Skip to main content

Full text of "Histoire de Saint Ignace de Loyola d'après les documents originaux"

See other formats


s 


#X 


-iidO 


IIVJLI 


SAINT   IGNACE   DE   LOYOLA. 

D'après  le  portrait    f.iit  à  Rome,  peu  après  la  mort  du  Saint,  par  Jacques  del  Conte. 


:  xixxxxi  xxxxx  i 


HISTOIRE 


^f-iz^l 


S.  I pâte  ûe  lîopoia 


d'après  les  documents  originaux 


par   le    P.    DANIEL    BARTOLI^ 

de  la  Compagnie  de  JÉSUS. 


TRADUCTION 

REVUE,    COMPLÉTÉE,   ANNOTÉE 
et  enrichie  de  documents  inédits 

par   le   P.   L.   MICHEL,   S.   J. 


Tome   premier. 


ŒX 


^ŒXCGCLOXXJLixiJXcaccciixxxxijt  x  : 


BOSTON  COLLEGE  UBRftg^ 
l    CHESTNUT  Hll  i    Mi 


Société  De  SatntxHugusrin, 


DESCLEE,   DE   BROUWER  et  Cie, 
1893. 


"orw-Pz-i-KT 


CUM  opus  cui  titulus  est  :  Histoire  de  saint  Ignace,  par  le  P.  Bartoli,  etc., 
a  P.  L.  Michel,  nostrre  Societatis  sacerdote,  ex  italica  lingua  gallice 
expressum,  notis  variisque  documentis  illustratum,  aliqui  ejusdem  Societatis 
revisores,  quibus  id  commissum  fuit,  recognoverint  et  in  lucem  edi  posse 
probaverint,  facultatem  concedimus,  ut  typis  mandetur,  si  ita  iis,  ad  quos 
pertinet,  videbitur. 

In  quorum  fidem   has  litteras,  manu   nostra  subscriptas  et  sigillo  Societatis 
nostrre  munitas,  dedimus. 

Tolosœ,  die  2a  mensis  Februarii,  ann.  1891. 


L.  S.  A.  CALVET,  S.  J. 

Prœp.  ProiK  Provincne  Tolosance. 


VU3S 


AU  TRÈS    RÉVÉREND  PÈRE 

Jxtmis  ffhrttn 


•; 


ÉLU 


(GÉNÉRAL  DE  LA  COMPAGNIE  DE  JÉSUS 

à  Eiopoia 

LE   2    OCTOBRE    1892 
HUMBLE    ET    FILIAL    HOMMAGE. 


AVANT- PROPOS. 


PEU  de  saints  comptent  autant  d'historiens  que  saint  Ignace  de 
Loyola.  Biographies,  histoires,  panégyriques,  études  abondent  en 
toutes  langues  et  à  toutes  les  époques.  Mais  de  ces  nombreux  écrits 
que  la  piété  filiale  inspira  aux  enfants  de  Saint-Ignace  ou  à  leurs  défen- 
seurs, aucun  ne  met  plus  en  relief  la  haute  intelligence  et  le  grand  ca- 
ractère du  Saint  que  l'histoire  écrite  par  le  P.  Daniel  Bartoli. 

Les  traits  du  père,  et  le  cœur  aimant  du  Saint,  paraîtront  peut-être 
moins  en  vue  dans  cette  vie,  mais  le  fondateur  inspiré,  le  sage  et  ferme 
administrateur,  l'homme  de  conviction,  de  prudence  et  de  suite,  ne 
resplendit  nulle  part  ailleurs  avec  autant  d'éclat. 

Le  P.  Bartoli  écrivait  l'histoire  de  son  héros,  alors  que  les  calomnieu- 
ses insinuations  et  les  attaques  haineuses  s'élevaient  de  tous  côtés 
contre  l'Institut  de  saint  Ignace.  Le  rang,  que,  dès  'ses  débuts, 
la  Compagnie  de  JÉSUS  avait  pris  parmi  les  Ordres  religieux,  la  faveur 
marquée  dont  l'entouraient  les  Souverains-Pontifes,  ses  éclatants  succès 
au  concile  de  Trente,  dans  les  collèges  et  les  Universités  qu'elle  diri- 
geait, dans  les  Missions  parmi  les  infidèles  des  Indes  et  du  Japon,  en 
Europe  dans  les  grandes  chaires  comme  auprès  des  habitants  des 
campagnes,  avaient  heurté  des  rivalités,  excité  des  jalousies,  suscité  des 
ennemis  qui  agissaient  dans  l'ombre,  ou  ne  craignaient  pas  de  mener 
leurs  attaques  au  grand  jour  de  la  publicité.  A  ces  hostilités  qui 
avaient  pris  naissance  au  sein  même  de  la  famille  chrétienne,  nous 
devons  ajouter  les  attaques,  les  mensonges,  les  calomnies  sans  nom- 
bre et  sans  pudeur  des  protestants,  ennemis  nés  de  tout  ce  qui  de 
loin  ou  de  près  respire  l'esprit  de  saint  Ignace  et  de  l'Église  romaine. 

Pour  confondre  tous  ces  détracteurs  et  dissiper  toutes  ces  calomnies, 
le  P.  Bartoli  s'est  vu  entraîné  à  faire  de  l'histoire  du  Saint  et  de  son 
œuvre,  comme  une  brillante  apologie  où  la  vérité  de  l'ensemble  et 
l'exactitude  des  détails  conservent  sans  doute  tous  leurs  droits, 
mais  où  l'historien  poursuit  un  but  particulier,  et  s'adresse  à  un  pu- 
blic spécial. 

Le  P.  Bartoli  ne  laisse  dans  l'ombre  ni  son  héros,  ni  l'œuvre  qu'il 
a  établie.  Il  considère  saint  Ignace  sur  toutes  les  faces,  dans  ses  con- 
ceptions et  dans  ses  actes,  devant  Dieu,  au  plus  intime  de  son  âme  et 
dans  les  difficiles  labeurs  de  son  administration  ;  il  le  montre  sous  tous 
les  jours,  et,  ménageant  avec  art  les  clairs  et  les  ombres,  dans  son  tableau 
de  grand-maître,  il  nous  fait  surtout  admirer  une  âme  de  forte  trempe, 
ouverte  aux  inspirations  et  aux  vues  surnaturelles  les  plus  élevées  et 
les  plus  inénarrables.  Dès  ses  premiers  pas  dans    les  voies  de  la  sain- 


IV  AVANT-PROPOS. 


teté,  Ignace,  enlevé  sans  retour  au  monde  et  à  ses  maximes,  poursuit 
sans  défaillance  l'idéal  de  la  plus  haute  perfection. 

Il  prend  résolument  le  contre-pied  de  l'esprit  mondain,  et,  dans  sa 
chevaleresque  ardeur,  immolant  une  à  une  toutes  les  vanités,  le  gen- 
tilhomme de  Loyola  devient  bientôt  le  mendiant  hué  par  des  enfants 
à  Manrèse,  le  catéchiste  traité  d'illuminé  ou  d'hérétique  à  Alcala  et  à 
Salamanque,  l'étudiant  injustement  condamné  au  fouet  à  l'Université 
de  Paris. 

Directeur  éminent,  il  concentre  en  ses  Exercices,  —  vrai  livre  d'or,  — 
les  grandes  lumières  qu'à  Manrèse  Dieu  versa  par  torrents  dans  son 
âme.  Durant  sa  vie,  il  met  et  remet  dans  ce  moule  transformateur 
toutes  les  âmes  qui  viennent  à  lui  ou  qu'il  peut  atteindre,  mais  sur- 
tout les  âmes  d'élite  qui  ambitionnent  de  travailler,  sous  sa  conduite, 
au  but  devenu  la  pensée  de  toute  sa  vie,  la  plus  grande  gloire  de  Dieu, 

Fondateur,  il  nous  apparaît,  dans  l'histoire  du  P.  Bartoli,  le  regard 
sans  cesse  tourné  vers  cette  gloire  divine  dont  il  poursuit  la  réalisation 
dans  ses  Constitutions,  dans  ses  règles,  dans  les  œuvres  de  sa  Compa- 
gnie naissante.  Il  conçoit,  il  constitue,  il  perfectionne,  avec  l'aide  de  la 
grâce,  son  Institut  qui  sera,  aux  yeux  même  des  ennemis  de  l'Église, 
la  conception  la  plus  large,  la  plus  haute,  la  plus  solide,  qui  soit  sortie 
de  la  tête  et  du  cœur  d'un  grand  homme  et  d'un  grand  Saint.  Non  con- 
tent d'exposer  son  plan  à  grands  traits  et  dans  ses  parties  essentielles, 
il  descend,  par  les  règles,  aux  prescriptions  de  détail,  aux  pratiques  de 
la  vie  ordinaire  ;  il  donne  une  direction  précise  à  ses  religieux  pour 
tous  leurs  ministères,  de  sorte  que  dans  la  suite  des  âges  on  pourra 
confirmer  et  expliquer  sa  pensée,  mais  on  n'aura  jamais  à  la  corriger 
ou  à  la  modifier.  Sa  Compagnie  toujours  à  l'abri  d'une  réforme  pourra 
bien  disparaître  un  instant,  mais  pour  revivre  toujours  animée  de  la 
même  vie,  toujours  féconde,  portant  toujours  l'ineffaçable  empreinte 
dont  l'a  marquée  son  glorieux  Fondateur. 

L'action  de  saint  Ignace  comme  administrateur  n'est  pas  moins  for- 
tement accusée  dans  le  récit  du  P.  Bartoli.  Huit  volumes  de  lettres 
dont  six  déjà  publiés,  —  et  combien  ont  encore  échappé  aux  recher- 
ches !  —  attestent  la  vigilante  activité  du  Saint,  sa  prudence,  son 
infatigable  zèle  à  faire  observer  les  sages  lois,  qui  assuraient  la  marche 
régulière  et  la  prospérité  croissante  de  son  œuvre.  Il  choisit  avec  dis- 
cernement les  hommes  que  la  divine  Providence  lui  amène  comme 
auxiliaires,  et  il  dispose  d'eux  selon  leurs  aptitudes  ;  il  forme  et  dirige 
les  supérieurs  ;  il  veille  avec  le  même  soin  jaloux  sur  les  points  essen- 
tiels des  Constitutions,  sur  l'engagement  de  renoncer  aux  dignités 
ecclésiastiques,  comme  sur  les  moindres  détails  prescrits  par  les  règles 
de  modestie.  Enfin,  sa  paternelle  sollicitude  embrasse  également  les 
glorieux  travaux  d'un  François  Xavier  aux  Indes  et  les  aspirations 
plus  modestes  des  scolastiques  de  Coïmbre. 


AVANT-PROPOS. 


Dévoué  de  cœur  aux  intérêts  de  l'Église  et  engagé  par  un  vœu 
spécial  à  obéir  en  tout  au  Souverain-Pontife,  il  ne  craint  pas  d'affirmer 
son  indépendance  et  de  revendiquer  ses  droits,  dès  qu'on  veut  dépouiller 
son  œuvre  du  titre  de  Compagnie  de  Jésus.  Il  honore  les  grands  et  rend 
volontiers  hommage  aux  princes,  pour  faire  servir  au  bien  leur  influence 
et  leur  fortune.  Mais,  s'agit-il  de  conserver  la  règle  et  l'esprit  de  son 
Institut,  il  n'hésite  pas  à  rendre  à  la  liberté  le  jeune  duc  de  Bragance, 
dont  la  piété  outrée  lui  paraissait  peu  faite  pour  sa  Compagnie,  tenant 
ainsi  la  porte  de  la  Société  plus  grandement  ouverte  pour  en  laisser 
sortir  que  pour  y  faire  entrer.  Cependant  la  droiture  de  cette  admi- 
nistration, la  rigueur  apparente  de  ce  gouvernement  sans  faiblesse, 
étaient  réellement  tempérées  par  une  suavité  toute  sainte,  par  une 
condescendance  paternelle  que  le  P.  Ribadeneira,  témoin  oculaire,  a 
mises  sans  doute  plus  en  relief,  mais  que  Bartoli  ne  néglige  pas  de  faire 
ressortir  en  deux  chapitres  de  son  histoire. 

Une  humilité  profonde  et  le  désir  sincère  d'occuper  la  dernière 
place  dans  ce  beau  et  durable  édifice  qu'il  avait  conçu  et  élevé,  carac- 
térisent particulièrement  l'esprit  de  saint  Ignace.  Dans  le  livre  de  ses 
Exercices,  il  donne  l'humilité  comme  le  principe  et  l'âme  de  toute  vé- 
ritable perfection,  et  il  en  réalise  lui-même  le  troisième  degré,  dans  sa 
conduite.  Rien,  si  ce  n'est  sa  passion  pour  la  gloire  de  Dieu,  n'égale 
son  ardent  désir  d'être  inconnu,  de  cacher  les  trésors  dont  Dieu 
comble  son  âme,  de  disparaître  ou  d'être  méprisé.  Par  deux  fois,  il 
refuse  d'accepter  le  gouvernement  de  la  Compagnie.  Il  ne  se  soumet 
qu'après  une  seconde  élection,  et  sur  la  menace  que  plusieurs  de 
ses  compagnons  lui  font  de  se  retirer,  s'il  s'obstine  à  refuser  le  titre 
et  les  fonctions  de  général  du  nouvel  ordre.  Plus  tard,  il  s'adresse  aux 
principaux  membres  de  la  Compagnie,  réunis  à  Rome,  pour  en  obtenir 
de  déposer  sa  charge. 

Mais  ce  qu'il  accepte  sans  hésiter,  ce  qu'il  ambitionne  même,  ce  sont 
les  persécutions,  les  calomnies  et  les  mépris,  qui  l'assaillent  sans  cesse, 
sans  qu'il  les  ait  mérités. 

La  croix  est  la  compagne  obligée  de  qui  veut  suivre  JÉSUS.  Ignace 
considère  la  persécution  comme  la  meilleure  part  de  cette  croix  ;  il  l'a 
demandée  à  Dieu  pour  lui  et  pour  les  siens,  comme  un  bien  de  famille, 
et  comme  un  privilège  attaché  à  sa  fondation.  Sa  prière,  —  l'histoire 
en  fait  foi,  —  a  été  largement  exaucée,  car  depuis  que  son  Fondateur 
n'est  plus  sur  la  terre,  la  Compagnie  n'a  cessé,  sur  un  point  ou  sur  un 
autre,  d'entendre  gronder  l'orage  sur  sa  tête  ;  ajoutons  que  sous  tous 
les  cieux,  elle  a  toujours  porté  avec  joie,  l'honneur  de  souffrir  pour  le 
nom  de  JÉSUS. 

Puisse  cette  Compagnie  rester  fidèle  à  ses  nobles  et  surnaturelles 
destinées  !  Elles  assurent  sa  force  sur  la  terre  ;  elles  feront  sa  gloire  en 
une  meilleure  vie.  Puisse  ce  travail,  entrepris  pour  la  gloire  de  Dieu, 


VI 


AVANT-PROPOS. 


faire  mieux  connaître,  mieux  apprécier  saint  Ignace,  et  contribuer  à 
soutenir  et  à  exciter  le  zèle  de  ses  nombreux  enfants,  désireux  de 
marcher  toujours  sur  ses  nobles  traces. 

Toulouse,  le  18  janvier  1891,  fête  du  saint  Nom  de  JÉSUS. 

L.  M.,  s.  j. 


PREFACE. 


J'ENTREPRENDS  d'écrire  l'histoire  de  la  Compagnie  de 
Jésus,  et  je  viens  ainsi  satisfaire  à  l'obligation  qui  s'impose 
à  moi  de  rappeler  ce  qu'elle  a  fait  pour  le  monde.  Si,  de  la 
part  de  quelques  Ordres  religieux,  uniquement  voués  au  service 
de  Dieu  et  à  leur  sanctification,  le  récit  des  événements  qui  les 
concernent  est  une  offrande  de  pure  libéralité  faite  au  public, 
on  n'en  saurait  dire  autant  d'un  Institut  dont  la  fin  immédiate, 
dont  le  but  propre  et  direct,  est  l'utilité  du  prochain.  Ici,  ce 
n'est  plus  un  don  qu'on  présente,  c'est  une  dette  sacrée  qu'on 
acquitte. 

Si  l'on  considère  la  Compagnie  de  Jésus  à  ses  origines,  on 
pourra  même  dire  qu'elle  a  un  devoir  particulier  à  remplir.  Le 
monde  entier  n'a-t-il  pas  concouru  à  la  former,  à  l'accroître,  à 
alimenter  son  activité  ?  L'Espagne  lui  a  donné  un  Père  dans 
saint  Ignace  ;  la  France,  une  Mère  dans  l'Université  de  Paris  ; 
à  l'Italie,  elle  doit  le  pontife  Paul  III,  dont  elle  tient  son 
existence  comme  Ordre  religieux  ;  elle  a  reçu  du  Portugal  le 
titre  &  Apostolique,  et  les  premiers  moyens  de  s'étendre  ;  elle 
était  à  peine  adulte,  que  l'Allemagne  se  hâtait  de  la  mettre  aux 
prises  avec  les  hérésies  de  ces  malheureux  temps;  les  Indes 
orientales,  les  royaumes  d'Afrique,  les  deux  Amériques,  en 
l'accueillant,  du  vivant  même  de  saint  Ignace,  lui  ont  ouvert  ces 
vastes  champs  qu'elle  devait  ensuite  cultiver  par  ses  travaux, 
et  arroser  de  ses  sueurs  et  de  son  san£. 

Ainsi  donc,  outre  l'obligation  que  lui  impose  son  but  spécial 
de  travailler  au  bien  des  âmes,  la  Société  a  de  plus  le  devoir 
d'exposer  sa  conduite,  afin  que  le  public  puisse  juger,  si  elle  a 
rempli  ses  engagements. 

Cet  ouvrage  ne  sera  pourtant  pas  une  simple  histoire  ;  il  sera 
encore  une  apologie  de  la  Compagnie.  Soit  parmi  les  sectaires, 
soit  même  parmi  les  catholiques,  il  se  rencontre  un  grand  nombre 
d'hommes  qui,  par  leurs  discours  ou  leurs  écrits,  s'efforcent 
d'attirer  sur  elle  la  haine  et  le  mépris  du  monde.  Ils  la  repré- 
sentent comme  perturbatrice,  dangereuse,  dégénérée,  ambitieuse 
et  dominatrice. 

Si,  comme  on  le  proposait  autrefois  à  saint  Jérôme,  et  comme 


VIII  PRÉFACE. 

on  le  propose  encore  de  nos  jours  aux  savants  Ordres  de  Saint- 
Dominique  et  de  Saint-François,  la  Compagnie  avait  échangé 
les  divers  ministères  publics,  auxquels  elle  se  consacre  pour  le 
service  du  prochain,  contre  l'humble  occupation  de  tresser  des 
corbeilles  et  des  nattes,  ou  de  cultiver  un  jardin  ;  si  elle  avait 
renfermé  la  sphère  de  son  activité  dans  les  murs  d'une  cellule, 
sans  en  jamais  sortir,  ni  pour  voir,  ni  pour  être  vue  ;  si,  morte 
aux  vivants,  suivant  l'expression  de  saint  Grégoire  de  Nazianze, 
elle  n'eût  vécu  que  pour  elle-même,  le  monde  dédaigneux  aurait 
épargné  et  sa  réputation  et  ses  œuvres.  Toute  défense  alors 
serait  oiseuse  ;  un  appel  à  la  raison  et  à  la  vérité  deviendrait 
inutile.  Mais  ce  n'est  pas  là  ce  que  Dieu  demande  de  nous. 
Dans  des  temps  si  calamiteux  pour  l'Église,  quand  de  nouveaux 
auxiliaires  lui  sont  si  nécessaires,  la  Providence  divine  n'a  pas 
suscité  un  nouvel  Ordre  religieux  pour  se  livrer  au  repos,  mais 
pour  se  dévouer  sans  réserve  au  bien  général.  Dieu  a  voulu 
opposer  une  digue  à  l'ignorance  des  infidèles,  à  la  perversité 
des  hérétiques,  à  la  corruption  des  catholiques  :  il  était  donc 
impossible  que,  destinée  à  la  lutte,  cette  nouvelle  Société  ne 
rencontrât  point  d'antagonistes  ;  et  quand,  par  la  bénédiction 
d'en-haut,  elle  retirait  des  mains  de  l'ennemi  les  âmes  captives, 
ces  mains  devaient  inévitablement  s'armer  contre  elle  et  la 
provoquer  au  combat. 

Je  ne  me  suis  donc  point  trompé  en  appelant  apologie  ce  qui 
n'est,  en  réalité,  qu'une  simple  histoire  ;  et  si,  pour  détruire  les 
sophismes  de  Zenon,  qui  niait  le  mouvement,  Diogène  se  con- 
tenta de  marcher  ;  de  même  aussi,  pour  convaincre  ceux  qui 
refusent  obstinément  de  reconnaître,  dans  un  Ordre  religieux, 
l'esprit  et  les  œuvres  qui  le  distinguent,  les  dissertations  et  les 
raisonnements  sont  moins  utiles  que  le  récit  authentique  des 
faits  indiscutables. 

Ce  fut  l'innocent,  mais  décisif  moyen  de  défense  qu'employa, 
dès  la  naissance  de  la  Compagnie,  son  fondateur  et  son  père 
saint  Ignace.  Pour  répondre  à  une  censure  révoquée  plus  tard, 
et  que,  faute  de  connaître  l'esprit  et  les  œuvres  de  cette  nou- 
velle Compagnie,  la  Sorbonne  avait  prononcée  contre  elle,  il 
préféra  aux  arguments  les  plus  péremptoires,  le  faisceau  des 
témoignages  que  lui  envoyèrent  les  principales  villes  de  l'Europe. 


PREFACE.  IX 

Jugeant  d'après  les  faits  qu'elles  avaient  sous  les  yeux,  ces 
cités  déclarèrent  la  Compagnie  utile,  sage  et  régulière.  Ignace 
répondait  ainsi  aux  hommes  habiles,  mais  mal  informés,  qui 
l'avaient  accusée  d'être  irrégulière  et  dangereuse. 

J'espère  encore  qu'il  ne  sera,  ni  peu  consolant,  ni  peu  utile 
pour  tous  les  membres  de  la  Société  elle-même,  d'exposer  sous 
leurs  yeux,  et  dans  un  tableau  général,  la  vie,  les  travaux 
et  la  gloire  de  leurs  aînés.  Puissent-ils  ainsi  apprendre  à 
apprécier  la  valeur,  à  honorer  la  mémoire,  à  imiter  les  nobles 
exemples  de  nos  illustres  devanciers  !  Quelqu'un  de  nous  se 
reconnaît-il  encore  loin  de  la  perfection  qu'exige  sa  vocation, 
qu'il  entre  dans  l'humble  sentiment  du  P.  Jacques  d'Eguia, 
homme  d'une  éminente  vertu  et  confesseur  de  saint  Ignace.  Ce 
vénérable  religieux  se  consolait  en  pensant  que  si,  parmi  un 
nombre  de  pièces  d'or  d'un  titre  légal,  il  s'en  rencontre  une  d'un 
poids  inférieur,  elle  n'est  pas  remarquée  et  passe  pour  bonne 
avec  les  autres.  D'ailleurs,  n'avons-nous  pas,  pour  nous  animer  à 
l'imitation  des  plus  parfaits,  l'exemple  de  ceux  qui,  parle  nombre 
et  la  variété  de  leurs  vertus,  nous  aideront  à  devenir  des  copies 
vivantes  de  ces  grands  modèles  ?  Qui  donc  alors  oserait  nous 
appliquer  ces  paroles  de  Philon  :  «  Plus  la  race  humaine 
«  s'éloigne  d'Adam,  et  moins  elle  apporte  en  naissant  cette 
«  vigueur  primitive  d'une  nature  parfaite,  qui  était  dans  notre 
«  premier  père  au  degré  le  plus  éminent?  Ainsi,  continue-t-il, 
«  les  anneaux  d'une  chaîne  de  fer,  suspendus  à  un  aimant,  parti- 
«  cipent  d'autant  moins  à  sa  vertu  qu'ils  en  sont  plus  éloignés.  » 
Pour  nous,  au  contraire,  l'éloignement  nous  sera  utile,  parce 
que  l'esprit  du  fondateur  de  notre  Institut  arrivera  à  ceux  qui 
lui  succéderont,  appuyé  de  nombreux  et  dignes  exemples.  Un 
fleuve,  en  s'éloignant  de  sa  source,  s'accroît  des  nouvelles  eaux 
qui,  le  long  de  son  cours,  viennent  se  précipiter  dans  son  sein. 

Le  saint  apôtre  François  Xavier  ne  demandait  rien  avec  plus 
d'instances  que  de  recevoir  des  nouvelles  détaillées  des  frères 
qu'il  avait  laissés  en  Europe,  et  de  tous  ceux  qui  chaque  jour 
venaient  se  joindre  à  eux.  Il  écrivait  aux  Pères  de  Rome  :  «  Je 
«  vous  prie  et  vous  conjure,  au  nom  de  Dieu,  mes  chers  frères, 
«  de  me  parler  de  tous  les  nôtres  et  de  chacun  en  particulier  ; 
«  car,  n'ayant  pas  l'espoir  de  les  revoir  en  cette  v'iQ/ace  à  face, 


PREFACE. 


«  facie  ad  faciem,]e  désire  au  moins  les  voir  par  lettre,  in  enig- 
«  mate.  »  Était-ce  donc  pour  recueillir  une  vaine  consolation 
que  le  Saint  faisait  cette  prière  ?  ou  plutôt  n'était-ce  point  pour 
recevoir  de  leurs  exemples  un  encouragement  à  supporter  ses 
fatigues  ?  Quand  ces  bien-aimées  nouvelles  de  saint  Ignace  et 
de  ses  autres  amis  lui  arrivaient,  il  concevait,  ce  semble,  une 
plus  haute  estime,  une  plus  vive  affection  pour  cette  mère,  dès 
lors  si  heureuse,  moins  encore  du  nombre  que  des  vertus  de  ses 
enfants.  «  Je  ne  puis,  dit-il  dans  une  de  ses  lettres  aux  Pères 
«  de  Rome,  cesser  d'écrire  et  de  parler  de  la  Compagnie,  lors- 
«  qu'une  fois  j'ai  commencé  ;  et  je  ne  saurais  mieux  finir  cette 
«  lettre  que  par  ces  paroles  :  «  Si  je  t'oublie,  ô  Société  de  Jésus, 
«  que  ma  droite  soit  livrée  à  l'oubli;  Si oblihis  îinquam  fuero  tzti, 
«  societas  Jesu,  oblivioni  detur  dextera  mea !  » 

C'est  là  aussi  ce  que  nous  éprouverons,  en  nous  rappelant  les 
grandes  actions  de  nos  devanciers,  et  c'est  dans  cette  vue  que 
je  me  propose  de  faire  un  jour  connaître  leurs  vies,  non 
par  fragments  ou  d'une  manière  vague  et  générale,  mais  par 
ordre  et  avec  les  détails  convenables. 

Qu'on  n'aille  pas  croire  cependant  que  ma  plume  se  refuse  à 
retracer  autre  chose  que  les  vertus  et  les  œuvres  importantes 
par  lesquelles  il  a  plu  à  la  divine  Bonté  d'illustrer  la  Compagnie, 
ni  que  je  veuille  défendre,  voiler  ou  affaiblir  les  fautes  plus  ou 
moins  graves  de  quelques-uns  de  ses  enfants.  Une  réunion  de 
tant  de  milliers  d'hommes,  quoique  originairement  appelés  de 
Dieu,  puis  soumis  à  une  exacte  discipline,  ne  saurait  assuré- 
ment être  plus  heureuse  et  plus  intacte  que  celle  des  anges 
dans  le  ciel,  et  des  apôtres  sur  la  terre.  Les  uns  furent  créés  dans 
la  sainteté  et  doublement  enrichis  des  dons  de  la  nature  et  de  la 
grâce  ;  les  autres  furent  formés  par  les  enseignements  et  les 
exemples  de  Jésus-Christ  lui-même.  Cependant  beaucoup 
d'entre  les  premiers  ont  peuplé  l'enfer  ;  parmi  les  seconds,  plu- 
sieurs tombèrent,  et  l'un  d'entre  eux  se  pendit.  «  Il  n  y  a  point  de 
«  conditions  dans  l'Église  qui  ne  compte  des  transfuges.  »  Omnis 
professio  in  ecclesia  habet  fictos,  dit  avec  vérité  saint  Augustin; 
et  il  n'y  a  point  d'Ordre  religieux  si  nouveau,  ni  d'Institut  si 
sage,  qui  ne  puisse  dire  en  gémissant  avec  Job  :  «  Mes  rides 
«  portent   témoignage   contre   moi  ;  »   Rugœ   meœ  testimonimn 


PREFACE.  XI 

dicunt  contra  me;  plainte  qui,  suivant  la  pensée  de  saint  Gré- 
goire, tombe  sur  ces  hommes  doubles  et  faux,  religieux  par  état 
et  profanes  parleurs  œuvres.  In  Psalm.  99  ;  Moral.,  lib.  13,  c.  5. 

Du  reste,  les  défauts  même  de  leur  vie  peuvent  être  utiles  à 
ceux  qui  savent  en  tirer  parti  :  les  naufrages  des  imprudents 
n'ont-ils  pas  fait  connaître  les  écueils  cachés  que  toutes  les  cartes 
marines  signalent  aujourd'hui  aux  navigateurs  ?  Or,  écrire  une 
histoire  fidèle,  où  l'on  montre  du  doigt  les  causes  qui  ont  amené 
des  malheurs  et  des  chutes,  n'est-ce  pas  avertir  nos  successeurs 
de  prendre  une  autre  route,  s'ils  veulent  éviter  de  semblables 
infortunes  ? 

Ces  leçons  s'adressent  aux  individus.  Mais  si  l'on  considère 
des  hommes  placés  sous  une  même  règle  et  formant  un  même 
corps,  n'est-il  pas  évident  qu'ils  peuvent  retirer  tout  autant  de 
fruits  des  fautes  que  des  vertus  de  leurs  prédécesseurs  ? 

L'expérience,  on  l'a  dit  souvent,  est  fille  du  temps  ;  elle  est 
aussi  mère  de  la  prudence,  et  elle  seule  peut  donner  certains 
enseignements.  Pour  nous  servir  d'une  nouvelle  comparaison, 
la  réforme  du  calendrier  est  fondée  sur  une  foule  d'observations 
contrôlées  les  unes  par  les  autres,  et  non  de  quelques  données 
isolées.  De  même,  dans  toute  forme  de  gouvernement,  on 
n'adopte  certaines  maximes  fondamentales,  qu'après  en  avoir 
soigneusement  scruté  les  avantages  et  les  inconvénients.  Ces 
motifs  sont  déjà  graves  en  eux-mêmes  ;  mais  que  l'on  ajoute 
l'obligation  d'une  rigoureuse  fidélité  imposée  à  l'historien,  et 
l'on  pourra  se  convaincre  que  chacune  de  mes  assertions  s'ap- 
puie sur  des  preuves  authentiques,  et  que  je  n'aurai  rien  caché 
de  ce  qu'il  est  utile  de  raconter. 

Cependant  l'histoire  générale  de  mon  Ordre  embrasse  une 
multitude  de  faits  arrivés  dans  les  régions  les  plus  diverses  et 
les  plus  éloignées.  Avant  tout,  dans  un  pareil  récit,  il  faut  de 
l'ordre,  de  la  clarté.  La  meilleure  méthode  à  suivre,  consiste  à 
classer  les  travaux  de  la  Compagnie  suivant  les  quatre  parties 
du  monde  :  voilà  pour  l'ensemble.  Mais  il  est  une  histoire  qui, 
pour  nous,  doit  précéder  toutes  les  autres,  car  elle  est  la  vraie 
base  de  cette  œuvre,  je  veux  dire  la  vie  de  saint  Ignace.  Comme 
fondateur  de  l'Ordre,  il  a  droit  à  un  souvenir  plus  spécial,  plus 
profond  ;  de  plus,  ses  actions  et  ses  exemples  doivent  être  la 


XII  PREFACE. 

règle  de  conduite  de  ceux  qui  ont   hérité  de  son  esprit  et  em- 
brassé son  Institut. 

Si  je  mêlais  à  ce  recueil  les  divers  événements  que  nous  fournit 
l'histoire  contemporaine,  je  nuirais  à  l'intérêt  et  à  la  beauté  de 
mon  sujet,  c'est-à-dire  à  l'unité,  à  l'enchaînement  de  l'ensemble, 
et  à  l'harmonie  des  parties.  Aussi  n'ai-je  pas  cru  devoir  négliger 
plusieurs  circonstances  peu  importantes  de  la  vie  de  saint  Ignace, 
qui  avaient  échappé  à  ses  premiers  historiens,  Ribadeneira, 
Orlandini  et  Maffei,  ou  qu'ils  avaient  supprimées  à  raison  des 
temps  où  ils  écrivaient.  Si  l'on  désire  ordinairement  connaître 
les  traits  et  la  physionomie  des  grands  hommes  qui  ont  vécu 
pour  la  gloire  et  le  bonheur  de  leurs  semblables,  si  faute  d'en 
avoir  un  portrait  exact,  on  s'en  forme  une  image  idéale,  d'après 
les  traits  connus  de  leurs  vertus  et  de  leur  caractère,  ne  doit-on 
pas  préférer  à  une  peinture  qui,  après  tout,  ne  nous  retracerait 
que  leur  portrait,  des  pages  où  se  dévoile  l'intérieur  de  leurs 
âmes,  où  se  montrent  les  diverses  phases  de  leur  existence  inti- 
me, manifestées  au-dehors  par  la  variété  de  leurs  actes  et  par 
les  événements  de  leur  vie  ?  Plin.,  lib.  35,  c.  2. 

Or,  comme  pour  la  parfaite  ressemblance  d'un  portrait,  il  n'est 
pas  une  ligne  ni  un  coup  de  pinceau,  quelque  léger  qu'il  soit, 
qu'on  estime  inutile,  de  même,  en  retraçant  la  vie  des  grands 
hommes,  certains  détails  qui,  pris  isolément,  offriraient  peu 
d'intérêt,  croissent  en  valeur  et  ont  un  mérite  intrinsèque  lors- 
qu'ils concourent  à  la  formation  d'une  œuvre  complète. 

Pour  appliquer  sur-le-champ  cette  observation  à  saint  Ignace, 
nous  entendons  le  P.  Louis  Gonçalvès,  qui  avait  vécu  pendant  un 
certain  temps  avec  lui  et  l'avait  attentivement  observé,  dire  à 
Jean  III,  roi  de  Portugal,  que  le  seul  souvenir  d'Ignace  excitait 
plus  fortement  en  lui  le  désir  de  la  perfection,  que  la  méditation 
la  plus  sainte  et  la  plus  élevée.  D'autres,  en  racontant  après  la 
mort  du  Saint,  ce  qu'ils  avaient  vu  de  lui,  pleuraient  d'attendris- 
sement et  s'estimaient  mille  fois  heureux  d'avoir  pu  apprendre, 
sous  un  maître  d'une  si  héroïque  sainteté,  la  théorie  et  la  pratique 
delà  perfection. 

Il  ne  me  sera  pas  interdit,  je  pense,  de  mêler  quelquefois  aux 
mémoires  historiques,  anciens  et  fidèles,  que  nous  possédons, 
certains   traits  qu'ils  ne  m'ont  pas  fournis,  mais  que  j'ai  rencon- 


PREFACE.  XIII 

très  dans  les  manuscrits  soit  du  saint  Fondateur,  soit  des  PP. 
Pierre  Le  Fèvre,  Jacques  Laynez,  Simon  Rodriguez,  Pierre 
Ribadeneira,  Jean  Polanco,  Louis  Gonçalvès,  Jérôme  Natal, 
Olivier  Manare,  Jacques  Miron,  Edmond  Auger,  Annibal 
Codret,  Jacques  de  Guzman  et  autres,  qui  avaient  vécu  avec  lui. 
Une  volumineuse  correspondance  et  les  dépositions  de  six  cent 
soixante-cinq  témoins  dans  le  procès  de  canonisation,  m'ont 
souvent  été  d'un  grand  secours. 

Enfin,  dans  ce  premier  travail,  je  me  permettrai  quelquefois 
ce  que  faisait  le  pape  saint  Grégoire,  lorsqu'il  se  comparait  à  ces 
fleuves  qui,  rencontrant  le  long  de  leurs  rives  quelque  terrain 
creux,  le  remplissent  et  poursuivent  leur  cours.  Sans  me  dé- 
tourner de  mon  sujet  principal,  je  hasarderai  quelque  digression 
quand  elle  sera  nécessaire  ;  car,  suivant  la  remarque  de  saint 
Augustin,  les  lyres  ne  se  composent  pas  seulement  de  cordes 
qui  leur  donnent  les  sons  et  l'harmonie,  mais  encore  d'autres  par- 
ties sourdes  et  muettes  par  elles-mêmes.  Celles-ci,  cependant, 
unies  aux  cordes  qu'elles  tendent,  deviennent  à  leur  tour  sonores 
et  harmonieuses.  Ainsi,  continue-t-il,  certaines  descriptions  des 
choses  matérielles  faites  par  les  prophètes,  ne  parlent  pas  ou- 
vertement de  Jésus-Christ  ;  mais  ses  mystères  s'y  trouvent  liés 
par  des  figures  allégoriques  dont  on  peut  dire  qu'elles  procla- 
ment le  Christ  :  Christum  sonant.  Contre  Faust.,  lib.  22,  c.  94. 

La  même  observation  pourrait  s'appliquer  aux  détails  que  je 
donne  sur  les  Exercices  spirituels,  sur  les  persécutions  que  nous 
avons  subies,  sur  la  protection  que  nous  a  accordée  la  Mère  de 
Dieu,  sur  le  but  et  le  plan  de  notre  Institut.  Ici,  la  liaison  natu- 
relle entre  les  effets  et  les  causes  est  évidente,  et  l'on  peut  dire 
de  ces  différents  sujets  :  Ignatium  sonant. 

Mais,  outre  la  relation  intime  que  toutes  ces  particularités  ont 
avec  mon  sujet,  relation  qui  ne  me  permettait  pas  de  les  taire, 
je  devais  encore  en  parler  pour  les  expliquer,  et  par  là  les  justi- 
fier. J'ai  dû  surtout  m'étendre  sur  le  plan  de  l'Institut.  Il  a  été 
si  différemment  jugé  par  ceux  qui  l'ignorent  et  par  ceux  qui  le 
connaissent,  qu'on  peut  lui  appliquer  ce  qu'un  ancien  rapporte 
de  l'opinion  des  deux  philosophes  Pythagore  et  Anaxagore  sur 
le  soleil  :  L'un  le  regardait  comme  un  Dieu,  Vautre  comme  %me 
pierre.  Maxim.  Tyr.,  serm.  9. 


XIV  PREFACE. 

Si,  en  fixant  les  regards  sur  un  objet  matériel,  Vœil  de  l'âme 
pouvait  atteindre  et  pénétrer  à  l'aide  de  la  raison,  ce  que  l'œil 
du  corps  n'aperçoit  que  de  loin,  il  ne  se  serait  pas  trouvé  des 
philosophes  assez  matérialistes  pour  arriver  à  dire  que  les  pla- 
nètes et  les  étoiles  sont  des  animaux  dont  les  cietix  sont  les  étables 
(Lactant.,  De  orig.  error.,  cap.  5)  :  mais  au  contraire,  en  considé- 
rant la  grandeur,  l'ordre  immuable  des  sphères  célestes  et 
l'harmonie  de  leurs  mouvements,  ils  auraient  révéré  la  sagesse, 
le  génie,  la  puissance  du  divin  ouvrier  qui  avait  su  imprimer  à 
ces  immenses  globes  une  telle  rapidité  et  prescrire  à  leurs  iné- 
gales révolutions,  des  règles  d'une  si  parfaite  exactitude.  Ainsi, 
l'homme  qui  voit  de  loin  un  Institut  religieux,  établi  d'après  les 
plans  divins,  comme  ce  temple  dont  Dieu  fit  jadis  connaître  à 
David  l'entière  ordonnance,  cet  homme,  dis-je,  devrait  juger 
d'après  le  but  auquel  vise  cet  Institut,  et  d'après  la  convenance 
des  moyens  employés  pour  atteindre  ce  but.  Ainsi,  d'après 
l'enchaînement  des  diverses  parties,  il  saisirait  la  beauté  de 
l'ensemble.  Que  diriez-vous  d'un  homme  à  la  vue  si  courte 
qu'il  pourrait  d'un  même  coup  d'œil  apercevoir  à  peine  un  ou 
deux  fragments  d'une  belle  mosaïque?  «  Ne  serait-il  pas,  dit 
«  saint  Augustin,  vraiment  mal  venu  à  condamner  l'artiste 
«  comme  manquant  d'art  dans  la  conception  et  l'ordonnance  de 
«  son  sujet  ?  S'il  n'y  découvre  que  désordre,  c'est  qu'il  ne  peut 
«  en  embrasser  l'ensemble  d'un  seul  regard.  Vituperaret  artifi- 
«  cent,  velut  ordinationis  et  compositions  ignarum,  eo  quod  varie- 
«  tatem  lapillorum  perturbatam  putaret,  a  quo  illa  emblemata, 
«  in  uniiis  pulchritudinis  faciem  congruentia,  simul  cerni,  collus- 
«  trarique  non  possent.  »  De  Ord.,  lib.  v,  c.  1. 

C'est  pourtant  ainsi,  qu'avec  tant  d'autres,  le  calviniste 
Lermée  jugeait  la  Compagnie,  lorsqu'après  avoir  condamné  en 
elle  la  réunion  de  la  vie  active  et  de  la  vie  contemplative,  il 
ajoutait  que  la  seule  Compagnie  de  Jésus  se  compose  alternati- 
vement de  sévérité  et  de  douceur,  de  discipline  et  de  relâche- 
ment, etc.  Sola  Societas  JE  SU,  omnium  professionum  severi- 
tatem,  amœnitatem,  disciplinant,  laxitatem,  paupcrtate7?i,  opes, 
usus,  abusus,  complexa  est. 

J'ai  donc  eu  raison  d'entreprendre  de  faire  connaître  en  détail 
ce  qui,  comme  on   en  jugera   par  les   faits,  n'a  besoin,  pour  se 


PRÉFACE. 


XV 


justifier,  que  de  se  montrer  au  grand  jour.  C'est  là  rendre  à  saint 
Ignace  l'hommage  dû,  dit  saint  Grégoire  de  Nazianze,  au  mérite 
d'un  ouvrier  ;  c'est  montrer  son  ouvrage  à  celui  qui  ne  le  con- 
naissait pas. 

Ainsi  parle  Urbain  VIII  dans  la  Bulle  de  canonisation  de 
saint  Ignace  de  Loyola,  fondateur  de  la  Compagnie  de  Jésus. 
«  Un  homme  vraiment  choisi  par  le  Seigneur  pour  être  leur 
«  chef  afin  qu'ils  portent  son  très  saint  nom  devant  les  nations  et 
«  les  peuples  et  amènent  les  infidèles  à  la  vraie  foi,  réunissent 
«  les  hérétiques  à  l'Église  et  défendent  l'autorité  de  son  Vicaire 
«  sur  la  terre.  » 

Vir  vere,  quem  prœelegerat  Dominus,  ut  eorum  dux  foret 
qui portarent  ejus  sanctissimum  nomen  coram  gentibus  et  popu- 
/is,  et  infidèles  ad  verœ  fidei  cognitionem  inducerent,  et  rebelles 
hœreticos  ad  illius  unitatem  revocarent,  suiqtte  in  terris  vicarn 
auctoritatem  defenderent. 

Daniel  Bartoli,  S.  J. 


Conformément  aux  décrets  d'Urbain  VIII,  du  13  mars  1645  et  du  5  juin 
1631,  nous  déclarons  que  les  grâces,  les  révélations  et  les  faits  merveilleux 
racontés  dans  ce  livre  et  non  approuvés  par  le  Saint-Siège  n'ont  qu'une 
autorité  purement  humaine. 


.1. 
•i* 


noooa^aiJJO^zjjjjJoaooDODi 


— :j: *—     HigtOiVt 


De 


Saint  Ignace  îie  linpnïa* 


fTTTYTTTT  11 11  11  gfTTTTTTTTm 


Ihtore  premier.  —  Chapitre  premier. 


Famille,  naissance,  caractère  de  saint  Ignace.  —  Saint  Ignace 
est  choisi  de  Dieu  pour  fonder  la  Compagnie  de  JÉSUS,  com- 
battre les  nouvelles  hérésies,  convertir  les  Indes.  —  Il  embrasse 
la   carrière   des  armes.  —  Sa  blessure. 


ANS  cette  partie  de  l'ancienne  Cantabrie 
qu'on  nomme  aujourd'hui  le  Guipuzcoa,  et 
qui  s'étend  au  nord,  le  long  de  la  mer,  entre 
les  Pyrénées  et  la  Biscaye,  deux  familles 
nombreuses,  les  familles  de  Balda  et  d'Onaz, 
tenaient  un  rang  distingué  parmi  les  plus 
anciennes  et  les  plus  illustres  de  la  contrée. 
Depuis  des  siècles,  elles  possédaient  des  titres  de  seigneurie 
et  jouissaient,  dans  le  pays,  d'une  prépondérance  marquée  :  un 
grand  nombre  de  leurs  aïeux  s'étaient  illustrés,  dans  les  lettres  et 
par  les  armes.  L'alliance  d'un  héritier  d'Onaz  et  de  l'héritière 
de  Loyola  réunit  les  deux  maisons  qui  se  trouvèrent  représen- 
tées en  ligne  directe  par  Don  Bertrand  d'Onaz  et  de  Loyola  ('). 
Don  Bertrand,  chef  de  la  famille,  avait  eu  treize  enfants,  cinq 
filles  et  huit  garçons,  de  Dona  Marina  Saenz  de  Licona  son 
épouse. 

Ignace  (2),  le  dernier  des  huit  enfants,  naquit  en  1491  sous  le 
pontificat  d'Innocent  VIII  et  le  règne  de  l'empereur  Fré- 
déric III.  Il  avait  reçu  de  la  nature  les  inclinations  que  donne 
la  noblesse  du  sang  :  de  la  grandeur  d'âme,  de  l'élévation  dans 
la  pensée,  de  l'ardeur  pour  la  gloire,  de  l'aptitude  pour  tous 
les  exercices  chevaleresques,  une  grâce  charmante  dans  les 
manières,   enfin   toutes    les    qualités    et    tous    les    mérites    qui 

Histoire  de  S.  Ignace.  I 


HISTOIRE   DE  SAINT  IGNACE  DE   LOYOLA. 


doivent  distinguer  un  jeune  homme  de  haute  naissance.  A  voir 
tous  ces  avantages,  son  père  le  jugea  fait  pour  la  cour,  et  l'y 
envoya  tout  jeune  encore,  en  qualité  de  page  de  Ferdinand,  roi 
de  Castille  (3).  Mais  Dieu,  en  donnant  à  Ignace  ce  caractère  et 
cette  trempe  d'âme,  avait  sur  lui  de  plus  grands  desseins  ;  des 
dons  si  rares  allaient,  un  jour,  servir  d'instruments  à  la  grâce 
pour  des  vues  bien  différentes  de  celles  que  se  proposaient  et  le 
père  et  le  fils. 

Il  est  certain,  et  Ignace  le  répétait  souvent  dans  la  suite  (4), 
que  ceux  qui  paraissent  destinés  à  obtenir  les  plus  brillants 
succès  dans  le  monde,  sont  ordinairement  les  plus  propres  aux 
grandes  entreprises  pour  le  service  de  Dieu.  Il  en  fut  lui-même 
un  exemple  frappant.  Sa  constance  intrépide,  qui  pour  des 
motifs  humains  lui  faisait  endurer  les  plus  terribles  douleurs,  se 
changea  en  une  patience  inaltérable  à  supporter  les  rigueurs  de 
la  plus  austère  pénitence.  Sa  grandeur  d'âme,  dédaigneuse  des 
pensées  et  des  affections  vulgaires,  se  porta  tout  entière  vers 
l'accroissement  de  la  gloire  de  Dieu  ;  et  cette  généreuse  intrépi- 
dité, qui  l'avait  dirigé  vers  le  métier  des  armes,  lui  fît  entre- 
prendre plus  tard  de  former,  sous  le  titre  militaire  de  Compagnie, 
un  nouvel  ordre  religieux  dont  le  but  spécial  devait  être  la 
défense  de  la  foi  et  l'extension  de  la  puissance  et  de  la  gloire  de 
l'Eglise. 

Ici  s'offre  l'occasion  de  faire  observer,  avec  des  Souverains 
Pontifes,  d'illustres  Prélats  et  de  nombreux  écrivains,  que, 
parmi  tous  les  caractères  distinctifs  de  saint  Ignace,  il  en  est  un 
personnel  et  unique.  Dieu  enleva  ce  vaillant  soldat  à  la  milice 
séculière  pour  en  faire  le  chef  d'une  nouvelle  milice  qui,  avec 
d'autres  armes  et  dans  un  autre  çenre  de  combats,  devait  tout  à 
la  fois  servir  l'Eglise  par  ses  travaux  et  la  défendre  contre  ses 
ennemis,  contre  le  schisme  désastreux  de  Henri  VI 1 1,  en  Angle- 
terre, contre  l'apostasie  de  Luther  en  Allemagne,  contre  la 
rébellion  de  Calvin  en  France  (5).  Bien  plus,  pour  réparer  les 
pertes  subies  par  l'Église  en  Europe,  il  devait  étendre  la  foi  dans 
les  Indes,  au  sein  des  immenses  possessions  des  deux  couronnes 
de  Castille  et  de  Portugal.  Cette  conduite  avait  été  celle  de  Dieu 
dès  les  premiers  siècles  de  l'Eglise.  S'élevait-il  des  hérésiarques, 
sur-le-champ,  Dieu  suscitait,  tantôt  des  hommes  habiles,   tantôt 


LIVRE  PREMIER.   —  CHAPITRE  I. 


des  Ordres  religieux  spécialement  destinés  à  les  combattre  ;  c'est 
ainsi  qu'il  opposa  le  grand  Athanase  à  Arius,  Basile  à  Euno- 
mius,  Grégoire  à  Julien,  Cyrille  d'Alexandrie  à  Nestorius, 
Jérôme  à  Elvidius,  Augustin  à  Pelage,  et,  pendant  quatre  siè- 
cles, aux  fureurs  des  Albigeois  et  aux  vices  du  monde  entier,  les 
Ordres  des  deux  saints  Patriarches,  Dominique  et  Fra-  çois. 

La  naissance  de  S.  Ignace,  sa  conversion,  la  fondation  de  son 
Ordre,  coïncidèrent  pareillement  avec  le  besoin  que  l'Église 
éprouvait  de  nouveaux  auxiliaires.  On  l'a  remarqué  encore,  l'an- 
née même  où  Christophe  Colomb  concluait  avec  Ferdinand,  roi 
de  Castille,  le  traité  qu'il  exécuta  quelques  mois  plus  tard,  en 
s'élançant  à  la  découverte  du  nouveau  monde,  Dieu  faisait 
naître  saint  Ignace,  sans  doute  aussi,  dans  la  pensée  que  la  con- 
version de  tant  de  nations  barbares  serait  le  fruit  du  zèle  et  des 
travaux  des  enfants  du  nouveau  patriarche.  En  1521,  Martin 
Luther  déclare  dans  la  diète  de  Worms,  en  présence  de  Charles- 
Quint,  son  obstination  dans  l'hérésie  ;  il  se  retire  ensuite  à 
Wartbourg  où,  «  nouveau  Jean  dans  une  nouvelle  Patmos  », 
comme  il  le  dit  audacieusement,  il  écrit  contre  les  vœux  monas- 
tiques un  livre  dont  la  lecture  dépeuple,  en  peu  de  temps,  un 
grand  nombre  de  monastères.  Or  la  même  année,  Ignace  quitte 
le  monde,  se  consacre  à  Dieu,  et  après  avoir  recouvré  la  santé, 
se  retire  dans  la  solitude  de  Manrèse,  où,  à  la  vive  clarté  des 
vérités  éternelles  de  la  foi,  il  compose  son  admirable  livre  des 
Exercices  spirituels.  C'est  avec  ce  livre  qu'il  rassemble  ses  com- 
pagnons, fonde  son  nouvel  Ordre  et  envoie  dans  les  monastères 
une  foule  innombrable  de  sujets  d'élite.  Autres  coïncidences 
frappantes  :  Ignace  et  Calvin  se  trouvèrent  ensemble  à  Paris  (6). 
Calvin  y  rencontre  un  puissant  appui  pour  les  erreurs  qu'il  veut 
propager.  Ignace  s'y  attache  un  apôtre,  Pierre  Le  Fèvre,  dont 
la  vie  et  la  doctrine  confondront  l'hérésie.  Enfin,  Henri  VIII, 
roi  d'Angleterre,  après  s'être  acquis  le  glorieux  titre  de  défenseur 
de  la  foi,  publie,  en  1534,  un  édit  par  lequel  il  condamne  à  mort 
quiconque  n'effacera  pas  le  titre  àepontife  des  livres  où  ce  titre 
se  rencontrera.  La  même  année,  Ignace  forme  le  dessein  de 
fonder  la  Compagnie  pour  défendre  l'Église  et  le  Souverain 
Pontife.  Voyez  encore  comment  les  conquêtes  de  la  foi  catho- 
lique dans  les  deux  Indes  ont  surpassé  ses  pertes  dans  quelques 


HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE   LOYOLA. 


parties  du  nord  de  l'Europe,  et  comment  les  faits  ont  montré  que 
Dieu  avait  destiné  le  nouvel  ordre  à  la  conversion  de  ces  nations 
infidèles.  Un  auteur  n'a-t-il  pas  calculé  que  saint  François- 
Xavier  avait  gagné  lui  seul  plus  d'âmes  à  Jésus-Christ,  que 
tous  les  hérétiques  ensemble  n'en  avaient  perverties  (7)  ?  Que 
la  divine  Providence,  tout  en  opposant  le  zèle  d'Ignace  à  Luther, 
ait  encore  voulu  donner  à  l'Eglise  un  apôtre  et  par  lui  des 
ouvriers  apostoliques,  des  maîtres  de  la  foi  pour  évangéliser  les 
Indes,  je  puis  en  apporter  le  plus  imposant  témoignage. 

Dans  la  bulle  de  canonisation  de  saint  Ignace,  Urbain  VIII 
s'exprime  ainsi  :  «  Grégoire  XV,  notre  prédécesseur  d'heureuse 
«  mémoire,  considérant  avec  quelle  ineffable  miséricorde  la  Pro- 
«  vidence  divine,  qui  dispose  et  amène  en  leur  temps  tous  les 
«  événements  de  ce  monde,  a  envoyé  dans  les  siècles  passés  des 
«  hommes  distingués  par  leur  science  et  leur  sainteté,  soit  pour 
«  porter  l'Evangile  parmi  les  idolâtres,  soit  pour  extirper  les 
«  erreurs  naissantes,  reconnaît  que  Dieu  en  a  agi  de  même  en 
«  ces  derniers  temps  ;  car  les  rois  de  Portugal  ayant  ouvert  de 
«  vastes  champs  aux  travaux  apostoliques  dans  les  Indes  orien- 
«  taies  et  dans  les  îles  les  plus  éloignées  de  l'océan,  et  le  roi 
«  catholique  de  Castille  en  ayant  fait  de  même  dans  le  nouveau 
«  monde  du  côté  de  l'Occident,  tandis  que  Luther  et  d'autres 
«  hommes  non  moins  dangereux  entreprenaient,  par  leurs  blas- 
«  phèmes,  de  séparer  du  Saint-Siège  apostolique  les  nations  du 
«  Nord,  Dieu  a  suscité  Ignace  de  Loyola,  l'a  retiré  d'une  manière 
«  admirable  du  milieu  des  honneurs  et  de  la  milice  du  siècle,  et 
«  l'a  rendu  docile,  sous  la  main  divine,  aux  opérations  de  la 
«  grâce.  Après  avoir  fondé  le  nouvel  Ordre  de  la  Compagnie  de 
«  Jésus,  qui,  par  son  Institut  même  doit  embrasser,  entre  autres 
«  œuvres  de  piété  et  de  zèle,  la  conversion  des  idolâtres,  le  retour 
«  des  hérétiques  à  la  vraie  foi  et  la  défense  de  l'autorité  des 
«  pontifes  romains,  il  termina  par  une  précieuse  mort  une  vie 
«  dont  la  sainteté  avait  été  admirable  (s).  »  Ainsi  parle  le  Pon- 
tife, mais  revenons  à  la  jeunesse  d'Ignace. 

Ignace  était  depuis  quelques  années  à  la  cour  du  roi  Ferdinand, 
lorsque,  entendant  parler  des  exploits  de  ses  frères,  il  sentit 
s'éveiller  en  son  âme  une  inclination  jusqu'alors  endormie.  Il 
était  d'ailleurs  fatigué  des  frivoles  assujettissements  et  de  l'oisi- 


LIVRE  PREMIER.  —  CHAPITRE   I. 


veté  de  la  cour.  Il  découvrit  donc  à  Don  Antoine  Manrique,  duc 
de  Najera,  grand  d'Espagne  et  vaillant  chevalier,  son  désir  de 
quitter  la  cour,  pour  la  vie  plus  agitée  des  camps.  Le  Duc,  dont 
il  était  parent,  seconda  ses  projets,  l'instruisit  dans  l'art  de  la 
guerre,  et  trouva  dans  son  élève  tant  d'aptitude,  qu'il  le  conduisit 
bientôt  des  premiers  enseignements  à  une  connaissance  appro- 
fondie du  métier  des  armes.  Ignace  passa  promptement  de  la 
théorie  à  la  pratique.  Il  se  fit  même  comme  simple  soldat,  et 
comme  officier,  une  réputation  de  bravoure  qui  lui  permit  de 
parvenir  bientôt  aux  postes  honorables,  récompense  du  mérite 
militaire. 

Sa  conduite  était  alors  plus  conforme  aux  lois  de  l'honneur 
qu'à  celles  de  l'Évangile.  Jamais,  il  est  vrai,  on  ne  lui  entendit 
proférer  de  parole  qui  pût  faire  rougir  l'innocence  ;  mais  il  faisait 
profession  envers  les  femmes,  d'une  galanterie  à  laquelle  l'en- 
traînait plutôt  la  vanité  de  son  âge  qu'un  caractère  vicieux.  Il 
était  doué  d'un  talent  particulier  pour  apaiser  les  mécontente- 
ments des  soldats,  et,  plus  d'une  fois,  il  calma  les  colères  de 
partis  prêts  à  en  venir  aux  mains.  Néanmoins,  pour  soutenir  ou 
défendre  sa  propre  réputation,  son  cœur  était  prompt  à  s'en- 
flammer, et  son  bras  à  combattre.  Un  tel  homme  devait  mépriser 
les  richesses  ;  il  le  prouva  bien  après  la  conquête  de  Najera, 
ville  située  sur  les  confins  de  la  Biscaye.  Ignace  l'avait  livrée  au 
pillage,  pour  obéir  aux  ordres  reçus  ;  mais  il  ne  retint  pour  sa 
part  de  butin  que  l'honneur  de  la  victoire,  et  le  triste  plaisir  de 
la  vengeance.  L'oisiveté  et  le  jeu  étaient  sans  attrait  pour  lui  ; 
le  temps  qu'il  y  aurait  consacré,  il  l'employait  à  composer  des 
poésies  en  langue  castillane  sur  des  sujets  sacrés  ou  moraux. 
Il  fit  même  un  long  poème,  en  l'honneur  de  saint  Pierre.  Le 
Saint  allait  bientôt  récompenser  le  poète,  en  rendant  au  soldat 
grièvement  blessé  la  santé  et  la  vie. 

Telles  furent  les  occupations  d'Ignace  jusqu'à  l'âge  de  trente 
ans. Dieu  le  frappa  alors  d'un  coup  terrible,  qui  lui  ferma  la 
voie  des  honneurs  militaires.  Mais  autant  la  sainteté  personnelle 
et  la  conversion  des  âmes  sont  supérieures  à  toutes  les  gloires 
de  la  terre,  autant  la  nouvelle  carrière  qui  s'ouvrit  devant  Ignace, 
dépassa-t-elle  tous  les  rêves  qu'avaient  jusqu'alors  caressés  ses 
ambitieux   désirs. 


6  HISTOIRE   DE  SAINT  IGNACE   DE   LOYOLA. 

A  cette  époque,  l'empereur  Charles-Quint  était  loin  de 
l'Espagne.  Son  absence  avait  enhardi  à  la  révolte  une  partie 
de  la  Castille,  qui,  sous  le  prétexte  ordinaire  de  la  liberté  pu- 
blique, servait  en  réalité  les  intérêts  de  quelques  seigneurs 
mécontents.  Le  vice-roi  de  Castille,  l'amiral  Don  Frédéric,  vou- 
lant pourvoir  à  la  défense  de  plusieurs  villes  de  son  gouvernement 
qui  couraient  risque  de  tomber  aux  mains  des  rebelles,  fit  venir 
de  la  Navarre  des  hommes  et  de  l'argent.  Il  dégarnit  ainsi  de 
troupes  et  de  munitions  de  guerre  plusieurs  places  fortes.  Henri 
d'Albret  ou  de  Brit,  dont  le  père  Jean  III  avait  été  spolié 
de  cette  province  par  le  roi  Ferdinand  d'Aragon,  entreprit  de  la 
reconquérir.  Il  donna  le  commandement  de  son  armée  à  André 
de  Foix,  seigneur  de  Lesparre  et  frère  cadet  du  fameux  Odet 
de  Foix,  seigneur  de  Lautrec. 

Le  danger  était  imminent,  le  vice-roi  de  Navarre,  Don  An- 
tonio Manrique,  accourut  auprès  du  vice-roi  de  Castille  pour 
réclamer  des  secours.  Mais  André  de  Foix,  déjà  maître  de  Saint- 
Jean-Pied-de-Port  et  d'autres  points  moins  importants,  avait 
mis  le  siège  devant  Pampelune.  Les  habitants,  effrayés  par  les 
masses  de  troupes  qui  bloquaient  la  ville  et  désespérant  de 
tenir  jusqu'au  retour  du  vice-roi,  commencèrent  à  parler  de 
capitulation.  Ignace,  qui  commandait  la  place  (y),  leur  fit  en  vain 
espérer  de  prompts  secours  ;  en  vain  il  leur  reprocha  cette  lâcheté. 
Il  n'en  put  rien  obtenir.  Il  abandonna  donc  la  ville  et  se  retira 
dans  la  citadelle.  Mais,  là  aussi,  il  trouva  des  troupes  faibles  et 
intimidées  ;  car  les  ennemis,  déjà  maîtres  de  la  ville,  s'apprê- 
taient à  donner  l'assaut. 

Avant  d'en  venir  là,  André  de  Foix  invita  la  garnison  à  par- 
lementer, et  aussitôt  le  commandant  et  plusieurs  autres  officiers 
s'y  décidèrent.  A  la  vue  d'une  pareille  faiblesse,  Ignace  pensa 
que  si  quelques  gens  de  cœur  ne  se  joignaient  à  eux,  ils  ac- 
cepteraient peut-être  des  conditions  aussi  humiliantes  que  désa- 
vantageuses. Il  résolut  de  les  accompagner  dans  ces  pourparlers. 
Il  fallait  bien  un  homme  aussi  intrépide  que  lui;  caries  ennemis, 
fiers  de  leur  supériorité,  et  encouragés  par  la  reddition  de  la 
ville,  se  montraient  intraitables.  On  prolongeait  les  débats  ;  on 
n'obtenait  pas  des  conditions  moins  onéreuses.  Se  rendre,  tel 
était  le  dernier  mot   des   Français  ;  et  le   commandant  de  la 


LIVRE  PREMIER.  —  CHAPITRE  I. 


citadelle  prétextait  la  nécessité  pour  y  consentir.  A  ce  moment, 
Ignace,  non  moins  humilié  de  la  lâcheté  des  siens,  qu'irrité  de 
la  dureté  des  ennemis,  rompit  avec  énergie  toutes  les  négociations 
et  se  retira  dans  la  forteresse.  S'il  devait  succomber,  ce  serait  sous 
le  nombre  et  non  par  l'effet  d'une  indigne  pusillanimité.  Il  ranima 
le  courage  des  soldats,  leur  rappelant  les  devoirs  imposés  par  la 
fidélité,  et  leur  faisant  espérer  une  récompense  digne  de  leur  cou- 
rage. «  Mieux  vaut  une  mort  honorable,  ajoutait-il,  qu'une  hon- 
teuse capitulation.  »  L'assaut  fut  donné  et  repoussé  avec  une  égale 
bravoure.  En  défendant  un  bastion  que  les  ennemis  s'acharnaient 
à  escalader,  Ignace  fit  des  prodiges  de  valeur  (IO).  Cependant 
l'artillerie  française  tirait  avec  fureur  contre  les  remparts.  Dieu 
permit  alors  qu'une  pierre  détachée  de  la  muraille  vînt  frapper 
Ignace  à  la  jambe  gauche,  tandis  qu'un  boulet,  en  ricochant,  lui 
brisait  la  jambe  droite  (").  Abattu  par  ces  deux  coups,  il  tomba,  et 
avec  lui  fléchit  le  courage  des  soldats  qu'il  animait  de  sa  parole 
et  de  son  exemple.  La  citadelle  passait  aux  mains  des  Français, 
qui  y  entrèrent  le  lundi  de  la  Pentecôte,  20  mai  1521  (I2). 

Témoins  de  sa  noble  conduite  pendant  les  négociations,  et  de 
son  indomptable  courage  à  défendre  la  place,  les  vainqueurs 
traitèrent  leur  prisonnier  avec  de  grands  égards  par  respect 
pour  des  vertus  qu'on  aime  à  rencontrer,  même  chez  des  enne- 
mis. Cependant,  l'état  du  blessé  rendait  nécessaires  des  soins  plus 
éclairés  que  ceux  qu'on  pouvait  lui  procurer  dans  l'armée.  Au 
bout  de  quelques  jours, on  le  fit  transporter  à  bras,  sur  une  chaise, 
jusqu'à  Loyola.  Bientôt,  on  s'aperçut  que  la  jambe  brisée  avait 
été  mal  remise  par  le  chirurgien  militaire.  Ignace  était  exposé, 
non  seulement  à  rester  misérablement  estropié,  mais  encore  à 
souffrir  beaucoup,  toute  sa  vie  durant,  si  on  ne  la  cassait  de  nou- 
veau, pour  rapprocher  ensuite  les  os  et  les  remettre  à  leur  place 
naturelle.  Sans  s'effrayer  de  cette  cruelle  nécessité,  le  jeune 
guerrier  donne  toute  permission  aux  chirurgiens.  Pendant  l'o- 
pération, il  ne  laissa  échapper  ni  un  cri,  ni  même  une  plainte. 
Mais  la  nature,  épuisée  par  tant  de  souffrances,  ne  put  résistera 
ce  nouveau  tourment.  Le  mal  empirait  chaque  jour,  lorsqu'une 
perturbation  des  humeurs  vint  encore  aggraver  la  situation. 
Ignace  était  à  l'extrémité  ;  il  demanda  et  reçut  les  derniers 
sacrements,  puis,  se  disposa  à  la  mort. 


HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 


C'était  la  veille  de  la  fête  des  Apôtres  saint  Pierre  et  saint 
Paul.  Au  dire  des  médecins,  la  journée  suivante  devait  être  fa- 
tale.Sans  une  crise  favorable,  survenue  pendant  la  nuit,  le  malade 
était  perdu.  Ce  fut  du  ciel  que  vint  le  secours.  Cette  nuit  même 
Ignace  recevait  du  prince  des  apôtres,  une  merveilleuse  visite,  et 
se  trouvait  aussitôt  hors  de  tout  danger.  Sans  doute,  le  premier 
des  Papes  manifestait  ainsi  son  intérêt  pour  la  vie  d'un  homme 
qui  devait  être  un  si  vaillant  champion  de  l'Église  et  du  Pontifi- 
cat Romain. 

Dès  ce  moment  les  douleurs  du  malade  s'apaisèrent,  son  esto- 
mac se  rétablit,  ses  forces  revinrent,  et  enfin  sa  guérison  fut 
entière.  Cependant,  malgré  l'habileté  des  chirurgiens  qui  lui 
avaient  remis  la  jambe  une  seconde  fois,  l'os  avait  été  brisé  en 
tant  d'endroits  qu'il  fut  impossible  défaire  disparaître  unecertaine 
difformité  (I3).  L'extrémité  de  l'os,  mal  rejoint,  ressortait  au- 
dessus  du  genou  d'une  manière  fort  sensible  ;  de  plus,  cette 
jambe  était  devenue  plus  courte  que  l'autre.  Ignace  attachait  un 
prix  extrême  à  ces  avantages  extérieurs.  Il  ressentit  un  déplaisir 
si  vif  de  se  voir  réduit  à  un  tel  état,  que,  pour  y  échapper,  toute 
souffrance  lui  paraissait  légère.  Dans  cet  espoir,  il  consentit  à 
se  faire  ouvrir  la  jambe,  à  l'endroit  où  l'os  était  saillant  et  à  le 
faire  scier. 

Au  moyen  d'appareils  de  fer  on  devait,  chaque  jour,  lui  étirer 
la  jambe  pour  la  ramener  à  la  longueur  normale.  En  cette  oc- 
casion, Ignace  fit  preuve  d'une  force  d'âme  extraordinaire.  Les 
chirurgiens  l'avaient  prévenu  que  les  tortures  de  ces  opérations 
surpasseraient  les  douleurs  déjà  endurées  ;  or,  non  seulement  sa 
résolution  n'en  fut  pas  ébranlée,  mais  quand  on  en  vint  à  l'opé- 
ration, il  refusa  de  se  laisser  lier  comme  on  le  fait,  en  de  pareils 
cas,  à  l'égard  des  hommes  les  plus  courageux,  pour  éviter  des 
mouvements  pleins  de  dangers.  Il  supporta  ces  horribles  souf- 
frances,immobile,avec  un  visage  impassible  ;  on  eût  dit  un  cadavre 
livré  au  scalpel,  plutôt  qu'un  être  vivant  soumis  à  une  opération 
douloureuse. 

Tel  était  le  courage  d'Ignace.  Il  n'obéissait  pourtant  qu'à  un 
excessif  amour  de  lui-même  ;  il  était  martyr  de  sa  seule  vanité  ! 
Néanmoins,  il  recueillit  de  cette  épreuve  un  fruit  réel  ;  car  se 
rappelant  plus  tard  les  folies  de  sa  vie  passée,  il  se  sentait  animé 


LIVRE   PREMIER.   —  CHAPITRE   I. 


d'une  plus  vive  ardeur  à  pratiquer  des  actes  héroïques  pour  le 
service  de  Dieu;  il  aurait  rougi  de  moins  souffrir  pour  plaire  à 
Notre-Seigneur,  qu'il  ne  l'avait  fait  jadis  dans  l'espoir  de  con- 
server de  puérils  avantages. 

Le  monde,  en  effet,  n'était  pas  digne  de  posséder  un  si 
grand  cœur;  et  cette  âme,  formée  pour  les  plus  hautes  entreprises, 
se  serait  inévitablement  perdue,  si,  toujours  livrée  à  ses  premières 
inclinations,  elle  n'eût  enfin  élevé  ses  pensées  vers  un  but  bien 
supérieur  à  ses  premiers  desseins.  Dieu  lui  avait  donné  et  con- 
servé la  vie  pour  la  diriger  vers  de  plus  nobles  fins.  Si  quelquefois 
la  grâce  opère,  comme  par  miracle,  des  choses  admirables  par 
des  hommes  sans  génie,  sa  puissance  semble  redoubler  quand 
elle  inspire  de  grandes  âmes  ;  quand  elle  fait  servir  l'élévation 
de  leurs  pensées  à  des  entreprises  extraordinaires. 

Ignace  tenait  sans  doute  pour  une  faveur  céleste  la  guérison 
que  saint  Pierre  (I4)  avait  lui-même  daigné  lui  apporter  ;  mais  il 
n'attribuait  à  son  céleste  protecteur  d'autre  fin  que  de  vouloir 
lui  conserver  la  vie,  et  non  de  l'exciter  à  rendre  cette  vie  plus 
sainte.  Tandis  qu'il  attendait  impatiemment  sa  guérison,  il 
essayait  de  tromper  l'ennui  d'une  si  longue  oisiveté  en  occupant 
son  esprit  de  ses  vanités  passées;  il  se  demandait  surtout  quels 
étaient  les  moyens  les  plus  efficaces  de  plaire  à  une  personne 
qu'il  aimait  depuis  longtemps  ;  et  les  difficultés  d'une  union  que 
la  différence  des  conditions  rendait  presque  impossible,  ne  ser- 
vaient qu'à  en  augmenter  le  désir  (I5).  Mais  les  rêveries  dans 
lesquelles  il  se  perdait,  toujours  absorbé  dans  une  même  pensée, 
ne  l'empêchaient  pas  d'en  ressentir  le  vide  et  le  néant. 

Pour  échapper,  s'il  se  pouvait,  à  son  ennui  et  à  ses  pénibles 
préoccupations,  Ignace  demanda  quelqu'un  de  ces  livres  de  che- 
valerie, où  d'agréables  mensonges,  mêlés  aux  plus  étranges 
événements,  charment  l'imagination  et  abrègent  la  longueur  du 
temps.  Dieu  permit  que  dans  une  maison  où  ces  sortes  d'écrits 
ne  manquaient  jamais,  on  ne  pût  alors  en  procurer  un  seul  au 
malade.  Deux  ouvrages,  cependant,  s'y  rencontrèrent,  mais  bien 
différents  de  ceux  qu'il  désirait  :  la  vie  de  Notre-Seigneur,  par 
Ludolphe  le  chartreux  et  la  vie  des  saints  ;  tous  deux  étaient 
écrits  en  langue  castillane  (l6).  La  nécessité,  plus  que  la  dévotion, 
l'engagea  à  les  lire.  Mais  les    choses  de  Dieu  renferment  une 


10  HISTOIRE  DE   SAINT   IGNACE   DE   LOYOLA. 

saveur  tout  autre  que  les  choses  de  la  terre,  et  souvent  elles  font 
sentir,  à  ceux  même  dont  le  goût  est  corrompu,  qu'on  ne  peut 
commencer  à  les  goûter,  sans  trouver  fades  toutes  les  douceurs 
terrestres.  Ignace  lut  bientôt  avec  avidité  ce  qu'il  n'aurait  ja- 
mais cru  capable  de  l'intéresser.  Le  premier  fruit  de  sa  lecture 
fut  une  grande  surprise  à  la  vue  des  longues  et  rudes  austé- 
rités auxquelles  les  saints  s'étaient  soumis  pour  dompter  leur 
chair  et  amortir  leurs  passions.  La  grâce  travaillant  intérieure- 
ment,il  se  prit  à  réfléchir  et  se  demanda  pourquoi  il  n'aurait  pas  le 
courage  d'imiter  de  tels  modèles. 

Ceux-ci  avaient  eu  pour  tout  lit,  une  pierre  ;  ceux-là  se  cei- 
gnaient les  reins  d'une  chaîne  de  fer  et  portaient  un  rude  cilice. 
L'un  veillait,  en  priant,  des  nuits  entières  :  l'autre,  après  un 
jeûne  de  plusieurs  jours,  ne  mangeait  que  des  racines  crues  et 
ne  buvait  que  de  l'eau.  D'autres  encore  s'enterraient  au  fond 
d'obscures  cavernes  ;  ou  bien,  s'exposant  au  froid,  à  la  pluie,  à 
l'ardeur  du  soleil,  ils  entreprenaient  de  lointains  pèlerinages. 

«  Eh  quoi  !  se  demandait  Ignace,  ces  hommes  étaient-ils 
«  de  bronze  ou  de  pierre  ?  Étaient-ils  insensibles  à  ces  tourments  ? 
«  S'ils  avaient  la  même  nature  que  moi,  ce  qu'ils  ont  pu,  me 
«  serait-il  impossible  ?  Ils  ont  méprisé  les  grandeurs  et  vécu  dans 
«la  chasteté  :  et  pourtant  plusieurs  d'entre  eux,  d'un  rang  illus- 
«  tre,  d'un  génie  supérieur,  avaient  sans  doute  des  sentiments 
«  dignes  de  ces  glorieux  avantages  ;  et  tous  avaient  une  chair 
«  fragile  et  des  passions  à  combattre  !  Dépouillés  de  tout, 
«  souffrant  sans  cesse,  méprisant  le  monde,  ils  étaient  heureux  ! 
«  Etrange  phénomène  !  Possédaient-ils  donc  quelques  biens 
«  inconnus,  quelques  charmes  mystérieux  ?  Mais  ce  charme 
«  secret,  qui  adoucissait  pour  eux  les  rigueurs  de  la  pénitence, 
«  n'est  peut-être  goûté  que  par  ceux  qui  la  pratiquent  ;  peut-être 
«n'est-il  compris  que  quand  on  l'éprouve.  Et  si,  moi  aussi, je 
«  revêtais  un  jour  ces  habits  de  pénitence  et  m'exposais  aux 
«  outrages  et  aux  railleries  du  monde  ?  Si,  retiré  dans  une  soli- 
«  tude,  je  n'y  vivais  plus  qu'avec  Dieu,  domptant  ma  chair 
«  coupable  et  expiant  mes  nombreuses  fautes  ?  Que  m'offrira  le 
«  monde  en  récompense  de  mes  services,  et  que  dois-je  espérer 
«  en  souffrant  pour  lui  ?  Puis-jeen  obtenir  une  faveur  qui  ne  me 
«  coûte    plus    qu'elle  ne  vaut  ?  Ces  récompenses  dureront-elles 


LIVRE   PREMIER.   —  CHAPITRE   I.  11 


«  même  autant  que  je  vivrai  ?  Ne  me  seront-elles  pas  ravies  au 
«  moment  même  où  je  les  aurai  acquises  ?  Si  jusqu'à  cette 
«  heure  j'avais  autant  souffert  pour  Dieu  que  pour  des  intérêts 
«  temporels,  ne  serais-je  pas  devenu  un  grand  saint  ?  Et  si,  pour 
«  le  devenir,  je  n'ai  pas  à  faire  davantage,  ne  sera-ce  pas  ma 
«  faute,  si  je  ne  le  deviens  pas  ?» 

Tout  absorbé  par  ces  hautes  pensées,  Ignace  laissait  et  repre- 
nait tour  à  tour  le  livre.  Mais  cette  lecture  que  la  grâce  accom- 
pagnait, le  captivait  :  l'action  de  Dieu  disposait  insensiblement 
son  âme  au  prodigieux  changement  qui  devait  faire  de  lui  un 
des  plus  grands  saints  de  l'Église. 

Observons  ici  une  chose  digne  de  sérieuses  réflexions  :  le  but 
où  n'avaient  pu  conduire  Ignace,  ni  la  crainte  d'une  mort  pro- 
chaine, ni  l'apparition  de  saint  Pierre, ni  le  sentiment  delà  recon- 
naissance pour  une  santé  miraculeusement  rendue,  la  lecture 
de  saints  livres  y  prépara  son  cœur.  Ce  fut  par  cette  voie  que 
Dieu  pénétra  dans  cette  âme  et  y  porta  sa  lumière. 

A  ces  clartés,  comparant  sa  vie  avec  celle  des  saints,  Ignace 
conçut,  et  une  vive  horreur  de  lui-même,  et  l'ardent  désir  de 
devenir  un  autre  homme.  Ainsi,  plusieurs  siècles  auparavant,  le 
grand  Augustin,  qui  ne  s'était  rendu,  ni  aux  larmes  de  sa  mère, 
ni  aux  prières  de  ses  amis,  ni  aux  exhortations  d'Ambroise,  tout 
à  coup,  à  la  lecture  de  quelques  paroles  de  saint  Paul,  s'avouait 
vaincu  et  se  convertissait.  Admirable  vertu  des  saintes  lectures 
par  lesquelles  Dieu  parle  aux  âmes  !  On  n'y  cherche  qu'un 
passe-temps,  et  peut-être  même  comme  le  bienheureux  Jean 
Colombin  que  matière  à  railleries  (I7),  mais  soudain  la  lumière  se 
fait  dans  une  intelligence  pleine  de  ténèbres  ;  quelques  lignes  ont 
suffi  à  produire  une  conversion!  Aussi  la  Compagnie  de  Jésus 
a-t-elle  sagement  consacré  une  grande  partie  de  ses  travaux  à 
publier  des  livres  de  piété.  Elle  a  voulu  être  utile  aux  âmes 
par  un  si  puissant  moyen,  elle  a  voulu  aussi  rendre  à  Dieu  ce 
qu'elle  en  avait  reçu  :  n'était-ce  pas  en  effet  à  cette  source 
féconde  qu'elle  devait  elle-même  son  origine  ? 

Cependant,  la  conversion  d'Ignace  ne  fut  pas  l'ouvrage  d'un 
seul  coup  de  la  grâce.  Mille  tentations  l'assaillaient  chaque 
jour,  et  l'esprit  mauvais  s'efforçait  de  détacher  son  cœur  des 
vérités  saintes  qui  l'avaient  pénétré;  tantôt  il  ranimait  son  ardeur 


12  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 


militaire  ;  tantôt  il  rallumait  la  soif  des  honneurs  dont  il  avait 
été  si  avide,  ou  les  penchants  vers  lesquels  sa  jeunesse  l'en- 
traînait avec  plus  de  force  ;  puis  s'offraient  les  railleries  du 
monde  sur  un  changement  si  extraordinaire,  puis  les  mille  conjec- 
tures qui,  après  avoir  passé  de  bouche  en  bouche,  seraient 
encore  répétées  dans  les  écrits  des  historiens.  Ignace  de  Loyola, 
diraient-ils,  ayant  perdu  la  place  de  Pampelune,  et  n'osant  plus 
paraître  devant  les  hommes,  s'était  transformé  en  ermite  pour 
ne  pas  s'entendre  reprocher  sa  félonie,  il  s'était  caché  dans  les 
forêts  et  enseveli  tout  vivant  au  fond  des  cavernes. 

Ainsi,  moitié  par  crainte,  moitié  par  entraînement,  cette 
âme  trop  faible  encore  pour  résister,  se  laissait  bercer  par  ces 
douces  et  séduisantes  pensées  de  gloire  ou  de  plaisir  ;  mais  bien- 
tôt les  remords  de  sa  conscience  la  ramenaient  à  des  lectures  où 
elle  retrouvait  ses  premières  résolutions  et  une  nouvelle  vigueur 
pour  repousser  les  assauts  à  venir. 

Cette  alternative  de  bons  et  de  mauvais  désirs  se  prolongea 
quelque  temps  ;  mais  enfin  la  victoire  fut  complète.  Dieu,  qui 
voulait  que  la  sainteté,  chez  Ignace,  fût  l'effet  de  la  conviction, 
et  non  d'un  mouvement  subit  et  impétueux,  se  servit  de  son 
propre  jugement  pour  l'affermir  dans  ses  résolutions. 

Eclairé  par  ce  (lambeau,  Ignace  observa  que  la  pensée  de 
servir  Dieu  et  le  projet  d'embrasser  une  vie  austère  remplissaient 
son  âme  d'une  suave  tranquillité  qui  semblait  jaillir  du  fond  de 
son  être,  et  que  les  joies  du  monde  ne  lui  avaient  jamais 
donnée.  Parfois,  au  contraire,  sa  pensée  se  reportait  sur  ses 
années  écoulées  :  alors  se  montraient,  dans  un  brillant  lointain, 
les  honneurs  avec  leur  cortège  de  richesse,  de  gloire  et  de  bon- 
heur ;...  quand  tout  à  coup  je  ne  sais  quelle  amertume,  quelle 
profonde  mélancolie  le  saisissait  au  cœur,  comme  pour  lui  faire 
sentir  tout  le  néant  de  ces  jouissances  fugitives.  Il  y  avait  dans 
cette  impression  une  haute  leçon  :  comment,  avec  cette  secrète 
tristesse,  s'arrêter  aux  apparences  dans  l'appréciation  des  choses 
d'ici-bas  ?  Comment  ne  point  balancer  le  pour  et  le  contre, 
peser  les  avantages,  scruter  les  inconvénients  ?  Félicités  éter- 
nelles, l'on  vous  mettrait  en  comparaison  avec  ce  qui  passe 
comme  une  ombre  !  Et,  après  tout,  qu'emporte-t-on  au-delà  du 
tombeau  ?  Les  biens  terrestres  ?  Ou  plutôt  ne  sont-ce  pas  d'amers 


LIVRE  PREMIER.    —  CHAPITRE   I. 


13 


souvenirs,    des    regrets    poignants,     une    dette    immense  ? 

Ignace,  livré  à  ces  réflexions  qui  se  disputaient  son  âme, 
s'y  laissait  aller  en  novice  inexpérimenté  ;  mais  lorsque,  plus 
éclairé,  il  vint  à  réfléchir,  dans  la  suite,  sur  ces  effets  de  tristesse 
ou  de  douceur  laissés  en  nous  par  les  inspirations  divines,  ou  par 
les  suggestions  du  démon,  il  en  déduisit  une  règle  sûre  pour 
ceux  qui  ne  peuvent  bien  discerner  sur  l'heure  même  tous  ces 
mouvements  ;  c'est  d'examiner,  après  l'agitation,  l'impression 
qui  reste  dans  l'âme  ;  car  du  ciel  viennent  la  joie,  le  calme,  la 
sérénité;  du  père  des  ténèbres,  la  confusion,  l'obscurité  et  l'abat- 
tement (lS). 


Premiers  effets  de  Ja  ferveur  d'Ignace.  —  La  sainte  Vierge  lui 
apparaît  et  lui  accorde  le  don  de  chasteté.  —  Son  frère  aîné 
cherche  à  le  détourner  de  ses  projets.  —  Saint  Ignace  fait  vœu  de 
chasteté.  —  Il  défend  l'honneur  de  Marie  contre  un  Sarrasin  qui 
l'attaquait.  —  Il  passe  une  nuit  dans  la  chapelle  de  Notre-Dame 
de  Montserrat,   dépose  ses  armes  et  prend  l'habit  de  pénitent. 


GNACE  s'était  enfin  résolument  décidé  à 
|  imiter  dans  les  saints  les  vertus  qui,  contras- 
tant le  plus  avec  ses  vices,  lui  en  avaient 
&  fait  mieux  connaître  la  difformité.  Il  ne  lui 
I  restait  plus  qu'à  choisir  entre  tant  d'admi- 
f  râbles  exemples  ceux  qu'il  désirait  le  plus 
pS  prendre  pour  modèles;  il  n'hésita  pas  long- 
temps. Une  généreuse  ferveur  le  portait  à  embrasser  les  plus 
austères  mortifications,  à  se  retirer  au  fond  d'une  caverne  pour 
y  passer  les  nuits  en  prières,  ou  ne  s'y  reposer  que  sur  la  terre, 
à  se  revêtir  d'un  cilice,  enfin  à  dompter  sa  chair  par  les  saintes 
rigueurs  de  la  pénitence.  Poussé  par  le  souvenir  de  ses  nombreu- 
ses fautes,  il  aspirait  à  acquitter  ainsi  les  dettes  qu'ilavait  con- 
tractées envers  Dieu. 

Au  début  de  la  vie  spirituelle,  on  fait  consister,  d'ordinaire, 
l'essence  de  la  sainteté  et  de  la  perfection,  dans  la  mortification  ; 
la  grâce  même  nous  y  convie  ;  nous  avons  tant  besoin  de  nous 
détacher  de  nous-mêmes  et  de  mourir  aux  plaisirs  des  sens  !  Or, 
c'est  là  le  résultat  immédiat  des  pénitences  extérieures  (I9). 

Tandis  qu'Ignace  roulait  dans  son  esprit  ces  grandes  pensées, 
ses  forces  et  sa  santé  se  rétablissaient  peu  à  peu.  Déjà  il  ne 
s'occupait  plus  seulement  de  lire  la  vie  de  Notre-Seigneur  et 
des  saints  ;  mais,  dans  le  dessein  de  les  imiter  plus  tard,  il  choi- 
sissait parmi  les  actes  de  vertus,  les  plus  héroïques,  et  il  en 
composa  un  volume  de  300  pages  in-40  qu'il  écrivit  avec  un 
soin  particulier.  Je  ne  laisserai  pas  de  signaler  un  détail  de  peu 
d'importance,  mais  indice  d'une  grande  dévotion  :  je  veux  parler 


HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA.  15 


de  la  manière  pleine  de  respect  dont  il  prenait  ces  notes.  Il 
aurait  cru  en  se  servant  d'une  encre  ordinaire  ravaler  les  nobles 
et  héroïques  exemples  qu'il  rencontrait  ;  il  se  servait  donc 
d'encres  de  diverses  couleurs,  d'azur  pour  écrire  les  vertus  de 
la  sainte  Vierge,  de  rouge  vermeil  pour  les  récits  sur  Notre- 
Seigneur,  et  d'autres  couleurs  plus  ou  moins  précieuses  selon  le 
mérite  des  saints  dont  il  était  question  (2°).  Ce  livre  sera  la  seule 
chose  qu'il  emportera  en  quittant  sa  famille. 

Cette  pieuse  occupation,  tout  en  soulageant  la  sainte  impa- 
tience de  ses  désirs,  ne  l'empêchait  pas  de  s'affliger  de  la  lon- 
gueur de  sa  convalescence.  Tant  que  sa  jambe  n'eut  pas  repris 
assez  de  vigueur  pour  le  soutenir,  il  fut  obligé  de  différer  l'exé- 
cution de  ses  projets.  Il  ne  se  proposait,  en  effet,  rien  moins  que 
d'abandonner  les  siens,  de  renoncer  au  monde  et  de  s'exposer, 
loin  de  son  pays,  sous  des  vêtements  pauvres  et  grossiers,  au 
mépris  des  hommes,  aux  humiliations  de  la  mendicité,  enfin  à  de 
rudes  et  continuelles  souffrances  :  il  avait  soif  d'une  vie  nouvelle  ; 
tout  délai  lui  devenait  un  supplice. 

Une  nuit,  entre  autres,  son  cœur  s'enflamma  si  vivement  que, 
sortant  de  son  lit  et  se  prosternant  devant  une  image  de  la  très 
sainte  Vierge,  il  se  consacra  à  elle  et  à  son  divin  Fils  ;  puis, 
d'une  voix  étouffée  par  les  larmes,  il  renouvela  l'engagement 
d'exécuter  ses  grandes  résolutions.  A  cet  instant,  une  violente 
secousse  ébranla  le  château  et  surtout  la  chambre  qu'Ignace 
habitait.  Les  murailles  portent  encore  aujourd'hui  la  marque 
visible  de  cette  secousse  (2I).  Les  démons  manifestaient-ils  ainsi 
leur  rage  ?  Prévoyant,  par  les  dispositions  actuelles  d'Ignace, 
ce  qu'il  serait  plus  tard,  voulaient-ils  l'ensevelir  sous  les  ruines 
du  château  ?  Peut-être  ;  mais  si  l'enfer  était  en  fureur,  le  ciel 
tressaillait  de  joie.  La  Mère  de  Dieu,  voulant  faire  connaître  à 
Ignace,  qu'elle  avait  agréé  son  offrande,  lui  apparut,  une  autre 
nuit,  pendant  qu'il  était  en  prières.  Elle  portait  son  divin  Fils 
entre  les  bras,  et,  regardant  Ignace  avec  une  maternelle  bonté, 
elle  lui  permit  de  contempler  le  Sauveur  assez  longtemps  pour 
éprouver  d'ineffables  consolations.  La  céleste  visite  produisit 
dans  Ignace  un  effet  encore  plus  merveilleux  ;  il  lui  sembla 
que,  par  une  opération  intérieure,  son  cœur  et  son  intelli- 
gence   se   pénétraient  de   nouvelles  affections  et  de  nouvelles 


16  HISTOIRE   DE   SAINT   IGNACE   DE   LOYOLA. 


pensées  ;  tout  son  être  enfin  était  transformé  en  un  homme 
nouveau.  Peu  accoutumé  jusqu'alors  à  veiller  sur  ses  sens,  les 
objets  qui  avaient  jadis  souillé  son  imagination  l'importunaient 
encore  souvent  ;  mais  l'apparition  de  la  Mère  des  vierges  les 
effaça  si  entièrement  de  son  esprit  que,  depuis  lors,  ils  ne  s'y 
présentèrent  jamais.  Cette  faveur  si  rare  et  accordée  à  si  peu  de 
saints,  Ignace  en  jouit  à  un  tel  degré  qu'il  perdit  toutes  les 
impressions  de  la  concupiscence,  et  que,  dans  la  suite,  il  n'en 
éprouva  plus  aucune,  même  involontaire  (22). 

Cependant,  ayant  recouvré  assez  de  forces  pour  pouvoir  quitter 
non  seulement  son  lit,  mais  encore  la  maison  paternelle,  il  se 
mit  à  préparer  secrètement  l'exécution  de  ses  desseins  (23).  Fei- 
gnant donc  de  vouloir  rendre  au  duc  Manrique,  son  parent,  une 
visite  qu'il  lui  devait,  il  prit  congé  de  Don  Martin  Garcia,  son 
second  frère.  A  u  moment  de  prononcer  cet  adieu  éternel,  il  ne  laissa 
paraître  surson  visage  aucune  trace  d'émotion.  Toutefois  Garcia 
conçut  quelque  soupçon.  Le  changement  survenu  en  son  frère 
ne  lui  avait  pas  échappé  ;  souvent  il  avait  observé  son  air  pensif, 
ses  yeux  encore  humides  de  larmes,  sa  vivacité  et  son  ardeur 
militaire  éteintes.  On  eût  dit,  en  effet,  que  rien  au  monde  ne 
pouvait  plus  le  charmer,  ou  plutôt  que  tout  le  fatiguait. 

Don  Martin  ne  doutait  donc  pas  qu'Ignace  ne  méditât  quel- 
que étrange  résolution.  Ce  départ  si  précipité,  au  sortir  d'une 
convalescence,  le  confirma  dans  cette  pensée.  Par  tendresse  pour 
un  frère  qui  en  était  si  digne,  et  peut-être  aussi,  par  égard  pour 
la  réputation  et  l'honneur  de  sa  famille,  il  le  prit  à  part;  puis, 
avec  une  feinte  hésitation,  lui  découvrit  le  soupçon  qui  avait 
traversé  son  esprit.  «  Si,  toutefois,  ajouta-t-il,  je  puis  appeler 
«  soupçon  et  non  certitude,  ce  dont  je  crois  avoir  des  preuves 
«  évidentes.  Depuis  votre  accident  je  ne  vous  reconnais  plus,  et 
«  ce  changement  dont  vous  avez  en  vain  essayé  de  me  cacher 
«  les  effets,  vous  voulez  encore  que  j'en  ignore  la  cause;  eh  bien  ! 
\<  je  vais  vous  révéler  ce  que  j'aurais  dû  apprendre  de  vous. 

«  Votre  départ,  Ignace,  cache  une  fuite  sous  les  dehors  d'une 
«  visite;  vous  nous  quittez.  Ne  saurons-nous  ni  pourquoi,  ni  où 
«  vous  comptez  aller  ?  Je  connais  votre  caractère  :  ce  que  vous 
«  méditez  depuis  si  longtemps  ne  peut  être  une  chose  peu  impor- 
«  tante.Cependant,  vous  n'avez  pris  conseil  que  de  vous-même;  et 


LIVRE  PREMIER.  —  CHAPITRE  II.  17 


«  peut-être  une  sombre  mélancolie,  sous  l'apparence  de  la  dé- 
«  votion,  vous  entraîne-t-elle  dans  un  parti  que  vous  croyez 
«  devoir  cacher  à  un  frère  qui,  par  son  âge  et  sa  tendresse, 
«  pourrait  vous  servir  de  père.  Si  le  métier  des  armes  a  cessé 
«  de  vous  plaire,  manquerez-vous  d'emplois  honorables  dignes 
«  de  votre  rang  ?  Voulez-vous  travailler  à  votre  perfection  ?  Je 
«  vous  en  loue  et  vous  en  admire  davantage.  Mais  pourquoi 
«  nous  fuir  pour  atteindre  ce  but  ?  Vous  pouvez  vivre  dans  la 
«  solitude  au  milieu  de  nous.  Si  mes  craintes  sont  sans  fondement, 
«  pourquoi  ne  pas  me  rassurer  sur  vos  projets  ?  Promettez-moi, 
«  au  moins,  si  vous  persistez  à  nous  quitter,  qu'en  quelque 
«  lieu  que  vous  alliez,  vous  n'oublierez  jamais  ce  que  vous  devez. 
«  à  l'honneur  de  notre  maison.  Si  vous  faites  contre  le  gré  de 
«  Dieu  une  chose  indigne  de  nous,  vous  serez  seul  à  commettre 
«  la  faute,  mais  tous  nous  en  subirons  les  suites.  Si  vous  ne 
«  vous  préoccupez  point  de  vos  intérêts,  songez  au  moins  à 
«  votre  père,  à  vos  ancêtres  et  à  moi  qui  serais  inconsolable 
«  de  voir  mon  frère  embrasser  une  profession  autre  que  celle  de 
«  chevalier.» 

Ce  discours  n'ébranla  nullement  la  résolution  d'Ignace.  S'il 
arriva  jusqu'à  son  cœur,  il  ne  put  y  éveiller  qu'une  tendre  com- 
passion pour  l'aveuglement  d'un  frère,  à  qui  mépriser  le  monde 
paraissait  une  bassesse,  et  porter  la  croix  un  déshonneur.  La 
visite  projetée  était  réelle,  répondit-il,  et  du  reste,  il  s'étonnait 
qu'on  pût  craindre  de  lui  des  actions  indignes  de  ses  ancêtres. 
Puis,  prenant  congé  de  son  frère,  il  partit  avec  deux  hommes 
à  cheval  pour  toute  suite,  et  se  rendit  à  Navarette  où  était  alors 
le  duc  Manrique.  Quand  il  eut  passé  le  seuil  paternel,  Ignace 
semblait  avoir  secoué  toute  la  poussière  des  affections  terrestres, 
et,  depuis  lors,  les  noms  de  Loyola  et  d'Ofiaz  furent  pour  lui 
comme  des  noms  inconnus.  Quelques  années  après,  il  refusa  de 
donner  son  avis  ou  de  prêter  son  concours  à  un  duc  de  ses 
parents,  à  propos  d'un  mariage  (24)  fort  avantageux  pour  la  mai- 
son de  Loyola.  «  C'est,  disait-il,  chose  trop  éloignée  de  la  sainte 
«  profession  d'un  religieux  qui,  ayant  quitté  le  monde  pour  Dieu, 
«  ne  saurait  ni  prétendre  avoir  une  maison  ni  s'occuper  de  ses 
«  agrandissements.  Ceux  qui  abandonnent  le  monde  pour  Jésus- 
«  Christ  doivent  avoir  à  cœur  de  l'oublier  autant  que  possible, 


Histoire  de  S.  Iscnace. 


18  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

«pour  mieux  se  souvenir  des  choses  du  ciel  ;  ils  doivent  tenir 
«  d'autant  moins  compte  de  ses  jugements,  qu'ils  veulent  s'avan- 
«  cer  davantage  dans  le  service  de  Dieu.  Voilà  onze  ans,  ajouta- 
«  t-il,  que  j'ai  quitté  ma  famille,  et,  depuis  lors,  je  n'ai  pas  écrit 
«  un  mot  à  quelqu'un  de  la  maison  de  Loyola,  parce  qu'en 
«  renonçant  au  siècle  je  me  persuadai  n'avoir  plus  de  famille  (25).» 
Quand  les  membres  de  sa  famille  lui  écrivaient,  ils  n'obtenaient 
pour  toute  réponse  que  de  solides  exhortations  à  quitter  le 
monde  ou  à  y  vivre  saintement.  Une  fois,  le  Frère  portier  lui 
ayant  remis,  pendant  qu'il  était  en  prière,  un  paquet  de  lettres 
venues  de  Loyola,  il  les  prit,  et,  sans  cesser  de  faire  oraison, 
les  mit  au  feu.  11  ne  songeait  pas  à  procurer  par  ses  réponses, 
plus  de  consolation  à  sa  famille  qu'il  n'en  éprouvait  lui-même 
à  recevoir  de  ses  lettres. 

Cependant,  malgré  ce  mépris  des  avantages  temporels  de 
sa  famille,  Ignace  n'en  fut  pas  moins  pour  elle,  une  source  d'il- 
lustration plus  grande  que  celle  dont  avaient  jamais  hérité  ses 
aïeux.  Le  château,  ou,  comme  disent  les  gens  du  pays,  la  tour 
de  Loyola  où  il  naquit  et  se  convertit,  est  aujourd'hui  un  des 
lieux  les  plus  saints,  non  seulement  de  la  Biscaye,  mais  de 
l'Espagne  entière.  Isolé,  comme  tous  les  anciens  châteaux  de 
cette  province,  il  s'élève  au  milieu  d'une  plaine  qui  s'étend 
entre  deux  gros  villages  nommés  Azpeitia  et  Azcoïtia  (2fi).  Pen- 
dant toute  l'année,  mais  surtout  le  jour  de  la  fête  du  Saint,  le  3 1 
juillet,  d'innombrables  pèlerins  y  viennent  honorer  la  mémoire 
de  leur  compatriote  et  de  leur  protecteur.  Admirable  et  touchant 
spectacle  que  celui  de  ces  populations  de  cinq  provinces  qui  alors 
montent  et  descendent  par  les  étroits  sentiers  de  ces  montagnes  ! 
Que  d'émotions  l'on  éprouve  au  milieu  de  cette  nature  sauvage, 
en  entendant  le  doux  chant  du  rosaire  entremêlé  de  cantiques 
en  langue  basque  ! 

Comme  l'affluence  des  pèlerins  ne  peut  contenir  dans  la 
chapelle  du  château,  on  célèbre  la  messe  à  un  autel  dressé  devant 
la  porte.  La  campagne  tient  lieu  d'église.  Les  grâces  et  les  miracles 
que  Dieu  accorde  pour  glorifier  le  nom  de  saint  Ignace  sont 
innombrables  aussi  bien  que  les  ex-voto  suspendus  en  actions  de 
grâces,  aux  murs  de  la  chapelle.  Tous  les  ans  des  pécheurs 
endurcis,  entraînés  par  leurs   amis  ou  leurs  voisins,  attirés  par 


LIVRE  PREMIER.   —  CHAPITRE  II.  19 


l'éclat  des  fêtes,  poussés  même  par  leurs  intérêts  matériels,  sont 
touchés  au  cœur  par  une  vertu  céleste,  qui  semble  s'échapper 
à  travers  les  murs  de  cette  sainte  demeure.  Ils  ne  partent 
qu'après  avoir  déploré  leurs  égarements  aux  pieds  d'un  prêtre 
dans  des  sentiments  de  la  plus  vive  contrition.  Pendant  huit  jours 
de  solennités,  durant  lesquelles  on  multiplie  les  chants  et  les 
prédications,  les  Pères  de  la  Compagnie,  aidés  des  prêtres  du 
voisinage,  ne  suffisent  pas  à  entendre  les  confessions  des  pè- 
lerins. Les  communions  s'élèvent,  tous  les  ans,  à  quinze  mille 
environ.  Voilà  comment  la  piété  universelle  honore  aujourd'hui 
le  berceau  de  saint  Ignace.  Les  démonstrations  extérieures  de 
la  joie  commune  ne  sont  pas  moindres.  Du  reste,  jusque  dans 
le  culte  qu'elle  rend  à  ses  saints,  l'Espagne  a  conservé  son 
caractère  guerrier.  Pour  bien  honorer  un  patron  il  faut  dans 
ces  contrées  des  exercices  militaires.  Ainsi  pendant  toute  l'octave 
de  la  fête  de  saint  Ignace,  des  soldats,  en  costume  mauresque, 
une  dague  courte  à  la  main,  simulent,  devant  le  palais,  des  com- 
bats corps  à  corps  ;  ils  se  battent  d'abord  à  deux,  ensuite  groupe 
contre  groupe,  puis  la  mêlée  devient  générale  ;  on  se  presse, 
on  s'entrelace  avec  un  art  et  une  dextérité  inexplicables.  Ce 
sont  ensuite  des  combats  de  taureaux,  selon  la  coutume  du 
pays,  des  récits  dramatiques  de  certaines  parties  de  la  vie  du 
Saint,  et  enfin,  toutes  les  nuits,  des  décharges  d'artillerie,  des 
feux  de  joie  et  de  brillantes  illuminations. 

Ces  témoignages  éclatants  de  respect  et  d'affection  ne  furent 
rendus  au  Saint,  que  lorsque  son  nom  eut  reçu  de  l'Église 
des  honneurs  publics.  Mais,  même  avant  sa  mort,  le  château  où 
il  était  né,  fut  visité  avec  attendrissement  et  vénération  par  saint 
François  de  Borgia  et  par  le  P.  Jérôme  Natal.  Dès  lors,  ces  deux 
grands  serviteurs  de  Dieu  le  jugeaient  bien  digne  des  honneurs 
que  la  dévotion  des  peuples  lui  a  décernés  dans  la  suite  (27). 

D'ailleurs,  la  chambre  où  saint  Ignace  avait  pleuré  ses 
anciennes  fautes,  obtenu  les  premières  faveurs  du  ciel  et  le  don 
d'une  inviolable  chasteté,  demeura  en  quelque  sorte  sanctifiée. 
On  raconte  que  certaines  personnes  logées  dans  cet  apparte- 
ment, avant  que  la  vénération  ne  l'eût  transformé  en  chapelle, 
se  sentirent,  pendant  la  nuit,  merveilleusement  pénétrées  de 
pensées  toutes  célestes,   d'une   sainte  horreur  de  leurs  péchés 


20  HISTOIRE   DE  SAINT  IGNACE  DE   LOYOLA. 

et   d'ineffables   douceurs,    inconnues   jusque-là    à   leurs    âmes. 

Cependant  Ignace  renvoya  de  Navarette  ses  deux  serviteurs, 
prit  congé  du  Duc  et  de  sa  sœur;  puis,  désormais  seul,  et  tout  à 
Dieu,  il  se  dirigea  vers  Montserrat. 

Tout  en  marchant,  il  repassait  pieusement  les  grâces  que  lui 
avait  accordées  la  sainte  Vierge  et  cherchait  dans  sa  conscience 
les  actes  qui  avaient  pu  lui  mériter  une  faveur  si  spéciale.  Cet 
examen  le  conduisit  à  se  consacrer,  par  un  vœu  de  perpétuelle 
chasteté,  à  la  Mère  du  Sauveur,  en  reconnaissance  du  don  pré- 
cieux qu'elle  lui  avait  elle-même  apporté  (2S).  Mais  bientôt  survint 
un  incident  où  notre  novice  inexpérimenté  faillit  se  laisser 
tromper  par  une  fausse  apparence  de  piété. 

Un  voyageur,  Maure  de  naissance  et  mahométan  de  religion, 
(on  sait  que  les  Maures  étaient  nombreux  à  cette  époque  dans 
les  royaumes  de  Valence  et  d'Aragon,)  rencontra  Ignace  et  fit 
route  avec  lui.  Ayant  appris  qu'il  allait  en  pèlerinage  à  Mont- 
serrat, le  Maure  entama  sur  la  très  sainte  Vierge,  une  conversa- 
tion qui  dégénéra  bientôt  en  dispute;  il  niait,  avec  une  audacieuse 
impiété  que  Marie  fût  restée  Vierge  après  la  naissance  de  son 
divin  Fils.  Le  Saint  s'efforça  de  lui  démontrer  son  erreur.  La 
tendre  dévotion  qu'il  avait  déjà  pour  Marie,  excitant  son  zèle, 
lui  fournissait  des  arguments  en  grand  nombre  ;  mais  le  musul- 
man les  tournait  en  dérision,  et  accusait  notre  sainte  foi  de 
puérile  crédulité.  Enfin,  fatigué,  sans  doute,  des  instances 
d'Ignace  et  voulant  y  couper  court,  il  mit  brusquement  sa  mule 
au  galop  et  s'éloigna  rapidement. 

Cette  grossièreté  méprisante,  non  moins  que  l'impiété  du 
Maure,  émut  Ignace.  Le  zèle  et  la  colère  se  confondaient  dans 
son  cœur  ;  ne  pouvait-il,  ne  devait-il  pas  venger  par  la  mort  du 
Sarrasin,  l'injure  faite  à  Notre-Dame  ?  Eh  !  quoi  ?  lui,  voué  au 
service  du  Christ,  n'était-il  pas  obligé  d'employer  son  épée  à 
soutenir  l'honneur  de  la  Mère  du  Christ  ?  D'un  autre  côté,  le 
châtiment  des  coupables  n'appartenait-il  pas  à  la  justice  ?  Les 
vengeances  particulières  convenaient-elles  au  chrétien  ?  Étrange 
perplexité  dont  Ignace  sortit  par  un  trait  caractéristique  de  son 
siècle  ;  il  s'en  remit  au  hasard,  ou  plutôt,  dans  sa  pensée,  à  Dieu 
même.  Arrivé  en  un  point  de  bifurcation  d'où  partait  un  sentier 
pierreux   et   escarpé  conduisant  à  la  montagne,   tandis  que  le 


LIVRE  PREMIER.  —  CHAPITRE  II.  21 

chemin  lui-même,  toujours  large  et  uni,  aboutissait  à  un  gros 
bourg,  distant  de  cinquante  pas  environ,  Ignace  laissa  aller  son 
cheval  la  bride  sur  le  cou,  résolu,  si  sa  monture  prenait  le 
chemin  que  suivait  le  Maure,  à  taire  rétracter  au  mécréant  ses 
paroles  impies  ou  à  l'en  punir  en  lui  ôtant  la  vie. 

Il  croyait  concilier  ainsi  son  zèle  avec  les  secrets  mouvements 
de  sa  conscience  ;  mais  le  Seigneur,  touché  de  compassion  pour 
son  ignorance  qui  ne  lui  permettait  pas  encore  de  distinguer  les 
sentiments  du  chrétien  de  l'esprit  chevaleresque,  vint  à  son 
secours.  Contre  toute  apparence,  le  cheval  quitta  la  route  large 
et  battue  qui  menait  à  l'hôtellerie  où  le  Maure  était  déjà  arrivé, 
pour  s'engager  dans  le  sentier  rocailleux. 

Dans  un  bourg  situé  au  pied  de  la  montagne,  Ignace  acheta 
le  costume  de  pèlerin  et  de  pénitent  sous  lequel  il  voulait  se 
montrer  désormais,  une  tunique  de  drap  grossier  avec  une 
ceinture  de  corde,  des  sandales  et  un  bourdon. 

Le  fameux  monastère  de  Montserrat  et  l'image  miraculeuse 
de  la  Mère  de  Dieu,  que  des  pèlerins,  de  toutes  les  parties  du 
monde  viennent  y  visiter,  sont  confiés  à  la  garde  des  Pères 
Bénédictins.  L'observance  de  leur  Institut  y  est  en  pleinevigueur, 
et  la  sainteté  de  ces  vénérables  religieux  répond  parfaitement  à 
celle  du  sanctuaire  (29). 

Le  premier  soin  d'Ignace,  à  son  arrivée,  fut  de  préparer  sa 
confession  générale  qu'il  écrivit  avec  soin.  A  cette  époque,  vivait 
parmi  les  Bénédictins  de  Montserrat,  un  Français  nommé  Jean 
Chanones  (3°),  ancien  vicaire-général  de  Mirepoix.  Il  n'y  était 
venu  d'abord  que  pour  satisfaire  sa  dévotion  à  la  sainte  Vierge  ; 
mais  bientôt,  édifié  de  la  vie  toute  sainte  des  religieux,  il  resta 
parmi  eux  pour  embrasser  la  règle  de  Saint-Benoît.  Depuis  l'âge 
de  trente  ans  jusqu'à  celui  de  quatre-vingt-huit,  époque  de  sa 
mort,  jamais  il  ne  se  relâcha  de  sa  première  ferveur.  Dans  sa 
vieillesse,  comme  aux  premiers  jours,  il  observait  la  plus  rigou- 
reuse abstinence,  et  donnait  constamment  aux  pauvres  le  tiers 
de  la  portion  qui  lui  revenait  ;  il  portait  un  cilice  qui  lui  descen- 
dait jusqu'aux  genoux,  ne  prenait  que  le  repos  absolument 
indispensable,  et  passait  la  plus  grande  partie  des  nuits  en 
prières,  soit  au  chœur,  soit  dans  sa  cellule.  Dieu  éprouva  sa 
patience  par  de  longues  et  douloureuses  infirmités,  surtout  vers 


22  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 


la  fin  de  sa  vie  ;  à  cet  âge  qui  en  est  lui-même  une  si  grande  !  La 
résignation,  l'obéissance,  l'humilité  du  saint  religieux  brillèrent 
d'un  tel  éclat  que  sa  vie  devint  un  modèle  pour  d'autres  religieux 
du  même  ordre  en  Portugal  et  en  Espagne.  Grâce  à  cet 
exemple,  des  monastères  entiers  revinrent  à  une  observance 
plus  rigoureuse  de  leur  règle.  Quand  saint  Ignace  se  présenta 
à  Montserrat,  Chanones  était  chargé  de  dispenser  les  sacre- 
ments aux  pèlerins.  Il  lui  fit  donc  sa  confession  générale  ;  elle 
fut  si  exacte,  si  complète,  si  souvent  interrompue  par  les  larmes 
et  les  sanglots,  que  trois  jours  entiers  y  furent  employés  :  pen- 
sées, sentiments,  projets,  tout  fut  dévoilé  à  l'homme  de  Dieu. 
Celui-ci  en  échange  communiqua  au  pénitent  les  trésors  les  plus 
précieux  de  son  expérience  dans  la  vie  spirituelle. 

Ignace  voulut  alors  paraître  au  dehors  un  homme  nouveau, 
comme  il  l'était  intérieurement.  Cherchant  donc,  à  l'entrée  de 
la  nuit,  un  mendiant  à  qui  il  pût  donner  ses  anciens  vêtements, 
il  s'en  dépouilla,  revêtit  le  sac  de  pénitent,  et,  les  reins  ceints 
d'une  corde,  un  bourdon  à  la  main,  il  retourna  à  l'église.  Il  avait 
résolu  d'appliquer  à  son  nouvel  état  ce  qu'il  avait  lu  jadis  dans 
les  romans  profanes  sur  l'initiation  des  chevaliers.  Lui  aussi 
voulut  faire  sa  veillée  des  armes.  Il  passa  donc  la  nuit  entière 
qui  précéda  la  fête  de  l'Annonciation,  priant  debout  ou  à  genoux 
au  pied  de  l'autel  de  Notre-Dame  de  Montserrat. 

A  la  pointe  du  jour,  le  nouveau  pénitent  suspendit  son  épée  et 
son  poignard  à  une  colonne  de  l'autel,  reçut  pieusement  la  sainte 
communion,  fit  don  de  son  cheval  au  monastère  (3I),et  partit  de 
grand  matin  pour  ne  pas  être  reconnu  ;  car  la  solennité  du  jour 
et  la  sainteté  du  lieu  devaient  attirer  nombre  de  pèlerins.  Plus 
tard,  la  mémoire  de  cette  noble  et  touchante  veille  devint  sacrée 
en  ces  lieux.  En  souvenir  du  saint  chevalier,  un  abbé  de  Mont- 
serrat fit  graver  sur  un  marbre  les  paroles  suivantes  :  «  Dans 
«  ces  lieux,  Ignace  de  Loyola,  mêlant  ses  larmes  à  ses  prières, 
«  se  consacra  à  Dieu  et  à  la  sainte  Vierge.  Ce  fut  ici  qu'il  veilla 
«  toute  une  nuit,  revêtu  d'un  sac,  comme  de  ses  armes  spirituelles  ; 
<(.  ce  fut  d'ici  qu'il  partit  pour  fonder  la  Société  de  Jésus,  en 
«l'an  de  grâce  1522.  Cette  pierre  a  été  consacrée  par  l'abbé 
«  F.  Laurent  Neto,  en  1603  (32).  » 

Devenu  pauvre  pour  Jésus-Christ;  Ignace  s'en  allait  pénétré 


LIVRE  PREMIER. 


CHAPITRE  II. 


23 


d'une  sainte  joie  de  se  voir  couvert  d'un  vêtement  si  méprisable 
aux  yeux  des  hommes,  mais  qui  témoignait  si  hautement,  de  son 
mépris  pour  les  vanités  du  monde.  A  peine  avait-il  fait  trois 
milles,  qu'il  fut  rejoint  par  un  officier  de  justice,  chargé  de  lui 
demander  s'il  était  vrai  qu'il  eût  donné  ses  habits  à  un  mendiant  : 
«  Cet  homme,  disait  l'officier,  assure  avec  serment  les  avoir 
«  reçus  de  votre  main  ;  mais  sur  les  défiances  qu'il  nous  inspire, 
«  il  est  détenu  jusqu'à  nouvel  ordre.  » 

Ignace,  touché  de  compassion,  rassura  pleinement  l'officier  ; 
mais  aucune  instance  ne  put  lui  arracher  l'aveu  de  son  rang,  de 
sa  patrie,  ni  le  motif  d'une  charité  si  extraordinaire.  L'officier  le 
quitta  donc  plein  d'admiration  pour  une  si  grande  vertu,  tandis 
qu'Ignace  continuait  sa  route  vers  Manrèse  (33), confus  et  affligé 
de  n'avoir  pas  su  venir  en  aide  à  un  pauvre  sans  attirer  sur  lui 
d'injurieux  soupçons,  sans  l'exposer  à  de  graves  et  injustes 
châtiments  (34). 


:•:—     Chapitre  troisième,     —:{:— 


Vie  dure  et  humiliée  que  mène  Ignace  à  Manrèse,  dans  un 
hôpital  ;  ses  austérités  dans  une  caverne  près  de  cette  ville.  —  De 
nouvelles  tentations  assaillent  le  solitaire  de  Manrèse.  —  Une 
fièvre  ardente  le  réduit  à  l'extrémité. 


ANRÈSE,  alors  petite  ville  de  cinq  cents 
familles,   est  située  à   trois  lieues  de  Mont- 
serrat  (35).Les  précieux  souvenirs  de  la  sainte 
vie  et  des  rigoureuses  pénitences   de  saint 
Ignace  l'ont  rendue  à  jamais  célèbre.  A  qua- 
rante pas,  hors  de  la  ville,  s'élevait  un  hôpi- 
tal et  une  église  dédiée  à  sainte  Lucie,  vierge 
et  martyre  (3Ô),  et  à  l'apôtre  saint  Thomas.  Ignace  se  retira  dans 
cet  hôpital,  moins  pour  y  chercher  un  asile,  que  pour  y  trouver 
l'occasion  de  satisfaire  sa  soif  de  pénitence,  d'humiliations  et  de 
mortification.    Il   commença  par  se  priver   de  toute  satisfaction 
purement  naturelle,  et  bientôt  même  du  repos  nécessaire  à  son 
corps.  Il  ne  donnait  au  sommeil  que  le  temps  indispensable.  Au 
cœur  de  l'hiver,  et  bien  qu'épuisé  par  les  macérations,  il  dormait 
sur  la  terre  nue,  une  pierre  ou  un  morceau  de  bois  sous  la  tête. 
Le  reste  de  la  nuit  se  passait  en  prières  ou  en  exercices  de  péni- 
tence ;  car  sur  ces  deux  points  Ignace  n'écoutait  que  sa  ferveur. 
Sept  heures  d'oraison   à  genoux,  l'assistance  à  la  messe  et  aux 
offices  divins,   remplissaient  ses  journées.  Il  jeûnait  invariable- 
ment tous  les  jours,  sauf  le   dimanche.  Ce   jour-là,  après  avoir 
communié,    il   ajoutait   quelques  herbes  à  ce  qu'il  appelait  son 
dîner  ;  encore  avait-il  soin  d'y  mêler.pour  en  altérer  la  saveur.de 
la  cendre  ou  de  la  terre,  comme   il   le  dit  lui-même  à  Jacques 
Laynez.  Le  reste  de  la  semaine,  il  ne  faisait  qu'un  seul  repas  par 
jour.  Le  pain  le  plus  noir,  le  plus  dur  qu'il  eut  reçu  en  mendiant, 
et  l'eau   d'une  source,   formaient   son   régime   habituel.  Au  sac 
rude  et  grossier  qu'il   portait  et  dont  une  partie   se  conserve 
encore  à   Barcelone,  le  Saint  joignait  un   cilice  et   une  chaîne 


HISTOIRE   DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA.  25 


passée  autour  des  reins.  Parfois,  lorsqu'il  visitait  Notre-Dame 
de  Viladordis,  située  à  une  demi-lieue  de  Manrèse,  il  substituait 
à  cette  chaîne  une  tresse  faite  de  ses  mains  avec  une  certaine 
herbe  extrêmement  piquante  qui  lui  perçait  les  chairs.  On  la 
conserve  encore  avec  vénération  (37). 

A  ces  mortifications  extérieures  s'en  ajoutaient  d'autres  tout 
intérieures.  Chez  Ignace,  pas  un  désir  ne  devait  aspirer  aux 
choses  de  la  terre,  pas  un  sentiment  ne  devait  prévaloir  contre 
une  abnégation  constante,  absolue,  rigoureuse.  Il  s'imposa  donc 
une  loi  inviolable,  celle  de  briser  ses  inclinations  en  recherchant 
ce  que  la  nature  repoussait  et  en  renonçant  à  tout  ce  que  la 
nature  désirait.  Il  s'industriait  par-dessus  tout  à  se  rendre  mé- 
prisable aux  yeux  des  hommes  :  il  ne  laissait  échapper  aucune 
occasion  de  mépris  et  de  confusion.  Parla  il  humiliait  son  carac- 
tère ambitieux  et  comprimait  ses  rêves  de  gloire. 

Le  temps  qu'il  n'employait  pas  à  la  prière,  il  le  consacrait  à 
servir  les  pauvres  et  les  malades  à  l'hôpital.  Les  plus  rebutants 
étaient  toujours  ses  bien-aimés  ;  leur  rendre  les  services  les  plus 
vils,  les  nettoyer,  les  porter  dans  ses  bras,  panser,  baiser  leurs 
plaies  :  tout  devenait  pour  lui  un  sujet  de  joie  et  d'empressement, 
rendant  service  à  chacun  d'eux  comme  à  Jésus-Christ  lui-même. 
On  rapporte  même  dans  les  procès  de  canonisation,  qu'un  jour 
il  alla  jusqu'à  appliquer  ses  lèvres  sur  une  plaie,  et  avec  un 
héroïque  courage,  à  en  sucer  la  pourriture,  pour  guérir  le  malade. 
Puis,  à  peine  avait-il  quitté  l'hôpital,  qu'il  revenait  mendier  dans 
la  ville  où  il  lui  arrivait  souvent  de  recueillir  plus  d'insultes  que 
d'aumônes  :  c'était  là  surtout  ce  qu'il  recherchait.  Les  enfants 
le  poursuivaient  de  leurs  huées  en  l'appelant  le  pauvre  homme 
du  Sac  (38). 

Dans  la  suite,  il  est  vrai,  lorsqu'il  fut  mieux  connu,  la  ville 
entière  l'entoura  de  vénération.  Il  faut  excepter  toutefois  un 
homme  noté  pour  sa  mauvaise  conduite,  qui  persista  toujours  à 
attribuer  à  l'hypocrisie,  l'humilité  et  les  vêtements  grossiers 
d'Ignace.  Quand  celui-ci  entrait  dans  Manrèse,  son  antagoniste 
ne  manquait  jamais  de  se  poser  devant  lui,  soit  pour  contre- 
faire sa  démarche  et  ses  gestes,  soit  pour  le  harceler  de  ses 
brocards  insultants  ou  de  ses  grimaces.  Chaque  jour  voyait 
se  renouveler  les   mêmes  scènes.    Ce  fut  une  longue  et  rude 


26  HISTOIRE   DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

épreuve  pour  la  patience  du  bouillant  soldat  de  Pampelune  ! 
L'indignation  pouvait  se  réveiller  soudain  et  le  pousser  à  la  ven- 
geance :  ainsi  le  voulait  sans  doute  le  démon.  Mais  à  l'autel  de 
Montserrat,  Ignace  avait  déposé  ses  ressentiments  avec  ses 
armes  ;  désormais  le  volcan  était  éteint,  et  toute  ardeur  haineuse 
ne  trouvait  plus  d'accès  dans  son  âme  sereine.  Avec  l'aumône 
de  quelques  morceaux  de  pain,  qu'il  payait  de  quelque  bon 
conseil  il  revenait  à  son  hôpital  chéri,  ne  se  réservant  que  la 
plus  vile  portion  du  fruit  de  sa  quête,  car  il  partageait  le  reste 
entre  les  plus  pauvres  et  les  plus  infirmes.  Il  y  avait  d'ailleurs  en 
lui  comme  un  raffinement  de  l'humilité,  comme  une  délicatesse 
de  l'abaissement.  Il  allait  jusqu'à  imiter  les  manières  grossières 
dont  il  était  chaque  jour  le  témoin,  pour  qu'on  le  crût  placé  par 
sa  naissance  dans  l'humble  condition  qu'il  avait  choisie  par  vertu. 
Il  eut  alors  de  terribles  assauts  à  repousser  :  qu'on  en  juge. 

Un  jour  il  entendit  retentir  au  fond  de  son  cœur  les  paroles 
suivantes  :  «  Eh!  pourquoi  donc  dépasser  ainsi  toutes  les  bornes  ? 
«  Le  ciel  même  le  désapprouve,  car  de  quel  œil  verrait-il  un  être 
«  vil  et  dégradé,  au  lieu  d'un  serviteur  illustre  ?  Prends-y  garde, 
«  il  se  trouverait  pour  toi-même  plus  d'épreuves  et  pour  Dieu 
«  plus  de  gloire,  si  tu  eusses  vécu  en  saint  au  milieu  des  cours  au 
«  lieu  de  vivre  en  mendiant  dans  un  hôpital.  Que  d'âmes  sauvées, 
«  que  de  conversions  opérées  !  Mais  toi  !  est-ce  pour  enfouir 
«  tes  talents  dans  ce  réceptacle  de  misères,  que  le  ciel  t'a  changé? 
«  Est-ce  pour  faire  haïr  la  sainteté  par  une  austérité  repoussante? 
«  Et  enfin,  si  le  besoin  d'être  ignoré  te  poursuit,  dans  quel  but 
«  et  de  quel  droit  exposes-tu  aux  insultes  d'une  vile  populace 
«  l'honneur  que  tes  ancêtres  ont  acheté  au  prix  de  leur 
«  sang  ?  » 

Il  y  eut  un  moment  où  la  révolte  de  la  nature  fut  effroyable  : 
la  grossièreté  de  ses  vêtements  et  de  sa  nourriture,  la  dégoû- 
tante malpropreté,  les  manières  rebutantes  de  ses  malades  inspi- 
raient au  Saint  une  horreur  invincible.  Pour  repousser  d'un  seul 
coup  les  assauts  de  l'enfer  et  les  trahisons  de  la  sensibilité,  il 
courut  au  milieu  des  infirmes  et  des  pauvres  les  plus  sales  et  les 
plus  repoussants,  les  embrassa  publiquement  et  demeura  avec 
eux  jusqu'à  ce  qu'ayant  triomphé  de  ses  répugnances,  il  eut  dis- 
sipé la  tentation. 


LIVRE  PREMIER.   —  CHAPITRE  III.  27 

Le  séjour  de  l'hôpital  offrait  ainsi  à  Ignace,  mille  moyens  de 
se  perfectionner  dans  la  vertu  et  d'acquérir  des  mérites,  mais  il 
était  en  même  temps  un  obstacle  à  cette  union  avec  Dieu,  à  cette 
austère  mortification  vers  lesquelles  sa  ferveur  le  portait.  Ignace 
se  mit  donc  à  la  recherche  de  quelque  lieu  solitaire  et  caché  où 
il  pût  vivre  sous  les  yeux  de  Dieu  seul,  et  satisfaire  ses  ardents 
désirs  de  pénitence.  A  peu  de  distance  de  Manrèse,  au  pied 
d'une  colline,  il  trouva  une  caverne  creusée  dans  le  roc  vif.  Son 
aspect  sombre  l'eût  fait  prendre  pour  un  sépulcre  ;  cependant  la 
vallée  environnante  était  d'une  si  admirable  beauté,  que  les 
paysans  l'appelaient  la  vallée  du  paradis.  Non  loin  coulait  le 
Cardoner  aux  eaux  limpides  ;  en  face  se  déroulait  une  grande 
route  ;  puis  entre  celle-ci  et  la  caverne  on  voyait  une  croix  de 
pierre  devant  laquelle  Ignace  venait  faire  de  pieuses  stations. 

La  caverne  avait  trente-deux  palmes  de  long,  dix  de  large 
et  autant  de  haut  dans  la  partie  la  plus  élevée  (39).  Du  côté  de 
Montserrat,  dans  une  fissure  du  roc,  une  sorte  de  lucarne  donnait 
vue  sur  l'église  de  Notre-Dame  ;  de  tous  les  autres  côtés,  régnait 
l'obscurité  la  plus  profonde,  et  les  murs  aussi  bien  que  la  voûte, 
étaient  hérissés  de  pierres  pointues  et  de  morceaux  de  roches. 
Peu  de  gens  la  connaissaient,  personne  ne  la  visitait.  Ignace  y 
vit  un  séjour  adapté  à  ses  projets.  Après  avoir  pratiqué  un  étroit 
sentier  à  travers  les  broussailles  qui  en  cachaient  l'entrée,  il  y 
fixa  sa  demeure.  Dans  ce  lieu  où  la  solitude,  le  silence  et  une 
ténébreuse  horreur  semblaient  inviter  à  la  pénitence,  il  redoubla 
ses  austérités  habituelles  ;  là  il  veillait  des  nuits  entières,  jeûnait 
pendant  trois  ou  quatre  jours  de  suite  sans  prendre  aucune 
nourriture, y  joignait  de  sévères, de  sanglantes  disciplines  ;  là  en- 
fin, à  l'exemple  de  saint  Jérôme,  il  se  frappait  rudement  la  poi- 
trine avec  une  pierre,  comme  en  furent  témoins  plusieurs 
personnes  qui  allaient  secrètement  épier  sa  conduite. 

Tant  d'austérités  épuisèrent  tellement  ses  forces  que  sa  vie 
semblait  un  miracle  perpétuel.  Son  estomac  ruiné  lui  causait  de 
cruelles  douleurs  ;  souvent  il  perdait  connaissance,  et  plus  d'une 
fois  on  le  trouva  à  demi  mort  privé  de  chaleur  et  de  mouvement  : 
un  jour  il  vint,  à  Viladordis,  prier  dans  une  chapelle,  mais  il  y 
tomba  évanoui.  Cette  syncope  dura  plusieurs  jours  ;  et  quand  il 
revint  à  lui,  sa  faiblesse   était  telle  qu'il  paraissait  toucher  à  sa 


28  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

fin.  Quelques  femmes  pieuses  lui  apportèrent  des  aliments,  et,  en 
le  soutenant  par  les  bras,  le  reconduisirent  à  l'hôpital  (4°). 

De  nouvelles  tentations  l'assaillirent.  Pourras-tu,  lui  insinuait 
le  démon,  persévérer  pendant  les  cinquante  années  qu'il  te  reste 
encore  à  vivre,  dans  ces  pratiques  d'une  pénitence  rigoureuse 
qui  accable  ton  misérable  corps,  et  le  réduit,  à  tout  moment,  à  la 
dernière  extrémité  ?  Mais  Ignace  confondait  l'esprit  de  ténèbres 
par  cette  réponse  :  «  Peux-tu  seulement  m'assurer  un  seul  instant 
de  ces  cinquante  ans  de  vie  que  tu  me  promets  si  libéralement  ?  » 
Cependant  ses  forces  succombèrent  sous  les  accès  d'une  fièvre 
violente.  Dans  cette  crise  terrible,  la  vanité  voulut  avoir  son 
tour. Pourquoi  regretter  la  vie.pensa  un  instant  Ignace  :  ne  mou- 
rait-il pas  en  saint  ?  Et  ses  pénitences,  et  son  cilice,  sa  chaîne, ses 
larmes,  son  sac,  ses  jeûnes,  la  pierre  sur  laquelle  il  prenait  son 
sommeil,  ses  veilles  ?  n'étaient-ce  pas  là  des  titres  pour  le  ciel  ? 

Telles  étaient  les  images  qui,  semblables  à  de  vains  fantômes, 
passant  et  repassant  devant  le  malade,  lui  faisaient  horreur  et 
l'attiraient  tour  à  tour.  Un  moment  vint  où  cette  angoisse  morale 
dépassa  de  beaucoup  les  souffrances  physiques  et  les  douleurs 
mêmes  de  la  mort  qui  avançait.  Ignace  se  mit  alors  à  évoquer 
devant  lui  ses  fautes  les  plus  graves  et  les  plus  humiliantes. 
Quelle  proportion,  se  demandait-il,  pouvait-on  établir  entre  les 
faibles  efforts  de  quelques  mois  et  les  crimes  commis  pendant 
de  longues  années  ?  Enfin,  il  supplia  Dieu  de  lui  accorder  le 
pardon  de  ses  offenses,  et  de  lui  refuser  la  récompense  de  ses 
vertus.  Ce  fut  le  moment  du  triomphe  ;  mais  de  ce  rude  combat 
il  lui  restait  une  terreur  si  profonde,  qu'il  supplia  les  assistants 
de  lui  répéter  ces  paroles,  si  l'affreuse  vision  se  présentait  de 
nouveau  :  «  Ignace,  souviens-toi  des  péchés  dont  tu  es  coupable 
«  et  des  peines  qu'ils  méritent,  ne  pense  donc  pas  que  le  paradis 
«  te  soit  dû,  et  n'oublie  pas  que  tu  as  mérité  l'enfer  (4I).  » 

Cependant  il  lui  restait  encore  à  subir  une  épreuve  plus  dan- 
gereuse, celle  du  scrupule.  Dieu  permit  que  le  démon  lui  fît 
concevoir  mille  alarmes  et  mille  doutes  sur  sa  confession  de 
Montserrat,  malgré  la  rigueur  de  son  examen  et  la  sincérité  de 
sa  contrition  :  chacune  de  ses  actions  lui  paraissait  une  faute 
grave  ;  en  môme  temps  toutes  les  douceurs  spirituelles  lui  furent 
retirées.  Le  cœur  desséché,  l'esprit  rempli  de  trouble  et  de  con- 


LIVRE   PREMIER.   —  CHAPITRE   III.  29 

fusion,  en  proie  à  mille  perplexités,  il  ne  recevait  plus  ces  vives 
lumières,  dont  son  âme  était  naguère  illuminée  dans  la  contem- 
plation; plus  il  s'appliquait  aux  choses  de  Dieu,  plus  la  tentation 
grandissait.  Les  jours  et  les  nuits  se  passaient  dans  cette  horrible 
torture.  En  lutte  continuelle  avec  lui-même,  il  cherchait  à  déter- 
miner ce  qui  était  péché  ou  ne  l'était  pas,  s'il  devait,  oui  ou  non, 
confesser  de  nouveau  d'anciennes  fautes  et  plus  il  s'efforçait  de 
voir  clair  et  plus  il  s'enfonçait  dans  les  ténèbres.  Il  lui  semblait 
que  deux  simples  paroles  l'auraient  guéri,  par  la  voie  de  l'obéis- 
sance, si  son  confesseur  lui  avait  expressément  ordonné  de  ne 
plus  s'occuper  du  passé,  et  de  vivre  désormais  comme  si  son 
existence  datait  de  la  veille.  Mais  la  pensée  n'en  vint  jamais 
à  l'esprit  du  confesseur,  et  Ignace  resta  en  proie  à  ses 
scrupules.  On  lui  disait,  il  est  vrai,  de  ne  point  s'inquiéter 
de  ce  qui  n'était  que  scrupules,  mais  le  difficile  était  préci- 
sément de  reconnaître  ce  qui  était  scrupule,  d'autant  que  le 
doute  est  toujours  le  caractère  de  cette  maladie.  Comme  ni 
larmes,  ni  prières  ne  lui  procuraient  aucun  soulagement  il  se 
crut  abandonné,  perdu  sans  ressource.  Épouvantable  abîme  que 
peuvent  sonder  ceux-là  seuls  à  qui  il  a  été  donné  d'en  sortir  ! 
Les  plus  rudes  austérités  de  la  pénitence,  apportent  autant  de 
consolations  à  l'esprit  et  au  cœur  que  de  souffrances  au  corps  ; 
mais  aimer  Dieu,  mais  le  servir  avec  ferveur,  mais  désirer  ardem- 
ment de  le  posséder,  et  pourtant  soupçonner,  croire  même  qu'on 
lui  déplaît,  qu'on  en  est  rejeté,  qu'on  l'offense  par  chacune  de  ses 
actions,  par  une  parole,  par  un  regard  :  c'est  un  tourment  sans 
pareil, et  une  heure  de  ces  angoisses  est  plus  pénible  que  plusieurs 
jours  d'une  très  rigoureuse  mortification.  Ainsi  les  démons  se 
faisaient  un  jeu  de  faire  souffrir  Ignace.  Assauts  sans  trêve  ni 
merci,  troubles  et  anxiétés,  sentiments  de  répugnance  vive  pour 
son  nouveau  genre  de  vie  et  souffrances  physiques,  incertitude 
du  salut,  absence  de  tout  amour  pour  Dieu  et  de  toute  confiance 
en  sa  paternelle  bonté,  la  pensée  de  s'abandonner  au  désespoir, 
d'échapper,  en  se  donnant  la  mort,  à  cet  état  de  tortures,  et  cela 
sans  le  moindre  rayon  consolateur  qui  vînt  ni  du  côté  du  ciel,  ni 
du  côté  de  la  terre  ;  telle  était  la  dure  épreuve  que  subissait  le 
pauvre  pénitent,  livré  sans  direction  à  ses  scrupules. 

Les  Pères  Dominicains  eurent  compassion  de  lui  et  le  reçurent 


30  HISTOIRE   DE  SAINT  IGNACE  DE   LOYOLA. 


dans  leur  maison.  Mais  au  lieu  d'y  trouver  quelque  soulagement, 
il  y  fut  attaqué  d'une  telle  mélancolie,  qu'elle  le  poussait,  par 
moments,  à  l'horrible  pensée  de  se  jeter  par  la  fenêtre  de  sa 
cellule  (42).  Alors  il  versait  des  torrents  de  larmes  et  conjurait 
Dieu  à  haute  voix  de  lui  envoyer  du  ciel  quelque  secours,  puisque 
sur  la  terre  il  n'en  pouvait  trouver  aucun.  Dans  cette  extrémité, 
il  se  ressouvint  de  l'histoire  d'un  saint  homme  qui,  ayant  long- 
temps demandé  inutilement  à  Dieu  une  grâce  ardemmentdésirée, 
résolut  de  ne  rien  manger  jusqu'à  ce  qu'il  eût  obtenu  de  la  com- 
passion du  Seigneur  ce  qu'il  ne  pouvait  espérer  de  ses  propres 
mérites.  Ignace  crut  donc  pouvoir  user  envers  Dieu  de  cette 
douce  violence  ;  car  si  le  remède  était  extrême,  le  mal  auquel  il 
voulait  l'appliquer  ne  l'était  pas  moins  :  Dieu,  comme  un  bon  père, 
plutôt  que  de  laisser  longtemps  souffrir  son  enfant,  lui  accorde- 
rait enfin  par  pitié  le  soulagement  de  son  âme. 

Sans  rien  diminuer  de  ses  autres  austérités,  il  commença  donc 
son  jeûne,  et  par  une  sorte  de  miracle,  vu  son  état,  il  le  continua 
huit  jours  entiers  sans  manger  une  bouchée  de  pain,  sans  boire 
une  goutte  d'eau  (43).  Il  aurait  eu  le  courage  de  le  prolonger,  si 
son  confesseur,  en  ayant  été  instruit,  ne  le  lui  eût  formellement 
défendu.  Je  ne  sais  si  ce  fut  la  récompense  d'un  recours  si  con- 
fiant à  la  miséricorde  divine,  ou  de  son  obéissance,  mais  il 
recouvra  momentanément  la  paix  de  l'âme  et  la  sérénité  de  l'es- 
prit. Le  Saint  se  croyait  guéri.  Au  bout  de  quelques  jours,  il 
retombait  dans  ses  angoisses.  Une  âme  pouvait-elle  endurer  de 
plus  cruelles  souffrances  ? 

Il  y  avait  dans  ce  fait  un  profond  enseignement.  Dieu  appre- 
nait à  Ignace  que  nous  ne  devons  pas  chercher  à  forcer  sa 
volonté,  comme  si  nos  alarmes  et  nos  besoins  ne  lui  étaient  pas 
connus,  ou  comme  s'il  y  était  insensible.  La  seule  règle  de  notre 
volonté,  doit  être  celle  de  Dieu  ;  alors,  ferveur  ou  aridité, 
tentations  ou  paix,  trouble  ou  sérénité,  tout  nous  sera  indifférent. 
Raffermir  notre  courage  par  l'affliction  même,  demander  au 
Seigneur  ou  la  délivrance  ou  la  force,  se  tenir  toujours  dans 
l'humble  attitude  de  la  résignation,  voilà  notre  rôle. 

Cette  seconde  tempête,  qui  était  plutôt  une  leçon  qu'un 
châtiment,  fut  de  courte  durée.  Ignace  recouvra  bientôt  une 
joie  intérieure  et  une  paix  supérieures  encore  à  celles  qu'il  avait 


LIVRE  PREMIER.   —  CHAPITRE  III.  31 


goûtées  auparavant.  D'ailleurs,  le  Saint,  destiné  à  devenir  un 
jour  un  des  plus  grands  maîtres  de  la  vie  spirituelle,  devait 
apprendre  par  expérience  ce  que  plus  tard  il  aurait  à  enseigner. 
Pas  une  de  ces  oscillations  terribles,  entre  la  joie  et  la  douleur, 
entre  la  sécheresse  et  la  ferveur,  ne  lui  fut  épargnée.  Aussi 
écrivait-il  plus  tard  de  Venise  à  une  religieuse  de  Barcelone  : 
«  Dieu  a  deux  manières  de  nous  instruire  ;  il  emploie  lui-même 
«  la  première  et  permet  la  seconde.  Celle  qui  vient  de  lui,  est  la 
«  consolation  intérieure  qui  dissipe  le  trouble  et  remplit  le  cœur 
«  de  son  amour  :  la  lumière,  qu'elle  porte  avec  elle,  éclaire 
«  l'esprit  et  le  fortifie,  en  lui  révélant  de  merveilleux  secrets,  en 
«  lui  découvrant  les  voies  à  suivre  ou  à  éviter  dans  la  vie  spiri- 
«  tuelle.  La  ferveur  qu'elle  répand  dans  l'âme  est  telle  que  les 
«  plus  pénibles  travaux  se  changent  en  douceur,  les  plus  grandes 
«  fatigues  en  repos  ;  que  tous  les  fardeaux  deviennent  légers, 
«  toutes  les  austérités  ont  de  l'attrait  :  mais  ces  consolations  ne 
«  sont  pas  permanentes  dans  nos  âmes  ;  elles  ont  leur  temps  et 
«  leurs  moments,  suivant  qu'il  plaît  à  Dieu  de  les  accorder  ou 
«  de  les  retirer,  toujours  pour  notre  plus  grand  bien. 

«  Quand  la  lumière  céleste  disparaît,  le  démon  glisse  dans 
«  nos  cœurs  le  trouble  et  la  désolation  pour  nous  détacher  du 
«  service  de  Dieu.  Souvent  une  noire  mélancolie  nous  accable, 
«  et  nous  n'en  connaissons  pas  la  cause;  l'oraison  n'est  plus  que 
«  sécheresse,  la  contemplation  qu'ennui  :  parler  et  entendre 
«  parler  des  choses  de  Dieu,  devient  une  fatigue.  Viennent 
«  ensuite  les  désolantes  pensées  sur  nous-mêmes.  Nous  nous 
«  voyons  comme  rebutés  et  abandonnés  de  Dieu,  séparés  de 
«  lui  ;  et  il  nous  semble  que  rien  de  ce  que  nous  avons  fait 
«  jusqu'ici  ne  lui  a  plu  :  rien  de  ce  que  nous  ferons  à  l'avenir  ne 
«  nous  sera  utile.  De  là  les  découragements,  les  défiances,  le 
«  désespoir  qui  nous  représentent  toutes  nos  fautes  comme 
«  mortelles,  toutes  nos  misères  comme  incurables.  Mais  ce  triste 
«  état  ne  dure  pas  non  plus,  et  nous  devons  nous  servir  de  l'un 
«  pour  nous  aider  à  supporter  l'autre  :  ainsi  dans  la  consolation, 
«  il  faut  nous  humilier  et  nous  souvenir  de  ce  que  nous  sommes 
«  au  temps  des  désolations  intérieures  ;  au  contraire,  lorsque 
«  celles-ci  nous  accablent,  nous  devons  nous  rappeler  qu'aux 
«  premiers    rayons    de  la  divine  lumière,   toutes  ces   ténèbres 


32  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 


«  s'évanouiront   et   la   paix   ancienne   nous   sera   rendue  (44).   » 

Les  épreuves  d'Ignace  lui  devinrent  utiles  pour  les  autres,  on 
le  voit  ;  il  posséda  l'art  de  guérir  les  scrupules,  au  point  que 
celui  qu'il  n'avait  pu  guérir  était  réputé  inguérissable.  Peut-être 
nous  saura-t-on  gré  de  placer  ici  quelques  règles  qu'il  rédigea 
plus  tard  sur  ce  sujet. 

<(  Règles  utiles  pour  la  connaissance  et  le  discernement  des 
«  scrupules  et  des  insinuations  trompeuses  de  notre  ennemi. 

«  i.  —  On  nomme  assez  communément  scrupule,  un  juge- 
«  ment  libre  et  volontaire,  par  lequel  nous  prononçons  qu'une 
«  action  est  péché  lorsqu'elle  ne  l'est  pas  ;  par  exemple,  lorsqu'il 
«  arrive  à  quelqu'un  de  juger  qu'il  a  péché  en  mettant  le  pied 
«  par  hasard  sur  deux  brins  de  paille  en  forme  de  croix.  Or 
«  ceci  est  plutôt,  à  proprement  parler,  un  jugement  erroné 
«  qu'un  scrupule. 

«  2.  —  Mais,  après  avoir  marché  sur  cette  croix,  ou  après 
«  avoir  fait,  dit,  ou  pensé  une  chose  quelconque,  il  me  vient 
«  du  dehors  la  pensée  que  j'ai  péché  ;  d'un  autre  côté,  il  me 
«  semble  intérieurement  que  je  n'ai  pas  péché.  J'éprouve  en 
«  cela  du  trouble,  en  tant  que  je  doute  et  ne  doute  pas  :  or  c'est 
«  là  proprement  un  scrupule  et  une  tentation  que  l'ennemi  fait 
«  naître  en  moi. 

«  3.  —  Il  faut  abhorrer  la  première  sorte  de  scrupule,  dont  il 
«  est  question  dans  la  première  règle,  parce  qu'elle  n'est  qu'er- 
«  reur.  Quant  au  second  genre  de  scrupules  indiqué  dans  la 
«  deuxième  règle,  il  est  très  utile  à  l'âme,  durant  quelque  temps, 
«  car  il  sert  grandement  à  la  rendre  plus  nette  et  plus  pure,  en 
«  la  séparant  entièrement  de  toute  apparence  de  péché,  selon 
«  cette  parole  de  saint  Grégoire  :  C'est  le  propre  des  bonnes 
«  âmes  de  reconnaître  une  faute  là  où  il  n'y  a  pas  de  faute. 
«  Bonarum  mentium  est,  ibi  culpam  agnoscere,  ubi  culpa  nulla  est. 

«  4.  —  L'ennemi  considère  attentivement  si  une  âme  est  peu 
«  scrupuleuse,  ou  si  elle  est  timorée.  Si  elle  est  timorée,  il  tâche 
«  de  la  rendre  délicate  à  l'extrême,  pour  la  jeter  plus  facilement 
«  dans  le  trouble  et  l'abattre.  Il  voit,  par  exemple,  qu'elle  ne 
«  consent  ni  au  péché  mortel,  ni  au  péché  véniel,  ni  à  rien  de  ce 
«  qui  a  l'ombre  de  péché  délibéré  ;  il  tâchera,  puisqu'il  ne  peut 
«  la  faire  tomber  dans  l'apparence  même  d'une  faute,  de  lui  faire 


LIVRE   PREMIER.  —  CHAPITRE  III.  33 

«  juger  qu'il  y  a  péché  là  où  il  n'y  a  point  de  péché,  comme 
«  dans  une  parole  ou  une  pensée  sans  importance.  Au  contraire, 
«  si  1  ame  est  peu  scrupuleuse,  l'ennemi  s'efforcera  de  la  rendre 
«  moins  scrupuleuse  encore.  Par  exemple,  si  jusqu'ici  elle  ne 
«  faisait  aucun  cas  des  péchés  véniels,  il  l'amènera  à  ne  plus 
«  faire  cas  des  péchés  mortels  ;  et  si  elle  faisait  encore  quelque 
«  cas  des  péchés  mortels,  il  la  portera  à  y  faire  beaucoup  moins 
«  d'attention,  ou  à  les  mépriser  entièrement. 

«5.  —  L  ame  qui  désire  avancer  dans  la  vie  spirituelle,  doit 
«  toujours  procéder  d'une  manière  contraire  à  celle  de  l'ennemi. 
«S'il  veut  la  rendre  peu  délicate,  qu'elle  tâche  de  se  rendre 
«  délicate  et  timorée  ;  mais  si  l'ennemi  s'efforce  de  la  rendre 
«  timorée  à  l'excès  pour  la  pousser  à  bout,  qu'elle  tâche  de  se 
«  consolider  dans  un  sage  milieu  pour  y  demeurer  entièrement 
«  en  repos. 

«  6.  —  Lorsqu'une  âme  pieuse  désire  dire  ou  faire  quelque 
«  chose,  qui  ne  s'écarte  ni  des  usages  de  l'Eglise,  ni  des  tradi- 
«  tions  de  nos  pères,  et  qu'elle  croit  propre  à  procurer  la  gloire 
«  de  Dieu  Notre-Seigneur,  s'il  lui  vient  du  dehors  une  pensée 
«  ou  une  tentation  de  s'en  abstenir,  sous  prétexte  de  vaine 
«  gloire  ou  d'autre  défaut,  qu'elle  élève  son  entendement  à  son 
«  Créateur  et  Seigneur  ;  et  si  elle  voit  que  cette  parole  ou  cette 
«  action  tend  au  service  de  Dieu,  ou  du  moins  ne  lui  est  pas 
«  contraire,  qu'elle  fasse  ce  qui  est  diamétralement  opposé  à  ce 
«  que  lui  suggère  la  tentation,  répondant  à  l'ennemi  avec  saint 
«  Bernard  :  Ce  n'est  pas  pour  toi  que  j'ai  commencé,  ce  n'est 
«  pas  pour  toi  que  je  cesserai  :  Nec  propter  te  incepi,  nec  pr opter 
«  te  finiam.  » 


Histoire  de  S.  Ignace  de  Loyola. 


Grâces  singulières  qu'Ignace  reçoit  à  Manrèse. 


EPENDANT  les  grâces  qu'Ignace  reçut  à 
Manrèse,  surpassèrent  infiniment  les  afflic- 
tions par  lesquelles  Dieu  éprouva  sa  patien- 
ce ;  et  ici  nous  devons  admirer  un  merveil- 
leux rapport  entre  la  conduite  de  Dieu  et 
de  son  fidèle  serviteur.  Bien  qu'Ignace 
n^u^4^Pi^>R^i  connût  l'immense  dette  qu'il  avait  jadis 
contractée  dans  une  vie  si  mondaine,  il  ne  songeait  point, comme 
il  le  dit  plus  tard,  à  satisfaire  la  justice  divine  par  ses  rudes 
mortifications.  S'élevant  plus  haut,  il  voulait  surtout  plaire  à 
Dieu,  l'honorer,  le  servir,  par  un  holocauste  de  souffrances  offert 
à  sa  divine  gloire.  D'autre  part,  le  Seigneur  semblait 
avoir  oublié  qu'Ignace,  homme  du  monde, s'était  rendu  coupable 
de  bien  des  fautes  ;  dès  l'abord,  en  effet,  il  répandit  sur  lui  des 
grâces  sans  nombre,  le  conduisant  en  quelques  jours  là  où  de 
grands  mérites  et  de  longs  services  mènent  rarement  les  plus 
fidèles  et  les  plus  chers  serviteurs. 

Aussi  le  Saint  avouait-il  un  jour  au  P.  Laynez  qu'une  heure 
d'oraison  à  Manrèse  lui  en  avait  plus  appris  sur  les  choses  célestes 
que  les  enseignements  de  tous  les  docteurs  réunis  n'auraient  pu 
lui  en  faire  connaître.  C'est  pourtant  d'un  tel  homme  que  l'on  a 
osé  dire  :  il  n'est  pas  l'auteur  des  Exercices  spirituels  ;  il  était 
trop  novice  dans  les  voies  spirituelles  pour  composer  ce  livre. 
Etrange  raisonnement  !  comme  si  la  science  de.  Dieu  se  mesu- 
rait par  le  temps  consacré  à  l'étudier,  et  non  par  l'habileté  du 
maître  qui  l'enseigne  !  Dans  la  divine  école  de  Jésus-Christ, 
ne  voit-on  pas  les  jeunes  gens  devancer  les  vieillards,  et  le  dé- 
butant surpasser  en  profondeur  l'homme  blanchi  dans  l'étude  de 
la  science  sacrée  ?  D'où  vient  donc  cette  anomalie  ?  Le  premier 
reçoit  une  grâce  qui  est  refusée  au  second.  Là  où  Dieu  se  fait  le 


LIVRE  PREMIER.   —  CHAPITRE   IV.  35 

maître,  peu  de  leçons  suffisent  à  rendre  un  homme  habile  et  un 
seul  rayon  de  lumière  qui  brille  et  disparaît  comme  un  éclair, 
découvre  quelquefois  à  l'âme  un  horizon  de  merveilles  qui 
absorbera  son  admiration  pendant  de  longues  années. Ce  sont  là, 
il  est  vrai,  des  faveurs  extraordinaires,  mais  c'est  justement  pour 
cette  raison  que  Dieu  les  donne  ou  les  refuse  à  qui  il  veut  et 
quand  il  veut. 

Outre  ces  grâces  de  choix,  Ignace  fut  encore  favorisé  de 
fréquentes  visions.  Un  jour  entre  autres,  pendant  qu'il  était  en 
oraison  sur  les  marches  du  chœur  de  l'église  des  Pères  Domi- 
nicains, il  vit  d'une  manière  distincte  le  plan  de  la  sagesse 
divine  dans  la  création  du  monde.  Une  autre  fois,  pendant  uVie 
procession,  son  esprit  fut  ravi  en  Dieu,  et  il  lui  fut  donné  de 
contempler  sous  une  forme  et  sous  des  images  adaptées  à  la 
faible  intelligence  de  celui  qui  habite  encore  la  terre,  le  profond 
mystère  de  la  très  sainte  Trinité.  Cette  seconde  vision  inonda 
son  cœur  de  telles  douceurs,  que  dans  la  suite  ce  souvenir  seul 
lui  faisait  verser  d'abondantes  larmes. 

Le  langage  même  du  Saint  se  ressentit  de  ces  merveilleuses 
révélations.  Malgré  la  profondeur  du  mystère,  profondeur  qui  le 
rend  presque  inexplicable  à  la  parole  humaine,  Ignace  trouvait, 
pour  exprimer  ses  conceptions,  des  comparaisons  si  lumineuses, 
des  termes  si  expressifs,  que  la  source  où  il  avait  puisé  paraissait 
évidemment  plus  féconde  que  l'étude  et  la  spéculation.  Tout 
illettré  qu'il  était,  il  composa,  même  sur  ce  sujet,  un  livre  de  qua- 
tre-vingts feuilles  (45). 

Ce  ne  fut  pas  la  seule  fois  que  l'adorable  Trinité  daigna  se 
rendre  sensible  au  Saint  ;  vers  la  fin  de  sa  vie,  cette  divine  fa- 
veur lui  était  souvent  accordée.  Il  eut  aussi  le  bonheur  de  voir 
dans  le  saint  sacrement  de  l'autel  le  divin  enfant  Jésus  ;  et,  une 
lumière  céleste  éclairant  tout  à  coup  son  esprit,  il  connut  claire- 
ment de  quelle  manière  notre  adorable  Sauveur  se  trouve  sous 
les  espèces  consacrées.  Ces  différentes  visions  n'avaient  eu  long- 
temps pour  objet  qu'un  mystère  particulier  ;  mais  il  reçut,  pour 
ainsi  dire,  un  faisceau  de  semblables  grâces,  un  jour  qu'il  priait 
au  pied  de  la  croix  du  Tort  (4Ô).  Là  Dieu  se  plut  à  dévoiler  à  ses 
yeux  l'économie  du  monde  surnaturel,  et  à  lui  en  donner  une 
connaissance  claire  et  précise. 


36  HISTOIRE   DE  SAINT  IGNACE   DE   LOYOLA. 


Son  intelligence  reçut  ainsi  de  si  admirables  lumières  sur  tous 
les  mystères  de  la  foi  ;  ses  convictions  en  furent  tellement  affer- 
mies, qu'elles  n'eussent  été  ébranlées  en  rien,  disait-il  plus  tard, 
par  la  perte  totale  des  livres  saints,  et  qu'il  eût  donné  joyeu- 
sement sa  vie  pour  défendre  chacune  de  ces  vérités  (47).  Ces 
grâces  lui  furent  accordées  un  jour  qu'il  allait,  comme  à  son  ordi- 
naire, prier  dans  l'église  de  Saint-Paul,  à  un  mille  environ  de 
Manrèse.  Du  reste  Ignace  percevait  ces  mystères  non  sous  une 
forme  sensible,  mais  dans  un  rayonnement  purement  spirituel 
qui  rejaillissait  parfois  jusque  sur  les  vérités  de  l'ordre  matériel 
et  lui  communiquait  en  particulier  le  don  inappréciable  de 
discerner  les  esprits.  Rien  n'égalait  la  vivacité  de  ces  impressions 
surnaturelles.  Aussi  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie  un  seul  regard,  porté 
en  arrière  sur  ce  passé  de  Manrèse,  suffisait  pour  en  raviver  les 
émotions,  pour  embraser  le  Saint  d'une  ardeur  semblable  à  ces 
premières  effusions  de  son  âme.  Il  avait  coutume  dédire  sur  ses 
derniers  jours,  que  toutes  ces  lumières  reçues  de  Dieu,  ou 
acquises  depuis  par  ses  efforts,  ne  dépassaient  pas,  réunies,  celles 
dont  il  avait  été  favorisé  en  un  court  espace  de  temps  pendant 
qu'il  se  tenait  assis  sur  les  bords  du  Cardoner,  ou  à  genoux  au 
pied  de  la  croix  du  Tort  (48).  La  vision  qu'il  eut  sur  la  très  sainte 
Trinité,  dans  l'église  des  Dominicains,  resta  durant  toute  sa  vie 
ineffaçablement  gravée  dans  sa  mémoire.  Du  reste,  ces  mêmes 
révélations  allèrent  se  renouvelant  dans  la  suite  avec  plus 
d'éclat  et  devinrent  plus  intenses  sur  l'essence  de  Dieu  et  les 
relations  des  personnes  divines,  comme  en  font  foi  ses  propres 
écrits.  Le  temps  de  son  noviciat  dans  les  voies  surnaturelles  fut 
de  courte  durée,  on  le  voit  ;  car  les  enseignements  qu'il  recevait 
semblent  convenir  plutôt  à  un  séraphin  qu'à  un  homme.  Dieu, 
ainsi  qu'Ignace  le  faisait  observer  plus  tard,  s'était  fait  son 
maître,  et  le  traitait  comme  un  enfant  pour  qui  on  ne  passe  à 
une  leçon  plus  difficile  qu'autant  que  la  précédente  a  été  bien 
comprise. 

Cependant  le  démon,  irrité  des  faveurs  extraordinaires  dont 
Ignace  était  l'objet,  voulut  les  lui  rendre  suspectes  en  essayant 
d'y  mêler  quelques  visions  purement  illusoires.  Il  commença  par 
lui  faire  voir  un  long  sillon  lumineux,  semblable  à  un  serpent 
tacheté  de  feu  et  brillant  des  plus  vives  couleurs.  Ce  serpent  se 


LIVRE   PREMIER.    —  CHAPITRE   IV.  37 


déroulait  au-dessus  de  la  croix  du  Tort  ;  mais  cette  vision,  qui 
pouvait  exciter  la  curiosité,  n'avait  aucun  but  utile  et  par  là 
même  décelait  son  auteur.  D'ailleurs,  en  disparaissant,  elle 
laissait  le  Saint  dans  un  grand  trouble.  Il  ne  lui  en  fallait  pas 
davantage  pour  reconnaître  l'illusion.  Il  en  montra  le  plus  pro- 
fond mépris.  Aussi  quand  elle  se  renouvela  dans  la  suite,  soit  à 
Paris,  soit  à  Rome,  il  lui  suffisait  d'élever  son  bâton  pour  s'en 
débarrasser.  Ce  fut  encore  à  Manrèse  qu'Ignace  tomba  dans 
cette  merveilleuse  extase  qui  le  tint,  huit  jours  entiers,  tellement 
perdu  en  Dieu,  qu'il  avait  toutes  les  apparences  d'un  homme 
mort,  et  qu'on  l'aurait  enseveli,  si  les  palpitations,  à  peine 
sensibles,  de  son  cœur  n'eussent  indiqué  qu'il  vivait  encore  (49). 
Cette  extase  eut  lieu  dans  une  chambre  de  l'hôpital  de 
Sainte-Lucie.  Il  avait  choisi  cette  cellule,  parce  que  de  la 
fenêtre  il  avait  vue  dans  l'église,  où  les  pauvres  venaient 
entendre  la  messe.  Commencé  un  samedi  soir,  tandis  qu'on  chan- 
tait complies,  le  ravissement  dura  jusqu'au  samedi  suivant,  à 
la  même  heure.  Ignace  ne  donna  aucun  signe  de  connaissance. 
L'humble  serviteur  de  Dieu  garda  toujours  le  silence  sur  les 
merveilles  qu'il  avait  contemplées  alors.  Lorsqu'il  revint  à  lui, 
comme  au  sortir  d'un  doux  et  profond  sommeil,  il  s'écria  seule- 
ment par  deux  fois,  les  regards  fixés  vers  le  ciel  :  Oh  !  Jésus  ! 
Ok  !  Jésus  !  et  sa  physionomie  exprimait  bien  plus  que  ses  pa- 
roles les  transports  de  son  âme. 

Les  hommes  les  plus  distingués  de  la  Compagnie,  qui  avaient 
vécu  avec  le  Saint,  et  l'avaient  entendu  parler  de  ce  qui  lui  était 
arrivé  à  Manrèse,  ont  toujours  cru  que  Dieu  lui  avait  révélé 
les  services  qu'il  était  destiné  à  rendre  à  son  Eglise,  et  le  plan  de 
l'Ordre  dont  il  devait  être  un  jour  le  fondateur.  Plus  tard,  lors- 
qu'il écrivait  ses  Constitutions,  il  répondait  à  ceux  qui  lui 
demandaient  la  raison  de  certains  points  importants  de  l'Institut: 
J'ai  appris  cela  à  Manrèse. 

Malgré  des  faveurs  si  extraordinaires,  Ignace  restait  humble; 
il  se  regardait  comme  novice  dans  la  vie  spirituelle,  et  rendait 
un  compte  exact  de  sa  conscience  à  son  directeur,  écoutant  ses 
avis  avec  grande  docilité. Il  s'adressait  alors  au  saint  moine  Don 
Jean  Chanones,  de  Montserrat,  à  qui  il  avait  fait  sa  confession 
générale.  Il  allait  le  trouver  de  temps  en  temps  (5°),  et  le  regardait 


38  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE   LOYOLA. 

comme  le  père  de  son  âme.  Quoique  le  saint  vieillard  remplît 
auprès  de  lui  le  rôle  de  maître  et  de  directeur,  il  le  vénérait 
intérieurement  et  parlait  toujours  de  lui  comme  d'un  saint. 
On  lui  entendit  dire  souvent  qu'Ignace  serait  une  colonne  de 
l'Église,  que  le  monde  aurait  en  lui  un  apôtre,  un  successeur 
de  saint  Paul,  pour  annoncer  l'Evangile  aux  nations  barbares 
et  idolâtres.  Telle  fut  donc  Manrèse  pour  Ignace  ;  aussi 
l'appelait-il  l'école  sainte,  où  il  avait  appris  les  principes  de  la 
vie  spirituelle. 

Cependant  on  commençait  à  connaître  le  rang  qu'Ignace 
avait  dans  le  monde.  Le  Saint, disait-on,  ne  s'était  caché  sous  ces 
vêtements  grossiers,  que  pour  s'attirer  des  mépris.  L'esprit 
d'humilité,  l'amour  de  la  pénitence  avaient  seuls  pu  faire  un 
mendiant  d'un  noble  chevalier  et  un  ermite  d'un  soldat.  Les  gens 
de  bien  l'observèrent  de  plus  près  ;  ils  parvinrent  à  découvrir 
quelques-unes  de  ses  excessives  austérités,  et  même  une  partie 
des  grandes  grâces  dont  Dieu  le  comblait. 

Une  femme  regardée  comme  une  sainte,  non  seulement  dans 
le  pays,  mais  dans  toute  l'Fspagne  et  jusqu'à  la  cour  où  le  Roi 
Catholique  l'avait  mandée  pour  la  consulter  sur  les  intérêts  de 
son  âme,  faisait  hautement  l'éloge  d'Ignace. Pareillement  Agnès 
Pascual  (5I),  femme  de  grand  sens  et  de  grande  vertu,  se  sentit 
pénétrée  pour  lui  d'un  vif  sentiment  d'affectueux  respect  et  de 
profonde  vénération,  la  première  fois  qu'elle  le  rencontra. 
Elle  lui  ménagea  un  asile  à  l'hôpital  d'abord  et  plus  tard  chez 
une  de  ses  amies.  Ces  deux  personnes,  particulièrement  au  cou- 
rant de  ce  qui  regardait  Ignace,  en  parlaient  avec  admiration. 
Cette  admiration  et  ce  respect  s'accrurent  bientôt  au  plus  haut 
point,  lorsque  le  Saint  tomba  malade,  à  la  suite  des  violentes 
peines  d'esprit  dont  nous  avons  parlé. 

Un  homme  riche,  nommé  Amigant,  le  fit  alors  transporter,  du 
monastère  des  Dominicains,  dans  sa  propre  maison  (52).  Depuis 
ce  moment,  on  appelait  cet  homme  Siméon  et  sa  femme 
Marthe,  parce  qu'ils  avaient  eu  le  bonheur  de  soulager  et  de 
recevoir  chez  eux  cette  image  vivante  du  Sauveur.  Le  dévoue- 
ment  à  sa  personne  augmentait  de  jour  en  jour.  Quand  plus 
tard  le  Saint  quitta  Manrèse,  il  se  trouva  même  une  personne 
qui,  bien  moins  occupée  de  ses  intérêts  temporels  que  des  avan- 


LIVRE  PREMIER.   —  CHAPITRE  IV.  39 

tages  spirituels  puisés  dans  ses   conseils,    abandonna  pour  l'ac- 
compagner, et  sa  patrie  et  un  procès  d'une  haute  importance. 

Allait-il  prier  au  pied  de  quelque  croix  plantée  hors  ville,  on 
le  suivait  à  une  certaine  distance  ;  mais  commençait-il  à  parler 
des  choses  de  Dieu,  une  foule  immense  se  rassemblait  autour 
de  lui.  Quand,  monté  sur  une  pierre  qu'on  montre  encore 
aujourd'hui  à  l'ancien  hôpital  de  Sainte-Lucie  (53),  l'homme 
de  Dieu  paraissait  devant  cette  foule,  le  regard  enflammé  du 
divin  amour,  tous  les  cœurs  s'ouvraient  à  la  componction  et  au 
désir  de  faire  pénitence  ;  à  ces  vêtements  si  grossiers  et  si  pau- 
vres, à  cette  chevelure,  jadis  si  soignée,  maintenant  éparse  et  en 
désordre,  à  ce  visage  pâle  et  décharné,  à  cette  chaîne  qui  serrait 
ses  reins,  à  ces  pieds  nus,  on  pressentait  le  saint.  Mais  quelle 
efficacité  n'avaient  pas  ses  paroles  !  Quels  traits  brûlants  lançait 
ce  cœur  embrasé  !  Bien  des  gens,  éclairés  par  ses  entretiens 
particuliers  et  par  certaines  maximes  fondamentales  qu'il  leur 
donnait  à  méditer,  songeaient  dès  lors  à  abandonner  le  siècle  et 
à  se  retirer  dans  des  monastères. 

Cette  première  expérience  de  l'efficacité  qu'avaient,  pour  dé- 
tacher les  âmes  des  choses  de  ce  monde  et  les  conduire  à  Dieu, 
quelques  vérités  dont  la  considération  lui  avait  été  naguère  si 
utile  à  lui-même,  le  conduisit  à  réduire,  comme  en  art,  les 
règles  de  la  vie  spirituelle.  Il  composa  alors  cet  admirable 
livre  des  Exercices  spirituels  (54),  dicté  par  une  intelligence  bien 
supérieure  à  celle  de  l'homme,  et  écrit  aux  célestes  rayons  d'une 
lumière  toute  divine.  Ce  sont  les  Exercices  qui  ont  donné  à 
l'Église  les  premiers  enfants  de  saint  Ignace  ;  c'est  dans  les 
Exercices  qu'ils  ont  puisé  leurs  vertus  et  cette  passion  des  entre- 
prises fécondes  pour  le  salut  des  âmes.  Tant  que  la  Compagnie 
subsistera,  elle  trouvera  dans  cet  ouvrage  précieux  son  premier 
esprit  ;  et  si  par  malheur  cet  esprit  venait  à  s'éteindre,  ce 
serait  encore  à  cette  source  qu'elle  le  raviverait.  Etudions  donc 
avec  quelque  attention  ces  Exercices  spirituels,  dont  nous  aurons 
à  parler  souvent  dans  le  cours  de  cette  histoire. 


_.l. .1. 


Exercices  spirituels  de  saint  Ignace. 


ES  Exercices  de  saint  Ignace  ne  sont  pas 
seulement  une  suite  de  pieuses  réflexions, 
réunies  et  coordonnées  dans  un  même  livre, 
pour  que  chacun  puisse  y  apprendre  à  ren- 
trer humblement  en  soi-même  et  à  converser 
saintement  avec  Dieu.  S'ils  n'étaient  rien  de 
plus  ils  n'offriraient  pas  une  œuvre  nouvelle, 
et  il  n'y  aurait  pas  lieu  de  les  désigner  sous  l'appellation  spéciale 
&  Exercices  de  saint  Ignace. 

Le  but  visé  et  atteint  fut  de  réduire  en  art  la  guérison  d'une 
âme,  en  basant  sur  quelques  principes  de  foi  une  méthode  ex- 
acte et  positive  qui, mise  en  pratique  par  l'application  des  moyens 
prescrits,  amène  un  succès  presque  infaillible. 

Si  l'on  y  réfléchit  bien, on  verra  que  cette  méthode  spirituelle 
diffère  autant  de  la  simple  considération  des  vérités  de  la  foi, 
que  la  connaissance  des  vertus  de  certaines  plantes  ou  minéraux 
se  distingue  de  l'art  de  la  médecine  ;  celle-ci  en  effet  nous  ensei- 
gnant à  connaître  la  constitution  du  corps  humain  et  les  pro- 
priétés de  quelques  substances,  pour  rétablir  l'équilibre  altéré 
par  la  maladie,  forme  un  corps  de  préceptes  au  moyen  desquels 
on  renouvelle  ou  on  conserve  la  santé. 

Ainsi,  bien  avant  la  naissance  de  saint  Ignace  assurément,  on 
savait  pour  quelle  fin  Dieu  nous  avait  créés,  on  connaissait 
la  malice  du  péché,  l'enfer  qui  le  punit,  la  nécessité  de  l'exa- 
men de  conscience  et  de  la  confession,  la  vie  et  les  mystères  du 
Sauveur,  etc.  Mais  réduire  en  art  la  connaissance  des  maladies 
spirituelles  et  l'utilité  de  telle  ou  telle  considération  pour  remé- 
dier à  ces  maux,  bien  comprendre  la  manière  de  les  traiter, 
enfin  former  comme  un  code  où  se  trouvent  rassemblés  les 
divers  moyens  de  purifier,  de  consoler,  de  fortifier  une  âme,  en 


LIVRE  PREMIER.  —  CHAPITRE  V.  41 


la  conduisant  du  détachement  du  monde  à  une  union  intime 
avec  Dieu,  voilà  ce  qui  n'existait  certainement  pas.  Pour  que  le 
lecteur  puisse  en  juger  par  lui-même,  nous  allons  tracer  l'esquisse 
de  ce  livre. 

Au  début  saint  Ignace  place  une  méditation  que  son  impor- 
tance lui  fait  nommer  :  Principe  et  Fondement  des  Exercices  (55). 
Premièrement,  toutes  les  choses  de  la  terre  ont  été  créées  pour 
une  fin  particulière  qui  est  l'utilité  de  l'homme  ;  cherchons  donc 
aussi  pour  quelle  fin  l'homme  lui-même  a  reçu  l'être  et  la  vie.  Est- 
ce  pour  devenir  roi  puissant,  grand  guerrier,  riche  commerçant  ? 
S'il  découvre  que  telle  n'est  passa  fin,  mais  qu'il  a  été  créé  pour 
servir  Dieu  en  cette  vie,  pour  posséder  Dieu  après  sa  mort,  ne 
doit-il  pas  tirer  cette  rigoureuse  conséquence  :  pour  atteindre  le 
but  de  ma  création, il  me  faut  user  des  choses  d'ici-bas, comme  on 
se  sert  d'échelons  pour  atteindre  un  but  élevé.  De  plus  les 
moyens  d'arriver  à  une  fin,  n'ayant  ni  mérite,  ni  valeur  intrin- 
sèque, qu'autant  qu'ils  mènent  à  cette  fin, il  résulte  de  là.par  une 
nouvelle  conséquence,  que  la  mesure  de  notre  estime  pour  les 
richesses  ou  la  pauvreté, les  honneurs  ou  les  humiliations, pour  la 
santé  ou  pour  la  maladie,  etc.,  doit  être  dans  la  proportion,  non 
du  bien  ou  du  mal  que  ces  créatures  nous  procurent  pendant  la 
vie  présente,  mais  des  secours  ou  des  dangers  qu'elles  nous  of- 
frent pour  parvenir  à  la  vie  éternelle. 

Qu'une  âme  infirme,  affaiblie  par  ses  désirs  tout  terrestres  et 
par  ses  affections  déréglées,  médite  une  heure  durant,  cette  vé- 
rité à  la  fois  si  claire  et  si  forte,  aussitôt  cette  âme  voudra  se 
dégager  de  ses  faiblesses.  Elle  se  sentira  même  disposée,  dès 
le  premier  moment,  à  renoncer  à  des  attachements  légitimes, 
mais  qui  tiennent  encore  trop  à  la  terre. 

Alors  elle  verra  le  monde  d'un  autre  œil  qu'au  temps  où, 
renversant  l'ordre  éternel,  elle  employait  toute  son  intelligence 
à  se  procurer  des  biens  terrestres  :  biens  dont  la  possession 
semblait  être  sa  fin  dernière  ;  biens  dont  elle  attendait  un  bon- 
heur sans  mélange. 

La  considération  de  cette  première  vérité  a  suffi  pour  trans- 
former une  innombrable  multitude  de  mondains  en  hommes  vé- 
ritablement nouveaux. 

Martin  Olave,  savant  docteur  de  Sorbonne,  disait  qu'une  seule 


42  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

heure  de  méditation  sur  ce  fondement  des  Exercices  lui  en  avait 
plus  appris  que  de  longues  années  d'études  théologiques  (56).  Ce 
fut  sur  cette  même  base  que  le  P.  Éverard  Mercurian,  un  des 
premiers  disciples  de  saint  Ignace  et  son  troisième  successeur 
dans  le  généralat,  établit  toute  la  conduite  de  sa  vie.  Aussi  avait- 
il  coutume  de  dire  que  le  seul  fondement  des  Exercices  était 
capable  d'opérer  les  plus  étonnants  changements,  de  déraciner 
dans  nos  âmes  les  affections  terrestres,  non  moins  que  de  diri- 
ger nos  désirs  vers  Dieu. 

Ignace  en  connaissait  si  bien  la  vertu  qu'il  ne  manquait  pas 
d'attirer  sur  cette  méditation  l'attention  de  ceux  qu'il  ne  pou- 
vait, par  suite  de  l'éloignement,  guider  lui-même  dans  les 
Exercices. 

Un  prélat,  dans  une  lettre  adressée  au  Saint,  s'affligeait  ex- 
trêmement des  traverses  qu'il  éprouvait.  Ignace  lui  répondit  : 
«  Les  choses  de  la  vie  présente,  Monseigneur,  ne  sont  réelle- 
«  ment  heureuses  que  si  elles  nous  servent  à  la  vie  future  et 
«  éternelle.  Les  malheurs,  en  éclairant  l'âme  d'une  lumière  cé- 
«  leste,  lui  apprennent  à  fixer  ses  regards  en  haut,  à  n'aimer  que 
«  Jésus  et  à  ne  désirer  que  de  le  suivre  sur  la  croix  pour  y  mou- 
«  rir  avec  lui,  et  ressusciter  ensuite  comme  lui.  » 

On  ne  demande  guère  aujourd'hui  aux  retraitants  qu'une  heure 
de  réflexion  sur  ce  qu'on  appelle  le  Fondement  des  Exercices. 
L'auteur  n'avait  pas  fixé  le  temps  à  y  consacrer  ;  il  savait 
que  ce  temps  doit  se  mesurer  seulement  d'après  les  disposi- 
tions et  les  besoins  des  âmes.  Il  faut  en  effet  plus  d'efforts 
pour  abattre  un  vieil  arbre  dont  les  racines  s'étendent  au  loin, 
que  pour  arracher  un  arbrisseau.  On  doit  dès  lors  le  com- 
prendre. Une  heure  serait  loin  de  suffire  pour  l'homme  qui 
aurait  vieilli  dans  les  maximes  du  monde  ;  car  il  ne  s'agit  pas 
ici  d'acquérir  une  connaissance  spéculative  conduisant  à  la 
seule  haine  du  mal,  il  faut  avant  tout  en  venir  à  une  réforme 
pratique  ;  réiorme  souvent  aussi  différente  dans  les  moyens 
que  dans  les  résultats  eux-mêmes.  Comment  amener  la  volonté 
à  former  d'autres  désirs,  à  pratiquer  des  œuvres  difficiles,  si 
l'intelligence  n'est  pas  convaincue  que  la  nouvelle  voie  est 
seule  droite  et  sûre  ?  De  là  le  nom  de  Fondement  donné  à  cette 
méditation.  Saint  Ignace  invite  à  l'approfondir  ;  il  ne  faut  point 


LIVRE  PREMIER.  —  CHAPITRE  V.  43 

s'arrêter  à  sa  surface.  Nous  connaissons  des  hommes  qui  ont 
consacré  des  mois  entiers  à  méditer  ces  vérités  ;  ils  se  sont  ins- 
pirés de  pensées  d'autant  plus  nobles,  d'autant  plus  généreuses, 
que  leurs  méditations  avaient  été  plus  longues  et  plus  profondes. 

Cette  première  vérité  une  fois  considérée  dans  sa  généralité, 
il  s'agit  d'en  faire  une  application  immédiate.  L'esprit  est  solli- 
cité à  prendre  une  ferme  détermination  d'user  désormais  des 
choses  terrestres  uniquement  comme  moyen  d'arriver  à  la  vie 
future.  Dans  ce  but,  les  Exercices  nous  font  réfléchir  sur  le  dé- 
sordre extrême  et  le  danger  d'une  conduite  opposée.  Chacun 
trouve  la  preuve  de  ce  désordre  dans  sa  propre  vie,  dont  le 
tableau  se  place  ici  très  naturellement.  On  parcourt  à  loisir 
les  années  écoulées,  on  revient  sur  les  fautes  et  les  erreurs  qui 
nous  ont  éloignés  de  notre  fin  dernière.  Lorsque  ce  spectacle 
s'est  étalé  aux  yeux  de  l'âme  dans  toute  sa  difformité,  le  Saint 
fait  méditer  sur  l'énormité  du  péché  et  sur  les  peines  qui  l'at- 
tendent dans  l'enfer.  Cette  gravité  du  péché  devient,  pour  ainsi 
dire,  palpable  dans  l'irrévocable  condamnation  des  anges,  dans 
la  chute  d'Adam  et  la  damnation  de  tant  de  pécheurs  qui 
souffrent  la  juste  peine  de  leurs  crimes. 

De  telles  considérations  commencent  à  dégager  l'âme  de  ces 
affections  vicieuses  qui,  après  l'avoir  affaiblie,  menacent  de  lui 
ôter  la  vie  en  lui  faisant  perdre  la  grâce  de  Dieu.  Mais  comme 
les  penchants  mauvais  sont  enracinés  dans  les  âmes  et  partant 
difficiles  à  extirper,  ces  mêmes  considérations  présentées  de 
différentes  manières  stimulent  la  bonne  volonté.  Tel  est  le  but 
et  la  marche  de  la  première  semaine  (57). 

Les  affections  ainsi  purifiées,  la  santé  de  l'âme  revient.  Il  en 
est  de  la  santé  de  l'âme  comme  de  celle  du  corps  ;  celle-ci  ré- 
sulte d'un  certain  équilibre  des  forces  qui  permet  aux  organes 
de  remplir  régulièrement  leurs  fonctions.  De  même  les  facultés 
et  les  inclinations  de  l'âme  doivent  être  dans  les  conditions  vou- 
lues pour  exécuter  les  volontés  de  Dieu,  qui  sont  les  vraies 
fonctions  vitales  de  l'homme  raisonnable. 

C'est  pourquoi  on  commence  à  méditer  dans  la  seconde  se- 
maine sur  le  règne  de  Jésus-Christ  dans  nos  âmes,  c'est-à-dire 
sur  l'appel  solennelque  Notre-Seigneur  adresse  aux  hommes, com- 
me les  rois  à  leurs  sujets,pour  les  engager  aie  servir. Les  condi- 


44  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE   LOYOLA. 


tions  qu'il  fait  sont  bien  autrement  avantageuses  que  celles  des 
souverains  temporels.  Il  promet  de  traiter  ses  serviteurs  comme 
lui-même.  Ceux-ci  n'auront  rien  à  faire,  dont  il  ne  leur  ait  donné 
l'exemple  ;  rien  à  souffrir,  qu'il  n'ait  lui-même  souffert.  Cette 
considération  est  d'une  extrême  efficacité.  Par  une  douce  vio- 
lence, elle  nous  amène  à  la  ferme  détermination  de  suivre  et 
d'imiter  notre  Sauveur.  De  cette  résolution  générale  on  descend 
aux  vertus  de  détail  dont  la  vie  de  Jésus-Christ  offre  le  modèle 
dans  son  incarnation,  dans  sa  naissance  et  dans  tous  les  autres 
mystères  de  sa  divine  humanité.  Ici  l'on  a  surtout  à  redouter 
les  embûches  de  l'ennemi  ;  Satan  redoublera  ses  attaques  contre 
l'âme  qu'il  voit  sur  le  point  de  s'attacher  à  Dieu.  Il  faut  donc 
fortifier  cette  âme,  afin  qu'elle  puisse  repousser  de  si  dangereux 
assauts. 

Tel  doit  être  l'effet  de  cette  admirable  méditation  que  saint 
Ignace  a  intitulée  :  De  deux  Etendards,  et  qui  a  peuplé  tant  de 
monastères.  On  y  représente  d'un  côté  Jésus-Christ  et  de 
l'autre  Lucifer  :  tous  deux  recrutent  des  soldats  et  font  valoir 
les  avantages  de  leurs  bannières  respectives.  Les  jouissances 
offertes  par  Lucifer  se  montrent  ce  qu'elles  sont,  vaines,  passa- 
gères et  suivies  d'un  éternel  remords  ;  le  démon  ne  saurait  être 
fidèle  à  ses  promesses  ;  Jésus-Christ  au  contraire,  en  échange 
de  courtes  souffrances,  assure  un  bonheur  sans  terme  et  sans 
mesure.  Le  courage  se  ranime,  et  l'âme  rejette  les  promesses  du 
monde  pour  suivre  Jésus-Christ  et  s'attacher  uniquement  à  lui. 
Toute  cette  préparation  était  nécessaire  pour  faire  avec  fruit  la 
dernière  considération,  la  plus  importante  de  la  seconde  semaine  ; 
considération  dont  le  but  est  l'élection  du  genre  de  vie  qu'on 
suivra  dans  l'avenir.  C'est  la  question  capitale,  puisqu'elle  décide 
des  intérêts  éternels  ;  aussi  saint  Ignace  l'a-t-il  établie  sur  des 
règles  si  sages,  qu'il  est  impossible  en  s'y  conformant  de  faire 
un  mauvais  choix. 

On  doit  considérer  d'abord  la  nature  de  s,a  vocation,  puis  le 
temps  et  la  manière  de  la  remplir.  La  vocation  en  elle-même 
doit  être  bonne,  ou  du  moins  indifférente.  De  plus,  il  y  a  des 
vocations  immuables,  et  d'autres  que  l'on  peut  changer.  Si  l'on 
est  déjà  engagé  dans  un  état  de  vie  immuable,  on  ne  saurait 
le  soumettre  à   un   nouvel   examen,  lors  même  qu'on  l'aurait 


LIVRE  PREMIER.   —  CHAPITRE  V.  45 


embrassé  dans  des  vues  purement  humaines,  ou  même  dans  des 
intentions  mauvaises.  Travailler  à  acquérir  toute  la  perfection 
possible  dans  l'état  présent,  voilà  dès  lors  l'unique  affaire.  Les 
vocations  muables  et  bonnes  en  elles-mêmes  ne  doivent  pas 
non  plus  être  examinées  de  nouveau,  si  ce  n'est  pour  entrer 
dans  une  voie  plus  parfaite. 

Il  y  a  trois  temps   favorables   au   choix  d'une  vocation. 

i°  A  certains  moments,  Dieu  agit  sur  notre  volonté  par  des 
grâces  si  abondantes,  qu'il  ne  peut  rester  aucun  doute  sur  la 
source  d'où  nous  viennent  ces  inspirations,  comme  cela  eut  lieu 
pour  saint  Matthieu,  pour  saint  Paul  et  pour  d'autres. 

2°  Ou  bien,  sans  que  l'impression  soit  si  profonde  et  la  certi- 
tude si  entière,  nous  sentons  par  les  mouvements  intérieurs  de 
notre  cœur  une  sorte  d'assurance  intime  qui  nous  engage  à 
choisir. 

3°  Enfin,  l'esprit  est  parfois  tellement  libre  de  préjugés  et 
d'illusions  capables  d'égarer  le  jugement,  ou  d'obscurcir  la 
lumière  des  vérités  de  la  foi,  qu'il  se  résout  avec  calme  au  parti 
évidemment  préférable. 

Quant  à  l'exécution  du  plan  adopté,  il  faut  d'abord  se  remettre 
sous  les  yeux  l'état,  l'emploi,  l'objet  sur  lequel  on  a  arrêté  son 
choix.  Alors  revient  le  travail  auquel  on  s'est  déjà  livré  ;  on 
s'efforce  de  ne  vouloir  toute  chose  qu'en  vue  du  bien  éternel,  de 
se  rendre  indifférent  pour  tout  ce  qui  n'est  pas  Dieu,  comme  au 
début  des  Exercices.  Dans  une  disposition  aussi  sainte,  on  peut 
avec  confiance  supplier  le  Seigneur  de  nous  éclairer  d'un  rayon 
de  sa  lumière,  et  de  nous  ramener  à  sa  volonté  divine,  si  nous 
avons  le  malheur  de  nous  en  écarter.  Puis  on  recherche  les 
raisons  pour  et  contre  ;  on  les  compare,  on  les  oppose  l'une  à 
l'autre,  on  les  pèse  pour  en  apprécier  la  valeur,  en  les  examinant 
toujours  à  la  lumière  de  notre  fin  dernière  qui  consiste  à  servir 
Dieu  en  ce  monde  et  à  jouir  de  lui  dans  l'autre. 

Alors,  embrassant  d'un  seul  regard,  d'une  part  l'éternité,  de 
l'autre  la  carrière  qu'il  s'agit  d'embrasser,  on  se  décide,  sans 
hésitation,  sans  arrière-pensée,  et  l'on  offre  au  Seigneur  une 
ferme  et  inébranlable  détermination.  Si  quelque  doute  subsiste 
encore  en  notre  esprit,  deux  considérations  se  présentent  pour 
le  dissiper. 


46  HISTOIRE   DE  SAINT  IGNACE  DE   LOYOLA. 


Le  regard  de  l'âme  arrêté  sur  les  principes  surnaturels,  quel 
conseil  donnerions-nous  en  pareil  cas  à  notre  meilleur  ami  ?  ou 
encore,  que  voudrions-nous  avoir  décidé,  sur  notre  lit  de  mort, 
quand  nous  aurons  à  rendre  compte  de  nos  actes  au  jugement 
dernier  ?  On  s'arrêtera  à  la  décision  qui  paraîtra  découler  le 
mieux  de  ces  principes.  Voilà  en  peu  de  mots  tout  l'ordre  de 
l'élection  d'après  saint  Ignace. 

Le  P.  Everard  Mercurian,  général  de  la  Compagnie, disait  à 
ce  sujet  :  «  On  voit  par  ces  règles  de  l'élection,  combien  les 
«  lumières  venues  de  Dieu  surpassent  celles  que  fournissait  la 
«  philosophie  morale  des  anciens,  où  l'on  traite  de  la  manière  de 
«  faire  de  bons  choix.  Nulle  part,  dans  les  écrits  inspirés  par  cette 
«  sagesse  tout  humaine,  on  ne  trouve  sur  ce  point  des  règles  plus 
«  courtes,  des  principes  universels  mieux  coordonnés,  plus  irré- 
«  fragables.  De  ces  principes  on  peut  toujours  déduire,  avec 
«  une  certitude  infaillible,  le  meilleur  choix  à  faire  entre  plusieurs 
«  partis.  ))  Aussi  saint  Ignace,  dans  sa  conduite  privée  non  moins 
que  dans  le  gouvernement  de  la  Compagnie,  eut-il  constamment 
recours  à  ces  modes  d'élection.  Jamais,  même  dans  les  choses 
de  moindre  importance,  il  n'eût  pris  de  décision  sans  employer 
cette  méthode. 

C'est  ainsi  que  la  seconde  semaine  des  Exercices  dirige  dans 
le  choix  d'un  état  de  vie  le  retraitant,  encore  en  pleine  possession 
de  sa  liberté  if1).  On  le  voit,  ces  Exercices  s'enchaînent,  tirent 
leur  force  les  uns  des  autres,  conspirent  ensemble  pour  ramener 
à  Dieu  une  âme  demeurée  loin  de  lui.  C'est  à  quoi  tendent 
encore  les  deux  dernières  semaines.  Dans  l'une,  on  s'occupe  de 
la  Passion,  qui  nous  apprend  à  aimer  le  Sauveur  et  à  le  suivre 
par  la  voie  des  souffrances  ;  dans  l'autre,  on  médite  sur  les 
mystères  glorieux,  sources  d'affections  plus  douces  qui,  fixant 
l'âme  dans  la  contemplation  des  attributs  divins,  l'embrasent  et 
ravivent  en  elle  le  désir  d'être  intimement  unie  à  Dieu. 

Les  Exercices  de  saint  Ignace  accomplissent  donc  exactement 
ce  qu'ils  avaient  promis  ;  ils  «  préparent  l'âme  à  rompre  toute 
«  affection  déréglée,  et  à  connaître  la  volonté  de  Dieu  sur  le 
«  genre  de  vie  qui  doit  la  conduire  au  salut  (59)  »  ;  ils  appliquent 
si  sagement  les  moyens  à  la  fin  qu'il  faudrait  presqu'un  miracle 


LIVRE  PREMIER.   —  CHAPITRE  V.  47 


pour  n'en  retirer  aucun  fruit,  lorsqu'on  les  suit  avec  fidélité. 
Ignace  en  avait  lui-même  éprouvé  les  effets  ;  aussi  à  ceux  qu'il 
voulait  amener  soit  à  changer  de  vie,  soit  à  une  plus  grande 
union  avec  Dieu,  il  demandait  de  consacrer  seulement  quelques 
jours  de  retraite  aux  considérations  qu'il  leur  présenterait. 

Il  fit  faire  les  Exercices  à  des  hommes  d'une  vie  déréglée 
comme  à  des  chrétiens  d'une  médiocre  vertu,  et  toujours  les 
résultats  dépassèrent  ses  espérances  :  les  uns  s'amendaient,  les 
autres  progressaient  dans  la  perfection. 

Parmi  les  premiers  disciples  que  se  donna  Ignace  dans  les 
voies  spirituelles,  se  trouvait  un  prêtre  nommé  D.  Manuel 
Miona,  portugais,  né  à  Algarve,  homme  de  grands  talents,  et 
jadis  son  confesseur  à  l'université  d'Alcala.  Il  lui  écrivit  de 
Venise  pour  l'engager  à  faire  les  Exercices.  Les  termes  de  cette 
lettre  donneront  une  idée  de  l'estime  que  saint  Ignace  faisait 
de  ces  Exercices  (6o). 

«  J'ai  un  grand  désir  d'avoir  des  nouvelles  de  tout  ce  qui  vous 
«  concerne,  et  ce  n'est  pas  merveille,  vous  étant  aussi  redevable 
«  que  je  le  suis,  en  ma  qualité  de  votre  fils  spirituel.  Je  voudrais, 
«  comme  il  est  juste,  répondre  à  l'amour,  au  dévouement  si  pa- 
«  ternel  que  vous  avez  toujours  eu  pour  moi,  et  que  vous  m'avez 
«  manifesté  par  les  œuvres  ;  mais  je  ne  connais  en  cette  vie 
«  d  autre  moyen  d'acquitter  une  partie  de  ma  dette  envers  vous, 
«  qu'en  vous  engageant  à  faire,  sous  la  direction  de  celui  que 
«je  vous  ai  nommé,  les  Exercices  spirituels  durant  un  mois, 
«  ainsi  que  vous  me  l'avez  offert  vous-même.  Si  donc  vous  les 
«  avez  essayés  et  goûtés,  je  vous  prie,  pour  le  service  de  Dieu 
«  Notre-Seigneur,  de  vouloir  bien  me  l'écrire  ;  et  si  vous  ne 
«  l'avez  pas  encore  fait,  je  vous  supplie  par  son  amour  et  par  la 
«  très  douloureuse  mort  qu'il  a  soufferte  pour  nous  de  vous  y 
«  mettre.  Si  vous  vous  en  repentez  un  jour,  non  seulement  j'ac- 
«  cepte  de  bon  cœur  la  peine  qu'il  vous  plaira  de  m'infliger, 
«  mais  je  consens  encore  à  être  regardé  par  vous  comme  un 
«  homme  qui  se  moque  des  personnes  spirituelles,  auxquelles 
«  cependant  je  dois  tout...  C'est  deux,  trois  fois,  autant  de  fois 
«  qu'il  m'est  possible,  que  je  vous  conjure,  pour  le  service  de 
«  Dieu  Notre-Seigneur,  de  faire  ce  que  je  vous  ai  dit,  afin  que 
«  le  divin  Maître  ne  me  reproche  pas  un  jour  de  ne  point  vous 


48  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 


«  avoir  pressé  de  toutes  mes  forces;  les  Exercices  spirituels  sont, 
«  en  effet,  tout  ce  que  je  puis  concevoir,  sentir  et  comprendre 
«  de  meilleur  en  cette  vie,  soit  pour  l'avancement  que  l'homme 
«  peut  en  tirer  pour  lui-même,  soit  pour  les  fruits,  les  secours, 
«  les  avantages  spirituels  qu'il  peut  y  puiser  en  faveur  des  autres. 
«  Et  quand  bien  même  vous  n'en  sentiriez  pas  la  nécessité 
«  pour  votre  bien  personnel,  vous  verrez  qu'ils  vous  serviront, 
«  au  delà  de  tout  ce  que  l'on  peut  attendre,  pour  procurer  le  bien 
«  spirituel  du  prochain. Venise  le  j6  novembre  1536  (6l).  » 

Miona  se  rendit  aux  instances  de  saint  Ignace,  et  par  suite 
à  la  volonté  de  Dieu  qu'il  connut  en  faisant  les  Exercices.  Il 
devint  meilleur,  se  consacra  au  salut  du  prochain  jusqu'à  la 
fondation  de  la  Compagnie,  puis  après  cette  fondation  se  fit  le 
disciple  de  son  fils  spirituel. 

Les  Exercices  ne  sont  pas  seulement  une  préparation  plus 
ou  moins  lointaine  au  service  de  Dieu  ;  ils  embrasent  encore  le 
cœur  d'un  ardent  amour  pour  notre  divin  Sauveur.  Nos  anna- 
les racontent  qu'une  furieuse  persécution  s'étant  élevée  au  Japon 
contre  les  chrétiens,  on  les  vit  aussitôt  hommes,  femmes  et  en- 
fants accourir  auprès  des  Pères  de  la  Compagnie  pour  demander 
l'armure  sainte  que  leur  offraient  les  Exercices.  Un  espoir  aussi 
légitime  ne  fut  point  trompé  ;  à  l'héroïque  patience,  à  la  joie  in- 
compréhensible que  montrèrent  dans  les  tortures  ces  généreux 
athlètes,  il  était  aisé  de  reconnaître  la  force  qu'ils  avaient  puisée 
à  cette  source  ;  les  tourments  d'un  feu  lent.de  l'eau  bouillante  ou 
glacée,  la  mort  sur  la  croix  ou  sous  le  glaive,  les  supplices  les 
plus  barbares  que  sut  imaginer  la  haine  de  leur  foi, les  trouvèrent 
invincibles. 

Aux  prêtres  surtout  les  Exercices  portent  des  lumières,  une 
conviction  qui  ne  tardent  pas  à  se  manifester  au  dehors  par  une 
vive  et  incessante  action  sur  les  cœurs.  Un  général  de  l'ordre.le 
P.  Mercurian  (62),  déclarait  que  le  livre  des  Exercices  bien  étu- 
dié pouvait  servir  de  bibliothèque  aux  prédicateurs,  de  guide 
aux  maîtres  de  la  vie  spirituelle.  Gilles  Foscarari,  l'un  des  trois 
théologiens  chargés  d'examiner  cet  ouvrage,  devint  évêque  de 
Modène  ;  sur-le-champ  il  fit  donner  dans  son  nouveau  diocèse 
les  exercices  de  la  première  semaine.  Les  résultats  en  furent 
merveilleux  dans    Modène  même   et  dans  une   foule   d'autres 


LIVRE  PREMIER.   —  CHAPITRE   V.  4  9 


villes  ;  il  est  vrai  que  le  prédicateur  était  le  P.  Landini  (63), 
homme  de  science  et  de  pratique  tout  à  la  fois  :  saint  Ignace 
avait  été  son  maître  dans  les  voies  de  Dieu. 

On  a  remarqué,  en  effet,  que  le  fruit  des  Exercices  dépend 
beaucoup  de  ceux  qui  les  donnent.  Parmi  tant  d'hommes  nour- 
ris de  son  esprit  et  versés  dans  la  conduite  des  âmes,  le  saint 
Fondateur  en  comptait  très  peu  qui  sussent  les  donner  absolu- 
ment d'après  son  plan.  A  leur  tête  figurait  Pierre  Le  Fèvre  ; 
ensuite  venaient  Alphonse  Salmeron,  François  Villanueva, 
Jérôme  Domenech  et  François  Strada.  La  raison  des  difficultés 
qu'on  y  trouve  est  toute  simple.  Ces  Exercices  sont  des  remè- 
des pour  l'âme  ;  mais  les  remèdes  doivent  varier  selon  le  tem- 
pérament et  les  maladies. 

Aussi  la  sagesse  du  Saint  vit-elle  la  nécessité  de  quelques 
additions,  qui  servent  d'appendice  à  l'œuvre  principale.  Ce  sont 
des  règles  pour  le  maître  et  pour  l'élève,  pour  le  directeur 
comme  pour  le  dirigé. 

Si  les  grandes  conversions  que  les  Exercices  opéraient  in- 
failliblement au  début  ont  cessé  de  se  produire  de  nos  jours 
en  aussi  grand  nombre,  il  faut,  comme  le  fait  observer  le  P.Jac- 
ques Miron  (64),  attribuer  en  grande  partie  ce  changement,  à 
la  manière  de  les  donner  ou  de  les  faire.  On  ne  suit  plus  la 
méthode  prescrite  par  saint  Ignace  dans  les  additions  et  dans 
les  annotations,  et  les  modifications  ainsi  introduites  défigurent 
les  Exercices.  Les  additions  sont  si  bien  adaptées  aux  diverses 
parties  des  Exercices  que  les  faire  autrement  c'est  s'exposer  à 
n'en  retirer  aucun  fruit.  Que  sera-ce  donc  si  aux  Exercices 
mêmes  on  mêle  des  méditations  et  des  additions  étrangères  ? 
C'est  l'usage  de  ces  règles  qui  distingue  principalement  entr'elles 
les  diverses  méthodes  d' Exercices. 

On  se  flatterait  vainement  de  faire  ceux  de  saint  Ignace  et 
d'en  retirer  le  fruit  qu'on  pouvait  en  attendre,  si  on  les  suivait 
sans  guide,  d'après  les  inspirations  personnelles,  et  sur  des  livres 
qui  renferment  des  méditations  quelconques,  que  ces  médita- 
tions soient  ou  non  distribuées  en  quatre  semaines.  Quelques 
réflexions  confirmeront  ce  que  nous  venons  de  dire. 

Quand  des  maîtres  de  la  même  profession  vivent  réunis,  il 
s'en  rencontre  toujours  qui  éprouvent  le  besoin  de  se  distinguer 

Histoire  de  S.  Ignace  de  Loyola.  4 


50  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 


et  qui  croiraient  ne  rien  faire,  s'ils  n'occupaient  le  premier  rang. 
Dès  les  premiers  temps  de  la  Compagnie,  certains  religieux, 
témoins  des  prodiges  de  conversion  opérés  par  les  Exercices  de 
saint  Ignace, furent  assez  présomptueux  pour  entreprendre  d'en 
composer  eux-mêmes  d'autres.  Ils  allaient, eux  aussi,  pensaient- 
ils,  faire  des  miracles.  Ils  voulaient  faire  école  ;  mais  ils  man- 
quaient des  qualités  voulues  pour  tirer  de  leur  fonds  une  œuvre 
démérite,  et  ils  ne  réussirent  qu'à  gâter  l'œuvre  de  saint  Ignace. 
C'était  la  gâter,  en  effet,  que  d'y  introduire  jusqu'à  cinquante 
méditations  auxquelles  ne  pouvait  s'adapter  aucune  des  additions 
des  vrais  Exercices. 

Ainsi  pour  ne  parler  que  de  la  première  semaine  qui  a  trait 
à  la  voie  purgative,  ils  y  ajoutèrent  de  leur  cru  vingt  médita- 
tions, une  sur  la  noblesse  de  l'âme,  quatre  sur  le  dépouillement, 
sur  l'offrande,  sur  la  donation  et  la  consécration  de  soi-même  à 
Dieu  ;  d'autres  sur  le  néant  de  l'homme,  sur  les  habitudes 
vicieuses,  sur  la  vocation  à  la  foi  ou  à  l'état  religieux  ;  enfin, 
chose  plus  étrange  !  des  méditations  sur  la  gloire  des  saints  au 
ciel  et  sur  les  bienfaits  reçus  de  Dieu,  sujets  que  saint  Ignace 
a  réservés  pour  la  quatrième  et  dernière  semaine!  Un  édifice 
si  mal  ordonné,  où  les  fondements  occupent  la  place  du  faîte 
n'eut  pas  besoin  de  choc  violent  pour  crouler.  Une  présomption 
sans  égale,  une  imprudence  sans  bornes,  voilà  le  seul  souvenir 
qui  nous  reste  de  cette  tentative. 

Le  Saint  au  contraire  tenait  d'une  manière  étonnante  à  tous 
les  détails  ;  il  ne  voulait  rien  en  retrancher,  il  ne  voulait  non 
plus  rien  y  ajouter.  On  aurait  dit  que  ce  livre  ne  lui  appartenait 
pas,  qu'il  était  non  l'œuvre  de  sa  pensée,  mais  l'enseignement 
d'un  maître  plus  élevé.  Citons  quelques  faits.  L'abbé  Martinenghi, 
ancien  nonce  apostolique  en  Allemagne,  et  l'un  des  premiers 
prélats  de  la  cour  pontificale,  s'était  retiré  au  monastère  de  Saint- 
Jean  pour  faire  les  Exercices.  Saint  Ignace  s'opposa  à  ce  qu'il 
eût  auprès  de  lui  un  de  ses  serviteurs.  La  présence  d'un  de  ses 
domestiques  aurait  pu  réveiller  en  Martinenghi  les  souvenirs  de 
la  cour.  Ignace  le  fit  servir  par  Laurent  Maggi,  neveu  du  prélat, 
jeune  homme  animé  alors  du  désir  de  la  vie  religieuse  et  qui 
entra  plus  tard  dans  la  Compagnie.  Les  religieuses  de  Sainte- 
Marthe  ayant  commencé  leur  retraite  d'un  mois,  (c'était  alors  la 


LIVRE  PREMIER.   —  CHAPITRE  V.  51 

durée  ordinaire  des  Exercices),  saint  Ignace  leur  fit  porter  les 
repas  tous  les  jours,  matin  et  soir,  afin  qu'aucune  d'entr'elles 
ne  pût  se  donner  matière  à  distractions. 

Quant  aux  pénitences  volontaires,  recommandées  pendant 
les  premiers  jours,  il  les  mesurait  aux  forces  et  au  courage  de 
chaque  retraitant.  Il  en  permettait  peu  ou  beaucoup,  ou  même 
les  interdisait  absolument  selon  les  circonstances.  Parlant  des 
Exercices  que  faisait  l'abbé  Martinenghi,  il  dit  un  jour  au 
P.  Gonçalvès  :  «  On  s'est  bien  relâché  de  notre  ancienne  sévérité. 
«  Personne  ne  manquait  alors  de  passer  quelques  jours  sans 
«  prendre  la  moindre  nourriture  ;  chacun  s'y  portait  de  soi-même, 
«  et  sans  y  être  excité.  Aujourd'hui,  c'est  à  peine  si  l'on  consent 
«  à  se  priver  d'aliments  pendant  un  seul  jour.  Les  premiers 
«  Pères  suivirent  les  Exercices  avec  la  plus  grande  rigueur. 
«  Simon  Rodriguès  seul,  à  cause  de  sa  faible  santé  et  de.  ses 
«  études,  ne  changea  pas  de  chambre  et  ne  fut  soumis  à  aucune 
«  grande  épreuve  (6s).  »  Saint  Ignace  ajouta  que  Pierre  Le 
Fèvre  passa  six  jours  sans  rien  prendre  ;  quant  à  saint  François- 
Xavier,  nous  parlerons  plus  opportunément  ailleurs  de  ses 
austérités. 

Les  pratiques  prescrites  pendant  la  durée  des  Exercices  sont 
nombreuses  et  variées.  Le  retraitant  doit  les  entreprendre  avec 
grande  générosité  de  cœur,  et  sans  vouloir  restreindre  les  opéra- 
tions de  Dieu  dans  son  âme.  Qu'une  seule  disposition  l'anime  : 
celle  de  se  livrer  entièrement  à  l'influence  de  l'Esprit-Saint, 
celle  de  répondre  à  tout  appel,  quel  qu'il  soit  :  Ecce  adsum.  Puis, 
à  la  porte  de  la  cellule,  qu'il  dépose  toute  pensée  mondaine, 
pour  ne  s'occuper  que  de  lui-même  et  de  Dieu  ;  qu'il  s'applique 
exclusivement  à  la  méditation  du  jour  présent,  sans  chercher  à 
connaître  celle  du  lendemain.  Les  lectures,  même  saintes,  doivent 
être  écartées,  dès  qu'elles  sont  hors  du  but  poursuivi,  car  l'esprit 
se  laisse  facilement  distraire,  et  il  reviendrait  affaibli  au  sujet 
principal  de  ses  réflexions  actuelles. 

L'emploi  du  temps  sera  en  harmonie  avec  le  sujet  de  la 
méditation;  aussi  la  solitude,  la  mortification  et  le  silence  accom- 
pagnent-ils surtout  les  Exercices  de  la  première  semaine.  Dans 
les  semaines  suivantes,  on  observera  sur  ces  points  les  règles 
d'une  sage  discrétion.  On  se  couche  en  pensant  à  la  méditation 


52 


HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE   DE  LOYOLA. 


qui  se  fera  pendant  la  nuit  ;  et  à  l'instant  du  réveil,  c'est  encore 
là  le  premier  objet  qui  devra  occuper  l'esprit.  On  commence 
ensuite  son  oraison,  soit  prosterné  le  visage  contre  terre,  soit  à 
genoux,  soit  debout,  comme  on  le  juge  plus  à  propos.  Si  Dieu 
parle  au  cœur  sur  un  point,  il  ne  faut  point  passer  à  un  autre, 
avant  d'avoir  approfondi  le  premier,  avant  de  s'en  être  bien 
pénétré.  L'ennui  et  la  tristesse  viennent-ils  à  accabler  l'âme, 
il  ne  faut  pas  abréger  d'un  seul  instant  le  temps  destiné  à  la 
méditation,  mais  plutôt  y  ajouter,  se  vaincre  ainsi  soi-même,  et 
attendre  dans  le  recueillement  et  l'espérance,  l'onction  de  la 
grâce  divine.  Si  au  contraire  l'on  reçoit  une  surabondance  de 
consolation  et  de  délices  spirituelles,  on  doit  bien  se  garder, 
dans  ces  moments,  de  faire  des  vœux,  surtout  des  vœux  per- 
pétuels, ou  des  vœux  qui  obligeraient  à  un  changement  d'état 
de  vie  :  enfin  l'on  doit  rendre  à  son  directeur  un  compte  exact 
de  ce  qui  se  passe  de  bon  ou  de  mauvais  dans  l'âme,  afin  qu'il 
puisse  varier  la  nature  et  le  genre  des  méditations,  appliquer  les 
remèdes  propres  à  seconder  la  grâce,  et  agir  avec  sagesse 
suivant  les  circonstances  et  les  dispositions  personnelles. 

Après  avoir  examiné  rapidement  la  nature  des  Exercices  de 
saint  Ignace,  apprenons  leur  utilité  pratique  de  ceux  qui  les  ont 
suivis  avec  fruit. 


£&s^⮣M 


— $—     Chapitre  sixième* 


^jaxa'-x^^xcxrxr^^ï^^ 


Fruits  merveilleux  des  Exercices.  —  Ils  sont  dénoncés  aux 
tribunaux  ecclésiastiques,  condamnés  à  Paris  par  la  Sor- 
bonne,  examinés  à  Rome  et  approuvés  par  Paul  III.  —  Ils 
deviennent  le  fondement  de  l'édifice  religieux  élevé  par  saint 
Ignace. 


N  calviniste,  nommé  Gabriel  Lermée,  se 
sentit  un  jour  étonné  et  courroucé  à  la  fois, 
%  en  voyant  les  étranges  changements  qu'opé- 
raient les  Jésuites.  Les  hommes  les  plus 
|  recommandables  par  leurs  dignités,  leurs 
richesses,  ou  leur  mérite,  abandonnaient 
to^jto£3  soudain  le  monde  et  ses  espérances,  pour 
se  consacrer  à  Dieu  dans  les  ordres  les  plus  sévères.  Lermée 
ne  pouvait  comprendre  un  pareil  mystère,  et  il  écrivit  les  paroles 
suivantes,  qui  sont,  contre  son  gré,  à  la  louange  des  Exercices  : 
«  Par  quelle  fascination  ces  Jésuites  font-ils  tourner  l'esprit 
à  des  hommes  qui  viennent  se  renfermer  dans  certaines  cellules, 
placées  en  dehors  de  leurs  maisons,  et  disposées  de  manière 
à  former  une  nuit  profonde  au  milieu  du  jour  ?  C'est  là  que 
ces  prêtres  entretiennent  ces  malheureux  dans  une  perpétuelle 
horreur  !  Malheur  à  qui  tombe  dans  cette  embuscade  ;  car, 
semblable  aux  infortunés  qui  descendaient  dans  l'antre  de 
Trophonius,  il  peut  dire  adieu  à  la  joie  et  au  bonheur.  On  y 
entre  plein  de  sagesse  et  on  en  sort  insensé,  mort  à  toutes  les 
choses  de  la  terre,  dévoué  aux  pleurs  et  à  la  tristesse.  Une  fois 
enfermé  dans  ce  lieu,  le  patient  ne  peut  plus  ni  voir,  ni  être 
vu.  Cependant  un  de  ces  magiciens  vient,  deux  fois  par  jour, 
lui  apporter  une  sorte  de  charme  tracé  sur  un  papier.  Plus  il 
le  médite,  plus  la  fascination  augmente  ;  il  pleure,  il  crie,  il 
rugit,  comme  si  les  flammes  de  l'enfer  le  dévoraient  ;  il  jure 
de  vivre  à  l'avenir  comme  s'il  devait  mourir  chaque  jour,  et 
de  ne  plus  tenir  à  la  terre  que  par  un  point   imperceptible. 


54  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 


«  Quand  enfin  il  sort  de  cette  retraite,  il  regarde  le  monde  avec 
«  étonnement,  comme  s'il  y  entrait  pour  la  première  fois  ;  il  ne 
«  le  voit  plus  des  mêmes  yeux,  l'aspect  en  est  changé  ;  il  semble 
«  ne  plus  lui  offrir  qu'une  mer  en  furie,  sur  laquelle  il  est  aussi 
«  facile  de  faire  naufrage  que  nécessaire  de  naviguer.  A  chaque 
«  instant  le  malheureux  craint  d'échouer  ou  de  perdre  sa  route, 
«  et  finit,  dans  l'espoir  d'arriver  sûrement  au  port,  par  se  jeter 
«  dans  un  monastère. 

«  Si,  parmi  les  Jésuites,  il  se  trouve  quelque  tête  faible,  ils  la 
«  travaillent  et  la  repétrissent  jusqu'à  ce  qu'ils  l'aient  façonnée 
«  à  leur  gré  ;  celui  qui  était  lâche  et  mou,  ils  le  rendent  ferme 
«  et  dur  à  lui-même  ;  celui  qui  repoussait  l'obéissance  devient 
«  soumis;    le  paresseux  est  aiguillonné,  le  faible  soutenu.  » 

Magnifique  éloge  des  Exercices,  caché  sous  la  forme  d'une 
satire,  où  la  fable  se  mêle  à  la  vérité  !  Quelle  puissance,  quelle 
efficacité  n'y  a-t-il  donc  pas  dans  ces  principes  posés  et  déve- 
loppés par  un  esprit  vigoureux,  quand  ils  arrachent  de  pareils 
aveux  à  un  ennemi  !  Grâces  à  ce  seul  moyen,  les  compagnons 
d'Ignace  opérèrent  de  véritables  prodiges  dans  les  temps 
malheureux  où  l'hérésie  de  Luther  mettait  la  foi  catholique  en 
si  grand  péril.  Le  profond  savoir  de  ces  hommes  éminents 
commençait  par  leur  attirer  l'estime  des  hommes  qui,  dans  une 
haute  position,  exercent  tant  d'influence  sur  les  mœurs  publiques  ; 
bientôt  la  douce  sainteté  de  leurs  manières  gagnait  les  cœurs  de 
ces  personnages,  et  les  amenait  à  se  retirer  pendant  quelques 
jours  du  commerce  du  monde,  pour  ne  s'occuper  que  de  leurs 
intérêts  éternels. C'est  avec  un  pieux  sentiment  de  curiosité  satis- 
faite qu'on  est  heureux  d'en  trouver  la  preuve  dans  la  correspon- 
dance que  le  P.  Le  Fèvre  adressait  à  saint  Ignace,  de  Mayence. 
de  Spire,  de  la  diète  de  Worms,  de  celle  de  Ratisbonne  et  de 
tant  d'autres  parties  de  la  Haute  et  Basse  Allemagne. 

Les  PP.  Jacques  Laynez,  Alphonse  Salmeron  et  Claude  Le 
Jay  en  firent  autant  à  Trente,  où  se  trouvait  réunie  l'élite  de  la 
chrétienté  ;  ils  entrèrent  au  concile  comme  théologiens,  et  s'atti- 
rèrent l'admiration  de  tous  par  leur  éloquence  dans  les  assemblées 
générales,  par  leurs  lumières  dans  les  conférences  particulières. 
Bien  plus  ils  amenèrent  un  grand  nombre  des  membres  du 
concile  à  la  pratique  des  Exercices.    Il  plut  à  Dieu  de  bénir  si 


LIVRE  PREMIER.   —  CHAPITRE  VI.  55 

manifestement  cette  œuvre,  que  les  trois  Pères,  ne  pouvant 
suffire  au  nombre  des  demandes,  furent  obligés  d'employer 
comme  directeurs  des  Exercices  ceux  qui  venaient  de  les  suivre 
eux-mêmes. 

Ainsi,  sans  sortir  de  Trente,  la  Compagnie  se  fit  connaître 
dans  toute  l'Europe.  Le  concile  était  à  peine  terminé,  que  les 
évêques  cherchèrent  à  attirer  dans  leur  diocèse  des  hommes 
qui  avaient  entre  les  mains  un  instrument  si  utile  à  la  réforme 
des  mœurs.  On  vit  alors  des  personnages  éminents  par  la 
dignité  de  leur  siège  et  par  l'éclat  de  leur  science  suivre  avec 
humilité  les  Exercices  de  saint  Ignace,  y  découvrir,  à  la  lumière 
divine,  les  plus  précieuses  comme  les  plus  importantes  vérités,  et 
reconnaître,  avec  confusion  devant  Dieu,  leur  ignorance.  Ils 
avaient  pourtant  consumé  de  longs  jours  et  de  longues  nuits  à 
étudier  ces  matières. 

«  C'est  merveille,  »  écrit  le  Père  Jacques  Miron  dans  ses 
mémoires,  «  que  de  voir  des  hommes  pleins  de  savoir,  d'émi- 
«  nents  théologiens,  après  avoir  dédaigné  les  Exercices  et 
«  affirmé  qu'ils  n'y  trouvaient  rien  qui  ne  leur  fût  connu,  devenir 
«  tout  autres  par  la  pratique  de  ces  mêmes  Exercices.  Il  .déclare 
«  même  qu'à  partir  de  ce  moment  ils  ont  commencé  à  être  de 
«  vrais  théologiens,  à  comprendre  combien  de  science  il  leur 
«  restait  à  acquérir  encore,  malgré  les  longues  années  consacrées 
«  à  pâlir  sur  les  livres  et  à  enseigner  dans  les  chaires.  » 

Parmi  ces  personnes  se  distingue  Pierre  Ortiz,  agent  de 
Charles-Quint  près  du  Saint-Siège,  et  depuis  plusieurs  années, 
l'un  des  plus  célèbres  docteurs  de  la  Faculté  de  Paris.  Il  avait 
été  frappé  du  fruit  que  le  cardinal  Contarini  avait  retiré  de  nos 
Exercices.  Ce  prélat  les  estimait  tellement  qu'il  en  avait  pris 
copie  pour  la  léguer  aux  seigneurs  de  sa  maison  comme  la  plus 
précieuse  partie  de  son  héritage.  Ortiz  voulut  donc  en  constater 
la  vertu  par  lui-même.  Pour  rompre  complètement  avec  le  dehors, 
il  se  retira  avec  saint  Ignace  au  fameux  monastère  du  Mont- 
Cassin.  Là,  dès  la  première  méditation,  appelée  le  fondement, 
il  lui  sembla  être  entré  dans  un  monde  nouveau  ;  et,  pendant 
les  quarante  jours  consacrés  à  cette  retraite,  il  ne  paraissait  plus 
être  sur  la  terre.  Quand  il  les  eut  terminés,  il  en  ressentit  deux 
grands  effets,  une  joie  extrême  et  une  extrême  douleur  :  la  joie 


56  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

d'avoir  appris,  en  quarante  jours,  cette  nouvelle  philosophie, 
dont  tant  d'années  d'études  ne  lui  avaient  même  pas  fait  soup- 
çonner l'existence,  et  la  douleur  de  ne  l'avoir  connue  qu'à  un  âge 
où  il  lui  devenait  bien  difficile  de  la  mettre  en  pratique,c'est-à-dire, 
d'abandonner  les  affaires  et  les  vanités  du  monde,  pour  s'attacher 
uniquement  à  Jésus-Christ,  dans  l'humble  pauvreté  de  la  vie 
religieuse. 

Après  tout  cependant,  la  chose  est  peu  étonnante  :  les  Exer- 
cices pouvaient  facilement  offrir  de  nouveaux  enseignements  aux 
génies  les  plus  élevés  ;  car,  quelle  profonde  différence  n'y  a-t-il 
pas  entre  les  vérités  pratiques,  puisées  par  l'âme  aux  sources 
mêmes  de  la  foi,  et  ces  principes  spéculatifs  qui  frappent  seule- 
ment l'intelligence.  De  là  le  mot  du  P.  Mancio,  éminent  théo- 
logien de  l'ordre  de  Saint-Dominique.  Faisant  allusion  aux 
Exercices  que  le  P.  François  Villanueva  donnait  avec  un  grand 
succès  en  Italie  :  «  J'estime  plus  la  théologie  du  P.  Villanueva 
que  celle  de  tous  les  docteurs  du  monde  (66).  » 

Tout  autre  était  la  pensée  d'un  des  premiers  théologiens 
d'Espagne,  sur  les  Exercices  de  saint  Ignace.  D'une  grande 
vertu  d'ailleurs,  mais  peu  versé  dans  la  science  et  dans  la 
pratique  de  la  vie  intérieure,  il  disait  un  jour  au  P.  Gut- 
tierez  :  «  Je  ne  puis  comprendre  comment  on  peut  passer 
«  des  heures  entières  à  prier  et  à  méditer,  immobile,  au  pied 
«  d'un  autel.  Pour  moi,  quand  je  n'ai  pas  en  main  l'Évangile,  je 
«  ne  sais  comment  m'occuper  ;  car  Dieu  étant  invisible  échappe 
«  vite  à  mes  considérations.  » 

Aussi  plusieurs  grands  esprits  se  sont-ils  souvent  demandé 
pourquoi  on  n'érigeait  pas,  dans  les  Universités,  une  école  de 
mystique  chrétienne,  un  enseignement  de  la  vie  intérieure, 
à  côté  des  écoles  de  théologie  scolastique. 

En  entendant  le  P.  Le  Fèvre  parler  des  Exercices  de  saint 
Ignace  comme  d'un  livre  où  la  direction  des  âmes  dans  les  voies 
intérieures  était  réduite  en  art,  le  célèbre  docteur  Jean  Codée, 
théologien  du  Roi  des  Romains  à  la  diète  de  Ratisbonne, 
levant  les  mains  au  ciel, dans  un  élan  de  reconnaissance, s'écria: 
«  Enfin  on  trouvera,  fen  stiis  hetcreux,  des  directeurs  et  des 
«  maîtres  dans  la  piété  !  Gaudeo  quod  tandem  inveniantur 
«  magistri  circa  affectus.  »   Dès  qu'il  en   eut  le  loisir,   il  suivit 


LIVRE  PREMIER.  —  CHAPITRE  VI.  57 

lui-même  ces  Exercices,  et  il  en  retira  un  tel  profit  pour  son 
âme,  qu'il  s'en  fît  l'apôtre  et  voulut  les  donner  lui-même  à 
de  nombreux  évêques   et  théologiens  de  grand  savoir. 

Aux  docteurs,  aux  théologiens,  succèdent  les  maîtres  de  la  vie 
spirituelle  :  Louis  de  Blois  (67),  Louis  de  Grenade,  Jean  d'Avila 
et  bien  d'autres  qui  ne  tarissent  pas  d'éloges  sur  les  Exercices. 
Louis  de  Blois  écrivait  de  Louvain,  le  3  novembre  1550,  au 
P.  Adriani  (  Adriaenssens  )  :  «  Le  P.  Ursmaro  vous  aura 
«  annoncé,  je  pense,  qu'il  a  fait  suivre  les  Exercices  à  nos  jeunes 
«  gens.  Plût  à  Dieu  qu'il  eût  pu  le  faire  vingt  ans  plus  tôt  ;  les 
«  vieillards  en  auraient  aujourd'hui  moins  besoin  !  Louons  le 
«  Seigneur  d'avoir  appris  de  vous  cette  manière  de  méditer, 
«  qui  procurera,  je  n'en  doute  pas,  la  gloire  de  Dieu  et  le  salut 
«  des  âmes.  » 

Louis  de  Grenade  aimait  à  dire  que  toute  une  vie  ne  lui 
suffirait  pas,  pour  expliquer  les  éternelles  et  divines  vérités  que 
les  Exercices  de  saint  Ignace  lui  avaient  fait  connaître.  De  son 
côté  Jean  d'Avila  conseillait  à  tous  ses  disciples  d'aller  puiser  à 
cette  source  les  leçons  de  perfection  qu'ils  venaient  chercher 
auprès  de  lui.  Signalons  comme  l'un  des  plus  zélés  partisans 
des  Exercices  l'archevêque  de  Milan,  saint  Charles  Borromée. 
Jeune  cardinal  encore  et  neveu  du  pape  régnant,  il  se  retira  à 
Rome,  dans  la  maison  professe  du  Gesù,  pour  suivre  une  pre- 
mière fois  les  Exercices  de  saint  Ignace.  Dans  la  suite  il  fut  fidèle 
à  les  faire  une  et  même  deux  fois  tous  les  ans,  sous  la  direction 
des  PP.  Jean-Baptiste  Ribera  et  François  Adorno  (68).  Ceux-ci 
se  disaient  ses  disciples  et  ses  admirateurs,  mais  saint  Charles 
Borromée  les  traitait  comme  ses  maîtres  en  spiritualité.  Il 
prescrivit  à  tous  ses  séminaristes  de  suivre  au  moins  les  Exer- 
cices de  la  première  semaine  avant  de  se  présenter  aux  saints 
ordres.  Lui-même  faisait  de  ce  livre  l'objet  de  ses  constantes 
méditations.  Un  jour  que  le  duc  de  Modène  lui  montrait  sa 
bibliothèque  :  «  J'en  ai  une  aussi,  »  reprit-il,  en  lui  montrant  les 
Exercices,  «  mais  elle  est  petite  :  la  voici.  Ce  volume,  m'a  été 
«  plus  utile  que  tous  les  livres  du  monde  (69).  » 

Le  livre  des  Exercices  n'est  pas  un  de  ces  ouvrages  de  grand 
renom  qu'on  aime  à  exposer  comme  une  rareté  sur  les  rayons 
d'une  bibliothèque.  Pour  en  apprécier  la  valeur,  il  faut  le  goûter 


58  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

avant  de  le  voir,  en  pratiquer  les  enseignements  avant  de  le 
lire  ;  aussi  saint  Ignace  refusa-t-il  de  le  livrer  à  des  religieuses  de 
Florence  qui  le  demandaient  avec  instance,  avant  d'en  avoir 
mis  en  pratique  les  leçons  sous  la  direction  d'un  de  nos  Pères. 
Pour  le  bien  juger  il  faudrait  aussi  lire,  dans  les  auteurs  du 
temps,  les  prodigieux  effets  qu'il  produisit  dans  toutes  les 
classes  de  la  société. 

Citons  ici  le  récit  abrégé  que  nous  donne  le  P.  Miron,  témoin 
oculaire  :  «  Ce  n'est  pas  notre  ordre  seulement  qui  a  reconnu 
«  l'étonnante  efficacité  de  ces  saints  Exercices:  tous  les  autres  pu- 
«  blient  les  admirables  fruits  qu'ils  en  ont  retirés.  Les  monastères 
«  se  repeuplent,  la  ferveur  et  l'exacte  observation  des  règles  s'y 
«  rétablissent  :  dans  le  monde,  des  princes,  des  prêtres,  des 
«  séculiers,  jeunes  et  vieux,  savants  et  ignorants,  sont  devenus, 
«  grâce  à  ces  saintes  pratiques,  véritablement  d'autres  hommes. 
«  Après  la  méditation  sur  l'enfer,  quelques-uns  invitaient  haute- 
«  ment  les  insensés  livrés  aux  vanités  du  monde,  à  réfléchir  sur 
«  les  horreurs  de  l'éternelle  réprobation  ;  d'autres  parcouraient 
«  les  villes  en  se  frappant  la  poitrine  et  en  demandant  publi- 
«  quement  pardon  de  leurs  scandales.  Ici  on  voyait  des  ennemis 
«  aller  au-devant  de  leurs  rivaux  et  solliciter  une  réconciliation; 
«  là  des  mondains  s'enfermaient  dans  les  hôpitaux  pour  s'y 
«  dévouer  au  service  des  malades  ;  ou  bien  encore  des  savants 
«  brûlaient  les  livres  de  la  science  humaine  qui  les  avaient  si 
«  longtemps  occupés,  pour  ne  plus  étudier  que  Jésus  crucifié. 

«  Tendilla,  ville  située  à  quelques  milles  d'Alcala,  possède  un 
«  monastère  de  religieux  hiéronymites.  L'un  d'eux,  nommé 
«  Pierre  Aragona,  homme  de  grande  réputation  dans  son  Ordre, 
«  s'était  lié  d'une  étroite  amitié  avec  le  Père  François  Villanueva. 
«  Il  fut  amené  doucement  par  son  ami  à  faire  les  Exercices 
«  spirituels. 

«  Villanueva  était  du  petit  nombre  de  ceux  que  saint  Ignace 
«  trouvait  particulièrement  propres  à  conduire  les  âmes  à  Dieu 
«  par  ce  moyen. 

«  Les  Exercices  ne  manquèrent  pas  leur  effet  ordinaire  sur  le 
«  P.  Aragona.  Quand  il  les  eut  terminés,  il  se  trouva  un  homme 
«  nouveau,  et  dès  lors  son  plus  grand  désir  fut  d'en  répandre 
«  l'usage.  Il  s'adressa   d'abord  aux  religieux  de  son   monastère 


LIVRE  PREMIER.   —  CHAPITRE  VI.  59 


«  de  Tendilla  ;  mais  tout  ce  qu'il  put  leur  en  dire  fut  inutile. 
«  Les  plus  âgés  repoussèrent  avec  une  sorte  de  mépris  sa  pro- 
«  position  :  il  ne  convenait  ni  a  eux-mêmes,  ni  à  l'honneur  de 
«  leur  Ordre,  de  devenir  dans  leur  vieillesse  les  disciples  d'un 
«jeune  homme  à  peine  entré  dans  la  vie.  N'étaient- ils  pas 
«  depuis  longtemps  docteurs  dans  leur  maison  ?  Le  P.  Aragona 
«  ne  se  rebuta  pas  ;  il  finit  par  les  conjurer  de  juger  des  Exer- 
«  cices  d'après  leur  effet  sur  un  seul  religieux  du  monastère  qui 
«  consentirait  à  en  faire  l'épreuve.  On  le  lui  accorda  au  milieu 
«  des  railleries  universelles,  car  il  s'agissait  d'un  frère  convers, 
«  de  noble  naissance,  mais  d'un  caractère  si  bizarre,  si  indomp- 
«  table,  qu'on  l'aurait  plutôt  pris  pour  un  soldat  que  pour  un 
«  religieux.  On  se  croyait  cependant  obligé  de  le  supporter, 
«  parce  que  sa  fortune  soutenait  la  maison.  C'était  là,  en  effet, 
«  à  peu  près  le  seul  mérite  qui  contrebalançât  ses  défauts.  Dieu 
«  voulut  peut-être  en  donner  à  cet  homme  une  récompense  plus 
«  réelle  et  plus  solide  que  n'était  la  triste  condescendance  de 
«  ses  frères.  Il  le  disposa  donc  à  céder  aux  instances  du 
«  P.  Aragona.  La  curiosité  aidait  la  grâce.  Que  pouvaient  bien 
«  être  ces  Exercices  dont  il  entendait  parler  si  diversement  dans 
«  le  monastère  ? 

«  Le  Frère  convers  monta  donc  à  cheval  et  partit  pour  Alcala, 
«  suivi  d'un  serviteur.  Quand  il  rencontrait  sur  la  route  des  gens 
«  de  sa  connaissance,  qui  le  questionnaient  sur  l'objet  de  son 
«  voyage,  il  répondait  :  Je  vais  essayer  certaines  sorcelleries  des 
«  Jésuites  que  nos  Pères  ne  connaissent  pas  ;  et,  moitié  riant  de 
«  lui-même,  moitié  grommelant  contre  le  P.  Villanueva,  il 
«  continuait  son  chemin.  Arrivé  au  collège,  il  demanda  le 
«  P.  Recteur.  Dès  qu'il  vit  entrer  Villanueva,  homme  d'un 
«  extérieur  peu  attrayant,  dont  la  soutane  tout  usée  était  cou- 
«  verte  de  pièces  neuves  et  vieilles,  il  se  rebuta,  et  lui  tournant 
«le  dos  se  mit  à  murmurer  contre  le  P.  Aragona  qui,  par 
«  erreur  ou  par  moquerie,  l'avait  envoyé  à  un  homme  dont  il 
«  ne  pouvait  même  supporter  la  vue.  Mais  le  P.  Villanueva,  qui 
«  le  connaissait  d'avance  et  l'attendait,  lui  parla  avec  tant  de 
«  politesse,  le  pria  si  instamment  de  prendre  au  moins  son  repas 
«  avant  de  partir,  qu'il  finit  par  obtenir,  quoique  avec  beaucoup 
«  de  peine,  un  délai  jusqu'au  lendemain   matin.  Dans  cet  inter- 


60  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 


«  valle,  l'admirable  douceur  qui  caractérisait  le  Père,  surtout 
«  quand  il  causait  familièrement  des  choses  de  Dieu,  ses  soins, 
«  sa  charité,  son  humilité,  son  affabilité,  gagnèrent  complètement 
«  le  Frère  hiéronymite.  Celui-ci, s'abandonnant  entre  ses  mains, 
«  se  mit  sous  son  entière  direction  pour  suivre  les  Exercices.- 
«  Les  seules  méditations  de  la  première  semaine,  les  plus  appro- 
«  priées  à  l'état  du  pénitent,  durèrent  vingt-et-un  jours.  Pendant 
«  ce  temps  Dieu  donna  au  retraitant  une  telle  connaissance,  un 
«  si  profond  repentir  de  sa  vie  passée,  qu'on  vit  cet  homme  verser 
«  des  torrents  de  larmes  et  se  livrer  à  de  très  austères  pénitences. 
«  Mais  plus  son  âme  recevait  de  consolations,  moins  son  corps 
«  ressentait  les  souffrances.  Après  avoir  fait  une  confession 
«  générale  et  acquitté  autant  qu'il  était  en  son  pouvoir  ses  dettes 
«  immenses  envers  Dieu,  aussi  changé  à  l'intérieur  qu'à  l'exté- 
«  rieur,  il  retourna  à  son  monastère. 

«  Il  ne  lui  fallut  ni  raisonnements,  ni  prières  pour  engager 
«  ses  frères  à  essayer  par  eux-mêmes  l'efticacité  des  moyens 
«  qu'il  avait  employés  ;  car  une  conversion  si  entière  et  si 
«  inattendue  leur  paraissait  tenir  du  miracle.  Tous  voulurent 
«  imiter  cet  exemple.  Le  premier  à  se  rendre  fut  celui-là  même 
«  dont  l'opposition  avait  été  plus  longue  et  plus  obstinée,  un 
«  vieillard  vénérable,  qui  depuis  plus  de  cinquante  ans  vivait 
«  dans  le  monastère  et  qui  plusieurs  fois  l'avait  gouverné  comme 
«  Supérieur.  Le  Prieur,  homme  très  versé  dans  les  lettres  et 
«  professeur  à  l'Université  de  Salamanque,  imita  son  exemple; 
«  d'autres  suivirent,  et  tout  le  monastère  subit  de  la  sorte  une 
«  réforme  complète.  »  Grâce  encore  aux  Exercices,  le  P.  Augustin 
Carvajal,  maître  de  théologie  chez  les  Augustins,  et  très  connu 
dans  les  Indes,  en  Espagne,  et  dans  toute  l'Italie  où  il  avait  eu 
à  traiter  de  nombreuses  et  importantes  affaires,  put  ramener  à 
la  pratique  de  la  règle,  et  réformer  complètement,  selon  le  désir 
de  Clément  VI 1 1,  le  célèbre  couvent  de  Saint-Jacques  à  Bologne. 
L'exemple  suivant  est  peut-être  plus  extraordinaire  encore. 

«  Il  y  avait  à  Sienne  un  prêtre  qui  s'était  rendu  célèbre  en 
«  composant  des  comédies  d'un  genre  original  et  fort  peu 
«  décent.  Le  succès  de  ces  pièces  en  effaçait  la  honte  à  ses 
«  yeux  ;  il  trouvait  de  la  gloire  dans  ce  qui  aurait  dû  le  couvrir 
«  de  confusion.  Il  ne  se  contentait  pas  toujours  de  les  composer. 


LIVRE  PREMIER.   —  CHAPITRE  VI.  61 


«  Plus  d'une  fois  il  monta  sur  le  théâtre,  donnant  au  public  le 
«  double  scandale  d'un  prêtre,  le  soir  sur  la  scène,  et  d'un 
«  comédien,  le  matin  à  l'autel.  Cependant  deux  compagnons 
«  d'Ignace,  Paschase  Broët  et  Simon  Rodriguès,  arrivèrent  à 
«  Sienne,  envoyés  par  le  Souverain-Pontife  pour  y  travailler  à 
«  certaines  réformes.  Le  P.  François  Strada,  fameux  prédicateur, 
«  les  accompagnait.  Ces  trois  hommes, par  leurs  grands  exemples, 
«  par  des  conférences  publiques  et  particulières,  et  surtout  par 
«  la  pratique  des  Exercices  de  saint  Ignace,  opérèrent  en  peu  de 
«  temps  de  notables  changements  parmi  les  ecclésiastiques  et 
«  les  laïques.  L'indigne  prêtre  dont  nous  parlons  étant  venu  à 
«  leur  prédication,  Dieu  donna  une  telle  force  à  leur  parole,  que 
«  ses  yeux  s'ouvrirent.  Il  vit  avec  horreur  l'état  monstrueux  où 
«  son  âme  était  arrivée,  la  criante  violation  de  ses  devoirs  envers 
«  Dieu  et  l'énormité  de  ses  scandales.  Résolu  de  changer  de  vie, 
«  il  alla  trouver  le  prédicateur  et  le  supplia  de  l'aider  à  accomplir 
«  sa  résolution.  Ce  dernier  ne  crut  pouvoir  rien  faire  de  plus 
«  utile  que  de  lui  donner  les  Exercices  de  saint  Ignace.  Dès  les 
«  premiers  jours,  le  retraitant  reconnut  dans  la  chute  des  anges 
«  et  de  l'homme,  dans  les  malheurs  et  les  vanités  de  la  terre, 
«  dans  les  horreurs  de  l'enfer,  des  scènes  bien  autrement  drama- 
«  tiques  que  toutes  celles  que  son  imagination  avait  conçues. 
«  Bientôt  l'alliance  de  son  double  rôle  de  comédien  et  de  prêtre 
«  lui  inspira  un  dégoût  si  profond,  qu'il  résolut  d'en  faire  une 
«  réparation  publique,  éclatante.  Après  avoir  découvert  ses 
«  pieux  désirs  à  son  directeur,  il  monta  en  chaire,  la  corde  au 
«  cou,  et  là,  le  visage  baigné  de  larmes,  il  demanda  humblement 
«  pardon  de  ses  scandales.  Sa  vue  seule  toucha  les  cœurs  des 
«  assistants  :  après  qu'il  eut  parlé  chacun  se  retira  aussi  édifié 
«  de  son  humilité  qu'on  avait  été  révolté  de  ses  désordres.  Un 
«  moment  il  voulut  s'associer  à  nos  Pères  ;  mais  sa  ferveur  ne 
«  pouvant  se  soumettre  aux  délais  qu'on  aurait  exigés  comme 
«  épreuve,  il  entra  dans  l'Ordre  de  Saint-François,  et  revêtit  le 
«  saint  habit  des  Capucins.  » 

Témoin  de  nombreuses  conversions  de  ce  genre,  le  P.  Louis 
Strada,  de  l'Ordre  de  Saint-Bernard,  écrivait  peu  de  temps  après 
la  mort  de  saint  Ignace  :  «  Les  grands  fruits  que  ces  saints 
«  Exercices  ont  produits  parmi  les  personnes  de  diverses  condi- 


62  HISTOIRE   DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 


«  tions  ne  sauraient  se  raconter,  et  il  faut  en  avoir  été  témoin 
«  pour  y  croire.  Des  âmes  plongées  dans  la  fange  du  vice,  des 
«  pécheurs  endurcis  dans  le  mal,  des  chrétiens  en  proie  à  des 
«  infirmités  spirituelles  incurables  en  apparence  ont  retrouvé 
«  sous  mes  yeux  la  paix,  les  larmes  et  la  sainteté  en  suivant 
«  les  Exercices  d'Ignace.  » 

La  destinée  du  petit  livre  des  Exercices  fut  admirable.  A 
mesure  qu'il  produisait  sur  la  société  des  effets  si  étonnants,  il 
suscitait  contre  lui  une  opposition  furieuse.  Nous  avons  lu 
la  diatribe  du  protestant  Lermée  ;  mais  même  du  camp  ca- 
tholique s'élevaient  des  voix  hostiles.  Mordantes  calomnies, 
suppositions  gratuites, malignes  interprétations,  rien  ne  manqua. 
Nos  Pères,  disait-on,  avaient  la  prétention  de  faire  descendre 
le  Saint-Esprit  par  ce  moyen,  de  procurer  des  extases  et  des 
visions,  d'opérer  à  volonté  les  plus  étranges  métamorphoses. 
Le  livre,  ajoutait-on,  contenait  des  opinions  suspectes,  qui  se 
cachaient  sous  le  voile  du  mysticisme  ;  il  fallait  le  déférer  aux 
tribunaux  :  il  y  fut  déféré.  La  Providence  sembla  s'être  spéciale- 
ment servie  de  ce  moyen  pour  le  faire  connaître:  on  y  cherchait 
le  mal,  et  on  apprit  à  en  estimer  la  valeur.  Dans  cette  espérance 
le  P.  Le  Fèvre  conçut  un  jour  l'ardent  désir  d'être  accusé 
d'hérésie  à  la  Diète  de  Ratisbonne  où  il  assistait  en  qualité  de 
théologien.  Il  voulait  avoir  ainsi  l'occasion,  et  comme  l'obligation, 
en  se  défendant,  de  parler  des  Exercices  devant  les  prélats,  les 
princes,  les  théologiens  réunis  pour  la  Diète  ;  il  comptait  que  la 
sentence  des  juges  se  réduirait  à  lui  faire  donner,  pendant 
un  mois,  les  Exercices  à  tous  les  membres  de  la  Diète.  Ainsi, 
pensait-il,  on  travaillerait  au  salut  de  l'Allemagne  plus  efficace- 
ment que  par  les  discussions  privées  et  les  débats  publics  auxquels 
on  se  livrait  tous  les  jours.  D'ailleurs  le  fait  est  historique:  la 
première  fois  que  les  Exercices  furent  déférés  devant  un  tribunal 
ecclésiastique,  à  Paris,  en  janvier  1536,  la  sentence  rendue  fut 
bien  différente  de  celle  qu'attendaient  les  accusateurs.  Le  P.  domi- 
nicain Matthieu  Ori,  inquisiteur  chargé  d'examiner  le  livre,  en 
devint  le  plus  fervent  disciple.  Il  en  demanda  même  une  copie 
à  saint  Ignace  pour  mettre  ces  Exercices  en  pratique.  Les  mêmes 
vicissitudes  se  représentèrent  dix  ans  plus  tard  en  Portugal  :  on 
y  déclara  d'abord  que  les  Exercices  n'étaient  bons  qu'à  faire  des 


LIVRE  PREMIER.   —  CHAPITRE  VI.  63 


fous  ;  puis  on  s'habitua  peu  à  peu  à  y  voir  une  œuvre  propre  à 
faire  des  saints.  L'infant  Don  Louis,  la  reine,  le  cardinal  Henri, 
même  après  son  élévation  au  trône,  ainsi  que  d'autres  grands 
personnages   voulurent  suivre  ces  Exercices  en  pleine  cour. 

A  Alcala,  l'archevêque  soumit  le  livre  d'Ignace  à  l'examen 
du  P.  Maître  Pascal  Mancio,  dominicain.  Ce  théologien  éminent 
scruta  le  livre  en  tous  sens  :  il  n'y  trouva  rien  à  reprendre.  Bien 
plus,  montrant  à  l'archevêque  une  autre  copie  du  même  livre, 
copie  chargée  sur  les  marges  de  censures  écrites  par  un  théolo- 
gien dont  je  tairai  le  nom  (7°)  :  «  Quant  à  ces  Exercices,  »  dit-il, 
«  ils  méritent  assurément  d'être  condamnés  ;  ils  contiennent 
«  autant  d'erreurs  que  de  notes  marginales.  » 

Le  savant  évêque  des  Canaries,  Barthélémy  Torres,  n'estimait 
pas  moins  le  livre  de  saint  Ignace.  Dans  une  apologie  qu'il  en 
fit  par  écrit,  il  disait  :  «  Les  Exercices  ne  sont  point  un  livre  de 
«  théorie,  mais  un  livre  de  pratique.  Des  hommes  cultivés  et 
«  d'un  vrai  talent,  en  voyant  la  simplicité  et  la  clarté  de  sa 
«  doctrine  empruntée  aux  Évangiles  et  aux  docteurs,  en  ont  fait 
«  peu  de  cas.  Pour  moi,  je  prends  Dieu  à  témoin  qu'à  Alcala, 
«  j'ai  retiré,  en  peu  de  jours,  de  la  méditation  de  ce  livre,  plus 
«  de  profit  pour  mon  âme,  que  de  trente  années  de  ma  vie 
«  consacrées  à  l'étude  et  à  l'enseignement  de  la  théologie.  On 
<L  peut  être  intelligent,  et  ne  point  comprendre  ce  que  j'affirme, 
«  parce  que  la  seule  spéculation  ne  suffit  pas  pour  bien  apprécier 
«  les  Exercices  ;  il  faut,  avant  tout,  les  mettre  en  pratique. 
«  Qu'on  en  fasse  l'expérience  comme  moi,  et  l'on  en  retirera  le 
«  même  fruit.  Dans  mes  autres  études,  je  travaillais  théorique- 
«  ment  pour  enseigner  aux  autres  ce  que  j'apprenais;  en  étudiant 
«  les  Exercices,  j'avais  pour  but  de  les  mettre  à  exécution.  Autre 
«  chose  est  étudier  pour  soi,  et  autre  chose  étudier  pour  les  autres. 
«  Bien  des  personnes,  à  ma  connaissance,  se  sont  adonnées  aux 
«  Exercices  ;  j 'ai  persuadé  de  les  suivre  à  un  grand  nombre  de 
«  mes  élèves  laïques  et  religieux;  or  je  n'en  connais  aucun  qui 
«  n'en  soit  devenu  meilleur,  et  qui  consentît  à  échanger,  pour 
«  tous  les  biens  du  monde,  le  profit  qu'il  en  a  retiré.  Plût  à  Dieu 
«  que  ce  trésor  fût  estimé  de  tous  à  sa  juste  valeur.  Prier  et 
«  méditer  selon  l'ordre  et  la  méthode  des  Exercices,  c'est  avancer 
«  en  peu  de  temps,  et  avec  moins  de  fatigue  que  par  toute  autre 


64  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE   DE  LOYOLA. 


«  voie.  Les  démons,  irrités  du  grand  bien  opéré  par  les  Exercices, 
«  ne  négligent  rien  pour  en  diminuer  le  crédit,  pour  en  arrêter 
«  la  diffusion,  pour  les  faire  disparaître  ;  mais  ils  les  combattent 
«  en  vain  :  ces  Exercices  sont  l'œuvre  de  Dieu,  et  loin  de  les 
«  anéantir,  la  persécution  les  met  en  lumière  et  les  propage.  » 

Cependant  on  crut  prudent  de  ne  pas  dédaigner  l'opposition 
faite  aux  Exercices  par  quelques  amis.  Ces  appréciations  pou- 
vaient nuire  au  livre  dans  l'esprit  des  personnes  timorées  ou 
auprès  des  gens  incapables  de  se  former  un  jugement  par  eux- 
mêmes.  Dans  l'intérêt  du  bien  général, et  mû  par  une  pensée  de  zèle 
et  de  justice,  François  de  Borgia,  duc  de  Gandie,  prit  l'initiative 
que  lui  permettait  sa  haute  position  dans  le  monde,  pour  obtenir 
une  approbation  pontificale  du  livre  de  saint  Ignace.  Il  supplia 
donc  le  Pape  Paul  III  de  le  faire  examiner  de  nouveau.  Le 
Pontife  accueillit  cette  proposition,  et  confia  l'examen  du  livre, 
traduit  en  latin  par  le  P.  Frusius,  à  trois  hommes  estimés  à 
Rome,  au  cardinal  Jean  Alvarez  de  Tolède,  évêque  de  Burgos, 
de  l'Ordre  de  Saint-Dominique, à  Monseigneur  Philippe  Archinti, 
vicaire  de  Sa  Sainteté,  et  au  P.  Gilles  Foscarari,  maître  du 
Sacré-Palais.  Les  trois  examinateurs  furent  unanimes  à  approu- 
ver sans  restriction,  et  à  louer  grandement  les  Exercices.  Le 
Souverain  Pontife  confirma  leur  jugement  par  la  Bulle  suivante  : 

PAUL  III  PAPE, 
pour  en  conserver  la  perpétuelle  mémoire. 

«  La  charge  de  Pasteur  de  tout  le  troupeau  de  Jésus-Christ 
«  qui  nous  a  été  confiée,  et  l'amour  de  la  gloire  et  de  la  louange 
«  de  Dieu,  nous  font  embrasser  avec  empressement  tout  ce  qui 
«  peut  être  utile  au  salut  des  âmes  et  à  leur  avancement  spirituel, 
«  et  nous  portent  à  écouter  favorablement  ceux  qui  nous  adressent 
«  des  vœux  dont  l'objet  est  d'entretenir  et  d'augmenter  la  piété 
«  dans  les  cœurs  des  fidèles.  Nous  venons  d'apprendre  de  notre 
«  bien-aimé  et  illustre  fils  François  de  Borgia,  duc  de  Gandie, 
«  que  notre  bien-aimé  fils  Ignace  de  Loyola,  supérieur  général 
«  de  la  Compagnie  de  Jésus  établie  par  nous  dans  notre  ville  de 
«  Rome  et  confirmée  par  notre  autorité  apostolique,  avait  composé 
«  des  Instructions  ou  Exercices  spirituels,  puisés  dans  les  saintes 
«  Ecritures  et  dans  les  pratiques  de  la  vie  spirituelle,  et  rédigés 


LIVRE  PREMIER.  —  CHAPITRE  VI.  65 


«  dans  l'ordre  le  plus  propre  à  toucher  les  âmes  et  à  produire  en 
«  elles  des  fruits  de  piété.  Le  même  François,  duc  de  Gandie, 
«  nous  a  déclaré  qu'il  avait  appris,  non  seulement  par  les  nom- 
«  breux  témoignages  de  la  renommée,mais  encore  par  sa  propre 
«  expérience,  à  Barcelone,  à  Valence  et  à  Gandie,  combien  ces 
«  Exercices  étaient  propres  à  procurer  la  consolation  et  l'avance- 
«  ment  des  âmes  dans  la  perfection.  En  conséquence  il  nous  a 
«  fait  supplier  humblement  qu'il  nous  plût  afin  d'en  multiplier  et 
«  d'en  étendre  les  fruits,  et  d'exciter  dans  le  cœur  d'un  plus  grand 
«  nombre  de  fidèles,  le  désir  de  s'en  servir  avec  plus  de  dévotion, 
«  de  les  faire  examiner,  et,  si  nous  les  trouvions  dignes  d'appro- 
«  bation  et  de  louange,  de  les  approuver,  de  les  louer  et  de  leur 
«  accorder  notre  protection  et  notre  bienveillance  apostolique. 
«  Nous  avons  donc  fait  examiner  ces  Instructions  ou  Exercices; 
«  et  d'après  les  témoignages  et  les  rapports  de  notre  bien-aimé 
«  fils  Jean,  cardinal-prêtre  du  titre  de  Saint-Clément,  évêque  de 
«  Burgos  et  inquisiteur,  de  notre  vénérable  frère  Philippe,  évê- 
«  que  de  Saluces  et  vicaire  spirituel  général  de  notre  ville  de 
«  Rome,  et  de  notre  bien-aimé  fils  Gilles  Foscarari,  maître  de 
«  notre  Sacré-Palais,  nous  nous  sommes  convaincu  qu'ils  sont 
«  remplis  de  piété  et  de  sainteté,  et  qu'ils  sont  et  seront  toujours 
«  très  utiles  et  très  salutaires  à  l'édification  et  à  l'avancement 
«  spirituel  des  fidèles.  Enfin,  ayant  justement  égard  aux  fruits 
«  abondants  qu'Ignace,  et  la  Compagnie  dont  il  est  le  fondateur, 
«  ne  cessent  de  produire  dans  l'Église  de  Dieu,  jusque  chez  les 
«  nations  les  plus  éloignées,  employant,  comme  un  moyen  très 
«  puissant,  les  mêmes  Exercices,  nous  nous  sommes  rendu  aux 
«  prières  qui  nous  ont  été  adressées  à  cet  effet;  et,  de  notre  auto- 
«  rite  apostolique,  par  la  teneur  des  présentes,  de  notre  science 
«  certaine,  nous  approuvons,  nous  louons,  et  nous  confirmons,  par 
«  cet  écrit, ces  Instructions  ou  Exercices  spirituels,  et  tout  ce  qu'ils 
«  renferment;  exhortant  dans  le  Seigneur,  de  tout  notre  pouvoir, 
«  les  fidèles  de  l'un  et  de  l'autre  sexe,  tous  et  chacun  d'eux  en  par- 
«  ticulier,  à  faire  usage  &  Exercices  si  remplis  de  piété,  et  à  se 
«  former  sur  des  enseignements  si  salutaires.  Et  nous  permettons 
«  à  quelque  imprimeur  que  ce  soit,  choisi  par  Ignace,  d'imprimer 
«  cet  ouvrage  librement,  et  sans  qu'on  puisse  l'inquiéter  ;  en 
«  sorte  cependant  que,  après  la  première  édition,  il  ne  soit  plus 

Histoire  de  S.  Ignace  de  Loyola.  S 


66  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

«  permis,  ni  à  lui,  ni  à  quelque  autre  que  ce  soit, de  le  réimprimer 
«  sans  le  consentement  du  même  Ignace  ou  de  ses  successeurs, 
«  sous  peine  d'excommunication,  et  d'une  amende  de  500  ducats, 
«  applicable  aux  œuvres  pies.  Et  nous  ordonnons  à  tous  les 
«  ordinaires  et  à  chacun  d'eux,  à  toute  personne  revêtue  des 
«  dignités  ecclésiastiques,  à  tous  les  chanoines  des  églises  cathé- 
«  drales  et  métropolitaines,  et  aux  vicaires  spirituels  des  ordinai- 
«  res  des  mêmes  églises,  généraux  ou  officiaux,  établis  dans 
«  quelque  lieu  que  ce  soit,  au  nombre  de  deux  ou  un  seul  d'entre 
«  eux,  soit  par  eux-mêmes,  soit  par  un  ou  plusieurs  autres,  de 
«  protéger  efficacement,  en  ce  qui  regarde  ces  Exei'cices  spiri- 
«  tuels,  tout  membre  de  cette  Compagnie,  ou  tout  autre  qui  aurait 
«  les  mêmes  droits,  afin  qu'ils  jouissent  paisiblement,  en  vertu  de 
«  notre  autorité,  de  cette  concession  et  de  cette  approbation,  ne 
«  permettant  pas  qu'aucun  d'eux  soit  inquiété  par  qui  que  ce  soit 
«  contre  la  teneur  des  présentes  ;  réprimant  la  témérité  des  con- 
«  tradicteurs  et  des  rebelles  parles  censures,  les  peines  ecclésias- 
«  tiques  et  par  les  autres  voies  de  droit  convenables,  sans  appel, 
«  et  invoquant,  s'il  est  nécessaire,  le  secours  du  bras  séculier. 
«  Nonobstant  la  défense  de  Boniface  VIII,  notre  prédécesseur 
«  d'heureuse  mémoire,  de  faire  comparaître  les  accusés  à  plus 
({  d'un  jour  de  chemin  de  leur  diocèse,  et  celle  du  concile  général 
■l  de  les  citer  à  plus  de  deux,  pourvu  qu'on  ne  s'autorise  pas  des 
«  présentes  pour  les  appeler  à  plus  de  trois  :  et  nonobstant  toute 
«  autre  constitution  ou  ordonnance  apostolique,  ainsi  que  toute 
«  ordonnance  contraire,  quelle  qu'elle  puisse  être,  même  le  privi- 
«  lège  accordé  en  général  ou  en  particulier  par  le  Saint-Siège,  de 
«  ne  pouvoir  être  interdit,  suspendu,  ou  excommunié  par  des 
«  lettres  apostoliques  qui  ne  feraient  pas  mention  pleine, expresse, 
«  et  mot  à  mot  de  ce  privilège.  Et  nous  voulons  que  les  copies  des 
«  présentes,  signées  d'un  notaire  public,  et  munies  du  sceau  de 
«  quelque  prélat,  ou  personne  constituée  en  dignité  dans  l'Eglise, 
«  obtiennent  la  même  foi,  et  jouissent  de  la  même  autorité,  en 
^justice  ou  hors  de  justice,  que  les  présentes,  si  elles  étaient 
«  exhibées  et  montrées. 

«  Donné  à  Rome,  à  Saint-Marc,  sous  l'anneau  du  Pêcheur,  le 
«  dernier  jour  de  juillet,  l'an  mil  cinq  cent  quarante-huit  ;  de  notre 
«  pontificat,  le  quatorzième.  »  Blo.  El.  Fulginen. 


LIVRE  PREMIER.  —  CHAPITRE  VI.  67 

Par  cette  solennelle  déclaration  le  Souverain-Pontife  fermait 
la  bouche  aux  contradicteurs  ;  il  approuvait  avec  les  diverses 
règles  contenues  dans  les  Exercices  l'esprit  dont  s'inspire  la 
compagnie  soit  dans  la  direction  des  âmes,  soit  dans  ses  conti- 
nuelles luttes  contre  les  ennemis  de  l'Eglise  (7I).  En  effet,  les 
quatorze  règles  sur  le  discernement  des  esprits  et  les  dix-huit 
autres  qui  tracent  la  conduite  à  tenir  par  rapport  aux  enseigne- 
ments de  l'Église,constituent  la  Compagnie  dans  un  état  d'oppo- 
sition manifeste  avec  les  doctrines  condamnées  de  Luther,  de 
Baïus  et  de  Jansénius  :  elles  donnent  encore  à  ses  membres  un 
appui  et  une  consécration  inappréciables  dans  l'exercice  de  leurs 
ministères  auprès  des  âmes.  Ce  n'est  certes  pas  une  assurance 
de  peu  de  prix  que  celle  de  pouvoir  compter  dès  le  seuil  de  la 
vie  religieuse  sur  un  guide  autorisé  et  sur  des  principes  de 
spiritualité  solennellement  approuvés  par  l'Eglise  :  «  Vous  avez 
«  de  grands  motifs,  disait  aux  Nôtres  le  vénérable  P.  Jean  d' Avila, 
«  de  remercier  Dieu  de  vous  avoir,  dès  votre  entrée  dans  la  vie 
«  religieuse,  ouvert  une  voie  sûre  pour  aller  à  la  perfection  à 
«  laquelle  vous  avez  été  appelés.  Ce  n'est  qu'après  bien  du  temps 
«  qu'il  m'a  été  donné  d'apprendre,  à  mes  dépens,  quels  dangers 
«  et  quelles  illusions  on  rencontre  dans  la  vie  d'oraison  (72).  »  Et 
de  fait,  si  les  Exercices  ne  sont  pas  de  nos  jours  en  usage  parmi 
les  séculiers  comme  dans  les  premiers  temps  où  le  P.  Le  Fèvre 
et  le  P.  Laynez  donnaient  ces  Exercices  à  plus  de  deux  cents 
personnes  à  la  fois,  il  faut  avouer  qu'au  sein  de  la  Compagnie  on 
les  suit  avec  autant  de  fidélité  et  même  plus  fréquemment  que 
par  le  passé. 

Avant  d'entrer  au  noviciat,  les  postulants  doivent  suivre,  pen- 
dant huit  jours,  les  Exercices  de  saint  Ignace.  C'est  là  le  pre- 
mier expériment  auquel  on  les  soumet,  en  vue  de  détruire  en 
eux  les  affections  charnelles  et  de  briser  les  liens  qui  les  atta- 
chaient au  monde.  Dans  le  cours  du  noviciat,  ils.  les  suivront 
durant  un  mois. 

Les  mêmes  Exercices  sont  prescrits  encore  aux  novices  avant 
l'émission  de  leurs  vœux,  et  aux  prêtres  avant  leur  ordination. 
Au  terme  de  leurs  études  avant  de  prononcer  leurs  vœux  de 
profès  ou  de  coadjuteurs  spirituels  pendant  leur  année  de  troi- 
sième probation,  c'est  durant  un  mois  entier  que  tous  doivent  se 


68  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE   LOYOLA. 

livrer  à  ces  mêmes  Exercices.  En  outre  la  sixième  congrégation 
générale  (73)  ordonna  (ce  qui  plus  tard  fut  confirmé  par  la  sep- 
tième et  la  huitième)  que  les  religieux  de  la  Compagnie  laissant 
tout  autre  ministère,  même  spirituel,  fassent  au  moins  une  fois 
dans  l'année,  les  Exeî'cices  du  saint  Fondateur.  Notre  Père  don- 
nait à  ce  point  une  souveraine  importance. 

«  Les  Exercices,  avait-il  coutume  de  dire,  sont  des  armes 
«  auxquelles  Dieu  a  attaché  une  puissance  spéciale  pour  nous 
«  faire  travailler  avec  succès  à  son  saint  service.  Parmi  nous,  il 
«  ne  doit  pas  y  avoir  d'autre  manière  de  prier  et  de  méditer.  » 
Dans  sa  pensée  les  Exercices  devaient  donner  aux  novices  la 
première  empreinte  de  la  vie  religieuse.  Par  eux  ils  seraient 
sûrement  conduits  dans  les  voies  de  la  perfection  et  jusqu'au 
plus  haut  degré  de  la  plus  sublime  oraison  ;  par  eux  encore  ceux 
qui  viendraient  à  faiblir  pourraient  retrouver  leur  première  ar- 
deur; en  un  mot, saint  Ignace  entendait  que  ses  Exercices  fussent 
la  source  féconde  où  ses  enfants  viendraient  puiser  la  vie  spiri- 
tuelle de  leurs  âmes.  N'est-ce  point  là,  en  effet,  qu'ils  trouveront 
tous  les  éléments  de  cette  vie  parfaite  qui  doit  les  unir  à  Dieu  ? 

Ces  Exercices  purifient  d'abord  leur  âme  en  détruisant  toute 
affection  désordonnée  ;  ils  ne  nous  font  apprécier  les  créatures 
et  ne  nous  en  permettent  l'usage  que  dans  la  mesure  où  elles 
peuvent  nous  conduire  à  Dieu  ;  ils  nous  établissent  par  une 
élection  sage,  si  nous  n'y  sommes  déjà,  dans  un  état  de  vie  qui 
nous  mènera  à  notre  fin  dernière  où  nous  voudrons  nous  trouver 
au  moment  de  paraître  devant  Dieu  ;  ils  nous  enseignent  à  imi- 
ter autant  que  possible  les  incomparables  exemples  de  vertu 
que  Jésus-Christ  nous  a  donnés  pendant  sa  vie  sur  la  terre  ; 
enfin  ils  nous  font  progresser  dans  la  connaissance  et  l'amour 
des  insondables  mystères  de  Dieu  et  plus  particulièrement  de  sa 
charité  infinie,  de  cette  charité  divine  d'où  nous  sont  venus  des 
bienfaits  sans  nombre,  depuis  celui  de  la  création  jusqu'à  celui 
d'une  béatitude  glorieuse  qui  nous  est  réservée  dans  l'autre  vie. 
Est-il  étonnant,  après  cela,  que  des  hommes  intelligents  et  sen- 
sés manifestent  une  grande  admiration  pour  les  Exercices  de 
notre  bienheureux  Père  ?  Toutes  les  conditions,  nobles  ou  arti- 
sans, religieux  ou  laïques,  novices  en  spiritualité  ou  vieillards 
expérimentés  dans  les  choses  de  Dieu,   tous  y  trouvent   un  se- 


LIVRE  PREMIER.  —  CHAPITRE  VI.  69 


cours,  un  aliment  proportionné  aux  besoins  de  leur  âme  :  et 
cette  efficacité  ne  leur  vient  pas  seulement  du  caractère  univer- 
sel et  abstrait  des  vérités  qu'ils  renferment,  caractère  qui  s'adapte 
à  toutes  les  conditions  de  personnes  ;  elle  leur  vient  aussi  de  ce 
qu'ils  conduisent  par  une  voie  sans  détour  depuis  le  point  de 
départ  le  plus  reculé  jusqu'au  terme  d'une  union  parfaite  avec 
Dieu.  On  comprend  dès  lors  combien  il  importe  que  celui  qui 
doit  donner  les  Exercices  soit  habile  et  exercé  dans  ce  genre 
de  ministère.  Aussi  la  première  congrégation  générale,  tenue  à 
Rome  après  la  mort  de  saint  Ignace,  demanda-t-elle  qu'on  mît 
à  profit  l'expérience  des  Pères  qui  donnaient  avec  le  plus  de 
succès  les  Exercices  pour  composer  un  livre  de  direction  où 
seraient  consignées  les  observations  et  les  industries  les  plus 
propres  à  former  de  bons  directeurs.  On  alla  même  jusqu'à 
adresser  à  tous  les  membres  de  la  Compagnie  sans  distinction 
l'invitation  de  signaler  les  observations  personnelles  que  chacun 
aurait  eu  occasion  de  faire  sur  ce  sujet.  Enfin  le  P.  Claude 
Aquaviva,  devenu  Général,  pressa  la  rédaction  de  ce  livre  inti- 
tulé Directoire  ;  et,  en  l'envoyant  aux  divers  Provinciaux  de  la 
Compagnie,  il  leur  adressa  la  lettre  suivante  :  «  Souvent  déjà 
«  en  diverses  circonstances,  j'ai  recommandé  l'usage  des  Exer- 
«  cices  spirituels,  car  il  est  facile  de  constater  quel  grand  secours, 
«  dès  l'origine  de  notre  société,  Dieu  Notre-Seigneur  a  donné 
«  par  eux  aux  âmes.  Je  saisis  pour  renouveler  ces  mêmes  recom- 
«  mandations  l'occasion  que  m'offre  aujourd'hui  l'envoi  dans  les 
«  Provinces  du  Directoire  des  Exercices  revu  et  ordonné  enfin 
«  d'après  les  indications  de  la  commission  nommée  par  la  Ve 
«  congrégation  générale.  Je  ne  crois  pas  devoir  laisser  partir  ce 
«  travail  sans  vous  exhorter  de  nouveau  en  termes  plus  pres- 
«  sants  à  favoriser  et  à  répandre,  de  toute  l'ardeur  de  votre  zèle, 
«  la  pratique  des  Exercice1;  parmi  les  Nôtres,  comme  aussi  hors 
«  de  la  Compagnie.  L'expérience  nous  montre,  en  effet,  que 
«  grâce  à  la  libéralité  dont  Dieu  a  coutume  d'user  dans  les 
«  Exercices,  les  religieux  et  les  séculiers  y  trouvent  abondam- 
«  ment  les  uns,  les  grâces  propres  à  leur  vocation,  les  autres,  les 
«  secours  adaptés  à  leur  condition  et  à  leur  intelligence.  Je  désire 
«  donc  grandement  que  les  Nôtres  en  usent  fréquemment  pour 
«  eux-mêmes  et  se  rendent  ainsi  habiles  à  les  donner  avec  suc- 


70  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

«  ces  aux  séculiers,  dans  la  suite.  Votre  Révérence  voudra  bien 
«  recommander  sérieusement  aux  confesseurs  d'engager  à  suivre 
«  les  Exercices,  ceux  de  leurs  pénitents  qui  leur  paraîtront  pou- 
«  voir  le  faire  avec  fruit  ;  qu'ils  leur  en  parlent  avec  suavité  et 
«  qu'ils  les  y  excitent,  car  dès  qu'une  fois  ils  en  auront  goûté,  ils 
«  deviendront,  par  le  fait  même,  très  capables  d'en  attirer  d'au- 
«  très  et  de  les  enflammer  du  désir  de  faire  comme  eux  ;  on  sait 
«  assez  que  dans  une  ville,  où  l'on  a  commencé  à  donner  les 
<{  Exercices  aux  séculiers,  Dieu  a  tellement  béni  cette  œuvre  que 
«  tous  en  ont  retiré,  à  un  haut  degré,  édification,  profit  et  con- 
«  solation.  Il  sera  donc  nécessaire  que  les  Supérieurs  se  montrent 
«  empressés  et  généreux  quand  il  s'agira  de  recevoir  ceux  qui, 
«  pour  le  bien  de  leur  âme,  désirent  faire  les  Exercices  spirituels; 
«  ils  passeront  par  dessus  le  dérangement  ou  même  les  dépen- 
«  ses  qui  pourraient  parfois  en  résulter,  et,  se  faisant  un  cœur 
«  large,  ils  mettront  très  volontiers,  en  première  ligne,  l'avan- 
«  tage  spirituel  qu'avec  la  grâce  de  Dieu  on  est  en  droit  d'at- 
«  tendre  des  Exercices.  Il  est  à  croire,  en  effet,  que  si  les  Supé- 
«  rieurs  se  montraient  en  cela  parcimonieux  et  peu  portés  à 
«  admettre  des  retraitants,  il  ne  s'en  présenterait  guère,  et  les 
«  confesseurs,  voyant  les  difficultés  que  font  les  Supérieurs  se- 
<£  raient  peu  désireux  de  provoquer  des  demandes  parmi  leurs 
«  pénitents. 

«  Il  sera  très  utile  aussi  que  dans  chacun  de  nos  collèges  et 
«  dans  nos  autres  maisons,  Votre  Révérence  tienne  en  réserve, 
«  autant  que  possible,  quelques  chambres  pour  les  personnes 
«  du  dehors  qui  désirent  suivre  les  Exercices,  et,  dans  les  con- 
«  structions  à  venir,  il  sera  opportun  de  disposer  commodément 
«  les  chambres  destinées  aux  retraitants,  de  façon  pourtant  à  ce 
«  qu'ils  ne  soient  pas  une  cause  de  dérangement  pour  les  Nôtres. 
«  Mais  il  est  inutile  d'insister  plus  longuement,  car  je  n'ignore 
«  pas  que  Votre  Révérence  apprécie  justement  l'importance  de 
«  cette  affaire  et  voit  bien  quelle  gloire  reviendra  à  Dieu,  et 
«  quel  avantage  sera  assuré  aux  âmes  si  l'on  étend  et  si  l'on 
«  favorise  l'usage  des  Exercices.  J'engagerai  pourtant  Votre 
«  Révérence  à  profiter  comme  d'une  bonne  occasion,  pour  traiter 
«  de  cette  affaire,  des  conférences  qu'elle  aura  avec  les  Supé- 
«  rieurs  sur  la  manière  de  gouverner,  de  la  Congrégation   pro- 


LIVRE  PREMIER.   —  CHAPITRE  VI.  71 

«  vinciale  où  elle  trouvera  tous  ces  Supérieurs  réunis,  et  où  elle 
«  pourra  en  parler  aussi  avec  les  profès  et  d'autres  Pères,  selon 
«  quelle  le  jugera  opportun.  Je  désire  que  vous  leur  fassiez  con- 
«  naître  le  vif  désir  que  le  Seigneur  a  daigné  m'inspirer,  de 
«  trouver  dans  tous  les  Nôtres  un  zèle  vraiment  ardent  pour  se 
«  dévouer  au  bien  des  âmes  pour  lesquelles  Notre-Seigneur 
«  nous  a  appelés  dans  cette  Compagnie,  ce  dont  un  jour  il  nous 
«  demandera  un  compte  rigoureux.  Votre  Révérence  ne  se  bor- 
«  nera  donc  pas  à  de  simples  exhortations  en  général  ;  mais  elle 
«  traitera  encore  des  moyens  et  des  industries  diverses  propres 
«  à  venir  en  aide  à  des  âmes  en  grand  nombre,  elle  recomman- 
«  dera  cet  usage  des  Exercices  qui  fait  le  sujet  de  ma  lettre  ainsi 
«  que  les  prédications,  les  confessions,  et  tous  les  genres  de  mi- 
«  nistères  marqués  dans  notre  Institut  afin  qu'ils  pratiquent  ces 
«  Exercices  et  travaillent  avec  ardeur  à  les  faire  pratiquer  pour 
«  la  gloire  de  Notre-Seigneur  et  pour  l'utilité,  et  le  plus  grand 
«  bien  de  beaucoup  d'âmes. 

«  Je  me  recommande  aux  prières  de  tous  les  Nôtres. 

«  Rome  le  14  août  1599.  RR.  VV.  Servus  in  Domino, 

«  Claude  Aquaviva  (74).  » 

Enfin  pour  répandre  encore  plus  l'usage  des  Exercices,  le  Pape 
Alexandre  VII  accorda  par  un  bref  du  12  octobre  1657,  une 
indulgence  plénière  à  tous  ceux  qui,  membres  de  la  Compagnie, 
religieux  d'un  autre  Ordre,  ecclésiastiques  ou  laïques,  suivraient 
pendant  huit  jours  dans  nos  maisons  les  Exercices  de  saint 
Ignace  (75). 

Les  détracteurs  du  livre  des  Exercices  à  peine  désarmés,  des 
admirateurs  sincères  mais  jaloux  tentèrent  de  ravir  à  saint 
Ignace  la  gloire  de  l'avoir  composé.  Un  ancien  religieux  du 
MontCassin,  jaloux  des  fruits  que  produisaient  les  Exercices 
de  saint  Ignace,  publia  un  livre  sous  ce  titre  :  De  religiosa  S. 
Ignatii,  sive  S.  Enneconis  Ftmdatoris  Societatis  jEsu,per  Patres 
Benedictinos  institutione,  deque  libello  Exercitiorum  ejtisdem, 
ab  Exercitatorio  Ven.  Servi  Dei  Garciae  Cisnerii  Abb.  Benedi- 
ctini,  magna  ex  parte  desumpto.  Le  livre  fut  mis  à  X  Index  comme 
contraire  à  la  vérité  et  blessant  pour  la  mémoire  de  saint 
Ignace. 


72  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 


D'après  l'auteur  du  libelle,  «  Ignace  s'était  rendu  à  Montser- 
«  rat  et  y  avait  reçu  des  conseils  et  une  direction  appropriée  à 
«  son  état  ;  nul  doute  que  le  moine  Chanones  à  qui  le  Saint  lit 
«  sa  confession  générale  et  qu'il  garda  comme  directeur  pendant 
«  son  séjour  à  Manrèse  ne  lui  ait  communiqué  et  commenté  le 
«  livre  composé  par  le  R.  P.  Garcia  Cisneros,  abbé  de  Mont- 
«  serrât,  X  Exercitatorium  sfiiritua/e.lgnaœ  donc  pour  composer 
«  son  livre  puisa  largement  dans  l'œuvre  de  l'Abbé,  et  le  livre 
«  des  Exercices  ne  serait  au  dire  du  libelle  cité  qu'une  compila- 
«  tion,  un  emprunt  habilement  fait  d'ailleurs.  »  Une  pareille 
affirmation,  étant  sans  fondement,  ne  pouvait  résister  à  un 
examen  sérieux.  La  soutenir,  c'était  en  effet  s'inscrire  en  faux 
contre  les  affirmations  personnelles  de  saint  Ignace,  contre  les 
témoignages  manifestes  et  répétés  du  P.  Laynez,  du  P.  Polanco 
et  des  autres  compagnons  du  saint  Fondateur  ;  c'était  mécon- 
naître à  la  fois,  l'autorité  de  saint  François  de  Borgia  qui  avait 
sollicité  l'approbation  d'une  œuvre  propre  à  saint  Ignace  et 
l'autorité  plus  haute  du  Saint-Siège  qui  avait  solennellement 
approuvé  le  livre  des  Exercices. 

Sans  doute  au  temps  où  il  composa  son  livre,  Ignace  était 
illettré  :  il  ne  pouvait  donc  être  que  très  médiocrement  versé 
dans  la  connaissance  de  l'Ecriture  et  des  saints  Pères  qu'il  cite 
fréquemment.  Mais  faut-il  donc  à  Dieu  de  longues  années  et  de 
grandes  études  préparatoires  pour  initier  les  âmes  privilégiées 
aux  mystères  de  la  vie  intérieure  ?  D'ailleurs  le  livre  des  Exer- 
cices ne  sortit  point  d'abord  tout  achevé  des  mains  de  son  au- 
teur (7<5).  Ignace  ne  cessa  de  le  retoucher,  de  l'augmenter.  En 
outre  une  simple  comparaison  suffit  à  faire  tomber  toute  idée 
de  plagiat.  Les  deux  livres  poursuivent,  il  est  vrai,  le  même  but 
et  traitent  nécessairement  plusieurs  sujets  qui  sont  les  mêmes  ; 
mais  les  différences  sont  profondes  et  manifestes.  Les  médita- 
tions sur  le  fondement,  sur  le  i-ègne  de  Jésus-Christ,  sur  les  deux 
étendards  ;  les  annotations  et  les  additions,  les  règles  sur  le 
discernement  des  esprits,  sur  la  manière  de  penser  avec  l'Église, 
etc.,  la  méthode  encore  et  le  parfait  enchaînement  de  l'ensemble 
et  des  moindres  détails  appartiennent  en  propre  à  saint  Ignace. 
Rien  de  tout  cela  ne  se  retrouve  dans  le  livre  de  Cisneros,  et, 
en  faisant  la  plus  large  part  possible  au  vénérable  Religieux  de 


LIVRE  PREMIER.   —  CHAPITRE  VI.  73 


Montserrat,  on  ne  peut   lui  accorder  tout  au  plus  que  la  gloire 
d'avoir  inspiré  à  saint   Ignace  la  pensée  de  mettre  par  écrit  et 
en  ordre,  pour  être  utile  aux  âmes,  les  principes  de  direction  et 
les  divers  enseignements  que  Dieu  lui  avait  donnés  à  Manrèse. 
Aussi,  dans  une  Assemblée  générale  tenue  en    1644,  à  Ra- 
venne,  les    Religieux   bénédictins   n'hésitèrent  pas  à  protester 
contre  les  allégations  de  l'auteur  du  libelle  par  le  décret  suivant: 
«  Nous  avons  appris  que,  sous  le  nom  de  D.  Constantin  Caje- 
«  tan,  moine  du  Mont-Cassin  et  Abbé,  un  livre  a  été  imprimé 
«  où  la  Compagnie  de  Jésus  se  trouve  gravement  atteinte  dans 
«  sa  réputation.    Nous  avons  vivement  regretté,  comme  il  con- 
«  venait,  la  légèreté   inqualifiable  de  cet  auteur  et   nous  avons 
«  été  extrêmement  surpris  de  son  audace   (si  toutefois  l'auteur 
«  est  bien  celui  que  porte  le   titre  de  l'ouvrage,  ce  que  nous 
«  avons  beaucoup  de  peine  à  nous  persuader).    Nous  tenons  à 
«  donner  aux  dignes  Religieux  de  la  Compagnie  de  Jésus  une 
«  légitime   satisfaction,  en    même  temps  qu'un  témoignage  de 
«  l'estime  que  nous  professons  pour  leurs  insignes  vertus  et  pour 
«  leur  doctrine  ;  nous  voulons  aussi  que  tout  le  monde   sache 
«  que  ce  livre  a  été  publié  sans  notre  consentement  et  à  notre 
«  insu.  C'est  pourquoi,  réunis  ici  à  l'occasion  de  notre  Assemblée 
«  générale,  nous  avons  résolu  de  rendre  cette  déclaration  aussi 
«  expresse  et  aussi  publique  que  possible  par  un  décret  spécial. 
«  Nous  ajoutons  en  outre  que  le  susdit  D.  Constantin,  vivant 
«  depuis  plusieurs  années  en  dehors  de  notre  Congrégation  par 
«  une  permission  du  Souverain-Pontife,  n'est  pas  plus  sous  notre 
«  obéissance,  que  n'importe  quel  religieux  d'un  autre  Ordre. En 
«  conséquence,  s'il  lui  était  arrivé,  ou  s'il  lui  arrivait  encore  (ce 
«  qu'à   Dieu   ne  plaise),  de  tomber  dans  la  même  faute,   nous 
«  prions   instamment   soit  les  Religieux  de  la   Compagnie  de 
«  Jésus,  soit  tous  les  fidèles,  de  rester  bien  convaincus  que  ces 
«  calomnies  sont  de  tout  point  contraires  au  sentiment  de  parti- 
«  culière  vénération  que  la  Congrégation  entière  professe  d'un 
«  commun  accord  vis-à-vis  de  la  Compagnie  de  Jésus. 

«  Donné   à    Ravenne,  dans  notre  Assemblée  générale,  le  23 
«  avril  1644.  D.  Horatius  a  Volaterris,  secrétaire  du  Chapitre.  » 
Cependant  le  P.  Léon  de  Saint-Thomas,   dans  l'histoire  des 
Bénédictins  en  Portugal,  avait  reproduit  les  affirmations    erro- 
nées de  D.  Constantin  Cajetan.  Dès  que  le  décret  de  Ravenne 


74  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

fut  connu  en  Portugal,  les  Bénédictins  de  cette  contrée  se 
réunirent  en  Congrégation  générale,  et,  non  moins  jaloux  de  la 
vérité  que  leurs  frères  du  Mont-Cassin,  publièrent  cette  décla- 
ration :  «  Notre  Congrégation  des  Bénédictins  en  Portugal  a 
«  toujours  professé  le  plus  grand  dévoûment  et  le  plus  profond 
«  respect  pour  les  Pères  de  la  Société  de  Jésus,  non  moins 
«  recommandables  par  leur  doctrine  que  par  leurs  vertus.  Ne 
«  convient-il  pas  au  reste  que  tous  les  disciples  de  Jésus-Christ, 
«  et  à  plus  forte  raison  ceux  qui  ont  embrassé  un  institut  plus 
«  sévère,  marchant  ensemble  dans  la  voie  de  la  charité,  se 
«  donnent  des  témoignages  réciproques  de  leur  estime  ?  Nous 
«  soussignés,  Abbé-Général  et  Définiteurs  de  la  susdite  Con- 
«  grégation,  réunis  spécialement  dans  ce  but,  nous  reconnaissons 
«  qu'un  livre,  ayant  pour  titre  :  Histoire  de  l'Ordre  de  Saint- 
«  Benoît,  a  été  récemment  publié  en  langue  portugaise  par 
«  notre  T.  R.  Père  Maître  Léon  de  Saint-Thomas,  moine  de 
«  notre  Congrégation  de  Portugal  et  professeur  principal  de 
«  théologie  à  l'Académie  de  Coimbre.  Dans  cet  ouvrage,  il  se 
«  trouve  quelques  assertions  extraites  d'un  certain  Constantin 
«  Cajetan,  moine  de  notre  Congrégation  du  Mont-Cassin,  les- 
«  quelles  sont  injurieuses  pour  la  réputation  de  la  Compagnie  de 
«  Jésus  et  en  même  temps  dénuées  des  preuves  suffisantes. 
«  C'est  le  jugement  qu'en  a  porté,  par  un  décret  spécial,  notre 
«  Congrégation  du  Mont-Cassin  (que  nous  aimons  toujours  à 
«  reconnaître  pour  notre  mère).  En  conséquence  nous  décla- 
«  rons  que  ces  assertions  inventées  et  publiées  sans  fondement 
«  par  le  premier  auteur,  et  rapportées  inconsidérément  par  le 
«  second,  sont  opposées  au  sentiment  commun  de  notre  Con- 
«  grégation.  En  foi  de  quoi,  nous  avons  rendu  ce  témoignage 
«  public  et  nous  l'avons  signé  de  nos  noms.  Nous  prions  in- 
«  stamment  les  Pères  de  la  sainte  Compagnie  de  Jésus  de  rester 
«  bien  persuadés  que  la  vénération  que  nous  leur  avons  vouée 
«  depuis  longtemps  et  dont  ils  ont  reçu  des  preuves,  n'a  été 
«  diminuée  en  aucune  façon  et  qu'elle  sera  toujours  aussi  pro- 
«  fonde  et  aussi  entière.  Donné  en  notre  monastère  de  Tibaud, 
«  le  29  octobre  1645.  —  Maître  F.  Antonio  Carnero,  Abbé- 
«  Général  de  Saint-Benoît,  etc.  ». 


Ignace  quitte  Manrèse.  —  La  vénération  publique  s'attache  à 
l'hôpital  et  à  la  grotte  où  il  avait  habité.  —  Voyage  d'Ignace 
en  Terre-Sainte. 


^^SGNACE  avait  passé  plus  de  dix  mois  à 
Manrèse  ;  c'est  au  fond  de  sa  grotte  et  pen- 
dant son  séjour  à  l'hôpital  qu'il  avait  reçu 
les  lumières  et  acquis  les  vertus  qui  l'avaient 
transformé. 

Ces  lieux  étaient  très  propres  à  favoriser 
^j^^fo^  sa  vie  pénitente  ;  mais  il  en  fut  bientôt  chassé 
en  quelque  sorte  par  une  circonstance,  source  pour  les  saints  de 
peine  insupportable,  je  veux  dire  par  le  respect  et  la  vénération 
qui  s'attachaient  à  lui.  Le  concours  du  peuple  croissait  chaque 
jour  autour  de  sa  pauvre  retraite  ;  tantôt  on  le  suivait  dans  ses 
pèlerinages  et  ses  stations,  et  tantôt,  pour  ne  pas  troubler  ses 
pieuses  méditations,  la  foule  l'observait  à  distance. 

Assurément  l'humilité  d'Ignace  souffrait  de  cet  état  de  choses; 
mais  d'autres  raisons  encore  le  forçaient  de  quitter  Manrèse. 
Ses  discours  avaient  touché  un  grand  nombre  de  personnes, 
qui,  les  premières,  avaient  suivi  les  Exercices  ;  elles  étaient 
résolues  à  changer  complètement  de  vie.  D'après  les  procès 
de  canonisation,  Dieu  était  à  peine  connu  à  Manrèse,  quand 
Ignace  arriva  ;  à  son  départ,  c'était  une  ville  de  saints.  Or 
ces  conversions  multipliées  devenaient  un  reproche  tacite 
pour  d'autres  Manrésiens  qui  eux  allaient  s'endurcissant  de  plus 
en  plus.  Ceux-ci  se  mirent  à  répandre  les  plus  odieuses  calomnies 
contre  les  amis  du  Saint,  dont  la  réputation  et  la  tranquillité 
étaient  ainsi  journellement  compromises  (77). 

Ignace  se  sentait  d'ailleurs  animé  d'un  ardent  désir  de  visiter 
les  Saints-Lieux,  et  de  répandre  la  connaissance  de  Jésus- 
Christ  en  Orient  par  la  prédication.  Son  projet  de  départ  à 


76  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

peine  connu,  prières,  larmes,  tableaux  des  périls  qu'il  allait 
courir,  tout  fut  mis  en  œuvre  pour  le  détourner  de  sa  résolution; 
mais  il  comptait  pour  rien  la  voix  des  hommes  quand  elle  ne 
s'accordait  pas  avec  celle  de  Dieu.  On  ne  put  non  plus  lui 
persuader  de  prendre,  pour  compagnons  de  voyage,  des  amis 
choisis  qui  voulaient  le  suivre. 

Il  ne  souhaitait,  disait-il,  que  la  foi  pour  le  conduire,  l'espé- 
rance en  Dieu  pour  ne  manquer  de  rien,  et  la  charité  pour  n'être 
jamais  seul.  Il  refusa  aussi  tout  secours  d'argent,  et  l'unique 
concession  qu'on  obtint  fut  de  lui  faire  échanger  le  sac  et  la 
chaîne  qu'il  portait,  contre  l'habit  court  des  clercs  (?8).  Par  là 
même  il  sauvegardait  encore  l'humilité,  car  son  étrange  habit 
de  pénitent  aurait  trop  attiré  l'attention.  Laissant  donc  dans  la 
douleur  les  habitants  de  Manrèse  (79),  il  partit  pour  Barcelone. 
Agnès  Pascual,  qui  l'avait  déjà  accueilli  à  Manrèse,  lui  ménagea 
un  nouvel  abri  dans  cette  ville  par  l'entremise  d'un  de  ses  frères. 
Ignace  attendrait  près  de  ce  digne  prêtre,  que  le  port  fermé, 
par  crainte  de  la  peste,  s'ouvrît  aux  navires  à  destination  de 
l'Italie. 

Dès  que  le  nouveau  pèlerin  eut  pris  sa  route  vers  Barcelone, 
la  vénération  publique  se  reporta  sur  les  lieux  consacrés  par  ses 
pèlerinages,  par  ses  ardentes  prédications.  Des  inscriptions 
rappelèrent  d'abord  le  souvenir  du  Saint  ;  puis  l'on  changea  les 
lieux  mêmes  en  édifices  consacrés  à  Dieu.  Dans  la  suite,  on 
éleva  une  colonne  en  face  de  cet  hôpital  de  Sainte-Lucie,  où  le 
Saint  s'était  livré  aux  premières  impulsions  de  sa  ferveur,  et  l'on 
y  grava  l'inscription  suivante  : 

«  A  Ignace  de  Loyola,  fils  de  Bertrand,  natif  de  la  province 
«  de  Guipuscoa,  fondateur  des  clercs  de  la  Compagnie  de  Jésus. 
«  Dans  sa  trentième  année,  il  combattit  avec  une  grande  valeur 
«  les  Français  qui  attaquaient  la  citadelle  de  Pampelune,  fut 
«  dangereusement  blessé,  puis  guéri  par  une  grâce  particulière 
«  de  Dieu.  Il  se  sentit  un  ardent  désir  de  visiter  les  lieux  saints, 
«  en  Palestine,  et  pendant  ce  voyage  fit  vœu  de  chasteté.  Il 
«  avait  d'abord  consacré  ses  armes  à  la  sainte  Vierge  dans 
«  l'église  de  Montserrat.  Là,  couvert  d'un  sac  et  d'un  cilice,  il 
«  avait  commencé  à  pleurer  les  fautes  de  sa  vie  passée,  et, 
«  nouveau  soldat  du  Christ,  à  les  venger  sur  lui-même,  par  les 


LIVRE  PREMIER.   —  CHAPITRE  VII.  77 

«  jeûnes,  les  larmes  et  la  prière.  En  mémoire  de  cet  événement, 
«  à  la  gloire  de  Dieu  et  à  l'honneur  de  la  Compagnie  de  Jésus, 
«  Jean-Baptiste-Cardona  de  Valence,  évêque  de  Vich,  et  nommé 
«  à  l'évêché  de  Tortosa,  a  fait  élever  cette  colonne  pour  témoi- 
«  gner  son  attachement  et  son  respect  envers  le  saint  Père  et 
«  envers  son  Ordre,  et  pour  faire  connaître  qu'il  considère 
«  Ignace  de  Loyola  comme  un  homme  dont  la  haute  piété 
«  mérite  le  respect  de  toute  la  chrétienté.  » 

L'hôpital  de  Sainte-Lucie  devint  un  collège  de  la  Compagnie, 
les  malades  furent  transportés  dans  un  local  plus  commode,  et 
la  petite  chambre,  où  le  Saint  avait  eu  jadis  une  extase  de  huit 
jours,  fut  transformée  en  chapelle.  La  caverne,  témoin  de  si 
rudes  austérités  et  de  tant  de  visions,  fut  pavée  et  ornée  autant 
qu'une  simple  grotte  pouvait  l'être  sans  perdre,  avec  son  aspect 
rustique,  la  pieuse  horreur  qu'elle  inspirait.  On  y  exposa  un 
beau  tableau  représentant  le  Saint  dans  l'état  où  on  l'avait  vu  si 
souvent  :  la  chevelure  en  désordre,  le  visage  pâle  et  décharné, 
le  corps  vêtu  d'un  sac,  nu-pieds,  une  chaîne  de  fer  autour  des 
reins.  A  genoux  devant  une  image  de  Notre-Dame  portant 
l'enfant  Jésus  dans  ses  bras,  il  tient  les  yeux  fixés  sur  elle  ; 
étendue  sur  une  large  pierre  en  saillie,  la  main  droite  paraît 
prête  à  écrire  les  exercices  spirituels,  sous  la  dictée  de  la  Reine 
du  ciel  et  de  son  divin  Fils.  On  y  lit  ces  paroles  :  Ici,  en  r année 
1523,  saint  Ignace  composa  le  livre  des  Exercices,  le  premier  qui 
fut  écrit  dans  la  Compagnie  ;  il  fut  approuvé  par  une  Bulle  de  Sa 
Sainteté  Paul  III  (So). 

Dans  cette  grotte,  on  vénère  un  crucifix  qui,  du  temps  de 
saint  Ignace,  se  trouvait  exposé  à  la  dévotion  publique,  sur  la 
route  royale  de  Barcelone.  Quelques  années  après  il  fut  ren- 
versé, je  ne  sais  comment,  et  Thomas  Fadré,  chanoine,  le 
recueillit  et  le  garda  quelque  temps  chez  lui.  Puis,  afin  de  lui 
rendre  plus  d'honneur,  il  le  porta  dans  la  grotte  et  le  fixa  à  une 
fente  du  rocher,  du  côté  de  l'Epître,  disant  qu'un  jour  il  serait 
un  objet  de  vénération  pour  toute  la  contrée.  Ces  paroles  d'un 
homme  réputé  grand  serviteur  de  Dieu  furent  considérées 
comme  une  prophétie;  elles  commencèrent  à  se  vérifier  en  1627. 
La  veille  de  la  fête  de  saint  Ignace,  tandis  que,  dans  une 
chapelle  assez  voisine  de  la   grotte,  on  chantait  les  compiles  et 


78  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 


que  la  grotte  était  remplie  de  pieux  visiteurs,  le  sang  se  mit  à 
couler  frais  et  vermeil,  comme  d'un  corps  vivant,  des  pieds,  des 
mains  et  du  côté  du  crucifix  (8l).  Aujourd'hui,  les  fidèles  se 
rendent  à  la  grotte  durant  toute  l'année,  et  les  pèlerins  qui  vont 
à  Montserrat,  sanctuaire  à  trois  lieues  de  Manrèse,  ne  manquent 
jamais  d'y  venir  prier. 

La  peste  sévissait  à  Barcelone  :  le  port  restait  fermé.  Ignace 
fut  donc  obligé  d'attendre  la  cessation  du  fléau  pour  passer  en 
Italie.  Mais  sa  ferveur  n'était  pas  oisive;  il  passait  dans  les 
hôpitaux  et  les  prisons  tout  le  temps  que  lui  laissaient  ses  sept 
heures  d'oraison  quotidienne.  Il  soulageait  les  pauvres  avec  les 
aumônes  qu'il  avait  lui-même  mendiées  pour  eux.  Son  voyage 
ne  semblait  pas  même  l'occuper,  bien  qu'il  ignorât  les  moyens 
d'en  couvrir  les  dépenses  ;  on  eût  dit  que  Dieu  était  devenu  son 
trésorier.  Aussi  le  Seigneur  multipliait-il  pour  son  serviteur  les 
preuves  de  sa  miséricordieuse  providence. 

Un  jour  qu'Ignace  assistait  à  un  sermon  au  milieu  d'un 
groupe  d'enfants,  une  femme  de  qualité,  nommée  Isabelle  Roser, 
aperçut  son  visage  entouré  d'une  auréole  lumineuse  et  entendit 
une  voix  intérieure  qui  lui  répétait  ces  mots  :  «  Appelez-le  ». 
Elle  connut  en  même  temps  que  sous  ces  vêtements  si  pauvres 
se  cachait  un  grand  serviteur  de  Dieu.  Cependant  elle  agit  avec 
prudence  et  ne  révéla  qu'à  son  mari  ce  qu'elle  avait  vu  et 
entendu.  De  leur  commun  consentement,  Ignace  fut  amené 
dans  leur  maison.  Là,  sous  prétexte  de  faire  la  charité  à  un 
pauvre,  ils  le  reçurent  à  leur  table.  Souvent  ils  faisaient  tomber 
la  conversation  sur  les  choses  de  Dieu.  Le  Saint,  qui  ne  soup- 
çonnait pas  le  pieux  stratagème,  s'abandonnait  alors  à  tous  les 
élans  de  sa  ferveur  ;  ses  brûlantes  paroles  enflammaient  ses 
hôtes,  et  ceux-ci,  reconnaissant  plus  que  jamais  l'esprit  divin 
qui  l'animait,  se  seraient  estimés  trop  heureux  de  pouvoir  le 
garder  toujours  chez  eux.  Mais  Ignace  était  irrévocablement 
décidé  à  passer  en  Terre-Sainte,  et  à  s'embarquer  sans  plus  de 
retard  sur  un  brigantin  en  partance  pour  l'Italie.  Isabelle 
Roser  (82)  le  conjura  de  ne  pas  risquer  sa  vie  sur  ce  frêle  bâti- 
ment, alors  qu'il  pourrait  en  toute  sûreté  faire  la  traversée  sur 
un  bon  navire  prêt  à  appareiller.  Elle  ajouta  qu'elle  se  char- 
geait des  frais  du  passage.  Dieu  qui  lui  inspirait  sans  doute  ces 


LIVRE  PREMIER.  —  CHAPITRE  VII.  79 


sages  conseils,  disposait  en  même  temps  Ignace  à  les  écouter, 
du  moins  en  ce  qui  concernait  le  choix  du  navire  ;  car  il  mit 
pour  condition  de  son  acceptation  que  le  patron  lui  accorderait 
son  passage  pour  l'amour  de  Dieu. 

Bientôt  le  brigantin  partit  ;  mais  à  peine  eut-il  quitté  le  port 
qu'assailli  par  une  furieuse  tempête,  il  périt  corps  et  biens. 

Cependant  le  maître  du  navire,  qui  avait  reçu  gratuitement 
Ignace  à  son  bord,  voulait  au  moins  qu'il  se  pourvût  des  provi- 
sions nécessaires  pour  la  traversée  :  le  Saint  au  contraire, 
regardant  cette  précaution  comme  un  manque  de  foi  envers  la 
Providence,  aurait  voulu  mendier  sa  subsistance  sur  le  vaisseau, 
pour  ne  vivre  réellement  que  d'aumônes.  Il  ne  renonça  à  ce 
projet  que  sur  les  conseils  de  son  confesseur,  conseils  qu'il 
tenait  pour  des  lois  inviolables.  Mais,  ne  voulant  rien  recevoir 
de  sa  généreuse  hôtesse,  il  se  mit  à  parcourir  les  rues  de  Barce- 
lone sollicitant  la  charité  publique. 

Dieu  permit  qu'il  s'adressât  à  une  noble  dame,  nommée  Cé- 
pilla,  dont  le  fils  s'était  enfui  pour  courir  le  monde  en  mendiant 
honteusement.  L'air  de  noblesse  empreint  sur  la  physionomie 
d'Ignace  lui  fit  bientôt  pressentir  que  cet  homme  n'était  pas  né 
dans  la  condition  misérable  où  il  se  trouvait.  Saisie  de  douleur, 
au  souvenir  de  son  fils  dont  Ignace  mendiant  lui  retraçait 
l'image,  elle  l'accabla  de  durs  reproches  sur  sa  manière  de  vivre, 
le  traitant  de  vagabond  et  le  couvrant  d'insultes.  Ignace  reçut 
cette  humiliation  avec  bien  plus  de  joie  qu'il  n'eût  reçu  une  large 
aumône.  Après  avoir  écouté  tranquillement  tant  d'injures,  il 
remercia  la  dame  avec  douceur,  et  finit  par  lui  dire  qu'elle  avait 
parfaitement  raison  de  voir  en  lui  un  indigne  pécheur,  le  pire 
de  tous  les  hommes.  Il  exprimait,  avec  l'accent  d'une  profonde 
conviction,  les  vrais  sentiments  de  son  âme.  Une  réponse  aussi 
inattendue  frappa  de  stupeur  son  interlocutrice  qui  rougit,  de- 
meura interdite  et  sentit  son  courroux  se  changer  en  admiration. 
Sur-le-champ  elle  envoya  au  mendiant  une  abondante  provision 
de  pain,  en  demandant  pardon  des  injures  qu'avait  provoquées 
le  souvenir  d'un  malheur  personnel.  Dans  la  suite,  Cépilla  ne 
racontait  jamais  sans  attendrissement  cette  singulière  rencon- 
tre (83).  Aussi  quand  Ignace  revint  de  Jérusalem,  lui  fut-elle 
toute  dévouée.  En  retour,  celui-ci  versa  dans  son  cœur  des  tré- 
sors de  bénédictions  célestes. 


80  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 


La  Providence  avait  donc  fourni  au  pèlerin,  avec  un  passage 
assuré,  le  pain  de  chaque  jour.  On  lui  avait  bien  aussi  donné  de 
l'argent,  mais  voulant  s'abandonner  pleinement  à  Dieu,  Ignace 
le  déposa  sur  le  rivage,  comme  une  aumône  faite  au  premier 
qui  le  trouverait  (84). 

Un  vent  violent,  mais  favorable,  conduisit  en  cinq  jours  le 
navire  à  Gaéte  (8s).  De  Gaéte  à  Rome  Ignace  fit  la  route  à  pied, 
en  compagnie  de  trois  personnes  qui  mendièrent  comme  lui,  un 
jeune  homme  et  une  dame  avec  sa  fille  déguisée  en  homme  pour 
éviter  les  dangers  qu'aurait  pu  courir  sa  vertu.  Arrivés  dans  un 
village,  ils  trouvèrent  réunis  autour  d'un  grand  feu  nombre  de 
gens  qui  les  invitèrent  à  se  chauffer,  et  leur  donnèrent  à  man- 
ger. Puis  la  mère  et  sa  fille  furent  logées  dans  une  chambre 
du  haut,  tandis  que  le  jeune  homme  et  Ignace  restèrent  dans 
une  écurie  située  au-dessous.  Au  milieu  de  la  nuit,  celui-ci  en- 
tendit au-dessus  de  sa  tête  un  grand  bruit,  et  des  voix  qui 
criaient  au  secours!  Il  monta  en  toute  hâte  et  trouva  les  deux 
personnes  hors  de  leur  appartement,  se  plaignant  qu'on  eût 
voulu  leur  faire  violence.  Ignace, d'une  voix  aussi  forte  qu'il  put, 
s'écria,  rempli  d'indignation,  que  c'était  là  un  outrage  intoléra- 
ble. Il  effraya  par  là  le  malfaiteur  qui  disparut  ;  c'était  peut-être 
le  jeune  homme  qui  avait  voyagé  avec  eux.  Ignace,  en  effet,  et 
les  deux  femmes  s'étant  mis  en  route  la  nuit  même,  ne  le  purent 
trouver.  Ils  arrivèrent  à  la  nuit  tombante,  à  une  petite  ville  dont 
ils  trouvèrent  les  portes  fermées,  de  sorte  qu'ils  furent  obligés 
de  passer  la  nuit  dans  une  chapelle  pleine  d'humidité,  située 
hors  des  murs.  Le  lendemain,  lorsqu'ils  se  présentèrent  à  la 
porte,  on  leur  en  refusa  l'entrée,  dans  la  crainte  qu'ils  ne  fussent 
atteints  de  la  peste.  Ils  furent  donc  contraints, pour  se  procurer 
quelques  vivres,  de  gagner  un  village  éloigné,  où  Ignace,  trop 
faible  pour  aller  plus  loin,  s'arrêta,  tandis  que  ses  compagnes 
continuèrent  leur  route  vers  Rome.  La  dame  à  qui  appartenait 
ce  domaine  vint  par  hasard  dans  le  village  ;  le  Saint  alla 
à  sa  rencontre  avec  les  autres  habitants,  et  lui  demanda  la  per- 
mission de  passer  par  la  petite  ville  dont  on  lui  avait  refusé 
l'entrée,  assurant  qu'il  souffrait  non  de  la  peste,  mais  de  faiblesse 
et  d'épuisement.  Sa  demande  fut  agréée,  et  il  entra  dans  la  ville 
où  il  recueillit  des  aumônes  et  se  reposa  deux  jours  avant  de 
reprendre  son  voyage. 


LIVRE  PREMIER.   —  CHAPITRE  VII.  81 

11  partit  pour  Rome  (86)  où  il  arriva  le  dimanche  des  Rameaux, 
1523.  Ayant  reçu  la  bénédiction  du  pape  Adrien  VI  et  l'autori- 
sation de  faire  le  voyage  de  Terre-Sainte,  il  s'achemina  à  pied, 
suivant  sa  coutume,  et  toujours  en  mendiant,  vers  Venise.  Quel- 
ques personnes  étaient  parvenues  à  lui  faire  accepter  sept  écus, 
nécessaires,  disaient-elles,  pour  subvenir  à  ses  dépenses  en  mer, 
et  pour  le  mettre  à  l'abri  de  mille  dangers,  pendant  son  voyage 
jusqu'à  Venise.  Mais  il  se  repentit  bientôt  de  les  avoir  pris.  Il 
en  demanda  pardon  à  Dieu  comme  d'une  faute  grave  ;  car,  plu- 
tôt que  de  céder  au  respect  humain  mieux  valait,  selon  lui,  pa- 
raître insensé  aux  yeux  de  ceux  qui  ne  pénètrent  pas  ce  sublime 
secret  de  la  pauvreté  volontaire  et  tout  donner  à  Dieu  pour 
tout  recevoir  de  sa  divine  main.  Aussi,  à  peine  sorti  de  Rome, 
distribua-t-il  son  argent  aux  premiers  pauvres  qu'il  rencontra. 

La  peste  sévissait  alors  en  Italie  et  les  étrangers  étaient  soumis 
aux  mesures  les  plus  rigoureuses,  avant  d'être  admis  dans  une 
ville.  Ce  fut  là  pour  Ignace  une  source  abondante  de  souffrances 
et  par  suite  aussi  de  consolations.  Pâle,  défait  et  par  la  fatigue 
du  voyage  et  par  ses  austérités,  il  ne  pouvait  éviter  de  passer 
pour  un  homme  atteint  ou  menacé  de  la  contagion.  La  porte  de 
chaque  cité  lui  était  fermée  ;  on  lui  refusait  un  abri  hors  des 
murs  ;  la  main  de  la  charité  elle-même  craignait  de  s'ouvrir  pour 
lui  faire  l'aumône.  Sa  situation  devenait  donc  affreuse,  contraint 
comme  il  l'était,  de  passer  les  nuits  en  plein  air  et  d'endurer  les 
plus  dures  privations.  Mais  sa  pensée  se  dirigeait  toujours,  se- 
reine et  pure,  vers  l'objet  de  son  unique  amour.  La  souffrance 
lui  était  une  joie  ;  d'admirables  consolations  intérieures  l'inon- 
daient. Notre-Seigneur  daigna  même  une  fois  le  fortifier  par  sa 
présence  et  lui  faire  connaître  qu'il  agréait  ses  douleurs.  Voici 
dans  quelles  circonstances  cette  dernière  grâce  lui  fut  accordée. 
Entre  Padoue  et  Chioggia  ses  forces  se  trouvèrent  si  épuisées 
que,  forcé  d'abandonner  ses  compagnons  de  route,  il  resta  seul 
et  sans  guide  au  milieu  de  la  campagne.  Sur-le-champ  il  se 
recueille  et  se  met  en  oraison  :  c'est  le  secret  des  saints  quand  ils 
sont  assaillis  par  l'épreuve  ;  ils  se  réfugient  au  ciel  par  la  prière, 
pour  en  rapporter  sur  la  terre  le  courage  d'endurer  mille  dou- 
leurs. Jésus-Christ  lui  apparut  alors  rayonnant  de  gloire,  et  le 
consola  par  des  paroles  capables  de  changer  en  délices  les  plus 

Histoire  de  S.  Ignace  de  Loyola.  ° 


82  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 


amères  afflictions  :  il  lui  promit  son  assistance  pour  entrer  à 
Padoue  et  à  Venise.  Sans  cette  assistance,  en  effet,  il  n'aurait 
jamais  pu  pénétrer  dans  ces  deux  villes.  Il  en  franchit  les  portes 
comme  s'il  eût  été  invisible.  Personne  ne  lui  demanda  seulement 
d'où  il  venait.  La  main  divine  qui  le  protégeait  ne  l'abandonna 
pas  là  ;  elle  lui  procura  encore  outre  les  moyens  de  vivre  le  bon- 
heur inattendu  de  trouver  un  passage  pour  la  Terre-Sainte,  car 
le  vaisseau  qui  portait  les  pèlerins  était  parti  depuis  quelques 
jours. 

Arrivé  à  Venise  à  la  tombée  de  la  nuit,  ne  connaissant  pas  la 
langue,  et  ne  sachant  où  trouver  un  hôpital  destiné  à  recevoir 
les  étrangers,  Ignace  avait  cherché  un  abri  pour  la  nuit  sous 
un  portique  de  la  place  de  Saint- Marc. 

A  cette  époque,  vivait,  dans  la  grande  cité,  un  sénateur 
nommé  Marc-Antoine  Trevisano,  qui  fut  non  seulement  un 
des  plus  habiles  magistrats  de  la  République,  mais  encore  un 
véritable  saint.  Il  savait  tellement  allier  le  soin  des  affaires 
publiques  avec  celui  du  salut  de  son  âme,  qu'on  aurait  pu  le 
prendre  aussi  bien  pour  un  religieux  que  pour  un  sénateur. 
Austère  envers  lui-même,  il  joignait  à  beaucoup  d'autres  péni- 
tences, l'usage  du  cilice.  Sa  tendre  charité  envers  les  pauvres 
transformait  sa  maison  en  hôpital,  et  il  se  serait  réduit  à  la  mi- 
sère pour  les  soulager,  si  ses  neveux,  les  seigneurs  Marcelli,  ne 
l'avaient  pris  chez  eux  et  ne  s'étaient  chargés  de  gérer  ses  affaires. 
Partout  on  l'avait  surnommé  le  Saint,  Dans  la  suite  ses  services 
le  portèrent  à  la  dignité  suprême  de  doge  ;  mais,  après  l'avoir 
méritée  par  ses  vertus,  il  aurait  voulu  y  renoncer.  Il  l'aurait  fait 
certainement,  si  Laurent  Massa  et  Antoine  Milledonne,  secré- 
taires de  la  République,  ne  lui  eussent  persuadé  de  sacrifier  au 
bien  public  le  bonheur  de  se  retirer  dans  un  monastère.  Il  con- 
tinua donc  de  mener  dans  les  honneurs,  jusqu'à  la  plus  extrême 
vieillesse,  une  vie  qui  était  une  continuelle  préparation  à  la 
mort.  Il  expira  doucement  pendant  qu'il  assistait  à  la  messe. 

Or  ce  saint  homme,  si  plein  de  mérites  aux  yeux  de  Dieu  et 
des  hommes,  fut  réveillé,  cette  nuit-là  même,  par  une  voix  qui 
lui  reprochait  de  la  part  de  Dieu  de  dormir  mollement  étendu 
sur  un  lit,  tandis  qu'un  saint  pèlerin  était  couché  sur  la  terre 
nue,   sans  que  personne  songeât  à  le  recueillir.   Ces  paroles 


LIVRE   PREMIER.  —  CHAPITRE  VII.  83 

causèrent  à  Trevisano  tout  à  la  fois  une  extrême  confusion  et 
une  grande  joie.  Comprenant  aisément  tout  le  mérite  d'un 
pèlerin  que  Dieu  lui-même  recommandait  de  la  sorte  à  sa  cha- 
rité, il  sortit  aussitôt  pour  le  chercher,  le  trouva  étendu  sous  les 
portiques  de  la  place,  et  l'emmena  chez  lui  où  il  lui  procura,avec 
autant  de  respect  que  d'empressement,  tous  les  soulagements 
nécessaires. 

Outre  les  soins  charitables  qui  lui  furent  prodigués  dans  cette 
maison,  Ignace  reçut  encore  un  autre  genre  de  secours.  Il  fut 
reconnu  par  un  marchand  biscayen  qui,  le  voyant  en  un  si 
triste  état,  lui  offrit  argent  et  vêtements  ;  mais  il  n'accepta  rien  : 
il  le  pria  seulement  de  lui  procurer  une  entrevue  avec  le  doge 
André  Gritti.  Il  voulait  demander  passage  sur  un  navire,  qui 
allait  porter  à  Chypre  le  nouveau  lieutenant  de  la  République 
dans  cette  île.  L'audience  fut  obtenue  et  la  demande  accordée. 
Ignace  en  eût  cependant  peu  profité,  si  Dieu  lui-même,  pour 
qui  il  s'était  exposé  à  en  perdre  tout  l'avantage,  ne  fût  encore 
venu  manifestement  à  son  secours. 

Sur  le  vaisseau  que  montait  le  saint  pèlerin,  il  y  avait  maints 
passagers  qui  cherchaient  à  charmer  l'ennui  d'une  longue 
navigation,  par  une  manière  de  vivre  et  des  discours  assez 
désordonnés.  Les  matelots  étaient  pires  encore  :  après  avoir 
imploré  Dieu  pendant  la  tempête,  ils  l'insultaient  quand  tout 
danger  avait  cessé.  Ignace,  toujours  prêt  à  combattre  pour  la 
gloire  de  Dieu  et  ne  pouvant  ramener  par  la  douceur  des  hom- 
mes aussi  grossiers  que  méchants,  finit  par  leur  reprocher  avec 
force  d'oser,  si  près  de  la  mort  et  de  l'enfer,  provoquer  la  colère 
du  ciel.  Le  seul  résultat  de  son  zèle  fut  de  faire  concevoir  à  ces 
misérables  le  projet  de  jeter  l'importun  prédicateur  sur  une  île 
inhabitée  et  de  l'y  abandonner.  Quelques  passagers,  ayant 
découvert  le  complot,  en  avertirent  Ignace,  le  conjurant  de 
cesser  des  efforts  inutiles  aux  autres,  et  dangereux  pour  lui- 
même.  Un  péril  aussi  prochain  ne  put  l'ébranler  ;  il  savait  la 
volonté  de  Dieu  plus  puissante  que  le  mauvais  vouloir  des 
méchants  ;  il  savait  qu'à  cette  volonté  obéissent  et  les  vents  et 
la  mer. 

Il  l'éprouva  bientôt  à  la  hauteur  de  l'île  fatale.  Tandis  que  le 
pilote  gouvernait  vers  le  rivage,  il  s'éleva  un  vent  impétueux 


84  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 


qui  rejeta  le  navire  en  pleine  mer.  Bien  plus,  le  vent  redoublait 
de  violence  à  chaque  tentative  d'abordage  :  ils  furent  donc  con- 
traints malgré  eux  de  cingler  de  nouveau  vers  Chypre. 

Cependant  Dieu  récompensa  son  serviteur  d'un  zèle  si 
méconnu  des  hommes,  par  de  célestes  apparitions.  Le  Sauveur 
daigna  le  consoler  lui-même,  tandis  que  retiré  dans  le  coin  le 
plus  abandonné  du  navire,  il  pleurait  sur  les  outrages  faits  à  la 
Majesté  divine  par  ces  hommes  aussi  aveugles  que  corrompus. 

A  son  arrivée  à  Chypre,  il  trouva  le  vaisseau  qui  portait  les 
pèlerins  en  Terre-Sainte,  prêt  à  mettre  à  la  voile  ;  il  y  monta. 
Enfin  après  quarante-huit  jours  de  navigation,  depuis  son 
départ  de  Venise  le  14  juillet  jusqu'au  31  août  1523,  il  abordait 
à  Jaffa  en  Syrie.  Quatre  jours  plus  tard  l'heureux  pèlerin  arrivait 
aux  portes  de  Jérusalem. 


Ignace  visite  les  Saints- Lieux.  —  On  le  contraint  de  revenir  en 
Europe.  —  Vertus  qu'il  pratique  à  Barcelone.  —  Réforme  qu'il 
opère  dans  le  monastère  des  Saints-Anges.  —  Son  zèle  lui  attire 
de  mauvais  traitements  ;  sa  patience  désarme  ses  ennemis.  — 
Ignace  obtient  la  résurrection  d'un  homme  qui  s'était  pendu. 


LA  vue  de  la  terrre  consacrée  par  les  travaux 
et  les  souffrances  du  Sauveur,  Ignace  res- 
sentit une  joie  inexprimable.  On  peut  en 
juger  par  l'ardent  désir  qu'il  avait  nourri, 
dès  le  moment  de  sa  conversion,  de  visiter 
ces  contrées  bénies  et  par  cet  amour  toujours 
croissant  dont  l'embrasaient  les  visites  de 
Notre-Seigneur.  Que  de  périls  courus,  que  d'obstacles  surmon- 
tés pour  arriver  à  ce  terme  qui  était  là  sous  ses  yeux.  Cette 
année  même,  les  Turcs,  enhardis  par  leurs  récents  succès  et 
surtout  par  la  prise  de  Rhodes  sur  les  chevaliers,  infestaient 
la  mer,  enlevaient  une  foule  d'esclaves  et  par  la  terreur  détour- 
naient les  chrétiens  d'entreprendre  ce  pieux  pèlerinage. 

Mais  plein  de  confiance  en  Dieu,  Ignace  ne  redoutait  aucun 
danger.  Il  n'aurait  même  pas  craint  de  se  lancer  en  pleine  mer 
sur  une  simple  planche,  pour  aborder  à  cette  terre  sanctifiée  par 
le  Fils  de  Dieu. 

On  sait  d'ailleurs  que,  malade  au  moment  du  départ,  il 
s'était  embarqué  malgré  l'opposition  des  médecins.  Le  voyage 
lui  fut  favorable  et  lui  rendit  la  santé  (s?).  Aussi  que  de  larmes 
s'échappèrent  de  ses  yeux,  lorsqu'il  vit  s'avancer  en  procession, 
au  devant  des  pèlerins,  les  Franciscains  gardiens  du  saint 
Sépulcre. 

En  visitant  tous  les  lieux  bénis  qui  évoquent  de  si  touchants 
souvenirs,  Ignace  éprouva  les  mêmes  sentiments  que  s'il  eût  vu 
le  Christ  naître  à  Bethléem,  prêcher  sa  divine  doctrine  dans  la 


86  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 


ville  sainte,  mourir  sur  le  Calvaire,  selever  au  ciel  sur  le  Mont 
des  Oliviers.  Comme  sa  méthode  de  méditation  consistait  à  se 
représenter  d'abord  le  lieu  où  le  mystère  s'était  opéré,  il  grava 
dans  sa  mémoire  tous  les  différents  sites  qu'il  visita.  Il  espérait 
se  servir  plus  tard  de  ces  souvenirs,  si  la  volonté  de  Dieu  n'était 
pas  qu'il  demeurât  en  Palestine  pour  prêcher  aux  infidèles  la 
foi  de  Jésus-Christ,  et  obtenir  pour  lui-même  la  grâce  du 
martyre. 

Dans  la  solitude  de  Manrèse,  Dieu  même  avait  appris,  il  est 
vrai,  à  son  serviteur,  qu'il  le  destinait  à  gagner  beaucoup  d'âmes, 
et  que  dans  ce  but,  il  lui  associerait  des  compagnons,  dont  il  lui 
esquissa  dès  lors  à  grands  traits  le  futur  genre  de  vie.  Cepen- 
dant rien  n'avait  été  révélé,  ni  sur  le  choix  de  ces  premiers 
disciples,  ni  sur  le  lieu  de  leur  réunion.  Suppléant  alors  par  son 
propre  jugement  à  ce  que  la  lumière  céleste  ne  lui  avait  pas  fait 
connaître,  Ignace  s'était  persuadé  que  cette  association  devait  se 
former  en  Palestine,  où,  depuis  le  premier  moment  de  sa  con- 
version, il  avait  senti  un  ardent  désir  de  se  rendre  et  de  se 
fixer. 

Il  avait  donc  apporté  d'Europe  des  lettres  de  recommanda- 
tion pour  les  Pères  Franciscains.  Toutefois  en  remettant  ces 
lettres  au  P.  Gardien,  il  n'exposa  d'autre  motif  de  sa  résolution 
que  son  désir  de  satisfaire  sa  propre  dévotion.  Le  P.  Gardien 
encouragea  ses  espérances  et  lui  promit  ses  bons  offices  auprès 
du  P.  Provincial,  qui  pouvait  seul  accorder  une  permission  de 
séjour.  On  l'attendait  prochainement  de  Bethléem. 

Mais  Dieu  avait  d'autres  desseins  sur  son  serviteur.  Voulant 
lui  manifester  sa  protection  non  à  Jérusalem,  mais  à  Rome,  il 
avait  disposé  les  événements  d'une  manière  bien  différente. 

Au  moment  où,  rempli  de  confiance,  Ignace  écrivait  (88)  à  ses 
amis  d'Europe,  pour  prendre  congé  des  uns  et  inviter  les  autres 
à  le  rejoindre,  le  P.  Provincial  arriva  et  lui  donna  audience. 
Après  avoir  d'abord  loué  son  pieux  dessein,  il  déclara  que, 
malgré  toute  sa  bonne  volonté,  il  ne  pouvait  lui  permettre  de 
l'accomplir,  sans  nuire  gravement  aux  intérêts  de  son  couvent  ; 
car  ses  religieux  avaient  déjà  beaucoup  de  peine  à  subsister,  vu 
la  modicité  des  aumônes  en  ces  pays-là.  «  Vous  n'avez  vous- 
«  même,  ajouta-t-il,   d'autre  ressource  que  la  charité  publique  ; 


LIVRE  PREMIER.   —  CHAPITRE  VIII.  87 

«  vous  nous  priveriez  donc  d'une  partie  de  ce  peu  qui  forme 
«  notre  indispensable  nécessaire.  Du  reste  vous  pourrez  vous 
«  convaincre  de  la  vérité  de  mes  paroles,  en  voyant  demain 
«  plusieurs  frères  s'embarquer  pour  l'Italie  sur  le  vaisseau  des 
«  pèlerins  ;  je  ne  les  y  renvoie  que  parce  que  la  rareté  des  vivres 
«  ne  me  permet  pas  de  les  garder  en  Palestine.  » 

Ignace  protesta  qu'il  entendait  bien  ne  lui  être  nullement  à 
charge  ;  il  ne  lui  demandait  que  des  secours  purement  spirituels, 
comme  de  l'entendre  en  confession  et  de  lui  donner  la  commu- 
nion. Le  P.  Provincial  ne  se  rendit  pas;  il  ajouta  même  qu'il  ne 
considérait  pas  seulement  dans  cette  circonstance  l'intérêt  du 
couvent,  mais  encore  son  danger  personnel;  car  il  arrivait  sou- 
vent que  les  pèlerins,  outrepassant  les  limites  assignées  aux 
chrétiens,  étaient  ou  tués  par  les  Turcs,  ou  emmenés  en  escla- 
vage ;  or,  après  l'enlèvement  d'un  pèlerin,  la  charité  obligeait  le 
monastère  à  racheter  le  prisonnier.  Il  exigea  donc  qu'Ignace  se 
disposât  à  partir  dès  le  lendemain  avec  les  autres  voyageurs. 
Ignace,  extrêmement  affligé,  répondit  que  la  crainte  de  la  mort 
ou  de  l'esclavage  ne  suffirait  pas  pour  le  décider  à  s'éloigner,  et 
que  celle  d'offenser  Dieu  en  demeurant  pourrait  seule  l'y  dé- 
terminer. 

«  Et  vous  l'offenseriez,  en  effet,  reprit  le  P.  Provincial,  si  vous 
«  restiez  ici  contre  ma  volonté.  »  En  même  temps  il  lui  montra 
une  Bulle  du  Pape,  qui  donnait  aux  religieux  le  droit  d'excom- 
munier quiconque  demeurerait  en  Terre-Sainte  sans  leur  per- 
mission. 

Ignace  n'en  voulut  pas  voir  davantage  ;  il  baissa  la  tête  et 
sortit  à  l'instant  pour  se  disposer  à  obéir  (8q).  Croyant  rester  en 
Palestine,  il  avait  pris  congé  de  ses  amis  d'Europe  ;  maintenant 
qu'il  partait,  il  voulut  aussi  prendre  congé  du  Sauveur  :  il  quitta 
donc  furtivement  ses  compagnons,  et,  sans  prendre  de  guide 
pour  se  défendre  contre  les  Turcs,  il  courut  au  Mont  des  Oli- 
viers vénérer  et  baiser  de  nouveau  les  saints  vestiges  que  Jésus- 
Christ,  en  montant  au  ciel,  laissa  imprimés  sur  le  rocher.  Il 
acheta  cette  permission  des  gardes  en  leur  donnant  son  canif  (9°). 

Après  avoir  satisfait  sa  dévotion,  il  résolut  d'aller  visiter 
le  sanctuaire  de  Bethphagé  ;  mais  se  rappelant  en  chemin  qu'il 
n'avait  pas  assez  exactement  observé  la  position   des  pieds  du 


88  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE   DE   LOYOLA. 

Sauveur,  pour  savoir  vers  quel  point  du  globe  Jésus  était  tourné 
quand  il  quitta  la  terre,  il  revint  à  la  montagne  des  Oli- 
viers, donna  aux  gardes  une  paire  de  ciseaux,  seul  objet  qui  lui 
restât,  et  parvint  à  faire  l'observation  désirée. 

Sur  ces  entrefaites,  les  religieux,  s'apercevant  de  l'absence 
d'Ignace,  devinèrent  bientôt  la  cause  de  sa  disparition  momen- 
tanée. Ils  envoyèrent  donc  à  sa  recherche  un  arménien  employé 
au  service  du  monastère.  Celui-ci  rencontra  le  saint  pèlerin, 
comme  il  descendait  de  la  montagne,  l'aborda  avec  des  paroles 
grossières,  le  menaça  même  de  son  bâton,  et,  le  prenant  rude- 
ment par  le  bras,  le  ramena  au  couvent.  Mais  Ignace  n'avait 
rien  senti  de  tout  cela  ;  car  au  moment  même  où  arrivait 
l'arménien,  notre  divin  Rédempteur  lui  avait  apparu,  le  conso- 
lant et  marchant  devant  lui  jusqu'au  monastère.  Le  lendemain 
Ignace  quitta  la  Terre-Sainte  où  il  laissait  son  cœur,  emportant 
pour  unique  consolation  l'espérance  d'y  revenir. 

Les  pèlerins,  arrivés  à  Chypre,  y  trouvèrent  trois  vaisseaux 
prêts  à  lever  l'ancre  :  l'un  était  turc,  l'autre,  gros  navire  bien 
armé,  appartenait  à  un  marchand  vénitien  ;  le  troisième  n'était 
qu'un  petit  bâtiment  en  mauvais  état.  La  plupart  des  passagers 
choisirent  le  gros  bateau  vénitien,  car  l'hiver,  où  on  allait 
entrer,  rendait  la  traversée  dangereuse.  Ignace  n'avait  pas  de 
quoi  payer  son  passage.  Plusieurs  pèlerins  prièrent  le  capitaine 
de  le  recevoir  par  charité,  assurant  que  c'était  admettre  un 
saint  à  bord.  Le  capitaine  ne  répondit  que  par  une  raillerie 
impie:  «  Sic  est  îlu  saint,  dit-il,  qua-t-il  besoin  de  vaisseau,? 
«  Il  peut  bien  faire  un  miracle  et  marcher  ster  la  mer.  »  Ainsi 
parla  cet  homme,  ou  plutôt  l'avarice,  dont  l'apparente  sagesse 
n'est  souvent  qu'une  folie  réelle. 

L'armateur  du  petit  navire  agit  tout  autrement.  A  la  première 
demande  qu'on  lui  en  fit,  il  consentit  à  recevoir  Ignace  pour 
l'amour  de  Dieu.  C'était  à  Dieu  en  effet  qu'il  appartenait  de 
récompenser  chacun  selon  ses  mérites. 

On  leva  l'ancre  avant  l'aurore,  et  les  trois  vaisseaux  marchè- 
rent de  concert  avec  un  vent  favorable  jusqu'au  coucher  du 
soleil.  A  ce  moment  s'éleva  une  raffale  qui  sépara  les  bâtiments. 
Le  vaisseau  turc,  battu  par  la  tempête,  sombra  en  pleine  mer 
avec  tout  l'équipage;  le  vénitien,  qui  avait  essayé  de  se  rappro- 


LIVRE  PREMIER.  —  CHAPITRE  VIII.  89 

cher  de  la  terre,  fut  brisé  sur  les  côtes  de  Chypre  ;  les  passagers 
se  sauvèrent,  mais  tout  le  chargement  fut  perdu. 

Le  petit  bâtiment,  vieux  et  frêle,  devait  naturellement  suc- 
comber le  premier  à  la  violence  de  la  tempête  :  il  échappa  comme 
par  miracle.  Après  avoir  failli  sombrer  plusieurs  fois,  il  fît  escale 
dans  un  port  de  la  Pouille  pour  se  ravitailler.  Puis  s'étant  remis 
en  route  pour  Venise,  il  arriva  heureusement  dans  cette  ville 
vers  la  mi-janvier  1524,  après  une  traversée  de  deux  mois  et 
demi. 

Cependant  Ignace  voyait  la  Palestine  fermée  à  ses  travaux. 
Longtemps  il  chercha  dans  son  cœur  les  moyens  de  satisfaire 
un  zèle  chaque  jour  grandissant.  Il  lui  semblait  recevoir  d'une 
voix  intérieure  l'avertissement  que,  sans  lettres  ni  études,  il  ne 
pourrait  jamais  se  risquer  à  enseigner  les  choses  de  Dieu,  ni 
par  conséquent  travailler  au  salut  du  prochain.  Cette  pensée  le 
mit  sur  la  voie  qui  devait  aboutir  à  la  fondation  de  la  Com- 
pagnie, but  unique  ou  principal  en  vue  duquel  Dieu,  après 
l'avoir  choisi,  le  favorisait  de  tant  de  grâces.  Poussé  par  cette 
conviction  intérieure,  il  se  décida  à  retourner  à  Barcelone.  Dans 
cette  ville,  la  charité  ne  le  laisserait  manquer  ni  d'aumônes  pour 
vivre,  ni  de  maîtres  pour  l'aider  dans  ses  études.  Il  se  remit 
donc  en  marche  au  cœur  de  l'hiver,  quoiqu'il  souffrît  encore  des 
fatigues  de  son  dernier  pèlerinage. 

Vêtu  d'une  simple  toile  et  d'une  mauvaise  robe  qui  lui  venait 
aux  genoux,  il  paraissait  ne  pouvoir  atteindre  Gênes,  à  travers 
des  plaines  et  des  montagnes  couvertes  de  neige,  sans  s'exposer 
à  mourir  de  froid.  De  toutes  les  offres  qu'on  lui  fit,  il  accepta 
seulement  une  pièce  de  gros  drap  qu'il  mit  en  double  sur  son 
estomac  malade  et  affaibli,  pour  en  apaiser  les  douleurs  exces- 
sives. On  lui  avait  donné  une  faible  somme  d'argent  ;  il  la  dis- 
tribua aux  pauvres  de  la  manière  suivante. 

Il  était  en  prières  dans  une  église  de  Ferrare,  lorsque 
plusieurs  mendiants,  s'approchant  de  lui,  implorèrent  sa  charité. 
Sur-le-champ  il  fit  l'aumône  à  chacun  d'eux,  et  la  petite  monnaie 
se  trouvant  vite  épuisée,  il  passa  aux  pièces  d'argent  (9I)  qu'il 
distribua  au  nombre  d'une  quinzaine  environ.  Alors  ces  malheu- 
reux, se  donnant  le  mot,  affluèrent  si  nombreux,  qu'en  un  moment 
sa  bourse  fut  absolument  vidée.   Comme  les  solliciteurs  conti- 


90  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

nuaient  toujours  d'arriver,  Ignace  avec  un  air  plein  de  compas- 
sion, les  pria  d'excuser  ses  refus,  et  les  assura  qu'il  ne  possédait 
plus  rien,  ni  pour  eux,  ni  pour  lui.  Ce  fut  pour  ces  pauvres 
gens  une  grande  merveille  de  voir  un  homme,  épuisé  de 
faim  et  de  froid,  leur  donner,  sans  songer  à  ses  propres  besoins, 
jusqua  sa  dernière  obole.  Mais  quand  ils  eurent  observé  son 
profond  recueillement,  quand  ils  le  virent  mendier  pour  sa  propre 
subsistance,  alors  ils  ne  doutèrent  plus  de  sa  sainteté,  et  dans  les 
rues  et  sur  les  places  publiques,  ils  criaient  en  le  désignant  du 
doigt  :  «  Voilà  le  Saint  ! ...  Voilà  le  Saint  ! ...  » 

Pendant  le  reste  de  son  voyage,  Ignace,  qui  ne  voulait  pas 
s'engager  dans  des  routes  détournées,  fut  obligé  de  passer  au 
milieu  des  armées  françaises  et  espagnoles,  et  de  traverser  des 
lieux  ravagés  par  les  deux  partis.  Il  y  courut  de  grands  dangers. 
La  nuit,  il  se  retirait  dans  les  ruines  de  quelque  maison  incen- 
diée. Le  jour,  ces  pays  abandonnés  ne  lui  offraient  presque 
aucune  ressource.  Plus  d'une  fois  il  fut  arrêté  par  des  soldats. 
Un  jour,  entr'autres,  quelques  Espagnols,  le  prenant  pour  un 
espion,  lui  demandèrent  avec  arrogance  quelles  affaires  l'avaient 
conduit  en  ces  lieux.  Ils  le  dépouillèrent  ensuite  de  ses  vête- 
ments, pour  chercher  dans  ses  poches  les  papiers  dont  ils  le 
croyaient  porteur. 

Ne  trouvant  rien,  ils  se  firent  un  cruel  divertissement  de  le 
traîner  presque  nu  chez  leur  capitaine. 

Ignace  supportait  avec  joie  cet  affront.  Il  se  rappelait  si 
vivement  le  tourment  du  Sauveur,  dans  une  circonstance  ana- 
logue, qu'il  remarquait  à  peine  ce  qui  se  passait  autour  de  lui. 
Mais  le  démon  crut  le  moment  opportun  de  lui  livrer  un  rude 
assaut.  Il  lui  fit  appréhender  de  n'en  être  pas  quitte  pour  la  con- 
fusion présente.  Aussitôt  son  imagination  frappée  lui  représenta 
les  tourments  au  moyen  desquels  on  allait  lui  arracher  ses  pré- 
tendus secrets,  puis  un  long  emprisonnement  suivi  d'une  série 
indéfinie  de  mauvais  traitements.  Pour  sortir  de  cette  impasse 
fâcheuse,  il  n'avait  qu'à  se  faire  connaître,  à  ne  point  parler  avec 
sa  simplicité  habituelle,  à  reprendre  son  langage  de  gentilhomme 
et  à  donner  au  commandant  ses  titres  d'honneur. 

Dans  cette  tentation  subtile,  Ignace  reconnut  les  raisonne- 
ments   de   l'amour-propre.    Cela  lui   suffit  pour  agir  en  sens 


LIVRE  PREMIER.  —  CHAPITRE  VIII.  91 

inverse  des  suggestions  du  démon.  Arrivé  devant  le  capitaine, 
il  se  comporta  envers  lui  comme  aurait  pu  le  faire  un  grossier 
paysan,  ne  le  salua  point,  répondit  à  ses  interrogations  avec 
lenteur,  sans  lui  donner  aucun  titre,  sans  lui  rien  dire  qui  pût 
exciter  la  compassion.  Ces  procédés  qui  auraient  pu  le  perdre, 
furent  précisément  ce  qui  le  sauva. 

Le  commandant,  prenant  pour  stupidité  ce  qui  était  en 
réalité  l'effet  d'une  humilité  sublime,  rendit  leur  prisonnier  aux 
soldats,  en  les  raillant  de  n'avoir  pas  su  discerner  un  idiot  d'un 
espion.  Ignace  recouvra  ses  habits  ;  mais  ses  persécuteurs  se 
vengèrent  en  le  maltraitant  indignement.  Un  officier,  ému  de 
pitié,  l'arracha  enfin  de  leurs  mains  et  lui  procura  un  asile  et 
quelque  nourriture  (92). 

Ignace  ne  sortit  du  quartier  des  Espagnols  que  pour  entrer 
bientôt  dans  celui  des  Français.  S'il  avait  espéré  récolter  là  une 
nouvelle  moisson  d'injures  et  de  souffrances,  cette  fois  il  fut 
trompé.  Dès  les  avant-postes  la  sentinelle  l'arrêta  et  le  fit  con- 
duire au  capitaine.  Celui-ci,  apprenant  par  les  premières  réponses 
du  prisonnier  qu'Ignace  était  biscayen  comme  lui  (93), l'accueillit 
avec  une  grande  bienveillance  et  ordonna  de  le  bien  traiter. 

Ces  bons  traitements  ne  lui  procurèrent  pas  seulement  un 
soulagement  dont  il  avait  grand  besoin,  ils  le  confirmèrent  dans 
la  résolution  de  se  reposer  de  toutes  choses  sur  Dieu  seul,  et 
d'accepter  avec  une  égale  joie  souffrances  et  consolations.  N'est- 
ce  pas  la  même  main  qui  d'un  même  amour  distribue  ces 
diverses  preuves  de  sa  Providence  sur  nous  ? 

Ignace  continuant  sa  route  atteignit  Gênes,  puis  de  Gênes 
partit  pour  Barcelone,  sur  un  navire  de  l'escadre  espagnole.  Sa 
traversée  ne  fut  troublée  qu'un  instant.  André  Doria,  alors  dans 
le  parti  de  la  France,  donna  longtemps  la  chasse  à  son  vaisseau. 
A  Barcelone  Ignace  trouva  dans  la  personne  de  Jérôme  Arde- 
balo  un  maître  bienveillant  qui,  par  esprit  de  charité,  lui 
enseigna  la  grammaire  dont  il  tenait  une  école  publique.  On  vit 
alors  un  homme,  âgé  de  trente-trois  ans,  se  faire  enfant  au  milieu 
d'une  troupe  d'enfants  et  apprendre  avec  eux  les  éléments  de 
la  langue  latine  (94).  Cet  apprentissage  d'un  nouveau  genre, 
qui,  au  premier  coup  d'œil,  n'offre  rien  de  bien  grand  ni  de  bien 
méritoire,   fut  pourtant  une  des  plus  fortes  preuves  du   zèle 


92  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE   DE   LOYOLA. 

d'Ignace  pour  le  service  de  Dieu.  Une  fois  convaincu  que  par 
l'étude  il  pouvait  devenir  un  instrument  Utile  à  sa  plus  grande 
gloire,  il  ne  considéra  plus,  ni  les  intérêts  particuliers  de  sa 
dévotion,  auxquels  il  fallait  désormais  enlever  un  temps  consi- 
dérable, ni  les  fatigues  inséparables  d'un  pareil  travail.  Il  entrait, 
en  effet,  dans  un  tout  autre  ordre  d'idées  ;  il  n'avait  pas  seule- 
ment à  réparer,  à  force  d'application,  les  années  perdues  dans 
l'oisiveté  des  camps,  il  lui  fallait  encore  vaincre  son  caractère  et 
ses  goûts,  pour  arriver  d'une  ignorance  complète  à  un  état  de 
préparation  tel  qu'il  pût  faire  ses  humanités  et  étudier 
fructueusement  la  théologie. 

Cette  nouvelle  phase  de  sa  vie  s'ouvrit  par  des  tentations 
étranges,  auxquelles  il  faillit  succomber. 

Quand,  à  Manrèse,  il  passait  tant  d'heures  de  la  nuit  et  du 
jour  dans  la  plus  haute  contemplation,  au  milieu  de  visites 
célestes,  d'extases  et  de  révélations,  jamais  les  démons  n'avaient 
essayé  ouvertement  d'en  détourner  son  esprit,  si  ce  n'est  lors  de 
la  fugitive  apparition  dont  nous  avons  déjà  parlé. 

A  Barcelone,  lorsqu'il  arrivait  en  classe,  la  porte  du  paradis 
s'ouvrait  pour  lui  :  son  âme  était  inondée  de  telles  délices,  et 
son  esprit  élevé  à  une  si  haute  communication  des  choses 
célestes,  que  livres  et  études,  tout  était  aussitôt  oublié.  Son 
temps  se  passait  en  soupirs,  en  larmes,  en  tendres  sentiments, 
en  actes  d'amour  de  Dieu,  sans  qu'il  s'inquiétât  d'apprendre  à 
conjuguer  le  verbe  amo,  amas,  qui  devait  lui  servir  à  les  exprimer. 
Ainsi,  dans  une  salle  pleine  d'enfants  bruyants,  il  éprouvait  les 
mêmes  joies  intérieures  que  dans  le  silence  et  la  solitude  de  sa 
grotte.  Mais  les  semaines,  les  mois  s'écoulaient  doucement,  et 
son  ignorance  restait  la  même. 

Ne  nous  étonnons  point  de  cette  ruse  du  mauvais  esprit. 
Quelle  plus  haute  mission  l'homme  peut-il  recevoir  que  de 
coopérer  avec  Dieu  à  la  conversion  des  âmes  !  Aussi,  quand 
l'étude  doit  conduire  à  ce  but  un  homme  zélé,  le  tentateur  croira 
toujours  gagner  beaucoup,  s'il  le  porte  à  s'enfoncer  dans  la 
théologie  mystique,  par  exemple,  puis  à  négliger  la  science 
nécessaire  aux  apôtres.  En  effet,  l'une  se  borne  à  la  propre 
jouissance  de  celui  qui  s'en  occupe,  tandis  que  l'autre  doit  pro- 
curer, avec  le  salut  du  prochain,  l'éternelle  gloire  de  Dieu. 


LIVRE  PREMIER.  —  CHAPITRE  VIII.  93 

Par  suite  de  ces  continuelles  distractions  couvertes  du  voile 
de  la  piété,  Ignace  aurait  pu  se  croire  appelé,  non  aux  lettres, 
mais  à  la  contemplation.  Peut-être  même  aurait-il  donné  dans 
ce  piège,  s'il  avait  eu  cette  pente  naturelle  à  l'amour-propre,  qui 
fait  souvent  prendre  les  illusions  pour  des  inspirations  divines. 
Heureusement  son  unique  désir  était  la  gloire  de  Dieu.  Il  en 
découvrit  plus  aisément  son  erreur,  et,  quand  il  l'eut  une  fois 
reconnue,  il  en  ressentit  une  extrême  confusion.  Conduisant 
alors  son  maître  dans  l'église  de  Santa  Maria  ciel  mar,  il  se 
mit  à  genoux  devant  lui,  demanda  pardon  de  sa  négligence 
passée,  avoua  l'illusion  qui  l'avait  détourné  de  ses  études,  s'en- 
gagea par  vœu  à  les  suivre  désormais  avec  une  grande  exactitude. 
Il  supplia  même  Ardebalo  d'exiger  de  lui  avec  la  dernière 
rigueur  les  mêmes  devoirs  que  des  autres  écoliers,  et  de  punir 
ses  omissions  ou  ses  oublis  des  mêmes  châtiments.  Chose  admi- 
rable !  l'artifice  du  démon  une  fois  découvert  et  rejeté,  les 
consolations  spirituelles  et  les  lumières  surnaturelles  qui  ravis- 
saient son  esprit  avec  une  si  douce  violence,  s'évanouirent 
entièrement.  Plus  tard,  quand  surviendront  des  sécheresses  et 
des  aridités  intérieures,  il  s'en  consolera  par  la  seule  espérance 
du  fruit  que  retireront  un  jour  de  ses  études  le  service  de  Dieu  et 
la  sanctification  du  prochain.  Il  détrompera  de  même  ses  disci- 
ples, quand,  déjà  fondateur  de  la  Compagnie,  il  les  verra  ne  se 
prêter  qu'à  contre-cœur  aux  études,  regretter  les  douceurs  de  la 
solitude,  et  oublier  les  fruits  de  salut  que  les  privations  présentes 
les  mettraient  en  état  d'opérer  un  jour  dans  les  âmes.  Lorsque 
la  source  des  consolations  tarira  pour  eux,  il  leur  rappellera 
que  la  patience,  l'humilité,  l'obéissance  pratiquées  au  temps  de 
la  sécheresse  et  de  l'aridité,  deviennent  aussi  une  consolation  et 
une  espérance.  Voici  d'ailleurs  comment  il  s'exprimait  sur  ce 
sujet  dans  une  lettre,  écrite  quelques  années  après  son  séjour  à 
Barcelone. 

«  Il  ne  faut  pas  s'étonner  que  nos  étudiants  n'éprouvent  pas 
«  dans  leurs  dévotions  toutes  les  douceurs  désirables;  car  Celui 
«  à  qui  seul  il  appartient  de  dispenser  cette  grâce,  l'accorde 
«  quand  et  à  qui  il  lui  plaît  ;  et  on  peut  croire  que,  pendant  le 
«  cours  d'études  ordinairement  pénibles  pour  l'esprit,  la  divine 
«  Providence  suspend  ces  douceurs  sensibles,  parce  que  tout  en 


94  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

«  procurant  une  grande  joie  à  l'âme,  elles  fatiguent  et  épuisent 
«  les  forces  du  corps.  D'ailleurs  l'application  aux  sciences  spé- 
«  culatives  tarit  et  dessèche  les  affections  du  cœur.  Néanmoins, 
«  si  les  études  n'ont  d'autre  but  que  le  service  de  Dieu,  elles 
«  sont  par  elles-mêmes  une  excellente  pratique  de  dévotion. 
«  Pourvu  que  le  fondement  de  la  vertu  ne  soit  pas  ébranlé, 
«  pourvu  que  l'on  consacre  à  l'oraison  le  temps  prescrit  par  les 
«  constitutions,  on  ne  doit  point  s'affliger  de  la  sécheresse,  mais 
«  recevoir  avec  résignation,  de  la  main  de  Dieu,  ce  qu'il  lui  plaît 
«  de  nous  donner,  et  s'attacher  à  ce  qui  importe  par  dessus  tout, 
«  à  la  patience,  à  l'humilité,  à  l'obéissance  et  à  la  charité  (95).  » 

Cependant  Ignace  ne  diminuait  rien,  ni  de  ses  austérités,  ni 
de  ses  oraisons.  Quoique  Jean  Pascual,  fils  d'Agnès,  chez  qui  il 
occupait  une  pauvre  mansarde,  eût  voulu  partager  sa  table  avec 
lui,  il  n'y  consentit  jamais  ;  mais  en  allant  à  l'école  et  en  reve- 
nant, il  mendiait  le  morceau  de  pain  nécessaire  à  la  subsistance 
du  jour  (9Ô).  S'il  venait  à  recevoir  plus  que  le  strict  nécessaire, 
il  regardait  le  surplus  comme  superflu  pour  lui  et  en  distribuait 
aux  pauvres  la  meilleure  part.  La  grande  estime  qu'on  lui  por- 
tait, lui  procurait  d'abondantes  aumônes  en  argent  et  en  vête- 
ments; mais  à  peine  les  avait-il  entre  les  mains,  qu'elles  passaient 
dans  celles  des  indigents.  Un  grand  nombre  de  malheureux 
entourait  même  sa  maison  ;  ils  comptaient  sur  Ignace  quoi- 
qu'Ignace  fût  encore  plus  pauvre  qu'eux.  Il  se  faisait  leur  père 
et  leur  soutien  ;  il  les  aimait  et  les  servait,  comme  si  dans  leur 
personne  il  avait  vu  son  Sauveur.  «  Pourquoi,  lui  dit  un  jour 
«  Agnès  Pascual,  pourquoi  donnez-vous  aux  pauvres  ce  que 
«  vous  avez  de  meilleur  ?  N'êtes-vous  pas  pauvre  vous  aussi  ?  » 
Mais  Ignace  lui  répondit:  «  Que  feriez-vous  vous-même  si  Jésus- 
«  Christ  venait  vous  demander  l'aumône  ?  Auriez-vous  le  cou- 
«  rage  de  lui  donner  ce  que  vous  auriez  de  moins  bon  ?» 

En  arrivant  à  Barcelone,  Ignace  avait  voulu  reprendre  ses 
anciennes  austérités,  mais  les  douleurs  d'un  estomac  délabré  le 
forcèrent  d'y  renoncer.  Il  sut  y  suppléer  par  d'autres  rigueurs 
presque  aussi  rudes,  mais  plus  cachées.  L'humilité  se  trouvait 
ainsi  doublement  satisfaite.  Il  prenait  toujours  le  temps  de  l'orai- 
son sur  le  sommeil.  Le  jeune  fils  de  son  hôtesse,  Jean  Pascual, 
était  curieux  de  savoir  ce  qui  pouvait  l'occuper  si  longtemps.  Il 


LIVRE  PREMIER.  —  CHAPITRE  VIII.  95 

l'épia  donc  en  secret.  Voici  ce  qu'il  parvint  à  découvrir.  Ignace, 
après  avoir  tenu  quelque  temps  les  yeux  fixés  vers  le  ciel,  com- 
mençait son  oraison,  tantôt  les  bras  étendus  en  forme  de  croix, 
tantôt  prosterné  contre  terre,  dans  l'attitude  du  plus  profond 
recueillement  ;  il  restait  ensuite  à  genoux,  immobile  comme  une 
statue,  jusqu'à  ce  que  son  visage  s'enflammant,  d'abondantes 
larmes  commençaient  à  couler  de  ses  yeux.  Plus  d'une  fois,  ra- 
contait Pascual,  la  chambre  se  remplissait  d'une  éblouissante 
splendeur  que  le  Saint  semblait  y  répandre  ;  d'autres  fois  il  s'éle- 
vait de  terre  à  la  hauteur  de  quatre  ou  cinq  palmes,  et  dans  cette 
attitude,  poussait  des  soupirs  embrasés  ;  ou  bien  on  l'entendait 
s'écrier  :  «  Oh  !  Seigneur,  si  les  hommes  vous  connaissaient  ! 
«  Oh!  Dieu  infiniment  bon,  comment  pouvez-vous  supporter  un 
«  misérable  pécheur  tel  que  moi  !  » 

Pascual,  on  le  conçoit,  fut  vivement  frappé  de  ces  merveilles, 
et  il  se  plaisait  plus  tard  à  les  raconter  à  ses  enfants.  S'ils  avaient 
connu,  disait-il,  cet  hôte  si  saint  et  si  doux,  ils  baiseraient  la 
trace  de  ses  pas  et  les  murs  de  sa  chambre.  Et  alors  le  Barce- 
lonais laissait  échapper  des  larmes,  se  frappait  la  poitrine  et 
regrettait  avec  amertume  de  n'avoir  pas  mieux  profité  de  la 
présence  d'Ignace.  Les  faveurs  divines  dont  le  Seigneur  com- 
blait son  serviteur  ne  venaient  pas  seulement  le  chercher  dans 
sa  modeste  cellule  ;  malgré  le  soin  qu'il  prenait  de  les  tenir  ca- 
chées, elles  se  révélaient  parfois  en  lui  avec  une  force  irrésistible. 
Les  religieuses  du  couvent  de  Saint-Jérôme  à  Barcelone  le 
virent  un  jour,  après  avoir  passé  deux  ou  trois  heures  devant 
l'autel  de  Saint-Matthieu,  immobile  comme  une  statue  de  pierre, 
s'élever  de  terre  toujours  à  genoux,  le  visage  rayonnant  d'une 
beauté  vraiment  angélique  (97). 

Cependant  Ignace  ne  s'occupait  pas  avec  moins  de  zèle  du 
salut  du  prochain  que  de  sa  propre  perfection  :  sa  patience  et 
sa  charité  éclatèrent  surtout  dans  la  réforme  du  monastère  des 
Saints-Anges,  situé  hors  des  murs  de  la  ville,  entre  la  porte 
Neuve  et  la  porte  Saint-Daniel. 

On  y  recevait  les  visites  de  gens  assez  licencieux,  et  le  danger 
était  aussi  imminent  que  le  scandale  était  public.  Ignace  s'effor- 
ça de  remédier  à  ce  mal,  quelles  que  pussent  en  être  pour  lui 
les  conséquences  :  il  choisit  donc  cette  église  pour  le  lieu  ordi- 


96  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 


naire  de  ses  dévotions.  Jl  y  passait  souvent  des  heures  entières 
à  prier  et  à  demander  à  Dieu  l'heureux  succès  de  son  entreprise. 
Sa  modestie,  ses  larmes,  la  ferveur  qui  brillait  sur  son  visage, 
et  son  assiduité  à  la  prière,  excitèrent  l'attention  des  religieuses. 
Elles  le  regardèrent  d'abord  avec  curiosité,  bientôt  avec  respect, 
cherchèrent  à  savoir  qui  il  était,  et  apprirent  enfin  qu'il  passait 
dans  toute  la  ville  pour  un  saint.  Elles  désirèrent  alors  l'entendre 
parler  des  choses  de  Dieu  :  il  y  consentit  et  commença  à  traiter 
en  leur  présence  des  importants  devoirs  et  de  l'excellence  de  la 
vie  religieuse.  Il  leur  représenta  ensuite  avec  force  l'outrage 
fait  à  Dieu  par  la  vie  scandaleuse  de  quelques-unes  d'entre  elles, 
le  discrédit  jeté  sur  leur  couvent,  les  mauvais  exemples  donnés 
aux  cœurs  innocents  dont  elles  pouvaient  causer  la  perte,  enfin 
les  châtiments  réservés  à  leurs  crimes,  châtiments  d'autant  plus 
terribles  que  les  offenses  des  personnes  consacrées  à  Dieu  sur- 
passent en  malice  celles  des  autres  pécheurs.  Bientôt  leurs  yeux 
s'ouvrirent  à  la  vérité,  et  leur  cœur  au  repentir  ;  elles  pleurèrent 
le  malheureux  état  où  elles  avaient  si  aveuglément  vécu.  Cette 
œuvre  de  conversion  n'avait  pas  été  l'affaire  de  quelques  jours. 
Pour  l'assurer  et  la  consolider,  Ignace  continua  ses  exhortations, 
et  finit  par  amener  les  religieuses  à  suivre  ses  Exercices  :  la 
clôture,  la  régularité,  le  recueillement,  la  ferveur  la  plus  édifiante 
en  furent  les  fruits.  Dès  lors  les  séducteurs  trouvèrent  les  portes 
closes  ;  tout  accès  leur  fut  même  interdit.  Ils  en  conçurent  une 
véritable  fureur.  Voyant  qu'Ignace,  sans  se  laisser  intimider  ni 
par  les  menaces  ni  par  les  mauvais  traitements  subis  deux  fois 
déjà,  persistait  à  encourager  la  réforme  par  ses  instructions,  ils  ré- 
solurent de  renverser  l'obstacle  en  assassinant  l'homme  de  Dieu. 

Un  jour  donc  qu'il  revenait  du  monastère  avec  un  saint  prêtre 
nommé  Puyalto,  son  aide  dans  cette  affaire,  deux  esclaves  noirs 
fondirent  tout  à  coup  sur  eux,  près  de  la  porte  Saint-Daniel,  et 
les  frappèrent  si  cruellement  que  le  prêtre,  dit-on,  en  mourut. 
Ignace  couvert  de  blessures  resta  sur  la  route:  il  dut  la  vie  à 
un  évanouissement  que  les  assassins  prirent  pour  la  mort. 

Tant  qu'il  conserva  ses  sens  et  la  parole,  il  resta  impassible 
sous  les  coups  dont  on  l'accablait,  ne  cessant  de  bénir  Dieu  et 
d'implorer  sa  miséricorde  non  moins  pour  ses  assassins  que  pour 
lui-même,  qui  acceptait  la  mort  avec  joie. 


LIVRE  PREMIER.  —  CHAPITRE  VIII.  97 


Un  meunier  venant  à  passer  le  releva,  le  plaça  sur  son  mulet 
et  le  porta  à  la  maison  d'Agnès  et  de  Jean  Pascual  (98).  Le  Saint 
y  arriva  tellement  épuisé,  qu'il  paraissait  près  d'expirer  ;  tout 
son  corps  était  livide,  brisé  et  endolori.  Pour  l'aider  à  changer 
de  place  dans  son  lit,  on  le  soulevait  sur  un  drap,  et  cela  même 
lui  occasionnait  d'excessives  souffrances.  Au  bout  de  trente  jours, 
on  le  crut  perdu  et  on  lui  administra  les  derniers  sacrements. 

Pendant  ce  temps,  le  saint  malade  recevait  de  continuelles 
visites  des  principaux  habitants  de  Barcelone,  hommes  et  fem- 
mes, car  il  était  universellement  considéré  comme  un  apôtre. 
Jean  Pascual,  à  qui  nous  devons  la  relation  de  cet  événement, 
cite  parmi  eux  des  personnages  de  la  plus  haute  noblesse, 
entre  autres  Dona  Stéphanie  de  Requesens,  fille  du  comte  de 
Palamos  et  épouse  de  Don  Jean  de  Requesens,  Dona  Isabelle 
de  Bogados,  Dona  Guiomar  Gralla,  Dona  Isabelle  de  Josa,  etc. 
Ignace  ne  s'était  jamais  trouvé  plus  heureux  qu'à  ce  moment  où, 
comme  son  divin  Maître,  il  allait  perdre  la  vie  pour  le  salut  de 
ses  frères. 

Mais  les  vives  douleurs  causées  par  ses  blessures  lui  parais- 
saient peu  de  chose  dans  la  soif  qu'il  avait  de  souffrir.  Ce  fut, 
en  effet,  seulement  sur  l'ordre  exprès  de  son  confesseur,  religieux 
d'un  grand  mérite,  le  P.  Jacques  d'Alcantara  de  l'ordre  de  Saint- 
François,  confesseur  du  monastère  de  Jésus,  qu'il  consentit  à  se 
laisser  enlever  son  cilice.  Ce  cilice,  Jean  Pascual  le  conserva  et 
le  légua  à  ses  enfants  comme  leur  plus  précieux  héritage.  De- 
puis, cet  instrument  de  pénitence  servit  à  rendre  la  santé,  la  vie 
même  à  plusieurs  malades  de  Barcelone.  En  1606,  le  duc  de 
Monteleon,  vice-roi  de  Catalogne,  l'obtint  à  force  de  prières,  et 
le  garda  comme  un  trésor  pour  sa  maison. 

Les  visites  les  plus  précieuses  aux  yeux  d'Ignace  étaient  bien 
moins  celles  des  riches  et  des  grands  que  celles  des  pauvres. 
Connaissant  son  état,  les  pauvres  accouraient  en  foule  prendre 
de  ses  nouvelles  :  tous  demandaient  avec  ardeur  la  conservation 
de  celui  qui  était  pour  le  Seigneur  un  serviteur  si  fidèle,  et  pour 
les  indigents  un  père  si  tendre.  Mais  Ignace  ne  devait  pas  per- 
dre pour  le  salut  d'un  seul  monastère,  une  vie  destinée  de  Dieu 
même  à  des  œuvres  si  importantes. 

Après  cinquante-quatre  jours  de   souffrances,   le  danger  s'é- 

Histoire  de  S.  Ignace  de  Loyola.  7 


98  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

loigna,  et  le  malade  put  enfin  quitter  le  lit.  Une  fois  ses  forces 
revenues,  le  premier  usage  qu'il  en  fit  fut  de  retourner  au  mo- 
nastère des  Anges  et  d'y  soutenir,  par  de  nouveaux  entretiens, 
les  saintes  résolutions  des  converties.  Agnès  Pascual,  qui  avait 
pour  lui  la  tendresse  d'une  mère,  l'admirait  et  tremblait  tout  à 
la  fois  ,  ne  doutant  pas  que  les  méchants,  exaspérés  de  nouveau 
contre  lui,  ne  finissent  par  le  faire  périr  :  elle  le  conjurait  donc 
de  ne  plus  retourner  dans  un  lieu  où  il  courait  tant  de  dangers. 
Il  répondit  à  Agnès  qu'il  ne  comprenait  pas  de  félicité  plus 
grande  que  de  souffrir  pour  le  service  de  Dieu  et  de  mourir  pour 
le  salut  de  ses  frères. 

Une  vertu  si  véritablement  héroïque  lui  obtint,  non  seulement 
le  secours  d'en  haut,  pour  surmonter  les  obstacles  qui  s'oppo- 
saient à  l'accomplissement  de  son  œuvre,  mais  encore  la  conver- 
sion de  son  adversaire  le  plus  acharné. 

Un  jour  qu'Ignace  revenait  du  monastère,  il  rencontra  un 
marchand,  nommé  Ribera,  qui,  se  jetant  à  ses  pieds,  s'avoua 
pour  le  principal  auteur  du  crime,  lui  en  demanda  pardon  avec 
un  profond  sentiment  de  repentir  et  lui  promit  solennellement 
de  changer  de  vie  :  promesse  qu'il  tint  fidèlement.  Ce  fut  moins 
à  l'horreur  de  son  forfait  que  Ribera  dut  de  rentrer  en  lui-même 
qu'à  la  vertu  dont  notre  Saint  avait  fait  preuve  à  ses  yeux.  Par 
un  admirable  dévoûment,  Ignace  avait  obstinément  gardé  le 
silence  et  sur  l'esclave  qui  lavait  frappé  et  sur  l'instigateur  de 
l'attentat.  Cette  conversion  fut  sans  doute  aussi  l'effet  des  priè- 
res que  saint  Ignace,  véritable  imitateur  du  Christ,  offrait  con- 
tinuellement à  Dieu  pour  le  salut  de  ses  ennemis. 

Ce  ne  fut  pas  la  seule  circonstance  où  l'on  put  connaître 
l'efficacité  de  ses  prières  pour  la  conversion  et  le  salut  d'un 
pécheur.  A  Barcelone,  deux  frères  nommés  Lisano,  divisés  par 
l'intérêt,  plaidaient  devant  les  tribunaux.  L'un  d'eux  ayant 
obtenu  une  sentence  favorable,  son  frère  ne  put  surmonter  son 
chagrin  ;  il  se  pendit  de  désespoir,  à  une  poutre  de  sa  maison. 
Tout  le  voisinage  retentissait  des  cris  de  ses  parents  et  de  ses 
amis,  témoins  de  cet  horrible  spectacle.  Ignace,  qui  revenait  du 
monastère  des  Anges,  entendant  cette  rumeur,  accourut  à  son 
tour  ;  touché  de  compassion  pour  cette  pauvre  âme,  il  fit  promp- 
tement  couper  la  corde.  On  essaya,   mais  en   vain,  de  rappeler 


LIVRE  PREMIER. 


CHAPITRE  VIII. 


99 


ce  malheureux  à  la  vie.  Ignace  se  mit  alors  à  genoux  près  de 
lui  et  supplia  le  Seigneur,  par  une  courte  mais  ardente  prière, 
de  lui  accorder  avec  la  vie  le  temps  nécessaire  pour  se  repentir 
de  son  crime  et  s'en  confesser.  Il  fut  exaucé  à  l'instant. 

Sous  les  yeux  des  assistants  stupéfaits,  Lisano  revint  à  la 
vie  (").  Et  cunctis  stupentibus  —  ce  sont  les  propres  expressions 
des  trois  auditeurs  du  tribunal  delà  Rote  —  et  7rei exitum  expe- 
ctantibus,  Lisanus  ad  vitam  rediit  ;  mais  il  ne  vécut  que  le 
temps  nécessaire  pour  confesser  ses  péchés  et  en  obtenir  le 


pardon. 


— :!:—     Chapitre  neuvième*    — :i 


Ignace    fait  diverses    prédictions   à  des    gens  qui  voulaient    le 
suivre,  quand  il  quitta    Barcelone  pour  se  rendre  à  Alcala. 


EPENDANT,  au  bout  de  deux  ans  de  tra- 
vail, Ignace  avait  fait  tant  de  progrès  dans 
ï  la  langue  latine  (IO°)  qu'au  jugement  de  ses 
maîtres  il  pouvait  monter  à  des  études  supé- 
%  rieures.  Il  résolut  alors  d'aller  à  Alcala,  dont 
^3-  l'Université,  récemment  fondée,  possédait 
tâvwpkm  les  maîtres  les  plus  éminents  dans  toutes  les 
branches  des  sciences  humaines  et  divines.  Mais  Dieu,  qui 
le  destinait  à  une  fin  encore  inconnue  de  son  serviteur,  le  con- 
duisait plus  encore  à  l'école  de  la  vertu  et  de  la  patience  qu'à 
celle  de  la  science  et  de  la  philosophie.  Beaucoup  de  ses  amis  et 
de  personnes  pieuses  s'offrirent  à  le  suivre,  non  seulement  pour 
être  ses  compagnons  d'étude,  mais  encore  pour  devenir  ses  dis- 
ciples dans  les  choses  spirituelles. 

Il  n'en  accepta  que  trois  :  Calixte,  Artiaga  et  Jacques  de 
Cacerès  (Iot).  Ils  ne  soutinrent  pas  leur  résolution  et  finirent  assez 
malheureusement.  Mais  parmi  ceux  qu'il  ne  voulut  pas  admet- 
tre, il  s'en  trouva  deux  en  particulier  auxquels  il  donna  de  son 
refus  des  raisons  qu'une  lumière  prophétique  avait  seule  pu 
lui  suggérer. 

Le  premier  était  un  jeune  Catalan,  natif  de  Girone,  nommé 
Michel  Rodes  ;  ce  fut  en  ces  termes  qu'Ignace  répondit  à  ses 
prières  :  «  Non,  vous  ne  devez  pas  m'accompagner;  vous  vivrez 
«  dans  le  monde,  vous  réussirez  dans  la  profession  de  juriscon- 
«  suite,  vous  aurez  une  femme  et  des  enfants,  et  l'un  d'eux  por- 
«  tera  l'habit  d'un  ordre  que  je  fonderai.  »  Quatorze  ans  s'écou- 
lèrent encore  avant  l'établissement  de  la  Compagnie,  et  tout  se 
passa  comme  il  l'avait  annoncé.  Michel  Rodés  devint  un 
excellent  jurisconsulte,   se  maria,  et  le  plus  jeune  de  ses  fils, 


HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA.  101 


nommé  comme  lui  Michel,  entra  dans  la  Compagnie,  se  fit 
remarquer  par  une  grande  austérité  de  mœurs,  par  un  grand 
zèle,  et  mourut  dans  une  heureuse  vieillesse. 

Lorsque  dans  sa  jeunesse,  Michel  Rodés  témoigna  à  son 
père  le  désir  d'entrer  dans  la  Compagnie  de  Jésus,  celui-ci 
raconta  la  prédiction  que  lui  avait  faite  le  Saint,  et  tous  deux  se 
réjouirent  d'en  voir  le  prochain  accomplissement.  Cependant, 
le  Provincial  ayant  tardé  de  répondre  à  la  demande  d'admission 
faite  par  le  jeune  homme,  Michel  Rodés,  emporté  par  l'impé- 
tuosité de  son  âge  ou  de  sa  ferveur,  un  moment  changea  de 
projet  et  voulut  prendre  l'habit  au  monastère  des  Chartreux. 
Deux  fois,  le  jour  fut  fixé  pour  son  entrée;  deux  fois,  un  incident 
imprévu  la  retarda.  Il  revint  alors  à  sa  première  idée  et  obtint 
son  admission  dans  la  Compagnie. 

Le  second  à  qui  Ignace  refusa  la  permission  de  l'accompagner, 
fut  ce  même  Jean  Pascual,  chez  la  mère  duquel  il  logeait  à 
Barcelone.  Jean  s'était  offert  à  le  suivre,  dès  le  temps  où  il 
projetait  son  voyage  en  Terre  Sainte  ;  mais  Ignace  l'assura 
que  Dieu  le  voulait  dans  le  monde,  et  lui  découvrit  en  détail  ce 
que  lui  réservait  l'avenir. 

«  Vous  épouserez,  lui  dit-il,  une  femme  d'une  grande  vertu, 
«  vous  en  aurez  beaucoup  d'enfants,  ils  vous  causeront  de  grandes 
«  tribulations  et  vous  serez  réduit  à  une  grande  pauvreté.  »  En 
effet,  le  premier  de  ses  fils  naquit  sourd  et  aveugle  ;  le  second, 
arrivé  à  l'âge  de  vingt-deux  ans,  devint  fou  ;  le  troisième,  qui 
menait  une  vie  fort  déréglée,  mourut  subitement  en  présence  de 
son  père.  De  ses  quatre  filles,  une  seule  vécut  assez  longtemps 
pour  se  marier.  La  dernière  partie  de  la  prédiction  ne  se  réalisa 
pas  moins  ;  car  il  vint  un  jour  où,  criblé  de  dettes,  Pascual  se 
trouva  dans  un  état  voisin  de  la  mendicité. 

En  lui  annonçant  tant  de  malheurs,  Ignace  lui  en  avait  heu- 
reusement adouci  l'amertume,  par  la  consolante  assurance  que 
ces  maux  tourneraient  au  profit  de  son  âme.  Jean  Pascual 
comptait  fermement  sur  l'accomplissement  de  cette  prophétie. 
Aussi  quand  ses  amis  cherchaient  à  le  consoler  dans  ses  pre- 
miers malheurs,  par  l'espérance  d'une  meilleure  fortune  à  venir  : 
«  Demandez  pour  moi  la  patience,  leur  disait-il  ;  mais  ne  cher- 
«  chez  pas  à  me  faire  concevoir  une  espérance  qui   ne  peut  se 


102  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE   DE   LOYOLA. 


«  réaliser.  Il  ne  m'arrivera  que  ce  que  notre  saint  hôte  m'a 
«  prédit  ;  chacune  de  ses  paroles  s'est  vérifiée  jusqu'à  ce  jour, 
«  et  il  en  sera  de  même  jusqu'à  la  fin.  »  —  Tant  qu'il  vécut, 
Ignace  ne  manqua  pas  de  consoler  par  ses  lettres  son  malheu- 
reux ami,  et,  après  la  mort,  il  vint  encore  ranimer  son  courage 
par  une  merveilleuse  visite  dont  voici  les  circonstances.  On  y 
sent  le  parfum  de  ces  vieux  temps  déjà  si  loin  de  nous. 

Depuis  quarante  ans,  Jean  Pascual  avait  la  pieuse  habitude 
d'entendre  tous  les  jours  les  matines  et  la  messe  au  tombeau  de 
sainte  Eulalie,  dans  la  cathédrale  de  Barcelone.  Un  jour,  il 
arriva  de  si  bonne  heure,  qu'il  dut  attendre  longtemps  avant  le 
commencement  de  l'office.  Cependant  il  s'agenouilla  sur  les 
degrés  de  l'autel  et  se  mit  en  oraison.  De  nouvelles  infortunes 
ayant  fondu  sur  lui,  il  les  exposait  à  Dieu  et  à  son  saint  pro- 
tecteur, mort  depuis  peu  d'années. 

«  Oh  !  mon  Père,  s'écriait-il,  vous  m'avez  bien  prédit  tout  ce 
«  qui  devait  m'arriver  !  Sans  doute  vous  voyez  du  haut  des 
«  cieux  la  vie  que  je  mène  maintenant,  vous  qui  me  l'aviez 
«  annoncée  sur  la  terre  ;  ne  me  laissez  pas  manquer,  sinon  de 
«  consolation,  au  moins  de  patience.  Puissent  ainsi  mes  peines 
«  me  conduire  au  salut  éternel  que  vous  m'avez  également 
«  promis  !  » 

Tandis  qu'il  priait  de  la  sorte,  Pascual  entendit  dans  le  loin- 
tain une  douce  et  suave  mélodie,  qui  semblait  se  rapprocher 
peu  à  peu.  Enfin  il  vit  paraître,  à  la  gauche  de  l'autel,  une 
nombreuse  phalange  d'anges  et  de  bienheureux  revêtus  d'habits 
ecclésiastiques,  tous  d'une  beauté  céleste.  Une  fois  entrés  dans 
l'église,  ils  se  rangèrent  autour  du  maître-autel  ;  alors  vint  se 
placer  au  milieu  d'eux  un  prêtre  à  l'aspect  le  plus  vénérable, 
portant,  avec  les  ornements  sacerdotaux,  une  étole  et  une 
chape  blanche.  Avant  la  vision,  une  profonde  obscurité  régnait 
dans  l'église,  car  l'horloge  avait  à  peine  sonné  quatre  heures, 
et  on  était  en  hiver  ;  mais,  quand  parut  le  dernier  personnage 
dont  nous  venons  de  parler,  la  basilique  resplendit  d'une  si 
brillante  lumière  que  l'édifice  paraissait  tout  en  feu.  Le  vieillard 
s'arrêta  sur  le  tombeau  de  sainte  Eulalie  (io2)  ;  après  avoir 
profondément  salué  le  Saint-Sacrement,  il  prit  des  mains  d'un 
acolyte  un  encensoir,  et  parcourant  l'autel,  l'encensa  à  plusieurs 


LIVRE  PREMIER.  —  CHAPITRE  IX.  103 

reprises.  Un  suave  parfum  embauma  l'enceinte  sacrée.  Bientôt 
cette  bienheureuse  troupe  s'achemina  vers  la  porte,  du  côté  droit, 
où  se  trouvait  Jean  Pascual,  toujours  ravi  d'admiration. 

Le  prêtre  qui  venait  d'encenser,  se  tournant  vers  lui  et  le  re- 
gardant, comme  surpris  de  n'en  être  pas  reconnu,  lui  fit  signe 
d'approcher.  Ses  yeux  s'ouvrirent  alors,  il  reconnut  saint 
Ignace,  et  se  levant  brusquement,  courut  à  lui.  Le  Saint  l'ac- 
cueillit d'un  visage  riant,  lui  demanda  familièrement  s'il  se  sou- 
venait de  lui,  ajouta  qu'il  ne  l'avait  jamais  oublié,  le  consola  et 
ranima  l'espérance  qu'il  lui  avait  donnée  jadis  de  son  salut 
éternel. 

Jean  voulut  l'embrasser;  mais,  au  moment  où  il  ouvrait  les 
bras,  le  Saint  le   bénit,  disparut,  et  avec  lui  la  céleste  vision. 

Pascual  s'écria  alors  : 

O  mon  père,  mon  père  Ignace  !  A  ces  accents,  quelques 
prêtres  accoururent,  trouvèrent  Jean  hors  de  lui  et  versant  un 
torrent  de  larmes  ;  il  se  hâta  de  raconter  ce  qu'il  avait  vu,  et 
tout  le  reste  de  sa  vie  ce  souvenir  ineffable  le  remplit  des  plus 
douces  consolations. 

Ignace  avait  laissé  à  Barcelone  une  impression  ineffaçable. 
Quinze  ans  après  son  départ,  un  de  ses  parents,  alors  novice 
dans  la  Compagnie,  y  arrive  ;  sur-le-champ  on  accourt  en  foule  à 
son  hôtellerie,  on  l'interroge  avec  avidité,  on  se  plaît  à  lui  en- 
tendre raconter  d'édifiants  détails  sur  le  Saint  et  on  lui  offre 
aussi  de  l'argent  pour  fonder  une  maison  à  Barcelone.  Le  P.  Araoz 
refuse  tout  et  se  contente  de  donner  des  avis  que  l'on  reçoit, 
comme  tombés  de  la  bouche  même  du  Saint. 

Cependant  Ignace  arriva  dans  la  ville  d'Alcala  au  commen- 
cement d'août  1526.  La  première  personne  qu'il  rencontra  et 
dont  il  reçut  une  aumône  fut  Martin  Olave.  Appelé  de  Dieu 
par  une  vocation  signalée  à  la  Compagnie,  Olave,  docteur  et 
professeur  de  l'Université  de  Paris,  était  accueilli  par  le  saint 
Fondateur,  vingt-six  ans  après  cette  première  entrevue  (io3).  Il 
était  jeune  alors  et  étudiait  la  philosophie  à  Alcala. 

Ignace  avait  trois  mois  devant  lui  jusqu'à  l'ouverture  des 
cours  :  il  les  employa  à  sa  propre  sanctification  et  au  soulage- 
ment du  prochain.  Bientôt  arrivèrent  ses  trois  compagnons, 
auxquels  s'en  adjoignit  un  quatrième.  Ce  dernier  était  un  jeune 


104  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

français,  page  de  don  Martin  de  Cordoue,  vice-roi  de  Navarre. 
Pour  le  moment  il  était  retenu  à  l'hôpital  par  une  blessure 
reçue  dans  une  mêlée.  Cette  circonstance,  malheureuse  en  appa- 
rence, fut  pour  lui  la  cause  d'un  véritable  bonheur  ;  car,  tandis 
que  les  gens  de  l'art  travaillaient  à  lui  rendre  les  forces  du  corps, 
il  recouvra,  par  les  soins  et  les  exhortations  d'Ignace,  la  santé 
de  l'âme.  Nos  cinq  amis  portaient  le  même  costume  :  une  simple 
tunique  grise  descendant  jusqu'aux  pieds,  et  un  chapeau  de 
même  couleur.  Fernand  de  Para  en  logea  deux  par  charité,  André 
de  Arcé  hébergeait  les  deux  autres.  Ignace  avait  pris  une 
chambre  dans  l'hôpital  dit  & Antesana  ;  il  ne  lui  avait  pas  été 
difficile  de  l'obtenir,  abandonnée  qu'elle  était  depuis  longtemps 
par  suite  d'apparitions  et  de  bruits  étranges  dont  elle  était  le 
théâtre. 

Dès  la  première  nuit,  il  put  le  constater  lui-même.  Tout 
d'abord  Ignace  fut  effrayé  par  de  terribles  visions  et  par  un 
épouvantable  fracas;  mais  revenu  de  la  première  surprise,  et 
voulant  terrasser  d'un  coup  les  démons,  il  se  dresse  sur  les 
genoux  : 

«  Si  Dieu  vous  a  donné  le  pouvoir  de  me  nuire,  leur 
«  dit-il,  me  voici  !  J'aime  sa  sainte  volonté  quel  que  soit  l'in- 
«  strument  employé  pour  l'accomplir.  Vous  pouvez  m'accabler 
«  de  tout  le  mal  qu'il  vous  a  été  permis  de  me  faire.  Mais  si 
«  vous  n'avez  reçu  de  Dieu  aucune  autorisation,  pourquoi  venez- 
«  vous  troubler  le  repos  d'un  pauvre  misérable  ?  »  Les  démons 
disparurent  et  renoncèrent  à  tourmenter  Ignace,  persuadés 
qu'il  aurait  plus  gagné  par  sa  patience  qu'eux-mêmes  par  leurs 
attaques. 

A  Alcala,  son  genre  de  vie  était  le  même  qu'à  Barcelone  ;  il 
distribuait  aux  pauvres  les  aumônes  qu'il  recevait  pour  son 
propre  entretien  (I04).  Sa  charité  le  portait  surtout  à  rechercher 
les  malheureux  qu'un  revers  de  fortune  jetait  subitement  dans 
la  misère,  et  que  la  honte  retenait  dans  leurs  misérables  réduits. 
Plus  d'une  fois  Ignace  fut  surpris  par  des  amis  ou  d'anciennes 
connaissances  dans  ses  courses  mystérieuses.  Il  se  dérobait  alors 
soigneusement  aux  recherches,  et  courait  soulager  d'autres 
infortunes.  Martin  Saez,  un  des  habitants  d'Azpeitia  les  plus 
en  vue  et  les  plus  riches,  eut  occasion  de  le  constater.  Arrivé  à 


LIVRE  PREMIER.   —  CHAPITRE  IX.  105 

Alcala  pour  affaires,  il  désira  voir  Ignace  qu'il  avait  autrefois 
connu  et  dont  il  entendait  parler  comme  d'un  saint.  Il  l'atten- 
dit à  sa  sortie  des  cours,  le  reconnut,  le  suivit  sans  se  faire 
remarquer  et  le  vit  entrer  dans  une  pauvre  maison.  Quand  il  fut 
sorti,  il  entra  lui-même  et  trouva  une  pauvre  femme  infirme  et 
misérable.  Il  lui  demanda  ce  qu'était  venu  faire  cet  étudiant, 
et  si  elle  le  connaissait.  «  Je  ne  sais  qu'une  chose,  répondit-elle, 
«  c'est  que  tous  les  jours  il  m'apporte  l'aumône,  et  me  console- 
«  par  des  exhortations  pleines  de  piété  et  d'amour  de  Dieu.  Il 
«  m'a  tout  l'air  d'un  saint.  »  —  «  Eh  bien,  demain  quand  il  revien- 
«  dra,  dites-lui  que  s'il  a  besoin  d'argent  pour  lui  ou  pour 
«  d'autres,  vous  connaissez  une  personne  qui  lui  en  trouvera.  » 
Cette  femme  fit  la  commission.  Se  voyant  découvert,  l'humble 
Ignace  répondit  :  «  Ma  sœur,  jusqu'à  ce  moment,  j'ai  pourvu  à 
«  vos  besoins  ;  à  l'avenir  Dieu  le  fera  d'une  autre  manière.  »  Il 
partit  pour  ne  plus  reparaître. 

On  enseignait  à  l'Université  d'Alcala  la  logique  de  Soto,  la 
physique  d'Albert  le  Grand,  et  la  théologie  du  Maître  des  sen- 
tences. Ignace,  qui  mesurait  probablement  les  forces  de  son 
intelligence  sur  l'impétuosité  de  son  zèle,  fut  trompé  par  son 
ardeur.  Il  suivait  avec  grand  courage,  mais  non  sans  quelque 
confusion,  ces  trois  branches  d'enseignement  à  la  fois  :  il  con- 
sumait ainsi  son  temps  et  ses  peines  sans  utilité  ;  car,  en  voulant 
tout  étudier  simultanément,  il  finissait  par  ne  rien  apprendre. 

Dieu  ne  l'avait  point  conduit,  en  effet,  à  Alcala  pour  le  faire 
avancer  à  grands  pas  dans  les  sciences  humaines.  Il  voulait 
plutôt  faire  donner  par  lui  aux  autres  l'instruction  spirituelle. 
Aussi  le  Seigneur  le  soumit-il  à  des  persécutions  extérieures, 
propres  à  exercer  rudement  sa  patience.  A  la  longue,  Ignace  se 
sentit  si  peu  apte  aux  travaux  de  l'Ecole,  qu'il  dut  y  renoncer 
pour  se  livrer  uniquement  à  la  sanctification  de  ses  frères. 

Il  commença  donc  à  fréquenter  les  hôpitaux,  à  y  enseigner 
la  doctrine  chrétienne,  à  donner  des  conférences  spirituelles,  à 
converser  avec  les  étudiants,  surtout  avec  les  plus  désordonnés 
ou  avec  ceux  qu'il  voyait  entourés  de  beaucoup  d'amis  et  de 
compagnons.  En  ramenant  ceux-ci  à  une  vie  réglée,  il  espérait 
en  gagner  à  la  fois  un  plus  grand  nombre. 

Dieu  bénissait  ses  fatigues  par  de  nombreuses  conversions. 


106  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

Ces   conversions  lui   méritèrent  même  la  réputation  et  le  nom 
d'homme  apostolique. 

Ce  n'était  pourtant  pas  à  son  éloquence  qu'il  devait  l'efficacité 
de  ses  discours.  La  nature  lui  avait  refusé  ce  don.  Mais  son 
cœur  parlait  ;  et  ce  cœur,  tout  embrasé  de  l'amour  de  Dieu, 
semblait  un  foyer  d'où  jaillissaient  sur  ses  auditeurs,  les  flammes 
dont  il  était  dévoré. 

Il  portait  donc  aux  âmes  des  coups  irrésistibles.  Il  aimait 
surtout  à  employer  la  vertu  de  l'Evangile  contre  les  pécheurs 
les  plus  endurcis.  L'expérience  lui  avait  appris  que  les  esprits 
plus  intraitables  se  laissaient  enfin  subjuguer  par  la  toute-puis- 
sance de  la  parole  divine. 

Parmi  ces  esprits  intraitables,  figurait  un  ecclésiastique  revêtu 
d'une  haute  dignité  dans  une  des  premières  églises  d'Espagne. 
Ignace  vint  un  jour  lui  rendre  visite  ;  le  prêtre,  croyant  qu'on 
venait  lui  demander  l'aumône,  reçut  le  solliciteur.  Ce  fut  le  seul 
motif  qui  l'empêcha  de  lui  fermer  sa  porte.  Toutefois,  à  la  vue 
du  Saint,  il  se  sentit  troublé,  et  son  visage  parut  s'altérer.  Ses 
soupçons  et  ses  craintes  s'accrurent,  quand  Ignace  demanda  à 
l'entretenir  en  particulier. 

Dès  qu'ils  furent  seuls,  Ignace  lui  dit  :  «  Assurément  un 
«  homme  de  rien,  et  surtout  un  misérable  pécheur  tel  que  moi, 
«  n'oserait  s'arroger  le  titre  d'ami  à  l'égard  d'un  seigneur  de 
«  votre  qualité  ;  cependant  mon  affection  et  mon  dévoûment 
«  pour  votre  personne  sont  tels,  qu'entre  mille  de  vos  amis,  il 
«  ne  s'en  trouverait  peut-être  pas  un  seul  qui  vous  fût  aussi 
«  sincèrement  dévoué.  —  Je  vous  suis  dévoué,  continua-t-il, 
«  plus  que  vous  ne  l'êtes  à  vous-même  ;  car  c'est  votre  âme, 
«  c'est-à-dire  la  plus  noble  partie  de  votre  être  que  j'aime,  et 
«  vous  n'en  prenez  aucun  soin.  Vous  ignorez,  et  je  n'en  suis 
«  pas  surpris,  ce  que  l'on  dit  de  vous  dans  Alcala.  C'est  la 
«  faute  de  votre  entourage,  qui  ne  laisse  parvenir  jusqu'à 
<(  vous  que  les  bruits  flatteurs  et  agréables  ;  mais  ce  qui 
«  m'étonne,  c'est  que  vous  n'entendiez  pas  la  voix  de  votre 
«  conscience  !  Dieu  vous  a-t-il  donc  mis  au  monde  pour  ne  son- 
«  ger  qu'à  vous  y  divertir,  comme  s'il  n'y  avait  ni  ciel  ni  enfer  ? 
«  Est-ce  chose  si  peu  importante  de  sauver  son  âme  ou  de  la 
«  perdre  éternellement  ?  Si  à  cet  instant  la  mort  vous  frappait 


LIVRE   PREMIER.  —   CHAPITRE  IX.  107 

«  (ce  qu'à  Dieu  ne  plaise),  que  deviendriez-vous  pour  toujours  ? 
«  Que  deviendraient  ces  richesses  dont  vous  ne  vous  servez 
«  que  pour  offenser,  pour  outrager  le  Dieu  plein  de  bonté,  de 
«  qui  vous  les  tenez  ?  Et  ces  plaisirs  honteux  qui  perdent  votre 
«  âme,  quel  compte  en  rendriez-vous  ?  quel  compte  encore  de 
«  toutes  les  âmes  qui  périssent  par  votre  faute  ?...  »  A  ces  der- 
niers mots,  l'indignation  du  prêtre  éclata  contre  ce  mendiant 
qui  venait  l'insulter  dans  sa  propre  maison.  Il  l'interrompit  en 
l'accablant  d'injures  et  le  menaça,  s'il  ajoutait  une  parole,  de  le 
faire  jeter  par  la  fenêtre. 

Ignace,  sans  s'émouvoir  d'une  fureur  qui  lui  paraissait  le 
délire  d'un  malheureux  frénétique,  continua  et  redoubla  même 
les  efforts  de  son  zèle.  Le  peu  de  mots  qu'il  put  encore  lui 
adresser,  vivifiés  sans  doute  par  l'esprit  de  Dieu,  vibrèrent 
jusqu'au  fond  de  son  âme  et  suspendirent  son  courroux.  Quand 
il  le  vit  plus  calme,  Ignace  poursuivit  avec  une  noble  intrépidité, 
parvint  à  toucher  son  cœur  et  le  vit  enfin  s'humilier  devant 
Dieu. 

Les  serviteurs,  attirés  par  la  voix  de  leur  maître  irrité,  s'at- 
tendaient à  quelqu'étrange  scène;  mais  leur  surprise  fut  extrême 
lorsqu'ils  le  virent  sortir  de  son  appartement  en  donnant  à 
Ignace  de  grandes  marques  de  respect.  Il  leur  ordonna  même 
de  préparer  un  couvert  pour  cet  étranger  qu'il  retenait  à  souper. 
Notre  Saint  ne  s'y  refusa  pas,  dans  l'espoir  de  mettre  ce  temps 
à  profit  pour  l'entretenir  encore  des  choses  de  Dieu  et  le  fortifier 
dans  ses  résolutions.  A  partir  de  ce  jour,  le  nouveau  converti 
fut  un  des  amis  et  des  défenseurs  les  plus  zélés  d'Ignace.  Celui- 
ci,  de  son  côté,  s'attacha  d'autant  plus  à  cette  âme,  que  sa 
conversion  avait  été  la  source  de  beaucoup  d'autres. 

De  semblables  changements  de  vie  se  succédaient  chaque 
jour. 

Peu  à  peu  il  s'était  formé  à  l'hôpital  une  école  de  spiritua- 
lité qui  comptait  au  moins  autant  de  disciples  que  la  savante 
Université  d'Alcala.  Le  prince  des  ténèbres  ne  pouvait  laisser 
paisible  une  œuvre  qui  lui  enlevait  tant  d'adeptes.  Quelques 
misérables  essayèrent  d'abord  de  faire  passer  Ignace  pour  ma- 
gicien. 

Personne    ne  leur  donnant  créance,   force  fut  de  recourir  à 


108  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 


d'autres  moyens.  On  imagina  de  soulever  contre  lui  l'autorité 
des  tribunaux,  afin  de  le  discréditer  auprès  des  ignorants,  par 
des  enquêtes  injurieuses  à  sa  vie  et  à  sa  doctrine. 

On  avait  depuis  peu  découvert  et  condamné  en  Espagne  les 
propagateurs  de  certaines  opinions  dangereuses  qui  se  disaient 
illuminés  (IOS).  D'ailleurs,  un  grand  et  terrible  mouvement  com- 
mençait à  bouleverser  l'Europe.  Luther,  de  sa  voix  éclatante 
et  passionnée,  remuait  les  esprits  ;  ses  ouvrages  lus,  commentés, 
reproduits  sous  mille  formes,  animaient  toute  l'Allemagne  contre 
la  Papauté.  Par  contre,  en  Espagne,  l'I-nquisition  veillait  avec 
une  vigilance   extrême  à  la  conservation  de   la   foi  catholique. 

C'était,  il  faut  l'avouer,  un  spectacle  étrange  de  voir  des 
hommes  et  des  femmes  appartenant  à.  tous  les  rangs,  se  réunir 
dans  un  hôpital,  autour  d'un  homme  qui  savait  à  peine  la 
grammaire. 

On  épia  les  personnes,  on  commenta  les  discours,  on  s'in- 
surgea sourdement  contre  les  discours  et  les  personnes.  Les 
choses  allèrent  si  loin  que  le  docteur  Alphonse  Sanchez,  cha- 
noine de  l'église  des  saints  Juste  et  Pasteur,  refusa  un  jour 
publiquement  la  communion  à  Ignace  et  à  ses  compagnons, 
en  leur  reprochant  d'user  trop  familièrement  des  choses 
saintes.  Mais  un  instant  après,  éclairé  sans  doute  d'en  haut,  il 
leur  distribua  de  lui-même  le  pain  de  vie.  A  ce  moment,  il 
éprouva,  dit-il  plus  tard,  un  si  doux  sentiment  de  dévotion,  qu'il 
eut  peine  à  retenir  ses  larmes.  Ce  jour-là  même,  il  voulut  avoir 
Ignace  à  sa  table  ;  et,  après  l'avoir  entendu  parler  des  choses 
de  Dieu,  il  le  vénéra  comme  un  saint. 

Cependant  quelques-uns  des  nouveaux  convertis  éprouvèrent 
de  violents  troubles  et  même  de  grandes  souffrances  corporelles; 
les  soupçons  s'accrurent  aussitôt  ;  on  les  attribua  à  des  enchante- 
ments, à  des  sortilèges.  Tous  ces  faits,  dénaturés  comme  de  cou- 
tume, furent  portés  au  tribunal  de  l'Inquisition  de  Tolède,  avec 
prières  instantes  d'y  apporter  un  prompt  remède.  Don  Alphonse 
de  Mejia,  chanoine  de  la  cathédrale,  fut  donc  envoyé  secrète- 
ment à  Alcala,  pour  y  prendre,  de  concert  avec  le  docteur 
Michel  Carrasco,  chanoine  de  Saint-Just,  des  informations  sur 
cette  affaire.  Il  remplit  sa  mission  avec  autant  d'activité  que  de 
prudence. 


LIVRE  PREMIER.   —  CHAPITRE  IX.  109 

Il  interrogea  des  témoins  habituels  de  la  vie  d'Ignace,  des 
auditeurs  journaliers  de  sa  doctrine.  Ayant  reconnu  que  cette 
vie  et  cette  doctrine  étaient  irréprochables,  il  revint  à  Tolède 
sans  avoir  même  vu  Ignace.  Il  laissait  pour  successeur  dans 
ses  fonctions  Jean  Rodriguez  de  Figueroa,  vicaire-général 
d'Alcala.  Celui-ci,  voulant  paraître  plus  zélé,  manda  le  Saint  en 
sa  présence,  et  lui  apprit  qu'il  avait  été  l'objet  d'informations 
secrètes.     . 

Elles  avaient,  il  est  vrai,  tourné  à  son  avantage,  disait-il, 
mais  une  chose  cependant  n'avait  pas  plu,  c'était  la  singula- 
rité des  habits  que  lui  et  ses  compagnons  portaient.  Pourquoi 
les  avoir  tous  de  la  même  couleur  et  de  la  même  forme  comme 
des  religieux  d'un  même  Ordre  ?  Le  Vicaire  ajouta  qu'Ignace 
et  ses  compagnons  devaient  à  l'avenir  porter  au  moins  des  vê- 
tements de  couleur  différente  ;  du  reste,  ils  pouvaient  continuer 
leur  genre  de  vie  ordinaire  et  travailler  à  la  sanctification  des 
âmes,  comme  par  le  passé.  Il  était  facile  de  déférer  aux  volontés 
du  magistrat  ;  Ignace  et  Artiega  s'habillèrent  en  noir,  Calixte 
et  Cacerès  prirent  des  vêtements  de  couleur  brune,  et  le  jeune 
François  garda  son  premier  costume  et  mit  seulement  une 
chaussure  pour  obéir  à  Figueroa.  Celui-ci  ne  tarda  pas  à  re- 
nouveler ses  enquêtes,  et  à  entendre  de  nouveaux  témoins;  mais 
il  ne  recueillit  sur  Ignace  que  des  éloges.  Il  conçut  donc  pour 
lui  un  respect  et  une  affection  peu  ordinaires  ;  toutefois  un  inci- 
dent vint  bientôt  changer  entièrement  ses  bonnes  dispositions. 

Parmi  ceux  qui  aimaient  à  entendre  les  exhortations  d'Ignace, 
se  trouvaient  deux  dames  de  famille  noble  et  toutes  les  deux 
veuves  ;  la  mère  s'appelait  Marie  del  Vado,  et  la  fille,  Louise 
Velasquez.  Ces  pieuses  femmes,  désirant  vivement  faire  de 
grandes  choses  pour  se  sanctifier,  prirent  la  résolution  de  passer 
toute  leur  vie  en  pèlerinages,  de  parcourir  tous  les  hôpitaux  de 
l'Espagne  et  d'y  pratiquer  de  grandes  œuvres  de  mortification 
et  de  charité.  Cependant,  avant  de  mettre  leur  projet  à  exécu- 
tion, elles  voulurent  avoir  l'assentiment  d'Ignace  :  loin  de  les 
approuver,  celui-ci  les  reprit  sévèrement  et  leur  démontra,  par 
les  plus  sages  raisons,  que  des  femmes  jeunes  encore,  qui  trou- 
vent à  peine  leur  sûreté  dans  la  retraite,  ne  pouvaient,  sans 
s'exposer  à  se  perdre,  entreprendre  ce  genre  de  vie  aventureux: 


110  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

l'ennemi  de  leur  salut,  leur  faisait-il  observer,  ne  cherchait  à 
les  soustraire  à  la  surveillance  de  leurs  amis,  que  pour  les  faire 
tomber  plus  facilement  dans  les  pièges  qui  leur  seraient  pré- 
parés ;  si  elles  désiraient  s'adonner  à  des  œuvres  de  mortification 
et  de  charité,  il  ne  manquait  à  Alcala  ni  de  malades,  ni  d'hôpi- 
taux où  elles  pourraient  les  pratiquer  avec  autant  de  mérite  et 
moins  de  dangers.  Il  parvint  à  les  convaincre,  et  pour  le  moment 
elles  abandonnèrent  leurs  projets. 

Cependant  la  fin  du  carême  approchait,  et,  comme  elles  dé- 
siraient passer  ce  temps  le  plus  saintement  possible,  leur  pre- 
mière idée  se  présenta  avec  plus  de  force  dans  leur  esprit  ;  mais 
cette  fois  elles  n'en  parlèrent  qu'à  des  confidents  intimes. 

Bientôt  vêtues  en  costume  de  pèlerines  et  accompagnées  seu- 
lement d'une  domestique,  Marie  del  Vado  et  Louise  Velasquez 
se  mirent  en  route  à  pied  et  mendiant.  Quand  on  ne  les  aperçut 
plus  dans  la  ville,  on  commença  à  parler  diversement  sur  leur 
compte,  jusqu'à  ce  qu'enfin  ceux  à  qui  elles  s'étaient  confiées, 
ayant  dit  hautement  qu'elles  n'avaient  point  pris  la  fuite  et  ne 
faisaient  qu'un  pieux  pèlerinage,  toutes  les  malédictions  tom- 
bèrent sur  Ignace. 

Au  premier  abord,  ses  prédications  seules  semblaient  avoir 
pu  induire  des  femmes  d'une  conduite  honorable  à  une  si  étrange 
et  si  dangereuse  résolution  :  beaucoup  de  gens  s'en  irritèrent, 
mais  surtout  le  docteur  Pierre  Ciruelos,  sous  la  direction  de 
qui  elles  étaient  placées.  Celui-ci  éprouvait  un  mécontentement 
d'autant  plus  vif,  que  cette  aventure  était  en  réalité  désagréable 
pour  lui  et  dangereuse  pour  ces  femmes. 

N'était-ce  pas  une  chose  intolérable,  répétait-il,  de  voir  un 
ignorant,  un  mendiant,  venu  l'on  ne  sait  d'où,  bouleverser 
Alcala,  sans  que  personne  s'y  opposât  !  Il  était  temps  d'aban- 
donner un  homme  qui  bientôt  éloignerait  les  filles  de  leurs 
mères,  les  femmes  de  leurs  maris,  pour  les  exposer,  sous  un 
prétexte  de  piété,  à  la  risée  publique.  Il  fallait  enfin  mettre  un 
terme  à  une  telle  audace,  et  enlever  les  moyens  d'agir  à  un 
esprit  inconsidéré  qui,  dépourvu  de  science  et  de  prudence,  ne 
pouvait  en  définitive  que  causer  des  scandales  et  amener  des 
folies. 

Toutes  les  affaires  concernant  les  étudiants  étaient   portées 


LIVRE  PREMIER.   —  CHAPITRE   IX.  111 

devant  le  Recteur  de  l'Université,  à  qui  appartenait  le  droit  de 
les  juger.  Pierre  Ciruelos,  sachant  combien  Matthieu  Pascual 
était  dévoué  à  Ignace,  craignit  de  ne  pas  trouver  en  lui  la  sé- 
vérité que  lui  paraissaient  mériter  de  semblables  délits.  Il  s'a- 
dressa donc  au  vicaire-général  Figueroa  et  lui  porta  ses  plaintes. 

L'autorité  et  l'estime  dont  jouissait  le  Docteur  auprès  du 
cardinal  Ximenès,  qui  lui  avait  donné  la  première  chaire  de 
théologie,  nouvellement  fondée  par  lui  dans  cette  Université, 
engagèrent  facilement  le  vicaire-général  à  lancer  contre  Ignace 
un  mandat  d'amener. 

Tandis  qu'on  le  conduisait  en  prison,  le  jeune  D.  François 
de  Borgia,  fils  du  duc  de  Gandie,  vint  à  passer  ;  il  pouvait  avoir 
alors  environ  dix-sept  ans.  Tous  deux  offraient  en  ce  moment 
un  contraste  bien  frappant  :  l'un,  au  milieu  des  sbires,  traîné 
honteusement  en  prison  ;  l'autre,  escorté  d'une  brillante  suite, 
recevait  de  tous  hommages  et  respect.  Ce  qui  ne  semblait  alors 
qu'un  effet  du  hasard,  propre  à  redoubler  la  confusion  d'Ignace, 
n'était  sans  doute  qu'une  disposition  miséricordieuse  de  la  Pro- 
vidence. Dieu  devait  en  effet  dédommager  plus  tard  Ignace  de 
cette  humiliante  rencontre  en  lui  donnant  la  joie  de  voir  ce  même 
seigneur  duc  de  Gandie,  ancien  vice-roi  de  Catalogne,  venir  à 
Rome  se  mettre  sous  son  autorité  et  entrer  dans  le  nouvel  Ordre 
qu'il  avait  fondé. 

Bien  qu'Ignace  fût  en  prison,  il  n'avait  perdu  ni  la  vénération 
ni  l'amour  de  ses  disciples,  qui  accouraient  en  grand  nombre 
pour  l'entendre.  Les  personnes  du  premier  rang  ne  craignaient 
pas  de  pénétrer  dans  son  cachot;  elles  le  trouvaient  si  libre  et 
si  content,  qu'il  semblait  être  là  de  son  plein  gré,  afin  de  prouver 
par  son  exemple  comme  par  ses  paroles  que  l'homme  dont  le 
cœur  porte  Dieu  trouve  partout  le  paradis.  Tirant  de  sa  situa- 
tion actuelle  des  sujets  d'instruction,  il  parlait  avec  tant  d'ardeur, 
qu'il  paraissait  véritablement  hors  de  lui.  «  Aimer  Dieu,  aimer 
«  Dieu,  répétait-il  sans  cesse,  c'est  là  le  bonheur  ;  souffrir  pour 
«  lui,  c'est  la  plus  grande  marque  d'amour  :  ainsi  donc  souffrir 
«  pour  la  gloire  de  Dieu,  voilà  la  vraie  joie,  voilà  la  plus  insigne 
«  félicité  !  » 

Parmi  ses  visiteurs  habituels,  on  remarquait  Georges  Navero, 
alors  premier  professseur  d'Écriture  Sainte  à  Alcala,   homme 


112  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

éminent  par  son  grand  sens  et  sa  piété.  Un  jour,  il  fut  si  ravi 
des  discours  d'Ignace,  qu'il  laissa  passer  par  mégarde  l'heure 
de  sa  leçon  ;  puis,  courant  en  toute  hâte  auprès  de  ses  écoliers 
qui  l'attendaient  dans  la  cour,  et  les  abordant,  le  visage  encore 
comme  transfiguré  d'admiration  :  Je  viens  de  voir  Paul  dans  les 
fers,  s'écria-t-il  ;  Vidi  Patclum  in  vinculis,  ne  croyant  point 
exagérer,  en  comparant  la  générosité  d'Ignace  dans  les  souf- 
frances à  celle  du  grand  Apôtre. 

En  attendant,  le  vicaire-général  Figueroa  poursuivait  ses 
enquêtes.  Les  accusations  calomnieuses  ne  manquaient  pas  ; 
mais  à  les  examiner  à  fond,  il  ne  s'y  rencontrait  pas  ombre  de 
vérité.  Bientôt  même  les  témoignages  favorables  à  l'innocence 
d'Ignace  affluèrent  si  pressés,  que  ce  procès  semblait  propre  à 
le  faire  plutôt  canoniser  que  condamner.  On  déclarait  sa  doc- 
'  trine  sans  tache,  sa  vie  exemplaire,  ses  travaux  apostoliques. 
Dans  ses  entretiens  privés  et  publics,  il  exhortait  surtout  à 
aimer  Dieu  par-dessus  tout,  à  secourir  les  pauvres,  à  visiter  les 
prisonniers  et  les  hôpitaux,  à  supporter  avec  patience  les  épreu- 
ves, à  expier  ses  fautes  par  des  pénitences  volontaires. 

Il  enseignait  à  examiner  deux  fois  par  jour  sa  conscience,  et 
donnait  sur  ce  sujet  une  méthode  en  divers  points.  Il  louait  la 
fréquentation  hebdomadaire  des  sacrements.  Enfin  sa  parole 
était  si  persuasive  qu'elle  inspirait  souvent  le  désir  d'abandonner 
le  monde  pour  vivre  avec  Dieu  dans  la  solitude. 

Tandis  qu'on  poursuivait  ce  singulier  procès,  des  personnes 
de  haut  rang  venaient  présentera  Ignace  leurs  offres  de  service, 
soit  pour  le  défendre,  soit  pour  obtenir  les  faveurs  qu'il  pourrait 
souhaiter.  Parmi  elles  se  signalèrent  Dona  Teresa  Enriquez, 
mère  du  duc  de  Maqueda,  et  Dona  Leonora  Mascarenas,  alors 
dame  d'honneur  de  l'Impératrice,  et  depuis  gouvernante  du 
prince  Philippe  II.  Mais  notre  Saint  était  bien  loin  de  désirer 
son  élargissement  par  grâce,  il  ne  consentit  même  pas  à  prendre 
d'avocat  pour  défendre  sa  cause.  C'était  la  cause  de  Dieu  ;  il  la 
remettait  entre  ses  mains  ;  et,  comme  la  calomnie  seule  pouvait 
le  faire  condamner,  il  se  serait  estimé  heureux  de  cette  condam- 
nation. 

Un  de  ses  compagnons,  nommé  Calixte,  se  trouvant  à  Ségo- 
vie,   apprit  l'emprisonnement   d'Ignace.     Il   accourut   aussitôt, 


LIVRE  PREMIER.   —  CHAPITRE  IX.  113 

quoique  malade,   à    Alcala,    et    voulut    partager  sa  captivité. 

Ignace  l'envoya  sur-le-champ  au  magistrat,  pour  lui  faire  subir 
tous  les  interrogatoires  qu'il  jugerait  convenables. 

Cependant,  le  iS  mai,  quarante-trois  jours  (Io6)  après  leur 
départ,  les  trois  pèlerines  rentrèrent  au  logis.  On  les  questionna 
à  leur  tour  ;  elles  achevèrent  de  manifester  l'innocence  d'Ignace; 
mais  avant  même  ce  dernier  examen  le  vicaire-général  Figue- 
roa  avait  cru  devoir  apporter  quelque  consolation  au  saint 
prisonnier  ;  il  y  mêla  pourtant  des  réserves  d'une  sévérité 
déplacée.  Il  se  rendit  donc  à  la  prison,  pour  savoir  d'Ignace 
même  s'il  avait  eu  quelque  part  au  pèlerinage  des  trois 
femmes  (IO?). 

Sur  sa  réponse  précise  et  sincère,  mais  négative,  Figueroa 
lui  mit  la  main  sur  l'épaule  et  lui  dit  en  souriant  :  «  Allons,  pre- 
«  nez  courage,  car  cette  accusation  seule  vous  retenait  ici  : 
«  toutefois,  il  vaudrait  mieux  pour  vous  que  vos  discours  fus- 
«  sent  moins  empreints  de  nouveauté,  et  j'en  serais  plus 
«  satisfait.  » 

Ignace,  entendant  parler  ainsi  un  homme,  dont  le  devoir  était 
de  soutenir  ses  efforts  pour  procurer  le  bien  des  âmes,  loin  de 
les  condamner,  lui  répondit  d'un  air  à  la  fois  grave  et  modeste  : 
«  Je  n'aurais  pas  cru  que  parler  de  Jésus-Christ  à  des  chré- 
«  tiens  pût  être  traité  de  nouveauté.  »  Et  sans  se  permettre  un 
mot  irrévérend  à  son  égard,  il  ajouta  plusieurs  choses  qui  le 
confondirent  et  lui  firent  monter  la  rougeur  au  front. 

Il  fallut  encore  douze  jours  pour  terminer  cette  affaire;  ce  ne 
fut  que  le  premier  juin  1527,  que  le  vicaire-général  prononça 
une  sentence  d'absolution  déclarant  la  vie  et  la  doctrine  d'Ignace 
exemptes  de  tout  reproche;  il  ordonnait  seulement,  pour  de 
justes  raisons,  à  Ignace  et  à  ses  compagnons  de  revêtir,  dans  le 
délai  de  dix  jours,  le  costume  des  autres  étudiants  ;  de  plus,  il 
leur  interdit  toute  instruction  publique,  ou  exhortation  particu- 
lière avant  d'avoir  achevé  trois  années  d'étude  et  fini  leur  cours 
de  théologie  ;  et  cela  sous  peine  d'excommunication  et  de  ban- 
nissement du  royaume.  Ignace  baissa  la  tête,  en  signe  de  res- 
pect, et  reçut  ces  ordres  comme  venus  de  Dieu  lui-même;  il 
répondit  seulement  que,  pour  ses  vêtements,  il  obéirait  en 
quittant  la  tunique;  mais  qu'il  ne  pouvait  se  tenir  comme  les 

Histoire  de  S.  Ignace  de  Loyola.  8 


114  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  JLOYOLA. 

autres  étudiants,  parce  qu'il  ne  possédait  rien  au  monde,  et  ne 
se  procurait  qu'en  le  mendiant  chaque  jour,  le  peu  de  pain  néces- 
saire à  sa  subsistance. 

Le  vicaire-général  le  recommanda  alors  à  un  personnage  de 
qualité,  nommé  Luzena,  dont  la  réputation  de  charité  était 
grande  dans  Alcala.  Celui-ci  accompagnait  Ignace  lorsqu'il 
allait  mendier  par  la  ville.  Ils  arrivèrent,  un  jour,  près  de  la  mai- 
son de  Lopez  Mendoza,  où  beaucoup  déjeunes  gens  s'étaient 
réunis  pour  jouer  à  la  paume  :  un  grand  nombre  de  spectateurs 
entouraient  les  joueurs  ;  Luzena  s  approcha  et  demanda  la  cha- 
rité. Lopez,  déjà  irrité  de  quelques  avis  qu'Ignace  lui  avait 
donnés  jadis,  sur  sa  vie  peu  régulière,  s'écria  :  «  N'est-il  pas 
«  honteux,  pour  un  homme  d'honneur  comme  vous,  d'aller  men- 
«  dier  ainsi  pour  un  misérable  hypocrite  tel  que  celui-ci  :  que  je 
«  meure  par  le  feu,  s'il   ne  mérite  pas  d'y  être  condamné  (lo8)  !  » 

Cette  apostrophe  remplit  d'erfroi  tous  les  témoins  de  cette 
scène  ;  elle  ne  tarda  pas  à  circuler  dans  la  ville  comme  un  véri- 
table scandale,  mais  pour  le  malheur  de  celui  qui  l'avait  lancée. 
Dieu  lui-même  sembla  accepter  ce  défi  impie  et  en  faire  tomber 
sur  la  tête  du  coupable  les  horribles  conséquences.  Ce  jour-là 
même,  on  apprit  à  Alcala  la  naissance  du  prince,  qui  fut  depuis 
Philippe  II,  et  l'on  se  mit  aussitôt  aux  préparatifs  de  grandes 
réjouissances.  Lopez,  monté  sur  la  plate-forme  de  son  palais,avec 
un  page  et  un  esclave,  se  préparait  à  tirer  des  coups  d'arque- 
buse ;  soudain  une  étincelle  dirigée  par  la  colère  divine,  vola  sur 
un  dépôt  de  poudre  et  y  mit  le  feu.  La  flamme  enveloppa  le 
malheureux  Lopez,  qui,  poussant  des  cris  de  désespoir,  courut 
au  bas  de  la  tour  se  jeter  dans  un  réservoir  plein  d'eau. 

Il  y  expirait  quelques  instants  après.  Ainsi  le  châtiment  suivit 
de  près  le  crime,  et  la  colère  divine  vengea  l'outrage  fait  à 
Ignace. 

Celui-ci  vit  alors  ce  que  saint  Augustin  appelle  un  grand  spec- 
tacle :  Dieu  même  armé  pour  sa  défense  ;  Magnum  spectaculum, 
Deum  armatum  pro  te.  L'observateur  attentif  découvrira  dans 
ce  fait  un  double  coup  de  la  Providence.  En  vengeant  l'honneur 
de  son  fidèle  serviteur,  Dieu  effaçait  du  même  coup  l'impres- 
sion fâcheuse  produite,  non  seulement  par  les  imprécations  de 
Lopez,  mais  encore  par  les  injustes  procédés    du   vicaire-géné- 


LIVRE  PREMIER.  —  CHAPITRE  IX.  115 

rai  Figueroa.  Il  avait,  en  effet,  condamné  Ignace  au  silence, 
malgré  la  pureté  reconnue  de  sa  vie  et  de  sa  doctrine. 

Ne  pouvant  plus  ni  parler  de  Dieu,  ni  gagner  des  âmes,  ni 
même  soutenir  celles  qu'il  avait  déjà  ramenées,  Ignace  crut 
n'avoir  point  de  meilleur  parti  à  prendre  que  de  se  rendre  à 
Salamanque,  selon  le  conseil  de  l'archevêque  de  Tolède,  Don 
Alphonse  de  Fonseca  (J°9).  Il  devait  y  continuer  ses  études  ;  mais 
Dieu  ne  le  laissa  pas  longtemps  dans  cette  ville.  La  volonté 
divine  semblait  le  pousser  à  abandonner  l'Espagne,  car  malgré 
tant  de  vicissitudes,  la  résolution  de  mener  ses  études  à  bon 
terme  se  maintenait  chez  Ignace,  ferme,  inébranlable.  Ce  fut  le 
motif  qui  le  conduisit  enfin  à  Paris,  où  le  ciel  lui  tenait  en  réserve 
François  Xavier,  Jacques  Laynez  et  quelques  autres  hommes 
destinés  à  servir  de  pierres  fondamentales  au  grand  édifice  de  sa 
Compagnie.  Comme  on  put  en  juger  par  la  suite,  son  rapide 
séjour  à  Alcala  contribua  puissamment  à  cette  œuvre.  Il  y  laissa 
une  réputation  de  sainteté,  qui,  excitant  le  désir  de  le  connaître, 
attira  Salmeron,  Bobadilla,  Olave,  Natal,  d'Éguia,  Ledesma, 
Miona,  et  tous  ces  hommes  distingués  par  leurs  talents  et  leur 
sainteté,  que  nous  verrons  apparaître  dans  la  suite  de  cette 
histoire.  Il  en  fut  de  même  à  Salamanque.  Comme  à  Alcala, 
Ignace  y  jeta,  en  quelque  sorte,  ses  filets;  puis  Dieu  le  poussa 
vers  Paris  pour  rassembler  là  les  hommes  qu'il  jugerait  propres 
à  l'aider  dans  l'exécution  de  son  grand  projet. 

Une  fois  établi  à  Salamanque,  Ignace  reprit  son  ancienne 
habitude  de  parler  en  public  et  en  particulier  des  choses  de 
Dieu.  Mais,  soit  qu'on  y  eût  reçu  de  fâcheuses  préventions 
d'Alcala,  soit  que  le  malheur  des  temps  rendît  suspectes  même 
les  choses  les  plus  saintes  sitôt  qu'on  les  présentait  sous  un 
aspect  de  nouveauté,  deux  semaines  s'étaient  à  peine  écoulées 
au  milieu  de  ces  pieux  exercices  et  de  ces  saintes  conversations, 
que  plusieurs  religieux  dominicains,  gardiens  vigilants  de  la  foi, 
voulurent  connaître  à  fond  la  vie  et  la  doctrine  d'Ignace.  Rien 
n'était  plus  aisé  :  Ignace  avait  choisi  l'un  d'eux  pour  directeur. 
Celui-ci  invita  un  jour  son  pénitent  à  dîner,  et  l'avertit  de  se 
tenir  prêt  à  répondre  aux  interrogations  qui  lui  seraient  adres- 
sées par  quelques-uns  des  religieux.  Le  repas  fini,  il  le  conduisit 
dans  une  chapelle  où  le  P.  Vicaire  l'attendait.  Celui-ci,  après  de 


116  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 


grandes  louanges  données  à  son  genre  de  vie  apostolique  et  à 
la  ferveur  de  ses  discours,  finit  par  s'informer  de  la  nature  et  du 
fruit  de  ses  études.  Ignace  reconnut  avoir  peu  étudié  et  ne  rien 
savoir. 

«  Quoi  donc  ?  reprit  le  P.  Vicaire  ;  peu  d'études,  point  de 
«  science!  et  vous  prêchez  ainsi,  sans  être  théologien  ?»  —  «  Je 
«  ne  prêche  pas,  répondit  Ignace,  mais  je  parle  familièrement 
«  des  choses  de  Dieu,  dans  le  seul  espoir  de  convertir  à  lui 
«  quelques-uns  de  ceux  qui  m'écoutent.  » 

Interrogé  ensuite  sur  le  sujet  de  ses  exhortations,  il  répondit 
qu'il  parlait  en  général  des  vertus  et  des  vices. 

«  Mais  c'est  là,  reprit  le  P.  Vicaire,  un  sujet  de  haute  théo- 
«  logie  ;  cette  science  vous  est  étrangère,  d'après  vos  propres 
«  aveux  ;  vous  ne  pouvez  donc  la  posséder  que  par  un  don 
«  surnaturel  du  Saint  Esprit  :  si  cela  est,  convenez-en.  » 

Ignace  ne  crut  pas  cette  conséquence  parfaitement  juste;  car 
le    P.   Vicaire   ne  voulait  parler  que   du  côté  spéculatif  de  la 
question,  telle  qu'on   la  traitait  dans  l'Ecole  ;  lui  ne  s'occupait 
que  des  actions,  et  de   leur  utilité  ou  de  leur  danger  pour  le 
salut.    Il  garda  donc  le  silence.    Son  examinateur  'croyant  l'y 
avoir  réduit,  «  dans    des   temps  comme   ceux-ci,    poursuivit-il, 
«  où  tant  d'erreurs  se  répandent  dans  la  chrétienté,  vous  osez, 
«  sans  lettres,   sans   études,  traiter   en   public  de  ce  que  vous 
«  ignorez,  et  vous  voulez  encore   dérober  vos  enseignements  à 
«  celui  qui  pourrait  juger  de  vos  erreurs.  Si  votre  doctrine  est 
«  pure,  pourquoi  vous  taisez-vous  maintenant  ?  Si  elle  ne  l'est 
«  pas,  comment  osez-vous  l'enseigner  ?  D'ailleurs  quel  étrange 
«  vêtement  porte  là  votre  compagnon  ?»  Il  parlait  de  Calixte, 
arrivé  depuis  peu  d'Alcala,  qui  portait  une   soutanelle  courte, 
un  grand  chapeau  et  son  bourdon  de  pèlerin.  Or,  Calixte  étant 
d'une  taille  élevée  et  d'une  tournure  peu  gracieuse,  son  costume 
paraissait  assez  ridicule.  Calixte   répondit,  et  c'était   la  vérité, 
qu'il  avait  donné  le  reste  de  ses  habits  à  un  pauvre  plus  indigent 
que  lui.   Le  P.   Vicaire  sourit  de  cette  explication,  comme  d'un 
mensonge  heureusement  trouvé,  et  résolut,  puisqu' Ignace  gar- 
dait le  silence  sur  sa  doctrine,  de  le  forcer  enfin  à  s'expliquer  (lto). 
En  conséquence  il  le  fit  enfermer  dans  une  cellule  du  monas- 
tère, mit    des  gardes  à   sa  porte,   et  l'y  retint   trois  jours.    Il 


LIVRE  PREMIER.  —  CHAPITRE  IX.  117 

employa  ce  temps  à  agir  auprès  des  tribunaux.  Cependant 
plusieurs  religieux  venaient,  soit  pour  voir  le  prisonnier,  soit 
pour  l'entendre.  Ignace  parlait  des  choses  spirituelles  avec  une 
entière  tranquillité  d'esprit,  et  d'autant  plus  librement  qu'il  était 
sûr  d'être  compris  de  ses  auditeurs  versés  eux-mêmes  dans  ces 
matières.  Les  avis  des  Pères  sur  son  compte,  furent  partagés. 
Les  uns  le  regardaient  comme  un  saint,  et,  persuadés  qu'il 
n'avait  pu  acquérir  qu'à  la  faveur  d'une  haute  contemplation  de 
si  admirables  lumières,  ils  étaient  d'avis  de  le  laisser  enseigner 
librement,  puisqu'on  reconnaissait  aisément  que  l'esprit  de  Dieu 
parlait  par  sa  bouche.  D'autres,  au  contraire,  opinaient  que, 
saint  ou  non,  un  ignorant  ne  pouvait  s'ériger  en  maître;  qu'on 
devait  au  moins  examiner  soigneusement  sa  doctrine,  et  s'assurer 
que  de  dangereux  enseignements  ne  se  glissaient  pas  à  la 
faveur  de  cette  apparente  sainteté. 

Au  bout  de  trois  jours  (IIT),  Ignace  et  Calixte  furent  jetés 
dans  une  prison  si  affreuse,  qu'une  pareille  détention  était  bien 
plutôt  un  châtiment,  qu'une  mesure  préventive.  Une  même 
chaîne,  longue  de  douze  palmes,  fut  rivée  à  un  pied  de  chaque 
prisonnier.  L'un  des  captifs  ne  pouvait  se  mouvoir,  sans  obliger 
l'autre  à  le  suivre.  On  s'empara  de  tous  les  écrits  spirituels 
d'Ignace  et  on  se  mit  à  en  disséquer  chaque  parole.  Pour  lui,  il 
était  si  tranquille  et  même  si  heureux  dans  cette  prison,  que, 
pendant  toute  la  première  nuit,  il  ne  cessa  de  chanter  avec  son 
compagnon  tous  les  psaumes  et  toutes  les  hymnes  qu'il  savait 
par  cœur. 

Le  lendemain  il  y  eut  affluence  de  pieux  visiteurs.  Ces  âmes 
charitables,  voyant  que  pour  prendre  un  peu  de  repos  le  pri- 
sonnier devait  s'étendre  sur  une  terre  presque  fangeuse,  vou- 
lurent lui  procurer  quelques  soulagements,  malgré  ses  instantes 
réclamations. 

Plusieurs  jours  s'écoulèrent  ainsi.  On  finit  par  le  faire  com- 
paraître devant  quatre  examinateurs.  Trois  d'entre  eux,  Isidore, 
Paravina  et  Frias  étaient  docteurs  ;  le  quatrième,  bachelier  et 
vicaire-général,  portait  aussi  le  nom  de  Frias.  Ces  théologiens 
interrogèrent  Ignace  tour  à  tour  :  ils  lui  posèrent  plusieurs 
questions  très  subtiles  sur  les  mystères  de  la  Très-Sainte- 
Trinité,  de  l'Incarnation,  de  l'Eucharistie,  et  même  sur  le  droit 


118  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 


canon.  Ignace,  tout  en  avouant  son  ignorance,  répondit  avec  une 
telle  solidité  de  doctrine  et  une  si  grande  exactitude  d'expression, 
qu'ils  en  furent  stupéfaits.  Ensuite  on  l'engagea  à  parler,  comme 
il  avait  coutume  de  le  faire  en  public,  sur  le  premier  comman- 
dement. C'était  souffler  sur  le  feu  qui  embrasait  son  cœur,  pour 
en  faire  jaillir  la  flamme.  Car,  lorsqu'il  traitait  de  l'amour  divin, 
il  s'animait,  non  plus  en  docteur  qui  enseigne  une  doctrine,  mais 
en  saint  qui  la  sent  et  la  pratique  dans  son  cœur  (II2). 

Cependant,  un  incident  vint  mettre  dans  tout  leur  jour  la 
sincérité  et  l'innocence  d'Ignace.  Deux  autres  de  ses  com- 
pagnons étaient  enfermés  dans  la  prison  commune  ;  lui-même, 
sans  en  être  requis,  les  avait  fait  connaître  aux  juges,  pour 
qu'ils  pussent  les  soumettre  à  un  examen.  Or  il  arriva  qu'une 
nuit  les  prisonniers  forcèrent  les  portes,  et  tous  s'évadèrent. 
Seuls,  les  compagnons  du  Saint  y  demeurèrent  autant  par  senti- 
ment de  leur  innocence,  que  pour  avoir  appris  d'Ignace  à 
regarder  les  souffrances  comme  une  faveur  particulière  de  Dieu. 
Dès  ce  moment,  on  leur  donna  pour  prison  une  habitation 
commode  et  spacieuse.  Mais  Ignace  restait  dans  les  fers.  Sa 
prison,  il  est  vrai,  semblait  être  devenue  un  rendez-vous  public. 
Des  hommes  de  tous  rangs  accouraient  pour  l'entendre.  Parmi 
eux,  se  trouvaient  Dom  François  de  Mendoza,  depuis  évêque 
de  Burgos  et  cardinal,  et  le  vicaire-général,  qui  avait  été  le  plus 
sévère  ou  le  plus  zélé  de  ses  interrogateurs.  En  le  voyant 
enchaîné,  ce  dernier  lui  exprima,  autant  par  ses  regards  que 
par  ses  paroles,  une  grande  compassion  ;  mais  Ignace,  se  tour- 
nant vers  lui,  le  visage  enflammé,  comme  il  l'avait  d'ordinaire 
quand  il  exhalait  les  sentiments  de  son  cœur  envers  Dieu:  «Je 
«  vous  répéterai,  lui  dit-il,  ce  que  je  disais  tout-à-1'heure  à  une 
«  dame,  qui  se  désolait  fort  sur  ce  qu'elle  appelait  mon  extrême 
«  misère,  et  que  j'appelle,  moi,  mon  extrême  bonheur.  Si 
«  l'amour  de  Dieu  est  dans  votre  cœur,  vous  comprendrez 
«  aisément  que  souffrir  pour  Dieu,  c'est  une  jouissance  à  laquelle 
«  tous  les  plaisirs  de  la  terre  ne  peuvent  être  comparés.  Je  vous 
«  l'assure,  il  n'y  a  pas  à  Salamanque  tant  de  chaînes  et  de  fers 
«  que  je  n'en  souhaite  davantage  pour  l'amour  de  Celui,  en 
«  l'honneur  duquel  je  porte  ceux-ci,  fers  qui  à  vos  yeux  sont 
«  déjà  trop  pesants  pour  moi.  » 


LIVRE  PREMIER. 


CHAPITRE  IX. 


119 


Après  vingt-deux  jours  d'emprisonnement,  Ignace  et  ses 
compagnons  comparurent  enfin  devant  leurs  juges.  Reconnus 
innocents,  on  leur  rendit  la  liberté,  et  il  leur  fut  permis  de 
reprendre  leur  premier  genre  de  vie,  et  même  de  prêcher.  Ils 
devaient  seulement  s'abstenir  dorénavant,  n'étant  pas  encore 
versés  dans  la  théologie,  de  déterminer  ce  qui  est  péché  mortel 
et  ce  qui  est  péché  véniel,  question  toujours  épineuse  et  pleine 
de  difficultés,  même  pour  les  hommes  les  plus  éclairés.  Les 
juges  croyant  avoir  traité  Ignace  avec  les  égards  convenables, 
le  congédièrent,  avec  de  grands  témoignages  d'affection.  Mais 
le  Saint  portait  ses  vues  plus  loin  dans  l'avenir.  Il  jugea  que  la 
défense  faite  par  ses  juges  équivalait  à  un  ordre  de  se  taire. 
En  effet,  s'il  continuait  à  s'élever,  comme  il  l'avait  toujours  fait, 
contre  l'offense  de  Dieu,  on  pourrait  l'accuser  d'en  avoir  déter- 
miné la  nature,  et  par  conséquent  de  s'être  écarté  des  injonc- 
tions reçues.  Use  décida  donc,  trois  semaines  après  son  élargis- 
sement, à  quitter  l'Espagne,  et  il  se  dirigea  vers  Paris  (II3). 


Hïtovt  fieeonù,  —  Chapitre  premier. 


Arrivée  d'Ignace  à  Paris.  —  Inconstance  et  fin  malheureuse 
des  premiers  compagnons  de  saint  Ignace.  —  Sa  charité  à  l'égard 
d'une  personne  qui  l'avait  offensé.  —  Conversion  de  plusieurs 
étudiants.  —  Ignace  délivré  d'un  châtiment  injuste.—  Nouvelles 
conversions. 


GNACE  arriva  à  Paris,  le  2  février  1528  (x). 
Là,  il  se  réunit  à  quelques  Espagnols,  dans 
une  maison  dont  le  loyer  était  payé  en 
commun.  Il  acquittait  sa  quote-part  au  moyen 
d'aumônes  envoyées  de  Barcelone.  C'est 
grâce  à  ces  secours  qu'il  pensa  économiser 
au  profit  de  ses  études  un  temps  ordinaire- 
ment employé  à  mendier.  Jusque-là,  Ignace  avait  suivi  confu- 
sément toutes  les  branches  de  l'enseignement  ;  il  résolut  de  les 
reprendre  avec  ordre  depuis  les  premiers  éléments.  Mais  il  fut 
bientôt  dérangé  dans  ses  plans  :  un  de  ses  compagnons  déposi- 
taire de  sa  bourse  en  avait  dépensé  tout  le  contenu,  vingt-cinq 
ducats,  pour  son  propre  usage.  Comme  cet  ami  peu  délicat  ne 
pouvait  rendre  l'argent,  Ignace  fut  contraint  de  demander  un 
asile  à  l'hôpital  de  Saint-Jacques  et  d'implorer  désormais,  pour 
vivre,  la  charité  publique. 

Ce  nouvel  état  de  choses  nuisait  beaucoup  à  ses  études,  car 
l'hôpital  était  fort  éloigné  du  collège  Montaigu  dont  il  suivait 
les  classes.  De  plus  les  portes  de  cet  hôpital  s'ouvrant  tard  le 
matin  et  se  fermant  de  bonne  heure  le  soir,  il  devait  perdre, 
chaque  jour,  une  partie  des  leçons.  Quelques  amis  s'employèrent, 
mais  inutilement,  pour  l'attacher  au  service  d'un  homme  de 
lettres,  qui  aurait  été  tout  à  la  fois  son  maître  et  son  professeur. 
Ignace  eût  ainsi  satisfait  sa  dévotion  particulière,  en  servant 
Jésus-Christ  dans  sa  personne  et  les  apôtres  dans  celles  de  ses 
disciples  (2).  Pressé  par  la  nécessité,  appuyé  sur  les  conseils 
d'un  religieux  de  ses  amis,  il  prit  le  parti  d'aller  en  Flandre  (3), 


HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA.  121 

pendant  les  vacances,  et  d'y  mendier,  auprès  des  marchands 
espagnols  assez  d'argent  pour  vivre  une  année  entière  à  Paris, 
sans  autre  souci  que  celui  de  ses  études.  Dans  le  même  but,  il 
passa  aussi  en  Angleterre,  pays  alors  catholique. 

Sur  ces  entrefaites,  Jean  Madera,  compatriote  d'Ignace,  lui 
représenta  que  se  montrer  partout  dans  cette  misère,  c'était 
porter  atteinte  à  l'honneur  de  sa  maison.  On  devait  croire,  en 
effet,  sa  famille  ou  trop  indigente  pour  pouvoir  subvenir  aux 
besoins  d'un  de  ses  membres,  ou  assez  avare  pour  s'y  refuser. 
Bien  plus,  ajoutait  Madera,  en  se  conduisant  ainsi,  Ignace  se 
rendait  coupable  d'injustice,  puisqu'il  compromettait  sa  réputa- 
tion. Jean  Madera  était  si  convaincu,  que  tous  les  raisonnements 
du  Saint  ne  parvinrent  pas  à  l'ébranler.  Alors  celui-ci  écrivit  en 
forme  de  cas  de  conscience  la  question  suivante  :  «  Un  gentil- 
«  homme  qui,  par  amour  pour  Dieu,  a  renoncé  au  monde, 
«  peut-il,  sans  craindre  de  nuire  à  l'honneur  de  sa  famille,  aller 
«  de  pays  en  pays,  ne  vivant  que  d'aumônes  ?  »  Ignace  la 
soumit  à  plusieurs  docteurs  de  Sorbonne  parmi  les  plus  éclairés; 
leur  solution  unanime  fut  qu'il  n'y  avait  en  cela  aucune  faute. 
Il  montra  à  Madera  cette  décision,  moins  pour  justifier  son 
opinion  que  pour  défendre  la  gloire  de  la  pauvreté  volontaire. 
Ennoblie  par  l'exemple  de  Jésus-Christ,  pour  l'amour  duquel 
nous  l'embrassons,  cette  pauvreté  ne  saurait  ternir  l'honneur  de 
la  plus  illustre  origine. 

Au  reste  Ignace  n'eut  bientôt  plus  besoin  d'entreprendre, 
pour  fournir  à  sa  propre  subsistance,  de  longs  et  pénibles 
voyages  ;  car  les  marchands  espagnols,  instruits  de  la  noblesse 
de  sa  naissance,  se  chargèrent  de  lui  faire  parvenir,  à  Paris 
même,  le  produit  de  leurs  aumônes.  Ces  aumônes  arrivaient  si 
abondantes  qu'elles  suffisaient,  non  seulement  aux  besoins 
d'Ignace,  mais  encore  à  l'entretien  de  Pierre  Le  Fèvre  et  de 
Nicolas  Bobadilla,  et  au  soulagement  de  beaucoup  de  pauvres. 

Pendant  un  de  ses  voyages  en  Flandre,  il  survint  un  incident 
attesté  dans  le  procès  de  canonisation.  Ce  simple  fait  prouve 
que,  longtemps  avant  d'avoir  fondé  son  ordre,  Ignace  savait  par 
révélation  qu'il  en  serait  le  Père.  Il  était  allé  demander  l'aumône 
chez  un  jeune  espagnol  de  Médina  del  Campo,  négociant  à 
Anvers,  nommé  Pierre   Cuadrado.   Celui-ci   traita  Ignace  avec 


122  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 


une  généreuse  libéralité.  Dieu  fit  alors  connaître  à  son  servi- 
teur par  une  lumière  prophétique,  les  secours  bien  autrement 
importants  qu'il  recevrait  du  même  bienfaiteur  dans  la  suite.  Re- 
gardant fixement  Cuadrado  :  «  Un  jour  viendra,  dit  Ignace,  où 
«  vous  qui  aujourd'hui  exercez  si  libéralement  la  charité  envers 
«  moi,  vous  fonderez  dans  votre  patrie  une  maison  de  l'Ordre 
«  que  Dieu  établira  plus  tard,  par  le  moyen  du  mendiant  assisté 
«  par  vous.  »  La  nouveauté  de  cette  idée,  le  ton  plein  d'assu- 
rance qu'Ignace,  contrairement  à  son  habitude  mit  dans  sa 
parole,  la  vénération  chaque  jour  plus  grande  qu'inspirait  le 
Saint,  firent  une  profonde  impression  sur  le  jeune  négociant. 
Cuadrado  n'oublia  jamais  cette  prophétie.  Plus  tard  sa  femme 
Dona  Françoise  Manson  aimait  à  la  raconter  lorsqu'elle  se 
trouvait  avec  quelque  Père  de  la  Compagnie. 

La  prédiction  s'accomplit  :  Pierre  Cuadrado  fonda  à  Médina 
un  collège  de  cette  société,  dont  l'établissement  lui  avait  été 
annoncé  si  longtemps  d'avance  (4). 

Le  trait  suivant  mérite  encore  d'être  rapporté.  Durant  le 
séjour  d'Ignace  à  Bruges,  Louis  Vives,  homme  d'une  grande 
érudition  et  d'un  jugement  solide,  le  reçut  un  jour  à  sa  table, 
sans  autre  motif  que  de  faire  la  charité  à  un  pauvre.  En  l'enten- 
dant parler  de  Dieu  avec  tant  d'élévation  et  avec  une  si  pro- 
fonde connaissance  des  choses  spirituelles,  il  fut  ravi  d'admira- 
tion. Quand  son  hôte  fut  parti,  il  dit  à  ses  autres  convives  : 
Cet  homme  est  tin  saint  ;  vous  le  verrez  un  jour  fonder  quel- 
qu  ordre  religieux. 

Les  talents  d'Ignace,  pour  opérer  de  grandes  choses  dans  le 
service  de  Dieu,  étaient  si  manifestes,  qu'au  premier  coup  d'œil 
et  à  la  seule  lumière  du  bon  sens,  on  pouvait  prévoir  ce  qu'il 
accomplirait  (5). 

De  plus  en  plus  fixé  sur  sa  mission,  Ignace  s'appliquait 
dès  lors  à  faire  un  nouveau  choix  d'hommes  propres  à  accomplir, 
pour  la  gloire  de  Dieu,  les  œuvres  peu  communes  dont  il 
avait  conçu  le  plan.  Je  dis  un  nouveau  choix,  parce  qu'il  en  fut 
de  ses  quatre  premiers  compagnons  comme  de  ces  graines  qui 
après  avoir  produit  une  belle  tige  verdoyante,  restent  stériles. 
Ils  ne  se  trouvèrent  pas  de  taille  à  marcher  sur  les  traces 
d'un  géant.  Les  accusations,  les  calomnies,  la  prison,  les  chaînes, 


LIVRE  SECOND.  —  CHAPITRE  T.  123 

épreuves  semées  partout  sous  leurs  pas,  devinrent  bientôt  trop 
lourdes  à  leur  vertu  novice.  Ils  abandonnèrent  Ignace  ;  chacun 
d'eux  s'en  alla  de  son  côté. 

Calixte  fit  d'abord  un  pèlerinage  en  Palestine.  Satisfait  de 
cet  acte  de  piété,  il  entra  dans  le  commerce  et  navigua  vers  les 
Indes.  Il  mourut  pauvre  marchand  dans  un  pays,  où,  disciple 
de  saint  Ignace,  il  aurait  pu  devenir  un  apôtre  comme  François 
Xavier. 

Pour  obtenir  un  évêché,  Arriaga  passa  en  Amérique.  Au 
moment  où  il  parvenait  à  son  but,  il  fut  emporté  par  un  poison 
qu'il  prit  par  mégarde. 

Jacques  Cacerés  revint  à  Ségovie,  sa  patrie  (6).  Là,  il  ne  sut 
point  résister  aux  séductions  et  devint  bientôt  un  homme  très 
mondain.  Mais  le  monde  ne  s'occupa  pas  plus  de  lui  qu'il  ne 
s'occupait  lui-même  de  Dieu.  Traité  d'espion  et  jeté  dans  les 
prisons  en  Angleterre,  en  France,  au  camp  de  l'empereur 
Charles-Quint,  il  s'évada  deux  fois  ;  puis  à  la  suite  d'une  troi- 
sième tentative,  il  s'attira  de  cruels  traitements  dont  il  se  res- 
sentit misérablement  toute  sa  vie. 

Le  Français  Jean,  le  plus  jeune  des  quatre,  resta  du  moins 
fidèle  à  Dieu  et  à  la  piété  :  il  prit  même  l'habit  religieux. 

Cependant  Ignace  ne  réussit  pas  mieux  tout  d'abord  dans 
le  choix  de  nouveaux  collaborateurs.  Ces  autres  disciples  furent 
Jean  de  Castro,  homme  d'un  esprit  solide,  docteur  en  Sorbonne, 
Peralta  étudiant,  et  un  jeune  Biscayen  de  la  famille  des 
Amador.  Ignace  les  avait  attirés  à  Dieu  par  la  pratique  de  ses 
Exercices. 

Cette  retraite  produisit  sur  eux  son  effet  ordinaire,  c'est-à- 
dire  un  grand  changement  de  vie.  Tous  les  trois  vendirent 
leurs  biens,  en  donnèrent  le  prix  aux  pauvres,  et  se  retirèrent  à 
l'hôpital  Saint-Jacques,  où,  livrés  à  de  longues  méditations, 
ils  se  disposaient  à  adopter  un  genre  de  vie  digne  de  si  beaux 
commencements.  Mais  le  monde,  qui  voit  tout  des  yeux  de  la 
chair,  ne  reconnut  dans  une  conduite  si  héroïque  qu'une  solen- 
nelle folie  :  des  jeunes  gens  nobles  et  riches  déshonorer  leurs 
pays  et  leur  famille,  en  mendiant  comme  des  misérables  !  Bien- 
tôt des  amis  les  circonviennent,  leur  prodiguent  conseils  et  re- 
proches, s'efforcent  par   tous  les  moyens  de  les  ramener  à  ce 


124  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

qu'ils  appellent  le  bon  sens.  Mais  la  grâce  de  Dieu  avait  jeté 
dans  leurs  cœurs  de  trop  profondes  racines  pour  céder  à  ce 
premier  effort  tenté  contre  elle. 

Les  nouveaux  convertis  répondirent  qu'eux  aussi  avaient 
jadis  considéré  les  choses  célestes  avec  des  yeux  profanes  ; 
néanmoins,  grâce  aux  leçons  d'Ignace,  leur  aveuglement  était 
guéri  :  «  Si  vous  voulez  l'entendre,  ajoutaient-ils,  peut-être 
«  désirerez-vous  aussi  vous  associer  à  lui  ;  mais  du  moins,  s'il  ne 
«  vous  plaît  pas  de  nous  imiter,  cessez  de  nous  troubler.  » 

Désespérant  de  leur  faire  changer  de  résolution  par  la  per- 
suasion, ces  mêmes  amis  eurent  recours  à  la  violence.  Des 
hommes  armés,  traînant  les  disciples  d'Ignace  hors  de  l'hôpital, 
les  ramenèrent  à  leur  ancien  logement,  et  les  obligèrent  de  se 
vêtir  honorablement.  Ils  obtinrent  qu'ils  vivraient,  au  moins 
extérieurement,  comme  tout  le  monde,  jusqu'à  la  fin  de  leurs 
études,  c'est-à-dire  jusqu'à  leur  retour  en  Espagne.  C'était  là 
une  première  concession  ;  ce  ne  fut  pas  la  dernière. 

La  ferveur  des  néophytes  se  refroidit.  Quelques  mois  plus 
tard,  Ignace  et  sesdisciplesse  séparaient.  Les  nouvelles  semences, 
sans  avorter  entièrement,  ne  pouvaient  porter  les  fruits  que  le 
Saint  en  avait  attendus.  Devenu  plus  tard  prédicateur,  Jean 
de  Castro  ne  voulut  pas  que  les  exhortations  à  la  persévérance, 
qu'il  adressait  aux  autres,  fussent  un  constant  reproche  de  son 
instabilité  ;  il  prit  l'habit  de  Saint-Bruno,  à  la  chartreuse  de 
Valence.  Nous  aurons  occasion  de  parler  encore  de  lui  dans 
la  suite  de  cette  histoire. 

Peralta  entreprit  le  voyage  de  Terre-Sainte;  mais  il  rencontra, 
en  Italie,  un  de  ses  parents,  capitaine  de  renom,  qui  le  fit  con- 
duire à  Rome.  Le  pape  lui  ayant  défendu  de  continuer  son 
voyage,  il  retourna  en  Espagne.  Quant  au  jeune  Biscayen,  on 
ne  sut  jamais  ce  qu'il  était  devenu. 

Mais  voici  qu'une  nouvelle  tempête  s'élevait  contre  Ignace. 
On  renouvela  les  anciennes  accusations.  Il  se  servait,  disait-on, 
de  magie  et  de  sortilège,  pour  égarer  l'esprit  de  ses  auditeurs. 
Parmi  ses  adversaires  avoués,  se  distinguaient  deux  hommes 
marquants,  tous  deux  docteurs:  Pierre  Ortiz  et  Jacques  Govea. 
Le  premier  s'était  très  attaché  à  Jean  de  Castro  et  à  Peralta  ; 
le  second  aimait  beaucoup  le  jeune  Amador,  son  élève.  Leurs 


LIVRE  SECOND.  —  CHAPITRE  I.  125 

discours,  et  ceux  de  plusieurs  autres  personnages  aussi  prévenus 
qu'eux,  parvinrent  aux  oreilles  du  P.  François  Matthieu  Ori,  alors 
inquisiteur.  Intrigué  par  ces  prétendus  sortilèges  qui  troublaient 
les  esprits,  Ori  désira  beaucoup  connaître  Ignace.  Celui-ci  se 
trouvait  alors  absent  de  Paris.  Voici  à  quelle  occasion  il  avait 
entrepris  un  court  voyage.  Un  de  ses  compagnons,  celui-là 
même,  qui  en  dissipant  ses  vingt-cinq  ducats,  lui  avait  causé 
tant  d'ennuis,  était  tombé  malade  à  Rouen.  Là,  réduit  à  la 
dernière  misère,  ce  malheureux  eut  recours  à  la  charité  de  celui 
qu'il  avait  trahi  ;  il  parvint  à  lui  faire  connaître  l'abandon  où  il 
se  trouvait.  Ignace  s'empressa  de  répondre,  par  une  héroïque 
charité,  à  l'infidélité  dont  il  avait  été  victime. 

Il  se  mit  donc  en  route,  résolu  de  faire  ce  voyage  nu-pieds  et 
à  jeun  pour  mieux  se  vaincre.  Il  avait  à  ce  sujet  consulté  le 
Seigneur  dans  l'église  de  Saint-Dominique,  où  il  avait  été  faire 
son  oraison.  Tout  d'abord,  Ignace  ne  put  s'empêcher  de  sentir 
s'élever  dans  son  cœur  quelques  sentiments  de  pusillanimité. 
La  nature  répugnait  si  vivement  à  la  pensée  du  fatigant  trajet 
à  faire  dans  de  telles  conditions.  Mais,  arrivé  à  trois  lieues  de 
Paris,  tandis  qu'il  s'efforçait  de  gravir  une  colline  en  renouve- 
lant la  résolution  de  se  traîner,  s'il  le  fallait,  jusqu'à  Rouen,  Dieu 
lui  mit  au  cœur  tant  de  force,  tant  de  vigueur,  que  ce  jour 
même  il  fit  encore  dix  autres  lieues.  Et  loin  de  marcher  pénible- 
ment, il  allait  d'un  pas  allègre  n'éprouvant  ni  faim,  ni  fatigue, 
ni  ennui.  Les  célestes  consolations,  dont  il  était  inondé,  le  for- 
cèrent même  parfois  de  s'arrêter  et  d'exhaler  à  haute  voix  les 
brûlantes  ardeurs  qui  le  consumaient.  Il  passa  la  première  nuit 
du  voyage  dans  un  hôpital,  partageant  un  même  lit  avec  un 
pauvre  mendiant,  et  la  seconde  dans  la  campagne,  sur  une  meule 
de  paille. 

Arrivé  à  Rouen  le  troisième  jour,  il  se  rendit  aussitôt  chez 
son  ancien  compagnon.  Après  l'avoir  affectueusement  embrassé, 
il  se  mit  à  le  servir,  à  lui  prodiguer  tous  les  soins  de  la  plus 
délicate  charité.  Il  lui  fit  ensuite  obtenir  passage  sur  un  navire, 
qui  le  porterait  en  Espagne,  enfin  il  lui  remit  au  départ  des 
lettres  de  recommandation  pour  quelques  amis.  Telles  sont  les 
vengeances  des  saints  ;  telle  est  la  manière  dont  ils  punissent 
les  offenses  reçues. 


126  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

Tandis  qu'il  était  encore  à  Rouen,  donnant  ses  soins  au  ma- 
lade, le  Saint  apprit  que  l'inquisiteur  de  Paris  le  faisait  chercher. 
Il  se  hâta  de  repartir  et,  dès  son  arrivée,  il  courut  l'assurer  de 
sa  pleine  soumission  à  toutes  ses  volontés.  Il  le  supplia  seule- 
ment de  ne  pas  l'empêcher  de  suivre  les  classes  qui  s'ouvraient 
à  la  Saint-Remi.  Du  reste  son  innocence  fut  promptement  re- 
connue ;  il  ne  subit  même  aucun  interrogatoire,  et  recommença, 
sous  le  professeur  Jean  Pena,  son  cours  de  philosophie,  au  col- 
lège Sainte-Barbe. 

Cependant  Dieu  excitait  de  plus  en  plus  dans  l'âme  de  son 
serviteur,  le  désir  de  travailler  à  l'œuvre  déjà  plusieurs  fois  es- 
sayée en  vain,  et  pour  laquelle  il  l'avait  spécialement  conduit 
dans  la  capitale  de  la  France.  Ignace  se  mit  donc  à  entretenir  ses 
condisciples  des  choses  de  Dieu,  non  seulement  pour  les  porter 
à  la  vertu,  mais  encore  pour  discerner  et  s'attacher  ceux  que  le 
ciel  destinait  à  l'aider  dans  ses  desseins.  Il  arriva  donc  bientôt 
que,  les  classes  finies,  maîtres  et  écoliers  se  réunissaient  autour 
d'Ignace  pour  en  recevoir  les  leçons  d'une  philosophie  toute 
céleste,  dont  il  était  un  admirable  interprète.  Auprès  de  ses 
déductions  fortes  et  logiques,  puisées  aux  sources  mêmes  de 
l'Evangile,  la  stérile  philosophie  d'Aristote  pâlissait  ;  et  à  ce 
langage  tout  surnaturel,  les  âmes  profondément  émues  subis- 
saient l'impression  d'une  éloquence  sortie  du  cœur.  Les  cours 
de  Pena  étaient  négligés  ;  la  cause  de  la  philosophie  perdait  à 
cette  lutte,  et  un  orage  éclata  contre    Ignace. 

Les  jours  de  fêtes,  on  avait  coutume,  au  collège  Sainte- 
Barbe, de  faire  argumenter  entre  eux  les  écoliers  pour  les  exercer 
et  juger  de  leurs  progrès.  Mais  depuis  qu'Ignace  avait  intro- 
duit parmi  cette  jeunesse  la  fréquentation  des  sacrements,  le 
concours  toujours  croissant  à  l'église,  diminuait  d'autant  les 
réunions  de  Sainte-Barbe.  Pena,  mécontent,  vit  bien  qu'il  serait 
inutile  de  s'en  plaindre  à  Ignace.  Il  s'adressa  donc  au  docteur 
Govea,  recteur  du  collège. 

C'était  alors  l'usage  que  tout  élève  qui  troublait  les  études, 
subissait  un  châtiment  solennel,  dans  une  salle  publique.  A  cet 
effet,  tous  les  professeurs  armés  de  baguettes  et  de  fouets  se 
réunissaient  solennellement  au  son  de  la  cloche  ;  les  étudiants 
étaient  conviés    à  ce  spectacle.    La  souffrance  matérielle   du 


LIVRE  SECOND.  —  CHAPITRE   I.  127 

châtiment  était  peu  de  chose,   mais  l'infamie  en  était  grande. 

On  aurait  regardé  comme  un  déshonneur  d'être  lié  d'amitié 
avec  le  condamné.  Telle  est  la  peine  que  Peîia  voulut  infliger 
au  perturbateur,  dans  l'espoir  de  le  rendre  méprisable  aux  yeux 
de  ses  compagnons.  La  conjoncture  était  des  plus  favorables  ; 
car  le  Recteur  avait  conçu  de  l'aversion  pour  Ignace  depuis 
l'affaire  du  jeune  Biscayen.  Govea  et  Pena  se  concertèrent  donc  ; 
mais  leur  secret  fut  éventé  ;  les  amis  de  l'accusé  l'avertirent  de 
ne  pas  se  présenter  au  collège. 

Tout  d'abord  Ignace  fut  saisi  d'une  subite  horreur  à  la  pensée 
d'un  châtiment  si  indigne  et  si  ignominieux.  Toutefois  il  se 
dompta  bientôt,  et,  se  reprochant  amèrement  la  rébellion 
momentanée  de  l'amour-propre,  il  s'achemina  vers  Sainte-Barbe. 
Mais  de  ce  grand  sacrifice  offert  au  ciel,  le  Seigneur  n'accepta 
que  la  victoire  du.  Saint  sur  lui-même.  Dieu  ne  permit  pas  que 
son  serviteur  subît  un  affront  dont  les  suites  eussent  été  plus 
fâcheuses  pour  les  autres  que  pour  lui  (7).  Découvrant  l'artifice 
du  démon  qui  ne  travaillait  à  le  rendre  méprisable,  par  une  si 
odieuse  cabale,  que  pour  éloigner  de  lui  les  âmes  auxquelles  il 
avait  déjà  été  utile,  Ignace  sentit  soudain  le  désir  de  l'humiliation 
céder  au  projet  de  se  défendre.  Lors  donc  que,  les  portes  fermées, 
on  se  préparait  à  le  conduire  dans  la  salle  où  il  était  attendu,  il 
demanda  à  être  admis  en  présence  du  Recteur.  Là,  sous  l'in- 
spiration non  d'une  crainte  personnelle,  mais  du  zèle  le  plus 
pur,  il  dit  qu'après  avoir  déjà  souffert  l'emprisonnement  et  les 
fers,  le  courage  ne  lui  manquerait  pas  pour  subir  le  châtiment 
dont  il  était  menacé,  châtiment  auquel  il  n'avait  pas  cherché  à 
se  soustraire,  quoiqu'il  eût  été  prévenu  à  temps.  Déjà,  dans 
d'autres  pays,  la  même  faute,  ou  plutôt  le  désir  de  gagner  des 
âmes  à  Dieu  lui  avait  attiré  de  mauvais  traitements  qu'il  n'avait 
pas  songé  à  éviter  ;  car  souffrir  ou  mourir  dans  un  si  glorieux 
ministère,  c'était  moins  un  mérite  qu'un  bonheur. 

«  Mais  aujourd'hui,  ajouta-t-il,  ce  n'est  pas  mon  intérêt  qui  est 
«  enjeu,  c'est  bien  plutôt  celui  d'un  grand  nombre  d'âmes;  j'ai 
«  donc  cru  devoir  en  appeler  à  votre  jugement.  La  justice  chré- 
«  tienne  permet-elle  de  punir  comme  perturbateur  un  accusé  à 
«  qui  on  ne  peut  reprocher  que  de  travailler  à  faire  connaître 
«  et  aimer  Jésus-Christ  ?  Oui,  je  vous  le  demande,  est-il  per- 


128  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE   LOYOLA. 

«  mis  de  m'inrliger  l'infamie  d'un  châtiment  public  dans  le  seul 
«  et  unique  but  de  détacher  de  moi  ceux  que  Dieu  même,  par 
«  sa  grâce,  attire  à  mes  côtés  ?  » 

Ces  paroles  subjuguèrent  le  Recteur;  Govea  répondit  d'abord 
par  des  larmes;  puis,  prenant  Ignace  parla  main,  il  le  conduisit 
dans  la  salle  où  maîtres  et  écoliers  l'attendaient,  et  là,  se  jetant 
à  ses  pieds,  il  lui  demanda  pardon  de  l'injure  qu'il  avait  permise 
contre  lui,  et  dans  sa  personne,  contre  Dieu  lui-même.  C'est  ce 
même  Govea,  qui  quelques  années  après,  lorsque  la  Compagnie 
n'était  pas  encore  approuvée  comme  ordre  religieux,  demandait 
au  roi  de  Portugal,  Jean  III,  d'employer  à  la  conversion  des 
Indes  les  compagnons  d'Ignace.  On  sait  les  admirables  moissons 
d'âmes  recueillies  depuis  par  saint  François  Xavier  et  tant 
d'autres  imitateurs  de  son  zèle  et  de  ses  vertus.  Or  si  l'injuste 
sentence  eût  été  exécutée,  jamais  peut-être  Ignace  n'aurait 
fait  la  glorieuse  conquête  de  Xavier.  D'une  exquise  suscepti- 
bilité sur  le  point  d'honneur,  celui-ci  aurait-il  consenti  à  habiter, 
à  converser  même  avec  un  homme  noté  d'infamie  ? 

Ainsi  Dieu  faisait  tourner  à  l'accroissement  du  crédit  d'Ignace 
les  moyens  que  ses  ennemis  avaient  choisi  pour  le  détruire.  En 
effet,  l'opinion  d'un  homme  aussi  grave  que  le  Recteur,  opinion 
exprimée  avec  de  pareilles  démonstrations  de  respect,  attira 
aussitôt  l'estime  et  l'admiration  de  tous  sur  celui  que  Govea 
honorait  :  elle  acquit,  par  la  suite  au  saint  Fondateur  beaucoup 
de  disciples.  Jean  Pefia,  qui  avait  soulevé  cette  tempête,  apprit 
aussi  à  le  chérir  et  à  le  vénérer.  Ainsi  en  fut-il  des  professeurs 
Moscoso  et  VaMio,  et  surtout  du  docteur  Martial.  Ce  savant 
théologien  recevant  d'Ignace,  chaque  jour,  de  nouvelles  lumières 
sur  les  matières  les  plus  sublimes,  se  persuada  qu'un  homme 
déjà  si  merveilleusement  habile  dans  une  science  qu'il  n'avait 
pas  étudiée,  devait  l'avoir  apprise  de  Dieu  même.  Il  lui  offrit  en 
conséquence  de  le  recevoir  docteur  avant  la  fin  de  ses  cours, 
Ignace  ne  voulut  jamais  y  consentir.  Mais  par  là  on  peut 
apprécier  à  sa  juste  valeur,  la  défense  qui  lui  avait  été  faite  à 
Alcala  de  parler  en  public  avant  d'avoir  pris  ses  grades. 

Cependant  la  situation  d'Ignace  avait  bien  changé.  Son  zèle 
et  ses  travaux  n'étaient  plus  renfermés  dans  les  murs  du  collège, 
et  quoiqu'il  ne  pût  s'employer  au  salut  des  âmes  aussi  active- 


LIVRE  SECOND.  —  CHAPITRE  I.  129 

ment  qu'en  Espagne,  à  raison  des  difficultés  de  la  langue 
française,  il  ne  laissait  pas  de  se  rendre  utile  dans  maintes 
occasions. 

Un  homme  perdu  de  mœurs  aimait  éperdûment  une  femme 
mariée,  ce  qui  l'exposait  à  des  dangers  continuels.  Ignace  en 
fut  instruit  et  résolut  de  travailler  avec  ardeur  à  préserver  ce 
pécheur  du  double  malheur  temporel  et  éternel  dont  il  était 
chaque  jour  menacé.  Mais  ni  avis,  ni  exhortations  ne  parvin- 
rent à  le  faire  rentrer  en  lui-même,  car  le  propre  du  vice  qui 
le  tyrannisait,  est  d'obscurcir  toutes  les  lumières  des  vérités 
célestes,  et  de  rendre  sourd  aux  plus  salutaires  avertissements. 
Le  serviteur  de  Dieu  eut  donc  recours  à  d'autres  moyens.  Pour 
se  rendre  chez  cette  personne,  le  malheureux  devait  traverser 
un  pont  jeté  sur  un  ruisseau  assez  profond.  C'était  en  hiver,  et 
le  froid  était  très  rigoureux.  Un  soir,  Ignace  quitta  presque  tous 
ses  vêtements  et  se  plongea  dans  l'eau  jusqu'au  cou.  En  cet 
état  il  attendit  le  moment  où  le  pauvre  pécheur  viendrait  à 
passer.  Là,  il  conjurait  le  Seigneur,  avec  larmes,  d'accepter  les 
souffrances  qu'il  endurait  pour  la  guérison  morale  de  celui  qui, 
ne  connaissant  pas  son  mal,  n'en  désirait  pas  le  remède.  Enfin 
le  misérable  arriva  tout  occupé  de  ses  pensées  ordinaires.  Dès 
qu'Ignace  l'aperçut,  il  lui  adressa  d'une  voix  tremblante,  et 
pourtant  pleine  de  force,  des  paroles  énergiques,  qui,  cette  fois, 
allèrent  droit  à  son  cœur  :  «  Allez,  lui  dit-il,  allez  chercher 
«  d'odieux  plaisirs  au  péril  de  votre  vie  et  de  votre  âme  ;  moi, 
«  je  reste  ici,  et  j'expierai,  par  les  souffrances  de  ma  propre 
«  chair,  les  indignes  jouissances  de  la  vôtre.  Vous  m'y  retrouverez 
«  à  votre  retour  ;  vous  m'y  retrouverez  tous  les  soirs,  jusqu'à 
«  ce  que  Dieu,  que  je  ne  cesse  d'implorer  pour  vous,  mette  un 
«  terme  à  vos  crimes,  ou  à  ma  vie.  » 

Le  coupable  frémit.  Aussi  touché  de  ces  reproches  qu'ému  de 
compassion  à  la  vue  des  douleurs  qu'Ignace  s'imposait  pour  le 
sauver,  il  ouvrit  enfin  les  yeux  sur  l'état  de  son  âme.  Il  changea 
de  vie  ;  et,  depuis  ce  jour,  regarda  celui  qui  l'avait  délivré  de 
tant  de  périls,  comme  son  meilleur  ami. 

Ignace  eut  recours  une  autre  fois,  pour  retirer  un  prêtre  d'une 
vie  extrêmement  scandaleuse,  à  un  moyen  ni  moins  nouveau,  ni 
moins  efficace.    Sa  position  ne  lui  permettait  guère  de  parler 

Histoire  de  S.  Ignace  de  Lcyoia.  9 


130  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

librement,  car  un  laïque  ne  pourrait,  sans  manquer  de  respect, 
réprimander  un  ecclésiastique. 

Après  avoir  consulté  Dieu  dans  l'oraison,  selon  sa  coutume 
en  de  pareilles  occasions,  il  vint  un  dimanche  matin  se  jeter  aux 
pieds  de  ce  prêtre.  Là,  il  fit  sa  confession  générale,  avec  une 
componction  bien  propre  à  en  faire  naître  une  semblable  dans  le 
cœur  du  malheureux.  Dieu  parla  intérieurement  à  son  indigne 
ministre  ;  il  lui  fit  sentir  combien  ces  mêmes  fautes,  qu'il  enten- 
dait accuser,  étaient  plus  criminelles  encore  chez  un  prêtre  et  chez 
un  religieux  que  dans  un  laïque.  La  douleur  d'Ignace  le  péné- 
trait d'intolérables  remords.  Si  le  pénitent  eût  été  prêtre,  sans 
doute  tous  les  deux  eussent  bientôt  changé  de  rôle  ;  car  la  confes- 
sion n'était  pas  achevée,  que  le  confesseur  était  devenu  un 
homme  nouveau.  Il  exposa  à  Ignace  le  misérable  état  de  son 
âme,  et  le  supplia  de  l'aider  à  en  sortir,  comme  il  avait  déjà  con- 
tribué à  le  lui  faire  connaître.  Le  Saint  qui  ne  désirait  rien 
davantage,  lui  fit  suivre  les  Exercices  spirituels;  et  bientôt  sa 
vie  pénitente  donna  plus  de  salutaires  exemples,  que  sa  vie 
déréglée  n'avait  causé  de  scandale. 

Voici  un  troisième  exemple  du  zèle  industrieux  d'Ignace.  Il 
entra  un  jour,  pour  affaire,  chez  un  ecclésiastique,  docteur  en 
théologie  qu'il  trouva  occupé  à  jouer  au  billard.  Il  fut  reçu  avec 
politesse,  et,  soit  pour  lui  faire  honneur,  soit  par  dérision,  le  maître 
de  la  maison  lui  proposa  une  partie.  Ignace,  tout  à  fait  inexpéri- 
menté dans  ce  jeu,  s'excusa  sur  ce  motif.  Le  Docteur  insistant, 
son  visiteur,  mû  sans  doute  intérieurement  par  l'esprit  de  Dieu, 
lui  dit  alors  :  «  Eh  bien  !  Monsieur,  j'accepte  votre  proposition  ; 
«  mais  de  pauvres  gens  comme  moi  ne  jouent  pas  seulement 
«  pour  s'amuser,  ils  jouent  pour  gagner.  Comme  je  ne  possède 
«  au  monde  que  ma  personne,  elle  sera  mon  enjeu.  Si  je  perds, 
«  pendant  un  mois  je  serai  obligé  de  vous  servir,  et  de  vous 
«  obéir  en  tout  ce  que  vous  me  commanderez  de  légitime;  si  je 
«  gagne,  vous  ferez  une  chose  que  je  vous  ordonnerai  et  qui 
«  sera  pour  votre  grand  avantage.  »  Dieu,  qui  avait  suggéré  à 
l'un  cette   singulière  proposition,  inspira  à  l'autre  de  l'accepter. 

On  se  mit  au  jeu.  Ignace  eut  la  main  si  heureuse  que  la  par- 
tie fut  bientôt  gagnée  :  son  adversaire  ne  fit  pas  un  point.  Alors 
celui-ci  se  prit  à  réfléchir  ;  Dieu  n'avait-il  pas   en  vue   quelque 


LIVRE  SECOND.  —  CHAPITRE  I. 


131 


but  ultérieur  et  signalé,  que  ses  yeux  ne  discernaient  pas  encore. 
Vaincu,  il  consentit  à  remplir  les  conditions  de  la  partie,  et  se 
remit  à  la  discrétion  du  vainqueur.  Ignace  lui  imposa  de  faire 
pendant  un  mois,  les  Exercices  spirituels  ;  et  le  Docteur  en  tira 
le  fruit  ordinaire,  c'est-à-dire  de  passer  d'une  vie  coupable  à  une 
vie  innocente,  et  de  celle-ci  à  une  vie  plus  parfaite. 


Ignace  s'associe  à  Paris  quelques  compagnons  pour  fonder  un 
ordre  nouveau.  —  Moyens  qu'il  emploie  pour  les  attirer  à  Dieu. 


ES  premiers  liens  d'amitié  qu'Ignace  forma 
à  Paris,  furent  contractés  avec  un  jeune 
homme  nommé  Pierre  Le  Fèvre  (s).  Né  le 
13  avril  1506,  au  Villaret,  dans  le  diocèse 
d'Annecy,  Pierre  Le  Fèvre  sortait  à  peine 
de  la  première  enfance  quand  son  père 
l'envoya  à  la  campagne  garder  les  troupeaux. 
Mais  ce  qui  semblait  alors  une  mesure  de  nécessité,  était 
vraiment  à  son  égard  une  disposition  de  la  Providence.  La  soli- 
tude, en  effet,  l 'éloignait  des  périls  et  mettait  à  l'abri  cette 
première  innocence  qui  se  conserve  si  rarement  sans  tache, 
parmi  des  enfants  constamment  réunis. 

Le  père  de  Le  Fèvre  était  un  homme  de  bien  ;  il  donnait  lui- 
même  à  son  fils  les  premiers  enseignements  de  la  religion,  et 
l'enfant  faisait  dans  cette  science  des  saints  de  si  rapides  progrès, 
qu'il  fut  bientôt  capable  de  l'enseigner  aux  autres.  On  montre 
encore  aujourd'hui  une  grosse  pierre,  sur  laquelle,  dès  l'âge  de 
six  ans,  il  montait  les  jours  de  fête,  pour  expliquer  aux  gens  de 
la  campagne  les  mystères  de  la  foi  ;  il  le  faisait  avec  tant  de 
clarté  et  de  grâce,  qu'il  attirait  autour  de  lui  de  nombreux  audi- 
teurs. Non  seulement  on  admirait  sa  jeune  intelligence,  maison 
s'étonnait  surtout,  et  avec  raison,  de  trouver  ce  désir  ardent  du 
salut  des  âmes,  dans  un  enfant  qui  savait  à  peine  ce  qu'était  le 
salut.  Dieu  faisait  assez  connaître  par  là  qu'il  destinait  le  petit 
catéchiste,  à  tout  autre  chose  qu'à  surveiller  des  troupeaux.  Un 
zèle  si  prématuré  présageait  les  grandes  conquêtes  qui  lui 
étaient  réservées  dans  la  suite.  Quoique  Le  Fèvre  eût  passé  ses 
premières  années  dans  des  occupations  fort  rustiques,  l'absence 
de  culture  n'avait  point  obscurci  son  intelligence  ;  il  souffrait,  au 


HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA.  133 

contraire,  extrêmement  de  ne  pouvoir  se  livrer  à  l'étude  :  il  fit 
même  tant  d'instances  auprès  de  son  père,  que  celui-ci,  craignant 
de  laisser  perdre,  par  sa  faute,  de  si  précieuses  dispositions,  lui 
fit  quitter  un  emploi  trop  peu  fait  pour  lui,  et  le  plaça  dans  le 
collège  de  La  Roche  sous  la  direction  de  Pierre  Veillard. 
Celui-ci  était  un  homme  de  mœurs  irréprochables  et  d'une 
extrême  charité.  Il  s'était  voué  à  la  pénible  tâche  de  l'éducation, 
bien  moins  en  vue  d'avantages  personnels,  que  pour  imprimera 
la  jeunesse  une  direction,  dont  l'influence  salutaire  se  prolonge 
ordinairement  durant  tout  le  reste  de  la  vie.  Aussi  n'enseignait-il 
pas  moins  à  ses  élèves  les  vertus  morales  et  chrétiennes  que  les 
lettres  humaines. 

Un  de  ses  moyens  préférés  pour  infuser  en  quelque  sorte, 
dans  ces  jeunes  cœurs,  la  crainte  de  Dieu  et  son  amour,  était  de 
mêler  à  ses  leçons  des  exemples  de  vertu,  ou  des  préceptes 
moraux.  Il  veillait  avec  soin  à  ce  que  les  ouvrages  des  anciens 
poètes  ou  historiens  ne  pussent  nuire  à  l'innocence  de  ses  élèves; 
et,  selon  le  mot  de  Le  Fèvre  lui-même,  ces  auteurs  semblaient 
purifiés  en  passant  par  sa  bouche.  11  est  facile  de  comprendre 
les  progrès  que  fit,  dans  la  piété  et  dans  les  lettres,  un  tel  éco- 
lier sous  un  tel  maître.  A  l'âge  de  douze  ans,  il  se  sentit  si  dési- 
reux de  plaire  à  Dieu,  qu'il  fit  vœu  de  chasteté  perpétuelle.  Il 
résolut  aussi  dès  lors  de  servir  le  Seigneur  dans  une  vie  plus 
parfaite,  sans  savoir  encore  distinctement  à  quelle  vocation  il 
était  appelé.  De  pareils  élans  ne  conviennent  qu'à  une  âme  dès 
longtemps  préparée  par  des  vertus  d'un  ordre  moins  élevé,  à  une 
perfection  plus  sublime.  Le  Fèvre  n'avait  pas  fait  de  moindres 
progrès  dans  l'étude  des  lettres  :  outre  les  langues  grecque  et 
latine  qu'il  possédait  parfaitement,  il  apprit  encore  avec  succès 
l'art  de  la  rhétorique.  Son  maître  ne  pouvant  le  conduire  plus 
loin,  pour  étudier  la  philosophie,  le  jeune  homme  devait 
s'éloigner  de  son  père  ;  et  le  père,  dans  sa  tendresse  pour  un  fils 
qui  en  était  si  digne,  souffrait  beaucoup  de  cette  nécessité.  La 
pénurie  des  ressources  pécuniaires  était  encore  un  autre  obstacle 
difficile  à  surmonter. 

Mais  enfin  tout  céda  à  la  volonté  de  Dieu.  Le  Seigneur  n'avait 
pas  destiné  Le  Fèvre  à  faire  la  consolation  d'une  seule  famille, 
ou  le  bonheur  d'un  petit  coin  de  terre,  mais  à  porter  le  salut  dans 


134  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 


un  grand  nombre  de  pays  ;  il  donna  donc  une  telle  efficacité  aux 
paroles  de  Don  Mamert  Favre,  prieur  de  la  chartreuse  du 
Reposoir  et  oncle  paternel  du  jeune  Pierre,  que  le  père  consentit 
à  tous  les  sacrifices  pour  envoyer  son  fils  achever  ses  études  à 
Paris.  Là  Pierre  Le  Fèvre  eut  pour  maître  en  philosophie  Jean 
Pefia,  le  même  qui  fut  professeur  d'Ignace.  Pierre  devint  extrê- 
mement cher  au  docteur  Pena  par  l'innocence  de  ses  mœurs, 
par  ses  manières  simples  et  aimables,  non  moins  que  par  la  soli- 
dité de  son  esprit  et  par  son  opiniâtre  assiduité  au  travail.  Les 
succès  ne  se  firent  pas  longtemps  attendre.  Bientôt  même,  ils 
furent  tels  que  parfois  le  maître,  pour  éclaircir  certains  textes 
obscurs  d'Aristote,  recourait  à  son  disciple  comme  au  meilleur 
interprète  des  pensées  de  ce  philosophe.  Son  cours  terminé,  Le 
Fèvre  obtint  le  grade  de  docteur,  le  même  jour  que  François 
Xavier.  Il  allait  suivre  les  cours  de  théologie,  lorsqu' Ignace 
entra  au  collège  Sainte-Barbe,  pour  y  étudier  la  philosophie. 
Mais  Le  Fèvre  suivit  une  seconde  fois  les  cours  de  philosophie, 
pour  approfondir  cette  science  de  prédilection. 

En  arrivant  à  Sainte-Barbe,  Ignace  fut  confié  aux  soins  de 
Pierre  Le  Fèvre,  qui  devait  être  son  répétiteur  particulier  (9). 
C'était  là  un  gain  pour  les  deux  étudiants.  Les  relations  qui 
s'établirent  entre  eux,  amenèrent  une  connaissance  plus  intime, 
d'où  naquirent  bientôt  un  attachement  et  une  estime  récipro- 
ques, car  chacun  d'eux  possédait  le  genre  de  mérite  que  l'autre 
aimait  et  admirait  le  plus.  Ignace  ne  pouvait  rencontrer  un 
homme  plus  propre  à  servir  ses  desseins,  et  Le  Fèvre  éprouvait 
un  véritable  besoin  d'Ignace  pour  la  direction  de  son  âme. 
Malgré  cette  inclination  mutuelle,  ils  restèrent  longtemps  l'un 
et  l'autre  renfermés  en  eux-mêmes  et  sans  que  leur  liaison  prît 
un  caractère  d'intimité.  Ce  fut  Le  Fèvre  qui,  le  premier, 
rompit  ces  entraves  en  ouvrant  son  âne  à  son  saint  élève. 

Il  était  sans  cesse  en  proie  à  de  violentes  tentations, 
d'autant  plus  pénibles  que  sa  conscience  était  plus  pure,  et 
qu'il  avait  toujours  présent  à  l'esprit  son  vœu  de  chasteté.  Sa 
volonté  repoussait  avec  énergie  tout  ce  qui  se  passait  en  lui, 
mais  il  frémissait  à  l'idée  d'en  contracter  quelque  souillure. 
Voulant  châtier  son  corps  et  le  réduire  en  servitude,  il  s'était 
imposé  inutilement  les   plus   rigoureuses  pénitences.    A   cette 


LIVRE  SECOND.  —  CHAPITRE  II.  135 

première  épreuve  se  joignirent  bientôt  des  tentations  de  sensua- 
lité et  même  de  gourmandise.  Le  Fèvre  résistait  sans  faiblir  ; 
mais  ses  efforts  mêmes  devinrent  pour  lui  un  danger,  en  faisant 
naître  dans  son  esprit  des  pensées  de  vaine  gloire.  La  victoire 
était  donc  aussi  périlleuse  que  le  combat  ;  et  pour  comble  de 
misère  spirituelle,  une  violente  tempête  de  scrupules  vint  à  se 
déchaîner  contre  lui.  Ce  fut  là  ce  qui  le  décida  à  confier  à 
Ignace  les  besoins  et  les  maux  de  son  âme.  Il  suppliait  son  ami 
de  le  secourir  de  ses  prières  et  de  le  soutenir  de  ses  conseils. 
Comme  les  scrupules,  arrivés  à  un  certain  excès  poussent  or- 
dinairement à  d'étranges  résolutions,  Le  Fèvre  avoua  que,  pour 
échapper  à  ce  flot  d'images  fatigantes,  il  avait  dessein  de 
s'éloigner  des  objets  qui  les  faisaient  naître,  en  se  retirant  dans 
une  solitude.  Là,  sans  crainte  désormais  de  voir,  et  d'être  vu, 
il  se  nourrirait  d'herbes  jusqu'à  ce  qu'il  eût  recouvré  la  paix. 
Mais  rien  de  tout  cela  n'était  nécessaire  pour  sortir  vainqueur 
du  combat.  Ignace,  qui  avait  été  mis  à  des  épreuves  plus  rudes 
encore,  pouvait  lui  enseigner  des  moyens  plus  sûrs  et  plus 
faciles.  Dans  un  désert,  on  garde  toujours  avec  soi  le  plus  re- 
doutable des  ennemis;  et  l'expérience  de  saint  Jérôme,  confirmée 
par  celle  de  beaucoup  d'autres,  nous  apprend  que  dans  les 
cavernes  de  la  Palestine,  on  retrouve  les  spectacles  de  Rome. 
Se  livrer  à  des  jeûnes  rigoureux  n'est  pas  toujours  un  remède 
infaillible  contre  ces  misérables  tentations  ;  car  on  a  vu  des 
hommes  épuisés  d'austérités  ressentir  encore  sur  ce  point  les 
attaques  de  l'ennemi  commun  du  genre  humain. 

Ignace  conduisit  son  nouveau  disciple  par  les  voies  que  son 
expérience  et  ses  lumières  dans  les  choses  de  Dieu  lui  suggérè- 
rent ;  et  bientôt  ses  différentes  industries,  jointes  à  ses  prières, 
eurent  rendu  la  paix  au  cœur  de  son  ami.  Ce  simple  aveu  avait 
même  suffi  pour  commencer  la  guérison,  soit  que  cet  acte  d'hu- 
milité fût  déjà  un  remède,  soit  qu'en  se  voyant  découvert, 
l'esprit  de  ténèbres  perdît  sa  hardiesse  accoutumée. 

La  sollicitude  d'Ignace  ne  se  bornait  pas  aux  nécessités  ac- 
tuelles de  Le  Fèvre  :  il  voulait,  en  conduisant  cette  âme  vers 
une  perfection  toujours  plus  élevée,  faire  naître  en  elle  le  désir 
d'un  genre  de  vie,  dont  la  sainteté  la  disposât  à  se  joindre  à 
lui  une  fois  ses  desseins  connus.  Contre  les  obsessions  de  l'esprit 


136  HISTOIRE   DE  SAINT  IGNACE  DE   LOYOLA. 

mauvais,  il  lui  prescrivit  donc  la  pratique  de  l'examen  particulier. 
Il  lui  apprit  encore  à  se  défendre  par  des  actes  intérieurs,  sans 
tirer  pourtant  vanité  de  la  victoire,  fût-il  même  assuré  que  la 
mauvaise  nature  n'avait  nulle  part  aux  tentations,  et  que  le 
démon  seul  en  était  l'auteur.  Quant  aux  scrupules,  Ignace,  qui 
avait  acheté  si  cher  l'art  de  les  guérir,  parvint  assez  vite  à  en 
dégager  son  ami.  Il  lui  procura  même  une  si  grande  liberté 
d'esprit,  qu'il  put  lui  conseiller  une  confession  générale.  Il  vou- 
lait le  disposer,  pour  l'avenir,  à  prendre  des  résolutions  plus 
parfaites. 

Or,  selon  lui,  rien  ne  conduit  aussi  sûrement  à  ce  but,  que 
de  repasser  sa  vie  entière,  et  d'en  peser  mûrement  toutes  les 
actions,  toutes  les  fautes. 

Un  autre  moyen  très  efficace  qu'Ignace  mit  en  œuvre,  con- 
sistait dans  les  entretiens  spirituels.  Les  deux  amis  en  vinrent 
bientôt  à  ne  plus  comprendre  d'autre  langage  que  celui  du  ciel. 
Il  devint  même  nécessaire  de  mettre  un  frein  à  ces  doux  trans- 
ports. Réunis  le  soir,  pour  repasser  ensemble  les  leçons  du  jour, 
ils  avaient  à  peine  commencé,  qu'une  parole  échappée  à  l'un 
ou  à  l'autre,  comme  une  étincelle  tombée  sur  des  branches  sèches, 
les  embrasait  tellement  de  l'amour  des  choses  célestes,  que  les 
heures  de  la  nuit  s'écoulaient  avec  la  rapidité  d'un  moment.  Les 
études  d'Ignace  en  souffraient.  Ils  convinrent  donc  de  ne  jamais 
parler  de  choses  spirituelles  pendant  les  heures  consacrées  à 
repasser  les  leçons  de  philosophie,  et  observèrent  fidèlement 
leur  pacte.  Ignace  passa  ainsi  deux  ans  à  cultiver  l'âme  de  Pierre 
Le  Fèvre.  Voyant  enfin  son  ami  capable  de  s'élever  aux  plus 
hautes  pensées,  il  l'entretint,  un  jour,  à  cœur  ouvert,  et  lui 
confia  son  projet  de  se  rendre  en  Terre-Sainte.  Là  ils  pourraient 
consacrer  leurs  travaux  et  leur  vie  à  la  conversion  des  infidèles, 
dessein  vraiment  digne  d'un  cœur  tout  à  Dieu. 

Pierre  avait  flotté  jusqu'alors  sur  sa  vocation  entre  mille 
doutes  et  mille  incertitudes.  Mais,  à  ce  moment,  sous  l'impulsion 
de  l'esprit  de  Dieu,  il  se  sentit  tellement  porté  vers  Ignace, 
que  se  jetant  dans  ses  bras,  il  le  conjura  de  l'accepter  pour 
compagnon  dans  cette  noble  et  périlleuse  entreprise.  Ainsi  de- 
venait-il le  premier  des  enfants  d'Ignace,  fils  aussi  digne  d'un 
tel  père,  que  celui-ci  l'était  lui-même  d'un  tel  fils. 


LIVRE  SECOND.  —  CHAPITRE  II.  137 

Résolu  désormais  à  s'attacher  uniquement  à  celui  qui  l'avait 
enfanté  à  Jésus-Christ,  Le  Fèvre  désira  prendre  congé  de  son 
père  selon  la  nature,  et  de  tous  ses  parents.  Il  retourna  donc 
dans  sa  patrie.  Sa  mère  venait  de  mourir.  Après  avoir  consolé 
les  siens,  après  avoir  même  recueilli  pendant  huit  mois  d'a- 
bondants fruits  de  salut,  il  reçut  avec  la  bénédiction  pater- 
nelle, la  permission  de  disposer  de  lui-même,  et  de  se  livrer 
uniquement  au  service  de  Dieu.  De  retour  à  Paris,  il  se  remit 
entre  les  mains  d'Ignace  dans  un  tel  dénuement  que  pour  con- 
tinuer ses  études,  il  dut  recourir  aux  aumônes  de  son  saint  ami. 
Comme  lui,  Le  Fèvre  n'avait  voulu  rien  emporter  de  la  maison 
de  son  père.  Ignace  alors  jugea  le  moment  venu  de  faire  suivre 
les  Exercices  à  son  fervent  disciple.  Il  avait  différé  jusque-là 
afin  que,  dégagé  entièrement  des  affaires  de  ce  monde,  et  libre 
de  toute  pensée  terrestre,  Le  Fèvre,  éprouvant  dans  toute  sa 
force,  l'influence  salutaire  de  ces  Exercices,  pût  tendre  à  toute 
la  perfection  dont  son  âme  était  capable.  La  manière  dont  il 
s'y  livra  fut  vraiment  admirable.  Quittant  le  collège  Sainte- 
Barbe,  où  il  occupait  une  même  chambre  avec  Ignace  et  Fran- 
çois Xavier,  il  se  retira  dans  une  pauvre  maison  de  la  rue 
Saint-Jacques.  C'était  en  hiver,  et  le  froid  fut,  cette  année,  si 
rigoureux  à  Paris,  qu'on  traversait  la  Seine  en  voiture.  Pierre, 
que  la  vue  du  ciel  portait  à  la  contemplation,  passait  en  orai- 
son des  heures  entières,  au  milieu  de  la  nuit,  dans  une  petite 
cour  toute  couverte  de  glace  et  de  neige.  Ce  qui  eût  été  pour 
tout  autre  une  insupportable  souffrance,  ne  lui  causait  pas  même 
une  distraction,  tant  l'ardeur  surnaturelle  qui  le  dévorait  atté- 
nuait chez  lui  la  sensation  pénible  du  froid  extérieur  !  Il  était 
résolu  à  ne  pas  même  voir  de  feu  tant  qu'il  serait  en  retraite  ; 
et  comme  on  lui  avait  préparé  une  certaine  quantité  de  charbon, 
il  l'employa  à  un  tout  autre  usage.  S'en  servant  comme  de  lit,  il 
s'étendait  dessus  tout  déshabillé,  pour  prendre  quelques  heures 
plutôt  de  tourment  que  de  repos. 

A  ces  mortifications,  il  en  ajouta  une  autre  non  moins  sévère; 
ce  fut  de  jeûner  six  jours  entiers  (IO).  Durant  tout  ce  temps,  le 
pain  des  anges  fut  sa  seule  nourriture.  Il  avait  l'intention  de 
continuer  ainsi  tant  que  la  nature  pourrait  y  résister.  Mais,  à 
la  pâleur  livide  de  son   visage,  Ignace  devina  quelque  grande 


138  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

austérité  ;  il  s'en  assura,  et,  après  avoir  puisé  dans  la  prière 
les  lumières  d'en  haut,  il  ordonna  à  son  fervent  disciple  d'y 
renoncer  dès  ce  jour  même  ;  il  exigea  qu'il  prît  de  la  nourriture  et 
allumât  du  feu. 

Le  premier  fruit  que  Pierre  recueillit  de  ce  jeûne  volon- 
taire, fut  une  victoire  complète  sur  un  violent  appétit,  qui, 
soit  besoin  de  la  nature,  soit  inclination  sensuelle,  lui  rendait  le 
jeûne  extrêmement  pénible. 

Les  Exercices  terminés,  il  résolut  de  prendre  les  saints  ordres 
auxquels  cette  retraite  avait  servi  de  préparation.  Il  reçut  le 
sacerdoce  avec  la  plus  grande  piété,  renouvela  l'offrande  de 
lui-même,  et  se  voua  pour  toujours  à  la  gloire  de  Dieu,  non 
seulement  comme  prêtre,  mais  aussi  comme  victime,  s'il  était 
digne  de  mourir  pour  l'amour  de  Jésus.  Pour  satisfaire  sa  dévo- 
tion particulière,  il  célébra  sa  première  messe  le  jour  de  sainte 
Madeleine. 

Puis,  ces  douces  fêtes  passées,  il  se  remit  à  l'étude  de  la 
théologie  ("). 

La  seconde  conquête  d'Ignace  fut  François  Xavier.  Un  tel 
disciple  était  capable  de  comprendre  les  pensées  sublimes  du 
maître. 

Aussi  l'esprit  de  l'un  passa-t-il  sans  obstacles  dans  l'âme 
de  l'autre. 

Xavier  le  reconnut  toujours  ;  et  lorsqu'en  Orient,  il  se 
livrait  à  ses  immenses  travaux  évangéliques,  il  avouait  puiser 
sa  force  dans  cet  esprit  d'Ignace,  imprimé  en  son  cœur.  N'eût- 
il  jamais  gagné  à  Dieu  que  cette  seule  âme,  Ignace  aurait  pu 
s'estimer  aussi  heureux  que  celui  qui,  rencontrant  une  perle 
précieuse,  vend  tout  ce  qu'il  possède,  s'appauvrit  même  pour 
l'acquérir,  et  d'un  seul  coup  compense  toutes  ses  pertes.  Ainsi 
par  la  conversion  du  seul  Paul,  Etienne  fit  une  plus  noble  con- 
quête que  si,  parcourant  l'univers,  il  avait  gagné  à  Dieu  des 
milliers  d'âmes. 

François  portait  le  nom  d'un  château  situé  en  Navarre,  à  une 
journée  environ  de  Pampelune.  Quoique  de  la  famille  des  Jassi, 
il  prit  le  nom  de  sa  mère,  dofïa  Marie  de  Azpilcueta  et  de 
Xavier,  afin  de  conserver  à  la  postérité  le  souvenir  d'une  des 
plus  anciennes  et  des  plus  illustres  maisons  du  pays.  Le  château 


LIVRE  SECOND.   —  CHAPITRE  II.  139 


portait  d'abord  le  nom  d' Asnarez  ;  il  reçut  celui  de  Xavier, 
lorsque  le  roi  Théobald,  pour  récompenser  des  services  rendus 
à  sa  couronne,  en  fit  don  à  la  noble  famille,  qui  le  posséda  pen- 
dant plus  de  trois  cents  ans. 

François  Xavier  naquit,  le  7  avril  1506.  Comme  saint  Ignace, 
il  fut  le  dernier  de  plusieurs  frères.  Dieu  lui  avait  donné  des 
inclinations  absolument  opposées  à  celles  de  ses  frères.  Ceux-ci 
ne  montraient  de  goût  que  pour  le  métier  des  armes  ;  Xavier 
au  contraire  n'aimait  que  l'étude,  suivant  en  cela  les  traces  de 
son  père,  homme  de  lettres  fort  distingué,  auditeur  au  conseil 
royal,  et  très  aimé  de  Jean  III,  roi  de  Navarre.  François  vint 
à  Paris,  vers  l'an  1527.  Devenu  maître  en  philosophie,  le  15 
mars  1530,  il  enseigna  publiquement  cette  science,  durant  trois 
ans  et  demi,  avec  de  grands  succès.  Pendant  ce  temps,  il  eut 
pour  compagnon  d'étude  et  même  de  chambre,  au  collège  Sainte- 
Barbe,  Pierre  Le  Fèvre.  Assurément  c'était  déjà  un  spectacle 
singulier  de  voir  le  descendant  des  rois  de  Navarre,  au  cœur 
altier,  à  l'âme  fière,  habiter  avec  un  pauvre  paysan,  occupé 
naguère  de  ses  troupeaux.  Comment  ne  pas  reconnaître  là  une 
disposition  particulière  de  la  Providence,  qui  assurait  au  bouil- 
lant Navarrais  un  compagnon  capable  de  lui  inspirer  l'amour  de 
la  vertu?  Il  est  vrai  la  pudeur  était  naturelle  à  Xavier;  mais 
cette  vertu  devait  être  bien  gardée  pour  que,  libre  et  ardent, 
aimable  et  gracieux  dans  ses  manières,  le  jeune  étudiant  ne 
connût  jamais  les  vices  de  son  âge.  Nous  savons  qu'il  vécut  et 
mourut  aussi  pur  qu'au  jour  de  son  baptême. 

D'autre  part  cependant,  ses  pensées  ne  s'élevaient  pas  au 
delà  des  honneurs  de  ce  monde,  et  les  conquérir  lui  paraissait  la 
plus  noble  ambition  d'une  âme  généreuse.  Aussi,  voyant  Ignace 
mépriser  également  l'estime  et  les  insultes,  se  vêtir  d'une 
manière  pauvre  et  abjecte,  il  détestait,  comme  l'indice  d'une 
âme  basse,  ce  qui  n'était  que  l'effet  d'une  sublime  humilité.  Il 
commença  donc  par  regarder  le  futur  inspirateur  de  sa  sainteté 
avec  hauteur,  presque  avec  dégoût.  Ignace  avait  beau  lui 
adresser  de  salutaires  exhortations,  et  le  supplier  de  rentrer  en 
lui-même,  d'amères  railleries  ou  un  dédain  superbe  étaient  les 
seules  réponses  du  fier  gentilhomme.  Mais,  grâce  à  l'admirable 
discernement  des  esprits  dont  il  était  doué,  le  Saint  avait  décou- 


140  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 


vert  en  Xavier,  une  de  ces  âmes  qui,  fortement  trempées,  sup- 
portant avec  peine  la  vulgarité,  et  incapables  de  s'avilir, 
s'écartent  des  sentiers  battus,  pour  marcher  vers  les  plus  hauts 
sommets.  Quand  une  fois  ces  âmes,  perdant  de  vue  la  terre, 
tournent  leurs  regards  vers  les  choses  éternelles,  elles  s'élancent 
au  ciel,  du  vol  le  plus  rapide. 

Plus  son  compatriote  affectait  d  eloignement  pour  lui,  plus 
Ignace  s'ingéniait  à  obtenir  son  affection,  pour  parvenir  ensuite 
à  exciter  dans  son  cœur  le  désir  de  servir  Dieu.  Son  ambition 
même  servit  à  atteindre  ce  but.  Xavier  recherchait  avec  ardeur 
l'illustration  dans  les  lettres  et  les  travaux  de  l'esprit.  Ignace 
lui  trouva  des  disciples  et  des  auditeurs,  les  lui  amena  lui-même, 
et,  en  toutes  circonstances,  se  montra  occupé  du  soin  de  sa 
gloire.  L'âme  si  noble  de  Xavier  fut  gagnée  par  ces  procédés  ; 
il  se  prit  à  regarder  Ignace  d'un  autre  œil  ;  il  en  vint  bientôt  à 
le  considérer  comme  un  ami  sincère,  à  le  traiter  avec  beaucoup 
de  confiance  et  de  familiarité.  Il  savait  d'ailleurs  qu'Ignace 
était  d'une  noble  origine,  et  que  la  fumée  de  la  gloire  l'avait 
aussi  jadis  enivré.  La  vue  d'un  si  grand  changement,  opéré  dans 
Ignace  par  l'amour  de  Dieu,  le  conduisit  à  penser  qu'une  telle 
conduite  pourrait  bien  avoir  une  autre  cause  que  la  lâcheté  et  la 
bassesse  de  cœur.  Il  devait  être  bien  élevé  au-dessus  du  monde, 
celui  qui  regardait  les  choses  d'ici-bas  comme  indignes  d'occuper 
ses  pensées  !  Peu  à  peu  la  sainteté  s'offrit  au  jeune  professeur 
sous  un  aspect  nouveau,  il  comprit  que  les  choses  de  Dieu 
ouvrent  un  vaste  champ  aux  esprits  élevés  ;  il  espéra  trouver 
là  cette  source  des  pensées  plus  généreuses  encore  que  les 
siennes  ne  pouvaient  l'être. 

Cependant  Ignace  ne  laissait  passer  aucune  occasion  de  lui 
livrer  de  rudes  assauts  ;  il  dirigeait  surtout  ses  attaques  vers 
les  points  où  Xavier  se  croyait  le  plus  fort,  et  où  il  était  en  réalité 
le  plus  faible.  Il  faisait  surtout  retentir  à  ses  oreilles  ces  paroles 
du  Sauveur  :  «  Que  sert  à  l'homme  de  gagner  l'univers,  s'il 
«vient  à  perdre  son  âme?»  Quid  prodest  komini,  si  mundum 
universum  lucrehtr,  animœ  vero  stiœ  detrimentum  patiatur  ? 
Puis  il  ajoutait  les  commentaires  :  «  Don  François,  disait-il,  si 
«  nous  ne  devons  attendre  d'autre  vie  que  celle  d'ici-bas,  si 
«  nous  naissons  pour   mourir   et  non  pour  vivre  éternellement, 


LIVRE  SECOND.   —  CHAPITRE  II.  141 

vous  triomphez  et  je  me  rends.  Vous  êtes  sage  en  ne  pensant 
qu'aux  choses  de  ce  monde  et  en  vous  efforçant  d'obtenir 
celles  qui  vous  manquent  ;  je  suis  fou  en  vous  conseillant  de 
renoncera  tout  ce  que  vous  possédez.  Mais  si  cette  courte  vie 
n'est  qu'un  passage  conduisant  à  une  autre  vie  immortelle, 
comparez-les  donc,  l'une  à  l'éternité,  l'autre  à  un  temps  fugitif,  et, 
par  la  disproportion  qui  existe  entre  un  moment  et  des  siècles 
sans  fin,  comprenez  l'importance  de  faire  un  bon  choix  entre 
les  deux.  Vous  vous  consumez  pour  vous  créer  en  ce  monde 
une  félicité  au  gré  de  désirs  terrestres  et  rampants,  qui  vous 
paraissent  nobles  et  généreux  ;  mais  espérez-vous,  par  vos 
efforts,  vous  procurer  un  bien  plus  précieux  que  le  paradis, 
plus  durable  que  l'éternité?  Eh  bien!  le  paradis  et  l'éternité  ne 
vous  sont-ils  pas  destinés  ?  Quand  vous  voudrez  les  conquérir, 
qui  vous  en  empêchera  ?  Une  fois  possédés,  qui  vous  les  enlève- 
ra ?  Pourquoi  donc  tant  de  fatigues  pour  procurer  un  bonheur 
terrestre  à  une  âme  dont  l'origine  est  céleste,  et  une  grandeur 
passagère  à  un  cœur  capable  d'aimer  et  de  posséder  à  jamais 
Dieu  lui-même!  Un  aveugle  s'appuie  sur  le  premier' objet 
venu,  parce  qu'il  ne  peut  rien  distinguer  ;  mais  celui  qui  peut 
contempler  le  firmament,  ne  fixe  point  ses  regards  sur  la  terre. 
Estimant  le  monde  à  sa  juste  valeur,  il  ne  saurait  le  trouver 
digne  de  faire  oublier  le  ciel,  et  de  mettre  une  âme  en  péril  ! 
Quand  le  monde  pourrait  vous  combler  en  un  instant  de  tout 
ce  qu'il  offre  de  plus  séduisant,  et  vous  faire  voir,  comme  à  la 
lueur  d'un  éclair,  tous  les  royaumes  de  la  terre  et  toute  leur 
gloire,  pourriez-vous  les  posséder  plus  que  vous  ne  possédez 
le  temps  si  court  de  votre  vie  ?  Et  dussiez-vous  vivre  une 
centaine  de  siècles,  la  dernière  heure  de  leur  dernier  jour 
n'arriverait-elle  pas  enfin  ?  Et  si  vous,  possesseur  éphémère 
d'un  bien  toujours  borné,  vous  êtes  privé  de  Dieu  pour  toute 
une  éternité,  qu'aurez-vous  gagné  à  un  tel  échange  ?  Qui 
pourrait  compter  le  nombre  des  riches  et  des  puissants  ? 
Mais  leur  grandeur,  leurs  possessions  leur  étaient  seulement 
prêtées,  et  ils  se  fatiguaient  à  conserver,  et  à  augmenter  ce 
qu'il  leur  fallait  bien  abandonner  un  jour.  Aucun  d'eux  a-t-il 
jamais  emporté  avec  lui  quelques  vestiges  de  ses  richesses  ou 
de  sa  puissance  ?  S'il  avait  au  moins  emmené  un  esclave,  un 


142  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

«  seul  de  ses  esclaves,  fût-ce  le  plus  vil,  le  plus  misérable  de 
«  tous!  S'il  avait  conservé  un  lambeau  de  pourpre  pour  montrer, 
«  au  delà  du  tombeau,  qu'il  avait  été  roi  sur  la  terre  !..  Hélas  ! 
«  arrivés  sur  le  seuil  de  l'éternité,  tous  ont  regardé  en  arrière, 
«  et  ont  vu  ces  biens,  ces  grandeurs  qu'ils  possédaient  encore, 
«  chercher  déjà  de  nouveaux  maîtres,  tandis  que  seuls  ils  s'avan- 
«  çaient,  non  pour  échanger  ces  trésors  contre  de  nouveaux 
«  trésors,  mais  pour  recevoir  le  prix  de  leurs  œuvres  !  En  vous 
«  parlant  ainsi,  je  ne  prétends  ni  rétrécir  le  cercle  de  vos  pensées, 
«  ni  en  rabaisser  l'horizon  ;  je  veux,  au  contraire,  les  rendre  plus 
«  vastes  et  plus  sublimes;  car  j'appelle  étroites  celles  qui,  malgré 
«  de  vains  efforts  pour  s'étendre,  ne  peuvent  embrasser  qu'un 
«  court  espace  de  temps;  j'appelle  abjectes  celles  qui  demeurent 
«  fixées  à  la  terre.  Quand  vous  y  verriez  tous  vos  désirs  comblés, 
«  vous  ne  seriez  encore  ni  heureux,  ni  satisfait. 

«  Oh  !  non,  votre  cœur  n'est  pas  si  étroit  que  le  monde  entier 
«  puisse  lui  suffire,  rien,  rien  que  Dieu  ne  saurait  le  remplir. 
«  Mais  en  Dieu  vous  trouverez  tout  ce  que  votre  âme  convoite 
«  avec  tant  d'ardeur  :  alors,  en  contemplant  ce  monde  dont 
«  l'éclat  vous  éblouit  aujourd'hui,  en  comparant  son  bonheur 
«  au  vôtre,  le  premier  vous  paraîtra  comme  une  goutte  d'eau 
«  perdue,  dans  l'Océan,  comme  une  sombre  lueur  que  le  soleil 
«  éclipse  de  ses  rayons  resplendissants.  François,  vous  êtes  sage: 
«  je  vous  laisse  donc  prononcer  vous-même  ;  que  vaut-il  mieux, 
«  ou  de  dire  aujourd'hui  à  toutes  les  joies  du  monde  :  Quid 
<iprodest  ?  Qiiai-je  besoin  de  vous  ?  ou  d'en  jouir,  au  risque  de 
«  répéter  éternellement  avec  les  malheureuses  victimes  de 
«  l'enfer  :  Quid  profuit  superbia,  aut  divitiarum  jactantia  quid 
«  nobis  contulit?  A  quoi  nous  a  servi  l'orgueil?  de  quel  profit 
«  nous  fut  r arrogance  des  richesses  (I2)  ?  » 

Telles  étaient  les  leçons  de  philosophie  évangélique  qu'Ignace 
donnait  à  Xavier,  pour  l'amener  à  partager  un  jour  cette  sainte 
folie  de  la  croix  qui  se  rit  de  la  sagesse  du  monde. 

En  attendant  Dieu  qui  inspirait  les  paroles  d'Ignace,  les  fai- 
sait pénétrer  dans  le  cœur  de  Xavier.  Les  premières  réflexions 
y  avaient  déjà  porté  le  trouble,  effet  ordinaire  de  la  lutte  qui 
s'élève  entre  la  nature  et  la  grâce,  entre  le  vice  et  la  vertu. 
Pour  le  confirmer  davantage   dans  ces  heureuses   dispositions, 


LIVRE  SECOND.  —  CHAPITRE  II.  143 

Ignace  aurait  voulu  lui  faire  suivre  dès  lors  les  Exercices  ;  mais 
les  devoirs  de  sa  charge  ne  permettaient  pas,  même  pour  un 
temps  assez  court  au  jeune  professeur,  de  laisser  là  ses  élèves. 
Il  y  suppléa  donc,  autant  que  possible,  par  des  entretiens  sur  les 
maximes  fondamentales  du  salut.  C'était  pour  Xavier  comme 
un  lait  spirituel  qui  le  préparait  à  une  nourriture  plus  subs- 
tantielle. Cette  grande  parole  Quid  prodest>  dont  il  avait  senti 
toute  la  force,  puisqu'elle  l'avait  séparé  du  monde,  fut  un  levier 
puissant,  dont  il  se  servit  lui-même  dans  la  suite  pour  soulever 
les  âmes  et  les  élever  vers  Dieu. 

Plus  tard,  dans  une  lettre  écrite  de  Cochin  (20  janvier  1548), 
au  P.  Simon  Rodriguès,  on  le  voit  s'efforcer  d'exciter  le  zèle  de 
Jean  III,  roi  de  Portugal,  pour  la  propagation  de  la  foi  en 
Orient,  en  lui  rappelant  souvent  le  Quid prodest,  etc.  «  Si  je 
«  pouvais  croire,  dit-il,  que  le  roi  ne  repoussât  pas  mes  humbles 
«  et  fidèles  conseils,  je  le  supplierais  de  méditer  chaque  jour, 
«  ne  fût-ce  qu'un  quart  d'heure,  cette  divine  sentence  :  Quid 
<Lprodest  homini,  si  mundum  uîtiversum  lucretur,  animœ  vero 
«  suce  detrimentumpatiatur?  en  en  demandantàDieu  la  véritable 
«  intelligence  et  le  sentiment  intérieur.  Je  voudrais  qu'il  terminât 
«  toutes  ses  prières  par  ces  mêmes  paroles  :  Quid pr ode st  Jw- 
«  mini,  etc.  Il  est  temps  de  travailler  à  le  tirer  d'erreur,  car 
«  l'heure  s'approche  plus  qu'il  ne  le  croit,  où  le  Roi  des  rois 
«  lui  demandera  compte  de  son  administration  :  Redde  7'atio7iem 
«  villicationis  htœ.  Employez-vous  donc  auprès  de  lui  pour 
«  obtenir  qu'il  envoie  les  secours  nécessaires  à  la  conversion  des 
«  infidèles  (I3).  » 

Cependant,  le  monde  et  l'enfer  ne  pouvaient  sans  frémir 
perdre  un  homme  tel  que  Xavier.  Le  démon  comprenait  qu'il 
arracherait  de  ses  mains  une  multitude  d'âmes,  et  ouvrirait  à 
l'Évangile  la  porte  de  ces  contrées  lointaines  où  personne  n'a- 
vait encore  fait  briller  la  lumière  de  la  foi.  Il  n'attendit  pas 
d'avoir  à  combattre  ensemble  Ignace  et  son  disciple,  mais  il 
travailla  d'abord  à  les  séparer.  Le  premier  à  lui  seul  était  déjà 
un  si  redoutable  adversaire!  L'esprit  de  ténèbres  persuada  donc  à 
don  J  uan,  père  de  Xavier,  que  laisser  son  fils  continuer  ses  études, 
c'était  permettre  une  dépense  inutile,  absolument  sans  profit. 
Mais  le  Seigneur  opposa  à  ces  fatales  suggestions  les  conseils 


144  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE   DE  LOYOLA. 

d'une  sainte  fille.  Xavier  avait  une  sœur,  dona  Madeleine 
Xavier,  qui,  après  avoir  été  dame  d'honneur  de  la  reine,  re- 
nonça aux  séductions  du  monde  pour  se  retirer  dans  le  monas- 
tère de  Sainte-Claire  de  Gandie.  Plusieurs  faveurs  du  ciel 
confirmèrent  l'opinion  qu'on  avait  de  sa  sainteté.  Une  des  plus 
remarquables  fut  la  lumière  prophétique  dans  laquelle  elle 
entrevit  les  grands  services  que  son  frère  François  rendrait  un 
jour  à  l'Eglise.  Elle  écrivit,  en  effet,  à  son  père  que  si  la  gloire 
de  Dieu  lui  était  chère,  il  devait,  bien  loin  de  rappeler  son  fils, 
l'entretenir  à  Paris,  jusqu'à  la  fin  de  ses  études  théologiques  ; 
car,  ajoutait-elle  expressément,  Dieu  l'a  choisi  pour  être  dans 
les  Indes  son  apôtre  et  une  des  plus  fermes  colonnes  de 
l'Église. 

La  lettre  de  cette  fidèle  servante  du  Seigneur  fut  long- 
temps conservée  et  lue  par  beaucoup  de  personnes  qui  en 
déclarèrent  l'authenticité  au  procès  de  canonisation. 

Don  Juan  eut  confiance  aux  paroles  de  Madeleine  et  renonça 
à  l'idée  d'interrompre  les  études  de  son  fils. 

Cette  tentative  une  fois  avortée,  l'ennemi  du  salut  suscita  des 
dangers  d'une  autre  nature,  et  non  moins  graves. 

Un  certain  Michel  Navarro,  homme  de  basse  extraction 
et  d'une  âme  non  moins  vile,  vivait  aux  dépens  de  Xavier. 
Voyant  son  protecteur  s'attacher  à  Ignace,  il  craignit  à  la 
fois  de  perdre  un  soutien  nécessaire,  et  de  laisser  compromettre 
la  gloire  d'une  famille  illustre.  Il  résolut  d'assurer  d'un  seul  coup 
sa  propre  existence  et  l'honneur  de  la  noble  maison  de  Xavier, 
en  assassinant  Ignace.  Il  n'aurait  sans  doute  que  trop  réussi 
dans  ce  funeste  dessein,  si  Dieu  n'eût  étendu  son  bras  pour 
défendre  les  jours  de  son  serviteur. 

Tandis  que  ce  misérable,  armé  d'un  poignard,  montait  fur- 
tivement l'escalier  pour  tomber  à  l'improviste  sur  Ignace,  déjà 
retiré  dans  sa  chambre,  une  voix  terrible  lui  fit  entendre  ces 
paroles  :  Où  vas -tu,  malheur euxy  et  que  prétends-tu  faire  ? 
Saisi  de  terreur,  il  courut  tout  tremblant  se  jeter  aux  pieds 
d'Ignace,  lui  avoua  son  odieux  projet,  et  la  cause  surnaturelle  de 
son  repentir  ;  puis,  toujours  à  genoux,  il  implora  son  pardon. 

.1. .1; 


}:—    Chapitre  trotatème*    — :•:— 


Jacques  Laynez,  Alphonse  Salmeron,  Nicolas  Bobadilla  et 
Simon  Rodriguès  s'associent  à  saint  Ignace. 


PRES  François  Xavier  vinrent  se  joindre  a 
Ignace,  deux  autres  Espagnols,  Jacques 
Laynez  d'Almazan,  dans  le  diocèse  de  Si- 
guenza  (I4),  et  Alphonse  Salmeron  des 
environs  de  Tolède.  Le  premier  avait  vingt- 
et-un  ans,  le  second  dix-huit  ;  mais  tous  deux 
pour  la  science  et  la  capacité  étaient  fort 
au-dessus  de  leur  âge.  Laynez  était  déjà  professeur  de  théolo- 
gie, et  Salmeron  possédait  à  fond  les  langues  grecque,  latine  et 
hébraïque.  Après  avoir  étudié  à  Alcala,  ils  se  rendirent  à  Paris, 
bien  moins  dans  le  désir  de  visiter  un  pays  étranger,  qu'attirés 
par  la  réputation  de  sainteté  dont  jouissait  Ignace. 

Il  plut  à  Dieu  de  leur  faire  connaître  qu'ils  avaient  en  quel- 
que sorte  deviné  sa  volonté  ;  car,  à  peine  arrivés  à  Paris,  ils 
rencontrèrent  Ignace;  et,  quoique  Laynez  ne  l'eût  jamais  vu,  il 
le  reconnut  à  sa  démarche  et  à  son  aspect  :  n'était-ce  pas  un 
saint  qu'il  était  venu  chercher  ?  Le  Ciel  avait  disposé  Ignace  à 
recevoir  un  tel  disciple,  en  même  temps  qu'il  inspirait  à  Laynez 
de  choisir  un  tel  maître.  Ce  fut  donc  à  leur  mutuelle  satisfaction 
qu'ils  se  lièrent  d'amitié.  Ignace  voyait  ainsi  Dieu  favoriser  ses 
desseins,  en  amenant  près  de  lui  des  compagnons  si  capables 
de  l'aider  dans  ses  projets.  On  sait  qu'après  la  mort  du  Saint, 
Laynez  fut  élu  par  ses  frères,  général  de  la  Compagnie  comme 
celui  qui  entre  tous  marchait  de  plus  près  sur  les  traces  de  l'il- 
lustre Fondateur. 

C'est  ce  même  Jacques  Laynez  qui,  après  d'héroïques  fatigues 
endurées  en  Europe  et  en  Afrique,  pour  le  service  de  l'Église, 
excita  l'admiration  universelle  au  concile  de  Trente,  où  il  parut 
comme  théologien    du  Saint-Siège.    Il  refusa    le    chapeau   de 

Histoire  de  S.  Ignace  de  Loyoia.  IO 


146  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 


cardinal,  dont  Paul  IV  voulait  récompenser  son  mérite.  Mais 
voici  ce  qui  l'honore  encore  davantage.  Digne  par  sa  science,  par 
son  mérite  et  par  sa  haute  sagesse  de  porter  la  première  dignité 
de  l'univers,  il  aurait  probablement  été  élu  Souverain  Pontife, 
si  son  humilité  ne  lui  eût  fait  prendre  la  fuite  pour  échapper 
à  cet  honneur  ;  car  après  la  mort  de  Paul  IV,  douze  cardinaux 
influents  voulaient  lui  imposer  cette  redoutable  charge,  bien  qu'il 
ne  fût  ni  évêque  ni  cardinal. 

Salmeron  (IÇ)  ayant  bientôt  imité  l'exemple  de  Laynez, 
ils  firent  ensemble  les  Exercices.  Leur  ferveur  fut  telle  qu'après 
avoir  passé  les  trois  premiers  jours  dans  un  jeûne  absolu, 
Laynez  continua  de  jeûner  pendant  quinze  autres  jours  au 
pain  et  à  l'eau.  On  peut  juger  par  là  des  austérités  qu'ils  s'im- 
posèrent encore. 

Dieu  employa  d'autres  moyens  pour  amener  à  Ignace  un 
cinquième  compagnon,  Nicolas-Alphonse,  surnommé  Bobadilla, 
du  lieu  de  sa  naissance,  près  de  Palencia.  Ce  jeune  homme 
avait  d'abord  enseigné  les  humanités  à  Valladolid  avec  grand 
succès. 

Le  désir  d'étudier  la  philosophie  le  conduisit  ensuite  à 
Paris.  Mais  la  pauvreté  de  Bobadilla  était  extrême.  Pour  sub- 
venir à  ses  dépenses,  il  eut  recours  à  Ignace.  Il  reçut  du  Saint, 
avec  une  large  part  des  aumônes  envoyées  de  Flandre,  des 
avantages  bien  autrement  précieux. 

Encore  plus  touché  des  trésors  spirituels  ainsi  prodigués  à 
son  âme,  Bobadilla  se  iivra  complètement  à  l'influence  d'Ignace, 
suivit  ses  Exercices  spirituels,  et  devint,  pour  la  vie,  son  fidèle 
compagnon  (l6). 

Avant  de  connaître  les  trois  disciples  dont  nous  venons  de 
parler,  Ignace  s'était  lié  d'une  étroite  amitié  avec  Simon  Rodri- 
guès  d'Azevedo,  natif  de  Bucella,  au  diocèse  de  Viseu,  en  Por- 
tugal. Il  semble  d'après  certains  récits  que,  sur  son  lit  de  mort, 
Gilles  Gonçalvès,  père  de  Rodriguès,  avait  entrevu  la  destinée 
de  son  fils.  Après  avoir  fait  appeler  tous  ses  enfants,  pour  leur 
donner  sa  bénédiction  suprême,  le  mourant  s'adressa  d'abord 
aux  aînés,  puis  tournant  soudain  les  yeux  vers  Simon,  que  sa 
mère,  Catherine  d'Azevedo,  portait  dans  ses  bras  :  «  Madame, 
«  lui  dit-il,  je  vous  recommande  cet  enfant  ;  élevez-le  avec  un 


LIVRE  SECOND.  —  CHAPITRE  III.  147 

«  soin  particulier,  car  Dieu  le  destine  à  faire  de  grandes  choses 
«  pour  sa  gloire.  »  Dès  lors  la  mère  de  Simon  regarda  son  plus 
jeune  fils  comme  déjà  consacré  à  Dieu.  Le  Seigneur,  pour  qui 
seul  elle  l'élevait,  lui  fit  deux  dons  bien  précieux  :  une  angélique 
innocence  qui  le  rendit  vainqueur  de  dangereux  assauts  livrés  à 
sa  vertu,  et  un  zèle  enflammé  qui  le  poussait  à  consacrer  sa  vie 
à  la  conversion  des  infidèles  en  Orient.  Ce  fut  même  dans  cette 
pensée  qu'il  se  joignit  à  Ignace. 

Un  jour  qu'avec  une  grande  ouverture  de  cœur,  il  confiait  à 
son  ami  ces  saints  désirs,  il  apprit  que  tels  étaient  aussi  les  vœux 
et  les  projets  d'Ignace.  Une  telle  conformité  de  vues  ne  permit 
plus  à  Rodriguès  de  douter  de  la  volonté  divine.  Le  roi  de  Portu- 
gal ne  l'avait  envoyé  à  ses  frais,  étudier  à  l'université  de  Paris, 
que  pour  le  mettre  à  portée  de  connaître  Ignace  et  de  s'associer 
à  lui.  Il  n'hésita  plus  dès  lors  à  devenir  son  disciple.  Les  Exer- 
cices spirituels  le  confirmèrent  pleinement  dans  sa  résolution  (17). 

Tels  furent  les  six  premiers  enfants  qu'Ignace  réunit  à  Paris  ; 
trois  autres  se  joignirent  à  lui  un  peu  plus  tard.  Il  y  en  avait 
encore  un  qu'il  désirait  ardemment  obtenir  de  Dieu,  mais  sa 
prière  ne  fut  exaucée  qu'après  plusieurs  années.  Ce  disciple  si 
ardemment  désiré  s'appelait  Jérôme  Natal. 

Comme  l'histoire  de  Natal  se  rattache  particulièrement  à  celle 
d'Ignace,  je  vais  la  raconter  brièvement  ici.  Il  ne  manquait  à  ce 
jeune  homme  pour  se  signaler  dans  le  service  de  Dieu,  que 
d'être  aidé  par  un  apôtre. 

Ignace  fit  tous  ses  efforts  pour  l'attirer  à  lui  ;  Pierre  Le  Fèvre 
et  Jacques  Laynez  y  mirent  aussi  tout  leur  zèle  ;  mais,  sourd  à 
leurs  avis,  Jérôme  ne  s'était  point  laissé  entamer.  On  eut  alors 
recours  à  Emmanuel  Miona,  directeur  d'Ignace,  homme  expé- 
rimenté dans  la  conversion  des  âmes.  Natal  lui  avait  fourni 
l'occasion  d'exercer  sa  charité,  en  le  choisissant  pour  confesseur. 
Mais  dès  qu'il  s'aperçut  que  Miona  aussi  l'exhortait  à  embrasser 
un  genre  de  vie  dont  il  ne  voulait  pas,  passant  à  l'ironie  :  «  Com- 
<?  ment,  lui  dit-il,  pouvez-vous  me  croire  obligé  à  prendre  un 
«  parti  que  vous  ne  suivez  pas  vous-même  ?  Puisque  c'est  un  si 
«  grand  bien  de  s'attacher  à  Ignace,  donnez-moi  d'abord  l'exem- 
«  pie  ;  alors  je  commencerai  à  y  songer.  » 

Ignace  souffrait  de  voir  se  perdre  au    milieu  du  monde  un 


148  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

jeune  homme  de  si  grande  espérance  pour  le  service  de  Dieu. 
Voyant  l'inutilité  des  efforts  tentés  par  ses  amis,  il  voulut  essayer 
lui-même  de  l'ébranler.  Il  vint  donc  le  trouver  un  jour,  et  le 
conduisit  dans  une  ancienne  église  peu  fréquentée,  où  il  s'arrêta 
avec  lui.  Là,  sans  crainte  d'être  interrompu  par  les  visiteurs,  il 
commença  à  parler  des  choses  de  Dieu,puis  à  lireune  longuelettre 
dans  laquelle  il  exhortait  l'un  de  ses  neveux  à  échanger  le  joug  du 
monde  pour  celui  de  Jésus-Christ.  Afin  de  donner  à  Natal  une 
marque  de  confiance,  il  lut  cette  lettre  tout  entière,  en  appuyant 
sur  certaines  vérités  plus  importantes.  Ces  vérités  commençaient, 
en  effet,  à  émouvoir  le  cœur  du  jeune  homme,  mais  dès  que 
celui-ci  s'en  aperçut,  il  se  raidit  contre  l'émotion,  et  tirant  de  sa 
poche  le  livre  des  Évangiles,  il  le  montra  à  Ignace,  en  disant  : 
«  Je  m'en  tiens  à  ce  livre  ;  il  me  suffit  ;  si  vous  n'avez  rien  de 
«  mieux  à  m'ofirir,  je  ne  vous  suivrai  point,  comme  je  vois  fort 
«  bien  que  vous  le  souhaiteriez.  J'ignore  encore  ce  que  vous 
«  êtes,  vous  et  vos  compagnons  ;  ce  que  vous  comptez  faire,  je 
«  l'ignore  encore  davantage.  »  En  disant  ces  mots  il  partit.  De 
ce  jour  il  évita  de  rencontrer  soit  Ignace,  soit  ses  amis,  tant  il 
redoutait  leur  influence.  Natal  retourna  dans  sa  patrie  et  y  vécut 
plus  de  dix  ans,  toujours  inquiet  et  vacillant.  Il  était  peu  satis- 
fait de  la  vie  à  moitié  chrétienne  qu'il  menait;  et  pourtant  il  ne  se 
sentait  pas  le  courage  d'en  embrasser  une  plus  parfaite.  L'Evan- 
gile ne  lui  suffisait  pas;  il  aurait  voulu  l'entendre  expliquer  par 
un  ange  venu  du  ciel;  il  aurait  désiré  que  le  Sauveur  l'invitât 
directement,  visiblement  à  prendre  la  croix  et  à  le  suivre.  Or 
cette  invitation,  Dieu  ne  la  lui  adressait  pas.  Telle  est  d'ordinaire 
la  punition  de  ceux  qui  méprisent  les  avertissements  dont  Dieu 
leur  fait  l'aumône  par  le  ministère  de  ses  serviteurs  :  ils  en  sou- 
haitent de  plus  retentissants  et  ils  demeurent  dans  la  misérable 
servitude  des  enfants  du  siècle. 

Au  milieu  de  ses  perplexités,  Jérôme  Natal  eut  recours  à  un 
certain  anachorète  nommé  Antoine,  qu'il  regardait  comme  un 
saint.  L'ermite  l'exhorta  à  donner  chaque  jour  quelques  mo- 
ments à  l'oraison  mentale.  Le  fruit  de  ce  saint  exercice  ne  se 
borna  pas  à  un  peu  plus  de  vigilance,  à  un  peu  plus  de  dévo- 
tion. A  ce  foyer  Natal  s'enflamma  d'un  zèle  extraordinaire.  Il 
conçut  même  le  projet  de  s'associer  quelques  hommes  capables 


LIVRE  SECOND.  —  CHAPITRE  III.  149 

par  leur  instruction  de  se  rendre  utiles  au  prochain.  Il  ne  remar- 
quait pas  que  ses  compagnons  auraient  pu  lui  montrer  à  leur 
tour  le  livre  des  Evangiles,  et  lui  dire  qu'ils  ne  voulaient  d'autre 
guide  pour  les  conduire  à  la  perfection,  puisqu'on  ne  pouvait  en 
trouver  de  meilleur  (l8). 

Cependant  la  Compagnie  de  Jésus  était  fondée.  Déjà  elle 
s'étendait  jusqu'aux  Indes,  et  François  Xavier,  dans  ses  lettres 
à  Ignace  et  à  ses  compagnons  d'Europe,  parlait  des  milliers 
d'infidèles  qu'il  avait  amenés  à  la  connaissance  de  la  vraie  foi. 
Dieu  permit  qu'une  de  ces  lettres  arrivât  à  Majorque,  et  qu'a- 
près avoir  passé  de  main  en  main,  elle  tombât  dans  celles  de 
Natal.  Celui-ci  la  lut  avidement.  Ce  Xavier  qu'il  avait  jadis 
connu  à  Paris  parmi  les  compagnons  d'Ignace,  lui  apparut  dans 
toute  la  grandeur  de  eon  apostolat.  Apprenant  de  plus  par  cette 
lettre  que  la  Compagnie  formait  un  nouvel  ordre  approuvé  par 
le  Souverain  Pontife,  il  se  rappela  ses  entretiens  avec  Ignace 
quelques  années  auparavant  :  «  Oh  !  voici  vraiment  une  grande 
œuvre  !  »  s'écria-t-il  ;  et  sans  différer  il  prit  la  résolution  de 
partir  pour  Rome.  Cependant  il  n'avait  alors  d'autre  pensée  que 
de  revoir  Ignace  et  d'en  recevoir  quelques  salutaires  avis  pour 
le  bien  de  son  âme.  Aussi  quand  Jacques  Laynez  et  Jérôme 
Domenech  lui  proposèrent  de  suivre  avec  eux  les  Exercices 
spirituels,  il  se  plaignit  à  Ignace  de  cette  proposition,  comme 
d'un  piège  tendu  pour  l'attirer  dans  la  Compagnie.  D'ailleurs  il 
ne  se  croyait  ni  les  talents,  ni  les  vertus  nécessaires  pour  s'y 
rendre  utile. 

Le  Saint  le  rassura  et  l'encouragea  même  à  suivre  les  Exer- 
cices. Quant  à  la  pensée  d'entrer  dans  la  Compagnie  :  «  Ne  vous 
«  en  occupez  pas,  lui  dit-il,  elle  ne  doit  venir  que  de  Dieu  ; 
«  et  si  Dieu  vous  l'inspirait,  il  saurait  bien  à  quoi  vous  pourriez 
«  être  employé.  » 

Natal  soutint,  pendant  les  Exercices,  de  longs  et  pénibles 
combats  contre  lui-même  ;  car  il  les  avait  commencés  avec  la 
ferme  résolution  de  ne  se  rendre  à  aucun  mouvement  intérieur, 
et  d'attendre,  pour  fixer  sa  vocation,  quelque  avertissement 
surnaturel. 

Mais  Dieu,  qui  l'appelait,  ne  voulait  pourtant  lui  faire 
connaître   cette   vocation  que  par  les  secrètes  inspirations  du 


150  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

cœur  ;  et  elles  ne  lui  manquaient  pas.  Il  combattait  donc  contre 
Dieu,  contre  lui-même,  et  discutait  incessamment  les  raisons 
pour  et  contre  le  projet  de  s'associer  à  Ignace.  Arrivé,  dans  le 
cours  des  Exercices,  à  la  méditation  des  deux  étendards,  il 
s'avoua  vaincu  au  moment  même  où  il  paraissait  résister  plus 
fortement.  Après  avoir  sérieusement  approfondi  les  motifs  de 
suivre  la  bannière  du  Christ,  il  fut  saisi  de  telles  perplexités, 
de  troubles  si  désolants,  que  ne  pouvant  soutenir  de  telles 
angoisses,  il  était  prêt  à  tout  abandonner.  Mais,  au  milieu  d'une 
nuit  qu'il  avait  encore  voulu  donner  à  ces  pénibles  réflexions,  il 
plut  au  Seigneur  de  jeter  sur  Natal  un  de  ces  regards  de  paix 
qui  répandent,  partout  où  ils  tombent,  le  calme  et  la  sérénité. 
Il  n'en  fallut  pas  davantage  pour  dissiper  les  ténèbres  et  apaiser 
la  tempête.  Aux  noirs  chagrins  succédèrent  de  si  douces  con- 
solations, que  dans  un  moment  de  délicieux  recueillement  devant 
Dieu,  Natal  prit  une  plume  et  écrivit  ces  paroles  :  «  Je  recon- 
«  nais  maintenant  que  les  raisons  de  mes  luttes  si  opiniâtres 
«  contre  moi-même,  raisons  qui  m'empêchaient  de  m'attacher 
«  au  service  du  Seigneur,  ne  méritent  pas  même  un  essai  de 
«  réfutation.  Au  contraire,  tout  ce  qui  m'en  éloignait  jusqu'ici 
«  m'y  attire  maintenant  et  me  console,  car,  après  mûr  examen, 
«j'ai  compris  que  l'amour  de  moi-même  et  la  révolte  de  la 
«  nature  m'avaient  seuls  fait  combattre  et  douter.  Je  vois  d'au- 
«  tant  mieux  la  volonté  de  Dieu  dans  ma  présente  détermina- 
«  tion,  que  les  sens  et  le  monde  y  répugnent  davantage.  Le  monde, 
«  les  sens  ne  peuvent  comprendre  ni  goûter  l'esprit  de  Dieu  et  son 
«  règne  dans  nos  âmes.  C'est  pourquoi  ni  les  troubles  ressentis 
«  jusqu'ici,  ni  les  plus  rudes  peines  dont  un  homme  puisse  être 
«  accablé,  ni  aucune  souffrance  inventée  par  les  démons  eux- 
«  mêmes  ne  pourront  me  détourner  de  la  résolution  que  je  prends 
«  au  nom  de  la  très  sainte  Trinité,  Père,  Fils  et  Saint-Esprit, 
«  de  pratiquer  les  conseils  évangéliques,  et  de  garder  les  vœux 
«  et  les  engagements  de  la  Compagnie  de  Jésus.  Je  suis  prêt  à 
«  tout  ce  que  l'on  exigera  de  moi,  conformément  à  ces  vœux  : 
«  et  je  les  prononce  ici,  avec  crainte  et  respect,  mais  avec  une 
«  grande  confiance  en  la  miséricorde  de  Dieu,  dont  j'ai  reçu 
«  tant  de  bienfaits.  C'est  de  toute  mon  âme,  de  tout  mon  pou- 
«  voir,  de  toute  ma   volonté,  que  je   m'engage  par  ces  vœux  ! 


LIVRE  SECOND.  —  CHAPITRE  III.  151 

«  à  Dieu  en  soit  la  gloire  !  Ainsi  soit-il.  Le  23e  jour  de  no- 
«  vembre,    18e  des  Exercices.  » 

Cette  solennelle  promesse,  Natal  la  tint  fidèlement.  Suivant 
la  parole  d'Ignace,  il  ne  manqua  pas  d'emplois,  au  grand  avan- 
tage de  l'Italie,  de  la  Sicile,  de  l'Espagne,  du  Portugal,  de 
l'Afrique  où  il  se  livra  pour  le  salut  des  âmes,  à  d'immenses 
travaux. 

Après  avoir  d'abord  refusé  la  gloire  de  jeter  avec  Ignace 
les  fondements  de  la  Compagnie,  il  eut  au  moins  celle  d'aider 
le  Saint  dans  son  gouvernement  et  de  faire  connaître  dans  la 
plus  grande  partie  de  l'Europe,  l'esprit  de  sa  législation. 


Saint  Ignace  propose  à  ses  compagnons  d'adopter  un  plan  de 
vie  uniforme.  —  Premiers  vœux  prononcés  par  Ignace  et  ses 
compagnons,  dans  l'église  de  Notre-Dame  de  Montmartre. 


^^^^^^^^E  moment  était  arrivé  où  Ignace,  chef  d'une 
r  véritable  élite  d'hommes  pleins  de  cœur, 
pouvait  poser  avec  eux  les  fondements  de  la 
grande  œuvre  qu'il  méditait  depuis  si  long- 
temps. Mais  il  fallait,  pour  cela,  que  tous 
fussent  décidés  à  s'unir  entre  eux,  comme 
chacun,  en  particulier,  était  déjà  uni  d'in- 
tention avec  lui.  Jusqu'alors  il  n'y  avait  eu  aucune  relation 
fixe  entre  ses  disciples  ;  chacun  d'eux  se  croyait  attaché  à 
Ignace.  Celui-ci  voulut  leur  ménager  une  surprise  pleine  de 
consolation.  Mais  avant  de  les  lier  tout  à  la  fois  envers  Dieu, 
envers  lui  et  entre  eux,  il  leur  prescrivit  des  prières,  des  jeûnes 
et  d'autres  pénitences  à  pratiquer,  jusqu'à  un  jour  déterminé. 
Ils  devaient  aussi,  dans  cet  intervalle,  après  avoir  réfléchi, 
arrêter  leur  choix  sur  le  genre  de  vie  le  plus  propre  à  procurer 
la  gloire  de  Dieu  et  le  salut  des  âmes.  Tous  lui  communique- 
raient ensuite  leur  détermination.  Alors  chacun  apprendrait 
qu'il  n'est  pas  seul  à  marcher  vers  ce  noble  but,  et  connaîtrait  ses 
compagnons. 

Au  jour  fixé,  ils  apportèrent  leur  réponse. 
Ignace  les  réunit.  Ils  étaient  sept  : 

Ignace,  Pierre  Le  Fèvre,  François  Xavier,  Jacques  Laynez, 
Alphonse  Salmeron,  Nicolas  Bobadilla  et  Simon  Rodriguès. 
En  se  voyant,  ils  ne  purent  retenir  des  larmes  d'attendrissement 
et  de  joie,  et  ils  se  prosternèrent  pour  remercier  le  Seigneur. 

Il  y  avait,  dans  cette  assemblée,  une  telle  réunion  de  mérites 
et  de  talents,  que  chacun   se  croyait  indigne  d'en    faire  partie. 


HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE   LOYOLA.  153 

Après  une  courte  prière,  ils  se  relevèrent,  et  Ignace  prit  la 
parole  : 

«  Le  Ciel  vous  a  choisis  entre  tant  d'autres,  dit-il,  pour  des 
entreprises  d'une  importance  peu  commune  ;  j'en  ai  l'assurance 
au  fond  de  mon  cœur.  A  la  vue  de  tels  compagnons  de  vos 
travaux,  combien  votre  courage  doit  s'animer  et  votre  con- 
fiance surpasser  celle  que  votre  propre  zèle  et  le  désir  de 
servir  Dieu  pouvaient  vous  inspirer  !  car,  remarquez-le  bien, 
je  vous  prie,  si  chacun  en  particulier  était  capable  de  grandes 
choses  pour  la  gloire  de  Dieu  et  de  l'Église  ;  une  fois  tous 
réunis  et  ne  formant  plus  qu'un  corps  et  qu'une  âme,  quel 
secours  pour  chacun  de  vous,  dans  la  réunion  de  vos  efforts  ! 
quels  fruits  n'en  devez-vous  pas  attendre  pour  le  plus  grand 
bien  de  tous  !  Vous  avez  eu  le  temps  nécessaire  pour  réflé- 
chir ;  il  faut  maintenant  vous  prononcer.  Quant  à  moi,  mon 
unique  vœu,  c'est,  avec  le  secours  de  Dieu,  de  conformer 
ma  vie  aux  exemples  de  Jésus-Christ  ;  jamais  on  n'en  trou- 
vera de  plus  parfaits,  ni  de  plus  sûrs  à  imiter.  Le  meilleur 
des  hommes,  n'est-il  pas  celui  qui  s'en  rapproche  davantage  ? 
Or  le  Sauveur  ne  s'est  pas  contenté  de  sa  sainteté  person- 
nelle ;  il  a  employé  sa  vie,  il  a  souffert  la  mort  pour  le  salut 
du  monde.  Ainsi  donc,  autant  qu'il  est  permis  à  ma  faiblesse, 
j'aspire  à  l'imiter  sur  ces  deux  points,  en  travaillant  à  ma 
propre  perfection  et  au  salut  de  mes  frères.  Je  n'ignore  pas 
que  se  renfermer  dans  sa  propre  conscience  et  jouir  de 
Dieu  dans  les  saintes  délices  de  la  contemplation,  c'est  une 
vie  moins  fatigante,  plus  exempte  de  dangers,  plus  paisible, 
plus  douce  enfin.  Mais  devons-nous  préférer  notre  propre 
consolation  aux  intérêts  de  la  gloire  de  Dieu,  que  rien  ne 
saurait  accroître  comme  le  salut  des  âmes,  fin  sublime  à  la- 
quelle le  Sauveur  a  consacré  ses  travaux,  ses  souffrances  et  sa 
mort  ?  Peut-on  être  consumé  de  l'amour  divin,  sans  chercher 
à  réchauffer  les  cœurs  tièdes  ?  peut-on  être  éclairé  des  lu- 
mières divines,  et  ne  pas  les  faire  resplendir  aux  yeux  des 
aveugles,  marcher  dans  la  voie  du  ciel  sans  tendre  la  main  à 
ceux  qui  s'égarent  ?  Pourrais-je  craindre  de  m'appauvrir  des 
dons  célestes  en  les  communiquant  aux  autres,  ou  perdre 
mon  chemin  en   conduisant  mes  frères  au  ciel  ?   Non  assuré- 


154  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

«  ment.  Et  à  ne  considérer  que  mon  propre  avantage,  n'y 
«  trouverais-je  pas  un  accroissement  de  mérites  et  d'honneurs? 
«  Mais  pourquoi  viens-je  vous  parler  d'intérêts,  d'avantages  per- 
«  sonnels  ?  L'amour  vif,  généreux,  qui  enflamme  vos  cœurs, 
«  s'arrête- t-il  à  calculer  ?  L'exemple  du  Sauveur  n'est  il  pas 
«  sous  nos  yeux  ?  Lui,  qui  a  racheté  nos  frères  sur  le  Calvaire, 
«  au  prix  de  tout  son  sang,  Lui,  il  le  désire,  il  le  veut  ;  et  ce 
«  désir,  ce  vouloir,  ne  nous  suffirait  pas  !  » 

Quant  à  l'exécution  du  projet  auquel  Ignace  était  irrévoca- 
blement déterminé,  il  dit  à  ses  amis  qu'après  avoir  parcouru 
dans  sa  pensée  toute  la  terre  pour  y  chercher  le  lieu  où  il  pour- 
rait travailler  avec  le  plus  de  fruit  à  cette  belle  entreprise,  il  n'en 
avait  point  rencontré  de  plus  fécond  en  promesses  que  la  Terre- 
Sainte.  Il  l'avait  visitée  jadis,  et  n'avait  pu,  sans  une  grande 
douleur,  voir  esclave  de  Satan  et  privée  des  fruits  de  la  mort 
de  Jésus-Christ,  cette  terre  où  la  liberté  avait  été  acquise  au 
monde,  et  où  la  Rédemption  s'était  opérée.  C'était  donc  là  qu'il 
voulait  porter  d;abord  la  précieuse  semence  de  la  foi.  «  Oh  !  que 
«  je  m'estimerais  heureux,  s'écria-t-il,  de  verser  mon  sang  pour 
«  une  telle  cause,  dans  les  lieux  mêmes  rougis  du  sang  du  Sau- 
«  veur  !  »  En  parlant  ainsi,  Ignace  avait  le  visage  tout  enflammé 
de  l'amour  divin.  Il  ajouta  qu'il  était  résolu,  en  attendant  le 
moment  propice  à  l'exécution  de  son  projet,  de  s'offrir  et  de  se 
consacrer  à  Dieu,  solennellement  et  sans  partage,  et  que,  dans 
cette  vue,  il  comptait  s'engager  par  vœu  à  la  pauvreté  volontaire, 
à  la  chasteté  perpétuelle  et  au  voyage  de  Terre-Sainte.  Ces 
brûlantes  paroles  furent  suivies  d'un  moment  de  silence.  Ignace 
attendit  que  les  autres  rissent  connaître  leur  détermination  res- 
pective ;  mais  tous  les  cœurs  avaient  parlé  par  sa  bouche,  et  en 
exposant  ses  sentiments,  il  avait  exprimé  ceux  de  ses  fidèles 
associés  ;  car  Dieu,  dont  leur  union  était  l'ouvrage,  les  avait 
animés  d'un  même  esprit.  «  La  Terre-Sainte  !  »  Telle  fut  la 
réponse  unanime.  Mais  le  Seigneur,  voyant  en  eux  des  hommes 
capables  des  plus  grandes  choses  pour  procurer  sa  gloire,  les 
destinait  à  de  plus  belles  entreprises.  A  leurs  travaux  et  à  ceux 
de  leurs  successeurs,  il  confiait  la  terre  entière,  et  à  l'un  d'eux 
surtout,  une  si  vaste  partie  du  globe,  qu'elle  eût  suffi  au  zèle  et 
aux  fatigues  d'un  grand  nombre  d'apôtres. 


LIVRE  SECOND.  —  CHAPITRE  IV.  155 

Cependant  tous  applaudirent  aux  paroles  d'Ignace  et  s'enga- 
gèrent à  le  suivre,  à  partager  ses  travaux.  Ils  s'embrassèrent 
ensuite  en  versant  les  larmes  de  la  plus  cordiale  affection.  Dès 
ce  moment,  ils  furent  tellement  unis  par  les  liens  d'une  mu- 
tuelle charité,  qu'ils  se  regardèrent  comme  des  frères,  et  portè- 
rent à  Ignace  la  déférence  et  l'amour  dus  à  un  frère  aîné, 
ou  mieux  à  un  père.  Le  Seigneur,  qui  dirigeait  leur  zèle,  permit 
alors  qu'une  même  pensée  se  présentât  à  plusieurs  d'entr'eux. 
Ils  demandèrent  si,  dans  le  cas  où  le  voyage  d'outre-mer  ne 
pourrait  pas  avoir  lieu,  ou  si,  une  fois  arrivés,  quelque  cause 
imprévue  les  forçait  de  s'éloigner,  ils  ne  devraient  pas  aller  dans 
d'autres  contrées  travailler  à  la  conversion   d'autres  peuples. 

Après  de  longues  délibérations,  on  convint  d'attendre  un  an 
à  Venise.  Si,  pendant  ce  laps  de  temps,  ils  n'avaient  trouvé 
aucun  moyen  de  passer  en  Palestine,  ils  se  regarderaient  comme 
déliés  de  leur  vœu,  se  rendraient  à  Rome  et  se  présenteraient 
au  Souverain  Pontife  pour  lui  offrir  de  travailler  au  salut  des 
âmes,  partout  où  il  lui  plairait  de  les  envoyer.  Mais  la  plupart 
d'entre  eux  n'avaient  pas  encore  terminé  leur  cours  de 
théologie  (I9). 

On  résolut  donc  de  continuer  ces  études  à  Paris,  depuis 
le  mois  de  juillet  1534,  où  l'on  était  alors,  jusqu'au  25  janvier 
1537.  Après  cette  époque,  aurait  lieu  le  voyage  de  Venise. 

Il  ne  restait  plus  qu'à  prononcer  les  vœux  au  pied  des  autels 
et  l'on  choisit,  comme  le  jour  le  plus  convenable,  le  15  août,  fête 
de  l'Assomption  de  la  sainte  Vierge.  En  déposant  entre  les 
mains  de  Marie  l'offrande  de  leur  personne,  les  nouveaux  frères 
n'en  espéraient  pas  seulement  une  protection  spéciale,  ils  comp- 
taient que  cette  donation  volontaire  serait  plus  agréable  au  Fils, 
s'il  la  recevait  des  mains  de  sa  Mère.  Ils  employèrent  donc,  à 
s'y  préparer  par  des  jeûnes,  par  de  ferventes  oraisons  et  d'aus- 
tères pénitences,  le  peu  de  jours  qui  les  séparait  de  l'Assomp- 
tion. 

Le  plus  profond  secret  devait  couvrir  leur  dessein.  Us 
choisirent,  pour  prononcer  leurs  vœux,  une  église  bâtie  sur  une 
colline,  à  une  demi-lieue  de  Paris,  et  appelée  Notre-Dame-du- 
Mont-des-Martyrs,  aujourd'hui  Montmartre  (2°).  Là,  au  jour  fixé, 
ils  se  rassemblèrent   dans   une  chapelle  souterraine,   où  ils   se 


156  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

trouvèrent  absolument  seuls.  L'unique  prêtre  qui  se  trouvait 
parmi  eux,  Pierre  Le  Fèvre,  célébra  les  saints  mystères.  Au 
moment  de  la  communion,  tenant  en  sa  main  le  corps  du  Sau- 
veur, il  se  tourna  vers  ses  compagnons;  et  tous,  l'un  après 
l'autre,  ajoutèrent  aux  vœux  de  pauvreté  et  de  chasteté  perpé- 
tuelle, celui  de  faire  le  voyage  de  Terre-Sainte,  ou  de  se  remet- 
tre à  la  volonté  du  Souverain  Pontife  (2I).  Ils  promirent  aussi  de 
n'accepter  aucun  honoraire  pour  l'administration  des  sacrements. 
Leur  vœu  de  pauvreté  les  obligeait  dans  ce  sens  que,  leurs 
études  terminées,  ils  devaient  renoncer  à  tous  leurs  biens,  et 
n'en  conserver  que  le  strict  nécessaire  pour  le  voyage  de  Pa- 
lestine. 

Mais  ce  peu  même,  aucun  ne  le  garda,  car  des  aumônes 
suffisantes  permirent  d'y  renoncer. 

Le  vœu  de  ne  rien  recevoir  pour  les  fonctions  ecclésiastiques 
avait  pour  but,  outre  la  pratique  de  la  pauvreté  volontaire,  de 
procurer  plus  aisément  des  ministères  en  vue  du  salut  des  âmes, 
comme  aussi  de  repousser  les  calomnies  des  luthériens.  On  sait 
que  les  protestants  accusaient  faussement  les  prêtres  catholiques 
de  s'engraisser  du  sang  de  J.-C,  en  vendant  les  choses  saintes 
pour  s'enrichir. 

Les  vœux  une  fois  prononcés,  tous  communièrent,  avec  de 
tels  sentiments  de  dévotion  et  une  si  ardente  ferveur,  que  l'un 
d'eux,  Simon  Rodriguès,  en  ressentait  encore  l'influence  trente 
années  après,  lorsqu'il  en  écrivait  le  récit  ;  et  ce  seul  souvenir  le 
remplissait  d'une  ineffable  consolation.  Mais  rien  n'égalait  le 
bonheur  dont  surabondait  Ignace.  En  ce  jour  il  recueillait  le 
fruit  de  ses  travaux,  il  voyait  l'accomplissement  de  ses  longues 
espérances.  Sa  famille  spirituelle  était  peu  nombreuse,  il  est 
vrai  (22),  mais  chaque  membre,  par  l'éminence  des  talents  et  des 
vertus,  valait  assurément  plusieurs  prosélytes. 

Nous  remarquerons  de  nouveau,  ici,  ce  que  de  graves  écri- 
vains ont  signalé  comme  un  des  plus  évidents  témoignages  de 
la  protection  divine  sur  la  vraie  religion.  En  cette  même  année 
1534,  où  furent  jetés  les  premiers  fondements  d'une  société 
spécialement  consacrée  au  service  de  l'Église  et  à  l'obéissance 
envers  son  chef,  Henri  VIII,  naguère  défenseur  de  la  foi,  était 
devenu  le  cruel  persécuteur  et  l'ennemi  mortel  du  Saint-Siège. 


LIVRE  SECOND.  —  CHAPITRE  IV.  157 

Cette  année  même,  il  venait  de  publier  d'odieux  édits  qui  décla- 
raient coupable  de  crime  capital  et  digne  de  mort,  quiconque 
n'effacerait  pas  le  titre  de  Souverain  Pontife  de  tout  livre  et  de 
tout  écrit,  où  il  se  trouverait.  «  Bonté  ineffable  !  s'écrie  Sander, 
«  miséricorde  infinie  de  Dieu  envers  toute  son  Église  !  Dans 
«  ces  temps  où  les  blasphèmes  de  Luther  en  Allemagne,  et  en 
«  Angleterre  la  cruauté  de  son  tyran,  paraissaient  devoir  étein- 
«  dre  la  profession  extérieure  de  toute  religion  et  la  pratique 
«  de  la  perfection  chrétienne,  détruire  tout  respect  envers  le 
«  vicaire  de  Jésus-Christ  et  vouer  à  l'exécration  les  titres  véné- 
«  râbles  de  Pape  et  de  Pontife,  l'Esprit  de  Dieu  suscite  des 
«  hommes,  comme  Ignace  de  Loyola  et  ses  compagnons,  qui, 
«  non  contents  d'imiter  la  perfection  des  autres  ordres,  ajoutent, 
«  pour  combattre  l'impiété  de  Luther  et  de  Henri,  un  quatrième 
«  vœu  à  ceux  qui  lient  les  autres  religieux,  et  soumettent  leurs 
«  personnes  ainsi  que  leurs  œuvres  au  Pontife  romain  !  Par  là, 
«  ils  s'obligent  à  entreprendre  tous  les  travaux,  à  supporter  avec 
«  une  obéissance  passive,  et  sans  réclamer  même  le  nécessaire 
«  pour  leur  subsistance  quotidienne,  toutes  les  fatigues  aux- 
«  quelles  il  lui  plaira  de  les  exposer  pour  l'accroissement  de  la 
«  foi  catholique  et  la  conversion  des  infidèles  ou  des  pécheurs. 
«  Ces  hommes,  continue  le  même  auteur,  ainsi  réunis  et  formés 
«  à  la  vertu  parles  belles  constitutions  de  saint  Ignace,  prirent, 
«  pour  désigner  leur  société,  le  nom  de  Compagnie  de  Jésus,  et 
«  ils  ont  porté  par  toute  la  terre  ce  saint  nom  et  la  foi  de  l'É- 
«  glise  romaine.  Ils  les  ont  fait  connaître,  non  seulement  aux 
(<;  peuples  les  plus  reculés,  jusqu'aux  derniers  confins  des  Indes, 
«  mais  encore  à  ces  nations  du  nord  de  l'Europe,  séduites  par 
«  les  erreurs  nouvelles,  et  à  cette  malheureuse  Angleterre,  sépa- 
«  rée  de  la  communion  du  monde  chrétien  par  la  cruauté  de  ses 
«  tyrans.  Aux  dépens  de  leur  sang  et  de  leur  vie,  ils  ont  fait 
«  briller  le  céleste  flambeau  de  la  vérité  sous  le  règne  même 
«  d'Elisabeth,  digne  fille  de  Henri  VIII,  et  malgré  ses  cruelles 
«  persécutions.  Ainsi  Dieu  nous  a  donné  des  descendants  d'Abel, 
«  de  ce  frère  qu'avait  immolé  Caïn.  Posuit  nobis  semen pro  Abel, 
«  quem  interfecerat  Cain.  » 

Revenons  à  Ignace  et  à  ses  premiers  compagnons. 

Après  avoir  pleinement  satisfait  à  leur  dévotion  et  rendu  au 


158  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

Seigneur  d'ardentes  actions  de  grâces,  ils  passèrent  le  reste  de  ce 
jour  près  d'une  fontaine  qui  coule  du  haut  de  la  colline,  et  dont 
les  eaux  ont  été,  dit-on,  consacrées  par  le  sang  du  saint  martyr 
Denis.  Là,  ils  prirent  ensemble  un  frugal  repas,  et,  comblés 
d'une  douce  et  sainte  allégresse,  ils  concertèrent  leur  plan  de 
vie  pour  le  reste  du  temps  qu'ils  devaient  passer  à  Paris. 
Ignace  avait  reçu  en  ce  jour,  avec  le  titre  de  Père,  une 
nouvelle  effusion  de  l'esprit  de  Dieu  pour  gouverner  ses  enfants, 
et  les  préserver  de  tout  relâchement.  Il  détermina  donc  certaines 
pratiques  qui,  sans  nuire  à  leurs  études,  entretiendraient  la  dé- 
votion dans  leurs  cœurs.  Ces  pratiques  consistaient  en  oraisons, 
en  pénitences  journalières  et  en  communions  fixes  tous  les  diman- 
ches et  jours  de  fêtes,  chose  extraordinaire  pour  l'époque. 

En  outre,  ils  devaient  tous  les  ans,  le  jour  de  l'Assomp- 
tion (23)  et  dans  la  même  église,  renouveler  leurs  vœux,  ce 
qu'ils  firent,  en  effet,  les  deux  années  suivantes  1535  et  1536; 
enfin,  ils  promettaient  de  s'aimer  les  uns  les  autres  et  de  se  re- 
garder tous  comme  frères. 

Comme  ils  étaient  logés  séparément,  ils  convinrent  de  se 
réunir  de  temps  en  temps,  tantôt  chez  l'un,  tantôt  chez  l'autre. 
Là,  ils  devaient  prendre  ensemble  un  modeste  repas,  et,  dans 
de  pieux  entretiens,  ranimer  leur  charité  mutuelle  au  foyer  d'une 
douce  intimité.  Ainsi  les  nœuds  que  Dieu  lui-même  avait  formés 
ne  se  relâchèrent  jamais.  Loin  de  laisser  s'affaiblir  leur  première 
résolution,  ces  hommes  admirables  cherchaient  de  concert  à  s'ad- 
joindre de  nouveaux  compagnons,  dans  le  désir  ardent  de  voir 
leur  nombre  s'augmenter. 

En  même  temps,  leurs  facultés  intellectuelles  semblaient  avoir 
acquis  plus  de  vigueur.  Comme  ils  dirigeaient  tous  leurs  efforts 
vers  les  sciences  qui  pouvaient  contribuer  au  salut  du  prochain, 
la  pureté  de  leur  zèle  doublait  en  quelque  sorte  leur  capacité 
naturelle.  C'est  qu'en  effet  le  travail  entrepris  en  vue  de  servir 
Dieu  est  réellement  plus  fécond  ;  on  s'y  livre  avec  plus  de 
constance  et  l'intention  reste  forte  et  une.  Malgré  la  variété  des 
matières,  la  force  de  l'esprit  ne  s'affaiblit,  ne  se  dissémine  pas, 
au  gré  d'une  stérile  et  vaine  curiosité.  Enfin,  par  dessus  tout, 
le  Père  des  lumières  aime  à  prodiguer  le  don  d'intelligence  à 
ceux  qui  se  dévouent  pour  sa  cause. 


LIVRE  SECOND.  —  CHAPITRE  IV.  159 

Paris,  où  fut  conçue  cette  première  ébauche  du  nouvel  Ordre 
religieux,  fut  dès  lors  considéré  comme  le  berceau  de  la  Com- 
pagnie. Ainsi  l'affirment  plusieurs  écrivains  :  ainsi  l'atteste  une 
inscription  latine  (24),  gravée  sur  bronze  qui  fut  placée  dans  la 
partie  supérieure  de  l'église  de  Montmartre,  où  elle  était  mieux 
exposée  à  tous  les  regards. 

Louis  XIII  lui-même  regardait  comme  un  honneur  person- 
nel, que  la  Compagnie  fût  née  dans  ses  Etats  :  il  la  nommait  sa 
fille;  il  la  félicitait  de  l'accroissement  dont  cette  circonstance 
était  l'heureux  présage.  «  Mon  royaume,  dit  ce  roi  dans  une 
«  lettre  autographe  à  Grégoire  XV,  à  propos  de  la  canonisation 
«  de  saint  Ignace,  mon  royaume  méritait  cet  honneur,  qu'un  si 
«  grand  serviteur  de  Dieu  vînt,  dans  ma  ville  de  Paris,  étudier 
«  les. sciences,  rassembler  des  disciples,  et  poser  les  fondements 
«  de  sa  Compagnie  sur  le  Mont-des-Martyrs.  » 


— :!:—    Chapitre  cinquième.    — $ 


La  naissance  de  la  Compagnie  au  Mont-des-Martyrs  est  un  pré- 
sage de  sa  destinée.  —  Fâcheux  effets  de  libelles  odieux  pu- 
bliés contre  elle. 


'ASSISTANCE  de  Dieu  avait  été  mani- 
feste dans  la  conduite  d'Ignace  et  de  ses 
compagnons.  Mais  quelle  mystérieuse  raison 
jj  les  avait  donc  portés  à  choisir  la  pauvre  et 
modeste  église  du  Mont-des-Martyrs,  quand 
tant  de  superbes  basiliques  s'offraient  à  eux 
*wnvnfâTWV¥Vfw  de  toutes  parts  ?  N'y  avait-il  pas  là  un  indice 
providentiel  de  la  destinée  qui  attendait  la  nouvelle  société  ? 
Elle  aussi  ne  devait-elle  pas  verser  à  grands  flots  son  sang  le 
plus  pur  sur'les  terres  étrangères,  et  les  persécutions  et  les  tem- 
pêtes ne  devaient-elles  pas  former  sa  part  d'héritage  ? 

Comme  les  événements  ont  justifié  ce  présage  !  Un  siècle 
s'était  à  peine  écoulé,  et  déjà  plus  de  trois  cents  enfants  d'Ignace 
ont  péri,  soit  en  annonçant  la  foi  parmi  les  gentils,  soit  en  la 
défendant  contre  des  hérétiques,  brûlés  à  petit  feu  ou  précipités 
dans  la  mer,  écartelés  vivants,  percés  à  coups  de  flèches,  mis 
en  croix,  décapités,  plongés  dans  des  eaux  tantôt  glacées,  tantôt 
bouillantes,  ou  victimes  des  tortures  de  la  fosse.  Dans  le  seul 
royaume  du  Japon,  la  Compagnie  compte  déjà  plus  de  quatre- 
vingt-dix  martyrs  de  la  foi.  Sur  ce  nombre  trente-deux  ont 
péri  par  le  feu  et  trente-quatre  par  le  supplice  de  la  fosse  (25). 
D'ailleurs  n'est-ce  point  encore  un  véritable  martyre  que 
cette  longue  navigation  au  milieu  des  tempêtes  ou  sous  les 
feux  de  la  zone  torride,  ce  pénible  travail  d'apprendre  des  lan- 
gues difficiles,  cette  nécessité  de  vivre  misérablement  dans  des 
forêts  où  l'on  est  souvent  plus  mal  abrité  que  les  bêtes  fauves 
dans  leurs  repaires,  enfin  cette  disette  continue  de  vivres  et  cette 
prévision  de  tourments  si  cruels,  que  la  mort  est  l'éventualité 
la  moins  terrible?  Eh    bien!   chose    merveilleuse!  la  Société 


HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA.  161 

paraît  avoir  éprouvé  dans  la  crypte  des  Martyrs  des  influences 
si  profondes,  si  vivifiantes,  si  durables,  que  de  nos  jours  encore 
ni  souffrances,  ni  tortures  n'épouvantent  nos  jeunes  prêtres  ;  et, 
si  l'on  cédait  aux  vœux  des  solliciteurs,  la  moitié  de  la  Compa- 
gnie abandonnerait  l'Europe  pour  courir  aux  contrées  où  se 
cueille  la  palme  du  martyre. 

Et  les  persécutions  !  y  eût-il  jamais  un  Ordre  qui  en  fût  aussi 
royalement  doté  ?  Attaques  de  toute  espèce,  récriminations 
contradictoires,  que  lui  a-t-il  manqué  ?  Et  cependant,  malgré  cet 
acharnement  sans  égal,  la  Compagnie  grandit  ;  elle  prospère, 
elle  met  le  pied  partout,  et  de  partout  elle  est  expulsée  ;  elle 
parle,  elle  écrit  dans  toutes  langues  dans  un  but  d'utilité  pu- 
blique ;  et  il  n'est  pas  une  plume  qui  ne  s'arme  pour  la 
combattre!  Lisez  l'histoire  de  son  établissement  :  ne  vous  croi- 
riez-vous  pas  transporté  au  temps  du  prophète  Néhémie,  quand 
les  Juifs  qui  rebâtissaient  Jérusalem,  tenaient  d'une  main 
l'équerre  et  le  marteau,  de  l'autre  l'arc  et  la  lance,  obligés, 
après  avoir  placé  une  pierre  comme  ouvriers,  de  la  défendre 
comme  soldats?  Écoutez  encore  :  «  Nous  avons  été  chassés  du 
Japon,  de  la  Chine,  de  l'Ethiopie,  de  la  Transylvanie,  de  la 
Bohême,  de  l'Angleterre,  de  la  Flandre.  Pourquoi  ?  Nous  prê- 
chions la  foi  de  Jésus-Christ  aux  Gentils,  nous  attaquions  les 
hérétiques,  nous  défendions  le  concile  de  Trente  au  double  point 
de  vue  du  dogme  et  de  la  discipline  ;  nous  soutenions  opiniâtre- 
ment l'autorité  du  Souverain  Pontife. On  a  porté  contre  nous  des 
arrêts  ignominieux  d'exil  ;  on  a  érigé  des  colonnes  couvertes 
d'inscriptions  insultantes.  Livrées  à  la  honte  et  au  mépris,  nos 
maisons  l'ont  encore  été  au  pillage,  et  nos  personnes  ont  été 
abandonnées  à  la  merci  d'un  peuple  irrité.  Les  seuls  livres  pu- 
bliés jusqu'à  présent  contre  la  Compagnie  sous  toutes  les 
formes,  poésie,  histoire,  roman,  journaux,  pamphlets,  censures, 
satires,  procès,  prophéties,  suffiraient  pour  composer  une  vaste 
bibliothèque.  Il  y  a  quarante  ans,  Pierre  Ribadeneira  publia  le 
catalogue  des  écrivains  de  la  Compagnie.  Sur-le-champ,  les 
hérétiques  en  dressèrent  un  de  nos  antagonistes.  Les  seuls 
titres  peuvent  former  un  volume.  Mais  l'astucieux  compilateur 
n'ajoute  pas,  à  l'exemple  de  Ribadeneira,  aux  noms  de  ces 
écrivains,  une  notice  sur  leur  vie.  Qui  sait?  ce  fut  peut-être  par 

Histoire  de  S.  Ignace  de  Loyola.  " 


162  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

ménagement  pour  la  Compagnie.  Il  est  vrai  qu'il  exhorte  en- 
suite les  chefs  de  tous  les  États  à  contribuer  de  leur  argent  à 
la  réimpression  de  tous  les  écrits  publiés  contre  elle.  Déjà 
même  on  avait  commencé,  à  la  Rochelle,  cette  entreprise  salu- 
taire, et  l'on  avait  imprimé  six  volumes  ;  mais  avec  plus  de 
zèle  que  de  discernement,  car  les  compilateurs  avaient  entassé 
sans  choix  ni  mesure  toutes  sortes  de  documents.  » 

Voilà  où  l'on  en  était  il  y  a  quarante  ans.  Aujourd'hui,  ces 
écrits  se  sont  tellement  multipliés,  qu'il  serait  plus  difficile  de 
les  compter  que  d'y  répondre  (2Ô).  Du  reste  ils  tendent  toujours 
un  piège  à  la  curiosité,  par  la  bizarrerie  de  leurs  titres,  par  de 
prétendues  révélations  d'une  haute  importance  pour  les  princes 
comme  pour  les  particuliers.  Aussi  chacun  de  s'arracher,  de  se 
procurer  ces  livres  à  tout  prix.  Dans  l'un  on  interprète,  on 
défigure,  on  condamne  notre  nom,  on  nous  suppose  des  mystères, 
on  dévoile  nos  doctrines  occultes,  on  dépeint  notre  physionomie, 
on  anatomise  en  quelque  sorte  notre  esprit,  on  épie  notre 
intérieur,  on  dissèque  nos  enseignements  obscurs  et  mystérieux. 
Dans  l'autre  on  publie  nos  avis  privés,  nos  instructions  secrètes, 
on  suppose  une  histoire  véritable  de  notre  origine  et  de  nos 
progrès,  on  raconte  nos  crimes  ;  des  viviers  sont  remplis  d'enfants 
que  le  sacrilège  a  fait  naître,  que  des  parricides  ont  détruits  ; 
les  voûtes  des  églises  sont  des  arsenaux  remplis  d'armes,  pour 
favoriser  la  révolte  quand  bon  nous  semblera.  Nous  nous  livrons 
à  des  transactions  nocturnes  avec  nos  démons  familiers,  pour 
apprendre  d'eux  les  moyens  d'égarer  la  raison  des  prétendus 
réformés  et  les  soumettre  à  l'obéissance  du  Pape.  De  riches  tré- 
sors, dépouilles  du  monde  entier,  sont  enfermés  dans  nos  caveaux 
mortuaires  ;  chaque  semaine,  nous  tenons  conseil  sur  la  conduite 
politique  des  gouvernements,  pour  diriger  en  conséquence  nos 
propres  intérêts,  et  faire  réussir  nos  entreprises.  On  compte 
seize  cent  quarante-deux  concubines  entretenues  et  assassinées 
par  le  cardinal  Bellarmin,  d'où  l'on  peut  juger  ce  que  doivent  être 
des  hommes  de  moindre  vertu,  si  un  tel  monstre  compte  parmi  les 
plus  estimés.  Aussi,  Nicolas  Sander  écrivait-il,  il  y  a  soixante 
ans  :  «  On  a  répandu  plus  de  fables  sur  les  Jésuites  que  sur  les 
«  monstres  de  l'antiquité  ;  leur  origine,  leur  genre  de  vie,  leur 
«  institut,  leurs   mœurs,   leurs  doctrines,   leurs  actes,  tout  cela 


LIVRE  SECOND.  —  CHAPITRE  V.  163 

«  est  devenu  l'objet  des  commentaires  les  plus  étranges,  les 
«  plus  contradictoires.  On  s'est  forgé  de  véritables  rêves  qu'on 
«  n'a  pas  seulement  débités  tout  bas  et  à  l'oreille,  mais 
«  on  a  bien  osé  les  soutenir  en  public  et  les  imprimer  (27)!  » 

Autrefois,  pour  exposer  à  la  haine  de  l'univers  Jésus-Christ 
et  ses  disciples,  l'empereur  Maximin  fit  publier  et  répandre, 
dans  toutes  les  écoles  publiques  de  l'empire  romain,  l'œuvre  de 
Satan,  intitulée  :  Acta  Pilati,  Actes  de  Pilate,  récit  fidèle, 
disait-on,  du  procès  et  de  la  condamnation  du  Christ,  tiré  des 
archives  du  Prétoire,  à  Jérusalem,  et  rempli  d'odieuses  imputa- 
tions contre  sa  divine  innocence. 

Ces  imputations  obtinrent  cependant  un  tel  crédit  que,  lors- 
qu'un chrétien  s'avisait  de  paraître  en  public,  chacun  s'écriait  : 
Au  feu  !  mt,  feu  !  ce  qui  leur  valut  le  surnom  de  sarments.  Il  est 
à  peine,  dans  l'antiquité,  un  seul  apologiste  du  christianisme,  qui 
ne  se  plaigne  de  cet  indigne  artifice,  employé  pour  rendre  les 
chrétiens  odieux  au  monde  entier,  de  cette  publication  d'écrits 
remplis  des  impostures  les  plus  ridicules. 

La  Compagnie  de  Jésus  pourrait  emprunter  leurs  paroles, 
quand  elle  aussi  veut  ou  se  plaindre  ou  se  consoler  (28). 

Du  reste,  sommes-nous  donc  seuls  dans  la  lutte,  seuls  sous  le 
poids  de  la  persécution  ?  Les  illustres  et  vénérables  Ordres  de 
Saint-François  et  de  Saint-Dominique  nous  ont  précédés  dans 
la  voie  douloureuse  ;  ils  nous  donnent  encore  des  exemples  de 
sainteté  et  de  perfection  religieuse  ;  ils  nous  fournissent  aussi 
des  motifs  de  consolation.  Grégoire  XIII,  lui-même,  nous  le 
rappelle  dans  sa  Bulle  Ascendente  Domino  (29)  ;  il  met  sous  nos 
yeux  les  souffrances  de  nos  devanciers,  pour  relever  notre  cou- 
rage. Les  temps  amènent  parfois  de  singuliers  rapprochements. 
A  peine  étaient-ils  sortis  de  leur  berceau,  tout  pleins  encore  de 
cette  sève  primitive,  élaborée  par  leurs  saints  Fondateurs,  que  les 
fils  de  Saint- François  et  les  Frères  prêcheurs  furent  en  proie  aux 
plus  odieuses  inculpations.  On  expulsa  leurs  docteurs  des  chai- 
res, à  Paris  ;  c'étaient  des  plantes  vénéneuses  qu'on  arracherait 
bientôt  de  l'Église  et  du  monde.  Suivant  le  fameux  Guillaume 
de  Saint-Amour,  ces  religieux  s'efforçaient  d'usurper  les  premiè- 
res chaires  de  l'Université,  de  se  soustraire  tous,  par  des  privi- 
lèges apostoliques,  à  l'obéissance  des  évêques,  de  s'introduire 


164  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 


dans  les  maisons,  comme  des  loups  dévorants,  pour  y  saisir  leur 
proie  ;  detre  orgueilleux  et  ambitieux.  Puis,  ils  hantaient  les 
grands,  pour  s'ouvrir  ensuite  un  accès  jusqu'aux  princes,  et 
obtenir  leurs  bonnes  grâces  ;  ils  enseignaient  avec  arrogance, 
prêchaient  avec  vanité  et  vantaient  orgueilleusement  leurs 
Ordres  ;  ils  résistaient  aux  attaques  au  lieu  de  présenter  la  joue 
gauche  à  qui  avait  frappé  la  droite...  Sous  des  dehors  modestes, 
ne  cachaient- ils  pas  des  âmes  perverses  ;  sous  des  manières 
hypocrites,  des  esprits  pharisaïques  ?  Pourquoi  donc,  ne  se  ren- 
fermaient-ils pas  dans  leurs  cellules  ?  pourquoi  fréquentaient-ils 
les  cours,  remplissaient-ils  leschaires  de  l'Université,  se  livraient- 
ils  à  la  prédication  et  à  l'étude,  au  lieu  d'être  assidus  au  chœur 
et  de  pleurer  leurs  propres  péchés,  sans  condamner  ceux 
d'autrui  ?  Encore  une  fois  ils  étaient  de  faux  prophètes,  des 
précurseurs  de  l'Antéchrist,  qu'il  fallait  abattre,  détruire, 
anéantir. 

Ne  croirait-on  pas,  en  vérité,  entendre  parler  de  quelque 
secte  anti-sociale,  ennemie  de  Dieu  et  des  hommes  ?  Quelle 
haine  aveugle  !  quel  langage  passionné  !  Et  savez-vous  quelle  en 
est  la  cause  ?  De  légères  fautes  de  la  part  de  quelques  moines  ; 
puis  l'envie  furieuse  soufflée  au  cœur  de  quelques  jaloux  qui 
avaient  vu  certaines  chaires  de  l'Université  confiées  à  plusieurs 
religieux  de  grand  mérite,  et  enfin  le  fatal  abaissement  qu'In- 
nocent IV,  poussé  par  une  instigation  étrangère,  fit  subir  à 
l'Ordre  de  Saint- Dominique.  Ne  trouvait-on  pas  cet  Ordre  cou- 
pable d'avoir  trop  promptement  acquis  la  science,  la  sainteté  et 
l'estime  publique  ?  Quand  ses  ennemis  le  virent  presque  persé- 
cuté par  celui  qui  pouvait  seul  le  défendre,  ils  s'enhardirent  et 
se  portèrent  à  des  excès  qui  faillirent  amener  un  schisme  dans 
l'Eglise,  ou  causer  l'irréparable  ruine  de  deux  familles  religieuses 
si  bien  méritantes  de  toute  la  chrétienté. 

En  effet,  c'en  était  fait  de  leur  existence,  si  Alexandre  IV  ne 
leur  eût  été  favorable,  et  si  les  deux  grands  saints,  Thomas 
d'Aquin  et  Bonaventure,  n'avaient  pris  leur  défense.  Mais  enfin 
ces  clameurs,  si  longtemps  soulevées,  sont  aujourd'hui  apaisées; 
et,  pour  prix  de  leurs  longues  souffrances,  ils  vivent  maintenant 
en  paix  et  à  l'abri  de  nouveaux  outrages. 

Maintenant,  c'est  contre  nous  que  sévit  l'orage.  On  voudrait 


LIVRE  SECOND.   —  CHAPITRE  V.  165 

nous  voir  plus  maltraités  que  Job  ne  le  fut  jamais.  On  nous 
défend  même  de  nous  justifier.  On  nous  dit,  comme  disait  saint 
Grégoire  de  Nazianze  au  philosophe  chrétien  :  «  Présentez 
«  non  seulement  la  joue  gauche  à  qui  aura  frappé  la  droite,  mais 
«  encore  une  troisième  si  la  chose  est  possible».  Ainsi  donc,  si 
nous  élevons  la  voix  on  nous  appelle  vindicatifs;  si  nous  nous 
taisons,  nous  nous  avouons  coupables.  Notre  silence  alors  n'est 
point  imputé  à  la  patience  qui  refuse  de  se  défendre,  mais  à  la 
confusion  qui  ne  le  peut  pas. 

Je  ne  saurais  m'arrêter  aux  impuissants  efforts  tentés  par 
Gabriel  Lermée,  par  Simon  Misène,  par  Élie  Hasenmuller,  par 
Rodolphe  Hospinien,  par  Pascal  et  par  Arnaud,  pour  ternir  la 
gloire  de  saint  Ignace  et  rabaisser  le  mérite  de  ses  enfants. 
Leurs  censures  ont  je  ne  sais  quoi  de  puéril  qui  répugne  à 
l'homme  de  sens  et  de  goût,  et  les  motifs  de  leur  rage  sont  tel- 
lement évidents,  qu'ils  ne  sauraient  tromper  personne. 

D'autres  fois,  la  haine  s'est  manifestée  d'une  manière  singu- 
lière. Dans  une  vie  récente  de  sainte  Thérèse  (3°),  on  a  écarté 
soigneusement  soit  à  dessein,  soit  par  mégarde,  tous  les  témoi- 
gnages de  cette  grande  sainte  en  faveur  des  fils  de  Saint-Ignace; 
elle  qui  avoue  si  hautement  avoir  reçu  aide  et  protection,  pen- 
dant quatre,  six,  dix  et  douze  ans,  des  Pères  Ripalda,  Balthasar 
Alvarez,  Jérôme  Pérez,  Gilles  Gonzalez,  et  pendant  plus  long- 
temps du  P.  François  Ribera,  l'auteur  d'une  vie  de  la  sainte,  digne 
d'elle  et  digne  de  lui  ;  tous  membres  de  la  Compagnie  ! 

Même  observation  pour  le  grand  archevêque  de  Milan,  saint 
Charles  Borromée  (3I).  Dans  une  nouvelle  vie,  plus  étendue  que 
les  précédentes,  il  n'est  pas  dit  un  seul  mot  sur  ses  rapports 
avec  la  Compagnie,  et  sur  les  services  que  le  Saint  en  avait 
reçus,  pour  sa  propre  perfection  et  pour  la  réforme  de  son 
diocèse.  Cependant  ces  mêmes  détails  se  trouvaient  dans  les  pre- 
mières histoires,  composées,  publiées  par  des  auteurs  contempo- 
rains de  saint  Charles  et  témoins  oculaires  des  faits  rapportés  (32). 

D'où  viennent  donc  ces  réticences  ?  Est-ce  là  écrire  l'histoire? 
est-ce  surtout  être  agréable  aux  saints,  qui,  semblables  à  de 
grands  arbres,  abaissent  du  haut  du  ciel  leurs  rameaux  chargés 
de  fruits  vers  la  terre,  vers  ces  racines  cachées,  d'où  ils  ont  tiré 
le  suc  et  les  aliments  qui  les  ont  produits  ?  Il  y  a,  en  effet,  dans 


166  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE   LOYOLA. 

ces  glorieux  aveux  des  Bienheureux,  quelque  chose  de  doux  qui 
console  et  élève  tout  à  la  fois.  C'est  ainsi  que  les  yeux  se  rem- 
plissent de  larmes,  que  le  cœur  se  dilate  de  joie,  en  lisant  ces 
paroles  de  sainte  Thérèse.  Elle  écrivait  à  Christophe  Rodriguez 
de  Moya,  à  propos  de  certains  jésuites  :  «  Toutes  les  personnes 
«  spirituelles  ne  me  contentent  pas  pour  nos  monastères,  mais 
«  seulement  celles  que  ces  Pères  dirigent;  et  telles  sont  presque 
«  toutes  celles  qui  composent  nos  communautés  !  Je  ne  me  sou- 
tiens même  pas  en  ce  moment  d'en  avoir  reçu  aucune  qui 
«  ne  soit  leur  fille  spirituelle,  parce  que  ce  sont  celles  qui  nous 
«  conviennent.  Comme  ces  Pères  ont  élevé  mon  âme,  Notre- 
«  Seigneur  m'a  fait  la  grâce  que  leur  esprit  se  soit  implanté  dans 
«  les  monastères  que  j'ai  établis.  Si  vous  avez  connaissance  des 
«  règles,  vous  verrez  que  sur  beaucoup  de  points  nos  constitu- 
«  tions  sont  conformes  aux  leurs.  Le  désir  qu'ont  vos  demoi- 
«  selles  de  se  voir  sous  la  juridiction  des  Pères  de  la  Compagnie 
«  de  Jésus,  je  l'ai  eu  aussi  ;  j'ai  voulu  leur  soumettre  cette  mai- 
«  son,  et  j'ai  fait  des  démarches  dans  ce  but.  Je  sais  avec  une 
«  entière  certitude,  qu'ils  n'accepteront  la  direction  d'aucun 
«  monastère,  pas  même  de  celui  de  la  princesse.  Je  rends  de 
«  véritables  actions  de  grâces  à  Notre-Seigneur,  de  ce  que  nous 
«  sommes  de  tous  les  Ordres  celui  qui  jouit  d'une  plus  grande 
«  liberté  pour  traiter  avec  les  religieux  de  la  Compagnie,  liberté 
«  que  nul  ne  nous  enlève  maintenant,  et  qui  ne  nous  sera  jamais 
«  enlevée.  Avila,  le  28  juillet  1568  (33).  » 

Pour  ma  part,  je  suis  heureux,  je  l'avoue,  d'avoir  mentionné 
les  leçons  que  saint  Ignace  reçut  de  Don  Jean  Chanones,  reli- 
gieux de  Saint- Benoît, de  quelques  religieux  de  l'ordre  de  Saint- 
Dominique,  ses  directeurs  à  Manrèse,  des  Pères  Franciscains, 
Jacques  d'Alcantara  et  Théodore,  tous  deux  ses  confesseurs, 
l'un  à  Barcelone  et  l'autre  à  Rome.  J'ai  rapporté  tout  ce  que  je 
savais  sur  ce  sujet,  voulant  remplir  ainsi  mon  devoir  d'histo- 
rien et  in'assurer  la  bienveillante  approbation  du  Saint.  Mais  les 
insultes  ne  nous  sont  pas  venues  seulement  d'un  Chemnitz, 
d'un  Osiander,  d'un  Lermée,  d'un  Hospinien.d'un  Lauser,  d'un 
Cambilon,  d'un  Misène,  etc.,  les  uns  apostats,  les  autres  héréti- 
ques et  d'autres  tout  cela  à  la  fois. 

«  Heureux  Jésuites,  pourrions-nous  dire  avec  Stanislas  Res- 


LIVRE  SECOND.  —  CHAPITRE  V.  167 

cius,  s'il  en  était  ainsi  ;  nous  sommes  insultés  par  des  hommes 
qui  n'outragèrent  que  ce  qui  est  grand  (34).»  Mais  nous  sommes 
aussi  en  butte  aux  attaques  d'hommes  professant  notre  foi, 
souvent  même  de  transfuges  de  notre  religion  (35). 

Après  tout  cependant,  la  variété  qui  règne  entre  les  divers 
Ordres  religieux  n'est  qu'un  ornement  de  plus  pour  l'Eglise. 
Pourquoi  donc  juger  et  condamner  ceux  que  Dieu  appelle  à 
marcher  par  d'autres  voies  ?  N'est-ce  point  là  l'erreur  de  ceux 
qui  croiraient  que  nos  antipodes  marchent  la  tête  en  bas  ?  Unus 
guidemsic,  dit  l'Apôtre,  alius  vero  sic  (36).  Une  exacte  harmonie 
est  formée  de  dissonances,  et  non  de  discordances.  Les  vête- 
ments de  l'Église,  cette  reine  dont  parle  David  dans  son 
44e  psaume,  de  quel  tissu  sont-ils  faits  ?  demande  saint  Augus- 
tin :  la  matière  en  est  riche,  les  couleurs  et  les  ornements  en 
sont  variés  \pretiosuset  varius; précieux  et  varié.  Ainsi  donc, pour- 
suit-il, in  veste  ista,  varietas  sit,  scissura  non  sit  (37).  Au  contraire, 
cette  prétention  à  une  entière  conformité  dans  la  lettre,  comme 
dans  l'esprit,  est  appelée  par  Tertullien  la  mère  du  schisme 
(Schismatum  mater)  et  se  change  en  désir  de  s'enrichir  de  la 
pauvreté  des  autres  (Ditescere  aliéna pattpertate )y  désir  si  crimi- 
nel aux  yeux  de  saint  Augustin.  Il  est  au  moins  contraire  à  la 
pureté  d'un  zèle  qui  se  réjouit  de  tout  accroissement  donné  à  la 
gloire  de  Dieu,  zèle  qui  devrait  nous  rallier  tous  à  la  poursuite 
d'une  fin  si  sublime. 


Causes  des  persécutions  contre  la  Compagnie. 


I  nous  vouions  découvrir  sans  peine  les  cau- 
ses de  tant  de  calomnies,  clé  tant  de  colères, 
nous  n'avons  qu'à  prendre  Jacques  Gretser 
pour  guide.  Ce  célèbre  controversiste  en 
énumère  sept  principales.  Remarquons  que 
sa  longue  expérience,  en  ces  matières,  donne 
^^^[^^pp^  une  grande  autorité  à  son  opinion. 
Voici  la  première.  Sans  nous  connaître  autrement  que  par 
de  vagues  oui-dire,  on  ne  prend  pas  la  peine  d'examiner  si  les 
accusations  formulées  ont  un  fondement  solide.  Bien  plus,  contre 
toute  justice,  on  croit  plus  volontiers  coupables  tant  d'hommes 
détournés  du  mal  par  tant  de  raisons,  qu'on  n'admet  pour  un  seul 
la  possibilité  de  porter  une  accusation  fausse. 

Ainsi  dans  les  premiers  siècles  de  l'Eglise,  les  plus  odieuses 
imputations  pesaient  sur  les  chrétiens.  On  les  accusait  d'adorer 
une  tête  d'âne,  d'égorger  chaque  jour  un  enfant  au  lever  de 
l'aurore,  de  l'offrir  en  sacrifice,  puis  d'en  manger  la  chair,  d'en 
boire  le  sang,  et  de  se  livrer  ensuite  aux  plus  infâmes  abomina- 
tions. 

Et  c'était  là  pourtant  l'âge  d'or  du  christianisme,  le  temps  où 
chrétien  et  saint  étaient  deux  mots  synonymes.  Mais  la  mer- 
veille suprême,  n'était-ce  pas  que  de  pareilles  allégations  fussent 
regardées  comme  indubitables  dès  qu'on  les  débitait  ?  qu'elles 
pussent  suffire  pour  faire  condamner  aux  tortures,  au  fer  et  aux 
bêtes,  des  hommes  innocents  ?  Aussi,  dit  Tertullien,  une  seule 
question  était-elle  nécessaire  !  Etes-vous  chrétien  f  Le  procès  se 
réduisait  à  ces  trois  mots.  Oui,  répondez-vous.  Eh  bien  !  dès 
lors  vous  êtes  convaincu  de  sacrilège,  d'homicide,  de  lèse- 
majesté  :  la  crédulité  publique  devient  le  seul  élément  de  con- 
viction. 

De  là,  les  plaintes  communes  à  tous   les  apologistes  de  ces 


HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA.  169 

anciens  temps,  que  lorsque  la  haine  voulait  condamner  les  chré- 
tiens, elle  ne  cherchait  pas  à  prouver  leurs  crimes,  pour  ne  pas 
être  forcée  d'absoudre  des  innocents.  On  voyait  des  gens  bien 
connus  parmi  les  païens,  sortir  de  leur  aveuglement  et  devenir 
des  hommes  nouveaux,  aux  premiers  rayons  de  la  grâce,  hier 
impies,  meurtriers,  adultères,  spoliateurs,  aujourd'hui  pieux, 
doux  et  humbles  de  cœur,  chastes,  généreux  envers  l'indigence. 
N'importe  ;  on  n'en  croyait  pas  même  ses  propres  yeux.  Tous 
ces  dehors  n'étaient  bons  qu'à  duper  le  public.  En  secret,  dans 
les  ténèbres,  il  se  passait  d'étranges  choses.  Par  là  on  ôtait  aux 
accusés  tout  moyen  de  se  défendre  ;  par  là,  on  donnait  à  la  calom- 
nie libre  carrière. 

Cependant,  qui  ne  le  sait  ?  —  malgré  les  persécutions,  malgré 
le  sang  versé  à  flots,  la  foi  ne  s'éteignait  pas.  Pour  un  chrétien 
qui  tombait,  cent  autres  se  levaient  à  sa  place;  l'horrible  barbarie 
d'un  peuple  altéré  de  sang  se  lassa  avant  qu'on  vît  reculer 
les  néophytes  de  la  foi. 

La  renommée  néanmoins  venait  en  aide  aux  bourreaux. 
«  Son  crime,  à  elle,  dit  Tertullien,  n'est  pas  de  répandre  les 
«  événements  avec  une  incroyable  rapidité,  mais  de  les  accom- 
«  pagner  de  récits  mensongers  ;  car  elle  ne  saurait  raconter  la 
«  vérité,  sans  y  mêler  la  fable.  Elle  ne  vit  donc  que  par  le  men- 
«  songe,  et  ne  s'accrédite  qu'en  étant  dénuée  d'autorité.  Les 
«  esprits  inconsidérés  sont  les  seuls  à  y  croire  :  les  sages  se 
«  rendent  uniquement  à  l'évidence  ;  ils  savent  qu'un  récit  se 
«  défigure  toujours  en  passant  par  tant  de  bouches  ;  que  la 
«  malice  ou  l'habitude  de  la  fiction  l'amplifie  ou  l'exagère.  Ainsi 
«  s'établit  la  fatale  opinion  qui  attribuait  tant  de  crimes  aux  chré- 
«  tiens,  et  ce  qu'on  avait  si  facilement  inventé,  jamais  on  ne 
«  sut  le  prouver  (38).  » 

Je  ne  m'étendrai  pas  ici  sur  ce  que  la  Compagnie  a  dû  souffrir 
de  cette  folle  crédulité  ;  le  récit  en  serait  interminable.  Bornons- 
nous  à  la  Saxe  et  aux  autres  contrées  hérétiques  de  l'Allemagne. 
Nous  croira-t-on  ?  Dans  ces  pays,  tous  jusqu'aux  enfants  sont 
accoutumés  à  nous  peindre  avec  des  figures  de  démons,  des 
ailes  de  chauve-souris,  des  cornes  et  des  pieds  de  bouc.  Il  est 
vrai  que  nous  partageons  cet  honneur  avec  le  pape  lui-même. 
Ce  sont  là  sans  doute  les  portraits  que  tracent  de  nous  les  prédi- 


170  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

cateurs  protestants  ;  ils  frappent  les  imaginations,  et  leur  but 
est  atteint.  L'on  nous  hait  sans  nous  connaître. 

Or,  si  la  malveillance  et  la  haine  ne  craignent  pas  d'avancer  ce 
qu'un  simple  coup-d'œil  suffit  à  détruire,  n'ont-elles  pas  beau 
jeu  en  incriminant  les  intentions  qui  sont  cachées  aux  yeux,  et 
surtout  en  attribuant  à  une  artificieuse  hypocrisie,  ce  qui  paraît 
louable  au  dehors.  Combien  de  gens  répondraient  comme 
Henri  II,  roi  de  France,  qu'on  cherchait  à  irriter  contre  nous  : 
«  Eh  !  jugez  d'eux  par  leurs  actions  ;  Dieu  seul  connaît  le  fond 
«  du  cœur,  et  les  accusations  des  hommes  ne  sauraient  rendre 
«  coupable  un  innocent.  » 

Une  autre  catégorie  d'accusateurs  se  compose  d'hérétiques 
qui,  pour  écrire  contre  nous,  se  déguisent  en  catholiques  ;  puis 
de  catholiques,  au  contraire,  qui  nous  attaquent  sous  le  masque 
de  l'hérésie.  Les  premiers  espèrent  obtenir  quelque  crédit  à  la 
faveur  de  ce  déguisement  ;  maison  les  reconnaît  bientôt,  malgré 
le  zèle  qu'ils  affectent  pour  le  salut  des  âmes.  Les  seconds 
agissent  par  haine,  par  vengeance,  par  intérêt,  ou  sous  l'effet 
d'une  violente  passion.  La  tactique  la  plus  en  vogue  parmi  les 
hérétiques,  consiste  à  se  servir  de  l'anonyme  ou  du  pseudonyme; 
afin  que  si  leurs  erreurs  dogmatiques  viennent  à  percer,  on  ne 
cesse  pas  d'attribuer  l'ouvrage  à  une  plume  catholique.  Aussi, 
quand  on  entreprend  de  les  convaincre  de  mensonge,  la  première 
phrase  qui  se  présente  est-elle  celle-ci  (39)  :  «  Si  tu  es  un  athée  ou 
un  juif;  un  hérétique  ou  un  schismatique,  noir  ou  blanc,  je 
l'ignore.  Je  ne  crois  pas,  grand  pourfendeur  de  Jésuites,  que  tu 
sois  catholique  ;  c'est  à  peine  si  je  te  crois  chrétien.  »  C'est 
ainsi  que  débuta  Stanislas  Rescius  dans  son  Éponge,  pour  effa- 
cer les  taches  dont  la  Compagnie  aurait  été  souillée  par  un 
jeune  étourdi,  moitié  schismatique,  moitié  zwinglien,  mais  nul- 
lement catholique,  qui  cachait  son  véritable  nom  sous  le  simple 
titre  de  gentilhomme  polonais. 

Une  troisième  manœuvre  consiste  à  protester  toujours  de  son 
amour  pour  le  bien  public  et  pour  la  vérité.  Telle  est  X Oratio 
sincera,  adressée  au  roi  de  France,  œuvre  mensongère  s'il  en  fut. 
Tel  encore  le  Patrocinium  veritatis,  pamphlet  d'un  faussaire 
éhonté.  Pour  répondre  à  ce  dernier  écrit,  il  suffirait  de  changer 
la  première  lettre  du  titre,  et  d'écrire,  Latrocinhim  veritatis. 


LIVRE  SECOND.   —  CHAPITRE  VI.  171 


Mais  voici  un  autre  stratagème  de  ces  malheureux.  Ils  pré- 
tendent avoir  pendant  quelque  temps  fait  partie  de  la  Société,et, 
après  en  être  sortis,  ils  viennent  révéler  des  mystères  dont  il 
n'est  pas  permis  de  douter.  Ce  que  nous  avons  entendu,  ce  que 
nous  avons  vu  de  nos  yeux  et  ce  que  nos  mains  ont  touché 
nous  l'attestons  et  nous  vous  l'annonçons  (4°),  etc.  Ce  genre  d'ar- 
tifice devint  une  mine  d'or,  aux  mains  de  deux  exploiteurs  nom- 
més Cambilon  et  Schloss,  l'un  allemand,  l'autre  anglais.  Ils 
se  donnèrent  pour  catholiques  et  Jésuites,  ce  qu'ils  n'avaient 
jamais  été,  et  recoururent  à  la  protection  des  hérétiques,  qui 
après  les  avoir  accueillis  à  bras  ouverts,  les  récompensèrent 
généreusement  de  leurs  étranges  révélations. 

Un  dernier  procédé  de  nos  ennemis  a  été  de  répandre, 
comme  sorti  de  notre  plume,  un  ouvrage  intitulé  :  Avis  privés 
et  instructions  secrètes  de  la  Compagnie  de  Jésus  (4I).  Par  là,  on 
prétendit  démontrer  que  nous  avions  deux  Instituts  ;  l'un,  saint 
et  publiquement  reconnu,  héritage  de  notre  Fondateur,  que 
nous  produisions  pompeusement  ;  l'autre,  privé  et  politique,  con- 
fié par  le  Général  aux  seuls  supérieurs,  et  qui  se  composait  de 
diverses  industries  propres  à  réduire  la  religion  à  l'art  de  s'en- 
richir, en  cherchant  dans  la  conduite  des  âmes  nos  propres  inté- 
rêts. —  Pour  mieux  couvrir  l'imposture,  on  supposait  ces  avis 
publiés  par  les  Révérends  Pères  Capucins,  aux  mains  desquels 
ils  tombèrent,  dit-on,  quand  l'hérétique  duc  de  Brunswick,  dit 
évêque  de  Halberstadt,  pilla  notre  collège  de  Paderborn.  Le 
Duc  donna,  on  le  sait,  aux  Capucins  une  partie  de  nos  dépouilles, 
c'est-à-dire,  les  livres  et  les  écrits.  Mais  ceux  dont  le  devoir  est 
d'arracher  au  mensonge  le  masque  de  la  vérité  dénoncèrent 
cette  fois  encore  au  monde  entier,  sinon  le  nom  de  l'auteur,  du 
moins  cette  œuvre  de  haine  faussement  attribuée  à  la  Compagnie. 
Aussi  fut-elle  prohibée,  en  Pologne,  par  le  nonce  apostolique, 
évêque  de  Cracovie  ;  en  Espagne,  par  le  tribunal  de  l'Inquisition  ; 
à  Rome,  par  les  cardinaux,  membres  du  tribunal  de  l'Index, 
qui  en  prononcèrent  la  condamnation  par  un  décret  solennel. 

Bien  que  ces  iniques  inventions  dénotent  plus  de  malignité 
que  de  talent,  elles  ont  pourtant  produit  contre  nous  des  impres- 
sions qu'aucune  apologie  n'a  pu  effacer.  Le  mensonge  ne  trouve- 
t-il  pas  souvent  plus  de  créance  que  la  vérité?  Le  temps  viendra 


172  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

cependant,  je  n'en  doute  pas,  où  ces  attaques  même  nous  paraî- 
tront glorieuses  ;  nous  les  montrerons  comme  des  cicatrices 
honorables  ;  elles  nous  consoleront  de  nos  veilles  et  de  nos 
travaux. 

Mais  pourquoi  insister  plus  longtemps  sur  ce  sujet  ?  Notre  ré- 
ponse n'est-elle  pas  tout  entière  dans  ces  paroles  du  P.  François 
de  Villanueva  rassurant  un  de  nos  jeunes  religieux  qui  se  préoc- 
cupait beaucoup  de  ces  déchaînements  et  de  ces  colères  contre 
nous  :  «  Supposez,  lui  dit-il,  qu'une  troupe  d'habiles  danseurs  con- 
«  duisent  un  ballet  dont  les  figures  sont  calculées  et  combinées 
«  avec  beaucoup  d'art.  En  les  voyant  de  loin,  un  spectateur 
«  étranger  à  l'art  de  la  danse  n'y  verra  peut-être  qu'une  réunion 
«  de  gens  ivres  ou  fous,  sautant  sans  autre  loi  que  les  caprices 
«  d'une  tête  égarée  par  les  fumées  du  vin  ;  mais  un  connaisseur 
«  observe  que  tous  leurs  mouvements  sont  prévus,  réglés,  qu'ils 
«  s'harmonisent  exactement  avec  la  cadence  musicale.  Il  les 
«  admire,  s'en  récrée,  et  ne  s'inquiète  nullement,  si  l'on  vient  à 
«  lui  dire  que  d'autres  les  tournent  en  dérision,  faute  de  con- 
«  naître  leur  art.  Ainsi  en  est-il  pour  quiconque  veut  juger  des 
«  choses  placées  hors  de  la  portée  soit  de  ses  yeux,  soit  de  son 
«  esprit,  soit  de  ses  affections.  » 

Quant  aux  catholiques,  on  en  voit  qui  n'en  ont  que  le  nom, 
hommes  sans  Dieu,  sans  foi,  et  qui  l'abandonneraient  aisément, 
si  un  reste  de  pudeur  ne  les  retenait.  Vivre  autrement  qu'eux  est 
une  offense  ;  votre  seule  rencontre  leur  est  un  reproche  de  leur 
conduite  et  de  leurs  sentiments.  Or,  déclarer  ouvertement  et 
par  état  la  guerre  aux  vices,  voilà  bien  un  autre  grief  à  leur 
égard;  car  ils  considèrent  comme  ennemi  personnel  tout  adver- 
saire de  leurs  débordements.  Mais  ce  qui  met  le  comble  à  leur 
fureur,  c'est  la  persuasion  où  ils  sont  d'être  lésés  dans  leurs 
intérêts,  par  les  bons  exemples  qu'ils  reçoivent. 

A  quoi  bon  rassembler  ici  les  titres  d'ouvrages  dont  les  auteurs 
n'ont  pas  même  osé  donner  leurs  noms?  A  des  lettres  anonymes, 
l'homme  qui  se  respecte  oppose  le  calme  et  le  silence.  Imitons 
cet  exemple,  et  rappelons-nous  plutôt  ces  belles  paroles  que 
Paul  IV  adressait  à  la  première  assemblée  générale  de  notre 
Société.  «  Ne  vous  imaginez  pas,  dit-il,  être  mieux  traités  que 
«  les  saints  de  l'ancienne  et  de  la  nouvelle  loi.  Vous  éprouverez 


LIVRE  SECOND.  —  CHAPITRE  VI.  173 

«  le  même  sort.  Beaucoup  de  gens  ne  voudront  recevoir  ni  vos 
«  personnes,  ni  votre  doctrine  ;  vous  poursuivre  et  vous  mettre 
«  à  mort  leur  semblera  chose  méritoire  devant  Dieu.  Notre 
«  siècle,  qui  a  vu  naître  cette  bienheureuse  Compagnie,  est  une 
«  époque  troublée.  Nous  voyons  l'Église  presque  partout  en 
«  butte  aux  plus  violentes  attaques  et  aux  plus  cruelles  persécu- 
«  tions.  Ce  ne  sont  pas  seulement  les  habitants  des  régions  nou- 
«  vellement  découvertes  qui  lancent  leurs  traits  contre  l'épouse 
«  de  Dieu  ;  non,  ce  sont  encore  ceux  qui  se  glorifient  avec  nous 
«  du  nom  de  chrétiens  (42).  » 

Du  reste,  on  n'a  pas  craint  de  reprocher  à  tout  l'ordre  les 
fautes  de  quelques  individus.  Parce  que  certaines  branches  pro- 
duisaient de  mauvais  fruits,  on  a  voulu  mettre  la  cognée  à  la 
racine  de  l'arbre  et  l'abattre.  Étrange  logique  !  Cherchez  donc 
ailleurs  que  dans  le  ciel  l'impeccabilité.  La  vertu  humaine,  dit 
saint  Ambroise,  est  une  lampe  qui  s'éteint  quelquefois  et  répand 
une  odeur  nauséabonde.  Si  un  Ordre  religieux  devait  être  con- 
damné parce  qu'il  s'y  rencontre  des  pécheurs,  tous  le  seraient 
également.  Mais  celui-là  seul  mérite  condamnation  où  l'on  peut 
pécher  impunément.  Si  le  coupable  est  puni,  ses  fautes  mêmes, 
ainsi  que  les  ombres  dans  la  peinture,  servent  à  faire  ressortir 
la  lumière.  Ses  fautes,  dis-je,  montrent  à  tous  les  yeux  par  le 
châtiment  qui  les  frappe  que  la  règle  est  observée  et  l'ordre 
maintenu.  C'est  ainsi  que  Dieu  tire  sa  gloire  de  nos  péchés,  tout 
en  laissant,  par  une  sage  disposition,  sa  justice  les  punir.  Si  donc 
un  seul  est  coupable,  qu'il  porte  seul  la  peine  de  sa  faute  (43). 
Tout  le  collège  des  apôtres  n'a  pas  été  dévoué  à  la  mort,  parce 
que  Judas  en  était  digne.  Pourrait-on  croire  d'ailleurs  que  tant 
de  milliers  d'hommes,  la  plupart  inconnus  les  uns  aux  autres,  se 
soient  tellement  identifiés  les  uns  avec  les  autres  que  le  mal 
d'un  seul  doive  être  attribué  à  tous,  mériter  à  tous  la  haine  ou 
le  mépris.  Si  l'on  n'a  pas  assez  de  bienveillance  pour  couvrir, 
des  vertus  d'un  grand  nombre,  les  fautes  de  quelques-uns,  qu'on 
ait  au  moins  la  justice  de  ne  pas  rendre  tout  l'Ordre  responsable 
des  erreurs  d'un  petit  nombre. 

«  Cette  manière  de  juger  est  bien  intolérante,  disait  saint 
«  Augustin  dans  une  lettre  adressée  à  son  peuple.  Il  y  a  des 
«  gens  aux  aguets  pour  voir  un  évêque,  un  prêtre,  un  moine,  ou 


174  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

«  une  vierge  consacrée  à  Dieu,  tomber  dans  quelque  faute  :  ils 
«  s'en  réjouissent  fort,  afin  de  pouvoir  supposer  ensuite  que 
«  beaucoup  d'autres  tombent  pareillement.  Ces  mêmes  gens 
«  savent  qu'il  a  existé  des  épouses  infidèles,  et  pourtant  ils  ne 
«  répudient  pas  la  leur  ;  ils  n'accusent  pas  leur  propre  mère. 
«  Mais  s'ils  apprennent  une  fausse  imputation,  ou  peut-être  une 
«  faute  véritable  d'une  personne  jusque-là  exemplaire,  ils  insi- 
«  nuent  aussitôt  que  toutes  celles  qui  vivent  de  même  sont  cou- 
«  pables  (44).  » 

Voyez  donc  où  aboutirait  un  pareil  sophisme.  Si  l'innocence 
d'un  seul  est  méconnue,  celle  de  tous  le  sera  donc  également  ? 
Rien  de  plus  injuste  que  de  juger  de  la  volonté  des  uns  par  celle 
des  autres  ;  car,  dans  une  réunion  nombreuse,  les  volontés  sont 
souvent  différentes  et  même  contraires.  Ainsi,  choisir  parmi  tant 
d'écrivains  de  la  Compagnie  les  opinions  d'un  seul,  opinions 
ou  erronées,  ou  gênantes  pour  la  critique,  et  les  donner  ensuite 
pour  la  doctrine  du  corps  entier,  est-ce  agir  avec  équité  ?  Et, 
remarquez-le  bien,  je  ne  veux  point  parler  ici  de  ces  opinions 
réprouvées  que  l'on  nous  attribue,  quoiqu'elles  fussent  publiées 
bien  avant  notre  naissance  :  on  tait  à  dessein  leurs  auteurs  pour 
faire  retomber  le  blâme  sur  nous  seuls. 

Ajoutons  une  autre  considération  ;  elle  sera  sans  doute  de 
quelque  poids  pour  qui  connaît  la  corruption  de  notre  nature. 
Les  scélérats  ne  peuvent  croire  à  l'innocence  ;  l'homme  frappé 
de  vertige  voit  toute  chose  tourner  à  ses  côtés.  Ainsi  quand 
l'habitude  du  crime  a  fait  perdre  aux  malheureux  endurcis  toute 
volonté  ferme  d'y  renoncer,  ils  prennent  leur  faiblesse  pour  une 
impossibilité  radicale  de  résister  à  leurs  penchants  ;  ainsi  la 
plupart  des  pécheurs,  les  libertins  surtout,  se  consolent  et  s'ex- 
cusent en  croyant  que  tous  succombent  aux  mêmes  inclinations. 

Pour  eux,  celui  qui  cache  le  mieux  ses  chutes  peut  être  le  plus 
prudent;  il  ne  saurait  être  le  plus  innocent.  Aussi  est-ce  un  grand 
tourment  pour  nos  détracteurs,  d'apercevoir  en  nous  quelqu'ac- 
croissement  de  vertu,  de  talent  ou  de  crédit.  Comme  la  cause  de 
ce  bien  leur  est  odieuse,  ils  ferment  les  yeux  pour  ne  pas  la  voir, 
et  ils  s'efforcent  de  se  persuader  qu'elle  n'existe  pas.  Du  reste, 
il  n'y  a  point  d'absurdités  que  l'on  n'ait  débitées  dans  la  vue  de 
nous  nuire.  Il  y  a  quelques  années,   un   auteur  n'a  pas   craint 


LIVRE  SECOND.  —  CHAPITRE  VI.  175 

d'affirmer  que  saint  François  Xavier  avait  toujours  été  prêtre 
séculier,  et  n'avait  jamais  fait  de  profession  religieuse.  Certes, 
ce  serait  abuser  de  la  patience  de  nos  lecteurs  que  de  nous 
arrêter  à  pareille  chicane,  cependant,  comme  elle  fut  répétée 
jusque  dans  la  chaire  chrétienne,  nous  croyons  devoir  en  donner 
ici  une  réfutation  facile. 

On  avait  vu  les  Souverains- Pontifes  donner  à  Xavier  le  titre 
de  nouvel  apôtre  des  Indes,  autant  pour  l'éclat  de  sa  sainteté, 
que  pour  ses  œuvres  admirables.  On  avait  entendu  parler  de 
tant  de  royaumes  où  il  avait  le  premier  porté  la  lumière  de 
l'Évangile,  du  nombre  prodigieux  d'infidèles  qu'il  avait  baptisés 
de  sa  main,  du  don  des  langues  qu'il  avait  reçu,  des  continuels 
miracles  par  lesquels  il  plaisait  à  Dieu  de  glorifier  son  serviteur: 
tout  cela  faisait  rejaillir  sur  la  Compagnie  une  splendeur  qui 
offusquait  certains  yeux.  Il  fallait  jeter  quelques  doutes  sur  un 
fait  jusqu'alors  indubitable.  Si  l'on  ne  réussissait  pas  à  tromper 
le  plus  grand  nombre,  du  moins  la  bonne  foi  de  quelques-uns 
se  laisserait  surprendre.  C'est  là  d'ailleurs  tout  ce  que  pouvaient 
espérer  ces  semeurs  de  mensonges. 

Mais  où  trouver  des  preuves  capables  de  rendre  plus  mani- 
feste une  vérité  déjà  si  notoire  ?  car  il  y  a  des  choses  par  elles- 
mêmes  si  claires,  si  indubitables,  qu'elles  peuvent  se  comparer 
à  la  lumière  :  on  tenterait  vainement  de  les  prouver  à  quiconque 
en  nierait  l'existence. 

Qui  pourrait  le  nier  en  effet  ?  Ignace  n'avait-il  pas  donné  à 
Xavier  la  charge  de  Provincial  dans  les  Indes  ?  Ne  lui  ordonna- 
t-il  pas  en  vertu  de  son  vœu  d'obéissance  de  revenir  en  Europe  ? 
Xavier  ne  se  glorifiait-il  pas  d'être  membre  de  la  Compagnie,  et 
ne  rend-il  pas  grâces  à  Dieu  de  cette  faveur  dans  un  grand 
nombre  de  lettres  ?  Suivant  le  droit  de  sa  charge  ne  gouvernait- 
il  pas  sa  province,  soit  en  y  admettant  de  nouveaux  sujets,  soit  en 
en  renvoyant  les  religieux  indignes,  et  même  des  supérieurs?  Ne 
sait-on  pas  qu'il  renouvelait  chaque  matin  ses  vœux  de  religion  ? 
qu'il  portait  dans  son  reliquaire,  avec  le  nom  d'Ignace,  détaché 
d'une  lettre,  avec  un  petit  os  de  l'apôtre  saint  Thomas,  la  for- 
mule de  sa  profession  solennelle  écrite  de  sa  propre  main,  selon 
l'usage  de  la  Compagnie  ?  Qui  oserait  nier  tous  ces  faits  ? 

Quant  aux   fonctions  de  nonce  apostolique,  peut-on   douter 


176  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

qu'il  ne  les  ait  remplies,  quand  on  lit  les  brefs  apostoliques  lui 
conférant  cette  dignité  ?  Les  uns  déclarent  expressément  avoir 
écrit  ces  lettres  afin  de  communiquer  à  Xavier  les  pouvoirs 
d'exercer  sans  opposition,  soit  en  Ethiopie,  s'il  y  était  allé,  soit 
aux  Indes,  les  ministères  propres  à  la  Compagnie,  c'est-à-dire 
la  .prédication,  l'administration  des  sacrements,  en  un  mot,  tous 
les  moyens  dont  elle  se  sert  pour  procurer  le  salut  des  âmes.  De 
plus,  Salmeron  et  Codure,  deux  des  premiers  compagnons  de 
saint  Ignace,  furent  également  nommés,  par  Paul  III,  nonces 
apostoliques,  en  mars  1540,  six  mois  avant  que  la  Compagnie 
fût  érigée  par  ce  même  souverain  pontife  en  Ordre  religieux. 
Avant  l'année  suivante,  Salmeron  partit  pour  l'Irlande,  lieu  de 
sa  destination,  avec  Paschase  Broët,  nommé  nonce  en  remplace- 
ment de  Codure,  mort  dans  l'intervalle.  Cela  les  empêcha-t-il  de 
faire  leur  profession  solennelle  à  Rome  ?  ou,  pour  la  faire,  deman- 
dèrent-ils une  permission  spéciale  du  pape  ?  ou  reçurent-ils  à  ce 
sujet,  un  nouveau  bref?  Répondra-t-on  que  le  Souverain  Pontife, 
en  les  désignant  expressément  dans  la  Bulle  d'érection,  leur 
donnait  par  là  même  une  dispense  tacite  et  virtuelle  de  cette 
profession  solennelle,  et  que  Xavier,  y  étant  aussi  expressément 
nommé,  participait  par  le  fait  même  à  cette  dispense  ?  Mais  que 
vaut  cette  échappatoire,  s'il  est  prouvé  que  Xavier  était  religieux 
profès  de  la  Compagnie,  avant  même  d'être  nonce  ?  Or,  ce  fait 
est  incontestable. 

Ignace  reçut  de  Paul  III  l'ordre  d'envoyer  en  Portugal,  pour 
de  là  passer  aux  Indes,  deux  de  ses  compagnons,  à  son  choix, 
au  lieu  de  six  qu'en  demandait  Jean  III.  Il  choisit  Simon  Rodri- 
guès  et  Nicolas  Bobadilla  ;  mais,  comme  Xavier  était  destiné  de 
Dieu  à  devenir  l'apôtre  de  ces  contrées  lointaines,  Bobadilla, 
attaqué  d'une  rude  et  longue  maladie,  ne  put  entreprendre  ce 
voyage.  Ignace  envoya  donc  à  sa  place  François  Xavier.  Ordre 
lui  en  fut  donné  le  15  mars,  et,  le  jour  suivant,  il  partait.  Mais 
comme  alors  on  attendait  chaque  jour  de  l'autorité  apostolique 
l'érection  de  la  Compagnie  en  Ordre  religieux,  avant  de  quitter 
Rome,  Xavier  consigna  par  écrit  les  dispositions  suivantes. 

D'abord,  il  souscrivait  d'avance  à  toutes  les  règles  et  constitu- 
tions que  saint  Ignace  et  ses  compagnons,  restés  à  Rome, 
établiraient  ;  il  les  approuvait  et  promettait  de  s'y  conformer 


LIVRE  SECOND.   —  CHAPITRE  VI.  177 

entièrement.  En  second  lieu,  il  donnait  sa  voix  à  Ignace,  en  vue 
de  l'élection  du  Général.  Enfin  il  s'engageait  dès  lors,  par  les 
vœux  de  religion,  pour  le  temps  où  l'Ordre  serait  reconnu,  et 
chargeait  Jacques  Laynez  de  donner  connaissance  de  cet  écrit, 
en  son  absence.  Nous  possédons  encore  le  manuscrit  dans  nos 
archives,  à  Rome  ;  j'en  traduis  de  l'espagnol  la  dernière  partie... 
«  Lorsque  la  Compagnie  sera  reconnue,  dit-il,  et  que  le  Général 
«  sera  élu,  je  m'engage  aujourd'hui,  pour  ce  temps-là,  à  une 
«  perpétuelle  obéissance,  à  la  pauvreté  et  à  la  chasteté.  Je  prie 
«  mon  très  cher  père  en  Notre-Seigneur  Jésus-Christ,  Jacques 
«  Laynez,  pour  le  service  de  Dieu  notre  souverain  Seigneur,  de 
«  présenter,  en  mon  absence,  cet  écrit  et  ces  trois  vœux  de  reli- 
«  gion  au  chef  qui  sera  élu  ;  et,  de  ce  moment,  je  m'engage  à 
«  les  observer.  En  foi  de  quoi  j'ai  signé  de  ma  main  le  présent 
«  écrit.  Fait  à  Rome,  le  15  mars  1540,  François.  » 

Nous  allons  démontrer  maintenant  que  la  Compagnie  était 
érigée  en  Ordre  sept  mois  avant  la  nomination  de  Xavier  à  la 
dignité  de  nonce. 

Je  retrouve  quatre  brefs  de  Paul  III,  relatifs  à  la  nonciature 
de  François  Xavier  et  à  celle  de  Simon  Rodriguès  nommé  en 
même  temps  que  lui. 

Le  premier,  expédié  le  2 7  juillet  1540,  est  adressé  à  Jean  III, 
roi  de  Portugal,  avec  pouvoir  de  le  garder  ou  de  le  communiquer 
suivant  qu'il  lui  conviendrait,  ou  non,  de  retenir  les  deux  Pères 
en  Portugal.  Xavier  et  Rodriguès  sont  déclarés  nonces  du  Saint- 
Siège,  autorisés  à  prêcher  l'Evangile,  à  expliquer  les  Écritures, 
etc.,  etc. 

Le  second,  du  2  août  de  la  même  année,  leur  confère  quel- 
ques nouveaux  pouvoirs,  comme,  de  réconcilier  les  hérétiques 
avec  l'Église,  de  dispenser  des  irrégularités,  etc.  Les  deux  der- 
niers, datés  du  4  octobre,  ne  contiennent  que  les  recommanda- 
tions du  Pontife,  à  l'empereur  d'Ethiopie  et  aux  rois  des  Indes, 
en  faveur  des  deux  nonces. 

De  tout  ceci,  il  résulte  manifestement  que  Xavier  ne  fut  point 
créé  nonce  en  quittant  Rome,  puisque  les  brefs  de  nomination 
ne  furent  expédiés  que  quatre  ou  cinq  mois  après  son  départ.  De 
plus  le  roi,  libre,  comme  je  l'ai  déjà  dit,  de  remettre  ou  de  garder 
les  brefs,  ne  les  lui  donna,  en  effet,  que  dans  l'audience  de  congé, 

Histoire  de  S.  Ignace  de  Loyoia.  12 


178  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

avant  son  embarquement  pour  les  Indes,  le  7  avril  1 54 1,  sept 
mois  après  l'érection  de  la  Compagnie  en  Ordre  religieux.  Voilà 
ce  qu'affirment  unanimement  tous  les  historiens. 

Nous  lisons  de  plus  dans  une  lettre,  écrite  tout  entière  de  la 
main  de  Xavier,  et  signée  par  Simon  Rodriguès,  à  qui  elle  était 
commune,  qu'en  apprenant  la  constitution  définitive  de  la  Com- 
pagnie en  Ordre,   il  fit  sa  profession. 

Mais  qu'ai-je  besoin  de  nouvelles  preuves,  quand  j'ai  sous  les 
yeux  la  déclaration  de  ce  même  Souverain- Pontife,  par  qui 
Xavier  avait  été  créé  nonce  apostolique.  Il  le  compte,  avec  neuf 
autres  Pères  parmi  les  premiers  membres  de  la  Compagnie,  dans 
la  Bulle  :  Regimini  militantis  Ecclesiœ  ;  et  dans  une  seconde, 
Injunctum  nobis,  de  1543,  époque  où  Xavier  était  déjà  dans  les 
Indes,  il  le  cite  de  nouveau  avec  tous  les  autres,  et  les  nomme 
collectivement  religieux  de  la  Compagnie  de  Jésus.  Cette 
même  déclaration  se  trouve  dans  une  Bulle  de  Jules  III, 
Exposcit  debitum,  de  1550.  Si  nous  en  appelons  au  jugement 
de  Souverains  Pontifes  plus  rapprochés  de  nous,  nous  trouvons 
Grégoire  XV,  qui  entend  et  approuve  en  consistoire  la  relation 
où  le  cardinal  François  Maria  del  Monte,  affirme  et  prouve,  par 
les  actes  de  canonisation,  que  François-Xavier  était  religieux  et 
soumis  aux  ordres  de  saint  Ignace. 

Enfin,  et  ceci  équivaut  à  une  sentence  publique,  le  Martyrologe 
Romain  fait  mémoire  de  ce  saint  en  ces  termes  formels...  Dans 
l'île  de  Sancian,  la  mort  de  saint  François  Xavier  de  la  Compa- 
gnie de  Jésus,  apôtre  des  Indes.  In  Sanciano  Sinarum  insida 
S.  Francisci  Xaverii  Societatis  Jesu,  fndiarum  aposloli.  —  Si 
nous  avons  insisté  sur  ce  sujet,  c'est  plutôt  afin  de  mettre  à 
découvert  la  mauvaise  foi  de  nos  adversaires,  source  si  féconde 
en  mensonges,  que  dans  le  but  de  prouver  une  vérité  trop  évi- 
dente, pour  avoir  besoin  d'être  démontrée. 

Une  circonstance  qui  n'a  pas  peu  contribué  à  soulever  contre 
la  Compagnie  de  violents  orages,  c'est  la  perversité  des  apostats 
et  des  membres  expulsés  de  son  sein.  Plusieurs  d'entre  eux 
vivaient  avec  nous  dans  la  Compagnie,  mais  n  étaient  pas  des 
nôtres  (45).  Tandis  qu'ils  en  étaient  membres,  ils  s'y  attachaient 
en  proportion  des  avantages  attendus  ;  mais,  leurs  espérances 
une  fois  évanouies,   ils  se  sont  faits  accusateurs  de  ceux  qu'ils 


LIVRE  SECOND.  —  CHAPITRE  VI.  179 

n'avaient  pas  eu  le  courage  d'imiter.  Le  ciel  n'a  pas  de  plus 
grands  ennemis  que  les  démons  bannis  de  ses  splendeurs.  Les 
cloîtres  n'ont  pas  de  plus  implacables  adversaires  que  les  transfu- 
ges. En  employant  tous  leurs  artifices  à  les  discréditer,  ils  espèrent 
dissimuler  la  cause  de  leur  expulsion.  Pendant  les  premiers 
siècles,  l'Eglise  n'eut  pas  de  pires  calomniateurs  que  les  apos- 
tats :  Ces  fausses  rumeurs,  disait  saint  Cyprien,  sont  l'œuvre 
des  apostats  ;  comment  pourraient-ils  nous  louer,  eux  qui  se  sont 
séparés  de  nous  (4<5)  ? 

«  Je  vous  le  dirai  avec  franchise,  écrivait  saint  Augustin  à  son 
«  peuple,  et  c'est  devant  Dieu,  qui  lit  dans  mon  âme,  que  je  vous 
«  parle  :  depuis  que  j'ai  commencé  à  le  servir,  je  n'ai  jamais 
«  connu  de  plus  saintes  âmes  que  celles  qui  se  sont  sanctifiées 
«  dans  les  monastères  ;  de  même  aussi,  je  n'en  ai  point  connu 
«  de  pires  que  celles  qui  s'y  sont  perverties».  Entendant  sans 
cesse  répéter  cette  parole  de  condamnation  :  Tu  nés  pas  bon  pour 
le  royaume  de  Dieu,  non  es  aptus  regno  Dei,  ces  infortunés  se 
conduisent  en  désespérés,  semblables  aux  anciens  gladiateurs, 
destinés  à  la  mort,  gens  d'une  insolence  intolérable,  et  d'autant 
plus  redoutables  qu'ils  n'avaient  rien  à  craindre,  quid  timeant 
11011  habent,  et  vehementer  timendi  Sun  t. 

Ce  furent  précisément  de  faux  frères  qui  mirent  au  jour  les 
ouvrages  intitulés  :  Historia  Jesuitica,  De  modo  agendi  Jesuita- 
rum,  et  autres  de  même  nature.  Ils  ont  présenté  la  Société  sous 
l'aspect  le  plus  condamnable,  pour  avoir  paru  telle  à  leurs  yeux, 
en  ne  les  élevant  pas,  selon  leurs  prétentions,  à  des  emplois 
auxquels  ils  n'avaient  aucun  droit.  Si  ces  prétendus  réformateurs 
devenus  ensuite  nos  persécuteurs,  étaient  parvenus  aux  postes 
éminents  qu'ils  ambitionnaient,  la  Compagnie  leur  aurait  paru  le 
plus  saint,  le  plus  savant,  le  mieux  gouverné  de  tous  les  Ordres, 
tandis  qu'aujourd'hui  ils  y  trouvent  un  mélange  monstrueux 
d'ordre  et  de  désordre.  Ainsi  donc,  chose  incroyable  !  la  Compa- 
gnie aurait  besoin  d'être  réformée  par  ceux  mêmes  qui  l'ont 
quittée  pour  ne  pas  se  soumettre  à  ses  lois  et  à  ses  peines  disci- 
plinaires. 

Nous  le  demandons  d'ailleurs,  faut-il  beaucoup  de  talent  ou 
de  science  pour  composer  un  livre  avec  des  fragments  de  lettres 
des  supérieurs,  avec  des  canons  et  décrets  des  assemblées  gêné- 


180  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

raies  ;  et  pour  présenter  le  tout  sous  un  faux  jour  ?  Citons  un 
exemple  entre  mille.  Élie  Hasenmuller  entra  dans  la  Compagnie, 
plutôt  ce  semble  comme  espion  des  hérétiques,  que  dans  le 
dessein  de  s'y  fixer  (47).  Il  y  resta  peu  :  vit-on  jamais  un  luthérien 
fort  enclin  aux  grossiers  plaisirs  des  sens,  jouer  longtemps  le 
rôle  d'homme  spirituel  ?  Il  quitta  donc  très  vite  la  Compagnie, 
emportant  ses  Constitutions  pour  les  commenter  à  sa  guise  dans 
un  livre  intitulé  :  Historia  Jesuitica.  Là,  il  discute  et  condamne 
surtout  la  règle  qui  nous  impose  envers  nos  supérieurs  la  sou- 
mission due  à  Notre-Seigneur  lui-même.  Il  cite  très  exactement 
les  paroles  du  texte,  mais  pour  farder  son  mensonge  des  couleurs 
de  la  vérité,  suivant  l'artifice  propre  à  tous  les  sectaires,  il  en 
déduit  que  leurs  propres  scélératesses  ne  suffisant  pas  aux  enfants 
d'Ignace,  ils  s'obligent  encore  à  exécuter  celles  qu'il  plaira  à 
leurs  supérieurs  d'ordonner.  Car,  ajoute-t-il,  qui  promet  d'obéir 
en  toutes  choses,  n'en  excepte  aucune,  ni  vol,  ni  homicide,  ni 
parjure.  On  sait  le  crédit,  obtenu  par  cette  odieuse  assertion, 
quand  on  a  lu  tant  d'écrits  dans  lesquels  cette  totale  dépendance 
des  supérieurs  est  appelée  obéissance  d'assassins,  joug  digne  des 
brutes  :  tant  il  est  facile  de  calomnier  un  Ordre,  au  moyen  de 
son  propre  institut,  et  d'en  fausser  l'esprit  auprès  des  ignorants 
par  de  perfides  citations.  Si  Hasenmuller  avait  transcrit  toute  la 
règle,  et  par  conséquent  ajouté  le  contexte  il  n'aurait  pu  nous 
présenter  à  l'univers  comme  des  hommes  prêts  à  accomplir  toutes 
les  fantaisies  ordonnées  par  une  coupable  volonté.  Car  il  y  est 
dit  expressément  qu'on  doit  obéir  aux  supérieurs  dans  toutes  les 
choses  où  il  n'y  a  point  de  péché.  Même  procédé  pour  les  lettres 
et  les  avis  des  Généraux  de  l'Ordre.  Placés  sur  la  hauteur,  comme 
des  sentinelles  vigilantes,  ces  supérieurs  ont  sous  les  yeux  cette 
vaste  société  confiée  à  leurs  soins.  De  temps  en  temps  ils  élèvent 
la  voix,  soit  pour  exhorter  ou  avertir,  soit  pour  commander  ; 
mais  pour  corriger  un  abus,  ils  n'attendent  pas  qu'il  soit  devenu 
universel,  quoiqu'en  le  blâmant,  ils  usent  toujours  de  termes 
généraux.  C'est  pourquoi  ils  adressent  des  conseils  publics  utiles 
à  tous  ;  remède  pour  les  infirmes,  et  préservatif  pour  les  autres. 
On  peut  en  dire  autant  des  congrégations  générales,  dans 
lesquelles  de  salutaires  ordonnances  rétablissent  ou  perfection- 
nent l'observance.  Cette  conduite,  loin  d'amener  le  relâchement, 


LIVRE  SECOND.  —  CHAPITRE  VI.  181 

ou  le  désordre,  est  au  contraire  l'unique  moyen  de  les  prévenir. 
Certaines  fautes  sont  réprimées  tout  d'abord  avec  une  grande 
vigueur,  parce  qu'elles  pourraient  devenir  graves  dans  leurs 
conséquences  ;  et  c'est  agir  avec  sagesse  que  d'opposer  une 
autorité  douce  à  ce  qui  est  moins  un  mal  pour  quelques-uns,  qu'un 
danger  pour  plusieurs. 

Grâces  à  Dieu,  tous  les  hommes  ne  sont  pas  encore  si  aveu- 
gles ni  si  dépourvus  de  jugement,  qu'ils  ne  puissent  reconnaître 
dans  toutes  ces  imputations  l'art  des  calomniateurs.  Les  trans- 
fuges ont  plus  fait  pour  l'honneur  de  la  Société,  en  prouvant  par 
leur  apostasie  que  les  ambitieux  n'y  pouvaient  vivre,  qu'ils  n'ont 
pu  la  discréditer  en  présentant  quelques  textes  de  son  institut, 
sous  un  jour  monstrueux  ou  ridicule. 


Profit  que  la  Compagnie  retire  des  persécutions.  —  La  Compa- 
gnie de  Jésus,  née  dans  un  sanctuaire  consacré  à  Marie  reçoit  de 
la  sainte  Vierge  une  protection  maternelle. 


A  Compagnie  a  pris  naissance  sur  le  Mont- 
des-Martyrs  ;  elle  est  vouée  aux  persécu- 
tions. On  s'est  ému,  mais  sans  raison,  à  la 
vue  des  épreuves  qui  l'ont  assaillie.  Jacob 
croyait  pleurer  sur  la  mort  de  son  fils,  quand 
il  contempla  les  lambeaux  ensanglantés  des 
vêtements  présentés  par  des  frères  perfides; 
et,  plus  tard,  Joseph  lui  fut  rendu  pour  la  joie  de  sa  vieillesse. 
Nous  aussi,  nous  voyons  le  manteau  de  notre  mère  mis  en  pièces 
par  les  ennemis  du  dehors  ;  mais  la  grâce  et  la  protection  de 
Dieu  nous  restent.  Dieu,  dit  le  P.  Jérôme  Natal,  a  exposé  la 
Compagnie  aux  persécutions,  chaque  fois  qu'il  a  eu  dessein  de 
l'élever  :  saint  Ignace  ne  craignait  pour  elle  que  le  trop  grand 
calme  (48).  On  le  surprit  une  fois  le  visage  triste  et  abattu,  chose 
surprenante  chez  un  homme  dont  la  physionomie  impassible 
reflétait  toujours  la  profonde  paix  de  son  âme.  Il  s'affligeait,  en 
effet,  de  voir  une  certaine  Province  de  la  Compagnie  dans  une 
trop  grande  prospérité  temporelle  ;  car  les  Pères  jouissaient 
également  de  la  faveur  de  la  cour  et  de  celle  du  peuple.  Ignace 
en  jugeait  d'après  son  expérience  personnelle.  Quand  il  ne 
s'occupait  que  du  soin  de  son  âme  et  de  sa  propre  perfection, 
personne  ne  songeait  aie  maltraiter  ;  on  le  vénérait  au  contraire 
comme  un  saint.  Mais  s'occupait-il  du  prochain,  on  s'armait 
contre  lui,  on  lançait  pamphlets  et  accusations,  on  lui  imposait 
silence  et  on  le  traitait  comme  un  séditieux  (49).  «  Vous  jouissez 
d'une  longue  trêve»,  lui  disait  à  Paris  un  de  ses  amis,  lorsque 
le  Saint,  encore  peu  habile  dans  la  langue  française,  ne  pouvait 
travailler  à  la  conversion  des  âmes.  «  Il  est  vrai,  répondit  Ignace, 
«  le  monde  m'accorde  une  trêve  parce  que  je  ne  lui  fais  pas  la 


HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE   LOYOLA.  183 

«  guerre  ;  mais  que  je  vienne  à  sortir  du  camp,  et  vous  verrez 
«  Paris  en  armes  contre  moi.  » 

Tels  étaient  aussi  les  sentiments  de  François  Xavier  et  de 
François  de  Borgia.  Le  premier  tremblait  quand  les  persécutions 
étaient  suspendues  contre  lui  ou  contre  son  Ordre  ;  le  second 
espérait  voir,  du  haut  du  ciel,  la  Compagnie  toujours  persécutée. 
Et  nous  nous  effrayerions  aujourd'hui  de  l'être  !  et  nous  ne  trou- 
verions pas  dans  ces  persécutions  une  garantie  d'avenir,  une 
cause  de  prospérité  ! 

Cette  observation  s'applique  d'ailleurs  à  tous  les  Ordres  reli- 
gieux, ils  n'ont  vraiment  à  craindre  qu'eux-mêmes.  Les  flèches 
des  infidèles  peuvent  nous  rendre  martyrs,  la  haine  des  héréti- 
ques se  déchaîner  contre  nous,  les  catholiques  nous  poursuivre 
de  leurs  préjugés  ;  ce  sont  là  tout  autant  de  moyens  propres  à 
nous  purifier,  à  nous  rendre  prudents,  à  resserrer  notre  union. 
Par  là  nous  apprendrons  à  ne  compter  que  sur  Dieu.  Que  peut- 
il  nous  arriver  de  pire  ?  les  rafales  de  la  tempête  pourront  bien 
secouer  l'arbre  et  briser  quelques  rameaux,  mais  ce  sera,  comme 
le  dit  le  P.  Balthazar  Alvarez,  un  léger  dommage  qui  nous  assu- 
rera le  plus  précieux  des  gains,  une  grêle  de  perles  ravageant 
une  vigne.  Encore  une  fois,  c'est  au  dedans  que  peuvent  naître 
les  dangers.  Ah!  ils  seraient  vraiment  grands,  si  les  inimitiés  parti- 
culières, sources  de  division,  venaient  renverser  l'Ordre  et  rompre 
la  chaîne  de  l'union  générale  qui  doit  être  notre  force.  Si  une 
préférence  marquée  en  notre  faveur  était  de  notre  part  le  fruit  de 
l'intrigue  et  non  du  mérite  ;  si  nous  obtenions  l'affection  et  la 
protection  des  grands  aux  dépens  de  la  religion  ;  si  nous  tolé- 
rions leurs  faiblesses  sous  le  misérable  prétexte  de  souffrir  un 
moindre  mal  pour  en  éviter  un  plus  grand  ;  si  à  raison  des  hom- 
mages publics  rendus  aux  grands  talents,  ou  dans  des  vues 
d'utilité  personnelle,  on  venait  à  se  relâcher  en  leur  faveur  de  la 
discipline,  sévèrement  observée  à  l'égard  de  gens  moins  consi- 
dérés ;  si  enfin,  comme  ledit  saint  Grégoire  de  Nazianze,  tandis 
que  la  tempête  gronde  au  dehors,  les  matelots,  divisés  entre  eux, 
en  soulevaient  une  plus  terrible  au  dedans  du  navire,  alors 
sans  doute  le  danger  serait  imminent,  notre  situation  serait 
déplorable. 

Les  persécutions,  je  le  répète,  seront  toujours  une  bénédiction 


184  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

pour  nous.  A  cet  égard  les  hommes  de  Dieu,  les  saints  sont 
unanimes,  et  leur  parole  vaut  bien  celle  du  monde.  Un  religieux 
dominicain  écrivait  contre  nous  ;  il  n'oubliait  rien  pour  nous 
rendre  l'Empereur  et  le  public  défavorables.  Le  P.  Louis  de 
Grenade,  un  des  religieux  de  son  temps  les  plus  graves  et  les 
plus  versés  dans  la  spiritualité,  en  est  instruit  par  un  de  nos 
Pères,  et,  sur-le-champ,  il  écrit  la  lettre  suivante  : 

«  Dieu  sait  avec  quelle  douleur  j'ai  lu  votre  lettre.  Bien  que  je 

«  désire  vous  voir  prospérer,  je  ne  voudrais  pas  que  ce  fût  autant 

«  à  nos  dépens  ;  car,  dans  cette  espèce  de  commerce,  le  dom- 

«  mage  est  pour  qui  insulte,  et  non  pour   l'insulté.  Je   n'ignore 

«  pas  que  Notre-Seigneur  sait  adoucir  les  eaux  avec   du   sel, 

«  guérir  des  yeux  aveugles  avec  de  la  boue,  multiplier  les  enfants 

«  d'Israël  par  les  persécutions  de  Pharaon,  et  le  peuple  chrétien 

«  par  celles  des  tyrans.  Je  sais  qu'il  emploie  ses  adversaires  pour 

«  conduire  ses  desseins  à  leur  fin.  Les  enfants  de  Jacob,  en  ven- 

«  dant  leur  frère  Joseph,  prétendaient  faire  mentir  ses  songes, 

«  et  ils  ne  firent  que  les  justifier  ;  c'est  là  précisément  qu'aboutira, 

«  ce  me  semble,  cette  dernière  attaque  dont  le  but  est  de  détruire 

«  la  Compagnie  de  Jésus  ;  elle   ne  servira  qu'à  la  rendre  plus 

«  humble,  plus  sainte,  plus  exemplaire,  plus  circonspecte,  et  par 

«  conséquent  plus  estimable.  Ainsi  donc  le  moyen  même  choisi 

«  par  ce  religieux  pour  l'abattre,  Dieu  le  fait  servir  à  son  élévation: 

«  et  il  est  vrai   de  dire  qu'il  travaille  plus  pour  vous,  que  vous 

«  pour    l'antechrist,  comme  il  le  prétend.  Quant  à  moi,  je  tiens 

«  pour  certain  que  Celui  dont  Job  a  dit  :  Qui  a  donné  aux  vents 

«  leur  force  (5°)  ?  et  qui  a  laissé  Paul  sentir  l'aiguillon  de  la  chair, 

«  afin  que  la  grandeur  de  ses  révélations  ne  l'enflât  point  d'or- 

«  gueil,  vous  a  préparé  cette  épreuve  pour  prémunir  votre  humi- 

«  lité  contre  l'estime  et  les  louanges  des  hommes.  Souvenez-vous 

«  donc  que  les  semences  jetées  en  terre  ont  besoin  tantôt  d'un 

«  air  doux,  qui  favorise  la  germination,  tantôt  de  gelée  pour 

«  donner  aux  racines  le  temps  de  s'enfoncer  dans  la  terre  et  de 

«  s'y  affermir.  De  même  en  est-il  des  semences  spirituelles  que 

«  Dieu  répand  sur  son  Eglise,  afin  d'en  tirer  sa  gloire.  Car,  si  la 

«  douceur  des  louanges,  à  condition  de  n'être  pas  excessives,  fait 

«  germer  la  vertu,  la  tribulation  développe  ses  forces.  Que  Vos 

«  Révérences  se  réjouissent  donc  d'être  traitées  comme  les  pre- 


LIVRE  SECOND.  —  CHAPITRE  VII.  185 

«  miers  chrétiens.  Malheur  à  la  Compagnie  de  Jésus,  quand  les 
«  combats  et  les  persécutions  lui  manqueront  !  Je  vous  supplie 
«  de  prier  Dieu,  avec  l'ardeur  d'une  parfaite  charité,  de  ne  pas 
«  nous  punir  tous  de  la  faute  d'un  seul,  ce  que  je  crains  plus  que 
«  tout  autre  malheur,  etc.  Lisbonne  le  31  mars  1556  (5I).  » 

Le  P.  Simon  Rodriguès,  un  des  premiers  compagnons  de 
saint  Ignace,  a  signalé,  dans  un  écrit,  l'appui  que  nous  sommes 
assurés  de  trouver  dans  la  Mère  de  Dieu  (52).  Nos  premiers  Pères 
fondèrent  la  Compagnie  au  jour  solennel  d'une  de  ses  fêtes  et 
dans  une  église  consacrée  à  son  culte  ;  ils  la  prirent  pour  la 
Patronne  spéciale  de  leurs  œuvres  futures.  Aussi,  semble-t-il,  en 
vérité,  que  dès  ce  moment  il  se  soit  établi  comme  un  courant  mu- 
tuel de  dévotion  tendre,  d'attachement  sincère  d'une  part,  de 
secours  efficaces  et  de  manifestations  providentielles  de  l'autre  ! 
Entre  Notre  Dame  et  la  Compagnie,  ce  n'est  pas  seulement  la 
reconnaissance  respectueuse  des  serviteurs  pour  une  bonne  maî- 
tresse, c'est  plus  encore  l'union  affectueuse  et  indissoluble  qui 
règne  entre  une  mère  et  ses  enfants. 

Qu'on  songe  un  instant  à  cette  multitude  déjeunes  gens  pla- 
cés dans  nos  collèges  sous  l'égide  tutélaire  de  Marie  !  Quels 
fruits  pour  la  vie  !  quelles  profondes  racines  la  piété  ne  jette- 
t-elle  point  dans  les  cœurs,  quand  surtout  aux  jours  consacrés  à 
la  Reine  des  Anges,  on  voit  nos  élèves  approcher  des  sacrements, 
visiter  les  hôpitaux,  distribuer  en  secret  l'aumône,  pratiquer  les 
œuvres  de  charité  et  de  pénitence  dont  leur  âge  est  capable  ! 

La  Reine  du  ciel  peut-elle  rester  insensible  à  ces  hommages, 
et  ne  pas  aimer,  favoriser,  défendre  une  Compagnie  qui  se  con- 
sacre et  se  dévoue  ainsi  à  embellir  sa  couronne  et  à  procurer  la 
gloire  de  son  Fils.  Tant  de  livres  imprimés  (53),  tant  de  discours 
prononcés  par  les  enfants  de  saint  Ignace,  ne  sont-ils  pas  autant 
d'appels  à  la  protection  de  Marie,  autant  de  liens  qui  touchent, 
captivent  et  enchaînent  son  cœur  maternel  ?  Lorsque  à  la  veillée 
d'armes  de  Montserrat,  Marie  accepta  Ignace  pour  chevalier  ; 
quand  Marie  reçut  cette  épée  dont  le  noble  Castillan  avait  voulu 
percer  l'infidèle  Maure  qui  insultait  à  son  incomparable  privilège 
de  la  virginité  dans  la  maternité,  elle  lui  remit  en  échange  un 
glaive  d'une  trempe  plus  fine,  glaive  destiné  à  un  plus  noble 
usage.  J'entends  parler  du  glaive  de  la  parole  et  de  la  plume,  si 


186  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

habilement  manié  par  les  Pères  Canisius,  de  Torrès,  Richeome, 
Coton,  Pelletier  (S4),  le  docteur  de  la  Vierge  et  par  tant  d'autres. 
Tous  ont  vaillamment  combattu  pour  la  gloire  de  Marie  contre 
certains  hérétiques  de  leur  temps,  acharnés  à  en  obscurcir  l'éclat. 
Je  n'en  veux  signaler  ici  plus  amplement  que  deux  de  ces  grands 
serviteurs  de  Marie.  Le  P.  François  de  Torrès,  éminent  théolo- 
gien, parvint,  grâce  à  ses  laborieuses  et  savantes  recherches,  à 
faire  rétablir,  dans  le  calendrier  ecclésiastique,  la  fête  de  la  Pré- 
sentation de  la  sainte  Vierge.  De  son  côté,  le  P.  François 
Suarez,  malgré  des  contradicteurs  nombreux  et  obstinés,  établit 
que  Marie  surpasse  en  mérites  tous  les  prédestinés  ensemble  : 
admirable  thèse  inspirée  au  grand  théologien  par  le  P.  Martin 
Guttierez  (55),  à  qui  Marie  elle-même  daigna  exprimer  sa  recon- 
naissance. 

Les  bienfaits  de  la  Mère  de  Dieu  envers  la  Compagnie,  prou- 
vent manifestement  qu'elle  considère  les  enfants  de  saint  Ignace 
comme  siens.  Et  d'abord,  il  est  certain  que  nous  lui  devons  en 
grande  partie  notre  fondateur  :  Ignace  fut  redevable  à  Marie  de 
sa  conversion,  et  de  cette  pureté  angélique  qu'il  a  léguée,  ce 
semble,  comme  un  précieux  héritage  à  ses  fils.  N'est-ce  pas 
l'effet  d'une  protection  merveilleuse,  que,  mêlés  comme  nous  le 
sommes  à  tous  les  rangs,  à  tous  les  âges,  le  lis  des  enfants  de  la 
Compagnie  soit  toujours  resté  immaculé.  Sur  de  lointaines  pla- 
ges, au  sein  d'une  corruption  barbare  et  d'une  sauvage  dégrada- 
tion, on  nous  a  vus  surmonter  tous  les  pièges  de  la  concupis- 
cence ;  et  dans  nos  brillantes  cités  européennes,  où  le  luxe  étale 
ses  splendeurs  et  le  monde  ses  séductions,  personne  n'a  pu  nous 
accuser,  du  moins  avec  vraisemblance,  de  céder  à  l'attrait  des 
passions.  A  qui  donc  attribuer  une  faveur  aussi  extraordinaire,  si 
ce  n'est  à  cette  Vierge  immaculée  dont  la  prière  obtient  toujours 
de  son  divin  Fils,  des  grâces  d'autant  plus  précieuses,  qu'on  lui 
témoigne  une  confiance  plus  vive  et  un  amour  plus  ardent  ? 

Ignace  grandit  sous  les  yeux  et  comme  sur  le  sein  maternel  de 
Notre-Dame.  Les  fréquentes  apparitions  dont  Marie  le  favorisa, 
soit  seule,  soit  avec  son  divin  Fils,  témoignent  assez  de  son  tendre 
amour  pour  elle.  En  revêtant  pour  la  première  fois  son  habit 
de  pénitent,  Ignace  garda  sur  son  cœur  deux  objets  chers  entre 
tous  :   un  crucifix  et  une  image.  Il  fit  don  du   crucifix,  comme 


LIVRE  SECOND.   —  CHAPITRE  VII.  187 

gage  de  sa  reconnaissance,  à  la  famille  d'Agnès  Pascual.JeanPas- 
cual,  dont  nous  avons  parlé  plusieurs  fois  dans  le  premier  livre, 
le  conservait  comme  un  précieux  trésor  (s6).  Quant  à  l'image 
coloriée  de  Notre-Dame,  Ignace  depuis  sa  conversion  jusqu'à  la 
fondation  de  sa  Compagnie,  n'avait  cessé  de  la  porter  sur  lui. 
Il  consentit  à  s'en  priver  pour  consoler  le  P.  Antoine  Araoz, 
son  parent,  qu'il  envoyait  en  Espagne.  Il  recommanda  de  ne  la 
donner  à  personne,  assurant  qu'elle  lui  avait  été  d'un  secours 
manifeste  dans  les  dangers  sans  nombre  qu'avaient  courus  son 
âme  et  son  corps.  C'en  fut  assez  pour  inspirer  au  P.  Araoz  une 
grande  dévotion  à  cette  image.  Mais  il  n'en  jouit  point  longtemps. 
Pendant  son  voyage  en  Espagne,  il  s'était  arrêté  à  Loyola,  pour 
traiter  une  affaire.  Là.Dofia  Marina,  nièce  de  saint  Ignace,  ayant 
aperçu  cette  image,  la  demanda  et  obtint  de  la  conserver  jusqu'au 
prochain  retour  du  Père  Araoz.  Comme  celui-ci  ne  retourna  pas 
à  Loyola,  elle  resta  entre  les  mains  de  la  nièce  du  Saint.  Parve- 
nue à  l'âge  de  80  ans,  Marina,  craignant  de  la  voir  passer  aux 
mains  de  personnes  incapables  d'en  apprécier  le  prix,  la  fit 
remettre  aux  Jésuites  de  Saragosse.  Cette  image  représente 
Notre-Dame  des  Douleurs  ;  le  cœur  est  percé  de  sept  glai- 
ves (57). 

Mais  le  principal  secours  que  saint  Ignace  reçut  de  Marie, 
se  montre  dans  la  fondation  de  la  Compagnie.  Nous  savons,  en 
effet,  que  les  Exercices  spirituels  et  les  Constitutions,  racine  et 
sève  du  grand  arbre  furent  inspirés,  et  en  quelque  sorte  dictés 
par  la  Mère  de  Dieu.  Pendant  leur  rédaction,  Marie  apparut 
souvent  à  Ignace.  Aussi  Paul  III,  pontife  de  douce  mémoire 
qui  s'écriait  après  avoir  parcouru  l'institut  de  la  Compagnie  : 
le  doigt  de  Dieu  est  là,  digitus  Dei  est  hic,  aurait  pu  dire  avec 
non  moins  de  raison  :  La  main  de  la  Mère  de  Dieu  est  là  aussi. 
Marie  avait  béni  la  Compagnie  naissante  à  Paris,  dans  la  cha- 
pelle des  Martyrs  ;  elle  l'accueillit  avec  amour  à  Rome  dans 
l'Eglise  alors  nommée  Notre-Dame  de  la  Strada  (58)  ;  comme  si 
la  Compagnie  ne  pouvait  naître  et  se  constituer  régulièrement 
que  dans  les  maisons  de  la  très  sainte  Vierge. 

Que  ne  fit-elle  pas  encore  pour  favoriser  l'extension  du  nouvel 
Ordre  dans  toutes  les  parties  du  monde?  Saint  François  Xavier, 
qui  avait  choisi  Marie  pour  guide  dans  ses  périlleux  voyages, 


188 


HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 


aborde  au  Japon  le  jour  même  de  l'Assomption.  Une  image 
miraculeuse  de  la  Reine  du  ciel  donna  au  P.  Consalve  de  Sil- 
veyra  le  courage  de  porter  le  flambeau  de  la  foi  en  Afrique,  où 
il  parvint  à  convertir  à  l'Évangile  le  roi  et  la  reine-mère  du 
Monomotapa. 

Nombreux  sont  aussi  ceux  que,  par  ses  grâces,  par  ses  appa- 
ritions, par  mille  voies  mystérieuses,  la  Mère  de  Dieu  a  appelés 
dans  la  Compagnie.  N'est-ce  pas  à  elle  que  la  Compagnie  doit 
saint  Stanislas,  saint  Louis  de  Gonzague,  les  Pères  Bernardin 
Realino,  Joseph  Anchiéta.  ce  thaumaturge  du  nouveau  monde, 
Nunès  Barreto,  premier  patriarche  d'Ethiopie,  le  docte  Thomas 
Sanchez,  le  célèbre  Sébastien  Barradas,  Jacques  Ledesma,  et 
tant  d'autres  dont  il  sera  question  dans  le  cours  de  cette  his- 
toire (59)  ? 


Vie  de  saint  Ignace  à  Paris.  —  Son  voyage  en  Espagne.  — 
Honneurs  et  conversions.  —  Ignace  est  reçu  à  Azpeitia  comme 
un  saint;  il  y  demeure  trois  mois.  —  Fruit  de  son  zèle  dans 
cette  localité.  —  Il  visite  un  Chartreux,  son  ancien  maître,  et 
lui  parle  de  son  projet  de  fonder  la  Compagnie. 


rsppw 


^ES  compagnons  d'Ignace,  après  avoir  pro- 
|  nonce  leurs  vœux,  se  réunirent,  sinon  dans 
g  une  même  maison,  du  moins  sous  une  forme 
de  vie  commune.  D'une  même  ardeur  ils 
poursuivaient  leurs  études  littéraires  (6o),  et 
|g  s'efforçaient  d'avancer  dans  la  voie  de  la 
'm  perfection.  Pour  Ignace,  non  content  d'ob- 
server ce  qu'il  prescrivait  aux  autres,  il  suivait  encore  les  impul- 
sions de  sa  ferveur,  dans  l'entreprise  des  œuvres  utiles  au  pro- 
chain, ou  à  sa  propre  sanctification.  A  une  demi-lieue  de  Paris, 
du  côté  de  Montmartre,  se  trouvait  une  carrière  de  plâtre, 
creusée  au  pied  d'une  colline,  où  différentes  ouvertures  avaient 
été  pratiquées.  Là,  dans  une  caverne  obscure,  loin  du  bruit  de  la 
ville,  il  passait  quelquefois  des  jours  entiers  dans  les  exercices 
de  la  pénitence  et  de  l'oraison.  Il  fréquentait  aussi  l'église  de 
Notre-Dame-des-Champs,  située  au  faubourg  Saint-Germain, 
église  que  l'isolement  rendait  plus  propre  au  recueillement. 
Lorsque  ses  occupations  extérieures  et  ses  études  lui  avaient 
enlevé  une  grande  partie  du  temps  qu'il  aurait  voulu  consacrer 
à  la  prière,  il  aimait  à  venir  dans  cette  solitude,  retremper  son 
âme  par  la  contemplation  et  la  pénitence.  Il  ne  négligeait  pas 
pour  cela  les  œuvres  de  charité  ;  il  ramena  notamment  plusieurs 
hérétiques  à  la  connaissance  de  la  vérité,  et  fît  entrer,  dans  les 
monastères  de  différents  Ordres,  un  grand  nombre  de  personnes. 
Un  jour,  après  avoir  pansé  de  ses  mains  un  malheureux  pes- 
tiféré, il  ressentit  les  premières  atteintes  de  la  maladie,  et  fut 
obligé  de  se  tenir  pendant  plusieurs  jours  éloigné  du  collège  ; 
mais  une  guérison  miraculeuse  le  délivra  de  ce  danger  (6l). 


190  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

La  vie  d'Ignace  se  passait  tout  entière  dans  ces  actes  de 
dévoûment.  Ceux  qui  le  voyaient  de  près  ressentaient  pour  lui 
une  admiration  profonde.  Un  célèbre  docteur,  nommé  Peralta, 
s'était  mis  sous  sa  direction  spirituelle  :  dans  la  suite,  ce  même 
docteur  fut  appelé  à  déposer,  sous  serment,  sur  la  conduite  du 
Saint.  Il  répondit  que  les  seuls  faits  dont  il  avait  été  témoin 
oculaire  à  Paris,  lui  semblaient  déjà  mériter  la  canonisation. 

Cependant  Dieu  permit  que  son  serviteur  fût  attaqué  de  vio- 
lentes douleurs  d'estomac;  ces  douleurs  augmentant  chaque  jour 
le  réduisirent  bientôt  à  une  extrême  faiblesse,  et  ne  lui  permi- 
rent plus  de  pratiquer  d'autre  vertu  qu'une  admirable  patience  (62). 
Tous  les  remèdes  restaient  sans  effet  ;  les  médecins  n'attendaient 
plus  rien  que  de  l'air  natal  ;  les  compagnons  du  malade  joignaient 
leurs  instances  aux  prescriptions  du  médecin.  Ignace  finit  par  y 
consentir,  moins,  il  est  vrai,  afin  d'assurer  son  propre  soulage- 
ment que  pour  l'avantage  de  ses  disciples.  Il  voulait  surtout  les 
préserver  du  péril  que  plusieurs  d'entre  eux  auraient  pu  courir 
dans  un  voyage  semblable.  En  effet,  Xavier,  Salmeron  et  Lay- 
nez  étaient  obligés  de  retourner  en  Espagne,  afin  d'y  faire  la 
renonciation  à  leurs  biens,  comme  l'exigeaient  leurs  vœux.  Or 
outre  l'inconvénient  qui  pouvait  résulter  de  leur  dispersion, 
Ignace  craignait  encore  pour  eux  le  charme  de  la  maison  pater- 
nelle,, et  la  puissante  influence  des  parents.  Afin  de  sauvegarder 
la  vocation  de  ses  amis,  il  parut  donc  faire  volontiers  dans  l'inté- 
rêt de  sa  santé,  ce  qu'il  n'entreprenait  en  réalité  que  pour  leur 
avantage.  Mais,  au  moment  du  départ,  surgit  soudain  un  obstacle 
imprévu;  certains  esprits  conçurent  des  soupçons  sur  l'orthodoxie 
de  ces  sept  hommes  réunis  pour  suivre  un  genre  de  vie  hors  de 
la  voie  commune.  On  savait  qu'Ignace  avait  tracé  ce  plan  de  vie: 
il  n'en  fallut  pas  davantage  pour  le  faire  citer  devant  l'inquisiteur 
de  Paris.  Les  effets  de  la  doctrine  étant  nouveaux,  disait-on,  la 
doctrine  devait  avoir  le  même  caractère.  Était-elle  dangereuse 
ou  salutaire  ?  qui  pourrait  le  dire  ?  Mais  si  elle  était  utile,  pour- 
quoi la  tenir  secrète  ?  Du  reste,  ajoutaient  les  accusateurs,  rien  de 
plus  facile  que  de  la  connaître.  Pourquoi  ne  pas  examiner  un  cer- 
tain petit  livre  composé  par  Ignace,  et  au  moyen  duquel  il  s'était 
attiré  tant  de  disciples  ?  Dans  une  pensée  de  zèle,  ou  inspirés 
par  l'enfer,  les  accusateurs  visaient  le  livre  des  Exercices. 


LIVRE  SECOND.  —  CHAPITRE  VIII.  191 

Mais  Dieu  dirigeait,  dans  de  plus  hautes  vues,  tous  ces  soup- 
çons divers.  Quelques  années  plus  tard,  en  effet,  devait  éclater  à 
Rome,  contre  la  Compagnie,  une  persécution  fondée  en  grande 
partie  sur  le  bruit  que  les  compagnons  d'Ignace  avaient  fui  Paris 
pour  échapper  au  bûcher.  Dieu  permit  donc  qu'un  examen 
approfondi  se  fît  alors,  à  Paris  même,  pour  que  l'examinateur 
pût  rendre  témoignage  de  leur  innocence.  L'Inquisiteur  dont 
nous  avons  vu  l'attestation,  était  non  le  P.  Matthieu  Ori,  comme 
on  l'a  écrit,  mais  son  successeur,  le  P.  Valentin  Liévin,  domini- 
cain. Celui-ci  estimait  beaucoup  la  vertu  d'Ignace,  et  surtout 
son  zèle  pour  la  foi  ;  car  Ignace  lui  avait  conduit  beaucoup  d'hé- 
rétiques, pour  les  réconcilier  à  l'Eglise.  Néanmoins,  afin  d'ac- 
complir les  devoirs  de  sa  charge,  il  prit  en  secret  des  informations 
sur  sa  vie,  sur  ses  enseignements,  et  enfin  sur  tout  ce  qui  le  con- 
cernait lui  et  ses  compagnons.  Il  n'y  trouva  que  des  sujets  d'é- 
loges, et  il  avait  résolu  d'abandonner  cette  affaire,  quand  Ignace, 
prévoyant  que  son  départ  pour  raison  de  santé,  passerait  assuré- 
ment pour  une  fuite,  alla,  sans  en  être  requis,  se  présenter  à 
l'Inquisiteur.  Il  l'instruisit  lui-même  de  tout  ce  qui  pouvait  res- 
ter à  apprendre  sur  son  compte.  Le  P.  Liévin  ne  désirait  qu'une 
chose  :  connaître  enfin  ce  livre  étonnant,  au  moyen  duquel 
Ignace  gagnait  tant  d'âmes  à  Dieu.  Il  le  pria  donc  de  le  lui 
montrer,  non  à  titre  d'examen,  mais  pour  satisfaire  sa  dévotion;  et 
quand  il  l'eut  entre  les  mains,  il  le  lut  avec  grand  empressement. 
Comme  il  excellait,  non  seulement  dans  la  théorie,  mais  encore 
dans  la  pratique  de  la  perfection,  il  comprit  et  admira  l'esprit 
divin  qui  avait  renfermé  dans  un  ouvrage  si  peu  étendu,  tant  de 
force  pour  purifier  les  âmes,  les  éclairer  et  les  conduire  par  le 
détachement  entier  des  choses  du  monde,  à  l'union  avec  Dieu. 

Il  en  fut  si  touché  qu'Ignace  étant  venu  lui  redemander  son 
livre,  il  obtint  la  permission  de  le  copier  pour  sa  propre  utilité, 
et  celle  des  autres,  quand  il  aurait  appris  à  en  faire  usage.  Mais 
Ignace  n'était  plus  isolé  comme  autrefois,  à  Barcelone,  ni  asso- 
cié pour  un  temps  à  quelques  compagnons  et  maître  de  lui 
comme  à  Alcala  ou  à  Salamanque  ;  il  se  voyait  le  chef  d'une 
famille  peu  nombreuse,  il  est  vrai,  mais  pleine  d'espérance  et 
d'avenir.  Désormais  donc  une  réputation  sans  tache  lui  devenait 
nécessaire,  afin  de  pouvoir  travailler  efficacement  au  salut   du 


192  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE   LOYOLA. 

prochain.  Il  savait  de  plus  que,   partout  où  il  irait,  le  démon  le 
poursuivrait  et  lui   susciterait   des  ennemis.  C'est   pourquoi   il 
supplia  l'Inquisiteur  de  porter  un  jugement  définitif  sur  sa  cause. 
Lui-même  se  trouvait  à  la  veille  de  partir  pour  l'Espagne,  et, 
ses  compagnons  étant  sur  le  point  de  quitter  Paris,  il  ne  voulait 
pas  laisser  le  moindre  soupçon  peser  sur   leur  vie  ou  sur  leur 
doctrine  ;  ce  qui  arriverait  nécessairement,  si  les  procédures  offi- 
cielles ne  proclamaient  pas  publiquement  leur  innocence.  Mais 
l'Inquisiteur  vit  très  clairement  que  les  accusations  avaient  été 
portées  par  des  gens  ignorants  dans  les   choses  de  Dieu  ;  il  les 
trouvait  si  vaines,  qu'il  jugeait  inutile  de  perdre  du  temps  à  les 
réfuter.  Il  eut  beau  assurer  notre  Saint  que  de  telles  accusations 
devaient  être  bien  plutôt   l'objet   de  son  ambition  que  de  ses 
craintes,  Ignace  ne  se  contenta  pas  de  ces  assurances  ;  il  amena 
un  jour  avec  lui  un  notaire  et  plusieurs  docteurs  célèbres,  pria 
l'Inquisiteur  de  consigner  par  écrit  les  raisons  pour  lesquelles  il 
ne  voulait  pas  donner  suite  à  l'accusation,  et  de  prononcer  un 
jugement,  de  manière  que  cet  acte  devînt  un  témoignage  irrécu- 
sable de  son  innocence.  Le  Docteur  y  consentit  sans  hésiter,  et 
lui  remit  le  jugement  suivant  avec  des  éloges  tels  qu: Ignace  se 
retira  plus  confus  encore  que  satisfait,  «...  Nous,  frère  Thomas 
«  Laurent,  de  l'Ordre  des  Frères  prêcheurs, Lecteur  en  théologie 
«  et  Inquisiteur  Général  de  la  perversité  hérétique  et  de  la  foi 
«  catholique  au  royaume  de  France,  faisons  savoir  et  certifions 
«  à  tous   ceux  à  qui  il  plaît  ou  il  plaira  l'apprendre,  que  notre 
«  prédécesseur   frère  Valentin  Liévin,  docteur  en  théologie  et 
«  inquisiteur  général   pour  tout  le  royaume  de  France,  a  dans 
«  le  temps  fait  une  enquête  touchant  la  vie  et  la  doctrine  d'Ignace 
«  de   Loyola,  et   que  nous  qui  étions  sous-secrétaire,  n'avons 
«  jamais  ouï  dire  qu'il   se   trouvât  en  lui  chose  déplacée  en  un 
«  homme  catholique  et  chrétien. 

«  Nous  avons  en  outre  connu  le  dit  Loyola,  et  maître  Pierre 
«  Le  Fèvre  ainsi  que  quelques  autres  de  ses  familiers,  et  les 
«  avons  toujours  vus  mener  une  vie  catholique  et  vertueuse, 
«  sans  jamais  noter  en  eux  rien  qui  ne  convienne  à  des  hommes 
«  parfaitement  chrétiens.  De  plus  les  Exercices  que  donne  le  dit 
«  Ignace  nous  ont  semblé  catholiques,  autant  que  nous  avons 
«  pu  le  savoir  après  examen. 


LIVRE  SECOND.  —  CHAPITRE  VIII.  193 

«  Donné  à  Paris,  clans  le  couvent  des  Frères  prêcheurs,  et 
«  signé  du  sceau  dont  nous  usons  en  pareil  cas,  l'an  du  Seigneur 
«  1536,  le  23  du  mois  de  janvier,  en  présence  de  discrètes  per- 
«  sonnes,  maître  Laurent  Daorta,  Diego  de  Cacers,  clercs  et 
«  maîtres  ès-arts,  et  Frère  Alphonse  de  Saint-Emilien,  tous 
«  Espagnols  habitant  Paris,  lesquels,  mandés  comme  témoins, 
«  ont  signé.  »  Acta  Sanctornm,jul.  Tom.  vu,  pag.  455,  n°  185. 

Cet  obstacle  aplani,  Ignace  recommanda  ses  compagnons  aux 
soins  du  P.  Le  Fèvre,  seul  prêtre  qui  fût  parmi  eux,  et  que  tous 
respectaient  comme  un  frère  aîné.  On  fixa  le  25  janvier  1537 
pour  se  réunir  à  Venise  ;  puis  Ignace  prit  congé  de  ses  amis  avec 
les  marques  de  la  plus  affectueuse  cordialité. 

Si  ce  départ  avait  eu  lieu  à  la  fin  de  l'année  1535,  comme  le 
relate  par  erreur  l'histoire  manuscrite  du  P.  Polanco  et  comme 
l'ont  répété  d'après  lui  les  deux  historiens  Orlandini  et  Maffei, 
le  Saint  n'aurait  pu  se  rendre  à  Venise  qu'à  la  fin  de  l'année 
suivante,  tandis  qu'une  de  ses  lettres  démontre  qu'il  y  arriva 
dans  les  derniers  jours  de  cette  même  année  (63). 

Une  pareille  séparation,  faite  dans  un  moment  aussi  critique, 
pouvait  bien  inspirer  quelques  craintes  au  vénérable  Fondateur  ; 
mais  il  connaissait  les  vertus  de  ses  frères  ;  il  savait  qu'il  pouvait 
compter  sur  leur  inébranlable  attachement,  et  il  partit  avec  joie. 
Sa  confiance  ne  fut  point  trompée  ;  le  lien  qui  les  unissait  tous 
ne  pouvait  être  rompu.  «  Si  Ignace  fût  mort,  écrivait  l'un  d'eux, 
«  si  quelque  autre  accident  eût  mis  fin  à  notre  engagement,  tous, 
«  nous  aurions  porté  nos  pas  jusqu'à  la  Terre-Sainte,  tous,  nous 
«  aurions  consacré  nos  travaux  et  notre  vie  au  salut  des  in- 
«  fidèles.  » 

Dans  le  fâcheux  état  de  santé  où  Ignace  se  trouvait  alors,  il 
ne  pouvait  entreprendre  à  pied  le  voyage  de  Paris  en  Biscaye. 
Ses  compagnons  lui  procurèrent  un  cheval  du  plus  bas  prix, 
et  d'une  si  misérable  apparence  que,  donné  à  l'hôpital  d'Azpeitia, 
il  n'y  fut  employé  qu'à  porter  du  bois  aux  pauvres  habitants  du 
pays  (64).  Ce  fut  en  pareil  équipage  qu'il  arriva  dans  sa  patrie. 
Il  aurait  bien  voulu  y  demeurer  inconnu,  autant  pour  éviter  la 
rencontre  de  ses  parents  qu'afin  de  pouvoir  s'établir  à  l'hôpital 
de  la  ville,  mais  il  lui  fut  impossible  de  garder  l'incognito.  Il 
était  dans  une  auberge,  à  deux  lieues  d'Azpeitia,  quand  un  certain 

Histoire  de  S.  Ignace  de  Loyola.  *3 


194  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE   DE  LOYOLA. 


Jean  de  Eguibar,  fort  lié  avec  la  maison  de  Loyola,  y  arriva  et 
demanda  s'il  y  avait  des  voyageurs  dans  la  maison.  Il  ne  s'y 
trouvait,  reprit  l'hôte,  qu'un  homme  mal  vêtu,  mais  de  bonne 
mine,  et  que  l'on  reconnaissait,  à  son  langage,  pour  être  origi- 
naire des  environs  ;  pourtant,  il  ne  le  connaissait  pas.  Jean, 
poussé  par  la  curiosité,  regarda  à  travers  les  fentes  de  la  porte 
et  vit  Ignace,  priant  à  genoux,  avec  le  plus  profond  recueille- 
ment. Il  le  reconnut  à  l'instant,  remonta  à  cheval,  et  courut  en 
toute  hâte  porter  cette  nouvelle  aux  seigneurs  de  Loyola.  Cette 
annonce  répandit  au  château  et  dans  le  pays  non  seulement  une 
grande  joie,  mais  de  tels  sentiments  de  piété,  que,  pour  recevoir 
dignement  Ignace,  tout  le  clergé  d'Azpeitia  voulut  aller  en  pro- 
cession à  sa  rencontre.  Ses  frères  et  ses  neveux  s'apprêtaient 
aussi  à  aller  le  chercher  à  la  tête  d'une  brillante  cavalcade  ; 
lorsque  craignant  par  tous  ces  témoignages  d'honneur  et  de 
respect  de  le  faire  fuir  de  sa  patrie,  avant  même  qu'il  y  fût  rentré, 
ils  y  renoncèrent  et  se  contentèrent  de  lui  députer  un  prêtre 
respectable,  pour  lui  faire  savoir  qu'il  était  attendu  et  désiré  au 
château  de  Loyola. 

Cependant  il  restait  encore  un  obstacle  à  écarter.  Si  Ignace 
soupçonnait  la  réception  honorable  qu'on  lui  préparait,  il  se  jet- 
terait probablement  dans  les  voies  montagneuses  que  les  voleurs 
et  les  mauvais  chemins  rendaient  également  dangereuses.  Ses 
parents  envoyèrent  donc  aux  passages  difficiles  des  serviteurs 
armés,  avec  la  mission  secrète  de  l'accompagner  et  de  le  défen- 
dre en  cas  d'attaque.  Ses  frères  avaient  deviné  juste  ;  Ignace 
refusa  avec  modestie  l'invitation  transmise  par  l'ecclésiastique  ; 
il  le  congédia  pour  éviter  ses  instances  ;  puis  il  se  mit  seul  en 
marche  par  les  sentiers  des  montagnes,  dans  la  direction  d'Azpei- 
tia, où  il  voulait  loger  à  l'hôpital.  Mais  il  tomba  au  milieu  des 
honneurs  qu'il  prétendait  éviter.  A  l'entrée  du  bourg,  il  rencon- 
tra la  procession  de  tout  le  clergé  ;  un  grand  nombre  de  parents 
en  faisaient  partie.  Les  uns  l'accueillaient  comme  un  saint,  avec 
les  plus  grands  témoignages  de  vénération  ;  les  autres  s'effor- 
çaient de  l'entraîner  avec  eux  à  Loyola.  Toutefois  s'il  n'avait  pu 
éviter  une  rencontre  imprévue,  rien  ne  put  le  décider  à  céder 
aux  instances  de  sa  famille.  Depuis  qu'il  avait  quitté  son  château, 
jamais  il  n'avait  pensé  posséder  quelque  chose  sur  la  terre  ;  et, 


LIVRE  SECOND.  —   CHAPITRE  VIII.  195 

une  fois  devenu  pauvre  pour  l'amourdejÈsus-CHRiST,  il  regardait 
les  hôpitaux  comme  autant  de  maisons  paternelles.  Ignace,  sans 
se  laisser  arrêter  par  la  crainte  de  déplaire  à  ses  frères,  alla  donc 
loger  à  l'hôpital  de  Sainte-Marie-Madeleine.  Ceux-ci  se  conten- 
tèrent alors  de  lui  envoyer  un  lit  convenable  et  quelques  provi- 
sions ;  mais  il  ne  voulut  point  se  servir  d'un  tel  lit,  quoiqu'il  le 
défît  tous  les  matins  pour  donner  le  change  :  il  préféra  coucher 
sur  le  plancher.  Les  domestiques  de  l'hôpital  s'en  aperçurent 
enfin  ;  ils  renvoyèrent  le  lit,  et  lui  en  donnèrent  un  semblable  à 
celui  des  malades  dont  il  fit  usage.  Quant  aux  provisions,  il  ne 
voulut  point  y  toucher  ;  dès  le  lendemain  de  son  arrivée,  il  alla 
demander  l'aumône,  et  continua  à  le  faire  pendant  les  trois  mois 
de  son  séjour  à  Azpeitia. 

Vivre  avec  les  pauvres,  manger  à  leur  table,  leur  distribuer 
les  portions  les  plus  délicates,  se  réserver  la  nourriture  la  plus 
misérable,  telle  était  comme  d'ordinaire  sa  sainte  vie.  Une 
seule  fois  il  consentit  à  entrer  dans  sa  maison,  sur  les  pressan- 
tes sollicitations  de  sa  belle-sœur,  qui,  s'étant  jetée  à  ses  genoux, 
l'en  avait  conjuré  par  la  passion  de  Notre-Seigneur.  Il  con- 
sentit alors,  plutôt  pour  lui  faire  comprendre  le  respect  dû  au 
mystère  sacré,  par  lequel  elle  demandait  cette  grâce,  que  dans 
le  désir  de  lui  complaire,  ou  de  goûter  la  douceur  de  se  retrou- 
ver chez  lui.  Il  rentra  donc  le  soir  dans  la  maison  paternelle, 
coucha  sur  le  plancher,  et  le  lendemain,  dès  l'aube  du  jour,  il 
était  de  retour  à  l'hôpital. 

Ses  douleurs  et  ses  langueurs  d'estomac  avaient  disparu, 
même  avant  son  arrivée  dans  sa  terre  natale  :  aussi  avait-il 
repris  ses  austérités  ordinaires.  Outre  l'usage  habituel  du  cilice, 
ses  jeûnes  étaient  fréquents  ;  il  prenait  la  discipline,  et  ne  cou- 
chait le  plus  souvent  que  sur  la  dure.  Les  forces  qu'il  avait 
recouvrées,  il  les  employait  à  travailler  au  salut  des  âmes.  Son 
frère  aîné,  don  Garcia,  ne  jugeant  des  choses  de  Dieu  qu'avec 
une  prudence  toute  mondaine,  essayait  de  l'en  détourner,  en 
l'assurant  que  personne  ne  viendrait  écouter  ses  instructions. 
«  Si  un  seul  enfant  profite  de  mes  enseignements,  répondait 
Ignace,  mon  temps  et  mes  fatigues  me  paraîtront  bien  employés.» 

Bientôt,  au  contraire,  il  se  fit  un  grand  concours  de  peuple 
pour   l'entendre.  Il  joignait   aux   instructions   sur  la   doctrine, 


196  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 


des  pratiques  spirituelles  destinées  à  conduire  les  âmes  à  la  vie 
chrétienne.  Ce  fut  vers  ce  même  temps  qu'il  connut  et  prédit  le 
sort  de  deux  enfants.  Le  premier,  nommé  Martin  Alarcio,  était 
un  peu  bègue  et  fort  laid.  Un  jour  qu'Ignace  l'interrogeait  sur 
le  catéchisme,  quelques  éclats  de  rire,  de  la  part  des  assistants, 
accueillirent  les  réponses  du  pauvre  enfant.  Mais  Ignace,  se 
tournant  vers  les  rieurs:  «Vous  vous  moquez  de  cet  enfant,  leur 
dit-il,  parce  que  vous  ne  voyez  en  lui  que  ce  qui  frappe  vos 
regards  ;  sachez  que  son  âme  est  infiniment  plus  belle  aux 
yeux  de  Dieu  que  son  corps  ne  vous  paraît  difforme.  Cette 
beauté  croîtra  toujours  en  lui  ;  il  sera  un  grand  serviteur  de 
Dieu,  et  fera,  dans  sa  patrie,  d'utiles  et  grandes  choses  pour  le 
salut  de  ses  frères.  »  Il  devint,  en  effet,  un  prêtre  aussi  zélé 
que  saint,  et,  tant  qu'il  vécut,  il  rendit  de  grands  services  à  ses 
compatriotes. 

Le  second  était  un  enfant  de  huit  ans,  nommé  François 
Almario.  Sa  mère  le  lui  présenta  pour  qu'il  le  bénît  et  priât  le 
Seigneur  de  le  lui  conserver  pour  sa  consolation  et  pour  son 
appui.  Ignace  le  regarda  quelques  instants  ;  puis,  se  tournant 
vers  la  mère  :  «  Rassurez-vous,  lui  dit-il,  votre  fils  vivra  long- 
temps et  aura  un  grand  nombre  d'enfants.  »  Almario  eut  en 
effet  quinze  enfants,  et  mourut  octogénaire. 

Les  prédications  régulières  d'Ignace  avaient  lieu  le  soir,  trois 
fois  la  semaine  :  elles  duraient  d'ordinaire  deux  heures  ;  mais 
l'affaiblissement  causé  par  une  fièvre  lente,  qui  était  survenue, 
lui  rendait  cet  exercice  très  fatigant.  Sa  ferveur  et  le  secours 
d'en  haut  lui  permettaient  seuls  de  le  continuer.  Il  prêchait  en 
plein  air,  aucune  église  ne  pouvant  contenir  la  foule  qui  se 
pressait  pour  l'entendre.  On  montait  même  sur  des  arbres, 
souvent  assez  éloignés.  Pourtant  sa  voix  était  distinctement 
entendue  à  plus  de  trois  cents  pas,  grâce  soit  à  une  assistance 
toute  particulière  de  Dieu,  soit  à  la  silencieuse  attention  de 
ses  nombreux  auditeurs. 

Ignace  avait  donné,  dès  sa  première  prédication,  un  grand 
exemple  d'humilité.  Un  des  motifs  de  son  retour  au  pays, 
avait-il  dit,  après  l'avoir  quitté  depuis  tant  d'années  avec 
l'intention  de  ne  le  voir  jamais,  avait  été  de  suivre  la  voix  de  sa 
conscience  :  elle  lui  criait   sans   cesse  que   là   où  il  avait  donné 


LIVRE  SECOND.   —  CHAPITRE  VIII.  197 

jadis  les  exemples  d'une  jeunesse  dissipée,  il  devait  donner 
ceux  du  repentir.  Chaque  jour,  il  implorait  le  pardon  de  Dieu 
avec  larmes  ;  il  conjurait  donc  ses  compatriotes  de  lui  pardonner 
aussi,  et  d'accorder  le  secours  de  leurs  prières  à  un  malheureux 
pécheur  qui  en  avait  tant  besoin.  Si  quelques-uns  d'entre  eux 
l'avaient  malheureusement  imité  dans  ses  égarements,  il  les 
suppliait  de  l'imiter  maintenant  dans  sa  pénitence. 

«  De  plus,  ajouta-t-il,  une  dette  de  justice  m'obligeait  à 
revenir  au  milieu  de  vous  pour  justifier  un  homme  innocent, 
et  même  pour  le  dédommager  d'une  perte  subie  par  lui  à  cause 
de  moi.  »  Et  en  disant  cela,  il  nommait  et  indiquait  du  doigt 
un  de   ses   auditeurs. 

«Oui,  cet  homme  fut  emprisonné  et  condamné  à  réparer  les 
dommages  causés  dans  un  jardin  non  par  lui,  mais  par  moi  et 
par  quelques  camarades,  qui  en  avions  dérobé  les  fruits.  Que 
chacun  donc  connaisse  maintenant  son  innocence  et  ma  faute. 
Pour  réparer  le  dommage  causé,  je  déclare  ici  publiquement 
que  je  lui  fais  don  de  deux  fermes  qui  m'appartiennent  encore, 
l'une  à  titre  de  restitution,  et  l'autre  comme  don  volontaire 
et  gratuit.  » 

Après  un  pareil  début,  les  fruits  de  salut  furent  vraiment 
dignes  de  l'esprit  qui  animait  le  Saint.  Il  réforma  d'abord  le 
clergé,  qui  en  avait  grand  besoin,  car  beaucoup  de  ses  membres 
menaient  une  vie  déréglée,  sans  même  essayer  de  déguiser 
leurs  désordres.  Il  les  ramena  à  la  conduite  et  à  la  pureté  de 
mœurs  exigées  par  leur  saint  état.  Ignace  attaqua  ensuite  la 
passion  du  jeu,  qui,  en  causant  la  ruine  des  familles,  engendre 
tant  de  trouble  et  entraîne  encore  une  si  grande  perte  de 
temps.  Le  résultat  fut  prodigieux  (65)  :  pendant  plus  de  trois 
ans,  on  ne  vit  à  Azpeitia  ni  cartes,  ni  dés.  Vint  ensuite  le  tour 
du  luxe,  des  parures,  et  surtout  de  la  mise  peu  décente  des 
femmes  :  les  sanglots  éclatèrent,  la  vanité  céda,  et  les  orne- 
ments de  la  frivolité  disparurent.  Pendant  les  dix  jours  qui 
s'écoulèrent  entre  l'Ascension  et  la  Pentecôte,  le  prédicateur 
expliqua,  chaque  soir,  un  des  dix  commandements,  et  réussit 
à  faire  descendre  l' Esprit-Saint  dans  plus  d'un  cœur,  au  jour 
où  l'Eglise  célèbre  sa  venue. 

Dès   la   seconde   instruction,  il   bannit   les  vains  et   les  faux 


198  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

serments  très  répandus  dans  ce  pays  ;  et  eut  le  bonheur  de 
convertir  plusieurs  femmes  de  mauvaise  vie.  Dieu  donnait  tant 
de  force  aux  paroles  de  son  serviteur,  que,  non  contentes  de  se 
livrer  aux  exercices  de  la  pénitence,  ces  femmes  travaillèrent 
encore  à  la  conversion  de  leurs  compagnes.  Pour  éviter  le 
danger  de  retomber  dans  leurs  désordres,  elles  s'éloignèrent, 
et  entreprirent  à  pied  de  longs  pèlerinages  ;  et  l'une  d'elles, 
moins  forte  que  les  autres,  s'enferma  dans  un  hôpital,  pour  y 
consacrer  sa  vie  au  service  des  malades.  Cependant  Ignace 
établit  une  confrérie  du  Saint-Sacrement  (66),  à  laquelle  il  con- 
fia le  soin  des  pauvres  honteux.  Il  affecta  sur  ses  biens  à  leur 
soulagement  un  capital  qui  devait  être  administré  par  les  prin- 
cipaux habitants  de  la  ville.  Un  trésorier  fut  chargé  de  distri- 
buer les  aumônes.  Ignace  introduisit  l'usage  de  prier  tous  les 
jours,  à  midi,  pour  les  âmes  en  état  de  péché  mortel,  et  fixa  un 
salaire  pour  ceux  qui  en  donneraient  le  signal,  en  sonnant  les 
cloches  de  la  paroisse  (6?)  ;  il  rétablit  encore  la  coutume  de 
prier  tous  les  soirs  pour  les  fidèles  défunts.  Il  obligea  ses 
frères  à  faire  distribuer  tous  les  dimanches,  en  l'honneur  des 
douze  apôtres,  autant  de  pains  à  douze  pauvres.  Enfin  tout  ce 
qu'il  voulut  entreprendre  pour  ranimer  la  ferveur  au  service  de 
Dieu,  il  l'obtint  des  habitants  d'Azpeitia.  D'ailleurs,  le  ciel 
venait  en  aide  à  sa  charité  et  à  ses  soins,  par  de  puissants  secours 
et  par  de  grands  miracles.  On  lui  amena  d'un  lieu  assez  éloigné, 
une  femme  qui  était  depuis  quatre  ans  déjà  possédée  du  démon. 
Les  exorcismes  dont  on  avait  essayé  la  puissance,  n'avaient  ser- 
vi qu'à  prouver  la  réalité  de  la  possession.  Dieu  se  réservait 
d'accorder  sa  délivrance  aux  prières  de  son  serviteur.  Ignace 
lui  imposa  les  mains,  fit  sur  elle  le  signe  de  la  croix,  et  la 
renvoya  délivrée. 

Quelques  personnes,  encouragées  par  cet  exemple,  lui  pré- 
sentèrent une  autre  femme,  sujette  à  de  si  terribles  convulsions, 
que  tout  le  monde  la  croyait  possédée.  En  la  voyant,  le  Saint, 
éclairé  des  lumières  d'en  haut,  déclara  qu'elle  ne  l'était  point, 
mais  que  des  images  effrayantes,  mises  sous  ses  yeux  par  le 
démon,  causaient  seules  ces  affreuses  agitations.  Il  la  délivra 
en  faisant  aussi  sur  elle  le  signe  de  la  croix.  Plus  merveilleuse 
encore  fut  la  guérison  d'une  malheureuse  femme,  arrivée  à  la 


LIVRE  SECOND.   —  CHAPITRE  VIII.  199 


dernière  période  d'une  phtisie  pulmonaire.  On  n'attendait  déjà 
plus  que  son  dernier  soupir.  On  supplia  Ignace  de  la  bénir  ;  il 
s'en  défendit  comme  d'une  prérogative  sacerdotale  ;  vaincu 
enfin  par  les  prières  de  la  malade  et  des  assistants,  il  fit  céder 
l'humilité  à  la  charité,  et  donna  sa  bénédiction.  La  malade  re- 
couvra les  forces  et  la  santé,  au  point  de  retourner  à  pied  à 
Gumaga,  d'où  on  l'avait  apportée.  Dans  la  suite,  elle  vint 
revoir  son  merveilleux  médecin,  et  lui  apporta  l'offrande  de 
quelques  fruits  :  celui-ci  les  accepta  pour  ne  pas  l'affliger  ;  mais 
il   les  distribua  aussitôt  aux  malades  de  l'hôpital. 

La  guérison  d'un  pauvre  épileptique,  appelé  Bastida,  ne  fut 
pas  moins  admirable.  Le  Saint,  présent  à  une  de  ses  crises,  lui 
posa  la  main  sur  le  front,  après  avoir  imploré  le  secours  du 
ciel  :  il  n'en  fallut  pas  davantage,  pour  le  délivrer  radicalement 
de  son  infirmité.  Non  seulement  des  mains  d'Ignace,  mais,  de 
ses  seuls  vêtements,  s'échappait  la  vertu  des  miracles.  Ainsi 
une  femme  dont  le  bras  était  depuis  longtemps  desséché,  ayant 
voulu  laver,  par  un  sentiment  de  confiance  et  de  dévotion,  des 
linges  dont  il  s'était  servi,  en  fut  récompensée  par  une  entière 
guérison. 

Mais  tandis  que  beaucoup  d'infirmes  recouvraient  la  santé 
par  les  prières  d'Ignace,  Dieu,  pour  accroître  ses  mérites,  et 
fournir  au  monde  de  grands  exemples  de  patience,  permit  qu'il 
tombât  malade  lui-même.  Dès  lors  l'hôpital  ne  lui  fournit  plus 
simplement  un  lieu  de  retraite,  mais  des  secours  devenus  né- 
cessaires. Son  frère,  don  Garcia,  voulut  le  faire  transporter  à 
Loyola  ;  ses  instances  furent  sans  effet.  Pour  ne  point  se  priver 
du  bonheur  de  lui  donner  leurs  soins,  ses  parents  venaient  le 
trouver  à  l'hôpital  ;  entre  autres  ses  cousines  Dona  Maria 
d'Oriola  et  Dona  Simona  d'Algaza,  qui  y  passèrent  plusieurs 
nuits.  Or  il  arriva  un  fait  assez  singulier.  Ces  deux  personnes 
voulurent  un  soir,  en  se  retirant  pour  prendre  un  peu  de  repos, 
laisser  une  lumière  dans  la  chambre  ;  mais  le  Saint  s'y  opposa, 
et  la  fit  éteindre  en  disant  que,  s'il  en  avait  besoin,  Dieu  ne  l'en 
laisserait  pas  manquer.  Comme  pour  prier  il  ne  consultait 
jamais  l'état  plus  ou  moins  souffrant  de  son  corps,  il  se  mit  en 
oraison,  et  y  demeura  quelques  heures.  Son  cœur  s'enflamma 
tellement  aux   rayons  de  l'amour  divin,  qu'après  avoir  été  plu- 


200  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 


sieurs  fois  contraint  d'en  soulager  l'ardeur  par  des  paroles  et 
des  soupirs,  des  cris  lui  échappèrent.  Ses  cousines  accoururent 
aussitôt,  et  trouvèrent  sa  chambre  resplendissante  d'une  céles- 
te lumière.  Ignace,  confus  de  voir  ce  prodige  découvert,  les 
conjura  avec  instances  de  garder  sur  ce  point  un  éternel  silence. 
A  peine  rétabli,  il  se  disposa  à  partir.  Dès  que  son  projet 
fut  connu  à  Azpeitia,  le  peuple  et  tout  le  clergé  le  supplièrent 
avec  larmes  de  rester  encore  parmi  eux,  et  de  ne  pas  préférer 
un  autre  pays,  à  sa  propre  patrie,  où  ses  travaux  étaient  si 
fructueux.  Mais  il  leur  répondit  que  Dieu  l'appelait  ailleurs,  et 
que  de  plus  il  ne  pourrait  se  fixer  à  Azpeitia,  parce  que,  en- 
touré de  sa  famille,  il  y  vivait  comme  au  milieu  du  monde.  Il 
eut  ensuite  à  lutter  contre  son  frère,  qui  jusqu'alors  avait  cédé 
à  son  humilité,  en  lui  permettant  de  demeurer  à  l'hôpital  et  de 
vivre  d'aumônes  ;  mais  don  Garcia  voulait,  du  moins  au  moment 
de  la  séparation,  lui  fournir  une  monture,  et  le  faire  accompagner 
par  des  serviteurs  jusqu'au  port,  où  il  s'embarquerait  pour  l' Italie. 
C'était  là,  disait-il,  non  seulement  un  témoignage  d'affection 
fraternelle,  mais  encore  une  satisfaction  donnée  à  l'opinion  pu- 
blique. On  aurait  attribué  à  de  l'indifférence  de  sa  part,  ce  qui 
n'était  dans  Ignace  qu'un  acte  de  profonde  humilité.  D'ailleurs, 
celui-ci  n'était  pas  encore  assez  solidement  rétabli  pour  pouvoir, 
sans  danger,  se  risquer  à  entreprendre  à  pied,  un  aussi  long 
voyage,  aux  approches  de  l'hiver.  Ignace  ne  voulut  ni  céder  ni 
résister  entièrement.  Il  consentit  à  se  laisser  accompagner  par 
son  frère,  et  par  ses  autres  parents  jusqu'aux  confins  de  la 
Biscaye,  où  il  prit  congé  d'eux,  pour  ne  jamais  les  revoir. 

De  là  il  se  rendit  à  pied,  d'abord  au  château  de  Xavier,  puis 
à  Almanza  et  à  Tolède,  pour  y  terminer  les  affaires  de  François 
Xavier  (68),  de  Jacques  Laynez  et  d'Alphonse  Salmeron.  De 
Valence  il  gagna  Ségorbe,  et  alla  visiter  son  ancien  maître  et 
ami,  Don  Jean  de  Castro,  entré  depuis  peu  à  la  chartreuse  de 
la  Vallée-du-Christ.  Leur  ancienne  confiance  mutuelle  n'avait 
souffert  aucun  refroidissement.  Ignace  apprit  donc  à  Castro  son 
projet  de  passer  en  Italie,  et  de  là  en  Palestine,  pour  y  fonder 
un  Ordre  dont  l'institut  n'aurait  pas  moins  pour  but  la  gloire 
de  Dieu  et  le  salut  du  prochain,  que  la  perfection  personnelle 
de  ses  membres.  Il  lui   en  exposa  le  plan  tel  qu'il  lui  avait  été 


LIVRE  SECOND.  —  CHAPITRE  VIII.  201 

révélé,  lui  parla  de  ses  compagnons,  Xavier,  le  Fèvre,  Laynez, 
et  sollicita  l'appui  de  ses  conseils  et  de  ses  prières.  Jean  de 
Castro  lui  demanda  jusqu'au  lendemain  pour  réfléchir,  et  passa 
la  nuit  en  oraison  sur  ce  sujet.  Le  lendemain,  tout  joyeux  et 
comme  assuré  par  une  lumière  d'en  haut  que  cette  entreprise 
était  vraiment  inspirée  de  Dieu,  il  encouragea  Ignace  à  la 
poursuivre  ;  il  ajouta  même  qu'elle  lui  paraissait  si  excellente 
qu'il  serait  tout  prêt  à  quitter  la  chartreuse,  où  il  n'était  encore 
que  novice,  pour  s'attacher  à  lui,-  et  contribuer  au  succès  d'une 
œuvre  si  importante.  Mais  Ignace  n'y  consentit  pas  ;  il  l'enga- 
gea, au  contraire,  à  s'attacher  au  saint  Institut  vers  lequel  Dieu 
lui-même  l'avait  appelé.  Après  s'être  réciproquement  promis  de 
se  souvenir  l'un  de  l'autre  devant  le  Seigneur,  les  deux  amis 
se  séparèrent. 

L'entrevue  de  saint  Ignace  et  de  Jean  de  Castro  est  un  fait 
qui  ne  saurait  être  mis  en  doute.  Les  anciens  manuscrits  de  la 
chartreuse  de  la  Vallée-du-Christ  en  conservent  le  souvenir  : 
plusieurs  de  ces  religieux  ont  déclaré  juridiquement  l'avoir 
appris  de  Jean  de  Castro  lui-même.  «  L'an  1535,  dit  le  P.  D. 
«  Antonio  d'Altarriba,  saint  Ignace  se  rendit  de  Valence  au 
«  monastère  royal  des  chartreux  de  la  Vallée-du-Christ,  pour 
«  voir  son  cher  maître  le  P.  Jean  de  Castro  et  lui  communiquer 
«  le  projet  qu'il  avait  déjà  conçu  de  fonder  la  Compagnie  de 
«  Jésus.  Il  comptait  beaucoup  sur  le  secours  de  ses  prières 
«  pour  le  succès  de  cet  important  dessein.  D.  Jean  de  Castro 
«  accueillit  favorablement  le  désir  d'Ignace  ;  il  passa  la  soirée 
«  de  ce  même  jour  et  la  nuit  suivante  en  oraison,  recomman- 
<"<  dant  à  Dieu  cette  affaire  avec  toute  la  ferveur  possible.  Le 
«  lendemain,  s'adressant  à  saint  Ignace  :  Votre  projet  de  fonder 
«  la  Compagnie  de  Jésus  m'agrée  si  fort  que,  si  vous  le  jugez 
«  bon,  j'abandonnerai  la  chartreuse  pour  en  favoriser  l'exécu- 
«  tion.  Encore  novice,  je  ne  suis  pas  lié  par  des  vœux.  Ma 
«  fortune,  mon  temps,  mes  forces,  mes  conseils,  je  mettrai  tout 
«  cela  à  votre  service,  pourvu  que  cette  entreprise  si  importante 
«  ait  une  heureuse  issue.  »  Saint  Ignace  lui  répondit  :  «  Non, 
«  mon  Révérend  Père,  persévérez  dans  la  voie  où  vous  êtes 
«  entré/  tout  ce  que  je  désire,  c'est  que  vous  me  recommandiez 
«  à  Dieu  dans  vos  prières,  etc..  » 


202  HISTOIRE   DE  SAINT  IGNACE  DE   LOYOLA. 

Le  P.  André  Soleri,  du  même  Ordre,  dans  son  témoignage, 
ajoute  quelques  détails  :«  Saint  Ignace  vint  à  cette  chartreuse 
«  de  la  Vallée-du-Christ,  pour  voir  le  P.  D.  Jean  de  Castro, 
«  l'an  1535,  et  pour  s'entretenir  avec  lui  de  son  dessein  d'établir 
«  la  Société  de  Jésus.  Au  moment  où  saint  Ignace  arriva  au 
«  monastère,  le  P.  Jean  de  Castro,  encore  novice,  assistait  au 
«  chant  des  vêpres,  avec  le  reste  de  la  communauté,  En  l'atten- 
«  dant,  le  Saint  s'assit  près  de  la  croix  du  cimetière  du  couvent.  » 
Enfin,  le  P.  D.  Nicolas  Bouet  affirme  «  avoir  de  plus  entendu 
dire  aux  mêmes  Pères  que  saint  Ignace  ne  songea  jamais  à 
entrer  dans  aucun  autre  Ordre  religieux,  pas  même  dans  celui  des 
Chartreux  ». 


Ignace  se  rend  à  Venise.  —  A  Paris,  Pierre  Le  Fèvre  associe 
trois  nouveaux  compagnons  à  Ignace.  —  Les  compagnons  d'I- 
gnace partent  pour  Venise.—  Dangers  delà  route.  —  Discussions 
avec  les  hérétiques   en  Allemagne.  —  Consolations  et  arrivée. 


GNACE  se  rendit  de  la  chartreuse  à  Va- 
lence (69),  où  il  s'embarqua  pour  Gênes. 
Cette  navigation  était  alors  dangereuse.  De 
nombreuses  galères  turques,  venues  des 
côtes  de  Barbarie,  capturaient  souvent  les 
navires  et  réduisaient  les  passagers  en  es- 
clavage. Mais  un  péril  d'un  autre  genre  le 
délivra  de  celui-ci  ;  ce  fut  une  violente  tempête  qui  menaçait  d'en- 
gloutir le  vaisseau.  On  fut  forcé  de  jeter  les  marchandises  à 
la  mer.  Un  coup  de  vent  ayant  ensuite  arraché  le  gouvernail 
et  brisé  les  mâts,  le  bâtiment  désemparé  restait  ballotté  à  la 
merci  des  flots  et  de  l'ouragan.  Les  cris,  les  prières  des  malheu- 
reux passagers  témoignaient  assez  de  leur  frayeur.  Seul,  Ignace, 
accoutumé  à  se  voir  toujours  entre  les  mains  de  Dieu,  conservait 
toute  sa  sérénité.  Il  n'était  même  agité  d'aucune  crainte.  Il 
n'éprouvait,  comme  il  l'a  dit  depuis,  qu'une  profonde  douleur 
de  n'avoir  pas  répondu  aux  nombreuses  grâces  reçues  de  Dieu. 
C'est  là,  en  effet,  la  plus  vive  affliction  des  saints  ;  ils  compren- 
nent clairement  que  les  grands  bienfaits  font  contracter  de 
grandes  dettes  ;  aussi  plus  ils  sont  comblés  de  grâces  et  plus  ils 
redoutent  le  compte  qu'ils  en  devront  rendre.  Cependant  Dieu 
permit  que  la  tempête  s'apaisât  et  que  le  vaisseau  abordât  enfin 
au  port.  Mais  Ignace  rencontra  sur  terre  plus  de  dangers  qu'il 
n'en  avait  connu  sur  mer.  En  traversant  le  sommet  des  Apen- 
nins, pour  entrer  en   Lombardie,   il  perdit  sa  route. 

Longtemps  il  suivit  un  sentier  pierreux,  à  travers  les  rocs 
brisés,  dans  l'espoir  d'arriver  à  une  plaine  ;  il  aboutit  à  un  pré- 
cipice qui  dominait  un  torrent.  A  force  d'avancer   de  rocher  en 


204  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

rocher,  de  pierre  en  pierre,  il  s'était  engagé  si  avant,  que  lors- 
qu'il voulut  revenir  sur  ses  pas,  il  ne  le  put  sans  les  plus  grandes 
difficultés.  Obligé  de  se  traîner  sur  ses  mains  et  sur  ses  ge- 
noux, il  pouvait  au  plus  léger  mouvement  perdre  l'équilibre  et 
tomber  dans  l'abîme.  Ce  périlleux  trajet  parut  dans  la  suite  à 
notre  Saint  un  des  plus  grands  dangers  auxquels  il  eût  échappé. 
Cependant  l'hiver  était  arrivé,  et  les  inondations  avaient 
tellement  défoncé  les  routes  de  la  Lombardie,  qu'un  voyage  à 
pied  y  devenait  un  véritable  supplice.  Ignace  arriva  malade  à 
Bologne.  De  plus  il  fut  victime  d'un  accident  à  l'entrée  de  cette 
ville.  En  passant  un  pont,  le  pied  lui  avait  manqué,  et  il  avait 
roulé  dans  les  fossés.  Il  sortit  delà  trempé  et  ensanglanté.  Mais 
l'occasion  lui  parut  favorable  pour  s'humilier.  Au  lieu  donc  de 
quitter  ses  vêtements  mouillés,  il  parcourut  longtemps  la  ville 
en  demandant  l'aumône  dans  les  rues  les  plus  fréquentées.  Il 
recueillit  ce  qu'il  cherchait,  c'est-à-dire  une  ample  moisson  de 
moqueries,  et  rien  de  plus.  Pourtant  l'hospitalité  de  Bologne 
est  proverbiale. 

Quelques  Espagnols  eurent  enfin  pitié  du  voyageur,  et  le  re- 
cueillirent pendant  sa  maladie,  qui  dura  une  semaine.  Ignace 
partit  ensuite  pour  Venise,  où  il  arriva  vers  les  derniers  jours 
de  l'année  1535  (7°). 

Dans  cette  ville,  tout  en  s'occupant  d'études,  comme  par  le 
passé,  il  s'adonna  aux  œuvres  de  zèle.  Deux  nobles  Navarrais, 
Jacques  et  Etienne  d'Eguia,  venaient  d'y  débarquer  après  un 
voyage  en  Palestine.  Ils  firent  la  rencontre  d'Ignace,  qu'ils 
avaient  connu  à  Alcala,  et  l'accueillirent  avec  grande  joie.  Ils 
le  regardèrent  même  comme  un  homme  envoyé  de  Dieu  pour 
les  tirer  d'une  perplexité  où  ils  se  trouvaient.  Ils  avaient  été 
récompensés  de  leur  saint  pèlerinage  par  un  grand  désir  de 
quitter  le  monde  et  de  servir  Dieu  avec  plus  de  ferveur  ;  mais 
indécis  sur  le  genre  de  vie  qu'ils  devaient  adopter,  ils  deman- 
daient à  leur  ami  aide  et  conseil.  Celui-ci  eut  recours  à  son 
moyen  ordinaire,  aux  Exercices  spirituels.  Le  ciel  leur  fit  con- 
naître alors  ses  desseins  ;  ils  s'attachèrent  à  Ignace  et  devinrent 
membres  de  la  Compagnie,lorsqu'ellefutdéfinitivementétablie(7T). 

Semblable  détermination  ne  fut  pas  prise  aussi  facilement  par 
un    bachelier   nommé  Jacques,  natif  de   Malaga,   de  la   noble 


LIVRE  SECOND.   —  CHAPITRE  IX.  205 

famille  des  Hozès,  de  Cordoue.  Les  Hozès  avaient  été  très 
anciennement  honorés  par  les  rois  de  Castille  du  titre  de  sei- 
gneurs de  l'Albaïde.  Jacques,  déjà  illustre  par  sa  science,  avait 
un  ardent  désir  d'avancer  dans  les  voies  de  Dieu.  Or  l'expé- 
rience de  beaucoup  d'autres  lui  avait  appris  l'efficacité  des 
Exercices  spirituels  pour  y  parvenir.  D'autre  part,  il  les  avait 
entendu  souvent  calomnier,  et,  sachant  qu'ils  avaient  même 
été  déférés  aux  inquisiteurs  comme  suspects  et  dangereux,  il 
craignait  de  s'y  laisser  surprendre.  Bref,  il  ne  pouvait  se  résou- 
dre à  demander  de  les  suivre.  Un  simple  doute  ne  lui  parut 
pourtant  pas  une  raison  suffisante  de  s'abstenir.  D'ailleurs, 
pensait-il,  si  les  Exercices  renfermaient  quelque  poison  subtil, 
il  trouverait  de  sûrs  antidotes  dans  les  décrets  des  conciles  et 
dans  les  ouvrages  des  Saints  Pères.  Mais  après  avoir  consacré 
deux  ou  trois  jours  aux  premières  méditations,  se  sentant 
transformé  en  un  homme  nouveau,  il  reconnut  qu'il  devait  cette 
grâce  à  la  vertu  des  vérités  évangéliques,  et  non  à  un  ensei- 
gnement étranger.  Sur-le-champ  il  avoua  son  erreur, et,  déplorant 
l'aveuglement  qui  l'avait  tenu  si  longtemps  éloigné  d'un  si 
grand  bien,  il  découvrit  à  Ignace  ses  soupçons.  Il  lui  montra 
tous  les  livres,  qu'il  avait  rassemblés  comme  autant  d'armes 
défensives.  Puis,  sollicitant  humblement  du  Saint  le  pardon  de  sa 
méfiance,  il  continua  les  Exercices.  Quelques  jours  après,  il  de- 
venait l'un  des  compagnons  d'Ignace  et  entrait  plus  tard  dans 
le  nouvel  Institut.  Il  n'y  vécut  pas  longtemps,  il  est  vrai  :  mais 
on  pourrait  lui  envier  le  bonheur  d'avoir  porté  au  ciel  les  pré- 
mices de  la  Compagnie. 

Le  même  moyen,  je  veux  dire  la  pratique  des  Exercices, 
acquit  bientôt  à  Ignace  d'autres  confrères  dans  Venise  même. 
Dès  lors  aussi,  le  noble  caractère  du  Saint  lui  valut  un  autre 
bien  fort  précieux,  la  protection  de  l'évêque  de  Baffo.  Ce  pré- 
lat et  plusieurs  membres  de  son  illustre  famille  couvrirent 
toujours  notre  Société  naissante  de  leur  paternelle  bienveillance. 

Néanmoins  de  si  beaux  commencements  ne  pouvaient  durer, 
et  l'ennemi  du  salut  devait  là  aussi  soulever  des  orages,  comme 
il  l'avait  déjà  fait  ailleurs.  Ses  attaques  furent  même  d'autant 
plus  dangereuses,  qu'il  devenait  difficile  de  démontrer  la  faus- 
seté des   nouvelles   accusations  lancées  contre  Ignace.  Le  bruit 


206  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

se  répandit  sourdement  d'abord,  qu'il  n'était  qu'un  adroit  héré- 
tique, échappé  d'Espagne,  et  venu  en  Italie,  pour  y  répandre 
ses  erreurs.  Le  malheureux  auteur  de  ces  calomnies  réussit 
d'abord  à  les  propager  dans  l'ombre.  Lorsqu' Ignace,  disait-il, 
pouvait  craindre  d'être  découvert,  il  savait  se  soustraire  par  la 
fuite  aux  recherches  de  l'Inquisition,  et  aux  châtiments  mérités. 
Déjà  Barcelone,  Alcala,  Salamanque  et  Paris  avaient  été 
tour  à  tour  le  théâtre  de  ses  ruses  :  dans  la  dernière  de  ces  vil- 
les, comme  on  ne  pouvait  lui  infliger  d'autre  punition,  on  l'avait 
brûlé  publiquement  en  effigie. 

Peu  à  peu  ces  imputations  trouvèrent  crédit  auprès  de 
beaucoup  de  gens.  Ignace  en  fut  informé,  et  sans  s'étonner, 
car  il  en  connaissait  la  source  et  le  but,  il  alla  trouver  Mon- 
seigneur Jérôme  Veralli,  alors  nonce  du  pape  Paul  III  auprès 
de  la  république.  Il  demanda  de  faire  publiquement  examiner 
une  cause  où  il  devait  paraître,  soit  comme  accusé,  soit  comme 
accusateur. 

Le  Nonce  y  consentit;  à  Venise,  comme  partout  ailleurs,  la 
sentence  rendue  attesta  l'innocence  du  plaignant  et  l'indigne 
conduite  des  accusateurs. 

Tandis  que  ces  événements  se  passaient  en  Espagne  et  à 
Venise,  les  compagnons  du  Saint  continuaient  leurs  études  à 
Paris  (72).  Pierre  le  Fèvre  cependant  s'exerçait  déjà  dans  l'art 
de  gagner  lésâmes  au  service  de  Dieu,  à  l'imitation  de  son  chef. 
On  jugera  mieux  du  fruit  de  ses  travaux,  par  la  décision  d'un 
célèbre  théologien,  que  par  tous  les  détails  que  nous  pourrions 
rapporter.  Cet  homme,  dont  la  science  égalait  la  vertu,  appre- 
nant que  Le  Fèvre  se  disposait  à  partir,  déclara  qu'il  ne  pou- 
vait, sans  pécher  grièvement,  abandonner  le  bien  certain  qu'il 
opérait  à  Paris  pour  d'autres  œuvres  d'un  succès  douteux.  Du 
reste,  ajoutait  ce  docteur,  quelque  grands  qu'on  voulût  bien  les 
supposer,  les  travaux  à  venir  ne  seraient  jamais  aussi  multi- 
pliés que  ceux  auxquels  Le  Fèvre  renonçait.  Il  offrit  même  de 
faire  souscrire  sa  décision  par  tous  les  théologiens  de  la  Facul- 
té de  Paris.  Certainement  si  Dieu  n'avait  mis  lui-même  dans 
les  cœurs  des  disciples,  l'intime  confiance  qu'unis  à  Ignace  ils 
feraient  dans  l'Église  un  bien  extraordinaire,  Le  Fèvre  aurait 
été  dès  lors   fortement  ébranlé    par   une  telle  décision.    Sans 


LIVRE  SECOND.  —  CHAPITRE   IX.  207 

doute  aussi,  il  se  serait  séparé  de  son  chef,  au  risque  de  détour- 
ner ses  compagnons  de  leur  premier  projet.  Fidèle  à  ses  pro- 
messes ne  pouvait-il  pas  craindre,  sinon  de  commettre  une 
grande  faute,  du  moins  de  nuire  à  un  grand  nombre  d'âmes  si 
dociles  à  sa  direction  ?  En  passant  au  delà  des  mers,  pour  cher- 
cher dans  des  contrées  inconnues  des  gens  dont  il  ignorait  le 
langage,  il  n'avait  qu'une  espérance  bien  douteuse  de  travailler 
efficacement  à  leur  salut.  D'ailleurs,  de  cette  entreprise  retirerait  il 
d'autres  fruits  qu'un  mérite  tout  personnel,  unique  récompense 
de  ses  grandes  fatigues  ?  Mais  l'œuvre  de  saint  Ignace  était 
celle  de  Dieu  même.  Rien  donc  ne  put  y  mettre  obstacle,  ni 
cette  première  opposition,  ni  tant  d'autres  suscitées  dans  la 
suite.  Aucun  des  compagnons  d'Ignace  ne  fit  défection.  Bien 
au  contraire,  de  nouveaux  s'adjoignirent  aux  premiers,  et  c'est 
à  Pierre  Le  Fèvre  que  la  Compagnie  doit  cette  conquête. 

Un  des  plus  heureux  talents  de  Pierre  était  une  adresse 
singulière  pour  mêler  les  choses  spirituelles  à  ses  discours  les 
plus  familiers.  Il  parlait  avec  tant  de  simplicité  et  de  force,  qu'il 
imprimait  sans  peine  dans  les  cœurs  la  connaissance  et  l'amour 
des  vérités  célestes.  Il  prenait  part  fort  adroitement  aux  con- 
versations déjà  en  train,  comme  le  pilote  entre  dans  un  navire 
pour  le  conduire  au  port.  Mais  peu  à  peu  il  prenait  en  main  le 
gouvernail,  et  amenait  le  discours  sur  quelque  sujet  utile.  Il 
n'inspirait  aucune  défiance  ;  personne  ne  fuyait  sa  conversation 
qui  était  d'ailleurs  fort  agréable  ;  la  douce  onction  avec  laquelle 
il  présentait  les  plus  importantes  vérités  pénétrait  les  âmes  et 
opérait  souvent  d'admirables  changements. 

C'était  encore  Le  Fèvre  qui  donnait  les  Exercices  spirituels, 
avec  une  telle  habileté,  qu'au  jugement  de  saint  Ignace,  per- 
sonne ne  l'égala  jamais.  Par  cet  ensemble  de  moyens,  il  gagna 
beaucoup  d'âmes  à  Dieu.  Les  nouveaux  compagnons  qu'il  sut 
attirer,  s'appelaient  Claude  Le  Jay,  Paschase  Broèt  et  Jean 
Codure.  Tous  les  trois  étaient  des  hommes  distingués,  docteurs 
en  théologie  ;  les  deux  premiers  étaient  prêtres.  Claude,  né 
près  de  Genève,  avait  reçu  de  Dieu  un  caractère  angélique  et  de 
rares  talents  ;  Paschase  Broèt  (73)  était  de  Bertrancourt,  à  cinq 
lieues  d'Amiens,  et  Jean  Codure,  d'Embrun,  en  Dauphiné. 

Ainsi  les  premiers  Pères  de  la  Compagnie  furent  d'abord  au 


208  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 


nombre  de  dix.  Ce  nombre  même  donna  lieu  aux  hérétiques 
de  soupçonner  d'étranges  mystères.  «  Le  nombre  dix,  dit  le 
«calviniste  Misène,  était  appelé  Atlas  par  les  Pythagoriciens. 
«  Ce  n'est  donc  pas  sans  un  dessein  caché  qu'il  fut  choisi  par  les 
«  premiers  membres  de  la  Compagnie  de  Jésus,  qui  soutient  la 
«  papauté,  comme  Atlas  soutenait  le  monde  (74).  » 

Un  jour  de  l'Assomption,  les  trois  nouveaux  compagnons 
prononcèrent  leurs  vœux  dans  la  petite  église  de  Montmartre, 
pendant  que  les  autres  les  renouvelaient. 

Cependant  la  mort  du  duc  de  Milan,  François  Sforza,  venait 
d'amener  dans  le  Milanais  la  guerre  entre  Charles-Quint  et 
François  Ier;  et  déjà  le  monarque  espagnol  était  entré  en  Pro- 
vence à  la  tête  d'une  nombreuse  armée,  composée  d'allemands, 
d'espagnols  et  d'italiens.  Les  compagnons  d'Ignace  ne  devaient, 
d'après  les  arrangements  pris,  rejoindre  leur  chef  à  Venise,  que 
le  25  janvier  1537.  Mais  ils  jugèrent  nécessaire  de  se  hâter,  pour 
arriver,  s'il  était  possible,  avant  que  les  passages  de  France  en 
Italie  fussent  interceptés  (75).  Quelques-uns  cependant  restèrent 
encore,  pour  régler  leurs  affaires  communes,  et  distribuer  aux 
pauvres  le  peu  qu'ils  possédaient.  Les  autres  s'acheminèrent  vers 
Meaux,  où  tous  devaient  se  réunir  pour  continuer  ensemble  le 
voyage.  Le  premier  départ  eut  lieu  le  15  novembre  1536  (7Ô). 
Parmi  ceux  qui  avaient  pris  les  devants,  se  trouvait  Simon 
Rodriguès.  Tandis  qu'il  attendait  ses  compagnons,  il  reçut  un 
gage  particulier  de  la  protection  divine  :  atteint  tout  à  coup 
d'une  maladie  imprévue,  il  s'en  vit  délivré  d'une  manière  mira- 
culeuse. Voici  comment. 

Un  abcès  considérable  accompagné  d'une  fièvre  ardente  lui 
était  survenu  à  l'épaule.  En  proie  à  de  violentes  douleurs, 
Simon  passa  la  nuit  entière  à  se  rouler  en  délire  sur  la  terre  qui 
lui  servait  de  lit,  dans  une  misérable  auberge.  Mais  une  pensée 
affligeait  surtout  le  malade  :  il  allait  retarder  ses  compagnons, 
qui  probablement  trouveraient  ensuite  les  passages  fermés. 

Quoique  cette  occasion  de  pratiquer  la  patience  lui  parût  pré- 
cieuse, comme  d'autre  part  son  mal  pouvait  mettre  obstacle  à 
l'entreprise  commune,  il  pria  Dieu,  avec  une  humble  ferveur,  de 
jeter  un  regard  propice  sur  les  vertus  de  ses  frères,  et  de  l'ac- 
cepter lui-même  du   moins  pour  leur  serviteur,   s'il  le  jugeait 


LIVRE  SECOND.  —  CHAPITRE  IX.  209 

indigne  de  la  mission  apostolique  vers  laquelle  les  conduisait 
Ignace.  Ceux-ci,  de  leur  côté,  suppliaient  le  Seigneur  de  rendre 
à  Ignace  le  compagnon  qu'il  lui  avait  déjà  donné,  et  de  ne  pas 
permettre  un  retard  funeste  à  leur  projet.  Leurs  prières  furent 
exaucées.  La  maladie  parut  même  n'avoir  été  envoyée  à  Rodri- 
guès  que  pour  prouver  la  protection  spéciale  de  Dieu  par  des 
voies  miraculeuses.  En  effet,  après  toute  une  nuit  d'excessives 
douleurs,  le  malade  s'endormit  vers  le  matin,  d'un  sommeil  léger. 
Quelques  heures  après,  il  se  réveillait  sans  fièvre,  sans  tumeur 
et  sans  aucune  trace  de  son  mal.  Quand  ses  derniers  compa- 
gnons arrivèrent  de  Paris,  il  put  se  remettre  gaiement  en  route 
avec  eux.  Cet  événement  les  confirma  puissamment  dans  leur 
dessein  de  suivre  Ignace  à  travers  toutes  les  difficultés  qu'ils 
pourraient  rencontrer.  Une  autre  épreuve  attendait  Rodriguès  ; 
il  en  triompha  facilement.  Un  de  ses  frères  et  un  ancien  com- 
pagnon d'études,  apprenant  que  son  absence  ne  devait  pas  être 
de  courte  durée,  comme  ils  l'avaient  d'abord  imaginé,  mais  qu'il 
allait  se  mettre  à  la  suite  d'Ignace  et  embrasser  son  genre  de 
vie,  partirent  en  poste. 

Son  frère,  après  l'avoir  rejoint,  se  jeta  dans  ses  bras,  tout 
en  larmes  ;  il  employa,  pour  le  détourner  de  son  projet,  tous 
les  raisonnements  que  la  tendresse  pouvait  lui  suggérer  (77). 
Il  n'oserait  plus,  lui  dit-il,  retourner  en  Portugal,  voir  sa  mère 
se  consumer  de  douleur,  et  s'entendre  reprocher  d'avoir  laissé 
perdre  pour  elle  un  fils  que  son  père  mourant  lui  avait  si  ten- 
drement recommandé.  A  ces  motifs,  dictés  par  l'affection  filiale, 
son  ami  ajoutait  ceux  de  la  justice.  Il  ne  pouvait,  sans  ingrati- 
tude, trahir  les  espérances  du  roi  de  Portugal,  et  lui  faire  perdre 
le  fruit  des  dépenses  faites  jusqu'à  ce  moment.  Jean  III  comp- 
tait le  posséder  un  jour  à  son  service,  et  non  certainement  le 
voir  s'attacher  à  un  homme  chassé  de  partout,  honni  de  tout  le 
monde,  et  dont  on  ignorait  les  véritables  projets.  Tout  fut  inu- 
tile :  ni  larmes,  ni  raisons,  ne  purent  émouvoir  Rodriguès.  Il 
répondit  à  son  frère  et  à  son  ami  de  manière  à  leur  prouver 
qu'il  lui  serait  peut-être  plus  facile  de  les  entraîner  à  sa  suite, 
qu'à  eux  de  le  faire  revenir  en  arrière.  Confus  et  affligés,  ils  le 
quittèrent  et  repartirent  pour  Paris. 

François-Xavier  eut  aussi  des  obstacles  à  surmonter  ;  le  pre- 

Histoire  de  S.  Ignace  de  Loyoia.  14 


210  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 


mier  mérite  à  peine  ce  nom  ;  ce  fut  l'offre  d'un  canonicat,  à 
Pampelune,  offre  qu'il  reçut  au  moment  de  quitter  Paris.  Ce 
noble  cœur,  qui  avait  renoncé  au  pied  de  la  croix  à  tout  ce  qui 
n'était  pas  le  Christ,  aurait  jeté  au  vent  le  monde  entier,  comme 
une  vile  poussière,  s'il  l'eût  tenu  dans  sa  main  :  il  ne  daigna 
même  pas  donner  à  ces  propositions  un  instant  de  réflexion.  Il 
courut  un  plus  grand  danger  par  suite  d'un  excès  de  ferveur  qui 
mit  sa  vie  en  péril. 

En  repassant  dans  son  esprit  les  années  de  sa  jeunesse,  et 
les  fautes  dont  elles  avaient  été  semées,  il  résolut,  à  l'exemple 
de  plusieurs  saints,  d'expier  chacun  de  ses  péchés  en  particulier. 
Or,  en  ce  temps-là,  une  des  récréations  aimées  des  étudiants 
était  l'exercice  delà  course.  D'une  extrême  agilité,  Xavier  avait 
peut-être  apporté  à  ces  concours  un  peu  de  vanité.  Pour  s'en 
punir,  (et  l'on  peut  conclure  qu'il  n'avait  pas  de  grands  crimes  à 
déplorer,puisqu'il  châtiait  si  sévèrement  une  faute  si  légère,)pour 
s'enpunir,dis-je,  ilimaginadeseserrer  fortement  lesbrasetlescuis- 
sesavec  des  cordes  hérissées  de  nœuds.  Ainsi  enchaîné, et  malgré 
la  douleur  que  chaque  pas  renouvelait,  il  se  mit  en  marche  pour 
l'Italie.  Xavier  endura  ce  tourment  avec  constance  pendant  plu- 
sieurs jours  ;  mais  à  la  fin,  les  forces  de  la  nature  n'égalant  pas 
sa  ferveur,  il  se  sentit  défaillir  et  s'avoua  incapable  de  continuer 
le  voyage.  Faire  connaître  la  cause  de  son  mal  était  une  plus 
rude  torture  que  le  mal  lui-même  ;  car  ce  qui  était  à  ses  yeux 
une  simple  expiation,  passerait  aux  yeux  de  tous  pour  l'excès 
d'une  sainte  pénitence.  Il  lui  fallut  pourtant  se  rendre  aux  in- 
stances de  ses  compagnons  et  à  la  nécessité  de  recourir  aux 
remèdes  pour  ne  pas  retarder  inutilement  leur  voyage.  Il  se  ren- 
dit enfin;  quand  il  leur  eut  dévoilé  la  cause  de  ses  souffrances,  ils 
demeurèrent  à  la  fois  frappés  d'admiration  et  consternés  de  dou- 
leur. Les  chairs  étaient  non  seulement  enflammées,  mais  encore 
tuméfiées  au  point  de  recouvrir  entièrement  les  cordes.  Ils  le 
portèrent  à  bras  jusqu'au  plus  prochain  village,  et  firent  appeler 
un  chirurgien.  Celui-ci,  malgré  l'urgente  nécessité  d'une  opéra- 
tion, en  redoutait  le  danger  :  craignant  de  ne  pouvoir  glisser 
l'instrument  sans  attaquer  quelque  nerf,  il  ne  voulait  pas  l'en- 
treprendre. Il  finit  même  par  déclarer  que  la  guérison  d'un  tel 
mal  devait  être  abandonnée  à  celui   pour  l'amour  duquel  ce  mal 


LIVRE  SECOND.  —  CHAPITRE  IX.  211 

avait  été  contracté.  Xavier  accueillit  cette  pensée,  et  encouragea 
si  bien  ses  compagnons,  que  leur  confiance  en  Dieu  augmenta 
en  proportion  de  l'embarras  où  ils  se  trouvaient.  Ils  se  rappelaient 
la  grâce  récemment  accordée  à  Rodriguès,  et  unirent  leurs  ar- 
dentes prières  pour  obtenir  du  Seigneur  une  manifestation 
nouvelle  de  sa  protection.  Il  ne  fallut  pas  de  longues  supplica- 
tions pour  obtenir  ce  que  les  intérêts  même  de  la  gloire  divine 
semblaient  exiger.  Dieu  eût-il  voulu  laisser  périr,  dès  ses  pre- 
miers pas,  un  apôtre  qui  devait  répandre  jusqu'aux  extrémités 
du  monde  la  connaissance  de  son  divin  Fils  ? 

La  nuit  suivante,  le  malade  jouit  d'un  doux  repos,  et,  le 
lendemain,  toutes  les  cordes  se  trouvèrent  rompues.  Les  chairs, 
rendues  à  leur  état  naturel,  non  seulement  n'offraient  plus 
l'apparence  d'une  plaie,  mais  ne  portaient  pas  même  l'empreinte 
des  ligatures. 

Cet  accident  ne  put  engager  Jacques  Laynez  à  modérer  ses 
austérités.  Malgré  sa  mauvaise  santé  il  porta  un  rude  cilice  de- 
puis le  jour  du  départ  de  Paris  jusqu'à  celui  de  l'arrivée  à  Venise. 

Les  difficultés,  les  souffrances  ordinaires  d'un  si  long  voyage 
devaient  paraître  douces  à  de  tels  pèlerins  :  ils  les  surmontèrent 
toutes  par  une  confiance  sans  bornes  dans  la  divine  Providence. 
Ils  cheminaient  à  pied,  pauvrement  vêtus  de  l'habit  un 
peu  long  des  étudiants  de  Paris,  un  bâton  à  la  main  et  sur  le 
dos  un  paquet  de  livres.  Leur  extérieur  était  si  modeste  et  si 
recueilli  que  les  passants  s'arrêtaient  pour  les  regarder  avec 
respect  (?8).  Ils  tombèrent  un  jour  aux  mains  des  soldats  fran- 
çais, postés  à  l'entrée  de  quelques  défilés.  On  leur  demanda 
qui  ils  étaient  et  où  ils  allaient.  La  réponse  devenait  embarras- 
sante ;  car  plusieurs  d'entre  eux  étaient  espagnols,  ce  qu'il  eût 
été  dangereux  d'avouer  (79).  Pendant  ce  colloque,  un  paysan 
qui  s'était  arrêté  pour  les  regarder,  se  tournant  vers  les  soldats  : 
«  Laissez  ces  braves  gens  tranquilles,  leur  dit-il:  ne  voyez-vous 
pas  qu'ils  vont  travailler  à  convertir  quelque  pays?»  Singulières 
expressions  dans  la  bouche  d'un  homme  qui  ne  savait  guère 
de  quoi  il  parlait  ;  elles  auraient  pu  passer  pour  prophétiques, 
si,  au  lieu  de  quelque  pays  seulement,  elles  avaient  désigné  la 
plus  grande  partie  du  globe.  Quoi  qu'il  en  soit  les  voyageurs  en 
furent  quittes  pour  la  peur. 


212  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

Ils  avaient  distribué  l'emploi  de  leurs  journées,  de  manière 
à  la  partager  entre  l'oraison,  la  récitation  des  psaumes  et  les 
pieux  entretiens  que  leur  fournissait  la  méditation  des  choses 
de  Dieu.  Trois  d'entre  eux  étaient  prêtres  et  célébraient  tous 
les  jours  la  sainte  messe,  à  laquelle  les  autres  communiaient. 
En  arrivant  le  soir  à  l'auberge,  et,  le  lendemain  avant  de  se 
remettre  en  route,  tous  ensemble  remerciaient  Dieu,  à  genoux, 
des  bienfaits  reçus  pendant  la  journée,  et  le  suppliaient  de 
leur  continuer  sa  protection. 

Ils  avaient  gardé  quelque  peu  d'argent  pour  subvenir  aux 
dépenses  indispensables  de  la  route  ;  mais  leur  nourriture  était 
grossière  et  peu  abondante  ;  chaque  jour  semblait  être  jour  de 
jeûne.  A  leurs  souffrances  volontaires,  il  fallait  ajouter  les  in- 
commodités inévitables  des  intempéries  de  la  saison.  En 
traversant  la  Lorraine,  la  pluie  ne  cessa  de  tomber,  et,  une 
fois  entrés  en  Allemagne,  la  neige  devint  si  épaisse,  qu'ils 
étaient  quelquefois  obligés  d'attendre  trois  jours  de  suite  avant 
de  se  remettre  en  route. 

Malgré  ces  obstacles  toujours  renaissants,  la  ferveur  de  leur 
âme  leur  rendait  le  joug  doux  et  léger  ;  la  charité  les  embra- 
sait de  ses  ardeurs.  A  voir  leur  union  et  leur  respect  mutuels, 
on  les  eût  pris  volontiers  pour  des  frères.  Dans  son  ami,  chacun 
trouvait  un  serviteur  empressé  :  tous  égaux,  ils  ne  convoitaient 
point  l'autorité  ;  et  quand  il  fallait  prendre  un  parti,  chacun 
donnait-  son  avis,  et  la  majorité  décidait. 

Ils  avaient  pris  leur  chemin  par  l'Allemagne  pour  ne  pas 
rencontrer  l'armée  impériale,  qu'ils  n'eussent  pu  éviter  par  la 
voie  de  Provence.  Mais  ils  tombèrent  au  milieu  des  troupes 
françaises,  en  marche  vers  la  Flandre  par  la  Lorraine.  Les 
continuelles  déprédations  commises  par  les  soldats  rendaient 
alors  les  chemins  si  dangereux,  que  les  habitants  n'osaient  se 
hasarder  à  sortir  de  chez  eux.  Partout  où  paraissaient  nos 
pèlerins,  on  admirait  la  protection  spéciale  de  Dieu  sur  eux,  et 
on  leur  demandait  parfois  s'ils  étaient  venus  à  travers  les  airs, 
tellement  on  était  frappé  de  leur  témérité.  Cette  protection 
parut  bientôt  d'une  manière  plus  visible  encore  :  saisis  un  jour, 
par  des  soldats  français,  ils  s'attendaient  à  subir  un  pénible 
interrogatoire.    L'un    d'eux    s'avisa   alors    de    répondre   qu'ils 


LIVRE  SECOND.  —  CHAPITRE  IX.  213 

étaient  étudiants  de  l'Université  de  Paris  et  que  par  dévotion  ils 
allaient  à  Saint-Nicolas,  lieu  par  où  ils  devaient  véritablement 
passer.  On  ne  leur  adressa  aucune  autre  question.  Ainsi  échap- 
pèrent les  Espagnols,  que  les  troupes  françaises  eussent  indu- 
bitablement retenus  (8o). 

L'Allemagne  offrit  aux  voyageurs  de  nouveaux  périls;  car  s'ils 
reçurent  un  favorable  accueil  des  catholiques,  attendris  jusqu'aux 
larmes  de  voir  ces  neuf  hommes  un  rosaire  suspendu  au  cou,  affi- 
cher ainsi  ouvertement  leur  croyance  dans  des  pays  peuplés  d'hé- 
rétiques ;  il  leur  arriva  souvent  d'être  en  butte  à  la  fureur  des 
ennemis  de  l'Eglise.et  même  d'être  menacés  de  mort.  D'ordinaire 
à  peine  entraient-ils  dans  une  ville  luthérienne,  qu'une  troupe  de 
prédicants  fondait  sur  eux  pour  les  défier  à  la  dispute.  Ils  ne 
refusaient  point  la  discussion,  bien  qu'il  y  eût  peu  d'espoir  de 
convertir  des  gens  dont  la  mauvaise  volonté  surpassait  encore 
l'ignorance  ;  mais  du  moins  n'encouraient-ils  pas  le  reproche 
d'avoir  gardé  le  silence,  et  de  n'avoir  pu  défendre  la  foi  attaquée. 

Entre  eux  tous,  se  distinguait  Jacques  Laynez  qui,  par  la 
vivacité  et  la  solidité  de  ses  réponses,  désespérait  les  prédicants. 
L'un  de  ces  dévoyés  eut  le  courage  de  s'avouer  publiquement 
vaincu.  Malheureusement  ce  fut  Laynez  et  non  la  vérité  qui 
remporta  la  victoire  :  car  le  ministre,  jaloux  de  la  liberté  dont 
il  jouissait  dans  sa  secte,  n'en  abandonna  pas  les  erreurs.  Mais 
cet  aveu  public  fut  d'un  grand  avantage  aux  témoins  de  la 
scène  ;  ils  purent  apprendre  par  là,  à  ne  pas  se  fier  aux  ensei- 
gnements d'un  homme  qui,  tout  en  connaissant  ses  erreurs, 
continuait  à  les  professer. 

Ce  qu'on  admirait  dans  ces  pauvres  pèlerins,  à  l'égal  de  leurs 
talents,  c'était  une  retenue,  une  humilité  qui  contrastaient 
singulièrement  avec  les  dérèglements  et  l'orgueil  des  ministres. 
Au  défaut  d'arguments,  ces  derniers  suppléaient  toujours  par 
les  injures  ;  ils  croyaient  ainsi  paraître  mépriser  les  coups  qu'en 
réalité,  ils  ne  pouvaient  parer.  Toutefois,  si  l'ignorance  applau- 
dissait à  leurs  déclamations,  les  gens  sages  se  sentaient  attirés 
vers  nos  religieux,  dont  la  modestie  les  charmait  et  gagnait 
leur  estime.  Souvent,  après  les  avoir  logés  et  défrayés,  ils  leur 
donnaient  encore  des  guides  pour  diriger  leur  marche  et  en 
assurer  la  tranquillité. 


214  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

A  seize  milles  de  Constance,  dans  un  bourg  exclusivement 
peuplé  de  luthériens,  vivait  un  ministre  qui,  de  pasteur  du  trou- 
peau, était  devenu  par  son  apostasie  un  loup  dévorant.  Un 
jour  il  vit  entrer  nos  voyageurs  à  l'hôtellerie,  et  les  reconnais- 
sant aussitôt  pour  catholiques,  il  réunit  promptement  les  ha- 
bitants pour  les  rendre  témoins  de  la  grande  victoire  qu'il  allait 
remporter  sur  les  neuf  papistes.  Sans  laisser  aux  voyageurs  un 
instant  de  repos,  il  vint  donc  les  défier  dans  une  conférence 
publique.  Ceux-ci  acceptèrent  avec  joie.  Jacques  Laynez,  dont 
le  sang-froid  naturel  égalait  le  zèle  ardent,  entra  le  premier  en 
lice.  La  lutte  durait  déjà  depuis  plusieurs  heures,  au  grand  dépit 
du  ministre  qui,  ayant  compté  écraser  ses  adversaires  en  masse 
(car  c'était  un  homme  fort  habile),  ne  pouvait  même  se  débar- 
rasser du  premier.  Enfin,  fatigué  ou  découragé  :  «  Faisons  une 
trêve,  dit-il,  soupons  ensemble  en  bon  accord,  puis  nous  repren- 
drons la  discussion.  » 

On  accepta  une  nouvelle  discussion,  mais  non  le  souper.  La 
sagesse  fut  du  côté  des  papistes,  dont  le  repas  fut  frugal  ;  quant 
au  ministre,  il  but  avec  intempérance  et  sa  tête  s'échauffa.  Le 
couvert  enlevé,  la  dispute  recommença,  et  les  deux  champions 
furent  entourés  de  nombreux  spectateurs,  qui,  accourus  au 
premier  assaut,  attendaient  l'issue  du  second.  Mais  la  discussion 
devenait  de  plus  en  plus  aigre  ;  les  libations  copieuses  du 
ministre  donnaient  à  sa  verve  et  à  ses  propos  des  expressions 
qui  passaient  les  limites  d'une  simple  dispute  théologique.  Il 
y  avait  entre  Laynez  et  lui  toute  la  différence  qui  sépare  un 
homme  dans  la  plénitude  de  sa  raison  d'un  buveur  qu'exaltent 
les  fumées  du  vin.  D'autre  part  les  arguments  du  catholique 
devenaient  écrasants.  Honteux  de  cette  défaite  imprévue,  le 
ministre  finit  par  s'écrier  :  «  Eh  bien  !  vous  triomphez,  je  n'ai 
«  rien  à  vous  répondre  :  voulez-vous  quelque  chose  de  plus  ? 
«  —  Oui,  répondit  un  des  compagnons  de  Laynez,  puisque  vous 
«  reconnaissez  vos  erreurs,  vous  devez  les  abandonner  et  en 
«  retirer  aussi  ces  âmes  que  vous  y  avez  entraînées.  Pourquoi 
«  vous  obstiner  à  enseigner  ce  que  la  présence  de  la  vérité  suffit 
«  à  faire  évanouir  ?  Ignorez-vous  qu'errer  dans  la  foi,  et  plus 
«  encore  propager  l'erreur,  c'est  courir  à  la  mort  éternelle  ?»  A 
ces    mots,    le     malheureux    entra    en     fureur,    si    bien    que, 


LIVRE  SECOND.  —  CHAPITRE  IX.  215 


renonçant  à  discourir  en  latin,  comme  il  avait  fait  jusqu'alors, 
il  se  mit  à  débiter  en  allemand  mille  menaces.  Il  saurait  bien, 
disait-il,  prouver  qu'il  pouvait  se  défendre  autrement  que  par 
des  raisons  ;  il  commencerait  par  les  faire  tous  mettre  aux  fers, 
en  attendant  le  reste.  Là-dessus,  il  se  retira  en  blasphémant. 
On  expliqua  bientôt  aux  pèlerins  les  paroles  du  ministre,  et 
on  leur  conseilla  de  partir  en  toute  hâte  ;  car  cet  homme  jouis- 
sait d'un  grand  crédit  dans  le  pays  et  pourrait  faire  plus  encore 
qu'il  n'avait  annoncé.  Mais  ils  ne  voulurent  point  paraître  aban- 
donner par  leur  fuite  la  foi  catholique  qu'ils  avaient  si  bien 
défendue  par  leurs  arguments.  Mourir  pour  elle,  n'était-ce  point 
le  plus  grand  bonheur  qu'ils  pussent  désirer  ?  Qu'allaient-ils 
chercher  en  Palestine  ?  La  mort  pour  la  Foi  ;  et  ils  la  trouvaient 
en  Allemagne  ! 

On  passa  la  plus  grande  partie  de  la  nuit  à  se  fortifier  et  à 
s'encourager.  Le  lendemain,  tandis  que  le  ministre  se  ressen- 
tait encore  de  son  intempérance,  un  jeune  homme,  de  belle 
figure  et  de  haute  taille,  âgé  d'environ  trente  ans,  se  présenta  à 
l'auberge,  et,  d'un  air  affable,  invita  les  étrangers  à  le  suivre.  Il 
parlait  allemand  ;  on  ne  le  comprit  pas.  Il  eut  alors  recours  aux 
signes  ;  tous  se  levèrent  et  le  suivirent,  sans  s'informer  du  lieu 
où  il  les  conduisait.  Il  sortit  du  bourg  par  des  sentiers  détournés 
et,  se  retournant  de  temps  en  temps,  leur  faisait  signe  de  ne  rien 
craindre.  Ceux-ci  ne  craignaient  pas  en  effet,  mais  étaient  fort 
étonnés  ;  car  ils  ne  suivaient  aucun  sentier  battu.  Cependant 
leur  chemin,  au  premier  abord  impraticable,  devenait  ensuite 
très  facile  ;  d'ailleurs  le  pays  entier  était  couvert  de  neiges 
épaisses,  et  seul  ce  chemin  s'en  trouvait  exempt. 

Après  une  marche  d'environ  dix  milles,  ils  arrivèrent  à  la 
grande  route.  Là,  leur  conducteur  les  quitta  avec  mille  marques 
de  bienveillance.  Si  ce  n'était  point  un  ange,  sous  une  figure 
humaine,  comme  quelques-uns  le  crurent,  c'était  du  moins  un 
homme  qui  avait  rempli  auprès  d'eux  le  ministère  d'un  ange, 
en  les  délivrant  de  la  mort,  ou  de  la  prison. 

Au  delà  de  Constance,  à  peu  de  distance  d'un  village,  ils 
virent  une  femme  sortir  d'un  hôpital.  A  leurs  rosaires,  elle  les 
reconnut  pour  catholiques  et  vint  au-devant  d'eux  avec  de 
grandes  démonstrations  de  joie.  Les  ayant  joints,  elle  leva  au 


216  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 


ciel  des  yeux  pleins  de  larmes,  leur  donna  de  grands  témoi- 
gnages de  respect,  puis  s'approchant,  baisa  leurs  croix  et  les 
rosaires  qu'ils  portaient  au  cou.  Elle  leur  disait  en  allemand  une 
foule  de  choses  qu'ils  ne  purent  comprendre,  mais  qui  leur  pa- 
rurent l'expression  d'une  foi  et  d'une  piété  ardentes.  Ils  en 
furent  plus  assurés  encore,  lorsqu'après  les  avoir  engagés  par 
signes  à  l'attendre  quelques  instants,  elle  courut  à  l'hôpital,  et 
en  revint  bientôt  avec  des  rosaires,  des  fragments  de  croix  et 
des  débris  de  petites  statues  de  la  Vierge,  qu'elle  avait  recueil- 
lis avec  vénération,  après  le  passage  des  hérétiques.  Les  servi- 
teurs de  Dieu,  profondément  touchés  des  insultes  faites  à  ces 
objets  sacrés,  se  prosternèrent  sur  la  terre  couverte  de  neige, 
pour  rendre  hommage  à  ces  emblèmes  de  la  foi  catholique. 

Cependant  cette  femme  reprit  son  trésor,  marcha  devant 
eux,  et,  à  l'entrée  du  bourg,  se  mit  à  les  montrer  du  doigt,  en 
s'écriant  à  haute  voix  :  «  Vous  le  voyez,  malheureux,  il  n'est 
«  pas  vrai  comme  vous  le  dites,  que  tout  le  monde  ait  embrassé 
«  la  doctrine  de  votre  Luther,  et  qu'on  ne  trouve  plus  trace  de 
«  la  religion  romaine  !  Et  ceux-ci  :  d'où  viennent-ils  ?  où  vont- 
«  ils  ?  Ils  sortent  du  monde  pour  aller  prêcher  encore  la  foi 
«  catholique  ;  cela  ne  me  surprend  pas,  car  je  ne  vous  ai  jamais 
«  crus  ;  mais  vous,  ne  me  traitiez-vous  pas  de  folle,  pour  n'avoir 
«  pas  voulu  ajouter  foi  à  vos  discours  ?  Au  contraire,  c'était  vous 
«  qui  aviez  perdu  la  raison.  » 

Les  Pères  se  firent  expliquer  ces  paroles  prononcées  en  alle- 
mand, et  apprirent  que  cette  femme  était  une  fidèle  catholique, 
que  ni  promesses,  ni  menaces,  n'avaient  pu  attirer  au  luthéra- 
nisme. Chassée  de  ce  pays,  comme  folle,  elle  avait  été  réduite  à 
se  retirer  à  l'hôpital  des  pestiférés.  Cette  aventure  attira  auprès 
des  voyageurs  quantité  de  ministres,  jaloux  de  disputer  avec 
eux  ;  mais  la  moisson  fut  stérile,  car  les  hérétiques,  poussés  à 
bout  par  l'argumentation,  recouraient  sans  cesse  aux  textes  de 
l'Écriture  dans  une  bible  allemande,  tronquée  et  falsifiée  (8l). 


— *©f 


:—    Chapitre  ùtjrtème*    — *— 


Î^^X^vï^; 


Travaux  et  charité  des  compagnons  d'Ignace  dans  les  hôpitaux 
de  Venise.  —  Voyage  à  Rome,  retour  à  Venise.  —  Les  compagnons 
d'Ignace  se  dispersent  dans  plusieurs  villes.  —  Leurs  prédica- 
tions. —  Charité  d'Ignace  envers  un  de  ses  compagnons  malade. 
—  Mort  du  Père  Hozès.  —  Travaux  et  souffrances  à  Ferrare  et  à 
Bologne.  — Départ  pour  Rome.  —  Vision  d'Ignace  aux  approches 
de  la  Ville  éternelle. 


ggggfff^pKT,    fut   le   voyage    des    neuf  compagnons 

[S  d'Ignace,   de   Paris  jusqu'à  leur  entrée   en 

Italie.     Ils    le    firent    en    cinquante-quatre 

jS  jours,  marqués  par  de  grandes  souffrances 

f   et  de  continuels  dangers.  Mais  ils  oublièrent 

â    toutes  leurs  fatigues  en  revoyant  à  Venise, 


ysppppppp, 


|§  le  8  janvier  1537, leur  vénérable  Père  qui  les 
accueillit  avec  des  larmes  de  joie.  Ignace  bénissait  Dieu,  non 
seulement  de  lui  avoir  rendu  en  bonne  santé  ses  six  premiers 
compagnons,  mais  encore  de  leur  avoir  adjoint  trois  nouveaux 
frères  non  moins  précieux.  Il  ne  voulut  pas  les  laisser  s'ache- 
miner aussitôt  vers  Rome,  mais  leur  conseilla,  en  attendant  une 
meilleure  saison,  de  prendre  quelque  repos,  le  repos  des  saints, 
qui  consiste  plutôt  à  changer  de  fatigues  qu'à  les  éviter.  Dans 
cette  vue,  ils  se  partagèrent  deux  hôpitaux  ;  Xavier  se  fixa  aux 
Incurables,  et  Ignace  à  Saint-Jean  et  Saint-Paul  (S2).  Personne 
ne  nous  a  laissé  un  récit  détaillé  des  exemples  privés  et  publics 
de  charité,  de  mortification  qu'ils  donnèrent  en  ces  lieux,  mais, 
d'après  le  peu  qui  en  est  parvenu  à  notre  connaissance,  nous 
pouvons  conjecturer  que,  même  parmi  des  hommes  d'une  vertu 
peu  ordinaire,  ils  auraient  trouvé  des  admirateurs.  A  peine 
oserait-on  raconter  quelques-uns  de  ces  traits  héroïques.  Prié 
de  donner  ses  soins  à  un  infirme  atteint  d'un  mal  contagieux  et 
'  repoussant,  l'un  d'eux  pour  surmonter  les  répugnances  de  la  na- 
ture, porta  ses  doigts  à  la  bouche  après   le  pansement.   Xavier 


218  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

fit  plus  encore  :  il  appliqua  ses  lèvres  et  sa  langue  sur  la  plaie 
fétide  d'un  incurable.  Un  autre,  dans  un  moment  de  presse,  où, 
faute  de  lit,  on  allait  renvoyer  de  l'hôpital  Saint-Jean,  un  mal- 
heureux lépreux,  s'offrit  à  partager  le  sien  avec  lui.  Le  lendemain 
matin,  il  se  trouva  couvert  de  lèpre,  et  le  malade  avait  disparu 
de  l'hôpital  ;  mais  le  martyr  de  la  charité  ne  se  repentit  pas  de 
son  acte  de  dévouement.  Il  crut  en  avoir  trouvé  la  récompense, 
en  se  procurant  une  occasion  de  souffrir  et  d'exercer  sa  patience. 
L'épreuve  fut  courte  ;  dès  le  lendemain  Dieu  le  guérissait  mi- 
raculeusement (83).  C'était  là  la  folie  de  la  croix  et  de  la  mortifi- 
cation. Du  reste  les  services  journaliers  que  ces  dix  Pères  ren- 
daient aux  malades,  pouvaient  bien  être  considérés  comme  un 
continuel  exercice  de  toutes  les  vertus.  Panser  les  plaies,  laver 
et  porter  entre  leurs  bras  les  malades  les  plus  dégoûtants,  les 
veiller  pendant  la  nuit,  les  consoler,  prier  avec  eux,  leur  appren- 
dre à  supporter  leurs  maux  avec  mérite,  ou  à  recevoir  la  mort 
avec  résignation,  enfin  ensevelir  les  morts  :  telles  étaient  leurs 
constantes  occupations.  Ils  s'y  livraient  avec  cette  modestie, 
cette  sainte  allégresse  qu'éprouvent  ceux  qui,  se  dévouant  au 
service  des  pauvres,  reconnaissent  Jésus-Christ  dans  leurs 
personnes.  Bientôt  tous  les  yeux  furent  fixés  sur  eux,  et  les 
principaux  sénateurs  de  la  république  venaient  souvent  contem- 
pler un  spectacle,  dont  la  sublime  nouveauté  leur  arrachait  des 
larmes  d'attendrissement  (84). 

Les  Pères  restèrent  dans  les  hôpitaux  jusque  vers  la  fin  du 
carême.  Enfin,  deux  mois  et  demi  après  leur  arrivée  à  Venise, 
tous  à  l'exception  d'Ignace,  partirent  pour  Rome.  Une  sage 
prudence  l'avait  retenu  ;  on  pouvait  raisonnablement  craindre 
une  issue  fâcheuse  pour  le  but  de  leur  voyage,  s'il  fût  arrivé  à 
Rome  avec  eux.  A  Venise,  il  avait  trouvé  Don  Jean-Pierre  Csf- 
rafa  peu  favorablement  disposé  pour  lui  ;  et  comme  cette  Émi- 
nence  était  alors  à  Rome,  l'opposition  d'un  pareil  personnage 
aurait  pu  être  dangereuse  pour  les  projets  du  saint  Fondateur. 
La  suite  fit  voir  que  cette  crainte  n'était  pas  dénuée  de  fonde- 
ment. Des  notes  laissées  par  le  P.  Jacques  Laynez  nous  mon- 
trent en  effet  ce  cardinal,  sous  l'inspiration  d'un  zèle  peu  éclairé, 
quoique  avec  de  bonnes  intentions,  tout  disposé  à  s'opposer  aux 
desseins  d'Ignace. 


LIVRE  SECOND.  —  CHAPITRE  X.  219 

Cependant  nos  pèlerins  étaient  en  marche  et  trouvaient,  plus 
que  dans  leurs  autres  voyages,  ces  occasions  de  souffrances  si 
passionnément  recherchées  et  aimées.  En  quittant  Venise,  pour 
gagner  Ravenne,  ils  suivirent  la  plage  pendant  trois  jours.  Ils 
n'obtinrent  même  pas  un  morceau  de  pain.  Après  les  austérités 
et  les  fatigues  de  Venise,  c'en  fut  assez  pour  les  exténuer  ;  plu- 
sieurs tombèrent  incapables  de  faire  un  pas  de  plus,  au  grand 
chagrin  de  leurs  compagnons.  Ils  furent  réduits  à  une  telle  ex- 
trémité, qu'étant  entrés,  le  dimanche  de  la  Passion,  dans  un 
bois  de  pins,  ils  se  mirent  à  cueillir  quelques  pommes  encore 
vertes  et  amères,  pour  s'en  nourrir  :  mais  ils  durent  bientôt  y 
renoncer.  L'humidité  d'une  saison  extrêmement  pluvieuse  les 
exposa  aussi  à  de  continuelles  incommodités.  Après  avoir  été 
mouillés  pendant  toute  la  journée,  ils  passaient  souvent  la  nuit  en 
plein  air  ;  heureux  de  trouver  quelques  bottes  de  paille  pour  s'en 
couvrir  ou  s'y  étendre  !  Sans  argent  pour  payer  le  passage  des 
fleuves,  ils  étaient  obligés  d'abandonner  aux  bateliers,  tantôt  un 
vieux  couteau,  tantôt  un  encrier,  ou  enfin  quelqu'autre  petit 
objet  à  leur  usage,  quelquefois  même  une  partie  de  leurs  pauvres 
vêtements.  Entre  Ravenne  et  Ancône,  pour  satisfaire  un  bate- 
lier mécontent,  l'un  d'eux,  non  encore  dans  les  ordres,  se  vit 
contraint  de  mettre  son  Bréviaire  en  gage,  pendant  que  ses 
compagnons  restaient  en  otage.  De  retour  avec  le  prix  demandé, 
il  les  délivra  et  parcourut  ensuite  la  ville  d'Ancône,  en  deman- 
dant l'aumône  pour  dégager  son  Bréviaire. 

Quelquefois  il  fallut  faire  des  milles  entiers  dans  l'eau  jusqu'à 
la  ceinture  et  même  jusqu'à  la  poitrine.  Un  des  voyageurs  reçut 
la  récompense  immédiate  de  ses  fatigues.  Il  soufflait  d'une 
jambe,  par  suite  d'un  échauffement  :  or  Dieu  permit  qu'il  sortît 
de  cet  étrange  bain  parfaitement  guéri. 

A  Ravenne,  l'hôpital  leur  procura  un  moment  de  repos.  Mais 
on  ne  leur  donnait  qu'un  lit.  Trois  d'entr'eux,  plus  fatigués  que 
les  autres,  devaient  en  profiter  ;  quand  ils  virent  l'horrible  saleté 
des  draps,  ils  se  décidèrent  à  s'en  servir  par  vertu  plutôt  que 
par  nécessité.  Simon  Rodriguès,  l'un  des  trois,  y  renonça  et 
s'étendit  à  terre,  trouvant  ce  lit  plus  dur,  peut-être,  mais  aussi 
plus  décent.  Pris  d'un  violent  remords  pour  avoir  fui  cette  mor- 
tification, il  résolut  de  s'en  punir  à  la  première  occasion. 


220  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

Cependant  ceux  qui  rencontraient  nos  pèlerins,  tous  étran- 
gers, tous  vêtus  de  la  même  manière  et  tous  se  dirigeant  vers 
Rome,  les  prenaient  pour  des  malfaiteurs  venus  en  Italie,  afin 
de  se  faire  relever  de  quelques  censures,  ou  absoudre  de  quelques 
crimes  énormes.  Ils  marchaient  trois  à  trois,  un  prêtre  par 
bande,  Espagnols  et  Français,  mêlés,  tous  unis  de  cœur  comme 
s'ils  fussent  nés  citoyens  d'une  même  patrie,  ou  fils  d'une  même 
mère.  Chacun  souffrait  plus  des  maux  de  ses  compagnons  que 
des  siens  propres  et  avant  de  penser  à  soi,  s'occupait  toujours  de 
ses  frères.  «  Lorsque  je  parcourais  Ancône,  dit  un  de  ces  Pères, 
«  pour  recueillir  en  aumônes  de  quoi  racheter  mon  Bréviaire, 
«  j'aperçus,  sur  la  grande  place,  un  des  nôtres  qui,  mouillé  et 
«  pieds  nus,  s'adressait  aux  femmes  du  marché  pour  en  obtenir, 
«  soit  un  fruit,  soit  quelques  légumes.  Je  m'arrêtai  à  le  considé- 
«  rer,  et,  me  rappelant  la  noblesse  de  sa  naissance,  les  richesses 
«  qu'il  avait  abandonnées,  ses  grands  talents  naturels,  l'étendue 
«  de  ses  connaissances  acquises,  et  les  vertus  qui  lui  auraient 
«  donné  tant  de  prestige  dans  le  monde,  je  me  sentais  profondé- 
«  ment  touché  et  indigne  d'être  le  compagnon  de  tels  hommes. 
«  Ces  réflexions  me  frappaient  souvent  et  redoublaient  avec  mon 
«  admiration  pour  eux,  le  désir  de  les  servir  (8s).  » 

Il  plut  à  Dieu  de  les  consoler  quelquefois  par  les  témoignages 
d'une  protection  particulière.  Il  suffi rad'en  rapporter  un  exemple  : 
Après  avoir  passé  trois  jours  à  Lorette,  après  y  avoir  abondam- 
ment goûté  les  douces  joies  de  la  piété,  refaits  d'esprit  et  de 
corps,  ils  s'acheminèrent  vers  Rome.  Ils  arrivèrent  à  Tolentino, 
de  nuit,  sans  avoir  même  un  morceau  de  pain,  pour  réparer  les 
fatigues  du  jour.  La  pluie  tombait  à  torrents.  Ils  ne  rencon- 
trèrent personne  à  qui  demander  la  charité.  Trois  d'entr'eux 
allaient  en  avant,  d'autres  suivaient  le  long  des  murs  pour  se 
garantir  un  peu  de  la  pluie,  l'un  (86)  marchait  au  milieu  de  la  rue, 
n'ayant  à  craindre  ni  de  se  mouiller,  ni  de  se  salir  plus  qu'il  ne 
l'était  déjà.  Ce  dernier  vit  tout  à  coup  venir  à  lui,  au  milieu  de 
la  boue,  un  homme  de  belle  taille  et,  autant  qu'il  put  en  juger, 
d'une  figure  agréable.  L'inconnu  arrêta  le  voyageur,  lui  prit  la 
main,  y  mit  quelques  pièces  de  monnaie  et  se  retira  sans  mot 
dire.  A  la  première  auberge,,  ils  achetèrent  un  peu  de  pain,  du 
vin   et  des   figues  sèches,  magnifique  repas  pour  eux   et  pour 


LIVRE  SECOND.   —  CHAPITRE  X.  221 


quelques  mendiants  avec  lesquels  ils  le  partagèrent.  Arrivés  à 
Rome,  chacun  se  rendit  d'abord  à  l'hôpital  de  sa  propre  nation. 
Ils  furent  ensuite  tous  recueillis  dans  celui  de  Saint-Jean  et  y 
reçurent  une  nourriture  pauvre,  mais  suffisante  pour  des  hommes 
accoutumés  à  ne  vivre  que  d'aumônes. 

Pierre  Ortiz,  nous  l'avons  vu  ailleurs,  s'était  montré  très  hos- 
tile aux  intérêts  d'Ignace.  Il  se  trouvait  précisément  alors  à  Rome, 
où  il  vit  et  reconnut  nos  pèlerins.  Il  était  chargé  de  défendre 
auprès  du  Saint-Siège,  et  au  nom  de  Charles-Quint,  la  cause"  de 
Catherine  d'Aragon,  si  indignement  répudiée  par  Henri  VIII, 
roi  d'Angleterre.  A  cette  époque  de  sa  vie,  ses  premiers  senti- 
ments à  l'égard  d'Ignace  avaient  bien  changé.  La  vertu  du 
Saint  avait  ou  dissipé  les  préjugés  anciens,  ou  triomphé  d'inté- 
rêts mal  entendus.  Après  s'être  assuré  que  le  Saint  n'était  pas 
venu  à  Rome,  Ortiz  voulut,  par  égard  pour  lui,  parler  lui-même 
de  ses  compagnons  au  Souverain  Pontife,  Paul  III.  Il  loua 
leurs  vertus  et  leurs  talents  ;  il  fit  valoir  leur  pauvreté  volon- 
taire, leur  zèle  ardent  pour  le  salut  des  âmes,  et  apprit  au  Pape 
qu'ils  venaient  demander  avec  la  bénédiction  de  Sa  Sainteté  la 
permission  de  passer  en  Palestine  pour  y  prêcher  l'Évangile. 
Le  Saint-Père  voulut  les  voir  et  les  entendre.  Il  avait  coutume, 
pendant  son  dîner,  d'écouter  tantôt  des  discours,  tantôt  des 
discussions  entre  des  hommes  lettrés;  il  invita  donc  les  nouveaux 
venus  à  y  prendre  part  le  jour  suivant.  Pierre  Ortiz  les  con- 
duisit. Le  Pontife  fut  très  satisfait  :  il  ne  savait  ce  qu'il  devait  le 
plus  admirer,  ou  de  leur  modestie,  en  traitant  les  questions 
proposées,  ou  de  leur  pénétration  d'esprit  et  de  la  profondeur 
de  leur  science.  Il  leur  exprima  lui-même  sa  satisfaction  par  ces 
paroles  affables  qu'il  leur  adressa  quand  il  se  leva  pour  les 
quitter  :  Nous  sommes  heureux,  dit-il,  de  trouver  réunies  tant 
ci' érudition  et  a" humilité.  Paul  leur  demanda  ensuite  ce  qu'il 
pouvait  faire  pour  eux,  et  voyant  qu'ils  ne  désiraient  que  ce  que 
Pierre  Ortiz  avait  déjà  sollicité  en  leur  nom,  il  étendit  les  bras 
comme  pour  les  presser  tous  sur  son  cœur,  et  les  bénit.  En  ce 
moment,  ajouta-t-il,  on  travaille  à  former  une  ligue  entre  le 
Pape,  l'Empereur  et  la  république  de  Venise  contre  les  Turcs  ; 
il  ne  croyait  donc  pas  le  voyage  de  Terre-Sainte  possible  cette 
année.  Par  ordre  du  Pape,  une  aumône  de  soixante  écus  leur  fut 


222  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 


ensuite  transmise,  avec  l'autorisation  expresse  pour  tous  ceux 
qui  n'étaient  pas  encore  prêtres,  y  compris  Ignace,  alors  absent, 
de  recevoir  les  ordres  sacrés  de  quelque  évêque  que  ce  fût,  à 
titre  de  pauvres  volontaires,  du  reste  suffisamment  instruits. 
Bientôt  après,  la  Pénitencerie  délivra,  le  27  avril  1537,  une  dis- 
pense d'âge  pour  Alphonse  Salmeron,  avec  faculté  de  le  faire 
ordonner  dès  qu'il  aurait  atteint  ses  vingt-trois  ans  (s?). 

Cependant  les  Pères  ne  tardèrent  pas  à  reprendre  leur  chemin 
de  Venise.  Leur  nouveau  voyage  se  fît  comme  le  premier.  Us 
/gardaient  l'aumône  du  Pape  et  cent  quarante  écus  (ss)  donnés  par 
de  pieux  Espagnols  pour  fournir  aux  frais  de  leur  passage  en 
Palestine.  Arrivés  à  Venise,  ils  reprirent  dans  les  hôpitaux  leurs 
anciennes  occupations, et  le  jour  de  la  fête  de  saint  Jean-Baptiste, 
ils  renouvelèrent  en  présence  du  nonce  Veralli,  leurs  vœux  de 
chasteté  et  de  pauvreté.  Ils  furent  ordonnés  un  peu  plus  tard. 
En  cette  dernière  circonstance,  ils  surabondèrent  de  consolations 
célestes,  telles  que  Mgr  Vincent  Nigusanti,  l'évêque  ordinant, 
y  participa.  Ce  prélat  déclarait  dans  la  suite  qu'aucune  ordina- 
tion faite  par  lui  n'avait  pénétré  son  cœur  de  si  tendres  senti- 
ments de  piété.  Les  nouveaux  prêtres  attendirent,  pour  célébrer 
leur  première  messe,  une  solennité  particulière.  Ignace  seul  vou- 
lut s'y  préparer  pendant  une  année  entière,  et  prolongea  même 
le  délai  fort  au-delà  de  ce  terme.  Ce  ne  fut  qu'au  mois  de  dé- 
cembre de  l'année  suivante,  en  l'église  de  Sainte-Marie-Ma- 
jeure de  Rome,  dans  la  chapelle  de  la  Nativité,  et  le  jour  même 
de  Noël,  qu'il  offrit  au  Seigneur,  avec  son  premier  sacrifice, 
l'oblation  de  lui-même  pour  sa  plus  grande  gloire  (89). 

Cependant  l'espérance  de  passer  en  Palestine  diminuait  de 
jour  en  jour.  La  guerre  avait  éclaté  entre  le  sultan  Soliman  et  la 
république  de  Venise  ;  de  nombreuses  flottes  allaient  sillonner 
les  mers.  En  attendant  l'issue  des  événements,  les  compagnons 
d'Ignace,  restés  à  Venise,  plutôt  pour  accomplir  leur  vœu  que 
dans  l'espérance  de  pouvoir  entreprendre  leur  voyage,  voulurent 
se  préparer  dignement  à  offrir  leur  premier  sacrifice  (9°).  Ils  se 
retirèrent  dans  différentes  solitudes,  où,  loin  du  bruit,  et  comme 
hors  de  ce  monde,  ils  pouvaient  mieux  rentrer  en  eux-mêmes  et 
s'unir  à  Dieu.  Dans  cette  vue,  ils  se  dirigèrent,  Ignace,  Le 
Fèvre  et  Laynez  vers  Vicence  ;  Xavier  et  Salmeron  vers  Mon- 


LIVRE  SECOND.  —  CHAPITRE  X.  223 

felice  ;  Codure  et  Hozès  vers  Trévise  ;  Le  Jay  et  Rodriguès 
vers  Bassano  ;  Paschase  Broé't  et  Bobadilla  vers  Padoue.  S'ils 
trouvaient  aux  environs  de  ces  villes  une  chaumière  abandon- 
née, ils  s'y  établissaient  ;  la  terre  nue  leur  servait  de  lit  ;  un  pain 
mendié  était  toute  leur  nourriture,  et  l'eau  pure  leur  boisson.  Ils 
passaient  plusieurs  heures  en  oraison,  et  se  livraient  à  la  péni- 
tence chacun  selon  sa  ferveur. 

Manrèse  se  retrouva  pour  Ignace  à  Vicence  ;  mêmes  visions 
célestes,  mêmes  délices  spirituelles,  même  abondance  des  plus 
douces  larmes,  au  point  que  ses  yeux  en  restèrent  atteints  d'une 
grande  faiblesse  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie. 

Après  quarante  jours  de  sainte  retraite,  tous  en  sortirent  pour 
commencer  à  répandre  sur  d'autres  âmes  l'esprit  vraiment  divin 
dont  ils  se  sentaient  remplis.  Ils  se  mirent  immédiatement  à  V 
prêcher.  L'église  pour  eux,  c'était  la  place  publique,  et  la  chaire, 
le  premier  banc  venu.  Du  geste  et  de  la  voix,  ils  invitaient  les  l 
passants  à  s'arrêter  ;  et  ceux-ci,  attirés  par  la  nouveauté  du  spec- 
tacle, ne  manquaient  pas  d'accourir.  Mais  la  force  de  l'esprit  de 
Dieu  parlait  par  leur  bouche.  Bien  que  la  langue  italienne  leur 
fût  encore  peu  familière,  leur  parole  était  si  efficace,  que  beaucoup 
de  gens,  venus  uniquement  dans  l'espérance  de  s'amuser,  s'en 
retournaient  les  larmes  aux  yeux.  L'extérieur  des  nouveaux 
prêtres  répondait  bien  à  leurs  enseignements.  Ils  parlaient  tou- 
jours sur  la  nécessité  de  la  pénitence,  et,  à  voir  leurs  figures 
pâles  et  décharnées,  il  était  facile  de  juger  à  quel  point  ils  pra- 
tiquaient cette  vertu.  Leurs  prédications  finies,  ils  retournaient 
dans  leurs  chaumières  abandonnées. 

Pendant  qu'ils  se  livraient  à  ces  saintes  occupations,  il  plut 
au  Seigneur  d'éprouver  plusieurs  d'entre  eux,  par  des  maladies 
dangereuses,  fruits  probables  de  souffrances  antérieures.  Simon 
Rodriguès  fut  atteint  des  premiers.  Il  habitait  avec  Claude  Le 
Jay  un  ermitage  nommé  Saint-Vit,  situé  près  de  Bassano,  où 
un  saint  vieillard,  nommé  Antoine,  les  avait  recueillis.  Cet 
homme  de  Dieu,  qui  avait  déjà  reçu  d'autres  hommes  venus  à 
lui  pour  partager  son  genre  de  vie,  et  s'en  était  ensuite  vu  aban- 
donné, sa  pénitence  étant  trop  austère,  avait  résolu  de  vivre 
seul  à  l'avenir.  Mais  il  ouvrit  sa  porte  à  ses  deux  nouveaux  hôtes 
et  leur  offrit,   dans  un  coin   de  sa  cellule,  une  grande  table  nue 


224  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

pour  lit.  On  peut  le  dire  :  ce  fut  un  soulagement  pour  des  hommes 
accoutumés  à  coucher  sur  la  terre.  Tous  trois  se  levaient  la  nuit, 
pour  prier  et  chanter  des  psaumes. 

Vers  le  mois  de  septembre,  Rodriguès  tomba  malade  ;  le  dan- 
ger devint  bientôt  imminent,  et  un  médecin,  emmené  par  l'ermite, 
déclara  qu'il  n'y  avait  aucun  espoir  de  guérison.  Ignace  apprit 
cette  nouvelle  à  Vicence.  Prenant  aussitôt  avec  lui  Le  Fèvre 
(car  Laynez  était  malade  à  l'hôpital),  il  se  mit  en  route  pour 
Bassano.  Malgré  sa  faiblesse  et  malgré  une  fièvre  qui  le  minait, 
la  charité,  surtout  à  l'égard  de  ses  enfants,  lui  donnait  une  telle 
force,  que  Le  Fèvre  ne  pouvait  le  suivre.  Souvent  même  le  Saint 
était  obligé  de  s'arrêter  pour  attendre  son  compagnon.  En  che- 
min, il  se  recueillait  et  invoquait  Dieu  avec  ferveur  pour  la  guéri- 
son  du  malade.  Dans  une  de  ces  haltes  sur  la  route,  Le  Fèvre, 
en  regagnant  Ignace,  remarqua  son  visage  enflammé,  comme  il 
l'avait  ordinairement  lorsqu'il  priait.  Le  Saint  se  sentait  exaucé  : 
il  annonça  sur-le-champ  à  son  compagnon  que  Rodriguès  ne 
mourrait  point.  Il  y  eut  même,  pourrait-on  dire,  une  sorte  de 
communication  directe  de  la  santé  par  son  entremise.  A  peine 
arrivé  à  l'ermitage,  il  se  hâta  d'embrasser  Rodriguès,  qui  se 
trouva  mieux  à  l'instant  même.  Ignace  l'assura  alors  qu'il  gué- 
rirait complètement,  mais  il  lui  ordonna  d'échanger  les  planches 
de  sa  couche,  contre  un  lit  un  peu  moins  mauvais  que  lui  pro- 
cura le  bon  ermite. 

Après  avoir  sauvé  Rodriguès  de  la  mort,  Ignace  faillit  perdre 
pour  la  Compagnie  un  Père  qui  habitait  avec  lui  dans  l'ermi- 
tage (9').  Quelques  auteurs  nomment  encore  Rodriguès.  Trompé 
par  un  esprit  d'illusion  et  attiré  par  les  douceurs  de  la  retraite, 
il  comparait  la  tranquillité  d'une  vie  retirée  avec  les  voyages 
continuels  d' Ignace  ;  le  recueillement  de  la  solitude  avec  les 
distractions  de  la  conversation  ;  le  bonheur  de  n'avoir  à  penser 
qu'à  Dieu  et  à  soi,  avec  les  fatigues  de  l'apostolat.  Après  avoir 
expérimenté  ces  deux  genres  de  vie,  il  croyait  trouver  auprès 
d'Ignace  plus  de  fatigues  que  de  mérites  et, près  de  l'ermite.moins 
de  périls  et  plus  de  repos.  D'ailleurs,  avec  Ignace,  il  n'était 
qu'à  l'entrée  de  la  carrière  ;  avec  Antoine,  il  n'avait  qu'à  suivre 
un  chemin  tout  tracé.  Aussi  inclinait-il  fortement  vers  la  solitude, 
et  par  conséquent  tendait-il  à  abandonner  la    vie   apostolique. 


LIVRE  SECOND.  —  CHAPITRE  X.  225 

Néanmoins,  la  fidélité  due  à  de  saints  engagements,  ses  vœux, 
l'exemple  de  ses  compagnons,  hommes  aussi  spirituels  et  non 
moins  désireux  que  lui  d'avancer  dans  la  perfection,  formaient 
à  cette  inclination  un  puissant  contrepoids.  Dans  sa  perplexité, 
ne  pouvant  se  déterminer  seul,  le  pauvre  tenté  résolut  d'ouvrir 
son  âme  à  l'ermite,  et  de  s'en  rapporter  à  ses  conseils.  Il 
s'échappa  donc  un  jour  de  Bassano,  et  s'achemina  vers  l'ermi- 
tage de  Saint-Vit.  Mais  Dieu  dirigeait  déjà  cette  association 
naissante,  comme  il  guida  depuis  la  grande  Société  qui  en  sortit; 
il  ne  souffrit  pas  que  son  fidèle  serviteur,  après  avoir  été  appelé 
à  travailler  au  salut  des  âmes,  finît  par  s'occuper  uniquement  du 
sien  propre.  Il  traversa  tellement  son  projet,  que  le  fugitif  revint 
avec  bonheur  se  jeter  dans  les  bras  de  son  Père.  Voici  comment 
le  Seigneur  le  ramena.  Il  était  à  peine  sorti  de  Bassano,  lorsqu'il 
vit  venir  à  lui  un  homme  armé,  d'un  aspect  imposant,  au  regard 
sévère,  qui  le  menaçait  d'une  épée  nue.  Le  fugitif  s'arrête  alors 
rempli  de  trouble  et  de  terreur.  Toutefois  il  reprend  courage, 
et  essaie  de  passer  outre.  Aussitôt  le  personnage  mystérieux,  le 
regardant  d'un  air  irrité,  marche  vers  lui  comme  pour  l'attaquer. 
Effrayé,  notre  fugitif  n'y  tient  plus  ;  il  rebrousse  chemin,  court 
précipitamment  vers  la  ville,  et  entre  en  toute  hâte  dans  une 
auberge,  où  chacun  s'étonne  de  son  épouvante  ;  car  on  n'aper- 
cevait rien  qui  pût  motiver  pareille  terreur. 

Cependant  Ignace,  à  qui  Dieu  avait  révélé  toute  la  tentation, 
était  sorti  pour  aller  au  devant  de  son  compagnon.  Il  le  reçut  à 
bras  ouverts  et  le  sourire  sur  les  lèvres.  Les  premières  paroles 
qu'il  lui  adressa  furent  celles  de  Jésus-Christ  reprochant  à 
Pierre  l'instabilité  de  sa  foi  :  Modicœ  fidei,  qtiare  dubitasti  (92)  ? 
Homme  de  peu  de  foi,  pourquoi  as-tu  douté  f 

Les  relations  d'Ignace  avec  l'ermite  de  Bassano  n'en  de- 
meurèrent pas  là.  Antoine  était  véritablement  un  saint  homme; 
et  je  dois  entrer  dans  quelques  particularités  à  son  sujet,  soit 
à  cause  de  sa  charité  envers  Simon  Rodriguès,  soit  à  raison 
de  ses  rapports  avec  notre  Saint.  Les  paysans  des  environs, 
tous  ceux  qui  le  connaissaient,  rapportaient  des  choses  mer- 
veilleuses, particulièrement  sur  ses  longues  oraisons,  et  sur  ses 
austérités  qu'il  appelait  la  nourriture  d'un  ermite. 

Gaspard  Groppelli,  son  disciple,  qui  entra  dans  la  Compagnie 

Histoire  de  S.  Ignace  de  Loyola.  x5 


226  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

et  puis  en   sortit  pour  revenir  à   sa   solitude,   nous   a  conservé 
quelques-unes  de  ses  maximes  favorites  :  «  Ce  qui   fait  mourir 
«  l'âme  de  froid,  c'est  de  ne  pas  se  dépouiller  de  soi-même.   La 
«  plus  sublime  et  la  plus  utile  sagesse  consiste  à  ne  point  savoir 
«  faire  sa  propre  volonté.  Oui  n'est  pas  en  paix  avec  Dieu  est 
«  en  guerre  avec  soi-même.  Oui  ne  sort  pas  de  soi-même,  tend 
«  vainement  à  arriver  jusqu'à  Dieu.  Cette  vie  est  un  continuel 
«  payement  de  dettes.    Il  n'y  a  de  riche  que   celui  qui  se  perd 
«  lui-même  pour  gagner   Dieu.  »  Antoine  se  riait  de  la  plupart 
des  hommes  qui  prennent   conseil  d'un    fou  et  d'une  folle  (le 
fou,  selon  lui,  c'est  le  monde,   et  la  folle,  la  chair)  ;  en  agissant 
ainsi  ils  se  comportent  en  vrais  fous.  «  Pour  bien  mourir,  il  faut 
«  d'abord  être  mort  ;  pour  faire  de  grandes  choses,  il  faut  recon- 
«  naître  son  néant  ;  pour  jouir  de  la  félicité  d'un  vrai  chrétien,  il 
«  faut  savoir  tirer  le   bien   du  mal.  »  Il   remerciait  Dieu  de  ne 
point  lui  avoir  laissé  de  parents  à  Bassano,  où  il  était  né,  parce 
que,  disait-il,  «  les  parents   sont  nos  pires  ennemis  :  on  trouve 
«  parmi  eux  plus  de  contradicteurs  que  d'imitateurs.    Dieu  ne 
«  veut  point  donner  son  paradis  à  qui  le  trouve  cher,  mais  seu- 
«  lement  à  qui  le  trouvant  cher,  l'achète  cependant  et  croit  tou- 
jours l'obtenir  à  bon   marché.»    Il  expliquait  de  la  manière 
suivante  ces  paroles   du  psaume  :  In  circuitu  impii  ambulant  ; 
«  les  gens  du  monde  font  un  cercle  où  ils  vivent  ;  ils  partent  de 
«  l'amour  d'eux-mêmes  et  font  le  tour  des  créatures  pour  revenir 
«  au  point  de  départ.  Les  saints  font  tout  le  contraire;  ils  partent 
«  de  l'amour  de  Dieu,  s'occupent  du  prochain  et  retournent  avec 
«  lui  à  Dieu.  »  Un  homme  très  riche  lui  dit,  un  jour  qu'il  faisait 
bon  vivre  dans  ce  monde  :  «  Si  la  route  est  si  belle,  qu'en  sera- 
«  t-ildu  palais»?  lui  répliqua-t-il.  Un  gentilhomme  plongé  tout 
entier  dans  les  jouissances   charnelles,  lui   disait  que  volontiers 
il  renoncerait  à  tous   les  paradis  possibles  pour  être  assuré  de 
vivre  dans  ce  monde  :  «    De  deux  choses,   l'une,   lui   répondit 
«  Antoine,   ou  vous   ne  croyez   pas  à  une  autre  vie,  ou  votre 
«  conscience  est   tellement   chargée   que  vous  redoutez  à  bon 
«  droit  d'aller  après  la  mort  en   un  lieu  pire  que  celui-ci.  »  Sa 
conduite  répondait  à  ses  maximes.  Comme  pour  le  consoler  dans 
une  maladie  on  lui   faisait   entrevoir   encore  vingt-cinq   ans  de 
vie  :  «  Si  vous  vouliez  me  les  vendre,  répondit-il,  je  ne  vous  en 


LIVRE  SECOND.  —  CHAPITRE  X.  227 


«  donnerais  pas  un  liard.  »  Aux  approches  de  la  mort,  il  éclatait 
en  transports  d'allégresse  :  «  O  mort,  tu  m'as  attendu  tant  de 
«  temps;  maintenant  c'est  moi  qui  t'attends  »;  et  il  baisait  avec 
effusion  la  croix,  son  unique  soutien  à  cette  heure  suprême, 
comme  elle  avait  été  sa  seule  compagne  durant  la  vie.  Il  mourut 
le  vendredi  avant-veille  de  la  Pentecôte,  en  1552.  Telle  était  la 
perfection  de  ce  saint  ermite. 

Mais  celui  qui  vit  dans  les  austérités  de  la  pénitence,  se 
persuade  aisément  qu'il  n'y  a  pas  d'autre  chemin,  ou  du  moins 
qu'il  n'y  en  a  pas  de  plus  court  et  de  plus  sûr  pour  arriver  à  la 
sainteté.  Aussi,  quand,  après  avoir  appris  de  la  voix  publique  à 
regarder  Ignace  avec  admiration,  Antoine  le  vit,  lui  et  ses  amis 
vêtus  comme  tout  le  monde,  ne  se  distinguer  extérieurement 
en  rien  de  la  foule,  il  sentit  tomber  son  estime.  Un  moment 
même  ces  nouveaux  prédicateurs  ne  furent  plus  à  ses  yeux 
que  des  hommes  ordinaires.  Le  jour  devait  se  faire  dans  son 
âme  droite.  Une  faveur  miraculeuse  l'éclaira. 

Un  jour  donc  qu'Antoine  était  en  oraison,  il  vit,  à  la  lumière 
d'une  céleste  révélation,  à  quel  sublime  degré  de  sainteté  était 
parvenu  devant  Dieu,  celui  qu'il  dépréciait.  Le  bon  vieillard 
racontait  ceci  à  sa  confusion;  il  avait  appris  du  ciel  même, 
disait-il,  que  l'écorce  d'un  arbre  est   bien  différente  de  sa  sève. 

Cependant,  après  la  guérison  de  Rodriguès,  Ignace  était  re- 
tourné à  Vicence.  Là,  il  convoqua  tous  ses  compagnons  pour 
déterminer  avec  eux,  la  conduite  à  suivre  dans  l'impossi- 
bilité toujours  croissante  où  l'on  était  de  se  rendre  en  Palestine. 
Il  les  voulait  aussi  réunir  afin  que  les  nouveaux  prêtres  offrissent 
à  Dieu  les  premiers  sacrifices,  auxquels  ils  s'étaient  disposés 
par  une  si  longue  retraite.  Ignace  reçut  ses  frères  dans  son  habi- 
tation. C'était  un  vieux  monastère  en  ruine,  où  tout  était  à 
l'avenant  :  ça  et  là  des  pans  de  murailles;  un  toit  délabré,  point 
de  portes,  point  de  fenêtres,  et  seulement  un  peu  de  paille  pour 
lui  (93).  Le  pain  ne  manquait  pas  cependant.  Si,  durant  leur 
retraite  de  quarante  jours,  Ignace  et  ses  deux  compagnons 
étaient  forcés  d'aller  mendier  en  ville  la  nourriture  indispen- 
sable, cette  nécessité  cessa  quand  une  fois  réunis,  ils  eurent  com- 
mencé à  prêcher.  On  les  accueillit,  en  effet,  avec  tant  de  bien- 
veillance, que   les  onze  Pères  dont  se  composait  alors  la  Com- 


228  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

pagnie  naissante,  purent  facilement  subsister  des  aumônes  qu'on 
leur  apporta. 

Néanmoins  les  incommodités  de  leur  demeure,  ouverte  à 
tous  les  vents,  étaient  telles  que  deux  d'entre  eux,  François 
Xavier  et  un  autre  dont  j'ignore  le  nom,  tombèrent  malades. 
Pour  ne  pas  les  laisser  mourir  sans  secours,  leurs  frères  les  por- 
tèrent à  l'hôpital  des  Incurables,  ou  pour  mieux  dire,  à  un  amas 
de  maisons  ruinées,  près  de  l'hôpital,  où  ils  ne  furent  guère 
mieux  que  dans  leur  premier  logis.  Mais  on  y  trouva  du  moins 
un  lit,  qui  devait  servir  aux  deux  malades  Ce  fut  encore  là  une 
terrible  épreuve.  Brûlés  par  une  fièvre  ardente,  souvent  les  deux 
malades  étaient  en  proie  à  des  crises  tout  opposées  :  tandis  que 
l'un  frissonnait,  l'autre  éprouvait  une  chaleur  étouffante; et  il  deve- 
nait impossible  de  les  soulager  tous  deux  à  la  fois.  D'autre  part, 
plus  ils  manquaient  de  secours  humains,  plus  le  Seigneur  les 
soutenait  par  d'abondantes  consolations.  François  Xavier  en 
reçut  une  bien  digne  de  sa  grande  âme,  car  elle  lui  donnait  l'es- 
poir d'endurer  de  grandes  souffrances  pour  Dieu.  Un  jour  saint 
Jérôme,  pour  qui  il  avait  une  grande  dévotion,  lui  apparut,  le 
fortifia  par  de  célestes  paroles,  et  lui  annonça  que  ses  compa- 
gnons et  lui  seraient  envoyés  dans  différentes  villes  ;  que  Bologne 
serait  son  partage,  et  que  là  une  croix  l'attendait,  croix  non 
moins  riche  en  souffrances  qu'en  mérites.  Ces  prédictions  se 
vérifièrent  à  la  lettre. 

Enfin,  après  mûre  délibération,  il  fut  décidé  qu'Ignace, 
Laynez  et  Le  Fèvre  iraient  à  Rome,  s'offrir,  eux  et  leurs  com- 
pagnons, au  Souverain  Pontife,  tandis  que  les  autres  se  disper- 
seraient dans  les  villes  dotées  d'universités,  pour  travailler  parmi 
les  étudiants  à  gagner  des  âmes  à  Dieu,  et  à  s'adjoindre  quelques 
nouveaux  associés.  Mais,  avant  de  se  séparer,  ils  voulurent  éta- 
blir une  règle  de  vie  commune,  et  conformer  leur  conduite 
à  quelques  principes  uniformes,  excepté  lorsque  la  nécessité  ou 
la    prudence  conseillerait  d'en   agir  autrement.   Les  voici    : 

«  i°  Vivre  d'aumônes  et  loger  dans  les  hôpitaux;  2°  exercer 
«  chacun  à  son  tour,  pendant  une  semaine,  la  charge  de  supé- 
«  rieur,  pour  que  personne  ne  se  laissât  emporter  par  son  zèle  ; 
«  30  prêcher  sur  les  places  publiques  et  partout  où  il  serait  per- 
«  mis  de  le  faire  ;  parler  surtout  des  charmes  et  des  récompenses 


LIVRE  SECOND.  —  CHAPITRE  X.  229 

«  de  la  vertu,  de  l'horreur  et  des  châtiments  du  vice  ;  chercher 
«  dans  les  discours  plutôt  l'esprit  de  Dieu  que  l'éloquence  hu- 
«  maine  ;  4°  employer  tous  les  moyens  d'être  utile  au  prochain; 
«  mais,  quels  que  fussent  les  services  rendus,  ne  jamais  accepter 
«  de  salaire,  et.se  tenir  trop  honoré,  d'avoir  contribué  à  la  gloire 
«  de  Dieu.  » 

On  adopta  ces  résolutions  à  l'unanimité.  En  outre,  comme  le 
public  s'informait  souvent  de  leur  manière  de  vivre,  de  leur  nom, 
de  leur  règle,  on  chercha  une  réponse  uniforme  propre  à  satis- 
faire sa  curiosité. 

Mais  l'assemblée  n'eut  rien  à  décider  sur  ce  point;  car  Ignace 
avait  déjà  fixé  dans  sa  pensée  le  nom  que  son  Ordre  devait  por- 
ter. Tous  ceux  qui  vécurent  intimement  avec  le  Saint  sont  de- 
meurés convaincus  qu'il  ne  l'avait  pas  choisi  de  lui-même  ;  il 
l'avait  appris  à  Manrèse,  lorsque  le  Seigneur  lui  avait  tracé  la 
première  esquisse  de  la  Compagnie,  dans  la  méditation  des  deux 
étendards.  Il  déclara  donc  à  ses  compagnons  que  s'étant  assem- 
blés au  nom  de  Jésus,  pour  son  amour  et  pour  sa  gloire,  leur 
association  porterait  désormais  le  nom  de  Compagnie  de  Jésus  : 
tous  se  rangèrent  à  cet  avis.  Ces  préliminaires  achevés,  ils  choi- 
sirent les  villes  où  ils  devaient  commencer  leurs  travaux.  Un 
fraternel  adieu  termina  la  délibération,  et  chacun  se  mit  en  devoir 
de  se  rendre  à  sa  destination.  Ignace,  Le  Fèvre  et  Laynez 
allèrent  à  Rome,  Xavier  et  Bobadilla  à  Bologne,  Rodriguès  et 
le  Jay  à  Ferrare,  Paschase  Broët  et  Salmeron  à  Sienne,  Codure 
et  Hozès  à  Padoue. 

Les  succès  de  ces  nouvelles  missions  furent  divers.  Ici  l'on  eut 
plus  à  souffrir  qu'à  agir,  là  les  fruits  de  salut  égalèrent  les 
fatigues.  Peu  de  jours  après  que  Codure  et  Hozès  eurent  inau- 
guré leurs  prédications  dans  les  hôpitaux  de  Padoue,  et  sur  les 
places  publiques,  l'autorité  ecclésiastique  conçut  des  soupçons. 
On  les  prit  pour  des  hommes  dangereux,  qui,  afin  de  mieux 
tromper  les  fidèles,  recouraient  au  masque  de  la  sainteté.  On  les 
fit  arrêter  publiquement  et  mettre  aux  fers.  La  manière  dont  ils 
passèrent  leur  première  ou  plutôt  leur  unique  nuit  de  prison, 
prouve  assez  quels  sentiments  les  animaient.  Ils  l'employèrent 
tout  entière  à  réciter  des  psaumes  et  à  s'entretenir  de  Dieu, 
mais  avec  tant  de  douceur  et  de  joie,   que  le  bon    Hozès  n'en 


230  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

pouvait  contenir  les  élans.  Le  bruit  de  leur  arrestation  se  répan- 
dit bientôt  dans  la  ville  :  aussitôt  on  accourut  en  foule  rendre 
témoignage  à  leur  vertu  et  à  leur  innocence.  Dès  le  lendemain, 
les  captifs  étaient  relâchés  :  on  leur  donnait  permission  de  tra- 
vailler au  salut  des  âmes  au  gré  de  leur  zèle.  Mais  ils  n'en 
profitèrent  pas  longtemps,  car  l'un  d'eux  fut  appelé  au  repos 
dès  le  commencement  de  ses  fatigues.  Ce  fut  le  bachelier  Hozès. 
Un  jour  il  s'était  mis  à  prêcher,  dans  la  grande  place  de  Padoue, 
sur  cette  parole  du  Sauveur  :  Veillez  et  priez,  car  vous  ne  con- 
naissez ni  le  jour,  ni  l'heure.  A  peine  eut-il  fini,  que  pris  d'un 
violent  accès  de  fièvre,  il  sentit  la  nécessité  de  s'appliquer  sa 
propre  prédication.  Il  se  retira  donc  à  l'hôpital  et  ne  pensa  plus 
qu'à  se  préparer  à  la  mort.  Son  cœur  débordait  d'une  si  vive  et 
si  douce  espérance,  qu'en  ce  moment  suprême  il  fit  oublier  à 
ses  amis  sa  perte  prématurée.  Il  expira  dans  la  paix  du  Seigneur, 
et,  venu  des  derniers,  il  fut  appelé  le  premier  à  recevoir  sa 
récompense. 

Ignace  se  trouvait  alors  au  mont  Cassin,  où  il  donnait  les 
Exercices  spirituels  à  ce  même  Pierre  Ortiz,  agent  de  Charles- 
Quint,  dont  nous  avons  parlé  plus  haut.  Ce  fut  donc  là  qu'il 
apprit  le  danger  où  se  trouvait  son  compagnon.  Là  aussi,  tandis 
qu'il  le  recommandait  à  la  bonté  divine  avec  une  grande  ferveur, 
comme  saint  Benoît  avait  vu  l'âme  du  bienheureux  évêque 
Germain  monter  au  ciel,  Ignace  vit  celle  du  vénérable  Hozès, 
entourée  d'une  auréole  de  lumière,  portée  par  les  anges  dans  le 
paradis  (94).  A  cette  première  vision  en  succéda  une  autre  : 
peu  de  jours  après,  Ignace  entendait  la  messe,  quand,  à  ces 
paroles  du  Confiteor,  omnibus  sanctis,  il  vit  le  ciel  ouvert,  et  au 
milieu  des  bienheureux  son  ancien  compagnon  tout  éclatant  de 
gloire.  Le  Saint  en  demeura  si  consolé  que,  pendant  plusieurs 
jours,  il  ne  pouvait  retenir  ses  larmes  et  semblait  avoir  tou- 
jours sous  les  yeux  ce  ravissant  spectacle.  Le  corps  du  défunt 
devait  sans  doute  témoigner  aussi  du  bonheur  dont  jouissait 
l'âme  qui  l'avait  animée.  En  effet,  les  traits  de  son  visage  natu- 
rellement peu  réguliers,  prirent  après  la  mort  une  expression  si 
angélique,  que  Codure,  pouvant  à  peine  reconnaître  son  ami,  ne 
se  lassait  pas  de  le  regarder  et  de  l'embrasser  en  versant  des 
larmes  d'attendrissement. 


LIVRE  SECOND.  —  CHAPITRE  X.  231 


Après  la  mort  d'Hozès,  Simon  Rodriguès  se  vit  obligé  de 
quitter  Ferrare  pour  aller  à  Padoue,  afin  d'aider  Codure.  Celui-ci 
était  incapable  de  suffire  seul  à  ses  travaux.  Bientôt  cependant 
Rodriguès  dut  en  supporter  tout  le  poids,  car  son  confrère  tomba 
malade  à  son  tour.  Mais  Dieu  daigna  soulager  promptement  le 
mal  de  l'un  et  les  fatigues  de  l'autre.  Un  riche  et  noble  ecclé- 
siastique, que  Codure  avait  aidé  à  sortir  du  désordre,  le  fit  trans- 
porter de  l'hôpital  dans  sa  propre  maison,  où  il  lui  prodigua  les 
plus  grands  soins.  Rodriguès,  de  son  côté,  ne  put  rester  à  l'hôpi- 
tal, comme  il  le  désirait;  il  fut  obligé  de  se  rendre  aux  charitables 
instances  d'une  dame,  dont  les  deux  fils  avaient  obtenu  par  ses 
prières,  l'un  une  sainte  mort,  et  l'autre  la  vocation  religieuse. 
Restée  seule,  cette  veuve  voulut  se  charger  de  Rodriguès, 
comme  ses  fils  l'en  avaient  suppliée  (95). 

Avant  de  quitter  Ferrare,  où  Claude  Le  Jay  travaillait  avec 
lui  à  la  conversion  des  pécheurs,  Rodriguès  avait  déjà  reçu  un 
autre  bienfait  de  la  divine  providence.  Le  Jay  et  lui  demeuraient 
dans  un  pauvre  hôpital,  où  on  leur  avait  donné  une  chambre  ;  on 
voulait  aussi  les  nourrir  ;  mais  ils  persistèrent  à  vivre  d'au- 
mônes. La  prédication  et  les  œuvres  de  piété  remplissaient  leurs 
journées.  Une  pieuse  femme,  chargée  de  surveiller  le  service 
des  malades,  s'étonnait  de  les  voir  prendre  tant  de  peines  pour 
les  autres,  et  y  ajouter  tant  de  souffrances  volontaires  et  person- 
nelles ;  car  ils  jeûnaient  continuellement  et  habitaient  une 
chambre  si  mal  fermée  que  toutes  les  intempéries  des  saisons 
s'y  faisaient  sentir.  Une  autre  chose  piquait  d'ailleurs  sa  curiosité. 
Toutes  les  nuits,  elle  apercevait  de  la  lumière  à  travers  les  fen- 
tes de  leur  porte  :  à  quoi  passaient-ils  donc  leur  temps  ?  elle 
résolut  de  les  épier  :  or  elle  découvrit  qu'après  un  très  court 
repos,  ils  se  levaient,  rallumaient  une  petite  lampe;puis,  à  genoux 
et  tremblants  de  froid,  ils  récitaient  d'abord  l'office  divin.  Cela 
fait  ils  demeuraient  en  oraison  jusqu'au  jour,  et  sortaient  ensuite 
pour  aller  célébrer  la  sainte  messe  et  recommencer  tous  leurs 
exercices  de  charité.  Le  bruit  de  ces  austérités  se  répandit  en 
ville,  avec  celui  de  leurs  bienfaits,  et  chacun  crut  voir  en  eux 
des  prodiges  de  sainteté.  Bientôt  la  marquise  de  Pescara  voulut 
les  connaître  et  s'entretenir  avec  eux  de  l'état  de  son  âme. 
Ayant  un  jour  rencontré  l'un  d'eux,  elle  lui  demanda  s'il  n'était 


232  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

pas  un  des  prêtres  étrangers,  venus  en  Italie  pour  passer  en- 
suite en  Terre-Sainte.  Sur  une  réponse  affirmative,  la  marquise 
s'enquit  de  leur  demeure  :  L'hôpital,  lui  fut-il  répondu.  Sans 
rien  ajouter,  elle  s'y  rendit  aussitôt,  fit  appeler  la  femme  dont 
nous  avons  parlé,  et  l'interrogea  sur  ces  prêtres  et  sur  leur 
conduite.  Celle-ci  la  satisfit  complètement.  La  marquise  alors 
retira  les  deux  missionnaires  de  l'hôpital,  les  établit  dans  une 
petite  maison  près  de  son  palais,  pourvut  à  tous  leurs  besoins, 
et  reçut  d'eux  les  conseils  et  les  secours  qu'elle  en  avait  espérés. 
Plus  tard,  ils  furent  appelés  à  la  cour,  où  Claude  Le  Jay  pro- 
duisit de  grands  fruits  de  salut,  particulièrement  auprès  du  duc, 
qui  le  choisit  pour  directeur.  C'est  ce  même  prince  qui  prit 
hautement  parti  pour  la  Compagnie  naissante,  dans  une  terrible 
persécution  qu'elle  eut  plus  tard  à  soutenir. 

De  son  côté,  François  Xavier  ne   manquait  à  Bologne  ni  de 
travaux,  ni  de  fatigues.  Peu  de  jours  après  son  arrivée,  il  alla 
dire  la  messe  dans  une  chapelle  où  l'on  conservait  le  corps  du 
vénérable    patriarche  saint    Dominique.   Comme  il  avait  pour 
ce  saint  une  tendre  dévotion,  il  célébra,  le  cœur  rempli  d'une  si 
douce  piété,  que  des  larmes  abondantes  inondaient  son  visage. 
Une  noble  et  pieuse  femme,  religieuse  du  tiers-ordre  de  Saint- 
Dominique,  venue   d'Espagne  pour  finir  ses  jours  auprès  du 
tombeau  du  saint  Fondateur,  avait  reconnu  dans  ce  prêtre  étran- 
ger les  signes  extérieurs  de  la  plus  haute  sainteté.  Fort  dési- 
reuse de  le  connaître,  elle  prit  avec  elle  une  de  ses  amies,  et  fit 
demander  à  Xavier  un  entretien.  Celui-ci  leur  parla  des  choses 
de  Dieu  avec  tant  de  force  et  d'élévation  que  cette  même  com- 
pagne, nommée  sœur  Isabelle  Casalini,  membre  aussi  du  tiers- 
ordre,  reconnut  bientôt  qu'il  était  rempli  de  l'esprit  du  Seigneur. 
Revenue  chez  elle,   elle  en  parla  avec  de  grands  éloges  à  son 
oncle  Dom  Jérôme  Casalinide  Forli,  chanoine  de  Saint- Pétrone, 
et  recteur  de  l'église  Sainte-Lucie.  Elle    le  persuada  de  reti- 
rer  Xavier  de  l'hôpital  et  de  l'établir  dans  sa  propre  maison. 
Le  chanoine  ne  tarda  pas  à  se  rendre  compte  du  mérite  de  son 
hôte,  dont  les  seuls  discours  auraient  pu  suffire  à  l'en  convaincre. 
Mais  comment  en  douter,  à  la  vue  de  cette  vie  si  intérieure,  si 
dévouée  aux  plus  austères  mortifications,   de  cette  douce  joie 
répandue  toujours  sur  son  visage,  indice  certain   que  l'union  de 


LIVRE  SECOND.  —  CHAPITRE  X.  233 


son  âme  avec  Dieu  et  les  délices  de  ce  divin  commerce,  le  ren- 
daient insensible  aux  privations  et  aux  souffrances  corporelles  ! 
Jamais  le  bon  chanoine  ne  put  faire  accepter  à  Xavier  d'autre 
nourriture  que  le  pain  de  l'aumône,  ni  obtenir  de  le  voir  se  re- 
lâcher un  peu  des  rigueurs  auxquelles  il  ne  paraissait  pas  pou- 
voir longtemps  résister. 

Cependant  Xavier  attendait  toujours  l'accomplissement  de  la 
prédiction  de  saint  Jérôme.  On  se  rappelle  qu'à  Vicence,  ce  saint 
lui  avait  annoncé  de  grandes  tribulations  à  subir  dans  Bologne. 
La  première  fut  une  fièvre  quarte  qui  dura  plusieurs  mois.  Il  en 
souffrit  plus  que  d'une  autre  maladie,  dont  la  nature  plus  grave 
ne  lui  aurait  laissé  aucun  moment  de  répit.  Car  sa  ferveur  ne  lui 
permettait  de  suspendre,  pour  un  mal  qui  n'offrait  aucun  danger, 
ni  ses  travaux,  ni  ses  austérités.  Mais  en  retour,  Dieu  le  soute- 
nait par  d'innombrables  grâces  intérieures,  et  par  les  conversions 
dues  à  ses  prédications.  Les  documents  nous  manquent,  il  est 
vrai,  à  cet  égard,  mais  on  en  trouve  la  preuve  irrécusable  dans 
ce  qui  se  passa  plusieurs  années  après,  lors  de  son  voyage  en 
Portugal,  pour  se  rendre  ensuite  aux  Indes.  Xavier  avait  pris  sa 
route  par  Bologne.  Lorsqu'on  y  apprit  son  arrivée,  la  joie  et  le 
désir  de  le  revoir,  d'obtenir  de  lui  une  dernière  bénédiction 
furent  tels,  que  beaucoup  de  gens  accoururent  deux  heures  avant 
le  jour  dans  l'église  de  Sainte- Lucie,  pour  y  attendre  sa  messe. 
Quand  il  parut,  on  lui  prodigua  les  témoignages  de  la  plus  vive 
affection,  et  il  se  vit  obligé  d'entendre  et  de  consoler  chacun  en 
particulier. 

A  sa  messe,  il  communia  un  grand  nombre  de  fidèles.  Les 
mêmes  scènes  se  renouvelèrent  tous  les  jours  suivants  qu'il 
passa  à  Bologne  avec  l'ambassadeur  du  roi  de  Portugal.  Il  y  fut 
si  constamment  occupé  à  entendre  les  confessions  et  à  satisfaire 
la  piété  des  fidèles,  qu'il  écrivait  à  saint  Ignace  dans  une  lettre 
datée  du  31  mars  1540:  «  J'ai  bien  plus  à  faire  à  Bologne  qu'à 
Saint-Louis  de  Rome  (9Ô).  »  Et  pourtant  là  aussi  il  avait  opéré 
des  merveilles. 

Le  jour  de  son  départ,  une  multitude  d'amis  et  de  personnes 
pieuses  vint  recevoir  sa  dernière  bénédiction.  Xavier  se  recom- 
mandait à  leurs  prières,  ajoutant  que  suivant  toute  apparence, 
ils  ne  le  reverraient  plus  sur  la  terre.  A  ces  mots,  les  sanglots 


234  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

éclatèrent,  et  plusieurs  s'offrirent  à  le  suivre  partout  où  il  irait, 
même  jusqu'aux  Indes.  Il  ne  le  permit  à  personne.  Toutefois  il 
ne  put  empêcher  une  grande  multitude  de  l'accompagner  aussi 
loin  que  possible.  Le  bonheur  que  tous  éprouvaient  à  se  presser 
autour  de  lui,  se  changea  en  regrets  amers,  quand  vint  enfin  le 
moment  de  la  séparation. 

L'attachement  de  cette  ville  pour  Xavier  ne  s'affaiblit  point 
par  son  absence.  Ce  fut  au  contraire,  en  souvenir  des  travaux  et 
des  vertus  du  grand  apôtre  que  la  Compagnie  y  fut  appelée  dans 
la  suite,  et  qu'on  lui  fit  don  de  cette  même  église  de  Sainte- Lucie. 
La  chambre  que  Xavier  avait  habitée,  fut  de  bonne  heure  con- 
vertie en  chapelle.  Dès  lors  aussi  cette  ville  dévouée  devint 
l'objet  de  sa  protection  spéciale,  et  elle  dut  à  son  intercession 
une  longue  suite  de  miraculeuses  faveurs. 

Tels  sont  les  principaux  événements  dont  on  a  conservé  la 
mémoire  à  Bologne,  à  Padoue,  à  Ferrare,  sur  le  séjour  des  com- 
pagnons d'Ignace  au  sein  de  ces  cités.  Vers  cette  époque,  le  saint 
Fondateur  eut  une  merveilleuse  vision,  par  laquelle  le  Seigneur 
lui  fit  connaître  qu'il  était  agréable  à  ses  yeux. 

Depuis  son  arrivée  en  Italie,  Ignace  avait  éprouvé  de  nou- 
veau ces  grâces  singulières,  cette  union  avec  Dieu,  ces  délices 
spirituelles  qu'il  avait  goûtées  jadis  à  Manrèse  et  dont  il  avait 
été  privé  à  Paris  durant  ses  études.  Sa  vie  était  toute  céleste. 
Après  avoir  reçu  la  grâce  du  sacerdoce,  il  ne  cessait  de  demander 
à  la  Mère  de  Dieu  la  grâce  spéciale  d'être  en  toutes  choses  le  fidèle 
imitateur  de  son  divin  Fils.  Le  plus  ardent  désir  de  son  cœur, 
en  effet,  était  de  devenir  une  image  vivante  et  fidèle  de  Jésus, 
de  voir  ses  actions  et  ses  souffrances  tendre  toutes,  comme 
celles  du  Sauveur,  à  la  plus  grande  gloire  de  Dieu  et  au  salut 
des  âmes. 

Ce  fut  le  cœur  plein  de  cette  tendre  ferveur,  qu'il  entreprit  le 
voyage  de  Rome.  En  pensant  à  l'offrande  qu'il  allait  faire  de 
lui-même  et  de  ses  compagnons  aux  pieds  du  Souverain-Pontife, 
il  redoublait  d'ardeur  pour  obtenir  que  le  Seigneur  exauçât  ses 
désirs  et  l'employât  toujours  à  sa  gloire. 

Plongé  dans  ces  pieuses  pensées,  il  venait  de  quitter  Sienne, 
quand,  en  approchant  de  Rome,  il  vit  au  bord  de  la  route  une 
chapelle  ruinée.  Ignace   se  sépara  de  ses  compagnons  pour  y 


LIVRE  SECOND.  —  CHAPITRE  X.  235 

entrer  seul.  Là,il  recommanda  au  Sauveur,  dans  une  courte  et 
fervente  oraison,  cette  petite  troupe  d'hommes  si  dévoués,  qu'il 
venait  lui  consacrer.  N'était-ce  point  là  les  prémices  de  cette 
vaste  Société,  dont  le  Seigneur  avait  souvent  parlé  à  son  cœur, 
en  lui  promettant  qu'il  en  serait  le  Fondateur  et  le  Père?  Dans 
ce  moment,  il  sentit  son  âme  comme  abîmée  dans  le  plus  déli- 
cieux ravissement,  et  fut  en  quelque  sorte  transporté  hors 
de  lui. 

Il  vit  alors  clairement  le  Père  éternel  le  regarder  avec  une 
ineffable  bonté,  puis  se  tourner  vers  son  divin  Fils  chargé  de  sa 
croix.  Alors  même, pour  rapporter  les  mots  mêmes  d'Ignace  :  «  Il 
«  me  donna  à  lui  en  partage,  dit-il,  pour  être  désormais  unique- 
«  ment  consacré  à  son  service.  »  Aussitôt,  le  Fils  de  Dieu,  en 
l'acceptant,  le  regarda  avec  une  bénignité  toute  divine,  et  Ignace 
entendit  ces  paroles  expresses  :  Ego  vobis  Romœ  propitius  ero. 
Je  vous  serai  propice  à  Romei^1). 

Cette  vision  fit  naître  en  son  cœur  des  sentiments  d'une  vive 
confiance,  mêlés  de  quelques  alarmes  :  car  le  Sauveur,  en  lui 
montrant  qu'il  allait  l'unir  non  seulement  à  sa  personne  sacrée, 
mais  à  sa  croix,  semblait  lui  annoncer  que  de  grandes  tribula- 
tions l'attendaient  aussi  à  Rome.  La  promesse  divine  le  rassurait 
pourtant,  et  la  croix  ne  pouvait  être  si  pesante,  qu'avec  un  tel 
secours,  ses  forces  ne  fussent  en  état  de  la  porter. 

Après  avoir  rejoint  ses  compagnons,  il  voulut  ranimer  leur 
courage,  et,  d'un  air  inspiré,  il  leur  raconta  ce  qu'il  avait  vu  et 
entendu.  «  Je  ne  sais,  ajouta-t-il,  quelles  souffrances  nous  atten- 
«  dent  à  Rome,  où  Dieu  semble  nous  conduire  comme  des  vic- 
«  times  au  sacrifice  ;  mais  marchons  avec  joie  à  leur  rencontre, 
«  car  si  Jésus  nous  charge  de  sa  croix,  il  nous  aidera  à  la  porter, 
«  et  il  sera  plus  puissant  pour  nous  secourir,  que  le  monde  entier 
«  ne  saurait  l'être  pour  nous  attaquer  (9S).  » 


lïitore  troisième,  —  Chapitre  premier. 


Arrivée  de  saint  Ignace  et  de  ses   compagnons  à  Rome.  - 
Premiers  succès.  —  Premières  persécutions.  —  Le  procès. 


OS  voyageurs  arrivèrent  dans  la  ville  sainte, 
au  mois  d'octobre  1537,  et,  suivant  leur 
engagement,  ils  allèrent  aussitôt  se  présenter 
au  Souverain-Pontife,  qui  accepta  leurs  ser- 
vices avec  de  grandes  démonstrations  de 
bienveillance.  Le  Pape  nomma  Le  Fèvre  et 
Laynez  professeurs  :  le  premier  d'Écriture 
sainte,  et  le  second  de  Théologie  scolastique.  Ignace  fut  plus 
particulièrement  employé  à  travailler  au  salut  des  âmes  ;  il  fit 
suivre  les  Exercices  spirituels  à  plusieurs  personnages  éminents, 
entre  autres  au  cardinal  Contarini.  Dieu  daigna  ensuite  remplacer 
le  compagnon  qu'il  lui  avait  enlevé  par  la  mort.  Cependant  Ignace 
n'avait  jamais  considéré  cette  mort  comme  une  véritable  perte 
pour  sa  Compagnie  naissante  :  car,ayantvu  lame  de  Hozès  admise 
à  l'éternelle  béatitude  des  saints  dans  le  ciel,  il  espérait  plus  de 
secours  par  son  intercession,  qu'il  n'eût  pu  en  recevoir  sur  la 
terre  par  ses  travaux.  Celui  qui  le  remplaça  était  un  jeune 
espagnol  de  rares  talents,  nommé  François  Strada  (x)  :  venu  à 
Rome  pour  y  chercher  à  la  cour,  comme  tant  d'autres,  la  fortune 
et  les  honneurs,  il  s'était  aperçu  qu'il  semait  dans  un  terrain  sté- 
rile. Las  de  tant  d'efforts  inutiles,  il  renonça  à  ses  projets  et  partit 
pour  Naples  avec  l'intention  d'embrasser  la  carrière  militaire  :  il 
se  flattait  d'y  obtenir,  sinon  plus  de  richesses,  du  moins  plus  de 
liberté  ;  mais  avant  même  d'y  arriver,  Dieu  lui  accorda  une  part 
bien  plus  belle  en  lui  ménageant  la  rencontre  d'Ignace,  qu'il  con- 
naissait déjà.  Comme  tous  les  gens  mécontents  de  leur  sort, 
Strada  aimait  à  parler  de  ses  peines;  il  s'en  ouvrit  à  lui,  et  lui 
apprit  dans  quel  dessein  il  se  rendait  à  Naples.  Ignace,  plus  ému 
de  compassion  pour  son  aveuglement  que  pour  ses  prétendus 
malheurs,   lui  répondit  de  manière  à  l'étonner, 


HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA.  237 

«Vous  vous  plaignez  du  monde,  lui  dit-il,  et  vous  avez  tort  :  car 
«  en  trompant  vos  espérances,  il  s'est  comporté  comme  de  cou- 
«  tume,  peut-être  même  devriez-vous  plutôt  vous  en  louer  puis- 
«  qu'en  vous  laissant  voir,  tout  d'abord,  comment  il  traite  ses  ser- 
«  viteurs  et  ce  qu'ils  doivent  en  attendre,  cette  fois  au  moins,  il 
«  n'a  pas  été  trompeur.  Il  eût  été  triste  pour  vous  d'en  être 
«  mieux  traité,  car  alors  vous  ne  l'auriez  connu  probablement 
«  qu'à  la  mort,  au  lieu  qu'aujourd'hui  vous  pouvez  y  renoncer 
«  avec  quelque  mérite  ;  lui-même  vous  apprend  à  chercher  un 
«  autre  maître  avec  lequel  vous  ne  perdiez  ni  vos  travaux,  ni 
«  vos  efforts.  Mais  vous  voulez  imiter  les  malheureux  dont  le 
«  navire  s'est  brisé  contre  les  écueils,  et  qui,  loin  de  renoncer  à 
«  la  mer,  vont  y  chercher  un  second  naufrage  ;  vous  quittez  la 
«  cour  pour  l'armée,  et  une  ville  pour  une  autre  :  espérez-vous 
«  trouver  le  monde  plus  propice  à  Naples  qu'à  Rome  ?  Si  vous 
«  interrogez  les  passants  sur  cette  route,  vous  en  trouverez  qui 
«  au  contraire  viennent  de  Naples  à  Rome,  entraînés  par  les 
«  mêmes  pensées  qui  vous  poussent  vous-même  à  fuir  Rome 
«  pour  Naples,  c'est-à-dire,  afin  d'y  chercher,  hélas  !  ce  qu'ils 
«  feraient  bien  plus  sagement  de  fuir.  Je  vous  plains  néanmoins, 
«  mais  de  l'espérance  que  vous  conservez,  non  de  celle  que  vous 
«  avez  perdue.  Si  j'osais  vous  parler  en  ami  sincère,  je  vous 
«  dirais  même  que  vous  n'êtes  pas  fait  pour  le  monde,  pas  plus 
«  que  le  monde  n'est  fait  pour  vous.  Vous  cherchez  vainement 
«  ailleurs  cette  paix,  ce  contentement  de  lame  que  Dieu  seul 
«  peut  donner.  Quelque  chose  que  le  monde  fasse  pour  vous, 
«  dépassât-il  même  vos  espérances,  jamais  il  ne  pourra  combler 
«  vos  désirs,  ni  satisfaire  votre  cœur.  Avec  Dieu  seul,  vous 
«  n'aurez  rien  à  désirer  :  vous  connaissez  le  néant  des  biens  de 
«  la  terre  :  comment  seraient-ils  donc  l'objet  de  vos  vœux  ?  » 

Ces  paroles  furent  pour  François  Strada  le  rayon  de  lumière 
qui  lui  découvrit  la  vérité.  Abandonnant  sur  l'heure  même  ses 
premiers  projets,  il  revint  à  Rome  avec  Ignace,  fit  les  Exercices 
spirituels,  devint  un  de  ses  enfants,  et  un  homme  vraiment 
apostolique.  Ses  éminents  travaux  en  Italie,  en  Espagne,  en 
Portugal,  et  les  innombrables  conversions  qu'il  y  opéra  font 
assez  hautement  son  éloge. 

Enfin  Ignace  jugea  le  moment  venu  de  travailler  à  l'établis- 


238  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 


sèment  de  cette  Société,  préoccupation  ordinaire  de  sa  pensée. 
Il  invita  tous  ses  amis  dispersés  aie  rejoindre  pour  les  fêtes  de 
Pâques  de  l'an  1538.  Ce  ne  fut  pas  sans  peine  qu'on  les  laissa 
partir  de  leurs  différents  postes.  Simon  Rodriguès  et  Jean 
Codure  se  virent  accompagnés  jusqu'à  Lorette  par  un  des  prin- 
cipaux chanoines  de  Padoue.  Celui-ci  les  quitta,  rempli  de  vé- 
nération pour  ces  hommes  infatigables  qui,  après  leur  jeûne 
quotidien,  ne  prenaient  qu'un  très  court  repos  et  passaient  la 
plus  grande  partie  de  la  nuit  à  prier  à  genoux,  jusqu'au  moment 
où  ils  reprenaient  leur  marche  (2). 

Dans  l'impossibilité  où  il  était  de  passer  les  mers,  Ignace  ren- 
voya à  Valence  les  quarante  écus  d'or  que  Martin  Pérez  lui 
avait  donnés  pour  le  voyage.  Il  en  fit  autant  pour  la  somme  reçue, 
à  cette  même  fin,  du  Souverain-Pontife,  et  de  quelques  pieux 
espagnols,  par  l'entremise  de  Pierre  Ortiz.  Ensuite,  muni  d'une 
autorisation  du  cardinal  Jean-Vincent  Carafa,  qui  remplissait  à 
Rome  l'office  de  légat  pendant  l'absence  du  Souverain-Pon- 
tite  (3),  il  envoya  ses  compagnons  dans  diverses  églises  prêcher, 
instruire  les  enfants,  et  remplir  divers  autres  ministères  pour  le 
bien  des  âmes.  Ignace  se  réserva  l'église  de  Notre-Dame  de 
Montserrat  (4)  ;  Xavier  et  Le  Fèvre  allèrent  à  Saint-Laurent 
in  Damaso*  Laynez  à  Saint-Sauveur  in  Latiro,  Salmeron  à 
Sainte-Lucie,  Le  Jay  à  Saint-Louis-des-Français,  Rodriguès  à 
Saint- Ignace  Délia  Peschcria,  et  Bobadilla  à  Saint-Celse.  La 
foule  accourut  pour  les  entendre,  et  l'efficacité  de  la  parole  divine, 
jointe  à  l'exemple  d'une  vie  sainte,  opéra  un  grand  changement 
dans  tout  le  peuple  de  Rome.  Le  fréquent  usage  des  sacrements 
s'y  rétablit,  pour  se  répandre  ensuite  dans  toute  la  chrétienté,  où 
les  mœurs  publiques  en  retirèrent  le  plus  grand  profit.  En  même 
temps,  on  ouvrit  des  asiles  aux  jeunes  filles  en  danger  de  se 
perdre  et  aux  femmes  de  mauvaise  vie  (s).  Ce  fut  là  l'origine 
de  tant  d'ceuvres  fondées  par  saint  Ignace,  et  perpétuées  jus- 
qu'à nos  jours.  Ces  exemples  éveillèrent  une  sainte  émulation 
dans  les  autres  églises  de  la  ville  :  chacun  voulant  imiter  les 
Pères  dans  l'instruction  du  peuple  et  des  enfants,  partout  les 
prédications  dominicales  se   multiplièrent. 

Cependant,  si  Laynez,  Salmeron  et  Bobadilla  réussissaient 
autant  par  leur  éloquence  que   par  leur  zèle  à   faire   goûter  la 


LIVRE  TROISIÈME.   —  CHAPITRE  I.  239 

divine  parole,  aucun  d'eux  n'égalait  Ignace  pour  la  chaleur, 
l'onction  et  la  force  du  discours.  Aussi  les  hommes  les  plus  habi- 
les disaient-ils,  après  l'avoir  entendu,  que  dans  sa  bouche  la 
parole  de  Dieu  gardait  toute  sa  vigueur  et  que  pour  être  privée 
de  tout  ornement  littéraire,  elle  n'en  paraissait  que  plus  noble  et 
plus  belle.  Il  se  servait  de  l'Evangile  comme  d'un  glaive,  effaçant 
ses  propres  pensées  pour  laisser  paraître  les  enseignements  de 
cette  divine  parole  dans  toute  leur  force.  Quand  ces  hommes 
apostoliques  recueillaient  les  fruits  de  leurs  fatigues,  leur  bon- 
heur était  tel  que,  souvent  après  avoir  travaillé  depuis  l'aube 
du  jour  jusqu'à  l'entrée  de  la  nuit,  ils  s'oubliaient  entièrement 
eux-mêmes  ;  plus  d'une  fois,  en  effet,  ils  attendirent  le  coucher 
du  soleil,  pour  prendre  quelque  nourriture  qu'ils  allaient  deman- 
der à  la  pitié  publique,  leur  unique  ressource. 

La  Société  naissante  se  trouvait  dans  cet  état  prospère,lorsque 
s'éleva  contre  elle  une  violente  persécution.  Si  la  main  puis- 
sante de  Dieu  ne  s'était  étendue  pour  la  protéger,  sa  ruine 
était  entière  et  irréparable.  Le  premier  auteur  de  cette  attaque 
fut  un  frère  Augustin,  piémontais  de  naissance,  ermite  de 
profession,  catholique  en  apparence,  mais  luthérien  en  réalité. 
Cet  homme,  jugeant  que  l'absence  du  Pape  et  de  sa  cour  lui 
ouvrait  une  voie  facile  pour  semer  à  Rome  les  malheureux  germes 
de  l'hérésie,  essaya  de  les  répandre  par  ses  prédications.  La  ma- 
nière simple,  naturelle  et  pleine  de  suavité  dont  il  s'exprimait,  lui 
attirait  un  nombre  immense  d'auditeurs.  Il  n'osa  pas  d'abord 
s'expliquer  ouvertement  ;  mais,  dès  qu'il  se  crut  en  possession 
de  l'estime  et  de  la  confiance  publiques,  il  commença  à  mêler  aux 
enseignements  orthodoxes  quelques-unes  des  erreurs  nouvelles. 
D'abord  il  ne  faisait  que  les  énoncer  sans  insister;  il  les  couvrait 
même  d'un  voile  épais  pour  en  dérober  le  véritable  sens.  Dieu 
sans  doute  inspira  à  plusieurs  compagnons  d'Ignace  la  pensée 
d'aller  l'entendre  ;  et  ceux-ci,  familiarisés  avec  ces  erreurs  par 
l'étude  et  la  lutte,  les  reconnurent  bientôt,  malgré  les  ombres 
dont  il  les  entourait.  Les  Pères  assistèrent  à  plusieurs  discours; 
ils  en  furent  chaque  fois  plus  mécontents.  Après  tout  cependant, 
l'ermite  pouvait  se  tromper  par  ignorance  ;  ils  allèrent  donc 
le  trouver,  et,  sans  paraître  révoquer  en  doute  la  sincérité  de 
ses    intentions,  ils  lui   firent  remarquer  l'une  après  l'autre  ses 


240  HISTOIRE   DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

erreurs,  toutes  puisées  dans  les  doctrines  de  Luther.  Ils  espé- 
raient que,  désabusé  lui-même,  il  ne  refuserait  pas  de  détromper 
aussi  les  autres. 

On  s'attendait  à  voir  cet  homme,  ainsi  démasqué,  s'effrayer 
du  danger  qu'il  courait.  Fort  de  la  faveur  du  peuple  et  de 
l'appui  de  quelques  grands,  il  s'enhardit.  Il  méprisa  conseils  et 
conseillers,  accusa  les  Pères  d'ignorance  et  de  malice,  parut 
surpris  que  des  hommes  qu'il  n'accepterait  pas  pour  écoliers, 
osassent  s'ériger  vis-à-vis  de  lui  en  docteurs.  Ils  feraient  beau- 
coup  mieux,  disait-il,  de  s'instruire,  ou  du  moins  de  se  taire 
au  lieu  de  condamner  ce  que  tout  Rome  venait  entendre  et 
applaudir.  S'ils  ne  pouvaient  sans  dépit  voir  l'estime  dont  il 
jouissait,  ils  devaient  plutôt  s'étudier  à  en  mériter  une  semblable 
que  d'essayer  de  lui  nuire,  en  accusant  d'erreur  ses  doctrines 
pures  et  saintes.  Il  les  invita  ensuite  à  assister  à  sa  prochaine 
prédication,  pour  juger  par  eux-mêmes  du  cas  qu'il  faisait  de 
leurs  avis.  Là,  ils  entendraient  répéter  tout  ce  qu'il  avait  déjà 
dit,  et  les  applaudissements  des  auditeurs  leur  apprendraient  à 
s'humilier,   ou  du  moins  à  ne  plus  se  permettre  le  blâme. 

Après  cette  démarche  inutile,  les  compagnons  d'Ignace  se 
crurent  obligés  de  réparer,  autaut  qu'il  était  en  leur  pouvoir,  le 
scandale  causé  par  cet  homme.  Dans  leurs  églises,  ils  mêlèrent 
donc  aux  instructions  morales,  des  enseignements  sur  l'utilité 
des  indulgences,  l'autorité  du  pape,  le  mérite  de  la  continence, 
la  nécessité  des  bonnes  œuvres  ;  points  sur  lesquels  les  luthériens 
semaient  l'erreur.  Cette  conduite  irrita  fortement  le  susceptible 
prédicateur  ;  voyant  bien  qu'il  ne  pouvait  sans  se  nuire  déclarer 
ouvertement  ce  qu'il  n'avait  encore  osé  qu'insinuer,  il  voulut 
s'assurer,  par  une  odieuse  menée,  la  réputation  de  bon  catholique 
et  faire  peser  sur  ses  prétendus  ennemis  eux-mêmes  le  soup- 
çon d'hérésie.  Un  jour  donc,  en  insistant  sur  la  vérité  de  l'ancienne 
religion  et  sur  l'obligation  d'y  rester  fidèle,  il  tâcha  de  viser 
Ignace.  Il  fallait  se  méfier,  disait-il,  d'un  loup  travesti,  non  pas 
seulement  en  brebis,  mais  en  pasteur  ;  d'un  homme  qui,  naguère 
encore  simple  laïque,  avait  parcouru  les  diverses  universités  de 
l'Europe,  et  y  avait  causé  de  grands  ravages.  Enhardi  mainte- 
nant et  soutenu  par  des  affidés,  animés  du  même  esprit,  il  était 
venu  à   Rome  causer  de  nouveaux  scandales.    «  J'avertis   les 


LIVRE  TROISIEME.   —  CHAPITRE  I.  241 

4  fidèles,  continuait-il,  que  les  fauteurs  d'hérésie  commencent 
«  ordinairement  par  en  accuser  les  autres,  dans  l'espérance 
«  de  ne  pas  être  soupçonnés  des  erreurs  qu'ils  feignent  de  con- 
«  damner.  Les  sectes  les  plus  dangereuses  sont  celles  qui  se 
«  cachent  sous  le  masque  de  la  sainteté.  Rome,  quoique  un  peu 
«  tard  peut-être,  ne  doit  pas  se  montrer  moins  prudente  que 
«  Paris,  Salamanque,  et  en  dernier  lieu,  Venise,  où  Ignace, 
«  convaincu  d'hérésie,  s'est  soustrait  par  le  désaveu  ou  la  fuite, 
«  à  la  condamnation  de  sa  personne  et  de  ses  écrits.  A  Rome 
«  même,  des  hommes  d'une  foi  incorruptible  et  appartenant  à  sa 
«  propre  nation  l'ont  abandonné;  il  en  est  un  surtout  qui,  d'abord 
«  séduit  par  lui,  s'en  est  éloigné  avec  horreur,  à  la  vue  du  péril 
«  qui  le  menaçait.  » 

Par  ces  hommes  d'une  foi  incorruptible,  l'ermite  entendait 
parler  de  trois  espagnols,  Pierre  de  Castille,  François  Mudarra 
et  un  certain  Barrera,  qu'il  avait  fait  tomber  dans  ses  pièges. 
Tout  imbus  de  ses  erreurs,  ces  réformateurs  parcouraient,  pour 
les  répandre,  différentes  cours  où  leur  rang  leur  donnait  un 
libre  accès. 

L'infortuné  gagné  d'abord  par  Ignace,  s'appelait  Michel 
Navarro.  La  conversion  de  François  Xavier  l'avait  privé  de 
son  appui.  Pour  se  venger,  il  s'en  était  pris  à  Ignace  qu'il 
avait  tenté  d'assassiner  ;  puis,  touché  peut-être  de  quelque 
bonne  pensée  ou  poussé  par  un  motif  inconnu,  il  s'était  offert 
à  lui  pour  embrasser  son  genre  de  vie.  Cette  vocation  ne 
pouvait  convenir  qu'aux  âmes  vraiment  grandes,  et  non  à  un 
cœur  vil  comme  le  sien.  Aussi  à  peine  eut-il  entrevu  la  nature 
des  engagements  à  contracter,  qu'il  y  renonça.  Dans  la  suite, 
il  se  repentit  d'avoir  abandonné  Ignace,  le  rejoignit  à  Venise, 
et  demanda  de  nouveau  à  être  admis  au  nombre  de  ses  compa- 
gnons ;  mais  celui-ci,  connaissant  son  instabilité,  refusa  de 
l'admettre. 

Il  en  fut  offensé,  et,  ne  pouvant  être  son  disciple,  il  devint 
son  ennemi  et  son  calomniateur.  Il  le  précéda  à  Rome,  s'y  ligua 
avec  le  prédicateur  luthérien,  et  lui  servit  de  complice  pour 
répandre  et  confirmer  des  faits  injurieux  à  Ignace,  faits  dont  il 
prétendait  d'ailleurs  avoir  été  le  témoin  oculaire.  Au  prix  d'une 
somme  d'argent,  ce  malheureux  alla  jusqu'à  porter  une  accusa- 

Histoire  de  S.  Ignace  de  Loyoia.  *6 


242  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

tion  en  forme  contre  Ignace,  devant  Monseigneur  Benoît 
Conversini,  alors  gouverneur  de  Rome.  Le  moine  hérétique 
espérait  que  ses  adversaires  seraient  trop  accablés  de  leurs 
propres  embarras  pour  avoir  le  loisir  de  s'occuper  de  lui. 

Ces  calomnies  une  fois  répandues  dans  Rome,  on  ne  saurait 
imaginer  combien  elles  changèrent  la  disposition  des  esprits  à 
l'égard  d'Ignace  et  de  ses  compagnons.  On  les  avait  d'abord 
écoutés  avec  respect,  comme  de  grands  serviteurs  de  Dieu;  on 
en  vint  bientôt,  partout  où  ils  se  montraient,  à  les  désigner  du 
doigt,  comme  des  fourbes,  comme  des  hérétiques  cachés,  dont 
la  vie  coupable  avait  enfin  été  dévoilée.  Les  mêmes  actions  qui 
les  avaient  fait  vénérer  comme  des  saints,  furent  dès  lors  taxées 
d'hypocrisie,  et  ne  les  rendirent  que  plus  odieux.  Non  seule- 
ment on  fuyait  leur  conversation,  mais  on  n'aurait  osé  avouer 
des  relations  avec  eux,  dans  la  crainte  de  se  compromettre  ; 
bref,  on  s'attendait  chaque  jour  à  les  voir  conduire  au  bûcher. 
Cette  terreur  acquit  un  tel  empire  sur  l'esprit  de  deux  prêtres 
associés  à  Ignace  par  le  Cardinal-Vicaire  pour  entendre  les 
confessions,  que,  croyant  le  mal  sans  remède,  ils  quittèrent 
Rome,  sortirent  même  des  Etats  de  l'Eglise,  et  réussirent  à 
éluder  toute  recherche. 

Cependant  les  rumeurs  publiques  allaient  grossissant  d'heure 
en  heure,  et  se  répandaient  au  loin.  Des  lettres  annonçaient 
partout  que  ces  gens  étaient  enfin  connus  et  dévoilés,  qu'on  les 
avait  convaincus  d'hérésie,  et  que  leur  forfaiture  serait  bientôt 
punie  par  le  bûcher. 

Le  Seigneur,  comme  autrefois  sur  la  barque  avec  ses  disciples, 
dormait  pour  donner  à  l'orage  le  temps  de  se  soulever  avec 
fureur  ;  mais  à  son  réveil,  commandant  aux  vents  et  à  la  tem- 
pête, il  devait  ramener  un  grand  calme.  Les  ennemis  d'Ignace 
triomphaient,  et  déjà  on  leur  rendait  grâces  pour  avoir  décou- 
vert un  venin  dont  les  malignes  influences  ne  fermentent  que 
dans  les  ténèbres.  Quant  à  Ignace,  il  considérait  cette  épreuve 
comme  une  occasion  de  mettre  en  pratique  cette  confiance  filiale 
en  Dieu,  dont  la  perfection  est  d'espérer  d'autant  plus  dans  le 
Seigneur,  que  les  maux  semblent  plus  irrémédiables.  Il  soute- 
nait le  courage  de  ses  compagnons,  quand  il  les  voyait  prêts  à 
s'alarmer,  rappelait  humblement  à  son  divin  Maître  sa  promesse 


LIVRE   TROISIEME.  —  CHAPITRE  I.  243 


sur  le  chemin  de  Rome,  et  le  suppliait  de  lui  accorder,  avec  la 
croix  si  formellement  annoncée,  le  secours  et  la  protection  égale- 
ment promis.  Il  plut  à  Dieu  d'exaucer  ses  ferventes  prières,  et, 
pour  faire  éclater  au  grand  jour  que  lui  seul  avait  calmé  la 
tempête,  il  suscita  le  secours  du  côté  où  les  prévisions  humai- 
nes ne  l'auraient  jamais  cherché. 

Il  restait  à  Ignace  un  ami  fidèle  :  c'était  ce  même  Ouirino 
Garzonio  qui,  dès  l'origine,  l'avait  recueilli  dans  sa  maison.  Par 
ses  relations  constantes  avec  son  hôte,  Garzonio  avait  trop 
appris  à  le  connaître,  pour  pouvoir  prêter  l'oreille  aux  bruits 
injurieux  répandus  contre  lui.  En  outre,  sa  loyauté  et  la  noblesse 
de  son  caractère  lui  eussent  fait  considérer  l'abandon  comme 
une  bassesse.  Le  Cardinal  Jean  Dominique  de  Cupis,  doyen  du 
sacré  collège,  et  personnage  de  grande  autorité,  se  trouvait  être  le 
parent  et  l'ami  de  Q.  Garzonio;  il  connaissait  son  affection  pour 
Ignace.  Il  lui  en  fit  un  jour  de  sévères  reproches,  et  l'engagea 
fortement  à  rompre  cette  liaison,  non  seulement  à  cause  du  tort 
qu'elle  pourrait  causer  à  sa  réputation,  mais  pour  éviter  les  dan- 
gers auxquels  il  exposait  son  salut,  en  vivant  familièrement  avec 
un  homme  dont  la  foi  et  la  doctrine  étaient  aussi  suspectes  que 
les  mœurs.  Puis  le  cardinal  se  mit  à  répéter  toutes  les  accusa- 
tions portées  contre  Ignace.  Quirino  répliqua  :  «  Pourquoi  don- 
«  nerais-je  plus  de  croyance  à  tous  ces  récits,  qu'aux  faits  dont 
«  je  suis  le  témoin  oculaire  ?  Pourquoi  prêter  l'oreille  à  des 
«  invraisemblances,  à  de  prétendues  condamnations,  dont  on 
«  n'a  aucune  preuve,  quand  ici,  à  Rome,  les  faits  parlent  en 
«  faveur  d'Ignace  ?  »  Le  Cardinal  tint  bon,  et,  d'un  air  de  com- 
passion :  «  Vous  avez  affaire,  ajouta-t-il,  à  un  homme  qui  joint 
«  à  ses  autres  vices,  l'art  d'égarer  les  esprits  par  des  enchante- 
«  ments  ;  et,  sans  doute,  il  s'en  est  servi  pour  vous  séduire.  » 

De  retour  chez  lui,  Garzonio  rapporta  fidèlement  cet  entre- 
tien à  Ignace,  qui  ne  s'en  troubla  nullement:  on  l'eût  dit  désin- 
téressé dans  l'affaire.  Il  loua  le  zèle  et  la  prudence  du  Cardinal 
qui,  le  croyant  coupable,  cherchait  à  préserver  son  ami  du  danger 
d'une  telle  liaison.  «  Du  reste,  ajouta-t-il,  Dieu  peut  plus  pour 
«  me  sauver  que  le  monde  entier  pour  me  perdre,  et  vous  le 
«  verrez  lorsque  l'heure  sera  venue.  »  Quant  au  Cardinal,  qu'il 
connaissait  pour  un  homme  sage  et  vertueux,  Ignace  était  bien 


244  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

convaincu  que  s'il  pouvait  s'aboucher  avec  lui,  il  le  tirerait 
d'erreur.  Quirino  Garzonio  résolut  donc  de  lui  obtenir  une 
audience,  et  ne  tarda  pas  à  la  demander  à  son  parent.  Il  l'assura 
que  si,  après  avoir  entendu  Ignace,  il  persistait  à  le  condamner, 
lui-même  le  tiendrait  pour  coupable,  et  s'en  éloignerait  aussitôt. 
Le  Cardinal,  en  promettant  de  le  recevoir,  prophétisa  sans  s'en 
douter.  Qu  il  vienne  donc,  s'écria-t-il,  je  le  traiterai  comme  il  le 
mérite.  Il  le  fît  en  réalité,  mais  dans  un  sens  bien  différent  de 
ses  intentions  du  moment. 

Ignace  arriva,  et  fut  introduit  dans  un  cabinet,  au  fond  de 
l'appartement.  On  ignore  ce  qu'il  dit  au  Cardinal  ;  mais  on  peut 
le  conjecturer  d'après  les  effets  de  sa  visite  :  toute  fâcheuse 
impression  fut  complètement  dissipée.  Le  Cardinal  conçut  même 
un  tel  repentir,  que,  se  jetant  à  ses  pieds,  il  lui  demanda  pardon 
d'avoir  prêté  l'oreille  à  la  calomnie.  On  tient  ce  fait  de  Garzonio, 
à  qui  le  Cardinal  l'avait  lui-même  raconté.  Ce  noble  ami  avait 
accompagné  Ignace  et  attendait  avec  anxiété  lissue  de  l'entre- 
tien, qui  dura  près  de  deux  heures.  Enfin,  le  Cardinal  sortit  de 
son  cabinet  avec  Ignace,  et  en  le  comblant  de  tous  les  témoi- 
gnages possibles  d'estime  et  de  bienveillance,  il  lui  promit  à 
haute  voix  d'être  son  plus  zélé  défenseur  dans  cette  affaire,  et 
dans  toutes  celles  qui  pourraient  survenir.  Il  donna  ensuite  des 
ordres  pour  que  chaque  semaine  on  envoyât  en  aumône  le  pain 
et  le  vin  nécessaires  à  Ignace  et  à  ses  compagnons.  Il  leur 
continua  ce  secours  tant  qu'il  vécut. 

Une  fois  assuré  par  le  résultat  de  cette  visite  que  Dieu  com- 
mençait à  prendre  en  main  sa  cause,  le  Saint  crut  devoir  agir 
de  son  côté  d'après  les  conseils  de  la  sagesse  humaine.  Il  solli- 
cita donc  du  gouverneur  de  Rome,  au  tribunal  duquel  les  accu- 
sations avaient  été  portées,  un  jugement  juridique  et  une 
sentence  définitive.  Au  jour  fixé,  Ignace  et  son  accusateur, 
Michel  Navarro,  comparurent.  Ce  dernier  commença  par  assurer 
effrontément  que,  lui  présent,  à  Paris,  à  Alcala,  à  Venise,  Ignace 
avait  été  condamné  pour  hérésie  et  pour  d'autres  crimes.  Sans 
doute,  il  s'était  soustrait  au  châtiment  par  la  fuite  ;  mais  lui, 
Navarro,  témoin  de  ces  faits,  pouvait  les  affirmer,  comme  il  le 
faisait  en  effet,  sous  la  foi  du  serment.  Alors  Ignace  avec  une 
impassible  sérénité,  tirant  de  sa  poche  pour  première   réponse 


LIVRE  TROISIEME.   —  CHAPITRE  I.  245 

une  lettre,  la  lui  présenta,  en  lui  demandant  s'il  connaissait 
cette  écriture.  Navarro,  ne  soupçonnant  pas  où  l'accusé  voulait 
en  venir,  la  reconnut  pour  sienne.  «  Eh  bien  !  reprit  Ignace, 
«jusqu'ici  vous  n'avez  parlé  de  moi  que  sur  les  suggestions 
«  d'autrui  ;  maintenant  nous  allons  entendre  ce  que  vous  en 
«  disiez  jadis  sous  l'inspiration  de  vos  propres  idées,  et  l'opinion 
«  favorable  que  vous  aviez  charitablement  conçue  de  moi.  »  On 
lut  alors  cette  lettre  écrite  à  un  ami.  Navarro  y  parlait,  des 
vertus  d'Ignace  en  témoin  oculaire,  et  avec  tant  de  louanges, 
qu'il  eût  été  impossible  d'en  produire  une  plus  favorable.  Le 
malheureux  pâlit,  et,  se  voyant  convaincu  par  son  propre  témoi- 
gnage d'une  si  palpable  contradiction,  la  parole  expira  sur  ses 
lèvres.  Ne  sachant  s'il  devait  confesser  la  vérité  ou  désavouer 
la  lettre,  chercher  des  excuses  ou  inventer  de  nouvelles  calom- 
nies, il  balbutia  quelques  paroles  inintelligibles,  et  la  première 
audience  fut  levée.  Mais  ce  ne  fut  là  ni  l'unique,  ni  même  la 
meilleure  des  preuves  qui  mirent  au  grand  jour  l'innocence 
d'Ignace.  Dieu  permit  que  la  vérité  élevât  la  voix  des  lieux 
mêmes  choisis  pour  théâtres  de  la  calomnie,  de  Paris,  d'Alcala 
et  de  Venise.  La  marche  des  événements  était  vraiment  provi- 
dentielle. Cette  même  année  voyait  réunis  à  Rome  les  trois  juges 
qui  avaient  absous  le  Saint,  dans  les  trois  villes,  où  son  accusateur 
jurait  qu'il  avait  été  condamné.  De  Venise,  était  venu  Gaspard 
de  Doctis,  secrétaire  du  nonce  ;  d'Alcala,  le  vicaire-général 
Jean  Figueroa  ;  et  de  Paris,  le  P.  Ori,  inquisiteur.  Des  intérêts 
particuliers  les  avaient  conduits  à  Rome.  Dieu  en  tira  la  gloire 
de  son  serviteur  (6). 

Là,  devaient  finir  les  persécutions  dirigées-  contre  Ignace. 
Restait  à  démontrer  l'innocence  de  ses  compagnons.  Bien  qu'ils 
eussent  été  justifiés  en  quelque  sorte  dans  la  personne  de  leur 
chef,  il  importait  à  leur  réputation  de  produire  en  leur  faveur  des 
témoignages  particuliers  et  personnels.  Le  Seigneur  y  pourvut. 
Dès  qu'on  apprit  à  Bologne,  à  Ferrare,  à  Venise,  à  Paris,  les 
odieuses  imputations  qui  pesaient  sur  eux,  les  évêques  et  les 
curés  de  leur  connaissance  s'empressaient  de  leur  envoyer  les 
attestations  les  plus  honorables.  De  plus,  Hercule,  duc  de 
Ferrare,  ordonna  à  son  ambassadeur  à  Rome  d'interposer  par- 
tout où  besoin  serait,  en  faveur  de  Claude  Le  Jay  et  de  Simon 


246  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 


Rodriguès,  l'autorité  de  son  témoignage  et  de  son  respect  pour 
leurs  vertus. 

La  bourrasque  passée,   Ignace  n'avait  plus   semble-t-il,  qu'à 
rendre  grâce  à  Dieu,  et  à  jouir  en  paix  du  calme  retrouvé.  Tout 
avait  tourné  en  sa  faveur.  Michel  Navarro  avait  été  condamné  à 
l'exil,  comme  calomniateur,  et  les  trois  espagnols,  ses  instigateurs, 
assignés   par   Ignace,    pour  prouver  juridiquement  leurs  asser- 
tions mensongères  qu'ils  avaient  publiées  dans  toute  la  ville  de 
Rome  contre  lui  et  ses  compagnons,  s'étaient  avoués  coupables. 
Mais  sur  leurs  instances,  de  puissants  protecteurs  demandaient 
qu'on  se  contentât  de  leur  rétractation  publique.  Ignace  savait 
qu'un  arbre,  bien  que  coupé  au  ras  de  terre,  pousse  souvent  de 
vigoureux  rejetons,  si  on   lui  laisse  ses  racines  ;  il   n'en  voulut 
donc  laisser  aucune  aux  malignes  imputations  dont  il  avait  été 
l'objet  ;  il  exigea  que  l'affaire  fût  terminée  par  sentence  juridique. 
Il  craignait,  en  effet,  de  nouvelles  calomnies,  et   surtout   il   ne 
voulait  pas  laisser  dire  que  les  poursuites  avaient  été  assoupies 
d'après  ses  instigations  personnelles.    Les  mensonges   avaient 
couru  la  moitié  de  l'Europe  ;  quelle  foi  ajouterait-on  à  leur  ré- 
futation, si  elle  ne  provenait  d'un  jugement  public   et  irréfraga- 
ble ?  Ignace  donnait  d'autant  plus  d'importance  à  cette  affaire, 
que  cette  sentence  une  fois  rendue  anéantissait  toutes   les  atta- 
ques dirigées  contre  lui,  soit  en  France,  soit  en  Espagne,  ou  en 
Italie.  Bien  plus,  elle  fermait  pour  toujours  la  bouche  aux  mal- 
veillants privés   désormais   de   tout   moyen  de  lui    porter    de 
nouveaux  coups. 

La  situation  était  grave.  Pour  Ignace,  il  ne  s'agissait  pas 
seulement  de  sa  réputation  personnelle  ;  car  alors,  il  lui  eût  été 
facile,  il  lui  eût  été  doux  de  supporter  en  silence  cette  violente 
attaque,  mais  il  fondait  un  ordre  destiné  à  se  répandre  dans  le 
monde  entier:  il  s'agissait  de  ses  frères.  Comment  ceux-ci  travail- 
leraient-ils à  procurer  la  plus  grande  gloire  de  Dieu  et  la  con- 
version des  pécheurs,  si  une  accusation  de  mauvaises  mœurs 
et  de  doctrine  perverse  les  flétrissait  d'avance  ?  L'outrage  avait 
été  public,  la  réparation  devait  l'être  aussi. 

«  Je  sais  bien,  écrivait  saint  Ignace  à  Pierre  Contarini,  que 
«  nous  ne  ferons  pas  taire  les  hommes,  et  je  ne  suis  pas  si  mala- 
«  visé  que  de  le   prétendre  :  nous  voulons   seulement  sauver 


LIVRE  TROISIÈME.  —  CHAPITRE   I.  247 


«  l'honneur  de  la  religion,  qui  est  en  quelque  sorte  attaché  au 
«  nôtre.  Il  nous  importe  peu  qu'on  nous  prenne  pour  des  igno- 
«  rants,  et  qu'on  nous  croie  des  gens  pervers  ;  mais  que  la  doc- 
«  trine  que  nous  prêchons  passe  pour  fausse  dans  l'esprit  des 
«  peuples,  et  qu'on  regarde  la  voie  par  laquelle  nous  conduisons 
«  les  âmes,  comme  le  chemin  de  perdition,  c'est  ce  que  nous 
«  ne  pouvons  souffrir  sans  trahir  notre  ministère,  parce  que 
<<  cette  doctrine  est  celle  de  Jésus-Christ,  et  que  cette  voie  est 
«  le  chemin  du  salut  (7).  » 

Quelques-uns  de  ses  compagnons,  plus  humbles  que  prudents, 
le  détournaient  de  poursuivre  cette  affaire,  il  leur  semblait  que 
c'était  outrepasser  les  limites  de  la  nécessité  et  de  leur  droit  à  se 
soustraire  à  l'oppression.  Ils  craignaient  qu'en  faisant  reconnaî- 
tre publiquement  l'imposture  de  leurs  adversaires,  ils  ne  parus- 
sent avoir  écouté  le  ressentiment  ou  la  vengeance.  Les  justes 
réclamations  d'Ignace  étaient  encore  traversées  par  les  tergiver- 
sations du  gouverneur  :  on  crut  d'abord  que  c'était  lenteur  de 
sa  part  ;  on  sut  depuis  que  c'était  répugnance  à  se  prononcer 
définitivement  dans  cette  cause. Sur  les  instances  des  adversaires 
il  tâcha  de  satisfaire  Ignace  par  des  promesses  qu'il  se  réservait 
de  ne  pas  accomplir.  Notre  Saint  ne  voulant  pas  s'en  contenter, 
le  gouverneur  finit  par  lui  dire  que  l'intention  du  Légat  était 
que  cette  cause  fût  considérée  comme  jugée  et  que  les  deux  par- 
ties gardassent  désormais  le  silence  ;  mais  bientôt  les  choses 
prirent  une  tout  autre  tournure. 

Le  Pape,  de  retour  à  Rome,  était  allé  passer  à  Frascati,  les 
premières  semaines  de  l'automne.  Ignace  recouvra  l'espérance, 
presque  perdue,  d'obtenir  de  lui  ce  qu'il  avait  jusque-là  inutile- 
ment sollicité  du  gouverneur.  En  réalité,  sa  demande  était  si 
manifestement  juste,  qu'il  lui  suffit  de  la  faire  connaître  au  Pape, 
pour  obtenir  justice  (8).  Le  Pontife  fit  intimer  au  gouverneur 
par  un  de  ses  camériers  l'ordre  de  juger  définitivement  la  cause 
d'Ignace.  Alors  on  interrogea  les  trois  personnages  qui  à  Paris, 
à  Alcala,  et  à  Venise,  avaient  déjà  été  juges  des  accusations  por- 
tées contre  le  Saint,  et  l'en  avaient  absous;  on  produisit  tous  les 
témoignages  désirables  en  faveur  de  ses  compagnons  ;  on  exa- 
mina de  nouveau  le  livre  des  Exercices  spirituels;  enfin,  la  pureté 
de  la  doctrine  et  l'innocence  de  la  vie  d'Ignace  et  de  ses  com- 


248  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 


pagnons,  ayant  été  reconnues  à  l'unanimité,  la  cause  fut  jugée, 
la  sentence  rendue  en  la  forme  suivante  ;  on  en  fit  parvenir  des 
copies  partout  où  les  diffamations  avaient  été  répandues. 

BENOIT  CONVERSINI 

Vice-Camérier  et  Gouverneur  Général  de  la 
ville  et  du  district  de  Rome. 

«  A  tous  et  à  chacun  de  ceux  qui  auront  connaissance  des 
«  présentes  lettres,  salut  dans  le  Seigneur.  Il  est  d'une  grande 
«  importance  dans  l'Église  de  Jésus-Christ  que  l'on  puisse 
«  distinguer  ceux  qui,  par  l'exemple  de  leur  vie  et  par  leurdoc- 
«  trine,  travaillent  utilement  dans  le  champ  du  Seigneur  pour  le 
«  salut  d'un  grand  nombre  d'âmes,  d'avec  ceux  qui  semblent  au 
«  contraire  avoir  pris  à  tâche  d'y  semer  la  zizanie.  Certains 
«  bruits  ont  été  répandus  dans  le  public,  des  dénonciations  nous 
«  ont  été  même  adressées  contre  les  respectables  personnes 
«  Ignace  de  Loyola  et  ses  compagnons,  savoir:  Pierre  Le  Fèvre, 
«  Claude  Le  Jay,  Paschase  Broèt,  Jacques  Laynez,  François 
«  Xavier,  Alphonse  Salmeron,  Simon  Rodriguès,  Jean  Codure 
«  et  Nicolas  de  Bobadilla,  maîtres  de  la  Faculté  de  Paris, 
«  prêtres  séculiers  appartenant  aux  diocèses  de  Pampelune,  de 
«  Genève,  de  Sigùenza,  de  Tolède,  de  Vicence,  d'Embrun  et  de 
«  Palencia.  On  a  incriminé  leur  doctrine,  leur  genre  de  vie  et 
«  les  Exercices  spirituels  qu'ils  donnent  à  d'autres  personnes  ; 
«  on  a  prétendu  que  leur  doctrine  et  leurs  Exercices  spirituels 
«  étaient  entachés  d'erreur  et  de  superstition  et  quelque  peu  en 
«  opposition  avec  la  doctrine  catholique. 

«  Nous  donc,  conformément  au  devoir  de  notre  charge  et 
«  sur  un  ordre  spécial  de  Notre  Très-Saint-Père  le  Pape,  nous 
«  avons  cherché  avec  la  plus  grande  diligence  ce  qu'il  pouvait  y 
«  avoir  de  vrai  dans  les  accusations  portées  contre  les  susdits 
«  Ignace  et  ses  compagnons.  En  conséquence,  nous  avons  en- 
«  tendu  d'abord  quelques-uns  de  leurs  accusateurs  ;  nous  avons 
«  ensuite  examiné  soit  les  sentences  judiciaires,  soit  les  témoi- 
«  gnages  publics  venus  d'Espagne,  de  Paris,  de  Venise,  de 
«  Vicence,  de  Bologne,  de  Ferrare  et  de  Sienne,  et  qui  ont  été 


LIVRE  TROISIÈME.  —  CHAPITRE  I.  249 


«  rendus  en  faveur  des  respectables  personnes,  Maître  Ignace  et 
«  ses  compagnons  et  contre  leurs  délateurs  ;  nous  avons  enfin 
«  fait  comparaître  devant  notre  tribunal  quelques  témoins  des 
«  plus  respectables  par  l'intégrité  de  leur  vie,  par  leur  doctrine 
«  et  par  leur  condition.  Nous  avons  trouvé  que  toutes  les  plain- 
«  tes,  toutes  les  accusations,  tous  les  bruits  répandus  contre  eux 
«  étaient  entièrement  dénués  de  fondement. 

«  C'est  pourquoi,  ainsi  qu'il  est  de  notre  devoir,  nous  affirmons 
«  et  nous  déclarons  que  ce  susdit  Maître  Ignace  et  ses  com- 
«  pagnons,  non  seulement  n'ont  encouru  aucune  note  d'infamie 
«  ni  en  droit,  ni  en  fait,  à  la  suite  des  accusations  et  des  plaintes 
«  ci-dessus  mentionnées  ;  mais  qu'ils  en  ont  au  contraire  retiré 
«  un  témoignage  plus  éclatant  de  la  sainteté  de  leur  vie  et  de 
«  leur  doctrine.  Car  nous  avons  pu  constater  que  leurs  adver- 
«  saires  n'ont  eu  à  leur  reprocher  que  des  choses  sans  impor- 
«  tance  et  de  tout  point  contraires  à  la  vérité,  tandis  que  les 
«  personnes  les  plus  dignes  d'estime  ont  rendu  en  leur  faveur 
«  le  témoignage  le  plus  élogieux. 

«  Nous  avons  donc  tenu  à  porter  la  présente  sentence  et 
<<  déclaration,  afin  qu'elle  leur  serve  de  témoignage  public  contre 
«  tous  les  ennemis  de  la  vérité  et  pour  rassurer  tous  ceux  qui 
«  auraient  conçu  quelque  soupçon  sur  leur  compte,  à  l'occasion 
«  de  ces  accusations  et  de  ces  calomnies.  Nous  avertissons  en 
«  outre,  nous  exhortons  dans  le  Seigneur  et  nous  prions  tous 
«  et  chacun  des  fidèles  d'avoir  et  de  témoigner  au  dit  Maître 
«  Ignace  et  à  ses  compagnons  l'estime  dont  nous  les  avons  re- 
«  connus  dignes  et  de  les  tenir  comme  des  hommes  d'une  doc- 
«  trine  désormais  à  l'abri  de  tout  soupçon,  pourvu  toutefois 
«  qu'ils  persévèrent,  Dieu  aidant,  comme  nous  l'espérons,  dans 
«  la  même  intégrité  de  vie  et  de  doctrine. 

«  Donné  à  Rome,  dans  notre  palais,  le  dix-huitième  jour 
«  de  novembre  de  l'an  quinze-cent  trente-huit.  Cf.  Cartas  de 
«  san  Ignacio,  tom.  I,  append.  n,  pag.  421.  » 

Telle  fut  l'issue  de  cette  affaire;  mais  quelque  chose  manquait 
encore  pour  que  la  satisfaction  fût  complète  :  c'était  la  chute  et 
la  punition  des  calomniateurs.  Dieu  permit  qu'ils  fussent  recon- 
nus coupables  des  fautes  dont  ils  avaient  accusé  Ignace.  Ils 
avaient  dit  que,  convaincu  d'hérésie  et  condamné  au  feu,  il  ne 


250  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

s'était  soustrait  au  châtiment  que  par  la  fuite,  et  qu'il  avait  été 
brûlé  en  effigie.  Ce  fut  précisément  le  sort  de  Mudarra.  Recon- 
nu pour  hérétique  et  condamné  au  feu  en  cette  qualité,  il  parvint 
à  s'échapper  de  sa  prison,  mais  il  fut  publiquement  brûlé  en 
effigie.  Pierre  de  Castille,  pour  la  même  cause,  fut  condamné 
à  une  prison  perpétuelle. 

Quant  au  moine,  premier  fauteur  de  toute  cette  campagne, 
sitôt  qu'il  la  vit  tourner  contre  lui,  il  s'enfuit  à  Genève.  Là,  il 
quitta  l'habit  religieux  dont  il  s'était  servi,  pour  entrer  sans 
obstacle  dans  les  pays  catholiques  et  les  infecter  de  ses  erreurs. 
Il  devint  prédicant,  et  on  lui  attribue  un  dangereux  ouvrage 
intitulé  :  SummariumScripturœ.  Enfin  un  auteur  du  XVIe  siè- 
cle rapporte  qu'il  termina  dans  les  supplices  ses  crimes  et  sa  vie. 

Nous  devons  à  la  vérité  d'ajouter  que  tous,  excepté  le  faux 
ermite,  finirent  par  rentrer  en  eux-mêmes,  désavouèrent  leurs 
calomnies  contre  Ignace,  et  cherchèrent  à  en  obtenir  le  pardon. 
Ainsi  Pierre  de  Castille,  après  avoir  longtemps  persévéré  dans 
ses  erreurs,  rongeant  son  frein  dans  la  prison,  où  il  était  enfer- 
mé pour  toute  sa  vie,  fut  enfin  touché  de  la  grâce,  et  mourut 
entre  les  mains  d'un  Père  de  la  Compagnie,  nommé  Avellaneda. 
François  Mudarra  changea  complètement  d'opinion  à  l'égard 
d'Ignace.  Sûr  de  trouver  en  lui  cette  charité,  caractère  distinc- 
tif  des  saints,  qui  toujours  rend  le  bien  pour  le  mal,  il  eut 
recours  à  lui  dans  ses  malheurs  et  en  reçut  les  secours  qu'il 
sollicitait.  Enfin  Barrera,  à  l'heure  de  sa  mort  prématurée,  ré- 
tracta ses  injustes  imputations,  et  rendit  pleine  justice  à  l'inno- 
cence de  celui  qu'il  avait  faussement  accusé. 


— :!:—    Chapitre  ùeujntème*    — $— 


Charité  d'Ignace  et  de  ses  compagnons  envers  les  pauvres  de 
Rome.  —  Le  Saint  prépare  ses  enfants  spirituels  à  fonder  un 
nouvel  ordre.  —  Difficultés  qu'il  est  obligé  de  surmonter  pour 
atteindre  ce  but. 


E  crédit  des  Pères  étant  maintenant  plus  af- 
fermi que  jamais,  ils  reparurent  en  public  et  re- 
prirent, pour  lesalut  des  âmes,  les  pieux  exer- 
cices qu'ils  avaient  suspendus  pour  un  temps. 
Bientôt  l'estime  publique  surpassa,  s'il  était 
possible,  celle  que  la  calomnie  avait  altérée 
un  moment.  Dieu  lui-même  sembla  leur  mé- 
nager l'occasion  de  montrer,  dans  un  temps  de  grande  calamité, 
une  charité  plus  grande  encore  que  par  le  passé.  L'année  même 
où  tous  ces  événements  s'étaient  accomplis,  une  affreuse  disette 
réduisit  Rome  à  une  telle  extrémité,  que  beaucoup  de  malheu- 
reux, étendus  mourants  dans  les  rues  et  sur  les  places  publiques, 
n'auraient  pas  même  eu  la  force  d'aller  chercher  des  secours, 
ces  secours  leur  eussent-ils  été  assurés.  En  outre,  l'hiver  était 
excessivement  rigoureux.  Les  Pères  ne  vivaient  eux-mêmes  que 
d'aumônes  ;  mais,  animés  par  cette  confiance  en  Dieu  qui  n'est 
jamais  confondue,  ils  entreprirent  de  pourvoir  aux  besoins  de 
tant  d'infortunés.  Ils  relevaient  tous  ceux  qu'ils  trouvaient  gi- 
sant dans  les  rues,  les  chargaient  sur  leurs  épaules  et  les  portaient 
dans  leur  maison.  Cette  maison,  assez  vaste,  était  située  près  de 
la  tour  du  Melangolo.  Il  serait  difficile  aujourd'hui  d'en  fixer 
l'emplacement;  car  danscette  partie  de  la  vieille  Rome,que  de  mo- 
dernes constructions  ont  complètement  changée  d'aspect;  le  nom 
et  même  le  souvenir  de  ces  anciens  bâtiments  sont  enfouis  sous 
leurs  ruines.  Cette  maison  formait  un  angle  avec  l'église  Sainte- 
Catherine  appelée  des  Cordiers  (dé  Funari),  et  la  place  Marga- 
na,  où  s'élève  de  nos  jours  le  palais  des  princes  Altieri  (9). 
Ignace  passa  de  cette  maison  dans  celle  que  nous  occupons 


252  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

aujourd'hui  ;  mais  tandis  qu'il  l'habitait,  il  y  avait  installé  autant 
de  lits  qu'il  avait  pu  s'en  procurer,  et  à  leur  défaut  avait  fait 
étendre  des  bottes  de  paille  pour  y  placer  les  pauvres,  le  moins 
mal  possible.  Là,  plusieurs  Pères  leur  rendaient  les  mêmes  ser- 
vices qu'aux  malades  dans  les  hôpitaux,  leur  lavaient  les  pieds 
et  les  entouraient  de  toute  espèce  de  soins,  heureux  de  penser 
qu'en  leur  personne  ils  servaient  Jésus-Christ  lui-même. 
D'autres  allaient  mendier  pour  eux  par  la  ville,  et  Dieu  permit 
que  la  charité  de  plusieurs  âmes  pieuses  vînt  abondamment  à 
leur  secours.  Ils  parvinrent  ainsi  à  nourrir  et  à  vêtir,  chez  eux 
seulement,  plus  de  quatre  cents  personnes  (10). 

Un  spectacle  si  nouveau  et  si  touchant  attira  bientôt  une  foule 
de  visiteurs.  Les  curieux  eux-mêmes  se  sentirent  tellement 
émus  de  la  joie  franche,  avec  laquelle  les  Pères  s'occupaient  à 
servir  ces  malheureux,  qu'on  en  vit  plusieurs  se  dépouiller  d'une 
partie  de  leurs  vêtements  pour  en  couvrir  des  pauvres  à  moitié 
nus. 

Le  bruit  de  ces  bonnes  œuvres  s'étant  répandu,  les  grands 
seigneurs  de  Rome  trouvèrent  trop  humiliant  pour  eux  de  voir 
des  hommes  qui  ne  possédaient  rien  subvenir  aux  besoins  des 
indigents,  et  de  n'y  pas  contribuer  de  leurs  richesses  ;  ils  com- 
mencèrent donc  à  envoyer  des  secours  de  toute  espèce,  qui 
aidèrent  à  passer  l'hiver  et  à  soutenir,  jusqu'à  la  nouvelle  récolte, 
près  de  trois  mille  personnes. 

Du  reste,  le  plus  précieux  avantage  que  trouvaient  les  vic- 
times du  fléau,  dans  la  maison  d'Ignace,  ne  consistait  point  tant 
dans  le  soulagement  de  leurs  souffrances  physiques,  que  dans 
le  bien  spirituel  fait  à  leurs  âmes.  Dès  leur  arrivée,  on  les  exhor- 
tait à  se  confesser,  on  les  instruisait  de  la  doctrine  chrétienne, 
on  leur  adressait  de  pieux  discours  ;  on  leur  faisait  réciter  en 
commun,  à  des  heures  marquées,  certaines  prières  qui  ne  ser- 
vaient pa's  seulement  à  employer  utilement  le  temps,  mais  encore 
à  faire  naître  chez  plusieurs  un  sérieux  désir  de  mener  à  l'avenir 
une  vie  plus  chrétienne. 

Ces  exemples  de  charité,  l'innocence  des  Pères  si  authenti- 
quement  reconnue,  leur  attirèrent  l'estime  et  la  bienveillance 
du  public  ;  plusieurs  personnes  même  commencèrent  à  prendre 
goût  à  leur  genre  de  vie  et  demandèrent  leur  admission  parmi  eux. 


LIVRE  TROISIÈME.  —  CHAPITRE  II.  253 

Sur  ces  entrefaites,  le  Souverain-Pontife  manifesta  l'intention 
d'employer  au  service  de  l'Eglise  quelques-uns  des  compagnons 
d'Ignace.  Celui-ci  crut  alors  le  moment  arrivé  de  constituer  en 
Ordre  religieux  cette  Compagnie,  fondée  jusqu'alors  sur  la  seule 
libre  volonté  de  sesmembres.il  recommanda  ardemment  à  Dieu 
une  œuvre  si  propre  à  procurer  sa  gloire  et  le  supplia  de  disposer 
ses  compagnons  à  ne  vouloir  que  l'accomplissement  de  la  volon- 
té divine  ;  il  les  réunit  tous  un  jour,  leur  annonça  que  bientôt 
ils  allaient  être  obligés  de  se  séparer,  pour  se  rendre  dans  les 
lieux  assignés  par  le  Saint-Père  ;  puis  il  ajouta  : 

«  Les  dispositions  humaines  n'atteignent  pas  toujours  le  but 
«  des  plans  divins.  Mais  Dieu,  avec  une  admirable  suavité,  a 
«  coutume  de  redresser  des  désirs  fondés  sur  des  intentions  droi- 
«  tes,  et  de  les  diriger  aux  fins  de  sa  plus  grande  gloire.  Nous 
«  n'avons  pu,  selon  notre  vœu,  passer  en  Terre-Sainte,  et  voilà 
«  que  dans  cette  Italie,  centre  du  christianisme,  ce  grand  Dieu, 
«  ainsi  que  nous  l'avons  vu  de  nos  yeux  et  constaté  par  l'expé- 
«  rience,  a  ouvert  un  vaste  champ  à  nos  travaux  évangéliques. 
«  Il  nous  a  fait  recueillir  une  moisson  des  plus  abondantes  par 
«  la  conversion  et  la  réformation  des  âmes.  Nous  voyons  par 
«  là  quel  fruit  immense  on  peut  recueillir  dans  le  reste  du  monde 
«  soit  parmi  les  fidèles,  soit  parmi  les  infidèles.  Eh  bien  !  c'est  à 
«  cette  grande  entreprise,  mes  très  chers  frères,  que  Dieu  nous 
«  a  conviés  :  avec  son  puissant  secours  nous  pouvons,  conti- 
«  nuant  la  mission  des  Apôtres,  arracher  et  planter,  combattre 
«  le  vice  et  l'hérésie,  et  étendre  la  foi  de  Jésus-Christ  par  toute 
«  la  terre.  » 

«  Mais  le  moyen  le  plus  sûr  pour  obtenir  ce  résultat,  c'est  de 
«  nous  enchaîner  par  un  lien  stable  et  toujours  ferme,  sous  la 
«  dépendance  d'un  seul  chef,  ajoutant  aux  vœux  de  pauvreté  et 
€  de  chasteté  celui  d'obéissance  ;  c'est  d'éterniser  au  delà  de  nos 
«  vies  le  lien  de  la  charité  qui  nous  unit,  en  érigeant  notre Com- 
«  pagnie  en  Ordre  religieux.  Ainsi  deviendrait-elle  capable  de 
«  se  multiplier  dans  tous  les  pays  et  de  subsister  jusqu'à  la  fin 
«  des  siècles.  Par  cet  enchaînement  volontaire,  par  ce  ciment 
«  d'union,  loin  de  les  altérer  en  rien,  nous  fortifierons  et  nous 
«  ennoblirons  les  desseins  que  nous  avons  conçus.  Et  n'est-ce 
«  pas  là  visiblement  ce  que  Dieu  veut  nous  donner  à  entendre 


254  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

«  et  par  les  fruits  si  grands  que  nous  recueillons,  et  par  les 
«  compagnons  si  capables  qu'il  nous  agrège  de  jour  en  jour? 
«  Mais  ces  nouveaux  frères  que  l'amitié  la  plus  douce  et  que 
«  la  charité  la  plus  tendre  nous  unit,  quelle  garantie  d'avenir 
«  auraient-ils,  si  nous  ne  mettons  à  exécution  le  dessein  que  je 
«  propose  ?  Au  reste,  je  ne  vous  demande  pas  —  et  l'extrême 
«  importance  de  l'affaire  me  le  défend,  —  que  vous  me  donniez 
«  sur  l'heure  une  réponse  décisive.  Prenons  du  temps  pour 
«  réfléchir;  méditons  beaucoup  et  recommandons  à  loisir  l'affaire 
«  à  Dieu.  Dans  une  oraison  fervente,  conjurons-le  de  nous  faire 
«  connaître  sa  très  sainte  volonté,  afin  que  de  notre  dernière 
«  détermination  résulte  sa  plus  grande  gloire,  qui  est  et  a  tou- 
jours été  la  règle  et  le  but  de  nos  désirs  (").  » 

A  cette  proposition  d'Ignace,  ses  compagnons  furent  sur  le 
point  de  donner  un  consentement  immédiat  ;  la  force  de  ses 
raisons,  l'uniformité  de  leurs  désirs  et  l'ardeur  de  leur  zèle  les 
y  avaient  également  disposés.  Néanmoins,  pendant  plusieurs 
jours,  ils  se  recueillirent  en  la  présence  du  Seigneur;  puis,  dans 
leur  première  réunion,  tous  convinrent  unanimement  d'établir 
des  constitutions  destinées  à  donner  une  forme  régulière  à  leur 
société.  Lorsqu'ils  en  avaient  tracé  la  première  esquisse  à  Paris, 
leurs  âmes  avaient  été  inondées  d'une  sainte  joie  ;  ils  ressen- 
tirent de  nouveau  cette  joie,  quand  ils  voulurent  perfectionner 
leur  grande  œuvre.  Mais  comme  leurs  journées  étaient  entière- 
ment consacrées  à  de  continuels  travaux  pour  le  salut  des  âmes, 
ils  résolurent  de  se  réunir  de  nuit,  quelques  heures  chaque  fois, 
pour  poser  les  fondements  de  leur  Institut  (I2).  Ces  conférences 
durèrent  près  de  trois  mois.  Voici  comment  ils  procédaient.  Pour 
qu'un  point  fût  immuablement  arrêté,  on  le  soumettait  à  une 
triple  épreuve:  l'étude,  la  discussion,  le  vote.  Le  sujet  de  la  déli- 
bération une  fois  indiqué,  chacun  se  mettait  en  la  présence  de 
Dieu,  et  renonçant  à  tout  sentiment  propre,  examinait  la  ques- 
tion comme  si  elle  lui  eût  été  étrangère. 

Le  jugement,  ainsi  dépouillé  de  cet  intérêt  personnel  qui  trop 
souvent  l'entraîne  hors  de  la  voie,  conservait  une  pleine  liberté 
et  la  raison  seule  faisait  pencher  la  balance. 

Les  Pères  ne  se  communiquaient  point  en  particulier  le  fruit 
de  leurs  réflexions,  de  crainte  que  le  respect  pour  l'autorité  de 


LIVRE  TROISIÈME.  —  CHAPITRE  II.  255 

certaines  opinions  ne  prévalût  ;  mais  dans  les  conférences  cha- 
cun émettait  son  avis  et  le  livrait  à  la  discussion  commune,  jus- 
qu'à ce  que,  demeuré  sans  contradicteurs,  il  fût  enfin  mis  aux 
voix  et  définitivement  adopté.  Un  consentement  unanime  accueil- 
lait d'ordinaire  les  propositions  d'Ignace  ;  une  fois  pourtant 
Nicolas  Bobadilla  ne  voulut  jamais  consentir  à  ce  qu'on  s'enga- 
geât par  vœu  (I3),  comme  le  désiraient  les  autres,  à  enseigner 
aux  enfants  la  doctrine  chrétienne. 

Par  égard  pour  lui  plutôt  que  pour  les  raisons  qu'il  allé- 
guait, cet  exercice  fut  laissé  libre,  et  il  en  fut  de  même 
pour  plusieurs  autres  ministères  auxquels  la  Compagnie  s'était 
vouée  (I4).  Néanmoins,  dans  cette  circonstance,  Bobadilla  sembla 
conserver  une  trop  forte  attache  à  son  opinion  propre;  et,  comme 
l'opiniâtreté  d'un  seul  membre  aurait  occasionné  de  graves  in- 
convénients, si  elle  avait  pu  faire  annuler  des  résolutions  d'ail- 
leurs unanimes,  on  décida  que  dans  de  semblables  occurrences 
on  passerait  outre. 

Le  plan  de  l'Institut  ayant  été  tracé  en  cinq  parties,  que 
j'analyserai  dans  le  livre  suivant,  Ignace  le  fit  présenter  par  le 
cardinal  Gaspard  Contarini  à  Paul  III  :  celui-ci  le  reçut  avec 
bonté  et  en  confia  l'examen  à  F.  Thomas  Badia,  maître  du  sacré 
palais,  depuis  cardinal  du  titre  de  Saint-Silvestre.  Il  le  garda 
pendant  deux  mois  et  le  remit  ensuite  au  Pape  avec  sa  pleine 
approbation  ;  Paul  III  le  lut  à  loisir,  et,  éclairé  sans  doute  par 
les  lumières  d'en  haut,  y  trouva  le  principe  et  le  germe  de  gran- 
des choses  :  Le  doigt  de  Dieu  est  ici,  s'écria-t-il  ;  digitus  Dei  est 
hic  ;  et  il  l'approuva  de  vive  voix  à  Tivoli,  le  2  septembre  1539. 
Ce  même  jour,  le  cardinal  Contarini,  à  qui  la  Compagnie  eut 
encore  d'autres  obligations,  envoya  cette  heureuse  nouvelle  à 
Ignace,  en  lui  adressant  une  lettre  dans  laquelle  il  lui  exprimait 
la  satisfaction  du  Pontife  à  la  lecture  du  plan  de  son  Institut,  et 
l'empressement  qu'il  avait  mis  à  l'approuver  (I5). 

Il  s'agissait  maintenant  d'obtenir,  comme  Ignace  le  deman- 
dait, une  Bulle  apostolique,  par  laquelle  l'Institut  fût  déclaré 
Ordre  religieux  :  or  cette  affaire  n'était  ni  d'une  facile,  ni  d'une 
prompte  solution.  Le  Pape  se  montrait  disposé  à  donner  à 
Ignace  entière  satisfaction  ;  mais  il  y  mettait  pour  condition 
que  son  avis  serait  aussi  celui  de  trois  cardinaux  connus  par  leur 


256  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

sagesse,  leur  haute  raison  et  leur  vertu  incorruptible.  L'un  des 
trois  devait  être  chargé  spécialement  de  diriger  l'affaire,  qui 
allait  être  arrêtée  tout  court,  si  elle  ne  provenait  pas  de  Dieu. 
Cet  homme  était  le  cardinal  Barthélemi  Guidiccioni,  habile 
canoniste,  si  ouvertement  placé  sur  le  chemin  de  la  Papauté 
par  une  vie  irréprochable,  et  de  grands  talents,  que  Paul  III, 
en  apprenant  sa  mort,  s'écria  :  Mon  successeur  vient  de  mourir. 
Mais  Guidiccioni  avait  des  sentiments  fort  singuliers  sur  les 
Ordres  religieux  :  loin  d'en  laisser  établir  de  nouveaux  dans 
l'Eglise,  il  aurait  voulu  réduire  à  quatre  tous  ceux  qui  existaient, 
et  avait  même,  dit-on,  composé  un  ouvrage  sur  ce  sujet. 

Quand  le  projet  d'Ignace  lui  fut  confié,c'est  à  peine  s'il  voulut 
en  entendre  parler;  moins  encore  consentit-il  à  en  examiner  le 
plan.  Suivant  lui,  une  pareille  entreprise  était  opposée  au  vrai 
bien  de  l'Église  et  condamnable  :  un  nouvel  Ordre  dégénérait 
toujours  avec  le  temps  et  finissait  par  devenir  plus  nuisible  qu'il 
n'avait  été  utile  au  moment  de  sa  première  ferveur. 

Comme  l'opinion  d'un  tel  homme  était  d'un  grand  poids,  les 
autres  cardinaux  s'y  rangèrent  facilement.  Ignace  ne  sentit 
point  abattre  son  courage;  mais, comprenant  que  pour  surmonter 
de  grands  obstacles,  il  fallait  s'armer  d'une  grande  force,  il  la 
chercha,  suivant  sa  coutume,  dans  la  protection  divine,  bien 
assuré  que  s'il  l'obtenait,  nulle  puissance  humaine  ne  pourrait 
renverser  ses  projets.  Dieu  ne  tarda  pas,  en  effet,  à  ranimer  ses 
espérances,  mais  par  une  voie  en  apparence  contraire  à  leur 
réalisation.  Sur  les  instances  adressées  au  Souverain- Pontife, 
par  divers  princes  et  évêques,  plusieurs  compagnons  d'Ignace 
se  dispersèrent  pour  reprendre  leurs  travaux.  Ils  étaient  à  peine 
arrivés  dans  les  différents  théâtres  de  leur  zèle  apostolique,  qu'on 
recevait  à  Rome  les  relations  les  plus  élogieuses  sur  les  fruits 
de  leurs  prédications. 

En  peu  de  temps  Le  Fèvre  avait,  on  peut  dire,  régénéré, 
sanctifié  la  ville  de  Parme  ;  en  ce  moment,  plus  de  cent  laïques 
et  ecclésiastiques  y  suivaient  les  Exercices  spirituels.  Laynez  ne 
réussissait  pas  moins  bien  à  Plaisance,  et  le  cardinal  Légat, 
Ennius  Filonardi,  écrivait  sans  cesse  au  Saint-Père,  pour  se 
féliciter  d'avoir  ces  Pères  pour  auxiliaires  dans  ces  deux  États. 

Des   nouvelles    semblables   arrivaient  de  Sienne  par  Mon- 


LIVRE  TROISIEME.   —  CHAPITRE  II.  257 

seigneur  Bandini,  évêque  de  cette  ville  :  Paschase  Broét  et 
Rodriguès  y  avaient,  par  le  moyen  des  Exercices,  réformé  le 
peuple  et  même  le  clergé  ;  de  plus,  un  monastère  de  religieuses, 
jusque-là  en  opposition  ouverte  avec  l'archevêque,  s'était  soumis. 
Bobadilla,  dans  le  royaume  de  Naples,  Le  Jay  à  Bagnarea  (l6), 
se  livraient  pour  le  salut  des  âmes  à  d'incessants  travaux. 
Enfin,  Strada,  trop  jeune  encore  pour  être  prêtre,  se  jetait  à 
Montepulciano  et  à  Brescia  avec  l'ardeur  d'un  fervent  novice 
dans  toutes  les  œuvres  de  zèle  et  de  charité  (I7). 

Sur  ces  entrefaites,  le  roi  de  Portugal,  Jean  III,  demanda  au 
Souverain-Pontife  six  compagnons  d'Ignace;  mais  il  n'en  obtint 
que  deux,  François-Xavier  et  Rodriguès.  A  Pierre  Ortiz,  agent 
de  Charles-Quint  dans  la  diète  de  Worms,  il  accorda  le  Père 
Le  Fèvre,  pour  soutenir  en  Allemagne  la  doctrine  catholique. 
Des  preuves  si  multipliées  de  l'infatigable  dévoûment  des 
nouveaux  Pères  pour  le  service  de  l'Eglise  et  le  salut  de  leurs 
frères,  firent  comprendre  au  Saint-Père  qu'Ignace  était  la 
source  d'où  découlait  ce  zèle  vraiment  apostolique,  et  que  s'il 
pouvait  le  transmettre  à  d'autres  hommes  semblables  à  ses 
premiers  compagnons,  l'Église,  alors  si  cruellement  attaquée 
dans  le  Nord  de  l'Europe,  en  retirerait  de  très  grands  secours. 

Cependant,  malgré  des  motifs  si  puissants,  malgré  le  désir  du 
Pontife  lui-même,  le  cardinal  Guidiccioni  persistait  toujours 
dans  son  opposition,  et  la  Compagnie  ne  se  constituait  pas  en 
Ordre  religieux.  Dieu  voulait  prendre  lui-même  en  main  cette 
œuvre  et  la  faire  réussir  contre  toute  espérance,  en  l'accordant 
aux  prières  d'Ignace.  Ce  dernier  ne  cessait  de  rappeler  humble- 
ment au  Sauveur  la  consolante  promesse  qu'il  avait  daigné  lui 
faire.  Un  jour  qu'il  était  en  oraison,  la  pensée  lui  vint  de  réunir, 
comme  en  faisceau,  son  cœur  et  ceux  de  tous  ses  compagnons, 
pour  livrer  en  quelque  sorte  un  dernier  assaut  à  la  divine  bonté. 
Il  s'engagea,  au  nom  de  tous,  à  faire  célébrer  trois  mille  fois  le 
sacrifice  de  la  messe,  en  action  de  grâces,  s'il  obtenait  la  faveur 
sollicitée  avec  tant  d'ardeur.  Ce  dernier  effort  lui  assura  la 
victoire,  car  le  cardinal  Guidiccioni  se  trouva  tout  à  coup  entière- 
ment changé  ;  ne  pouvant  s'expliquer  à  lui-même  la  nouvelle 
disposition  de  son  cœur,  il  dut  l'attribuer  à  une  douce  violence 
venue  du  ciel  même. 

Histoire  de  S.  Ignace  de  Loyola.  17 


258  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

Il  demanda  à  voir  le  plan  de  l'Institut,  l'examina  attentive- 
ment, et,  le  trouvant  admirable,  dit  que  tout  en  persistant  dans 
ses  idées  sur  les  Ordres  religieux,  il  exceptait  celui  d'Ignace  de 
sa  réprobation.  On  aurait  véritablement  pu  croire  qu'un  autre 
homme  parlait  par  sa  bouche.  Il  ne  se  contenta  pas  de  donner 
son  approbation  personnelle,  il  devint  encore  auprès  des  deux  au- 
tres cardinaux  et  du  Souverain-Pontife  un  puissant  avocat  de  la 
cause  qu'il  avait  combattue  (l8).  Toutes  les  entraves  étant  ainsi 
brisées,  Paul  III,  après  un  mûr  examen  de  l'Institut,  érigea  la 
Compagnie  en  Ordre  religieux,  et,  le  27  septembre  1540,  en 
approuva  le  nom  et  la  forme  par  la  Bulle  Regimini  militantis 
Ecclesiœ.  Il  est  vrai  qu'il  limita  à  soixante  le  nombre  des 
profès  ;  mais  deux  ans  et  demi  après,  il  leva  lui-même  cette  res- 
triction par  la  Bulle  du  14  mars  1543  Injunctum  nobis.  Impos- 
sible d'exprimer  la  consolation  et  l'accroissement  de  ferveur  qui 
remplirent  alors  le  cœur  d'Ignace.  Après  tant  de  fatigants  voya- 
ges et  de  longues  études,  tant  de  prières  et  de  larmes,  tant  de 
persécutions  et  de  dangers,  il  se  voyait  enfin  au  comble  de  ses  dé- 
sirs; il  pouvait  enfin  perpétuer  ses  travaux,  son  zèle  et  son  dévoue- 
ment au  salut  de  ses  frères.  Il  commença  par  acquitter  avec  tous 
ses  compagnons  sa  dette  de  saints  sacrifices,  contractée  envers 
le  Seigneur.  La  Compagnie  n'oublia  jamais  l'immense  obligation 
qu'elle  avait  au  Pape  Paul  III  ;  elle  le  considère  encore  aujour- 
d'hui comme  son  second  Père.  Sa  bienveillance  pour  nous  ne 
s'éteignit  pas  avec  lui  ;  elle  sembla  passer  en  héritage  aux 
princes  de  sa  famille.  La  reconnaissance  de  la  Compagnie  s'adres- 
sa ensuite  à  l'illustre  maison  des  Contarini  ;  et  saint  Ignace, 
dans  un  écrit  adressé  à  Pierre  Contarini,  dit  en  propres  termes 
au  sujet  du  cardinal  Gaspard  :  «  Nous  lui  devons  tout  dans 
«  l'affaire  qui  nous  tenait  tant  à  cœur,  et  je  le  reconnais  ici, 
«  afin  que,  ne  pouvant  jamais  dignement  payer  un  si  grand 
«  bienfait,  nous  en  conservions  au  moins  une  éternelle  recon- 
«  naissance  (I9).  » 


.1. .1. 


Chapitre  troisième ♦    — : 


Diverses  prédictions  sur  l'origine,  l'esprit  et  les  travaux  de  la 
Compagnie.  — Ignace  élu  premier  Général.  —  Profession  solen- 
nelle hors  de  Rome.  —  Du  nom  de  Jésus  donné  à  la  Compagnie. 


'AI  hésité  longtemps  avant  de  me  décider  à 
parler  des  révélations  et  des  prophéties,  par 
g  lesquelles  il  plut  à  Dieu  d'annoncer  la  nais- 
fè  sance  de  notre  Compagnie,  son  Institut  et 
g  les  grands  fruits  de  ses  travaux  futurs  pour 
ij:  le  service  de  l'Eglise.  Je  craignais  de  voir 
SJiïïSS  attribuer  ce  récit  honorable  pour  elle,  plutôt 
à  un  sentiment  d'orgueil,  qu'au  seul  désir  de  rendre  un  témoi- 
gnage mérité.  Cependant,si  Dieu  a  daigné  honorer  d'une  manière 
particulière  la  moindre  des  sociétés  consacrées  à  sa  gloire,  ai-je 
le  droit  de  lui  enlever  ce  qu'elle  ne  tient  que  de  la  bonté  divine? 
Il  est  certain  que  Dieu  a  quelquefois  annoncé  d'avance  la 
naissance,  les  œuvres,  les  mérites,  soit  de  certains  Ordres  en- 
voyés au  secours  de  son  Église,  soit  de  leurs  fondateurs.  On  en 
voit  des  exemples  dans  le  songe  qui  fit  connaître  au  Pontife 
Honorius  ce  que  devaient  faire  un  jour  pour  l'Église  les  Ordres 
de  saint  François  et  de  saint  Dominique,  auxquels  il  donna 
ensuite  son  approbation  apostolique  ;  dans  l'échelle  lumineuse 
que  saint  Romuald  vit  s'étendre  de  la  terre  au  ciel,  couverte 
de  moines  vêtus  de  robes  d'une  blancheur  éblouissante  ;  dans 
les  sept  rayons  de  lumière  qui  apparurent  à  saint  Norbert,  en- 
tourant la  tête  du  Christ  crucifié,  et  dans  les  pèlerins  que  le  Saint 
voyait  venir  à  lui  de  toutes  les  extrémités  du  monde  ;  dans  les 
étoiles  qui  annonçaient  à  saint  Hugues,  évêque  de  Grenoble, 
saint  Bruno  et  ses  six  compagnons  ;  dans  cette  croix  blanche  et 
bleue  placée  sur  le  cœur  d'un  ange  vêtu  de  blanc,  près  duquel  se 
trouvaient  deux  esclaves,  l'un  nègre,  l'autre  blanc,  vision  qui 
présageait  à  Innocent  III,  l'Ordre  de  la  Rédemption  des 
captifs.  Assurément  dans  ces  signes  et  dans  beaucoup  d'autres 


260  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

encore,     il     faut    bien    reconnaître    une    intervention     divine. 

Pourquoi  donc  s'étonnerait-on  que  le  Seigneur  eût  permis 
des  présages  analogues  à  l'égard  de  notre  Compagnie,  l'annon- 
çant d'avance  par  son  nom,  et  décrivant  ses  œuvres  et  son  Insti- 
tut ?  D'abord,  c'est  Rainholde  d'Arnemis,  femme  d'une  vertu  et 
d'un  nom  également  illustres  en  Flandre,  qui,  en  1534,  au  temps 
même  où  Ignace,  dans  l'église  de  Montmartre,  posait  les  premiers 
fondements  de  la  Compagnie,  prédit  à  Pierre  Canisius  (2°),  alors 
tout  jeune,  qu'il  porterait  un  jour  l'habit  d'un  Ordre  de  Jésus 
qui  serait  prochainement  fondé,  pour  l'avantage  commun  des 
fidèles,  et  surtout  de  l'Allemagne.  On  sait  comment  la  suite  véri- 
fia cette  prédiction.  Vient  ensuite  Angèle  Panigarola,  religieuse 
de  Sainte-Marthe,  à  Milan  :  elle  annonça  longtemps  à  l'avance 
l'établissement  de  la  Compagnie  de  Jésus,  et  les  fruits  de  sain- 
teté qu'elle  produirait  dans  cette  ville,  comme  le  constatent  nos 
archives  de  Rome,  sur  des  témoignages  de  la  plus  grande 
authenticité  (2I). 

Les  mémoires  de  l'Ordre  de  la  Trinité,  établi  pour  la  Ré- 
demption des  captifs,  renferment  des  faits  du  même  genre, 
fidèlement  relatés  par  Jean  de  Figueras  dans  son  histoire.  Les 
originaux  en  sont  conservés  au  monastère  de  Coïmbre,  et  c'est 
à  cette  source  que  je  puise  moi-même  mes  documents. 

Venons-en  maintenant  aux  œuvres  de  la  Compagnie,  Dieu 
daigna  en  révéler  quelque  chose  à  sainte  Thérèse  :  son  confes- 
seur l'apprit  de  la  bouche  même  de  la  Sainte,  et  du  reste,  ses 
manuscrits  en  font  foi  :  la  Société  devait  porter  le  nom  de  Jésus 
et  Thérèse  entendit  le  Seigneur  lui  dire  distinctement  ces  paro- 
les :  Si  tu  savais  quels  secours  dans  les  temps  à  venir  cette  Société 
apportera  à  l  Église  dans  ses  besoins  et  dans  ses  dangers  (")  ! 

Dans  une  autre  circonstance,  elle  vit  en  esprit  l'accroissement 
futur  de  la  Compagnie  pour  la  plus  grande  gloire  de  Dieu,  et 
son  énergie  à  défendre  la  vraie  foi.  Un  jour,  absorbée  dans  un 
recueillement  plein  de  douceur  et  de  suavité,  environnée  d'une 
nombreuse  troupe  d'anges  au  pied  du  trône  de  Dieu,  elle  implo- 
rait le  Seigneur  pour  son  Eglise  :  alors,  dit-elle,  il  lui  fut  révélé 
de  grandes  choses  touchant  la  Compagnie  en  général,  et  sur 
quelques-uns  de  ses  membres  ;  elle  aperçut  en  particulier,  à 
plusieurs  reprises,  dans  le   séjour  des  bienheureux,  les  enfants 


LIVRE  TROISIÈME.  —  CHAPITRE  III.  261 

d'Ignace  portant  des  bannières  blanches  dans  leurs  mains.  «  De 
«  là  vient,  continue  la  Sainte,  que  j'ai  pour  cet  Ordre  une  très 
«  grande  vénération.  D'ailleurs,  j'ai  conversé  souvent  avec  ces 
«  religieux,  et  j'ai  trouvé  leur  vie  absolument  conforme  à  ce  que 
«  Dieu  m'avait  fait  connaître  à  leur  égard.  » 

A  ces  paroles  de  sainte  Thérèse,  je  pourrais  en  ajouter  d'au- 
tres non  moins  honorables  pour  nous,  paroles  que  l'on  a  suppri- 
mées dans  certaines  éditions  de  ses  œuvres.  Mais,  je  le  déclare, 
mes  citations  ont  été  copiées  textuellement  sur  le  manuscrit  de 
la  bibliothèque  royale  conservé  à  l'Escurial,  et  la  copie  elle-même 
en  a  été  collationnée  et  certifiée  par  un  notaire  public.  Du  reste, 
la  suppression  dont  je  parle  fut  solennellement  condamnée  par 
un  chapitre  général  de  l'Ordre  des  Carmes,  en  1650. 

Aux  saintes  filles  que  j'ai  déjà  citées,  j'en  ajouterai  une  qua- 
trième, la  bienheureuse  Madeleine  de  Pazzi,  née  à  Florence.  Le 
26  décembre  1599,  fête  de  saint  Etienne,  la  bienheureuse  fut 
ravie  en  extase.  Elle  vit  Dieu  s'unir  à  l'âme  de  saint  Jean 
l'Evangéliste  avec  un  amour  de  complaisance,  supérieur  à  celui 
qu'il  accordait  aux  autres  saints  ;  mais  elle  le  vit  en  même  temps 
se  porter  avec  le  même  amour  vers  l'âme  du  bienheureux  Père 
Ignace.  Elle  s'exprime  ainsi  à  ce  sujet  :  «  L'esprit  de  saint  Jean 
«  et  celui  d'Ignace  sont  les  mêmes,  car  chez  tous  deux,  leur 
«  unique  but  est  la  charité  envers  Dieu  et  le  prochain  ;  c'est  par 
«  le  cœur  qu'ils  attirent  les  créatures  à  Dieu.  Le  meilleur  esprit 
«  qui  existe  aujourd'hui  sur  la  terre  est  celui  d'Ignace,  parce  que 
«  ses  enfants,  dans  la  conduite  des  âmes,  tâchent  surtout  de  faire 
«  comprendre  combien  on  plaît  à  Dieu  par  les  actes  du  culte  in- 
«  térieur;  ces  actes  en  effet  font  embrasser  avec  facilité  les  choses 
«  ardues  et  difficiles,  grâce  aux  lumières  communiquées  à  l'âme-; 
«  le  cœur  s'embrase  alors  de  cet  amour  qui  convertit  en  douceur 
«  toutes  les  amertumes.  »  D'après  une  autre  vision  de  Made- 
leine de  Pazzi,  chaque  fois  que  les  Jésuites  répandaient  sur  la 
terre  cet  esprit  dans  les  âmes,  ils  renouvelaient  dans  le  ciel 
la  tendre  complaisance  que  Dieu  avait  trouvée  dans  l'âme  du 
bienheureux   Ignace  (23). 

Il  me  serait  facile  de  multiplier  les  citations.  L'abbé  Joachim  (24), 
qui  vivait  en  1 200,  parle  d'un  Ordre  formé  sur  le  modèle  de 
Jésus,  destiné  à  fleurir  au   sixième  âge  de  l'Eglise,  c'est-à-dire 


262  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

vers  la  fin  du  monde.  «  Celui-là,  dit-il,  doit  être  entre  tous  les 
«  autres  selon  l'esprit  de  Dieu  et  cher  à  son  cœur.  Le  Seigneur 
«  l'aimera  comme  le  patriarche  Jacob  aimait  son  fils  Benjamin, 
«  qu'il  avait  engendré  dans  sa  vieillesse.  »  Ailleurs  il  dit  encore: 
«  Il  s'élèvera  dans  l'Église  des  docteurs  et  des  prédicateurs  qui 
«  briseront  les  cœurs  terrestres  et  charnels,  et  réduiront  au  si- 
«  lence  des  maîtres  superbes  et  bouffis  d'orgueil  :  cet  Ordre  fera 
«  profession  d'obéissance  au  Saint-Siège,  etc.  »  Je  passe  dans 
la  prophétie  du  vénérable  abbé,  ce  qui  a  trait  aux  conversions 
opérées,  soit  en  Asie,  soit  en  Amérique  ;  ces  détails  trouveront 
leur  place  ailleurs.  Il  suffira,  pour  en  finir  sur  ce  sujet,  de  citer 
les  paroles  de  cet  homme  apostolique,  nommé  saint  Vincent 
Ferrier,  paroles  que  plusieurs  esprits  calmes  et  sages  ont  appli- 
quées à  la  Compagnie  (25).  «  Beaucoup  de  gens,  dit  Rodriguès, 
«  nous  demandaient  si  nous  étions  ceux  qu'une  révélation  divine 
«  avait  fait  voir  au  bienheureux  Vincent,  lorsqu'il  annonçait 
«  qu'un  temps  viendrait,  où  il  se  formerait  une  réunion  d'hom- 
«  mes  évangéliques,  remarquables  par  leur  zèle  pour  la  foi  et 
«  par  toutes  sortes  de  vertus.  Aucun  de  nous  ne  connaissait  ce 
«  que  saint  Vincent  avait  écrit,  et  nous  ne  prenions  ces  questions 
«  que  pour  des  railleries  ;  car  il  nous  paraissait  impossible  que 
«  ces  merveilleuses  prédictions  pussent  nous  avoir  pour  objet, 
«  puisque  nos  Pères  devaient  ne  pas  aspirer  à  ce  qui  est  élevé, 
«  mais  se  laisser  attirer  par  ce  qui  est  humble  non  alla  sapientes, 
«  sed  humilibiis  consentientes  (2Ô),  etc.  Me  trouvant,  plusieurs  an- 
«  nées  après,  en  Portugal,  l'évêque  de  Coïmbre,  don  Jean 
«  Soarez,  me  donna  à  lire  les  paroles  textuelles  de  saint  Vincent, 
«  et  il  tenait  pour  certain  que  la  Compagnie  y  était  décrite.  Plût 
«  à  Dieu  qu'une  telle  prédiction  pût  nous  être  appliquée  !  Mais 
«  les  vertus  que  le  saint  prêtre  annonce  dans  ces  hommes  aposto- 
«  liques  sont  telles,  que  l'humilité  religieuse  ne  pourrait  jamais 
«  permettre  de  les  reconnaître  ni  en  soi,  ni  en  des  frères.  Il 
«  leur  attribue  principalement  une  pauvreté  d'esprit,  une  pureté 
«  de  cœur,  une  humilité,  une  charité  mutuelle  absolument  par- 
«  faites.  Ces  hommes  ne  doivent  connaître  que  Jésus  crucifié, 
«  n'aimer  que  lui,  ne  penser  qu'à  lui,  ne  parler  que  de  lui,  ne 
«  s'occuper  ni  du  monde  ni  d'eux-mêmes,  ne  souhaiter  que  la 
«  gloire  et  le  bonheur  du  Ciel,  et  enfin  la  mort  dans  l'espoir  d'y 


LIVRE  TROISIEME.  —  CHAPITRE  III.  263 

«  parvenir.  Qui  peut  se  flatter  d'arriver  jamais  jusque-là  ?  Ce 
«  Saint  a  bien  raison  d'ajouter,  en  cherchant  à  faire  comprendre 
«  le  bienheureux  état  de  ces  hommes  qu'il  appelle  apostoliques  : 
«  Cette  prédiction  vous  inspirera,  au  delà  de  toute  croyance, 
«  l'impatient  désir  de  voir  arriver  ces  temps  heureux.  » 

Cependant  on  peut  le  dire  avec  vérité  :  quiconque  examinera 
la  vie  des  dix  premiers  Pères  qui  composaient  toute  la  Compa- 
gnie à  sa  naissance,  verra  briller  en  eux  les  nombreuses  et  su- 
blimes vertus  attribuées  par  le  Saint  aux  futurs  apôtres.  Ils  vi- 
vaient dans  la  pauvreté  la  plus  absolue,  ne  possédant  au  monde 
qu'une  croix  et  leur  propre  vie  :  encore  pourrait-on  dire  que  leur 
vie  même  ne  leur  appartenait  pas,  tant  ils  étaient  prêts  à  la 
sacrifier  pour  le  service  de  Dieu,  le  salut  des  âmes,  ou  l'obéis- 
sance au  Souverain- Pontife  !  De  là  ces  longs  et  périlleux  voyages 
en  Asie,  en  Afrique  et  dans  tous  les  royaumes  de  l'Europe  ;de 
là  tant  de  persécutions  subies,  de  fatigues  horribles  endurées  ; 
de  là  les  souffrances  volontaires  qu'ils  s'imposaient  ;  de  là  encore 
cette  simplicité  si  admirable,  malgré  leur  science,  que  la  douce 
innocence  de  leurs  mœurs  avait  mérité  le  surnom  d'anges  à 
plusieurs  d'entre  eux  ;  de  là  enfin,  cette  humilité  si  profonde,  si 
détachée  de  tout  ce  qui  dans  le  monde  passe  pour  honorable 
et  élevé,  que  Laynez,  Le  Jay,  Paschase  Broët,  Rodriguès  et 
Bobadilla  ayant  été  appelés  à  la  dignité  d'évêques,  et  quelques- 
uns  même  à  une  dignité  plus  sublime  encore,  regardèrent  cette 
offre  comme  une  persécution  et  la  repoussèrent  de  tout  leur  pou- 
voir. L'un  de  ces  hommes  écrivait  qu'une  seule  chose  lui  eût 
fait  regretter  de  s'être  réuni  à  Ignace,  c'eût  été  de  n'avoir  pu 
échapper  à  la  dignité  ecclésiastique  qu'on  lui  destinait. 

Quelle  charité  intime  !  Ils  appartiennent  presque  tous  à  des 
nations  différentes,  et  quelquefois  ennemies  ;  ils  ont  les  caractè- 
res les  plus  opposés,  et  pourtant  ils  sentent  plus  vivement  les 
souffrances  de  leurs  compagnons  que  les  leurs  !  Jésus  crucifié 
est  l'unique  objet  de  leur  amour,  de  leurs  pensées,  de  leurs  dis- 
cours, et  ils  en  prennent  le  nom,  parce  qu'ils  le  portent  toujours 
dans  leurs  cœurs  !  Lui  plaire,  voilà  leur  seule  récompense  !  ga- 
gner des  cœurs  à  Dieu,  voilà  le  seul  objet  de  leur  ambition  ! 
mesurer  leurs  fatigues,  non  sur  leurs  forces,  mais  sur  l'amour 
qu'ils  lui  portent,  faire  connaître  le  Seigneur  Jésus,  trouver  de 


264  HISTOIRE  DÉ  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

nouveaux  adorateurs  de  son  divin  nom  chez  tous  les  peuples  de 
l'univers,  c'est  là  leur  plus  ardent  désir  ! 

L'existence  de  saint  Ignace,  surtout  pendant  les  dernières 
années,  fut  considérée  par  les  médecins  comme  miracu- 
leuse, et  l'on  était  persuadé  que  son  zèle  pour  la  gloire  de  Dieu 
suppléait,  chez  lui,  aux  forces  de  la  nature  épuisée.  Lorsque 
saint  François  Xavier  mourut  au  milieu  de  ses  immenses  travaux 
en  Orient,  il  ne  faisait  que  commencer  à  mettre  à  exécution  ses 
projets  pour  convertir  les  infidèles,  et  glorifier  le  saint  nom  de 
Dieu.  Le  Fèvre  vécut  si  peu  de  temps  que  ses  œuvres  furent 
le  simple  prélude  de  ce  qu'il  méditait  ;  et  pourtant  il  avait  déjà 
surpassé  par  ses  travaux  les  vieillards  les  plus  zélés.  On  peut, 
avec  vérité,  en  dire  autant  de  tous  les  autres. 

Je  reviens  maintenant  aux  événements  qui  suivirent  l'érection 
de  la  Compagnie  en  Ordre  religieux.  Ignace  avait  communiqué 
la  bonne  nouvelle  à  ses  compagnons.  Comme  on  devait  dès  lors 
établir  des  règles  et  des  constitutions  fixes,  élire  un  Général,  et 
que  cela  ne  pouvait  se  faire  qu'à  la  pluralité  des  voix,  il  les 
manda  tous  à  Rome,  où  ils  arrivèrent  au  commencement  du 
carême,  en  1 541.  Mais  sur  dix,  il  en  manquait  quatre  :  Xavier 
et  Rodriguès  étaient  déjà  en  Portugal,  pour  passer  ensuite  aux 
Indes  ;  Le  Fèvre  assistait  à  la  diète  de  Worms,  et  Bobadilla 
était  retenu  dans  le  royaume  de  Naples,  par  les  ordres  du  Pape, 
et  aussi  par  sa  mauvaise  santé.  Pour  l'approbation  nécessaire 
aux  règles  qu'on  établirait,  les  absents  s'en  rapportaient  au 
jugement  des  Pères  présents,  à  Rome,  et  ceux-ci  à  celui  d' Ignace. 
Cependant,  Ignace  ne  s'arrêta  jamais  à  une  détermination  sans 
avoir  pris  conseil  et  reçu  l'approbation  de  tous.  Ce  fut  alors  qu'il 
commença  la  structure  extérieure  et  les  parties  principales  de 
ses  Constitutions.  Il  ne  cessa  d'y  ajouter  jusqu'à  ce  qu'il  leur  eut 
donné  la  forme  actuelle. 

A  l'élection  d'un  Général,  il  ne  manqua  d'autre  suffrage  que 
celui  de  Bobadilla  :  en  partant  pour  Naples,  ce  Père  ne  l'avait 
point  laissé  par  écrit,  car  il  ne  prévoyait  aucun  empêchement  à 
son  retour.  Dans  la  suite,  il  ne  songea  pas  à  l'envoyer. 

Ignace  exigea  de  ses  enfants,  rassemblés  à  Rome,  trois  jours 
de  méditation  devant  Dieu,  sur  le  choix  à  faire  ;  ils  devaient 
ensuite  inscrire  un  nom  sur  un  bulletin  cacheté,  et  consacrer  trois 


LIVRE  TROISIÈME.  —  CHAPITRE  III.  265 

autres  jours  à  demander  au  ciel  de  bénir  leur  élection.  Ce  temps 
expiré,  on  ouvrit  les  divers  bulletins.  Absents  et  présents  avaient 
unanimement  élu  Ignace,  Général  de  la  Compagnie.  Quelques- 
uns  de  ces  bulletins  m'ont  paru  dignes  d'être  rapportés  ;  je  les 
transcris  sur  les  originaux  mêmes.  «  Moi,  François  »  dit  Xavier, 
«j'affirme  que  sans  aucune  considération  humaine,  et  d'après 
«  ma  conscience,  je  suis  d'avis  qu'on  doit  élire  pour  chef  de  notre 
«  Société,  auquel  nous  devons  tous  nous  soumettre,  notre  an- 
«  cien  et  véritable  père  Ignace,  qui,  nous  ayant  rassemblés,  non 
«  sans  de  grandes  peines  et  de  grands  travaux,  saura  aussi  nous 
«  gouverner  et  changer  le  bien  en  mieux,  par  l'intime  connais- 
«  sance  qu'il  a  de  nous  tous.  Et  après  sa  mort  —  je  parle  en 
«  mon  âme  et  conscience,  comme  si  je  devais  mourir  à  l'instant, 
«  —  je  suis  encore  d'avis  que  le  Père  Pierre  Le  Fèvre  doit  lui 
«  succéder.  Dieu  m'est  témoin  que  je  parle  uniquement  suivant 
«  ma  pensée.  En  foi  de  quoi  j'ai  signé  de  ma  propre  main.  Fait 
«  à  Rome,  le  15  mars  1540,  François.  » 

Jean  Codure  donne  aussi  son  vote  au  Père  Le  Fèvre,  après 
Ignace  :  et  la  raison  qu'il  en  apporte  est  plus  honorable  que  son 
choix  même:  «  Ignace,  dit-il,  est  celui  qui  m'a  toujours  paru  le 
«  plus  ardent  zélateur  de  l'honneur  de  Dieu  et  du  salut  des 
«  âmes  ;  c'est  pourquoi  je  voudrais  voir  à  notre  tête  notre  véné- 
«  rable  père  Ignace  de  Loyola,  lui  qui  s'est  toujours  fait  le  plus 
«  petit  et  le  serviteur  de  tous.  Après  lui,  je  choisirais  le  Père 
«  Pierre  Le  Fèvre,  dont  la  vertu  n'est  pas  moins  élevée.  Voilà 
«  ce  que  l'union  avec  Dieu  le  Père  et  Notre  Seigneur  Jésus- 
«  Christ  m'a  inspiré  ;  je  le  certifierais,  fussé-je  à  ma  dernière 
«  heure.  Le  5  mai  1540,  Jean  Codure.  »  Il  avait  émis  son  vote 
longtemps  à  l'avance,  dans  la  persuasion  qu'il  ferait  en  Irlande 
le  voyage  dont  j'ai  parlé  plus  haut  mais  qui  n'eut  pas  lieu. 

Voici  le  vote  de  Salmeron,  également  digne  de  lui  et  d'Ignace. 
«  Au  nom  de  Jésus-Christ,  ainsi  soit-il.  Moi,  Alphonse  Sal- 
«  meron,  le  plus  indigne  membre  de  cette  Société,  après  avoir 
«  dirigé  vers  Dieu  ma  prière,  et  médité  l'affaire  selon  mon 
«  pouvoir,  j'élis  et  reconnais  pour  chef  et  supérieur  de  toute 
«  cette  Congrégation  et  pour  le  mien,  le  Seigneur  Ignace  de 
«  Loyola,  qui,  pénétré  d'une  sagesse  divine  après  nous  avoir 
«  engendrés   clans  le  Christ,   et  nous  avoir  nourris  du   lait  des 


266  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

«  enfants,  maintenant  que  nous  sommes  plus  grands  dans  le 
«  Seigneur,  nous  conduira  par  l'aliment  substantiel  de  l'obéis- 
«  sance,  et  nous  dirigera  vers  les  riches  et  fertiles  pâturages  du 
«  Paradis,  ainsi  que  vers  les  sources  de  la  vie.  De  cette  sorte, 
«  lorsqu'il  remettra  ce  petit  troupeau  à  Jésus-Christ,  le  grand 
«  pasteur,  nous  pourrons  nous  dire  véritablement  le  peuple  de 
«  ses  pâturages  et  les  brebis  choisies  de  ses  mains  ;  et  lui-même 
«  répétera  de  son  côté  avec  joie  :  Seigneur,  de  tous  ceux  que 
«  vous  m'avez  donnés,  je  n'en  ai  perdu  aucun.  Puisse  le  bon 
«  pasteur  Jésus,  nous  accorder  ce  suprême  bienfait  !  Ainsi  soit-il. 
«  Tel  est  notre  avis.  Écrit  à  Rome,  le  4  avril  1541.  » 

Mais  de  ces  votes  le  plus  admirablement  sage,  fut  celui 
d'Ignace  lui-même.  Comprenant  combien  il  importait  à  un  père, 
dans  une  circonstance  d'un  intérêt  si  élevé,  de  ne  point  témoi- 
gner de  préférence  entre  des  enfants  également  chers  à  son 
cœur,  il  couvrit  par  un  acte  d'une  profonde  humilité,  celui 
d'une  prudence  non  moins  profonde.  Sans  nommer  personne 
en  particulier,  il  sut  satisfaire  à  l'obligation  de  donner  son  vote. 
«  En  présence  de  Dieu,  écrivit-il,  et  moi-même  excepté,  je 
«  donne  ma  voix  pour  qu'il  devienne  notre  Supérieur,  à  celui 
«  qui  aura  réuni  un  plus  grand  nombre  de  suffrages  (27).  » 

Son  élection  produisit,  dans  l'âme  de  ses  compagnons  et  dans 
la  sienne,  des  effets  bien  différents.  Au  milieu  de  l'allégresse 
commune,  lui  seul  était  pénétré  de  tristesse,  en  se  voyant,  contre 
ses  désirs,  élevé  au-dessus  de  tous,  lui  qui  eût  voulu  être  le 
dernier  parmi  ses  frères.  Il  ne  pouvait  se  résoudre  à  accéder  à 
leurs  vœux,  et  regardait  comme  une  erreur  de  jugement,  qu'on 
pût  le  croire  digne  d'être  mis  à  leur  tête.  Il  leur  représenta  avec 
force  son  incapacité,  la  vie  mondaine  qu'il  avait  menée  pendant 
trente  ans,  et  toutes  les  misères  de  son  âme  ;  la  faiblesse  de 
sa  santé,  qui  lui  rendait  un  si  pesant  fardeau  impossible  à  porter. 
Plus  ses  compagnons  paraissaient  troublés  de  son  refus,  plus  il 
les  pressait  de  l'accepter.  Il  finit  par  les  assurer  qu'il  ne  pourrait 
se  résoudre  à  prendre  une  telle  charge,  s'il  ne  recevait  de  nou- 
velles lumières  d'en  haut.  Mais  il  ne  s'apercevait  pas,  cet  homme 
si  simplement  humble,  que  plus  il  s'en  reconnaissait  indigne, 
plus  il  confirmait  son  élection  dans  la  pensée  de  ses  frères. 

Tout    ce  qu'Ignace  put   obtenir   fut  qu'on    soumettrait    son 


LIVRE  TROISIÈME.  —  CHAPITRE   III.  267  . 

élection  à  une  nouvelle  épreuve.  Après  quatre  jours  encore  de 
prières  et  d'exercices  de  pénitence,  ils  revinrent  avec  des  votes 
absolument  semblables  aux  premiers.  Ignace,  qui  avait  conçu 
quelques  espérances,  témoigna  de  nouveau  son  déplaisir,  et 
voulut  présenter  de  nouvelles  raisons  :  mais  Jacques  Laynez  se 
leva,  et,  prenant  la  parole  avec  une  liberté  pleine  de  modestie, 
lui  dit  que  s'il  croyait  pouvoir  se  refuser  à  accomplir  la  volonté 
de  Dieu  si  clairement  manifestée,  lui  aussi  se  croirait  permis  de 
quitter  une  Société  privée,  par  un  pareil  refus,  du  chef  que  Dieu 
lui  avait  désigné.  Tous,  après  Laynez,  firent  la  même  protesta- 
tion, et  déclarèrent  qu'aucun  d'eux  n'accepterait  le  gouverne- 
ment de  la  Compagnie,  ni  ne  le  conférerait  à  un  autre. 

Ignace  alors,  sans  consentir  encore  absolument,  cessa  pourtant 
de  refuser,  croyant  toujours  que  ses  frères  lui  accordaient  leur 
estime,  faute  de  le  bien  connaître.  Il  voulut  remettre  leurs  avis 
et  sa  propre  volonté  au  jugement  d'un  homme  qui,  pleinement 
au  courant  de  sa  vie,  pouvait  décider  en  connaissance  de  cause. 
Il  choisit  donc  pour  arbitre  son  propre  confesseur  :  c'était  alors 
un  religieux  de  Saint- Pierre  in  Montorio,  homme  d'une  grande 
sainteté,  nommé  Théodose  (28).  Pendant  les  trois  derniers  jours 
de  la  Semaine-Sainte  qu'Ignace  passa  sans  sortir  du  monastère 
et  sans  voir  ses  compagnons,  il  lui  rendit  un  compte  détaillé  de 
toute  sa  vie,  dont  il  lui  fît  une  confession  générale  :  ensuite  il 
lui  exposa  la  double  élection  dont  il  était  l'objet,  son  refus  et 
l'insistance  de  ses  frères.  «Je  suis  venu,  ajouta-t-il,  me  remettre 
«  entre  vos  mains  d'après  la  connaissance  intime  que  vous  avez 
«  de  mon  âme:  décidez  devant  Dieu  quel  parti  je  dois  prendre.  » 
Le  saint  religieux  n'eut  pas  besoin  de  longues  réflexions  ;  il 
ordonna  à  Ignace  de  ne  plus  s'opposer  à  ce  qu'il  regardait 
comme  un  ordre  manifeste  de  l'Esprit-Saint. 

Ignace  le  supplia  de  mettre  par  écrit  sa  décision,  et  en 
l'envoyant  à  ses  compagnons,  de  leur  parler  de  lui  en  toute 
liberté;  ce  qu'il  leur  dirait  les  porterait,  pensait-il,  à  l'exclure  du 
Généralat.  Le  Père  le  lui  promit  ;  et,  satisfait  enfin  de  cette 
promesse,  Ignace,  le  jour  de  Pâques,  alla  rejoindre  les  Pères. 

Trois  jours  après,  le  confesseur  apporta  lui-même  sa  décision 
par  écrit.  Il  la  lut  tout  haut  devant  les  Pères  assemblés  :  elle 
ordonnait  à  Ignace  de  ne  plus  se  refuser  à  la  volonté  commune. 


268  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE   LOYOLA. 

Ignace  se  soumit  alors,  et  prit  possession  de  la  charge  de  Général, 
le  19  avril  1541.  Mais  auparavant,  et  tandis  qu'on  attendait 
encore  la  réponse  du  P.  Théodose,  Dieu  parut  lui-même  vouloir 
encourager  Ignace  en  lui  faisant  voir  qu'il  l'avait  revêtu  d'un 
pouvoir  fort  supérieur  à  la  nature  humaine. 

Un  jeune  Biscayen,  nommé  Mathieu,  servait  dans  la  maison 
des  Pères.  Pendant  qu'Ignace  était  au  monastère  du  P.  Théodose, 
il  tomba  subitement  au  pouvoir  du  démon.  L'esprit  infernal  le 
tourmentait  cruellement,  lui  faisait  pousser  des  cris  horribles 
d'une  bouche  écumante,  le  jetait  à  terre,  et  l'y  retenait  si  forte- 
ment, que  dix  hommes  pouvaient  à  peine  le  relever  ;  son  cou  et 
sa  figure  s'enflaient  hideusement  :  au  signe  de  la  croix  fait  par 
un  prêtre  sur  lui,  cette  enflure  disparaissait  pour  se  montrer  ail- 
leurs. Un  jour  quelques  personnes  présentes  à  l'une  de  ces  scènes, 
menacèrent  le  démon,  en  lui  disant  qu'Ignace  reviendrait  bien- 
tôt et  le  chasserait.  Alors  le  possédé  s'écria  dans  des  convulsions 
de  rage,  qu'on  ne  prononçât  pas  même  ce  nom  ;  que  c'était  là  le 
nom  du  plus  grand  ennemi  qu'il  eût  au  monde.  Quand  Ignace 
de  retour  apprit  le  malheur  arrivé  au  jeune  homme,  il  le  condui- 
sit dans  sa  chambre,  fit  sur  lui  une  courte  prière  et  le  ramena 
délivré  pour  toujours  du  pouvoir  de  Satan. 

Après  l'élection  de  leur  Général,  les  Pères  fixèrent  le  vendredi 
de  cette  même  semaine,  pour  prononcer  les  vœux  solennels  de 
leur  profession.  Ils  firent  d'abord  leurs  stations  dans  sept  églises, 
puis  arrivèrent  à  celle  de  Saint-Paul  hors-les-Murs.  Là,  Ignace 
célébra  la  messe  à  un  autel  de  la  sainte  Vierge,  à  gauche  du 
maître-autel,  près  du  crucifix  miraculeux  qui  parla  à  sainte 
Brigitte.  Avant  de  se  communier,  il  se  tourna  vers  les  assistants, 
et,  tenant  d'une  main  le  corps  du  Sauveur,  de  l'autre  la  formule 
de  ses  vœux,  il  la  récita  à  haute  voix,  et  consomma  ensuite  la 
sainte  hostie  (29).  Il  mit  sur  la  patène  cinq  autres  hosties  consa- 
crées, revint  à  ses  compagnons  à  genoux  autour  de  l'autel,  et 
reçut  leurs  vœux.  Ils  se  servirent  tous  de  la  même  formule,  avec 
cette  différence  que  les  promesses  d'Ignace  étaient  faites  au  Sou- 
verain-Pontife, et  celles  des  autres  Pères  à  Ignace  comme  à  leur 
chef  (3°).  Après  la  communion  et  de  ferventes  actions  de  grâces, 
ils  visitèrent  tous  les  autels  privilégiés  de  cette  église  ;  puis 
revenus  au  pied  du  maître-autel,  ils  embrassèrent  Ignace,  après 


LIVRE  TROISIÈME.  —  CHAPITRE  III.  269 

lui  avoir  baisé  la  main  avec  une  grande  humilité  ;  des  larmes 
d'attendrissement  coulaient  de  tous  les  yeux.  Les  consolations 
spirituelles  inondaient  le  cœur  de  ces  saints  religieux  :  on  peut 
en  juger  par  les  transports  de  joie  du  P.  Codure.  En  revenant 
de  l'église  de  Saint- Paul,  il  marchait  en  avant  de  ses  compa- 
gnons, accompagné  seulement  du  P.  Laynez,  et  paraissait  vrai- 
ment porté  par  l'Esprit-Saint.  Il  poussait  des  soupirs  si  ardents, 
et  versait  tant  de  larmes  accompagnées  de  mots  entrecoupés, 
qu'il  semblait  absolument  hors  de  lui  ;  on  aurait  dit  que  le  feu  qui 
dévorait  son  cœur  avait  besoin  de  se  faire  jour  pour  ne  point  le 
consumer. 

Le  premier  après  Ignace,  il  avait  prononcé  ses  vœux  et  le 
premier  aussi  il  monta  au  ciel  depuis  la  fondation  du  nouvel 
Ordre  religieux.  Six  mois  ne  s'étaient  pas  écoulés,  que  Dieu 
exauçait  déjà  ses  désirs.  Ignace  allait  offrir  le  saint  sacrifice 
pour  Codure  à  Saint-Pierre  in  Montorio,  lorsqu'il  s'arrêta  tout 
à  coup  au  milieu  du  pont  Sixte,  dans  l'attitude  de  la  surprise  ; 
puis  d'un  air  calme,  il  leva  les  yeux  au  ciel,  et  dit  à  Jean-Bap- 
tiste Viole  (3I)  qui  l'accompagnait:  Retournions  à  Rome;  Codure 
est  déjà  mort.  Le  malade  venait  en  effet  d'expirer.  Ignace  n'a 
jamais  dit  ce  qu'il  avait  vu  alors  ;  mais  on  a  toujours  cru  qu'il 
avait  eu  la  même  vision  qu'une  personne  très  favorisée  de  Dieu: 
cette  âme,  comme  il  l'écrivait  lui-même  peu  de  temps  après  à 
Pierre  Le  Fèvre,  avait  vu  Codure  entouré  de  rayons  de  lumière 
monter  au  ciel  parmi  les  anges.  Qui  s'en  étonnerait  ?  Codure 
était  un  homme  consommé  dans  la  perfection,  et  rempli  de 
l'esprit  de  Dieu.  Né  au  diocèse  d'Embrun  dans  le  Dauphiné,  le 
jour  de  la  nativité  de  saint  Jean-Baptiste  dont  il  portait  le  nom, 
il  reçut  plus  tard  la  prêtrise  le  même  jour,  mourut  le  jour  de 
la  mort  du  saint  Précurseur  et  précisément  au  même  âge  (32). 

Les  désirs  de  saint  Ignace  étaient  donc  enfin  comblés,  et  ses 
travaux,  qu'on  pourrait  partager  en  plusieurs  classes,  recevaient 
déjà  leur  récompense  :  ses  premiers  efforts  avaient  eu  pour  but 
de  se  surmonter  lui-même,  de  se  détacher  du  monde  et  d'arriver 
à  l'union  avec  Dieu  ;  il  s'était  ensuite  proposé  de  rassembler 
des  compagnons  et  de  les  former  à  l'esprit  apostolique,  pour  en 
faire  comme  les  pierres  fondamentales  de  l'édifice  qu'il  voulait 
élever.    Il  lui  restait,  en  troisième  lieu,  à  perpétuer  son  Ordre 


270  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

déjà  établi,  en  lui  donnant  un  Institut,  et  un  système  de  gou- 
vernement. Mais  avant  d'aller  plus  loin,  je  dois  faire  ici  mention 
du  nom  qu'Ignace  donna  à  la  Compagnie,  et  des  raisons  qui 
dictèrent  son  choix. 

Ignace  donna  à  l'Ordre  qu'il  venait  de  fonder  le  nom  de 
Compagnie  de  Jésus.  Les  oreilles  des  ennemis  de  l'Église  en 
furent  étrangement  blessées.  Ce  fut  d'abord  un  véritable  déchaî- 
nement :  les  blasphèmes,  les  railleries,  les  injures  abondèrent. 
C'était  un  nom  qu'on  ne  pouvait  tolérer  :  plein  d'orgueil  et 
d'injustice,  il  ôtait  au  commun  des  fidèles  le  précieux  privilège 
d'être  la  véritable  Compagnie  de  Jésus,  pour  nous  le  réserver 
exclusivement  sans  égard  au  mérite  d'autrui  et  contre  notre 
devoir. 

Le  titre  de  Frères  prêcheurs,  donné  comme  indice  de  sa  desti- 
nation à  l'Ordre  de  Saint-Dominique,  avait  aussi  occasionné  des 
murmures  et  des  reproches.  On  demandait  si  l'Église  entière 
était  muette  pour  que  ces  hommes  seuls  fussent  appelés  prê- 
cheurs. Mais  l'autorité  d'Innocent  III,  d'Honorius  III,  de 
Grégoire  IX,et  d'autres  Souverains  Pontifes,  fit  taire  l'envie  et 
maintint  à  cet  Ordre  un  nom  si  digne  de  sa  science  et  de  son 
zèle.  De  même,  le  saint  concile  de  Trente  et  plusieurs  Pontifes 
approuvèrent  notre  dénomination, et  Grégoire  XI V, dans  sa  Bulle 
Ecclesiœ  catJwlicœ,  la  confirma  solennellement. 

Du  reste,  malgré  toutes  les  contestations,  Ignace  était  certain 
que  ce  nom  auguste  ne  serait  jamais  enlevé  à  la  Compagnie  (33). 
On  lui  a  entendu  dire  que  si  jamais  cette  question  était  remise 
en  discussion  (ce  qui  arriva  en  effet),  l'autorité  de  l'Église  la 
trancherait  en  sa  faveur,  parce  que  la  volonté  expresse  de  Dieu 
était  que  l'Ordre  portât  ce  titre  glorieux  ;  et  sans  doute  il  tenait 
de  plus  haut  que  de  ses  propres  pensées  une  telle  certitude. 

«  Il  nous  est  manifeste,  écrivait  son  secrétaire  Jean  Polanco, 
«  qu'Ignace  avait  appris  par  révélation  de  Jésus  lui-même,  le 
«  nom  que  son  Ordre  devait  porter.  Car  quelques  avertisse- 
«  ments  ou  reproches  qu'il  reçût  sur  notre  prétendue  usurpation 
«  de  ce  saint  nom,  il  demeura  toujours  ferme  à  le  conserver.  Je 
«  l'ai  entendu  même  dire  que  tous  les  hommes  dussent-ils  lui 
«  conseiller  d'en  prendre  un  autre,  jamais  il  ne  s'y  déterminerait. 
«  Il   n'exceptait  de   cette    hypothèse   que  les  personnes    aux- 


LIVRE  TROISIEME.   —  CHAPITRE  III.  271 

«  quelles  il  devait  obéissance  sous  peine  de  péché.  Or,  pour 
«  quiconque  connaissait  l'humilité  d'Ignace  et  sa  disposition  à 
«  renoncer  à  sa  propre  volonté  afin  de  s'en  rapporter  au  juge- 
«  ment  d'autrui,  une  fermeté  aussi  grande,  mieux  encore,  une 
«  pareille  tranquillité  à  se  refuser  à  tous  les  avis  qu'il  recevait 
«  sur  ce  sujet,  donnaient  la  conviction  qu'il  ne  considérait  point 
«  cette  affaire  comme  purement  humaine.  Jamais  il  n'agissait 
«  ainsi,  sinon  dans  les  cas  où  les  lumières  d'en  haut  avaient  fixé 
«  sa  détermination.  D'ailleurs,  il  est  probable  que  les  premiers 
«  Pères  avaient  réfléchi  et  conféré  entre  eux  sur  leur  nom  et  sur 
«  beaucoup  d'autres  choses  ;  par  conséquent,  tout  porte  à  croire 
«  que  le  Seigneur  lui-même  l'avait  révélé  ou  confirmé  à 
«  Ignace. 

«  On  doit  observer  ensuite  que  nous  ne  nous  intitulons  point 
«  Compagnie  de  Jésus,  comme  ayant  la  présomption  de  nous 
«  croire  dignes  d'être  véritablement  les  compagnons  de  Notre- 
«  Seigneur  ;  mais  seulement  dans  ce  sens  militaire,  où  une  com- 
«  pagnie  prend  le  nom  de  celui  qui  la  commande.  »  Ainsi  s'ex- 
prime le  secrétaire  d'Ignace,  et  son  explication  est  exacte.  Le 
nom  de  notre  Société  n'est  véritablement  qu'un  titre  militaire  ; 
il  remonte  à  l'origine  de  la  Compagnie,  lorsqu'à  Manrèse,  Dieu 
révéla  la  première  ébauche  de  l'Ordre,  à  Ignace,  dans  la  médi- 
tation des  deux  étendards  ;  méditation  où  Jésus  est  représenté 
comme  capitaine  d'une  phalange  guerrière.  En  effet,  ce  titre  in- 
dique bien  le  but  qu'attribuent  à  la  Compagnie,  et  les  Souverains- 
Pontifes  et  Ignace  lui-même  :  par  un  admirable  accord,  ils  l'ap- 
pellent «  la  milice  du  Christ,  Jesu  Ckristimilitial>  ;  ils  déclarent 
qu'on  doit  vivre  dans  son  sein  uniquement  pour  combattre  «  sous 
la  bannière  de  la  Croix,  sub  crucis  vexillo  Deo  miliiare  ».  Toute 
l'existence  de  la  Compagnie,  toute  sa  force,  toute  sa  science, 
doivent  être  consacrées  à  la  plus  grande  gloire  de  Dieu,  qu'elle 
a  bien  autrement  en  vue  que  le  commun  des  fidèles.  Combattre 
avec  Jésus,  mourir  en  combattant  pour  Jésus,  n'aspirer  qu'à 
retracer  Jésus  en  elle,  soit  par  le  moyen  de  sa  propre  perfection, 
soit  en  travaillant  au  salut  des  âmes,  et  toujours,  et  uniquement, 
pour  la  plus  grande  gloire  de  Dieu;  voilà  sa  vie,  voilà  sa  fin.  Tous 
ces  motifs  ne  lui  donnent-ils  donc  pas  quelque  droit  de  s'appeler 
la  Compagnie  de  Jésus  ?  Certes,   il  faut  être  bien  mal  inspiré 


272  HISTOIRE   DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 


pour  dire  avec  un  théologien  célèbre  sur  ces  paroles  de  saint 
Paul  :  Dieu  qui  vous  a  appelés  à  la  société  de  son  Fils  J.-C,  est 
fidèle  ;  Fidelis  Deus  per  quem  vocati  estis  in  societatem  Filii 
ejus  Jesu  Christi  :  «  Comment  cette  Société,  qui  est  véritable- 
«  ment  l'Église  de  Jésus-Christ,  a-t-elle  pu  être  restreinte  par 
«  Ignace  à  la  sienne  propre  (34)  ?  » 

Mais,  premièrement,  on  ne  s  arroge  pas  ce  que  les  Souve- 
rains Pontifes,  en  vertu  de  leur  autorité  apostolique,  ont  accordé. 
Puis,  grâces  en  soient  rendues  à  Dieu,  la  Compagnie  est  si  éloi- 
gnée de  penser  réunir  en  elle  seule  toute  l'Eglise,  que  son  seul 
but,  bien  démontré  par  les  faits,  est  de  dilater  l'empire  de  cette 
Église,  de  la  faire  régner  par  tout  l'univers,  au  prix  de  ses  sueurs 
et  de  son  sang.  De  plus,  ce  nom  n'est  pas  pour  nous  un  titre 
vain  et  sans  objet,  mais  une  exhortation  tacite  et  continuelle 
à  la  pratique  de  ces  vertus,  sans  lesquelles  nous  ne  pourrions 
espérer  de  le  porter  dignement  ;  il  nous  rappelle  sans  cesse 
le  devoir,  l'obligation  où  nous  sommes  de  ne  jamais  déserter  notre 
bannière  ;  de  ne  pas  dégénérer  des  exemples  que  Jésus  nous  a 
donnés  ;  de  ne  vivre  que  pour  travailler  à  notre  sanctification 
et  à  celle  de  nos  frères  ;  de  conserver  toujours  entre  nous  cette 
mutuelle  union  qui  donne  une  force  indomptable:  il  nous  rappelle 
encore  cette  obéissance  aux  ordres  de  nos  chefs,  âme  de  la 
discipline  militaire  ou  religieuse  ;  il  nous  apprend  enfin  à  ne 
redouter  ni  le  nombre  des  ennemis,  ni  l'acharnement  des  per- 
sécuteurs ;  et  si  nulle  puissance  ne  peut  abattre  celui  pour  qui 
nous  combattons,  il  suffit  bien  pour  nous  défendre,  nous  qui  lui 
appartenons  :  nous  ne  sommes  pas  la  Compagnie  d Ignace,  et, 
bien  qu'Ignace  soit  mort,  nous  n'avons  pas  perdu  notre  véritable 
chef  (35). 

Le  Père  Pierre  Ribadeneira  écrivait  de  Gand,  à  un  de  ses 
amis,  en  apprenant  la  mort  d'Ignace  :  «  J'aurais  senti  mon  cœur 
«  se  briser,  si,  levant  les  yeux  vers  ce  même  Père  que  je  regret- 
«  tais,  et  vers  cette  Providence  divine  en  qui  il  se  confia  tou- 
«  jours,  je  ne  m'étais  senti  puissamment  consolé  par  cette  pen- 
«  sée  que  la  Compagnie  de  Jésus  n'était  pas  appuyée  sur  Ignace, 
«  mais  sur  Jésus  lui-même.  Oui,  Jésus  l'a  édifiée  par  les  mains 
«  de  son  serviteur,  et  il  saura  bien  nous  donner  d'autres  chefs, 
«  qui,  sans  être  des  Ignace,  seront  néanmoins  tout  ce  qui  nous 


LIVRE  TROISIEME.  —  CHAPITRE  III. 


273 


«  est  nécessaire,  et  je  me  repose  sur  ces  paroles  que  Jean  Ur- 
«  tado  dit  au  moment  de  sa  mort  :  Notre  Seigneur  a  jadis  enlevé 
«  en  un  seul  jour  à  son  Église  naissante  les  deux  colonnes  sur 
«  lesquelles  elle  semblait  appuyée,  saint  Pierre  et  saint  Paul, 
«  pour  faire  comprendre  que  lui,  et  lidseul,  la  soutient  (3Ô).  » 


Ce 


Histoire  de  S.  Ignace  de  Loyola. 


Règles  de  la  vie  religieuse.  —  Méthode  suivie  par  saint  Ignace 
pour  écrire  les  Constitutions.  —  Nouvelles  faveurs  célestes. 


A  Compagnie,  une  fois  constituée  en  Ordre 
religieux,  avait  besoin  d'une  règle.  Tant  que 
ses  membres  résidèrent  à  Rome,  il  leur  suf- 
fisait d'avoir  sous  les  yeux,  la  règle  vivante 
des  enseignements  et  des  exemples  de  saint 
Ignace  ;  mais,  comme  ils  devaient  se  disper- 
ser bientôt  dans  toutes  les  parties  du  monde, 
il  devenait  nécessaire  de  déterminer,  sous  une  forme  stable, 
l'esprit  qui  devait  animer  chaque  religieux  en  particulier,  et  le 
mode  de  gouvernement  commun  à  tous.  Déjà,  depuis  longtemps, 
en  présence  de  Dieu  et  de  concert  avec  ses  compagnons,  Ignace 
avait  conçu  le  plan  de  son  Institut  ;  il  le  perfectionnait  de  jour 
en  jour,  et  l'autorité  apostolique  en  avait  approuvé  l'ébauche. 
Cependant  l'entier  développement,  dans  les  plus  minutieux 
détails,  demandait  autant  d'habileté  que  de  longues  et  mûres 
considérations.  Ignace  voulait  d'ailleurs  que  l'expérience  fût  la 
règle  dernière  et  que  le  succès  déjà  obtenu  fît  juger  de  celui 
qu'on  pouvait  espérer  pour  l'avenir.  Il  différa  donc  plusieurs 
années  encore,  de  tracer  en  détail  sur  le  papier  tous  les  points 
des  Constitutions.  Cependant,  il  établit  quelques  règles  géné- 
rales pour  diriger  la  conduiteque  les  Nôtres  devaient  tenir  envers 
Dieu,  envers  les  supérieurs,  envers  le  prochain  et  envers 
eux-mêmes  ;  les  voici  : 

i  —  «  Autant  que  possible,  les  Nôtres  doivent  toujours  avoir 
«  Dieu  dans  leur  cœur  et  leur  cœur  en  Dieu  ;  ils  ne  doivent 
«  aimer  que  lui,  et  ne  penser  qu'à  lui.  Seuls  ou  en  public,  ils  ne 
«  doivent  jamais  détourner  leurs  yeux  de  sa  présence  ;  ils  doivent 
«  faire  de  sa  sainte  volonté  comme  le  centre  et  le  mobile  de  leurs 
«  actes,  ne  prendre  que  lui  pour  sujet  de  leurs  discours  et  n'at- 
«  tendre  que  de  sa  main  la  récompense  de  leurs  fatigues.  La  vie 


HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA.  275 

«  de  Jésus-Christ  doit  être  le  modèle,  le  cachet  pour  ainsi  dire 
«  de  leur  perfection.  Qu'ils  s'étudient  à  s'en  former  l'image  et  à 
«  l'imprimer  en  eux  le  plus  vivement  possible. 

2.  —  «  Qu'ils  voient  Dieu  dans  les  supérieurs  pour  respecter 
«  leurs  volontés  et  exécuter  leurs  ordres  avec  empressement  ; 
«  qu'ils  se  tiennent  assurés  que  l'obéissance  est  un  guide  qui  ne 
«  peut  errer,  un  interprète  des  volontés  divines  qui  ne  saurait 
«  tromper.  Il  prescrit  à  chaque  religieux  de  découvrir,  soit  à  ses 
«  supérieurs,  soit  au  guide  de  son  âme,  les  secrets  les  plus  inti- 
«  mes  de  sa  conscience,  ne  laissant  rien  de  caché,  de  crainte  que 
<ï  l'ennemi  n'y  trouve  accès  et  ne  travaille  en  secret  à  le  perdre; 
«  encore  moins  est-il  permis  de  se  diriger  soi-même  ;  car  il  faut 
«  toujours  se  méfier  du  jugement  propre,  jugement  d'autant  plus 
«  aveugle,  qu'on  le  croit  plus  éclairé. 

3.  —  «  En  conversant  avec  le  prochain  pour  le  retirer  du 
«  péché,  on  doit  user  de  la  même  prudence  qu'on  emploie  à 
«  l'égard  d'un  homme  qui  se  noie  pour  ne  pas  s'exposer  à  périr 
«  avec  lui.  Qu'ils  s'aiment  les  uns  les  autres,  non  seulement 
«  comme  des  frères  et  des  fils  du  même  Père,  mais  encore  que 
«  chacun  aime  les  autres  comme  soi-même.  Et  parce  qu'il  n'est 
«  pas  rare  qu'on  s'échauffe  dans  les  discussions  opiniâtres,  parce 
«  que  de  ces  discussions  peuvent  s'échapper  sinon  des  flammes 
«  du  moins  quelques  étincelles  de  dédain,  il  faut  les  éviter  avec 
«  soin.  Quand  il  y  a  diversité  d'avis,  ce  n'est  point  l'ambition  de 
«  faire  triompher  son  sentiment,  mais  le  désir  de  faire  connaître 
«  la  vérité  et  de  détruire  l'erreur  qui  doit  diriger  la  discussion  et 
«  régler  les  paroles. 

4.  —  «  Qu'on  garde  le  silence  lorsque  les  besoins  d'autrui  ou 
«  des  Nôtres  n'exigent  pas  qu'il  soit  rompu  ;  mais  même  alors, 
«  l'orgueil  avec  ses  termes  hautains,  la  curiosité  en  quête  des 
«  nouvelles  du  dehors,  les  rivalités  qui  portent  à  critiquer  le 
«  prochain,  l'oisiveté,  source  de  discours  vains  ou  plaisants,  ne 
«  doivent  avoir  aucune  part  à  nos  entretiens. 

5.  —  «  Quelque  grande  chose  que  Dieu  opère  par  notre  entre- 
«  mise,  nous  ne  devons  pas  pour  cela  nous  regarder  comme  des 
«  hommes  de  grand  mérite,  ni  usurper  une  gloire  qui  ne  saurait 
«  appartenir  à  un  instrument  souvent  très  peu  propre  à  l'œuvre 
«  accomplie.  Cette  gloire  est  due  tout  entière  au  bras  qui  dirige 


276  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

«  cet  instrument.  Se  complaire  dans  la  finesse  de  son  esprit, 
«  dans  son  talent  de  la  parole,  dans  la  sagesse  et  la  prudence  de 
«  sa  conduite,  serait  une  marque  de  folie  ;  le  religieux  ne  doit 
«  s'estimer  jamais  mieux  récompensé  de  ce  qu'il  fait  pour  autrui 
«  que  lorsqu'il  en  recueille  des  ignominies  et  des  mépris,  unique 
«  salaire  accordé  par  le  monde  aux  travaux  de  Jésus-Christ. 

6.  —  «  Si  quelqu'un  vient  à  tomber  dans  une  faute  publique, 
«  nuisible  à  sa  réputation  et  à  l'estime  dont  il  jouissait,  qu'il  ne 
«  se  laisse  pas  abattre,  ni  ne  perde  courage,  mais  au  contraire, 
«  qu'il  rende  grâces  à  Dieu  d'avoir  permis  cette  chute  qui,  dévoi- 
«  lant  la  faiblesse  de  sa  vertu,  le  fait  apprécier  à  sa  juste  valeur; 
«  que  ses  frères  apprennent  par  cet  exemple  à  ne  pas  tomber, 
«  qu'ils  comprennent  que  nous  sommes  tous  pétris  du  même 
«  limon  et  qu'ils  prient  Dieu  pour  la  conversion  réelle  du  cou- 
<?;  pable. 

7.  —  «  Pendant  le  peu  de  temps  qui  leur  est  accordé  pour  se 
«  récréer  qu'ils  ne  perdent  point  de  vue  cette  modestie  que 
«  l'Apôtre  demande  toujours  de  nous  ;  qu'ils  ne  se  livrent  pas  à 
«  une  joie  immodérée,  ni  ne  s'astreignent  à  une  retenue  qui  les 
«  tienne  trop  renfermés  en  eux-mêmes. 

S.  — «  Qu'ils  ne  négligent  point  l'occasion  d'opérer  un  bien 
«  présent  par  l'espérance  trompeuse  d'en  faire  un  plus  grand 
«  dans  l'avenir.  C'est,  en  effet,  un  subtil  artifice  du  démon  de 
«  nous  faire  concevoir  des  desseins  grands  en  apparence,  et  de 
«  nous  exciter  à  poursuivre  des  choses  admirables  pour  nous 
«  détourner  d'un  bien  ordinaire  que  nous  aurions  pu  accomplir. 

9.  —  «  Enfin  qu'ils  se  tiennent  inébranlables  dans  leur  voca- 
«  tion  comme  s'ils  avaient  pris  racine  dans  les  fondations  de  la 
«  maison  de  Dieu  ;  car  de  même  que  l'ennemi  du  salut  met  sou- 
«  vent  au  cœur  du  solitaire  le  désir  de  vivre  en  communauté,  de 
«  même  à  ceux  qui  sont  appelés  aux  travaux  extérieurs  pour  la 
«  conversion  des  âmes,  il  fait  désirer  la  solitude  ;  il  prétend 
«  ainsi  les  détourner  du  service  de  Dieu  par  cette  instabilité  et 
«  les  conduire  à  leur  perte,  en  les  faisant  entrer  dans  une  voie 
«  opposée  à  celle  qu'ils  devaient  suivre  (37).  » 

Telles  furent  les  premières  règles  que  le  saint  Fondateur 
établit  pour  la  direction  de  ses  enfants:  il  est  facile  de  reconnaître 
qu'elles  sont  comme  ces  graines  qui  sous  une  frêle   enveloppe, 


LIVRE  TROISIEME.  —  CHAPITRE  IV.  277 

contiennent  une  belle  plante  ;  et  en  réalité  les  fruits  de  ces  pre- 
miers enseignements  démontrèrent  leur  vertu  cachée.  Ne  pou- 
vant m'abstenir  d'en  donner  quelque  témoignage,  je  citerai  celui 
que  nous  a  laissé  par  écrit  Martin  Navarre,  canoniste  éminent, 
homme  d'un  grand  sens  et  d'une  vie  irréprochable  qui  vivait  en 
ce  temps  au  collège  de  Coïmbre  :«  Un  illustre  Sénat  m'avait 
«  demandé  d'exposer  mon  jugement  sur  le  nouvel  Institut  de 
«  la  Compagnie  de  Jésus,  et  sur  ce  que  j'en  attends  pour  l'ave- 
«  nir  :  ma  réponse  a  été  basée  sur  des  observations  faites  pen- 
«  dant  sept  années  au  collège  de  Coïmbre,  à  cette  heure,  le 
«  principal  de  cet  Ordre.  Une  chose  me  paraît  miraculeuse,  et  la 
«  voici.  Plus  de  cent  étudiants  de  la  Compagnie  y  étaient  réunis 
«  et  instruits  aux  frais  du  Roi,  tous  jeunes,  vifs  et  pleins  d'ar- 
«  deur.  Ils  n'étaient  soumis  à  d'autres  lois  qu'aux  lois  communes, 
«  naturelles  ou  divines  ;  le  Fondateur  n'avait  pas  encore  rédigé 
«  de  constitutions.  Il  leur  était  donc  permis  de  sortir  en  tout 
«  temps,  de  traiter  avec  toute  sorte  de  personnes,  bonnes  ou 
«  mauvaises;  ils  pouvaient  rencontrer  aussi  bien  des  sollicitations 
«  à  l'indépendance  et  au  vice  que  des  encouragements  à  l'obser- 
«  vance  religieuse  et  à  la  vertu.  De  plus  presque  tous  les  habi- 
«  tants  leur  étaient  hostiles.  Cependant,  bien  que  dans  tous  les 
«  pays  chacun  soit  porté  à  examiner  attentivement  les  nouveau- 
«  tés,  à  critiquer,  à  mal  parler  d'autrui,  je  n'ai  jamais,  pendant 
«  sept  années,  entendu  une  seule  personne  dire  ouvertement  ou 
«  à  voix  basse,  sérieusement  ou  en  plaisantant,  la  moindre  chose 
$  défavorable  à  ces  étudiants.  On  blâmait  seulement  leurs  morti- 
«  fications  qu'on  trouvait  excessives;  on  disait  qu'ils  se  traitaient 
«  avec  mépris  et  faisaient  honte  à  leurs  familles  en  portant  des 
«  vêtements  grossiers  et  déchirés,  et  en  remplissant  souvent  dans 
«  l'intérieur  de  la  maison,  les  offices  les  plus  bas  et  les  plus  mé- 
«  prisables;  on  leur  faisait  encore  un  grief  de  reprocher  au  monde, 
«  non  sans  fruit  cependant,  ses  vanités,  et  de  rappeler  trop 
«  souvent  aux  hommes  qu'ils  ne  sont  que  cendre  et  poussière. 
«  Mais  que  sont  ces  accusations,  sinon  de  véritables  louanges 
«  pour  quiconque  sait  réfléchir?  Je  le  répète  encore,  tout  cela  me 
«  semble  miraculeux  :  il  paraît  même  miraculeux  que,  objets  de 
«  haine  comme  l'étaient  plusieurs  d'entr'eux,  aucun  n'ait  été 
«  couvert  d'infamie  et  châtié  publiquement  ou  en  particulier.  Il 


278  HISTOIRE   DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

«  est  bien  rare,  dit  saint  Augustin,  que  dans  un  rassemblement 
«  même  peu  nombreux,  composé  même  de  vieillards,  il  ne  s'en 
«  trouve  pas  quelques-uns  entachés  d'immoralité!  J'ai  voulu  ren- 
«  drece  témoignage  d'abord  pour  la  gloire  de  Dieu  et  de  Notre- 
«  Seigneur  Jésus-Christ,  dont  cette  Compagnie  a  pris  le  nom 
«  et  par  laquelle  il  démontre  de  bien  des  manières  la  vérité  de 
«ce  que  dit  de  l'Esprit-Saint  la  glose  du  chapitre,  Nisi  cum 
<Lpridem,  de  renient. 

«  Tu  spiras  ubi  vis,  tu  munera  dividis  ut  vis, 

«  Sas  cui  das  quod  vis,  quantum  vis,  tempore  quo  vis. 

«  Tu  souffles  où  tu  veux,  tu  distribues  tes  dons  à  qui  tu  veux, 

«  Tu  sais  à  qui  tu  donnes,ce  que  tu  veux,  autant  que  tu  veux,  quand  tu  veux. 

«  J'ai  voulu  ensuite  que  tous  les  collèges  du  même  Ordre, 
«  aujourd'hui  répandu  dans  toute  la  chrétienté  pour  sa  gloire  et 
«  pour  le  bien  général,  comprennent  par  quel  grand  miracle  ce 
«  collège  de  Coimbre,  important  entre  tous,  s'est  établi.  Enfin 
«  j'ai  voulu  inspirer  à  tous  les  autres  religieux  de  la  Compagnie, 
«  qui  ont  fondé  d'autres  collèges,  si  nombreux  et  si  importants, 
«  le  désir  de  conserver,  comme  ils  le  font,  l'éclat  de  leur  nom  et 
«  leur  première  réputation,  afin  que  la  suite  réponde  aux  dé- 
«  buts  (38).  » 

Avant  défaire  connaître  en  détail  les  Constitutions,  je  crois 
devoir  parler  de  l'ordre  suivi  par  saint  Ignace,  pour  les  composer, 
et  de  la  manière  dont  il  les  traça.  Dans  ce  travail  il  réunit  deux 
qualités  de  prime  abord  bien  éloignées:  d'une  part,  une  extrême 
prudence,  comme  si  les  Constitutions  devaient  être  son  œuvre 
exclusive;  de  l'autre  un  entier  abandon  de  ses  pensées  à  l'Esprit 
de  Dieu  et  une  aussi  totale  dépendance  de  la  direction  divine 
que  si  le  Seigneur  lui-même,  composant  tout  l'ouvrage,  n'eût 
laissé  à  son  serviteur  que  le  soin  d'écrire  sous  sa  dictée. 

Il  commençait  donc  par  examiner  avec  une  grande  sagesse, 
les  points  à  établir;  il  notait  les  raisons  pour  et  contre  tel  point, 
en  particulier,  raisons  qui  souvent  n'étaient  ni  légères  ni  peu 
nombreuses.  J'en  ai  compté  touchant  un  détail  de  moindre  im- 
portance jusqu'à  sept  d'un  côté,  et  quinze  de  l'autre,  et  chacune 
d'elles  était  d'un  très  grand  poids.  Cela  fait,  il  se  dépouillait  de 
toute  affection  ou  opinion   personnelle,  pour   laisser  la   raison 


LIVRE  TROISIEME.  —  CHAPITRE  IV.  279 

seule  déterminer  le  choix  de  la  volonté  ;  puis  il  balançait  et 
confrontait  les  différents  motifs,  s'assurant  ainsi  de  la  valeur  de 
chacun.  Il  passait  une  grande  partie  de  la  nuit,  et  souvent  même 
du  jour,  dans  cette  occupation.  Rompant  alors  avec  toute  autre 
affaire,  il  se  retirait  dans  un  petit  jardin  isolé  qu'un  de  ses 
amis  lui  prêtait,  ou  bien  dans  sa  chambre  dont  la  porte,  pour 
éviter  toute  interruption,  était  ordinairement  gardée  par  Benoît 
Palmio. 

Ignace  avait  lu  toutes  les  constitutions  des  autres  Ordres 
religieux,  et  nous  en  avons  encore  les  extraits  écrits  de  la 
main  de  son  secrétaire  Polanco.  Il  avait  observé  les  causes  soit 
du  progrès,  soit  de  la  décadence  de  ces  Ordres  ;  mais  pendant 
qu'il  écrivait  les  Constitutions,  il  n'eut  jamais  d'autres  livres 
dans  sa  chambre  que  les  saints  Évangiles  et  f  Imitation  de 
Jésus-Christ  (39).  Après  avoir  fait  tout  ce  qu'exigeait  la  pru- 
dence, il  restait  en  prière,  pour  chaque  règle,  durant  plusieurs 
heures.  A  la  lumière  de  ces  communications  surnaturelles  avec 
Dieu,  il  repassait  de  nouveau  tout  ce  qu'il  avait  déjà  conçu  et 
avec  la  simplicité  d'un  enfant  qui  se  sent  incapable  de  pronon- 
cer sur  des  choses  si  importantes,  il  suppliait  Notre-Seigneur, 
avec  larmes,  de  lui  faire  connaître  ce  qui  devait  le  plus  contri- 
buer à  son  service  et  au  bien  de  la  Compagnie  ;  puis  il  invoquait 
la  Vierge  Marie  comme  médiatrice  pour  qu'elle  lui  obtînt  la 
grâce  de  Jésus-Christ  ;  enfin  de  nouveau  il  demandait  au 
Seigneur  Jésus  de  lui  servir  de  médiateur  auprès  de  son 
Père. 

Se  sentait-il  presque  fermement  déterminé  sur  un  point  déjà 
étudié  soigneusement,  il  ne  cessait  point  encore  ses  ferventes 
supplications.  Une  fois,  après  avoir  consulté  Dieu  pendant  dix 
jours  et  s'être  arrêté  ainsi  à  une  détermination,  il  continua  à 
prier  et  à  réfléchir  sur  le  même  point  jusqu'au  quarantième 
jour. 

Autrefois  Isaïe  et  Ézéchiel,  choisis  pour  être  les  interprètes 
de  la  volonté  de  Dieu  et  les  messagers  de  ses  ordres  reçurent 
une  faveur  plus  précieuse  encore  que  leur  mission  même,  lors- 
que le  ciel  s'ouvrant  sur  leurs  têtes  il  leur  fut  donné  de  voir 
la  majesté  de  Dieu  et  la  gloire  de  son  royaume.  De  même 
Ignace,    en    méditation    devant     Dieu     sur    la    règle    qu'il 


280  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 


devait  établir,  reçut  bien  au  de-là  de  ses  demandes.  Que 
ne  connaissons-nous  mieux  les  lumières  dont  son  âme  fut 
alors  inondée  !  Cependant  il  est  arrivé  jusqu'à  nous  quelques 
lueurs  dans  certains  autographes  échappés  à  la  destruction 
qu'Ignace  avant  sa  mort  fit  de  ses  manuscrits.  Ces  débris  nous 
feront  mieux  apprécier  ce  qui  nous  manque.  J'en  citerai  au  cha- 
pitre suivant  quelques  fragments.  Ce  sont  les  sentiments  inté- 
rieurs et  les  visions  célestes  dont  Ignace  fut  favorisé  pendant  les 
quarante  jours  qu'il  consacra  à  examiner  devant  Dieu,  si  les 
églises  des  maisons  professes  devaient  être  dotées  ou  entretenues 
par  les  aumônes  des  fidèles. 

Là,  on  trouve  de  fréquentes  apparitions  de  la  Sainte  Vierge  et 
de  Notre-Seigneur  lui-même.  Visions  de  Dieu  aussi  sublimes  que 
le  comporte  l'intelligence  de  l'homme  encore  emprisonnée  dans 
un  corps  mortel,  visions  qui  à  l'aide  d'images  sensibles  élèvent 
l'âme    à  la  plus  intime  connaissance   de  l'Etre    incompréhen- 
sible. Extases  et  ravissements,   flammes  intérieures,  rayons  de 
la  plus  éclatante  lumière,  transports  de  la  plus  ardente  charité, 
palpitations,  impressions  véhémentes,  calme  doux  et   profond, 
larmes    assez    abondantes   pour  faire    craindre   la  cécité,  enfin 
vues   si    claires  de   la  gloire  de  Dieu,   qu'elles  pénétraient  jus- 
qu'aux plus  sublimes  hauteurs  du  ciel.  Toutes  ces  merveilles  et 
plusieurs   autres  sembables  sont    notées  de  la  main  de   saint 
Ignace  suivant  sa  coutume  de  se  rendre   compte  jour   par  jour 
desdivers  mouvements  de  son  âme;  et  il  les  éprouva  à  l'occasion 
d'une  décision  à   prendre   sur  un  point  particulier  d'importance 
peu  considérable.  On  peut  en  conclure  qu'il  n'y  a  pas  dans   ses 
Constitutions  une  seule  parole,  un  seul  détail  qui    n'ait  été  bai- 
gné de   larmes  et  pénétré  des  rayons  de  la  lumière  céleste.   De 
même  que  le  Saint-Esprit  descendit  sur  les  Apôtres  en  forme  de 
langues  de  feu  ;  ainsi  on  vit   un  jour,  tandis  que    saint   Ignace 
écrivait  ses  Constitutions,  une  flamme  d'une  incomparable  splen- 
deur planer  sur  sa  tête  (4°),  comme  pour  témoigner  que,  dans  ce 
travail,    il    était  assisté   par  la  lumière  et  la  charité  de  l'Esprit- 
Saint. 

Non  content  d'avoir  tant  réfléchi,  tant  prié,  quand  il  avait 
enfin  fixé  et  transcrit  une  règle,  il  la  déposait  sur  l'autel  et  l'of- 
frait au   Père  céleste  en  célébrant  le  saint  Sacrifice  avec  sa 


LIVRE  TROISIÈME.  —  CHAPITRE  IV.  281 


ferveur  ordinaire.  Là,  il  suppliait  Dieu  avec  d'abondantes  larmes 
d'abaisser  du  haut  du  ciel  un  regard  sur  l'œuvre  de  son  serviteur, 
et  si  tout  n'y  était  pas  conforme  à  sa  sainte  volonté,  de  l'éclai- 
rer de  sa  divine  lumière  pour  lui  faire  connaître  cette  erreur. 
C'est  ainsi  que  le  Pontife  saint  Léon,  après  avoir  écrit  la  lettre 
qui  condamnait  l'hérésie  d'Eutychès,  la  laissa  sur  l'autel  de 
saint  Pierre,  pendant  quarante  jours,  avant  de  l'envoyer  à 
l'évêque  Flavien,  jeûnant  durant  ce  temps,  et  priant  Dieu  conti- 
nuellement de  corriger  ce  qu'il  pourrait  y  avoir  d'erroné. 

Le  sentiment  intérieur  par  lequel  Dieu  manifestait  à  Ignace 
son  approbation  des  projets  qu'il  avait  lui-même  inspirés,  ne 
pouvait  laisser  aucun  doute  sur  le  bon  plaisir  divin.  Le  Saint 
demanda  un  jour  au  P.  Jacques  Laynez,  s'il  pensait  que  Dieu 
eût  révélé  aux  Fondateurs  d'Ordres  la  forme  et  la  règle  de  leurs 
Instituts.  Celui-ci  répondit  affirmativement,  au  moins  pour  les 
points  essentiels.  «  Je  le  crois  aussi  »,  reprit  Ignace,  qui  proba- 
blement en  parlait  d'expérience. 

Rien,  ce  me  semble,  ne  prouve  mieux  que  l'Institut  de  la 
Compagnie  fût  véritablement  l'ouvrage  de  Dieu  que  sa  résistance 
aux  efforts  humains  dirigés  contre  lui.  Tous  les  points  attaqués 
par  nos  adversaires  ont  été  successivement  confirmés,  d'une 
manière  spéciale  par  le  Saint-Siège  apostolique.  Ils  sont  ainsi 
devenus  désormais  inexpugnables.  C'est  là  d'ailleurs  la  pensée 
de  saint  François  Xavier  (4'). 

Sous  le  nom  de  Constitutions,  il  faut  comprendre  également 
le  texte  et  les  explications  marginales  de  l'Institut  :  car,  on  a  eu 
tort  de  prétendre  que  les  explications  étaient  l'ouvrage  du 
P.  Jérôme  Natal  ou  du  P.  Polanco  ;  elles  sont  incontestablement 
de  notre  Fondateur.  Dès  l'origine,  il  avait  divisé  en  trois  parties 
le  corps  de  l'Institut,  et  avait  écrit  séparément  les  Constitutions 
proprement  dites,  les  déclarations  qui  devaient  y  être  ajoutées, 
et  la  partie  destinée  à  être  expressément  relatée  dans  les  Bulles 
d'approbation.  On  trouve  ces  divisions  dans  les  anciens  manus- 
crits que  nous  possédons.  Quant  aux  explications  du  texte  ou 
déclarations,  on  y  voit  encore  les  ratures  et  les  différents  chan- 
gements faits  de  la  main  d'Ignace.  Dans  plusieurs  endroits  des 
Constitutions,  on  trouve  en  marge  quelques  passages  soulignés 
de  la  main  du  Saint  ;  une  note  avertit  que  ces  additions  ont 


282  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

rapport  aux  explications  ;  elles  ont  donc  force  de  loi  (42),  comme 
venant  directement  de  notre  bienheureux  Fondateur,  et  ne 
tirent  pas  seulement  leur  autorité  de  l'approbation  des  Souve- 
rains-Pontifes qui  les  ont  rendues  Constitutions  papales,  ainsi  que 
les  appelle  le  sacré  Tribunal  de  la  Rote.  Il  nous  reste  à  pénétrer 
dans  le  fond  de  cette  œuvre  et  à  expliquer  plusieurs  détails, 
blâmés  pour  n'avoir  pas  été  suffisamment  connus. 


Fin  que  s'est  proposée  saint  Ignace  en  fondant  la  Compagnie.  — 
Moyens  tirés  de  la  vie  active  et  de  la  vie  contemplative  pour 
arriver  au  but  de  l'Institut.  —  Raisons  qui  portèrent  saint 
Ignace  à  mettre  ses  religieux  au  rang  des  clercs.  —  Examen 
des  observances  de  l'Ordre. 


OMME  dans  les  œuvres  morales,  où  l'hom- 
me tient  le  premier  rang,  la  fin  est  l'élément 
i  le  plus  essentiel  qui  donne  aux  œuvres 
j-  leur  caractère  spécial,  le  degré  d'efficacité 
aussi  bien  que  la  règle  pour  le  choix  des 
moyens,  saint  Ignace  s'appliqua  d'abord  à 
"S!qr^^^^^5^§  la  déterminer.  Dans  tout  ce  qui  était  relatif 
au  service  de  Dieu,  il  visait  toujours  très  haut.  Or  le  but  vers 
lequel  on  dirige  toutes  ses  actions  lui  paraissant  la  chose  la  plus 
importante  dont  on  puisse  s'occuper,  ce  fut  vers  le  plus  parfait 
modèle  qu'il  leva  les  yeux,  pour  en  tracer  dans  son  Institut  une 
exacte  copie. 

Il  médita  donc  sur  la  fin  de  l'Incarnation  du  Sauveur  et  sur 
les  actions  de  sa  vie  toute  divine;  car  nul  autre  certes  ne  pouvait 
ni  comprendre,  ni  servir  mieux  les  intérêts  et  la  gloire  de  Dieu. 
Ayant  reconnu  que  tous  les  actes  de  la  vie  et  toutes  les  souffran- 
ces de  la  Passion  du  Sauveur  n'avaient  eu  d'autre  objet  que  sa 
propre  perfection  et  le  salut  des  hommes,  Ignace  choisit  ces 
deux  sublimes  fins,  inséparablement  liées  l'une  à  l'autre,  comme 
le  but  propre  et  unique  de  son  Institut,  et  il  le  déclare  en  ces 
termes:  «  La  fin  de  cette  Société  est  non  seulement  de  travailler 
«  avec  le  secours  de  la  divine  grâce  au  salut  et  à  la  perfection  de 
«  son  âme,  mais  encore  de  faire  tous  ses  efforts  pour  procurer 
«  avec  le  secours  de  la  même  grâce  le  salut  et  la  perfection  du 
«  prochain  (43).  » 

Cette  Société  est  donc  consacrée  tout  entière  à  la  plus  grande 
gloire  de  Dieu,   puisque,   comme  le  dit  ailleurs  le  même  Saint, 

\ 


284  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

son  but  propre  est  la  gloire  de  Dieu,  le  bien  universel  et  le  salut 
des  âmes  (44).  A  nos  Constitutions  se  joignent  les  Bulles  aposto- 
liques qui  les  approuvent.  Nous  pouvons  citer  entre  autres  celle 
de  Grégoire  XIII,  où  il  est  dit  expressément  :  «  Comme  la  fin 
«  de  cette  société  est  la  propagation  et  la  défense  de  la  religion 
«  catholique  et  le  progrès  des  âmes  dans  la  doctrine  et  la  prati- 
«  que  de  la  vie  chrétienne,  le  propre  de  sa  vocation  est  aussi 
«  de  parcourir  divers  pays,  selon  les  ordres  du  Pontife  et  du 
«  Général  de  la  Compagnie  (45).  » 

J'ai  dit  que  saint  Ignace  avait  établi  entre  ces  deux  objets 
une  dépendance  mutuelle,  parce  que  travailler  au  salut  du  pro- 
chain est  une  partie  intrinsèque,  substantielle  et  inséparable  de 
la  perfection  propre  à  cet  Institut,  de  sorte  que  tous  les  moyens 
aptes  à  procurer  notre  perfection  doivent  servir  à  nous  rendre 
plus  capables  de  travailler  au  salut  des  âmes.  Je  citerai  ici  une 
observation  importante  que,  dès  les  premiers  temps,  nous  laissa 
par  écrit  Jacques  Miron,  un  des  Pères  les  plus  chers  à  saint 
Ignace.  «  Il  faut  bien  comprendre  que  la  prière  et  la  méditation 
«  ne  sont  point  le  but  principal  de  notre  Institut,  mais  seulement 
«  des  moyens  très  puissants  pour  acquérir  les  vertus  indispensa- 
«  blés  à  l'accomplissement  des  ministères  de  la  Compagnie  ;  du 
€  reste,  ces  vertus  ne  s'acquièrent  pas  seulement  par  la  prière 
«  et  par  la  méditation,  mais  surtout  par  la  mortification.  C'est 
«  pourquoi  le  P.  Ignace  a  posé  dans  ses  Constitutions  comme 
«  fondement  des  solides  vertus,  qui  doivent,  comme  autant  de- 
«  colonnes,  soutenir  notre  Institut,  l'abnégation  continuelle  de 
«  soi-même.  Notre-Seigneur  a  voulu  également  qu'elle  fût  la 
«  base  de  toute  perfection  chrétienne,  puisqu'il  a  dit  :  Quil  se 
«  renonce  lui-même  et  qu'il  porte  sa  croix  (4Ô). 

«  Nous  devons  néanmoins  recourir  à  la  prière  et  à  la  médita- 
«  tion  pour  acquérir  une  parfaite  mortification  de  tous  nos  pen- 
<L  chants  désordonnés  ;  mais  celui  qui,  pour  jouir  des  douceurs  de 
«  l'oraison  négligerait  ses  devoirs  envers  le  prochain,  serait  hors 
«  de  l'esprit  de  sa  vocation.  De  même  celui-là  ne  fait  point  une 
«  oraison  conforme  à  l'esprit  de  l'Institut,  qui  reste  attaché  à 
«  son  propre  jugement  et  se  soumet  difficilement  aux  ordres  des 
«  supérieurs,  quand  ces  ordres  contrarient  son  inclination  et  sa 
«  volonté. 


LIVRE  TROISIÈME.  —  CHAPITRE  V.  285 

«  Comme  tous  les  Ordres  religieux  ont  un  mode  propre  d'arri- 
«  ver  au  but  de  leur  Institut,  ainsi  la  Compagnie  a  une  sorte 
«  d'oraison  qui  lui  est  particulière  et  qui  doit  la  conduire  à  un 
«  renoncement  intérieur  de  tout  jugement  propre,  pour  soumet- 
«  tre  sa  volonté  à  l'obéissance;  et  c'est  par  là  que  nous  devenons 
«  des  instruments  dignes  de  travailler  au  service  du  prochain 
«  pour  le  salut  des  âmes,  but  de  notre  Institut,  ou,  en  d'autres 
«  termes,  à  la  plus  grande  gloire  de  Dieu.  » 

Mais  bien  que  l'objet  unique  de  la  Compagnie  soit,  comme 
disent  les  Constitutions,  d'aider  nos  âmes  et  les  âmes  du  pro- 
chain «  à  parvenir  à  la  fin  dernière  pour  laquelle  elles  ont  été 
créées  (47)  »,  on  ne  doit  pas  confondre  notre  vocation  avec  celle 
des  évêques.  Les  évêques  doivent  être  parfaits  eux-mêmes,  et 
par  état  ;  ils  doivent  ensuite  conduire  les  autres  à  la  perfection. 
Leur  état  est  bien  autrement  sublime  que  le  nôtre  ;  puisque  l'évê- 
que,  par  sa  condition  même,  ne  doit  plus  en  être  à  travailler 
comme  nous  à  sa  perfection  ;  il  doit  être  arrivé  déjà  au  terme 
vers  lequel  notre  vocation  nous  fait  marcher. 

Une  fois  fixé  sur  le  but  particulier  de  son  Institut,  le  saint 
Fondateur  s'occupa  du  choix  des  moyens  propres  à  l'atteindre. 
Il  médita  profondément  sur  l'esprit  et  sur  les  actions  propres 
de  ces  deux  célèbres  espèces  de  vie,  dont  l'une,  tout  occupée 
des  autres  comme  Marthe,  s'oublie  elle-même,  et  ne  songe,  com- 
me le  dit  saint  Augustin,  qu'à  préparer  la  nourriture  du  divin 
Maître,  intenta  quomodo  pascat  Dominum  {f)  ;  et  l'autre  comme 
Marie,  saintement  oisive  aux  pieds  de  Jésus,  repousse  tout  ce 
qui  pourrait  la  détourner  de  la  contemplation,  et  ne  songe  qu'à 
se  nourrir  des  enseignements  du  divin  Maître,  quomodo  pasca- 
tur  a  Domino.  Pris  séparément,  ces  deux  genres  de  vie  ne  ré- 
pondaient ni  l'un  ni  l'autre  à  son  dessein.  Ni  la  vie  purement 
contemplative  :  car,  retenu  dans  les  douceurs  des  consolations, 
le  religieux  ne  pourrait  voler  promptement  et  en  tous  lieux  au 
secours  du  prochain  ;  ce  que  demande  pourtant  la  vocation 
spéciale  de  la  Compagnie,  qui  consiste  à  aller  en  quelque  lieu 
que  ce  soit,  où  l'on  espère  mieux  servir  Dieu  et  être  plus  utile 
au  prochain,  ni  la  vie  simplement  active  :  car  il  ne  faut  pas, 
pour  sauver  les  autres  âmes,  négliger  la  sienne,  et  devenir  sem- 
blable aux  montagnes,  qui   en  répandant  sur  les  vallées,  avec 


286  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE   LOYOLA. 


les  pluies   reçues  du  ciel,  leur  suc  le  plus  fertile,  les  fécondent 
en  demeurant  elles-mêmes  stériles.  Il  travailla  donc  à  unir  par- 
faitement ces   deux  vies,  qu'il   n'est   pas  après  tout   impossible 
d'accorder,   car    Marthe    et  Marie   étaient   sœurs  et  non  point 
ennemies.  Si  ces  deux  vies  se  nuisent  l'une  à  l'autre  quand  cha- 
cune d'elles  suit  avec   rigueur  son   attrait   individuel,  fondues 
amicalement   ensemble,  elles  s'entr'aident  par  un  échange    réci- 
proque  de   services.  Tandis  que  les  fatigues   de   la  vie  active 
font   fructifier   la  sainte  oisiveté    de  la  contemplation,  celle-ci 
donne  le  souffle  et  la  vigueur  nécessaire  pour  soutenir  les  plus 
pénibles  travaux.  Ainsi  saint  Ignace  prit  de  l'une,  l'oraison  men- 
tale quotidienne,  moyen  principal  de  perfection  pour  embraser 
l'âme  et   la   préparer  à  l'union  intime  avec  Dieu  ;  les  exercices 
spirituels,  qui,  poursuivis  quelquefois   durant   un    mois   entier, 
avec  quatre  heures  de  méditations  par  jour,  sont  propres,  à  faire 
sortir  non  seulement  du  monde,  mais  de  nous-mêmes,  ce  qui  est 
bien  plus  difficile.  Il  lui  prit  encore  le  renouvellement  des  vœux 
deux  fois  l'année,  renouvellement  que  préparent  la  prière,   la 
confession  générale,  les  exercices  de   pénitence,  et  l'exacte  ré- 
forme de  l'homme  intérieur;  les  examens  de  conscience,  au  milieu 
et  à  la   fin  du  jour,  moyens  si  efficaces  pour  la  réforme  de  nos 
actes  intérieurs  et  extérieurs  ;  l'examen  particulier,  dont  l'objet 
spécial  est  d'acquérir  une  vertu  ou  d'extirper  un  défaut  dominant; 
la  pureté  d'intention  dans  le  détail  et  dans  l'ensemble  de  la  vie  ; 
une  entière  ouverture  de  cœur  à  son  directeur  spirituel  ;  l'usage 
journalier  des  lectures  spirituelles  faites  en  particulier  ou  en  com- 
mun ;  les  exhortations  domestiques  et  les  conférences  spirituelles  ; 
la   fréquentation  des   sacrements,   l'exercice    d'une  continuelle 
mortification  intérieure  et  enfin  une  constante  fidélité  aux  vœux 
de  religion.  Voilà  les  secours  qu'on  trouve   avec  d'autres  sem- 
blables   dans  la  Compagnie  pour  avancer  dans  la  perfection. 
Ajoutez-y  deux  ans  de  noviciat  et  le  troisième  an  pendant  les- 
quels on  ne  s'occupe  que  de  former  et  de  cultiver  son    âme,  et 
l'on  avouera  qu'on  ne  court  pas  le  risque,  en  s'employant  ensuite 
au  service  du  prochain,  de  ressembler  à  ces  tuteurs    desséchés 
qui  soutiennent  les  ceps  de  vigne,  et  les  laissent  se  couvrir  de 
feuilles  et  de  fruits,  tout  en  demeurant  eux-mêmes  arides,  sans 
vie,  et  tout  au  plus  bons  à  brûler. 


LIVRE  TROISIÈME.  —  CHAPITRE  V.  287 

D'un  autre  côté  la  vie  active  n'est  pas  négligée.  Pour  être 
utile  au  prochain,  saint  Ignace  ne  borna  pas  ses  moyens  d'action 
à  la  sanctification  immédiate  des  âmes,  il  voulut  encore  y  arriver 
en  cultivant  l'intelligence.  Je  veux  parler  de  l'enseignement  des 
lettres  et  des  sciences  offert  à  tout  le  monde  dans  les  collèges 
ouverts  parla  Compagnie,  et  dans  les  académies  où  les  religieux 
se  font  un  devoir  d'enseigner  depuis  les  premiers  éléments  de 
la  grammaire,  jusqu'à  la  théologie  scolastique  et  morale,  sans 
exiger  d'autre  satisfaction  de  leurs  écoliers,  que  celle  de  l'inno- 
cence des  mœurs,  d'une  piété  toute  chrétienne  et  du  fréquent 
usage  des  sacrements,  fruits  précieux  de  leur  zèle. 

Quant  aux  moyens  d'opérer  plus  immédiatement  le  bien  des 
âmes,  je  me  réserve  de  les  exposer  dans  le  livre  suivant.  On  y 
verra  briller  parmi  les  autres  vertus  de  saint  Ignace,  le  zèle  le 
plus  industrieux  pour  le  salut  de  ses  frères. 

La  Compagnie,  ayant  pour  but  immédiat  et  essentiel  de  se 
dévouer  entièrement  au  service  spirituel  du  prochain,  devait  être 
nécessairement  une  société  de  Clercs,  dont  la  profession  spé- 
ciale est  d'instruire  les  peuples  dans  la  science  du  salut  éternel. 
C'est  ce  que  comprit  saint  Ignace  ;  et  les  Souverains-Pontifes 
Paul  III,  Jules  III," Paul  IV,  Pie  V,  Grégoire  XIII  et  Clé- 
ment VIII  nous  ont  toujours  appelés  clercs  ou  prêtres.  Le 
concile  de  Trente  ne  nous  donne  pas  d'autre  nom. 

D'ailleurs  ce  nom  ressort  assez  de  ce  que  nous  avons  dit  plus 
haut  ;  constituée  en  vue  du  salut  du  prochain,  la  Société  doit 
travailler  à  sa  propre  perfection  pour  se  rendre  apte  à  procurer 
efficacement  la  perfection  d'autrui. 

De  notre  titre  de  clercs  réguliers  découlent  deux  notables  et 
rigoureuses  conséquences.  La  première  est  que  nous  occupons 
dans  la  hiérarchie  ecclésiastique,  le  rang  de  clerc,  destiné  à 
diriger  les  peuples  dans  le  culte  de  Dieu  et  dans  la  voie  du 
salut  :  car,  si  par  son  Institut  et  en  tant  qu'Ordre,  la  Société 
n'est  point  monastique,  elle  n'offre  pourtant  rien  qui  ne  convienne 
parfaitement  à  la  cléricature.  Tout  ce  qu'elle  a  ajouté  aux  obli- 
gations de  ce  dernier  état,  n'est  qu'un  accroissement  de  la  perfec- 
tion qui  lui  convient.  C'est  pourquoi  Paul  III,  Jules  III,  Mar- 
cel II  et  Paul  IV  avaient  coutume  de  nous  appeler  clercs,  ou 
prêtres  réformés. 


288  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE   DE  LOYOLA. 

Quoique  la  Compagnie,  par  une  exemption  particulière,  ne 
soit  pas  soumise  à  la  juridiction  des  évêques,  comme  le  clergé 
séculier,  on  ne  peut  dire  qu'elle  trouble  par  ce  privilège  la 
hiérarchie  ecclésiastique,  ni  qu'elle  en  soit  exclue  par  son  vœu 
solennel  et  spécial  de  dépendre  uniquement  du  Souverain-Pon- 
tife, l'évêque  universel  ;  car  en  veillant  sur  le  troupeau  commis 
à  sa  garde,  par  Jésus-Christ,  il  nous  envoie  porter  des  secours 
à  toutes  les  églises,  sous  les  ordres  des  évêques,  et  pour  le  plus 
grand  bien  des  fidèles. 

Supposons  que  la  Compagnie  fit  aux  évêques  le  vœu  solen- 
nel d'obéissance  qu'elle  fait  au  Souverain-Pontife  :  on  ne  voit 
pas  d'abord  quel  profit  en  eussent  retiré  leurs  troupeaux  ;  de 
plus  l'Eglise  elle-même  en  aurait  souffert  :  car,  dans  les  pays 
infidèles  ou  hérétiques  qui  n'ont  point  d'évêque,  on  n'aurait  pu 
nous  employer  comme  l'ont  fait  les  Papes.  Comment  donc 
aurions-nous,  ainsi  que  Pie  V  l'atteste  déjà  de  son  temps,  con- 
quis des  nations  entières  au  royaume  de  l'Église  ?  D'ailleurs 
il  convenait  à  la  dignité,  et  à  l'autorité  du  Vicaire  de  Jésus- 
Christ  d'avoir  des  milliers  d'hommes  toujours  prêts  à  voler, 
dans  les  pays  les  plus  barbares  et  les  plus  lointains,  quelque 
périlleux  et  difficile  que  pût  être  cet  apostolat. 

Voilà  pour  l'honneur  du  Saint-Siège  et  pour  l'utilité  des  fidèles 
en  tout  temps  ;  mais  aujourd'hui  une  pareille  institution  est 
devenue  indispensable.  Aussi  les  Souverains-Pontifes  et  les 
écrivains  que  j'ai  cités  plus  haut,  ont-ils  fait  remarquer  que 
Dieu  avait  donné  à  l'Eglise  et  à  son  chef  une  marque  de  sa 
divine  Providence  en  leur  envoyant  pour  de  nouveaux  besoins, 
de  nouveaux  secours.  On  ne  saurait  dire  que  ces  auxiliaires 
aient  trompé  l'attente  du  peuple  chrétien.  La  preuve  en  est  dans 
les  histoires  et  dans  les  innombrables  livres  écrits  par  les  héré- 
tiques de  toutes  les  sectes  pour  conspuer  le  nom,  condamner  la 
doctrine  de  l'Ordre,  tourner  en  dérision  l'Institut  et  insulter  la 
Compagnie. 

Parmi  les  calvinistes,  Lermée  dit  bien  haut  que  si  nous  avions 
promis  de  grandes  choses  en  faveur  du  Pontife  romain,  nous 
avons,  en  hommes  de  cœur,  surpassé  nos  engagements  par  nos 
actions.  Non  contents  de  nous  attaquer  aux  ministres  de  la  reli- 
gion réformée,  nous  infectons  encore  la  jeunesse  d'Allemagne 


LIVRE  TROISIEME.  —  CHAPITRE  V.  289 

et  de  France,  et  nous  avons  tellement  l'art  de  l'attacher  au  Saint- 
Siège  qu'on  rendrait  plutôt  blanche  une  étoffe  écarlate,  qu'on  ne 
résisterait  au  torrent  de  doctrine  papiste  dont  nous  dirigeons 
sur  elle  le  cours.  Puis  le  calviniste  Misène  nous  appelle  les  Atlas 
de  la  Papauté  ;  Elie  Hasenmuller,  les  huissiers  de  l'Evêque  ro- 
main ;  Withacher,  la  moelle  du  Papisme  ;  Eunius,  les  évangélistes 
du  Pontife  romain  ;  causant  pro  ipso  adeo  strenue  agentes,  ut  vix 
aliqtdd  gravius  pro  Ckristo  prœstaripossit  (49);  enfin  nous  accou- 
rons pour  raffermir  la  chaire  de  Pierre  ébranlée  par  les  assauts 
de  Luther.  Pour  atteindre  l'Eglise  ils  frappent  la  Compagnie, 
mais  les  hommes  de  sens  et  de  piété  chrétienne  comprennent 
bien  que  ces  outrages  valent  des  honneurs  et  que  ces  persécu- 
tions sont  plus  dignes  d'envie  que  de  pitié  ;  aussi  en  ont-ils  parlé 
dans  d'autres  sentiments  que  certaines  personnes  moins  perspi- 
caces, personnes  toujours  prêtes  à  tenir  pour  coupable  qui- 
conque est  accusé,  et  pour  très  malheureux  quiconque  est  haï  des 
méchants.  Les  témoignages  de  ces  grands  chrétiens  sont  doux 
à  citer.  Le  cardinal  Stanislas  Hosius, écrivant  aux  religieux  de  la 
Compagnie,  disait  (5°)  :  «  Votre  félicité  est  d'autant  plus  grande 
«  que  vous  souffrez  de  plus  cruelles  persécutions  des  ennemis  de 
«  Jésus-Christ  ;  mais  vous  n'avez  rien  à  craindre,  car  tous  les 
«  cheveux  de  votre  tête  sont  comptés,  et,  comme  l'a  promis  le 
«  Sauveur,  pas  un  ne  tombera  sans  sa  permission.  Oui,  on  dira 
«  de  vous  avec  vérité  :  Vous  posséde7rez  vos  âmes  par  la  pa- 
«  tience  (SI).  Et  non  seulement  vous  posséderez  vos  âmes,  mais 
«  vous  gagnerez  à  Jésus-Christ  celles  de  vos  ennemis  :  ils  ne 
«  vous  haïssent  pas  moins  que  les  Juifs  ne  détestaient  le  Sauveur. 
«  Vous  êtes  de  sa  Compagnie  ;  après  avoir  partagé  ses  souf- 
«  frances,  vous  participerez  à  ses  consolations  et  à  ses  éternelles 
«  joies.  Donc  agissez  virilement  et  prenez  courage.  Ceux  qui 
«  aujourd'hui  vous  abhorrent  viendront  plus  tard  vous  conjurer 
«  avec  instances  de  les  instruire  par  vos  enseignements  et  vos 
«  exemples  (52).  » 

«  Cet  Ordre,  ajoute  un  autre  illustre  cardinal,  Guillaume  Allen, 
«  et  le  genre  de  vie  qu'on  y  mène  sont  nouveaux,  mais  la  foi  et  la 
«  doctrine  n'y  diffèrent  point  de  la  foi  et  de  la  doctrine  que  l'an- 
«  tiquité  et  les  Pères  enseignaient,  que  l'Église  professe  aujour- 
«  d'hui.  Et  l'Ordre  et  le  genre  de  vie  sont  un  objet  de  haine 

Histoire  de  S.  Ignace  de  Loyola.  J9 


290  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

«  pour  les  hérétiques,  haine  qucsaint  Jérôme  estimait  comme 
«  une  grande  gloire;  car  dès  lors  les  saints  personnages  envoyés 
«  pour  les  combattre  leur  étaient  aussi  odieux  que  ceux-ci  sus- 
«  cités  de  Dieu  même  pour  réparer  les  ruines  causées  dans 
«  l'Église,  par  Luther,  Calvin  et  d'autres  fléaux  semblables.  » 

Ici  se  présente  une  autre  considération  :  tout  en  vouant  au 
Souverain- Pontife  une  obéissance  particulière,  la  Compagnie  a 
renoncé  aux  dignités  ecclésiastiques.  Or,  selon  la  remarque  de 
Stanislas  Rescius,  les  hommes  les  plus  recommandables  par  leur 
sagesse  et  par  leur  zèle  comme  les  Échius,  les  Tapper,  les 
Roffeus,  les  Mori,  les  Hessel,  les  Hosius,  les  Sander  et  d'autres 
avec  eux  qui  écrivirent  ou  parlèrent  contre  les  ennemis  de 
l'Eglise,  virent  souvent  leur  zèle  échouer  auprès  des  hérétiques, 
soupçonnés  qu'ils  étaient,  d'être  mus  par  l'intérêt  plutôt  que  par 
la  vérité  :  «  Comme  si,  ajoute  Rescius,  ces  hommes  professaient 
«  la  foi  par  crainte  du  Pape,  des  censures,  pour  un  vil  intérêt, 
«  pour  arriver  à  l'épiscopat,  et  pour  d'autres  motifs  de  ce  genre. 
<L  C'est  pourquoi  il  a  paru  bon  à  Dieu  d'envoyer  de  nouveaux 
«  hommes  sans  biens,  sans  places,  sans  évêchés,  sans  abbayes, 
«  vils  aux  yeux  du  siècle,  ne  craignant  que  Dieu  et  n'espérant 
«  qu'en  lui;  des  hommes  à  qui  mourir  pour  Jésus-Christ  est  un 
«  gain;  qu'on  peut  faire  périr,  mais  qu'on  ne  peut  subjuguer  (S3).  » 

Un  second  et  très  important  caractère  de  notre  organisa- 
tion cléricale,  c'est  qu'en  ne  nous  astreignant  pas  à  certaines 
pratiques  saintes  en  vigueur  dans  les  autres  Ordres,  notre  fonda- 
teur, tout  en  nous  obligeant  à  nous  consacrer  tout  entier  au  salut 
du  prochain,  ne  nous  a  pourtant  pas  privés  des  moyens  néces- 
saires pour  avancer  dans  la  perfection.  Dans  l'adoption  de  telle 
ou  telle  pratique,  il  n'y  a  rien  d'absolument  et  infailliblement 
nécessaire  :  le  but  doit  seul  décider.  En  architecture,  par  exemple, 
les  différents  ordres  ne  peuvent  s'employer  indistinctement  pour 
toutes  sortes  d'édifices  :  l'un  convient  aux  temples,  l'autre  aux 
palais,  un  troisième  aux  forteresses,  et  quoique  tous  les  édifices 
doivent  avoir  des  parties  communes  et  indispensables,  telles  que 
les  fondations  et  les  murailles,  ils  diffèrent  néanmoins  autant  que 
leurs  destinations  ;  les  uns  doivent  servir  au  culte  du  Seigneur, 
les  autres  à  l'habitation  ou  à  la  défense  des  hommes.  Il  en  est 
de  même  pour  les  différents   Ordres  religieux  :  ils  s'accordent 


LIVRE  TROISIEME  —  CHAPITRE  V.  291 

tous  sur  des  points  essentiels  sans  lesquels  ils  n'existeraient  pas, 
par  exemple,  sur  les  vœux  et  sur  leur  fidèle  observation;  quant  au 
reste  ils  sont  entre  eux  aussi  variés  que  leurs  fins  respectives.  Et 
si  je  ne  me  trompe,  la  discipline  militaire  des  chevaliers  de  Saint- 
Jean  de  Jérusalem  et  les  habitudes  monastiques  ou  simplement 
cléricales  ne  peuvent  pas  plus  se  confondre  qu'une  forteresse, 
un  temple  et  un  palais.  Vouloir  donc  assujettir  les  chartreux  à 
passer  comme  nous  plusieurs  heures  par  jour  dans  les  écoles,  à 
instruire  les  enfants,  ou  à  courir  dans  les  missions  lointaines, 
jusqu'aux  Indes,  quoique  ces  travaux  soient  des  œuvres  d'une 
excellente  charité,  ce  serait  détruire  l'harmonie  de  ce  bel  Ordre 
et  mettre  obstacle  à  son  but  particulier,  qui  est  l'union  avec  Dieu 
par  la  contemplation. 

Tout  ce  qui  est  intrinsèquement  bon  n'est  pas  approprié  à 
tous.  Quiconque  voudrait  obliger  la  Compagnie,  au  chœur,  à  la 
retraite  ou  à  d'autres  observances  semblables,  la  renverserait  de 
fond  en  comble.  Cela  est  si  vrai  que  les  religieux  qui  sur  l'ordre 
du  Saint-Siège,  ou  avec  l'approbation  de  leurs  supérieurs,  s'em- 
ploient au  service  du  prochain,  sont  légitimement  dispensés, 
celui-ci  du  chœur,  celui-là  du  jeûne,  et,  si  c'est  nécessaire,  même 
de  porter  leur  habit  monacal.  On  ne  peut  donc  s'étonner  qu'un 
Ordre  dont  le  but  essentiel  est  de  travailler  au  salut  des  âmes, 
ait  pour  règle  propre,  ce  qui  est  une  exception  dans  d'autres  In- 
stituts religieux.  Qu'un  homme,  comprenant  l'art  de  gouverner 
une  société  uniquement  instituée  pour  travailler  ausalut  des  âmes, 
examine  l'Institut  de  Saint-Ignace  sans  préjugé,  il  ne  manquera 
pas  de  trouver  dans  son  organisation  la  preuve  d'une  haute 
intelligence;  bien  plus,  cette  organisation  lui  apparaîtra  fondée 
sur  les  lois  de  la  plus  exacte  prudence  divine  et  humaine. 

Du  reste  les  hérétiques,  malgré  leur  haine  profonde  pour  la 
Compagnie  et  pour  son  Fondateur,  n'ont  pas  tenté,  sauf  de  rares 
exceptions,  de  l'attaquer  sur  ce  point.  Ils  n'ont  jamais  condamné 
comme  mal  conçu  un  plan  qui,  s'il  l'eût  été  en  effet,  leur  fût  de- 
venu moins  redoutable.  Toutefois,  comme  le  but  d'Ignace  était 
de  les  attirer  d'abord  à  la  foi  de  l'Eglise  romaine  pour  les  con- 
duire ensuite  à  l'observation  des  lois  divines,  ils  n'ont  jamais  loué 
ses  Constitutions  que  comme  une  musique  parfaitement  harmo- 
nieuse, à  la  vérité,  mais  à  laquelle  s'adaptent  des  paroles  magiques 


292  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

qui  transforment  en  monstres  ceux  qui  les  écoutent.  Mais 
quiconque  a,  comme  le  disait  Michel-Ange  des  architectes  et 
des  sculpteurs  capables,  le  compas  dans  l'œil  ;  quiconque  sait, 
dans  une  œuvre  d'art,  admirer  la  perfection  de  l'ensemble  et 
l'harmonie  des  parties,  ne  parlera  de  l'œuvre  de  saint  Ignace, 
autrement  que  le  cardinal  Philippe  Sega,  lorsqu'il  dit  :  «  L'art 
«  avec  lequel  cette  Société  a  été  si  bien,  si  parfaitement,  si 
«  excellemment  constituée,  est  un  art  vraiment  divin  et  non  pas 
«  humain,  et  Ignace  qui  en  a  été  l'architecte  l'a  produite  moins 
«  par  un  effort  de  son  habileté  que  par  une  inspiration  reçue  du 
«  ciel  (54).  » 

Autre  n'a  pas  été  le  jugement  des  Souverains-Pontifes.  Ils 
l'ont  déclaré  :  l'Institut  de  la  Compagnie  émane  d'une  inspiration 
divine  :  Juxta  divinœ  vocationis  dispositioncm  cmanavit  (5S)  ;  et 
pour  qu'il  répondît  si  exactement  à  ses  deux  fins,  la  perfection 
individuelle  et  celle  du  prochain,  TEsprit-Saint  inspirait  à  Ignace 
de  Loyola  les  moyens  les  plus  propres  à  la  rendre  utile  au  service 
du  Saint-Siège  romain. 

Ainsi  parleGrégoire  XIII  dans  sa  Bulle  Quanto  fructuosius  (s6), 
où  il  rappelle  la  fondation,  l'organisation,  la  composition  de  la 
Compagnie  par  saint  Ignace  ;  et  il  reconnaît  expressément  en 
lui  un  instinct  divin.  De  là  découle,  comme  d'un  indubitable 
principe,  la  vérité  de  la  règle  que  le  môme  Esprit  dicta  à  Gré- 
goire XIV,  au  sujet  de  la  Compagnie,  dans  la  Bulle  Ecclcsiœ 
Catholicœ  :  «  On  peut  assurer,  dit  le  Pontife,  la  tranquillité  et  la 
«  durée  à  un  Ordre  religieux,  si  son  Institut  se  maintient  ferme 
«  et  immobile*;  car  les  Ordres  grandissent  par  les  mêmes 
«  moyens  qui  ont  servi  aux  fondateurs,  animés  de  l'esprit  de 
«  Dieu,  aies  établir  avec  l'approbation  du  Saint-Siège.  »  Le 
même  Pape  ajoute  plus  bas  :  «  Ce  serait  un  grand  danger  pour 
«  la  discipline  régulière  et  pour  la  perfection  spirituelle  ;  ce 
«  serait  la  ruine  et  le  renversement  de  tout  l'Ordre,  si  sous 
«  quelque  prétexte  que  ce  fût,  on  changeait  ou  on  détruisait  les 
«  institutions  des  fondateurs,  acceptées  dans  les  congrégations 
«  ou  assemblées  générales,  et  confirmées  par  le  Saint-Siège 
«  apostolique  (57).  » 

On  pourrait  donc  appliquer  ici  ce  qu'un  ancien  écrivain  disait 
des  portraits  :    lorsque   le   temps  ou  quelqu'accident  vient  à  en 


LIVRE  TROISIEME.   —  CHAPITRE   V.  293 

faner  les  couleurs,  on  ne  doit  point  retoucher  les  traits,  mais 
seulement  rafraîchir  les  teintes,  tout  en  conservant  le  dessin 
original,  sous  peine  d'en  faire  sous  le  même  nom  un  nouveau 
portrait.Ainsi.ee  qui  pour  la  Compagnie  pourrait  avoir  au  début 
une  apparence  de  bien  finirait  par  la  détruire,  comme  s'écroule 
un  édifice  dont  on  ébranle  les  fondements.C'est  la  remarque  d'un 
Souverain-Pontife:  après  avoir  rappelé  les  instances  faites, auprès 
de  Pie  V  de  sainte  mémoire,  pour  modifier  certains  points  de 
l'institut  de  la  Compagnie  :  «  Si  l'on  écoutait  toutes  ces  réclama- 
«  tions,  dit-il, l'édifice  entier  delà  Compagnie  tomberait  en  ruine, 
«  et  avec  lui  disparaîtrait  l'utilité  de  tant  de  sang  pour  l'Eglise.  » 
«  C'est  pourquoi  »,dit  avec  grande  raison  Grégoire  XIII  dans  sa 
Bulle  Ascendente  Domino,  «  Nous  devons,  à  l'exemple  de  nos 
«  prédécesseurs,  défendre  et  maintenir  dans  toute  son  intégrité, 
«  dans  toute  sa  force,  cet  Institut  qui  est  la  source  d'un  si  grand 
«  bien  pour  l'Eglise  catholique  (58).  »  Enfin  pour  faire  bien 
comprendre  la  sagesse  et  la  solidité  des  constitutions,  statuts, 
règles,  décrets  et  autres  parties  de  l'Institut  de  la  Compagnie, 
je  dirai  comme  je  l'ai  insinué  précédemment,et  ceci  résume  tous 
les  éloges, que  toutes  ces  constitutions  sont  appelées, en  plusd'une 
occasion,  Constitutions  papales,  par  la  Rote  romaine. 

Ainsi  le  veulent  d'ailleurs  les  approbations  diverses  de  l'In- 
stitut données  par  Jules  III,  Grégoire  XI II,  Grégoire  XIV 
et  Paul  V  (59). 

Et  la  preuve  en  est  irréfragable  ;  car,  comme  le  saint  fonda- 
teur l'atteste  au  commencement  de  son  livre,  les  Constitutions 
furent  faites  par  ordre  exprès  du  Pontife.  Puis,  soumises  par 
Paul  IV  à  l'examen  rigoureux  de  quatre  cardinaux, elles  reçurent 
une  sanction  favorable.  En  outre  quatre  Papes  les  ont  approuvées 
par  plusieurs  Bulles  apostoliques  dans  les  termes  consacrés  de 
motte  proprio,  de  certa  scientia  et  de  plenitudine potestatis.  Ils 
ont  approuvé  et  validé  dans  l'ensemble  et  en  détail,  les  consti- 
tutions, les  règles,  les  statuts,  les  décrets,  etc.  comme  si  les 
bulles  citaient  successivement  les  textes.  C'est  pourquoi  les 
mêmes  Papes  défendent  sous  des  peines  graves,  de  les  condam- 
ner, de  les  attaquer,  de  les  mettre  en  doute,  sous  prétexte  même 
d'un  plus  grand  bien,  avec  une  apparence  de  zèle  et  dans  le 
prétendu  but  d'en  rétablir  l'exactitude.    Aux   membres  mêmes 


294  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

de  la  Compagnie,  il  est  moins  permis  qua  tout  autre  d'y  tou- 
cher. Tout  cela  est  expressément  signifié  dans  la  constitution 
de  Grégoire  XIV  Ecclesiœ  catholicœ  (6o).  Par  là,  l'audace  des 
contradicteurs  et  des  perturbateurs  sera  réprimée,  comme  le  dit 
le  Pontife  ;  et,  «  pour  que  ni  eux,  ni  d'autres,  dans  l'avenir,  ne 
«  puissent,  entraînés  par  le  mauvais  exemple  ébranler  et  atta- 
«  quer  des  choses  établies  pas  le  Siège  apostolique,  et  principa- 
«  lement  les  Ordres  religieux  approuvés  et  confirmés  par  les 
«  Papes,  Nous  ordonnons,  en  vertu  de  la  sainte  obéissance,  à 
«  tous  et  à  chacun,  soit  séculier,  soit  régulier  (comprenant  parmi 
«  les  réguliers  les  religieux  de  la  Compagnie),  quelles  que  soient 
«  sa  profession,  son  grade,  sa  dignité  ou  sa  prééminence,  fût-il 
«  évêque, archevêque  ou  honoré  d'une  dignité  civile  quelconque 
«  sous  peine  d'excommunication  latae  sententiae,  et  d'inhabilité 
«  à  toute  sorte  d'offices,  de  privation  de  voix  active  et  passive 
«  à  encourir  par  le  fait  même,  et  dont  l'absolution  est  réservée 
«  à  nous  et  nos  successeurs,  nous  ordonnons,  disons-nous,  que 
«  nul  sous  prétexte  d'un  plus  grand  bien,  de  zèle  ou  de  tout  autre 
«  motif,  n'ait  la  présomption  d'attaquer,  de  changer,  d'altérer 
«  l'Institut,  les  Constitutions,  les  décrets  de  la  Compagnie  ou 
«  quelqu'un  des  points  indiqués  précédemment  ou  tout  autre, 
«  etc.  ». 


màmMs^Msmttà& 


— :!:—     Chapitre  sixitmt.     — :{:— 


Examen  des  Constitutions. 


PRÈS  avoir  montré  en  général  la  sagesse 
%  de  l'Institut,  nous  allons  exposer  l'organisa- 
is tion  de  tout  le  corps  des  Constitutions  ;  nous 
p  indiquerons  en  particulier  les  solides  raisons 
|  qui  ont  conduit  saint  Ignace  à  n'admettre 
1  pour  sa  Compagnie  aucune  des  pratiques 
monastiques  que  les  autres  Ordres  observent 
saintement,  conformément  à  leur  vocation.  Les  Constitutions  sont 
divisées  en  dix  parties,  liées  ensemble  et  dépendantes  les  unes 
des  autres,  d'après  l'évolution  naturelle  de  toute  société,  c'est-à- 
dire,  d'après  sa  formation,  son  accroissement  et  sa  conservation. 
Dans  la  première  partie  saint  Ignace  énumère  les  qualités  de 
l'âme  et  du  corps  requises  de  chaque  candidat,  ainsi  que  les  em- 
pêchements, qui  même  ignorés  d'abord,  s'ils  viennent  à  être 
ensuite  reconnus,  annulent  l'admission.  Mais  comme  tous  les 
sujets  reçus  ne  répondent  pas  aux  espérances  qu'ils  avaient  fait 
naître,  le  sage  Fondateur  indique  dans  la  seconde  partie,  les  cas 
d'exclusion  et  prescrit  la  manière  de  faire  ces  renvois. 

Les  novices  ont  besoin  de  secours  pour  leur  avancement 
spirituel,  et  de  certaines  dispositions  propres  à  maintenir  leurs 
forces  physiques,  sans  lesquelles  ils  ne  pourraient  soutenir  les 
fatigues  que  chacun,  suivant  ses  talents,  devra  embrasser  pour 
le  service  du  prochain  :  c'est  le  sujet  de  la  troisième  partie. 
Cependant,  sans  une  connaissance  peu  ordinaire  des  lettres,  le 
plus  parfait  novice  serait  incapable  de  remplir  les  fonctions 
propres  de  l'Institut  ;  la  quatrième  partie  traite  donc  fort  au 
long  des  études,  des  grades,  des  sciences,  de  la  connaissance  des 
langues,  et  enfin  de  la  formation  et  du  gouvernement  d'une 
Université.  Il  y  est  aussi  question  de  la  discipline  des  collèges 
et  des  moyens  de  les  maintenir. 


296  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

Tout  ce  qui  précède  embrasse  la  période  de  préparation. 
Durant  cette  période,  le  sujet  se  prépare  à  être  reçu  dans  la 
Compagnie  par  la  profession  des  quatre  vœtix.  Quand  le  religieux 
a  satisfait  à  ce  que  l'on  exige  de  lui,  pour  la  science,  et  pour  la 
vertu,  il  peut  être  admis,  s'il  le  désire  ;  et  la  cinquième  partie 
renferme  les  conditions  de  cette  admission,  On  y  parle  aussi 
du  grade  de  coadjuteur  spirituel,  grade  inférieur  au  précédent. 

Les  devoirs  des  membres  de  la  Compagnie  envers  eux-mêmes 
spécialement  dans  l'accomplissement  de  leurs  vœux,  font  tout 
le  sujet  de  la  sixième  partie.  La  septième  expose  leurs  obliga- 
tions envers  le  prochain,  soit  dans  les  différents  ministères  de 
l'Ordre,  soit  dans  les  missions  particulières  que  le  Saint-Siège 
apostolique  ou  le  Général  leur  confient. 

On  a  traité  jusqu'ici  de  la  formation  de  l'Ordre  dans  son 
ensemble.  Les  deux  parties  suivantes  concernent  le  Chef  ou 
Général  :  dans  la  huitième,  on  traite  de  l'union  nécessaire  entre 
le  chef  et  les  membres,  de  son  élection,  de  la  congrégation 
générale  à  laquelle  appartient  la  nomination  du  Général  de 
l'Ordre  :  dans  la  neuvième  on  détermine  les  rapports  du  Général 
avec  la  Compagnie,  leur  autorité  réciproque  et  les  règles,  pour 
rendre  le  gouvernement  utile.  Enfin,  dans  la  dixième  partie,  on 
indique  les  moyens  par  lesquels  la  Compagnie  peut  se  maintenir 
et  s'accroître. 

Tel  est  l'ordre  et  l'enchaînement  des  Constitutions. 
Cependant,  avant  sa  mort,  saint  Ignace  ne  les  avait  pas  présen- 
tées comme  absolument  terminées, comme  à  jamais  fixées.  Aussi 
dans  la  première  congrégation  générale  tenue  après  lui,  les  Pères 
assemblés  se  demandèrent-ils  si  l'on  pouvait  apporter  quelque 
changement  aux  Constitutions  qui  n'avaient  pas  reçu  du  Fonda- 
teur une  approbation  définitive.  Nos  anciens  mémoires  nous 
expliquent  pourquoi  le  Saint  ne  les  avait  pas  déclarées  achevées, 
et  immuables.  Par  une  prudence  pleine  de  prévoyance,  il  voulait 
que  dans  quelque  lieu  que  la  Compagnie  s'établît  un  jour.l'aspect 
en  fût  uniforme,  condition  essentielle  de  son  union  et  même  de 
son  existence.  Or  cette  identité  ne  pourrait  exister,  là  où  la 
diversité  des  usages,  influant  sur  le  genre  de  vie  et  sur  les 
moyens  d'action,  diviserait  la  Compagnie  en  plusieurs  branches 
qui  offriraient  l'apparence  de  différents  Ordres.  Pour  éviter  ce 


LIVRE  TROISIEME.  —  CHAPITRE  VI.  297 

grave  inconvénient,  il  fallait  à  l'œuvre  entière  la  sanction  de 
l'expérience  ;  les  conceptions  de  l'esprit  deviennent  souvent 
impossibles  dans  l'exécution. 

En  1550,  Ignace  avait  donc  mandé  à  Rome  autant  de  profès 
qu'il  put  en  rassembler  ;  il  leur  donna  à  examiner  les  Constitu- 
tions :  ces  Pères  devaient  juger,  suivant  leurs  connaissances  des 
pays  divers  qu'ils  avaient  parcourus,  s'il  ne  s'y  trouvait  rien  qui 
ne  pût  universellement  être  observé.  Il  n'en  demeura  pas  là. 
Au  bout  de  trois  ans,  il  en  envoya  des  copies  dans  les  différentes 
parties  de  l'Europe  à  tous  les  supérieurs,  leur  enjoignant  d'en 
exiger  l'observance,  et  d'en  porter  un  jugement  après  l'épreuve 
faite. 

Ce  fut  en  cet  état  que  la  première  congrégation  générale 
trouva  ces  Constitutions,  lorsqu'elle  s'assembla  après  la  mort 
du  saint  Fondateur.  Il  fut  décidé  que  rien  n'y  serait  changé,  que 
dans  l'avenir  on  ne  toucherait  à  rien  d'essentiel  ;  qu'on  pourrait 
modifier  des  points  de  moindre  importance,  mais  seulement 
lorsque  l'expérience  ou  de  fortes  raisons  l'exigeraient.  La  même 
assemblée  prononça  sagement  sur  quelques  règlements  qui  ne 
se  trouvaient  pas  renfermés  dans  le  corps  des  Constitutions  :  on 
ignorait  si  saint  Ignace  leur  avait  donné  une  dernière  sanction; 
on  détermina  leur  place  et  leur  importance  dans  l'ensemble  de 
l'œuvre. 

Les  Constitutions  furent  donc  transcrites  sur  l'original  et 
fidèlement  collationnées. puis  signées  et  scellées,  selon  les  ordres 
de  l'assemblée,  parle  P.Jean  Polanco,  secrétaire  de  saint  Ignace. 
Le  même  Père  les  traduisit  de  l'espagnol  en  latin.  C'est  cette 
traduction  qui, après  avoir  été  longuement  examinée  et  comparée 
avec  le  texte  original,  fut  livrée  à  l'impression. 

Disons  maintenant  quelques  mots  de  notre  vêtement. 
D'abord  il  n'y  a  dans  la  Compagnie  aucun  costume  particulier. 
Ignorant  ce  point  de  notre  Institut,  l'auteur  de  la  vie  de  Paul  IV 
crut  pouvoir  affirmer  que  notre  vêtement  avait  été  emprunté  à 
celui  de  son  Ordre  :  c'est  là  une  assertion  erronée  :  la  Com- 
pagnie n'admet  pas  en  effet  certaines  particularités  propres  au 
costume  de  cet  Ordre.  Le  collet  droit  dont  nous  faisons  usage, 
saint  Ignace,  qui  était  espagnol,  l'avait  emprunté  au  modeste 
costume  des  prêtres  d'Espagne  ;   quant  à  la  scolastique  portée 


298  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

par  nos  étudiants  au  lieu  du  manteau,  il  l'adopta  à  l'imitation 
des  étudiants  de  l'Université  de  Paris. 

Cependant  ce  genre  d'habillement  n'est  pas  tellement  de 
rigueur  que  nous  soyons  obligés  à  le  porter  dans  tous  les  pays; 
là  où  de  bonnes  raisons  l'exigent,  là  où  l'usage  des  lieux  le 
réclame,  nous  pouvons  le  quitter  et  en  adopter  un  autre  ;  comme 
cela  se  pratique  en  effet.  Cependant  nous  sommes  tenus  à  l'habit 
ecclésiastique  parce  que,  étant  clercs,  notre  habit  propre  est 
l'habit  ordinaire  des  clercs.  Quant  à  l'étoffe  et  à  la  forme,  trois 
conditions  furent  prescrites  par  S.  Ignace  :  la  décence,  la 
conformité  à  l'usage  des  lieux  où  nous  vivons  et  l'esprit  de 
pauvreté  (6l). 

Il  y  avait  une  autre  raison  de  ne  pas  nous  assujétir  à  une 
forme  particulière  de  vêtement.  Les  nouveaux  hérétiques  avaient 
excité  dans  le  nord  de  l'Europe  une  extrême  antipathie  pour 
l'habit  religieux  ;  or  la  Compagnie  était  destinée  à  se  trouver 
sans  cesse  en  contact  avec  eux  ;  il  était  donc  prudent  de  ne  pas 
nous  donner  un  costume  qui  nous  eût  fait  fuir  comme  des  bêtes 
féroces  par  ceux-là  même  qu'on  pouvait  espérer  ramener,  en 
vivant  familièrement  avec  eux.  C'est  pourquoi  chez  les  païens 
où  l'habit  des  lettrés,  tel  que  celui  des  mandarins  en  Chine,  et 
des  brahmes  aux  Indes,  est  le  plus  en  honneur,  nous  quittons 
pendant  un  temps  les  vêtements  ecclésiastiques  pour  le  revêtir; 
et  dans  les  pays  entièrement  hérétiques,  où  le  costume  clérical 
ne  serait  pas  toléré,  nous  nous  transformons  en  marchands,  en 
médecins,  en  artistes,  ou  même  en  serviteurs  pour  pouvoir 
traiter,  sans  exciter  des  soupçons,  avec  les  catholiques  cachés. 

De  plus  la  Compagnie  n'est  pas  obligée  au  chœur  ;  chaque 
religieux  récite  l'office  en  particulier.  Cette  exception  paraissait 
très  inconvenante  au  Père  Dominique  Soto  ;  aussi  après  avoir 
affirmé  que  les  Ordres  approuvés  ne  peuvent, en  aucune  manière, 
se  dispenser  de  cette  partie  essentielle  de  la  prière,  il  ajoutait  : 
«  Je  parle  des  anciens  Ordres  ;  car  toute  nouvelle  Société  qui  se 
«  soustrairait  à  cette  obligation,  mériterait  à  peine  ce  nom, 
«  puisqu'elle  serait  privée  de  ce  qui  donne  à  un  Ordre  sa  plus 
«  grande  splendeur  (62).  »  Paroles  qu'un  auteur,  à  la  fois  très 
grave  et  très  modeste,  ne  peut  s'empêcher  d'appeler  fort  mau- 
vaises, pcssime  dictum,  car  elles  anéantissent  en  tant  qu'Ordre 


LIVRE  TROISIÈME.  —  CHAPITRE  VI.  299 

toute  société  où  le  chœur  n'est  pas  en  usage,  comme  si  l'essence 
d'un  Ordre  religieux  consistait  à  chanter  publiquement  l'office! 
Si  Soto  qui  était  professeur  de  théologie,  assistait  au  chœur,  ou 
non,  je  n'ai  pas  à  m'en  enquérir  ;  mais  ce  que  je  sais  bien,  c'est 
que  dans  beaucoup  d'Ordres  très  réguliers,  les  prédicateurs,  les 
professeurs  et  d'autres  membres  employés  à  des  ministères  d'une 
haute  importance  pour  l'Église  et  pour  le  bien  des  fidèles,  sont 
dispensés  du  chœur,  et,  loin  d'être  pour  ce  motif  moins  véritable- 
ment religieux,  ils  le  sont  d'autant  plus  réellement  qu'ils  rem- 
plissent un  office  plus  élevé  et  plus  utile  au  service  de  Dieu. 
Si  donc  un  Ordre  religieux  comprend  dans  son  Institut  des 
fonctions  qui  dispensent  du  chœur,  de  quel  droit,  prétend-on  que 
ceux  qui  remplissent  ces  mêmes  fonctions  sans  être  obligés  au 
chœur,  ne  sont  point  de  véritables  religieux.  Or  que  la  Compa- 
gnie soit  dans  ce  cas  et  que  son  Fondateur  et  les  Souverains- 
Pontifes  l'aient  dispensée  du  chœur,  on  peut  le  lire  tout  au  long 
dans  la  sixième  partie  des  Constitutions,  où  saint  Ignace, 
s'exprime  ainsi  :  «  Comme  les  travaux  entrepris  pour  porter 
«  secours  aux  âmes  sont  d'une  grande  importance,  propres  à 
«  notre  Institut  et  très  fréquents,  et  comme  notre  séjour  en 
«  tel  ou  tel  endroit  est  incertain,  les  nôtres  n'auront  à  chanter 
«  ni  les  heures  canoniales,  ni  la  messe,  ni  d'autres  offices  au 
«  chœur.  Que  si  la  dévotion  en  pousse  d'autres  à  assister  aux 
«  offices  du  chœur,  ils  trouveront  facilement  à  satisfaire  leur 
«  piété.  Pour  nous,  nous  n'avons  à  nous  occuper  que  de  ce  qui 
«  est  plus  conforme  au  but  de  notre  vocation  et  plus  propre  à 
«  procurer  la  gloire  de  Dieu  (63).  »  C'est  là  l'unique  motif  qui 
détermina  les  Souverains-Pontifes  à  confirmer  de  leur  autorité 
apostolique  une  telle  constitution  ;  ils  comprirent  que  la  raison 
l'exigeait.  Dans  sa  constitution  Ex  sedis  apostolicœiÇixh.<go\ïç.YA\\ 
entre  autres,  le  marque  bien  en  ces  termes:  «  Considérant  que  cet 
«  Ordre  religieux  a  produit  des  fruits  très  abondants  dans  tout 
«  l'univers  par  la  propagation  de  la  foi,  par  la  gloire  procurée  à 
«  Dieu,  et  qu'il  doit  être  à  juste  titre  maintenu  dans  son  primitif 
«  Institut,  motu  proprio  et  certa  scieniia,  nous  ordonnons  que 
«  ces  religieux,  pour  qu'ils  puissent  s'adonner  plus  librement 
«  aux  études,  à  l'enseignement,  à  la  prédication,  soient  tenus  de 
«  réciter  les  heures   canoniales  non  point  ensemble,    au  chœur, 


300  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

«  maischacun  en  particulier  selon  l'usage  de  l'Eglise  romaine(64).» 
La  Compagnie  n'est  point,  comme  on  l'a  dit  bien  des  fois,  un 
Ordre  monastique  ;  dès  lors,  bien  que  n'ayant  pas  le  secours  des 
pratiques  monastiques  pour  la  contemplation,  elle  n'est  privée 
de  rien  puisque  la  contemplation  n'est  point  la  fin  de  son 
Institut.  Quant  à  la  splendeur  dont  le  théologien  cité  fait 
presque  autant  de  cas  que  de  ce  qui  constitue  l'essence  même 
des  Ordres  religieux,  je  dirai  que  le  saint  concile  de  Trente,  et 
plusieurs  Papes  ont  approuvé  et  confirmé  l'Institut  de  la  Com- 
pagnie, et  que  pas  un  Pontife,  après  l'avoir  soumis  à  l'examen 
rigoureux  des  théologiens  et  des  canonistes,  et  après  avoir  pris 
connaissance  de  toutes  les  oppositions  suscitées  par  de  très 
puissants  adversaires,  n'a  jamais  trouvé  qu'il  manquât  à  la 
Compagnie  même  un  rayon  de  cette  splendeur.  Tout  au  con- 
traire, devant  l'intégrité  de  sa  vie,  conforme  aux  règles  de 
l'Institut,  et  devant  les  fatigues  de  ses  continuels  travaux  qui 
constituent,  si  je  ne  me  trompe,  la  vraie  gloire  d'un  tel  Ordre 
religieux,  ils  ont  parlé  d'elle  en  termes  si  nobles  et  si  élogieux, 
qu'on  pourrait  m'accuser  de  dépasser  les  limites  de  toute  conve- 
nance en  rapportant  ces  mêmes  éloges.  Ils  ont  vu  la  Compagnie 
ainsi  qu'une  belle  peinture,  dans  sa  vraie  lumière  et  non  sous  un 
faux  jour  ;  ils  l'ont  vue,  dis-je,  poursuivant  sa  fin,  qui  est  de 
servir  l'Eglise  dans  l'œuvre  du  salut  des  âmes,  et  non  dans 
la  pratique  d'observances  monastiques  auxquels  s'adonnent, 
selon  leur  Institut, tant  d'autres  Ordres  très  saints  :  «  L'extension 
«  de  cet  Ordre  en  si  peu  de  temps  et  sa  fécondité  pour  le  bien  de 
«  l'Eglise  de  Dieu  sont  à  peine  croyables,  »  comme  le  dit 
Pie  IV  dans  sa  constitution  Etsi  ex  debito^).  «  Innombrables 
«  sont  les  fruits  qu'avec  la  bénédiction  du  Ciel,  la  Compagnie  de 
«  Jésus  a  produits,  jusqu'à  ce  jour,  dans  l'Église  ;  on  y  compte 
«  des  hommes  illustres  parla  science, par  la  piété,  leur  vie  exem- 
«  plaire  et  leur  sainteté,  des  maîtres  très  chrétiens,  des  prédica- 
«  teurs  excellents,  des  interprètes  de  la  divine  parole  même 
«  parmi  de  lointaines  et  sauvages  nations  :  »  ainsi  s'exprime  le 
saint  Pontife  Pie  V,  clans  sa  Bulle  Innumerabilcs  fructus  (66). 
Ajoutez  les  ministères  importants  que  la  Compagnie  exerce  dans 
les  maisons  professes,  en  dispensant  les  sacrements  de  Péni- 
tence et  d'Eucharistie,   les    retraites   et  les  autres  œuvres  où 


LIVRE  TROISIEME.   —  CHAPITRE  VI.  301 

la  parole  de  Dieu  est  annoncée  ;  les  collèges  où  les  membres 
de  cette  Compagnie  s'emploient  par  le  moyen  de  l'enseignement 
des  lettres,  des  sciences,  de  la  philosophie  et  de  la  théologie  à 
former  la  jeunesse  aux  bonnes  mœurs,  pour  le  grand  avantage 
de  l'Eglise  comme  le  fait  remarquer  Grégoire  XIII  dans  sa 
Bulle  Salvatoris  (67).  En  somme  «  ils  ne  reculent  devant  aucune 
«  fatigue  et  ne  craignent  aucun  danger  dès  qu'il  s'agit  de  pro- 
«  pager  la  religion  chrétienne,  de  conserver  la  foi  catholique, 
«  de  la  rétablir  là  où  elle  s'est  perdue,  de  procurer  enfin  le  salut 
«  des  âmes  en  cultivant  la  vigne  du  Seigneur  par  toute  sorte 
«  d'offices  de  piété  et  de  ministères  de  la  parole  »  :  ce  sont  les 
propres  termes  de  Clément  VIII.  Pour  la  même  raison,  après 
avoir  rendu  témoignage  au  grand  bien  que  l'Eglise  a  retiré 
jusqu'à  ce  jour  et  retire  actuellement  des  travaux  de  la  Compa- 
gnie, Paul  V  appelle  cette  Compagnie  une  religion  sainte  et  au- 
dessus  de  toute  louange,  Sancta  et  numquam  satis  laudata 
religio  (68)  ;  et  Grégoire  XV,  en  accordant  à  Charles  de  Lor- 
raine, évêque  de  Verdun,  la  faculté  d'entrer  dans  l'Ordre,  lui 
écrit  :  «Après  avoir  rejeté  bien  loin  les  soucis  des  choses  de  ce 
«  inonde  et  les  embarras  des  biens  de  la  terre, partez  pour  entrer 
«  dans  les  rangs  de  cette  sainte  milice,  illustre  par  son  zèle  à 
«  défendre  le  nom  chrétien,  et  par  les  défaites  qu'elle  a  infligées 
«  aux  hérétiques,  et  puisse  votre  départ  tourner  au  bien  de  la 
«  religion  chrétienne  (69).  » 

Ce  sont  ces  mérites  reconnus  par  les  Souverains-Pontifes 
qui  ont  provoqué  tous  ces  témoignages  flatteurs  :  je  n'ai  cité 
que  quelques  fragments;  mais  ils  sont  suffisants  à  mon  avis,  pour 
montrer  que  l'éclat  ne  fait  pas  défaut  à  la  Compagnie,  parce  que 
le  chœur  lui  manque:  ajoutons  que  l'exemption  du  chœur  seule 
lui  permet  de  produire  tous  ces  fruits  de  salut.  Que  si  l'on 
considère  tes  divers  degrés  établis  dans  la  Société,  il  devient 
plus  manifeste  encore  que  le  Fondateur  ne  pouvait  obliger  ses 
religieux  au  chœur  sans  apporter  le  trouble  dans  leur  classifi- 
cation, dans  la  forme  de  leur  vie  et  dans  leurs  travaux. 

Tous  les  établissements  de  la  Compagnie  se  divisent  en 
noviciats,  collèges  et  maisons  professes.  Outre  leurs  exercices 
extraordinaires  qui  sont  fréquents,  les  novices  ont,  chaque 
jour,  cinq  heures  d'exercices  purement   spirituels  :  une  heure  et 


302  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

demie  de  méditation,  autant  de  lecture  spirituelle,  des  exhorta- 
tions, des  conférences,  quatre  examens  dont  deux  généraux  sur 
les  actions  de  la  journée  et  deux  particuliers,  l'un  sur  l'oraison 
mentale  et  l'autre  sur  le  défaut  ou  la  vertu  qu'il  importe  le  plus 
à  chacun  de  détruire  ou  d'acquérir.  De  plus  les  novices  ont  à  faire 
un  mois  de  pèlerinage,  à  servir  les  malades  dans  les  hôpitaux, 
à  vaquer  à  d'humbles  travaux  dans  les  plus  modestes  emplois. 
Les  choses  de  Dieu  sont  leur  unique  sujet  de  conversation,  et 
ils  ne  travaillent  jamais  ensemble  à  des  travaux  manuels, comme 
à  faire  des  cilices  et  des  disciplines,  pour  se  délasser,sans  écouter 
la  lecture  de  quelque  livre  de  piété  ;  enfin  le  sommeil  seul  sus- 
pend leurs  exercices  spirituels. 

Le  noviciat  dure  deux  ans  entiers.  Il  ne  faut  pas  moins  de 
temps  pour  commencer  à  former  le  novice  à  l'esprit  de  l'Institut, 
qui  exige  par  dessus  tout  une  grande  pureté  de  conscience,  le 
mépris  de  soi-même,  un  empire  réel  sur  ses  passions,  une  iné- 
branlable fermeté  dans  la  vertu, enfin  l'union  de  l'âme  avec  Dieu. 
D'ailleurs,  dans  les  collèges  on  étudie  et  on  enseigne  ;  mais  ni 
l'une  ni  l'autre  de  ces  occupations  ne  dispense  de  la  méditation, 
des  examens  ou  des  autres  exercices  spirituels,et  il  serait  impos- 
sible d'y  joindre  d'autres  travaux  intellectuels  ;  car  ceux-là 
même  paraissent  déjà  surpasser  les  forces  ordinaires  de  la 
nature. 

Ces  labeurs  littéraires  ne  comprennent  pas  moins  de  treize 
ans,  et  vont  des  dernières  classes  jusqu'à  la  rhétorique,  et  de  la 
rhétorique  jusqu'à  la  théologie  inclusivement.  Enfin  dans  les 
maisons  professes,  se  trouvent  les  ouvriers  évangéliques,  qui, 
comme  le  dit  saint  Ignace  dans  une  de  ses  lettres,  doivent  être 
toujours,  un  pied  levé,  prêts  à  partir  pour  les  missions  lointaines 
où  ils  peuvent  être  à  chaque  instant  envoyés,  suivant  l'esprit 
de  leur  vocation  et  le  but  de  leur  Institut.  Et  quand  les- supérieurs 
ne  les  y  envoient  pas,  ils  trouvent  de  continuelles  occupations 
dans  les  chaires,  les  confessionnaux,  les  hôpitaux,  les  congréga- 
tions, les  prisons,  l'assistance  des  malades,  l'enseignement  de  la 
doctrine  chrétienne  aux  enfants  ;  car  tels  sont  les  travaux  des 
Pères  qui  habitent  nos  collèges  sans  y  vaquer  ni  à  l'enseignement 
ni  aux  études. 

Quant  aux    pratiques  de    pénitence,   la    Compagnie   n'en  a 


LIVRE  TROISIÈME.   —  CHAPITRE  VI.  303 

point  de  fixes  et  de  déterminées.  Le  luthérien  Melchior-Tolet,  et 
les  copistes  qui  ont  répété  ses  paroles,  ont  représenté  la  Com- 
pagnie comme  partagée  en  deux  groupes  :  les  bourreaux  et  les 
condamnés  ;  ceux-ci  des  misérables  infâmes,  ceux-là  des  malfai- 
teurs. Pour  le  prouver,  ils  prétendent  qu'il  y  a  dans  nos  collèges 
certaines  cavernes  souterraines  où  l'on  descend  par  des  voies 
secrètes.  Là,  se  trouvent  les  instruments  des  plus  cruels  sup- 
plices, des  fers  brûlants,  des  chevalets,  des  fouets,  des  chaînes, 
des  tenailles  et  cent  autres  appareils  propres  à  torturer  les  infor- 
tunés qui  descendent  dans  cet  infernal  séjour. Nous  sommes  nous- 
mêmes  les  bourreaux,  et  pour  nous  rendre  plus  formidables  nous 
portons  d'horribles  masques,  et  nous  sommes  vêtus  en  brigands. 
Les  suppliciés  sont  pris  parmi  nos  propres  frères.  Aux  uns,  on 
brise  le  corps,  on  tord  les  bras  au  point  d'en  disloquer  les  join- 
tures; on  asperge  les  autres  d'eau  glacée  ou  bouillante  ;  ceux-ci 
sont  suspendus  à  des  poteaux,  ceux-là  pressés  entre  deux 
planches;  enfin  tous  sont  traités  suivant  l'inspiration  du  moment. 
Les  patients  ne  doivent  pas,  à  un  seul  mouvement,  laisser  voir 
s'ils  existent  ou  non,  laisser  échapper  un  soupir,  car  comme 
l'aigle  accoutume  ses  petits  à  fixer  le  soleil,  ainsi  la  Compagnie 
veut  accoutumer  ses  enfants  à  la  chaleur  du  feu  et  à  la  patience 
dans  les  tourments. 

C'est  par  ces  épreuves  qu'elle  juge  si  l'on  mérite  d'être  admis 
au  rang  des  profès:  si  l'on  sera  capable  d'aller  convertir  les 
hérétiques  et  les  gentils,  et  d'assurer  par  là  la  réputation  de 
l'Ordre  ;  car,  quand  le  religieux,  sorti  de  ces  antres, comme  d'une 
école  de  guerre  où  il  a  combattu  contre  la  mort,  se  verra  menacé 
du  trépas,  il  le  craindra  si  peu  qu'il  prêchera  sur  l'échafaud,  la 
corde  au  cou,  et  chantera  sur  le  bûcher.  Ceux  qui  ont  moins  de 
courage,  apprendront  du  moins  par  là  à  regarder  comme  un  jeu 
l'observance  de  nos  règles  et  surtout  à  obéir  au  moindre  signe 
des  supérieurs.  Tel  est  le  langage  de  cet  hérétique  et  de  ses 
plagiaires. 

D'autres  écrivent  tout  le  contraire.  Ils  prétendent  que  nos 
maisons  sont  de  vrais  paradis  terrestres,  où  l'on  ne  rencontre 
aucun  labeur  ;  point  de  pénitences,  nous  vivons  dans  l'abon- 
dance de  toutes  choses  et  au  milieu  des  délices.  Ainsi,  les  uns 
nous  couronnent  d'épines,  et  les  autres  de  roses  ;  chacun  se  fait 


304  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 


de  nous  au  gré  de  son  imagination  un  portrait  de  fantaisie, comme 
le  sculpteur  fait  sortir  un  monstre  ou  un  dieu  d'un  bloc  de  marbre. 
Mais  laissons  ces  fictions  puériles  :  la  vérité  est  que  entre  un 
Ordre  sans  aucune  pratique  de  pénitence  et  un  Ordre  soumis  à 
des  pénitences  communes  à  tous  les  Ordres,  il  y  a  un  abîme.  Le 
premier  n'existe  pas  dans  l'Eglise  ;  le  second  est  l'Ordre  que  saint 
Ignace  a  fondé  avec  une  profonde  sagesse  et  dans  une  parfaite 
harmonie  avec  le  but  à  atteindre.  Oui,  Dieu  éclairait  son  esprit 
et  guidait  sa  plume  quand  il  rédigeait  ses  règles  et  son  Institut. 

Ignace  ne  pouvait  ignorer,  après  une  expérience  de  tant  d'an- 
nées, combien  les  exercices  de  pénitence  sont  utiles,  et  jusqu'à 
quel  point  on  doit  s'en  aider  dans  la  vie  spirituelle.  Il  n'ignorait 
pas  non  plus,  traçant  un  plan  de  vie  d'une  haute  perfection,  qu'il 
eût  été  absurde  de  proscrire  les  moyens  qui  doivent  en  faciliter 
la  pratique.  Il  ne  laissa  donc  pas  de  soumettre  la  Compagnie  à 
des  austérités  et  à  des  mortifications  ;  mais  il  les  voulut  réglées 
d'après  le  but  spécial  de  l'Institut,  par  le  jugement  des  supé- 
rieurs et  par  les  forces  individuelles  des  religieux.  Voulant  agir 
avec  sagesse,  pouvait-il  faire  autrement?  De  la  sorte*  il  ne 
faisait  que  prévenir  les  excès  nuisibles  aux  travaux  de  l'apostolat. 
Tout  le  reste  est  propre  à  la  Compagnie,  et  l'on  ne  satisferait 
pas  à  la  règle  si  l'on  s'abstenait  absolument  de  pénitences  exté- 
rieures quand  la  santé  peut  les  supporter. Du  reste,  les  exemples 
de  Laynez,  de  François  de  Borgia,  de  Pierre  Canisius,  de 
Sylvestre  Landini  (7°),  de  Gonsalve  Silveyra,  de  Bernardin 
Realino,  de  Jean  Cardim  et  de  mille  autres,  parlent  assez  haut, 
et  j'aurais  plus  de  peine  à  excuser  les  excès  en  ce  genre  qu'à 
nous  justifier  du  reproche   contraire. 

Dès  le  temps  de  saint  Ignace,  qui  pourtant  veillait  soigneuse- 
ment à  contenir  les  siens  dans  les  bornes  exactes  de  l'Institut, 
et  estimait  plus  la  soumission  de  la  volonté  que  le  sacrifice  de 
ses  forces  (7I),  je  trouve  dans  des  collèges  entiers  une  nombreuse 
jeunesse  qui  s'impose  des  pénitences  capables  de  compromettre 
la  santé  et  même  la  vie.  Je  lis  des  lettres  venues  même  de  séculiers 
qui  accusent  ces  religieux  de  maltraiter  leurs  corps  avec  plus 
de  ferveur  que  de  discrétion,  et  supplient  saint  Ignace 
de  contraindre  ses  enfants  en  vertu  de  la  sainte  obéissance,  à 
conserver   leurs  forces  et  leur  vie. 


LIVRE  TROISIEME.  —  CHAPITRE  VI.  305 


Ce  fut  là  un  des  motifs  qui  l'engagèrent  à  écrire  sur  l'obéissance, 
la  fameuse  lettre  dont  nous  parlerons  plus  tard.  Que  saint 
Ignace  ait  bien  fait  de  circonscrire  dans  ces  limites  l'usage  des 
pénitences,  c'est  chose  facile  à  prouver,  et  le  pape  Jules  III,  du 
vivant  même  du  saint  Fondateur,  put  écrire  en  approuvant  l'In- 
stitut :  On  ne  trouve  rien  dans  la  Société  et  dans  son  louable 
Institut  qui  11e  soit  pieux  et  saint  (72).  D'ailleurs  les  pénitences 
n'étant  par  elles-mêmes  que  des  moyens  utiles  à  la  guérison  de 
nos  âmes,  comme  les  médecines  le  sont  au  recouvrement  de  la 
santé,  et  les  payements  à  l'extinction  des  dettes, elles  ne  doivent 
s'employer  que  d'une  manière  subordonnée  à  la  fin  principale, 
c'est-à-dire  en  vue  de  notre  propre  perfection  et  du  salut  des 
autres. 

C'est  donc  sagement,  qu'en  parlant  des  pénitences  corporel- 
les, saint  Ignace  déclare  «  ne  les  vouloir  ni  indiscrètes,  ni  exces- 
«  sives,  de  crainte  qu'elles  ne  mettent  obstacle  à  un  plus 
«  grand  bien  (73).  » 

On  peut  appliquer  ces  paroles  à  la  solitude,  au  vêtement  et 
autres  choses  semblables  qui  toutes  ont  été  déterminées  d'après 
les  mêmes  motifs.  En  effet  il  n'est  pas  besoin  de  longs  discours, 
pour  prouver  que  la  vie  commune  facilite  les  relations  avec  le 
prochain  ;  il  suffit  pour  cela  de  considérer  la  conduite  du  Fils  de 
Dieu.  Venu  sur  la  terre  pour  instruire  les  hommes,  il  a  su  choisir 
sans  doute,  les  moyens  les  plus  propres  à  arriver  au  but.  Saint 
Thomas  prend  occasion  de  là  pour  répondre  à  cette  question  : 
convenait-il  que  Jésus-Christ  choisît  pour  le  dehors,  un  genre 
de  vie  austère  plutôt  qu'ordinaire  et  commun  ?  Le  Saint  répond 
négativement,  et  voici  pourquoi  :  «  Il  est  très  convenable,  dit-il, 
«  que  celui  qui  converse  avec  quelqu'un  se  conforme  à  lui  selon 
«  le  mot  de  l'Apôtre,  dans  le  chapitre  neuvième  de  sa  première 
«  épître  aux  Corinthiens  :  Je  me  suis  fait  tout  à  tous.  Il  convenait 
«  donc  que  dans  le  manger  et  le  boire  Jésus-Christ  fît  comme 
«  tout  le  monde  (74).  »  Et  cela  n'est-il  pas  surtout  vrai  pour 
l'habit  qui  manifeste  à  tous  les  regards  les  qualités  de  l'âme  et 
la  trempe  d'esprit  de  celui  qui  le  porte  ? 

Je  ne  prétends  pas  dire  cependant  que  le  Sauveur,  en  ne 
menant  pas  extérieurement  une  vie  austère,  et  en  portant  les 
vêtements  ordinaires  condamne    par   là  ceux  qui  agissent  diffé- 

Histoire  de  S.  Ignace  de  Loyola.  20 


306  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 


remment.  Qui  a  mieux  loué  que  lui  la  vie  de  Jean-Baptiste 
son  précurseur,  vivant  au  désert,  revêtu  d'un  dur  cilice, 
sans  manger  ni  boire,  et  non  manducans,  neque  .bibens  ?  Si  le 
grand  nombre  se  laissent  attirer  à  la  vertu  par  des  dehors  aima- 
bles en  harmonie  avec  leur  caractère  et  leur  éducation,  d'autres 
se  laissent  prendre  par  la  vue  d'une  austérité  extraordi- 
naire comme  par  le  rare  tableau  d'une  haute  sainteté.  Aussi  dit 
encore  saint  Thomas:  «  Les  hommes  sont  doublement  attirés  au 
«  bien,  les  uns  par  les  dehors  de  la  sainteté,  et  les  autres  par  les 
«  charmes  de  la  familiarité.  Le  Sauveur  et  Jean  ont  pris 
«  chacun  une  des  deux  voies.  Jean,  ou  plutôt  le  Sauveur  pour 
«  Jean,  a  fait  choix  de  la  voie  austère,  et  il  a  pris  pour  lui  la 
«  voie  de  la  douceur  (75).»  Je  ne  m'étendrai  pas  à  confirmer  cette 
vérité,  par  le  témoignage  des  Saints  Pères.  Je  ferai  seulement 
observer  que  le  plus  souvent  Dieu  a  accordé  une  certaine  sua- 
vité et  une  amabilité  naturelle  à  ceux  qu'il  a  choisis  pour  remplir 
les  fonctions  apostoliques. 

En  voyant  l'attrait  puissant  exercé  par  ces  hommes,  on  peut 
leur  appliquer  ce  que  saint  Grégoire  de  Nazianze  raconte  de 
lui-même,  que  lorsqu'il  paraissait  en  public  pour  instruire  le 
peuple,  les  habitants  de  Constantinople  accouraient  pour  l'en- 
tendre, et  semblaient  suspendus  à  ses  lèvres.  Le  même  Saint 
compare  encore  ses  auditeurs  aux  anneaux  détachés  d'une  chaîne 
de  fer;  si  on  leur  présente  un  morceau  d'aimant,  tous  les  anneaux 
sont  mis  en  mouvement  ;  les  plus  rapprochés  s'y  attachent,  puis 
les  autres  s'unissent  aux  premiers  et  finissent  bientôt  par  former 
une  longue  chaîne  réunie  par  une  invisible  attraction  (76). 

Tel  était,  pour  n'en  citer  qu'un  seul,  le  saint  Apôtre  des  Indes, 
François  Xavier  ;  il  joignait  à  son  admirable  sainteté  des 
manières  si  agréables  qu'il  semblait  attirer  comme  par  enchante- 
ment, ceux  qui  conversaient  avec  lui.  Pour  se  rendre  là  où  Dieu 
et  les  besoins  de  tant  de  peuples  l'appelaient,  il  devait,  comme 
il  l'écrivait  lui-même,  partir  de  nuit  et  à  l'improviste,  afin  de  se 
soustraire  aux  prières  et  aux  larmes  par  lesquelles  on  aurait 
essayé  de  le  retenir  (77). 

Parlant,  devant  une  nombreuse  assistance,  du  genre  de  vie 
en  apparence  ordinaire  qu'on  suit  dans  la  Compagnie,  Ruard 
Tapper,  chancelier  de  l'Université  de  Louvain,  disait  que  parmi 


LIVRE   TROISIÈME.  —  CHAPITRE  VI.  307 


nous  tout  est  à  peu  près  ordinaire  et  pourtant  tout  conduit  aux  plus 
grandes  choses  (?8)  ;  et  en  réalité  c'est  bien  en  vue  d'obtenir  d'im- 
portants résultats  que  ce  genre  de  vie  a  été  sagement  adopté. 

D'ailleurs,  pour  sauvegarder  les  intérêts  des  religieux  contre 
une  lâcheté  contente  de  peu,  et  contre  une  indiscrète  ferveur 
portée  aux  excès,  saint  Ignace  a  établi  les  supérieurs  juges  en 
matière  de  pénitences  à  faire.  Ceux-ci,  placés  entre  la  fin  réelle 
de  l'Institut  et  les  forces  des  individus,  peuvent  régler  ces  mor- 
tifications extérieures  de  manière  à  les  faire  servir  au  progrès 
particulier  sans  qu'elles  nuisent  au  corps  entier.  Les  autres 
Ordres  religieux  ont  pour  l'usage  des  pénitences  une  règle  écrite, 
la  Compagnie  a  une  règle  vivante  ;  l'une  s'applique  à  tous  les 
membres  sans  exception,  l'autre  s'accommode  aux  forces  de 
chaque  religieux  et  aux  nécessités  de  ses  ministères;  il  ne  saurait 
en  être  autrement,  si  l'on  observe  que  les  ouvriers  les  plus 
expérimentés  et  les  plus  utiles  aux  âmes  sont  souvent  les  plus 
dépourvus  de  santé  et  de  vigueur. 

Néanmoins,  en  dehors  des  Constitutions  écrites  de  la  main  du 
saint  Fondateur,  d'autres  règles  très  salutaires  ont  été  tracées 
dans  le  livre  des  Exercices  sur  le  bon  usage  des  pénitences 
extérieures.  Les  voici  : 

«  i.  —  Lorsque  les  démons  nous  livrent  des  assauts  extra  - 
«  ordinaires  pour  nous  porter  au  péché,  nous  devons  alors  re- 
«  courir  à  des  pénitences  extraordinaires  pour  résister. 

«  2.  —  Si  l'on  est  sujet  à  une  passion  dominante  qui  entraîne 
«  à  des  paroles  ou  à  des  actes  contraires  au  saint  état  que  l'on 
«  a  embrassé,  il  faut  se  traiter  avec  rigueur  jusqu'à  ce  qu'on 
«  l'ait  surmontée,  et  s'imposer  même,  après  chaque  rechute,  une 
«  nouvelle  pénitence. 

«  3.  —  Dans  les  nécessités  publiques  ou  privées,  aussi  bien 
«  que  pour  obtenir  de  Dieu  quelque  faveur  spéciale,  il  faut 
«  s'humilier  devant  lui,  suivant  l'antique  usage  des  saints,  dans 
«  les  veilles,  les  jeûnes  et  les  mortifications  corporelles. 

«  4.  —  Entre  les  divers  actes  de  pénitence,  il  est  mieux  de 
«  pratiquer  ceux  qui,  en  mortifiant  davantage  les  sens,  nuisent 
«  moins  à  la  santé  ;  puisque,  celle-ci  une  fois  par  trop  affaiblie, 
«  on  n'en  pourrait  plus  supporter  aucune. 

«  5.  —  On  doit  toujours  se  méfier  des  sens  très  habiles  à  fein- 


308  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE   LOYOLA. 


«  dre  de  ne  pouvoir  faire  ce  qu'ils  ne  veulent  pas  faire,  et  à 
«  simuler  la  faiblesse  et  l'infirmité,  pour  ne  point  souffrir.  Aussi 
«  ne  faut-il  jamais  leur  donner  l'espérance  d'être  délivrés  d'une 
«  pénitence  qui  les  fatigue,  que  pour  l'échanger  contre  une  autre, 
«  différente,  il  est  vrai,  mais  non  pas  moindre. 

«  6.  —  On  doit  surtout  avoir  en  vue  de  dompter  l'esprit  plus 
«  encore  que  la  chair,  et  les  passions  plus  que  le  corps  ;  car,  si 
«  ces  deux  victoires  sont  nécessaires,  la  première  l'est  toujours, 
«  pour  tous  et  par  dessus  tout,  et  la  seconde  seulement  suivant 
«  les  circonstances  et  les  dispositions  particulières  de  chacun.  » 

A  l'appui  de  tout  ce  qui  précède  vient  bien  la  réponse  d'un 
Chartreux,  homme  de  sens  autant  que  de  vertu. Comme  Henri  IV, 
roi  de  France,  lui  demandait  quelle  différence  il  y  avait  entre 
son  Ordre  et  la  Compagnie:  «Les  Chartreux,  répondit-il,  sou- 
«  mettent  l'esprit  à  Dieu  par  la  mortification  de  la  chair  et  la  Com- 
«  pagnie  soumet  à  Dieu  la  chair  par  la  mortification  de  l'esprit.  » 

Il  me  reste  maintenant  à  montrer  que  bien  qu'elle  n'exige 
point  une  mesure  déterminée  de  pénitences  extérieures,  la  Com- 
pagnie a  droit  néanmoins  d'être  considérée  comme  un  Ordre  de 
stricte  et  austère  observance  !  Je  ferai  remarquer  d'abord  que 
comparés  entr'eux,  au  point  de  vue  des  observances,  les  Ordres 
religieux  se  surpassent  plus  ou  moins  les  uns  les  autres  suivant 
le  nombre  et  la  qualité  des  pratiques  religieuses  en  usage  dans 
leur  sein.  De  plus  l'austérité  ne  se  réduit  pas  aux  seules  souf- 
frances de  la  chair,  mais  elle  s'étend  à  celles  qui,  pénétrant 
jusqu'à  l'esprit,  n'en  sont  que  plus  vives.  Or,  pour  bien  faire 
comprendre  les  conditions  dans  lesquelles  se  trouve  à  cet  égard  la 
Compagnie,  je  signalerai  plusieurs  points  de  discipline  qui  lui 
sont  propres.  Us  ne  figurent  pas  dans  l'Institut,  mais  tous  les 
membres  de  la  Compagnie  les  pratiquent  inviolablement. 

Premièrement,  on  y  fait  trois  ans  de  noviciat, deux  en  entrant, 
et  le  troisième,  à  la  fin  des  études.  A  cette  époque  de  leur  vie, 
en  effet,  les  religieux  reviennent  comme  des  enfants  reprendre  les 
premières  leçons  des  choses  spirituelles  à  l'école  du  cœur(79),  selon 
le  nom  que  saint  Ignace  donne  à  cette  troisième  année  de  pro- 
bation.  Son  but,  en  rapprochant  ainsi  les  âmes  de  Dieu  par  de 
longues  méditations,  est  de  ranimer  la  ferveur  plus  ou  moins 
refroidie  par  des   études   qui  occupaient   fortement   l'esprit   et 


LIVRE  TROISIEME.   —  CHAPITRE  VT.  309 

fatiguaient  le  corps.  Aussi  le  saint  Fondateur  avait-il  coutume 
de  dire  que  généralement  il  était  satisfait  de  voir  ses  enfants 
finir  leurs  études  dans  le  même  esprit  qu'ils  avaient  en  les 
commençant.  Pendant  cette  troisième  année  de  noviciat,  on  suit 
d'abord  pendant  un  mois  entier  les  Exercices  spirituels,  dans 
une  retraite  absolue  ;  puis  un  autre  mois  est  consacré  aux 
missions,  un  troisième  aux  plus  humbles  services  domestiques  ; 
durant  ces  différentes  périodes  on  s'exerce  à  la  pratique  constante 
«  de  toutce  qui  peut  nourrir  l'humilité, l'entière  abnégationde  toute 
«  attache  à  ses  sens,  à  sa  volonté,  à  son  jugement  propre;  enfin  on 
«  se  livre  à  tous  les  exercices  qui  peuvent  accroître  la  connaissance 
«  et  l'amour  de  Dieu  (8o).  »  Ces  épreuves,  y  compris  le  temps  des 
études,  peuvent  durer  jusqu'à  dix-huit  années,  pendant  lesquelles 
on  vit  sous  l'œil  et  sous  la  censure  des  différents  supérieurs,  par  qui 
la  conduite  du  religieux  est  scrupuleusement  étudiée.  Si  l'on  finit 
par  ne  reconnaître  en  lui  ni  la  force  d'âme  nécessaire  pour  vivre 
dans  la  Compagnie,  ni  la  possibilité  de  l'amener  au  degré  de 
vertu  demandé,  on  a  le  droit  de  le  rejeter  et  de  le  rendre  au 
monde.  C'est  pour  cela  qu'on  diffère  si  longtemps,  soit  à  incor- 
porer un  sujet  à  l'Ordre  comme  profès,  soit  à  le  placer  défini- 
tivement dans  un  grade  supérieur  et  proportionné  à  ses  talents. 

Une  autre  règle  nous  est  propre  :  c'est  celle  qui  nous  laisse 
pour  ainsi  dire  si  longtemps  sur  la  route  et  nous  tient  en  suspens 
la  plus  grande  partie  de  notre  vie,  exposés  à  l'expulsion  si 
quelque  faute  grave  l'exigeait.  Ce  n'est  pas  tout;  il  faut  être  prêt 
à  accepter  un  grade  humble  ou  élevé,  bas  ou  honorable,  pour 
tout  le  reste  de  la  vie,  suivant  la  volonté  du  Supérieur  général. 
Or  cette  seule  disposition  d'âme,  au  jugement  d'hommes  capables 
de  l'apprécier,  paraîtra  une  mortification  plus  sévère  qu'aucune 
de  celles  qu'un  genre  de  vie  matériellement  plus  austère,  aurait 
pu  introduire  dans  la  Compagnie,  car  alors  il  faut  vivre  dans  une 
parfaite  obéissance,  dans  une  soumission  absolue  à  la  volonté  de 
Dieu  et  dans  un  entier  détachement  du  monde  et  de  soi-même. 

Une  nouvelle  épreuve,  non  moins  pénible,  et  dont  j'ai  parlé 
plus  haut,  consiste  dans  ces  treize  années  d'études,  pendant 
lesquelles  on  est  soumis  à  des  examens  rigoureux,  et  sous  la 
dépendance  continuelle  des  supérieurs  qui  peuvent  interrompre 
ou  faire  poursuivre  des  cours  commencés,  suivant  que  les  études 


310  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 


sont  jugées  utiles  ou  peu  propres  et  même  nuisibles  au  jeune 
religieux.  De  plus,  parmi  les  régents,  il  y  en  aura  qui  auront 
à  fournir  quatre,  cinq,  et,  dans  certaines  provinces,  huit  ou  dix 
années  d'enseignement,  travail  fort  pénible  et  qui  exige  une  pa- 
tience, une  humilité  à  toute  épreuve.  Il  s'agit,  en  effet,  de  consacrer 
au  moins  cinq  heures  par  jour  à  former  des  enfants,  remarquons- 
le,  à  la  science  des  choses  de  Dieu  et  aux  éléments  des  lettres 
humaines.  Que  sera-ce  si  nous  tenons  compte  des  travaux 
particuliers  qui  ajoutent  beaucoup   aux  occupations  habituelles  ! 

Dans  ces  ministères  et  dans  d'autres  qui  ont  pour  objet  le 
service  du  prochain,  il  est  d'une  obligation  stricte  de  ne  recevoir 
d'autre  récompense  que  le  mérite  d'avoir  contribué  à  la  gloire 
de  Dieu.  D'où  il  suit  qu'un  membre  de  la  Compagnie,  quel- 
qu'aumône  qui  lui  soit  offerte,  ne  peut  retenir  pour  lui-même  la 
valeur  d'une  obole. 

Dans  l'intérieur  de  nos  maisons,  on  ne  reçoit  pas  davantage 
la  récompense  de  ses  mérites  personnels  ;  car  les  plus  savants, 
les  plus  nobles,  les  plus  utiles,  ou  même  les  plus  âgés,  ne  sont 
pas  traités  différemment  des  autres  :  une  entière  égalité  règne 
entre  tous,  et  celui  qui,  après  avoir  été  grand  dans  le  monde,  est 
devenu  grand  en  religion,  ne  se  voit  pas  élevé  au-dessus  du 
moindre  de  ses  frères  ;  il  n'obtient  pas  sur  lui  l'ombre  même 
d'une  préférence.  On  ne  doit  attendre  de  récompense  que  de 
Dieu  seul  qui  pèsera  chacun  dans  la  balance  de  sa  justice  et 
appréciera  ses  œuvres.  Dans  l'esprit  de  la  Compagnie, les  actions 
et  leurs  motifs  doivent  avoir  entièrement  la  gloire  de  Dieu  pour 
unique  objet. 

Enfin,  ni  l'âge,  ni  les  travaux,  ni  les  charges  remplies,  ne 
donnent  droit  aune  seule  exemption,  ne  permettent  de  recevoir 
ou  d'écrire  une  seule  lettre  sans  qu'elle  passe  sous  les  yeux  du 
Supérieur, de  disposer  de  l'objet  le  plus  minime. sans  permission. 
En  un  mot,  on  se  trouve, après  une  vie  de  quarante  et  cinquante 
ans  passée  dans  des  œuvres  parfois  grandes  et  glorieuses,  préci- 
sément au  même  point  que  le  jour  où  l'on  est  entré  au  noviciat. 
On  peut  donc  dire  que  dans  la  Compagnie,  les  vieillards  vivent 
comme  des  enfants  et  les  enfants  comme  des  vieillards.  Des 
premiers  on  exige  l'exacte  observance  et  la  ferveur  de  la  jeunesse, 
et  des  seconds,  la  maturité  et  la  constance  de  l'âge  avancé. 


LIVRE  TROISIÈME.  —  CHAPITRE  VI.  311 


Où  trouver  un  plus  complet  assujettissement  aux  ordres  des 
supérieurs  que  parmi  nous  pour  tout  l'ensemble  de  la  vie,  pour 
les  lieux  d'habitation,  pour  les  emplois,  pour  les  ministères  ! 

Que  l'on  pèse  un  instant  le  fardeau  imposé  à  qui  dépend  delà 
volonté  d'autrui  jusque  dans  les  plus  minimes  détails,  et  «  que 
«  l'on  dise  si  de  tels  nommes  constituent  un  ordre  relâché.  Sou- 
«  mettre  constamment  à  la  volonté  d'autrui  sa  propre  volonté,  est 
«  d'un  plus  grand  mérite,  nous  dit  saint  Grégoire,  que  de  briser 
«  son  corps  par  de  longs  jeûnes  ou  que  de  s'immoler  en  secret  par 
«  des  pénitences  corporelles  dans  un  sentiment  de  ferveur  (8l).  » 

Ainsi,  parmi  nous,  nul  ne  peut  se  choisir  un  lieu  de  résidence, 
s'établir  dans  une  chambre,  s'appliquer  à  un  exercice,  sans  en 
avoir  reçu  l'ordre  exprès,  ni  prendre  possession  de  ce  que  le 
Supérieur  lui  destine,  sans  être  toujours  prêt  à  l'abandonner, 
quand  on  jugera  convenable  d'exiger  cet  abandon. 

C'est  encore  pour  nous  une  obligation  de  découvrir  notre 
âme  aux  supérieurs  et  au  Père  spirituel  qui  nous  dirigent  et 
nous  gouvernent  dans  les  choses  de  Dieu.  Ces  révélations  obli- 
gent, il  est  vrai,  au  plus  inviolable  secret,  et  n'ont  d'autre  but, 
que  notre  consolation  et  notre  sécurité:  il  n'en  reste  pas  moins  à 
vaincre  cette  répugnance  naturelle  que  tout  homme  éprouve  à 
découvrir  à  un  autre  tout  ce  qui  traverse  son  âme,quelque  humi- 
liant que  ce  puisse  être,  soit  par  le  vice  de  notre  nature,  soit 
par  les  suggestions  du  démon. 

Une  mortification  non  moins  pénible  est  l'abandon  que 
chacun  de  nous  fait  de  sa  réputation,  dans  ce  sens,  que  quicon- 
que est  instruit,  autrement  que  par  la  confession,  d'une  faute 
grave  ou  légère,  commise  par  l'un  de  nous, peut  la  dénoncer  au 
Supérieur,  sans  même  en  avoir  prévenu  le  coupable.  Il  faut 
ajouter  cependant  que  dans  ce  cas,  ce  n'est  pas  à  un  juge  qu'on 
a  recours  pour  qu'il  punisse  selon  le  démérite,  mais  à  un  père 
pour  qu'il  aide  le  coupable  à  se  relever.  C'est  pourquoi  parmi 
les  interrogations  de  l'examen  général  qu'on  fait  subir  à  tous 
les  postulants  avant  leur  entrée  en  religion,  on  trouve  celle-ci  : 
«  Pour  son  plus  grand  avancement  spirituel,  et  surtout  afin  de 
«  lui  inspirer  une  plus  entière  soumission  et  de  lui  infliger  une 
«  humiliation  salutaire,  qu'on  lui  demande  s'il  consent  à  ce  qu'à 
«  l'avenir  toutes   ses    fautes  et  imperfections  soient  dénoncées 


312  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE   DE  LOYOLA. 


«  aux  supérieurs  par  quiconque  les  aura  observées,  hors  du  tri- 
«  bunal  de  la  pénitence  (82).  » 

Cette  constitution,  approuvée  par  le  Souverain-Pontife,  con- 
forme à  toute  justice,  et  sainte  d'après  toutes  les  règles  de  la 
perfection,  a  paru  à  plusieurs  d'une  extrême  rigueur  :  un  écrivain 
moderne  l'a   même  traitée  de  folie  et  d'extravagant  abandon  de 
son  honneur.    Longtemps   auparavant,  Baiiez,  sans  désigner  la 
Compagnie,  dans  un  écrit  où  il  parle  de  cette  pratique,  avait  dit 
qu'il  lui  paraissait  réellement  dur  de  voir  toute  une  communauté 
religieuse  assujettie  à  une  règle  d'une  telle  rigueur.  «  Cette  règle, 
«  disait-il, peut  aisément  troubler  le  cœur  de  celui  qui,  n'étant  pas 
«  très  parfait,  voit  ses  fautes  cachées  révélées  au  Supérieur  (83).  » 
Cependant  elle   se  pratique   dans  notre  Ordre  sans  y  causer 
aucun  trouble  ;   nous   le  devons  sans  doute    à  ces  secours  d'en 
haut  appelés  grâces  de  vocation  ;  car  Dieu  les  accorde  toujours 
suivant   les  besoins  propres   de  l'Institut  dont  on  est  membre. 
Enfin,  pour  des  fautes  si  légères  qu'elles  ne  constituent  même 
pas  un  péché  véniel, on  impose  parfois  des  pénitences  publiques. 
De  plus,  on  ne  souffre  pas  clans   la  Compagnie    un    pécheur 
dont  on  connaîtrait,  autrement  que  par  la  confession,  des  fautes 
mortelles,  ainsi  que  saint  Ignace  le  fit  savoir,  dès  les  premiers 
temps  par  le   P.  Martin  Olave  au  collège  de  Rome,  et  de  là  à 
toute  la  Compagnie. 

Je  viens  d'exposer  une  partie  des  austérités  et  des  rigueurs 
morales  de  notre  Institut.  On  comprendra  sans  doute  que  la 
nécessité  de  renoncer  à  son  propre  jugement,  que  l'obéissance 
en  toutes  choses  jusqu'au  dernier  soupir,  que  la  dépendance  à 
tous  les  instants  du  jour,  que  l'abnégation  de  toute  liberté  et  de 
tout  bon  plaisir,  que  l'anéantissement  de  soi-même,  quels  que 
soient  les  talents  naturels, que  l'abandon  de  sa  propre  réputation 
sont  des  choses  auxquelles  l'âme  ne  s'accoutume  pas,  comme  le 
corps  s'accoutume  aux  jeûnes  et  aux  cilices  ;  au  contraire,  à 
mesure  qu'on  avance  en  âge,  en  discernement,  en  autorité,  en 
mérites  de  tout  genre,  on  est  naturellement  plus  disposé  à  sentir 
langueur  de  cette  discipline  et  plus  régulièrement  obligé  à  ne 
pas  tenir  compte  de  ces  répugnances  naturelles. 


Examen  des  divers  degrés  ou  grades  auxquels  on  est  assujetti 
dans  la  Compagnie. 


E  vais  parler  maintenant  du  partage  des 
membres  de  la  Compagnie  en  différents 
erades  ou  classes.  Les  uns  sont  dans  une 
voie  progressive,les  autresdans  une  situation 
stationnaire.  Parmi  les  premiers  on  doit 
ranger  les  novices  qui,  pendant  deux  ans, 
ïSiïWB^WIIWS  sont  soumis  à  diverses  épreuves,  pour  qu'on 
puisse  reconnaître  à  leur  endroit  deux  choses  :  si  l'Ordre  leur 
convient,  et  s'ils  conviennent  à  l'Ordre.  Quand  la  satisfaction 
est  mutuelle,ils  sont  admis  aux  trois  vœux  ordinaires  de  religion; 
ils  commencent  alors  une  seconde  probation  plus  longue  et  en 
tout  différente  de  la  première. 

Alors  l'Ordre  les  éprouve  pour  savoir  à  quelles  fonctions  ils 
seront  propres  ;  mais  eux-mêmes  n'ont  plus  le  droit  d'examen; 
tout  au  contraire,  ils  s'obligent,  par  un  vœu  particulier,  à  accep- 
ter telle  position  qu'il  plaira  au  Général  de  leur  assigner.  Les 
grades  auxquels  les  conduisent  ces  épreuves  sont  de  deux  sortes; 
ou  de  coadjuteurs  spirituels,  ou  de  profès.La  Compagnie  a  pour 
premier  objet  de  préparer  tous  ceux  qu'elle  reçoit  à  devenir 
prof  es  des  quatre  vœux  ;  c'est  là  la  partie  importante  et  comme 
la  substance  de  son  être.  Mais  le  travail  ne  peut  s'accomplir  en 
un  seul  jour  ;  il  doit  s'opérer  lentement  en  faisant  pénétrer  chez 
les  jeunes  religieux,  avec  la  science,  l'esprit  propre  au  but  de 
leur  ministère.  Ce  nouveau  temps  d'épreuve  dure  ordinairement 
plusieurs  années,  et  ceux  qui  plus  tard  devront  être  admis  à  la 
profession  s'appellent  étudiants  approuvés. 

Tout  ceci  est  clairement  expliqué  dans  la  Bulle  Ascendente 
Domino,  de  Grégoire  XIII,  en  confirmation  de  notre  Institut. 
«  Ceux,   dit  le  Pontife,  que  l'on  admettra   à  la   profession  des 


314  HISTOIRE   DE  SAINT   IGNACE   DE   LOYOLA. 


«  quatre  vœux,  doivent,  d'après  les  Constitutions  de  la  Compa- 
«  gnie  et  les  décrets  apostoliques,  être  des  hommes  humbles  et 
«  prudents,  de  la  prudence  du  Christ,  habiles  dans  les  lettres, 
«  d'une  vie  irréprochable,  et  avoir  été  soumis  à  de  longues 
«  épreuves.  Ils  doivent  être  prêtres  et  accoutumés  depuis  long- 
«  temps  aux  œuvres  propres  de  l'Institut,  car  ils  auront  à  rem- 
«  plir  des  ministères  difficiles  ;  c'est  pourquoi  tous  ne  sont  pas 
«  dignes  d'être  admis  à  cette  profession,  et,  pour  pouvoir  les 
«juger  tels,  il  faut  les  éprouver  longtemps.  Pour  cette  raison, 
«  Ignace,  avec  l'inspiration  divine  qui  le  guidait,  jugea  que  le 
«  corps  de  laCompagnie  devait  répartir  ses  différents  membresde 
«  telle  sorte  que  sans  compter  ceux  qui  sont  admis  par  le  Géné- 
«  rai  aux  quatre  vœux,  d'autres  prêtres  aussi  également  assujet- 
«  tis  pour  leur  doctrine  et  la  pureté  de  leur  vie  à  de  longues 
«  épreuves,  seraient  reçus  seulement  au  rang  de  coadjuteurs 
«  spirituels,  après  avoir  prononcé  en  public  les  trois  vœux 
«  simples  entre  les  mains  de  leur  Supérieur  (84).  » 

Ces  ministères  difficiles,  dont  parle  le  Souverain-Pontife, 
regardent  le  service  du  prochain  et  principalement  les 
missions,  qui  sont  l'objet  du  quatrième  vœu.  Par  ce  vœu 
qui  confère  le  titre  de  profès,  le  religieux  s'engage  à  aller, 
d'après  les  ordres  du  Saint-Siège,  dans  quelque  lieu  qu'il 
plaira  au  Pape  de  désigner,  parmi  des  nations  barbares  ou 
civilisées,  idolâtres  ou  hérétiques,  sans  examen,  sans  excuse, 
comme  sans  récompense.  Par  cette  promesse,  les  profès 
ne  sont,  comme  le  dit  le  même  Pontife  dans  une  autre  Bulle, 
que  «  des  voyageurs  prêts  en  tout  temps  à  se  rendre  aux 
«  extrémités  de  la  terre  et  attendant  chaque  jour  l'heure  du 
«  départ  (S5)>). 

On  voitaisément  que  cette  disposition  exige  une  totale  abné- 
gation de  soi-même,  et  la  volonté  continuelle  de  sacrifier  sa  vie 
au  service  de  Dieu,  sous  les  coups  des  sauvages  et  des  ennemis 
de  la  foi  ;  une  science  profonde  et  propre  à  soutenir  les  discus- 
sions,surtout  contre  les  hérétiques;  la  réunion  des  vertus  néces- 
saires à  une  pareille  vocation,  telles  que  le  zèle  pour  le  salut 
des  âmes,  la  patience  dans  les  souffrances,  le  courage  dans  les 
dangers,  l'humilité  dans  les  succès,  l'union  avec  Dieu,  au  milieu 
de  tant  de  travaux  et  de  distractions,  une  pureté  de  conscience 


LIVRE  TROISIÈME.   —  CHAPITRE  VII.  315 


irréprochable  pour  vivre  souvent  seul,  sans  autre  témoin  de 
ses  actions  que  le  Seigneur,  parfois  dans  les  situations  les  plus 
délicates.  Et  de  fait,  dans  les  missions  où  le  Général,  interprète 
de  la  volonté  du  Souverain-Pontife,  envoie  continuellement  des 
religieux,  se  révèlent  tous  les  jours  des  hommes  apostoliques,  de 
ce  mérite  comme  on  en  doit  trouver  parmi  les  profès. 

Quant  à  ceux  qui  n'arrivent  pas  à  cette  supériorité,  ils  de- 
meurent dans  le  grade  inférieur  des  coadjuteurs  spirituels.  Dans 
quelques  circonstances  toutefois,  un  talent  utile  ou  un  service 
signalé  rendu  à  la  Compagnie,  portera  le  Général  à  nommer 
profès  un  prêtre  qui  aura  seulement  prononcé  les  trois  vœux 
ordinaires.  Il  faut  alors  une  dispense  pour  le  faire  sortir  de  sa 
classe,  pour  l'incorporer  plus  intimement  à  la  Compagnie.  Dans 
ces  occasions,  on  a  plus  d'égard  pour  le  religieux  que  pour  l'Ordre 
lui-même,  tandis  qu'avec  les  profès  des  quatre  vœux,  on  consulte 
plutôt  le  bien  de  l'Ordre,  dont  l'existence  repose  principalement 
sur  eux.  Ainsi  donc  suivant  la  marche  ordinaire,  les  vœux  sim- 
ples sont  le  partage  de  ceux  qui  ne  doivent  pas  monter  plus  haut. 

Ceux  qui  ne  sont  pas  encore  constitués  dans  un  grade  de 
la  Compagnie,  mais  sont  en  voie  et  dans  un  état  de  probation 
pour  y  parvenir,  font  en  substance  les  mêmes  vœux  que  les  vœux 
simples  des  coadjuteurs  spirituels.  Quelques  observations  sont 
nécessaires  à  ce  sujet.  Remarquons-le  tout  d'abord:  quand,  après 
le  noviciat,  le  novice  prononce  ces  vœux,  il  est  tout  aussi  vérita- 
blement et  absolument  religieux  que  les  profès  de  la  Compagnie, 
ou  les  profès  de  tout  autre  Ordre  dans  l'Église:  Grégoire  XIII 
le  déclare  expressément  dans  sa  Bulle  Quanto  fructuosius  (86). 
Le  croirait-on  cependant,  certains  écrivains  ont  osé  affirmer 
qu'on  ne  peut  considérer  comme  religieux  dans  la  Compagnie 
que  les  seuls  profès  (87).  Tous  les  autres,  suivant  ces  auteurs, 
sont  des  séculiers  sujets  à  la  juridiction  des  évêques  ;  ils  restent 
maîtres  de  disposer  d'eux-mêmes,  soit  pour  entrer  dans  un  autre 
Ordre,  soit  pour  retourner  dans  le  monde. 

Cependant  le  Pontife  avait  clairement  déclaré  .le  contraire 
dans  la  Bulle  indiquée  ci-dessus.  Les  mêmes  écrivains  dont  je 
parle  prétendaient  que  le  Pape  n'avait  parlé  que  comme  docteur 
privé  et  que  par  suite  son  sentiment  pouvait  être  erroné.  Pour 
couper  court  aux  subterfuges,  Grégoire  XIII    publia  plus  tard 


316  HISTOIRE   DE   SAINT  IGNACE  DE   LOYOLA. 


l'autre  Bulle  Ascendente  Domino  (8S).  Là  il  définissait  dans  les 
termes  les  plus  expressifs,  que  les  vœux  simples  de  la  Compagnie 
créent  réellement  un  religieux,  de  la  même  manière  que  les 
vœux  solennels  dans  les  autres  Ordres  ;  il  déclarait  en  outre  ne 
point  parler  ainsi  comme  docteur  privé.  La  téméraire  hardiesse 
de  ceux  qui  avaient  donné  une  si  fausse  interprétation  à  ses 
paroles  était  ainsi  condamnée  et  confondue. 

Reste  une  seconde  observation  à  faire:  ces  vœux  sont  de  leur 
nature  perpétuels  ;  ils  ne  peuvent  être  rompus  que  par  quelque 
cause  étrangère.  Celui  qui  les  prononce  s'oblige  à  vivre  et  à 
mourir  dans  la  Compagnie  ;  et  celle-ci,  quand  elle  trouve  dans 
le  religieux  une  conduite  régulière,  n'a  pas  le  droit  de  l'expulser. 
Mais  comme  nous  l'avons  déjà  dit,  on  reste  après  les  vœux 
simples,  dans  un  état  d'épreuve  dont  la  nature  même  implique 
la  possibilité  de  l'acception  ou  du  refus  définitifs,  suivant  qu'on 
aura  été  jugé  apte  ou  non  à  remplir  les  devoirs  et  le  but  de 
l'Institut.  Du  reste  il  était  impossible  de  recevoir  des  sujets  à 
l'épreuve  et  de  les  laisser,  durant  tant  d'années,  libres  de  tout 
engagement.  Quels  désordres  n'auraient  pas  amenés  un  si  grand 
nombre  de  jeunes  gens,  s'ils  n'eussent  été  tenus  ni  à  l'obéissance, 
ni  à  la  pauvreté,  ni  à  la  chasteté  !  Dans  l'hypothèse  où  on  ne 
les  aurait  assujettis  aux  vœux  simples  que  pour  le  temps  de 
l'épreuve  et  jusqu'à  l'admission  dans  un  autre  degré,  le  danger 
n'était  pas  moins  grave,  car  comme  le  dit  très  sagement  Pie  V 
dans  sa  Bulle  sEquum  reputamus  «  les  études  finies,  ces  jeunes 
«  gens  auraient  pu  retourner  dans  le  monde,  et  la  Compagnie 
«  eût  été  frustrée  dans  son  attente  par  les  hommes  instruits  à  ses 
«  frais.  Elle  aurait  été  privée  de  membres  habiles  qui  eussent 
«  pu  travailler  utilement  à  la  vigne  du  Seigneur  selon  les  règles 
«  et  la  pratique  de  l'Institut  (89).  » 

De  toute  évidence  donc,  la  perpétuité  était  une  condition 
indispensable  des  vœux  simples.  D'ailleurs,  avant  de  les  pronon- 
cer, le  novice  sait  parfaitement  à  quoi  il  s'engage,  et  son  consen- 
tement est  libre  :  on  ne  manque  donc  aucunement  à  la  justice 
envers  lui,  l'obligation  n'étant  pas  mutuelle,  s'il  reste  forcé  de 
rester  dans  la  Compagnie,  quoique  celle-ci  ne  soit  pas  tenue 
de  le  garder,  ou  si,  pour  de  très  justes  causes  et  après  un  mûr 
examen,  la  Compagnie  croit  nécessaire  de  le  renvoyer. 


LIVRE  TROISIEME.  —  CHAPITRE  VIT.  317 

Ajoutons  que  tout  membre  de  la  Compagnie,  légitimement 
renvoyé,  est  par  là  même  délié  de  ses  vœux.  Il  ne  lui  reste 
aucune  sorte  d'obligation  ;  il  se  retrouve  absolument  au  point 
où  il  était  au  début.  La  raison  de  ce  fait  est  fort  simple  :  le  lien 
que  le  jeune  religieux  avait  contracté  envers  Dieu  et  la  Com- 
pagnie n'était  point  le  but  direct  de  sa  vocation,  mais  un  ache- 
minement pour  l'atteindre  :  or,  où  la  fin  manque,  les  moyens 
deviennent  inutiles. 

Le  vœu  de  pauvreté  n'ôte  pas  au  religieux,  dans  la  période 
d'épreuve,  la  propriété  des  biens  qu'il  possédait,  ni  la  possibilité 
d'en  acquérir  de  nouveaux,  jusqu'à  ce  qu'il  soit  arrivé  à  un  rang 
fixe  et  déterminé,  mais  ce  vœu  lui  en  enlève  fîtsage.  Dès  lors  il 
ne  peut,  non  plus  que  les  profès,  disposer  d'une  seule  obole, 
sans  la  permission  des  supérieurs.  S'il  en  était  autrement,  si 
ceux  qui  sont  dans  la  période  d'épreuve  perdaient  tout  droit  à 
leurs  biens,  ils  seraient  exposés  à  un  trop  fâcheux  mécompte 
dans  le  cas  où  la  Compagnie  ne  les  agréerait  pas  ;  et  ce  serait 
par  trop  cruel  d'en  faire  de  misérables  mendiants  à  leur  retour 
dans  le  monde. 

Mais  avant  de  passer  aux  autres  parties  de  l'Institut,  donnons 
un  résumé  rapide  de  ce  qui  précède  afin  d'en  mieux  faire  res- 
sortir l'ordre  et  l'enchaînement. 

La  Compagnie  a  pour  fin  adéquate  non  seulement  la  perfec- 
tion de  ses  membres,  mais  aussi  et  surtout  le  salut  du  prochain. 
Dès  lors  elle  ne  pouvait  emprunter  aux  Ordres  monastiques 
leurs  diverses  observances  que  dans  la  mesure  de  leur  plus  ou 
moins  d'utilité  pour  atteindre  cette  fin.  Elle  devait  donc  écarter 
en  tout  ou  en  partie  tout  ce  qui  pouvait  faire  obstacle  à  sa 
marche.  De  là  les  décisions  prises  sur  le  costume  religieux,  sur 
le  chœur,  sur  l'usage  des  pénitences  corporelles.  Mais  le  minis- 
tère des  âmes  a,  dans  la  Compagnie,  un  caractère  particulier, 
puisqu'il  comprend  les  missions  lointaines,  objet  du  4me  vœu 
solennel  d'obéissance  au  Souverain-Pontife  ;  or,  pour  ce  minis- 
tère, il  faut  de  toute  nécessité  des  hommes  de  grande  vertu  et 
de  profond  savoir,  qualités  qui  ne  peuvent  être  que  le  fruit  du 
temps  et  d'épreuves  prolongées.  Le  Fondateur  a  dû  donc  établir 
une  classe  de  religieux  qui  se  préparent  à  remplir  ces  fonctions 
par  l'étude  des  lettres  et  par  la  pratique  des  vertus  :  ces  religieux 


318  HISTOIRE   DE   SAINT   IGNACE   DE   LOYOLA, 


sont  les  scolastiques  approuvés.  Or  tous  ces  scolastiques  n'étant 
pas  également  bien  doués,  on  devait  les  soumettre  à  des  épreuves 
plus  ou  moins  longues  selon  le  plus  ou  moins  de  garanties  de 
succès  qu'ils  offriraient. 

Ceux  qui  réuniraient  à  un  degré  marquant  les  qualités  voulues 
deviendraient  les  profès.  Pour  les  autres  on  a  dû  constituer  une 
classe  inférieure  qui  comprend  les  coadjutcurs  spirituels  et,  dans 
quelques  cas  exception nç\s,des profès  des  trois  vœux.  Les  étudiants 
ne  pouvaient  être  libres  de  tout  vœu  comme  des  séculiers, 
ni  être  non  plus  enchaînés  par  des  vœux  particuliers  qui  leur 
permettraient  après  de  fortes  dépenses  et  de  longues  études  de 
rentrer  dans  le  siècle.  On  les  a  donc  soumis  à  des  vœux  simples 
qui  en  font  de  vrais  religieux,  à  des  vœux  perpétuels  qui  les 
lient  envers  la  Compagnie.  Voilà  pourquoi  et  comment  ces 
religieux  sont  dans  un  état  de  probation,  dont  ils  ont  librement 
accepté  les  conditions  diverses.  Du  pouvoir  qu'a  la  Compagnie 
de  les  renvoyer  découle  la  conséquence  qu'une  fois  sortis, ils  sont 
déliés  de  toute  obligation  et  dispensés  de  tout  vœu;  ces  vœux 
ayant  été  émis  en  vue  d'une  fin  impossible  à  atteindre.  Comme 
avant  leur  admission  définitive  ils  peuvent  toujours  être  ren- 
voyés, ils  conservent  la  propriété  mais  non  l'usage  ni  la  dis- 
position de  leurs  biens.  Disposer,  user  de  ces  biens  serait,  en 
effet,  contraire  à  leur  vœu  de  pauvreté. 

Une  dernière  remarque  :  afin  que  les  prêtres  et  les  scolas- 
tiques destinés  à  devenir  prêtres  puissent  vaquer,  ceux-là  à  leurs 
ministères  et  ceux-ci  à  leurs  études,  il  y  a  encore  dans  la  Com- 
pagnie, une  autre  classe  de  religieux,  appelés  coadjuteurs  tem- 
porels, parce  qu'ils  s'emploient  aux  services  domestiques,  selon 
la  vocation  propre  de  leur  état.  Eux  aussi  font  après  leur 
noviciat  les  trois  vœux  simples,  mais  non  la  profession,  dont  ils 
ne  sont  pas  capables.  Néanmoins  après  une  probation,  qui  dure 
de  longues  années,  dix  ans  d'ordinaire,  ils  font  ces  trois  vœux 
publics,  mais  non  solennels;  ils  pourraient  donc,  eux  aussi,  s'ils 
venaient  à  démériter,  être  renvoyés  de  la  Compagnie.  Entre 
les  vœux  des  coadjuteurs  temporels  qui  ne  sont  pas  prêtres  et 
les  vœux  des  coadjuteurs  spirituels  qui  sont  prêtres,  il  n'y  a  pas 
de  différence  pour  la  substance.  Ces  vœux  publics  les  constituent 
tous  coadjuteurs  formés  ;  et  par  le  fait  de  ces   vœux   les  uns  et 


LIVRE  TROISIÈME.   —  CHAPITRE  VII.  319 


les  autres  restent  incapables  d'hériter  ou  de  recueillir  une  suc- 
cession. 

Mais  pour  l'objet  de  ces  vœux,  la  différence  entre  ces  deux 
classes  de  coadjuteurs  est  la  même  qu'entre  les  choses  tempo- 
relles et  les  choses  spirituelles,  avec  ce  caractère  pourtant  que 
ces  travaux  temporels  se  font  pour  une  fin  très  élevée,  en  vue 
de  servir  Dieu  et  d'aider  au  salut  des  âmes  par  l'assistance 
qui  est  ainsi  prêtée  aux  ouvriers  évangéliques.  Bien  plus  les 
coadjuteurs  temporels  doivent  même,  dans  la  mesure  du  possi- 
ble, s'employer  à  l'apostolat  en  exhortant  le  prochain,  dans  les 
limites  de  leur  état,à  bien  vivre.  Voilà  en  résumé  un  aperçu  rapide 
des  points  touchés  jusqu'ici. 

Maintenant, que  dans  un  Ordre  régulier  on  doive  être  regardé 
comme  véritablement  religieux,  avec  des  vœux  simples,  dont  les 
évêques  ne  peuvent  dispenser  ;  que  le  vœu  de  pauvreté  s'allie 
avec  la  possession  ;  que  l'on  puisse  être  forcé  de  demeurer  dans 
l'Ordre,  et  que  pourtant  l'Ordre,  au  moins  dans  un  sens  aussi 
rigoureux,  ne  soit  pas  tenu  de  garder  de  tels  religieux;  que 
l'expulsion  d'un  sujet  le  délie  de  tout  vœu,  nous  devons  en  con- 
venir, ce  sont  là  autant  de  dispositions  absolument  nouvelles. 
C'est  pourquoi,  comme  ledit  Grégoire  XIII  :  «Quelques-uns, 
«voulant  juger  d'après  les  usages  ordinaires,  d'après  les  formes 
«et  les  statuts  des  autres  Ordres,  et  ne  comprenant  ni  l'Institut 
«  de  la  Compagnie,  ni  ses  constitutions  particulières,  ni  la  force 
«  des  vœux  simples  approuvés  chçz  elle  par  le  Saint-Siège 
«  apostolique,  font  de  grands  efforts  pour  la  détruire  (9°).  »  Cepen- 
dant cet  Institut  est  fermement  appuyé  sur  l'autorité  Apostolique 
qui  en  a  approuvé  par  de  nombreuses  Bulles  les  diverses  parties, 
et  a  même  défendu  de  les  remettre  en  question,  sous  aucun 
prétexte,  ou  d'oser  faire,  à  cet  égard,  des  interprétations  et  des 
commentaires. 

Après  avoir  ainsi  fait  connaître  la  hiérarchie  établie  dans  la 
Compagnie,  sa  nature  et  ses  moyens  d'action,  il  nous  reste  à 
indiquer  les  mesures  que  le  saint  Fondateur  a  prescrites  pour  la 
conserver  et  l'accroître. 

La  première,  sans  doute,  est  le  bon  choix  des  sujets.  Quelle 
que  soit,  en  effet,  la  force  naturelle  d'un  corps,  une  mauvaise 
nourriture  y  engendrera  toujours  des  humeurs  viciées,  qui  peu  à 


320  HISTOIRE   DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 


peu  affaiblissent  le  tempérament  et  finissent  par  détruire  la  santé: 
de  même,  si  l'on  n'est  pas  scrupuleusement  attentif  au  choix  des 
candidats,  un  Ordre  se  recrutera  parmi  des  sujets  inhabiles  ou 
corrompus,  qu'on  ne  pourra  garder  sans  danger.  Toute  porte 
d'entrée  différente  de  celle  que  saint  Ignace  a  ouverte  dans  la  pre- 
mière partie  de  ses  Constitutions,  pourrait,  comme  le  dit  sagement 
saint  François  de  Borgia,  être  appelée  une  porte  de  perdition. 

Le  monde  se  plaint  donc  à  tort  que  nous  jetions  des  filets. 
Les  filets,  pour  parler  avec  saint  Ambroise,  prendraient  la  multi- 
tude; nous  jetons  l'hameçon  avec  lequel  on  peut  choisir;  car  non 
seulement  les  Ordres  religieux  ne  sont  pas  destinés  à  débarrasser 
les  familles  des  membres  inutiles  qu'elles  offriraient  volontiers  à 
Dieu;  mais  il  est  encore  raisonnable  qu'  ils  prennent  dans  l'ad- 
mission des  précautions  en  rapport  avec  la  sublimité  de  leur  voca- 
tion, et  la  difficulté  de  leurs  fonctions  et  de  leurs  ministères. 
Donc,  un  Ordre  dont  les  religieux,  loin  de  demeurer  enfermés 
dans  leur  cellule  pour  vaquer  uniquement  à  leur  perfection  pro- 
pre, sortent  sans  cesse  pour  le  bien  et  l'utilité  du  prochain,  doit 
rechercher  des  hommes  plus  qu'ordinaires. 

«J'en  fais  autant  qu'eux,  »  disait  Henri  IV,  roi  de  France,  en 
répondant  au  parlement  de  Paris  qui  élevait  contre  nous  cette 
même  objection  :  «  Quand  je  lève  un  corps  de  troupes,  je  choisis 
«  les  meilleurs  soldats,  sans  quoi  mes  armées  seraient  composées 
«de  gens  plus  prompts  à  fuir  qu'à  combattre.  »  Telle  était  aussi 
la  maxime  d'un  habile  maître  en  l'art  de  la  guerre  : 

Les  forces  dit  royaume  et  le  fondement  de  la  gloire  du  nom 
romain,  dit  Vegèce, consistent  dans  le  choix  de  soldats  d'élite. 

Du  reste,  malgré  tous  leurs  soins,  les  princes  ne  réussissent 
pas  toujours  si  heureusement  que  leurs  espérances  ne  soient 
trompées;  ils  recrutent  souvent  des  avortons,  au  lieu  d'  hommes 
sains  et  vigoureux.  Autant  en  arriverait  dans  une  société  où  l'on 
compterait  le  nombre  des  sujets,  au  lieu  d'en  peser  la  valeur. 
Elle  ne  serait  plus  qu'une  Lia,  féconde  à  la  vérité  ,  mais  qui 
multiplierait  la  famille,  sans  apporter  de  nouvelle  joie. 

D'après  les  lois  établies  sur  ce  point  par  saint  Ignace  pour 
être  reçu  parmi  nous,  il  faut  remplir  certaines  conditions  et  ne 
pas  avoir  contracté  certains  empêchements  (9I).  Et  d'abord,  il  faut 
n'avoir  été,  ni  hérétique  formel,  ni  schismatique,  ni  homicide,  ni 


LIVRE   TROISIÈME.   —  CHAPITRE  VII.  321 


publiquement  coupable  de  quelque  grand  crime.  Les  candidats 
liés  par  le  mariage  ou  par  la  servitude,  l'homme  incapable  par 
faiblesse  de  corps  ou  d'esprit  de  se  rendre  utile,  celui  qui  a  déjà 
porté  l'habit  religieux,  si  ce  n'est  dans  les  Ordres  militaires,  ne 
sauraient  également  faire  partie  de  la  Compagnie. 

La  dispense  de  ces  empêchements  ne  peut  jamais  émaner  que 
du  Pape  ou  de  son  délégué.  Pour  de  sages  raisons,  la  cinquième 
congrégation  générale  en  a  ajouté  une  autre  qui  pourtant  n'est 
pas  d'une  aussi  stricte  rigueur,  c'est  la  descendance  de  parents 
juifs  ou  mahométans.Outreces  empêchements,  il  y  en  a  d'autres 
moins  graves,  et  c'est  à  la  prudence  des  supérieurs  de  décider 
s'ils  rendent  ou  non  un  sujet  incapable  d'atteindre  le  but  de 
l'Institut.  Tels  sont  :  un  âge  au-dessous  de  quinze  ans  et  au- 
dessus  de  cinquante  ;  un  manque  notable  de  jugement,  de  mé- 
moire ou  d'intelligence  ;  un  caractère  incapable  de  se  plier  au 
joug  de  la  discipline,  la  longue  habitude  d'une  vie  désordonnée, 
des  intentions  peu  droites,  des  dettes,  et  aussi  la  faiblesse  du 
tempérament.  Cependant  ce  dernier  obstacle  n'arrêtait  pas  ordi- 
nairement le  saint  Fondateur,  quand  d'ailleurs  le  postulant  ne 
manquait  point  de  vertu  et  de  capacité  ;  il  avait  coutume  de  dire 
que  tout  en  paraissant  à  moitié  morts, ces  sujets  sont  quelquefois 
plus  utiles  que  d'autres  pleins  de  forces. 

Quant  aux  qualités  exigées  des  candidats,  on  réclame  en 
général  toutes  celles  de  l'âme  et- du  corps  qui  disposent  à  bien 
vivre,  mais  il  en  est  une  qui  me  semble  dominer  toutes  les 
autres,  et  je  la  ferai  connaître  en  me  servant  des  paroles  mêmes 
d'un  des  anciens  Père  de  la  Compagnie:  «  J'ai  dit,  écrivait-il,  que 
«  le  P.  Ignace  possède  une  certaine  magnanimité  chrétienne  qui 
«  l'a  porté  à  embrasser  avec  le  secours  de  Dieu,  pour  la  perfec- 
«tion  de  notre  Institut,  beaucoup  de  choses  grandes  et  excel- 
«  lentes  dans  le  service  de  Dieu.  Cette  vertu  ne  nous  est  donc 
«  pas  moins  nécessaire  qu'à  lui, puisque  nous  devons  être  toujours 
«  disposés  à  pratiquer  ce  que  nos  Constitutions  nous  imposent 
«  de  plus  parfait.  Et  qu'on  ne  nous  accuse  pas  de  présomption 
«  ou  de  confiance  dans  notre  propre  vertu,  si  nous  entreprenons 
«  par  obéissance  des  œuvres  difficiles  ;  car  cette  magnanimité, 
«qui  nous  en  donne  la  force,  a  pour  base  l'humilité  et  la  connais- 
«  sance  de  soi-même.  » 


Histoire  de  S.  Ignace  de  Loyola. 


322  HISTOIRE   DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 


Après  cela,  trouvera-t-on  étrange  l'opinion  d'  hommes  émi- 
nents,  membres  de  la  Compagnie,  ou  étrangers  à  l'Institut,  qui 
prétendent  que  pour  vivre  dans  l'Ordre  de  saint  Ignace,  il  faut 
une  vocation  particulière. Sur  son  lit  de  mort,  le  célèbre  Philippe 
Mélanchton  entendant  parler  des  admirables  conversions  opérées 
par  François  Xavier  dans  les  Indes,  se  mit  à  regretter  d'avoir 
trop  vécu  pour  apprendre  des  choses  capables  de  le  faire 
mourir  avant  que  son  heure  fût  venue.  Se  soulevant  soudain,  et 
regardant  autour  de  lui  avec  dépit  :  Bon  Dieu,  dit-il,  qu'est-ce 
que  ceci?  Je  vois  le  monde  entier  rempli  de  Ji'stiites  !  Ou'au- 
rait-il  dit,  ajoute  le  conseiller  Florimond,  s'il  avait  vu  la  Com- 
pagnie répandue  depuis  par  tout  l'univers,  avec  ses  provinces, 
ses  maisons  professes,  ses  collèges  .  Plus  tard,  Arnauld  se  plai- 
gnait avec  amertume  que  la  nature,  d'ordinaire  si  sage  à  rendre 
les  animaux  d'autant  moins  féconds  qu'ils  sont  plus  féroces,  eut 
oublié  ou  négligé  cette  même  loi  à  notre  égard,  puisqu'on  nous 
voyait  chaque  jour  nous  multiplierdans  dételles  proportions,qu'en 
peu  d'années  nous  inonderions  la  terre.  Ce  sectaire  aveuglé  ne 
pouvait  apercevoir  et  moins  encore  admirer  la  cause  d'un  effet 
qu'il  jugeait  fatal  et  odieux.  Il  fermait  volontairement  les  oreilles 
à  la  voix  de  la  vérité  :  il  aurait  pu  sans  cela  entendre  le  saint 
Pontife  Pie  V  adresser,  dans  un  Bref,  à  l'archevêque  élu  de 
Cologne,  Salentin  comte  d'Isemburg,  ces  remarquables  paroles: 
«  On  a  reconnu  les  divers  et  immenses  fruits  que  l'Église  a 
«  recueillis  de  cette  Société,  par  la  piété,  la  charité,  la  pureté  des 
«  mœurs,  et  la  vie  toute  sainte  de  ses  membres  ;  elle  s'est  telle- 
«  ment  accrue  en  peu  d'années,  qu'à  peine  se  trouve-t-il  un  seul 
«  pays  chrétien  où  elle  n'ait  maintenant  des  collèges  ;  et  plût  au 
«  Seigneur  qu'elle  en  eût  davantage,  surtout  dans  les  villes  infes- 
i  tées  par  l'hérésie  !  C'est  pourquoi  nous  devons  protéger  et 
«  soutenir  cette  Compagnie  comme  nous  le  faisons.  »  Le  21  mai 
1568.  Toutefois,  si  pour  remplir  le  monde  nous  recevions  les 
sujets  sans  discrétion,  nous  risquerions  de  le  remplir  plutôt 
d'ouvriers  que  d'œuvres.  Ce  n'est  pas  le  grand  nombre  qui  fait 
beaucoup,  ce  sont  les  hommes  de  choix  et  de  valeur  ;  les  autres 
sont  moins  un  secours  qu'un  obstacle  ;  ils  font  rompre  les  filets, 
comme  les  poissons  qui,  bons  et  mauvais,  surchargeaient  les 
filets  des  Apôtres  ;  sous  leur  poids  la  barque  menaçait   de  som- 


LIVRE  TROISIÈME.    —  CHAPITRE  VII.  323 

brer.  «  Ce  comble  de  biens,  dit  saint  Ambroise,  m'est  suspect,  et 
«je  crains  que,  trop  chargées,  les  barques  ne  soient  sur  le  point 
«  de  chavirer  (92).  »  Et  saint  Augustin,  commentant  le  même  pas- 
sage :  «  D'où  viennent,  aujourd'hui,  dans  l'Église,  dit-il,  tant  de 
«  motifs  de  gémir  de  ce  que  nous  ne  pouvons  refouler  la  multi- 
«  tude  qui, envahissant  l'enceinte  avec  des  mœurs  bien  différentes 
«  de  celles  des  saints,  menace  de  submerger  la  discipline  ecclé- 
«  siastique?  Et  si  nous  jetons  les  filets  c'est  à  droite,  in  dexteram 
«  que  nous  devons  les  jeter,  selon  l'ordre  du  Sauveur.  »  Jetons 
aussi  les  nôtres  à  droite, selon  les  prescriptions  de  saint  Ignace: 
notre  Fondateur  nous  fera  prendre  en  nombre  dans  nos  filets 
des  hommes  de  grande  valeur,  dont  on  pourra  dire  ces  paroles 
élogieuses  :  Et  quoiqu'ils  fussent  si  grands,  le  filet  ne  s  est  point 
rompu.  Saint  Augustin  dit  ailleurs  :  «  L'Évangéliste  ajoute  un 
«  détail  nécessaire  :  Et  quoiqu'ils  fassent  si  grands,  le  filet  ne  s  est 
■boint  rompu.  »  La  vraie  raison  de  cette  résistance  des  filets 
n'est  autre  que  la  grandeur  des  poissons,  quia  magni  erant.  Cela 
ne  paraît  que  trop  vrai  pour  qui  ne  peut  donner  ce  que  réclame 
l'Institut,  pour  qui  prétend  être  traité  comme  il  ne  le  mérite  pas, 
ou  veut  s'occuper  d'oeuvres  au-dessus  de  sa  faiblesse. 

Il  importe  de  bien  apprécier  les  religieux  qui  font  partie  de 
la  Compagnie  et  les  candidats  qui  doivent  y  être  admis.  Si  on 
les  juge  d'après  le  portrait  qu'en  trace  le  P.  Jérôme  Natal,  ou 
plutôt  le  P.  Ribadeneira,  dans  une  lettre  qui  demeura  longtemps 
jointe  à  la  première  esquisse  des  Constitutions,  on  ne  regardera 
pas  comme  superflue  la  rigueur  de  l'examen  ou  celle  des  épreu- 
ves :  «  La  règle  que  nous  suivons,  dit-il,  demande  que  nous 
«  soyons  des  hommes  crucifiés  et  pour  qui  le  monde  lui-même 
«  soit  crucifié  ;  des  hommes  qui  se  dépouillent  de  toutes  leurs 
«affections,  afin  de  se  revêtir  de  Jésus-Christ,  et  qui,  selon  les 
«paroles  de  saint  Paul,  se  montrent  les  ministres  de  Dieu,  dans 
«  les  travaux,  les  veilles, les  jeûnes,par  leur  chasteté,leur  science, 
«  leur  charité  sincère,  combattant  à  droite  et  à  gauche  avec  les 
«  armes  de  la  justice,  dans  la  gloire  ou  la  bassesse,  dans  l'infamie 
«  ou  la  bonne  réputation,  dans  la  prospérité  ou  l'adversité  ;  des 
«  hommes  enfin  qui  tendent  sans  cesse  de  tous  leurs  efforts  vers 
«  la  céleste  patrie,  et  animent  les  autres  du  même  désir,  par  tous 
«  les   moyens    en   leur  pouvoir,  par  tous   les   moyens  que  peut 


324  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

«  inspirer  le  zèle  de  procurer  sans  cesse  la  plus  grande  gloire 
«  de  Dieu.  » 

«  Si  je  désirais,  dit  un  jour  saint  Ignace,  que  ma  vie  fût  encore 
«prolongée,  ce  serait  surtout  pour  être  difficile  à  admettre  et 
«  facile  à  renvoyer  les  sujets.  »  Il  le  fut  en  effet  tant  qu'il  vécut. 
Aussi  précisément  parce  qu'il  écarta  un  grand  nombre  de  candi- 
dats, donna-t-il  une  force  plus  réelle  à  la  Compagnie  que  s'il  en 
avait  fait  une  grande  armée.  Cet  habile  architecte  considérait 
attentivement  les  matériaux  et  quand  il  les  trouvait  impropres  à 
son  édifice,  ni  prières  ni  instances  ne  les  lui  auraient  fait  em- 
ployer. 

Après  l'admission,  reste  à  subir  les  épreuves  que  saint  Ignace 
exigeait  impérieusement.  «  Nous  prescrivons  d'abord,  à  ceux 
«  que  nous  avons  reçus,  un  certain  nombre  de  jours  d'exercices 
«  spirituels,  accompagnés  d'une  retraite  absolue,  de  la  confession 
«générale,  de  longues  oraisons,  enfin  de  tout  ce  qui  peut  con- 
«  duire  à  une  réforme  entière  et  à  une  connaissance  approfondie 
«  de  la  vocation  ;  ensuite  nous  les  formons  à  la  mortification  et 
«à  l'humilité,  en  les  appliquant,  pendant  quelques  mois,  aux 
«  ministères  les  plus  abjects  de  la  maison,  puis  au  service  des 
«malades  dans  les  hôpitaux.  Pendant  un  mois  environ,  on  les 
«  fait  voyager  sans  argent,  ni  provisions  d'aucune  sorte.  Reçus 
«avec  les  pauvres,  dans  les  asiles  de  la  misère,  ils  dépouillent 
«  ainsi  tout  respect  humain;  et,  vivant  des  aumônes  recueillies 
«en  chemin,  ils  perdent  toute  attache  à  l'aisance  de  la  maison 
«  paternelle.  Nous  voulons  aussi  qu'ils  apprennent  à  dépendre 
«  uniquement  de  Dieu  et  à  tenir  de  lui  seul  les  bons  ou  les 
«  mauvais  traitements  dont  ils  sont  l'objet.  » 

Ignace  examinait  ensuite  lui-môme  comment  ces  différentes 
épreuves  avaient  été  soutenues;  il  allait  ou  envoyait  le  P. Minis- 
tre prendre  des  informations  dans  les  hôpitaux  auprès  des  mala- 
des, auprès  des  infirmiers.  Ceux-ci  devaient  n'épargner  aux 
novices  ni  remontrances,  ni  fatigues,  ni  occupations  répugnantes. 
On  avait  aussi  coutume  de  laisser  aux  postulants  leurs  habits 
du  monde,  jusqu'à  ce  qu'ils  tombassent  en  lambeaux.  Ainsi  en 
usa-t-on  à  l'égard  de  Don  Juan  de  Mendoza,  qui  avait  été  gou- 
verneur du  château  de  Saint-Elme,  à  Naples;  d'André  Frusio  et 
d'Antoine  Araoz,  proche  parent  d'Ignace.  Tous  ces  personnages 


LIVRE  TROISIEME.   —   CHAPITRE  VII.  325 

portèrent  leur  costume  de  velours  brodé  en  or  deux  ans  entiers, 
aussi  bien  dans  les  offices  de  la  cuisine  que  dans  les  rues  de  Rome 
où  ils  allaient  mendier.  On  voulait  leur  faire  entendre  par  là 
que  ce  n'était  pas  l'habit  mais  l'esprit  de  mortification  qui  faisait 
d'eux  de  dignes  membres  de  la  Compagnie. 

Les  novices  étaient  les  premiers  à  reconnaître  tout  l'avantage 
de  ces  épreuves,  ainsi  que  l'atteste  de  lui-même  le  P.  Gonsalve 
Silveyra,  ce  glorieux  martyr  de  la  foi  au  Monomotapa.  Quelque 
grandes  que  fussent  les  épreuves  auxquelles  le  saint  Fondateur 
soumettait  tous  les  novices,  il  en  augmentait  la  sévérité  à  l'égard 
des  personnes  distinguées  dans  le  monde  par  un  rang  élevé.  Il 
éprouvait  ces  candidats  d'une  manière  toute  particulière,  car 
lorsque  les  grands  du  monde  prennent  l'esprit  propre  d'un 
Ordre  religieux,  ils  y  sont,  selon  saint  Ambroise,  ce  qu'était  à 
Jérusalem  la  belle  tour  de  David,  un  soutien  autant  qu'un  orne- 
ment, subsidio pariter  et  decori.  Au  contraire,  si  la  force  et  le  cou- 
rage leur  manquent  et  s'ils  ne  veulent  ni  retourner  en  arrière,  ni 
avancer  dans  la  vertu,  il  est  assez  ordinaire  de  les  voir  employer, 
pour  se  faire  jour,  les  armes  dont  ils  se  servaient  dans  le  monde. 
On  les  voit  alors  se  pousser  dans  les  cours,  mépriser  leurs  infé- 
rieurs, prétendre  à  plus  d'égards  que  les  autres,  remplir  avec 
mécontentement  des  emplois,  à  leur  sens,  indignes  d'eux,  se 
plaindre  sans  cesse  de  l'arbitraire  dans  le  gouvernement,  enfin 
attribuer  à  l'injustice  des  supérieurs.ce  qui  n'a  de  cause  véritable 
que  leur  propre  incapacité. 

Trop  souvent  ces  plaintes  font  une  grande  impression  sur 
ceux  qui  les  entendent  ;  car  le  monde  ne  saurait  comprendre  que 
les  richesses,  la  gloire,  la  noblesse  n'ajoutent  rien  au  mérite  d'un 
religieux.  «  Les  chevaux,  dit  saint  Ambroise,  ont  aussi  leur 
«  noblesse  s'ils  descendent  de  certaines  races  royales  ou  guer- 
«  rières  ;  mais  une  fois  dans  l'arène  où  la  rapidité  de  la  course 
«  peut  seule  remporter  le  prix,  s'ils  ont  à  peine  franchi  la  bar- 
«  rière  quand  les  autres  touchent  au  but,  à  quoi  leur  sert  alors  la 
«  noblesse  de  leur  race  et  qu'ont-ils  à  se  plaindre,  si  on  ne  leur  en 
«  tient  pas  compte  ?»  Dans  un  Ordre  donc  où  les  dignités  et  les 
emplois  ne  se  donnent  jamais  à  titre  de  récompenses,  il  serait 
aussi  inconvenant  qu'intolérable  de  fonder  des  prétentions  sur  ce 
que  le  monde  admire,  et  que  l'homme  du  cloître  doit  dédaigner. 


326  HISTOIRE   DE  SAINT  IGNACE  DE   LOYOLA. 

Un  troisième  moyen  de  conserver  et  de  faire  prospérer  la 
Compagnie  est  d'éloigner  ceux  qui  y  causeraient  du  désordre 
en  manquant  aux  observances  :  mesure  aussi  nécessaire  à  son 
existence  que  l'est  au  corps  humain  l'élimination  des  humeurs 
viciées,  dont  l'âcreté  menace  d'altérer  les  organes.  On  peut  dire 
d'un  Ordre  religieux  ce  que  saint  Augustin  dit  de  l'Église  :  «  Il  y  a 
«  dans  le  corps  de  l'Eglise  comme  de  mauvaises  humeurs. On  les 
«vomit,  et  le  corps  se  trouve  à  l'aise:  c'est  ainsi  que  l'Église  est 
«  soulagée  par  la  sortie  des  mauvais  chrétiens  ;  en  les  rejetant, 
«  elle  dit  :  ces  mauvaises  humeurs  étaient  en  moi,  mais  n'étaient 
«pas  de  moi.  Que  signifient  ces  mots  n'étaient  pas  de  moi? 
«  Ils  ne  faisaient  pas  partie  de  moi,  mais  quand  ils  étaient  dans 
«  ma  poitrine;  ils  l'oppressaient.  Ils  sont  sortis  du  sein  de  l'Eglise; 
«  soyez  sans  regrets;  ils  n'étaient  pas  des  nôtres.  »  Cette  épura- 
tion est  utile  non  seulement  à  tout  le  corps  pour  le  maintenir 
en  bonne  santé,  mais  encore  à  chacun  des  membres  pour  les 
préserver  de  la  corruption.  La  foudre,  a  dit  un  ancien,  tombe 
pour  le  malheur  d'un  petit  nombre  et  pour  la  terreur  de  beaucoup: 
Paucoï'um periculo,  multorum  metu;  ainsi  le  renvoi  des  religieux 
indignes  apprend  aux  autres  à  ne  pas  se  laisser  entraîner  à  des 
fautes  qui  les  jetteraient  hors  de  l'Ordre.  Saint  François  Xavier 
dit  avec  raison,  dans  une  de  ses  lettres  :  «  Il  est  utile  de  consi- 
«  dérer  que  nous  avons  plus  besoin  de  la  Compagnie  que  la  Com- 
«  pagnie  n'a  besoin  de  nous.  Pour  expulser  un  religieux,  il  ne  faut 
«  pas  attendre  qu'il  ait  commis  d'énormes  fautes  et  vécu  sans 
«  frein  dans  le  désordre  ;  car  ce  ne  serait  plus  alors  à  un  préser- 
«  vatif  qu'on  aurait  recours  pour  se  conserver,  mais  plutôt  à  un 
«  remède  pour  se  guérir.  »  «  A  peine  nés,  les  chiens,  dit  saint 
«  Basile,  s'élancent  pour  mordre  ceux  qui  les  provoquent,  et 
«pourtant,  ils  n'ont  point  encore  de  dents  ;  les  jeunes  veaux 
«  baissent  la  tête  comme  pour  frapper  de  leur  corne,  et  cepen- 
«  dant  leur  front  est  encore  désarmé  ;  mais  par  là,  ils  laissent 
«  voir  qu'avec  le  temps,  ils  auront  et  des  dents  et  des  cornes,  et 
«  ils  annoncent  ce  qu'ils  feront  alors.  »  «  Les  ronces,  dit  saint 
«  Augustin,  ne  piquent  pas,  tant  qu'elles  sont  à  l'état  d'herbe 
«  tendre,  mais  en  grandissant,  elles  se  couvrent  d'épines  longues 
«  et  pointues.  » 

On  ne  doit   pas   tolérer  dans  la  Compagnie  certaines  fautes 


LIVRE  TROISIEME.   —  CHAPITRE  VII.  327 

légères,  mais  qui,  pour  la  suite,  font  prévoir  aux  esprits  obser- 
vateurs des  chutes  plus  graves,  lorsque  les  coupables  incorporés 
par  la  profession  dans  l'Ordre  y  jouiront  d'une  plus  grande 
liberté.  On  causerait  un  immense  dommage  à  la  Compagnie,  si 
les  supérieurs  retenaient  dans  son  sein  des  membres  manifeste- 
ment nuisibles,  influencés,  abusés  par  une  charité  que  saint 
Ignace  appelle  imprudente^  ou  par  des  considérations  humaines. 
Aussi  notre  sage  Fondateur  disait  à  certains  religieux  qui  s'éri- 
geaient en  intercesseurs  :  «  Celui  pour  qui  vous  sollicitez  aujour- 
«  d'  hui,  si  vous  l'aviez  mieux  connu,  auriez-vous  commencé  par 
«  le  recevoir  ?  Non,  certainement.  Eh  bien  !  renvoyez-le  donc 
«maintenant,  car  l'épreuve  qui  suit  la  première  admission  n'a 
«  d'autre  but  que  de  s'assurer  si  le  religieux  convient  ou  non  à 
«la  Compagnie!  Je  vous  abandonne  l'admission,  abandonnez-moi 
«  l'expulsion.  »  Quelquefois  quand  il  reconduisait  des  visiteurs 
à  la  porte  de  la  maison,  il  leur  disait  :  «  Voici  notre  prison  :  elle 
«  nous  dispense  d'en  avoir  d'autres,  ainsi  que  d'avoir  des  gens  à 
«  y  renfermer.  » 

Les  avantages  de  la  naissance  et  de  la  science  n'avaient  non 
plus  sur  Ignace  aucune  influence:  ils  ne  le  portèrent  jamais  à 
retenir  des  sujets  qui  supportaient  difficilement  le  joug  de  la 
discipline.  Ainsi  il  délivra  sa  Compagnie  de  l'esprit  inquiet  de 
Don  Theotonio,  fils  du  duc  de  Bragance  et  neveu  d'Emmanuel, 
roi  de  Portugal.  Il  renvoya  encore  un  cousin  germain  du  duc  de 
Bivona,  parent  de  Jean  de  Vega,  vice-roi  de  Sicile,  l'ami  et  le 
bienfaiteur  du  Saint.  En  vain  Pierre  Ribadeneira  pria,  pleura, 
supplia  en  faveur  de  ce  jeune  homme  qui,  les  larmes  aux  yeux, 
offrait  de  subir  les  plus  rudes  châtiments  ;  toutes  ces  instances 
ne  purent  toucher  ce  que  Theotonio  appelait  la  miséricorde  de 
saint  Ignace. 

Outre  plusieurs  hommes  d'un  grand  savoir,  dont  je  parlerai 
bientôt,  Ignace  renvoya  encore  Christophe  Laynez,  frère-  de 
Jacques,  qui  pourtant  lui  était  bien  cher.  Comme  Christophe 
n'avait  les  moyens  ni  de  vivre  à  Rome,  ni  de  retourner  en  Espa- 
gne, le  même  Ribadeneira  supplia  Ignace  de  lui  donner  quelque 
argent.  Le  Saint  s'y  refusa  absolument,  et  ajouta  ces  propres 
paroles  :  «  Pierre,  quand  j'aurais  tout  l'or  du  monde,  je  ne  don- 
«  lierais  pas  une  obole  à  ceux  qui, par  leur  démérite.se  sont  rendus 


328  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE   LOYOLA. 

«  indignes  d'être  retenus  dans  l'Ordre.  Peuvent-ils  attendre,  en 
«le  quittant,  que  celui-ci  leur  rembourse  les  fatigues  qu'ils  y 
«  ont  endurées,  comme  s'ils  ne  les  avaient  pas  offertes  gratuite- 
«  ment  au  Seigneur,  mais  seulement  prêtées  à  la  Compagnie  ? 
«  et,  après  avoir  reçu  d'elle  chaque  jour  le  nécessaire  comme 
«  intérêt,  ne  sauraiertt-ils  encore  exiger,  à  titre  de  dette,  qu'elle 
«  leur  en  restituât  le  capital  ?  » 

Quant  aux  motifs  qui  doivent  déterminer  l'expulsion,  au  lieu 
de  commenter  la  seconde  partie  des  Constitutions,  j'essaierai 
d'indiquer  par  quelques  exemples  particuliers,  l'esprit  qui,  dès 
son  origine,  a  dirigé  la  Compagnie  et  la  marche  qu'elle  a  suivie. 
Ce  sera  la  meilleure  manière  de  mettre  en  évidence  l'un  et  l'au- 
tre. Il  me  suffira  de  faire  connaître  la  conduite  de  saint  Ignace, 
de  saint  François  Xavier  et  de  Simon  Rodriguès. 

Le  premier  exigeait  d'  abord  et  par  dessus  tout  l' innocence 
des  mœurs  ;  il  la  voulait  absolument  angélique  dans  la  Compa- 
gnie, et,  pour  qu'elle  s'y  conservât  sans  tache,  il  n'aurait  pas 
toléré  l'ombre  même  du  vice  opposé.  Nous  apprenons  de  son 
secrétaire  qu'il  renvoya  un  jeune  homme  et  huit  autres  de  ses 
compagnons  en  qui  il  avait  observé  des  fautes  légères  sur  cette 
matière,  bien  qu'ils  fussent  de  noble  race  et  versés  dans  les  lettres 
grecques  et  latines. 

La  seconde  cause  d'expulsion  était  une  inflexible  opiniâtreté. 
François  Marino,  natif  d'Andalousie,  était  un  homme  d'une 
grande  science  et  qui,  dans  le  monde,  avait  traité  des  affaires 
d'une  haute  importance.  Saint  Ignace  le  nomma  Ministre  de  la 
maison  professe  à  Rome  ;  mais  il  se  montra  si  attaché  à  ses 
propres  idées,  qu'à  peine  l'autorité  pouvait-elle  les  ébranler,  bien 
moins  encore  les  prières  ou  les  raisonnements.  Ignace  ne  jugea 
pas  propre  au  commandement  un  homme  à  qui  son  opiniâtreté 
rendait  l'obéissance  si  difficile.  Il  commença  par  le  déposer  de 
sa  charge,  puis  il  essaya  d'amollir  son  caractère  en  l'assujettissant 
aux  exercices  spirituels. On  aurait  pu  croire  d'après  ses  promesses 
et  ses  résolutions,  que  les  remèdes  avaient  été  efficaces  ;  mais 
l'esprit  véritable  des  exercices  ne  pénétra  pas  plus  profondément 
en  son  cœur  que  la  pluie  dans  le  marbre  :  l'eau  ruisselle  à  l'exté- 
rieur, mais  au  dedans  tout  est  dur  et  sec. 

Jérôme  Natal  avait  bien  jugé  Marino.  Son  opiniâtreté,  disait-il, 


LIVRE  TROISIÈME.  —  CHAPITRE  VII.  329 

ferait  perdre  aux  exercices  leur  renom,  en  n'opérant  pas  en  lui 
leur  effet  ordinaire  de  transformer  en  un  autre  homme  quiconque 
s'y  soumet.  Ignace  rétablit  néanmoins  Marino  dans  son  emploi, 
mais  il  y  montra  son  inflexibilité  première.  Averti  à  une  heure 
avancée  d'une, nouvelle  preuve  qu'il  venait  d'en  donner,  Ignace 
lui  envoya  à  l'instant  l'ordre  de  quitter  la  maison  sans  même 
attendre  jusqu'au  matin  ;  il  en  agit  ainsi  pour  l'exemple,  et  afin 
de  se  conformer  à  ce  qu'il  avait  dit  souvent,  qu'il  ne  voudrait 
pas  passer  une  nuit  sous  le  même  toit  avec  des  hommes  dont 
l'esprit  dur  et  obstiné  serait  incorrigible. 

Ce  fut  aussi  le  sort  d'un  autre  Espagnol,  également  nommé 
Marino  :  c'était  un  docteur  de  l'Université  de  Paris.et  le  premier 
qui  eut  professé  la  philosophie  au  collège  de  Rome.  Certains 
points  de  l'Institut  ne  lui  convenaient  pas,  et  il  s'en  expliquait 
fort  librement.  Saint  Ignace  le  fit  appeler;  il  essaya  de  le  rame- 
ner à  d'autres  sentiments  et  de  lui  faire  comprendre  qu'Aristote 
ne  pouvait  être  le  régulateur  de  l'Evangile,  ni  la  philosophie  le 
juge  des  choses  spirituelles  :  mais  il  le  trouva  si  ancré  dans  ses 
idées,  que  tous  les  raisonnements  du  Saint  échouèrent  contre 
son  obstination.  Il  le  renvoya  immédiatement.  Comme  la  rareté 
des  sujets  propres  à  l'enseignement  se  faisait  tellement  sentir 
alors,  que  l'on  essaya,  dans  le  cours  de  cette  année.de  dix  autres 
professeurs,  le  P.  Louis  Gonçalvès  ne  put  s'empêcher  de  se 
plaindre  à  Ignace  du  renvoi  de  Marino;  mais  celui-ci  se  contenta 
de  répondre  en  souriant  :  «  Eh  bien  !  allez  vous-même  essayer 
«  de  le  convertir  !  »  ce  qui,  dans  sa  pensée,  était  lui  proposer 
l'impossible,  parce  qu'en  effet  Marino  était  de  ceux  qui  peuvent 
rompre,  mais  ne  sauraient  plier. 

Un  scolastique  allemand  nous  fournira  un  troisième  exem- 
ple. L'esprit  de  ténèbres  lui  avait  inspiré  une  étrange  folie,  celle 
de  se  croire  exempt  de  toute  sujétion  et  de  pouvoir  gouverner 
tout  à  son  gré,  parce  que  l'esprit  de  saint  Paul  résidait  en  lui. 
Les  plus  habiles  théologiens  de  la  maison  et  Ignace  lui-même 
ne  purent  jamais  le  ramener  à  son  bon  sens, effacer  de  son  esprit 
cette  dangereuse  illusion,  et  le  porter  à  se  soumettre  à  l'obéis- 
sance. Il  fallut  bien  à  la  fin  l'expulser. 

Le  saint  Fondateur  ne  gardait  pas  davantage  les  hommes  qui 
voulaient  se  frayer  de  nouvelles  voies  de  spiritualité.  Il  y  avait 


330  HISTOIRE   DE  SAINT  IGNACE   DE  LOYOLA. 


au  Collège  Romain  un  catalan  nommé  Soldevilla,  prêtre  et  théo- 
logien. Il  inventa  une  méthode  nouvelle  déraison  mentale  pour 
se  procurer  des  ravissements  dus  en  réalité  aux  illusions  d'une 
imagination  ardente.  Il  abandonna  donc  entièrement  les  routes 
suivies  dans  laCompagnie,et,non  content  de  les  quitter  lui-même, 
il  cherchait  à  entraîner  les  autres  après  lui.  Pour  y  parvenir,  il 
mit  en  jeu  des  ressorts  secrets  et  finit  par  persuader  à  quelques 
membres  du  même  collège  de  se  réunir  la  nuit  avec  lui  dans  une 
chapelle,  où  ils  passaient  plusieurs  heures  en  longues  et  bizarres 
oraisons.  Il  s'en  suivit  pour  plusieurs  l'altération  de  leur  santé, 
et  l'un  des  plus  habiles  tomba  dans  une  maladie  de  langueur. 

Ces  conciliabules  nocturnes.grâce  à  la  surveillance  du  Recteur, 
furent  bientôt  découverts.  Se  demandant  d'où  pouvaient  bien  pro- 
venir certaines  notions  extravagantes  de  spiritualité  qu'il  remar- 
quait dans  certains  sujets,  il  les  surprit  enfin  dans  cette  réunion 
contraire  à  la  discipline.  Ignace  en  fut  instruit, et  fit  peser  toute  la 
responsabilité  de  ces  faits  étranges  sur  la  tête  de  Soldevilla.  Il  lui 
imposa  de  prendre,  dans  les  deux  réfectoires  du  collège  et  de  la 
maison  professe.de  longues  disciplines,  puis  le  renvoya  professer 
publiquement  dans  le  monde  des  leçons  de  spiritualité,  que 
dans  la  religion,  il  n'osait  enseigner  que  sous  le  voile  du  secret. 
Peu  s'en  fallut  qu'il  ne  traitât  de  même  deux  hommes  distin- 
gués, François  Onofrio  et  André  d'Oviédo,  depuis  patriarche 
d'Ethiopie.  Enivrés  des  douceurs  delà  contemplation  ,  ils  vou- 
laient bien  être  membres  de  la  Compagnie,  mais  pour  vivre  en 
solitaires.  Ils  en  écrivirent  à  saint  Ignace,  moins  pour  obtenir 
une  permission  que  pour  lui  exposer  les  motifs  de  leur  conduite. 
Toutefois,  comme  ils  étaient  des  hommes  d'une  solide  vertu, 
prêts  à  se  soumettre  à  l'obéissance  plutôt  qu'à  abandonner  la 
Compagnie,  ils  déposaient  leur  volonté  entre  ses  mains.  Ignace 
leur  adressa  de  sévères  reproches,  et  les  menaça  de  leur  infliger 
la  peine  que  méritent  ceux  dont  les  idées  nouvelles  et  bizarres 
peuvent  créer  des  divisions  dans  une  société,  c'est-à-dire  de  les 
séparer  pour  toujours  de  leurs  frères.  Il  écrivit  à  ce  sujet  au 
bienheureux  François  de  Borgia  pour  qu'il  travaillât  à  les  rame- 
ner dans  la  bonne  voie  :  mais  ils  y  rentrèrent  d'eux-mêmes  ;  il 
leur  avait  suffi  de  savoir  qu'ils  ne  pouvaient  plaire  à  Dieu  en 
déplaisant  à  ceux  qui  tenaient  sa  place  auprès  d'eux  (93). 


LIVRE  TROISIÈME.   —  CHAPITRE  VII.  331 

Ignace  tolérait  bien  moins  encore  les  défauts  qui  pouvaient 
devenir  pour  ses  enfants  des  causes  de  dangers  ou  de  fâcheux- 
exemples.  Un  jour  le  P.  Natal  se  mit  à  prêcher  hautement  au 
milieu  des  rues  de  Rome,  autant  peut-être  pour  sa  mortification 
personnelle  que  pour  le  bien  de  ses  auditeurs.  Une  action  si 
sainte  parut  déplacée  à  François  Zapata,  noble  espagnol,  qui  la 
condamna  comme  indigne  d'un  homme  d'honneur  ;  il  se  permit 
même  d'en  railler  le  P.  Natal  qu'il  appelait  le  prédicateur  char- 
latan. Il  était  minuit  quand  Ignace  en  fut  informé.  Sans  consulter 
personne,  il  décida  son  expulsion,  lui  ordonna  de  se  lever,  de 
reprendre  ses  habits  séculiers,  et,  à  la  pointe  du  jour,  de  quitter 
la  maison.  Cette  conduite  fit  naître  le  repentir  dans  le  cœur  du 
coupable,  qui  reconnut  son  erreur  ;  mais  le  saint  Fondateur 
résista  à  toutes  les  instances,  et  ne  voulut  jamais  consentir  à 
le  garder  parmi  ses  enfants.  N'ayant  aucun  espoir  de  rentrer 
dans  la  Compagnie,  Zapata  prit  l'habit  de  saint  François,  vécut 
dans  son  Ordre  en  grande  réputation  de  science  et  de  vertu,  et, 
sous  un  habit  différent,  conserva  toujours  pour  Ignace  et  son 
Institut  le  respect  et  l'affection  d'un  fils. 

Je  citerai  pour  dernier  exemple  les  folies  et  le  châtiment  d'un 
prêtre  nommé  Guillaume  Postel  de  Barenton,  en  Normandie. 
Postel  était  déjà  célèbre  par  une  connaissance  approfondie  des 
mathématiques,  de  la  philosophie,  de  la  théologie  et  de  la 
médecine.  Il  savait  de  plus  si  parfaitement  le  grec,  le  latin, 
l'hébreu,  le  syriaque,  le  chaldéen  et  d'autres  langues,  dont  il 
publia  même  les  grammaires,  qu'il  se  vantait  de  pouvoir  aller 
de  France  en  Chine  sans  avoir  nulle  part  besoin  d'interprète. 
On  assure  qu'il  avait  parcouru  le  monde  entier  pour  observer 
les  mœurs,  les  formes  de  gouvernement,  les  rites  des  diverses 
religions  des  différents  peuples. Il  était  fort  aimé  de  François  Ier, 
roi  de  France,  de  Marguerite  de  Valois,  reine  de  Navarre,  et 
de  beaucoup  de  cardinaux.  A  Paris,  où  il  avait  enseigné,  pendant 
quelque  temps,  il  était  regardé  comme  un  prodige  de  science  et 
de  mémoire. 

Cet  homme,  embrasé  du  désir  de  servir  Dieu  dans  la  Compa- 
gnie, s'y  engagea  par  un  vœu,  et,  un  jour  qu'il  visitait  les  sept 
églises  de  Rome,  il  déposa  son  vœu  sur  le  maître-autel  de  cha- 
cune ;  il  y  exprimait  spécialement  la  résolution  de  soumettre  sa 


332  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE   LOYOLA. 

conduite  particulière  aux  ordres  de  saint  Ignace  ou  de  tel  supé- 
rieur qui  remplirait  à  son  égard  la  place  de  Dieu. 

Il  se  présenta  donc,  fut  admis,  et  commença  par  s'appliquer 
aux  choses  de  Dieu,  de  manière  à  faire  concevoir  les  plus  belles 
espérances.  Mais  tout  à  coup  il  s'érigea  en  prophète,  à  l'aide 
des  mystères  cabalistiques,  des  chimères  des  rabbins  et  de  la 
science  des  astrologues.  Il  s'y  attacha  si  fermement  qu'Ignace 
employa  sans  succès  Laynez,  Salmeron  et  quelques  autres 
hommes  graves  et  savants  pour  lui  démontrer  la  puérilité  de  cet 
art  ;  on  ne  put  jamais  le  convaincre  ni  l'amener  à  résipiscence. 

Cependant,  loin  de  confirmer  les  prédictions  de  Postel,  les 
événements  les  démentaient,  et  par  conséquent  en  prouvaient 
évidemment  la  fausseté.  Il  serait  trop  long  de  rapporter  ici  tous 
les  moyens  que  saint  Ignace  employa,  mais  en  vain,  pour  guérir 
cet  homme  d'une  si  dangereuse  folie.  Forcé  alors  d'appliquer  à 
ce  mal  étrange  un  remède  inusité,  le  Saint  le  remit  entre  les 
mains  d'un  vicaire  du  Saint-Siège,homme  d'une  grande  sagesse, 
espérant  que  sa  douceur,  son  autoritéjointes  aux  raisonnements 
des  plus  habiles  gens  de  Rome,  parviendraient  à  le  tirer  d'erreur. 
Dans  le  cas  contraire,  il  était  décidé  à  ne  pas  lui  laisser  remettre 
les  pieds  dans  notre  maison.  Le  vicaire  du  Saint-Siège  réussit 
complètement  dans  cette  cure,  tant  par  ses  propres  raisonne- 
ments que  par  les  railleries  d'hommes  avisés,  qui  convainquirent 
enfin  l'halluciné  d'erreurs  manifestes.  Postel  écrivit  donc  de  sa 
main  une  rétractation,  désavoua  toutes  ses  prédictions, et  promit 
de  n'employer  désormais  ni  sa  plume,  ni  son  esprit  à  de  si  dan- 
gereuses occupations. 

Le  vicaire  du  Saint-Siège  le  renvoya  à  Ignace  avec  cette 
rétractation  et  cette  promesse,  suppliant  le  Saint  de  le  recevoir, 
et  assurant  qu'il  retrouverait  en  lui  un  homme  nouveau.  Ignace 
accueillit  Postel  avec  bonté;  mais,  autant  par  prudence  que  par 
charité,  il  ne  lui  laissa  d'autre  livre  entre  les  mains  que  la  somme 
de  saint  Thomas,  l'occupa  dans  la  maison  à  des  exercices  manuels, 
et  pendant  quelque  temps  ne  lui  permit  pas  de  célébrer  les  saints 
mystères. 

Guillaume  Postel  se  soumit  à  tout  de  bon  cœur  ;  mais  l'ange 
des  ténèbres  n'avait  donné  cette  trêve  à  sa  coupable  curiosité, 
que  pour  le  ramener  d'une  manière  plus  coupable  à  ses  premières 


LIVRE  TROISIÈME.   —  CHAPITRE  VII.  333 

suggestions.  Le  dernier  espoir  était  déçu;  car  Ignace,  qui  obser- 
vait scrupuleusement  Postel,  ne  le  vit  pas  plus  tôt  reprendre  son 
ancienne  voie,  qu'il  se  décida  à  l'expulser  de  la  maison.  Il  défendit 
même  à  tous  non  seulement  de  lui  parler,  mais  encore  de  le 
saluer  s'ils  le  rencontraient,  tant  il  craignait  pour  ses  enfants  de 
si  dangereuses  erreurs  ! 

Après  cette  rechute,  un  cardinal  s'entremit  encore  pour  obte- 
nir son  pardon,  mais  rien  ne  put  faire  fléchir  Ignace  et  l'engager 
à  garder  le  coupable.  Celui-ci,  une  fois  sorti  de  la  maison,  fut 
reçu  chez  ce  cardinal  et  lui  fit  un  grand  nombre  de  prédictions 
extraordinaires;  puis  il  se  mit  à  parcourir  le  pays  en  prêchant. 
Bientôt  après,  abandonné  de  l'esprit  de  Dieu,  il  tomba  dans  de 
graves  erreurs,  finit  par  enseigner  de  manifestes  hérésies,  et  se 
réfugia  précipitamment  à  Venise.  Là,  il  se  lia  d'une  étroite  ami- 
tié avec  une  femme,  et,  enchérissant  toujours  sur  ses  prophéties, 
aveuglé  par  le  démon  tandis  qu'il  se  croyait  éclairé  de  Dieu,  il 
en  vint  à  annoncer  qu'elle  serait  la  rédemptrice  des  femmes 
comme  le  Christ  le  rédempteur  des  hommes,  lors  d'un  second 
avènement  du  Messie  qu'il  prédisait.  Mais  au  plus  fort  de  ses 
folles  imaginations,  il  fut  chargé  de  fers  et  envoyé  de  Venise  à 
Rome,  où  il  languit  assez  longtemps  en  prison. 

Postel  vit  enfin  où  son  orgueil  l'avait  conduit.  Redoutant  un 
châtiment  sévère,  il  voulut  s'y  soustraire  par  la  fuite  ;  il  s'élança 
donc  par  une  fenêtre  de  sa  prison,  tomba  lourdement  à  terre, 
se  meurtrit  tout  le  corps  et  se  rompit  un  bras.  Ses  cris  le  firent 
découvrir;  on  le  renferma  de  nouveau,  et  une  captivité  de  plu- 
sieurs années  lui  apprit  à  reconnaître  la  vanité  d'un  art  qui  ne  lui 
avait  pas  servi  à  prévoir  d'aussi  graves  événements.  Après 
avoir  subi  sa  peine,  ou  suivant  d'autres,  après  avoir  réussi  à 
s'évader,  il  se  retira  à  Bâle,  puis  revint  en  France,  où  il  enseigna 
ses  extravagantes  erreurs.  Il  vécut  près  de  cent  ans,  et  l'on 
assure  qu'il  finit  par  se  convertir  et  par  désavouer  ses  fausses 
doctrines  (94). 

Le  petit  nombre  d'exemples  cités  ne  doit  pas  faire  croire  que 
saint  Ignace  hésitât  jamais  à  expulser  les  sujets  simplement  sus- 
pects. En  un  jour  de  Pentecôte,  il  en  renvoya  douze  à  la  fois  du 
Collège  Romain,  et  jamais  on  ne  lui  vit  un  visage  plus  serein 
que  ce  jour-là. 


334  HISTOIRE    DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 


Il  pensait  absolument  comme,  saint  François  de  Borgia.  Ce 
dernier  avait  coutume  de  dire,  en  parlant  des  sujets  de  la  Com- 
pagnie, que  trois  choses  lui  plaisaient  singulièrement, leur  entrée, 
leur  mort  et  leur  renvoi. 

Ignace  exigeait  que  son  exemple  fût  suivi  dans  la  pratique 
par  les  divers  supérieurs.  Ayant  appris  qu'en  Portugal  la  subor- 
dination n'était  pas  toujours  exacte;  il  reprit  sévèrement  le  Pro- 
vincial d'avoir  par  une  charité  hors  de  saison  toléré  si  longtemps 
cet  abus  et  lui  envoya  l'ordre  formel,  en  vertu  de  l'obéissance, 
de  renvoyer  irrévocablement,  quel  que  fût  leur  rang,  tous  ceux 
qui  montreraient  un  esprit  inquiet  ou  insubordonné  (95). 

D'après  cet  ordre,  le  P.  Léonard  Kessel,  recteur  de  Cologne, 
sur  quinze  sujets  en  renvoya  plus  de  la  moitié  ;  mais  bientôt  il 
se  reprocha  d'avoir  agi  avec  trop  de  rigueur,  et  écrivit  à  Ignace 
pour  l'instruire  de  ce  qu'il  avait  fait,  se  soumettant  au  châtiment 
et  implorant  son  pardon.  Bien  loin  de  là,  le  Saint  lui  adressa 
des  éloges  et  des  bénédictions,  et  lui  ordonna  de  suivre  la  même 
ligne  de  conduite  à  l'égard  des  sujets  qu'il  avait  gardés,  s'ils  res- 
semblaient aux  autres  ("6).  Un  jour  saint  Ignace  lui-même  en 
renvoya  dix  et  l'un  d'eux  en  particulier  pour  avoir,  en  plaisantant 
au  delà  de  toute  convenance  religieuse,  donné  une  taloche  à  un 
autre. 

Aujourd'hui  que  la  Compagnie  est  bien  autrement  nombreu- 
se, si  on  voyait  exclure  en  un  seul  jour  cinq  ou  six  de  ses  mem- 
bres, le  monde  s'écrierait  que  nous  abusons  de  nos  privilèges, 
qu'il  faut  y  mettre  ordre.  On  nous  obligerait  à  ne  renvoyer  per- 
sonne, sans  procès  et  sans  jugement.  Je  dois  pourtant  faire 
observer  qu'ordinairement  l'exclusion  n'a  lieu  qu'après  consulta- 
tion non  seulement  des  supérieurs  particuliers,  mais  encore  du 
Général  et  des  assistants.  Si  l'on  doit  ne  point  laisser  perdre 
mais  conserver  plutôt  avec  zèle  quelque  chose  dans  la  Compa- 
gnie, c'est  par  dessus  tout  l'esprit  primitif.  Or,  à  cette  fin,  il  con- 
vient de  couper  résolument  les  parties  gangrenées,  afin  que  leur 
contact  ne  contamine  ni  ne  corrompe  les  autres.  «  Combien  il  est 
«  plus  avantageux,  écrit  saint  Ignace  à  un  Provincial,  deretran- 
«  cher  du  corps  de  la  Compagnie  un  membre  pourri  et  infect,  et 
«  d'assurer  ainsi  la  santé  des  autres  !  Je  vous  ai  déjà  écrit  que 
«j'avais  appris,  avec  une  grande  satisfaction,  que  le  P.Léonard, 


LIVRE  TROISIEME.   —  CHAPITRE  VII.  335 


«  à  Cologne,  en  avait  chassé  neuf  ou  dix  à  la  fois  qui  le  méri- 
«  taient,  et  peu  après  tout  autant,  et  que  j'avais  approuvé  sa 
«  conduite.  Si  on  avait  pris  à  temps,  le  fer  pour  en  retrancher 
«  un  ou  deux,  on  eût,  par  le  coup  porté  à  quelques-uns,  pourvu 
«  au  salut  d'un  grand  nombre  (97).  » 

Je  ne  sais  si  je  dois  m'excuser'  d'avoir  jusqu'  ici  représenté 
notre  saint  Fondateur  sous  des  traits  aussi  rigides  :  toutefois  ces 
mêmes  traits  se  retrouvent  encore  dans  les  récits  qui  me  restent 
à  faire  des  sévères  châtiments  dont  il  punissait  les  fautes  même 
légères.  D'ailleurs,  écrire  la  vie  des  hommes  dignes  de  passer  à 
la  postérité,  n'est-ce  pas  essayer  d'en  offrir,  d'après  leurs  actions, 
un  portrait  aussi  ressemblant  que  possible  ?  Puis,  après  tout, qui 
présumerait  assez  de  soi-même  pour  juger  et  pour  condamner, 
dans  Ignace,  cet  esprit  que  Dieu  lui  avait  sans  doute  communi- 
qué, aussi  bien  qu'aux  Fondateurs  des  autres  Ordres  religieux? 
esprit  le  plus  propre  au  gouvernement  de  ces  Instituts,  esprit 
de  sagesse  qui  donnait  des  modèles  à  imiter  dans  la  longue  série 
des  siècles  futurs. 

Cependant,  si  pour  croire  à  l'authenticité  de  ces  faits,  on  me 
demandait  mes  preuves  et  mes  sources,  je  répondrai  que  je  les 
tiens  de  témoins  oculaires,  dont  plus  d'un  parmi  eux  a  concouru 
à  leur  exécution. C'est  d'abord  le  P.  Polanco,  secrétaire  d'Ignace 
et  premier  historien  de  la  Compagnie,  qui  nous  a  transmis  le 
trésor  de  tous  les  anciens  mémoires  dans  trois  gros  volumes  ; 
puis  le  P.Gonçalvès  qui,  jour  par  jour,  prenait  note  des  paroles  et 
des  actions  de  saint  Ignace,  sous  les  yeux  duquel  il  remplissait 
l'office  de  ministre  ;  le  P.  Pierre  Ribadeneira,  qui  rédigea  un 
ouvrage  contenant  entr'autres  choses  l'histoire  des  tristes  chutes 
et  de  l'expulsion  de  plusieurs  :  juste  prévoyance  pour  l'avenir 
qui  détermina  tant  d'hommes' sagçs  à  consigner  dans  leurs  écrits 
des  faits  importants  quoique  non  destinés  à  la  publicité  ;  car, 
plus  tard,  si  on  avait  ignoré  la  conduite  du  saint  Fondateur,  on 
aurait  pu  regarder  comme  usurpé  ce  droit  d'expulsion  dont  on 
use  aujourd'hui  avec  une  modération  qu'on  ne  peut  méconnaître, 
si  on  se  reporte  aux  usages  primitifs. 

D'ailleurs,  j'aurai  encore,  dans  le  livre  suivant,  à  faire  con- 
naître la  grande  prudence  d'Ignace,  sa  tendresse  plus  que  pater- 
nelle pour  des  sujets  encore  bien  imparfaits,  l'admirable  industrie 


336  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

de  sa  charité,  pour  les  amener  à  persévérer  dans  le  service  de 
Uieu.  On  devra  en  conclure  que  les  rigueurs  prudemment  exer- 
cées par  lui  dans  quelques  occasions,  ne  lui  étaient  point  dictées 
par  une  dureté  naturelle,  mais  par  la  fermeté  d'un  esprit  sage. 
C'est  cette  sagesse  qui  lui  inspirait  envers  tels  individus,  placés 
dans  telles  circonstances,  une  conduite  destinée  à  servir  un  jour 
d'exemple.  On  voit  donc  par  là  combien  on  s'égarerait  en  ne 
voulant  l'imiter  que  sur  un  point,  et  en  agissant  avec  une  conti- 
nuelle rigueur.  Ces  explications  données,  nous  pouvons  en  toute 
sûreté  faire  connaître  sur  ce  même  point  les  sentiments  de  saint 
François  Xavier. 


Livre  I. 

1.  (Page  i.)  —  D.  Manuel  de  Azcarraga  y  Regil,  qui  publia,  en  1885,  à  Bilbao, 
une  histoire  de  la  Biscaye,  donne  les  détails  suivants  sur  la  mère  de  saint  Igna- 
ce. «  Il  n'est  pas  possible  de  refuser  à  la  Biscaye  la  gloire  d'être  la  patrie  de  la 
«  mère  de  saint  Ignace.  Elle  était  de  l'illustre  maison  de  Licona,  de  la  noble  ville 
«  d'Ondarroa...  Elle  s'appelait  Dona  Marina  Saenz  (Saez,  Sanchez)  Licona  y 
«  Balda.  Son  père  était  le  célèbre  jurisconsulte  et  conseiller  de  Castille,  Don 
«  Martin  Garcia  de  Licona,  né  à  Ondarroa;  sa  mère  Dona  Marquesa  de  Balda, 
«delà  famille  de  Balda,  d'Azcoïtia...  L'héritier  de  cette  noble  maison  est 
«  aujourd'hui  (1885)  D.  Fausto  Corral  y  Eguia.  Il  possède  plusieurs  documents 
«  qui  prouvent  ce  que  nous  venons  de  dire;  entre  autres  le  contrat  de  mariage 
«  de  Dona  Marina  Saenz  de  Licona  y  Balda  et  de  Bertrand  Yanez  de  Loyola  y 
«  Onaz,  seigneur  de  Loyola.  Ce  mariage  se  célébra  le  13  juillet  1467,  à  Miranda 
—  Iraurgui  —  Azcoïtia,  et  fut  signé  par  Pierre  Sanchez  de  Acharan  et  Gonsalve 
«  Martinez  de  Vizcaïgui,  notaires  d'Azcoïtia. Don  Juan  Perezde  Loyola,  seigneur 
«  de  Loyola,  Dona  Sancha  de  Izaeta,  parents  de  Bertrand  y  assistèrent,ainsi  que 
«  Don  Martin  Garcia  de  Licona,  père  de  la  fiancée.  D'après  ce  contrat  la  dot  de 
«  Dona  Marina  fut  de  1500  florins  d'or  du  coin  d1  Aragon  (7,500;  cf.  Cantoz  Be- 
«  nitez,  Escrutinio  de  monedas  de  oro  antignas.  Madrid.  1763).»  Cf.  Historia  de 
Vizcaya,  gênerai  de  todo  el  Seùorio,  y  particular  de  cada  una  de  sus  anteiglesias, 

•  villas,  ciudad. . .  por  D.  Juan  Ranwn  de  Iturriza  y  Zabala,  y  ampliada  hasta 
nuestros  dias  por  D.  Manuel  de  Azcarraga  y  Regil.  Bilbao,  1885,  pag.  871-872. 
D'après  le  P.  Ribadeneira,  Don  Bertrand  et  Doua  Marina  eurent  treize  en- 
fants, cinq  filles  et  huit  garçons. (Tuvieron  estos  cavalleros  cinco  hijasy  echohijos; 
de  los  quales  el  postrero  de  todos,  conw  otro  David,  fue  nostro  Inigo.)  Ignace  fut  le 
dernier  de  tous  ou  du  moins  le  dernier  des  huit  garçons,  car  le  texte  du  P.  Ri- 
badeneira comme  celui  du  P.  Maffei  donne  lieu  à  une  zmbiguhé.f  Quinquejîlias, 
filios  octo;  quorum  minimus  natufuit  Ignalius.JLe  P.Bartoli  ne  parle  que  de  onze 
enfants,  trois  filles  et  huit  garçons.  Henao  nomme  six  frères  d'Ignace  et  trois 
sœurs;  d'autres  comptent  quatre  et  même  cinq  sœurs.  Cf.  Acta  Saiictorum,  Jul., 
tom.  vu,  pag.  422,  n.  15;  Arbre  généalogique  dans  l'Appendice. 

2.  (Page  1.)  —  Ignace  porta  dans  sa  jeunesse  le  nom  à' Inigo,  en  latin  E?ieco, 
Enneco,  mot  d'origine  cantabre  dont  le  suffixe  co  signifie  mon.  Plus  tard  Ignace 
fut  exclusivement  désigné  par  le  nom  d'Ignacio,  en  latin  Ignatius.  Les  Bollan- 
distes  ne  veulent  pas  pour  Ignace  du  nom  d'Eneco  dont  ils  font  à  tort  un  nom 
d'origine  gothique;  ils  prétendent  que  son  nom  patronymique  Inigo  ou  Ignacio 
désignait  un  seul  et  même  saint,  S.  Ignace  d'Antioche,  et  non  S.  Eneco  ou  Enneco, 
Abbé  d'Ona.  «  Nomen  Eimeconis  in  Sancto  nostro  expungo,  donec  probetur  suffi- 
«  dénier:  Ignatii,  Inigi  vel  Ynigi  admitto.  »  Le  Saint  a  signé  toutes  ses  lettres 
écrites  en  latin  ou  en  italian  du  nom  d' Ignatius.  Jusqu'en   1546,  les  lettres  en 


Histoire  de  S.  Ignace  de  Loyola. 


338  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 


espagnol  portent  la  signature  Ynigo;  à  partir  de  1546,  la  plus  grande  partie  des 
lettres  sont  signées  Ignatio.  Plusieurs  historiens  prétendent  avec  Nieremberg, 
Carnoli,  Garcia,  que  saint  Ignace  fit  connaître  le  nom  qu'on  devait  lui  donner 
au  baptême,  et  aussi  que  sa  mère  se  fit  transporter  dans  une  étable  pour  le  mettre 
au  monde,  mais  ces  deux  affirmations  sont  sans  preuves  suffisantes,  Cf.  Acia 
Sanctorum,  Jul.,  tom.  vu,  pag.  420,  n°  1-16;  Menchaca,  pnef.  pag.  xn-xvn. 

Dans  le  Boletin  de  la  real  Academia  de  la  historia  de  Madrid  (tom.  xvn, 
p.  517),  le  P.  F.  Fita  se  demande  si  saint  Ignace  ne  serait  pas  né  le  25  décem- 
bre 1492,  ou  dans  la  nuit  du  24  au  25  décembre  1491-1492;  à  cette  époque 
l'année  commençant  à  Noël.  Il  est  certain,  d'après  le  récit  qu'il  fit  de  sa  vie  au 
P.  Gonçalvès  et  d'après  l'histoire  du  collège  d'Arévalo  par  le  P.  Lariz,  qu'Ignace 
avait  28  ans,  à  la  mort  de  Don  Juan  Velâzquez,  c.-à-d.,  au  mois  d'août  15 17. 
11  était  donc  né  vers  la  fin  de  1491.  D'autre  part  Sandoval,  dans  son  Histoire  de 
Charles  F  (part.  11,  1.  24,  c.  25.  Valladolid,  1606.)  dit  que  saint  Ignace  naquit 
en  1492.  L'édition  du  même  ouvrage,  en  1614,  maintient  cette  même  date  de 
1492;  or,  à  cette  époque,  Sandoval,  évêque  de  Pampelune,  avait  à  sa  disposition 
tous  les  documents,  ceux  d'Azpeitia  par  exemple,  et  ceux  du  procès  de  Béatifi- 
cation instruit  par  son  prédécesseur  immédiat,  Antonio  Venegas  y  Figueroa. 
Sandoval  connaissait  d'ailleurs  la  vie  écrite  par  Ribadeneira  et  il  s'en  servit  beau- 
coup. Si  donc  il  maintient  la  date  de  1492,  alors  que  le  P.  Ribadeneira  donne 
celle  de  1491,  c'est  qu'il  avait  des  raisons,  peut-être  même  l'acte  de  Baptême. 
La  date  du  25  décembre  expliquerait  bien  les  deux  versions  de  Sandoval  et  de 
Ribadeneira.  Ignace  serait  né  au  moment  où  finissait  l'année  149 1  et  où  com- 
mençait l'année  1492,  peut-être  même  dans  la  nuit  de  Noël.  Cette  date  expli- 
querait encore  pourquoi  saint  Ignace,  ordonné  prêtre  à  Venise  avec  ses  compa- 
gnons, attendit  le  25  décembre  1538,  le  jour  de  Noël,  pour  dire  sa  première 
messe  à  Sainte-Marie-Majeure,  à  l'autel  de  la  crèche.  Enfin  on  comprendrait 
l'origine  de  la  légende  citée  par  Alcazar  et  par  Garcia.  On  raconte  que,  par 
dévotion  pour  le  mystère  de  la  naissance  du  Sauveur,  la  mère  d'Ignace,  se 
sentant  prise  par  les  douleurs  de  l'enfantement,  se  fit  transporter  dans  une  étable 
où  elle  mit  au  monde  saint  Ignace.  Cette  tradition  semble  assez  fondée,  dit  le 
P.  Garcia,  puisque  en  1609,  une  vie  de  saint  Ignace  en  images  ayant  paru  à 
Rome  avec  la  permission  des  supérieurs  de  la  Compagnie,  la  première  gravure 
(pag.  516)  portait  ces  mots:  Mater  Ignatium  paritura,  pro  sua  in  Natalem 
Domini pietate  deferri  se  jubet  i?i  stabulum  ;  eumque  post  septem  filios  postremum 
in  stabulo  parit,  anno  salutis  1491. 

3.  (Page  2.)  —  Un  document  inédit  que  le  P.  F.  Fita  publie  dans  le  Boletin 
de  la  real  Academia  de  la  historia  (tom.  xvn,  pag.  497),  vient  confirmer  et  éclaircir 
une  tradition  signalée  par  le  P.  Garcia  (1.  1.  c.  1)  et  que  le  P.  Sacchini  ne  jugeait 
pas  improbable  (Hist.  Soc,  p.  v,  tom.  1,  lib.  vin,  n.  116).  Une  histoire  manus- 
crite du  collège  d'Arévalo,  dans  le  diocèse  d'Avila,  parle  du  séjour  de  saint 
Ignace  dans  cette  ville.  Le  collège  fut  fondé  en  1580,  et  son  histoire  fut  écrite 
dix-neuf  ans  plus  tard.  On  y  lit  :  «  Pour  la  consolation  des  Pères  du  collège,  il 
«  convient  de  rappeler  que  notre  saint  Fondateur  passa  quelques  années  à  Aré- 
«  valo.  Le  chevalier  Juan  Velâzquez,  président  de  la  cour  des  comptes  (Contador 
«  major)  des  rois  catholiques,  fondateur  du  monastère  de  l'Incarnation  de  cette 


NOTES.  —  LIVRE  PREMIER.  339 

«  ville,  personnage  important  et  ami  de  Bertrand  Yanez  de  Onaz  y  Loyola,  père 
«  de  saint  Ignace,  lui  fit  demander  un  de  ses  enfants  qu'il  voulait,  disait-il,  éle- 
«  ver  avec  soin  dans  sa  propre  demeure.  Inigo,  le  plus  jeune,  lui  fut  confié  et 
«  vécut  longtemps  dans  sa  famille,  tantôt  à  la  cour,  tantôt  à  Arévalo.  Juan  Velâz- 
«  quez  mourut  sans  l'avoir  établi  comme  il  le  désirait.  Sa  noble  veuve,  en  exé- 
«  cution  du  testament  de  son  mari,  donna  500  écus  et  une  paire  de  chevaux  à 
«  Inigo  de  Loyola,  qui  se  rendit  chez  le  Duc  de  Najera  et  de  là  au  château  de 
«  Pampelune.  Le  P.  Antoine  Lariz  tenait  tous  ces  détails  d'Alphonse  de  Mon- 
«  talvo,  témoin  oculaire.  Alphonse  de  Montalvo  était  page  de  Don  Juan  Velâz- 
«  quez  pendant  qu'Ignace  vivait  dans  cette  maison.  Il  était  très  lié  avec  le  fils 
«  de  Bertrand  de  Loyola  et  il  alla  le  visiter  à  Pampelune,  à  l'époque  où  il  fut 
«  blessé.  Ce  qu'il  raconta  au  P.  Lariz,  il  le  dit  à  d'autres  personnes.  Le  P.  Al- 
«  phonse  Esteban  connut  ces  mêmes  détails  par  Dona  Catherine  de  Vêlas,  fille 
«de  Don  Juan,  à  qui  saint  Ignace,  devenu  général  et  fondateur  de  la.Compa- 
«gnie,  écrivait.  »  Le  P.  Fita  fait  remarquer  que  Juan  Velâzquez  devait,  à  raison 
de  sa  charge,  se  trouver  plus  souvent  à  la  cour  qu'à  Arévalo  et  que,  par  suite, 
saint  Ignace  dut  passer  peu  de  temps  dans  cette  dernière  ville.  Ainsi  s'explique 
que  les  vies  du  Saint  parlent  peu  ou  point  du  tout  de  ce  séjour  à  Arévalo  et  ne 
mentionnent  que  celui  qu'il  fit  à  la  cour  du  roi  de  Castille. 

4.  (Page  2.)  —  Un  «  homme  incapable  de  réussir  dans  le  monde,  disait  notre 
«  Père,  l'est,  tout  autant,  pour  réussir  dans  la  Compagnie. Celui,  au  contraire,  qui 
«  a  les  qualités  requises  pour  s'avancer  dans  le  monde,  est  un  excellent  sujet 
«pour  la  Compagnie.  Aussi  admettait-il  plus  volontiers  un  homme  actif  etindus- 
«  trieux,  pourvu  qu'il  le  sût  disposé  à  bien  user  de  ses  talents,  qu'un  homme 
«  paisible  et  sans  vigueur.  »  Ribadeneira ,  Tratado  del  modo  de  gobierno, 
cap.,  n.  3. 

5.  (Page  2.) — Les  Protestants,  observe  Hoeninghaus,  reconnurent  cette  mis- 
sion dans  les  Jésuites  et  les  détestèrent  comme  leurs  adversaires  les  plus  dange- 
reux. Même  de  nos  jours,  ils  sont  animés  contre  la  Compagnie  de  Jésus  d'une 
haine  de  secte.  «  Pour  notre  part,  nous  ne  voulons  nier  ni  les  mérites  de  l'Ordre, 
«  ni  les  hommes  pieux  et  savants  qu'il  a  produits;  mais  comme  l'organisation  de 
«  cette  Compagnie  a  pour  but  une  guerre  systématique  contre  le  Protestantisme, 
«  nous  regrettons  véritablement  de  ne  pouvoir  ni  l'aimer,  ni  la  louer,  et  de  trou- 
«  ver  justes  les  moyens  de  répression  employés  pour  en  amener  la  chute,  alors 
«  même  que  ceux  qui  triomphèrent  valussent  infiniment  moins  que  les  martyrs 
«  qui  succombèrent  sous  leurs  coups.  »  Meyer,  Krit.  Kdnze,  pag.  197-  —  «  Sans 
«  l'Ordre  des  Jésuites,  la  Réforme  aurait  étendu  bien  davantage  ses  conquêtes.  » 
Henke,  Allgem.  Geschichte der  Christl.  Kirche,  3e  édit.,  t.  iv,  p.  85,  —  «  Après 
«  la  dissolution  de  l'Ordre,  les  hommes  sages  virent  bientôt  qu'un  rempart  com- 
«  mun  venait  de  s'écrouler.  »  Joh.  Miiller,  Allgmen.  Gesck.,  tom.  23,  chap.  9.  — 
«  L'esprit  du  siècle,  ayant  résolu  l'extermination  du  christianisme,  dirigea  sa 
«  première  opération  contre  les  Jésuites: A  bas  les  Jésuites!  et  puis,  à  bas  Jésus!  » 
Kern,  Widerlegimg  der  Langischen  Behauptung  einer  gesetzl.  Siind-Anbefehlung 
unter  den  Jesuiten^  1824. 

6.  (Page  3.) —  Suivant  les  conseils  du  luthérien  Melchior  Woluiar,  son  profes- 
seur et  son  ami,  Jean  Calvin  avait  quitté  Bourges,  en  1532,   et  était  revenu  à 


340  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

Paris  pour  se  livrer  à  l'étude  de  la  théologie  et  se  consacrer  désormais  à  la  car- 
rière ecclésiastique.  Tandis  qu'Ignace  groupait  autour  de  lui  des  compagnons 
qui  devaient,  comme  François  Xavier,  Le  Fèvre,  Laynez,  travailler  glorieuse- 
ment, avec  lui,  à  la  défense  et  à  l'extension  de  la  foi,  Calvin,  animé  d'un  tout 
autre  zèle,  réunissait,  tous  les  soirs,  dans  la  boutique  du  marchand  Etienne  de 
la  Forge,  les  religionnaires  de  son  âge  et  de  son  tempérament,  et  leur  débitait 
de  violentes  harangues  contre  le  catholicisme.  Le  15  août  1534,  Ignace  s'enga- 
geait par  vœu,  avec  ses  compagnons,  dans  la  chapelle  de  Montmartre,  à  obéir 
au  Pape  en  tout  ce  qu'il  demanderait  d'eux  pour  le  bien  de  l'Église. Cette  même 
année,  auteur  principal  ou  inspirateur  d'un  discours  hérétique  prononcé  devant 
la  Sorbonne  le  jour  de  la  Toussaint,  par  le  Recteur  Nicolas  Cop,  Calvin  sautait 
par  une  fenêtre  du  collège  de  Fortet,  pour  échapper  aux  archers  conduits  par 
Jean  Maurin.  Ignace  quittait  Paris  pour  se  rendre,  par  l'Espagne  et  Venise,  à 
Rome,  et  renouveler,  avec  ses  compagnons,  ses  engagements  de  fidélité  aux 
pieds  du  Souverain-Pontife.  Calvin,  au  contraire,  après  un  court  séjour  à 
Noyon  et  à  Limoges,  se  réfugiait  à  la  petite  cour  de  Nérac,  pour  poursuivie 
sans  danger,  sous  les  auspices  de  la  Reine  de  Navarre,  son  œuvre  de  sectaire 
froid  et  rusé. 

7.  (Page  4.)  —  Cf.Thom.  Boz,  De  sign.  Eccl.,  sign.  20. —  Les  historiens  protes- 
tants modernes  émettent  le  même  avis.  «  L'ordre  des  Jésuites  a  sans  contredit 
«  le  plus  contribué  à  ce  que  les  pays  qui  n'avaient  pas  encore  embrassé  le 
«  Protestantisme  fussent  conservés  à  l'Église  romaine...  Par  leurs  apôtres  et  leurs 
«  martyrs,  ils  conquirent  à  l'Église  catholique,  au  delà  des  mers,  plus  de  parti- 
«  sans  qu'elle  n'en  avait  perdus  en  deçà.  »  Menzel,  Neuere  Geschichie  der  Deut- 
sche//,t.  ix,  p.  37-61.  —  «  Quand  il  s'est  agi  de  propager  le  Christianisme  dans  les 
«  diverses  parties  du  monde,  les  Jésuites  ont  toujours  montré  le  plus  d'activité 
«  et  obtenu  les  plus  beaux  résultats.  »  G.  Ph.  Schuppius,  Handbuch  der  neuem 
«  Geschichte,  t.  I,  pag.  36.  — «  Les  établissements  fondés  par  les  Jésuites  dans 
«  toutes  les  parties  du  monde  et  les  efforts  continuels  de  leurs  missions,  pour 
«  répandre  parmi  les  nations  païennes  la  foi  de  l'Église  romaine,  doivent,  sans 
«  aucun  doute,  être  placés  parmi  les  événements  les  plus  remarquables  du 
«  seizième  siècle-  »  Schroch,  Christl  Kir chen geschichte  seii  des  Reformation, 
t-  m,  p.  652. 

8.  (Page  4.)  — I'nstit.  Litterœ  apost.  Florent.  1886,  pag.  142. 

9.  (Page  6.)  —  Ignace  était  capitaine  d'infanterie,  capitan  de  infanteria.  C'est 
le  titre  que  lui  donne  Y  Ayuntamiento  de  Manrèse  dans  une  pétition  adressée,  le 
6  décembre  1603,  à  Don  Philippe  III,  pour  obtenir  les  fonds  nécessaires  à  la 
fondation  d'un  collège  de  Jésuites. 

«  De  capitaine  d'infanterie  qu'il  était,  Notre-Seigneur  le  choisit  pour  être 
«  capitaine  et  premier  fondateur  de  la  Compagnie  de  Jésus,  qui  a  pris  naissance 
«  en  cette  ville  de  votre  royale  Majesté.  » 

Après  sa  mort,  alors  que  déjà  il  avait  été  placé  sur  les  autels,  les  rois  catho- 
liques d'Espagne,  comme  pour  honorer  dignement  son  héroïque  conduite  à 
Pampelune,  décrétèrent  qu'il  recevrait  désormais  les  honneurs  dus  à  un  capitan 
gênerai  ou  général  d'armée. 


NOTES.  —  LIVRE  PREMIER.  341 

Por  un  decreto  Real 
se  manda  que  al  gran  Loyola 
toda  la  tropa  Espafiola 
tenga  por  su  General. 
Oh  fineza  sin  igual 
con  que  reluce  este  dia 
Del  Monarca  la  hidalguia  ! 
quando  un  Ejercito  entrega 
al  Gefe  que  se  le  niega 
una  sola  Compania. 
Cf.  La  santa  cueva,  par  le  P.  Fita  y  Colomé,  pag.  209,  224. 

10.  (Page  7.)  —  Le  P.  Gonçalvès  ne  parle  pas  de  boulet  mort.  Et  quoniam 
inter  utramque  tibiam  globus  perlatus  est,  altéra  quoque  tibiarum  vultius  gravissi- 
mum  accepit.  Cf.  Acta  Sandorum  Jul.,  tom.  vu,  pag.  646,  n°  2.  Ribadeneira  et 
Garcia  disent  qu'un  éclat  de  pierre  le  blessa  à  la  jambe  gauche,  tandis  que  le 
boulet  l'atteignit  à  la  jambe  droite  :  Una  bala  de  unapieza  diô  en  aquella  parte 
del  muro,  donde  Ignacio  valerosamenta  peleaba  ;  la  cical  le  hiriô  en  la  pierna 
derecha,  de  mariera  que  se  la  desjarretô,  y  casi  desmenuzô  los  huesos  de  la  canilla. 

Y  una  piedra  del  mismo  muro,  que  con  lafuerza  de  la  peloto  resurtiô,  tambien  le 
hiriô  malamente  la  pierna  izquierda.  Ribad.  lib.  c.  1.  —  Mas  una  bala  de 
canon  dio  en  aquella  parte  del  muro  donde  Ignacio  valerosamente  peleaba,  la 
cual  le  desjarretô  la  pierna  derecha  y  casi  desmenuzô  los  huesos  de  la  canilla,  y 
una  piedra  que  resurtiô  del  muro  con  lafuerza  de  la  pelota,  le  hiriô  de  la  pierna 
izquierda...  Cf.  Garcia,  Vida,  lib.  1,  c.  2. 

Saint  Ignace  raconta  lui-même  au  P.  Louis  Gonçalvès  qu'avant  le  combat  il 
s'était  confessé  à  un  de  ses  compagnons  d'armes  et  que  cet  officier  à  son  tour  se 
confessa  à  lui.  «  Ubi  dies  advenit,  qua  pugna  expectabatur  futura,  uni  nobilium 
«  cum  quo  ssepe  armis  contenderat,  confessionem  criminum  fecit,  ac  ille  vicissim 
«  ipsi,  »  Cf.  Acta  Sandorum,  Jul.,  tom.  vu,  pag.  646,  n°  1. 

11.  (Page  7.)  —  D'après  la  supputation  des  Bollandistes,  saint  Ignace  fut 
blessé  le  20  mai  1521,1e  lendemain  de  la  Pentecôte;  P.  Bartoli  indique  à  tort  le 
19  mai.  Ignace  avait  environ  30  ans.  Les  médecins  de  l'armée  française  lui 
donnèrent  les  premiers  soins,  et,  après  12  ou  15  jours,  on  le  fit  transporter  à 
Loyola.  Cf.  Acta  Sandorum.  Jul.,  tom.  vu,  pag.  424,  n°  2. 

12.  (Page  7.)  —  «En  1601,  le  vice-roi,  D.  Juan  de  Cardona,  fit  élever  un  arc 
(un  arco)  commémoratif  à  l'endroit  où  saint  Ignace  avait  été  blessé.  ï>  Ce  monu- 
ment portait  une  inscription  dont  voici  le  début  : 

«  Beatus  Ignatius  de  Loyola,  nobilis  Guipuzcoanus,  Gallorum  obsidione 
«  singulari  virtute  sustenta,  in  huius  castri  propugnatione  in  utraque  tibia  vulnere 
«  accepto,  cecidit  moribundus  :  divinitus  tamen  confirmatus  dignos  egit  pœni- 
«  tendre  fructus,  et  in  universo  fere  terrarum  orbe  reluctante,  sed  favente 
«  numine,  erexit  Religionem  Societatis  Jesu  magno  Ecclesise  bono,  etc.  » 

Longtemps  après,  le  Comte  de  Saint-Étienne  (San  Esteban)  qui  fut  successi- 
vement vice-roi  de  Navarre  et  vice-roi  du  Pérou,  fournit  aux  Pères  de  la 
Compagnie  les   moyens  d'ériger  une   église  sur   l'emplacement  où  tomba  le 


342  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE   LOYOLA. 

vaillant  chevalier  de  Loyola.  L'église  fut  consacrée  en  grande  pompe,  le  10 
octobre  1694.  Cf.  Madoz,  art.  Pamplona,  t.  xn,  p.  633  ;  Acta  Sanctorum, 
Julii,  tom.  vu.  pag.  424,  n°  26. 

13.  (Page  8.)  —  Le  P.  Ribadeneira  dit  qu'on  avait  tiré  de  la  jambe  jusqu'à  20 
fragments  d'os;  por  haberlo  sacado  de  ella  (la  pierna)  veinte pedazos  de  huesos. 
Vida  de  san  Ignacio,  lib.  1.  c.  1. 

14.  (Page  9.)  —  Le  P.  Maffei  (lib.  1,  c.  2)  et  le  P.  Orlandini  (lib.  1,  n°  10), 
ne  parlent  pas  d'une  réelle  apparition  de  l'Apôtre  à  saint  Ignace.  Le  P.  Riba- 
deneira croit,  au  contraire,  à  une  vision  réelle  (le  apparecib.  Vita parva  c.  1),  ce 
que  paraîtrait  confirmer  la  recommandation  faite  par  saint  Ignace  au  vénérable 
P.  Jules  Mancinelli  d'avoir  pour  ce  jour  mémorable  de  sa  conversion  un 
souvenir  particulier.  Cf.  Cellesi,  Vita,  lib.  m,  c.  x. 

15.  (Page  9.)  —  Le  texte  espagnol  du  P.  Gonçalvès  porte  :  «  Elle  n'était  ni 
comtesse,  ni  duchesse,  mais  d'un  rang  supérieur  aux  comtesses  et  aux  duchesses.» 
Non  era  condesa,  ni  duquesa,  mas  era  su  estado  mas  alto  que  ninguno  destas. 
Cf.  Acta  Sanctorum,  Jul.,  tom.  vu,  pag.  647,  n°  6  ;pag.  648,  note  h. 

16.  (Page  9.)  —  Le  recueil  des  notices  des  saints  les  plus  connus  était 
appelé  communément  Flos  Sanctorum.  Cf.  Ribadeneira,  Vida,  lib.  1,  c.  2;  Garcia, 
Vida,  lib.  i,  c.  3.  Actuellement  le  peuple  espagnol  lit  surtout  le  Flos  Sanctorum 
du  P.  Ribadeneira. 

17.  (Page  11.) —  D'une  des  plus  anciennes  familles  de  Sienne,  Jean  Colum- 
bini  remplissait,  à  la  grande  satisfaction  de  ses  concitoyens,  la  charge  de  premier 
magistrat  de  sa  ville  natale,  mais  dans  des  vues  purement  humaines.  Ren- 
trant, un  jour,  à  l'heure  de  midi  dans  sa  maison  fatigué  par  les  affaires,  il  ne 
trouva  point  le  dîner  prêt.  Contrarié,  exaspéré,  furieux,  il  menace,  il  éclate.  Pour 
le  calmer,  sa  femme  lui  présente  un  livre  à  lire  ;  c'était  la  vie  des  saints.  Jean, 
dans  l'accès  de  sa  fureur,  prend  le  livre  et  le  jette  violemment  à  terre.  Devenu 
plus  calme  et  rougissant  de  son  emportement,  il  le  ramasse,  l'ouvre,  tombe  sur 
la  vie  de  sainte  Marie  d'Egypte  et  prend  un  tel  plaisir  à  sa  lecture  qu'il  ne  pense 
plus  à  son  repas.  Il  était  complètement  changé.  Du  consentement  de  sa  femme, 
il  fit  vœu  de  chasteté,  donna  ses  biens  aux  pauvres,  réunit  autour  de  lui  des 
disciples  pour  se  consacrer  aux  soins  des  malades  et  des  pauvres,  et  fonda 
l1 'Ordre  des  Jcsuates  qui  fut  approuvé  à  Viterbe,  en  1367,  parle  Pape  Urbain  V. 
Jean  Columbini  mourut,  le  31  juillet  1361.  On  célèbre  sa  fête  ce  même  jour  avec 
celle  de  saint  Ignace,  également  converti  par  la  lecture  de  la  vie  des  saints. 
Cf.  Acta  Sanctorum,  Jul.,  tom.  vu,  pag.  367,  n°  14,  19. 

18.  (Page  13.)  —  Cf.  Règles  du  discernement  des  esprits  pour  la  ire  et  la  2me 
semaine  des  Exercices. 

19.  (Page  14.)  —  Instruit  par  l'expérience,  saint  Ignace  donnera  plus  tard  de 
sages  avis  à  la  sœur  Rajadella  et  à  saint  François  de  Borgia  sur  les  mouvements 
contraires  de  la  grâce  et  du  mauvais  esprit  dans  les  âmes,  et  sur  l'usage  discret 
et  opportun  qu'on  doit  faire  des  pénitences.  Le  même  esprit  et  la  même  sagesse 
ont  inspiré  plusieurs  passages  de  la  lettre  du  P.  Polanco  au  P.  Fernandez  et  de 
la  belle  lettre  de  saint  Ignace  aux  scolastiques  de  Coïmbre.  Cf.  Çartas  de  san 
Ignacio,  ccxxn,  ccciv,  vu,  cxliii. 


NOTES.   —  LIVRE  PREMIER.  343 

20.  (Page  15.)  —  Saint  Ignace,  disent  ses  historiens,  était  un  calligraphe  dis- 
tingué ;  Era  muy  buen  escribano,  dit  le  P.  Ribadeneira.  Il  écrivait  en  lettres 
«  d'or  les  paroles  et  les  actes  de  Notre-Seigneur  Jésus-Christ,  en  lettres  d'azur 
«  les  paroles  et  les  actes  de  Notre-Dame  ;  les  faits  et  dits  des  saints  se  parta- 
«  geaient  les  autres  couleurs,  suivant  les  inspirations  du  bon  goût  et  de  sa 
«  dévotion.  »  Ribadeneira,  Vida,  lib.  1,  c.  2. 

Le  P.  Gonçalvès,  écrivant  sous  la  dictée  de  saint  Ignace  lui-même,  dit  : 
«  Le  livre  se  composait  de  300  feuilles  in-40.  Les  paroles  de  Notre-Seigneur 
«  étaient  écrites  en  lettres  rouges,  celles  de  la  sainte  Vierge  en  lettres  d'azur  ;  le 
«  papier  était  très  beau  et  réglé.  »  Cf.  Acta  Sanctorum,  Jul.,  tom.  vu,  pag.  648, 
n?  11. 

21.  (Page  15.)  — Tous  les  pèlerins  de  Loyola  ont  vu  et  peuvent  constater, 
même  de  nos  jours,  la  fente  produite  dans  le  mur  par  la  secousse. 

22.  (Page  16.) —  «  Depuis  cette  apparition,  raconta  saint  Ignace,  au  P. 
«  Louis  Gonçalvès  jusqu'à  ce  moment  (au  mois  d'août  1555),  jamais  je  n'ai 
«  donné  le  moindre  consentement  à  ces  sortes  de  tentations.  On  pourrait  con- 
«  dure  de  là  que  cette  vision  survint  divinement,  ce  que  je  n'oserais  pas 
«  affirmer,  me  bornant  à  attester  la  vérité  du  fait.  »  Cf.  Acta  Sanctorum,  Jul., 
tom.  vu,  pag.  647,  n°  10. 

23.  (Page  16.)  —  Ignace  songea  un  moment  à  aller  s'enfermer  dans  une 
chartreuse  pour  y  vivre  inconnu,  sans  considération  et  dans  les  austérités  d'une 
vie  pénitente.  Il  chargea  un  domestique  qui  se  rendait  à  Burgos  de  prendre  des 
informations,  à  la  chartreuse  de  Miraflores.  Les  renseignements  furent  à  son  goût  ; 
mais  il  craignit  que  dans  cet  Ordre  on  ne  mît  des  entraves  à  ses  grands  désirs  de 
mortification,  et,  tout  plein  d'ailleurs  de  son  projet  de  voyage  à  Jérusalem,  il 
renonça  à  l'idée  d'être  chartreux.  Cf.  Acta  Sanctorum,  Jul.,  tom.  vu,  pag.  648, 
n°  12. 

24.  (Page  17.)  —  S.  Ignace  écrivait,  le  25  août  1552,  au  Duc  de  Najera  son 
parent  :  «  Pour  ce  qui  est  du  mariage  dont  vous  me  parlez  dans  votre  lettre, 
«  c'est  là  une  affaire  de  telle  nature  et  si  étrangère  à  mon  humble  profession,  que 
«  je  suis  résolu  de  ne  pas  m'en  occuper,  attendu  qu'elle  est  entièrement  con- 
«  traire  et  en  opposition  manifeste  à  l'Institut  que  j'ai  embrassé.  Je  puis  vous 
«  affirmer  en  toute  vérité  que  dans  le  cours  de  dix  ou  onze  années,  je  n'ai  pas 
«  écrit  une  seule  lettre  à  qui  que  ce  soit  des  membres  de  la  famille  de  Loyola.  » 
Cf.  Carias  de  san  Ignacio,  gclxxxii.  En  juin  1532,  le  Saint,  adressant  à  son 
frère  Martin  une  seconde  lettre,  expliquait  les  motifs  de  son  silence  prolongé  : 
«  Vous  me  dites  que  vous  avez  ressenti  une  grande  joie  de  me  voir  mettre  un 
<<  terme  au  silence  que  j'avais  gardé  jusqu'ici  avec  vous...  Je  vous  dirai  que 
«  je  vous  aurais  écrit  plus  souvent  dans  ces  cinq  ou  six  dernières  années,  si  deux 
«  raisons  ne  m'en  avaient  empêché.  La  première,  c'est  l'étude,  et  de  fréquentes 
<.<  conversations  dans  lesquelles,  toutefois,  les  intérêts  du  temps  n'entrent  pour 
«  rien.  La  seconde,  c'est  que  je  n'avais  ni  des  probabilités  ni  des  conjectures 
«  suffisantes  pour  penser  que  mes  lettres  pourraient  être  de  quelque  utilité  pour 
«  le  service  et  la  gloire  de  Dieu  notre  Maître.  »  Cf.   Cartas  de  san  Ignacio,  m. 

25.  (Page   18.)  —  «  Ignace,  comme  il  le  raconta  plus  tard  au  P.  Louis 


344  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE   LOYOLA. 

«  Gonçalvès,  quitta  Loyola,  et,  monté  sur  une  mule,  prit  le  chemin  de  Najera. 
«  Toutes  les  nuits,  il  se  flagellait  rigoureusement.  Sa  seule  pensée  était  d'imiter 
«  les  saints  qui  s'étaient  livrés  à  de  grandes  austérités,  et,  à  cette  époque,  il 
«  ignorait  encore  ce  que  c'était  que  l'humilité,  la  charité,  la  patience  ou  la  dis- 
«  crélion  qui  doit  régler  l'exercice  de  ces  diverses  vertus.  Son  frère  cadet  avait 
«  voulu  l'accompagner  jusqu'à  Ouate.  En  route,  il  lui  persuada  de  passer  une 
«  nuit,  en  veilles,  devant  l'autel  de  Notre-Dame  d'Arânzazu.  Il  demanda  dans  la 
«  prière  à  la  Vierge  qui  lui  avait  apparu  à  Loyola,  les  forces  nécessaires  pour 
«  poursuivre  son  voyage;  puis,  laissant  son  frère  auprès  de  sa  sœur,  à  Ofiate,  il 
«  prit  le  chemin  de  Navarrete  où  se  trouvait  le  duc  de  Najera.  Quelque  argent 
«  lui  était  dû  par  le  Duc  ;  il  le  réclama  au  trésorier  (une  partie  peut-être  de 
«  la  somme  que  lui  avait  donnée  à  Arévalo  la  veuve  de  D.  Juan  Velâzquez),  Cf. 
«  pag.  338,  note  3.  Après  en  avoir  distribué  une  partie  à  des  personnes  qui  lui 
«  avaient  rendu  des  services,  il  laissa  le  resté  pour  faire  restaurer  la  statue  de 
«  la  Vierge  et  le  sanctuaire.  Puis,  il  congédia  les  deux  domestiques  qui  l'avaient 
«  suivi  jusque-là,  et,  monté  toujours  sur  sa  mule,  il  prit  le  chemin  de  Monserrat.  » 
Cf.  Acta  Sanctorum,  Jul.,  tom.  vu,  pag.  648,  n°  13.  «  Ignace  n'avait  pour  le 
«  moment  aucun  plan  d'avenir  arrêté;  il  avait  seulement  pris  la  résolution  d'aller 
«  en  pèlerinage  à  Jérusalem,  lorsqu'il  serait  rétabli,  et  en  attendant  de  se  sancti- 
«  fier,  par  la  pénitence  et  par  les  bonnes  œuvres.  »  Ribadeneira,  Vida,  lib.  1,  c.  1. 

26.  (Page  18.)  —  Le  P.  de  Tablarès,  qui  visita  Loyola  en  155 1,  avec  saint 
François  de  Borgia,  parle  comme  il  suit  du  château  et  de  ses  environs. 

«  La  maison  de  Loyola  est  une  sorte  de  forteresse  bâtie  en  pierre  et  chaux, 
«  avec  des  murs  de  près  de  six  pieds  d'épaisseur.  Elle  est  située  entre  deux 
«  villes,  Azcoïtia  et  Azpeitia,  distantes  d'une  lieue  environ  et  qui  comptent  l'une 
«  800  et  l'autre  1000  habitants.  Il  n'existe  pas,  croyons-nous,  de  vallée  plus 
«  fraîche  et  d'un  aspect  plus  agréable.  L'habitation  de  Loyola  est  entourée  de 
«  bosquets  et  d'arbres  fruitiers  si  épais  et  si  rapprochés,  qu'on  n'aperçoit  le  châ- 
«  teau  qu'au  moment  où  l'on  arrive  à  la  porte.  Les  seigneurs  de  Loyola  ont 
«  gouverné  et  gouvernent  encore  Azpeitia,  la  plus  importante  des  deux  villes; 
«  ils  pourvoient  aux  bénéfices,  et,  au  spirituel  comme  au  temporel,  règlent  toutes 
«  choses.  La  famille  possède  de  grands  revenus  et  a  joui,  de  tout  temps,  d'une 
«  grande  autorité  dans  la  province.  Je  touche,  en  passant,  ce  point,  afin  qu'on 
«  sache,  à  la  gloire  de  Dieu,  que  notre  très  révérend  Père  Ignace  de  Loyola  n'est 
«  pas  de  petite  naissance,  mais  que  sa  noble  famille  est  une  des  principales  de 
«  la  province  comme  branche  aînée  de  la  maison  d'Onaz,  noms  que  portent  les 
«  ducs  de  Najera.  Et  certes,  nul  ne  m'accusera  de  céder,  en  écrivant  cela,  à  des 
«  considérations  mondaines,  s'il  se  rappelle  avec  quel  soin,  dans  les  vies  des 
«  saints,  on  mentionne  la  noblesse  de  leur  origine.  Et  non  sans  raison;  car  on  n'y 
«  parle  que  des  riches  qui  se  sont  faits  pauvres,  que  des  grands  qui  se  sont  faits 
«  petits,  afin  de  suivre  Jésus-Christ,  roi  de  l'univers...  Jai  constaté  de  la  sorte 
«  que  plusieurs  raillaient,  sans  raison,  au  sujet  de  son  origine,  notre  Père  qui 
«  abandonna  sa  noble  et  puissante  famille  et  la  quitta  si  bien  que,  de  retour  dans 
«  sa  patrie,  après  de  longues  années  de  voyage  et  de  pénitence,  il  descendit  à 
«  l'hôpital,  refusant  d'aller  loger  dans  sa  maison  paternelle...  Quelle  gloire  pour 
«  Dieu,  quand  on  voit  ce  chevalier,  notre  père  et  seigneur,  entraîner  par  son 


NOTES.  —  LIVRE  PREMIER.  345 


«  exemple  tant  d'autres  gentilshommes,  et  jusqu'à  des  princes,  au  service  de 
«  Jésus-Christ,  et  leur  inspirer  le  dessein  de  renoncer  à  tout  ce  qu'ils  possè- 
«  dent  par  amour  pour  Dieu,  auquel  soit  la  gloire  à  jamais.  »  Lettre  du  P. 
Pierre  de  Tablarh  au  P.  François  de  Villanuova,  redeîir  de  A/cala,  datée  d'Onaz 
le  5  juillet  155 1.  Cf.  Alcazar,  Chronico-  ffistoria,  tom.  1,  pag.  179. 

Vers  la  fin  du  XVIe  siècle,  le  château  de  Loyola  était  devenu  la  propriété  des 
marquis  de  Alcanizas  y  Oropesa,  D.  Louis  Enriquez  de  Cabrera  y  Dona  Teresa 
Enriquez  de  Velascoy  Loyola.  —  En  r68i,  Marie  Anne  d'Autriche  en  fit  l'ac- 
quisition et  le  donna  à  la  Compagnie  pour  la  fondation  d'un  collège  dont  elle 
devait  être  la  protectrice.  Elle  y  mit  certaines  conditions,  entre  autres  que  le 
château  de  Loyola  serait  toujours  conservé  intact.  —  L'édifice  moderne,  qui 
enclave  l'ancien  château  seigneurial,  fut  commencé  en  1688  et  a  été  terminé 
deux  cents  ans  plus  tard,  en  1888.  Le  plan  primitif,  dessiné  par  le  célèbre  Charles 
Fontana,  a  été  malheureusement  modifié  dans  quelques  détails.  Néanmoins  l'en- 
semble est  imposant  et  d'un  grand  effet.  Le  visiteur  admire  en  particulier  la 
vaste  église  bâtie  en  forme  de  rotonde  avec  sa  coupole  supportée  par  8  énormes 
pilastres,  ses  six  autels  latéraux,  son  maître-autel  en  mosaïque  de  marbres  pré- 
cieux. A  l'intérieur  de  l'édifice  qui  sert  actuellement  de  noviciat  et  de  juvénat, 
on  remarque  de  vastes  corridors,  deux  escaliers  quadruples  d'un  aspect  monu- 
mental, une  belle  et  vaste  bibliothèque,  en  un  mot,  partout  le  solide  et  le 
grandiose.  —  L'ensemble  de  toutes  ces  constructions  en  marbre  du  pays  repré- 
senterait, vu  à  vol  d'oiseau,  un  parallélogramme  rectangulaire,  avec  deux 
avancements  au  centre,  en  avant  et  en  arrière  de  l'église.  On  a  voulu  voir  dans 
cette  disposition  la  figure  d'un  aigle. 

Ce  que  le  pèlerin  de  Loyola  aime  le  plus  à  visiter,  c'est  la  Santa  Casa  où  il 
retrouve  le  souvenir  des  jeunes  années  et  de  la  conversion  d'Ignace.  A  l'extérieur 
la  sainte  maison  garde  encore  la  trace  bien  visible  du  tremblement  de  terre  qui 
l'ébranla,  lorsque  la  conversion  définitive  du  héros  de  Pampelune  excita  la  rage 
des  démons.  A  l'intérieur,  le  château  tout  entier  est  converti  en  chapelles.  On 
remarque  surtout,  au  premier  étage,  l'antique  oratoire,  avec  son  autel  et  son 
petit  retable  sculpté,  où  figure  un  tableau  de  l'Annonciation  donné,  dit-on,  à  la 
belle-sœur  de  saint  Ignace,  par  la  reine  Isabelle  et  qui  aurait  été  vu  plusieurs  fois 
couvert  d'une  sueur  inexpliquée.  Au  second  étage  est  la  chambre,  témoin  des 
souffrances,  des  luttes  et  de  la  conversion  du  saint  Fondateur.  C'est  la  chapelle 
la  plus  soignée,  la  plus  surchargée  de  peintures  et  d'ornements  dorés.  Sous 
l'autel  principal  où  l'on  conserve  le  Saint-Sacrement,  une  statue  représente 
Ignace  couché  et  malade.  Une  autre  statue 'du  Saint  est  placée  sur  l'autel  et 
porte  sur  la  poitrine  un  reliquaire  contenant  un  doigt  de  saint  Ignace. 

27.  (Page  19.)  —  Entre  autres  précieux  souvenirs  des  visites  de  saint  François 
de  Borgia  à  Loyola  on  montre  une  chasuble  dont  le  Saint  se  servit  à  l'autel  du 
petit  sanctuaire  qui  fut  témoin  de  la  conversion  d'Ignace. 

28,  (Page  20.)  —  «  Pendant  son  voyage  de  Loyola  à  Montserrat  par  Najera, 
«  Ignace,  dit  le  P.  Ribadeneira,  fit  vœu  de  chasteté  (Vida,ï\b.,  1,  c.  3).»  Ce  fut 
peut-être,  pendant  sa  nuit  de  veille,  devant  Notre-Dame  d'Aarânzazu.  Plus  tard, 
répondant  à  plusieurs  lettres  où  on  lui  demandait  d'obtenir  du   Pape  un  jubilé 


346  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

de  quelques  années  pour  les  évêchés  de  Pampelune  et  de  Calahorra,  en  vue 
d'aider  à  la  restauration  de  ce  sanctuaire,  Ignace  disait  :  «  Pour  moi,  j'ai  un 
«  motif  particulier  de  demander  cette  faveur.  Il  me  souvient  que  lorsque  Dieu 
«  me  fit  la  miséricorde  de  changer  de  vie,  je  reçus  une  certaine  grâce  dans  cette 
«  église  où  je  passai  une  nuit  en  veille.  »  Cf.  Cartas  de  san  Ignacio,  dxxxi. 
Plusieurs  saints  ont  fait  comme  lui  le  pèlerinage  de  Montserrat:  saint  Jean  de 
Matha,  fondateur  des  Trinitaires,  saint  Pierre  Nolasque,  fondateur  de  l'ordre  de 
la  Merci,  saint  Vincent  Ferrier,  saint  François  de  Borgia,  saint  Louis  de  Gonza- 
gue,  saint  Pierre  Claver,  saint  Joseph  Calasance,  le  B.  Salvador  de  Horta,  saint 
Benoît  Labre,  etc.  Charles-Quint  s'y  rendit  jusqu'à  neuf  fois. 

29.  (Page  21.)  —  Le  Montserrat  (mont  scié)  forme  un  des  groupes  de  monta- 
gnes les  plus  étranges:  on  dirait  les  dents  d'une  scie  gigantesque.  Dans  une  de 
ses  anfractuosités,  s'abrite  le  pèlerinage  de  Notre-Dame.  D'après  une  tradition, 
la  statue  de  Marie,  une  Vierge  noire  tenant  l'Enfant  Jésus  sur  ses  genoux,  serait 
l'œuvre  de  saint  Luc  et  aurait  été  apportée  par  saint  Pierre.  Au  commencement 
du  vnie  siècle,  la  crainte  de  l'invasion  arabe  la  fit  cacher  dans  une  grotte  du 
Montserrat.  Un  siècle  et  demi  plus  tard,  des  bergers,  avertis  par  une  lumière 
merveilleuse,  l'ayant  découverte,  l'évêque  Gottomar  voulut  la  transporter  à 
Manrèse;  mais,  arrivé  au  lieu  où  s'élève  aujourd'hui  l'église,  la  statue  devint  si 
lourde  qu'il  fut  impossible  d'avancer  :  on  comprit  que  Marie  voulait  être  honorée 
en  ces  lieux.  Bientôt  une  église,  un  monastère,  divers  ermitages  s'élevèrent  dans 
cet  endroit.  Notre-Dame  de  Montserrat  devint  célèbre  et  attira  une  multitude 
de  pèlerins  de  toutes  les  parties  de  la  péninsule  et  de  la  Fiance.  Au  moment 
même  où  le  héros  de  Pampelune  s'y  rendit,  Chanones,  le  moine  français  qui 
entendit  sa  confession  générale  dans  la  chapelle  deSaint-Dismas,  avait  rempli  ce 
ministère  de  charité  en  faveur  de  milliers  de  pèlerins  de  son  pays.  En  1489,  on 
posa  la  première  pierre  d'une  nouvelle  église,  mais  ce  n'est  que  de  1560  à  1592 
qu'il  fut  possible  de  s'en  occuper  avec  activité.  On  le  voit  donc,  c'est  dans  l'anti- 
que sanctuaire  et  non  dans  l'église  actuelle  que  saint  Ignace  fit  ses  dévotions  et 
sa  veillée  d'armes.  En  1811  et  1812,  les  Français  saccagèrent  Montserrat  et 
arrêtèrent,  pour  un  temps,  le  flot  de  pèlerins  qui  n'avaient  jusque-là  jamais  cessé 
d'y  affluer.  Toutefois,  ils  respectèrent  la  sainte  image  de  Marie  qui  ne  tarda  pas  à 
réunir  de  nouveau, à  ses  pieds,  sa  cour  de  moines  et  d'Escolanos,  ainsi  que  des 
milliers  de  pieux  visiteurs. 

30.  (Page  21.)  —  Le  nom  de  Jean  Chanones  se  trouve  diversement  écrit: 
Xanones,  Canones,  Chacones.D'apres  la  tradition,  Ignace  fit  la  confession  générale 
de  ses  péchés  (criminum,  écrit  le  P.  Gonçalvès  sous  la  dictée  du  Saint),  dans  la 
chapelle  ou  ermitage  de  Saint-Dismas,  le  bon  larron.  La  confession  se  fît  par 
écrit  et  dura  trois  jours.  Cf.  Acta  Sanctorum,  Jul.,  tom.  vu,  pag.  426,  n.  34; 
pag.  649,  n.  17, 

31.  (Page  22.)  —  L'épée  de  saint  Ignace  se  conserve  à  Barcelone  dans  la 
paroisse  de  Belen;  elle  figurait  à  la  dernière  exposition  de  cette  ville  parmi  les 
objets  artistiques  et  historiques.  Le  poignard  ou  dague  a  disparu  de  Montserrat, 
depuis  le  commencement  de  ce  siècle.  Le  P.  Louis  Gonçalvès,  écrivant  sous  la 
dictée  de  saint  Ignace,  dit  :  «  Convenit  illi  cum   confessario  ut  mulam  abducj 


NOTES.  —  LIVRE  PREMIER.  347 


«  juberet,  ensis  vero  et  pugio  in  templo  ad  altare  beatissimse  Matris  Dei  colloca- 
«  rentur.  »  Cf.  Acta  Sanctorum,  Jul.,  tom.  vu,  pag.  649,  n.  17. 

32.  (Pag.  22.)  B.  Ignatius  .  a  .  Loyola  . 

HIC  .  MULTA  .  PRECE .  FLETU- 
QUE  .  DEO  .  SE  .  VIRGINIQUE  . 
DEVOVIT  .  HIC  .  TANQUAM  . 
ARMIS  .  SPIRITUALIBUS  . 
SACCO  .  SE  .  MUNIENS  .  PERNO- 
CTAVIT  .  HINC  .  AD  .  SOCIE- 
TATEM  .  JESU  .  FUNDAN- 
DAM  .  PRODIIT  .  AN- 
NO  .  M.  D.  XXII  .  F.  LAUREN  .  NE- 
TO  .  ABB  .  DEDICAVIT  . 
AN.  1603. 

Cette  inscription  se  trouvait  dans  l'ancien  sanctuaire,  à  l'endroit  même  où  le 
chevalier  de  Marie,  debout,  revêtu  d'un  sac  et  le  bâton  à  la  main,  passa  la  nuit 
en  oraison:  elle  y  resta  jusqu'à  la  destruction  de  l'ancienne  église.  Depuis  elle  a 
été  transportée  sous  un  portique,  qui  se  trouve  en  face  de  la  basilique  actuelle. 

33.  (Pag.  23.) —  «  En  descendant  de  Montserrat,  Ignace  rencontra,  à  une 
«  petite  distance  du  monastère,  en  face  de  la  chapelle  des  apôtres,  quatre  dames 
«  veuves  et  deux  jeunes  gens,  fils  de  la  plus  riche  d'entre  elles,  Agnès  Pascual. 
«  Ignace  demanda  à  cette  dernière,  s'il  y  avait,  dans  les  environs,  un  hôpital  où 
«  il  pût  aller  demander  asile.  Le  plus  rapproché  d'ici,  répondit  Agnès,  se  trouve  à 
Afanrèse,  c  est-à-dire,  à  utie  distance  de  trois  lieues;  nous  habitons  cette  ville.  Et 
comme  elle  était  grandement  édifiée  par  l'extérieur  modeste  et  recueilli  du 
pèlerin,  elle  ajouta:  s'il  vous  plaît  de  vous  y  retirer,  je  prendrai  soin  de  votre 
entretien,  aussi  bien  qu'il  me  sera  possible,  et,  en  vérité,  il  me  semble  que  Manrèse 
vous  conviendra.  Cette  bonne  dame  Agnès  Pascual  est  celle  qui  depuis  cette 
rencontre  conçut,  pour  notre  bienheureux  Père,  une  dévotion  mêlée  de  respect 
et  d'affection.  Cette  dévotion  qui  dura  toute  sa  vie,  alla  sans  cesse  en  augmentant 
et  la  porta  à  traiter  Ignace  comme  s'il  avait  été  son  propre  fils.  »  Cf.  Histoire 
manuscrite  de  la  Province  d'Aragon  de  la  Compagnie  de  Jésus,  par  le  P.  Gabriel 
Alvarez,  lib.  1,  cap.  3. 

34.  (Page  23.)  —  Le  P.  Ribadeneira  nous  rapporte  la  réflexion  pleine  d'hu- 
milité et  de  regret  que  fit  saint  Ignace,  après  le  départ  de  l'officier.  «  Hélas  ! 
«  malheureux  pécheur  que  je  suis  !  Je  ne  sais  ni  ne  puis  faire  un  peu  de  bien  à 
«  mon  prochain,  sans  lui  faire  en  même  temps  du  mal  et  sans  l'exposer  à  un 
«  affront.  »  Cf.  Ribadeneira,  Vida,  lib.  1,  c.  4. 

35.  (Page  24.)  —  Parti  le  matin  de  Montserrat,  Ignace  arriva  vers  la  tombée 
du  jour  par  la  route  de  Castellgali,  en  vue  de  Manrèse  qui  s'étalait  devant  lui 
sur  les  flancs  d'une  colline,  à  473m,65,  au-dessus  du  niveau  de  la  mer.  Manrèse 
fut  appelée  d'abord  Minorissa,  puis  Athenagria;  ensuite,  au  temps  de  la  domi- 
nation des  Carthaginois,  Rubricata;  plus  tard,  après  avoir  été  rasée  par  Scipion, 
on  la  nomma  Manu-rasa.  Au  xvie  siècle,  vers  1594,  elle  comptait  960  maisons. 


348  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 


distribuées  sur  28  rues  ou  petites  places.  Un  siècle  après,  en  1679,  le  nombre 
des  maisons  était  d'après  le  Ms.  de  Canyellas,  conservé  à  La  Seo,  de  n 60,  et 
celui  des  rues,  de  49.  Du  temps  de  saint  Ignace,  Manrèse  comptait  de  mille  à 
douze  cents  familles,  et,  de  nos  jours,  elle  a  près  de  20,000  habitants  adonnés  à 
la  culture  et  à  l'industrie,et  profondément  chrétiens. 

Le  pont  romain  qui  relie  les  deux  rives  du  Cardoner  aurait  été  construit,  vers 
l'an  210,  avant  Jésus-Christ,  et  dédié,  plus  tard,  à  Cneius  Pompée.  Il  a  132 
mètres  de  long  et  compte  huit  arches,  en  plein  cintre,  de  grandeur  inégale;  celle 
du  milieu  a  25  mètres  de  diamètre.  Cneius  Pompée  avait,  paraît-il,  établi, à  Man- 
rèse son  quartier  général  contre  Sertorius.  C'est  sur  le  pont  même  qu'on  lui  éleva 
une  statue  avec  cette  inscription:  Gneio  .  Pompeio  .  misit  —  Archiduci  .  sub- 

ACTA  .  SERTOR  .  —  FaCTIONE  .  IN  .  HlSPAN  .  ET  .  PACATA  —  PROVIN  .  TOTA  .  OB  . 
MAGNUM  .  —  BENEF  .  AB  .   EO  .  LARGUER  .   FAC  .   MONRASEN  .   STATUAM.  D.  D. 

Adrien  aussi  eut  sa  statue  et  son  inscription  :  Hadriano  .  Imp  .  Pont  .  —  Max  . 
Belligero  .  triumphat  .  —  Ob  .  SINGUL  BEN.  —  Municipalis  .  Manresa  — 
statuam.  D.  D.  Les  deux  statues  ont  été  retrouvées  à  Tarragone  en  1642  et 
1644.  Cf.  Ensayos  histbricos  sobre  Manresa,  por  J.  M.  de  Mas  y  Casas.  Man- 
resa. 1836. 

En  approchant  de  la  ville,  avant  d'arriver  à  la  Guia  et  de  franchir  le  pont, 
Ignace  laissait  à  sa  droite,  sur  la  rive  gauche  du  Cardoner,  une  ligne  de  rochers 
couronnée  par  un  chemin  appelé  le  Balcon  de  Saint-Paul  parce  qu'il  va  aboutir 
à  l'église  et  au  prieuré  de  ce  nom. Ce  prieuré  fut  fondé  en  141 2,  par  les  religieux 
de  Montserrat,  et  existe  encore  avec  sa  chapelle  gothique. 

Plus  près  de  la  ville,  sur  la  même  hauteur  se  trouvaient  le  couvent  et  l'église 
de  Sainte-Claire.  Le  couvent,  bâti  au  xivL  siècle  pour  des  filles  de  Saint-Fran- 
çois d'Assise,  est  occupé,  depuis  1602,  par  des  religieuses  dominicaines.  En 
avançant  vers  l'ouest  on  rencontre  la  croix  du  Tort,  devenue  célèbre  par  un 
double  prodige:  par  une  vision  de  saint  Ignace,  et,  plus  tard,  par  une  miraculeuse 
sueur  de  sang. 

Plus  loin,  on  voyait  l'église  de  Saint-Barthélémy  qui  existait  au  xinc  siècle, 
et  fut  cédée  aux  Capucins.  Au-dessous  et  sur  le  devant  du  rocher,  se  trouvait, 
cachée  par  des  grenadiers  et  des  broussailles,  la  grotte  qui  allait  devenir  à  jamais 
célèbre. 

Par  dessus  les  hautes  murailles  de  l'enceinte,  flanquées  de  plusieurs  tours  et 
de  huit  portes,  Ignace  apercevait  les  édifices  religieux  de  la  ville. 

La  Seo  qui  a  l'apparence  d'une  cathédrale  et  fut  commencée  en  1328.  Vers 
la  fin  du  xvic  siècle,  on  bâtit  la  tour  carrée  qui  la  surmonte. 

L'église  Saint-Michel,  primitivement  de  style  byzantin,  fut  reconstruite  en  1384. 

En  même  temps  que  La  Seo,  les  Manrésiens  entreprirent  de  construire  un 
second  pont  sur  le  Cardoner,  et,  en  1339,  ils  commencèrent  le  célèbre  aqueduc 
qui  va  chercher  les  eaux  du  Llobregat,  à  quatre  lieues  de  la  cité.  Ce  canal 
compte  34  ponts  en  pierre  dont  quelques-uns  de  plus  de  30  arches,  deux  grands 
tunnels,  l'un  de  583  mètres  et  l'autre  de  321. 

Plus  au  nord,  sur  un  mamelon  qui  domine  toute  la  ville,  et  à  la  place  d'une 
ancienne  citadelle  construite  par  Vifred  leVelu,  comte  de  Barcelone,  se  trouvait 
l'église  du  Carmel,   bâtie  en  13 14  et  célèbre  par  le  miracle  de  la  La  smta  Luz 


NOTES.  —  LIVRE    PREMIER.  349 

venue  de  Montserrat.  Se  prétendant  lésé  dans  ses  droits  par  la  construction  de 
l'aqueduc,  l'évêque  de  Vich  jeta  l'interdit  sur  la  ville.  Mais  en  1345,  un  globe  de 
lumière  dont  l'éclat  fit  pâlir  le  soleil,  vint  de  Montserrat,  en  plein  jour,  aux  yeux 
de  toute  la  population  et,  pénétrant  dans  l'église,  se  divisa  trois  fois,  en  trois 
rayons  dans  le  sanctuaire,  pendant  que  la  cloche  sonnait  d'elle-même.  Ce  mira- 
cle, vu  par  plus  de  20,000  personnes,  fut  attesté,  devant  notaire,  par  plus  de 
60  témoins  et  approuvé  en  1347,  par  le  pape  Clément  VI  qui  accorda  des  indul- 
gences et  permit  de  célébrer  la  fête  anniversaire  de  ce  prodige.  La  belle  église 
du  Carmel  n'a  qu'une  nef;  elle  fut  bâtie  en  1300. 

Non  loin  du  Carmel,  au  nord-ouest,  apparaissaient  le  couvent  et  l'église  de 
Saint-Dominique  qui  conservent  plusieurs  précieux  souvenirs  du  séjour  de  saint 
Ignace  à  Manrèse.  L'Hôpital  de  Sainte-Lucie  était  à  quarante  pas  hors  de  la 
ville,  sur  la  rive  gauche  du  torrent  mirable  appelé  aujourd'hui  torrent  de  Saint- 
Ignace.  Plus  à  l'ouest,  et  hors  de  la  ville  encore,  on  voyait  l'église  et  1'  hôpital  de 
Saint-André,  destiné  aux  pauvres  étrangers  et  fondé  en  1030. 

Avant  d'arriver  à  Manrèse  et  de  franchir  le  pont,Ignace  entra  dans  la  chapelle 
de  Notre-Dame  de  la  Gnia  et  y  demeura  longtemps  en  prière.  Voici  ce  que 
raconte  Roig  Jalpi,  dans  son  Episiome  Historico  de  Manresa,  pag.  317,  318. 
«  La  très  sainte  Vierge  apparut  à  Ignace  et  l'encouragea;  elle  lui  désigna  même 
«  la  grotte  où  Dieu  voulait  qu'il  allât  continuer  sa  pénitence.  On  rapporte  que, 
«  depuis  lors,  la  statue  de  la  Vierge  est  tournée  du  côté  de  la  grotte  sanctifiée 
«  par  la  pénitence  d'Ignace,  c'est-à-dire  vers  la  droite  de  la  chapelle  et  de  l'au- 
«  tel.  On  a  beau  la  tourner  d'un  autre  côté,  elle  reprend  toujours  cette  position. 
«  En  1689,  le  P.  Manuel  Pineiro,  aujourd'hui  recteur  du  collège  delà  Compa- 
«  gnie  à  Barcelone,  vint  à  la  chapelle  de  Notre-Dame  de  la  Guia,  accompagné 
<i  d'un  autre  Père.  Plusieurs  fois,  les  deux  Pères  placèrent  la  statue  de  manière 
«  qu'elle  regardât  la  porte  d'entrée;  or  toujours,  quand  ils  voulaient  sortir  de  la 
«  chapelle,  ils  remarquaient  que  la  statue  avait  repris  son  ancienne  position, 
«  sans  qu'il  leur  fût  possible  de  savoir  comment.  »  La  tradition  va  encore  plus 
loin,  ajoute  le  P.  Fita.  Tandis  que,  favorisé  de  la  présence  de  Notre-Dame, 
Ignace  priait  avec  ferveur,  la  nuit  tomba.  Le  gardien  de  la  chapelle,  fatigué 
d'attendre,  agita  les  clefs,  pour  faire  comprendre  au  pieux  pèlerin  qu'il  était  temps 
de  sortir.  Or  il  entendit  une  douce  voix  qui  disait:  «Va,  Ignace,  et  remplis  ta 
destinée.  »  Mdrchate,  Ignacio,  y  cumple  tu  destino.  L'oratoire  de  la  Guia  remontait 
à  une.  date  inconnue;  l'ermitage  avait  été  construit  en  1488.  Détruits  l'un  et 
l'autre,  en  1856,  lors  de  la  construction  du  chemin  de  fer  et  rebâtis  un  peu  plus 
bas,  en  1862,  ils  ont  reçu  de  nouveau  l'image  miraculeuse,  confiée,  pour  un 
temps,  à  l'église  de  la  grotte. 

Au  sortir  de  la  chapelle  de  la  Guia,  saint  Ignace  avait  devant  lui  une  grande 
croix  gothique  d'une  seule  pierre,  qui  a  été  restaurée  depuis.  C'est  là  que  d'après 
la  tradition,  il  eut  une  sorte  de  révélation  générale  dans  laquelle  il  reçut  plus 
de  lumières  que  dans  toutes  les  autres  visions  et  toutes  les  éludes  de  sa  vie  réunies 
ensemble.  Cf.  Acta  Sanctorum,  Jul.,  tom.  vu,  pag.  652,  n.  30;  P.  F.  Fita  sj., 
La  santa  Cueva.  Manresa,  1872  ;  L.  Mabille,  sj.,  Lettres  des  scolastiques  d'Uclès, 
suppl.  au  n°  2,  1889;  San  Ignacio  en  Manresa.  Album  historico,  Barcelona  189 1. 
36.  (Pag.  24.)  —  Le  Saint  se  rendit  à  l'hôpital  Sainte-Lucie,  où,  sur  la  recom- 


350  HISTOIRE  DE   SAINT  IGNACE  DE   LOYOLA. 

mandation  de  Dona  Agnès  Pascual,  il  fut  reçu  par  la  supérieure,  la  vénérable 
veuve  Jérôme  Cavera.  L'hôpital  Sainte-Lucie  existait  déjà  en  l'an  iooo.  Il  est 
maintenant  en  partie  abandonné  et  en  ruines,  en  partie  remplacé  par  le  Collège 
de  la  Compagnie,  mais  la  chapelle  Sainte-Lucie  a  été  restaurée  avec  goût. 
La  chambre  voisine,  où  saint  Ignace  eut  son  célèbre  ravissement  de  huit  jours, 
au  mois  d'avril  1522,  fut  transformée  en  un  pieux  sanctuaire,  dès  l'année  1625. 
Cf.  P.  Fita,  La  santa  Cueva  §  1,  n°3,  4,  pag.  23,  24  ;  San  Ignacio  en  Manresa. 
Album  Ziistorico,  n°  5.  Barcelona,  1891. 

37.  (Page  25.)  —  Le  sanctuaire  de  Notre-Dame  de  Viladordis  est  à  2  kilo- 
mètres environ  au  delà  du  couvent  de  Sainte-Claire,  sur  l'ancienne  route  de 
Barcelone.  Saint  Ignace  y  reçut  de  grandes  lumières,  et  l'on  y  conserve  fidèle- 
ment son  souvenir.  Une  statue  en  bois  sculpté  le  représente  à  genoux,  près  de 
Notre-Dame.  A  côté  d'un  portrait  du  Saint  qui  se  trouve  un  peu  plus  loin  que 
la  chaire,  le  peintre  a  écrit  :  «  S.  Ignace  de  Loyola,  fondateur  de  la  Compagnie 
«  de  Jésus,  en  l'année  1522,  première  de  sa  conversion,  pendant  son  séjour  à 
«  Manrèse,  fréquentait  cette  église  de  N.  D.  de  Viladordis  ;  il  y  reçut  des  faveurs 
«  extraordinaires  du  ciel.  Pour  garder  le  souvenir  de  ces  faits  cette  paroisse  dévote 
«  et  reconnaissante  lui  dédie  ce  portrait,  le  19  février  1632.  »  —  Quand  l'église 
était  fermée,  le  Saint  s'agenouillait  devant  la  porte,  sur  une  pierre,  et,  d'après 
une  tradition  sûre,  la  Vierge  lui  apparaissait  au-dessus  de  la  porte.  Cette  pierre 
est  conservée  sous  un  autel  latéral  du  côté  de  l'Épitre;  on  y  lit  :  <iAùy  1522  — 
PEDKE  de  S.  Ignaci.ï)  L'ancienne  statue  de  la  Vierge  avait  été  sculptée  par  une 
main  peu  habile  ;  par  ordre  épiscopal,  elle  a  été  mise  dans  une  chambre  voisine 
où  on  peut  la  vénérer  ;  on  l'a  remplacée  par  une  statue  aux  traits  plus  adoucis. 

A  Viladordis  se  trouve  la  ferme  des  Marsetas,  où  le  Saint  reçut  bien  des  fois 
l'aumône.  Avant  de  quitter  Manrèse,  il  laissa  sa  ceinture,  composée  de  trois 
tiges  d'une  espèce  de  glaïeul  sagitté,  au  chef  de  la  maison  et  lui  prédit  que, 
tant  que  la  famille  continuerait  à  faire  l'aumône  aux  pauvres,  elle  ne  manquerait 
jamais  de  descendants,  ni  de  biens  pour  vivre  avec  la  décence  convenable  à  son 
rang,  sans  grandes  richesses,  ni  pauvreté.  La  prophétie  s'est  vérifiée  jusqu'à  ce 
jour.  Les  pauvres  la  connaissent  et  viennent  en  grand  nombre  demander  l'au- 
mône. Les  propriétaires  des  Marsetas  habitent  maintenant  à  Naverclès,  à 
quelques  kilomètres  de  Viladordis  ;  tous  les  enfants  s'appellent  Ignace.  La 
relique  est  conservée  avec  un  soin  religieux,  sous  le  piédestal  d'une  statue  du 
Saint,  en  argent.  Le  chef  de  la  famille  garde  seul  la  clef  du  coffre-fort,  où  elle 
se  trouve  ;  il  consent  bien  à  la  montrer,  mais  jamais  il  n'a  consenti  à  se  dessaisir 
de  ce  qu'il  regarde,  à  bon  droit,  comme  le  trésor  et  l'égide  de  sa  race.  Cf. 
P.  Fita,  La  santa  Cueva,  31,  n°  2,  pag.  10,  57;  San  Ignacio  en  Manresa.  Album 
hislorico,  n°  31.  Barcelona,  1891. 

38.  (Page  25).  —  Le  Père  Sac,  plus  exactement  :  le  pauvre  komme  du  sac;  pobre 
hombre  del  saco.  Ignace  était  vêtu  d'un  sac  de  bure  grise  que  serrait  autour  des 
reins  une  tresse  de  glaïeul.  Il  portait  un  rude  ciliceavec  une  chaînette  de  fer  ; 
il  allait  tête  nue,  les  cheveux  longs  et  en  désordre,  un  long  roseau  à  la  main,  le 
pied  gauche  déchaussé  ;  le  pied  droit,  qui  était  encore  un  peu  endolori,  chaussé 
d'une  sandale  de  sparte  ou  jonc  d'Espagne.  Ignace  portait  aussi  au  cou  un 
Christ  en  bois,    sans  autre  croix,  dit  le  P.  Fita,  que  la  poitrine  du  Saint.  Ce 


NOTES.  —  LIVRE  PREMIER.  351 

crucifix,  qui  a  été  depuis  fixé  à  une  croix,  était  la  propriété  de  la  famille  Solâ  y 
Abadal,  qui  en  a  fait  don  au  Collège.  Cf.  P.  Fita,  La  santa  Cueva,  §  i,  n°  2, 
pag.  11. 

39.  (Page  27.)  —  La  grotte  se  trouvait  dans  une  propriété  désignée  sous  le 
nom  de  Jardins  du  Corco,  qui  appartenait  à  D.  Fernand  Roviralta,  grand  ami  du 
Saint.  A  sa  mort,  D.  Fernand,  parvenu  à  l'âge  de  100  ans,  la  laissa,  en  héritage, 
à  son  neveu  Maurice  Cardona,  qui  la  céda,  par  un  acte  du  27  janvier  1602,  à 
la  marquise  d'Aitona  Doua  Lucrèce  de  Gralla  y  Moncada.  L'année  suivante,  la 
Marquise  en  fit  don  aux  Pères  Jésuites  à  qui  la  municipalité  venait  de  donner 
l'hôpital  Sainte-Lucie,  pour  fonderune  résidence.  Dansle  procès  de  canonisation 
instruit  à  Manrèse,  en  1606,  par  les  Prélats  nommés  juges  remissor/aux\un  ancien 
charpentier,  âgé  de  76  ans,  François  Capdepos,  atteste  avoir  entendu  dire  à  sa 
marâtre,  à  son  père  et  à  d'autres  personnes  qui  avaient  traité  familièrement  avec 
le  Saint  qu'à  Manrèse  Ignace  habitait  à  l'hôpital  Sainte-Lucie  et  à  la  grotte.  Il 
ajoute  qu'aussi  loin  que  pouvaient  remonter  ses  souvenirs,  il  avait  toujours  vu  des 
visiteurs  se  rendre  à  la  Cueva.  Le  concours  était  allé  sans  cesse  croissant,  et,  à 
l'époqueoù  il  faisait  sa  déposition  sous  serment,  on  avait  dû  donner  ordre,  dans 
les  grandes  affluences  d'étrangers,  de  ne  laisser  entrer  les  pèlerins  que  dix  à  la 
fois,  la  grotte  n'en  pouvant  contenir  un  plus  grand  nombre.  On  lit  dans  le  même 
procès,  au  9  septembre  1606  :  «  Les  illustrissimes  et  révérendissimes  Évêques 
«  descendirent  de  Viladordis  pour  voir  et  examiner  la  grotte  du  Saint,  située  à 
«  deux  cents  pas  environ  de  la  ville.  Ils  entrèrent  et,  après  une  courte  prière,  ils 
«  considérèrent  attentivement  l'intérieur.  Ils  constatèrent  que  l'entrée  était  au 
«  sud  et  que  le  fond  regardait  le  nord  ;  un  mur  en  maçonnerie  fermait  le  côté 
«  droit,  à  l'ouest  ;  une  petite  fenêtre  percée  dans  ce  mur  donnait  seule  du  jour  à 
«  la  grotte  :  le  mur  n'existait  pas  au  temps  où  le  serviteur  de  Dieu  Ignace  faisait 
«  son  oraison  en  ce  lieu,  et  l'entrée  était  alors  du  côté  de  l'ouest.  A  gauche  se 
«  dressait  le  rocher  nu,  couvert  au-dessus  par  la  terre  :  une  petite  chapelle 
«  s'élevait  presque  à  côté  de  la  grotte.  Les  Prélats  trouvèrent  dans  la  grotte  une 
({  image  de  la  sainte  Trinité,  un  portrait  du  serviteur  de  Dieu  Ignace  et  une 
«  lampe  allumée.  La  grotte  avait  26  palmes  de  longueur  et  de  8  à  n  de  hauteur. 
«  Il  y  avait  [30  ex-voto  offerts  en  souvenir  d'autant  de  miracles  opérés  par  l'in- 
«  tercession  du  Saint.»  Dans  sa  vie  de  saint  Ignace,  publiée  à  Grenade  en  1633, 
le  P.  André  Lucas  de  Arcones  donne  pour  dimensions  de  la  grotte  de  13  à  14 
pieds  castillans  de  longueur  et  de  6  à  7  de  hauteur.  Nous  trouvons  dans 
Bartoli,  très  exact  d'ordinaire,  des  dimensions  différentes.  Cette  diversité  de 
mesure  provient  sans  doute  soit  d'appréciations  inexactes,  soit  de  modifications 
opérées,  à  différentes  époques,  dans  la  grotte,  soit  enfin  de  la  difficulté  pour  un 
historien  étranger  d'estimer  la  valeur  comparative  des  mesures  locales. 

En  1603,  François  Robuster,  évêque  de  Vich  fit  bâtir  sur  la  grotte  une  cha- 
pelle dédiée  à  saint  Ignace  martyr  :  Ignace  de  Loyola  n'était  pas  encore  cano- 
nisé. En  1660,  on  bâtit  la  tour  et  la  maison  des  Exercices  à  laquelle  on  a  ajouté 
une  aile,  en  1889.  La  belle  façade  qui  ferme  la  grotte  du  côté  du  midi  fut  termi- 
née en  1666,  et,  en  1667,  on  travailla  aux  ornements  qui  décorent  l'intérieur  de 
la  grotte.  Sauf  les  ornements  qu'on  pouvait  faire  aisément  disparaître,  la 
grotte  est  actuellement  dansl'état  où  l'avaient  laissée  les  travaux  exécutés  au  XVIIe 


352  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE   DE    LOYOLA. 


siècle,  sous  les  ordres  du  sculpteur  Grau.  On  y  arrive  en  suivant  la  nef  qu'on  a, 
sur  la  gauche,  en  entrant  dans  l'église.  Cette  nef  se  continue  bien  au  delà  de  la 
grande  jusqu'à  la  grotte.  Avant  d'entrer,  on  aperçoit,  adroite,  l'autel  de  Saint- 
François  Xavier,  et,  au-dessus  de  la  porte,  le  crucifix  miraculeux  avec  l'inscription 
qui  rappelle  le  prodige.  La  porte,  bien  ouvragée,  est  étroite.  On  descend  par  cinq 
marches.  La  grotte  a  neuf  mètres  environ  de  longueur  et  12  mètres,  avec  la 
sacristie  qui  est  derrière  l'autel.  La  largeur  varie  entre  deux  et  quatre  mètres. 
La  plus  grande  hauteur  est  de  deux  mètres  et  demi;  partout  ailleurs,  on  peut  se 
tenir  debout.  A  droite  en  entrant,  c'est-à-dire  au  N.  E.  du  côté  du  rocher,  on 
vénère  sur  la  pierre  une  croix  tracée  par  saint  Ignace.  Au  fond,  en  face  de  la  porte 
d'entrée,  au  N.  O.  la  grotte  est  fermée  dans  le  sens  de  la  largeur  par  un  autel  de 
marbre  :  une  petite  porte  s'ouvre,  du  côté  de  l'épître,  sur  la  sacristie  qui  com- 
munique, avec  la  maison  des  Exercices,  par  un  escalier  taillé  dans  le  roc. 

L'autel  est  surmonté  d'un  retable  en  marbre,  sculpté  par  Grau,  artiste  renommé 
en  son  temps.  Le  Saint,  revêtu  du  sac  avec  la  ceinture,  est  représenté  à  genoux, 
dans  la  grotte,  devant  le  volume  des  Exercices  posé  sur  la  pierre  ;  sa  main 
gauche  soutient  le  livre  et  sa  main  droite  tient  la  plume.  Ignace  tourne  légère- 
ment la  tête,  pour  écouter  la  Vierge  qui  lui  apparaît  dans  un  nuage  du  côté  de 
Montserrat.  A  côté  du  Saint  ou  à  ses  pieds,  une  discipline,  des  verges,  une  large 
ceinture  de  pointes  de  fer.  Dans  le  fond,  on  aperçoit  Manrèse  avec  son  église 
collégiale,  et  le  pont  qui  conduit  à  N.-D.  de  la  Guia.  Le  site  est  reproduit  avec 
fidélité.  Le  sujet,  encadré  dans  du  marbre  noir,  est  complété  par  des  anges  qui 
jouent  de  la  guitare.  Le  côté  S.  O.  de  la  grotte,  autrefois  fermé  par  les  ronces  et 
les  grenadiers,  a  été  dégagé  ;  mais  il  n'est  pas  resté  ouvert  comme  à  Lourdes  : 
on  n'aurait  eu  qu'un  précipice  ;  il  est  fermé  par  la  façade  latérale  de  l'église. 
A  l'intérieur,  le  mur  est  revêtu  de  marbres  précieux  et  de  mosaïques.  Enfin,  tout 
autour  de  la  grotte,  on  a  reproduit  la  vie  du  Saint,  à  Manrèse  principalement, 
dans  une  série  de  médaillons  en  marbre  ou  en  stuc  d'un  beau  travail,  et 
quelques-uns  d'une  finesse  exquise.  L'auteur  des  médaillons  de  droite  doit  être 
Grau  ;  ceux  de  gauche  sont  l'œuvre  d'un  frère  coadjuteur.  Une  seule  petite 
ouverture  octogone,  au  S.  O.,  donne  le  jour  à  la  grotte.  Il  y  règne  une  demi- 
obscurité  qui  favorise  le  recueillement.  Cf.  Acta  Sanctorum,  Jul.,  tom.  vu,  pag. 
429,  n°  52  ;  P.  F.  Fita,  s.  j.,  La  santa  Cueva,  §  1,  n,  n°  1, —  10  ;  P.  L.  Mabille, 
s.  j.,  Montserrat  et  Manrèse,  Lettres  d'Uclès,  supplém.  au  n°  1 1  ;  San  Ig?iacio  en 
Manresa.  Album  historico,  n°  21  —  25.  Barcelona  1891. 

40.  (Page  28.)  —  Ignace  eut  à  Manrèse  trois  graves  maladies.  —  Pour  la 
première,  il  fut  soigné  à  l'hôpital  de  Sainte-Lucie.  Au  procès  de  la  béatification 
Bernard  Matilla  rapporte  qu'étant  âgé  de  8  ou  9  ans,  il  était  souvent  chargé  par 
sa  mère  de  porter,  dans  un  petit  panier,  divers  aliments,  propres  à  soulager  saint 
Ignace  gravement  malade  ;  ce  témoin  donne  les  noms  des  principales  Dames  de 
Manrèse  qui  assistaient  le  Saint.  Ce  fut  la  maladie  la  plus  grave  et  durant  laquelle 
Ignace  fut  tenté  de  vaine  gloire,  comme  il  le  dit  lui-même  au  P.  Gonçalvès.  — 
Le  seconde  fois  la  municipalité,  par  un  sentiment  de  compatissante  vénération 
pour  ses  vertus,  le  fit  transporter  dans  la  maison  d'îtn  certain  Ferrera  (dont  le 
fils  se  mit  au  service  de  Baldassar  Faria)  où  il  fut  entoure  des  soins  les  plus  affec- 
tueux et  les  plus  attentifs.  —  La  troisième  fois  qu'il  tomba  malade  Ignace  était 


NOTES.  —   LIVRE  PREMIER.  353 


chez  les  Pères  Dominicains.  Mais  les  Amigant,  une  des  familles  les  plus  riches 
et  les  plus  marquantes  de  Manrèse,  demandèrent  à  l'avoir  chez  eux.  Cf.  Acta 
Sanctorum,  Jul.,  tom.  vu,  pag.  652,  n°  32  —  34;  San  Ignacio  en  Manresa, 
Album  àistorico,  n°  18. 

41.  (Page  28.)  —  Cf.  Acta  Sanctorum,  Jul,  tom.  vu,  pag.  652,  n°  32. 

42.  (Page  30.)  —  Ribadeneira  (  Vida,  lib.  cap.  6)  et  Garcia  (  Vida,  lib.  1,  c.  7) 
parlent  comme  Bartoli  d'une  fenêtre  :  Que  se  echase  de  una  ve?itana  abajo  ; 
Echate  de  esta  ventana  abajo  ;  mais  Gonçalvès  (cap.  m,  n°  24)  ne  parle  que  d'un 
grand  trou  qui  se  trouvait  dans  le  mur  ou  dans  le  plancher  de  la  cellule  :  Ten- 
tabatur  sœpe  graviter  magno  cum  itnpetu,  ut  magno  ex  foramine,  quod  in  cellula 
erat,  sese  dejiceret.Ci.  Acta  Sanctorum,  Jul.,  tom.  vu,  pag.  650,  n°  24. 

43.  (Page  30.)  —  «  Il  n'interrompait  pas  pour  cela  ni  ses  longues  prières,  ni 
«  ses  flagellations,  ni  ses  autres  exercices.  Il  passait  sept  heures  à  genoux, 
«  chaque  jour,  et  se  donnait  trois  fois  la  discipline  ».  Ribadeneira,  Vida,  lib.  1,  c.  4. 
On  rapporte  que,  pendant  que  les  religieux  Dominicains  étaient  réunis  au  réfec- 
toire ou  reposaient  la  nuit,  saint  Ignace  parcourait  les  stations  du  chemin  delà 
croix,  dans  les  galeries  ou  cloîtres  du  couvent,  en  portant  sur  ses  épaules  une 
lourde  croix  de  bois  résineux.  Conservée  avec  vénération,  par  les  Pères  Domini- 
cains, jusqu'au  moment  de  leur  expulsion  de  Manrèse,  cette  croix  fut  confiée, 
en  1835,  aux  religieuses  Dominicaines  qui  habitent  l'ancien  couvent  de  Sainte- 
Claire.  La  croix  actuelle  a  2m  7ocent  de  hauteur,  la  partie  transversale  a  im  95°""  ; 
l'épaisseur  est  de  6  centim.,  et  4  millim.  Elle  avait  autrefois  plus  de  trois  mètres 
de  haut  ;  mais,  à  la  demande  d'un  Père  Général  de  la  Compagnie,  le  P.  Aquaviva 
probablement,  on  en  coupa  dans  le  bas,  pour  la  lui  donner,  une  longueur  d'un 
palme.  Sur  le  milieu  du  montant,  on  a  gravé,  au  XVIe  siècle,  en  lettres  majus- 
cules et  sur  quatre  lignes,  ces  mots  :  Enecus  a  Loiola  portabat  hanc  cru- 
Cem  1522.  Cf.  San  Ignacioen  Manresa.  Album  Hislorico,  n°  14. 

44.  (Page  32.)  —  Cf.  Cartas  desan  Ignacio,  vu. 

45.  (Page  35.)  —  «  Scripsit  insignem  de  Sanctissima  Trinitate  tractatum  in 
«  ipso  primo  melioris  vitse  tirocinio,  rudis  litterarum  :  quem  quis  nobis  inviderit, 
«  aut  cujus  vitio  interciderit,  non  habeo  dicere.  »  Cf.  Bibl.  script.  Soc;  Orland., 
lib.  1,  n°  27  ;  Acta  Sanctorum,  Jul.,  tom.  vu,  pag.  535,  n°6o5. 

46.  (Page  35.)  —  Cf.  Acta  Sanctorum,  Jul.,  tom.  vu,  pag.  652,  n°  30. 

47.  (Page  36.)  —  «  His  visis  haud  mediocriter  tum  confirmatus  est,  ut  saepe 
«  etiam  id  cogitaret,  quod  etsi  nulla  Scriptura  mysteria  illa  fidei  doceret,  tamen 
«  ipse,  ob  ea  ipsa,  quse  viderat,  statueret  sibi  pro  his  esse  moriendum.»  Cf.  Acta 
Sanctorum,  Jul.,  tom  vu,  pag.  652,  n°  29. 

48.  (Page  36.) — Sur  le  piédestal  de  la  croix  du  Tort,  on  lit  encore  cette 
inscription  : 

Hic  habuit  S.  Ignatius 

Trinitatis  visionem 

1522. 

49.  (Page  37.) — «  Un  samedi  soir,  à  l'heure  de  complies,  Ignace  tomba  dans 
«  un  évanouissement  si  profond  que  ses  amis  le  crurent  mort.  Ils  l'auraient  enterré, 
«  si  l'un  d'eux  n'avait  eu  l'idée  de  lui  mettre  la  main  sur  le  cœur  qui  battait 

Histoire  de  S.  Ignace  de  Loyola.  23 


354  HISTOIRE   DE   SAINT   IGNACE   DE    LOYOLA. 


«  encore,  quoique  bien  faiblement.  Ignace  demeura  ainsi  hors  de  lui,  en  extase, 
«jusqu'au  samedi  suivant,  à  la  même  heure.  Alors,  en  présence  de  plusieurs 
«  personnes  qui  le  veillaient,  il  ouvrit  les  yeux  comme  un  homme  qui  sort  d'un 
«  doux  et  bienfaisant  sommeil,  et  dit  d'une  voix  suave  et  pénétrée  :  Ay  Jésus!  » 
Ribadeneira,  Vida,  lib.  i,  c.  7. 

Les  témoins  de  ce  fait  l'ont  eux-mêmes  raconté.  Les  Bollandistes  citent  en 
particulier  le  témoignage  d'Agnès  Pascual  et  de  son  fils  Jean  Pascual.Ce  dernier 
disait,  39  ans  plus  tard  :  «  Je  m'en  souviens  à  merveille.  J'avais  à  cette  époque 
«  16  ou  17  ans.  Je  le  vis  dans  cet  état  et  je  courus  l'annoncer  à  ma  mère,  en  lui 
«  disant:  Notre  saint  maître  est  mort; Magis ter  obiit  sanctus  ille.  »  Qi.Acta  Sancto- 
rum,  Jul.,  tom.  vu,  pag.  601,  n°  948;  pag.  676,  n°  51.  Le  procès  de  Béatification 
parle  longuement  de  ce  rapto  de  huit  jours.  Cf.  Mirioress.,  pag.  6,  art.  6.  — La 
chambre  où  saint  Ignace  eut  ce  ravissement  fut  restaurée  et  transformée  en  pieux 
sanctuaire,  dès  l'année  1625.  Elle  forme,  avec  la  petite  chapelle  de  Sainte-Lucie, 
deux  annexes  de  l'église  du  collège  de  la  Compagnie.  Les  briques,  sur  lesquelles 
le  Saint  était  étendu,  existent  encore.  Une  statue  d'Ignace  en  bois  sculpté,  revêtu 
d'un  sac  et  couché  sur  les  dalles,  reproduit  la  scène  d'une  façon  saisissante. 
A  côté,  sur  le  mur,  une  inscription  rappelle  le  prodige.  Saint  Ignace — en  priant 
dans  cette  chapelle  — fut  ravi  en  extase  —  il  tomba  le  corps  sur  le  sol — sur  les 
mêmes  dalles  —  qu'on  voit  et  qu'on  vénère  aujourd'hui.  —  II  monta  en  esprit  au 
ciel  —  et  vit  le  grand  Ordre  —  qu'il  devait  fonder  —  sous  le  nom  de  Jésus  —  son 
blason,  sa  fin,  son  institut  —  sa  propagation  dans  les  deux  mondes  —  ses  entre- 
prises, ses  conquêtes  et  ses  victoires  —  ses  succès  dans  les  lettres,  sa  sainteté  et  ses 
martyres  —  La  vision  dura  huit  jours  —  Lieu  mémorable  —  à  cause  du  ravisse- 
ment de  S.  Ignace  —  et  à  cause  de  la  révélation  —  de  la  Compagnie  de  Jésus. 

Tous  les  ans,  depuis  plus  de  deux  siècles,  à  partir  de  la  veille  du  dimanche 
de  la  Passion,  on  célèbre,  dans  la  chapelle  del  Rapto,  une  octave  solennelle  en 
mémoire  du  ravissement  de  saint  Ignace.  Cf.  P.  Fita,  S.  J.  La  santa  Cueva,  §  1, 
n°  4,  pag.  26,  38;  San  Ignacio  en  Manresa.  Album  historico,  n°  7. 

50.  (Pag.  37.) — Tous  les  samedis,  dit  un  témoin,  dans  le  procès  de  canonisa- 
tion. Cf.  Acta  Sanctorum,  Jul.,  tom.  vu,  pag.  428,  n°  46. 

51.  (Pag.  38.) — Les  Bollandistes  citent  quelques  traits  intéressants  de  la  dépo- 
sition de  Jean  Pascual, au  procès  de  Béatification  de  saint  Ignace. «  Le  lendemain 
«  du  jour  où  je  revins  de  Tarragone,  en  compagnie  de  D.  Antoine  Pujol,  mon 
«  oncle,  ma  mère  voulut  aller  faire  une  promenade  hors  de  Manrèse,  et  je  l'ac- 
«  compagnai.  Elle  m'entretint  de  la  sainteté  du  P.  Ignace.  Ses  sublimes  vertus 
«  le  lui  faisaient  regarder  comme  un  apôtre.  Aussi,  me  disait-elle,  j'ai  un  vif  désir 
«  de  l'emmener  à  Barcelone,  et  je  t'ai  fait  venir  avec  ton  oncle,  afin  que  vous 
«  exécutiez  ce  projet.  Je  suis  persuadée  que  Notre-Seigneur,  par  les  mérites  de 
«  ses  prières,  veillera  avec  sollicitude  sur  ma  famille,  sur  ma  fortune,  sur  mon 
«  âme  surtout  et  sur  la  tienne.  Je  désire  fort  que  tu  fasses  sa  connaissance,  ajouta 
«  ma  mère,  car  je  ne  l'avais  pas  encore  vu  :  il  passait,  en  effet,  toute  sa  journée 
«  au  milieu  des  pauvres,  dans  les  hôpitaux  ou  dans  les  églises.  Je  veux,  conti- 
«  nua  ma  mère,  que  tu  l'aimes  et  que  tu  le  respectes  comme  un  père.  Or,  tandis 
«  qu'elle  me  parlait  ainsi,  elle  avait  peine  à  retenir  des  larmes  de  tendresse  et  de 
«  dévotion.  Au  moment  où  nous  arrivions  près  du  pont  de  la  ville,  Ignace  vint 


NOTES.   —  LIVRE  PREMIER.  355 

«  au  devant  de  nous,  avec  la  modestie,  la  gravité  et  le  maintien  d'un  ange.  Il 
«  était  vêtu  en  pèlerin,  la  besace  sur  l'épaule  pour  porter  le  pain  et  les  autres 
«  aumônes  qu'il  avait  reçues.  Il  marchait  en  récitant  je  ne  sais  quel  office,  et 
«  portait  au  cou  un  grand  chapelet.  Lorsqu'il  s'aperçut  que  ma  mère  l'appelait, 
«  il  vint  à  nous,  la  figure  riante,  et  se  mit  à  parler  de  choses  de  dévotion.  Ma 
«  mère  lui  demanda  s'il  irait  volontiers  à  Barcelone,  s'il  consentirait  à  vivre  dans 
«  sa  maison,  où  il  pourrait  se  livrer  à  ses  pieux  exercices  et  faire  des  aumônes  à 
«  son  gré.  Ignace  répondit:  Oui,  bien  volontiers;  d'abord  parce  que  je  crois  que 
«  tel  est  le  bon  plaisir  de  Notre-Seigneur,  et  ensuite  à  cause  de  vous  à  qui  je 
<.<  dois  autant  qu'à  une  mère;  j'ai  déjà  parlé  de  mon  départ  avec  D.  Antoine 
«  Pujol,  votre  frère.  Ma  mère  lui  dit  alors  en  me  montrant:  voici  mon  fils;  il  ira 
«avec  vous.  Je  l'ai  fait  venir  exprès.  Je  l'aime  comme  la  prunelle  de  mes  yeux, 
«  parce  que  de  mes  deux  mariages,  je  n'ai  eu  d'autre  fruit  que  cet  enfant;  et, 
«  pour  que  vous  intercédiez  pour  lui  auprès  de  Notre-Seigneur,  je  vous  le  recom- 
«  mande  comme  un  frère.  Enseignez-lui  des  pratiques  de  dévotion  :  il  vous  obéira 
«  fidèlement  en  tout  ;  ne  le  perdez  pas  de  vue  ;  je  voudrais  qu'il  fût  vertueux,  et 
«  j'espère  qu'il  le  sera  en  votre  compagnie.  Ma  mère  m'ayant  dit  de  lui  baiser  la 
«  main,  Ignace  ne  voulut  point  le  permettre;  il  m'embrassa  tendrement  et  dit  à 
«  ma  mère:  je  suis  bien  heureux  que  vous  ayez  un  tel  fils,  et  moi  un  si  bon 
«  frère.  Il  me  regarda  au  visage,  à  deux  ou  trois  reprises,  en  disant  :  C'est  la  phy- 
«  sionomie  d'un  homme  de  bien;  j'en  suis  content.  Nous  traiterons  ensemble  de 
«  matières  importantes  pour  le  salut,  et  qui  le  consoleront. Ce  sera  un  plaisir  pour 
«  moi;  car  je  me  sens  bien  disposé  à  son  égard,  parce  qu'il  est  chrétien  et  qu'il 
«  est  fils  d'une  telle  mère.  Les  deux  jours  suivants,  il  fit  ses  adieux  aux  gens  de 
«  Manrèse  qu'il  laissa  dans  une  désolation  incroyable.  La  meilleure  et  la  plus 
«  grande  partie  des  habitants  pleuraient  son  départ,  comme  s'ils  avaient  perdu 
«  un  ange  ou  un  saint.  Il  partit  pour  Barcelone  avec  mon  oncle,  tandis  que  je 
«  demeurai  avec  ma  mère  pour  achever  quelques  affaires  à  Manrèse,  d'où  nous 
«  ne  pûmes  partir  que  trois  semaines  après.  »  Histoire  ms.  de  la  Prov.  d'Aragon, 
liv.  i,  c.  8  ;  Carias  de  san  Ign.,  tom.  i,  pag.  5,  note  4  ;  Acta  Sanctorum,  Jul., 
tom.  vu,  pag.  428,  n°  45,  46. 

52.  (Pag.  38.)  —  En  allant  de  la  rue  Sobreroca  vers  l'église  del  Carmen,  avant 
de  monter  l'escalier  qui  conduit  à  l'ancien  couvent,  on  trouve  à  gauche  l'oratoire 
de  San  Ignacio  enfermo.  Le  Saint  fut  plusieurs  fois  accueilli  et  soigné  en  ce  lieu 
par  les  maîtres  de  la  maison.  Depuis  l'année  1354,  cette  pieuse  famille  recevait 
continuellement,  chez  elle,  deux  pauvres  malades  de  l'hôpital,  qu'elle  traitait 
comme  N.  S.  J.-C.  en  personne.  En  1522,  le  chef  de  la  famille  se  nommait 
André  Amigant,  la  mère  Angèle,  et  le  fils  aîné  Joseph.  Même  lors  des  deux 
autres  maladies,  malgré  l'avis  des  médecins  qui  déclaraient  ces  maladies  conta- 
gieuses, ils  n'hésitèrent  pas  à  visiter  et  à  soigner  Ignace,  Dans  leur  maison,  ils 
le  traitèrent  comme  un  des  leurs.  Saint  Ignace  se  montra  reconnaissant,  pour 
tous  les  soins  affectueux  dont  il  avait  été  l'objet  de  la  part  de  cette  famille  que 
plus  tard,  dans  ses  lettres,  il  appelait  sa  famille,  su  casa  payral.  Cf.  Acta  Sancto- 
rum,  Jul.,  tom.  vu,  pag.  652,  n°  32-34.  P.  Fita,  La  santa  Cueva,  §  1,  n°  4, 
pag.  31-33  ;  San  Ignacio  en  Manresa.  Album  historico,  n°  18.  Barcelona,  1891. 
Un  ancien  tableau  de  famille  représente  saint  Ignace  et,  autour  de  lui,  ceux  qui 


356  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

le  soignent.  Au-dessus  du  lit,  le  peintre  a  écrit  :  S.  Inatius  —  de  Loyola  — 
languens ;  et  au  pied  :  Hi«c  omnia  —  Evenerunt  22  Julii  anno  1522.  Sur 
un  des  murs  de  la  chapelle,  on  trouve  encore  ime  croix  qui  fut  tracée  par  le  pieux 
malade. 

53.  (Page  39.)  —  A  côté  de  la  chapelle  dcl  Rapto,  on  a  conservé,  dans  le  mur, 
le  seuil  de  la  porte  d'entrée  de  l'hôpital  et  la  pierre,  sur  laquelle  saint  Ignace 
s'asseyait,  pour  enseigner  le  catéchisme.  On  lit  au-dessus  :  S.  Ignace  de  Loyola  — 
assis  sur  ces  pierres  —  enseignait  la  doctrine  —  aux  pauvres  de  l'hôpital —  et  aux 
enfants  du  voisinage.  A  l'entrée  de  la  chapelle  Sainte-Lucie,  au-dessus  du 
bénitier,  on  a  écrit  :  C'est  dans  ce  bénitier  que  S.  Ignace  prenait  de  l'eau  bénite. 
Cf.  P.  Fita,  La  santa  Cueva,  §  1,  n°  4,  pag.  26  ;  San  Ignacio  en  Manresa,  Album 
historico,  n°  6,  7,  8. 

54.  (Page  39.)  —  «  Quo  tempore,  homo,  litterarum  plane  rudis,  admirabilem 
«  illum  composuit  Exercitiorum  librum,  Sedis  Apostolicœ  judicio  et  omnium 
«  utilitate  comprobatum.  »  Lect.  Brev.  rom.  D'après  les  meilleurs  calculs,  les 
Exercices  furent  écrits,  avant  le  22  juillet  1522.  Que  saint  Ignace  ait  été  aidé 
par  la  très  sainte  Vierge,  pour  la  substance  première  des  Exercices  et  pour  leur 
marche  générale,  on  en  a  un  grand  nombre  de  preuves  qui  paraissent  con- 
cluantes. Le  P.  Fita  cite,  pour  la  première  fois,  le  témoignage  suivant,  tiré  de 
l'histoire  manuscrite  du  collège  de  Belen,  à  Barcelone  (folio  22,  ann.  1606). 
Il  y  est  question  du  P.  Lorenzo  de  Saint-Jean  qui  vint  à  Manrèse,  à  la  fin  du 
XVIe  siècle  ou  au  commencement  du  XVIIe.  «  Passant  par  Manrèse,  il  sut  du 
«  seigneur  Amigant  que  la  Vierge  avait  dicté  les  Exercices  à  notre  Père,  après 
«  un  ravissement  qu'Ignace  eut  devant  l'image  de  l'Annonciation  de  cette 
«  maison,  comme  on  l'avait  appris  de  la  bouche  môme  du  Saint,  pendant  son 
«  séjour  à  Manrèse.  »  Le  médaillon  de  marbre  qui  représentait  la  Vierge  de 
l'Annonciation  fut  retrouvé  par  Joseph  de  Amigant,  comte  de  Foullar,  quand 
il  fit  restaurer  la  chapelle  de  San  Ignacio  enfermo.  Cf.  Acta  Sanclorum,  Jul., 
tom.  vu,  pag.  430,  n°  52  ;  P.  Fita,  La  santa  Cueva,  §  1,  n°  7,  pag.  47. 

55.  (Page  41.) —  «  Le  titre  complet  est  Principe  et fondement  ( Principio y  Fun- 
«  damentoJ.Le  Principe  indique  quelque  chose  de  plus  spéculatif.  C'est  du  prin- 
cipe à  poser  que  l'auteur  des  Exercices  déduira  toutes  les  propositions  particulières 
«de  son  ouvrage;  c'est  ce  principe  qui  pénétrera  toute  la  substance  des  Exer- 
«  aces,  et  c'est  à  ce  principe  que  tous  les  Exercices  pourront  se  réduire.  Le  prin- 
«  cipe  est,  en  même  temps,  dans  la  pratique  un  fondement,  sur  lequel  s'appuie 
«  l'ensemble  des  Exercices  et  repose  tout  l'édifice  de  la  vie  spirituelle,  principe 
«  et  fondement.  Celui  qui  vit  sans  ce  principe  est  le  jouet  de  ses  passions;  on  vit 
«  au  hasard,tantôt  bon,  tantôt  mauvais,  selon  les  circonstances  de  temps,  de  lieux, 
«  de  personnes,  d'objets.  Sans  ce  fondement,  la  vertu  elle-même  n'est  point 
«  solide,  et  la  vie,  lors  même  qu'elle  est  bonne,  ressemble  à  une  maison  bâtie  sur 
«  le  sable  dont  on  doit  toujours  craindre  la  ruine.  »  P.  Roothaan,  Comment,  des 
Exercices. 

56.  (Page  42.)  —  Cf.  Oliv.  Manare,  Comment,  dereb.  Soc,  pag.  129,  §  16. 

57.  (Page  43.) — «Cette  première  semaine  est  le  fondement  et  la  base  de  toutes 
«  les  autres,  et  il  ne  faut  jamais  l'omettre.  Ainsi,  eût-on  déjà  fait  les  Exercices  de 
«  cette  semaine  ou  les  Exercices  entiers,  c'est  encore  par  cette  première  semaine 


NOTES.   —  LIVRE  PREMIER.  357 

«  qu'il  faudrait  commencer,  mais  on  pourrait  s'y  arrêter  un  temps  moins  consi- 
«  dérable.  »  Directoire,  c.  xi,  §  4.  Le  but  de  tous  les  Exercices  de  cette  semaine 
«  est  de  reconnaître  que  nous  sommes  éloignés  de  la  voie  qui  devait  nous  con- 
«  duire  à  la  fin  pour  laquelle  nous  avons  été  créés,  de  nous  repentir  par  consé- 
«  quent  d'une  erreur  si  grave,  de  concevoir  un  désir  intense  de  rentrer  dans  cette 
«  voie  et  d'y  persévérer.  »  Directoire,  c.  xi,  §  3. 

58.  (Page  46.) —  «  La  fin  de  la  seconde  semaine  est  de  nous  proposer  JÉsus- 
«  Christ,  Notre-Seigneur  et  le  Sauveur  de  nos  âmes,  comme  la  véritable  voie, 
«ainsi  qu'il  le  dit  lui-même:  Ego  sum  via,  veritas  et  vita ;  nemo  venit ad Patrem 
«  nisi  per  me.  »  Joan.,  xiv,  6.  Directoire,  c.  xxm,  §  1. 

59.  (Page  46.)  —  «  Preparare  et  disponere  animum  ad  solvendas  affectiones 
«  omnes  maie  ordinatas,  et,  iis  sublatis,  ad  qugerendam  et  inveniendam  volunta- 
«  tem  Dei,  circa  vitse  sua  institutionem,  et  salutem  animas.  »  Annotation. 

60.  (Page  47.)  —  Après  l'approbation  de  l'Institut  par  Paul  III,  Miona  se 
rendit  à  Rome  et  devint  à  son  tour  le  disciple  d'Ignace.  Les  grands  exemples 
d'humilité,  d'obéissance  et  de  mortification  qu'il  donna,  dès  les  premiers  jours, 
eurent,  parmi  ses  anciens  amis,  un  si  merveilleux  retentissement  qu'ils  suffirent 
à  déterminer  bien  des  vocations  incertaines  ou  chancelantes.  Il  fit  sa  profession 
des  quatre  vœux,  le  15  août  1549,  entre  les  mains  de  saint  Ignace,  qui  l'envoya 
ensuite  à  Palerme.  Le  P.  Miona  consacra,  durant  vingt  ans,  ses  dernières  forces 
au  bien  des  âmes,  à  Rome  et  en  Sicile.  Ne  pouvant  plus  dans  sa  vieillesse,  que 
s'entretenir  avec  Dieu  dans  la  prière,  il  se  levait  trois  heures  avant  la  commu- 
nauté, et  demeurait  en  contemplation  jusqu'à  midi. Le  soir,  il  consacrait  plusieurs 
heures  à  chanter  les  louanges  de  la  très  sainte  Vierge,  qui  daigna  le  visiter  aux 
approches  de  la  mort  et  lui  donner  l'assurance  qu'il  jouirait  bientôt  de  la  gloire 
des  saints.  Il  mourut  à  Rome,  le  4  mars  1567.  Cf.  Oliv.  Manare,  De  reb.  Soc. 
comment.,  cap.  vm,  §  21;  Hist.  Soc,  P.  1,  lib.  1,  n.  123;  lib.  ix,  n°  2;  Patrign., 
tom.  1,  4  mars,  pag.  29  ;  Alcazar,  Cro?io-Hist.,  P.  ni,  lib.  ix,  n°  2. 

61.  (Page  48.) —  Cf.  Carias  de  san  Ignacio,  x. 

62.  (Page  48.)  —  Le  P.  Éverard  Mercurian  naquit  dans  une  petite  localité  du 
duché  de  Luxembourg,  de  parents  honorables,  mais  dépourvus  de  fortune.  On 
l'appliqua  aux  études  à  Liège  d'abord,  puis  à  Louvain,  et,  grâce  à  une  intelli- 
gence vive  et  à  un  travail  constant,  il  réalisa  les  espérances  de  sa  famille  et  obtint, 
en  1544,  le  titre  de  docteur  en  philosophie.  De  retour  à  Liège,  il  fut  nommé 
chanoine;  mais  bientôt,  pressé  de  travailler  plus  activement  au  bien  des  âmes,  il 
demanda  une  cure  de  campagne.  Peu  satisfait  du  résultat  de  son  zèle  pour  ame- 
ner ses  paroissiens  à  la  pratique  de  la  religion,  il  conçut  le  projet  de  suivre  les 
traces  du  P.  Le  Fèvre  et  du  P.  Strada  qu'il  avait  connus  à  Louvain;  il  se  rendit  à 
Paris,  où  le  P.  Jean-Baptiste  Viola  l'accueillit  avec  empressement  et  lui  fit  suivre 
les  Exercices  de  saint  Ignace.  Éverard  fit  son  élection  pour  la  Compagnie, 
revint  en  Flandre  pour  mettre  ordre  à  ses  affaires,  et,  de  retour  à  Paris,  entra 
au  noviciat,  le  jour  de  la  Nativité  delà  Mère  de  Dieu,  en  l'année  1548.  Jusqu'en 
155 1,  il  resta  à  Paris  occupé  à  l'étude  de  la  théologie.  Sur  la  fin  de  l'année,  on 
dut,  par  suite  des  troubles  et  des  guerres  qui  agitaient  la  France,  diminuer  le 
nombre  des  religieux  de  la  Compagnie  réunis  à  Paris.  Mercurian  fut  envoyé  à 
Rome,  où  saint  Ignace,  au  courant  de  son  mérite  et  de  ses  aptitudes,  le  nomma 


358  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE   LOYOLA. 

vice-préposé  de  la  maison  professe.  L'année  suivante,  il  fut  chargé  de  fonder  le 
collège  de  Pérouse,  où  il  resta  comme  Recteur,  jusqu'en  1557.  Nommé  à  cette 
époque  Commissaire  en  Flandre,  et,  à  la  fin  de  l'année,  Provincial,  le  P.  Mer- 
curian  travailla  à  la  fondation  de  plusieurs  collèges,  et  vit  le  nombre  des  reli- 
gieux et  des  maisons  s'augmenter  au  point  qu'il  fallut  diviser  la  Province,  en 
Province  de  Flandre  et  Province  du  Rhin. 

Appelé  à  Rome  pour  donner  un  successeur  au  P.  Laynez,  il  fut  nommé  assis- 
tant de  saint  François  de  Borgia.  Celui-ci  l'envoya  visiter  les  collèges  de  France. 
De  retour  à  Rome,  après  de  longs  voyages,  saint  François  de  Borgia  cessa  de  vi- 
vre, et  le  P.  Mercurianfut  élu  Général,le  23  avril  1572. Il  gouverna  la  Compagnie, 
pendant  huit  ans,  et  mourut  au  noviciat  de  Saint- André,  le  icr  août  1580. 

D'une  vertu  insigne,  le  P.  Éverard  Mercurian  se  fit  surtout  remarquer  par  son 
amour  de  la  pauvreté.  Il  faisait  tous  ses  voyages  à  pied,  ne  logeait  que  dans  les 
plus  modestes  auberges  et  aimait  à  ne  porter  que  des  vêtements  usés  et  raccom- 
modés. Entre  tous  les  Généraux  de  l'Ordre,  il  contribua  particulièrement  à 
l'extension  de  la  Compagnie  et  au  progrès  des  missions.  Ce  fut  lui  qui  envoya  en 
Orient  le  célèbre  P.  Alexandre  Valignani,  justement  surnommé  le  second  apô- 
tre de  l'Orient,  après  saint  François  Xavier.  Il  fit  partir  pour  les  Indes  le  P.  Ro- 
dolphe Aquaviva,  après  avoir  surmonté  toutes  les  résistances  de  sa  famille.  Lui 
encore  envoya  en  Angleterre  les  Pères  Campion  et  Person;  en  Pologne,  les  Pères 
Antoine  Possevin  et  Stanislas  Warscewizki  ;  chez  les  Maronites,  les  Pères  Jean 
Bruno  et  Jean-Baptiste  Élian.  Il  fonda  à  Rome  un  séminaire  pour  les  Maronites, 
et  un  séminaire  pour  les  Anglais.  C'est  lui  qui  rédigea  le  Sommaire  des  Consti- 
tutions, les  règles  communes  et  les  règles  des  divers  offices.  Les  historiens  de  la 
Compagnie  ont  fait  du  P.  Mercurian  le  plus  bel  éloge,  en  disant  qu'on  a  vu 
reparaître  en  lui  le  génie  et  l'esprit  de  notre  saint  Fondateur.  Cf.  Oliv.  Manare, 
De  reb.  Soc.  Jes.  comment.,  %  14,  34,  65,  85,  115,  117,  118,  129,  134;  Hist.  Soc, 
P.  i,  liv.  vin,  41  •  xii,  13;  P.  11,  liv.  iv,  93,  102;  P.  m,  liv.  1,  34;  iv,  123; 
P.  iv,  liv.  1,  11,  iv,  v,  vi,  vu,  vin,  passim  ;  Oliv.  Manare,  De  Vita  et  mor.  Ev. 
Merc.  Comment.  Bruxelles  1882  ;  Alcazar,  Chrono  Hist.,  liv.  11,  p.  639,  £  m; 
Alegambe,  Biblioth.  Soc,  page  106  ;  d'Oultreman,  Élog.  des pers.sign.de  la  Com- 
pagnie ;  Drews,  Fast.  Soc.  Jes.,  page  228;  Patrign.  tom.  m,  icraoût,  pag  8. 

63.  (Page  49.)  —  Né  dans  le  territoire  de  Sarzana,  en  Italie,  le  P.  Sylvestre 
Landini  entra  prêtre  dans  la  Compagnie  de  Jésus,  en  1547.  Dès  les  premiers 
temps  de  son  noviciat,  il  tomba  malade,  se  montra  trop  préoccupé  de  sa  santé 
et  quelque  peu  singulier  dans  les  soins  qu'il  réclamait.  A  peine  rétabli, saint  Ignace 
le  renvoya  dans  sa  patrie,  en  lui  laissant  entendre  que  mécontent  de  sa  conduite, 
pendant  sa  maladie,  il  ne  l'admettrait  peut-être  pas  dans  la  Société.  Cette  menace 
bouleversa  le  P.  Landini  et  le  fit  entrer  résolument  dans  une  voie  d'abnégation 
et  de  zèle  apostoliques.  Sur  sa  route,  il  prêcha  avec  le  plus  grand  succès,  à  Luc- 
ques  et  à  Massa,  refusant  d'accepter  l'argent  qu'on  lui  offrait  en  témoignage  du 
bien  qu'il  avait  opéré.  Il  confondit  un  audacieux  prédicateur  qui  soutenait  que 
Marie  n'était  point  immaculée,  ni  exempte  de  péchés  véniels  et  actuels.  Dans 
son  pays  natal,  il  parcourait  les  campagnes,  et  allait  aux  marchés  et  aux  foires, 
pour  prêcher  sur  les  places  publiques  et  prémunir  les  paysans  contre  les  erreurs 
que  les  hérétiques  s'efforçaient  de  propager  dans  ces  régions.  Instruit  de  ses 


NOTES.  —  LIVRE  PREMIER.  359 

travaux  et  de  ses  succès,  Ignace,  qui  ne  l'avait  pas  perdu  de  vue,  lui  écrivit  une 
lettre  pour  l'encourager  et  lui  annoncer  qu'il  l'autorisait  à  faire  ses  vceux  dans 
la  Compagnie.  Le  P.  Landini  arrosa  de  ses  larmes  cette  lettre,  et  célébra  un 
grand  nombre  de  messes,  en  action  de  grâce  pour  l'insigne  bienfait  qui  venait 
de  lui  être  accordé. 

Rappelé  à  Rome,  il  fut  envoyé  à  Foligno,  dans  la  Carsagne,  à  Florence,  à 
Modène  où  sa  parole  ardente,  son  zèle  infatigable  et  sa  vie  apostolique  remuè- 
rent profondément  les  foules  et  contribuèrent  à  réformer  les  moeurs,  à  réveiller 
la  foi  dans  les  populations  et  à  tenir  en  échec  l'hérésie.  Le  P.  Landini  jeûnait 
continuellement,  s'abstenait  de  vin,  passait  les  nuits  en  prière  ne  prenant  qu'un 
repos  indispensable,  logeait  dans  les  hôpitaux  et  macérait  son  corps  par  de  rudes 
pénitences,  au  point  qu'on  en  écrivit  à  saint  Ignace,  pour  qu'il  modérât  les  austé- 
rités et  les  travaux  incessants  de  ce  vaillant  apôtre.  En  1552,  un  Bref  du  Pape 
l'envoya  évangéliser  les  habitants  de  la  Corse,  depuis  près  de  70  ans  sans  évêque 
et  livrés  à  toute  sorte  de  désordres  et  de  vices.  Le  P.  Landini  parcourut  succes- 
sivement toute  l'île,  avec  le  P.  Emmanuel  Gomon,  instruisant  les  ignorants, 
prêchant  jusqu'à  quatre  fois  par  jour,  confessant  pendant  les  nuits  entières,  et 
s'attachant  surtout  à  faire  disparaître  les  scandales  que  donnait  le  clergé,  et  à 
ramener  les  prêtres  à  la  pratique  de  leurs  devoirs.  A  Bastia,  les  Pères  Francis- 
cains reçurent  avec  empressement  et  secondèrent,  dans  leurs  ministères,  les  deux 
missionnaires  ;  mais,  n'osant  s'attaquer  directement  à  des  envoyés  du  Saint-Siège, 
le  grand-vicaire  et  quelques  autres  prêtres  pervers  les  dénoncèrent  calomnieu- 
sement  auprès  de  plusieurs  cardinaux,  à  Rome.  Ceux-ci  portèrent  leurs  plaintes 
auprès  du  Pape  et  de  saint  Ignace.  Le  saint  Fondateur  envoya  secrètement  en 
Corse  le  P.  Sébastien  Romée,  pour  tout  examiner  mûrement  et  faire  un  rapport. 
Justice  fut  pleinement  rendue  aux  vertus,  au  zèle  et  à  la  prudence  du  P.  Lan- 
dini. Il  mourut  saintement  à  Bastia,  après  25  jours  de  maladie,  le  3  mars  1554. 
Toute  la  ville  assista  à  ses  funérailles  et  lui  donna  d'éclatants  témoignages  des 
regrets  les  plus  vifs  et  de  la  vénération  la  plus  profonde.  L'évêque  de  Foligno 
l'appelait  l'Ange  de  Dieu,  et  le  P.  Palmio,  un  grand  apôtre  lui-même,  le  compa- 
rait au  prophète  Élie.  Cî.Hist.  Soc,  P.  1,  liv.  vu,  31  ;  vin,  30,  31;  ix,  34,  35,  41; 
xii,  18;  xiii,  12;  xiv,  33,  34;  Tanner,  Apost.  Imit.,  page  46  ;  d' Oultre- 
man,  page  99;  Bartoli,  Degliuom.  edë  fatli,  lib.  ni,  c.  5,  6,  7;  Nadasi,  Ann.  die 
viemor.  ;  Patrign.  tom.  1,  3  mars,  page  13. 

64.  (Page  49.)  —  Jacques  Miron  fut,  pendant  près  de  40  ans,  l'une  des  plus 
fermes  colonnes  de  la  Compagnie  naissante,  en  Espagne,  en  Portugal  et  en  Ita- 
lie, dans  les  charges  de  Recteur,  de  Provincial,  de  Visiteur  ou  d'Assistant. 
En  1542,  moins  de  18  mois  après  son  entrée  au  noviciat  de  Paris  et  bien  qu'il 
ne  fût  pas  encore  prêtre,  saint  Ignace  le  nommait  premier  Recteur  du  collège 
de  Coïmbre.  Son  zèle  et  ses  héroïques  vertus  lui  firent  donner  en  Portugal  le 
nom  de  second  Xavier.  Comme  le  saint  Apôtre,  après  avoir  travaillé  tout  le 
jour,  il  passait  une  partie  des  nuits,  et  souvent  les  nuits  entières,  en  oraison. 
Facilement  il  restait  deux  et  trois  jours  de  suite,  sans  prendre  même  une  bouchée 
de  pain  et  sans  boire  une  goutte  d'eau.  Il  avait  porté,  si  longtemps  et  si  cruelle- 
ment serrée  autour  des  reins,  une  chaîne  de  fer,  qu'elle  disparut  presque  dans 
ses  chairs.  On  ne  put  la  lui  retirer  qu'avec  des  tenailles  et  au  péril  de  sa  vie.  Il 


360  HISTOIRE  DE  SAINT   IGNACE  DE   LOYOLA. 


portait  une  horrible  cuirasse  de  fer,  dont  les  pointes  étaient  si  douloureuses, 
qu'il  la  déposait,  durant  le  temps  du  saint  Sacrifice,  pour  ne  pas  être  perpétuel- 
lement distrait  par  leurs  blessures.  Un  de  ses  confidents  la  lavait  alors  avec  de 
l'eau  bouillante,  pour  en  détacher  les  lambeaux  de  chair  et  de  longues  traînées 
de  sang.  Le  P.  Éverard  Mercurian  le  chargea  de  mettre  la  dernière  main  au 
Sommaire  des  Constitutions,  aux  règles  communes,  et  à  celles  des  différents  offices, 
telles  que  les  approuva  la  quatrième  congrégation  générale  et  que  nous  les  avons 
encore  aujourd'hui.  Il  mourut  dans  la  maison  professe  de  Rome,  le  25  août 
1590.  Cf.  Hisi  Soc,  P.  1,  lib.  m,  iv,  v,  ix,  x,  xn,  xiv,  passim  ;  P.  11,  lib.  iv, 
n°  166;  lib.  v,  n°  241;  P.  v,  lib.  x,  n°  52;  Rho,  Var.  virt.,  page  664  ;  Tellez, 
Chronica,  P.  11,  lib.  1,  c.  cxx,  n°  5,  6;  c.  xix,  n°  8,  9;  xxn,  9;  xxxv,  1  ;  xxxiv, 
3,  4,  7,  8  ;  lib.  iv,  c.  1,  n°  8  ;  11,  1  ;  m,  5  ;  iv,  n°  3  ;  v,  c.  xv,  n°  4,  5  ;  xxi,  1  ; 
Nadasi,  Ann.  die.  memor.,  25  août;  Patrign.,  tom.  m,  25  août,  page  209. 

65.  (Page  51.) —  Cf.  Acta  Sanctorum,  Jul.,  tom.  vu,  page  678,  not.  9;  Orlan- 
dini,  lib.  1,  n°  81. 

66.  (Page  56.) — François  de  Villanueva,  sacristain  d'une  église  de  campagne 
et  sachant  à  peine  lire  et  écrire,  fut  envoyé,  a  32  ans,  par  le  curé  de  son  village, 
à  Rome,  pour  y  traiter  devant  les  tribunaux  une  affaire  de  bénéfice.  Il  partit, 
mais  en  pèlerin  qui  se  rend  au  tombeau  des  Apôtres.  Il  répondit  pleinement  à 
toutes  les  espérances  de  son  maître.  S'étant  mis  en  relation  avec  Ignace,il  fit  les 
Exercices,  et,  après  bien  des  hésitations,  entra  dans  la  Compagnie.  Au  grand  éton- 
nement  de  tous,  saint  Ignace,  dont  la  bonté  toute  maternelle  était  passée  en 
proverbe,  le  traitait  si  sévèrement  que  le  pauvre  novice  se  prosternait  souvent  à 
terre,  quand  il  était  seul,  et  s'écriait  dans  ses  angoisses:  Seigneur,  qui  m'avez 
créé,  prenez  pitié  de  moi  !  Quand  les  témoins  de  sa  détresse  croyaient  devoir  en 
donner  avis  à  saint  Ignace,  celui-ci  répondait  :  Ne  vous  inquiétez  pas  de  Villanueva, 
car  je  vous  assure  qu 'il  sort  victorieux  de  tous  les  combats.  Aussi  saint  Ignace,  dans 
ses  brûlants  désirs  de  faire  glorifier  Dieu  par  toute  la  terre,  s'écriait-il  parfois: 
Oh!  qui  me  donnera  vingt  novices  semblables  à  Villanueva  !  Le  Saint  l'envoya  à 
Alcala  pour  y  faire  connaître  la  Compagnie,  tout  en  étudiant  à  l'âge  de  34  ans 
dans  la  classe  des  petits  enfants,  les  premiers  éléments  de  la  grammaire.  Pen- 
dant les  14  ans  qu'il  passa  à  Alcala,  cet  homme  ignorant  et  sans  lettres  fut  le 
Père  des  plus  grands  théologiens  et  des  plus  illustres  prélats  de  toute  l'Espagne. 
Il  gagna  à  la  Compagnie  144  jeunes  gens  ou  docteurs,  tels  que  les  PP.  Martin 
Guttierez,  Christophe  Rodriguez,  Jérôme  Ripalda,  Jean  Ramirez,  etc.  Saint 
Ignace  trouvait  à  peine  quatre  de  ses  enfants,  sans  en  excepter  ses  premiers 
compagnons  eux-mêmes,  que  l'on  pût  mettre  en  parallèle  avec  le  P.  Villanueva, 
pour  donner  les  Exercices,  et  ses  plus  illustres  contemporains,  tels  que  les  Pères 
François  Strada,  Antoine  Araoz  et  saint  François  de  Borgia  n'avaient  qu'une 
voix  pour  dire  de  lui:  Auprès  de  ce  géant,  nous  ne  sommes  tous  que  des  nains. 
Le  P.  de  Villanueva  mourut  au  collège  d'Alcala,  le  5  mai  1557.  Cf.  Hist.  Soc, 
P.  1,  lib.  iv,  vi,  vin,  ix,  xm,  xiv,  passim;  P.  11,  lib.  1,  n°  27,  128  —  136;  Rho, 
Var.  virt.,  pag.  262,  S41  ;  Tanner,  Apost.  imit.,  pag.  61  ;  Alcazar,  Chrono-Hist., 
P  1,  pag.  6,  153,  322;  Drews,  F.ast.  Soc  J es.,  pag.  15;  Patrign.,  tom.  11,  6  mai, 
pag.  25. 

67.  (Page  57.)  —  Les  éditeurs  des  Carias  de  san  Ignacio  citent  des  lettres  de 


NOTES.  —  LIVRE  PREMIER.  361 


Louis  de  Grenade,  du  Vén.P.  M.  Jean  d'Avila,  de  Louis  de  Blois  et  du  P.Louis 
de  Estrada.abbé  de  Cîteaux,qui  montrent  quelle  haute  estime  ces  saints  religieux 
avaient  pour  la  Compagnie  de  Jésus  et  pour  les  Exercices  de  saint  Ignace. 
Ci.Cartas  de  san  Ignacio,  tom.  n,  pag.  502-519;  tom.  v,  pag.  458.  Aux  appré- 
ciations de  ces  personnages  éminents  que  cite  Bartoli  nous  pourrions  ajouter 
les  sentiments  non  moins  favorables  de  saint  François  de  Sales,  de  saint 
Vincent  de  Paul,  de  saint  Léonard  de  Port-Maurice,  de  saint  Alphonse  de  Li- 
guori  et  d'un  grand  nombre  d'autres  personnes,  très  versées  dans  la  connais- 
sance pratique  des  choses  spirituelles. 

68.  (Page  57.)  —  Le  P.  Jean-Baptiste  Ribera  fut  le  principal  instrument 
dont  Notre-Seigneur  daigna  se  servir  pour  la  sanctification  du  grand  Arche- 
vêque de  Milan.  Nommé  procureur  général  de  la  Compagnie,  à  Rome,  par  le 
P.  Laynez,  le  P.  Ribera  était  obligé,  par  les  devoirs  de  sa  charge,  de  traiter  avec 
les  plus  hauts  personnages  de  l'Église,  et  il  savait  profiter  de  cette  circonstance 
pour  leur  faire  du  bien.  Un  jour,  il  avait  attendu  de  longues  heures  à  la  porte  du 
cardinal  Borromée,  sans  que  la  multitude  des  visiteurs  lui  permît  d'avoir 
audience.  Son  recueillement  et  la  sérénité  de  sa  patience  firent  une  si  vive 
impression  sur  quelques  serviteurs  du  palais,  qu'ils  en  firent  part  à  leur  maître. 
Le  Cardinal,  au  moment  de  se  mettre  à  table,  fit  entrer  un  instant  le  P.  Ribera, 
et,  comme  il  s'excusait  sur  le  peu  de  loisir  que  lui  laissaient  les  affaires:  «  Mon- 
«  seigneur,  reprit  humblement  Ribera,  le  plus  grand  malheur  est  qu'elles  doivent 
«  laisser  bien  peu  de  temps  à  Votre  Éminence  pour  travailler  à  sa  sanctifica- 
«  tion.»  Cette  simple  parole  sembla  décider  de  la  vie  du  Cardinal.  Saint  Charles 
ordonna  au  P.  Ribera  de  revenir  le  voir.  Il  délibéra  longuement  avec  lui,  sur  les 
moyens  de  servir  Dieu  dans  toute  la  perfection  d'une  vie  vraiment  épiscopale, 
fit  sous  sa  conduite  les  Exercices  de  saint  Ignace,  et  son  changement  fut  tel 
que  Rome  entière  s'en  émut.  Les  ennemis  de  la  Compagnie  en  profitèrent  pour 
persuader  à  Pie  IV  que  les  Jésuites  prétendaient  accaparer  l'immense  fortune 
de  son  neveu  et  le  faire  entrer  au  noviciat.  Durant  plus  d'un  mois,  le  Pape  fit 
interdire  à  tout  Jésuite  et  au  Général  lui-même  de  paraître  seulement  en  sa  pré- 
sence. Bientôt  cependant,  il  reconnut  l'innocence  de  la  Compagnie.  D'ailleurs 
le  départ  du  P.  de  Ribera  pour  le  Japon,  départ  qu'il  sollicitait  avec  instances, 
depuis  plusieurs  années,  fit  voir  que  ce  zélé  religieux  n'avait  en  vue  dans  ses 
démarches  que  de  faire  aimer  Jésus-Christ.  Cf.  Hist,  Soc,  P.  il,  lib.  1,  n°  68  ; 
lib.  vin,  n°  12,  19,  50;  P.  m,  lib.  1,  ^130,  131;  Patrign.,  tom.  11,  5  juin, 
pag.  18. 

Le  P.  François  Adorno,  de  Gênes,  avait  accompagné,  jeune  encore,  son  père 
à  la  cour  de  Portugal.  Il  entra,  à  l'âge  de  18  ans,  au  noviciat  de  Coïmbre,  en 
1549,  et  fut  en  relations  suivies  d'intimité  avec  son  illustre  condisciple  le  P. 
Pierre  Perpinien.  Dès  que  saint  Charles  vit  et  connut  le  P.  Adorno,  il  sembla, 
pour  ainsi  dire,  ne  pouvoir  plus  se  passer  de  lui.  Il  le  prit  pour  son  confesseur  et 
le  garda  jusqu'à  sa  mort.  Il  l'emmenait  avec  lui  dans  ses  voyages,  lui  confiait 
l'examen  et  l'instruction  de  son  clergé,  la  visite  de  ses  communautés  religieuses, 
faisait  sous  sa  direction  les  Exercices  de  saint  Ignace,  suivait  ses  moindres  avis, 
disent  ses  historiens  comme  s'il  lui  eût  fait  vœu  d'obéissance.  Il  l'appelait  un 
homme  nécessaire  au  bien  de  la   sainte  Église,  et,  en  le  laissant  se  rendre  à 


362  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 


Rome  pour  la  4me  Congrégation  générale,  il  écrivit  au  Souverain-Pontife  Gré- 
goire XIII  que  nul  autre,  à  son  avis,  n'était  plus  digne  de  succéder  au  P. 
Éverard  Mercurian.  Le  saint  Cardinal  rendit  le  dernier  soupir  entre  les  bras 
de  son  bien-aimé  P.  Adorno  et  lui  apparut,  après  sa  mort,  tout  éclatant  de 
lumière.  Le  P.  Adorno  mourut  à  Gènes,  le  13  janvier  1586.  Cf.  Hist.  Soc.  P.  11, 
lib.  vm,  n°54;  Tanner,  Apost.  imit.,  pag.  204;  Drews,  Fast.  Soc,  pag.  17; 
Patrign.,  tom.  1,  13  janvier,  pag.  116;  Muratori,  Thésaurus  antiq.  et  hist. 
Ital.  tom.  11,  col.  11,  950. 

69.  (Page  57.)  —  Cf.  Imago  i;  sœc.  Soc,  lib.  m,  cap.  10. 

70.  (Page  63.)  —  Le  personnage,  dont  le  P.  Bartoli  tait  le  nom,  est  le  célèbre 
Melchior  Cano,  dominicain,  originaire  de  Tarancon,  théologien  distingué,  mais 
esprit  obstiné  dans  ses  préventions.  Nommé  évêque  des  Canaries,  il  ne  prit  pas 
possession  de  son  évêché  et  mourut  Provincial  de  Castille,  en  1560.  Jusqu'à  sa 
mort,  il  poursuivit  la  Compagnie  de  Jésus  d'une  haine  implacable.  Rien  ne  put 
arrêter  ou  modérer  ses  attaques  passionnées  ;  ni  les  appréciations  d'hommes  du 
plus  grand  mérite  comme  celles  du  Dr  Pena,  son  confrère,  qui  écrivit  une  apolo- 
gie des  Jésuites,  ou  comme  celles  du  vénérable  Jean  d'Avila  à  qui  saint  Ignace 
écrivit  une  lettre  sur  ce  sujet  (Cf.  Cartas  de  san  Ignacio,  clxi)  ;  ni  le 
désaveu  de  ses  frères  et  du  P.  Romeo,  Général  des  Dominicains  (Ci. Hist.  Soc, 
P.  1,  lib.  vin,  n°  46),  ni  enfin  un  Bref  de  Paul  III.  —  Melchior  Cano  dut  con- 
naître saint  Ignace,  en  1527,  à  Salamanque,  lorsque  les  Dominicains  du  couvent 
de  Saint-Etienne  le  retinrent  prisonnier,  comme  suspect  dans  sa  doctrine.  Un 
peu  plus  tard,  en  1542,  à  Valladolid  ou  en  1545,  à  Alcala,  Melchior  dut  traiter 
avec  le  B.  Pierre  Le  Fèvre.  Envoyé  à  Rome,  en  1542,  pour  prendre  part  au 
chapitre  général  de  son  Ordre,  il  put  revoir  saint  Ignace,  et  dut  entendre  parler 
de  lui.  Canonousapprend  que  son  antipathie  contre  la  Compagnie  datait  de  cette 
même  année.  Cette  antipathie  grandit  encore,  les  quatre  années  suivantes  qu'il 
passa  comme  professeur  à  l'université  d'Alcala.  Mais  c'est  surtout  en  1548, 
qu'elle  éclata,  à  Salamanque,  où,  devenu  maître  en  sacrée  théologie,  il  se  trouvait 
en  face  des  Pères  de  la  Compagnie  Michel  de  Torres  et  Jean-Baptiste  Sanchez, 
eux  aussi  professeurs  à  l'Université.  —  La  chaire  de  sa  classe  et  la  tribune  sacrée, 
les  conversations  et  les  leçons,  la  parole  sainte  et  la  plume  de  l'écrivain  furent 
mises  par  Cano  au  service  de  ses  violentes  rancunes.  A  son  avis  le  nom  de  Compa- 
gnie dt  Jésus  ne  pouvait  être  adopté  sans  orgueil,  ni  même  sans  prétention  schis- 
matique  (Delocis,  lib.  iv,  c.  n).  L'Institut  était  nouveau  et  par  trop  contraire  aux 
autres  Ordres.  Il  se  plaignait  de  l'absence  de  Constitutions,  juste  au  moment  où 
saint  Ignace  travaillait  à  composer  celles  qui  ont  fait  l'admiration  des  plus 
grands  esprits.  Il  réprouvait  l'absence  de  costume.  Le  livre  des  Exercices  spiri- 
tuels,^, unanimement  loué  parles  saints  contemporains  de  saint  Ignace,  par  ceux 
qui  ont  vécu  après  lui,  approuvé  et  recommandé  par  le  Saint-Siège  apostolique, 
lui  paraissait,  à  lui,  un  livre  dangereux,  digne  des  hérétiques  illuminés.  Il  traitait 
ouvertement  le  Fondateur  et  ses  enfants  d'hérétiques  secrets,  d'illuminés,  de 
gnostiques,  d'hommes  plus  à  redouter  que  les  Luthériens  d'Allemagne.  Ces  hom- 
mes étaient,  disait-il,  les  précurseurs  de  l'antechrist,  chargés  de  lui  préparer  les 
voies.  Cano  leur  appliquait,  dans  ses  prédications  et  dans  ses  leçons  publiques, 
les  passages  prophétiques  des  Livres  saints (Matth.,  xxiv,  24;  II  Thess.,  11,3,  7,9, 


NOTES.   —  LIVRE  PREMIER.  363 

10;  I  Tim.,  iv,  12  ;  II  Tim.,  m,  1,  2,  5,  6).  Cf.  Carias  de  san  Ignacio,  tom.   il, 
Append.  11,  n°8  —  14. 

71.  (Page  67.)  —  «  Documenta  et  Exercitia  prsedicta,  ac  omnia  et  singula  in 
<L  eis  contenta,  auctoritate  praadicta,  tenore  praesentium,  ex  certa  scientia  no- 
«  stra,  approbamus,  collaudamus  et  praesentis  scripti  patrocinio  communimus.  » 
Bulle  de  Paul,  m. 

72.  (Page  67.)  —  Cf.  Carias  de  san  Ignacio,  tom.  11,  Append.  11,  pag.  504  ; 
tom.  v,  Append.  11,  pag.  441  —  460. 

73.  (Page  68.)  —  «  Ut  omnes  quotannis  vacent  spiritualibus  Exercitiis  per 
«  octo  vel  decem  dies  continuos,  atque  id  efficaciter  et  omnino  fiât,  statutus 
«  est  iste  annuus  spiritualium  exercitiorum  usus,  et  omnibus  summopere  a  Con- 
«  gregatione  commendatur  ».  Çongreg.  vi,  Dec.  xxix,  n°  2.  —  «  Detur  opéra  ut 
«  annua  Exercitia  spiritualia  praescripta,  exacte  ab  omnibus  fiant,  omni  omnino 
«  excusatione  et  occupatione  seposita  ac  superata  ;  ita  ut  neque  negotiis,  neque 
«  confessionibus  eo  tempore  distineantur,  servata  etiam  in  illis  proportione  me- 
«  thodoque,  quibus  intégra  exercitia  fiéri  consueverunt,  praesertim  quod  ad 
«  recessum  ab  omnibus.  »  Congreg.  vu,  Dec.  xxv,  n°  5  ;  Congreg.  vin,  Dec. 
xxxvm,  n*  1,  2. 

74.  (Page  71.)  — Cf.  Epistola  Prœpos.  gen.,  tom.  1,  pag.  276.  Gandavi,  1847. 

75.  (Page  71.)  —  Cum  sicut  nobis  nuper  exponere  fecit  dilectus  filius  Goswi- 
«  nus  Nickel,  Praepositus  Societatis  quotannis,  et  plerumque  plurimae  aliae,  sive 
«  ecclesiasticae  et  aliorum  Ordinum  et  Congregationum  Regularium,  sive  laicae, 
«  exercitiis  spiritualibus  a  sancto  Ignatio  dictae  Societatis  Fundatore  institutis,  in 
«  domibus  ejusdem  Societatis  peroctiduum  vacare  consueverint  :  Nos  qui  probe 
«  scimus,quanto  opère  conducant  exercitia  hujusmodi  dirigendis  in  viam  Domini 
«  et  confirmandis  in  illa  Christi  fidelium  mentibus,  devotionem  eorum,  qui 
«  operi  adeo  pio  et  salutari  vacaverint,  cœlestium  Ecclesiae  thesaurorum  elargi- 
«  tione  magis  incitare  volentes...  »  Par  un  Bref  du  29  mars  1753,  Benoît  XIV 
confirma  le  Bref  d'Alexandre  VII,  et  étendit  la  concession  de  l'indulgence  plé- 
nière  aux  fidèles  qui  suivraient  les  Exercices,  donnés  publiquement  dans  une 
église  ou  chapelle  delà  Compagnie.  Deux  mois  après,  le  16  mai  1753,  le  même 
Pontife  accorda  la  même  indulgence,  à  tous  ceux  qui  suivraient,  dans  toute 
autre  église  que  dans  celles  de  la  Compagnie,  ces  Exercices  donnés  par  un 
Jésuite.  Enfin  Grégoire  XVI  a  accordé  par  un  nouveau  Bref,  l'indulgence  plénière 
à  tous  ceux  qui  assisteraient  aux  Exercices  d'une  mission  donnée  par  un  membre 
de  la  Compagnie.  Cf.  Instit.  Varia  rescripta  et  indulta  pag.  54.  Florentiae,  1886. 

76.  (Page  72.)— «  Je  lui  (à  saint  Ignace)  demandai,  dit  le  P.  Gonçalvès,  com- 
«  ment  il  avait  écrit  ses  Exercices.  —  Je  n'ai  pas  composé,  tout  d'un  trait,  les 
«  Exercices,  me  répondit-il.  A  mesure  qu'une  chose  me  paraissait  devoir  être 
«  utile  aux  autres,  j'en  prenais  note.  Comme,  par  exemple,  la  méthode  de  mar- 
«  quer  sur  des  lignes  le  résultat  de  l'examen  de  conscience.»  Il  m'affirma  en  par- 
«  ticulier,  qu'il  avait  rédigé  ce  qu'il  dit  des  méthodes  d'élection,  d'après  l'action 
€  des  esprits,  action  qu'il  avait  lui-même  éprouvée  durant  sa  maladie  à  Loyola.  » 
Cf.  Acta  Sanctorum,  Jul.,  tom.  vu,  pag.  644,11099;  pag.  432,  n°  65  —  73  ; 
Christ.  Gomez.  Elogia,  S.  J.,  P.  1,  El.  vu,  n°  9,  10. 


364  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

77.  (Page  75.)  —  On  raconte  que  le  nom  d'/nigas,  par  allusion  au  nom 
d'Inigo  (Ignace),  fut  donné  aux  personnes  qui  suivaient  les  Exercices  spirituels. 
Dona  Agnès  Pascual  eut  tout  particulièrement  à  souffrir  delà  part  des  ennemis 
du  Saint.  Elle  dut  même,  pour  se  défendre,  appeler  à  son  secours  Don  Antonio 
Pujol,  son  frère,  confesseur  de  l'archevêque  de  Tarragone.  Cf.  P.  Fita,  Santa 
Cueva,  pag.  53,  55  ;  Acta  Sanciortim,  Jul.,  tom.  vu,  pag.  428,  n°  45. 

78.  (Page  76.)  —  D'après  le  témoignage  de  Jean  Pascual,  Ignace  ne  prit 
l'habit  de  clerc  que  plus  tard,  à  son  retour  de  Jérusalem.  Cf.  Acta  Sanctonim, 
Jul.,  tom.  vu,  pag.  441,  n°  110. 

79.  (Page  76.)  —  «  Parmi  la  foule  qui  s'était  réunie  autour  de  lui,  au  moment 
«  du  départ,  une  femme  portant  un  enfant  dans  ses  bras,  se  faisait  remarquer  par 
«  ses  cris  de  douleur.  Ignace  se  retourna  vers  elle,  toucha  de  la  main  la  tête  de 
«  l'enfant,  engagea  tous  les  assistants  à  élever  chrétiennement  la  jeunesse  et  pro- 
«  mit  en  particulier  à  cette  mère,  si  affligée  de  son  départ,  que  son  fils  vivrait 
«  longtemps,  embrasserait  l'état  de  mariage  et  laisserait  une  nombreuse  posté- 
«  rite.  »  La  prédiction  se  réalisa.  Cf.  Garcia,  Vida,  lib.  1,  c.  xn. 

80.  (Page  77.)  —  Le  récit  suivant  du  vénérable  P.  Dupont,  dans  sa  vie  du 
P.  Balthazar  Alvarez,  chap.  43,  vient  à  l'appui  de  cette  tradition  :  «  Parmi  les 
«  nombreuses  âmes  de  haute  oraison,  avec  lesquelles  j'ai  eu  à  traiter  dans  le 
«  cours  de  ma  vie,  une  d'entre  elles  que  Notre-Seigneur  et  la  sainte  Vierge  favo- 
«  risaient  de  grâces  extraordinaires,  et  dont  la  sincérité  me  donne  toute  la  cer- 
«  titude  morale  que  l'on  peut  exiger  en  pareille  matière,  me  dit  un  jour  ce 
«que  je  vais  rapporter.  En  l'année  1600,  comme  elle  apprit  que  les  membres 
«  de  la  Compagnie  allaient  faire,  selon  leur  usage,  les  saints  Exercices,  elle 
«voulut  elle  aussi,  se  recueillir,  dans  sa  maison,  et  les  faire  le  mieux  qu'elle 
«  pourrait.  Elle  commença  donc  sa  retraite,  et,  un  matin  qu'elle  était  unie  à  Dieu 
«  dans  l'oraison,  elle  vit  des  yeux  de  l'âme  s'approcher  d'elle  un  ange  d'une 
«  grande  majesté.  Ce  prodige  la  jeta  dans  l'étonnement  ;  elle  ne  savait  qu'en 
«  penser.  Son  céleste  visiteur  lui  dit  qu'il  était  l'archange  Gabriel,  envoyé  par  la 
«  très  sainte  Vierge  Marie  pour  la  saluer  et  lui  faire  certaines  communications. 
«  Comme  elle  était  fort  humble,  ces  paroles  augmentèrent  sa  surprise.  Elle 
«  se  recueillit  en  elle-même,  et  demanda  à  l'ange,  avant  qu'il  lui  déclarât  l'ob- 
«  jet  de  son  message,  de  lui  permettre  de  traiter  à  loisir  avec  Dieu,  Notre-Sei- 
«  gneur,  une  affaire  aussi  importante  :  ce  qu'elle  avait  coutume  de  faire  en 
«  semblables  circonstances.  L'ange,  à  qui  l'humilité,  la  circonspection  et  le  saint 
«recueillement  sont  très  agréables,  lui  répondit  qu'il  acquiesçait  volontiers  à 
«  sa  demande.  Alors  cette  personne,  sans  plus  s'occuper  de  la  présence  de 
«  l'envoyé  de  Marie,  que  s'il  n'eût  pas  été  là,  s'approcha  de  Notre-Seigneur 
«  que  la  foi  nous  montre  présent  en  tout  lieu;  elle  lui  exposa  avec  un  vif  senti- 
«  ment  d'humilité  sa  misère  et  sa  bassesse,  implorant  sa  miséricorde,  et  le  priant 
«  de  daigner  la  préserver  de  tout  ce  qui  ne  serait  pas  conforme  à  sa  très  sainte 
«  volonté.  Ayant  passé  un  temps  considérable  absorbée  dans  ses  pensées,  elle 
«  entendit  en  son  âme  la  voix  de  Notre-Seigneur  qui  lui  ordonnait  d'écouter  ce 
«  que  l'ange  avait  à  lui  dire.  Rassurée  intérieurement  par  ces  paroles,  elle  ne 
«  douta  plus  que  tout  ne  fût  l'œuvre  de  Dieu;  elle  reconnut  l'action  surnaturelle 
«  dont  la  divine  majesté  se  sert  pour  traiter  avec  ses  serviteurs,  et  qu'elle  em- 


NOTES.  —  LIVRE  PREMIER.  365 

«  ployait  autrefois  pour  se  communiquer  aux  prophètes  (Cf.  S.  Thom.,  2,  2, 
«  qusest.  171,  art.  5).  Ainsi  disposée,  elle  attendit  à  genoux,  dans  l'attitude  du 
«  plus  profond  respect,  les  paroles  du  messager  céleste.  Alors  Gabriel  lui  dit  au 
«  nom  de  la  Reine  des  cieux  :  Ces  Exercices  que  vous  avez  résolu  de  faire,  à  peu 
«.près  suivant  la  méthode  de  la  Compagnie  de  Jésus,  en  méditant  et  en  réfléchis- 
«  sant  sur  la  grandeur  de  Dieu  et  sur  les  biens  infinis  qu'il  vous  procure  par 
<i  Jésus-Christ,  causeront  un  singulier  plaisir  à  notre  Reine.  Car  elle  veut  que  je 
«  vous  le  déclare  :  c'est  elle  qui  fut  en  quelque  sorte  la  fondatrice  des  Exercices,  et 
«  elle  en  est  encore  la  patrotine;  c'est  elle  qui  en  inspira  à  saint  Ignace  le  dessein, 
«  et  qui  l'aida  à  l'exécuter  :  à  ce  titre,  c'est  en  elle  que  cette  œuvre  a  pris  com- 
<i  mencement  ;  bien  plus,  Marie  passa  tout  le  te?nps  de  sa  vie  mortelle  occupée 
<Lde  ces  saints  Exercices.  »  Cf.  Ribaden.,  Vida,  lib.  1,  c.  8;  Acta  Sanctorum,  Jul., 
tom.  vu,  pag.  431,  n°58. 

81.  (Page  78.)  —  Ce  crucifix,  du  temps  de  saint  Ignace,  occupait  la  place 
de  la  croix  de  fer,  située  près  du  couvent  de  Sainte-Claire  et  encore  appelée 
aujourd'hui  croix  du  Tort.  C'est  devant  cette  croix  que  saint  Ignace  eut  entre 
autres  merveilleuses  visions,  celle  de  la  Très-Sainte-Trinité.  Actuellement  ce 
crucifix  est  au-dessus  de  la  porte  d'entrée  dans  la  Santa  Cueva.  Une  inscription 
placée  au  pied  de  la  croix  atteste  que  le  prodige  fut  reconnu  authentique  par 
l'évêque  de  Vich,  sur  la  déposition  de  16  témoins  dont  deux  chanoines,  trois 
médecins  et  un  docteur  en  droit.  Hic  habuit  S.  Ignatius  Trinitatis  vi- 
sionem  1522.  Cf"  P.  Fidel  Fita,  La  sanla  Cueva,  pag.  113;  San  Ignacio  en 
Manresa.  Album  historico,  n°  28. 

82.  (Page  78.) —  Ignace  écrit  Roser;  Garcia*,  Rosés;  Gonçalvès,  Rosellon,  Ro- 
sella  (cum  Isabella  Rosella).  Cf.  Carias  de  san  Ignacio,  iv. 

83.  (Page  79.)  —  Par  une  lettre  que  saint  Ignace  adressait  de  Paris,  le  10 
novembre  1532,  à  Isabelle  Roser,  on  voit  que  Doua  Cepilla  ne  cessa  de  se  mon- 
trer dévouée  au  Saint.  «  Vous  me  demandez  si  je  ne  suis  point  d'avis  d'écrire  à 
«  nos  autres  sœurs  et  mes  bienfaitrices  en  Jésus-Christ,  afin  d'avoir  désormais 
«  recours  à  elles.  En  cela  j'aimerais  mieux  me  déterminer  par  votre  jugement 
«  que  par  le  mien.  Bien  qu'une  d'elles,  Doua  Cepilla,  me  fasse  les  offres  les 
«  plus  obligeantes  dans  sa  lettre  et  montre  un  sincère  désir  de  me  venir  en  aide, 
«je  ne  crois  pas  pour  le  moment  devoir  écrire  dans  le  but  d'obtenir  des  secours 
«  pour  les  études,  par  ce  que  nous  ne  sommes  pas  sûrs  d'avoir  un  an  devant 
«  nous.  »  Cf.  Carias  de  san  Ignacio,  iv. 

84.  (Pag.  80.) — Au  récit  incomplet  et  inexact  du  P.  Bartoli  nous  substituons 
le  récit  fidèle  et  complet  que  saint  Ignace  lui-même  fit  au  P.  Gonçalvès.  Cf.  Acta 
Sanctorum,  Jul.,  tom  vu,  pag.  653,  n°  40. 

85.  (Pag.  80.)  —  Il  lui  restait  cinq  ou  six  petites  pièces  de.  cuivre  et  d'argent 
'appelées  blancas.  <l  Comme  il  ne  savait  ni  l'italien,  ni  le  latin,  ses  amis,  raconte 

«  le  P.  Gonçalvès,  le  sollicitèrent  de  prendre  avec  lui,  au  moins  pour  l'Italie,  un 
«  compagnon  de  voyage,  connaissant  la  langue  du  pays,  et  qu'on  lui  désigna. 
«  Mais  il  n'y  voulut  pas  consentir,  et  répondit  avec  cette  manière  énergique  qui 
«  lui  était  propre,que  lors  même  qu'on  lui  proposerait  le  fils  du  Duc  de  Cordoue, 
«  il  ne  l'accepterait  pas,  et  qu'il  ne  voulait  pour  société  que  la  foi,  l'espérance  et 


\< 


366  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

«  la  charité  :  que  s'il  prenait  un  compagnon,  il  aurait  recours  à  lui  lorsqu'il  aurait 
«  faim  ;  que  s'il  venait  à  tomber,  celui-ci  l'aiderait  à  se  relever;  que  de  cette 
«  façon,  il  se  reposerait  sur  lui  et  s'attacherait  à  lui,  tandis  qu'il  ne  voulait  aimer 
«  que  Dieu,  et  ne  mettre  qu'en  lui  son  espérance  et  sa  confiance.  Et  Ignace 
«  parlait  ainsi  avec  une  entière  conviction.  »  Cf.  Acta  Sanctorum,  Jul.,  tom.  vu, 
pag.  652,  n°35. 

86.  (Page  81.) — «  De  Gaëte  à  Rome,  Ignace  eut  beaucoup  à  souffrir.Comme 
«la  peste  sévissait,  cette  année-là  (1523),  des  gardes  défendaient  l'entrée  des 
«  villages  aux  étrangers,  et  notre  pèlerin  ne  put  bien  souvent  trouver  ni  pain,  ni 
«  abri.  »  Ribadeneira,  Vida,  lib.  1,  c.  10. 

87.  (Page  85.)  —  «  Le  jour  même  où  il  devait  s'embarquer,  saint  Ignace  fut 
«  saisi  par  une  fièvre  violente.  Malgré  l'avis  des  médecins ,  il  monta  sur  le 
«  navire  dont  le  mouvement,  au  lieu  d'aggraver  son  mal  comme  on  pouvait 
«le  craindre,  le  guérit  bientôt  complètement.»  Ribadeneira,  Vida,  liv.   1,  c.  10. 

88.  (Page  86.)  —  Ignace,  qui  comptait  restera  Jérusalem,  venait  d'écrire  une 
lettre  pour  Barcelone,  et  en  commençait  une  autre,  lorsque  on  vint  le  chercher 
de  la  part  du  P.  Provincial  revenu  de  Bethléem.  Cf.  Acta  Sanctorum,  Jul., 
tom.  vu,  pag.  954,  n°  46. 

Les  Bollandistes  signalent,  d'après  une  vie  du  Saint  écrite  par  ordre  du 
P.  Général  Mutius  Vitelleschi,  une  lettre  de  saint  Ignace  écrite  de  Jérusalem 
à  Agnès  Pascual.  Le  Saint  parlait  de  tout  ce  qu'il  avait  visité  à  Jérusalem  et 
y  exhalait  son  ardent  amour  pour  Jésus-Christ.  Cette  lettre  n'existe  plus. 
Cf.  Acta  Sanctoriim,  Jul.,  tom.  vu,  pag.  440,  n°  106. 

89.  (Page  87.) —  Padre,  yo  os  obedeceré,  y  lo  haré  asi  como  me  lo  ordenais  : 
«  Père,  je  vous  obéirai,  et  je  ferai  comme  vous  me  l'ordonnez.  »  Ribadeneira, 
Vida,  lib.  i,  c.  il. 

90.  (Page  87.)  —  Dib  à  la  guardia  un  cuchillo  de  escribanias  que  llevaba:  «  il 
donna  au  garde  un  canif  qu'il  portait.  »  Un  peu  plus  loin,  Ribadeneira  raconte 
que  saint  Ignace  donna  encore  las  tijeras  (les  ciseaux)  que  le  habian  quedado 
de  las  escribanias  ;  ce  qui  suppose  évidemment  que  le  Saint  avait  une  sorte  de 
portefeuille  ou  d'étui  (escribania)  contenant  ce  qu'il  fallait  pour  écrire,  tailler 
les  plumes,  couper  le  papier,  etc.  Cf.  Ribadeneira,  Vida,  lib.  1,  c.  11. 

91.  (Page  89.)  —  Bartoli  parle  de  Jules  :  I  giuli  interi,  dei  quali  havea  ifitorno 
a  quindici.  Ribadeneira  parle  de  reaies:  Hasta  darles  todos  los  reaies.  Le  jules 
valait  25  ou  30  cent;  le  real,  25.  Saint  Ignace  avait,  en  argent,  environ  3^,75. 

92.  (Page  91.)  —  Le  P.  Ribadeneira  ne  dit  pas  que  cet  espagnol  fût  un  offi- 
cier :  Un  espaùol  de  pura  Idstima  le  llevô  consigo,  y  le  albergo  y  reparb  ddndole 
de  co7ner.  Cf.  Ribadeneira,  Vida,  lib.  1,  c.   1 2. 

93.  (Page  91.)  — Le  capitaine  français  savait  qu'Ignace  était  espagnol,  mais 
il  ne  savait  pas  qui  il  était.  Ribadeneira  n'indique  pas  que  ce  capitaine  fut  bas- 
que. Le  basque,  c'est  Rodrigo  Portundo  qu'Ignace  rencontra,  quelque  temps 
après,  à  Gênes.  Llegado  d  Génova,  topo  con  Rodrigo  Portundo,  vizcaino,  que  era 
entonces  General  de  las  gâteras  de  Espana,  y  habia  sido  su  conocido  en  la  cbrte 
de  los  Rcyes  calblicos.  Este  le  amparo  y  diô  orden  para  que  se  embarcase  en 
u?ia  nave  que pasaba  â  Espana.  Cf.  Ribadeneira,  Vida,  lib.  1,  c.  12. 


NOTES.   —  LIVRE  PREMIER.  367 

94.  (Page  91.)  —  Avant  de  suivre  les  leçons  d'Ardebalo,  Ignace  se  rendit  à 
Manrèse  pour  voir  un  saint  religieux,  d'après  Gonçalvès,  de  l'Ordre  de  Saint- 
Bernard.  Il  se  proposait  de  s'occuper  d'études  auprès  de  lui,  tout  en  ne  négli- 
geant point  le  soin  de  sa  perfection.  Ce  religieux  étant  mort,  Ignace  revint  à 
Barcelone.  Cf.  Acta  Sanctorum,  Jul.,  tom.  vu,  pag.  656,  n°  54;  pag.  441, 
n°  108. 

95.  (Page  94.)  —  Cf.  Carias  de  san  Ignacio,  du.  —  «  Des  hommes  savants 
«  et  pieux,  raconte  le  P.  Ribadeneira,  conseillèrent  à  Ignace  la  lecture  du 
«  livre  d'Erasme,  intitulé:  Le  soldat  chrétien;  De  Milite  Christiano.  Il  y  trou- 
«  verait,  disaient-ils,  une  belle  latinité  et,  en  même  temps,  un  aliment  pour 
«  sa  dévotion.  De  fait,  Erasme,  à  cette  époque,  avait  la  réputation  d'un 
«  savant  et  habile  écrivain.  Le  confesseur  même  d'Ignace  fut  d'avis  que 
«  cette  lecture  lui  conviendrait.  Ignace  se  met  à  l'œuvre  avec  simplicité  ; 
«  il  lit  attentivement,  il  note  les  phrases  et  les  locutions.  Mais  bientôt 
«  il  remarque  un  phénomène  qui  ï'étonne:  à  mesure  qu'il  avance  dans  la 
«  lecture  d'Erasme,  sa  dévotion  se  refroidit  et  la  tiédeur  le  gagne.  Plus 
«  il  le  lit  et  plus  il  décline.  La  lecture  terminée,  il  lui  semble  que  toute  sa 
«  ferveur  a  disparu,  et  qu'il  est  devenu  de  glace;  son  cœur  n'est  plus  le  même. 
«  Enfin,  après  plusieurs  expériences,  il  jeta  loin  de  lui  le  livre  et  voua  dès  lors 
«  à  l'auteur  une  telle  aversion  et  une  telle  horreur  qu'il  ne  voulut  plus  jamais,  ni 
«  le  lire  lui-même,  ni  en  permettre  la  lecture  aux  membres  de  la  Compagnie, 
«sans  de  sérieuses  précautions.  »  Cf.  Vida,  lib.  1,  c.  13;  Inslit.,  P.  iv,  c.  v. 
Ignace  lisait,  au  contraire,  tous  les  jours,  avec  grand  fruit  et  un  goût  marqué, 
limitation  de  J.Ch.  connue  alors  sous  le  nom  de  Coniemptus  mundi.  Il  s'in- 
spirait de  l'esprit  de  ce  livre  dans  toutes  ses  pensées  et  dans  toutes  ses  démarches. 
Aussi  le  P.  Gonçalvès,  disait-il:  Voir  saint  Ignace,  l'e?itendre  et  le  considérer,  c 'est 
faire  une  lecture  dans  le  livre  de  Thomas  à  Kempis.  D'autres  Pères  qui  avaient  pu 
observer  saint  Ignace  dans  les  moindres  détails  de  sa  vie  ordinaire  disaient  enco- 
re: ou' il  était  un  portrait  vivant  de  toute  la  perfection  contenue  dans  les  Con- 
stitutions, dans  le  livre  des  Exercices  où,  sans  s'en  apercevoir,  il  s'était  peint 
lui-même,  et  dans  le  livre  de  l'Imitation  de  J.-Çh.  par  Thomas  à  Kempis. 

96.  (Page  94.) —  Jean  Pascual  raconte  que  sa  mère,  Agnès  Pascual,  persuada 
à  saint  Ignace  de  quitter  son  habit  de  pénitent  pour  prendre  un  habit  noir,  tout 
semblable  à  celui  des  clercs.  (Cf.  Acta  Sanctorum,  Jul.,  tom.  vu,  pag,  441,  n°no.) 
Plus  tard,  sur  un  ordre  formel  de  son  confesseur,  il  dut  prendre  sa  nourriture  à  la 
table  d'Agnès  Pascual.  (Cf.  Garcia,  Vida  lib.  11,  c.  4.)  La  maison  où  logeait  Ignace 
était  située  dans  la  rue  de  Los  cotoners  (tisseurs  de  coton),  la  dernière  à  gauche, 
au  coin  de  la  rue,  quand  on  se  rend  à  la  mer.  Il  habitait  une  petite  chambre  au 
haut  de  l'escalier  au  milieu  de  l'étage.  «  Il  couchait  très  souvent  sur  la  terre  nue, 
«  rapporte  Jean  Pascual,  et  passait  la  majeure  partie  de  la  nuit  à  prier  à  genoux, 
«  au  pied  de  son  lit.  Je  l'observai,et  plus  d'une  fois,  je  vis  sa  chambre  resplendis- 
«  santé;  il  était  à  genoux  et  élevé  au-dessus  de  terre,  poussant  des  gémissements 
<L  et  des  soupirs,  fondant  en  larmes  et  s'écriant:  O  mon  Dieu,  que  vous  êtes 
«  infiniment  bon  de  supporter  un  être  aussi  méchant  et  aussi  pervers  que  moi  !. 
«  Le  Saint,  ajoute  Jean  Pascual,  me  prédit  tout  ce  qui  m'arriverait  dans  le 
«  cours  de  ma  vie  ;  il  m'annonça  que  je  me  marierais,que  mon  épouse  serait  une 


368  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

«  grande  chrétienne,  que  j'aurais  plusieurs  fils  et  plusieurs  filles,  que  ces  enfants 
«  seraient  pour  moi  une  source  de  tourments,  que  je  perdrais  mes  biens,  que 
«  Dieu,  en  témoignage  de  son  amour  pour  moi,  me  soumettrait  à  des  grandes 
«  épreuves,  pour  me  faire  expier  ainsi  mes  péchés  et  assurer  mon  salut.  Cf.  Acta 
Sanctorum,  Jul.,  tom.  vu,  pag.  441,  n°  ni,  112. 

97.  (Page  95.)  —  Dans  le  couvent  des  religieuses  Hiéronymites,  on  conserve 
un  coffret  dont  saint  Ignace  fit  présent  à  la  sœur  tourière,  en  retour  des  aumônes 
reçues.  Le  Saint  avait  apporté  ce  coffret  de  Jérusalem,  tout  rempli  de  terre 
blanche,  de  fleurs,  de  feuilles  qu'il  avait  recueillies  en  Terre-Sainte  II  ne  con- 
tient plus  aujourd'hui  qu'un  peu  de  terre  blanche  qui  répand  une  suave  odeur. 
Le  coffret  lui-même  est  bien  conservé;  il  est  peint,  verni,  et  porte,  sur  le  couvercle, 
le  nom  de  Jésus  et  ces  mots  français  :  Prenez  en  gré. 

98.  (Page  97.)  —  «  Loué  et  glorifié  soit  mon  Dieu  ;  je  pardonne  de  tout 
«  mon  cœur  à  ceux  qui  m'ont  offensé  et  mis  dans  cet  état»  :  telles  furent  les 
premières  paroles  d'Ignace  en  revenant  à  lui.   Cf.  Garcia,  Vida,  lib.  11,  c.  5. 

99.  (Page  99.)  —  Ignace  invoqua  le  nom  de  Jésus  sur  le  corps  du  suicidé. 
Dès  qu'il  eut  donné  signe  de  vie,  il  lui  dit  :  Veux-tu  te  confesser,  malheureux  ? 
Quicreste  confesar,  misérable  ?  Cf.  Garcia,  Vida,  lib.  11,  c.  v. 

Lisano  était-il  réellement  mort  et  fut-il  ressuscité  à  la  prière  de  saint  Ignace? 
ou  bien  Ignace  obtint-il  de  Dieu  simplement  qu'il  recouvrât  assez  de  forces, 
pour  se  confesser  avant  de  mourir  ?  Il  n'a  pas  été  possible  d'élucider  pleinement 
la  question,  parce  que  l'enquête  n'eut  lieu  que  50  ans  après  la  mort  de  saint 
Ignace,  et  80  ans  après  le  fait.  On  peut  voir  une  longue  discussion  sur  la  réalité 
de  ce  prodige  dans  les  Acta  Sanctorum,  Jul.,  tom.  vu,  pag.  443,  n°  1 19-129. 

100.  (Page  100.)  —  «  Ignace  aurait  voulu  prolonger  encore  ses  études  de 
«  latin.  Il  se  fit  examiner  par  un  illustre  docteur  en  théologie,  qui  lui  conseilla  de 
«  suivre  l'avis  de  ses  maîtres  et  de  passer  à  l'étude  de  la  Philosophie.  »  Ribade- 
neira,  Vida,  lib.  1,  c.  13. 

101.  (Page  100.)  —  Diego  de  Cacerès  était  attaché  à  la  cour  du  vice-roi  de 
Catalogne.  A  ces  trois  compagnons,  il  faut  ajouter  un  jeune  français,  Jean,  page 
de  D.  Martin  de  Cordova,  vice-roi  de  Navarre. 

102.  (Page  102.)  —  Pendant  son  séjour  à  Barcelone,  saint  Ignace  avait 
beaucoup  fréquenté  cette  chapelle. 

103.  (Page  103.)  —  Le  Dr  Martin  Olave,  originaire  d'une  noble  et  pieuse 
famille  de  Vitoria,  en  Espagne,  devint  chapelain  d'honneur  de  Charles-Quint 
et  théologien  du  cardinal  d'Augsbourg,  au  concile  de  Trente.  Là,  il  fut  comme 
frappé  de  stupeur  devant  la  science  de  Laynez  et  de  Salmeron,  mais  leur  genre 
de  vie  ne  lui  inspirait  que  de  l'aversion.  Il  forma  le  projet  d'aller  évangéliser 
le  nouveau  monde  et  consulta  par  lettre  le  P.  Polanco,  son  ancien  ami,  sur 
les  industries  apostoliques  de  nos  premiers  Pères  dans  les  Indes.  Le  P.  Polanco 
l'invita  à  passer  par  Rome,  pour  apprendre  de  vive  voix  ce  qu'il  désirait.  Olave 
soupçonna  un  piège  pour  l'attirer  dans  la  Compagnie.  Il  résolut  donc  de  n'avoir 
aucun  rapport  avec  les  membres  de  la  Société  d'Ignace.  Pendant  tout  un 
carême,  il  se  retira  dans  un  monastère,  sur  les  rives  de  lac  de  Garde,  pour  cher- 
cher, dans  la  prière,  le  moyen  de  concilier  la  volonté  de  Dieu  avec  ses  desseins. 


NOTES.   —   LIVRE  PREMIER.  369 

Tous  les  jours,  à  l'autel,  il  répétait  avec  larmes  :  «  Seigneur,  que  voulez-vous  que 
«  je  fasse  ?  Dans  quel  ordre  vous  plait-il  de  me  voir  entrer  ?  Je  n'excepte  absolu- 
«  ment  que  la  Compagnie  de  Jésus.  »  Enfin,  le  jour  de  Pâques,  tandis  qu'il  tenait 
entre  ses  mains  le  corps  de  Notre-Seigneur  et  lui  renouvelait  la  même  offrande, 
il  entendit,  au  plus  intime  de  son  âme,  cette  réponse  de  Sauveur  :  «  C'est  là 
«  précisément  que  je  te  veux  !  c'est  là  qu'il  te  faut  vivre  et  mourir.  Est-il  juste 
«  que  tu  te  rendes  à  ma  volonté,  ou  que  j'obéisse  à  la  tienne  ?  Durum  est  tibi 
«  contra  stimulum  calcitrare  !  »  —  «  Ah  !  mon  Seigneur  et  mon  Dieu,  répondit 
«  Olave,  en  versant  un  torrent  de  larmes  »,  me  voici  prêt  à  vous  obéir  !  Servus 
<L  tuus  ego  sum,  et  filius  ancillœ  tuœ,  Societatis  Jesu  !  Je  suis  votre  serviteur  et  le 
<ï  fils  de  votre  servante,  la  compagnie  de  Jésus.  »  A  partir  de  ce  jour,  le  P.  Olave 
ne  sut  plus  rien  refuser  à  Dieu. Il  fut  professeur  et  recteur  du  Collège  Romain, et 
avec  Laynez,  un  des  conseillers  intimes  du  Pape  Marcel  II.  Il  mourut  à  Rome, 
le  17  août  1556.  Cf.  Olivier  Manare,  De  reb.  Soc.  comm.,  cap.  vin,  §,  15  ;  Hist. 
Soc.  P.  1,  lib.  vu,  xii,  xiii,  xiv,  xv,  xvi,  passim  ;  P.  11,  lib.  m,  n°  33; 
Nierember,  Claros  Varones,  tom.  iv,  pag.  684  ;  Alcazar,  Chrono-Hist.  P.  1,  pag. 
xcv;  Drews,  Fast.  Soc.  /es.,  pag.  316;  Patrign.  tom.  m,    17  août,   pag.   152. 

104.  (Page  104.) —  Jacques  d'Eguia,  qui  habitait  chez  son  frère,  imprimeur, 
et  vivait  dans  l'aisance,  lui  donnait  libéralement  pour  les  pauvres.Un  jour,  Ignace 
vint  lui  demander  l'aumône  pour  quelques  nécessiteux.  Jacques  d'Eguia,  se 
trouvant  sans  argent  pour  le  moment,  ouvrit  une  armoire,  et  lui  dit  de  prendre 
les  vêtements  et  les  divers  autres  objets  qui  lui  étaient  nécessaires.  Ignace  en 
fit  un  paquet  et  l'emporta  sur  ses  épaules.  Les  deux  frères  allèrent  en  pèlerinage 
à  Jérusalem,  et,  à  leur  retour,  rencontrèrent  Ignace  à  Venise,  suivirent  les  Exer- 
cices, sous  sa  direction,  et  entrèrent  dans  la  Compagnie.  Jacques,qui  était  prêtre, 
devint  le  confesseur  de  saint  Ignace  et  mourut  trois  jours  avant  lui.  Cf.  Garcia, 
lib.  11,  c.  7;  Acta  Sanctorum,  Jul.,  tom.vn,  pag.  446,  n°  134;  pag  657,  n°  57. 

105.  (Page  108.)  —  La  secte  des  Illuminés  (Los  Alumbrados),  ne  fut  pas  com- 
plètement étouffée  dès  son  apparition;  car  on  la  retrouve,  quarante  ans  plus  tard, 
dans  l'Andalousie.  Le  tribunal  de  Cordoue  la  condamna,  en  1566,  et  déclara  que 
ses  principes  étaient  contraires  à  l'esprit  de  Jésus  Christ,  de  l'Eglise  et  des 
saints.  Ses  partisans,  adonnés  à  un  faux  mysticisme,  prétendaient  recevoir 
les  illuminations  d'en  haut  dans  l'oraison  de  quiétude.  Cf.  Acta  Sanctorum,  Jul., 
tom.  vu,  pag.  657,  notef. 

106.  (Pag.  113.) —  La  captivité  de  saint  Ignace  dura  très  probablement 
42  jours.  Le  Saint  lui-même  le  dit,  dans  une  de  ses  lettres,  au  Roi  de  Portugal. 
«  Après  mon  retour  de  Jérusalem,  étant  à  Alcala,  par  suite  d'une  triple  enquête 
«  de  mes  supérieurs  contre  moi,  je  fus  pris  et  mis  en  prison,  pendant  quarante- 
«  deux  jours.  A  Salamanque,  par  suite  d'une  nouvelle  enquête,  je  fus  non 
«  seulement  mis  en  prison,  mais  chargé  de  chaînes,  et  j'y  passai  vingt-deux 
«  jours.  »  Cf.  Carias  de  san  Ignacio,  lu.  Le  pèlerinage  de  Marie  et  de 
Louise  dura  42  jours,  et  le  Saint,  jeté  en  prison  peu  de  temps  après  leur  départ, 
ne  fut  délivré  que  13  ou  14  jours  après  leur  retour  à  Alcala. 

107.  (Page  113.)  —  Figueroa  lui  demanda  entre  autres  choses,  s'il  observait 
le  sabbat.  Saint  Ignace  répondit  :  «  Oui,  sans  doute,  j'observe  le  sabbat,  en 
«  l'honneur  de  la  sainte  Vierge  ;  du  reste,  je  ne  connais  aucunement  les  usages 

Histoire  de  S.  Ignace  de  Loyola.  24 


370  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

«  des  Juifs,  car  il  n'y  a  point  de  Juifs  dans  mon  pays.  »  Le  Grand-Vicaire  lui 
ayant  demandé  s'il  connaissait  les  deux  femmes  qui  étaient  parties  en  secret,  il 
répondit  affirmativement;  mais,  lorsqu'il  voulut  savoir  s'il  avait  su  leur  dessein 
avant  la  mise  à  exécution,  il  lui  répondit  :  «  Par  le  serment  que  j'ai  fait,  avant 
«  de  commencer  cet  interrogatoire,  non.  Ces  dames  m'ont  exprimé  le  désir 
«  d'aller  par  le  monde  servir  les  pauvres  tantôt  ici  et  tantôt  là.  Je  les  ai  toujours 
«  dissuadées  surtout  à  cause  de  la  fille  qui  est  jeune  et  belle,  ajoutant  que,  si 
«  elles  tenaient  tant  à  se  consacrer  au  service  des  pauvres  et  à  accompagner  le 
«  Saint-Sacrement,  elles  pourraient  le  faire  à  Alcala.  »  Cf.  Acta  Sa?ictorum,  Jul., 
tom.  vu,  pag.  657,  n°  61. 

108.  (Page  114.)  —  «  Le  soir  de  ce  jour,  une  pieuse  veuve,  Mencia  de 
Eenavente,  avait  Ignace  à  sa  table.  Après  souper,  Mencia  dit  à  Ignace  : 
Père,  Père,  Lopez  de  Mendoza  s'est  brillé  !  —  77  l'avait  dit  ce  matin,  répon- 
dit Ignace  tout  affligé.  Puis,  après  quelques  moments  de  réflexion,  il 
ajouta:  Assurément,  il  Fa  cherché  lui-même  ;  pour  moi,  je  ?ie  F  aurais  pas  voulu. 
Garcia,  Vida,  lit).,  il,  c.  9. 

109.  (Page  115.)  — Ignace  se  rendit  d'Alcala  à  Valladolid,  où  se  trouvait 
alors  l'Archevêque  de  Tolède.  Le  Prélat  reçut  Ignace  et  ses  compagnons  avec 
beaucoup  de  bienveillance,  et,  les  voyant  résolus  d'aller  à  Salamanque,il  pourvut 
généreusement  aux  frais  du  voyage. 

110.  (Page  116.)  —  «  Il  dit  entre  ses  dents  (entre  dientes)  :  Charilas  incipit 
«  a  seipsa  ;  la  charité  commence  par  soi-même.  Ensuite,  s'adressant  à  Ignace  : 
«  Attendez,  dit-il,  je  saurai  bien  vous  faire  répondre  à  mes  questions.  Les 
«  Frères  sortirent  alors,  et  Ignace  demanda  avec  calme,  s'il  devait  attendre 
«  à  la  chapelle  ou  ailleurs.  —  A  la  chapelle,  lui  fut-il  répondu.  Le  sous-prieur 
«  fit  fermer  les  portes  du  couvent  et  conduire  Ignace  dans  une  cellule.  »  Gar- 
cia, Vida,  lib.  11,  c.  10. 

111.  (Page  117.)  —  «  Ignace  demeura  trois  jours  dans  cette  sainte  maison, 
«  et  ce  fut  avec  une  grande  consolation.  Il  était  admis  à  la  table  des  religieux 
«  et  un  grand  nombre  d'entre  eux  allaient  s'entretenir  avec  lui.  »  Ribadeneira, 
Vida,  lib.  1,  cap.  15. 

112.  (Page  118.)  En  l'interrogeant  sur  les  exercices,  on  insista  surtout  sur 
l'impossibilité  où  il  se  trouvait,  n'ayant  pas  étudié  la  théologie,  de  déterminer 
quand  une  pensée  est  péché  mortel  ou  péché  véniel,  ce  dont  il  est  question, 
au  commencement  du  livre,  dans  la  méthode  de  l'examen  de  conscience.  Saint 
Ignace  qui  a  raconté  en  détail  toute  cette  affaire  au  P.  Gonçalvès.leur  répondit  : 
Ce  que  je  dis  là  est  exact  ou  non  ;  à  vous  d'en  juger  ;  si  cela  n'est  pas  exact, 
condamnez-moi.   Cf.  Acta  Sanctorum.  Jul.  tom.  vu,  pag.  659,  n°  68. 

113.  (Page  119.)  —  De  Salamanque  Ignace  se  rendit  à  Barcelone,  et  de  là,  à 
Paris.  «  Il  faisait  marcher  devant  lui,  dit  Ribadeneira,  un  petit  âne  chargé 
«C  de  livres  et  suivait  à  pied  ;  llevando  un  asnillo  delante  cargado  de  libros.  »  Vida, 
lib.  1,  c.  16. 


NOTES.  —  LIVRE  DEUXIEME.  371 


Livre  II. 

1.  (Page  *2o.)  —  Le  3  mars,  Ignace  écrivait  à  Agnès  Pascual,  pour  lui  donner 
des  nouvelles  de  son  yoyage  et  de  son. arrivée  à  Paris  :  «  Considérant  le  grand 
«  dévouement  et  la  charité  que  vous  avez  toujours  eus  pour  moi,  et  que  vous 
«  m'avez  montrés  par  des  œuvres,  j'ai  cru  devoir  vous  écrire  cette  lettre  et  vous 
«  rendre  compte  de  mon  voyage,  depuis  que  je  vous  ai  quittée.  Par  la  grâce  et  la 
«  bonté  de  Dieu  Notre-Seigneur,  je  suis  arrivé  ici,  à  Paris,  le  2  février,  favorisé 
«  par  le  temps  et  en  parfaite  santé.  J'y  continuerai  mes  études,  jusqu'à  ce  qu'il 
«  plaise  au  Seigneur  d'ordonner  autre  chose  de  moi...»  Cf.  Cartas  de  san  Igna- 
cio. 11.  Cette  somme  lui  avait  été  envoyée  de  Barcelone  par  un  billet  à  l'ordre 
d'un  marchand  de  Paris.  Dans  plusieurs  de  ses  lettres  que  nous  conservons, 
Ignace  remercie  ses  bienfaiteurs  de  Barcelone,  Don  Jacques  Carador,  et  les  dames 
Isabelle  Roser,  Agnès  Pascual,  Maria  Cepilla,  Isabel  de  Josa,  Aldonza  de  Cor- 
doba,  Mosen  Gralla,  des  secours  pécuniaires  envoyés  ou  promis.  Cf.  Carias 
de  san  Ignacio,  iv,  v,  vi. 

2.  (Page  120.)  —  Ce  projet  souriait  à  saint  Ignace,  comme  il  le  raconta  plus 
tard  au  P.  Gonçalvès.  «  Je  me  figurerai,  se  disait-il  à  lui-même,  que  mon  maître 
«  est  Jésus-Christ.  Je  donnerai  le  nom  de  Pierre,  à  l'un  de  mes  élèves,  celui 
«  de  Jean  à  l'autre,  et  les  noms  des  autres  apôtres  aux  suivants.  Si  mon  maître 
«  me  donne  un  ordre,  je  le  recevrai  comme  sortant  de  la  bouche  même  de 
«  Jésus-Christ  ;  et,  si  l'élève  me  commande,  je  lui  obéirai  comme  à  saint  Pierre. 
«  Ignace  s'adressa  au  bachelier  Castro  et  à  un  religieux  Chartreux  pour  trouver 
«  cette  place,  mais  ce  fut  en  vain.  »  Cf.  Acta  Sanctorum,  Jul.,  tom.  vu, 
pag.  660,  n°  75. 

3.  (Page  120.)  —  Ignace  alla,  deux  années  de  suite,  en  Flandre.  La  troisième, 
il  se  rendit  â  Londres.  Les  années  suivantes,  ses  bienfaiteurs  de  Flandre  lui 
envoyèrent  leurs  aumônes  à  Paris.  Cf.  Ribadeneira,  Vida,  lib.  11,  c.  1. 

4.  (Page  122.)  —  L'histoire  manuscrite  de  la  province  de  Castille  constate, 
en  effet,  que  Cuadrado,  après  avoir  constitué,  pour  le  collège  de  Médina,  une 
rente  de  deux  cent  mille  maravedis,  avait  reçu,  en  1557,  du  P.  Laynez,  succes- 
seur de  saint  Ignace,  le  titre  de  fondateur.  D'autre  part,  la  même  histoire 
raconte  que  Don  Rodrigo  de  Duenas,  premier  et  principal  bienfaiteur  de  la 
Compagnie,  à  Médina,  acheta,  en  155 1,  un  terrain  et  y  fit  bâtir  le  collège,  à  ses 
frais.  Tous  les  ans,  il  fournit  dans  la  suite  les  fonds  pour  l'entretien  des  Pères,  et, 
à  sa  mort,  il  laissa  une  rente  annuelle  de  700  ducats.  Dans  une  lettre  que  nous 
conservons  (cf.  Cartas  de  san  Ignacio,  dcxxxiv),  saint  Ignace  offre  à  D.  Ro- 
drigo le  titre  de  fondateur,  en  lui  disant  que  c'est  là  l'expresse  volonté  de  Dieu. 
(  Y  no  creo  que  me  haya  dado  â  mi  Dios  Nuestro  Seiior  esta  devocion  de  que  fuese 
Vmd.  el  fundador,  sino  por  ser  'esta  su  voluntad,  d  la  cual  todos  debemos  procurar 

de  conformarnos.)  Le  Saint,  se  demandera-t-on,  avait-il  perdu  de  vue,  en  écrivant 
cette  lettre,  la  prophétie  que  mentionne  Bartoli,  et,  s'il  se  la  rappelait,  comment 
pouvait-il  offrir  de  la  sorte  le  titre  de  fondateur  à  Rodrigo  de  Duenas  ?  On 
peut  répondre  d'abord  que  saint  Ignace  n'avait  pas  dit  à  Cuadrado  :  Vous  fon- 


372  HISTOIRE   DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

devez  un  collège  à  Médina,  mais  seulement  :  Vous  fonderez  un  collège  dans  votre 
patrie.  En  second  lieu,  Dieu  pouvait  vouloir  que  Rodrigo  travaillât  à  la  fonda- 
tion du  collège  de  Médina,  tout  en  prévoyant  qu'il  n'arriverait  pas  à  mériter  ou 
qu'il  refuserait  le  titre  de  fondateur. 

Parmi  les  marchands  espagnols  d'Anvers,  qui  reçurent  Ignace  avec  empresse- 
ment et  générosité,  les  Bollandistes  citent  Jean  Cuellar.  Sur  le  frontispice  d'une 
maison,  où  saint  Ignace  avait  logé,  on  voyait  plus  tard  une  image  du  Saint  avec 
cette  inscription  :  S.  Ignatio,  s.  i.  f.  in  hac  domo  olim  hospitato  sac.  Cf. 
Acta  Sanctorum,  Jul.,  tom.  vu,  pag.   450,  n°  157. 

5.  (Page  122.)  —  Une  histoire  manuscrite  du  collège  de  Bruges  parle  d'un 
Gonzalès  de  Aquilar,  homme  riche,  et  zélé  chrétien,  qui  avait  saint  Ignace  en 
grande  estime.  Il  fit  plusieurs  fois  le  voyage  de  Paris,  pour  le  voir  et  causer  de 
spiritualité  avec  lui.  Il  descendait  dans  la  maison  même  où  habitait  le  Saint,  afin 
de  pouvoir  jouir  plus  librement  et  plus  longuement  de  ses  entretiens.  Cf.  Acta 
Sanctorum,  Jul.,  tom.  vu,  pag.  450,  n°  155. 

6.  (Page  123.)  —  Le  P.  Ribadeneira  raconte  qu'il  le  connut  à  Paris,  en  1542. 
Quand  les  compagnons  de  saint  Ignace  quittèrent  Paris  pour  se  rendre  à  Venise, 
Jacques  de  Cacerés  n'eut  pas  le  courage  de  les  suivre.  Cf.  Ribadeneira  :  Dialogos 
en  que  se  cuentan  los  malos  succesos  y  castigos  que  ha  hecho  Nuestro  Senur  en  algu- 
nos  que  han  salido  de  la  Comp.  de  Jésus.  Dial.  1. 

7.  (Page  127.)  —  Voici  en  quoi  consistait  le  châtiment  désigné  par  ces  mots: 
Donner  la  salle  (dare  aulam).  »  Le  jeune  étudiant,  reconnu  coupable  d'un  délit, 
«  sera  puni  de  la  salle,  au  collège  dont  il  se  déclare  écolier.  Quatre  Professeurs 
«  le  frapperont  successivement  de  verges,  sur  le  dos  mis  à  nu,  en  présence  de 
«  tous  les  écoliers  du  collège,  convoqués  au  son  de  la  cloche.  M.  le  Recteur  et 
«  MM.  les  Procureurs  assisteront  à  ce  châtiment,  si  bon  leur  semble,  et  si  les 
«  circonstances  le  demandent.  Du  moins,  aura-ton  toujours  soin  qu'il  y  ait 
«  quelque  grave  personnage,  convoqué  au  choix  du  Maître  Professeur,  pour  la 
«  plus  grande  confusion  du  jeune  délinquant.  Que  si  celui-ci  refuse  de  se  sou- 
«  mettre  à  ce  châtiment  et  qu'il  arrive  à  s'y  soustraire  par  la  fuite  ou  par  tout 
«  autre  moyen,  il  sera  rayé  à  jamais  du  nombre  des  étudiants  et  privé  de  leurs 
«  privilèges.  Le  Procureur  de  la  nation  consignera  cette  privation  dans  son 
«  registre,  pour  que  le  souvenir  en  soit  fidèlement  conservé  et  que  cet  exemple 
«inspire  aux  autres  étudiants  une  crainte  salutaire.  Cf.  Histoire  de  V  Université, 
par  de  Bouly,  Cliâtime?il  de  l'Aula,  tom.  v,  pag.  783. 

8.  (Page  132.)  —  Le  vrai  nom  du  P.  Le  Fèvre  est  Favre.  C'est  sous  ce  nom  que 
son  contemporain  saint  François  de  Sales  parle  de  lui.  Le  Père  lui-même  signe 
ses  lettres  autographes  en  français,  en  espagnol,  en  italien  et  en  latin  :  Favre, 
Fabro,  Faber.  Les  descendants  de  sa  famille  portent  encore  ce  même  nom.  En 
France,  on  lui  a  donné  les  différents  noms  suivants  :  Favre,  Faure,  Le  Fèvre, 
Lefèvre,  Lefebvre. 

9.  (Page  134.)  —  «  En  1525,  âgé  de  dix-neuf  ans,  je  quittai  ma  patrie  et  vins 
«  àParis...  En  1529,  je  reçus  le  10  janvier,  à  l'âge  de  vingt-trois  ans,  le  degré  de 
«  bachelier  ès-arts,  et  après  Pâques,  celui  de  licencié,  sous  le  maître  Jean  Pena, 
«  homme  des  plus  distingués  par  son  savoir.  Cette  même  année,   Ignace  de 


NOTES.   —  LIVRE  DEUXIÈME.  373 

«  Loyola  vint  du  collège  Sainte-Barbe,  pour  y  habiter  et  partager  la  chambre 
«  où  nous  étions,  se  proposant  de  commencer  avec  nous  le  cours  des  arts  ou  la 
«  philosophie,le  jour  de  la  Saint-Remy  suivant.C'était  maître  François  Xavier,  qui 
«  devait  occuper  cette  chaire.  Bénie  soit  pour  toute  l'éternité  la  divine  Provi- 
«  dence,  qui  régla  ainsi  les  choses  pour  mon  bien  et  pour  mon  salut  !  Car,  ayant 
«  été  chargé  par  maître  Xavier  de  donner  des  leçons  de  philosophie  à  ce  saint 
«  homme,  j'eus  d'abord  le  bonheur  de  jouir  de  sa  conversation  extérieure  et 
«  ensuite  de  sa  conversation  intérieure.  Comme  nous  vivions  dans  la  même 
«  chambre,  que  nous  avions  même  table  et  même  bourse,  il  fut  mon  maître 
«  dans  les  choses  spirituelles,  me  donnant  le  moyen  de  m'élever  à  la  connais- 
«  sance  de  la  volonté  divine  et  de  ma  propre  volonté.  Enfin,  l'union  entre  lui 
«  et  moi  devint  si  grande,  que  nous  n'étions  plus  qu'un  dans  les  désirs  et  dans 
«  la  volonté,  ainsi  que  dans  le  dessein  de  choisir  le  genre  de  vie  que  nous  avons 
«  maintenant,  et  que  suivront  tous  ceux  qui,  dans  la  suite  des  siècles,  entreront 
«  dans  cette  Compagnie,  dont  je  ne  suis  pas  digne.  »  Cf.  Bouix,  Mémorial  du 
B.  Pierre  Le  Faire. 

10.  (Page  137.)  —  «  Je  passai  alors  six  jours,  sans  prendre  aucune  nourriture, 
«  ni  d'autre  boisson  que  celle  que  l'on  a  coutume  de  donner  à  la  communion, 
«  c'est-à-dire  un  peu  de  vin,  et  je  ne  communiai  qu'une  fois  pendant  ces  six 
«  jours.  Enfin,  durant  cette  époque,  j'eus  des  scrupules  à  propos  de  tout,  à  la 
«  vue  d'innombrables  imperfections  qui  m'avaient  été  jusqu'alors  inconnues. 
«  Cette  épreuve  dura  jusqu'à  mon  départ  de  Paris.  )>  Mémorial  du  B.  Pierre 
Le  Fèvre. 

11.  (Page  138.)  —  Le  Bienheureux  P.  Le  Fèvre  est  de  tous  les  compagnons 
d'Ignace  celui  qui  était  le  plus  en  conformité  de  vues  et  d'esprit  avec  notre 
saint  Fondateur.  Dieu  sembla  donner  à  ses  travaux  apostoliques,  en  Europe,  une 
puissance  qui  n'a  de  comparable  que  l'apostolat  même  de  saint  François  Xavier. 
L'Allemagne  n'eut  pas  de  plus  puissant  défenseur  contre  l'hérésie.  Une  grande 
partie  de  l'Italie,  la  Belgique  et  les  Provinces  Rhénanes,  les  cours  de  l'Espagne 
et  du  Portugal  furent  comme  renouvelées  par  les  Exercices  spirituels  qu'il  donnait 
avec  un  si  rare  talent  que  notre  B.  Père  ne  croyait  pouvoir  lui  comparer  aucun 
autre  de  ses  enfants,  dans  ce  grand  art  de  convertir  et  de  sanctifier  les  âmes. 
Le  roi  de  Portugal  le  demandait  pour  patriarche  d'Ethiopie.  Saint  Ignace  le 
choisit  pour  un  des  trois  théologiens  que  le  Pape  avait  demandés  pour  le  con- 
cile de  Trente.  En  lui  succédant  dans  la  direction  de  la  Compagnie  en  Espagne 
et  en  Portugal,  le  P.  Araoz  écrivait  à  saint  Ignace  :  «  Si  le  P.  Le  Fèvre  est  aussi 
«  bien  connu  des  autres  que  de  moi,  qui  suis  assez  malheureux  pour  le  perdre, 
«  ils  rendront  grâces  à  Dieu  de  leur  avoir  accordé  la  faveur  de  jouir  de  la  pré- 
«  sence  d'un  tel  Père.  Cette  belle  âme  est  toute  remplie  des  miséricordes  de 
«  Celui  qui  est  le  Père  des  miséricordes  et  le  Dieu  de  toute  consolation.  » 
Appelé  à  Rome  par  saint  Ignace,  le  bienheureux  se  mit  aussitôt  en  route  malgré 
le  mauvais  état  de  sa  santé  ;  et,  comme  on  lui  représentait  qu'il  y  allait  de  sa 
vie  :  «  Il  importe  peu  de  vivre,  répondit-il  ;  mais  il  importe  d'obéir  !  »  En  effet, 
à  peine  arrivé  près  de  saint  Ignace,  il  succomba  à  la  violence  de  la  maladie  qui 
l'emporta,  le  ier  août  1546.  En  voyant  tomber  ce  premier-né  de  l'esprit  de  saint 


374  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE   LOYOLA. 

Ignace,  cette  colonne  de  la  Compagnie,  raconte  le  cardinal  Cienfuegos  (Cf.  La 
heroyca  Vida  del  grande  S.  François  de  Borja,  lib.  m,  cap.  v,  §  i),  les  Pères  de 
Rome,  qui  aimaient  à  voir  en  lui  le  successeur  de  saint  Ignace  au  généralat, 
furent  plongés  dans  une  profonde  douleur.  Mais  le  saint  Fondateur  les  consola, 
en  leur  disant  que  Dieu  lui  avait  fait  connaître  l'homme  éminent  qui  viendrait 
remplacer  Le  Fèvre  dans  la  Compagnie.  Il  avait  su,  par  une  révélation  divine  et 
par  le  P.  Lefèvre  lui-même,  les  projets  de  vie  religieuse  que  nourrissait  le  Duc 
de  Gandie.  (Cf.  Cienfuegos,  lib.  v,  cap.  i,  §  i.)  Le  vénérable  Père  André  Oviedo, 
avant  son  départ  pour  l'Ethiopie,  envoyait  tous  les  ans  à  saint  Ignace  un  cierge, 
qu'il  le  priait  de  faire  brûler  au  tombeau  du  P.  Le  Fèvre,  afin  d'obtenir,  par 
l'intercession  d'un  si  saint  homme,  quelque  part  de  ses  lumières  et  de  son  amour 
pour  Dieu.  Saint  François  Xavier  avait  mis  son  nom  dans  les  litanies  des  saints 
et  l'invoquait.  Saint  François  de  Borgia  l'appelait  un  géant  dans  les  voies  de  la 
sainteté.  Il  se  montra  à  lui  resplendissant  de  gloire,  après  sa  mort.  Saint  François 
de  Sales  aimait  à  lire  sa  vie  et  en  conseillait  la  lecture  aux  personnes  qui  aspi- 
raient à  la  plus  haute  perfection.  Par  un  Bref  du  5  septembre  1872,  Pie  IX  a 
rétabli  et  confirmé  le  culte  du  Bienheureux.  Cf.  Oliv.  Manare,  De  reb.  Soc. 
comment.,  cap.  I,  §2,  3,  4,  7,  8,  9,  10,  n  ;  Simon  Rodriguès,  De  orig.  et  prog. 
Soc,  page  7,  14  ;  Hist.  Soc,  P.  1,  lib.  i-vi  passim  ;  Rho,  Far.  viri.,  page  25, 
158,  311,  326,  445,  761  ;  Nadasi,  Ann.dier.  mem.,  ier  août;  Tellez,  Chronica, 
p.  n,  lib.  1,  c.  xxxii,  n°  1,  2  ;  c.  cxxxix,  n°  2-6  ;  c.  xli,  n°  1-5,  9  ;  Bartoli, 
Uomini  e  faiti,  lib.  1,  c  xiv,  xvm-xx  ;  Tanner,  Apost.  imit.,  page  31  ;  Alcazar, 
Chrono.  Hist.,  P.  1,  page  xxvi  ;  Patrign.,  toni.  m,  Ier août,  page  1  ;  Bouix,  Me- 
moriale...  zen.  Pat  ris  Pet.  Fabri  ;  Orlandini,  Vita  del  P.  Pietro  Fabro,  Roma 
1629  ;  Boero,    Vita  del  Beato  Fabro,  Rome  1873. 

12.  (Page  142.)  —  Sap.,  v,  8. 

13.  (Page  143.)  —  Lettres,  Édit.  Pages,  t.  1,  liv.  îv,  lett.  7,  page  249. 

14.  (Page  145.)  —  Au  jugement  même  de  saint  Ignace,  le  P.  Jacques  Laynez, 
sans  en  excepter  même  saint  François  Xavier,  est  de  tous  les  premiers  Pères 
celui  qui  a  le  plus  contribué  au  bien  de  la  Compagnie.  On  ne  saurait  dire  en 
quoi  il  a  le  plus  excellé.  —  Au  concile  de  Trente,  on  décide  qu'il  parlera  le 
dernier  pour  résumer,  discuter  tout  ce  qui  a  été  dit  et  conclure  définitivement  ; 
et  l'on  suspend  les  séances,  quand  la  fièvre  ne  lui  permet  pas  d'y  assister.  A 
Rome,  il  ne  parle  jamais  dans  une  église,  sans  que  huit  ou  dix  cardinaux  viennent 
l'entendre.  Conseiller  des  Souverains-Pontifes,  il  est  envoyé  pour  traiter  dans  les 
cours  les  affaires  les  plus  importantes.  Douze  cardinaux  le  désignent  pour 
s'asseoir  sur  la  chaire  de  saint  Pierre,  et  saint  Pie  V  l'appelle  la  meilleure  lame 
de  la  chrétienté.  Il  soutient  la  foi  en  Flandre,  en  Allemagne  et  surtout  en  France 
dans  les  chaires  de  Paris,  parmi  le  peuple,  au  milieu  des  docteurs  et  des  reli- 
gieux, à  la  cour  de  Charles  IX  et  au  colloque  de  Poissy.  Missionnaire  en  Italie, 
en  Sicile,  en  Afrique,  dans  les  hôpitaux,  dans  les  monastères,  auprès  des  marins 
et  des  soldats,  toujours  au  travail  et  presque  toujours  infirme,  il  se  montre  partout 
un  religieux  d'une  perfection  incomparable.  L'Esprit-Saint  fit  éclater  ses  mérites 
en  descendant  sur  lui  visiblement  sous  la  forme  d'une  colombe.  Cependant, 
malgré  des  travaux  et  des  succès  de  toute  sorte,  il  répétait  sans  cesse  à  Notre- 


NOTES.  —  LIVRE  DEUXIÈME.  375 

Seigneur,  dans  ses  prières:  «  Seigneur,  pourquoi  donc  me  laissez-vous  occuper  si 
«  inutilement  une  place  sur  la  terre  ?  Domine,  tit  quid  adhuc  occupo  hanc  terram  ?  X> 
Le  -P.  Jacques  Laynez  succéda  à  saint  Ignace  et  gouverna  la  Compagnie  durant 
huit  ans.  Il  mourut  à  Rome,  le  19  janvier,  1565,  à  l'âge  de  53  ans.  Cf.  Simon 
Rodriguès,  De  orig.  et prog.  Soc,  page  10  ;  Hist,  Soc,  P.  1,  lib.  1.  xvi  passim; 
P.  11,  lib.  1,  vm  passim;  P.  iti,  lib.  1,  nos  1,  2,  3;  lib.  v,  n°  13  ;  Rho,  Var. 
virt.,  pages  72,  101,  125,  157,  296,  437,  497,  555,  595,  840,  876  ;  Nadasi,  Ann. 
dier.  mem.,  19  janv.  ;  Bartoli  :  Uomini  e  fatti,  lib.  1,  c.  xxiv  ;  Tanner  :  Apost. 
imit.,  page  89  ;  Alcazar,  Chrono.  Hist.,  P.  1,  pages  79,  103,  143,  209,  340,  400; 
P.  11,  page  45,  91  ;  Patrign.,  tom.  1,  11  janv.,  page  171  ;  Ribadeneira,  Vita 
del  padre  maestro  Diego  Laynez,  Madrid,  15 14;  Boero,  Vitadel  P.  Giacomo 
Lainez.  Firenze,  1880. 

15.  (Page  146.)  —  Alphonse  Salmeron  vint,  à  l'âge  de  18  ans,  d'Alcala  à  Paris 
avec  Laynez  chercher  Ignace,  sur  la  seule  réputation  du  Saint.  Quelques  mois 
après  son  arrivée,  notre  bienheureux  Père  lui  donna  les  Exercices.  Salmeron  les 
fit  avec  une  grande  ferveur  :  durant  la  première  semaine,  il  passa  trois  jours 
entiers,  sans  prendre  de  nourriture.  Deux  ans  après,  il  préludait  à  Venise  avec 
saint  François  Xavier  à  sa  carrière  apostolique  ;  tous  les  deux  s'y  préparèrent 
ensemble  par  40  jours  d'oraison  et  de  pénitence,  couchant  à  terre,  crucifiant  leur 
corps  et  jeûnant  perpétuellement  au  pain  et  à  l'eau. 

A  Rome,  il  fut  chargé  de  donner  les  Exercices  par  saint  Ignace  même,  qui, 
au  témoignage  de  ses  historiens,  ne  reconnut  guère  jusqu'à  sa  mort  plus  de 
quatre  ou  cinq  de  ses  enfants  capables  de  les  donner,  tels  qu'il  les  comprenait. 
A  31  ans,  il  se  rendit,  comme  théologien  du  Pape,  au  concile  de  Trente  où  il 
fit,  par  son  étonnante  érudition,  l'admiration  de  tous  les  Pères  du  concile.  Aussi, 
décida-t-on  qu'il  parlerait  toujours  le  premier,  pour  exposer  l'état  des  questions 
et  les  fondements  de  la  doctrine  catholique  ;  Laynez  devait  parler  le  dernier, 
pour  répondre  à  toutes  les  difficultés  et  fermer  irrévocablement  la  discussion, 
Salmeron  remplit  pour  le  Saint-Siège  diverses  missions  importantes,  en  Ecosse, 
en  Irlande,  en  Bavière,  en  Flandre,  en  Pologne  ;  mais  Dieu  sembla  l'avoir 
prédestiné  à  préserver  l'Italie  du  venin  de  l'hérésie.  Les  Luthériens  n'épargnèrent 
rien  pour  fermer  la  bouche  à  ce  défenseur  de  l'Église.  On  le  dénonçait  à  l'In- 
quisition, on  le  chargeait  de  crimes  atroces,  pour  qu'il  fût  appelé  à  Rome  et  laissât 
ainsi  le  champ  libre  aux  hérétiques.  A  Naples,  en  particulier,  pendant  un  de 
ses  voyages  à  Rome,  on  fit  courir  le  bruit  qu'il  s'était  converti  au  Luthéranisme, 
et  l'on  inventa  même  des  lettres  de  la  cour  pontificale  où  l'on  déplorait  sa  triste 
défection.  Une  autre  fois,  comme  ses  infirmités  et  sa  vieillesse  ne  lui  permettaient 
plus  de  paraître  en  public,  on  annonça  publiquement  qu'il  s'était  enfui  à  Genève. 
Sa  fuite  mise  en  chanson,  fut  aussitôt  apprise  et  chantée  par  tous  les  enfants 
de  la  ville.  Pour  détromper  la  multitude,  Salmeron  dut  parcourir  sur  une  mule, 
durant  tout  un  jour,  les  divers  quartiers  de  la  ville.  Il  mourut  à  Naples,  dans  la 
paix  des  saints,  le  13  février  1585,  jour  de  l'octave  de  sainte  Agathe,  comme  il 
l'avait  annoncé  la  veille  à  un  des  Pères  qui  l'assistaient.  Il  nous  a  laissé  un 
monument  incomparable  de  sa  vaste  érudition  dans  ses  commentaires  du 
Nouveau-Testament.  Cf.  Hist.  Soc,  P.  1,  lib.  i-xvi  passim  ;  P.  11,  lib.  i-vm 
passim  ;  P.    v,  lib.  1,    n°  15;  lib.  v,  n°  47  ;  Nadasi,  Ann.  dier.  mem.,  13  fév.  ; 


376  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 


Bartoli,  Uomini  e  fatti,  lib.  i,  cap.  xxiv  ;  Tanner,  Apost.  imit,  page  193  ; 
Alcazar,  Chrono.  Hist.,  P.  1,  page  xxx,  10 ;Patrign.,  tom.  1,  13  février,  page  116; 
Ribadeneira,  De  vita,  obitu  et  scripiis  A.  Salmeronis.  Coloniœ  Aggrippinœ,  1604; 
Boero,  Vitadel  P.  Alfonso  Salmerone,  Firenze,  1880. 

16.  (Page  146.) — Nature  abrupte,  belliqueuse,  et  ennemie  des  ménagements, 
Nicolas  Bobadilla  ne  reculait  devant  aucun  péril  et  ne  redoutait  aucun  ennemi 
de  l'Église.  Saint  Ignace,  voulant  marquer  la  vertu  solide  et  éprouvée  qui  se  ca- 
chait sous  ces  dehors  d'indépendance,  l'appelait,  en  souriant,  le  seul  hypocrite 
de  la  Compagnie.  Il  avait  d'abord  été  destiné  au  magnifique  apostolat  des  Indes  ; 
mais,  au  moment  du  départ,  il  se  trouva  épuisé  par  les  travaux  d'une  fructueuse 
mission  à  Eschia  et  à  Gaëte,  et  saint  Ignace  fit  partir  François  Xavier.  Dieu  lui 
réservait  de  grands  travaux  et  de  nombreux  succès  en  Europe,  en  Allemagne 
surtout,  contrée  dont  le  salut  fut  en  grande  partie  son  ouvrage.  D'abord  à  la 
cour  d'Inspruck,  et  en  présence  de  Ferdinand  I,  roi  des  Romains  ;  puis,  aux 
conférences  de  Vienne,  aux  assemblées  de  Spire  et  de  Worms,  aux  Diètes  de 
Nuremberg  et  de  Ratisbonne  ;  devant  des  auditoires  d'évêques  et  de  princes, 
il  mérita  d'être  appelé  tour  à  tour  F  apôtre  des  Allemands  et  la  colonne  de  la  foi. 
Dans  la  guerre  entre  l'Empereur  et  les  Luthériens,  il  devint  aumônier  militaire, 
brava  le  feu  de  l'ennemi  au  passage  de  l'Elbe,  fut  blessé  à  la  tête  dans  les  plai- 
nes de  Muhlberg  où,  bien  que  perdant  son  sang,  il  continua  d'absoudre  et  de 
consoler  les  mourants,  jusqu'à  la  fin  de  la  lutte.  Surpris  seul,  peu  de  jours  après, 
par  des  brigands,  il  fut  dépouillé  de  ses  vêtements,  accablé  de  coups  et  d'outra- 
ges et  ne  leur  échappa  qu'à  grand'  peine,  bénissant  Dieu  d'avoir  quelque  chose 
à  souffrir  pour  son  saint  nom.  De  retour  en  Italie,  il  évangélisa  77  diocèses,  dans 
le  royaume  de  Naples,  en  Sicile,  sur  toutes  les  côtes  de  l'Adriatique,  dans  les 
gorges  de  la  Valteline  et  jusque  dans  la  Dalmatie,  à  Raguse  et  à  Zara.  Empoi- 
sonné par  des  libertins  ou  des  hérétiques,  il  recouvra  la  santé  en  invoquant 
son  Père  saint  Ignace.  Enfin,  à  l'âge  de  79  ans,  après  avoir  de  nouveau  parcouru, 
à  pied,  la  Sicile,  il  alla  mourir  à  Lorette,  le  23  septembre  1590,  dernier  survivant 
des  neuf  compagnons  de  saint  Ignace.  Au  milieu  de  nombreux  voyages,  de  con- 
tinuelles prédications  et  des  missions  importantes,  remplies  par  ordre  des  Souve- 
rains Pontifes,  de  saint  Ignace,  du  P.  Laynez  ou  de  saint  François  de  Borgia, 
le  P.  Bobadilla  trouva  assez  de  loisirs  pour  composer  35  ouvrages  dont  plusieurs 
sont  assez  étendus. Cf.  Simon  Rodriguès,  De  or/g.  eiprog.  Soc.Comment,  pag.  10; 
Oliv.  Manare,  De  reb.  Soc.  Comment.,  cap.  vm,  §  il  ;  Hist  Soc,  P.  1,  lib.  iii-vi, 
viii-xm  passim  ;  P.  11,  lib.  1,  n°  21,  74,  80  —  86  ;  lib.  11,  n°  81  ;  lib.  m, 
n°  49 — 51  ;  lib.  iv,  n°53,  55  ;lib.  v,  n°  122  ;  lib.  vu,  n°  27.  P.  v,  lib.  1,  n°  17, 
lib.  x,  n°53;Rho,  Var.  virt.  hist.,  pag.  808;  Tanner,  Apost.  imit.,  pag.  328; 
Alcazar,  Chrono.  Hist.,  pag.  xxxn,  ci.  ;  Drews,  Pas  t.  Soc. /es.,  pag.  231  ;  Patrign. 
tom.  m,  23  septembre,  pag.  149  ;  Boero,  Vita  del  servo  di  Dio,  P.  Nicolo  Boba- 
dilla. Firenze  1879. 

17.  (Page  147.)  —  Simon  Rodriguès  compte  parmi  les  compagnons  de  saint 
Ignace,  qui  jetèrent  le  plus  d'éclat  sur  le  berceau  de  la  Compagnie  de  Jésus. 
Sa  vie,  comme  on  peut  le  voir  dans  le  récit  du  P.  Bartoli,  abonde  en  actes  hé- 
roïques et  en  fruits  d'un  apostolat  des  plus  féconds.  Saint  Ignace  le  destinait  à 
porter  la  foi  au  sein  des  populations  de  l'Extrême-Orient.  Dieu  voulait  en  faire 


NOTES.  —  LIVRE  DEUXIÈME.  377 

l'apôtre  du  Portugal,  le  fondateur  et  le  père  d'une  province  justement  célèbre, 
dans  les  annales  de  la  Compagnie  de  Jésus,  par  ses  apôtres,  ses  saints  et  ses 
nombreux  martyrs.  Avec  saint  François  Xavier,  il  fut  envoyé  en  Portugal.  Il  s'y 
rendit  par  mer,  tandis  que  Xavier  prenait  la  voie  de  terre  avec  l'ambassadeur  de 
Jean  IV.  Arrivé  à  Lisbonne,  Simon  prit  logement  à  l'hôpital,  et,  dès  le  premier 
jour,  il  s'adonna,  auprès  du  clergé,  des  grands,  des  pauvres  et  des  prisonniers,  à 
tous  les  ministères  qu'il  avait  pratiqués,  avec  succès,  à  Venise  et  à  Rome.  Trois 
mois  après,  arrivait  François  Xavier.  Simon  se  trouvait  aux  prises  avec  de  vio- 
lents accès  de  fièvre.  En  l'embrassant,  Xavier  le  délivra  instantanément  de  son 
mal.  Plus  tard,  Simon  lui-même,  en  embrassant  Vincent  Rodriguès  et  en  disant 
une  messe  pour  Gonsalve  de  Sylveira,  tous  les  deux  sérieusement  malades,  les 
guérit  tous  les  deux,  pour  les  envoyer,  l'un  évangéliser  les  sauvages  du  Brésil, 
l'autre  cueillir,  dans  les  Indes,  la  palme  du  martyre.  Un  ambassadeur  royal  des 
Indes  et  un  Sarrasin  d'Afrique,  de  haut  lignage,  étant  venus  à  Lisbonne  et 
s'étant  trouvés  en  relation  avec  le  P.  Rodriguès,  celui-ci  les  convertit  à  la  foi  et 
en  fit  de  fervents  chrétiens.  Plus  de  cent  jeunes  étudiants  de  l'Université  de 
Coïmbre,  subjugués  par  l'éclat  de  ses  vertus,  demandèrent  à  faire  partie  de  la 
Compagnie,  et  furent  admis  par  lui  et  formés  aux  plus  solides  vertus,  dont  il  ne 
cessait  de  leur  donner  l'exemple.  Souvent  il  en  envoyait  quelques-uns  parcourir, 
de  nuit,  les  rues  de  la  ville,  en  répétant  à  haute  voix  :  L'enfer  est  préparé  pour 
ceux  qui  vivent  dans  le  péché  ;  ou  encore  :  La  mort  approche  et  le  pécheur, 
pendant  ce  temps-là,  ne  cesse  pas  d'offenser  Dieu.  Oh  !  folie  !  Le  roi  le  choisit 
pour  précepteur  de  son  fils.  Plus  tard,  il  voulut  le  faire  nommer  évêque  de 
Coïmbre  et  lui  confier  la  direction  de  sa  propre  conscience.  Simon  refusa  obs- 
tinément toute  dignité  ecclésiastique  et  ne  consentit  qu'après  l'avis  de  saint 
Ignace  à  diriger  l'âme  du  roi.  «  Deux  choses,  disait-il,  m'ont  surtout  contristé 
«  dans  la  vie  :  la  nécessité  de  renoncer  à  l'apostolat  dans  les  Indes,  et  l'obligation 
«  de  vivre  au  milieu  des  grands  :  la  cour  est  pour  moi  une  prison,  un  vrai  purga- 
«  toire.  »Pour  donner  ses  leçons  à  son  royal  élève,il  s'y  rendait  tous  les  jours,  en  un 
costume  des  plus  pauvres,  avec  des  habits  vieux  et  rapiécés.  Après  avoir  gouverné, 
pendant  douze  ans,  la  province  de  Portugal,  il  fut  nommé  Provincial  d'Aragon. 
Sa  santé,  affaiblie  par  l'âge  et  par  les  austérités,  ne  lui  permit  pas  de  conserver 
cette  nouvelle  charge,  et,  avec  l'autorisation  du  saint  Fondateur,  il  se  retira  dans 
la  solitude  de  San-Fins  où  on  le  surprit,  un  jour,  en  extase  et  élevé  au-dessus  de 
terre.  Par  suite  des  austérités  qu'il  n'avait  pas  cessé  de  pratiquer  avec  une  cons- 
tante rigueur  depuis  sa  réunion  avec  saint  Ignace,  il  était  devenu  d'une  extrême 
maigreur.  Il  avait  imprimé  en  caractères  sanglants,  sur  sa  poitrine,  le  signe  ado- 
rable de  la  croix,  par  de  si  profondes  incisions  qu'après  plus  de  quarante  années, 
sur  son  lit  de  mort,  il  lui  fallut  en  avertir  deux  de  ses  enfants  et  leur  découvrir 
ce  qu'il  appelait  son  indiscrète  ferveur,  de  peur  qu'après  son  dernier  soupir  on 
ne  soupçonnât,  dans  cette  plaie  encore  si  vive,  une  intervention  miraculeuse  de 
Notre-Seigneur.  Appelé  à  Rome  pour  s'expliquer  sur  des  imputations  calom- 
nieuses, dont  il  avait  été  l'objet  auprès  de  saint  Ignace,  il  demanda  instamment 
.  des  juges  qui  reconnurent  à  l'unanimité  sa  bonne  foi  dans  certaines  mesures 
administratives  en  soi  repréhensibles,  mais  sans  grande  importance.  Le  P.Simon 
reconnut  avec  une  profonde  humilité  ses  torts  ;  il  les   exagéra  même  dans  une 


378  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE   LOYOLA. 


lettre  envoyée  en  Portugal,  au  point  que  saint  Ignace  crut  de  son  devoir  d'en 
écrire  une  autre,  pour  rétablir  la  vérité  et  faire  connaître  son  opinion  et  celle  des 
Pères  qu'il  lui  avait  accordés  pour  juges.  Il  mourut,  le  15  juillet  1579.  Au  mo- 
ment où  il  rendit  son  dernier  soupir,  une  grande  lumière  parut  au-dessus  du 
collège.  Le  P.  Vito  Linero  hérita  du  bâton  qui  soutenait  là  marche  chancelante 
du  saint  vieillard.  Il  l'emporta  en  Allemagne.  Sur  la  route,  ayant  rencontré,  dans 
une  maison,  un  enfant  à  toute  extrémité  et  abandonné  des  médecins,  il  lui 
appliqua  le  bâton  qu'il  portait  ;  l'enfant  fut  instantanément  guéri  et  se  mit  à 
courir,  transporté  de  joie,  dans  l'appartement.  Cf.  Simon  Rodriguès,  De  orig.  et 
prog.  Soc.  ;  Hist.  Soc,  P.  1,  lib.  i-xiv, passbn  ;  P.  11,  lib.  1,  n°  74;  p.  11,  lib.  1, 
n°  65;  P.  iv,  lib.  vu,  n°  233-291  ;  Rho,  Var.  virt,  pag.  280,  546;  Nadasi, 
Ann.  die.  mem.,  15  jul.  ;  Tanner,  Apost.  imit,  pag.  161.  ;  Alcazar,  Chrono. 
Hist.,  P.  1,  pag.  xxxii.  242;  Drews,  Fast.  Soc.  /es.,  pag.  270.;  Patrign.  tom.  m, 
15  juillet,  pag.  109. 

18.  (Page  149.)  —  Saint  Ignace  connut  Jérôme  Natal,  dès  les  premiers  jours 
de  son  arrivée  à  Paris,  et,  ravi  des  dons  naturels  et  surnaturels  qu'il  avait  dé- 
couverts en  lui,  il  mit  tout  en  œuvre  pour  le  gagner;  mais  ce  fut  en  vain.  Un 
jour  qu'il  le  pressait  davantage  de  rompre  avec  le  monde,  Jérôme,  s'étant  aper- 
çu de  ses  projets,  tira  de  son  sein  le  livre  des  Évangiles,  et  lui  dit  :  «  Voilà  celui 
<(  que  je  veux  suivre  ;  je  suis  en  sûreté  avec  lui.  Mais  pour  vous  et  vos  compa- 
«  gnons,  je  ne  sais  trop  quelle  fin  vous  aurez  !  »  Et  il  brisa  dès  lors  toute  rela- 
tion avec  eux.  De  retour  à  Majorque  sa  patrie,  Jérôme  Natal,  que  l'esprit  de 
saint  Ignace  avait  déjà  pénétré,  s'adonna  avec  ardeur  à  l'œuvre  de  sa  sanctifica- 
tion et  du  salut  des  âmes.  Bientôt,  par  une  lettre  de  saint  François  Xavier,  il  ap- 
prit, avec  les  prodiges  de  conversions  opérés  dans  les  Indes,  que  l'œuvre  de  saint 
Ignace  avait  été  approuvée  par  le  Saint-Siège.  Jérôme  partit  pour  Rome  et  alla 
se  mettre  sous  la  direction  de  saint  Ignace,  et,  après  treize  jours  de  retraite,  du- 
rant lesquels  le  démon  lui  livra  de  terribles  assauts,  il  s'engagea  par  vœu  à  vivre 
et  à  mourir  dans  la  Compagnie.  Son  zèle  sur  les  galères  d'Espagne  qui  portaient 
la  guerre  en  Afrique,  ses  travaux  apostoliques  en  Sicile  où  il  fonda  des  maisons 
pour  les  repenties,  des  hôpitaux  pour  les  pauvres,  des  monts  de  piété  et  des 
confréries,  lui  acquirent  une  telle  réputation  de  sainteté  que  «  personne,  dit  le 
«  P.  d'Oultreman,  n'eût  osé  lui  refuser  chose  qui  fût  pour  le  service  de  Dieu  ». 
Notre-Seigneur  lui  réservait  la  grande  mission  de  répandre  dans  presque  toutes 
les  Provinces  de  la  Compagnie,  !e  véritable  esprit  de  saint  Ignace,  soit  comme 
vicaire  et  coadjuteur  de  notre  saint  Fondateur,  soit  en  promulguant  et  expli- 
quant tour  à  tour  ses  Constitutions,  en  Espagne,  en  Portugal,  en  France,  dans 
les  Pays-Bas,  en  Allemagne  et  en  Italie.  «  Et  partout  où  il  passait,  disent  les 
«  innombrables  informations  envoyées  de  toute  part  à  saint  Ignace,  au  P.  Lay- 
«  nez  et  à  saint  François  de  Borgia,  il  répandait  une  telle  ferveur  et  un  tel  désir 
«  de  faire  connaître  et  aimer  Jésus-Christ,  que  les  plus  saints  semblaient  n'a- 
«  voir  pas  encore  su  jusqu'alors  ce  que  c'était  que  de  glorifier  et  de  faire  glori- 
«  fier  Dieu.  »  Jérôme  Natal,  né  vers  la  fin  de  l'an  1507,  finit  ses  jours  au  novi- 
ciat de  Saint-André,  à  Rome,  le  3  avril  1580.  Il  composa  des  méditations  et  des 
notes  sur  les  Évangiles  du  dimanche  qui  parurent  à  Anvers,  en  1594,  illustrées 
par  de  nombreuses  et  belles  planches  in-folio  gravées  sur  cuivre.  On  a  de  lui 


NOTES.  —  LIVRE  DEUXIÈME.  379 


encore  des  Scholies  sur  les  Constitutions  et  Déclarations  de  saint  Ignace,  des 
avis  aux  supérieurs,  imprimés  à  Prato,  en  Toscane,  et  enfin  des  platicas  ou  ex- 
hortations, Ms.  conservé  dans  la  bibliothèque  royale  de  Madrid.  Cf.  Hist.  Soc. 
P.  1,  lib.  v,  vin,  ix,  xi  —  xvi  passim  ;  P.  11,  lib.  1  —  vu  passim  ;  P.  m,  lib.  1 
—  iv,  vu,  vin  passim  ;  P.  iv,  lib.  11,  n°  45  ;  lib.  vin,  n°  24,  29,  31,  32  ;  Rho, 
Variœ  virtuî.  hist.  pag.  144,  45i;Drews,  Fast.  soc.  /es.,  pag.  458  ;  Bartoli', 
Uominie  fatti,  lib.  1,  cap.  13  ;  Patrign.,  tom.  11,  2  avril,  pag.  27  ;  H.  Fisquet, 
Notice  sur  le  P.  Jérôme  Natal.  Paris  1856. 

19.  (Page  155.)  —  Ribadeneira  dit  que  tous  étaient  maîtres  en  philosophie  : 
Todos  estos  siete,  acabado  su  curso  de  filosofia,  y  habiendo  recebido  el  grado  de 
maestros,  y  estudiando  ya  teologia,  el  ano  de  1534,  dia  de  la  Asuncion  de  Nues- 
tra  Senora,  sefuero?i  â  la  iglesia  de  la  misma  Peina  de  los  ângelos,  llamada  Mons 
Martyrum...  Cf.  Vida,  lib.  iv,  c.  4.  Du  temps  de  saint  Ignace,  on  donnait 
communément  le  titre  de  maître  es-arts  à  ceux  qui  n'étaient  encore  que  licen- 
ciés. On  en  trouve  la  preuve  dans  une  lettre  de  saint  Ignace  â  Agnès  Pascual 
le  13  juin  1533  :  «  Ce  carême,  je  me  suis  fait  recevoir  maître  es-arts,  et  cela  a 
«  entraîné  des  dépenses  inévitables  qui  sont  allées  au  delà  de  ma  position  et  de 
«  mes  ressources.  »  Cf.  Carias  de  san  Ignacio,  v.  Tous  avaient  obtenu  le 
diplôme  de  licencié  ;  mais  deux  seuls,  Xavier  et  Laynez,  étaient  alors  maîtres  ès- 
arts  ;  Ignace  conquit  ce  diplôme,  le  14  mars  1535;  Le  Fèvre,  Salmeron  et 
Bobadilla,  le  3  octobre  1536,  et  Rodriguez,  le  14  mars  de  la  même  année.  On 
conserve  tous  les  diplômes  authentiques,  dans  les  archives  du  Gesu.  Cf.  Acta 
Sanctorum,  Jul.,  tom.  vu,  pag.  452,  n°  168. 

«  Il  n'y  avait  avec  les  Pères,  dit  le  P.  Simon  Rodriguès,  aucune  personne 
«  étrangère.  C'était  un  samedi,  et  la  confrérie  des  orfèvres  et  bourgeois  de 
«  Monsieur  saint  Denis  des  Martyrs-les-Montmartres  ne  devait  pas  s'y  réunir 
«  ce  jour-là.  La  Mère  Pérette  Roudlard,  qui  estoit  sous-sacristine  lorsque  le 
«  bienheureux  Ignace  de  Loyola,  fondateur  de  la  Compagnie  de  Jésus,  vint 
«  faire  ses  vœux  à  la  chapelle  des  Martyrs,  eut  le  bonheur  de  le  voir  et  de  lui 
«  donner  les  clefs  de  la  dite  chapelle.  »  Cf.  Simon  Rodriguès,  De  orig.  et prog. 
Soc.  comment,  pag.  14  ;  Chartes  de  V abbaye  royale  de  Montmartre,  publiées  par 
E.  de  Barthélémy,  pag.  54. 

20.  (Page  155.)  —  Le  mont  des  Martyrs,  Montmartre,  a  reçu  son  nom  des 
martyrs  Denis  (premier  évêque  de  Paris),  Rustique  et  Eleuthère,  ses  compa- 
gnons, et  de  plusieurs  autres  saints  personnages,  qui  vivaient  retirés  dans  les 
carrières  ou  catacombes,  et  qui  subirent  le  martyre  vers  la  même  époque.  Une 
église  y  fut  élevée  par  la  piété  des  fidèles.  Les  premiers  actes  relatifs  à  ce  lieu 
vénérable  remontent  au  XIe  siècle.  On  y  lit  la  donation  qui  fut  faite  de  l'église 
au  monastère  bénédictin  de  Saint-Martin  des  Champs.  Au  penchant  de  la  colline, 
à  600  pieds  environ  de  distance  était  une  crypte  où,  suivant  la  tradition,  saint 
Denis  célébrait  les  saints  mystères  pendant  la  persécution.  Une  autre  tradition  y 
place  le  lieu  de  son  martyre.  Il  existait  là  deux  oratoires  :  l'un  inférieur  dans  la 
crypte,  et  l'autre  construit  au-dessus.  —  En  n  34,  Louis  le  Gros  fonda  à  Mont- 
martre, un  couvent  de  religieuses  bénédictines,  duquel  il  fit  dépendre  l'église 
et  la  chapelle.  Les  moines  de  Saint-Martin  reçurent  une  autre  église.  La  nouvelle 
basilique  de  Montmartre,  qui  fut  édifiée  sur  les  fondements  de  l'ancienne,  fut 


380  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE   LOYOLA. 


consacrée  par  le  pape  Eugène  III,  en  1147.  Elle  formait  deux  églises  :  l'une 
dans  la  partie  inférieure  de  la  nef,  était  l'église  paroissiale,  dédiée  à  la  très 
sainte  Vierge  et  à  saint  Denis,  évêque  et  martyr:  l'autre,  qui  comprenait  la  partie 
supérieure  de  la  nef  et  l'abside,  était  la  chapelle  des  religieuses,  sous  le  vocable 
de  Saint-Pierre,  apôtre.  Cette  basilique  est  l'église  de  la  paroisse  actuelle  de 
Montmartre.  La  petite  chapelle  au  penchant  de  la  colline  était  dédiée  à  saint 
Denis  et  à  ses  compagnons,  martyrs.  On  l'appelait  la  chapelle  du  Martyre.  L'ora- 
toire, placé  sous  cette  chapelle,  fut  de  tout  temps  l'objet  de  nombreux  pèlerina- 
ges. Saint  Bernard,  qui  la  visita,  en  1147,  y  laissa  sa  chasuble  brodée  en  argent. 
On  v  conserva  cette  relique  jusqu'à  l'incendie  de  1559,  époque  où  la  sacristie  de 
l'église  et  une  partie  du  couvent  furent  consumées  par  les  flammes. 

Sur  l'autel,  un  tableau  représentait  le  P.  Le  Fèvre,  administrant  la  sainte  Eu- 
charistie à  ses  compagnons  dont  le  premier  lit  la  formule  des  vœux. 

En  1790,  l'abbaye  fut  supprimée  par  un  décret  de  l'Assemblée  nationale,  et 
bientôt  le  domaine  entier  fut  vendu,  comme  propriété  de  l'État.  A  cette  heure, 
la  chapelle  et  les  bâtiments  ont  disparu,  et  leur  sol  même  a  été  profondément 
creusé  par  des  carrières  :  les  terrains  divisés  en  parcelles  se  sont  couverts  de  bâ- 
timents ;  et  nous  pouvons  seulement  indiquer  l'ancien  emplacement  de  la  véné- 
rable chapelle  :  c'est  à  l'angle  formé  par  la  chaussée  des  Martyrs  et  par  la  rue 
Antoinette.  Le  terrain  de  la  chapelle  se  trouve,  selon  toute  apparence,  partiel- 
lement occupé  par  la  maison  formant  l'angle  inférieur  des  deux  rues.  Cf.  Gallia 
christiana,  tom  vu  :  Histoire  de  Montmartre  par  l'abbé  Ottin. 

21.  (Page  156.)  —  Les  visites  fréquentes  de  saint  Ignare  et  de  ses  compa- 
gnons, à  l'église  de  Notre-Dame-des-Champs,  donna  lieu  plus  tard, au  rapport  du 
P.  Manare,  à  une  tradition  d'après  laquelle  on  crovait  à  cette  époque  que  le 
vœu  d'aller  en  Terre-Sainte  et  de  se  mettre  à  la  disposition  du  Souverain-Pon- 
tife avait  été  fait  à  Notre-Dame-des-Champs,  après  la  réunion  à  Montmartre, où 
l'on  avait  émis  les  trois  vœux  de  religion.  Cette  tradition  que  les  Bollandistes 
considèrent  comme  non  fondée  n'est  mentionnée  que  par  le  P.  Olivier  Manare. 
Cf.  Acta  Sanctorum,  Jul.,  tom.  vu,  pag.  454,  n°  179. 

22.  (Page  156.)  —  «  Ceux  qui  se  trouvèrent  a  cette  première  réunion  étaient 
«  Ignace,  maître  François  (qui  n'avait  pas  encore  suivi  les  Exercices),  moi  Le 
«  Fèvre,  maître  Bobadilla,  maître  Laynez,  maître  Salmeron,  maître  Simon  Ro- 
«  driguez.  Car  le  Jay,  venu  à  Paris,  n'était  pas  encore  déterminé  à  nous  suivre, 
«  et  maître  Codure  ainsi  que  maître  Paschase  Broët  n'étaient  pas  encore  reçus. 
«  Les  deux  années  suivantes,  c'est-à-dire  1535  et  1536,  nous  nous  rendîmes 
«  tous,  le  même  jour,  au  même  sanctuaire,  pour  confirmer  la  détermination  que 
«  nous  avions  prise  ;  et  chaque  fois  nous  y  trouvions  un  grand  accroissement  de 
«  vie  spirituelle.  En  ces  deux  dernières  années,  maître  le  Jay,  maître  Jean  Co- 
«  dure  et  maître  Paschase  Broët  étaient  déjà  avec  nous.  »  Mémorial  du  B. 
Pierre  Le  Fèvre,  Bouix,  pag.  14. 

23.  (Page  158.)  —  Le  P.  Simon  Rodriguès,  qui  était  présent  à  l'émission 
des  premiers  vœux  et,  les  deux  années  suivantes,  à  la  rénovation  de  ces  vœux, 
raconte  les  faits  comme  le  P.  Le  Fèvre  :  «  Ce  vœu,  si  je  m'en  souviens  bien, 
«  fut  fait  pour  la  première  fois,  l'an  1534,  le  15e  jour  du  mois  d'août,  fête  de  l'As- 
«  somption  de  la  bienheureuse  Vierge  Marie,  laquelle  sainte  Vierge  tous  les 


NOTES.  —  LIVRE  DEUXIÈME.  381 

«  Pères  (cundi patres)  choisirent,  en  cette  affaire,  pour  inspiratrice,  patronne  et 
«  avocate  auprès  de  son  Fils  Jésus,  Notre-Seigneur;  prenant  aussi  pour  interces- 
«  seur  le  bienheureux  martyr  Denis,  dans  l'oratoire  duquel  ces  vœux  furent 
«  d'abord  émis.  Ils  décidèrent,  en  effet,  que  ce  vœu  se  ferait  dans  cette  chapelle 
«  du  bienheureux  Denis  qui  est  située  à  mi-côte  de  la  montagne  des  Martyrs, 
«  environ  à  un  mille  de  la  ville,  solitaire,  éloignée  de  tout  bruit  et  de  tout  con- 
«  cours  de  la  foule.  Et  afin  d'offrir  à  Dieu  leur  holocauste  avec  plus  d'ardeur, 
«  ils  le  firent  précéder  du  jeûne,  de  la  méditation  des  choses  divines,  de  l'expia- 
it tion  de  leurs  péchés  et  d'autres  mortifications  corporelles.  Mais  à  ce  vœu 
«  qu'ils  confirmèrent  les  deux  années  suivantes,  au  même  jour,  au  même  lieu, 
«  dans  la  même  chapelle  de  Saint-Denis,  avec  la  même  cérémonie,  par  suite  de 
«  certaines  causes  [par  suite  de  son  voyage  en  Espagne,]  le  P.  Ignace  n'était  pas 
«  présent.  Cependant,  tout  se  faisait  par  son  conseil  et  sa  décision.  Je  ne  sais 
«  pas  bien  non  plus  si  la  deuxième  année  le  P.  Claude  le  Jay  fut  présent  à  cette 
«  confirmation  du  vœu  ;  mais  il  y  fut  la  troisième  et  dernière,  ainsi  que  les  deux 
«  autres  Pères  qui  s'étaient  joints  au  reste  de  la  troupe.  »  Cf.  De  orig.  et  prog. 
Soc.  Comment.,  pag.  13. 

«  Chaque  année,  dit  le  P.  Manare,  les  Pères  et  les  Frères  se  rendaient  à  Mont- 
«  martre  pour  s'y  confesser,  communier  et  renouveler  secrètement  leurs  vœux, 
«  comme  c'était  alors  l'usage.  Moi-même  j'ai  pris  part  à  cette  solennité,  en  1548 
«  et  1549.  Mais,  après  que  les  nôtres  furent  réunis  en  communauté  au  Collège 
«  de  Clermont,  nous  commençâmes  à  renouveler  nos  vœux  dans  la  chapelle  do- 
«  mestique.  »  Cf.  Acta  Sanctorum.,  Jul.,  tom.  vu,  pag.  454,  n°  177. 

24.  (Page  159.)  —  Une  grande  plaque  de  bronze  doré,  fixée  sur  un  marbre 
noir  et  scellée  dans  le  mur,  contenait  l'inscription  suivante  : 

D.  O.   M. 

SlSTE    VlATOR 

atque  in  hoc  martyrum  sepulcro  probati 

Ordinis  cunas  lege, 

SOCIETAS   JESU, 

QU/E 

S.  Ignatium   Loyolam 

Patrem  agnoscit, 

lutetiam  matrem, 

Anno  Salutis  MDXXXIV  aug.  XV, 

hic  nata  est, 

cum  Ignatius  ipse 

ET     SOCII, 

VOTIS  SUB  SACRAM   SYNAXIM  RELIGIOSE  CONCEPT1S, 

SE     DEO 

in  perpetuum  consecrarunt. 
Ad  majorem  Dei  gloriam. 
Sur  le  haut  d'une  petite  colonne,  à  l'entrée  de  la  chapelle,  on  lisait  :  Sacra  et 

PIA    SOCIETATIS    JESU   —    INCUNABULA    —    PARENTIBUS    OPTIMIS    FILII    —   PO- 
SUERE. 


382  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

C'est  ici  le  vétiéré  et  pieux  berceau  de  la  Société  de  Jésus.  A  d'excellents  pères, 
leurs  fils. 

Dans  sa  vie  de  saint  Denis  (pag.  300),  le  P.  Binet  signale  dans  une  chapelle 
de  Montmartre  «  un  beau  tableau,  où  cette  action  est  représentée,  comme  un 
€  fruit  de  celte  montagne  et  une  chose  mémorable,  pour  l'honneur  de  Dieu  et 
«  du  précieux  sang  de  saint  Denis  ».  A  son  tour,  dans  la  vie  des  saints,  le 
P.  Géry  dit  que,  de  son  temps,  on  voyait  «  à  Montmartre  dans  une  chapelle, 
«  cette  importante  cérémonie...  représentée  dans  un  tableau  que  les  dames 
«  religieuses  de  ce  monastère  avaient  fait  faire,  afin  qu'on  n'en  perdît  jamais  la 
«  mémoire.  Le  31  juillet,  édit.  1719.  »  Cf.  Acta  Sanctorum,  Jul.,  t.  vu,  pag.  455, 
n°  181. 

25.  (Page  160.) —  L'Eglise  du  Japon  essuya,  pendant  plus  de  cent  ans,  les 
persécutions  les  plus  cruelles  que  l'histoire  ait  mentionnées  depuis  les  trois  pre- 
miers siècles  de  l'ère  chrétienne. On  ne  s'en  tint  pas  longtemps, contre  les  nouveaux 
adorateurs  de  Jésus-Christ,  aux  peines  ordinaires  :  exil,  emprisonnement,  con- 
fiscation de  biens.  Les  divers  supplices,  infligés  jusqu'alors  aux  criminels,  paru- 
rent trop  légers.  Les  décapiter,  les  fendre  par  le  milieu  du  corps,  les  crucifier, 
les  percer  à  coups  de  lance,  ces  tortures  furent  réputées  insuffisantes.  La  haine 
inventa  des  tourments  plus  raffinés.  On  imagina  de  brûler  les  patients  à  petit 
feu,  de  les  faire  mourir  de  froid,  en  les  plongeant  dans  des  étangs  glacés  ;  de 
leur  arracher  la  peau,  les  muscles,  les  nerfs  avec  des  tenailles,  et  de  les  déchi- 
queter avec  des  couteaux  mal  aiguisés.  A  plusieurs,  on  sciait  le  cou  avec  des 
éclats  de  bois,  de  manière  à  faire  durer  le  supplice  une  semaine  entière.  On 
faisait  avaler  aux  uns  une  énorme  quantité  d'eau  ;  en  pesant  ensuite  violemment 
sur  eux,  on  se  donnait  l'affreux  plaisir  de  les  faire  éclater  tout  vivants.  D'autres 
étaient  suspendus  par  les  pieds,  dans  des  fosses  infectes  ;  et  cette  barbarie  se 
réitérait  trois  et  quatre  jours  de  suite.  On  en  descendait  lentement  quelques- 
uns  dans  les  eaux  sulfureuses  et  brûlantes  du  mont  Ungen,  jusqu'à  ce  que  leurs 
chairs  fussent  réduites  en  bouillie. 

Le  P.  Antoine  François  Cardim,  envoyé  à  Rome  comme  procureur  de  la 
mission  du  Japon,  donne  avec  des  gravures  représentant  les  divers  genres  de 
supplices,  les  notices  biographiques  de  tous  ces  martyrs,  dans  son  Fasciculus  e 
japponicis  fioribus,  imprimé  à  Rome  en  1646. 

26.  (Page  162.)  —  Dans  la  Bibliographie  historique  de  la  Compagnie  de  Jésus 
ou  Catalogue  des  ouvrages  relatifs  à  V histoire  des  Jésuites,  depuis  l'origine  jusqu'à 
nos  jours,  1864,  le  P.  Aug.  Carayon  a  réuni  plus  de  4337  titres  d'ouvrages  et  de 
brochures  écrits  pour  ou  contre  la  Compagnie.  Les  livres  hostiles  sont  plus  nom- 
breux que  les  livres  inspirés  par  le  sentiment  d'une  légitime  défense  ;  cette 
longue  énumération  est  loin  d'être  complète.  Il  faudrait  de  nombreux  volumes 
pour  signaler  tous  les  pamphlets,  tous  les  articles  de  journaux,  toutes  les  insi- 
nuations, tous  les  jugements  que  la  jalousie,  la  malveillance  et  la  haine  ne  ces- 
sent de  répandre,  à  pleines  mains,  contre  les  enfants  de  Saint-Ignace.  «  La 
«  Compagnie  de  Jésus,  dirons-nous  avec  le  P.  Carayon,  n'a  point  à  s'émouvoir 
«  à  la  vue  de  ce  déluge  d'injures.  Elles  ont  honoré  son  berceau,  elles  n'ont 
«  jamais  cessé  de  la  poursuivre,  et,  nous  l'espérons,  elles  ne  lui  manqueront 
«  jamais.  Cette  guerre  lui  est  bonne,  ces  malédictions  la  rassurent  aussi  sur  la 


NOTES.  —  LIVRE  DEUXIÈME.  383 

«  rectitude  de  sa  voie.  Si  la  haine  de  certains  hommes  venait  à  lui  manquer, 
«  elle  devrait  trembler  et  se  demander  si  elle  n'a  pas  dégénéré,  si  elle  n'est  point 
«  devenue  ce  sel  affadi,  dont  parle,  en  son  Évangile,  Celui  dont  elle  a  l'insigne 
«  honneur  de  porter  le  nom.  y>  Préface,  pag.,  vu. 

27.  (Page  163.)  —  «  Dejesuitis,  plures  fartasse  fabulae  feruntur,  quam  olim 
«  de  monstris.  De  origine  enim  horum  hominum  et  génère  vitse  et  instituto,  de 
«  moribus  ac  doctrina,  de  consiliis  et  actionibus,  varia  simul  et  contraria,  ac 
<i  somniorum  simillima,  non  privatis  tantum  colloquiis,  sed,  publicis  concionibus 
«  librisque  impressis,  publicantur.  »  De  Schism.  Aug.,  lib.  m. 

28.  (Page  163.)  —  «  Illi  vero  etiam  epulas  detestandas  et  concubitus  incestuo- 
«  sos  fingere  de  nobis  audent  :  partim  ne  temere  nobis  infensi  videantur,  partim 
«  quod  ita  existiment,  vel  nos  metu  perculsos,  a  nostra  professione  abduci,  vel 
«  Principum  animos,  propter  flagitiorum  magnitudinem,  adversus  nos  concitari, 
«  etexasperari  posse.  Nos  vero  illudi  vos  intelligimus  et  non  contra  nos  tantum, 
«  sed  omnibus  rétro  saeculis  morem  hune  fuisse  scimus,  divina  quadam  lege  ac 
«  ratione  ut  contrariam  sibi  virtutem  improbitas  impugnaret.  »  Athrenag. 

29.  (Page  163.)  —  Cf.  Instit.  Litt.  apostol.  Ascendente  Dominons  mai  1584, 
pag,  88.  —  Florentiae,  1886. 

30.  (Page  165.)  —  Dans  sa  traduction  latine  de  la  vie  de  sainte  Thérèse, 
imprimée  à  Mayence,  en  1603,  chez  J.  Albini,  un  religieux  Augustinien,  An- 
toine Kerbek,  omit  tout  ce  qui,  dans  cet  écrit  de  sainte  Thérèse,  était  à  l'éloge 
delà  Compagnie  de  Jésus.  Dans  un  chapitre  général,  tenu  le  6  mai  1650,  les 
Pères  Carmes  déchaussés  protestèrent  hautement,  par  un  décret,  contre  ces 
mutilations  du  texte  de  leur  sainte  Mère,  mutilations  également  outrageantes 
pour  la  fondatrice  des  Carmélites  et  pour  les  enfants  de  Saint-Ignace,  et  défen- 
dirent à  tous  les  religieux  de  leur  Ordre  la  lecture  de  cette  traduction.  Cf.  Acta 
Sanctorum,  JuL,  tom.  vu,  pag.  861,  n°  463,  454. 

31.  (Page  165.)  —  Cf.  Liv.  1,  note  68,  page  361. 

32.  (Page  165.)  —  Cf.  Liv.  1,  note  68,  page  361. 

33.  (Page  166.)  —  Cf.  Bouix.  Lettres  de  sainte  Thérèse,  tom.  1,  pag.  83. 
Dans  sa  vie  écrite  par  elle-même,  sainte  Thérèse  parle  plusieurs  fois  du  grand 
profit  qu'elle  a  retiré  de  la  direction  des  Pères  Jésuites,  et  de  la  haute  estime  et 
de  la  vénération  qu'elle  a  pour  la  Compagnie  de  Jésus.  «  Mes  alarmes,  croissant 
<<  de  jour  en  jour,  mê  déterminèrent  à  rechercher  avec  soin  des  hommes  versés 
«  dans  les  voies  spirituelles  pour  conférer  avec  eux.  L'on  m'avait  signalé  comme 
«  tels,  quelques  Pères  de  la  Compagnie  de  Jésus,  récemment  établis  dans  cette 
«  ville  ;  et  moi,  sans  en  connaître  aucun,  je  leur  étais  très  affectionnée  par  cela 
«  seul  que  je  savais  leur  genre  de  vie,  et  leur  méthode  d'oraison  ;  mais  je 
«  ne  me  trouvais  pas  digne  de  leur  parler,  ni  assez  forte  pour  leur  obéir, 
<L  ce  qui  m'inspirait  une  plus  grande  crainte.  »  Cf.  Bouix,  Vie  de  sainte 
<i  Thérèse,  chap.  xxm.  —  «  A  cette  même  époque,  on  envoya  mon  con- 
<i  fesseur  (Le  P.  Jean  de  Padranos)  dans  une  autre  ville.  Cet  éloignement 
<i  me  fut  très  sensible  ;  je  ne  croyais  pas  pouvoir  trouver  un  autre  Directeur 
«  semblable  à  lui,  et  je  tremblais  de  retomber  dans  le  triste  état  où  j'étais 
«  auparavant.  Mon  âme  resta  dans  un  désert,  sans  consolation,  et  agitée  de 


384  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

«  tant  de  craintes,  que  je  ne  savais  que  devenir.  Une  de  mes  parentes 
«  obtint  de  mes  supérieurs,  la  permission  de  me  mener  chez  elle.  Je  n'y 
«  fus  pas  plus  tôt,  que  je  m'empressai  d'avoir  un  autre  confesseur  de  la 
«  Compagnie  de  Jésus.  Le  Seigneur,  dans  sa  bonté,  fit  que  je  commençai 
«  à  me  lier  d'amitié  avec  une  dame  veuve  de  grande  naissance,  et  très 
«  adonnée  à  l'oraison,  qui  communiquait  beaucoup  avec  ces  Pères.  Elle 
«  m'engagea  à  prendre  pour  confesseur  celui  qui  la  dirigeait.  (Le  P.  Baltha- 
«  zar  Alvarez).  Je  passai  plusieurs  jours  dans  la  maison  de  cette  dame  ;  je 
«  me  trouvais  tout  près  de  celle  des  Pères,  et  j'étais  au  comble  de  la  joie 
«  de  pouvoir  communiquer  facilement  avec  eux.  La  seule  connaissance  de  la 
«  sainteté  de  leur  vie  faisait  sur  moi  une  impression  si  heureuse,  que  mon  âme, 
«  je  le  sentais,  en  retirait  un  grand  profit  spirituel.  »  Cf.  Ibid.  chap.  xxiv.  — 
«  J'ai  également  connu  par  vision  quelques-unes  des  grâces  extraordinaires 
«  que  Notre-Seigneur  faisait  au  recteur  de  la  Compagnie  de  Jésus  dont  j'ai 
«  souvent  parlé  (le  P.  Gaspar  de  Salazar).  Notre  Seigneur  m'a  révélé  de  grandes 
«  choses  sur  les  religieux  de  l'Ordre  auquel  appartient  ce  Père,  je  veux  dire  la 
«  Compagnie  de  Jésus,  et  sur  l'Ordre  lui-même  tout  entier.  Plusieurs  fois  je  les 
«  ai  vus  dans  le  ciel,  tenant  en  leurs  mains  des  bannières  blanches.  Je  le  répète, 
«  j'ai  vu,  touchant  ces  religieux,  d'autres  choses  extrêmement  admirables.  Aussi, 
«  j'ai  une  grande  vénération  pour  cet  Ordre,  parce  qu'ayant  eu  beaucoup  de 
«  rapports  avec  ses  membres,  je  reconnais  que  leur  vie  est  conforme  à  ce  que' 
«  Notre-Seigneur  m'a  dit  d'eux.  »  Cf.  Ibid.,  chap.  xxxvm. 

34.  (Page  167.)  —  «  Felices  Jesuitre  quod  ab  iis  vituperentur,  qui  nihilun- 
«  quam  nisi  grande  aliquod  bonum  vituperare  consueverunt.  »  Rescius  in  Spong. 
Cf.  Christ.  Gomez,  Elogia  Soc.Jes.  P.  11,  classe  x,  n°  15,  pag.  393. 

35.  (Page  167.)  —  «  Je  vous  ai  aimés  et  chéris  depuis  que  je  vous  ai  con- 
«  nus,  sachant  bien  que  ceux  qui  vont  à  vous,  soit  pour  leur  instruction,  soit 
«  pour  leur  conscience,  en  reçoivent  de  grands  profits.  Aussi,  ai-je  toujours  dit 
«  que  ceux  qui  aiment  et  craignent  vraiment  Dieu  ne  peuvent  que  bien  faire, 
«  et  qu'ils  sont  toujours  les  plus  fidèles  à  leurs  princes.  Gardez  seulement  vos 
«  règles  ;  elles  sont  bonnes...  Il  faut  vivre  avec  les  vivants,  et  vous  devez  fuir 
«  toutes  les  occasions,  voire  les  plus  petites,  parce  qu'on  veille  sur  vous  et  sur 
«  vos  actions  ;  mais  il  vaut  mieux  qu'on  vous  porte  envie  que  pitié.  Si  pour  les 
«  calomnies  on  coupait  toutes  les  langues  médisantes,  il  y  aurait  bien  des  muets, 
«  et  on  serait  en  peine  de  se  faire  servir.  »  Discours  de  Henri  IX  aux  supérieurs 
«  des  Jésuites  en  1607.  Cf.  Christ.  Gomez,  Elogia  Soc.  /es.,  P.  Il,  class.  il,  n°  8, 
pag.  299-305. 

36.  (Page  167.)  —  I  Cor.,  vu,  7. 

37.  (Page  167.)  —  In  Psalm.,  xliv. 

38.  (Page  169.)  —  Apolog.,  vin. 

39.  (Page  170.)  —  Atheus  sis,  an  Judseus,  hereticus,  an  schismaticus,  ater 
an  albus,  jesumastix  procacissime,  ignoro  :  catholicum  esse  non  credo  ;  christia- 
num  vix  puto.  Cf.  Christ.  Gomez:  Elogia  Soc. /es.,  class.  x,  n°  15. 

40.  (Page  171.)  —  Quod  audivimus,  quod  vidimus  oculis  nostris,  et  manus 
nostrse  contrectaverunt,  testamur  et  annuntiamus.  I  Joan.,  1,  1,  3. 


NOTES.  —  LIVRE  DEUXIÈME.  385 

41.  (Page  171.)  — Monita  privata  Societatis  Jesu.  —  Ces  Monita  furent  pu- 
bliés à  Cracovie,  en  1614,  sans  nom  d'auteur,  et  mis  à  l'Index,  le  16  mars  1621. 
Pierre  Tilicki,  évêque  de  Cracovie,  établit,  en  16 16,  une  procédure  juridique, 
contre  Jérôme  Zahorowski,  curé  de  Gzozdziec  et  ancien  Jésuite,  chassé  de  la 
Société,  vers  1612,  qui  en  était  l'auteur  présumé. L'ouvrage  fut  condamné,  le  20 
août  1616,  par  AndréLipski,  administrateur  du  diocèse,  Sede  vacante.  Cf.  Précis 
historiques,  février  1890.  En  1761,  les  Monita  furent  réimprimés  à  Paris.  Les 
Jésuites  allaient  succomber  devant  les  attaques  des  ministres  qui  alors  gouver- 
naient les  princes  de  la  maison  de  Bourbon  ;  cependant  on  eut  la  pudeur  de 
cacher,  sous  la  rubrique  de  Paderborn,  l'édition  que  personne  n'osait  avouer. 
Pour  donner  une  origine  à  cet  ouvrage,  l'éditeur  annonça  que  Christian  de 
Brunswick  avait  saisi  les  Monita  sécréta,  dans  la  bibliothèque  des  Jésuites  de 
Paderborn  ou  de  Prague  :  ce  n'était  qu'un  grossier  mensonge  historique.  Tous 
les  évêques  polonais  du  temps  protestèrent  avec  le  Saint-Siège  contre  une  pareille 
imposture,  qui  n'a  trouvé  créance  que  chez  les  ignorants  ou  parmi  les  hommes 
pour  qui  l'erreur  est  un  besoin. Dans  son  Dictionnaire  des  Anonymes  et  des  Pseudo- 
nymes, tom.  m,  n°  20985,  Barbier,  qu'on  n'accusera  pas  de  partialité  en  faveur 
des  Jésuites,  avoue  que  c'est  un  ouvrage  apocryphe.  Le  P.  Gretzer  prit  la  peine 
de  réfuter  ce  pamphlet,  qui  revient  à  la  publicité,  aux  époques  où,  comme  à 
l'occasion  des  récentes  expulsions  en  France,  la  Compagnie  est  plus  vivement 
persécutée  par  ses  ennemis,  c'est-à-dire  par  les  ennemis  de  l'Église.  Cf.  Gretzer, 
tom.  xi,  pag.  939. 

42.  (Page  173.)  —  «  Ne  putetis  vos  melioris  esse  conditionis,  quam  legis 
«  utriusque  Sanctos  Dei  legatos,  similiter  vobis  continget.  Multi  enim  non  reci- 
«  pient  vos,  nec  doctrinam  vestram,  sed  persequentur  vos,  et  interficient,  obse- 
«  quium  se  praestare  Deo  arbitrantes.  Perturbatissimum  enim  sseculum  hoc  est, 
«  quo  Dominus  vocavit  istam  beatam  Societatem.  Ecclesiam  Dei  diris  modis 
«  vexari  et  ubique  fere  oppugnari  videmus.  Oppugnant  Christi  sponsam,  non 
«  tantum  a  fide  alieni,  barbari,  et  qui  in  novis  insulis  christianum  nomen  hosti- 
<{  liter  insectantur,  sed  etiam  illi,  qui  communi  nobiscum  christianorum  nomine 
«  gloriantur.  »  Cf.  Hist.  Soc,  P.  II,  lib.  11,  n°  39. 

43.  (Page  173.)  —  «  Si  de  trente  mille,  quelques-uns  venaient  à  faillir,  ce  ne 
«  serait  pas  merveille.  C'est  un  miracle  qu'il  ne  s'en  trouve  davantage,  veu  qu'il 
«  s'est  treuvé  un  Judas  parmy  les  douzes  apôtres.  Pour  moy,  je  vous  chériray 
«  tousjours  comme  la  prunelle  de  mes  yeulx.  Priés  pour  moy.  »  Discours  de 
Henri  IV  aux  supérieurs  des  Jésuites,  en  1607. 

44.  (Page  174.)—  EVlt-,  !37. 

45.  (Page  178.)  —  «  Cum  itaque  nos  alias,  postquam  dilecti  filii,  Ignatius 
«  de  Loyola  et  Petrus  Faber,  et  Jacobus  Laynez  et  Claudius  Jaius,  nec  non 
«  Paschasius  Broet,  et  Pranciscus  Xavier,  ac  Alfonsus  Salmeron  et  Simon  Rode- 
«  ricus  nec  non  Joannes  Coduri  et  Nicolaus  de  Bobadilla,  socii  Societatis  Jesu 
«  nuncupatse,  presbyteri,  etc.  »  Cf.  Instit.  litter.  apostol.  Regimini  militantis,  27 
sept.  1540,  pag.  1,  et  Injunctum  Nobis,  14  mars  1543,  pag.  5.   Florentiae,  1886. 

46.  (Page  179.)  —  Cf.  Instit.  litter.  apostol.  Exposcit  debitum,  21  jui.  1550, 
pag.  20. 

Histoire  de  S.  Ignace  de  Loyola.  25 


386  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

«  Nobiscum,  sed  non  fuerunt  ex  nobis  ;  neque  enim  pudet  dicere  quod  dicit 
«  eyangelista  Joannes.  »  S.  Amb..  epit.,  82. 

«  Hoc  de  apostatarum  fictis  rumoribus  nascitur  ;  neque  enim  possunt  laudare 
«  eos,  quirecedunt.  »  Liv.  IV,  ep.  2,  édit.  d'Erasme  et  lettre  55,  édit.  des  Bénéd. 

47.  (Page  180.)  —  Cf.  Oliv.  Manare,  De  reb.  Soc.  comment.,  cap.  vm,  §  2. 

48.  (Page  182.)  —  Lors  de  l'épouvantable  orage  qui  fondit  à  Tolède  sur  la 
Compagnie,  Ignace,  s'entretenant  sur  ce  sujet  avec  le  P.  Ribadeneira,  lui  dit  avec 
beaucoup  de  tranquillité  et  le  visage  tout  joyeux  :  «  Je  viens  de  recevoir  une 
«  lettre  qui  m'annonce  d'heureuses  nouvelles.»  Et,  racontant  ce  dont  il  s'agissait, 
il  ajouta  :  «  Nous  devons  regarder  cette  persécution  comme  une  grande  félicité, 
«  puisque  nous  n'avons  rien  fait  pour  la  provoquer.  Elle  est,  en  effet,  une  preuve 
«  évidente  que  Notre-Seigneur  nous  fera  recueillir  de  grands  fruits  dans  cette 
«  ville.  Les  moissons,  dont  la  terre  se  couvre,  sont  d'autant  plus  riantes  et  plan- 
«  tureuses  que  l'hiver,  qui  a  précédé,  a  sévi  avec  plus  de  rigueur  ;  et  c'est  une 
«  chose  reconnue  que  la  Compagnie  a  produit  des  fruits  plus  abondants  là,  où 
«  les  nôtres  ont  plus  souffert.  »  —  «  J'ai  entendu  notre  B.  Père  dire  un  jour  au 
«  P.  Louis  Gonçalvès,  raconte  le  P.  Manare,  que  lorsqu'il  recevait  de  divers 
«  côtés  des  lettres  remplies  de  bonnes  nouvelles,  il  soupçonnait  que,  quelque 
«  part,  la  Société  ne  se  montrait  pas  entièrement  fidèle  à  servir  Dieu  et  à  se  dé- 
«  vouer  à  sa  gloire.  »  Cf.  Manare,  De  reb.  Soc.  comment,  chap.  vin,  §  6  ;  Hist. 
Soc.  p.  1,  lib.  xi,  n°  60  ;  lib.  xiv,  n°  9. 

49.  (Page  182.)  —  Après  avoir  énuméré  dans  une  lettre  à  Jean  III,  roi  de 
Portugal,  huit  procès  qu'il  eut  à  subir  à  Alcala,  à  Salamanque,  à  Paris,à  Venise, 
à  Rome,  Ignace  ajoute:  «  Ni  dans  ces  huit  procès,  ni  depuis,  je  n'ai  jamais  été, 
«  grâce  uniquement  à  la  miséricorde  divine,  condamné  pour  une  seule  propo- 
«  sition,  ni  pour  une  seule  syllabe  ;  je  n'ai  jamais  reçu  le  moindre  châtiment,  et 
«  n'ai  jamais  été  banni  d'aucune  contrée.  Si  Votre  Altesse  désire  savoir  pourquoi 
<i  j'ai  été  l'objet  de  tant  d'enquêtes  et  d'une  pareille  inquisition,  je  puis  lui  dire 
«  que  ce  n'est  pas  parce  que  l'on  trouvait  en  moi  quelque  erreur  des  schis- 
«  matiques,  des  luthériens  ou  des  illuminés  ;  car  je  n'ai  jamais  eu  de  rapport 
<i  avec  eux,  et  je  ne  lésai  jamais  connus,  mais  parce  que  l'on  trouvait  étrange,  sur- 
is; tout  en  Espagne,  que  n'ayant  pas  étudié,  je  prisse  la  liberté  de  parler  longue- 
«  ment  et  de  m'entretenir  de  choses  spirituelles.  C'est  une  vérité  dont  le  Seigneur, 
«  qui  m'a  créé  et  qui  doit  me  juger  pour  l'éternité,  m'est  témoin,  que  je  ne 
«  voudrais  pas,  pour  toute  la  puissance  et  toutes  les  richesses  temporelles,  qui 
«  sont  sous  le  ciel,  que  tout  ce  que  je  viens  de  dire  ne  me  fût  pas  arrivé  ;  et  que 
«  mon  désir  présent  est  qu'il  m'en  arrivât  beaucoup  plus  encore  à  l'avenir,  à  la 
«  plus  grande  gloire  de  sa  divine  Majesté.  »  Cf.  Cartas  de  san  Ignacio,  lu. 

50.  (Page  184.)  «  Quis  fecit  ventis  pondus  ?  »  Job,  xxvin,  25. 

51.  (Page  185.)  —  Cf.  Cartas  de  san  Ignacio,  tom.  11,  App.  II,  n°  14. 

52.  (Page  185.)  —  <i  Votum  autem,  si  recte  memini,  primo  nuncupatum  est 
«  anno  i534,die  Augusti  i5,eteodemBeatse  Marise  Virginis  Assumptionis  sacro, 
«  quam  quidem  Virginem  cuncti  patres  fautricem,  hac  in  re,  adjutricem  atque 
«  advocatam,  apud  filium  Jesum  Dominum  nostrum,  susceperunt.  »  Cf.  Rodri- 
guès,  De  orig.  et  progr.  Soc.  comment.,  pag.  14,  Romœ,  1869. 


NOTES.   —  LIVRE  DEUXIÈME.  387 

53.  (Page  185.) —  Le  P.  Carlos  Sommervogel,  dans  sa  Bibliotheca  Mariana, 
publiée  à  Paris,  en  1885,  a  réuni  les  titres  de  2207  ouvrages  composés  par  les 
Pères  de  la  Compagnie,  pour  établir  ou  propager  le  culte  de  la  sainte  Vierge. 
Dans  ce  catalogue,  ne  figurent  point  les  divers  traités  théologiques,  les  pané- 
gyriques et  les  méditations  qui  se  trouvent  dans  les  cours  de  théologie,  dans  les 
recueils  de  sermons  et  de  méditations.  En  1620,  le  P.  Jean  Borghèse  fit  paraître 
à  Douai  le  livre  suivant  qui  traite  de  la  protection  spéciale  de  la  sainte  Vierge 
sur  la  Compagnie  :  Societas Jesu  Mariœ  Deiparœ  Virgini  sacra  sive  de  Patrocinio 
et  cultu  Deiparœ  Virginis  ad  hommes  ejusdem  Societatis,  liber  unus.  Auctote  R.  P. 
Joanne  Borghesio  Societatis  Jesu  theologo.  Duaci.  1620. 

54,  (Page  186.)  —  Le  B.  Canisius  publia,  contre  les  Centuriateurs  de  Magde- 
bourg,  un  commentaire  en  cinq  livres  sur  la  sainte  Vierge  :  De  Maria  Virgine 
incomparabili et Dei  génitrice  sacrosancta.  Dilingge  1571,  sans  compter  tout  ce 
qu'il  dit,  à  la  louange  de  la  Mère  de  Dieu,  dans  ses  autres  ouvrages.  Ce  commen- 
taire est  inséré  dans  la  Summa  aurea  de  laudibus  B.  Virginis  Mariœ  de  Migne, 
tom.  vin  et  ix,  col.  613-1450,  col.  9-408. 

Le  P.  François  de  Torrès,  théologien  du  Souverain-Pontife  au  concile  de 
Trente,  appelé  par  ses  contemporains  un  grand  docteur  de  l'Eglise,  fut  amené  à 
entrer  dans  la  Compagnie  par  les  exemples  de  vertu  des  Pères  Laynez  et  Salme- 
ron,  pendant  la  tenue  du  concile.  Il  se  trouva  au  noviciat  avec  saint  Stanislas 
Kostka,Stanislas  Warscewizki,  l'apôtre  de  la  Pologne,  Fabius  de  Fabiis  et  Claude 
Aquaviva  qui  fuyait  la  pourpre  romaine.Jamais  peut-être,  dit  le  P.  Sacchini,  aucun 
noviciat  ne  fut  et  ne  sera  plus  florissant  :  Sed  inter  omnes  spectabilis  erat,  cana 
Turriani  sapientia,  ab  ore  f/iagistri pendens,  et  prima  quodammodo  eîementa  dis- 
cens abscoîidiiœ  mundo  sapieniiœ.  Les  pieux  et  savants  cardinaux  Stanislas 
Hosius  et  Baronius  recouraient  fréquemment  à  ses  lumières  et  s'honoraient  de 
son  amitié.  Lorsque  la  liturgie  romaine  fut  corrigée,  sous  le  Pontificat  de  saint 
Pie  V,  les  principaux  réviseurs  proposèrent  au  Pape  de  retrancher,  du  nombre 
des  fêtes  de  Notre-Dame,  celle  de  sa  Présentation  au  temple,  comme  de  tradi- 
tion trop  moderne.  Mais,  grâce  à  son  érudition,  François  de  Torrès  trouva,  dans 
l'antiquité,  des  preuves  si  fortes  en  faveur  de  cette  pieuse  solennité  qu'elle  fut 
conservée  à  la  dévotion  des  fidèles.  Le  Père  de  Torrès  mourut,  le  21  novembre 
1584,  fête  de  la  Présentation,  dans  la  maison  professe  de  Rome.  Cf.  Hist.  Soc, 
P.  ni,  lib.  III,  n°47,  89  ;  Patrign.,  tom.  iv,  21  novembre,  page  154. 

Le  P.  Richeome,  né  à  Digne,  en  1544,  entra  dans  la  Compagnie,  à  l'âge  de 
21  ans,  et  mourut  à  Bordeaux,  en  1625,  âgé  de  plus  de  80  ans.  Trois  fois  Pro- 
vincial de  France  et  sept  ans  Assistant  à  Rome,  il  fut  honoré  de  l'estime  des 
personnages  les  plus  distingués,  et  en  particulier  de  Henri  IV  qui  lisait  assidû- 
ment ses  livres.  Il  composa  sur  la  sainte  Vierge  les  ouvrages  suivants  :  Le  Pèle- 
rin de  Lorette,  vœu  à  la  glorieuse  Vierge  Marie  Mère  de  Dieu  pour  Mgr  le 
Dauphin.  A  Bordeaux,  1640,  pp.  983.  —  La  sacrée  Vierge  au  pied  de  la  croix. 
A.  Arras,  in-12,  pp.  163.  Cf.  Nadasi,  Ann.  die.  mémo.,  15  septembre;  Patrign., 
tom.  m,  15  septembre,  page  134. 

Le  P.  Pierre  Coton,  né  à  Néronde,  dans  le  diocèse  de  Lyon,  entra  au  noviciat 
d'Arone,  à  l'âge  de  20  ans,  et  se  distingua  par  son  génie  supérieur,  son  savoir, 
son  éloquence  et  plus  encore  par  sa  vertu.  La  première  fois  que  Henri  IV  l'en- 
tendit prêcher,  il  le  choisit  pour  confesseur  et  lui  confia  ensuite  l'éducation  de 


388  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

Louis  XIII.  Il  obtint,  à  force  d'instances,  que  le  roi  ne  demandât  pas  le  chapeau 
de  cardinal  pour  lui,  comme  ce  prince  en  avait  le  désir.  Plusieurs  fois,  on  le  vit 
élevé  de  terre  et  resplendissant  de  lumière  dans  l'oraison.  Il  mourut  à  Paris,  le 
19  mars  1626.  Le  P.  Coton  publia  dans  son  apologétique  en  six  parties,  une 
Apologie  (la  5me)  touchant  les  prérogatives,  tiltres  et  passe-droicts  de  la  très  heureuse 
et  très  honorée  Marie  Mère  de  Nostre-Dieu,  Avignon,  1600,  in- 12  ;  L'office  de  la 
Vierge  Marie  pour  tous  les  temps  de  l'année,  reveu  et  ordonné  suivant  la  réforma- 
tion du  Concile  de  Trente,  avec  plusieurs  pièces  faites  par  le  R.  P.  Coton  de  la 
Compagnie  de  Jésus.  Le  tout  par  le  commandement  de  la  Royne  Régente.  Paris, 
in-8°,  pp.  634,  1618.  Cf.  Patrign.,  tom.  1,  19  mars,  page  133  ;  Lettre  de  Pelletier 
sur  la  mort  du  P.  Coton,  Provincial  des  Pères  Jésuites.  Paris,  1626. 

Jean  Pelletier,  premier  recteur  du  Collège  Romain,  fondateur  du  collège  de 
Ferrare,  appelé  par  saint  Ignace  le  Saint  Recteur,  fut  aussi  le  premier  supérieur 
et  le  premier  apôtre  de  la  Compagnie  dans  le  Languedoc.  On  lui  donnait  les 
titres  glorieux  de  restaurateur  du  culte  de  la  sainte  Eucharistie,  de  colonne  de  la 
foi,  de  fléau  des  hérétiques,  de  docteur  de  Notre-Dame  et  de  réformateur  du  Sacer- 
doce. En  1559,  à  la  demande  de  l'évêque  Robert  de  Pellevé,  il  vint  avec  le 
P.  Edmond  Auger  à  Pamiers,  pour  y  fonder  un  collège.  Au  début,  les  élèves  se 
rendaient  au  collège,  en  chantant  les  Psaumes  de  Marot  ;  mais,  quelques  mois 
après,  ces  enfants  devenaient  à  leur  tour  les  plus  ardents  catéchistes  dans  leurs 
familles  et  les  plus  utiles  auxiliaires  de  Pelletier  et  d'Éd.  Auger.  Par  une  in- 
spiration surnaturelle,  semblable  à  celle  du  glorieux  patriarche  saint  Dominique, 
au  temps  des  Albigeois,  Jean  Pelletier  conçut  une  ferme  espérance  que  le  plus 
sûr  moyen  de  vaincre  l'hérésie  serait  de  remettre  en  honneur  le  culte,  à  peu 
près  disparu,  de  la  très  sainte  Mère  de  Dieu,  de  relever  partout  ses  autels  dé- 
truits, ses  statues  renversées,  ses  confréries,  ses  fêtes,  ses  pèlerinages.  Il  exécuta 
ce  dessein  avec  tant  de  fruit  et  d'éclat,  que  bientôt  tout  le  Languedoc  ne  le 
désigna  plus  que  sous  le  beau  nom  de  Docteur  et  d'Apôtre  de  Notre-Dame.  Il 
mourut  à  Toulouse,  en  1564,  empoisonné  par  les  hérétiques,  qui,  après  l'avoir 
jeté  en  prison  en  haine  de  la  foi,  lui  firent  souffrir  les  plus  cruels  tourments.  Cf. 
Oliv.  Manare,  De  reb.  Soc.  comment.,  cap.  vu,  §  12,  13,  33;  Hist.  Soc,  P.  11, 
lib.  iii-vm,  passim  ;  Nadasi,  An?i.  die.  mem.,  ier  janv.  ;  Drews,  Fasi.  Soc.  /es., 
page  2  ;  Patrign.,  tom.  1,  ier  janvier,  page  6. 

55.  (Page  186.)  —  Le  P.  Martin  Guttierez,  un  des  grands  contemplatifs  de 
son  temps,  dont  le  zèle  ardent  faisait  l'admiration  du  vénérable  P.  Dupont,  se 
signala  surtout  par  une  dévotion  incomparable  à  la  Mère  de  Dieu.  Marie  le 
combla  de  faveurs.  La  sainte  Vierge  le  visitait  souvent.  Elle  le  remercia  d'avoir 
persuadé  au  P.  Suarez  de  soutenir  en  public  la  thèse,  depuis  lors  adoptée  par 
les  théologiens  et  les  saints,  que  la  grâce  dont  fut  enrichie  la  Reine  du  ciel, 
surpasse,  à  elle  seule,  celle  de  tous  les  bienheureux  et  de  tous  les  anges  réunis. 
Elle  lui  apparut,  un  jour,  plus  éclatante  que  le  soleil,  couvrant  de  son  manteau 
royal,  tous  les  enfants  de  la  Compagnie,  pour  lui  donner  à  entendre,  dit  un  de 
ses  biographes,  qu'elle  était  leur  mère  et  les  tenait  tous  sous  les  ailes  de  sa  protec- 
tion. Recteur  du  collège  de  Placencia,  à  l'âge  de  33  ans,  le  P.  Guttierez  s'af- 
fligeait, outre  mesure  dans  les  premiers  temps,  des  imperfections  de  ses  inférieurs, 
tant  il  désirait  en  faire  des  saints.  La  sainte  Vierge  lui  fit  voir,  un  jour,  dans  un 
plateau  d'or,  un  petit  cœur  étroit  et  comme  étouffé  entre  deux  gouttes  de  sang, et 


v. 


NOTES.   —  LIVRE  DEUXIÈME.  389 

lui  demanda  s'il  le  reconnaissait.  —  Non,  répondit  le  P.  Guttierez.  C'est  le  tien, 
reprit  alors  la  Reine  des  Anges;  il  ne  faut  que  deux  gouttes  pour  le  submerger. 
Et,  lui  en  montrant  un  autre  large  et  qui  se  dilatait  à  l'aise  :  Voici,  ajouta-t-elle, 
le  cœur  de  Dieu  que  ne  peuvent  comprimer  les  flots  de  tous  les  péchés  du  monde. 
Imite-le.  Le  P.  Guttierez  se  rendait  à  Rome,  en  traversant  la  France,  lorsqu'il 
fut  pris  par  les  hérétiques,  blessé  d'un  coup  de  poignard  et  jeté  au  fond  d'un 
cachot,  dans  le  château  Cadillac,  en  Languedoc,  où  il  mourut,  le  21  février  1573. 
Sainte  Thérèse  le  vit  au  milieu  des  saints,  avec  l'auréole  des  martyrs.  Cf.  Hisl. 
Soc,  P.  iv,  lib.  1,  nos  5,  6,  7,  8,  9  ;  Rho,  Var.  virt.,  page  298;  Alegambe, 
Mortes  illust.,  page  68-75  5  Bartolî,  Uomini  e  fatti,  lib.  iv,  c.  xn  ;  Tanner, 
Soc.  Jes.  usq.  ad  sang.,  page  5;  Alcazar,  Chrono.  Hist.,  P.  ir,  page  436; 
Drews,    Fast.  Soc.  Jes.,  page  70;  Patrign.,  tom.  1,  21  février,  page  185. 

56.  (Page  187.)  —  Le  collège  de  Manrèse  possède  depuis  peu  le  crucifix  que 
saint  Ignace  portait,  à  son  départ  de  Loyola,  et  qu'il  garda  jusqu'à  son  retour  de 
Jérusalem.  On  le  conserva  longtemps,  dans  notre  église  de  Barcelone.  Au  milieu 
des  troubles  politiques  de  notre  temps,  le  F.  Ducastell  le  remit  au  Dr  Sola  de 
Manrèse.  A  la  mort  de  son  père,  le  fils  du  Dr  Sola  a  cédé  au  collège  cette  pré- 
cieuse relique. 

57.(Pagei87.) — Depuis  les  premiers  jours  de  sa  conversion  jusqu'àsa  vieillesse) 
saint  Ignace  porta,  sur  son  cœur,  cette  image  de  Notre-Dame.  Elle  était  peinte 
sur  parchemin  et  encadrée  de  baguettes  de  bois  doré.  Cette  précieuse  relique  se 
trouvait,  en  ces  derniers  temps,  dans  notre  collège  de  Saragosse  ;  on  la  voyait  à 
l'autel  de  saint  Ignace,  ornée  d'un  cadre  fort  riche  incrusté  de  nacre  et  d'argent. 
En  1883,  le  cardinal  Benavides,  archevêque  de  Saragosse,  en  fit  don  à  la  maison 
de  Veruela.  Ce  fut  une  occasion  pour  examiner  de  plus  près  cette  relique.  On 
trouva  que  l'image  de  Notre-Dame  était  une  mauvaise  et  récente  peinture,  d'un 
dessin  particulier  et  de  dimensions  fort  différentes  de  l'image  primitive. En  soule- 
vant la  toile,  on  vit  que  l'on  avait  découpé  la  planchette  de  bois  servant  de  fond, 
pour  enlever  l'ancienne  image.  Peut-être,  à  l'époque  de  l'exil,  quelqu'un  des  reli- 
gieux emporta-t-il  cette  relique.  Personne  ne  sait  ce  qu'elle  est  devenue.  Le 
cadre  seul  est  resté.  Cette  image,  dont  les  Bollandistes  nous  ont  conservé  la 
gravure  et  qu'on  trouvera  reproduite  dans  notre  édition  illustrée  (page  201), 
a  le  cœur  percé  d'un  seul  glaive  et  non  de  sept. 

58.  (Page  187.)  —  Au  temps  où  saint  Ignace  vint  s'établir  à  Rome  avec  ses  \ 
compagnons,  la  Vierge,  appelée  Notre-Dame  de  la  Strada,  était  vénérée,  dans 
une  église  paroissiale  que,  dès  le  XIIe  siècle,  Jules  de  Astallis  avait  fait  con- 
struire, en  son  honneur,  au  pied  du  capitule.  Saint  Ignace  conçut  pour  cette 
antique  Madone,  une  dévotion  particulière  ;  il  la  visitait  souvent  et  aimait  à 
célébrer  le  saint  Sacrifice,  à  son  autel.  Plusieurs  fois,  mais  sans  succès,  il  avait 
demandé  à  Pierre  Codace  le  desservant  de  l'église,  de  vouloir  lui  donner  cette 
image,  pour  la  placer  dans  l'église  plus  vaste  et  plus  riche  qu'il  se  proposait 
de  construire  à  l'usage  de  la  Compagnie.  Un  jour,  Pierre  Codace  se  donna 
lui-même  à  Ignace,  et,  en  1540,  vers  la  fin  de  l'année,  le  Pape  Paul  III 
donnait  à  la  compagnie  l'église  et,  par  suite,  l'image  de  Notre-Dame  de  la 
Strada.  Bientôt  l'église  ne  fut  plus  suffisante,  pour  recevoir  le  concours  toujours 
croissant  des  fidèles,  et,  en  1550,  saint  François  de  Borgia  entreprit  la  construc- 
tion d'une  église  et  plus  vaste  et  plus  riche  ;  mais  son  projet  ne  fut  réalisé  que 


390  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

plus  tard,  et  dans  des  proportions  plus  grandioses,  par  le  cardinal  Alexandre 
Farnèse.   Dans  le   plan  du   nouvel    édifice,    on  réserva,  entre   le  chœur   et  la 
\]  chapelle  de  saint  Ignace,  un  espace  pour  une  petite  chapelle,  où  l'on  plaça  la 

statue  de  Notre-Dame  de  la  Strada.  C'est  là,  depuis  que  la  chapelle  existe, 
que  les  Pères  font  leurs  vœux  de  profès.  L'image  a  été  couronnée  une  première 
fois  d'un  riche  diadème  par  le  chapitre  de  Saint-Pierre,  en  1638,  et,  une  seconde 
fois,  en  1885,  après  que  le  sanctuaire  eut  été  pillé  par  des  voleurs.  Depuis  deux 
ans,  les  Pères  Jésuites  ont  obtenu  du  Saint-Père  de  pouvoir  réciter  un  office 
spécial  de  Notre-Dame  de  la  Strada. 

59.(Page  188.) —  On  connaît  les  insignes  faveurs  dont  la  Mère  de  Dieu  com- 
bla Stanislas  Kostka  et  saint  Louis  de  Gonzague,  ces  deux  enfants  bien-aimés 
de  Marie,  ces  deux  gloires  de  la  Compagnie  de  Jésus.  L'un  fut  merveilleuse- 
ment appelé,  dès  le  sein  de  sa  mère,  à  devenir  un  enfant  de  saint  Ignace;  l'autre, 
venu  heureusement  au  monde,  grâce  à  l'assistance  de  Notre-Dame  de  Lorette, 
reçut  plus  tard  aussi,  de  Notre-Dame  du  Bon-Conseil  à  Madrid,  l'ordre  d'entrer 
dans  la  Compagnie. 

Le  V.  P.  Bernardin  Realino,  né  le  1  décembre  1530,  à  Lecce,  dans  le 
royaume  de  Naples,  se  montra  animé,  durant  sa  vie,  de  la  plus  tendre  et  de 
la  plus  confiante  dévotion  à  l'égard  de  la  sainte  Vierge.  La  Mère  de  Dieu 
lui  apparut,  une  première  fois,  au  sein  d'une  nuée  resplendissante,  et  lui  fit  en- 
tendre distinctement  ces  paroles  :  Viens,  mon  ami,  viens.  Une  seconde  fois, 
elle  se  montra  à  lui,  pour  l'inviter  à  entrer  dans  la  Compagnie  de  Jésus.  Il  fut 
admis  par  le  P.  Salmeron,  le  13  octobre  1564.  Peu  de  saints  ont  reçu  comme 
lui,  de  leur  vivant,  d'aussi  grandes  marques  de  vénération  pour  leur  vertu.  A  son 
lit  de  mort,  les  magistrats,  suivis  du  conseil  des  anciens,  vinrent  lui  signifier 
l'acte  solennel  rédigé  l'année  précédente,  par  lequel,  au  nom  'de  toute  la  ville 
et  du  territoire  de  Lecce,  ils  le  choisissaient  pour  protecteur  et  perpétuel  avo- 
cat auprès  de  Dieu.  Ils  députaient  en  même  temps  quatre  d'entre  eux  près  de 
levêque,  pour  demander  que,  du  vivant  même  de  leur  saint  Père,  on  commençât 
le  procès  de  ses  vertus  et  de  ses  miracles,  afin  de  pouvoir  au  plus  tôt  l'élever 
sur  les  autels,  dès  qu'il  aurait  reçu  de  Notre-Seigneur  la  couronne  des  Bienheu- 
reux. Le  P.  Realino  mourut  au  collège  de  Lecce,  le  2  juillet  16 16.  Cf.  Rho, 
Var.  Virt.,  pag.  126,226,  325,392,  477,  569,  850;  Tanner,  Apost.  imit., 
pag.  486  ;  Drews,  Fast.  Soc.  /es.,  pag.  252  ;  Patrign.  tom.  m,  2  juillet, 
pag.  9  ;  Fuligati,  Vita  del  Padre  Bernardino  Realino  ;  Viterbe,  1644;  Boero, 
Vita  del  V.  P.  Bernardino  Realino.  Roma,   1852. 

Le  P.  Joseph  Anchieta,  surnommé  par  les  Brésiliens  et  les  Portugais  l'Adam 
du  nouveau  Monde,  à  cause  de  l'empire  qu'il  avait  sur  tous  les  êtres  de  la  créa- 
tion, fut  reçu  au  noviciat,en  1551,  par  le  P.Simon  Rodriguès.  Il  avait  fait  vœu 
de  chasteté,  au  pied  d'une  statue  de  la  sainte  Vierge,  et  dès  lors,  on  put  croire, 
à  l'innocence  de  sa  vie,  qu'il  était  merveilleusement  confirmé  en  grâce  par  l'Es- 
prit-Saint.  Envoyé  au  Brésil,  en  1553,  il  fut,  durant  douze  années,  occupé  aux 
études  et  à  l'enseignement.  Retenu  comme  otage  parmi  les  barbares,  il  composa 
pendant  sa  captivité,  sur  les  louanges  de  Notre-Dame,un  poème  latin  de  plus  de 
quatre  mille  vers,  qu'il  écrivait,  jour  par  jour,  sur  le  sable  ;  il  s'aidait  ainsi  à 
•  graver  ces  vers  dans  sa  mémoire.  Devenu  prêtre,  riche  de  toutes  les  vertus  reli- 
gieuses, il  prit  rang,  par  les  dons  de  prophétie  et   de  miracles,  parmi  les  plus 


NOTES.   —  LIVRE  DEUXIÈME.  391 


étonnants  thaumaturges  de  l'Église.  Les  merveilles  les  plus  inouïes  lui  étaient 
devenues  si  ordinaires,  qu'elles  lui  échappaient  en  quelque  sorte  ;  et  il  les  multi- 
pliait, comme  en  se  jouant,  non  seulement  pour  le  salut  des  âmes  ou  le  soulage- 
ment des  corps,  mais  sur  le  plus  léger  désir  de  ses  compagnons.  Les  serpents, 
les  jaguars,  les  monstres  des  mers, s'approchaient  familièrement,  ou  se  retiraient 
à  sa  voix  ;  les  flots  s'arrêtaient  à  ses  pieds,  se  recourbaient  en  voûte  au-dessus 
de  lui,  comme  lorsque  au  milieu  d'un  naufrage,  on  le  trouva  paisiblement  assis 
au  fond  des  eaux  récitant  son  bréviaire.  Il  mourut,le  9  juin  i597,àRérigtiba  au 
Brésil.  Cf.  Hist.  Soc.  P.,  1,  lib.  xm,  n°  68;  lib.  xiv,  n°  123,  124;  Rho,  Var.  Virt., 
pag.  72,  105,  298,  351,  545,  792  ;  Tellez,  Chronica,  P.  11,  lib.  v,  c.  6  —  12, 
passim  ;  Nadasi,  Ann.  die  vient.,  9  juin  ;  Drews,  Fast.  Soc.  Jes.,  pag.  219; 
Patrign.,  tom.  11,  9  juin,  pag.  48  ;  Beretaire,  Jos.  Anchietœ  in  Brasilia 
defuncti  vita,  Lugduni  161 7  ;  Longaro  d'egli  Oddi,  Délia  vita  del  ven.  servo  di 
Dio  P.  Giuseppe  Anchieta.  Torino,  1824. 

Le  P.  Thomas  Sanchez,  un  des  théologiens  les  plus  éminents  de  son  siècle, 
mourut,  le  19  mai  16 10,  à  Grenade,en  odeur  desainteté.Notre-Dame  des  Saints- 
Fonts  à  Cordoue,  en  le  guérissant  miraculeusement,  à  l'âge  de  16  ans,  d'un  bé- 
gaiement très  prononcé,  lui  ouvrit  les  portes  de  la  Compagnie.  Depuis  lors,  il 
n'allait  jamais  à  Cordoue  qu'il  ne  passât,  tout  un  jour,  aux  pieds  de  la  Madone, 
pour  la  remercier  du  miracle  opéré  en  sa  faveur.  Appliqué  à  la  composition  des 
ouvrages  que  la  haine  des  Protestants  et  des  Jansénistes  s'étudia  à  travestir,  il 
allait,  tout  le  jour,  sans  jamais  prendre  aucune  nourriture,  avant  l'heure  du  sou- 
per. Il  ne  s'interrompait  que  pour  prier,de  temps  en  temps.  Ses  austérités  ne  le 
cédaient  pas  à  cette  prodigieuse  abstinence  ;  et  l'on  peut  en  juger  par  ce  seul 
trait,  que  déjà  sur  son  lit  de  mort,  consumé  par  une  fièvre  ardante,il  demeura 
trois  jours  entiers  sans  se  résoudre  à  quitter  le  rude  cilice  dont  il  était  revêtu. 
Cf.  Drews,    Fast.  Soc.  Jes.,  pag.  191  :  Patrign.  tom.  11,  19  mai,  pag.  104. 

Le  P.  Valère  Ledesma  obtint,  après  des  instances  répétées,  lorsqu'il  était  déjà 
avancé  en  âge,  d'aller  évangéliser  les  Philippines.  Il  fut  un  des  plus  glorieux 
apôtres  de  ces  îles  lointaines.  Homme  d'oraison  et  de  dévouement,  chaque  nuit, 
après  trois  heures  de  sommeil,  il  passait  environ  trois  autres  heures  à  prier,  et 
reprenait  ensuite  quelques  instants  de  repos,  avant  le  signal  du  lever.  Plusieurs 
fois,  Notre-Seigneur  approuva  formellement  ses  desseins  et  lui  promit  son  se- 
cours, en  lui  adressant  notamment  ces  belles  paroles  :  Tecum  ego  sumqui  sum  : 
Je  suis  avec  toi,  moi  qui  suis  celui  qui  suis  !  Longtemps  avant  sa  mort,  qui 
eut  lieu  au  collège  de  Manille,  le  6  mai  1639,  la  Mère  de  Dieu  lui  avait  donné 
de  sa  propre  bouche  cette  bienheureuse  assurance  :  Mon  fils,  ne  crains  rien  ; 
tu  seras  sauvé.  Cf.  Hist. Soc,  P.  11,  lib.  1,  n°  61-67  ;  lib.  iv,  n°  24  ;  P.  iv,  lib.  m, 
n°  15  ;  Patrign.,  tom.  11,  6  mai,  pag.  31. 

Le  P.  Sébastien  Barradas,  surnommé  par  les  Portugais  V apôtre,  le  prophète, 
le  nouveau  Paul,  n'avait  pas  encore  atteint  l'âge  de  seize  ans,  lorsque  la  sainte 
Vierge  qu'il  aimait  et  priait  avec  une  tendresse  toute  filiale  lui  ordonna  d'entrer 
dans  la  Compagnie  de  Jésus.  Longtemps  professeur  d'Écriture  sainte  dans  les 
Universités  de  Coïmbre  et  d'Evora,  il  composa  son  commentaire  des  saints 
évangiles,  un  des  plus  beaux  livres  qu'on  ait  écrits  sur  les  mystères  de  Notre- 
Seigneur  et  de  sa  très  sainte  Mère.  D'une  mortification  héroïque,  il  se  flagellait 
souvent  jusqu'à  trois  fois  par  nuit,  et  il  poussait  la  rigueur  jusqu'à  prendre  sou- 


392  HISTOIRE  DE  SAINT   IGNACE  DE  LOYOLA. 

vent  le  peu  de  repos  qu'il  s'accordait,  sur  un  lit  tout  semé  d'orties  ou  d'épines. 
Il  donnait  aussi,  en  un  jour,  jusqu'à  douze  heures  entières  à  la  prière.  Appliqué 
à  la  prédication,  sa  voix,  sa  conviction,  sa  parole  entraînante  remuaient  profon- 
dément les  multitudes.  Dans  l'espace  d'un  seul  carême,  à  l'Université  de  Coïm- 
bre,  soixante  de  ses  auditeurs  se  présentèrent  à  un  seul  monastère,  celui  des 
capucins,  pour  y  obtenir  l'habit  de  Saint-François,  et  le  gardien  finit  par  venir 
dire,  en  personne,  au  Recteur  du  collège  de  la  Compagnie.  Mon  Pire,  que  le 
P.  Barradas  cesse  de  /n'envoyer  des  ?iovices,  ou  qu'il  ??ie  donne  de  quoi  les  nour-. 
rir  !  Le  P.  Sébastien  Barradas  mourut  à  Coïmbre,  le  14  avril  1615.  Cf. 
Hist.  Soc,  P.v,  lib.  xxv,  n°  24  ;  Rho,  Var.  Virt.,  pag.  52,  35 x>  370,  394,  852  ; 
Nadasi,  Annal,  die  mem.,  14  avril  ;  Tanner,  Apost.  huit.,  pag.  464  ;  Drews, 
Fast.  Soc. /es.,  pag.  142  ;  Patrign.,  tom.  il,  14  avril,  page  124. 

60.  (Page  189.)  — Tout  en  s'adonnant  aux  œuvres  de  zèle,  saint  Ignace  ne 
négligeait  point  les  études.  On  possède  le  témoignage  authentique  de  ses  suc- 
cès aux  divers  examens  de  bachelier,  de  licencié  et  de  maître  ès-arts.  Allant,  un 
jour,  dire  la  messe  à  l'abbaye  de  Sainte-Geneviève,  le  P.  Petau  trouva  par  ha- 
sard un  catalogue  de  gradués,  parmi  lesquels  figuraient  saint  Ignace  et  ses  com- 
pagnons ;  il  en  adressa  une  copie  à  Rome,  au  P.  Général.  Dans  le  courant  du 
mois  de  mars  1533  (1532  avant  Pâques),  Ignace  obtint  le  diplôme  de  licencié 
qu'on  appelait  communément  et  qu'il  appelle  lui-même,  dans  sa  lettre  du  13 
juin  1533,  à  Agnès  Pascual,  le  diplôme  de  maître  ès-arts.  {Carias  de  san  Ignacio 
v.)  Deux  ans  après,  le  14  mars  1534,  après  Pâques,  il  subissait  avec  succès 
le  véritable  examen  de  maître  ès-arts,  comme  en  fait  foi  le  diplôme  suivant. 
Cf.  Acta  Sanctorum,  Jul.,  tom.  vu,  pag.  452,  n°  168. 

«  Le  Recteur  de  l'Université  de  Paris,  à  tous  ceux  qui  verront  les  présentes, 
«  salut  dans  le  Seigneur,  qui  est  le  vrai  Sauveur  de  tous.  Comme  tous  ceux  qui 
«  professent  la  foi  catholique  sont  tenus,  et  par  naturelle  équité  et  par  la  loi  di- 
«  vine,  de  rendre  fidèle  témoignage  à  la  vérité,  à  plus  forte  raison  convient-il  que 
«  les  ecclésiastiques,  maîtres  en  diverses  sciences,  chargés  de  scruter  en  toutes 
«  choses  la  vérité  et  de  l'enseigner  aux  autres,  ne  dévient  jamais  de  la  rectitude 
<l  de  la  raison  et  de  la  foi,  par  désir  de  plaire  ou  pour  tout  autre  motif.  Désirant 
«  donc  rendre  en  ceci  témoignage  à  la  vérité,  nous  faisons  savoir  par  la  teneur 
«  des  présentes  à  tous  et  chacun  de  ceux  qu'il  appartient,  que  notre  très  aimée 
«  et  discrète  personne,  maître  Ignace  de  Loyola,  du  diocèse  de  Pampelune, 
«  maître  ès-arts,  a  louablement  et  honorablement  obtenu  le  grade  de  maître 
«  dans  l'illustre  faculté  des  Arts  de  Paris,  après  avoir  subi  de  sévères  examens, 
«  l'an  de  Notre-Seigneur  1534,  après  Pâques,  selon  les  statuts  et  coutumes  de  la 
«  faculté  des  Arts  et  avec  les  solennités  accoutumées.  » 

«  En  foi  de  quoi  nous  avons  jugé  bon  d'apposer  notre  grand  sceau  aux  pré- 
«  sentes.  » 

Fait  à  Paris,  dans  notre  assemblée  générale  tenue  solennellement  à  Saint- 
Mathurin,  l'an  du  Seigneur  1534,  le  14e  du  mois  de  mars. 

Signé  :  Le  Roux. 

L'Université  de  Paris  commençait  l'année  scolaire  à  Pâques.  L'usage  de  com- 
mencer l'année  au  ier  janvier  ne  fut  universellement  adopté  en  France  qu'en 
1567.  De  là  les  mots  :  avant  et  après  Pâques.  Au  mois  de  mars  1535,  on  se 
trouvait  dès  lors,  d'après  cette  manière  de  compter,  dans  l'année  1534.  Cf.  L'Art 


NOTES.   —  LIVRE   DEUXIEME.  393 

de  vérifier  les  Dates,  Édit.  de  Paris  1770,  tom.  1,  pag.  vin,  ix.  Au  jour  où  Ignace 
et  ses  compagnons  firent  leurs  vœux,  à  Montmartre,  Xavier  et  Laynez  étaient  seuls 
maîtres  ès-arts.  S.  Ignace  obtint  le  diplôme  le  14  mars  1535  ;  Le  Fèvre,  Salme- 
ron  et  Bobadilla,   le  3  octobre  1536  ;  Rodriguès,  le  14  mars  de  la  même  année. 

61.  (Page  189.)  —  Ignace  causait  avec  le  docteur  Fragus,  lorsqu'un  religieux 
vint  prier  ce  dernier  de  l'aider  à  trouver  un  logement.  Dans  la  maison  où  il  ha- 
bitait, les  morts  se  succédaient,  et  tout  portait  à  croire  que  ces  nombreux  décès 
étaient  l'effet  de  la  peste.  Cette  épidémie  commençait  à  sévir  dans  la  capitale. 
Le  Dr  Fragus  et  Ignace  voulurent  aller  visiter  cette  maison  et  prirent  avec  eux 
une  femme  très  habile  à  reconnaître  ce  genre  de  maladie.  On  constata  bientôt 
tous  les  symptômes  de  la  peste.  Ignace  entra  dans  l'habitation.  Un  malade  gisait 
là,  dans  un  lit.  Ignace  le  consola,  l'encouragea  et  de  sa  main  toucha  même  une 
plaie  ;  puis  il  sortit.  Mais  peu  après,  il  ressentit  une  douleur  à  la  main  et 
éprouva  une  telle  frayeur  d'avoir  contracté  la  peste  que,  pour  en  triompher,  il 
porta  vivement  son  doigt  à  la  bouche  et  l'y  retourna  plusieurs  fois.  Si  tu  as  la 
peste   à  la    main,  se  dit-il,  tu  V auras  aussi  dans  la  bouche.    Et  incontinent    la 

douleur  qu'il  ressentait  disparut  avec  ses  craintes.  Toutefois,  comme  on  sut 
qu'il  avait  pénétré  dans  une  maison  infestée  par  l'épidémie,  on  ne  lui  permit 
pas  d'entrer  dans  le  collège  Sainte-Barbe  ;  et,  pendant  trois  jours,  il  ne  put  sui- 
vre les  cours.  Cf.  Acta  Sanctorum,  Jul.,  tom.  vu,  pag.  661,  n°  83,  84. 

62.  (Page  190.)  —  Chaque  vingt  jours,  il  ressentait,  pendant  une  heure,  d'a- 
troces douleurs  suivies  de  fièvre.  Une  fois,  la  crise  dura  pendant  16  ou  17  heu- 
res. Cf.  Acta  Sanctorum,  ibid. 

63.  (Page  193.)  —  Nous  conservons  une  lettre  de  saint  Ignace  adressée  à 
Jacques  Cazador,  archidiacre  de  Barcelone:  Cf.  Cartas  de  san  Ignacio,  vi. 
Elle  est  datée  de  Venise,  le  12  février  1536.  Dans  son  commentaire,  Simon 
Rodriguès  dit  :  «  Le  P.  Ignace  retourna  en  Espagne,  plus  d'un  an  avant  que  ses 
«  compagnons  ne  quittassent  Paris.  Après  avoir  retrouvé  en  partie  sa  santé,  il 
«  vint  à  Venise,  pour  y  attendre  ses  compagnons,  comme  c'était  convenu  avec 
«  eux.  »  Cf.  De  orig.  et prog.  comment.,  pag.  16. 

64.  (Page  193.)  —  Ignace  comptait  se  rendre,  à  pied,  en  Espagne  ;  mais  ses 
compagnons,  le  voyant  trop  faible  pour  faire  ainsi  le  voyage,  lui  achetèrent  un 
cheval,  sans  le  prévenir,  et  le  lui  firent  accepter  au  moment  du  départ.  Laynez 
dit  qu'il  fit  néanmoins  le  voyage  à  pied  et  qu'il  ne  se  servit  de  la  monture  que 
pour  lui  faire  porter  ses  livres  et  quelques  objets  de  première  nécessité.  Passant 
par  Bayonne,  il  fut  reconnu  par  des  compatriotes,  amis  de  la  famille,  qui  donnè- 
rent avis  à  Loyola  de  sa  prochaine  arrivée.  A  Saint-Sébastien,  Ignace  prit  l'an- 
cien chemin  destiné  aux  chevaux  et  escarpé,  qui  passe  par  le  village  d'Asteasu, 
longe  le  pied  d'une  haute  montagne,  l'Hernio,  d'où  la  vue  s'étend  sur  l'Océan, 
et,  courant  entre  les  hauteurs  de  l'Arauntza  et  du  Gainza,  va  aboutir  au  pont 
d'Azpeitia  à  côté  de  l'antique  maison  d'Emparan-Beccoa,  la  première  de  ce  côté 
du  village. 

Informé  de  sa  prochaine  arrivée,  son  frère  avait  envoyé  à  sa  rencontre  deux 
hommes  d'armes,  pour  l'escorter  depuis  la  frontière.  Ceux-ci  le  rencontrèrent, 
mais  ne  le  reconnurent  point  dans  son  humble  équipage  ;  de  son  côté,  Ignace 
les  prit  pour  des  voleurs. 


394  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

Pour  se  reposer  un  peu,  le  Saint  s'arrêta  à  l'auberge  de  Iturriotz,  hameau 
situé  sur  la  hauteur  et  dominant  la  vallée.  Peu  après  son  arrivée,  survint  Jean 
d'Eguibar,  son  ami  d'enfance.  Apprenant  qu'on  venait  de  recevoir,  dans  l'au- 
berge, un  inconnu  parlant  basque,  Jean  alla  regarder  par  le  trou  de  la  serrure, 
dans  la  chambre  où  s'était  retiré  le  voyageur.  «  C'est  Ignace  !  »  s'écria-t-il  en  le 
voyant;  et,  au  plus  vite,  il  descend  la  côte  par  Ezcurrua  et  Etumeta  pour  porter 
à  Azpeitia  et  à  Loyola  l'heureuse  nouvelle.  Le  bruit  de  l'arrivée  du  Saint  se  ré- 
pandit aussitôt,  et  l'on  résolut  tout  d'abord  d'aller  en  grande  pompe  à  sa  ren- 
contre ;  mais,  craignant  de  lui  faire  de  la  peine  et  peut-être  même  de  le  faire  fuir, 
on  changea  d'avis.Un  prêtre,  D.  Balthasar  Arabaesa,  fut  chargé  d'aller  lui  porter 
la  bienvenue  ;  puis  les  parents,  le  clergé  et  un  grand  nombre  de  gens  du  village 
s'en  allèrent  sans  bruit  l'attendre,  les  uns  derrière  la  maison  d'Emparan  ;  les  au- 
tres un  peu  plus  loin  à  l'ermitage,  aujourd'hui  ferme  de  Landeta.  Là,  se  croisent 
les  deux  routes  d'Urrestilla  et  de  Tolosa  ;  saint  Ignace  devait  nécessairement 
venir  par  l'une  des  deux.  Il  arriva  de  fait  par  la  seconde  :  passant  par  Ederri- 
zaga  et  laissant  le  chemin  de  droite  pour  prendre  un  sentier  qui,  près  du  ha- 
meau d'Elormendicho,  commence  à  descendre  sur  la  gauche. 

Après  les  premiers  instants  donnés  aux  salutations,  à  la  joie,  aux  souhaits  de 
bien-venue,  commença  une  lutte  non  moins  édifiante  qu'acharnée  entre  le  nou- 
veau venu  et  ses  parents.  Ceux-ci  voulaient  le  recevoir  dans  leur  maison  de 
Loyola  ;  lui  s'en  voulait  aller  tout  droit  par  le  chemin  de  Cestona  à  l'hôpital  de 
Sainte-Madeleine  où  il  alla,  de  fait,  se  loger.  Ni  prières,  ni  considérations  d'au- 
cune sorte  ne  purent  triompher  de  la  résolution  qu'il  avait  prise,  dans  son  hu- 
milité de  vivre  en  vrai  pauvre,  tout  le  temps  qu'il  passerait  dans  sa  patrie.  Cf. 
Acta  Sanctoritm,  Jul.,  vu,  pag.  456,  n°  186-190;  Maffei,  Devita  et  moribus  Igna- 
tii,  lib.  11,  c.  1  ;  Compendio  de  la  vida  de  san  Ignacio.  Bilbao.  1872.  Cap.  vi, 
pag.  76. 

65.  (Page  197.)  —  «  Après  le  sermon,  on  jeta  les  dés  et  les  cartes  à  jouer 
«  dans  le  ruisseau  qui  arrose  Azpeitia,  l'Urola,  et,  pendant  les  trois  années  qui 
suivirent,  on  n'en  vit  plus  dans  le  pays.  »  Garcia,  Vida  lib.  m,  c.  6.  Dans  une 
lettre,  qu'il  adressa  de  Rome,  en  1540,  aux  habitants  d'Azpeitia,  saint  Ignace 
rappelle  son  dernier  séjour  à  Loyola.  «  Je  me  rappelle  souvent  le  temps  que 
«  j'ai  passé  au  milieu  de  vous,  les  sentiments  et  la  bonne  volonté  du  peuple 
«  qui  adopta,  avec  tant  de  satisfaction  et  d'applaudissement,  les  saintes  prati- 
«  ques  qui  furent  alors  établies:  comme  ,  par  exemple,  de  prier  au  son  de  la 
«  cloche  pour  ceux  qui  sont  en  état  de  péché  mortel,  de  secourir  si  bien  les 
«  nécessiteux,  que  personne  ne  fût  plus  forcé  de  mendier  dans  les  rues,  d'in- 
«  terdire  à  tous,  les  jeux  de  cartes  et  de  punir,  par  une  peine  sévère,  ceux  qui 
«  les  vendraient  ou  les  achèteraient,  enfin  de  faire  disparaître,  à  tout  jamais, 
«  un  exécrable  attentat  contre  la  majesté  divine,  qui  consistait  à  ce  que  certaines 
«  femmes  osaient  entourer  leurs  têtes  d'ornements,  marque  et  symbole  d'une 
«  vie  sacrilège.  Je  me  souviens  du  zèle  religieux  avec  lequel  vous  commençâtes 
«  à  observer  ces  saintes  lois  et  ces  institutions,  et  vous  y  fûtes  fidèles,  tout  le 
«  temps  que  je  demeurai  parmi  vous.  »  Cf.    Car/as  de  san  Ignacio,    xxi. 

66.  (Page  198.)  —  Plus  tard,  saint  Ignace  envoya  de  Rome,  en  1541,  aux 
membres  de  cette  confrérie,  une  Bulle  du  Pape  et  des  indulgences  précieuses  : 
«  J'ai  cherché  dans  ma  pensée,  si,  tout  absent   que  je  suis,   je  ne   pourrais  pas 


NOTES.   —  LIVRE  DEUXIÈME.  395 

«  trouver  quelque  nouveau  moyen  de  conduire  à  terme,  au  moins  en  partie,  ce 
«  que  je  m'étais  proposé  au  milieu  de  vous.  Or,  ce  qui  fort  à  propos  m'a  donné 
«  lumière,  à  ce  sujet,  c'est  l'œuvre  vraiment  admirable  qu'un  religieux  domi- 
«  nicain  de  mes  anciens  et  intimes  amis  a  établie  par  l'inspiration  et  avec  le 
«  secours  de  Dieu,  et  qui  rend  au  saint  sacrement  de  l'Eucharistie  l'honneur 
«  et  le  culte  qui  lui  sont  dus.  Aussi,  m'a-t-il  semblé  bon  de  réjouir  et'de  fortifier 
«  vos  âmes  dans  le  Saint-Esprit,  en  obtenant  pour  vous  un  Bref  du  Souverain- 
«  Pontife.  Ce  Bref,  que  le  bachelier  Araoz  est  chargé  de  vous  remettre  de  notre 
«  part,  contient  deux  ou  trois  indulgences  qu'il  indique.  Elles  sont  d'un  tel  prix 
«  et  méritent  d'être  tenues  par  vous  en  si  haute  estime,  que  je  ne  saurais  en 
«  faire  connaître  la  valeur,  et  que  les  paroles  me  manquent  pour  en  parler 
«  dignement...  ».  Cf.  Cartas  de  san  Ignacio,  xxi,  Le  religieux  dominicain, 
dont  parle  saint  Ignace,  est  le  P.  Thomas  Stella,  de  Venise,  qui  assista  au  con- 
cile de  Trente  et  mourut  évêque  de  Justinopolis.  Il  fonda  une  confrérie  du 
Très-Sainl-Corps  de  Jésus-Christ,  et  en  fit  approuver  les  statuts  par  Paul  III. 
C'est  sans  doute  la  Bulle  d'approbation,  datée  du  30  novembre  1530,  que  saint 
Ignace  envoya  à  Azpeitia. 

67.  (Page  198.)  —  Par  une  clause  de  son  testament,  dressé  le  18  novembre 
1538,  D.  Martin  Garcia,  seigneur  de  Onazet  de  Loyola,  laissa  une  fondation  à 
perpétuité  de  deux  ducats  d'or,  pour  que  tous  les  jours,  à  midi,  selon  le  désir  de 
son  frère  Ignace,  on  sonnât  trois  fois  la  cloche  de  l'église  paroissiale.  Saint 
Ignace  avait  voulu  par  là  inviter  les  fidèles  à  réciter,  à  genoux,  un  Pater  et  un 
Ave,  pour  obtenir  à  ceux  qui  se  trouveraient  en  état  de  péché  mortel  d'en  sortir, 
et  leur  faire  dire  un  autre  Pater  et  un  autre  Ave,  pour  que  ceux  qui  prieraient 
de  la  sorte  ne  retombent  point  dans  le  péché.  «  J'aurais  voulu,  dit  D.  Martin, 
«  laisser  à  mon  frère  Iûigo  un  tout  autre  souvenir  ;  mais  il  préféra  celui-là, 
«  parce  qu'il  offrait  une  satisfaction  à  son  zèle  pour  le  service  de  Dieu,  et  qu'il 
«  me  procurait  un  avantage.  »  D.  Martin  insiste,  pour  que  ses  dispositions  testa- 
mentaires sur  ce  point  ne  soient  et  ne  puissent  être  jamais  changées  :  E  quiero 
e  mando  que  no  se  permutte  en  otra  obra  pia  aunque  haia  licencia  del  Santo 
Padre  que  es  0  fuere  ;  e  ruego  al  dicho  miferedero  e  a  sus  successores  lo  guarden 
inviolabiliter  despues  de  los  dias  mios  e  de  mi  viuger.  Cf-  Boletin  de  la  real 
academia  de  lahistoria,  tom.  xix,  n°  6.  page  554. 

68.  (Page  200.)  —  Ignace  apportait  une  lettre  que  François  Xavier  lui  avait 
remise  (le  25  mars  1535),  pour  son  frère  le  capitaine  Aspilcueta  à  Ovanos  et  où 
il  signalait  les  services  insignes  que  lui  avait  rendus  Ignace  de  Loyola  :  «  Afin 
«  que  vous  sachiez  clairement  la  grâce  insigne  que  Notre-Seigneur  m'a  accordée, 
«  en  me  faisant  connaître  Maître  Ignace  de  Loyola,  je  vous  affirme,  dans  cette 
«  lettre,  sur  ma  foi,  que  jamais  de  ma  vie  je  ne  pourrai  m'acquitter  de  tout  ce 
«  que  je  lui  dois.  Non  seulement  c'est  lui  qui,  maintes  fois,  par  lui-même  ou  par 
«  ses  amis,  m'est  généreusement  venu  en  aide,  quand  j'étais  dans  le  besoin  ; 
«  mais  c'est  encore  lui  qui  a  été  cause  que  je  me  suis  éloigné  de  la  compagnie 
«  d'hommes  pervers.  Mon  peu  d'expérience  m'empêchait  de  les  connaître.  Et 
«  maintenant  que  le  venin  de  l'hérésie,  recelé  dans  leur  âme,  a  infecté  Paris,  je 
«  ne  voudrais,  pour  rien  au  monde,  avoir  eu  le  moindre  rapport  avec  eux.  Ce 
«  bienfait  à  mon  égard,  fût-il  seul,  je  ne  sais  quand  je  pourrais  payer  à  Maître 
«  Ignace  de  Loyola  la  dette  de  reconnaissance  qu'il  m'impose.  C'est  parce  qu'il 


396  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 


«  a  veillé  sur  moi,  que  je  n'ai  jamais  eu  d'entretien  et  que  je  n'ai  point  lié  con- 
«  naissance  avec  des  hommes,  qui  au  dehors  semblaient  être  vertueux,  mais  qui 
«  au  dedans  étaient  remplis  d'hérésies,  comme  leur  vie  l'a  démontré.  C'est  pour- 
«  quoi,  je  vous  supplie  de  faire  à  cet  ami  par  excellence  de  mon  âme  le  même 
«  accueil  que  vous  feriez  à  ma  propre  personne,  attendu  que,  par  tout  ce  qu'il 
«  a  fait  pour  moi,  je  lui  dois  une  reconnaissance  sans  bornes...  »  Cf.  Cartas  de 
sait  Ignacio,  tom.  i,  page  438. 

69.  (Page  203.)  —A  Valence,  saint  Ignace  reçut  l'hospitalité  dans  la  maison 
de  Martin  Pérez,  homme  riche  et  charitable  qui  reconnut  promptement  sa  sain- 
teté et  s'en  fit  le  panégyriste.  Cf.  Garcia,  Vida,  liv.  m,  c.  7. 

70.  (Page  204.)  —  Saint  Ignace  arriva  à  Venise,  vers  les  derniers  jours  de 
1535.  Dans  une  lettre  qu'il  écrivit  à  Jacques  Cazador,  archidiacre  à  Barcelone, 
le  12  février  1536,  il  dit  :  «  Quinze  jours  avant  la  Noël,  je  fus  retenu  au  lit  à 
«  Bologne,  pendant  sept  jours,  par  des  maux  d'estomac,  par  le  froid  et  la  fièvre. 
«  C'est  ce  qui  me  détermina  à  me  rendre  à  Venise,  où  je  suis  depuis  environ 
«  un  mois  et  demi.  Ma  santé  s'est  notablement  améliorée,  et  j'ai  le  bonheur  de 
«  vivre  dans  la  maison  et  la  société  d'un  homme  très  docte  et  très  vertueux  ;  en 
«  sorte  qu'il  me  semble  que  nulle  autre  part  je  ne  pourrais  être  mieux,  ni  plus  à 
«  souhait.  »  Cf.  Cartas  de  san  Ignacio,   vi. 

71.  (Page  204.)  —  Ils  avaient  fait  le  pèlerinage  de  Jérusalem,  sur  le  conseil 
même  d'Ignace.  Après  avoir  suivi  les  Exercices  sous  sa  direction,  ils  résolurent 
de  suivre  le  saint  Fondateur  et  entrèrent  à  Rome,  dans  la  Compagnie.  Etienne 
se  sanctifia  dans  l'humble  degré  de  F.  coadjuteur,  Jacques  était  prêtre.  Laynez, 
le  B.  Pierre  Le  Fèvre  et  les  autres  Pères  donnaient  souvent  à  Jacques  le  nom 
de  saint  :  Diego  el  santo  .  Un  mot  de  saint  Ignace  donne  une  haute  idée  de 
son  mérite  :  «  Quand  nous  serons  au  ciel,  Jacques  sera  si  élevé  au-dessus  de 
«  nous  que  nous  aurons  de  la  peine  à  le  voir.  »  Cf.  Garcia,  lib.  m,  c.  8.  ;  Oliv. 
Manare,  De  reb.  Soc.  comment.,  cap.  vin,  §  18.  ;  Hist.  Soc,  P.  1,  lib.  1,  n°  54; 
lib.  11,  n°  97  ;  lib.  xvi,  n°  91.  ;  Nadasi,  Ann.  die  mem.,  15  juin.  ;  Alcazar, 
Chrono  Hist.,  P.  1,  page  xciv.  ;  Patrign.,  tome  ni,  15  juin,  page  90. 

72.  (Page  206.)  —  Dans  leur  déposition  pour  le  procès  de  canonisation,  les 
PP.  Laynez  et  Salmeron  nous  font  connaître  la  vie  qu'ils  menaient  tous,  après  le 
départ  d'Ignace  :  «  A  la  fête  de  l'Assomption,  nous  renouvelions  nos  vœux,  à 
«  Montmartre,  et,  ce  jour-là,  ainsi  que  plusieurs  autres  fois  dans  l'année,  nous 
«  mangions  tous  ensemble,  étroitement  unis  pat  la  charité.  Aux  époques  fixées, 
«  mettant  en  commun  ce  que  tous  apportaient,  nous  nous  rendions  successive- 
«  ment  dans  la  maison  de  quelqu'un  de  nous.  Ces  réunions  fréquentes  et  les 
«  pieuses  conversations,  dont  elles  fournissaient  l'occasion,  servaient  beaucoup  à 
«  entretenir  en  nous  la  divine  ferveur.  En  ce  même  temps,  le  Seigneur  nous 
«  aida  singulièrement  dans  nos  études,  et  nous  y  fîmes  d'assez  grands  progrès 
«  que,  par  la  grâce  de  Dieu,  nous  rapportions  à  sa  gloire  et  au  salut  du  prochain. 
«  Mais  nous  dûmes  surtout  au  secours  divin  l'ardente  charité  qui  nous  unit  et 
«  nous  porta  à  nous  assister  mutuellement,  même  dans  les  nécessités  tempo- 
«  relies.  Tel  est  le  genre  de  vie  que  nous  avait  tracé  le  Père  maître  Ignace,  en 
«  nous  laissant  sous  la  conduite  de  l'excellent  et  bien  aimé  Père  maître  Le  Fèvre, 
«  qui  était  pour  nous  tous  un  frère  aîné.  » 


NOTES.  —  LIVRE  DEUXIEME.  397 

73.  (Page  207.)  —  Dans  une  lettre  confidentielle,  sur  le  choix  du  Patriarche 
d'Ethiopie,  lettre  qu'il  écrit  au  P.  Simon  Rodriguès  à  Lisbonne,  saint  Ignace 
faisait  plus  tard  l'éloge  de  Paschase  Broët  :  «  S'il  entre  dans  les  desseins  de  Dieu 
«  Notre-Seigneur  que  quelqu'un  de  cette  Compagnie  aille  en  Ethiopie,  je  crois 
«  que  le  sort  tombera  sur  M.  Paschase  Broët.  Du  moins,  si  le  choix  m'en  était 
«  laissé,  après  avoir  tout  examiné,  en  général  et  en  particulier,  comme  ma 
«  conscience  m'y  oblige,  je  n'en  choisirais  point  d'autre,  et  voici  pourquoi.  Sup- 
«  posé  qu'un  profès  seul  convienne  pour  une  pareille  charge,  ce  que  je  n'oserais 
«  affirmer,  il  me  semble  que  trois  choses  sont  grandement  nécessaires  à  celui 
«  qui  devra  la  remplir  :  la  bonté,  la  science  et  la  dignité  extérieure,  avec  des 
«  forces  et  un  âge  convenable.  Or,  dans  aucun  membre  de  la  Compagnie,  je  ne 
«  trouve  ces  trois  qualités,  réunies  au  même  degré  que  dans  M.  Paschase  Broët. 
«  Premièrement,  il  est  d'une  bonté  telle,  que  dans  la  Compagnie  nous  le  regar- 
«  dons  tous  comme  un  ange.  Secondement,  à  la  science  qu'il  possède,  il  joint 
«  une  rande  expérience  en  ce  qui  regarde  la  réforme  des  évêchés  et  des  monas- 
«  tères.  Durant  sa  nonciature  en  Irlande,  il  s'est  plus  occupé  de  ces  monastères 
v<  que  ne  l'a  fait  aucun  autre  membre  de  la  Compagnie.  Il  a  admirablement  con- 
«  duit  toutes  les  affaires  qu'il  a  eues  entre  les  mains  ;  car  il  est  de  son  naturel 
«  plein  de  sollicitude  et  très  ami  du  travail  et  des  livres,  ayant  constamment 
«  une  foule  de  cas  épiscopaux  et  de  cas  de  conscience  à  résoudre,  ce  qu'il  devra 
«  faire  encore  davantage  en  Ethiopie.  Avec  cela,  il  a  un  extérieur  imposant,  des 
«  forces,  de  la  santé,  et  il  n'est  âgé  que  d'environ  quarante  ans.  »  Rome,  26 
octobre  1547.  Cf.  Cartas  de  san  Ignacio.  CXXII. 

Paschase  Broët  évangélisa  Sienne,  Foligno,  Montepulciano,  Faenza  et  Bologne, 
avec  le  plus  grand  succès.  Parlant  des  fruits  de  son  ministère  apostolique, 
l'évêque  de  Sienne  écrivait  à  saint  Ignace  :  «  Le  P.  Paschase  Broët  exhorte 
«  par  sa  parole,  stimule  par  ses  exemples,  attire  par  son  humilité  et  enflamme 
«  par  sa  charité,  tous  les  cœurs  du  désir  du  bien.  »  Avec  le  P.  Salmeron,  il  fut 
envoyé  en  Irlande,  comme  nonce  du  Saint-Siège.  En  1551,  Ignace  constitua, 
en  Province,  les  maisons  d'Italie  et  mit,  à  leur  tête,  le  P.  Paschase  comme 
Provincial.  Plus  tard,  il  l'envoya  à  Paris,  où  le  Parlement  refusait  aux  Pères  de 
la  Compagnie  d'user  de  leurs  privilèges,  comme  préjudiciables  aux  droits  des 
évêques.  Paschase  Broët  s'abstint  du  ministère  de  la  prédication  et  se  borna  à 
administrer  les  sacrements,  dans  l'église  de  Saint-Germain  exempte  de  la  juridic- 
tion de  l'évêque.  L'orage  disparut  bientôt,  et  Paschase  Broët  vit  cinq  collèges 
s'établir  en  France.  Cependant  une  peste  désastreuse  vint  fondre  sur  Paris  et 
enleva  plus  de  80000  habitants.  Les  Pères  Jésuites  quittèrent  Paris.  Le  P.  Broët 
resta  avec  deux  Frères  coadjuteurs  pour  garder  le  collège,mais  l'un  de  ces  Frères 
tomba  malade  et  mourut  dans  les  bras  du  Père.  Celui-ci  contracta  la  maladie  et 
succomba  victime  de  sa  charité,  en  1562,  à  l'âge  de  55.  On  trouva  sur  sa  table 
la  liste  des  objets  qu'il  avait  touchés,  en  donnant  ses  soins  au  Frère  malade.  Il 
avait  voulu  prémunir  contre  le  danger  tous  ceux  qui  viendraient  ensevelir  ses 
restes  ou  résider  dans  le  collège.  Cf.  Sim.  Rodriguès,  De  orig.  et  prog.  Soc. 
comment.,  page  n  ;  Oliv.  Manare,  De  reb.  Soc.  comment,  cap.  vu,  §  24,  25  ; 
Hist.  Soc,  P.  1,  lib.  1-15  passm  ;  P.  n,  Ub.  1,  n°  74  ;  lib.  11,  n°  30,  lib.  m,  n°  65  ; 
lib.  vi,  n°  93-98  ;  Rho,  Varice  virt.  hist.,  page  820  ;  Nadasi,  Ann.  dier.  mem., 
page,  14  sept  ;  Alegambe,  Heroes,  cap.  i-ix,  page  1-17  ;  Tanner,  Apost.  imit., 


398  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

page  76.  ;  Alcazar,  Chrono-Hist.,  P.  1,  page  xcvi  ;  Drews,  Fasti  Soc.  /es., 
page  359  ;  Patrign.,  tome  m,  14  septembre,  page  103;  Bonucci,  Istoria  délia 
Vita  e  preziosa  morte  del  V.  S.  de  Dio,  il  P.  Pascasio  Broël.  Roma  17 13. 

74.  (Page  208.)  —  Cf.  Acta  Sanclorum,  Jul.,  tom.  vin,  page  464,  n°  233. 

75.  (Page  208.)  —  Pour  se  rendre  à  Venise,  les  voyageurs  prirent,  par  la 
Lorraine,  la  voie  la  plus  longue,  mais  la  plus  sûre  en  ce  temps  de  guerre.  Le 
Duc  de  Lorraine  dont  les  états  confinaient  au  royaume  de  France,  et  du  côté 
de  la  Belgique  aux  possessions  espagnoles,  était  en  paix  avec  les  deux  monarques 
belligérants.  Ignace  avait  écrit  au  confesseur  de  la  reine  de  France  :  «  Maître 
«  Le  Fèvre  et  sa  compagnie  auront  à  faire  un  voyage  bien  pénible.  J'estime  que 
<i  par  suite  de  la  guerre  et  des  grands  troubles  qui  affligent  la  chrétienté,  pour 
«  le  châtiment  de  nos  misères  et  de  nos  péchés,  ils  se  verront  réduits  à  une 
«  extrême  nécessité.  Je  vous  prie  donc,  pour  le  service  et  le  respect  de  Dieu  Notre- 
<i  Seigneur,  d'avoir  à  les  aider  et  à  les  favoriser,  dans  la  mesure  que  Dieu  vous 
«  inspirera  et  qui  vous  sera  possible.  Tout  ce  que  vous  ferez  sera  pour  l'amour 
«  et  la  gloire  de  la  divine  et  souveraine  Bonté,  et  je  le  regarderai  comme  fait  à 
«  moi-même.  »  Cf.  Carias  de  san  Ignacio.  IX.  C'est  pendant  la  première 
nuit  du  voyage,  que  survint  à  Simon  Rodriguès  l'accident  dont  parle  Bartoli. 
Le  lendemain,  au  lever  du  jour,  tout  le  mal  avait  disparu,  sans  laisser  la  moindre 
trace.  Ils  continuèrent  leur  marche  jusqu'à  Meaux,  où  ils  devaient  attendre 
leurs  compagnons.  Ceux-ci  vinrent  les  rejoindre,  cinq  ou  six  jours  après.  A 
Meaux,  ajoute  Rodriguès,  ils  visitèrent  le  tombeau  de  saint  Fiacre  situé  à  deux 
lieues  de  la  ville.  Cf.  Simon  Rodriguès,  De  orig.  et  prog.  Soc.  comment., 
page  17-20. 

76.  (Page  208.)  —  «  En  1536,  le  15  novembre,  nous  partîmes  tous  de  Paris, 
«  pour  l'Italie,  sauf  Ignace,  qui  un  an  et  demi  auparavant  était  parti  pour 
<i  l'Espagne,  et  qui  de  là  s'était  rendu  à  Venise,  où  il  nous  attendait.  Nous  y 
<i  arrivâmes  après  les  fêtes  de  Noël.  Durant  ce  voyage,  le  Seigneur  nous  combla 
«  de  tant  de  bienfaits,  que  jamais  on  ne  pourra  les  décrire.  Nous  allions  à  pied; 
«  nous  traversâmes  la  Lorraine,  l'Allemagne  et  plusieurs  villes  déjà  luthérien- 
«  nés  ou  zwingliennes,  parmi  lesquelles  Bâle,  Constance,  etc.  C'était  en  plein 
<i  hiver,  et  le  temps  était  très  froid.  De  plus,  la  France  et  l'Espagne  se  trouvaient 
<L  alors  en  guerre.  Mais  le  Seigneur  nous  délivra  et  nous  préserva  de  tous  les 
«  périls.  »  Mémorial  du  B.  Pierre  Le  Fèvre. 

77.  (Page  209.)  —  D'après  le  récit  de  Simon  Rodriguès  cette  émouvante 
rencontre  eut  lieu,  deux  ou  trois  jours  après  le  départ  de  Meaux.  Cf.  Simon 
Rodriguès,  De  orig.  et  prog.  Soc.  comme?it.,  page  23. 

78.  (Page  211.)  —  «  Nos  pèlerins,  raconte  le  Père  Rodriguès,  voyageaient 
«  vêtus  d'un  long  habit  usé,  un  bourdon  à  la  main,  sur  la  tête  un  chapeau  à 
«  larges  bords  et,  sur  le  dos  un  sac  de  cuir  contenant  le  bréviaire,  quelques 
«  livres  et  leurs  écrits,  un  rosaire  pendait  ostensiblement  à  leur  cou  ;  afin  de 
«  n'être  point  gênés  dans  leur  marche,  ils  tenaient  leur  vêtement  relevé  par  une 
«  ceinture.  »  Cf.  Comment,  page  19.  Après  leur  réunion  à  Meaux  et  avant  de 
poursuivre  leur  voyage,  ils  se  demandèrent  s'il  conviendrait  de  se  rendre  à  Venise, 
en  plusieurs  groupes  et  demandant  l'aumône  ou  de  garder  l'argent  indispensable 
pour  le  voyage.  Après  s'être  confessés  et  avoir  communié,  pour  attirer  sur  eux 


NOTES.  —  LIVRE  DEUXIÈME.  399 

les  bénédictions  du  ciel,  ils  résolurent  de  ne  pas  se  séparer  et  de  garder,  à  titre 
d'aumône  reçue,  la  somme  d'argent  nécessaire  pour  le  voyage.  Cf.  Simon  Rodri- 
guès,  De  orig.  et  prog.  Soc.  comment.,  page  22. 

79.  (Page  211.)  —  Ribadeneira  fait  dire  à  ce  paysan  :  «  Monsieurs  réforma- 
teurs, ils  vont  reformer  quelques  pays.  »  Liv.  il,  c.  7.  L'incident,  selon  le  récit  de 
Simon  Rodriguès,  «  arriva  aux  derniers  partis  de  Paris,  après  le  premier  jour 
€  de  marche,  non  loin  d'une  auberge  quelque  peu  écartée  du  chemin.  Des 
«  paysans  et  des  soldats  les  voyant  passer  dans  leur  singulier  costume,  furent 
<£  intrigués  :  Qui  êles-vous?  leur  dirent-ils.  D'où  venez-vous?  Où  allez-vous? 
«  Les  Espagnols  gardant  le  silence,  les  Français  répondirent  à  ces  questions  : 
«  Nous  sommes  des  étudiants  de  Paris.  Un  soldat  insiste  :  Mais  quel  est  votre 
<i  pays  ?  Êtes-vous  carmes,  moines  ou  du  moins  clercs  ?  Allons  voyons,  approchez- 
«  vous  ;  il  fious  faut  savoir  qui  vous  êtes  ?  Mais  une  vieille  femme  qui  se  trouvait 
«  là,  s'adressant  aux  soldats,  leur  dit  :  Laissez  donc  partir  ces  hommes-là  ;  ils 
<L  vont  réformer  quelque  province.  Les  soldats  se  mettent  à  rire  et  laissent  les 
«  voyageurs  poursuivre  en  paix  leur  chemin.  Sur  le  territoire  français,  les 
«  pèlerins,  qui  étaient  français,  se  mêlaient  à  leurs  compatriotes,  dans  de  sem- 
<L  blables  rencontres,  et  liaient  conversation  avec  eux,  pour  couvrir  les  Espagnols, 
<L  dont  deux  seulement  parlaient  très  bien  la  langue  du  pays.  Si  l'on  demandait 
«  aux  Espagnols  de  quel  pays  ils  étaient,  ils  devaient  répondre  qu'ils  étaient  des 
«  étudiants  de  Paris.  Ainsi,  ils  parviendraient  à  cacher  leur  nationalité.  Pourtant, 
«  un  jour  qu'un  des  Espagnols,  parlant  très  bien  le  français,  marchait  avec  un 
«  soldat,  celui-ci  lui  demanda  de  quel  pays  il  était  originaire.  —  Je  suis  un 
<i  étudiant  de  Paris,  lui  répondit  notre  pèlerin.  — ■  Le  soldat  insiste  :  77  est 
«  question  de  votre  patrie  ;  d'où  êtes-vous  ?  —  Le  Père  lui  fait  la  même  réponse. 
«Le  soldat  vexé  reprend:  Oh  !  cela  je  le  sais.  (Proh  !  inquit,  bellua  pinguis- 
«  sima,  id  ego  scio)  ;  et,  le  quittant,  il  s'en  alla  avec  d'autres.  »  Cf.  De  orig.  et 
prog.  Soc.  comment.,  page  21. 

80.  (Page  213.)  —  Sur  la  frontière,  avant  de  quitter  le  territoire  français,  ils 
se  confessèrent  et  communièrent,  comme  pour  dire  un  dernier  adieu  à  la  France. 
Après  leur  repas,  un  français  appartenant  à  la  noblesse,  suivi  de  nombreux  soldats, 
les  aborda  et  engagea  avec  eux  une  vive  discussion  sur  l'Église  catholique  et 
romaine  ;  mais,  comme  ils  lui  firent  d'excellentes  réponses,  il  s'en  alla.  Sur  tout 
leur  parcours,  ils  rencontrèrent  des  soldats  qui  se  livraient  à  tous  les  désordres, 
et  ils  coururent  de  vrais  dangers.  A  Metz,  où  l'on  tenait  enfermée  pour  l'em- 
pêcher de  nuire  cette  soldatesque  effrénée,  ils  purent  entrer  et  séjourner  durant 
trois  jours,  en  se  donnant  comme  des  étudiants  qui  allaient  faire  un  pèlerinage 
à  Saint-Nicolas,  dont  le  sanctuaire  se  trouvait  en  Lorraine,  sur  les  frontières 
d'Allemagne.  Cf.  Simon  Rodriguès.  De  orig.  etprogr.  Soc,  page  25. 

81.  (Page  216.) — Tous  les  détails  de  ce  long  et  périlleux  voyage  ont  été 
consignés  par  Simon  Rodriguès,l'un  des  neuf  voyageurs,  dans  son  commentaire, 
De  orig.  et  prog.  Soc,  pag.  19-33. 

82.  (Page  217.)  —  «  Étant  donc  arrivés  à  Venise  sains  et  saufs,  nous  allâmes, 
«  le  cœur  plein  de  joie,  nous  loger  dans  les  hôpitaux,  quatre  dans  l'hôpital  de 
«  Saint-Jean  et  de  Saint-Paul,  et  cinq  dans  celui  des  Incurables.  Là,nous  devions 
«  attendre  le  carême,  pour  aller  alors  à  Rome  demander  au  Souverain-Pontife, 


400  HISTOIRE   DE   SAINT   IGNACE   DE   LOYOLA. 

«  le  pape  Paul  III,  la  permission  de  nous  rendre  à  Jérusalem.  »  Mémorial  dii 
B.  P.  Le  Fevre. 

83.  (Page  218.)  —  C'était  Simon  Rodriguès. 

84.  (Page  218.)  —  Qu'on  nous  permette  de  citer  ici  un  prodige  singulier, 
survenu  aux  environs  de  Padoue,  et  que  Simon  Rodriguès,  ouvrant  une  paren- 
thèse dans  son  Commentaire  (pag.  37),  raconte,  après  en  avoir  reconnu  lui-même 
l'authenticité.  Au  temps  où  Ignace  et  ses  compagnons  vinrent  exercer  leur  zèle, 
dans  les  États  de  Venise,  la  fréquentation  des  sacrements  était  fort  rare  parmi 
les  fidèles.  Si  quelqu'un  venait  par  exception  à  s'approcher,  tous  les  huit  jours,  du 
tribunal  de  la  Pénitence  et  de  la  Table  sainte,  il  devenait  le  sujet  de  toutes  les 
conversations,  et  l'on  en  parlait  même  dans  les  lettres,  comme  d'une  chose  tout 
à  fait  étrange.  Il  était  en  outre  d'usage  de  porter  le  saint  Viatique  aux  malades, 
sans  aucune  solennité.  Or,  il  plut  à  Dieu  de  donner  aux  chrétiens  de  ce  temps 
une  leçon  de  respect  pour  l'auguste  Sacrement,  et  il  se  servit  à  cet  effet  d'un 
troupeau  de  bêtes  de  somme.  Interroga  iumenta  et  docebunt  te.  Job,  xn,  7.  Un 
curé  de  paroisse  portait,  un  jour,  le  saint  Viatique  hors  de  la  ville  à  un  infirme' 
sans  autre  assistance  qu'un  enfant.  Arrivé  dans  la  campagne,  il  rencontra  un 
troupeau  d'ânes  qui,le  voyant  venir,  accoururent  vers  lui  et,  fléchissant  les  genoux, 
comme  s'ils  étaient  doués  de  raison,  se  prosternèrent  sur  son  passage  des  deux 
côtés  du  chemin.  Surpris  par  la  singularité  du  fait,  le  prêtre  poursuivit  son  che- 
min :  les  ânes  de  se  lever  aussitôt  et  de  le  précéder  jusqu'à  la  maison  du  malade. 
Comme  on  le  conçoit,  les  gens  qui  entouraient  le  malade  furent  dans  la  stupé- 
faction, en  entendant  raconter  au  prêtre  et  au  jeune  clerc  le  fait  dont  ils  venaient 
d'être  les  témoins.  Les  sacrements  administrés,  le  prêtre  quitta  la  demeure,  et, 
en  sortant,  donna  la  bénédiction  aux  personnes  qui  stationnaient  devant  la 
porte.  Aussitôt  les  ânes,  qui  paraissaient  attendre  cette  bénédiction,  partirent  et 
regagnèrent  tout  fringants  leur  pâturage.  Une  sérieuse  enquête  fut  faite  sur  cet 
événement,  et,  après  avoir  reçu  les  dépositions  de  nombreux  témoins,  le  fait  fut 
consigné  sur  un  document  public.  A  l'époque  où  Rodriguès  se  trouvait  à  Padoue, 
on  citait  ce  prodige  dans  les  prédications.  C'est  à  la  suite  de  ce  miracle  qu'une 
confrérie  du  Saint-Sacrement  fut  fondée  en  vue  d'honorer  l'Eucharistie  et  d'ac- 
compagner le  saint  Viatique.  Le  fait  arriva,  dans  un  village  situé  non  loin  de  la 
maison  de  campagne  du  collège  de  Padoue.  Simon  Rodriguès  ajoute  :  «  Comme 
«  je  me  trouvais  là  et  que  je  mis,  à  m'éclairer  sur  le  prodige,  une  diligence  peu 
«  commune,  j'ose  insérer  ce  récit  dans  mon  commentaire.  »  Cf.  Hist.  Soc,  p.  1, 
lib.  1,  n°  27. 

85.  (Page  220.)  —  Cf.  Simon  Rodriguès,  De  orig.  et  progr.  Soc.  comment., 
pag.  45.  —  A  Ravenne  Simon  Rodriguès,  demandant  l'aumône  de  porte  en 
porte,  entra  dans  une  maison  habitée  par  trois  femmes  de  mauvaise  vie.  Dès 
qu'il  s'en  aperçut,  il  recula  jusqu'au  seuil  de  la  porte,  et  là,  se  retournant,  il  parla 
à  ces  malheureuses  avec  tant  de  zèle  et  d'éloquente  conviction  qu'il  les  convertit. 
Cf.  Simon  Rodriguès,  De  orig.  et  progr.  Soc,  comment,  pag.  42. 

86.  (Page  220.)  —  C'était  Simon  Rodriguès. 

87.  (Page  222.)  —  La  faculté  d'être  ordonnés  par  un  évêque  de  leur  choix, 
hors  des  temps  déterminés  par  les  saints  canons,  dans  trois  jours  de  fête,  avec 
dispense  d'âge  pour  Salmeron,leur  fut  délivrée, de  la  part  du  Pape,par  le  cardinal 


NOTES.  —   LIVRE  DEUXIÈME.  401 

Antoine  Pecci,  grand  pénitencier.  Elle  est  datée  du  27  avril  1537,  et  on  la  con- 
serve encore  aux  archives  de  la  Compagnie  ;  saint  Ignace  reçut  les  Ordres  mi- 
neurs, le  10  juin;  le  sous-diaconat,  le  17;  le  diaconat,  le  17,  et  la  prêtrise,  le  24  du 
même  mois,  des  mains  du  même  évêque  Monseigneur  Vincent  Nigusanti  de  Fano, 
évêque  d'Arba.  Les  lettres  d'ordination  sont  signées  du  27  juin  1537. 

88.  (Page  222.)  —  Simon  Rodriguès  parle  d'une  double  aumône,  faite  spon- 
tanément par  le  pape,  et  d'un  don  plus  considérable  offert  par  quelques  espa- 
gnols, en  tout  deux  cent  dix  ducats.  Des  négociants  leur  firent  toucher,  sans  frais, 
cette  somme  à  Venise.  Cf.  Simon  Rodriguès,  De  orig.  et prog.  Soc.  comment., 
pag.  49. 

Dans  une  lettre  qu'il  écrivit  de  Venise,  le  24  juillet  1537,  au  P.  Verdolay,  à 
Barcelone,  Ignace  rend  compte  des  heureux  résultats  de  ce  voyage,  à  Rome. 
«  Vers  la  mi-janvier,  arrivèrent  ici  neuf  de  mes  amis...  ils  se  rendirent  à  Rome, 
«  au  plus  fort  de  l'hiver,  à  pied  et  en  mendiant,  pour  assister  aux  cérémonies 
«  de  la  semaine  sainte.  Sans  argent,  sans  lettres  de  recommandation,  mais  se 
«  confiant  en  Dieu  seul,  ils  obtinrent  plus  qu'ils  n'espéraient.  Ils  furent  admis 
«  auprès  du  pape,  et  eurent,  sans  effort  aucun,  occasion  de  discourir  avec  des 
«  cardinaux,des  évêques  et  des  docteurs  ;  en  particulier  avec  le  Dr  Ortiz,qui  s'est 
«  montré  favorable  à  leur  cause.  Ils  ont  obtenu  l'autorisation  d'aller  à  Jérusalem; 
«  le  pape  les  a  bénis  une  et  deux  fois  ;  il  les  a  exhortés  à  persévérer  dans  leur 
«  entreprise  et  leur  a  donné  60  ducats.  Avec  ce  qu'ils  ont  reçu  des  cardinaux  et 
«  d'autres  personnes,  ils  ont  eu  260  ducats.  Le  Saint-Père  a  donné  aux  prêtres 
«  le  pouvoir  de  confesser  et  d'absoudre  de  tous  les  cas  réservés  :  à  ceux  qui 
«  n'étaient  pas  prêtres,  la  faculté  de  se  faire  ordonner,  pendant  trois  jours  de 
«  fête  ou  trois  dimanches,  par  un  évêque  quelconque,  avec  tout  autre  titre  que 
«  celui  de  patrimoine  ou  de  bénéfice... Deux  évêques  s'offraient  à  nous  ordonner, 
«  le  jour  de  la  Nativité  de  saint  Jean-Baptiste  ;  nous  acceptâmes  les  offres  de  ' 
«  l'un  d'eux,  l'évêque  d'Arba.  »  Cf.  Cartas  de  san  Ignacio,  XI. 

89.  (Page  222.)  —  Peu  de  temps  après,  saint  Ignace  écrivait  à  son  frère  Ber- 
trand :  «  Le  jour  de  Noël,  dans  l'église  de  Sainte-Marie-Majeure  et  dans  la  cha- 
«  pelle  où  se  trouve  la  crèche  qui  servit  de  berceau  à  l'Enfant  Jésus,  j'ai  célébré, 
«  avec  le  secours  de  sa  grâce,  ma  première  messe.  »  Ignace  ignorait  encore  la 
«  mort  de  son  frère  Martin,  survenue  le  19  novembre  1539.  »  Cf.  Cartas  de  san 
Ignacio,  XV. 

90.  (Page  222.)  —  Saint  Ignace  et  ses  compagnons,  voyant  qu'il  n'y  avait  plus 
d'espoir  de  s'embarquer  pour  la  Terre-Sainte,  résolurent  d'un  commun  accord 
de  rendre  les  aumônes  que  le  Souverain-Pontife  et  d'autres  bienfaiteurs  leur 
avaient  données,  à  Rome,  pour  ce  voyage,  «  afin,  écrit  Ignace  au  P.  Verdolay  à 
«  Barcelone,  que  personne  ne  pense  que  nous  avons  faim  ou  soif  des  choses  pour 
«  lesquelles  le  monde  meurt.  »  Cf.  Cartas,  XL  Ils  les  firent  remettre  par 
l'entremise  d'Ortiz.  Le  pape  en  fut  dans  l'admiration,  mais  ne  voulut  rien  rece- 
voir ;  de  leur  côté,  Ignace  et  ses  compagnons  refusèrent  de  s'en  servir.  Cf.Simon 
Rodriguès,  De  orig.  et progr.  Soc,  comment.,  pag.  49. 

91.  (Page  224.)  —  Les  anciens  historiens  ne  donnent  aucun  nom,  mais  il 
paraît  certain  que  c'était  bien  Rodriguès.  Ribadeneira,  dans  un  de  ses  écrits, 
raconte  que  le  même  Père  se  laissa  tromper  plus  tard  de  la  sorte.  Un  peintre 

Histoire  de  S.  Ignace  de  Loyola.  26 


402  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

estimé  de  Bassano,  Jacques  del  Ponte,  surnommé  le  Bassano, \ov\ax\X.  peindre-le 
passage  de  la  Mer  rouge  par  les  Hébreux,  et  cherchant  deux  physionomies  véné- 
rables pour  figurer  Moïse  et  Aaron,  prit  les  traits  d'Ignace  pour  représenter 
Moïse  et  ceux  de  l'ermite  Antoine  pour  peindre  Aaron.  Bartoli,  dans  ses  Mé- 
moires sur  les  hommes  et  les  choses  de  la  Compagnie,  dit  avoir  trouvé  ce  détail 
dans  l'histoire  manuscrite  de  Bassano,  composée  par  le  docteur  Mario  Sale. 

92.  (Page  225.)  —  Matth.,  xiv,  31. 

93.  (Page  227.)  —  Ce  monastère,  appelé  Saint-Pierre  en  Vanello,  était  situé 
à  un  mille  de  la  ville,  du  côté  de  la  porte  Sainte-Croix.  Il  appartenait  aux  reli- 
gieux de  Sainte-Marie-des- Grâces,  qui  permirent  volontiers  à  nos  Pères  de  s'y 
loger.  Cf.  Cartas  de  san  Ignacio,  XIII  ;  Acta  Sanctorum,  Jul.  tom.  vu,  pag. 
663,  n°  94. 

94.  (Page  230.)  —  «  Quo  tempore  vidit  quadam  die  baccalaureum  Hozes 
«  intrantem  in  cœlum  ;  qua  in  visione  multas  (Ignatius)  effudit  lacrymas  et 
«  magna  spiritus  consolatione  fuit  affectus.  Hoc  vero  adeo  clare  intuitus  est,  ut 
«  si  contrarium  diceret,  mendacium  sibi  dicere  videretur.»  Cf.  Acta  Sanctorum, 
Jul.  tom.  vu,  pag.  664,  n°  98. 

95.  (Page  231.)  —  Cette  noble  veuve  eût  voulu,  en  souvenir  de  son  fils  et  par 
estime  pour  Simon  Rodriguès  et  Le  Jay,  les  assister  largement  ;  mais  ils  refusè- 
rent toujours  d'accepter  autre  chose  que  le  modeste  entretien  qui  convenait  à 
des  pauvres.  A  leur  départ,  elle  insista  pour  leur  faire  accepter  un  secours  con- 
sidérable, en  vue  de  leurs  besoins  à  venir  ;  elle  ne  put  vaincre  leur  résistance. 
Toutefois,  pour  ne  point  constrister  leur  bienfaitrice,  ils  consentirent  à  emporter 
quelques  mouchoirs  ;  mais,  arrivés  dans  un  hôpital  de  Venise,  ils  constatèrent 
une  pieuse  fraude  habilement  dissimulée.  En  dépliant  les  mouchoirs  qu'ils 
avaient  acceptés,  des  pièces  d'or  roulèrent  à  terre  ;  cette  aumône  inattendue  fut, 
pour  tous  les  compagnons  de  saint  Ignace,  un  secours  providentiel  dans  les  ur- 
gentes nécessités,  qui  ne  tardèrent  pas  à  se  produire.  Cf.  Simon  Rodriguès,  De 
orig.  et prog.  Soc.  comment.,  pag.  58. 

96.  (Page  233.)  —  Cf.  Pages,  Lettres  de  saint  Fratiçois  Xavier,  tom.  1,  lett.  2. 

97.  (Page  235.)  —  Cette  petite  chapelle  porte  le  nom  de  Notre-Dame  de 
la  Storta.  D'après  Ribadeneira  et  Garcia,  Notre-Seigneur  apparut  chargé  d'une 
lourde  croix  :  Como  estaba  con  la  cruz;  estaba  alli  cargado  de  una  cruz  muy pesada, 
lib.  m,  c.14.  Le  divin  Sauveur  se  servit  de  paroles  encore  plus  expressives  :  Je 
serai  avec  vous,  àRome;Io  saro  convoi,  promesse  assurément  plus  tendre  et 
plus  encourageante.  Aussi,  lorsqu'il  parlait  de  cette  apparition  mémorable,  saint 
Ignace  ne  disait  pas  :  JÉSUS  me  pro)nit  sa  protectio?i  ;  mais  :  Je  fus  mis  avec 
JÉSUS  ;  Pater  apud  filium  me  collocavit  ;  El  Padre  me  puso  con  el  Hijo.  Cf. 
Acta  Sanctorum,  Jul.  tom.  vu,  pag.  470,  n°  96.  «Je  dis  au  Pèlerin  (Ignace)  qui 
«  me  racontait  le  fait,que  Laynez  donnait  d'autres  détails:  tout  ce  que  vous  a  dit 
«  Laynez,  me  répondit-il,  est  exact  ;  pour  moi,  je  ne  me  souviens  plus  des  par- 
«  ticularités,  mais  je  suis  certain  que  lorsque  je  l'ai  raconté  à  Laynez,  je  ne  lui 
«  ai  rien  dit  qui  ne  fût  vrai.  Pour  divers  autres  points,  ajoute  Gonçalvès,  Ignace 
«  me  renvoya  encore  à  Laynez  (ibid.,  n°  96).  »  On  conserva  la  copie  d'une  ex- 
hortation domestique  que  Laynez  fit  à  Rome,  le  2  juillet  1560.  Celui-ci  traita- 
de  l'estime  que  l'on  doit  avoir  pour   l'Institut,  et,  venant  à  parler  du    nom  de 


NOTES.  —   LIVRE  DEUXIEME.  403 

Jésus  donné  par  le  Fondateur  à  la  Compagnie,  il  ajouta  ce  qui  suit  :  «  Ce  qui 
«  porta  notre  Père  à  lui  donner  ce  nom  de  préférence  à  tout  autre  fut,  ce  me 
«  semble,  le  fait  que  je  vais  rapporter.  Nous  venions  à  Rome,  par  la  route  de 
«  Sienne,  le  P.  Maître  Ignace,  le  P.  Maître  Le  Fèvre  et  moi.  Le  P.  Ignace,  ces 
«  jours-là,  était  favorisé  de  grands  sentiments  surnaturels  et  de  dons  célestes, 
<(  surtout  après  avoir  reçu  Notre-Seigneur  dans  la  communion.  Le  Fèvre  et  moi 
«  nous  disions  la  messe  ;  Ignace  ne  la  disait  point.  Or,  arrivé  à  un  certain  en- 
«  droit  du  chemin,  il  me  dit  que  Dieu  avait  profondément  imprimé,  dans  son 
«  cœur,  ces  paroles  :  Ego  vobis  Romce  propitius  ero  ;  dont  il  ne  comprenait  pour- 
«  tant  pas  bien  la  signification  ;  et  dès  lors,  disait-il,  je  ne  sais  ce  qu'il  en  sera 
«  de  nous,  à  Rome.  Peut-être,  qui  le  sait  ?  serons-nous  là  attachés  à  une  croix  ! 
«  Peu  après,  il  ajouta  qu'il  lui  avait  semblé  voir  Jésus  Notre-Seigneur  portant 
«  sur  les  épaules  une  lourde  croix  et,à  ses  côtés,  le  Père  éternel  lui  disant:  Je 
«  voudrais,ô  mon  Fils,que  tu  acceptes  celui-ci  pour  ton  serviteur.  Et  JÉsus,l'appe- 
«  lant  aussitôt  à  lui  et  le  serrant  contre  la  poitrine  et  contre  la  croix,  lui  disait  : 
«  Oui,  je  veux  que  tu  sois  mon  serviteur.  Puis,  dans  le  livret  où  saint  Ignace 
marquait  les  dispositions  de  son  intérieur,  on  lit  :  «  Pendant  que  je  revêtais  les 
«  ornements  sacrés  pour  dire  la  messe,le  souvenir  de  l'apparition,  dans  laquelle 
«  le  Père  me  remit  à  son  divin  Fils,  me  revint  à  la  mémoire.  Ayant  achevé  de 
«  me  vêtir,  cette  vision  toujours  présente  à  l'esprit,  le  nom  de  Jésus  s'imprima 
«  vivement  dans  mon  âme  ;  je  me  sentis  si  fortifié  et  si  prêt  à  tout  événement 
«  futur  que  les  larmes  et  les  sanglots  m'envahissaient.  »  Sur  la  porte  d'entrée  de 
cette  chapelle  on  lit  : 

D.  O.  M. 

In  hoc  Sacello 

Deus  pater 

S.  Ignacio  Romam  petenti 

ad  societatem  Jesu  instituendam 

anno  MDXXXVII 

apparuit, 

ipsum  ejusque  socios 

Christo  Filio  crucem  bajulanti 

bénigne  commendans  ; 

qui  sereno  vultu  Ignatium  in- 

tuens 

his  verbis  affatus  est  : 

Ego  vobis  Roms  propitius  ero. 

Thyrsus  Gonzalez 

Prsepositus  Generalis  Societatis 

sacello  refecto  et  ornato. 

Sancto  Parenti 

P. 
Anno  MDCC 
Au  Dieu  très  bon  et  très  grand.  Dans  cette  chapelle  Dieu  le  Père  apparut,  l'an 
j537j  ^  saint  Ignace  qui  se  rendait  à  Rome  pour  fonder  la  Société  de  Jésus,  le  re- 
commandant, avec  bonté,  lui  et  ses  compagnons  à  Jésus-Christ  son  fils,  chargé  de  sa 
croix  qui,  le  regardant  d'un  visage  serein,  lui  dit  ces  paroles:  Je  vous    serai  pro- 


404  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

pice  A  Rome.   Thyrse  Gonzalez,  prépose  General  de  la  Société  a  réparé  et  orné 
cette  chapelle  en  l honneur  de  son  saint  Père,  Van   1700. 

98.  (Page  235.)  —  «  Je  vois  toutes  les  fenêtres  fermées  »,  dit-il,  à  un  de  ses 
compagnons,  pour  lui  indiquer  qu'il  s'attendait  à  des  épreuves.  Il  recommanda 
à  tous  la  plus  grande  prudence.et  surtout  d'éviter  toute  relation  avec  les  femmes, 
à  moins  qu'elles  ne  fussent  de  très  haute  condition  et,  par  suite,  à  l'abri  de  tout 
soupçon.  L'avis  de  saint  Ignace  n'était  par  donné  sans  raison. François  Xavier  en- 
tendait en  confession  et  visitait  quelquefois  une  dame  pour  l'entretenir  de  cho- 
ses de  piété  ;  cette  personne  tomba  dans  une  grave  faute  et  fut  un  sujet  de 
grand  scandale.  Le  même  désagrément  arriva  au  P.  Codure.  Toutefois,  ni  lui, 
ni  Xavier,  ne  furent  compromis.  Cf.  Acta  Sanclonim,Jul.  tom.  vu,  pag.  664, 
n°  97. 


• 


.1.      %u_ 


Livre  troisième. 

1.  (Page  236.)  —  Saint  Ignace  venait  de  donner  les  Exercices  spirituels,  dans 
la  solitude  du  Mont-Cassin,  à  Ortiz,  ambassadeur  de  l'Empereur  quand,  sur  la 
route  de  Naples,  il  rencontra  le  jeune  Strada.  Dégoûté  de  la  Cour,  où  il  avait 
passé  une  partie  de  sa  jeunesse,  Strada  rêvait  d'arriver  plus  vite  et  plus  sûrement 
aux  honneurs  et  à  la  fortune,  par  la  carrière  des  armes.  Saint  Ignace  le  ramena 
avec  lui,  à  Rome,  et  lui  fit  faire  les  Exercices  spirituels.  Strada  y  reçut  de  si 
abondantes  lumières  qu'il  devint  un  homme  nouveau  et  fut,  dans  la  suite,  par- 
ticulièrement pour  la  première  semaine,  un  des  cinq  ou  six  membres  de  la  Com- 
pagnie auxquels  saint  Ignace  reconnaissait  le  talent  de  donner  ces  Exercices,a.vec 
toute  leur  efficacité.  L'année  suivante,  le  Saint  l'envoya  à  Sienne,pour  se  former 
à  la  vie  apostolique.  Strada  avait  à  peine  vingt  ans  ;  il  ne  connaissait  guère  la 
langue,  n'avait  pas  fait  encore  d'études  et  il  était  vêtu  d'une  vieille  casaque 
bleue  et  d'un  petit  manteau  de  bure  que  saint  Ignace  avait  plus  d'une  fois 
porté  pour  se  faire  tourner  en  ridicule.  Il  fit  des  prodiges  et  opéra  de  nom- 
breuses conversions  à  Sienne  et  à  Montepulciano,  où  on  accourait  en  foule  à 
ses  prédications.  Quand,  pour  retourner  à  Rome,  il  voulut  quitter  cette  dernière 
ville,  plus  de  soixante  Dames  très  honorables  vinrent  assiéger  toutes  les  issues 
et  le  supplier  de  rester  encore,  pour  leur  donner,  comme  à  leurs  maris,  les 
Exercices  spirituels.  Le  P.  Strada  fut  le  plus  célèbre  des  prédicateurs  espagnols 
de  la  Compagnie,  sous  le  généralat  de  saint  Ignace  et  de  ses  premiers  succes- 
seurs. «  Il  faudrait  des  volumes,  dit  le  P.  d'Outreman  son  biographe,  pour 
«  retracer  sa  carrière,  véritablement  triomphale,  en  Belgique,  en  Portugal,  en 
«  Espagne,  pendant  près  de  quarante  années.  »  Il  mourut  à  Tolède,  le  26  octo- 
bre i584.Cf.  Hist.  Soc,  P.i,  \\b.1-1 4 passim;  P.  11, lit).  11,  n°  5;  lib.  iv,  n°  196;  lib.v, 
n°  14;  lib.  vu,  n°  19  ;  Tellez,  P.  1,  lib.  1,  cap.  xxxi  11,  n°  3,  6,  7  ;  lib.  11, 
cap.  ix,  n°  1,  2;  cap.  xlii,  n°  6-1 1  ;  Tanner,  Apost.  imit.,  pag.  184;  Patrign., 
tom.  iv,  26  octobre,  pag.  191. 

2.  (Page  238.)  —  Cf.  Simon  Rodriguès,  De  orig.  et prog.  Soc/es.  pag.  59. 


NOTES.  —  LIVRE  TROISIÈME.  405 

3.  (Page  238.)  —  Le  Pape  était  à  Nice,  occupé  à  arranger  un  différend  sur- 
venu entre  Charles-Quint  et  François  Ier. 

4.  (Page  238.)  —  S.  Ignace  prêchait,  en  espagnol  ;  en  lengua  castel/ana,  dit 
Ribadeneira.  Vida,  lib.  11,  c.xm. 

5.  (Page  238.) —  Le  vénéré  P.  Jacques  d'Eguia,  confesseur  de  saint  Ignace, 
se  consacrait,  raconte  le  P.  Manare,  à  ce  ministère  difficile.  Sa  vertu  et  son  âge 
avancé  le  mettaient  à  l'abri  de  tout  danger  ;  néanmoins,  il  n'allait  jamais 
trouver  ces  sortes  de  personnes  qu'il  ne  fût  accompagné  par  des  hommes  d'une 
vertu  éprouvée  ou  par  des  femmes  très  respectables.  Le  plus  souvent,  il  les 
attirait  habilement,  par  des  présents  ou  des  promesses,  dans  des  lieux  plus 
convenables,  pour  les  entretenir  en  présence  de  deux  on  trois  témoins.  Cf.  Oliv. 
Man.,  De  reb.  Soc.  comment,  cap.  vin,  §  18. 

6.  (Page  245).  —  Dans  une  lettre  adressée,  le  19  décembre  1538,  à  Isabelle 
Roser,  Ignace  raconte,  en  détail,  toutes  ces  épreuves  et  leur  heureuse  issue. 
«  Nous  venons  de  soutenir,  pendant  huit  mois,  la  plus  violente  contradiction  ou 
«  persécution  que  nous  ayons  jamais  essuyée  en  cette  vie.  Je  ne  veux  pas  dire 
«  qu'on  nous  ait  personnellement  vexés  ou  traduits  devant  les  tribunaux,  ni 
«  qu'on  nous  ait  fait  quelque  autre  mauvais  traitement  :  non;  mais,  par  des  bruits 
«  semés  dans  le  public,  et  par  des  qualifications  inouïes,  on  nous  rendait  sus- 
«  pects  et  odieux  aux  fidèles  ;  ce  qui  a  fini  par  produire  un  grand  scandale.  En 
«  l'absence  du  Pape,  nous  nous  sommes  présentés  devant  le  légat  et  le  gou- 
«  verneur  de  cette  ville,  et  nous  avons  cité  à  comparaître  quelques-uns  de  ceux 
«  qui  se  déchaînaient  contre  nous,  les  sommant  de  déclarer,  devant  nos  supé- 
«  rieurs,  ce  qu'ils  trouvaient  de  mauvais  dans  notre  doctrine  et  notre  vie.  Les 
«  deux  principaux  auteurs  de  cette  persécution  déclarèrent  qu'ils  avaient  entendu 
«  nos  sermons,  nos  leçons  de  théologie,  et  leur  témoignage  justifia  complète- 
«  ment  notre  doctrine  et  nos  moeurs.  Quoique  le  légat  et  le  gouverneur  eus- 
«  sent  beaucoup  d'estime  pour  nous,  ils  voulurent,  par  égard  pour  ces  personnes 
«  et  pour  d'autres  encore,  assoupir  l'affaire.  Nous  demandâmes,  au  contraire, 
«  à  plusieurs  reprises,  qu'on  déclarât  d'une  manière  authentique,  si  notre  doc- 
«  trine  était  bonne  ou  mauvaise  ;  mais  nous  ne  pûmes  jamais  l'obtenir,  ni  par 
«  la  justice,  ni  au  nom  du  droit.  Le  2  fév.  1539.  »Cf.  Cartas  de  san  Ignacio.  XIV. 

7.  (Page  247.)  —  Cf.  Cartas  de  san  Ignacio.  XIII.  Dans  cette  même 
lettre,  Ignace  reconnaît  devoir  la  solution  de  cette  grave  affaire  à  l'intervention  du 
cardinal  Contarini.  «  Le  cardinal, votre  oncle,  n'eut  pas  plus  tôt  lu  la  lettre  que  vous 
«  lui  adressiez,  pour  nous  recommander  à  lui,  qu'il  envoya  un  de  ses  serviteurs 
«  au  gouverneur  de  la  ville,  afin  qu'à  sa  prière  il  daignât  juger  notre  cause  pen- 
«  dante  à  son  tribunal.  Peu  de  jours  après,  l'affaire  fut  entièrement  terminée  de 
«  la  manière  que  nous  le  souhaitions,  pour  la  plus  grande  gloire  de  Dieu  et  pour 
«  le  plus  grand  bien  des  âmes.  Une  sentence  fut  portée,  déclarant  qu'après  une 
«  diligente  enquête,  on  n'avait  rien  trouvé  ni  dans  notre  vie,  ni  dans  notre  doctrine 
«  qui  pût  exciter  le  moindre  soupçon.  » 

8.  (Page  247.)  —  Ignace  fit  parler  au  Pape  par  un  ami,  lui  envoya  deux  de 
ses  compagnons  et  enfin  alla  l'entretenir  lui-même  de  ses  désirs  :  «  Comme  il 
«  nous  était  impossible  d'obtenir  une  sentence  juridique,  un  de  nos  amis  parla 
«  au  Pape,  dès  qu'il  fut  de  retour  de  Nice,  et  le  pria  de  vouloir  bien  nous  donner 
«  la  déclaration  que  nous  désirions.  Il  promit  de  le  faire  ;  mais,  comme  la  chose 


406  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

«  ne  se  faisait  point,  deux  des  nôtres  lui  en  parlèrent  de  nouveau.  Le  Pape  étant 
«  parti  aussitôt,  après  cette  entrevue,  pour  un  de  ses  châteaux,  aux  environs  de 
<{  Rome,  je  m'y  rendis  et  je  parlai  seul  avec  Sa  Sainteté,  une  heure  entière,  dans 
«  son  appartement.  Après  lui  avoir  exposé  au  long  notre  dessein  et  nos  projets, 
«  je  lui  racontai  franchement  combien  de  fois  en  Espagne  et  à  Paris  on  avait 
«  procédé  contre  moi,combien  de  fois  j'avais  été  en  prison,à  Alcala  et  à  Salaman- 
«  que,  ne  voulant  pas  qu'il  apprît  ces  choses  d'un  autre  que  de  moi.  J'espérais 
«  ainsi  le  décider  à  ordonner  une  enquête,  à  notre  sujet,  afin  que,  d'une  manière 
«  ou  d'une  autre,  nous  eussions  un  jugement  ou  une  déclaration  sur  notre 
«  doctrine.  Le  Pape,  comme  je  pouvais  l'augurer  de  mon  entretien  avec  lui, 
«  accueillit  ma  demande  avec  bonté,  louant  nos  talents  et  l'usage  que  nous  en 
«  faisions  pour  le  bien.  Dans  une  courte  exhortation  qu'il  nous  fit,  il  nous  parla 
«  en  père  et  en  véritable  pasteur.  Peu  de  temps  après,  il  se  hâta  d'adresser  au 
«  gouverneur,  lequel  était  évêque  et  la  plus  haute  autorité  judiciaire  et  civile 
«  de  Rome,  l'ordre  de  poursuivre,  sans  aucun  retard,  notre  affaire.  >>  Cartas  de 
san  Ignacio.  XIV  ;  tom.  i,  append.  il,  page  421. 

9.  (Page  251.)  —  Les  Pères  étaient  venus  habiter  cette  nouvelle  maison,  plus 
vaste  et  plus  centrale,  qu'on  leur  avait  abandonnée,  comme  étant  infestée  par  les 
mauvais  esprits.  Le  P.  Simon  Rodriguès  raconte  dans  son  commentaire  toutes 
les  vexations  que  le  démon  fit  subir  aux  Pères.  Ceux-ci  le  dédaignèrent  et  ne 
voulurent  même  pas  recourir  aux  prières,  en  usage  dans  l'Eglise,  pour  le  chasser. 
Les  bruits  et  les  vexations  cessèrent  après  quelque  temps.  Cf.  Simon  Rodriguès, 
De  orig.  et prog.  Soc.  comment.,  page  67. 

10.  (Page  252.)  —  Cf.  Simon  Rodriguès,  De  orig.  et  prog.  Soc.  comment., 
page  65. 

11.  (Page  254.)  —  Les  Bollandistes  donnent,  d'après  une  traduction  du 
P.  Pine,  de  longs  extraits  de  ce  document,  écrit  de  la  main  même  de  saint 
Ignace  et  conservé  dans  les  archives  de  la  Compagnie.  Le  document  tout  entier, 
plus  fidèlement  traduit  en  Castillan  par  le  P.  Alcazar  dans  sa  Crono-Aisioria,  lib. 
pnelim.  c.  7,  §  2,  3,  est  cité  par  les  éditeurs  des  Lettres  de  saint  Ignace,  tom.  i, 
append.  11,  page  423-433- 

12.  (Page  254.)  —  Dans  la  seconde  réunion,  ils  se  demandèrent  si,  aux  vœux 
'  de  chasteté  et  de  pauvreté,  ils  ajouteraient  le  vœu  d'obéissance,  fait  entre  les 

mains  de  celui  qui  serait  choisi  pour  chef  et  Père  de  la  Société  qu'ils  voulaient 
constituer.  La  question  étant  d'une  grande  importance;  ils  résolurent  avant  de 
prendre  une  détermination  :  i°  de  recommander  cette  affaire  à  Dieu  dans  leurs 
prières  et  leurs  saints  sacrifices,  chacun  se  montrant  plus  désireux  d'obéir  que 
de  commander  ;  20  de  ne  point  se  communiquer  l'un  à  l'autre  leur  avis  ;  30  de 
se  dépouiller  de  toute  affection  particulière,  pour  prononcer  avec  indépendance 
et  comme  dans  une  affaire  qui  ne  les  toucherait  pas.  Tous  signèrent  la  formule 
suivante,  écrite  de  la  main  du  P.  Le  Fèvre  et  qu'on  pouvait  lire  naguère  encore 
dans  un  cadre  suspendu  aux  murs  de  la  chambre,  habitée  autrefois  à  Rome,  par 
saint  Ignace  :  «  Moi,  N.  soussigné,  j'atteste  devant  Dieu  tout-puissant,  et  la 
«  bienheureuse  Vierge  Marie  et  toute  la  cour  céleste,  après  avoir  imploré  les 
«  lumières  du  Seigneur  et  mûrement  réfléchi,  que  j'ai  spontanément  jugé  plus 
«  expédient,  pour  la  gloire  de  Dieu  et  la  perpétuité  de  la  Compagnie,  qu'on  fît 


NOTES.  —  LIVRE  TROISIÈME.  407 

«  dans  cette  Compagnie  le  vœu  d'obéissance.  Je  me  suis  donc  offert  librement, 
«  sans  pourtant  faire  de  vœu,  ni  contracter  d'obligation,  à  entrer  dans  cette 
«  société,  si,  avec  la  grâce  de  Dieu,  le  Pape  l'approuve  ;  en  souvenir  de  cette 
«  même  détermination  que  je  reconnais  être  un  bienfait  de  Dieu,  je  m'approche 
«  quoique  très  indigne  de  la  très  sainte  Communion.  Le  15  avril  1539.  »  Suivent 
les  signatures  : R.  Cacrès,  Jean  Codure,  Laynez,  Salmeron,  Bobadilla,  Paschasius 
Broèt,  François,  Pierre  Le  Fevre,  Ignace,  Simon  Rodriguh,  Claude  Le  Jay.  Cf. 
Acta  Sanctorum,  Jul.,  tom.  vu,  page  475,  n°  288  ;  Carias  de  san  Ignacio,  tom.  1, 
append.  11,  page  423.  Ce  R.  Cacrès  (abréviation  pour  Caceres),  dont  on  con- 
servait une  lettre  écrite  à  saint  Ignace  de  Paris,  le  ufévrier  1541,  n'est  autre,  ce 
semble,  que  l'un  des  trois  premiers  compagnons  de  saint  Ignace,  à  Alcala,  Jacques 
Cacerès  de  Ségovie,  qui  témoigna  à  Paris  en  faveur  d'Ignace,  et  qui,  après 
l'avoir  quitté  une  première  fois,  se  joignit  à  lui,  à  Rome,  pour  l'abandonner  de 
nouveau  et  aller  courir  le  monde.  Dans  un  écrit  inédit,  sur  les  apostats  de  la 
Compagnie,  le  P.  Ribadeneira  nous  a  laissé  son  histoire. 

13.  (Page  255.)  —  Pour  que  l'obstination  d'un  seul  ne  pût  faire  écarter  une 
conclusion  admise  par  tous  les  autres,  on  décida,  à  la  suite  de  cette  résistance 
du  P.  Bobadilla,  qu'en  pareil  cas  l'opinion  d'un  seul  serait  considérée  comme 
nulle.  Cf.  Acta  Sanctorum,  Jul.,  tom.  vu,  page  476,  n°  290. 

14.  (Page  255.)  —  Les  profès  des  quatre  vœux  et  ceux  des  trois  vœux  font 
le  vœu  spécial  d'instruire  les  enfants  dans  la  mesure  où  l'obéissance  le  leur 
demandera.  Mais  ce  vœu  n'impose  pas  une  obligation  différente  de  celle  de  se 
livrer  aux  autres  œuvres  de  zèle,  comme  sont  les  confessions  et  les  prédications. 
Cf.  Instit.  constit.,  P.  v,  c.  3,  §  3,  Decl.  B.  Les  Recteurs,  dans  l'année  de  leur 
entrée  en  charge,  doivent  enseigner  le  catéchisme,  pendant  40  jours  :  Rector 
ipse  légère  aut  docere  christianam  doctrinam,  quadraginta  dies}  débet  ;  P.  iv,  c.  10, 
§  10  :  Les  profès  des  quatre  vœux,  les  profès  des  trois  vœux,  et  les  coadjuteurs 
formés  sont  tenus  aussi  à  cet  enseignement,  pendant  40  jours,  dans  l'année  qui 
suit  leur  profession  et  leurs  derniers  vœux  :  Quivis  Professus  quatuor  vel  tnum 
votorum  post  éditant  professionem,  quivis  etiam  coadjutor  spiritualis formatus  ppst 
sua  vota,  intra  annum  per  quadraginta  dies,  continuos,  vel  interpolatos  doctrinam 
christianam  pueros  atque  rudes  personas  docere  teneaiur.  Congreg.  ri,  can.  20. 
Les  Régents,  dans  les  classes,  doivent  faire  réciter  et  expliquer  le  catéchisme 
le  vendredi  ou  le  samedi  soir,  pendant  la  dernière  demi-heure  de  la  classe. 
Cf.  Ratio  stud.  reg.  comm.,  n°  4,  5.  Enfin  ce  ministère  important  dans  la  Com- 
pagnie est  recommandé  à  tous  les  religieux  sans  exception  :  Prœterea  vero  hoc 
tam  sanctum  exercitium  visum  est  admodum  R.  P.  Generali  commendandum, 
ne  ullo  unquam  tempore  illius  oblivïo  in  nostros  animos  irrepat,  cum  illud  in 
votorum  nostrorum  formula  complectamur.  Duret  itaque  idem  R.  P.  Generalis, 
ut  nos  tris  frequeniius,  quem  admodum  ipsi  in  Domino  expedire  visum  fuent,  in 
hoc pio  opère  exerceantur.  »  Decr.  58,  can.  21,  congreg.  1. 

15.  (Page  255.)  —  «  Révérend  Don  Ignace.  —  Hier,  j'ai  reçu  par  votre 
«  espagnol,  M.  Antoine,  toute  la  suite  des  chapitres,  avec  un  billet  du  R.  Maître 
«  du  sacré  Palais.  Aujourd'hui,  je  suis  allé  avec  N.  trouver  Sa  Sainteté,  et, 
«  après  lui  avoir  adressé  ma  supplique  de  vive  voix,  je  lui  ai  lu  les  cinq  chapitres 
«  en  entier.  Sa  Béatitude  en  a  été  très  satisfaite  et  les  a  bénignement  approuvés 
<L  et  confirmés.  Vendredi,  nous  irons,   à  Rome,  avec  Sa  Béatitude  et  avec  le 


408  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 


«  Révérendissime  Guinucci  ;  on  s'occupera  de  rédiger  le  Bref  ou  la  Bulle. 
«  Je  me  recommande  à  vos  prières.  Saluez  M.  Lattanzio.  Portez-vous  bien  dans 
«  le  Seigneur.  De  Tivoli,  le  3  septembre  1539.  » 

«  Votre  très  affectionné  G.  card.  Contarini.  »  Cf.  Cartas  de  san  Ignacio,  tom.  1 
append.  11,  page  433. 

16.  (Page  257.)  —  Après  sa  profession,  Le  Jay  fut  envoyé  à  Faenza  et  à 
Brescia  où,  par  ses  prédications  et  la  fréquentation  des  sacrements,  il  contribua 
grandement  à  la  réforme  des  mœurs.Delà,  sur  l'ordre  de  Paul  III,  il  se  rendit  à 
Ratisbonne  avec  Bobadilla,  pour  combattre  les  progrès  incessants  de  l'hérésie. 
Reçu  avec  défiance  par  les  faux  catholiques  et  par  le  clergé,  il  sut  bientôt  dans 
ses  relations  particulières,  par  les  Exercices  qu'il  persuada  à  plusieurs  de  suivre, 
par  ses  conférences  publiques  sur  l'Épître  aux  Galates,  se  concilier  l'estime  et 
les  sympathies  de  la  haute  classe  qu'il  s'attachait  surtout  à  ramener  dans  la  bonne 
voie.  Ses  succès  furent  si  marqués  qu'après  une  année  de  séjour  à  Ratisbonne, 
les  hérétiques  complotèrent  de  le  jeter  dans  les  eaux  du  Danube.  On  l'en  pré- 
vint, et  il  répondit  :  //  m1  est  indifférent  d'aller  au  ciel  par  eau  ou  par  voie  de 
terre.  Il  assista  à  la  diète  de  Spire  et  de  Worms,  et  s'opposa  énergiquement  à 
la  convocation  d'un  concile  provincial  en  dehors  de  l'autorité  du  Souverain- 
Pontife.  Envoyé  au  concile  de  Trente  comme  représentant  de  l'évêque  d'Augs- 
bourg,  il  y  attira  par  sa  vertu  et  sa  science  les  regards,  au  point  que  Ferdinand 
insista  vivement  auprès  de  lui  et  du  Saint-Père,  pour  qu'il  fût  nommé  évêquede 
Trieste.  Il  revint  à  Ingolstadt  où  il  succéda  au  célèbre  docteur  écossais  Jean 
Eckius.  Avec  lui  enseignaient,  dans  l'Université,  le  B.  Le  Fèvre  et  le  B.  Canisius. 
Le  roi  Ferdinand  demanda  à  saint  Ignace  de  fonder  un  collège,  à  Vienne,  et 
d'y  envoyer  Le  Jay,  avec  une  douzaine  d'autres  Pères.  A  Vienne,  Le  Jay  s'a- 
donna, comme  à  Ratisbonne  et  à  Ingolstadt,  à  tous  les  ministères  du  zèle,prédi- 
cations,  retraites,  conférences  sur  l'Épître  aux  Romains,  enseignement  de  la 
jeunesse  catholique  que  le  roi  Ferdinand  appelait  de  tous  les  points  du  royaume. 
Il  mourut  au  milieu  de  ces  apostoliques  travaux,  le  6  août  1532.  Cf.  Simon 
Rodriguès,  De  orig.  et  prog.  Soc,  pag.  30  ;  Ribadeneira,  lib.  iv,  5  ;  Hist.  Soc, 
p.  1,  lib.  i-xii,  passim  ;  Rho,  Var.  virt.,  pag.  865  ;  Nadasi,  Ann.  dier.  rnem., 
6  août;  Tanner,  Aposl.  imil.,  pag.  41  ;  Alcazar,  Chron.  Hist.,  p.  1,  p.  xlix, 
lxxxx;  Drews,  Fast.  Soc  Jes.,  pag.  301  ;  Patrign.,  tom.  III,  6  août,  pag.   60. 

17.  (Page  257.)  —  A  Sienne,  pour  attirer  la  jeunesse  des  écoles,  un  des 
Pères  entreprit  de  commenter  publiquement  une  lettre  de  saint  Paul.  La  nou- 
veauté de  ce  genre  de  prédication  attira  les  étudiants  en  nombre,  et  bientôt  on 
les  vit  se  confesser  et  communier  fréquemment,  visiter  les  malades  dans  les 
hôpitaux  et  travailler  à  ramener  les  pécheurs  avec  un  zèle  et  une  ardeur  qui 
faisaient  l'admiration  des  habitants  de  Sienne.  Pour  agir  plus  efficacement  sur 
cette  jeunesse,  on  loua,  hors  de  la  ville,  une  maison  retirée  où  se  réunirent  des 
étudiants.  Un  Père  allait,  tous  les  jours,  leur  donner  les  Exercices.  Le  bruit  se 
répandit  que  d'étranges  mystères  se  passaient  dans  cet  asile.  Une  foule  ameu- 
tée se  porta  vers  cette  première  maison  à? Exercices,  pour  délivrer  les  captifs  et 
renverser  la  maison.  Mais  prévenu  à  temps,  l'un  des  Pères  la  fit  évacuer.  La 
foule  furieuse,  ne  trouvant  personne,  rentra  tranquille  dans  la  cité  et  ne  songea 
plus  aux  retraitants  qui  continuèrent  à  suivre  en  paix  les  Exercices.  Cf.  Simon 
Rodriguès,  De  orig,  et  prog.  Soc  comment.,  pag.  78. 


NOTES.  —  LIVRE  TROISIÈME.  409 


18.  (Page  258).  —  Saint  François  Xavier,  avant  de  partir  pour  les  Indes, 
écrivait  de  Lisbonne  aux  PP.  Le  Jay  et  Laynez  :  «  Le  nombre  des  messes  que 
«  nous  avons  déjà  célébrées  pour  le  cardinal  Guidiccioni  s'élève  à  deux  cent 
«  cinquante,  depuis  notre  départ  de  Rome  jusqu'à  ce  jour  :  que  Dieu  Notre- 
«  Seigneur  nous  accorde  la  grâce  d'acquitter  le  surplus,  dans  les  Indes  !  En  vé- 
«  rite,  lorsque  je  considère  en  mon  âme  avec  quel  fruit  et  avec  quelle  joie 
«  spirituelle  j'ai  offert  jusqu'à  ce  jour  le  Saint-Sacrifice  pour  ce  très  révérend 
«  prince  de  l'Église,  je  me  sens  encore  plus  encouragé  à  le  recommander  tou- 
«  jours  à  Dieu  Notre-Seigneur,  pendant  le  reste  de  ma  vie,  aussi  souvent  que 
«  j'aurai  le  bonheur  de  célébrer  les  saints  Mystères.  »  Cf.  Pages,  Lettres  de  saint 
François  Xavier,  tom.  1,  liv.  1,  lett.  9.  —  Cf.  Insiit.  litt.  apost.  Regimini  militan- 
tis,  27  déc.  1540,  page  1  ;  Injunctum  nobis,  14  mart.  1543,  pag.  5. 

19.  (Page  258.)  —  Cf.  Cartas  de  san  Ignacio,  t.  xxm. 

20.  (Page  260.)  —  Cf.  Patrign.,  tom.  iv,  27  décembre,  pag.  180. 

21.  (Page  260.)  —  La  Sœur  Angèle  Panigarola  mourut  à  Milan,  dans  le 
monastère  de  Sainte-Marthe  de  la  règle  de  Saint-Augustin,  en  1525.  «  Elle  ap- 
«  pelait  de  tous  ses  vœux  le  temps  où  la  discipline  ecclésiastique  serait  réformée. 
«  A  cette  œuvre  devaient  concourir  des  prêtres  qui  s'emploieraient,  par  leurs 
«  prédications  surtout,  à  la  conversion  de  tous  les  peuples  comme  de  nouveaux 
«  apôtres  et  porteraient  le  nom  de  Société  de  Jésus.  »  Cf.  Elogia  Societatis 
Jesu...  S.  Christophoro  Gomez,  class.  vu,  n°  85,  pag.  235. 

22.  (Page  260.) —  Nous  avons  cité  (pag.  247)  plusieurs  passages  des  écrits 
de  sainte  Thérèse  qui  témoignent  abondamment  de  son  estime  pour  la  Com- 
pagnie de  Jésus.  Nous  rapporterons  ici  deux  visions  consignées  dans  sa  vie. 
«  Me  trouvant  à  l'église  d'un  collège  de  la  Compagnie  de  Jésus,  je  vis  deux  fois 
«  un  dais  riche  sur  la  tête  des  religieux  de  ce  collège,quand  ils  recevaient  la  com- 
«  munion  ;  je  cessais  de  le  voir,  lorsque  les  autres  personnes  communiaient.  » 
Cf.  Bouix,  Vie  de  sainte  Thérèse,  chap.  xxxix.  — «  J'étais  profondément  recueillie 
«  dans  l'oraison,  y  goûtant  beaucoup  de  douceur  et  un  calme  très  pur,  lorsque  je 
«  me  trouvai  tout  à  coup  environnée  d'anges  et  fort  proche  de  Dieu.  Je  me  mis 
«  à  prier  de  toute  mon  âme  pour  les  besoins  de  l'Église  ;  sa  divine  Majesté  me 
«  fit  voir  alors  les  grands  services  que  devait  rendre  un  certain  Ordre  dans  les 
«  derniers  temps,  et  le  mâle  courage  avec  lequel  les  religieux  de  cet  Ordre  de- 
«  vaient  défendre  la  foi.  »  Ibid.,  chap.  xl.  Dans  sa  vie  de  sainte  Thérèse,  le 
P.  Ribera,  confesseur  de  la  Sainte,  atteste  qu'il  s'agissait  là  de  la  Compagnie  de 
Jésus.  Cf.  Ribera,  lib.  iv,  c.  5.  Au  reste  l'autographe  de  sainte  Thérèse  et  les 
copies  qu'on  en  avait  faites  portent  le  nom  même  de  la  Compagnie.  Cf.  Christ. 
Gomez,  Elogia  Societatis  Jesu,  class.  vu,  n°  89,  pag.  242. 

23.  (Page  261.) —  Durant  un  ravissement,  elle  dit  encore  ces  paroles:  «  Notre 
«  Pélican  (Nom  dont  elle  se  servait,  dans  les  extases,  pour  désigner  la  Mère 
«  Prieure)  peut  se  réjouir  de  vivre  en  un  temps,  si  vivement  désiré  pour  voir  se 
«  répandre  dans  notre  Ordre  les  prémices  de  l'esprit  de  saint  Ignace.  »  La  prin- 
cesse Marie,  fiancée  à  Henri  IV,  roi  de  France,  vint  la  voir  pour  se  recom- 
mander à  ses  prières  et  lui  demander  en  particulier  d'obtenir  de  Dieu  pour  elle 
un  héritier  du  trône.  Volontiers  j'adresserai  à  Dieu  cette  prière,   lui  répondit 


410  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 


Marie-Madeleine,  mais  à  trois  conditions,  à  savoir  :  que  vous  obtiendrez  du  roi 
le  retour  en  France  des  Pères  de  la  Compagnie  de  Jésus,  que  vous  vous  effor- 
cerez d'extirper  l'hérésie  du  royaume  de  France,  et  que  vous  témoignerez  aux 
pauvres  une  charitable  affection.  Cf.  Acta  Sanctorum,  Jul.,  tom.  vu,  pag.  861, 
n°  438;  Christ.  Gomez,  Elogia  Societ.,  p.  i,  class.  vu,  n°  90,  pag.  244. 

24.  (Page  261.)  —  Dans  ses  commentaires  sur  l'Écriture  sainte,  l'abbé  Joa- 
chim,  de  l'Ordre  de  Saint-Benoît,  qui  vivait  en  1200,  parle  longuement  d'une 
société  de  clercs,  d'hommes  apostoliques  signalés  par  leur  science,  leurs  vertus, 
leur  zèle  qui  apparaîtront,  sur  la  fin  de  la  seconde  et  au  commencement  de  la 
troisième  époque  de  la  vie  de  l'Église  et  dans  son  sixième  et  dernier  âge.  Le 
portrait  qu'il  trace  de  cet  Ordre  nouveau,  particulièrement  signalé  par  Jésus 
(Quem  designabit  Jésus ),  spécialement  soumis  à  l'autorité  du  Souverain-Pontife 
(Ad  obedientiam  summi  Pontifias  dirigetur),  voué  à  la  conversion  des  peuples 
infidèles  ( Mittetur  per  obedientia?n  ex  arca  Ecclesiœ,  et  summi  Pontifias  JVoe), 
qui  remplira  gratuitement  les  ministères  évangéliques,  qui  sera  maudit  et  persé- 
cuté (  Prœdicabunt  sine  stipendio  aipiditatis  ;  tamen  maledicentur),  entretiendra 
des  collèges  ( Accubabunt  in  çuietis  collegiis),  etc.,  a  paru  désigner,  par  des  res- 
semblances frappantes,  la  Compagnie  de  Jésus.  L'époque  même  de  l'apparition 
de  cet  Ordre  nouveau  est  clairement  marquée  par  le  commentateur  bénédictin. 
Cette  Société  surgira,quand  se  fonderont  en  Espagne  des  Ordres  religieux  laïques 
( De saint  Jean  de  Dieu  et  d'Antoine  Martin),  pour  soigner  les  pauvres  dans  les 
hôpitaux,  et  quand  la  France  sera  ravagée  par  les  hérésies.  Cf.  Christ.  Gomez, 
Elogia  SocielatisJesu,\x  1,  class.  vu,  n°  1,  pag.  149. 

25.  (Page  262.)  —  «  Trois  choses,  dit  le  Saint,  doivent  être  l'objet  de  nos 
«  particulières  et  constantes  méditations.  i°  Jésus-Christ  crucifié  et  incarné  ; 
«  20  l'état  des  apôtres  et  des  anciens  frères  de  notre  Ordre,  dans  le  désir  de 
«  les  imiter  ;  30  l'état  d'hommes  évangéliques  à  venir;  et  ceci  est  à  méditer 
«  nuit  et  jour.  C'est-à-dire  l'état  d'hommes  très  pauvres,  très  simples,  doux, 
«  humbles  et  modestes,  unis  par  les  liens  d'une  ardente  charité,  ne  pensant  qu'à 
«  Jésus-Christ  et  à  Jésus-Christ  crucifié,  ne  parlant  que  de  lui,  ne  goûtant 
«  que  lui  ;  sans  souci  des  choses  de  ce  monde,  s'oubliant  eux-mêmes,  ils  con- 
«  templent  l'éternelle  gloire  de  Dieu  et  des  bienheureux,  et,  embrasés  du  désir 
«  de  la  posséder,  ils  s'écrient  avec  saint  Paul  :  Cupio  dissolvi  et  esse  cum  Christo. 
«  Ils  courent  vers  les  innombrables  et  précieux  trésors  des  richesses  célestes, 
«  vers  les  ruisseaux  où  coule  un  miel  d'une  incomparable  douceur  et  d'une  sua- 
«  vite  pénétrante.Dans  votre  imagination  vous  devez  vous  les  figurer  inondés  de 
«  grâces,  débordants  de  joie  et  chantant,  dans  les  tressaillements  du  bonheur  \ 
«  le  cantique  des  anges,  et  ces  pensées  vous  inspireront  un  saint  et  impatient 
«  désir  de  leur  venue.  »  Dans  l'éloge  qu'il  fait  de  saint  Ignace  et  de  la  Compa- 
gnie de  Jésus,  un  écrivain  non  moins  grave  que  docte,  M.  Gravina,  applique 
cette  prophétie  à  la  Société  de  Jésus.  Cf.  Simon  Rodriguès,  De  orig.  et  prog. 
Soc.  comment,  pag.  74  ;  Orland.  Hist.  Soc,  P.  P.  1,  lib.  il,  n°  56;  Acta 
Sanctorum,  Jul.,  tom.  vu,  pag.  486,  n°  34g  ;  Christ.  Gomez, 

Elogia  Soc.Jes.,  p.  1,  class.  vu,  n°  52,  pag.  204. 

26.  (Page  262.)  —  Rom.,  xn,  16. 

27.  (Page  266.)  —  Voici  le  vote  de  saint  Ignace  en  entier  : 

<i  IHS.  Me  ipsum  excludendo,  do  suffragium  meum  in  Domino  nostro,  ut  sit 


NOTES.  —  LIVRE  TROISIEME.  411 

«  Prselatus,  illi,  qui  habebit  plura  suffragia,  ut  sit.  Dedi  indeterminate,  boni  con- 
«  sulendo  :  si  tamen  Societati  aliud  videbitur,  aut  melius  esse  judicaverit,  et  ad 
«  majorem  gloriam  Dei  Domini  nostri  ;  paratus  sum  illum  designare.  Actum 
«  Romse,  V  Aprilis  MDXLI.  Inigo.»  Cf.  Acta  Sanctorum,  Jul.,tom.  vu,  page  488, 
n°  355- 

28.  (Page  267.)  —  Le  confesseur  de  saint  Tgnace  est  appelé  tantôt  Théodose 
et  tantôt  Théophile.  Ribadeneira,  dans  une  des  trois  vies  de  saint  Ignace  qu'il  a 
composées,  ne  le  nomme  pas  ;  il  l'appelle  Théophile  dans  les  deux  autres;  mais, 
dans  la  seconde  édition  de  sa  vie  écrite  en  latin,  il  l'appelle  du  nom  qu'on  lui 
donne  dans  les  procès  de  Béatification,  du  nom  de  Théodose. 

29.  (Page  268.)  —  La  profession  solennelle  des  Pères  eut  lieu,  le  22  avril 
1541,  jour  de  la  fête  des  saints  Soter  et  Caius,  papes  et  martyrs.  Trois  jours 
auparavant,  saint  Ignace  avait  fini  par  accepter  le  gouvernement  de  toute  la 
Compagnie.  C'est  ce  qui  explique  pourquoi  Ribadeneira  dit  que  le  Saint  com- 
mença à  exercer  la  charge  de  Général,  le  22  avril,  tandis  qu'Orlandini  a  préféré 
la  date  du  19.  Le  saint  Fondateur  fit  sa  profession  en  ces  termes  :  «  Ego  sub- 
«  scriptus  promitto  omnipotenti  Deo,  et  summo  Pontifici  ejus  in  terris  Vicario, 
«  coram  ejus  Virgine  Matre,  et  tota  cœlesti  curia,  ac  in  prsesentia  Societatis, 
«  perpetuam  paupertatem,  castitatem  et  obedientiam,  juxta  formam  vivendi  in 
«  Bulla  Societatis  Domini  nostri  Jesu,  et  in  ejus  constitutionibus  declaratis  seu 
«  declarandis  contentam.  Insuper,  promitto  specialem  obedientiam  summo  Pon- 
«  tifici  circa  missiones  in  Bulla  contentas.  Rursus,  promitto  me  curaturum  ut 
«  pueri  erudiantur  in  rudimentis  fidei,  juxta  eamdem  Bullam  et  constitutiones. 
«  Actum  Romae,  die  Veneris,  vigesima  secunda  die  Aprilis  MDXLI,  in  sedibus 
«  S.  Pauli  extra  muros.  Ignatius  de  Loyola.  )>  Cf.  Acta  Sanctorum,  Jul.,  tom.  vu, 
page  490,  n°  366,  367. 

30.  (Page  268.)  —  Voici  la  formule  que  lurent  les  cinq  autres  Pères,  avant 
de  recevoir*la  communion  des  mains  de  saint  Ignace  :  «  Ego  N.  promitto  omni- 
«  potenti  Deo,  coram  ejus  Virgine  Matre,  et  tota  cœlesti  curia,  ac  in  prœsentia 
«  Societatis,  et  tibi,  Révérende  Pater,  locum  Dei  tenenti,  perpetuam  castitatem 
<L  et  obedientiam,  juxta  formam  vivendi  in  Bulla  Societatis  Domini  Jesu,  et  in 
«  ejus  constitutionibus  declaratis  seu  declarandis  contentam.  Insuper,  promitto 
«  specialem  obedientiam  Summo  Pontifici  circa  Missiones  in  Bulla  contentas. 
«  Rursus,  promitto  me  obediturum  circa  eruditionem  puerorum  in  rudimentis 
«  fidei  juxta  eamdem  Bullam.  »  Le  9  juillet  1541,  le  P.  Le  Fèvre  faisait  sa 
profession  à  Ratisbonne  et  se  servait  d'une  autre  formule  identique  pour  le  fond, 
mais  quelque  peu  différente  pour  la  forme.  Cf.  Bouix,  Mémorial  du  B.  Pierre 
Le  Fèvre,  page  28.  La  formule,  définitivement  adoptée  pour  tous,  ne  diffère  de 
la  formule  ci-dessus  que  par  quelques  mots  explicatifs,  ajoutés  au  premier  texte. 

31.  (Page  269.)  —  Le  P.  Jean-Baptiste  Viola  entra  dans  la  Compagnie  vers 
l'année  1539,  époque  où  les  Pères  Elpide  Ugoletti  et  Paul  Achille,  originaires 
de  Parme  comme  lui,  furent  admis  et  envoyés  par  saint  Ignace,  à  Paris.  Il  fit 
ses  vœux  de  profès,  le  6  septembre  1550,  dans  l'église  de  Saint-Germain,  entre 
les  mains  de  l'Abbé.  Il  naquit  en  1525  et  mourut  en  1589.  A  Paris,  il 
devint  préfet  du  collège  des  Lombards  et  fut  chargé  par  saint  Ignace,  de 
diriger  les  jeunes  religieux  qui  habitaient  le  collège,  confondus  avec  d'autrçs. 


412  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE   LOYOLA. 


étudiants  qui  ne  faisaient  pas  partie  de  la  Compagnie.  Ils  étaient  au  nombre  de 
14,  pour  la  plupart  belges  ou  français.  Parmi  eux,  se  trouvaient  Jean  Pelletier, 
plus  tard  premier  recteur  du  Collège  Romain  et  fondateur  des  collèges  de  Tou- 
louse et  de  Rodez,  et  le  P.  Éverard  Mercurian,  du  Luxembourg,  qui  fut  élu 
Général  de  la  Compagnie,  à  la  mort  de  saint  François  de  Borgia.  Envoyé  à 
Billom  par  le  P.  Laynez  pour  fonder  le  collège,  il  fut  bientôt  appelé  à  Rome,  à 
cause  de  sa  mauvaise  santé.  Il  confia  la  poursuite  de  sa  mission  au  P.  Boillet, 
venu  de  Bordeaux  pour  le  remplacer.  Peu  après  son  arrivée  à  Rome,  saint  Ignace 
le  nomma  commissaire  de  la  Province  d'Italie.  Le  P.  Viola  fut  un  des  quatre 
profès  qui  soutinrent  dans  la  première  congrégation  générale,  les  idées  du  P. 
Nicolas  Bobadilla  contre  la  perpétuité  de  la  charge  de  Général.  Il  quitta  Rome 
pour  se  rendre  à  Ravenne,  revint  pour  prendre  part  aux  délibérations  de  la 
Congrégation  et  retourna  ensuite  à  Billom  pour  hâter  la  construction  du  collège. 
Cf.  Oliv.  Manare,  De  reb.  Soc.  comment.,  cap.  1,  §  39  ;  vu,  §  6,  8,  14,  30  ;  Hist. 
Soc,  P.  1,  lib.  11,  n°  78  ;  v,  n°  42  ,  vin,  n°  41  ;  x,  n°  107  ;  xn,  n°  20  ;  xm,  n°  17  ; 
P.  11,  lib.  1,  n°  74,  87  ;  11,  n°  54  ;  m,  n°  65. 

32.  (Page  269.)  —  Codure  se  réunit  aux  compagnons  de  saint  Ignace,  après 
le  départ  de  ce  dernier  pour  l'Espagne.  Il  suivit  les  Exercices  spirituels,  sous  la 
direction  du  P.  Le  Fèvre,  avec  tant  de  ferveur,  qu'il  demeura  trois  jours  entiers, 
durant  la  première  semaine,  sans  prendre  aucune  nourriture.  Après  avoir  con- 
sacré à  Venise  quelques  mois  à  soigner  les  malades  dans  les  hôpitaux,  il  fut 
envoyé  à  Padoue  avec  Jacques  Hozès,  et  eut  ainsi  que  lui  la  gloire  de  souffrir  la 
prison  pour  Jésus-Christ.  Saint  Ignace  le  prit,  à  Rome,  pour  son  auxiliaire 
dans  le  soin  de  donner  les  Exercices,  celui  de  tous  les  ministères  auquel  il  atta- 
chait le  plus  de  prix.  Parmi  les  âmes  que  le  P.  Codure  conduisit  à  une  haute 
perfection,  nous  signalerons  une  insigne  bienfaitrice  de  la  Compagnie,  Margue- 
rite d'Autriche,  fille  de  l'empereur  Charles-Quint.  Le  P.  Codure  mourut  le  29 
août  1541.  Cf.  Hist.  Soc,  P.  1,  lib.  1,  n°  101,  lib.  11,  n°  74;  lib.  m,  n°8i  ; 
Tanner,  Apost.  imit.,  page  29  ;  Drews,  East.  Soc,  page  240  ;  Alcazar,  Chronico 
Hist.,  tom.  1,  page  lxxxiv  ;  Patrign.,  tom.  m,  29  août,  page  235. 

33.  (Page  270.)  —  «  Quo  vero  ad  reliqua,  quae  in  controversiam  vocata 
«  erant,  sic  statuimus  :  Nomen  Societatis  Jesu,  quo  laudabilis  hic  Ordo,  nas- 
«  cens,  a  Sede  Apostolica  nominatus  est  et  hactenus  insignitus,  perpetuis  futuris 
«  temporibusretinendum  esse.  »  —  Cf.  Instit.  Litterœ  apostoîic  Ed.  Florentine, 
page  116.  —  Ignace  était  certain  que  l'auguste  nom  de  Jésus  ne  serait 
jamais  enlevé  à  la  Compagnie  :  Si  Von  ne  veut  pas,  dit-il  un  jour,  que  nous  nous 
appelions  la  Compagnie  de  Jésus,  nous  deviendrons  la  Congrégation  de  Jésus, 
la  Religion  de  Jésus,  V  Ordre  de  Jésus;  mais  je  crois  que  le  nom  de  Jésus  ne 
nous  sera  jamais  enlevé:  «  Si  no  se  dijesse  Compania  de  Jésus,  se  podria 
«  dezir  Congregacion  de  Jésus,  o  Religion  de  Jésus,  o  Orden  de  Jésus  :  mas  el 
«  nombre  de  Jésus  no  creo  que  se  quitara  :  dando  a  entender  claramente,  que  el 
«  nombre  de  Jésus  avia  sido  dado  del  mismo  Jésus.»  C'était  indiquer  que  Jésus 
lui-même  avait  donné  son  saint  Nom  à  Ignace  et  à  ses  enfants.  Cf.  Acta  San- 
clorum,  Jul.,  tom.  vu,  page  484,  n°  334,  335.  Quatre-vingt-un  ans  auparavant,  le 
Nom  de  Jésus  avait  été  donné  à  une  Société  fondée  par  Guillaume  de  Torreta, 
comme  on  le  voit  par  une  lettre  de  Pie  II,  écrite  à  Charles  VII,  roi  de  France, 
en  1459. 


NOTES.  —  LIVRE  TROISIEME.  413 

Sixte-Quint  avait  imposé  au  P.  Claude  Aquaviva  de  rédiger  un  décret  qui 
enlevait  à  la  Compagnie  le  nom  de  Jésus.  Aquaviva  obéit,  et  le  décret  fatal  était 
entre  les  mains  du  Pontife.  L'oubli  peut-être  ou  plutôt  une  force  invincible  em- 
pêcha sa  publication,  et  Sixte-Quint  mourut,  sans  avoir  réalisé  son  dessein.  Cf. 
Hist.  Soc,  P.  v,  lib.  x,  n°  35. 

34.  (Page  272.)  —  Quœ  sine  dubio  Societas,  cum  Christo  Ecclesia  sit,  qui 
litulum  illum  sibi  arrogant,  ht  videant,  an,  hccteticorum  more,  pênes  se  Ecclesiam 
existere  mentiantur.  Cf.  Cano,  De  loc.  iheol.,  lib.  iv,  c.  2. 

35.  (Page  272.)  —  Au  début,  les  Pères  de  la  Compagnie  reçurent  divers 
noms.  On  les  appela  Inigistas,  du  nom  espagnol  de  leur  fondateur  Inigo  ; 
Prêtres  réformés,  Théatins,  Apôtres  ;  mais  bientôt  le  nom  de  Jésuites  prévalut  et 
leur  est  resté.  Cf.  Orland.,  Hist.  Soc,  liv.  xv,  n°  10  ;  liv.  m,  n°4o  ;  liv.  1,  n°  122  ; 
Ribad.,    Vida,  lib.  c.  7. 

36.  (Page  273.)  —  Cf.  Cartas  de  san  Ignacio,  tom.  vi,  Append.,  page  415. 

37.  (Page  276.)  —  Cf.  Cartas  de  san  Ignacio,  tom.  11,  Append.  11,  pag.    476. 

38.  (Page  278.)  —  Cf.  Relect.  in  cap.  Ita  quorumdam.  De  Judseis.  recognita  et 
impressa.    Romae,  1580.  Acta  Sanctoru?n,  Jul.,  tom,  vu,  pag.  473,^276,  277. 

39.  (Page  279.)  —  Cf.  Hist.  Soc,  P.  lib.  xiv,  n°  74.  — «  Saint  Ignace,  dit 
«  le  P.  Gonçalvès,  avait  souvent  des  visions  au  saint  sacrifice  de  la  messe,  surtout 
«  au  temps  où  il  s'occupait  de  rédiger  les  Constitutions.il  prenait  note,  tous  les 
«  jours,  de  tout  ce  qui  se  passait  dans  son  âme. Un  jour,  il  me  montra  un  cahier, 
((  assez  considérable  et  m'en  lut  de  nombreux  passages.  C'étaient  en  grande 
«  partie  des  visions  confirmant  certains  points  des  Constitutions  :  visions  de 
«  Dieu  le  Père,  des  trois  Personnes  de  la  sainte  Trinité,  de  la  bienheureuse 
«  Marie,  tantôt  dans  l'attitude  de  la  prière  pour  lui  obtenir  les  lumières  néces- 
«  saires,tantôt  approuvant  ce  qu'il  avait  écrit.  Je  remarquai  deux  points  surtout 
«  sur  lesquels  il  ne  prit  une  détermination  qu'après  avoir  offert, pendant  quarante 
«  jours  de  suite,  le  saint  Sacrifice  de  la  messe  et  versé  d'abondantes  larmes.  Il 
«  s'agissait  de  décider,  si  les  églises  de  la  Société  seraient  pourvues  de  rentes. 
«  J'aurais  désiré  lire  toutes  les  notes  concernant  les  Constitutions,  et  je  le  priai 
«  de  me  les  prêter  pour  quelques  instants,  mais  il  ne  le  voulut  pas.»  Cf.  Acta 
Sanctorum,  Jul.,  tom.  vu,  pag.  665,  n°  100,  pag.  502,  n°  430.  —  Appendice  v, 
au  tom.  11. 

40.  (Page  280.)  —  Assistant  un  jour  à  la  messe  du  saint  Fondateur,  le  P. 
Lanoy  aperçut,  au-dessus  de  sa  tête,  après  le  mémento,  une  grande  flamme.  Dans 
la  première  surprise,  il  crut  à  un  danger  pour  saint  Ignace,  et  il  s'élança  pour 
aller  éteindre  le  feu;  mais  reconnaissant  que  le  Saint  était  en  extase  et  inondé  de 
larmes,  il  retourna  à  sa  place.  Cf.  Acta  Sanctorum,  Jul.,  tom.  vu,  pag.  538,  n°  617. 

41.  (Page  281.)  —  «  Parmi  les  fruits  de  bénédiction  que  je  dois,  en  cette 
«  vie,  à  la  bonté  divine,  et  qui  se  renouvellent  tous  les  jours,  le  plus  grand  à  mes 
«  yeux  est  l'approbation  et  la  confirmation  de  notre  Institut  par  le  Souverain- 
«  Pontife.  Je  rends  à  Dieu  d'infinies  actions  de  grâces  de  ce  qu'il  a  daigné  con- 
«  sacrer  et  perpétuer  à  jamais,  par  l'entremise  de  son  vicaire  sur  la  terre,  la  règle 
«  de  religion  qu'il  avait  révélée  lui-même  à  son  serviteur  notre  Père  Ignace.  » 
Cochin,  le  15  janv.  1544.  Cf.  Pages,  Lettres  de  saint  François  Xavier,  tom.  1, 
liv.  11,  lett.  5. 


414  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

42.  (Page  282.)  —  «  Visum  nobis  est  in  Domino  has  declarationes  et  anno- 
«  tationes  esse  adjiciendas  :  quœ  cura  non  minoris  sint  auctoritatis  quam  reli- 
«  quae  constitutiones,  magis  descendendo  ad  particularia,  eos  qui  reliquis 
«  prsesunt,  de  rébus  quibusdam  possint  edocere,  quas  brevitas  et  universalitas 
«  aliarum  minus  dilucidas  reddebant.»  Cf.  Instit.Constit.cum  Déclarât. prcemium; 
§  1,  pag.  20.  —  Cf.  Decis.  245,  n°  1 1. 

43.  (Page  283.) — «  Finis  hujus  Societatis  est,  non  solum  saluti  et  perfectioni 
«  propriarum  animarum,  cura  divina  gratia,  vacare  ;  sed  cum  eadem,  impense  in 
«  salutem  et  perfectionem  proximorum  incumbere.  »  Cf.  Institut. Exam.  gen., ci, 
§  2,  pag.  1. 

44.  (Page  284.)  —  «  Quin  potius  exoptando  majus  et  universalius  bonum 
«  Societatis,  quae  tota  ad  majorem  Dei  gloriam,  ac  universale  bonum,  et 
«  utilitatem  animarum  instituta  est.  »  Cf.    Instit. Part.,  m,  c.  1,  §  9,  pag,  2. 

45.  (Page  284.) —  <(  Cujus  prrecipuus  finis  catholicas  est  religionisdefensio  ac 
«  propagatio,  animarumque  in  christiana  vita  et  doctrina  profectus  ;  gratiœ 
«  quoque  ejus  vocationis  est  proprium,  diversa  orbis  terrarum  loca,  ex  Romani 
«  Pontificis  seu  Prrepositi  Generalis  ejusdem  Societatis  directione,  peragrare,  vi- 
«  tamque  in  quavis  mundi  parte  agere,  ubi  salvandarum  sua  opéra  animarum 
«  copiosior  proventus  ad  Uei  gloriam  speretur.  »  Cf.  Instit.  Litt.  apost.  consttt. 
Greg.,  xiii,  Ascendente  Domino,  §  3,  pag.  88. 

46.  (Page  284.)  —  Abneget  semetipsum  et  tollat  crucem  suavi.  Matth.,  xvi,  24. 
«  Souffrons,  j'y  consens,  que  d'autres  Ordres  religieux  nous  surpassent  en  jeûnes, 
«  en  veilles  et  autres  austérités  du  corps,  que  chacun  d'eux  pratique  saintement, 
«  selon  l'esprit  de  sa  règle  ;  mais,  pour  ce  qui  regarde  la  perfection  de  l'obéis- 
«  sance,  le  renoncement  entier  à  la  volonté  et  au  jugement  propre,  je  désire 
«  ardemment,  mes  très  chers  frères,  que  tous  ceux  qui  servent  le  Seigneur  notre 
«  Dieu  dans  cette  Compagnie  ne  le  cèdent  à  qui  que  ce  soit,  et  que  cette  vertu 
«  devienne  comme  la  marque  qui  distingue  les  vrais  et  légitimes  enfants  de  la 
«  Compagnie  de  ceux  qui  ne  le  sont  pas,  en  sorte  qu'ils  ne  considèrent  pas  la 
«  personne  même  à  laquelle  ils  obéissent,  mais  qu'ils  voient  en  elle  Jésus-Christ 
Notre-Seigneur,  en  considération  duquel  ils  obéissent.  »  Cf.  Cartas  dé  san 
Ignacio,  ccciv.  C'est  pour  maintenir,dans  toute  sa  pureté,  ce  caractère  propre  de 
sa  Compagnie  que  saint  Ignace  refusa, malgré  les  instances  de  Paul  iv,de  se  réunir 
avec  les  Théatins.  Cf.  Oliv.  Manare.  De  reb.Soc.  comment.,  cap.  vm,  §  9.  Il  opposa 
le  même  refus  aux  Barnabites  et  aux  Somasques.  Cf.  Cartas  de  san  Ignacio. 
C,  ci  ;  cclxxxvii,  dcxxii  ;  Acta  sanctorum.Jul.  tom.vn,  pag.  459,  n°  207-231. 

47.  (Page  285.)  —  «  Suas  ac  proximorum  animas  ad  finem  ultimum  conse- 
quendum,  ad  quem  creatre  fuerunt  juvare.  »  Cf.  Instit.  Constit.,  P.  iv,  Prsem., 
pag.  47- 

48.  (Page  285.)  —Cf.  Serm.,  27.  De  Verb.  Dom. 

49.  (Page  289.)  —  De  orig.  hœr.,  lib.  5,  cap.  3. 

50.  (Page  289.)  —  Epist.  219.  Petr.  Canisio. 

51.  (Page  289.)  — {{In patientia vestra possidebitis animas  vestras.»Luc.,xxi,  19. 

52.  (Page  289.)  —  In  Apol.  pro  Semin.  Angl. 

53.  (Page  290.)  —  «  Quam  profitebantur  fidem,  eam  ob    Papa;  metum,   ob 


NOTES.   —  LIVRE  TROISIEME.  415 

«  censuum,  redituum,  episcopatuum,  et  id  genus,  amorem  tuerentur.  Propterea 
«  visum  est  Domino  novos  homines  suscitare,  sine  re,  sine  sede,  sine  episcopa- 
«  tibus,  sine  abbatiis,  viles  in  oculis  sseculi  :  nil  timentes  nisi  Deum,  nil  sperantes 
«  nisi  a  Deo  ;  qui  mortem  pro  Christo  lucrum  putant  ;  occidi  possent,  vinci 
«  non  possent.  » 

54.  (Page  292.)  —  «  Artem,qua  id  corpus  tam  pulchre,tam  apte,  tam  excellen- 
«  ter  coagmentatum  est,  divinam  prorsus,  non  humanam  fuisse  ;  et  ejus  archi- 
«  tectum  Ignatium,  non  tam  peritia  labore  parta,  quam  luce  e  cœlo  impertita 
«  illud  coagmentasse.  » 

55.  (Page   292.)  —   Cf.   Instii.  Litt.  apost.  Qusecumque,    16  Juil.    1576, 

pag.  59- 

56.  (Page  292.)  —  Cf.  Instit.  Litt.  apostol.  Quanto  fructuosius,  1   fév.  1583, 

pag.  85. 

57.  (Page  292.)  —  «  Et  quoniam  neque  tranquillitati,  neque  firmitati  hujus- 
«  modi  ordinum  prospectum  esse  poterit,  nisi  eorum  instituta  firmiter  incon- 
«  cussa  serventur  iisdemque  modis  féliciter  progrediantur  et  crescant,  quibus  a 
«  fundatoribus,  Domino  inspirante,  atque  hac  sancta  Sede  approbante,  primum 

«  fundati  sunt     ...     considérantes  insuper,  quod  in  regula- 

«  ris  disciplinas  ac  spiritualis  perfectionis  non  exiguum  detrimentum,  totiusque 
«  ordinis  perturbationem  maximam  atque  perniciem  vergeret,  si  ea,  quse  a  fun- 
«  datoribus  sancte  statuta  sunt,  atque  ab  universo  ipso  Ordine  saepius  in  illius 
«  generalibus  congregationibus  recepta  et  approbata,  et  quod  praecipuum  est,ab 
«  hac  sancta  sede  sancita  et  confirmata  sunt,  non  solum  muta'ri  sed  quocumque 
«  praetextu  impugnari  ac  labefactari  contingat.  »  Cf.  Instit.  Litt.  apost.  Ecclesiae 
catholicae,  28  Jun.  1591,  pag.  116. 

58.  (Page  293.)  —  «  Quod  ut  a  Nobis  efficiatur,ipsius  instituta,tanquam  fun- 
«  damenta  ejus  praesidii,  quod  catholicae  religioni  impendunt,  immota  atque 
«  inconcussa,  aliorum  etiam  Romanorum  Pontificum  exemplo,  debemus  aposto- 
«  lica  auctoritate  tueri.  »  Cf.  Instit.  Litt.  apost.  Ascendente  Domino,  25  mai, 
1584,  pag.  88. 

59.  (Page  293). —  «Per  quorum  litteras  confirmantur  Institutum,Constitutio- 
nes,  ac  statuta,  et  décréta, etc.,  itaut  propterea  dubitari  non  possit  de  validitate 
dictarum  Constitutionum,debeantque  censeri  Papales.  »  Decis.,  477,n°  6,  pag.  4, 
Retent.  Cf.  Instit.  Litt.  apost.  ^Equum  reputamus,i7  jan.  1565,  pag.  36. 

60.  (Page  294.)  —  Cf.  Instit.  Litt.  apost.  Ecclesiae  catholicae,  28  juin.  1591, 
pag.  1 16.  • 

61.  (Page  298).  —  «  In  vestitus  ratione  tria  observentur  ;  primum,  ut  hone- 
«  stus  ille  sit  ;  alterum  ut  ad  usum  loci,  in  quo  vivitur,  accommodatus  ;  tertium, 
«  ut  professioni  paupertatis  nonrepugnet.  »  Cf.  Instit.  Consiit.,  P.  v,  ci.  11,  §  15, 
pag.  85. 

62.  (Page  298.) —  «Loquorde  Religionibus  antiquis,nam  si  alius  Religionis 
«  modus  circa  hujusmodi  obligationem  admittatur,  certe  vix  nomen  Religionis 
«  meretur,  quippe  quae  maximo  Religionis  splendore  caret.  »  Lib.  10  De  jus  t.  et 
jure,quest.  5,  art.  3. 

63.  (Page  299.)  —  Quoniam  occupationes,  quae  ad  animarum  auxilium  assu- 
«  muntur,  magni  momenti  sunt,  ac  nostri  Instituti  propriae  et  valde  fréquentes, 


416  HISTOIRE  DÉ  SAINT  IGNACE  DE    LOYOLA. 

«  cumque  alioqui  nostra  habitatio  tam  sit  in  hoc,  vel  illo  loco  incerta,  non  uten- 
«  tur  nostri  choro  ad  Horas  canonicas,  vel  Missas,  et  alia  officia  decantanda  ; 
«  quando  quidem  illis,  quos  ad  ea  audienda  devotio  moverit,  abunde  suppe- 
«  tet,  unde  sibi  ipsis  satisfaciant.  Per  nostros  autem,  ea  tractari  convenit,  quse 
«  nostrae  vocationis  ad  Dei  gloriam  magis  sunt  propria.  »  Cf.  Instit.,  P.  vi, 
cap.  ni,  §  4,  pag.  88. 

64.  (Page  300.)  —  «  Nos  considérantes  Religionem  prsedictam  uberrimos 
«  fructus,  ad  Dei  laudem  et  sanctae  catholicas  fidei  propagationem,  per  univer- 
«  sum  orbem  dédisse,  meritoque  in  suis  piis  institutis  confovendam  esse,  motu 
«  propriû  et  certa  Nostra  scientia.  Sociis  prsedictis,  ut  horas  canonicse,  singuli 
«  et  privatim,  juxta  usum  Romanœ  Ecclesise,  non  autem  communiter,  seu  in 
«  choro,  recitare  teneantur,  quo  acrius  studiis,  lectionibus  et  prasdicationibus 
«  intendere  possint.  »  Cf.  Instit.,  litt.  apostol.  Ex  sedis  apostolicœ,  28  fév.  1573 

pag-  52- 

65.  (Page  300.)  —  Cf.  Instii.  Litt.  apost.  Etsi  ex  debito,  13  avr.  156 1,  pag.  29. 

66.  (Page  300.)  —  Cf.  Instit.  Lett.apost.  Innumerabiles  fructus,  29  avr.  1568, 
pa§-.  4°- 

67.  (Page  301.)  — Cf.  Instit.  litt.  apost.  Salvatoris  Domini.  30  octob.  1576, 
pag.  61. 

68.  (Page  301.;  —  «  Nos  igitur  certo  scientes,  totum  sanctae  hujus  et  nun- 
«  quam  satis  laudatre  Religionis  stabilimentum  et  profectum  in  viridi  Instituti 
«  ipsius  et  decretorum,   super  hoc   in  generalibus  Congregationibus,  ejusdem 

«  Societatis  editorum  observantia  consistere »  Cf.  Instit.  litt.  apost.  Quam- 

tum  religio,  4  sept.  1606,  pag.  131. 

69.  (Page  301.)  —  «  Quod  Reipublicœ  Christianae  bono  fiât,  abjectis  huma- 
«  narum  curarum  opumque  impedimentis,  proficiscere,  ad  eam  sacrse  militiœ 
«  Societatem,catholici  nominis  defensione,  et  hrereticorum  excidiis  clarissimam.» 
Archives  du  Gesù. 

70.  (Page  304.)  —  Le  P.  Sylvestre  Landini  entra  prêtre  dans  la  Com- 
pagnie, en  1547.  Pendant  son  noviciat,  il  compromit  quelque  peu  sa  santé,  par 
ses  excessives  pénitences,  et  ne  se  prêta  que  difficilement  aux  soins  que  l'obéis- 
sance lui  imposait.  Pour  l'éprouver  et  faire  disparaître  les  singularités  de  son 
caractère,  saint  Ignace  l'envoya  seul  chez  lui,  sans  pourtant  le  renvoyer  de  la 
Compagnie.  Sur  sa  route,  Landini  réfléchit,  comprit  sa  faute  et  résolut  de  cor- 
riger ses  travers  de  caractère.  Il  voyagea  en  apôtre,  prêchant,  enseignant  la 
doctrine  chrétienne,  combattant  les  hérétiques  à  Lucques,  à  Massa  avec  le  plus 
grand  succès.et  sans  vouloir  accepter  d'argent,en  reconnaissance  de  ses  services. 
Informé  du  résultat  de  son  zèle,  Ignace  lui  écrivit  qu'il  l'avait  toujours  considéré 
comme  novice  de  la  Compagnie,  et  l'autorisa  à  faire  ses  vœux.  Landini  baisa 
avec  larmes  cette  lettre  du  Saint,  et  célébra  plusieurs  messes.en  action  de  grâce, 
pour  la  faveur  qui  lui  était  accordée.  Sa  vie  était  des  plus  mortifiées,  et  à  Sar- 
zana,  sa  patrie,  il  ne  voulue  loger  qu'à  l'hôpital.  Plusieurs  villes,  plusieurs 
diocèses  de  la  Haute-Italie  furent  évangélisés,par  cet  apôtre  infatigable,  et  entiè- 
rement transformés.  A  Foligno,  Camporeggiano,  Ferrare,  Florence,  Modène,  les 
fruits  de  son  zèle  furent  plus  particulièrement  signalés.  Un  Bref  du  Souverain- 
Pontife  l'envoya  dans  la  Corse,  qui.depuis  70  ans,  n'avait  pas  eu  d'évêque  et  où 


NOTES.  —  LIVRE  TROISIEME.  417 

l'hérésie  et  la  dissolution  des  mœurs  avaient  infesté  même  le  clergé.  Landini 
parcourut  les  campagnes,  tandis  que  son  compagnon,  le  P.  Emmanuel  Gomio, 
s'occupait  des  villes.  Des  prêtres,  ne  voulant  point  rompre  avec  leur  vie  de  dé- 
sordres, et,  prévoyant.par  les  succès  du  P.Landini,la  nécessité  pour  eux  de  rentrer 
prochainement  dans  une  voie  plus  régulière,  dénoncèrent  l'apôtre  de  la  Corse 
au  Souverain-Pontife.  Ignace  fut  averti  et  envoya  en  Corse,déguisé  en  laïque,  le 
P.  Sébastien  Roméo,  sur  la  parfaite  intégrité  duquel  il  pouvait  compter.  Celui-ci 
observa  tout,  interrogea  et  apporta,  de  vive  voix  et  par  écrit,  les  témoignages  les 
plus  flatteurs  et  les  plus  authentiques  de  la  conduite  à  la  fois  zélée  et  prudente 
du  P. Landini.  Ignace  fut  ému  jusqu'aux  larmes,en  lisant  les  attestations  élogieuses 
données,  sur  le  P.  Landini,  par  les  personnages  les  plus  honorables  de  l'île.  Le 
P.  Landini  mourut,  après  deux  ans  de  séjour  en  Corse,  le  3  mars  1554.Cf.ZTw/. 
Soc.  P.  1,  lib.  vn-x,  xiii,  xiv,  passini  ;  Nadasi,  Ann.  die.  mem.,  3  mars  ; 
Bartoli,  Uomini  e  fatti,  lib.  1,  c.  xxv,  xxvi  ;  lib.  m,  c.  vi,  vu.  ;  Drews,  Fast. 
Soc.  /es.,  pag.  84.  ;    Patrign.,  tom.  m,  3  mars,  pag.  8. 

Le  vénérable  Jean  Cardim  appartenait  à  une  famille  de  saints.  De  ses  trois 
oncles  paternels,  deux  moururent  dans  la  Compagnie  en  odeur  de  bénédiction, 
et  le  troisième,  martyr  de  la  charité,  au  service  des  pestiférés.  Des  dix  enfants 
de  son  père  et  de  sa  mère,  neuf  se  consacrèrent  à  Dieu  par  la  profession 
religieuse  ;  mais  Jean,  l'aîné,  les  surpassa  tous  par  l'éclat  de  sa  vertu  ;  et,  si 
cette  cause  n'eût  pas  été  arrêtée,  comme  tant  d'autres,  par  les  malheurs  de  la 
Compagnie,  le  Portugal  l'aurait  vu  élevé  sur  les  autels.  D'une  complexion  déli- 
cate, il  n'obtint  d'être  admis  dans  la  Compagnie  qu'après  avoir  fait  ses  études 
et  reçu  le  sacerdoce.  Comme  saint  Louis  de  Gonzague  et  saint  Stanislas,  il  fut 
formellement  invité  par  la  Mère  de  Dieu  à  entrer  dans  la  Compagnie  de  Jésus. 
Ses  jours  de  congé  et  les  temps  libres  que  lui  laissaient  les  devoirs  de  l'enseigne- 
ment, il  les  consacrait  à  faire  le  catéchisme  aux  pauvres  et  aux  ignorants,  à  visiter 
les  hôpitaux  et  les  prisons,et  à  parcourir  les  villages  autour  de  Braga,pour  instruire 
et  convertir  les  pauvres  et  les  délaissés.  On  aurait  peine  à  croire  jusqu'où  allait 
l'amour  et  la  vénération  de  ces  pauvres  gens  pour  le  P.  Cardim.  Le  plus  souvent, 
quand  il  traversait  les  rues  de  la  ville,  une  foule  nombreuse  ne  tardait  pas  à 
l'environner  et  à  le  suivre,  avec  une  si  naïve  importunilé  qu'il  lui  fallait  s'arrêter 
bientôt,  pour  parler  en  plein  air,  devant  cet  auditoire  improvisé,  des  choses  du 
ciel.  Beaucoup  de  personnages  distingués  se  rendaient,  chaque  jour,  à  l'église 
pour  le  contempler,célébrant  le  saint  Sacrifice  ou  prosterné  en  action  de  grâce  au 
pied  de  l'autel  ;  et  plusieurs  témoins  attestèrent  l'avoir  vu  alors,  en  extase,  élevé 
de  terre  et  privé  de  l'usage  de  ses  sens.  Il  mourut,  au  collège  de  Braga,  le  18 
février  161 5,  après  quatre  années  seulement  de  vie  religieuse.  Cf.  Hist.  Soc,  P.v, 
lib.  xxv,  n°  25.;  Patrign.,  tom.  1,  18  février,  pag.  25.  ;  Alegambe,  De  vita  et 
moribus  P.  Joannis  Cardim.  Romae  1645. 

71.  (Page  304.)  —  Dans  des  instructions  données,  au  nom  de  saint  Ignace, 
par  le  P.  Polanco  au  P.  Fernandez,  recteur  du  collège  de  Coïmbre,  nous  lisons 
au  sujet  de  la  pratique  des  austérités  :  «  Pour  les  mortifications,  j'observe  que 
«  Notre  Père  désire  et  estime  bien  plus  les  mortifications  de  l'honneur  et  de 
«  l'estime  de  soi-même,  que  celles  qui  affligent  la  chair,  comme  les  jeûnes,  les 
«  disciplines  et  les  cilices.  Quant  à  ces  derniers,  non  seulement  il  n'y  excite 
«  point  ses  religieux,  mais  il  les  modère,  au  contraire,  en  ceux  qui  n'éprouvent 

Histoire  de  S.  Ignace  de  Loyola.  27 


418  HISTOIRE   DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

«  point  des  combats  pénibles  et  dangereux  de  la  chair,  spécialement  si  c'est 
«  durant  la  carrière  des  études.  Pour  les  étudiants,  tant  qu'ils  font  des  progrès 
«  convenables  dans  les  sciences  et  dans  les  vertus,  sans  aucune  faute  notable, 
«  son  sentiment  est  qu'il  faut  les  laisser  à  leurs  études  ;  et  il  croit  que  le  temps 
«  qui  précède  ou  suit  les  études  convient  mieux  pour  les  austérités  corporelles.  » 
Cf.  Carias  de  san  Ignacio,  ccxxxn.  Saint  Ignace,  écrivant  lui-même  à  saint  Fran- 
çois de  Borgia,  ne  lui  donnait  point  d'autres  conseils:  «Relativement  aux  jeûnes 
«  et  aux  abstinences,  j'estime  qu'il  est  mieux,  pour  la  gloire  de  Notre-Seigneur, 
«  de  conserver  et  de  fortifier  l'estomac  et  les  forces  naturelles,  que  de  les  affai- 
«  blir.  Car,  lorsqu'on  est  disposé  et  fermement  déterminé  à  mourir  plutôt  que  de 
«  commettre,de  propos  délibérera  moindre  offense  contre  la  Majesté  divine,  et 
«  que  d'ailleurs  l'on  n'est  attaqué  d'aucune  tentation  particulière  de  la  part  du 
«  démon,  du  monde  et  de  la  chair,  la  mortification  extérieure  n'est  plus  aussi 
«  nécessaire....  Je  vous  conseille  donc  de  manger  de  tout  ce  qui  est  permis,  et 
«  aussi  souvent  que  vous  en  sentez  le  besoin,  sans  aucun  scandale  du  prochain. 
«  Car  nous  devons  d'autant  plus  aimer  le  corps  et  lui  vouloir  d'autant  plus  de 
«  bien,  qu'il  obéit  davantage  à  l'âme  et  la  sert  ;et  l'âme,  à  son  tour,  trouve  dans 
«  cette  obéissance  et  cette  aide  du  corps  plus  de  force  et  d'énergie,  pour  servir 
«  et  glorifier  notre  Créateur  et  notre  Maître.  »  Cf.  Cartis  de  san  Ignacio,  cxlvii. 

72.  (Page  305.)  —  «  Nihil  quod  pium  sanctumque  non  sit,in  dicta  Societate, 
«  ejusque  laudabilibus  institutis  reperiri.  »  Cf.  Instit.  litt.  apost.  Exposcit  de- 
bitum,  21  juil.  1550,  pag.  20. 

73.  (Page  305.)  —  «  Corporis  castigatio  immoderata  esse  non  débet,  nec 
«  indiscreta,  in  vigiliis  et  abstinentiis,  et  aliis  pœnitentiis  externis,  ac  laboribus, 
«  quae  et  nocumentum  afferre,  et  magna  bona  impedire  soient.  »  Cf.  Instit. 
Constit.,  P.  m,  c.  2,  §  5,  pag.  44. 

74.  (Page  305.)  —  «  Qui  cum  aliquibus  conversatur,  convenientissimum  est, 
«  ut  se  eis  in  conversatione  conformet  ;  secundum  illud  Apostoli,  primœ  ad  Co- 
«  rinthios,  nono  :  omnibus  omnia  factus  sum.  Et  ideo  convenientissimum  fuit, 
«  ut  Christus  in  cibo,  et  potu  communiter  se,  sicut  alii,  haberet.  »  Suinm.  3  p., 
q.  40,  n°  3. 

75.  (Page  306.) —  «  Dupliciter  homines  attrahuntur  ad  bonam  vitam  ;  qui- 
«  dam  enim  per  speciem  sanctitatis,  alii  per  viam  familiaritatis.  Dominus  autem 
«  et  Joannes  diviserunt  sibi  duas  vias.  Joannes,  immo  Dominus  per  Joannem, 
«  elegit  sibi  viam   austeritatis  ;  pro  se,  elegit  viam  lenitatis.  »  In  cap.  II  Matth. 

76.  (Page  306.)  —  «  Eodem  modoerga  me  affecti  esse  videmini.  Nam  et  ex 
«  me  pendetis,  et  alii  ex  aliis,  mutuo  nexu  cohérentes  :  et  omnes  ex  Deo,  de 
«  quo  et  in  quem  omnia.  »  Orat.,  12. 

77.  (Page  306.)  —  Saint  Jean  Chrysostome,  parlant  d'un  saint  moine  de 
son  temps,  trace  d'avance,  en  quelques  lignes,  le  vrai  portrait  de  saint  François 
Xavier  :  «  Et  quod  est  mirabilius,  exteriori  quidem  cultu,  nihil  a  œteris  differre 
«  videbatur  ;  non  enim  agrestibus,  vel  incomptis  erat  moribus,  non  comse  negli- 
«  gentia,  non  amictus  utilitate  nobilis  ;  sed  erat  communi  habitu,  voce,  aspectu 
«  et  creteris  omnibus.  Quibus  ex  rébus  factum  est,  ut  facilius  plurimos  intraretia 
«  sua  includeret,  cum  haberet  intrinsecus  incredibilem  latentem  sapientiam.  » 
Lib.  m,  Vita  monast. 


NOTES.   —  LIVRE  TROISIEME.  419 

78.  (Page  307.)  —  Cf.  Hist.  Soc,  P.  1,  lib.  xi,  n°  45. 

79.  (Page  308.)  —  Ci.  Instit.  Const.F.  v,  cap.  2,  n°  1,  pag.  76 

80.  (Page  309.)  —  «  Ad  hoc  autem  (ut  ad  professionem  idonei  habeantur) 
«  conferet  Mis,  qui  ad  studia  missi  fuerunt,  absoluta  jam  ea  cura  et  diligentia, 
«  qus  ad  excolendum  intellectum  adhibita  fuerit,  ultimae  probationis  tempore 
«  in  Schola  affectus  diligentius  se  exercere,  et  in  rébus  spiritualibus,  et  corpora- 
«  libus.  quas  ad  profectum  in  humilitate  et  abnegatione  universi  amoris  sensua- 
«  lis,  voluntatis  et  judicii  proprii,  et  ad  majorem  cognitionem  et  amorem  Dei 
«  conferunt,  insistere.  »  Cf.  Instit.  Constit.,  P.v,  cap.  2,  n°  1,  pag.  76. 

81.  (Page  311.)  —  «  Longe  altioris  meriti  esse  propriam  voluntatem  aliéna? 
«  semper  voluntati  subjicere,  quam  magnis  jejuniis  corpus  atterere,  aut  per 
«  compunctionem  se,  in  secretiori  sacrificio,  mactare.  »  Lib.  vi,  in  cap.  15  I  Reg. 

82.  (Page  312.)  —  «  Ad  majorem  in  spiritu  profectum  et  prgecipue  ad  majo- 
«  rem  submissionem  et  humiliationem  propriam,  interrogetur,  an  contentus  sit 
«  futurus,  ut  omnes  errores  et  defectus  ipsius,  et  res  quaecumque,  quse  notât» 
«  in  eo  et  observât»  fuerint,  superioribus  per  quemvis,  qui  extra  confessionem 
«  eas  acceperit,  manifestentur.  »  Cf.  Instit.  Exam.  gen.,  cap.  iv,  §  8,  pag.  8. 

83.  (Pag.  312.)  —  «  Mihi  profecto  durum  videtur,  ut  tota  communitas  reli- 
«  gionis  profiteatur  tantum  rigorem,  in  cujus  executione  postea,  qui  non  fuerint 
«  valde  perfecti,  facile  perturbabuntur,  videntes  passim  sua  delicta  occulta,  nota 
«  esse  Praelato.  »  Cf.  In  2a  2X,  q.  33,  art,  8,  dub.  2,  ad  2. 

84.  (Page  314.)  —  Cf.  Instit.  Litt.  apost.,  Ascendente  Domino,  25  mai 
1584,  page  88. 

85.  (Page  314.)  —  «  Veluti  viatores,  omni  tempore  parati,  expectantesque 
<,<  diem,  et  horam,  qua,  vel  ad  extremas  Orbis  regiones,  cum  venit  usus,  emit- 
«  tantur.  »  Cf.  Instit.  litt.  apost.,  Pium  et  utile,   22  septembre  1582,  page  88. 

86.  (Page  315.) — Cf.  Instit.  litt.  apost.,  Quanto  fructuosius,ierfév.i583,  p.85. 

87.  (Page  315.)  —  «  Quod  est  quidem  novissimum  admirabile  concessum 
«  Societati,  et  clare  declaratum  et  confirmatum,  etc.  »  Cf.  Navar.  Comment,  de 
Reg.,  n°  19. 

88.  (Page  316.)  —  «  Novitii,  in  Societate  biennio  expleto,  tria  substantialia 
«  vota  simplicia  paupertatis,  castitatis  et  obedientiae,  in  eadem  Societate,..  emit- 
«  tunt  ;  ac  secundum  illas  (  Constitutions)  promittunt  se  eamdem  Societatem 
«  ingressuros,  hoc  est  ulteriorem  aliquem  illius  gradum,  prout  Praeposito  vide- 
«  bitur  Generali.  Quibus  votis  emissis,  novitii  esse  desinunt,  et  in  Societatis 
«  corpus,  qui  litteris  operam  dederint  vel  daturi  sunt  ut  scholares  approbati 
«  cooptantur.  »  Cf.Instit.   litt.  apost.,  Ascendente  Domino,  25  mai  1584,  p.  88. 

89.  (Page  316.)  —  «  Et  nisi,  opportuno  aliquo  remedio,  dictas  Societatis 
«  indemnitati,  tranquillitati  et  conservationi  consuleretur,  verendum  erat,  ne 
«  Societas  ipsa,  quœ  in  erudiendis  et  docendis  viris,  qui  christianœ  reipublicse 
«  per  verbi  Dei  prcedicationem  prodessent...  sedulo  intendebat,  taliter  delusa  et 
«  defraudata  viris,  sua  impensa  et  labore  edoctis,  careret  litteratis  qui  operam  in 
«  vinea  Domini,  juxta  ipsius  Societatis  instituta  moremque  praestari  et  exerceri 
«  solitam,  valerent  adimplere.  »  Cf.  Instit.  Litt.  apost.,  Jîquum  reputamus,  25 
mai   1572,  page  48. 

90.  (Page  319.)  —  «  Nec  etiam  desint,  qui  religionis  praetextu,  transfigurante 


420  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 


«  se  satana  in  angelum  lucis,  non  solum  ea  occasione  inquieti  sint,  sed  etiam 
«  aliorum  pacem  et  vocationem  disturbare  eosque  in  fraudem  et  defectionem 
«  deducere  conantur.  »  Cf.  Instit.  Litt.  apost.  Quanto  fructuosius,  ier  fév.  1583, 
page  87. 

91.  (Page  320.)  —  «  Pour  recevoir  quelqu'un,  Ignace  avait  plus  d'égard  à  la 
«  trempe  du  caractère,  à  la  prudence,  au  jugement,  aux  aptitudes  pour  nos 
«  ministères,  qu'aux  seules  qualités  de  l'esprit  et  au  talent.  En  règle  générale, 
«  il  désirait  une  belle  physionomie,  une  taille  avantageuse  et  de  la  bonne  grâce 
«  extérieure.  Mala  faciès,  malum  faa'ens,  disait-il,  mauvaise  figure,  mauvais 
«  instincts.  Un  homme  incapable  de  réussir  dans  le  monde,  disait-il  encore,  l'est 
«  tout  autant  de  réussir  dans  la  Compagnie.  Celui,  au  contraire,  qui  a  les  qualités 
«  requises  pour  s'avancer  dans  le  monde,  est  tin  excellent  sujet  pour  la  Compagnies 
Cf.  Ribadeneira,   Tratado  del  modo  de  gobernio,  cap.  i,n»  5. 

Dès  1554,  cette  prospérité  de  la  Compagnie  faisait  l'admiration  de 
Jules  III.  Écrivant  au  P.  Villanueva,  le  P.  Polanco  lui  disait  :  «  Ces  jours-ci,  le 
«  cardinal  de  Carpi  racontait  à  Notre  Père  que  parlant  au  Pape  du  collège  qu'on 
«  allait  ouvrir  à  Lorette,  à  la  grande  satisfaction  du  Saint-Père,  il  avait  causé 
«  avec  lui  avec  abandon.  Comme  le  cardinal  lui  faisait  observer  que  le  Collège 
«  Romain  allait  bientôt  fournir  au  Saint-Siège  des  hommes  capables.en  nombre 
«  suffisant  pour  humilier  et  confondre  tout  ce  qu'il  y  aurait  d'hérétiques,le  Pape 
«  répondit  :  C'est  une  grande  fondation  que  cette  Compagnie.  Ni  l'Ordre  de 
«  Saint-Benoît,  ni  celui  de  Saint-Dominique,  ni  celui  de  Saint-François  n'ont 
«  eu,  en  si  peu  de  temps,  un  tel  accroissement.  »  Cf.  Cartas  de  san  Ignacio. 
DLXXIII. 

92.  (Page  323.) —  «  Mihi  cumulus  iste  suspectus  est  ne,  plenitudine  sui,  naves 
pêne  mergantur.  »  Lib.  iv,  in  Luc.  —  «  Dicit  eis  :  Mittite  in  dexteram  navigii 
«  rete,  et  invenietis.  Miserunt  ergo,  et  jam  non  valebant  illud  trahere  prae  multi- 
tudine  piscium.  »  Joan.,  xxi,  6.  —  «  Ascendit  Simon  Petrus,  et  traxit  rete  in  ter- 
«  ram,  plénum  magnis  piscibus  centum  quinquaginta  tribus.  Et  cum  tanti  essent, 
«  non  est  scissum  rete.  »  Joan.,xxt,  1  r. —  «  Unde  existunt  in  Ecclesia  tanta  quae 
«  gemimus,  nisi  cum  tantne  multitudini  obsisti  non  potest,  quœ,ad  submergendam 
«  prope  modum  disciplinam,  intrat  cum  moribus  suis,a  sanctorum  itinere  penitus 
alienis?»  Tract.  122  in  Joan.  —  «  Et  cum  tanti  essent,  non  est  scissum  rete. 
«  Adjecit  Evangelista  rem  necessariam  :  et  cum  tam  magni  essent  non  est  scis- 
sum rete.  »  Serm.  4,  divers. 

93.  (Page  330.)  —  Pour  ne  point  les  faire  connaître,  dans  le  cas  où  sa  lettre 
au  P.  de  Borgia  viendrait  à  s'égarer,  saint  Ignace  les  désigne  par  les  lettres 
BetC. 

«  Si  ce  que  l'on  nous  écrit  est  vrai,  il  paraît  que  les  deux  Pères  B  et  C,  l'un 
«  plus,  l'autre  moins,  ont  trouvé  le  désert  qu'ils  cherchaient,  et  qu'ils  se  dispo- 
«  sent  a  en  trouver  un  autre  qui  sera  certainement  plus  grand,  s'ils  ne  veulent 
«  1  un  et  l'autre  s'humilier  et  se  laisser  conduire  selon  leur  profession.  Il  est  visi- 
«  ble  qu'il  faut  de  toute  nécessité  remédier  à  leur  mal... C'est  pourquoi, ne  consi- 
«  aérant  que  ce  à  quoi  ma  conscience  m'oblige,  je  déclare  à  votre  Seigneurie  que 
«  je  crois  fermement,  sans  en  pouvoir  douter,  et  que  je  proteste  devant  le  tribu- 
«  nal  de  Jésus-Christ  notre  Créateur  et  Seigneur  qui  doit  nous  juger  pour  Pé- 
«  ternité,  que  ces  deux  religieux  sont  hors  du  vrai  chemin,  qu'ils  sont  trompés  et 


NOTES.   —  LIVRE  TROISIÈME.  421 

«  égarés,  marchant  tantôt  dans  la  voie,  et  tantôt  dehors,  séduits  par  le  père  du 
«  mensonge,  dont  l'office  est  de  dire  ou  de  deviner  une  ou  même  plusieurs  véri- 
«  tés,  afin  de  finir  par  une  imposture,  et  de  nous  y  faire  tomber.  Je  prie  donc 
«  votre  Seigneurie,  pour  l'amour  et  le  respect  dus  à  Notre-Seigneur,  de  recom- 
«  mander  d'abord  toute  cette  affaire  à  sa  divine  Bonté,  ensuite  d'en  faire  le  sujet 
«  d'une  très  sérieuse  considération,  de  veiller,  et  de  faire  prendre  les  mesures  né- 
«  cessaires.  Que  votre  Seigneurie  se  garde  bien  de  permettre  des  choses  qui 
«  pourraient  causer  un  si  grand  scandale  et  un  si  grand  mal  à  toute  la  Compagnie, 
«  mais  que,  par  ses  soins,  tout  change  de  telle  sorte  que  Dieu  tire  sa  gloire  de  tout 
«  ce  qui  regarde  votre  Seigneurie,  et  que  ces  Pères  demeurent  entièrement  gué- 
«  ris,  pour  le  plus  grand  service,  la  plus  grande  louange  et  gloire  de  Dieu.  Rome, 
«  le  27  juillet  1549.  »  Cf.  Cartas  de  san  Ignacio,  clxxi. 

94.  (Page  333.)  —  Cf.  Acta  Sanctorum.,  Jul.,  tom.vn,  pag.  573,  n°  797-802. 

95.  (Page  334.)  —  Saint  Ignace  écrivait  au  P.  Miron,  provincial  de  Portugal  : 
«  Nous  voyons,  par  l'expérience,  que  non  seulement  des  hommes  d'un  talent 
«  ordinaire,  mais  encore  des  hommes  au-dessous  de  ce  talent,  à  quelque  degré 
«  d'infériorité  que  ce  soit,  jusqu'au  plus  bas,  sont  très  souvent  des  instruments 
«  d'un  très  notable  fruit,d'un  fruit  surnaturel,  parce  qu'ils  sont  entièrement  obéis- 
«  sants,  et  que,  par  le  moyen  de  l'obéissance,  ils  se  laissent  mouvoir  et  diriger 
«  par  la  puissante  main  de  l'Auteur  de  tout  bien.  On  voit,  au  contraire,  des 
«  hommes  d'un  talent  extraordinaire  travailler,  sans  même  produire  un  fruit  or- 
«  dinaire,  parce  qu'ils  se  conduisent  par  eux-mêmes  ou  par  leur  amour-propre, 
«  ou  du  moins,  parce  qu'ils  ne  veulent  pas  se  laisser  bien  conduire  par  Dieu  notre 
«  Maître,  au  moyen  de  l'obéissance  envers  les  supérieurs.  »  Cf.  Cartas  de  san 
Ignacio,  ccxcu. 

96.  (Page  334.)  —  «  Le  saint  P.Léonard  Kessel,  recteur  de  Cologne,avait  ren- 
«  voyé  huit  religieux  sur  quinze  qu'en  comptait  son  collège,  parce  qu'à  l'instiga- 
«  tion  de  Gérard  le  Hollandais,  ils  refusaient  d'obéir  ;  il  eut  ensuite  des 
«  scrupules  sur  ce  coup  d'autorité,  et  il  se  demandait,  s'il  n'eût  pas  suffi  d'en 
«  renvoyer  un,  deux  ou  quatre  au  plus,  parmi  les  chefs  de  la  rébellion.  Il  en 
«  écrivit  à  notre  Père  et  lui  demanda  une  pénitence  ;  mais  il  lui  fut  répondu  : 
«  N'ayez  aucun  regret  de  votre  conduite  ;  vous  avez  bien  agi.  Renvoyez  même 
«  encore  les  sept  autres,  s'ils  ne  se  montrent  pas  paisibles,  obéissants  et  tels  qu'ils 
«  puissent  servir  Dieu  dans  la  Compagnie.  Notre  B.  Père  lui-même,  à  la  Pentecôte 
«  de  l'an  1555,  chassa  onze  ou  douze  religieux  du  Collège  Romain,  et,  parmi 
«  eux,  un  cousin  du  duc  de  Bivone,  gendre  de  Don  Juan  de  Véga,  vice-roi  de 
«  Sicile,  à  qui  la  Compagnie  avait  de  très  grandes  obligations  et  que  notre  Fon- 
«  dateur  honorait  particulièrement.  »  Cf.  Ribadeneira,  Tratado  del  modo  de 
gobierno,  cap.   iv  ;  Acta  Sanctortim  Jul.,tom.  vu,  pag.  574,  n°  802,  803. 

97.  (Page  335.)  —  S.  Ignace  écrivait,  le  18  décembre  1552,  à  Simon  Rodri- 
guès  :  «  Je  vous  ai  écrit  dans  le  temps,comme  une  chose  qui  m'avait  été  agréa- 
«  ble,  que  Maître  Léonard,  à  Cologne,  avait  renvoyé  d'un  seul  coup  neuf  ou  dix 
<i  membres  de  la  Compagnie.  Plus  tard,  il  en  renvoya  un  égal  nombre, 
«  et  cette  fois  encore  j'approuvai  sa  conduite,  quoiqu'il  eût  suffi  peut- 
«  être  du  renvoi  d'un  ou  de  deux,  si,  dès  le  principe,  on  se  fût  opposé 
«  au  mal.  Maintenant,  quoique  tard,  on  applique  le  remède  parmi  vous  ;  toujours 
«  est-il  que  mieux  vaut  tard  que  jamais.  Voici  donc  ce  que  je  vous  commande 


422  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

«  en  vertu  de  la  sainte  obéissance,  et  ayez  soin,  s'il  vous  plaît,  que  ce  soit  fidèle- 
«  ment  observé  :  s'il  s'en  rencontre  dans  vos  maisons,  qui  refusent  d'obéir  non 
«  seulement  à  vous,  mais  encore  à  tout  autre  des  préposés  ou  recteurs  locaux 
«  qui  sont  en  Portugal,  vous  les  congédierez  de  la  Compagnie  ou  vous  les  en- 
«  verrez  ici  à  Rome,  si  vous  jugez  qu'à  l'aide  d'un  pareil  changement,  ils  puis- 
«  sent  devenir  de  vrais  serviteurs  de  Jésus-Christ  Notre  Seigneur.  »  Cf.  Carias 
de  san  Ignacio,  ccxcn. 


ERRATA  : 

Page  238,  ligne  24,  lisez  :  S.   Michel  in  Peschcria. 


— :i:—    Table  Des  ffîattèreô-    — *— 


Avant-propos 
Préface 


in 

VII 


LIVRE  PREMIER. 

Chapitre  premier.  —  Famille,  naissance,  caractère  de  saint  Ignace.  —  Saint 
Ignace  est  choisi  de  Dieu  pour  fonder  la  Compagnie  de  JÉSUS,  combattre  les 
nouvelles  hérésies,  convertir  les  Indes.  —  Il  embrasse  la  carrière  des  armes. 
—  Sa  blessure l 

Chapitre  deuxième.  —  Premiers  effets  de  la  ferveur  d'Ignace.  —  La  sainte 
Vierge  lui  apparaît  et  lui  accorde  le  don  de  chasteté.  —  Son  frère  aîné  cherche 
aie  détourner  de  ses  projets.  —  Saint  Ignace  fait  vœu  de  chasteté.  —  11  dé- 
fend l'honneur  de  Marie  contre  un  Sarrasin  qui  l'attaquait.  —  Il  passe  une 
nuit  dans  la  chapelle  de  Notre-Dame  de  Montserrat,  dépose  ses  armes  et  prend 
l'habit  de  pénitent H 

Chapitre  troisième.  —  Vie  dure  et  humiliée  que  mène  Ignace  à  Manrèse, 
dans  un  hôpital  ;  ses  austérités  dans  une  caverne  près  de  cette  ville.  —  De 
nouvelles  tentations  assaillent  le  solitaire  de  Manrèse.  —  Une  fièvre  ardente 
le  réduit  à  l'extrémité 24 

Chapitre  quatrième.  —  Grâces  singulières  qu'Ignace  reçoit  à  Manrèse.     ...     34 

Chapitre  cinquième.  —  Exercices  spirituels  de  saint  Ignace 4° 

Chapitre  sixième.  —  Fruits  merveilleux  des  Exercices.  -  Ils  sont  dénoncés 
aux  tribunaux  ecclésiastiques,  condamnés  à  Paris  par  la  Sorbonne,  examinés 
à  Rome  et  approuvés  par  Paul  III.  —  Ils  deviennent  le  fondement  de  l'édifice 
religieux  élevé  par  saint  Ignace 53 

Chapitre  septième.  —  Ignace  quitte  Manrèse.  —  La  vénération  publique  s'at- 
tache à  l'hôpital  et  à  la  grotte  où  il  avait  habité.  —  Voyage  d'Ignace  en 
Terre-Sainte 75 

Chapitre  huitième.  —  Ignace  visite  les  Saints- Lieux.  —  On  le  contraint  de 
revenir  en  Europe.  —  Vertus  qu'il  pratique  à  Barcelone.  —  Réforme  qu'il 
opère  dans  le  monastère  des  Saints-Anges.  —  Son  zèle  lui  attire  de  mauvais 
traitements  ;  sa  patience  désarme  ses  ennemis.  —  Ignace  obtient  la  résurrec- 
tion d'un  homme  qui  s'était  pendu 85 

Chapitre  neuvième.  —  Ignace  fait  diverses  prédictions  à  des  gens  qui  vou- 
laient le  suivre,  quand  il  quitta  Barcelone  pour  se  rendre  à  Alcala 100 


LIVRE  SECOND. 

Chapitre  premier.  —  Arrivée  d'Ignace  à  Paris.  —  Inconstance  et  fin  malheu- 
reuse des  premiers  compagnons  de  saint  Ignace.  —  Sa  charité  à  l'égard  d'une 
personne  qui  l'avait  offensé.  —  Conversion  de  plusieurs  étudiants.  —  Ignace 
délivré  d'un  châtiment  injuste.  —  Nouvelles  conversions 120 


424  HISTOIRE  DE  SAINT  IGNACE  DE  LOYOLA. 

Chapitre  deuxième.  —  Ignace  s'associe  à  Paris  quelques  compagnons  pour 
fonder  un  ordre  nouveau.  - —  Moyens  qu'il  emploie  pour  les  attirer  à  Dieu.     ...   132 

Chapitre  troisième.  —  Jacques  Laynez,  Alphonse  Salmeron,  Nicolas  Boba- 
dilla  et  Simon  Rodriguès  s'associent  à  saint  Ignace 145 

Chapitre  quatrième.  —  Saint  Ignace  propose  à  ses  compagnons  d'adopter 
un  plan  de  vie  uniforme.  —  Premiers  vœux  prononcés  par  Ignace  et  ses  com- 
pagnons, dans  l'église  de  Notre-Dame  de  Montmartre 152 

Chapitre  cinquième.  —  La  naissance  de  la  Compagnie  au  Mont-des-Martyrs 
est  un  présage  de  sa  destinée.  —  Fâcheux  effets  de  libelles  odieux  publiés 
contre  elle     160 

Chapitre  sixième.  —  Causes  des  persécutions  contre  la  Compagnie 168 

Chapitre  septième.  —  Profit  que  la  Compagnie  retire  des  persécutions.  —  La 
Compagnie  de  JÉSUS,  née  dans  un  sanctuaire  consacré  à  Marie,  reçoit  de  la 
sainte  Vierge   une  protection  maternelle 182 

Chapitre  huitième.  —  Vie  de  saint  Ignace  à  Paris.  —  Son  voyage  en  Espa- 
gne. —  Honneurs  et  conversions.  —  Ignace  est  reçu  à  Azpeitia  comme  un 
saint  ;  il  y  demeure  trois  mois.  —  Fruit  de  son  zèle  dans  cette  localité.  —  Il 
visite  un  Chartreux,  son  ancien  maître,  et  lui  parle  de  son  projet  de  fonder  la 
Compagnie 189 

Chapitre  neuvième.  —  Ignace  se  rend  à  Venise.  —  A  Paris,  Pierre  le  Fèvre 
associe  trois  nouveaux  compagnons  à  Ignace.  —  Les  compagnons  d'Ignace 
partent  pour  Venise.  —  Dangers  de  la  route.  —  Discussions  avec  les  héré- 
tiques en  Allemagne. —  Consolations  et  arrivée 203 

Chapitre  dixième.  — Travaux  et  charité  des  compagnons  d'Ignace  dans  les 
hôpitaux  de  Venise.  —  Voyage  à  Rome,  retour  à  Venise.  —  Les  compagnons 
d'Ignace  se  dispersent  dans  plusieurs  villes.  —  Leurs  prédications.  —  Charité 
d'Ignace  envers  un  de  ses  compagnons  malade.  —  Mort  du  Père  Hozès.  — 
Travaux  et  souffrances  à  Ferrare  et  à  Bologne.  —  Départ  pour  Rome.  —  Vi- 
sion d'Ignace  aux  approches  de  la  Ville  éternelle ' 217 

LIVRE  TROISIÈME. 

Chapitre  premier.  —  Amvée  de  saint  Ignace  et  de  ses  compagnons  à  Rome. 
—  Premiers  succès.  —  Premières  persécutions.  —  Le  procès 236 

Chapitre  deuxième.  —  Charité  d'Ignace  et  de  ses  compagnons  envers  les 
pauvres  de  Rome.  —  Le  Saint  prépare  ses  enfants  spirituels  à  fonder  un  nouvel 
ordre.  —  Difficultés  qu'il  est  obligé  de  surmonter  pour  atteindre  ce  but 251 

Chapitre  troisième.  —  Diverses  prédictions  sur  l'origine,  l'esprit  et  les  tra- 
vaux de  la  Compagnie.  —  Ignace  élu  premier  Général.  —  Profession  solen- 
nelle hors  de  Rome.  —  Du  nom  de  JÉSUS  donné  à  la  Compagnie 259 

Chapitre  quatrième.  —  Règles  de  la  vie  religieuse.  —  Méthode  suivie  par 
saint  Ignace  pour  écrire  les  Constitutions.  —  Nouvelles  faveurs  célestes.     ...  274 

Chapitre  cinquième.  —  Fin  que  s'est  proposée  saint  Ignace  en  fondant  la 
Compagnie.  —  Moyens  tirés  de  la  vie  active  et  de  la  vie  contemplative  pour 
arriver  au  but  de  l'Institut.  —  Raisons  qui  portèrent  saint  Ignace  à  mettre  ses 
religieux  au  rang  des  clercs.  —  Examen  des  observances  de  l'Ordre 283 

Chapitre  sixième.  —  Examen  des  Constitutions 295 

Chapitre  septième.  —  Examen  des  divers  degrés  ou  grades  auxquels  on  est 
assujetti  dans  la  Compagnie     313 

3\  — :':      *~ 


Date  Due 

h.£* 

-/»/ 

y 

/ 

MAY 

3  ?nnii 

—        nri  \ 

~>    LUvH 

<f) 

V123S 


BOSTON  COLLEGE 


3  9031   01307764  9 


BOSTON  COLLEGE  LIBRARY 

UNIVERSITY  HEIGHTS 
CHESTNUT  HILL.  MASS. 

Books  may  be  kept  for  two   weeks   and  may  be 
renewed  for  the  same  period,  unless  reserved. 

,  Two  cents  a  day  is   charged  for  each  book  kept 
overtime. 

If    you    cannot    find    what  you    want,  ask    the 
Librarian  who  will  be  glad  to  hein  you.