérité la pensée de l'évèque d'Hippone.
Ce grand homme, si humble, si sobre, si austère, s'accuse d'avoir mangé
parfois un peu au delà du besoin delà nature. Nous avons trouvé, au sujet
de l'interprétation de ce passage, une très-bonne lettre à dom Rémi Cellier
à la'fln du douzième volume du savant bénédictin.
28 SAINT AUGUSTIN.
On servait de la viande lorsqu'il y avait des étrangers ou
des malades. Augustin avait dit dans ses Confessions : « Je
«( ne crains pas Timpureté des mets, mais l'impureté du
« désir *. » Les vases, urnes, ustensiles de la table, étaient
en bois , en terre cuite ou en marbre. On ne se servait que
de cuillers d'argent. Augustin aimait mieux à table une
conversation grave , des discussions intéressantes , que le
plaisir de manger ou de boire. Les malins propos de table
lui paraissaient détestables; il avait proscrit la médisance
et fait graver sur sa table le distique suivant :
Quisquis amat dictis absentum rodere vitam ,
Hanc mensam vetitam noverit esse sibi -.
Augustin priait ses convives de s'abstenir de paroles
inutiles . de discours moqueurs et de tout ce qui pouvait
blesser la charité. Il pensait avec son ami de Bethléhem ,
que personne ne dit le mal à celui qui n'écoute pas , que la
flèche ne pénètre jamais dans la pierre, et que parfois elle
revient frapper l'homme qui l'a lancée \ 11 lui arriva de
reprendre vivement des évoques de ses amis, qui avaient
oublié ou blâmé sa leçon sur ce point. On l'entendait dire
avec émotion qu'il fallait alors effacer les deux vers ; ou bien
il menaçait de quitter la table pour regagner sa chambre.
Possidius avait plus d'une fois assisté à des scènes de ce
genre.
Les Africains prenaient facilement Dieu à témoin dans
leurs conversations; Augustin lui-même, dans les premiers
temps de sa vie chrétienne, eut quelque peine à perdre
1 Liv. X, chap. xxii.
2 Celui qui aime à décinrer par ses paroles la vie des absents, qu'il sache
que cette table lui est interdite.
Quelques versions portent indignam au lieu de vetitam ; mvàf- indignam
nous a paru n'avoir pas de sens.
3 Lettre de saint Jérôme à Nepotianus.
CHAPITRE XXXI. 29
riiabitudo d'assurer par serment. Devenu evèquc, il fit
mettre en pratique les préceptes du livre de l'iAclésias-
titpie' sur ce point, et défendit à ses clercs de jurer, même
à table, de peur qu'un petit jurement ne conduisit au par-
jure. Une peine accompagnait la violation de cette défense;
c'était la privation du vin à dîner.
Le saint évéque reprochait avec une douceur extrême
les fautes contre la discipline ou la règle. Il épuisait tous
les degrés de la tolérance , ayant pour principe de ne pas
pous-er le cœur à de mauvaises excuses. S'il avait quelque
observation à adresser à un de ses frères, il lui parlait à
part; s'il ne parvenait pas à le ramener, il chargeait un ou
deux frères d'éclairer son esprit; lorsque ceux-ci n'étaient
pas écoutés, on employait l'jÉ'y/ise, c'est-à-dire le corps
clérical d'Hippone , et si le coupable méconnaissait la voix
del'Kglise, il était assimilé à un païen et à un publicain.
Augustin disait qu'il fallait pardonner non pas sept fois,
mais soixante -dix fois sept fois, au coupable qui se re-
pentait.
Tous les saints ont redouté les femmes, et semblent avoir
particulièrement médité les paroles de TEcclésiaste, qui
comparent la femme au filet des chasseurs, son cœur à un
piège , ses mains à des chaînes ^ Le vieux Jérôme , qui avait
eu tant de peine à chasser de sa cellule les dangereuses
images de Rome., disait à Nepotianus : « Que des pieds de
« femme ne passent jamais ou bien rarement le seuil de
« ton humble demeure. Que toutes les jeunes filles et les
(I vierges du Christ te soient également inconnues ou éga-
« lement chères. N'habite point avec elles sous le même
« toit, et ne te fie point à ta chasteté passée. Tu ne peux
« être ni plus saint que David , ni plus sage que Salomon.
1 .Cliap. ixiii.
2 Eccl , VII, 27.
30 SAINT AUGUSTIN.
« Souviens-toi toujours que ce fut la femme qui fit chasser
(( le premier hôte du Paradis. Si tu es malade, qu'un saint
(( frère t'assiste , ou bien ta sœur, ou ta mère , ou une
<( autre femme d'une vertu éprouvée aux yeux de tous. Si
« tu n'as pas des proches de ce genre ou des personnes
« d'une chasteté connue, l'Église nourrit beaucoup de
« femmes âgées qui te rendront cet office et recevront de
« toi le prix de leurs soins , de manière que tu trouveras
« dans ta maladie même le mérite de l'aumône. Je connais
« des clercs qui ont recouvré la santé du corps et commencé
« à perdre celle de r âme, etc., etc. »
Augustin , qui avait passé par le péril , en avait gardé
une grande terreur. Nul saint personnage n'a poussé la
prudence jusqu'à une plus extrême sévérité. Jamais femme
ne demeura dans la maison de l'évêque d'Hippone , pas
même sa sœur , veuve consacrée à Dieu , et qui dirigea
jusqu'à sa mort une communauté de religieuses ; il traita
de la même manière ses nièces, qui avaient embrassé la vie
monastique. Les décrets des conciles permettaient à Augus-
tin d'avoir sous sou toit sa sœur et ses nièces , et lui-même
avouait qu'elles auraient pu rester chez lui sans éveiller la
pei'versi té humaine; mais les visites des femmes du dehors,
qu'elles n'eussent pu manquer de recevoir, auraient peut-
être oiïensé les faibles. C'était toujours après de longues
instances que des femmes obtenaient d'arriver auprès d'Au-
gustin pour d'importantes affaires ; il ne les recevait qu'en
présence de plusieurs clercs. L'évêque d'Hippone ne parla
jamais à une femme sans témoin.
La chambre d'Augustin restait ouverte comme celle
d'Amhroise; elle était comme une image de son àme, tou-
jours ouverte à ceux qui cherchaient la vérité ou des conso-
lations. Quelquefois la profondeur de la méditation l'enle-
vait à la terre. La tète inclinée, il uo vovait et n'entendait
CHAPITRE XXXF. 3\
plus rien autour de lui. >ous raconterons une anecdote '
dont l'exactitude n'est pas incontestable, mais qui peint
trop bien les mœurs du temps pour être écartée de ce tra-
vail. Une femme d'Hipponc, faussement accusée, avait eu
la pensée d aller trouver le pontife ; après avoir franchi le
seuil de la maison épiscopale, elle se rendit dans la chambre
d'Auiiustin; elle parut devant lui dans lattitudedu recueil-
lement et du respect, et lui adressa quelques paroles pleines
d'humilité. Augustin , plongé dans l'étude et la contempla-
tion , ne répondit pas à la suppliante , et ne tourna pas
même la tète ; la femme d'Hippone attribuait cette immo-
bilité silencieuse à une pieuse réserve , et crut devoir dé-
clarer à l'évêque le motif de la démarche qu'elle avait osé
entreprendre; mais l'évêque demeura muet. Sortie sans
consolation de la maison épiscopale, la pauvre femme ré-
solut de chercher Augustin à l'église, le lendemain; à
1 heure marquée, elle le vit à l'autel remplissant les fonc-
tions sacrées, et assista au saint sacrifice avec une piété
profonde. Au moment solennel de l'élévation, elle fut ravie
en esprit devant le trône de l'adorable Trinité , et la elle
reconnut Augustin , le front baissé et cherchant à sonder le
mystère du Dieu en trois personnes ; une voix lui dit alors :
Hier, quand tu as voulu consulter Augustin , il se trouvait
enlevé dans la contemplation de la Trinité sainte; tandis
que tu lui parlais , son esprit était absent de sa chambre ,
voilà pourquoi il ne t'a pas répondu et ne s'est point aperçu
de ta présence ; retourne chez lui et tu le trouveras bon et
compatissant. — Ainsi parlait la voix du ciel , et la femme
d'Hippone reprit bientôt le chemin de la maison épiscopale,
d'où elle sortit consolée.
A l'exemple du grand Apôtre, Augustin ne visitait que
I Vie de saint Augustin, fdT L'dnciloi.
32 SAINT AUGUSTIN.
les orphelins et les veuves livrées à la douleur. Il se ren-
dait en toute hâte auprès des malades qui lui faisaient de-
mander des prières ou l'imposition des mains. Il fallait
d'urgentes nécessités pour qu'il se décidât à visiter des
monastères de femmes. L'évèque d'Hippone recommandait
comme excellentes les règles de saint Ambroise, pour la vie
et les mœurs des prêtres. Il ne pensait pas qu'un prêtre
dût se charger de négocier des mariages, de peur de s'expo-
ser aux malédictions des époux , dans le cas où leur union
ne serait pas heureuse Selon lui, le prêtre ne devait en-
gager personne au métier des armes , à cause des calamités
de la guerre ; il ne devait pas accepter une place à des fes-
tins dans son pays , afin de mieux garder ses habitudes de
tempérance. Il est une parole du grand évêque de Milan,
que notre docteur rappelait souvent. Saint Ambroise
approchait de sa fin ; des fidèles rassemblés autour de son
lit, le voyant près de s'en aller à Dieu , pleuraient , gémis-
saient et demandaient au pontife mourant d implorer lui-
même du Seigneur une prolongation de ses jours; Ambroise
leur répondit ; « Je n'ai point vécu de telle sorte que j'aie
(( honte de rester au milieu de vous ; mais je no crains pas
« de mourir, parce que nous avons un bon ^laître. » Notre
Augustin, devenu vieux, dit Possidius, admirait et louait
ces paroles limées et pesées : elimata et librata. 11 citait aussi
un auti'c mot d'un évoque de ses amis, à qui il restait peu
de temps à vivre. L'évèque malade lui avait fait signe de
la main qu'il allait sortir de ce monde; Augustin lui ré-
pondit qu'il pouvait vivre encore : « Si je ne devais ja-
« mais mourir, ce serait bien, lui répliqua le pontife
« malade; mais puisqu'il faut mourir, pourquoi pas
« maintenant '? »
' Si luinqiiam, bene ; si aliqiiando, qnaie non modo? — Possidius ,
Vit. S. Ali (/us t.
CHAPITRE XXXI. â3
Lorsque des injustices étaient commises dans le pays
soumis à sa direction spirituelle, Augustin ne gardait pas le
silence ; nous avons une lettre ' d'une sévère énergie, écrite
au seigneur Romulus qui voulait faire paver deux fois ses
tenanciers ; il lui exprime sa douleur de voir un chrétien
se jouer ainsi des lois de Téquité, et le menace de la terreur
du dernier jugement. On sait que dans les premiers siècles
de l'Église les affaires des particuliers étaient portées de-
vant les évéques. Augustin aimait mieux juger des inconnus
que des amis. 11 jugeait souvent jusqu'à l'heure du dîner;
parfois même il n'en dînait pas , et passait la journée en-
tière à écouter les plaintes , à concilier les intérêts. Il ré-
primandait en présence de tout le monde , pour inspirer la
crainte de mal faire. Que de jours enlevés ainsi à ses tra-
vaux si importants ! Et si l'on considère les nécessités des
devoirs épiscopaux , le temps passé en voyages en Afrique
pour le bien de l'Église, on se demande comment il a pu
se faire qu'Augustin, depuis l'âge de trente -deux ans jus-
qu'à l'âge de soixante -seize ans où il mourut , ait composé
un nombre si prodigieux d'ouvrages ! Possidius a pu dire
que l'évèque d'Hippone a tant dicté ou tant écrit, qu'à peine
un lecteur studieux serait capable de tout lire et de tout
connaître. On peut soutenir que nul homme ne sut aussi
bien employer le temps ; il n'en a point passé la moindre
parcelle sans fruit. On s'expliquerait peut-être le noml.re
surprenant de ses productions, en songeant qu'aucune
parole inutile ne sortait de la bouche d'Augustin , qu'il ne
parlait qu'en vue d'une question à résoudre , d'une diffi-
culté à éclaircir, d'une vérité à faire connaître, ou bien en
vue de rendre meilleur et plus chrétien le troupeau confié
à sa garde , et que tout ce qu'il disait était recueilli : les
1 Lettre GCXLVII.
T. II. — 3
34 SAINT AUGUSTIN.
écrits d'Augustin, pendant quarante ans, furent, jusqu'à un
certain point, toute sa conversation.
Ainsi qu'on a pu le voir déjà, les goûts de Tévèque
d'Hippone le portaient peu aux soins temporels. Il aurait
voulu être débarrassé de Fadministration des biens de
l'Église , et aurait préféré vivre des aumônes et offrandes
des fidèles. Les revenus de son siège étaient partagés entre
sa communauté et les pauvres de la viUe ; il réalisait autant
qu'il pouvait cette belle parole de saint Jérôme : « La gloire
« de l'évêque, c'est de subvenir aux besoins des pauvres '. »
Augustin confiait à des clercs capables la direction tempo-
relle de la maison épiscopale. Possidius nous dit que le
grand évêque n'avait jamais en main ni clef ni anneau , ce
qui signifie qu'il n'était possesseur de rien , qu'il ne rece-
vait et ne distribuait rien lui-même. A la fin de chaque
année , on mettait sous ses yeux l'état des revenus et des
dépenses ; il s'en rapportait à ce qu'on lui disait et ne cher-
chait pas à se rendre compte de l'emploi des fonds. Augus-
tin ne voulut jamais acheter ni maison, ni champ, ni villa.
Il autorisait les donations qu'on désirait faire à l'Église
d'Hippone; Possidius nous apprend toutefois qu'il lui vit
refuser plusieurs héritages : ce n'est pas que le pontife
crût alors les pauvres de son Église à l'abri du besoin; seu-
lement il lui semblait plus équitable que les fils, les parents
ou les alliés des morts restassent en possession de ces biens.
Il ne recherchait pas les donations; mais il lui semblait
impie qu'on revînt sur une donation une fois faite. Un
riche citoyen d'Hippone, qui s'était fixé à Carthage, avait
offert un domaine à l'Église de sa ville natale, se réservant
l'usufruit durant sa vie; il avait envoyé à Augustin les ta-
blettes ou l'engagement de sa donation; le saint évéque, en
1 Lettre à Nepottamts.
CHAPITRE XXXÎ. 38
acceptant ce don, lélicita le ciloyen d'Hippone de s'être
souvenu de son salut éternel. Quelques années après, voilà
que cet homme charge son fils de lettres qui demandaient
l'annulation de l'engagement et réclamaient le bien aii
profit de ce fils : il se bornait à réserver cent pièces d'or
pour les indigents. Ce changement de résolution affligea
Augustin; ce qui l'attristait, ce n'était pas la perte de ce
revenu, mais l'idée qu'un chrétien pût se repentir ainsi
d'une bonne œuvre. Il se hâta de rendre les tablettes de là
donation qu'il n'avait ni sollicitée ni désirée, et rejeta
l'oflFre des cent pièces d'or, en faisant sentir au coupable la
gravité de sa faute.
Les legs avant la mort lui paraissaient préférables pour
l'honneur de l'Église. Il pensait que les legs devaient être
faits de pleine et libre volonté. L'évêque d'Hippone n'al-
lait pas jusqu'à défendre aux clercs d'accepter ce qui avait
été l'objet de quelques sollicitations ; mais lui - même ne
l'acceptait pas. Les possessions de l'Église n'étaient pas
pour lui un sujet d'amour et de préoccupation; attaché à
de plus grandes choses, c'est à peine s'il descendait parfois
des hauteurs des pensées éternelles pour prêter l'oreille
aux bruits dici-bas. La recherche des vérités divines, dit
Possidius, les écrits sur les vérités trouvées , la correction
de .ses ouvrages , occupaient uniquement Augustin. Il tra-
vaillait le jour et méditait la nuit. Semblable à la sœur de
Marthe, \\ demeurait aux pieds du Seigneur, l'oreille atten-
tive à sa parole. Ce grand homme gardait son esprit entiè-
rement libre de tout souci temporel. Quand l'Église man-
quait d'argent , il l'annonçait aux fidèles, leur disant: .le
n'ai plus rien pour les pauvres. 11 lui aiTiva de faire briser
et fondre, pour les captifs et les indigents, les vases du
service divin. Quelques censeurs le lui reprochaient; ce qui
n'empêchait pas Augustin de regarder sa conduite en des
36 SAINT AUGUSTIN.
cas pareils comme œuvre de justice. Il pouvait s'appuyer
d'ailleurs sur l'imposante autorité de saint Ambroise. Em-
pêcher les pauvres de mourir de faim , racheter les captifs ,
acheter des terres où puissent reposer les restes des chré-
tiens , voilà les trois cas pour lesquels l'évêque de Milan
permet qu'on brise et qu'on fonde les vases sacrés. Saint
Ambroise disait qu'il aimait mieux sauver au Seigneur des
âmes que de l'or. « La parure de nos cérémonies , ajoutait-
« il , c'est le rachat des captifs ; les véritables vases pré-
« cieux sont ceux qui délivrent les âmes de la mort ; le vrai
« trésor du Seigneur est celui qui opère ce qu'a opéré son
« propre sang. » Le moyen âge catholique , aux jours du
besoin , ne craignit pas de suivre les exemples d'Ambroise
et d'Augustin. « 0 vanité des vanités! » s'écriait une élo-
quente voix de cette époque, « l'Église brille dans ses mu-
« railles , elle a besoin dans ses pauvres ' ! »
Augustin , dont le bonheur était de penser, de méditer,
de creuser les mystères du temps et de l'infini , eût mieux
trouvé sa place dans la solitude qu'au milieu des devoirs
de l'épiscopat, et ces devoirs, pourtant, nul ne sut mieux
les remplir. Les hôtes pieux du désert lui faisaient envie.
Lorsqu'il visitait des monastères , il parlait aux cénobites
des félicités de leur vie , s'étendait avec complaisance sur
la tranquille liberté de leur pensée , les invitait à persévé-
rer, à ne pas se retourner comme l'épouse de Loth, à com-
battre jusqu'au bout sur la terre pour mériter la douronne
des jours éternels. Le pontife d'Hippone nous a fait con-
naître lui-même son goût pour le travail des mains*, et la
joie qu'il aurait eue à partager sa vie entre les labeurs ma-
nuels et l'étude. Ce goût s'explique et caractérise, à notre
avis, les génies simples et complets. Le travail des mains
' s. Bernard , Apolog. à Guillaume, abbé.
2 Serm. CCCXXXIX.
CHAPITRE XXXI. 37
est l'exercice du corps, comme l'étude est l'exercice de
l'intelligence; le corps a sa dette à payer comme l'esprit,
et tous les deux se délassent l'un par l'autre en remplissant
alternativement leur destinée.
L'humilité d'Augustin prenait quelquefois les formes les
plus touchantes. Dans une de ses homélies ', il conjurait les
fidèles de lui pardonner si, au milieu des soins et des agita-
tions de l'épiscopat, il avait montré quelque sévérité ou
commis quelque injustice. « Souvent dans les lieux étroits ,
« dit-il en termes charmants , la poule foule , mais non pas
« de tout le poids de son pied , ses petits qu'elle réchauffe ,
« et ne cesse pas pour cela d'être mère. »
D'après cela , on ne s'étonne point que son auditoire ait
été tant de fois attendri jusqu'aux larmes. Bien souvent
Augustin lui-même laissait échapper des pleurs; sa sensi-
bilité était extrême; Dieu seul avait pu suffire à son im-
mense besoin d'aimer. Les émotions naissaient dans son
àme pour mille sujets qui trouvaient les autres hommes
froids ou indifférents. On se rappelle les larmes d'Augustin
au bruit du chant religieux dans la basilique de Milan. Un
cœur merveilleusement tendre et une vive imagination
concouraient à éveiller en lui des impressions infinies dont
il était saisi jusqu'au fond des entrailles.
Voilà quelques traits de la physionomie morale du grand
homme dont nous avons entrepris de suivre les traces sur
la terre.
i Homélie, XXIV.
38 SAINT AUGUSTIN.
CHAPITRE XXXIl
Gonsiiléralions sur la chute et sur la grâce. — Le livre de l'Esprit
et de la lettre.
412
Nous avons entamé en son lieu rimmensc question du
pélagianisme , qui a fait le plus éclater le génie d'Augustin ;
révéque d'Hippone s'en est occupé pendant vingt ans; il
faut garder de l'ordre dans cette matière, et, fidèle à notre
système d'exposition et d'analyse, suivre les luttes du
grand docteur à mesure qu'elles se produisent d'année en
année : cette méthode nous paraît le plus sûr moyen d'être
clair et complet. Toutefois, avant de parler d'un nouvel
ouvrage d'Augustin sur les questions soulevées par Pelage
et Celestius , il sera utile de soumettre au lecteur quelques
considérations préliminaires , tirées à la fois de la philoso-
phie et de la doctrine catholique. Aux yeux de beaucoup
d'hommes, la matière de la grâce fait partie de je ne sais
quelles abstractions théologiques; on aurait besoin de leur
demander pardon d'oser la traiter devantcux ; ils n'en com-
prennent ni l'intérêt ni la portée, et refusent d'y appliquer
leur esprit , faute de chercher le côté philosophique de ce
grand sujet. Nous ne connaissons cependant rien de plus
digne d'attention et d'étude , rien qui s'étende à de plus
vastes horizons , qui ait donné lieu à remuer plus d'idées ,
et dont les transformations successives aient produit de
plus graves résultats. La matière de la grâce se rattache à
toutes les questions de liberté , et les solutions qu'elle a
reçues dans la Réforme du xvi® siècle ont enfanté les révo-
lutions modernes.
Tout homme qui s'est sérieusement étudié lui-même avec
la misère de ses penchants et les inlirraités de sa nature, a
CHAPITRE XXXII. 39
(luelquo peine à croire qu'il soit sorti tel des mains de son
Dieu. Le meilleur et le plus parfait des êtres, source éter-
nelle de beauté et de grandeur, océan de lumière , de sain-
teté et de félicité, aurait- il pu mettre en des créatures tant
d'amour pour le mal et si peu d'ardeur pour le bien ? Au-
rait-il pu les assujettir à des conditions de vie qui font de
leur passage sur la terre un long enchaînement de ténèbres
et de douleurs? Notre nature actuelle n'a-t-elle pas quelque
chose qui ressemble à une peine , à une expiation? Il y a là
des faits qui ont leurs racines dans la conscience du genre
humain. JNous sommes des rois déchus qui traînons à tra-
vers le monde les lambeaux d'une grandeur évanouie , des
enfants malheureux qui portons le poids d'un lointain châ-
timent. Assurément le dogme du péché originel offense
notre misérable raison ou plutôt il la dépasse ; mais à quoi
me sert ici l'idée que je puis avoir de la justice , puisque
sans ce dogme je ne suis plus moi-même qu'une effroyable
nuit! « Chose étonnante, s'écrie Pascal , que le mystère le
« plus éloigné de notre connaissance , qui est celui de la
« transmission du péché originel, soit une chose sans la-
« quelle nous ne pouvons avoir aucune connaissance de
« nous-mêmes!... Sans ce mystère, le plus incompréhen-
« sible de tous , dit encore ce grand esprit , nous sommes
« incompréhensibles à nous-mêmes. Le nœud de notre
« condition prend ces retours et ces plis dans cet abîme.
« De sorte que l'homme est plus inconcevable sans ce
« mystère, que ce mystère n'est inconcevable à l'homme ' . »
Adam coupable fut condamné au travail, à la mort; il
garda plus d'entraînement vers le mal que vers le bien, et
c'est ainsi que son libre arbitre reçut une atteinte pro-
fonde. Le libre arbitre dont il s'agit ici, c'est un égal pou-
' 1 Pensées de Pascal,
40 SAINT AUGUSTIN.
voir d'accomplir le bien ou le mal. 11 est certain que
l'équilibre de la volonté humaine a été troublé par la pré-
domination du penchant vers les œuvres mauvaises. C'est
ce qu'il importe de constater pour répondre aux pélagiens ,
qui ne veulent pas admettre une grâce intérieure, de peur
de détruire le libre arbitre en imprimant un mouvement à
la volonté.
Voilà donc la postérité d'Adam sous le coup d'une pré-
varication première; la coulpe et la peine pèsent sur
nous; le baptême efface la coulpe , mais la peine demeure.
L'économie du dogme chrétien va se montrer admirable ,
précisément en ce point où ses ennemis l'attaquent lé plus
vivement. Nous avons dit tout à Iheure que la chute pri-
mitive avait troublé l'équilibre de la volonté humaine ; eh
bien , la grâce chrétienne , cette grâce intérieure niée par
les pélagiens , est un perpétuel miracle de miséricorde et
d'harmonie morale , parce qu'elle tend à rétablir l'ancien
équilibre en excitant le penchant au bien dont la langueur
est notre plus grande misère. Quelque atteinte qu'ait reçue
l'équilibre de la volonté humaine, nous n'en demeurons
pas moins libres , et nous avons le sentiment profond de
notre liberté. La grâce détruit la liberté, dit-on ; nous ré-
pondons d'abord que la grâce n'est pas irrésistible, qu'elle
est seulement un secours, et qu'un secours n'est pas une
contrainte. Nous simplifions ici la question et nous la dé-
gageons de toutes les arguties. Tendre la main à un enfant,
l'aider à faire un pas, ce n'est pas l'obliger à marcher;
l'enfant garde la liberté de repousser votre main , de se
retourner et de rester immobile. Il en est de même du
mouvement divin imprimé à votre volonté ; elle ])eut s'y
soustraire à son gré, et toutes les fois que nous renonçons
à l'accomplissement d'une bonne pensée , c'est que nous
nous dérobons au souffle du ciel.
CHAPITRE XXXII. 41
11 a fallu dénaturer la pensée chrétienne pour trouver
dans la ^ràce ranéantissement de la volonté et du mérite
de rhomme, Textinction de toute activité humaine, et je
ne sais quel mystique fatahsme qui ployait la vie sous l'é-
treinte d'en haut. Je sens de toute Fénergic de mon âme
que je suis libre de vouloir ou de ne pas vouloir, d'agir ou
de ne pas agir; je sens énergiquement aussi toute ma fai-
blesse pour le bien , et puisque la corruption de ma nature
lie ou appesantit mes ailes, je bénis la main divine qui les
déploie et les rend légères pour m'élever aux régions de la
vertu; et comme l'œuvre du bien emporte toujours l'idée
d'une lutte victorieuse contre le mal de la part de l'homme,
nos mérites sont le produit de notre puissance intérieure
et des forces de notre liberté. Tous nos Livres sacrés et les
Pères de l'Église nous montrent les félicités éternelles
comme le prix des efforts persévérants et des combats glo-
rieux sur la terre. Il n'est pas vrai que, d'après le christia-
nisme, la grâce puisse être refusée à l'homme ; le christia-
nisme enseigne que la grâce a été accordée même aux
païens ; si la société chrétienne a donné au monde le spec-
tacle de plus hautes vertus que nulle autre société , c'est
que , sous l'empire de la croix , Dieu a visité l'homme de
plus près et l'a gratifié de dons plus magnifiques. Les
prétentions du stoïcisme furent des mensonges ; il y eut
au fond de la vertu antique moins de sainteté que d'or-
gueil.
Il est nécessaire de bien préciser les principaux points
de la doctrine des pélagiens : on s'intéresse faiblement à ce
que l'on comprend mal. Les pélagiens soutenaient que la
faute d'Adam lui avait été personnelle , qu'elle ne s'étendait
point sur le genre humain, que le travail et la mort ne sont
pas la peine d'une chute primitive , mais que la nature hu-
maine est aujourd'hui ce qu'elle était avant la prévarication
42 SAINT AUGUSTIN.
du premier homme. Ces assertions, comme ou voit, renver-
saient la base même du christianisme : il n'y a pas de reli-
gion chrétienne sans la double croyance au péché originel
et à la nécessité d'une rédemption. D'après les pélagiens,
la grâce de Dieu n'est que la connaissance de la loi , et les
autres dons divins sont le prix de nos mérites ; l'homme
peut s'élever jusqu'à Timpeccabilité, de manière à ne plus
avoir besoin de dire à Dieu : Pardonnez - nous nos offenses ;
la régénération baptismale n'a pas pour but d'effacer le
péché originel , mais seulement d'assurer la grâce de l'a-
.doption. Le pélagianisme ne voyait dans la mission de
Jésus -Christ qu'un grand exemple de vertu et une grande
promesse apportés aux hommes. Il repoussait la grâce
chrétienne comme mettant au néant la liberté humaine.
On s'explique sans effort le penchant des rationalistes mo-
dernes ' pour les pélagiens; car le pélagianisme fut, à peu
de chose près , le déisme de ces premiers âges. Les repré-
sentants ou les continuateurs de Pelage sont maintenant les
sociniens et les arminiens , ces protestants de la dernière
phase de la réforme, dont la théologie n'est qu'un pur
rationalisme.
Pour compléter ces considérations rapides , nous défini-
rons la prédestination , qui est une suite de la question de
la grâce , et sur laquelle les théologiens ont si longuement
et si vivement disserté. L'enseignement catholique com-
prend sous le nom de prédestination l'éternel et immuable
décret par lequel Dieu appelle les élus à la grâce et à la
gloire. Le décret de la prédestination, né de la divine misé-
1 Nous pourrions citer ici plusieurs écrivains de notre temps qui ont con-
tinué le pélagianisme sous des apparences plus ou moins chrétiennes ; ils
ont plus d'une fois inexactement reproduit le témoignage de saint Augustin.
Cette partie de leurs écrits nous a paru manquer de profondeur et manquer
surtout de la vraie connaissance des questions agitées.
CHAPITRE XXXll. 43
ricordo, laisse la volonté luimaiiic dans une entière liberté;
nul ne sait, sans une révélation miraculeuse, s'il appartient
au nombre des prédestinés; ainsi donc chacun doit travail-
ler pour obtenir l'éternel rovaume. Le décret de la prédes-
tination est-il absolu , gratuit , c'est-à-dire indépendant de
toute prévision des mérites humains? ou bien est-il condi-
tionnel, c'est-à-dire soumis à la prévision des mérites de
l'homme aidé de la grâce? Voilà des questions qui agiteront
longtemps les écoles. La première de ces deux opinions est
soutenue par ceux qui font profession de suivre la doctrine
de saint Augustin , et qu'on désigne sous les noms d'augus-
tiniens ou de thomistes; la seconde opinion est celle des
molinistes ', qui prétendent s'appuyer aussi sur les vrais
sentiments de ré\èque d'Hippone. Comme dans la matière
i Molina , voulant défendre la liberté humaine contre les luthériens et les
calvinistes, publia romTage intitulé De Concordia, pour concilier la liberté
avec la nécessité de la grâce. Il ensefgna donc que la grâce ne faisait pas agir
la volonté , établit le concours concomitant, et dit qu'il en doit être de la
grâce et du libre arbitre comme de deux hommes tirant une même barque
sans se communiquer l'un à l'autre rien de leur force, sans priorité. On pense
bien que nous ne voulons pas entrer dans les fameuses disputes entre les mo-
linistes et les thomistes; nous l'avouerons pourtant, Molina nous semble se
rapprocher da semi-pélagianisme en avançant que le libre arbitre se déter-
mine lui-même sans le secours de la grâce. D'un autre côté, la grâce efficace
par elle-même ne rend pas facile à défendre l'intégrité de la liberté humaine.
D'ailleurs les mots delectaiio vidrix qui représenteraient la grâce elQcace ne
se trouvent qu'une seule fois dans saint Augustin; c'est au deuxième livre,
chap. XIX , De Merit. et peccat. remiss. Fénelon était moliniste ; voir ses
Lettres au P. Lami, bénédictin, sur la grâce et la prédestination. Nous
avons sous les yeux une Défense de la grâce efficace, par de la Brouë, évêque
de Mirepoix ( 1 vol. in-l8, 1721), qui répond fort péremptoirement aux mo-
linistes et à Fénelon au nom de saint Augustin et de saint Thomas. Le domi-
nicain Massoulié , Bellarmin et Suarès furent d'illustres défenseurs de la
grâce efficace ; le système de Suarès , appelé congndsme, fut une modification
du système de Molina. Ant. Arnauld combattit le molinisme; il nous suffira
d'indiquer ses Écrits sur le système de lu grâce générale, sa controverse sur
ces questions avec Nicole. Le P. Thomassin, dans ses Mémoires sur la grâce.
cherche, mais inutilement, à concilier toutes les opinions théologiques sur
là question.
44 SAINT AUGUSTIN.
de la grâce, Augustin est Toracle de l'Église ; chaque parti
théologique invoque son autorité ; et comme dans une telle
matière il était impossible que des obscurités et des équi-
voques ne se rencontrassent point dans les nombreux écrits
du docteur africain , chacun a pu les appeler à son secours
avec une apparence de raison.
C'est ainsi que l'hérésie elle-même a osé y chercher sa
justification. Calvin et Théodore de Bèze invoquèrent le
grand et saint génie d'Hippone, lorsque, par un abomi-
nable système, ils classaient le genre humain en deux
parts , l'une nécessairement prédestinée au bonheur éter-
nel, l'autre nécessairement prédestinée à l'enfer. Cet ensei-
gnement , fécond en exécrables tyrannies , est une des plus
atroces horreurs qui soient sorties du cerveau de l'homme.
L'auteur des Institutions chrétiennes, voulant donner à la
réforme une organisation politique, organisait tout simple-
ment la servitude et le désespoir : c'était bien la peine
d'attaquer l'Église catholique* au nom de la liberté pour
jeter sur les épaules du monde réformé un manteau de
mailles de fer! La réforme luthérienne avait enfanté la
liberté hollandaise ; la continuation calviniste donnait la
main au despotisme des Pays-Bas. Le calvinisme, qui vi-
vait d'intolérance et d'oppression, menaçait les luthériens,
les sociniens et les anabaptistes. Il traquait tout ce qui pré-
sentait quelque doctrine de liberté.
Au commencement du xvii^ siècle , l'arminianisme , dont
nous avons déjà parlé, sortit du milieu de la Hollande
comme le cri de la conscience opprimée ; il annonça que
Dieu voulait sauver tous les hommes, qu'il ne refusait à
aucun d'eux les moyens de salut , et que les pécheurs seuls
seraient punis. Gomar, professeur de théologie à Leyde,
comme Arminius, se constitua le défenseur des idées de
Calvin; les gomaristes formaient deux partis, les supralap-
CHAPITRE XXXII. 45
saires et les infralapsaires ; ceux-là soutenaient que la pré-
destination à l'enfer avait été résolue avant même la prévi-
sion de la chute d'Adam; ceux-ci faisaient dépendre le
décret de réprobation de la prévision de la chute. Une re-
montrance adressée en 1610 aux États de Hollande, valutaux
arminiens le surnom de remontrants, et les gomaristes s'ap-
pelèrent contre -remontrants. Les questions de la grâce, de
la prédestination et du libre arbitre agitaient les esprits
dans les Pays-Bas, et y occupaient la place qu'occupent
maintenant au milieu de nous les questions politiques. Les
arminiens représentaient ce que nous appellerions aujour-
d'hui les amis de la liberté, et les gomaristes ce que nous
appellerions les absolutistes. Maurice de Nassau personni-
fiait ce dernier parti , Barneveld et Grotius personnifiaient
le parti de l'indépendance. Cela prouve jusqu'à quel point
la science thcologique peut se rattacher à la science so-
ciale , et combien nous avions raison , en commençant ce
chapitre , de signaler la matière de la grâce comme féconde
en déductions d'un intérêt positif et tout humain.
On sait le synode deDordrecht de 1 G 18, sorte de concile
calviniste qui condamna les arminiens sans les convaincre.
La guerre civile sortit d'une querelle théologique; l'éman-
cipation des peuples était cachée derrière la doctrine de la
prédestination. L'arminianisme, qui a frappé à mort l'Église
de Genève, tend à s'asseoir victorieusement sur les débris
de toutes les sectes de la Réforme , parce que , selon la pré-
diction de Bossuet , le protestantisme , séparé de toute au-
torité , doit finir par une complète négation des dogmes de
la foi chrétienne. Or l'ensemble des doctrines de l'armi-
nianisme constitue, ainsi que nous l'avons déjà fait obser-
ver, un rationalisme pur. Ce n'est point ici le lieu de faire
le procès au protestantisme, de prouver qu'il n'a rien con-
quis ni rien inventé au profit de la raison humaine , dont
46 SAINT AUGUSTIN.
les droits et la gloire datent de pins loin qne le xvi' siècle;
qn'il n'a été d'aucun secours à la civilisation moderne, et
qu'il a , au contraire , paralysé l'élan de la civilisation et
retardé sa marche d'un siècle ou deux en brisant l'unité
européenne, cette puissante unité par laquelle seule les
destinées de la sociabilité chrétienne peuvent s'accomplir
sous le soleil.
Nous revenons à saint Augustin par l'examen du livre
de V Esprit et de la lettre.
Nous avons précédemment analysé le traite des Mérites
et de la rémission des péchés adressé à Marcellin. Dans le
second livre de ce traité , l'évéque d'Hippone avait dit que,
par la toute - puissance de Dieu, l'homme pouvait être
exempt de péché; mais il avait nié que personne dans cette
vie, à l'exception de Jésus -Christ et de sa Mère, eût été
sans péché ou dût être sans péché. iVIarcellin , étonné qu'on
pût croire possible une chose sans exemple, en écrivit à
Augustin , qui lui répondit par le livre de l'Esprit et de la
lettre. Le docteur expliquait le passage de saint Paul : F^a
lettre tue, et l'esprit vivifie \ Quelques souvenirs du langage
évangélique viennent à son secours : nul chameau ne passa
jamais par le trou d'une aiguille, et Jésus dit pourtant que
cela est possible à Dieu ; le Sauveur, dans sa passion , dé-
clara que douze millions d'anges pourraient, s'il voulait,
accourir à son secours, et cependant ces douze mille légions
ne sont jamais venues combattre sur la terre. Augustin
ne considérerait pas comme une très -grave aberration de
penser que des hommes aient vécu sans souillure ; il lui
paraîtrait plus coupable de soutenir que la seule volonté
humaine, sans l'assistance divine, puisse s'élever à la per-
fection de la justice. La connaissance de la loi , sans l'esprit
1 II Corintli. m, C. i
CHAPITRE XXXIl. ^^
qui vivifie , n'est quiiiie lettre qui tue ; ses interdictions ne
font qu'irriter le désir du mal , pareilles à la digue qui aug-
mente le poids et la force de l'eau, de manière que l'eau, à
force de s'amasser, monte par- dessus la digue et se préci-
pite avec plus de violence. Augustin, commentant les pa-
roles de l'Apùtre : La lettre tue, et V esprit vivifie, entend par
la lettre, non pas les cérémonies judaïques abolies par l'a-
vénement du Sauveur, mais les préceptes même du Déca-
logue quand l'Esprit divin ne verse pas dans Tûme la force
et l'amour. Il distingue la loi des œuvres et la loi de la foi :
l'une prescrit, l'autre donne la force ; la première est toute
judaïque , la seconde est toute chrétienne. Ce ne sont point
les bons enseignements, c'est la foi en Jésus- Christ qui
justifie l'homme; ce n'est point la loi des œuvres, c'est-
à-dire la lettre, c'est la loi de la foi, c'est-à-dire l'esprit,
qui produit la justification.
Le docteur poursuit sa comparaisoa entre l'Ancien Tes-
tament et l'Evangile de Jésus -Christ. La loi donnée aux
Hébreux n'était gravée que sur des tables de pierre ; la loi
donnée aux chrétiens par le Saint-Esprit , qui est nommé
le doigt de Dieu , est gravée dans les cœurs ; la première
était terreur, la seconde est toute charité. C'est le dévelop-
pement de cette pensée de saint Paul aux Corinthiens ' :
« Vous êtes la lettre de Jésus -Christ dont nous n'avons été
« que les secrétaires, et qui a été écrite non avec de l'encre,
« mais avec l'Esprit du Dieu vivant ; non sur des tables de
« pierre, mais sur des tables de chair qui sont vos cœurs. »
Augustin cite le passage du prophète Jérémieoù Dieu pro-
met de faire une alliance nouvelle avec la maison d'Israël
et la maison de Juda , alliance bien différente de celle qu'il
avait faite autrefois avec les Juifs lorsqu'il les tira de l'É-
2 11, III, 3,
48 SAINT AUGUSTIN.
gypte. La nouvelle alliance est marquée en beaucoup d'en-
droits de l'Ancien Testament, mais nulle part avec autant
de précision que dans ce passage du prophète d'Anathot.
Augustin fait remarquer que Tancienne loi n'était pas un
remède suffisant pour l'homme corrompu ; elle se bornait
à l'instruire en le menaçant; la loi nouvelle renouvelle
l'homme et le guérit de son ancienne corruption. L'an-
cienne loi ne promettait que des biens terrestres, la loi
nouvelle promet la vue de Dieu, selon la prédiction ex-
presse de Jérémie : « Tu connaîtras le Seigneur, depuis le
plus petit jusqu'au plus grand. » Ce qui doit s'entendre
de tous ceux de la maison spirituelle d'Israël et de Juda,
qui sont les descendants d'Isaac et la postérité d'Abraham.
« Ce sont là les enfants de la promesse , dit Augustin , et
« ils le sont , non par leurs propres œuvres , mais par la
« grâce de Dieu. Autrement la grâce ne serait plus grâce ,
<( comme parle celui qui a si fortement établi la grâce, je
« veux dire celui qui se nomme le moindre des apôtres ,
« quoiqu'il ait plus travaillé qu'eux tous : non lui, mais la
« grâce de Dieu qui était avec lui. »
La nouvelle alliance a encore besoin de prophéties , du
secours des langues, de la multiplicité des signes; mais
lorsque les misères d'ici-bas auront fait place à un état par-
fait dans un autre monde, nous verrons dans sa propre
essence Celui qui , revêtu de chair, se rendit visible aux
yeux de la chair; nous posséderons l'étercelle vie par la
connaissance du seul vrai Dieu , et nous serons semblables
à Dieu , parce que nous le connaîtrons comme il nous con-
naît. Augustin explique ce qu'on entend par les grands et
les petits du royaume du ciel : même dans le ciel il y a di-
vers degrés de sainteté , comme dans notre firmament il y a
des astres d'un éclat inégal. Mais tous les bienheureux du
paradis jouiront de la vision de Dieu.
CHAPITRE XXXII. 49
Revenant à la justilicutioii liialuite par la grâce sans les
œuvres de la loi, le grand ëvèque dit que l'effet de l'esprit de
grâce c'est de retracer en nous l'image de Dieu , à laquelle
nous avions été primitivement formés, et que le mal avait
gravement altérée.
Augustin répond aux pélagiens, qui voyaient dans la
grâce chrétienne la destruction du libre arbitre ; il montre
que la grâce, au contraire , établit le libre arbitre comme la
foi établit la loi; la grâce, en guérissant lame humaine,
lui rend l'amour de la justice, et replace la volonté dans
l'équilibre primitif. Le docteur soutient que la foi est un
don de Dieu, que tout pouvoir vient de Dieu, mais que
Dieu, en donnant ce pouvoir, n'impose aucune nécessité.
Si la volonté de croire vient de Dieu, tous les hommes,
dira-t-on , devraient l'avoir, puisque Dieu appelle tous les
hommes au salut. Augustin répond que le libre arbitre
étant placé dans une sorte de milieu entre la foi et linfi-
délité, il peut s'élever vers l'une ou se précipiter dans
l'autre ; que la volonté même par laquelle l'homme croit en
Dieu sort du fond de ce libre arbitre donné à l'homme au
moment de sa création; en sorte que le libre arbitre et la
volonté de croire lui viennent de Dieu. Or Dieu appelle
tous les hommes au salut et à la connaissance de la vérité,
mais sans leur ôter le libre arbitre, dont le bon ou le mau-
vais usage fait la moralité des œuvres.
L'évêque d'Hipponç observe que la volonté de croire
vient de Dieu, en ce sens aussi que Dieu, par sa lumière et
sa persuasion, agit pour nous faire vouloir et nous faire
croire ; il agit au dehors par les instructions, au dedans par
des mouvements secrets que nous sentons maigre nous ,
mais qu'il nous appartient de suivre ou de repousser: la
volonté humaine consent ou ne consent pas à la vocation
de Dieu. « Si qnebju'un demande, continue l'illustre l'èi'e,
T. II. — 4
30 SAINT AUGUSTIN.
<i pourquoi l'un est persuadé des vérités qu'on lui prêche ,
« et pourquoi l'autre n'en est pas persuadé , il ne me vient
« dans lesprit que ces deux choses à lui répondre avec
« l'Apôtre : 0 profondeur des richesses de la sagesse et de la
« science de Dieu! combien ses jugements sont incompréhen-
(I sibles et ses voies impénétrables ' .' Y a-t-il en Dieu de l'in-
« justice? Si cette réponse ne lui plaît pas, qu'il cherche
« des hommes plus doctes; mais qu'il prenne garde d'en
« trouver de plus présomptueux! » Augustin termine le
livre de VEspril et de la lettre par des louanges en Ihon-
neur du grand Apôtre, qui , dans sa belle Épître aux Ro-
mains , a posé le fondement de la grâce chrétienne , et
le premier a pénétré ce mystère de bonté divine et d'har-
monie morale.
CHAPITRE XXXIII
Lettre à Pauline sur la vision de Dieu. — Lettre à Fortunatien. — Lt» livre
de la Foi et des œuvres. — Mort de Marcellin.
443
Pauline, cette grande servante de Dieu, comme l'appelle
Augustin , avait prié l'illustre évèque de lui écrire bien au
long sur la question de savoir si Dieu peut être vu des yeux
du corps; Augustin , accablé de soins et d'affaires , et livré
a des travaux graves dont il lui répugnait de se distraire ,
avait différé de répondre à la pieuse Romaine. Dès les pre-
mières pages de sa lettre , il fait entendre a Pauline qu'une
vie pure en apprend plus sur les choses de Dieu que les
plus éloquents discours; il faut surtout ouvrir aux paroles
de la sagesse le cœur de cet homme intérieur qui se renou-
velle de jour eu jour pendant que l'homme extérieur périt
^ Rom., Il, 33.
CHAPITRK XXXIII. M
d'heure en heure sous les coups de la pénitence, de la ma-
ladie ou du temps; il faut ouvrir ce sanctuaire où Jésus-
Christ habite par la foi, élever cette intelligence qui , se re-
nouvelant par la connaissance de Dieu, exprime l'image du
Créateur, cette partie de nous -même selon laquelle il n'y
a ni Juif, ni Gentil , ni affranchi, ni esclave, ni homme, ni
femme : portion sublime par où Pauline n'a pas vieilli ,
quoiqu'elle soit chargée d'ans , et par où elle est sûre de ne
pas mourir lorsque son àme se détachera de son corps. Ce
que dira Augustin dans cette lettre, Pauline ne devra pas
se faire une loi de le croire , uniquement parce qu'Augus-
tin l'a dit : on ne doit se rendre qu'à l'autorité des Écri-
tures dans les choses qu'on ne comprend pas, ou à la lu-
mière intérieure de la vérité dans les choses qu'elle l'ait
comprendre. Il y a dans ces paroles d'Augustin à la fois une
grande modestie et un grand respect pour la liberté de la
raison humaine.
Augustin parle de deux vues : celle du corps, par laquelle
nous voyons le soleil et tous les objets sensibles; celle de
l'àme, par laquelle chacun voit intérieurement qu'il existe,
qu'il est vivant, qu'il veut, qu'il cherche, qu'il sait ou qu'il
ne sait pas. Cette définition de la vue de l'àme établit l'évi-
dence intime comme base de certitude et renferme le fa-
meux cogito de Descartes, dont les germes se retrouvent,
ainsi que nous l'avons déjà plusieurs fois remarqué, dans
l'ensemble des pensées philosophiques du grand évéque
d'Hippone. >'ous ne pouvons voir Dieu dans cette vie ni
avec les yeux du corps ni avec les yeux de l'àme, mais nous
savons qu'on peut voir Dieu par ces paroles de l'Écriture :
« Heureux ceux qui ont le cœur pur, parce qu'ils verront
« Dieu' » Voila un exemple de l'autorité des Livres saints
pdur déterminer notre croyance. Dans tous les points où l'on
n'est pousse à croire ni par les veux de l'esprit ni par les
52 SAINT AUGUSTIN.
yeux du corps, en Tabseuce du témoignage des Livres cano-
niques , on est libre d'accorder ou de refuser son adhésion.
— Reste la foi de Tliistoire, la foi du genre humain , indé-
pendante du témoignage de nos sens et du témoignage de
l'Écriture. C'est ainsi que nous savons la fondation de
Rome par Romulus , la fondation de Constantinople par
Constantin ; c'est ainsi que nous connaissons nos père
et mère et nos aïeux. Ces diverses règles de certitude
qu'Augustin donne à Pauline ont une grande valeur phi-
losophique.
Après avoir montré la différence qu'il y a entre croire
et voir des yeux de l'esprit , Augustin explique quelques
apparentes contradictions de l'Écriture sur la vision de
Dieu; il cite un beau passage de saint Ambroise, tiré de
son traité de l'Évangile de saint Luc, et donne de ce passage
de l'évéque de Milan un commentaire éloquent et profond ,
où son génie semble s'élever jusqu'aux splendeurs de l'es-
sence divine. Il prouve par l'Évangile qu'on peut voir Dieu ;
rÉvangile a dit : « Heureux ceux qui ont le cœur pur, parce
« qu'ils verront Dieu. » Quand l'Écriture a dit que Dieu
est invisible, elle a parié de sa nature; Dieu s'est montré
aux hommes, non pas tel qu'il est, mais sous la forme qu'il
lui a plu d'emprunter. Nous verrons Dieu un jour comme
les anges le voient ; car dans le ciel nous serons égaux aux
anges. On ne verra point Dieu comme quelque chose d'é-
tendu dans l'espace, mais par la seule pureté du cœur; les
organes de nus sens ne pourront pas l'atteindre ; il ne frap-
pera point l'oreille comme un son dans les airs. C'est le
Verbe, Fils unique du Père, qui nous fera entrer dans la
plénitude de la divine substance.
Ja' grand evéque fait ressortir l'excellence des yeux de
l'esprit, leur supériorité sur les yeux du corps; il établit
a\ec des (rails admirables l'innnaterialite de notre in tell i-
CHAPITRE XXXIII. S3
gence et de Dieu. Fermons les veux, et considérons dans
nos pensées le ciel et la terre ; nous gardons en nous-
mêmes les images de la création; nul n'est assez fou pour
croire que le soleil, la lune, les étoiles, les fleuves, les mers,
les montagnes, les collines, les cités, les murs de sa maison
ou de sa chambre, demeurent dans sa pensée comme des
corps en mouvement ou en repos, placés de distance en
distance; si donc les lieux et les corps représentés dans
notre àme n'y sont pas placés comme dans un espace , que
dirons -nous de la charité , de la joie . de la patience, de la
paix , de l'humanité , de la bonté , de la foi , de la douceur,
de la tempérance, qui n ont aucun rapport avec Fétendue?
>ul intervalle ne les sépare entre elles, l'oeil de Tàme n'a
besoin d'aucune distance pour les voir; elles sont distin-
guées les unes des autres sans que nulle limite les sépare.
Aperçoit -on le lieu qu'habite la charité? A-t-on mesuré
sa grandeur comme on mesure une masse? Quand la
charité nous invite intérieurement à suivre ses règles ,
entendons -nous un son qui frappe notre oreille? Ou-
vrons-nous la paupière pour la voir, les bras pour la sai-
sir, et sentons-nous sa marche lorsqu'elle vient dans notre
esprit?
Si donc ce peu de charité qui est en nous échappe à l'é-
tendue , aux yeux et à tous les sens du corps , à toutes les
limites, à plus forte raison Dieu, qui l'a mis dans notre
àme, échappe-t-il à toutes les conditions de la matière? Si
notre homme intérieur, image de Dieu lui-même , quoiqu'il
se renouvelle de jour en jour, habite déjà cependant dans
une lumière inaccessible aux yeux du corps ; et si tout ce
que nous voyons dans cette lumière avec les yeux de l'âme
ne connaît ni espace ni limite , combien doit être inacces-
sible seulement aux cœurs purs, la lumière où Dieu réside !
Puisque la paix de Dieu surpasse toute pensée, comme dit
54 SAINT AUGUSTIN.
TApôtre ', elle doit être d'un ordre supérieur à notre in-
telligence. F. a paix de Dieu n'est autre chose que la splen-
deur de Dieu : c'est son Fils unique, dont la charité est
au-dessus de toute science , et dont la connaissance nous
comblera de la plénitude de Dieu. Comment les yeux de
notre corps, qui sont impuissants à voir ce qu'il y a de
plus excellent en nous, verraient- ils ce qu'il y a d'infini-
ment meilleur que la plus excellente partie de nous-
mème? On ne saurait prouver plus fortement l'invisibilité
de Dieu.
Un peu plus loin, Augustin nous fait comprendre que
Dieu n'a pas cessé d'être invisible et immuable en se mon-
trant parfois aux hommes sous des formes qu'il lui plaisait
d'emprunter ; il en était ici de Dieu comme de notre vo-
lonté, qui demeure cachée en nous sans aucun changement,
tout en se révélant au dehors par des paroles.
Augustin ne pense pas que Dieu se rende visible dans le
ciel, aux yeux même des corps devenus spirituels parla ré-
surrection : la vision de Dieu sera le privilège exclusif des
cœurs purs. Augustin avait déjà soutenu cette opinion dans
sa lettre à Italica ; quelques évêques de son temps étaient
d'un avis contraire.
Cette lettre à Pauline, où l'évéque d'Hippone marche
avec saint Ambroise, est un remarquable monument de
métaphysique chrétienne; le pénétrant génie philoso-
phique d'Augustin s'y montre avec une rare vigueur.
Cette lettre honore aussi l'illustre Romaine cà laquelle elle
est adressée; la femme qu'Augustin croyait propre à com-
prendre un tel langage et d'aussi hautes vérités devait
avoir l'esprit accoutumé à la .sérieuse contemplation des
grandes choses.
1 l>liilili., IV.
CHAPITRE XXXm. 8S
Nous avons dit que tous les évoques n'étaient pas davis
que Dieu resterait invisible aux }eux des corps spirituels
après la résurrection ; il j en avait un qui s'était offensé de
quelques passages de la lettre à Italica ; Augustin , qui ne
pouvait se faire à l'idée d'avoir désobligé ou affligé qui que
ce fût, écrivit à Tortunatien, evéque de Sicca, pour obtenir
son pardon auprès de l'évéque offensé. Fortunatien avait
été un des sept pontifes qui , dans la célèbre conférence de
Cartilage , plaidèrent la cause de l'Église catholique. Au-
gustin se repent donc , non pas des sentiments et des pen-
sées qu'il a exprimés, mais d'un peu de dureté dans le
langage. Cette dureté , du reste , n'était qu'une énergie
d'expression pour tirer de l'erreur l'évéque qui paraissait
incliner vers l'autliroporaorphisme , c'est-à-dire la corpo-
réité de Dieu. Les excuses d'Augustin sont pleines d'une
touchante charité. 11 aurait bien voulu aller chercher lui-
même son pardon auprès de son collègue blessé ; mais il a
craint que les explications verbales de deux pontifes catho-
liques ne réjouissent les hérétiques et ne fissent pleurej'
les fidèles. Dans sa lettre à Fortunatien, notre docteur in-
siste de nouveau sur l'invisibilité de Dieu, et cite saint
Ambroise , saint Jérôme ', saint Athanase. Il ne se pro-
nonce pas sur ce que pourra èti'e la qualité spirituelle de
nos corps après la résurrection. La lettre à Fortunatien
reproduit plusieurs fois les fortes raisons que nous avons
trouvées dans la lettre à Pauline.
Le livre sur la Foi et les œuvres est du commencement de
l'année 413; c'est une réfutation de trois erreurs dont la
première consistait à admettre indifféremment tout le
monde au baptême, quand même on refuserait de changer
de vie ; par la seconde erreur, on enseignait la foi du bap-
' 'Comnient. .sur Isuïe, ch. i.
56 SAINT AUGUSTIN.
tême sans parler en même temps des devoirs de la vie chré-
tienne; on arrivait ainsi à la troisième erreur, qui promet-
tait le salut éternel aux baptisés, lors même qu'ils auraient
mené sur la terre des jours coupables. Le savant Garnier '
a cru que ces trois erreurs étaient tirées des écrits de saint
Jérôme; les bénédictins n'ont pas partagé son avis ; en étu-
diant les œuvres de saint Jérôme, ils n'ont découvert rien
de pareil.
Dans le dialogue de saint Jérôme contre Pelage , et dans
ses commentaires sur Tsaïe, le docte solitaire de Bethléhem
semble admettre une sorte d'adoucissement aux supplices
des chrétiens qui seront condamnés ; mais nul passage
de ses écrits n'offre les excès justement condamnés par
Augustin. Où serait le mérite, où serait la gloire des luttes
victorieuses, s'il suffisait d'avoir reçu l'eau baptismale pour
gagner l'impérissable couronne? et que serait le christia-
nisme si l'eau de la régénération, tenant lieu de toute
vertu, ouvrait le ciel au vice lui-même? Dans le livre delà
Foi et des œuvres, Augustin établit fortement par l'Écriture
la loi du devoir et la nécessité des mérites personnels. La
doctrine catholique est d'une frappante évidence sur ce
point : « Si j'avais assez de foi , dit le grand Apôtre , pour
« transporter les montagnes et que je n'eusse point la cha-
« rite, je ne serais rien '\ » — « Mes frères, s'écriait saint
« Jacques, si quelqu'un dit avoir la foi. mais qu'il n'ait pas
(( les œuvres, à quoi cela lui servira-t-il ? La foi toute seule
« pourra- t-elle jamais le sauver? » Si la foi sans les œuvres
sullisait, il n'eût pas été vrai de dire que le royaume du
ciel souffre violence ^ L'Écriture ne condamne-t-elle pas
1 Édit. des CEuvresde Marins Mecator , \}iri. I.
'- l CcTinth., xiii.
i Matth., m, 12.
CHAPlTKfc: X.WIII. 57
les fontaines desséchées, les nures sans eau? Pour justifier
l'admission au baptême des criminels sans repentir, nous
répondra-t-on que les animaux immondes trouvèrent place
dans l'arche de Noé? Mais cette figure du passé hébraïque
annonçait seulement que les méchants seraient tolérés au
sein de 1" Église.
L'année 413 apporta un grand chagrin à l'évéque d'Hip-
pone. Ce fut au mois de septembre de cette année, la veille
de la fête de saint Cyprien , que périt à Carthage le tribun
Marcellin, l'ami d'Augustin , le protecteur des intérêts ca-
tholiques en Afrique. Héraclien, qui avait reçu le gouver-
nement de l'Afrique en échange de la tête de Stilicon , s'é-
tait révolté contre son maître Honorius; vaincu en Italie
par le comte 3Iarin , il s'était sauvé vers l'Afrique sur un
navire , dernier débris de sa fortune , et avait payé de la
tète, à Carthage, sa rébellion. Les donatistes gardaient
l'amer souvenir de leur condamnation à la conférence so-
lennelle que présida Marcellin ; ils soufflèrent la calomnie
sur le pieux tribun et sur son frère Apringius , qui, l'année
précédente, avait été proconsul d'Afrique. Les deux frères
se trou\èrent enveloppés dans une accusation de complicité
avec Héraclien; le comte Marin , gagné peut-être par l'or
des donatistes ', laissa la tempête s'amasser sur la tête de
Marcellin. Les deux frères furent jetés dans une prison a
Carthage. Cette mesure avait semé l'effroi dans la ville
parmi les catholiques; ils se croyaient tous menacés, et la
foule éperdue s'était réfugiée autour des autels du Christ.
Augustin se trouvait dans la basilique catholique , travail-
lant à écarter les dangers de ses amis et de tout le peuple
catholique. Plus d'une fois il visita Marcellin dans sa pri-
son, et comme la position de celui-ci était périlleuse, il
■' Orose, liv. VU, chap. xlii.
8S SAINT AUGUSTIN.
rinterrogea sur les secrets de sa conscience et lui apporta
les sacrements *.
Le comte Marin , dont les intentions étaient perverses ,
laissait dire que l'envoi d'un évêque à la cour de l'empe-
reur pouvait tout arranger, et que jusqu'à son retour le
procès des deux captifs resterait tel quel. Un évèque était
parti pour l'Italie ; mais cette mission, sur laquelle Augustin
avait fondé de l'espérance, n'était qu'un jeu de la part du
comte Marin. D'un autre côté, Cécilien, ami du comte,
n'en obtenait que des paroles de paix et de pardon , et ras-
surait la tendresse alarmée d'Augustin. Le seul adoucisse-
ment aux anxiétés de l'évéque d'Hippone, c'était le spectacle
des saintes joies de la conscience de Marcellin, pendant
que le juge souffrait intérieurement de l'horreur de son
crime :
« Les ténèbres des cachots les plus noirs et de l'enfer
« même, dit Augustin, n'approchent pas de l'horreur et
« des ténèbres vengeresses qui régnent dans la conscience
H du méchant ^ »
Tandis que mille combinaisons menteuses se réunissaient
pour nourrir ses espérances, tout à coup Augustin apprend
que 3Iarcellin et son frère ont été mis à mort ; le comte
Marin, aiin de dérober les deux illustres prisonniers à l'in-
tercession des évêques , choisit pour l'exécution le lieu le
plus proche, et improvisa subitement le meurtre. Augustiu
se hâta de sortir de la ville où venait de se commettre une
grande iniquité ; son départ ne compromettait la vie de
< Tostor sacramentn quo- per hanc manum (t/f'eruutur, dit Marcellin à saint
Augustin , qui était venu le visiter.
2 Lettre GLI, à Cécilien. C'est dans cette lettre, écrite en 414 , que saint
Augustin nous parle de sa conduite à Cartilage à l'époque de la mort de
Marcellin. Il somme Cécilien de s'expliquer sur ses liaisons équivoques avec
)e comte Marin. La fin de la lettre à Cécilien est perdue. •
ClIAPITKfc; XXXIV. 59
personne, les catholiques effrayés étant défendus par l'in-
viclabilite du saint asile. 11 savait qu'il ne lui était pas
permis de parler en évéque au comte Marin, et ne voulait
pas s'avilir au point de paraître en posture de suppliant
devant ce iirand coupable pour solliciter sa pitié en faveur
d'autres malheureux. On prétendait oblifier lévéque de
Carthage à s'humilier en présence du bourreau de Marcel-
lin ; Augustin nous avoue qu'il ne put pas supporter la pen-
sée d'un pareil abaissement. Le comte Marin expia son
crime dès ce monde; il acheva ses jours dans la triste
obscurité d'une disgrâce.
Dans sa lettre à Cécilien , qui croyait avoir eu à se
plaindre de Marcellin et de son frère, et dont le rôle au-
près du comte Marin n'est pas à l'abri des soupçons de
l'histoire, Augustin loue avec effusion l'ami qu'il a si dé-
plorablement perdu. Il exalte la pureté des mœurs de
Marcellin , la sûreté de son amitié , son amour pour la vé-
rité, l'intégrité de ses jugements, sa patience envers ses
ennemis, son enthousiasme pour les bonnes actions, sa
piété , sa modestie , son ardeur pour les choses éternelles.
L'Église a inscrit son nom sur la liste des martyrs, et la
mémoire de Marcellin se présente à la postérité sous la
garde du génie et de la sainteté de l'évèque d'Hippone.
CHAPITRL XXXIV
Lettre à saint Paulin de Noie. — Démétriade fait vœu de virginité. — Le livre
à Juliana sur le veuvage. — Correspondance avec Macedonius, Hilaire,
Évode , saint Jérôme.
414-415
On a vu plus d'une fois dans ce travail la pieuse et pro-
fonde admiration de saint Paulin de Noie pour Augustin ;
60 SAINT AUGUSTIN.
il recourait à lui pour chaque obscurité qui s'offrait à son
esprit dans l'étude des divines Écritures , et l'évêquc
d'Hippone nous apprend lui-même qu'il y avait toujours
quelque chose à gagner dans la manière dont Paulin posait
les questions. Toutes les réponses d'Augustin n'arrivaient
pas à Noie , et ne sont guère mieux parvenues à la posté-
rité. Nous avons sous les yeux une lettre de il4 ', en ré-
ponse à des questions tirées des Psaumes, des Épîtres de
saint Paul et de l'Évangile. Nous y trouvons de fréquentes
traces de l'étude de la langue grecque, de cette langue
qu'Augustin avait d'abord négligée, et qu'il posséda en-
suite à fond pour mieux s'élever à l'intelligence des Livres
saints. Cette lettre nous est une preuve du facile génie
d'Augustin ; à voir son étendue et son contenu si substan-
tiel, on ne croirait pas qu'elle fut écrite fort à la hâte , parce
que celui qui devait la porter était déjà embarqué dans la rade
d'Hippone. Nous nous dispensons d'en donner l'analyse;
mais quelques pensées sur les Juifs nous ont particulière-
ment frappé. Augustin voit dans les Juifs la preuve que , si
une grande autorité et l'espérance du salut éternel s'atta-
chent au nom de Jésus -Christ, ce n'est pas sur le fonde-
ment d'une invention humaine, née du cerveau d'un im-
posteur et produite tout à coup dans le monde , mais sur
le fondement des prophéties écrites et publiées plusieurs
siècles auparavant. Dans le cas où ces prophéties n'au-
raient pas été tirées des livres mêmes de nos ennemis,
n'aurait- on pas cru qu'elles avaient été forgées à plaisir
par les chrétiens ? C'est pour cela que le roi David disait à
Dieu : Ne les exterminez pas -. Une divine marque est
imprimée sur le front de Cain pour empêcher qu'on ne
le tue. Caïn, errant après le meurtre d' A bel , est la pro-
1 Lettre GXLIX.
2 Ps. LVUl, 12.
CHAPITRE XXXIV. 61
phétique ligure du peuple juif errant après le meurtre du
Messie.
La grande révolution chrétienne , partie d'en bas , pour-
suivait sou cours victorieux sur les plus hauts sommets.
Devant la croix s'inclinaient toutes les gloires , ou plutôt il
n'v avait plus de gloire que celle qui passait par la croix.
Chaque conquête du christianisme retentissait dans l'em-
pire romain bien plus que n'avaient jamais retenti les
\ ictoires des Scipions , de César et de Marins. Une jeune
Romaine. Démétriade, fille d'Oljbrius et de Juliana, se
montrait au monde parée de l'éclat des deux plus illustres
maisons de l'empire; jetée à Carthage avec d'autres vi-
vantes ruines de Rome, elle pratiquait avec une sévère
fidélité les enseignements évangéliques. Un discours d'Au^
gustin sur l'excellence de la virginité avait fait naître au
cœur de Démétriade le désir de se consacrer a Dieu. Ce-
pendant on songeait à la marier, et le jour de l'union n'é-
tait pas loin. La fille d'Olybrius connaissait la piété de sa
mère et de son aïeule Proba; mais elle s'était imaginé
qu'on la croyait trop faible pour se résoudre à renoncer au
monde, et qu'on la menait au mariage comme à tout ce
qu'elle pouvait atteindre de plus élevé. Démétriade souf-
frait donc au fond de son àme.
Une nuit elle se sent animée d'un grand courage ; le
souvenir de sainte Agnès la décide à braver ses deux mères;
le projet de mariage lui semble un oubli de Dieu et une
ingratitude envers la Providence. « Ignores-tu donc, se dit
« la jeune fille , qui t'a conservé l'honneur en ces jours
« malheureux où la maîtresse de l'univers est devenue non
« la gloire, mais le sépulcre du peuple romain? Tu n'as
« échappé au désastre de Rome que pour te voir reléguée
« sui' un rivage étranger, et tu songerais à prendre un
« mari proscrit et fugitif comme loi 1 INon, non, n'hesite
6t SAINT AUGUSTIN.
« plus ; un parfait amour de Dieu ne connaît pas la peur :
(( allons au combat. » A ces mots , Démétriade rejette bien
loin tous les ornements du siècle, enferme ses colliers,
ses perles, ses diamants, revêt une tunique et un man-
teau grossier, et court se jeter aux pieds de Juliana et de
Proba. La mère et Taïeule, ravies de la résolution de leur
lille, la pressent dans leurs bras , lui protestent que sa dé-
cision les rend heureuses , et la louent de relever la splen-
deur de sa famille par la gloire de la virginité : elles re-
merciaient Démétriade de les consoler ainsj de la ruine de
leur patrie.
La plus riche et la plus noble fille de l'empire romain
reçut le voile virginal des mains de Tévèque de Carthage ,
et toute la population catholique de la ville accourut à la
cérémonie solennelle. Démétriade distribua la plus grande
partie de ses biens à l'Église et aux pauvres. Tel était alors
l'état des opinions, que la prise de voile de la fille d'Oly-
brius fut un des plus grands événements de cette époque ;
non-seulement l'Afrique , mais l'Ttalie et l'Orient en reten-
tirent. Saint Jérôme nous dit que Rome à demi dévastée
parut reprendre une partie de sa gloire : la joie des Ro-
mains, à cette occasion, aurait pu faire croire que l'armée
des Goths avait été vaincue ou que la foudre avait frappé
les Barbares.
<( Qu'on mette en doute, si on veut, s'écriait saint Jé-
<( rôme , les récompenses promises dans le ciel à la virgi-
« nité ; mais on reconnaîtra que Démétriade a déjà reçu
<• de Jésus- Christ plus qu'elle ne lui a donné. Si elle avait
« épousé un homme, elle n'eût été connue que d'une pro-
« vince : depuis qu'elle s'est consacrée à Jesus-Christ , on
« en parle par toute la terre. »
Tous les grands hommes du temps firent entendre l'ex-
prcssion de leur allégresse; on \ient de voir comment le
CHAPITRE XXXIV. fi 3
cœur du vieux Jérôme s'émut à cette nouvelle; nous avons
parlé de la lettre que Pelage lui-même écrivit à la petite-
fille de Proba ; les grandes voix des successeurs de Pierre ,
Innocent 1" et Léon P"", se mêlèrent aux concerts univei'-
sels des peuples chrétiens.
Juliana et Proba s'étaient hâtées d'annoncer elles mêmes
à Augustin la pieuse résolution de leur fille; elles lui
avaient envoyé un présent , comme s'il eût été convive au
festin d'usage le jour de la consécration des vierges. L'é-
xêque d'Hippone, dans sa réponse ', se félicite du message
qui a devancé le vol de la renommée , et trouve plus glo-
rieux de consacrera Jésus -Christ des vierges d'un sang
illu.stre que de leur donner des consuls pour époux. Il est
beau pour une femme , ajoute Augustin , de voir le cours
des années marqué du nom de son mari; mais il est plus
grand et plus beau de s'acquérir un mérite et un bonheur
inaccessibles aux atteintes des ans.
Pour bien comprendre le prix que les Augustin et les
Jérôme attachaient à la virginité, il faut ne pas oublier
qu'indépendamment du dévouement à Jésus -Christ et de
limitation de sa chaste vie, il importait d'établir forte-
ment, comme un des principaux caractères du christia-
nisme, le mépris des plaisirs, en face de l'ancienne so-
ciété, qui avait vécu de voluptés et divinisé les grossiers
penchants de l'homme : le point de départ du règne
évangélique devait être une éclatante et prodigieuse
abnégation dans l'ordre des choses de la terre, un spiritua-
lisme surhumain qui fût une grande protestation contre le
.sensualisme des mœurs païennes. Un autre motif de cette
sainte ardeur pour la virginité , c'était l'idée que la ruine
de l'univers était prochaine et que l'histoire humaine tou-
» Lettre CL.
64 SAINT AUGUSTIN.
chait ù sa dernière page. Il semblait que la fin de Fempire
l'omain fût la fin des temps , et que la chute de Rome dût
précéder de peu la chute de Tunivers. Toutes les fois qu'il
se produit dans le monde une de ces profondes révolutions
par lesquelles les sociétés se renouvellent, lïmagination
des peuples se trouble en présence de Finconnu , et, comme
elle ne découvre aucune route , elle croit que la grande
armée du genre humain est près d'arriver à sa dernière
étape. Dans cet état des esprits , à quoi bon le mariage et
comment songer à donner la vie lorsqu'on est persuadé
que chacun va mourir? Un troisième motif de cette dispo-
sition des âmes dans la dernière moitié du iv'' siècle et la
première moitié du \% c'étaient les calamités qui tombaient
alors sur les nations. Une grande trislesse avait saisi les
intelligences à la vue de tant de ruines : tous les cœurs
portaient le deuil des invasions. La désolation s'était trop
cruellement assise au foyer domestique pour qu'on dé-
sirât vivement la perpétuité du foyer; les familles avaient
trop longtemps souffert pour que le goût de la famille
demeurât énergiquement au cœur do l'homme. Voilà pour-
quoi , à l'époque dont nous parlons . le célibat souriait à
tant de chrétiens ; voilà pourquoi l'Italie, l'Afrique et l'O-
rient voyaient des monastères s'élever de toutes parts et
les plus mornes déserts étonnés de la multitude de leurs
hôtes.
Toutefois ni Augustin ni Jérôme ne méconnurent jamais
la grandeui' du mariage; ils poursuivirent, au contraire,
comme de très-coupal)les erreurs les opinions qui proscri-
vaient l'union légitime de l'homme et de la femme; ils se
bornent à établir, d'après l'Évangile et les Épîlres de saint
Paul , que l'état virginal , dans la condition nouvelle que
nous a faite la rébellion du premier bommo, est plus élevé
(|U(' lét.it du maringc. Mais, nrus le répétons avec insis-
CHAPITRE XXXIV. 65
tance , Tévèque d'Hippone et le solitaire de Bethléhem ne
parlaient de mariage qu'avec le plus profond respect. C'est
ainsi que, dans son livre du Veuvage ' adressé à Juliana,
sur sa propre demande , Augustin , tout en accordant avec
l'Apôtre plus d'honneur au veuvage qu'aux secondes noces ,
appelle les époux des membres du Christ, reconnaît la chaste
pureté du lien conjugal, et redit avec saint Paul : « Je veux
« que les jeunes veuves se marient , qu'elles mettent des
« fils au monde et qu'elles soient mères de famille ^ » Le
sigilant pontife met Juliana en garde contre ceux ^ qui
commençaient à exalter la puissance de la liberté humaine
aux dépens de la grâce; il n'oublie pas Démétriade, la
vierge illustre, et vante les lumières et la sainte expérience
de Proba, à qui il avait écrit la lettre sur la Prière.
Il arrivait souvent à l'évêque d'Hippone d'adresser des
demandes en grâce en faveur des condamnés; il avait souci
de leurs intérêts immortels, et se plaçait avec amour entre
lu loi et le coupable. Macedonius, vicaire d'Afrique, avait
plus d'une fois accueilli les miséricordieuses sollicitations
d'Augustin; il lui écrivit un jour pour lui demander si le
christianisme autorisait cette disposition épiscopale à lais-
ser les crimes impunis. Augustin lui répondit * qu'on dé-
testait le crime, mais qu'on avait pitié du criminel, et que
si on s'efforçait d'obtenir l'impunité , c'était pour donner
au coupable le temps de s'amender et d'entrer dans une
meilleure vie. 11 ne peut y avoir de repentir qu'en ce
monde , et chacun , par delà le tombeau , demeure à jamais
chargé de ce qu'il emporte de la vie présente. « L'amour
1 En tête de ce livre, qui est en forme de lettre , saint Augustin s'appelle
le serviteur du Christ et des serviteurs du Christ.
2 Timoth.jV, 14.
3 Quorumdam sermunculi.
4 Lettre GLIII.
T. II. — 5
06 SAINT AUGUSTIN.
« que nous avons pour les hommes, disait le grand évèque,
<( nous oblige d'intercéder en faveur des criminels, de peur
« que, du supplice qui finit avec leur vie, ils ne tombent
« dans un supplice sans lin. » Lorsque ses prières avaient
soustrait un coupable à la sévérité des lois, Augustin le
soumettait à un régime de pénitence qui aboutissait à ob-
tenir le pardon du Maître de toute justice. Pourquoi les
évêques nauraient-ils pas intercédé pour les criminels au-
près des juges , puisqu'ils intercèdent pour eux auprès de
Dieu? Nous proclamons Futilité de la terreur des lois et
des jugements , afin de réprimer la licence et de protéger
les gens de bien ; mais ne serait- il pas permis de dire que
la pénalité moderue ne porte pas un caractère assez chré-
tien? En frappant le coupable , la législation actuelle ne
s'inquiète que de la terre, de la société, du corps enfin, et
pas du tout ou presque pas des destinées à venir et de la
justice de Dieu. Notre pénalité semble régir une société de
matérialistes. Nos mœurs sont trop peu chrétiennes pour
que nous sollicitions l'adoucissement des peines en vue
d'une pénitence qui réconcilie ici -bas le coupable avec son
Dieu; mais si l'effrajant mystère de la peine de mort doit
demeurer longtemps encore au milieu de nous comme une
menace nécessaire, pourquoi, au lieu de précipiter l'exécu-
tion d'un arrêt terrible, ne s'écoulerait -il point entre la
condamnation et le moment suprême un nombre de jours
qui permît d'attendre un sincère repentir dans ces âmes
qu'une longue habitude du crime a profondément séparées
de Dieu? Nous croyons qu'il y a quelque cliose à faire
pour mettre la justice humaine en complets rapports avec
les destinées immortelles de l'homme , et nous recomman-
dons à l'attention religieuse des législateurs la lettre de
l'évéqued'Hippone à Macedonius, pleine de considérations
élevées.
CHAPITRE XXXIV. 67
Dans cette même année (41 4), Macedoniu s, écrivant à Au-
gustin, lui parle des premiers livres de la Cité de Dieu,quil
venait de lire et dont il était ravi. Cet ouvrage, commencé
en 413, ne fut achevé qu'en 426; nous nous réservons
d'apprécier ce beau et vaste monument lorsque la marche
de notre récit nous conduira à l'époque où nous pourrons
en saisir et en contempler toutes les parties. L'impatience
de ses contemporains arrachait à Augustin ses œuvres; c'est
ainsi qu'en 4 1 4 il avait été forcé de livrer la première partie
de la Cité de Dieu.
« J'ai lu, écrit Macedonius à l'évéque d'Hippone, j'ai
« lu vos livres (les trois premiers livres) ; car ce ne sont
« pas de ces œuvres languissantes et froides qui souffrent
(« qu'on les quitte ; ils se sont emparés de moi, m'ont en-
ci levé à tout autre soin et m'ont si bien attaché à eux
« (puisse Dieu m'étre ainsi favorable! ), que je ne sais ce
« que je dois le plus y admirer, ou la perfection du sacer-
« doce, ou les dogmes de la philosophie, ou la pleine
« connaissance de l'histoire, ou l'agrémenl de l'éloquence;
« votre langage séduit si fortement les ignorants eux-
« mêmes qu'ils n'interrompent pas la lecture de vos livres
« avant de l'avoir achevée, et qu'après avoir fini ils recom-
« mencent encore. »
La réponse d'Augustin à cette lettre abonde en observa-
tions morales et en pensées profondes. Le goût des choses
éternelles et l'amour de la vérité lui paraissent le plus sûr
et le meilleur fondement de l'amitié. On trouve beaucoup
de choses dans les écrits des philosophes; mais on n'y
trouve pas la vraie piété, c'est-à-dire le véritable culte de
Dieu, d'où naissent tous les devoirs de la vie. I t la raison
de cela, c'est que les philosophes ont Voulu se fabriquer
eux-mêmes une vie bienheureuse, au lieu de la demander à
Dieu, qui seul peut la donner. Celui-là seul qui a fait
G 8 SAINT AUGUSTIN.
l'homme peut faire l'homme heureux. Augustin, dans cette
lettre, touche légèrement à la question du pélagianisme , et
parle de ces perçants et excellents génies tombés dans des
erreurs d'autant plus grandes qu'ils ont couru avec plus de
confiance dans leurs forces. Il montre que le bonheur des
républiques et le bonheur de l'homme reposent sur les
mêmes conditions.
Les erreurs de Pelage et de Celestius prenaient racine
partout où avaient passé les deux novateurs : Syracuse
avait entendu des doctrines dont la piété chrétienne s'était
étonnée ; Augustin en fut informé par un laïque de cette
ville, Hilaire, à qui sa foi et ses vertus donnaient sans
doute quelque autorité parmi ses concitoyens , et qui peut-
être avait vu le grand évêque ; Hilaire confia son message
à des Africains qui partaient du port de Syracuse pour
retourner à Hippone. 11 demanda au pasteur illustre ce
qu'il fallait penser de cette prétention nouvelle de pouvoir
se conserver pur de toute souillure, d'observer aisément
les commandements de Dieu sans le secours d'en haut , et
comment il fallait juger l'opinion qui niait le péché origi-
nel ; Hilaire priait aussi le saint évêque de dire s'il était
vrai que les opulents de la terre ne pussent accomplir au-
cune œuvre utile au salut tant qu'ils n'auraient pas distri-
bué aux pauvres toutes leurs richesses. Le Syracusain po-
sait d'autres questions pour lesquelles il implorait la grande
lumière d'Hippone.
Augustin, dans une lettre' restée célèbre, répondit à
tout, et nous l'analyserions en détail si les principales
preuves et les principaux raisonnements de l'Épître à Hi-
laire ne se trouvaient dans les livres contre le pélagianisme
dont nous nous sommes déjà occupé. En 415, la lettre à
1 Lettre civil.
CHAPITRE XXXIV. 69
Hilaire reçut un double retentissement par la mention
qu'en fit saint Jérôme dans son troisième livre Contre les
péJagiens, et par la lecture qu'en fit Orose ' dans le concile
de Diospolis.Aup^ustin, dans cette lettre, nomme Celestius,
dont il soupçonnait la présence au pays de Sicile après
avoir été accusé et confondu à Carthage. Quant à la ques-
tion des riches, Augustin nous apprend que ce ne sont
pas les trésors qui damnent , mais l'orgueil et le mauvais
emploi de la fortune , la dureté envers les pauvres, la con-
fiance dans les biens périssables. Vendre les biens qu'on a ,
et les distribuer aux pauvres , c'est là une grande perfec-
tion, mais ce n'est pas une prescription évangélique; ce
que l'Évangile prescrit, c'est l'observation des commande-
ments. Le mauvais riche ne fut pas condamné parce qu'il
s'habillait de pourpre et de lin, mais parce qu'il s'était
montré sans miséricorde envers Lazare, pauvre et couvert
d'ulcères. Les chrétiens peuvent posséder des richesses à
condition qu'ils n'en seront jamais possédés. Augustin a
quitté le monde entier pour Jésus -Christ, puisque, sans
être riche, il a quitté tout ce qu'il avait; mais il ne con-
damne pas ceux qui ne vont point jusque-là. Présenter
comme un devoir absolu ce qui n'est qu'un conseil de per-
fection , ce serait , dit Augustin , combattre l'Écriture et
non pas la prêcher.
Tout ce qui se disait et s'agitait, toutes les pensées, les
rêves même aboutissaient à l'évêque d'Hippone comme à
l'ambassadeur de la vérité universelle ; le monde lui deman-
dait raison de chaque chose qui passait dans les intelli-
gences ou les imaginations contemporaines. Évode, évêque
d'Uzale, parle à Augustin d'un jeune homme, fils d'Arme-
nus, prêtre de Mélone, qu'il s'était attaché en qualité de
1 'Apolog.
70 SAINT AUGUSTIN.
scribe, ou plutôt de sténographe ', et qui avait quitté ce
monde à l'âge de vingt -deux ans, avec des témoignages
d'une angélique piété. On cbanta autour de son cercueil,
pendant trois jours , des hymnes à la louange de Dieu . et
le troisième jour on offrit pour le jeune mort le saint sacri-
fice de la messe ^ Le deuxième jour qui suivit le trépas du
fils d'Armenus, une pieuse veuve du village de Figes vit
en songe un diacre mort depuis quatre ans , préparant et
ornant avec des vierges et des veuves un grand palais.
« Pour qui prépare-t-on ce palais? dit la veuve au diacre.
— C'est pour le jeune fds d'Armenus, mort hier, » répon-
dit-il. Dans le même palais, un vieillard vêtu de blanc
ordonna à deux autres vieillards velus aussi de blanc,
d'aller tirer du sépulcre le corps du jeune homme et de le
porter dans le ciel. La villageoise vit sortir du sépulcre vide
des tiges de rosiers chargés de roses vierges, ainsi nommées
parce qu'elles n'étaient qu'à demi écloses. Tel fut le rêve
de la pieuse veuve.
Là -dessus Évode demande à Augustin ce que devient
l'àme en se détachant du corps grossier, et si elle ne s'unit
point à quelque corps subtil , qui tienne de la nature de
l'air: sans un corps qui la fasse reconnaître, l'àme pourra-
t-elle être distinguée d'une autre âme? et comment Lazare
sera -t -il distingué du mauvais riche? Évode voudrait sa-
voir si l'àme séparée du corps conserve quelques-uns des
sens que nous avons dans cette vie. Enûn, il presse le grand
évêque de lui communiquer sa pensée sur les visions et les
apparitions, sur les morts qui viennent à certaines heures
de la nuit visiter leurs amis ou leurs proches. L'évèque
1 Erat autem strenvus in notis. Ces notes étaieut une ancienne manière
d'écrire aussi rapide que la parole.
2 C'est ici une des nombreuses preuves de l'antiquité des cérémonies catho-
liques pour les morts, cérémonies supprimées par les protestants.
CHAPITRE XXXIV. 71
d'Uzale dit que de saints pcrsonnaiïes du monastère d'Hip-
pone, tels que Profuturus, Privât et Servilius, lui ont
parlé à lui-même depuis leur mort, et lui ont annoncé des
choses qui se sont accomplies.
Augustin ' trouve fort difficile la solution des questions
proposées par Évode. Il ne pense pas que Tâme sorte de
ce monde avec un corps, quelque subtil qu'on l'imagine ".
Les apparitions nocturnes lui paraissent aussi inexplicables
que les fonctions mêmes de notre intelligence. Il cite le
douzième livre de son ouvrage sur la Genèse, comme ren-
fermant des faits curieux en ce genre.
Augustin raconte ensuite une histoire fort extraordinaire
arrivée à un médecin de ses amis, appelé Gennadius, qui,
après avoir exercé son art à Rome avec éclat, demeurait
alors à Carthage. Ce médecin , avant de s'élever à la piété
chrétienne, avait passé par le doute au temps de sa jeu-
nesse : il avait mis en question la vie future. Tandis qu'il
était travaillé par ces doutes, Gennadius vit en songe un
beau jeune homme qui lui dit: Suivez-moi. Gennadius se
mit donc à le suivre; arrivé dans une cité inconnue, il
entendit tout à coup les plus ravissantes harmonies qui
eussent jamais frappé son oreille. 11 demanda au mystérieux
jeune homme d'où partaient ces ineffables concerts , et ce-
lui - ci lui répondit : Ce sont les hymnes des saints et des
bienheureux. Gennadius s'éveilla, le songe s'évanouit. La
nuit suivante, le même jeune homme apparut à Gennadius
et lui demanda s'il le reconnaissait, dans quel lieu il l'avait
vu et si c'était dans un rêve ou dans le réveil : le médecin
répondit avec exactitude aux trois questions. Il eut le sen-
t Lettre GLIX.
2 Cette opinion de saint Augustin est contraire à la proposition de Leibnitz
sur la conservation des âmes après la mort dans des infiniment petits im-
mortels, et aux sentiments de Bonnet dans sa Palingênésie philosophique.
72 SAINT AUGUSTIN.
timent de son rêve dans sa conversation avec le jeune visi-
teur, reconnut que son corps était dans son lit, et que ses
yeux corporels étaient en ce moment fermés et immo-
biles. « Avec quels yeux me voyez -vous donc mainte-
nant? » lui dit le jeune homme. Gennadius hésitait à
répondre.
« De même, reprit alors le radieux adolescent, de même
(( qu'en cet instant où vous êtes endormi dans votre lit ,
(( pendant que vos yeux sont clos, vous avez d'autres
« yeux par lesquels vous me voyez ; de même après votre
« mort, quoique les yeux de votre chair ne fassent plus
« rien, il vous restera la vie et la puissance de sentir.
« Gardez -vous désormais de douter de la vie après la
« mort. »
C'est ainsi que la foi naquit au cœur de Gennadius. La
leçon du visiteur mystérieux pourrait servir à d'autres. Ce
raisonnement si simple est de nature à frapper les plus
vulgaires intelligences.
Le zèle de la vérité poussait Augustin à ne laisser sans
réponse aucune des lettres où étaient posées des questions
do philosophie ou de religion ; cette perpétuelle nécessité
de répondre à tout promenait son esprit d'un sujet à un
autre et l'arrachait à ses grandes œuvres. Il le 6t sentir à
l'évêque d'Uzale , qui , en diverses lettres , avait multiplié
les difficultés à résoudre. Évode, pour mettre Augustin à
son aise, l'engageait à des réponses rapides; mais Augustin
lui dit qu'il ne peut pas empêcher que ces lettres ne soient
recherchées ; trop de gens les lisent pour qu'il ne prenne
pas garde à ce qu'il écrit ; il est donc forcé d'y consacrer
un temps suffisant. Il fallait la prodigieuse bienveillance
de révèque d'Hippone pour adoucir le supplice d'être
chaque jour détourné de tant de travaux importants. « Si,
« lorsque j'ai quelque chose sous la main, dit saint Au-
CHAPITRE XXXIV. 73
« gustin ' h Évodc , je dois l'interrompre pour passer à de
« nouvelles questions qui m'arrivent, que dois -je faire
« quand surviennent des questions nouvelles au moment
« où je suis occupé à répondre aux dernières? Vous plait-il
« que j'écarte celles-ci pour prendre celles-là , que les der-
« nièrcs soient toujours les premières , et que je n'achève
« jamais que les choses au milieu desquelles je n'aurai pas
« été interrompu?»
Évode avait interrogé notre docteur sur Dieu et la rai-
son ; c'est la raison qui fait que Dieu est: est- elle anté-
rieure à Dieu, ou Dieu est -il antérieur à la raison parce
quil doit être? Augustin fait observer à son ami qu'il
emploie à l'égard de Dieu des termes qui ne conviennent
pas; il ne faut pas dire qu'il doit être, mais qu'il est.
Évode n'aurait pas posé ces difficultés sur Dieu et la rai-
son s'il avait pris la peine de relire certains ouvrages
d'Augustin.
(( Si vous voulez bien relire, dit-il à son ami, ce qui
« depuis longtemps vous est connu , ou du moins ce qui
« vous a été connu , car vous avez oublié peut - être mes
a écrits sur la Grandeur de Vâme et sur le Libre Arbitre qui
« ne sont que le produit de nos entretiens d'autrefois ; si ,
« dis- je, vous voulez bien relire toutes ces choses, vous'
« pourrez éclaircir vos doutes sans avoir besoin de moi ;
« il vous suffira de quelque travail de pensée pour tirer
« les conséquences de ce qui s'y trouve de clair et de
« certain. »
Augustin renvoie Evode à de précédentes lettres pour
l'explication des apparitions et pour ce qui touche à la
présence ou à l'absence de l'àme. Lorsque l'àme est occu-
pée des visions qui nous viennent durant le sommeil, elle
1" Lettre CLXII.
74 SAINT AUGUSTIN.
est absente des yeux du corps. La mort même n'est qu'une
absence à peu près de même nature, mais causée par quel-
que chose de plus fort que le simimeil. Évode avait demandé
si Dieu était visible aux veux corporels de Jésus- Christ;
Augustin répond que Dieu étant tout entier partout, et
toute chose corporelle se trouvant absolument contraire à
sa nature, sa substance ne peut être visible, même aux
yeux d'un corps glorifié.
L'origine de Tâme est un problème dont la solution
précise n'appartiendra jamais peut - être à la science hu-
maine. L'àme n'est pas une portion de la substance de
Dieu, comme l'imaginaient les stoïciens, les manichéens et
les priscillianistes. Mais descend -elle du ciel, ainsi que
lont pensé tous les platoniciens et Origène lui-môme? Dieu
en crée-t-il tous les jours pour les envoyer dans les corps,
ou bien, selon TcrtuUien, Apollinaire et le plus grand
nombre des Occidentaux, les âmes passent-elles des pères
dans les enfants, de manière que Fàme naisse d'une autre
âme comme le corps naît d'un autre corps? Voilà les opi-
nions qui se sont partagé le monde philosophique. Marcel-
lin, dont nous avons vu la lin tragique, avait interrogé
là -dessus saint Jérôme', qui dans l'année 411 l'invita à
s'adresser au saint et docte Augustin. De son côté, l'évêque
d'Hippone n'avait pris aucun parti sur cette matière; il
savait bien ce qui ne devait pas être ; mais il ne savait pas
ce qui était. Quand on venait l'interroger sur l'origine do
l'àme, il avouait son ignorance, au risque de s'entendre
dire : « Quoi ! vous êtes maître en Israël , et vous ignorez
« ces choses- là '! » Au commencement de l'année 415,
Orose fut chargé d'aller porter à saint Jérôme les doutes
' Saint Jérôme avait traité la question de l'origine de l'àme dans ses livres
Contre Rufin, en réponse à son ouvrage contre le pape Anastase.
2 5, Jean, m, 10,
CHAPITRE XXXIV. 75
d'Augustin sur l'origine de l'àrae; il était resté, l'année
précédente, à Hippone, où il remplit la mission que lui
avaient confiée les évèqucs d'Espagne au sujet des priscil-
lianistes et des origénistes. Augustin remit au prêtre espa-
gnol une lettre qui forme comme un livre sur la question.
11 n'est pas de plus intéressant spectacle que celui de deux
génies cherchant ensemble la vérité, s'interrogeant sur les
points élevés de la philosophie religieuse, et proclamant
qu'ils ont besoin l'un de l'autre.
« J'ai prié, dit Augustin au début de sa lettre, et je prie
« notre Dieu, qui nous a appelés à son royaume et à sa
« gloire, qu'il veuille bien rendre profitable à tous les deux
« ce que je vous écris, saint frère Jérôme , pour vous cou-
rt sulter. Quoique vous soyez d'un âge plus avancé que le
« mien, je suis pourtant un vieillard consultant un autre
« vieillard. Mais nul âge ne me paraît trop avancé pour
« s'instruire, et s'il appartient aux vieillards d'enseigner
« plutôt que d'apprendre, il leur convient bien mieux
« d'apprendre que d'ignorer ce qu'ils doivent enseigner.
« Au milieu des tourments que me donne la solution des
« questions difficiles, rien ne m'est pénible comme votre
« éloignement : ce ne sont pas seulement des jours et des
« mois, ce sont des années qu'il faut pour vous transmettre
« mes lettres ou recevoir les vôtres. Et cependant, si cela
« se pouvait, je voudrais vous voir chaque jour pour vous
<( parler de tout ce qui m'occupe. »
Dans cette lettre , où la mystérieuse origine de l'âme est
scrutée avec profondeur et une sorte d'anxiété d'esprit ,
Augustin incline un peu vers l'opinion de saint Jérôme,
qui pensait que Dieu crée journellement des âmes à mesure
que des enfants reçoivent la vie ; il ne s'attache pas défini-
tivement à cette opinion , parce qu'il y trouve une grande
difficulté au sujet du péché originel ; si notre âme n'est pas
76 SAINT AUGUSTIN.
engendrée par celle d'Adam, si c'est une autre àme, où
peut -on dire qu'elle a péché, et comment se trouve-t-elle
entachée de la faute originelle? On faisait une autre objec-
tion à l'opinion de saint Jérôme : pouvons-nous croire que
Dieu crée des âmes pour des hommes dont il sait la \ie si
courte ?
Augustin répond à ceci d'une manière magnifique. Nous
pouvons, dit -il, abandonner ce secret à la conduite de
Celui qui a donné un cours si beau et si réglé à toutes les
choses passagères , parmi lesquelles figurent la naissance et
la mort des animaux : si nous pouvions comprendre un
tel ordre, nous en goûterions une délectation ineffable. Ce
n'est pas en vain que le prophète a dit de Dieu : // conduit
les siècles avec harmonie. C'est pour faire sentir aux créa-
tures mortelles quelque chose de cet ordre ravissant, que
Dieu leur a donné la musique. Si le compositeur habile
sait la durée qu'il faut accorder à chaque son pour que la
succession des notes produise un bel ensemble, à plus forte
raison Dieu , dont la sagesse est supérieure à tous les arts ,
a marqué pour la naissance et la mort des êtres des espaces
de temps qui sont comme les syllabes et les mots de cet
admirable cantique des choses passagères ; il leur a donné
plus ou moins de durée, selon la modulation qu'il a conçue
d'avance dans sa prescience éternelle. La chute de la feuille
d'un arbre et la chute d'un cheveu de notre tête appar-
tiennent à cet ordre merveilleux ; combien plus doivent y
appartenir la naissance et la mort de Ihomme , à qui Dieu
accorde des jours plus ou moins nombreux, selon ce
qu'exige l'harmonie de l'univers !
A la fin de sa lettre, Augustin, parlant à Jérôme de son
ignorance de l'origine de l'àme , lui dit : « Il y a beaucoup
« d'autres choses que je ne sais point ; il y en atant, que je
« ne puis ni les mentionner ni les compter. »
CHAPITRE XXXIV. 77
Augustin remit à Orose pour saiut Jérôme, en même
temps que sa lettre sur l'Origine de l'Ame , une lettre sur
ce passage de saint Jacques : « Celui qui ayant gardé toute
« la loi , vient à la violer sur un seul point , est coupable
« comme s'il l'avait violée en tout'. » Au milieu d'une
foule d'aperçus philosophiques et religieux , le grand
évèque exprime par une belle comparaison le vrai caractère
du progrès de l'homme dans la science des choses d'eu
haut ; cette comparaison rectifie une erreur des stoïciens
refusant de croire à toute sagesse qui n'est pas montée à
l'état de perfection. Selon eux, l'ignorance et les vices sont
comme une eau profonde, et la sagesse est comme l'air
(|u'on respire par- dessus: tant qu'on n'est pas sorti de
l'eau, on n'est pas sauvé. Telle n'est point la marche de
l'homme dans l'étude de la sagesse. Augustin nous apprend
qu'on ne passe pas du vice à la vertu comme on s'élève tout
à coup du fond de l'eau à la libre et pure région de l'air ;
ce passage est lent et gradué, pareil à celui d'un homme qui
va des ténèbres à la lumière ; à mesure qu'il sort des pro-
fondeurs de la caverne , l'ombre devient moins épaisse , et
chaque pas qui le rapproche de l'entrée le rapproche de
la lumière : dans cette marche, l'homme garde à la fois
quelque chose de lumineux et d'obscur, qui participe du
point vers lequel il se dirige, et du lieu d'où il sort. La
manière d'Augustin rappelle entièrement ici la manière de
Platon ; plus d'une fois le génie africain se fait grec par la
poésie de l'expression.
Ainsi la correspondance de l'évéque d'Hippone nous
initie aux mouvements de son àme , aux pulsations de sa
pensée, aux intimes variétés de cette grande vie qui se li-
vrait aux besoins religieux de tout un siècle.
1 il, 10.
SAINT AUGUSTIN.
CHAPITRK XXXV
Du livre de la Nature et de la Grâce.— Du livre de la Perfection de la jus-
tice de l'homme.— Lettre à Maxime de Téuès. — Les douze livres sur le
sens littéral de la Genèse i. — Explication des Psaumes.
415-416
Il y a presque toujours dans la vie d'un homme des faits
personnels qui déterminent ses opinions en ce qu'elles ont
de plus arrêté. Depuis Fâge de raison jusqu'à trente ans,
Augustin, réduit à ses propres forces, aux seules ressources
de son esprit, roule d'impuissance en impuissance, d'er-
reur en erreur; en cheminant avec les lumières purement
humaines , il fait tout le tour des aberrations philosophi-
ques, et ne découvre rien qui le tire du vide immense dans
lequel il s'agite. Ce n'est que par un visible secours divin
({u'enfin il arrive à la possession de la vérité. De ce long et
inutile travail, de ces recherches opiniâtres et vaines, le
fils de Monique conclut que l'homme tout seul ne peut
rien pour s'élever aux choses éternelles. Ce sentiment,
conforme à la révélation chrétienne, se produisit énergi-
quementdans le livre des Confessions, bien avant l'appari-
tion du pélagianisme ; et lorsque Pelage, Celestius et leurs
adhérents voulurent ne voir dans la grâce que la connais-
sance du bien et la faculté de choisir, Augustin s'arma
contre eux de toute la puissance d'une profonde conviction
personnelle, évidemment appuyée d'ailleurs sur l'autorité
des Livres saints.
Deux jeunes hommes , nobles et lettrés , Timase et
Jacques, avaient été disciples de Pelage et s'étaient sépa-
rés du monde; mais ils avaient sucé l'hérésie en même
i De Genesiadlitteram.
CHAPITRE XXXV. 79
temps que Fainour des vertus chrétiennes , et s'étaient dé-
clarés les ennemis de la ^rAce. Augustin les tira de l'erreur.
Timase et Jacques communiquèrent à l'évèque d'Hippone
un ouvrage de Pelage en forme de dialogue, où la grâce
était immolée au profit de la nature ; ils lui demandèrent
instamment de le réfuter. Augustin ne se détournait qu'a-
vec peine de ses œuvres commencées ; mais cette fois il
quitta tout , et avec empressement , pour combattre direc-
tement l'homme dont l'enseignement antichrétien égarait
les consciences. 11 s'abstint pourtant de nommer Pelage ,
dans un intérêt de charité , et afin de ne compromettre par
aucune irritation son retour à la vérité catholique. Dans
notre analyse du livre de la Nature et de la Grâce , comme
dans l'analyse de tous les ouvrages qui suivront sur la
question pélagienne, nous aurons toujours soin de nous
défendre des répétitions : Augustin était souvent forcé de
levenir sur les mêmes raisonnements et les mêmes vérités ;
mais nous n'avons pas la même nécessité vis-à-vis de notre
lecteur.
La raison de la foi chrétienne , c'est de comprendre
que la justice de Dieu ne consiste pas dans les comman-
dements de la loi , mais dans le secours de la grâce de
Jésus -Christ. Si on pouvait vivre avec une parfaite jus-
tice sans la foi en Jésus -Christ, cette foi ne serait point
nécessaire au salut, et dès lors on pourrait se demander
pourquoi Jésus- Christ est mort. La mort du Sauveur se-
rait vaine si elle n'avait pour but la justification et la dé-
livrance de la nature humaine. La nature de l'homme fut
créée saine et pure; depuis la rébellion primitive elle a
besoin d'un médecin. Le secours de Jésus- Christ, sans
lequel il n'est pas de salut , n'est pas le prix du mérite ;
mais on le reçoit gratuitement , et voilà pourquoi on l'ap-
pelle grâce. Tous ayant péché , la masse du genre humain
80 SAINT AUGUSTIN.
aurait pu être condamnée sans injustice de la part de
Dieu ; l'Apôtre nomme avec raison les élus des vases de
miséricorde , et non pas des vases de mérite. Tels sont les
principes que Févéque d'Hippone proclame dans les der-
niers chapitres du livre de la Nature et de la Grâce.
Pelage ne se bornait point à soutenir que l'homme pour-
rait être sans péché ; mais il soutenait encore que l'homme
ne saurait être coupahle, à moins qu'il ne fût en son pouvoir
de se maintenir exempt de faute '. Augustin répond par
l'exemple des petits enfants auxquels est fermée la porte
du royaume des cieux , lorsqu'ils n'ont pas eu le bonheur
de recevoir le baptême ; il ne dépendait pas d'eux pourtant
d'être purifiés ou de ne l'être pas dans l'eau régénératrice.
Une équivoque de Pelage avait fait d'abord espérer à
Augustin que le novateur admettait la grâce comme con-
dition indispensable de la justification. Mais plus tard
l'évêque reconnut que la grâce de l^élage n'était que le
libre arbitre et la connaissance de la loi. Pelage invitait
à demander pardon à Dieu des péchés commis , et se tai-
sait sur la nécessité de prier pour éviter les fautes à l'a-
venir. Augustin lui cite ces paroles de l'Oraison domini-
cale : Ne nous induisez point en tentation. Les péchés ,
disait Pelage, ne sont pas des substances, et ne peuvent
pas vicier.
« 0 frère ! s'écrie Augustin , il est l)on de vous souvenir
« que vous êtes chrétien ! Peut-être sufiirait-il de croire
« ces choses; mais cependant, comme vous voulez dispu-
« ter, il ne serait pas mauvais , mais il serait utile d'avoir
« précédemment la foi. Ne pensons pas que le péché ne
« puisse pas vicier la nature humaine ; mais sachant par
« les divines Ecritures que notre nature est corrompue ,
1 Nam si idcirco taies t'uevuiil, quia aliud esse non potuerunt, culpa ca-
rem.
CHAPITRE XXXV. 81
(( cherchons plutôt comment cela s'est fait. Nous avons
« appris déjà que le péché n'est pas une substance; mais
« ne pas manger, ce n'est pas non plus une substance, et
« cependant le corps, s'il est privé de nourriture , languit,
« s'épuise, se brise tellement que la durée d'un tel état lui
« permettrait à peine de revenir à cette nourriture dont la
<( privation l'a vicié. C'est ainsi que le péché n'est pas une
« substance; mais Dieu est une substance et une substance
« souveraine , et la seule nourriture vraie de la créature
« raisonnable ; eu se retirant de lui par la désobéissance ,
« et refusant par faiblesse de puiser et de se réjouir où il
« devait , entendez le prophète s'écrier : Mon cœur a été
« frappé et s'est desséché comme la paille, parce que j'ai ou-
(I blié de manger mon pain '. »
La mort , disait Pelage , n'est pas une peine du péché ,
puisque Jésus -Christ est mort. Augustin répond que la
mort, comme la naissance du Sauveur, n'a pas été une con-
dition de sa nature , mais une puissance de sa miséricorde ;
sa mort a été le prix de la rédemption des hommes. L'évéque
d'Hippone montre tour à tour que quelque chose de bon
peut sortir du mal , que l'orgueil de l'homme l'empêche de
comprendre un certain ordre de vérités et qu'il serait plus
utile de prier pour les hérétiques que de disputer avec eux.
Il n'est pas vrai de dire que le péché a été nécessaire pour
qu'il devint une cause de miséricorde : plût à Dieu que le
mal ne fût point entré dans le monde et que nous n'eus-
sions pas eu besoin de la miséricorde d'en haut ! Dieu est
le médecin suprême de nos infirmités; mais, pour nous
guérir, il ne prend conseil que de sa sagesse. Dieu nous
laisse quelquefois : c'est pour que la chute qui suit cet
abandon nous apprenne à réprimer notre orgueil et à
1 Cha[i. XX.
82 SAINT AUGUSTIN.
mettre en Dieu seul notre confiance. L'orgueil est le com-
mencement de tout péché : « Vous serez comme des dieux, »
dit à nos pères l'antique serpent.
« De quelle manière, disait Pelage, les saints ont -ils
« quitté la vie? est-ce avec péché ou sans péché? » Cette
question cachait un piège : si on répond : Avec péché, la
damnation frappe les saints ; si on répond : Sans péché ,
Pelage conclura que l'homme peut être exempt de fautes,
au moins aux approches de la mort. Tout pénétrant qu'il
est, dit Augustin , il n'a point réfléchi que ce n'est point en
vain que les justes eux-mêmes répètent dans leur oraison :
Pardonnez- nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux
qui nous ont offensés. Le Seigneur Jésus-Christ , après avoir
enseigné à ses disciples son oraison , avait ajouté : « Si
« vous pardonnez aux hommes leurs offenses , votre Père
« vous pardonnera aussi vos péchés. » Grâce à ce spirituel
encens de la prière que nous hrùlons chaque jour sur l'au-
tel de notre cœur élevé vers Dieu , s'il n'est point en notre
pouvoir de vivre sans péchés , il nous est au moins permis
de mourir sans péché : le pardon divin vient couvrir les
petites fautes d'ignorance ou de faiblesse. Pelage reproduit
la liste des justes de l'Écriture qu'il suppose avoir vécu sans
péché. Augustin proclame qu'un seul de ces personnages a
passé des jours exempts de toute souillure : c'est Marie,
Mère du Kédempleur. Les autres saints personnages de
l'Écriture , si on les interrogeait , répondraient d'une voix
par ces paroles de saint Jean : « Si nous disons que nous
(( n'avons point de péché , nous nous trompons nous-
(» mêmes, et la vérité n'est point en nous '. » Pelage pré-
tend que si Abel avait péché , l'Écriture eût rapporté ses
fautes comme elle a rapporté celles d'Adam, d'Eve et de
1 Saint Jean, l, i, 8.
CHAPITRE XXXV. 83
Caïn. Augustin fait observer que les Livres sacrés ne pou-
vaient pas raconter la multitude de fautes légères qu'un
homme peut commettre daus sa vie. En revenant à la ques-
tion de savoir si ou peut se maintenir pur, Augustin re-
marque qu'il ne s'agit pas maintenant de notre nature telle
qu'elle a été primitivement formée, mais de la nature cor-
rompue; il s'agit de l'homme que les voleurs ont laissé à
demi mort sur le chemin, couvert de blessures , et qui ne
saurait remonter au sommet de la justice d'où il est tombé :
on lui panse encore les plaies, quoiqu'il soit déjà dans riiô-
tellerie '. Pelage s'armait de quelques passages de Lactance,
de saint Hilaire, de saint Ambroise, de saint Chr^sostome,
de saint Jérôme et d'Augustin lui-même; l'évéque d'Hip-
pone explique ces divers passages et leur restitue leur
signitication catholique.
Nous ne connaissons l'ouvrage de Pelage que par les
citations qu'en fait Augustin dans le livre de la Nature et
de la Grâce. Obligé de soutenir sa doctrine par le témoi-
gnage de l'Écriture et des Pères, Pelage multiplie les
ambiguïtés et les subtilités ; son rationalisme, emprisonné
dans le cercle des livres inspirés, ne se maintient qu'à la
faveur de la nuit de certains passages ; il ne vit qu'à l'aide
des violences qu'il fait subir aux mots. On sent que la vé-
rité des Livres saints et de la tradition enveloppe Pelage de
replis et de nœuds auxquels il s'efforce en vain de s'arra-
cher; il y demeure enlacé et tombe d'épuisement sous
l'étreinte de la vérité victorieuse. Augustin chasse avec sa
lumière toutes les ombres où se cantonne l'hérésiarque
breton; il remet au service de la foi toutes les paroles
dont le novateur abuse, enlève à Pelage les armes que
celui-ci avait dérobées à l'arsenal des Écritures, et le
1 Chap. XLi, 50.
84 SAINT AUGUSTIN.
jette, solitaire et nu , au pied du dogme catholique triom-
phant !
Timase et Jacques reçurent avec une vive joie le livre
composé à leur prière ; plus forts et plus consolés après
cette lecture , ils disaient avec le Psalmiste : « Dieu a
« envoyé sa parole et les a guéris '. » Ils admirèrent com-
ment Augustin avait relevé jusqu'aux moindres détails de
Fouvrage de Pelage. Mais ils éprouvèrent le regret que ce
livre excellent leur fût parvenu trop tard pour être mis
entre les mains des hommes qui en auraient eu le plus de
besoin : ces hommes , au nombre desquels se trouvait peut-
être Pelage, étaient partis; mais les deux jeunes catholiques
espèrent que Dieu, qui veut éclairer et sauver toutes les
créatures formées à son image , fera parvenir aux esprits
égarés ce bienfait de sa grâce. Timase et Jacques étaient
déjà sortis de l'erreur parla parole delévéque d'Hippone;
ils se félicitent qu'une explication plus étendue les ait mis
dans le cas d'instruire les autres.
Le livre ou la lettre sur la Perfeclioti de la justice de
l'homme appartient, comme le livre de la Nature et de la
Grâce, à l'année 4-15. Augustin n'ayant point parlé de ce
travail dans la Revue de ses ouvrages , il a fallu le témoi-
gnage positif de Possidius et aussi les témoignages de saint
Viilgence et de saint Prosper pour l'attribuer à l'évéque
d'Hippone. L'auteur du livre de la Perfection de la justice
de l'homme ne repousse pas absolument l'opinion de ceux
qui prétendaient qu'un chrétien i)ouvait, avec hi grâce de
Dieu, se deléndre de toute souillure en ce monde; cette
opinion fut condamnée parle concile de Cartbage en 4 18,
ce qui assigne au livre dont il s'agit une date antérieure à
la date du concile. Possidius le i)lace vers la fin de l'an-
i Vs. cvij 20.
CHAIMTKK XWV. 85
née 415, entre le livre de la Nature et de la Grâce et le livre
des Actes de Pelage. Ce travail, adresse aux évèques Eu-
trope et Paul , est uue réponse à uu écrit de Celestius ,
apporté de Sicile, et qui avait pour titre : Définition quon
dit être de Celestius. C'est peut-être au sujet de cet écrit que
saint Jérôme montrait Celestius se promenant, non point
sur les épines des syllogismes , mais sur les épines des solé-
cismes. L'ouvrage d'Augustin est une réponse à une série
de questions ou de raisonnements posés par le novateur.
>ous reproduirons ce qui a trait aux questions les plus
importantes.
« Le péché nous est-il naturel ou accidentel?
Le péché n'est pas naturel , mais provient d'une nature
corrompue.
— Le péché est-il un acte ou une chose?
Le péché est un acte comme la claudication est un
acte. L'homme boitera tant que son pied ne sera pas guéri ;
de même il y aura péché tant que Ihomme intérieur n'ar-
rivera point à la guérison.
— L'homme doit- il être sans pèche *^ Sans doute il le
doit. S'il le doit , il le peut. S'il ne le peut pas , il ne le doit
pas. »
La comparaison du boiteux va nous aider à répondre.
Quand nous voyons un boiteux qui peut être guéri , nous
disons avec raison : Cet homme ne doit pas boiter ; et s'il
le doit , il le peut. Cependant il ne saurait se guérir au gré
de sa prompte volonté ; il faut que les soins de la médecine
viennent à son secours. Jésus- Christ est descendu pour
venir en aide aux malades de la terre.
« Comment l'homme pèche-t-il? est-ce par la nécessité
de la nature ou par son libre arbitre? Si c'est par nécessité
de nature, l'homme n'est pas coupable; si c'est par libre
arbi.tre, c'est de Dieu qu'il l'a reçu, et que devient alors la
86 SAINT AUGUSTIN.
bonté d'un Dieu qui incline l'homme plus facilement au
mal qu'au bien ? »
L'homme pèche par son libre arbitre. Mais une corrup-
tion pénale a changé la liberté humaine en une sorte de
nécessité qui fait pousser vers Dieu ce cri : Tirez- moi de
mes nécessilés \ Placés sous leur empire, ou bien nous ne
pouvons pas comprendre ce que nous voulons, ou bien
nous ne pouvons pas accomplir ce que nous avons compris.
Le Libérateur a promis la liberté aux crovants. « Vous se-
rt rez libres, a-t-il dit, quand le Fils vous aura délivrés. »
Vaincue par le vice dans lequel elle est tombée volontaire-
ment, la nature a perdu de sa liberté. Voilà pourquoi l'Écri-
ture a dit : On est V esclave de celui par qui on a été vaincu.
De même que ce sont les malades, et non pas les gens bien
portants, qui ont besoin du médecin; de même ce sont
les esclaves, et non pas les hommes libres, qui ont be-
soin d'un libérateur. La santé de l'àme, c'est sa vraie
liberté.
Nous bornerons ici cette analyse. Les solutions données
aux autres questions de Celestius se retrouvent dans les
précédentes parties de notre travail. L'éternelle objection
c'est l'inutilité de la volonté humaine dans un ordre moral
où tout est subordonné à la volonté de Dieu seul; Au-
gustin répond toujours que la volonté humaine est faible
et malade depuis la chute , mais qu'elle n'est point vaine et
({u'elle peut encore remonter à la justice avec le secours
divin.
Tous les traits qui révèlent les usages de ces temps re-
culés doivent entrer dans notre œuvre. Augustin avait écrit
en son nom et au nom d'Alv pe à Maxime, médecin deXenès
(l'ancienne Cartenna) pour le féliciter d'être sorti de l'a-
1 De necessitatibus meis educ me. Ps. sxiv, 17.
CHAlMTHb: X.XXV. 87
rianisme et l'inviter à ramener à la foi chrétienne ceux de
sa maison dont l'eloijinement de l'Église était son ouvrage.
Peu de temps après , un billet de l'évèque d'Hippone à Pé-
régrin, évéque de Ténès, le priait d'avertir Maxime au
sujet de la forme de la lettre qu'il lui avait adressée : les
tablettes ou le parchemin était écrit des deux côtés. Au-
gustin veut faire prévenir Maxime qu'il est dans la coutume
d'écrire ainsi aux évêques et même aux laïques avec qui il
entretient des relations familières; il ajoute que de cette
manière les lettres sont plus tôt faites et d'une plus facile
lecture. On n'écrivait que sur un seul côté du parchemin
les lettres de cérémonie.
>^)us avons vu que l'impatiente admiration des hommes
laissait à peine à Augustin le temps d'achever j-es ouvrages.
Mais il en est un que le grand docteur put défendre pen-
dant quatorze ans contre les instances de ses amis, c'est
l'ouvrage sur le sens liilèral de la Genèse, composé de
douze livres , terminé dès l'année iOl , et qui ne fut publié
qu'en 415. Comme la matière était semée de difficultés,
Augustin saisissait chaque instant de loisir pour corriger
son œuvre. Dans sa Revue ', l'évèque d'Hippone met cet
ouvrage beaucoup au-dessus du livre imparfait 5i(r la Genèse,
qu'il composa lorsi|u'il était simple prêtre ; mais il confesse
qu'en beaucoup d'endroits il cherche plutôt la vérité qu'il
ne la trouve , et que ce travail renferme plus d'hésitations
que de certitudes. Son but était de faire voir que la lettre
même de la Genèse n'offre rien qui ne puisse être vrai. Les
douze livres contiennent seulement l'explication des trois
premiers chapitres de la Genèse ; chaque mot de cette mer-
veilleuse histoire de la création appelait de longs discours.
Le pénétrant commentateur s'est arrêté au verset 23 du
'l.iv 1, chap. xviii.
88 SAINT AUGUSTIN.
troisième chapitre , qui nous montre le premier homme
chassé du paradis. Le douzième et dernier traite du paradis
pu du troisième ciel de saint Paul, des visions et des pres-
sentiments prophétiques.
De magnifiques éclairs de génie brillent dans le com-
mentaire d'Augustin sur la création. Bossuet, dans les
premières pages du Discours sur l Histoire universelle, s'est
inspiré des passages où révéque d'Hippone nous montre
la Trinité éternelle créant l'univers et l'homme. Augustin ,
dans sa justification du récit de Moïse , a deviné des points
dont la science moderne a reconnu l'exactitude. Le grand
docteur établit que c'est l'opération de Dieu qui donne à
chaque créature son mouvement et lui conserve l'existence :
il n'en est pas du monde comme d'un édifice qui subsiste
quoique la main de l'architecte n'y apparaisse plus ; si Dieu
cessait de gouverner le monde , le monde cesserait d'exis-
ter '. Augustin inclinait à penser que les jours de la créa-
tion n'étaient pas des jours comme les nôtres; il croyait
que Dieu a tout créé à la fois. Milton aurait pu apprendre
à connaître les anges en lisant le cinquième livre sur la
Genèse; l'évèque d'Hippone marque leur création au pre-
mier jour, qui fut le jour de la création de la lumière. Son
opinion sur le paradis terrestre , c'est qu'il a réellement
existé ; il permet qu'on lui donne un sens spirituel ; mais il
condamne l'opinion qui n'y verrait qu'une pure allégorie".
Augustin n'adopte aucun sentiment sur le lieu où a pu être
situé le paradis terrestre , et ne juge pas les hommes ca-
pables de résoudre cette question. Le dixième livre roule
tout entier sur l'origine de l'àmc. Dans sa lettre à saint
.lérôme, Augustiu paraissait se rapprocher de l'opinion qui
admettait une création journalière des âmes à mesure que
1 Liv. IV.
2 Liv. VIII.
CHAIMTHE XXXV. 89
des enfants reçoivent la vie ; dans le dixième livre sur la
Genèse, il semble pencher vers l'opinion qui fait naître une
àme dune autre àme. Cette question , qui occupait vive-
ment alors l'Afrique et lOrient, est creusée à fond. Toute-
fois Auiiustin ne se prononce pas. Ce beau génie, que pas-
sionnait si prodigieusement l'amour de la vérité , n'est
jamais plus admirable que dans l'aveu de son ignorance.
Dans le onzième livre , le grand évêque demande pour-
quoi Dieu a permis la tentation d'Adam , et répond que
l'homme eût été moins digne de louange si sa fidélité n'eût
pas été mise à l'épreuve. Il croit que le diable, tombé par
l'orgueil, était un ange inférieur aux bons anges. La sou-
mission de la femme à l'égard de son mari lui parait une
expiation de sa faute.
. Que d'idées et d'observations , que de choses dans ces
douze livres! Mais nous craindrions de nous aventurer trop
avant sur l'océan théologique.
Il se présente ici un autre travail d'Augustin qui donne-
rait matière à une longue appréciation, si notre rôle d'his-
torien ne nous traçait point d'infranchissables limites; c'est
le beau travail sur les Psaumes , YExplicalion ' des can-
tiques du royal prophète, faite presque toujours devant le
peuple à Hipponeou à Carthage, remarquable au plus haut
degré , moins par la forme que par la solidité de la morale .
la grandeur des pensées et la variété des enseignements
religieux.
Augustin s'élève parfois à une forte éloquence. Il sem-
blait parler pour notre époque lorsqu'il faisait entendre ces
mots- : (< Maintenant ils voient 1 Église et disent: \i\\e va
« mourir, et bientôt son nom sera effacé ; il n'y aura plus
« de chrétiens , ils ont fait leur temps. — Or, pendant que
' Enarrationes in Psalmos. Tome IV des Œuvres de saint Augustin.
2 Sur le Ps. Lxx , 12.
90 SAINT AUGUSTIN.
« ces hommes disent toutes ces choses, je les vois mourir
« chaque jour, et l'Église demeure toujours debout, an-
« nonçant la puissance de Dieu à toutes les générations
« qui se succèdent. » Ailleurs ', il commente cette parole
du prophète sur les impies : Leurs chefs, leurs juges sont
absorbés par la pierre. « Or, la pierre c'est Jésus -Christ ,
ajoute Augustin. Aristote était un grand maître; mais
approchez-le de cette pierre, il est absorbé' Autrefois on
disait de lui : Le Maître a parlé, et aujourd'hui on dit : Le
Christ a parlé, et Aristote tremble au fond de son tombeau.
Pythagore et Platon étaient aussi de grands philosophes ;
faites-les avancer, fipprochez - les de cette pierre , comparez
leur autorité à celle de TÉvangile, comparez ces hommes
superbes à un pauvre crucitic. Disons -leur : Vous avez-
écrit vos sentences dans les cœurs orgueilleux, et lui (le
Christ) il a planté sa croix sur le front des rois ; puis il est
mort et il est ressuscité ; mais vous êtes morts vous aussi ,
et je ne veux pas chercher comment vous ressusciterez. Ils
sont donc absorbés par cette pierre , et leur science ne pa-
raît de quelque valeur que si on évite de la comparer à
l'Kvangile. » Dans son commentaire du psaume cxlviii ,
l'évéque d'Hippone nous dit que les créatures sans intelli-
gence louent Dieu, parce qu'elles sont bonnes et que, de-
meurant dans l'ordre établi , elles contribuent à la beauté
de l'univers; il ajoute admirablement que Dieu est surtout
glorifié par ces sortes de créatures, lorsque des êtres intel-
ligents les contemplent.
L'illustre docteur, selon les temps, les circonstances et
l'inspiration , commentait en présence des fidèles tel ou tel
psaume , et , plus occupé d'instruire que de briller, il tirait
de chaque parole de David d'abondantes et utiles leçons.
I Sur le l>s. CXI, 19.
CHAPITRE XXXV. 91
Il recula loniitcmps devant le psaume cxviii, tant lui avaient
paru profonds les mystères renfermés dans ce cantique! Ce
fut le dernier qu'il commenta; l'explication des cent cin-
quante psaumes s'achevait ainsi en 'i 16. Possidius observe
que les commentaires dictés sont les plus courts ; on a re-
marqué aussi que ceux-là offrent le moins d'animation. Le
cœur et le génie d'Augustin se répandaient mieux devant la
multitude qui l'écoutait. la parole de l'évéque embrasait
alors les fidèles comme la parole du Sauveur embrasait le
cœur de ses disciples attentifs à l'explication des Écritures.
Saint Fulgence conçut le dessein de quitter le monde en
lisant le commentaire du psaume \xxvi,oùle grand docteur
retrace les terreurs du jugement dernier. Le travail sur les
Psaumes a été fait d'après la version des Septante; Augustin
ne possédait pas encore la version de saint Jérôme; l'étude
du texte des Septante, la comparaison des éditions latines
et des diverses leçons précédaient ses propres commen-
taires ; le docteur s'attache d'ordinaire au sens allégorique
et spirituel. Oserait -on lui reprocher de n'être pas tou-
jours conforme au sens du texte hébreu tel que l'a repro-
duit saint Jérôme? Quelques inexactitudes pour le sens
littéral sont d'un poids bien léger à côté de ces trésors de
pensées et de préceptes de morale répandus à pleines
mains. L'obscurité des Ecritures, au lieu d'enchaîner la
marche d'Augustin, l'aide en quelque sorte à multiplier les
richesses de ses enseignements salutaires.
Cassiodore, dans le prologue de ses commentaires sur les
Psaumes, avoue qu'il a eu souvent recours au grand évèque
d'Hippone au milieu des incertitudes de son travail , et
qu'il a tiré des ruisseaux de cette mer. 11 applique à Au-
gustin ce qui a été dit d'Homère sur la difficulté de lui
arracher quelque chose de ses pensées. « Augustin , ajoute
♦t Cassiodore, est un maître illustre dans tous les genres,
92 SAINT AUGUSTIN.
« et , ce qui est rare dans la fécondité , il est prudent dans
« la dispute. Il coule comme une fontaine d'eau pure que
« rien ne souille; mais s'avançant toujours daus linte-
« iîrité de la foi, il ne laisse aux hérétiques aucun mo^en
« de résistance ; on le trouve tout catholique, tout ortho-
« doxe ; et , resplendissant du plus doux éclat dans l'Église
« du Seigneur, il se montre à nous environné des rayons
« mêmes de la divine lumière. »
Boccace avait envoyé à Pétrarque V Explication des
Psaumes par Augustin; Pétrarque, ravi, le remerciait de
ce présent magnifigue et insigne dans une lettre 'mémorable:
« Désormais , lui dit -il , je naviguerai avec plus de sûreté
<( sur la mer de David; j'éviterai les écueils; je ne serai
« épouvanté ni par les flots des expressions ni par le choc
(' des phrases qui se brisent. » Le divin génie d'Augustin
sera son guide et son appui au milieu des tempêtes de cette
mer si difficile. L'esprit et le zèle d'Augustin apparaissent
à Pétrarque comme des prodiges dont sa raison est con-
fondue ; cet homme longtemps charmé par les choses de la
terre , connaissant tout à coup si profondément les choses
du ciel, cet Africain mauiaut avec tant de puissance la
Jaugue romaine, cette incomparable fécondité au milieu
des embarras des devoirs episcopaux, sont pour Pétrarque
de.s sujets de stupeur; il dit à son ami qu'il ne peut déta-
cher ses yeux de l'ouvrage de l'évêque d'Hippone, et qu'il
en dévore les beautés nuit et jour.
En exprimant son admii'ation pour les commcutaircs
d'Augustin sui'les Pifaumes, Pétrarque a exprimé la nôtre,
et nous nous taisons après lui.
1 Epist. variar. XXII.
CHAPITRE XXXVI. 93
CHAPITRE XXXVI
Conciles contre les pélagiens et décrets d'Innocent I<^f. — Les quinze livres sur
la Trinité. — Les cent vingt - quatre traités sur l'Évangile de saint Jean ,
. et les dix traités sur la première Épitre de cet apôtre.
4 16
L'Église d'Afrique a beaucoup fait pour le christianisme;
mais sa plus grande gloire est d'avoir signalé d'abord et
vaincu ensuite le pélagianisme. Sentinelle de l'univers
catholique, 1" Afrique avertissait de l'approche do lennemi,
le reconnaissait malgré ses déguisements et ses ruses, et,
ne se bornant pas à crier: Aux armes! elle triomphait
ellé-mcme des attaques dirigées contre la gloire de Jésus-
Christ. Le génie et le zèle de l'Église africaine dans la
guerre pélagienne se sont personnifiés dans Augustin, à
qui lange de la foi chrétienne semblait redire ses plus su-
blimes secrets.
>ous avons eu occasion défaire remarqueras différences
de caractères entre Celestius et Pelage , l'un net et hardi
dans sa doctrine, l'autre enveloppant son erreur de finesses
perfides et de détours menteurs. Aussi le concile de Car-
thage de 411 n'eut pas de peine à atteindre la pensée de
Celestius et à le convaincre d'hérésie. Il n'en fut pas de
même de Pelage dans les assemblées de Jérusalem et de
Diospolis ou Lvdda, la première à la fin de juin !»15, la
seconde au mois de décembre de la même année : à force
de réticences, de tortuosités et de défaites, le novateur
échappa à une condamnation. D'ailleurs la réunion à Jéru-
salem , que nous ne \ oulons pas appeler un concile et dont
aucun acte ne fut écrit, avait pour président levéque Jean,
peu porté à favoriser les adversaires de Pelage et plutôt
disposé à (aire pencher la balance contre eux. Orose, qui
94 SAINT AUGUSTIN.
eut la double gloire d'être l'ambassadeur de FÉglise d'Es-
pagne auprès d'Augustin et l'ambassadeur d'Augustin au-
près de Jérôme, se présenta dans l'assemblée de Jérusalem
avec plus de lumières qu'aucun des prêtres présents ; il
parla du concile de Carthage qui avait condamné Celestius,
annonça le livre de la Nature et de la Grâce, et donna lec-
ture de la lettre de l'évêque dHippone à Hilaire de Syra-
cuse ; il put invoquer aussi l'autorité de saint Jérôme dans
sa lettre à Ctésiphon et dans ses dialogues. Le prêtre espa-
gnol dut souffrir lorsque l'assemblée ayant demandé à
Pelage s'il reconnaissait avoir enseigné la doctrine com-
battue par l'évêque dHippone, le moine breton répondit :
Qu'ai -je affaire d'Augustin? Une soudaine indignation
saisit tous les assistants, excepté l'évêque Jean, dont l'au-
torité put seule empêcher l'expulsion du novateur irres-
pectueux. L'évêque de Jérusalem crut pouvoir pardonner
et prendre sur lui l'injure faite au grand homme d'Afrique
en disant : Je suis Augustin! Orose osa lui dire : « Si vous
« repr^'sentez ici la personne d'Augustin, représentez
« aussi ses doctrines. » L'évêque Jean parlait en grec ,
Pelage parlait dans cette langue; mais Orose ne s'exprimait
qu'en latin; l'interprète qui servait d'intermédiaire, cou-
pable d'infidélité, embrouillait toutes les questions. Orose
reconnut l'impossibilité de faire triompher la vérité dans
des conditions pareilles; il demanda que l'hérésie, plus
connue chez les Latins, fût soumise à des juges latins, et
l'évêque Jean décida que la cause serait portée au tribunal
du pape Innocent 1".
Pelage eut meilleur marché de l'assemblée de Diospolis ,
non pas au profit de sa doctrine, mais à son profit person-
nel. Les choses avaient été conduites de telle manière que
ni Héros d'Arles et Lazare d'Aix, accusateurs de Pelage,
ni Orose, ne purent se trouver à la réunion : il est permis
CHAPITRE XXXVI. 9^
lie penser que révéque de Jérusalem ne fut pas complète-
ment étranger aux décisions qui amenèrent l'absence de
ces trois hommes importants. On fit lecture du mémoire
des deux évêques de Provence; mais les quatorze évoques
du concile ne comprenaient pas le latin : il fallut traduire
en grec le mémoire. Pelage possédait la langue grecque
comme sa langue maternelle; il répondit avec aplomb et
facilité à toutes les questions qu'on lui adressa. Comme
personne de ceux qui étaient présents ne put mettre sous
les yeux de Pelage ses propres écrits et que la conférence
se passa en demandes et en réponses , le moine breton, dé-
sertant ses propres doctrines, marchant de mensonge en
mensonge pour gagner du temps et mieux tromper les ca-
tholiques, atiathématisa successivement tous les points de
son hérésie; il ne craignit pas d'abandonner Celestius
comme un novateur dont il n'avait souci, et condamna si
bien son disciple, que l'assemblée des évêques proclama
son orthodoxie.
L'intérêt de la vérité religieuse préoccupait Augustin
avant tout. Jean, évêque de Jérusalem, inspirait aux fidèles
(juelque défiance; il pouvait avoir besoin d'être éclairé,
[/évêque d'Hippone lui écrivit', joignant à sa lettre un
exemplaire du livre de la Nature et de la Grâce, et de-
mandant à Jean une copie des actes du synode de L\dda.
Augustin a pu dire avec vérité que dans l'assemblée de
Diospolis on n'a pas absous l'hérésie, mais l'homme qui niait
l'hérésie ^ Le livre des Actes de Pelage ou de ce qui s'est passé
en Palestine, adressé à Aurèle, publié au commencement
de 417*, fut une parfaite analyse critique du concile de
I Lettre CLXXIX.
'■i Serm. contre Péloge.
^ l/original latiu de cet ouvrage fut retrouvé à Fiesole, auprès de Florence,
au" comuiencement du dix-septième siècle.
96 SAINT AUGUSTIN.
Diospolis. Augustin prononçait pour la première fois le nom
de Pelage dans sa polémique.
L'évéqiie d'Hippone eut entre les mains une lettre qu'on
disait écrite par Pelage à un prêtre de ses amis, et dans la-
quelle il se glorifiait d'avoir reçu l'approbation de quatorze
évèques pour la proposition suivante : L'homme peut rester
sans péché et observer facilement les commandements de Dieu ,
s't/ le veut. L'évèque d'Hippone montrait à la fois Terreur
de cette proposition et la mauvaise foi de Pelage'. 11 fait
aussi mention dune défense que Pelage lui avait envovée
par Charus d'Hippone , diacre en Orient , et qui reprodui-
sait inexactement les parties les plus importantes des actes
du concile de Diospolis. Augustin surprit le moine breton
en flagrant délit de fausseté. Pelage parlait lieaucoup de
son absolution à Diospolis; mais il aurait voulu détruire
jusqu'aux dernières traces des actes véritables de cette
conférence.
D'autres manifestations de l'Église allaient s'élever; au
mois de juin il6, soixante-buit évèques sous la présidence
d'Aurèle, assemblés à Cartbage, selon la coutume, pour
y traiter des affaires ecclésiastiques de la pro\ ince, enten-
dirent la lecture du mémoire d'Héros et de Lazare apporté
par Orose, voulurent revoir les actes du concile de Car-
tbage en Ul, et condamnèrent les doctrines de Pelage et
de Celestius. Ils adressèrent une lettre collective au pape
Innocent l"", afin de lui annoncer leurs décisions et de le
prier de joindre à leurs efforts l'autorité du Siège aposto-
lique. Au mois de septembre suivant, soixante-un évèques
de la province de Numidie, parmi lesquels figure le nom
d'Augustin, réunis à Milove, adressèrent aussi une lettre
à Innocent pour appeler sa sollicitude pastorale contre les
1 De Gestis Peliig., cap. xxx.
CHAPITRE XXXVI. 97
enseignements nouveaux qui allaient jusqu'à interdire
rOraison dominicale. Kn même temps , cir!<j évêques, Au-
gustin, Aurèle, Alvpe, Evode et Possidius, écrivaient au
pontife de Rome, et lui exposaient dans toute sa vérité la
doctrine pélagienne. Cette lettre, pleine, forte et précise,
fut rédigée par Févèque d'Hippone ; elle était accompagnée
du livre de Pelage sur les Forces de la nature, et de la
réfutation d'Augustin. Les évéques demandaient au pape
d'anathématiser l'ouvrage de Pelage ou d'obliger l'auteur
à l'anathématiser lui-même. Un trait de respectueuse mo-
destie terminait cette lettre : « Nous ne prétendons pas ,
(( disait Augustin à Innocent, augmenter avec notre petit
« ruisseau la fontaine de votre science ; mais dans cette
« grande tentation de notre temps, d'où puissions - nous
« être délivrés par Celui à qui nous disons : Ne nous laissez
<( pas succomber à la tentation, nous avons voulu éprouver
« si notre goutte d'eau sort de la même source que votre
« fleuve abondant, et nous avons désiré qu'une réponse
« de vous nous consolât dans la participation de la même
« grâce '. » Un évèque, appelé Jules, partit pour Rome,
chargé des trois lettres où l'Afrique chrétienne avait déposé
la vérité. Le Saint-Siège les reçut avec respect et avec une
haute intelligence de la question ; Innocent répondit ^ sans
retard à ces trois lettres ; il félicitait les évéques africains
d'avoir suivi les règles de la discipline et la tradition des
aïeux, en consultant le Siège de Pierre sur les grandes
choses de la foi , et les louait de leur admirable manière de
renverser le pèlagianisme avec les armes de l'Écriture ; il
repoussait en termes énergiques les doctrines nouvelles
qui , dans sa pensée , supprimaient en quelque sorte Dieu
1 Lettre CLXXVII.
2 Le:, réponses d'Innocent sont de 417, et forment les lettres CI-XXXI ,
CLXXXII et GLXXXIIL
T. II. — 7
98 SAINT AUGUSTIN.
]ui-méme en supprimant la prière. Innocent retranchait de
la communion de TÉglise Pelage et Celestius jusqu'à ce
qu'ils eussent clairement et solennellement condamné leurs
erreurs. Cet anathème de Rome était un avertissement donné
à la grande famille catholique ; il devenait plus difficile à
Pelage d'accréditer son enseignement.
Peut-être ne s'est -il pas présenté d'exemple d'un pen-
seur qui ait mené de front autant d'oeuvres diverses que
l'évèque d'Hippoue. Il tenait sous la main de grands ou-
vrages qu'il achevait ou qu'il perfectionnait ; il composait
des livres pour chaque grave question qui naissait de la po-
lémique contemporaine, écrivait ou dictait des lettres dont
plusieurs sont de véritables traités , se déplaçait toutes les
fois que l'exigeaient les besoins religieux, prêchait très-
souvent, et remplissait tous les devoirs épiscopaux, devoirs
si variés, si nombreux, si pesants alors! Nous avons déjà
exprimé, dans un autre chapitre, la surprise dout on est
saisi à la vue de tant de choses accomplies avec si peu de
loisirs. On dirait que le miracle de Josue sest constamment
reproduit pour Augustin , afin de lui donner des jours plus
longs et de lui laisser le temps de gagner toutes ses batailles
contre l'erreur.
L'ouvrage sur la Trinité, qu'Augustin commença jeune
et qu'il acheva vieux, comme il le dit lui-même', ouvrage
où s'est montrée tout entière la profondeur de l'évèque
d'Hippone, courut risque d'être pour jamais interrompu;
les premiers livres avaient été enlevés à linsu de l'auteur
dans un état d'imperfection qui l'affligeait; il eût voulu
d'ailleurs publier le tra\ail tout à la fois, à cause de l'en-
chaînement des idées. Augustin en avait conçu un certain
dégoût pour son œuvre commencée; il résolut de ne plus
1 Lettre à Aurèle, évèque de Carthage, placée en tète des quinze livres ««/•
ia Trinité. Tome VIII, édit. des Bénéd.
CHAPITRE XXXVI. 99
s'en occuper. Les instances de plusieurs de ses frères et
Tordre d'Aurèle, son primat, purent seuls le. déterminer
à reprendre ce difficile travail, qui fut terminé en 416 ; le
traité sur la Trinité avait été entrepris dans Tannée 400.
Augustin chargea un diacre de Téglise d'Hippone de por-
ter la première édition de Touvrage à Tévéque de Car-
thage, avec une lettre destinée à servir en quelque sorte
de préface.
L'incompréhensible mystère d'un Dieu en trois per-
sonnes sera l'éternel désespoir des intelligences qui ne
voudront pas s'incliner devant l'autorité de l'Écriture. Au
temps d'Augustin comme aujourd'hui, on faisait des ob-
jections, on proposait des difficultés ; il fallait dissiper des
doutes. Les païens, les philosophes, les chrétiens mal af-
fermis dans la foi, s'arrêtaient devant le dogme de la
Trinité comme devant un infranchissable écueil : leur
raison flottait au hasard autour de cette vérité révélée ;
elle se créait d'épaisses ombres qui lui dérobaient le jour
divin. Le christianisme n'était point encore entré profon-
dément et universellement dans le monde intellectuel et
moral; des images grossières et des imperfections se mê-
laient encore à l'idée qu'on avait de Dieu, et cette façon
incomplète de concevoir la Divinité empêchait qu'on ne
s'élevât à la contemplation du mystère de la Trinité, autant
que nos faibles ailes peuvent atteindre à d'inaccessibles
hauteurs. Divers passages de l'Evangile étaient aussi l'oc-
casion de difficultés; on en demandait Texplication. Au-
gustin fait observer que les Latins n'avaient pas suffisam-
ment éclairci ce mystère, et que les travaux des Pères grecs
sur cette question n'avaient pas été traduits dans la langue
de l'Occident.
Parmi ces Pères grecs, il en est un dont le nom se lie
avec un prodigieux éclat aux luttes eu faveur du dogme de
100 SAINT AUGUSTIN.
la Trinité , c'est Timmortel patriarche d'Alexandrie , Atha-
nase , qui se révéla tout à coup au concile de Nicée ; Atha-
nase , génie ardemment actif , d'une rigoureuse netteté ,
d'une inflexible exactitude, intrépide et persévérant tra-
vailleur au profit de l'unité religieuse. L'arianisme dans
l'Église, l'arianisme à la cour impériale le poursuivirent
longtemps de haines impitoyables ; il subit vingt ans d'exil
sur quarante - six ans d'épiscopat; mais lorsque, vieux
athlète , il mourut sur son siège d'Alexandrie, il laissa le
dogme chrétien triomphant.
Toutefois la doctrine sur le Dieu en trois personnes ne
resplendissait pas d'assez de lumières dans les Églises
d'Occident. Une grande tâche restait donc à remplir. Au-
gustin était le seul homme de cette époque qui fût à la
hauteur d'une telle œuvre ; or nul n'a jamais rien dit ni
rien écrit d'aussi fort, d'aussi profond, d'aussi frappant
sur la Trinité; tous ceux, sans exception, qui depuis lors
ont parlé de ce point fondamental de notre foi, n'ont fait
que reproduire les pensées de l'évêque d'Hippone \ Cassio-
dore vantait l'élévation du traité sur la Trinité , à la lecture
duquel il fallait apporter, disait-il , beaucoup d'application
et de pénétration ; Gennade"^, exprimant son admiration par
une image empruntée aux Livres saints, disait qu'Augustin
avait été introduit dans la chambre du roi et revêtu de la robe
de la sagesse divine. Dans les derniers livres de cet ouvrage,
le génie philosophique d'Augustin se produit avec plus
de puissance que dans aucun autre travail de ce grand
homme.
1 Suarez , Thomassin , Petau , ont écrit de savants traités sur la sainte Tri-
nité. Bossuet, dans son sermon sur ce mystère, reproduitles principales idées
de saint Augustin, et les complète avec la puissance qui lui est propre. Voir
la Vie de saint Athanase, par Mœlher. M. H. Martin, dans ses études sur la
Trinité , a fort bien disserté sur latrinité platonique.
2 De Script, eccles, cap. xxxviii.
CHAPITRE XXXVI. 101
On n'attend pas de nous une analyse très-abondante et
très - détaillée d'un ouvrage qui se compose de quinze
livres; mais, selon notre méthode , nous en donnerons la
fleuret les plus saillantes idées. Notre grand but, notre
grand espoir est de mettre le génie et les œrvres d'Augustin
à la portée de toute intelligence.
Les premières lignes de cet ouvrage nous avertissent
qu'il s'agit de repousser les calomnies de ceux qui sont
trompés par un malheureux amour de la raison. L'auteur
distingue trois sortes de fausses opinions sur la Divinité :
la première donnait à Dieu des proportions et des qualités
corporelles ; la seconde lui donnait les proportions et les
qualités de l'intelligence humaine ; la troisième opinion ,
voulant affranchir l'idée de Dieu de tout point de ressem-
blance avec les choses créées, esprit ou matière, se perdait
dans un abîme d'absurdités. Quand l'Écriture nous repré-
sente Dieu sous des formes visibles ou avec des sentiments
humains , elle descend au niveau de la faiblesse de notre
esprit et nous offre des degrés pour monter peu à peu à la
hauteur divine. Augustin expose le sujet de son ouvrage :
démontrer que la Trinité est un seul et vrai Dieu, que le
Père, le Fils, et le Saint-Esprit, sont une même substance
ou plutôt une même essence; prouver par l'autorité des
Écritures que c'est là l'enseignement de la foi, et répondre
ensuite aux oiijections de tout genre qui sont faites contre
le mystère de la Trinité.
« Celui qui lit ces choses, dit Augustin, quand il se
« croira dans la certitude, qu'il marche avec moi ; quand
« il hésitera , qu'il cherche avec moi ; quand il reconnaîtra
« quelqu'une de ses erreurs, qu'il revienne à moi ; et s'il
« trouve que je sois dans l'erreur moi-même, qu'il me re-
« prenne. Entrons ensemble dans la voie de la charité, nous
« .élèvent vers Celui de qui il a été dit : Cherchez toujours
102 SAINT AUGUSTIN.
« sa face '. » Il ajoute que si quelqu'un blâme ce qu'il aura
dit parce qu'il ne le comprend pas , il doit s'en prendre à
ses expressions et non point à la foi : nul homme n'a ja-
mais parlé de manière à être compris de tous en toutes
choses.
La foi enseigne que les trois personnes de la Trinité sont
inséparables dans toutes les opérations divines. Cependant,
dira-t-on , on a entendu la voix du Père qui n'était pas la
voix du Fils ; c'est le Fils qui est né dans la chair, qui a
souffert, qui est ressuscité et qui est remonté au ciel; c'est
l'Esprit- Saint qui est descendu sous la forme d'une co-
lombe. Comment la Trinité est- elle inséparable dans des
opérations aussi distinctes? De plus on demande comment
le Saint-Esprit fait partie de la Trinité, puisqu'il n'a été
engendré ni du Père, ni du Fils, et qu'il est l'esprit de tous
les deux.
Augustin établit d'abord par les témoignages de l'Ecri-
ture que Jésus -Christ, le Verbe fait chair, est Dieu, qu'il
est de même nature que le Père , qu'il accomplit les mêmes
merveilles , qu'il a créé tout ce qui existe, qu'il a ressuscité
les morts. Il montre, par le témoignage de saint Paul, que
l'Esprit- Saint est Dieu, que nous sommes ses temples, et
que nous lui devons le culte de latrie ^ comme au Père et
au Fils. Viennent ensuite les objections.
Mon Père est plus grand que moi, dit le Sauveur, dans
l'Évangile de saint Jean \ fl dit dans l'Évangile de saint
Matthieu : Si quelqu'un parle contre le Fils de l'homme, il lui
sera remis; mais s'il parle contre le Saint-Esprit, il ne lui
sera remis ni en ce siècle ni en l'autre. Ces mots semblent
établir de l'inégalité entre les trois personnes divines; mais
1 Ps. civ, 4.
2 Aatpeîa.
3 XIV, 28.
CHAPITRE XXXVI. 103
Augustin nous fait observer que, dans ces passajjes de l'F-
vaniiile, Jésus -Christ parle de lui comme homme; pour
rintelligence des discours évangéliques, on ne doit jamais
oublier la distinction des deux natures. C'est ainsi que le
Dieu se révèle dans ces mots du fils de Marie : Mon Père et
moi nous ne sommes qu'un \ Tout ce qua mon Père est à
moi'\ Le Fils dit au Père : Glorifiez-moi^, et puis il lui dit :
Je vous ai glorifié sur la terre. Pour le Fils comme pour le
Saint-Esprit, être envoyé c'est apparaître dans le lieu où
il était déjà; la mission de ces deux personnes divines ne
constate donc pas une infériorité relativement à la per-
sonne du Père. Le Fils seul s'est fait homme; mais les trois
personnes divines ont concouru à la formation de l'huma-
nité du Sauveur. Les trois anges qui apparurent à Abraham
sont une image du mystère de la Trinité. Le grand docteur
laisse entrevoir, avec beaucoup de réserve pourtant, l'idée
que les Tables de la loi sur le Sinai furent données par
l'Esprit-Saint appelé dans l'Évangile le doigt de Dieu; l'ap-
parition sur la sainte montagne arrive cinquante jours
après l'immolation de l'agneau et la célébration de la
Pàque, comme, plus tard, l'Esprit-Saint promis aux
apôtres descend cinquante jours après la passion du Sei-
gneur. Les langues de feu de Sion rappellent aussi la fumée
et les éclairs du Sinai. Telle est la matière des deux pre-
miers livres sur la Trinité.
Dans le troisième livre, Augustin, qui s'était déjà lon-
guement étendu sur les apparitions divines, cherche de
quelle manière Dieu s'est montré aux hommes : a-t-il formé
des créatures tout exprès pour servir d'instrument à ses
révélations? s'est -il montré au moyen des anges qui exis-
I Saint Jean, x, SO.
-i Ihid., XVI, 15.
3 XVII , 5.
i04 SAINT AUGUSTIN.
taient déjà et qui prenaient des corps créés afin d'accom-
plir leur mission? ou bien ces anges, d'après le pouvoir
qu'ils avaient reçu de Dieu, changeaient -ils leur propre
forme selon les besoins de chaque acte de leur ministère?
Nous passerons rapidement sur ces questions de simple cu-
riosité religieuse qui n'ont pas aujourd'hui le vif intérêt
qu'elles avaient il y a quatorze siècles. L'évéque d'Hippone
croit que c'est par le ministère des anges que Dieu s'est
montré à Abraham, à Moïse, à divers personnages des
saintes Écritures. A propos des apparitions merveilleuses,
Augustin est grand dans sa manière d'apprécier les mira-
cles. Il nous présente les faits miraculeux comme les ré-
sultats d'une volonté qui opère sans effort pi trouble, et
sans surcroît de puissance. Chaque année, à des jours
marqués , des eaux tombent sur la terre ; mais si la force
divine qui soutient toute créature assemble soudain les
nuages et les change en pluie à la prière d'Elie après de
longs jours d'une sécheresse désastreuse, nous donnons le
nom de miracle à cet événement inaccoutumé. C'est Dieu
qui envoie les éclairs et le tonnerre; ils étaient miraculeux
sur le mont Sinaï , parce qu'ils se produisaient d'une façon
inusitée. L'homme plante et arrose; mais c'est Dieu qui
donne l'accroissement , et la grappe de la vigne et le vin
sont l'œuvre de Dieu ; le vin changé en eau sur un signe
du Seigneur, est un miracle aux yeux des hommes les plus
grossiers. C'est Dieu qui revêt les arbres de feuillage et de
fleurs ; mais lorsque tout à coup vint à fleurir la verge
d'Aaron, la Divinité conversa pour ainsi dire avee l'hu-
manité qui doutait. Celui qui a ressuscité des morts donne
la vie dans le sein des mères , et des corps naissent pour
périr ensuite. Tous ces faits sont appelés naturels lorsqu'ils
se produisent comme un (leuve de choses qui passent et
coulent; on les proclame des merveilles quand ils s'accom-
CHAPITRE XXXVl. 105
plissent d'une manière nouvelle pour donner des avertis-
sements au\ hommes. Au fond, c'est toujours une même loi
qui se produit avec des variétés. 11 y a donc une grande
irréflexion dans la révolte de la raison des philosophes
contre la seule idée d'un miracle.
Au début du quatrième livre destiné au mystère du Verbe
incarné, l'évêque d'Hippone exalte la connaissance de soi-
même. Le genre humain, dit -il, a coutume de faire un
très -grand cas de la science des choses de la terre et du
ciel; mais ceux-là sont meilleurs, qui préfèrent à cette
science l'avantage de se connaître eux-mêmes; il est plus
glorieux de comprendre sa propre infirmité que de scruter
et de savoir les chemins des astres. La science de celui qui
gémit et pleure sur sa misère intérieure n'enfle point,
parce que la charité édifie; il a mieux aimé connaître la
maladie de son àme que de connaître le circuit du monde ,
les fondements de la terre et la hauteur du ciel. C'est le
désir de la patrie qui produit la douleur du pèlerinage.
Augustin se place parmi ces pauvres du Christ qui gémis-
sent, et demande à Dieu la puissance de répondre aux
hommes qui n'ont ni soif ni faim de justice: « Je sens,
« s'écrie-t-il, combien le cœur humain enfante dillusious!
(< et qu'est-ce que mon cœur, si ce n'est le cœur humain? »
Il prie Dieu que ces illusions ne viennent pas se mettre à
la place de la vérité dans son ouvrage.
En divers endroits de notre ouvrage, nous avons en-
tendu le grand évéque nous parler de l'Incarnation ; nous
ne pouvons nous arrêter à ce que renferme sur ce mystère
le quatrième livre de la Trinité. I.e Verbe fait chair est
considéré comme l'illuminateur de notre intelligence,
comme le libérateur de l'àme et du corps , tous les deux
promis à la mort: le péché tue l'àme, la peine du péché
tue le corps. L'abandon de Dieu est la mort de l'àme.
lOfi SAINT AUGUSTIN.
comme l'abandon de Tàme est la mort du corps. Une di-
gression sur le nombre six et sur le nombre trois, lunité
morale du monde constituée par la médiation d'un seul,
quelques considérations sur les philosophes anciens qui
n'ont rien à nous apprendre sur la source du fleuve du
genre humain et sur la future résurrection des morts,
et qui n'ont pas été dignes de recevoir les révélations
d'en haut, remplissent plusieurs chapitres. L'Incarna-
tion a été comme un degré divin pour nous faire mon-
ter à l'immuable vérité. Il v a, dit Augustin dans le dix-
huitième chapitre, aussi loin de notre foi à l'évidence
de la vérité par laquelle nous atteindrons à la vie immor-
telle, qu'il y a loin de la mortalité à l'éternité. La vérité
doit un jour succéder à la foi, comme l'éternité à la mor-
talité.
Le cinquième livre est abstrait; c'est une réponse aux
ariens, qui attaquaient le mystère de la Trinité en cher-
chant à prouver la différence de la substance du Père et du
fils. « Tout ce qui se conçoit et se dit de Dieu se dit et se
« conçoit non selon l'accident, mais selon la substance;
« être non engendré se dit du Père selon la substance ;
<( être engendré se dit aussi du Fils selon la substance. Il
« est différent de n'être pas engendré et d'être engendré :
« donc la substance du Père et du Fils est différente. »
L'évèque répond : « Si tout ce qui se dit de Dieu se dit selon
<( la substance, il est donc dit selon la substance : Al on Père
« et moi nous ne sommes qu'un. La substance du Père et du
« Fils est donc une et la même, et si cela n'a pas été dit
« selon la substance , on peut donc dire de Dieu quelque
'< chose qui ne soit pas selon la substance; et dès ce mo-
« ment nous ne sommes pas forcés d'entendre selon la
« substance le non-engendré et l'engendré. » Le docteur
cite ces paroles de saint Paul : Il [\e Fils ) na pas cru usur-
CHAPITRE XXXVl. 107
per en se dimnt égal à Dieu '.Il applique le même ari;iiment.
à ce passage, et le raisonnement des ariens se trouve ren-
versé. D'après les principes établis par le saint évéque, ce
qui se dit substantiellement de Dieu se rapporte aux trois
personnes, comme quand on parle de la boute, de la splen-
deur, delà toute- puissance de Dieu; ce qui se dit d'une
des personnes divines, du Père, du Tils, ou du Saint-Esprit,
ne s'applique pas à la Trinité tout entière. 11 n'y a qu'une
essence, mais trois personnes ou trois hypostases , comme
disent les Grecs, et toutefois le grand docteur avoue que les
expressions manquent pour définir avec précision les mu-
tuels rapports des trois personnes divines.
Le sixième livre prouve que ces noms : vertu de Dieu et
sagesse de Dieu-, donnés au Christ, n'atteignent en rien
l'égalité du Père, du fils, et du Saint-Esprit; il explique
ces paroles de saint Hilaire : L'éternilé dans le Père, la res-
semblance dans l'image, V usage dans le don, qui ne sont
riu'une désignation des attributs des personnes divines.
Le septième livre continue l'examen de la même question.
Dans le huitième livre, le saint évéque établit que deux
ou trois personnes de la Trinité ne sont pas plus grandes
qu'une seule ; en voici la raison : la grandeur d'un être est
dans sa vérité ; pour avoir plus de grandeur, il est néces-
saire d'avoir plus de vérité , et le Père et le Fils ensemble
ne sont pas plus vrais que le Père et le Fils en particulier.
Le Saint-Esprit est aussi vrai et par conséquent aussi grand
que le Père et le Fils ensemble. La Trinité n'est pas plus
grande qu'une seule des personnes qui la composent. Au-
gustin découvre dans la charité un vestige du divin m\ s-
tère qui nous occupe. 11 y a trois choses dans la charité :
celui qui aime , celui qui est aimé, et 1 amour.
( Philip., II, 6.
2 I Coriiith., I, 24.
108 SAINT AUGUSTIN.
Cette image de la Trinité trouvée en nous-mêmes prend
un développement d'une remarquable profondeur dans le
neuvième livre. Augustin distingue dans Fhomme un es-
prit, une connaissance de soi-même, un amour de soi-
même. Exister, se connaître, s'aimer, ces trois choses -là
sont absolument égales dès qu'elles sont parfaites , et for-
ment substantiellement une même chose. L'esprit, la con-
naissance, l'amour, ont chacun une sorte d'existence rela-
tive ; mais ils constituent un ensemble inséparable , une
unité d'essence. A chaque vérité que nous apercevons, à
chaque sentiment qui nous saisit, nous engendrons en nous
la parole ou le verbe ; l'amour unit et serre dans un em-
brassement spirituel le verbe et l'intelligence de qui il est
engendré. La parole est égale à l'esprit qui l'enfante, et l'a-
mour qui les lie est égal à tous les deux.
Mais l'esprit de l'homme offre à l'évêque d'Hippone une
autre image de la Trinité , qu'il juge plus claire encore
que la précédente ; c'est le sujet du dixième livre. Dans le
dixième chapitre de ce livre nous retrouvons l'évidence
intime comme base de la certitude , et cette doctrine carté-
sienne dont Augustin est l'inventeur et le père. L'homme ,
dit ce grand docteur, sait qu'il existe, qu'il vit, qu'il com-
prend... On a accumulé les systèmes sur la nature de
l'àme ; <( mais , dit l'évêque d'Hippone , qui peut mettre en
(( doute sa vie, son souvenir, son intelligence, sa volonté,
« sa pensée, sa science, son jugement? et lors même qu'il
« doute , il vit : s'il doute de son doute, il se souvient ; s'il
« doute, il comprend qu'il doute; s'il doute, c'est qu'il
« aspire à la certitude; s'il doute, il pense; s'il doute, il
(( sait qu'il ne sait pas ; s'il doute , il juge qu'on ne doit pas
« donner sans raison son assentiment. Le doute même
« Suppose que quelque chose existe. L'esprit est donc i'or-
« cément certain de lui-même. »
CIIAPITRK \XXVI. 109
Le docteur découvre ensuite une image de la Trinité
dans la mémoire , rintellii^ence et la volonté qui au fond ne
sont qu'une seule vie, un seul esprit, une seule essence.
Comprendre, vouloir et se souvenir, c'est un même acte,
une même pensée. Ainsi la connaissance de Thomme inté-
rieur aide à pénétrer dans la mystérieuse nature divine, à
l'image de laquelle il a été créé. Augustin nous fait remar-
quer aussi dans l'homme extérieur des traces de la Trinité ;
le onzième livre renferme les développements de ces nou-
veaux aperçus. L'investigateur du plus grand des mystères
reconnaît trois choses dans l'action de voir : l'objet qui est
vu , la vision ou le regard qui n'existait pas auparavant ,
l'intention de l'esprit. Le corps visible, le regard et la
volonté de voir sont trois choses de natures différentes,
mais qui se confondent dans une sorte d'unité. Revenant à
l'homme intérieur, Augustin expose comment la trinité de
la mémoire , de la vision interne et de la volonté , forme
l'unité de la pensée '.
Mais le grand docteur, au douzième livre , ne veut recon-
naître comme parfaite image de Dieu et de la Trinité que
cette portion de notre intelligence qui , pour refléter la
Trinité , n'a pas besoin de l'action des choses temporelles
et s'élance d'elle - même à la contemplation de ce qui est
éternel. Il repousse, comme étant contraire à l'Ecriture,
l'image de la Trinité représentée par la réunion de l'homme,
de la femme et de l'enfant. C'est l'homme qui a été créé à
l'image de Dieu , et non pas la famille. L'examen des phé-
nomènes de la pensée amène Augustin à se prononcer
contre les réminiscences de Pythagore et de Platon; Pla-
ton, ce noble philosophe , ainsi que l'appelle Févèqued' H ip-
pone, rapportait qu'un enfant^ interrogé sur je ne sais
•1 Quae tria cum in unum coguntur, ab ipso coactu cogitatio dicitur. Lilt. X[,
cap. m.
no SAINT AUGUSTIN.
quelle question de géométrie , répondit comme s'il eût été
versé dans cette science ; interrogé par degrés et avec art ,
cet enfant voyait ce qu'il fallait voir, et disait ce qu'il avait
vu. Si les réponses de l'enfant, observe Augustin, avaient
été le souvenir de choses connues autrefois , chacun pour-
rait en faire autant ; or tous n'ont pas été géomètres dans
une première vie , ajoute le grand évêque, puisqu'au con-
traire il s'en rencontre si peu dans le genre humain. La
merveille de l'enfant dont parle Platon peut s'expliquer par
une organisation riche et privilégiée. De nos jours, on a vu
des prodiges de ce genre ', supérieurs très-probablement à
l'exemple que citait Platon, et personne n'a eu l'idée d'at-
tribuer ces étonnantes aptitudes à des souvenirs d'une autre
vie. Pythagore, dit -on, se rappelait ce qu'il avait éprouvé
lorsqu'il habitait un autre corps ; mais de pareilles réminis-
cences ne sont que des illusions de la nature des songes.
Le treizième livre , après nous avoir conduits à travers
les dogmes fondamentaux de la foi, nous fait remarquer des
trinités dans la science.
Le quatorzième livre revient sur une distinction déjà
faite entre la science et la sagesse : la science est la cou-
naissance des choses humaines, la "sagesse est la connais-
sance des choses divines. Retenir, contempler, aimer la
foi, cette trinite de quelque chose qui appartient au temps
ne saurait être regardée par Augustin comme une image de
Dieu, le roi de l'éternité; c'est dans ce qui doit toujours
être, c'est dans l'àme immortelle que nous devons chercher
une image du Créateur. L'esprit qui se regarde, se com-
prend et se reconnaît par la pensée , voilà une véritable
image de la Trinite. Cette partie du quatorzième livre con-
1 L'enfant de la Sicile, Vito Mangiauiele, trouvait en quelques minutes
l;i sdiutiou (le problrmes pour Ifsqiiels M. Arago avait besoin de travailler
longtemps.
CHAPITRE XXXVI. iH
tient des idées déjà exprimées ailleurs; mais ces idées re-
çoivent ici des développements et une grande clarté. L'au-
teur monte plus haut vers réternelle lumière , lorsqu'il
nous dit que l'âme humaine est une image delà Trinité,
non pas seulement parce qu'elle peut se soutenir d'elle-
même, se comprendre et s'aimer, mais surtout parce qu'elle
peut se souvenir de Dieu , concevoir et aimer ce Dieu dont
elle est l'ouvrage. La rébellion et le désordre elîacent en
nous l'image de Dieu ; la justice et l'amour divin la renou-
vellent et l'achèvent jusqu'à donner à l'âme humaine , au
• delà du tombeau, son dernier trait de ressemblance avec
lauguste TriuiLe.
Le quinzième et dernier livre est comme un résumé de
tout l'ouvrage. Il se termine par une prière. Après avoir
dit qu'il a cherché Dieu, qu'il a désiré voir avec son intel-
ligence ce qu'il croyait, qu'il a beaucoup discuté et beau-
coup travaillé : « Seigneur mon Dieu , s'éprie Augustin , ma
« seule espérance, exaucez-moi , de peur que ma lassitude
« ne m'empêche de vous chercher encore ; mais faites que
(( je cherche toujours ardemmeut votre face. Donnez -moi
<( le courage de vous chercher, vous qui m'avez fait vous
«( trouver et qui m'avez donné de plus en plus cQtte espé-
« rance. Ma force et ma faiblesse sont devant vous; con-
(( servez l'une , guérissez l'autre. Ma science et mon igno-
« rance sont devant vous; recevez-moi lorsque j'entre, là
« où vous m'ouvrez ; ouvrez-moi lorsque je frappe, là où
« vous fermez. Que je me souvienne de vous, que je vous
« comprenne, que je vous aime; augmentez en moi ces
(( choses jusqu'à ce que vous m'ayez entièrement renou-
<( vêlé. » Le grand évèque se rappelle ensuite ces mots de
, l'Écriture ' : Vous n'éviterez point le péché dans les longs dis-
l Frov.,x, 19.
i\2 SAINT AUGUSTIN.
cours, et regrette d'avoir longuement parlé. 11 demande à
Dieu de le délivrer des longs discours et aussi de ses pro-
pres pensées quand elles ne sont point agréables à Dieu :
lorsque sa bouche se tait, son esprit ne se tait point. « Mes
« pensées, telles que vous les connaissez, ajoute le saint
« docteur, sont en grand nombre; ce sont des pensées
« humaines , pensées vaines. Faites-moi la grâce de ne pas
(( les suivre, et si parfois elles me plaisent, de les désap-
(( prouver et de ne m'y point endormir. Que rien dans mes
« ouvrages ne procède de mes propres pensées ; mais que
(( mon jugement et ma conscience s'en défendent par voire
<( secours. »
L'ouvrage de la Trinité est comme un long regard atta-
ché sur le soleil; l'œil du grand évêque est vigoureux,
perçant, intrépide; il ne se ferme pas devant les éblouis-
sants rayons de l'astre éternel. Augustin , plongeant au
sein des mystères de l'infini , cherche à concilier l'idée de
l'unité divine avec le dogme des trois personnes éternelles ;
il interroge tour à tour les Écritures inspirées et lame
humaine; ce n'est pas une des moindres beautés de son
œuvre que de montrer dans l'homme une vivante image de
la Trinité, image qui devient de plus en plus ressemblante
par la pratique de la vertu , et qui se déifie en quelque
sorte en passant de l'éuigme et du voile de la vie à l'évi-
dence de l'éternité. Comme l'humilité de l'évêque d'Hip-
pone s'accroît à mesure que s'élève son génie , ce grand
homme finit par demander pardon à Dieu de ses propres
pensées, et proclame l'inlirmité et la vanité de tout ce qui
dans son ouvrage ne serait pas de Dieu lui-même.
Quelque effort que fasse le génie humaiu, il ne saurait
frauchir les bornes posées à son audace ; quelque hardi que
puisse être sou vol, la raison humaiuo n'atteiudi-a jamais à
ce qui est au-dessus d elle. Augustin établit par l'Écriture
CHAPITRE XXXVI. 113
le mystère d'un Dieu en trois personnes, mais ne l'expliciue
pas; il reconnaît dans l'entendement humain une sorte .
d'empreinte de la Trinité éternelle ; mais cette empreinte
est plutôt un pressentiment qu'une démonstration de la
vérité. Tout ce que les anciennes traditions religieuses et
poétiques des diverses nations peuvent nous offrir sur le
mystère du nombre trois , est une trace plus ou moins
effacée, mais ne conclut point absolument'. Un mystère
est comme une sainte nuit qui environne le vrai : c'est
Dieu seul qui fera lever l'aurore. La Trinité demeure in-
compréhensible pour nous , maigre les efforts d'un puissant
génie , et nous nous souvenons ici de la légende qui fait
apparaître à l'auteur du traité sur la Trinité un ange sous
les traits d'un enfant, cherchant à vider l'Océan avec une
coquille.
Il y a dans le mystère de la sainte Trinité quelque chose
de si invinciblement vrai que les révélateurs de notre épo-
que, les Messies contemporains, tristes contrefacteurs du
christianisme, ont cru ne pas pouvoir se passer dune tri-
nité quelconque. N'avons-nous pas la trinité hégélienne,
une trinité éclectique, une trinité saint- simonienne et je
ne sais combien d'autres trinites rationalistes? En se sépa-
rant du christianisme , les penseurs tombent dans les
dernières profondeurs de l'extravagance , tout comme y
tombaient leurs lointains devanciers avant l'apparition
de l'Évangile ou en dehors des révélations du livre divin.
Augustin est parmi les Pères de l'Église ce qu'est saint
Jean parmi les évangélistes ; nul n'était plus propre à
expliquer les admirables profondeurs du disciple bien-
aimé. Haute intelligence et tendre charité, ce double ca-
ractère de saint Jean est aussi le double caractère du grand
1 M. l'abbé Maret, dans sa Théodicée chrétienne, examine savannuent la
question de savoir s'il y a une trinité dans Platon. 10« leçon.
T. II. — S
1 14 SAINT AUGUSTIN.
Augustin ; il appartenait à notre docteur de suivre pas à
pas le doux évangéliste . d'être son interprète auprès des
hommes pour l'enseignement des mystères chrétiens qui
furent connus de Jean mieux que de tout autre mortel, et
pour l'enseignement de l'amour, cette première et der-
nière loi du Fils de Marie. Les cent vingt-quatre traités sur
CÊvangUe et les dix traités sur la première Êpître de saint
Jean sont autant d'homélies prononcées par Févèque d'Hip-
pone durant l'année 416 ; ou recueillait chaque homélie à
mesure qu'Augustin la prononçait; il revoyait ensuite
l'explication improvisée devant les fidèles et lui donnait
la forme qui est restée pour l'instruction de la postérité.
Les préceptes de morale se mêlent toujours dans ces homé-
lies à l'exposition de la foi et à l'éclaircissement des mys-
tères; les devoirs des hommes n'y sont point séparés de
l'explication du dogme, et comme Augustin ne perdait ja-
mais de vue les questions contemporaines qui agitaient
l'Église, les commentaires de saint Jean renferment de
vigoureuses réponses aux ariens, aux manichéens, aux
donatistes et aux pélagiens. Ces belles explications du
pontife africain ont sillonné de lumière le champ de la foi ,
et servi de règle et d'autorité à plus dun grand homme
catholique. Saint Léon, Ihéodoret, saint Fulgence, Cassio-
dore , Bède , Alcuin , ont loué ou reproduit bien des pas-
sages des homélies d'Augustin sur le plus sublime des
douze disciples.
CHAPITRE XXXVIl. Ho
CHAPITRE XXXVIT
Lettre de saint Augustin à Boniface. — Lettres à saint Paulin, à Dardanus,
préfet des Gaules. — Diverses opinions sur Dardanus. — Lettre à Juliana
sur le Livre à Démétriade. — Lettre à Pierre et à Abraham.
417
Le nom de Boniface est célèbre dans les annales romaines
de la première moitié du v* siècle; il représente la gloire
des armes impériales dans ce temps où la gloire romaine
se couchait sur les ruines. En 413 , Boniface avait défendu
Marseille contre les Goths; eu 417, il gouvernait l'Afrique ;
le monde vantait son habileté, sa bravoure; les popula-
tions africaines louaient sa justice, et les évèques contem-
porains Testimaient pour sa piété chrétienne. Des liens de
considération et d'amitié attachaient particulièrement le
pontife d'Hippone au comte Boniface. Celui-ci , plus accou-
tumé au maniement des armes qu'aux discussions théolo-
giques, n'était pas pleinement au courant de la question
des donatistes, qui revenait sans cesse, malgré leur défaite;
il s'adressa à Augustin pour être exactement instruit de
Terreur des donatistes et des faits qui avaient amené contre
eux l'intervention de la puissance temporelle. L'évéque,
tout en s'excusant d'écrire longuement à un personnage
qui n'avait que bien peu de temps à donner à la lecture, fit
une réponse étendue', où se trouve supérieurement résu-
mée cette question du donatisme dont il s'était tant et si
fortement occupé.
1 Lettre CLXXXV. Cette lettre est un des écrits de saint Augustin dont
Bayle a donné les plus étranges interprétations. Bayle s'est montré à la fois
grossier, injurieux et inexact dans ses critiques du grand évèque d'Hippone.
On peJit lire avec fruit la Réfutation des critiques de Bayle sur saint Augus-
tin, par le P. Merlin. Paris, 1732, ia-4".
ilC SAliNT AUGUSTIN.
. Indépendamment du but particulier dont nous parlerons
tout à l'heure , nous trouvons dans cette lettre deux faits
curieux : le premier, c'est que des trftupes de donatistes ,
avant l'abolition du culte païen , se jetaient à travers les
polythéistes le jour de leurs fêtes solennelles, non point
pour briser les idoles , mais pour chercher la mort sous les
coups de leurs adorateurs. Le second fait, c'est que parmi
les donatistes , toujours unis d'espérance aux ennemis de
l'empire , il s'était élevé un parti qui , pour se ménai^er la
faveur des Goths , appartenant à l'arianisme , s'efforçait
d'accréditer l'idée d'une communauté de foi entre le
donatisme et la secte d'Arius.
Dans sa réponse au comte, Augustin paraît surtout s'at-
tacher à prouver qu'il était permis d'user des lois impé-
riales pour ramener plus promptement et plus sûrement les
donatistes à l'unité. INous avons déjà touché à ce point dé-
licat , à ces problèmes de conduite ecclésiastique , qui ne
sauraient être résolus légèrement. Ainsi que nous l'avons
fait observer, il serait misérable de juger la question avec
les idées et les mœurs des temps modernes, où la tolérance
philosophique est devenue la règle des pouvoirs temporels
en matière religieuse ; il ne faut pas perdre de vue que ,
dans la société chrétienne du v® siècle, l'indifférence en
matière de foi n'était admise par personne, et que, la reli-
gion tenant profondément aux entrailles des peuples , la
force et la prospérité publique étaient intéressées à la con-
servation de l'unité morale. Augustin , dont quelques his-
toriens modernes ont calomnié la charité et méconnu l'im-
mense bieu^ eillance à l'égard des hérétiques , ne s'est pas
exprimé autrement que Bossuet et Fénelon sur les points
(pii ont fourni matière à tant de déclamations. Il a toujours
et de toutes ses forces repoussé la peine de mort pour les
hérétiques ; il admettait seulement des devoirs envers Dieu
CHAPITRK XXXVII. H 7
de la part des princes, et pensait quil faudrait avoir perdu
le sens pour dire aux rois : iSe vous mettez point en peine
de savoir par qui est défendue ou attaquée dans votre
royaume l'Église de votre Seigneur '.
Les donatistes, pour rejeter l'intervention de ces pou-
voirs temporels, qu'ils avaient été les premiers à invoquer,
disaient qu'aux premières époques de la foi les chrétiens
n'eurent jamais recours à l'autorité des princes ; la raison
en est évidente, répondait Augustin , c'est qu'alors il n'y
avait pas de princes soumis à la loi évangélique , c'était le
temps des frémissements des peuples et des conjurations
des rois contre le Seigneur et son Christ ^ Dans le v* siècle,
au contraire, c'était le temps de l'accomplissement de ces
paroles : Tous les rois de la terre l adoreront , et toutes les
nations le serviront Maintenant comprenez, à rois;
instruisez -vous, juges de la terre; servez le Seigneur avec
crainte, et réjouissez-vous en lui avec tremblement ^ Or, pour
les rois, ajoute l'évèque d'hippoue, servir le Seigneur,
c'est défendre et punir avec une religieuse sévérité la
violation des ordres divins. Un roi a des devoirs comme
homme et des devoirs comme roi. Les princes punissent
les crimes qui troublent et renversent les États : pourquoi
ne puniraient-ils pas les crimes qui peuvent ruiner la reli-
gion? Ainsi raisonnait Augustin. Il convient et plusieurs
fois il répète qu'il vaut mieux conduire les hommes par les
voies douces et les convaincre par la vive impression de la
vérité ; mais les auteurs profanes comme les auteurs sacres
lui apprennent que la contrainte est souvent nécessaire
pour l'accomplissement du bien, et que le cœur humain ,
1 Quis mente sobrius regibus dicat : Nolite curare in regno vestro a quo
tueatur vel oppugnetur Ecclesia Domini vestri?
2 Ps. II, 1 et 2.
3 ihid., 10 et 11.
ii8 SAINT AUGUSTIN.
si enclin au mal, a besoin d'être pressé par la crainte. Tous
les hommes ne disent point avec le royal prophète : Mon
âme a eu soif de Dieu, qui est la fontaine d'eau vive ; quand pa-
raîtrai-je devant la face de Dieu ' ? Il en était de la terreur
des lois impériales comme de la terreur de Fenfer ; les âmes
qui brûlent d'amour pour la vérité éternelle et les biens
invisibles, n'ont pas besoin que des menaces les excitent à
la fuite du désordre et de l'erreur.
Dans le festin de la parabole évangélique, le compelle
intrare^ (forcez- les d'entrer) n'est prononcé qu'après l'i-
nutilité des premières invitations. Augustin, obligé de
recourir aux empereurs dans l'intérêt de l'Église d'Afrique,
bien loin de céder à ses penchants, n'obéissait qu'à une
dure nécessité ; la puissance persuasive de la parole précé-
dait toujours la rigueur des lois.
Nous avons dit et redit ailleurs tout ce qu'avait fait l'é-
vêque d'Hippone pour dérober les donatistes à la verge
temporelle. La lettre au comte Boniface est un monument
digne d'attention; elle motive le recours aux décrets impé-
riaux, et précise dans quelle mesure l'évéque d'Hippone
consentait à user de l'assistance des princes pour amener au
festin de l'unité les hommes qui cheminaient le long 'des
haies et des grands chemins de l'hérésie.
Augustin, dans cette lettre, venge les fidèles du reproche
de cupidité et d'ambition que les donatistes leur adres-
saient; les biens des hérétiques avaient été, il est vrai,
réunis aux biens des églises catholiques ; mais sans compter
que ces propriétés étaient le patrimoine des pauvres , les
catholiques ne cessaient de presser les donatistes de re-
venir à l'unité pour rentrer à la fois dans la possession de
leurs biens et des dignités ecclésiastiques : qu'est-ce qu'une
1 PS. XLI, 3.
■i s. Luc, XIV, 23.
CHAPITRE XXXVII. U9
cupidité qui supplie qu'on entre en partage de ses trésors?
Qu'est-ce qu'une ambition qui cherche par tous les moyens
possibles des compagnons de ses grandeurs? Les lois de
l'Église avaient établi que la pénitence pour quelque crime
fermait tout chemin à la cléricature ; et pourtant, dans
l'affaire des donatistes , l'Église avait relâché quelque chose
de la sévérité de sa discipline , pour épargner aux peuples
de grands maux ; le seul repentir rouvrait la route des
honneurs ecclésiastiques à ceux du parti de Donat. 11 y
avait dans une telle conduite de la part des catholiques
de solennelles preuves , de fortes garanties de miséricorde
et d'amour pour la paix. Mais nous avons épuisé la ques-
tion en de nombreux chapitres, et nous défions tout esprit
élevé et sincère de trouver des torts sérieux aux catho-
liques, dans cette grande querelle africaine.
Saint Paulin est un des hommes éminents de l'Église qui
avaient donné leur amitié à Pelage avant qu'il enseignât
ses erreurs ; le novateur breton avait montré en Palestine
des lettres de l'illustre évèque de Noie pour abriter ses
doctrines sous ce nom révéré. Augustin, le tendre ami de
Paulin , ignorait l'état et le caractère des relations de son
collègue de la Campanie avec Pelage depuis sa condamna-
tion ; il connaissait par les lettres de l'évèque de Noie la
pureté de sa foi, ses gémissements sur la misère de la
nature humaine , ses tristesses d'avoir effacé en lui par la
corruption l'image de l'homme céleste , ses plaintes de la
guerre intestine livrée entre l'esprit et la chair, et son
aveu de la profonde décadence delà race d'Adam '. Mais
Augustin tenait à mettre en garde son ami contre le poison
du pélagianisme, et à lui fournir les moyens de plaider la
cause de la grâce devant ses ennemis. Il lui écrivit^ donc
1 Lettre de saint Paulin à Sévère.
2 Lettre CLXXXVL
120 SAINT AUGUSTIN.
pour raconter tout ce qui s'était passé depuis les pre-
miers actes de la Palestine, et pour établir fortement la
doctrine de la grâce chrétienne. Afin de donner à sa lettre
plus d'autorité , Augustin joignit à son nom celui de son
cher Alype , par qui Paulin avait d'abord connu l'évèque
d'Hippone.
Notre docteur parle avec douceur de Pelage, qu'on a,
dit - il , surnommé le Breton ' pour le distinguer de Pelage
de Tarente ; il l'aimait autrefois et il l'aime encore ; aupara-
vant il chérissait dans Pelage un homme dont il supposait
les croyances pures ; maintenant il le chérit en souhaitant
que la divine miséricorde le délivre de ses idées contre la
grâce. Longtemps Augustin avait refusé de croire à la re-
nommée qui accusait Pelage, car les bruits de la renommée
sont souvent des mensonges ; la lecture d'un livre de Pe-
lage lui a tout révélé. On voit, par cette lettre du grand
évéque, que l'hérésiarque breton avait écrit depuis sa con-
damnation ; quelques variations s'étaient introduites dans
sa doctrine; mais il continuait à nier la grâce, sans laquelle
le libre arbitre ne peut éviter le péché, selon la théologie
catholique. Augustin invite à prier pour Pelage et pour ceux
qui le suivent. Le ton de cette lettre est d'une douceur in-
finie ; on y sent une secrète puissance qui entraîne à aimer
la vérité; c'est quelque chose qui part du ciel et qui ravit
la terre.
Peu de temps après la lettre de Paulin, l'évèque d'Hip-
pone répondait à Dardanus, préfet du prétoire des Gaules.
L'histoire nous apprend que Dardanus se déclara contre
Jovien, usurpateur de l'autorité impériale; vaincu à Va-
lence par Ataulfe, roi des Goths, l'usurpateur, prisonnier,
fut livré à Dardanus, qui lui fit subir le dernier supplice.
< Britonem.
CHAPITRE XXXVII. 121
La postérité est embarrassée sur le juiiement qu'elle doit
porter sur ce préfet du prétoire; saint Jérôme, dans nue
lettre qu'il lui écrivait en 414, l'appelle le plus noble des
chrétiens et le plus chrétien des nobles , et nous verrons tout
à l'heure avec quelle profonde estime Augustin parle à
Dardanus. D'un autre côté, Sidoine Apollinaire, qui avait
pu voir de près sa vie et sa personne, nous présente Dar-
danus comme réunissant tous les vices des divers oppres-
seurs des Gaules au temps d'Honorius. Il lui prête la légèreté
de Constantin, la faiblesse de Jovien, la perfidie de Géronce '.
La première pensée qui s'offre à l'esprit, c'est qu'Augustin
et Jérôme n'avaient connu Dardanus que par sa correspon-
dance, et que Sidoine Apollinaire l'avait connu par ses
œuvres. Mais peut-être faudrait-il prendre un milieu entre
les malédictions de Sidoine et les magnifiques louanges des
deux docteurs de l'Eglise. Les hommes qui exercent le
pouvoir sont soumis à des jugements divers, et le temps
où nous sommes ne laisse ignorer à personne combien sont
passionnées les inspirations des partis. Sidoine a pu écrire
sous des impressions qui n'étaient pas entièrement con-
formes à l'équité.
Quoi qu'il en soit, dans la haute Provence, non loin de
Sisteron , un peu au - dessous de Chardavon , aux lieux où
s'élevait la ville de Théopolis, il est un rocher, appelé par
les gens du pays peira escricha (pierre écrite), qui offre en
l'honneur de Dardanus une inscription romaine. Cette
inscription, la plus considérable que les Romains aient
laissée dans les Gaules , et plusieurs fois reproduite avec
inexactitude ^, est un monument de la reconnaissance pu-
( Cum in Constantino inconstantiam, in Joviano facilitatem, in Gerontio
perfidiam , singula in singulis , omniain Dardano crimina simul execraren-
lur. Sidon. Apollin., y, 9.
■ 2 M. Honorât, de Digne , fort versé dans la science historique, a reproduit
122 SAINT AUGUSTIN.
Miqiie de Théopolis. Voici le sens de l'inscription tel que
Millin ' Fa donnée :
« Claudius Posthumus Dardanus, homme illustre, revêtu
<( de la dignité de patrice , ex-gouverneur consulaire de la
« province viennoise, ex -maître des requêtes, ex-ques-
« teur, ex -préfet du prétoire des Gaules, et Nevia Galla ,
(( femme clarissime et illustre , son épouse , ont procuré à
« la ville appelée Théopolis l'usage des routes , en faisant
« tailler des deux côtés les deux flancs de ces montagnes ,
« et lui ont donné des portes et des murailles. Tout cela a
<i été fait sur leur propre terrain ; mais ils l'ont voulu
<( rendre commun pour la sûreté de tous. Cette inscription
« a été placée par les soins de Claudius Lepidus, comte et
« frère de l'homme déjà cité, ex - consulaire de la pre-
« mière Germanie, ex -maître du conseil des mémoires,
« ex -comte des revenus particuliers de l'empereur, afin
« de pouvoir montrer leur sollicitude pour le salut de
<( tous, et d'être un témoignage écrit de la reconnaissance
'( publique. »
Dans ces temps où l'interprétation des Écritures était
une si grande affaire pour les peuples chrétiens , Dardanus
interrogea l'évèque d'Hippone sur les paroles de Jésus-
Christ adressées au bon larron : Vous serez aujourcVhuiavec
moi dans le paradis, et sur la signification du tressaillement
de Jean aux entrailles maternelles en présence du Sauveur
du monde caché dans les flancs de Marie. Augustin resta
assez longtemps sans répondre aux questions du préfet des
Gaules : « Bien-aimé frère Dardanus, dit l'évèque au début
l'inscription de Chardavon dans toute sa physionomie actuelle ; personne
avant lui n'av;)il donné l'inscription avec une aussi complète exactitude.
M. Honorât l'a publiée avec un commentaire critique dans les Annales des
Basse.t-Ali)e.<!, t. I*^"", p. 361 et suiv.
2 Voyage dans les départements du midi de la France , tome III.
CHAPITRE XXXVII. 123
« de sa lettre , plus illustre pour moi dans la charité du
« Christ que dans les ditinités de ce siècle, j'avoue que j"ai
« répondu trop tard à votre lettre. Je ne veux pas que
'< vous en cherchiez les causes, de peur que vous ne
<( supportiez plus difficilement mes longues excuses que
« vous n'avez supporté mes longs retards. J'aime mieux
« vous voir accorder mon pardon que juger ma défense.
« Quelle qu'ait pu être la cause de ce retard , croyez hien
« qu'il n'a pu entrer en moi aucun dédain de ce qui vous
'< touche. Je vous aurais répondu promptement, si je vous
« avais compté pour peu. Ce n'est pas que je croie être
« parvenu à écrire quelque chose de digne d'être lu par
'I vous et de vous être adressé ; mais j'ai mieux aimé vous
« écrire que de passer encore cet été sans payer ma dette.
« Je n'ai ni tremblé ni hésité en présence de votre rang si
" haut; votre bienveillance m'est plus douce que votre di-
'< gnité ne m'est redoutable. Mais ce qui fait que je vous
« aime, fait aussi que je trouve difficilement de quoi suffire
« à l'avidité de votre religieux amour. »
La première des deux questions amène Augustin à traiter
de la présence de Dieu ; il déploie dans ce sujet une grande
richesse d'idées et cette étonnante pénétration qui semble
lui donner un sens de plus pour comprendre les choses
divines. L'évéque nous apprend comment il faut concevoir
la grandeur et l'étendue de Dieu, comment Dieu est par-
tout, comment il habite dans les hommes, ce que c'est que
d'être près ou loin de Dieu. A^is-à-vis des hommes, Dieu
est comme un son qu'on entend plus ou moins selon qu'on
a l'oreille plus ou moins ouverte ; il est comme la lumière
dont on est plus ou moins près selon qu'on est plus ou
moins capable de voir. La seconde question donne lieu à
Augustin de parler de la nature humaine soumise à l'em-
pire du péché , de la nécessité de la régénération , et de
\U SAINT AUGUSTIN.
cette grâce dont il signale les ennemis sans les nommer.
Le pélagianisme étant le danger du moment, Augustin en
avertissait à toute occasion ; ses lettres avaient prémuni
l'Italie et les Gaules, l'Afrique et l'Orient. La parole de
l'évéque d'Hippone était devenue un glaive dont le
monde chrétien tout entier pouvait s'armer pour défendre
la foi.
Ce soin de protéger les intelligences contre les atteintes
de l'erreur se révèle avec toute l'effusion de l'amitié dans
la lettre ' écrite à Juliana au sujet du Livre à Démètriade.
Augustin regardait la maison de Juliana comme une église
de Jésus - Christ , et s'effrayait à la seule idée que les
croyances évangéliques pussent s'y corrompre. L'évéque
d'Hippone désire savoir l'auteur du Livre à Démètriade.
On disait à la vierge romaine : « Votre noblesse et votre
« opulence temporelles sont de vos aïeux plutôt que de
« vous-même; mais, quant à vos richesses spirituelles,
« nul autre que vous n'a pu vous les donner ; elles ne
(( peuvent venir que de vous et ne peuvent être qu'en vous,
« et c'est par là que vous devez être louée et mise au-
« dessus des autres. » Ces paroles niaient l'indigence de
l'âme humaine et contredisaient saint Paul, qui a dit :
Nous portons ce trésor dans des vases fragiles, afin que la
puissance soit en Dieu H non pas en nous ■. Augustin multi-
plie les témoignages de l'Écriture pour montrer que la
virginité, comme les autres dons, vient d'en haut et des-
cend du Père des lumières^. On peut dire que le bien est
notre ouvrage, puisqu'il est le produit de notre libre ar-
bitre, sans lequel rien de méritoire ne saurait s'accomplir ;
1 Lettre CLXXXYIII.
2 II Corinth.,iY, 7,
3 S. Jacques, i, 17.
CHAPITRE XXXVII. 12S
mais il n'est pas vrai qu'il ne vienne que de nous : la force
divine nous aide.
Le grand évéque espère que si le livre dont il parle est
parvenu à la jeune Démétriade, elle en aura gémi; elle
aura frappé humblement sa poitrine, et peut-être aura-t-
elle versé des larmes en se jetant aux pieds du Seigneur, à
qui elle s'est consacrée et qui l'a sanctifiée. Les paroles et
la foi contre lesquelles Augustin proteste ne sont pas de
Démétriade, mais d'un autre; ce n'est pas en elle, c'est
dans le 8eigueur que la jeune vierge se glorifiera. « 11 faut,
« dit l'Apôtre, que chacun s'éprouve soi-même, et alors
« il trouvera en lui sa gloire et non point dans un autre. «
Au lieu de se croire elle - même sa propre gloire , Démé-
triade s'écriera avec David : « Mon Dieu , vous êtes ma
« gloire, et c'est vous qui élevez ma tcte '. » Augustin prie
Juliana de lui faire savoir si tels sont bien les sentiments
de sa fille. 11 lui demande de chercher dans le Livre à Dé-
métriade quelque chose de favorable à la doctrine de la
grâce; il le souhaite d'autant plus vivement que ces hommes
(les pélagiens) sont, dit-il, beaucoup lus à cause de la force
et de l'éloquence de leurs écrits. A la fin de sa lettre, Tévéque
d'Hippone prononce le nom de l'auteur du Livre à Démé-
triade, qu'il semblait ignorer au commencement ; il a cité
plus tard^ Pelage comme auteur de cet écrit; son jeune
ami Orose, dans V Apoloyè tique, aitrihiie positivement au
novateur breton le Livre à Démétriade. 11 paraît du reste
qu'il y avait eu deux livres de Pelage adressés à la fille de
Juliana, et que dans l'un de ces livres l'hérésiarque recon-
naissait la grâce de Dieu. Augustin parlait ainsi , d'après
une lettre de Pelage; et comme celui-ci s'enveloppait tou-
jours d'ambiguïtés, le saint évêque ne savait guère à quoi
•i P.S. m, 4.
2 Livre de lu Grâce de Jésus-Christ , chap. xxu et suiv.
126 SAINT AUGUSTIN.
s'en tenir sur les écrits de Pelage adressés à la jeuue vierge
romaine.
Nous devons mentionner ici une lettre de saint Augustin,
découverte au siècle dernier dans les manuscrits de la bi-
bliothèque du monastère de Gottweig', sur la rive droite du
Danube, et qu'on croit se rapporter à l'année 417 : c'est une
réponse à des questions religieuses adressées par deux per-
sonnages, Pierre et A braham , que l'é vèque d' Hippone appelle
seigneurs bien - aimés et saints fils. La destinée des enfants
morts sans baptême y est traitée en quelques mots ; là ,
comme en d'autres écrits , le docteur se prononce pour une
peine, mais pour une peine légère ^ Il renvoie Pierre et
Abraham à ses ouvrages , afin de ne pas être obligé de ré-
péter ce qu'il a dit. En parlant des païens, Augustin rap-
pelle qu'il s'est beaucoup occupé d'eux dans la Cité de Dieu,
œuvre qui n'était point encore achevée.
Lorsque je voyageais à travers les pays de l'ancienne
Afrique chrétienne , et que les paroles de ïertullien et de
saint Cyprien, d'Augustin et d'Aurèle, d'Alvpe et de Pos-
sidius, des deux Optât et de Sévère me revenaient à la
mémoire, j'étais saisi du contraste de ces voix éloquentes
et de ces déserts muets. Je rapportais les œuvres aux lieux
qui les avaient produites, et ces lieux ne les comprenaient
pas, ne les reconnaissaient pas; ils gardaient devant elles
une morne immobilité. Ainsi le cadavre d'un penseur il-
lustre resterait insensible et froid si on venait admirer en
1 Celte lettre , qui manque à rédition des Bénédictins, a été publiée dans
l'édition des frères Gaume. Elle fut découverte par le H. P. Godefroy Besse-
lius , abbé du monastère de Gottweig, publiée pour la première fois en 1732,
et publiée ensuite à Paris, en 1734, par dom Jacques Martin, moine de
Saint-Benoit. Une autre lettre de saint Augustin, dont nous parlerons plus
tard , fut trouvée et mise au jour en même temps. Les frères Gaume ont
donné les deux lettres avec des préfaces de Besselius et de Martin. Tome II,
|i. XXXVIII.
- Mininia pœua , non tamen nulla.
CHAPITRE XXXVllI. 127
sa présence ses livres immortels. Depuis douze siècles,
les grands hommes de l'Afrique chrétienne sont devenus
comme des étrangers dans leiii- patrie. Au nom d'Augus-
tin ces contrées ne vous répondent point ; on n'entend que
le bruit de la mer sur les rivages, et , dans les montagnes,
le bruit des sapins , des cèdres et des chênes ; mais le
souffle de la France, souffle chaud et fécond, a passé sur la
terre d'Afrique; il y demeure, et de sa puissante énergie
doit V renaître une civilisation chrétienne.
CHAPITRE XXXVIII
Le pape Zozime et les pélagiens. — Persévérance des évéques d'Afrique. —
Les deux conciles de Carthage.— Condamnation des pélagiens dans l'univers
catholique.
417-418
Le pape Innocent, mort le 1*2 mars de l'année il7, avait
été remplacé par Zozime, célèbre dans l'histoire de cette
époque pour avoir tenu un moment le monde chrétien in-
certain entre l'Église africaine et le Siège apostolique. La
Providence permit qu'un peu de nuée environnât la chaire
de Pierre pour que lu avers y vît rayonner ensuite avec
plus de joie le soleil de la vérité religieuse. Il faut bien con-
sidérer d'ailleurs que toutes les subtilités de la ruse accom-
pagnaient l'expression des idées pélagiennes. Les meilleurs
esprits pouvaient s'y tromper.
L'erreur et le mensonge ne reconnaissent jamais leurs
défaites et en appellent toujours à des jugements nouveaux.
La doctrine pélagienne, foudroyée par les anathèmes de
Carthage et de Rome , releva la tète à l'avènement d'un
nouveau pape; elle espérait gagner quelque chose à un
changement de pontife. Venu à Rome après avoir été chassé
128 SAINT AUGUSTIN.
de Constantinople, Celestius interjeta appel des jugements
sous le poids desquels il était resté ; il adressa au pape un
mémoire {libellum) \ sorte de profession de foi qui n'était
pas de nature à changer sa position comme novateur. D'un
côté, il confessait qu'il fallait baptiser les enfants pour la
rémission des péchés, selon la règle de l'Église universelle
et l'enseignement de l'Evangile , reconnaissant comme né-
cessaire de suppléer à la faiblesse de notre nature par le
bénéfice de la grâce; de l'auti'e, il niait le péché originel.
Celestius ne jugeait pas conforme à la doctrine catholique
la transmission du péché par les parents : « Le péché , di-
« sait-il , ne peut être qu'un délit de notre volonté et non
« pas de notre nature. » Le disciple de Pelage était fort
clair sur ce point. La présence du Siège apostolique ne
l'intimidait point. Le saint évéque d'Hippone, qui n'a que
des paroles de vénération pour Zozime , nous dit que le
souverain pontife, voyant Celestius se jeter en furieux
dans son erreur, voulut entreprendre de le ramener et de
le prendre sur le terrain des questions et des réponses
précises, au lieu de le frapper brusquement. Celestius
semblait s'être soumis d'avance à des avertissements utiles,
quand il avait écrit ces paroles dans son mémoire à Zo-
zime : « Si quelque erreur vient à surprendre mon igno-
« rance, comme il arrive aux hommes, que votre jugement
« la corrige. » Zozime agit donc avec Celestius , dit Au-
gustin, comme avec un homme enflé par le vent d'une
fausse doctrine; il l'invita à condamner ce que lui avait
reproché le diacre Paulin , dans l'assemblée de Carthage ,
en il 1, et à se soumettre aux lettres d'Innocent; l'héré-
siarque se refusa à la première de ces demandes , et n'osa
pas résister à la seconde ; il promit même de condamner tout
I On en trouve des fragments dans le deuxième livre du Péché originel ,
tuuie X.
CHAPITRE XXXVIll. 129
ce que ce Siège condamnerait. Selon Augustin, Zozime traita
Celestius comme un frénétique, à l'égard de qui on use de
douceurs pour lui donner du repos'. Il maintint cependant
l'excommunication prononcée par Innocent, et renvoya à
deux mois la solution définitive de cette affaire, afin de
se donner le temps d'écrire en Afrique et de recevoir les
réponses.
Nous n'avons pas à nous demander pourquoi Zozime
anathématisa tout d'abord Héros et Lazare , les deux cé-
lèbres dénonciateurs de Celestius , et pourquoi il accusa de
précipitation Aurèle et les évèques d'Afrique, les plus
illustres appuis du monde chrétien. Dans la lettre qu'il
écrivit aux évèques africains en faveur de Celestius, le
pontife de Rome citait l'exemple de Susanne , faussement
accusée et justifiée miraculeusement; il disait qu'il ne fal-
lait pas croire tout esprit , mais qu'il fallait examiner long-
temps lorsqu'il s'agissait de la foi d'un homme. Il était
d'un meilleur esprit, ajoutait Zozime, de croire difficile-
ment le mal : une condamnation précipitée expose à d'in-
curables blessures. Enfin, après avoir donné aux évèques
d'Afrique des leçons de prudence et de modération sous
diverses formes , il les invitait à se défier de leur propre
jugement, et à se soumettre davantage aux saintes Écritures
et à la tradition ^
Pour ajouter à la confusion autour de Zozime, de pieuses
voix, parties de l'Orient, venaient lui recommander la
cause de Pelage. La présence de Pelage à Jérusalem avait
toujours empêché les évèques de la ville sainte de bien
apprécier cette question ; Prayle, ainsi que beaucoup d'au-
tres , séduits par les adroits mensonges du moine breton ,
1 Du Péché originel, liv. II , ch. vi
2 Appendix. tome X, Œuvres de sai7it. Auqustin. édit. des Bénédict., p. 98
et 99.
T. II. — V)
UO SAINT AUGUSTIN.
voyaient en lui un catholique dont on méconnaissait les
sentiments, et le présentaient comme tel à la justice du
pontife de Rome; c'est à Innocent que l'évèquede Jérusalem
avait écrit; la lettre ne put être remise qu'à son succes-
seur. Pelage adressait aussi au pape une justification ' ; il
ne voulait pas que nul ne fût assez impie pour refuser aux
enfants la rédemption commune à tout le genre humain ;
mais il trouvait toujours le moyeu de laisser dans les obs-
curités du doute le dogme du péché originel. Tout en re-
connaissant le secours de Dieu dans les bonnes actions de
l'homme, il s'abstenait de définir ce secours, ce qui lais-
sait à son hérésie une grande facilité. Pelage rappelait sa
lettre à Innocent comme complément de l'exposition de sa
foi ; mais cette lettre même ne renfermait ni une croyance
positive au péché originel ni une reconnaissance précise de
la grâce : elle avait pour but de tromper les simples , selon
l'expression de saint Jérôme ^ Zozime écrivit donc aux
évèques d'Afrique en faveur de Pelage, et nous comprenons
très-bien que les équivoques du moine breton l'aient abusé;
nous nous expliquons moins facilement sa méprise à l'égard
de Gelestius, dont l'audacieuse parole dédaignait les res-
sources de l'ambiguïté.
Dans sa lettre ^ sur Pelage , le pape parle d'abord de la
profession de foi qu'il a reçue du moine breton, et dont la
lecture a été publique. « Plût à Dieu, dit- il aux évèques
« d'Afrique, que l'un de vous eût pu assister à cette lec-
« ture ! Quelle fut la joie, quelle fut l'admiration des saints
« hommes qui étaient là! Quelques-uns d'entre eux pou-
« valent à peine retenir leurs larmes, en songeant que de
I Appendix. tomeX, p. 96.
'■i Co7nmentaires sur Jérémie.
- Appendix, loaie X, p. 100
CHAPITRE XXXVllI. 131
« tels sentiments avaient été poursuivis. » En regard de ce
Pelage, indignement attaqué, Zozime montre Héros et La-
zare, qu'il appelle des tourbillons et de>; tempêles\ 11 sup-
pose que les évéques d'Afrique ont été trompes par les
prélats des Gaules, dont la vieille habitude, dit-il, est
d'attaquer l'innocence ; le pape cite des exemples de ces
accusations calomnieuses. « Il ne convient pas à l'autorité
épiscopale et surtout à votre prudence, dit Zozime aux
évéques d'Afrique, de s'arrêter à des bruits légers. Voilà
Pelage et Celestius , qui dans leurs lettres et leurs con-
fessions de foi sont au pied du Siège apostolique. Où est
Héros? où est Lazare? noms qui doivent être couverts de
< honte par des faits et des condamnations. Où sont les
jeunes gens, Timase et Jacques, qui ont fait connaître
( certains écrits, comme on le prétendait?... Aimez la
< paix, chérissez la charité , attachez-vous à la concorde. Il
est écrit : Vous aimerez voire prochain comme vous-même.
Peut-on être plus prochain l'un de l'autre que lorsqu'on
I doit n'être qu'un dans le Christ? Tout vent qui arrive à
( vos oreilles n'est pas le messager de la vérité. » Zozime
engage les évéques à prendre garde aux faux témoignages
qui ont toujours produit de grands maux, et qui n'avaient
pas même épargné le Sauveur, hostie et pontife du monde
entier. 11 invoque les Écritures, qui recommandent de ne
pas juger légèrement. Les évéques d'Afrique doivent se
réjouir d'avoir à reconnaître que des hommes accusés par
de faux témoins n'ont jamais cessé d'appartenir à la vérité
catholique.
Quel deuil religieux les deux lettres de Zozime durent
apporter à Carthage !
ÎNous voici à un moment solennel dans l'histoire de l'É-
i Turbines Ecclesiae vel procellaî.
132 SAINT AUGUSTIN.
glise. Une grande mission est confiée par la Providence à
la persévérante énergie de l'épiscopat africain, et cette
mission sera dignement remplie : il appartiendra surtout
au génie et à la sainteté d'Augustin de défendre la vérité.
11 subsiste peu de traces des vigoureux efforts de l'évéque
dHippone et de ses collègues pour éclairer Zozime. L'abso-
lution de Pelage et de Celestius eût amené dans l'Église un
trouble énorme ; quelques lignes de saint Jérôme donnent
à croire qu'Augustin avait songé à renoncer à l'épiscopat
en cas de réhabilitation des deux hérésiarques. Jérôme
écrivait au grand docteur après la victoire : « Vous avez
« résisté par l'ardeur de votre foi à la violence des vents,
« et vous avez mieux aimé, autant qu'il a dépendu de vous,
« vous sauver seul de l'embrasement de Sodome que de
« demeurer avec ceux qui périssaient. Votre prudence
« comprend ce que je veux dire. »
Aurèle se hâta de réunir le plus de collègues qu'il put,
et , dans une lettre collective, les évoques présents à Car-
thage supplièrent le pape de ne rien changer à la situation,
et d'attendre des informations suffisantes. Ils lui rappelaient
que Celestius avait été jugé devant eux , que l'affaire com-
mencée et instruite en Afrique devait se terminer en
Afrique, et lui peignaient avec force la gravité du péril.
Bien, qui veille sur l'Église, permit que Zozime, dans sa
réponse, laissât les choses au même état jusqu'à l'année
suivante. Zozime avait ordonné au diacre Paulin de prendre
le chemin de Rome ; les évèques d'Afrique crurent devoir
retenir le diacre de Milan comme un témoin de la vérité.
Au mois de novembre (417), Carthage vit accourir une
multitude d'évéques de la Proconsulaire, de la Numidie et
de la Byzacèue : c'étaient les provinces les plus voisines ; ou
n'avait pas le temps de convoquer les évèques de tous les
points de l'Afrique. Un concile de deux cent quatorze pou-
CHAPITRE XXXVIII. 133
tifes, ayant pour chef Aurèlc et pour yënie Augustin',
maintint les décrets antérieurs.
« Nous avons ordonné, disaient- ils, que la sentence
« contre Pelage et Celestius, descendue du siège du bien-
« heureux apôtre Pierre, par le vénérable évéque Inno-
« cent, demeurera jusqu'à ce qu'ils avouent, dans une
« confession de foi très -claire, que la grâce de Dieu, par
« Jésus-Christ Notre - Seigneur, nous aide dans chacun de
« nos actes , non - seulement pour connaître , mais encore
« pour faire la justice ; de sorte que , sans cette grâce ,
« nous ne pouvons rien penser, rien dire, rien accomplir
« qui appartienne à la vraie et sainte piété -. »
Les deux cent quatorze Pères de ce concile chargèrent
le sous-diacre MarceUin de porter à Zozime leur lettre sy-
nodale ; le sous-diacre de Carthage n'arriva à Rome qu'au
commencement du mois de mars 418. Le 29 du mois d'a-
vril, la réponse de Zozime arrivait à Carthage. Cette ré-
ponse ^ haute et brève, relevait la dignité du Siège aposto-
lique aux dépens de l'épiscopat africain, et laissait entendre
que le ponlife de Rome aurait pu ne pas communiquer l'af-
faire de Celestius à Aurèle et à ses collègues; elle an-
nonçait pourtant que toute chose resterait dans le même
état.
Aurèle reçut cette lettre au milieu d'un nouveau concile
qui devait être général; les provinces de Byzacène, de
Stèfe, de la Tripolitaine , de la Numidie, de la Mauritanie
Césarienne, avaient envoyé leurs évêques au nombre de
plus de deux cents. Le l*'"mai 418, tous ces pontifes, as-
semblés dans la basilique de Fauste , anathématisèrent en
1 Cui dux Aurelius , ingeniumque Augustinus erat. Saint Prosper,
poëme des Ingrats.
2 Prosp. Lib. Contra collât., v, num. 3.
3 Appendix. tome X, Œuvres de suint Anf/nstin, p. 104.
134 SAINT AUGUSTIN.
neuf canons ' les doctrines pélagiennes. Ils informèrent*
Zozime de leurs décrets, en le mettant en garde contre les
pièges de l'ennemi.
La vérité était ainsi partie d'Afrique avec tous les carac-
tères d'un assentiment universel et la plus imposante au-
torité. Qu'allait faire Zozime? Augustin attendit à Carlhage
sa réponse. Oh! que de prières et de pleurs il dut répandre
pour que Dieu éclairât de sa lumière le pontife de Rome et
détournât de l'Église la calamité d'une division ! Ce n'est
pas à son propre génie qu'il obéissait dans cette question :
l'adhésion de tant de saints et savants évèques , et sur-
tout les belles lettres du pape Innocent, lui apparaissaient
comme l'infaillible interprétation des Écritures. La loi
d'Honorius contre les pélagiens , datée de Ravenne, le 30
avril % lui fut sans doute d'un bon présage. Tillemont ob-
serve que saint Augustin appelle le rescrit d'Honorius une
réponse, ce qui prouve que les évèques d'Afrique avaient
demandé la loi à l'empereur. Baronius suppose gratuite-
ment que Zozime sollicita cette loi ; la lettre de Zozime du
21 mars, si peu favorable aux décisions des évèques d'A-
frique , rend inadmissible, au contraire, l'opinion de Baro-
nius. On serait plutôt fondé à croire que le rescrit d'Ho-
norius excita le pape à regarder de plus près et à mieux
approfondir cette affaire.
Après avoir reçu la lettre synodale du concile du 1" mai
418, le souverain pontife somma Celestius de comparaître
devant lui ; l'hérésiarque refusa et sortit de Rome. Alors
Zozime , plein d'une vive ardeur pour la vérité qui venait
1 Tome II, Concil. Le concile de Carthage, du i^' mai 418 , publia aussi
dix canons sur la réunion des donatistes pour mettre fin à plusieurs diffi-
cultés entro les évèques.
^ Cflte lettre est perdue; saint Augustin en a donné des fragments (Liv.à
Bonif.), et Mercator en parle, Commonit.
'i A/'pendix, tome X,p. 105.
CHAPITRK XXXVIII. 13o
de lui être révélée, écrivit aux évoques d'Afrique , et puis
envoya aux quatre coins du monde une lettre ' où il con-
damnait Celestius, Pelage et leur enseignement tout entier:
il disait que c'était par un instinct de Dieu, auteur de tout
bien , qu'il avait communiqué cette affaire aux évoques
d'Afrique.
L'univers catholique reçut les décrets des conciles de Car-
tilage. L'Église africaine n'eut jamais uneplus grande joie ni
un plus grand honneur. Une sorte de profession de foi de Zo-
zime fut signée par tous les évêques de la terre , ce qui fait
dire à saint Prosper que Zozime avait mis aux mains de tous
les pontifes l'épée de saint Pierre ; dix-huit évêques, la plu-
part Italiens ou Siciliens , refusèrent de souscrire à cette
déclaration catholique ; la déposition et l'excommunication
les punirent de leur résistance. Ils avaient pour chef Ju-
lien, évêfjue d'Eclane en Campanie, ce Julien contre lequel
Augustin combattra jusqu'à sa dernière heure. Frappés
partant de condamnations, les pélagiens sollicitèrent, mais
en vain , un concile œcuménique comme pour éterniser une
cause définitivement jugée. On vit les dix-huit évêques
pélagiens, chassés de leur pays , promener leur défaite à
travers le monde , chercher des amis à Constantinople , à
Thessalonique , à Éphèse , et s'épuiser en efforts pour res-
saisir une puissance brisée. Pelage , plus tard , condamné
encore à Antioche , fut chassé de Jérusalem par l'évèque
Prayle. Le nouveau Catilina , disait saint Jérôme, a été
expulsé de la ville sainte.
Ainsi l'Orient et l'Occident s'étaient unis dans une
même réprobation de la doctrine pélagicnne, et la foi chré-
tienne sortait triomphante d'une terrible épreuve. Saint
Prosper, le poète de la grâce comme saint Augustin en est
1 Cette lettre est perdue : saint Augustin, saint Prosper, le papeCélestin,
nous en onf conservé des fragments.
136 SAINT AUGUSTIN.
le docteur, accorde à l'évêque d'Hippone la gloire d'avoir
contribué entre tous à cette œuvre immense. Il dit qu'Au-
gustin a donné à ses contemporains une lumière emprun-
tée à la vraie lumière ; que Dieu a été sa nourriture, sa vie
et son repos ; que l'amour du Christ a été sa seule volupté ;
qu'en ne s'accordant aucun bien, il a trouvé tout en Dieu ,
et que la sagesse a régné dans le saint temple. Abordant
ensuite la question pélagienne , le poëte dit que , parmi les
gardiens du troupeau sacré, Augustin est celui qui a le plus
travaillé et le mieux travaillé; qu'il a arrêté l'ennemi,
trompé ses ruses, coupé ses chemins; que de sa bouche des
neuves de livres ont coulé sur le monde, et que les deux et
les humbles s'y sont abreuvés '. Julien de Campanie fait
à Augustin le beau et magnifique reproche d'avoir tout
inspiré et tout dirigé contre les pélagiens. En présence
d'un tel service rendu à la foi, des paroles de notre bou-
che affaibliraient la louange , et nous sommes heureux
d'avoir à reproduire ici quelques lignes du grand homme
de Bethléhem adressées au grand homme d'Hippone.
« Courage , disait Jérôme à Augustin ^ ; votre nom est
« illustre dans l'univers. Les catholiques vous vénèrent et
« vous admirent comme le restaurateur de l'ancienne foi^;
(( et, ce qui est le signe de la plus grande gloire, vous êtes
<( détesté par les hérétiques ; ils me poursuivent d'une égale
« haine, et, ne pouvant nous tuer par l'épée, ils nous tuent
« par leurs souhaits. »
Augustin aimait sans doute à voir le nom de son cher
Alype se mêler au sien sur les lèvres de Jérôme. « Je vou-
« drais , » leur disait le vieux solitaire , et celte lettre est
une des dernières qu'il ait écrites, « je voudrais avoir les
I De Inyratis.
■i Lettre CXCXV.
^ Coiiditorem antiquse rursum fidei.
CHAPITRE XXXIX. 137
« ailes de la colombe pour m'envoler vers vous; Dieu sait
« avec quelle joie je vous embrasserais tous les deux , sur-
ce tout en ce temps-ci où vous venez de donner le coup de
« mort à rhérésie de Celestius '. »
CHAPiTRi: xxxix:
utilité des hérésies. — Les livres de la Grâce de Jésus-Christ et du Péché
originel.
418
La tranquille possession de la vérité , sans combat , sans
péril , sans tentation aucune , n'eût pas été en harmonie
avec la condition actuelle de Thomme; elle eût exclu le
courage , la vertu , tout ce qui fait notre gloire. L'hérésie
est sur la terre ce qu'était l'arbre de la science dans l'Éden
primitif : elle éprouve et donne à l'homme la mesure de sa
propre valeur. L'hérésie est un choix, comme son nom
l'indique ; c'est l'indépendance de la raison se posant en
face de la foi , qui révèle des vérités inaccessibles à notre
entendement ; c'est l'orgueil humain qui jamais n'abdique
et qui proteste contre tout ce qu'il ne comprend pas ; c'est
l'insurrection de la philosophie contre l'autorité de la re-
ligion ; c'est enfin le travail incessant de la passion hu-
maine cherchant à briser tout ce qui arrête l'impétuosité
de son élan. L'hérésie établit la lutte, et c'est par la lutte
qu'on se purifie, qu'on devient fort et grand, qu'on
entre eu possession de toute son énergie ; en ce monde ,
comme dans l'autre, la gloire n'est que le prix de la lutte;
c'est la lutte qui classe les hommes et détermine les mérites
de chacun ; la lutte vous tient sans cesse en haleine , elle
enfante le progrès moral et religieux.
1 Lettre GGIL
138 SAINT AUGUSTIN.
L'hérésie a prodigieusement servi au développement des
idées et des croyances chrétiennes ; elle a amené le déve-
loppement d'un corps de doctrines le plus vaste et le plus
complet qui ait jamais existé. A chaque attaque , la vérité
répondait par un de ces puissants envoyés de Dieu qu'on
nomme les Pères de l'Église. A côté de chaque grand ennemi
qui conjurait la ruine de l'œuvre divine , s'élevait un grand
homme de foi pour le terrasser. Le point du christianisme
qu'on menaçait, s'entourait alors de plus de force ; des flots
de clartés ruisselaient là où un peu de nuit avait servi de
prétexte à des opinions nouvelles ; tout ce qui n'était qu'en
germe ou en indication dans les Écritures prenait d'im-
posantes et lumineuses proportions; on avait espéré dé-
truire, et l'effet de ces coups multipliés, de ce long achar-
nement, c'était de faire monter plus haut, d'agrandir et
d'achever l'édifice de la foi catholique. Sans l'hérésie,
c'est-à-dire sans la nécessité de l'explication et de la dé-
fense , nous connaîtrions moins à fond la religion chré-
tienne, plus imparfaitement le sens des Écritures. Le
divin fondateur du christianisine avait suspendu je ne sais
quels beaux nuages autour de la majesté de son monument;
pour honorer l'homme , il lui laissa la mission de dissiper
peu à peu ces ténèbres sacrées, à mesure que l'incrédulité
attaquerait un des points de l'oeuvre immortelle : l'hérésie
est venue, et, parla parole des Pères de l'Église, le jour
s'est fait de tous côtés; le Verbe éternel leur donnait
quelque chose de sa puissance ; les Pères de l'Église ré-
pandaient la lumière sur toutes les parties de la création
morale. Disons donc avec l'Apôtre : // faut qu'il y ait des
hérésies \ et revenons à Augustin qui va porter les derniers
coups à Pelage et à Celestius.
1 Oporlet et haereses esse.
CHAPITRE XXXIX. 139
Le ^rand docteur était resté à Carthage après le concile
du 1" mai. Il y passa tout l'été jusqu'au mois de septembre,
époque de son départ pour Césarée. Durant ce temps il re-
çut de SCS amis Pinien , Albine et Mélanie , une lettre au
sujet d'un entretien que ces illustres et pieux Romains
avaient eu en Palestine avec Pelage, à la fin de l'année 417.
Augustin leur adressa une réponse qui forme les deux livres
de la Grâce de Jésus -Christ et du Péché originel. Pelage , qui
reculait souvent devant sa propre doctrine, avait dit à
Pinien :
« J'anathématise celui qui pense ou qui dit que la grâce
« de Dieu , par laquelle le Christ est venu sauver les pé-
(( cheursen ce monde, n'est pas nécessaire, non-seulement
<( pour chaque heure et pour chaque moment, mais encore
(( pour chacun de nos actes. Que ceux qui s'efforcent de
(( détruire cette grâce soient condamnés aux peines éter-
« nelles. »
Ces paroles paraissaient fort suspectes à Augustin ; il
pensait qu*il fallait juger Pelage, non point sur des aveux
arrachés par l'argumentation catholique, mais sur les ou-
vrages quil avait envovés à Rome, et qui étaient le pro-
duit réfléchi de sa pensée. Or Pelage ne vit jamais dans la
grâce que la faculté de choisir et la connaissance de la loi.
Augustin cite des fragments de l'ouvrage de Pelage sur le
Libre Arbitre, qui établissent cette doctrine en termes for-
mels. Il démontre ensuite qu'autre chose est la loi et autre
chose la grâce , et développe les caractères de la vraie grâce
chrétienne. Il venge saint Ambroise des louanges que lui
donnait Pelage en l'invoquant à l'appui de son erreur, et
cite les paroles de l'évéque de Milan , tirées de son second
livre de VExposition de VÈcangile selon saint Luc :
« Vous voyez que partout la vertu du Seigneur se mêle
« aux efforts humains; personne ne peut édifier sans le
140 SAINT AUGUSTIN.
« Seigneur, garder sans le Seigneur, et rien commencer
« sans le Seigneur. C'est pourquoi, selon l'Apôtre, soit
(( que vous mangiez, soit que vous buviez, faites toutes
<( choses pour la gloire de Dieu. »
Augustin reproduit d'autres paroles du grand Ambroise.
Pelage distinguait trois choses par lesquelles s'accom-
plissaient les commandements de Dieu : la possibilité , la
volonté, l'action. Avec la première, l'homme peut être
juste ; avec la seconde , l'homme veut être juste ; avec la
troisième , l'homme devient juste. Augustin soutient avec
saint Paul que c'est Dieu qui opère en nous le vouloir et le
parfaire \ Les lettres de Pelage à saint Paulin, à Tévèque
Constantius , à la vierge Démétriade , sont conformes à ses
quatres livres du Libre Arbitre pour la négation de la grâce
qui justifie.
Dans le deuxième livre sur le Péché originel, Augustin
fait voir que les Pélagiens n'osaient pas refuser aux enfants
le bain de régénération et de la rémission des péchés, parce
que les oreilles chrétiennes ne l'auraient point supporté ,
mais qu'ils ne croyaient pas au péché originel transmis par
la génération charnelle. Le docteur cite un fragment des
actes de l'assemblée de Carthage où fut jugé Celestius; in-
terrogé par Aurèle sur le péché du premier homme , Celes-
tius ne voulut jamais reconnaître que la rébellion d'Adam
eût blessé le genre humain tout entier. Le saint évêquc
retrouve la même erreur de Celestius dans sa profession de
foi adressée au pape Zozime. Il raconte comment Zozime
condamna Celestius, et comment il enveloppa dans le même
anathènie Pelage , malgré ses efforts pour tromper le Siège
apostolique. Un examen détaillé de la défense de Pelage ne
montre à Augustin que la justice dans l'arrêt qui a frappé
le moine breton.
* Velle et perficere. Pliili]i., n, 12.
CHAPITRE XXXIX. 141
Les pélagiens , pour efféicer sur leur front la tache d'hé-
résie, avaient imaginé de soutenir que la question du péché
originel n'était pas une question de foi. Augustin leur met
sous les yeux quelques exemples de questions qui sont du
pur domaine des opinions humaines : ce qu'était, où était
le Paradis terrestre, où Dieu plaça le premier homme ; en
quel lieu ont été transportés Élie et Enoch ; comment saint
Paul a été élevé au troisième ciel ,• combien il y a de cieux;
combien d'éléments dans le monde visible; pourquoi les
hommes des premiers temps du monde vivaient si long-
temps ; en quel lieu a pu vivre Mathusalem , qui , daprès
plusieurs versions de la Bible , survécut au déluge sans
avoir été sauvé dans l'arche de INoé. On peut penser ce
qu'on veut sur ces divers points et d'autres semblables,-
mais il n'en est pas de même du péché originel. L'évéque
d'Hippone fait consister la foi chrétienne dans la cause de
deux hommes qui sont Adam et Jésus-Christ :
« Par l'un , dit-il , nous avons été vendus sous le péché;
« par l'autre , nous nous sommes rachetés des péchés ; par
« l'un , nous avons été précipités dans la mort; par lautre,
« nous sommes délivrés pour aller à la vie. Le premier
« nous a perdus en lui , en faisant sa propre volonté et non
« pas la volonté de Celui qui l'avait créé ; le second nous
« a sauvés en faisant non point sa volonté , mais la vo-
ce lonté de Celui qui lavait envoyé. Il n'y a qu'un Dieu, et
« un médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ
« homme. »
Le péché originel est donc un dogme fondamental de
notre foi. Augustin parle des anciens justes qui, contraire-
ment aux opinions de Pelage et de Celestius , n'ont pu être
sauvés que par la foi dans le médiateur, et multiplie , en
finissant ce deuxième livre , les témoignages de saint Ani-
broise en faveur du péché originel et de la grâce de Jésus-
\il SAINT AUGUSTIN.
Christ. Il faut que Pelage condamne son erreur, ou qu'il
se repente d'avoir loué saint Ambroise.
Le séjour de Pelage en Palestine avait altéré les croyan-
ces , et surpris la bonne foi de beaucoup de chrétiens. Les
ruses du moine voyageur avaient fait des ravages à Jérusa-
lem, à Diospolis ou Lydda, à Ramatha, à Césarée. Il im-
portait que ces pays , traversés chaque année par une foule
de pèlerins , apprissent la vérité tout entière sur Pelage et
Celestius , sur les écrits et les actes qui avaient motivé et
précédé leur condamnation. Les deux livres d'Augustin à
Albine , àPinien, à Mélanie, allaient au-devant de tout,
répondaient à tout et mettaient l'Orient eu pleine connais-
sance de la question.
CHAPITRE XL
Césarée, aujourd'hui CherchelL— Couférence de saint Augustin avecÉmérite,
évèque donatiste de Césarée. — Abolition d'une sanglante coutume de cette
ville à la suite d'un discours de saint Augustin. — Traits de mœurs de
cette époque.
418
A vingt lieues à l'ouest d'Icosium, aujourd'hui Alger,
s'élevait aux bords de la mer une ville qui ne le cédait qu'à
Carthage en magnificence et en étendue : c'était Julia Cé-
sarée. Son enceinte , dont on peut suivre encore les traces ,
offrait plus de trois lieues de circuit. La dévastation n'a pas
été aussi profonde, aussi complète à Césarée qu'à Carthage;
de magnifiques colonnes , mille vestiges dune grandeur
antique étonnent encore les regards ; si on en juge par tous
les précieux débris que chaque jour révèle, on peut même
croire que Césarée était pour les Romains un lieu de pré-
dilection, et qu'ils se plaisaient à la faire resplendir de tout
l'éclat des monuments et du luxe des arts. La beauté du
CHAPITRE XL. 143
site explique cette prédilection des maîtres du monde;
maintenant encore de riches ^ergers couvrent tout le ver-
sant de Césarée; des champs fermés par des haies de cactus
y étalent leur fécondité. Les environs ne présentent que
vignes et jardins. Césarée n'attirait pas seulement par ses
coteaux fertiles et ses ravissants paysages ; sa position
était formidable. Du côté de la terre, on ne pouvait arriver
à la ville que par deux défdés d'une très-facile défense ; le
côté de la mer présentait seul quelque chance de succès à
l'invasion ; et, du reste , un mur de quinze mètres de hau-
teur suivait , sur un espace de plus de trois mille mètres ,
toutes les sinuosités du rivage.
tn 1842 , quand les Français fouillèrent le sol pour la
construction de deux casernes, des statues se rencontrèrent
sous les coups des travailleurs; des dieux et des amours
sortirent de dessous terre ; le paganisme enseveli par les
siècles revit le jour dans ses froides et muettes images; le
fer des travailleurs les mutila ; ce fut regrettable , car l'an-
cien génie des arts respirait dans ces statues. Sur un autre
point, à deux mètres au-dessous du sol, on trouva des traces
d'un ancien temple et de vastes palais entourés de péri-
styles.
On admire la hardiesse de ces monuments , qui repo-
saient sur une multitude de colonnes, dont les bases étaient
demeurées intactes : des tronçons de ces colonnes cou-
vraient des pavés en mosaïque. Le théâtre offre encore les
sièges où se pressaient les spectateurs ; la scène a disparu
sous des constructions mauresques. Le cirque, plus vaste
que celui de Nîmes , n'a point traversé aussi heureusement
les âges. Une rivière qui se nomme aujourd'hui Hakem four-
nissait de l'eau aux fontaines de Césarée ; elle passait sur
un aqueduc superbe, aux arches colossales; Timapination
peut restituer à l'aqueduc toute sa beauté, par l'examen
144 SAINT AUGUSTIN.
des ruines dans les vallées sud - ouest , à une lieue environ
de la ville.
On retrouve dans l'enceinte actuelle de Cherchell les
citernes qui recueillaient les eaux de l'aqueduc. On en
compte six ; elles servent de caves à l'administration mili-
taire. Un bâtiment qu'on vient d'élever sur leurs voiitesen
assure pour longtemps la conservation.
Cherchell (c'est le nom nouveau de Césarée) forme aujour-
d'hui une cité d'environ deux mille habitants ; elle n'occupe
qu'un très - petit espace de l'ancienne enceinte , et cet es-
pace peut être évalué à quinze cents mètres de circonfé-
rence. Cherchell n'a pour tout commerce que sa poterie,
qu'elle vend aux Kabyles et aux Arabes. Ses maisons n'ont
qu'un étage et sont de chétive apparence. Les habitations
construites par les Français se détachent à travers la misé-
rable uniformité des cabanes de Cherchell. La morale et la
muse de l'histoire ont droit de se plaindre que les Français
de Cherchell se soient bâti des demeures avec des pierres
tuniulaires et des pierres couvertes d'inscriptions. Ces
maisons construites avec des débris de tombeaux, ces pages
historiques placées sous la truelle des maçons et cachées
dans un mur comme des pierres ordinaires, tout cela sent
le génie de la barbarie , bien plus que le génie de la civili-
sation. Les Turcs de l'Asie Mineure n'agissent pas autre-
ment avec les plus vénérables et les plus beaux souvenirs
d'un passé qui ne leur dit rien.
Le port de Césarée présentait deux parties : le Cothon ,
rempli de colonnes et de décombres , qu'on a déblaye
pour le petit cabotage, et un autre grand bassin à
l'ouest, où se reconnaissent les restes d'une jetée. C'est du
Cothon , où se trouvent accumules tant de débris , qu'on a
tiré quelques souvenirs des vieux âges chrétiens : des plats
en terre, des lampes d'argile, ornés de croix latines. Deux
CHAPITRE XL. U5
colombes semblent embrasser le pied de la croix, tandis
quune troisième est posée sur le sommet. Nous espérons
que des fouilles profondes remettront en lumière la basi-
lique de Cësarée , où Augustin lit entendre des paroles de
paix et d'union. A l'extrémité du petit banc de sable qui
sépare les deux bassins , il est un Ilot où les Espagnols bâti-
rent jadis un fort appelé maintenant fort Joinville. Ce fort
domine un grand nombre de petits caveaux où l'on a trouvé
des débris de lampes en bronze , et beaucoup de médailley
romaines à leffigie des consuls.
Ainsi les choses d'autrefois et les choses du temps pré-
sent se pressent sous notre plume. Pour que le lecteur s'at-
tache avec plus d'intérêt aux pas d'Augustin, nous aimons
à lui parler des lieux où le zèle et le devoir poussent le
grand évêque.
A la lin du mois d'août ou au commencement de sep-
tembre , Augustin , accompagné d'Al} pe et de Possidius ,
était en route pour Césarée , chargé d'une mission de
la part du pontife Zozime, Les plus grands intérêts de
la foi chrétienne l'avaient retenu à Carthage ; il fallait
encore de grands intérêts religieux pour qu'au lieu
d'aller rejoindre son cher troupeau d'Hippoue, l'illustre
pas leur se dirigeât vers des points éloignés. Les ren-
seignements contemporains ne nous apprennent rien de
précis sur les motifs de ce voyage; mais nous connaissons
quelques-uns des fruits heureux que ce voyage produi-
sit, et ces fruits -la n'avaient pas été prévus peut-être :
l'unité et la concorde à Césarée naquirent de la parole
d" Augustin.
Le saint évêque se trouvait à Césarée vers la mi -sep-
tembre. L'évêque donatiste de cette ville était ce même
Émérite qui avait plaidé la cause du parti de Donat dans la
célèbre conféreuce de Carthage. Au milieu du retour ù Fu-
T. u. — 10
140 SAINT ALGUSllN.
nité qui s'accomplissait sur tous les points de l'Afrique ,
Émérite demeurait attaché à son erreur, et retenait dans le
schisme beaucoup de chrétiens de Césaréc. 11 paraît qu'il
était absent ou fugitif au moment de l'arrivée d'Augus-
tin. Le 18 septembre on vint avertir le saint évêque du
retour d'Emérite ; Augustin, sublime ouvrier de paix,
s'empressa d'aller le chercher; il le trouva sur la place pu-
blique. Après lui avoir fait entendre que ce lieu était peu
propice à un grave entretien, il l'invita à se rendre à l'église
des catholiques; Émérite suivit Augustin. La foule, mêlée
de catholiques et de donatistes , n'avait pas tardé à remplir
l'église.
L'évéque dHippone, en présence de la multitude ras-
semblée , cédant à tous les sentiments qui pressaient son
àme, parla avec effusion de la charité , de la paix et de l'u-
nité catholique. Il s'adressait tour à tour au peuple et à
Kmérite; ravis et convaincus, les fidèles interrompaient
l'orateur pour demander qu'Émérite revînt sur-le-champ
à l'unité. Augustin répondait aux interruptions par des
pai'oles pleines de mansuétude, et renouvelait l'offre de
recevoir comme évoques de l'Eglise catholique les évêques
donatistes qui renonceraient au schisme. Au nom d'Euthe-
rius, évêque catholique de Césarée, Augustin promettait à
Émérite la môme faveur. Parmi les donatistes assistants,
il y en avait qui ne croyaient pas qu'on put rentrer dans
l'unité catholique sans la réitération du baptême, et sans
une nouvelle ordination , si on appartenait au sanctuaire.
Augustin les instruisait et leur faisait comprendre que
c'était au nom de Jésus - Christ , et non pas au nom de
Douât, qu'on a\ait imposé les mains ou conféré le baptême.
Le Soldat déserteur est coupable; mais le caractère quil
|)orte n'est pas Te sien , c'est celui derempcreur. Donat , eu
désertant ruuile caîlioliqiie, n"a point baptisé en son nom ,
CHAPITRK XL. I iT
il a imprimé h ceux qu'il a baptisés le sceau de son prince ,
c'est-h-dire de son Dieu.
En terminant son discours , Augustin espérait de la mi-
séricorde de Dieu la conversion dTmérite, et invitait le
peuple à la demander par ses prières.
L'évèque donatiste restait rebelle à l'appel fraternel
d'Augustin. Cette persistance eût pu motiver son expul-
sion de la ville, ou quelque mesure sévère contre lui;
mais Augustin, qui comptait sur une prochaine conver-
sion , obtint un délai pour Émérite et protégea son séjour à
Césarée.
Le cœur d'Augustin , embrasé des flammes de la charité ,
ne pouvait laisser inachevée Tœuvre commencée. Le '10
septembre, on se réunit pour une conférence; Augustin,
Alype, Possidius, Rustique deCartenne, Pallade de Siga-
bile, d'autres évéques , le clergé de la ville et une multi-
tude de chrétiens étaient présents; Émérite s'était rendu à
la conférence ; des notaires étaient chargés de recueillir ce
qui se dirait. L'évèque d'Hippone prit la parole au milieu
d'un respectueux silence. S'adressaiit à ceux qui avaient
toujours été catholiques, à ceux qui étaient revenus de Ter-
reur des donatistes et à ceux qui doutaient encore , il ra-
conta comment, deux jours auparavant, il avait rencontre
Émérite et l'avait invité à se rendre à l'église ; comment il
avait cherché h ramener les auditeurs à des pensées de paix
et d'unité; Augustin ajouta que l'évèque donatiste avait
persisté dans sa séparation , et que la présence d'Émérite
dans l'assemblée de ce jour devait servir au bien. Le grand
docteur ne laissa pas ignorer à la foule qui l'écoutait les
magnifiques fruits de conversion opérés d'un bout de
l'Afrique à l'autre, et l'élan général des populations afri-
caines pour cette unité religieuse trop longtemps brisée;
il alla au-devant de cet argument des vaincus, savoir, que
148 SAliNT AUGUSTIN.
la sentence du juge dans la célèbre conférence de Carthage
avait été le prix de l'or des catholiques,- il montra aussi
combien il était faux que les donatistes n'eussent pas été
libres de se faire entendre.
« Vous avez assisté à la conférence de Cafthage , dit
« Augustin à Émérite ; si vous y avez perdu votre cause ,
(( pourquoi étes-vous venu ici? Si vous ne crojez pas l'a-
(I voir perdue, dites -nous par où vous croyez la devoir
« gagner. Si vous croyez n'avoir été vaincu que par la puis-
ce sance , il n'y en a point ici. Si vous sentez que vous ayez
« été vaincu par la vérité, pourquoi rejetez -vou& encore
« l'unité? »
Émérite répondit : « Les actes montrent si j'ai perdu ou
« gagné; si j'ai été vaincu par la vérité ou opprimé par la
« puissance. — Pourquoi donc étes-vous venu ici? » dit
Augustin à l'évèque donatiste. Cette réponse , plusieurs
fois répétée, ne put délier la langue d'Émérite, qui cacha
sa défaite dans un silence obstiné. Augustin fit comprendre
au peuple la signification de ce silence. Pour dissiper dé-
sormais toute ignorance, il recommanda à Févèque catho-
lique de Césarée de faire lire chaque année dans son
église, durant le carême, les actes de la conférence de Car-
thage , comme cela se pratiquait dans beaucoup de villes
d'Afrique , entre autres à Carthage , à Thagaste , à Con-
stantine.
Alype fit ensuite lecture de la lettre que les évéques
catholiques adressèrent au tribun Marcellin , a\ ant la fa-
meuse conférence, et dont nous avons rapporté les princi-
paux passages. Augustin interrompit la lecture par un récit
d'une naïveté touchante et d'une véritable grandeur mo-
rale. Avant la conférence de Carthage, l'évèque d'Hip-
pone et quelques autres évèques, conversant entre eux ,
avaient été amenés à cette idée qu'on ne deAait garder
«CHAPITRE XL. 149
répiscopat que pour la paix de Jésus- Christ et le bien de
l'Église.
« Je vous avoue, dit Augustin au peuple de Césarée,
« qu'en songeant à chacun do nos collègues, nous n'en
« trouvions pas beaucoup (jui fussent disposés à faire ce
« sacrifice d'humilité au Seigneur. Nous disions , comme
« cela se fait en pareil cas : Celui - ci en serait capable ,
« celui-là reculerait ; un tel voudrait bien, un tel n'y con-
« sentirait jamais. En cela, nous suivions nos conjectures,
« ne pouvant pénétrer leurs dispositions intérieures. Mais
« quand on vint à le proposer dans notre concile général ,
« qui était composé de près de trois cents évéques, tous
« l'agréèrent d'un consentement unanime, et s'y portè-
« rent même avec ardeur, prêts à quitter l'épiscopat pour
« l'unité de Jésus-Christ, croyant non le perdre, mais
« le mettre plus sûrement en dépôt entre les mains de
« Dieu même. Deux seulement en conçurent de la peine :
« l'un, fort âgé, ne craignait pas de l'avouer; l'autre
« laissa voir sur son visage ce qu'il pensait dans son cœur.
« Mais tous nos collègues s'étant élevés contre ce vieillard,
« il changea aussitôt de sentiment, et l'autre changea de
« visage. »
Cette unanimité dans une décision semblable était comme
un généreux élan de l'âme, qui ne pouvait partir que de la
vérité.
Émcrite , demeuré muet maigre les instances de ses pa-
rents et les instances du peuple , avait par son silence
condamné sa propre cause ; les lie.is de famille et d'amitié,
la sécurité qu'il trouvait dans son propre pays, la douceur
toute fraternelle de l'évèque d'Hippone, encourageaient
F.mérite à parler; il laissa ruiner sans mot dire les fon-
dements du donatisme, vit étab'ir ou icctilier tour, les
faits qui prouvaient les torts et la déroute de son parti ;
150 SAINT AUGUSTIN.
il n'eut rien à opposer à Auf^ustin. Il porta ainsi, à son
insu, un dernier coup aux donatistes de Césarée, et fortifia
les nouveaux convertis. La charité sanctifia la victoire
d'Augustin; grâce à Tévêque d'Hippone, Émérite n'eut
rien à souffrir pour expier son obstination. Nous ignorons
quelle fut sa fin; nous savons seulement qu'il resta long-
temps caché.
La paix civile fut un des bienfaits qui marquèrent le
passage d'Augustin à Césarée; chaque année dans cette
ville éclatait une guerre domestique dont l'origine et les
motifs nous sont inconnus, et qui s'appelait Vattroupe-
nienl \ A une époque déterminée, la cité formait deux par-
tis; de sanglantes luttes s'engageaient; non-seulement des
citoyens se battaient entre eux, mais des frères s'armaient
contre leurs frères , des fils contre leurs pères ; la cité et la
famille se déchiraient à la fois. Cette coutume, indigne de
tout ce qui porte un visage d'homme, indigne surtout
d'une population chrétienne, faisait saigner le cœur de
l'évêque d'Hippone; elle remontait à des temps éloignés;
on pouvait craindre que le mal ne fût difficile à guérir.
Augustin cependant songea à délivrer Césarée d'un usage
aussi barbare. Le peuple, rassemblé dans l'église, entendit
cette douce et puissante voix lui parler de paix et d'amour,
et dénoncer les horreurs étranges qui se renouvelaient tous
les ans; Augustin retraça cette coutume dans ses plus hi-
deuses couleurs, montra les flots de sang répandus par des
mains fraternelles ou filiales, fit comprendre l'effroyable
caractère d'un combat que rien ne justifiait et qui était
l'œuvre d'absurdes et atroces préjugés. Il donnait à sa pa-
role toute la force, toute l'énergie possibles, a(in d'amener
son auditoire à détester d'affreuses scènes.
' CntPiv.Hii.
C'IAPITIŒ XI,. 151
« Ils m'interrompaient par des acclamations, dit l'ëvèque
« d'Hippone; mais je ne crus avoir fait quelque chose
« qu'au moment où je vis couler leurs larmes ; leijrs accla-
rt mations témoignaient seulement qu'ils me comprenaient
<( et m'écoulaient a\ec plaisir; mais leurs larmes me prou-
« vèrent qu'ils étaient touchés. Je commençai à croire que
« la détestable coutume qu'ils avaient reçue de leurs an-
(( cétrcs j)ar une longue succession de temps serait abolie.
« Je mis (in alors à mon discours, et j'en remerciai Dieu ,
« exhortant tout le monde à s'associer à mes actions de
« grâces ' . »
A l'époque où l'ëvèque d'Hippone rappelait ce souvenir,
huit ans s'étaient écoulés depuis le discours prononcé de-
vant le peuple de Césarée, et l'effrovable coutume contre
laquelle s'était élevée l'éloquence d'Augustin n'avait plus
reparu .
Augustin croyait n'avoir rien t'ait tant qu'il ne recueillait
que des suffrages et des applaudissements : quelle grande
leçon donnée aux orateurs évangéliques î
Parmi les lettres sans date que nous olfre la correspon-
dance de saint Augustin, il eu est (juelqucs-unes qui nous
paraissent pouvoir trouver ici leur place. Nous les recueil-
lons parce qu'elles renferment des traits de ni'purs à l'aide
desquels nous pénétrons dans la société de ce temps. Voici
d'abord Possidius, l'évèque de Calame, occupé de mettre
un terme à de mondaines frivolités qui blessaient sa piété ;
il avait demandé les conseils d'Augustin avant de prendre
une résolution à l'égard des bijoux et des vêtements; l'é-
vèque d'Hippone l'engagea à ne rien brusquer. On peut
interdire les parures d'or et les étoffes de prix aux per-
sonnes non mariées et qui ne songent pas à l'être; mais on
I Poctr. rhrél., liv. IV, cli. xxiv.
152 SAINT AUGUSTIN.
les laisse h d'autres à qui est permis un certain de'sir de
plaire , borné à d'honnêtes limites ; cependant il ne faut
pas souffrir que les femmes môme mariées montrent leurs
cheveux, puisque saint Paul va jusqu'à demander qu'elles
soient voilées. Augustin n'approuve pas le fard pour se
donner de l'éclat ou de la blancheur ; il ne pense pas que
les maris, pour lesquels seuls on permet la parure aux
femmes, soient disposés à encourager ces charmes d'em-
prunt. La vraie parure des époux clirétiens, c'est la pureté
des mœurs; les païens portaient des pendants d'oreilles
auxquels la superstition attribuait certaines vertus ; il se
rencontrait des chrétiens qui n'avaient pas la force de re-
noncer à ces coutumes, et l'évêque d'Hippone fait entendre
contre eux les plus sévères paroles.
Les ide'es de fatalité résistaient parfois encore aux doc-
trines évangéliques. On mettait ses fautes sur le compte du
destin, pour se dispenser de les reconnaître ou de combattre
les mauvais penchants. Lampadius était un des personnages
d'Afrique qui recherchaient la conversation d'Augustin et
se consolaient par des lettres du chagrin de ne plus le
voir. Les opinions fatalistes frappaient son esprit ; il les
développa dans une lettre adressée à l'évêque d'Hippone.
Le saint docteur lui répondit avec un sentiment de peine
profonde; il s'affligeait que des idées destructives de toute
moralité chez les hommes pussent abuser des intelligences.
Qu'est-ce que c'est qu'une doctrine avec laquelle il n'y a
plus ni loi, ni règle, ni correction, ni avertissement, ni
éloge, ni blâme, ni châtiment, ni récompense? Elle ren-
verse d'un seul coup tout ce qui compose le gouvernement
de la société humaine. Du moment qu'il n'y a plus de vo-
lonté libre, qui donc osera punir? Augustin raille les astro-
logues qui débitaient ces funestes absurdités, et demande
s'ils auraient siuffert des désordres dans leur ménage, et
CHAPITRE XL. 153
s'ils auraient permis à leurs femmes de justifier des déré-
çrlements par l'impossibilité d'échapper à sa destinée. Quel
est le fataliste qui , dans sa vie de tous les jours , au logis,
dans les affaires , sur la place publique , ne proteste contre
son propi'e système?
Dans d'autres lettres , Tévéque d'Hippone défend une
jeune orpheline qui se trouvait placée sous la tutelle de
l'Église; un chrétien de ses amis, le seigneur Rusticus, la
demandait pour son fils ; mais ce fils était encore païen , et
Tévéque repoussait l'union d'un païen avec une jeune
chrétienne; du reste, quand même le père donnerait sa
parole pour la conversion de son fils, et quand même Au-
gustin le verrait recevoir le baptême, Augustin ne vou-
drait pas s'engager sans que la jeune orpheline elle-même
eût parlé.
Dans cette société qui se transformait , les relations se
modifiaient selon les croyances ; on perdait et on retrou-
vait un ami d'après ses résolutions religieuses. Nous avons
une lettre d'Augustin qui exprime des sentiments que bien
des cœurs durent éprouver. Au temps de sa jeunesse, avant
que la lumière chrétienne eût illuminé son âme, Augustin
avait un ami appelé Martien ; celui-ci était resté païen ; il
gardait un tendre souvenir du fils de Monique ; toutefois la
profonde diversité des situations morales rendait difficile
une entière et complète intimité. Mais voilà que Martien
prit rang parmi les catéchumènes ; à cette nouvelle, Augus-
tin, joyeux, écrivit à l'ancien compagnon de sa jeunesse.
Il lui rappelait cornraent Cicéron a défini l'amitié, lui disait
que pendant longtemps il n'y avait eu entre eux qu'une
conformité de sentiments sur les cfwses humaines, et que
maintenant leur amitié allait devenir complète par la
conformité des sentiments sur les choses divines. Ce n'est
plus une passagère union bornée à cette courte vie, mais
I.Si SAINT AUGUSTIN.
une union immortelle par Tespérance d'un immortel ave-
nir. Augustin pense qu'on n'est parfaitement d'accord sur
les choses du monde que lorsqu'on est d'accord sur les
choses de Dieu. Martien n'est devenu véritablement son
ami que depuis qu'il a commencé à chercher Dieu. L'évèque
d'Hippone l'exhorte à recevoir au plus tôt le sacrement du
baptême.
« Souvenez- vous , » lui dit- il, « qu'au moment de notre
« séparation, vous me citâtes un vers de Térence où ce
« poëte, ne songeant qu'à se jouer, donne un avis qui me
« convenait fort : Désormais il faut d'autres mœurs et une
« autre vie\ Si vous me parliez sérieusement alors, comme
« je dois le croire, vous vivez sans doute de manière à vous
« rendre digue de recevoir, dans les eaux salutaires du
« baptême, la rémission de vos fautes passées. A Jésus-
« Christ seul nous pouvons dire : Grâce à toi, si quelques
<( traces de nos crimes subsistent encore, nous cesserons de
<i craindre'. Virgile tenait ceci de la sibylle de Cumes, à
« qui l'esprit de Dieu avait révélé peut-être quelque chose
<< du Sauveur du monde. »
Ces souvenirsdes lettres profanes n'apparaissent pas sans
charme dans des pages destinées à achever la conversion
d'un païen.
Il arrivait que de nouveaux chiétiens, perdant la mé-
moire des maximes (le Jesus-Christ , retombaient dans les
vices et les habitudes du paganisme Quelques-uns mêlaient
des prétentions étranges à la perversité des mœurs. Le sei-
gneur Cornélius, ancien compagnon d'étude d'Augustin,
avait perdu une douce et chaste épouse; il écrivit à lévèquc
d'Hippone pour lui parler de sa douleur et lui demander
de vouloir bien adoucir la blessure de son cœur par un
' Tér., L'Andrienne.
2 Virgilf, E<log. iv.
CHAPITRK XL. 155
éloge de lepousc qui n'était plus. Or Cornélius ne mon-
trait dans les actions de sa vie aucun respect pour le sou-
venir de sa femme morte. Le standale habitait sa demeure.
Augustin ' s'étonne qu'on demande à être consolé lorsqu'on
donne de tels spectacles. Il rappelle les paroles par les-
quelles Cicéron gourmandait les sénateurs de Eome au
profit de la République . et se croit autorisé à tenir un
sévère langage au nom (/es intérêts de la république du ciel,
dont il est chargé comme évéque. Cornélius, dans sa jeu-
nesse, quand il n'était encore ni baptisé ni même catéchu-
mène, eut un moment le courage de triompher de ses
passions ; maintenant qu'il est comme Augustin , au déclin
de Tàge, il s'abandonne à tous les excès ! Il est bien plus
mort que sa femme, et c'est de sa propre mort que ses amis
ont bsoin d'être consolés. Augustin lui dit que s'il ensei-
gnait encore la rhétorique comme à Carthage ou à Milan ,
ses écoliers paieraient d'avance; Augustin veut lui vendre
l'éloge d'une des plus chastes femmes du monde; le prix
qu'il exige , c'est qu'il soit chaste lui-même. Cyprienne (c'é-
tait le nom de cette femme) aura alors pour imitateur Cor-
nélius et pour panégyriste Augustin. >'ous ignorons si
Cornélius accepta les conditions que lui proposait l'évêque
d'Hippone.
Cn admirateur d'Augustin se félicitait d'avoir reçu de
lui une réponse; mais elle était très-courte et n'avait laissé
entrevoir qu'une petite partie des trésors de cette haute sa-
gesse, si toutefois ou peut jamais appeler petit ce qui vient
d'Augustin. Audax (c'était le nom de ce chrétien) l'appelait
V oracle de la loi, le distributeur du gage sacré de la justice,
le dispensateur du salut éternel. Augustin, écrivant une
seconde fois à Audax, s'excuse de ne pouvoir dicter do
1 Lettre CCLX.
156 SAINT AUGUSTIN.
longues lettres: les affaires de l'Église lui laissent peu de
liberté , et ces courtes heures de loisirs, il les consacre aux
plus urgentes ou aux plus utiles comj ositions. Il repousse
les louanges que lui donne l'opinion contemporaine. Audax
avait terminé sa lettre par dix vers hexamètres, dont le
dernier avait sept pieds ; Augustin lui demande si son
oreille l'a trompé, ou s'il a cru que l'évêque d'Hippone ne
s'en apercevrait point , et que toutes ces choses d'un passé
profane étaient sorties de son esprit.
Le ministère épiscopal n'avait rien fait oublier à Augus-
tin ; les moindres détails de ses anciennes amitiés lui re-
viennent à propos : la prose de l'orateur romain , les vers
de Virgile ou de Térence se présentent à sa mémoire au
profit de l'intérêt religieux qu'il poursuit; il se peint dans
toutes ses réminiscences des études d'autrefois , et jusque
dans sa façon de rappeler aux règles de la versification
latine.
CHAPITRE XLF
Les sermons de saint Augustin i.
Arrêtons-nous ici pour étudier de plus près et pour
mettre en lumière un des côtés importants de la vie de
* Nous trouvons les sermons de saint Augustin rangés eu ordre dans le
tome V de ses œuvres (édit. des Bénéd.); ils sont partagés en cinq classes.
La première classe renferme cent quatre-vingt-trois sermons sur l'Ecriturp
sainte; la seconde, quatre-vingt-huit sermons sur les principales fêtes de
l'année; la troisième, soixante-neuf sermons sur les fêtes des saints ; la qua-
trième, vingt-trois sermons sur divers sujets; la cinquième classe contient
trente et un sermons qui peuvent ne pas appartenir à saint Augustin. Les
Bénédictins ont placé dans un appendice au tome V trois cent dix-sept ser-
mons faussement attribués à l'évêque d'Hippone. Nous avons donc trois cent
soixante-trois sermons, sans compter quelques autres, tels que les sermons
sur la Prise de Rome, sur VUtilitcdujmhio, sur la Disriplinr chrétienne, qui
ont été prononcés par le grand docteur, soit à Ilippone, soit à Carthage. Une
CHAPITRE XLI. 157
l'évêque d'Hippone. Nous avons eu occasion plus d'une
lois de citer des discours ou homélies d'Augustin, et de
caractériser sa manière de prêcher; mais nous ne sommes
pas entré assez profondément dans l'esprit qui animait ce
grand homme lorsqu'il prenait la parole au milieu d'un
auditoire chrétien , et nous n'avons pas fait respirer suffi-
samment le parfum de cette éloquence si pénétrante et si
douce.
Nous ne pensons pas qu'on doive imposer à l'éloquence
chrétienne une forme dont elle ne puisse s'affranchir.
Chaque orateur évangélique parle d'après son esprit, d'a-
près les mouvements de son cœur; la chaire catholique
produit de salutaires effets avec des moyens différents.
Outre la diversité des intelligences et des caractères , il
est une diversité des temps dont il faut tenir compte. La
langue, les mœurs, les dispositions morales d'une époque
sont à considérer. Bourdaloue, Massillon et Bossuet ne
prêchaient pas comme saint C\pricn, saint Athanase, saint
Chrysostome, saint Augustin; nos meilleurs orateurs con-
temporains ne distribuent pas les divins enseignements à
la façon de saint Bernard ou de Foulques de Neuilly. Le
seul devoir imposé à tout orateur chrétien et dans tous les
temps, c'est l'exactitude religieuse, c'est le désir d'accom-
plir le bien.
Le complet oubli de soi forme le trait saillant de la phy-
sionomie de saint Augustin. Son soin principal était de
détourner de lui les regards des hommes. « On ne vit ja-
« mais , dit un de ses biographes , un grand homme plus
analyse de ces discours reujiilirait un volume. Les sermons de saiut Augustin
n'ont pas une grande étendue , ce qui s'explique par la coutume des fidèles
de les écouter debout. On recueillait les instructions du saint évéque à me-
sure qu'il les prononçait; puis il les revoyait, et retranchait ou auguieutait
selon qu'il le jugeait convenable.
158 SAINT AUGUSTIN.
X petit, et une lumière plus amoureuse des ténèbres*. »
Avec cette constante préoccupation, comment Augustin,
en présence des fidèles qui Técoutent, songerait -il à ga-
gner Fadmiration par l'art et la méthode , par les orne-
ments du langage? Savez -vous ce qu'il dit d'abord à son
auditoire? Il recommande sa faiblesse aux prières de ceux
qui sont venus l'entendre, et confesse son ignorance; l'é-
vêque se déclare serviteur et non pas père de famille ; en
lui tout est pauvreté; mais il puise dans le trésor dii Sei-
gneur; il a peu de forces, mais il n'ignore pas que la
parole de Dieu en a de grandes. On est saisi d'un sentiment
indéfinissable en entendant Augustin dire à son peuple :
« Dieu sait avec quel tremblement je me tiens en sa pré-
« sence, quand je vous parle. »
A voir l'extrême simplicité de ses sermons, instructions
ou homélies, il semble qu'Augustin n'ait pas voulu mêler
les accents humains aux accents de la divine majesté. Le
saint pasteur fait parler le ciel et juge la voix de la terre
trop indigne. Ce n'est plus un homme de génie qui ensei-
gne, c'est un ami qui veut éclairer et rendre meilleurs des
amis rangés autour de lui. « J'aime mieux, disait-il, que
« les grammairiens me reprennent que si les peuples ne me
« comprenaient point ^ » Lorsque Augustin s'élève, c'est
.•^011 sujet qui l'élève et non pas son génie; pareil à la vague
de la mer, portant parfois jusqu'aux cieux l'homme dont
elle est devenue le coursier.
En lisant les sermons ou homélies du grand évoque, nous
ne comprendrons jamais les prodigieux effets quils ont
produits si , dans notre pensée , nous les séparons du ton
et des larmes d'Augustin. Jamais âme ne fut plus féconde
en émotions , et nul plus qu'Augustin ne connut les clie-
1 GodeaUj Vie de saint Aiujustin, liv. 11, cliaii. xxii.
- Enarr. in Pu.
CHAPITRE XLl. 159
mins du cœur. Si tout l'art oratoire se réduit à la puissance
d'instruire et de toucher, il posséda cet art dans sa plus
merveilleuse étendue; car son langage était toujours so-
lide, et Dieu avait mis sur ses lèvres une grâce persuasive
à laquelle on ne résistait pas. Il y a dans une sensibilité
profonde des ressources infinies pour remuer un auditoire.
Le son de la voix d'Augustin , les pleurs qui s'échappaient
de ses veux , les trésors de son amour et de sa compassion ,
attendrissaient et subjuguaient les assistants. Les larmes,
que ce grand homme appelle le sang du cœur \ avaient chez
lui une éloquence qui pénétrait jusqu'aux entrailles. C'est
surtout quand il parlait des pauvres qu'il était touchant; il
tirait alors du fond de sou âme des accents qui amolli s-
.saient les cœurs les plus durs.
Les discours de saint Augustin ont des redites et des
1 )ngueurs dont on peut aisément se rendre compte. L'é-
vêque d'Hippone méditait son sujet à l'avance, mais n'écri-
vait pas ses sermons. 11 se réservait ainsi de répéter et
d'éclaircir des vérités jusqu'à ce qu'il reconnût que son
auditoire le comprenait tout à fait. Augustin a remarqué
lui-même que les prédicateurs qui apprennent leurs ser-
mons mot à mot se privent d'un grand fruit.
Ce docteur qui, dans ses prédications, négligeait la
rhétorique et les beautés du laugage, savait pourtant tous
les secrets de frapper les intelligences avec les moyens
humains, et les chaires de Carthage, de Rome et de Milan
n'avaient point oublié ses leçons. 11 ne s'abandonnait à son
génie que lorsqu'il prêchait dans cette ville de Carthage,
surnommée au ii^ siècle la Muse de l'Afrique, lorsqu'il avait
devant lui un élégaut auditoire accoutumé à l'éclat de la
parole. Partout ailleurs et surtout dans sa chère Uippoue,
I Seiui. XCIX.
100 SAINT AUGUSTIN.
peuplée de marins et de grossiers travailleurs , Augustin
demeurait simple et ne s'occupait que d'être compris. Il
règne dans le volumineux recueil de ses sermons une va-
riété de tons qui révèle une prodigieuse souplesse. Le lan-
gage d'Augustin prédicateur parcourt en quelque sorte
tous les degrés de l'échelle des intelligences.
Ouvrons le volume des œuvres d'Augustin renfermant
les discours ou instructions sortis de cette bouche qui ne
demeurait jamais muette, et faisons entendre quelque
faible écho de la voix dont retentirent les basiliques d'Hip-
pone et de Carthage, de Constantine, de Calame et de
Césarée. Tous les siècles peuvent profiter des leçons de
religion et de morale. On verra que cette parole, toujours
simple, ne va jamais sans vivacité et sans profondeur. Il
nous est impossible de suivre un ordre parfait dans le choix
des idées et des enseignements; nous les recueillons à
mesure qu'ils s'offrent à nous, et comme tout se tient dans
ces matières, on garde, quoi qu'on fasse, une sorte d'en-
semble et d'harmonie.
La fragilité de la \ie et le peu qu'elle vaut, la mort, vers
laquelle nous marchons malgré nous, ont toujours occupé
les moralistes. Augustin ', s'adressant à un auditoire com-
posé de travailleurs , énumère les fardeaux qui pèsent sur
eux. Pour se nourrir, on laboure, on sème, ou moissonne,
un manipule le grain changé eu farine ; mille tissus sont
employés pour se vêtir, et puis on meurt. L'homme voit
crouler autour de lui les monuments les plus solides , et ne
songe pas qu'il doit mourir. Lorsque arrivent les mauvais
jours , on invoque le trépas, on demande à Dieu d'abréger
la vie, et nous nous trompons encore ici nous-mêmes. Si
la mort, répondant à notre appel, se présentait et disait ;
1 Serui. LXXXIV.
CHAPITRE XLl. 161
Me voici , oli ! c-ommc nous nous hâterions de la supplier
de nous laisser dans cette misérable vie ! Chacun répète
que les jours d'ici -bas sont tristes, et nul ne veut en voir
la fin ; et pourtant vivre longtemps , ce n'est pas autre
chose que souffrir longtemps. Quand les enfants croissent
en âge, on dit que leurs jours deviennent plus nombreux :
faux calcul ! leurs jours diminuent. Les jours de l'homme
s'en vont et ne viennent pas. Admettez qu'un homme soit
appelé à atteindre jusqu'à la quatre -vingtième année;
chaque jour qui s'écoule est autant de retranché de sa
vie. 0 prudence humaine ! si le vin diminue dans l'am-
phore, on est mécontent; les jours s'en vont, et on se ré-
jouit! on dirait que plus les jours sont mauvais, plus on
les aime.
La vie ou plutôt la mortalito de cette vie, dit Augustin*,
passe comme un fleuve. Vojez toutes choses ; elles passent,
et sont remplacées par d'autres qui passent aussi. La foi
religieuse aide à franchir le fleuve sans péril. Au delà du
fleuve, plus rien ne sera entraîné ; il n'y aura plus de mor-
talité, il y aura la vip. Augustin ^ ne voit pas sans tristesse
comment le mouvement et la vie se retirent d'un corps
d'où l'àme est absente; un homme marchait dans la liberté
de sa force, et le voilà étendu roide; il parlait, et ses
froides lèvres sont muettes; ses yeux ne reçoivent plus la
lumière, ses oreilles n'entendent plus aucun bruit. Los
pieds ne sont plus poussés à la marche, les mains au travail,
les sens à l'exercice de leurs facultés. Ce corps immobile est
comme une maison dont je ne sais quel habitant faisait
l'ornement et la gloire : il est parti, et ce qui reste est une
chose lamentable à voir!
t Enarr. in Ps. lxv, 2.
V Sermon CLXXIII.
II. - H
l(i'2 SAINT AUGUSTIN.
L'évèque d'Hippone ' nomme le péché comme père de la
mort, et ne voit sur la terre qu'une seule chose certaine,
la mort. Tout est caché dans les ténèbres du lendemain.
Mais nous sommes nés, et il est bien certain que nous
mourrons, et même dans la mort il y a quelque chose
(Tincerlain, c'est le jour de son arrivée; nous ne savons
pas où nous serons quand le maître de la maison nous
dira : Partez.
On fait un testament avant de mourir, on est inquiet
pour ce qu'on laisse, et on ne s'inquiète pas pour soi-même.
Vos enfants auront tout, et vous, rien. Votre pensée se sera
consumée à rendre facile la route à ceux qui viennent après
vous'^, et vous ne vous préoccupez pas du lieu où vous
arriverez vous-mêmes. Les hommes ne pensent h la mort
qu'au moment où ils voient porter un cadavre en terre.
Alors on dit : « Hélas ! c'est un tel ; hier il marchait encore;
« il n'y a qu'une semaine que je l'ai vu, il ma parlé de
« telle affaire; comme c'est malheureux! rhonime n'est
« donc rien ici -bas. » Voilà ce qu'on dit pendant qu'on
pleure encore ce mort, pendant qu'on prépare sa sépulture,
durant la marche du convoi et lorsqu'on le descend dans la
fosse... Mais une fois le mort enseveli, toutes ces pensées
sont aussi ensevelies. Et l'on recommence à s'occuper d'af-
faires , et l'héritier oublie celui qu'il vient d'accompagner
à la tombe, et calcule les produits de son héritage. Cepen-
dant lui aussi doit mourir, et voilà qu'il recommence frau-
des, rapines et parjures pour obtenir des plaisirs qui pé-
rissent pendant même qu'on les goûte t et ce qui est plus
triste, on tire de la sépulture d'un mort un argument pour
ensevelir son àme : Mangeons et buvons, dit- on, car vous
mourrons demain. La pensée de l'immortahté vient adoucir
' Ehiirr. in Ps. xxxvui.
■i Sermon CCCLXI.
CHAPITRE Xl.I. 163
ces lugubres images du sépulcre. Saint Paul appelle les
morts ceux qui dorment, pour annoncer le réveil, c'est-
à-dire la resnri'ection.
On entend quelquefois traiter d'insensés ceux qui croient
à la résurrection des morts. Qui est revenu du tombeau?
disent les incroyants, qui est venu nous dire ce qu'on fait
dans les enfers? Ai -je jamais entendu la voix de mes
frères, de mon aïeul, de mes ancêtres?... Malheureux que
vous êtes, dit Augustin ', vous croiriez si votre père res-
suscitait, et, après la résurrection du Seigneur de tous,
vous ne croyez pas ! et que ferait votre père s'il ressuscitait
et venait vous parler pour rentrer bientôt dans la mort?
Voilà bien mieux ici : regardez avec quelle puissance Jésus-
Christ est ressuscité, puisqu'il ne meurt pas, puisque la
mort n'aura plus d'empij-e sur lui. Les disciples et les fidèles
ont pu le voir et le toucher; ils ont ainsi confirmé leur foi
pour la porter ensuite devant les hommes. Si vous nous
prenez pour des imposteurs, interrogez toute la terre : par-
tout le christianisme donne la vie au monde ; ceux-là mêmes
qui n'ont pas encore cru en Jésus- Christ n'osent attaquer
la vérité de la résurrection. Témoignage dans le ciel, témoi-
gnage sur la terre, témoignage des anges, témoignage des
enfers : il n'est pas une voix qui ne crie que Jésus-Christ
est ressuscité.
Voici qui est doux , ingénieux , poétique ' :
« Une personne que vous aimez a cessé de vivre, vous
n'entendez plus sa voix ; elle ne se mêle plus aux joies des
vivants, et vous, vous pleurez. Pleurez -vous aussi sur la
semence lorsque vous l'avez jetée dans la terre? Si un
homme, ne sachant rien de ce qui doit arriver quand on
confie le grain à la terre, allait se lamenter sur lu perte de
1 Sermon CCGLXI.
2 Ibid.
1H4 SAINT AUGUSTIN.
ce grain; s'il gémissait en songeant que ce blé est enfoui,
et s'il attachait des yeux pleins de larmes sur les sillons
qui le couvrent, vous, plus instruit que lui, n'auriez-vous
pas pitié de son ignorance? ne lui diriez -vous pas : Plus
d'inquiétudes; ce que vous avez enseveli n'est plus dans
le grenier, n'est plus entre vos mains; mais encore quel-
ques jours, et ce champ que vous trouvez si aride sera cou-
vert d'une abondante moisson, et vous serez plein de joie
(le la voir, comme nous qui, sachant ce qui va arriver,
sommes pleins de joie dans cette espérance.
(( Mais les moissons se voient chaque année, tandis que
celle du genre humain n'aura lieu qu'une fois , et encore
à la fin des siècles ; nous ne pouvons donc vous la montrer.
Mais l'exemple nous a été donné d'un graiu principal: le
Seigneur, parlant lui-même de sa moit future, a dit : Si le
grain demeure ainsi, et s'il ne meurt pas, il ne se multiplie
point. C'est l'exemple d'un seul grain , mais il est si grand
que tous doivent y avoir foi. D'ailleurs, toute créature,
si nous voulons l'entendre , nous parle de la résurrection,
et ces exemples quotidiens doivent nous faire connaître ce
que Dieu fera aussi de tout le genre humain. La résurrec-
tion des morts n'aura lieu qu'une fois; mais le sommeil et
le réveil de tout ce qui res[)ire ont lieu tous les jours, et
nous trouvons dans le sommeil l'image de la mort, et dans
le réveil l'image de la résurrection. Et d'après ce qui se
fait tous les jours, croyez ce qui se fera une fois. Comment
tombent et repoussent les branches des arbres ? où vont-
elles quand elles sont tombées? d'où sorteut-clles quaud
elles poussent? Voilà l'hiver . tous les arbres se dessèchent
et semblent morts; mais le printemps vient , et tous vont
se couvrir de feuilles. Kst-ce la première fois que ce
phénomène arrive? Non, il est arrivé également l'année
dernière. I/unnée va donc et revient, et les hommes.
CHAPITUK XLI. 4 fis
créés à rimage de Dieu, une fois morts ne reviendraient
pas ! »
Écoutons Augustin parler des dogmes chrétiens depuis
la naissance du Sauveur du monde jusqu'à sa mort :
Le Christ, Verbe éternel, a voulu naître d'une mère
vierge. ï»i vous demandez que je vous l'explique, ce ne sera
plus un nivstère ; si vous en cherchez des exemples, ce ne
sera plus une chose unique V Qui pourrait comprendre une
chose si nouvelle, si incroyable, et dont la foi cependant
est dans tout l'univers ^? Le Christ homme, voilà l'honneur
de l'homme; mais il reçoit son corps d'une mère, voilà la
gloire de la femme. 11 eut pour vêtement des haillons, pour
berceau une crèche; il remplissait le monde, et ne trouva
pas de place dans une hôtellerie. Celui qui portait l'univers
était caché entre le bœuf et l'àne.
Le divin Enfant de la Judée a des bergers pour premiers
adorateurs ; ensuite, des étrangers , des mages viennent lui
apporter l'encens et la myrrhe. La bonne nouvelle est an-
noncée aux uns par des ar>ges , aux autres par une étoile * ;
tous l'apprennent du ciel; les Juifs et les Gentils se trou-
vent ainsi convoqués dans une pensée d'unité et de paix.
Les mages reconnurent le Messie dans un petit enfant
pauvre et sans parole; les Juifs, qui entendirent ces divins
enseignements, le maltraitèrent; les raages adorèrent Jésus
dans sa faiblesse , les Juifs le crucifièrent dans l'éclat de sa
puissance. Était-ce une plus grande chose de voir briller
une étoile à sa naissance que de voir le soleil se voiler à sa
mort? Si l'étoile se coucha quand les mages entrèrent à
Jérusalem , c'était i)our que leurs questions obligeassent
les Juifs de reconnaître le témoignage des Écritures.
1 SermoD XIII.
- Sermon CXC.
■' Sermon CXCIX.
166 SAINT AUGUSTIN.
En se faisant homme, le Verbe éternel n'a pas plus
changé qu'un homme qui prend un vêtement ; il ne devient
pas vêtement, mais il demeure toujours le même'. Si un
sénateur, ne pouvant entrer ei habit de sénateur dans une
prison où il voulait aller consoler un malheureux esclave ,
prend un habit d'esclave , il paraît vil à l'extérieur, mais il
conserve toujours sa dignité; et cette dignité est d'autant
plus relevée , que le libérateur a voulu s'abaisser pour une
plus grande miséricorde.
Naître, travailler et mourir, voilà les fruits que produit
cette terre; voilà aussi ce que Jésus -Christ a trouvé au
milieu des hommes. Qu"a-t-il donné en échange? renaître,
ressusciter, vivre éternellement.
Jésus-Christ veut que nous l'imitions. Est-ce dans les
grandeurs et la puissance de sa divinité ^? Nous oblige-t-il
à gouverner comme lui le ciel et la terre, à créer un second
univers? 11 ne nous dit point : Si vous vouiez être mes dis-
ciples , marchez sur la mer, ressuscitez un mort de quatre
jours, rendez la vue à un aveugle-né; mais il nous dit :
Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur. Il est
Celui à qui il a été dit : Vous êtes le seul qui accomplissiez
des merveilles; mais ce n'est point à cela qu'il nous invite. Il
veut que nous imitions ce qu'il a fait comme. homme. Or,
souffrir, être humilié, mourir, voilà lliommc!
Le Fils de Marie a pris toutes nos infirmités afin de pou-
voir rassembler sous ses ailes les enfants de Jérusalem,
comme la poule rassemble ses petits. Voyez quelle image
le Seigneur a choisie \ Les autres oiseaux qui ont des pe-
tits , ceux-là mêmes qui font leurs nids sous nos yeux , ne
montrent pas la même sollicitude. Le passereau solitaire,
1 Sermon CHLXIV.
2 Ennrr. in Ps. xc.
i Euarr. in Pv. i.viii.
CHAPITRE XLl. 167
l'hirondelle fidèle a notre toit , lu cicogne et beaiicon]i
d'autres oiseaux réchaulTent leurs œufs, nourrissent leurs
petits; mais nul oiseau ne sabaisse et ne se fait infirme
avec ses petits comme la poule. Certes , s'écrie Augustin ,
je dis une chose commune . et qui frappe nos veux chaque
jour. Vovez comme la voix de la poule devient rauque et
entrecoupée, comme tout son corps se hérisse, ses ailes s'a-
battent, ses plumes s'élargissent, comme elle marche avec
inquiétude autour de ses petits ! C'est l'image de la ten-
dresse maternelle , et c'est pour cela que le Sauveur Fa
choisie en disant : « Jérusalem! Jérusalem! combien de
« fois ai-je voulu rassembler tes enfants comme une poule
« rassemble ses petits sous ses ailes, et tu ne l'as pas
« voulu ! » 11 a rassemblé toutes les nations comme une
poule rassemble ses petits, lui qui s'est fait infirme pour
nous, qui a été méprisé, souffleté, flagellé, attaché au
gibet, percé d'une lance; voilà bien toute la désolation de
la tendresse maternelle, nièlee cependant d'une majesté
divine.
L'évêque dHippone* nous montre la divine puissance
de Jésus mourant; il nous montre le Christ sur la croix,
attendant librement que tout soit accompli avant de mou-
rir. Bourdaloue a magniliquement développé cette pensée
dans la première partie de son sermon sur la Passion de
Jésus-Christ, où il fait voir que, dans le mystère de la Pas-
sion , le Sauveur a fait paraître toute l'étendue de sa puis-
sance. 11 ne cite pas saint Augustin ; mais il cite saint Paul,
qui le premier montra dans le Christ crucifié un miracle de
la force de Dieu ^
Augustin ^ proclame la gloire de la croix, longtemps un
I Jn Joan., XXXI.
- Christum crucifîxum, Uei virtuteui.
•J Enfin-, in Ps. Liv.
1«.S SAINT AUGUSTIN.
objet d'horreur, et qui maintenant se pose sur le front des
rois. Ce n'est point le fer, c'est le faible bois qui a dompté
l'univers. Quel est donc ce conquérant qui s'avance? C'est
le Christ, qui, avec sa croix , a vaincu tous les potentats de
la terre; après les avoir subjugués, il a planté sa croix sur
leur front, et ces monarques s'en glorifient, parce que là
est toute leur espérance '. 11 avait donné aux mages un signe
pour qu'ils le connussent, c'était une étoile; mais ce n'est
pas le signe qu'il a choisi pour lui ; ce n'est pas une étoile
qu'il a voulu placer sur le front de ses serviteurs, c'est la
croix. Il veut être glorifié par où il a été humilié ^ Ceux qui
assistaient au crucifiement croyaient ce bois digne de mé-
pris ; ils passaient en secouant la tête et disaient : Si cet
homme est le Fils de Dieu, qu'il descende de la croix 1 Mais
Jésus cachait sa puissance, parce qu'il le fallait pour être
jugé^ S'il l'avait montrée, qui aurait osé le condamner?
S'Us l'avaient connu , dit l'Apôtre, ils n'auraient jamais cru-
cifié le Roi de gloire.
A ceux qui demandent l'explication des miracles par le
sens humain, Augustin demande l'explication d'un fait bien
commun. « Pourquoi , leur dit-il , la semence d'un figuier,
qui est un gros arbre, est- elle si petite qu'à peine est-elle
visible? Cependant vous savez, non p;u' le témoignage de
vos yeux , mais par celui de votre esprit , que les racines
et le tronc de cet arbre , les feuilles dont il do|t se couvrir
et les fruits qu'il doit porter, sont cachés et renfermés
dans cette graine, toute petite qu'elle soit. Je ne vais pas
plus loin. Kl quoi! vous ne pouvez me rendre raison d'une
chose si commune , et vous voulez me demander raison des
plus grands miracles ! Lisez donc l'Évangile et croyez. Une
* Ps. XCV.
2 In Joan., tu.
:» Sermon CCI.XIII.
CHAPITRE XLl. !69
chose qui surpasse tout et que vous nadmirc/. pas, c'est que
rien n'existait d'abord , et voilà le monde '. »
1.6 Sauveur avait dit : Personne ne monte au ciel que Celui
qui est descendu du ciel, r.à- dessus, des hérétiques avaient
cru devoir nier l'ascension glorieuse, parce que le corps
de Jésus, n'étant pas descendu du ciel, n'avait pas pu y
monter. « ]>rais , dit Augustin , Notre-Seigneur n'a pas dit :
Pien ne monte au ciel que ce qui en est descendu ; mais il
a dit : Personne ne monte au ciel que Celui qui est des-
cendu du ciel. Cela se rapporte donc à sa personne , et non
à son vêtement. Il est descendu sans le vêtement de son
corps, il est monté avec le vêtement de son corps; mais
Celui qui monte n'est pas autre que Celui qui est des-
cendu... Si quelqu'un descend d'une montagne ou d'un
rempart sans vêtement ou sans armes, et qu'il y remonte
bien vêtu ou bien armé, n'est-ce pas toujours la même
personne -? »
Augustin est toujours éloquent lorsqu'il parle de Dieu.
L'enthousiasme excite alors son génie, et ceux qui l'écou-
tent sont ravis.
« 0 mes bien -aimés frères! s'écrie- t-il dans un de ses
sermons % quelle parole passagère comme la nôtre louera
dignement la parole éternelle , le Verbe de Dieu? Comment
un si pauvre instrument ponrra-t-il suffire à raconter les
grandeurs infinies? Que les cieux le louent, que les voûtes
des cieux le louent , que les puissances de l'air le louent .
que les grands luminaires du firmament et les astres redi-
sent sa gloire ; que la terre le loue aussi comme elle pourra;
si elle ne sait le célébrer dignement, qu'au moins elle ne
soit pas ingrate. Expliquez et comprenez Celui qui, dans
( Sermon CCXLVII.
2 Sermon CCLXIIl.
3 Sermon CCCI.XXVTI.
170 SAINT AUGUSTIN.
sa puissance, atteint d'une extrémité à l'autre, et qui or-
donne tout dans sa honte. Comment se lève-t-il pour cou-
rir cette immense carrière dans laquelle il part du plus
haut des cieux et veut remonter au plus haut des cieux?
S'il atteint partout , d'où a-t-il pu sortir? S'il atteint par-
tout, où peut- il aller? 11 n'est point circonscrit par les
lieux ni changé par les temps, il n'a ni entrée ni sortie;
demeurant en lui-même, il remplit et environne tout.
Quels espaces ne le possèdent dans sa toute-puissance, ne
le contiennent dans son immensité, ne le sentent dans son
action? Voyez tout ce que j'ai dit, et ce n'est rien. Mais
pour que les humbles créatures puissent dire quelque chose
de lui, il s'est humilié en prenant la forme d'esclave, il est
descendu sous cette forme, et, selon l'Évangile, il a avancé
par degrés dans l'étude de la sagesse. Sous cette forme
d'esclave, il a été patient et a combattu vaillamment ; il est
mort et a vaincu la mort ; sous cette forme , il est rentré au
ciel, lui qui n'a jamais quittf'^ le ciel Quel est donc ce roi
degloire, pour lequel il est dit : Élevez vosportes, ôprinces !
Portes éternelles, élevez-vous ! Élevez-vous, car il est grand ;
vous ne pourriez lui suffire; élevez-vous , afin quil entre ce
Roi de gloire! Et les princes sont dans l'étonncmcnt; ils ne
le connaissent pas. Quel est ce roi de gloire ? 11 n'est pas seu-
lement Dieu, mais il est homme; il n'est pas seulement
hoinme, il est Dieu. Il souffre? N'importe , il est Dieu, il
ressuscite? N'importe, il est homme. Est-il donc Dieu et
homme? Élevez vos portes, ô princes ! Portes éternelles, éle-
vez-vous, et le roi de gloire entrera C'était chose nouvelle
pour les enfers de recevoir un Dieu , chose nouvelle pour
les cieux de recevoir un homme, et partout les princes,
saisis de surprise, demandent : Qud est ce roi de gloire?
Écoutez la réponse : C'est le Seigneur fort et puissant, le
Seigneur puiasant dans les combats. »
CHAPITRE XLII. 174
(.HAPIint: XLII
Continuation du même sujet.
La vie d'Augustin, depuis sa conversion à la foi chré-
tienne, fut une grande et merveilleuse vie. Jusqu'à trente-
deux ans , le (ils de Monique ne put rien produire qui ait
mérite le souvenir des hommes; c'est que, pour enfanter
d'importantes œuvres , il faut croire à quelque chose , il
faut a\oir une base, un principe, un point fondamental sur
lequel s'appuie l'intelligence , et le jeune homme de Tha-
gaste s'en allait tristement de nuage en nuage. Le mirage
du désert se reproduisait sans cesse aux veux de ce voya-
geur qui cherchait un peu d'eau pure et un frais al)ri. Au-
gustin mena des jours stériles et fut en quel ;ue sorte sans
valeur jusqu'à Iheure où il devint chrétien. Le corail, tant
qu'il demeure au fond des mers, est terne et mou ; mais dès
qu'on l'a tiré des flots, au premier siuflle du vent, il durcit
comme la pierre et revêt ces belles couleurs purpurines qui
fout tout son prix. 11 en fut de même d'Augustin aussitôt
que la divine volonté l'eut tiré de la mer de ce monde. A
partir de ce moment, son génie reçut une rare énergie et
déploya des ri<.'hcsses qui firent l'admiration des contempo-
rains. L'amour du bien, le désir d'éclairer les hommes, se
changèrent dans son àrae en violentes passions ; ce besoin
d'instruire et de rendre meilleurs ses frères éclate surtout
dans les nombreux discours adressés par Augustin au trou-
peau confié à sa vigilance.
Ne nous lassons donc point de recueillir quelques-unes
des plus remarquables paroles tombées de la bouche d'Au-
gustin quand il ouvrait son âme aux multitudes rassemblées
dans les basiliques.
1-2 SAINT AUGUSTIN.
Les premiers fidèles sur qui desceudit le Paraclet reçu-
rent le don des langues. — Si l'Esprit-Saint est encore
donné aujourd'hui , pourquoi personne ne parle-t-il plus
les langues de toutes les nations? — Pourquoi? répond l'é-
vêque d'Hippone : parce que ce qui était signifié par le don
des langues est maintenant accompli. Au premier temps
toute FÉglise était renfermée dans la seule maison où se
réunirent les disciples. Composée d'un petit nombre d'hom-
mes , mais riche des dons de l'Esprit-Saint, elle possédait
déjà toutes les langues de l'univers ; mais cette Église si
petite, parlant les langues de tous les peuples, n'est-ce
pas cette mène Église étendue maintenant du couchant
à l'aurore, et qui parle toujours les langues de tous les
peuples ' ?
Que personne donc, ajoute Augustin, ne dise : Si j"ai
reçu TEsprit-Saint, pourquoi ne parlé-je pas les langues de
toutes les nations? L'Flsprit qui donne la vie à chacun de
nous s'appelle l'àme , et vous voyez ce que l'àmc ^ fait dans
le corps : elle met la vie dans tous les membres. Par les
yeux, elle voit; parles oreilles, elle entend; par les na-
rines , elle sent ; par la langue , elle parle; par les mains ,
elle travaille; par les pieds, elle marche; elle est présente
en tous les membres pour qu'ils vivent, elle donne à tous
la vie, et à chacun son emploi. I/(Fil n'entend point, l'o-
reille ne voit point, et ni l'oreille ni l'œil ne parlent; et
cependant tout vit, les fonctions sont partagées, la vie est
commune. Ainsi est l'Église de Dieu. Dans quelques-uns
des saints elle fait des miracles, dans d'autres elle prêche
la vérité : dans ceux- ci elle garde la xirginité, dans ceux-
» Sermon CCLXVII.
■■! Dans beaucoup de ses ouvrages saint Augustin définit l'homme : uuo
intelligence ou une àme servie par un corps. La célèbre définition de M. de
Ron.iM n'était (|np In reproduction d'une pi^nsén de l'évèqne d'Hippone.
CHAPITRE XLII. 173
là la chasteté conjugale; les œuvres sout diverses selon la
diversité des sujets. Chacun a sou travail particulier; mais
tous participent à la même vie. Ce qu'est lame au corps
humain , TEsprit-Saint l'est au corps de Jésus-Christ, qui
est l'Église. Ce que l'âme fait dans un seul corps, TEsprit-
Saint le fait dans toute l'Église. Or voyez ce que vous devez
éviter, observer et craindre. Dans le corps humain, il arrive
que l'on coupe un membre, une main, un doigt , un pied :
est-ce que l'àme suit le membre coupé? Lorsqu'il tenait au
corps, il vivait; il est coupé, il perd la vie. Ainsi le chré-
tien, tant qu'il puise sa vie dans le corps, est catholique;
est- il coupé? il devient hérétique : l'Esprit ne suit pas le
membre coupé.
Le divin Maître , prêt à quitter ses disciples, leur disait :
« J'aurais encore beaucoup d'autres choses à vous ap-
II prendre , mais \ ous ne seriez pas capables de les entendre
« présentement. » Dans la science de la religion, dit le
docteur africain ' , ce que nous lisons ou écrivons , ce que
nous prêchons ou entendons , de quelque profondeur que
ce soit, si Jésus -Christ voulait nous le dire comme il le dit
aux anges dans l'essence du Verbe , Fils unique du Père ,
co-éternel au Père, nul homme ne pourrait le porter, quand
même il serait aussi spirituel que le furent les apôtres après
la descente du Paraclet. Et, en elTet, tout ce que la créature
peut savoir, est moindre que le Créateur, Dieu véritable ,
souverain et immuable. Et pourtant qui donc ne parle pas
de Dieu? Son nom se trouve place dans les lectures, dans
les discussions , dans les conférences , dans les éloges ,
dans les chants, et jusque dans les blasphèmes. Tout le
monde parle de Dieu; et quel est celui qui le connaît
comme il faut? Quel est celui qui tourne vers lui toute la
I In Jotirt , xcvii.
174 SAINT AUGUSTIN.
plénitude de son esprit? Il est Trinité , et qui Teût soup-
çonné s'il n'avait voulu le faire connaître? et quoiqu'on le
sache , quel est celui qui le sait comme les anges? et tout ce
qui se répète sans cesse sur l'éternité, la vérité, la sainteté
de Dieu, les uns le comprennent bien, les autres mal; ou
plutôt les uns le comprennent, les autres ne le compren-
nent pas du tout; car celui qui comprend mal ne comprend
pas , et parmi ceux qui entendent bien , les uns entendent
plus, les autres moins, et nul homme n'entend comme les
angps. Et dans l'esprit, dans l'àme de chaque homme, il se
fait un développement progressif non-seulement pour pas-
ser comme du lait à la nourriture solide , mais encore pour
passer de cette nourriture solide à une plus solide et tou-
jf urs plus abondante. Ce développement ne s'accomplit
|)oint par quelque chose de matériel, mais par une intelli-
gence lumineuse ; car la lumière est aussi la nourriture de
l'intelligence. Mais pour croître dans cette science et pour
saisir de plus en plus à mesure que s'étend la connaissance ,
ce ne sont pas les paroles d'un homme savant qui vous suf-
liraient; lui, par sou travail intérieur, plante et arrose;
mais on doit tout solliciter, tout attendre de Celui qui
donne l'accroissement.
La gloire et la durée de l'Église font toujours battre le
cœur d'Augustin et lui inspirent les expressions les plus
vives.
0 Église de Jésus -Christ, dit l'évéque ', vrai temple du
Roi, qui se construit avec les hommes, dont les pierres vi-
vantes sont les fidèles de Dieu' temple unique dont toutes
les parties, solidement liées, ne forment qu'un seul tout,
où il n'y a plus ni ruine, ni séparation, ni division : la cha-
rité eu est le ciment. Jésus -Christ a envoyé ses ambas-
1 linarr. in Pu. xliv.
CHAPITRE XLU. 175
sadeurs; les apôtres ont enfanté l'Église, ils sont nos
pères. Mais ils n'ont pas pu demeurer longtemps avec
nous. Celui-là même qui désirait quitter te monde, mais
qui, par nécessité, prolongeait son séjour au milieu de ses
frères, est parti. L'Église est -elle pour cela abandonnée?
point du tout ; il est écrit : En place de vos pères , des fils
vous ont été donnés. En place des apôtres, vos pères, des
évoques, ont été constitués. L'Église donne aux évcques le
nom de pères , et c'est elle qui les a engendrés. 0 sainte
Église! ne pensez donc pas que vous soyez abandonnée
parce que vous ne voyez plus Pierre , parce que vous ne
vo}ez ])lus Paul ni les pères qui vous ont enfantée. Regar-
dez comme le temple de Dieu s'est agrandi ! Voilà l'Église
catholique : ses fils sont établis princes sur la terre ; ils ont
été constitués à la place des pères. Qi:e ceux qui se sont
séparés reviennent au temple du Koi. Dieu a établi son
temple partout , partout il a affermi le fondement des pro-
phètes et des apôtres.
On se rappelle la pierre dont parle Daniel. Cette pierre
détachée d'une montagne, et qui est devenue elle-même
une grande montagne, a couvert toute la terre. Cette pierre,
c'est Jésus- Christ , qui a brisé l'empire des idoles et rempli
de sa gloire tout l'univers. Voilà la montagne immense que
tous les yeux peuvent voir î Voilà la cité dont il a été dit :
Une ville placée sur une montagne ne peut pas être cachée.
Or il y a des hommes qui viennent heurter contre cette
montagne, et comme on leur dit : Montez donc, ils répon-
dent qu'il n'y a rien, et aiment mieux s'y briser la tète que
d"y prendre une demeure '.
Augustin veut chercher son frère égaré ; il b.avera sa
colère sauf à l'apaiser après qu'il l'aura trouve. « 0 mon
1 In Epist. Jnan.. i, 13.
176 SAINT AUGUSTIN.
frère , dit le saint évéque , que faites-vous dans les réduits
obscurs? Pourquoi cherchez - vous au milieu des ténèbres?
Il a posé son tabernacle dans le soleil \ » Augustin nous
montre l'Église posée sur un fondement divin et ne devant
pas s'incliner dans les siècles des siècles %• il demande où
sont ceux qui disent qu'elle va tomber et disparaître du
monde. Peuples de la terre, venez; voyons si vous effa-
cerez cette Église; voyons si vous l'étoufferez , si vous
anéantirez son nom; voyons si tous vos efforts ne seront
pas inutiles. Quand doit -elle mourir? Jetez-vous, sur elle
comme sur une muraille en ruine ; poussez-la , mais écoutez
plutôt : 0 Dieu, dit-elle, vous êles mon soutien, je ne serai
pas ébranlée : on a voulu me pousser, me renverser comme
un morceau de sable ; mais le Seigneur nia tendulamain^.
Qu'on vienne encore nous redire : « Cette Église a vécu
« assez longtemps, elle est passée. 0 parole impie! Elle
(( n'existe plus parce que vous vous en êtes séparés? Pre-
« nez garde que vous allez passer tout à l'heure, et quelle
« subsistera toujours et sans vous *. »
Il y a quatorze cents ans , au temps d'Augustin , des
mains ennemies creusaient donc une grande fosse pour en-
terrer l'Eglise catholique ! ces hommes ont passé, quatorze
cents ans ont passé aussi , et l'Église dure encore. De nos
JKurs elle a retrouvé des fossoyeurs tout prêts à la clouer
au cercueil , et ces fossoyeurs seront eux-mêmes couchés
dans la bière , et des siècles nouveaux se lèveront sur la
gloire de l'Église catholique !
L'é\èque d'Uippone remarque que nulle autorité n'a
manqué au\ lilets des disciples que le Sauveur a faits pè-
1 Enarr. in Fs. xvai.
'■i Ps. cm.
:* Ps. LU.
4 Ps. Cl.
CHAPITRE XLII. i11
cheurs d'hommes '. Si l'autorité est dans la multitude, quoi
de plus nombreux que l'Église répandue à travers le monde
entier? Si elle réside dans les richesses, combien nous
compterons de riches qui sont entrés dans l'Église! L'au-
torité résiderait-elle dans la pauvreté? que de pauvres aux
pieds de Jésus -Christ! La placerez-vous dans les nobles et
les rois? ils sont rangés en foule autour de l'étendard chré-
tien. I.t si les penseurs, les orateurs et les philosophes font
pour vous autorité , voyez les pbis forts et les plus illustres
pris dans les filets de ces pêcheurs ! Du fond du néant de
leurs opinions , ils ont été amenés à la vérité , s'attachant
à Celui qui , par l'exemple de la plus profonde humilité , est
venu guérir la plus grande plaie du monde , l'orgueil ; qui
a choisi la folie selon le monde pour confondre les sages ,
et ce quil y avait de méprisable, et ce qui n'existait pas ,
pour confondre ce qui se croyait plein de force et de vie.
Le soleil s'est levé, et l'herbe a séché, parce qu'elle n'a
pas de racines '. Les princes de la terre avaient pensé que
par leurs persécutions ils enlèveraient du monde la reli -
gion du Christ. Ils portèrent une loi qui punissait de mort
quiconque se disait chrétien. Qu'arriva -t- il? une foule
innomhra])le courut au martyre, et les ennemis dirent
alors : Il va nous falloir tuer tout le genre humain. Si nous
faisons périr tous les chrétiens , il ne restera presque plus
personne sur la terre.
Le docteur commente ces mots du Psalmiste ^ : Ses éclairs
ont brillé par toute la terre. Il voit dans les nuées les prédi-
cateurs de la vérité, et c'est du milieu des nuées que sor-
tent les éclairs. Vous voyez une nuée noire, portant je ne
sais quoi; si un éclair s'en échappe, une vive lumière tra-
1 Sermon Ll.
2 Ps. xc.
3 Ps. xcvi.
T. n. — 12
il 8 SAINT AUGUSTIN.
verse l'espace, et ce que peut-être vous regardiez cor.nic
peu de chose a tout à coup produit uu effet qui vous saisit.
Jésus a envoyé ses apôtres comme des nuées ; les hommes
les voyaient et n'en faisaient aucun cas , comme on méprise
les nuées avant qu'elles éclatent ; car ces apôtres étaient
faibles et mortels, ignorants, obscurs , sans génie ; mais ils
portaient en eux de quoi briller et foudroyer. Pierre s'a-
vançait , pécheur de poissons ; il priait, et voilà qu'un mort
ressuscite. La forme humaine, c'était la nuée ; la splendeur
du miracle , c'était l'éclair.
Toutes ces pensées d'Augustin sont d'une grande poésie.
La cupidité est un vice de tous les siècles; mais les temps
où la foi manque, sout surtout des temps où la rapacité
pousse les hommes , où la soif de l'or brûle leurs flancs.
L'évêque d'Hippone donnait sur ce sujet des leçons qui
pourraient être de quelque utilité à nos contemporains.
La cupidité ^ condamne l'homme aux dangers , aux tri-
bulations, aux souffrances, etlhommelui obéit. Pourquoi?
Pour remplir ses coffres et perdre son repos. La cupidité
dit à l'homme : Va; et il va. Il cherche l'or, qu'il ne trouve
pas toujours, et ne cherche pas Dieu, qui serait tout à coup
à lui. Homme, change ton cœur, porte -le en haut; il ne
faut pas que notre cœur demeure ici, cette région est mau-
vaise ^ ; c'est bien assez que la pesanteur de notre corps
nous y retienne.
Avare! pourquoi aspirez- vous à posséder le ciel et la
terre? Celui qui les a faits n'est-il pas plus digne de notre
amour *? L'homme passe comme une ombre, et c'est bien
en vain qu'il se tourmente : quelle vanité! 11 thésaurise, et
ne sait pas pour qui. Il vous semble, avares, dit Augustin,
1 In Epis t. Joan., x.
2 Ps. XXXIX.
3 Ps. xxxu.
CHAPITRE XLII. 179
que je déraisonne en parlant ainsi '. Pour vous, ^ens de
conseil et de prudence, vous cherchez chaque jour de nou-
veaux moyens d'amasser : négoce , agriculture , éloquence
peut-être, jurisprudence, guerre, que sais-je? N'y ajoutez-
vous pas l'usure? Mais pour qui amassez-vous ces trésors?
— Pour mes enfants, direz-voùs. Mais cette parole pater-
nelle est une triste excuse : vous qui devez passer, vous
ramassez pour ceux qui doivent passer aussi, et c'est en
passant que vous ramassez pour ceux qui passent. La terre
est un lieu peu sur pour vos richesses ; car vous n'y reste-
rez pas longtemps. L'avare se soucie peu de thésauriser
dans le ciel , et répond qu'il regarde comme perdu ce qu'il
ne voit pas. Mais, lui réplique Augustin , n'avez-vous pas
caché ces trésors ? Vous ne les portez point avec vous , et
pendant que vous êtes ici, savez-vous s'ils ne vous sont pas
enlevés? Il me semble qu'à cette parole je vois le cœur de
tous lesavares frémir. . .
Ce dernier trait est frappant.
Où vous conduirait le désir des biens terrestres? dit en-
core l'évêque d'Hippone ". Vous chercherez des fonds , vous
voudrez posséder des terres ; alors vous chasserez devant
vous vos voisins; ceux-ci étant chassés, vous porterez en-
vie à ceux qui les suivent, et ainsi vous étendrez votre
avarice jusqu'à ce que vous ayez atteint les rivages de la
mer. Parvenus à ces rives, vous voudrez posséder les îles;
vous posséderiez toute la terre, que vous voudriez saisir
encore tous les trésors du ciel. Triomphez donc de la cupi-
dité. Il est bien plus beau Celui qui a fait le ciel et la terre.
Celui qui a créé toutes les belles choses est plus magnifique
encore.
Le docteur prêche le respect pour le bien d'autrui , et
1 Ps. xxxvni.
a Sermon GXXXIX.
180 SAINT AUGUSTIN.
raconte le trait suivant d'un homme très-pauvre ; le fait se
passa à Milan, pendant qu'Augustin s'y trouvait'. Cet
homme était portier d'une école de grammaire , bon chré-
tien, quoique son maître fût païen. « 11 avait trouvé un
sac qui contenait, je crois, deux cents écus. 11 se souvint
de la loi , il savait qu'il fallait restituer ; mais à qui? il l'i-
gnorait. Il afficha donc publiquement : « Que celui qui a
« perdu une somme d'argent s'adresse à tel endroit, à telle
« personne. » Celui qui avait perdu l'argent, après d'inu-
tiles recherches de tous côtés , aperçoit l'affiche et court à
l'adresse marquée. Le portier, pour ne pas être trompé sur
le véritable maître , multiplie les questions sur l'étoffe du
sac , sur le cachet , le nombre de pièces , etc. Les réponses
ayant précisément désigné l'objet trouvé , le portier rendit
tout. L'autre, plein de joie et cherchant à témoigner sa
gratitude, offrit à ce pauvre homme le dixième de la somme
renfermée dans le sac : vingt écus ; le pauvre les refuse.
Dix écus lui sont offerts , il ne les reçoit pas. On le prie au
moins d'en accepter cinq; prière inutile. « Eh bien! » dit
alors celui qui était venu réclamer le sac en le jetant loin
de lui avec une sorte de fureur, « je n'ai rien perdu, puis-
que vous ne voulez rien recevoir. » Quelle scène ! quel
combat ! C'est la terre qui en est le théâtre ; mais Dieu en
est le spectateur. Le portier, poussé à bout, accepte donc
ce qui lui était offert avec tant d'instance, et aussitôt donne
tout aux pauvres, ne voulant pas enrichir sa demeure d'uu
seul des écus qui ne lui semblaieut pas provenir d'un gain
légitime. »
L'àmc d'Augustin , aiusi que nous l'avons remarqué , se
répandait en touchantes paroles toutes les fois qu'il fallait
consoler les pauvres ou exciter la compassion des riches. Il
1 Sermon GLXXVIII.
CHAPITRE XLII. 181
disait aux pauvres qu'ils avaient en commun avec les riches
la possession du monde , qu'ils n'habitaient pas les mêmes
demeures, mais qu'ils pouvaient jouir également du ciel et
de la lumière. Il les invitait à ne pas chercher au delà du
nécessaire ; car le reste appesantit et ne soutient pas , le
reste charge et n'honore pas. Personne n'a rien apporté en
^ enant au monde ; les riches n'ont rien apporté ; ils ont
trouvé ici tout ce qu'ils possèdent. Ils sont arrivés nus
comme les pauvres : la faiblesse du corps et les vagisse-
ments ont été les témoins de leur commune misère '.
Le superflu des riches est le nécessaire des pauvres, dit
le saint évéque. Quand on possède le superflu, on possède
le bien d'autrui. Faites l'aumône, et tout sera pur pour
vous. Si vous étendez la main et que vous n'ayez pas la
miséricorde dans le cœur, vous ne faites rien ; mais si vous
avez la miséricorde dans le cœur et que vous n'ayez rien
à présenter dans votre main, Dieu reçoit votre aumône.
Lorsque nous en avons encore le temps, faisons le bien. .
Si vous avez peu à semer, ne soyez point tristes, pourvu
que vous ayez la bonne volonté. Dieu couronne votre bon
vouloir intérieur, quand le pouvoir vous manque '. Un
peu d'eau froide donnée à celui qui a soif ne perdra pas
sa récompense. Gardez -vous de vous enorgueillir en don-
nant aux pauvres, en accueillant le voyageur : Jésus-Christ
a été voyageur et étranger. Bien souvent celui qui est
reçu, est meilleur que celui qui reçoit. Quand vous donnez
à un pauvre, peut-être votre indigence est plus grande que
la sienne, peut-être faites-vous l'aumône à un juste; il
manque de pain, et vous, de vérité; il a besoin d'un toit
pour se loger, et vous avez besoin du ciel ; il est pauvre
d'argent, et vous, pauvre de justice.
1 Sermon LXXXV.
2 CoronatDeus intus voluntatem , iibi non invenit facuUatem. In Ps. cm.
182 SAINT AUGUSTIN.
Augustin, qui recommandait de regarder les mains vides,
si on voulait avoir plus tard les mains pleines', ne man-
quera point de tracer aux évêques leurs devoirs envers
les indigents : « 11 n'appartient point à un évêque, disait-
« il , de garder de For et de repousser la main du men-
« diant\ »
Bossuet a plus d'une fois répété cette parole d'Augus-
tin, tirée d'un de ses sermons^: « Croyons, lorsque c'est
« le temps de la foi , avant qu'arrive le temps de la claire
« vision. Ce temps de la foi est laborieux : qui le nie? mais
« c'est au travail qu'est attachée la récompense. »
Dans une des instructions du docteur, l'assoupissement
(le la foi est représenté par le sommeil de Jésus-Christ sur
le lac Galiléen, troublé par une tempête. La barque était
en danger sur le lac, et Jésus dormait. Nous sommes conmie
des navigateurs sur un lac où les vents orageux soufflent
souvent. Les dangers quotidiens du siècle menacent d'en-
gloutir notre barque ; d'où vient cela , si ce n'est que Jésus
dort? c'est-à-dire que notre foi est endormie, et, durant
ce sommeil, la tempête bouleverse le lac. Les méchants
prospèrent, les bons sont dans un rude travail; c'est une
tentation, une vague, et notre âme dit : 0 Dieu ! est-ce là
voire justice? Et Dieu vous répond: Est-ce là votre foi?
Sont -ce là les promesses que je vous ai faites? Etes-vous
chrétiens pour les biens de ce monde?... Réveillez Jésus ,
et dites-lui : Maître, nous périssons, les écueils nous épou-
\antent, nous périssons. Il se réveillera, votre foi repren-
dra la vie, et vous comprendrez que ce qui est donné aux
méchants ne demeurera pas toujours avec eux. Cette tem-
I Respicc uiaims iiianes, si vis liabere manus pleuas. In Ps. lxxv.
- Non cnim episcopi est servare aurum , et levocare a se mendicautis ma-
tiuui. In Ps. r.iii.
•* Seimoii xxxMii.
1
CHAPITRE XL». 183
pête ne brisera plus votre cœur, les flots ne couvriront plus
votre barque, et votre foi commandera aux vents et à la
mer.
Nous n'avons pas regret h cette halte faite autour de la
chaire de l'évéque d'Hippone. Une immense charité anime
son éloquence, et l'imagination colore l'abondance des
idées. Une ^^foi aussi proi'onde nous fait sentir un autre
univers. On est là tour à tour comme sous les feux du
Sinaï et du Cénacle ; Augustin , dans son énergie séraphi-
que, semble vouloir soulever le monde pour Farracher
aux influences grossières et le porter aux pieds de
Dieu.
Terminons par quelques mots sur l'éloquence des Pères
au iv^ et au v^ siècle.
Le mauvais goût était arrivé avec les malheurs dans
lempire romain ; la langue latine souffrit sous les coups
des barbares comme la société elle-même ; elle eut sa part
des ravages et de la dévastation ; la langue de Virgile et
de Cicéron se trouva livrée aux antithèses et à l'enflure ,
aux pointes et aux jeux de mots. Une décadence littéraire
qui datait de plus loin l'avait rendue trop accessible à cette
invasion, comme la décadence des mœurs et des courages
avait préparé le monde romain à subir la domination des
sauvages enfants du Nord. Avant le siècle d'Augustin, les
travaux des grands hommes chrétiens n'appartiennent pas
au beau langage ; on a reproché à Tertullien ses méta-
phores dures et entortillées au milieu de la sublimité de
ses pensées et des sentiments; à saint Cyprien, de l'affec-
tation et un luxe d'ornements au milieu des flots d'élo-
quence qui s'échappent de sa grande âme Les auteurs pro-
fanes des mêmes époques sont bien loin d'avoir un style
plus parfait. Si donc les jeux d'esprit abondent dans les
écrits ou les discours de saint Augustin , c'est que le génie
184 SAINT AUGUSTIN.
de son temps était ainsi', et si les jeux d'esprit sont plus
fréquents dans les œuvres deTévêque d'Hippone que dans
les œuvres de saint Ambroise ou de saint Jérôme, c'est
qu'il était doué d'une plus vive intelligence, d'une nature
plus subtile. Quant aux Pères grecs de cette époque, ils
sont plus près du bon goût, parce que la langue grecque
gardait mieux sa pureté que la langue latine. Saint Jean
Chrysostome est un plus grand orateur que saint Augustin,
saint Basile a plus de charme et de poésie dans la parole ,
saint Grégoire de Nazianze a plus d'éclat; mais l'évêque
d'Hippone est plus touchant et plus persuasif que tous ces
grands hommes-là.
Y a-t-il une parole humaine supérieure à celle qui sait le
mieux remuer et persuader ?
CHAPITRE XLIIl
Lettre au comte Boniface sur les devoirs des hommes de guerre. — Lettres à
Optât sur l'origine de l'âme; au prêtre Sixte sur la question pélagienuo;
au diacre Gélestin ; à Mercator ; à AseMicus. — Lettres à Hesichius sur la fia
du monde.
418-419
Augustin, l'homme le plus occupé de son temps, l'homme
à qui aboutissaient le plus de questions et d'affaires, ne
pouvait pas rester plusieurs mois loin d'Hippone sans que
de tous les points d'Occident et d'Orient les lettres vinssent
s'y accumuler. Que de solutions et de conseils étaient at-
tendus! combien d'intelligences, combien d'âmes soupi-
raient au loin après cette parole que le monde recevait
comme un bienfait, et qui s'en allait à travers la terre
ainsi qu'un rayon divin! Une lettre de l'évêque d'Hippone
1 Fént'lon, dans ses Dialogues sur l'Éloquence, a apprécié rélotiuence de
saint Augustin.
CHAPITHE XLIU. 183
était un événement heureux; on s'en nourrissait, on s'en
pénétrait, on s'eflorçait d'eu saisir jusqu'aux intentions les
plus cachées, et de nombreuses copies mettaient une nudti-
tMde d'hommes en possession du trésor. Lorsqu'on atten-
dait une réponse d'Hippone, les semaines et les jours
étaient comptés ; les flots, les vents et les voyageurs étaient
interrogés; et si rien n'arrivait, on endurait le supplice
d'un trop long retard avec une impatience grande comme la
joie qu'on se promettait. En revenant à Hippone après une
absence dont s'affligeait sou troupeau, Augustin trouva
beaucoup de vœux à remplir.
La correspondance de l'année 418 trace tout d'abord
leurs devoirs aux hommes de guerre. Augustin fait voir au
comte Boniface qu'on peut se sauver dans la profession des
armes, et qu'il est permis aux chrétiens de combattre pour
les intérêts de la paix et la sécurité du pays. Il cite David ,
vainqueur en beaucoup de batailles; le centenier de l'É-
vangile, dont la foi fut si vive que Jésus -Christ déclara
n'avoir point trouvé en Israël une foi pareille à la sienne ;
Corneille, cet autre centenier, à qui Dieu annonça par un
ange qu'il avait agréé ses aumônes et exaucé ses prières.
Augustin rappelle que saint Jean, répondant à des soldats
venus pour lui demander le baptême et le supplier de leur
prescrire leurs devoirs , leur adressa ces paroles : Ne faites
ni fraude ni violence à personne, et conteniez -vous de votre
paie.
« 11 en est qui, en priant pour vous , dit Augustin à Jio-
« niface, combattent contre d'invisibles ennemis ; vous, en
« combattant pour eux, vous travaillez contre les barbares
« trop visibles... Lorsque vous vous armez pour le com-
« bat, songez d'abord que votre force corporelle est aussi
« un don de Dieu ; cette pensée vous empêchera de tour-
« ner un don de Dieu contre Dieu lui -même. La foi pro-
186 SAINT AUGUSTIN.
(( mise doit être gardée à Tenncmi même à qui on fait la
« guerre : combien plus encore elle doit l'être à l'ami pour
« lequel on combat ! Ou doit vouloir la paix , et ne faire la
« guerre que par nécessité, pour que Dieu nous délivre de
« la nécessité de tirer l'épée et nous conserve dans la
« paix. On ne cherche pas la paix pour exciter la guerre;
« mais on fait la guerre pour obtenir la paix. Restez donc
« ami de la paix , même en combattant , afin que la victoire
« vous serve à ramener l'ennemi aux avantages de la paix.
« Bienheureux les pacifique», dit le Seigneur, parce qu'ils
« seront appelés enfants de Dieu ' .' Si la paix de ce monde
« est si douce pour le salut temporel des mortels, com-
« bien est plus douce encore la paix de Dieu pour le salut
« éternel des anges ! Que ce soit donc la nécessité et non
« pas la volonté qui ôte la vie à l'ennemi dans les com-
« bats. De même qu'on répond par la violence à la rébel-
« lion et à la résistance, ainsi on doit la miséricorde au
« vaincu et au captif, surtout quand les intérêts de la paix
« ne sauraient en être compromis. »
11 y a dans ces paroles que nous venons de reproduire
tout un plan de politique chrétienne à l'usage des armées ;
pendant que nos jeunes troupes, belles de gloire et de pa-
triotisme, combattent en Afrique pour rejeter au loin le
génie de la barbarie, elles peuvent entendre d'utiles et
grandes leçons sortir des ruines d'Hippone.
Durant le séjour de notre docteur à Césarée , on avait
reçu des lettres d'Optat, évoque de Tubunes, adressées aux
évêques de la Mauritanie Césarienne; Optât voulait savoir
quelle était la pensée d'Augustin sur l'origine de l'âme ;
deux pontifes prièrent le grand docteur d'écrire lui-même
sur ce sujet à l'évêquc de Tubunes ; il céda à leurs instau-
i s. Matth., V, !».
CHAPITRE XI,II1. 187
ces, et, dans une lettre' étendue, il exposa ses doutes, et
marqua ce qu'il importait de savoir sur la question pour
laquelle on sollicitait son jiénie.
Augustin commence par déclarer qu'il ne s'est jamais
prononcé définitivement sur cette matière, et qu'il ne
poussera jamais la hardiesse jusqu'à donner aux autres
pour certain ce qui lui paraît douteux à lui même. On peut
sans danger ignorer l'origine de Tcàme; mais il faut se
garder de croire qu'elle fasse partie de la substance de
Dieu. L'àmeest une créature; elle n'est pas née de Dieu,
mais Dieu l'a faite ; lorsqu'il l'adopte, c'est par une mer-
veille de sa bonté , et non point par aucune égalité de na-
ture. La présence de l'àme dans un corps corruptible n'est
la peine d'aucune faute dans je ne sais quelle autre vie
antérieure à la vie de la terre. Voilà les points qu'établit
Augustin. Après avoir repoussé l'opinion de TertuUien,
qui admet quelque chose de corporel dans la nature de
l'àme comme dans la nature de Dieu, l'évêque d'Hippone
fait observer que , parmi les sentiments divers sur l'ori-
gine de l'àme, la propagation des âmes s'accorde le mieux
avec le dogme du péché originel. Toutefois Augustin ne
trouve pas ce sentiment facile à admettre. Il ne conçoit
guère comment l'àme de l'enfant peut sortir de l'àme du
père et passer du père dans l'enfant, semblable à un flam-
beau qui allume un autre flambeau sans que ce nouveau
feu diminue le premier. 11 se demande si un germe d'àme
passe du père dans la mère par quelque voie invisible et
cachée , et si , chose incroyable , le germe de l'àme réside
dans la matière génératrice : dans ce cas, que deviendrait
le germe incorporel quand la matière se perd sans rien
produire? rentrerait - il dans le principe d'où il est sorti?
t Lettre GXG.
188 SAINT AUGUSTIN.
périrait-il? et, s'il périssait, comment d'un germe mortel
sortirait -il une âme immortelle? Lame ne reçoit -elle
l'immortalité qu'après qu'elle a été formée pour la vie,
comme elle ne reçoit la sagesse que plus tard? Dirons-nous
que Dieu forme Fàme dans l'homme, si elle naît d'une
autre àme, comme on dit que Dieu forme les membres du
corps quoiqu'un autre corps en ait fourni la matière? Si
Dieu n'était pas Fauteur de Fàme humaine, l'Écriture'
n'aurait pas dit : « Dieu fait l'esprit de l'homme dans
« l'homme lui-même. 11 fait séparément les cœurs". »
Quand Fhomme, dit Augustin, pose des questions sem-
blables, que notre entendement ne peut résoudre, et qui
sont bien loin de notre expérience parce qu'elles sont
cachées dans les secrets de la nature , il ne doit pas rougir
de confesser son ignorance, de peur de mériter de ne rien
savoir en se vantant de connaître ce qu'il ignore. Dieu qui
a fait chaque souffle^, selon l'expression d'Isaïe, est Fauteur
de toutes les âmes dont la succession doit remplir le temps;
mais il a laissé leur origine dans une impénétrable obscurité.
La lettre à Optât renferme le fragment d'une des lettres
dans lesquelles Zozime a condamné Celestius et Pelage ;
cette pièce ne se trouve dans aucune collection ecclésias-
tique ; le fragment conservé par Augustin établit l'efficacité
du baptême et le péché originel , et tire un grand prix de
la perte de l'Épître pontificale. « Le Seigneur, disait Zo-
« zime, est fidèle dans ses paroles, et son baptême, par la
(( chose et les paroles , c'est-à-dire par l'œuvre , la conlès-
« sion et la vérital)lc rémission des péchés , contient la
« même plénitude pour tout sexe, tout âge et toute condi-
(( tion du genre humain. Celui-là seul devient libre, qui
1 Znch., XII, 1.
2 Ps. XXXII, 15.
3 Isaïe, LVii, 16.
CHAPITRE XLIII. 189
« auparavant était l'esclave du péché ; celui-là peut seul
« être dit racheté, qui auparavant a été captif par le péché,
« selon ce qui est écrit : Si le Fils vous délivre , vous serez
« vraiment libres '. Par lui nous renaissons spirituellement,
« par lui nous sommes crucifiés au monde, par sa mort se
« rompt cette cédule qui lie toute àme à la mort depuis
« Adam , et qui enveloppe toute créature avant que le bap-
« tème Fait délivrée. »
Sixte , prêtre de Rome , qui dans la suite remplaça Celes-
tius sur le siège apostolique , avait donné lieu à quelques
incertitudes sur la pureté de sa foi dans la question péla-
gienne; les surprises de ce pieux et savant prêtre durèrent
peu; une lettre de Sixte au primat Aurèle, portée en
Afrique par l'acolyte Léon, qui fut depuis le pape saint
Léon , avait témoigné de son attachement à la doctrine de
la grâce chrétienne: mais une autre lettre plus étendue
adressée à Augustin , et dirigée contre le pélagianisme ,
était venue remplir de joie le zélé pontife d'Hippone. Au-
gustin écrivit ^ à Sixte pour lui exprimer tout son bon-
heur ; son ardent attachement à la cause de la vérité éclate
à chaque ligne de sa lettre. L'erreur était la tristesse d'Au-
gustin, la vérité était sa joie. Dans le courant de la même
année, l'évèque d'Hippone adressa au prêtre de Rome une
nouvelle lettre * qui traitait à fond la question pélagienne
et devait compléter les études de Sixte sur le mystère de la
grâce chrétienne.
Le diacre Celestius, qui succéda au pape Boniface en
423, avait écrit à l'évèque d'Hippone une lettre pleine de
respectueux et tendres témoignages. Augustin lui répond *
• Goloss.
2 Lettre CXGI.
a Lettre CXCIV.
♦ Lettre CXCIl.
190 SAINT AUGUSTIN.
par une peinture de la charité, ce lien des cœurs reli-
gieux , cette dette envers le prochain dont on n'est jamais
quitte, parce que les devoirs de la charité se renouvellent
chaque jour. Mercator, le laïque africain dont le P. Garnier
a puhlié les ouvrages contre les pélagiens et les nestoriens,
se trouvait alors en Italie ; pendant qu'Augustin était re-
tenu à Carthage par les graves intérêts de la foi , il reçut
de cet ancien disciple une lettre à laquelle il n'eut pas le
temps de répondre; à son retour de Césarée, il trouva une
seconde lettre de 3Iercator, qui reprochait affectueusement
à son maître un silence dont il ignorait la cause. Un livre
contre les pélagiei^ accompagnait cette seconde lettre. On
peut croire qu'à cette époque IMercator en était à ses pre-
miers essais de polémique religieuse; car Augustin ' semble
quelque peu étonné de trouver en lui un défenseur de
l'Église catholique, et se félicite de voir s'élever de toutes
parts de nouveaux athlètes de Jésus-Christ. Il répète avec
l'Écriture- que c'est la multitude des sages qui fait le bon-
heur de la terre , et encourage Mcrcator à continuer ses
luttes au profit de la vérité. L'évcque d'Hippone résout
quelques difficultés dont les pélagiens faisaient grand
bruit. On retrouve dans cette lettre la maxime qu'il faut
toujours être prêt à apprendre, quoiqu'on se mêle d'ensei-
gner. « 11 vaut mieux, dit-il, pour l'homme, se corriger
« en se faisant petit , que de se laisser briser en se faisant
« dur. » Le grand docteur rappelle que celui qui plante et
celui qui arrose ne sont rien, puisque Dieu seul donne
Taccroissement : « Si cela est vrai, ajoute-t-il , des apôtres
« qui ont planté et arrosé les premiers, et avec tant de
« succès, que sommes- nous, vous et moi, et qui que ce
1 Lettre CXCIlf.
2 Sag., VI, 2ti.
CHAPITRE XLIII. 191
« soit de ce temps-ci? et nous prendrons-nous pour qiiel-
« que chose, quoique nous nous mêlions d'enseigner?»
l/liuinilitë de ce puissant génie est un spectacle devant le-
(juel on aime toujours à s'arrêter.
Nous l'avons déjà vu plus d'une fois, c'est surtout à
Augustin qu'on s'adressait en Afrique, lorsqu'il fallait
écrire pour établir une vérité. Asellicus, évêque de la pro-
vince Byzacène , avait demandé à Donatien, son primat,
quelques explications sur la position des chrétiens à l'égard
(hi judaïsme; Donatien pria Augustin de répondre à Asel-
licus. L'évêque d'Hippone, dans sa réponse', développe
la théologie de saint Paul sui- l'ancienne et la nouvelle
alliance.
A chaque grande transformation des sociétés humaines,
à chaque phase nouvelle dans l'histoire du monde, des
pressentiments du dernier jour de l'univers agitent les
esprits. Ainsi que nous avons eu occasion de le remar-
quer, le v* siècle , travaillé par un immense et profond
changement , se croyait aux approches de la fin des temps.
Des phénomènes arrivés en 418 et 419 avaient jeté les
imaginations dans des terreurs infinies. On s'était épou-
vanté de l'éclipsé de soleil du 19 juillet 418, éclipse si
complète, qu'on vit les étoiles comme au milieu de la nuit;
elle produisit une chaleur ^ qui donna la mort à beaucoup
d'hommes et de bestiaux. Des tremblements de terre en
Orient et en Occident, l'apparition de Jésus-Christ sur le
mont des Oliviers ^, prenaient aux yeux de la multitude le
caractère d'infaillibles présages. L'évêque d'Hippone, pré-
chant à Carthage dans la basilique la Restituée , avait parlé
des récents prodiges de Jérusalem ; il nous apprend qu'une
• Lettre CXCVI.
2 Philostorge.
•' Histoire de Jérusalem, tonié II.
192 SAINT AUGUSTIN.
foule, moins nombreuse que de coutume, assista à ce ser-
mon, parce qu'il prêcha un jour de spectacles.
Les préoccupations des chefs et des pasteurs étaient l'ex-
pression des sentiments populaires. Hesichius , évêque de
Salone en Dalmatie, regardait comme prochaine la der-
nière journée du monde; il pensa que nul, mieux que le
grand Augustin , ne pouvait Féclairer sur ce point , et lui
soumit divers passages des prophètes, qui semblaient jus-
tifier ses pressentiments. L'évèque d'Hippone' envoya à
Hesichius Texplication que saint Jérôme avait donnée de
ces passages ; les paroles des prophètes , et surtout les
soixante-douze semaines de Daniel , lui paraissaient ne de-
voir s'appliquer qu'aux âges déjà écoulés. Le docteur
africain n'osait entreprendre de marquer l'époque du der-
nier avènement de Jésus-Christ ; selon lui, aucuu prophète
n'en a fixé le terme ; on doit s'en tenir à cette parole de
Jésus-Christ lui-même : Nul ne peut savoir les temps que le
Père a réservés à son souverain pouvoir. « Ce qu'il y a de
certain, dit Augustin, c'est qu'auparavant l'Évangile sera
prêché au monde entier pour servir de témoignage à toutes
les nations. Si des serviteurs de Dieu entreprenaient de
parcourir toute la terre pour savoir combien il reste encore
de nations à évangéliser, et s'ils venaient à bout de le sa-
voir, peut-être, sur leur rapport, pourrions -nous ap-
prendre quelque chose delà lin du monde; mais tant de
contrées inaccessibles ne permettraient pas lexécution
d'un pareil dessein , et l'Écriture elle-même ne permet |)as
de rien connaître sur l'époque où le monde disparaîtra. On
(lira peut-être, ajoute Augustin, que la rapidité de la pro-
pagation de l'Kvangile dans l'empire romain et chez les
Barbares ferait croire à une prompte propagation dans le
» Ltttre CXCVll.
CHAPITRE XLIII. 193
reste de Tunivers , de manière que si nous ne pouvons voir
toutes les nations évangélisëes, nous qui sommes vieux,
nos jeunes contemporains le verront quand ils parviendront
à la vieillesse. Mais autant cela serait facile à comprendre
si l'expérience le montrait , autant , avant l'événement ,
cela serait difficile à trouver dans l'Écriture. »
Augustin s'était tenu sur cette question dans une réserve
extrême; il avait avoué son ignorance, priant l'évêque de
Salone de lui transmettre sur ce point ses réflexions nou-
velles. C'est ce que fit Hesichius; il s'attacha à montrer que
les prophétiques paroles dans l'Écriture pouvaient aider les
fidèles à connaître la fin du monde , et que les calamités du
temps réalisaient les signes marqués de l'Évangile. Cette
lettre de l'évêque dalmate donna lieu à une réponse '
d'Augustin, écrite au con],mencement de 419, et qui l'orme
comme un livre sur la question. Le grand evéque , planant
sur les préjugés et les interprétations vulgaires, ne trouve
dans son temps aucun caractère particulier qui doive an-
noncer les approches du second avènement du Sauveur ;
les malheurs dont le monde a été frappé ne surpassent point
en horreurs les malheurs d'autres époques. Il est bon d'at-
tendre le dernier jour, de veiller et de prier, car le dernier
jour du monde trouvera chacun dans le même état où le
dernier jour de sa vie l'aura trouvé j mais c'est en vain
qu'on s'efforcerait d'en connaître l'époque précise : com-
ment espérer de savoir ce que Jésus-Christ a voulu cacher
à ses apôtres eux-mêmes? Et comment croire que les pro-
phètes aient annoncé la (in du monde, puisque les apôtres
ne sont point parvenus à le comprendre ? Le signe
évangéliquc le moins douteux, le plus frappant, c'est la
propagation de la divine parole dans tout l'univers; or,
I Lettre CXGIX.
T. II. — 13
194 SAINT AUGUSTIN.
dit Augustin, nous sommes loin de là, et notre Afrique
elle-même renferme un grand nombre de peuplades qui
n'ont point encore entendu parler de Jésus-Christ. Lorsque
saint Jean Févangéliste disait: Mes enfanls, nous voici à
la dernière heure, il enseignait qu'on était entré dans les
derniers temps : Augustin a plus d'une fois appelé le chris-
tianisme le dernier âge du monde, et Bossuet l'a répété
après lui.
C'est ainsi que l'évéque d'Hippone refusait d'enfermer
les destinées du genre humain dans un petit nombre de
siècles ; il est écrit que mille ans ne sont devant Dieu que
comme un jour, et si l'on prend pour mesure l'éternité, la
ruine du monde sera toujours marquée pour un terme bien
prochain. A l'époque d'Augustin , il y avait déjà près de
quatre siècles que le disciple bien-aimé avait parlé de la der-
nière heure; quatorze siècles sont passés depuis qu'Augustin
parlait des derniers temps, et l'humanité marche encore!
Depuis lors, Dieu n'a cessé d'envoyer ses anges, c'est-
à-dire les prédicateurs de l'Évangile, pour rassembler ses
élus des quatre coins de l'univers, et l'œuvre de réunion
n'est pas achevée ; des contrées nouvelles s'ouvrent à de
nouveaux courages, la croix s'avance à travers le globe et
trouve toujours des nations qu'elle n'a point encore bénies.
Des mondes qu'Augustin ne soupçonnait pas ont reçu la
bonne nouvelle, et le centre de son Afrique est aujour-
d'hui aussi barbare, aussi éloigné de la foi , qu'il l'était de
son temps ! Oui , l'âge chrétien auquel nous sommes par-
venus est le dernier âge du monde ; il doit amener le genre
humain au plus haut point de perfection qu'il lui soit
permis d'atteindre ; mais combien de révolutions s'accom-
pliront encore avant que l'unité morale soit faite dans l'u-
nivers !
CHAPITRE XLIV. 195
CHAPITRE XLIV
L'affaire d'Apiaiius. — Les deux livres des Noces et de la Coucupiscence. —
Julien. — Des mariages adultères. — Les quatre livres sur l'Ame et son
origine.
419-420
Voici une affaire dont il est resté peu de traces , mais
qui eut un grand retentissement en Afrique, dans les an-
nées 418 et 419; elle tenait aux plus graves questions de
discipline ecclésiastique, et fut pour l'épiscopat africain
une occasion de maintenir ses usages et les décrets de
ses conciles. Augustin prit part à ces débats; il s'associa à
des démarches , à des décisions toutes conformes à la lé-
galité catholique , et dont le seul but était de donner de
solides garanties à la justice , à Tordre et aux bonnes
mœurs.
Apiarius était un prêtre de Sicca, ville de la proconsu-
laire. Convaincu de diverses fautes, il avait été déposé et
excommunié par Févèque de cette ville, Urbain, disciple
d'Augustin. Soit que la procédure de 1 excommunication
offrît quelque irrégularité , soit que le coupable eût envie
de faire du bruit en cherchant pour sa cause un plus haut
tribunal, il en appela au pape; Zozime occupait la chaire
de Pierre. Plusieurs conciles d'Afrique et même le plus
récent concile de Carthage (4l8) avaient interdit ces ap-
pellations ; nulle constitution ecclésiastique ne les autori-
sait ' ; les causes des ecclésiastiques devaient se juger et
se terminer dans leur province; le concile de Mcée s'était
prononcé dans ce sens ^ Si nous en croyons Baronius,
1 Tillemont. Mém. ecc/., t. XIIL '
Malgré les conciles d'Afrique et le concile de Nicée , l'Église a maintenu
aux prêtres un droit d'appel à Rome.
196 SAINT AUGUSTIN.
Zozime reçut Tappel d'Apiarius, et, de plus, le rétablit dans
la communion catholique et la prêtrise. Trois légats eurent
mission d'aller examiner Faifaire sur les lieux , et de trai-
ter diverses questions qui naissaient du débat engagé :
c'étaient Faustin, évêque de Potentia, dans la marche
d'Ancône; Philippe et Asellus, prêtres de Rome. Zozime
voulait que les évêques pussent en appeler à celui de
Rome, que les prêtres et les diacres excommuniés témé-
rairement par leurs évéques eussent pour nouveaux juges
les évéques voisins; il se fondait sur des canons du concile
de Sardique, qu'il produisait sous le nom du concile de
Nicée. Zozime menaçait de l'anathème l'évêque de Sicca ,
s'il ne revenait point sur ses décisions prises à l'égard d'A-
piarius. 11 désirait que les évéques s'abstinssent de fréquents
voyages à la cour impériale; l'épiscopat africain avait,
onze ans auparavant, publié un règlement sévère sur ce
point.
Les trois légats déclarèrent le but de leur mission dans
une assemblée d'évèques tenue à Carthage vers la fin de
l'année 418; les évêques firent observer que leurs exem-
plaires du concile de Nicée ne renfermaient pas les canons
sur lesquels se fondait Zozime ; quant au concile de Sar-
dique, l'Afrique ne connaissait pas encore ses décrets. On
convint de se soumettre aux canons produits par le souve-
rain pontife, jusqu'à ce qu'on eût pris de suffisantes infor-
mations sur le concile de Nicée. Les évéques d'Afrique
écrivirent à Zozime, qui peut-être ne reçut pas leur lettre ,
car il mourut le 26 décembre 418.
Cinq mois après, deux cent dix-sept évêques d'Afrique
se réunissaient en concile à Carthage dans la basilique de
Fauste, sous la présidence d'Aurèle. Faustin était présent;
Philippe et Asellus, simples prêtres, avaient leur place
au-dessous des évoques. La discussion porta d'abord sur
CHAPITRE XLIV. 197
le canon attribué au concile de Nicée et que le pape Zozime
avait mis en avant dans les instructions remises aux trois
légats. Alype, prenant la parole, rappela que les exem-
plaires grecs du concile de Nicée ne renfermaient rien de
pareil ; il pria le saint pape Aurèle d'envoyer à Constanti-
nople pour consulter l'original de ce concile , et de s'adres-
ser aux évêques d'Alexandrie et d'Antioche ; Alype était
aussi d'avis de supplier le pape Roniface, successeur de
Zozime, de travailler de son côté à cette importante vérifi-
cation. Les propositions de l'évêque de Tliagaste furent
accueillies. Le concile fit ou renouvela trente-trois décrets
relatifs à la discipline ecélésiastique ; ces canons de Car-
thage furent reçus de tout l'Occident ; traduits en grec , ils
eurent place dans la collection des canons de l'Église
orientale. Us nous représentent la vieille constitution de
l'Église; ces témoignages de la liberté catholique dans
l'ordre ancien font songer à l'état présent de l'Église de
France, qui ne peut plus ni réunir ses pasteurs, ni juger
dans ses propres causes, et qui redemande en vain les droits
sacrés transmis par les siècles, conquis par les travaux des
apôtres et le sang des martyrs.
Ce fut le 25 mai 419 que se tint le concile qu'on appelle
le sixième de Carthage. Cinq jours après, les évéques se
rassemblèrent encore dans la basilique la Restituée; les
trois légats étaients présents. On y régla plusieurs affaires
que nous ignorons, et comme il en restait d'autres à ter-
miner, on décida de choisir des commissaires, afin que les
évoques ne demeurassent pas trop longtemps éloignés de
leurs diocèses. On nomma vingt commissaires, parmi les-
quels figuraient Augustin, Alype et Possidius, représen-
tants de la Numidie. Après que tout fut fini, une lettre au
nom du concile fut adressée au pape Boniface. Les évèques
laissaient voir combien il avait été diffîcilc de résoudre les
198 SAINT AUGUSTIN.
questions posées par Zozime sans blesser la charité; ils
annonçaient la conclusion de l'affaire d'Apiarius, conclu-
sion qui n'avait eu rien de violent et pour laquelle les deux
parties s'étaient rapprochées. Apiarius avait demandé par-
don de ses fautes , et l'évêque de Sicca était revenu sur sa
procédure. Les évêques rétablissaient le prêtre dans la
communion et dans le sacerdoce, mais, en vue de la paix ,
ils l'éloignaient de l'Église de Sicca ; ils le munissaient
d'une lettre à l'aide de laquelle Apiarius pouvait exercer
partout ailleurs le saint ministère. Les évêques acceptaient
les décrets de Zozime en attendant leur vérification dans
les exemplaires les plus complets du concile de Nicée. Une
certaine vivacité de langage se montre dans leur lettre à
Boniface. « Nous espérons, disent- ils, en la miséricorde
« de Dieu, que, puisque vous êtes maintenant assis sur
« le trône de l'Église romaine, nous n'aurons plus à souf-
(( frir ce faste du siècle indigne de l'Église de Jésus-Christ,
« et qu'on oe nous refusera pas la justice que la seule
« raison devrait nous faire obtenir sans que nous la de-
« mandassions. »
L'épiscopat africain ne s'était point trompé; les copies
des actes du concile de Nicée , faites à Constantinople et à
Alexandrie, n'offrirent rien de plus que les copies de Car-
thage. On les transmit au papeEoniface. L'Église d'Afrique
garda sa coutume de juger ses prêtres définitivement et
sans appel.
Sans nous arrêter au livre de la Patience, composé en
418, nous jetterons un coup d'oeil sur des ouvrages plus
importants qui appartiennent à l'année 419. Un écrit péla-
gien avait accusé l'évêque d'Hippone de condamner le
mariage; un ami d'Augustin, le comte Valère, ayant eu
connaissance de cet écrit , se hâta de démentir l'assertion
pélagiennc. De son côté, le grand docteur ne laissa pas
CHAPITRE XLIV. 199
longtemps la calomnie sans réponse ; il dicta un livre des
Noces et de la Concupiscence qu'il dédia à Valère , en lui
adressant une lettre ' pleine d'éloges pour cet homme d'é-
pée. Dans ce livre, Augustin établit avec force et netteté
le dogme du péché originel et la sainteté du mariage, qui
change en quelque chose de bon le mal de la concu-
piscence. La gloire du mariage c'est de faire servir aux
vues providentielles les désirs de la chair, si contraires aux
désirs de Vesprit^. L'évêque d'Hippone fait ressortir la
beauté morale de cette union que la stérilité elle même ne
doit pas dissoudre. Le grand Apôtre n'a pas craint d'appeler
la chasteté conjugale un don de Dieu ^ La polygamie fut
permise aux patriarches, parce qu'il importait de multi-
plier le peuple de Dieu ; le monde n'est plus aujourd'hui
dans ces conditions ; l'union de l'homme avec une seule
femme est plus conforme à la pensée divine; une seule
femme fut donnée au premier homme.
Julien , l'évêque de Campanie , resté le chef de la secte
pélagienne, voulut descendre dans ce champ de bataille. Il
avait été l'ami de la plupart des grands hommes de l'Église
ses contemporains , et l'apparition de ce jeune et nouvel
adversaire fut un sujet d'étonnement pour le monde catho-
lique. Son père Memorius, évèque d'une piété vraiment
évangélique, aimait et révérait Augustin, ainsi que nous
avons eu occasion de le dire. Saint Paulin, qui était poète,
chanta le mariage de Julien. Peu de temps après , la mort
ou la continence l'ayant séparé de sa femme , Julien fut
élevé au diaconat ; le pape Innocent I*"" l'aimait beaucoup ;
il l'ordonna lui-même évêque d'Éclame. Le séjour à Rome,
au lieu de fortifler Julien dans la doctrine catholique, porta
1 Lettre CC,
2 Gai., V, 17.
3 I Corinth., vu, 7.
200 SAINT AUGUSTIN.
malheur à sa foi ; le fils de Memorius y devint pélagien ;
toutefois, craignant peut-être d'attrister le cœur de ceux
qui l'aimaient le plus, il attendit la mort de son père,
de sa mère et du pape Innocent, pour laisser éclater sa
rébellion contre l'Église. La Cilicie abrita sa \'ie après les
décrets d'Honorius. Nous le voyons en 419 s'efforçant,
mais en vain, de tromper le pape Sixte sur la vérité de ses
doctrines, puis forcé de quitter encore l'Italie et cherchant
un refuge à Lérins\ auprès de Fauste, le célèbre semi-pé-
lagien. Julien reparut après la mort de Sixte; mais l'in-
flexibilité du pape saint Léon le contraignit pour la troi-
sième fois de sortir de l'Italie. Le dernier terme de son
errante et triste vie fut un village de la Sicile où Julien
ouvrit une école.
Son début dans la lutte fut un ouvrage en quatre livres ,
contre le livre des Noces et de la Concupiscence ; des ex-
traits de cet ouvrage furent envoyés au comte Valère ;
celui-ci les remit au vénérable Alype, qu'il vit à Ravenne
et qui se rendait à Rome; il désirait qu'Augustin s'em-
pressât d'y répondre; le grand docteur n'eut en main ces
fragments qu'au retour de l'évêquc de Thagaste, et ce
fut seulement en 120 qu'il réfuta Julien, le fils de son
ami , dans un deuxième livre des Noces et de la Concupis-
cence. Augustin regrettait de ne pas avoir l'ouvrage de
Julien tout entier ; mais on ne lui laissa pas le temps d'at-
tendre ce qui lui manquait. Les raisonnements et les
objections auxquels répond l'évêque d'Hippone ne nous
ont présenté rien de nouveau ; ce sont des difficultés
contre le péché originel, difficultés dont Augustin a déjà
tant de fois triomphé par le témoignage de saint Paul ,
par la constante doctrine des Pères et tout l'enseignement
< Les deux lies de Lérins, aujourd'hui les îles de Saint - Honorât et de
Sainte-Marguerite, à peu do distance de Cannes, en Provence.
CHAPITRE XI.IV. 201
de rÉcriturc. A défaut d'arpruments et de bonnes preuves
contre le puissant adversaire qu'il attaque, Julien repro-
duit inexactement ses paroles et dénature ouvertement
ses pensées. Augustin rétablit chaque chose dans sa vérité.
Désormais il ne perdra pas de vue Julien , l'opiniâtre re-
présentant de l'hérésie ; il sentira se rajeunir son génie en
présence de cet ennemi impétueux, et ne se lassera point de
repousser ses agressions tant que demeurera sur ses lèvres
le souffle de la vie.
En suivant la controverse pélagienne , une observation
s'est souvent offerte à notre esprit. Les pélagiens se di-
saient chrétiens, parlaient bien haut de leur foi, de leur
soumission aux divines Écritures, et leur doctrine était
une négation du christianisme tel que l'ont établiles Livres
saints. Si vous n'êtes pas croyants, si notre religion n'est
pas la vôtre, si nos Écritures ne renferment pas, selon
vous, la vérité, rejetez le péché originel et la grâce de
Jésus - Christ , proclamez à votre aise la grandeur et la
puissance de l'homme , supprimez le secours divin dont la
nécessité nous est prêchée ; c'est votre droit , c'est le droit
de votre raison , sauf à discuter contre vous les preuves
de notre foi; mais du moment que vous vous dites chré-
tiens et dociles à l'enseignement des Écritures, nous ne
comprenons plus votre rationalisme : le rationalisme et
l'enseignement des Livres saints ne marchent pas ensemble.
Or, l'Écriture est formelle sur le péché originel, sur l'im-
puissance de l'homme à faire le bien sans le secours de
Dieu, et voilà comment la simple interprétation des textes
sacrés a suffi pour démolir le pélagianisme. qui se présen-
tait au nom de la foi ; voilà comment il a été écrasé sous
un foudroyant amas de témoignages empruntés à l'Ancien
et au Nouveau Testament. Nous ne parlons pas ici des
preuves tirées du fond de la nature humaine; c'est seule-
202 SAINT AUGUSTIN.
ment une manifeste contradiction des pélagiens que nous
avons voulu signaler.
Les deux livres des Mariages adultères, écrits à la fin de
419, soulèvent des questions de théologie morale dont nous
avons peu à nous occuper ; un intérêt plus général , plus
élevé, s'attache aux quatre livres sur VAme et son origine ,
composés dans le dernier mois de 419 et au commencement
de 420.
Eicn ne touche l'homme comme de chercher à connaître
d'où vient cette âme qui fait sa dignité et sa gloire, quelle
est sa nature, et de quelle manière s'accomplit, à chaque
moment et sur tous les points du globe, la perpétuelle
succession des intelligences, admirable et mervedleuse
chaîne dont tous les anneaux composent le tableau de l'hu-
manité se déroulant sous l'œil de Dieu. Étonnant con-
traste! on a pu pénétrer les secrets des cieux, de la terre
et des mers , et l'on n'a point pénétré le secret de ce qui
est en nous ! nous savons les voyages des astres et leur
infaillible retour sur un point de l'espace; nous savons
pourquoi les jours font place aux nuits, pourquoi l'Océan
l)alance éternellement ses eaux ; nous avons reconnu l'âge
du globe en interrogeant ses entrailles et trouvé l'ensemble
des lois qui gouvernent l'univers ; nous connaissons l'ori-
gine de la pluie et du vent, de la foudre et des orages, et
nous ne connaissons pas l'origine de cette pensée à l'aide
de laquelle nous déterminons les causes et les effets dans
le monde extérieur? Le point de départ, l'indispensable
instrument de nos connaissances est un mystère : ainsi la
boussole, instrument inexpliqué, agent mystérieux, sert
de guide pour aller, à travers Fimmensité des flots, décou-
vrir des rivages inconnus, de nouveaux mondes. Il faut
que l'orgueil de l'homme soit toujours humilié par quelque
point.
CHAPITRE XLIV. 203
Les esprits supérieurs confessent leur ignorance; mais
le propre des ignorants ou des hommes médiocres, c'est
de ne pas savoir douter. Le grand docteur d'Hippone avait
plusieurs fois dans ses écrits avoué son impuissance à
résoudre le problème de l'origine de l'àme. Un jeune
homme de la Mauritanie césarienne, probablement des en-
virons de Cartonne, passé récemment du parti des roga-
tistes à la communion catholique , fut étonné qu'un homme
comme Augustin gardât des doutes sur cette question dont
la solution lui paraissait entièrement facile ; Augustin per-
dait beaucoup dans son esprit par une telle hésitation ;
le jeune Africain eut donc l'idée d'éclairer Tévêque d'Hip-
pone, et même de rectifier ce qu'il appelait ses erreurs
sur la nature de l'àme. Vincent Victor ' ( c''était le nom du
philosophe novice) avait trouvé chez un prêtre espagnol ,
appelé Pierre, un des ouvrages où Augustin exposait ses
incertitudes sur la question : c'est à ce prêtre espagnol
qu'il adressa deux livres dirigés contre le grand évêque.
Tl paraît que Vincent Victor obtint auprès de Pierre un
très-grand succès; à mesure que le jeune homme lui lisait
son écrit, le prêtre espagnol se laissait aller à tous les ra-
vissements de la joie; dans son enthousiasme, Pierre lui
baisa le front, le remerciant de lui avoir révélé ce qui
jusque-là avait été caché à son entendement. Un ami d'Au-
gustin, le moine René, ajant connu à Césarée les deux
livres de Vincent Victor, les fit copier et les envoya à
l'évêque d'Hippone ; il les accompagnait d'une lettre pleine
d'excuses sur la liberté qu'il prenait; le moine René,
préoccupé du langage irrespectueux de Vincent Victor,
craignait qu'Augustin ne se plaignît d'une communication
1 Victor avait pris le surnom de Vincent à cause de son admiratinn pouv
Vincent, chef du parti des rogatistes après Rogat.
204 SAINT AUGUSTIN.
de cette nature: il connaissait mal Thumilité et la man-
suétude de ce grand homme. C'est durant Tété de il 9 que
les deux livres de Vincent Victor parvinrent à Hippone;
Augustin , alors absent , ne les reçut qu'à la fin de l'au-
tomne.
Il semble qu'Augustin , avec son âge , ses grands et con-
tinuels travaux , sa position si haute et si glorieuse, pouvait
se dispenser de répondre à un jeune homme qui le traitait
avec tant de légèreté ; mais Augustin , oubliant tout d'a-
bord ce qui lui était personnel dans la question, avait
uniquement songé à ramener une intelligence à la vérité.
Cette vive espérance religieuse prenait la place dé tous
les sentiments humains. L'évéque d'Hippone composa donc
quatre livres en réponse à Vincent Victor, le premier,
adressé au moine Eené, le second au prêtre espagnol Pierre,
les deux derniers à Victor lui-même. Comme les mêmes
sujets et quelquefois les mêmes idées reviennent dans cha-
cun de ces livres, leur analyse détaillée et successive ne
conviendrait point; mieux vaut apprécier l'ensemble de
l'ouvrage.
Tl faut d'abord admirer la charité d'Augustin, qui excuse
tous les procédés de Victor, ses injures, son outrecui-
dance ; elle excuse aussi la redondance de son style et la
crudité des expressions ; l'évéque pense que ces défauts de
forme disparaîtront à la maturité de l'âge. Le débordement
des mots, qui plaît aux esprits légers et que les esprits graves
tolèrent, ne saurait causer aucun dommage à la foi. « Nous
« avons, dit Augustin, des hommes écumeux (spumeos)
<( dans leurs discours, mais qui ne laissent pas d'être purs
« dans leur foi. » 11 trouvait triste et dangereux que l'élo-
quence fût mise au service de l'erreur; ce serait boire le
poison dans une coupe d'un grand prix. 11 parait que le
jeune Africain n'était pas sans talent. Dieu lui avait donné,
CHAPITRE XLIV. aOS
dit Augustin , assez de génie pour être sage, pourvu qu'il
ne crût pas l'être.
L'écrit dans lequel Vincent Victor avait tranché la ques-
tion qui tenait en suspens un grand génie , renfermait une
foule d'erreurs. Victor soutenait que l'àme est quelque
chose de corporel, qu'elle n'a pas été tirée du néant ni
formée d'aucune autre chose créée : d'où l'on devait con-
clure nécessairement, malgré les dénégations du jeune phi-
losophe , que l'àme était formée de la substance même de
Dieu. Ceci tombe devant un simple raisonnement : ce qui
est tiré de Dieu est de même nature que lui , et participe à
l'immutabilité; or, l'âme est sujette au changement; donc
elle n'a pas été tirée de la substance divine. Pour échapper
à la conclusion dont ce raisonnement renversait la pensée ,
Victor disait que le souffle de Dieu pouvait produire les
âmes , sans leur communiquer sa nature, de même qu'en
soufflant dans une outre nous y faisons entrer un vent qui
n'a rien de commun avec notre propre nature. Augustin
observait que cette comparaison n'avait pas de justesse,
puisque Victor admettait un Dieu Esprit; quelque subtil
que nous imaginions notre souffle, il est toujours corporel;
au lieu que dans l'hypothèse de Victor, un Dieu- Esprit
produirait de lui-même par son souffle une âme corporelle;
ce qui est inadmissible. Victor citait l'exemple d'Elisée
qui, en soufflant sur le lils de la Sunamite, lui rendit la
vie; mais le souffle du prophète ne fut qu'une cause oc-
casionnelle ; à la prière d'Elisée , Dieu rappela l'àme de
l'enfant.
Victor, admettant la préexistence des âmes et voulant
expliquer la propagation du pêche originel, disait que lame
avait mérité d'être souillée par son union avec la chair, et
que le baptême lui rendait sa pureté première. Augustin lui
demanda comment cette âme , avant le péché , avait mérité
206 SAINT AUGUSTIN.
d'être souillée par la chair ; le jeune homme parlait de la
prescience de Dieu; mais la prescience de Dieu c'est la
prévision et non pas la cause du mal. Victor, par un oubli
des textes formels de l'Évangile , et plus hardi que les pé-
lagiens eux-mêmes , ouvrait le royaume des cieux aux en-
fants morts sans baptême ; il prétendait qu'on devait offrir
pour eux le sacrifice du corps et du sang de Jésus - Christ.
Selon le jeune Africain, Dieu créerait des âmes pendant
toute l'éternité ; à quoi on répondait qu'après la fin du
monde il n'y aurait plus de génération , et par conséquent
plus de corps qui eussent besoin d'âmes. Victor avançait
qu'un enfant prédestiné de Dieu au baptême pouvait en
être privé. Mais quelle serait donc la puissance qui empê-
cherait l'accomplissement des décrets divins?
« Le Seigneur, dit Jsaïe ', donne le souffle à son peuple ,
« et l'esprit à ceux qui marchent sur la terre. » — « C'est
« le Seigneur, est -il écrit ailleurs *, qui forme l'esprit de
« l'homme dans l'homme. » La mère des Machabées disait
à ses enfants : « Ce n'est pas moi qui vous ai donné l'esprit
« et l'àme, mais Dieu qui a fait toutes choses ^ » Ces pas-
sages de l'Écriture tranchaient la question de l'origine de
l'àme , au dire de Victor ; mais Augustin lui répétait qu'il
ne s'agissait pas de savoir qui était le créateur de l'àme
humaine, mais comment elle se formait. Était-ce parle
mo}en de la propagation ? était - ce par un nouveau
souffle? Augustin avoue son ignorance ; il invite Victor à
imiter la mère des Machabées , qui reconnaissait ignorer
comment Dieu avait animé les enfants engendrés dans ses
flancs.
Comme Augustin est bon et paternel lorsque , ne gardant
i Isaïe, XLii, 5.
2 Zach, XII, 1.
a II Macli., VII, -22 et 23.
CHAPITRE XLIV. 207
aucun souvenir des injures reçues, il exhorte Victor à se
corriger ! Il ne veut pas que Victor se méprise lui-même et
qu'il compte pour peu son esprit et son talent d'écrire : le
jeune homme ne doit ni trop s'abaisser ni trop s'élever.
« Oh ! plût à Dieu , lui dit Augustin , que je pusse lire vos
« écrits avec vous , et vous indiquer vos erreurs dans un
(« entretien ! Une conversation entre nous terminerait cette
« affaire plus facilement que des lettres '. » Il faut que
Victor rejette les erreurs qu'Augustin lui signale, s'il veut
non -seulement passer aux autels catholiques, mais même
demeurer catholique : il lui sera plus glorieux de les re-
connaître que de ne les avoir jamais commises. Lui-même
avait dit qu'il renoncerait à ses propres pensées dès qu'il
en apercevrait de meilleures , et que son cœur irait tou-
jours à ce qu'il y aurait de plus vrai. C'est le moment de
prouver que ces paroles -là n'étaient pas de vaines pro-
messes.
Le quatrième livre, si plein de choses et d'une si haute
portée, nous associe aux derniers efforts d'Augustin pour
conquérir une jeune intelligence. Que lui importe si Vic-
tor, jeune homme , a voulu reprendre Augustin vieillard , si
le laïque a voulu en remontrer à l'évêque, dont il loue en
même temps la science et la capacité! Augustin ignore s'il
est savant et habile ; bien plus , il sait bien qu'il ne l'est
pas ; mais il remercie Victor d'avoir songé à lui communi-
quer ce qu'il croyait la vérité. Seulement le grand docteur
eût mieux aimé être repris pour les fautes qui peuvent se
rencontrer dans la foule de ses ouvrages. Ce que Victor lui
reproche c'est de ne pas avoir osé se prononcer sur l'ori-
gine de l'àme, c'est d'avoir établi la spiritualité de notre
intelligence. Si Victor avait appris à Augustin quelque
1 De l'Ame et de son origine, liv. III, cliay. xiv.
208 SAINT AUGUSTIN.
chose, celui-ci se serait résigné , dit -il, non -seulement à
être frappé par des paroles , mais même à être frappé à
coups de poing ! Cependant il n'en est rien : le jeune homme
n'a rien éclairci et n'a fait qu'entasser des inexactitudes.
Augustin l'invite à prendre son parti sur le mystère de
l'origine de l'àme : que d'autres problèmes en nous demeu-
rent sans solution ! L'évêque demande comment se forme
le corps de l'homme dans le sein maternel , comment le
sang , la chair et les os se produisent successivement , et
comment enfin doivent s'expliquer les innombrables phé-
nomènes de notre organisation physique. 11 est des choses
plus hautes et plus étendues que le génie de l'homme. Nous
ne pouvons pas nous comprendre nous-mêmes, et certaine-
ment nous ne sommes pas en dehors de nous'! Pendant
que nous vivons, dit Augustin, et que nous sommes très-
certains de nous souvenir, de comprendre et de vouloir,
nous qui nous donnons pour de grands connaisseurs de
notre nature , nous ne savons pas tout à fait ce que peut
notre mémoire, notre intelligence, notre volonté. Le docteur
cite un ami de sa jeunesse , appelé Simplicius , doué d'une
merveilleuse mémoire, qui récitait sur-le-champ et rapide-
ment n'importe quel passage de Virgile qu'on lui demandât;
il pouvait même réciter les vers du poëte à rebours, et pos-
sédait de la même manière la prose de l'orateur romain. La
première fois qu'eut lieu cette étonnante expérience, Sim-
plicius prit Dieu à témoin qu'auparavant il ne se doutait
pas d'une telle faculté; l'expérience seule lui révéla cette
puissance. Avant l'essai , il était pourtant le même homme.
Quand nous faisons des efforts de mémoire, que cherchons-
nous, sinon nous-mêmes, sin n ce que nous avons déposé
en nous? La mémoire est un trésor dont nous ne conuais-
1 Nos non iiossumus capeve nos, et cerle non sumus extra nos. Liv. IV,
cliaii. VI.
CHAPITRE XLIV. 209
sons ni la profondeur ni l'étendue ; il en est ainsi des autres
facultés de l'homme. « Les forces de mon intelligence , dit
« Augustin à Victor, ne me sont pas entièrement connues,
« et je crois que ^ ous êtes comme moi. » La volonté ignore
aussi sa puissance comme sa faiblesse; l'apôtçe Pierre vou-
lait mourir pour son Maître et n'avait pas trompé le Sau-
veur en le lui promettant; mais ce grand homme, qui avait
connu que Jésus était le Fils de Dieu, ne se connaissait pas
lui-même. Victor avait osé dire que si l'homme ne savait
pas l'origine de son àme, il serait semblable à la bête. Au-
gustin répond qu'on est pareil à la bête si on vit selon la
chair, si on borne l'existence aux terrestres limites , si on
n'espère rien après la mort, et non point si on confesse son
ignorance. « Que ma timidité de vieillard , ô mon fils ! dit
« le grand évêque à Victor, ne déplaise pas trop à votre
« présomption de jeune homme. »
Abordant ensuite la question de la nature de l'âme ,
Augustin prouve à Victor que l'àme est esprit et non pas
corps. Victor avait dit : Si l'âme n'est pas un corps, elle ne
peut être je ne sais quelle substance vide. Or le jeune phi-
losophe croyait que Dieu était esprit. L'évêque lui fait re-
marquer que Dieu , dont la substance est immatérielle, n'est
pas pour cela quelque chose de vide. L'incorporéité de l'âme
peut donc être quelque chose de réel. Victor, par une in-
terprétation inexacte d'une parole de saint Paul \ distin-
guait dans l'homme trois substances : l'âme ou l'homme
intérieur, l'esprit ou l'homme intime, le corps ou l'homme
extérieur. 3Iais saint Paul . dans ce même passage dont
abusait le jeune Africain , dit que notre homme intérieur
sera renouvelé à l'image de Dieu. Le grand apôtre établit
par là l'unité et la spiritualité de notre âme : il n'appar-
i Thessal., v, 23.
T. n. — 14
210 SAINT AUGUSTIN.
tient qu'à une substance immatérielle de pouvoir être
l'image de Dieu. Les idées de Victor sur la corporéité de
l'àme seront renversées par l'argumentation et les explica-
tions d'Augustin. Le ciel et la terre , les fleuves , les mers,
les forêts et les animaux nous apparaissent dans nos songes;
les variétés de l'univers subsistent dans notre pensée et
sont contenues dans les profondeurs de la mémoire ; elles
sortent de je ne sais quels coins secrets lorsque nous avons
besoin de nous en souvenir, et se présentent en quelque
sorte devant nos yeux. Si l'àme était un corps , pourrait-
elle saisir par la pensée ces grandes et vastes images , et la
mémoire pourrait-elle les contenir ?
Augustin, en finissant, engage le jeune Africain à ne pas
se plaire dans son surnom de Vincent , le chef des roga-
tistes, s'il veut être le Victor ' (le vainqueur) de l'erreur:
« iNe croyez pas savoir une chose quand vous l'ignorez , lui
« dit-il; mais pour apprendre apprenez à ignorer ^ On ne
« pèche point en ignorant quelque chose des secrets ou-
« vrages de Dieu, mais en donnant témérairement pour
(( choses connues celles qui ne le sont point , mais en pro-
<( duisant et en défendant le faux à la place du vrai. » Si
Victor désire connaître toutes les erreurs dont son ouvrage
abonde, qu'il vienne à Augustin sans ennui et sans diffi-
culté. « Ce ue sera point, lui dit ce grand homme , un dis-
« ciple qui viendra trouver un maitre , mais un jeune
(( iiomme qui se rendra auprès d'un vieillard, un homme
« vigoureux qui visitera un malade. »
Cette douceur généreuse et cette parfaite condescen-
dance , reunies à tout l'ascendant d'une admirable raison ,
1 On recouuait ici uu jeu de mots comme on en trouve souvent dans les
écrits de saint Augustin ; c'est un des défauts de la latinité africaine de cette
époque.
2 Sed ut scias, disce nescire.
CHAPITRE XLV. 2il
ne furent point mutiles; Victor, dont l'esprit était sincère
et qui n'avait cédé qu'à un mouvement irréfléchi de jeunesse
et à la fouiiue du génie africain , se rendit aux opinions de
l'évèque dFlippone ; il reconnut qu'il s'était trompé, et re-
mercia Augustin de lui avoir fait toucher du doigt ses
erreurs avec une si paternelle bonté. La charité et le génie,
ces deux grandes puissances de ce monde , ne se donnent
pas toujours la main ; mais quand leur sublime alliance
vient à se montrer dans le même homme, oh ! alors la vérité
prend une force irrésistible.
CHAPITRE XLV
Autorité de saint Augustin établie parles plus illustres témoignages. — Les
sept livres des Locutions et les sept livres des Questions sur les sept premiers
livres de l'Ecriture. — Les quatre livres contre les deux Epîtres des pela -
giens. — Contre Gaudentius et contre le mensonge. — Lettre à Optât. —
Contre l'adversaire de la Loi et des Prophètes. — Durée et transformations
diverses du manicliéisme.
419-420
11 est doux pour l'historien d'un grand homme de pouvoir'
s'entourer des hommages rendus à sa mémoire et prêter
l'oreille aux concerts des siècles. Ces voix , parties de haut,
nous excitent à l'accomplissement d'une grave et laborieuse
tâche, et donnent à notre ame une sorte d énergie mêlée de
joie. Ou ferait un livre avec les témoignages imposants qui
se sont produits depuis quatorze cents ans en l'honneur
d'Augustin ; nous ne songeons donc point à tout recueillir;
nous voulons nous en tenir à quelques paroles qui expri-
ment les opinions des plus glorieux représentants des
divers âges chrétiens.
On a vu dans les chapitres précédents comment Augustin
fut jugé par ses contemporains, et nous n'avons pas à nous
212 SAINT AUGUSTIN.
occuper ici de radmiration des Jérôme , des Paulin , des
Simplicien et des Prosper ; écoutons un moment les siècles
qui ont suivi le siècle d'Augustin. Isidore de Séville ' disait
qu'Augustin , par sa science et son génie , avait vaincu les
études de tous ses prédécesseurs, lldefonse de Tolède * ne
croyait point permis de contredire Augustin. De même que
le soleil surpasse en lumière toutes les planètes , disait
Rémi d'Auxerre ^, ainsi Augustin l'emporte sur tous les
docteurs dans l'explication des Ecritures. Rupert * appelle
Augustin la colonne et le firmament delà vérité : « I/évéque
d'Hippone , ajoute Rupert , est la colonne lumineuse sur
laquelle la Sagesse de Dieu a placé son trône. »
Nous avons cité à Foccasiondes commentaires des Psau-
mes l'admiration de Cassiodore; nous pourrions citer Rède,
qui nous représente dans sa tige le grand ordre de Saint-
lienoît, et Alcuin \ le maître de Charlemagne. D'après le
pape Martin V, tous ceux qui savent quelque chose du
Christ, de la foi, de la religion, prononcent le nom d'Au-
gustin, comme si sans Augustin rien ne pouvait être com-
pris ni expliqué : « Grâce à Augustin, c'est 3Iartin V qui
« parle ", nous n'envions point aux philosophes leur sa-
« gesse , aux orateurs leur éloquence ; nous n'avons plus
« besoin de la pénétration d'Aristote , du charme persuasif
« de Platon, de la prudence de Yarron, de la gravité de
« Socrate , de l'autorité de 1^} thagore , de la pénétration
« d'Empédocle... lui seul nous représente le génie et les
1 Etym., lib. VI, cap. viii.
2 Sermon de B. Viry.
y In Episl. II ad Cor.
4 De Opérât. Spirit. snnct.. lib. VII, cap. xix.
fj Charlemagne eut xm jour l'idée de s'entourer de douze clercs , comme
saint Augustin et saint Jérôjue; Alcuin lui répondit: « Le Créateur' du ciel
<< et de la terre n'en a [las en plusiouis , et vous voulez en avoir douze ! »
tj Sermon sur la transiaiion de sainte Monique.
CHAPlTRfc: XLV. 213
« études de tous les Pères. . . Qui voudrait défendre la re-
« ligion sous un autre chef qu'Augustin ? » Grégoire le
Grand disait : « Si vous désirez prendre une délicieuse
« nourriture, lisez les ouvrages du bienheureux Augustin;
« ne dierchez pas notre son ( noslrum furfurem ) (juand vous
« avez la fleur de son froment '. »
Saint Thomas -, la gloire de l'ordre de Saint-Dominique,
et proclamé l'Ange de l'école , n'est autre chose dans le
fond, dit Bossuet \ et surtout dans les matières de la pré-
destination et de la grâce, que saint Augustin réduit à la
méthode de l'école. Saint Bernard se faisait gloire de suivre
la théologie de saint Augustin, et Pierre le Vénérable l'ap-
pelle le maître de V Église après saint Paul. Des louanges
infinies se presseraient sous notre plume si nous voulions
mentionner les témoignages de tant de papes en faveur de
l'évéqued'Hippone. 11 sera plus curieux d'entendre Luther,
Mélauchthon et Calvin , mêler leurs voix aux voix catho-
liques, dans cet hymne de louanges parti de tous les pays
de la terre.
Le moine de Wittemberg pensait que, depuis les apôtres,
nul docteur n'avait été comparable à Augustin. 11 était doux
à Mélanchthon * d'invoquer Augustin dans son école. « Sa
« doctrine, ajoute Mélanchthon, étant nécessaire à l'Église,
« c'est avec raison que nous devons aimer Augustin , qui a
> Reg., lib. VIII, cap. xxxvii.
2 Un biographe de saint Augustin, Lancilot, parle d'une vision où saint
Thomas d'Aquin se montrait couvert d'une chape semée d'étoiles et lançant
au loin de célestes rayons; un royal diadème oi'nait sa tète. A côté de l'Ange
de l'école apparaissait un évèque revêtu des u:émes splendeurs et portant
une barbe vénérable. L'évêque, prenant la parole , dit : Celui-là est Thomas,
et moi je suis Augustin ; j'ai fait de Thomas mon compagnon ; dans les pas-
sages les plus difficiles de la doc rine sacrée, il suit mon opinion et la dé-
fend.
■^ Défense de la trad. et des suints Pères, liv. VI, chap. xxiv.
4 Déclamât, sur saint Augustin.
214 SAINT AUGUSTIN.
« le mieux conservé le céleste trésor de la vérité. » « Il
« n'est pas besoin, disait Calvin \ de travailler à savoir ce
« qu'ont pensé les anciens , lorsque Augustin seul peut
« suffire : les lecteurs n'ont qu'à prendre dans ses écrits ,
« s'ils veulent avoir quelque chose de certain sur le sens
' « de l'antiquité. » Augustin est le seul Père que les héré-
tiques aient admiré; mais combien il a fallu défigurer
Augustin pour en faire le Père des hérétiques!
Bossuet, philosophe si pénétrant, théologien si profond,
interprète si puissant de la foi catholique , cite Augustin à
chaque page, l'appelle tour à tour le grand, ï admirable,
ï incomparable, et se nourrit constamment de la pensée du
docteur africain , qu'il revêt de son st}'le à lui , de ce style
prodigieux qui lui est propre. Il ne souffre pas la moindre
atteinte portée à la gloire de l'évêque d'flippone. « C'est
« déjà , dit Bossuet , une insupportable témérité de s'ériger
« en censeur d'un si grand homme , que tout le monde re-
« garde comme une lumière de l'Église , et d'écrire direc-
« tement contre lui; c'en est une encore plus grande, et
« qui tient de l'impiété et du blasphème , de le traiter de
« novateur et de fauteur des hérétiques -. » Érasme préten-
dait qu'Augustin n'avait pu acquérir une connaissance so-
lide des choses sacrées ^, et le regardait comme fort infé-
rieur à saint Jérôme. « Il n'y a personne, en vérité, dit
<( Bossuet à ce sujet \ à qui l'envie de rire ne prenne d'a-
« bord lorsqu'on voit un Érasme et un Simon qui , sous
« prétexte de quelque avantage qu'ils auront dans les
« beUes-lettres, se mêlent de prononcer entre saint Jérôme
« et saint Augustin , et d'adjuger à qui il leur plaît le prix
i Instit., lih. III, cap. m.
2 Défense de la trad., liv. I, chap. vu.
3 Solidam cofrnitionpiii reruin sacrarum.
4 Défense de la trad.
CHAPITRE XLV. 215
« de la connaissance des choses sacrées. Vous diriez que
<i tout consiste à savoir du grec , et que, pour se désabuser
« de saint Thomas, ce soit assez d'observer qu'il a Vécu
« dans un siècle barbare ,• comme si le style des apôtres
« avait été fort poli , ou que , pour parler un beau latin ,
« on avançât davantage dans la connaissance des choses
« sacrées. »
Nos lecteurs n'ont pas oublié que si l'évéque d'Hippone
ignorait l'hébreu . il possédait à fond la langue grecque ,
dont il avait fait une très - sérieuse étude depuis son
élévation au sacerdoce. Ainsi Augustin put s'emparer
pleinement de la version des Septante, qui avait suffi aux
apôtres.
Érasme, à qui l'évéque de Meaux ne pardonnait pas d'a-
voir classé Augustin au-dessous de Jérôme pour l'interpré-
tation des Écritures , rangeait néanmoins le pontife d'Hip-
pone parmi les plus grands ornements et les plus éclatantes
lumières de l'Église.
Ce magnifique cortège de grands hommes de tous les
siècles inclinant la tête devant Augustin ne le venge -t- il
pas suffisamment des injures de Bayle et de ce prêtre Si-
mon ', contre lequel Bossuet a fait un des plus beaux ou-
vrages de critique qui existent dans aucune langue ?
Appuyé sur l'admiration des âges pour l'homme dont
l'histoire nous occupe , nous continuerons plus hardiment
notre œuvre.
Les sept livres des Locutions sont une sorte d'étude litté-
raire du Pentateuque , de Josué et des Juges ; Augustin
fait voir ce qui caractérise le style des écrivains sacrés , ce
< Simon, dans son ouvrage intitulé Histoire critique des principaux com-
mentateurs du Nouveau Testament, s'était donné comme le vengeur des Pères
grecs et de l'antiquité. Son ouvrage était particulièremont dirigé contre saint
Augustin.
216 SAINT AUGUSTIN.
qui appartient au génie de la langue hébraïque et de la
langue grecque ; il avertit de ne pas chercher un sens mys-
térieux dans ce qui est un simple tour original. INotre doc-
teur peut ainsi être considéré comme un des premiers qui
aient signalé les frappantes beautés du style biblique. Les
sept livres des Questions sont une comparaison des diffé-
rentes versions des Septante, des versions d'Aquila et de
Théodotion, et de la traduction latine de saint Jérôme, faite
sur l'hébreu; ils présentent comme des notes rapides, mais
substantielles et lumineuses, sur des difficultés que le doc-
teur résout à mesure qu'il les pose. Cet examen de l'Hepta-
teuque, qui commence où finissent les douze livres sur la
Genèse, est fait sans aucune préoccupation de la forme,
mais dans la seule vue de rencontrer la vérité,
A la tin de l'année 419, les décrets impériaux contre les
pélagiens furent renouvelés ; une lettre d'Honorius et de
ïhéodose parvint à Févêque de Carthage , et quoique l'É-
glise d'Hippone fût inférieure à l'Église de la métropole
africaine , Augustin , par une exception qu'il devait à son
génie et à son immense renommée , reçut la même lettre
qu'Aurèle. Honorius et Théodose voulaient que les deux
pontifes de Carthage et d'Hippone fissent souscrire à tous
les évêques africains la condamnation de Pelage et de Ce-
lestius ; la défense de la doctrine pélagienne leur paraissait
mie intolérable énormité.
Et cependant les évêques pélagiens , du fond de leur exil
ignoré, ne cessaient d'élever la voix en faveur de leur cause;
il se répandit en Italie deux lettres qui calomniaient les
doctrines catholiques au profit de l'erreur condamnée.
L'une avait pour auteur Julien , qui cherchait à ranimer
dans Rome quelques restes de l'ancienne flamme péla-
gienne; l'autre, adressée à lîufus, évoque de Thessalo-
ni([ue, portait la signature de dix-huit évêques qui avaient
CHAPITRE XLV. 217
refusé de souscrire à la condamnation de Pelage et de Ce-
lestius : c'était comme une levée de boucliers des pontifes
anathématisés. Ahpe , l'illustre et infatigable ambassadeur
de l'Afrique chrétienne auprès du siège de Rome, reçut des
mains du pape Boniface ces deux lettres avec mission de les
remettre à Augustin ; car c'était toujours à Augustin qu'on
songeait à chaque apparition de l'ennemi. Ainsi , dans les
grandes guerres contre les ennemis de la foi religieuse ,
Judas>Iachabée,Godefr6y ou Richard Cœur-de-Lion étaient
appelés aux heures du péril; leur nom volait de bouche en
bouche chaque fois qu'il fallait repousser une attaque , et
toute bataille se changeait pour eux en victoire.
C'est en 420 que les deux lettres avaient été écrites; la
même année vit naître la réponse de Févèque d'Hipponc ,
composée de quatre livres adressés au pape Boniface. Au
début du premier livre, consacré à la réfutation de la lettre
de Julien , Augustin remercie le pape Boniface de son ami-
tié ; il le remercie de ce qu'il veut bien être l'ami des hum-
bles. Il parle du devoir de tous les évéques de défendre les
brebis rachetées du sang du divin Pasteur, et place le siège
de Rome plus haut que tous les sièges de la terre ; quant à
lui, Augustin, il fait ce qu'il peut pour sa petite part ' ; le
docteur rend grâces à Boniface de ne pas lui avoir caché des
lettres où ce pontife avait trouvé le nom d'Augustin livré
aux calomnies et aux outrages.
Les quatre livres à Boniface peuvent se résumer ainsi -.
Les pélagiens disaient : Les catholiques sont manichéens
parce qu'ils nient le libre arbitre et qu'ils nous montrent
l'homme invinciblement poussé aumal. Augustin répond que
la doctrine catholiquen'enseignepointla destruction du libre
arbitre par le péché d'Adam, mais sa modification pro-
1 Facioquod possum pro tnei particuln muneris, dit saint Augustin avec
cette admirable humilité qui forme le principal trait de son caractère.
218 SA.1NT AUGUSTIN.
fonde. La liberté qui a péri dans le paradis terrestre, cé-
tait la possession d'une pleine justice avec l'immortalité;
c'est pour cela que la nature humaine a besoin de la grâce
divine. Le libre arbitre est si peu détruit dans l'homme pé-
cheur, que ce libre arbitre détermine le péché , surtout
dans les hommes qui font le mal par délectation et par
amour pour le mal ; ils font ce qu'il leur plaît. Saint Paul '
nous apprend qu'on n'acquiert la liberté de la justice que
par le libre arbitre de la volonté. Saint Jean, dans son
Évangile '', nous dit que « Jésus - Christ a donné le pouvoir
« de devenir enfants de Dieu à tous ceux qui l'ont reçu. »>
Quoi de plus formel que ces paroles?
L'évêque d'Hippone venge les catholiques du reproche
de méconnaître la sainteté du mariage , de condamner les
saints personnages de l'Ancien Testament, et de ne pas
croire à la rémission de tous les péchés par le baptême.
Les pélagiens accusaient le clergé de Rome d'avoir préva-
riqué dans la question de la grâce ; Augustin leur répond
que le pape Zozime usa de beaucoup d'indulgence envers
Celestius et Pelage, mais que Rome n'approuva jamais
leurs enseignements. D'après les évéques pélagiens, les
catholiques introduisaient sous le nom de grâce une sorte
de destin ; Augustin répond qu'on ne peut pas appeler des-
tin la divine inspiration du bien et le secours d'en haut
apporté à la faiblesse de la volonté humaine. 11 fait voir
aux évéques pélagiens qu'ils ont mal compris ce qu'il avait
écrit sur le caractère de la loi de l'Ancien Testament. Les
louanges extrêmes données à la créature , au mariage , à la
loi, au libre arbitre, aux saints, cachaient tous les pièges
de l'erreur pélagienne. Les pélagiens prétendaient que
pour condamner leur doctrine , il avait fallu surprendre et
i Rom., VI, ao.
■i II, 12.
CHAPITRE XLV. 219
arracher la si|;nature des évêques catholiques dispersés au
loin ; Augustin leur demande si on a aussi extorqué les si-
gnatures de saint Cyprien' et de saint Ambroise ^ qui, bien
avant la naissance de l'hérésie, l'ont renversée parleurs
enseignements.
On se rappelle les affreuses extrémités auxquelles se
livraient souvent les donatistes. Gaudentius, évêque dona-
tiste de Thamugade, pressé d'obéir aux lois impériales,
déclara que lui et les siens se brilleraient plutôt avec leur
église; résolution bien digne du violent génie africain!
Gaudentius s'appuyait sur l'exemple de Razias, dont le
trépas est rapporté dans le deuxième livre des Machabées.
Le tribun Dubitius, chargé de l'exécution des décrets im-
périaux, envoya à l'évêque d'Hippone les deux lettres qu'il
avait reçues à Thamugade, en le priant d'y répondre.
Quoique bien accablé de travaux , Augustin écrivit succes-
sivement deux livres contre Gaudentius pour répondre un
dernier mot à ce parti expirant auquel il avait livré une
si longue guerre ^. Nous ignorons si l'évêque et les dona-
tistes de Thamugade exécutèrent leur terrible résolution.
>'ous trouvons ici, à la même date que les deux livres
contre Gaudentius (420), un livre Contre le Mensonge, dont
la pensée nous a frappé. L'occasion de cet ouvrage fut l'er-
reur de l'Espagnol Consentius, qui croyait que, pour mieux
découvrir la doctrine des priscillianistes, il était permis à
un catholique de déguiser ses propres sentiments. Augustin
s'élève avec énergie contre cette école, qui croit pouvoir
en certains cas autoriser le mensonge ; qui permet des at-
1 Epist. De Opère et eleemosynis.
2 Comment, sur Isaïe , liv. \ , de la Pe'nitence. Comment, de l'Evangile
selon saint Luc.
3 La secte vaudoise présentait quelque chose de l'ancien donatisme afri-
cain : elle faisait dépendre de la sainteté des ministres la validité des sacre-
ments.
220 SAINT AUGUSTIN.
teintes à la vérité sous prétexte d'uue fin utile et salutaire ;
qui introduit la dissimulation au fond de la conscience en
\ue d'un bien à faire ou d'une vérité à établir. Le plus pe-
tit mal n'est jamais permis dans le monde, dût il en résul-
ter un immense bien. L'évêque d'Hippone observe que
toutes les actions des saints personnages de l'Ancien Tes-
tement ne doivent pas être pour nous des règles de morale.
Il y a dans l'Écriture des exemples de dissimulation; mais
ce sont plutôt des mystères que des mensonges.
Nous avons vu la lettre où Augustin interrogeait Jérôme
sur l'origine de l'âme ; la lettre à Optât et les quatre livres
qui traitent de cette mystérieuse question. Optât, qu'il ne
faut pas confondre avec le célèbre évêque de Milève , et
que nous croyons avoir été évêque de Tubunes , revint à la
charge auprès d'Augustin; il pensait que le pontife d'Hip-
pone avait reçu quelque importante réponse du solitaire
de Bethléhem. Augustin écrivit 'à Optât au commencement
de 420, pour lui annoncer que Jérôme ne lui avait rien ré-
pondu; il y avait près de cinq ans que son livre , en forme
de lettre, avait pris le chemin de l'Orient. Toutefois il ne
perdit pas l'espérance de voir Jérôme lui venir en aide ;
Augustin cite un passage d'une lettre du vieux solitaire,
remplie d'afifectueux témoignages pour lui, et montre ainsi
qu'on peut discuter ensemble sans que l'amitié en souffre.
Optât avait composé un ouvrage intitulé le Livre de la Foi,
dans lequel il traitait de l'origine de l'âme; Augustin le
prie de lui envoyer ce livre. I/évêque d'Hippone reproduit
aussi les passages d'une lettre dOptat adressée aux Césa-
réens. La formation de l'âme par voie de propagation avait
paru à Optât une invenlion nouvelle et une doctrine inouïe;
Augustin lui fait observer que cette opinion est ancienne;
1 Cette lettre est celle que nous avons annoncée dans une note précédente,
pl qui fut découverte par Besselius, abbé du monastôro de Gottwcig.
CHAPITRE XLV. 221
TertiiUien et saint Irénée l'avaient soutenue. Quelque avis
qu'on embrasse d'ailleurs , il ne faut pas s'écarter de l'idée
que lésâmes humaines sont l'œuvre de Dieu. Cette lettre à
Optât ne renferme aucune pensée nouvelle sur la question ;
le doute et le savoir y sont l'objet de nombreux jeux de mots
qui offensent le bon goût.
Voici maintenant le dernier ouvrage de l'évèque d'Hip-
pone contre les manichéens. Un écrit anonyme , mais com-
posé par quelque marcionite , fut mis en vente dans la ville
de Cartilage ; l'auteur inconnu se disait disciple d'un cer-
tain Fabricius qu'il avait rencontré à Rome. Il attaquait
l'Ancien Testament, et cherchait à mettre en contradiction
les Livres sacrés de l'ancienne et de la nouvelle loi. A la
suite de cet écrit, un autre ouvrage avait pour but de prou-
ver que ce n'est pas Dieu qui a créé la chair. Le même
volume renfermait un fragment d'Adimante, disciple de
Manichée , que l'évèque d'Hippone avait depuis longtemps
combattu. La lecture de ce volume devenait dangereuse à
Carthage; on l'envoya à Augustin avec prière d'y répondre;
le docteur composa les deux livres Contre V Adversaire de la
Loi et des Prophètes. Nous ne pourrions pas les analyser sans
répéter ce que nous avons dit ailleurs. Mais en indiquant
le dernier ouvrage de l'évèque d'Hippone contre ce mani-
chéisme ' qu'il a démoli avec tant de logique et de génie ,
il nous faut jeter un regard sur la durée et les transforma-
tions diverses de la doctrine manichéenne depuis quatorze
siècles.
Manichée, diinsV Épître du Fondement , son disciple Adi-
i A peu près à la même époque, quelques manichéens, hommes et femmes,
découverts à Carthage, lurent conduits à l'église; interrogés par saint Au-
gustin et d'autres évèques, ils avouèrent des infamies. Très-peu de temps
après, saint Augustin fit chasser d'Hippone le vieux manichéen Victorin, qui
l'avait trop souvent trompe.
2-22 SAINT AUGUSTIN.
mante , Fauste , Fortunat , Félix , Secondinus , et quelques
autres chefs du manichéisme, n'avaient point déguisé leurs
doctrines ; leurs ouvrages , dont nous avons parlé , établis-
sent avec netteté ce qu'ils prétendent établir, et Beausobre
nous semble avoir entassé les nuages pour faire du mani-
chéisme quelque chose de vague et d'incertain que les
Pères de l'Église ne pouvaient guère atteindre. L'auteur
de l'Histoire critique de Manichée et du manichéisme, qui a
osé appeler Bossuet un sophiste, fait passer sous nos }eux
une pompeuse fantasmagorie d'érudition , dont le but prin-
cipal paraît être, sous prétexte de critique historique,
la réhabilitation ' de ce que l'antiquité chrétienne a con-
damné. Dans les âges qui suivirent Fàge d'Augustin , le
manichéisme , désertant l'Afrique , son principal centre
pendant longtemps, s'enveloppa de mystères et se répandit
sous des noms divers à travers toutes les contrées de l'Eu-
rope; il perdit l'existence philosophique qu'il avait eue en
plein soleil durant les premiers âges chrétiens , et ses par-
tisans formèrent en quelque sorte des sociétés secrètes; ils
avaient renoncé à toute polémique au profit de leur cause ,
mettaient le plus grand soin à se cacher, et leur propagande
souterraine se faisait avec des demi -mots et de discrets
- • Beausobre, dont nous avons déjà parlé, est convenu, dans sa préface
( p. 21, édit. d'Amsterdam, 1734 ), de son indulgence envers les hérétiques;
après avoir étudié trps-attentivement son livre, nous avons le droit de dire
que cette inrlulgence est de la partialité. Nous ne pouvons pas croire que
Beausobre n'ait pas lu les ouvrages de saint Augustin contre les manichéens,
et nous devons reconnaître alors qu'il les a lus avec prévention. L'évèque
d'Hippone est l'homme qui a connu le plus à fond les doctrines manichéennes,
et Beausobre, venu treize siècles plus tard, voudrait bien lui en remontrer
sur ce point. Il est impossible d'imaginer plus de douceur, de modération et
de réserve que n'en offre la polémique de saint Augustin , et Beausobre vou-
drait n'y voir que calomnie , outrage , haine. «Je ne vois pas, dit-il, que
<( saint Augustin ait converti beaucoup de manichéens ni de donatistes. »
Beausobre n'aurait en qu'à ouvrir les yeux pour reconnaître des milliers de
convertis.
CHAPITRE XLV. 223
épancbements. A l'église, on les aurait pris pour de bons
catholiques; le manteau de l'orthodoxie couvrait leurs pen-
sées intérieures et leurs mœurs, qui n'étaient pas conformes
aux inspirations chrétiennes.
Il y eut toujours en Asie de la place pour les rêveries
du génie humain , et les manichéens s'y étaient produits
tout à leur aise sous le nom de pauliciens, ainsi nommés
d'un certain Paul qui les avait établis en Arménie. Les
pauliciens étaient devenus aux pays d'Orient un grand
parti ; et quand on les menaça de les chasser des terres
impériales, on les vit recourir à la force des armes. L'his-
toire nous les montre , à la fin du ix* siècle , luttant vigou-
reusement contre Basile le Macédonien. Une ambassade en
Arménie, qui avait pour but l'échange des prisonniers, fut
l'occasion d'un curieux ouvrage sur les paubciens ; leur his-
toire par Pierre de Sicile a servi de guide et de source aux
auteurs ' qui , plus tard , ont voulu étudier les sectaires
d'Arménie. L'horreur des pauliciens pour la Croix , la
sainte Vierge et l'Eucharistie révèle suffisamment leur pa-
renté avec les manichéens, qui condamnaient la chair et ne
voyaient en Jésus -Christ qu'un divin fantôme. On a pu
dire ^ que les nouveaux manichéens , venus de Bulgarie et
prenant le nom de Bulgares , s'étaient répandus par là dans
le reste de l'Europe ; nous ne devons pas cependant oublier
que déjà, au temps de saint Augustin , il y avait des mani-
chéens à Rome et dans les Gaules : pourquoi ne s'y seraient-
ils pas secrètement maintenus? Parfois dans l'histoire on
découvre des erreurs, des superstitions, des cultes qui,
durant des siècles , ont eu pour seuls gardiens quelques
familles. L'ancien manichéisme avait pu se conserver ainsi
dans la vieille Europe; le nouveau manichéisme, venu
1 Cedrenus a beaucoup puisé dans l'oiivragp de Pipne de Sicile.
2 Bossuet , Histoire des variations.
224 SAINT AUGUSTIN.
d'Orient , reconnut sans doute dans quelques coins de l'I-
talie et des Gaules ses propres doctrines , depuis bien long-
temps gardées comme un héritage mystérieux.
On sait quel fut en 1017 le sort des chanoines d'Orléans
reconnus pour être pauliciens , et qui professaient d'é-
tranges opinions sur la création et sur la Bible ; en mou-
rant , ils confessèrent avoir eu de mauvais sentiments sur
le Seigneur de l'univers \ Le roi Robert les jugea dignes du
feu ; cinq siècles auparavant, saint Augustin eût travaillé à
éclairer leur esprit, et n'eût point souffert qu'ils fussent
punis par le dernier supplice. Le xi* et le xii*' siècle nous
offrent, sous les noms de pauliciens , de bulgares , d'albi-
geois , de cathares (purs) ou calharistes (purificateurs), de
poplicains, de piples et de patariens, des sectateurs du
manichéisme en France, en Allemagne et en Italie. Nous
nous contenterons d'indiquer le concile tenu à Toulouse
contre eux par le pape Calliste II. Saint Bernard , en par-
lant des nouveaux manichéens , les signale tels que nous les
avons montrés dans les pages précédentes; il observe qu'ils
ne ressemblaient en rien aux autres hérétiques, qui cher-
chaient tous les moyens de se faire connaître. Ils n'étaient
pas de ceux qui voulaient vaincre, ajoute ce grand homme,
mais de ceux qui ne voulaient que nuire ; ils se coulaient
sous l'herbe pour communiquer plus sûrement leur venin
par une secrète morsure. Déclarer leur doctrine , c'était la
déclarer absurde; voilà pourquoi ils s'attaquaient à des
ignorants , h des gens de métier, à des femmelettes , des
paysans, et leur recommandaient le secret. « Us ne pré-
« chaient pas, ils parlaient à l'oreille, dit Bossuet%- ils se
« cachaient dans des coins , ils murmuraient plutôt en se-
1 Ccdrenus , tome l, p. 434. Voyez aussi Glaber, liv. lll, chap. viii, et
Vignier.
- Histoire (1rs variations.
CHAPITRE XLVI. 225
« cret qu'ils n'expliquaient leur doctrine. » Renier, qui
avait partagé pendant dix -sept ans l'erreur des cathares
d'Italie, trouvait au milieu du \iii* siècle seize Églises ma-
nichéennes : l'Église de France, l'Église de Toulouse, l'É-
glise de Cahors , l'Église d'Albi , l'Église de Bulgarie , l'É-
glise de Duzranicie, d'où sont venues toutes les autres. Tels
sont les aucètres religieux que se donnent les protestants
et à l'aide desquels ils ont espéré remonter aux premiers
anneaux de la chaîne chrétienne.
A l'heure où nous écrivons, le manichéisme subsiste en-
core dans plus dune intelligence et au fond même de cer-
taines doctrines. Des philosophes et même des philosophes
accrédités enseignent de nos jours que Dieu n'a pas tiré
le monde du néant. Cette assertion , ini?pirée par l'ancien
axiome ex nihilo nihil (rien ne se fait de rien), est toute
manichéenne; elle tend à établir antérieurement à la créa-
tion une substance qui n'est pas Dieu, et que les mani-
chéens appelaient matière et mauvais principe.
Ainsi l'erreur se transforme et ne meurt 'pas ; cette
durée de l'erreur est la durée du mal lui-même, qu'on
signale , qu'on évite , contre lequel on a raison , mais qu'on
ne tue point.
CHAPITRE XLYJ
Les six livres contre Julien. — Manuel à Laurentius. — Du soin
pour les morts.
421
« Je me suis levé pendant la nuit avec David , » dit Bos-
suet en s'adressant à Dieu ' , « pour voir vos deux qui sont
« les ouvrages de vos doigts, la lune et les étoiles que vous avez
1 Traité de la concupiscence, chap. xxxii.
T. II. — 15
22G SAINT AUGUSTIN.
< fondées. (Ps. viii, 4.) Qu'ai-je vu , ô Seigneur! et quelle
admirable image des effets de votre lumière infinie I l.e
( soleil s'avançait, et son approche se faisait connaître par
une céleste blancheur qui se répandait de tous côtés ; les
étoiles étaient disparues , et la lune s'était levée avec son
( croissant, d'un argent si beau et si vif que les yeux en
étaient charmés. Elle semblait vouloir honorer le soleil ,
en paraissant claire et illuminée par le côté qu'elle tour-
nait vers lui; tout le reste était obscur et ténébreux; et
un petit demi-cercle recevait seulement dans cet endroit-
là un ravissant éclat, par les ravons du soleil, comme du
père de la lumière. Quand il la voit de ce côté , elle re-
çoit une teinte de lumière; plus il la voit, plus sa lumière
s'accroît. Quand il la voit tout entière , elle est dans son
plein ; et plus elle a de lumière, plus elle fait honneur à
celui d'où elle lui vient. Mais voici un nouvel hommage
qu'elle rend à son céleste illuminateur. A mesure qu'il
approchait, je la voyais disparaître; le faible croissant
diminuait peu à peu ; et quand le soleil se fut montré
tout entier, sa pâle et débile lumière, s'evanouissant, se
perdit dans celle du grand astre qui paraissait, dans la-
quelle elle fut comme absorbée. On voyait bien qu'elle
ne pouvait avoir perdu sa lumière par l'approche du so-
leil qui Féclairait; mais un petit astre cédait au grand,
une petite lumière se confondait avec la grande ; et la
place du croissant ne parut plus dans le ciel, où il tenait
auparavant un si beau rang parmi les étoiles.
« Mon Dieu, lumière cternelle, c'est la figure de ce qui
-arrive à mon àme quand vous l'éclairez ; elle n'est illu-
minée que du côté que vous la voyez; partout où vos
rayons ne pénètrent pas, ce n'est que ténèbres, etc. etc. »
Celte belle comparaison peint merveilleusement l'état
de l'àme en présence de smi Dieu. J/àme ne sait et ne peut
CHAPITRE XLVI. 227
quelque chose qu'à l'aide du Dieu qui l'a créée ; c'est Dieu
qui lui donne ou lui retire la lumière et l'énergie, et qui
soutient sa débile volonté au milieu des misères morales
dont elle est opprimée. Sans Dieu , Fàme demeure livrée à ,
la nuit, et son libre arbitre tombe dans le néant. Puissance
de faire le mal , de le choisir, impuissance à accomplir le
bien sans le secours divin , voilà en deux mots la nature
humaine depuis la chute primitive, voilà aussi toute la
doctrine de la grâce catholique. Loin que nous devions
nous révolter contre une condition pareille, nous n'y trou-
vons, quant à nous , pas même matière à une véritable hu-
miliation; l'indigence de iàrae humaine est un lien de plus
qui l'attache à son Créateur. Ce qui peut humilier, c'est la
dépendance absolue sous l'autorité d'un homme, c'est la
pauvreté en présence des richesses de la terre. Mais, dites-
moi, quelle honte y a- 1- il à reconnaître que nous tenons
tout de Dieu seul? quelle honte ya-t-il à être pauvre
comme est pauvre le genre humain tout entier? ]Ne décou-
vrez-vous pas un rayon de gloire sur notre front dans cette
seule idée que l'homme est placé sous le regard divin , et
que chaque élan de notre cœur vers le bien est un témoi-
gnage de bonté paternelle de la part de Dieu ? Qu'on ne
nous répète point l'objection banale et à laquelle nous
avons eu déjà occasion de répondre : Avec la grâce catho-
lique il ri y a plus de vertu, plus de mérite personnel. Y a-t-il
une société sur la terre qui ait offert autant d'exemples de
vertus que la société catholique? Le secours n'empêche
pas, ne détruit pas l'éclatant mérite des luttes constantes,
des bonnes et des grandes actions. Lorsque les martyrs
confessaient le nom de Jésus -Christ sur les gibets, dans
les flammes ou sous la dent des bêles du Cirque, l'Esprit de
Dieu les soutenait, mais toute la puissance de leur volonté
et de leur courage les soutenait aussi.
228 SAINT AUGUSTIN.
Les pélagiens, méconnaissant la faiblesse si tristement
évidente de notre nature tombée , accordaient tout à la
puissance personnelle de l'homme, et de combien de péla-
giens ne sommes -nous pas encore entourés! que de gens,
se trouvant sans doute suffisamment forts et heureux , re-
fusent de croire à une déchéance, à un paradis perdu!
Augustin , dans ses réponses aux hommes qui niaient le
péché originel , triomphait d'eux avec leurs propres armes.
Les pélagiens torturaient certains passages de l'Écriture et
des Pères , et se proclamaient les interprètes exacts des
traditions sacrées ; Tévèque d'Hippone répondait en faisant
parler les Livres saints et les Pères de l'Église dans leur
majestueux ensemble et leur magnifique unité. Lorsque
l'évèque Claude lui eut envoyé les quatre livres entiers de
Julien contre le premier livre du Mariage et de la Concupis-
cence, le vieil athlète cathohque se leva de toute sa hauteur
pour terrasser son jeune adversaire. La longue controverse
pélagienne n'offre rien de plus fort ni de plus éloquent que
les six livres Contre Julien, écrits en 421. Comme le fils
de Memorius était très-versé dans les belles-lettres et qu'il
se piquait d'esprit et d'élégance , il semble qu'Augustin ,
pour mieux le convaincre , ait voulu ajouter la séduction
littéraire à la puissance de la vérité.
Les quatre livres de Julien renfermaient beaucoup d'in-
jures contre Augustin. L'évèque d'Hippone dit à l'évèque
hérétique qu'il ne peut pas dédaigner tous ces outrages ,
parce qu'il faut qu'il s'en réjouisse pour lui-même, qu'il
s'en attriste pour Julien et pour ceux que trompe sa parole.
11 se rappelle les magnifiques récompenses promises à ceux
qui seront calomniés à cause de Jésus -Christ, et se rap-
pelle aussi l'Apôtre, qui est malade avec les malades et
qui souffre de tout scandale. Julien avec ses quatre grands
livres avait cru écraser comme sous un char à quatre cour-
CHAPITRE XLVI. 229
sicrs le petit écrit d'Aiiu:ustin, et ce petit écrit n'a pas
même été touché par tout ce fracas immense ! Julien s'effor-
çait de prouver qu'il fallait condamner absolument le ma-
riage si les hommes venus au monde par cette voie n'étaient
pas exempts de tout péché ; il ne réfutait aucun point du
livre d'Augustin et parcourait à son aise le champ des sup-
positions gratuites. Benouvelant les excès de Jovinien, il
imprimait au front du catholique la tache du manichéisme.
Augustin lui montre que cette accusation de manichéisme
jetée à la face des catholiques pour leur croyance au péché
originel doit enfin tomber en poussière ; car ce n'est pas lui
Augustin qui a inventé la doctrine du péché originel, ce ne
sont pas les catholiques ses contemporains qui l'ont inven-
tée : elle a été enseignée par les plus illustres défenseurs
de la foi catholique, et Julien devra appeler manichéens
saint Irénée , évêque de Lyon , presque contemporain des
apôtres; le saint évéque et martyr Cyprien; Riticius,
évèque d'Autun, homme de grande autorité, qui assista
au concile de Eome, où fut condamné Donat, le premier
chef du donatisme ; Olympius , évêque espagnol , homme de
grande gloire dans l'Église et dans le Christ; saint Hilaire,
évéque des Gaules, vénérable et ardent défenseur de l'É-
glise catholique; saint Ambroise, dont le monde entier con-
naît les admirables travaux ; le pape Innocent et tous les
évéques des conciles de Carthage et de Milève. Augustin
reproduit divers passages des personnages éminents dont il
invoque la mémoire.
Si les témoignages de l'Église d'Occident ne suffisent pas
à Julien , Augustin interrogera l'Église grecque ; il fera en-
tendre saint Grégoire de Nazianze, dont la parole a tant de
grâce; saint Basile, que Julien a cru pouvoir appeler à son
secours , et les quatorze évéques du concile de Diospolis.
Julien triomphait d'un passage de saint Jean Chrysostome.
230 SAINT AUGUSTIN.
Dans une de ses homélies, le grand ëvêque a dit : Nous bap-
tisons les enfants, quoiqu'ils n'aient pas de péché; ce qui si-
gnifie : Quoiqu'ils n'aient pas de péché qui leur soit propre.
Julien avait traduit : « Nous baptisons les enfants qui ne
« sont pas souillés par le péché , » et avait conclu que saint
Jean Chrysostome ne professait pas la croyance au péché
originel. Pourquoi, dira Julien, pourquoi Févêque Jean ne
s'est-il pas expliqué plus clairement et n'a -t- il pas déclaré
qu'il était question d'un péché qui fût propre aux enfants?
— La réponse est bien simple : c'est que, parlant dans l'E-
glise catholique , l'évéque Jean ne pensait pas qu'on pût le
comprendre autrement. Et, pour mieux connaître la pensée
du grand évêque sur ce point, Julien n'a qu'à lire ce frag-
ment dune lettre de Jean à Olympia : « Après qu'Adam eut
« commis ce grand péché et qu'il eut entraîné le genre
« humain dans sa perte , il eut pour peine les longues
« afflictions. » Jean Chrysostome disait aussi dans une
homélie sur la résurrection de Lazare : « Le Christ pleu-
« rait, parce que l'homme déchu de ses droits à l'immor-
« talité en était venu au point d'aimer son tombeau. Le
« Christ pleurait , parce que le démon a fait mortels ceux
« qui pouvaient conquérir l'immortalité. » Dans la même
homélie d'où Julien avait tiré son objection , l'évéque Jean
disait : « Le Christ est venu une fois , et nous a trouvés liés
« par les engagements paternels que souscrivit Adam.
« Celui-ci a commencé à nous engager; la dette s'est accrue
« par nos péchés. » De tels passages et d'autres encore que
cite Augustin témoignent de la croyance de Jean Chryso-
stome au péché originel.
Ainsi donc , au lieu d'être une conspiration de gens per-
dus \ selon l'étrange expression de Julien, au lieu d'être
1 Conspiratioperditorum.
CHAPITRE XLVl. 231
tin simple bruit du peuple\ la doctrine du péché originel
était la croyance des plus grands hommes de T Église ca-
tholique avant Augustin. A entendre Julien , il n'y avait
personne pour défendre cette doctrine ^, et voilà que toutes
les gloires catholiques se levaient pour donner raison à
Augustin !
La liste de ces illustres autorités eût été incomplète si le
nom de Jérôme n'y avait figuré. Ce grand homme était mort
Tannée précédente ^ : « iNe croyez pas, dit Augustin à Ju-
« lien , ne croyez pas qu'il faille dédaigner saint Jérôme
« parce qu'il n'a été que prêtre; il fut versé dans le grec ,
« le latin et l'hébreu , passa de l'Église d'Occident à l'Église
« d'Orient, et vécut dans les lieux saints et les saintes
« Lettres, jusqu'à un âge bien avancé; il lut tous ou pres-
« que tous les auteurs qui , dans les diverses parties du
« monde, avaient écrit avant lui sur la doctrine de l'Eglise;
« or, Jérôme n'a pas eu sur ce point (le péché originel) un
(' avis différent du nôtre. Dans son commentaire du pro-
« phète Jouas, il dit que les petila enfants eux-mêmes sont
« coupables du péché d'Adam. »
Julien favorisait le manichéisme en cherchant à établir
que le mal ne pouvait naître du bien, et que le mariage,
s'il est bon , ne pouvait pas produire un mauvais fruit : le
péché originel. Augustin redit ici quelques-unes de ses
belles idées sur l'origine du mal, qui n'est que la défail-
lance du bien, le défaut d'une bonne nature inférieure
et non pas d'une nature souveraine et immuable. Le mal
n'est pas une substance, mais une volonté qui s'éloigne de
ce qui est bien. La parabole évangélique du bon et du mau-
' Solum populi mnrmur.
2 De taata multitudine assertorem non pntesl invenire.
3 30 septembre 420.
232 SAINT AUGUSTIN.
vais arbre est une image de la bonne et de la mauvaise
volonté , et les fruits sont les œuvres.
Augustin , à l'aide des dix grands docteurs et du prêtre
Jérôme , qu'il a déjà cités , démolit pièce à pièce tout l'édi-
fice élevé par l'habileté de Julien. Quand celui-ci se plaint
que la doctrine pélagienne ait été condamnée par des juges
prévenus de haine, l'évèque d'Hippone lui fait observer
que les grands docteurs sur lesquels il s'appuie ne pou-
vaient nourrir aucune prévention contre les pélagiens, qui
n'existaient pas encore. Julien se félicitait d'avoir été le
seul h souhaiter le combat , se donnant comme le David des
pélagiens, et voyant dans Augustin un Goliath. Notre saint
docteur ignore si le jeune hérétique est convenu avec les
pélagiens qu'ils se tiendraient tous pour vaincus , dans le
cas où il serait vaincu lui-même. « Quanta moi, lui dit Au-
« gustin avec un admirable sentiment catholique', à Dieu
« ne plaise que je vous provoque à un combat singulier!
« en quelque lieu que vous paraissiez , vous trouverez l'ar-
* mée du Christ pour vous combattre ; elle a vaincu Celes-
« tius à Carthage, lorsque je n'y étais pas ; elle a vaincu de
« nouveau à Constantinople , bien loin des contrées afri-
« caines ; elle a triomphé , en Palestine , de Pelage , qui ,
« craignant sa condamnation , a condamné votre cause : là
« votre hérésie a tout à fait succombé. »
Augustin , que Julien ne craignait pas d'appeler Épicu-
rien, adorateur du démon, rétablit sa doctrine sur le ma-
riage , la concupiscence, le péché originel, le libre arbitre
et la grâce, doctrine que l'ancien êvêque d'Eclane avait
pris plaisir à dénaturer. 11 renverse, chemin faisant, les
nouvelles objections de Julien.
L'évèque d'Hippone, parlant de la destinée des enfants
1 Liv. III, chap. iv.
CHAPITRE XLVI. 233
morts sans baptôme , exprime une opinion qu'il importe
d'établir formellement ici pour répondre aux jansénistes
et à leurs exagérations sur ce point. Il avait déjà dit ail-
leurs ' que la peine de ces enfants serait la plus douce de
toutes les peines ; il emploie dans le cinquième livre contre
Julien, chapitre xi, des termes plus miséricordieux encore :
Je ne dis pas que les enfants morts sans le baptême du Christ
seront punis, de manière quHl eût mieux valu pour eux de
nètre pas nés... Quoique je ne puisse pas définir le caractère,
la nature, la grandeur de cette peine, je n'ose pas dire cepen-
dant que le néant eût mieux valu pour eux que Vexistence ^
Saint Thomas, interprète immortel de la théologie du
grand évéque d'Hippone, n'a pas cru sortir de la ligne de
la doctrine du maître en enseignant que le péché originel
tout seul ne sera point puni par la peine des sens ^ La pri-
vation du royaume du ciel et des dons surnaturels laisse
place à une destinée dont Dieu seul a le secret , mais qui ne
sera pas le malheur *.
L'évêque pélagien, pour autoriser ses opinions sur la
concupiscence , cherchait des appuis dans les philosophes
de l'antiquité , mais ne pouvait citer que ceux qui ont traité
des choses naturelles. Augustin lui rappelle que tous les
penseurs éminents qui , dans l'antiquité , se sont occupés
de philosophie morale ont réprouvé l'asservissement aux
voluptés charnelles. En parlant de la curiosité humaine
1 Liv. I, chap. xvi, de Peccat. Merit. et remiss.
2 Ego autem non dico parvulos sine Christi baptismale morientes tanta
pœna esse plectendos, ut eis non nasci potius expediret...: qusp, qualis et
quanta erit, quamvis definire non possim , non tamen audeo dicere quod eis
ut nuUi essent, quam ut ibi essent potius expediret.
3 Ad secundum dicendum quod peccato originali in futura retributione
non debetur pœna sensus. Summa, 3», q. 1, art. 4.
■ 4 Pelage, interrogé sur le sort des enfants morts sans baptême, répondait :
« Je sais bien où ils ne vont pas ; mais je no sais pas où ils vont. » Aug., de
Peccat. orig., cont. Pelag., cap. xxi.
234 SAINT AUGUSTIN.
qui cherche à tout comprendre, Tévêque d'Hippone fait
cette belle remarque que les mystères sont utiles dans les
œuvres de Dieu ; expliquées , les œuvres divines per-
draient de leur grandeur, et l'homme cesserait de les ad-
mirer'.
Nous avons vu tout à l'heure avec quelle énergie vrai-
ment catholique Augustin repoussait l'idée de se mettre à
la place de l'Église tout entière dans les combats pour la
foi. Cette énergie se retrouve dans sa réponse à Julien,
qui lui reprochait de soulever contre le pélagianisme lo-
pinion populaire, et d'avoir pour auxiliaire la multitude.
Augustin fait observer que cela même condamne les péla-
giens : la doctrine du péché originel est si universellement
établie, que le peuple lui-même la connaît. Il était néces-
saire que nul chrétien n'ignorât les mystères chrétiens,
dans l'intérêt du salut des petits enfants. Augustin, se
prononçant encore une fois contre la pensée d'un combat
singulier, dit qu'il est simplement un de ceux qui travail-
lent à réfuter des nouveautés profanes. « Avant que je
« fusse né, ajoute-t-il, et avant que la foi m'eût fait re-
<i naître à Dieu, beaucoup de grandes lumières catholiques
(( avaient prévenu et rejeté vos futures ténèbres... Cessez
« de vous moquer des membres du Christ, en les appelant
« des travailleurs de boutique^ ; souvenez-vous que Dieu a
« choisi les faibles selon le monde, pour confondre les
« forts... Ceux qui nous connaissent vous et moi, et qui
« connaissent la foi catholique, ne veulent rien apprendre
« de vous ; mais plutôt ils prennent garde que vous ne
« leur enleviez ce qu'ils savent. Beaucoup d'entre eux non-
« seulement n'ont pas appris de moi, mais même ont appris
' l£t rc vera hac est utilitas occultoruin operum Dei, ne prompta vilescant,
ne comprehensa mira esse désistant. Liv. VI, chap. vi.
2 Sellulariorum opificum.
CHAPITRE XLVl. 235
« avant moi ce que votre nou\ elle erreur combat. Puisque
« donc je ne les ai pas faits ce qu'ils sont, et que je les ai
« trouvés associés à cette vérité que vous niez , comment
« puis -je être moi-même l'auteur de ce que vous croyez
« une erreur ' ? »
Julien prétendait qu'Augustin avait changé d'avis sur
la doctrine du péché originel , et qu'au commencement de
sa conversion le fils de Monique avait pensé comme le fils
de Memorius. Le grand évcque lui répond que depuis sa
conversion sa croyance sur ce point a toujours été la même,
et le renvoie à ses ouvrages d'une date antérieure à son
élévation au sacerdoce : il connaissait peu alors les saintes
Écritures, et n'avait fait que se conformer au sentiment de
toute l'Église "^
A la fin de ce sixième livre , qui termine avec tant de
puissance l'ouvrage contre Julien, Augustin pense avoir
répondu à tout ; il croit que lévèque pélagien en convien-
dra s'il n'est pas opiniâtre. Julien avait osé dire qu'tV s'élatt
placé dans les rangs des saints patriarches, des prophètes, des
apôtres, des martyrs et des prêtres; et les patriarches ensei-
gnent que des sacrifices sont offerts pour les péchés des
petits enfants, parce que l'entant dun jour uest pas lui-
même exempt de souillure ; et les prophètes disent qu'ils
ont été conçus dans l'iniquité; et les apôtres, que le
bapléme eu Jésus-Christ fait mourir au péché et vivre en
Dieu ; et les martyrs, que les enfants nés de la race d'Adam
deviennent sujets à l'antique mort, et que le baptême
efface non point des péchés qui leur soient propres , mais
des péchés d'autrui ; enfin , les prêtres répètent que les
hommes venus au monde par la voie de la chair subissent
le mal du péché avant de jouir du bienfait de cette vie.
1 Liv. VI, chap. vni.
2 Liv. VI, chap. xii.
236 SAINT AUGUSTIN.
Julien voulait donc entrer dans la société de ceux dont
il combattait la foi ! « Vous vous trompez , mon fils ! lui
« dit Augustin , vous vous trompez misérablement , vous
« vous trompez même d'une manière détestable : quand
« vous aurez vaincu Tanimosité qui vous tient, vous
« pourrez alors tenir la vérité par laquelle vous serez
« vaincu. »
Que de vigueur et de verve dans ces six livres écrits
par un homme qui commençait à sentir les rudes atteintes
de la vieillesse ! Inflexible comme la vérité , Augustin ne
laisse à Julien le profit d'aucune de ses divagations, de ses
inexactitudes, le profit d'aucun de ses mensonges. Aussi
grand par la dignité de son langage que par son éloquence
et la forte abondance de ses idées et de ses preuves, il
cloue son adversaire dans le cercle de la doctrine catho-
lique. On entrevoit déjà la plaie profonde faite à l'orgueil
de Julien , que la passion de je ne sais quelle triste gloire,
l)ien plus que la passion du vrai , conduisit à cette polé-
mique. Une fois engagé dans la lutte, plus rien ne lui
coûta ; les inventions les plus absurdes déshonorèrent sa
controverse et de belles qualités d'esprit. Julien s'armait
de la calomnie comme on ceint le glaive des batailles. N'a-
vait-il pas imaginé de montrer le vénérable Alype passant
d'Afrique en Italie pour corrompre de ses présents les
juges et les puissances catholiques, et s'en allant offrir aux
grands de la cour impériale de nombreux coursiers en-
graissés aux dépens des pauvres sur le sol africain ? Ceux
qui avaient rencontré Alype les mains vides, seul avec
son zèle et sa pieuse fidélité, s'étonnaient de l'audace de
Julien.
Au milieu de ces désordres et de ces rébellions dans le
monde religieux, les fidèles étaient parfois troublés; on
faisait la nuit autour d'eux ; ils avaient de la peine à recon-
CHAPITRE XL VI. 237
naître leur chemin. Plus d'un catholique dut souhaiter un
petit ouvrage qui renfermât la doctrine à suivre et les de-
voirs à remplir. C'est ce que demanda à l'évèque d'Hippone
le chef des notaires de l'Église de Rome,Laurentius, homme
instruit et religieux. Dans sa letire à Augustin , Lauren-
tius lui exprimait le désir d'avoir un manuel qui dit beau-
coup de choses en peu de mots , qui lui marquât la conduite
à tenir vis-à-vis des hérésies, et déterminât en quoi la
raison marche avec la religion , en quoi elle se trouve trop
faible pour la suivre. Laurentius voulait savoir quels étaient
le commencement et la fin de nos espérances , quel était le
véritable et premier fondement de la foi catholique. La
réponse d'Augustin fut un livre que Laurentius devait tou-
jours porter sur lui , ainsi qu'il l'avait désiré ; ce fut une
sorte de catéchisme , comme pouvait en faire un homme de
génie.
Le culte de Dieu', c'est ce qui constitue la sagesse de
l'homme. On doit servir Dieu par la foi, l'espérance et l'a-
mour. Le Manuel d'Augustin eut donc pour but d'expliquer
ce qu'il faut croire, ce qu'il faut espérer, ce qu'il faut ai-
mer. Ce Manuel ne renferme aucune idée qui n'ait passé
sous nos yeux depuis le commencement de notre travail , et
nous ne pouvons pas nous y arrêter ; mais c'est un excellent
abrégé de la doctrine chrétienne , un chef-d'œuvre dans ce
genre ; et nous voudrions qu'une bonne traduction en fit
un livre de poche pour les catholiques ou pour ceux qui cher-
chent à le devenir. En ce temps où le mensonge joue un
grand rôle dans les gouvernements humains, on aime à
entendre l'auteur du Manuel nous dire : « La parole a été
« établie , non pour que les hommes se trompent mutuelle-
« ment, mais pour qu'ils découvrent les uns aux autres
1 Oeoaê&ia.
238 SAINT AUGUSTIN.
« leurs pensées *. » En parlant de la résurrection générale,
Tévêque d'Hippone détermine par la comparaison suivante
la formation nouvelle de chaque corps : « Si une statue de
« métal soluble se fondait par le feu , était réduite eu
« poudre ou remise en masse, et que l'ouvrier voulût la
« refaire avec la même matière, peu importerait quelle
« partie de la matière serait rendue à chaque membre de
« la statue , pourvu que la statue reprît tout le métal dont
« elle avait été composée : de même Dieu , ouvrier mer-
<( veilleux et ineffable , rétablira promptement notre corps
« avec tous ses éléments; il n'importera point, pour sa
« formation nouvelle et entière, que les cheveux retour-
« nent aux cheveux , les ongles aux ongles , et que chaque
« parcelle qui aura péri se change en chair : il suiBra que ,
« grâce à la Providence du divin ouvrier, le corps re-
« paraisse sans mauvaises disproportions ^ » Quant aux
peines éternelles , Augustin admet la possibilité de cer-
taines mitigations ^
11 est bon davertir que le Manuel à Laurentius n'a rien
de commun avec un autre Manuel faussement attribué à
Tevéque dtlippone, et qui est l'œuvre de Hugues de Saint-
Victor.
Après le livre adressé au chef des notaires de l'Église de
Rome, se présente un autre livre qu'on peut appeler une
inspiration touchante , œuvre d'un intérêt doux et triste,
qui enseigne les devoirs des funérailles, le culte des tom-
beaux, et, eu même temps, élève l'esprit bien au-dessus
des régions du sépulcre : c'est le livre sur le Soin à donner
1 Et utique verba propterea suQt iustituta, non per qiiae se homines in-
vicem fallant , sed per qiiae in alterius quisque notitiam cogitationes suas
perferat.
2 Chap. Lxxxix.
•■< Sed pœuas damnatorum certis temporum iuteivallis exisliment, si hoc
eis placet, aliquatenus oiiligari. Chap. cxii.
CHAPITRE XLVl. 239
aux morts ', composé en réponse à une lettre de saint Pau-
lin de jN'ole. Augustin et Paulin , àmcs tendres et d'une
exquise sensibilité , devaient mieux que d'autres com-
prendre cette piété pour ceux qui ne sont plus, ce besoin
d'être utile aux proches et aux amis, après même qu'ils ont
disparu de la vie.
Une dame d'Afrique, Flora, qui était veuve, a} ant perdu
son fils au pays de INole, avait prié saint Paulin de per-
mettre qu'on l'ensevelît dans une église ; une autre mère
avait obtenu que le corps de son fils, appelé Cynegius, re-
posât dans la basilique Saint-Félix à ]\ole. A cette occasion,
Paulin écrivit à l'évéque d'Hippone pour lui demander s'il
pouvait servir de quelque chose à un mort d'être enterré
dans une église, il pensait, quant à lui , que les soins de
ces parents religieux et fidèles ne devaient pas être inu-
tiles, et que la coutume universelle de l'Église de prier pour
les morts ne pouvait pas être vaine. La réponse d'Augustin
fut admirable.
L'évéque d'Hippone commença par dissiper un doute de
saint Paulin fondé sur ce passage de l'Apôtre : « Nous pa-
« raîtrons tous devant le tribunal du Christ , pour que
« chacun soit jugé selon les choses qu'il a faites par sou
« corps , soit le bien , soit le mal. » Ces paroles de saint
Paul établissent la nécessité des œuvres personnelles pour
mériter ou démériter aux yeux de Dieu ; on ne saurait en
conclure 1 inutilité de la prière pour les morts; elles prou-
vent seulement que le pieux souvenir donné aux trépassés
ne leur profitera qu'autant qu'ils l'auront mérité durant
leur vie.
Augustin rappelle que les livres des Machabées ' parlent
d'un sacrifice pour les morts. Si rien de pareil ne se ren-
"• De Cura pro mortuis gcrenda. Liber unus.
^ 11, xii, 43.
240 SAINT AUGUSTIN.
contrait dans les anciennes Écritures , ce ne serait pas peu
de chose que la coutume du prêtre catholique priant à
l'autel pour les trépassés. Nous laisserons aux païens la
croyance que les âmes qui n'ont pas reçu les honneurs de
la sépulture ne passent point le sombre fleuve ; la sépulture
du corps ne fait rien à la destinée de Tàme : que de corps
de chrétiens la terre n'a point couverts ! Ces fidèles n'au-
ront pas perdu le ciel pour cela ; Dieu , qui remplit la terre
de sa présence , saura bien trouver et ressusciter les corps
perdus à travers l'espace. Les obsèques solennelles sont
plutôt des consolations pour les vivants que des secours
pour les morts ; les funérailles du pauvre couvert d'ul-
cères , emporté par les anges dans le sein d'Abraham , sont
plus illustres devant Dieu que les pompeuses funérailles
du mauvais riche et le marbre de son monument. Mais si
la destinée de l'âme humaine n'est point soumise au soin
qu'on prend du corps après le trépas , il faut se garder de
mépriser les corps des morts, vases et organes de l'esprit
pour toutes les bonnes œuvres. Le vêlement , l'anneau pa-
ternel est cher aux enfants : combien doivent être plus
chers les corps, ces restes qui , durant la vie, ont appartenu
plus étroitement à des parents aimés ! Le corps est plus
qu'un ornement de l'homme , il fait partie de sa propre
nature. Tobie fut agréable à Dieu en ensevelissant les
morts. Le Sauveur loue d'avance la sainte femme qui de-
vait répandre sur ses membres ressuscites un parfum pré-
cieux; et l'évangéliste saint Jean loue ceux qui s'étaient
occupés de l'ensevelissement du divin Maître. Le dogme de
la résurrection future place sous la providence de Dieu le
corps de ceux qui ne sont plus.
S'il y a une sorte de religion pour l'ensevelissement des
morts, le lieu de leur sépulture ne saurait être indifférent.
Lu les plaçant sous le patronage d'un saint, on a des occa-
CHAPITRE XLVI. 241
sions de songer à lui recommander ceux qu'on aime. La
magnificence d'un monument a pour but de retracer plus
vivement une image chérie ou vénérée ; la basilique d'un
martvr, qui abrite des dépouilles bien chères, invite à l'af-
fectueuse oraison. L'Église, comme une tendre mère, prie
pour tous les morts, sans les nommer, afin de réparer l'ou-
bli de ceux qui négligent leurs devoirs envers les proches
ou les amis. Nul n'a jamais haï sa chair, dit l'Écriture, et
c'est cet amour de la chair qui inspire le désir qu'on prenne
soin de notre sépulture ; nous avons peur que quelque
chose ne manque à notre corps après la mort. Les martyrs,
vainqueurs de cet amour de la chair, ne songeaient point
à leur sépulture; les fidèles y songeaient pour eux, et,
après le supplice , s'attristaient de ne pouvoir rendre les
derniers devoirs aux confesseurs de la foi. Pourquoi, dit
Augustin, pourquoi le roi David bénit-il ceux qui don-
nèrent la sépulture aux ossements arides de Saiil et de
Jonathds? C'est que la pitié avait ému leurs cœurs, et qu'ils
accordaient ce qu'ils désiraient pour eux après leur mort.
Augustin parle ensuite des apparitions des morts dans nos
rêves et aussi des apparitions des vivants.
Voilà toute la fleur de ce livre qui achevait d'établir dans
le monde catholi(jue un mystérieux commerce inconnu à
l'antiquité, le commerce des vivants avec les morts, à
l'aide de la prière. Par là le temps et l'éternité se touchent,
le monde visible et le monde invisible conversent en-
semble : comme il nous appartient de soidager encore ceux
qui sont sortis de la vie, nous triomphons en quelque sorte
du trépas , et nous pouvons dire à la mort : Où est ton ai-
guillon? où est ta victoire?
II. — 10
242 SAINT AUGUSTIN.
CHAPITRE XLVII
Les chrétiens de Fussale. — Affaire d'Antoine de Fussale. — La Règle
de Saint- Augustin.
422-423
Il semble que ceux- là seuls qui ont éprouvé toutes les
infirmités de l'âme humaine puissent bien les comprendre :
on croit avoir le droit d'attendre plus de miséricorde de la
part des hommes qui sont tombés. Voilà pourquoi Augustin
est un des saints personnages vers lesquels nous nous sen-
tons le plus attirés ; les fautes de sa jeunesse en ont fait
l'un de nous; et comme il est sorti de nos rangs pour
prendre son essor vers les hauteurs divines, plus la pauvre
humanité s'est montrée en lui, plus nous admirons les
merveilles de sa vie nouvelle. L'exemple d'Augustin nous
prouve qu'il n'est pas d'abîme d'où l'homme ne puisse être
tiré, et que les plus sombres ténèbres se changent en res-
plendissantes lumières quand il plaît à Dieu. Cet exemple
glorieux nous prouve aussi que l'amour de la vérité est
déjà une bien grande chose , et que Dieu le couronne par
une science vaste et soudaine dont le monde est étonné.
Nous verrons jusqu'à la dernière heure ce ferme génie de-
bout dans les combats chrétiens ; les tristesses et les eml)ar-
ras du fardeau épiscopal importuneront en vain l'illustre
pasteur d'Hippone.
Nous n'avons rien de nou\ eau à tirer de la réponse d'Au-
gustin aux huit questions religieuses du tribun Dulcitius,
frère de Laurentius , dont il a été parlé au chapitre pré-
cédent. Il nous faut raconter une affaire qui causa un grand
ennui à Tévcque d'Hippone. L'année 423 le vit malheu-
reux.
CHAPITRE XLVII. 243
Il y avait à quarante milles d'Hippone un bourg appelé
f ussale : quelques faits merveilleux s'étaient passés de ce
côté -là. Un ancien tribun, nommé Hesperus, possesseur
d'une métairie appelée Zubedi, auprès de Fussale, se plai-
gnait que les esprits malins tourmentassent ses esclaves et
son bétail ' ; Augustin était absent d'Hippone ; Hesperus
demanda un de ses prêtres pour mettre en fuite les dé-
mous avec des prières ; un prêtre se rendit sur les lieux ,
offrit le saint sacrifice de la messe , et la métairie fut déli-
vrée. Hesperus avait reçu d'un de ses amis un peu de terre
de Jérusalem , de cette terre consacrée par les pas et la sé-
pulture de Jésus -Christ; il s'en était muni comme d'un
préservatif contre les démons , car il craignait fort d'être
livré lui-même à leurs atteintes. Il tenait dans sa chambre
cette terre révérée ; mais après l'expulsion des malins es-
prits , Hesperus crut qu'il fallait trouver pour la relique
une destination digne de son grand prix. Dès qu'Augustin
fut de retour à Hippone , l'ancien tribun le pria de vouloir
bien venir le voir ; le saint docteur se trouvait dans le voi-
sinage de Fussale avec Maximin . évêque de Sinit ; les deux
pontifes arrivèrent chez Hesperus. Après que celui-ci leur
eut tout raconté , il leur proposa de déposer la sainte terre
de Jérusalem dans quelque endroit oii pût s'élever une
chapelle catholique. Les intentions d'Hesperus furent rem-
plies. Un jeune paysan paralytique recouvra l'usage de ses
jambes par la vertu de la terre apportée du Calvaire.
Malgré ces prodiges, dont il serait difficile d'apprécier
l'authenticité , le territoire de Fussale renfermait à peine
quelques catholiques ; presque tous les habitants du l)0urg
et des environs appartenaient au schisme des donatistes.
La piété d'Augustin en était vivement affligée. Les pre-
1 Cité de Dieu, liv. XXII, chap. viii.
244 SAINT AUGUSTIN.
miers prêtres catholiques envoyés à Fussale avaient reçu
d'horribles traitements; on les avait dépouillés, battus,
estropiés ; quelques uns avaient eu les yeux crevés , d'au-
tres avaient perdu la vie. Après des miracles de zèle et de
courage de la part d'Augustin et de ses coopérateurs ,
presque tout le pays de Fussale était rentré dans le bercail
catholique. Pour que les intérêts religieux de Fussale fus-
sent mieux gouvernés , Augustin jugea nécessaire d'y éta-
blir un évèque ; il jeta les yeux sur un prêtre de son clergé
qui savait la langue punique, avantage important pour des
populations dont une portion ignorait ou entendait mal le
latin ; ce prêtre accepta le nouveau siège. Augustin écrivit
au primat de la province pour le prier de venir faire l'or-
dination épiscopule; le primat arriva; et quand tout fut
prêt, le prêtre désigné changea d'avis et avertit qu'on
choisit un autre sujet pour le siège de Fussale. Le primat
était accouru de fort loin ; Augustin , ne voulant pas que
ce vovage fût inutile et que les catholiques de Fussale res-
tassent plus longtemps sans pasteur, proposa pour la di-
gnité épiscopale un jeune homme élevé dès son enfance
sous ses yeux, mais non encore éprouvé dans la déricature;
ce jeune homme s'appelait Antoine et n'était encore que
lecteur. On n'avait pu connaître jusque-là que les appa-
rences plutôt que le fond de sa vie. Augustin, comme c'était
alors l'usage catholique, présenta l'homme de son choix
à l'approbation des fidèles de Fussale ; le choix fut accepté
sur la parole d'Augustin, et le primat de Numidie ordonna
prêtre et évéque le lecteur Antoine.
Augustin n'avait pas apporté dans son choix assez de
prudence , et ne tarda pas à s'en repentir. Des mœurs qui
semblaient déréglées, la violation des lois de l'équité, exci-
tèrent contre Antoine les plaintes de son troupeau. Traduit
devaut un tribunal d'évêques, Antoine ne fut pas suilisam-
CHAPITRE XLVIl. 2i5
ment convaincu du crime d'immoralité ; mais quelques-uns
des faits contraires à la justice se trouvèrent prouvés. Au-
gustin le força de restituer ce qu'il avait pris ; toutefois on
ne déposa point l'évèque de Fussale ; on se borna à une in-
terdiction : la jeunesse d'Antoine faisait espérer un retour
vers l'esprit du sacerdoce. La sentence d'Augustin et de
ses collègues , quoique pleine de douceur, avait déplu à
Antoine; il voulait qu'on lui enlevât la dignité d'évêque,
ou qu'on le laissât dans son siège de Fussale. Ses artifices
avaient gagné le vieux primat de Numidie, qui s'était laissé
aller jusqu'à recommander sa cause au pape Boniface. Le
primat , induit en erreur, attestait l'innocence d'Antoine ;
Boniface, ainsi trompé, donna ordre qu'on le rétablît dans
ses fonctions. Les habitants de Fussale, courroucés contre
leur évéque, résistèrent à la décision de Rome; on les me-
naça de leur imposer la sentence du Siège apostolique par
la force des armes. Ce fut alors que les catholiques de Fus-
sale songèrent à s'adresser au pape Célestin , qui venait de
succéder à Boniface. Augustin appuya d'une lettre au sou-
verain pontife leurs respectueuses doléances.
La décision de Boniface était conditionnelle; il l'avait
soumise à la parfaite exactitude des faits portés à son tri-
bunal. L'évèque d'Hippone , en rétablissant toute la vérité
dans sa lettre ' à Célestin, donnait à l'affaire d'Antoine une
face nouvelle. Il peignit la situation des habitants de Fus-
sale , livrés aux violentes rancunes de l'évèque interdit ,
menacés des plus terribles vengeances , et les recommanda
au souverain pontife , au nom du sang de Jésus -Christ, au
nom de la mémoire de saint Pierre, qui avertit les pasteurs de
ne pas exercer sur leurs frères une tyrannique domination.
Le bon Augustin recommandait, non-seulement les catho-
1 Lettre CGXIX.
24« SAINT AUGUSTIN.
liques de Fussale , ses enfants en Jésus - Christ , mais encore
Antoine leur évêque, qui était aussi son fils en Jésus-Christ.
Il trouve tout simple que les fidèles de Fussale se soient
plaints à Rome du mauvais choix qu'il avait fait , et ne leur
en veut aucun mal. Ce qu'Augustin demande de toute son
âme , avec une grande inquiétude et un profond sentiment
de tristesse, c'est que la justice et la charité de Célestin
viennent au secours des chrétiens de Fussale , ramenés de-
puis peu à la foi catholique. La fin de cette lettre nous fait
comprendre tout ce qui se passait alors dans le cœur du
grand évéque d'Hippone.
« Pour moi, dit-il au pape Célestin, je le déclare à Votre
« Sainteté , au milieu des angoisses de l'affliction , si je
« voyais cette Église de Jésus-Christ (l'Église de Fussale)
« ravagée par un homme que mon imprudence a fait
« évéque, si je la voyais périr avec celui qui serait la
« cause de ce malheur , je «énoncerais , je le ckois , a
« l'épiscopat pour ne plus songer qu'a pleurer ma
« faute. Je me souviens de cette parole de l'Apôtre : Si
« nous nous jugions nous- mêmes , nous ne serions pas jugés
« de Dieu. Je me jugerai donc moi-même, afin que Celui
« qui viendra juger les vivants et les morts me pardonne.
« Si , au contraire , votre charité délivre de leurs ter-
<( reurs les memhres de Jésus Christ qui sont dans cette
« contrée , et que vous consoliez ma vieillesse par un acte
« aussi juste que miséricordieux , Celui qui nous aura
« tiré par vous de ces angoisses , et qui vous a placé
« sur le siège apostolique , vous en récompensera et vous
« rendra le hien pour le bien dans ce monde et dans
« l'autre. »
Avec quelle rigueur ce grand homme se jugeait ! comme
il est admirable dans son projet de quitter l'épiscopat pour
iûicr pleurer sa faute l Cette faute, la seule qu'Augustin ait
CHAPITHE XLVII. 2i7
pu se reprocher durant trente -cinq ans d'ëpiscopat , est
tournée à sa gloire.
Le pape Celcstin rendit un arrêt conforme aux désirs de
révêque d'Hippone. Antoine cessa de remplir à Fussale
toute fonction épiscopale : l'église de ce bourg rentra sous
le gouvernement d'Augustin. Les bénédictins ont remarqué
sur la liste des évoques de JXumidie un évèque de Fussale
appelé Melior; ce qui prouverait qu'Antoine eut un succes-
seur à un intervalle plus ou moins éloigné de l'événement
dont l'Afrique et Rome s'étaient occupées. La question des
appels à Rome s'offrait de nouveau dans l'affaire d'Antoine
de Fussale ; mais l'Afrique chrétienne demeurait sur ce
point dans un provisoire qui datait de l'affaire d'Apiarus et
qui ne cessa qu'en 426.
Augustin , qui avait vu des maisons religieuses à Rome
et il Milan , fut le père de la vie monastique en Afrique ; il
vécut lui-même comme un cénobite , depuis sa conversion
jusqu'à sa mort, ainsi que nous l'avons déjà remarqué. Les
premières communautés d'Hippone naquirent du zèle d'Au-
gustin : 1 eaucoup d'autres communautés , faites à leur
image , s'étendirent rapidement sur le sol africain, il
semble que les ardentes natures de ces contrées étaient
peu propres à fléchir sous le régime du cloître; mais la
merveille du génie évangélique, c'est de triompher si com-
plètement des plus âpres et des plus indomptables carac-
tères. Les riches , inspirés par la foi , s'empressaient de
donner des terres et des jardins , d'élever des abris et des
sanctuaires pour les vocations pieuses ; ce qui faisait dire
à Augustin que les cèdres même du Liban s'estimaient
heureux de recueillir sous leur ombrage ces petits oiseaux,
ces pauvres qui avaient tout quitté pour Jésus-Christ et la
vie commune.
Hippone possédait un monastère de femmes, monastère
248 SAINT AUGUSTIN.
de prédilection pour le grand évêque; il l'avait planté,
selon son expression , pour être le jardin du Seigneur ; une
de ses sœurs en avait été la supérieure. C'est dans ce mo-
nastère , longtemps sa consolation au milieu des tempêtes
de sa vie d'évêque, qu'éclatèrent de graves discussions. La
communauté se révolta contre la supérieure , Félicité , qui
avait succédé à la sœur d'Augustin; les vierges d'Hippone
adressèrent une supplique au saint évêque pour qu'il leur
donnât une autre mère ; elles le conjuraient aussi de venir
les visiter. Augustin refusa d'accueillir cette double prière
et s'en expliqua dans une lettre ' qu'il écrivit à la commu-
nauté. Saint Vaul disait aux Corinthiens : « C'est pour
« vous épargner que je n'ai pas voulu aller à Corinthe. »
C'est aussi pour épargner la communauté coupable de dés-
obéissance qu'Augustin a refusé de la visiter; il craignait
d'avoir tristesse sur tristesse, selon les paroles mêmes de
l'Apôtre. Au lieu de montrer son visage aux hôtes du mo-
nastère , il a mieux aimé répandre son cœur devant Dieu en
leur intention, et traiter l'affaire non avec ces religieuses
par des paroles, mais avec Dieu par des larmes. Ce qui fai-
sait sa joie s'est changé en deuil ; quand le spectacle des
maux de la terre attristait et agitait trop son âme , la douce
paix, l'union vertueuse , la sainteté de ce monastère, deve-
naient pour lui un repos béni; et maintenant c'est delà que
lui vient l'affliction. Tandis qu'il avait la consolation de
voir rentrer les donatistes dans l'unité , il lui faut pleurer
le schisme d'un monastère qui lui était cher. Augustin ,
dans sa lettre , fait sentir quelle est cette femme contre la-
quelle de capricieuses préventions se sont armées ; depuis
un grand nombre d'années , elle a persévéré dans la sainte
vie du monastère ; elle a vu la maison grandir et monter au
i Lettre CCXI.
CHAPITRE XLVII. 249
point qu elle a maintenant atteint ; elle a reçu et vu croître
sous ses yeu\ maternels toutes les vierges qui sollicitent
son départ ,• toutes ont été instruites et formées, toutes ont
pris le voile sous sa direction. Augustin les invite vive-
ment à revenir à la paix de Jésus -Christ, à ne pas s'aban-
donner à quelque violent dépit ; il faut qu'elles imitent les
larmes de saint Pierre , et non pas le désespoir du mauvais
apôtre.
Pour diriger le monastère dans les voies droites, et pré-
venir tout désordre à-l'avenir , Augustin transmit aux reli-
gieuses d'Hippone des règlements dont il ordonna l'exécu-
tion. Ils sont connus dans l'univers catholique sous le nom
de Règle de Saint-Augustin. Kous n'avons point aies repro-
duire ici; on les trouvera partout. C'est un modèle de légis-
lation monastique où tout est admirablement prévu. Cette
Règle, si profondément sage et si complète, a eu dans sa
destinée quelque chose des œuvres de Dieu. A l'époque où
l'évéque d'Hippone l'écrivait, des rois, des empereurs, des
conseils du peuple, aux quatre parties de la terre, dictaient
aussi des lois : depuis quatorze siècles, d'autres puissances,
appuyées sur le glaive de la violence ou sur l'amour des
nations, ont fait aussi des lois. Que sont devenues la plu-
part de ces législations promulguées dans un appareil so-
lennel, et qui avaient la prétention de durer autant que les
astres? Elles sont tombées au fond de je ne sais quel sé-
pulcre , et n'ont pas plus de force et d'autorité que la pous-
sière des morts, ^^ul peuple, nulle créature humaine ne
s'y soumet, nul regard humain n'y prend garde. Parfois
seulement quelque esprit curieux s'en va fouiller dans la
poudre séculaire , comme en visitant les ruines des cités
antiennes on soulève la pierre des tombeaux pour y chercher
quelque relique, quelque image d'un passé lointain. Telle
n'a point été la destinée de la Règle de Saint-Augustin, cette
250 SAINT AUGUSTIN.
Règle dictée en un moment de recueillement dans la
chambre d'un évèque. Après avoir régi la communauté
d'Hippone et d'autres communautés africaines, elle a passé
les mers , traversé les royaumes , et puis traversé les âges ,
servant de législation à une foule de sociétés religieuses
qu'enfantait le zèle chrétien. INous avons compté plus de
cinquante ordres religieux ' établis sous la Règle de Saint-
Augustin. D'illustres et saints fondateurs d'ordres, de di-
verses époques , réfléchissant devant Dieu sur cette grande
chose qu'on appelle l'établissement d'un ordre , n'avaient
trouvé rien de mieux à faire que d'adopter la Règle du
docteur africain. Saint Dominique, chef d'une milice si
fameuse , cette âme sublime dont un prêtre éloquent ' a
repris l'œuvre parmi nous , ne craignit point de choisir la
législation augustinienne. C'est que le grand homme afri-
cain est allé jusqu'au fond de l'âme humaine ; c'est qu'il a
bien connu notre nature, nos-infirmités et nos besoins ; les
lois qui sont l'expression de telles vérités sont d'une con-
stante application. A l'heure où nous écrivons, et malgré
les ravages d'un demi -siècle de révolutions, combien de
communautés en Europe ont encore pour invisible chef
' Lancilot, à la fin de sa monographie de saint Augustin, donne un ta-
liloau de tous les couvents du monde qui ont suivi la Règle de l'évèque
d'Hippone. Mais il faut voir surtout, dans V Histoire des ordres religieux.
pai' le P. Hélyot , les différentes congrégations qui suivent la Règle de Saint-
Augustin, et les ordres militaires compris sous cette Règle. Tomes 111 et IV.
Paris, 1715. Voyez aussi le Chandelier d'or ou Chronique des prélats q{ reli-
gieux qid suivent la-Règle de Saint-Augustin, par le P. Atlianase de Sainte-
Agnès, augustiu déchaussé. !n-4o. Lyon, ir.43. Histoire de saint Augustin,
fondateur des Clercs réguliers et des Ermites dits Augustins , tome I de
l'Histoire des ordres religieux, par Hermant. In-12. Rouen, 1710.
Des savants ont examiné la question de savoir si saint Augustin a été
moine et s'il a institué des religieux. Notre lecteur est en mesure de résoudre
cette question ; il a vu que saint Augustin, depuis son retour en Afrique , a
toujours vécu de la vie monastique, et que des communautés se formèrent à
Hippone sous la direction du saint évèque.
'i Le P. I.acordaire.
CHAPITRE XLVIII. 251
l'admirable Augustin ! Et si Dieu bénit nos armes en Afri-
que , sans doute la Règle glorieuse fleurira sur les débris
d'Hipponcct le christianisme reprendra son œuvre au lieu
doù la barbarie lavait exilé.
CHAPITRE XLVIII
Les reliques de saint Etienne à Hippone. — Histoire de Paul et de Palladie.
— Election d'Heraclius , successeur de saiut Augustin.
424-425-426
Nous avons parlé ailleurs ' de la découverte des reliques
de saint Etienne aux environs de Jérusalem , sous Tépisco-
pat de Jean , le même dont le nom a figuré dans la question
pélagienne. Cette découverte fut un grand événement dans
le monde chrétien. Chaque église ambitionnait la posses-
sion de quelques restes du premier martyr. L'Église d'Hip-
pone en obtint une riche part; l'universelle et glorieuse
renommée de son évêque lui valut ce trésor. Le jour de
l'arrivée des reliques fut un jour de fête; la piété du
peuple d' Hippone en était vivement excitée. Augustin
prononça un sermon pour la réception des restes précieux.
11 les fit placer dans une chapelle de son église : quatre vers
inscrits sur la voûte de la chapelle - avertissaient de rap-
porter à Dieu seul les miracles opérés par l'intercession et
les reliques du martyr de Jérusalem. La basilique, qui
jusque-là s'était appelée basilique de la Paix, prit le nom
de Saint -Etienne. La dévotion à l'illustre diacre lapidé
devint grande à Hippone ; le culte pour le martyr saisit les
vives imaginations de ce pays. C'est en 424 que les saintes
reliques étaient arrivées : en moins de deux ans, soixante-
1 Histoire de Jérusalem, t. II.
2 Serm. CCGXVIII de saint Augustiu.
252 SAINT AUGUSTIN.
dix mémoires ou récits constatèrent soixante-dix miracles ;
ces mémoires étaient faits par ceux-là mêmes qui avaient
senti les miraculeuses influences; le saint évêque l'avait
ainsi ordonné afin de pouvoir publier ces récits '. Saint
Augustin semble n'afiBrmer que trois résurrections et la
guérison merveilleuse de Paul et de sa sœur Palladio. Il fut
témoin oculaire de ce dernier et double prodige , et tout le
monde à Hippone put l'attester aussi. Voici en deux mots
cette histoire.
Une veuve de Césarée en Cappadoce avait maudit ses
dix enfants pour les punir de leurs outrages ; la malédic-
tion maternelle était montée jusqu'au ciel, et les dix en-
fants avaient été saisis d'horribles tremblements dans leurs
membres. Ne pouvant supporter les regards de leurs con-
citoyens , ces malheureux s'en allèrent à travers l'univers
romain. Deux d'entre eux , un frère et une sœur, Paul et
Palladio, arrivèrent à Hippone. Admis aux pieds du saint
évêque, ils lui annoncèrent qu'ils l'avaient vu tous les deux
en songe sous les traits d'un vénérable personnage en che-
veux blancs, et environné de lumière ; ils ajoutèrent qu'ils
avaient vu Augustin tel qu'il leur apparaissait en ce mo-
ment : un songe les conduisait donc à Hippone. On était
alors à quinze jours avant Pâques ( 4.25 ). Chaque jour Paul
et Palladio visitaient la chapelle du glorieux Etienne, et le
suppliaient d obtenir de Dieu qu'il leur rendit la santé.
Dans les rues d'Hippone tous les yeux se portaient sur les
deux jeunes maudits, qui racontaient la cause de leur mal-
heur. Le jour de Pâques, au matin , lorsque déjà la foule
inondait la basilique, Paul en prière se tenait attaché à la
balustrade de la chapelle de saint Etienne : tout à coup il
tombe et demeure étendu comme un homme endormi; ses
I Cité ftf Dieu, liv. XXII, cli.ap. vui.
CHAPITRE XLVllI. 2»3
membres restent en repos, ce qui ne lui arrivait pas aupa-
ravant, même durant son sommeil. La stupeur, l'effroi, la
pitié saisissent la multitude des assistants ; on convient
d'attendre le dénoùmeut de cette scène et de ne pas tou-
cher le corps de Paul. Mais voilà que le jeune homme se
lève, marche et ne tremble plus; l'intercession de saint
Etienne venait de le guérir. Alors des cris jo}eux reten-
tissent dans l'église ; on court avertir Augustin , qui déjà
s'avançait. Paul se présente au milieu des acclamations et
du tumulte , s'incline aux genoux de l'évèque , qui l'em-
brasse. Augustin salue le peuple, et des cris d'allégresse et
de bruyantes actions de grâces lui répondent. Ce jour-là le
sermon d'Augustin fut court ; Dieu venait de parler : il
était bon de laisser le peuple tout entier à l'éloquence de
l'œuvre divine. L'évèque fit dîner Paul avec lui, et le jeune
homme lui raconta son histoire. Peu de jours après, pen-
dant que l'évèque faisait lire l'histoire de Paul en présence
de la multitude des fidèles et en présence même de Paul et
de PaUadie, la jeune fille de Césarée se trouva guérie de la
même manière que sou frère. Et de nouveaux cris religieux
remplirent la basilique , et de nouvelles larmes coulèrent
de tous les yeux ' !
Il y a des gens qui ne permettent pas qu'on leur parle de
miracles : ce sont des choses qui surpassent leur entende-
ment ou plutôt leur bonne volonté. Mais il faut bien y
croire quand un homme comme saint Augustin dit : J'ai
vu, et quand des faits qu'il est impossible d'expliquer
naturellement s'accomplissent sous les yeux de toute une'
ville !
A mesure que les jours s'accumulaient sur sa tète et que
le terme de la vie semblait approcher, Augustin était pré-
I Cité fie Dieu, liv. XXII, chaii. vm.
254 SAINT AUGUSTIN.
occupé de la partie de ses travaux encore inachevée , pré-
occupé surtout des imperfections qui pouvaient se ren-
contrer dans ses ouvrages si nombreux. Il songea donc à
réserver le peu d'années qui lui restaient pour faire ce que
nul autre n'aurait pu accomplir, et à se donner un succes-
seur qui, dès ce moment, le soulageât d'une portion du
fardeau épiscopal. Le grand docteur se proposait dès lors
une revue de ses livres, dont nous parlerons un peu plus
tard.
Un dimanche, c'était le 24 septembre 426, une foule
plus nombreuse que de coutume remplissait l'église de la
Paix à Hippone ; deux évèques , Eeligien et Martinien , les
prêtres Saturnin , Leporius , Barnabe , Fortunatius , Rus-
tique, Lazare, Heraclius et tout le clergé de la ville étaient
présents. On avait été averti des intentions d'Augustin. Au
milieu de cette grande assemblée, l'illustre vieillard , pre-
nant la parole , commença par dire qu'aux diverses saisons
de la vie on espère, mais qu'à la dernière saison on n'espère
plus. « Je suis arrivé dans cette ville à la vigueur de l'âge,
« continua- 1- il ; je fus jeune, et me voilà vieux. Je sais
« qu'après la mort des évêques les ambitions et les con-
« tcstations troublent souvent les Eglises; je dois, autant
« qu'il est en moi, épargner à cette ville ce qui a fait plus
« d'une fois le sujet de mes afflictions. Comme votre cha-
« rite l'a su, je suis allé récemment à Milève; nos frères et
« les serviteurs de Dieu qui sont là-bas m'avaient appelé.
« La mort de mon frère et collègue Sévère faisait craindre
« une émotion populaire. Je suis donc allé à Milève, et la
« miséricorde de Dieu ayant béni mes efforts , on a reçu
« avec une grande paix le successeur que Sévère avait
« désigné de son vivant : le peuple a accueilli le désir de
« révoque , du moment qu'il en a eu connaissance. Ce-
« pendant quelques fldèles se montraient mécontents que
CHAPITRE XLVni. 2S5
« Sévère se fût borné à désigner son successeur à son
« clergé au lieu de le désigner aussi au peuple. Que dirai -
« je de plus! Grâce à Dieu, la tristesse s'en est allée pour
« faire place à la joie , et le choix de Sévère a été accepté.
« Quant à moi, ne voulant exciter les plaintes de per-
« sonne, je viens vous déclarer à tous ma volonté, que je
« crois être celle de Dieu : je veux pour successeur le
« prêtre Heraclius '. »
A peine ces derniers mots furent prononcés , que le
peuple s'écria : Rendona grâces à Dieu! Louanges au Christ!
Ces cris furent répétés vingt- trois fois. Christ, exaucez-
nous, prolongez la ine (T Augustin! Le peuple répéta cette
prière seize fois. 11 dit huit fois à Augustin : Vous pour
père , vous pour évêque !
Lorsque les acclamations eurent cessé , Augustin pour-
suivit ainsi : « Il n'est pas besoin que je loue Heraclius;
« j'aime sa sagesse et j'épargne sa modestie. 11 suffit que
« vous le connaissiez ; quand je le demande pour succes-
<t seur, je sais que vous le désirez aussi ; si je l'avais ignoré,
« vos acclamations d'aujourd'hui me l'auraient prouvé.
« Voilà donc ce que je veux , voilà ce que je demande à
« Dieu avec d'ardentes prières malgré le froid de mes
« vieux ans. Je vous exhorte, vous avertis , vous conjure
« de le demander avec moi , afin que, la paix du Christ
« unissant toutes nos pensées , Dieu confirme ce qu'il a
« opéré en nous. Que Celui qui m'a envoyé Heraclius , le
« garde, le conserve sain et sauf et sans crime , pour qu'a-
« près avoir fait la joie de ma vie il me remplace après ma
« mort. Vous le voyez, les notaires de l'Église recueillent
« ce que nous disons , ce que vous dites : mes paroles et
« vos acclamations ne tombent point à terre. Pour parler
1 Quelques éditions porteut Eradius.
256
SAINT AUGUSTIN.
« plus clairement , ce sont des actes ecclésiastiques que
« nous faisons en ce moment, et par là je veux confirmer
« ma volonté autant qu'il est au pouvoir de riiomme. »
Alors le peuple s'écria trente-six fois : Rendons grâces à
Dieu ! Louanges au Christ ! Il répéta treize fois : Christ ,
exaucez -nous, prolongez la vie d'Augustin! Il répéta huit
fois : Vous pour père , vous pour évêque ! 11 répéta vingt fois :
// est digne et juste ! Le peuple répéta cinq fois : Il a bien
mérité , il est bien digne !
Augustin ayant de nouveau invité les fidèles à prier
Dieu pour la confirmation de leur volonté et de la sienne ,
le peuple répondit par seize fois : Nous vous rendons grâces
de votre choix. 11 dit douze fois : Que cela se fasse , et six
fois : Vous pour père, Heraclius pour évêque. Augustin fit
remarquer qu'il avait ét(^ ordonné évêque du vivant de
Valère, dont il fut le coadjuteur, que cette ordination avait
été contraire à un décret du concile de ]Nicée qui lui était
inconnu, et que pareille chose ne devait pas se faire pour
Heraclius. Le peuple répondit par ces mots treize fois
répétés : Rendons grâces à Dieu ! Louanges au Christ !
Le saint vieillard rappela qu'on devait , d'après une pro-
messe positive, le laisser libre cinq jours de la semaine pour
faire sur les Écritures un travail dont l'avaient chargé les
Pères des conciles de JNumidie et de Carthage. Un acte dont
lecture fut faite et des acclamations semblaient assurer à
Augustin le loisir convenu ; mais le peuple ne tarda pas à
oublier sa promesse : il avait continué à ravir à l'évèque
les heures du matin et de l'après-midi. Augustin suppliait
donc qu'on s'adressât désormais à Heraclius. Nous vous ren-
dons grâces de votre choix, ce fut la réponse du peuple vingt-
six fois répétée. Augustin redit bien au peuple que ses
conseils ne manqueront pas à Heraclius, et que le loisir dont
il va jouir ne sera point un temps donné au repos. Avant
CHAPITRE XLVIII. 287
de demander la signature de Tacle d'élection, l'évèque en
appelle de nouveau et pour la dernière fois au jugement
du peuple, et des acclamations longtemps répétées reten-
tissent dans la basilique de la Paix. Puis Augustin invite
le peuple à redoubler de ferveur durant le saint sacri-
fice qui va commencer: il lui demande de prier pour
l'Église d'Hippone , pour lui Augustin et pour le prêtre
Heradius \
Nous avons reproduit cette séance du 24 septembre 426
à Hippone avec tous les caractères qu'elle présente dans
lacté qui fut alors dressé , et dont le texte ^ nous est par-
venu. La physionomie des anciens âges de foi évangélique
s'y révèle tout entière. C'est bien là une séance delà répu-
blique chrétienne en ces temps où les rois de la terre n"a-
vaient rien à voir dans le choix d'un pasteur spirituel.
Combien ce spectacle dut être attendrissant et beau! Au-
gustin, le profond génie, l'oracle des conciles africains, le
docteur dont le monde entier révérait la pensée , se pré-
sente dans cette église d'Hippone qu'il gouverne depuis
trente et un ans, et, au milieu d'une très- nombreuse
assemblée convoquée comme une grande famille , il parle
de sa jeunesse écoulée et de ses vieux ans ! Il ne veut pas
qu'après sa mort sa chère Église d'Hippone soit troublée
par des querelles de succession épiscopale , et soumet à
1 Nous avons lu, dans le tome \' des Œuvres de saint Augustin (édition
des Bénédictins ), un sermon du prêtre Heraclius, prononcé en présence du
grand évéque d'Hippone. Ce sermon avait été comme une épreuve à laquelle
le saint docteur crut devoir soumettre la capricité de celui qu'il désirait pour
successeur. Il est écrit avec élégance et annonce un esprit orné. Heraclius
s'étonnait d'oser parler pendant que se taisait Augustin; mais, ajoutait-il ,
Augustin ne se taira point si le disciple ne dit que ce qu'il aura appris du
maître. Ce discours est comme un hymne de louange en l'honneur de saint
Augustin. Heraclius souhaite de pouvoir mettre suffisamment à profit tout ce
que lui a enseigné ce grand homme.
2 Le texte de cet acte forme la lettre CCXIII. Édit. Bénéd.
T. II. — 17
288 SAINT AUGUSTIN.
l'approbation solennelle du clergé et du peuple un choix
sur lequel il a longtemps médité. De bruyantes adhésions
retentissent, et l'amour du peuple pour Augustin s'exprime
en des acclamations touchantes. Avec quel inexprimable
intérêt on entend le grand évéque solliciter de son peuple
quelques loisirs pour l'intervalle qui le sépare encore
de la tombe, et lui assurer que ces loisirs seront bien
occupes !
Cette séance d'élection épiscopale dans la basilique
d'Hippone est une frappante image des séances du sénat
romain lorsqu'il nommait lui-même un empereur ; l'armée
qui, à l'ère honteuse des Césars, s'était brutalement accou-
tumée à donner des maîtres à l'univers romain, ayant bien
voulu laisser au sénat le soin de désigner le successeur
d'Aurélien, ce fut Tacite, auparavant consul, que les pères
conscrits élevèrent à l'empire , dans la séance du 25 sep-
tembre 275. Après que le sénat lui eut décerné l'autorité
souveraine , Tacite fit remarquer aux pères conscrits qu'il
était déjà au penchant de la vie et que mieux vaudrait élire
un jeune chef capable de conduire les soldats et de manier
le javelot. Mais ses excuses se perdirent dans les acclama-
tions de l'illustre assemblée , acclamations diverses et répé-
tées, constatées avec leur nombre dans les actes publics,
conime dans le procès-verbal de l'élection populaire d'He-
raclius , successeur d'Augustin ; le nombre de fois est
mentionné pour donner plus de valeur aux actes et plus
d'autorité à l'élection. 11 faut citer ici le passage de Flavius
Vopiscus ' , le biographe de Tacite : « Le sénat répondit
« par ces acclamations : Trajan aussi était âgé lorsqu'il
« monta sur le trône (dix fois) : Adrien y parvint vieux ( dix
« fois); et Antonin n était plus jeune lorsqu'il l'obtint (dix
1 Histoire auguste.
CHAPITRE XLVIII. 259
(( fois). N^avez-vous pas lu ' ; je rcco)inais les cheveux blancs
« et la barbe blanche du roi des Romains? (di.v fois) : Qui
« mieux qu'un vieillard sait régner? ( dix fois ). IS^ous ne vous
« créons pas soldat, mais empereur (vingt fois). Vous ordon-
« nerez aux soldats de combattre (trente fois). Vous avez de
« l'expérience et un excellent frère (dix fois). Sévère a dit que
(I c'était la tête, et non les pieds, qui commandait (trente fois).
« C'est votre àme et non votre corps que nous chérissons (vingt
« fois). Auguste Tacite, les dieux vous conservent. »
Il est, dit-on, trois choses qu'Augustin aurait désiré voir
en ce monde : Rome dans sa gloire, Cicérou à la tribune, et
saint Paul prêchant ^ Quel homme ne se serait point estimé
heureux d'avoir vu de tels spectacles! mais il nous appar-
tient dajouter qu'un des spectacles auxquels nous aurions
aimé à assister sur la terre, c'est celui d'Augustin faisant
comme son testament devant le peuple d'Hippone et pre-
nant pour ainsi dire congé de ce peuple comme évéque.
Nous aurions voulu voir l'amour de cette multitude chré-
tienne monter vers son pasteur avec des cris et des larmes.
Nous aurions voulu être témoin de l'émotion de ce grand
homme lorsque , commençant à recueillir en ce monde le
prix de ses travaux sublimes, il entendait sortir de la
bouche du peuple ces paroles inspirées par le respect , la
reconnaissance et l'enthousiasme : Longue vie à Augustin !
C'est vous, Augustin , que nous demandons pour père et pour
évéque!
* Nosco crines incanaque menta
Régis Romani (Virgile, Enéide, livre VI.)
2 Nous n'avons trouvé ce trait dans aucun des ouvrages ni dans aucune
des lettres de saint Augustin. Il est rapporté par Lancilot {Vie de saint Au-
gustin), et aussi par Cornélius à Lapide, qui cite Juste-Lipse et Ravisius. Les
versions sont différentes : dans quelques-unes , au lieu de Cicéron à la iriljune.
c'est Jésus-Christ conversant avec les hommes que saint Augustin aurait
voulu voir.
260 SAINT AUGUSTIN.
CHAPITRE XLIX
Les livres de la Doctrine chrétienne.
426
Qui de nous ne s'est senti plus léger, plus vivace et plus
fort en respirant Fair des montagnes? Une énergie nou-
velle se répandait en nous : il semblait que nous aurions
pu nous envoler comme les oiseaux qui devant nous fen-
daient l'espace. Ainsi l'application aux choses élevées ,
l'air qu'on respire au sommet des grandes questions reli-
gieuses et philosophiques, fortifient l'intelligence et don-
nent de l'élan à la pensée. L'étude des prodigieux travaux
de saipt Augustin est comme un voyage à travers les mon-
tagnes ; elle est difficile et commande d'intrépides efforts ;
mais l'esprit y gagne de la puissance, et le cœur un plus
ardent amour pour le bien.
Nous aurions pu parler, il y a déjà longtemps, de l'ou-
vrage sur la Doctrine chrétienne, si nous avions voulu
prendre ce traité tel qu'il parut peu d'années après l'épi-
scopat d'Augustin ; mais c'est en 426 que cet ouvrage reçut
son complément; le docteur en était resté au viugt- cin-
quième chapitre du troisième livre ; jetant un dernier re-
gard sur l'œuvre et la trouvant imparfaite, il acheva le
troisième livre et en ajouta un quatrième. Dans la Revue de
ses livres ', il se reproche d'avoir avancé comme une chose
positive que Jésus, fils de Syrach, fut l'auteur de la Sagesse
de Salomon, et se reproche aussi une faute de mémoire dans
le vingt-huitième chapitre du deuxième livre de la Doctrine
chrétienne, en citant saint Ambroise. « Les trois premiers
1 Liv. H, chap. iv.
CHAPITRE XLIX. 261
« livres, dit Augustin ', servent à l'intelligence des Écri-
« tures, et le quatrième apprend à mettre au jour les véri-
« tes divines qu'on aura comprises. »
Dans le prologue de la Doctrine chrétienne , révoque
d'Hippone dit à ceux qui ne comprendraient point l'utilité
de ses instructions, que ce ne serait pas sa faute si, voulant
voir la lune à son croissant ou h son décours , ils n'avaient
pas même les ycu.v assez bons pour découvrir son doigt levé
vers l'astre rayonnant au ciel. Quant à ceux qui , à l'aide
même de ces préceptes , ne pourraient percer les obscurités
(le l'Écriture , Augustin leur fait entendre que la force de
leurs regards n'irait qu'à reconnaître son doigt étendu
pour leur montrer les astres, et non pas à découvrir les
astres mêmes.
Un passage du prologue nous fait voir à quelle hauteur
morale l'homme était placé dans la pensée d'Augustin.
« Toutes choses , dit-il , pouvaient se faire par le ministère
« d'un ange; mais la condition humaine serait vile si Dieu
« paraissait ne pas vouloir communiquer sa parole aux
« hommes par le ministère des hommes. Comment ce mot
(I serait-il vrai : Le temple de Dieu est saint , et c'est vous qui
« êtes ce temple, si Dieu ne rendait pas ses oracles du
« temple humain , et s'il voulait tirer du ciel et faire re-
(( tentir au moyen des anges tout ce qui doit être enseigné
« aux hommes? Et puis cette charité qui lie les hommes
« les uns aux autres par le nœud de l'unité ne saurait plus
« comment mêler et fondre les âmes entre elles si les
(( hommes n'avaient rien à apprendre aux hommes. » Le
prologue nous dit aussi que de quelque intelligence que
parte un conseil de vérité, on doit l'attribuer à Dieu seul,
(jui est la vérité immuable : personne ne possède rien en
propre , si ce n'est le mensonge.
1 Revue, \i\'. ll,chap. iv.
262 SAINT AUGUSTIN.
En établissant des règles pour aider à l'intelligence des
livres saints, le grand docteur ne prétend pas qu'on arrive
à la compréhension de chaque chose de l'Écriture, et lui-
même n'a pas l'ambition d'y atteindre; il a déclaré plus
d'une fois qu'il restera toujours beaucoup à apprendre
dans ce champ infini. De même que cinq pains suffirent
aux apôtres pour rassasier des milliers d'hommes affamés,
ainsi Augustin espère que les dons de Dieu croîtront en
lui à mesure qu'il traitera ces difficiles matières : il es-
père qu'une merveilleuse abondance viendra au secours
de son zèle.
La distinction que fait le grand docteur entre les choses
dont il faut jouir et celles dont il faut user donne lieu au
développement d'idées morales plus d'une fois reproduites
dans ses ouvrages. Il s'agit d'aspirer au bien impérissable
dans cette vie mortelle où nous vovageons éloignés de
Dieu, et d'user de ce monde comme d'un moyen de nous
élever aux grandeurs invisibles du Créateur. Avec ces dis-
positions , on ouvre utilement les Livres divins. Après
avoir traité des choses dans son premier livre, l'évèque
traite des signes dans le second. La parole est le premier
des signes ; l'invention des lettres lui a donné de la fixité
et de la durée. Les Livres saints , écrits d abord dans une
seule langue, l'hébreu, ont fait le tour de l'univers à l'aide
des versions en langues différentes. L'obscurité des divines
Écritures dompte l'orgueil par le travail, écarte de l'intel-
ligence le dégoût : l'intelligence s'attache peu à ce qu'elle
découvre sans peine. Sept degrés, selon notre docteur,
mènent à la sagesse renfermée dans les Livres saints : la
crainte de Dieu, la piété, la science, la force, le conseil et
la pureté du cœur. La liste qu'Augustin nous donne des
livres canoniques est tout à fait conforme à ce qne l'Kglise
nous présente anjonnrhni. Le docteur recommande forte-
CHAPITRE XLIX. 263
ment rétiide de Ihébreii et du grec, pour être à même de
icmonter aux sources et de comparer les diverses interpré-
tations. 11 veut qu'on préfère Fltalique ou Fancienne Yul-
£;atc aux autres versions latines; parmi les versions grec-
ques, celle des Septante lui paraît mériter une supérieure
et incontestable autorité. Il regarde comme d'une haute
utilité l'étude des cieux ', des plantes, des pierres pré-
cieuses, des animaux, parce que les comparaisons sont une
des formes les plus fréquentes du style des écrivains sa-
crés. Augustin n'oublie pas l'étude de la géographie bi-
blique , de la musique et des anciens instruments de
rOrient , des différents arts , et surtout les connaissances
historiques ■. Si les livres des philosophes et principale-
ment des platoniciens nous présentent des vérités con-
formes à nos vérités religieuses, nous ne devons pas les
rejeter, mais les leur ravir comme à des usurpateurs et les
faire passer à notre usage. C'est ainsi que les Hébreux , en
quittant l'Egypte, enlevèrent aux Égyptiens des vases d'or
et d'argent , des vêtements de prix , pour les employer à
des usages saints. Ces vérités, ces trésors de la divine Pro-
vidence , sont répandus partout comme les métaux au sein
de la terre : nous pouvons nous en saisir partout où nous
les rencontrons. Moïse ne s'était -il pas instruit de la sa-
gesse des Égyptiens avant d'être illuminé des splendeurs
du Sinai?Cyprien, Lactance , Victorin, Optât, Hilaire, ne
1 Saint Augustin parle contre les astrologues, qu'il suppose secrètement
liés avec les démons. Il condamne aussi la divination à. l'aide de l'invoca-
tion, de l'image des morts et de la ventriloquie, quoique l'image de Samuel
ait prophétisé la vérité au roi David, et qu'une femme ventriloque, dans
les Actes des Apôtres, ait rendu un témoignage véritable aux apôtres du Sei-
gneur.
2 C'est ici (liv. II, ch. xxviii, rfe /a Doc/n'ne c/ire7ze?2«e) que saint Augus-
tin avanc^inexactement , en citant saint Ambroise , que Platon avait pu
rencontrer Jérémie en Egypte. L'évèque d'Hippone a rectifié lui-même cette
erreur dans le cliap. xi du Ville Uyre de la Cité de Dieu.
264 SAINT AUGUSTIN.
se chargèrent- ils pas de riches vêtements et de vases d'or en
sortant de VÊgijpte? Mais quoiqu'on sorte de l'Egypte avec
des trésors , il faut célébrer la pâque pour être sauvé : or,
Jésus -Christ est TAgneau pascal immolé pour tous. Daus
l'étude des Livres saints , songeons bien que la lettre tue et
que Yesprit vivifie; les signes ne sont pas les choses; le
christianisme a substitué les vérités aux figures ; il y aurait
uue sorte de servitude à rester sous le joug de la lettre ou
des signes. l'Évangile nous a fait passer de l'esclavage de
la chair a la liberté de l'esprit.
Le troisième livre de la Doctrine chrétienne renferme
d'utiles règles pour bien apprécier la morale des Livres
saints.
Dans le quatrième livre . qui marque comment on doit
enseigner les vérités divines , l'auteur nous avertit d'abord
qu'il ne donnera point des préceptes d'éloquence, ainsi
qu'il en avait donné autrefois à Carthage ou à Milan ; c'est
ailleurs qu'il faudra les chercher : il ne pense pas que les
docteurs de la vérité doivent négliger la rhétorique. Augus-
tin observe du reste que les enseignements dans l'art de la
parole mènent à peu de chose : ceux qui s'expriment avec
le plus d'aisance et d'éclat ne songent pas le moins du
monde à accomplir les préceptes de la rhétorique Quand
nous lisons les discours des grands orateurs, nous trouvons
qu'ils n'ont manqué à aucune des règles de l'art. Ces ora-
teurs accomplissent tous les préceptes, parce qu'ils sont
éloquents ; mais ils ne s'élèvent pas à .l'éloquence à l'aide
des préceptes.
Lorsque quelqu'un parle avec éloquence , on croit aisé-
ment qu'il parle avec vérité. Cette remarque d'Augustin
nous fait comprendre toute l'importance qu'il attachait au
bien dire; il ne \eut pas que l'orateur chrétien renonce à
une aussi puissante ressource. Celui qui nest pas riche de
CHAPITRE XLIX. 2fi5
son propre fonds doit emprunter les paroles de tcu\ qui
î-ont grands; le prêtre chrétien dépourvu d'éloquence na-
turelle doit recourir au\ écrivains t-acrés. Tout devient
fi;rand dans la bouche de l'homme chargé d'annoncer les
choses du salut éternel. Quand on ne peut plaire par ses
discours, on doit plaire par ses raisons, et pour cela s'ef-
forcer de parler sagement; s'il v a du plaisir à entendre les
orateurs, il \ a du profit à entendre les sages. Aussi l'Ecri-
ture ne dit pas la multitude des éloquents , mais la multi-
tude des sages est la santé de l'uni \ ers '. L'heureuse mer-
veille , c'est la réunion de la sagesse et de l'éloquence.
L'Eglise en a offert des exemples nombreux
Tl n'y a pas d'éloquence sans convenance et sans propor-
tion avec l'orateur lui-même. Ces hommes divins (les écri-
vains sacrés], si dignes d'une souveraine autorité, ont une
éloquence qui leur est propre. Plus elle semble rampante,
plus elle s'élève, non point par l'enflure mais par la .soli-
dité. « Si j'en avais le loisir, dit Augustin , je montrerais
« dans les livres sacrés de ceux que la Providence nous a
« donnés pour nous instruire et nous faire passer de ce
« siècle corrompu au siècle bienheureux, je montrerais
« toutes les qualités et tous les ornements d'éloqueuce dont
« se glorifient les hommes qui préfèrent l'enflure de leur
'« langage à la majesté de nos auteurs inspirés. Riais ce qui
« me charme dans ces grands hommes , ce n'est pas ce
« qu'ils ont de commun avec les orateurs et les poètes
« païens. Ce que j'admire, ce qui m'étonne, c'est qu'ils
« usent de notre éloquence de manière à lui donner place
" et à ne pas s'en servir comme d'une parure... Telle est
« l'expression des écrivains sacrés , que les paroles ne
« semblent jioint cherchées, mais comme placées d'elles-
1 Sag., VI, 26.
266 SAINT AUGUSTIN.
« mêmes pour la signification des choses : vous diriez que
« lorsque la sagesse sort de sa demeure , qui est le cœur du
« sage , l'éloquence la suit sans être appelée , comme une
« esclave dont elle ne se sépare jamais. » Ces dernières
lignes sont admirables, et rien de plus ingénieux, de plus
vrai na été dit sur le langage de nos auteurs sacrés.
Dans les belles Épîtres de saint Paul , Téloquence n'ap-
paraît que comme une compagne de la sagesse; celle-ci
marche la première, l'autre la suit. Augustin cite principa-
lement la deuxième Épître aux Corinthiens.
11 craindrait qu'on n'enlevât aux écrivains hébreux
quelque chose de leur gravité, si, dans les versions, on
cherchait à donner à leur discours plus de cadence et de
nombre. La connaissance de l'harmonie n'a pas manqué
aux prophètes ; saint Jérôme a cité des vers de quelques-uns
des Voyants d'Israël. Mais si lui , Augustin , autant que la
sobriété le permet , ne néglige pas la cadence à la fin des
périodes , il aime à la trouver rarement dans les oracles du
divin Esprit.
L'évéque d'Hippone insiste sur la vie de Forateur chré-
tien comme sur l'indispensable condition sans laquelle sa
parole est vaine : il faut que l'orateur évangélique soit lui-
même sa plus grande autorité. Rien de ce qu'il annonce ne
lui appartient s'il parle bien et s'il vit mal.
Le dernier chapitre est un acte d'humilité d'Augustin ,
qui confesse son indigence et n'a jamais pensé à se donner
pour modèle; il a voulu seulement montrer, selon son
pouvoir , ce que doit être celui qui , dans la doctrine
chrétienne, s'applique à être utile à lui-même et aux
autres.
L'ouvrage sur la Doctrine chrèliennc , un des meilleurs de
levcque d Hippone, serait digne de devenir le manuel du
I
I
CHAPITRE L. 267
prêtre '. Fënelon l'a plus d'une fois cité dans ses Dialogues
sur l'éloquence.
CHAPITRE L
La Cité de Dieu.
426
Nous arrivons à l'œuvre la plus importante d'Augustin
au double point de vue de l'histoire et de la philosophie ,
à cette œuvre que Charlemagne ^ se faisait lire , que beau-
coup de gens connaissent, mais que la plupart ont jugée à
travers le voile des traductions : on ne rencontre pas en
grand nombre aujourd'hui les personnes qui lisent un
travail en langue latine, composé de vingt -deux livres!
Dans un chapitre précédent , on a vu 3Iacedonius , vicaire
d'Afrique, se répandre en louanges à l'occasion des trois
premiers livres de la Cité de Dieu, dont la science éloquente
le ravissait. jNous devons prononcer ici le nom de Marcel-
lin, à qui les deux premiers livres sont adressés ; Marccllin
et Volusien avaient reçu en 412 des lettres d'où naquit
cette magnifique protestation contre les accusations païen-
nes. C'est très- probablement aux encouragements et aux
instances de Marcellin que le monde est redevable d'un des
ouvrages qui honorent le plus le génie humain. Quel que
soit l'intérêt des grandes controverses chrétiennes, elles
' Nous connaissons deux traductions de la Doctrine chrétienne, l'une
publiée en 1636, l'autre publiée en 1701. Le dix-septième siècle, auquel nous
devons la version de beaucoup d'écrits de l'antiquité chrétienne , paraphra-
sait, mais ne traduis lit pas. Nous exceptons Bossuet, qui est toujours admi-
rable lorsqu'il lui arrive de traduire.
2 Charles V' récompensa richement l'auteur d'une traduction de la Cité
de Dieu qui lui était dédiée.
268 SAINT AUGUSTIN.
subjuguent et remuent moins vivement l'intelligence quand
les temps , les personnages et les hérésies ne sont plus que
dans l'histoire , et que l'émotion des peuples a cessé de ré-
pondre à ces vigoureuses luttes ; mais ce qui est histoire
et philosophie a l'éternel privilège de captiver la pensée
de l'homme, et la Cité de Dieu nous apparaît aujourd'hui
encore avec d'admirables conditions d'intérêt. Augustin y
déploie une grave éloquence , à laquelle la profondeur des
idées , l'imagination et la fine raillerie prêtent une con-
stante variété; le savoir historique est considérable; le
génie de l'évéque d'Hippone s'y maintient à sa hauteur
durant une course d'aussi longue haleine. Eu étudiant la
Cilé de Dieu, on pourrait appliquer à Augustin ce que
Terentianus disait de Varron, l'auteur des Antiquités ro-
maines : u II a tant lu , qu'on s'étonne qu'il ait eu le loisir
d'écrire. »
La composition de la Cilé de Dieu, traversée par les
grands combats contre le pélagianisme , et par tous les
laborieux devoirs d'une position comme celle d'Augustin ,
dura treize ans (de 413 à 426). Dans la vie de cet illustre
docteur, vie de lutte continuelle, il fallait aller au plus
pressé., s'élancer à la brèche à chaque apparition de l'hé-
résie; et nous pouvons dire que la Cilé de Dieu, comme
quelques autres écrits , fut le fruit des loisirs de ce grand
homme. Kous allons exprimer la substance de ce bel ou-
vrage, et ne pas oublier les idées ac:;umulées derrière nous,
qui nous interdisent les répétitions.
On sait quelle fut l'inspiration première de la Cité de
Dieu. Les imaginations frémissaient de la chute de Kome.
en 4 10; les païens s'en allaient répétant que si les dieux
étaient restés debout, Rome ne serait pas tombée : le chri-
stianisme était livré aux calomnies des vaincus. Augustin
prit la parole au milieu de la stupeur de l'univers et des
I
CHAPITRE L. 269
•
outrageants murmures des polythéistes. Les cinq pre-
miers livres de la Cité de Dieu sont le plus rude coup qui
ait jamais été porté aux institutions et aux croyances
païennes.
En réponse aux plaintes et aux calomnies du paganisme,
révoque d'Hippone rappelle la série de guerres où les
dieux ont été vaincus. Les dieux et les déesses ne gardaient
pas, mais ils étaient gardés. Les divinités d'Ilion n'empê-
chèrent pas la chute de Priam. De plus , dans les guerres
anciennes, les vainqueurs manquaient rarement de piller
les temples, et même d'égorger ceux qui cherchaient un
asile au pied des autels. Or, dans le sac de Eome, les basi-
liques chrétiennes ont été d'inviolables asiles : les barbares
ont épargné les chrétiens et les païens eux-mêmes, par res-
pect pour Jésus -Christ. Si des gens de bien ont été enve-
loppés dans le sort des méchants , c'est qu'il y a des im-
perfections , des fautes qui doivent s'expier par des peines
sensibles. Si tous les crimes étaient punis dans ce monde ,
à quoi servirait la vie future? Si aucun crime n'était puni
en ce monde , n'aurait-on pas quelque droit de nier la Pro-
vidence? Dhonnétes familles ont perdu leurs richesses au
milieu des désastres des bords du Tibre; mais est-ce un
grand mal de perdre des trésors qui corrompent le cœur
et rejettent l'homme en de funestes tentations ? Nous n'ap-
portons rien sur la terre et nous n'emportons rien quand
nous la quittons.
Une foule de chrétiens ont été massacrés dans les scènes
de la victoire : mais est-il mort quelqu'un qui ne dût mou-
rir un jour? La fin de la vie égale la plus longue vie à la
plus courte. Il n'y a point de mauvaise mort lorsqu'une
bonne vie la précédée. Les chrétiens savent bien que le
trépas du pauvre de l'Évangile au milieu des chiens qui
léchaient ses plaies est meilleur que le trépas du mauvais
2^0 âAlNT AUGUSTIN.
riche dans la pourpre et le lin. On répète que beaucoup de
fidèles n'ont pas reçu la sépulture , et que tant de corps qui
devaient ressusciter un jour ont disparu de la manière la
plus soudaine et la plus tragique. 3Iais quelqu'un a-t-il pu
enlever ces corps d'entre le ciel et la terre? L'évéqued'Hip-
pone dit ici sur la sépulture ce que nous avons reproduit
dans notre analyse du livre du Soin pour les morts, et qui se
trouve tiré de la Cité de Dieu. Puis il ajoute que des armées,
même païennes , mourant pour leur patrie, ne se sont point
inquiétées de savoir de quelles bètes elles deviendraient la
pâture. Le poëte a dit : Le ciel couvre celui qui n'a pas de
tombeau '. On parle de beaucoup de chrétiens emmenés en
captivité : c'est un grand malheur si on a pu les emmener
quelque part où ils n'aient pu trouver Dieu. Des chrétiens
captifs ne sont pas un motif d'accusation contre le christia-
nisme : est-ce que les païens ont cessé de vénérer leurs
dieux après la mort héroïque de Regulus , demeuré fidèle
aux dieux et à son serment?
Les païens prodiguaient l'injure aux vierges chrétiennes,
qui avaient été contraintes de subir la brutalité des vain-
queurs de Rome. Ils auraient voulu qu'elles n'eussent pas
survécu à leur aiîront , et redoublaient d'admiration pour
Lucrèce. Considérant alors la mort de Ihéroïne romaine
d'après des pensées purement chrétiennes, Augustin s'e-
tonne des grandes louanges accordées au suicide de l'é-
pouse de Gollatin. Il établit que sans le consentement de
la volonté il n'y a pas de souillure possilde ; que dans ce
cas l'àrae garde sa pureté entière au milieu des violences
exercées sur le corps , et s'écrie : « Si Lucrèce a été com-
« plice de l'adultère, pourquoi toutes ces louanges? Si elle
« est restée pure , pourquoi sa mort ^ ? »
> Cœlo tegilurqui non liabet urnam. Lccain, liv. Vil, Pharsale.
2 Liv. I, chap. xix.
CHAPITRE L. m
L*évêque d'Hippone comprend les motifs qui poussèrent
la victime du flls de Tarquin à une résolution aussi ter-
rible; puisque Lucrèce était demeurée innocente, ce ne fut
pas l'amour de la pureté , mais la faiblesse de la pudeur ' ,
qui l'entraîna au trépas; elle craignit de passer pour com-
plice si elle continuait à vivre après l'attentat ; ne pouvant
montrer aux hommes sa conscience, elle voulut la mettre
sous leurs yeux par son trépas; Lucrèce produisit un irré-
cusable témoin de sa pureté, et ce témoin , ce fut sa mort!
Il se rencontra des vierges chrétiennes qui se tuèrent aux
approches du péril qui menaçait leur vertu , et le docteur
d'Hippone demande quel est le sentiment humain qui
refuserait de leur pardonner.
Quant aux vierges chrétiennes qui , restées pures après
la violence , ont continué à vivre , il faudrait être insensé ,
dit Augustin, pour leur en faire un crime; le témoignage
de la conscience a suffi à la gloire de leur chasteté ; pures
devant Dieu , elles n'ont cherché rien de plus , et , pour
éviter l'outrage du soupçon des hommes, elles n'ont pas
transgressé la loi divine qui nous interdit de nous arra-
cher la vie.
Bayle s'est mis en colère contre saint Augustin au sujet
de son appréciation du trépas de LuciTce; il eût mieux fait
de s'attacher à comprendre toute la pensée de lévéque
d'Hippone, et à quelle occasion le grand docteur parlait
ainsi. Il s'agissait de justifier les vierges chrétiennes qui
avaient survécu à leur affront et de les venger des outrages
païens: que fit Augustin? 11 prouva que le glorieux témoi-
gnage de la conscience aurait pu suffire à l'épouse de Col-
latin.
L'évêque d'Hippone nous dit qu'aucun passage des Livres
1 Non est pudicitiîe caritas, sed pudoris iafirmitas. Liv. I , chap. xix.
272 SAINT AUGUSTIN.
saints ne donne à un chrétien le droit de disposer de ses
jours, dans quelque situation où il puisse se trouver placé.
11 i>ense qu'il y a faiblesse d'àme à ne pas pouvoir suppor-
ter les maux de la vie ou les injustices de l'opinion. Platon
lui-même n'approuva point Cleombrotus , qui, après avoir
lu son livre sur l'immortalité de l'àme, se précipita du
haut d'une muraille pour passer à une vie qu'il espérait
être meilleure. Lorsque Caton méditait son suicide à
Utique, ses amis cherchèrent à l'en détourner comme d'un
acte de faiblesse ; et s'il croyait honteux pour lui de sur-
vivre au triomphe de César, pourquoi ne força- 1- il point
son (ils à mourir avec lui? Pourquoi lui prescrivit- il de tout
espérer de la bienveillance du vainqueur?
Tandis que les peuples d'Orient pleuraient la ruine de
Rome et que les cités les plus éloignées en faisaient un
deuil public, les Romains échappés aux calamités de la
guerre cherchaient les théâtres et s'y précipitaient avec
ivresse. Les Romains réfugiés à Carthage couraient avec
délire après les joies du théâtre. Ce trait fait juger de l'état
des mœurs et des caractères des païens à cette époque.
Scipion INasica, le plus grand homme de bien de son temps,
ne voulait pas le renversement de Carthage, afin que les
Romains eussent un ennemi à craindre et que le relâche-
ment et les vices ne vinssent point les saisir. Quand les
soldats d'Alaric prirent Rome, les Romains, écrasés, devin-
rent misérables sans devenir meilleurs. Avant sa chute,
Rome, pleine de vices, était plus laide et plus difforme
qu'elle ne l'a été dans sa ruine; car dans cette ruine il n'y
a que des pierres et du bois qui soient tombés I
Le plus méchant homme du monde n'aurait pas voulu
avoir pour sa mère celle que les Romains appelaient la mère
des dieux.
J.es dieux n'ont jamais rien fait pour rendre les peuples
CHAPITRE L. 273
meilleurs. Si les Romains avaient pu recevoir de leurs
dieux des lois pour bien vivre, ils n'auraient pas envoyé
demander aux Athéniens les lois de Selon quelques années
a[)Pès la fondation de Rome.
Voulant expliquer les maux des chrétiens au temps des
barbares, Augustin dit que Jésus - Christ retire peu à peu
sa famille du monde, qui semble s'affaisser sous le poids de
tant de misères, pour établir une cité éternelle, dont la
gloire n'est pas fondée sur les vaines louanges du monde
comme la gloire de Rome, mais sur le jugement même de
la vérité. L'évêque d'Hippone invite l'illustre race des Re-
gulus , des Scévoîa , des Scipion , des Fabricius , à entrer
dans la patrie chrétienne, à gagner l'empire du ciel après
avoir perdu l'empire de la terre.
Dans un vigoureux tableau de l'histoire romaine, passant
en revue les violences, les égorgements, les lleaux, les
guerres civiles, les atrocités de toute nature qui remplissent
les annales du peuple -roi, Augustin montre que les dieux
n'ont jamais rien fait pour délivrer les Romains aux jours
du péril : il en conclut qu'il est absurde d'imputer les nou-
veaux malheurs de l'empire au christianisme et à l'abolition
du culte des dieux. Le docteur africain énumère les divi-
nités romaines avec leurs caractères, leur destination, leur
ministère particulier ; il fait voir que l'agrandissement et
la durée de l'empire n'ont été l'œuvre d'aucune de ces divi-
nités, ni l'œuvre de je ne sais quel destin qui n'existe pas.
La fortune ou le hasard n'a pas fait l'empire romain. C'est
la Providence de Dieu qui établit les royaumes de la terre,
qui les distribue aux bons comme aux méchants. Les royau-
mes sont gouvernés par la Providence de Dieu. Celui qui
est le Créateur de toutes les intelligences et de tous les
corps, qui est la source de toute félicité, qui a fait l'hoinmc
un animal raisonnable composé d'une àme et d'un corps,
T. II. — 18
274 SAINT AUGUSTIN.
qui a donné aux bons et aux méchants l'être avec les pierres,
la vie végétative avec les arbres , la vie sensitive avec les
bêtes, la vie intellectuelle avec les anges seuls; le Dieu
d'où procèdent toute forme, toute beauté , tout ordre; le
Dieu qui est le principe de la mesure, du nombre et du
poids, et par lequel existe toute chose dans la nature ; Celui
d'où dérivent les semences des formes, les formes des se-
mences , et leurs mutuels mouvements ; qui a créé la chair
et lui a donné sa beauté , sa vigueur, sa fécondité , la sou-
plesse des membres et leur proportion ; Celui qui a doué
de mémoire , de sens et de désirs l'àme même des bêtes et
ajouté à l'àme humaine l'esprit, l'entendement, la volonté;
Celui qui n'a pas laissé non - seulement le ciel et la terre,
l'ange et l'homme , mais encore les entrailles du plus petit
et du plus vil animal , la plume de l'oiseau , la fleur de la
moindre herbe, la feuille d'un arbre, sans la convenance et
l'harmonie des parties , n'a pas pu laisser les royaumes et
les empires de la terre hors des lois de sa Providence !
Voyons donc pourquoi le vrai Dieu, qui tient en sa main
tous les royaumes , a daigné assister l'empire romain pour
l'élever à un si haut point de grandeur.
La puissance de Rome a été la récompense des vertus
morales des anciens Romains, hdjorieux, désintéressés,
tempérants , dévoués exclusivement à la gloire de l'État.
« Je vous dis en vérité qu'ils ont reçu leur récompense'. »
Puisque Dieu ne devait pas accorder aux anciens Romains
la vie éternelle, il était juste qu'il leur donnât toute la
splendeur des royaumes périssa])les. Les Romains, par
leurs vertus , étaient dignes de la gloire humaine et passa-
gère. Les victoires ne les ont rendus ni meilleurs, ni plus
sages, ni plus heureux que les nations dont ils avaient
1 S. Matth., VI.
CHAPITRE L. 275
triomphé. Si les chrétiens veulent s'assurer les félicités fu-
tures, qu'ils fassent pour obtenir le ciel tout ce qu'ont fait
les Romains pour conquérir la terre ; et toutefois on ne leur
en demande pas tant. Mais l'abnégation, les sacrifices, les
travaux des anciens Romains sont une grande leçon pour
les chrétiens qui aspirent à l'empire éternel. De même
que Dieu fait luire son soleil sur les bons et les méchants
et laisse tomber la pluie sur les justes et les injustes,
ainsi il leur donne indifféremment les royaumes d'ici-
bas ; mais le royaume d'eu haut , il ne le donne qu'aux
bons.
Parmi les païens auxquels répondait l'évêque d'Hippone,
un bon nombre convenaient qu'avant le christianisme les
annales romaines présentaient des désastres et que les di-
vinités adorées n'avaient point écarté le malheur. Mais
ceux-là soutenaient qu'il fallait offrir un culte aux dieux
pour nous les rendre favorables dans la vie future. Augustin
renverse leurs assertions dans les livres VI, VII, VIII , IX
et X de la Cité de Dieu. Il démontre l'impuissance des dieux
à conduire les hommes à la vie éternelle, c'est-à-dire à la fé-
licité sans fin ; il se livre à un examen critique des diverses
théologies païennes telles que Varron les avait exposées , et
apprécie les philosophies anciennes et particulièrement
les doctrines des platoniciens. Augustin témoigne une
grande admiration pour Platon, qui, dit -il, eût bien
mieux mérité d'être appelé dieu que cette multitude
d'hommes morts ou de démons divinisés par l'ignorance ou
les passions. Il rappelle que, pour expliquer l'étonnante
conformité de certains points de la doctrine de Platon avec
le christianisme , on avait fait ce philosophe et Jérémie
contemporains l'un de l'autre , ajoutant qu'ils avaient pu
se rencontrer et converser ensemble en Egypte ; la suppu-
tation des temps lui a montré que Platon fut postérieur
276 SAINT AUGUSTIN.
d'un siècle à Jérémie , et , de plus , qu'il ne put pas avoir
connaissance des saintes Écritures, parce que la version
grecque eut lieu soixante ans seulement après la mort de
Platon. Augustin conjecture que des entretiens avec quel-
ques Juifs en Egypte purent initier Platon dans certaines
vérités dont la tradition hébraïque était l'unique déposi-
taire \ Cette division platonicienne : les dieux dans le ciel,
les démons dans Fair, les hommes sur la terre , doune lieu
à une dissertation sur les démons. Le livre d'Apulée, inti-
tulé le Dieu de Sacrale, mais qui au fond traite du démonde
Socrate, est l'objet de réflexions critiques et philosophi-
ques. Toutes les doctrines étaient familières au graiid doc-
teur d'Hippone ; il n'est aucun point de philosophie sur
lequel ne s'exerce la rectitude de son jugement : Augustin
domine l'ancien monde de toute la supériorité de la révéla-
tion chrétienne.
Il est inadmissible (nous résumons les pensées d'Augus-
tin ), il est inadmissible que les démons puissent être mé-
diateurs entre Dieu et les hommes. 11 n'y avait de média-
teur possible que Dieu lui-même, se résignant à revêtir la
nature humaine pour descendre jusqu'à nous et nous élever
ensuite jusqu'à lui. Le Verbe éternel, auteur de toutes
choses, est devenu, comme homme, notre médiateur ; en
prenant notre infirmité, il s'abaissait au-dessous des anges;
mais il demeurait , dans sa nature divine, l'Être infini, in-
corruptible, immuable. Les platoniciens avaient dit que les
dieux ne se mêlaient point aux hommes pour ne pas se
souiller de leur présence , et que leur marque la plus glo-
rieuse c'était de n'avoir entretenu aucun commerce avec
les mortels. Mais les rayons du soleil et de la lune touchent
la terre, et la pureté de leur lumière n'en reçoit aucune at-
1 Cité de Dieu, Viv. \ m, chn\> tf.
CHAPITRE L. 277
•
teinte. Apulée et les platoniciens nous apparaissent sur ce
point en contradiction avec les enseignements éminemment
spiritualistes de l'école de Platon. Que deviendrait, d'après
leurs idées, cette belle parole de Plotin : « Il faut fuir vers
« la radieuse patrie où Ton trouve le Père de l'univers et
(( avec lui toutes choses, et, pour y fuir, il faut devenir
« semblable à Dieu. »
Les anges ou démons qui sont les dieux de Platon, placés
au-dessous du Dieu créateur et moteur universel , ne peu-
vent rien pour mener les hommes à la félicité infinie. Il est
déraisonnable et impie de les adorer comme des dieux ;
Platon s'est trompé sur leur nature quand il a réclamé un
culte pour eux. Quelle félicité pourrait être apportée aux
hommes parles démons, eux qui sont d'immortels condam-
nes , des bannis de la céleste patrie ! L'adoration des hom-
mes doit monter vers Dieu seul. Toutefois ne croyez pas
que Dieu ait besoin des sacrifices qu'on lui offre; il n'a
besoin ni de nos offrandes ni de notre justice : tout ce culte
n'est utile qu'à l'homme qui le rend. Revient- il quelque
chose à la source d'eau de ce qu'on en boit, ou ausoleil de
ce qu'on le regarde?
Selon les remarques de Vcvêque d'Hippone , démon vient
d'un mot grec qui signifie science. U y a dans cette étjmo-
logie quelque chose d'effrayant pour l'esprit de l'homme.
La science toute seule serait donc un mal. Donnons à la
science humaine un but moral et sublime, et regardons-la
comme un moyen de montei' à Dieu.
Augustin , comme d'autres Pères de l'Église , a cru re-
connaître dans Platon , interprète admirable des tradi-
tions les plus antiques , quelques traces du Dieu en trois
personnes; les études philosophiques les plus récentes, les
plus sérieuses, les plus profondes nous laissent voir que
rien n'est plus incertain que la trinitc de Platon. Au temps
278 SAINT AUGUSTIN.
d'Augustin , les platoniciens étaient encore nombreux ; ils
reculaient devant le mystère du Verbe incarné, médiateur
entre Dieu et les hommes. L'évêque d'Hippone trouve la
nécessité de la grâce établie dans les écrits de Platon lui-
même. « On ne saurait, disait le philosophe, atteindre à la
« perfection delà sagesse ici -bas; mais la Providence de
« Dieu et sa grâce peuvent suppléer à ce qui manque à
« notre vie intellectuelle. » Augustin , combattant les doc-
trines de Porphyre , montre le peu qu'auraient eu à faire
les philosophes de son école pour arriver à la vérité ré-
vélée.
Le saint vieillard Simplicien, successeur de saint Am-
broise sur le siège épiscopal de Milan , disait à Augustin
qu'il avait connu un platonicien plein d'admiration pour
le début de l'Évangile de saint Jean : « Au commencement
« était le Verbe, etc. » Ce platonicien eût voulu que le dé-
but évangélique fût écrit en lettres d'or sur les endroits
les plus émiuents des églises. Une des raisons pour les-
quelles les platoniciens refusaient d'entrer dans le chri-
stianisme , c'est que le christianisme renfermait beaucoup
de choses dont leur maître n'avait rien dit; ils n'admet-
taient pas le mystère du Verbe incarné , parce qu'ils no le
rencontraient point dans les enseignements de Platon ;
mais l'évcque d'Hippone leur fait observer que les philo-
sophes de cette école n'ont pas toujours donné l'exemple
d'un scrupuleux respect pour les idées du maître : il cite
Porphyre , qui avait changé bien des points importants
dans la doctrine de Platon.
Les dix jiremiers livres de la Cité de Dieu atteignent
toutes les opinions, toutes les pensées, tous les efforts con-
traires à la cité céleste, c'est-à-dire à la vérité , à l'ordre
éternel, à Dieu; les livres suivants sont consacrés à l'ori-
gine, au développement et aux fins dernières des deux
CHAPITRt: L. 279
cités du ciel et de la terre. Nous continuerons à nous en
tenir aux idées générales, aux traits saillants, aux aperçus
qui se détachent.
L'évèque d'Hippone établit qu'on ne peut arriver à la
connaissance de Dieu sans Jésus -Christ , que la foi chré-
tienne conduit l'homme à Dieu par l'Homme-Dieu , et qu'il
fallait un être à la fois Dieu et homme pour nous mener
infailliblement au but auquel nous aspirons : on va à Jésus-
Christ parce qu'il est Dieu, on va par Jésus -Christ parce
qu'il est homme.
De tous les êtres visibles , le plus ^rand c'est le
monde , comme de tous les invisibles , le plus grand c'est
Dieu. Mais nous voyons le monde et nous croyons en
Dieu.
La triple division de la philosophie est une image de la
Trinité ; on l'a divisée d'un commun accord en physique ,
logique et morale. Un reflet de la Trinité divine se montre
aussi dans la nature , la doctrine et l'usage, trois choses qui
concourent aux œuvres humaines. Par la nature , le génie ;
par la doctrine, l'art ou la science; l'usage s'explique de
lui-même. Augustin reproduit l'idée déjà exprimée de di-
verses manières dans le traité de la Trinité, savoir, que
chaque homme est une image de la Trinité mystérieuse : il
est , il connaît son existence et il l'aime.
Pourquoi l'homme a-t-il été créé si tard? demande-t-on
quelquefois. Il ny a ni tôt ni tard en comparaison de l'é-
ternité divine; le monde n'aurait pas été créé plus tôt,
quand on le supposerait plus ancien de plusieurs millions
d'années. Quelques philosophes avaient enseigné le retour
des mêmes hommes dans la suite des temps : « Les impies
« vont en tournant, » dit lePsalmiste, non qu'ils doivent
repasser par les cercles sortis de l'imagination des philo-
sophes , mais parce qu'ils tournoient dans un labyrinthe
280 SAINT AUGUSTIN.
d'erreurs'. Augustin convient qu'il n'est pas aisé de com-
prendre que Dieu ait toujours été et qu'il ait voulu créer
rhomme dans le temps , sans changer de dessein ni de vo-
lonté. Pour que les lecteurs de son ouvrage apprennent à
s'abstenir des questions dangereuses , il ne décide rien sur
la manière dont Dieu a pu toujours être Seigneur sans avoir
toujours eu des créatures. Les philosophes , mesurant leur
esprit borné à l'esprit infini , se trompent sur les ouvrages
de Dieu ; ne se comparant qu'à eux-mêmes, dit FApôtre ,
ils ne s'entendent pas. Le docteur d'Hippone ajoute ici des
considérations élevées sur le repos et le travail de Dieu,
qui ne sont qu'une seule et même chose.
Dans le dixième chapitre du treizième livre, l'évêque
dHippone considère la vie comme une course vers la mort,
dans laquelle il n"est permis à personne de s'arrêter ou de
marcher moins vite : tous y cheminent avec une même vi-
tesse. Cette pensée est le germe évident du beau passage
de Bossuet, qui est dans la mémoire de chacun : « La vie
« est un chemin , etc. »
Augustin fait sur la mort et le temps quelques réflexions
un peu subtiles peut-être , mais qui au fond sont vraies : on
ne peut pas dire d'un homme (lu'il est dans la mort ou qu'il
est mort; avant de rendre le dernier soupir, il est vivant;
et quand il a cessé de vivre , il est après la mort. Ainsi le
moment présent n'existe pas ^ ; le passé seul existerait , si
toutefois ces deux mots n'impliquaient pas contradiction,
car le passé c'est le temps qui n'est pins. Or, l'avenir
n'est pas encore; on pourrait donc dire que le temps
n'existe pas.
1 Liv. II, chap. vu.
2 On sait le vers célèbre :
Le moment nù je jiaiie est déjà loin de moi.
CHAPITRE L. 281
Le docteur africain prouve aux stoïciens qu'ils ont mé-
connu la nature humaine, quand ils ont aVancé que l'homme
peut \ivre sans passions : c'est bien assez de travailler à
vivre sans crime, dit Augustin. Jésus- Christ eut des tris-
tesses, Jésus -Christ éprouva contre les Juifs le sentiment
de l'indignation. Cette indignation €t ces tristesses sont des
passions, et si l'Homme- Dieu n'en fut point exempt, qui
donc osera se croire plus parfait que lui?
Caïn et Abel, ou plutôt Selh , sont les pères des deux
cités de la terre et du ciel. Caïn, le premier qui hàtit une
ville, montrait ainsi qu'il se mettait en possession des biens
d'ici-bas ; Abel est tué , et sa mort fut un prophétique mys-
tère. Le premier fondateur de la cité terrestre tua son
frère , comme plus tard Romulus tua le sien , Eomulus ,
fondateur de la grande métropole des choses humaines.
Seth , frère d'Abel, premier citoyen du divin empire, com-
mence la génération des saints. Deux amours bâtirent les
deux cités : celle du ciel fut bâtie par l'amour de Dieu jus-
qu'au mépris de soi-même; celle de la terre, par l'amour
de soi jusqu'au mépris de Dieu En dissertant sur la longue
vie et la grande stature des hommes avant le déluge, Au-
gustin parle d'une dent molaire d'homme qu'il avait vue
sur le rivage d'Utique , et qui en aurait fait cent des nôtres '.
« Je crois, ajoute -t- il, que c'était une dent de quelque
<( géant. »
Homère ^ et Virgile ^ ont gardé la tradition d'une force
humaine des premiers temps bien supérieure à la nôtre;
mais la stature humaine a dû être toujours la même, avant
le déluge comme depuis l'immense cataclysme. L'existence
des géants, dont l'histoire ne permet pas de douter, prouve
1 Liv. XV, chap. ix.
2 Iliade^ ch. v et xii.
3 Enéide, ch. xn.
282 SAINT AUGUSTIN.
seulement en faveur de certaines races , et ne change rien
à ridée qu'on doit se faire de la taille de l'homme , d'après
la loi universelle qui le régit. Quant à la dent prodigieuse
qu'Augustin avait vue à Utique , sa pensée à ce sujet révèle
tout simplement l'ignorance de son temps en matière d'his-
toire naturelle. Cette dent molaire, qui en eût fait cent des
nôtres, avait probablement appartenu à quelque animal
antédiluvien.
Le tableau de la naissance et des progrès de la cité de
Dieu jusqu'à l'avènement du Messie est uue appréciation
des saints personnages de l'Ancien Testament. Puis vien-
nent les commencements et les progrès de la cité de la terre,
depuis la monarchie des Assyriens jusqu'aux époques chré-
tiennes. Le Discours sur l'histoire universelle de Bossuet est
tout entier dans cette manière de produire l'histoire hu-
maine.
Moïse est plus ancien que toutes les fables mytholo-
giques; elles ne naquirent qu'au temps des Juges. La Grèce
eut alors des poètes appelés aussi théologiens, parce qu'ils
chantaient les dieux. Les prophètes hébreux sont plus an-
ciens que les philosophes ; Pythagore ne paraît qu'à la fin
de la captivité de Babylone. Nos auteurs sacrés sont tous
d'accord en religion; les philosophes ne le sont pas du tout
dans leurs doctrines. Varron avait compté deux cent quatre-
vingt-huit opinions philosophiques touchant le souverain
bien. Athènes applaudissait en même temps les épicuriens,
d'après lesquels les dieux ne s'occupaient point des choses
humaines, et les stoïciens, d'après lesquels les dieux gou-
vernaient le monde. La Providence se servit de Rome
comme d'un puissant instrument , pour dompter et ras-
sembler les diverses nations sous une même loi ; elle pré-
parait ainsi les voies à .Icsus- Christ. Cette belle pensée,
plus d'une fois reproduite par les penseurs chrétiens des
CHAPITRE L. 283
âges modernes, est de l'évêque d'Hippone. Les païens
avaient assigné au christianisme trois cent soixante -cinq
ans de diaVe; les autels de Jésus-Christ devaient ensuite
disparaître. Augustin se moque de la prophétie des poly-
théistes; il y avait alors plus d'un demi -siècle qu'était
passée l'époque marquée pour l'extinction de la foi chré-
tienne, et ses progrès ne faisaient que s'étendre à travers
le monde. Les prophètes contre le christianisme n'ont ja-
mais'eu raison, et pourtant à chaque époque il s'en élève
de nouveaux.
Le livre dix- neuvième renferme des vues' originales et
profondes sur la paix à laquelle toute chose aspire en ce
monde, et dont le besoin est au fond de chaque àme hu-
maine , quelle que soit la violence des passions qui l'em-
portent. Les méchants se précipitent vers le crime dans
l'espoir de jouir ensuite d'une certaine paix. Cacus , au
fond de son antre, désirait jouir en paix des débris hu-
mains devenus sa proie. 11 y a une sorte de paix dans la
condition des damnes , parce qu'ils sont à leur place : il est
dans l'ordre qu'ils soient séparés de Dieu. Amené à parler
de l'ordre dans les sociétés , Augustin dit que la servitude
n'est pas conforme aux lois primitives de la nature : c'est
une peine du péché, une degénéralion de l'homme. Dieu
avait dit : « Que l'homme domine sur les poissons de la
« mer, les oiseaux du ciel et tous les animaux de la terre. »
Mais il n'avait pas dit : Que l'homme domine sur Ihomme.
C'est le crime du fils de INoé qui jadis valut à un liomme
le nom flétrissant d'esclave. Tout progrès vers le bien ,
d'après les doctrines d'Augustin , serait donc un progrès
vers la liberté. Les idées se presseraient ici sous notre
plume , si nous voulions prouver que les futures améliora-
tions des sociétés sont entièrement soumises aux progrès
de la foi chrétienne chez les hommes.
284- SAINT AUGUSTIN.
Le vingt et unième chapitre du livre XIX^ démontre que,
par une ignorance du vrai Dieu et faute de justice, la ré-
publique romaine n'a jamais été qu'un mot ; la définition
de la république par Cicéron sert de point de départ à
l'évêque d'Hippone. I.e livre XX* établit la doctrine du ju-
gement dernier; le livre XX Rétablit le dogme des peines
éternelles, et le livre XXI T et dernier, la résurrection des
corps et l'immortelle félicité des élus. Au sujet des damnés,
dont le corps brûlera sans se consumer, le docteur, cher-
chant des preuves dans la nature même , parle de certains
Yers qui vivent au milieu des sources d'eau bouillante, de
la salamandre vivant dans les flammes , du paon dont la
chair une fois cuite ne peut plus se corrompre : ce sont là
les petits côtés d'une grande œuvre d'où n'a été exclu rien
de ce qui , même dans les imaginations populaires , pouvait
paraître servir la cause de la \érité. Pour prouver l'im-
mortelle durée des corps au milieu des flammes , nous ai-
mons mieux entendre Augustin nous dire que le Créateur
de l'univers et de l'homme pourra bien , s'il le veut, con-
server les corps des damnés.
Le grand docteur ne met pas en doute que les satyres ,
les faunes et les s\lvains , surnommés incubes , ne poursui-
vent quelquefois les femmes : il ne voyait que des démons
dans ces créations de l'ancien monde païen
Le chapitre vingt -quatrième du dernier livre sur les
Biens de la vie est une riche peinture des joies et des splen-
deurs données à Ihoiume dans ce magnifique univers. Si
Dieu a daigné accorder à l'homme , durant son laborieux
pèlerinage de la vie, une demeure aussi belle que cet uni-
vers, de quelles inexprimables beautés sera revêtue la
future demeure des bienheureux destinés à ne plus con-
naître ni les combats, ni les souffrances, ni la mort! Ce
dernier livre contient le récit de beaucoup de miracles
CHAPITRE L. 285
arrivés au temps d'Auiiusiin. Avant de les rapporter,
l'évèque d'Hippone repond à ceux qui demandent pour-
quoi il n'y a plus de miracles. Ils furent nécessaires avant
rétablissement delà foi chrétienne, leur dit Augustin; « à
« présent, ajoute-t-il, quiconque cherche des prodiges
« pour croire est lui-même un grand prodige de ne pas
<( croire , tandis que le monde croit '. »
>'ous ne prétendons pas avoir fait comprendre tout ce
que renferme la Cilé de Dieu ; à peine avons-nous pu faire
entrevoir quelques astres de ce firmament magnifique. On
a reproché à cet ouvrage des longueurs, des répétitions;
ce sont là des défauts de peu d'importance et qui tiennent
à la manière même dont fut composée la Cité de Dieu; ces
défauts n'existeraient pas, ou certainement ils seraient
moindres, si l'œuvre avait été écrite de suite. Un écrivain
docte et laborieux , mais qui plus d'une fois a manqué de
mesure dans ses jugements , et qui a traité saint Augustin
avec la légèreté d'un esprit passionné, Ellies Dupin ^, ne
veut pas qu'on admire l'érudition de la Cité de Dieu. L'é-
vèque d'Hippone a mis à contribution Yarron , Sénèque,
Cicéron; c'est trop peu selon le critique compilateur; il
fallait puiser à des sources inconnues ; faute de n'avoir tiré
aucun auteur de la nuit , Augustin s'est condamné à faire
un livre où il ne se rencontre rien de fort curieux ni de bien
recherché. Critiquer ainsi c'est ne pas comprendre une
œuvre. Dans la Cilé de Dieu, l'histoire est un moven et non
pas un but; elle y occupe la place que lui a marquée le
grand penseur chrétien. Ellies Dupin n'a pas pris garde à
la portée philosophique et religieuse de cette composition.
1 Quisquis adhuc prodigia ut crerlat inquirit, magnum est ipse prodigium,
qui, mundo credente, non crédit. Liv. XXII, chap. viii.
2 Nouvelle Bibliothèque des auteurs ecclésiastiques.
286 SAINT AUGUSTIN.
Il y a un orgueil d'érudit que Dieu punit en lui dérobant
lintelligence des œuvres du génie.
La Cité de Dieu est un monument surprenant par la nou-
veauté, la hauteur et Fétendue de la conception, par Ta-
bondance des faits et des idées : avant saint Augustin , nul
génie n'avait vu si bien et de si haut tant de choses. La Cité
de Dieu est comme l'Encyclopédie du cinquième siècle; elle
embrasse toutes les époques, toutes les questions et répond
à tout. C'est le poëme chrétien de nos destinées dans leurs
rapports avec notre origine et notre fin dernière. La Cité
de Dieu et les Confessions , lues et relues depuis quatorze
siècles , le seront encore tant qu'il y aura trace des lettres
humaines , parce que ces deux ouvrages , qui ont pour
sujet Dieu et l'homme, gardent leur intérêt malgré les
révolutions des temps.
La Cité de Dieu terme le monde païen avec ses fables et
sa philosophie . ou plutôt l'épopée de saint Augustin est un
solennel jugement du passé qui se trouve condamné après
un procès complet : comme l'antique Egypte jugeait ses
rois avant de procéder à leur sépulture, ainsi le christia-
nisme , par la bouche d'Augustin , interroge les dieux du
vieil univers et les rois de la pensée humaine , montre aux
uns leur impuissance à soutenir les peuples qui les ado-
raient, aux autres leur impuissance à monter jusqu'à la
vérité avec les seules ailes du génie, et déclare leur défaite
définitive ; puis il chante les funérailles des dieux et des
philosophes , et s'assied victorieux sur leur immense sé-
pulcre scellé de sa puissante main ' .
1 « Plus on examine la Cité de Dieu, dit M. Beugnot {Histoire de la des-
« truction du payanisme , t. II), plus ou reste convaincu que cet ouvrage
« dut exercer très peu d'influence sur l'esprit des païens. »
La correspondance de cette é^joiiue nous prouve, au contraire, que /'/ Cité
de DiV'M frappa très vivemonl les contemporains. Les païens ne délaissèrent
pas tout à coup leurs dogmes mythologiques, parce qu'en matière de doc-
CHAPITRE L. 287
Saint Augustin avait donné sa pensée historique à Orose,
qui la reproduisit mal ; il traça avec la vigueur et la sûreté
du génie ces grandes lignes pour lesquelles s'était montré
trop faible le savant prêtre d'Espagne admis dans son inti-
mité. Salvien s'inspira de la Ciié de Dieu dans son livre du
Gouvernement du monde. Bossuet comprit mieux qu'Orose
les vues de l'évèque d'Hippone, et le Discours sur r Histoire
universelle durera autant que la Cité de Dieu. L'honneur
d'avoir fondé en histoire l'école de la Providence n'appar-
tient point à Bossuet ' , mais à saint Augustin ; c'est le
grand penseur d'Hippone qui le premier fit défiler les na-
tions et les empires sous le regard de Dieu et détermina le
cercle providentiel dans lequel s'enchaînent et se déve-
loppent les événements humains, sans que la liberté inté-
rieure de l'homme souffre la moindre atteinte.
Dans l'histoire des œuvres littéraires , il serait curieux
d'observer ce qu'un génie emprunte à un autre génie;
quelle impression tel livre produit sur tel esprit; quelles
idées, quelle puissance il y fait germer. Les penseurs su-
blimes, dans la merveilleuse variété de leurs caractères,
s'enfantent et se complètent par une étude sympathique.
Cette génération progressive des grandes intelligences est
un intéressant et beau spectacle. Pour ne citer que peu de
noms, Platon nait de Socrate; Virgile, d'Homère; saint
trilles, l'obstination est le caractère des vaincus; mais le coup de mort était
porté au paganisme ; les dieux étaient finis dans l'opiuion des hommes.
1 Quelques modernes ont voulu voir dans Vico le fondateur de l'école liis-
tori(|ue de la Providence; nous n'avons pas à juger ici l'auteur de Scienzn
nuova , mais nous pouvons dire que le penseur napolitain n'a fondé rien de
pareil. Nul n'a mieux parié de la Providence que saint Augustin; depuis ses
premiers travaux jusqu'à ses derniers, il a toujours moutre la Providence
gouvernant le genre humaiu. Au début de sa carrière, dans les livres de
l'Ordre, il parlait du bourreau comme tenant une place nécessaire au milieu
même des lois; et, quarante ans plus lard, il faisait comprendre un ordre
providentiel dans les désasti-es mêmes des nations.
288 SAINT AUGUSTIN.
Thomas d'Aquin, de saint Augustin; Molière, de Tërence
et d'Aristophane ; Racine , d'Eschyle et de Sophocle ; Ja
Fontaine, d'Ésope et de Phèdre ; Malebranchc , de Des-
cartes; Bossuet, de TertuUien et de saint Augustin, et
saint Augustin lui-même, de Platon et de saint Paul. (En
rapprochant ces deux derniers noms , nous ne considérons
que le point de vue purement humain de la double in-
fluence philosophique et théologique.) La généalogie des
grandes intelligences n'est pas toujours facile à constater,
parce qu'il arrive plus d'une fois que des fruits éclatants
sortent de germes restés obscurs pour nous ; mais la géné-
ration n'en existe pas moins. De même que, dans l'ordre
physique , les arbres et les plantes , les fleurs et les mois-
sons , croissent et se développent sous le soleil , ainsi, dans
l'ordre intellectuel , il y a une sorte de soleil composé de
rayons partis de l'âme de chaque grand homme : c'est à sa
chaude et vivifiante lumière que se produisent et s'achèvent
les nobles esprits épars à travers le monde, et ce sont les
feux salutaires de cet invincible soleil qui fertilisent la
pensée et font monter la sève du génie !
CHAPITRE LI
Les moines d'Adrumet. — Le livre de la Grâce et du Libre Arbitre. — Un
mot sur Luther, Calviu et Janscnius. — Lettre de Valentin à saint Augustin.
— Le livre do la Correction et de la Grâce. — Rétractation du moine Le-
porius.
426-427
C'est le privilège du génie de rendre célèbre tout ce qui,
de près ou de loin, se rencontre sur son chemin. Adrumet,
ville de la côte africaine, a gagné de la renommée à la
révolte de quelques moines contre la doctrine d'Augustin ,
qu'ils comprenaient mal. On se rappelle la lettre de l'évèque
CHAPITRE Ll. 289
d'Hippone au prêtre Sixte. Au commencement de l'année
427, deux religieux d'Adrumet, Morus et Félix, avaient
trouve cette lettre chez Évode, évêque d'Ursale; Florus,
obligé de se rendre à Carthagc, chargea Félix de porter au
monastère une copie de l'écrit d'Augustin. La solution des
questions de la grâce et du libre arbitre n'appartient pas à
toutes les intelligences ; c'est un ordre de vérités qui peut
rencontrer des hommes peu instruits ou peu accoutumés
aux études religieuses. La lecture de la lettre à Sixte excita
d abord parmi les cénobites les moins pénétrants du mo-
nastère d'Adrumetde vives rumeurs, qui, pendant quelque
temps , demeurèrent secrètes ; des réunions se tenaient à
l'insu même de Valentin, abbé du monastère; on } accusait
Augustin de renverser le libre arbitre. Il s'était formé deux
camps. Mais tant de mystère enveloppait la sédition théo-
logique, que Valentin ignora tout jusqu'au moment où Flo-
rus, revenu de Carthage , lui parla du trouble dont celui-ci
s'était aperçu. Labbé , fort occupé de rétablir la paix , fut
d'avis de consulter lévèque d'Uzale sur le vrai sens de la
lettre d'Augustin; on écrivit à Évode; mais les mécontents
n'eurent pas la patience d'attendre sa réponse ' ; ils pen-
sèrent qu'il fallait aller trouver Augustin lui-même.
L'explication de l'écrit donnée par un saint et savant
prêtre appelé Sabin ne put arrêter leur résolution.
Les cinq ou six religieux , chefs du parti contraire ,
obtinrent de leur abbé la permission de prendre le chemin
d'Hippone; avant de partir, ils cherchèrent querelle à
Florus, coupable d'avoir envoyé un écrit qui blessait leur
ignorance ; deux seuls d'entre eux arrivèrent auprès d'Au-
1 La réponse d'Évode à l'abbé Valentin, découverte par le P. Sirmond,
dans un manuscrit de Saint-Maximien de Trêves, est parfaitement conforme
aux doctrines de saint Augustin. Le P. Sirmond en a publié un fragmeyt
dans le premier chapitre de son Histoire drs prédeslinntions.
T. II. — 19
290 SAINT AUGUSTIN.
gustin '. Le grand docteur leur expliqua sa lettre à Sixte,
de manière à ne laisser aucun nuage dans leur esprit. Il
écrivit ^ aussi au très -honoré seigneur y alentiu et à tous
ceux de sa communauté , pour ramener l'union dans le
monastère et porter la lumière au fond de chaque con-
science. La double qualité de Jésus -Christ, sauveur et
juge, prouve la grâce et le libre arbitre, selon Tévêque
d'Hippone; s'il n'y avait point de grâce, comment Jésus-
Christ pourrait- il sauver les hommes? et s'il lïy avait
point de libre arbitre, comment pourrait -il les juger?
Augustin n'avait pu dicter que peu de pages, parce que les
deux moines d'Adrumet étaient pressés de retourner à leur
monastère , afin de célébrer la fête de Pâques en famille. Il
demandait qu'on lui envoyât le moine Florus, cause invo-
lontaire de l'agitation des cénobites , et qui paraissait n'a-
voir pas été à même de leur faire comprendre le sens de la
lettre adressée au prêtre de Rome.
Les envoyés d'Adrumet, Cresconius et les deux Félix,
eurent apparemment quelque peine à s'instruire suffisam-
ment de la question qui avait soulevé une tempête au fond
d'un cloître. Malgré leurs désirs de se remettre en route et
malgré la lettre à leur ai)bé, qui déjà leur avait été confiée,
l'évêque crut devoir les retenir ; ils célébrèrent la fête de
l'àques à Hippone. Durant ce temps, le docteur acheva
leur éducation théologique sur le pelagianisme, et composa
pour Naleutin et pour la communauté d'Adrumet un livre
intitulé : De la Grâce et du Libre Arbitre ^ Les trois céno-
I Saiut Augustin, dans sa deuxième lettre à Valeutin, parle d'un troisième
moiue d'Adrumet arrivé à Hippone. Les détails sur les troubles du mouastère
d'Adrumet sont tirés du récit qu'en fit Valeutin lui-même dans sa lettre à
saiut Augustin. Lettre GCXVL
■2 Lettre CCXIV.
■i Belzunce, évèque de Marseille, de pieuse et illustre mémoire, adressa à
son clergé et aux fidèles de sou diocèse, en 1740, une traduction du livre de
CHAPITRE M. 291
bites retournèrent à leur monastère , munis de tous les se-
cours pour convaincre et triompher. Ils étaient porteurs
(l'une deuxième lettre ' d'Augustin à leur al)bé et à tous
leurs frères, dans laquelle l'évéque d'Hippone ènumère les
pièces dont il a charge Cresconius et les deux Félix, et
traite rapidement de ce qu'il appelle la très- difficile ques-
tion de la volonté et de la grâce. Lorsqu'ils rentrèrent dans
leur couvent, ils trouvèrent les esprits calmés; les dissi-
dences qui restaient n'offraient plus ni violence ni irrita-
tion ; les moines voyageurs arrivaient les mains pleines de
ressources qui devaient rectifier les erreurs et fortifier les
croyances dans le monastère adrumétin.
L'ouvrage composé pourValentin et ses frères en reli-
gion frappera tout lecteur intelligent, comme il frappa les
cénobites que voulait instruire le grand docleur d'Hippone.
C'est un enchaînement de citations de l'Ancien et du Nou-
veau Testament, qui établissent à la fois la liberté humaine
et la nécessite de la grâce. Les préceptes divins, les exhor-
tations directes adressées à l'homme, prouvent jusqu'à la
dernière évidence que l'homme peut faire ou ne pas faire,
et que la décision appartient toujours à sa propre volonté.
Les témoignages des prophètes , de l'Évangile et de saint
Paul nous font toucher du doigt l'infirmité de notre volonté
pour le bien , la divine assistance qui change les cœurs de
pierre en cœurs de chair, inspire les salutaires pensées
doù naissent librement les bonnes œuvres, et qui prépare
notre vouloir à l'accomplissement de la loi. Ce livre de
l'évéque d'Hippone est une démonstration de la grâce
contre les pélagiens, et une démonstration du libre arbitre
contre ceux qui voyaient dans la grâce une irrésistible
la Grâce et du Libre Arbitre, accompagnée d'excellentes notes. Marseille,
1740; 1 vol. in-40.
1 Lettre CCXV.
292 SAliNT AUGUSTIN.
puissance devant laquelle disparaissait la liberté humaine.
£n insistant fortement sur le libre arbitre dontil marque
l'accord avec la grâce d'une façon si précise , si claire et si
complète , Augustin semble avoir pressenti les futurs ef-
forts des ennemis de la foi catholique qui s'armeraient de
son nom et de son autorité pour attaquer une doctrine
fondamentale du christianisme. Aussi, nous l'avouerons,
après avoir lu et relu attentivement le livre de la Grâce et
du Libre Arbitre, et sans même tenir compte ici des beaux
traités autipélagiens dont nous avons successivement pré-
senté l'analyse, nous ne comprenons pas comment Luther,
Calvin et Jansenius ont pu couvrir du grand nom d'Au-
gustin la diversité de leurs erreurs sur cette question.
L'illustre et saint évoque d'Hippone a pour lui le genre
humain lorsqu'il enseigne la liberté de l'homme, et l'uni-
versalité des Écritures quand il enseigne la grâce : toutes
les voix de la terre et du ciel concourent à établir la doc-
trine qui , avant Augustin et après lui , a été et demeure la
doctrine de l'Église catholique. Notre foi, quoi qu'on en
dise, est restée la gardienne de la dignité humaine ; Luther
nous soumet à l'empire d'une nécessité; il a beau distin-
guer cette nécessité de la contrainte ', notre libre arbitre
n'en est pas moins anéanti. Calvin réduit l'homme à je ne
sais quelle iudétinissable condition d'ignominie; car il nie
le mérite des œuvres, soutient que tous nos actes sont im-
mondes, et que les meilleures actions des hommes révèlent
sa honte et son déshonneur *. Les écoles de Sorbonne lui
paraissent les mères de toutes les erreurs, parce qu'elles dé-
fendaient le libre arbitre ^. Ces éuormités ne l'empêchaient
* Sequitur nos necessario operari ; necessario verodico, non coacte. Livre
(lu Sfrf Arbitre,
'■i Calvin, Institut., liv. lll , ch. xv, paragr. 3,
a IbitJ., cliap. XV, u» 7.
CHAPITRE Ll. 2:) 3
pas de dire qu'il lui serait facile de citer en sa faveur plus
de deux cents passages de saint Augustin '. Jansenius , qui
eut l'audace d'inscrire le nom d'Augustin en tête du gros
livre de ses propres erreurs '\ et qui répétait avec Luther :
Augustin est tout à moi % a torturé , défiguré , calomnié les
euseignements del'évéque d'Hippone. C'était bien la peine
de nous apprendre qu'il s'était plongé durant vingt- deux
ans dans la lecture des livres du grand docteur africain !
Kt dans quels traités d'Augustin avait-il pu découvririez
deux nécessités entre lesquelles il place l'àme humaine , la
nécessité de contrainte et la nécessité simple, mais toutes les
deux invincibles? Dans quel ouvrage, quel chapitre, quelle
ligne de l'évèque d'Hippone, Jansenius avait-il vu Thomme
forcé au bien par la grâce , forcé au mal par la concupis-
cence, et courant ainsi inévitablement, sans délibération,
sans volonté, vers des couronnes ou des châtiments? Com-
ment a-t-il pu espérer faire subsister le libre arbitre même
avec la nécessité simple dont il nous parle? Que devient la
volonté, du moment qu'une chose doit être nécessairement
accomplie? La langue humaine n'offre pas un bouleverse-
ment d'idées pareil à celui d'une nécessité volontaire qui
laisse subsister la liberté \ Saint Augustin , que Jansenius se
vante d'avoir lu tant de fois, établit le mérite des bonnes
œuvres par une infinité de passages de l'Ancien et du Nou-
veau Testament, et l'évèque d'Ypres. copiant Calvin et non
pas Augustin , déclare impossible toute bonne œuvre dans
létat de déchéance où nous sommes. Sommé de s'expliquer
1 Cîilvin, du Libre Arbitre, liv VI.
2 Augustitms, publié à Louvain en 1640. Cet ouvraj^e, d'où furem urées
les cinq propositions, a duuué lieu à un noinlire infini d'écrits pour ou contre
Jansenius.
3 Augustinus totus meus est. Luther, du Serf Arbitre.
4 Duxjlex nécessitas Augustino, coactionis, et simplex, seu voluntaria : illa,
non hcEC, répugnât libertaii. Jans. de Gr'd. Chr. scdv., lib. VI, cap. vi.
294 SAINT AUGUSTIN.
sur les divines promesses et les commandements faits au
peuple hébreu , Jansenius ne voit dans l'Ancien Testament
qu'une certaine comédie ' .' Il n'entre point dans le plan de
notre ouvrai-e de comparer les doctrines de saint Augustin
avec celles de Jansenius et de ses disciples , de faire remar-
quer en détail les interprétations inexactes , les omissions
volontaires et même les falsifications de l'évêque d'Ypres ;
il nous a suffi de signaler d'un mot les grandes déviations
de Jansenius - et des deux célèbres réformateurs qui l'a-
vaient particulièrement inspiré dans la question de la
grâce et du libre arbitre , parce que ces déviations se sont
produites sous le nom glorieux et sacré d'Augustin.
A notre avis, rien ne prouve plus la grandeur, lauto-
rité, la valeur sans égale du docteur dHippone, que le
soin constant des novateurs religieux à s'appuyer de son
nom pour accréditer leurs idées dans le monde. Augustin
leur apparaissait comme le représentant le plus élevé et le
plus complet de la foi catholique : ils pensaient que toute
opinion devait prendre un air de vérité , pourvu qu'on fit
semblant de lui donner en garantie deux ou trois syllabes
de ce grand homme. Pour faire leur chemin ici -bas, ils
ont demandé un laisser -passer au génie et à la sainteté
d'Augustin; ils ont cherché à couvrir leurs desseins du
manteau de sa gloire. La parole d'Augustin a eu, s'il est
1 Profpcto iiihil alhul fuisse Testimonium illud ( Vêtus) perspicuuui est,
ni>;i nuDquam quamdani quasi comœdiam. De Gr. Christ, salv., lib. III,
cap. VI. La distioctiou des deux nécessités fut tirée du troisième livre de la
Morale d'Aristote; elle avait été ainsi produite par la philosophie que Jan-
senius appelait la mère des hérétiques. Lih. proem., cap. m.
2 II faut ajouter aux oiivrages de Jansenius que nous avons cités , l'ou-
vrage intitulé : De stat. nat. lapsœ. Jansenius voulait que saint Augustin
malgré la fornu^Ue expression d'une pensée contraire, eût imputé à péché
l'ignorance invincible ; et en même temps il appelait l'Altrégé de snint Au-
gustin ( Augustinuscontractus), saint Thomas, qui disait : « Aucune igno-
rance invincible n'est péché. »
CHAPITRb: 1,1. 295
liermis de coniparor la teiTC au ciel, le sort de la parole de
Dieu lui-même : les hommes l'ont mise au service de leurs
fantaisies les plus diverses; mais nos Écritures inspirées
n'en tiardcnt pas moins leur vérité qui ne change point, et
les livres dAugustin demeurent ce qu'ils sont.
Nous trouvons de vives et précieuses impressions con-
temporaines à la louange de l'évêque d'Hipponc dans la
lettre' (pic lui écrivit l'abbé du monastère d'Adrumet pour
le remercier du livre de la Grâce et du Libre Arbitre. Valen-
tin et ses frères reçurent cet ouvrage avec respect et trem-
blement intérieur; ils éprouvèrent quelque chose de ce
qu'éprouva le prophète Elle lorsque, voyant de l'entrée de
la caverne passer la gloire du Seigneur, il se couvrit le
visage de son manteau. La sagesse d'Augustin leur paraît
celle d'un ange. Va\ lisant ce livre, les cénobites d'Adru-
met u'ont pas eu besoin de demander qui en était l'au-
teur : ainsi, dit Valentin, les apôtres, voyant Jésus-Christ
manger avec eux après sa résurrection, comprirent que
c'était le divin maître et n'eurent garde de le lui demander.
Valentin se félicite de l'ignorance et de la curiosité de ^es
frères qui ont valu au monde un tel ouvrage; il rappelle
l'incrédulité de saint Thomas, qui a servi à conlirmer la foi
de toute l'Église. Après avoir exposé ses croyances catho-
liques en matière de grâce et de libre arbitre, l'abbé
d'Adrumet sollicite les prières du très-saint pape et seigneur
Augustin pour que la plus complète union se rétablisse
dans le couvent, et que lui et ses frères de la vie monas-
tique, délivrés des tempêtes, continuent en sûreté leur
navigation dans le vaisseau qui les porle sur la mer de ce
monde. Les moines adrumétins souhaitaient à l'apôtre
d'Hippone de longs jours pour leur bien et pour le bien de
1 lettre CCXVI.
296 SAINT AUGUSTIN.
l'Église , et ensuite Timpérissable couronne dans l'as-
semblée des élus.
Le moine Florus , que l'évêque d'Hippone avait désiré
voir, partit d'Adrumet et partit joyeux, comme l'annonçait
Valentin dans sa lettre. Le bonheur d'être admis auprès
d'Augustin, de le contempler et de l'entendre, paraissait
une de ces faveurs de la Providence dont le souvenir seul
charmait et consolait toute une vie. Possidius nous dit que
les ouvrages d'Augustin sont admirables et qu'ils éclairent
tous les hommes, mais qu'on gagnait bien plus à l'entendre
prêcher, ou à l'entendre dans la conversation , ou même à
le voir. C'était, ajoute le pieux biographe, non-seulement
un écrivain savant dans le royaume des cieux, qui tirait de
son trésor des choses anciennes et nouvelles et arrangeait
la perle précieuse qu'il avait trouvée , mais encore il était
de ceux qui accomplissent ce précepte : Agissez selon vos
paroles^: « Celui qui aura enseigné les hommes et con-
« formé sa vie à ses discours, dit le Seigneur, celui-là sera
« appelé grand dans le royaume des cieux \ »
Le moine Florus, chargé de la lettre de Valentin, ap-
porta à l'évêque d'Hippone de bonnes nouvelles d'Adru-
met. Mais il crut devoir lui soumettre une objection d'un
de ses frères contre le livre de la Grâce et du Libre Arbitre.
— S'il est vrai, disait ce cénobite, que Dieu opère en nous
le vouloir et le parfaire, il faut que nos supérieurs se
bornent à nous instruire de nos devoirs et à demander à
Dieu de nous aider à les remplir, au lieu de nous corriger
quand nous y manquons : ce n'est pas notre faute si nous
sommes privés d'un secours que Dieu seul peut nous don-
ner. — Une telle conséquence , contraire à la doctrine
catholique , eût été féconde en désordres graves ; la rébel-
1 Sic loquiuiini, sic l'acite. Saint Jacques, ii, 12.
■i Saint Matthieu, v, 19.
CHAPITRE LI. 297
lion, l'inertie morale et aussi le désespoir religieux étaient
au bout. Le livre de la Correction et de la Grâce\ encore
adressé à A'alentin et à ses moines , fut la réponse d'Au-
gustin. Le docteur agrandit l'objection du moine d'Adru-
met, de manière à prévenir les objections nouvelles qui
pourraient en naître, et rien ne resta debout. Cet ouvrage
(]u"un savant historien du pélagianismc, le cardinal Noris,
appelait la clef de la doctrine de saint Augustin sur la
grâce, renverse particulièrement toutes les bases du jansé-
nisme. Les idées du docteur d'Hippone sur la prédestina-
tion s'y trouvent développées pour la première fois.
En voulant se dérober à la correction , à la responsabi- ,
lité personnelle des œuvres , sous prétexte que c'est tou-
jours Dieu qui opère en nous, le moine d'Adrumet oubliait
que l'opération divine n'accomplit point l'acte humain et
ne soumet point notre volonté , mais seulement qu'elle
invite, inspire et fortifie l'homme. Si l'inspiration d'une
bonne volonté, d'une bonne œuvre, vous manque, deman-
dez-la à Dieu comme faisait saint Paul pour les fidèles
Corinthiens ^ C'est votre faute si vous êtes mauvais : priez
Dieu qu'il vous rende meilleurs. La correction est un aver-
tissement; elle peut exciter la honte, la crainte, le respect,
et ces divers sentiments sont de nature à déterminer d'heu-
reuses résolutions. Vous convenez que vous avez reçu la
foi, mais non point la persévérance : demandez à Dieu cette
persévérance; c'est avec raison qu'on vous reprendra si
1 Le livre rie la Correction et de la Grâce est le dernier dont saint Au-
gustin ait fait mention dans la Revue de ses ouvrages. On place à la fin de
cette même année (427) le Mii'oir, sorte de recueil de préceptes tirés de
l'Ancien et du Nouveau Testament, particulinrement destiné aux hommes
qui n'ont pas le temjis de beaucoup lire : on apprend à se juger et à se con-
naître dans ce Miroir, que Cassiodore appelle le livre de la philosophie mo-
rale. Il existe trois autres ouvrages du même titre attribués à saint Augustin,
mais qui ne lui appartiennent pas.
2 II Coriutli., xiii, 7.
298 SAINT AUGUSTIN.
vous ne l'avez plus, parce que vous l'aurez perdue par
l'effet de votre volonté propre. Lorsque le Christ, dit
Augustin , pria pour que la foi de Pierre ne pérît point , il
ne demanda rien autre sinon que Pierre eût dans la foi
une volonté très-libre, très-forte, très-invincible, très-
persévérante. Voilà comment la liberté de la volonté
humaine est défendue selon la grâce de Dieu et non point
contre elle; car, poursuit le grand docteur, la volonté
humaine n'obtient point la grâce par la liberté, mais plu-
tôt la liberté par la grâce : elle obtient, pour persévérer,
une délectation perpétuelle et une force insurmontable '.
Pourquoi , dira-t-on encore , s'occuper de corriger ou
d'instruire ceux qui pèchent, puisqu'ils ne périront point
s'ils sont prédestinés au salut éternel? Augustin répond^
que l'homme ici-bas ignore quelle part lui est réservée dans
la vie future , quels sont ceux dont les noms sont inscrits
au livre des prédestinés : dans cette profonde ignorance
où nous sommes , la correction et la prédication doivent
s'étendre sur tousi.
Ces simples et courtes explications que la lecture du
livre de la Correction et de la Grâce a laissées dans notre
esprit, peuvent suffire pour armer les gens du monde
contre d'artificieux raisonnements. Bossuet^ dit sur cette
grande et difficile matière d'utiles paroles qui reviennent à
notre mémoire :
« Ouaiul on se jette dans l'abîme, on y périt. Combien
« ont tr.uixe leur perte dans la trop grande méditation
« des secrets de la prédestination et de la gn\ce! Il en faut
« savoir autant qu'il est nécessaire pour bien prier et
(( s'Iiumilier Ncritablcment, c'est-à-dire qu'il faut savoir
1 De la Correction et de la Grâce, chap. viii.
- Ihiii., chap. XV et xvi.
:! Traité (If la Concupiscence, cliap. vm.
CIIAI'ITHE Ll. 299
(( que tout le hien vient de Dieu, et tout le mai de nous
(( seuls. Que sert de rechercher curieusement les moyens
« de concilier notre liberté avec les décrets de Dieu?
<( N'est-ce pas assez de savoir que Dieu qui Ta faite, la sait
(( mouvoir et la conduire à ses fins cachées, sans la dé-
« truire?... Cette vie est le temps de croire, comme la vie
« future est le temps de voir; c'est tout savoir, dit un
« Père ', que de ne rien savoir davantage : Nihil ultra scire,
« omnia scire est. »
Nous devons noter, dans Tannée 427, le retour à la foi
catholique du moine Leporius, par la puissante interven-
tion de notre docteur. Quelques savants ont confondu ce
Leporius avec un prêtre de ce nom , qui assistait à l'acte
délectiou du successeur d'Augustin, et que nous avons \u
figurer dans un des sermons de l'évêque d'Hipponc sur la
Vie et les mœurs des clercs. Celui dont il s'agit ici, origi-
naire de Marseille, n'était point élevé à la dignité sacer-
dotale; Augustin, dans sa lettre' à Proculus et à Cylin-
nius, évêque des Gaules, l'appelle son fils, et les évéques
n'appliquaient cette désignation qu'à des laï(iues. Leporius
avait nié l'incarnation du Fils de Dieu. Proculus, évéque de
Marseille , qui a mérité les louanges de saint Jérôme ,
condamna et chassa des Gaules, de concert avec l'évêque
Cylinuius , le moine rebelle à l'enseignement de l'Église.
Leporius, venu en Afrique, suivi de quelques complices
de son erreur, rencontra l'homme qui , pur sa science
et sa parole persuasive, pouvait le mieux éclairer son
intelligence et toucher son âme. 11 se rétracta solennel-
lement dans une profession de foi que rédigea le grand
Augustin lui-même; le moine de Marseille et ses compa-
gnons la signèrent dans l'église de Carthage , en présence
' S.iint Aufrustin.
i Lettre CCXIX.
300 SAINT AUGUSTIN.
d'Aiirèle, d'Augustin et do deux autres évoques , Florent et
Secondin. Cette profession de foi était destinée à rétablir la
doctrine catholique sur l'incarnation du Verbe auprès de
tous les chrétiens des Gaules que Leporius avait pu trou-
bler ou scandaliser. Une lettre, signée d'Aurèle, d'Au-
gustin, de Florent et de Secondin, mais rédigée par l'é-
vèque d'Hippone , s'en alla dans les Gaules annoncer à
Proculus et à Cylinnius le retour religieux de Leporius et
de ses compagnons; les évêques africains joignaient à cette
épître une copie de la rétractation, revêtue des signatures.
Ainsi, Augustin avait pratiqué cette maxime du grand
apôtre : « Consolez les faibles, recevez les infirmes'. »
Leporius ne voulut plus quitter l'Afrique ; l'angélique
séduction d'Augustin l'enchaina loin de son pajs.
CHAPITRE LU
1.0 comte Boniface , trahi par Aetius, appelle à son secours les Vandales pour
le défendre contre les forces de l'empire romain. — Lettre de saint Augustin
au comte Boniface. — Ses écrits contre les ariens.
418
Les jours d'Augustin avaient été les jours les plus glo-
rieux de l'Afrique chrétienne. Les manichéens vaincus
devant Dieu et devant les hommes, et ne pouvant plus
supporter les regards des catholiques, dont ils furent
longtemps les perfides persécuteurs; les donatistes con-
vaincus d'erreur, d'ignorance, de mauvaise foi, et le retour
d'un très-grand nombre d'entre eux à l'unité religieuse;
l'initiative prise à Carthage contre les pélagicns, et la
controverse sur cette question capitale , soutenue avec tant
i Thessal,, v, 14.
CHAPITRE LU. 301
de supériorité pur Tévéque d'Ilipponc : ces grands faits
donnaient un vif éclat h l'Église africaine , plaçaient bien
haut son autorité , et portaient sa renommée dans tout
l'univers. L'Afrique chrétienne, du temps d'Augustin, est
un puissant fo}er de lumière, ou plutôt Augustin était à
lui seul cette lumière dont les rayons allaient éclairer les
peuples soumis à la loi de Jésus-Christ. 11 avait plu à Dieu
de faire de grandes choses par les mains du docteur d'Hip-
pone; mais Dieu ne voulut point accorder à son serviteur
la pieuse joie de quitter ce monde avec des consolations
et des espérances pour son cher pays d'Afrique : les deux
dernières années de la vie d'Augustin devaient être pro-
fondément attristées par le spectacle d'immenses malheurs;
l'iUustre et saiut vieillard était condamné à voir sa patrie
livrée aux barbares ; et , ce qui ajoutait sans doute à sou
affliction, c'est que la main même d'un de ses amis avait
ouvert la porte à d'effroyables calamités !
L'empire d'Occident était alors gouverné par Valenti-
nien JII , ou plutôt , dit Gibbon \ régnait sa mère Placidie ,
qui n'avait ni le génie d'Eudoxie, morte exilée à Jérusa-
lem, ni la sagesse de Pulchérie, sœur du jeune fliéodose.
Aetius^ àme intrépide et fortement trempée, mais inca-
pable de supporter la gloire d'un rival , conçut un affreux
dessein qui devait être la vraie cause des désastres de
l'Afrique, cette portion si riche et si belle de l'empire
romain. Il jouissait d'un crédit considérable sur l'esprit de
1 Histoire de la décadence de l'empire romain.
2 Aetius lut cliaaté par deux poètes, Quiutianus et Mérobaudes : il n'est
resté de Quiutianus que sou aom cité par Sidoine Apollinaire. Niebulir
(San-Galli, 1823) et Weber (Cor^jws poeturum luHnorum, Francfort-sur-le-
Mein, 1832 j ont publié les chaats de Mérobaudes, écliappés au temps. Mé-
robaudes, comme Claudieu, vil sa statue s'élever dans le forum de Trajau.
M- Bcugnot (//ts<oj/"e de la Destruction du paganisme) a donné d'intéres-
sants détails sur ce poète païen , qui lut général des troupes romaines eu
Espagrie.
302 SAINT AUGUSTIN.
la mère de Valentinien. Voulaut perdre Boniface , gouver-
neur de l'Afrique, il imagina de tromper à la fois Placidie
et le comte. Aetius peignit Boniface comme un ennemi se-
cret, et décida Placidie à le rappeler de F Afrique; en même
tetnps il fit dire au comte de se garder d'obéir aux ordres
de l'impératrice, parce que son rappel cachait un piège
horrible. Boniface demeura donc à son poste, et ce fut
alors qu'Aetius put sans peine convaincre Placidie de la
rébellion du gouverneur de l'Afrique. Bientôt le comte se
vit menacé de toutes les forces de rOccident , commandées
par Aetius lui-même.
Les blessures que l'injustice fait au cœur sont toujours
les plus profondes; l'amer ressentiment qu'on éprouve est
de nature à pousser aux inspirations du désespoir. En pré-
sence du violent orage dirigé contre lui, sans avoir rien
fait pour mériter de telles colères , Boniface songea aux
barbares, ces instruments de toutes les vengeances divines
et humaines. 11 expédia à Gonderic, roi des Vandales, un
messager fidèle, chargé de lui offrir l'alliance du comte et
le tiers des possessions romaines dans l'opulente Afrique :
de pareilles propositions n'étaieut jamais refusées. En
voyant le messager de Boniface, les Vandales croyaient
déjà apercevoir les fécondes et magnifiques contrées pro-
mises à leur bravoure. La mort de Gonderic, qui mit Gen-
seric à leur tète, vint donner à l'entreprise de terribles
conditions de succès. L'armée \andale, mêlée deGoths,
d'Alains et d'hommes d'autres nations, évaluée à cinquante
mille comJ)attants, passa d'Espagne en Afrique, au mois de
mai 428; les Espagnols, heureux d'être délivrés dhôtes
aussi redoutables, fournirent avec un joyeux empressement
les navires pour franchir le détroit de Gibraltar.
Divers alliés que le génie de Boniface avait tirés de l'in-
térieur de l'Afrique étaient \enus ajouter aux forces du
CHAPITRE LU. 303
gouverneur romain, dont la trahison venait de faire un ré-
volté. Trois généraux de l'empire turent mis en déroute;
mais ces défaites, qui diminuaient les forces romaines ,
n'étaient qu'un déplorable acheminement vers l'exclusive
domination des barbares.
On se demande ici quelle était l'attitude d'Augustin
vis-à-vis de l'homme, son ami, que des décrets de l'empire
venaient de déclarer ennemi public. A la fin de l'année 427,
Boniface était allé le visiter à Hippone; mais le saint évêquc
se trouvait alors si souffrant, qu'il n'eut pas même assez de
force pour lui adresser la parole. Depuis ce temps Augus-
tin n'avait point vu Boniface et n'avait pu lui écrire. Il
n'était plus facile de garder des relations avec le comte ;
on eût été frappé de suspicion pour la moindre trace de
correspondance avec le rebelle. L'évéque d'Hippone gémis-
sait des maux qui commençaient à désoler l'Alrique, et
surtout des maux plus grands encore qui la menaçaient; il
attendait une occasion sûre pour donner d utiles conseils à
son ami. Cette occasion se présenta : le diacre Paul fut
chargé d'une lettre' qui est un monument historique d'un
grand prix. En voici la substance :
Durant la maladie et quelque temps après la mort de sa
première femme , Boniface avait eu le dé.sir de quitter le
monde et de se consacrer entièrement à Dieu ; il confia ce
dessein à Augustin, en présence dAl}pe,dans un secret
entretien qui eut lieu à ïubunes. L'évéque d'Hippone le
détourna de son projet par des raisons tirées de l'intérêt
de l'empire, et aussi de l'intérêt de la religion elle-même;
il pensait qu'en demeurant à la tète des troupes romaines ,
dans les provinces d'Afrique, Boniface rendrait plus de
services à la religion qu'en embrassant la vie monastique ;
1 Lettre CCXX
304 SAINT AUGUSTIN.
l'épée du comte pourrait être uue puissante protection
contre les l)arbares , et F Église d'Afrique en retirerait du
repos et de la sécurité. Quant à ses penchants vers une vie
plus pieuse , Boniface pourrait s'y livrer par une ferme ré-
solution de garder désormais la continence ; et dans ces
cas il lui faudrait s'armer intérieurement contre les tenta-
tions , autant et plus qu'il n'avait besoin de s'armer exté-
rieurement contre les barbares. On s'était séparé àTubunes
dans la vive adoption de ces pensées.
Une remarque s'offre naturellement à l'esprit : si l'évéque
d'Hippone avait laissé Boniface obéir à son goût pour la
vie monastique, à son pieux dessein né tout à coup de la
douleur, les Vandales ne se seraient pas aussitôt précipités
sur l'Afrique. Cependant le conseil d'Augustin n'en fut pas
moins dicté par une profonde sagesse et un intelligent
amour de l'empire et de la foi catholique : nul génie ne
pouvait prévoir alors les événements à la suite desquels
Boniface ouvrit le passage aux Vandales.
Augustin . resté avec le souvenir de l'entrevue et des ré-
solutions de Tubunes, fut bien douloureusement surpris en
apprenant que Boniface avait passé la mer et s'était re-
marié , et que sa seconde femme était une arienne I elle
s'appelait Pélagie, et descendait, selon quelques savants',
des rois vandales. On disait que l'entrée de Pélagie dans la
foi catholique avait été une condition de ce mariage ; mais
cette condition n'était qu'une vaine espérance. Une lille de
Boniface, née de son union avec Pélagie, avait été baptisée
par les ariens. Le comte, ajoutait-on, avait souffert que les
ariens rebaptisassent des vierges catholiques , et , pour
comble de désordre , il donnait le scandale d'une violation
publique de la foi conjugale; mais Augustin espérait que
ces dernières accusations n'étaient que des calomnies.
1 liarouius.
CHAPITRE LU. 305
Si l'évèque d'Hippone n'avait point affaire à un chrétien
éclairé, que de choses il aurait à dire à Boniface ! 11 presse
donc le comte de se servir de sa lumière pour se juger et se
repentir. Que de malheurs ont suivi son second mariage !
« Considérez vous-même ce que je ne veux pas dire, con-
tinue Augustin , et vous trouverez de quels maux il vous
faut l'aire pénitence ! » Ces maux étaient l'arrivée des bar-
bares. « Vous dites que vous avez eu de justes raisons pour
« agir ainsi, ajoute Augustin; je n'en suis pas le juge,
« parce que je ne puis entendre le^ deux parties ; mais,
« quelles que soient vos raisons, dont il n'est pas besoin de
« s'occuper ni de disputer en ce moment, pouvez-vous nier
« devant Dieu que vous ne seriez pas arrivé à cette néces-
« site, si vous n'aviez point aimé les biens de ce monde,
« ces biens que vous auriez dû mépriser et compter pour
« rien, en demeurant (idèle à votre pieux dessein de servir
« Dieu? Et, pour dire un seul mot de ces choses, qui ne
« voit que ces hommes unis à vous dans la défense de
« votre pouvoir et de votre vie, quelque inébranlable que
« soit leur fidélité , désirent cependant parvenir, grâce à
<( vous, à ces avantages chers à leurs cœurs, non selon Dieu,
« mais selon le monde : ainsi donc , vous qui auriez dû
« refréner et dompter vos propres cupidités , vous êtes
« forcé de rassasier les cupidités d'autrui. » Augustin fait
entendre à Boniface que toutes les ambitions remuées au-
tour de lui he se trouveront jamais suffisamment repues, et
que des atrocités doivent sortir de leurs mécontentements :
il lui montre les dévastations déjà accomplies.
« Que dirai-je, poursuit Augustin, que dirai -je de
« l'Afrique dévastée par les barbares mêmes de l'Afrique ,
« sans que personne les arrête? Sous le poids de vos
« propres affaires, vous ne faites rien pour détourner ces
« malheurs. Quand Boniface n'était que tribun , il domp-
T. n. — 20
30fi SAINT AUGUSTIN.
« tait et contenait toutes ces nations avec une poignée
(( d'alliés : qui aurait cru que , Boniface, devenu comte et
« établi en Afrique avec une grande armée et un grand
« pouvoir, les barbares se seraient avancés avec tant d'au-
« dace , auraient tout ravagé , tout pillé et changé en soli-
« tudes tant de lieux naguère si peuplés? N'avait- on pas
(( dit que , dès que vous seriez revêtu de l'autorité de
(( comte, les barbares de l'Afrique ne seraient pas seule-
« ment domptés, mais tributaires de la puissance romaine?
« Yous voyez maintenant ce que sont devenues les espé-
« rances des hommes ; je ne vous en parlerai pas plus
« longtemps : vos pensées sur ce point peuvent être plus
« abondantes et plus fortes que mes paroles. Mais peut-être
« me répondrez-vous qu'il faut plutôt imputer ces maux à
« ceux qui vous ont blessé ', et qui ont payé par d'injustes
(( duretés vos courageux services. Ce sont là des choses
« que je ne puis ni savoir ni juger; voyez et examinez
« vous-même, non pas pour savoir si vous avez raison
« avec les hommes , mais si vous avez raison avec Dieu. »
Augustin cherche plus haut que des démêlés politiques
la cause des maux tombés sur l'Afrique : il croit la voir
dans les péchés des hommes. Il ne voudrait pas que Boni-
face fût de ceux dont Dieu se sert pour châtier les méchants
sur la terre. L'évéque d'Hippone otfre aux méditations du
comte l'exemple du Christ qui apporta aux hommes tant de
biens et en reçut tant de maux ; ceux qui souhaitent appar-
tenir à son divin royaume aiment leurs ennemis, font du
bien à ceux qui les haïssent et prient pour leurs persécu-
teurs. Si le comte a reçu des bienfaits de l'empire romain ,
bienfaits terrestres et passagers comme l'empire lui-même ,
il ne doit point lui rendre le mal pour le bien ; s'il en a reçu
1 11 s'agit ici très-évidemment de l;i conduite de l'impératrice Placidie et
d'.\etius à l'égard de Honiface.
CHAPITRE LU. 307
des maux , ce ne sont pas des maux qu'il doit lui rendre.
Augustin ne veut et ne doit point s'inquiéter de savoir ce
que Boniface a reçu en réalité; c'est à un chrétien qu'il
parle, et le chrétien ne rend ni le mal pour le bien ni le
mal pour le mal.
Le comte lui dira peut-être : Mais qu'ai -je à faire dans
une pareille situation? Si c'est la conservation et même l'ac-
croissement de ses richesses et de sa puissance qui préoc-
cupent Boniface, Auiiustin ne saura quoi lui répondre:
quel conseil certain peut- on lui donner pour des choses
aussi incertaines? Mais si le comte demande à être éclairé
selon Dieu, l'évêque d'Hippone lui répondra qu'il ne faut
pas aimer, mais mépriser les choses de ce monde , et qu'il
ne sert de rien à Vhomme de gagner Vunivers s'il vient à
perdre son âme. Le détachement de la terre, la lutte contre
ses cupidités , la pénitence pour les maux passés , voilà le
con.seil qu'Augustin lui donnera : il appartiendra à sa force
d'àme de le suivre. Le comte demandera encore comment
il pourra sortir de tant d'engagements qui le lient : l'évêque
lui dit que Dieu l'exaucera dans la guerre contre ses enne-
mis invisibles , comme il l'avait exaucé tant de fois dans sa
guerre contre les ennemis du dehors. Les biens de la vie,
toutes les prospérités de la terre sont données indifférem-
ment aux bons et aux méchants; mais le salut de l'àme,
1 honneur et la paix de l'éternité ne sont donnés quaux
bons. Augustin recommande l'amour et la poursuite de ces
biens impérissables , et l'invite à l'aumône, à la prière , au
jeûne. Si Boniface n'avait point de femme, l'évêque l'exhor-
terait à vivre dans la continence , et le saint vieillard ajoute
que si l'intérêt des choses humaines le permettait, il lui con-
seillerait de renoncer aux armes et de se retirer dans les
pieuses retraites où les soldats du Christ livrent des batailles
contre les princes, les puissances et les esprits du mal.
308 SAINT AUGUSTIN.
C'est ainsi qu'on parlait alors aux hommes puissants
quand ils étaient chrétiens. La religion fut toujours coura-
geuse, et révèque d'Hippone n'épargne aucune vérité; il
trace hardiment la ligne du devoir à ce Romain dont la
vive susceptibilité venait de changer tout à coup la face
de l'Afrique. Ce précepte du christianisme , qu'il faut
rendre le bien pour le mal , est d'un grand effet dans la
lettre d'Augustin à Fhomme de guerre qui avait été joué
par les manœuvres d'Aetius. Une touchante éloquence
anime la parole de Févêque d'Hippone; Boniface lui paraît
si coupable comme chrétien , si dangereux comme chef
d'une vaste coalition africaine contre l'empire , qu'il vou-
drait le voir au fond d'un monastère ! Dans ce passage de
sa lettre , Augustin laisse presque percer une sorte de re-
gret de l'avoir retenu à Tubunes dans l'accomplissement de
son projet de vie monastique. Cette belle lettre de l'évèque
d'Hippone , qui exprimait aussi les opinions des peuples
catholiques d'Afrique, produisit une vive impression sur le
cœur du comte Boniface ; elle fit naître en lui des senti-
ments généreux qui n'attendaient qu'une occasion pour
éclater.
L'arianisme venait de faire irruption en Afrique avec les
premiers pas des Vandales , et devait bientôt envahir cette
terre tout entière. 11 semble qu'Augustin ait pressenti l'in-
vasion des doctrines d'Arius , car dix ans auparavant il
avait réfuté ' article par article un discours en leur faveur
qui s'était répandu dans Hippone ; il avait écrit aussi à un
arien, homme puissant, le comte Pascentius, trois lettres '^
1 Livre contre le Sermon des Ariens. Tome VIII , p. G2C, édition des Béné-
dictins.
■■i Ces lettres sont classées parmi celles dont la date n'est pas connue. Pas-
centius, battu par saint Augustin dans la dispute sur l'arianisme, trouva le
moyen de to\it dénaturer à son profit ; mais saint Augusliu rctaMit les faits
et. la vérité.
CHAPITRK LU. 309
jinur lui expliquer la doctrine de l'Église sur la Trinité , et
une lettre au seigneur Elpide, qui eût bien voulu, disait-il,
tirer Augustin de son erreur touchant le Fils de Dieu. Le
médecin Maxime avait abjuré Tarianisrae en présence des
évèques d'Hippone et de Thagaste. Les efforts du grand
docteur prémunissaient ainsi la foi des catholiques africains
contre des périls futurs.
En 428 , la question de Tarianisme se présenta d'une
façon plus sérieuse qu'auparavant dans la personne de
Maximin, évcque de cette secte, venu à Hippone avec le
comte Ségisvult et sa troupe de Goths mis au service de la
troupe impériale. Une conférence ^ avec Maximin, com-
mencée par le prêtre Heraclius, et continuée par Augustin,
donna lieu à d'importants débats ; l'assemblée était nom-
breuse : des notaires recueillaient la discussion. Interrogé
sur sa foi touchant le Père, le Fils et le Saint-Esprit, Maxi-
min répondit que sa profession de foi était celle du concile
de Rimini - soutenu par cent trente évê'ques ; il confessa un
seul Dieu Père , qui n'a reçu la vie de personne ; un seul
Fils, qui a reçu du Père son être et sa vie ; un seul Saint-
Esprit consolateur, qui illumine et sanctifie les âmes.
Pressé de s'expliquer sur la manière dont le Christ illu-
mine le monde , savoir, si le Christ illumine par l'Esprit-
Saint ou l' Esprit-Saint par le Christ, l'évèque arien, après
bien des divagations, fit entendre que le Saint-Esprit est
soumis au Verbe. Augustin lui montra l'inexactitude de
cette parole , et ajouta quelques mots sur l'égalité des trois
Personnes divines qui forment un seul Seigneur.
Il parut à Maximin que le saint docteur n'avait pas suffi-
samment établi la mystérieuse égalité des trois personnes.
1 Collatio cum Maximino, t. Vlll,p. 650. Possidius raconte la conférence
avec Maximin, dans le dix -septième chapitre de la Vie de saint Augustin
2 L'Église a rejeté le concile de Rimini.
310 SAINT AUGUSTIN.
Augustin répondit que le nombre trois ne contraignait
point les catholiques d'admettre trois dieux; que chacune
des trois personnes est Dieu , mais que la Trinité est un
Dieu unique. Si l'Apôtre, ajoutait le docteur, a pu dire
Avec vérité qu'après la descente du Saint-Esprit des mil-
liers d'hommes n'avaient qu'un corps et qu'une àme, à plus
forte raison pouvons -nous proclamer l'unité divine dans
les trois personnes inséparablement liées par un ineffable
amour ! Maximin prit texte de cette observation pour ap-
pu}er ses propres pensées : « Si tous les croyants ne fai-
« saient qu'un cœur et qu'une âme , pourquoi ne dirions-
« nous point que le Père, le Fils et le Saint-Esprit ne font
« qu'un Dieu dans la convenance, l'amour et la conformité
« de sentiment? Qu'a fait le Fils qui n'ait plu au Père?
« Qu'a ordonné le Tère que n'ait exécuté le Fils? Quand
« donc le Saint- Esprit a-t-il donné des commandements
<( contraires au Christ ou au Père? » D'après Maximin ,
r Esprit-Saint est soumis au Fils, parce que son office est de
gémir pour nous. L'évèque d'Hippone explique ce qu'il
faut entendre par les yémissemenls inénarrables du Saint-
Esprit , dont parle l'apôtre saint Paul.
Maximin ne voit dans les rapports du Fils et du Saint-
Esprit avec le Père que des rapports de prières et d'adora-
tions, d'amour et de paix. Le seul Dieu tout-puissant, c'est
le Père. Maximin veut prouver l'infériorité du Fils par tous
les passages de l'Écriture qui parlent du Verbe divin comme
homme. Tl demande des textes qui disent qu'il n'est pas né
et n'a pas eu de commencement, et que nul n'a pu voir sa
face. Qu'Augustin produise des preuves, et Maximin de-
viendra volontiers son disciple. L'évèque arien adorait le
Christ comme auteur de toute créature , et notre docteur,
dans sa réponse, montre à Maximin qu'il proclame ainsi
deux dieux, dcuv seigneurs; l'un plus grand, l'autre
CHAPITRE LU. 311
moindre. Il lui dit que le Christ fut visible comme homme,
mais qu'il demeura invisible comme Dieu. Dans sa nature
divine , le Christ est égal au Père , également Dieu , égale-
ment tout -puissant, également immortel. S'il est vrai que
l'âme ne puisse pas mourir, pourquoi le Verbe serait- il
mort? Pourquoi la sagesse de Dieu, incarnée dans l'Homme-
Dieu, serait-elle morte? Jésus a dit : Mon Père et moi nous
ne faisons qu'un; l'Apôtre a dit en parlant du Sauveur:
// n'a pas cru rien usurper en se proclamant égal à Dieu ' .
C'était sa nature et non point un vol. Il n'a point usurpé
cela , il est né cela -. L'infériorité du Verbe a commencé le
jour qu'il a pris la forme d'un esclave. l,es raisonnements
d'Augustin sont les mêmes que ceux dont nous avons donné
l'analyse dans le chapitre sur le traité de la Trinité. En
finissant , l'évèque d'Hippone demande à Maximin plus de
sobriété dans la parole ^ Maximin, dans sa réplique, d'une
longueur démesurée \ adore le Christ à la manière de saint
Paul, dit-il, qui nous montre tous les genoux fléchissant
devant Jésus au ciel, sur la terre et aux enfers. Le Christ
doit au Père ces merveilleux privilèges. Maximin désire-
rait des témoignages qui pussent établir l'adoration due
à l'Esprit-Saint ; il fait observer que le Père n'a pris ni la
forme d'un esclave comme le Fils, ni la forme d'une co-
lombe comme le Saint-Esprit; il est Celui qui ne change
point.
La réplique de Maximin avait pris tout le temps qui res-
tait pour la conférence; l'évèque d'Hippone put à peine
ajouter quelques mots, ^laximin avait dit que le docteur
1 Philip., Il, 6.
2 Natura enim erat, non rapina; non eniin usurpavit hoc , sed natus est
hoc.
3 Si non vis esse discipuhis , noli esse multiloquus.
4 Cette réplique tient quatorze colonnes in-folio.
312 SAINT AUGUSTIN.
parlait avec l'appui des princes, et non point selon la craiote
de Dieu. « Celui-là ne craint pas Dieu, répondit le saint
(( vieillard, qui introduit deux dieux et deux seigneurs. »
Il invita son adversaire à croire afin de voir: Crede et videbis
Tous les deux signèrent ensuite les actes de la conférence ;
Augustin promit de reprendre la discussion dans un écrit,
car Maximin voulait retourner tout de suite à Carthage.
Celui-ci s'engagea à répondre à cet écrit sous peine d'être
déclaré coupable, et l'assemblée se sépara.
Le verbeux évêque de l'arianisme entassait les citations
de l'Écriture sans but précis, répandait des torrents de
phrases pour prouver ce qui n'avait pas besoin de preuves ,
et laissait de côté la question même à laquelle il fallait don-
ner une solution. Il flottait devant le grand logicien d'Hip-
pone comme quelque chose d'insaisissable et de confus; le
docteur était tour à tour condamné à courir après lui pour
le retenir dans les limites de la discussion , et à subir un
déluge de mots qui rendait peu facile la netteté des ré-
ponses. Le reproche de multiloquus parut lui déplaire, mais
ne changea rien à sa prolixité vagabonde. Les discours de
Maximin donnent d'ailleurs l'idée d'un homme habile et
fin, instruit dans les Écritures, et d'un orgueilleux aplomb.
Revenu à Carthage, il parla de la conférence d'Hippone
comme d'une victoire qu'il venait de remporter; il chan-
tait la défaite de son adversaire , mais on croyait trop au
génie et à la cause du grand évêque pour croire au triomphe
de Maximin.
Augustin tint sa promesse ; il écrivit aussitôt deux livres '
adressés à l'cvêque arien, sous la forme épistolaire. Dans le
premier livre , il fit voir que rien de ce qu'il avançait n'a-
vait été réfuté par Maximin ; dans le deuxième livre , il
1 Deux livres contre Maximin hérétique, évêque des ariens. Tome VTII,
page 678.
CHAPITRE LUI. 313
démolit pièce à pièce toutes les assertions de l'évèque hé-
rétique, et ses dernières pages sont une fraternelle invi-
tation à la foi catholique. Maximin ne répondit point;
son silence fut celui d'un vaincu , et l'Afrique chrétienne
eut le droit de le croire coupable [culpabilis], comme il l'a-
vait dit lui-même eu signant les actes de la conférence
d'Hippone.
CHAPITRE LUI
La Révision i des ouvrages de saint Augustin. — Le livre des Hérésies, à
Quodvultdeus. — Les lettres de saint Prosper et d'Hilaire , et les semi-
pélagiens des Gaules. — Les deux livres de la Prédestination des saints et
du Don de la persévérance.
428-429
La puissante universalité de rintelligence d'Augustin
a rencontré des contradicteurs qui ont parlé en ces ter-
mes : — Oui , cet homme a touché à tout ; mais que de
choses sur lesquelles il s'est trompé ! et la preuve ce sont
ses rélractations qui tiennent tant de place! — Voilà ce que
la mauvaise foi a voulu accréditer, et ce que l'ignorance
répète ; et du reste la première cause de cette fausse opi-
nion est peut-être le sens inexact que des traducteurs, des
commentateurs et des compilateurs ont attaché au mot :
recensione. De Recensione Ubrorum , tel est le titre de l'ou-
vrage d'Augustin dont il s'agit ici. Le mot ne signifie point
rétractation , mais révision ou revue. Au lieu d'un penseur
malheureux qui se trouverait condamné à revenir sur la
plupart des choses qu'il a dites , nous sommes en présence
d'un grand homme , aussi admirable par sa conscience que
par son génie , travaillé de scrupules aux approches de la
1 De Recensione lihrorum. 1. T^ edit. Bened.
314 SAIxM AUGUSTIN.
mort, et possédé d'un ardent désir d'écarter de ses œuvres
les moindres oublis , les moindres assertions contraires à la
plus rigoureuse vérité. Augustin, à la On de ses jours, fit
pour ses ouvrages ce qu'il avait déjà fait pour sa vie; dans
les Confessions, il s'était accusé, à la face de l'univers, des
fautes de sa jeunesse ; dans la Revue de ses ouvrages, il crut
devoir avertir le monde des imperfections qui lui avaient
échappé au milieu d'une précipitation imposée par les nom-
breux besoins de la foi. L'humilité et un amour extrême de
la vérité inspirèrent ces deux monuments qui furent une
belle et touchante nouveauté chez les hommes. D'innom-
brables copies des écrits d'Augustin circulaient à travers le
monde; il n'avait point la ressource de se corriger en pu-
bliant une dernière édition de toutes ses œuvres ; il eut l'i-
dée d'avertir le monde de ses fautes dans un ouvrage qui
pût courir de main en main. C'est ainsi que, selon son
expression, il se jugea lui-même en présence de Jésus-Chrisl ,
afin dC éviter d'être jugé par lui en présence de toute la terre.
Cet homme, que nul n'aurait osé entreprendre de cen-
surer, comme dit Cassiodore, montra contre lui-même une
inexorable sévérité. La Révision fut un grand examen de
conscience philosophique, théologique et historique. Mal-
gré toute sa sévérité, l'évêque d'Hippone n'eut à relever
rien de bien important; il se borne à rectifier de temps en
temps quelques légères inexactitudes, à édaircir des points
obscurs, à développer des idées restées parfois incom-
plètes'. Quelle sûreté de jugement il a fallu pour que,
durant plus de quarante ans de travaux sur les plus diffi-
t Fléchier, dans son Panégyrique de saint Augnstin, voulant relever l'hu-
milité de l'évêque d'Hippone, dit que le saint docteur condamna par une
censure publique tout ce qu'il trouva de faux, de défectueux, ou d'imprudent
dans ses ouvrages. Cette appréciation n'est pas exacte. Saint Augustin ne
trouva rien de faux ni de téméraire à relever.
CHAPITRE LUI. 315
ciles matières, Augustin n'ait laissé échapper rien de j^rave
dont la sublime expérience de sa vieillesse ait dû s'accu-
ser !
L'évêque d'Hippone sentait qu'il lui restait peu de
temps à vivre; il s'inquiétait de l'idée que la mort vien-
drait peut-être interrompre sa Révision; il y travaillait
sans relâche, et lui donnait même le repos des nuits dont
son corps épuisé aurait eu tant besoin ! Cette pieuse hâte
d'un grand homme pour terminer une œuvre avant que la
tombe s'ouvre, est un des spectacles les plus féconds en
émotions respectueuses.
Dans notre époque, où les hommes ont besoin d'être ra-
menés à l'amour de la vérité , le travail de l'illustre vieil-
lard d'Hippone jK)ur corriger ses fautes est un mémorable
exemple digne d'être médité. A de rares exceptions près,
la littérature contemporaine est devenue le grand art de
mentir ; on s'attache non point à ce qui est vrai, mais à ce
qui remue ou à ce qui amuse : les lettres sont aujourd'hui
une capricieuse fantasmagorie qui n'obéit à d'autres lois
qu'aux passions du cœur ou au plaisir de l'esprit. Malheur
aux âges qui, pour signe, portent au front le mépris de la
vérité ! Quel fondement de renommée pour les hommes
que le culte de ce qui n'est pas ! Ce n'est point à ceux-là
qu'appartient l'immortalité de la gloire; la postérité juge
sur ce point comme Dieu lui-même au delà du tombeau.
La Révision du docteur africain a été non-seulement un
bel hommage à la vérité, mais encore un grand service
rendu à l'Église, qui a pu ainsi apprendre d'une manière
certaine quels ouvrages appartiennent à saint Augustin. A
chaque œuvre qui se présente, l'évêque d'Hippone marque
le titre, le sujet, et à quelle occasion elle fut composée; il
marque aussi les mots par où l'œuvre commence. La Révi-
sion est divisée en deux livres; le premier renferme tou^
316 SAINT AUGUSTLN.
ses écrits depuis sa conversion jusqu'à son épiscopat exclu-
sivement; le second renferme tous ses écrits depuis son
épiscopat. La Révision nous offre quatre-vingt-treize ou-
vrages, qui forment deux cent trente-deux livres. Jusque-
là Augustin n'en avait pas su lui-même le nombre. Il
s'occupait de la Révision de ses lettres lorsqu'il lui fallut
répondre aux huit livres de Julien dont nous parlerons un
peu plus tard. Ne pouvant se résoudre à quitter l'œuvre
commencée, il travaillait le jour à la Révision, et la nuit à
la réfutation de Julien\ Le catalogue de Possidius, qui
comprend les livres, les lettres et les sermons de saint
Augustin, nous donne un total de mille trente écrits! Ce
catalogue ne renferme pas tout ce qui est sorti de la
plume^ou de la bouche du docteur d'Hippone, mais seu-
lement ce que le grand évéque avait entrepris de revoir.
Nous avons déjà plus d'une fois, dans cet ouvrage, exprimé
notre étonnement à la vue des prodigieux travaux de saint
Augustin.
Chacun voulait mettre à profit, dans l'intérêt de la
vérité, les dernières années d'Augustin sur la terre. Un
diacre de Carthage, Quodvultdeus, qui depuis, évèque de
cette métropole, souffrit pour la foi sous Genséric, avait
demandé' au vieil Augustin un ouvrage sur les hérésies,
leur nombre, leurs diversités, une sorte de sommaire de
chacune des grandes erreurs contraires à la foi catholique,
à 1 usage des clercs et des fidèles; il s'adressait au docteur
d'Hippone comme à Ihomme qui avait entre les mains les
• 1 Lettre à Quodvultdeus, lettre CCXIV. A l'époque où saint Augustin
écrivait cette lettre , il commençait la réponse au quatrième livre de Julien.
2 Quand nous employons ici le mot de plume, nous n'ignorons pas qu'on
n'usait point alors de plumes d'oie pour écrire , mais c'est pour nous faire
comprendre ; si nous parlions des ouvrages sortis du style de saint Augustin,
le lecteur pourrait éprouver quelque surprise.
a Lettre CCXXl.
CHAPITRE LUI. 317
clefs du sanctuaire de la vérité. Le grand évêque, dans sa
réponse', disait à Quodvultdeus combien de difficultés pré-
sentait un travail de ce genre. 11 lui parlait d'un Traité des
hérésies, par saint Philastre, évêque de Brescia, qu'il avait
vu à Milan avec saint Ambroise , et aussi du Traité des hé-
résies de saint Épiphane , évêque de Salamine en Chypre.
Pourquoi , disait saint Augustin . refaire ce qui a été déjà
fait? Il proposait d'envoyer au diacre de Carthage l'ou-
vrage de saint Épiphane, qu'il jugeait supérieur à celui de
saint Philastre, et désirait qu'on le traduisît du grec en
latin. Quodvultdeus ne se laissa point décourager par un
premier refus ; il savait , disait-iP, ladifiiculté de l'œuvre
qu'il avait osé solliciter; mais il se confiait en l'abondance
de cette divine source de lumière et de science que Dieu
avait mise dans Augustin ; les ouvrages de saint Philastre
et de saint Épiphane^ ne pouvaient remplacer l'œuvre
nouvelle que beaucoup de fidèles souhaitaient; pourquoi
recourir à des livres grecs? et d'ailleurs des hérésies
étaient nées depuis la mort des deux évêques de Brescia et
de Salamine. Le diacre de Carthage , interprète de désirs
nombreux, tenait aux productions africaines et non pas
aux productions étrangères ; il suppliait qu'Augustin lui
accordât ce pain aussi exquis que la manne , quoique peut-
être ses instances arrivassent à contre-temps; Quodvult-
deus rappelait cet importun de l'Évangile qui alla à minuit
demander trois pains à son ami et ne laissa pas de les obte-
nir. Il déclare que rien ne lassera sa persévérance, et qu'il
frappera à la porte d'Augustin jusqu'à ce que ses vœux
soient comblés. A la fin, l'évéque d'Hippone promet^ de
1 Lettre CCXXII.
2 Lettre CGXXllI.
3 Saint Epiphane mourut en 403.
4 Lettre CCX XIV.
318 SAINT AUGUSTIN.
consacrer à l'œnvre sur les hérésies les premiers loisirs
qu'il trouvera. 11 en était alors à la réfutation du qua-
trième livre de Julien; aussitôt après la réfutation de ce
quatrième livre et du cinquième qui était entre ses mains,
il s'occupera de remplir les vœux de Quodvultdeus, en at-
tendant de recevoir de Rome les sixième, septième et hui-
tième livres de Julien, auxquels il doit répondre. Augus-
tin annonçait qu'il prendrait sur le repos de ses nuits.
I.e livre des Hérésies, écrit en 428 sur les instances
du diacre de Carthage, ne renferme que la première
partie du plan du grand docteur; c'est une indication de
quatre-vingt-huit hérésies, depuis les simoniens jusqu'aux
pélagiens, avec leurs origines et une courte appréciation
de leurs doctrines. Augustin avait annoncé un second livre
où il devait traiter de ce qui constitue l'hérétique. Obligé
d'interrompre cette œuvre pour des travaux plus pres-
sants, il n'eut pas le temps de la reprendre et de l'achever :
cette fois-ci ce n'était plus un travail nouveau qui l'arra-
chait à l'œuvre commencée, c'était la fin des travaux, c'était
la mort !
11 n'est pas aisé de déterminer l'époque précise de la com-
position des derniers ouvrages de saint Augustin; tout ce
que nous pouvons faire , c'est de marquer avec vérité leurs
dates successives. INous croyons que l'évêque d'Hippone
n'avait point encore reçu les trois derniers livres de Julien
lorsqu'il dicta les livres de la Prédestination des saints et
du Don de la persévérance : on était probablement alors
dans les premiers mois de l'année 429. Le docteur d'Hip-
pone dit lui-même' qu'il avait achevé les deux livres de la
Révision de ses ouvrages quand il reçut les lettres de saint
Prosper etd'Hilaire.
i Livre de la Vrcdestination des sninls.
CHAPITRE LUI. 319
On se rappelle qu'en 394-, dans un commentaire de
quelques passages de l'Épître aux Romains, Augustin ex-
prima une opinion inexacte dont il ne tarda pas à revenir :
il avait pense que le commencement de la foi venait de
rhomme et non point de Dieu. Cette opinion constituait
l'erreur désignée dans la suite sous le nom de semi-péla-
glanisme. Une plus profonde étude des Écritures, et sur-
tout de ce passage de saint Paul : Qu'avez-vous que vous
n'ayez reçu? le tira de son erreur. Il se rectifia lui-même
en 397, dans ses livres à Simplicien. Trente ans plus tard,
les moines d'Adrumet s'insurgeaient contre cette prédesti-
nation gratuite, qui, selon eux, rendait inutiles les avertis-
sements et les corrections. Vital, diacre de Cartilage , sou-
tenait que le commencement de la foi n'est pas un don de
Dieu, mais un pur effet de la volonté, et le docteur d'Hip-
pone le réfuta dans une très-remarquable lettre' où nous
trouvons pour argument principal les prières même que
l'Église répète. Peu de temps après, la même opinion se
produisait à Marseille et sur divers points des Gaules ; des
prêtres même et quelques évêques s'y montraient attachés.
Le prêtre Jean Cassien, à la tête d'une communauté mo-
nastique à Marseille, était l'ûme du parti. Il représentait
l'orgueil des doctrines grecques, auxquelles Origène avait
donné une grande autorité par l'éclat de son nom et la
puissance de son talent. Les combats victorieux du cloître
contre les penchants de la nature enfantaient des semi-
pélagiens. Le livre de la Correction et de la Grâce, arrivé
dans les Gaules, n'avait pu triompher de toutes les ré-
sistances. Ce fut alors que saint Prosper, illustre disciple
d'Augustin sur la grâce, et le moine Hilaire^, songèrent à
1 Lettre CCXVII.
2 Les deux lettres de saint Prosper et d'Hilaire sont en tète des livres de
la Prédestination des saints et du Don de la persévérance, tome X , \<. 779.
320 SAINT AUGUSTIN.
soumettre au saint docteur d'Hippone les inquiétudes et
les difEcultés des catholiques de leur pays.
Prosper, dans sa lettre au grand évéque africain , lui dit
qu'il lui est inconnu de visag:e , mais non point d'esprit et
de discours. Augustin se souviendra peut-être d'avoir reçu
de ses lettres et de lui en avoir adressé par le saint diacre
Leontius. Le pieux et savant laïque se croirait coupable
si, voyant naître des opinions d'une conséquence perni-
cieuse, il négligeait d'en informer celui qui est particulière-
meni chargé de la défense de la foi. 11 lui expose que beau-
coup de serviteurs du Christ, dans la ville de Marseille,
jugent sa doctrine sur la vocation des élus selon le décret de
Dieu contraire au sentiment des Pères et de toute l'Eglise.
Lheureuse et opportune arrivée du livre de la Correction
et de la Grâce semblait devoir mettre fin aux disputes ; les
vrais catholiques en ont tiré une plus vive lumière, les
autres n'en sont devenus que plus rebelles.
Voici quelles étaient les opinions de ces semi-pélagiens.
Ils reconnaissaient la déchéance primitive, la transmission
de la faute d'Adam sur la tète de la race humaine , la grâce
de Dieu par la régénération; mais ils soutenaient que la
propitiation qui est dans le sacrement du sang du Christ
était offerte à tous les hommes sans exception, et que
chacun pouvait être sauvé sil voulait arriver à la foi
et au baptême. Dans leurs pensées, Dieu, avant même la
création du monde, avait connu par sa prescience ceux
qui croiraient et qui se maintiendraient dans la foi, aidés de
la grâce; il les avait prédestinés à son royaume, parce qu'il
savait qu'ils devaient un jour se rendre dignes de leur
vocation gratuite et quitter saintement cette vie. C'est
pourquoi les préceptes divins invitent tout homme à la foi
et aux bonnes œuvres , afin que personne ne désespère
d'obtenir rctcrnelle vie, réservée à la piété volontaire.
CHAPITRE LUI. 321
Quant au décret de la vocation divine par lequel, avant
le commencement du monde, au moment de la formation
du iienre humain, s'est faite la séparation des élus et des
réprouvés, les serai -pélagiens des Gaules l'entendaient
mal, et n'y voyaient qu'une grande cause de tiédeur pour
les uns, de désespoir pour les autres; ils refusaient d'ad-
mettre que les uns naquissent des vases d'honneur, les
autres des vases d'ignominie; si Dieu prévient les volontés
humaines, disaient-ils, il n'y a plus ni activité ni vertu;
cette prédestination n'est qu'une nécessité fatale; elle
établit chez les hommes une diversité de nature. Les ob-
jections de Julien, démolies par l'évèque d'Hippone, reve-
naient sur les lèvres des semi-pélagieus des Gaules.
D'autres catholiques de ces contrées se rapprochaient
bien plus encore des erreurs de Pelage. La grâce n'était
pour eux que la puissance du libre arbitre, l'usage de la
r^aison et de toutes les facultés naturelles;' pour devenir
enfant de Dieu, il suffisait de le vouloir; le décret delà
grâce c'était de n'appeler à l'éternel royaume que ceux
qui passaient par la régénération du sacrement; mais tous
étaient appelés au salut, soit par la loi naturelle, soit par
la loi écrite , soit par la prédication évangélique. Ceux qui
n'auront pas cru, périront; voilà la justice de Dieu; nul
n'est repoussé de la vie, mais Dieu veut nous amener tous
indifféremment à la connaissance de la vérité et veut nous
sauver tous; voilà sa bonté. Pour ce qui est des enfants
morts avec le baptême ou sans le baptême , on disait que
Dieu les traiterait selon le bien ou le mal qu'ils auraient
fait s'ils avaient longtemps vécu. Ces catholiques pensaient
aussi que le commencement du salut vient de celui qui est
sauvé et non point de celui qui sauve , et qu'il appartient
à la volonté humaine de se munir du secours de la grâce
divine, et non point à la grâce de soumettre la volonté.
II. — 21
322 SAINT AUGUSTIN.
Après avoir exposé ces opinions des Gaules qui avaient
pour défenseurs des hommes d'une vie irréprochable et
des hommes même revêtus du caractère sacré de l'épisco-
pat, Prosper ne se juge pas assez fort pour lutter contre de
tels adversaires; à l'exception d'un petit nombre d'amateurs
intrépides delà grâce parfaite, personne n'a osé disputer
avec des contradicteurs pareils. Prosper supplie Augustin
de vouloir bien mettre dans le plus grand jour possible
toute cette matière. Au nombre des contradicteurs, il cite
le pieux et savant Hilaire, évéque d'Arles, qui, surtout
autre point, professait une irès-vive admiration pour le
grand évêque d'Hippone; Hilaire souhaitait consulter sur
ce sujet Augustin; mais Prosper ignorait quand et com-
ment l'évêque dArles exécuterait ce dessein'. Il faut donc
que le grand docteur réponde, dût-il répéter ce qu'il a
déjà écrit. « Que la grâce de Dieu et la paix de Notre-Sei-
« gneur Jésus-Christ , dit Prosper en finissant , vous cou-
« ronnent en tout temps, et que, marchant de vertu en
« vertu, vous sovez glorifié éternellement, seigneur et
« bienheureux pape, ineffablement admirable, incompara-
« blement lionorable, le plus éminent des maîtres. »
Hilaire, moine de Syracuse, mêla sa voix à celle de saint
Prosper; il écrivit dans le même sens à l'évêque d'Hip-
pone, qu'il avait eu le bonheur de voir et dont il avait
été le disciple. Il lui apprend qu'à l'appui de leurs senti-
meuts, les errants des Gaules invoquaient l'autorité d'Au-
gustin lui-même dans son écrit contre Porphyre et dans
son commentaire de l'Epître aux Homains; Hilaire cite les
passages. Le moine de Syracuse marque avec plus de pré-
cisiou que saint Prosper les divers points sur lesquels les
senii-pélagiens des Gaules s'éloignaient de la doctrine de
1 Hilaire d'Arles mouiiit avec les senliments de la loi caUioiique.
CHAPITRE un. 323
saint Augustin. Hilaire signale les passages du livre de la
Correction et de la Grâce qu\ n'avaient point reçu leur
adhésion. Ils pensaient qu'on aurait mieux fait de ne pas
produire la doctrine de la prédestination , si féconde en
troubles de cœur et de conscience. Hilaire eût bien voulu
s'en aller lui-même à Hippone porter toutes ces questions
à Augustin, mais la Providence lui refuse ce bonheur; il
est condamné à n'écrire qu'une lettre dont il regrette la
précipitation. Le moine demande les deux livres de la Ré-
vision des ouvrages pour lui servir de guide dans l'appré-
ciation de la doctrine du maître ; il demande aussi le livre
de la Grâce et du Libre Arbitre, qu'il ne connaissait pas en-
core. Hilaire conjure le grand évéque de ne pas attribuer
au moindre doute sur ses enseignements le désir d'avoir
sa Révision : il souffre assez de \ivre loin d'Augustin sans
qu'un soupçon pareil vienne ajouter à son affliction ! Crai-
gnant que sa lettre ne soit trop incomplète , il a prié un de
ses amis (Prosper), dont il vante les mœurs, l'éloquence et
le zèle, de se réunir à lui pour ne laisser échapper rien
d'important. Hilaire offre à Augustin les salutations de
son père, de sa mère et du diacre Leontius; il lui parle
d'un frère qui, d'accord avec sa femme , a fait vœu de con-
tinence, et le recommande aux prières du saint évêque.
Augustin disait avec saint Paul aux Philippiens : « Je ne
« crains point de vous écrire les mi'mes choses, si cela
'( vous est avantageux. » Les livres de la Prédestination
des saints et du Don de la persévérance furent sa réponse à
Prosper et à Hilaire. Après tant d'ouvrages et de lettres, il
crovait avoir suffisamment établi la doctrine de l'Église
par les enseignements divins; Augustin s'affligeait qu'on
ne cédât point à des témoignages si nombreux et si clairs:
mais il n'hésitait pas à se rendre à la prière de ses deux
chers fils des Gaules.
324 SAliNT AUGUSTIN.
Dans le premier livre , le docteur réunit les preuves les
plus frappantes, tirées de l'Écriture, pour établir que la
foi est un don de Dieu et non pas l'œuvre de la volonté
humaine; il raconte son erreur à ce sujet depuis l'année
39 i jusqu'à l'année 397, époque de ses livres à Simplicien ,
et cite sa rectitication sur ce point, empruntée à sa Révi-
sion. Il parle d'une vocation qui se fait selon le décret de
la volonté de Dieu, vocation qui n'est pas commune à tous
les appelés, mais qui est particulière aux prédestinés. L'apô-
tre dit qu'il a reçu miséricorde pour devenir fidéle\ La foi
est un don gratuit qui n'est pas accordé à tous les hommes.
« Si l'on me demande, dit Augustin, pourquoi Dieu dé-
livre l'un plutôt que l'autre, je ne puis répondre sinon que
ses jugements sont impénétrables et ses voies incompréhen-
sibles'^. Après avoir répondu à l'objection de son écrit con-
tre Porph}'re, le docteur caractéiise la différence entre la
prédestination et la grâce : l'uue est la préparation de la
grâce dans les conseils de Dieu, l'autre est le don actuel
qu'il nous en fait. Le plus éclatant exemple de prédestina-
tion est cette élévation prodigieuse à laquelle l'incarnation
du Verbe éternel a porté la nature humaine : qu'avait fait
l'humanité pour mériter un tel honneur?
Le deuxième livre a pour but principal de prouver que
la persévérance est un don de Dieu. INul homme vivant
n'est certain d'avoir reçu ce don : il faut pour cela avoir
persévéré jusqu'à la fin. Le don de persévérance est comme
le complément de la prédestination. On doit travailler au
salut avec crainte et tremblement, selon la parole de l'Apô-
tre ^ puisque personne ne peut savoir ce qui l'attend au
delà de la vie. D'un côté, l'Écriture nous marque en^traits
) I Covinth., VII, 4a.
- Koin , Il , 33.
a Philip., II, i2.
CHAPITRE LUI. 323
évidents les dons de la prédestination et de la persévé-
lance; de l'autre, elle nous présente à chaque page des
ex.hortations, des corrections, des remontrances. Cette
\ocation éternelle ne rend donc pas inutiles le ministère
de la prédication et la pratique des vertus. En traitant de
la persévérance , Augustin ne pouvait pas oublier que les
larmes fidèles et persévèranles de sa mère l'avaient empêché
de périr.
Dans ses enseignements et sa polémique, l'évêque d'Hip-
pone ne prétend point faire violence aux intelligences; il
ne demande pas qu'on embrasse ses avis en toute chose,
mais seulement sur les points où l'on verra qu'il ne s'est
pas trompé. « Je fais maintenant, dit- il, des livres qui
« sont une révision de mes écrits , pour montrer que je ne
« me fais pas une loi de me suivre toujours moi-même ; je
« crois qu'avec l'aide de Dieu je suis allé en profitant;
« mais je sais que je n'ai pas commencé parla perfection;
'( je serais plus présomptueux que vrai, si je disais que
« maintenant même, à l'âge où je suis, je puis écrire sans
(« aucune erreur. Mais il importe de voir de quelle manière
'< et en quoi l'on se trompe , si on est facilement disposé à
« se corriger, et si on défend son erreur avec opiniâtreté.
« Celui-là est homme de bonne espérance, qui profite jus-
« qu'au dernier jour de sa vie, de manière à gagner ce qui
<< lui manque, et à être plutôt jugé d'être complété que
« d'être puni '. »
Le saint docteur s'attache à faire comprendre, en termi-
nant , qu'après tout cette prédestination dont on s'épou
vante si fort et dont on voudrait douter, n'a rien de plus
préoccupant que la prescience de Dieu, acceptée par tout
le monde, ou du moins impossible à nier. La doctrine de la
1 Chap. xxii.
320 SAINT AUGUSTIN.
prédestination n'enseigne pas le désespoir, mais la con-
fiance en Dieu: l'homme, si misérable dans son orgueil,
est -il un plus sûr appui de lui-même que le Père qui est
aux cieux?
Les livres de la Prédestination des saints et du Don de la
persévérance sont comme le pur froment de la doctrine
catholique. On les lit avec un respect particulier et une
sorte d'émotion religieuse , parce que ce sont les derniers
ouvrages que saint Augustin ait achevés. Ils renferment la
foi de r Église avec toute la perfection que la parole hu-
maine peut lui donner : les conciles les ont signalés comme
les oracles les plus complets de la vérité chrétienne sur ces
matières.
Ainsi deux laïques avaient pris en main la défense de la
foi menacée dans les Gaules méridionales, tandis que des
prêtres et des évèques même se trompaient ! Dieu , qui a
changé la face du monde avec de pauvres et ignorants
Galiléens , se sert parlois , à travers les âges , de ses moin-
dres serviteurs pour redresser des serviteurs plus élevés.
C'est ainsi que se resserrent les liens de la grande famille
dont le Christ est le chef , et que la fraternité catholique se
consolide.
Prosper et Hilaire, eu appelant à leur secours le génie et
l'autorité d'Augustin , attirèrent plus de lumières au sein
de la société chrétienne des Gaules ; le jour se lit dans un
grand nombre dé consciences , et presque tous les évêques
des Gaules reconnurent la vérité. Quelques prêtres entre-
tenaient encore des divisions , Prosper, par son livre contre
Cassien , sa Réponse aux articles [CaT^iiulu) des Gaulois , sa
Réponse aux objections de Vincent \ et son autre Réponse
> Ce Vincent était un (urlre des Gaules, qu'il ne faut pas confondre avec
Vincent de Léiins.
CHAPITRE LUI. 327
aux extraits des Gemwis \ éclaira les ignorants et triompha
(les indociles; il v avait alors un an que le grand homme
d'Hippone était sorti de ce monde, et son illustre disciple
d'Aquitaine continuait victorieusement la lutte. Le voyage
à Rome des deux laïques amena la lettre solennelle du pape
Cclestin, qui blàriiaitles évéques des Gaules, et portait aux
cieux la sainte renommée , la science profonde et l'ortho-
doxie d'Augustin.
Prosper, le chantre de la grâce \ que le fils de l'auteur
iVAthalie devait imiter douze siècles plus tard, a mérité
d'être appelé homme vraiment divin par le patriarche Pho-
tius ; le pape Gélase , à la tête d'un concile de soixante-
douze évêques , a proclamé sa piété et sa religion. Nous
n'avons pas h suivre les destinées du semi-pélagianisme
dans les Gaules ; il nous suffira de rappeler que le concile
d'Orange , en 528 , sous la présidence de l'évêque d'Arles ,
confondit les semi-pélagiens avec les sentiments et souvent
même les propres expressions du grand docteur d'Hippone.
Les autres conciles des Gaules , où les matières de la grâce
ont été agitées ; celui de Valence, en Dauphiné, tenu en 855,
parles ordres de l'empereur Lothaire, et composé des pro-
vinces de Lyon, d'Arles et de Vienne; celui de Langres,
tenu en 859, en présence du roi Charles le Jeune , frère de
Lothaire; celui deToul, quinze jours après, tenu en pré-
sence de l'empereur Charles le Chauve et des deux rois
Lothaire et Charles le Jeune, composé de douze provinces
de France et d'Allemagne, et appelé concile universel ; touica
CCS grandes assemblées catholiques s'inspirèrent d'Augus-
tin dans les questions auxquelles son nom est resté attaché
avec tant de gloire.
1 Ces ouvrages de saint Prosper se trouvent à la fin du tome X des CEuvrrs
de saint Augustin.
2 Saint Prosper est aussi auteur d'une chronique qui va jusqu'en ^55.
328 SAINT AUGUSTIN.
Le cardinal du Perron ne connaît rien d'aussi grand que
saint Augustin , depuis les apôtres, au point delà prédes-
tination. Au jugement de Vasquet, Tévêque d'Hippone, sur
ces matières , tient parmi les Pères le rang que tient le so-
leil parmi les autres astres. Clément VIII , Alexandre VII ,
Innocent XI ' , fidèles aux anciennes traditions du Siège
apostolique, ont proclamé l'inébranlable autorité d'Augus-
tin dans les plus difficiles sujets que puisse remuer l'intelli-
gence humaine.
Que dirons - nous maintenant de Grotius et de quelques
autres qui ont voulu voir des nouveautés dans les doctrines
de saint Augustin, qui ont déclaré ces doctrines contraires
à l'ancienne tradition, et se sont efforcés d'opposer les
Grecs aux Latins? Pour eux, la perfection catholique sur
ces matières se trouve dans le livre des Questions sur VÊpître
aux Romains, composé en 394 , lorsque saint Augustin n"a-
vaitpas suffisamment approfondi le sujet : nondum diligenlius
quœsiveram. Us supposent que sou enseignement définitif
u"a été que le produit de ses ardents combats avec les pé-
lagiens , et oublient que le docteur s'était rectifié lui-même
dès l'année 397, longtemps avant ses grandes luttes. Les
livres de la Prédeslinalion des sainls et du Don de la persévé-
rance sont ceux que les modernes semi-pélagiens ont le plus
attaqués, et ce sont précisément les ouvrages que l'Église
universelle loue et vénère le plus! Quand on leur demande
où était l'ancienne tradition à laquelle l'évèque d'Hippone
aurait sul)stitué son opinion personnelle , ils ne répondent
rien de sérieux. Grotius, qui avait beaucoup appris en vieil-
lissant et qui s'était tant rapproché de l'Église catholique ,
aurait dû comprendre le progrès des études religieuses de
i Uue bulle d'Innocent XI, du 23 féviler ir.77, accordée à la prière du roi
d'Espagne et aux sollicitations du cardinal Nittard, établissait la fête de
saint Augustin comme de précepte dans toute l'Kspagne.
CHAPITUE MV. 329
saint Aiiiïuslin; mais le génie humain donne parfois le spec-
tacle d'intonséqucnccs étranges. Bossuet nous dit que Gro-
tius s'arrêta dans un chemin uni sans avoir enfante l'esprit
de salut qui! avait connu ; « tant il est difficile aux savants
<< du siècle, accoutumés à tout mesurer à leur propre sens,
« d'en faire cette parfaite abdication qui seule fait les
<( catholiques'. »
CHAPITRE LIV
Réconciliation du comte Boniface avec l'impératrice Placidie. — Correspon-
dance de saint Augustin avec Darius. — Lettre à Honoré sur les devoirs
des prêtres dans les calamités publiques. — Peinture de la dévastation de
l'Afrique par les Vandales. — L'Ouvrage imparfait contre Julien. — Mort
de saint Augustin.
430
Les Vandales, qui menaçaient l'empire dans les régions
afi'icaines, menaçaient aussi la foi catholique : ils profes-
saient un arianisme passionné. Les intérêts romains et les
intérêts catholiques en Afrique étaient les mêmes. L'al-
liance du comte Boniface avec Genséric était quelque chose
de monstrueux et de funeste qu'il fallait d'abord faire ces-
ser : c'est à quoi tendaient toutes les pensées, tous les vœux
des fidèles africains. On soupçonnait que l'origine de ces
déplorables événements cachait une trame de mensonge ;
mais comment se faire jour dans les ténébreuses profon-
deurs des intrigues de cour? Augustin s'en occupait tris-
tement et presque sans cesse ; sa sévère et belle lettre à
Boniface avait parlé de devoir et de dévouement; il avait
disposé le comte à revenir à la cause impériale , et depuis
lors, il travaillait à lui ouvrir la porte de la réconciliation.
Par son inspiration , une ambassade d'évêques , à la tête
Dissertation sur Grotius.
330 SAINT AUGUSTIN.
desquels figurait Alypc, prit le chemin de l'Italie; cette
ambassade avait mission de découvrir la vérité et d'opérer
un rapprochement entre l'impératrice Placidie et le comte
Boniface. A la fin d'une lettre à Quodvultdeus , diacre de
Carthage, Augustin lui disait : « Si vous avez des nouvelles
« du voyage de nos saints évéques , je vous prie de m'en
« informer*. » Nous ne savons rien de précis sur la ma-
nière dont furent découvertes les machinations d'Aetius;
la vérité put sortir des explications échangées entre Placidie
et les évêques africains et de la comparaison des lettres à
Carthage. Dès que la fatale erreur de Placidie se trouva
reconnue, des amis apportèrent au comte les regrets de
l'impératrice , et négocièrent la réconciliation ^
Le retour sincère de Boniface est une des plus belles
pages de sa vie; il fallait pour cela une force d'âme bien
supérieure à la grandeur qu'on déploie sur un champ de
bataille. Cest la religion qui, parla bouche d'Augustin,
avait préparé Boniface à cet acte d'héroïsme. Le négocia-
teur principal fut Darius , personnage important de la cour
impériale, élevé, quelques années après, à la dignité de
préfet du prétoire. Il parvint aussi à obtenir des Vandales
une trêve. L'évéque d'Hippone ne le connaissait point;
mais il se hâta de lui écrire une lettre ^ de félicitation , qui
exprime la joie des populations catholiques de l'Afrique; il
lui vantait les bienfaits de la paix, et l'invitait à se réjouir
d'avoir été chargé d'une si heureuse mission. Augustin se
serait rendu auprès de Darius , si les infirmités de la vieil-
lesse le lui avaient permis.
La réponse de Darius fut prompte et toute pleine d'une
respectueuse admiration pour l'évéque d'Hippone ; elle est
< Lettre CCXXII.
2 Procopc, Guerre des Vandales, livre l.
■i Lettre CCXXIX.
CHAPITRE LIV. 331
un monument de l'opinion contemporaine sur ce grand
homme, et l'élégance du style nous prouve que les belles
traditions littéraires ne périssaient point encore dans les
rangs élevés de la société romaine. Cette lettre ' de Darius
est la vive expression du regret de n'avoir vu ni entendu
Augustin. S'il avait pu voir la lumière céleste du visage de
lévèque , et entendre cette voix divine qui ne profère rien
que de divin , Darius ne s'écrierait pas comme Virgile :
Trois et quatre fois heureux, mais heureux mille et mille
fois! Si jamais un tel i)onheur lui arrivait, il croirait rece-
voir, non pas du haut du ciel , mais dans le ciel même , les
instructions qui mènent à l'immortalité ; il croirait les re-
cevoir, non de loin et comme hors du temple de Dieu, mais
au pied même du trône de sa gloire. A défaut de cette féli-
cite , il s'est rencontre que deux évêques, Urbain et Novat ,
aient dit du bien de lui à Augustin. Leur témoignage a été
comme une couronne magnifique qu'ils ont posée sur sa
tête , couronne formée , non point de fleurs périssables ,
mais de pierreries d'une beauté qui ne passe pas. Darius
demande à Augustin de prier pour lui, atin de pouvoir un
jour ressembler au portrait qu'ils ont fait de son àme. La
plus grande des peines de Darius , après celle de ne pas
jouir encore de la vue de Dieu , était de ne pas avoir vu
Augustin et de n'être pas connu de lui, et voilà qu'Augustin
lui dit qu'il connaît sinon son visage , au moins son esprit
et son cœur !
Augustin avait dit que Darius avait étouffé la guerre par
la force de sa parole; Darius en convient , et ajoute que s'il
n'avait pas étouffé la guerre, il l'aurait au moins fort éloi-
gnée , et qu'il a écarté de menaçantes tempêtes ; il espère
que la trêve deviendra une paix solide. Quoique Darius fût
« Lettre CCXXX.
332 SAINT AUGUSTIN.
chrétien et que ses parents fussent chrétiens aussi , pour-
tant il n'avait pas tout à fait rompu avec les superstitions
païennes ; il avoue à Augustin qu'il doit à ses ouvrages de
s'être complètement séparé du paganisme. Darius le prie
de lui envoyer un exemplaire de ses Confessions. Les der-
nières lignes de sa lettre ' contiennent un ardent désir de
recevoir une seconde lettre de lévêque d'Hippone.
Les vœux de Darius ne tardèrent pas à être comblés.
Dans une nouvelle lettre \ Augustin parlait à Darius du
plaisir que lui avait fait l'expression de ses sentiments. Ce
n'est pas de l'éloquence de cette lettre , ni des louanges
de Darius que le grand docteur se montre le plus tou-
ché : les éloges de tout le monde n'arrivent pas au cœur
d'Augustin ; mais ce qui lui a plu dans la lettre de Darius ,
c'est d'avoir été loué par Jésus-Christ même. Dans un bril-
lant festin en Grèce, on pria Thémistocle, un des convives,
de jouer d'un instrument; il s'en excusa, et témoigna peu
d'empressement pour ces sortes de plaisirs : « Qu'aimez-
vous donc? » lui dit-on. « J'aime, répondit-il, à entendre
dire du bien de moi. » Lorsqu'on lui demanda ce qu'il sa-
vait, Thémistocle répondit qu'il savait faire une grande ré-
publique d'une petite. « 11 n'y a personne, disait Ennius, qui
(( n'aime à être loué. » Augustin trouve du bien et du mal
dans ce sentimcnit naturel à tous les hommes. Il faut se gar-
der d'aller jusqu'à la vanité: Horace, qui avait l'œil plus
perçant qu'Ennius, disait : « Ètes-vous malade de l'amour
« des louanges? certaines expiations pourront vous en
« guérir après une lecture de choix trois fois répétée ^ »
1 II est question, dans la lettre de Darius, de la fameuse lettre d'Abgare
et de la réponse de Jésus-Christ, rangées depuis longtemps au nombre des
pièces apocryphes.
2 Lettre CCXXXI. C'est la dernière lettre de saint Augustin dont la date
soit connue. Elle doit être de la fin de l'année 429.
^ Epi t. i.
CHAPITRE LIV. 333
Les louanges des hommes ne doivent pas être le but de nos
actions, mais il ne faut pas toujours les repousser; les
louanges données aux gens de bien sont utiles à ceux qui
les donnent. L'Apôtre a fait entendre sur ce point de beaux
enseignements. Une chose dans la lettre de Darius a sur-
tout ravi révèque d'Hippone, c'est de voir que Darius est
sou ami. En lui envo}ant les Confessions, Augustin lui dit :
« Regardez -moi là dedans , de peur que vous ne me ju-
« giez meilleur que je ne suis ; là c'est moi et non pas d'au-
« très que vous écouterez sur mon compte ; considérez-moi
« dans la vérité de ces écrits, et voyez ce que j ai été lorsque
« j'ai marché avec mes seules forces; si vous y trouvez
« quelque chose qui vous plaise en moi, faites-en remonter
« la gloire à Celui que je veux qu'on loue, et non pas à
(( moi-même. Car c'est Dieu qui nous a faits et nous ne
<( nous sommes pas faits nous-mêmes ; nous n'étions par-
« venus qu'à nous perdre; mais Celui qui nous a faits nous
« a refaits. Quand vous m'aurez connu dans cet ouvrage,
« priez pour moi afin que je ne tombe pas, mais afin que
« j'avance; priez , mon fils, priez »
Le saint vieillard envoie à Darius, outre lenCoîi fessions,
le livre delà Foi des choses invisibles, les livres delaPatieîice,
de la Continence, de la Providence, et le livre de la Foi , l'Es-
pérance et la Charilé. Si Darius peut les lire tous durant son
séjour en Afrique , il est supplié d'en dire son avis à Augus-
tin , de le lui transmettre ou de le confier au vénérable Au-
rèle à Carthage. Le saint docteur le remercie des remèdes
qu'il a envoyés pour le soutien de sa santé débile, et de ses
générosités pour l'augmentation et la réparation de la bi-
bliothèque de la communauté.
La paix que se promettait Darius, et avec lui Augustin
et toute l'Afrique catholique , ne devait pas être de longue
durée. Comment espérer que les Barbares, une fois entrés
334 SAINT AUGUSTIN.
en Afrique , voudraient en sortir ? Les instances de Boni-
face furent vaines , ses prières , inutiles ; on rejeta l'offre
d'une grande somme d'argent; la proie était trop belle pour
que Genséric consentît à la lâcher. Le comte, qui avait fait
rentrer sous l'obéissance de Valentinien les troupes ro-
maines, eut à tirer Fépée contre ses alliés de la veille ; mais
le courage et l'habileté ne triomphent pas toujours de l'in-
égalité des forces. Genséric , sans compter ses cinquante
mille soldats , sans compter les peuplades africaines qu'il
pouvait enrôler par l'espérance du pillage , avait dans son
parti les donatistes ^ non ralliés à l'unité catholique , ces
donatistes qui couvaient des vengeances contre les repré-
sentants de la vérité religieuse et souhaitaient le triomphe
d'un chef arien pour se débarrasser des édits romains.
Ainsi l'esprit d'hérésie facilitait aux Barbares la conquête
de l'Afrique. Boniface livra une bataille, qu'il perdit; il se
réfugia dans Hippone. « Dieu, dit Tillemont, le remit
« ainsi entre les mains de saint Augustin , qui allait bien-
ce tôt sortir de ce monde. » Alors commença le siège d'Hip-
pone ; c'était à la fin de mai ou au commencement de
juin 430.
En peu de temps un déluge de maux s'était étendu sur
les sept provinces d'Afrique. Avant les calamités de 430 ,
1 Gibbon parle de trois cents évèques et de milliers d'ecclésiastiques
donatistes, disgraciés, dépouillés ou bannis. L'historien anglais, dont l'hos-
tilité à la foi catholique est bien connue, a prodigieusement exagéré le nombre
des victimes appartenant au clergé donatiste. Il est déplorablement inexact
en ce qui touche la part de saint Augustin dans la violente répression de ces
hérétiques; nos lecteurs sont à même de redresser sur ce point les torts de
Gibbon. Son injustice pour le grand évoque d Hippone est révoltante, et, du
reste, ses jugenitMits religieux sont marqués d'une ignorance profonde.
Gibbon avoue lui-même qu'il n'a lu de saint Augustin que les Confessions et
la Cité de Dieu; cette lecture eût suffi pour inspirer une plus équitable
.ippréciation. Toutefois on Ti'a pas le droit de juger saint Augustin iiuainl on,
ne connaît que ces deux ouvrages.
CHAPITRE LIV. 335
Augustin avait déjà tracé aux prêtres et aux évoques '
leurs devoirs au milieu des périls de la guerre. Quand des
cités se voyaient menacées, la foule accourait à réglise;
on demandait le baptême, ou la réconciliation, ou bien la
pénitence , et tous voulaient être consolés et munis par la
célébration et la dispensation des sacrements. Si des prêtres
ne s'étaient point rencontrés là, quel malheur pour ces
pauvres victimes de sortir de la vie sans être régénérées
ou déliées ! Quelle douleur pour des parents chrétiens de
ne pouvoir espérer qu'ils retrouveront leurs proches dans
le repos de l'éternité! Imaginez les lamentations, les im-
précations même d'une cité qui va périr sans ministres et
sans sacrements! La présence des prêtres, au contraire, est
féconde en consolations; elle dépouille la mort de ce qu'elle
a d'horrible , relève le courage du peuple et donne une
puissante énergie pour supporter les désastres. Un prêtre
ou un évéque peut et doit s'enfuir lorsque le danger ne
menace que lui ; saint Paul à Damas , saint Athanase à
Alexandrie, ont fait ainsi. Ils ont dû se préserver pour
l'intérêt de la foi chrétienne. 3Iais du moment que les
mêmes maux menacent les prêtres et les peuples , les pas-
teurs et le troupeau , le devoir commande de rester au
poste du péril. Que dirait -on des matelots ou des pilotes
qui, aux approches du naufrage, se sauveraient furtive-
ment à la nage dans un esquif, laissant à la tempête et aux
angoisses tous les passagers du vaisseau? Si , pour l'intérêt
de la foi, quelques-uns des ministres doivent se sauver du
désastre, le sort décidera quels sont ceux qui demeureront
dans la ville assiégée. Ces préceptes de dévouement que
donnait Augustin dans sa lettre à Honoré furent héroïque-
ment suivis durant l'effroyable invasion des Vandales.
1 Lettre CCXXV m, :i Honoré, 429.
336 SAINT AUGUSTIN.
Le seul souvenir des excès commis par les Barbares
épouvante Fimagination. Trois villes seulement avaient
résisté : Cartilage, Hippone et Constantine. Partout ail-
leurs s'offraient les atrocités de la conquête. Les cités
étaient ravagées et changées en solitudes ; les habitants
des campagnes passaient sur les débris de leurs propres
demeures ; les populations catholiques , en butte à des fu-
reurs inouïes , n'avaient d'autre alternative que la fuite ou
le glaive : trop souvent même la ressource de fuir leur
échappait. Les chrétiens fidèles , hommes , femmes , en-
fants, vieillards , tombaient sous les coups des vainqueurs;
leurs cadavres s'entassaient au milieu de ruisseaux de
sang. La dévastation prenait des caractères particuliers
d'horreur avec les monastères, les cimetières et les églises ;
les Vandales mettaient une infernale joie à les effacer de la
terre; ils allumaient de plus grands feux pour brûler les
lieux sacrés que pour brûler les villes. Les prêtres, les
vierges et les moines étaient dispersés, captifs ou immolés.
Le peu d'églises restées debout et comme oubliées par
l'incendie manquaient de ministres ; les victimes entraient
dans la tombe sans consolations. Les montagnes, les forêts,
les cavernes profondes et les carrières servaient d'asile aux
fugitifs : beaucoup d'entre eux étaient morts de faim. Les
chemins se couvraient de malheureux tout nus et deman-
dant l'aumône \ Les Barbares avaient réservé le luxe de
leur cruauté pour les évêques d'Afrique, défenseurs il-
lustres d'une foi qui excitait leur haine. La cupidité les
poussait à tous les raflinemcnts de la torture, afin d'obtenir
des pontifes l'or de leurs églises. On ouvrait la bouche à
des évêques avec des bâtons, et des mains impies y jetaient
de la boue; on leur serrait le front et les jambes avec des
1 Possidiiis, l'iocope.
CHAPITRE LIV. 331
cordes tendues au point de se briser; les bourreaux leur
faisaient avaler de Teau de la mer, du vinais:;re ou de la lie.
De saints pontifes étaient cbargés comme des chameaux ;
ils marcbaient à la manière des bœufs, piqués par des
pointes de fer. Les cheveux blancs ne protégeaient pas les
vieillards du sanctuaire. L'histoire cite de vénérables
évèques qui furent brûlés.
Ainsi l'Afrique chrétienne, qui comptait plus de sept
cents évèchés', recevait des coups terribles; l'arianisme
conquérant lui avait préparé un immense calvaire; les
symptômes d'une fin procliaine se produisaient de toutes
parts. La désolation régnait depuis Tanger jusqu'à Tripoli.
Jésus-Christ avait été chassé de ses temples ; à la place des
monuments qui retentissaient des chants catholiques et où
s'accomplissaient les saints mystères, à la place des asiles
de paix d'où la prière montait au ciel en silence , on ren-
contrait des monceaux de pierres noircies par le feu des in-
cendies, et les oiseaux de proie se repaissant de débris
humains. Cette vigne, pour parler le langage des Écritures,
cette vigne plantée avec tant de génie , d'amour et de
soins , \ enait d'être tout à coup arrachée de la terre. Oh !
qui pourrait dire les douleurs que souffrit alors le cœur du
vieil Augustin? L'homme de Dieu, dit Possidius, ne ju-
geait point l'invasion terrible comme le jugeait le reste des
hommes ; regardant plus haut et à une plus grande profon-
deur, il prévoyait les périls des âmes. Les larmes versées
nuit et jour devinrent son pain, et nous ne savons rien de
plus touchant que cette parole de Possidius : « Augustin
« trouva que les derniers temps de sa vie étaient bien
« amers et bien lugubres. »
1 Dnpin ( Notice des Episcopats ) compte six cent quatre-vingt-dix évèchés
en Afrique; Morcelli {Africa Christiana) en compte beaucoup plus.
T. II. — '2-2
338 SAINT AUGUSTIN.
Cependant le spectacle des calamités de l'Afrique n'avait
point abattu cette grande intelligence. Augustin travaillait
encore dans Hippone assiégée; il songeait aux intérêts de
la vérité religieuse, qui ne sont ni d'une contrée ni d'une
époque, mais qui ont pour domaine Tunivers et l'infini.
Au milieu des lamentables images d'un siège , et en face
même des Barbares , il continuait à réfuter les huit livres
de Julien ', écrits en réponse au second livre du Mariage et
de la Concupiscence. Les injures tenaient beaucoup déplace
dans cet ouvrage de Julien. On s'étonne que la passion, et
ce qui de nos jours s'appellerait l'esprit de secte ou de
parti , ait pu posséder un homme éclairé au point de l'en-
traîner à des qualifications à peine croyables à l'égard du
grand évêque d'Hippone. Julien parlait de la folie et de la
turpitude - du saint docteur, qu'il désignait sous le nom de
discoureur africain^; il le plaçait dans Talteruative dètre
le plus stupide ou le plus rusé des mortels \ Le vénérable
Alype , ce vieil et tendre ami d'Augustin , avait sa part des
invectives; Julien l'appelait le valet des fautes '' de ce grand
homme. Les divagations et les erreurs abondaient dans les
huit livres de l'évéque pélagien ; Augustin hésitait à rele-
ver des aberrations dont une intelligence même médiocre
pouvait faire justice; mais les attaques, et surtout les at-
taques violentes, quoique dépourvues de génie, produisent
toujours un certain effet sur les multitudes; les amis de la
1 Cet ouvrage de Julien, composé en 421, ne fut connu de saint Augustin
qu'en 428. Il est adressé à Florus, évêque pélagien.
- Ameiitiam et turpitudinem prodis. Opus August., lib. II.
3 Tractatoris Pœui. Cet Africain-là vous est une grande peine , disait saint
Augustin à Julien. « Magna tibi pœna est disputator hic Pœnus. » Livre I.
Treize siècles plus tard , ^■oltaire appelait Bossuet iin rhéteur de chaire.
Histoire de V établissement du Christianisme, chap. vi, à la note.
* Quod si totum tu per imperitiam incurris, bardissimus; sin autem id
astu facis, vaferrinius inveniris. Lib. III.
5 Vernula peccatoruin ejus. Lib. I.
CHAPITRE LIV. 339
foi catholique pressèrent le grand docteur de répondre
encore une fois à Julien. Augustin ne voulut point, comme
il le dit lui-même dans un endroit de sa réponse, abandon-
ner les ho7}imes dont l'esprit est lent à comprendre\
L'évèquc d'Hippone suit Julien de page en page, le laisse
parler, et lui répond. C'est comme une conversation entre
Augustin et Julien ; le saint docteur ne supprime point les
outrages dont il est l'objet : les outrages ue pouvaient mon-
ter jusqu'à sa gloire. Julien , dans ses huit livres , se répé-
tait; il n'apportait aucune idée, aucune objection nouvelle ;
c'étaient les lieux communs du pélagianisme délayés en de
longs discours. Augustin ne pouvait guère opposer aux
mêmes attaques que les mêmes moyens de défense ; il n'y a
rien de nouveau à répondre à un homme qui vous redit les
mêmes choses assaisonnées seulement de plus de fiel et de
colère. Tl nous semble toutefois que le saint docteur fait
toucher au doigt la vérité catholique avec une évidence
particulière; à force d'avoir remué ces questions, le grand
évêque est parvenu à les inonder de lumières avec un mot ,
une observation , une pensée ; il est bref et précis comme
un homme qui contemple le vrai face à face : on dirait qu'à
mesure qu'il approche de la mort, les mystères se décou-
vrent pleinement à son intelligence.
Julien appelait les catholiques du nom de traducéens et
aussi du nom de manichéens ; nous n'avons pas besoin
d'expliquer que le mot traducéen désignait celui qui croyait
à la transmission du péché originel. L'évêque d'Hippone
disait à Julien que lui , Augustin , et tous les catholiques
étaient traducéens et manichéens comme saint Hilaire,
saint Grégoire de ]Nazianze, saint Basile, saint Ambroise,
saint Cyprien , et saint Jean Chrysostome. Il faisait obser-
1 Nolentes deserere hominum inpenia tanliora. Lib. 1.
340 SAINT AUGUSTIN.
ver d'ailleurs que si quelque chose favorisait le mani-
chéisme, c'était assurément la négation du péché originel;
car, en ce cas, il est impossible de s'expliquer sous un Dieu
bon la vie humaine accompagnée de tant de maux qui ne
seraient pas mérités.
Le saint docteur remarque que le propre des hérétiques
est d'établir des opinions nouvelles à l'aide des passages
obscurs de l'Écriture, et que le caractère des pélagiens c'est
de travailler à obscurcir les témoignages les plus clairs.
Les pélagiens repoussaient l'idée d'une peine quelconque
infligée dans l'autre vie aux enfants morts sans baptême ;
mais si on nie le péché originel , comment accorder la jus-
tice de Dieu avec les souffrances qui assiègent le berceau et
atteignent un enfant avant l'âge où il puisse distinguer le
bien du mal? Est-ce que les misères de l'enfance pure de
toute tache n'accuseraient pas la justice du Créateur? Cela
révolte-t-il moins qu'une peine dans la vie future pronon-
cée contre les enfants non régénérés sur la terre ? Les pé-
lagiens avaient imaginé pour les enfants morts sans bap-
tême une éternité bienheureuse , mais hors du royaume
de Dieu. S'il n'y a pas de péché originel , pourquoi ces en-
fants seraient-ils exclus du divin rovaume? Julien, dénatu-
rant les sentiments de l'évéque d'Hippone , disait que le
Dieu d'Augustin était un potier qui formait tous les
hommes pour la condamnation ; Augustin explique sa doc-
trine, qui n'est autre que la doctrine de saint Paul sur la
prédestination et la réprobation , sur les vases d'honneur
et les vases d'ignominie. Le saint docteur ayant à montrer
que la mort est une peine de la déchéance primitive, con-
sidère notre horreur pour le trépas comme une preuve
(jue cette extrémité terrible n'est pas une suite de notre
nature.
Augustin avait achevé le sixième livre de sa nouvelle
CHAPITRE LIV. 341
réponse à Tiilien, ot venait de coinmcuccr le septième livre ',
lorsque la maladie le força d'interrompre son œuvre; il la
quittait pour ne plus la reprendre. L'oeuvre devait se pré-
senter inachevée au respect de la postérité, afin de témoi-
finer que les dernières forces de ce grand homme avaient
ctc consacrées à la défense de la vérité. Mais cette inter-
ruption de la lutte n'était rien au triomphe ; il était com-
plet. Augustin avait tout dit sur le pélagianisme , et la
condescendance, plus que la nécessité, le détermina à ce
comhat. Cette tournée sur le champ de bataille avait uni-
quement fait voir au monde qu'il ne restait plus d'ennemis
à vaincre.
Augustin fut délicat et souffrant toute sa vie; mais cette
fois le mal se présentait avec une inquiétante gravité. Le
temps approchait oii cette lampe ardente devait s'éteindre
sur la terre pour se rallumer dans les cieux. N'oublions pas
qu'Hippone est assiégée par les Barbares. Le saint évêque
est dans sa communauté , entouré de ses prêtres et de ses
meilleurs amis; plusieurs évèques se sont réfugiés dans
Hippone, et parmi eux nous apercevons Possidius et Alype,
Alvpe, l'ami de la jeunesse d'Augustin, le compagnon de
ses premières études religieuses dans le tranquille asile de
Cassiacum aux environs de Milan. De quel intérêt eussent
été pour nous les récits des graves causeries de ces véné-
rables personnages autour du maître dont la vie allait s'é-
teindre ! Quel charme pieux et mélancolique dans la pein-
ture de cet intérieur oii tant de sainteté se réunissait à tant
de gloire, où de longues existences remplies d'évangéliques
vertus et de combats illustres aboutissaient au spectacle
1 Nous avons six livres de VOiwraf^e imparfait contre Julien; quelques
manuscrits donnent le coujmencement du septième- La forme même de la
réponse prouve que l'intention de saint Augustin était de faire autant de
livres qu'il en avait à réfuter.
342 SAINT AUGUSTIN.
de la dévastation de leur patrie î Possidiiis nous apprend
quelque chose de ce qui se passait dans la maison d'Augus-
tin, et les moindres lignes de ce témoin deviennent ici d'un
bien grand prix.
« JXous conversions souvent ensemble, dit- il, nous
0 considérions les terribles jugements de Dieu placés de-
« vaut nos yeux , et nous répétions avec le Psalmiste ^ :
« Vous êtes juste, Seigneur, et votre jugement est droit.
« Tristes, gémissant, versant des larmes, nous implo-
« rions le Père des miséricordes , le Dieu de toute conso-
« lation , pour qu'il daignât nous soutenir dans cette
(( tribulation. »
Possidius, continuant son récit, s'exprime en ces termes
(qui oserait ne pas laisser parler ici un tel narrateur?) :
« Un jour que nous étions réunis tous ensemble à table, le
« saint nous dit : Vous savez que, durant ce désastre, j'ai
« demaîidé à Dieu ou qu'il daignât délivrer la ville d'Hippone
<( assiégée par les ennemis , ou, s'il en avait jugé autrement,
(( qu'il daignât donner de la force à ses serviteurs poursoute-
« tenir le poids de sa volonté, ou bien enfin qu'il daignât m'ap-
« peler de ce siècle vers lui. — Instruit des vœux du grand
(( bomme, nous et tous ceux des fidèles qui se trouvaient
<( dans la ville , nous adressâmes la même prière au Dieu
« tout-puissant. Et voilà que , le troisième mois du siège, il
« se vit accablé par la fièvre. Sa dernière maladie venait
« de l'atteindre , et le Seigneur ne frustra point son servi-
ce teur du fruit de sa prière. »
L'évêque de Calame rapporte que des possédés furent
délivrés par les oraisons du saint docteur, et qu'un malade
fut guéri par l'imposition de ses mains. Celui-ci avait été
averti en songe d'aller trouver l'homme de Dieu. Cette
1 Ps. cxvui, 137.
CHAPITRE LIV. 343
guérisoii est le seul miracle qu'Augustin ait opéré pondant
sa vie.
Le saint évcqiic avait souvent dit à Possidius qu'un chré-
tien, même le plus digne de louanges, ne devait pas quitter
ce monde sans se condamner à quelque acte de pénitence.
Hiirant sa dernière maladie, il fit transcrire et placer contre
le mûries Psaumes de la pénitence, qu'il lisait et relisait
dans son lit en fondant en larmes. Pour prier et gémir sur
lui-même avec plus de liberté, Augustin , dix jours avant
sa mort , demanda à ses frères présents de vouloir bien le
laisser seul dans sa chambre , et de ne permettre à personne
d'y entrer, si ce n'est aux heures où les médecins le visi-
taient et où Ton apportait sa nourriture. On se conforma à
son désir. Quand vint le dernier jour, Possidius et les
autres évèques ou prêtres disciples d'Augustin environ-
nèrent tristement et pieusement son lit ; ils unirent leurs
prières à celles du grand homme mourant; Augustin mur-
murait d'une voix attendrissante des oraisons mêlées de
pleurs , et lorsque sa bouche cessa de prier, son àme avait
reçu dans les cieux le prix de quarante-quatre ans de vertus
et de travaux sublimes. Elle était en possession de l'inef-
fable et éternelle beauté dont les magnificences de l'univers
ne sont qu'une ombre grossière et vers laquelle montèrent
si souvent les élans de ce tendre et profond génie.
Un écrivain d'Afrique, Victor de Vite \ déplorait en ces
termes la mort d'Augustin : « Ainsi s'arrêta ce fleuve d'é-
« loquence qui se portait à travers tous les champs de
« l'Eglise; ainsi la douceur se changea en amertume; ainsi
« se retira la gloire des prêtres, le maître des docteurs , le
« refuge des pauvres , l'appui des veuves, le défenseur des
(. orphelins, la lumière du monde; ainsi se tut le grand
1 De la Persécution vandalique, lib. I.
34i SALNT AUGUSTIN.
« annonceur de la divine parole ; ainsi tomba le courajJieux
« combattant qui , par le glaive de la doctrine et de la per-
ce sécution, frappa rhérésie, cette bête aux cent tètes;
« ainsi mourut l'architecte insigne qui étaya la maison de
« Dieu, instruisit par les exemples de ses bonnes œuvres ,
« et travailla par la puissance de son avoir,- ainsi se coucba
« ce grand soleil de la doctrine, se dessécha ce fleuve de
« piété, mourut le rare phénix de la sagesse, brûlé par le
« feu sacré de l'amour : ainsi fut transportée dans le ciel la
(( perle des docteurs. »
Saint Augustin mourut le 28 août 430, âgé de soixante-
seize ans ; il avait passé quarante ans dans la cléricature ou
l'épiscopat. Le saint sacrifice fut célébré pour le repos de
son âme , et son corps fut enseveli dans l'église Saint-
Étienne, l'ancienne église "de la Paix , où , durant si long-
temps, le peuple d'Hippone avait recueilli ses paroles.
Possidius nous dit que saint Augustin prêcha jusqu'à sa
dernière maladie, vivement, fortement, sans que son es-
prit et sa raison vinssent à fléchir. Le grand évoque était
demeuré sain de tous ses membres ; ni sa vue ni son ouïe
n'avaient reçu la moindre atteinte. 11 ne fit aucun testa-
ment, parce que, dit son biographe, pauvre de Dieu, il
n'avait rien à laisser à personne. Ceux de ses parents qui
manquaient de ressources avaient été , pendant sa vie, se-
courus comme les autres pauvres. Ses ornements furent
remis au prêtre chargé de la maison épiscopale. Saint Au-
gustin recommandait toujours davoir soin de la biblio-
thèque de l'église , et de bien garder les livres pour la pos-
térité. Ses ouvrages, comme tous ceux qu'il avait pu re-
cueillir, furent légués à l'église d'Hippone.
Possidius' ne parle pas de la douleur de la ville, veuve
1 La Vie ric saint Augustin , par Possidius, est une œuvre simple et tou-
chante ; il y règne un ton de douceur chrétienne mêlée de gravité. L'auteur
CHAPITRE LIV. 345
d'un pasteur si illustre et si révéré. Mais nous n'avons qu'à
nous rappeler les émotions populaires dans la basilique de
la Paix le jour de l'élection du successeur de saint Augus-
tin, pour deviner la vive affliction de la cité catholique
quand la nouvelle de la mort du grand évèque vint à re-
tentir. Cette calamiié lit oublier un moment toutes les an-
goisses du siège, et lorsque ensuite la réflexion fit voir,
d'un côté, la présence des Barbares, de l'autre l'absence de
saint Augustin muet sous la pierre d'un tombeau , un vio-
lent désespoir saisit les âmes : Hippone se trouvait en face
du malheur, et son consolateur n'était plus là ! Le souvenir
des leçons et des exemples d'Augustin arrivait seul pour
soutenir le courage d'un peuple durement frappé.
On ne pense pas sans tristesse aux images qui auraient
empoisonné les derniers jours de Févéque d'Hippone si la
contemplation du monde invisible et impérissable ne les
avait adoucis. La cité de la terre, dont saint Augustin avait
tracé l'origine et les vicissitudes, lui apparaissait sous de
bien sombres aspects , et c'est vers la cité de Dieu, dont il
fut aussi l'Homère catholique, que s'élevaient toutes ses
espérances. INous croyons cependant que saint Augustin,
est sobre de réflexions , s'eu lient aux faits , et se laisse aller à sa vénération
pour l'homme de Dieu, sans tomber dans un enthousiasme profane. Cette
voix est pour nous précieuse et sacrée. Ses quarante ans d'intimité familière
et douce avec saint Augustin, sans- le moindre désaccord [absque amora idlu
dissensione) , donnent à Possidius quelque chose d'infiniment respectible. A
quatorze siècles dlntervalle , et quand il s'agit d'un grand et saint génie
comme l'évéque d'Hippone, un homme qui nous dit : Je l'ai vu . je l'ai en-
tendu, éveille dans notre esprit une très-vive curiosité. Il me semble toute-
fois que la Vie de saint Auguatin, par Possidius, aurait pu être plus nourrie,
plus abondante en faits ou en anecdotes : c'est trop peu de la part d'un té-
moin et d'un ami qui avait vu de si près ce grand homme. Une liste des
écrits de saint Augustin termine l'œuvre de Possidius. J'ai sous les yeux l'é-
dition publiée à Kome, en 173i , par D. Jean Salinas. 1 vol. in- 8". L'ou-
vrage de Possidius se trouve aussi à la fin du tome X des Œuvres de suint
Augustin.
346 SAINT AUGUSTIN.
par la puissance de son génie, et surtout par un rayon parti
d'en haut, salua le nouveau monde qui devait sortir du
vieux monde condamné, entrevit les siècles futurs recevant
des inspirations du christianisme toute leur gloire , l'Occi-
dent redevenu jeune et vivace sous les pas des Barbares,
comme la nature redevient plus brillante et l'air plus pur
après les orages, et enfin l'univers entier marchant à l'unité
morale avec la croix pour bannière. Cette vision de l'avenir
était une sorte de voile d'or jeté sur la terre alors profon-
dément déchirée. Et qui sait s'il ne fut pas donné à saint
Augustin mourant d'apercevoir, par delà quatorze siècles,
l'Afrique , arrachée à son désert et à ses longues ténèbres ,
recommençant la vie chrétienne à l'ombre du drapeau de
la France? Avec quelle douce joie ce grand homme eût
emporté dans réternité cette prophétique image !
CHAPITRE LV
Hommage rendu h. saint Augustin par Théodose le Jeune. — Boniface ; sa
lin. — Levée du siège d'Hippone ; évacuation et ruine de cette ville. —
Comment Salvien expliquait l'invasion des Vandales. — Bélisaire et la tin
de la domination des Vandales en Afrique. — Un mot sur la chute rapide
de l'Église d'Afrique. — Les reliques de saint Augustin. — Dernière appré-
ciation de saint Augustin.
Une éclatante marque d'admiration fut donnée à saint
Augustin lorsque déjà il planait dans l'infini , bien au-des-
sus des témoignages de la terre. Un concile œcuménique
contre l'hérésie des nestoriens devait se tenir à Éphèse;
des lettres de Théodose le Jeune convoquaient tous les mé-
tropolitains ; quoique la ville d'Hippone n'eût point rang
de métropole, Févéque de cette église, alors quil s'appe-
lait Augustin , surpassait tous les autres évêques dans l'o
pinion contemporaine. L'empereur d'Orient chargea donc
CIlAriTRE LV. 347
un ofTicicr de sa cour de |)orter un restrit particulier' au
faraud docteur dont la gloire remplissait le monde; mais
Tofficier de Théodose, arrivé à Hippone vers la fin de dé-
cembre 4.30 ou au commencement de janvier 431 , trouva
saint Augustin dans le sépulcre.
Cependant le siège d'Hippone continuait toujours ; il se
prolongea onze mois après la mort de saint Augustin. La
ville , soutenue par le comte Boniface , persévérait dans la
résistance. D'ailleurs les Vandales avaient peu de movens
de s'emparer d'une place ; il suffisait d'une résistance opi-
niâtre pour lasser leur courage. Les Vandales levèrent donc
le siège. Peu de temps après, un secours était arrivé de
Rome et de Constantinople ; Boniface tenta un dernier coup
contre l'ennemi j dans une seconde bataille, comme dans la
première avant le siège d'Hippone , la fortune trahit son
génie. En 432, Boniface était en Italie , et Placidie l'élevait
au rang de patricien pour effacer plus complètement les
souvenirs du passé. Placidie et Boniface se voyant pleine-
ment réconciliés , s'imaginèrent qu'ils étaient victorieux ;
une médaille fut frappée avec la tête de Valentinien d'un
côté, et, de l'autre, Boniface ^issis sur un char de triomphe,
attelé de quatre coursiers, tenant un fouet dans la main
droite et une palme dans la main gauche : c'était comme
une moquerie jetée à la face du sort. Boniface avait un
compte à demander à Aetius ; une lutte s'engagea entre ces
deux hommes qu'on a appelés les derniers des Romains ;
Boniface gagna la bataille et perdit la vie , à la suite d'une
blessure reçue de la main d' Aetius , que la vengeance im-
périale déclara rebelle.
Le départ de Boniface vaincu avait laissé la ville d'Hip-
' La circulaire do Théodose le Jeune est datée du 19 novembre 430.
2 II n'y a peut-être pas de second exemple , dit Gibbon , de la représenta-
tion d'un sujet sur le revers de la médaille d'un empereur.
348 SAINT AUGUSTIN.
pone presque sans espérance ; les ennemis ne l'assiégeaient
plus, mais la menaçaient toujours. Hippone attendit inuti-
lement des secours ; abandonnés du monde romain , les
habitants se décidèrent à fuir leur ville : résolution pleine
de douleur ! Quoi de plus triste que le spectacle d'un peuple
s'arrachant pour toujours à ses foyers , aux lieux pleins du
souvenir des aïeux et de la vie? quelle amertume dans ces
adieux adressés tout à coup à la demeure , aux murs , à la
colline qui ont fait partie de vos jours ! Combien l'affliction
devenait plus cruelle par la pensée que la cité si chère allait
tomber sous les coups des ennemis! En effet, le silence
d' Hippone solitaire fut bientôt interrompu par les pas des
Barbares , qui mirent le feu à la ville. Les flammes dévo-
rèrent cette cité tant aimée de saint Augustin, cette cité où
il avait tant prié, tant écrit, et d'où sa puissante parole s'en
allait porter la vérité à travers le monde ! La basilique ' de
Saint -Etienne , la maison du grand évêque, les nombreux
monastères d'hommes et de femmes , les palais et les murs
d'Hippone croulèrent dans un vaste incendie. La Provi-
dence sauva la bibliothèque , qui renfermait les copies les
plus correctes * des ouvrages de saint Augustin : ainsi les
Barbares ruinèrent des pierres , mais ne ruinèrent point les
plus précieux monuments d'Hippone, les monuments de la
vérité catholique! Dieu lui-même veillait sur cet héritage
de l'avenir.
Il y a quelque chose de touchant dans la destinée d'Hip-
pone. Son époque la plus belle est celle de saint Augustin ,
et le monde ne se souvient d'Hippone que parce qu'il se
souvient de ce grand homme. Saint Augustin meurt, et
1 La basilique de Saint-Étienne dut beaucoup souffrir ; mais nous ue pen-
sons pas qu'elle ait été dévastée par les Vandales, puisque le corps de saint
Augustin demeura cinquante-six ans dans cette église.
2 Possidius, chap. xviii.
CHAPITRE LV. 349
Hippone périt aussi. Hippone était comme la chaire d'où le
docteur se faisait entendre à l'univers ; du moment que la
chaire devient vide de son immortel pontife, elle tombe,
et depuis ce temps Hippone ne s'est point relevée! On di-
rait que la seule destinée de cette ville a été de servir de
demeure à saint Augustin. Dans les temps futurs, si Hip-
pone sort de son tombeau , ce sera pour redevenir le té-
moin de la gloire du beau génie qui aura reparu sur ses
collines.
Il n'est pas dans notre sujet d'assister à la ruine des deux
autres cités qui jusque-là avaient résisté aux Vandales, de
faire entendre le bruit de la chute de Carthage. Genséric
s'en empara 585 ans après que Scipion le Jeune l'avait dé-
vastée. Son orgueil de conquérant venait de recevoir une
grande joie. Maître terrible de l'Afrique, il put se féliciter
de l'alliance passagère et de la déplorable erreur qui lui en
avaient ouvert les portes. Encore quelques années, et
Rome elle-même et ses dépouilles seront aux pieds de
Genséric.
Saint Augustin , Possidius , d'autres évèques africains
dont la voix nous est parvenue , présentaient l'invasion
des Barbares en Afrique comme un châtiment. Malgré la
magnifique protestation de la Cité de Dieu, les païens se
montraient toujours disposés à faire peser sur le christia-
nisme les calamités qui frappaient les peuples. Les orateurs
catholiques s'attachèrent à montrer dans ces calamités une
expiation des dérèglements humains , et , pour justifier les
malheurs du temps, ils ne craignirent point d'exagérer les
désordres de la vie morale. C'est ainsi que Salvien \ écri-
vant dix à quinze ans après la mort de saint Augustin,
nous trace avec des couleurs incroyables la peinture des
t De Gubernatione , lib. VII.
350 SAINT AUGUSTIN.
mœurs africaines. Selon le prêtre des Gaules, les Vandales ,
après avoir châtié en Espagne les vices des Espagnols,
avaient été poussés en Afrique afin d'y châtier les vices des
Africains. Il applique à l'Afrique les paroles d'Ézéchiel sur
les richesses et la beauté de Tjr, et vante les grands trésors
et le florissant commerce de ces contrées où la dévastation
a passé. Si on l'en croit , à l'exception d'un petit nombre de
serviteurs de Dieu, le pays n'était qu'un foyer de vices,
un Etna de flammes impures; et de même que la sentine
d'un vaste navire est le réceptacle de tous les immondices ,
ainsi les iniquités du monde entier avaient passé dans les
mœurs des Africains.
« Les Goths , dit Salvien , sont perfides, mais amis de la
(( pudeur ; les Alains sont impudiques , mais sincères ; les
« Erancs, menteurs , mais hospitaliers ; les Saxons d'une
« cruauté farouche, mais d'une chasteté admirable : toutes
(( les nations enfin ont des vices et des vertus qui leur sont
(( propres ; mais je ne sais quel désordre ne règne pas chez
« presque tous les Africains, inhumains, ivrognes, faux ,
« fourbes , cupides et surtout blasphémateurs et impudi-
« ques'. » Le censeur gaulois n'épargne pas Cartilage, la
terrible rivale de Rome, cette Rome du monde africain,
Carthage, pleine dépeuple et plus encore d'infamies, la sen-
tine de r Afrique, comme l'Afrique était la seniine du monde.
Il reproche aux chrétiens de Carthage d'avoir rendu un
culte secret à la déesse Céleste , et de s'être souvent mon-
trés au seuil de la maison divine respirant encore l'o-
deur des sacrifices impurs ^ Si quelque moine au visage
maigre, à la tète rasée, venu d'Egypte ou de Jérusalem,
paraissait avec son manteau dans les rues de Carthage , des
1 Les œuvres de Salvien ont été traduites par MM. Grégoii'e et Collombet.
i De Gubernat., lib. VIII.
CHAPITRE LV. âSl
moqueries et des outrages raccueillaicnt. Les païens d'A-
thènes accueillaient mieux saint Paul annonçant le Dieu
unique , et les lAoaoniens recevaient avec plus d'honneur
Barnabe. Salvien nous montre les Vandales comme des mo-
dèles de pureté et de vertus à côté des Africains.
Ces tableaux , dont nous indiquons à peine quelques cou-
leurs, prennent surtout un caractère de fantaisie sombre
quand on songe aux milliers de martyrs catholiques durant
les cent ans de l'occupation de l'Afrique par les Vandales '.
L'invasion des Barbares , dit ïillemont , semble avoir été
faite pour donner à TEglise d'Afrique sa dernière couronne.
Vers le milieu du vi^ siècle, Bélisaire, dans une expédition
rapide , triomphe à Carthage la veille de la fête de saint
Cyprien, brise le royaume fondé par Genséric, et fait flot-
ter en Afrique les bannières de Gilimer. Puis la domina-
tion romaine y disparaît pour toujours devant l'islamisme
victorieux. Les catholiques échappés aux malheurs de l'in-
vasion avaient respiré avec le rétablissement de l'autorité
impériale depuis Bélisaire ; mais ils n'étaient plus que les
tristes restes d'un temps glorieux. L'invasion des musul-
mans acheva de réduire à une poignée de catholiques cette
Église africaine si fameuse. En 1076, sous le pontificat de
Grégoire VII, l'Afrique n'avait pas trois évoques pour une
consécration épiscopale.
Ceux qui nous ont suivi dans notre travail n'éprouveront
point une grande surprise en présence de la chute si prompte
1 Victor, évêque de Vite, cité de la Byzacène, qui vivait dans la seconde
moitié du cinquième siècle, écrivit une Histoire de la persécution vandaiique.
Il commença son livi-e soixante ans après l'entrée des Vandales en Afrique.
Ce livre est un document historique du plus grand prix ; car nous n'avons
presque rien sur l'occupation de l'Afrique par les Barbares. Les violences
d'Hunéric , roi vandale , obligèrent Victor de dire adieu à son Église, en 483.
Nous ne savons pas si Victor trouva en Afrique quelque abri où il ait pu
écrire son Histoire, ou bien s'il composa son ouvrage dans l'exil. Dom Rui-
nard a donné une bonne édition de l'Histoire de la persécution vandaiique.
352 SAINT AUGUSTIN.
de l'Église d'Afrique. 11 est bien évident que ses destinées
étaient liées à celles de la domination romaine dans ces con-
trées ; elle devait subir les mêmes vicissitudes , et le catho-
licisme et Fempire , qui vivaient ensemble en Afrique , de-
vaient tomber ensemble. 11 y avait une question politique
au fond de toutes les rébellions religieuses qui éclataient
dans ce pays ; les hérétiques étaient en reabté des factieux,
et à la lin ce fut Farianisme armé . supérieur aux légions
romaines, qui triompha du catholicisme africain avec le
glaive et le feu. L'Eglise catholique était sur le sol africain
comme une tente dressée par des voyageurs et dont il ne
reste aucune trace quand on l'enlève.
Les Vandales, qui avaient affligé les derniers jours de
saint Augustin, menacèrent sa tombe; il falhit leur dé-
rol)ci' les dépouilles du défenseur de la foi catholique. Elles
reposaient depuis cinquante- six ans dans l'église Saint-
Étienne à Hippone, lorsqu'elles furent pieusement em-
portées en Sardaigne par des évêques d'Afrique exilés. Un
des plus vénérables proscrits, saint Eulgence, né d'une
famille sénatoriale de Carthage, se chargea particulière-
meut de ce soin; la grâce persuasive de ses écrits l'avait
fait surnommer l'Augustin de son temps; il était naturel
qu'il prit sous sa garde ce qui restait d'un illustre maître.
L'ile de Sardaigne méritait l'honneur de servir d'asile aux
dépouilles de saint Augustin, elle qui de bonne heure
s'était émue à la parole évangélique, et dont les enfauts
avaient confessé la foi sous la hache des bourreaux. Plus
de deux siècles après, les Sarrasins, qui venaient de mar-
quer de traces sanglantes le raidi de la France et de FI-
talic, se rendaient maîtres de la Sardaigne, et les restes
(lu graud évèque d'Hip[)one tombaient en leur pouvoir.
En 710, un roi de Lombardie, Luitprand, racheta ces
reliques sacrées, qui trouvèrent à Pavie, dans l'église
CHAPITUK l.V. 333
Saint- Pie rr(\ uu abri diiiiie do leur «loire '. A Pa\ie
c(rmine eu Sardaigue des iails niii'acuicu\ s'accomplireut
par riutercej^siou -du saint doclcur atriiaiii. Los l'cligieux
bénédictins, Iongtcn»ps maîtres de Téglisc Saint-Pierre,
eurent pour successeurs, sous le pape Honoré Ilf, en
l'220, des chanoines réguliers, au\(juels se réunirent en
1327 des ermites de Saint- Augustin.
On visite avec admiration, dans la cathédrale de Pavie ,
r Arche ou le monument en marbre élevé par les ermites
de Saint-Augustin vers le milieu du xiv" siècle. Comliieu
de \icissitudes ' a subies celte Arche qui surpasse en nie-
rite, en beauté, tous les monuments de ce genre apparte-
nant à des dates antérieures.' A Naples le tombotlu de
Robert d'Anjou et le tombeau de Marie de Sencia d'Aragon
par Massuccio, à Terugia le tombeau de Benoît XI pai'
Jean de Pise, à Bologne le tombeau de saint Dominique
par >'icolas de Pise, à 3lilan le monument de saint Pierre
martvrpar Balduccio,ne révèlent pas autant de progrès
et de génie que lArclie de Pavie. La statue de saint Au-
gustin en habits pontificaux couch,éet mort, la tête appuyée
sur un oreiller, est la plus belle statue de l'Arche, et aussi
' [.e coi^pscler saint AiiL':ustiii fut déposé dans l'église Saint-PieireàPavie,
le as février 7lO.(Tilletuont.)
- La pn;iui(''re église dans les Gaules qui ait poité le uoiii de saiut Augustin
lut élevée par saiut Uniire, évèque de Limoges, au sixième siècle.
•< L'histoire de l'Arche de saint Augustin , les dessius et la descriptiou du
uiouuûieul se trouvent dans une Notice iu-folio, écrite eu italieu^ que nous
avons sous les yeux, et qui fut publiée à Pavie en 1832. Ce fut eu IGDfiqn'on
retrouva dans l'église de Saint-Pierre au Cie/-d'Orui\e tombe de marbre,
avec ce mot : Augustinus, renfermant une châsse d'argeut où reposaient des
o-^-cments et des cendres. L'évéqne tle Pavie , les frères ermites, beauconp de
savants et d'hommes considérables du pays, recounurent les reli([ues de saint
Augustin. .Mais la question de la découverte donna lieu a une vive polé-
miiiue. Une bulle du (lape intervint dans les débats et proclama l'authenticité
des reliques. Il y eut aussi mie grande dispute sur la possession de l'Arche
entre les chanoines de l'avie et le conseil municipal de cette ville. L'évéque,
le chapitre et la muuicii)alilé ont chacun les cli'fs du monument.
T. II. — 23
3?)4 SAINT AUGUSTIN.
la plus belle statue des vieilles époques de l'Italie. On
ignore quel fut le maître qui créa le monument ; il a laissé
perdre son nom dans la gloire de l'évêque d'Hippone.
En 1832, le jour où, par les soins du vénérable évêque
MgrTosi, le monument et les reliques de saint Augustin
furent placés dans la cathédrale de Pavie, la piété publi-
que, Fenthousiasme et les illuminations donnèrent à la
ville un grand air de fête.
Chassés tour à tour de leur sépulcre par Farianisme et
par l'islamisme, les ossements de saint Augustin ont par-
tagé la destinée de la religion catholique en Orient. Lors-
que les armes de nos aïeux soumettaient l'Asie, elles
ouvraient le chemin par où les restes du grand docteur
devaient revenir à Hippone ; lorsque saint Louis mourait
à Tunis, d'immortelles semences de civilisation pour l'A-
frique s'échappaient de sa funèbre couche, et les os du
grand évéque tressaillaient dans leur sanctuaire de Pavie.
Lt quand la maison de Bourbon, la plus illustre maison de
l'univers, achevait en 1830 l'œuvre de saint Louis et fai-
sait plus que n'avait pu faire Charles-Quint, elle préparait
pour saint Augustin un nouveau sépulcre à Hippone. 11 v
a treize siècles, des évêques catholiques fugitifs traver-
saient la mer avec le dépôt sacré qu'on était forcé d'arra-
cher à la terre natale; au mois d'octobre IS'i^S, c'étaient
des évêques catholiques français , libres et heureux , qui ,
portés sur la même mer, rendaient à sa patrie le plus
grand de leurs prédécesseurs dans le ministère episcojjal!
Quel rapprochement! et quelle gloire pour la France!
Oh ! combien est belle la mission de la France ! La
•France a été faite pour être la tête et le cœur du monde ;
il lui appartient de régner sur les peuples par la double
puissance de Fintclligence et des sentiments religieux.
^olre courage a étonne les hommes, notre génie les a
CHAPITRE LV. 355
éclairés , notre foi a soutenu leur foi : que reste-t-il de ce
magnifique empire?. . Notre société sans élan , sans énergie
morale, met son ardeur à tourmenter la matière pour en
tirer toutes les joies et tous les biens. Enfoncés dans les
intérêts grossiers, nous ressemblons à une société de mi-
neurs, séparés de l'air pur, séparés des splendeurs du
ciel, et cberchant de Tor dans les ténébreuses profondeurs
de la terre. C'est une belle et puissante chose que l'in-
dustrie, qui semble prêter une âme à la matière , la trans-
forme, lui imprime le mouvement et la fécondité, et mul-
tiplie sur chaque point du globe les trésors des nations ;
mais l'industrie ne doit pas absorber l'àme humaine. La
pensée religieuse est une chose bien autrement belle et
puissante ; car elle enlève l'homme aux étroites dimensions
qui séparent un berceau d"une tombe, l'associe à ce qu'il
V a d'impérissable dans l'essence divine, et d'avance le
met en possession de la plus haute destinée qu'il soit pos-
sible de concevoir. Les grands hommes cTirétiens semblent
pouvoir nous faire toucher le ciel comme les grands som-
mets des Alpes, du Taurus et du Liban. Saint Augustin res
plendit à la tète de ceux dont la plume ouvre la porte des
vérités immortelles. Sa parole c'est la manne (|iie Moïse fit
conserver dans un vase d'or pour servir de monument à la
postérité.
Depuis le commencement de cet ouvrage, à mesure que
les questions se sont présentées, nous avons montré la
grande part d'influence de saint Augustin dans le mouve-
ment intellectuel et religieux du genre humain, et nous
avons entendu la voix des siècles chanter la gloire de cet
illustre Père de l'Eglise, Notre lecteur n'a qu'à se souvenir
pour juger l'œuvre de saint Augustin et son retentissement
à travers les âges. Toutefois quelques lignes de résumé
peuvent être encore utiles.
356 SAINT AUGUSTIN.
Avant saint Augustin il y avait des vérités chrétiennes
qui sollicitaient de plus vives lumières ; les doctrines de
l'Église catholique navaient pas reçu toutes leurs preuves,
tout leur développement; saint Augustin a creusé plus de
choses religieuses qu'aucun autre Père, a mis au grand
jour tous les dogmes chrétiens plus qu'on ne l'avait fait
jusque là, et rÉgliselui doit un corps complet d'enseigne-
ments. Il est monté dans les hauteurs du dogme catholique
avec une puissance dont on ne cessera jamais de s'étonner.
Saint Athanase avait admirablement établi la divinité de
Jésus-Christ contre l'arianisme ; il avait établi aussi le Dieu
en trois personnes, mais cette dernière partie de la théo-
logie catholique avait besoin d'un travail nouveau; le
traité de la Trinité par saint Augustin fut un beau complé-
ment. I.e manichéisme dénaturait l'essence divine et déna-
turait l'homme; saint Augustin fit comprendre à tous ((ue
le mal n'est pas une substance, mais la défaillance du
bien ; que la création est bonne, que tout ce (jui existe est
bon. que le mal est l'œuvre de la volonté humaine et non
pas l'œuvre de Dieu : il rendit à l'homme sa liberté, sa
grandeur moi'ale, et à Dieu son unité et sa bonté". Le pé-
1 Dans VEiicycloiivdie nuuvdli; (tumi- II), publiée par MM. P. Leroux cl
.1. Kpyuaud, nous avons lu iiu article sur saiut Augustin qui renferme des
assertions étranges. Selon l'auteur de cet article (M. P. Leroux), saint Au-
jru-tin a introduit le inanicbéisnio dans la foi chrétienne, et si le doeteur
d'Hippone avait repoussé le système ruatériel des manichéens , il était tou-
jours resté sous l'empire du sentiment qui produisit leurs doctrines : dans
renseignement de saint Augustin ilevenu clirélien, le péché originel rem-
plaça Ahrimane (le mauvais principe des Persans). Le manichéisme a été
pu des principes constituants du cliristianisme, et saint .\ui;usliu a développé
leoùté manichéen de la religion du lils de Marie. — Tout os' inexact dans
ces assertions de M. P. Leroux ; il sullit d'avoir lu quelques ouvrages de
saint Augustin contre les manichéens pour se convaincie qu'aucune trace de
leuis idées n'est restée dans ses doctrines. V a-t-il dans les opinions et les
pi'usées de l'évèque irHippone quelque chose de pareil à la rivalité de deux
puissances éternelles , aux deux âmes en nous, à la condamnation de la
création, à l'irrésistible intlueiice îles astres, à la liaiue de tout ce qui appar-
CHAPITRE LV. 3ÎÎ7
laiîianisnic, en plaçant rhonimo si liant, en le représentant
si fort , sapait les londements du christianisme : la Bë-
«lemptiou devenait inutile. Saint Hilaire, saint Grégoire de
>'azianze, saint Basile, saint Jean Chrvsostome, saint Am-
hroise, avaient enseifiné, d'après les Livres sacrés, le
d(igme de la déchéance primitive et l'impuissance de
l'homme à accomplir, par sa seule force, les bonnes œu-
\ res ; mais Pelage, Celestius et Julien ne s'étaient pas en-
core montrés : la Providence réservait à saint Augustin
Ihonneur d'approfondir [)lus que personne ces grandes
questions, et de tracer d'une main ferme les limites où
linit l'homme, où Dieu commence. Enfin, dans ses combats
contre le donatisme, l'évéque d'Hippone a condamné et
(onvaincu d'erreur toute communion qui se sépare de
l'Kglisc universelle.
C'est ainsi que le docteur africain a, non pas fondé la
foi catholique, car le fondateur c'est un Dieu fait homme,
et avant saint Augustin IKglise avait ses dogmes, mais
c'est ainsi que, disciple de saint Paul et son interpiète
sublime, il a donné à la foi divine ce que nous appellerons
son complément humain. Saint Augustin, c'est le génie de
l'Occident formulant avec une entière netteté les doctrines,
dégageant les dogmes de tout le vague des imaginations
orientales , établissant dans leur plus lumineuse précision
tient à l'Ancien Testament, à r.inathènic porté contre le mariage, à l'anéan-
tisscmeut de la liberté liunjaine"? Il n'est pas permis de parler, même au
point de vnc philosophique , du rôfé manichéen du christianisme. I.e dogme
du péché oiigincl et le penchant de l'homme vers le mal constatent l'état
d'mip nature tomljée^ mais n'ont rien de commun avec les prodigieuses ahsur-
diti's des manichéens.
M. Pierre Leroux nous rappelle Julien, qui accusait aussi saint Augustin
de manichéisme : nu a vu comment le grand évèque lui répondait. Les ad-
versaires de la foi catholique ont souvent répété et répètent encore les ol).jec-
tionsde Julien; mais les victorieuses réponses de saint Augustin sont eucoie
del>out.
358 SAINT AUGUSTIN.
les magnifiques réalités du christianisme. Le plan provi-
dentiel a donné une grande place à l'influence du génie
occidental pour le développement et le progrès de la foi
chrétienne ; les destinées religieuses de Eome sont là pour
l'attester. La théologie catholique a donc pour représen-
tant principal saint Augustin, et comme il n'a jamais rien
inventé en matière religieuse et qu'il a toujours procédé
avec les témoignages de l'Écriture , le protestantisme et le
jansénisme ne sont pas plus sortis des écrits de l'évêque
d'Hippone qu'ils ne sont sortis de la Bible et de l'Évangile.
Luther et Jansenius dénaturaient saint Augustin , mais ne
le suivaient pas : nous l'avons prouvé dans le cours de cet
ouvrage. La plupart de Pères de l'Église, travaillant selon
le besoin des temps où ils ont vécu , ont soutenu telle ou
telle lutte , de manière à ne pas dépasser les limites de
certaines questions. Une autre tâche fut imposée à saint
Augustin ; il eut à combattre toutes sortes d'hérésies , et
l'on peut dire avec Bossuet que l'évêque d'flippone est
« le seul des anciens que la divine Providence a déter-
« miné , par l'occasion des disputes qui se sont offertes
« de son temps , à nous donner tout un corps de théologie,
« qui devait être le fruit de sa lecture profonde et conti-
« nuelle des Livres sacrés ' . »
Si le docteur africain est le premier des théologiens, il
demeure aussi le premier des philosophes chrétiens. On
ne nous citera pas une donnée féconde, une vue haute-,
une notion philosophique de quelques portée, qui n'ait
son expression ou son germe dans les écrits de saint Au-
gustin. Telle idée , tel système qui a suffi pour faire la re-
nommée d'un homme, appartient tout simplement à saint
Augustin, pour lequel nul ne réclamait. Lorsque, au
I Défense de la Tradition et des saints Pères, liv. IV, chap. xvi.
CHAPITRE LV. 35«J
IX* siècle, Scot Érigène enseignait que le mal n'existait
pas, qu'il est seulement la corruption ou la diminution du
bien , ne copiait-il pas saint Aui^ustin? Saint Anselme, dont
les tra\aux ont été, de nos jours, remis en lumière, fut,
en philosophie, le continuateur profond de saint Augustin.
Quand Leibnitz a développé sa théorie du mal , il n'a fait
que reproduire les pensées de l'évéque d'Hippone. Il y a
des gens aujourd'hui qui, le plus sérieusement du monde,
aspirent à l'alliance de la philosophie et de la religion
comme à une grande nouveauté chez les hommes. Ils ou-
blient que cette alliance a été faite et signée par les plus
fiers génies dans les premiers siècles chrétiens. Ils ne sa-
vent pas avec quelle constante autorité saint Augustin a
fait marcher la philosophie à côté de la religion , avec quel
profond respect il parlait des anciens philosophes. Cet
incomparable penseur, que nous avons appelé le Platon
chrétien, a tant admiré Platon, que certaines de ses
paroles approbatives éveillèrent un jour les scrupules de
sa piété! L'union de la raison et de la foi, voilà la plus
belle manière de croire. Personne , plus que saint Augus-
tin, n'a réserve les droits de la raison et ne l'a introduite
dans les conseils de l'àme pour monter aux régions de la
foi. 11 a défendu les droits de la conscience humaine, et,
par lui, l'homme est devenu son premier point de départ
dans sa course vers les vérités invisibles. Notre xvii® siècle,
ce siècle de tant de génie , de raison et de foi , savait ce
que valait saint Augustin ; il professait pour l'évéque
dHippone une admiration sans bornes. La philosophie de
cette grande époque ' fut la philosophie du docteur africain.
1 Malebranche exagéra quelquefois ou reproduisit mal les doctrines philo-
sophiques de saint Augustin. Fénelon se montra l'interprf-te de la vraie phi-
losophie de 1 evéque d'Hippone dans sa réfutation du système de Malebranche
sur la Nature et la Grâce.
360 SAINT AUGUSTIN.
Depuis quatorze cents ans , saint Augustin , comme théolo-
liien et comme philosophe, règne sous son nom ou sous
d'autres noms dans le monde des idées , et cette royauté
n'est pas de celles qui passent.
A ne voir dans saint Augustin que l'homme ami des
hommes, vous lui reconnaîtrez encore un indéfinissahlo
empire sur les âmes. Du fond de ce siècle en travail de
destinées nouvelles, du milieu d'immenses ruines et de
l'agitation des peuples, sort une voix douce comme la com-
passion , tendre comme l'amour , résignée comme l'espé-
rance en Dieu. Klle apporte un baume à toutes les souf-
frances, du calme à tous les orages, le pardon à tout cœur
qui serepent, et c'est elle surtout qui soupire dans l'exil
de la vie et chante la patrie ahsente. On entend l'âme
humaine gémir et aussi éclater d'une façon magnifique par
la bouche de celui qui en avait .senti toutes les infirmités
et compris toute la gloire. Cette voix suave charmait nos
monastères du moyen âge, qui transcrivirent avec une
prédilection marquée les œuvres immortelles de l'évcquc
d'Hippone'; elle nous charme encore nous, hommes du
monde livrés à tonte l'activité humaine. Augustin est
l'homme de tous les siècles par !c sontifiieni;.
Cette voix, partie d'Afrique, dont le retentissement fut
si magnifique et si universel, nous instruit et nous touche
dans un livre qui ne porte pas le nom d'Augustin , mais
qui évidemment est né de l'influence de son génie : ce
livre est V Imitation de Jésus-Christ. L'humilité profonde à
l'aide de laquelle on s'élève aux plus grands mystères, cet
amour de la vérité qui impose silence à toute créature et no
1 Los plus belles transcriptions des ouvrages de saint Augustin sont parties
des monastères d'Anchin et de Marchiennes. On trouve quelques détails sur
ces manuscrits dans un ouvi'ago de patiente et curieuse érudition, intitulé:
Ahbm/e fi'An<-liin. réceniraent put>liépar2ll. Es(\allier.
CHAPITRF LV. 361
veut entendre que Dieu lui-même, la manière de lire utile-
ment les saintes Écritures, le peu de eouiiaace qu'on doit
mettre dans l'homme, l'oubli de soi et la charité pour
tous, les ravissements de la paix intérieure et d'une bonne
conscience, les joies de la solitude et du silence, le déta-
chement des biens visibles et la patience dans les maux ,
les élans du cœur vers la beauté éternelle et immuable, la
tendre et sublime causerie de l'àme avec son Dieu, tout
ce qu'il y a de doux , de profond et de consolateur dans
cet ouvrage qui n'a pas d'auteur connu, comme si le ciel
eût voulu le disputer à la terre, toute cette délicieuse
étude des plus secrètes ressources chrétiennes est rem-
plie de l'àme de saint Augustin. Quand je lis ïlmUalion
de Jésus -Christ, il me semble que c'est Augustin qui me
parle.
En achevant cet ouvrage, quelque chose de triste se
remue dans mon cœur. Je vais quitter un ami sublime et
bon avec qui depuis longtemps je conversais: mes jours et
souvent mes nuits se passaient à écouter saint Augustin, h
interroger son génie, à le suivre dans la diversité de ses
pensées et de ses soins ; je m'étais lait son contemporain ,
son disciple, le témoin de ses travaux et de ses vertus, le
compagnon de tous ses pas en ce monde ; et voilà que d'an-
née en année, de labeur en labeur, de combats en combats,
j'ai vu ce grand homme descendre dans la tombe ou plutôt
monter vers Dieu ! et ces dernières pages sont comme d('>
parfums apportés à un tombeau! et ce que j'aimais a dis-
paru, et comme les hommes de Galilée après l'ascension
du divin Maître, je me tiens debout sur la montagne, et
je cherche saint Augustin dans le ciel ! De tous les maitras*
de la science niligieuse, levèque d'Hippoue est celui qui
m'a fait le mieux comprendre le christianisme, qui ma
introduit le plus avant dans le monde invisible. La recou-
362 SAINT AUGUSTIN.
naissance a quelquefois élevé des monuments à une mé-
moire ; mes mains sont trop faibles pour bâtir des pyrami-
des; tout ce que j'ai pu faire, c'est de graver sur une pierra
fragile comme mes jours le grand nom de saint Augustin ,
en souvenir du bien que j'en ai reçu 1
Le genre humain, placé dans les temps comme une sorte
de mer vivante, apparaît calme ou troublé, selon la paix ou
les orages de l'âme humaine , et le passage des siècles s'ac-
complit avec un retentissement monotone : chaque siècle
apporte son éclat, qu'il emprunte au génie et à la vertu,
et sur l'océan des âges ces rayonnements de l'intelligence
ou du cœur se succèdent vite. Les mêmes révolutions et le
même fracas se renouvellent chez les hommes sous des
noms divers ; les empires n'ont qu'un même bruit pour
s'écrouler, et le genre humain marchera de ce pas jusqu'au
bout. La monotonie de ce spectacle serait peu digne de
notre âme , nous aurions le droit de le prendre en dégoût,
si de temps en temps le doigt de Dieu ne se révélait dans
ces pages, si au fond des événements la vérité ne faisait
pas toujours son œuvre, et surtout si la vie de l'homme
n'était pas un acheminement à des destinées immortelles.
Aussi notre reconnaissance doit monter avec ardeur et
énergie vers les intelligences supérieures qui , instruites
par la divine parole, nous ont fait voir la raison et le but
de notre course sur la terre. Nul génie (nous ne parlons
pas des auteurs sacrés) n'a contribué autant que saint
Augustin à faire connaître aux hommes la vérité : parmi
les ncHïis d'ici -bas, il n'en est point qu'une bouche hu-
maine doive prononcer avec plus d'admiration et d'a-
mour !
FIN
LETTRES A M. POUJOULAT
SDR LA
TRANSLATION DE LA RELIQUE DE SAINT AUGUSTIN
D E P AV lE A HIPPONE
PAR M. l'^BBÉ SIBOUR.
LETTRE PREMIÈRE.
Toulon , 23 octobre 1842.
Clier ami, lorsque nous nous séparions, l'autre jour, sur les bords
(lii Rhône, et que vous partiez pour Paris, vous ne songiez pas et
j'étais loin de songer moi - même que je partais de mon côté pour
TAfrique. Je voguerai bientôt vers cette terre illustrée et conquise par
nos armes j à laquelle se rattachent de si beaux souvenirs chrétiens,
et que je suis heureux, comme prêtre et comme Français, d'aller vi-
siter : et pourtant c'est à peine si je puis croire encore à ce voyage ,
tant il est inopiné. C'est pour moi comme un rêve agréable dont je
crains d'être tiré tout à coup. Je me suis trouvé entraîné ici, et je vais
être tout à l'heure entraîné plus loin par un concours de circonstances
dont il me faut avant tout vous rendre compte pour vous expliquer
cette subite détermination.
J'étais de retour à Viviers, où , après vous avoir quitté, je venais
faire mes préparatifs de départ pour Aix, lorsqu'une lettre de monsei-
gneur l'évêque de Digne m'a apporté cette étonnante nouvelle. 11 allait
partir pour l'Afrique, il allait accompagner les reliques de saint Au-
gustin, que monseigneur l'évêque d'Alger avait eu l'heureuse pensée
d'aller demander à la vieille basilique de Pavie, laquelle ne les gardait,
ce semble, si hdèlement, depuis tant de siècles, que pour les rendre
un jour à Hippone, quand la lumière de la foi aurait relui sur ses col-
lines. La translation devait se iaire avec la plus grande solennité; ce
serait comme une nouvelle prise de possession de l'Afrique par le
christianisme; plusieurs évêques se proposaient d'escorter les restes
de l'un des plus grands évêques, et sans contredit du plus grand doc-
teur de l'Église; monseigneur Dupuch avait écrit à tout l'épiscopat
Z<^\ SAINT AUGUSTIN.
français une lettre pressante ; chaque diocèse était invité à envoyer
quelque représentant à cette fête religieuse et nationale. Monseigneur
lévêque de Digne me disait qu'il partait, séduit pai' sa vieille admira-
tion pour saint Augustin et par sa reconnaissance pour l'Église d'A-
frique, mère de la sienne. Ce, furent, en effet , deux apôtres africains ,
Domnin et Vincent, qui apportèrent les premiers dans les Alpes les
semences de la foi. A la (in de sa lettre, monseigneur me donnait ren-
dez-vous à Toulon pour le 22; c'était le jour li\é pour l'arrivée de?
reli(|iies.
Ma résolution fut bientôt prise:, je ne pouvais manquer à une pa-
reille assignation. Je venais de passer une année entière avec saint
Augustin, à cause de mes études sur le pélagianisme dont vous savez
que j'ai eu à traiter dernièrement dans mon cours. Ce commerce in-
time avec le génie aussi élevé qu'aimable de révêque d'Ilippone avait
ajouté je ne sais quoi de tendre à mon culte pour sa mémoire. Augus-
tin était devenu pour moi comme un illustre ami qui avaitdaigné
m'admettre dans sa familiarité: il m'avait livré tous les secrets de
son âme : je connaissais sa maison de Thagaste; je l'avais suivi à Car-
thage, à Rome, à Milan; bien souvent je m'étais mêlé à ce petit cercle
composé d'Alype, de Trigetius, de Licentius, d'Adéodat, qui se for-
mait d'ordinaire dans la prairie de Cassiaciun, au pied d'un arbre
touffu, et où Monique avait aussi sa [»lace marquée, quoiqu'on y
causât de pbilosopbie et qu'on y traitât parfois les plus grave? ques-
tions. Heureuse Monique! Dieu n'avait pas tardé à l'appeler à lui II
me semblait que je m'étais trouvé entre elle et son lils, à cette fe-
nêtre d'Ostie où, peu de temps avant sa mOrt, ils avaient eu ensem-
Ule, dans un tendre et sublime entretien, ces doux ravissements vers
D'eu dont Augustin nous a magnifiquement parlé dans ses Confessionx,
et qui étaient pour Monique comme le commencement de la céle.^le
béatitude.
Mais c'est surtout à Mippone que j'avais suivi Augustin; je m'étais
nitaché à ses pas; j'étais initié à tous les détails de sa vie d'évêque e*
do docteur. Que de fois j'avais mêlé soit mes acclamations, soit mes
larmes, aux larmes et aux acclamations de ce peuple do mariniers (|ui
se pressait autour de sa chaire, dans la basilique delà Paix I Je l'avais
YU avec admiration passant ses journées à écrire des lettres, à termi-
ner des diflércnds, à accomplir toutes les fonctions si multipliées de
son pénible ministère, et cependant sachant encore, avec une santé
alfaiblie, trou\er le temps de composer (I de revoir ses ouvrages im-
mortels et de soutenir avec tous les emicmis de l'Eglise les luîtes
acliarnées où de si beaux triomplies lui étaient réservés. Maintenanl
(|ue les restes de ce grand homme allaient passer si près de moi , com-
juent aurais-je pu résister au -plaisir de les voir et de les vénérer? L>
TRANSLATION DE LA UKLIOUE DE S. AUGUSTIN. Stîfi
mage de ?on grnio tHait grav(''o dans mou àine; mais il me scmblail
»|tie la viio de son corps ajoiiterail (|ik'I(]iio ciiosc à AoInMonnaissaiicr
t't la rendrait jdiis réelle et pins complète, ,1c nie sentais, moi anssi^
entiaîné par l'admiialion et la reconmiissance, et si la pensée ne me
venait |>as d'aller suivre ces reliques j^lorieuses jusque sur la terre
d'Alriciue, parce que je ne le croyais pas possible, je me piomcttals
hiendu moins de ne pas manquer au rendez-\ous de Toulon, comptant
l'cvenir après avoir assisté aux lèles et contenté ma dévotion.
I.e lendemain, cher and, je descendais rapidement le llliône. Le
temps pressait, et quoicpie le paquebot dans sa marche rapide, em-
porté par le cours impétueux du fleuve, semblât voler sur les eaux, il
nallait pas encore assez vite à mon gré. Assis sur le pont, je saluais à
peine en passant toutes ces vieilles comiaissances (pie .je retrouve tou-
jours avec bonheur sur les rives aimées du lîliône: à gauche, les hau-
teurs de Saint-l*aul-Trois-Chàtcaux, les vertes Campagnes de la l'alud ,
la plaine dOrange, lière de ses antiquités, et, par-dessus tout, le mont
Venloux qui, avec sa tête presque toujours couronnée de frimas,
semble le vieux génie de la contrée; à ilroile, les gorges de Sainl-
Marcel aux grottes fantastiques, les flots bleus de l'Ardèche, qui se
glisse timidemeid à traveis les saules et vient s'imir sans i»ruit aux
Ilots rapides du grand lleuve; le l'out-Saint-Espril, qui ;i perdu désoi-
niius toutes ses terreurs, el qui montre au\ voyageurs les élégantes
leriusses de ses maisons, sa chartreuse de Naibonne entourée de fo-
rêts, mais surtout ses chanqis fertiles couverts de mûriers, et que nous
parcourions ensemble, cher ami, il y a à peme quelques jours, conduits
par le plus excellent des licMes; puis, un peu iilus loin, le riche bassin
de l}aguoI,au fond du(iucl ia Sèse rouU; iU')^ |»ailleltes d'oi' moins })i'é-
cieuses que ses eaux dont les flots linq)ides arrosent tant de vertes
prairies; puis encore le donjon de Mornas, dont le baron des Adrets
haute les ruines, el le château de Uoquemaui e, qui marie an souvenir
des .Sarrasins celui des cardinaux et des [)a|»es d'A\ iguoii.
Je trouvai sur le paquebot uuniseigneui- levêipie de Vaieiu'e, (pu'
javais connu au .sacie de monseigneur de Viviers, el une troupe de re-
ligieuses de la Ifoctnne chrétienne de Nancy. J'appris bientôt que ces
saintes lilles partaient pour l'Afrique; elles étaient destinées pour
liône et pour IMdiippeville. Une vive joie remplissait leur àme en son-
geant à l'œuvre de dévouement, de foi el de civilisation (|u'elles al-
laient accoinplir. Monseigneur l'évèque de Valence se rendait de sou
lùlé ù Toulon pour !a grande fcte de la translation des reli(pies l^e
pieux prélat était même décidé à passer la mer s'il le pouvait. Indé-
pendamment du désir (ju'il avait de s'associer à ce grand li iomplie de
suint Augustin, où il voyait avec raison moins le triomphe d'un saint ,
après'loul, que celui de la religion elle-même, il aurait voulu vi;
366 SAINT AUGUSTIN.
en Algérie une sainte colonie de religieuses trinitaires dont il est le
l'ondateur. Il devait y avoir, en effet, une place pour les tilles de saint
Jean de Matha sur cette terre d'Afrique où l'ordre de la Rédemption
des captifs fit autrefois tant de miracles. Les trinitaires de Valence
avaient reçu en partage dans ces lots de la charité que notre belle con-
quête avait fait échoir à l'inépuisable dévouement de la France tous
les hôpitaux de la province d'Oran à desservir.
Il y avait à peine quelques heures que nous suivions rapidement les
mille méandres gracieux du fleuve, laissant dans les airs une longue
trace de fumée dont le nuage allait se perdre au milieu des arbres qui
couvrent ses rives, lorsque les tours de la vieille cité papale et le pit-
toresque rocher de Notre-Dame-des-Doms nous apparurent. C'était le
terme de notre navigation. Je ne restai à Avignon que le temps néces-
saire pour trouver le moyen d'en partir. Le soir, j'étais déjà sur la
route d'Aix, où j'arrivai le lendemain matin.
Monseigneur l'archevêque d'Aix est le métropolitain d'Alger. La
nouvelle Église d'Afrique est fille de la Provence. L'occasion était
belle pour aller la visiter. Monseigneur regrettait que ni son âge ni
sa santé ne lui permissent de faire un aussi long et si pénible
voyage. Il me chargeait de l'excuser auprès de l'évêque d'Alger et de
tous les prélats qui se seraient rendus à son appel. Il me donnait en
même temps, en riant, la mission de représenter à la cérémonie
notre Église métropolitaine d'Aix, mission que je dois accomplir, à ce
qu'il paraît, plus complètement qu'il ne le pensait et que je ne le
l>ensais moi-même.
Enfui, hier samedi, jour où les reliques étaient attendues de Pavie,
je suis arrivé à Toulon vers les trois heures du soir. A mesure que
nous approchions de Thôtel de la Croix -d'Or, où nous devions des-
cendre, une foule empressée et compacte encombrait les rues qu'il
nous fallait traverser. Ou voyait que la fête annoncée avait mis la
ville entière en émoi. Je trouvai réunis à l'hôtel de la Croix -d'Or
tous bs évêques qui étaient accourus à Toulon de divers points de la
France; quelques-uns venaient de très-loin; ils étaient environnés
d'un nombreux clergé, et se disposaient à aller au-devant des reli-
ques. Le [)remier que j'aperçus fut monseigneur l'évêque deChîîlons,
qui, avec cette ponctualité et cette ardeur militaire, restes de son
ancien état, avait déjà revêtu ses ornements pontificaux, et attendait,
la mitre en tète et le bâton pastoral à la main, que le signal du départ
fût donné. Le vénérable prélat eut besoin d'une patience égale à son
exactitude.
L'arrivée des reliques avait été annoncée pour deux heures; il en
était déjà quatre, et l'on n'en avait jtoint encore de nouvelles. Une
foule immense slalioiniait sur le Cliamp-de-Mars; celte vaste espla-
TRANSLATION DE I.A RELIQUE DE S. AUGUSTIN. 307
iiado qui offre si souvent l'image de la guerre, et qui retentit ordi-
rcuieul (lu bruit des armes et du pas cadencé des soldats, présentait
alors un spectacle bien différent. Klle ne pouvait contenir les flots du
peuple ; au-dessus de toutes ces têtes flottaient de saintes et pacifiques
bannières : c'étaient les paroisses de la ville' venues en procession et
dont les pieuses congrégations entouraient de longs replis l'autel où
devaient, en arrivant, être déposées les reliques. On entendait à peine
leurs chants religieux qui se perdaient dans la grande voix de la
foule.
Tout le peuple avait les yeux tournés du côté de la route d'Italie;
l'inquiétude et l'impatience commençaient à le gagner ; il était près
de cinq heures, le jour allait bientôt disparaître. On songeait alors
que le moindre accident de route pouvait causer un retard; déjà les
masses s'étaient ébranlées pour leur retour, lorsque des cris de joie
signalèrent deux voitures qui s'avançaient rapidement et qui se di-
rigèrent du côté du Champ-de-.Mars. On en vit bientôt descendre les
évèques de Fréjus et d'Alger, celui-ci portant dans ses bras l'arche
sainte qui renfermait les reliques.
Nous nous hâtâmes d'aller porter aux prélats cette heureuse nou-
velle. Elle nous avait devancés, et quand nous arrivâmes à l'hôtel, le
clergé en sortait processionnellement pour se rendre au Champ-de-
Jlars. Mais le cortège fit de vains efforts pour sortir de la ville et fran-
chir les portes, dont les passages étroits étaient remplis par un peuple
immense que nulle mesure d'ordre et de police ne contenait. Il ne
restait plus que le parti de la retraite. Monseigneur l'évêque de Châ-
lons paraissait ne s'y pas résigner volontiers Enfin il fallut céder à la
nécessité, et les évêijues se rendirent à l'église Majeure de Sainte-
Marie, et allèrent y attendre les reliques.
Pour moi, cher ami, qui n'avais pas à sauvegarder la dignité de
mon rang en cette occurrence, et qu'une sainte impatience poussait
vers les restes d'Augustin, l'essayai de me faire jour à travers les flots
pressés de la foule. Il y avait comme deux torrents, dont l'un entrait
et l'autre sortait de la ville. Ils se rencontraient et s'entre-clioquaient
à la porte d'Italie, et je ne comprends pas maintenant que dans ce
chemin couvert et sond)re des remparts et traversant les ponts étroits
des fossés, nul malheur ne soit arrivé. J'ai vu des vieillards, des
femmes, des mères même portant aux bras leurs petits enfants, tous
imprudemment engagés dans ces périlleux délités. C'est assurément
un miracle qu'on n'ait eu à déplorer aucun funeste accident, et que
personne n'ait été ni étouflé ni (oulé aux i»ieds. ,Ie pris, sans trop
penser à tous ces graves périls, le lil du courant (jui sortait de la ville,
et je me trouvai heureusement porté au Chanq)-de-Mars, non loin de
raulci où la châsse reposait.
368 SAINT AUGUSTIN.
C'est alors que je pus contempler et vénérer pour !a première fois
la relique insigne que l'église de Pavie avait cédée à celle d'Hippoue.
C'était le bras droit d'Augustin; ce bras qui avait porté si haut et
avec tant de fermeté le sceptre de l'intelligence et de l'orthodoxie
dans un des plus grands siècles de TÉglise; ce bras qui était encore
aujourd'hui et qui serait toujours un des plus fermes soutiens de
i'iiglise; ce bras qui avait terrassé les manichéens, les donatistes,
les ariens, Pelage, Celestius, Julien, et qui, tout mort qu'il était, me-
naçait encore et saurait atteindre tous les ennemis du christianisme;
ce bras enfin qui avait répandu sur la terre d'Afrique tant de béné-
dictions: semence ensevelie depuis quatorze siècles, mais semence
imortelle et que le génie de la France venait enfin de faire éclore !
Ah! il me semblait les voir tressaillir ces ossements sacrés, et se le-
ver tout à coup pour bénir ce pays dont les armes glorieuses avaient
reconquis les plages africaines au christiauisiiie et à la civilisation !
La Fiance en rendant à Augustin son berceau et sa tombe devenait
sa patrie. .Mon cœur donnait avec enthousiasme au grand évêque
dilippone les doux noms de père, de frère, de concitoyen, et des
larmes de joie inondaient mon visage.
Cependant peu à peu la loule s'écoulait |jour se trouver sur le
passage du cortège; la miit se faisait, et la procession put prendre
cMlin sa marche vers l'église Sainte -Marie. Mille llambeaux étince-
laient sous nos pas. Les chants des prêtres, le son des cloches, Tem-
iwessement religieux de la foule, cette voix du peuple qui s'élevait
comme un immense concert , tout cela formait un beau et consolant
.spectacle.
Kn arrivant aux poitcs de la basilique, nous vîmes les ésè(pies,
au nombre de six, (jui, debout dans le sanctuaire, attendaient avec
une sainte iinpatieuce l'entrée du cortège. Les reliques furent bientôt
placées sur le maître-aulel, et alors chacun des prélats s'avança pour
les vénérer solennellement et donnera Augustin le baiser fraternel.
Ce-fut d'abord mouseiyneur ré\è(pie de Kréjus, heureux d'avoir reçu
un tel hùte, et qui avait \oulu au moins 1-accompagner jusipfauv ex-
trémités de sou diocèse. Il avait |)résidé ce soir-là, connue de raison,
à la premièie cérémonie de la réception des reliques.
Après lui s'avança monseigneur l'archevêque de Bordeaux, que les
liens les plus étroits unissent à l'Fglise d'Alger, puisque monseigneur
!)upuch est à la fuis son diocésain par la naissance et son lils par la
( onsécration. Le \énérablc évêciue de Chàlons, monseigneur de Prilly,
fut le troisième. Conservant dans un Tige déjà avancé toute ractivité
et presque toutes les forces de la jeunesse, il n'avait pas reçue
ilev.int les fatigues d'uu long voyage pour venir donner à Augustin
te léuiolgnage d'amour et de vénération. Monseigneur de Ma/enod
TRANSLATION DE LA RELIQUE DE S. AUGUSTIN. 309
vint ensuite. La place de l'évêque de Marseille, de Tancien évêqiie
d'Icosie, était d'avance marquée dans une telle solennité. Lui aussi
avait été en quelque sorte successeur de saint Augustin, et d'ailleurs
les rivages de l'Afrique étaient voisins des rivages de son diocèse. Les
mêmes flots les baignaient et les unissaient en les séparant.
Nous vîmes ensuite s'avancer l'un après l'autre les évêques de Digne
et de Valence, dont je vous ai parlé.
Enfin le dernier était Tévèque nommé de Nevers, monseigneur
Dufêtre, qui, condamné momentanément à un repos forcé par l'at-
lente de ses bulles, avait saisi avec empressement l'occasion de ce
saint pèlerinage pour donner quelque aliment à son activité et à son
zèle.
Ainsi s'est terminée, cher ami, cette première journée. Elle avait
rempli mon cœur des sentiments les plus agréables et les plus vifs.
Le soir, comme je les versais dans le cœur si affectueux pour moi
de celui qui me les avait procurés en m'appelant à Toulon , la pro-
position du voyage d'Afrique me fut faite tout à coup. C'était aller
au-devant d'un désir qui n'avait plus rien de vague, mais qu'il n'était
pas facile de réaliser. Nos vacances allaient finir; et puis à quel titre
me présenter pour un pareil voyage? L'excellent évêque de Digne
s'est chargé de tout arranger. La Providence a voulu que ce qui était
le principal obstacle soit devenu un moyen. Le nombre de ceux qui
se présentent pour faire ce beau pèlerinage est beaucoup plus grand
qu'on ne lavait pensé. On ne savait comment trouver place pour tout
le monde sur le navire mis à la disposition de l'évêque d'.\lger. Le
gouvernement, avec une louable générosité, en a accordé un second,
de façon qu'il pourra y avoir maintenant place à bord même pour les
surnuméraires comme moi. L'évêque de Digne est venu ce malin
m'en donner l'assurance, et mon nom est déjà inscrit par ses soins
sur la liste des passager?.
Donc, cher ami, sans plus songer à rien, je pars, et je vous pro-
mets un récit bien détaillé de notre sainte et glorieuse expédition, .le
serai l'Albert d'Aix de cette pacifique croisade. Vous savez (juuue
de mes manies est de soutenir confie tous que le vieux choniqueur
est une des gloires de notre chapitre. Quoi qu'il en soit, vous aurez
ma chronique. Mes lettres, écrites à la hâte, tantôt comme en ce
moment sur une table d'auberge, tantôt sur quelque banc de notre
navire si le roulis le permet, luutùt peut-être, que sais- je? sous la
tente du Bédouin, ne pourront prétendre à d'autre mérite qu'à ce'ui
de la fidélité. D'ailleurs, j'en suis sûr, vous allez prendre un vif in-
térêt à un événement dont votre esprit aussi religieux qu'élevé saisira
facilement toute la portée, et mes détails, quelque informes qu'ds
soient, auront toujours du prix à vos yeux.
T. II. — :2i
370 SAINT AUGUSTIN.
Le départ pourBône est fixé à mardi matin.
On nous annonce pour aujourd'hui dimanclie une grande solennité.
Si je le puis ^ je vous en parlerai demain. J'entends les cloches de la
grand'messe : adieu.
LETTRE DEUXIEME.
Toulon, lundi soir, 24 octobre.
Il pleut à verse, et je viens, ami, passer ma soirée avec vous. J'y
trouverai double profit, pour mon cœur d'abord, et' puis pour mon
journal. J'ai à vous rendre compte de nos fêtes d'hier et de nos
courses d'aujourd'hui. Je ne veux pas laisser un trop long arriéré.
Pour rester lidèle à mes engagements, je sens qu'il faut enlever à ma
paresse tout prétexte de banqueroute. Je ne sais pas d'ailleurs com-
ment la mer me traitera, et si elle aura quelques égards pour mes
fonctions d'annaliste. C'est la première fois que je perds de vue le
rivage et que j'affronte le périlleux plaisir dune longue traversée.
En fait de navigation, ,je ne connais jusqu'ici que celle du fleuve et
des étangs du pays natal. Pour vaisseau amiral, nous avions dans
notre enfance cette pauvre barque que vous avez vue dernièrement
amarrée dans les roseaux du lac des Oliviers, dont les eaux tranquilles
baignent les vertes campagnes de mon village. Il ne faut pourtant
pas que j'oublie le récent voyage de long cours que nous avons fait
ensemble à travers Vétang de Berre, qui mériterait presque aussi bien
le nom de mer que la mer de Galilée, et qui sépare les collines au pied
desquelles la Providence plaça nos deux berceaux. Je vois encore
d'ici la voile latine de notre chaloupe faiblement argentée par la lune
qui se levait , ces lueurs phosphorescentes que chaque coup de rame
tirait du sein des flots endormis, cette belle étoile brillant comme un
phare au sommet de la montagne qui fuyait derrière nous, tous ces
astres qui se montraient sur nos tètes et que les eaux azurées réflé-
chissaient. Nous semblions glisser à la manière des ombres dans un
autre monde et vers d'autres cieux : charmant souvenir ([ui est en-
core tout vivant dans mon âme, et qui ne sera pas effacé par tous les
grands et religieux souvenirs que je vais a\oir à vous retracer!
Hier donc, ainsi que je vous l'annonçais dans ma première lettre,
les offices du matin et du soir ont tté célébrés à l'église autour des
saintes reliques avec une pompe inaccoutumée. Il y avait certaine-
ment bien des siècles que la cathédrale Sainte - Marie n'avait vu
autant d'évèques et un aussi nombreux clergé, réunis dans son sein.
I! aurait fallu pour cela remonter le cours des âges et arriver jusqu'à
la tenue de quelque concile dans la ville de saint Cyprien. On aurait
TRANSLATIOiN DE LA RELIQUE DE S. ALGUSTLN. 371
dit, en effet , un concile, à voir tous ces évêques et tous ces prêtres
rangés autour du sanctuaire (jui pouvait à peine les contenir. C'était
révoque de Fréjus qui officiait. Sous les traits vénérables de monsei-
gneur Michel, il me semblait voir le saiut pontife du sixième siècle,
le disciple de Césaire d'Arles, Cyprien lui-même, venant faire les
honneurs de sa basilique au grand évêque d'Hippone, dont il fut,
comme son maître, un des plus grands admirateurs. Cyprien de
Toulon et Césaire d'Arles furent les chefs, vous le savez, du concile
d'Orange, où les restes du pélagianisme reçurent les derniers coups ,
et où turent consacrées, dans leur expression la plus complète, les
doctrines de saint Augustin sur la grâce. L'un et l'autre luttèrent
contre les influences de Lérins, peu fovorable à l'évêque d'IIippone.
Par Cassien de Marseille, et par le monachisme oriental d'où il tirait
son origine, Lérins se rattachait un peu aux tendances, en apparence
stoïques, de Pelage et de ses adhérents. J'ai lu quelque part que Cé-
saire d'Arles fut un des premiers évêques des Gaules qui instituèrent
dans leur Église une fête en l'honneur de saint Augustin. On risque-
rait peu de se tromper en supposant qu'il fut imité par Cyprien de
Toulon, dont il était en tout le modèle, de telle sorte que la fête d'au-
jourd'hui est peut-être l'anniversaire de quelque solennité analogue
du vie siècle, dont l'histoire n'a pas gardé le souvenir, mais qui est
restée dans les annales du ciel.
Pendant toute cette journée de dimanche, l'église a été conslam-
uient remplie de lidèles qui venaient vénérer les saintes reliques. On
les avait exposées sur un autel latéral dans une des basses nefs de
l'église. Un très -grand nombre de cierges brûlaient autour de la
châsse, ettormaient une auréole de gloire et de lumière, image affai-
blie de l'éclat du génie et des ardeurs de la foi d'Augustin,
Après les vêpres, qui ont été célébrées par monseigneur l'archevê-
que de Bordeaux, l'évêque d'Alger a pris la parole. H a essayé de
rendre dans une courte et chaleureuse improvisation quelques-uns
des sentiments qui remplissaient son cœur.
Le prélat a raconté ensuite brièvement son voyage de Pavie à Tou-
lon : la vieille cité lombarde, si i)eureuse du trésor que la piété de
ses rois lui avait confié, si fière de l'avoir fidèlement gardé pendant
plus de onze siècles, et aujourd'hui le partageant généreusement avec
la nouvelle Église d'Afrique; toutes ces populations religieuses de
l'Italie et de la Provence, émues par des événements si extraordi-
naires, se pressant partout sous les pas d'Augustin et de son succes-
seur et changeant leur marche en un long triomphe : ces consolants
souvenirs, ces impressions si récentes et si vives, animaient j'oia-
teur; son visage était enflammé, il y avait des larmes dans sa voix.
Mais son émotion et la nôtre ont augmenté lorsque, jetant un rapide
372 SAINT AUGUSTIN.
coup d'œil sur l'avenir de son Église : « Réjouissons -nous, » s'est-il
écrié : » ce jour qui se lève sur l'Afrique est pour elle le plus beau des
jours; c'est le Seigneur qui l'a fait : Hœc dies quam fecil Dominus ;
exultemus et lœtemur in ea. Nous emportons avec nous un gage cer-
tain de miséricorde. Appuyé sur le bras d'Augustin, nous retournons
plein de confiance et de joie. Il técoudera de nouveau cette terre que
sans lui et le secours d'en liaut nous arroserions en vain de nos sueurs.
Oui, c'est notre espoir. Dieu renouvellera par ce bras puissant d'Au-
gustin les prodiges qu'Augustin nous raconte lui-même, dont il fut
le témoin, et qui signalèrent la translation en Afrique de quelques
ossements du premier des martyrs. Ce n'est point par hasard que
l'Église nous mettait, ce matin, sous les yeux ces paroles de paix et
d'espérance : E(jo cogito cogitationes pacis. Il y a dans les conseils éter-
nels des pensées de miséricorde pour l'Afrique. Ces pensées se ma-
nifestent dans les événements merveilleux qui depuis dogze ans
s'accomplissent et que l'heureux événement d'aujourd'hui vient cou-
ronner. Hâtons, par nos prières, cet instant marqué pour la régéné-
ration de l'Afrique. Unissons-nous à Augustin, qui sans doute intercède
sans cesse pour la conversion de ces contrées qui lui furent si chères.
Prions aussi pour les vénérables pontifes accourus à cette fête et qui
représentent si dignement l'Église des Gaules. Priez tous Augustin
d'obtenir pour moi, son indigne successeur, quelque chose de cette
humilité et de cette bonté charitable qui distinguent le premier pas-
teur de ce diocèse ;
» Quelque chose de la foi et de la prudence de ce prélat ' qui tut
notre père, à qui nous devons tout, et qui est si fidèle à la maxime
qu'il a prise d'unir en tout la force avec la douceur;
» Quelque chose de ce noble caractère et du zèle apostolique de
cet autre pontife '- que nous pouvons appeler notre prédécesseur,
puisipiil fut évêque d'Icosie;
« Quelque chose de l'insinuante douceur, de la persuasion entraî-
nante de cet élofjuent pontife qui siège à ses côtés 3, et qui nous di-
sait tout à l'heure: Nous avons succédé à Vincent et à Domniu; c'est
de l'Afrique, c'est peut-êti'e des murs d'Hippone que partirent ces
premiers apôtres des Alpes; c'est aussi sur les plages d'Hippone que
nous voulons remercier Dieu de la foi (|ui nous est venue de ces
contrées ;
« Quelque chose aussi du zèle et de l'ardente piété de ces deux vé-
nérables prélats 'i, que ni l'âge, ni la longueur du chemin, ni les
1 Monseigneur l'arclaevéque de Bordeaux.
'■i Monseigneur l'évéque de Marseille.
:! Monseigneur l'évéque de Digne.
4 Messeigneurs de Chàluns el de Valence.
TRANSLATION DE LA RELIQUE DE S. AUGUSTIN. 373
périls (le la mer n'ont pu arrêter quand il s'est agi de rendre à Au-
u'ustin ce soleimel hommage ;
» Quelque chose, enfin, de la mâle et vigoureuse ékxiueuce de ce
nouvel athlète qui n'a pas encore reçu l'onction sainte ', mais qui a
déjà combattu avec tant de gloire les combats du Seigneur, de cet
homme apostolique qui, tel que les anciens capitaines qui allaient
avant la bataille aiguiser leur épée sur le tombeau des héros, va sur
les ruines d'Hippone se remplir de la foi, de l'ardeur, du zèle infati-
gable d'Augustin. »
Après ce discours, dont je prétends ne vous donner que le sens,
bien que j'en aie recueilli ù l'instant même quelques morceaux qui
m'avaient particulièrement frappé, une procession triomphale a eu
lieu à travers les rues de la cité. Le ciel, qui était menaçant et cou-
vert de noirs nuages, s'est tout à coup éclairci à la sortie des reliques
et a semblé sourire à Augustin. Un immense cortège composé des
évêques et du clergé, des (piatre paroisses et de toutes les corpora-
tions pieuses de Toulon, accompagnait la châsse, qui était portée
par des prêtres. La population entière prenait part à cette belle ova-
tion. Elle montrait partout sous nos pas le plus vif et en même temps
le plus respectueux empressement. Le tour de la procession a été
fort long, et avant que nous fussions rentrés dans l'église, la nuit
s'était faite. Le spectacle n'a été que plus beau. Nous défilions sous
les allées du Cours , où déjà le gaz répandait ses éclatantes lueurs.
L'air était calme et permeltait au cortège de tenir les flambeaux al-
lumés. Toutes les maisons voisines étaient illuminées. L'éclat et le
jeu des lumières, le bruit sourd de la foule qui allait se perdre au loin
dans les ombres épaisses de la nuit, ces voix qui montaient au ciel de
plusieurs points à la fois, les sons retentissants de la musique mili-
taire, mais, par-dessus tout, les accents inspirés de l'hymne Ambro-
siennequi se faisaient entendre plus vifs, ce semble, et plus ardents
que jamais en l'honneur d'Augustin , dont peut-être ils avaient autre-
fois, sous les voûtes delà basilique de Milan, célébré la conversion,
tout cela remplissait l'âme d'un saint enthousiasme.
Après la rentrée de la procession et la bénédiction du Saint Sacre-
ment, monseigneur l'évêque de Fréjus a adressé quelques mots tou-
chants à son peuple. Sa voix est bien connue dans cette église Sainte-
Marie, dont il a été si longtemps le pasteur avant d'être celui de tout
le diocèse. Aussi sa parole était empreinte de je ne sais quoi de simple
et de paternel qui allait au cœur. Il a fini en demandant des prières
pour l'heureux voyage des évêques qui allaient bientôt s'embarquer
[>our l'Afrique.
f Monseigneur Dufètre, évèque nommé de Ni'vers.
374 SAINT AUGUSTIN.
Le départ de notre sainte expédition est fixé à demain matin neuf
heures. FI a fallu tout aujourd'hui pour préparer les deux navires qui
composeront notre flottille, et pour tout installera bord. J'ai profité
de ce délai pour visiter Toulon, que je connaissais à peine. Je ne
vous parlerai ni de son port si vaste et si animé, surtout depuis la
conquête d'Alger, ni de sa belle rade, où dorment avec une mine
sombre et menaçante les vaisseaux de notre escadre d'Orient, rappe-
lés depuis peu, et que la politique enchaîne sur nos rivages; ni de
son arsenal immense, ni de ses ateliers de construction où le cliquetis
des fers traînés par le forçat se mêle au bruit des travailleurs et affecte
péniblement les oreilles; ni du magnifique hôpital Saint -Mandrier,
avec ses jardins, ses échos curieux et sa chapelle coupée en élégante
rotonde. Vous connaissez tout cela mieux que moi. Toulon n'est ni
une ville d'art ni une ville de commerce; c'est un vaste camp fortifié:
il n'y faut chercher d'autres monuments que ceux de l'architecture
militaire. Le génie hardi du Puget n'a pas pu s'y développer. J'ai vu
la maison du grand architecte et la façade de l'hôtel de ville qui lui
appartient aussi. Le ciseau fécond autant qu'énergique du Michel -
Ange français n'a doté sa seconde patrie que de deux morceaux de
sculpture remarquables : les Adorateurs de sainte Marie et les Caria-
tides de la Maison commune. La ville n'a que des rues et des places
trop peu larges; resserrée dans sa double ceinture de remparts et de
fortifications, elle étoulTe dans cette étroite enceinte où le génie mili-
taire la tient enfermée et sous clef. Ses maisons, qui ne peuvent s'é-
tendre, entassent étages sur étages pour aller chercher l'espace libre,
l'air et le soleil. Toulon, avec ses montagnes grises couronnéts de
canons, et sur le sein décharné desquelles serpente seulement le sen-
tier qui alioutit aux batteries, comme les carreaux de la foudre impri-
més sur le rocher, a une physionomie très -sévère qui convient à sa
destination, et qui est loin d'indiquer au premier abord les ravissants
aspects des côtes et des campagnes voisines.
Vous pensez bien, cher ami, que nous n'avons pas manqué dans nos
courses de la journée d'aller visiter les deux bâtiments qui doivent
nous transporter en Afrique. Le premier, le Gassendi, est une belle
corvette à vapeur. C'est à son bord que seront les reliques et les évê-
ques voyageurs; le second, le Ténare, est un pa(|uebot de la corres-
pondance qui portera une troupe d'ecch'siasti(|ues et de religieuses.
Je dois prendre place sur le Gassendi , à la suite de monseigneur l'é-
vêque de Digne. N'est-ce pas une circonstance curieuse que ce nom
deGassendi, le nom d'une de nos princi|)ales illustrations bas-alpines,
donné au vaisseau qui doit nous porter en Afrique? J'ai été faire der-
nièrement un pèlerinage au vallon de ('hamptercier où le philosophe
est né : j'ai vu au sonnuel de la montagne la pauvre masure qui lui
TRANSLATION DE LA RELIQUE DE S. AUGUSTIN. 37S
servit de berceau. Rien n'est changé depuis le jour où Gassendi en-
fant, avant d'être homme de génie, menait paître autour de la ferme
et sur les pentes abruptes des monlagnes voisines le petit troupeau de
son père, et où, dans le silence de ces solitudes, à l'aspect des cieux
étoiles, se formaient sa vocation astronomique et son goût pour la mé-
ditation et le calcul. Pas le plus petit rayon de sa gloire n'est tombé
sur le lieu obscur qui le vit naître; je n'ai aperçu là ni marbre ni
inscription qui rapi)elassent sa mémoire. Seulement un pauvre petit
mendit gardait quelques maigres moutons sur les l)ords des mêmes
ravins, et je me plaisais à le regarder comme une image vivante du
grand homme. Oigne, avec le superbe égoïsme propre aux capitales,
s'est approprié tout le lustre de la gloire de Gassendi, et en a déshérité
Champlercier. Il est vrai de dire que cette renommée lui appartient
aussi à plus d'un titre, puisque le philosophe fut professeur dans son
C(»llége et prévôt dans son chapitre de Notre-Dame. Qui aurait dit au
pâtre de Champtercier qu'un jour son nom, tiré des fastes de nos
gloires nationales, serait porté avec orgueil par une de ces créations
merveilleuses de la science moderne qu'on appelle un bâtiment à va-
peur? Qui aurait dit plus tard au rival de Descartes, à l'ami de Peyresc,
qu'im jour ces côtes de Barbarie, qu'ils ne dédaignèrent pas de faire
explorer au prolit de la science, seraient conquises par la France au
profit de la civilisation et du christianisme, et qu'un navire du nom
de Gassendi porterait, pour aller les restituer aux rives d'IIippone, les
restes vénérés du plus grand philosophe (pie l'Église d'Afrique et même
(|ue l'Église catholique ait produit?
Ce soir, en rentrant, nous avons appris qu'un des journaux de la
ville, une de ces petites feuilles apparemment qui vivent de scandales,
avait publié un article où l'on essayait de jeter du doute sur l'authen-
ticité des reliques de saint Augustin, et du ridicule sur notre expédi-
tion. Il faut avoir un bien triste courage pour s'efforcer de refroidir
un enthousiasme si pur et si universellement ressenti. Il n'y a que
des hommes dépourvus non -seulement de tout sentiment religieux,
mais encore de tous ces nobles instincts, nés du double amour de la
patrie et de l'humanité, qui en soient capables, et qui ne puissent rien
comprendre au grand événement dnnt nous sommes en ce moment
les témoins. S'agit-il donc aujourd'hui d'une translation ordinaire de
leliques à laquel'e la piété seule soit appelée à prendre part? N'y
ii-t-il pas ici tout à la fois un grand fait de civilisation et un grand
fait national? Depuis quatorze siècles un continent tout entier avait
échappé aux influences de la civilisation européenne et des idées
chrétiennes. La barbarie et linlidélilé, avant de s'asseoir sur l'Afrique,
avaient démoli pierre à pierre le vieil édifice delà doulde doupqation
puniqtie et romaine et l'édilice plus jeune de l'Église chrétienne. Tout
.176 SAINT AUGUSTIN.
souvenir s'était effacé : les cendres des saints avaient été dispersées;
les ruines mêmes semblaient avoir péri. Du haut des montagnes de
l'Atlas, ou bien sous la tente du désert, ou tùen encore à l'abri der-
rière les murailles de leur casbah, des Barbares insultaient à l'Europe.
Leurs pirates, comme des vautours, s'élançaient de leur aire et ve-
naient jusque sur nos côtes faire la presse des esclaves; ils infestaient
la Méditerranée et enlevaient au commerce toute sécurité. L'Europe
souffrait lâchement toutes ces cruelles injures ; les nations les plus
puissantes étaient tributaires d'une poignée de brigands. La France
s'est levée enfin; ellf a effacé cette honte qui depuis si longtemps
s'attachait au front de la chrétienté; elle a rendu l'Afrique à la civili-
sation. L'ordre, la religion, la liberté, le commerce, l'agriculture
vont refleurir sur cette terre si longtemps inculte et sauvage. Le so-
leil qui se lève sur l'Algérie éclairera bientôt peut-être de sfs rayons
bienfaisants toutes ces régions ténébreuses et inexplorées que l'A-
frique centrale cache dans son sein. L'Europe entière a compris cela;
tous les peuples, excepté un peut-être, dont la cupidité et l'orgueil
altèrent quelquefois le sens moral, ont battu des mains à notre con-
quête. La France a senti qu'elle faisait une grande chose en Algérie;
elle a magnanimement prodigué son or et le sang de ses enfants. L'o-
pinion publique , poussée par un admirable instinct , accueille avec
transport tout ce qui est favorable cà notre établissement africain. Le
gouvernement de 1830 n'a rien fait de plus universellement populaire
que la création de l'évêché d'Alger. Jusque - là nous n'étions , ce
semble, que campés en iVfrique; on a compris dès lors que nous
voulions nous y établir définitivement. La croix pousse chaque jour
de profondes racines dans le sol. L' Afrique, ce n'est plus pour nous
une conquête, c'est déjà une seconde patrie. Voici donc le moment de
rappeler tous les exilés. Que le plus illustre de tous, (|ue le grand
évêque d'ilippone soulève la pierre de son tombeau de Pa\ie, et re-
vienne prendre possession des autels que l'Afrique chrétienne lui avait
élevés. Ce retour est le signe le plus éclatant de l'affermissement de
notre domination, et cette domination est une gloire pour la France
et un bonheur jiour l'humanité et pour la civilisation. Voilà ce que
comprend le peuple qui se presse sur nos pas. Il a le sentiment de
toutes ces grandes choses, et c'est pourquoi il change on triomphe les
hommages que nous venons rendre à des ossements sacrés. Oui, en-
core une fois, il faut du courage à certains hommes pour venir es-
sayer de troubler cette touchante ovation, et pour ne plus voir dans
cette fête qu'une plate mystification.
Heureusement pour nous, et malheureusement pour le journaliste
toulonnais, il n'y a rien de plus làcile à prouver que rautlieriticiti' des
reliques d'Augustin. Sans licaucoup de peine on peut suivre les saintes
TRANSLATION DE LA RELIQLE DE S. AUGUSTIN. 377
df'pnuilles depuis le moment où les disciples d'Augustin les enseve-
liront en pleurant dans les cryptes de la basilique de la Paix, jusqu'à
celui où nous allons, avec tant de joie et de solennité, en rendre une
portion aux colliucsd'Ilippone.
I,c loiubeau de saint Autiustin à Ilipponc ue parut pas aux fidèles un
asile assez sûr quand les Vandales furent maîtres de cette ville et de
l'Afrique entière. On sait la fureur avec laquelle ces barbares ariens
persécutaient les catholiques et cherchaient à étouffer leur culte. Les
évêques étaient surtout l'objet de leur cruauté; ils n'eurent le plus
souvent pour partage que la mort ou l'exil. L'île de Sardaijme, voi-
sine de l'Afriipie, était remplie de confesseui^ de la loi chassés par
les princes ariens. Parmi ces princes, Iluneric et Trasamonde se dis-
tinguèrent par leur haine contre la vraie foi. C'est sous ce dernier
qu'Eugène de Carthage et Fulgence de Ruspe, qui fut en Afrique en
quelque sorte le dernier disciple d'Augustin, prirent le chemin de
l'exil. Victor de Tunes élève à cent vingt le nombre des évêques qui
subirent alors le même sort.
Ces saints pontifes, en quittant l'Afrique dévastée par la barbarie
et souillée par l'hérésie, emportèrent avec eux les ossements vénérés
de leurs pères dans la foi dont cette terre infortunée n'était plus
digne. C'est ainsi que les restes d'Augustin arrivèrent en Sardaigne.
La ville de Cagliari reçut ce dépôt précieux. On rencontre quelques
doutes sur le moment précis de la translation à Cagliari. Tillemout
pense qu'elle eut lieu sous Huneric; mais les historiens anciens, tels
(|ue Rède, Pierre Oldradus, Paul Diacre et avec eux Raronius, dom
Ruinart, etc., placent cette translation sous Trasamonde, au milieu
du vi« siècle. Ce sentiment semble le plus probable. Mais, quoi qu'il
en soit, la translation des restes d'Augustin à Cagliari n'en est pas
moins incontestable; elle s'appuie sur une foule de monuments con-
temporains. Ici on peut dire que les pierres mêmes parlent. La capi-
tale de la Sardaigne vénère encore aujourd'hui dans la vieille basi-
lique de Saint- Saturnin le tombeau vide où reposèrent les ossements
de l'évêque d'Hippone. Ce tombeau ne put les garder que durant l'es-
pace de deux cent vingt-trois ans. A cette époque, la Sardaigne étant
tombée aux mains des infidèles qui avaient conquis l'Airique, ceux-ci
cédèrent le corps d'Augustin pour le pris de soixante mille écus d'or
au pieux Luitprand , qiu' portait alors à Pavie la couronne de fer des
rois lombards.
Pour cette troisième et solennelle translation à Pavie, nous avons
une foule d'historiens, la plupart contemporains : Rède d'abord, qui
vivait dans ce temps-là, et qui raconte au long l'événement dans son
livre De Sex œtatibus mundi ; ensuite ce Pierre Oldradus, archevêque
de Milan , que je viens de vous citer, et qui écrivit , à la prière de
378 SAINT AUGUSTIN.
Charlemagne, une relation complète de la translation : enfin, pour
me borner, Paul Diacre, qui la mentionne dans le sixième livre de
son histoire De GpsUs Longobardorum. Je pourrais encore joindre à ces
témoignages celui du Mariijrologe d' Adun , qui est du ix" siècle et qui
s'exprime ainsi : » Le vénérable corps d'Augustin, transporté en pre-
mier lieu d'Hippone en Sardaigne à cause des barbares, a été ré-
cemment transporté à Pavie par le roi Luitprand, qui en a donné un
grand prix. Hujus corpus venerabile primo de sua civitatej)ropter Bar-
haros Sardiniam translatum, nuper a Luitprando rege, data magno
pretiu, Ticinis relatum. »
Le texte de la chronique de Bfde est curieux et intéressant. Je veux
vous le transcrire ici tel que je le trouve traduit dans un mande-
ment de monseigneur Tévêque d'Alger, qui m'a été remis aujourd'hui.
La translation à Pavie eut donc lieu, selon tous ces témoignages,
au commencement du vnf siècle. Ici encore il y a quelques légers
dissentiments entre les historiens sur l'année précise. Les uns la fixent
à 712, les autres à 723, d'autres enfin à des dates renfermées eutre
ces deux dates extrêmes. Mais cela ne fait absolument rien à la certi-
tude du fait de la translation.
Depuis le moment où les reliques lurent placées dans la crypte de
la basilique de Sainl-Pierre-du-Ciel-d"or, elles y furent l'objet d'un
culte solennel qui n'a jamais éié interrompu. Des religieux de diffé-
rents ordres, les bénédictins d'abord, puis des chanoines réguliers et
des ermites de saint Augustin, ont fait constamment la garde autour
du tombeau. Nuit et jour, près de la Confession j un grand nombre de
hanpes hrùlaient, symbole de la prière qui veillait sans cesse. Les
peuples y accouraient en foule et surtout à chaque anniversaire de la
fête du saint. Des miracles éclatants signalaient sa puissance sur la
terre et sa puissante intercession dans le ciel. On rapporte qu'un puits
placé près du sépulcre épanchait ce jour-là ses eaux profondes et
inondait Téglise souterraine; on eût dit, pour répéter ici une heu-
reuse expression de l'évêque d'Alger, les fontaines du génie d'Au-
gustin.
Cependant le trésor enseveli dans la Confession de la basilique était
caché <à tous les yeux. Pour assurer la conservation de ce précieux
dépôt, les souverains pontifes avaient fait les défenses les plus ex-
presses et les plus solennelles, non -seulement d'en rien détacher,
mais encore de le découvrir et de l'exposer. Ces [)récaulions n'étaient
pas inutiles dans des temps oi"i il fallait garantir les reliques, laufùl
contre les pieuses rapines des lidèles , et tantôt contre les sacrilèges
profanations des ennemis de la rejigion.
Les choses étaient ainsi que je vous le rapporte, lorsque le l'"" oc-
TRANSLATION DE LA RLLIQUE DE S. AUGUSTIN. 379
tobre 1695, dos réparations étant devenues nécessaires dans l'inté-
rieur de la Confession de Saiiit-Pi(>rre-du-Ciel-d'or, les ouvriers (|ui
y travaillaient découvrirent la cliàsse d'Au^'ustin, après avoir démoli
un premier mur de briques qui la cachait. Aussitôt les travaux furent
suspendus. Les chanoines réguliers et les ermites gardiens, qui les
avaient ordonnés simultanément et à frais communs, s'empressèrent
de venir vérilier l'imporfanle découverte; plus tard, une commission
fut nommée par le pape Renoit XUl, pour tout examiner de nouveau.
Après les enquêtes les plus sévères et les plus minutieuses, elle con-
stata solennellement l'authenticité des reliques. Cette authenticité fut
alors confirmée par une bulle du souverain pontife.
Aujourd'hui les reliques de saint Augustin reposent dans la cathé-
drale de Pavie. Le magnilique monument qui les renferme est dii sur-
tout à la piété généreuse du saint vieillard qui gouverne en ce mo-
ment l'église Saint-Cyr.
Voilà, cher ami, l'histoire de toutes les translations des reliques
d'Augustin qui ont devancé la translation solennelle à laquelle nous
venons prendre part. Il est bien aisé, vous le voyez , de suivre de sta-
tion en station ces restes vénérables, et s'il y a quelques incertitudes
sur des dates peu importantes, il n'y en a point sur les faits princi-
paux. Quand même l'authenticité de nos reliques ne serait pas appuyée
sur lautorité apostolique, qui est irréfragable pour tout catholique,
elle ne le serait pas moins sur des preuves si nombreusss et si posi-
tives qu'il n'y aurait pas moyen de la nier sans nier en même temps
les faits historiques les mieux attestés. J'espère qu'il se trouvera ici
des gens qui raconteront tout cela au journaliste incrédule. Si nous
ne partions pas demain matin,. l'aurais pu m'en charger moi-même.
Vous vuyez que je suis assez bien au courant de celte histoire; ce n'est
pas étonnant, puisque j'en ai lu aujourd'hui même tous les détails
dans le tome VI des BoUandistes , qui m'est tombé sous la main en
parcourant les ta])lettes d'un de mes amis de Toulon Chacun pourra
y lire facilement les pièces originales, qui s'y trouvent reproduites m
extenso. Pour moi, j'aime bien mieux, en ce moment, aller prou\er
par mes hommages l'authenticité des reliques d'Augustin que de le
prouver par une dissertation.
Adieu, cher ami; je crains vraiment que vous ne pensiez que j'ai
pris trop au pied de la lettre mes obligations d'annaliste. .Jamais chro-
nique plus diffuse et plus bariolée que la mienne. Après toutes ces
longues pages que je vous envoie pour l'acquit de ma ^conscience,
votre conscience de lecteur pourra très-bien, sans scrupule, les lais-
ser de côté si elles vous ennuient. Sur cela, bonsoir. Je vais dormir,
si \u. folle du logis , que tous ces événements surexcitent, le permet.
Demain matin, il nous faut être sur pied de bonne heure. On an-
380 SAINT AUGUSTIN.
nonce que nous devons aborder à Cagliari. Si nous nous arrêtons un
peu de temps en Sardaigne, je suis capable de vous écrire et devons
donner des nouvelles de notre départ de Toulon et de notre tra-
versée.
LETTRE TROISIEME.
A l)ord du Gassendi, en vue des côtes de Sardaigne,
27 octobre 1842.
Nous venons, cher ami, d'assister à un beau et bien touchant spec-
tacle. .J'en ai l'âme encore tout émue. Le pont du Gassendi s'est
trouvé tout à coup transformé en nef de cathédrale. A l'arrière du
vaisseau, autour des saintes reliques, posées sur un autel improvisé,
sept évêques vêtus de leurs ornements sacrés étaient rangés comme
on un sanctuaire. Leurs prêtres étaient près d'eux en habits de
chœur. Toui réquipage du Gassendi, composé de cent braves et reli-
gieux Bretons, se tenait debout en lace à côté du grand mat, et se
disposait à assister à l'office di\in qu'on allait célébrer. Le ciel avait
cette belle nuance de bleu tendre que nous lui voyons quelquefois
dans nos journées les plus sereines d'automne, en Provence. L'air
était si pur et si transparent que les côtes de Sardaigne, laissées A
notre gauche à une distance d'environ dix lieues, nous paraissaient
tout à fait voisines. La mer était calme et unie comme un lac. Le so-
leil, près de se plonger dans son sein, inondait l'horizon de ses feux.
Les rayons réfléchis et. brisés par les flots formaient à notre droite un
immense torrent de lumière. L'astre se dressait comme un phare
étincelant du côté des plages occidentales de l'Algérie, et semblait
nous marquer le but radieux de notre voyage. De beaux nuages de
pourpre se balançaient dans les airs comme des encensoirs d'or. Çà et
là de légers flocons d'une vapeur argentée s'élevaient pareils à la fu-
mée des saints parfums. On aurait pu les prendre aussi pour de pe-
tites nacelles aériennes nageant à travers l'azur des cieux. Le Gassendi,
couvert de toutes ses voiles, paré de ses pavillons , avec ses mâts pour
flèches et ses cordages semblables aux nervures d'uni! cathédrale go-
thique, marchait, poussé par une force mystérieuse et toute-puissante.
A ce spectacle, dont je ne puis vous rendre que très-imparfaitement
la magnificence, mon âme ravie a perdu un nwment le sentiment de
l'existence terrestre. .Te me figurais que nous avions vraiment quitté
le monde et (pie, montés sur la imnpie symbolique de l'Église, nous
voguions vers les rivages de réfeniité. Tout à coup des chants bien
TRANSLATION DE LA RELIQUE DE S. AUGUSTIN. 381
connus se sont lait entendre, et j'ai été tiré de cet état où mon esprit
flottait entre la rêverie et l'extase.
Puisque aussi bien me voilà rappelé au sentiment de la réalité, il
faut, ami, que je vous explique ce qui a donné lieu ù cette scène im-
posante, que je voudrais mais (jue je ne puis vous retracer.
Vous savez qu'en partant de Toulon nous avions le projet de tou-
cher à Cagliari. C'était une belle pensée de faire suivre aux restes
d'Augustin, pour le retour triomphant, la même route (|u'ils avaient
suivie pour l'exil, de saluer en passant cette terre hospitalière qui
avait recueilli les débris de l'Église d'Afrique, et de consoler un in-
stant de son long veuvage cette tombe sacrée de la basilique de Saint-
Saturnin qui, durant plus de deux siècles, avait porté dans son sein
les ossements d'Augustin. J'avais au fond du cœur un motif particu-
lier qui me faisait souhaiter vivement cette relâche à Cagliari, Je puis
\ous l'accuser ici entre nous, ne fiit-ce que pour donner un exemple
<!e plus de cette étonnante diversité de sentiments et de mobiles que
riioinme mène de front, qui agissent sur lui à la fois et déterminent
confusément ses désirs et ses actions. Vous avez vu quelquefois chez
moi un vieux maître d'ilalien. C'est un pauvre Sarde réfugié qui m'a
appris, quand j'étais jeune, à bégayer la langue du Tasse. Compromis
dans les événements politiques du Piémont, il a depuis vingt ans
quitté son pays dont un jugement capital lui interdit l'entrée. Hor-
reur des révolutions! En quoi donc, je vous le demande, cette tête
aujourd'hui si calmée et toute grisonnante peut-elle importer au re-
pos du monde? Quoi qu'il en soit, le pauvre exilé avait laissé en par-
tant une femme encore jeune et un enfant au berceau. Bien souvent
il m'en parlait en pleurant, tout en me donnant sa leçon d'italien.
Alors émus l'un et l'autre nous oubliions nutre version et le temps
qui s'écoulait. Or cette femme et cet enfant habitaient Cagliari, et
c'était pour moi un doux bonheur d'aller les voir, de leur parler de
l'exilé, et d'apporter au retour de leurs nouvelles à l'époux et au père
infortuné.
Malheureusement ce projet de relâche en Sardaigne n'a pas pu se
réaliser. Il fallait arriver à Bône le 28 octobre. C'était ainsi annoncé,
et d'ailleurs ce jour était l'anniversaire du sacre de monseigneur Du-
pucli. Il fallait aussi être arrivé à Alger le 1er novembre pour y célé-
brer la fêle de la Toussaint. Or on pouvait crauidre de voii tous ces
beaux plans dérangés si l'on s'arrêtait à Cagliari. Les vents et les flots
sont changeants. Nous pouvions être retenus en Sardaigne par des
temps contraires; un retard de vingt-quatre heures venait tout gâter.
Le concile des évêques ou, si vous aimez mieux, le conseil s'assemlda
à bord pour en délibérer. On voulut avoir, comme c'était raisonnable,
ra\is du commandant, et eelui-ci, avec la prudence d'un vieux ma-
382 SAINT AUGUSTIN.
rin qui se confie tant qu'on veut, mais ne se fie jamais à la mer,
conseilla sans hésiter de prendre le parti le plus sur. Durant la déli-
bération, les jeux tournés vers la Sardaigne où une douce brise,
comme un souffle béni de la Providence, semblait nous pousser,
j'avoue que je faisais des vœux ardents pour qu'on s'en tint au projet
primitif.
En nous* annonçant qu'il était abandonné, on nous dit que, puis-
que le temps le permettait, on célébrerait au moins en face de Ca-
gliari l'oflice des saints Confesseurs, en l'honneur d'Augustin et
aussi en manière de salut pour la cité hospitalière. Aussitôt tous les
préparatifs sont faits pour la cérémonie à laquelle monseigneur de
Châlons est prié de présider. En même temps le Ténare, qm marche
de conserve avec nous, reçoit avis de notre changement de direction.
On essaie même de lui faire comprendre, au moyen de ce langage
des signes usité en mer, et qui s'exprime par la couleur variée des
pavillons, la cérémonie qui allait avoir lieu et à laquelle il était in-
vité de s'unir. Les vêpres solennelles des Confesseurs commencent
ensuite, et ce sont ces chants, cespréiiaratifs, toute cette pompe re-
ligieuse qui dans ce lieu, à cette heure, entre cette mer et ce ciel, ont
pris tout à coup à mes yeux un caractère ravissant de sublimité.
Jamais je n'ai mieux compris, en effet, qu'en ce moment la beauté
et aussi la nécessité de la prière. Tantôt la prière sortait de mon
cœur comme un cri d'enthousiasme. Portée sur ses ailes de l'eu, mon
âme montait à travers ces espaces induis au milieu desquels nous
llottions et s'élançait dans le sein de Dieu. Tantôt c'était le soupir de
ma misère et le cri de mon néant. Suspendu sur un gouffre sans
fond, entre l'immensité des cieux et l'immensité des mers, le pied
|)Osé sur ce cratère ardent qui mugissait dans les entrailles du na-
vire, je me sentais emporté comme un atome léger et impuissant.
Mon existence me semblait comparable à celle de la goutte d'eau
perdue au sein de l'Océan ou à la fumée que le Gassendi vomissait.
À la fin des vêpres, le vénérable évêque de Châlons a pris entre ses
mains les saintes reliques et il s'est avancé gravement au milieu du
pont. Tourné du côté des rivages de la patrie que nos yeux ne pou-
vaient voir, il a béni d'abord solennellement, ou plutôt le bras d'Au-
gustin a béni pour lui la France, cette mère magnanime et bien-aimée
qui porte dans son sein tant de grandes pensées, et qu'on ne peut
quitter un instant sans ressentir aussitôt pour elle cet attachement
tendre et exalté qu'elle inspire à ses enfants.
Le vénérable prélat a béni ensuite l'Afriiiue, la patrie d'Augustin;
France nouvelle qui nous appartient doublement, par le droit des
armes et par relui des idées, et où nous sonnnes, à l'heure qu il est,
les germes d'une grande civilisation pour l'avenir.
TRANSLATION DE l,A HELIQUE DE S. AUGUSTIN. 383
Enfin il a l)rni la Sardaisnc, que nous laissions à regret, et qui
avait liirn droit à ce sou.enir cl à cet hommage.
I/instant de cette tri|)le briit'diction a été un instant sublime. La
voix du {loufife était altérée par l'émotion. On sentait à ses paioles
que son âme avait reçu l'impression de cette scène magnilique qui
se déroulait sous nos yeux. Elles sortaient de son cœur imprégnées
en quelque sorte de tous les sentiments que cette scène laisait naître ,
et (pie j'aurais voulu pouvoir vous exprimer.
Après les vêpres, monseigneur l'archevêque de Bordeaux a adressé
quelques mots à l'équipage. Les matelots se sont aussitôt rangés en
cercle autour de lui. Parmi eux j'avisai un vieux gargoussier qui te-
nait dans ses mains noircies un livre d'heures. Je l'avais vu quel-
quefois assis dansTentre-pont et lisant. Sous sa mine de Sainte-Barbe,
il avait un aspect recueilli et grave qui m'a frappé, et je suis siîr
que si jamais le Gassendi reçoit son baptême de feu, mon vieux gar-
goussier fera vigoureusement son devoir. Devant les matelots se
trouvaient les petits mousses, nu -pieds, nu -tête, avec leur air d'écu-
reuil éveillé et étourdi qui me charmait.
Le noble orateur, comme s'il avait été le missionnaire ou le curé
d'autrefois, a adressé à tous ces hommes des paroles simples et aflec-
tueuses qu'ils comprenaient très-bien et dont on voyait qu'ils étaient
touchés. Il leur recommandait la fidélité aux habitudes et aux réso-
lutions pieuses de leurs premières années passées sous le toit pater-
nel, au milieu de la religieuse Bretagne. 11 leur faisait entendre la
voix de leur mère qui priait pour eux peut-être en ce moment, et de
ce curé dont les conseils avaient guidé et éclairé leur jeunesse. Il leur
rappelait les sentiments si purs et les émotions si vives qu'ils avaient
éprouvés le jour de leur première communion. Il les exhortait à ne
pas oublier ce Dieu qui avait été si bon pour eux, ce Dieu qui était
si grand, et dont la puissance se manifestait si admirablement dans
tous ces beaux et terribles spectacles qui frappaient si souvent leurs
yeux dans leur vie de marin.
Que tout cela était touchant, cher ami, et combien la religion pa-
raissait en ce moment imposante ! Ah ! qu'il est triste de penser que
sa voix ne se fait plus entendre sur nos navires, et que ses consola-
tions et ses secours sont refusés précisément à ceux dont la vie pleine
de fatigues et de périls en aurait îe plus besoin! Puisse un jour notre
pays le comprendre! Puisse-t-il rappeler sur ses flottes et dans ses
armées les ministres de Dieu, et avec eux la prière, qui attirent la
bénédiction du ciel ! Puissent surtout ces ministres se montrer tou-
jours dignes, plus dignes peut-être en général que par le passé, de
leur sublime et diflicile mission !
Mais tandis que je me livre avec vous, cher ami, à ces rénexions
384 SAINT AUGUSTIN.
dont je vous laisse apprécier la justesse, j'entends piquer deux coups
à la cloche du bord suspendue au-dessus de ma tête. Cela signilie
qu'il est six heures, c'est-à-dire l'heure du dîner. Je m'empresse de
me rendre à cet appel. Depuis deux jours que la mer m'a mis au
grand jeûne, je n'ai pas éprouvé le besoin de prendre de la nourri-
ture, bien au contraire. iMais en ce moment un vide pénible se fait
sentir, et il me semble que l'estomac s'est ranimé déjà aux douces
brises que les terres voisines nous envoient.
Adieu donc; ce soir, si je le puis, je reviendrai causer encore un
peu de temps avec vous pour mettre à jour mon livre de bord. Je ne
vous ai pas encore parlé de notre départ de Toulon et de notre tra-
versée jusqu'ici. Me voilà maintenant plus qiie jamais obligé de faire
un récit exact et complet. Vous saurez que le concile qui s'est tenu
aujourd'hui à bord du Gassendi m'a nommé historiographe de l'expé-
dition. On m'a tant vu grilTonner de papier, qu'on m'aura pris pour
un écrivain. Je veux bien accepter cet honneur, quoique j'en sois
très -indigne. Mais ce sera à condition que les fonctions d'historio-
graphe qu'on veut me donner se confondront a\ec celles d'annaliste
que je me suis attribuées tivec vous, et que ces lettres, telles qu'elles
soient, serviront à macquitter envers tout le monde,
LETTRE QUATRIÈME.
A bord du Gassendi, même jour, oeuf heures du soir.
Me voici, cher ami, parfaitement établi dans le salon de l'état-ma-
,|or, sur une belle table d'acajou qui sert à la fois à ces messieurs de
bureau et de table à manger. Les ofiiciers viennent de rentrer dans
leurs jolies cabines, semblables à des boudoirs , et dont les portes ou-
vrent sur la pièce où je me tiouve. Je suis seul ici, et je puurrais me
croire seul sur If Gassendi. Le plus grand calme règne à bord. Il n'y
a sur le pont que les hommes de quart qui veillent ^n silence. On a
ralenti la marche du navire parce que nous approchons des côtes d'A-
frique, toujours dangereuses. D'ailleurs, notre capitaine, qui n'est
jamais venu à Bùne, ne se soucie pas d'entrer en rade pendant la
nuit. L'humidité a forcé tout le monde à déserter le pont. J'ai tenu
l)on tant que j'ai pu. Il me semblait qu'il était de mon devoir d'histo-
rien de retracer quelques-unes des beautés qu'oflre en mer le spec-
tacle d'une belle nuit. Mais je l'avoue, à ma honte, les froides impres-
sions du serein ont éteint les impressions poétiques que j'attendais,
et, après un assez long combat entre le corps et l'esprit, tout ce (jue
TRANSLATION DE LA RELIQ1 E DE S. AUGUSTIN. 385
j'ai pu laii'c de mieux, c'a été de ménager à ce dernier une retraite
honoralile en me rél'ugiant ici. J'ai vu en traversant le cadre qui nous
sert de dortoir, que mes compagnons avaient presque tous regagné
déjà leurs étroites coucliettes. Seulement, assis sur le bord de son
lit, mon voisin, M. l'abbé E., chanoine de C.,en toilette de nuit, se
hâte d'écrire, à la faible lueur du fanal, ses dernières notes de la
journée sur son album. Dans le salon du capitaine, qui est le quartier
général des évèques, trois prélats veillent encore. Deux d'entre eu\
disent leur bréviaire, et le troisième, monseigneur de Châlons, éciit.
Au reste, monseigneur de Châlons écrit sans cesse. 11 est le plus
vieux et le plus alerte de l'expédition. Il ne craint pas du tout la mei-.
Elle ne lui a pas fait interrompre un seul instant ses habitudes de
prière et de travail. Il se lève à quatre heures du matin, chaque jour,
au risque de troubler un peu le sommeil de ses révérendissimes voi-
sins, et fait, en un mol, à bord du Gassendi comme s'il était chez lui ou
dans un monastère bien réglé. Pour moi, cher ami, je veux ce soir
imiter ce saint et laborieux prélat, et puisque, d'ailleurs, je n'ai pas
la moindre envie de dormir, je vais profiter de ce moment de calme
pour reprendre, si vous le trouvez bon, et continuer notre odyssée.
.Mon récit, interrompu par ma dernière lettre, finissait, si je ne me
trompe, le 24 au soir à Toulon. Le lendemain était le jour du départ.
A sept heures du matin nous étions tous réunis dans l'église Notre-
Dame. Monseigneur l'évêque d'Alger y a célébré une messe basse, à
l'issue de laquelle il a adressé quelques paroles d'adieu et de remer-
cîmenl à l'évêque de Fréjus et à ce bon peuple de Toulon qui venait
de montrer en cette circonstance tant de dévotion et d'empressement.
Nous nous sommes tous rendus ensuite processionnellemcnt au port.
Les reliques étaient portées par quatre prêtres de la ville en habits sa-
cerdotaux. Le temps était magnifique et annonçait la plus heureuse
traversée. Une foule immense remplissait les quais où nous défdions.
Les bâtiments du port étaient pavoises. La nier étincelait sous le soleil
du matin. Les fenêtres et les terrasses des maisons étaient garnies de
spectateurs. Le bruit du canon se mêlait au son de toutes les cloches
de la ville et à nos cantiques. Ce fut ini admirable moment et dont je
ne perdrai jamais le souvenir.
L'amiral Baudin, entouré d'un grand nombre d'ofiiciers de maiine,
attendait les évèques et leur suite à Tembarcadère. Le vainqueur de
Saint-Jean d'Ulloa, noblement mutilé par la victoire, s'honorait aux
yeux de tous par cette attention délicate en honorant la religion. Son
canot était armé et prêt à recevoir les reliques ainsi que les évèques.
Douze rameurs en grande tenue, vêtus de vestes blanches, se dispo-
saient à les conduire à bord du Gassendi. Au moment oi'i , accompa-
gnés (h>s viTux de tout ce peu[tle. nous allions quitter le rivage jtour
II. — 2ri
386 Saint augustin.
regagner nos navires respectifs et commencer notre saint pèlerinage,
une dernière scène, et qui ne l'ut pus la moins touchante, nous arrêta.
Monseigneur Févèque de Fréjus, les larmes aux yeux, embrassait ses
vénérables collègues. J'ai retenu ses courtes paroles ; elles sont en-
trées dans mon âme : » Recevez mes adieux , » disait le saint vieillard
qui restait à regret enchaîné au port; w oh! comme je voudrais vous
accompagner! Du moins mes vœux vous suivront. Daigne la divine
Marie, l'étoile de la mer, devenir votre boussole et luire sur vous
pendant la traversée ! Puisse l'ange du Seigneur vous accompagner;
puisse-t-il apaiser sous vos pas les flots soulevés, vous diriger, vous
conduire jusqu'au port, heureux terme de vos désirs! Puissiez-vous
bientôt rendre à sa chère Hippone les restes précieux d'Augustin ! Je
prierai pour VOUS: tout mon clergé, tous mes entants prieront avec
moi. Nous demanderons au Seigneur un heureux voyage et un heureux
retour. »
A dix heures, tous les passagers du Gassendi et du Ténare étaient à
bord; les deux paquebots, à peine retenus par une ancre, se balan-
çaient sous leur nuage de fumée. Tout se préparait activement pour
le départ. Voulez- vous avoir la liste exacte de ceux qui allaient accom-
plir ce saint et intéressant jièlerinage ? La voici :
A bord du Gassendi: 1" Sept évèques : Messeigneurs de Bordeaux,
d'Alger, de Chàlons, de Marseille, de Digne, de Valence, de Nevers;
2" Sept prêtres: .MM. Tempier, vicaire général de Marseille ;iEstrayer,
chanoine de Chàlons; Chenu, chanoine de Valence; G'Stalter, cha-
noine et secrétaire général d'Alger; le vieux Père Gervais, trinitaire
espagnol, qui est en Afrique depuis quarante-quatre années, et qui a
vécu longtemps à Alger sous le dey; moi, enfin, qui me trouve plus mo-
deste à la première qu'à la troisième personne, n'en déplaise à César.
J'allais oublier de mentionner un curé des environs de Marseille,
(|ui, au grand ébahissement de son évêque, est sorti tout à coup du
fond du navire au moment du départ.
Il y avait de plus à bord du Gassendi M. B. Dupuch, de Bordeaux,
onde de l'évêque d'Alger, et M™' Dupuch, sa femme, ainsi que M. le
docteur Villeneuve, de Marseille.
A bord du Ténare se trouvaient: i" Seize ecclésiastiques, savoir:
M.M. de la Tour, vicaire général de Bourges; Meyrieu , vicaire général
de Digne; Jeancard, chanoine de Marseille: Bondil, chanoine de
Diune; Pelletan, chanoine archiprétre d'Alger; Barthe, chanoine de
Rhodez; Nestolat, secrétaire de Digne; Dioulouffet, vicaire de Saint-
Jean -d'Aix; Boycr, secrétaire particulier de monseigneur Dupuch;
deux Pères jésuites et deux prêtres d'Avignon dont je ne sais pas les
noms; enfin le curé du Luc, diocèse de Fréjus, et le curé de Cherchell
en Algérie; 2" Plusieurs religieux de Saint-Jean-de-Dieu, sous lu con-
TRANSLATION DE LA RELIQiJE DE S. AUGUSTIN. 387
duite de leur suix'rieur, le Frère de Magaloii. Celui-ci, coiiiiiie iikhi-
seiiîiieiir de Prilly, révè(iiu! de (:hàlons,est un ancien oITicier, et sai-
son IVoc d'hospitalier biille l'étoile de la Légion d'honneur; 3° Une
troupe de religieuses appartenant à la Doctrine chrétienne de Nancy,
Debout, sur le pont du Gassendi, nous n'attendions plus de notre côlé
(pie le moment de lever l'ancie et de partir, loisqu'on vint annoncer
(piil y avait un dérangement dans la machine à vapeur dont on ne
pouvait se rendre compte. Tout paraissait à sa place et dans le meil-
leur état possible, et cependant le premier mouvement des roues n'ar-
rivait pas , et il ne pouvait pas même être imprimé à l'aide du cabes-
tan. Un ingénieur l'ut demandé à l'amirauté pour examiner chaque
pièce, et voir si c'était un pur caprice de la machine, ou bien si quel-
que chose avait souffert. Les matelots tenaient pour la première hy-
pothèse, et, avec leur manière de tout animer à bord, ils prétendaient
que leur machine, après s'être fait un peu tirer l'oreille, ?,e mettrait
d'elle-même à marcher. Malgré cela, nous étions tous fort en peine de
ce fâcheux contre-temps, et nous attendions avec inquiétude le résul-
tat de l'examen de l'ingénieur. Pour nous faire prendre patience, l'é-
vêque d'Alger nous conta cette légende, que j'avais lue lavedle dans
mon volume des Bollandistes, et qui est tirée du récit de l'excellent
Pierre Oldradus :
« Le roi Luitprand s'étant hâté de venir avec grande pompe au-de-
vant des reliques du bienheureux Augustin, lesquelles, achetées par
ses soins aux Sarrasins de Sardaigne , il savait être arrivées heureu-
sement à Gênes, s'avança jusqu'aux confins de Derthone. Là, ayant
rencontré le saint, et voulant rendre à un tel père les honneurs qui
lui étaient dus, il passa toute la nuit en prière devant sa châsse,
comme un simple homme du peuple.
« Or, le lendemain, à la pointe du jour, comme tout le cortège se
préparait à continuer la route vers Pavie, on ne put d'aucune façon
mouvoir et emporter le corps saint. Le roi Luitprand voyant un grand
nombre d'hommes faire depuis longtemps de vains efforts pour soule-
ver le cercueil, déchira ses vêtements, et se prosterna la face coritre
terre en pleurant. Lui, qui brûlait d'un si ardent désir de transporter
en sa ville de Pavie ces tant précieuses reliques, il avait maintenant
perdu tout espoir de les arracher du lieu où elles étaient. Les évêques,
les grands du royaume étaient stupéfaits en voyant le prodige, et ils
cherchaient quelle pouvait être la volonté du Dieu tout-puissant au
sujet des reliques du glorieux docteur. Il y avait dans cette foide de
]>rélats révètpie de Novare, Gratien, de sainte mémoire, homme très-
illustre, versé en toute espèce de science, et vrai prêtre de Dieu. 11
s'avança auprès du roi Luitprand, et lui dit tout bas à l'oreille qu'il
fallait chercher à toucher la miséricorde divine non plus |)ar des pa-
388 Saint Augustin.
rôles, mais par des actions. Le roi, ayant accueilli favorablement cet
avis, après s'être lié aussitôt par un vœu, déclara que, si le Seigneur
tout -puissant voulait bien lui permettre de porter à Pavie le corps
d'Augustin, non-seulement il bâtirait une église pour l'y placer con-
venablement, mais encore il accorderait à perpétuité à cette église la
terre de Savina où l'on se trouvait. A peine le roi eut- il fait le vœu,
qu'il s'approcha du cercueil, et ayant essayé de le soulever lui-même ,
il le trouva si léger qu'une seule personne aurait pu le porter, tandis
qu'auparavant plusieurs ensemble ne le pouvaient pas. On continua
donc la route avec grande joie, et en remerciant Dieu, qui avait daigné
écouter si bénignement le vœu du roi. »
La première partie du miracle de Derthone. semblait se renouveler
en ce moment; nous n'osions guère espérer la seconde, car personne
n'était assez riche pour voter une basilique à saint Augustin et lui con-
sacrer des terres, de telle sorte qu'après plusieurs heures d'attente
vaine et d'efforts impuissants, notre navire étant toujours immobile
à la même place, nos craintes redoublaient. L'ingénieur n'avait rien
trouvé à faire à sa machine; mais elle n'en allait pas mieux. Enfin je
ne sais qui s'avisa de toucher à quelques écrous qui étaient trop ser-
rés. On s'aperçut tout à coup que cette opération donnait du jeu aux
ressorts, et répandait comme une sorte de respiration dans tous les
membres engourdis du mécanisme. Il était évident qu'on avait mis la
main sur la plaie, que le remède était trouvé, et que nous allions
marcher. Comme je m'empressai d'aller en porter l'heureuse nou-
velle à monseigneur d'Alger, il me répondit sans s'émouvoir et d'un
air tout mystérieux : Je le savais. Je ne crois pas me tronqier en pen-
sant que le pieux prélat venait de renouveler le vœu du roi Luitprand.
Mais déjà le Gassendi bat les flots de ses grandes ailes. Le capitaine,
du haut de sa galerie de commandement, donne les derniers ordres
et surveille la manœuvre. Nous partons; le Ténare, notre compagnon
de voyage, nous suit de près, il était alors deux heures, nous en avions
perdu quatre à attendre. Retard fatal, car il devait nous faire man-
(pier notre relâche à Cagliari! En ce moment nous n'y pensions pas,
et rien ne venait troubler notre joie. Le temps était admirable. Se-
condé par une légère brise de terre, le Gassendi déployait toutes ses
voiles, et, sous l'action combinée de la double force qui nous pous-
sait . nous lilions douze nœuds à l'heure.
Bientôt nous eûmes quitté la grande rade et pris la haute mer.
Les rivages fuyaient rapidement derrière nous. La ville s'était effa-
cée, et nous n'apercevions plus que les côtes élevées, voisines de
Toulon, si pittoresques avec leur chevelure de pins. Nous laissions
à gauche les îles d'Hyères, et nous nous plongions résolument dans
cet horizon sans limite qui s'ouvrait devant nous.
TRANSLATION DE LA RELIQUE DE S. AUGUSTIN. 389
11 se lait entre ràine humaine et la nature dans les grandes scènes
de la création, lorsque rien au fond du cœur ne vient einprclicr le
(diilact et Irouliler riiannonie, une union mystérieuse qui est i)leine
des plus pmes et des plus vives jouissances. Jamais on n'éprouve
mieux cela (pfen mer, smtout dans une première traversée, lorsque
lu nouveauté du spectacle ajoute encore à sa magnificence. Cette
immensité qui se déroule devant vous, comme une image de l'inlini;
ce ciel (pii se confond au loin avec les Ilots; cette plaine liquide et
sans boines qui s'étend tout autour comme un désert uni, éliucclant,
à revtréniité du([uel on aperçoit seulement de teni()S en temps quel-
(pies blanches voiles qui semblent toucher les nuages et llotler dans
les airs; le long sillage du navire qu'on suit mélancoliquement
comme la faible trace imprimée sur le chemin de la vie par le pied
des générations; ce vii sentiment qu'on a de la grandeur à la lois et
di.' la faiblesse de Ihomme lorsqu'on le voit dominer en se jouant
fous ces éléments dont la puissance est si supérieure à la sienne,
mais qui, au premier moment de révolte, peuvent l'engloutir; tout
cela saisit l'âme, la ravit et la confond.
Debout, sur le dernier banc de l'arrière, je ne voulais rien perdre
de ce beau spectacle, et je me livrais avec une sorte d'enivrement à
toutes les impressions et à toutes les pensées qu'il faisait naître en
moi. Tantôt mon esprit flottait dans une vague et délicieuse rêverie,
et tantôt de son aile rapide frappant l'onde amère, il s'envolait vers
une barre épaisse de nuages qui émergeaient à l'horizon comme un
fantastique continent. Quelquefois, du haut des mâts, semblable à
une mouette, je suivais le travail des matelots dans les vergues, ou
bien je descendais avec efl'roi dans les entrailles de ce volcan dont
les secousses formaient notre marche. Le Gassendi m'apparaissait
alors comme une Chimère terrible vomissant la flamme et la fumée,
et sur la croupe de laquelle nous étions emportés. Le petit mousse
qui, de son pied agile, venait avec sa mine riante remuer un cordage
à mes côtés, ou bien la vue du pilote qui était debout sous mes yeux,
courbe devant la roue du gouvernail, me tirait de mon rêve. Mon
esprit revenait à cet événement si extraordinaire que nous accom-
] (lissions, à cette belle page d'histoire ecclésiastique que nous écri-
vions. Je songeais à la gloire d'Augustin qui n'avait rien perdu de
son éclat après quinze siècles : immortalité de la terre que l'humanité
décerne aux plus illustres de ses enfants, comme la plus belle des
récompenses, et que la religion accorde aux siens par surcroît.
A notre sortie du port de Toulon, on m'avait fait remarquer une
vieille frégate invaliih- qui depuis longtemps aurait été démâtée si un
grand souvenir historique auquel elle se rattache ne l'avait prise sous
sa protection. C'est elle qui, trompant la surveillance des escadres
390 SAINT AUGUSTIN.
anglaises, ramena autrefois Napoléon de l'Egypte. Naguère une ex-
pédition qui avait quelque rapport avec la nôtre allait chen lier sur
un aride rocher, perdu au sein de l'Océan, les cendres exilf es du
grand liouime, pour les rendre à sa patrie émue. Je comparais en
ce moment la gloire de Napoléon à la gloire d'Augustin, et le retour
à Hippone au retour de Sainte -Hélène. Napoléon se montrait à mes
yeux comme un brillant et terrible météore, ou bien comme un de
ces astres voyageurs qui ne traversent les cieux qu'à de rares inter-
valles et dont l'apparition étonne et épouvante le monde. Augustin,
c'était un astre paisible, qui, levé sur la terre depuis de longs siècles,
n'avait. pas cessé d'y répandre une douce et bienfaisante lumière.
Je me demandais ce qu'il en serait dans quinze cents ans d'ici, au mi-
lieu des générations humaines, du nom et de la gloire de Napoléon;
je me demandais surtout ce qu'il en serait de son œuvre, et si le
monde aurait gardé quelque trace de cette profonde empreinte qu'il
avait imprimée à son époque. 0 grandeurs humaines, que vous êtes
vaines! et que vous êtes solides, grandeurs de la religion! Tandis
qu'à cette heure, dans tout le monde catholique, l'action d'Augustin
est toujouis vivante, et que l'enfant même connaît et bénit son
nom, dans quelque mille ans d'ici, le pêcheur de la Seine, assis
peut-être sur les ruines du magnitique tombeau qu'on élève aux In-
valides, ignorera qu'il ioule aux pieds les débris d'une grande ville
et les débris d'une grande renonnnée. Ah! mieux valait, comme on
l'a dit, laisser les restes du grand liomme sur le rocher solitaire au-
tour duquel le génie des tempêtes fait la garde, et défendus par l'O-
céan contre le génie des révolutions , que de venir le confier à cette
terre qui tremble sans cesse, et qui peut-être les aura bientôt dévo-
rés. Terre d'IIippone, vous ne traiterez pas ainsi les ossements que
nous allons vous rendre. Nous les verrons refleurir avec "tme sève
nouvelle sur vos saintes collines! lit l'humanité, tant que durera son
pèlerinage, pourra toujours venir s'asseoir à l'ombre des vertus d'Au-
gustin, et se nourrir des fruits de son génie.
Cependant, au milieu de ces méditations, le jour baissait et le
temps commençait à fraîchir. De petites rafales venaient rider la face
des tlols et s'essayaient à soulever quelques courtes vagues qui ve-
naient battre les flancs du navire et augmenter son mouvenuMit. Peu
à peu le pont se dégarnissait; les plus impressionnables au mal de
mer avaient déjà gagné leur cabine, après avoir payé ce triste tribut
que vous savez, et dont si peu sont exempts. Notre excellent évêque
de Digne avait donné le signal de la débâcle; son exemple avait été
contagieux : je voyais pâlir non loin de moi monseigneur Dulétre,
appuyi'' sur un allùt de canon. Sa vigueur s'indignait de se trouver à
demi vaincue. Le i)rélat faisait contre la nauséabonde iniluencc d'hé-
TRANSLATION DE LA RELIQUE DE S. AUGUSTIN. 301
riiï(|iiesot (Irsospcrés efforts. Enveloppé ilans une \("^qtc (loiiillcttc <le
nuTiiios iiuir, la canne à la main, monseigneur de Prilly se pronic-
Miiit vivement; le roulis frouMail (piel<piefois l'équilibre et la direc-
tion de ses pas, mais l'évêque allait toujours; ses lèvres étaient léf^è-
rement blêmes, sans qu'on put dire si c'était p;u- rinfluence de la
mer ou de la fraîcheur du soir.
Pour moi, j'avais la tète prise et toute troublée, comme si les va-
|)eurs du vin m'étaient montées au cerveau. J'espérais encore pour-
tant éciiapper aux plus cruelles atteintes du mal et ne pas passer par
les dernières extrémités. Assis sur mon banc, l'imagination et la pen-
si'e éteintes, je me livrais machinalement au mouvement du navire.
Monseigneur l'évêque d'Alger, qui ne craint pas du tout la mer, se
trouvait à mes côtés. Couvert d'un beau burnous blanc dont j'arlmi-
rais le lin tissu, on aurait pu le prendre pour un marabout du désert,
ou bien, an milieu de cette obscurité qui commençait, pour le fantôme
de rÉ,ulise d'Afrique ressuscitée.
J'appris alors de la bouche de monseigneur Dupuch tous les détails
des voyages qu'il avait faits et des négociations qu'il avait entre-
prises pour obtenir le précieux trésor dont il allait doter son église
d'Hippone. Ces détails seraient trop longs à répéter ici, et d'ailleurs
ils ont été publiés par le prélat lui-même dans divers mandements.
Quand vous irez en mer, méfiez -vous des bonbons de Malte. Je te-
nais encore sur ce banc d'arrière où vous m'avez vu écoutant l'évêque
d'Alger, lorsqu'un bonbon de Malte, qui m'a été offert, a déterminé
précisément la crise qu'il devait conjurer. 11 m'a fallu bien vite aller
nie cacher à fond de cale de ma couchette, où je suis resté comme à
pi'U près tout le monde durant cette triste journée d'hier. Le temps,
quoique frais, était pourtant, disait-on, fort beau, mais non pour des
marins d'eau douce comme nous. Enfin le calme d'aujourd'hui et le
magnifique spectacle dont nous avons été témoins ont fait oublier
complètement les maux d'hier.
•le vous quitte, cher ami, et je vais essayer de prendre quelque re-
pus. Il est minuit; demain à notre réveil nous saluerons la terre
d'Afrique. Ma première lettre, je l'espère, et je n'y songe pas sans
émotion, sera datée des ruines d'Hippone. Adieu.
P. S. En rade de Bône, 28, sept heures du matin.
L'Afrique, ami , voilà l'Afrique ! Voilk Bône avec ses maisons blan-
ches et ses minarets. Le Gassendi a jeti; l'ancre dans la rade au point
du jour. Je me suis éveillé au bruit du canon. Le navire semblait
trémir de joie. Me voici sur le pont, prenant des informations et re-
392 SAINT AUGUSTIN.
gardant rie tous mes yeux. La ville est avertie de noire arrivée. Elle
s'émeut; elle descend sur les quais. J'entends le tambour dans la
Casbah , au haut de la montagne. Un bataillon en sort et vient à notre
rencontre. — Dans une heure nous serons à terre. Il nous faut at-
tendre que les derniers préparatifs pour notre réception soient aclie-
vés. — Je ne me lasse point de regarder le tableau à la lois gracieux
et sauvage que j'ai sous les yeux. En face de nous, un peu sur la
droite, la ville étageant ses maisons, toutes surmontées de terrasses.
Sur la pente de la montagne, pas de monuments, si ce n'est un vaste
liôpital que nous avons bâti et dont j'aperçois les hautes murailles.
Toujours en face de nous, sur la gauche, une plaine assez vaste,
miiitié marais, moitié prairie, qui va des rivages de la mer aux mon-
tagnes de i'Édough, dont la haute chaîne ferme le paysage. L'aspect
de CCS montagnes est très-sévère. Le Kabyle se cache, dit-on, dans
leurs gorges. On n'y voit nulle habitation, si ce n'est de loin en loin
quelques marabouts blancs, tombeaux vénérés des santons arabes.
Je cherche à notre gauche, au fond de la rade, l'emplacement et l'i-
mage d'Ilippone. On me montre l'embouchure de la Seybouse, cl sur
ses bords deux collines jumelles couvertes de beaux oliviers et qui se
baignent dans les eaux paisihles du fleuve. C'est elle ! c'est la cité
d'Augustin. Le soleil la couvre de ses feux et semble vouloir la rani-
mer. - Une balancelle tunisienne entre en rade. Elle m'apporte le
souvenir de Carthage et de saint Louis. Voici le Ténarc : il se disi)ose
à i)rendre son mouillage à ipiehiues encablures de nous. INous échan-
geons des saints avec nos amis, l'ius loin, à droite, du cùté d'une
petite baie qu'on appelle la baie des Caroubiers, la goélette de station
à Bôiie porte gracieusement ses mâts surmontés de légers pavillons.
Là rade est formée de deux pointes, dont l'une va se perdre dans les
brouillards du matin, du côté de la Calle ; et l'autre, plus voisine de
nous, du côté de l'ouest, est surmontée du fort Génois. Ces Génois
ont donc partout laissé leurs traces. Au reste, il me semble qu'ils ont
(]ù trouver ici plusieurs des aspects de leur patrie. Ètes-vous monté à
Gènes à iAlbrrgo deipoveri? Souvenez-vous de ces oliviers vigoureux
(pii bordent le chemin, de cette terre noirâtre et féconde qui les
nourrit. Souvenez- vous des pentes abruptes de l'Apennin et du ciel
azuré et de la mer Ligurienne. Je retrouve ici quelques-uns des tons
de ce passage.
On vient nous dire de prendre nos habits de chœur. Adieu ; tout se
prépare pour une brillante cérémonie.
TRANSLATION DK LA UKUOl'lî DE S. AUGUSTIN. 393
LETTIii: CINQUIKME.
IWne, 29 octolne 1S'i!2, dix lieiires du so'r.
Les deux jours qui vionnciit de s'écouler, elier ami, laisseront en
moi d'inefl'açaliles souvenirs. Que ne puis-je vous retracer les impres-
sions de toute nature que J'ai reçues au milieu de ces fêtes si tou-
chantes, dans ce pays au passé glorieux, à l'avenir plein d'espérance,
et dont la physionomie actuelle, mobile, variée, étrange, a pour moi
quelque chose de si nouveau et de si piquant ! Mais je sens (|ue la
fatigue me gagne, et qu'à force d'éprouver des émotions, je devien-
drai tout à fait impuissant à les exprimer. D'ailleurs le métier que
nous faisons, depuis que nous avons touché le rivage, de courir du
matin au soir, pour tout visiter dans la ville et les environs, est un
métier accablant. Mes lettres ne s'en ressentiront que trop. A la fois
témoin, auteur et hislorien , plus j'aurai vu , moins peut-être jiour-
rai-je vous raconter. Cependant, mon journal dût- il se bornera une
aride chronique, je veux que vous en ayez la suite, et sans perdre ce
soir plus de temps en préambule, je me mets à vous faire, vaille que
vaille, le compte rendu de notre journée d'hier et de nos courses
d'aujourd'hui.
Hier donc, à huit lieures du malin, sous un soleil radieux, un vrai
soleil d'été jiour nous, le Gassendi et le Ténarc avaient mis toutes leurs
chaloupes à la mer. Les rameurs, l'aviron levé et l'œil sur Toflicier
(|ui tenait en main le gouvernail, attendaient le signal du départ.
Nous étions mouillés à un quart d'heure du rivage, entre deux pointes,
dont l'une, à l'est, est formée par le fort Cigogne, q-ui défend la rade,
et l'autre, à l'ouest, par une masse de rochers qui , vus de loin , quand
on arrive à Bône, ressemblent à un lion colossal. La mer était unie
comme un cristal, et le débarquement de notre sainte et pacili(iue
expédition a pu s'opérer dans le plus bel ordre. Ce court trajet ([ue
nous avions à faire de nos navires au port, a pris tout à coup la forme
d'une procession sur les Ilots. C'était un tableau ravissant. Avec ce
cadre étrange dont la plage africaine l'eiitourait, avec tous les souve-
nirs et toutes les pensées qu'il laisait naître, ce tableau a pris bientôt
le caractère d'une pompe religieuse des plus solennelles et des plus
attendrissantes.
Notre flottille, composée d'une douzaine de canots, s'avançait len-
tement. Les avirons tombaient et se relevaient en cadence, et d'un
coup léger frappaient k peine la surface des eaux immobiles. Nos em-
barcations tenues l'une de l'autre à une égale distance, formaieist dans
la rade une légère courbe. Dans le canot d'honneur, seul, avec l'é-
vêque d'Alger revêtu de ses plus beaux ornements pontiticaux, s'a-
394 SAINT AUGUSTIN.
viinçait Augustin, dont la châsse de cristal et d'argent brillait sous le
soleil d'Alrique d'un éclat inaccoutumé. Les autres évêques suivaient
en rocliet et en mitre, et après eux les prêtres, distribués sur différents
canots, tous en habits de chœur. Une chaloupe portait les religieuses
de la Doctrine chrétienne, une autre les frères hospitaliers. Du sein de
chaque embarcation le chant des psaumes s'élevait comme la voix du
Seigneur du milieu des Ilots. Nous répétions les cantiques de la joie
et des espérances accomplies, le Lœtatussum, le Benedicius, cet autre
cantique dans lequel Israël célèbre sa délivrance de l'exil égyptien et
son retour dans la pairie : In exitu Israël. Ces psaumes, composés il
y a trois mille ans, semblaient faits pour la circonstance présente, tant
ilsoll'raient de belles et touchantes applications.
Béni soit le Seigneur qui nous visite et qui vient racheter son peuple,
disait la voix qui s'élevait de la mer.
Qu'il soit béni! répétaient tous les échos du rivage.
Nous poursuivions : // l'avait promis : il nous avait promis sa misé-
ricorde; un jour nous devions être tirés des mains de nos ennemis et le
servir sans crainte et en hilarité ; Ut sine timoré, de manu inimicorum
nostrorum liberati serviamus illi. — Et de toutes ces plages, de toutes
ces collines oii dormait depuis tant de siècles, dans son linceul de
sable et de verdure, l'Église d'Afrique, des voix sublimes s'élevaient
en répétant: « Miséricorde, liberté! »
Oui, il vient, chantions-nous avec enthousiasme, il vient éclairer
ceux qui sont dans les ténèbres ; tous ces peuples qui nous regardent assis
à l'ombre de la mort : llluminare bis qui in tenebris et in umbra mortis
sedent. — Et les montagnes de l'Édough , d'où le Kabyle caché nous
regarde sans doute et nous écoute avec étonnement, semblaient répé-
ter nos accents et accueillir nos espérances.
Cependant nous approchions de la jetée, oii se pressait une foule
nombreuse, aux costumes les plus variés. Un arc de triomphe s'élevait
sur le quai, avec cette inscription : A Augustin, Hippone renaissante.
Eés autorités civiles et militaires, qui se disposaient avenir nous re-
cevoir, n'étaient pas encore arrivées; nous fîmes avant de débarcpier
quelques évolutions dans la rade. Dans une de ces évolutions nous
nous étions dirigés du côté de l'embouchure de la Seybouse, comme
si nous avions dû débarquer dans l'ancien port d'Hippone. Ce n'était
(pi'un premier salut que nous voulions envoyer de près à la cité d'Au-
gustin, dont nous fîmes retentir en passant les collines de nos accents
les plus joyeux et les plus touchants.
Enfin nous abordons. Le maire de Bône harangua très-convenable-
ment, en Irès-bons termes, l'évêque d'Alger et les prélats voyageurs.
Après lui , M. Pabbé Suchet , vicaire général dans la province de Con-
slanliiie, et dont la résidence est à Bône, prononça aussi une allocution
TRANSLATION DE LA RELIQUE DE S. AUGUSTIN. 39o
pleiiio (rame et de l'en. Nous nous diiiiieoiis eiisuilc processioimelle-
meiit à travers des rues assez Ijellts vers la place de la ville, où un
Rutel a été dressé et où la messe doit être célébrée. Tout ce quartier
de Bône est nouveau. Les maisons sont bùtics à l'européenne, et nous
pourrions nous croire en France, si de temps en temps nous n'aper-
cevions quel(|ue Bédouin déguenillé. Le cosiume misérable de ces
Arabes ne m'étonne pas autant (|ue leur air indilîérent. Ils regardent
à peine un spectacle dont la pompe et la nouveauté devraient pour-
tant les frapper. La population maure de la ville ne paraît pas. Nous
n'avons vu en arrivant à la jetée que quelques enfants sales, quelques
négrillons à moitié nus, nous attendant, les jambes dans Teau jusqu'au
genou.
Nous arrivons sur la place qui est assez vaste : sur une des ailes du
carré les maisons sont ornées de portiques; elles ont des balcons et
des terrasses. Au milieu de toute la population européenne, au mi-
lieu de lu garnison, qui fait retentir l'air des sons de sa musique mili-
taire, sous un soleil brûlant, monseigneur l'évêque d'Alger célèbre
la messe. A moitié cacbés derrière l'autel, j'aperçois enfin quelques
turbans africains et quelques beaux burnous. C'est une députât ion
maure qui vient assister à la cérémonie; elle est conduite par le cadi
de Bône, et je vois avec intérêt, pour la première fois, le beau type
arabe; des yeux noirs et vifs, le teint un peu plombé, le visage ovale
avec des lignes très -régulières et que termine une barbe noire et
touffue.
Après la messe, monseigneur d'Alger, du haut de l'autel sur lequel
les reliques d'Augustin ont été placées, s'adresse à la foule qui rem-
plit la place et les maisons voisines. D'une voix animée, il retrace les
principales circonstances qui se rattachent au grand et solennel évé-
nement qui s'accomplit : l'apostolat d'Augustin sur cette terre que
nous foulons, et où nous ne saurions faire un pas sans rencontrer ses
traces; sa mort au milieu d'Hippone assiégée par les Vandales; son
exil, quand, après le triomphe de la barbarie, on entendait sur ces
plages des voix lamentables sortant la ntiit du sein des ténèbres et
criant aux fidèles épouvantés : Sortons d'ici , surtons d'ici !... Enfin son
retour glorieux sous la protection des bannières de la France. Ce re-
tour ne va-t-il pas marquer une ère nouvelle pour le pays ? Quand Au-
gustin partit, les anges protecteurs de ces contrées s'exilèrent avec lui;
ne vont- ils pas revenir aujourd"lmi et accompagner de nouveau ses
pus ?
Le prélat trouvait des paroles brûlantes pour exprimer ces pensées
et ces espérances que je vous indique à peine. A la lin de ^on dis-
cours, il eut une belle inspiration et qu'il rendit d'une manière très-
pathétique. Étendant son bras sur le bras d'Augustin : « Joignons nos
396 SAINT AUGUSTIN.
mains, s" écrh-t-W , jungamus dexteras! 0 vous que je ne sais plus de
quel nom appeler! Si je vous appelle mon père (ahl certainement
vous l'êtes), je tremble d"usur[ier le grand nom de votre lils. Si je vous
appelle mon frère, je rougis d'être aussi peu digue d'une telle pa-
renté. Si je vous appelle mon prédécesseur, mon ami, oui, vous l'êtes
sans doute; mais que suis-je pour succéder à Augustin? Joignons
donc nos mains, jtmgamus dexteras, à vous, qui êtes à la fois mon
père, mon frère, mon prédécesseur et mon ami: joignons nos mains
pour bénir cette nouvelle Hippone, qui tressaille de joie aujourd'hui
en vous recevant dans ses murs; pour bénir ce peuple que vous n'avez
pas connu, mais qui veut être et s'appeler votre peuple; joignons nos
mains pour bénir ces valeureux guerriers qui nous environnent et
dont la bravoure a préparé le triomphe; joignons nos mains pour bénir
ceux qui sont nos frères aussi, quoique séparés de nous par une toi
étrangère; pour bénir enfin ces lieux, cette mer, cette terre que vos
yeux contemplèrent jadis, et qui si souvent retentirent des accents de
votre éloquence. »
Il est difficile de rendre l'impression produite par ces paroles simples
et pathétiques, et qui sortaient duncœincnllammé. L'orateur se trou-
vait tout à coup à la hauteur de la scène imposante à laquelle nous
assistions, et sa voix traduisait les sentiments et tous les souvenirs qui
se réveillaient en cet instant dans nos âmes.
La messe et le discours achevés, après les bénédictions données par
chacun des évêques, nous allons toujours processionnellement déposer
les reliques dans l'église de Bùne! Quelle église! cher ami! étroite,
mesquine, à moitié ruinée, et qui ne pouvait pas contenir seulement
la moitié du cortège. Ah! j'en rougis pour mon Dieu, que je voudrais
montrer si grand à ces barbares; j'en rougis pour Augustin; j'en lou-
gis pour mon pays. La France , qui a déjà lait tant de grandes choses
en Algérie, n'a pas encore bâti une église digne d'elle, digne de son
culte. La chapelle de Bùne est une ancienne et misérable mosquée que
les- !\Iaures eux-mêmes avaient abandonnée, et oi!i notre Dieu est, pour
un vil prix aue paie le curé, le locataire de je ne sais quel entrepre-
neur. Espérons que celte ignominie inlhgée à notre culte aux yeux des
infidèles, qui ont à Bône une jolie mosquée , finira bientôt; espérons
que les pompes solennelles d'aujourd'hui communiqueront un élan
religieux à cette population, qui paraît heureuse d'y assister, et que
bientôt , sur ces rives qui sont les plus llorissantes et les plus paisibles
de l'Afrique depuis notre cou<iuéte, Augustin, grâce au zèle de son
successeur, à la piété généreuse de son nouveau peuple, et au concours
empressé de sa nouvelle patrie,, retrouvera une autre basilique de la
Paix, cette basilique sur les ruines de hupiclle j'ai été m'asseoir et
méditer aujourdhui.
tlîANSLATION DE LA RELIQUE DE S. AUGUSTIN. ;197
Car, oui, clicr ami, je les ai eiiltn foulées, ces ruines (rilipiione;
j'ai pu satisfaire mon anJent désir de visiter la cité d'Augustin , de res-
pirer au moins le même air qu'il avait respiré, de marclicr sur les
mêmes traces , de voir les mômes aspects.
A l'ombre des oliviers séculaires qui étendent leurs rameaux sur le
toiulteau d'Ilippone, j'ai pu évoquer le lantôme de la cité endormie
d'un si lourd sommeil; elle m'est a|»parue sous ses véritables traits.
Kien nétait cliaugé ; c'étaient les mêmes coteaux airondis, les mêmes
ondes (pii les baignaient, les mêmes montagnes bleuâtres du côté de
C-artliage, et près de nous la chaîne de l'Édough se dressant toujours
la même, avec ses gorges sombres et ses aspects sauvages. La Sey-
boiise, coulant lentement ses eaux, semblait s'éloigner de nous à
regret, comme autrefois lorsqu'elle s'arrêtait pour écouter la voix
d'Augustin.
.Mais je m'aperçois, ami, que je me laisse entraîner par mes im-
pressions les plus récentes, et que j'ai tout à coup interrompu l'ordre
de ma relation; ce n'est que ce soir, en effet, que nous avons pu visi-
ter Hippone et ses environs, et, avant de vous raconter celte course ,
permettez-moi d'achever le récit des fêtes qui ont rempli notre journée
d'hier et même la matinée d'aujourd'hui. Je puis le faire en quelques
mots.
Hier donc, après les cérémonies de notre entrée à Bône, nous avons
clos la journée par les vêpres solennelles, que monseigneur l'arche-
vêque de Bordeaux a célébrées avec le plus de pompe possible dans
cette pauvre église dont je viens de vous parler, et qui devait être
bien étonnée de voir dans son sein sept évêques et un si nombreux
clergé. Le prélat a adressé aux fidèles quelques mots d'édidcation
remplis d a-propos. Après l'office, nous avons assisté à un dîner que
l'évêque d'Alger offrait à ses collègues devenus ses hôtes; puis cha-
cun de nous a regagné son gîte, dont il avait grand besoin. L'excel-
lent abbé Sucliet s'était chargé de me trouver le mien, et il m'a con-
duit chez une bonne lamille corse, qui m'environne des soins les plus
bienveillants.
Ce matin nous étions sur pied de bonne heure. Monseigneur l'é-
vêque de Digne était l'ofliciant du jour; il a donné la communion et
la confirmation à un assez grand nombre de personnes de tout âge, de
tout sexe, et je puis ajouter de toute nation. Il y avait là, en effet,
des Français, des .Sardes, de> Maltais, des Espagnols. Le costume
des femmes était très-varié : le chapeau parisien se mêlait à la man-
tille espagnole et aux longs voiles blancs des femmes de Gênes et de
Cafiliari.
Monseigneur a adressé la parole avec émotion à ce pieux troupeau,
qu'une retraite [irêchée par un missionnaire de Lyon avait rendu assez
3§8 SAINT AUGUSTIN.
nombreux et bien préparé. Je ne vous répéterai pas ici son éloquente
improvisation; le prélat a exprimé les sentiments qui remplissaient
son cœur, il a dit les liens qui unirent autrefois son Église à celle
d'Afrique, liens qui venaient d'être si étroitement resserrés. Il a fait,
en finissant, l'éloge de l'évèque d'Alger, qu'il ne savait pas présent,
et dont il avait connu à Paris l'édifiante jeunesse.
J'arrive enfin, cher ami, à la course intéressante que nous avons
faite ce soir-là, et qui avait pour but de visiter l'emplacement d'Ilip-
pone et ensuite une tribu de Bédouins campée non loin de là sur les
rivages de la mer.
La caravane épiscopale, à laquelle nous étions invités à nous join-
dre, devait, à cette fin, partir de Bône à trois heures, munie, plutôt
par honneur que par besoin, d'une escorte de spahis, et accompagnée
d'un interprète que le général Randon avait mis à la disposition de
nos prélats. Pour avoir jilus de temps à donner à la visite d'Hippone,
nous avons pris les devants sous la conduite d'un ecclésiastique qui
connaît bien le pays. A une heure nous sortions de la ville par la
porte de Constantine ; nous nous dirigions à l'est vers des coteaux
boisés qui n'étaient guère qu'à une demi-heure de nous. Le chemin
que nous suivions le long de la plage n'était autre que l'ancienne voie
romaine dont plusieurs vestiges restaient encore, et qui allait autre-
fois de Cartilage au détroit de Gibraltar. A un quart d'heure de Bône,
nous trouvons une petite rivière, c'e^li'Abou- gemma, et dont le nom
arabe signifie, nousa-t-on dit, Père de l'Église. Serait-ce là un premier
souvenir d'Augustin?
Nous passons VAbou-gemma sur un pont de construction antique
récemment réparé par les Français Nous entrons ensuite dans un pays
très -boisé, et nous louions une terre noirâtre qui parait être d'une
étonnante énergie. Nous avons à droite et à gauche des forêts d'oli-
viers et de figuiers qui descendent des coteaux voisins à la mer. Les
figuiers n'ont qu'un feuillage rare et peu vigoureux; mais les oliviers
sont beaucoup plus élevés que «eux de la Provence et de TUalie. Leur
tronc noirci. par les années, et leurs branches que la main de l'homme
n'a jamais touchées, afieclent dans leur liberté sauvage les formes les
plus fantasti(iues; ils sont chargés de fruits très-petits. Quelques-uns
seulement qu'on a essayé de greffer produisent des olives grosses
comme des noix. Nous marchons dans un chemin encaissé entre deux
haies vives de cactus, d'aloès et de jujubiers. Vous savez que les
Arabes ont donné à Bône le nom d'Uneba, (|ui signifie la ville des ju-
jubiers. Parfois du sein de tous les arbuslts épineux nous voyoris l'a-
canthe élever ses larges feuilles élégamment découpées, et qui, réu-
nies en corbeille, ressemblent à ces chapiteaux corinthiens qu'on
rencontre au milieu des ruines.
Translation de la relique de s. Augustin. 399
Nous (Hions, en effet, sur les ruines d'Hippone. La ville couvrail de;
ses édilices ces deux coteaux que nous gravissions, et qui, par une
pente insensible, descendent jusque sur les rives de la SeyUouse,
voisines de la mer. La nature était restée toujours jeune, toujours
féconde; mais riiomnio avait disparu^ et ses œuvres avaient disparu
avec lui. Quelques pierres encore debout, voilà tout ce qui restait de
la cité d'Augustin. Nous cherchions quelques souvenirs du grand pon-
tife. Il nous semblait que tout ici devait nous parler de lui. Nous
avons trouvé pour toutes ruines quelques débris incertains, et pour
tous souvenirs queltpies vagues traditions que nous avons pourtant
pieusement recueillies, et qui peut-être vous intéresseront.
Sur celle des deu\ collines d'Hippone qui est la plus voisine de
l'Abou-gemma, du côté de la mer, on rencontre en montant les restes
d'un vaste édlHce. Tout autour, de vieux oliviers, d'épais cactus aux
larges raquettes ornées de pointes, des jujubiers et des grenadiers
croissent sans culture et par la seule énergie d'un sol dont tout an-
nonce la luxuriante fécondité. Le caractère de ces ruines, l'étendue
du monument auquel elles appartiennent, la pesante solidité des
murs et des voûtes, la situation même de l'édilice, tout fait croire
d'abord que ce sont là les restes dune église, peut-être la crypte de
cette illustre basilique de la Paix où retentit si souvent la voix d'Au-
gustin et où fut placé son tombeau. Mais quelques indications que les
lieux fournissent, et surtout des restes d'àqueducs, semblent assigner
au monument une autre destination. Il est probable que ces restes
n'ont rien de sacré et qu'ils appartiennent aux anciennes citernes
d'Hippone, vastes réservoirs qu'alimentaient non-seulement les eaux
du ciel, mais encore les sources de l'Édough amenées de plusieurs
lieues à grands frais.
Quoi qu'il en soit, autour de cet édifice les Arabes des tribus voi-
sines et les Kabyles des montagnes se réunissent quelquefois le ven-
dredi comme en un rendez- vous religieux, et font alors sur les murs
noircis des décharges d'armes à feu, en signe de réjouissance. Quel-
ques-uns, non sans peine et sans péril, montent sur un pan de mu-
raille, et, dans l'angle de l'édifice, sur une large pierre que nous avons
vue, ils font brûler des gi'ains d'encens et se livrent à des prati(pies
superstitieuses. Ils croient que ce lieu est saint et qu'il faut avoir le
cœur pur pour en approcher. Ils immolent même des victimes quand
ils veulent se purifier. On nous a montré beaucoup de plumes qui
viennent de ces sacrifices ^
> Les anciens Arabes sacrifiaient des coqs et un veau noir à des édifices
qu'ils regardaient comme sacrés, tels que la Mecque, les Pyramides. Ils te-
naient ces pratiques des Sabéens. Voir Sale, Observations histor. et crit. sur
le Mahométisme.
400 SAINT AUGUSTIN.
Quand on interroge les Bédoi>ins sur le motif de leur croyance, ils
répondent que là vivait jadis un grand Roumi , que son histoire était
écrite sur la pierre, mais que cette pierre a été brisée, et que mainte-
nant il revient quelquefois visiter les lieux qui lui furent chers. Plu-
sieurs ont mérité de le voir; mais ils ne savent rien dire de lui, si ce
n'est qu'il se montre toujours velu d'un burnous très-blanc.
Ce grand Roumi dont le souvenir plane encore sur les ruines d'Hip-
pone n'est autre qu'Augustin. Quelque chose de sa mémoire et de son
culte paraît dans ces merveilleux récits des Arabes et dans les gros-
sières pratiques dont nous venons de parler. Dieu n'a pas permis que
le grand évêque fût complètement exilé de ces rivages africains (|uil
a tant illustrés; entre sa gloire passée et son triomphe d'aujourdiiui
il y a une nuit de quatorze siècles que traverse cette faible lueur.
Au milieu de la ruine si complète de tout ce qui tient au christia-
nisme en Afrique , ce souvenir, tout vague qu'il est, du grand évêque
d'Hipiione est donc bien digne de remarque. Mais au reste le souvenir
n'est pas autant inexplicable qu'il le paraît d'abord. Les Arabes n'ont
aucun éloignement iiour les grands personnages du judaïsme et du
christianisme. Ils les adoptent même volontiers. En Orient, vous en
avez été témoin, presque tous les lieux que nos souvenirs bibliques
consacrent, sont vénérés parles musulmans. Les Arabes qui, au vue
siècle arrivèrent à Hippone, y trouvèrent des restes encore vivants de
l'Église chrétienne dont Augustin avait été le chef illustre. Cette Église,
qui ne s'était pas sentie assez forte pour garder le corps de son père
et pour le défendre contre les outrages des ennemis de sa foi, avait au
moins gardé (idèlement sa mémoire, et, après deux siècles à peine,
nul doute que ses vertus ne fussent célébrées dans le lieu qui en avait
été le principal théâtre. Elles furent, aussitôt après sa mort, l'objet
d'un culte religieux dans toutes les Églises d'Afrique, malgré les extré-
mités m ces Eglises se trouvèrent réduites par les malheurs qui vin-
rent fondre sur elles. Le il/rt//|/rci/o^f de Cartha(je^\\y\\)\[(^ par Mabillon,
et qui remonte au vc siècle, porte déjà le nom d'Augustin, dont la
fête est placée au 29 du mois d'août *.
Au reste, de même que, parmi les villes de l'Afrique, Hippone fut
celle ([ui défendit le plus vaillamment contre les barbares la domina-
tion romaine, puisiprelle résista à leurs attaques durant un long siège
de dix-huit mois, de même parmi les Églises d'Afrique, Hippone fut
celle qui défendit le plus longtemps contre les mhdèles la foi et le
culte qu'Augustin y avait établis sur de si solides fondements. Au com-
mencement du xii^ siècle il y avait encore quelques vestiges du chri-
stianisme à Hippone. C'est Grégoire VH (|ui a ordonné le dernier suc-
1 Aniilcrt, V. \\\. Voir aussi Hniiiart, -Ic/rt z//'^'//»/?-.
TRANSLATION DE LA RELIQUE DE S. AUGUSTIN. 401
cessciir d'Augustin, .ivant riitnirouse résurrection de son Église, à
laquelle nous assistons. L'évùiue ordonné à Rome par Grégoire VII
s'appelait Servandus. Mais à cette époque tout vestige des anciennes
provinces africaines était tellement efl'acé, que le pape place dans la
Mauritanie Hippone, la ville royale de la Numidie. Au reste, pour le
dire en passant, une erreur analogue, erreur sans doute bien permise,
a été commise à Rome lors de la création de l'évêclié d'Alger. Les
bulles désignent la capitale de la régence sous le nom de Julia Cœsa-
rea. Or, c'est Clierchell qui est l'ancienne Julia Cœsarea. Alger paraît
être à la place d'Icosium, dont le titre (m partibus) a été porté, vous
le savez, par un des prélats qui font partie de noire expédition, mon-
seigneur de Mazenod.
On s'explique donc facilement le souvenir d'Augustin transmis ici
des vaincus aux vainqueurs, et ces derniers, dans leur ignorance, con-
tinuant à leur manière un culte que leur religion ne condamnait pas.
Mais si les ruines de cet édilice qu'ils vénèrent n'ont rien de sacré
dans leur origine ; si ce sont là les restes d'un monument profane,
pourquoi les Arabes y rattachent -ils le souvenir d'Augustin? Au bas
de la colline d'Hippone, près du rivage de la mer, non loin de l'em-
bouchure de la Seybouse, quelques pans de muraille encore debout,
que nous avons visités, sont, dit-on (ce que j'ai peine à croire), les
restes de la basilique de la Paix; mais ces débris pourraient bien être
au moins les restes d'une église: pourquoi n'est-ce pas plutôt à ces
vénérables ruines que nous conduisent leurs hommages? Une pieuse
tradition dont on nous a parlé expliquerait tout; la voici: A la prise
d'Hippone par les Vandales, les fidèles, craignant de voir le tombeau
d'Augustin profané par ces ariens, enlevèrent les saints ossements de la
basilique où ils reposaient et vinrent les cacher dans un édilice profane
où ils devaient être plus en sûreté. Alors, dans le mur épais de ces ci-
ternes,cette large pierre que mes mains ont touchée et dont les Arabes
font une espèce d'autel, aurait véritablement reçu et gardé durant
plusieurs années le cercueil du grand évêque, jusqu'au moment où
l'exil venant frapper les chefs de l'Église d'Afrique, ceux-ci emportèrent
en Sardaigne, comme je vous l'ai raconté, les reliques saintes dont
cette terre, livrée désormais à la barbarie, ne semblait plus digne.
Ces traditions et ces conjectures, dans lesquelles on pourrait se
tromper sans rien enlever à la gloire d'Augustin et à la solennité de
son retour à Hippone, ne manquent pas cependant de vraisemblance ,
et on a eu raison d'en tenir compte en cette grande circonstance. Le
monument que les évèques de France ont élevé à Augustin, et où de-
main nous viendrons apporter les reliques et inaugurer sa statue , se
trouve placé non loin des citernes, ruines désormais sanctifiées. Ce
monument est bien simple; mais la beauté du paysage et la majesté
T. II. — 26
402 SAINT AUGUSTIN.
des souvenirs lui communiquent une sorte de grandeur. Il consiste en
un autel^n marbre blanc, placé sur un socle circulaire à deux gradins,
revêtus aussi de marbre. Le pourtour du socle inférieur est de trente
mètres. La statue regardera la mer et cette France qui se montre au-
jourd'hui si digne de compter désormais Augustin parmi ses enfants.
Mais enire les souvenirs que gardent ces ruines d'Hippone et les
souvenirs que ce monument doit immortaliser, entre l'exil d'Augustin
et son triomphe, entre ces deux voyages si diflerents, qu'est devenue
son Église? qu'est devenue toute l'Eglise d'Afrique? Pourquoi le chri-
stianisme est- il tombé ici dans un abîme plus profond qu'en Orient?
Pourquoi tout vestige de son passage a-t-il disparu? Voilà un pro-
blème historique, cher ami, qui me préoccupe vivement depuis que je
suis ici, et dont à mon retour je \eux chercher avec soin la solution.
La chute de TÉglise d'Afrique ne s'explique pas complètement par
l'invasion sarrasine. Il y a d'autres causes que j'entrevois et que je
veux m'efforcer de mettre au jour plus tard.
. Mais, tandis qu'assis à l'ombre des citernes d'Hippone, nous nous
livrions à toutes les considérations que les lieux faisaient naître, des
pas de chevaux se sont fait entendre, et nous avons vu arriver nos sei-
gneurs les évèques. Après une halte de quelques instants, la troupe
est repartie, et nous nous sommes empressés de nous joindre à elle
pour la visite aux Bédouins.
Nous traversons la Seybouse, non loin de son embouchure. Nous
foulons les anciens quais de la ville, qu'on pourrait facilement retrou-
ver. Un bao à corde, conduit par des Arabes, nous transporte d'un
bord à l'autre. La Seybouse est un des principaux cours d'eau de l'Al-
gérie. Elle a beaucoup de fond à l'endroit où nous l'avons traversée,
et si une barre de sable n'obsiruait son embouchure, elle pourrait
encore servir de porta Bône, dont la rade est très-mauvaise.
La plage entre la Seybouse et la mer forme un triangle dont le
sommet est à l'embouchure de la rivière. C'est sur cette plage, qui est
un' palus sab'onneux, que campe la tribu des Béni-Urgin, que nous
allions voir. Nous apercevons non loin de nous quelques tentes noires
qui forment le premier douair de la tribu. Ces Béni-Urgin sont pour
nous des amis dont la lidélité ne s'est pas un seul instant démentie
depuis l'occupation. Le clieik, qui avait été averti de notre visite,
était venu à notre rencontre. Nous le trouvons sur les limites de sa
tribu, à la tète d'un groupe de cavaliers. A cheval tous les Arabes ont
bonne mine; ceux qui sont devant nous ont de plus, ce qui est rare ,
un air empressé et bienveillant. Ils nous guident aussitôt vers leurs
tentes, et, chemin faisant, poumons faire i'èle, ils se mettent à exécu-
ter la fanlasia : ce sont des courses de chevaux qui réssendileut un
peu à celles de nos cirques, et où ks Arabes se montrent très habiles.
TRANSLATION DE LA RELIQUE DE S. AUGUSTIN. 403
Debout sur leurs étriers, le dos légèrement appuyé sur le bordéievé
de leur sello, louant leur fusil d'une main ferme, et faisant quelquefois
semblant de taire feu, ils lancent leurs chevaux comme pour le com-
bat. Le coursier vole, et puis tout à coup, au beau milieu de son^lan,
il s'arrête comme par un ressort. Quelquefois deux cavaliers partent
au i-Tand galop en se tenant embrassés, et feignant de se [>urler à l'o-
reille. Nos Arabes ont exécuté tous ces jeux, oii j'admirais plus encore
la force et l'agilité de leurs chevaux que leur proi>re habileté en équi-
tation, quoique cette habileté suit réelle. Sur ces chevaux inappré-
ciables, on m'a dit que les Bédouins montent et descendent les côtes
les plus escarpées, où les piétons mêmes quelquefois n'oseraient se
risquer. Quand la pente est trop roidc, le cheval plie ses jambes de
derrière et se laisse glisser.
Nous arrivons bientôt aux tentes. Elles sont faites d'un épais tissu
de poils de chameau. Quelques maigres bœufs paissent à l'entour. Une
meute de chiens, gardiens vigilants du douair, veut, malgré la pré-
sence, les cris et les coups des Bédouins, nous en interdire l'entrée.
La première tente est celle du cheik. C'est là qu'il nous introduit.
Il avait étendu son plus beau tapis, et les évêques furent invités à s'as-
seoir. Mais jugeant aussitôt que ses hôtes illustres étaient peu accoutu-
més aux mœurs du désert, le cheik fit apporter des sacs remplis d'un
grossier fourrage, qu'on plaça tout autour de la tente en guise de di-
van. Les évêques s'assirent un instant. Nos Arabes offrirent de prépa-
rer des rafraîchissements, tout en s'excusant de ce que le jeiîne du
ramadan , qui durait encore, leur interdisait toute nourriture. Ils vou-
laient nous préparer le couscoussou, espèce de pâte faite avec du fro-
ment broyé, cuite dans du lait ou du bouillon, et qui est le mets quo-
tidien et presque unique des Bédouins.
Nous refusons leurs offres hospitalières, et nous acceptons seul -
ment un peu de lait pour nous désaltérer. On apporte dans des vases
de bois très-sales un lait aigri qu'on tire d'une vieille outre. Cette
bois-on, qu'on dit saine, a une odeur et un goût exécrables; elle
m'aurait certainement fait revenir le mal de mer, si je ne m'étais pas
contenté d'y tremper à peine mes lèvres , que j'eus grand soin d'es-
suyer aussitôt.
Dans la tente qui touchait à celle où nous avons été reçus, se trou-
vaient les femmes de nos Bédouins. Vous savez que les Arabes no-
mades n'éprouvent pas à montrer leurs femmes la répugnance jalouse
des Maures et des Turcs. Le cheik souleva donc un rideau de toile
grossière qui lermait l'entrée de cette tente, et nos yeux purent plon-
ger dans le mystère de cet intérieur, qui n'avait rien, je vous assure,
de bien ravissant. Quatre femmes étaient accroupies plutôt qu'assises
sur une mauvaise natte. Deux d'entre elles brovaientdu grain dans un
404 SAINT AUGUSTIN.
moulin à bras; une autre, dont les traits amaigris et l'extrême pâleur
révélaient les soufl'rances, détournait son visage comme pour fuir soit
le grand, jour, soit nos regards. Nous apprîmes qu'elle était accouchée
de la veille, et nous vîmes, en effet, son jeune nourrisson, petit,
maigre, souffreteux comme elle, couché à terre, sur une écorce de
liège, le corps enveloppé dans quelques sales chiffons en guise de
langes. La quatrième femme était l'épouse du cheik. Elle est encore
jeune. Son visage déjà flétri n'a plus qu'une rougeur jaunâtre. Elle
porte à ses bras des bracelets d'or et quelques bijoux d'or dans sa
coiffure, qui n'est pas sans une sorte d'élégance.
Au reste, toutes ces femmes ne montrent aucun empressement pour
'voir le sp>^ctacle extraordinaire que nous devons leur offrir. C'est à
peine si elles tournent la tête pour nous regarder. Leur yeux ternes,
hébétés, n'annoncent ni vivacité ni intelligence.
La dernière tente du douair nous gardait un horrible spectacle. Une
pauvre vieille Bédouine, étendue à terre sur un morceau de natte, se
mourait. Personne dans la Iribu n'avait l'air de songfr à elle et de
veiller à ses besoins. Seulement, à ses côtés un petit vase de bois était
rempli d'eau. Elle s'en était approchée sans pouvoir le soulever, sa
main livide est déjà glacée par la mort. Ses bras et son visage déchar-
nés, noircis par le soleil, font peur. C'est un affreux tableau. Elle nous
regarde d'un œil lixe et mourant. Elle nous prend sans doute déjà pour
une vision de l'autre monde.
J'espère, cher ami, que vous viendrez un jour en Algérie compléter
vos études sur l'Orient. Je vous avoue que je m'étais fait, d'après vos
peintures, une idée beaucoup plus poétique de la vie patriarcale du
désert. 11 faut croire que les Bédouins de l'Afrique, ou du moins ceux
des environs de Bône, ne ressemblent pas beaucoup à ceux de l'Asie
que vous avez visités; ou bien il faut dire que votre imagination bril-
lante a jeté son manteau tissu d "or sur les misères de ces enfants d'Is-
maël et de Mahomet. Je n'ai trouvé sous la tente des Béni-Urgin ni
votre vénérable Hassan, ni la jeune Bédouine sa fille, votre gracieuse
lellé 1. Je n'ai pas eu la moindre tentation de quitter la vie de nos
cités pour la vie de ces solitudes. La plus misérable cabane de nos
paysans me semble préférable à ce douair, qu'on dit cependant opu-
lent. Malgré ses vices, notre civilisation est autant au-dessus de cette
civilisation du désert que le ciel est au-dessus de la terre. Ne soyons
pas injustes envers elle. Ne blasphémons pas le soleil, quoiqu'il ait
des taches et qu'il brûle trop souvent au lieu d'éclairer. Sans doute les
mœurs simples et primitives, celte vie indépendante et dure, déve-
loppent dans l'Arabe quelques belles et solides qualités. Mais cesqua-
» M. Ponjoulat esl auteur d'un roinaa écrit dans le désert, et qui a pour
titre lu Bédouine.
TRANSLATION DE LA RtLIQLIE DE S. AUGUSTIN. 405
lités sont mêlées de beaucoup de vices. Le Bédouin est vigoureux et
l'ra\e, mais dissimulé et sanguinaire. Il y a en lui du lion et du cha-
cal. En somme, l'homme du désert tel qu'il m'est apparu est un
liomme très-incomplet. Il vieillit dans une sorte d'enfunce. Son intel-
ligence ne parcourt qu'un cercle di.iées très-élroit, et s'il a quelques
nobles instincts, il n'a jamais de grandes pensées.
Nous avons quitté les Béiii-Urgin comme le soleil allait se coucher,
et nous avons été de retour à Dôiie à l'entrée de la nuit. Adieu, cher
ami; J'ai besoin de repos, et vous devez en avoir besoin aussi. Demain,
après avoir inauguré le monument d'Hippone, nous prenons de nou-
veau la mer et nous partons pour Alger.
LETTRE SIXIÈME.
A la hauteur de Stora, à bord du Gassendi,
dJDjanche 30 octobre.
•le suis de nouveau installé , cher ami, dans le salon de l'état-major.
J'ai repris ma jilace ù la table d'acajou. Le Gassendi vogue avec un
temps superbe vers Alger, où nous comptons arriver demain soir,
veille de la Toussaint. Nous venons de doubler le cap de Fer, et nos
>eux ont pu plonger dans le goH'e de Stora, aussi vaste que celui de
IWne. Il n'y a plus assez de jour pour voir les côtes que nous lon-
geons. Jusqu'ici elles ont eu l'aspect le plus sévère et le plus inhospi-
talier. Nulle trace d'halùtation. Seulement de temps en temps des
feux enveloppés dans une nuage de fumée signalent la présence des
Kabyles, qui, dans cette saison, brûlf'nt les herbes avant d'ensemencer
la terre. Au moment où je suis descendu, je cherchais au milieu des
ombres qui enveloppent les livages de Stora, où nous venons de fon-
der Pliilippeville, l'ombre de l'ancienne Rusicada, la sœur de Constan-
tine et d'lli|ipone. Le pont du Gassenrf^■ est très-anirné en ce moment.
Il n'est plus question pour personne du mal de mer. Notre voyage est
une délicieuse promenade. Tout le monde est gai et bien portant. Les
yeux se détournent de la terre pour regarder au ciel les étoiles qui
commencent à se montrer. Je me dérobe un instant aux charmes de
cette soirée, et je viens vous retrouver, vous, mon aimable et invi-
sible compagnon de voyage, vous, le confident si patient de toutes les
pensées qui me liassent par la tète, et de toutes les impressions bonnes
ou mauvaises que je reçois. Accordez- moi encore quelques instants
d'audience. W faut bien que je vous conte la dernière et la plus tou-
chante peut-être de toutes les solennités qui ont marqué le retour
en Afrique des restes de saint Augustin. .Mon récit sera court, je vous
le promets; car j'ai hâte de regagner le pont, où ce soir une douce
406 SAINT AUGUSTIN.
brise de mer, à peine sensible, chasse le serein et rafraîchit le sang.
.Je vous dirai que monseigneur l'évêque d'Alger me semble avoir,
comme Napoléon, le soleil pour lui, dans les grandes occasions;
voilà pourquoi, sans doute, le soleil a été de toutes les fêtes dont je
vous ai parlé jusqu'ici; et voilà pourquoi aujourd'hui encore il a
éclairé de ses plus beaux rayons notre marche triomphale à Hippone
et rinauguration du monument d'Augustin. A la veille de novembre,
comme nous sommes, le thermomètre marquait cependant trente de-
grés centigrades; rien ne rappelait l'automne au milieu de l'épaisse
verdure dont les champs de la Seybouse sont couverts. La terre, sous
une chaude rosée, semblait ouvrir son sein fécond; le sourd murmure
des insectes à travers les herbes arrivait comme un bruit de germina-
tion, et de tièdes bouflees nous apportaient, avec le parfum des fleurs,
toutes les exhalaisons du printemps.
Dès huit heures du matin, les évêques, le clergé, la \ille tout en-
tière de Bône défilaient en procession sur la plage qui mèriC à la cité
d'Augustin. Une éclatante lumière inondait tout le paysage et faisait
resplendir les mitres et les chapes d'or de nos prélats. Nous mar-
chions entre deux rangs de soldats; les sombres échos des gorges
voisines retentissaient des sons de la musique guerrière. Nous avions
à gauche la mer sillonnée de canots; toutes ces embarcations se diri-
geaient joyeusement vers la Seybouse et allaient nous attendre à Hip-
pone. La plaine fertile et marécageuse qui s'étend de Bône à l'Abou-
gemma, et que ferme au midi la haute chaîne de l'Édough, s'étendait
à notre droite. Des groupes de cavaliers arabes la traversaient au grand
galop. Cette fois enfin les indigènes s'étaient ébranlés : ils étaient sortis
de leur indiflerence. On voyait, mêlés aux Européens, les Maures de
lîône, les Bédouins des tribus voisines, les Kabyles même de la mon-
tagne. Ils venaient deux- mêmes orner le triomphe d'Augustin.
Au pont de l'Abou-gemma, avant de mettre le pied sur le territoire
d'Hippone, nous faisons une première station. Ce pont était contem-
porain du grand évêque; c'était le seul témoin encore vivant qui pût
nous pailer de lui. Nous songions avec émotion qu'en le traversant
nous foulions certainement ses traces. Ah ! les restes d'Augustin ont
dû tressaillir aujourd'hui en passant ce vieux pont de l'Abou-gemma,
en touchant enlin cette terre bien -aimée à laquelle nous venions les
rendre. L'Église, qui a d'admirables paroles pour exprimer dans cha-
que situation de la vie tous les sentiments de l'âme, nous prêtait en
ce moment une de ses |)lus poétiques el de ses plus saisissantes inspi-
rations; nous chantions: " Du fond de votre sé[>ulcre, levez-vous, ô
saint de Dieu, hâtez-vous de consoler par votre présence les lieux qui
vous furent si cliers, et où nous avons préparé ce triomphe ! Move te,
surge, mncte Dei, ad loca frstina qiiœ tibi parata su7it !
TRANSLATION DE LA RELIQUE DE S. AUGUSTIN. 407
Après le chant de cette magnilique antienne, qui ronuie le cœur et
amène des larmes dans les yeux, monseigneur l'archevêque de Bor-
deaux donne la bénédiction avec les saintes reliques. C'est lui qui
doit officier dans cette dernière solennité. Monseigneur d'Alger, au
pont de rAhou-gemma, lui remet son bâton pastoral en lui disant ces
touchantes paroles : <> Prenez en ce moment le bâton que je reçus de
vous quand vous me conférâtes ronction sainte, et soyez archevêque
de Bordeaux et évêque d'ilippone. »
La procession se remet en marche et déroule ses longs replis aux
couleurs variées à travers des massifs d'oliviers, au milieu desquels
elle paraît et dis[)araît tour à tour. La forêt retentit des voix des jeunes
filles et du chant grave des prêtres. Nous faisons encore plusieurs sta-
tions en gravissant les pentes douces de la colline; à chaque pas les
aspects changent et deviennent de plus en plus ravissants, à mesure
que nous montons, et (jue par-dessus la cime des arbres nos yeux dé-
couvrent cette mer azurée et sans bornes qui s'étend devant nous. Je
renonce à vous retracer ce qu'il y avait à la fois de gracieux et de so-
lennel et surtout d'animé dans ce tableau : une foule immense cou-
vrait les coteaux d'ilippone; la vieille cité avait tout à coup retrouvé
la vie ; les générations endormies dans son sein semblaient avoir quitté
leur tombeau; un peuple nombreux venait comme autrefois se presser
autour d'Augustin.
Nous arrivons au monument. Monseigneur l'archevêque de Bor-
deaux bénit l'autel et célèbre la messe au milieu d'un ailmirable re-
cueillement. Il adresse ensuite à la foule une allocution pleine de feu.
Jamais semblable auditoire, jamais semblable coup d'oeil! Quel mé-
lange de costumes, de physionomies, de langues, de religions! L'Arabe,
drapé fièrement dans les longs replis de son burnous, à côté du soldat
et de l'officier français à la tenue sévère; les élégantes toilettes de nos
dames mêlées à tous ces costumes éclatants et pittoresques que por-
tent les femmes de tous les pays dont se compose la population de
Bône. Ici la calotte rouge du levantin; là le turban du Maure; plus
loin le Juif aux amples vêtements noirs et au maintien timide. Je me
figurais un de ces auditoires tels que l'Évangile nous les retrace, oiî
tous les [leuples étaient représentés, et qui se pressaient <à Jérusalem,
dans les premiers jours du christianisme, autour des apôtres. A voir
l'attention que prêtaient à l'orateur tant d'étrangers qui ne devaient
pas comprendre ses paroles, on pouvait croire aussi que le miracle
des langues se renouvelait. J'aperçois encore d'ici un groupe de Bé-
douins qui étaient assis sous un figuier. Ils portaient un peu en avant
leur tète < nveloppée du ka'ik et de la corde de chameau, dans l'atti-
tude de la plus profonde attention.
Le discours de monseigneur l'archevêque de Bordeaux s'adressait
*08 Saint Augustin.
particulièrement aux soldats. Il a parlé à ces braves, dont la conduite
est si belle en Afrique, de la mission civilisatrice de la France, et leur
a dit que ta religion seule pouvait accomplir cette mission. Il a ap-
pliqué cette vérité à la conquêle de l'Algérie. Plusieurs traits heu-
reux de son improvisation ont vivement frappé l'auditoire. « La reli-
gion dont nous sommes les ministres, s'est-ii écrié dans un endroit,
est celle qu'honorèrent et pratiquèrent les Clovis,les Charlemagne,les
Condé, les Turenne, celle dans les bras de laquelle Napoléon a voulu
mourir. 11 savait bien, cet habile appréciateur des hommes et des cho-
ses, que la religion ne fait qu'accroître la bravoure; il le savait bien,
lui qui, frappant un jour sur l'épaule d'un de ses généraux, lui disait:
Drouot, tues le plus braoe de mon armée, parce que tu es le plus dévot,
Après le discours, tous les évêques ont donné la bénédiction avec
les saintes reliques. Leurs mains réunies, étendues sur les campagnes
d'Hippone, demandaient au ciel la rosée qui doit féconder ces germes
de foi qu'on venait d'y déposer. A la fin de cette touchante cérémonie,
inonseigneur Dufêtre ne pouvait plus contenir les sentiments qui dé-
bordaient de son àme, et, de cette voix puissante qui remplit les plus
vastes voûtes de nos cathédrales, il a fait retentir les collines d'Hip-
pone de son amour et de son admiration pour Augustin. Il a demandé
au grand évêque de lui obtenir les grâces de l'épiscopat qu'il allait
bientôt recevoir, et il en a placé les travaux sous les auspices de son
nom, qu'il ajoutera désormais au sien.
Un peu plus haut que le monument, presque au sommet de la col-
line, monseigneur l'évêque d'Alger avait fait dresser une tente. Tous
les prélats s'y sont réunis, et là chacun a pris la détermination de con-
sacrer par une fête l'heureuse translation qui venait de s'accomplir.
Il était midi; la foule s'était dispersée et prenait son repas sous
les oliviers. Le général Randon avait fait dresser des tables dans les
citernes, et tous les prélats sont venus s'asseoir avec leur suite à un
banquet qui leur a été offert. Ce dîner, sous ces voûtes à moitié rui-
nées, oflrait un spectacle curieux. A une large crevasse de l'édifice ,
entre les branches d'un figuier sauvage, plusieurs têtes de Maures qui
apparaissaient pour nous regarder étaient de l'effet le plus pittoresque.
Nous ne devions plus retouiiier à Eône. Le Gassendi et le Ténare
avaient envoyé leurs canots dans la Seybouse. C'est au port même
d'IIipf)one que nous nous sommes embarqués pour nous rendre à
bord. Il était environ deux heures. Quelque temps après, nous levions
l'ancre, et, en quittant ces rivages dont nous ne perdrons jamais le
souvenir, nous adressions un dernier adieu aux collines d'Augustin,
FIN DU DEUXIÈME ET DERNIER VOLUME.
TABLE
CHAPITRE XXX.
Réponse aux cinq questions posées par Honoré de Carthage. — Humilité de
saint Augustin. — Voyage de saint Augustin à Constantine. — Peinture
de cette ville. (412) 5
CHAPITRE XXXI.
Les mœurs et les habitudes de saint Augustin 21
CHAPITRE XXXIl.
Considérations sur la chute et sur la grâce. — Le livre de l'Esprit et de la
lettre. ( 412) 38
CHAPITRE XXXIII.
Lettre à Pauline sur la vision de Dieu. — Lettre à Forlunatien. — Le livre
de la Foi et des œuvres. — Mort de Marcellin. (413) 50
CHAPITRE XXXIV.
Lettre à saint Paulin de Noie. — Démétriade fait vœu de virginité. ^- Le livre
à Juliana sur le veuvage. — Correspondance avec Macedonius , Hilaire,
Évode, saint Jérôme. (414-413) 59
CHAPITRE XXXV.
Du livre de la Nature et de la Grâce.— Du livre de la Perfection de la jus-
tice de l'homme. — L(ttre à Maxime de Ténès. — Les douze livres sur le
sens littéral de la Genèse. — Explication des Psaumes. (415-416). . 78
410 TABLE.
CHAPITRE XXXVl.
Conciles contre les pélagiens et décrets d'Innocent l". — Les quinze livres sur
la Trinité. — Les cent vingt- quatre traités sur l'Évangile de saint Jean ,
et les dix traités sur la première Épître de cet apôtre. (416). ... 93
CHAPITRE XXXVII.
Lettre de saint Augustin à Boniface. — Lettres à saint Paulin, à Dardanus,
préfet des Gaules. — Diverses opinions sur Dardanus. — Lettre à Juliana
sur le Livre à Démétriade. — Lettre à Pierre età Abraham. (417). . 115
CHAPITRE XXXVIIl.
Le pape Zozime et les pélagiens. — Persévérance des évèques d'Afrique. —
Les deux conciles de Carthage.— Condamnation des pélagiens dans l'univers
catholique. (417-418) 127
CHAPITRE XXXIX.
• Utilité des hérésies. — Les livres de la Grâce de Jésus-Christ et du Péclié
originel. (418) 137
. CHAPITRE XL.
Césarée, aujourd'hui Clierchell.— Conférence de saint Augustin avecEmérite,
évéque donatiste de Césarée. — Abolition d'une sanglante coutume de ceUe
ville à la suite d'un discours de saint Augustin. — Traits de mœurs de
cette époque. (418) 142
CHAPITRE XLI.
Les sermons de saint Augustin 156
CHAPITRE XLII.
Continuation du même sujet 171
CHAPITRE XLIII.
Lettre au comte Boniface sur les devoirs des lioiunios de guerre. — Lettres à
Optai sur l'origine de l'àme ; au prêtre Sixte sur la question pélagienne ;
au diacre Célestin ; à Mercalor ; à AseWicus.— Lettres à Hesiohius sur la tin
du monde. ('il8-'il9) '. 184
TABLE, 4H
CHAIMTUK XLIV.
L'affaire d'Apiarius. — Les deux livres des Noces et de la Concupiscence' —
Julien. — Des mariages adultères. — Les quatre livres sur l'Ame et son
origine. (419-420) 195
CHAPITRE XLV.
Autorité de saint Augustin établie par les plus illustres témoignages. — Les
sept livres des Locutions et les sept livres des Questions sur les s-ept premiers
livres de l'Ecriture. — Les quatre livres contre les deux Épitres des péla-
giens. — Contre Gaudentius et contre le mensonge. — Lettre à Optât. —
Contre l'adversaire de la Loi et des Prophètes. — Durée et transformations
diverses du manichéisme. (419-420) 211
CHAPITRE XLVI.
Les six livres contre Julien. — Manuel à Laurentius. — Du soin pour les
morts. (421) 225
CHAPITRE XLVII.
Les chrétiens de Fussale. — Affaire d'Antoine de Fussale. — La Règle de
Saint-Augustin. (422-423) 242
CHAPITRE XLVIII.
Les reliques de saint Etienne à Hippone. — Histoire de Paul et de Palladie.
— Election d'Heraclius, successeur de saint Augustin. (424-425-426). 251
CHAPITRE XLIX.
Les livres de la Doctrine chrétienne. (426) 260
CHAPITRE L.
La Cité de Dieu. (426) ' ... 267
CHAPITRE LI.
LTiS moines dWùrumet. — Le livre de la Grâce et du Libre Arbitre. — Un
mot sur Luther, Calvin et Jansenius. — Leitre de Valentin à saint Augustin.
— Le livre de la Correction et de la Grâce. — Rétractation du moine Le-
porius. (426-427) 288
412 TABLE.
CHAPITRE LU.
Le comte Boaiface, trahi par Aetius, appelle à son secours les Vandales pour
le défendre contre les forces de l'empire romain. — Lettre de saint Augustin
au comte Boniface. — Ses écrits contre les ariens. (418) UOO
CHAPITRE LUI.
La Révision des ouvrages de saint Augustin. — Le livre des Hérésies, à
Quodvultdeus. — Les lettres de saint Prosper et d'Hilaire , et les semi-
pélagiens des Gaules. — Les deux livres de la Prédestination des saints et
du Don de la persévérance. (428-429) 313
CHAPITRE LIV.
Réconciliation dû comte Boniface avec l'impératrice Placidie. — Correspon-
dance de saint Augustin avec Darius. — Lettre à Honoré sur les devoirs
des prêtres dans les calamités publiques. — Peinture de la dévastation de
l'Afrique par les Vandales. — L'Ouvrage imparfait contre Julien. — Mort
de saint Augustin. (430) 329
CHAPITRE LV.
Hommage rendu à saint Augustin par Théodose le Jeune. — Boniface ; sa
fin. — Levée du siège d'Hippone ; évacuation et ruine de cette ville. —
Comment Salvien expliquait l'invasion des Vandales. — Bélisaire et la fin
de la domination des Vandales en Afrique. — Un mot sur la chute rapide
de l'Église d'Afrique. — Les reliques de saint Augusiin. — Dernière appré-
ciation de saint Augustin 346
Lettres à M. Poujoulat sur la translation de la relique de saint Augustin
de Pavie à Hippone, par M. l'abbé Sibour 363
Tours. — Impr. Mame.
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BR 1720 .A9P65 1866
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Poujoulat, fi.
(Jean-Joseph-Franpcois)
Histoire de saint
Augustin /
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