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SAINT IGNACE DE LOYOLA.
D'après le portrait f.iit à Rome, peu après la mort du Saint, par Jacques del Conte.
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HISTOIRE
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S. I pâte ûe lîopoia
d'après les documents originaux
par le P. DANIEL BARTOLI^
de la Compagnie de JÉSUS.
TRADUCTION
REVUE, COMPLÉTÉE, ANNOTÉE
et enrichie de documents inédits
par le P. L. MICHEL, S. J.
Tome premier.
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^ŒXCGCLOXXJLixiJXcaccciixxxxijt x :
BOSTON COLLEGE UBRftg^
l CHESTNUT Hll i Mi
Société De SatntxHugusrin,
DESCLEE, DE BROUWER et Cie,
1893.
"orw-Pz-i-KT
CUM opus cui titulus est : Histoire de saint Ignace, par le P. Bartoli, etc.,
a P. L. Michel, nostrre Societatis sacerdote, ex italica lingua gallice
expressum, notis variisque documentis illustratum, aliqui ejusdem Societatis
revisores, quibus id commissum fuit, recognoverint et in lucem edi posse
probaverint, facultatem concedimus, ut typis mandetur, si ita iis, ad quos
pertinet, videbitur.
In quorum fidem has litteras, manu nostra subscriptas et sigillo Societatis
nostrre munitas, dedimus.
Tolosœ, die 2a mensis Februarii, ann. 1891.
L. S. A. CALVET, S. J.
Prœp. ProiK Provincne Tolosance.
VU3S
AU TRÈS RÉVÉREND PÈRE
Jxtmis ffhrttn
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ÉLU
(GÉNÉRAL DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS
à Eiopoia
LE 2 OCTOBRE 1892
HUMBLE ET FILIAL HOMMAGE.
AVANT- PROPOS.
PEU de saints comptent autant d'historiens que saint Ignace de
Loyola. Biographies, histoires, panégyriques, études abondent en
toutes langues et à toutes les époques. Mais de ces nombreux écrits
que la piété filiale inspira aux enfants de Saint-Ignace ou à leurs défen-
seurs, aucun ne met plus en relief la haute intelligence et le grand ca-
ractère du Saint que l'histoire écrite par le P. Daniel Bartoli.
Les traits du père, et le cœur aimant du Saint, paraîtront peut-être
moins en vue dans cette vie, mais le fondateur inspiré, le sage et ferme
administrateur, l'homme de conviction, de prudence et de suite, ne
resplendit nulle part ailleurs avec autant d'éclat.
Le P. Bartoli écrivait l'histoire de son héros, alors que les calomnieu-
ses insinuations et les attaques haineuses s'élevaient de tous côtés
contre l'Institut de saint Ignace. Le rang, que, dès 'ses débuts,
la Compagnie de JÉSUS avait pris parmi les Ordres religieux, la faveur
marquée dont l'entouraient les Souverains-Pontifes, ses éclatants succès
au concile de Trente, dans les collèges et les Universités qu'elle diri-
geait, dans les Missions parmi les infidèles des Indes et du Japon, en
Europe dans les grandes chaires comme auprès des habitants des
campagnes, avaient heurté des rivalités, excité des jalousies, suscité des
ennemis qui agissaient dans l'ombre, ou ne craignaient pas de mener
leurs attaques au grand jour de la publicité. A ces hostilités qui
avaient pris naissance au sein même de la famille chrétienne, nous
devons ajouter les attaques, les mensonges, les calomnies sans nom-
bre et sans pudeur des protestants, ennemis nés de tout ce qui de
loin ou de près respire l'esprit de saint Ignace et de l'Église romaine.
Pour confondre tous ces détracteurs et dissiper toutes ces calomnies,
le P. Bartoli s'est vu entraîné à faire de l'histoire du Saint et de son
œuvre, comme une brillante apologie où la vérité de l'ensemble et
l'exactitude des détails conservent sans doute tous leurs droits,
mais où l'historien poursuit un but particulier, et s'adresse à un pu-
blic spécial.
Le P. Bartoli ne laisse dans l'ombre ni son héros, ni l'œuvre qu'il
a établie. Il considère saint Ignace sur toutes les faces, dans ses con-
ceptions et dans ses actes, devant Dieu, au plus intime de son âme et
dans les difficiles labeurs de son administration ; il le montre sous tous
les jours, et, ménageant avec art les clairs et les ombres, dans son tableau
de grand-maître, il nous fait surtout admirer une âme de forte trempe,
ouverte aux inspirations et aux vues surnaturelles les plus élevées et
les plus inénarrables. Dès ses premiers pas dans les voies de la sain-
IV AVANT-PROPOS.
teté, Ignace, enlevé sans retour au monde et à ses maximes, poursuit
sans défaillance l'idéal de la plus haute perfection.
Il prend résolument le contre-pied de l'esprit mondain, et, dans sa
chevaleresque ardeur, immolant une à une toutes les vanités, le gen-
tilhomme de Loyola devient bientôt le mendiant hué par des enfants
à Manrèse, le catéchiste traité d'illuminé ou d'hérétique à Alcala et à
Salamanque, l'étudiant injustement condamné au fouet à l'Université
de Paris.
Directeur éminent, il concentre en ses Exercices, — vrai livre d'or, —
les grandes lumières qu'à Manrèse Dieu versa par torrents dans son
âme. Durant sa vie, il met et remet dans ce moule transformateur
toutes les âmes qui viennent à lui ou qu'il peut atteindre, mais sur-
tout les âmes d'élite qui ambitionnent de travailler, sous sa conduite,
au but devenu la pensée de toute sa vie, la plus grande gloire de Dieu,
Fondateur, il nous apparaît, dans l'histoire du P. Bartoli, le regard
sans cesse tourné vers cette gloire divine dont il poursuit la réalisation
dans ses Constitutions, dans ses règles, dans les œuvres de sa Compa-
gnie naissante. Il conçoit, il constitue, il perfectionne, avec l'aide de la
grâce, son Institut qui sera, aux yeux même des ennemis de l'Église,
la conception la plus large, la plus haute, la plus solide, qui soit sortie
de la tête et du cœur d'un grand homme et d'un grand Saint. Non con-
tent d'exposer son plan à grands traits et dans ses parties essentielles,
il descend, par les règles, aux prescriptions de détail, aux pratiques de
la vie ordinaire ; il donne une direction précise à ses religieux pour
tous leurs ministères, de sorte que dans la suite des âges on pourra
confirmer et expliquer sa pensée, mais on n'aura jamais à la corriger
ou à la modifier. Sa Compagnie toujours à l'abri d'une réforme pourra
bien disparaître un instant, mais pour revivre toujours animée de la
même vie, toujours féconde, portant toujours l'ineffaçable empreinte
dont l'a marquée son glorieux Fondateur.
L'action de saint Ignace comme administrateur n'est pas moins for-
tement accusée dans le récit du P. Bartoli. Huit volumes de lettres
dont six déjà publiés, — et combien ont encore échappé aux recher-
ches ! — attestent la vigilante activité du Saint, sa prudence, son
infatigable zèle à faire observer les sages lois, qui assuraient la marche
régulière et la prospérité croissante de son œuvre. Il choisit avec dis-
cernement les hommes que la divine Providence lui amène comme
auxiliaires, et il dispose d'eux selon leurs aptitudes ; il forme et dirige
les supérieurs ; il veille avec le même soin jaloux sur les points essen-
tiels des Constitutions, sur l'engagement de renoncer aux dignités
ecclésiastiques, comme sur les moindres détails prescrits par les règles
de modestie. Enfin, sa paternelle sollicitude embrasse également les
glorieux travaux d'un François Xavier aux Indes et les aspirations
plus modestes des scolastiques de Coïmbre.
AVANT-PROPOS.
Dévoué de cœur aux intérêts de l'Église et engagé par un vœu
spécial à obéir en tout au Souverain-Pontife, il ne craint pas d'affirmer
son indépendance et de revendiquer ses droits, dès qu'on veut dépouiller
son œuvre du titre de Compagnie de Jésus. Il honore les grands et rend
volontiers hommage aux princes, pour faire servir au bien leur influence
et leur fortune. Mais, s'agit-il de conserver la règle et l'esprit de son
Institut, il n'hésite pas à rendre à la liberté le jeune duc de Bragance,
dont la piété outrée lui paraissait peu faite pour sa Compagnie, tenant
ainsi la porte de la Société plus grandement ouverte pour en laisser
sortir que pour y faire entrer. Cependant la droiture de cette admi-
nistration, la rigueur apparente de ce gouvernement sans faiblesse,
étaient réellement tempérées par une suavité toute sainte, par une
condescendance paternelle que le P. Ribadeneira, témoin oculaire, a
mises sans doute plus en relief, mais que Bartoli ne néglige pas de faire
ressortir en deux chapitres de son histoire.
Une humilité profonde et le désir sincère d'occuper la dernière
place dans ce beau et durable édifice qu'il avait conçu et élevé, carac-
térisent particulièrement l'esprit de saint Ignace. Dans le livre de ses
Exercices, il donne l'humilité comme le principe et l'âme de toute vé-
ritable perfection, et il en réalise lui-même le troisième degré, dans sa
conduite. Rien, si ce n'est sa passion pour la gloire de Dieu, n'égale
son ardent désir d'être inconnu, de cacher les trésors dont Dieu
comble son âme, de disparaître ou d'être méprisé. Par deux fois, il
refuse d'accepter le gouvernement de la Compagnie. Il ne se soumet
qu'après une seconde élection, et sur la menace que plusieurs de
ses compagnons lui font de se retirer, s'il s'obstine à refuser le titre
et les fonctions de général du nouvel ordre. Plus tard, il s'adresse aux
principaux membres de la Compagnie, réunis à Rome, pour en obtenir
de déposer sa charge.
Mais ce qu'il accepte sans hésiter, ce qu'il ambitionne même, ce sont
les persécutions, les calomnies et les mépris, qui l'assaillent sans cesse,
sans qu'il les ait mérités.
La croix est la compagne obligée de qui veut suivre JÉSUS. Ignace
considère la persécution comme la meilleure part de cette croix ; il l'a
demandée à Dieu pour lui et pour les siens, comme un bien de famille,
et comme un privilège attaché à sa fondation. Sa prière, — l'histoire
en fait foi, — a été largement exaucée, car depuis que son Fondateur
n'est plus sur la terre, la Compagnie n'a cessé, sur un point ou sur un
autre, d'entendre gronder l'orage sur sa tête ; ajoutons que sous tous
les cieux, elle a toujours porté avec joie, l'honneur de souffrir pour le
nom de JÉSUS.
Puisse cette Compagnie rester fidèle à ses nobles et surnaturelles
destinées ! Elles assurent sa force sur la terre ; elles feront sa gloire en
une meilleure vie. Puisse ce travail, entrepris pour la gloire de Dieu,
VI
AVANT-PROPOS.
faire mieux connaître, mieux apprécier saint Ignace, et contribuer à
soutenir et à exciter le zèle de ses nombreux enfants, désireux de
marcher toujours sur ses nobles traces.
Toulouse, le 18 janvier 1891, fête du saint Nom de JÉSUS.
L. M., s. j.
PREFACE.
J'ENTREPRENDS d'écrire l'histoire de la Compagnie de
Jésus, et je viens ainsi satisfaire à l'obligation qui s'impose
à moi de rappeler ce qu'elle a fait pour le monde. Si, de la
part de quelques Ordres religieux, uniquement voués au service
de Dieu et à leur sanctification, le récit des événements qui les
concernent est une offrande de pure libéralité faite au public,
on n'en saurait dire autant d'un Institut dont la fin immédiate,
dont le but propre et direct, est l'utilité du prochain. Ici, ce
n'est plus un don qu'on présente, c'est une dette sacrée qu'on
acquitte.
Si l'on considère la Compagnie de Jésus à ses origines, on
pourra même dire qu'elle a un devoir particulier à remplir. Le
monde entier n'a-t-il pas concouru à la former, à l'accroître, à
alimenter son activité ? L'Espagne lui a donné un Père dans
saint Ignace ; la France, une Mère dans l'Université de Paris ;
à l'Italie, elle doit le pontife Paul III, dont elle tient son
existence comme Ordre religieux ; elle a reçu du Portugal le
titre & Apostolique, et les premiers moyens de s'étendre ; elle
était à peine adulte, que l'Allemagne se hâtait de la mettre aux
prises avec les hérésies de ces malheureux temps; les Indes
orientales, les royaumes d'Afrique, les deux Amériques, en
l'accueillant, du vivant même de saint Ignace, lui ont ouvert ces
vastes champs qu'elle devait ensuite cultiver par ses travaux,
et arroser de ses sueurs et de son san£.
Ainsi donc, outre l'obligation que lui impose son but spécial
de travailler au bien des âmes, la Société a de plus le devoir
d'exposer sa conduite, afin que le public puisse juger, si elle a
rempli ses engagements.
Cet ouvrage ne sera pourtant pas une simple histoire ; il sera
encore une apologie de la Compagnie. Soit parmi les sectaires,
soit même parmi les catholiques, il se rencontre un grand nombre
d'hommes qui, par leurs discours ou leurs écrits, s'efforcent
d'attirer sur elle la haine et le mépris du monde. Ils la repré-
sentent comme perturbatrice, dangereuse, dégénérée, ambitieuse
et dominatrice.
Si, comme on le proposait autrefois à saint Jérôme, et comme
VIII PRÉFACE.
on le propose encore de nos jours aux savants Ordres de Saint-
Dominique et de Saint-François, la Compagnie avait échangé
les divers ministères publics, auxquels elle se consacre pour le
service du prochain, contre l'humble occupation de tresser des
corbeilles et des nattes, ou de cultiver un jardin ; si elle avait
renfermé la sphère de son activité dans les murs d'une cellule,
sans en jamais sortir, ni pour voir, ni pour être vue ; si, morte
aux vivants, suivant l'expression de saint Grégoire de Nazianze,
elle n'eût vécu que pour elle-même, le monde dédaigneux aurait
épargné et sa réputation et ses œuvres. Toute défense alors
serait oiseuse ; un appel à la raison et à la vérité deviendrait
inutile. Mais ce n'est pas là ce que Dieu demande de nous.
Dans des temps si calamiteux pour l'Église, quand de nouveaux
auxiliaires lui sont si nécessaires, la Providence divine n'a pas
suscité un nouvel Ordre religieux pour se livrer au repos, mais
pour se dévouer sans réserve au bien général. Dieu a voulu
opposer une digue à l'ignorance des infidèles, à la perversité
des hérétiques, à la corruption des catholiques : il était donc
impossible que, destinée à la lutte, cette nouvelle Société ne
rencontrât point d'antagonistes ; et quand, par la bénédiction
d'en-haut, elle retirait des mains de l'ennemi les âmes captives,
ces mains devaient inévitablement s'armer contre elle et la
provoquer au combat.
Je ne me suis donc point trompé en appelant apologie ce qui
n'est, en réalité, qu'une simple histoire ; et si, pour détruire les
sophismes de Zenon, qui niait le mouvement, Diogène se con-
tenta de marcher ; de même aussi, pour convaincre ceux qui
refusent obstinément de reconnaître, dans un Ordre religieux,
l'esprit et les œuvres qui le distinguent, les dissertations et les
raisonnements sont moins utiles que le récit authentique des
faits indiscutables.
Ce fut l'innocent, mais décisif moyen de défense qu'employa,
dès la naissance de la Compagnie, son fondateur et son père
saint Ignace. Pour répondre à une censure révoquée plus tard,
et que, faute de connaître l'esprit et les œuvres de cette nou-
velle Compagnie, la Sorbonne avait prononcée contre elle, il
préféra aux arguments les plus péremptoires, le faisceau des
témoignages que lui envoyèrent les principales villes de l'Europe.
PREFACE. IX
Jugeant d'après les faits qu'elles avaient sous les yeux, ces
cités déclarèrent la Compagnie utile, sage et régulière. Ignace
répondait ainsi aux hommes habiles, mais mal informés, qui
l'avaient accusée d'être irrégulière et dangereuse.
J'espère encore qu'il ne sera, ni peu consolant, ni peu utile
pour tous les membres de la Société elle-même, d'exposer sous
leurs yeux, et dans un tableau général, la vie, les travaux
et la gloire de leurs aînés. Puissent-ils ainsi apprendre à
apprécier la valeur, à honorer la mémoire, à imiter les nobles
exemples de nos illustres devanciers ! Quelqu'un de nous se
reconnaît-il encore loin de la perfection qu'exige sa vocation,
qu'il entre dans l'humble sentiment du P. Jacques d'Eguia,
homme d'une éminente vertu et confesseur de saint Ignace. Ce
vénérable religieux se consolait en pensant que si, parmi un
nombre de pièces d'or d'un titre légal, il s'en rencontre une d'un
poids inférieur, elle n'est pas remarquée et passe pour bonne
avec les autres. D'ailleurs, n'avons-nous pas, pour nous animer à
l'imitation des plus parfaits, l'exemple de ceux qui, parle nombre
et la variété de leurs vertus, nous aideront à devenir des copies
vivantes de ces grands modèles ? Qui donc alors oserait nous
appliquer ces paroles de Philon : « Plus la race humaine
« s'éloigne d'Adam, et moins elle apporte en naissant cette
« vigueur primitive d'une nature parfaite, qui était dans notre
« premier père au degré le plus éminent? Ainsi, continue-t-il,
« les anneaux d'une chaîne de fer, suspendus à un aimant, parti-
« cipent d'autant moins à sa vertu qu'ils en sont plus éloignés. »
Pour nous, au contraire, l'éloignement nous sera utile, parce
que l'esprit du fondateur de notre Institut arrivera à ceux qui
lui succéderont, appuyé de nombreux et dignes exemples. Un
fleuve, en s'éloignant de sa source, s'accroît des nouvelles eaux
qui, le long de son cours, viennent se précipiter dans son sein.
Le saint apôtre François Xavier ne demandait rien avec plus
d'instances que de recevoir des nouvelles détaillées des frères
qu'il avait laissés en Europe, et de tous ceux qui chaque jour
venaient se joindre à eux. Il écrivait aux Pères de Rome : « Je
« vous prie et vous conjure, au nom de Dieu, mes chers frères,
« de me parler de tous les nôtres et de chacun en particulier ;
« car, n'ayant pas l'espoir de les revoir en cette v'iQ/ace à face,
PREFACE.
« facie ad faciem,]e désire au moins les voir par lettre, in enig-
« mate. » Était-ce donc pour recueillir une vaine consolation
que le Saint faisait cette prière ? ou plutôt n'était-ce point pour
recevoir de leurs exemples un encouragement à supporter ses
fatigues ? Quand ces bien-aimées nouvelles de saint Ignace et
de ses autres amis lui arrivaient, il concevait, ce semble, une
plus haute estime, une plus vive affection pour cette mère, dès
lors si heureuse, moins encore du nombre que des vertus de ses
enfants. « Je ne puis, dit-il dans une de ses lettres aux Pères
« de Rome, cesser d'écrire et de parler de la Compagnie, lors-
« qu'une fois j'ai commencé ; et je ne saurais mieux finir cette
« lettre que par ces paroles : « Si je t'oublie, ô Société de Jésus,
« que ma droite soit livrée à l'oubli; Si oblihis îinquam fuero tzti,
« societas Jesu, oblivioni detur dextera mea ! »
C'est là aussi ce que nous éprouverons, en nous rappelant les
grandes actions de nos devanciers, et c'est dans cette vue que
je me propose de faire un jour connaître leurs vies, non
par fragments ou d'une manière vague et générale, mais par
ordre et avec les détails convenables.
Qu'on n'aille pas croire cependant que ma plume se refuse à
retracer autre chose que les vertus et les œuvres importantes
par lesquelles il a plu à la divine Bonté d'illustrer la Compagnie,
ni que je veuille défendre, voiler ou affaiblir les fautes plus ou
moins graves de quelques-uns de ses enfants. Une réunion de
tant de milliers d'hommes, quoique originairement appelés de
Dieu, puis soumis à une exacte discipline, ne saurait assuré-
ment être plus heureuse et plus intacte que celle des anges
dans le ciel, et des apôtres sur la terre. Les uns furent créés dans
la sainteté et doublement enrichis des dons de la nature et de la
grâce ; les autres furent formés par les enseignements et les
exemples de Jésus-Christ lui-même. Cependant beaucoup
d'entre les premiers ont peuplé l'enfer ; parmi les seconds, plu-
sieurs tombèrent, et l'un d'entre eux se pendit. « Il n y a point de
« conditions dans l'Église qui ne compte des transfuges. » Omnis
professio in ecclesia habet fictos, dit avec vérité saint Augustin;
et il n'y a point d'Ordre religieux si nouveau, ni d'Institut si
sage, qui ne puisse dire en gémissant avec Job : « Mes rides
« portent témoignage contre moi ; » Rugœ meœ testimonimn
PREFACE. XI
dicunt contra me; plainte qui, suivant la pensée de saint Gré-
goire, tombe sur ces hommes doubles et faux, religieux par état
et profanes parleurs œuvres. In Psalm. 99 ; Moral., lib. 13, c. 5.
Du reste, les défauts même de leur vie peuvent être utiles à
ceux qui savent en tirer parti : les naufrages des imprudents
n'ont-ils pas fait connaître les écueils cachés que toutes les cartes
marines signalent aujourd'hui aux navigateurs ? Or, écrire une
histoire fidèle, où l'on montre du doigt les causes qui ont amené
des malheurs et des chutes, n'est-ce pas avertir nos successeurs
de prendre une autre route, s'ils veulent éviter de semblables
infortunes ?
Ces leçons s'adressent aux individus. Mais si l'on considère
des hommes placés sous une même règle et formant un même
corps, n'est-il pas évident qu'ils peuvent retirer tout autant de
fruits des fautes que des vertus de leurs prédécesseurs ?
L'expérience, on l'a dit souvent, est fille du temps ; elle est
aussi mère de la prudence, et elle seule peut donner certains
enseignements. Pour nous servir d'une nouvelle comparaison,
la réforme du calendrier est fondée sur une foule d'observations
contrôlées les unes par les autres, et non de quelques données
isolées. De même, dans toute forme de gouvernement, on
n'adopte certaines maximes fondamentales, qu'après en avoir
soigneusement scruté les avantages et les inconvénients. Ces
motifs sont déjà graves en eux-mêmes ; mais que l'on ajoute
l'obligation d'une rigoureuse fidélité imposée à l'historien, et
l'on pourra se convaincre que chacune de mes assertions s'ap-
puie sur des preuves authentiques, et que je n'aurai rien caché
de ce qu'il est utile de raconter.
Cependant l'histoire générale de mon Ordre embrasse une
multitude de faits arrivés dans les régions les plus diverses et
les plus éloignées. Avant tout, dans un pareil récit, il faut de
l'ordre, de la clarté. La meilleure méthode à suivre, consiste à
classer les travaux de la Compagnie suivant les quatre parties
du monde : voilà pour l'ensemble. Mais il est une histoire qui,
pour nous, doit précéder toutes les autres, car elle est la vraie
base de cette œuvre, je veux dire la vie de saint Ignace. Comme
fondateur de l'Ordre, il a droit à un souvenir plus spécial, plus
profond ; de plus, ses actions et ses exemples doivent être la
XII PREFACE.
règle de conduite de ceux qui ont hérité de son esprit et em-
brassé son Institut.
Si je mêlais à ce recueil les divers événements que nous fournit
l'histoire contemporaine, je nuirais à l'intérêt et à la beauté de
mon sujet, c'est-à-dire à l'unité, à l'enchaînement de l'ensemble,
et à l'harmonie des parties. Aussi n'ai-je pas cru devoir négliger
plusieurs circonstances peu importantes de la vie de saint Ignace,
qui avaient échappé à ses premiers historiens, Ribadeneira,
Orlandini et Maffei, ou qu'ils avaient supprimées à raison des
temps où ils écrivaient. Si l'on désire ordinairement connaître
les traits et la physionomie des grands hommes qui ont vécu
pour la gloire et le bonheur de leurs semblables, si faute d'en
avoir un portrait exact, on s'en forme une image idéale, d'après
les traits connus de leurs vertus et de leur caractère, ne doit-on
pas préférer à une peinture qui, après tout, ne nous retracerait
que leur portrait, des pages où se dévoile l'intérieur de leurs
âmes, où se montrent les diverses phases de leur existence inti-
me, manifestées au-dehors par la variété de leurs actes et par
les événements de leur vie ? Plin., lib. 35, c. 2.
Or, comme pour la parfaite ressemblance d'un portrait, il n'est
pas une ligne ni un coup de pinceau, quelque léger qu'il soit,
qu'on estime inutile, de même, en retraçant la vie des grands
hommes, certains détails qui, pris isolément, offriraient peu
d'intérêt, croissent en valeur et ont un mérite intrinsèque lors-
qu'ils concourent à la formation d'une œuvre complète.
Pour appliquer sur-le-champ cette observation à saint Ignace,
nous entendons le P. Louis Gonçalvès, qui avait vécu pendant un
certain temps avec lui et l'avait attentivement observé, dire à
Jean III, roi de Portugal, que le seul souvenir d'Ignace excitait
plus fortement en lui le désir de la perfection, que la méditation
la plus sainte et la plus élevée. D'autres, en racontant après la
mort du Saint, ce qu'ils avaient vu de lui, pleuraient d'attendris-
sement et s'estimaient mille fois heureux d'avoir pu apprendre,
sous un maître d'une si héroïque sainteté, la théorie et la pratique
delà perfection.
Il ne me sera pas interdit, je pense, de mêler quelquefois aux
mémoires historiques, anciens et fidèles, que nous possédons,
certains traits qu'ils ne m'ont pas fournis, mais que j'ai rencon-
PREFACE. XIII
très dans les manuscrits soit du saint Fondateur, soit des PP.
Pierre Le Fèvre, Jacques Laynez, Simon Rodriguez, Pierre
Ribadeneira, Jean Polanco, Louis Gonçalvès, Jérôme Natal,
Olivier Manare, Jacques Miron, Edmond Auger, Annibal
Codret, Jacques de Guzman et autres, qui avaient vécu avec lui.
Une volumineuse correspondance et les dépositions de six cent
soixante-cinq témoins dans le procès de canonisation, m'ont
souvent été d'un grand secours.
Enfin, dans ce premier travail, je me permettrai quelquefois
ce que faisait le pape saint Grégoire, lorsqu'il se comparait à ces
fleuves qui, rencontrant le long de leurs rives quelque terrain
creux, le remplissent et poursuivent leur cours. Sans me dé-
tourner de mon sujet principal, je hasarderai quelque digression
quand elle sera nécessaire ; car, suivant la remarque de saint
Augustin, les lyres ne se composent pas seulement de cordes
qui leur donnent les sons et l'harmonie, mais encore d'autres par-
ties sourdes et muettes par elles-mêmes. Celles-ci, cependant,
unies aux cordes qu'elles tendent, deviennent à leur tour sonores
et harmonieuses. Ainsi, continue-t-il, certaines descriptions des
choses matérielles faites par les prophètes, ne parlent pas ou-
vertement de Jésus-Christ ; mais ses mystères s'y trouvent liés
par des figures allégoriques dont on peut dire qu'elles procla-
ment le Christ : Christum sonant. Contre Faust., lib. 22, c. 94.
La même observation pourrait s'appliquer aux détails que je
donne sur les Exercices spirituels, sur les persécutions que nous
avons subies, sur la protection que nous a accordée la Mère de
Dieu, sur le but et le plan de notre Institut. Ici, la liaison natu-
relle entre les effets et les causes est évidente, et l'on peut dire
de ces différents sujets : Ignatium sonant.
Mais, outre la relation intime que toutes ces particularités ont
avec mon sujet, relation qui ne me permettait pas de les taire,
je devais encore en parler pour les expliquer, et par là les justi-
fier. J'ai dû surtout m'étendre sur le plan de l'Institut. Il a été
si différemment jugé par ceux qui l'ignorent et par ceux qui le
connaissent, qu'on peut lui appliquer ce qu'un ancien rapporte
de l'opinion des deux philosophes Pythagore et Anaxagore sur
le soleil : L'un le regardait comme un Dieu, Vautre comme %me
pierre. Maxim. Tyr., serm. 9.
XIV PREFACE.
Si, en fixant les regards sur un objet matériel, Vœil de l'âme
pouvait atteindre et pénétrer à l'aide de la raison, ce que l'œil
du corps n'aperçoit que de loin, il ne se serait pas trouvé des
philosophes assez matérialistes pour arriver à dire que les pla-
nètes et les étoiles sont des animaux dont les cietix sont les étables
(Lactant., De orig. error., cap. 5) : mais au contraire, en considé-
rant la grandeur, l'ordre immuable des sphères célestes et
l'harmonie de leurs mouvements, ils auraient révéré la sagesse,
le génie, la puissance du divin ouvrier qui avait su imprimer à
ces immenses globes une telle rapidité et prescrire à leurs iné-
gales révolutions, des règles d'une si parfaite exactitude. Ainsi,
l'homme qui voit de loin un Institut religieux, établi d'après les
plans divins, comme ce temple dont Dieu fit jadis connaître à
David l'entière ordonnance, cet homme, dis-je, devrait juger
d'après le but auquel vise cet Institut, et d'après la convenance
des moyens employés pour atteindre ce but. Ainsi, d'après
l'enchaînement des diverses parties, il saisirait la beauté de
l'ensemble. Que diriez-vous d'un homme à la vue si courte
qu'il pourrait d'un même coup d'œil apercevoir à peine un ou
deux fragments d'une belle mosaïque? « Ne serait-il pas, dit
« saint Augustin, vraiment mal venu à condamner l'artiste
« comme manquant d'art dans la conception et l'ordonnance de
« son sujet ? S'il n'y découvre que désordre, c'est qu'il ne peut
« en embrasser l'ensemble d'un seul regard. Vituperaret artifi-
« cent, velut ordinationis et compositions ignarum, eo quod varie-
« tatem lapillorum perturbatam putaret, a quo illa emblemata,
« in uniiis pulchritudinis faciem congruentia, simul cerni, collus-
« trarique non possent. » De Ord., lib. v, c. 1.
C'est pourtant ainsi, qu'avec tant d'autres, le calviniste
Lermée jugeait la Compagnie, lorsqu'après avoir condamné en
elle la réunion de la vie active et de la vie contemplative, il
ajoutait que la seule Compagnie de Jésus se compose alternati-
vement de sévérité et de douceur, de discipline et de relâche-
ment, etc. Sola Societas JE SU, omnium professionum severi-
tatem, amœnitatem, disciplinant, laxitatem, paupcrtate7?i, opes,
usus, abusus, complexa est.
J'ai donc eu raison d'entreprendre de faire connaître en détail
ce qui, comme on en jugera par les faits, n'a besoin, pour se
PRÉFACE.
XV
justifier, que de se montrer au grand jour. C'est là rendre à saint
Ignace l'hommage dû, dit saint Grégoire de Nazianze, au mérite
d'un ouvrier ; c'est montrer son ouvrage à celui qui ne le con-
naissait pas.
Ainsi parle Urbain VIII dans la Bulle de canonisation de
saint Ignace de Loyola, fondateur de la Compagnie de Jésus.
« Un homme vraiment choisi par le Seigneur pour être leur
« chef afin qu'ils portent son très saint nom devant les nations et
« les peuples et amènent les infidèles à la vraie foi, réunissent
« les hérétiques à l'Église et défendent l'autorité de son Vicaire
« sur la terre. »
Vir vere, quem prœelegerat Dominus, ut eorum dux foret
qui portarent ejus sanctissimum nomen coram gentibus et popu-
/is, et infidèles ad verœ fidei cognitionem inducerent, et rebelles
hœreticos ad illius unitatem revocarent, suiqtte in terris vicarn
auctoritatem defenderent.
Daniel Bartoli, S. J.
Conformément aux décrets d'Urbain VIII, du 13 mars 1645 et du 5 juin
1631, nous déclarons que les grâces, les révélations et les faits merveilleux
racontés dans ce livre et non approuvés par le Saint-Siège n'ont qu'une
autorité purement humaine.
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De
Saint Ignace îie linpnïa*
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Ihtore premier. — Chapitre premier.
Famille, naissance, caractère de saint Ignace. — Saint Ignace
est choisi de Dieu pour fonder la Compagnie de JÉSUS, com-
battre les nouvelles hérésies, convertir les Indes. — Il embrasse
la carrière des armes. — Sa blessure.
ANS cette partie de l'ancienne Cantabrie
qu'on nomme aujourd'hui le Guipuzcoa, et
qui s'étend au nord, le long de la mer, entre
les Pyrénées et la Biscaye, deux familles
nombreuses, les familles de Balda et d'Onaz,
tenaient un rang distingué parmi les plus
anciennes et les plus illustres de la contrée.
Depuis des siècles, elles possédaient des titres de seigneurie
et jouissaient, dans le pays, d'une prépondérance marquée : un
grand nombre de leurs aïeux s'étaient illustrés, dans les lettres et
par les armes. L'alliance d'un héritier d'Onaz et de l'héritière
de Loyola réunit les deux maisons qui se trouvèrent représen-
tées en ligne directe par Don Bertrand d'Onaz et de Loyola (').
Don Bertrand, chef de la famille, avait eu treize enfants, cinq
filles et huit garçons, de Dona Marina Saenz de Licona son
épouse.
Ignace (2), le dernier des huit enfants, naquit en 1491 sous le
pontificat d'Innocent VIII et le règne de l'empereur Fré-
déric III. Il avait reçu de la nature les inclinations que donne
la noblesse du sang : de la grandeur d'âme, de l'élévation dans
la pensée, de l'ardeur pour la gloire, de l'aptitude pour tous
les exercices chevaleresques, une grâce charmante dans les
manières, enfin toutes les qualités et tous les mérites qui
Histoire de S. Ignace. I
HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
doivent distinguer un jeune homme de haute naissance. A voir
tous ces avantages, son père le jugea fait pour la cour, et l'y
envoya tout jeune encore, en qualité de page de Ferdinand, roi
de Castille (3). Mais Dieu, en donnant à Ignace ce caractère et
cette trempe d'âme, avait sur lui de plus grands desseins ; des
dons si rares allaient, un jour, servir d'instruments à la grâce
pour des vues bien différentes de celles que se proposaient et le
père et le fils.
Il est certain, et Ignace le répétait souvent dans la suite (4),
que ceux qui paraissent destinés à obtenir les plus brillants
succès dans le monde, sont ordinairement les plus propres aux
grandes entreprises pour le service de Dieu. Il en fut lui-même
un exemple frappant. Sa constance intrépide, qui pour des
motifs humains lui faisait endurer les plus terribles douleurs, se
changea en une patience inaltérable à supporter les rigueurs de
la plus austère pénitence. Sa grandeur d'âme, dédaigneuse des
pensées et des affections vulgaires, se porta tout entière vers
l'accroissement de la gloire de Dieu ; et cette généreuse intrépi-
dité, qui l'avait dirigé vers le métier des armes, lui fît entre-
prendre plus tard de former, sous le titre militaire de Compagnie,
un nouvel ordre religieux dont le but spécial devait être la
défense de la foi et l'extension de la puissance et de la gloire de
l'Eglise.
Ici s'offre l'occasion de faire observer, avec des Souverains
Pontifes, d'illustres Prélats et de nombreux écrivains, que,
parmi tous les caractères distinctifs de saint Ignace, il en est un
personnel et unique. Dieu enleva ce vaillant soldat à la milice
séculière pour en faire le chef d'une nouvelle milice qui, avec
d'autres armes et dans un autre çenre de combats, devait tout à
la fois servir l'Eglise par ses travaux et la défendre contre ses
ennemis, contre le schisme désastreux de Henri VI 1 1, en Angle-
terre, contre l'apostasie de Luther en Allemagne, contre la
rébellion de Calvin en France (5). Bien plus, pour réparer les
pertes subies par l'Église en Europe, il devait étendre la foi dans
les Indes, au sein des immenses possessions des deux couronnes
de Castille et de Portugal. Cette conduite avait été celle de Dieu
dès les premiers siècles de l'Eglise. S'élevait-il des hérésiarques,
sur-le-champ, Dieu suscitait, tantôt des hommes habiles, tantôt
LIVRE PREMIER. — CHAPITRE I.
des Ordres religieux spécialement destinés à les combattre ; c'est
ainsi qu'il opposa le grand Athanase à Arius, Basile à Euno-
mius, Grégoire à Julien, Cyrille d'Alexandrie à Nestorius,
Jérôme à Elvidius, Augustin à Pelage, et, pendant quatre siè-
cles, aux fureurs des Albigeois et aux vices du monde entier, les
Ordres des deux saints Patriarches, Dominique et Fra- çois.
La naissance de S. Ignace, sa conversion, la fondation de son
Ordre, coïncidèrent pareillement avec le besoin que l'Église
éprouvait de nouveaux auxiliaires. On l'a remarqué encore, l'an-
née même où Christophe Colomb concluait avec Ferdinand, roi
de Castille, le traité qu'il exécuta quelques mois plus tard, en
s'élançant à la découverte du nouveau monde, Dieu faisait
naître saint Ignace, sans doute aussi, dans la pensée que la con-
version de tant de nations barbares serait le fruit du zèle et des
travaux des enfants du nouveau patriarche. En 1521, Martin
Luther déclare dans la diète de Worms, en présence de Charles-
Quint, son obstination dans l'hérésie ; il se retire ensuite à
Wartbourg où, « nouveau Jean dans une nouvelle Patmos »,
comme il le dit audacieusement, il écrit contre les vœux monas-
tiques un livre dont la lecture dépeuple, en peu de temps, un
grand nombre de monastères. Or la même année, Ignace quitte
le monde, se consacre à Dieu, et après avoir recouvré la santé,
se retire dans la solitude de Manrèse, où, à la vive clarté des
vérités éternelles de la foi, il compose son admirable livre des
Exercices spirituels. C'est avec ce livre qu'il rassemble ses com-
pagnons, fonde son nouvel Ordre et envoie dans les monastères
une foule innombrable de sujets d'élite. Autres coïncidences
frappantes : Ignace et Calvin se trouvèrent ensemble à Paris (6).
Calvin y rencontre un puissant appui pour les erreurs qu'il veut
propager. Ignace s'y attache un apôtre, Pierre Le Fèvre, dont
la vie et la doctrine confondront l'hérésie. Enfin, Henri VIII,
roi d'Angleterre, après s'être acquis le glorieux titre de défenseur
de la foi, publie, en 1534, un édit par lequel il condamne à mort
quiconque n'effacera pas le titre àepontife des livres où ce titre
se rencontrera. La même année, Ignace forme le dessein de
fonder la Compagnie pour défendre l'Église et le Souverain
Pontife. Voyez encore comment les conquêtes de la foi catho-
lique dans les deux Indes ont surpassé ses pertes dans quelques
HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
parties du nord de l'Europe, et comment les faits ont montré que
Dieu avait destiné le nouvel ordre à la conversion de ces nations
infidèles. Un auteur n'a-t-il pas calculé que saint François-
Xavier avait gagné lui seul plus d'âmes à Jésus-Christ, que
tous les hérétiques ensemble n'en avaient perverties (7) ? Que
la divine Providence, tout en opposant le zèle d'Ignace à Luther,
ait encore voulu donner à l'Eglise un apôtre et par lui des
ouvriers apostoliques, des maîtres de la foi pour évangéliser les
Indes, je puis en apporter le plus imposant témoignage.
Dans la bulle de canonisation de saint Ignace, Urbain VIII
s'exprime ainsi : « Grégoire XV, notre prédécesseur d'heureuse
« mémoire, considérant avec quelle ineffable miséricorde la Pro-
« vidence divine, qui dispose et amène en leur temps tous les
« événements de ce monde, a envoyé dans les siècles passés des
« hommes distingués par leur science et leur sainteté, soit pour
« porter l'Evangile parmi les idolâtres, soit pour extirper les
« erreurs naissantes, reconnaît que Dieu en a agi de même en
« ces derniers temps ; car les rois de Portugal ayant ouvert de
« vastes champs aux travaux apostoliques dans les Indes orien-
« taies et dans les îles les plus éloignées de l'océan, et le roi
« catholique de Castille en ayant fait de même dans le nouveau
« monde du côté de l'Occident, tandis que Luther et d'autres
« hommes non moins dangereux entreprenaient, par leurs blas-
« phèmes, de séparer du Saint-Siège apostolique les nations du
« Nord, Dieu a suscité Ignace de Loyola, l'a retiré d'une manière
« admirable du milieu des honneurs et de la milice du siècle, et
« l'a rendu docile, sous la main divine, aux opérations de la
« grâce. Après avoir fondé le nouvel Ordre de la Compagnie de
« Jésus, qui, par son Institut même doit embrasser, entre autres
« œuvres de piété et de zèle, la conversion des idolâtres, le retour
« des hérétiques à la vraie foi et la défense de l'autorité des
« pontifes romains, il termina par une précieuse mort une vie
« dont la sainteté avait été admirable (s). » Ainsi parle le Pon-
tife, mais revenons à la jeunesse d'Ignace.
Ignace était depuis quelques années à la cour du roi Ferdinand,
lorsque, entendant parler des exploits de ses frères, il sentit
s'éveiller en son âme une inclination jusqu'alors endormie. Il
était d'ailleurs fatigué des frivoles assujettissements et de l'oisi-
LIVRE PREMIER. — CHAPITRE I.
veté de la cour. Il découvrit donc à Don Antoine Manrique, duc
de Najera, grand d'Espagne et vaillant chevalier, son désir de
quitter la cour, pour la vie plus agitée des camps. Le Duc, dont
il était parent, seconda ses projets, l'instruisit dans l'art de la
guerre, et trouva dans son élève tant d'aptitude, qu'il le conduisit
bientôt des premiers enseignements à une connaissance appro-
fondie du métier des armes. Ignace passa promptement de la
théorie à la pratique. Il se fit même comme simple soldat, et
comme officier, une réputation de bravoure qui lui permit de
parvenir bientôt aux postes honorables, récompense du mérite
militaire.
Sa conduite était alors plus conforme aux lois de l'honneur
qu'à celles de l'Évangile. Jamais, il est vrai, on ne lui entendit
proférer de parole qui pût faire rougir l'innocence ; mais il faisait
profession envers les femmes, d'une galanterie à laquelle l'en-
traînait plutôt la vanité de son âge qu'un caractère vicieux. Il
était doué d'un talent particulier pour apaiser les mécontente-
ments des soldats, et, plus d'une fois, il calma les colères de
partis prêts à en venir aux mains. Néanmoins, pour soutenir ou
défendre sa propre réputation, son cœur était prompt à s'en-
flammer, et son bras à combattre. Un tel homme devait mépriser
les richesses ; il le prouva bien après la conquête de Najera,
ville située sur les confins de la Biscaye. Ignace l'avait livrée au
pillage, pour obéir aux ordres reçus ; mais il ne retint pour sa
part de butin que l'honneur de la victoire, et le triste plaisir de
la vengeance. L'oisiveté et le jeu étaient sans attrait pour lui ;
le temps qu'il y aurait consacré, il l'employait à composer des
poésies en langue castillane sur des sujets sacrés ou moraux.
Il fit même un long poème, en l'honneur de saint Pierre. Le
Saint allait bientôt récompenser le poète, en rendant au soldat
grièvement blessé la santé et la vie.
Telles furent les occupations d'Ignace jusqu'à l'âge de trente
ans. Dieu le frappa alors d'un coup terrible, qui lui ferma la
voie des honneurs militaires. Mais autant la sainteté personnelle
et la conversion des âmes sont supérieures à toutes les gloires
de la terre, autant la nouvelle carrière qui s'ouvrit devant Ignace,
dépassa-t-elle tous les rêves qu'avaient jusqu'alors caressés ses
ambitieux désirs.
6 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
A cette époque, l'empereur Charles-Quint était loin de
l'Espagne. Son absence avait enhardi à la révolte une partie
de la Castille, qui, sous le prétexte ordinaire de la liberté pu-
blique, servait en réalité les intérêts de quelques seigneurs
mécontents. Le vice-roi de Castille, l'amiral Don Frédéric, vou-
lant pourvoir à la défense de plusieurs villes de son gouvernement
qui couraient risque de tomber aux mains des rebelles, fit venir
de la Navarre des hommes et de l'argent. Il dégarnit ainsi de
troupes et de munitions de guerre plusieurs places fortes. Henri
d'Albret ou de Brit, dont le père Jean III avait été spolié
de cette province par le roi Ferdinand d'Aragon, entreprit de la
reconquérir. Il donna le commandement de son armée à André
de Foix, seigneur de Lesparre et frère cadet du fameux Odet
de Foix, seigneur de Lautrec.
Le danger était imminent, le vice-roi de Navarre, Don An-
tonio Manrique, accourut auprès du vice-roi de Castille pour
réclamer des secours. Mais André de Foix, déjà maître de Saint-
Jean-Pied-de-Port et d'autres points moins importants, avait
mis le siège devant Pampelune. Les habitants, effrayés par les
masses de troupes qui bloquaient la ville et désespérant de
tenir jusqu'au retour du vice-roi, commencèrent à parler de
capitulation. Ignace, qui commandait la place (y), leur fit en vain
espérer de prompts secours ; en vain il leur reprocha cette lâcheté.
Il n'en put rien obtenir. Il abandonna donc la ville et se retira
dans la citadelle. Mais, là aussi, il trouva des troupes faibles et
intimidées ; car les ennemis, déjà maîtres de la ville, s'apprê-
taient à donner l'assaut.
Avant d'en venir là, André de Foix invita la garnison à par-
lementer, et aussitôt le commandant et plusieurs autres officiers
s'y décidèrent. A la vue d'une pareille faiblesse, Ignace pensa
que si quelques gens de cœur ne se joignaient à eux, ils ac-
cepteraient peut-être des conditions aussi humiliantes que désa-
vantageuses. Il résolut de les accompagner dans ces pourparlers.
Il fallait bien un homme aussi intrépide que lui; caries ennemis,
fiers de leur supériorité, et encouragés par la reddition de la
ville, se montraient intraitables. On prolongeait les débats ; on
n'obtenait pas des conditions moins onéreuses. Se rendre, tel
était le dernier mot des Français ; et le commandant de la
LIVRE PREMIER. — CHAPITRE I.
citadelle prétextait la nécessité pour y consentir. A ce moment,
Ignace, non moins humilié de la lâcheté des siens, qu'irrité de
la dureté des ennemis, rompit avec énergie toutes les négociations
et se retira dans la forteresse. S'il devait succomber, ce serait sous
le nombre et non par l'effet d'une indigne pusillanimité. Il ranima
le courage des soldats, leur rappelant les devoirs imposés par la
fidélité, et leur faisant espérer une récompense digne de leur cou-
rage. « Mieux vaut une mort honorable, ajoutait-il, qu'une hon-
teuse capitulation. » L'assaut fut donné et repoussé avec une égale
bravoure. En défendant un bastion que les ennemis s'acharnaient
à escalader, Ignace fit des prodiges de valeur (IO). Cependant
l'artillerie française tirait avec fureur contre les remparts. Dieu
permit alors qu'une pierre détachée de la muraille vînt frapper
Ignace à la jambe gauche, tandis qu'un boulet, en ricochant, lui
brisait la jambe droite ("). Abattu par ces deux coups, il tomba, et
avec lui fléchit le courage des soldats qu'il animait de sa parole
et de son exemple. La citadelle passait aux mains des Français,
qui y entrèrent le lundi de la Pentecôte, 20 mai 1521 (I2).
Témoins de sa noble conduite pendant les négociations, et de
son indomptable courage à défendre la place, les vainqueurs
traitèrent leur prisonnier avec de grands égards par respect
pour des vertus qu'on aime à rencontrer, même chez des enne-
mis. Cependant, l'état du blessé rendait nécessaires des soins plus
éclairés que ceux qu'on pouvait lui procurer dans l'armée. Au
bout de quelques jours, on le fit transporter à bras, sur une chaise,
jusqu'à Loyola. Bientôt, on s'aperçut que la jambe brisée avait
été mal remise par le chirurgien militaire. Ignace était exposé,
non seulement à rester misérablement estropié, mais encore à
souffrir beaucoup, toute sa vie durant, si on ne la cassait de nou-
veau, pour rapprocher ensuite les os et les remettre à leur place
naturelle. Sans s'effrayer de cette cruelle nécessité, le jeune
guerrier donne toute permission aux chirurgiens. Pendant l'o-
pération, il ne laissa échapper ni un cri, ni même une plainte.
Mais la nature, épuisée par tant de souffrances, ne put résistera
ce nouveau tourment. Le mal empirait chaque jour, lorsqu'une
perturbation des humeurs vint encore aggraver la situation.
Ignace était à l'extrémité ; il demanda et reçut les derniers
sacrements, puis, se disposa à la mort.
HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
C'était la veille de la fête des Apôtres saint Pierre et saint
Paul. Au dire des médecins, la journée suivante devait être fa-
tale.Sans une crise favorable, survenue pendant la nuit, le malade
était perdu. Ce fut du ciel que vint le secours. Cette nuit même
Ignace recevait du prince des apôtres, une merveilleuse visite, et
se trouvait aussitôt hors de tout danger. Sans doute, le premier
des Papes manifestait ainsi son intérêt pour la vie d'un homme
qui devait être un si vaillant champion de l'Église et du Pontifi-
cat Romain.
Dès ce moment les douleurs du malade s'apaisèrent, son esto-
mac se rétablit, ses forces revinrent, et enfin sa guérison fut
entière. Cependant, malgré l'habileté des chirurgiens qui lui
avaient remis la jambe une seconde fois, l'os avait été brisé en
tant d'endroits qu'il fut impossible défaire disparaître unecertaine
difformité (I3). L'extrémité de l'os, mal rejoint, ressortait au-
dessus du genou d'une manière fort sensible ; de plus, cette
jambe était devenue plus courte que l'autre. Ignace attachait un
prix extrême à ces avantages extérieurs. Il ressentit un déplaisir
si vif de se voir réduit à un tel état, que, pour y échapper, toute
souffrance lui paraissait légère. Dans cet espoir, il consentit à
se faire ouvrir la jambe, à l'endroit où l'os était saillant et à le
faire scier.
Au moyen d'appareils de fer on devait, chaque jour, lui étirer
la jambe pour la ramener à la longueur normale. En cette oc-
casion, Ignace fit preuve d'une force d'âme extraordinaire. Les
chirurgiens l'avaient prévenu que les tortures de ces opérations
surpasseraient les douleurs déjà endurées ; or, non seulement sa
résolution n'en fut pas ébranlée, mais quand on en vint à l'opé-
ration, il refusa de se laisser lier comme on le fait, en de pareils
cas, à l'égard des hommes les plus courageux, pour éviter des
mouvements pleins de dangers. Il supporta ces horribles souf-
frances,immobile,avec un visage impassible ; on eût dit un cadavre
livré au scalpel, plutôt qu'un être vivant soumis à une opération
douloureuse.
Tel était le courage d'Ignace. Il n'obéissait pourtant qu'à un
excessif amour de lui-même ; il était martyr de sa seule vanité !
Néanmoins, il recueillit de cette épreuve un fruit réel ; car se
rappelant plus tard les folies de sa vie passée, il se sentait animé
LIVRE PREMIER. — CHAPITRE I.
d'une plus vive ardeur à pratiquer des actes héroïques pour le
service de Dieu; il aurait rougi de moins souffrir pour plaire à
Notre-Seigneur, qu'il ne l'avait fait jadis dans l'espoir de con-
server de puérils avantages.
Le monde, en effet, n'était pas digne de posséder un si
grand cœur; et cette âme, formée pour les plus hautes entreprises,
se serait inévitablement perdue, si, toujours livrée à ses premières
inclinations, elle n'eût enfin élevé ses pensées vers un but bien
supérieur à ses premiers desseins. Dieu lui avait donné et con-
servé la vie pour la diriger vers de plus nobles fins. Si quelquefois
la grâce opère, comme par miracle, des choses admirables par
des hommes sans génie, sa puissance semble redoubler quand
elle inspire de grandes âmes ; quand elle fait servir l'élévation
de leurs pensées à des entreprises extraordinaires.
Ignace tenait sans doute pour une faveur céleste la guérison
que saint Pierre (I4) avait lui-même daigné lui apporter ; mais il
n'attribuait à son céleste protecteur d'autre fin que de vouloir
lui conserver la vie, et non de l'exciter à rendre cette vie plus
sainte. Tandis qu'il attendait impatiemment sa guérison, il
essayait de tromper l'ennui d'une si longue oisiveté en occupant
son esprit de ses vanités passées; il se demandait surtout quels
étaient les moyens les plus efficaces de plaire à une personne
qu'il aimait depuis longtemps ; et les difficultés d'une union que
la différence des conditions rendait presque impossible, ne ser-
vaient qu'à en augmenter le désir (I5). Mais les rêveries dans
lesquelles il se perdait, toujours absorbé dans une même pensée,
ne l'empêchaient pas d'en ressentir le vide et le néant.
Pour échapper, s'il se pouvait, à son ennui et à ses pénibles
préoccupations, Ignace demanda quelqu'un de ces livres de che-
valerie, où d'agréables mensonges, mêlés aux plus étranges
événements, charment l'imagination et abrègent la longueur du
temps. Dieu permit que dans une maison où ces sortes d'écrits
ne manquaient jamais, on ne pût alors en procurer un seul au
malade. Deux ouvrages, cependant, s'y rencontrèrent, mais bien
différents de ceux qu'il désirait : la vie de Notre-Seigneur, par
Ludolphe le chartreux et la vie des saints ; tous deux étaient
écrits en langue castillane (l6). La nécessité, plus que la dévotion,
l'engagea à les lire. Mais les choses de Dieu renferment une
10 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
saveur tout autre que les choses de la terre, et souvent elles font
sentir, à ceux même dont le goût est corrompu, qu'on ne peut
commencer à les goûter, sans trouver fades toutes les douceurs
terrestres. Ignace lut bientôt avec avidité ce qu'il n'aurait ja-
mais cru capable de l'intéresser. Le premier fruit de sa lecture
fut une grande surprise à la vue des longues et rudes austé-
rités auxquelles les saints s'étaient soumis pour dompter leur
chair et amortir leurs passions. La grâce travaillant intérieure-
ment,il se prit à réfléchir et se demanda pourquoi il n'aurait pas le
courage d'imiter de tels modèles.
Ceux-ci avaient eu pour tout lit, une pierre ; ceux-là se cei-
gnaient les reins d'une chaîne de fer et portaient un rude cilice.
L'un veillait, en priant, des nuits entières : l'autre, après un
jeûne de plusieurs jours, ne mangeait que des racines crues et
ne buvait que de l'eau. D'autres encore s'enterraient au fond
d'obscures cavernes ; ou bien, s'exposant au froid, à la pluie, à
l'ardeur du soleil, ils entreprenaient de lointains pèlerinages.
« Eh quoi ! se demandait Ignace, ces hommes étaient-ils
« de bronze ou de pierre ? Étaient-ils insensibles à ces tourments ?
« S'ils avaient la même nature que moi, ce qu'ils ont pu, me
« serait-il impossible ? Ils ont méprisé les grandeurs et vécu dans
«la chasteté : et pourtant plusieurs d'entre eux, d'un rang illus-
« tre, d'un génie supérieur, avaient sans doute des sentiments
« dignes de ces glorieux avantages ; et tous avaient une chair
« fragile et des passions à combattre ! Dépouillés de tout,
« souffrant sans cesse, méprisant le monde, ils étaient heureux !
« Etrange phénomène ! Possédaient-ils donc quelques biens
« inconnus, quelques charmes mystérieux ? Mais ce charme
« secret, qui adoucissait pour eux les rigueurs de la pénitence,
« n'est peut-être goûté que par ceux qui la pratiquent ; peut-être
«n'est-il compris que quand on l'éprouve. Et si, moi aussi, je
« revêtais un jour ces habits de pénitence et m'exposais aux
« outrages et aux railleries du monde ? Si, retiré dans une soli-
« tude, je n'y vivais plus qu'avec Dieu, domptant ma chair
« coupable et expiant mes nombreuses fautes ? Que m'offrira le
« monde en récompense de mes services, et que dois-je espérer
« en souffrant pour lui ? Puis-jeen obtenir une faveur qui ne me
« coûte plus qu'elle ne vaut ? Ces récompenses dureront-elles
LIVRE PREMIER. — CHAPITRE I. 11
« même autant que je vivrai ? Ne me seront-elles pas ravies au
« moment même où je les aurai acquises ? Si jusqu'à cette
« heure j'avais autant souffert pour Dieu que pour des intérêts
« temporels, ne serais-je pas devenu un grand saint ? Et si, pour
« le devenir, je n'ai pas à faire davantage, ne sera-ce pas ma
« faute, si je ne le deviens pas ?»
Tout absorbé par ces hautes pensées, Ignace laissait et repre-
nait tour à tour le livre. Mais cette lecture que la grâce accom-
pagnait, le captivait : l'action de Dieu disposait insensiblement
son âme au prodigieux changement qui devait faire de lui un
des plus grands saints de l'Église.
Observons ici une chose digne de sérieuses réflexions : le but
où n'avaient pu conduire Ignace, ni la crainte d'une mort pro-
chaine, ni l'apparition de saint Pierre, ni le sentiment delà recon-
naissance pour une santé miraculeusement rendue, la lecture
de saints livres y prépara son cœur. Ce fut par cette voie que
Dieu pénétra dans cette âme et y porta sa lumière.
A ces clartés, comparant sa vie avec celle des saints, Ignace
conçut, et une vive horreur de lui-même, et l'ardent désir de
devenir un autre homme. Ainsi, plusieurs siècles auparavant, le
grand Augustin, qui ne s'était rendu, ni aux larmes de sa mère,
ni aux prières de ses amis, ni aux exhortations d'Ambroise, tout
à coup, à la lecture de quelques paroles de saint Paul, s'avouait
vaincu et se convertissait. Admirable vertu des saintes lectures
par lesquelles Dieu parle aux âmes ! On n'y cherche qu'un
passe-temps, et peut-être même comme le bienheureux Jean
Colombin que matière à railleries (I7), mais soudain la lumière se
fait dans une intelligence pleine de ténèbres ; quelques lignes ont
suffi à produire une conversion! Aussi la Compagnie de Jésus
a-t-elle sagement consacré une grande partie de ses travaux à
publier des livres de piété. Elle a voulu être utile aux âmes
par un si puissant moyen, elle a voulu aussi rendre à Dieu ce
qu'elle en avait reçu : n'était-ce pas en effet à cette source
féconde qu'elle devait elle-même son origine ?
Cependant, la conversion d'Ignace ne fut pas l'ouvrage d'un
seul coup de la grâce. Mille tentations l'assaillaient chaque
jour, et l'esprit mauvais s'efforçait de détacher son cœur des
vérités saintes qui l'avaient pénétré; tantôt il ranimait son ardeur
12 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
militaire ; tantôt il rallumait la soif des honneurs dont il avait
été si avide, ou les penchants vers lesquels sa jeunesse l'en-
traînait avec plus de force ; puis s'offraient les railleries du
monde sur un changement si extraordinaire, puis les mille conjec-
tures qui, après avoir passé de bouche en bouche, seraient
encore répétées dans les écrits des historiens. Ignace de Loyola,
diraient-ils, ayant perdu la place de Pampelune, et n'osant plus
paraître devant les hommes, s'était transformé en ermite pour
ne pas s'entendre reprocher sa félonie, il s'était caché dans les
forêts et enseveli tout vivant au fond des cavernes.
Ainsi, moitié par crainte, moitié par entraînement, cette
âme trop faible encore pour résister, se laissait bercer par ces
douces et séduisantes pensées de gloire ou de plaisir ; mais bien-
tôt les remords de sa conscience la ramenaient à des lectures où
elle retrouvait ses premières résolutions et une nouvelle vigueur
pour repousser les assauts à venir.
Cette alternative de bons et de mauvais désirs se prolongea
quelque temps ; mais enfin la victoire fut complète. Dieu, qui
voulait que la sainteté, chez Ignace, fût l'effet de la conviction,
et non d'un mouvement subit et impétueux, se servit de son
propre jugement pour l'affermir dans ses résolutions.
Eclairé par ce (lambeau, Ignace observa que la pensée de
servir Dieu et le projet d'embrasser une vie austère remplissaient
son âme d'une suave tranquillité qui semblait jaillir du fond de
son être, et que les joies du monde ne lui avaient jamais
donnée. Parfois, au contraire, sa pensée se reportait sur ses
années écoulées : alors se montraient, dans un brillant lointain,
les honneurs avec leur cortège de richesse, de gloire et de bon-
heur ;... quand tout à coup je ne sais quelle amertume, quelle
profonde mélancolie le saisissait au cœur, comme pour lui faire
sentir tout le néant de ces jouissances fugitives. Il y avait dans
cette impression une haute leçon : comment, avec cette secrète
tristesse, s'arrêter aux apparences dans l'appréciation des choses
d'ici-bas ? Comment ne point balancer le pour et le contre,
peser les avantages, scruter les inconvénients ? Félicités éter-
nelles, l'on vous mettrait en comparaison avec ce qui passe
comme une ombre ! Et, après tout, qu'emporte-t-on au-delà du
tombeau ? Les biens terrestres ? Ou plutôt ne sont-ce pas d'amers
LIVRE PREMIER. — CHAPITRE I.
13
souvenirs, des regrets poignants, une dette immense ?
Ignace, livré à ces réflexions qui se disputaient son âme,
s'y laissait aller en novice inexpérimenté ; mais lorsque, plus
éclairé, il vint à réfléchir, dans la suite, sur ces effets de tristesse
ou de douceur laissés en nous par les inspirations divines, ou par
les suggestions du démon, il en déduisit une règle sûre pour
ceux qui ne peuvent bien discerner sur l'heure même tous ces
mouvements ; c'est d'examiner, après l'agitation, l'impression
qui reste dans l'âme ; car du ciel viennent la joie, le calme, la
sérénité; du père des ténèbres, la confusion, l'obscurité et l'abat-
tement (lS).
Premiers effets de Ja ferveur d'Ignace. — La sainte Vierge lui
apparaît et lui accorde le don de chasteté. — Son frère aîné
cherche à le détourner de ses projets. — Saint Ignace fait vœu de
chasteté. — Il défend l'honneur de Marie contre un Sarrasin qui
l'attaquait. — Il passe une nuit dans la chapelle de Notre-Dame
de Montserrat, dépose ses armes et prend l'habit de pénitent.
GNACE s'était enfin résolument décidé à
| imiter dans les saints les vertus qui, contras-
tant le plus avec ses vices, lui en avaient
& fait mieux connaître la difformité. Il ne lui
I restait plus qu'à choisir entre tant d'admi-
f râbles exemples ceux qu'il désirait le plus
pS prendre pour modèles; il n'hésita pas long-
temps. Une généreuse ferveur le portait à embrasser les plus
austères mortifications, à se retirer au fond d'une caverne pour
y passer les nuits en prières, ou ne s'y reposer que sur la terre,
à se revêtir d'un cilice, enfin à dompter sa chair par les saintes
rigueurs de la pénitence. Poussé par le souvenir de ses nombreu-
ses fautes, il aspirait à acquitter ainsi les dettes qu'ilavait con-
tractées envers Dieu.
Au début de la vie spirituelle, on fait consister, d'ordinaire,
l'essence de la sainteté et de la perfection, dans la mortification ;
la grâce même nous y convie ; nous avons tant besoin de nous
détacher de nous-mêmes et de mourir aux plaisirs des sens ! Or,
c'est là le résultat immédiat des pénitences extérieures (I9).
Tandis qu'Ignace roulait dans son esprit ces grandes pensées,
ses forces et sa santé se rétablissaient peu à peu. Déjà il ne
s'occupait plus seulement de lire la vie de Notre-Seigneur et
des saints ; mais, dans le dessein de les imiter plus tard, il choi-
sissait parmi les actes de vertus, les plus héroïques, et il en
composa un volume de 300 pages in-40 qu'il écrivit avec un
soin particulier. Je ne laisserai pas de signaler un détail de peu
d'importance, mais indice d'une grande dévotion : je veux parler
HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA. 15
de la manière pleine de respect dont il prenait ces notes. Il
aurait cru en se servant d'une encre ordinaire ravaler les nobles
et héroïques exemples qu'il rencontrait ; il se servait donc
d'encres de diverses couleurs, d'azur pour écrire les vertus de
la sainte Vierge, de rouge vermeil pour les récits sur Notre-
Seigneur, et d'autres couleurs plus ou moins précieuses selon le
mérite des saints dont il était question (2°). Ce livre sera la seule
chose qu'il emportera en quittant sa famille.
Cette pieuse occupation, tout en soulageant la sainte impa-
tience de ses désirs, ne l'empêchait pas de s'affliger de la lon-
gueur de sa convalescence. Tant que sa jambe n'eut pas repris
assez de vigueur pour le soutenir, il fut obligé de différer l'exé-
cution de ses projets. Il ne se proposait, en effet, rien moins que
d'abandonner les siens, de renoncer au monde et de s'exposer,
loin de son pays, sous des vêtements pauvres et grossiers, au
mépris des hommes, aux humiliations de la mendicité, enfin à de
rudes et continuelles souffrances : il avait soif d'une vie nouvelle ;
tout délai lui devenait un supplice.
Une nuit, entre autres, son cœur s'enflamma si vivement que,
sortant de son lit et se prosternant devant une image de la très
sainte Vierge, il se consacra à elle et à son divin Fils ; puis,
d'une voix étouffée par les larmes, il renouvela l'engagement
d'exécuter ses grandes résolutions. A cet instant, une violente
secousse ébranla le château et surtout la chambre qu'Ignace
habitait. Les murailles portent encore aujourd'hui la marque
visible de cette secousse (2I). Les démons manifestaient-ils ainsi
leur rage ? Prévoyant, par les dispositions actuelles d'Ignace,
ce qu'il serait plus tard, voulaient-ils l'ensevelir sous les ruines
du château ? Peut-être ; mais si l'enfer était en fureur, le ciel
tressaillait de joie. La Mère de Dieu, voulant faire connaître à
Ignace, qu'elle avait agréé son offrande, lui apparut, une autre
nuit, pendant qu'il était en prières. Elle portait son divin Fils
entre les bras, et, regardant Ignace avec une maternelle bonté,
elle lui permit de contempler le Sauveur assez longtemps pour
éprouver d'ineffables consolations. La céleste visite produisit
dans Ignace un effet encore plus merveilleux ; il lui sembla
que, par une opération intérieure, son cœur et son intelli-
gence se pénétraient de nouvelles affections et de nouvelles
16 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
pensées ; tout son être enfin était transformé en un homme
nouveau. Peu accoutumé jusqu'alors à veiller sur ses sens, les
objets qui avaient jadis souillé son imagination l'importunaient
encore souvent ; mais l'apparition de la Mère des vierges les
effaça si entièrement de son esprit que, depuis lors, ils ne s'y
présentèrent jamais. Cette faveur si rare et accordée à si peu de
saints, Ignace en jouit à un tel degré qu'il perdit toutes les
impressions de la concupiscence, et que, dans la suite, il n'en
éprouva plus aucune, même involontaire (22).
Cependant, ayant recouvré assez de forces pour pouvoir quitter
non seulement son lit, mais encore la maison paternelle, il se
mit à préparer secrètement l'exécution de ses desseins (23). Fei-
gnant donc de vouloir rendre au duc Manrique, son parent, une
visite qu'il lui devait, il prit congé de Don Martin Garcia, son
second frère. A u moment de prononcer cet adieu éternel, il ne laissa
paraître surson visage aucune trace d'émotion. Toutefois Garcia
conçut quelque soupçon. Le changement survenu en son frère
ne lui avait pas échappé ; souvent il avait observé son air pensif,
ses yeux encore humides de larmes, sa vivacité et son ardeur
militaire éteintes. On eût dit, en effet, que rien au monde ne
pouvait plus le charmer, ou plutôt que tout le fatiguait.
Don Martin ne doutait donc pas qu'Ignace ne méditât quel-
que étrange résolution. Ce départ si précipité, au sortir d'une
convalescence, le confirma dans cette pensée. Par tendresse pour
un frère qui en était si digne, et peut-être aussi, par égard pour
la réputation et l'honneur de sa famille, il le prit à part; puis,
avec une feinte hésitation, lui découvrit le soupçon qui avait
traversé son esprit. « Si, toutefois, ajouta-t-il, je puis appeler
« soupçon et non certitude, ce dont je crois avoir des preuves
« évidentes. Depuis votre accident je ne vous reconnais plus, et
« ce changement dont vous avez en vain essayé de me cacher
« les effets, vous voulez encore que j'en ignore la cause; eh bien !
\< je vais vous révéler ce que j'aurais dû apprendre de vous.
« Votre départ, Ignace, cache une fuite sous les dehors d'une
« visite; vous nous quittez. Ne saurons-nous ni pourquoi, ni où
« vous comptez aller ? Je connais votre caractère : ce que vous
« méditez depuis si longtemps ne peut être une chose peu impor-
« tante.Cependant, vous n'avez pris conseil que de vous-même; et
LIVRE PREMIER. — CHAPITRE II. 17
« peut-être une sombre mélancolie, sous l'apparence de la dé-
« votion, vous entraîne-t-elle dans un parti que vous croyez
« devoir cacher à un frère qui, par son âge et sa tendresse,
« pourrait vous servir de père. Si le métier des armes a cessé
« de vous plaire, manquerez-vous d'emplois honorables dignes
« de votre rang ? Voulez-vous travailler à votre perfection ? Je
« vous en loue et vous en admire davantage. Mais pourquoi
« nous fuir pour atteindre ce but ? Vous pouvez vivre dans la
« solitude au milieu de nous. Si mes craintes sont sans fondement,
« pourquoi ne pas me rassurer sur vos projets ? Promettez-moi,
« au moins, si vous persistez à nous quitter, qu'en quelque
« lieu que vous alliez, vous n'oublierez jamais ce que vous devez.
« à l'honneur de notre maison. Si vous faites contre le gré de
« Dieu une chose indigne de nous, vous serez seul à commettre
« la faute, mais tous nous en subirons les suites. Si vous ne
« vous préoccupez point de vos intérêts, songez au moins à
« votre père, à vos ancêtres et à moi qui serais inconsolable
« de voir mon frère embrasser une profession autre que celle de
« chevalier.»
Ce discours n'ébranla nullement la résolution d'Ignace. S'il
arriva jusqu'à son cœur, il ne put y éveiller qu'une tendre com-
passion pour l'aveuglement d'un frère, à qui mépriser le monde
paraissait une bassesse, et porter la croix un déshonneur. La
visite projetée était réelle, répondit-il, et du reste, il s'étonnait
qu'on pût craindre de lui des actions indignes de ses ancêtres.
Puis, prenant congé de son frère, il partit avec deux hommes
à cheval pour toute suite, et se rendit à Navarette où était alors
le duc Manrique. Quand il eut passé le seuil paternel, Ignace
semblait avoir secoué toute la poussière des affections terrestres,
et, depuis lors, les noms de Loyola et d'Ofiaz furent pour lui
comme des noms inconnus. Quelques années après, il refusa de
donner son avis ou de prêter son concours à un duc de ses
parents, à propos d'un mariage (24) fort avantageux pour la mai-
son de Loyola. « C'est, disait-il, chose trop éloignée de la sainte
« profession d'un religieux qui, ayant quitté le monde pour Dieu,
« ne saurait ni prétendre avoir une maison ni s'occuper de ses
« agrandissements. Ceux qui abandonnent le monde pour Jésus-
« Christ doivent avoir à cœur de l'oublier autant que possible,
Histoire de S. Iscnace.
18 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
«pour mieux se souvenir des choses du ciel ; ils doivent tenir
« d'autant moins compte de ses jugements, qu'ils veulent s'avan-
« cer davantage dans le service de Dieu. Voilà onze ans, ajouta-
« t-il, que j'ai quitté ma famille, et, depuis lors, je n'ai pas écrit
« un mot à quelqu'un de la maison de Loyola, parce qu'en
« renonçant au siècle je me persuadai n'avoir plus de famille (25).»
Quand les membres de sa famille lui écrivaient, ils n'obtenaient
pour toute réponse que de solides exhortations à quitter le
monde ou à y vivre saintement. Une fois, le Frère portier lui
ayant remis, pendant qu'il était en prière, un paquet de lettres
venues de Loyola, il les prit, et, sans cesser de faire oraison,
les mit au feu. 11 ne songeait pas à procurer par ses réponses,
plus de consolation à sa famille qu'il n'en éprouvait lui-même
à recevoir de ses lettres.
Cependant, malgré ce mépris des avantages temporels de
sa famille, Ignace n'en fut pas moins pour elle, une source d'il-
lustration plus grande que celle dont avaient jamais hérité ses
aïeux. Le château, ou, comme disent les gens du pays, la tour
de Loyola où il naquit et se convertit, est aujourd'hui un des
lieux les plus saints, non seulement de la Biscaye, mais de
l'Espagne entière. Isolé, comme tous les anciens châteaux de
cette province, il s'élève au milieu d'une plaine qui s'étend
entre deux gros villages nommés Azpeitia et Azcoïtia (2fi). Pen-
dant toute l'année, mais surtout le jour de la fête du Saint, le 3 1
juillet, d'innombrables pèlerins y viennent honorer la mémoire
de leur compatriote et de leur protecteur. Admirable et touchant
spectacle que celui de ces populations de cinq provinces qui alors
montent et descendent par les étroits sentiers de ces montagnes !
Que d'émotions l'on éprouve au milieu de cette nature sauvage,
en entendant le doux chant du rosaire entremêlé de cantiques
en langue basque !
Comme l'affluence des pèlerins ne peut contenir dans la
chapelle du château, on célèbre la messe à un autel dressé devant
la porte. La campagne tient lieu d'église. Les grâces et les miracles
que Dieu accorde pour glorifier le nom de saint Ignace sont
innombrables aussi bien que les ex-voto suspendus en actions de
grâces, aux murs de la chapelle. Tous les ans des pécheurs
endurcis, entraînés par leurs amis ou leurs voisins, attirés par
LIVRE PREMIER. — CHAPITRE II. 19
l'éclat des fêtes, poussés même par leurs intérêts matériels, sont
touchés au cœur par une vertu céleste, qui semble s'échapper
à travers les murs de cette sainte demeure. Ils ne partent
qu'après avoir déploré leurs égarements aux pieds d'un prêtre
dans des sentiments de la plus vive contrition. Pendant huit jours
de solennités, durant lesquelles on multiplie les chants et les
prédications, les Pères de la Compagnie, aidés des prêtres du
voisinage, ne suffisent pas à entendre les confessions des pè-
lerins. Les communions s'élèvent, tous les ans, à quinze mille
environ. Voilà comment la piété universelle honore aujourd'hui
le berceau de saint Ignace. Les démonstrations extérieures de
la joie commune ne sont pas moindres. Du reste, jusque dans
le culte qu'elle rend à ses saints, l'Espagne a conservé son
caractère guerrier. Pour bien honorer un patron il faut dans
ces contrées des exercices militaires. Ainsi pendant toute l'octave
de la fête de saint Ignace, des soldats, en costume mauresque,
une dague courte à la main, simulent, devant le palais, des com-
bats corps à corps ; ils se battent d'abord à deux, ensuite groupe
contre groupe, puis la mêlée devient générale ; on se presse,
on s'entrelace avec un art et une dextérité inexplicables. Ce
sont ensuite des combats de taureaux, selon la coutume du
pays, des récits dramatiques de certaines parties de la vie du
Saint, et enfin, toutes les nuits, des décharges d'artillerie, des
feux de joie et de brillantes illuminations.
Ces témoignages éclatants de respect et d'affection ne furent
rendus au Saint, que lorsque son nom eut reçu de l'Église
des honneurs publics. Mais, même avant sa mort, le château où
il était né, fut visité avec attendrissement et vénération par saint
François de Borgia et par le P. Jérôme Natal. Dès lors, ces deux
grands serviteurs de Dieu le jugeaient bien digne des honneurs
que la dévotion des peuples lui a décernés dans la suite (27).
D'ailleurs, la chambre où saint Ignace avait pleuré ses
anciennes fautes, obtenu les premières faveurs du ciel et le don
d'une inviolable chasteté, demeura en quelque sorte sanctifiée.
On raconte que certaines personnes logées dans cet apparte-
ment, avant que la vénération ne l'eût transformé en chapelle,
se sentirent, pendant la nuit, merveilleusement pénétrées de
pensées toutes célestes, d'une sainte horreur de leurs péchés
20 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
et d'ineffables douceurs, inconnues jusque-là à leurs âmes.
Cependant Ignace renvoya de Navarette ses deux serviteurs,
prit congé du Duc et de sa sœur; puis, désormais seul, et tout à
Dieu, il se dirigea vers Montserrat.
Tout en marchant, il repassait pieusement les grâces que lui
avait accordées la sainte Vierge et cherchait dans sa conscience
les actes qui avaient pu lui mériter une faveur si spéciale. Cet
examen le conduisit à se consacrer, par un vœu de perpétuelle
chasteté, à la Mère du Sauveur, en reconnaissance du don pré-
cieux qu'elle lui avait elle-même apporté (2S). Mais bientôt survint
un incident où notre novice inexpérimenté faillit se laisser
tromper par une fausse apparence de piété.
Un voyageur, Maure de naissance et mahométan de religion,
(on sait que les Maures étaient nombreux à cette époque dans
les royaumes de Valence et d'Aragon,) rencontra Ignace et fit
route avec lui. Ayant appris qu'il allait en pèlerinage à Mont-
serrat, le Maure entama sur la très sainte Vierge, une conversa-
tion qui dégénéra bientôt en dispute; il niait, avec une audacieuse
impiété que Marie fût restée Vierge après la naissance de son
divin Fils. Le Saint s'efforça de lui démontrer son erreur. La
tendre dévotion qu'il avait déjà pour Marie, excitant son zèle,
lui fournissait des arguments en grand nombre ; mais le musul-
man les tournait en dérision, et accusait notre sainte foi de
puérile crédulité. Enfin, fatigué, sans doute, des instances
d'Ignace et voulant y couper court, il mit brusquement sa mule
au galop et s'éloigna rapidement.
Cette grossièreté méprisante, non moins que l'impiété du
Maure, émut Ignace. Le zèle et la colère se confondaient dans
son cœur ; ne pouvait-il, ne devait-il pas venger par la mort du
Sarrasin, l'injure faite à Notre-Dame ? Eh ! quoi ? lui, voué au
service du Christ, n'était-il pas obligé d'employer son épée à
soutenir l'honneur de la Mère du Christ ? D'un autre côté, le
châtiment des coupables n'appartenait-il pas à la justice ? Les
vengeances particulières convenaient-elles au chrétien ? Étrange
perplexité dont Ignace sortit par un trait caractéristique de son
siècle ; il s'en remit au hasard, ou plutôt, dans sa pensée, à Dieu
même. Arrivé en un point de bifurcation d'où partait un sentier
pierreux et escarpé conduisant à la montagne, tandis que le
LIVRE PREMIER. — CHAPITRE II. 21
chemin lui-même, toujours large et uni, aboutissait à un gros
bourg, distant de cinquante pas environ, Ignace laissa aller son
cheval la bride sur le cou, résolu, si sa monture prenait le
chemin que suivait le Maure, à taire rétracter au mécréant ses
paroles impies ou à l'en punir en lui ôtant la vie.
Il croyait concilier ainsi son zèle avec les secrets mouvements
de sa conscience ; mais le Seigneur, touché de compassion pour
son ignorance qui ne lui permettait pas encore de distinguer les
sentiments du chrétien de l'esprit chevaleresque, vint à son
secours. Contre toute apparence, le cheval quitta la route large
et battue qui menait à l'hôtellerie où le Maure était déjà arrivé,
pour s'engager dans le sentier rocailleux.
Dans un bourg situé au pied de la montagne, Ignace acheta
le costume de pèlerin et de pénitent sous lequel il voulait se
montrer désormais, une tunique de drap grossier avec une
ceinture de corde, des sandales et un bourdon.
Le fameux monastère de Montserrat et l'image miraculeuse
de la Mère de Dieu, que des pèlerins, de toutes les parties du
monde viennent y visiter, sont confiés à la garde des Pères
Bénédictins. L'observance de leur Institut y est en pleinevigueur,
et la sainteté de ces vénérables religieux répond parfaitement à
celle du sanctuaire (29).
Le premier soin d'Ignace, à son arrivée, fut de préparer sa
confession générale qu'il écrivit avec soin. A cette époque, vivait
parmi les Bénédictins de Montserrat, un Français nommé Jean
Chanones (3°), ancien vicaire-général de Mirepoix. Il n'y était
venu d'abord que pour satisfaire sa dévotion à la sainte Vierge ;
mais bientôt, édifié de la vie toute sainte des religieux, il resta
parmi eux pour embrasser la règle de Saint-Benoît. Depuis l'âge
de trente ans jusqu'à celui de quatre-vingt-huit, époque de sa
mort, jamais il ne se relâcha de sa première ferveur. Dans sa
vieillesse, comme aux premiers jours, il observait la plus rigou-
reuse abstinence, et donnait constamment aux pauvres le tiers
de la portion qui lui revenait ; il portait un cilice qui lui descen-
dait jusqu'aux genoux, ne prenait que le repos absolument
indispensable, et passait la plus grande partie des nuits en
prières, soit au chœur, soit dans sa cellule. Dieu éprouva sa
patience par de longues et douloureuses infirmités, surtout vers
22 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
la fin de sa vie ; à cet âge qui en est lui-même une si grande ! La
résignation, l'obéissance, l'humilité du saint religieux brillèrent
d'un tel éclat que sa vie devint un modèle pour d'autres religieux
du même ordre en Portugal et en Espagne. Grâce à cet
exemple, des monastères entiers revinrent à une observance
plus rigoureuse de leur règle. Quand saint Ignace se présenta
à Montserrat, Chanones était chargé de dispenser les sacre-
ments aux pèlerins. Il lui fit donc sa confession générale ; elle
fut si exacte, si complète, si souvent interrompue par les larmes
et les sanglots, que trois jours entiers y furent employés : pen-
sées, sentiments, projets, tout fut dévoilé à l'homme de Dieu.
Celui-ci en échange communiqua au pénitent les trésors les plus
précieux de son expérience dans la vie spirituelle.
Ignace voulut alors paraître au dehors un homme nouveau,
comme il l'était intérieurement. Cherchant donc, à l'entrée de
la nuit, un mendiant à qui il pût donner ses anciens vêtements,
il s'en dépouilla, revêtit le sac de pénitent, et, les reins ceints
d'une corde, un bourdon à la main, il retourna à l'église. Il avait
résolu d'appliquer à son nouvel état ce qu'il avait lu jadis dans
les romans profanes sur l'initiation des chevaliers. Lui aussi
voulut faire sa veillée des armes. Il passa donc la nuit entière
qui précéda la fête de l'Annonciation, priant debout ou à genoux
au pied de l'autel de Notre-Dame de Montserrat.
A la pointe du jour, le nouveau pénitent suspendit son épée et
son poignard à une colonne de l'autel, reçut pieusement la sainte
communion, fit don de son cheval au monastère (3I),et partit de
grand matin pour ne pas être reconnu ; car la solennité du jour
et la sainteté du lieu devaient attirer nombre de pèlerins. Plus
tard, la mémoire de cette noble et touchante veille devint sacrée
en ces lieux. En souvenir du saint chevalier, un abbé de Mont-
serrat fit graver sur un marbre les paroles suivantes : « Dans
« ces lieux, Ignace de Loyola, mêlant ses larmes à ses prières,
« se consacra à Dieu et à la sainte Vierge. Ce fut ici qu'il veilla
« toute une nuit, revêtu d'un sac, comme de ses armes spirituelles ;
<(. ce fut d'ici qu'il partit pour fonder la Société de Jésus, en
«l'an de grâce 1522. Cette pierre a été consacrée par l'abbé
« F. Laurent Neto, en 1603 (32). »
Devenu pauvre pour Jésus-Christ; Ignace s'en allait pénétré
LIVRE PREMIER.
CHAPITRE II.
23
d'une sainte joie de se voir couvert d'un vêtement si méprisable
aux yeux des hommes, mais qui témoignait si hautement, de son
mépris pour les vanités du monde. A peine avait-il fait trois
milles, qu'il fut rejoint par un officier de justice, chargé de lui
demander s'il était vrai qu'il eût donné ses habits à un mendiant :
« Cet homme, disait l'officier, assure avec serment les avoir
« reçus de votre main ; mais sur les défiances qu'il nous inspire,
« il est détenu jusqu'à nouvel ordre. »
Ignace, touché de compassion, rassura pleinement l'officier ;
mais aucune instance ne put lui arracher l'aveu de son rang, de
sa patrie, ni le motif d'une charité si extraordinaire. L'officier le
quitta donc plein d'admiration pour une si grande vertu, tandis
qu'Ignace continuait sa route vers Manrèse (33), confus et affligé
de n'avoir pas su venir en aide à un pauvre sans attirer sur lui
d'injurieux soupçons, sans l'exposer à de graves et injustes
châtiments (34).
:•:— Chapitre troisième, —:{:—
Vie dure et humiliée que mène Ignace à Manrèse, dans un
hôpital ; ses austérités dans une caverne près de cette ville. — De
nouvelles tentations assaillent le solitaire de Manrèse. — Une
fièvre ardente le réduit à l'extrémité.
ANRÈSE, alors petite ville de cinq cents
familles, est située à trois lieues de Mont-
serrat (35).Les précieux souvenirs de la sainte
vie et des rigoureuses pénitences de saint
Ignace l'ont rendue à jamais célèbre. A qua-
rante pas, hors de la ville, s'élevait un hôpi-
tal et une église dédiée à sainte Lucie, vierge
et martyre (3Ô), et à l'apôtre saint Thomas. Ignace se retira dans
cet hôpital, moins pour y chercher un asile, que pour y trouver
l'occasion de satisfaire sa soif de pénitence, d'humiliations et de
mortification. Il commença par se priver de toute satisfaction
purement naturelle, et bientôt même du repos nécessaire à son
corps. Il ne donnait au sommeil que le temps indispensable. Au
cœur de l'hiver, et bien qu'épuisé par les macérations, il dormait
sur la terre nue, une pierre ou un morceau de bois sous la tête.
Le reste de la nuit se passait en prières ou en exercices de péni-
tence ; car sur ces deux points Ignace n'écoutait que sa ferveur.
Sept heures d'oraison à genoux, l'assistance à la messe et aux
offices divins, remplissaient ses journées. Il jeûnait invariable-
ment tous les jours, sauf le dimanche. Ce jour-là, après avoir
communié, il ajoutait quelques herbes à ce qu'il appelait son
dîner ; encore avait-il soin d'y mêler.pour en altérer la saveur.de
la cendre ou de la terre, comme il le dit lui-même à Jacques
Laynez. Le reste de la semaine, il ne faisait qu'un seul repas par
jour. Le pain le plus noir, le plus dur qu'il eut reçu en mendiant,
et l'eau d'une source, formaient son régime habituel. Au sac
rude et grossier qu'il portait et dont une partie se conserve
encore à Barcelone, le Saint joignait un cilice et une chaîne
HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA. 25
passée autour des reins. Parfois, lorsqu'il visitait Notre-Dame
de Viladordis, située à une demi-lieue de Manrèse, il substituait
à cette chaîne une tresse faite de ses mains avec une certaine
herbe extrêmement piquante qui lui perçait les chairs. On la
conserve encore avec vénération (37).
A ces mortifications extérieures s'en ajoutaient d'autres tout
intérieures. Chez Ignace, pas un désir ne devait aspirer aux
choses de la terre, pas un sentiment ne devait prévaloir contre
une abnégation constante, absolue, rigoureuse. Il s'imposa donc
une loi inviolable, celle de briser ses inclinations en recherchant
ce que la nature repoussait et en renonçant à tout ce que la
nature désirait. Il s'industriait par-dessus tout à se rendre mé-
prisable aux yeux des hommes : il ne laissait échapper aucune
occasion de mépris et de confusion. Parla il humiliait son carac-
tère ambitieux et comprimait ses rêves de gloire.
Le temps qu'il n'employait pas à la prière, il le consacrait à
servir les pauvres et les malades à l'hôpital. Les plus rebutants
étaient toujours ses bien-aimés ; leur rendre les services les plus
vils, les nettoyer, les porter dans ses bras, panser, baiser leurs
plaies : tout devenait pour lui un sujet de joie et d'empressement,
rendant service à chacun d'eux comme à Jésus-Christ lui-même.
On rapporte même dans les procès de canonisation, qu'un jour
il alla jusqu'à appliquer ses lèvres sur une plaie, et avec un
héroïque courage, à en sucer la pourriture, pour guérir le malade.
Puis, à peine avait-il quitté l'hôpital, qu'il revenait mendier dans
la ville où il lui arrivait souvent de recueillir plus d'insultes que
d'aumônes : c'était là surtout ce qu'il recherchait. Les enfants
le poursuivaient de leurs huées en l'appelant le pauvre homme
du Sac (38).
Dans la suite, il est vrai, lorsqu'il fut mieux connu, la ville
entière l'entoura de vénération. Il faut excepter toutefois un
homme noté pour sa mauvaise conduite, qui persista toujours à
attribuer à l'hypocrisie, l'humilité et les vêtements grossiers
d'Ignace. Quand celui-ci entrait dans Manrèse, son antagoniste
ne manquait jamais de se poser devant lui, soit pour contre-
faire sa démarche et ses gestes, soit pour le harceler de ses
brocards insultants ou de ses grimaces. Chaque jour voyait
se renouveler les mêmes scènes. Ce fut une longue et rude
26 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
épreuve pour la patience du bouillant soldat de Pampelune !
L'indignation pouvait se réveiller soudain et le pousser à la ven-
geance : ainsi le voulait sans doute le démon. Mais à l'autel de
Montserrat, Ignace avait déposé ses ressentiments avec ses
armes ; désormais le volcan était éteint, et toute ardeur haineuse
ne trouvait plus d'accès dans son âme sereine. Avec l'aumône
de quelques morceaux de pain, qu'il payait de quelque bon
conseil il revenait à son hôpital chéri, ne se réservant que la
plus vile portion du fruit de sa quête, car il partageait le reste
entre les plus pauvres et les plus infirmes. Il y avait d'ailleurs en
lui comme un raffinement de l'humilité, comme une délicatesse
de l'abaissement. Il allait jusqu'à imiter les manières grossières
dont il était chaque jour le témoin, pour qu'on le crût placé par
sa naissance dans l'humble condition qu'il avait choisie par vertu.
Il eut alors de terribles assauts à repousser : qu'on en juge.
Un jour il entendit retentir au fond de son cœur les paroles
suivantes : « Eh! pourquoi donc dépasser ainsi toutes les bornes ?
« Le ciel même le désapprouve, car de quel œil verrait-il un être
« vil et dégradé, au lieu d'un serviteur illustre ? Prends-y garde,
« il se trouverait pour toi-même plus d'épreuves et pour Dieu
« plus de gloire, si tu eusses vécu en saint au milieu des cours au
« lieu de vivre en mendiant dans un hôpital. Que d'âmes sauvées,
« que de conversions opérées ! Mais toi ! est-ce pour enfouir
« tes talents dans ce réceptacle de misères, que le ciel t'a changé?
« Est-ce pour faire haïr la sainteté par une austérité repoussante?
« Et enfin, si le besoin d'être ignoré te poursuit, dans quel but
« et de quel droit exposes-tu aux insultes d'une vile populace
« l'honneur que tes ancêtres ont acheté au prix de leur
« sang ? »
Il y eut un moment où la révolte de la nature fut effroyable :
la grossièreté de ses vêtements et de sa nourriture, la dégoû-
tante malpropreté, les manières rebutantes de ses malades inspi-
raient au Saint une horreur invincible. Pour repousser d'un seul
coup les assauts de l'enfer et les trahisons de la sensibilité, il
courut au milieu des infirmes et des pauvres les plus sales et les
plus repoussants, les embrassa publiquement et demeura avec
eux jusqu'à ce qu'ayant triomphé de ses répugnances, il eut dis-
sipé la tentation.
LIVRE PREMIER. — CHAPITRE III. 27
Le séjour de l'hôpital offrait ainsi à Ignace, mille moyens de
se perfectionner dans la vertu et d'acquérir des mérites, mais il
était en même temps un obstacle à cette union avec Dieu, à cette
austère mortification vers lesquelles sa ferveur le portait. Ignace
se mit donc à la recherche de quelque lieu solitaire et caché où
il pût vivre sous les yeux de Dieu seul, et satisfaire ses ardents
désirs de pénitence. A peu de distance de Manrèse, au pied
d'une colline, il trouva une caverne creusée dans le roc vif. Son
aspect sombre l'eût fait prendre pour un sépulcre ; cependant la
vallée environnante était d'une si admirable beauté, que les
paysans l'appelaient la vallée du paradis. Non loin coulait le
Cardoner aux eaux limpides ; en face se déroulait une grande
route ; puis entre celle-ci et la caverne on voyait une croix de
pierre devant laquelle Ignace venait faire de pieuses stations.
La caverne avait trente-deux palmes de long, dix de large
et autant de haut dans la partie la plus élevée (39). Du côté de
Montserrat, dans une fissure du roc, une sorte de lucarne donnait
vue sur l'église de Notre-Dame ; de tous les autres côtés, régnait
l'obscurité la plus profonde, et les murs aussi bien que la voûte,
étaient hérissés de pierres pointues et de morceaux de roches.
Peu de gens la connaissaient, personne ne la visitait. Ignace y
vit un séjour adapté à ses projets. Après avoir pratiqué un étroit
sentier à travers les broussailles qui en cachaient l'entrée, il y
fixa sa demeure. Dans ce lieu où la solitude, le silence et une
ténébreuse horreur semblaient inviter à la pénitence, il redoubla
ses austérités habituelles ; là il veillait des nuits entières, jeûnait
pendant trois ou quatre jours de suite sans prendre aucune
nourriture, y joignait de sévères, de sanglantes disciplines ; là en-
fin, à l'exemple de saint Jérôme, il se frappait rudement la poi-
trine avec une pierre, comme en furent témoins plusieurs
personnes qui allaient secrètement épier sa conduite.
Tant d'austérités épuisèrent tellement ses forces que sa vie
semblait un miracle perpétuel. Son estomac ruiné lui causait de
cruelles douleurs ; souvent il perdait connaissance, et plus d'une
fois on le trouva à demi mort privé de chaleur et de mouvement :
un jour il vint, à Viladordis, prier dans une chapelle, mais il y
tomba évanoui. Cette syncope dura plusieurs jours ; et quand il
revint à lui, sa faiblesse était telle qu'il paraissait toucher à sa
28 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
fin. Quelques femmes pieuses lui apportèrent des aliments, et, en
le soutenant par les bras, le reconduisirent à l'hôpital (4°).
De nouvelles tentations l'assaillirent. Pourras-tu, lui insinuait
le démon, persévérer pendant les cinquante années qu'il te reste
encore à vivre, dans ces pratiques d'une pénitence rigoureuse
qui accable ton misérable corps, et le réduit, à tout moment, à la
dernière extrémité ? Mais Ignace confondait l'esprit de ténèbres
par cette réponse : « Peux-tu seulement m'assurer un seul instant
de ces cinquante ans de vie que tu me promets si libéralement ? »
Cependant ses forces succombèrent sous les accès d'une fièvre
violente. Dans cette crise terrible, la vanité voulut avoir son
tour. Pourquoi regretter la vie.pensa un instant Ignace : ne mou-
rait-il pas en saint ? Et ses pénitences, et son cilice, sa chaîne, ses
larmes, son sac, ses jeûnes, la pierre sur laquelle il prenait son
sommeil, ses veilles ? n'étaient-ce pas là des titres pour le ciel ?
Telles étaient les images qui, semblables à de vains fantômes,
passant et repassant devant le malade, lui faisaient horreur et
l'attiraient tour à tour. Un moment vint où cette angoisse morale
dépassa de beaucoup les souffrances physiques et les douleurs
mêmes de la mort qui avançait. Ignace se mit alors à évoquer
devant lui ses fautes les plus graves et les plus humiliantes.
Quelle proportion, se demandait-il, pouvait-on établir entre les
faibles efforts de quelques mois et les crimes commis pendant
de longues années ? Enfin, il supplia Dieu de lui accorder le
pardon de ses offenses, et de lui refuser la récompense de ses
vertus. Ce fut le moment du triomphe ; mais de ce rude combat
il lui restait une terreur si profonde, qu'il supplia les assistants
de lui répéter ces paroles, si l'affreuse vision se présentait de
nouveau : « Ignace, souviens-toi des péchés dont tu es coupable
« et des peines qu'ils méritent, ne pense donc pas que le paradis
« te soit dû, et n'oublie pas que tu as mérité l'enfer (4I). »
Cependant il lui restait encore à subir une épreuve plus dan-
gereuse, celle du scrupule. Dieu permit que le démon lui fît
concevoir mille alarmes et mille doutes sur sa confession de
Montserrat, malgré la rigueur de son examen et la sincérité de
sa contrition : chacune de ses actions lui paraissait une faute
grave ; en môme temps toutes les douceurs spirituelles lui furent
retirées. Le cœur desséché, l'esprit rempli de trouble et de con-
LIVRE PREMIER. — CHAPITRE III. 29
fusion, en proie à mille perplexités, il ne recevait plus ces vives
lumières, dont son âme était naguère illuminée dans la contem-
plation; plus il s'appliquait aux choses de Dieu, plus la tentation
grandissait. Les jours et les nuits se passaient dans cette horrible
torture. En lutte continuelle avec lui-même, il cherchait à déter-
miner ce qui était péché ou ne l'était pas, s'il devait, oui ou non,
confesser de nouveau d'anciennes fautes et plus il s'efforçait de
voir clair et plus il s'enfonçait dans les ténèbres. Il lui semblait
que deux simples paroles l'auraient guéri, par la voie de l'obéis-
sance, si son confesseur lui avait expressément ordonné de ne
plus s'occuper du passé, et de vivre désormais comme si son
existence datait de la veille. Mais la pensée n'en vint jamais
à l'esprit du confesseur, et Ignace resta en proie à ses
scrupules. On lui disait, il est vrai, de ne point s'inquiéter
de ce qui n'était que scrupules, mais le difficile était préci-
sément de reconnaître ce qui était scrupule, d'autant que le
doute est toujours le caractère de cette maladie. Comme ni
larmes, ni prières ne lui procuraient aucun soulagement il se
crut abandonné, perdu sans ressource. Épouvantable abîme que
peuvent sonder ceux-là seuls à qui il a été donné d'en sortir !
Les plus rudes austérités de la pénitence, apportent autant de
consolations à l'esprit et au cœur que de souffrances au corps ;
mais aimer Dieu, mais le servir avec ferveur, mais désirer ardem-
ment de le posséder, et pourtant soupçonner, croire même qu'on
lui déplaît, qu'on en est rejeté, qu'on l'offense par chacune de ses
actions, par une parole, par un regard : c'est un tourment sans
pareil, et une heure de ces angoisses est plus pénible que plusieurs
jours d'une très rigoureuse mortification. Ainsi les démons se
faisaient un jeu de faire souffrir Ignace. Assauts sans trêve ni
merci, troubles et anxiétés, sentiments de répugnance vive pour
son nouveau genre de vie et souffrances physiques, incertitude
du salut, absence de tout amour pour Dieu et de toute confiance
en sa paternelle bonté, la pensée de s'abandonner au désespoir,
d'échapper, en se donnant la mort, à cet état de tortures, et cela
sans le moindre rayon consolateur qui vînt ni du côté du ciel, ni
du côté de la terre ; telle était la dure épreuve que subissait le
pauvre pénitent, livré sans direction à ses scrupules.
Les Pères Dominicains eurent compassion de lui et le reçurent
30 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
dans leur maison. Mais au lieu d'y trouver quelque soulagement,
il y fut attaqué d'une telle mélancolie, qu'elle le poussait, par
moments, à l'horrible pensée de se jeter par la fenêtre de sa
cellule (42). Alors il versait des torrents de larmes et conjurait
Dieu à haute voix de lui envoyer du ciel quelque secours, puisque
sur la terre il n'en pouvait trouver aucun. Dans cette extrémité,
il se ressouvint de l'histoire d'un saint homme qui, ayant long-
temps demandé inutilement à Dieu une grâce ardemmentdésirée,
résolut de ne rien manger jusqu'à ce qu'il eût obtenu de la com-
passion du Seigneur ce qu'il ne pouvait espérer de ses propres
mérites. Ignace crut donc pouvoir user envers Dieu de cette
douce violence ; car si le remède était extrême, le mal auquel il
voulait l'appliquer ne l'était pas moins : Dieu, comme un bon père,
plutôt que de laisser longtemps souffrir son enfant, lui accorde-
rait enfin par pitié le soulagement de son âme.
Sans rien diminuer de ses autres austérités, il commença donc
son jeûne, et par une sorte de miracle, vu son état, il le continua
huit jours entiers sans manger une bouchée de pain, sans boire
une goutte d'eau (43). Il aurait eu le courage de le prolonger, si
son confesseur, en ayant été instruit, ne le lui eût formellement
défendu. Je ne sais si ce fut la récompense d'un recours si con-
fiant à la miséricorde divine, ou de son obéissance, mais il
recouvra momentanément la paix de l'âme et la sérénité de l'es-
prit. Le Saint se croyait guéri. Au bout de quelques jours, il
retombait dans ses angoisses. Une âme pouvait-elle endurer de
plus cruelles souffrances ?
Il y avait dans ce fait un profond enseignement. Dieu appre-
nait à Ignace que nous ne devons pas chercher à forcer sa
volonté, comme si nos alarmes et nos besoins ne lui étaient pas
connus, ou comme s'il y était insensible. La seule règle de notre
volonté, doit être celle de Dieu ; alors, ferveur ou aridité,
tentations ou paix, trouble ou sérénité, tout nous sera indifférent.
Raffermir notre courage par l'affliction même, demander au
Seigneur ou la délivrance ou la force, se tenir toujours dans
l'humble attitude de la résignation, voilà notre rôle.
Cette seconde tempête, qui était plutôt une leçon qu'un
châtiment, fut de courte durée. Ignace recouvra bientôt une
joie intérieure et une paix supérieures encore à celles qu'il avait
LIVRE PREMIER. — CHAPITRE III. 31
goûtées auparavant. D'ailleurs, le Saint, destiné à devenir un
jour un des plus grands maîtres de la vie spirituelle, devait
apprendre par expérience ce que plus tard il aurait à enseigner.
Pas une de ces oscillations terribles, entre la joie et la douleur,
entre la sécheresse et la ferveur, ne lui fut épargnée. Aussi
écrivait-il plus tard de Venise à une religieuse de Barcelone :
« Dieu a deux manières de nous instruire ; il emploie lui-même
« la première et permet la seconde. Celle qui vient de lui, est la
« consolation intérieure qui dissipe le trouble et remplit le cœur
« de son amour : la lumière, qu'elle porte avec elle, éclaire
« l'esprit et le fortifie, en lui révélant de merveilleux secrets, en
« lui découvrant les voies à suivre ou à éviter dans la vie spiri-
« tuelle. La ferveur qu'elle répand dans l'âme est telle que les
« plus pénibles travaux se changent en douceur, les plus grandes
« fatigues en repos ; que tous les fardeaux deviennent légers,
« toutes les austérités ont de l'attrait : mais ces consolations ne
« sont pas permanentes dans nos âmes ; elles ont leur temps et
« leurs moments, suivant qu'il plaît à Dieu de les accorder ou
« de les retirer, toujours pour notre plus grand bien.
« Quand la lumière céleste disparaît, le démon glisse dans
« nos cœurs le trouble et la désolation pour nous détacher du
« service de Dieu. Souvent une noire mélancolie nous accable,
« et nous n'en connaissons pas la cause; l'oraison n'est plus que
« sécheresse, la contemplation qu'ennui : parler et entendre
« parler des choses de Dieu, devient une fatigue. Viennent
« ensuite les désolantes pensées sur nous-mêmes. Nous nous
« voyons comme rebutés et abandonnés de Dieu, séparés de
« lui ; et il nous semble que rien de ce que nous avons fait
« jusqu'ici ne lui a plu : rien de ce que nous ferons à l'avenir ne
« nous sera utile. De là les découragements, les défiances, le
« désespoir qui nous représentent toutes nos fautes comme
« mortelles, toutes nos misères comme incurables. Mais ce triste
« état ne dure pas non plus, et nous devons nous servir de l'un
« pour nous aider à supporter l'autre : ainsi dans la consolation,
« il faut nous humilier et nous souvenir de ce que nous sommes
« au temps des désolations intérieures ; au contraire, lorsque
« celles-ci nous accablent, nous devons nous rappeler qu'aux
« premiers rayons de la divine lumière, toutes ces ténèbres
32 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
« s'évanouiront et la paix ancienne nous sera rendue (44). »
Les épreuves d'Ignace lui devinrent utiles pour les autres, on
le voit ; il posséda l'art de guérir les scrupules, au point que
celui qu'il n'avait pu guérir était réputé inguérissable. Peut-être
nous saura-t-on gré de placer ici quelques règles qu'il rédigea
plus tard sur ce sujet.
<( Règles utiles pour la connaissance et le discernement des
« scrupules et des insinuations trompeuses de notre ennemi.
« i. — On nomme assez communément scrupule, un juge-
« ment libre et volontaire, par lequel nous prononçons qu'une
« action est péché lorsqu'elle ne l'est pas ; par exemple, lorsqu'il
« arrive à quelqu'un de juger qu'il a péché en mettant le pied
« par hasard sur deux brins de paille en forme de croix. Or
« ceci est plutôt, à proprement parler, un jugement erroné
« qu'un scrupule.
« 2. — Mais, après avoir marché sur cette croix, ou après
« avoir fait, dit, ou pensé une chose quelconque, il me vient
« du dehors la pensée que j'ai péché ; d'un autre côté, il me
« semble intérieurement que je n'ai pas péché. J'éprouve en
« cela du trouble, en tant que je doute et ne doute pas : or c'est
« là proprement un scrupule et une tentation que l'ennemi fait
« naître en moi.
« 3. — Il faut abhorrer la première sorte de scrupule, dont il
« est question dans la première règle, parce qu'elle n'est qu'er-
« reur. Quant au second genre de scrupules indiqué dans la
« deuxième règle, il est très utile à l'âme, durant quelque temps,
« car il sert grandement à la rendre plus nette et plus pure, en
« la séparant entièrement de toute apparence de péché, selon
« cette parole de saint Grégoire : C'est le propre des bonnes
« âmes de reconnaître une faute là où il n'y a pas de faute.
« Bonarum mentium est, ibi culpam agnoscere, ubi culpa nulla est.
« 4. — L'ennemi considère attentivement si une âme est peu
« scrupuleuse, ou si elle est timorée. Si elle est timorée, il tâche
« de la rendre délicate à l'extrême, pour la jeter plus facilement
« dans le trouble et l'abattre. Il voit, par exemple, qu'elle ne
« consent ni au péché mortel, ni au péché véniel, ni à rien de ce
« qui a l'ombre de péché délibéré ; il tâchera, puisqu'il ne peut
« la faire tomber dans l'apparence même d'une faute, de lui faire
LIVRE PREMIER. — CHAPITRE III. 33
« juger qu'il y a péché là où il n'y a point de péché, comme
« dans une parole ou une pensée sans importance. Au contraire,
« si 1 ame est peu scrupuleuse, l'ennemi s'efforcera de la rendre
« moins scrupuleuse encore. Par exemple, si jusqu'ici elle ne
« faisait aucun cas des péchés véniels, il l'amènera à ne plus
« faire cas des péchés mortels ; et si elle faisait encore quelque
« cas des péchés mortels, il la portera à y faire beaucoup moins
« d'attention, ou à les mépriser entièrement.
«5. — L ame qui désire avancer dans la vie spirituelle, doit
« toujours procéder d'une manière contraire à celle de l'ennemi.
«S'il veut la rendre peu délicate, qu'elle tâche de se rendre
« délicate et timorée ; mais si l'ennemi s'efforce de la rendre
« timorée à l'excès pour la pousser à bout, qu'elle tâche de se
« consolider dans un sage milieu pour y demeurer entièrement
« en repos.
« 6. — Lorsqu'une âme pieuse désire dire ou faire quelque
« chose, qui ne s'écarte ni des usages de l'Eglise, ni des tradi-
« tions de nos pères, et qu'elle croit propre à procurer la gloire
« de Dieu Notre-Seigneur, s'il lui vient du dehors une pensée
« ou une tentation de s'en abstenir, sous prétexte de vaine
« gloire ou d'autre défaut, qu'elle élève son entendement à son
« Créateur et Seigneur ; et si elle voit que cette parole ou cette
« action tend au service de Dieu, ou du moins ne lui est pas
« contraire, qu'elle fasse ce qui est diamétralement opposé à ce
« que lui suggère la tentation, répondant à l'ennemi avec saint
« Bernard : Ce n'est pas pour toi que j'ai commencé, ce n'est
« pas pour toi que je cesserai : Nec propter te incepi, nec pr opter
« te finiam. »
Histoire de S. Ignace de Loyola.
Grâces singulières qu'Ignace reçoit à Manrèse.
EPENDANT les grâces qu'Ignace reçut à
Manrèse, surpassèrent infiniment les afflic-
tions par lesquelles Dieu éprouva sa patien-
ce ; et ici nous devons admirer un merveil-
leux rapport entre la conduite de Dieu et
de son fidèle serviteur. Bien qu'Ignace
n^u^4^Pi^>R^i connût l'immense dette qu'il avait jadis
contractée dans une vie si mondaine, il ne songeait point, comme
il le dit plus tard, à satisfaire la justice divine par ses rudes
mortifications. S'élevant plus haut, il voulait surtout plaire à
Dieu, l'honorer, le servir, par un holocauste de souffrances offert
à sa divine gloire. D'autre part, le Seigneur semblait
avoir oublié qu'Ignace, homme du monde, s'était rendu coupable
de bien des fautes ; dès l'abord, en effet, il répandit sur lui des
grâces sans nombre, le conduisant en quelques jours là où de
grands mérites et de longs services mènent rarement les plus
fidèles et les plus chers serviteurs.
Aussi le Saint avouait-il un jour au P. Laynez qu'une heure
d'oraison à Manrèse lui en avait plus appris sur les choses célestes
que les enseignements de tous les docteurs réunis n'auraient pu
lui en faire connaître. C'est pourtant d'un tel homme que l'on a
osé dire : il n'est pas l'auteur des Exercices spirituels ; il était
trop novice dans les voies spirituelles pour composer ce livre.
Etrange raisonnement ! comme si la science de. Dieu se mesu-
rait par le temps consacré à l'étudier, et non par l'habileté du
maître qui l'enseigne ! Dans la divine école de Jésus-Christ,
ne voit-on pas les jeunes gens devancer les vieillards, et le dé-
butant surpasser en profondeur l'homme blanchi dans l'étude de
la science sacrée ? D'où vient donc cette anomalie ? Le premier
reçoit une grâce qui est refusée au second. Là où Dieu se fait le
LIVRE PREMIER. — CHAPITRE IV. 35
maître, peu de leçons suffisent à rendre un homme habile et un
seul rayon de lumière qui brille et disparaît comme un éclair,
découvre quelquefois à l'âme un horizon de merveilles qui
absorbera son admiration pendant de longues années. Ce sont là,
il est vrai, des faveurs extraordinaires, mais c'est justement pour
cette raison que Dieu les donne ou les refuse à qui il veut et
quand il veut.
Outre ces grâces de choix, Ignace fut encore favorisé de
fréquentes visions. Un jour entre autres, pendant qu'il était en
oraison sur les marches du chœur de l'église des Pères Domi-
nicains, il vit d'une manière distincte le plan de la sagesse
divine dans la création du monde. Une autre fois, pendant uVie
procession, son esprit fut ravi en Dieu, et il lui fut donné de
contempler sous une forme et sous des images adaptées à la
faible intelligence de celui qui habite encore la terre, le profond
mystère de la très sainte Trinité. Cette seconde vision inonda
son cœur de telles douceurs, que dans la suite ce souvenir seul
lui faisait verser d'abondantes larmes.
Le langage même du Saint se ressentit de ces merveilleuses
révélations. Malgré la profondeur du mystère, profondeur qui le
rend presque inexplicable à la parole humaine, Ignace trouvait,
pour exprimer ses conceptions, des comparaisons si lumineuses,
des termes si expressifs, que la source où il avait puisé paraissait
évidemment plus féconde que l'étude et la spéculation. Tout
illettré qu'il était, il composa, même sur ce sujet, un livre de qua-
tre-vingts feuilles (45).
Ce ne fut pas la seule fois que l'adorable Trinité daigna se
rendre sensible au Saint ; vers la fin de sa vie, cette divine fa-
veur lui était souvent accordée. Il eut aussi le bonheur de voir
dans le saint sacrement de l'autel le divin enfant Jésus ; et, une
lumière céleste éclairant tout à coup son esprit, il connut claire-
ment de quelle manière notre adorable Sauveur se trouve sous
les espèces consacrées. Ces différentes visions n'avaient eu long-
temps pour objet qu'un mystère particulier ; mais il reçut, pour
ainsi dire, un faisceau de semblables grâces, un jour qu'il priait
au pied de la croix du Tort (4Ô). Là Dieu se plut à dévoiler à ses
yeux l'économie du monde surnaturel, et à lui en donner une
connaissance claire et précise.
36 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
Son intelligence reçut ainsi de si admirables lumières sur tous
les mystères de la foi ; ses convictions en furent tellement affer-
mies, qu'elles n'eussent été ébranlées en rien, disait-il plus tard,
par la perte totale des livres saints, et qu'il eût donné joyeu-
sement sa vie pour défendre chacune de ces vérités (47). Ces
grâces lui furent accordées un jour qu'il allait, comme à son ordi-
naire, prier dans l'église de Saint-Paul, à un mille environ de
Manrèse. Du reste Ignace percevait ces mystères non sous une
forme sensible, mais dans un rayonnement purement spirituel
qui rejaillissait parfois jusque sur les vérités de l'ordre matériel
et lui communiquait en particulier le don inappréciable de
discerner les esprits. Rien n'égalait la vivacité de ces impressions
surnaturelles. Aussi jusqu'à la fin de sa vie un seul regard, porté
en arrière sur ce passé de Manrèse, suffisait pour en raviver les
émotions, pour embraser le Saint d'une ardeur semblable à ces
premières effusions de son âme. Il avait coutume dédire sur ses
derniers jours, que toutes ces lumières reçues de Dieu, ou
acquises depuis par ses efforts, ne dépassaient pas, réunies, celles
dont il avait été favorisé en un court espace de temps pendant
qu'il se tenait assis sur les bords du Cardoner, ou à genoux au
pied de la croix du Tort (48). La vision qu'il eut sur la très sainte
Trinité, dans l'église des Dominicains, resta durant toute sa vie
ineffaçablement gravée dans sa mémoire. Du reste, ces mêmes
révélations allèrent se renouvelant dans la suite avec plus
d'éclat et devinrent plus intenses sur l'essence de Dieu et les
relations des personnes divines, comme en font foi ses propres
écrits. Le temps de son noviciat dans les voies surnaturelles fut
de courte durée, on le voit ; car les enseignements qu'il recevait
semblent convenir plutôt à un séraphin qu'à un homme. Dieu,
ainsi qu'Ignace le faisait observer plus tard, s'était fait son
maître, et le traitait comme un enfant pour qui on ne passe à
une leçon plus difficile qu'autant que la précédente a été bien
comprise.
Cependant le démon, irrité des faveurs extraordinaires dont
Ignace était l'objet, voulut les lui rendre suspectes en essayant
d'y mêler quelques visions purement illusoires. Il commença par
lui faire voir un long sillon lumineux, semblable à un serpent
tacheté de feu et brillant des plus vives couleurs. Ce serpent se
LIVRE PREMIER. — CHAPITRE IV. 37
déroulait au-dessus de la croix du Tort ; mais cette vision, qui
pouvait exciter la curiosité, n'avait aucun but utile et par là
même décelait son auteur. D'ailleurs, en disparaissant, elle
laissait le Saint dans un grand trouble. Il ne lui en fallait pas
davantage pour reconnaître l'illusion. Il en montra le plus pro-
fond mépris. Aussi quand elle se renouvela dans la suite, soit à
Paris, soit à Rome, il lui suffisait d'élever son bâton pour s'en
débarrasser. Ce fut encore à Manrèse qu'Ignace tomba dans
cette merveilleuse extase qui le tint, huit jours entiers, tellement
perdu en Dieu, qu'il avait toutes les apparences d'un homme
mort, et qu'on l'aurait enseveli, si les palpitations, à peine
sensibles, de son cœur n'eussent indiqué qu'il vivait encore (49).
Cette extase eut lieu dans une chambre de l'hôpital de
Sainte-Lucie. Il avait choisi cette cellule, parce que de la
fenêtre il avait vue dans l'église, où les pauvres venaient
entendre la messe. Commencé un samedi soir, tandis qu'on chan-
tait complies, le ravissement dura jusqu'au samedi suivant, à
la même heure. Ignace ne donna aucun signe de connaissance.
L'humble serviteur de Dieu garda toujours le silence sur les
merveilles qu'il avait contemplées alors. Lorsqu'il revint à lui,
comme au sortir d'un doux et profond sommeil, il s'écria seule-
ment par deux fois, les regards fixés vers le ciel : Oh ! Jésus !
Ok ! Jésus ! et sa physionomie exprimait bien plus que ses pa-
roles les transports de son âme.
Les hommes les plus distingués de la Compagnie, qui avaient
vécu avec le Saint, et l'avaient entendu parler de ce qui lui était
arrivé à Manrèse, ont toujours cru que Dieu lui avait révélé
les services qu'il était destiné à rendre à son Eglise, et le plan de
l'Ordre dont il devait être un jour le fondateur. Plus tard, lors-
qu'il écrivait ses Constitutions, il répondait à ceux qui lui
demandaient la raison de certains points importants de l'Institut:
J'ai appris cela à Manrèse.
Malgré des faveurs si extraordinaires, Ignace restait humble;
il se regardait comme novice dans la vie spirituelle, et rendait
un compte exact de sa conscience à son directeur, écoutant ses
avis avec grande docilité. Il s'adressait alors au saint moine Don
Jean Chanones, de Montserrat, à qui il avait fait sa confession
générale. Il allait le trouver de temps en temps (5°), et le regardait
38 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
comme le père de son âme. Quoique le saint vieillard remplît
auprès de lui le rôle de maître et de directeur, il le vénérait
intérieurement et parlait toujours de lui comme d'un saint.
On lui entendit dire souvent qu'Ignace serait une colonne de
l'Église, que le monde aurait en lui un apôtre, un successeur
de saint Paul, pour annoncer l'Evangile aux nations barbares
et idolâtres. Telle fut donc Manrèse pour Ignace ; aussi
l'appelait-il l'école sainte, où il avait appris les principes de la
vie spirituelle.
Cependant on commençait à connaître le rang qu'Ignace
avait dans le monde. Le Saint, disait-on, ne s'était caché sous ces
vêtements grossiers, que pour s'attirer des mépris. L'esprit
d'humilité, l'amour de la pénitence avaient seuls pu faire un
mendiant d'un noble chevalier et un ermite d'un soldat. Les gens
de bien l'observèrent de plus près ; ils parvinrent à découvrir
quelques-unes de ses excessives austérités, et même une partie
des grandes grâces dont Dieu le comblait.
Une femme regardée comme une sainte, non seulement dans
le pays, mais dans toute l'Fspagne et jusqu'à la cour où le Roi
Catholique l'avait mandée pour la consulter sur les intérêts de
son âme, faisait hautement l'éloge d'Ignace. Pareillement Agnès
Pascual (5I), femme de grand sens et de grande vertu, se sentit
pénétrée pour lui d'un vif sentiment d'affectueux respect et de
profonde vénération, la première fois qu'elle le rencontra.
Elle lui ménagea un asile à l'hôpital d'abord et plus tard chez
une de ses amies. Ces deux personnes, particulièrement au cou-
rant de ce qui regardait Ignace, en parlaient avec admiration.
Cette admiration et ce respect s'accrurent bientôt au plus haut
point, lorsque le Saint tomba malade, à la suite des violentes
peines d'esprit dont nous avons parlé.
Un homme riche, nommé Amigant, le fit alors transporter, du
monastère des Dominicains, dans sa propre maison (52). Depuis
ce moment, on appelait cet homme Siméon et sa femme
Marthe, parce qu'ils avaient eu le bonheur de soulager et de
recevoir chez eux cette image vivante du Sauveur. Le dévoue-
ment à sa personne augmentait de jour en jour. Quand plus
tard le Saint quitta Manrèse, il se trouva même une personne
qui, bien moins occupée de ses intérêts temporels que des avan-
LIVRE PREMIER. — CHAPITRE IV. 39
tages spirituels puisés dans ses conseils, abandonna pour l'ac-
compagner, et sa patrie et un procès d'une haute importance.
Allait-il prier au pied de quelque croix plantée hors ville, on
le suivait à une certaine distance ; mais commençait-il à parler
des choses de Dieu, une foule immense se rassemblait autour
de lui. Quand, monté sur une pierre qu'on montre encore
aujourd'hui à l'ancien hôpital de Sainte-Lucie (53), l'homme
de Dieu paraissait devant cette foule, le regard enflammé du
divin amour, tous les cœurs s'ouvraient à la componction et au
désir de faire pénitence ; à ces vêtements si grossiers et si pau-
vres, à cette chevelure, jadis si soignée, maintenant éparse et en
désordre, à ce visage pâle et décharné, à cette chaîne qui serrait
ses reins, à ces pieds nus, on pressentait le saint. Mais quelle
efficacité n'avaient pas ses paroles ! Quels traits brûlants lançait
ce cœur embrasé ! Bien des gens, éclairés par ses entretiens
particuliers et par certaines maximes fondamentales qu'il leur
donnait à méditer, songeaient dès lors à abandonner le siècle et
à se retirer dans des monastères.
Cette première expérience de l'efficacité qu'avaient, pour dé-
tacher les âmes des choses de ce monde et les conduire à Dieu,
quelques vérités dont la considération lui avait été naguère si
utile à lui-même, le conduisit à réduire, comme en art, les
règles de la vie spirituelle. Il composa alors cet admirable
livre des Exercices spirituels (54), dicté par une intelligence bien
supérieure à celle de l'homme, et écrit aux célestes rayons d'une
lumière toute divine. Ce sont les Exercices qui ont donné à
l'Église les premiers enfants de saint Ignace ; c'est dans les
Exercices qu'ils ont puisé leurs vertus et cette passion des entre-
prises fécondes pour le salut des âmes. Tant que la Compagnie
subsistera, elle trouvera dans cet ouvrage précieux son premier
esprit ; et si par malheur cet esprit venait à s'éteindre, ce
serait encore à cette source qu'elle le raviverait. Etudions donc
avec quelque attention ces Exercices spirituels, dont nous aurons
à parler souvent dans le cours de cette histoire.
_.l. .1.
Exercices spirituels de saint Ignace.
ES Exercices de saint Ignace ne sont pas
seulement une suite de pieuses réflexions,
réunies et coordonnées dans un même livre,
pour que chacun puisse y apprendre à ren-
trer humblement en soi-même et à converser
saintement avec Dieu. S'ils n'étaient rien de
plus ils n'offriraient pas une œuvre nouvelle,
et il n'y aurait pas lieu de les désigner sous l'appellation spéciale
& Exercices de saint Ignace.
Le but visé et atteint fut de réduire en art la guérison d'une
âme, en basant sur quelques principes de foi une méthode ex-
acte et positive qui, mise en pratique par l'application des moyens
prescrits, amène un succès presque infaillible.
Si l'on y réfléchit bien, on verra que cette méthode spirituelle
diffère autant de la simple considération des vérités de la foi,
que la connaissance des vertus de certaines plantes ou minéraux
se distingue de l'art de la médecine ; celle-ci en effet nous ensei-
gnant à connaître la constitution du corps humain et les pro-
priétés de quelques substances, pour rétablir l'équilibre altéré
par la maladie, forme un corps de préceptes au moyen desquels
on renouvelle ou on conserve la santé.
Ainsi, bien avant la naissance de saint Ignace assurément, on
savait pour quelle fin Dieu nous avait créés, on connaissait
la malice du péché, l'enfer qui le punit, la nécessité de l'exa-
men de conscience et de la confession, la vie et les mystères du
Sauveur, etc. Mais réduire en art la connaissance des maladies
spirituelles et l'utilité de telle ou telle considération pour remé-
dier à ces maux, bien comprendre la manière de les traiter,
enfin former comme un code où se trouvent rassemblés les
divers moyens de purifier, de consoler, de fortifier une âme, en
LIVRE PREMIER. — CHAPITRE V. 41
la conduisant du détachement du monde à une union intime
avec Dieu, voilà ce qui n'existait certainement pas. Pour que le
lecteur puisse en juger par lui-même, nous allons tracer l'esquisse
de ce livre.
Au début saint Ignace place une méditation que son impor-
tance lui fait nommer : Principe et Fondement des Exercices (55).
Premièrement, toutes les choses de la terre ont été créées pour
une fin particulière qui est l'utilité de l'homme ; cherchons donc
aussi pour quelle fin l'homme lui-même a reçu l'être et la vie. Est-
ce pour devenir roi puissant, grand guerrier, riche commerçant ?
S'il découvre que telle n'est passa fin, mais qu'il a été créé pour
servir Dieu en cette vie, pour posséder Dieu après sa mort, ne
doit-il pas tirer cette rigoureuse conséquence : pour atteindre le
but de ma création, il me faut user des choses d'ici-bas, comme on
se sert d'échelons pour atteindre un but élevé. De plus les
moyens d'arriver à une fin, n'ayant ni mérite, ni valeur intrin-
sèque, qu'autant qu'ils mènent à cette fin, il résulte de là.par une
nouvelle conséquence, que la mesure de notre estime pour les
richesses ou la pauvreté, les honneurs ou les humiliations, pour la
santé ou pour la maladie, etc., doit être dans la proportion, non
du bien ou du mal que ces créatures nous procurent pendant la
vie présente, mais des secours ou des dangers qu'elles nous of-
frent pour parvenir à la vie éternelle.
Qu'une âme infirme, affaiblie par ses désirs tout terrestres et
par ses affections déréglées, médite une heure durant, cette vé-
rité à la fois si claire et si forte, aussitôt cette âme voudra se
dégager de ses faiblesses. Elle se sentira même disposée, dès
le premier moment, à renoncer à des attachements légitimes,
mais qui tiennent encore trop à la terre.
Alors elle verra le monde d'un autre œil qu'au temps où,
renversant l'ordre éternel, elle employait toute son intelligence
à se procurer des biens terrestres : biens dont la possession
semblait être sa fin dernière ; biens dont elle attendait un bon-
heur sans mélange.
La considération de cette première vérité a suffi pour trans-
former une innombrable multitude de mondains en hommes vé-
ritablement nouveaux.
Martin Olave, savant docteur de Sorbonne, disait qu'une seule
42 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
heure de méditation sur ce fondement des Exercices lui en avait
plus appris que de longues années d'études théologiques (56). Ce
fut sur cette même base que le P. Éverard Mercurian, un des
premiers disciples de saint Ignace et son troisième successeur
dans le généralat, établit toute la conduite de sa vie. Aussi avait-
il coutume de dire que le seul fondement des Exercices était
capable d'opérer les plus étonnants changements, de déraciner
dans nos âmes les affections terrestres, non moins que de diri-
ger nos désirs vers Dieu.
Ignace en connaissait si bien la vertu qu'il ne manquait pas
d'attirer sur cette méditation l'attention de ceux qu'il ne pou-
vait, par suite de l'éloignement, guider lui-même dans les
Exercices.
Un prélat, dans une lettre adressée au Saint, s'affligeait ex-
trêmement des traverses qu'il éprouvait. Ignace lui répondit :
« Les choses de la vie présente, Monseigneur, ne sont réelle-
« ment heureuses que si elles nous servent à la vie future et
« éternelle. Les malheurs, en éclairant l'âme d'une lumière cé-
« leste, lui apprennent à fixer ses regards en haut, à n'aimer que
« Jésus et à ne désirer que de le suivre sur la croix pour y mou-
« rir avec lui, et ressusciter ensuite comme lui. »
On ne demande guère aujourd'hui aux retraitants qu'une heure
de réflexion sur ce qu'on appelle le Fondement des Exercices.
L'auteur n'avait pas fixé le temps à y consacrer ; il savait
que ce temps doit se mesurer seulement d'après les disposi-
tions et les besoins des âmes. Il faut en effet plus d'efforts
pour abattre un vieil arbre dont les racines s'étendent au loin,
que pour arracher un arbrisseau. On doit dès lors le com-
prendre. Une heure serait loin de suffire pour l'homme qui
aurait vieilli dans les maximes du monde ; car il ne s'agit pas
ici d'acquérir une connaissance spéculative conduisant à la
seule haine du mal, il faut avant tout en venir à une réforme
pratique ; réiorme souvent aussi différente dans les moyens
que dans les résultats eux-mêmes. Comment amener la volonté
à former d'autres désirs, à pratiquer des œuvres difficiles, si
l'intelligence n'est pas convaincue que la nouvelle voie est
seule droite et sûre ? De là le nom de Fondement donné à cette
méditation. Saint Ignace invite à l'approfondir ; il ne faut point
LIVRE PREMIER. — CHAPITRE V. 43
s'arrêter à sa surface. Nous connaissons des hommes qui ont
consacré des mois entiers à méditer ces vérités ; ils se sont ins-
pirés de pensées d'autant plus nobles, d'autant plus généreuses,
que leurs méditations avaient été plus longues et plus profondes.
Cette première vérité une fois considérée dans sa généralité,
il s'agit d'en faire une application immédiate. L'esprit est solli-
cité à prendre une ferme détermination d'user désormais des
choses terrestres uniquement comme moyen d'arriver à la vie
future. Dans ce but, les Exercices nous font réfléchir sur le dé-
sordre extrême et le danger d'une conduite opposée. Chacun
trouve la preuve de ce désordre dans sa propre vie, dont le
tableau se place ici très naturellement. On parcourt à loisir
les années écoulées, on revient sur les fautes et les erreurs qui
nous ont éloignés de notre fin dernière. Lorsque ce spectacle
s'est étalé aux yeux de l'âme dans toute sa difformité, le Saint
fait méditer sur l'énormité du péché et sur les peines qui l'at-
tendent dans l'enfer. Cette gravité du péché devient, pour ainsi
dire, palpable dans l'irrévocable condamnation des anges, dans
la chute d'Adam et la damnation de tant de pécheurs qui
souffrent la juste peine de leurs crimes.
De telles considérations commencent à dégager l'âme de ces
affections vicieuses qui, après l'avoir affaiblie, menacent de lui
ôter la vie en lui faisant perdre la grâce de Dieu. Mais comme
les penchants mauvais sont enracinés dans les âmes et partant
difficiles à extirper, ces mêmes considérations présentées de
différentes manières stimulent la bonne volonté. Tel est le but
et la marche de la première semaine (57).
Les affections ainsi purifiées, la santé de l'âme revient. Il en
est de la santé de l'âme comme de celle du corps ; celle-ci ré-
sulte d'un certain équilibre des forces qui permet aux organes
de remplir régulièrement leurs fonctions. De même les facultés
et les inclinations de l'âme doivent être dans les conditions vou-
lues pour exécuter les volontés de Dieu, qui sont les vraies
fonctions vitales de l'homme raisonnable.
C'est pourquoi on commence à méditer dans la seconde se-
maine sur le règne de Jésus-Christ dans nos âmes, c'est-à-dire
sur l'appel solennelque Notre-Seigneur adresse aux hommes, com-
me les rois à leurs sujets,pour les engager aie servir. Les condi-
44 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
tions qu'il fait sont bien autrement avantageuses que celles des
souverains temporels. Il promet de traiter ses serviteurs comme
lui-même. Ceux-ci n'auront rien à faire, dont il ne leur ait donné
l'exemple ; rien à souffrir, qu'il n'ait lui-même souffert. Cette
considération est d'une extrême efficacité. Par une douce vio-
lence, elle nous amène à la ferme détermination de suivre et
d'imiter notre Sauveur. De cette résolution générale on descend
aux vertus de détail dont la vie de Jésus-Christ offre le modèle
dans son incarnation, dans sa naissance et dans tous les autres
mystères de sa divine humanité. Ici l'on a surtout à redouter
les embûches de l'ennemi ; Satan redoublera ses attaques contre
l'âme qu'il voit sur le point de s'attacher à Dieu. Il faut donc
fortifier cette âme, afin qu'elle puisse repousser de si dangereux
assauts.
Tel doit être l'effet de cette admirable méditation que saint
Ignace a intitulée : De deux Etendards, et qui a peuplé tant de
monastères. On y représente d'un côté Jésus-Christ et de
l'autre Lucifer : tous deux recrutent des soldats et font valoir
les avantages de leurs bannières respectives. Les jouissances
offertes par Lucifer se montrent ce qu'elles sont, vaines, passa-
gères et suivies d'un éternel remords ; le démon ne saurait être
fidèle à ses promesses ; Jésus-Christ au contraire, en échange
de courtes souffrances, assure un bonheur sans terme et sans
mesure. Le courage se ranime, et l'âme rejette les promesses du
monde pour suivre Jésus-Christ et s'attacher uniquement à lui.
Toute cette préparation était nécessaire pour faire avec fruit la
dernière considération, la plus importante de la seconde semaine ;
considération dont le but est l'élection du genre de vie qu'on
suivra dans l'avenir. C'est la question capitale, puisqu'elle décide
des intérêts éternels ; aussi saint Ignace l'a-t-il établie sur des
règles si sages, qu'il est impossible en s'y conformant de faire
un mauvais choix.
On doit considérer d'abord la nature de s,a vocation, puis le
temps et la manière de la remplir. La vocation en elle-même
doit être bonne, ou du moins indifférente. De plus, il y a des
vocations immuables, et d'autres que l'on peut changer. Si l'on
est déjà engagé dans un état de vie immuable, on ne saurait
le soumettre à un nouvel examen, lors même qu'on l'aurait
LIVRE PREMIER. — CHAPITRE V. 45
embrassé dans des vues purement humaines, ou même dans des
intentions mauvaises. Travailler à acquérir toute la perfection
possible dans l'état présent, voilà dès lors l'unique affaire. Les
vocations muables et bonnes en elles-mêmes ne doivent pas
non plus être examinées de nouveau, si ce n'est pour entrer
dans une voie plus parfaite.
Il y a trois temps favorables au choix d'une vocation.
i° A certains moments, Dieu agit sur notre volonté par des
grâces si abondantes, qu'il ne peut rester aucun doute sur la
source d'où nous viennent ces inspirations, comme cela eut lieu
pour saint Matthieu, pour saint Paul et pour d'autres.
2° Ou bien, sans que l'impression soit si profonde et la certi-
tude si entière, nous sentons par les mouvements intérieurs de
notre cœur une sorte d'assurance intime qui nous engage à
choisir.
3° Enfin, l'esprit est parfois tellement libre de préjugés et
d'illusions capables d'égarer le jugement, ou d'obscurcir la
lumière des vérités de la foi, qu'il se résout avec calme au parti
évidemment préférable.
Quant à l'exécution du plan adopté, il faut d'abord se remettre
sous les yeux l'état, l'emploi, l'objet sur lequel on a arrêté son
choix. Alors revient le travail auquel on s'est déjà livré ; on
s'efforce de ne vouloir toute chose qu'en vue du bien éternel, de
se rendre indifférent pour tout ce qui n'est pas Dieu, comme au
début des Exercices. Dans une disposition aussi sainte, on peut
avec confiance supplier le Seigneur de nous éclairer d'un rayon
de sa lumière, et de nous ramener à sa volonté divine, si nous
avons le malheur de nous en écarter. Puis on recherche les
raisons pour et contre ; on les compare, on les oppose l'une à
l'autre, on les pèse pour en apprécier la valeur, en les examinant
toujours à la lumière de notre fin dernière qui consiste à servir
Dieu en ce monde et à jouir de lui dans l'autre.
Alors, embrassant d'un seul regard, d'une part l'éternité, de
l'autre la carrière qu'il s'agit d'embrasser, on se décide, sans
hésitation, sans arrière-pensée, et l'on offre au Seigneur une
ferme et inébranlable détermination. Si quelque doute subsiste
encore en notre esprit, deux considérations se présentent pour
le dissiper.
46 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
Le regard de l'âme arrêté sur les principes surnaturels, quel
conseil donnerions-nous en pareil cas à notre meilleur ami ? ou
encore, que voudrions-nous avoir décidé, sur notre lit de mort,
quand nous aurons à rendre compte de nos actes au jugement
dernier ? On s'arrêtera à la décision qui paraîtra découler le
mieux de ces principes. Voilà en peu de mots tout l'ordre de
l'élection d'après saint Ignace.
Le P. Everard Mercurian, général de la Compagnie, disait à
ce sujet : « On voit par ces règles de l'élection, combien les
« lumières venues de Dieu surpassent celles que fournissait la
« philosophie morale des anciens, où l'on traite de la manière de
« faire de bons choix. Nulle part, dans les écrits inspirés par cette
« sagesse tout humaine, on ne trouve sur ce point des règles plus
« courtes, des principes universels mieux coordonnés, plus irré-
« fragables. De ces principes on peut toujours déduire, avec
« une certitude infaillible, le meilleur choix à faire entre plusieurs
« partis. )) Aussi saint Ignace, dans sa conduite privée non moins
que dans le gouvernement de la Compagnie, eut-il constamment
recours à ces modes d'élection. Jamais, même dans les choses
de moindre importance, il n'eût pris de décision sans employer
cette méthode.
C'est ainsi que la seconde semaine des Exercices dirige dans
le choix d'un état de vie le retraitant, encore en pleine possession
de sa liberté if1). On le voit, ces Exercices s'enchaînent, tirent
leur force les uns des autres, conspirent ensemble pour ramener
à Dieu une âme demeurée loin de lui. C'est à quoi tendent
encore les deux dernières semaines. Dans l'une, on s'occupe de
la Passion, qui nous apprend à aimer le Sauveur et à le suivre
par la voie des souffrances ; dans l'autre, on médite sur les
mystères glorieux, sources d'affections plus douces qui, fixant
l'âme dans la contemplation des attributs divins, l'embrasent et
ravivent en elle le désir d'être intimement unie à Dieu.
Les Exercices de saint Ignace accomplissent donc exactement
ce qu'ils avaient promis ; ils « préparent l'âme à rompre toute
« affection déréglée, et à connaître la volonté de Dieu sur le
« genre de vie qui doit la conduire au salut (59) » ; ils appliquent
si sagement les moyens à la fin qu'il faudrait presqu'un miracle
LIVRE PREMIER. — CHAPITRE V. 47
pour n'en retirer aucun fruit, lorsqu'on les suit avec fidélité.
Ignace en avait lui-même éprouvé les effets ; aussi à ceux qu'il
voulait amener soit à changer de vie, soit à une plus grande
union avec Dieu, il demandait de consacrer seulement quelques
jours de retraite aux considérations qu'il leur présenterait.
Il fit faire les Exercices à des hommes d'une vie déréglée
comme à des chrétiens d'une médiocre vertu, et toujours les
résultats dépassèrent ses espérances : les uns s'amendaient, les
autres progressaient dans la perfection.
Parmi les premiers disciples que se donna Ignace dans les
voies spirituelles, se trouvait un prêtre nommé D. Manuel
Miona, portugais, né à Algarve, homme de grands talents, et
jadis son confesseur à l'université d'Alcala. Il lui écrivit de
Venise pour l'engager à faire les Exercices. Les termes de cette
lettre donneront une idée de l'estime que saint Ignace faisait
de ces Exercices (6o).
« J'ai un grand désir d'avoir des nouvelles de tout ce qui vous
« concerne, et ce n'est pas merveille, vous étant aussi redevable
« que je le suis, en ma qualité de votre fils spirituel. Je voudrais,
« comme il est juste, répondre à l'amour, au dévouement si pa-
« ternel que vous avez toujours eu pour moi, et que vous m'avez
« manifesté par les œuvres ; mais je ne connais en cette vie
« d autre moyen d'acquitter une partie de ma dette envers vous,
« qu'en vous engageant à faire, sous la direction de celui que
«je vous ai nommé, les Exercices spirituels durant un mois,
« ainsi que vous me l'avez offert vous-même. Si donc vous les
« avez essayés et goûtés, je vous prie, pour le service de Dieu
« Notre-Seigneur, de vouloir bien me l'écrire ; et si vous ne
« l'avez pas encore fait, je vous supplie par son amour et par la
« très douloureuse mort qu'il a soufferte pour nous de vous y
« mettre. Si vous vous en repentez un jour, non seulement j'ac-
« cepte de bon cœur la peine qu'il vous plaira de m'infliger,
« mais je consens encore à être regardé par vous comme un
« homme qui se moque des personnes spirituelles, auxquelles
« cependant je dois tout... C'est deux, trois fois, autant de fois
« qu'il m'est possible, que je vous conjure, pour le service de
« Dieu Notre-Seigneur, de faire ce que je vous ai dit, afin que
« le divin Maître ne me reproche pas un jour de ne point vous
48 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
« avoir pressé de toutes mes forces; les Exercices spirituels sont,
« en effet, tout ce que je puis concevoir, sentir et comprendre
« de meilleur en cette vie, soit pour l'avancement que l'homme
« peut en tirer pour lui-même, soit pour les fruits, les secours,
« les avantages spirituels qu'il peut y puiser en faveur des autres.
« Et quand bien même vous n'en sentiriez pas la nécessité
« pour votre bien personnel, vous verrez qu'ils vous serviront,
« au delà de tout ce que l'on peut attendre, pour procurer le bien
« spirituel du prochain. Venise le j6 novembre 1536 (6l). »
Miona se rendit aux instances de saint Ignace, et par suite
à la volonté de Dieu qu'il connut en faisant les Exercices. Il
devint meilleur, se consacra au salut du prochain jusqu'à la
fondation de la Compagnie, puis après cette fondation se fit le
disciple de son fils spirituel.
Les Exercices ne sont pas seulement une préparation plus
ou moins lointaine au service de Dieu ; ils embrasent encore le
cœur d'un ardent amour pour notre divin Sauveur. Nos anna-
les racontent qu'une furieuse persécution s'étant élevée au Japon
contre les chrétiens, on les vit aussitôt hommes, femmes et en-
fants accourir auprès des Pères de la Compagnie pour demander
l'armure sainte que leur offraient les Exercices. Un espoir aussi
légitime ne fut point trompé ; à l'héroïque patience, à la joie in-
compréhensible que montrèrent dans les tortures ces généreux
athlètes, il était aisé de reconnaître la force qu'ils avaient puisée
à cette source ; les tourments d'un feu lent.de l'eau bouillante ou
glacée, la mort sur la croix ou sous le glaive, les supplices les
plus barbares que sut imaginer la haine de leur foi, les trouvèrent
invincibles.
Aux prêtres surtout les Exercices portent des lumières, une
conviction qui ne tardent pas à se manifester au dehors par une
vive et incessante action sur les cœurs. Un général de l'ordre.le
P. Mercurian (62), déclarait que le livre des Exercices bien étu-
dié pouvait servir de bibliothèque aux prédicateurs, de guide
aux maîtres de la vie spirituelle. Gilles Foscarari, l'un des trois
théologiens chargés d'examiner cet ouvrage, devint évêque de
Modène ; sur-le-champ il fit donner dans son nouveau diocèse
les exercices de la première semaine. Les résultats en furent
merveilleux dans Modène même et dans une foule d'autres
LIVRE PREMIER. — CHAPITRE V. 4 9
villes ; il est vrai que le prédicateur était le P. Landini (63),
homme de science et de pratique tout à la fois : saint Ignace
avait été son maître dans les voies de Dieu.
On a remarqué, en effet, que le fruit des Exercices dépend
beaucoup de ceux qui les donnent. Parmi tant d'hommes nour-
ris de son esprit et versés dans la conduite des âmes, le saint
Fondateur en comptait très peu qui sussent les donner absolu-
ment d'après son plan. A leur tête figurait Pierre Le Fèvre ;
ensuite venaient Alphonse Salmeron, François Villanueva,
Jérôme Domenech et François Strada. La raison des difficultés
qu'on y trouve est toute simple. Ces Exercices sont des remè-
des pour l'âme ; mais les remèdes doivent varier selon le tem-
pérament et les maladies.
Aussi la sagesse du Saint vit-elle la nécessité de quelques
additions, qui servent d'appendice à l'œuvre principale. Ce sont
des règles pour le maître et pour l'élève, pour le directeur
comme pour le dirigé.
Si les grandes conversions que les Exercices opéraient in-
failliblement au début ont cessé de se produire de nos jours
en aussi grand nombre, il faut, comme le fait observer le P.Jac-
ques Miron (64), attribuer en grande partie ce changement, à
la manière de les donner ou de les faire. On ne suit plus la
méthode prescrite par saint Ignace dans les additions et dans
les annotations, et les modifications ainsi introduites défigurent
les Exercices. Les additions sont si bien adaptées aux diverses
parties des Exercices que les faire autrement c'est s'exposer à
n'en retirer aucun fruit. Que sera-ce donc si aux Exercices
mêmes on mêle des méditations et des additions étrangères ?
C'est l'usage de ces règles qui distingue principalement entr'elles
les diverses méthodes d' Exercices.
On se flatterait vainement de faire ceux de saint Ignace et
d'en retirer le fruit qu'on pouvait en attendre, si on les suivait
sans guide, d'après les inspirations personnelles, et sur des livres
qui renferment des méditations quelconques, que ces médita-
tions soient ou non distribuées en quatre semaines. Quelques
réflexions confirmeront ce que nous venons de dire.
Quand des maîtres de la même profession vivent réunis, il
s'en rencontre toujours qui éprouvent le besoin de se distinguer
Histoire de S. Ignace de Loyola. 4
50 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
et qui croiraient ne rien faire, s'ils n'occupaient le premier rang.
Dès les premiers temps de la Compagnie, certains religieux,
témoins des prodiges de conversion opérés par les Exercices de
saint Ignace, furent assez présomptueux pour entreprendre d'en
composer eux-mêmes d'autres. Ils allaient, eux aussi, pensaient-
ils, faire des miracles. Ils voulaient faire école ; mais ils man-
quaient des qualités voulues pour tirer de leur fonds une œuvre
démérite, et ils ne réussirent qu'à gâter l'œuvre de saint Ignace.
C'était la gâter, en effet, que d'y introduire jusqu'à cinquante
méditations auxquelles ne pouvait s'adapter aucune des additions
des vrais Exercices.
Ainsi pour ne parler que de la première semaine qui a trait
à la voie purgative, ils y ajoutèrent de leur cru vingt médita-
tions, une sur la noblesse de l'âme, quatre sur le dépouillement,
sur l'offrande, sur la donation et la consécration de soi-même à
Dieu ; d'autres sur le néant de l'homme, sur les habitudes
vicieuses, sur la vocation à la foi ou à l'état religieux ; enfin,
chose plus étrange ! des méditations sur la gloire des saints au
ciel et sur les bienfaits reçus de Dieu, sujets que saint Ignace
a réservés pour la quatrième et dernière semaine! Un édifice
si mal ordonné, où les fondements occupent la place du faîte
n'eut pas besoin de choc violent pour crouler. Une présomption
sans égale, une imprudence sans bornes, voilà le seul souvenir
qui nous reste de cette tentative.
Le Saint au contraire tenait d'une manière étonnante à tous
les détails ; il ne voulait rien en retrancher, il ne voulait non
plus rien y ajouter. On aurait dit que ce livre ne lui appartenait
pas, qu'il était non l'œuvre de sa pensée, mais l'enseignement
d'un maître plus élevé. Citons quelques faits. L'abbé Martinenghi,
ancien nonce apostolique en Allemagne, et l'un des premiers
prélats de la cour pontificale, s'était retiré au monastère de Saint-
Jean pour faire les Exercices. Saint Ignace s'opposa à ce qu'il
eût auprès de lui un de ses serviteurs. La présence d'un de ses
domestiques aurait pu réveiller en Martinenghi les souvenirs de
la cour. Ignace le fit servir par Laurent Maggi, neveu du prélat,
jeune homme animé alors du désir de la vie religieuse et qui
entra plus tard dans la Compagnie. Les religieuses de Sainte-
Marthe ayant commencé leur retraite d'un mois, (c'était alors la
LIVRE PREMIER. — CHAPITRE V. 51
durée ordinaire des Exercices), saint Ignace leur fit porter les
repas tous les jours, matin et soir, afin qu'aucune d'entr'elles
ne pût se donner matière à distractions.
Quant aux pénitences volontaires, recommandées pendant
les premiers jours, il les mesurait aux forces et au courage de
chaque retraitant. Il en permettait peu ou beaucoup, ou même
les interdisait absolument selon les circonstances. Parlant des
Exercices que faisait l'abbé Martinenghi, il dit un jour au
P. Gonçalvès : « On s'est bien relâché de notre ancienne sévérité.
« Personne ne manquait alors de passer quelques jours sans
« prendre la moindre nourriture ; chacun s'y portait de soi-même,
« et sans y être excité. Aujourd'hui, c'est à peine si l'on consent
« à se priver d'aliments pendant un seul jour. Les premiers
« Pères suivirent les Exercices avec la plus grande rigueur.
« Simon Rodriguès seul, à cause de sa faible santé et de. ses
« études, ne changea pas de chambre et ne fut soumis à aucune
« grande épreuve (6s). » Saint Ignace ajouta que Pierre Le
Fèvre passa six jours sans rien prendre ; quant à saint François-
Xavier, nous parlerons plus opportunément ailleurs de ses
austérités.
Les pratiques prescrites pendant la durée des Exercices sont
nombreuses et variées. Le retraitant doit les entreprendre avec
grande générosité de cœur, et sans vouloir restreindre les opéra-
tions de Dieu dans son âme. Qu'une seule disposition l'anime :
celle de se livrer entièrement à l'influence de l'Esprit-Saint,
celle de répondre à tout appel, quel qu'il soit : Ecce adsum. Puis,
à la porte de la cellule, qu'il dépose toute pensée mondaine,
pour ne s'occuper que de lui-même et de Dieu ; qu'il s'applique
exclusivement à la méditation du jour présent, sans chercher à
connaître celle du lendemain. Les lectures, même saintes, doivent
être écartées, dès qu'elles sont hors du but poursuivi, car l'esprit
se laisse facilement distraire, et il reviendrait affaibli au sujet
principal de ses réflexions actuelles.
L'emploi du temps sera en harmonie avec le sujet de la
méditation; aussi la solitude, la mortification et le silence accom-
pagnent-ils surtout les Exercices de la première semaine. Dans
les semaines suivantes, on observera sur ces points les règles
d'une sage discrétion. On se couche en pensant à la méditation
52
HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
qui se fera pendant la nuit ; et à l'instant du réveil, c'est encore
là le premier objet qui devra occuper l'esprit. On commence
ensuite son oraison, soit prosterné le visage contre terre, soit à
genoux, soit debout, comme on le juge plus à propos. Si Dieu
parle au cœur sur un point, il ne faut point passer à un autre,
avant d'avoir approfondi le premier, avant de s'en être bien
pénétré. L'ennui et la tristesse viennent-ils à accabler l'âme,
il ne faut pas abréger d'un seul instant le temps destiné à la
méditation, mais plutôt y ajouter, se vaincre ainsi soi-même, et
attendre dans le recueillement et l'espérance, l'onction de la
grâce divine. Si au contraire l'on reçoit une surabondance de
consolation et de délices spirituelles, on doit bien se garder,
dans ces moments, de faire des vœux, surtout des vœux per-
pétuels, ou des vœux qui obligeraient à un changement d'état
de vie : enfin l'on doit rendre à son directeur un compte exact
de ce qui se passe de bon ou de mauvais dans l'âme, afin qu'il
puisse varier la nature et le genre des méditations, appliquer les
remèdes propres à seconder la grâce, et agir avec sagesse
suivant les circonstances et les dispositions personnelles.
Après avoir examiné rapidement la nature des Exercices de
saint Ignace, apprenons leur utilité pratique de ceux qui les ont
suivis avec fruit.
£&s^⮣M
— $— Chapitre sixième*
^jaxa'-x^^xcxrxr^^ï^^
Fruits merveilleux des Exercices. — Ils sont dénoncés aux
tribunaux ecclésiastiques, condamnés à Paris par la Sor-
bonne, examinés à Rome et approuvés par Paul III. — Ils
deviennent le fondement de l'édifice religieux élevé par saint
Ignace.
N calviniste, nommé Gabriel Lermée, se
sentit un jour étonné et courroucé à la fois,
% en voyant les étranges changements qu'opé-
raient les Jésuites. Les hommes les plus
| recommandables par leurs dignités, leurs
richesses, ou leur mérite, abandonnaient
to^jto£3 soudain le monde et ses espérances, pour
se consacrer à Dieu dans les ordres les plus sévères. Lermée
ne pouvait comprendre un pareil mystère, et il écrivit les paroles
suivantes, qui sont, contre son gré, à la louange des Exercices :
« Par quelle fascination ces Jésuites font-ils tourner l'esprit
à des hommes qui viennent se renfermer dans certaines cellules,
placées en dehors de leurs maisons, et disposées de manière
à former une nuit profonde au milieu du jour ? C'est là que
ces prêtres entretiennent ces malheureux dans une perpétuelle
horreur ! Malheur à qui tombe dans cette embuscade ; car,
semblable aux infortunés qui descendaient dans l'antre de
Trophonius, il peut dire adieu à la joie et au bonheur. On y
entre plein de sagesse et on en sort insensé, mort à toutes les
choses de la terre, dévoué aux pleurs et à la tristesse. Une fois
enfermé dans ce lieu, le patient ne peut plus ni voir, ni être
vu. Cependant un de ces magiciens vient, deux fois par jour,
lui apporter une sorte de charme tracé sur un papier. Plus il
le médite, plus la fascination augmente ; il pleure, il crie, il
rugit, comme si les flammes de l'enfer le dévoraient ; il jure
de vivre à l'avenir comme s'il devait mourir chaque jour, et
de ne plus tenir à la terre que par un point imperceptible.
54 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
« Quand enfin il sort de cette retraite, il regarde le monde avec
« étonnement, comme s'il y entrait pour la première fois ; il ne
« le voit plus des mêmes yeux, l'aspect en est changé ; il semble
« ne plus lui offrir qu'une mer en furie, sur laquelle il est aussi
« facile de faire naufrage que nécessaire de naviguer. A chaque
« instant le malheureux craint d'échouer ou de perdre sa route,
« et finit, dans l'espoir d'arriver sûrement au port, par se jeter
« dans un monastère.
« Si, parmi les Jésuites, il se trouve quelque tête faible, ils la
« travaillent et la repétrissent jusqu'à ce qu'ils l'aient façonnée
« à leur gré ; celui qui était lâche et mou, ils le rendent ferme
« et dur à lui-même ; celui qui repoussait l'obéissance devient
« soumis; le paresseux est aiguillonné, le faible soutenu. »
Magnifique éloge des Exercices, caché sous la forme d'une
satire, où la fable se mêle à la vérité ! Quelle puissance, quelle
efficacité n'y a-t-il donc pas dans ces principes posés et déve-
loppés par un esprit vigoureux, quand ils arrachent de pareils
aveux à un ennemi ! Grâces à ce seul moyen, les compagnons
d'Ignace opérèrent de véritables prodiges dans les temps
malheureux où l'hérésie de Luther mettait la foi catholique en
si grand péril. Le profond savoir de ces hommes éminents
commençait par leur attirer l'estime des hommes qui, dans une
haute position, exercent tant d'influence sur les mœurs publiques ;
bientôt la douce sainteté de leurs manières gagnait les cœurs de
ces personnages, et les amenait à se retirer pendant quelques
jours du commerce du monde, pour ne s'occuper que de leurs
intérêts éternels. C'est avec un pieux sentiment de curiosité satis-
faite qu'on est heureux d'en trouver la preuve dans la correspon-
dance que le P. Le Fèvre adressait à saint Ignace, de Mayence.
de Spire, de la diète de Worms, de celle de Ratisbonne et de
tant d'autres parties de la Haute et Basse Allemagne.
Les PP. Jacques Laynez, Alphonse Salmeron et Claude Le
Jay en firent autant à Trente, où se trouvait réunie l'élite de la
chrétienté ; ils entrèrent au concile comme théologiens, et s'atti-
rèrent l'admiration de tous par leur éloquence dans les assemblées
générales, par leurs lumières dans les conférences particulières.
Bien plus ils amenèrent un grand nombre des membres du
concile à la pratique des Exercices. Il plut à Dieu de bénir si
LIVRE PREMIER. — CHAPITRE VI. 55
manifestement cette œuvre, que les trois Pères, ne pouvant
suffire au nombre des demandes, furent obligés d'employer
comme directeurs des Exercices ceux qui venaient de les suivre
eux-mêmes.
Ainsi, sans sortir de Trente, la Compagnie se fit connaître
dans toute l'Europe. Le concile était à peine terminé, que les
évêques cherchèrent à attirer dans leur diocèse des hommes
qui avaient entre les mains un instrument si utile à la réforme
des mœurs. On vit alors des personnages éminents par la
dignité de leur siège et par l'éclat de leur science suivre avec
humilité les Exercices de saint Ignace, y découvrir, à la lumière
divine, les plus précieuses comme les plus importantes vérités, et
reconnaître, avec confusion devant Dieu, leur ignorance. Ils
avaient pourtant consumé de longs jours et de longues nuits à
étudier ces matières.
« C'est merveille, » écrit le Père Jacques Miron dans ses
mémoires, « que de voir des hommes pleins de savoir, d'émi-
« nents théologiens, après avoir dédaigné les Exercices et
« affirmé qu'ils n'y trouvaient rien qui ne leur fût connu, devenir
« tout autres par la pratique de ces mêmes Exercices. Il .déclare
« même qu'à partir de ce moment ils ont commencé à être de
« vrais théologiens, à comprendre combien de science il leur
« restait à acquérir encore, malgré les longues années consacrées
« à pâlir sur les livres et à enseigner dans les chaires. »
Parmi ces personnes se distingue Pierre Ortiz, agent de
Charles-Quint près du Saint-Siège, et depuis plusieurs années,
l'un des plus célèbres docteurs de la Faculté de Paris. Il avait
été frappé du fruit que le cardinal Contarini avait retiré de nos
Exercices. Ce prélat les estimait tellement qu'il en avait pris
copie pour la léguer aux seigneurs de sa maison comme la plus
précieuse partie de son héritage. Ortiz voulut donc en constater
la vertu par lui-même. Pour rompre complètement avec le dehors,
il se retira avec saint Ignace au fameux monastère du Mont-
Cassin. Là, dès la première méditation, appelée le fondement,
il lui sembla être entré dans un monde nouveau ; et, pendant
les quarante jours consacrés à cette retraite, il ne paraissait plus
être sur la terre. Quand il les eut terminés, il en ressentit deux
grands effets, une joie extrême et une extrême douleur : la joie
56 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
d'avoir appris, en quarante jours, cette nouvelle philosophie,
dont tant d'années d'études ne lui avaient même pas fait soup-
çonner l'existence, et la douleur de ne l'avoir connue qu'à un âge
où il lui devenait bien difficile de la mettre en pratique,c'est-à-dire,
d'abandonner les affaires et les vanités du monde, pour s'attacher
uniquement à Jésus-Christ, dans l'humble pauvreté de la vie
religieuse.
Après tout cependant, la chose est peu étonnante : les Exer-
cices pouvaient facilement offrir de nouveaux enseignements aux
génies les plus élevés ; car, quelle profonde différence n'y a-t-il
pas entre les vérités pratiques, puisées par l'âme aux sources
mêmes de la foi, et ces principes spéculatifs qui frappent seule-
ment l'intelligence. De là le mot du P. Mancio, éminent théo-
logien de l'ordre de Saint-Dominique. Faisant allusion aux
Exercices que le P. François Villanueva donnait avec un grand
succès en Italie : « J'estime plus la théologie du P. Villanueva
que celle de tous les docteurs du monde (66). »
Tout autre était la pensée d'un des premiers théologiens
d'Espagne, sur les Exercices de saint Ignace. D'une grande
vertu d'ailleurs, mais peu versé dans la science et dans la
pratique de la vie intérieure, il disait un jour au P. Gut-
tierez : « Je ne puis comprendre comment on peut passer
« des heures entières à prier et à méditer, immobile, au pied
« d'un autel. Pour moi, quand je n'ai pas en main l'Évangile, je
« ne sais comment m'occuper ; car Dieu étant invisible échappe
« vite à mes considérations. »
Aussi plusieurs grands esprits se sont-ils souvent demandé
pourquoi on n'érigeait pas, dans les Universités, une école de
mystique chrétienne, un enseignement de la vie intérieure,
à côté des écoles de théologie scolastique.
En entendant le P. Le Fèvre parler des Exercices de saint
Ignace comme d'un livre où la direction des âmes dans les voies
intérieures était réduite en art, le célèbre docteur Jean Codée,
théologien du Roi des Romains à la diète de Ratisbonne,
levant les mains au ciel, dans un élan de reconnaissance, s'écria:
« Enfin on trouvera, fen stiis hetcreux, des directeurs et des
« maîtres dans la piété ! Gaudeo quod tandem inveniantur
« magistri circa affectus. » Dès qu'il en eut le loisir, il suivit
LIVRE PREMIER. — CHAPITRE VI. 57
lui-même ces Exercices, et il en retira un tel profit pour son
âme, qu'il s'en fît l'apôtre et voulut les donner lui-même à
de nombreux évêques et théologiens de grand savoir.
Aux docteurs, aux théologiens, succèdent les maîtres de la vie
spirituelle : Louis de Blois (67), Louis de Grenade, Jean d'Avila
et bien d'autres qui ne tarissent pas d'éloges sur les Exercices.
Louis de Blois écrivait de Louvain, le 3 novembre 1550, au
P. Adriani ( Adriaenssens ) : « Le P. Ursmaro vous aura
« annoncé, je pense, qu'il a fait suivre les Exercices à nos jeunes
« gens. Plût à Dieu qu'il eût pu le faire vingt ans plus tôt ; les
« vieillards en auraient aujourd'hui moins besoin ! Louons le
« Seigneur d'avoir appris de vous cette manière de méditer,
« qui procurera, je n'en doute pas, la gloire de Dieu et le salut
« des âmes. »
Louis de Grenade aimait à dire que toute une vie ne lui
suffirait pas, pour expliquer les éternelles et divines vérités que
les Exercices de saint Ignace lui avaient fait connaître. De son
côté Jean d'Avila conseillait à tous ses disciples d'aller puiser à
cette source les leçons de perfection qu'ils venaient chercher
auprès de lui. Signalons comme l'un des plus zélés partisans
des Exercices l'archevêque de Milan, saint Charles Borromée.
Jeune cardinal encore et neveu du pape régnant, il se retira à
Rome, dans la maison professe du Gesù, pour suivre une pre-
mière fois les Exercices de saint Ignace. Dans la suite il fut fidèle
à les faire une et même deux fois tous les ans, sous la direction
des PP. Jean-Baptiste Ribera et François Adorno (68). Ceux-ci
se disaient ses disciples et ses admirateurs, mais saint Charles
Borromée les traitait comme ses maîtres en spiritualité. Il
prescrivit à tous ses séminaristes de suivre au moins les Exer-
cices de la première semaine avant de se présenter aux saints
ordres. Lui-même faisait de ce livre l'objet de ses constantes
méditations. Un jour que le duc de Modène lui montrait sa
bibliothèque : « J'en ai une aussi, » reprit-il, en lui montrant les
Exercices, « mais elle est petite : la voici. Ce volume, m'a été
« plus utile que tous les livres du monde (69). »
Le livre des Exercices n'est pas un de ces ouvrages de grand
renom qu'on aime à exposer comme une rareté sur les rayons
d'une bibliothèque. Pour en apprécier la valeur, il faut le goûter
58 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
avant de le voir, en pratiquer les enseignements avant de le
lire ; aussi saint Ignace refusa-t-il de le livrer à des religieuses de
Florence qui le demandaient avec instance, avant d'en avoir
mis en pratique les leçons sous la direction d'un de nos Pères.
Pour le bien juger il faudrait aussi lire, dans les auteurs du
temps, les prodigieux effets qu'il produisit dans toutes les
classes de la société.
Citons ici le récit abrégé que nous donne le P. Miron, témoin
oculaire : « Ce n'est pas notre ordre seulement qui a reconnu
« l'étonnante efficacité de ces saints Exercices: tous les autres pu-
« blient les admirables fruits qu'ils en ont retirés. Les monastères
« se repeuplent, la ferveur et l'exacte observation des règles s'y
« rétablissent : dans le monde, des princes, des prêtres, des
« séculiers, jeunes et vieux, savants et ignorants, sont devenus,
« grâce à ces saintes pratiques, véritablement d'autres hommes.
« Après la méditation sur l'enfer, quelques-uns invitaient haute-
« ment les insensés livrés aux vanités du monde, à réfléchir sur
« les horreurs de l'éternelle réprobation ; d'autres parcouraient
« les villes en se frappant la poitrine et en demandant publi-
« quement pardon de leurs scandales. Ici on voyait des ennemis
« aller au-devant de leurs rivaux et solliciter une réconciliation;
« là des mondains s'enfermaient dans les hôpitaux pour s'y
« dévouer au service des malades ; ou bien encore des savants
« brûlaient les livres de la science humaine qui les avaient si
« longtemps occupés, pour ne plus étudier que Jésus crucifié.
« Tendilla, ville située à quelques milles d'Alcala, possède un
« monastère de religieux hiéronymites. L'un d'eux, nommé
« Pierre Aragona, homme de grande réputation dans son Ordre,
« s'était lié d'une étroite amitié avec le Père François Villanueva.
« Il fut amené doucement par son ami à faire les Exercices
« spirituels.
« Villanueva était du petit nombre de ceux que saint Ignace
« trouvait particulièrement propres à conduire les âmes à Dieu
« par ce moyen.
« Les Exercices ne manquèrent pas leur effet ordinaire sur le
« P. Aragona. Quand il les eut terminés, il se trouva un homme
« nouveau, et dès lors son plus grand désir fut d'en répandre
« l'usage. Il s'adressa d'abord aux religieux de son monastère
LIVRE PREMIER. — CHAPITRE VI. 59
« de Tendilla ; mais tout ce qu'il put leur en dire fut inutile.
« Les plus âgés repoussèrent avec une sorte de mépris sa pro-
« position : il ne convenait ni a eux-mêmes, ni à l'honneur de
« leur Ordre, de devenir dans leur vieillesse les disciples d'un
«jeune homme à peine entré dans la vie. N'étaient- ils pas
« depuis longtemps docteurs dans leur maison ? Le P. Aragona
« ne se rebuta pas ; il finit par les conjurer de juger des Exer-
« cices d'après leur effet sur un seul religieux du monastère qui
« consentirait à en faire l'épreuve. On le lui accorda au milieu
« des railleries universelles, car il s'agissait d'un frère convers,
« de noble naissance, mais d'un caractère si bizarre, si indomp-
« table, qu'on l'aurait plutôt pris pour un soldat que pour un
« religieux. On se croyait cependant obligé de le supporter,
« parce que sa fortune soutenait la maison. C'était là, en effet,
« à peu près le seul mérite qui contrebalançât ses défauts. Dieu
« voulut peut-être en donner à cet homme une récompense plus
« réelle et plus solide que n'était la triste condescendance de
« ses frères. Il le disposa donc à céder aux instances du
« P. Aragona. La curiosité aidait la grâce. Que pouvaient bien
« être ces Exercices dont il entendait parler si diversement dans
« le monastère ?
« Le Frère convers monta donc à cheval et partit pour Alcala,
« suivi d'un serviteur. Quand il rencontrait sur la route des gens
« de sa connaissance, qui le questionnaient sur l'objet de son
« voyage, il répondait : Je vais essayer certaines sorcelleries des
« Jésuites que nos Pères ne connaissent pas ; et, moitié riant de
« lui-même, moitié grommelant contre le P. Villanueva, il
« continuait son chemin. Arrivé au collège, il demanda le
« P. Recteur. Dès qu'il vit entrer Villanueva, homme d'un
« extérieur peu attrayant, dont la soutane tout usée était cou-
« verte de pièces neuves et vieilles, il se rebuta, et lui tournant
«le dos se mit à murmurer contre le P. Aragona qui, par
« erreur ou par moquerie, l'avait envoyé à un homme dont il
« ne pouvait même supporter la vue. Mais le P. Villanueva, qui
« le connaissait d'avance et l'attendait, lui parla avec tant de
« politesse, le pria si instamment de prendre au moins son repas
« avant de partir, qu'il finit par obtenir, quoique avec beaucoup
« de peine, un délai jusqu'au lendemain matin. Dans cet inter-
60 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
« valle, l'admirable douceur qui caractérisait le Père, surtout
« quand il causait familièrement des choses de Dieu, ses soins,
« sa charité, son humilité, son affabilité, gagnèrent complètement
« le Frère hiéronymite. Celui-ci, s'abandonnant entre ses mains,
« se mit sous son entière direction pour suivre les Exercices.-
« Les seules méditations de la première semaine, les plus appro-
« priées à l'état du pénitent, durèrent vingt-et-un jours. Pendant
« ce temps Dieu donna au retraitant une telle connaissance, un
« si profond repentir de sa vie passée, qu'on vit cet homme verser
« des torrents de larmes et se livrer à de très austères pénitences.
« Mais plus son âme recevait de consolations, moins son corps
« ressentait les souffrances. Après avoir fait une confession
« générale et acquitté autant qu'il était en son pouvoir ses dettes
« immenses envers Dieu, aussi changé à l'intérieur qu'à l'exté-
« rieur, il retourna à son monastère.
« Il ne lui fallut ni raisonnements, ni prières pour engager
« ses frères à essayer par eux-mêmes l'efticacité des moyens
« qu'il avait employés ; car une conversion si entière et si
« inattendue leur paraissait tenir du miracle. Tous voulurent
« imiter cet exemple. Le premier à se rendre fut celui-là même
« dont l'opposition avait été plus longue et plus obstinée, un
« vieillard vénérable, qui depuis plus de cinquante ans vivait
« dans le monastère et qui plusieurs fois l'avait gouverné comme
« Supérieur. Le Prieur, homme très versé dans les lettres et
« professeur à l'Université de Salamanque, imita son exemple;
« d'autres suivirent, et tout le monastère subit de la sorte une
« réforme complète. » Grâce encore aux Exercices, le P. Augustin
Carvajal, maître de théologie chez les Augustins, et très connu
dans les Indes, en Espagne, et dans toute l'Italie où il avait eu
à traiter de nombreuses et importantes affaires, put ramener à
la pratique de la règle, et réformer complètement, selon le désir
de Clément VI 1 1, le célèbre couvent de Saint-Jacques à Bologne.
L'exemple suivant est peut-être plus extraordinaire encore.
« Il y avait à Sienne un prêtre qui s'était rendu célèbre en
« composant des comédies d'un genre original et fort peu
« décent. Le succès de ces pièces en effaçait la honte à ses
« yeux ; il trouvait de la gloire dans ce qui aurait dû le couvrir
« de confusion. Il ne se contentait pas toujours de les composer.
LIVRE PREMIER. — CHAPITRE VI. 61
« Plus d'une fois il monta sur le théâtre, donnant au public le
« double scandale d'un prêtre, le soir sur la scène, et d'un
« comédien, le matin à l'autel. Cependant deux compagnons
« d'Ignace, Paschase Broët et Simon Rodriguès, arrivèrent à
« Sienne, envoyés par le Souverain-Pontife pour y travailler à
« certaines réformes. Le P. François Strada, fameux prédicateur,
« les accompagnait. Ces trois hommes, par leurs grands exemples,
« par des conférences publiques et particulières, et surtout par
« la pratique des Exercices de saint Ignace, opérèrent en peu de
« temps de notables changements parmi les ecclésiastiques et
« les laïques. L'indigne prêtre dont nous parlons étant venu à
« leur prédication, Dieu donna une telle force à leur parole, que
« ses yeux s'ouvrirent. Il vit avec horreur l'état monstrueux où
« son âme était arrivée, la criante violation de ses devoirs envers
« Dieu et l'énormité de ses scandales. Résolu de changer de vie,
« il alla trouver le prédicateur et le supplia de l'aider à accomplir
« sa résolution. Ce dernier ne crut pouvoir rien faire de plus
« utile que de lui donner les Exercices de saint Ignace. Dès les
« premiers jours, le retraitant reconnut dans la chute des anges
« et de l'homme, dans les malheurs et les vanités de la terre,
« dans les horreurs de l'enfer, des scènes bien autrement drama-
« tiques que toutes celles que son imagination avait conçues.
« Bientôt l'alliance de son double rôle de comédien et de prêtre
« lui inspira un dégoût si profond, qu'il résolut d'en faire une
« réparation publique, éclatante. Après avoir découvert ses
« pieux désirs à son directeur, il monta en chaire, la corde au
« cou, et là, le visage baigné de larmes, il demanda humblement
« pardon de ses scandales. Sa vue seule toucha les cœurs des
« assistants : après qu'il eut parlé chacun se retira aussi édifié
« de son humilité qu'on avait été révolté de ses désordres. Un
« moment il voulut s'associer à nos Pères ; mais sa ferveur ne
« pouvant se soumettre aux délais qu'on aurait exigés comme
« épreuve, il entra dans l'Ordre de Saint-François, et revêtit le
« saint habit des Capucins. »
Témoin de nombreuses conversions de ce genre, le P. Louis
Strada, de l'Ordre de Saint-Bernard, écrivait peu de temps après
la mort de saint Ignace : « Les grands fruits que ces saints
« Exercices ont produits parmi les personnes de diverses condi-
62 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
« tions ne sauraient se raconter, et il faut en avoir été témoin
« pour y croire. Des âmes plongées dans la fange du vice, des
« pécheurs endurcis dans le mal, des chrétiens en proie à des
« infirmités spirituelles incurables en apparence ont retrouvé
« sous mes yeux la paix, les larmes et la sainteté en suivant
« les Exercices d'Ignace. »
La destinée du petit livre des Exercices fut admirable. A
mesure qu'il produisait sur la société des effets si étonnants, il
suscitait contre lui une opposition furieuse. Nous avons lu
la diatribe du protestant Lermée ; mais même du camp ca-
tholique s'élevaient des voix hostiles. Mordantes calomnies,
suppositions gratuites, malignes interprétations, rien ne manqua.
Nos Pères, disait-on, avaient la prétention de faire descendre
le Saint-Esprit par ce moyen, de procurer des extases et des
visions, d'opérer à volonté les plus étranges métamorphoses.
Le livre, ajoutait-on, contenait des opinions suspectes, qui se
cachaient sous le voile du mysticisme ; il fallait le déférer aux
tribunaux : il y fut déféré. La Providence sembla s'être spéciale-
ment servie de ce moyen pour le faire connaître: on y cherchait
le mal, et on apprit à en estimer la valeur. Dans cette espérance
le P. Le Fèvre conçut un jour l'ardent désir d'être accusé
d'hérésie à la Diète de Ratisbonne où il assistait en qualité de
théologien. Il voulait avoir ainsi l'occasion, et comme l'obligation,
en se défendant, de parler des Exercices devant les prélats, les
princes, les théologiens réunis pour la Diète ; il comptait que la
sentence des juges se réduirait à lui faire donner, pendant
un mois, les Exercices à tous les membres de la Diète. Ainsi,
pensait-il, on travaillerait au salut de l'Allemagne plus efficace-
ment que par les discussions privées et les débats publics auxquels
on se livrait tous les jours. D'ailleurs le fait est historique: la
première fois que les Exercices furent déférés devant un tribunal
ecclésiastique, à Paris, en janvier 1536, la sentence rendue fut
bien différente de celle qu'attendaient les accusateurs. Le P. domi-
nicain Matthieu Ori, inquisiteur chargé d'examiner le livre, en
devint le plus fervent disciple. Il en demanda même une copie
à saint Ignace pour mettre ces Exercices en pratique. Les mêmes
vicissitudes se représentèrent dix ans plus tard en Portugal : on
y déclara d'abord que les Exercices n'étaient bons qu'à faire des
LIVRE PREMIER. — CHAPITRE VI. 63
fous ; puis on s'habitua peu à peu à y voir une œuvre propre à
faire des saints. L'infant Don Louis, la reine, le cardinal Henri,
même après son élévation au trône, ainsi que d'autres grands
personnages voulurent suivre ces Exercices en pleine cour.
A Alcala, l'archevêque soumit le livre d'Ignace à l'examen
du P. Maître Pascal Mancio, dominicain. Ce théologien éminent
scruta le livre en tous sens : il n'y trouva rien à reprendre. Bien
plus, montrant à l'archevêque une autre copie du même livre,
copie chargée sur les marges de censures écrites par un théolo-
gien dont je tairai le nom (7°) : « Quant à ces Exercices, » dit-il,
« ils méritent assurément d'être condamnés ; ils contiennent
« autant d'erreurs que de notes marginales. »
Le savant évêque des Canaries, Barthélémy Torres, n'estimait
pas moins le livre de saint Ignace. Dans une apologie qu'il en
fit par écrit, il disait : « Les Exercices ne sont point un livre de
« théorie, mais un livre de pratique. Des hommes cultivés et
« d'un vrai talent, en voyant la simplicité et la clarté de sa
« doctrine empruntée aux Évangiles et aux docteurs, en ont fait
« peu de cas. Pour moi, je prends Dieu à témoin qu'à Alcala,
« j'ai retiré, en peu de jours, de la méditation de ce livre, plus
« de profit pour mon âme, que de trente années de ma vie
« consacrées à l'étude et à l'enseignement de la théologie. On
<L peut être intelligent, et ne point comprendre ce que j'affirme,
« parce que la seule spéculation ne suffit pas pour bien apprécier
« les Exercices ; il faut, avant tout, les mettre en pratique.
« Qu'on en fasse l'expérience comme moi, et l'on en retirera le
« même fruit. Dans mes autres études, je travaillais théorique-
« ment pour enseigner aux autres ce que j'apprenais; en étudiant
« les Exercices, j'avais pour but de les mettre à exécution. Autre
« chose est étudier pour soi, et autre chose étudier pour les autres.
« Bien des personnes, à ma connaissance, se sont adonnées aux
« Exercices ; j 'ai persuadé de les suivre à un grand nombre de
« mes élèves laïques et religieux; or je n'en connais aucun qui
« n'en soit devenu meilleur, et qui consentît à échanger, pour
« tous les biens du monde, le profit qu'il en a retiré. Plût à Dieu
« que ce trésor fût estimé de tous à sa juste valeur. Prier et
« méditer selon l'ordre et la méthode des Exercices, c'est avancer
« en peu de temps, et avec moins de fatigue que par toute autre
64 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
« voie. Les démons, irrités du grand bien opéré par les Exercices,
« ne négligent rien pour en diminuer le crédit, pour en arrêter
« la diffusion, pour les faire disparaître ; mais ils les combattent
« en vain : ces Exercices sont l'œuvre de Dieu, et loin de les
« anéantir, la persécution les met en lumière et les propage. »
Cependant on crut prudent de ne pas dédaigner l'opposition
faite aux Exercices par quelques amis. Ces appréciations pou-
vaient nuire au livre dans l'esprit des personnes timorées ou
auprès des gens incapables de se former un jugement par eux-
mêmes. Dans l'intérêt du bien général, et mû par une pensée de zèle
et de justice, François de Borgia, duc de Gandie, prit l'initiative
que lui permettait sa haute position dans le monde, pour obtenir
une approbation pontificale du livre de saint Ignace. Il supplia
donc le Pape Paul III de le faire examiner de nouveau. Le
Pontife accueillit cette proposition, et confia l'examen du livre,
traduit en latin par le P. Frusius, à trois hommes estimés à
Rome, au cardinal Jean Alvarez de Tolède, évêque de Burgos,
de l'Ordre de Saint-Dominique, à Monseigneur Philippe Archinti,
vicaire de Sa Sainteté, et au P. Gilles Foscarari, maître du
Sacré-Palais. Les trois examinateurs furent unanimes à approu-
ver sans restriction, et à louer grandement les Exercices. Le
Souverain Pontife confirma leur jugement par la Bulle suivante :
PAUL III PAPE,
pour en conserver la perpétuelle mémoire.
« La charge de Pasteur de tout le troupeau de Jésus-Christ
« qui nous a été confiée, et l'amour de la gloire et de la louange
« de Dieu, nous font embrasser avec empressement tout ce qui
« peut être utile au salut des âmes et à leur avancement spirituel,
« et nous portent à écouter favorablement ceux qui nous adressent
« des vœux dont l'objet est d'entretenir et d'augmenter la piété
« dans les cœurs des fidèles. Nous venons d'apprendre de notre
« bien-aimé et illustre fils François de Borgia, duc de Gandie,
« que notre bien-aimé fils Ignace de Loyola, supérieur général
« de la Compagnie de Jésus établie par nous dans notre ville de
« Rome et confirmée par notre autorité apostolique, avait composé
« des Instructions ou Exercices spirituels, puisés dans les saintes
« Ecritures et dans les pratiques de la vie spirituelle, et rédigés
LIVRE PREMIER. — CHAPITRE VI. 65
« dans l'ordre le plus propre à toucher les âmes et à produire en
« elles des fruits de piété. Le même François, duc de Gandie,
« nous a déclaré qu'il avait appris, non seulement par les nom-
« breux témoignages de la renommée,mais encore par sa propre
« expérience, à Barcelone, à Valence et à Gandie, combien ces
« Exercices étaient propres à procurer la consolation et l'avance-
« ment des âmes dans la perfection. En conséquence il nous a
« fait supplier humblement qu'il nous plût afin d'en multiplier et
« d'en étendre les fruits, et d'exciter dans le cœur d'un plus grand
« nombre de fidèles, le désir de s'en servir avec plus de dévotion,
« de les faire examiner, et, si nous les trouvions dignes d'appro-
« bation et de louange, de les approuver, de les louer et de leur
« accorder notre protection et notre bienveillance apostolique.
« Nous avons donc fait examiner ces Instructions ou Exercices;
« et d'après les témoignages et les rapports de notre bien-aimé
« fils Jean, cardinal-prêtre du titre de Saint-Clément, évêque de
« Burgos et inquisiteur, de notre vénérable frère Philippe, évê-
« que de Saluces et vicaire spirituel général de notre ville de
« Rome, et de notre bien-aimé fils Gilles Foscarari, maître de
« notre Sacré-Palais, nous nous sommes convaincu qu'ils sont
« remplis de piété et de sainteté, et qu'ils sont et seront toujours
« très utiles et très salutaires à l'édification et à l'avancement
« spirituel des fidèles. Enfin, ayant justement égard aux fruits
« abondants qu'Ignace, et la Compagnie dont il est le fondateur,
« ne cessent de produire dans l'Église de Dieu, jusque chez les
« nations les plus éloignées, employant, comme un moyen très
« puissant, les mêmes Exercices, nous nous sommes rendu aux
« prières qui nous ont été adressées à cet effet; et, de notre auto-
« rite apostolique, par la teneur des présentes, de notre science
« certaine, nous approuvons, nous louons, et nous confirmons, par
« cet écrit, ces Instructions ou Exercices spirituels, et tout ce qu'ils
« renferment; exhortant dans le Seigneur, de tout notre pouvoir,
« les fidèles de l'un et de l'autre sexe, tous et chacun d'eux en par-
« ticulier, à faire usage & Exercices si remplis de piété, et à se
« former sur des enseignements si salutaires. Et nous permettons
« à quelque imprimeur que ce soit, choisi par Ignace, d'imprimer
« cet ouvrage librement, et sans qu'on puisse l'inquiéter ; en
« sorte cependant que, après la première édition, il ne soit plus
Histoire de S. Ignace de Loyola. S
66 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
« permis, ni à lui, ni à quelque autre que ce soit, de le réimprimer
« sans le consentement du même Ignace ou de ses successeurs,
« sous peine d'excommunication, et d'une amende de 500 ducats,
« applicable aux œuvres pies. Et nous ordonnons à tous les
« ordinaires et à chacun d'eux, à toute personne revêtue des
« dignités ecclésiastiques, à tous les chanoines des églises cathé-
« drales et métropolitaines, et aux vicaires spirituels des ordinai-
« res des mêmes églises, généraux ou officiaux, établis dans
« quelque lieu que ce soit, au nombre de deux ou un seul d'entre
« eux, soit par eux-mêmes, soit par un ou plusieurs autres, de
« protéger efficacement, en ce qui regarde ces Exei'cices spiri-
« tuels, tout membre de cette Compagnie, ou tout autre qui aurait
« les mêmes droits, afin qu'ils jouissent paisiblement, en vertu de
« notre autorité, de cette concession et de cette approbation, ne
« permettant pas qu'aucun d'eux soit inquiété par qui que ce soit
« contre la teneur des présentes ; réprimant la témérité des con-
« tradicteurs et des rebelles parles censures, les peines ecclésias-
« tiques et par les autres voies de droit convenables, sans appel,
« et invoquant, s'il est nécessaire, le secours du bras séculier.
« Nonobstant la défense de Boniface VIII, notre prédécesseur
« d'heureuse mémoire, de faire comparaître les accusés à plus
({ d'un jour de chemin de leur diocèse, et celle du concile général
■l de les citer à plus de deux, pourvu qu'on ne s'autorise pas des
« présentes pour les appeler à plus de trois : et nonobstant toute
« autre constitution ou ordonnance apostolique, ainsi que toute
« ordonnance contraire, quelle qu'elle puisse être, même le privi-
« lège accordé en général ou en particulier par le Saint-Siège, de
« ne pouvoir être interdit, suspendu, ou excommunié par des
« lettres apostoliques qui ne feraient pas mention pleine, expresse,
« et mot à mot de ce privilège. Et nous voulons que les copies des
« présentes, signées d'un notaire public, et munies du sceau de
« quelque prélat, ou personne constituée en dignité dans l'Eglise,
« obtiennent la même foi, et jouissent de la même autorité, en
^justice ou hors de justice, que les présentes, si elles étaient
« exhibées et montrées.
« Donné à Rome, à Saint-Marc, sous l'anneau du Pêcheur, le
« dernier jour de juillet, l'an mil cinq cent quarante-huit ; de notre
« pontificat, le quatorzième. » Blo. El. Fulginen.
LIVRE PREMIER. — CHAPITRE VI. 67
Par cette solennelle déclaration le Souverain-Pontife fermait
la bouche aux contradicteurs ; il approuvait avec les diverses
règles contenues dans les Exercices l'esprit dont s'inspire la
compagnie soit dans la direction des âmes, soit dans ses conti-
nuelles luttes contre les ennemis de l'Eglise (7I). En effet, les
quatorze règles sur le discernement des esprits et les dix-huit
autres qui tracent la conduite à tenir par rapport aux enseigne-
ments de l'Église,constituent la Compagnie dans un état d'oppo-
sition manifeste avec les doctrines condamnées de Luther, de
Baïus et de Jansénius : elles donnent encore à ses membres un
appui et une consécration inappréciables dans l'exercice de leurs
ministères auprès des âmes. Ce n'est certes pas une assurance
de peu de prix que celle de pouvoir compter dès le seuil de la
vie religieuse sur un guide autorisé et sur des principes de
spiritualité solennellement approuvés par l'Eglise : « Vous avez
« de grands motifs, disait aux Nôtres le vénérable P. Jean d' Avila,
« de remercier Dieu de vous avoir, dès votre entrée dans la vie
« religieuse, ouvert une voie sûre pour aller à la perfection à
« laquelle vous avez été appelés. Ce n'est qu'après bien du temps
« qu'il m'a été donné d'apprendre, à mes dépens, quels dangers
« et quelles illusions on rencontre dans la vie d'oraison (72). » Et
de fait, si les Exercices ne sont pas de nos jours en usage parmi
les séculiers comme dans les premiers temps où le P. Le Fèvre
et le P. Laynez donnaient ces Exercices à plus de deux cents
personnes à la fois, il faut avouer qu'au sein de la Compagnie on
les suit avec autant de fidélité et même plus fréquemment que
par le passé.
Avant d'entrer au noviciat, les postulants doivent suivre, pen-
dant huit jours, les Exercices de saint Ignace. C'est là le pre-
mier expériment auquel on les soumet, en vue de détruire en
eux les affections charnelles et de briser les liens qui les atta-
chaient au monde. Dans le cours du noviciat, ils. les suivront
durant un mois.
Les mêmes Exercices sont prescrits encore aux novices avant
l'émission de leurs vœux, et aux prêtres avant leur ordination.
Au terme de leurs études avant de prononcer leurs vœux de
profès ou de coadjuteurs spirituels pendant leur année de troi-
sième probation, c'est durant un mois entier que tous doivent se
68 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
livrer à ces mêmes Exercices. En outre la sixième congrégation
générale (73) ordonna (ce qui plus tard fut confirmé par la sep-
tième et la huitième) que les religieux de la Compagnie laissant
tout autre ministère, même spirituel, fassent au moins une fois
dans l'année, les Exeî'cices du saint Fondateur. Notre Père don-
nait à ce point une souveraine importance.
« Les Exercices, avait-il coutume de dire, sont des armes
« auxquelles Dieu a attaché une puissance spéciale pour nous
« faire travailler avec succès à son saint service. Parmi nous, il
« ne doit pas y avoir d'autre manière de prier et de méditer. »
Dans sa pensée les Exercices devaient donner aux novices la
première empreinte de la vie religieuse. Par eux ils seraient
sûrement conduits dans les voies de la perfection et jusqu'au
plus haut degré de la plus sublime oraison ; par eux encore ceux
qui viendraient à faiblir pourraient retrouver leur première ar-
deur; en un mot, saint Ignace entendait que ses Exercices fussent
la source féconde où ses enfants viendraient puiser la vie spiri-
tuelle de leurs âmes. N'est-ce point là, en effet, qu'ils trouveront
tous les éléments de cette vie parfaite qui doit les unir à Dieu ?
Ces Exercices purifient d'abord leur âme en détruisant toute
affection désordonnée ; ils ne nous font apprécier les créatures
et ne nous en permettent l'usage que dans la mesure où elles
peuvent nous conduire à Dieu ; ils nous établissent par une
élection sage, si nous n'y sommes déjà, dans un état de vie qui
nous mènera à notre fin dernière où nous voudrons nous trouver
au moment de paraître devant Dieu ; ils nous enseignent à imi-
ter autant que possible les incomparables exemples de vertu
que Jésus-Christ nous a donnés pendant sa vie sur la terre ;
enfin ils nous font progresser dans la connaissance et l'amour
des insondables mystères de Dieu et plus particulièrement de sa
charité infinie, de cette charité divine d'où nous sont venus des
bienfaits sans nombre, depuis celui de la création jusqu'à celui
d'une béatitude glorieuse qui nous est réservée dans l'autre vie.
Est-il étonnant, après cela, que des hommes intelligents et sen-
sés manifestent une grande admiration pour les Exercices de
notre bienheureux Père ? Toutes les conditions, nobles ou arti-
sans, religieux ou laïques, novices en spiritualité ou vieillards
expérimentés dans les choses de Dieu, tous y trouvent un se-
LIVRE PREMIER. — CHAPITRE VI. 69
cours, un aliment proportionné aux besoins de leur âme : et
cette efficacité ne leur vient pas seulement du caractère univer-
sel et abstrait des vérités qu'ils renferment, caractère qui s'adapte
à toutes les conditions de personnes ; elle leur vient aussi de ce
qu'ils conduisent par une voie sans détour depuis le point de
départ le plus reculé jusqu'au terme d'une union parfaite avec
Dieu. On comprend dès lors combien il importe que celui qui
doit donner les Exercices soit habile et exercé dans ce genre
de ministère. Aussi la première congrégation générale, tenue à
Rome après la mort de saint Ignace, demanda-t-elle qu'on mît
à profit l'expérience des Pères qui donnaient avec le plus de
succès les Exercices pour composer un livre de direction où
seraient consignées les observations et les industries les plus
propres à former de bons directeurs. On alla même jusqu'à
adresser à tous les membres de la Compagnie sans distinction
l'invitation de signaler les observations personnelles que chacun
aurait eu occasion de faire sur ce sujet. Enfin le P. Claude
Aquaviva, devenu Général, pressa la rédaction de ce livre inti-
tulé Directoire ; et, en l'envoyant aux divers Provinciaux de la
Compagnie, il leur adressa la lettre suivante : « Souvent déjà
« en diverses circonstances, j'ai recommandé l'usage des Exer-
« cices spirituels, car il est facile de constater quel grand secours,
« dès l'origine de notre société, Dieu Notre-Seigneur a donné
« par eux aux âmes. Je saisis pour renouveler ces mêmes recom-
« mandations l'occasion que m'offre aujourd'hui l'envoi dans les
« Provinces du Directoire des Exercices revu et ordonné enfin
« d'après les indications de la commission nommée par la Ve
« congrégation générale. Je ne crois pas devoir laisser partir ce
« travail sans vous exhorter de nouveau en termes plus pres-
« sants à favoriser et à répandre, de toute l'ardeur de votre zèle,
« la pratique des Exercice1; parmi les Nôtres, comme aussi hors
« de la Compagnie. L'expérience nous montre, en effet, que
« grâce à la libéralité dont Dieu a coutume d'user dans les
« Exercices, les religieux et les séculiers y trouvent abondam-
« ment les uns, les grâces propres à leur vocation, les autres, les
« secours adaptés à leur condition et à leur intelligence. Je désire
« donc grandement que les Nôtres en usent fréquemment pour
« eux-mêmes et se rendent ainsi habiles à les donner avec suc-
70 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
« ces aux séculiers, dans la suite. Votre Révérence voudra bien
« recommander sérieusement aux confesseurs d'engager à suivre
« les Exercices, ceux de leurs pénitents qui leur paraîtront pou-
« voir le faire avec fruit ; qu'ils leur en parlent avec suavité et
« qu'ils les y excitent, car dès qu'une fois ils en auront goûté, ils
« deviendront, par le fait même, très capables d'en attirer d'au-
« très et de les enflammer du désir de faire comme eux ; on sait
« assez que dans une ville, où l'on a commencé à donner les
<{ Exercices aux séculiers, Dieu a tellement béni cette œuvre que
« tous en ont retiré, à un haut degré, édification, profit et con-
« solation. Il sera donc nécessaire que les Supérieurs se montrent
« empressés et généreux quand il s'agira de recevoir ceux qui,
« pour le bien de leur âme, désirent faire les Exercices spirituels;
« ils passeront par dessus le dérangement ou même les dépen-
« ses qui pourraient parfois en résulter, et, se faisant un cœur
« large, ils mettront très volontiers, en première ligne, l'avan-
« tage spirituel qu'avec la grâce de Dieu on est en droit d'at-
« tendre des Exercices. Il est à croire, en effet, que si les Supé-
« rieurs se montraient en cela parcimonieux et peu portés à
« admettre des retraitants, il ne s'en présenterait guère, et les
« confesseurs, voyant les difficultés que font les Supérieurs se-
<£ raient peu désireux de provoquer des demandes parmi leurs
« pénitents.
« Il sera très utile aussi que dans chacun de nos collèges et
« dans nos autres maisons, Votre Révérence tienne en réserve,
« autant que possible, quelques chambres pour les personnes
« du dehors qui désirent suivre les Exercices, et, dans les con-
« structions à venir, il sera opportun de disposer commodément
« les chambres destinées aux retraitants, de façon pourtant à ce
« qu'ils ne soient pas une cause de dérangement pour les Nôtres.
« Mais il est inutile d'insister plus longuement, car je n'ignore
« pas que Votre Révérence apprécie justement l'importance de
« cette affaire et voit bien quelle gloire reviendra à Dieu, et
« quel avantage sera assuré aux âmes si l'on étend et si l'on
« favorise l'usage des Exercices. J'engagerai pourtant Votre
« Révérence à profiter comme d'une bonne occasion, pour traiter
« de cette affaire, des conférences qu'elle aura avec les Supé-
« rieurs sur la manière de gouverner, de la Congrégation pro-
LIVRE PREMIER. — CHAPITRE VI. 71
« vinciale où elle trouvera tous ces Supérieurs réunis, et où elle
« pourra en parler aussi avec les profès et d'autres Pères, selon
« quelle le jugera opportun. Je désire que vous leur fassiez con-
« naître le vif désir que le Seigneur a daigné m'inspirer, de
« trouver dans tous les Nôtres un zèle vraiment ardent pour se
« dévouer au bien des âmes pour lesquelles Notre-Seigneur
« nous a appelés dans cette Compagnie, ce dont un jour il nous
« demandera un compte rigoureux. Votre Révérence ne se bor-
« nera donc pas à de simples exhortations en général ; mais elle
« traitera encore des moyens et des industries diverses propres
« à venir en aide à des âmes en grand nombre, elle recomman-
« dera cet usage des Exercices qui fait le sujet de ma lettre ainsi
« que les prédications, les confessions, et tous les genres de mi-
« nistères marqués dans notre Institut afin qu'ils pratiquent ces
« Exercices et travaillent avec ardeur à les faire pratiquer pour
« la gloire de Notre-Seigneur et pour l'utilité, et le plus grand
« bien de beaucoup d'âmes.
« Je me recommande aux prières de tous les Nôtres.
« Rome le 14 août 1599. RR. VV. Servus in Domino,
« Claude Aquaviva (74). »
Enfin pour répandre encore plus l'usage des Exercices, le Pape
Alexandre VII accorda par un bref du 12 octobre 1657, une
indulgence plénière à tous ceux qui, membres de la Compagnie,
religieux d'un autre Ordre, ecclésiastiques ou laïques, suivraient
pendant huit jours dans nos maisons les Exercices de saint
Ignace (75).
Les détracteurs du livre des Exercices à peine désarmés, des
admirateurs sincères mais jaloux tentèrent de ravir à saint
Ignace la gloire de l'avoir composé. Un ancien religieux du
MontCassin, jaloux des fruits que produisaient les Exercices
de saint Ignace, publia un livre sous ce titre : De religiosa S.
Ignatii, sive S. Enneconis Ftmdatoris Societatis jEsu,per Patres
Benedictinos institutione, deque libello Exercitiorum ejtisdem,
ab Exercitatorio Ven. Servi Dei Garciae Cisnerii Abb. Benedi-
ctini, magna ex parte desumpto. Le livre fut mis à X Index comme
contraire à la vérité et blessant pour la mémoire de saint
Ignace.
72 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
D'après l'auteur du libelle, « Ignace s'était rendu à Montser-
« rat et y avait reçu des conseils et une direction appropriée à
« son état ; nul doute que le moine Chanones à qui le Saint lit
« sa confession générale et qu'il garda comme directeur pendant
« son séjour à Manrèse ne lui ait communiqué et commenté le
« livre composé par le R. P. Garcia Cisneros, abbé de Mont-
« serrât, X Exercitatorium sfiiritua/e.lgnaœ donc pour composer
« son livre puisa largement dans l'œuvre de l'Abbé, et le livre
« des Exercices ne serait au dire du libelle cité qu'une compila-
« tion, un emprunt habilement fait d'ailleurs. » Une pareille
affirmation, étant sans fondement, ne pouvait résister à un
examen sérieux. La soutenir, c'était en effet s'inscrire en faux
contre les affirmations personnelles de saint Ignace, contre les
témoignages manifestes et répétés du P. Laynez, du P. Polanco
et des autres compagnons du saint Fondateur ; c'était mécon-
naître à la fois, l'autorité de saint François de Borgia qui avait
sollicité l'approbation d'une œuvre propre à saint Ignace et
l'autorité plus haute du Saint-Siège qui avait solennellement
approuvé le livre des Exercices.
Sans doute au temps où il composa son livre, Ignace était
illettré : il ne pouvait donc être que très médiocrement versé
dans la connaissance de l'Ecriture et des saints Pères qu'il cite
fréquemment. Mais faut-il donc à Dieu de longues années et de
grandes études préparatoires pour initier les âmes privilégiées
aux mystères de la vie intérieure ? D'ailleurs le livre des Exer-
cices ne sortit point d'abord tout achevé des mains de son au-
teur (7<5). Ignace ne cessa de le retoucher, de l'augmenter. En
outre une simple comparaison suffit à faire tomber toute idée
de plagiat. Les deux livres poursuivent, il est vrai, le même but
et traitent nécessairement plusieurs sujets qui sont les mêmes ;
mais les différences sont profondes et manifestes. Les médita-
tions sur le fondement, sur le i-ègne de Jésus-Christ, sur les deux
étendards ; les annotations et les additions, les règles sur le
discernement des esprits, sur la manière de penser avec l'Église,
etc., la méthode encore et le parfait enchaînement de l'ensemble
et des moindres détails appartiennent en propre à saint Ignace.
Rien de tout cela ne se retrouve dans le livre de Cisneros, et,
en faisant la plus large part possible au vénérable Religieux de
LIVRE PREMIER. — CHAPITRE VI. 73
Montserrat, on ne peut lui accorder tout au plus que la gloire
d'avoir inspiré à saint Ignace la pensée de mettre par écrit et
en ordre, pour être utile aux âmes, les principes de direction et
les divers enseignements que Dieu lui avait donnés à Manrèse.
Aussi, dans une Assemblée générale tenue en 1644, à Ra-
venne, les Religieux bénédictins n'hésitèrent pas à protester
contre les allégations de l'auteur du libelle par le décret suivant:
« Nous avons appris que, sous le nom de D. Constantin Caje-
« tan, moine du Mont-Cassin et Abbé, un livre a été imprimé
« où la Compagnie de Jésus se trouve gravement atteinte dans
« sa réputation. Nous avons vivement regretté, comme il con-
« venait, la légèreté inqualifiable de cet auteur et nous avons
« été extrêmement surpris de son audace (si toutefois l'auteur
« est bien celui que porte le titre de l'ouvrage, ce que nous
« avons beaucoup de peine à nous persuader). Nous tenons à
« donner aux dignes Religieux de la Compagnie de Jésus une
« légitime satisfaction, en même temps qu'un témoignage de
« l'estime que nous professons pour leurs insignes vertus et pour
« leur doctrine ; nous voulons aussi que tout le monde sache
« que ce livre a été publié sans notre consentement et à notre
« insu. C'est pourquoi, réunis ici à l'occasion de notre Assemblée
« générale, nous avons résolu de rendre cette déclaration aussi
« expresse et aussi publique que possible par un décret spécial.
« Nous ajoutons en outre que le susdit D. Constantin, vivant
« depuis plusieurs années en dehors de notre Congrégation par
« une permission du Souverain-Pontife, n'est pas plus sous notre
« obéissance, que n'importe quel religieux d'un autre Ordre. En
« conséquence, s'il lui était arrivé, ou s'il lui arrivait encore (ce
« qu'à Dieu ne plaise), de tomber dans la même faute, nous
« prions instamment soit les Religieux de la Compagnie de
« Jésus, soit tous les fidèles, de rester bien convaincus que ces
« calomnies sont de tout point contraires au sentiment de parti-
« culière vénération que la Congrégation entière professe d'un
« commun accord vis-à-vis de la Compagnie de Jésus.
« Donné à Ravenne, dans notre Assemblée générale, le 23
« avril 1644. D. Horatius a Volaterris, secrétaire du Chapitre. »
Cependant le P. Léon de Saint-Thomas, dans l'histoire des
Bénédictins en Portugal, avait reproduit les affirmations erro-
nées de D. Constantin Cajetan. Dès que le décret de Ravenne
74 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
fut connu en Portugal, les Bénédictins de cette contrée se
réunirent en Congrégation générale, et, non moins jaloux de la
vérité que leurs frères du Mont-Cassin, publièrent cette décla-
ration : « Notre Congrégation des Bénédictins en Portugal a
« toujours professé le plus grand dévoûment et le plus profond
« respect pour les Pères de la Société de Jésus, non moins
« recommandables par leur doctrine que par leurs vertus. Ne
« convient-il pas au reste que tous les disciples de Jésus-Christ,
« et à plus forte raison ceux qui ont embrassé un institut plus
« sévère, marchant ensemble dans la voie de la charité, se
« donnent des témoignages réciproques de leur estime ? Nous
« soussignés, Abbé-Général et Définiteurs de la susdite Con-
« grégation, réunis spécialement dans ce but, nous reconnaissons
« qu'un livre, ayant pour titre : Histoire de l'Ordre de Saint-
« Benoît, a été récemment publié en langue portugaise par
« notre T. R. Père Maître Léon de Saint-Thomas, moine de
« notre Congrégation de Portugal et professeur principal de
« théologie à l'Académie de Coimbre. Dans cet ouvrage, il se
« trouve quelques assertions extraites d'un certain Constantin
« Cajetan, moine de notre Congrégation du Mont-Cassin, les-
« quelles sont injurieuses pour la réputation de la Compagnie de
« Jésus et en même temps dénuées des preuves suffisantes.
« C'est le jugement qu'en a porté, par un décret spécial, notre
« Congrégation du Mont-Cassin (que nous aimons toujours à
« reconnaître pour notre mère). En conséquence nous décla-
« rons que ces assertions inventées et publiées sans fondement
« par le premier auteur, et rapportées inconsidérément par le
« second, sont opposées au sentiment commun de notre Con-
« grégation. En foi de quoi, nous avons rendu ce témoignage
« public et nous l'avons signé de nos noms. Nous prions in-
« stamment les Pères de la sainte Compagnie de Jésus de rester
« bien persuadés que la vénération que nous leur avons vouée
« depuis longtemps et dont ils ont reçu des preuves, n'a été
« diminuée en aucune façon et qu'elle sera toujours aussi pro-
« fonde et aussi entière. Donné en notre monastère de Tibaud,
« le 29 octobre 1645. — Maître F. Antonio Carnero, Abbé-
« Général de Saint-Benoît, etc. ».
Ignace quitte Manrèse. — La vénération publique s'attache à
l'hôpital et à la grotte où il avait habité. — Voyage d'Ignace
en Terre-Sainte.
^^SGNACE avait passé plus de dix mois à
Manrèse ; c'est au fond de sa grotte et pen-
dant son séjour à l'hôpital qu'il avait reçu
les lumières et acquis les vertus qui l'avaient
transformé.
Ces lieux étaient très propres à favoriser
^j^^fo^ sa vie pénitente ; mais il en fut bientôt chassé
en quelque sorte par une circonstance, source pour les saints de
peine insupportable, je veux dire par le respect et la vénération
qui s'attachaient à lui. Le concours du peuple croissait chaque
jour autour de sa pauvre retraite ; tantôt on le suivait dans ses
pèlerinages et ses stations, et tantôt, pour ne pas troubler ses
pieuses méditations, la foule l'observait à distance.
Assurément l'humilité d'Ignace souffrait de cet état de choses;
mais d'autres raisons encore le forçaient de quitter Manrèse.
Ses discours avaient touché un grand nombre de personnes,
qui, les premières, avaient suivi les Exercices ; elles étaient
résolues à changer complètement de vie. D'après les procès
de canonisation, Dieu était à peine connu à Manrèse, quand
Ignace arriva ; à son départ, c'était une ville de saints. Or
ces conversions multipliées devenaient un reproche tacite
pour d'autres Manrésiens qui eux allaient s'endurcissant de plus
en plus. Ceux-ci se mirent à répandre les plus odieuses calomnies
contre les amis du Saint, dont la réputation et la tranquillité
étaient ainsi journellement compromises (77).
Ignace se sentait d'ailleurs animé d'un ardent désir de visiter
les Saints-Lieux, et de répandre la connaissance de Jésus-
Christ en Orient par la prédication. Son projet de départ à
76 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
peine connu, prières, larmes, tableaux des périls qu'il allait
courir, tout fut mis en œuvre pour le détourner de sa résolution;
mais il comptait pour rien la voix des hommes quand elle ne
s'accordait pas avec celle de Dieu. On ne put non plus lui
persuader de prendre, pour compagnons de voyage, des amis
choisis qui voulaient le suivre.
Il ne souhaitait, disait-il, que la foi pour le conduire, l'espé-
rance en Dieu pour ne manquer de rien, et la charité pour n'être
jamais seul. Il refusa aussi tout secours d'argent, et l'unique
concession qu'on obtint fut de lui faire échanger le sac et la
chaîne qu'il portait, contre l'habit court des clercs (?8). Par là
même il sauvegardait encore l'humilité, car son étrange habit
de pénitent aurait trop attiré l'attention. Laissant donc dans la
douleur les habitants de Manrèse (79), il partit pour Barcelone.
Agnès Pascual, qui l'avait déjà accueilli à Manrèse, lui ménagea
un nouvel abri dans cette ville par l'entremise d'un de ses frères.
Ignace attendrait près de ce digne prêtre, que le port fermé,
par crainte de la peste, s'ouvrît aux navires à destination de
l'Italie.
Dès que le nouveau pèlerin eut pris sa route vers Barcelone,
la vénération publique se reporta sur les lieux consacrés par ses
pèlerinages, par ses ardentes prédications. Des inscriptions
rappelèrent d'abord le souvenir du Saint ; puis l'on changea les
lieux mêmes en édifices consacrés à Dieu. Dans la suite, on
éleva une colonne en face de cet hôpital de Sainte-Lucie, où le
Saint s'était livré aux premières impulsions de sa ferveur, et l'on
y grava l'inscription suivante :
« A Ignace de Loyola, fils de Bertrand, natif de la province
« de Guipuscoa, fondateur des clercs de la Compagnie de Jésus.
« Dans sa trentième année, il combattit avec une grande valeur
« les Français qui attaquaient la citadelle de Pampelune, fut
« dangereusement blessé, puis guéri par une grâce particulière
« de Dieu. Il se sentit un ardent désir de visiter les lieux saints,
« en Palestine, et pendant ce voyage fit vœu de chasteté. Il
« avait d'abord consacré ses armes à la sainte Vierge dans
« l'église de Montserrat. Là, couvert d'un sac et d'un cilice, il
« avait commencé à pleurer les fautes de sa vie passée, et,
« nouveau soldat du Christ, à les venger sur lui-même, par les
LIVRE PREMIER. — CHAPITRE VII. 77
« jeûnes, les larmes et la prière. En mémoire de cet événement,
« à la gloire de Dieu et à l'honneur de la Compagnie de Jésus,
« Jean-Baptiste-Cardona de Valence, évêque de Vich, et nommé
« à l'évêché de Tortosa, a fait élever cette colonne pour témoi-
« gner son attachement et son respect envers le saint Père et
« envers son Ordre, et pour faire connaître qu'il considère
« Ignace de Loyola comme un homme dont la haute piété
« mérite le respect de toute la chrétienté. »
L'hôpital de Sainte-Lucie devint un collège de la Compagnie,
les malades furent transportés dans un local plus commode, et
la petite chambre, où le Saint avait eu jadis une extase de huit
jours, fut transformée en chapelle. La caverne, témoin de si
rudes austérités et de tant de visions, fut pavée et ornée autant
qu'une simple grotte pouvait l'être sans perdre, avec son aspect
rustique, la pieuse horreur qu'elle inspirait. On y exposa un
beau tableau représentant le Saint dans l'état où on l'avait vu si
souvent : la chevelure en désordre, le visage pâle et décharné,
le corps vêtu d'un sac, nu-pieds, une chaîne de fer autour des
reins. A genoux devant une image de Notre-Dame portant
l'enfant Jésus dans ses bras, il tient les yeux fixés sur elle ;
étendue sur une large pierre en saillie, la main droite paraît
prête à écrire les exercices spirituels, sous la dictée de la Reine
du ciel et de son divin Fils. On y lit ces paroles : Ici, en r année
1523, saint Ignace composa le livre des Exercices, le premier qui
fut écrit dans la Compagnie ; il fut approuvé par une Bulle de Sa
Sainteté Paul III (So).
Dans cette grotte, on vénère un crucifix qui, du temps de
saint Ignace, se trouvait exposé à la dévotion publique, sur la
route royale de Barcelone. Quelques années après il fut ren-
versé, je ne sais comment, et Thomas Fadré, chanoine, le
recueillit et le garda quelque temps chez lui. Puis, afin de lui
rendre plus d'honneur, il le porta dans la grotte et le fixa à une
fente du rocher, du côté de l'Epître, disant qu'un jour il serait
un objet de vénération pour toute la contrée. Ces paroles d'un
homme réputé grand serviteur de Dieu furent considérées
comme une prophétie; elles commencèrent à se vérifier en 1627.
La veille de la fête de saint Ignace, tandis que, dans une
chapelle assez voisine de la grotte, on chantait les compiles et
78 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
que la grotte était remplie de pieux visiteurs, le sang se mit à
couler frais et vermeil, comme d'un corps vivant, des pieds, des
mains et du côté du crucifix (8l). Aujourd'hui, les fidèles se
rendent à la grotte durant toute l'année, et les pèlerins qui vont
à Montserrat, sanctuaire à trois lieues de Manrèse, ne manquent
jamais d'y venir prier.
La peste sévissait à Barcelone : le port restait fermé. Ignace
fut donc obligé d'attendre la cessation du fléau pour passer en
Italie. Mais sa ferveur n'était pas oisive; il passait dans les
hôpitaux et les prisons tout le temps que lui laissaient ses sept
heures d'oraison quotidienne. Il soulageait les pauvres avec les
aumônes qu'il avait lui-même mendiées pour eux. Son voyage
ne semblait pas même l'occuper, bien qu'il ignorât les moyens
d'en couvrir les dépenses ; on eût dit que Dieu était devenu son
trésorier. Aussi le Seigneur multipliait-il pour son serviteur les
preuves de sa miséricordieuse providence.
Un jour qu'Ignace assistait à un sermon au milieu d'un
groupe d'enfants, une femme de qualité, nommée Isabelle Roser,
aperçut son visage entouré d'une auréole lumineuse et entendit
une voix intérieure qui lui répétait ces mots : « Appelez-le ».
Elle connut en même temps que sous ces vêtements si pauvres
se cachait un grand serviteur de Dieu. Cependant elle agit avec
prudence et ne révéla qu'à son mari ce qu'elle avait vu et
entendu. De leur commun consentement, Ignace fut amené
dans leur maison. Là, sous prétexte de faire la charité à un
pauvre, ils le reçurent à leur table. Souvent ils faisaient tomber
la conversation sur les choses de Dieu. Le Saint, qui ne soup-
çonnait pas le pieux stratagème, s'abandonnait alors à tous les
élans de sa ferveur ; ses brûlantes paroles enflammaient ses
hôtes, et ceux-ci, reconnaissant plus que jamais l'esprit divin
qui l'animait, se seraient estimés trop heureux de pouvoir le
garder toujours chez eux. Mais Ignace était irrévocablement
décidé à passer en Terre-Sainte, et à s'embarquer sans plus de
retard sur un brigantin en partance pour l'Italie. Isabelle
Roser (82) le conjura de ne pas risquer sa vie sur ce frêle bâti-
ment, alors qu'il pourrait en toute sûreté faire la traversée sur
un bon navire prêt à appareiller. Elle ajouta qu'elle se char-
geait des frais du passage. Dieu qui lui inspirait sans doute ces
LIVRE PREMIER. — CHAPITRE VII. 79
sages conseils, disposait en même temps Ignace à les écouter,
du moins en ce qui concernait le choix du navire ; car il mit
pour condition de son acceptation que le patron lui accorderait
son passage pour l'amour de Dieu.
Bientôt le brigantin partit ; mais à peine eut-il quitté le port
qu'assailli par une furieuse tempête, il périt corps et biens.
Cependant le maître du navire, qui avait reçu gratuitement
Ignace à son bord, voulait au moins qu'il se pourvût des provi-
sions nécessaires pour la traversée : le Saint au contraire,
regardant cette précaution comme un manque de foi envers la
Providence, aurait voulu mendier sa subsistance sur le vaisseau,
pour ne vivre réellement que d'aumônes. Il ne renonça à ce
projet que sur les conseils de son confesseur, conseils qu'il
tenait pour des lois inviolables. Mais, ne voulant rien recevoir
de sa généreuse hôtesse, il se mit à parcourir les rues de Barce-
lone sollicitant la charité publique.
Dieu permit qu'il s'adressât à une noble dame, nommée Cé-
pilla, dont le fils s'était enfui pour courir le monde en mendiant
honteusement. L'air de noblesse empreint sur la physionomie
d'Ignace lui fit bientôt pressentir que cet homme n'était pas né
dans la condition misérable où il se trouvait. Saisie de douleur,
au souvenir de son fils dont Ignace mendiant lui retraçait
l'image, elle l'accabla de durs reproches sur sa manière de vivre,
le traitant de vagabond et le couvrant d'insultes. Ignace reçut
cette humiliation avec bien plus de joie qu'il n'eût reçu une large
aumône. Après avoir écouté tranquillement tant d'injures, il
remercia la dame avec douceur, et finit par lui dire qu'elle avait
parfaitement raison de voir en lui un indigne pécheur, le pire
de tous les hommes. Il exprimait, avec l'accent d'une profonde
conviction, les vrais sentiments de son âme. Une réponse aussi
inattendue frappa de stupeur son interlocutrice qui rougit, de-
meura interdite et sentit son courroux se changer en admiration.
Sur-le-champ elle envoya au mendiant une abondante provision
de pain, en demandant pardon des injures qu'avait provoquées
le souvenir d'un malheur personnel. Dans la suite, Cépilla ne
racontait jamais sans attendrissement cette singulière rencon-
tre (83). Aussi quand Ignace revint de Jérusalem, lui fut-elle
toute dévouée. En retour, celui-ci versa dans son cœur des tré-
sors de bénédictions célestes.
80 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
La Providence avait donc fourni au pèlerin, avec un passage
assuré, le pain de chaque jour. On lui avait bien aussi donné de
l'argent, mais voulant s'abandonner pleinement à Dieu, Ignace
le déposa sur le rivage, comme une aumône faite au premier
qui le trouverait (84).
Un vent violent, mais favorable, conduisit en cinq jours le
navire à Gaéte (8s). De Gaéte à Rome Ignace fit la route à pied,
en compagnie de trois personnes qui mendièrent comme lui, un
jeune homme et une dame avec sa fille déguisée en homme pour
éviter les dangers qu'aurait pu courir sa vertu. Arrivés dans un
village, ils trouvèrent réunis autour d'un grand feu nombre de
gens qui les invitèrent à se chauffer, et leur donnèrent à man-
ger. Puis la mère et sa fille furent logées dans une chambre
du haut, tandis que le jeune homme et Ignace restèrent dans
une écurie située au-dessous. Au milieu de la nuit, celui-ci en-
tendit au-dessus de sa tête un grand bruit, et des voix qui
criaient au secours! Il monta en toute hâte et trouva les deux
personnes hors de leur appartement, se plaignant qu'on eût
voulu leur faire violence. Ignace, d'une voix aussi forte qu'il put,
s'écria, rempli d'indignation, que c'était là un outrage intoléra-
ble. Il effraya par là le malfaiteur qui disparut ; c'était peut-être
le jeune homme qui avait voyagé avec eux. Ignace, en effet, et
les deux femmes s'étant mis en route la nuit même, ne le purent
trouver. Ils arrivèrent à la nuit tombante, à une petite ville dont
ils trouvèrent les portes fermées, de sorte qu'ils furent obligés
de passer la nuit dans une chapelle pleine d'humidité, située
hors des murs. Le lendemain, lorsqu'ils se présentèrent à la
porte, on leur en refusa l'entrée, dans la crainte qu'ils ne fussent
atteints de la peste. Ils furent donc contraints, pour se procurer
quelques vivres, de gagner un village éloigné, où Ignace, trop
faible pour aller plus loin, s'arrêta, tandis que ses compagnes
continuèrent leur route vers Rome. La dame à qui appartenait
ce domaine vint par hasard dans le village ; le Saint alla
à sa rencontre avec les autres habitants, et lui demanda la per-
mission de passer par la petite ville dont on lui avait refusé
l'entrée, assurant qu'il souffrait non de la peste, mais de faiblesse
et d'épuisement. Sa demande fut agréée, et il entra dans la ville
où il recueillit des aumônes et se reposa deux jours avant de
reprendre son voyage.
LIVRE PREMIER. — CHAPITRE VII. 81
11 partit pour Rome (86) où il arriva le dimanche des Rameaux,
1523. Ayant reçu la bénédiction du pape Adrien VI et l'autori-
sation de faire le voyage de Terre-Sainte, il s'achemina à pied,
suivant sa coutume, et toujours en mendiant, vers Venise. Quel-
ques personnes étaient parvenues à lui faire accepter sept écus,
nécessaires, disaient-elles, pour subvenir à ses dépenses en mer,
et pour le mettre à l'abri de mille dangers, pendant son voyage
jusqu'à Venise. Mais il se repentit bientôt de les avoir pris. Il
en demanda pardon à Dieu comme d'une faute grave ; car, plu-
tôt que de céder au respect humain mieux valait, selon lui, pa-
raître insensé aux yeux de ceux qui ne pénètrent pas ce sublime
secret de la pauvreté volontaire et tout donner à Dieu pour
tout recevoir de sa divine main. Aussi, à peine sorti de Rome,
distribua-t-il son argent aux premiers pauvres qu'il rencontra.
La peste sévissait alors en Italie et les étrangers étaient soumis
aux mesures les plus rigoureuses, avant d'être admis dans une
ville. Ce fut là pour Ignace une source abondante de souffrances
et par suite aussi de consolations. Pâle, défait et par la fatigue
du voyage et par ses austérités, il ne pouvait éviter de passer
pour un homme atteint ou menacé de la contagion. La porte de
chaque cité lui était fermée ; on lui refusait un abri hors des
murs ; la main de la charité elle-même craignait de s'ouvrir pour
lui faire l'aumône. Sa situation devenait donc affreuse, contraint
comme il l'était, de passer les nuits en plein air et d'endurer les
plus dures privations. Mais sa pensée se dirigeait toujours, se-
reine et pure, vers l'objet de son unique amour. La souffrance
lui était une joie ; d'admirables consolations intérieures l'inon-
daient. Notre-Seigneur daigna même une fois le fortifier par sa
présence et lui faire connaître qu'il agréait ses douleurs. Voici
dans quelles circonstances cette dernière grâce lui fut accordée.
Entre Padoue et Chioggia ses forces se trouvèrent si épuisées
que, forcé d'abandonner ses compagnons de route, il resta seul
et sans guide au milieu de la campagne. Sur-le-champ il se
recueille et se met en oraison : c'est le secret des saints quand ils
sont assaillis par l'épreuve ; ils se réfugient au ciel par la prière,
pour en rapporter sur la terre le courage d'endurer mille dou-
leurs. Jésus-Christ lui apparut alors rayonnant de gloire, et le
consola par des paroles capables de changer en délices les plus
Histoire de S. Ignace de Loyola. °
82 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
amères afflictions : il lui promit son assistance pour entrer à
Padoue et à Venise. Sans cette assistance, en effet, il n'aurait
jamais pu pénétrer dans ces deux villes. Il en franchit les portes
comme s'il eût été invisible. Personne ne lui demanda seulement
d'où il venait. La main divine qui le protégeait ne l'abandonna
pas là ; elle lui procura encore outre les moyens de vivre le bon-
heur inattendu de trouver un passage pour la Terre-Sainte, car
le vaisseau qui portait les pèlerins était parti depuis quelques
jours.
Arrivé à Venise à la tombée de la nuit, ne connaissant pas la
langue, et ne sachant où trouver un hôpital destiné à recevoir
les étrangers, Ignace avait cherché un abri pour la nuit sous
un portique de la place de Saint- Marc.
A cette époque, vivait, dans la grande cité, un sénateur
nommé Marc-Antoine Trevisano, qui fut non seulement un
des plus habiles magistrats de la République, mais encore un
véritable saint. Il savait tellement allier le soin des affaires
publiques avec celui du salut de son âme, qu'on aurait pu le
prendre aussi bien pour un religieux que pour un sénateur.
Austère envers lui-même, il joignait à beaucoup d'autres péni-
tences, l'usage du cilice. Sa tendre charité envers les pauvres
transformait sa maison en hôpital, et il se serait réduit à la mi-
sère pour les soulager, si ses neveux, les seigneurs Marcelli, ne
l'avaient pris chez eux et ne s'étaient chargés de gérer ses affaires.
Partout on l'avait surnommé le Saint, Dans la suite ses services
le portèrent à la dignité suprême de doge ; mais, après l'avoir
méritée par ses vertus, il aurait voulu y renoncer. Il l'aurait fait
certainement, si Laurent Massa et Antoine Milledonne, secré-
taires de la République, ne lui eussent persuadé de sacrifier au
bien public le bonheur de se retirer dans un monastère. Il con-
tinua donc de mener dans les honneurs, jusqu'à la plus extrême
vieillesse, une vie qui était une continuelle préparation à la
mort. Il expira doucement pendant qu'il assistait à la messe.
Or ce saint homme, si plein de mérites aux yeux de Dieu et
des hommes, fut réveillé, cette nuit-là même, par une voix qui
lui reprochait de la part de Dieu de dormir mollement étendu
sur un lit, tandis qu'un saint pèlerin était couché sur la terre
nue, sans que personne songeât à le recueillir. Ces paroles
LIVRE PREMIER. — CHAPITRE VII. 83
causèrent à Trevisano tout à la fois une extrême confusion et
une grande joie. Comprenant aisément tout le mérite d'un
pèlerin que Dieu lui-même recommandait de la sorte à sa cha-
rité, il sortit aussitôt pour le chercher, le trouva étendu sous les
portiques de la place, et l'emmena chez lui où il lui procura,avec
autant de respect que d'empressement, tous les soulagements
nécessaires.
Outre les soins charitables qui lui furent prodigués dans cette
maison, Ignace reçut encore un autre genre de secours. Il fut
reconnu par un marchand biscayen qui, le voyant en un si
triste état, lui offrit argent et vêtements ; mais il n'accepta rien :
il le pria seulement de lui procurer une entrevue avec le doge
André Gritti. Il voulait demander passage sur un navire, qui
allait porter à Chypre le nouveau lieutenant de la République
dans cette île. L'audience fut obtenue et la demande accordée.
Ignace en eût cependant peu profité, si Dieu lui-même, pour
qui il s'était exposé à en perdre tout l'avantage, ne fût encore
venu manifestement à son secours.
Sur le vaisseau que montait le saint pèlerin, il y avait maints
passagers qui cherchaient à charmer l'ennui d'une longue
navigation, par une manière de vivre et des discours assez
désordonnés. Les matelots étaient pires encore : après avoir
imploré Dieu pendant la tempête, ils l'insultaient quand tout
danger avait cessé. Ignace, toujours prêt à combattre pour la
gloire de Dieu et ne pouvant ramener par la douceur des hom-
mes aussi grossiers que méchants, finit par leur reprocher avec
force d'oser, si près de la mort et de l'enfer, provoquer la colère
du ciel. Le seul résultat de son zèle fut de faire concevoir à ces
misérables le projet de jeter l'importun prédicateur sur une île
inhabitée et de l'y abandonner. Quelques passagers, ayant
découvert le complot, en avertirent Ignace, le conjurant de
cesser des efforts inutiles aux autres, et dangereux pour lui-
même. Un péril aussi prochain ne put l'ébranler ; il savait la
volonté de Dieu plus puissante que le mauvais vouloir des
méchants ; il savait qu'à cette volonté obéissent et les vents et
la mer.
Il l'éprouva bientôt à la hauteur de l'île fatale. Tandis que le
pilote gouvernait vers le rivage, il s'éleva un vent impétueux
84 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
qui rejeta le navire en pleine mer. Bien plus, le vent redoublait
de violence à chaque tentative d'abordage : ils furent donc con-
traints malgré eux de cingler de nouveau vers Chypre.
Cependant Dieu récompensa son serviteur d'un zèle si
méconnu des hommes, par de célestes apparitions. Le Sauveur
daigna le consoler lui-même, tandis que retiré dans le coin le
plus abandonné du navire, il pleurait sur les outrages faits à la
Majesté divine par ces hommes aussi aveugles que corrompus.
A son arrivée à Chypre, il trouva le vaisseau qui portait les
pèlerins en Terre-Sainte, prêt à mettre à la voile ; il y monta.
Enfin après quarante-huit jours de navigation, depuis son
départ de Venise le 14 juillet jusqu'au 31 août 1523, il abordait
à Jaffa en Syrie. Quatre jours plus tard l'heureux pèlerin arrivait
aux portes de Jérusalem.
Ignace visite les Saints- Lieux. — On le contraint de revenir en
Europe. — Vertus qu'il pratique à Barcelone. — Réforme qu'il
opère dans le monastère des Saints-Anges. — Son zèle lui attire
de mauvais traitements ; sa patience désarme ses ennemis. —
Ignace obtient la résurrection d'un homme qui s'était pendu.
LA vue de la terrre consacrée par les travaux
et les souffrances du Sauveur, Ignace res-
sentit une joie inexprimable. On peut en
juger par l'ardent désir qu'il avait nourri,
dès le moment de sa conversion, de visiter
ces contrées bénies et par cet amour toujours
croissant dont l'embrasaient les visites de
Notre-Seigneur. Que de périls courus, que d'obstacles surmon-
tés pour arriver à ce terme qui était là sous ses yeux. Cette
année même, les Turcs, enhardis par leurs récents succès et
surtout par la prise de Rhodes sur les chevaliers, infestaient
la mer, enlevaient une foule d'esclaves et par la terreur détour-
naient les chrétiens d'entreprendre ce pieux pèlerinage.
Mais plein de confiance en Dieu, Ignace ne redoutait aucun
danger. Il n'aurait même pas craint de se lancer en pleine mer
sur une simple planche, pour aborder à cette terre sanctifiée par
le Fils de Dieu.
On sait d'ailleurs que, malade au moment du départ, il
s'était embarqué malgré l'opposition des médecins. Le voyage
lui fut favorable et lui rendit la santé (s?). Aussi que de larmes
s'échappèrent de ses yeux, lorsqu'il vit s'avancer en procession,
au devant des pèlerins, les Franciscains gardiens du saint
Sépulcre.
En visitant tous les lieux bénis qui évoquent de si touchants
souvenirs, Ignace éprouva les mêmes sentiments que s'il eût vu
le Christ naître à Bethléem, prêcher sa divine doctrine dans la
86 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
ville sainte, mourir sur le Calvaire, selever au ciel sur le Mont
des Oliviers. Comme sa méthode de méditation consistait à se
représenter d'abord le lieu où le mystère s'était opéré, il grava
dans sa mémoire tous les différents sites qu'il visita. Il espérait
se servir plus tard de ces souvenirs, si la volonté de Dieu n'était
pas qu'il demeurât en Palestine pour prêcher aux infidèles la
foi de Jésus-Christ, et obtenir pour lui-même la grâce du
martyre.
Dans la solitude de Manrèse, Dieu même avait appris, il est
vrai, à son serviteur, qu'il le destinait à gagner beaucoup d'âmes,
et que dans ce but, il lui associerait des compagnons, dont il lui
esquissa dès lors à grands traits le futur genre de vie. Cepen-
dant rien n'avait été révélé, ni sur le choix de ces premiers
disciples, ni sur le lieu de leur réunion. Suppléant alors par son
propre jugement à ce que la lumière céleste ne lui avait pas fait
connaître, Ignace s'était persuadé que cette association devait se
former en Palestine, où, depuis le premier moment de sa con-
version, il avait senti un ardent désir de se rendre et de se
fixer.
Il avait donc apporté d'Europe des lettres de recommanda-
tion pour les Pères Franciscains. Toutefois en remettant ces
lettres au P. Gardien, il n'exposa d'autre motif de sa résolution
que son désir de satisfaire sa propre dévotion. Le P. Gardien
encouragea ses espérances et lui promit ses bons offices auprès
du P. Provincial, qui pouvait seul accorder une permission de
séjour. On l'attendait prochainement de Bethléem.
Mais Dieu avait d'autres desseins sur son serviteur. Voulant
lui manifester sa protection non à Jérusalem, mais à Rome, il
avait disposé les événements d'une manière bien différente.
Au moment où, rempli de confiance, Ignace écrivait (88) à ses
amis d'Europe, pour prendre congé des uns et inviter les autres
à le rejoindre, le P. Provincial arriva et lui donna audience.
Après avoir d'abord loué son pieux dessein, il déclara que,
malgré toute sa bonne volonté, il ne pouvait lui permettre de
l'accomplir, sans nuire gravement aux intérêts de son couvent ;
car ses religieux avaient déjà beaucoup de peine à subsister, vu
la modicité des aumônes en ces pays-là. « Vous n'avez vous-
« même, ajouta-t-il, d'autre ressource que la charité publique ;
LIVRE PREMIER. — CHAPITRE VIII. 87
« vous nous priveriez donc d'une partie de ce peu qui forme
« notre indispensable nécessaire. Du reste vous pourrez vous
« convaincre de la vérité de mes paroles, en voyant demain
« plusieurs frères s'embarquer pour l'Italie sur le vaisseau des
« pèlerins ; je ne les y renvoie que parce que la rareté des vivres
« ne me permet pas de les garder en Palestine. »
Ignace protesta qu'il entendait bien ne lui être nullement à
charge ; il ne lui demandait que des secours purement spirituels,
comme de l'entendre en confession et de lui donner la commu-
nion. Le P. Provincial ne se rendit pas; il ajouta même qu'il ne
considérait pas seulement dans cette circonstance l'intérêt du
couvent, mais encore son danger personnel; car il arrivait sou-
vent que les pèlerins, outrepassant les limites assignées aux
chrétiens, étaient ou tués par les Turcs, ou emmenés en escla-
vage ; or, après l'enlèvement d'un pèlerin, la charité obligeait le
monastère à racheter le prisonnier. Il exigea donc qu'Ignace se
disposât à partir dès le lendemain avec les autres voyageurs.
Ignace, extrêmement affligé, répondit que la crainte de la mort
ou de l'esclavage ne suffirait pas pour le décider à s'éloigner, et
que celle d'offenser Dieu en demeurant pourrait seule l'y dé-
terminer.
« Et vous l'offenseriez, en effet, reprit le P. Provincial, si vous
« restiez ici contre ma volonté. » En même temps il lui montra
une Bulle du Pape, qui donnait aux religieux le droit d'excom-
munier quiconque demeurerait en Terre-Sainte sans leur per-
mission.
Ignace n'en voulut pas voir davantage ; il baissa la tête et
sortit à l'instant pour se disposer à obéir (8q). Croyant rester en
Palestine, il avait pris congé de ses amis d'Europe ; maintenant
qu'il partait, il voulut aussi prendre congé du Sauveur : il quitta
donc furtivement ses compagnons, et, sans prendre de guide
pour se défendre contre les Turcs, il courut au Mont des Oli-
viers vénérer et baiser de nouveau les saints vestiges que Jésus-
Christ, en montant au ciel, laissa imprimés sur le rocher. Il
acheta cette permission des gardes en leur donnant son canif (9°).
Après avoir satisfait sa dévotion, il résolut d'aller visiter
le sanctuaire de Bethphagé ; mais se rappelant en chemin qu'il
n'avait pas assez exactement observé la position des pieds du
88 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
Sauveur, pour savoir vers quel point du globe Jésus était tourné
quand il quitta la terre, il revint à la montagne des Oli-
viers, donna aux gardes une paire de ciseaux, seul objet qui lui
restât, et parvint à faire l'observation désirée.
Sur ces entrefaites, les religieux, s'apercevant de l'absence
d'Ignace, devinèrent bientôt la cause de sa disparition momen-
tanée. Ils envoyèrent donc à sa recherche un arménien employé
au service du monastère. Celui-ci rencontra le saint pèlerin,
comme il descendait de la montagne, l'aborda avec des paroles
grossières, le menaça même de son bâton, et, le prenant rude-
ment par le bras, le ramena au couvent. Mais Ignace n'avait
rien senti de tout cela ; car au moment même où arrivait
l'arménien, notre divin Rédempteur lui avait apparu, le conso-
lant et marchant devant lui jusqu'au monastère. Le lendemain
Ignace quitta la Terre-Sainte où il laissait son cœur, emportant
pour unique consolation l'espérance d'y revenir.
Les pèlerins, arrivés à Chypre, y trouvèrent trois vaisseaux
prêts à lever l'ancre : l'un était turc, l'autre, gros navire bien
armé, appartenait à un marchand vénitien ; le troisième n'était
qu'un petit bâtiment en mauvais état. La plupart des passagers
choisirent le gros bateau vénitien, car l'hiver, où on allait
entrer, rendait la traversée dangereuse. Ignace n'avait pas de
quoi payer son passage. Plusieurs pèlerins prièrent le capitaine
de le recevoir par charité, assurant que c'était admettre un
saint à bord. Le capitaine ne répondit que par une raillerie
impie: « Sic est îlu saint, dit-il, qua-t-il besoin de vaisseau,?
« Il peut bien faire un miracle et marcher ster la mer. » Ainsi
parla cet homme, ou plutôt l'avarice, dont l'apparente sagesse
n'est souvent qu'une folie réelle.
L'armateur du petit navire agit tout autrement. A la première
demande qu'on lui en fit, il consentit à recevoir Ignace pour
l'amour de Dieu. C'était à Dieu en effet qu'il appartenait de
récompenser chacun selon ses mérites.
On leva l'ancre avant l'aurore, et les trois vaisseaux marchè-
rent de concert avec un vent favorable jusqu'au coucher du
soleil. A ce moment s'éleva une raffale qui sépara les bâtiments.
Le vaisseau turc, battu par la tempête, sombra en pleine mer
avec tout l'équipage; le vénitien, qui avait essayé de se rappro-
LIVRE PREMIER. — CHAPITRE VIII. 89
cher de la terre, fut brisé sur les côtes de Chypre ; les passagers
se sauvèrent, mais tout le chargement fut perdu.
Le petit bâtiment, vieux et frêle, devait naturellement suc-
comber le premier à la violence de la tempête : il échappa comme
par miracle. Après avoir failli sombrer plusieurs fois, il fît escale
dans un port de la Pouille pour se ravitailler. Puis s'étant remis
en route pour Venise, il arriva heureusement dans cette ville
vers la mi-janvier 1524, après une traversée de deux mois et
demi.
Cependant Ignace voyait la Palestine fermée à ses travaux.
Longtemps il chercha dans son cœur les moyens de satisfaire
un zèle chaque jour grandissant. Il lui semblait recevoir d'une
voix intérieure l'avertissement que, sans lettres ni études, il ne
pourrait jamais se risquer à enseigner les choses de Dieu, ni
par conséquent travailler au salut du prochain. Cette pensée le
mit sur la voie qui devait aboutir à la fondation de la Com-
pagnie, but unique ou principal en vue duquel Dieu, après
l'avoir choisi, le favorisait de tant de grâces. Poussé par cette
conviction intérieure, il se décida à retourner à Barcelone. Dans
cette ville, la charité ne le laisserait manquer ni d'aumônes pour
vivre, ni de maîtres pour l'aider dans ses études. Il se remit
donc en marche au cœur de l'hiver, quoiqu'il souffrît encore des
fatigues de son dernier pèlerinage.
Vêtu d'une simple toile et d'une mauvaise robe qui lui venait
aux genoux, il paraissait ne pouvoir atteindre Gênes, à travers
des plaines et des montagnes couvertes de neige, sans s'exposer
à mourir de froid. De toutes les offres qu'on lui fit, il accepta
seulement une pièce de gros drap qu'il mit en double sur son
estomac malade et affaibli, pour en apaiser les douleurs exces-
sives. On lui avait donné une faible somme d'argent ; il la dis-
tribua aux pauvres de la manière suivante.
Il était en prières dans une église de Ferrare, lorsque
plusieurs mendiants, s'approchant de lui, implorèrent sa charité.
Sur-le-champ il fit l'aumône à chacun d'eux, et la petite monnaie
se trouvant vite épuisée, il passa aux pièces d'argent (9I) qu'il
distribua au nombre d'une quinzaine environ. Alors ces malheu-
reux, se donnant le mot, affluèrent si nombreux, qu'en un moment
sa bourse fut absolument vidée. Comme les solliciteurs conti-
90 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
nuaient toujours d'arriver, Ignace avec un air plein de compas-
sion, les pria d'excuser ses refus, et les assura qu'il ne possédait
plus rien, ni pour eux, ni pour lui. Ce fut pour ces pauvres
gens une grande merveille de voir un homme, épuisé de
faim et de froid, leur donner, sans songer à ses propres besoins,
jusqua sa dernière obole. Mais quand ils eurent observé son
profond recueillement, quand ils le virent mendier pour sa propre
subsistance, alors ils ne doutèrent plus de sa sainteté, et dans les
rues et sur les places publiques, ils criaient en le désignant du
doigt : « Voilà le Saint ! ... Voilà le Saint ! ... »
Pendant le reste de son voyage, Ignace, qui ne voulait pas
s'engager dans des routes détournées, fut obligé de passer au
milieu des armées françaises et espagnoles, et de traverser des
lieux ravagés par les deux partis. Il y courut de grands dangers.
La nuit, il se retirait dans les ruines de quelque maison incen-
diée. Le jour, ces pays abandonnés ne lui offraient presque
aucune ressource. Plus d'une fois il fut arrêté par des soldats.
Un jour, entr'autres, quelques Espagnols, le prenant pour un
espion, lui demandèrent avec arrogance quelles affaires l'avaient
conduit en ces lieux. Ils le dépouillèrent ensuite de ses vête-
ments, pour chercher dans ses poches les papiers dont ils le
croyaient porteur.
Ne trouvant rien, ils se firent un cruel divertissement de le
traîner presque nu chez leur capitaine.
Ignace supportait avec joie cet affront. Il se rappelait si
vivement le tourment du Sauveur, dans une circonstance ana-
logue, qu'il remarquait à peine ce qui se passait autour de lui.
Mais le démon crut le moment opportun de lui livrer un rude
assaut. Il lui fit appréhender de n'en être pas quitte pour la con-
fusion présente. Aussitôt son imagination frappée lui représenta
les tourments au moyen desquels on allait lui arracher ses pré-
tendus secrets, puis un long emprisonnement suivi d'une série
indéfinie de mauvais traitements. Pour sortir de cette impasse
fâcheuse, il n'avait qu'à se faire connaître, à ne point parler avec
sa simplicité habituelle, à reprendre son langage de gentilhomme
et à donner au commandant ses titres d'honneur.
Dans cette tentation subtile, Ignace reconnut les raisonne-
ments de l'amour-propre. Cela lui suffit pour agir en sens
LIVRE PREMIER. — CHAPITRE VIII. 91
inverse des suggestions du démon. Arrivé devant le capitaine,
il se comporta envers lui comme aurait pu le faire un grossier
paysan, ne le salua point, répondit à ses interrogations avec
lenteur, sans lui donner aucun titre, sans lui rien dire qui pût
exciter la compassion. Ces procédés qui auraient pu le perdre,
furent précisément ce qui le sauva.
Le commandant, prenant pour stupidité ce qui était en
réalité l'effet d'une humilité sublime, rendit leur prisonnier aux
soldats, en les raillant de n'avoir pas su discerner un idiot d'un
espion. Ignace recouvra ses habits ; mais ses persécuteurs se
vengèrent en le maltraitant indignement. Un officier, ému de
pitié, l'arracha enfin de leurs mains et lui procura un asile et
quelque nourriture (92).
Ignace ne sortit du quartier des Espagnols que pour entrer
bientôt dans celui des Français. S'il avait espéré récolter là une
nouvelle moisson d'injures et de souffrances, cette fois il fut
trompé. Dès les avant-postes la sentinelle l'arrêta et le fit con-
duire au capitaine. Celui-ci, apprenant par les premières réponses
du prisonnier qu'Ignace était biscayen comme lui (93), l'accueillit
avec une grande bienveillance et ordonna de le bien traiter.
Ces bons traitements ne lui procurèrent pas seulement un
soulagement dont il avait grand besoin, ils le confirmèrent dans
la résolution de se reposer de toutes choses sur Dieu seul, et
d'accepter avec une égale joie souffrances et consolations. N'est-
ce pas la même main qui d'un même amour distribue ces
diverses preuves de sa Providence sur nous ?
Ignace continuant sa route atteignit Gênes, puis de Gênes
partit pour Barcelone, sur un navire de l'escadre espagnole. Sa
traversée ne fut troublée qu'un instant. André Doria, alors dans
le parti de la France, donna longtemps la chasse à son vaisseau.
A Barcelone Ignace trouva dans la personne de Jérôme Arde-
balo un maître bienveillant qui, par esprit de charité, lui
enseigna la grammaire dont il tenait une école publique. On vit
alors un homme, âgé de trente-trois ans, se faire enfant au milieu
d'une troupe d'enfants et apprendre avec eux les éléments de
la langue latine (94). Cet apprentissage d'un nouveau genre,
qui, au premier coup d'œil, n'offre rien de bien grand ni de bien
méritoire, fut pourtant une des plus fortes preuves du zèle
92 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
d'Ignace pour le service de Dieu. Une fois convaincu que par
l'étude il pouvait devenir un instrument Utile à sa plus grande
gloire, il ne considéra plus, ni les intérêts particuliers de sa
dévotion, auxquels il fallait désormais enlever un temps consi-
dérable, ni les fatigues inséparables d'un pareil travail. Il entrait,
en effet, dans un tout autre ordre d'idées ; il n'avait pas seule-
ment à réparer, à force d'application, les années perdues dans
l'oisiveté des camps, il lui fallait encore vaincre son caractère et
ses goûts, pour arriver d'une ignorance complète à un état de
préparation tel qu'il pût faire ses humanités et étudier
fructueusement la théologie.
Cette nouvelle phase de sa vie s'ouvrit par des tentations
étranges, auxquelles il faillit succomber.
Quand, à Manrèse, il passait tant d'heures de la nuit et du
jour dans la plus haute contemplation, au milieu de visites
célestes, d'extases et de révélations, jamais les démons n'avaient
essayé ouvertement d'en détourner son esprit, si ce n'est lors de
la fugitive apparition dont nous avons déjà parlé.
A Barcelone, lorsqu'il arrivait en classe, la porte du paradis
s'ouvrait pour lui : son âme était inondée de telles délices, et
son esprit élevé à une si haute communication des choses
célestes, que livres et études, tout était aussitôt oublié. Son
temps se passait en soupirs, en larmes, en tendres sentiments,
en actes d'amour de Dieu, sans qu'il s'inquiétât d'apprendre à
conjuguer le verbe amo, amas, qui devait lui servir à les exprimer.
Ainsi, dans une salle pleine d'enfants bruyants, il éprouvait les
mêmes joies intérieures que dans le silence et la solitude de sa
grotte. Mais les semaines, les mois s'écoulaient doucement, et
son ignorance restait la même.
Ne nous étonnons point de cette ruse du mauvais esprit.
Quelle plus haute mission l'homme peut-il recevoir que de
coopérer avec Dieu à la conversion des âmes ! Aussi, quand
l'étude doit conduire à ce but un homme zélé, le tentateur croira
toujours gagner beaucoup, s'il le porte à s'enfoncer dans la
théologie mystique, par exemple, puis à négliger la science
nécessaire aux apôtres. En effet, l'une se borne à la propre
jouissance de celui qui s'en occupe, tandis que l'autre doit pro-
curer, avec le salut du prochain, l'éternelle gloire de Dieu.
LIVRE PREMIER. — CHAPITRE VIII. 93
Par suite de ces continuelles distractions couvertes du voile
de la piété, Ignace aurait pu se croire appelé, non aux lettres,
mais à la contemplation. Peut-être même aurait-il donné dans
ce piège, s'il avait eu cette pente naturelle à l'amour-propre, qui
fait souvent prendre les illusions pour des inspirations divines.
Heureusement son unique désir était la gloire de Dieu. Il en
découvrit plus aisément son erreur, et, quand il l'eut une fois
reconnue, il en ressentit une extrême confusion. Conduisant
alors son maître dans l'église de Santa Maria ciel mar, il se
mit à genoux devant lui, demanda pardon de sa négligence
passée, avoua l'illusion qui l'avait détourné de ses études, s'en-
gagea par vœu à les suivre désormais avec une grande exactitude.
Il supplia même Ardebalo d'exiger de lui avec la dernière
rigueur les mêmes devoirs que des autres écoliers, et de punir
ses omissions ou ses oublis des mêmes châtiments. Chose admi-
rable ! l'artifice du démon une fois découvert et rejeté, les
consolations spirituelles et les lumières surnaturelles qui ravis-
saient son esprit avec une si douce violence, s'évanouirent
entièrement. Plus tard, quand surviendront des sécheresses et
des aridités intérieures, il s'en consolera par la seule espérance
du fruit que retireront un jour de ses études le service de Dieu et
la sanctification du prochain. Il détrompera de même ses disci-
ples, quand, déjà fondateur de la Compagnie, il les verra ne se
prêter qu'à contre-cœur aux études, regretter les douceurs de la
solitude, et oublier les fruits de salut que les privations présentes
les mettraient en état d'opérer un jour dans les âmes. Lorsque
la source des consolations tarira pour eux, il leur rappellera
que la patience, l'humilité, l'obéissance pratiquées au temps de
la sécheresse et de l'aridité, deviennent aussi une consolation et
une espérance. Voici d'ailleurs comment il s'exprimait sur ce
sujet dans une lettre, écrite quelques années après son séjour à
Barcelone.
« Il ne faut pas s'étonner que nos étudiants n'éprouvent pas
« dans leurs dévotions toutes les douceurs désirables; car Celui
« à qui seul il appartient de dispenser cette grâce, l'accorde
« quand et à qui il lui plaît ; et on peut croire que, pendant le
« cours d'études ordinairement pénibles pour l'esprit, la divine
« Providence suspend ces douceurs sensibles, parce que tout en
94 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
« procurant une grande joie à l'âme, elles fatiguent et épuisent
« les forces du corps. D'ailleurs l'application aux sciences spé-
« culatives tarit et dessèche les affections du cœur. Néanmoins,
« si les études n'ont d'autre but que le service de Dieu, elles
« sont par elles-mêmes une excellente pratique de dévotion.
« Pourvu que le fondement de la vertu ne soit pas ébranlé,
« pourvu que l'on consacre à l'oraison le temps prescrit par les
« constitutions, on ne doit point s'affliger de la sécheresse, mais
« recevoir avec résignation, de la main de Dieu, ce qu'il lui plaît
« de nous donner, et s'attacher à ce qui importe par dessus tout,
« à la patience, à l'humilité, à l'obéissance et à la charité (95). »
Cependant Ignace ne diminuait rien, ni de ses austérités, ni
de ses oraisons. Quoique Jean Pascual, fils d'Agnès, chez qui il
occupait une pauvre mansarde, eût voulu partager sa table avec
lui, il n'y consentit jamais ; mais en allant à l'école et en reve-
nant, il mendiait le morceau de pain nécessaire à la subsistance
du jour (9Ô). S'il venait à recevoir plus que le strict nécessaire,
il regardait le surplus comme superflu pour lui et en distribuait
aux pauvres la meilleure part. La grande estime qu'on lui por-
tait, lui procurait d'abondantes aumônes en argent et en vête-
ments; mais à peine les avait-il entre les mains, qu'elles passaient
dans celles des indigents. Un grand nombre de malheureux
entourait même sa maison ; ils comptaient sur Ignace quoi-
qu'Ignace fût encore plus pauvre qu'eux. Il se faisait leur père
et leur soutien ; il les aimait et les servait, comme si dans leur
personne il avait vu son Sauveur. « Pourquoi, lui dit un jour
« Agnès Pascual, pourquoi donnez-vous aux pauvres ce que
« vous avez de meilleur ? N'êtes-vous pas pauvre vous aussi ? »
Mais Ignace lui répondit: « Que feriez-vous vous-même si Jésus-
« Christ venait vous demander l'aumône ? Auriez-vous le cou-
« rage de lui donner ce que vous auriez de moins bon ?»
En arrivant à Barcelone, Ignace avait voulu reprendre ses
anciennes austérités, mais les douleurs d'un estomac délabré le
forcèrent d'y renoncer. Il sut y suppléer par d'autres rigueurs
presque aussi rudes, mais plus cachées. L'humilité se trouvait
ainsi doublement satisfaite. Il prenait toujours le temps de l'orai-
son sur le sommeil. Le jeune fils de son hôtesse, Jean Pascual,
était curieux de savoir ce qui pouvait l'occuper si longtemps. Il
LIVRE PREMIER. — CHAPITRE VIII. 95
l'épia donc en secret. Voici ce qu'il parvint à découvrir. Ignace,
après avoir tenu quelque temps les yeux fixés vers le ciel, com-
mençait son oraison, tantôt les bras étendus en forme de croix,
tantôt prosterné contre terre, dans l'attitude du plus profond
recueillement ; il restait ensuite à genoux, immobile comme une
statue, jusqu'à ce que son visage s'enflammant, d'abondantes
larmes commençaient à couler de ses yeux. Plus d'une fois, ra-
contait Pascual, la chambre se remplissait d'une éblouissante
splendeur que le Saint semblait y répandre ; d'autres fois il s'éle-
vait de terre à la hauteur de quatre ou cinq palmes, et dans cette
attitude, poussait des soupirs embrasés ; ou bien on l'entendait
s'écrier : « Oh ! Seigneur, si les hommes vous connaissaient !
« Oh! Dieu infiniment bon, comment pouvez-vous supporter un
« misérable pécheur tel que moi ! »
Pascual, on le conçoit, fut vivement frappé de ces merveilles,
et il se plaisait plus tard à les raconter à ses enfants. S'ils avaient
connu, disait-il, cet hôte si saint et si doux, ils baiseraient la
trace de ses pas et les murs de sa chambre. Et alors le Barce-
lonais laissait échapper des larmes, se frappait la poitrine et
regrettait avec amertume de n'avoir pas mieux profité de la
présence d'Ignace. Les faveurs divines dont le Seigneur com-
blait son serviteur ne venaient pas seulement le chercher dans
sa modeste cellule ; malgré le soin qu'il prenait de les tenir ca-
chées, elles se révélaient parfois en lui avec une force irrésistible.
Les religieuses du couvent de Saint-Jérôme à Barcelone le
virent un jour, après avoir passé deux ou trois heures devant
l'autel de Saint-Matthieu, immobile comme une statue de pierre,
s'élever de terre toujours à genoux, le visage rayonnant d'une
beauté vraiment angélique (97).
Cependant Ignace ne s'occupait pas avec moins de zèle du
salut du prochain que de sa propre perfection : sa patience et
sa charité éclatèrent surtout dans la réforme du monastère des
Saints-Anges, situé hors des murs de la ville, entre la porte
Neuve et la porte Saint-Daniel.
On y recevait les visites de gens assez licencieux, et le danger
était aussi imminent que le scandale était public. Ignace s'effor-
ça de remédier à ce mal, quelles que pussent en être pour lui
les conséquences : il choisit donc cette église pour le lieu ordi-
96 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
naire de ses dévotions. Jl y passait souvent des heures entières
à prier et à demander à Dieu l'heureux succès de son entreprise.
Sa modestie, ses larmes, la ferveur qui brillait sur son visage,
et son assiduité à la prière, excitèrent l'attention des religieuses.
Elles le regardèrent d'abord avec curiosité, bientôt avec respect,
cherchèrent à savoir qui il était, et apprirent enfin qu'il passait
dans toute la ville pour un saint. Elles désirèrent alors l'entendre
parler des choses de Dieu : il y consentit et commença à traiter
en leur présence des importants devoirs et de l'excellence de la
vie religieuse. Il leur représenta ensuite avec force l'outrage
fait à Dieu par la vie scandaleuse de quelques-unes d'entre elles,
le discrédit jeté sur leur couvent, les mauvais exemples donnés
aux cœurs innocents dont elles pouvaient causer la perte, enfin
les châtiments réservés à leurs crimes, châtiments d'autant plus
terribles que les offenses des personnes consacrées à Dieu sur-
passent en malice celles des autres pécheurs. Bientôt leurs yeux
s'ouvrirent à la vérité, et leur cœur au repentir ; elles pleurèrent
le malheureux état où elles avaient si aveuglément vécu. Cette
œuvre de conversion n'avait pas été l'affaire de quelques jours.
Pour l'assurer et la consolider, Ignace continua ses exhortations,
et finit par amener les religieuses à suivre ses Exercices : la
clôture, la régularité, le recueillement, la ferveur la plus édifiante
en furent les fruits. Dès lors les séducteurs trouvèrent les portes
closes ; tout accès leur fut même interdit. Ils en conçurent une
véritable fureur. Voyant qu'Ignace, sans se laisser intimider ni
par les menaces ni par les mauvais traitements subis deux fois
déjà, persistait à encourager la réforme par ses instructions, ils ré-
solurent de renverser l'obstacle en assassinant l'homme de Dieu.
Un jour donc qu'il revenait du monastère avec un saint prêtre
nommé Puyalto, son aide dans cette affaire, deux esclaves noirs
fondirent tout à coup sur eux, près de la porte Saint-Daniel, et
les frappèrent si cruellement que le prêtre, dit-on, en mourut.
Ignace couvert de blessures resta sur la route: il dut la vie à
un évanouissement que les assassins prirent pour la mort.
Tant qu'il conserva ses sens et la parole, il resta impassible
sous les coups dont on l'accablait, ne cessant de bénir Dieu et
d'implorer sa miséricorde non moins pour ses assassins que pour
lui-même, qui acceptait la mort avec joie.
LIVRE PREMIER. — CHAPITRE VIII. 97
Un meunier venant à passer le releva, le plaça sur son mulet
et le porta à la maison d'Agnès et de Jean Pascual (98). Le Saint
y arriva tellement épuisé, qu'il paraissait près d'expirer ; tout
son corps était livide, brisé et endolori. Pour l'aider à changer
de place dans son lit, on le soulevait sur un drap, et cela même
lui occasionnait d'excessives souffrances. Au bout de trente jours,
on le crut perdu et on lui administra les derniers sacrements.
Pendant ce temps, le saint malade recevait de continuelles
visites des principaux habitants de Barcelone, hommes et fem-
mes, car il était universellement considéré comme un apôtre.
Jean Pascual, à qui nous devons la relation de cet événement,
cite parmi eux des personnages de la plus haute noblesse,
entre autres Dona Stéphanie de Requesens, fille du comte de
Palamos et épouse de Don Jean de Requesens, Dona Isabelle
de Bogados, Dona Guiomar Gralla, Dona Isabelle de Josa, etc.
Ignace ne s'était jamais trouvé plus heureux qu'à ce moment où,
comme son divin Maître, il allait perdre la vie pour le salut de
ses frères.
Mais les vives douleurs causées par ses blessures lui parais-
saient peu de chose dans la soif qu'il avait de souffrir. Ce fut,
en effet, seulement sur l'ordre exprès de son confesseur, religieux
d'un grand mérite, le P. Jacques d'Alcantara de l'ordre de Saint-
François, confesseur du monastère de Jésus, qu'il consentit à se
laisser enlever son cilice. Ce cilice, Jean Pascual le conserva et
le légua à ses enfants comme leur plus précieux héritage. De-
puis, cet instrument de pénitence servit à rendre la santé, la vie
même à plusieurs malades de Barcelone. En 1606, le duc de
Monteleon, vice-roi de Catalogne, l'obtint à force de prières, et
le garda comme un trésor pour sa maison.
Les visites les plus précieuses aux yeux d'Ignace étaient bien
moins celles des riches et des grands que celles des pauvres.
Connaissant son état, les pauvres accouraient en foule prendre
de ses nouvelles : tous demandaient avec ardeur la conservation
de celui qui était pour le Seigneur un serviteur si fidèle, et pour
les indigents un père si tendre. Mais Ignace ne devait pas per-
dre pour le salut d'un seul monastère, une vie destinée de Dieu
même à des œuvres si importantes.
Après cinquante-quatre jours de souffrances, le danger s'é-
Histoire de S. Ignace de Loyola. 7
98 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
loigna, et le malade put enfin quitter le lit. Une fois ses forces
revenues, le premier usage qu'il en fit fut de retourner au mo-
nastère des Anges et d'y soutenir, par de nouveaux entretiens,
les saintes résolutions des converties. Agnès Pascual, qui avait
pour lui la tendresse d'une mère, l'admirait et tremblait tout à
la fois , ne doutant pas que les méchants, exaspérés de nouveau
contre lui, ne finissent par le faire périr : elle le conjurait donc
de ne plus retourner dans un lieu où il courait tant de dangers.
Il répondit à Agnès qu'il ne comprenait pas de félicité plus
grande que de souffrir pour le service de Dieu et de mourir pour
le salut de ses frères.
Une vertu si véritablement héroïque lui obtint, non seulement
le secours d'en haut, pour surmonter les obstacles qui s'oppo-
saient à l'accomplissement de son œuvre, mais encore la conver-
sion de son adversaire le plus acharné.
Un jour qu'Ignace revenait du monastère, il rencontra un
marchand, nommé Ribera, qui, se jetant à ses pieds, s'avoua
pour le principal auteur du crime, lui en demanda pardon avec
un profond sentiment de repentir et lui promit solennellement
de changer de vie : promesse qu'il tint fidèlement. Ce fut moins
à l'horreur de son forfait que Ribera dut de rentrer en lui-même
qu'à la vertu dont notre Saint avait fait preuve à ses yeux. Par
un admirable dévoûment, Ignace avait obstinément gardé le
silence et sur l'esclave qui lavait frappé et sur l'instigateur de
l'attentat. Cette conversion fut sans doute aussi l'effet des priè-
res que saint Ignace, véritable imitateur du Christ, offrait con-
tinuellement à Dieu pour le salut de ses ennemis.
Ce ne fut pas la seule circonstance où l'on put connaître
l'efficacité de ses prières pour la conversion et le salut d'un
pécheur. A Barcelone, deux frères nommés Lisano, divisés par
l'intérêt, plaidaient devant les tribunaux. L'un d'eux ayant
obtenu une sentence favorable, son frère ne put surmonter son
chagrin ; il se pendit de désespoir, à une poutre de sa maison.
Tout le voisinage retentissait des cris de ses parents et de ses
amis, témoins de cet horrible spectacle. Ignace, qui revenait du
monastère des Anges, entendant cette rumeur, accourut à son
tour ; touché de compassion pour cette pauvre âme, il fit promp-
tement couper la corde. On essaya, mais en vain, de rappeler
LIVRE PREMIER.
CHAPITRE VIII.
99
ce malheureux à la vie. Ignace se mit alors à genoux près de
lui et supplia le Seigneur, par une courte mais ardente prière,
de lui accorder avec la vie le temps nécessaire pour se repentir
de son crime et s'en confesser. Il fut exaucé à l'instant.
Sous les yeux des assistants stupéfaits, Lisano revint à la
vie ("). Et cunctis stupentibus — ce sont les propres expressions
des trois auditeurs du tribunal delà Rote — et 7rei exitum expe-
ctantibus, Lisanus ad vitam rediit ; mais il ne vécut que le
temps nécessaire pour confesser ses péchés et en obtenir le
pardon.
— :!:— Chapitre neuvième* — :i
Ignace fait diverses prédictions à des gens qui voulaient le
suivre, quand il quitta Barcelone pour se rendre à Alcala.
EPENDANT, au bout de deux ans de tra-
vail, Ignace avait fait tant de progrès dans
ï la langue latine (IO°) qu'au jugement de ses
maîtres il pouvait monter à des études supé-
% rieures. Il résolut alors d'aller à Alcala, dont
^3- l'Université, récemment fondée, possédait
tâvwpkm les maîtres les plus éminents dans toutes les
branches des sciences humaines et divines. Mais Dieu, qui
le destinait à une fin encore inconnue de son serviteur, le con-
duisait plus encore à l'école de la vertu et de la patience qu'à
celle de la science et de la philosophie. Beaucoup de ses amis et
de personnes pieuses s'offrirent à le suivre, non seulement pour
être ses compagnons d'étude, mais encore pour devenir ses dis-
ciples dans les choses spirituelles.
Il n'en accepta que trois : Calixte, Artiaga et Jacques de
Cacerès (Iot). Ils ne soutinrent pas leur résolution et finirent assez
malheureusement. Mais parmi ceux qu'il ne voulut pas admet-
tre, il s'en trouva deux en particulier auxquels il donna de son
refus des raisons qu'une lumière prophétique avait seule pu
lui suggérer.
Le premier était un jeune Catalan, natif de Girone, nommé
Michel Rodes ; ce fut en ces termes qu'Ignace répondit à ses
prières : « Non, vous ne devez pas m'accompagner; vous vivrez
« dans le monde, vous réussirez dans la profession de juriscon-
« suite, vous aurez une femme et des enfants, et l'un d'eux por-
« tera l'habit d'un ordre que je fonderai. » Quatorze ans s'écou-
lèrent encore avant l'établissement de la Compagnie, et tout se
passa comme il l'avait annoncé. Michel Rodés devint un
excellent jurisconsulte, se maria, et le plus jeune de ses fils,
HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA. 101
nommé comme lui Michel, entra dans la Compagnie, se fit
remarquer par une grande austérité de mœurs, par un grand
zèle, et mourut dans une heureuse vieillesse.
Lorsque dans sa jeunesse, Michel Rodés témoigna à son
père le désir d'entrer dans la Compagnie de Jésus, celui-ci
raconta la prédiction que lui avait faite le Saint, et tous deux se
réjouirent d'en voir le prochain accomplissement. Cependant,
le Provincial ayant tardé de répondre à la demande d'admission
faite par le jeune homme, Michel Rodés, emporté par l'impé-
tuosité de son âge ou de sa ferveur, un moment changea de
projet et voulut prendre l'habit au monastère des Chartreux.
Deux fois, le jour fut fixé pour son entrée; deux fois, un incident
imprévu la retarda. Il revint alors à sa première idée et obtint
son admission dans la Compagnie.
Le second à qui Ignace refusa la permission de l'accompagner,
fut ce même Jean Pascual, chez la mère duquel il logeait à
Barcelone. Jean s'était offert à le suivre, dès le temps où il
projetait son voyage en Terre Sainte ; mais Ignace l'assura
que Dieu le voulait dans le monde, et lui découvrit en détail ce
que lui réservait l'avenir.
« Vous épouserez, lui dit-il, une femme d'une grande vertu,
« vous en aurez beaucoup d'enfants, ils vous causeront de grandes
« tribulations et vous serez réduit à une grande pauvreté. » En
effet, le premier de ses fils naquit sourd et aveugle ; le second,
arrivé à l'âge de vingt-deux ans, devint fou ; le troisième, qui
menait une vie fort déréglée, mourut subitement en présence de
son père. De ses quatre filles, une seule vécut assez longtemps
pour se marier. La dernière partie de la prédiction ne se réalisa
pas moins ; car il vint un jour où, criblé de dettes, Pascual se
trouva dans un état voisin de la mendicité.
En lui annonçant tant de malheurs, Ignace lui en avait heu-
reusement adouci l'amertume, par la consolante assurance que
ces maux tourneraient au profit de son âme. Jean Pascual
comptait fermement sur l'accomplissement de cette prophétie.
Aussi quand ses amis cherchaient à le consoler dans ses pre-
miers malheurs, par l'espérance d'une meilleure fortune à venir :
« Demandez pour moi la patience, leur disait-il ; mais ne cher-
« chez pas à me faire concevoir une espérance qui ne peut se
102 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
« réaliser. Il ne m'arrivera que ce que notre saint hôte m'a
« prédit ; chacune de ses paroles s'est vérifiée jusqu'à ce jour,
« et il en sera de même jusqu'à la fin. » — Tant qu'il vécut,
Ignace ne manqua pas de consoler par ses lettres son malheu-
reux ami, et, après la mort, il vint encore ranimer son courage
par une merveilleuse visite dont voici les circonstances. On y
sent le parfum de ces vieux temps déjà si loin de nous.
Depuis quarante ans, Jean Pascual avait la pieuse habitude
d'entendre tous les jours les matines et la messe au tombeau de
sainte Eulalie, dans la cathédrale de Barcelone. Un jour, il
arriva de si bonne heure, qu'il dut attendre longtemps avant le
commencement de l'office. Cependant il s'agenouilla sur les
degrés de l'autel et se mit en oraison. De nouvelles infortunes
ayant fondu sur lui, il les exposait à Dieu et à son saint pro-
tecteur, mort depuis peu d'années.
« Oh ! mon Père, s'écriait-il, vous m'avez bien prédit tout ce
« qui devait m'arriver ! Sans doute vous voyez du haut des
« cieux la vie que je mène maintenant, vous qui me l'aviez
« annoncée sur la terre ; ne me laissez pas manquer, sinon de
« consolation, au moins de patience. Puissent ainsi mes peines
« me conduire au salut éternel que vous m'avez également
« promis ! »
Tandis qu'il priait de la sorte, Pascual entendit dans le loin-
tain une douce et suave mélodie, qui semblait se rapprocher
peu à peu. Enfin il vit paraître, à la gauche de l'autel, une
nombreuse phalange d'anges et de bienheureux revêtus d'habits
ecclésiastiques, tous d'une beauté céleste. Une fois entrés dans
l'église, ils se rangèrent autour du maître-autel ; alors vint se
placer au milieu d'eux un prêtre à l'aspect le plus vénérable,
portant, avec les ornements sacerdotaux, une étole et une
chape blanche. Avant la vision, une profonde obscurité régnait
dans l'église, car l'horloge avait à peine sonné quatre heures,
et on était en hiver ; mais, quand parut le dernier personnage
dont nous venons de parler, la basilique resplendit d'une si
brillante lumière que l'édifice paraissait tout en feu. Le vieillard
s'arrêta sur le tombeau de sainte Eulalie (io2) ; après avoir
profondément salué le Saint-Sacrement, il prit des mains d'un
acolyte un encensoir, et parcourant l'autel, l'encensa à plusieurs
LIVRE PREMIER. — CHAPITRE IX. 103
reprises. Un suave parfum embauma l'enceinte sacrée. Bientôt
cette bienheureuse troupe s'achemina vers la porte, du côté droit,
où se trouvait Jean Pascual, toujours ravi d'admiration.
Le prêtre qui venait d'encenser, se tournant vers lui et le re-
gardant, comme surpris de n'en être pas reconnu, lui fit signe
d'approcher. Ses yeux s'ouvrirent alors, il reconnut saint
Ignace, et se levant brusquement, courut à lui. Le Saint l'ac-
cueillit d'un visage riant, lui demanda familièrement s'il se sou-
venait de lui, ajouta qu'il ne l'avait jamais oublié, le consola et
ranima l'espérance qu'il lui avait donnée jadis de son salut
éternel.
Jean voulut l'embrasser; mais, au moment où il ouvrait les
bras, le Saint le bénit, disparut, et avec lui la céleste vision.
Pascual s'écria alors :
O mon père, mon père Ignace ! A ces accents, quelques
prêtres accoururent, trouvèrent Jean hors de lui et versant un
torrent de larmes ; il se hâta de raconter ce qu'il avait vu, et
tout le reste de sa vie ce souvenir ineffable le remplit des plus
douces consolations.
Ignace avait laissé à Barcelone une impression ineffaçable.
Quinze ans après son départ, un de ses parents, alors novice
dans la Compagnie, y arrive ; sur-le-champ on accourt en foule à
son hôtellerie, on l'interroge avec avidité, on se plaît à lui en-
tendre raconter d'édifiants détails sur le Saint et on lui offre
aussi de l'argent pour fonder une maison à Barcelone. Le P. Araoz
refuse tout et se contente de donner des avis que l'on reçoit,
comme tombés de la bouche même du Saint.
Cependant Ignace arriva dans la ville d'Alcala au commen-
cement d'août 1526. La première personne qu'il rencontra et
dont il reçut une aumône fut Martin Olave. Appelé de Dieu
par une vocation signalée à la Compagnie, Olave, docteur et
professeur de l'Université de Paris, était accueilli par le saint
Fondateur, vingt-six ans après cette première entrevue (io3). Il
était jeune alors et étudiait la philosophie à Alcala.
Ignace avait trois mois devant lui jusqu'à l'ouverture des
cours : il les employa à sa propre sanctification et au soulage-
ment du prochain. Bientôt arrivèrent ses trois compagnons,
auxquels s'en adjoignit un quatrième. Ce dernier était un jeune
104 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
français, page de don Martin de Cordoue, vice-roi de Navarre.
Pour le moment il était retenu à l'hôpital par une blessure
reçue dans une mêlée. Cette circonstance, malheureuse en appa-
rence, fut pour lui la cause d'un véritable bonheur ; car, tandis
que les gens de l'art travaillaient à lui rendre les forces du corps,
il recouvra, par les soins et les exhortations d'Ignace, la santé
de l'âme. Nos cinq amis portaient le même costume : une simple
tunique grise descendant jusqu'aux pieds, et un chapeau de
même couleur. Fernand de Para en logea deux par charité, André
de Arcé hébergeait les deux autres. Ignace avait pris une
chambre dans l'hôpital dit & Antesana ; il ne lui avait pas été
difficile de l'obtenir, abandonnée qu'elle était depuis longtemps
par suite d'apparitions et de bruits étranges dont elle était le
théâtre.
Dès la première nuit, il put le constater lui-même. Tout
d'abord Ignace fut effrayé par de terribles visions et par un
épouvantable fracas; mais revenu de la première surprise, et
voulant terrasser d'un coup les démons, il se dresse sur les
genoux :
« Si Dieu vous a donné le pouvoir de me nuire, leur
« dit-il, me voici ! J'aime sa sainte volonté quel que soit l'in-
« strument employé pour l'accomplir. Vous pouvez m'accabler
« de tout le mal qu'il vous a été permis de me faire. Mais si
« vous n'avez reçu de Dieu aucune autorisation, pourquoi venez-
« vous troubler le repos d'un pauvre misérable ? » Les démons
disparurent et renoncèrent à tourmenter Ignace, persuadés
qu'il aurait plus gagné par sa patience qu'eux-mêmes par leurs
attaques.
A Alcala, son genre de vie était le même qu'à Barcelone ; il
distribuait aux pauvres les aumônes qu'il recevait pour son
propre entretien (I04). Sa charité le portait surtout à rechercher
les malheureux qu'un revers de fortune jetait subitement dans
la misère, et que la honte retenait dans leurs misérables réduits.
Plus d'une fois Ignace fut surpris par des amis ou d'anciennes
connaissances dans ses courses mystérieuses. Il se dérobait alors
soigneusement aux recherches, et courait soulager d'autres
infortunes. Martin Saez, un des habitants d'Azpeitia les plus
en vue et les plus riches, eut occasion de le constater. Arrivé à
LIVRE PREMIER. — CHAPITRE IX. 105
Alcala pour affaires, il désira voir Ignace qu'il avait autrefois
connu et dont il entendait parler comme d'un saint. Il l'atten-
dit à sa sortie des cours, le reconnut, le suivit sans se faire
remarquer et le vit entrer dans une pauvre maison. Quand il fut
sorti, il entra lui-même et trouva une pauvre femme infirme et
misérable. Il lui demanda ce qu'était venu faire cet étudiant,
et si elle le connaissait. « Je ne sais qu'une chose, répondit-elle,
« c'est que tous les jours il m'apporte l'aumône, et me console-
« par des exhortations pleines de piété et d'amour de Dieu. Il
« m'a tout l'air d'un saint. » — « Eh bien, demain quand il revien-
« dra, dites-lui que s'il a besoin d'argent pour lui ou pour
« d'autres, vous connaissez une personne qui lui en trouvera. »
Cette femme fit la commission. Se voyant découvert, l'humble
Ignace répondit : « Ma sœur, jusqu'à ce moment, j'ai pourvu à
« vos besoins ; à l'avenir Dieu le fera d'une autre manière. » Il
partit pour ne plus reparaître.
On enseignait à l'Université d'Alcala la logique de Soto, la
physique d'Albert le Grand, et la théologie du Maître des sen-
tences. Ignace, qui mesurait probablement les forces de son
intelligence sur l'impétuosité de son zèle, fut trompé par son
ardeur. Il suivait avec grand courage, mais non sans quelque
confusion, ces trois branches d'enseignement à la fois : il con-
sumait ainsi son temps et ses peines sans utilité ; car, en voulant
tout étudier simultanément, il finissait par ne rien apprendre.
Dieu ne l'avait point conduit, en effet, à Alcala pour le faire
avancer à grands pas dans les sciences humaines. Il voulait
plutôt faire donner par lui aux autres l'instruction spirituelle.
Aussi le Seigneur le soumit-il à des persécutions extérieures,
propres à exercer rudement sa patience. A la longue, Ignace se
sentit si peu apte aux travaux de l'Ecole, qu'il dut y renoncer
pour se livrer uniquement à la sanctification de ses frères.
Il commença donc à fréquenter les hôpitaux, à y enseigner
la doctrine chrétienne, à donner des conférences spirituelles, à
converser avec les étudiants, surtout avec les plus désordonnés
ou avec ceux qu'il voyait entourés de beaucoup d'amis et de
compagnons. En ramenant ceux-ci à une vie réglée, il espérait
en gagner à la fois un plus grand nombre.
Dieu bénissait ses fatigues par de nombreuses conversions.
106 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
Ces conversions lui méritèrent même la réputation et le nom
d'homme apostolique.
Ce n'était pourtant pas à son éloquence qu'il devait l'efficacité
de ses discours. La nature lui avait refusé ce don. Mais son
cœur parlait ; et ce cœur, tout embrasé de l'amour de Dieu,
semblait un foyer d'où jaillissaient sur ses auditeurs, les flammes
dont il était dévoré.
Il portait donc aux âmes des coups irrésistibles. Il aimait
surtout à employer la vertu de l'Evangile contre les pécheurs
les plus endurcis. L'expérience lui avait appris que les esprits
plus intraitables se laissaient enfin subjuguer par la toute-puis-
sance de la parole divine.
Parmi ces esprits intraitables, figurait un ecclésiastique revêtu
d'une haute dignité dans une des premières églises d'Espagne.
Ignace vint un jour lui rendre visite ; le prêtre, croyant qu'on
venait lui demander l'aumône, reçut le solliciteur. Ce fut le seul
motif qui l'empêcha de lui fermer sa porte. Toutefois, à la vue
du Saint, il se sentit troublé, et son visage parut s'altérer. Ses
soupçons et ses craintes s'accrurent, quand Ignace demanda à
l'entretenir en particulier.
Dès qu'ils furent seuls, Ignace lui dit : « Assurément un
« homme de rien, et surtout un misérable pécheur tel que moi,
« n'oserait s'arroger le titre d'ami à l'égard d'un seigneur de
« votre qualité ; cependant mon affection et mon dévoûment
« pour votre personne sont tels, qu'entre mille de vos amis, il
« ne s'en trouverait peut-être pas un seul qui vous fût aussi
« sincèrement dévoué. — Je vous suis dévoué, continua-t-il,
« plus que vous ne l'êtes à vous-même ; car c'est votre âme,
« c'est-à-dire la plus noble partie de votre être que j'aime, et
« vous n'en prenez aucun soin. Vous ignorez, et je n'en suis
« pas surpris, ce que l'on dit de vous dans Alcala. C'est la
« faute de votre entourage, qui ne laisse parvenir jusqu'à
<( vous que les bruits flatteurs et agréables ; mais ce qui
« m'étonne, c'est que vous n'entendiez pas la voix de votre
« conscience ! Dieu vous a-t-il donc mis au monde pour ne son-
« ger qu'à vous y divertir, comme s'il n'y avait ni ciel ni enfer ?
« Est-ce chose si peu importante de sauver son âme ou de la
« perdre éternellement ? Si à cet instant la mort vous frappait
LIVRE PREMIER. — CHAPITRE IX. 107
« (ce qu'à Dieu ne plaise), que deviendriez-vous pour toujours ?
« Que deviendraient ces richesses dont vous ne vous servez
« que pour offenser, pour outrager le Dieu plein de bonté, de
« qui vous les tenez ? Et ces plaisirs honteux qui perdent votre
« âme, quel compte en rendriez-vous ? quel compte encore de
« toutes les âmes qui périssent par votre faute ?... » A ces der-
niers mots, l'indignation du prêtre éclata contre ce mendiant
qui venait l'insulter dans sa propre maison. Il l'interrompit en
l'accablant d'injures et le menaça, s'il ajoutait une parole, de le
faire jeter par la fenêtre.
Ignace, sans s'émouvoir d'une fureur qui lui paraissait le
délire d'un malheureux frénétique, continua et redoubla même
les efforts de son zèle. Le peu de mots qu'il put encore lui
adresser, vivifiés sans doute par l'esprit de Dieu, vibrèrent
jusqu'au fond de son âme et suspendirent son courroux. Quand
il le vit plus calme, Ignace poursuivit avec une noble intrépidité,
parvint à toucher son cœur et le vit enfin s'humilier devant
Dieu.
Les serviteurs, attirés par la voix de leur maître irrité, s'at-
tendaient à quelqu'étrange scène; mais leur surprise fut extrême
lorsqu'ils le virent sortir de son appartement en donnant à
Ignace de grandes marques de respect. Il leur ordonna même
de préparer un couvert pour cet étranger qu'il retenait à souper.
Notre Saint ne s'y refusa pas, dans l'espoir de mettre ce temps
à profit pour l'entretenir encore des choses de Dieu et le fortifier
dans ses résolutions. A partir de ce jour, le nouveau converti
fut un des amis et des défenseurs les plus zélés d'Ignace. Celui-
ci, de son côté, s'attacha d'autant plus à cette âme, que sa
conversion avait été la source de beaucoup d'autres.
De semblables changements de vie se succédaient chaque
jour.
Peu à peu il s'était formé à l'hôpital une école de spiritua-
lité qui comptait au moins autant de disciples que la savante
Université d'Alcala. Le prince des ténèbres ne pouvait laisser
paisible une œuvre qui lui enlevait tant d'adeptes. Quelques
misérables essayèrent d'abord de faire passer Ignace pour ma-
gicien.
Personne ne leur donnant créance, force fut de recourir à
108 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
d'autres moyens. On imagina de soulever contre lui l'autorité
des tribunaux, afin de le discréditer auprès des ignorants, par
des enquêtes injurieuses à sa vie et à sa doctrine.
On avait depuis peu découvert et condamné en Espagne les
propagateurs de certaines opinions dangereuses qui se disaient
illuminés (IOS). D'ailleurs, un grand et terrible mouvement com-
mençait à bouleverser l'Europe. Luther, de sa voix éclatante
et passionnée, remuait les esprits ; ses ouvrages lus, commentés,
reproduits sous mille formes, animaient toute l'Allemagne contre
la Papauté. Par contre, en Espagne, l'I-nquisition veillait avec
une vigilance extrême à la conservation de la foi catholique.
C'était, il faut l'avouer, un spectacle étrange de voir des
hommes et des femmes appartenant à. tous les rangs, se réunir
dans un hôpital, autour d'un homme qui savait à peine la
grammaire.
On épia les personnes, on commenta les discours, on s'in-
surgea sourdement contre les discours et les personnes. Les
choses allèrent si loin que le docteur Alphonse Sanchez, cha-
noine de l'église des saints Juste et Pasteur, refusa un jour
publiquement la communion à Ignace et à ses compagnons,
en leur reprochant d'user trop familièrement des choses
saintes. Mais un instant après, éclairé sans doute d'en haut, il
leur distribua de lui-même le pain de vie. A ce moment, il
éprouva, dit-il plus tard, un si doux sentiment de dévotion, qu'il
eut peine à retenir ses larmes. Ce jour-là même, il voulut avoir
Ignace à sa table ; et, après l'avoir entendu parler des choses
de Dieu, il le vénéra comme un saint.
Cependant quelques-uns des nouveaux convertis éprouvèrent
de violents troubles et même de grandes souffrances corporelles;
les soupçons s'accrurent aussitôt ; on les attribua à des enchante-
ments, à des sortilèges. Tous ces faits, dénaturés comme de cou-
tume, furent portés au tribunal de l'Inquisition de Tolède, avec
prières instantes d'y apporter un prompt remède. Don Alphonse
de Mejia, chanoine de la cathédrale, fut donc envoyé secrète-
ment à Alcala, pour y prendre, de concert avec le docteur
Michel Carrasco, chanoine de Saint-Just, des informations sur
cette affaire. Il remplit sa mission avec autant d'activité que de
prudence.
LIVRE PREMIER. — CHAPITRE IX. 109
Il interrogea des témoins habituels de la vie d'Ignace, des
auditeurs journaliers de sa doctrine. Ayant reconnu que cette
vie et cette doctrine étaient irréprochables, il revint à Tolède
sans avoir même vu Ignace. Il laissait pour successeur dans
ses fonctions Jean Rodriguez de Figueroa, vicaire-général
d'Alcala. Celui-ci, voulant paraître plus zélé, manda le Saint en
sa présence, et lui apprit qu'il avait été l'objet d'informations
secrètes. .
Elles avaient, il est vrai, tourné à son avantage, disait-il,
mais une chose cependant n'avait pas plu, c'était la singula-
rité des habits que lui et ses compagnons portaient. Pourquoi
les avoir tous de la même couleur et de la même forme comme
des religieux d'un même Ordre ? Le Vicaire ajouta qu'Ignace
et ses compagnons devaient à l'avenir porter au moins des vê-
tements de couleur différente ; du reste, ils pouvaient continuer
leur genre de vie ordinaire et travailler à la sanctification des
âmes, comme par le passé. Il était facile de déférer aux volontés
du magistrat ; Ignace et Artiega s'habillèrent en noir, Calixte
et Cacerès prirent des vêtements de couleur brune, et le jeune
François garda son premier costume et mit seulement une
chaussure pour obéir à Figueroa. Celui-ci ne tarda pas à re-
nouveler ses enquêtes, et à entendre de nouveaux témoins; mais
il ne recueillit sur Ignace que des éloges. Il conçut donc pour
lui un respect et une affection peu ordinaires ; toutefois un inci-
dent vint bientôt changer entièrement ses bonnes dispositions.
Parmi ceux qui aimaient à entendre les exhortations d'Ignace,
se trouvaient deux dames de famille noble et toutes les deux
veuves ; la mère s'appelait Marie del Vado, et la fille, Louise
Velasquez. Ces pieuses femmes, désirant vivement faire de
grandes choses pour se sanctifier, prirent la résolution de passer
toute leur vie en pèlerinages, de parcourir tous les hôpitaux de
l'Espagne et d'y pratiquer de grandes œuvres de mortification
et de charité. Cependant, avant de mettre leur projet à exécu-
tion, elles voulurent avoir l'assentiment d'Ignace : loin de les
approuver, celui-ci les reprit sévèrement et leur démontra, par
les plus sages raisons, que des femmes jeunes encore, qui trou-
vent à peine leur sûreté dans la retraite, ne pouvaient, sans
s'exposer à se perdre, entreprendre ce genre de vie aventureux:
110 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
l'ennemi de leur salut, leur faisait-il observer, ne cherchait à
les soustraire à la surveillance de leurs amis, que pour les faire
tomber plus facilement dans les pièges qui leur seraient pré-
parés ; si elles désiraient s'adonner à des œuvres de mortification
et de charité, il ne manquait à Alcala ni de malades, ni d'hôpi-
taux où elles pourraient les pratiquer avec autant de mérite et
moins de dangers. Il parvint à les convaincre, et pour le moment
elles abandonnèrent leurs projets.
Cependant la fin du carême approchait, et, comme elles dé-
siraient passer ce temps le plus saintement possible, leur pre-
mière idée se présenta avec plus de force dans leur esprit ; mais
cette fois elles n'en parlèrent qu'à des confidents intimes.
Bientôt vêtues en costume de pèlerines et accompagnées seu-
lement d'une domestique, Marie del Vado et Louise Velasquez
se mirent en route à pied et mendiant. Quand on ne les aperçut
plus dans la ville, on commença à parler diversement sur leur
compte, jusqu'à ce qu'enfin ceux à qui elles s'étaient confiées,
ayant dit hautement qu'elles n'avaient point pris la fuite et ne
faisaient qu'un pieux pèlerinage, toutes les malédictions tom-
bèrent sur Ignace.
Au premier abord, ses prédications seules semblaient avoir
pu induire des femmes d'une conduite honorable à une si étrange
et si dangereuse résolution : beaucoup de gens s'en irritèrent,
mais surtout le docteur Pierre Ciruelos, sous la direction de
qui elles étaient placées. Celui-ci éprouvait un mécontentement
d'autant plus vif, que cette aventure était en réalité désagréable
pour lui et dangereuse pour ces femmes.
N'était-ce pas une chose intolérable, répétait-il, de voir un
ignorant, un mendiant, venu l'on ne sait d'où, bouleverser
Alcala, sans que personne s'y opposât ! Il était temps d'aban-
donner un homme qui bientôt éloignerait les filles de leurs
mères, les femmes de leurs maris, pour les exposer, sous un
prétexte de piété, à la risée publique. Il fallait enfin mettre un
terme à une telle audace, et enlever les moyens d'agir à un
esprit inconsidéré qui, dépourvu de science et de prudence, ne
pouvait en définitive que causer des scandales et amener des
folies.
Toutes les affaires concernant les étudiants étaient portées
LIVRE PREMIER. — CHAPITRE IX. 111
devant le Recteur de l'Université, à qui appartenait le droit de
les juger. Pierre Ciruelos, sachant combien Matthieu Pascual
était dévoué à Ignace, craignit de ne pas trouver en lui la sé-
vérité que lui paraissaient mériter de semblables délits. Il s'a-
dressa donc au vicaire-général Figueroa et lui porta ses plaintes.
L'autorité et l'estime dont jouissait le Docteur auprès du
cardinal Ximenès, qui lui avait donné la première chaire de
théologie, nouvellement fondée par lui dans cette Université,
engagèrent facilement le vicaire-général à lancer contre Ignace
un mandat d'amener.
Tandis qu'on le conduisait en prison, le jeune D. François
de Borgia, fils du duc de Gandie, vint à passer ; il pouvait avoir
alors environ dix-sept ans. Tous deux offraient en ce moment
un contraste bien frappant : l'un, au milieu des sbires, traîné
honteusement en prison ; l'autre, escorté d'une brillante suite,
recevait de tous hommages et respect. Ce qui ne semblait alors
qu'un effet du hasard, propre à redoubler la confusion d'Ignace,
n'était sans doute qu'une disposition miséricordieuse de la Pro-
vidence. Dieu devait en effet dédommager plus tard Ignace de
cette humiliante rencontre en lui donnant la joie de voir ce même
seigneur duc de Gandie, ancien vice-roi de Catalogne, venir à
Rome se mettre sous son autorité et entrer dans le nouvel Ordre
qu'il avait fondé.
Bien qu'Ignace fût en prison, il n'avait perdu ni la vénération
ni l'amour de ses disciples, qui accouraient en grand nombre
pour l'entendre. Les personnes du premier rang ne craignaient
pas de pénétrer dans son cachot; elles le trouvaient si libre et
si content, qu'il semblait être là de son plein gré, afin de prouver
par son exemple comme par ses paroles que l'homme dont le
cœur porte Dieu trouve partout le paradis. Tirant de sa situa-
tion actuelle des sujets d'instruction, il parlait avec tant d'ardeur,
qu'il paraissait véritablement hors de lui. « Aimer Dieu, aimer
« Dieu, répétait-il sans cesse, c'est là le bonheur ; souffrir pour
« lui, c'est la plus grande marque d'amour : ainsi donc souffrir
« pour la gloire de Dieu, voilà la vraie joie, voilà la plus insigne
« félicité ! »
Parmi ses visiteurs habituels, on remarquait Georges Navero,
alors premier professseur d'Écriture Sainte à Alcala, homme
112 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
éminent par son grand sens et sa piété. Un jour, il fut si ravi
des discours d'Ignace, qu'il laissa passer par mégarde l'heure
de sa leçon ; puis, courant en toute hâte auprès de ses écoliers
qui l'attendaient dans la cour, et les abordant, le visage encore
comme transfiguré d'admiration : Je viens de voir Paul dans les
fers, s'écria-t-il ; Vidi Patclum in vinculis, ne croyant point
exagérer, en comparant la générosité d'Ignace dans les souf-
frances à celle du grand Apôtre.
En attendant, le vicaire-général Figueroa poursuivait ses
enquêtes. Les accusations calomnieuses ne manquaient pas ;
mais à les examiner à fond, il ne s'y rencontrait pas ombre de
vérité. Bientôt même les témoignages favorables à l'innocence
d'Ignace affluèrent si pressés, que ce procès semblait propre à
le faire plutôt canoniser que condamner. On déclarait sa doc-
' trine sans tache, sa vie exemplaire, ses travaux apostoliques.
Dans ses entretiens privés et publics, il exhortait surtout à
aimer Dieu par-dessus tout, à secourir les pauvres, à visiter les
prisonniers et les hôpitaux, à supporter avec patience les épreu-
ves, à expier ses fautes par des pénitences volontaires.
Il enseignait à examiner deux fois par jour sa conscience, et
donnait sur ce sujet une méthode en divers points. Il louait la
fréquentation hebdomadaire des sacrements. Enfin sa parole
était si persuasive qu'elle inspirait souvent le désir d'abandonner
le monde pour vivre avec Dieu dans la solitude.
Tandis qu'on poursuivait ce singulier procès, des personnes
de haut rang venaient présentera Ignace leurs offres de service,
soit pour le défendre, soit pour obtenir les faveurs qu'il pourrait
souhaiter. Parmi elles se signalèrent Dona Teresa Enriquez,
mère du duc de Maqueda, et Dona Leonora Mascarenas, alors
dame d'honneur de l'Impératrice, et depuis gouvernante du
prince Philippe II. Mais notre Saint était bien loin de désirer
son élargissement par grâce, il ne consentit même pas à prendre
d'avocat pour défendre sa cause. C'était la cause de Dieu ; il la
remettait entre ses mains ; et, comme la calomnie seule pouvait
le faire condamner, il se serait estimé heureux de cette condam-
nation.
Un de ses compagnons, nommé Calixte, se trouvant à Ségo-
vie, apprit l'emprisonnement d'Ignace. Il accourut aussitôt,
LIVRE PREMIER. — CHAPITRE IX. 113
quoique malade, à Alcala, et voulut partager sa captivité.
Ignace l'envoya sur-le-champ au magistrat, pour lui faire subir
tous les interrogatoires qu'il jugerait convenables.
Cependant, le iS mai, quarante-trois jours (Io6) après leur
départ, les trois pèlerines rentrèrent au logis. On les questionna
à leur tour ; elles achevèrent de manifester l'innocence d'Ignace;
mais avant même ce dernier examen le vicaire-général Figue-
roa avait cru devoir apporter quelque consolation au saint
prisonnier ; il y mêla pourtant des réserves d'une sévérité
déplacée. Il se rendit donc à la prison, pour savoir d'Ignace
même s'il avait eu quelque part au pèlerinage des trois
femmes (IO?).
Sur sa réponse précise et sincère, mais négative, Figueroa
lui mit la main sur l'épaule et lui dit en souriant : « Allons, pre-
« nez courage, car cette accusation seule vous retenait ici :
« toutefois, il vaudrait mieux pour vous que vos discours fus-
« sent moins empreints de nouveauté, et j'en serais plus
« satisfait. »
Ignace, entendant parler ainsi un homme, dont le devoir était
de soutenir ses efforts pour procurer le bien des âmes, loin de
les condamner, lui répondit d'un air à la fois grave et modeste :
« Je n'aurais pas cru que parler de Jésus-Christ à des chré-
« tiens pût être traité de nouveauté. » Et sans se permettre un
mot irrévérend à son égard, il ajouta plusieurs choses qui le
confondirent et lui firent monter la rougeur au front.
Il fallut encore douze jours pour terminer cette affaire; ce ne
fut que le premier juin 1527, que le vicaire-général prononça
une sentence d'absolution déclarant la vie et la doctrine d'Ignace
exemptes de tout reproche; il ordonnait seulement, pour de
justes raisons, à Ignace et à ses compagnons de revêtir, dans le
délai de dix jours, le costume des autres étudiants ; de plus, il
leur interdit toute instruction publique, ou exhortation particu-
lière avant d'avoir achevé trois années d'étude et fini leur cours
de théologie ; et cela sous peine d'excommunication et de ban-
nissement du royaume. Ignace baissa la tête, en signe de res-
pect, et reçut ces ordres comme venus de Dieu lui-même; il
répondit seulement que, pour ses vêtements, il obéirait en
quittant la tunique; mais qu'il ne pouvait se tenir comme les
Histoire de S. Ignace de Loyola. 8
114 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE JLOYOLA.
autres étudiants, parce qu'il ne possédait rien au monde, et ne
se procurait qu'en le mendiant chaque jour, le peu de pain néces-
saire à sa subsistance.
Le vicaire-général le recommanda alors à un personnage de
qualité, nommé Luzena, dont la réputation de charité était
grande dans Alcala. Celui-ci accompagnait Ignace lorsqu'il
allait mendier par la ville. Ils arrivèrent, un jour, près de la mai-
son de Lopez Mendoza, où beaucoup déjeunes gens s'étaient
réunis pour jouer à la paume : un grand nombre de spectateurs
entouraient les joueurs ; Luzena s approcha et demanda la cha-
rité. Lopez, déjà irrité de quelques avis qu'Ignace lui avait
donnés jadis, sur sa vie peu régulière, s'écria : « N'est-il pas
« honteux, pour un homme d'honneur comme vous, d'aller men-
« dier ainsi pour un misérable hypocrite tel que celui-ci : que je
« meure par le feu, s'il ne mérite pas d'y être condamné (lo8) ! »
Cette apostrophe remplit d'erfroi tous les témoins de cette
scène ; elle ne tarda pas à circuler dans la ville comme un véri-
table scandale, mais pour le malheur de celui qui l'avait lancée.
Dieu lui-même sembla accepter ce défi impie et en faire tomber
sur la tête du coupable les horribles conséquences. Ce jour-là
même, on apprit à Alcala la naissance du prince, qui fut depuis
Philippe II, et l'on se mit aussitôt aux préparatifs de grandes
réjouissances. Lopez, monté sur la plate-forme de son palais,avec
un page et un esclave, se préparait à tirer des coups d'arque-
buse ; soudain une étincelle dirigée par la colère divine, vola sur
un dépôt de poudre et y mit le feu. La flamme enveloppa le
malheureux Lopez, qui, poussant des cris de désespoir, courut
au bas de la tour se jeter dans un réservoir plein d'eau.
Il y expirait quelques instants après. Ainsi le châtiment suivit
de près le crime, et la colère divine vengea l'outrage fait à
Ignace.
Celui-ci vit alors ce que saint Augustin appelle un grand spec-
tacle : Dieu même armé pour sa défense ; Magnum spectaculum,
Deum armatum pro te. L'observateur attentif découvrira dans
ce fait un double coup de la Providence. En vengeant l'honneur
de son fidèle serviteur, Dieu effaçait du même coup l'impres-
sion fâcheuse produite, non seulement par les imprécations de
Lopez, mais encore par les injustes procédés du vicaire-géné-
LIVRE PREMIER. — CHAPITRE IX. 115
rai Figueroa. Il avait, en effet, condamné Ignace au silence,
malgré la pureté reconnue de sa vie et de sa doctrine.
Ne pouvant plus ni parler de Dieu, ni gagner des âmes, ni
même soutenir celles qu'il avait déjà ramenées, Ignace crut
n'avoir point de meilleur parti à prendre que de se rendre à
Salamanque, selon le conseil de l'archevêque de Tolède, Don
Alphonse de Fonseca (J°9). Il devait y continuer ses études ; mais
Dieu ne le laissa pas longtemps dans cette ville. La volonté
divine semblait le pousser à abandonner l'Espagne, car malgré
tant de vicissitudes, la résolution de mener ses études à bon
terme se maintenait chez Ignace, ferme, inébranlable. Ce fut le
motif qui le conduisit enfin à Paris, où le ciel lui tenait en réserve
François Xavier, Jacques Laynez et quelques autres hommes
destinés à servir de pierres fondamentales au grand édifice de sa
Compagnie. Comme on put en juger par la suite, son rapide
séjour à Alcala contribua puissamment à cette œuvre. Il y laissa
une réputation de sainteté, qui, excitant le désir de le connaître,
attira Salmeron, Bobadilla, Olave, Natal, d'Éguia, Ledesma,
Miona, et tous ces hommes distingués par leurs talents et leur
sainteté, que nous verrons apparaître dans la suite de cette
histoire. Il en fut de même à Salamanque. Comme à Alcala,
Ignace y jeta, en quelque sorte, ses filets; puis Dieu le poussa
vers Paris pour rassembler là les hommes qu'il jugerait propres
à l'aider dans l'exécution de son grand projet.
Une fois établi à Salamanque, Ignace reprit son ancienne
habitude de parler en public et en particulier des choses de
Dieu. Mais, soit qu'on y eût reçu de fâcheuses préventions
d'Alcala, soit que le malheur des temps rendît suspectes même
les choses les plus saintes sitôt qu'on les présentait sous un
aspect de nouveauté, deux semaines s'étaient à peine écoulées
au milieu de ces pieux exercices et de ces saintes conversations,
que plusieurs religieux dominicains, gardiens vigilants de la foi,
voulurent connaître à fond la vie et la doctrine d'Ignace. Rien
n'était plus aisé : Ignace avait choisi l'un d'eux pour directeur.
Celui-ci invita un jour son pénitent à dîner, et l'avertit de se
tenir prêt à répondre aux interrogations qui lui seraient adres-
sées par quelques-uns des religieux. Le repas fini, il le conduisit
dans une chapelle où le P. Vicaire l'attendait. Celui-ci, après de
116 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
grandes louanges données à son genre de vie apostolique et à
la ferveur de ses discours, finit par s'informer de la nature et du
fruit de ses études. Ignace reconnut avoir peu étudié et ne rien
savoir.
« Quoi donc ? reprit le P. Vicaire ; peu d'études, point de
« science! et vous prêchez ainsi, sans être théologien ?» — « Je
« ne prêche pas, répondit Ignace, mais je parle familièrement
« des choses de Dieu, dans le seul espoir de convertir à lui
« quelques-uns de ceux qui m'écoutent. »
Interrogé ensuite sur le sujet de ses exhortations, il répondit
qu'il parlait en général des vertus et des vices.
« Mais c'est là, reprit le P. Vicaire, un sujet de haute théo-
« logie ; cette science vous est étrangère, d'après vos propres
« aveux ; vous ne pouvez donc la posséder que par un don
« surnaturel du Saint Esprit : si cela est, convenez-en. »
Ignace ne crut pas cette conséquence parfaitement juste; car
le P. Vicaire ne voulait parler que du côté spéculatif de la
question, telle qu'on la traitait dans l'Ecole ; lui ne s'occupait
que des actions, et de leur utilité ou de leur danger pour le
salut. Il garda donc le silence. Son examinateur 'croyant l'y
avoir réduit, « dans des temps comme ceux-ci, poursuivit-il,
« où tant d'erreurs se répandent dans la chrétienté, vous osez,
« sans lettres, sans études, traiter en public de ce que vous
« ignorez, et vous voulez encore dérober vos enseignements à
« celui qui pourrait juger de vos erreurs. Si votre doctrine est
« pure, pourquoi vous taisez-vous maintenant ? Si elle ne l'est
« pas, comment osez-vous l'enseigner ? D'ailleurs quel étrange
« vêtement porte là votre compagnon ?» Il parlait de Calixte,
arrivé depuis peu d'Alcala, qui portait une soutanelle courte,
un grand chapeau et son bourdon de pèlerin. Or, Calixte étant
d'une taille élevée et d'une tournure peu gracieuse, son costume
paraissait assez ridicule. Calixte répondit, et c'était la vérité,
qu'il avait donné le reste de ses habits à un pauvre plus indigent
que lui. Le P. Vicaire sourit de cette explication, comme d'un
mensonge heureusement trouvé, et résolut, puisqu' Ignace gar-
dait le silence sur sa doctrine, de le forcer enfin à s'expliquer (lto).
En conséquence il le fit enfermer dans une cellule du monas-
tère, mit des gardes à sa porte, et l'y retint trois jours. Il
LIVRE PREMIER. — CHAPITRE IX. 117
employa ce temps à agir auprès des tribunaux. Cependant
plusieurs religieux venaient, soit pour voir le prisonnier, soit
pour l'entendre. Ignace parlait des choses spirituelles avec une
entière tranquillité d'esprit, et d'autant plus librement qu'il était
sûr d'être compris de ses auditeurs versés eux-mêmes dans ces
matières. Les avis des Pères sur son compte, furent partagés.
Les uns le regardaient comme un saint, et, persuadés qu'il
n'avait pu acquérir qu'à la faveur d'une haute contemplation de
si admirables lumières, ils étaient d'avis de le laisser enseigner
librement, puisqu'on reconnaissait aisément que l'esprit de Dieu
parlait par sa bouche. D'autres, au contraire, opinaient que,
saint ou non, un ignorant ne pouvait s'ériger en maître; qu'on
devait au moins examiner soigneusement sa doctrine, et s'assurer
que de dangereux enseignements ne se glissaient pas à la
faveur de cette apparente sainteté.
Au bout de trois jours (IIT), Ignace et Calixte furent jetés
dans une prison si affreuse, qu'une pareille détention était bien
plutôt un châtiment, qu'une mesure préventive. Une même
chaîne, longue de douze palmes, fut rivée à un pied de chaque
prisonnier. L'un des captifs ne pouvait se mouvoir, sans obliger
l'autre à le suivre. On s'empara de tous les écrits spirituels
d'Ignace et on se mit à en disséquer chaque parole. Pour lui, il
était si tranquille et même si heureux dans cette prison, que,
pendant toute la première nuit, il ne cessa de chanter avec son
compagnon tous les psaumes et toutes les hymnes qu'il savait
par cœur.
Le lendemain il y eut affluence de pieux visiteurs. Ces âmes
charitables, voyant que pour prendre un peu de repos le pri-
sonnier devait s'étendre sur une terre presque fangeuse, vou-
lurent lui procurer quelques soulagements, malgré ses instantes
réclamations.
Plusieurs jours s'écoulèrent ainsi. On finit par le faire com-
paraître devant quatre examinateurs. Trois d'entre eux, Isidore,
Paravina et Frias étaient docteurs ; le quatrième, bachelier et
vicaire-général, portait aussi le nom de Frias. Ces théologiens
interrogèrent Ignace tour à tour : ils lui posèrent plusieurs
questions très subtiles sur les mystères de la Très-Sainte-
Trinité, de l'Incarnation, de l'Eucharistie, et même sur le droit
118 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
canon. Ignace, tout en avouant son ignorance, répondit avec une
telle solidité de doctrine et une si grande exactitude d'expression,
qu'ils en furent stupéfaits. Ensuite on l'engagea à parler, comme
il avait coutume de le faire en public, sur le premier comman-
dement. C'était souffler sur le feu qui embrasait son cœur, pour
en faire jaillir la flamme. Car, lorsqu'il traitait de l'amour divin,
il s'animait, non plus en docteur qui enseigne une doctrine, mais
en saint qui la sent et la pratique dans son cœur (II2).
Cependant, un incident vint mettre dans tout leur jour la
sincérité et l'innocence d'Ignace. Deux autres de ses com-
pagnons étaient enfermés dans la prison commune ; lui-même,
sans en être requis, les avait fait connaître aux juges, pour
qu'ils pussent les soumettre à un examen. Or il arriva qu'une
nuit les prisonniers forcèrent les portes, et tous s'évadèrent.
Seuls, les compagnons du Saint y demeurèrent autant par senti-
ment de leur innocence, que pour avoir appris d'Ignace à
regarder les souffrances comme une faveur particulière de Dieu.
Dès ce moment, on leur donna pour prison une habitation
commode et spacieuse. Mais Ignace restait dans les fers. Sa
prison, il est vrai, semblait être devenue un rendez-vous public.
Des hommes de tous rangs accouraient pour l'entendre. Parmi
eux, se trouvaient Dom François de Mendoza, depuis évêque
de Burgos et cardinal, et le vicaire-général, qui avait été le plus
sévère ou le plus zélé de ses interrogateurs. En le voyant
enchaîné, ce dernier lui exprima, autant par ses regards que
par ses paroles, une grande compassion ; mais Ignace, se tour-
nant vers lui, le visage enflammé, comme il l'avait d'ordinaire
quand il exhalait les sentiments de son cœur envers Dieu: «Je
« vous répéterai, lui dit-il, ce que je disais tout-à-1'heure à une
« dame, qui se désolait fort sur ce qu'elle appelait mon extrême
« misère, et que j'appelle, moi, mon extrême bonheur. Si
« l'amour de Dieu est dans votre cœur, vous comprendrez
« aisément que souffrir pour Dieu, c'est une jouissance à laquelle
« tous les plaisirs de la terre ne peuvent être comparés. Je vous
« l'assure, il n'y a pas à Salamanque tant de chaînes et de fers
« que je n'en souhaite davantage pour l'amour de Celui, en
« l'honneur duquel je porte ceux-ci, fers qui à vos yeux sont
« déjà trop pesants pour moi. »
LIVRE PREMIER.
CHAPITRE IX.
119
Après vingt-deux jours d'emprisonnement, Ignace et ses
compagnons comparurent enfin devant leurs juges. Reconnus
innocents, on leur rendit la liberté, et il leur fut permis de
reprendre leur premier genre de vie, et même de prêcher. Ils
devaient seulement s'abstenir dorénavant, n'étant pas encore
versés dans la théologie, de déterminer ce qui est péché mortel
et ce qui est péché véniel, question toujours épineuse et pleine
de difficultés, même pour les hommes les plus éclairés. Les
juges croyant avoir traité Ignace avec les égards convenables,
le congédièrent, avec de grands témoignages d'affection. Mais
le Saint portait ses vues plus loin dans l'avenir. Il jugea que la
défense faite par ses juges équivalait à un ordre de se taire.
En effet, s'il continuait à s'élever, comme il l'avait toujours fait,
contre l'offense de Dieu, on pourrait l'accuser d'en avoir déter-
miné la nature, et par conséquent de s'être écarté des injonc-
tions reçues. Use décida donc, trois semaines après son élargis-
sement, à quitter l'Espagne, et il se dirigea vers Paris (II3).
Hïtovt fieeonù, — Chapitre premier.
Arrivée d'Ignace à Paris. — Inconstance et fin malheureuse
des premiers compagnons de saint Ignace. — Sa charité à l'égard
d'une personne qui l'avait offensé. — Conversion de plusieurs
étudiants. — Ignace délivré d'un châtiment injuste.— Nouvelles
conversions.
GNACE arriva à Paris, le 2 février 1528 (x).
Là, il se réunit à quelques Espagnols, dans
une maison dont le loyer était payé en
commun. Il acquittait sa quote-part au moyen
d'aumônes envoyées de Barcelone. C'est
grâce à ces secours qu'il pensa économiser
au profit de ses études un temps ordinaire-
ment employé à mendier. Jusque-là, Ignace avait suivi confu-
sément toutes les branches de l'enseignement ; il résolut de les
reprendre avec ordre depuis les premiers éléments. Mais il fut
bientôt dérangé dans ses plans : un de ses compagnons déposi-
taire de sa bourse en avait dépensé tout le contenu, vingt-cinq
ducats, pour son propre usage. Comme cet ami peu délicat ne
pouvait rendre l'argent, Ignace fut contraint de demander un
asile à l'hôpital de Saint-Jacques et d'implorer désormais, pour
vivre, la charité publique.
Ce nouvel état de choses nuisait beaucoup à ses études, car
l'hôpital était fort éloigné du collège Montaigu dont il suivait
les classes. De plus les portes de cet hôpital s'ouvrant tard le
matin et se fermant de bonne heure le soir, il devait perdre,
chaque jour, une partie des leçons. Quelques amis s'employèrent,
mais inutilement, pour l'attacher au service d'un homme de
lettres, qui aurait été tout à la fois son maître et son professeur.
Ignace eût ainsi satisfait sa dévotion particulière, en servant
Jésus-Christ dans sa personne et les apôtres dans celles de ses
disciples (2). Pressé par la nécessité, appuyé sur les conseils
d'un religieux de ses amis, il prit le parti d'aller en Flandre (3),
HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA. 121
pendant les vacances, et d'y mendier, auprès des marchands
espagnols assez d'argent pour vivre une année entière à Paris,
sans autre souci que celui de ses études. Dans le même but, il
passa aussi en Angleterre, pays alors catholique.
Sur ces entrefaites, Jean Madera, compatriote d'Ignace, lui
représenta que se montrer partout dans cette misère, c'était
porter atteinte à l'honneur de sa maison. On devait croire, en
effet, sa famille ou trop indigente pour pouvoir subvenir aux
besoins d'un de ses membres, ou assez avare pour s'y refuser.
Bien plus, ajoutait Madera, en se conduisant ainsi, Ignace se
rendait coupable d'injustice, puisqu'il compromettait sa réputa-
tion. Jean Madera était si convaincu, que tous les raisonnements
du Saint ne parvinrent pas à l'ébranler. Alors celui-ci écrivit en
forme de cas de conscience la question suivante : « Un gentil-
« homme qui, par amour pour Dieu, a renoncé au monde,
« peut-il, sans craindre de nuire à l'honneur de sa famille, aller
« de pays en pays, ne vivant que d'aumônes ? » Ignace la
soumit à plusieurs docteurs de Sorbonne parmi les plus éclairés;
leur solution unanime fut qu'il n'y avait en cela aucune faute.
Il montra à Madera cette décision, moins pour justifier son
opinion que pour défendre la gloire de la pauvreté volontaire.
Ennoblie par l'exemple de Jésus-Christ, pour l'amour duquel
nous l'embrassons, cette pauvreté ne saurait ternir l'honneur de
la plus illustre origine.
Au reste Ignace n'eut bientôt plus besoin d'entreprendre,
pour fournir à sa propre subsistance, de longs et pénibles
voyages ; car les marchands espagnols, instruits de la noblesse
de sa naissance, se chargèrent de lui faire parvenir, à Paris
même, le produit de leurs aumônes. Ces aumônes arrivaient si
abondantes qu'elles suffisaient, non seulement aux besoins
d'Ignace, mais encore à l'entretien de Pierre Le Fèvre et de
Nicolas Bobadilla, et au soulagement de beaucoup de pauvres.
Pendant un de ses voyages en Flandre, il survint un incident
attesté dans le procès de canonisation. Ce simple fait prouve
que, longtemps avant d'avoir fondé son ordre, Ignace savait par
révélation qu'il en serait le Père. Il était allé demander l'aumône
chez un jeune espagnol de Médina del Campo, négociant à
Anvers, nommé Pierre Cuadrado. Celui-ci traita Ignace avec
122 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
une généreuse libéralité. Dieu fit alors connaître à son servi-
teur par une lumière prophétique, les secours bien autrement
importants qu'il recevrait du même bienfaiteur dans la suite. Re-
gardant fixement Cuadrado : « Un jour viendra, dit Ignace, où
« vous qui aujourd'hui exercez si libéralement la charité envers
« moi, vous fonderez dans votre patrie une maison de l'Ordre
« que Dieu établira plus tard, par le moyen du mendiant assisté
« par vous. » La nouveauté de cette idée, le ton plein d'assu-
rance qu'Ignace, contrairement à son habitude mit dans sa
parole, la vénération chaque jour plus grande qu'inspirait le
Saint, firent une profonde impression sur le jeune négociant.
Cuadrado n'oublia jamais cette prophétie. Plus tard sa femme
Dona Françoise Manson aimait à la raconter lorsqu'elle se
trouvait avec quelque Père de la Compagnie.
La prédiction s'accomplit : Pierre Cuadrado fonda à Médina
un collège de cette société, dont l'établissement lui avait été
annoncé si longtemps d'avance (4).
Le trait suivant mérite encore d'être rapporté. Durant le
séjour d'Ignace à Bruges, Louis Vives, homme d'une grande
érudition et d'un jugement solide, le reçut un jour à sa table,
sans autre motif que de faire la charité à un pauvre. En l'enten-
dant parler de Dieu avec tant d'élévation et avec une si pro-
fonde connaissance des choses spirituelles, il fut ravi d'admira-
tion. Quand son hôte fut parti, il dit à ses autres convives :
Cet homme est tin saint ; vous le verrez un jour fonder quel-
qu ordre religieux.
Les talents d'Ignace, pour opérer de grandes choses dans le
service de Dieu, étaient si manifestes, qu'au premier coup d'œil
et à la seule lumière du bon sens, on pouvait prévoir ce qu'il
accomplirait (5).
De plus en plus fixé sur sa mission, Ignace s'appliquait
dès lors à faire un nouveau choix d'hommes propres à accomplir,
pour la gloire de Dieu, les œuvres peu communes dont il
avait conçu le plan. Je dis un nouveau choix, parce qu'il en fut
de ses quatre premiers compagnons comme de ces graines qui
après avoir produit une belle tige verdoyante, restent stériles.
Ils ne se trouvèrent pas de taille à marcher sur les traces
d'un géant. Les accusations, les calomnies, la prison, les chaînes,
LIVRE SECOND. — CHAPITRE T. 123
épreuves semées partout sous leurs pas, devinrent bientôt trop
lourdes à leur vertu novice. Ils abandonnèrent Ignace ; chacun
d'eux s'en alla de son côté.
Calixte fit d'abord un pèlerinage en Palestine. Satisfait de
cet acte de piété, il entra dans le commerce et navigua vers les
Indes. Il mourut pauvre marchand dans un pays, où, disciple
de saint Ignace, il aurait pu devenir un apôtre comme François
Xavier.
Pour obtenir un évêché, Arriaga passa en Amérique. Au
moment où il parvenait à son but, il fut emporté par un poison
qu'il prit par mégarde.
Jacques Cacerés revint à Ségovie, sa patrie (6). Là, il ne sut
point résister aux séductions et devint bientôt un homme très
mondain. Mais le monde ne s'occupa pas plus de lui qu'il ne
s'occupait lui-même de Dieu. Traité d'espion et jeté dans les
prisons en Angleterre, en France, au camp de l'empereur
Charles-Quint, il s'évada deux fois ; puis à la suite d'une troi-
sième tentative, il s'attira de cruels traitements dont il se res-
sentit misérablement toute sa vie.
Le Français Jean, le plus jeune des quatre, resta du moins
fidèle à Dieu et à la piété : il prit même l'habit religieux.
Cependant Ignace ne réussit pas mieux tout d'abord dans
le choix de nouveaux collaborateurs. Ces autres disciples furent
Jean de Castro, homme d'un esprit solide, docteur en Sorbonne,
Peralta étudiant, et un jeune Biscayen de la famille des
Amador. Ignace les avait attirés à Dieu par la pratique de ses
Exercices.
Cette retraite produisit sur eux son effet ordinaire, c'est-à-
dire un grand changement de vie. Tous les trois vendirent
leurs biens, en donnèrent le prix aux pauvres, et se retirèrent à
l'hôpital Saint-Jacques, où, livrés à de longues méditations,
ils se disposaient à adopter un genre de vie digne de si beaux
commencements. Mais le monde, qui voit tout des yeux de la
chair, ne reconnut dans une conduite si héroïque qu'une solen-
nelle folie : des jeunes gens nobles et riches déshonorer leurs
pays et leur famille, en mendiant comme des misérables ! Bien-
tôt des amis les circonviennent, leur prodiguent conseils et re-
proches, s'efforcent par tous les moyens de les ramener à ce
124 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
qu'ils appellent le bon sens. Mais la grâce de Dieu avait jeté
dans leurs cœurs de trop profondes racines pour céder à ce
premier effort tenté contre elle.
Les nouveaux convertis répondirent qu'eux aussi avaient
jadis considéré les choses célestes avec des yeux profanes ;
néanmoins, grâce aux leçons d'Ignace, leur aveuglement était
guéri : « Si vous voulez l'entendre, ajoutaient-ils, peut-être
« désirerez-vous aussi vous associer à lui ; mais du moins, s'il ne
« vous plaît pas de nous imiter, cessez de nous troubler. »
Désespérant de leur faire changer de résolution par la per-
suasion, ces mêmes amis eurent recours à la violence. Des
hommes armés, traînant les disciples d'Ignace hors de l'hôpital,
les ramenèrent à leur ancien logement, et les obligèrent de se
vêtir honorablement. Ils obtinrent qu'ils vivraient, au moins
extérieurement, comme tout le monde, jusqu'à la fin de leurs
études, c'est-à-dire jusqu'à leur retour en Espagne. C'était là
une première concession ; ce ne fut pas la dernière.
La ferveur des néophytes se refroidit. Quelques mois plus
tard, Ignace et sesdisciplesse séparaient. Les nouvelles semences,
sans avorter entièrement, ne pouvaient porter les fruits que le
Saint en avait attendus. Devenu plus tard prédicateur, Jean
de Castro ne voulut pas que les exhortations à la persévérance,
qu'il adressait aux autres, fussent un constant reproche de son
instabilité ; il prit l'habit de Saint-Bruno, à la chartreuse de
Valence. Nous aurons occasion de parler encore de lui dans
la suite de cette histoire.
Peralta entreprit le voyage de Terre-Sainte; mais il rencontra,
en Italie, un de ses parents, capitaine de renom, qui le fit con-
duire à Rome. Le pape lui ayant défendu de continuer son
voyage, il retourna en Espagne. Quant au jeune Biscayen, on
ne sut jamais ce qu'il était devenu.
Mais voici qu'une nouvelle tempête s'élevait contre Ignace.
On renouvela les anciennes accusations. Il se servait, disait-on,
de magie et de sortilège, pour égarer l'esprit de ses auditeurs.
Parmi ses adversaires avoués, se distinguaient deux hommes
marquants, tous deux docteurs: Pierre Ortiz et Jacques Govea.
Le premier s'était très attaché à Jean de Castro et à Peralta ;
le second aimait beaucoup le jeune Amador, son élève. Leurs
LIVRE SECOND. — CHAPITRE I. 125
discours, et ceux de plusieurs autres personnages aussi prévenus
qu'eux, parvinrent aux oreilles du P. François Matthieu Ori, alors
inquisiteur. Intrigué par ces prétendus sortilèges qui troublaient
les esprits, Ori désira beaucoup connaître Ignace. Celui-ci se
trouvait alors absent de Paris. Voici à quelle occasion il avait
entrepris un court voyage. Un de ses compagnons, celui-là
même, qui en dissipant ses vingt-cinq ducats, lui avait causé
tant d'ennuis, était tombé malade à Rouen. Là, réduit à la
dernière misère, ce malheureux eut recours à la charité de celui
qu'il avait trahi ; il parvint à lui faire connaître l'abandon où il
se trouvait. Ignace s'empressa de répondre, par une héroïque
charité, à l'infidélité dont il avait été victime.
Il se mit donc en route, résolu de faire ce voyage nu-pieds et
à jeun pour mieux se vaincre. Il avait à ce sujet consulté le
Seigneur dans l'église de Saint-Dominique, où il avait été faire
son oraison. Tout d'abord, Ignace ne put s'empêcher de sentir
s'élever dans son cœur quelques sentiments de pusillanimité.
La nature répugnait si vivement à la pensée du fatigant trajet
à faire dans de telles conditions. Mais, arrivé à trois lieues de
Paris, tandis qu'il s'efforçait de gravir une colline en renouve-
lant la résolution de se traîner, s'il le fallait, jusqu'à Rouen, Dieu
lui mit au cœur tant de force, tant de vigueur, que ce jour
même il fit encore dix autres lieues. Et loin de marcher pénible-
ment, il allait d'un pas allègre n'éprouvant ni faim, ni fatigue,
ni ennui. Les célestes consolations, dont il était inondé, le for-
cèrent même parfois de s'arrêter et d'exhaler à haute voix les
brûlantes ardeurs qui le consumaient. Il passa la première nuit
du voyage dans un hôpital, partageant un même lit avec un
pauvre mendiant, et la seconde dans la campagne, sur une meule
de paille.
Arrivé à Rouen le troisième jour, il se rendit aussitôt chez
son ancien compagnon. Après l'avoir affectueusement embrassé,
il se mit à le servir, à lui prodiguer tous les soins de la plus
délicate charité. Il lui fit ensuite obtenir passage sur un navire,
qui le porterait en Espagne, enfin il lui remit au départ des
lettres de recommandation pour quelques amis. Telles sont les
vengeances des saints ; telle est la manière dont ils punissent
les offenses reçues.
126 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
Tandis qu'il était encore à Rouen, donnant ses soins au ma-
lade, le Saint apprit que l'inquisiteur de Paris le faisait chercher.
Il se hâta de repartir et, dès son arrivée, il courut l'assurer de
sa pleine soumission à toutes ses volontés. Il le supplia seule-
ment de ne pas l'empêcher de suivre les classes qui s'ouvraient
à la Saint-Remi. Du reste son innocence fut promptement re-
connue ; il ne subit même aucun interrogatoire, et recommença,
sous le professeur Jean Pena, son cours de philosophie, au col-
lège Sainte-Barbe.
Cependant Dieu excitait de plus en plus dans l'âme de son
serviteur, le désir de travailler à l'œuvre déjà plusieurs fois es-
sayée en vain, et pour laquelle il l'avait spécialement conduit
dans la capitale de la France. Ignace se mit donc à entretenir ses
condisciples des choses de Dieu, non seulement pour les porter
à la vertu, mais encore pour discerner et s'attacher ceux que le
ciel destinait à l'aider dans ses desseins. Il arriva donc bientôt
que, les classes finies, maîtres et écoliers se réunissaient autour
d'Ignace pour en recevoir les leçons d'une philosophie toute
céleste, dont il était un admirable interprète. Auprès de ses
déductions fortes et logiques, puisées aux sources mêmes de
l'Evangile, la stérile philosophie d'Aristote pâlissait ; et à ce
langage tout surnaturel, les âmes profondément émues subis-
saient l'impression d'une éloquence sortie du cœur. Les cours
de Pena étaient négligés ; la cause de la philosophie perdait à
cette lutte, et un orage éclata contre Ignace.
Les jours de fêtes, on avait coutume, au collège Sainte-
Barbe, de faire argumenter entre eux les écoliers pour les exercer
et juger de leurs progrès. Mais depuis qu'Ignace avait intro-
duit parmi cette jeunesse la fréquentation des sacrements, le
concours toujours croissant à l'église, diminuait d'autant les
réunions de Sainte-Barbe. Pena, mécontent, vit bien qu'il serait
inutile de s'en plaindre à Ignace. Il s'adressa donc au docteur
Govea, recteur du collège.
C'était alors l'usage que tout élève qui troublait les études,
subissait un châtiment solennel, dans une salle publique. A cet
effet, tous les professeurs armés de baguettes et de fouets se
réunissaient solennellement au son de la cloche ; les étudiants
étaient conviés à ce spectacle. La souffrance matérielle du
LIVRE SECOND. — CHAPITRE I. 127
châtiment était peu de chose, mais l'infamie en était grande.
On aurait regardé comme un déshonneur d'être lié d'amitié
avec le condamné. Telle est la peine que Peîia voulut infliger
au perturbateur, dans l'espoir de le rendre méprisable aux yeux
de ses compagnons. La conjoncture était des plus favorables ;
car le Recteur avait conçu de l'aversion pour Ignace depuis
l'affaire du jeune Biscayen. Govea et Pena se concertèrent donc ;
mais leur secret fut éventé ; les amis de l'accusé l'avertirent de
ne pas se présenter au collège.
Tout d'abord Ignace fut saisi d'une subite horreur à la pensée
d'un châtiment si indigne et si ignominieux. Toutefois il se
dompta bientôt, et, se reprochant amèrement la rébellion
momentanée de l'amour-propre, il s'achemina vers Sainte-Barbe.
Mais de ce grand sacrifice offert au ciel, le Seigneur n'accepta
que la victoire du. Saint sur lui-même. Dieu ne permit pas que
son serviteur subît un affront dont les suites eussent été plus
fâcheuses pour les autres que pour lui (7). Découvrant l'artifice
du démon qui ne travaillait à le rendre méprisable, par une si
odieuse cabale, que pour éloigner de lui les âmes auxquelles il
avait déjà été utile, Ignace sentit soudain le désir de l'humiliation
céder au projet de se défendre. Lors donc que, les portes fermées,
on se préparait à le conduire dans la salle où il était attendu, il
demanda à être admis en présence du Recteur. Là, sous l'in-
spiration non d'une crainte personnelle, mais du zèle le plus
pur, il dit qu'après avoir déjà souffert l'emprisonnement et les
fers, le courage ne lui manquerait pas pour subir le châtiment
dont il était menacé, châtiment auquel il n'avait pas cherché à
se soustraire, quoiqu'il eût été prévenu à temps. Déjà, dans
d'autres pays, la même faute, ou plutôt le désir de gagner des
âmes à Dieu lui avait attiré de mauvais traitements qu'il n'avait
pas songé à éviter ; car souffrir ou mourir dans un si glorieux
ministère, c'était moins un mérite qu'un bonheur.
« Mais aujourd'hui, ajouta-t-il, ce n'est pas mon intérêt qui est
« enjeu, c'est bien plutôt celui d'un grand nombre d'âmes; j'ai
« donc cru devoir en appeler à votre jugement. La justice chré-
« tienne permet-elle de punir comme perturbateur un accusé à
« qui on ne peut reprocher que de travailler à faire connaître
« et aimer Jésus-Christ ? Oui, je vous le demande, est-il per-
128 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
« mis de m'inrliger l'infamie d'un châtiment public dans le seul
« et unique but de détacher de moi ceux que Dieu même, par
« sa grâce, attire à mes côtés ? »
Ces paroles subjuguèrent le Recteur; Govea répondit d'abord
par des larmes; puis, prenant Ignace parla main, il le conduisit
dans la salle où maîtres et écoliers l'attendaient, et là, se jetant
à ses pieds, il lui demanda pardon de l'injure qu'il avait permise
contre lui, et dans sa personne, contre Dieu lui-même. C'est ce
même Govea, qui quelques années après, lorsque la Compagnie
n'était pas encore approuvée comme ordre religieux, demandait
au roi de Portugal, Jean III, d'employer à la conversion des
Indes les compagnons d'Ignace. On sait les admirables moissons
d'âmes recueillies depuis par saint François Xavier et tant
d'autres imitateurs de son zèle et de ses vertus. Or si l'injuste
sentence eût été exécutée, jamais peut-être Ignace n'aurait
fait la glorieuse conquête de Xavier. D'une exquise suscepti-
bilité sur le point d'honneur, celui-ci aurait-il consenti à habiter,
à converser même avec un homme noté d'infamie ?
Ainsi Dieu faisait tourner à l'accroissement du crédit d'Ignace
les moyens que ses ennemis avaient choisi pour le détruire. En
effet, l'opinion d'un homme aussi grave que le Recteur, opinion
exprimée avec de pareilles démonstrations de respect, attira
aussitôt l'estime et l'admiration de tous sur celui que Govea
honorait : elle acquit, par la suite au saint Fondateur beaucoup
de disciples. Jean Pefia, qui avait soulevé cette tempête, apprit
aussi à le chérir et à le vénérer. Ainsi en fut-il des professeurs
Moscoso et VaMio, et surtout du docteur Martial. Ce savant
théologien recevant d'Ignace, chaque jour, de nouvelles lumières
sur les matières les plus sublimes, se persuada qu'un homme
déjà si merveilleusement habile dans une science qu'il n'avait
pas étudiée, devait l'avoir apprise de Dieu même. Il lui offrit en
conséquence de le recevoir docteur avant la fin de ses cours,
Ignace ne voulut jamais y consentir. Mais par là on peut
apprécier à sa juste valeur, la défense qui lui avait été faite à
Alcala de parler en public avant d'avoir pris ses grades.
Cependant la situation d'Ignace avait bien changé. Son zèle
et ses travaux n'étaient plus renfermés dans les murs du collège,
et quoiqu'il ne pût s'employer au salut des âmes aussi active-
LIVRE SECOND. — CHAPITRE I. 129
ment qu'en Espagne, à raison des difficultés de la langue
française, il ne laissait pas de se rendre utile dans maintes
occasions.
Un homme perdu de mœurs aimait éperdûment une femme
mariée, ce qui l'exposait à des dangers continuels. Ignace en
fut instruit et résolut de travailler avec ardeur à préserver ce
pécheur du double malheur temporel et éternel dont il était
chaque jour menacé. Mais ni avis, ni exhortations ne parvin-
rent à le faire rentrer en lui-même, car le propre du vice qui
le tyrannisait, est d'obscurcir toutes les lumières des vérités
célestes, et de rendre sourd aux plus salutaires avertissements.
Le serviteur de Dieu eut donc recours à d'autres moyens. Pour
se rendre chez cette personne, le malheureux devait traverser
un pont jeté sur un ruisseau assez profond. C'était en hiver, et
le froid était très rigoureux. Un soir, Ignace quitta presque tous
ses vêtements et se plongea dans l'eau jusqu'au cou. En cet
état il attendit le moment où le pauvre pécheur viendrait à
passer. Là, il conjurait le Seigneur, avec larmes, d'accepter les
souffrances qu'il endurait pour la guérison morale de celui qui,
ne connaissant pas son mal, n'en désirait pas le remède. Enfin
le misérable arriva tout occupé de ses pensées ordinaires. Dès
qu'Ignace l'aperçut, il lui adressa d'une voix tremblante, et
pourtant pleine de force, des paroles énergiques, qui, cette fois,
allèrent droit à son cœur : « Allez, lui dit-il, allez chercher
« d'odieux plaisirs au péril de votre vie et de votre âme ; moi,
« je reste ici, et j'expierai, par les souffrances de ma propre
« chair, les indignes jouissances de la vôtre. Vous m'y retrouverez
« à votre retour ; vous m'y retrouverez tous les soirs, jusqu'à
« ce que Dieu, que je ne cesse d'implorer pour vous, mette un
« terme à vos crimes, ou à ma vie. »
Le coupable frémit. Aussi touché de ces reproches qu'ému de
compassion à la vue des douleurs qu'Ignace s'imposait pour le
sauver, il ouvrit enfin les yeux sur l'état de son âme. Il changea
de vie ; et, depuis ce jour, regarda celui qui l'avait délivré de
tant de périls, comme son meilleur ami.
Ignace eut recours une autre fois, pour retirer un prêtre d'une
vie extrêmement scandaleuse, à un moyen ni moins nouveau, ni
moins efficace. Sa position ne lui permettait guère de parler
Histoire de S. Ignace de Lcyoia. 9
130 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
librement, car un laïque ne pourrait, sans manquer de respect,
réprimander un ecclésiastique.
Après avoir consulté Dieu dans l'oraison, selon sa coutume
en de pareilles occasions, il vint un dimanche matin se jeter aux
pieds de ce prêtre. Là, il fit sa confession générale, avec une
componction bien propre à en faire naître une semblable dans le
cœur du malheureux. Dieu parla intérieurement à son indigne
ministre ; il lui fit sentir combien ces mêmes fautes, qu'il enten-
dait accuser, étaient plus criminelles encore chez un prêtre et chez
un religieux que dans un laïque. La douleur d'Ignace le péné-
trait d'intolérables remords. Si le pénitent eût été prêtre, sans
doute tous les deux eussent bientôt changé de rôle ; car la confes-
sion n'était pas achevée, que le confesseur était devenu un
homme nouveau. Il exposa à Ignace le misérable état de son
âme, et le supplia de l'aider à en sortir, comme il avait déjà con-
tribué à le lui faire connaître. Le Saint qui ne désirait rien
davantage, lui fit suivre les Exercices spirituels; et bientôt sa
vie pénitente donna plus de salutaires exemples, que sa vie
déréglée n'avait causé de scandale.
Voici un troisième exemple du zèle industrieux d'Ignace. Il
entra un jour, pour affaire, chez un ecclésiastique, docteur en
théologie qu'il trouva occupé à jouer au billard. Il fut reçu avec
politesse, et, soit pour lui faire honneur, soit par dérision, le maître
de la maison lui proposa une partie. Ignace, tout à fait inexpéri-
menté dans ce jeu, s'excusa sur ce motif. Le Docteur insistant,
son visiteur, mû sans doute intérieurement par l'esprit de Dieu,
lui dit alors : « Eh bien ! Monsieur, j'accepte votre proposition ;
« mais de pauvres gens comme moi ne jouent pas seulement
« pour s'amuser, ils jouent pour gagner. Comme je ne possède
« au monde que ma personne, elle sera mon enjeu. Si je perds,
« pendant un mois je serai obligé de vous servir, et de vous
« obéir en tout ce que vous me commanderez de légitime; si je
« gagne, vous ferez une chose que je vous ordonnerai et qui
« sera pour votre grand avantage. » Dieu, qui avait suggéré à
l'un cette singulière proposition, inspira à l'autre de l'accepter.
On se mit au jeu. Ignace eut la main si heureuse que la par-
tie fut bientôt gagnée : son adversaire ne fit pas un point. Alors
celui-ci se prit à réfléchir ; Dieu n'avait-il pas en vue quelque
LIVRE SECOND. — CHAPITRE I.
131
but ultérieur et signalé, que ses yeux ne discernaient pas encore.
Vaincu, il consentit à remplir les conditions de la partie, et se
remit à la discrétion du vainqueur. Ignace lui imposa de faire
pendant un mois, les Exercices spirituels ; et le Docteur en tira
le fruit ordinaire, c'est-à-dire de passer d'une vie coupable à une
vie innocente, et de celle-ci à une vie plus parfaite.
Ignace s'associe à Paris quelques compagnons pour fonder un
ordre nouveau. — Moyens qu'il emploie pour les attirer à Dieu.
ES premiers liens d'amitié qu'Ignace forma
à Paris, furent contractés avec un jeune
homme nommé Pierre Le Fèvre (s). Né le
13 avril 1506, au Villaret, dans le diocèse
d'Annecy, Pierre Le Fèvre sortait à peine
de la première enfance quand son père
l'envoya à la campagne garder les troupeaux.
Mais ce qui semblait alors une mesure de nécessité, était
vraiment à son égard une disposition de la Providence. La soli-
tude, en effet, l 'éloignait des périls et mettait à l'abri cette
première innocence qui se conserve si rarement sans tache,
parmi des enfants constamment réunis.
Le père de Le Fèvre était un homme de bien ; il donnait lui-
même à son fils les premiers enseignements de la religion, et
l'enfant faisait dans cette science des saints de si rapides progrès,
qu'il fut bientôt capable de l'enseigner aux autres. On montre
encore aujourd'hui une grosse pierre, sur laquelle, dès l'âge de
six ans, il montait les jours de fête, pour expliquer aux gens de
la campagne les mystères de la foi ; il le faisait avec tant de
clarté et de grâce, qu'il attirait autour de lui de nombreux audi-
teurs. Non seulement on admirait sa jeune intelligence, maison
s'étonnait surtout, et avec raison, de trouver ce désir ardent du
salut des âmes, dans un enfant qui savait à peine ce qu'était le
salut. Dieu faisait assez connaître par là qu'il destinait le petit
catéchiste, à tout autre chose qu'à surveiller des troupeaux. Un
zèle si prématuré présageait les grandes conquêtes qui lui
étaient réservées dans la suite. Quoique Le Fèvre eût passé ses
premières années dans des occupations fort rustiques, l'absence
de culture n'avait point obscurci son intelligence ; il souffrait, au
HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA. 133
contraire, extrêmement de ne pouvoir se livrer à l'étude : il fit
même tant d'instances auprès de son père, que celui-ci, craignant
de laisser perdre, par sa faute, de si précieuses dispositions, lui
fit quitter un emploi trop peu fait pour lui, et le plaça dans le
collège de La Roche sous la direction de Pierre Veillard.
Celui-ci était un homme de mœurs irréprochables et d'une
extrême charité. Il s'était voué à la pénible tâche de l'éducation,
bien moins en vue d'avantages personnels, que pour imprimera
la jeunesse une direction, dont l'influence salutaire se prolonge
ordinairement durant tout le reste de la vie. Aussi n'enseignait-il
pas moins à ses élèves les vertus morales et chrétiennes que les
lettres humaines.
Un de ses moyens préférés pour infuser en quelque sorte,
dans ces jeunes cœurs, la crainte de Dieu et son amour, était de
mêler à ses leçons des exemples de vertu, ou des préceptes
moraux. Il veillait avec soin à ce que les ouvrages des anciens
poètes ou historiens ne pussent nuire à l'innocence de ses élèves;
et, selon le mot de Le Fèvre lui-même, ces auteurs semblaient
purifiés en passant par sa bouche. 11 est facile de comprendre
les progrès que fit, dans la piété et dans les lettres, un tel éco-
lier sous un tel maître. A l'âge de douze ans, il se sentit si dési-
reux de plaire à Dieu, qu'il fit vœu de chasteté perpétuelle. Il
résolut aussi dès lors de servir le Seigneur dans une vie plus
parfaite, sans savoir encore distinctement à quelle vocation il
était appelé. De pareils élans ne conviennent qu'à une âme dès
longtemps préparée par des vertus d'un ordre moins élevé, à une
perfection plus sublime. Le Fèvre n'avait pas fait de moindres
progrès dans l'étude des lettres : outre les langues grecque et
latine qu'il possédait parfaitement, il apprit encore avec succès
l'art de la rhétorique. Son maître ne pouvant le conduire plus
loin, pour étudier la philosophie, le jeune homme devait
s'éloigner de son père ; et le père, dans sa tendresse pour un fils
qui en était si digne, souffrait beaucoup de cette nécessité. La
pénurie des ressources pécuniaires était encore un autre obstacle
difficile à surmonter.
Mais enfin tout céda à la volonté de Dieu. Le Seigneur n'avait
pas destiné Le Fèvre à faire la consolation d'une seule famille,
ou le bonheur d'un petit coin de terre, mais à porter le salut dans
134 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
un grand nombre de pays ; il donna donc une telle efficacité aux
paroles de Don Mamert Favre, prieur de la chartreuse du
Reposoir et oncle paternel du jeune Pierre, que le père consentit
à tous les sacrifices pour envoyer son fils achever ses études à
Paris. Là Pierre Le Fèvre eut pour maître en philosophie Jean
Pefia, le même qui fut professeur d'Ignace. Pierre devint extrê-
mement cher au docteur Pena par l'innocence de ses mœurs,
par ses manières simples et aimables, non moins que par la soli-
dité de son esprit et par son opiniâtre assiduité au travail. Les
succès ne se firent pas longtemps attendre. Bientôt même, ils
furent tels que parfois le maître, pour éclaircir certains textes
obscurs d'Aristote, recourait à son disciple comme au meilleur
interprète des pensées de ce philosophe. Son cours terminé, Le
Fèvre obtint le grade de docteur, le même jour que François
Xavier. Il allait suivre les cours de théologie, lorsqu' Ignace
entra au collège Sainte-Barbe, pour y étudier la philosophie.
Mais Le Fèvre suivit une seconde fois les cours de philosophie,
pour approfondir cette science de prédilection.
En arrivant à Sainte-Barbe, Ignace fut confié aux soins de
Pierre Le Fèvre, qui devait être son répétiteur particulier (9).
C'était là un gain pour les deux étudiants. Les relations qui
s'établirent entre eux, amenèrent une connaissance plus intime,
d'où naquirent bientôt un attachement et une estime récipro-
ques, car chacun d'eux possédait le genre de mérite que l'autre
aimait et admirait le plus. Ignace ne pouvait rencontrer un
homme plus propre à servir ses desseins, et Le Fèvre éprouvait
un véritable besoin d'Ignace pour la direction de son âme.
Malgré cette inclination mutuelle, ils restèrent longtemps l'un
et l'autre renfermés en eux-mêmes et sans que leur liaison prît
un caractère d'intimité. Ce fut Le Fèvre qui, le premier,
rompit ces entraves en ouvrant son âne à son saint élève.
Il était sans cesse en proie à de violentes tentations,
d'autant plus pénibles que sa conscience était plus pure, et
qu'il avait toujours présent à l'esprit son vœu de chasteté. Sa
volonté repoussait avec énergie tout ce qui se passait en lui,
mais il frémissait à l'idée d'en contracter quelque souillure.
Voulant châtier son corps et le réduire en servitude, il s'était
imposé inutilement les plus rigoureuses pénitences. A cette
LIVRE SECOND. — CHAPITRE II. 135
première épreuve se joignirent bientôt des tentations de sensua-
lité et même de gourmandise. Le Fèvre résistait sans faiblir ;
mais ses efforts mêmes devinrent pour lui un danger, en faisant
naître dans son esprit des pensées de vaine gloire. La victoire
était donc aussi périlleuse que le combat ; et pour comble de
misère spirituelle, une violente tempête de scrupules vint à se
déchaîner contre lui. Ce fut là ce qui le décida à confier à
Ignace les besoins et les maux de son âme. Il suppliait son ami
de le secourir de ses prières et de le soutenir de ses conseils.
Comme les scrupules, arrivés à un certain excès poussent or-
dinairement à d'étranges résolutions, Le Fèvre avoua que, pour
échapper à ce flot d'images fatigantes, il avait dessein de
s'éloigner des objets qui les faisaient naître, en se retirant dans
une solitude. Là, sans crainte désormais de voir, et d'être vu,
il se nourrirait d'herbes jusqu'à ce qu'il eût recouvré la paix.
Mais rien de tout cela n'était nécessaire pour sortir vainqueur
du combat. Ignace, qui avait été mis à des épreuves plus rudes
encore, pouvait lui enseigner des moyens plus sûrs et plus
faciles. Dans un désert, on garde toujours avec soi le plus re-
doutable des ennemis; et l'expérience de saint Jérôme, confirmée
par celle de beaucoup d'autres, nous apprend que dans les
cavernes de la Palestine, on retrouve les spectacles de Rome.
Se livrer à des jeûnes rigoureux n'est pas toujours un remède
infaillible contre ces misérables tentations ; car on a vu des
hommes épuisés d'austérités ressentir encore sur ce point les
attaques de l'ennemi commun du genre humain.
Ignace conduisit son nouveau disciple par les voies que son
expérience et ses lumières dans les choses de Dieu lui suggérè-
rent ; et bientôt ses différentes industries, jointes à ses prières,
eurent rendu la paix au cœur de son ami. Ce simple aveu avait
même suffi pour commencer la guérison, soit que cet acte d'hu-
milité fût déjà un remède, soit qu'en se voyant découvert,
l'esprit de ténèbres perdît sa hardiesse accoutumée.
La sollicitude d'Ignace ne se bornait pas aux nécessités ac-
tuelles de Le Fèvre : il voulait, en conduisant cette âme vers
une perfection toujours plus élevée, faire naître en elle le désir
d'un genre de vie, dont la sainteté la disposât à se joindre à
lui une fois ses desseins connus. Contre les obsessions de l'esprit
136 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
mauvais, il lui prescrivit donc la pratique de l'examen particulier.
Il lui apprit encore à se défendre par des actes intérieurs, sans
tirer pourtant vanité de la victoire, fût-il même assuré que la
mauvaise nature n'avait nulle part aux tentations, et que le
démon seul en était l'auteur. Quant aux scrupules, Ignace, qui
avait acheté si cher l'art de les guérir, parvint assez vite à en
dégager son ami. Il lui procura même une si grande liberté
d'esprit, qu'il put lui conseiller une confession générale. Il vou-
lait le disposer, pour l'avenir, à prendre des résolutions plus
parfaites.
Or, selon lui, rien ne conduit aussi sûrement à ce but, que
de repasser sa vie entière, et d'en peser mûrement toutes les
actions, toutes les fautes.
Un autre moyen très efficace qu'Ignace mit en œuvre, con-
sistait dans les entretiens spirituels. Les deux amis en vinrent
bientôt à ne plus comprendre d'autre langage que celui du ciel.
Il devint même nécessaire de mettre un frein à ces doux trans-
ports. Réunis le soir, pour repasser ensemble les leçons du jour,
ils avaient à peine commencé, qu'une parole échappée à l'un
ou à l'autre, comme une étincelle tombée sur des branches sèches,
les embrasait tellement de l'amour des choses célestes, que les
heures de la nuit s'écoulaient avec la rapidité d'un moment. Les
études d'Ignace en souffraient. Ils convinrent donc de ne jamais
parler de choses spirituelles pendant les heures consacrées à
repasser les leçons de philosophie, et observèrent fidèlement
leur pacte. Ignace passa ainsi deux ans à cultiver l'âme de Pierre
Le Fèvre. Voyant enfin son ami capable de s'élever aux plus
hautes pensées, il l'entretint, un jour, à cœur ouvert, et lui
confia son projet de se rendre en Terre-Sainte. Là ils pourraient
consacrer leurs travaux et leur vie à la conversion des infidèles,
dessein vraiment digne d'un cœur tout à Dieu.
Pierre avait flotté jusqu'alors sur sa vocation entre mille
doutes et mille incertitudes. Mais, à ce moment, sous l'impulsion
de l'esprit de Dieu, il se sentit tellement porté vers Ignace,
que se jetant dans ses bras, il le conjura de l'accepter pour
compagnon dans cette noble et périlleuse entreprise. Ainsi de-
venait-il le premier des enfants d'Ignace, fils aussi digne d'un
tel père, que celui-ci l'était lui-même d'un tel fils.
LIVRE SECOND. — CHAPITRE II. 137
Résolu désormais à s'attacher uniquement à celui qui l'avait
enfanté à Jésus-Christ, Le Fèvre désira prendre congé de son
père selon la nature, et de tous ses parents. Il retourna donc
dans sa patrie. Sa mère venait de mourir. Après avoir consolé
les siens, après avoir même recueilli pendant huit mois d'a-
bondants fruits de salut, il reçut avec la bénédiction pater-
nelle, la permission de disposer de lui-même, et de se livrer
uniquement au service de Dieu. De retour à Paris, il se remit
entre les mains d'Ignace dans un tel dénuement que pour con-
tinuer ses études, il dut recourir aux aumônes de son saint ami.
Comme lui, Le Fèvre n'avait voulu rien emporter de la maison
de son père. Ignace alors jugea le moment venu de faire suivre
les Exercices à son fervent disciple. Il avait différé jusque-là
afin que, dégagé entièrement des affaires de ce monde, et libre
de toute pensée terrestre, Le Fèvre, éprouvant dans toute sa
force, l'influence salutaire de ces Exercices, pût tendre à toute
la perfection dont son âme était capable. La manière dont il
s'y livra fut vraiment admirable. Quittant le collège Sainte-
Barbe, où il occupait une même chambre avec Ignace et Fran-
çois Xavier, il se retira dans une pauvre maison de la rue
Saint-Jacques. C'était en hiver, et le froid fut, cette année, si
rigoureux à Paris, qu'on traversait la Seine en voiture. Pierre,
que la vue du ciel portait à la contemplation, passait en orai-
son des heures entières, au milieu de la nuit, dans une petite
cour toute couverte de glace et de neige. Ce qui eût été pour
tout autre une insupportable souffrance, ne lui causait pas même
une distraction, tant l'ardeur surnaturelle qui le dévorait atté-
nuait chez lui la sensation pénible du froid extérieur ! Il était
résolu à ne pas même voir de feu tant qu'il serait en retraite ;
et comme on lui avait préparé une certaine quantité de charbon,
il l'employa à un tout autre usage. S'en servant comme de lit, il
s'étendait dessus tout déshabillé, pour prendre quelques heures
plutôt de tourment que de repos.
A ces mortifications, il en ajouta une autre non moins sévère;
ce fut de jeûner six jours entiers (IO). Durant tout ce temps, le
pain des anges fut sa seule nourriture. Il avait l'intention de
continuer ainsi tant que la nature pourrait y résister. Mais, à
la pâleur livide de son visage, Ignace devina quelque grande
138 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
austérité ; il s'en assura, et, après avoir puisé dans la prière
les lumières d'en haut, il ordonna à son fervent disciple d'y
renoncer dès ce jour même ; il exigea qu'il prît de la nourriture et
allumât du feu.
Le premier fruit que Pierre recueillit de ce jeûne volon-
taire, fut une victoire complète sur un violent appétit, qui,
soit besoin de la nature, soit inclination sensuelle, lui rendait le
jeûne extrêmement pénible.
Les Exercices terminés, il résolut de prendre les saints ordres
auxquels cette retraite avait servi de préparation. Il reçut le
sacerdoce avec la plus grande piété, renouvela l'offrande de
lui-même, et se voua pour toujours à la gloire de Dieu, non
seulement comme prêtre, mais aussi comme victime, s'il était
digne de mourir pour l'amour de Jésus. Pour satisfaire sa dévo-
tion particulière, il célébra sa première messe le jour de sainte
Madeleine.
Puis, ces douces fêtes passées, il se remit à l'étude de la
théologie (").
La seconde conquête d'Ignace fut François Xavier. Un tel
disciple était capable de comprendre les pensées sublimes du
maître.
Aussi l'esprit de l'un passa-t-il sans obstacles dans l'âme
de l'autre.
Xavier le reconnut toujours ; et lorsqu'en Orient, il se
livrait à ses immenses travaux évangéliques, il avouait puiser
sa force dans cet esprit d'Ignace, imprimé en son cœur. N'eût-
il jamais gagné à Dieu que cette seule âme, Ignace aurait pu
s'estimer aussi heureux que celui qui, rencontrant une perle
précieuse, vend tout ce qu'il possède, s'appauvrit même pour
l'acquérir, et d'un seul coup compense toutes ses pertes. Ainsi
par la conversion du seul Paul, Etienne fit une plus noble con-
quête que si, parcourant l'univers, il avait gagné à Dieu des
milliers d'âmes.
François portait le nom d'un château situé en Navarre, à une
journée environ de Pampelune. Quoique de la famille des Jassi,
il prit le nom de sa mère, dofïa Marie de Azpilcueta et de
Xavier, afin de conserver à la postérité le souvenir d'une des
plus anciennes et des plus illustres maisons du pays. Le château
LIVRE SECOND. — CHAPITRE II. 139
portait d'abord le nom d' Asnarez ; il reçut celui de Xavier,
lorsque le roi Théobald, pour récompenser des services rendus
à sa couronne, en fit don à la noble famille, qui le posséda pen-
dant plus de trois cents ans.
François Xavier naquit, le 7 avril 1506. Comme saint Ignace,
il fut le dernier de plusieurs frères. Dieu lui avait donné des
inclinations absolument opposées à celles de ses frères. Ceux-ci
ne montraient de goût que pour le métier des armes ; Xavier
au contraire n'aimait que l'étude, suivant en cela les traces de
son père, homme de lettres fort distingué, auditeur au conseil
royal, et très aimé de Jean III, roi de Navarre. François vint
à Paris, vers l'an 1527. Devenu maître en philosophie, le 15
mars 1530, il enseigna publiquement cette science, durant trois
ans et demi, avec de grands succès. Pendant ce temps, il eut
pour compagnon d'étude et même de chambre, au collège Sainte-
Barbe, Pierre Le Fèvre. Assurément c'était déjà un spectacle
singulier de voir le descendant des rois de Navarre, au cœur
altier, à l'âme fière, habiter avec un pauvre paysan, occupé
naguère de ses troupeaux. Comment ne pas reconnaître là une
disposition particulière de la Providence, qui assurait au bouil-
lant Navarrais un compagnon capable de lui inspirer l'amour de
la vertu? Il est vrai la pudeur était naturelle à Xavier; mais
cette vertu devait être bien gardée pour que, libre et ardent,
aimable et gracieux dans ses manières, le jeune étudiant ne
connût jamais les vices de son âge. Nous savons qu'il vécut et
mourut aussi pur qu'au jour de son baptême.
D'autre part cependant, ses pensées ne s'élevaient pas au
delà des honneurs de ce monde, et les conquérir lui paraissait la
plus noble ambition d'une âme généreuse. Aussi, voyant Ignace
mépriser également l'estime et les insultes, se vêtir d'une
manière pauvre et abjecte, il détestait, comme l'indice d'une
âme basse, ce qui n'était que l'effet d'une sublime humilité. Il
commença donc par regarder le futur inspirateur de sa sainteté
avec hauteur, presque avec dégoût. Ignace avait beau lui
adresser de salutaires exhortations, et le supplier de rentrer en
lui-même, d'amères railleries ou un dédain superbe étaient les
seules réponses du fier gentilhomme. Mais, grâce à l'admirable
discernement des esprits dont il était doué, le Saint avait décou-
140 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
vert en Xavier, une de ces âmes qui, fortement trempées, sup-
portant avec peine la vulgarité, et incapables de s'avilir,
s'écartent des sentiers battus, pour marcher vers les plus hauts
sommets. Quand une fois ces âmes, perdant de vue la terre,
tournent leurs regards vers les choses éternelles, elles s'élancent
au ciel, du vol le plus rapide.
Plus son compatriote affectait d eloignement pour lui, plus
Ignace s'ingéniait à obtenir son affection, pour parvenir ensuite
à exciter dans son cœur le désir de servir Dieu. Son ambition
même servit à atteindre ce but. Xavier recherchait avec ardeur
l'illustration dans les lettres et les travaux de l'esprit. Ignace
lui trouva des disciples et des auditeurs, les lui amena lui-même,
et, en toutes circonstances, se montra occupé du soin de sa
gloire. L'âme si noble de Xavier fut gagnée par ces procédés ;
il se prit à regarder Ignace d'un autre œil ; il en vint bientôt à
le considérer comme un ami sincère, à le traiter avec beaucoup
de confiance et de familiarité. Il savait d'ailleurs qu'Ignace
était d'une noble origine, et que la fumée de la gloire l'avait
aussi jadis enivré. La vue d'un si grand changement, opéré dans
Ignace par l'amour de Dieu, le conduisit à penser qu'une telle
conduite pourrait bien avoir une autre cause que la lâcheté et la
bassesse de cœur. Il devait être bien élevé au-dessus du monde,
celui qui regardait les choses d'ici-bas comme indignes d'occuper
ses pensées ! Peu à peu la sainteté s'offrit au jeune professeur
sous un aspect nouveau, il comprit que les choses de Dieu
ouvrent un vaste champ aux esprits élevés ; il espéra trouver
là cette source des pensées plus généreuses encore que les
siennes ne pouvaient l'être.
Cependant Ignace ne laissait passer aucune occasion de lui
livrer de rudes assauts ; il dirigeait surtout ses attaques vers
les points où Xavier se croyait le plus fort, et où il était en réalité
le plus faible. Il faisait surtout retentir à ses oreilles ces paroles
du Sauveur : « Que sert à l'homme de gagner l'univers, s'il
«vient à perdre son âme?» Quid prodest komini, si mundum
universum lucrehtr, animœ vero stiœ detrimentum patiatur ?
Puis il ajoutait les commentaires : « Don François, disait-il, si
« nous ne devons attendre d'autre vie que celle d'ici-bas, si
« nous naissons pour mourir et non pour vivre éternellement,
LIVRE SECOND. — CHAPITRE II. 141
vous triomphez et je me rends. Vous êtes sage en ne pensant
qu'aux choses de ce monde et en vous efforçant d'obtenir
celles qui vous manquent ; je suis fou en vous conseillant de
renoncera tout ce que vous possédez. Mais si cette courte vie
n'est qu'un passage conduisant à une autre vie immortelle,
comparez-les donc, l'une à l'éternité, l'autre à un temps fugitif, et,
par la disproportion qui existe entre un moment et des siècles
sans fin, comprenez l'importance de faire un bon choix entre
les deux. Vous vous consumez pour vous créer en ce monde
une félicité au gré de désirs terrestres et rampants, qui vous
paraissent nobles et généreux ; mais espérez-vous, par vos
efforts, vous procurer un bien plus précieux que le paradis,
plus durable que l'éternité? Eh bien! le paradis et l'éternité ne
vous sont-ils pas destinés ? Quand vous voudrez les conquérir,
qui vous en empêchera ? Une fois possédés, qui vous les enlève-
ra ? Pourquoi donc tant de fatigues pour procurer un bonheur
terrestre à une âme dont l'origine est céleste, et une grandeur
passagère à un cœur capable d'aimer et de posséder à jamais
Dieu lui-même! Un aveugle s'appuie sur le premier' objet
venu, parce qu'il ne peut rien distinguer ; mais celui qui peut
contempler le firmament, ne fixe point ses regards sur la terre.
Estimant le monde à sa juste valeur, il ne saurait le trouver
digne de faire oublier le ciel, et de mettre une âme en péril !
Quand le monde pourrait vous combler en un instant de tout
ce qu'il offre de plus séduisant, et vous faire voir, comme à la
lueur d'un éclair, tous les royaumes de la terre et toute leur
gloire, pourriez-vous les posséder plus que vous ne possédez
le temps si court de votre vie ? Et dussiez-vous vivre une
centaine de siècles, la dernière heure de leur dernier jour
n'arriverait-elle pas enfin ? Et si vous, possesseur éphémère
d'un bien toujours borné, vous êtes privé de Dieu pour toute
une éternité, qu'aurez-vous gagné à un tel échange ? Qui
pourrait compter le nombre des riches et des puissants ?
Mais leur grandeur, leurs possessions leur étaient seulement
prêtées, et ils se fatiguaient à conserver, et à augmenter ce
qu'il leur fallait bien abandonner un jour. Aucun d'eux a-t-il
jamais emporté avec lui quelques vestiges de ses richesses ou
de sa puissance ? S'il avait au moins emmené un esclave, un
142 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
« seul de ses esclaves, fût-ce le plus vil, le plus misérable de
« tous! S'il avait conservé un lambeau de pourpre pour montrer,
« au delà du tombeau, qu'il avait été roi sur la terre !.. Hélas !
« arrivés sur le seuil de l'éternité, tous ont regardé en arrière,
« et ont vu ces biens, ces grandeurs qu'ils possédaient encore,
« chercher déjà de nouveaux maîtres, tandis que seuls ils s'avan-
« çaient, non pour échanger ces trésors contre de nouveaux
« trésors, mais pour recevoir le prix de leurs œuvres ! En vous
« parlant ainsi, je ne prétends ni rétrécir le cercle de vos pensées,
« ni en rabaisser l'horizon ; je veux, au contraire, les rendre plus
« vastes et plus sublimes; car j'appelle étroites celles qui, malgré
« de vains efforts pour s'étendre, ne peuvent embrasser qu'un
« court espace de temps; j'appelle abjectes celles qui demeurent
« fixées à la terre. Quand vous y verriez tous vos désirs comblés,
« vous ne seriez encore ni heureux, ni satisfait.
« Oh ! non, votre cœur n'est pas si étroit que le monde entier
« puisse lui suffire, rien, rien que Dieu ne saurait le remplir.
« Mais en Dieu vous trouverez tout ce que votre âme convoite
« avec tant d'ardeur : alors, en contemplant ce monde dont
« l'éclat vous éblouit aujourd'hui, en comparant son bonheur
« au vôtre, le premier vous paraîtra comme une goutte d'eau
« perdue, dans l'Océan, comme une sombre lueur que le soleil
« éclipse de ses rayons resplendissants. François, vous êtes sage:
« je vous laisse donc prononcer vous-même ; que vaut-il mieux,
« ou de dire aujourd'hui à toutes les joies du monde : Quid
<iprodest ? Qiiai-je besoin de vous ? ou d'en jouir, au risque de
« répéter éternellement avec les malheureuses victimes de
« l'enfer : Quid profuit superbia, aut divitiarum jactantia quid
« nobis contulit? A quoi nous a servi l'orgueil? de quel profit
« nous fut r arrogance des richesses (I2) ? »
Telles étaient les leçons de philosophie évangélique qu'Ignace
donnait à Xavier, pour l'amener à partager un jour cette sainte
folie de la croix qui se rit de la sagesse du monde.
En attendant Dieu qui inspirait les paroles d'Ignace, les fai-
sait pénétrer dans le cœur de Xavier. Les premières réflexions
y avaient déjà porté le trouble, effet ordinaire de la lutte qui
s'élève entre la nature et la grâce, entre le vice et la vertu.
Pour le confirmer davantage dans ces heureuses dispositions,
LIVRE SECOND. — CHAPITRE II. 143
Ignace aurait voulu lui faire suivre dès lors les Exercices ; mais
les devoirs de sa charge ne permettaient pas, même pour un
temps assez court au jeune professeur, de laisser là ses élèves.
Il y suppléa donc, autant que possible, par des entretiens sur les
maximes fondamentales du salut. C'était pour Xavier comme
un lait spirituel qui le préparait à une nourriture plus subs-
tantielle. Cette grande parole Quid prodest> dont il avait senti
toute la force, puisqu'elle l'avait séparé du monde, fut un levier
puissant, dont il se servit lui-même dans la suite pour soulever
les âmes et les élever vers Dieu.
Plus tard, dans une lettre écrite de Cochin (20 janvier 1548),
au P. Simon Rodriguès, on le voit s'efforcer d'exciter le zèle de
Jean III, roi de Portugal, pour la propagation de la foi en
Orient, en lui rappelant souvent le Quid prodest, etc. « Si je
« pouvais croire, dit-il, que le roi ne repoussât pas mes humbles
« et fidèles conseils, je le supplierais de méditer chaque jour,
« ne fût-ce qu'un quart d'heure, cette divine sentence : Quid
<Lprodest homini, si mundum uîtiversum lucretur, animœ vero
« suce detrimentumpatiatur? en en demandantàDieu la véritable
« intelligence et le sentiment intérieur. Je voudrais qu'il terminât
« toutes ses prières par ces mêmes paroles : Quid pr ode st Jw-
« mini, etc. Il est temps de travailler à le tirer d'erreur, car
« l'heure s'approche plus qu'il ne le croit, où le Roi des rois
« lui demandera compte de son administration : Redde 7'atio7iem
« villicationis htœ. Employez-vous donc auprès de lui pour
« obtenir qu'il envoie les secours nécessaires à la conversion des
« infidèles (I3). »
Cependant, le monde et l'enfer ne pouvaient sans frémir
perdre un homme tel que Xavier. Le démon comprenait qu'il
arracherait de ses mains une multitude d'âmes, et ouvrirait à
l'Évangile la porte de ces contrées lointaines où personne n'a-
vait encore fait briller la lumière de la foi. Il n'attendit pas
d'avoir à combattre ensemble Ignace et son disciple, mais il
travailla d'abord à les séparer. Le premier à lui seul était déjà
un si redoutable adversaire! L'esprit de ténèbres persuada donc à
don J uan, père de Xavier, que laisser son fils continuer ses études,
c'était permettre une dépense inutile, absolument sans profit.
Mais le Seigneur opposa à ces fatales suggestions les conseils
144 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
d'une sainte fille. Xavier avait une sœur, dona Madeleine
Xavier, qui, après avoir été dame d'honneur de la reine, re-
nonça aux séductions du monde pour se retirer dans le monas-
tère de Sainte-Claire de Gandie. Plusieurs faveurs du ciel
confirmèrent l'opinion qu'on avait de sa sainteté. Une des plus
remarquables fut la lumière prophétique dans laquelle elle
entrevit les grands services que son frère François rendrait un
jour à l'Eglise. Elle écrivit, en effet, à son père que si la gloire
de Dieu lui était chère, il devait, bien loin de rappeler son fils,
l'entretenir à Paris, jusqu'à la fin de ses études théologiques ;
car, ajoutait-elle expressément, Dieu l'a choisi pour être dans
les Indes son apôtre et une des plus fermes colonnes de
l'Église.
La lettre de cette fidèle servante du Seigneur fut long-
temps conservée et lue par beaucoup de personnes qui en
déclarèrent l'authenticité au procès de canonisation.
Don Juan eut confiance aux paroles de Madeleine et renonça
à l'idée d'interrompre les études de son fils.
Cette tentative une fois avortée, l'ennemi du salut suscita des
dangers d'une autre nature, et non moins graves.
Un certain Michel Navarro, homme de basse extraction
et d'une âme non moins vile, vivait aux dépens de Xavier.
Voyant son protecteur s'attacher à Ignace, il craignit à la
fois de perdre un soutien nécessaire, et de laisser compromettre
la gloire d'une famille illustre. Il résolut d'assurer d'un seul coup
sa propre existence et l'honneur de la noble maison de Xavier,
en assassinant Ignace. Il n'aurait sans doute que trop réussi
dans ce funeste dessein, si Dieu n'eût étendu son bras pour
défendre les jours de son serviteur.
Tandis que ce misérable, armé d'un poignard, montait fur-
tivement l'escalier pour tomber à l'improviste sur Ignace, déjà
retiré dans sa chambre, une voix terrible lui fit entendre ces
paroles : Où vas -tu, malheur euxy et que prétends-tu faire ?
Saisi de terreur, il courut tout tremblant se jeter aux pieds
d'Ignace, lui avoua son odieux projet, et la cause surnaturelle de
son repentir ; puis, toujours à genoux, il implora son pardon.
.1. .1;
}:— Chapitre trotatème* — :•:—
Jacques Laynez, Alphonse Salmeron, Nicolas Bobadilla et
Simon Rodriguès s'associent à saint Ignace.
PRES François Xavier vinrent se joindre a
Ignace, deux autres Espagnols, Jacques
Laynez d'Almazan, dans le diocèse de Si-
guenza (I4), et Alphonse Salmeron des
environs de Tolède. Le premier avait vingt-
et-un ans, le second dix-huit ; mais tous deux
pour la science et la capacité étaient fort
au-dessus de leur âge. Laynez était déjà professeur de théolo-
gie, et Salmeron possédait à fond les langues grecque, latine et
hébraïque. Après avoir étudié à Alcala, ils se rendirent à Paris,
bien moins dans le désir de visiter un pays étranger, qu'attirés
par la réputation de sainteté dont jouissait Ignace.
Il plut à Dieu de leur faire connaître qu'ils avaient en quel-
que sorte deviné sa volonté ; car, à peine arrivés à Paris, ils
rencontrèrent Ignace; et, quoique Laynez ne l'eût jamais vu, il
le reconnut à sa démarche et à son aspect : n'était-ce pas un
saint qu'il était venu chercher ? Le Ciel avait disposé Ignace à
recevoir un tel disciple, en même temps qu'il inspirait à Laynez
de choisir un tel maître. Ce fut donc à leur mutuelle satisfaction
qu'ils se lièrent d'amitié. Ignace voyait ainsi Dieu favoriser ses
desseins, en amenant près de lui des compagnons si capables
de l'aider dans ses projets. On sait qu'après la mort du Saint,
Laynez fut élu par ses frères, général de la Compagnie comme
celui qui entre tous marchait de plus près sur les traces de l'il-
lustre Fondateur.
C'est ce même Jacques Laynez qui, après d'héroïques fatigues
endurées en Europe et en Afrique, pour le service de l'Église,
excita l'admiration universelle au concile de Trente, où il parut
comme théologien du Saint-Siège. Il refusa le chapeau de
Histoire de S. Ignace de Loyoia. IO
146 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
cardinal, dont Paul IV voulait récompenser son mérite. Mais
voici ce qui l'honore encore davantage. Digne par sa science, par
son mérite et par sa haute sagesse de porter la première dignité
de l'univers, il aurait probablement été élu Souverain Pontife,
si son humilité ne lui eût fait prendre la fuite pour échapper
à cet honneur ; car après la mort de Paul IV, douze cardinaux
influents voulaient lui imposer cette redoutable charge, bien qu'il
ne fût ni évêque ni cardinal.
Salmeron (IÇ) ayant bientôt imité l'exemple de Laynez,
ils firent ensemble les Exercices. Leur ferveur fut telle qu'après
avoir passé les trois premiers jours dans un jeûne absolu,
Laynez continua de jeûner pendant quinze autres jours au
pain et à l'eau. On peut juger par là des austérités qu'ils s'im-
posèrent encore.
Dieu employa d'autres moyens pour amener à Ignace un
cinquième compagnon, Nicolas-Alphonse, surnommé Bobadilla,
du lieu de sa naissance, près de Palencia. Ce jeune homme
avait d'abord enseigné les humanités à Valladolid avec grand
succès.
Le désir d'étudier la philosophie le conduisit ensuite à
Paris. Mais la pauvreté de Bobadilla était extrême. Pour sub-
venir à ses dépenses, il eut recours à Ignace. Il reçut du Saint,
avec une large part des aumônes envoyées de Flandre, des
avantages bien autrement précieux.
Encore plus touché des trésors spirituels ainsi prodigués à
son âme, Bobadilla se iivra complètement à l'influence d'Ignace,
suivit ses Exercices spirituels, et devint, pour la vie, son fidèle
compagnon (l6).
Avant de connaître les trois disciples dont nous venons de
parler, Ignace s'était lié d'une étroite amitié avec Simon Rodri-
guès d'Azevedo, natif de Bucella, au diocèse de Viseu, en Por-
tugal. Il semble d'après certains récits que, sur son lit de mort,
Gilles Gonçalvès, père de Rodriguès, avait entrevu la destinée
de son fils. Après avoir fait appeler tous ses enfants, pour leur
donner sa bénédiction suprême, le mourant s'adressa d'abord
aux aînés, puis tournant soudain les yeux vers Simon, que sa
mère, Catherine d'Azevedo, portait dans ses bras : « Madame,
« lui dit-il, je vous recommande cet enfant ; élevez-le avec un
LIVRE SECOND. — CHAPITRE III. 147
« soin particulier, car Dieu le destine à faire de grandes choses
« pour sa gloire. » Dès lors la mère de Simon regarda son plus
jeune fils comme déjà consacré à Dieu. Le Seigneur, pour qui
seul elle l'élevait, lui fit deux dons bien précieux : une angélique
innocence qui le rendit vainqueur de dangereux assauts livrés à
sa vertu, et un zèle enflammé qui le poussait à consacrer sa vie
à la conversion des infidèles en Orient. Ce fut même dans cette
pensée qu'il se joignit à Ignace.
Un jour qu'avec une grande ouverture de cœur, il confiait à
son ami ces saints désirs, il apprit que tels étaient aussi les vœux
et les projets d'Ignace. Une telle conformité de vues ne permit
plus à Rodriguès de douter de la volonté divine. Le roi de Portu-
gal ne l'avait envoyé à ses frais, étudier à l'université de Paris,
que pour le mettre à portée de connaître Ignace et de s'associer
à lui. Il n'hésita plus dès lors à devenir son disciple. Les Exer-
cices spirituels le confirmèrent pleinement dans sa résolution (17).
Tels furent les six premiers enfants qu'Ignace réunit à Paris ;
trois autres se joignirent à lui un peu plus tard. Il y en avait
encore un qu'il désirait ardemment obtenir de Dieu, mais sa
prière ne fut exaucée qu'après plusieurs années. Ce disciple si
ardemment désiré s'appelait Jérôme Natal.
Comme l'histoire de Natal se rattache particulièrement à celle
d'Ignace, je vais la raconter brièvement ici. Il ne manquait à ce
jeune homme pour se signaler dans le service de Dieu, que
d'être aidé par un apôtre.
Ignace fit tous ses efforts pour l'attirer à lui ; Pierre Le Fèvre
et Jacques Laynez y mirent aussi tout leur zèle ; mais, sourd à
leurs avis, Jérôme ne s'était point laissé entamer. On eut alors
recours à Emmanuel Miona, directeur d'Ignace, homme expé-
rimenté dans la conversion des âmes. Natal lui avait fourni
l'occasion d'exercer sa charité, en le choisissant pour confesseur.
Mais dès qu'il s'aperçut que Miona aussi l'exhortait à embrasser
un genre de vie dont il ne voulait pas, passant à l'ironie : « Com-
<? ment, lui dit-il, pouvez-vous me croire obligé à prendre un
« parti que vous ne suivez pas vous-même ? Puisque c'est un si
« grand bien de s'attacher à Ignace, donnez-moi d'abord l'exem-
« pie ; alors je commencerai à y songer. »
Ignace souffrait de voir se perdre au milieu du monde un
148 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
jeune homme de si grande espérance pour le service de Dieu.
Voyant l'inutilité des efforts tentés par ses amis, il voulut essayer
lui-même de l'ébranler. Il vint donc le trouver un jour, et le
conduisit dans une ancienne église peu fréquentée, où il s'arrêta
avec lui. Là, sans crainte d'être interrompu par les visiteurs, il
commença à parler des choses de Dieu,puis à lireune longuelettre
dans laquelle il exhortait l'un de ses neveux à échanger le joug du
monde pour celui de Jésus-Christ. Afin de donner à Natal une
marque de confiance, il lut cette lettre tout entière, en appuyant
sur certaines vérités plus importantes. Ces vérités commençaient,
en effet, à émouvoir le cœur du jeune homme, mais dès que
celui-ci s'en aperçut, il se raidit contre l'émotion, et tirant de sa
poche le livre des Évangiles, il le montra à Ignace, en disant :
« Je m'en tiens à ce livre ; il me suffit ; si vous n'avez rien de
« mieux à m'ofirir, je ne vous suivrai point, comme je vois fort
« bien que vous le souhaiteriez. J'ignore encore ce que vous
« êtes, vous et vos compagnons ; ce que vous comptez faire, je
« l'ignore encore davantage. » En disant ces mots il partit. De
ce jour il évita de rencontrer soit Ignace, soit ses amis, tant il
redoutait leur influence. Natal retourna dans sa patrie et y vécut
plus de dix ans, toujours inquiet et vacillant. Il était peu satis-
fait de la vie à moitié chrétienne qu'il menait; et pourtant il ne se
sentait pas le courage d'en embrasser une plus parfaite. L'Evan-
gile ne lui suffisait pas; il aurait voulu l'entendre expliquer par
un ange venu du ciel; il aurait désiré que le Sauveur l'invitât
directement, visiblement à prendre la croix et à le suivre. Or
cette invitation, Dieu ne la lui adressait pas. Telle est d'ordinaire
la punition de ceux qui méprisent les avertissements dont Dieu
leur fait l'aumône par le ministère de ses serviteurs : ils en sou-
haitent de plus retentissants et ils demeurent dans la misérable
servitude des enfants du siècle.
Au milieu de ses perplexités, Jérôme Natal eut recours à un
certain anachorète nommé Antoine, qu'il regardait comme un
saint. L'ermite l'exhorta à donner chaque jour quelques mo-
ments à l'oraison mentale. Le fruit de ce saint exercice ne se
borna pas à un peu plus de vigilance, à un peu plus de dévo-
tion. A ce foyer Natal s'enflamma d'un zèle extraordinaire. Il
conçut même le projet de s'associer quelques hommes capables
LIVRE SECOND. — CHAPITRE III. 149
par leur instruction de se rendre utiles au prochain. Il ne remar-
quait pas que ses compagnons auraient pu lui montrer à leur
tour le livre des Evangiles, et lui dire qu'ils ne voulaient d'autre
guide pour les conduire à la perfection, puisqu'on ne pouvait en
trouver de meilleur (l8).
Cependant la Compagnie de Jésus était fondée. Déjà elle
s'étendait jusqu'aux Indes, et François Xavier, dans ses lettres
à Ignace et à ses compagnons d'Europe, parlait des milliers
d'infidèles qu'il avait amenés à la connaissance de la vraie foi.
Dieu permit qu'une de ces lettres arrivât à Majorque, et qu'a-
près avoir passé de main en main, elle tombât dans celles de
Natal. Celui-ci la lut avidement. Ce Xavier qu'il avait jadis
connu à Paris parmi les compagnons d'Ignace, lui apparut dans
toute la grandeur de eon apostolat. Apprenant de plus par cette
lettre que la Compagnie formait un nouvel ordre approuvé par
le Souverain Pontife, il se rappela ses entretiens avec Ignace
quelques années auparavant : « Oh ! voici vraiment une grande
œuvre ! » s'écria-t-il ; et sans différer il prit la résolution de
partir pour Rome. Cependant il n'avait alors d'autre pensée que
de revoir Ignace et d'en recevoir quelques salutaires avis pour
le bien de son âme. Aussi quand Jacques Laynez et Jérôme
Domenech lui proposèrent de suivre avec eux les Exercices
spirituels, il se plaignit à Ignace de cette proposition, comme
d'un piège tendu pour l'attirer dans la Compagnie. D'ailleurs il
ne se croyait ni les talents, ni les vertus nécessaires pour s'y
rendre utile.
Le Saint le rassura et l'encouragea même à suivre les Exer-
cices. Quant à la pensée d'entrer dans la Compagnie : « Ne vous
« en occupez pas, lui dit-il, elle ne doit venir que de Dieu ;
« et si Dieu vous l'inspirait, il saurait bien à quoi vous pourriez
« être employé. »
Natal soutint, pendant les Exercices, de longs et pénibles
combats contre lui-même ; car il les avait commencés avec la
ferme résolution de ne se rendre à aucun mouvement intérieur,
et d'attendre, pour fixer sa vocation, quelque avertissement
surnaturel.
Mais Dieu, qui l'appelait, ne voulait pourtant lui faire
connaître cette vocation que par les secrètes inspirations du
150 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
cœur ; et elles ne lui manquaient pas. Il combattait donc contre
Dieu, contre lui-même, et discutait incessamment les raisons
pour et contre le projet de s'associer à Ignace. Arrivé, dans le
cours des Exercices, à la méditation des deux étendards, il
s'avoua vaincu au moment même où il paraissait résister plus
fortement. Après avoir sérieusement approfondi les motifs de
suivre la bannière du Christ, il fut saisi de telles perplexités,
de troubles si désolants, que ne pouvant soutenir de telles
angoisses, il était prêt à tout abandonner. Mais, au milieu d'une
nuit qu'il avait encore voulu donner à ces pénibles réflexions, il
plut au Seigneur de jeter sur Natal un de ces regards de paix
qui répandent, partout où ils tombent, le calme et la sérénité.
Il n'en fallut pas davantage pour dissiper les ténèbres et apaiser
la tempête. Aux noirs chagrins succédèrent de si douces con-
solations, que dans un moment de délicieux recueillement devant
Dieu, Natal prit une plume et écrivit ces paroles : « Je recon-
« nais maintenant que les raisons de mes luttes si opiniâtres
« contre moi-même, raisons qui m'empêchaient de m'attacher
« au service du Seigneur, ne méritent pas même un essai de
« réfutation. Au contraire, tout ce qui m'en éloignait jusqu'ici
« m'y attire maintenant et me console, car, après mûr examen,
«j'ai compris que l'amour de moi-même et la révolte de la
« nature m'avaient seuls fait combattre et douter. Je vois d'au-
« tant mieux la volonté de Dieu dans ma présente détermina-
« tion, que les sens et le monde y répugnent davantage. Le monde,
« les sens ne peuvent comprendre ni goûter l'esprit de Dieu et son
« règne dans nos âmes. C'est pourquoi ni les troubles ressentis
« jusqu'ici, ni les plus rudes peines dont un homme puisse être
« accablé, ni aucune souffrance inventée par les démons eux-
« mêmes ne pourront me détourner de la résolution que je prends
« au nom de la très sainte Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit,
« de pratiquer les conseils évangéliques, et de garder les vœux
« et les engagements de la Compagnie de Jésus. Je suis prêt à
« tout ce que l'on exigera de moi, conformément à ces vœux :
« et je les prononce ici, avec crainte et respect, mais avec une
« grande confiance en la miséricorde de Dieu, dont j'ai reçu
« tant de bienfaits. C'est de toute mon âme, de tout mon pou-
« voir, de toute ma volonté, que je m'engage par ces vœux !
LIVRE SECOND. — CHAPITRE III. 151
« à Dieu en soit la gloire ! Ainsi soit-il. Le 23e jour de no-
« vembre, 18e des Exercices. »
Cette solennelle promesse, Natal la tint fidèlement. Suivant
la parole d'Ignace, il ne manqua pas d'emplois, au grand avan-
tage de l'Italie, de la Sicile, de l'Espagne, du Portugal, de
l'Afrique où il se livra pour le salut des âmes, à d'immenses
travaux.
Après avoir d'abord refusé la gloire de jeter avec Ignace
les fondements de la Compagnie, il eut au moins celle d'aider
le Saint dans son gouvernement et de faire connaître dans la
plus grande partie de l'Europe, l'esprit de sa législation.
Saint Ignace propose à ses compagnons d'adopter un plan de
vie uniforme. — Premiers vœux prononcés par Ignace et ses
compagnons, dans l'église de Notre-Dame de Montmartre.
^^^^^^^^E moment était arrivé où Ignace, chef d'une
r véritable élite d'hommes pleins de cœur,
pouvait poser avec eux les fondements de la
grande œuvre qu'il méditait depuis si long-
temps. Mais il fallait, pour cela, que tous
fussent décidés à s'unir entre eux, comme
chacun, en particulier, était déjà uni d'in-
tention avec lui. Jusqu'alors il n'y avait eu aucune relation
fixe entre ses disciples ; chacun d'eux se croyait attaché à
Ignace. Celui-ci voulut leur ménager une surprise pleine de
consolation. Mais avant de les lier tout à la fois envers Dieu,
envers lui et entre eux, il leur prescrivit des prières, des jeûnes
et d'autres pénitences à pratiquer, jusqu'à un jour déterminé.
Ils devaient aussi, dans cet intervalle, après avoir réfléchi,
arrêter leur choix sur le genre de vie le plus propre à procurer
la gloire de Dieu et le salut des âmes. Tous lui communique-
raient ensuite leur détermination. Alors chacun apprendrait
qu'il n'est pas seul à marcher vers ce noble but, et connaîtrait ses
compagnons.
Au jour fixé, ils apportèrent leur réponse.
Ignace les réunit. Ils étaient sept :
Ignace, Pierre Le Fèvre, François Xavier, Jacques Laynez,
Alphonse Salmeron, Nicolas Bobadilla et Simon Rodriguès.
En se voyant, ils ne purent retenir des larmes d'attendrissement
et de joie, et ils se prosternèrent pour remercier le Seigneur.
Il y avait, dans cette assemblée, une telle réunion de mérites
et de talents, que chacun se croyait indigne d'en faire partie.
HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA. 153
Après une courte prière, ils se relevèrent, et Ignace prit la
parole :
« Le Ciel vous a choisis entre tant d'autres, dit-il, pour des
entreprises d'une importance peu commune ; j'en ai l'assurance
au fond de mon cœur. A la vue de tels compagnons de vos
travaux, combien votre courage doit s'animer et votre con-
fiance surpasser celle que votre propre zèle et le désir de
servir Dieu pouvaient vous inspirer ! car, remarquez-le bien,
je vous prie, si chacun en particulier était capable de grandes
choses pour la gloire de Dieu et de l'Église ; une fois tous
réunis et ne formant plus qu'un corps et qu'une âme, quel
secours pour chacun de vous, dans la réunion de vos efforts !
quels fruits n'en devez-vous pas attendre pour le plus grand
bien de tous ! Vous avez eu le temps nécessaire pour réflé-
chir ; il faut maintenant vous prononcer. Quant à moi, mon
unique vœu, c'est, avec le secours de Dieu, de conformer
ma vie aux exemples de Jésus-Christ ; jamais on n'en trou-
vera de plus parfaits, ni de plus sûrs à imiter. Le meilleur
des hommes, n'est-il pas celui qui s'en rapproche davantage ?
Or le Sauveur ne s'est pas contenté de sa sainteté person-
nelle ; il a employé sa vie, il a souffert la mort pour le salut
du monde. Ainsi donc, autant qu'il est permis à ma faiblesse,
j'aspire à l'imiter sur ces deux points, en travaillant à ma
propre perfection et au salut de mes frères. Je n'ignore pas
que se renfermer dans sa propre conscience et jouir de
Dieu dans les saintes délices de la contemplation, c'est une
vie moins fatigante, plus exempte de dangers, plus paisible,
plus douce enfin. Mais devons-nous préférer notre propre
consolation aux intérêts de la gloire de Dieu, que rien ne
saurait accroître comme le salut des âmes, fin sublime à la-
quelle le Sauveur a consacré ses travaux, ses souffrances et sa
mort ? Peut-on être consumé de l'amour divin, sans chercher
à réchauffer les cœurs tièdes ? peut-on être éclairé des lu-
mières divines, et ne pas les faire resplendir aux yeux des
aveugles, marcher dans la voie du ciel sans tendre la main à
ceux qui s'égarent ? Pourrais-je craindre de m'appauvrir des
dons célestes en les communiquant aux autres, ou perdre
mon chemin en conduisant mes frères au ciel ? Non assuré-
154 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
« ment. Et à ne considérer que mon propre avantage, n'y
« trouverais-je pas un accroissement de mérites et d'honneurs?
« Mais pourquoi viens-je vous parler d'intérêts, d'avantages per-
« sonnels ? L'amour vif, généreux, qui enflamme vos cœurs,
« s'arrête- t-il à calculer ? L'exemple du Sauveur n'est il pas
« sous nos yeux ? Lui, qui a racheté nos frères sur le Calvaire,
« au prix de tout son sang, Lui, il le désire, il le veut ; et ce
« désir, ce vouloir, ne nous suffirait pas ! »
Quant à l'exécution du projet auquel Ignace était irrévoca-
blement déterminé, il dit à ses amis qu'après avoir parcouru
dans sa pensée toute la terre pour y chercher le lieu où il pour-
rait travailler avec le plus de fruit à cette belle entreprise, il n'en
avait point rencontré de plus fécond en promesses que la Terre-
Sainte. Il l'avait visitée jadis, et n'avait pu, sans une grande
douleur, voir esclave de Satan et privée des fruits de la mort
de Jésus-Christ, cette terre où la liberté avait été acquise au
monde, et où la Rédemption s'était opérée. C'était donc là qu'il
voulait porter d;abord la précieuse semence de la foi. « Oh ! que
« je m'estimerais heureux, s'écria-t-il, de verser mon sang pour
« une telle cause, dans les lieux mêmes rougis du sang du Sau-
« veur ! » En parlant ainsi, Ignace avait le visage tout enflammé
de l'amour divin. Il ajouta qu'il était résolu, en attendant le
moment propice à l'exécution de son projet, de s'offrir et de se
consacrer à Dieu, solennellement et sans partage, et que, dans
cette vue, il comptait s'engager par vœu à la pauvreté volontaire,
à la chasteté perpétuelle et au voyage de Terre-Sainte. Ces
brûlantes paroles furent suivies d'un moment de silence. Ignace
attendit que les autres rissent connaître leur détermination res-
pective ; mais tous les cœurs avaient parlé par sa bouche, et en
exposant ses sentiments, il avait exprimé ceux de ses fidèles
associés ; car Dieu, dont leur union était l'ouvrage, les avait
animés d'un même esprit. « La Terre-Sainte ! » Telle fut la
réponse unanime. Mais le Seigneur, voyant en eux des hommes
capables des plus grandes choses pour procurer sa gloire, les
destinait à de plus belles entreprises. A leurs travaux et à ceux
de leurs successeurs, il confiait la terre entière, et à l'un d'eux
surtout, une si vaste partie du globe, qu'elle eût suffi au zèle et
aux fatigues d'un grand nombre d'apôtres.
LIVRE SECOND. — CHAPITRE IV. 155
Cependant tous applaudirent aux paroles d'Ignace et s'enga-
gèrent à le suivre, à partager ses travaux. Ils s'embrassèrent
ensuite en versant les larmes de la plus cordiale affection. Dès
ce moment, ils furent tellement unis par les liens d'une mu-
tuelle charité, qu'ils se regardèrent comme des frères, et portè-
rent à Ignace la déférence et l'amour dus à un frère aîné,
ou mieux à un père. Le Seigneur, qui dirigeait leur zèle, permit
alors qu'une même pensée se présentât à plusieurs d'entr'eux.
Ils demandèrent si, dans le cas où le voyage d'outre-mer ne
pourrait pas avoir lieu, ou si, une fois arrivés, quelque cause
imprévue les forçait de s'éloigner, ils ne devraient pas aller dans
d'autres contrées travailler à la conversion d'autres peuples.
Après de longues délibérations, on convint d'attendre un an
à Venise. Si, pendant ce laps de temps, ils n'avaient trouvé
aucun moyen de passer en Palestine, ils se regarderaient comme
déliés de leur vœu, se rendraient à Rome et se présenteraient
au Souverain Pontife pour lui offrir de travailler au salut des
âmes, partout où il lui plairait de les envoyer. Mais la plupart
d'entre eux n'avaient pas encore terminé leur cours de
théologie (I9).
On résolut donc de continuer ces études à Paris, depuis
le mois de juillet 1534, où l'on était alors, jusqu'au 25 janvier
1537. Après cette époque, aurait lieu le voyage de Venise.
Il ne restait plus qu'à prononcer les vœux au pied des autels
et l'on choisit, comme le jour le plus convenable, le 15 août, fête
de l'Assomption de la sainte Vierge. En déposant entre les
mains de Marie l'offrande de leur personne, les nouveaux frères
n'en espéraient pas seulement une protection spéciale, ils comp-
taient que cette donation volontaire serait plus agréable au Fils,
s'il la recevait des mains de sa Mère. Ils employèrent donc, à
s'y préparer par des jeûnes, par de ferventes oraisons et d'aus-
tères pénitences, le peu de jours qui les séparait de l'Assomp-
tion.
Le plus profond secret devait couvrir leur dessein. Us
choisirent, pour prononcer leurs vœux, une église bâtie sur une
colline, à une demi-lieue de Paris, et appelée Notre-Dame-du-
Mont-des-Martyrs, aujourd'hui Montmartre (2°). Là, au jour fixé,
ils se rassemblèrent dans une chapelle souterraine, où ils se
156 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
trouvèrent absolument seuls. L'unique prêtre qui se trouvait
parmi eux, Pierre Le Fèvre, célébra les saints mystères. Au
moment de la communion, tenant en sa main le corps du Sau-
veur, il se tourna vers ses compagnons; et tous, l'un après
l'autre, ajoutèrent aux vœux de pauvreté et de chasteté perpé-
tuelle, celui de faire le voyage de Terre-Sainte, ou de se remet-
tre à la volonté du Souverain Pontife (2I). Ils promirent aussi de
n'accepter aucun honoraire pour l'administration des sacrements.
Leur vœu de pauvreté les obligeait dans ce sens que, leurs
études terminées, ils devaient renoncer à tous leurs biens, et
n'en conserver que le strict nécessaire pour le voyage de Pa-
lestine.
Mais ce peu même, aucun ne le garda, car des aumônes
suffisantes permirent d'y renoncer.
Le vœu de ne rien recevoir pour les fonctions ecclésiastiques
avait pour but, outre la pratique de la pauvreté volontaire, de
procurer plus aisément des ministères en vue du salut des âmes,
comme aussi de repousser les calomnies des luthériens. On sait
que les protestants accusaient faussement les prêtres catholiques
de s'engraisser du sang de J.-C, en vendant les choses saintes
pour s'enrichir.
Les vœux une fois prononcés, tous communièrent, avec de
tels sentiments de dévotion et une si ardente ferveur, que l'un
d'eux, Simon Rodriguès, en ressentait encore l'influence trente
années après, lorsqu'il en écrivait le récit ; et ce seul souvenir le
remplissait d'une ineffable consolation. Mais rien n'égalait le
bonheur dont surabondait Ignace. En ce jour il recueillait le
fruit de ses travaux, il voyait l'accomplissement de ses longues
espérances. Sa famille spirituelle était peu nombreuse, il est
vrai (22), mais chaque membre, par l'éminence des talents et des
vertus, valait assurément plusieurs prosélytes.
Nous remarquerons de nouveau, ici, ce que de graves écri-
vains ont signalé comme un des plus évidents témoignages de
la protection divine sur la vraie religion. En cette même année
1534, où furent jetés les premiers fondements d'une société
spécialement consacrée au service de l'Église et à l'obéissance
envers son chef, Henri VIII, naguère défenseur de la foi, était
devenu le cruel persécuteur et l'ennemi mortel du Saint-Siège.
LIVRE SECOND. — CHAPITRE IV. 157
Cette année même, il venait de publier d'odieux édits qui décla-
raient coupable de crime capital et digne de mort, quiconque
n'effacerait pas le titre de Souverain Pontife de tout livre et de
tout écrit, où il se trouverait. « Bonté ineffable ! s'écrie Sander,
« miséricorde infinie de Dieu envers toute son Église ! Dans
« ces temps où les blasphèmes de Luther en Allemagne, et en
« Angleterre la cruauté de son tyran, paraissaient devoir étein-
« dre la profession extérieure de toute religion et la pratique
« de la perfection chrétienne, détruire tout respect envers le
« vicaire de Jésus-Christ et vouer à l'exécration les titres véné-
« râbles de Pape et de Pontife, l'Esprit de Dieu suscite des
« hommes, comme Ignace de Loyola et ses compagnons, qui,
« non contents d'imiter la perfection des autres ordres, ajoutent,
« pour combattre l'impiété de Luther et de Henri, un quatrième
« vœu à ceux qui lient les autres religieux, et soumettent leurs
« personnes ainsi que leurs œuvres au Pontife romain ! Par là,
« ils s'obligent à entreprendre tous les travaux, à supporter avec
« une obéissance passive, et sans réclamer même le nécessaire
« pour leur subsistance quotidienne, toutes les fatigues aux-
« quelles il lui plaira de les exposer pour l'accroissement de la
« foi catholique et la conversion des infidèles ou des pécheurs.
« Ces hommes, continue le même auteur, ainsi réunis et formés
« à la vertu parles belles constitutions de saint Ignace, prirent,
« pour désigner leur société, le nom de Compagnie de Jésus, et
« ils ont porté par toute la terre ce saint nom et la foi de l'É-
« glise romaine. Ils les ont fait connaître, non seulement aux
(<; peuples les plus reculés, jusqu'aux derniers confins des Indes,
« mais encore à ces nations du nord de l'Europe, séduites par
« les erreurs nouvelles, et à cette malheureuse Angleterre, sépa-
« rée de la communion du monde chrétien par la cruauté de ses
« tyrans. Aux dépens de leur sang et de leur vie, ils ont fait
« briller le céleste flambeau de la vérité sous le règne même
« d'Elisabeth, digne fille de Henri VIII, et malgré ses cruelles
« persécutions. Ainsi Dieu nous a donné des descendants d'Abel,
« de ce frère qu'avait immolé Caïn. Posuit nobis semen pro Abel,
« quem interfecerat Cain. »
Revenons à Ignace et à ses premiers compagnons.
Après avoir pleinement satisfait à leur dévotion et rendu au
158 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
Seigneur d'ardentes actions de grâces, ils passèrent le reste de ce
jour près d'une fontaine qui coule du haut de la colline, et dont
les eaux ont été, dit-on, consacrées par le sang du saint martyr
Denis. Là, ils prirent ensemble un frugal repas, et, comblés
d'une douce et sainte allégresse, ils concertèrent leur plan de
vie pour le reste du temps qu'ils devaient passer à Paris.
Ignace avait reçu en ce jour, avec le titre de Père, une
nouvelle effusion de l'esprit de Dieu pour gouverner ses enfants,
et les préserver de tout relâchement. Il détermina donc certaines
pratiques qui, sans nuire à leurs études, entretiendraient la dé-
votion dans leurs cœurs. Ces pratiques consistaient en oraisons,
en pénitences journalières et en communions fixes tous les diman-
ches et jours de fêtes, chose extraordinaire pour l'époque.
En outre, ils devaient tous les ans, le jour de l'Assomp-
tion (23) et dans la même église, renouveler leurs vœux, ce
qu'ils firent, en effet, les deux années suivantes 1535 et 1536;
enfin, ils promettaient de s'aimer les uns les autres et de se re-
garder tous comme frères.
Comme ils étaient logés séparément, ils convinrent de se
réunir de temps en temps, tantôt chez l'un, tantôt chez l'autre.
Là, ils devaient prendre ensemble un modeste repas, et, dans
de pieux entretiens, ranimer leur charité mutuelle au foyer d'une
douce intimité. Ainsi les nœuds que Dieu lui-même avait formés
ne se relâchèrent jamais. Loin de laisser s'affaiblir leur première
résolution, ces hommes admirables cherchaient de concert à s'ad-
joindre de nouveaux compagnons, dans le désir ardent de voir
leur nombre s'augmenter.
En même temps, leurs facultés intellectuelles semblaient avoir
acquis plus de vigueur. Comme ils dirigeaient tous leurs efforts
vers les sciences qui pouvaient contribuer au salut du prochain,
la pureté de leur zèle doublait en quelque sorte leur capacité
naturelle. C'est qu'en effet le travail entrepris en vue de servir
Dieu est réellement plus fécond ; on s'y livre avec plus de
constance et l'intention reste forte et une. Malgré la variété des
matières, la force de l'esprit ne s'affaiblit, ne se dissémine pas,
au gré d'une stérile et vaine curiosité. Enfin, par dessus tout,
le Père des lumières aime à prodiguer le don d'intelligence à
ceux qui se dévouent pour sa cause.
LIVRE SECOND. — CHAPITRE IV. 159
Paris, où fut conçue cette première ébauche du nouvel Ordre
religieux, fut dès lors considéré comme le berceau de la Com-
pagnie. Ainsi l'affirment plusieurs écrivains : ainsi l'atteste une
inscription latine (24), gravée sur bronze qui fut placée dans la
partie supérieure de l'église de Montmartre, où elle était mieux
exposée à tous les regards.
Louis XIII lui-même regardait comme un honneur person-
nel, que la Compagnie fût née dans ses Etats : il la nommait sa
fille; il la félicitait de l'accroissement dont cette circonstance
était l'heureux présage. « Mon royaume, dit ce roi dans une
« lettre autographe à Grégoire XV, à propos de la canonisation
« de saint Ignace, mon royaume méritait cet honneur, qu'un si
« grand serviteur de Dieu vînt, dans ma ville de Paris, étudier
« les. sciences, rassembler des disciples, et poser les fondements
« de sa Compagnie sur le Mont-des-Martyrs. »
— :!:— Chapitre cinquième. — $
La naissance de la Compagnie au Mont-des-Martyrs est un pré-
sage de sa destinée. — Fâcheux effets de libelles odieux pu-
bliés contre elle.
'ASSISTANCE de Dieu avait été mani-
feste dans la conduite d'Ignace et de ses
compagnons. Mais quelle mystérieuse raison
jj les avait donc portés à choisir la pauvre et
modeste église du Mont-des-Martyrs, quand
tant de superbes basiliques s'offraient à eux
*wnvnfâTWV¥Vfw de toutes parts ? N'y avait-il pas là un indice
providentiel de la destinée qui attendait la nouvelle société ?
Elle aussi ne devait-elle pas verser à grands flots son sang le
plus pur sur'les terres étrangères, et les persécutions et les tem-
pêtes ne devaient-elles pas former sa part d'héritage ?
Comme les événements ont justifié ce présage ! Un siècle
s'était à peine écoulé, et déjà plus de trois cents enfants d'Ignace
ont péri, soit en annonçant la foi parmi les gentils, soit en la
défendant contre des hérétiques, brûlés à petit feu ou précipités
dans la mer, écartelés vivants, percés à coups de flèches, mis
en croix, décapités, plongés dans des eaux tantôt glacées, tantôt
bouillantes, ou victimes des tortures de la fosse. Dans le seul
royaume du Japon, la Compagnie compte déjà plus de quatre-
vingt-dix martyrs de la foi. Sur ce nombre trente-deux ont
péri par le feu et trente-quatre par le supplice de la fosse (25).
D'ailleurs n'est-ce point encore un véritable martyre que
cette longue navigation au milieu des tempêtes ou sous les
feux de la zone torride, ce pénible travail d'apprendre des lan-
gues difficiles, cette nécessité de vivre misérablement dans des
forêts où l'on est souvent plus mal abrité que les bêtes fauves
dans leurs repaires, enfin cette disette continue de vivres et cette
prévision de tourments si cruels, que la mort est l'éventualité
la moins terrible? Eh bien! chose merveilleuse! la Société
HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA. 161
paraît avoir éprouvé dans la crypte des Martyrs des influences
si profondes, si vivifiantes, si durables, que de nos jours encore
ni souffrances, ni tortures n'épouvantent nos jeunes prêtres ; et,
si l'on cédait aux vœux des solliciteurs, la moitié de la Compa-
gnie abandonnerait l'Europe pour courir aux contrées où se
cueille la palme du martyre.
Et les persécutions ! y eût-il jamais un Ordre qui en fût aussi
royalement doté ? Attaques de toute espèce, récriminations
contradictoires, que lui a-t-il manqué ? Et cependant, malgré cet
acharnement sans égal, la Compagnie grandit ; elle prospère,
elle met le pied partout, et de partout elle est expulsée ; elle
parle, elle écrit dans toutes langues dans un but d'utilité pu-
blique ; et il n'est pas une plume qui ne s'arme pour la
combattre! Lisez l'histoire de son établissement : ne vous croi-
riez-vous pas transporté au temps du prophète Néhémie, quand
les Juifs qui rebâtissaient Jérusalem, tenaient d'une main
l'équerre et le marteau, de l'autre l'arc et la lance, obligés,
après avoir placé une pierre comme ouvriers, de la défendre
comme soldats? Écoutez encore : « Nous avons été chassés du
Japon, de la Chine, de l'Ethiopie, de la Transylvanie, de la
Bohême, de l'Angleterre, de la Flandre. Pourquoi ? Nous prê-
chions la foi de Jésus-Christ aux Gentils, nous attaquions les
hérétiques, nous défendions le concile de Trente au double point
de vue du dogme et de la discipline ; nous soutenions opiniâtre-
ment l'autorité du Souverain Pontife. On a porté contre nous des
arrêts ignominieux d'exil ; on a érigé des colonnes couvertes
d'inscriptions insultantes. Livrées à la honte et au mépris, nos
maisons l'ont encore été au pillage, et nos personnes ont été
abandonnées à la merci d'un peuple irrité. Les seuls livres pu-
bliés jusqu'à présent contre la Compagnie sous toutes les
formes, poésie, histoire, roman, journaux, pamphlets, censures,
satires, procès, prophéties, suffiraient pour composer une vaste
bibliothèque. Il y a quarante ans, Pierre Ribadeneira publia le
catalogue des écrivains de la Compagnie. Sur-le-champ, les
hérétiques en dressèrent un de nos antagonistes. Les seuls
titres peuvent former un volume. Mais l'astucieux compilateur
n'ajoute pas, à l'exemple de Ribadeneira, aux noms de ces
écrivains, une notice sur leur vie. Qui sait? ce fut peut-être par
Histoire de S. Ignace de Loyola. "
162 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
ménagement pour la Compagnie. Il est vrai qu'il exhorte en-
suite les chefs de tous les États à contribuer de leur argent à
la réimpression de tous les écrits publiés contre elle. Déjà
même on avait commencé, à la Rochelle, cette entreprise salu-
taire, et l'on avait imprimé six volumes ; mais avec plus de
zèle que de discernement, car les compilateurs avaient entassé
sans choix ni mesure toutes sortes de documents. »
Voilà où l'on en était il y a quarante ans. Aujourd'hui, ces
écrits se sont tellement multipliés, qu'il serait plus difficile de
les compter que d'y répondre (2Ô). Du reste ils tendent toujours
un piège à la curiosité, par la bizarrerie de leurs titres, par de
prétendues révélations d'une haute importance pour les princes
comme pour les particuliers. Aussi chacun de s'arracher, de se
procurer ces livres à tout prix. Dans l'un on interprète, on
défigure, on condamne notre nom, on nous suppose des mystères,
on dévoile nos doctrines occultes, on dépeint notre physionomie,
on anatomise en quelque sorte notre esprit, on épie notre
intérieur, on dissèque nos enseignements obscurs et mystérieux.
Dans l'autre on publie nos avis privés, nos instructions secrètes,
on suppose une histoire véritable de notre origine et de nos
progrès, on raconte nos crimes ; des viviers sont remplis d'enfants
que le sacrilège a fait naître, que des parricides ont détruits ;
les voûtes des églises sont des arsenaux remplis d'armes, pour
favoriser la révolte quand bon nous semblera. Nous nous livrons
à des transactions nocturnes avec nos démons familiers, pour
apprendre d'eux les moyens d'égarer la raison des prétendus
réformés et les soumettre à l'obéissance du Pape. De riches tré-
sors, dépouilles du monde entier, sont enfermés dans nos caveaux
mortuaires ; chaque semaine, nous tenons conseil sur la conduite
politique des gouvernements, pour diriger en conséquence nos
propres intérêts, et faire réussir nos entreprises. On compte
seize cent quarante-deux concubines entretenues et assassinées
par le cardinal Bellarmin, d'où l'on peut juger ce que doivent être
des hommes de moindre vertu, si un tel monstre compte parmi les
plus estimés. Aussi, Nicolas Sander écrivait-il, il y a soixante
ans : « On a répandu plus de fables sur les Jésuites que sur les
« monstres de l'antiquité ; leur origine, leur genre de vie, leur
« institut, leurs mœurs, leurs doctrines, leurs actes, tout cela
LIVRE SECOND. — CHAPITRE V. 163
« est devenu l'objet des commentaires les plus étranges, les
« plus contradictoires. On s'est forgé de véritables rêves qu'on
« n'a pas seulement débités tout bas et à l'oreille, mais
« on a bien osé les soutenir en public et les imprimer (27)! »
Autrefois, pour exposer à la haine de l'univers Jésus-Christ
et ses disciples, l'empereur Maximin fit publier et répandre,
dans toutes les écoles publiques de l'empire romain, l'œuvre de
Satan, intitulée : Acta Pilati, Actes de Pilate, récit fidèle,
disait-on, du procès et de la condamnation du Christ, tiré des
archives du Prétoire, à Jérusalem, et rempli d'odieuses imputa-
tions contre sa divine innocence.
Ces imputations obtinrent cependant un tel crédit que, lors-
qu'un chrétien s'avisait de paraître en public, chacun s'écriait :
Au feu ! mt, feu ! ce qui leur valut le surnom de sarments. Il est
à peine, dans l'antiquité, un seul apologiste du christianisme, qui
ne se plaigne de cet indigne artifice, employé pour rendre les
chrétiens odieux au monde entier, de cette publication d'écrits
remplis des impostures les plus ridicules.
La Compagnie de Jésus pourrait emprunter leurs paroles,
quand elle aussi veut ou se plaindre ou se consoler (28).
Du reste, sommes-nous donc seuls dans la lutte, seuls sous le
poids de la persécution ? Les illustres et vénérables Ordres de
Saint-François et de Saint-Dominique nous ont précédés dans
la voie douloureuse ; ils nous donnent encore des exemples de
sainteté et de perfection religieuse ; ils nous fournissent aussi
des motifs de consolation. Grégoire XIII, lui-même, nous le
rappelle dans sa Bulle Ascendente Domino (29) ; il met sous nos
yeux les souffrances de nos devanciers, pour relever notre cou-
rage. Les temps amènent parfois de singuliers rapprochements.
A peine étaient-ils sortis de leur berceau, tout pleins encore de
cette sève primitive, élaborée par leurs saints Fondateurs, que les
fils de Saint- François et les Frères prêcheurs furent en proie aux
plus odieuses inculpations. On expulsa leurs docteurs des chai-
res, à Paris ; c'étaient des plantes vénéneuses qu'on arracherait
bientôt de l'Église et du monde. Suivant le fameux Guillaume
de Saint-Amour, ces religieux s'efforçaient d'usurper les premiè-
res chaires de l'Université, de se soustraire tous, par des privi-
lèges apostoliques, à l'obéissance des évêques, de s'introduire
164 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
dans les maisons, comme des loups dévorants, pour y saisir leur
proie ; detre orgueilleux et ambitieux. Puis, ils hantaient les
grands, pour s'ouvrir ensuite un accès jusqu'aux princes, et
obtenir leurs bonnes grâces ; ils enseignaient avec arrogance,
prêchaient avec vanité et vantaient orgueilleusement leurs
Ordres ; ils résistaient aux attaques au lieu de présenter la joue
gauche à qui avait frappé la droite... Sous des dehors modestes,
ne cachaient- ils pas des âmes perverses ; sous des manières
hypocrites, des esprits pharisaïques ? Pourquoi donc, ne se ren-
fermaient-ils pas dans leurs cellules ? pourquoi fréquentaient-ils
les cours, remplissaient-ils leschaires de l'Université, se livraient-
ils à la prédication et à l'étude, au lieu d'être assidus au chœur
et de pleurer leurs propres péchés, sans condamner ceux
d'autrui ? Encore une fois ils étaient de faux prophètes, des
précurseurs de l'Antéchrist, qu'il fallait abattre, détruire,
anéantir.
Ne croirait-on pas, en vérité, entendre parler de quelque
secte anti-sociale, ennemie de Dieu et des hommes ? Quelle
haine aveugle ! quel langage passionné ! Et savez-vous quelle en
est la cause ? De légères fautes de la part de quelques moines ;
puis l'envie furieuse soufflée au cœur de quelques jaloux qui
avaient vu certaines chaires de l'Université confiées à plusieurs
religieux de grand mérite, et enfin le fatal abaissement qu'In-
nocent IV, poussé par une instigation étrangère, fit subir à
l'Ordre de Saint- Dominique. Ne trouvait-on pas cet Ordre cou-
pable d'avoir trop promptement acquis la science, la sainteté et
l'estime publique ? Quand ses ennemis le virent presque persé-
cuté par celui qui pouvait seul le défendre, ils s'enhardirent et
se portèrent à des excès qui faillirent amener un schisme dans
l'Eglise, ou causer l'irréparable ruine de deux familles religieuses
si bien méritantes de toute la chrétienté.
En effet, c'en était fait de leur existence, si Alexandre IV ne
leur eût été favorable, et si les deux grands saints, Thomas
d'Aquin et Bonaventure, n'avaient pris leur défense. Mais enfin
ces clameurs, si longtemps soulevées, sont aujourd'hui apaisées;
et, pour prix de leurs longues souffrances, ils vivent maintenant
en paix et à l'abri de nouveaux outrages.
Maintenant, c'est contre nous que sévit l'orage. On voudrait
LIVRE SECOND. — CHAPITRE V. 165
nous voir plus maltraités que Job ne le fut jamais. On nous
défend même de nous justifier. On nous dit, comme disait saint
Grégoire de Nazianze au philosophe chrétien : « Présentez
« non seulement la joue gauche à qui aura frappé la droite, mais
« encore une troisième si la chose est possible». Ainsi donc, si
nous élevons la voix on nous appelle vindicatifs; si nous nous
taisons, nous nous avouons coupables. Notre silence alors n'est
point imputé à la patience qui refuse de se défendre, mais à la
confusion qui ne le peut pas.
Je ne saurais m'arrêter aux impuissants efforts tentés par
Gabriel Lermée, par Simon Misène, par Élie Hasenmuller, par
Rodolphe Hospinien, par Pascal et par Arnaud, pour ternir la
gloire de saint Ignace et rabaisser le mérite de ses enfants.
Leurs censures ont je ne sais quoi de puéril qui répugne à
l'homme de sens et de goût, et les motifs de leur rage sont tel-
lement évidents, qu'ils ne sauraient tromper personne.
D'autres fois, la haine s'est manifestée d'une manière singu-
lière. Dans une vie récente de sainte Thérèse (3°), on a écarté
soigneusement soit à dessein, soit par mégarde, tous les témoi-
gnages de cette grande sainte en faveur des fils de Saint-Ignace;
elle qui avoue si hautement avoir reçu aide et protection, pen-
dant quatre, six, dix et douze ans, des Pères Ripalda, Balthasar
Alvarez, Jérôme Pérez, Gilles Gonzalez, et pendant plus long-
temps du P. François Ribera, l'auteur d'une vie de la sainte, digne
d'elle et digne de lui ; tous membres de la Compagnie !
Même observation pour le grand archevêque de Milan, saint
Charles Borromée (3I). Dans une nouvelle vie, plus étendue que
les précédentes, il n'est pas dit un seul mot sur ses rapports
avec la Compagnie, et sur les services que le Saint en avait
reçus, pour sa propre perfection et pour la réforme de son
diocèse. Cependant ces mêmes détails se trouvaient dans les pre-
mières histoires, composées, publiées par des auteurs contempo-
rains de saint Charles et témoins oculaires des faits rapportés (32).
D'où viennent donc ces réticences ? Est-ce là écrire l'histoire?
est-ce surtout être agréable aux saints, qui, semblables à de
grands arbres, abaissent du haut du ciel leurs rameaux chargés
de fruits vers la terre, vers ces racines cachées, d'où ils ont tiré
le suc et les aliments qui les ont produits ? Il y a, en effet, dans
166 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
ces glorieux aveux des Bienheureux, quelque chose de doux qui
console et élève tout à la fois. C'est ainsi que les yeux se rem-
plissent de larmes, que le cœur se dilate de joie, en lisant ces
paroles de sainte Thérèse. Elle écrivait à Christophe Rodriguez
de Moya, à propos de certains jésuites : « Toutes les personnes
« spirituelles ne me contentent pas pour nos monastères, mais
« seulement celles que ces Pères dirigent; et telles sont presque
« toutes celles qui composent nos communautés ! Je ne me sou-
tiens même pas en ce moment d'en avoir reçu aucune qui
« ne soit leur fille spirituelle, parce que ce sont celles qui nous
« conviennent. Comme ces Pères ont élevé mon âme, Notre-
« Seigneur m'a fait la grâce que leur esprit se soit implanté dans
« les monastères que j'ai établis. Si vous avez connaissance des
« règles, vous verrez que sur beaucoup de points nos constitu-
« tions sont conformes aux leurs. Le désir qu'ont vos demoi-
« selles de se voir sous la juridiction des Pères de la Compagnie
« de Jésus, je l'ai eu aussi ; j'ai voulu leur soumettre cette mai-
« son, et j'ai fait des démarches dans ce but. Je sais avec une
« entière certitude, qu'ils n'accepteront la direction d'aucun
« monastère, pas même de celui de la princesse. Je rends de
« véritables actions de grâces à Notre-Seigneur, de ce que nous
« sommes de tous les Ordres celui qui jouit d'une plus grande
« liberté pour traiter avec les religieux de la Compagnie, liberté
« que nul ne nous enlève maintenant, et qui ne nous sera jamais
« enlevée. Avila, le 28 juillet 1568 (33). »
Pour ma part, je suis heureux, je l'avoue, d'avoir mentionné
les leçons que saint Ignace reçut de Don Jean Chanones, reli-
gieux de Saint- Benoît, de quelques religieux de l'ordre de Saint-
Dominique, ses directeurs à Manrèse, des Pères Franciscains,
Jacques d'Alcantara et Théodore, tous deux ses confesseurs,
l'un à Barcelone et l'autre à Rome. J'ai rapporté tout ce que je
savais sur ce sujet, voulant remplir ainsi mon devoir d'histo-
rien et in'assurer la bienveillante approbation du Saint. Mais les
insultes ne nous sont pas venues seulement d'un Chemnitz,
d'un Osiander, d'un Lermée, d'un Hospinien.d'un Lauser, d'un
Cambilon, d'un Misène, etc., les uns apostats, les autres héréti-
ques et d'autres tout cela à la fois.
« Heureux Jésuites, pourrions-nous dire avec Stanislas Res-
LIVRE SECOND. — CHAPITRE V. 167
cius, s'il en était ainsi ; nous sommes insultés par des hommes
qui n'outragèrent que ce qui est grand (34).» Mais nous sommes
aussi en butte aux attaques d'hommes professant notre foi,
souvent même de transfuges de notre religion (35).
Après tout cependant, la variété qui règne entre les divers
Ordres religieux n'est qu'un ornement de plus pour l'Eglise.
Pourquoi donc juger et condamner ceux que Dieu appelle à
marcher par d'autres voies ? N'est-ce point là l'erreur de ceux
qui croiraient que nos antipodes marchent la tête en bas ? Unus
guidemsic, dit l'Apôtre, alius vero sic (36). Une exacte harmonie
est formée de dissonances, et non de discordances. Les vête-
ments de l'Église, cette reine dont parle David dans son
44e psaume, de quel tissu sont-ils faits ? demande saint Augus-
tin : la matière en est riche, les couleurs et les ornements en
sont variés \pretiosuset varius; précieux et varié. Ainsi donc, pour-
suit-il, in veste ista, varietas sit, scissura non sit (37). Au contraire,
cette prétention à une entière conformité dans la lettre, comme
dans l'esprit, est appelée par Tertullien la mère du schisme
(Schismatum mater) et se change en désir de s'enrichir de la
pauvreté des autres (Ditescere aliéna pattpertate )y désir si crimi-
nel aux yeux de saint Augustin. Il est au moins contraire à la
pureté d'un zèle qui se réjouit de tout accroissement donné à la
gloire de Dieu, zèle qui devrait nous rallier tous à la poursuite
d'une fin si sublime.
Causes des persécutions contre la Compagnie.
I nous vouions découvrir sans peine les cau-
ses de tant de calomnies, clé tant de colères,
nous n'avons qu'à prendre Jacques Gretser
pour guide. Ce célèbre controversiste en
énumère sept principales. Remarquons que
sa longue expérience, en ces matières, donne
^^^[^^pp^ une grande autorité à son opinion.
Voici la première. Sans nous connaître autrement que par
de vagues oui-dire, on ne prend pas la peine d'examiner si les
accusations formulées ont un fondement solide. Bien plus, contre
toute justice, on croit plus volontiers coupables tant d'hommes
détournés du mal par tant de raisons, qu'on n'admet pour un seul
la possibilité de porter une accusation fausse.
Ainsi dans les premiers siècles de l'Eglise, les plus odieuses
imputations pesaient sur les chrétiens. On les accusait d'adorer
une tête d'âne, d'égorger chaque jour un enfant au lever de
l'aurore, de l'offrir en sacrifice, puis d'en manger la chair, d'en
boire le sang, et de se livrer ensuite aux plus infâmes abomina-
tions.
Et c'était là pourtant l'âge d'or du christianisme, le temps où
chrétien et saint étaient deux mots synonymes. Mais la mer-
veille suprême, n'était-ce pas que de pareilles allégations fussent
regardées comme indubitables dès qu'on les débitait ? qu'elles
pussent suffire pour faire condamner aux tortures, au fer et aux
bêtes, des hommes innocents ? Aussi, dit Tertullien, une seule
question était-elle nécessaire ! Etes-vous chrétien f Le procès se
réduisait à ces trois mots. Oui, répondez-vous. Eh bien ! dès
lors vous êtes convaincu de sacrilège, d'homicide, de lèse-
majesté : la crédulité publique devient le seul élément de con-
viction.
De là, les plaintes communes à tous les apologistes de ces
HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA. 169
anciens temps, que lorsque la haine voulait condamner les chré-
tiens, elle ne cherchait pas à prouver leurs crimes, pour ne pas
être forcée d'absoudre des innocents. On voyait des gens bien
connus parmi les païens, sortir de leur aveuglement et devenir
des hommes nouveaux, aux premiers rayons de la grâce, hier
impies, meurtriers, adultères, spoliateurs, aujourd'hui pieux,
doux et humbles de cœur, chastes, généreux envers l'indigence.
N'importe ; on n'en croyait pas même ses propres yeux. Tous
ces dehors n'étaient bons qu'à duper le public. En secret, dans
les ténèbres, il se passait d'étranges choses. Par là on ôtait aux
accusés tout moyen de se défendre ; par là, on donnait à la calom-
nie libre carrière.
Cependant, qui ne le sait ? — malgré les persécutions, malgré
le sang versé à flots, la foi ne s'éteignait pas. Pour un chrétien
qui tombait, cent autres se levaient à sa place; l'horrible barbarie
d'un peuple altéré de sang se lassa avant qu'on vît reculer
les néophytes de la foi.
La renommée néanmoins venait en aide aux bourreaux.
« Son crime, à elle, dit Tertullien, n'est pas de répandre les
« événements avec une incroyable rapidité, mais de les accom-
« pagner de récits mensongers ; car elle ne saurait raconter la
« vérité, sans y mêler la fable. Elle ne vit donc que par le men-
« songe, et ne s'accrédite qu'en étant dénuée d'autorité. Les
« esprits inconsidérés sont les seuls à y croire : les sages se
« rendent uniquement à l'évidence ; ils savent qu'un récit se
« défigure toujours en passant par tant de bouches ; que la
« malice ou l'habitude de la fiction l'amplifie ou l'exagère. Ainsi
« s'établit la fatale opinion qui attribuait tant de crimes aux chré-
« tiens, et ce qu'on avait si facilement inventé, jamais on ne
« sut le prouver (38). »
Je ne m'étendrai pas ici sur ce que la Compagnie a dû souffrir
de cette folle crédulité ; le récit en serait interminable. Bornons-
nous à la Saxe et aux autres contrées hérétiques de l'Allemagne.
Nous croira-t-on ? Dans ces pays, tous jusqu'aux enfants sont
accoutumés à nous peindre avec des figures de démons, des
ailes de chauve-souris, des cornes et des pieds de bouc. Il est
vrai que nous partageons cet honneur avec le pape lui-même.
Ce sont là sans doute les portraits que tracent de nous les prédi-
170 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
cateurs protestants ; ils frappent les imaginations, et leur but
est atteint. L'on nous hait sans nous connaître.
Or, si la malveillance et la haine ne craignent pas d'avancer ce
qu'un simple coup-d'œil suffit à détruire, n'ont-elles pas beau
jeu en incriminant les intentions qui sont cachées aux yeux, et
surtout en attribuant à une artificieuse hypocrisie, ce qui paraît
louable au dehors. Combien de gens répondraient comme
Henri II, roi de France, qu'on cherchait à irriter contre nous :
« Eh ! jugez d'eux par leurs actions ; Dieu seul connaît le fond
« du cœur, et les accusations des hommes ne sauraient rendre
« coupable un innocent. »
Une autre catégorie d'accusateurs se compose d'hérétiques
qui, pour écrire contre nous, se déguisent en catholiques ; puis
de catholiques, au contraire, qui nous attaquent sous le masque
de l'hérésie. Les premiers espèrent obtenir quelque crédit à la
faveur de ce déguisement ; maison les reconnaît bientôt, malgré
le zèle qu'ils affectent pour le salut des âmes. Les seconds
agissent par haine, par vengeance, par intérêt, ou sous l'effet
d'une violente passion. La tactique la plus en vogue parmi les
hérétiques, consiste à se servir de l'anonyme ou du pseudonyme;
afin que si leurs erreurs dogmatiques viennent à percer, on ne
cesse pas d'attribuer l'ouvrage à une plume catholique. Aussi,
quand on entreprend de les convaincre de mensonge, la première
phrase qui se présente est-elle celle-ci (39) : « Si tu es un athée ou
un juif; un hérétique ou un schismatique, noir ou blanc, je
l'ignore. Je ne crois pas, grand pourfendeur de Jésuites, que tu
sois catholique ; c'est à peine si je te crois chrétien. » C'est
ainsi que débuta Stanislas Rescius dans son Éponge, pour effa-
cer les taches dont la Compagnie aurait été souillée par un
jeune étourdi, moitié schismatique, moitié zwinglien, mais nul-
lement catholique, qui cachait son véritable nom sous le simple
titre de gentilhomme polonais.
Une troisième manœuvre consiste à protester toujours de son
amour pour le bien public et pour la vérité. Telle est X Oratio
sincera, adressée au roi de France, œuvre mensongère s'il en fut.
Tel encore le Patrocinium veritatis, pamphlet d'un faussaire
éhonté. Pour répondre à ce dernier écrit, il suffirait de changer
la première lettre du titre, et d'écrire, Latrocinhim veritatis.
LIVRE SECOND. — CHAPITRE VI. 171
Mais voici un autre stratagème de ces malheureux. Ils pré-
tendent avoir pendant quelque temps fait partie de la Société,et,
après en être sortis, ils viennent révéler des mystères dont il
n'est pas permis de douter. Ce que nous avons entendu, ce que
nous avons vu de nos yeux et ce que nos mains ont touché
nous l'attestons et nous vous l'annonçons (4°), etc. Ce genre d'ar-
tifice devint une mine d'or, aux mains de deux exploiteurs nom-
més Cambilon et Schloss, l'un allemand, l'autre anglais. Ils
se donnèrent pour catholiques et Jésuites, ce qu'ils n'avaient
jamais été, et recoururent à la protection des hérétiques, qui
après les avoir accueillis à bras ouverts, les récompensèrent
généreusement de leurs étranges révélations.
Un dernier procédé de nos ennemis a été de répandre,
comme sorti de notre plume, un ouvrage intitulé : Avis privés
et instructions secrètes de la Compagnie de Jésus (4I). Par là, on
prétendit démontrer que nous avions deux Instituts ; l'un, saint
et publiquement reconnu, héritage de notre Fondateur, que
nous produisions pompeusement ; l'autre, privé et politique, con-
fié par le Général aux seuls supérieurs, et qui se composait de
diverses industries propres à réduire la religion à l'art de s'en-
richir, en cherchant dans la conduite des âmes nos propres inté-
rêts. — Pour mieux couvrir l'imposture, on supposait ces avis
publiés par les Révérends Pères Capucins, aux mains desquels
ils tombèrent, dit-on, quand l'hérétique duc de Brunswick, dit
évêque de Halberstadt, pilla notre collège de Paderborn. Le
Duc donna, on le sait, aux Capucins une partie de nos dépouilles,
c'est-à-dire, les livres et les écrits. Mais ceux dont le devoir est
d'arracher au mensonge le masque de la vérité dénoncèrent
cette fois encore au monde entier, sinon le nom de l'auteur, du
moins cette œuvre de haine faussement attribuée à la Compagnie.
Aussi fut-elle prohibée, en Pologne, par le nonce apostolique,
évêque de Cracovie ; en Espagne, par le tribunal de l'Inquisition ;
à Rome, par les cardinaux, membres du tribunal de l'Index,
qui en prononcèrent la condamnation par un décret solennel.
Bien que ces iniques inventions dénotent plus de malignité
que de talent, elles ont pourtant produit contre nous des impres-
sions qu'aucune apologie n'a pu effacer. Le mensonge ne trouve-
t-il pas souvent plus de créance que la vérité? Le temps viendra
172 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
cependant, je n'en doute pas, où ces attaques même nous paraî-
tront glorieuses ; nous les montrerons comme des cicatrices
honorables ; elles nous consoleront de nos veilles et de nos
travaux.
Mais pourquoi insister plus longtemps sur ce sujet ? Notre ré-
ponse n'est-elle pas tout entière dans ces paroles du P. François
de Villanueva rassurant un de nos jeunes religieux qui se préoc-
cupait beaucoup de ces déchaînements et de ces colères contre
nous : « Supposez, lui dit-il, qu'une troupe d'habiles danseurs con-
« duisent un ballet dont les figures sont calculées et combinées
« avec beaucoup d'art. En les voyant de loin, un spectateur
« étranger à l'art de la danse n'y verra peut-être qu'une réunion
« de gens ivres ou fous, sautant sans autre loi que les caprices
« d'une tête égarée par les fumées du vin ; mais un connaisseur
« observe que tous leurs mouvements sont prévus, réglés, qu'ils
« s'harmonisent exactement avec la cadence musicale. Il les
« admire, s'en récrée, et ne s'inquiète nullement, si l'on vient à
« lui dire que d'autres les tournent en dérision, faute de con-
« naître leur art. Ainsi en est-il pour quiconque veut juger des
« choses placées hors de la portée soit de ses yeux, soit de son
« esprit, soit de ses affections. »
Quant aux catholiques, on en voit qui n'en ont que le nom,
hommes sans Dieu, sans foi, et qui l'abandonneraient aisément,
si un reste de pudeur ne les retenait. Vivre autrement qu'eux est
une offense ; votre seule rencontre leur est un reproche de leur
conduite et de leurs sentiments. Or, déclarer ouvertement et
par état la guerre aux vices, voilà bien un autre grief à leur
égard; car ils considèrent comme ennemi personnel tout adver-
saire de leurs débordements. Mais ce qui met le comble à leur
fureur, c'est la persuasion où ils sont d'être lésés dans leurs
intérêts, par les bons exemples qu'ils reçoivent.
A quoi bon rassembler ici les titres d'ouvrages dont les auteurs
n'ont pas même osé donner leurs noms? A des lettres anonymes,
l'homme qui se respecte oppose le calme et le silence. Imitons
cet exemple, et rappelons-nous plutôt ces belles paroles que
Paul IV adressait à la première assemblée générale de notre
Société. « Ne vous imaginez pas, dit-il, être mieux traités que
« les saints de l'ancienne et de la nouvelle loi. Vous éprouverez
LIVRE SECOND. — CHAPITRE VI. 173
« le même sort. Beaucoup de gens ne voudront recevoir ni vos
« personnes, ni votre doctrine ; vous poursuivre et vous mettre
« à mort leur semblera chose méritoire devant Dieu. Notre
« siècle, qui a vu naître cette bienheureuse Compagnie, est une
« époque troublée. Nous voyons l'Église presque partout en
« butte aux plus violentes attaques et aux plus cruelles persécu-
« tions. Ce ne sont pas seulement les habitants des régions nou-
« vellement découvertes qui lancent leurs traits contre l'épouse
« de Dieu ; non, ce sont encore ceux qui se glorifient avec nous
« du nom de chrétiens (42). »
Du reste, on n'a pas craint de reprocher à tout l'ordre les
fautes de quelques individus. Parce que certaines branches pro-
duisaient de mauvais fruits, on a voulu mettre la cognée à la
racine de l'arbre et l'abattre. Étrange logique ! Cherchez donc
ailleurs que dans le ciel l'impeccabilité. La vertu humaine, dit
saint Ambroise, est une lampe qui s'éteint quelquefois et répand
une odeur nauséabonde. Si un Ordre religieux devait être con-
damné parce qu'il s'y rencontre des pécheurs, tous le seraient
également. Mais celui-là seul mérite condamnation où l'on peut
pécher impunément. Si le coupable est puni, ses fautes mêmes,
ainsi que les ombres dans la peinture, servent à faire ressortir
la lumière. Ses fautes, dis-je, montrent à tous les yeux par le
châtiment qui les frappe que la règle est observée et l'ordre
maintenu. C'est ainsi que Dieu tire sa gloire de nos péchés, tout
en laissant, par une sage disposition, sa justice les punir. Si donc
un seul est coupable, qu'il porte seul la peine de sa faute (43).
Tout le collège des apôtres n'a pas été dévoué à la mort, parce
que Judas en était digne. Pourrait-on croire d'ailleurs que tant
de milliers d'hommes, la plupart inconnus les uns aux autres, se
soient tellement identifiés les uns avec les autres que le mal
d'un seul doive être attribué à tous, mériter à tous la haine ou
le mépris. Si l'on n'a pas assez de bienveillance pour couvrir,
des vertus d'un grand nombre, les fautes de quelques-uns, qu'on
ait au moins la justice de ne pas rendre tout l'Ordre responsable
des erreurs d'un petit nombre.
« Cette manière de juger est bien intolérante, disait saint
« Augustin dans une lettre adressée à son peuple. Il y a des
« gens aux aguets pour voir un évêque, un prêtre, un moine, ou
174 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
« une vierge consacrée à Dieu, tomber dans quelque faute : ils
« s'en réjouissent fort, afin de pouvoir supposer ensuite que
« beaucoup d'autres tombent pareillement. Ces mêmes gens
« savent qu'il a existé des épouses infidèles, et pourtant ils ne
« répudient pas la leur ; ils n'accusent pas leur propre mère.
« Mais s'ils apprennent une fausse imputation, ou peut-être une
« faute véritable d'une personne jusque-là exemplaire, ils insi-
« nuent aussitôt que toutes celles qui vivent de même sont cou-
« pables (44). »
Voyez donc où aboutirait un pareil sophisme. Si l'innocence
d'un seul est méconnue, celle de tous le sera donc également ?
Rien de plus injuste que de juger de la volonté des uns par celle
des autres ; car, dans une réunion nombreuse, les volontés sont
souvent différentes et même contraires. Ainsi, choisir parmi tant
d'écrivains de la Compagnie les opinions d'un seul, opinions
ou erronées, ou gênantes pour la critique, et les donner ensuite
pour la doctrine du corps entier, est-ce agir avec équité ? Et,
remarquez-le bien, je ne veux point parler ici de ces opinions
réprouvées que l'on nous attribue, quoiqu'elles fussent publiées
bien avant notre naissance : on tait à dessein leurs auteurs pour
faire retomber le blâme sur nous seuls.
Ajoutons une autre considération ; elle sera sans doute de
quelque poids pour qui connaît la corruption de notre nature.
Les scélérats ne peuvent croire à l'innocence ; l'homme frappé
de vertige voit toute chose tourner à ses côtés. Ainsi quand
l'habitude du crime a fait perdre aux malheureux endurcis toute
volonté ferme d'y renoncer, ils prennent leur faiblesse pour une
impossibilité radicale de résister à leurs penchants ; ainsi la
plupart des pécheurs, les libertins surtout, se consolent et s'ex-
cusent en croyant que tous succombent aux mêmes inclinations.
Pour eux, celui qui cache le mieux ses chutes peut être le plus
prudent; il ne saurait être le plus innocent. Aussi est-ce un grand
tourment pour nos détracteurs, d'apercevoir en nous quelqu'ac-
croissement de vertu, de talent ou de crédit. Comme la cause de
ce bien leur est odieuse, ils ferment les yeux pour ne pas la voir,
et ils s'efforcent de se persuader qu'elle n'existe pas. Du reste,
il n'y a point d'absurdités que l'on n'ait débitées dans la vue de
nous nuire. Il y a quelques années, un auteur n'a pas craint
LIVRE SECOND. — CHAPITRE VI. 175
d'affirmer que saint François Xavier avait toujours été prêtre
séculier, et n'avait jamais fait de profession religieuse. Certes,
ce serait abuser de la patience de nos lecteurs que de nous
arrêter à pareille chicane, cependant, comme elle fut répétée
jusque dans la chaire chrétienne, nous croyons devoir en donner
ici une réfutation facile.
On avait vu les Souverains- Pontifes donner à Xavier le titre
de nouvel apôtre des Indes, autant pour l'éclat de sa sainteté,
que pour ses œuvres admirables. On avait entendu parler de
tant de royaumes où il avait le premier porté la lumière de
l'Évangile, du nombre prodigieux d'infidèles qu'il avait baptisés
de sa main, du don des langues qu'il avait reçu, des continuels
miracles par lesquels il plaisait à Dieu de glorifier son serviteur:
tout cela faisait rejaillir sur la Compagnie une splendeur qui
offusquait certains yeux. Il fallait jeter quelques doutes sur un
fait jusqu'alors indubitable. Si l'on ne réussissait pas à tromper
le plus grand nombre, du moins la bonne foi de quelques-uns
se laisserait surprendre. C'est là d'ailleurs tout ce que pouvaient
espérer ces semeurs de mensonges.
Mais où trouver des preuves capables de rendre plus mani-
feste une vérité déjà si notoire ? car il y a des choses par elles-
mêmes si claires, si indubitables, qu'elles peuvent se comparer
à la lumière : on tenterait vainement de les prouver à quiconque
en nierait l'existence.
Qui pourrait le nier en effet ? Ignace n'avait-il pas donné à
Xavier la charge de Provincial dans les Indes ? Ne lui ordonna-
t-il pas en vertu de son vœu d'obéissance de revenir en Europe ?
Xavier ne se glorifiait-il pas d'être membre de la Compagnie, et
ne rend-il pas grâces à Dieu de cette faveur dans un grand
nombre de lettres ? Suivant le droit de sa charge ne gouvernait-
il pas sa province, soit en y admettant de nouveaux sujets, soit en
en renvoyant les religieux indignes, et même des supérieurs? Ne
sait-on pas qu'il renouvelait chaque matin ses vœux de religion ?
qu'il portait dans son reliquaire, avec le nom d'Ignace, détaché
d'une lettre, avec un petit os de l'apôtre saint Thomas, la for-
mule de sa profession solennelle écrite de sa propre main, selon
l'usage de la Compagnie ? Qui oserait nier tous ces faits ?
Quant aux fonctions de nonce apostolique, peut-on douter
176 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
qu'il ne les ait remplies, quand on lit les brefs apostoliques lui
conférant cette dignité ? Les uns déclarent expressément avoir
écrit ces lettres afin de communiquer à Xavier les pouvoirs
d'exercer sans opposition, soit en Ethiopie, s'il y était allé, soit
aux Indes, les ministères propres à la Compagnie, c'est-à-dire
la .prédication, l'administration des sacrements, en un mot, tous
les moyens dont elle se sert pour procurer le salut des âmes. De
plus, Salmeron et Codure, deux des premiers compagnons de
saint Ignace, furent également nommés, par Paul III, nonces
apostoliques, en mars 1540, six mois avant que la Compagnie
fût érigée par ce même souverain pontife en Ordre religieux.
Avant l'année suivante, Salmeron partit pour l'Irlande, lieu de
sa destination, avec Paschase Broët, nommé nonce en remplace-
ment de Codure, mort dans l'intervalle. Cela les empêcha-t-il de
faire leur profession solennelle à Rome ? ou, pour la faire, deman-
dèrent-ils une permission spéciale du pape ? ou reçurent-ils à ce
sujet, un nouveau bref? Répondra-t-on que le Souverain Pontife,
en les désignant expressément dans la Bulle d'érection, leur
donnait par là même une dispense tacite et virtuelle de cette
profession solennelle, et que Xavier, y étant aussi expressément
nommé, participait par le fait même à cette dispense ? Mais que
vaut cette échappatoire, s'il est prouvé que Xavier était religieux
profès de la Compagnie, avant même d'être nonce ? Or, ce fait
est incontestable.
Ignace reçut de Paul III l'ordre d'envoyer en Portugal, pour
de là passer aux Indes, deux de ses compagnons, à son choix,
au lieu de six qu'en demandait Jean III. Il choisit Simon Rodri-
guès et Nicolas Bobadilla ; mais, comme Xavier était destiné de
Dieu à devenir l'apôtre de ces contrées lointaines, Bobadilla,
attaqué d'une rude et longue maladie, ne put entreprendre ce
voyage. Ignace envoya donc à sa place François Xavier. Ordre
lui en fut donné le 15 mars, et, le jour suivant, il partait. Mais
comme alors on attendait chaque jour de l'autorité apostolique
l'érection de la Compagnie en Ordre religieux, avant de quitter
Rome, Xavier consigna par écrit les dispositions suivantes.
D'abord, il souscrivait d'avance à toutes les règles et constitu-
tions que saint Ignace et ses compagnons, restés à Rome,
établiraient ; il les approuvait et promettait de s'y conformer
LIVRE SECOND. — CHAPITRE VI. 177
entièrement. En second lieu, il donnait sa voix à Ignace, en vue
de l'élection du Général. Enfin il s'engageait dès lors, par les
vœux de religion, pour le temps où l'Ordre serait reconnu, et
chargeait Jacques Laynez de donner connaissance de cet écrit,
en son absence. Nous possédons encore le manuscrit dans nos
archives, à Rome ; j'en traduis de l'espagnol la dernière partie...
« Lorsque la Compagnie sera reconnue, dit-il, et que le Général
« sera élu, je m'engage aujourd'hui, pour ce temps-là, à une
« perpétuelle obéissance, à la pauvreté et à la chasteté. Je prie
« mon très cher père en Notre-Seigneur Jésus-Christ, Jacques
« Laynez, pour le service de Dieu notre souverain Seigneur, de
« présenter, en mon absence, cet écrit et ces trois vœux de reli-
« gion au chef qui sera élu ; et, de ce moment, je m'engage à
« les observer. En foi de quoi j'ai signé de ma main le présent
« écrit. Fait à Rome, le 15 mars 1540, François. »
Nous allons démontrer maintenant que la Compagnie était
érigée en Ordre sept mois avant la nomination de Xavier à la
dignité de nonce.
Je retrouve quatre brefs de Paul III, relatifs à la nonciature
de François Xavier et à celle de Simon Rodriguès nommé en
même temps que lui.
Le premier, expédié le 2 7 juillet 1540, est adressé à Jean III,
roi de Portugal, avec pouvoir de le garder ou de le communiquer
suivant qu'il lui conviendrait, ou non, de retenir les deux Pères
en Portugal. Xavier et Rodriguès sont déclarés nonces du Saint-
Siège, autorisés à prêcher l'Evangile, à expliquer les Écritures,
etc., etc.
Le second, du 2 août de la même année, leur confère quel-
ques nouveaux pouvoirs, comme, de réconcilier les hérétiques
avec l'Église, de dispenser des irrégularités, etc. Les deux der-
niers, datés du 4 octobre, ne contiennent que les recommanda-
tions du Pontife, à l'empereur d'Ethiopie et aux rois des Indes,
en faveur des deux nonces.
De tout ceci, il résulte manifestement que Xavier ne fut point
créé nonce en quittant Rome, puisque les brefs de nomination
ne furent expédiés que quatre ou cinq mois après son départ. De
plus le roi, libre, comme je l'ai déjà dit, de remettre ou de garder
les brefs, ne les lui donna, en effet, que dans l'audience de congé,
Histoire de S. Ignace de Loyoia. 12
178 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
avant son embarquement pour les Indes, le 7 avril 1 54 1, sept
mois après l'érection de la Compagnie en Ordre religieux. Voilà
ce qu'affirment unanimement tous les historiens.
Nous lisons de plus dans une lettre, écrite tout entière de la
main de Xavier, et signée par Simon Rodriguès, à qui elle était
commune, qu'en apprenant la constitution définitive de la Com-
pagnie en Ordre, il fit sa profession.
Mais qu'ai-je besoin de nouvelles preuves, quand j'ai sous les
yeux la déclaration de ce même Souverain- Pontife, par qui
Xavier avait été créé nonce apostolique. Il le compte, avec neuf
autres Pères parmi les premiers membres de la Compagnie, dans
la Bulle : Regimini militantis Ecclesiœ ; et dans une seconde,
Injunctum nobis, de 1543, époque où Xavier était déjà dans les
Indes, il le cite de nouveau avec tous les autres, et les nomme
collectivement religieux de la Compagnie de Jésus. Cette
même déclaration se trouve dans une Bulle de Jules III,
Exposcit debitum, de 1550. Si nous en appelons au jugement
de Souverains Pontifes plus rapprochés de nous, nous trouvons
Grégoire XV, qui entend et approuve en consistoire la relation
où le cardinal François Maria del Monte, affirme et prouve, par
les actes de canonisation, que François-Xavier était religieux et
soumis aux ordres de saint Ignace.
Enfin, et ceci équivaut à une sentence publique, le Martyrologe
Romain fait mémoire de ce saint en ces termes formels... Dans
l'île de Sancian, la mort de saint François Xavier de la Compa-
gnie de Jésus, apôtre des Indes. In Sanciano Sinarum insida
S. Francisci Xaverii Societatis Jesu, fndiarum aposloli. — Si
nous avons insisté sur ce sujet, c'est plutôt afin de mettre à
découvert la mauvaise foi de nos adversaires, source si féconde
en mensonges, que dans le but de prouver une vérité trop évi-
dente, pour avoir besoin d'être démontrée.
Une circonstance qui n'a pas peu contribué à soulever contre
la Compagnie de violents orages, c'est la perversité des apostats
et des membres expulsés de son sein. Plusieurs d'entre eux
vivaient avec nous dans la Compagnie, mais n étaient pas des
nôtres (45). Tandis qu'ils en étaient membres, ils s'y attachaient
en proportion des avantages attendus ; mais, leurs espérances
une fois évanouies, ils se sont faits accusateurs de ceux qu'ils
LIVRE SECOND. — CHAPITRE VI. 179
n'avaient pas eu le courage d'imiter. Le ciel n'a pas de plus
grands ennemis que les démons bannis de ses splendeurs. Les
cloîtres n'ont pas de plus implacables adversaires que les transfu-
ges. En employant tous leurs artifices à les discréditer, ils espèrent
dissimuler la cause de leur expulsion. Pendant les premiers
siècles, l'Eglise n'eut pas de pires calomniateurs que les apos-
tats : Ces fausses rumeurs, disait saint Cyprien, sont l'œuvre
des apostats ; comment pourraient-ils nous louer, eux qui se sont
séparés de nous (4<5) ?
« Je vous le dirai avec franchise, écrivait saint Augustin à son
« peuple, et c'est devant Dieu, qui lit dans mon âme, que je vous
« parle : depuis que j'ai commencé à le servir, je n'ai jamais
« connu de plus saintes âmes que celles qui se sont sanctifiées
« dans les monastères ; de même aussi, je n'en ai point connu
« de pires que celles qui s'y sont perverties». Entendant sans
cesse répéter cette parole de condamnation : Tu nés pas bon pour
le royaume de Dieu, non es aptus regno Dei, ces infortunés se
conduisent en désespérés, semblables aux anciens gladiateurs,
destinés à la mort, gens d'une insolence intolérable, et d'autant
plus redoutables qu'ils n'avaient rien à craindre, quid timeant
11011 habent, et vehementer timendi Sun t.
Ce furent précisément de faux frères qui mirent au jour les
ouvrages intitulés : Historia Jesuitica, De modo agendi Jesuita-
rum, et autres de même nature. Ils ont présenté la Société sous
l'aspect le plus condamnable, pour avoir paru telle à leurs yeux,
en ne les élevant pas, selon leurs prétentions, à des emplois
auxquels ils n'avaient aucun droit. Si ces prétendus réformateurs
devenus ensuite nos persécuteurs, étaient parvenus aux postes
éminents qu'ils ambitionnaient, la Compagnie leur aurait paru le
plus saint, le plus savant, le mieux gouverné de tous les Ordres,
tandis qu'aujourd'hui ils y trouvent un mélange monstrueux
d'ordre et de désordre. Ainsi donc, chose incroyable ! la Compa-
gnie aurait besoin d'être réformée par ceux mêmes qui l'ont
quittée pour ne pas se soumettre à ses lois et à ses peines disci-
plinaires.
Nous le demandons d'ailleurs, faut-il beaucoup de talent ou
de science pour composer un livre avec des fragments de lettres
des supérieurs, avec des canons et décrets des assemblées gêné-
180 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
raies ; et pour présenter le tout sous un faux jour ? Citons un
exemple entre mille. Élie Hasenmuller entra dans la Compagnie,
plutôt ce semble comme espion des hérétiques, que dans le
dessein de s'y fixer (47). Il y resta peu : vit-on jamais un luthérien
fort enclin aux grossiers plaisirs des sens, jouer longtemps le
rôle d'homme spirituel ? Il quitta donc très vite la Compagnie,
emportant ses Constitutions pour les commenter à sa guise dans
un livre intitulé : Historia Jesuitica. Là, il discute et condamne
surtout la règle qui nous impose envers nos supérieurs la sou-
mission due à Notre-Seigneur lui-même. Il cite très exactement
les paroles du texte, mais pour farder son mensonge des couleurs
de la vérité, suivant l'artifice propre à tous les sectaires, il en
déduit que leurs propres scélératesses ne suffisant pas aux enfants
d'Ignace, ils s'obligent encore à exécuter celles qu'il plaira à
leurs supérieurs d'ordonner. Car, ajoute-t-il, qui promet d'obéir
en toutes choses, n'en excepte aucune, ni vol, ni homicide, ni
parjure. On sait le crédit, obtenu par cette odieuse assertion,
quand on a lu tant d'écrits dans lesquels cette totale dépendance
des supérieurs est appelée obéissance d'assassins, joug digne des
brutes : tant il est facile de calomnier un Ordre, au moyen de
son propre institut, et d'en fausser l'esprit auprès des ignorants
par de perfides citations. Si Hasenmuller avait transcrit toute la
règle, et par conséquent ajouté le contexte il n'aurait pu nous
présenter à l'univers comme des hommes prêts à accomplir toutes
les fantaisies ordonnées par une coupable volonté. Car il y est
dit expressément qu'on doit obéir aux supérieurs dans toutes les
choses où il n'y a point de péché. Même procédé pour les lettres
et les avis des Généraux de l'Ordre. Placés sur la hauteur, comme
des sentinelles vigilantes, ces supérieurs ont sous les yeux cette
vaste société confiée à leurs soins. De temps en temps ils élèvent
la voix, soit pour exhorter ou avertir, soit pour commander ;
mais pour corriger un abus, ils n'attendent pas qu'il soit devenu
universel, quoiqu'en le blâmant, ils usent toujours de termes
généraux. C'est pourquoi ils adressent des conseils publics utiles
à tous ; remède pour les infirmes, et préservatif pour les autres.
On peut en dire autant des congrégations générales, dans
lesquelles de salutaires ordonnances rétablissent ou perfection-
nent l'observance. Cette conduite, loin d'amener le relâchement,
LIVRE SECOND. — CHAPITRE VI. 181
ou le désordre, est au contraire l'unique moyen de les prévenir.
Certaines fautes sont réprimées tout d'abord avec une grande
vigueur, parce qu'elles pourraient devenir graves dans leurs
conséquences ; et c'est agir avec sagesse que d'opposer une
autorité douce à ce qui est moins un mal pour quelques-uns, qu'un
danger pour plusieurs.
Grâces à Dieu, tous les hommes ne sont pas encore si aveu-
gles ni si dépourvus de jugement, qu'ils ne puissent reconnaître
dans toutes ces imputations l'art des calomniateurs. Les trans-
fuges ont plus fait pour l'honneur de la Société, en prouvant par
leur apostasie que les ambitieux n'y pouvaient vivre, qu'ils n'ont
pu la discréditer en présentant quelques textes de son institut,
sous un jour monstrueux ou ridicule.
Profit que la Compagnie retire des persécutions. — La Compa-
gnie de Jésus, née dans un sanctuaire consacré à Marie reçoit de
la sainte Vierge une protection maternelle.
A Compagnie a pris naissance sur le Mont-
des-Martyrs ; elle est vouée aux persécu-
tions. On s'est ému, mais sans raison, à la
vue des épreuves qui l'ont assaillie. Jacob
croyait pleurer sur la mort de son fils, quand
il contempla les lambeaux ensanglantés des
vêtements présentés par des frères perfides;
et, plus tard, Joseph lui fut rendu pour la joie de sa vieillesse.
Nous aussi, nous voyons le manteau de notre mère mis en pièces
par les ennemis du dehors ; mais la grâce et la protection de
Dieu nous restent. Dieu, dit le P. Jérôme Natal, a exposé la
Compagnie aux persécutions, chaque fois qu'il a eu dessein de
l'élever : saint Ignace ne craignait pour elle que le trop grand
calme (48). On le surprit une fois le visage triste et abattu, chose
surprenante chez un homme dont la physionomie impassible
reflétait toujours la profonde paix de son âme. Il s'affligeait, en
effet, de voir une certaine Province de la Compagnie dans une
trop grande prospérité temporelle ; car les Pères jouissaient
également de la faveur de la cour et de celle du peuple. Ignace
en jugeait d'après son expérience personnelle. Quand il ne
s'occupait que du soin de son âme et de sa propre perfection,
personne ne songeait aie maltraiter ; on le vénérait au contraire
comme un saint. Mais s'occupait-il du prochain, on s'armait
contre lui, on lançait pamphlets et accusations, on lui imposait
silence et on le traitait comme un séditieux (49). « Vous jouissez
d'une longue trêve», lui disait à Paris un de ses amis, lorsque
le Saint, encore peu habile dans la langue française, ne pouvait
travailler à la conversion des âmes. « Il est vrai, répondit Ignace,
« le monde m'accorde une trêve parce que je ne lui fais pas la
HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA. 183
« guerre ; mais que je vienne à sortir du camp, et vous verrez
« Paris en armes contre moi. »
Tels étaient aussi les sentiments de François Xavier et de
François de Borgia. Le premier tremblait quand les persécutions
étaient suspendues contre lui ou contre son Ordre ; le second
espérait voir, du haut du ciel, la Compagnie toujours persécutée.
Et nous nous effrayerions aujourd'hui de l'être ! et nous ne trou-
verions pas dans ces persécutions une garantie d'avenir, une
cause de prospérité !
Cette observation s'applique d'ailleurs à tous les Ordres reli-
gieux, ils n'ont vraiment à craindre qu'eux-mêmes. Les flèches
des infidèles peuvent nous rendre martyrs, la haine des héréti-
ques se déchaîner contre nous, les catholiques nous poursuivre
de leurs préjugés ; ce sont là tout autant de moyens propres à
nous purifier, à nous rendre prudents, à resserrer notre union.
Par là nous apprendrons à ne compter que sur Dieu. Que peut-
il nous arriver de pire ? les rafales de la tempête pourront bien
secouer l'arbre et briser quelques rameaux, mais ce sera, comme
le dit le P. Balthazar Alvarez, un léger dommage qui nous assu-
rera le plus précieux des gains, une grêle de perles ravageant
une vigne. Encore une fois, c'est au dedans que peuvent naître
les dangers. Ah! ils seraient vraiment grands, si les inimitiés parti-
culières, sources de division, venaient renverser l'Ordre et rompre
la chaîne de l'union générale qui doit être notre force. Si une
préférence marquée en notre faveur était de notre part le fruit de
l'intrigue et non du mérite ; si nous obtenions l'affection et la
protection des grands aux dépens de la religion ; si nous tolé-
rions leurs faiblesses sous le misérable prétexte de souffrir un
moindre mal pour en éviter un plus grand ; si à raison des hom-
mages publics rendus aux grands talents, ou dans des vues
d'utilité personnelle, on venait à se relâcher en leur faveur de la
discipline, sévèrement observée à l'égard de gens moins consi-
dérés ; si enfin, comme ledit saint Grégoire de Nazianze, tandis
que la tempête gronde au dehors, les matelots, divisés entre eux,
en soulevaient une plus terrible au dedans du navire, alors
sans doute le danger serait imminent, notre situation serait
déplorable.
Les persécutions, je le répète, seront toujours une bénédiction
184 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
pour nous. A cet égard les hommes de Dieu, les saints sont
unanimes, et leur parole vaut bien celle du monde. Un religieux
dominicain écrivait contre nous ; il n'oubliait rien pour nous
rendre l'Empereur et le public défavorables. Le P. Louis de
Grenade, un des religieux de son temps les plus graves et les
plus versés dans la spiritualité, en est instruit par un de nos
Pères, et, sur-le-champ, il écrit la lettre suivante :
« Dieu sait avec quelle douleur j'ai lu votre lettre. Bien que je
« désire vous voir prospérer, je ne voudrais pas que ce fût autant
« à nos dépens ; car, dans cette espèce de commerce, le dom-
« mage est pour qui insulte, et non pour l'insulté. Je n'ignore
« pas que Notre-Seigneur sait adoucir les eaux avec du sel,
« guérir des yeux aveugles avec de la boue, multiplier les enfants
« d'Israël par les persécutions de Pharaon, et le peuple chrétien
« par celles des tyrans. Je sais qu'il emploie ses adversaires pour
« conduire ses desseins à leur fin. Les enfants de Jacob, en ven-
« dant leur frère Joseph, prétendaient faire mentir ses songes,
« et ils ne firent que les justifier ; c'est là précisément qu'aboutira,
« ce me semble, cette dernière attaque dont le but est de détruire
« la Compagnie de Jésus ; elle ne servira qu'à la rendre plus
« humble, plus sainte, plus exemplaire, plus circonspecte, et par
« conséquent plus estimable. Ainsi donc le moyen même choisi
« par ce religieux pour l'abattre, Dieu le fait servir à son élévation:
« et il est vrai de dire qu'il travaille plus pour vous, que vous
« pour l'antechrist, comme il le prétend. Quant à moi, je tiens
« pour certain que Celui dont Job a dit : Qui a donné aux vents
« leur force (5°) ? et qui a laissé Paul sentir l'aiguillon de la chair,
« afin que la grandeur de ses révélations ne l'enflât point d'or-
« gueil, vous a préparé cette épreuve pour prémunir votre humi-
« lité contre l'estime et les louanges des hommes. Souvenez-vous
« donc que les semences jetées en terre ont besoin tantôt d'un
« air doux, qui favorise la germination, tantôt de gelée pour
« donner aux racines le temps de s'enfoncer dans la terre et de
« s'y affermir. De même en est-il des semences spirituelles que
« Dieu répand sur son Eglise, afin d'en tirer sa gloire. Car, si la
« douceur des louanges, à condition de n'être pas excessives, fait
« germer la vertu, la tribulation développe ses forces. Que Vos
« Révérences se réjouissent donc d'être traitées comme les pre-
LIVRE SECOND. — CHAPITRE VII. 185
« miers chrétiens. Malheur à la Compagnie de Jésus, quand les
« combats et les persécutions lui manqueront ! Je vous supplie
« de prier Dieu, avec l'ardeur d'une parfaite charité, de ne pas
« nous punir tous de la faute d'un seul, ce que je crains plus que
« tout autre malheur, etc. Lisbonne le 31 mars 1556 (5I). »
Le P. Simon Rodriguès, un des premiers compagnons de
saint Ignace, a signalé, dans un écrit, l'appui que nous sommes
assurés de trouver dans la Mère de Dieu (52). Nos premiers Pères
fondèrent la Compagnie au jour solennel d'une de ses fêtes et
dans une église consacrée à son culte ; ils la prirent pour la
Patronne spéciale de leurs œuvres futures. Aussi, semble-t-il, en
vérité, que dès ce moment il se soit établi comme un courant mu-
tuel de dévotion tendre, d'attachement sincère d'une part, de
secours efficaces et de manifestations providentielles de l'autre !
Entre Notre Dame et la Compagnie, ce n'est pas seulement la
reconnaissance respectueuse des serviteurs pour une bonne maî-
tresse, c'est plus encore l'union affectueuse et indissoluble qui
règne entre une mère et ses enfants.
Qu'on songe un instant à cette multitude déjeunes gens pla-
cés dans nos collèges sous l'égide tutélaire de Marie ! Quels
fruits pour la vie ! quelles profondes racines la piété ne jette-
t-elle point dans les cœurs, quand surtout aux jours consacrés à
la Reine des Anges, on voit nos élèves approcher des sacrements,
visiter les hôpitaux, distribuer en secret l'aumône, pratiquer les
œuvres de charité et de pénitence dont leur âge est capable !
La Reine du ciel peut-elle rester insensible à ces hommages,
et ne pas aimer, favoriser, défendre une Compagnie qui se con-
sacre et se dévoue ainsi à embellir sa couronne et à procurer la
gloire de son Fils. Tant de livres imprimés (53), tant de discours
prononcés par les enfants de saint Ignace, ne sont-ils pas autant
d'appels à la protection de Marie, autant de liens qui touchent,
captivent et enchaînent son cœur maternel ? Lorsque à la veillée
d'armes de Montserrat, Marie accepta Ignace pour chevalier ;
quand Marie reçut cette épée dont le noble Castillan avait voulu
percer l'infidèle Maure qui insultait à son incomparable privilège
de la virginité dans la maternité, elle lui remit en échange un
glaive d'une trempe plus fine, glaive destiné à un plus noble
usage. J'entends parler du glaive de la parole et de la plume, si
186 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
habilement manié par les Pères Canisius, de Torrès, Richeome,
Coton, Pelletier (S4), le docteur de la Vierge et par tant d'autres.
Tous ont vaillamment combattu pour la gloire de Marie contre
certains hérétiques de leur temps, acharnés à en obscurcir l'éclat.
Je n'en veux signaler ici plus amplement que deux de ces grands
serviteurs de Marie. Le P. François de Torrès, éminent théolo-
gien, parvint, grâce à ses laborieuses et savantes recherches, à
faire rétablir, dans le calendrier ecclésiastique, la fête de la Pré-
sentation de la sainte Vierge. De son côté, le P. François
Suarez, malgré des contradicteurs nombreux et obstinés, établit
que Marie surpasse en mérites tous les prédestinés ensemble :
admirable thèse inspirée au grand théologien par le P. Martin
Guttierez (55), à qui Marie elle-même daigna exprimer sa recon-
naissance.
Les bienfaits de la Mère de Dieu envers la Compagnie, prou-
vent manifestement qu'elle considère les enfants de saint Ignace
comme siens. Et d'abord, il est certain que nous lui devons en
grande partie notre fondateur : Ignace fut redevable à Marie de
sa conversion, et de cette pureté angélique qu'il a léguée, ce
semble, comme un précieux héritage à ses fils. N'est-ce pas
l'effet d'une protection merveilleuse, que, mêlés comme nous le
sommes à tous les rangs, à tous les âges, le lis des enfants de la
Compagnie soit toujours resté immaculé. Sur de lointaines pla-
ges, au sein d'une corruption barbare et d'une sauvage dégrada-
tion, on nous a vus surmonter tous les pièges de la concupis-
cence ; et dans nos brillantes cités européennes, où le luxe étale
ses splendeurs et le monde ses séductions, personne n'a pu nous
accuser, du moins avec vraisemblance, de céder à l'attrait des
passions. A qui donc attribuer une faveur aussi extraordinaire, si
ce n'est à cette Vierge immaculée dont la prière obtient toujours
de son divin Fils, des grâces d'autant plus précieuses, qu'on lui
témoigne une confiance plus vive et un amour plus ardent ?
Ignace grandit sous les yeux et comme sur le sein maternel de
Notre-Dame. Les fréquentes apparitions dont Marie le favorisa,
soit seule, soit avec son divin Fils, témoignent assez de son tendre
amour pour elle. En revêtant pour la première fois son habit
de pénitent, Ignace garda sur son cœur deux objets chers entre
tous : un crucifix et une image. Il fit don du crucifix, comme
LIVRE SECOND. — CHAPITRE VII. 187
gage de sa reconnaissance, à la famille d'Agnès Pascual.JeanPas-
cual, dont nous avons parlé plusieurs fois dans le premier livre,
le conservait comme un précieux trésor (s6). Quant à l'image
coloriée de Notre-Dame, Ignace depuis sa conversion jusqu'à la
fondation de sa Compagnie, n'avait cessé de la porter sur lui.
Il consentit à s'en priver pour consoler le P. Antoine Araoz,
son parent, qu'il envoyait en Espagne. Il recommanda de ne la
donner à personne, assurant qu'elle lui avait été d'un secours
manifeste dans les dangers sans nombre qu'avaient courus son
âme et son corps. C'en fut assez pour inspirer au P. Araoz une
grande dévotion à cette image. Mais il n'en jouit point longtemps.
Pendant son voyage en Espagne, il s'était arrêté à Loyola, pour
traiter une affaire. Là.Dofia Marina, nièce de saint Ignace, ayant
aperçu cette image, la demanda et obtint de la conserver jusqu'au
prochain retour du Père Araoz. Comme celui-ci ne retourna pas
à Loyola, elle resta entre les mains de la nièce du Saint. Parve-
nue à l'âge de 80 ans, Marina, craignant de la voir passer aux
mains de personnes incapables d'en apprécier le prix, la fit
remettre aux Jésuites de Saragosse. Cette image représente
Notre-Dame des Douleurs ; le cœur est percé de sept glai-
ves (57).
Mais le principal secours que saint Ignace reçut de Marie,
se montre dans la fondation de la Compagnie. Nous savons, en
effet, que les Exercices spirituels et les Constitutions, racine et
sève du grand arbre furent inspirés, et en quelque sorte dictés
par la Mère de Dieu. Pendant leur rédaction, Marie apparut
souvent à Ignace. Aussi Paul III, pontife de douce mémoire
qui s'écriait après avoir parcouru l'institut de la Compagnie :
le doigt de Dieu est là, digitus Dei est hic, aurait pu dire avec
non moins de raison : La main de la Mère de Dieu est là aussi.
Marie avait béni la Compagnie naissante à Paris, dans la cha-
pelle des Martyrs ; elle l'accueillit avec amour à Rome dans
l'Eglise alors nommée Notre-Dame de la Strada (58) ; comme si
la Compagnie ne pouvait naître et se constituer régulièrement
que dans les maisons de la très sainte Vierge.
Que ne fit-elle pas encore pour favoriser l'extension du nouvel
Ordre dans toutes les parties du monde? Saint François Xavier,
qui avait choisi Marie pour guide dans ses périlleux voyages,
188
HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
aborde au Japon le jour même de l'Assomption. Une image
miraculeuse de la Reine du ciel donna au P. Consalve de Sil-
veyra le courage de porter le flambeau de la foi en Afrique, où
il parvint à convertir à l'Évangile le roi et la reine-mère du
Monomotapa.
Nombreux sont aussi ceux que, par ses grâces, par ses appa-
ritions, par mille voies mystérieuses, la Mère de Dieu a appelés
dans la Compagnie. N'est-ce pas à elle que la Compagnie doit
saint Stanislas, saint Louis de Gonzague, les Pères Bernardin
Realino, Joseph Anchiéta. ce thaumaturge du nouveau monde,
Nunès Barreto, premier patriarche d'Ethiopie, le docte Thomas
Sanchez, le célèbre Sébastien Barradas, Jacques Ledesma, et
tant d'autres dont il sera question dans le cours de cette his-
toire (59) ?
Vie de saint Ignace à Paris. — Son voyage en Espagne. —
Honneurs et conversions. — Ignace est reçu à Azpeitia comme
un saint; il y demeure trois mois. — Fruit de son zèle dans
cette localité. — Il visite un Chartreux, son ancien maître, et
lui parle de son projet de fonder la Compagnie.
rsppw
^ES compagnons d'Ignace, après avoir pro-
| nonce leurs vœux, se réunirent, sinon dans
g une même maison, du moins sous une forme
de vie commune. D'une même ardeur ils
poursuivaient leurs études littéraires (6o), et
|g s'efforçaient d'avancer dans la voie de la
'm perfection. Pour Ignace, non content d'ob-
server ce qu'il prescrivait aux autres, il suivait encore les impul-
sions de sa ferveur, dans l'entreprise des œuvres utiles au pro-
chain, ou à sa propre sanctification. A une demi-lieue de Paris,
du côté de Montmartre, se trouvait une carrière de plâtre,
creusée au pied d'une colline, où différentes ouvertures avaient
été pratiquées. Là, dans une caverne obscure, loin du bruit de la
ville, il passait quelquefois des jours entiers dans les exercices
de la pénitence et de l'oraison. Il fréquentait aussi l'église de
Notre-Dame-des-Champs, située au faubourg Saint-Germain,
église que l'isolement rendait plus propre au recueillement.
Lorsque ses occupations extérieures et ses études lui avaient
enlevé une grande partie du temps qu'il aurait voulu consacrer
à la prière, il aimait à venir dans cette solitude, retremper son
âme par la contemplation et la pénitence. Il ne négligeait pas
pour cela les œuvres de charité ; il ramena notamment plusieurs
hérétiques à la connaissance de la vérité, et fît entrer, dans les
monastères de différents Ordres, un grand nombre de personnes.
Un jour, après avoir pansé de ses mains un malheureux pes-
tiféré, il ressentit les premières atteintes de la maladie, et fut
obligé de se tenir pendant plusieurs jours éloigné du collège ;
mais une guérison miraculeuse le délivra de ce danger (6l).
190 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
La vie d'Ignace se passait tout entière dans ces actes de
dévoûment. Ceux qui le voyaient de près ressentaient pour lui
une admiration profonde. Un célèbre docteur, nommé Peralta,
s'était mis sous sa direction spirituelle : dans la suite, ce même
docteur fut appelé à déposer, sous serment, sur la conduite du
Saint. Il répondit que les seuls faits dont il avait été témoin
oculaire à Paris, lui semblaient déjà mériter la canonisation.
Cependant Dieu permit que son serviteur fût attaqué de vio-
lentes douleurs d'estomac; ces douleurs augmentant chaque jour
le réduisirent bientôt à une extrême faiblesse, et ne lui permi-
rent plus de pratiquer d'autre vertu qu'une admirable patience (62).
Tous les remèdes restaient sans effet ; les médecins n'attendaient
plus rien que de l'air natal ; les compagnons du malade joignaient
leurs instances aux prescriptions du médecin. Ignace finit par y
consentir, moins, il est vrai, afin d'assurer son propre soulage-
ment que pour l'avantage de ses disciples. Il voulait surtout les
préserver du péril que plusieurs d'entre eux auraient pu courir
dans un voyage semblable. En effet, Xavier, Salmeron et Lay-
nez étaient obligés de retourner en Espagne, afin d'y faire la
renonciation à leurs biens, comme l'exigeaient leurs vœux. Or
outre l'inconvénient qui pouvait résulter de leur dispersion,
Ignace craignait encore pour eux le charme de la maison pater-
nelle,, et la puissante influence des parents. Afin de sauvegarder
la vocation de ses amis, il parut donc faire volontiers dans l'inté-
rêt de sa santé, ce qu'il n'entreprenait en réalité que pour leur
avantage. Mais, au moment du départ, surgit soudain un obstacle
imprévu; certains esprits conçurent des soupçons sur l'orthodoxie
de ces sept hommes réunis pour suivre un genre de vie hors de
la voie commune. On savait qu'Ignace avait tracé ce plan de vie:
il n'en fallut pas davantage pour le faire citer devant l'inquisiteur
de Paris. Les effets de la doctrine étant nouveaux, disait-on, la
doctrine devait avoir le même caractère. Était-elle dangereuse
ou salutaire ? qui pourrait le dire ? Mais si elle était utile, pour-
quoi la tenir secrète ? Du reste, ajoutaient les accusateurs, rien de
plus facile que de la connaître. Pourquoi ne pas examiner un cer-
tain petit livre composé par Ignace, et au moyen duquel il s'était
attiré tant de disciples ? Dans une pensée de zèle, ou inspirés
par l'enfer, les accusateurs visaient le livre des Exercices.
LIVRE SECOND. — CHAPITRE VIII. 191
Mais Dieu dirigeait, dans de plus hautes vues, tous ces soup-
çons divers. Quelques années plus tard, en effet, devait éclater à
Rome, contre la Compagnie, une persécution fondée en grande
partie sur le bruit que les compagnons d'Ignace avaient fui Paris
pour échapper au bûcher. Dieu permit donc qu'un examen
approfondi se fît alors, à Paris même, pour que l'examinateur
pût rendre témoignage de leur innocence. L'Inquisiteur dont
nous avons vu l'attestation, était non le P. Matthieu Ori, comme
on l'a écrit, mais son successeur, le P. Valentin Liévin, domini-
cain. Celui-ci estimait beaucoup la vertu d'Ignace, et surtout
son zèle pour la foi ; car Ignace lui avait conduit beaucoup d'hé-
rétiques, pour les réconcilier à l'Eglise. Néanmoins, afin d'ac-
complir les devoirs de sa charge, il prit en secret des informations
sur sa vie, sur ses enseignements, et enfin sur tout ce qui le con-
cernait lui et ses compagnons. Il n'y trouva que des sujets d'é-
loges, et il avait résolu d'abandonner cette affaire, quand Ignace,
prévoyant que son départ pour raison de santé, passerait assuré-
ment pour une fuite, alla, sans en être requis, se présenter à
l'Inquisiteur. Il l'instruisit lui-même de tout ce qui pouvait res-
ter à apprendre sur son compte. Le P. Liévin ne désirait qu'une
chose : connaître enfin ce livre étonnant, au moyen duquel
Ignace gagnait tant d'âmes à Dieu. Il le pria donc de le lui
montrer, non à titre d'examen, mais pour satisfaire sa dévotion; et
quand il l'eut entre les mains, il le lut avec grand empressement.
Comme il excellait, non seulement dans la théorie, mais encore
dans la pratique de la perfection, il comprit et admira l'esprit
divin qui avait renfermé dans un ouvrage si peu étendu, tant de
force pour purifier les âmes, les éclairer et les conduire par le
détachement entier des choses du monde, à l'union avec Dieu.
Il en fut si touché qu'Ignace étant venu lui redemander son
livre, il obtint la permission de le copier pour sa propre utilité,
et celle des autres, quand il aurait appris à en faire usage. Mais
Ignace n'était plus isolé comme autrefois, à Barcelone, ni asso-
cié pour un temps à quelques compagnons et maître de lui
comme à Alcala ou à Salamanque ; il se voyait le chef d'une
famille peu nombreuse, il est vrai, mais pleine d'espérance et
d'avenir. Désormais donc une réputation sans tache lui devenait
nécessaire, afin de pouvoir travailler efficacement au salut du
192 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
prochain. Il savait de plus que, partout où il irait, le démon le
poursuivrait et lui susciterait des ennemis. C'est pourquoi il
supplia l'Inquisiteur de porter un jugement définitif sur sa cause.
Lui-même se trouvait à la veille de partir pour l'Espagne, et,
ses compagnons étant sur le point de quitter Paris, il ne voulait
pas laisser le moindre soupçon peser sur leur vie ou sur leur
doctrine ; ce qui arriverait nécessairement, si les procédures offi-
cielles ne proclamaient pas publiquement leur innocence. Mais
l'Inquisiteur vit très clairement que les accusations avaient été
portées par des gens ignorants dans les choses de Dieu ; il les
trouvait si vaines, qu'il jugeait inutile de perdre du temps à les
réfuter. Il eut beau assurer notre Saint que de telles accusations
devaient être bien plutôt l'objet de son ambition que de ses
craintes, Ignace ne se contenta pas de ces assurances ; il amena
un jour avec lui un notaire et plusieurs docteurs célèbres, pria
l'Inquisiteur de consigner par écrit les raisons pour lesquelles il
ne voulait pas donner suite à l'accusation, et de prononcer un
jugement, de manière que cet acte devînt un témoignage irrécu-
sable de son innocence. Le Docteur y consentit sans hésiter, et
lui remit le jugement suivant avec des éloges tels qu: Ignace se
retira plus confus encore que satisfait, «... Nous, frère Thomas
« Laurent, de l'Ordre des Frères prêcheurs, Lecteur en théologie
« et Inquisiteur Général de la perversité hérétique et de la foi
« catholique au royaume de France, faisons savoir et certifions
« à tous ceux à qui il plaît ou il plaira l'apprendre, que notre
« prédécesseur frère Valentin Liévin, docteur en théologie et
« inquisiteur général pour tout le royaume de France, a dans
« le temps fait une enquête touchant la vie et la doctrine d'Ignace
« de Loyola, et que nous qui étions sous-secrétaire, n'avons
« jamais ouï dire qu'il se trouvât en lui chose déplacée en un
« homme catholique et chrétien.
« Nous avons en outre connu le dit Loyola, et maître Pierre
« Le Fèvre ainsi que quelques autres de ses familiers, et les
« avons toujours vus mener une vie catholique et vertueuse,
« sans jamais noter en eux rien qui ne convienne à des hommes
« parfaitement chrétiens. De plus les Exercices que donne le dit
« Ignace nous ont semblé catholiques, autant que nous avons
« pu le savoir après examen.
LIVRE SECOND. — CHAPITRE VIII. 193
« Donné à Paris, clans le couvent des Frères prêcheurs, et
« signé du sceau dont nous usons en pareil cas, l'an du Seigneur
« 1536, le 23 du mois de janvier, en présence de discrètes per-
« sonnes, maître Laurent Daorta, Diego de Cacers, clercs et
« maîtres ès-arts, et Frère Alphonse de Saint-Emilien, tous
« Espagnols habitant Paris, lesquels, mandés comme témoins,
« ont signé. » Acta Sanctornm,jul. Tom. vu, pag. 455, n° 185.
Cet obstacle aplani, Ignace recommanda ses compagnons aux
soins du P. Le Fèvre, seul prêtre qui fût parmi eux, et que tous
respectaient comme un frère aîné. On fixa le 25 janvier 1537
pour se réunir à Venise ; puis Ignace prit congé de ses amis avec
les marques de la plus affectueuse cordialité.
Si ce départ avait eu lieu à la fin de l'année 1535, comme le
relate par erreur l'histoire manuscrite du P. Polanco et comme
l'ont répété d'après lui les deux historiens Orlandini et Maffei,
le Saint n'aurait pu se rendre à Venise qu'à la fin de l'année
suivante, tandis qu'une de ses lettres démontre qu'il y arriva
dans les derniers jours de cette même année (63).
Une pareille séparation, faite dans un moment aussi critique,
pouvait bien inspirer quelques craintes au vénérable Fondateur ;
mais il connaissait les vertus de ses frères ; il savait qu'il pouvait
compter sur leur inébranlable attachement, et il partit avec joie.
Sa confiance ne fut point trompée ; le lien qui les unissait tous
ne pouvait être rompu. « Si Ignace fût mort, écrivait l'un d'eux,
« si quelque autre accident eût mis fin à notre engagement, tous,
« nous aurions porté nos pas jusqu'à la Terre-Sainte, tous, nous
« aurions consacré nos travaux et notre vie au salut des in-
« fidèles. »
Dans le fâcheux état de santé où Ignace se trouvait alors, il
ne pouvait entreprendre à pied le voyage de Paris en Biscaye.
Ses compagnons lui procurèrent un cheval du plus bas prix,
et d'une si misérable apparence que, donné à l'hôpital d'Azpeitia,
il n'y fut employé qu'à porter du bois aux pauvres habitants du
pays (64). Ce fut en pareil équipage qu'il arriva dans sa patrie.
Il aurait bien voulu y demeurer inconnu, autant pour éviter la
rencontre de ses parents qu'afin de pouvoir s'établir à l'hôpital
de la ville, mais il lui fut impossible de garder l'incognito. Il
était dans une auberge, à deux lieues d'Azpeitia, quand un certain
Histoire de S. Ignace de Loyola. *3
194 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
Jean de Eguibar, fort lié avec la maison de Loyola, y arriva et
demanda s'il y avait des voyageurs dans la maison. Il ne s'y
trouvait, reprit l'hôte, qu'un homme mal vêtu, mais de bonne
mine, et que l'on reconnaissait, à son langage, pour être origi-
naire des environs ; pourtant, il ne le connaissait pas. Jean,
poussé par la curiosité, regarda à travers les fentes de la porte
et vit Ignace, priant à genoux, avec le plus profond recueille-
ment. Il le reconnut à l'instant, remonta à cheval, et courut en
toute hâte porter cette nouvelle aux seigneurs de Loyola. Cette
annonce répandit au château et dans le pays non seulement une
grande joie, mais de tels sentiments de piété, que, pour recevoir
dignement Ignace, tout le clergé d'Azpeitia voulut aller en pro-
cession à sa rencontre. Ses frères et ses neveux s'apprêtaient
aussi à aller le chercher à la tête d'une brillante cavalcade ;
lorsque craignant par tous ces témoignages d'honneur et de
respect de le faire fuir de sa patrie, avant même qu'il y fût rentré,
ils y renoncèrent et se contentèrent de lui députer un prêtre
respectable, pour lui faire savoir qu'il était attendu et désiré au
château de Loyola.
Cependant il restait encore un obstacle à écarter. Si Ignace
soupçonnait la réception honorable qu'on lui préparait, il se jet-
terait probablement dans les voies montagneuses que les voleurs
et les mauvais chemins rendaient également dangereuses. Ses
parents envoyèrent donc aux passages difficiles des serviteurs
armés, avec la mission secrète de l'accompagner et de le défen-
dre en cas d'attaque. Ses frères avaient deviné juste ; Ignace
refusa avec modestie l'invitation transmise par l'ecclésiastique ;
il le congédia pour éviter ses instances ; puis il se mit seul en
marche par les sentiers des montagnes, dans la direction d'Azpei-
tia, où il voulait loger à l'hôpital. Mais il tomba au milieu des
honneurs qu'il prétendait éviter. A l'entrée du bourg, il rencon-
tra la procession de tout le clergé ; un grand nombre de parents
en faisaient partie. Les uns l'accueillaient comme un saint, avec
les plus grands témoignages de vénération ; les autres s'effor-
çaient de l'entraîner avec eux à Loyola. Toutefois s'il n'avait pu
éviter une rencontre imprévue, rien ne put le décider à céder
aux instances de sa famille. Depuis qu'il avait quitté son château,
jamais il n'avait pensé posséder quelque chose sur la terre ; et,
LIVRE SECOND. — CHAPITRE VIII. 195
une fois devenu pauvre pour l'amourdejÈsus-CHRiST, il regardait
les hôpitaux comme autant de maisons paternelles. Ignace, sans
se laisser arrêter par la crainte de déplaire à ses frères, alla donc
loger à l'hôpital de Sainte-Marie-Madeleine. Ceux-ci se conten-
tèrent alors de lui envoyer un lit convenable et quelques provi-
sions ; mais il ne voulut point se servir d'un tel lit, quoiqu'il le
défît tous les matins pour donner le change : il préféra coucher
sur le plancher. Les domestiques de l'hôpital s'en aperçurent
enfin ; ils renvoyèrent le lit, et lui en donnèrent un semblable à
celui des malades dont il fit usage. Quant aux provisions, il ne
voulut point y toucher ; dès le lendemain de son arrivée, il alla
demander l'aumône, et continua à le faire pendant les trois mois
de son séjour à Azpeitia.
Vivre avec les pauvres, manger à leur table, leur distribuer
les portions les plus délicates, se réserver la nourriture la plus
misérable, telle était comme d'ordinaire sa sainte vie. Une
seule fois il consentit à entrer dans sa maison, sur les pressan-
tes sollicitations de sa belle-sœur, qui, s'étant jetée à ses genoux,
l'en avait conjuré par la passion de Notre-Seigneur. Il con-
sentit alors, plutôt pour lui faire comprendre le respect dû au
mystère sacré, par lequel elle demandait cette grâce, que dans
le désir de lui complaire, ou de goûter la douceur de se retrou-
ver chez lui. Il rentra donc le soir dans la maison paternelle,
coucha sur le plancher, et le lendemain, dès l'aube du jour, il
était de retour à l'hôpital.
Ses douleurs et ses langueurs d'estomac avaient disparu,
même avant son arrivée dans sa terre natale : aussi avait-il
repris ses austérités ordinaires. Outre l'usage habituel du cilice,
ses jeûnes étaient fréquents ; il prenait la discipline, et ne cou-
chait le plus souvent que sur la dure. Les forces qu'il avait
recouvrées, il les employait à travailler au salut des âmes. Son
frère aîné, don Garcia, ne jugeant des choses de Dieu qu'avec
une prudence toute mondaine, essayait de l'en détourner, en
l'assurant que personne ne viendrait écouter ses instructions.
« Si un seul enfant profite de mes enseignements, répondait
Ignace, mon temps et mes fatigues me paraîtront bien employés.»
Bientôt, au contraire, il se fit un grand concours de peuple
pour l'entendre. Il joignait aux instructions sur la doctrine,
196 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
des pratiques spirituelles destinées à conduire les âmes à la vie
chrétienne. Ce fut vers ce même temps qu'il connut et prédit le
sort de deux enfants. Le premier, nommé Martin Alarcio, était
un peu bègue et fort laid. Un jour qu'Ignace l'interrogeait sur
le catéchisme, quelques éclats de rire, de la part des assistants,
accueillirent les réponses du pauvre enfant. Mais Ignace, se
tournant vers les rieurs: «Vous vous moquez de cet enfant, leur
dit-il, parce que vous ne voyez en lui que ce qui frappe vos
regards ; sachez que son âme est infiniment plus belle aux
yeux de Dieu que son corps ne vous paraît difforme. Cette
beauté croîtra toujours en lui ; il sera un grand serviteur de
Dieu, et fera, dans sa patrie, d'utiles et grandes choses pour le
salut de ses frères. » Il devint, en effet, un prêtre aussi zélé
que saint, et, tant qu'il vécut, il rendit de grands services à ses
compatriotes.
Le second était un enfant de huit ans, nommé François
Almario. Sa mère le lui présenta pour qu'il le bénît et priât le
Seigneur de le lui conserver pour sa consolation et pour son
appui. Ignace le regarda quelques instants ; puis, se tournant
vers la mère : « Rassurez-vous, lui dit-il, votre fils vivra long-
temps et aura un grand nombre d'enfants. » Almario eut en
effet quinze enfants, et mourut octogénaire.
Les prédications régulières d'Ignace avaient lieu le soir, trois
fois la semaine : elles duraient d'ordinaire deux heures ; mais
l'affaiblissement causé par une fièvre lente, qui était survenue,
lui rendait cet exercice très fatigant. Sa ferveur et le secours
d'en haut lui permettaient seuls de le continuer. Il prêchait en
plein air, aucune église ne pouvant contenir la foule qui se
pressait pour l'entendre. On montait même sur des arbres,
souvent assez éloignés. Pourtant sa voix était distinctement
entendue à plus de trois cents pas, grâce soit à une assistance
toute particulière de Dieu, soit à la silencieuse attention de
ses nombreux auditeurs.
Ignace avait donné, dès sa première prédication, un grand
exemple d'humilité. Un des motifs de son retour au pays,
avait-il dit, après l'avoir quitté depuis tant d'années avec
l'intention de ne le voir jamais, avait été de suivre la voix de sa
conscience : elle lui criait sans cesse que là où il avait donné
LIVRE SECOND. — CHAPITRE VIII. 197
jadis les exemples d'une jeunesse dissipée, il devait donner
ceux du repentir. Chaque jour, il implorait le pardon de Dieu
avec larmes ; il conjurait donc ses compatriotes de lui pardonner
aussi, et d'accorder le secours de leurs prières à un malheureux
pécheur qui en avait tant besoin. Si quelques-uns d'entre eux
l'avaient malheureusement imité dans ses égarements, il les
suppliait de l'imiter maintenant dans sa pénitence.
« De plus, ajouta-t-il, une dette de justice m'obligeait à
revenir au milieu de vous pour justifier un homme innocent,
et même pour le dédommager d'une perte subie par lui à cause
de moi. » Et en disant cela, il nommait et indiquait du doigt
un de ses auditeurs.
«Oui, cet homme fut emprisonné et condamné à réparer les
dommages causés dans un jardin non par lui, mais par moi et
par quelques camarades, qui en avions dérobé les fruits. Que
chacun donc connaisse maintenant son innocence et ma faute.
Pour réparer le dommage causé, je déclare ici publiquement
que je lui fais don de deux fermes qui m'appartiennent encore,
l'une à titre de restitution, et l'autre comme don volontaire
et gratuit. »
Après un pareil début, les fruits de salut furent vraiment
dignes de l'esprit qui animait le Saint. Il réforma d'abord le
clergé, qui en avait grand besoin, car beaucoup de ses membres
menaient une vie déréglée, sans même essayer de déguiser
leurs désordres. Il les ramena à la conduite et à la pureté de
mœurs exigées par leur saint état. Ignace attaqua ensuite la
passion du jeu, qui, en causant la ruine des familles, engendre
tant de trouble et entraîne encore une si grande perte de
temps. Le résultat fut prodigieux (65) : pendant plus de trois
ans, on ne vit à Azpeitia ni cartes, ni dés. Vint ensuite le tour
du luxe, des parures, et surtout de la mise peu décente des
femmes : les sanglots éclatèrent, la vanité céda, et les orne-
ments de la frivolité disparurent. Pendant les dix jours qui
s'écoulèrent entre l'Ascension et la Pentecôte, le prédicateur
expliqua, chaque soir, un des dix commandements, et réussit
à faire descendre l' Esprit-Saint dans plus d'un cœur, au jour
où l'Eglise célèbre sa venue.
Dès la seconde instruction, il bannit les vains et les faux
198 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
serments très répandus dans ce pays ; et eut le bonheur de
convertir plusieurs femmes de mauvaise vie. Dieu donnait tant
de force aux paroles de son serviteur, que, non contentes de se
livrer aux exercices de la pénitence, ces femmes travaillèrent
encore à la conversion de leurs compagnes. Pour éviter le
danger de retomber dans leurs désordres, elles s'éloignèrent,
et entreprirent à pied de longs pèlerinages ; et l'une d'elles,
moins forte que les autres, s'enferma dans un hôpital, pour y
consacrer sa vie au service des malades. Cependant Ignace
établit une confrérie du Saint-Sacrement (66), à laquelle il con-
fia le soin des pauvres honteux. Il affecta sur ses biens à leur
soulagement un capital qui devait être administré par les prin-
cipaux habitants de la ville. Un trésorier fut chargé de distri-
buer les aumônes. Ignace introduisit l'usage de prier tous les
jours, à midi, pour les âmes en état de péché mortel, et fixa un
salaire pour ceux qui en donneraient le signal, en sonnant les
cloches de la paroisse (6?) ; il rétablit encore la coutume de
prier tous les soirs pour les fidèles défunts. Il obligea ses
frères à faire distribuer tous les dimanches, en l'honneur des
douze apôtres, autant de pains à douze pauvres. Enfin tout ce
qu'il voulut entreprendre pour ranimer la ferveur au service de
Dieu, il l'obtint des habitants d'Azpeitia. D'ailleurs, le ciel
venait en aide à sa charité et à ses soins, par de puissants secours
et par de grands miracles. On lui amena d'un lieu assez éloigné,
une femme qui était depuis quatre ans déjà possédée du démon.
Les exorcismes dont on avait essayé la puissance, n'avaient ser-
vi qu'à prouver la réalité de la possession. Dieu se réservait
d'accorder sa délivrance aux prières de son serviteur. Ignace
lui imposa les mains, fit sur elle le signe de la croix, et la
renvoya délivrée.
Quelques personnes, encouragées par cet exemple, lui pré-
sentèrent une autre femme, sujette à de si terribles convulsions,
que tout le monde la croyait possédée. En la voyant, le Saint,
éclairé des lumières d'en haut, déclara qu'elle ne l'était point,
mais que des images effrayantes, mises sous ses yeux par le
démon, causaient seules ces affreuses agitations. Il la délivra
en faisant aussi sur elle le signe de la croix. Plus merveilleuse
encore fut la guérison d'une malheureuse femme, arrivée à la
LIVRE SECOND. — CHAPITRE VIII. 199
dernière période d'une phtisie pulmonaire. On n'attendait déjà
plus que son dernier soupir. On supplia Ignace de la bénir ; il
s'en défendit comme d'une prérogative sacerdotale ; vaincu
enfin par les prières de la malade et des assistants, il fit céder
l'humilité à la charité, et donna sa bénédiction. La malade re-
couvra les forces et la santé, au point de retourner à pied à
Gumaga, d'où on l'avait apportée. Dans la suite, elle vint
revoir son merveilleux médecin, et lui apporta l'offrande de
quelques fruits : celui-ci les accepta pour ne pas l'affliger ; mais
il les distribua aussitôt aux malades de l'hôpital.
La guérison d'un pauvre épileptique, appelé Bastida, ne fut
pas moins admirable. Le Saint, présent à une de ses crises, lui
posa la main sur le front, après avoir imploré le secours du
ciel : il n'en fallut pas davantage, pour le délivrer radicalement
de son infirmité. Non seulement des mains d'Ignace, mais, de
ses seuls vêtements, s'échappait la vertu des miracles. Ainsi
une femme dont le bras était depuis longtemps desséché, ayant
voulu laver, par un sentiment de confiance et de dévotion, des
linges dont il s'était servi, en fut récompensée par une entière
guérison.
Mais tandis que beaucoup d'infirmes recouvraient la santé
par les prières d'Ignace, Dieu, pour accroître ses mérites, et
fournir au monde de grands exemples de patience, permit qu'il
tombât malade lui-même. Dès lors l'hôpital ne lui fournit plus
simplement un lieu de retraite, mais des secours devenus né-
cessaires. Son frère, don Garcia, voulut le faire transporter à
Loyola ; ses instances furent sans effet. Pour ne point se priver
du bonheur de lui donner leurs soins, ses parents venaient le
trouver à l'hôpital ; entre autres ses cousines Dona Maria
d'Oriola et Dona Simona d'Algaza, qui y passèrent plusieurs
nuits. Or il arriva un fait assez singulier. Ces deux personnes
voulurent un soir, en se retirant pour prendre un peu de repos,
laisser une lumière dans la chambre ; mais le Saint s'y opposa,
et la fit éteindre en disant que, s'il en avait besoin, Dieu ne l'en
laisserait pas manquer. Comme pour prier il ne consultait
jamais l'état plus ou moins souffrant de son corps, il se mit en
oraison, et y demeura quelques heures. Son cœur s'enflamma
tellement aux rayons de l'amour divin, qu'après avoir été plu-
200 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
sieurs fois contraint d'en soulager l'ardeur par des paroles et
des soupirs, des cris lui échappèrent. Ses cousines accoururent
aussitôt, et trouvèrent sa chambre resplendissante d'une céles-
te lumière. Ignace, confus de voir ce prodige découvert, les
conjura avec instances de garder sur ce point un éternel silence.
A peine rétabli, il se disposa à partir. Dès que son projet
fut connu à Azpeitia, le peuple et tout le clergé le supplièrent
avec larmes de rester encore parmi eux, et de ne pas préférer
un autre pays, à sa propre patrie, où ses travaux étaient si
fructueux. Mais il leur répondit que Dieu l'appelait ailleurs, et
que de plus il ne pourrait se fixer à Azpeitia, parce que, en-
touré de sa famille, il y vivait comme au milieu du monde. Il
eut ensuite à lutter contre son frère, qui jusqu'alors avait cédé
à son humilité, en lui permettant de demeurer à l'hôpital et de
vivre d'aumônes ; mais don Garcia voulait, du moins au moment
de la séparation, lui fournir une monture, et le faire accompagner
par des serviteurs jusqu'au port, où il s'embarquerait pour l' Italie.
C'était là, disait-il, non seulement un témoignage d'affection
fraternelle, mais encore une satisfaction donnée à l'opinion pu-
blique. On aurait attribué à de l'indifférence de sa part, ce qui
n'était dans Ignace qu'un acte de profonde humilité. D'ailleurs,
celui-ci n'était pas encore assez solidement rétabli pour pouvoir,
sans danger, se risquer à entreprendre à pied, un aussi long
voyage, aux approches de l'hiver. Ignace ne voulut ni céder ni
résister entièrement. Il consentit à se laisser accompagner par
son frère, et par ses autres parents jusqu'aux confins de la
Biscaye, où il prit congé d'eux, pour ne jamais les revoir.
De là il se rendit à pied, d'abord au château de Xavier, puis
à Almanza et à Tolède, pour y terminer les affaires de François
Xavier (68), de Jacques Laynez et d'Alphonse Salmeron. De
Valence il gagna Ségorbe, et alla visiter son ancien maître et
ami, Don Jean de Castro, entré depuis peu à la chartreuse de
la Vallée-du-Christ. Leur ancienne confiance mutuelle n'avait
souffert aucun refroidissement. Ignace apprit donc à Castro son
projet de passer en Italie, et de là en Palestine, pour y fonder
un Ordre dont l'institut n'aurait pas moins pour but la gloire
de Dieu et le salut du prochain, que la perfection personnelle
de ses membres. Il lui en exposa le plan tel qu'il lui avait été
LIVRE SECOND. — CHAPITRE VIII. 201
révélé, lui parla de ses compagnons, Xavier, le Fèvre, Laynez,
et sollicita l'appui de ses conseils et de ses prières. Jean de
Castro lui demanda jusqu'au lendemain pour réfléchir, et passa
la nuit en oraison sur ce sujet. Le lendemain, tout joyeux et
comme assuré par une lumière d'en haut que cette entreprise
était vraiment inspirée de Dieu, il encouragea Ignace à la
poursuivre ; il ajouta même qu'elle lui paraissait si excellente
qu'il serait tout prêt à quitter la chartreuse, où il n'était encore
que novice, pour s'attacher à lui,- et contribuer au succès d'une
œuvre si importante. Mais Ignace n'y consentit pas ; il l'enga-
gea, au contraire, à s'attacher au saint Institut vers lequel Dieu
lui-même l'avait appelé. Après s'être réciproquement promis de
se souvenir l'un de l'autre devant le Seigneur, les deux amis
se séparèrent.
L'entrevue de saint Ignace et de Jean de Castro est un fait
qui ne saurait être mis en doute. Les anciens manuscrits de la
chartreuse de la Vallée-du-Christ en conservent le souvenir :
plusieurs de ces religieux ont déclaré juridiquement l'avoir
appris de Jean de Castro lui-même. « L'an 1535, dit le P. D.
« Antonio d'Altarriba, saint Ignace se rendit de Valence au
« monastère royal des chartreux de la Vallée-du-Christ, pour
« voir son cher maître le P. Jean de Castro et lui communiquer
« le projet qu'il avait déjà conçu de fonder la Compagnie de
« Jésus. Il comptait beaucoup sur le secours de ses prières
« pour le succès de cet important dessein. D. Jean de Castro
« accueillit favorablement le désir d'Ignace ; il passa la soirée
« de ce même jour et la nuit suivante en oraison, recomman-
<"< dant à Dieu cette affaire avec toute la ferveur possible. Le
« lendemain, s'adressant à saint Ignace : Votre projet de fonder
« la Compagnie de Jésus m'agrée si fort que, si vous le jugez
« bon, j'abandonnerai la chartreuse pour en favoriser l'exécu-
« tion. Encore novice, je ne suis pas lié par des vœux. Ma
« fortune, mon temps, mes forces, mes conseils, je mettrai tout
« cela à votre service, pourvu que cette entreprise si importante
« ait une heureuse issue. » Saint Ignace lui répondit : « Non,
« mon Révérend Père, persévérez dans la voie où vous êtes
« entré/ tout ce que je désire, c'est que vous me recommandiez
« à Dieu dans vos prières, etc.. »
202 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
Le P. André Soleri, du même Ordre, dans son témoignage,
ajoute quelques détails :« Saint Ignace vint à cette chartreuse
« de la Vallée-du-Christ, pour voir le P. D. Jean de Castro,
« l'an 1535, et pour s'entretenir avec lui de son dessein d'établir
« la Société de Jésus. Au moment où saint Ignace arriva au
« monastère, le P. Jean de Castro, encore novice, assistait au
« chant des vêpres, avec le reste de la communauté, En l'atten-
« dant, le Saint s'assit près de la croix du cimetière du couvent. »
Enfin, le P. D. Nicolas Bouet affirme « avoir de plus entendu
dire aux mêmes Pères que saint Ignace ne songea jamais à
entrer dans aucun autre Ordre religieux, pas même dans celui des
Chartreux ».
Ignace se rend à Venise. — A Paris, Pierre Le Fèvre associe
trois nouveaux compagnons à Ignace. — Les compagnons d'I-
gnace partent pour Venise.— Dangers delà route. — Discussions
avec les hérétiques en Allemagne. — Consolations et arrivée.
GNACE se rendit de la chartreuse à Va-
lence (69), où il s'embarqua pour Gênes.
Cette navigation était alors dangereuse. De
nombreuses galères turques, venues des
côtes de Barbarie, capturaient souvent les
navires et réduisaient les passagers en es-
clavage. Mais un péril d'un autre genre le
délivra de celui-ci ; ce fut une violente tempête qui menaçait d'en-
gloutir le vaisseau. On fut forcé de jeter les marchandises à
la mer. Un coup de vent ayant ensuite arraché le gouvernail
et brisé les mâts, le bâtiment désemparé restait ballotté à la
merci des flots et de l'ouragan. Les cris, les prières des malheu-
reux passagers témoignaient assez de leur frayeur. Seul, Ignace,
accoutumé à se voir toujours entre les mains de Dieu, conservait
toute sa sérénité. Il n'était même agité d'aucune crainte. Il
n'éprouvait, comme il l'a dit depuis, qu'une profonde douleur
de n'avoir pas répondu aux nombreuses grâces reçues de Dieu.
C'est là, en effet, la plus vive affliction des saints ; ils compren-
nent clairement que les grands bienfaits font contracter de
grandes dettes ; aussi plus ils sont comblés de grâces et plus ils
redoutent le compte qu'ils en devront rendre. Cependant Dieu
permit que la tempête s'apaisât et que le vaisseau abordât enfin
au port. Mais Ignace rencontra sur terre plus de dangers qu'il
n'en avait connu sur mer. En traversant le sommet des Apen-
nins, pour entrer en Lombardie, il perdit sa route.
Longtemps il suivit un sentier pierreux, à travers les rocs
brisés, dans l'espoir d'arriver à une plaine ; il aboutit à un pré-
cipice qui dominait un torrent. A force d'avancer de rocher en
204 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
rocher, de pierre en pierre, il s'était engagé si avant, que lors-
qu'il voulut revenir sur ses pas, il ne le put sans les plus grandes
difficultés. Obligé de se traîner sur ses mains et sur ses ge-
noux, il pouvait au plus léger mouvement perdre l'équilibre et
tomber dans l'abîme. Ce périlleux trajet parut dans la suite à
notre Saint un des plus grands dangers auxquels il eût échappé.
Cependant l'hiver était arrivé, et les inondations avaient
tellement défoncé les routes de la Lombardie, qu'un voyage à
pied y devenait un véritable supplice. Ignace arriva malade à
Bologne. De plus il fut victime d'un accident à l'entrée de cette
ville. En passant un pont, le pied lui avait manqué, et il avait
roulé dans les fossés. Il sortit delà trempé et ensanglanté. Mais
l'occasion lui parut favorable pour s'humilier. Au lieu donc de
quitter ses vêtements mouillés, il parcourut longtemps la ville
en demandant l'aumône dans les rues les plus fréquentées. Il
recueillit ce qu'il cherchait, c'est-à-dire une ample moisson de
moqueries, et rien de plus. Pourtant l'hospitalité de Bologne
est proverbiale.
Quelques Espagnols eurent enfin pitié du voyageur, et le re-
cueillirent pendant sa maladie, qui dura une semaine. Ignace
partit ensuite pour Venise, où il arriva vers les derniers jours
de l'année 1535 (7°).
Dans cette ville, tout en s'occupant d'études, comme par le
passé, il s'adonna aux œuvres de zèle. Deux nobles Navarrais,
Jacques et Etienne d'Eguia, venaient d'y débarquer après un
voyage en Palestine. Ils firent la rencontre d'Ignace, qu'ils
avaient connu à Alcala, et l'accueillirent avec grande joie. Ils
le regardèrent même comme un homme envoyé de Dieu pour
les tirer d'une perplexité où ils se trouvaient. Ils avaient été
récompensés de leur saint pèlerinage par un grand désir de
quitter le monde et de servir Dieu avec plus de ferveur ; mais
indécis sur le genre de vie qu'ils devaient adopter, ils deman-
daient à leur ami aide et conseil. Celui-ci eut recours à son
moyen ordinaire, aux Exercices spirituels. Le ciel leur fit con-
naître alors ses desseins ; ils s'attachèrent à Ignace et devinrent
membres de la Compagnie,lorsqu'ellefutdéfinitivementétablie(7T).
Semblable détermination ne fut pas prise aussi facilement par
un bachelier nommé Jacques, natif de Malaga, de la noble
LIVRE SECOND. — CHAPITRE IX. 205
famille des Hozès, de Cordoue. Les Hozès avaient été très
anciennement honorés par les rois de Castille du titre de sei-
gneurs de l'Albaïde. Jacques, déjà illustre par sa science, avait
un ardent désir d'avancer dans les voies de Dieu. Or l'expé-
rience de beaucoup d'autres lui avait appris l'efficacité des
Exercices spirituels pour y parvenir. D'autre part, il les avait
entendu souvent calomnier, et, sachant qu'ils avaient même
été déférés aux inquisiteurs comme suspects et dangereux, il
craignait de s'y laisser surprendre. Bref, il ne pouvait se résou-
dre à demander de les suivre. Un simple doute ne lui parut
pourtant pas une raison suffisante de s'abstenir. D'ailleurs,
pensait-il, si les Exercices renfermaient quelque poison subtil,
il trouverait de sûrs antidotes dans les décrets des conciles et
dans les ouvrages des Saints Pères. Mais après avoir consacré
deux ou trois jours aux premières méditations, se sentant
transformé en un homme nouveau, il reconnut qu'il devait cette
grâce à la vertu des vérités évangéliques, et non à un ensei-
gnement étranger. Sur-le-champ il avoua son erreur, et, déplorant
l'aveuglement qui l'avait tenu si longtemps éloigné d'un si
grand bien, il découvrit à Ignace ses soupçons. Il lui montra
tous les livres, qu'il avait rassemblés comme autant d'armes
défensives. Puis, sollicitant humblement du Saint le pardon de sa
méfiance, il continua les Exercices. Quelques jours après, il de-
venait l'un des compagnons d'Ignace et entrait plus tard dans
le nouvel Institut. Il n'y vécut pas longtemps, il est vrai : mais
on pourrait lui envier le bonheur d'avoir porté au ciel les pré-
mices de la Compagnie.
Le même moyen, je veux dire la pratique des Exercices,
acquit bientôt à Ignace d'autres confrères dans Venise même.
Dès lors aussi, le noble caractère du Saint lui valut un autre
bien fort précieux, la protection de l'évêque de Baffo. Ce pré-
lat et plusieurs membres de son illustre famille couvrirent
toujours notre Société naissante de leur paternelle bienveillance.
Néanmoins de si beaux commencements ne pouvaient durer,
et l'ennemi du salut devait là aussi soulever des orages, comme
il l'avait déjà fait ailleurs. Ses attaques furent même d'autant
plus dangereuses, qu'il devenait difficile de démontrer la faus-
seté des nouvelles accusations lancées contre Ignace. Le bruit
206 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
se répandit sourdement d'abord, qu'il n'était qu'un adroit héré-
tique, échappé d'Espagne, et venu en Italie, pour y répandre
ses erreurs. Le malheureux auteur de ces calomnies réussit
d'abord à les propager dans l'ombre. Lorsqu' Ignace, disait-il,
pouvait craindre d'être découvert, il savait se soustraire par la
fuite aux recherches de l'Inquisition, et aux châtiments mérités.
Déjà Barcelone, Alcala, Salamanque et Paris avaient été
tour à tour le théâtre de ses ruses : dans la dernière de ces vil-
les, comme on ne pouvait lui infliger d'autre punition, on l'avait
brûlé publiquement en effigie.
Peu à peu ces imputations trouvèrent crédit auprès de
beaucoup de gens. Ignace en fut informé, et sans s'étonner,
car il en connaissait la source et le but, il alla trouver Mon-
seigneur Jérôme Veralli, alors nonce du pape Paul III auprès
de la république. Il demanda de faire publiquement examiner
une cause où il devait paraître, soit comme accusé, soit comme
accusateur.
Le Nonce y consentit; à Venise, comme partout ailleurs, la
sentence rendue attesta l'innocence du plaignant et l'indigne
conduite des accusateurs.
Tandis que ces événements se passaient en Espagne et à
Venise, les compagnons du Saint continuaient leurs études à
Paris (72). Pierre le Fèvre cependant s'exerçait déjà dans l'art
de gagner lésâmes au service de Dieu, à l'imitation de son chef.
On jugera mieux du fruit de ses travaux, par la décision d'un
célèbre théologien, que par tous les détails que nous pourrions
rapporter. Cet homme, dont la science égalait la vertu, appre-
nant que Le Fèvre se disposait à partir, déclara qu'il ne pou-
vait, sans pécher grièvement, abandonner le bien certain qu'il
opérait à Paris pour d'autres œuvres d'un succès douteux. Du
reste, ajoutait ce docteur, quelque grands qu'on voulût bien les
supposer, les travaux à venir ne seraient jamais aussi multi-
pliés que ceux auxquels Le Fèvre renonçait. Il offrit même de
faire souscrire sa décision par tous les théologiens de la Facul-
té de Paris. Certainement si Dieu n'avait mis lui-même dans
les cœurs des disciples, l'intime confiance qu'unis à Ignace ils
feraient dans l'Église un bien extraordinaire, Le Fèvre aurait
été dès lors fortement ébranlé par une telle décision. Sans
LIVRE SECOND. — CHAPITRE IX. 207
doute aussi, il se serait séparé de son chef, au risque de détour-
ner ses compagnons de leur premier projet. Fidèle à ses pro-
messes ne pouvait-il pas craindre, sinon de commettre une
grande faute, du moins de nuire à un grand nombre d'âmes si
dociles à sa direction ? En passant au delà des mers, pour cher-
cher dans des contrées inconnues des gens dont il ignorait le
langage, il n'avait qu'une espérance bien douteuse de travailler
efficacement à leur salut. D'ailleurs, de cette entreprise retirerait il
d'autres fruits qu'un mérite tout personnel, unique récompense
de ses grandes fatigues ? Mais l'œuvre de saint Ignace était
celle de Dieu même. Rien donc ne put y mettre obstacle, ni
cette première opposition, ni tant d'autres suscitées dans la
suite. Aucun des compagnons d'Ignace ne fit défection. Bien
au contraire, de nouveaux s'adjoignirent aux premiers, et c'est
à Pierre Le Fèvre que la Compagnie doit cette conquête.
Un des plus heureux talents de Pierre était une adresse
singulière pour mêler les choses spirituelles à ses discours les
plus familiers. Il parlait avec tant de simplicité et de force, qu'il
imprimait sans peine dans les cœurs la connaissance et l'amour
des vérités célestes. Il prenait part fort adroitement aux con-
versations déjà en train, comme le pilote entre dans un navire
pour le conduire au port. Mais peu à peu il prenait en main le
gouvernail, et amenait le discours sur quelque sujet utile. Il
n'inspirait aucune défiance ; personne ne fuyait sa conversation
qui était d'ailleurs fort agréable ; la douce onction avec laquelle
il présentait les plus importantes vérités pénétrait les âmes et
opérait souvent d'admirables changements.
C'était encore Le Fèvre qui donnait les Exercices spirituels,
avec une telle habileté, qu'au jugement de saint Ignace, per-
sonne ne l'égala jamais. Par cet ensemble de moyens, il gagna
beaucoup d'âmes à Dieu. Les nouveaux compagnons qu'il sut
attirer, s'appelaient Claude Le Jay, Paschase Broèt et Jean
Codure. Tous les trois étaient des hommes distingués, docteurs
en théologie ; les deux premiers étaient prêtres. Claude, né
près de Genève, avait reçu de Dieu un caractère angélique et de
rares talents ; Paschase Broèt (73) était de Bertrancourt, à cinq
lieues d'Amiens, et Jean Codure, d'Embrun, en Dauphiné.
Ainsi les premiers Pères de la Compagnie furent d'abord au
208 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
nombre de dix. Ce nombre même donna lieu aux hérétiques
de soupçonner d'étranges mystères. « Le nombre dix, dit le
«calviniste Misène, était appelé Atlas par les Pythagoriciens.
« Ce n'est donc pas sans un dessein caché qu'il fut choisi par les
« premiers membres de la Compagnie de Jésus, qui soutient la
« papauté, comme Atlas soutenait le monde (74). »
Un jour de l'Assomption, les trois nouveaux compagnons
prononcèrent leurs vœux dans la petite église de Montmartre,
pendant que les autres les renouvelaient.
Cependant la mort du duc de Milan, François Sforza, venait
d'amener dans le Milanais la guerre entre Charles-Quint et
François Ier; et déjà le monarque espagnol était entré en Pro-
vence à la tête d'une nombreuse armée, composée d'allemands,
d'espagnols et d'italiens. Les compagnons d'Ignace ne devaient,
d'après les arrangements pris, rejoindre leur chef à Venise, que
le 25 janvier 1537. Mais ils jugèrent nécessaire de se hâter, pour
arriver, s'il était possible, avant que les passages de France en
Italie fussent interceptés (75). Quelques-uns cependant restèrent
encore, pour régler leurs affaires communes, et distribuer aux
pauvres le peu qu'ils possédaient. Les autres s'acheminèrent vers
Meaux, où tous devaient se réunir pour continuer ensemble le
voyage. Le premier départ eut lieu le 15 novembre 1536 (7Ô).
Parmi ceux qui avaient pris les devants, se trouvait Simon
Rodriguès. Tandis qu'il attendait ses compagnons, il reçut un
gage particulier de la protection divine : atteint tout à coup
d'une maladie imprévue, il s'en vit délivré d'une manière mira-
culeuse. Voici comment.
Un abcès considérable accompagné d'une fièvre ardente lui
était survenu à l'épaule. En proie à de violentes douleurs,
Simon passa la nuit entière à se rouler en délire sur la terre qui
lui servait de lit, dans une misérable auberge. Mais une pensée
affligeait surtout le malade : il allait retarder ses compagnons,
qui probablement trouveraient ensuite les passages fermés.
Quoique cette occasion de pratiquer la patience lui parût pré-
cieuse, comme d'autre part son mal pouvait mettre obstacle à
l'entreprise commune, il pria Dieu, avec une humble ferveur, de
jeter un regard propice sur les vertus de ses frères, et de l'ac-
cepter lui-même du moins pour leur serviteur, s'il le jugeait
LIVRE SECOND. — CHAPITRE IX. 209
indigne de la mission apostolique vers laquelle les conduisait
Ignace. Ceux-ci, de leur côté, suppliaient le Seigneur de rendre
à Ignace le compagnon qu'il lui avait déjà donné, et de ne pas
permettre un retard funeste à leur projet. Leurs prières furent
exaucées. La maladie parut même n'avoir été envoyée à Rodri-
guès que pour prouver la protection spéciale de Dieu par des
voies miraculeuses. En effet, après toute une nuit d'excessives
douleurs, le malade s'endormit vers le matin, d'un sommeil léger.
Quelques heures après, il se réveillait sans fièvre, sans tumeur
et sans aucune trace de son mal. Quand ses derniers compa-
gnons arrivèrent de Paris, il put se remettre gaiement en route
avec eux. Cet événement les confirma puissamment dans leur
dessein de suivre Ignace à travers toutes les difficultés qu'ils
pourraient rencontrer. Une autre épreuve attendait Rodriguès ;
il en triompha facilement. Un de ses frères et un ancien com-
pagnon d'études, apprenant que son absence ne devait pas être
de courte durée, comme ils l'avaient d'abord imaginé, mais qu'il
allait se mettre à la suite d'Ignace et embrasser son genre de
vie, partirent en poste.
Son frère, après l'avoir rejoint, se jeta dans ses bras, tout
en larmes ; il employa, pour le détourner de son projet, tous
les raisonnements que la tendresse pouvait lui suggérer (77).
Il n'oserait plus, lui dit-il, retourner en Portugal, voir sa mère
se consumer de douleur, et s'entendre reprocher d'avoir laissé
perdre pour elle un fils que son père mourant lui avait si ten-
drement recommandé. A ces motifs, dictés par l'affection filiale,
son ami ajoutait ceux de la justice. Il ne pouvait, sans ingrati-
tude, trahir les espérances du roi de Portugal, et lui faire perdre
le fruit des dépenses faites jusqu'à ce moment. Jean III comp-
tait le posséder un jour à son service, et non certainement le
voir s'attacher à un homme chassé de partout, honni de tout le
monde, et dont on ignorait les véritables projets. Tout fut inu-
tile : ni larmes, ni raisons, ne purent émouvoir Rodriguès. Il
répondit à son frère et à son ami de manière à leur prouver
qu'il lui serait peut-être plus facile de les entraîner à sa suite,
qu'à eux de le faire revenir en arrière. Confus et affligés, ils le
quittèrent et repartirent pour Paris.
François-Xavier eut aussi des obstacles à surmonter ; le pre-
Histoire de S. Ignace de Loyoia. 14
210 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
mier mérite à peine ce nom ; ce fut l'offre d'un canonicat, à
Pampelune, offre qu'il reçut au moment de quitter Paris. Ce
noble cœur, qui avait renoncé au pied de la croix à tout ce qui
n'était pas le Christ, aurait jeté au vent le monde entier, comme
une vile poussière, s'il l'eût tenu dans sa main : il ne daigna
même pas donner à ces propositions un instant de réflexion. Il
courut un plus grand danger par suite d'un excès de ferveur qui
mit sa vie en péril.
En repassant dans son esprit les années de sa jeunesse, et
les fautes dont elles avaient été semées, il résolut, à l'exemple
de plusieurs saints, d'expier chacun de ses péchés en particulier.
Or, en ce temps-là, une des récréations aimées des étudiants
était l'exercice delà course. D'une extrême agilité, Xavier avait
peut-être apporté à ces concours un peu de vanité. Pour s'en
punir, (et l'on peut conclure qu'il n'avait pas de grands crimes à
déplorer,puisqu'il châtiait si sévèrement une faute si légère,)pour
s'enpunir,dis-je, ilimaginadeseserrer fortement lesbrasetlescuis-
sesavec des cordes hérissées de nœuds. Ainsi enchaîné, et malgré
la douleur que chaque pas renouvelait, il se mit en marche pour
l'Italie. Xavier endura ce tourment avec constance pendant plu-
sieurs jours ; mais à la fin, les forces de la nature n'égalant pas
sa ferveur, il se sentit défaillir et s'avoua incapable de continuer
le voyage. Faire connaître la cause de son mal était une plus
rude torture que le mal lui-même ; car ce qui était à ses yeux
une simple expiation, passerait aux yeux de tous pour l'excès
d'une sainte pénitence. Il lui fallut pourtant se rendre aux in-
stances de ses compagnons et à la nécessité de recourir aux
remèdes pour ne pas retarder inutilement leur voyage. Il se ren-
dit enfin; quand il leur eut dévoilé la cause de ses souffrances, ils
demeurèrent à la fois frappés d'admiration et consternés de dou-
leur. Les chairs étaient non seulement enflammées, mais encore
tuméfiées au point de recouvrir entièrement les cordes. Ils le
portèrent à bras jusqu'au plus prochain village, et firent appeler
un chirurgien. Celui-ci, malgré l'urgente nécessité d'une opéra-
tion, en redoutait le danger : craignant de ne pouvoir glisser
l'instrument sans attaquer quelque nerf, il ne voulait pas l'en-
treprendre. Il finit même par déclarer que la guérison d'un tel
mal devait être abandonnée à celui pour l'amour duquel ce mal
LIVRE SECOND. — CHAPITRE IX. 211
avait été contracté. Xavier accueillit cette pensée, et encouragea
si bien ses compagnons, que leur confiance en Dieu augmenta
en proportion de l'embarras où ils se trouvaient. Ils se rappelaient
la grâce récemment accordée à Rodriguès, et unirent leurs ar-
dentes prières pour obtenir du Seigneur une manifestation
nouvelle de sa protection. Il ne fallut pas de longues supplica-
tions pour obtenir ce que les intérêts même de la gloire divine
semblaient exiger. Dieu eût-il voulu laisser périr, dès ses pre-
miers pas, un apôtre qui devait répandre jusqu'aux extrémités
du monde la connaissance de son divin Fils ?
La nuit suivante, le malade jouit d'un doux repos, et, le
lendemain, toutes les cordes se trouvèrent rompues. Les chairs,
rendues à leur état naturel, non seulement n'offraient plus
l'apparence d'une plaie, mais ne portaient pas même l'empreinte
des ligatures.
Cet accident ne put engager Jacques Laynez à modérer ses
austérités. Malgré sa mauvaise santé il porta un rude cilice de-
puis le jour du départ de Paris jusqu'à celui de l'arrivée à Venise.
Les difficultés, les souffrances ordinaires d'un si long voyage
devaient paraître douces à de tels pèlerins : ils les surmontèrent
toutes par une confiance sans bornes dans la divine Providence.
Ils cheminaient à pied, pauvrement vêtus de l'habit un
peu long des étudiants de Paris, un bâton à la main et sur le
dos un paquet de livres. Leur extérieur était si modeste et si
recueilli que les passants s'arrêtaient pour les regarder avec
respect (?8). Ils tombèrent un jour aux mains des soldats fran-
çais, postés à l'entrée de quelques défilés. On leur demanda
qui ils étaient et où ils allaient. La réponse devenait embarras-
sante ; car plusieurs d'entre eux étaient espagnols, ce qu'il eût
été dangereux d'avouer (79). Pendant ce colloque, un paysan
qui s'était arrêté pour les regarder, se tournant vers les soldats :
« Laissez ces braves gens tranquilles, leur dit-il: ne voyez-vous
pas qu'ils vont travailler à convertir quelque pays?» Singulières
expressions dans la bouche d'un homme qui ne savait guère
de quoi il parlait ; elles auraient pu passer pour prophétiques,
si, au lieu de quelque pays seulement, elles avaient désigné la
plus grande partie du globe. Quoi qu'il en soit les voyageurs en
furent quittes pour la peur.
212 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
Ils avaient distribué l'emploi de leurs journées, de manière
à la partager entre l'oraison, la récitation des psaumes et les
pieux entretiens que leur fournissait la méditation des choses
de Dieu. Trois d'entre eux étaient prêtres et célébraient tous
les jours la sainte messe, à laquelle les autres communiaient.
En arrivant le soir à l'auberge, et, le lendemain avant de se
remettre en route, tous ensemble remerciaient Dieu, à genoux,
des bienfaits reçus pendant la journée, et le suppliaient de
leur continuer sa protection.
Ils avaient gardé quelque peu d'argent pour subvenir aux
dépenses indispensables de la route ; mais leur nourriture était
grossière et peu abondante ; chaque jour semblait être jour de
jeûne. A leurs souffrances volontaires, il fallait ajouter les in-
commodités inévitables des intempéries de la saison. En
traversant la Lorraine, la pluie ne cessa de tomber, et, une
fois entrés en Allemagne, la neige devint si épaisse, qu'ils
étaient quelquefois obligés d'attendre trois jours de suite avant
de se remettre en route.
Malgré ces obstacles toujours renaissants, la ferveur de leur
âme leur rendait le joug doux et léger ; la charité les embra-
sait de ses ardeurs. A voir leur union et leur respect mutuels,
on les eût pris volontiers pour des frères. Dans son ami, chacun
trouvait un serviteur empressé : tous égaux, ils ne convoitaient
point l'autorité ; et quand il fallait prendre un parti, chacun
donnait- son avis, et la majorité décidait.
Ils avaient pris leur chemin par l'Allemagne pour ne pas
rencontrer l'armée impériale, qu'ils n'eussent pu éviter par la
voie de Provence. Mais ils tombèrent au milieu des troupes
françaises, en marche vers la Flandre par la Lorraine. Les
continuelles déprédations commises par les soldats rendaient
alors les chemins si dangereux, que les habitants n'osaient se
hasarder à sortir de chez eux. Partout où paraissaient nos
pèlerins, on admirait la protection spéciale de Dieu sur eux, et
on leur demandait parfois s'ils étaient venus à travers les airs,
tellement on était frappé de leur témérité. Cette protection
parut bientôt d'une manière plus visible encore : saisis un jour,
par des soldats français, ils s'attendaient à subir un pénible
interrogatoire. L'un d'eux s'avisa alors de répondre qu'ils
LIVRE SECOND. — CHAPITRE IX. 213
étaient étudiants de l'Université de Paris et que par dévotion ils
allaient à Saint-Nicolas, lieu par où ils devaient véritablement
passer. On ne leur adressa aucune autre question. Ainsi échap-
pèrent les Espagnols, que les troupes françaises eussent indu-
bitablement retenus (8o).
L'Allemagne offrit aux voyageurs de nouveaux périls; car s'ils
reçurent un favorable accueil des catholiques, attendris jusqu'aux
larmes de voir ces neuf hommes un rosaire suspendu au cou, affi-
cher ainsi ouvertement leur croyance dans des pays peuplés d'hé-
rétiques ; il leur arriva souvent d'être en butte à la fureur des
ennemis de l'Eglise.et même d'être menacés de mort. D'ordinaire
à peine entraient-ils dans une ville luthérienne, qu'une troupe de
prédicants fondait sur eux pour les défier à la dispute. Ils ne
refusaient point la discussion, bien qu'il y eût peu d'espoir de
convertir des gens dont la mauvaise volonté surpassait encore
l'ignorance ; mais du moins n'encouraient-ils pas le reproche
d'avoir gardé le silence, et de n'avoir pu défendre la foi attaquée.
Entre eux tous, se distinguait Jacques Laynez qui, par la
vivacité et la solidité de ses réponses, désespérait les prédicants.
L'un de ces dévoyés eut le courage de s'avouer publiquement
vaincu. Malheureusement ce fut Laynez et non la vérité qui
remporta la victoire : car le ministre, jaloux de la liberté dont
il jouissait dans sa secte, n'en abandonna pas les erreurs. Mais
cet aveu public fut d'un grand avantage aux témoins de la
scène ; ils purent apprendre par là, à ne pas se fier aux ensei-
gnements d'un homme qui, tout en connaissant ses erreurs,
continuait à les professer.
Ce qu'on admirait dans ces pauvres pèlerins, à l'égal de leurs
talents, c'était une retenue, une humilité qui contrastaient
singulièrement avec les dérèglements et l'orgueil des ministres.
Au défaut d'arguments, ces derniers suppléaient toujours par
les injures ; ils croyaient ainsi paraître mépriser les coups qu'en
réalité, ils ne pouvaient parer. Toutefois, si l'ignorance applau-
dissait à leurs déclamations, les gens sages se sentaient attirés
vers nos religieux, dont la modestie les charmait et gagnait
leur estime. Souvent, après les avoir logés et défrayés, ils leur
donnaient encore des guides pour diriger leur marche et en
assurer la tranquillité.
214 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
A seize milles de Constance, dans un bourg exclusivement
peuplé de luthériens, vivait un ministre qui, de pasteur du trou-
peau, était devenu par son apostasie un loup dévorant. Un
jour il vit entrer nos voyageurs à l'hôtellerie, et les reconnais-
sant aussitôt pour catholiques, il réunit promptement les ha-
bitants pour les rendre témoins de la grande victoire qu'il allait
remporter sur les neuf papistes. Sans laisser aux voyageurs un
instant de repos, il vint donc les défier dans une conférence
publique. Ceux-ci acceptèrent avec joie. Jacques Laynez, dont
le sang-froid naturel égalait le zèle ardent, entra le premier en
lice. La lutte durait déjà depuis plusieurs heures, au grand dépit
du ministre qui, ayant compté écraser ses adversaires en masse
(car c'était un homme fort habile), ne pouvait même se débar-
rasser du premier. Enfin, fatigué ou découragé : « Faisons une
trêve, dit-il, soupons ensemble en bon accord, puis nous repren-
drons la discussion. »
On accepta une nouvelle discussion, mais non le souper. La
sagesse fut du côté des papistes, dont le repas fut frugal ; quant
au ministre, il but avec intempérance et sa tête s'échauffa. Le
couvert enlevé, la dispute recommença, et les deux champions
furent entourés de nombreux spectateurs, qui, accourus au
premier assaut, attendaient l'issue du second. Mais la discussion
devenait de plus en plus aigre ; les libations copieuses du
ministre donnaient à sa verve et à ses propos des expressions
qui passaient les limites d'une simple dispute théologique. Il
y avait entre Laynez et lui toute la différence qui sépare un
homme dans la plénitude de sa raison d'un buveur qu'exaltent
les fumées du vin. D'autre part les arguments du catholique
devenaient écrasants. Honteux de cette défaite imprévue, le
ministre finit par s'écrier : « Eh bien ! vous triomphez, je n'ai
« rien à vous répondre : voulez-vous quelque chose de plus ?
« — Oui, répondit un des compagnons de Laynez, puisque vous
« reconnaissez vos erreurs, vous devez les abandonner et en
« retirer aussi ces âmes que vous y avez entraînées. Pourquoi
« vous obstiner à enseigner ce que la présence de la vérité suffit
« à faire évanouir ? Ignorez-vous qu'errer dans la foi, et plus
« encore propager l'erreur, c'est courir à la mort éternelle ?» A
ces mots, le malheureux entra en fureur, si bien que,
LIVRE SECOND. — CHAPITRE IX. 215
renonçant à discourir en latin, comme il avait fait jusqu'alors,
il se mit à débiter en allemand mille menaces. Il saurait bien,
disait-il, prouver qu'il pouvait se défendre autrement que par
des raisons ; il commencerait par les faire tous mettre aux fers,
en attendant le reste. Là-dessus, il se retira en blasphémant.
On expliqua bientôt aux pèlerins les paroles du ministre, et
on leur conseilla de partir en toute hâte ; car cet homme jouis-
sait d'un grand crédit dans le pays et pourrait faire plus encore
qu'il n'avait annoncé. Mais ils ne voulurent point paraître aban-
donner par leur fuite la foi catholique qu'ils avaient si bien
défendue par leurs arguments. Mourir pour elle, n'était-ce point
le plus grand bonheur qu'ils pussent désirer ? Qu'allaient-ils
chercher en Palestine ? La mort pour la Foi ; et ils la trouvaient
en Allemagne !
On passa la plus grande partie de la nuit à se fortifier et à
s'encourager. Le lendemain, tandis que le ministre se ressen-
tait encore de son intempérance, un jeune homme, de belle
figure et de haute taille, âgé d'environ trente ans, se présenta à
l'auberge, et, d'un air affable, invita les étrangers à le suivre. Il
parlait allemand ; on ne le comprit pas. Il eut alors recours aux
signes ; tous se levèrent et le suivirent, sans s'informer du lieu
où il les conduisait. Il sortit du bourg par des sentiers détournés
et, se retournant de temps en temps, leur faisait signe de ne rien
craindre. Ceux-ci ne craignaient pas en effet, mais étaient fort
étonnés ; car ils ne suivaient aucun sentier battu. Cependant
leur chemin, au premier abord impraticable, devenait ensuite
très facile ; d'ailleurs le pays entier était couvert de neiges
épaisses, et seul ce chemin s'en trouvait exempt.
Après une marche d'environ dix milles, ils arrivèrent à la
grande route. Là, leur conducteur les quitta avec mille marques
de bienveillance. Si ce n'était point un ange, sous une figure
humaine, comme quelques-uns le crurent, c'était du moins un
homme qui avait rempli auprès d'eux le ministère d'un ange,
en les délivrant de la mort, ou de la prison.
Au delà de Constance, à peu de distance d'un village, ils
virent une femme sortir d'un hôpital. A leurs rosaires, elle les
reconnut pour catholiques et vint au-devant d'eux avec de
grandes démonstrations de joie. Les ayant joints, elle leva au
216 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
ciel des yeux pleins de larmes, leur donna de grands témoi-
gnages de respect, puis s'approchant, baisa leurs croix et les
rosaires qu'ils portaient au cou. Elle leur disait en allemand une
foule de choses qu'ils ne purent comprendre, mais qui leur pa-
rurent l'expression d'une foi et d'une piété ardentes. Ils en
furent plus assurés encore, lorsqu'après les avoir engagés par
signes à l'attendre quelques instants, elle courut à l'hôpital, et
en revint bientôt avec des rosaires, des fragments de croix et
des débris de petites statues de la Vierge, qu'elle avait recueil-
lis avec vénération, après le passage des hérétiques. Les servi-
teurs de Dieu, profondément touchés des insultes faites à ces
objets sacrés, se prosternèrent sur la terre couverte de neige,
pour rendre hommage à ces emblèmes de la foi catholique.
Cependant cette femme reprit son trésor, marcha devant
eux, et, à l'entrée du bourg, se mit à les montrer du doigt, en
s'écriant à haute voix : « Vous le voyez, malheureux, il n'est
« pas vrai comme vous le dites, que tout le monde ait embrassé
« la doctrine de votre Luther, et qu'on ne trouve plus trace de
« la religion romaine ! Et ceux-ci : d'où viennent-ils ? où vont-
« ils ? Ils sortent du monde pour aller prêcher encore la foi
« catholique ; cela ne me surprend pas, car je ne vous ai jamais
« crus ; mais vous, ne me traitiez-vous pas de folle, pour n'avoir
« pas voulu ajouter foi à vos discours ? Au contraire, c'était vous
« qui aviez perdu la raison. »
Les Pères se firent expliquer ces paroles prononcées en alle-
mand, et apprirent que cette femme était une fidèle catholique,
que ni promesses, ni menaces, n'avaient pu attirer au luthéra-
nisme. Chassée de ce pays, comme folle, elle avait été réduite à
se retirer à l'hôpital des pestiférés. Cette aventure attira auprès
des voyageurs quantité de ministres, jaloux de disputer avec
eux ; mais la moisson fut stérile, car les hérétiques, poussés à
bout par l'argumentation, recouraient sans cesse aux textes de
l'Écriture dans une bible allemande, tronquée et falsifiée (8l).
— *©f
:— Chapitre ùtjrtème* — *—
Î^^X^vï^;
Travaux et charité des compagnons d'Ignace dans les hôpitaux
de Venise. — Voyage à Rome, retour à Venise. — Les compagnons
d'Ignace se dispersent dans plusieurs villes. — Leurs prédica-
tions. — Charité d'Ignace envers un de ses compagnons malade.
— Mort du Père Hozès. — Travaux et souffrances à Ferrare et à
Bologne. — Départ pour Rome. — Vision d'Ignace aux approches
de la Ville éternelle.
ggggfff^pKT, fut le voyage des neuf compagnons
[S d'Ignace, de Paris jusqu'à leur entrée en
Italie. Ils le firent en cinquante-quatre
jS jours, marqués par de grandes souffrances
f et de continuels dangers. Mais ils oublièrent
â toutes leurs fatigues en revoyant à Venise,
ysppppppp,
|§ le 8 janvier 1537, leur vénérable Père qui les
accueillit avec des larmes de joie. Ignace bénissait Dieu, non
seulement de lui avoir rendu en bonne santé ses six premiers
compagnons, mais encore de leur avoir adjoint trois nouveaux
frères non moins précieux. Il ne voulut pas les laisser s'ache-
miner aussitôt vers Rome, mais leur conseilla, en attendant une
meilleure saison, de prendre quelque repos, le repos des saints,
qui consiste plutôt à changer de fatigues qu'à les éviter. Dans
cette vue, ils se partagèrent deux hôpitaux ; Xavier se fixa aux
Incurables, et Ignace à Saint-Jean et Saint-Paul (S2). Personne
ne nous a laissé un récit détaillé des exemples privés et publics
de charité, de mortification qu'ils donnèrent en ces lieux, mais,
d'après le peu qui en est parvenu à notre connaissance, nous
pouvons conjecturer que, même parmi des hommes d'une vertu
peu ordinaire, ils auraient trouvé des admirateurs. A peine
oserait-on raconter quelques-uns de ces traits héroïques. Prié
de donner ses soins à un infirme atteint d'un mal contagieux et
' repoussant, l'un d'eux pour surmonter les répugnances de la na-
ture, porta ses doigts à la bouche après le pansement. Xavier
218 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
fit plus encore : il appliqua ses lèvres et sa langue sur la plaie
fétide d'un incurable. Un autre, dans un moment de presse, où,
faute de lit, on allait renvoyer de l'hôpital Saint-Jean, un mal-
heureux lépreux, s'offrit à partager le sien avec lui. Le lendemain
matin, il se trouva couvert de lèpre, et le malade avait disparu
de l'hôpital ; mais le martyr de la charité ne se repentit pas de
son acte de dévouement. Il crut en avoir trouvé la récompense,
en se procurant une occasion de souffrir et d'exercer sa patience.
L'épreuve fut courte ; dès le lendemain Dieu le guérissait mi-
raculeusement (83). C'était là la folie de la croix et de la mortifi-
cation. Du reste les services journaliers que ces dix Pères ren-
daient aux malades, pouvaient bien être considérés comme un
continuel exercice de toutes les vertus. Panser les plaies, laver
et porter entre leurs bras les malades les plus dégoûtants, les
veiller pendant la nuit, les consoler, prier avec eux, leur appren-
dre à supporter leurs maux avec mérite, ou à recevoir la mort
avec résignation, enfin ensevelir les morts : telles étaient leurs
constantes occupations. Ils s'y livraient avec cette modestie,
cette sainte allégresse qu'éprouvent ceux qui, se dévouant au
service des pauvres, reconnaissent Jésus-Christ dans leurs
personnes. Bientôt tous les yeux furent fixés sur eux, et les
principaux sénateurs de la république venaient souvent contem-
pler un spectacle, dont la sublime nouveauté leur arrachait des
larmes d'attendrissement (84).
Les Pères restèrent dans les hôpitaux jusque vers la fin du
carême. Enfin, deux mois et demi après leur arrivée à Venise,
tous à l'exception d'Ignace, partirent pour Rome. Une sage
prudence l'avait retenu ; on pouvait raisonnablement craindre
une issue fâcheuse pour le but de leur voyage, s'il fût arrivé à
Rome avec eux. A Venise, il avait trouvé Don Jean-Pierre Csf-
rafa peu favorablement disposé pour lui ; et comme cette Émi-
nence était alors à Rome, l'opposition d'un pareil personnage
aurait pu être dangereuse pour les projets du saint Fondateur.
La suite fit voir que cette crainte n'était pas dénuée de fonde-
ment. Des notes laissées par le P. Jacques Laynez nous mon-
trent en effet ce cardinal, sous l'inspiration d'un zèle peu éclairé,
quoique avec de bonnes intentions, tout disposé à s'opposer aux
desseins d'Ignace.
LIVRE SECOND. — CHAPITRE X. 219
Cependant nos pèlerins étaient en marche et trouvaient, plus
que dans leurs autres voyages, ces occasions de souffrances si
passionnément recherchées et aimées. En quittant Venise, pour
gagner Ravenne, ils suivirent la plage pendant trois jours. Ils
n'obtinrent même pas un morceau de pain. Après les austérités
et les fatigues de Venise, c'en fut assez pour les exténuer ; plu-
sieurs tombèrent incapables de faire un pas de plus, au grand
chagrin de leurs compagnons. Ils furent réduits à une telle ex-
trémité, qu'étant entrés, le dimanche de la Passion, dans un
bois de pins, ils se mirent à cueillir quelques pommes encore
vertes et amères, pour s'en nourrir : mais ils durent bientôt y
renoncer. L'humidité d'une saison extrêmement pluvieuse les
exposa aussi à de continuelles incommodités. Après avoir été
mouillés pendant toute la journée, ils passaient souvent la nuit en
plein air ; heureux de trouver quelques bottes de paille pour s'en
couvrir ou s'y étendre ! Sans argent pour payer le passage des
fleuves, ils étaient obligés d'abandonner aux bateliers, tantôt un
vieux couteau, tantôt un encrier, ou enfin quelqu'autre petit
objet à leur usage, quelquefois même une partie de leurs pauvres
vêtements. Entre Ravenne et Ancône, pour satisfaire un bate-
lier mécontent, l'un d'eux, non encore dans les ordres, se vit
contraint de mettre son Bréviaire en gage, pendant que ses
compagnons restaient en otage. De retour avec le prix demandé,
il les délivra et parcourut ensuite la ville d'Ancône, en deman-
dant l'aumône pour dégager son Bréviaire.
Quelquefois il fallut faire des milles entiers dans l'eau jusqu'à
la ceinture et même jusqu'à la poitrine. Un des voyageurs reçut
la récompense immédiate de ses fatigues. Il soufflait d'une
jambe, par suite d'un échauffement : or Dieu permit qu'il sortît
de cet étrange bain parfaitement guéri.
A Ravenne, l'hôpital leur procura un moment de repos. Mais
on ne leur donnait qu'un lit. Trois d'entr'eux, plus fatigués que
les autres, devaient en profiter ; quand ils virent l'horrible saleté
des draps, ils se décidèrent à s'en servir par vertu plutôt que
par nécessité. Simon Rodriguès, l'un des trois, y renonça et
s'étendit à terre, trouvant ce lit plus dur, peut-être, mais aussi
plus décent. Pris d'un violent remords pour avoir fui cette mor-
tification, il résolut de s'en punir à la première occasion.
220 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
Cependant ceux qui rencontraient nos pèlerins, tous étran-
gers, tous vêtus de la même manière et tous se dirigeant vers
Rome, les prenaient pour des malfaiteurs venus en Italie, afin
de se faire relever de quelques censures, ou absoudre de quelques
crimes énormes. Ils marchaient trois à trois, un prêtre par
bande, Espagnols et Français, mêlés, tous unis de cœur comme
s'ils fussent nés citoyens d'une même patrie, ou fils d'une même
mère. Chacun souffrait plus des maux de ses compagnons que
des siens propres et avant de penser à soi, s'occupait toujours de
ses frères. « Lorsque je parcourais Ancône, dit un de ces Pères,
« pour recueillir en aumônes de quoi racheter mon Bréviaire,
« j'aperçus, sur la grande place, un des nôtres qui, mouillé et
« pieds nus, s'adressait aux femmes du marché pour en obtenir,
« soit un fruit, soit quelques légumes. Je m'arrêtai à le considé-
« rer, et, me rappelant la noblesse de sa naissance, les richesses
« qu'il avait abandonnées, ses grands talents naturels, l'étendue
« de ses connaissances acquises, et les vertus qui lui auraient
« donné tant de prestige dans le monde, je me sentais profondé-
« ment touché et indigne d'être le compagnon de tels hommes.
« Ces réflexions me frappaient souvent et redoublaient avec mon
« admiration pour eux, le désir de les servir (8s). »
Il plut à Dieu de les consoler quelquefois par les témoignages
d'une protection particulière. Il suffi rad'en rapporter un exemple :
Après avoir passé trois jours à Lorette, après y avoir abondam-
ment goûté les douces joies de la piété, refaits d'esprit et de
corps, ils s'acheminèrent vers Rome. Ils arrivèrent à Tolentino,
de nuit, sans avoir même un morceau de pain, pour réparer les
fatigues du jour. La pluie tombait à torrents. Ils ne rencon-
trèrent personne à qui demander la charité. Trois d'entr'eux
allaient en avant, d'autres suivaient le long des murs pour se
garantir un peu de la pluie, l'un (86) marchait au milieu de la rue,
n'ayant à craindre ni de se mouiller, ni de se salir plus qu'il ne
l'était déjà. Ce dernier vit tout à coup venir à lui, au milieu de
la boue, un homme de belle taille et, autant qu'il put en juger,
d'une figure agréable. L'inconnu arrêta le voyageur, lui prit la
main, y mit quelques pièces de monnaie et se retira sans mot
dire. A la première auberge,, ils achetèrent un peu de pain, du
vin et des figues sèches, magnifique repas pour eux et pour
LIVRE SECOND. — CHAPITRE X. 221
quelques mendiants avec lesquels ils le partagèrent. Arrivés à
Rome, chacun se rendit d'abord à l'hôpital de sa propre nation.
Ils furent ensuite tous recueillis dans celui de Saint-Jean et y
reçurent une nourriture pauvre, mais suffisante pour des hommes
accoutumés à ne vivre que d'aumônes.
Pierre Ortiz, nous l'avons vu ailleurs, s'était montré très hos-
tile aux intérêts d'Ignace. Il se trouvait précisément alors à Rome,
où il vit et reconnut nos pèlerins. Il était chargé de défendre
auprès du Saint-Siège, et au nom de Charles-Quint, la cause" de
Catherine d'Aragon, si indignement répudiée par Henri VIII,
roi d'Angleterre. A cette époque de sa vie, ses premiers senti-
ments à l'égard d'Ignace avaient bien changé. La vertu du
Saint avait ou dissipé les préjugés anciens, ou triomphé d'inté-
rêts mal entendus. Après s'être assuré que le Saint n'était pas
venu à Rome, Ortiz voulut, par égard pour lui, parler lui-même
de ses compagnons au Souverain Pontife, Paul III. Il loua
leurs vertus et leurs talents ; il fit valoir leur pauvreté volon-
taire, leur zèle ardent pour le salut des âmes, et apprit au Pape
qu'ils venaient demander avec la bénédiction de Sa Sainteté la
permission de passer en Palestine pour y prêcher l'Évangile.
Le Saint-Père voulut les voir et les entendre. Il avait coutume,
pendant son dîner, d'écouter tantôt des discours, tantôt des
discussions entre des hommes lettrés; il invita donc les nouveaux
venus à y prendre part le jour suivant. Pierre Ortiz les con-
duisit. Le Pontife fut très satisfait : il ne savait ce qu'il devait le
plus admirer, ou de leur modestie, en traitant les questions
proposées, ou de leur pénétration d'esprit et de la profondeur
de leur science. Il leur exprima lui-même sa satisfaction par ces
paroles affables qu'il leur adressa quand il se leva pour les
quitter : Nous sommes heureux, dit-il, de trouver réunies tant
ci' érudition et a" humilité. Paul leur demanda ensuite ce qu'il
pouvait faire pour eux, et voyant qu'ils ne désiraient que ce que
Pierre Ortiz avait déjà sollicité en leur nom, il étendit les bras
comme pour les presser tous sur son cœur, et les bénit. En ce
moment, ajouta-t-il, on travaille à former une ligue entre le
Pape, l'Empereur et la république de Venise contre les Turcs ;
il ne croyait donc pas le voyage de Terre-Sainte possible cette
année. Par ordre du Pape, une aumône de soixante écus leur fut
222 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
ensuite transmise, avec l'autorisation expresse pour tous ceux
qui n'étaient pas encore prêtres, y compris Ignace, alors absent,
de recevoir les ordres sacrés de quelque évêque que ce fût, à
titre de pauvres volontaires, du reste suffisamment instruits.
Bientôt après, la Pénitencerie délivra, le 27 avril 1537, une dis-
pense d'âge pour Alphonse Salmeron, avec faculté de le faire
ordonner dès qu'il aurait atteint ses vingt-trois ans (s?).
Cependant les Pères ne tardèrent pas à reprendre leur chemin
de Venise. Leur nouveau voyage se fît comme le premier. Us
/gardaient l'aumône du Pape et cent quarante écus (ss) donnés par
de pieux Espagnols pour fournir aux frais de leur passage en
Palestine. Arrivés à Venise, ils reprirent dans les hôpitaux leurs
anciennes occupations, et le jour de la fête de saint Jean-Baptiste,
ils renouvelèrent en présence du nonce Veralli, leurs vœux de
chasteté et de pauvreté. Ils furent ordonnés un peu plus tard.
En cette dernière circonstance, ils surabondèrent de consolations
célestes, telles que Mgr Vincent Nigusanti, l'évêque ordinant,
y participa. Ce prélat déclarait dans la suite qu'aucune ordina-
tion faite par lui n'avait pénétré son cœur de si tendres senti-
ments de piété. Les nouveaux prêtres attendirent, pour célébrer
leur première messe, une solennité particulière. Ignace seul vou-
lut s'y préparer pendant une année entière, et prolongea même
le délai fort au-delà de ce terme. Ce ne fut qu'au mois de dé-
cembre de l'année suivante, en l'église de Sainte-Marie-Ma-
jeure de Rome, dans la chapelle de la Nativité, et le jour même
de Noël, qu'il offrit au Seigneur, avec son premier sacrifice,
l'oblation de lui-même pour sa plus grande gloire (89).
Cependant l'espérance de passer en Palestine diminuait de
jour en jour. La guerre avait éclaté entre le sultan Soliman et la
république de Venise ; de nombreuses flottes allaient sillonner
les mers. En attendant l'issue des événements, les compagnons
d'Ignace, restés à Venise, plutôt pour accomplir leur vœu que
dans l'espérance de pouvoir entreprendre leur voyage, voulurent
se préparer dignement à offrir leur premier sacrifice (9°). Ils se
retirèrent dans différentes solitudes, où, loin du bruit, et comme
hors de ce monde, ils pouvaient mieux rentrer en eux-mêmes et
s'unir à Dieu. Dans cette vue, ils se dirigèrent, Ignace, Le
Fèvre et Laynez vers Vicence ; Xavier et Salmeron vers Mon-
LIVRE SECOND. — CHAPITRE X. 223
felice ; Codure et Hozès vers Trévise ; Le Jay et Rodriguès
vers Bassano ; Paschase Broé't et Bobadilla vers Padoue. S'ils
trouvaient aux environs de ces villes une chaumière abandon-
née, ils s'y établissaient ; la terre nue leur servait de lit ; un pain
mendié était toute leur nourriture, et l'eau pure leur boisson. Ils
passaient plusieurs heures en oraison, et se livraient à la péni-
tence chacun selon sa ferveur.
Manrèse se retrouva pour Ignace à Vicence ; mêmes visions
célestes, mêmes délices spirituelles, même abondance des plus
douces larmes, au point que ses yeux en restèrent atteints d'une
grande faiblesse jusqu'à la fin de sa vie.
Après quarante jours de sainte retraite, tous en sortirent pour
commencer à répandre sur d'autres âmes l'esprit vraiment divin
dont ils se sentaient remplis. Ils se mirent immédiatement à V
prêcher. L'église pour eux, c'était la place publique, et la chaire,
le premier banc venu. Du geste et de la voix, ils invitaient les l
passants à s'arrêter ; et ceux-ci, attirés par la nouveauté du spec-
tacle, ne manquaient pas d'accourir. Mais la force de l'esprit de
Dieu parlait par leur bouche. Bien que la langue italienne leur
fût encore peu familière, leur parole était si efficace, que beaucoup
de gens, venus uniquement dans l'espérance de s'amuser, s'en
retournaient les larmes aux yeux. L'extérieur des nouveaux
prêtres répondait bien à leurs enseignements. Ils parlaient tou-
jours sur la nécessité de la pénitence, et, à voir leurs figures
pâles et décharnées, il était facile de juger à quel point ils pra-
tiquaient cette vertu. Leurs prédications finies, ils retournaient
dans leurs chaumières abandonnées.
Pendant qu'ils se livraient à ces saintes occupations, il plut
au Seigneur d'éprouver plusieurs d'entre eux, par des maladies
dangereuses, fruits probables de souffrances antérieures. Simon
Rodriguès fut atteint des premiers. Il habitait avec Claude Le
Jay un ermitage nommé Saint-Vit, situé près de Bassano, où
un saint vieillard, nommé Antoine, les avait recueillis. Cet
homme de Dieu, qui avait déjà reçu d'autres hommes venus à
lui pour partager son genre de vie, et s'en était ensuite vu aban-
donné, sa pénitence étant trop austère, avait résolu de vivre
seul à l'avenir. Mais il ouvrit sa porte à ses deux nouveaux hôtes
et leur offrit, dans un coin de sa cellule, une grande table nue
224 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
pour lit. On peut le dire : ce fut un soulagement pour des hommes
accoutumés à coucher sur la terre. Tous trois se levaient la nuit,
pour prier et chanter des psaumes.
Vers le mois de septembre, Rodriguès tomba malade ; le dan-
ger devint bientôt imminent, et un médecin, emmené par l'ermite,
déclara qu'il n'y avait aucun espoir de guérison. Ignace apprit
cette nouvelle à Vicence. Prenant aussitôt avec lui Le Fèvre
(car Laynez était malade à l'hôpital), il se mit en route pour
Bassano. Malgré sa faiblesse et malgré une fièvre qui le minait,
la charité, surtout à l'égard de ses enfants, lui donnait une telle
force, que Le Fèvre ne pouvait le suivre. Souvent même le Saint
était obligé de s'arrêter pour attendre son compagnon. En che-
min, il se recueillait et invoquait Dieu avec ferveur pour la guéri-
son du malade. Dans une de ces haltes sur la route, Le Fèvre,
en regagnant Ignace, remarqua son visage enflammé, comme il
l'avait ordinairement lorsqu'il priait. Le Saint se sentait exaucé :
il annonça sur-le-champ à son compagnon que Rodriguès ne
mourrait point. Il y eut même, pourrait-on dire, une sorte de
communication directe de la santé par son entremise. A peine
arrivé à l'ermitage, il se hâta d'embrasser Rodriguès, qui se
trouva mieux à l'instant même. Ignace l'assura alors qu'il gué-
rirait complètement, mais il lui ordonna d'échanger les planches
de sa couche, contre un lit un peu moins mauvais que lui pro-
cura le bon ermite.
Après avoir sauvé Rodriguès de la mort, Ignace faillit perdre
pour la Compagnie un Père qui habitait avec lui dans l'ermi-
tage (9'). Quelques auteurs nomment encore Rodriguès. Trompé
par un esprit d'illusion et attiré par les douceurs de la retraite,
il comparait la tranquillité d'une vie retirée avec les voyages
continuels d' Ignace ; le recueillement de la solitude avec les
distractions de la conversation ; le bonheur de n'avoir à penser
qu'à Dieu et à soi, avec les fatigues de l'apostolat. Après avoir
expérimenté ces deux genres de vie, il croyait trouver auprès
d'Ignace plus de fatigues que de mérites et, près de l'ermite.moins
de périls et plus de repos. D'ailleurs, avec Ignace, il n'était
qu'à l'entrée de la carrière ; avec Antoine, il n'avait qu'à suivre
un chemin tout tracé. Aussi inclinait-il fortement vers la solitude,
et par conséquent tendait-il à abandonner la vie apostolique.
LIVRE SECOND. — CHAPITRE X. 225
Néanmoins, la fidélité due à de saints engagements, ses vœux,
l'exemple de ses compagnons, hommes aussi spirituels et non
moins désireux que lui d'avancer dans la perfection, formaient
à cette inclination un puissant contrepoids. Dans sa perplexité,
ne pouvant se déterminer seul, le pauvre tenté résolut d'ouvrir
son âme à l'ermite, et de s'en rapporter à ses conseils. Il
s'échappa donc un jour de Bassano, et s'achemina vers l'ermi-
tage de Saint-Vit. Mais Dieu dirigeait déjà cette association
naissante, comme il guida depuis la grande Société qui en sortit;
il ne souffrit pas que son fidèle serviteur, après avoir été appelé
à travailler au salut des âmes, finît par s'occuper uniquement du
sien propre. Il traversa tellement son projet, que le fugitif revint
avec bonheur se jeter dans les bras de son Père. Voici comment
le Seigneur le ramena. Il était à peine sorti de Bassano, lorsqu'il
vit venir à lui un homme armé, d'un aspect imposant, au regard
sévère, qui le menaçait d'une épée nue. Le fugitif s'arrête alors
rempli de trouble et de terreur. Toutefois il reprend courage,
et essaie de passer outre. Aussitôt le personnage mystérieux, le
regardant d'un air irrité, marche vers lui comme pour l'attaquer.
Effrayé, notre fugitif n'y tient plus ; il rebrousse chemin, court
précipitamment vers la ville, et entre en toute hâte dans une
auberge, où chacun s'étonne de son épouvante ; car on n'aper-
cevait rien qui pût motiver pareille terreur.
Cependant Ignace, à qui Dieu avait révélé toute la tentation,
était sorti pour aller au devant de son compagnon. Il le reçut à
bras ouverts et le sourire sur les lèvres. Les premières paroles
qu'il lui adressa furent celles de Jésus-Christ reprochant à
Pierre l'instabilité de sa foi : Modicœ fidei, qtiare dubitasti (92) ?
Homme de peu de foi, pourquoi as-tu douté f
Les relations d'Ignace avec l'ermite de Bassano n'en de-
meurèrent pas là. Antoine était véritablement un saint homme;
et je dois entrer dans quelques particularités à son sujet, soit
à cause de sa charité envers Simon Rodriguès, soit à raison
de ses rapports avec notre Saint. Les paysans des environs,
tous ceux qui le connaissaient, rapportaient des choses mer-
veilleuses, particulièrement sur ses longues oraisons, et sur ses
austérités qu'il appelait la nourriture d'un ermite.
Gaspard Groppelli, son disciple, qui entra dans la Compagnie
Histoire de S. Ignace de Loyola. x5
226 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
et puis en sortit pour revenir à sa solitude, nous a conservé
quelques-unes de ses maximes favorites : « Ce qui fait mourir
« l'âme de froid, c'est de ne pas se dépouiller de soi-même. La
« plus sublime et la plus utile sagesse consiste à ne point savoir
« faire sa propre volonté. Oui n'est pas en paix avec Dieu est
« en guerre avec soi-même. Oui ne sort pas de soi-même, tend
« vainement à arriver jusqu'à Dieu. Cette vie est un continuel
« payement de dettes. Il n'y a de riche que celui qui se perd
« lui-même pour gagner Dieu. » Antoine se riait de la plupart
des hommes qui prennent conseil d'un fou et d'une folle (le
fou, selon lui, c'est le monde, et la folle, la chair) ; en agissant
ainsi ils se comportent en vrais fous. « Pour bien mourir, il faut
« d'abord être mort ; pour faire de grandes choses, il faut recon-
« naître son néant ; pour jouir de la félicité d'un vrai chrétien, il
« faut savoir tirer le bien du mal. » Il remerciait Dieu de ne
point lui avoir laissé de parents à Bassano, où il était né, parce
que, disait-il, « les parents sont nos pires ennemis : on trouve
« parmi eux plus de contradicteurs que d'imitateurs. Dieu ne
« veut point donner son paradis à qui le trouve cher, mais seu-
« lement à qui le trouvant cher, l'achète cependant et croit tou-
jours l'obtenir à bon marché.» Il expliquait de la manière
suivante ces paroles du psaume : In circuitu impii ambulant ;
« les gens du monde font un cercle où ils vivent ; ils partent de
« l'amour d'eux-mêmes et font le tour des créatures pour revenir
« au point de départ. Les saints font tout le contraire; ils partent
« de l'amour de Dieu, s'occupent du prochain et retournent avec
« lui à Dieu. » Un homme très riche lui dit, un jour qu'il faisait
bon vivre dans ce monde : « Si la route est si belle, qu'en sera-
« t-ildu palais»? lui répliqua-t-il. Un gentilhomme plongé tout
entier dans les jouissances charnelles, lui disait que volontiers
il renoncerait à tous les paradis possibles pour être assuré de
vivre dans ce monde : « De deux choses, l'une, lui répondit
« Antoine, ou vous ne croyez pas à une autre vie, ou votre
« conscience est tellement chargée que vous redoutez à bon
« droit d'aller après la mort en un lieu pire que celui-ci. » Sa
conduite répondait à ses maximes. Comme pour le consoler dans
une maladie on lui faisait entrevoir encore vingt-cinq ans de
vie : « Si vous vouliez me les vendre, répondit-il, je ne vous en
LIVRE SECOND. — CHAPITRE X. 227
« donnerais pas un liard. » Aux approches de la mort, il éclatait
en transports d'allégresse : « O mort, tu m'as attendu tant de
« temps; maintenant c'est moi qui t'attends »; et il baisait avec
effusion la croix, son unique soutien à cette heure suprême,
comme elle avait été sa seule compagne durant la vie. Il mourut
le vendredi avant-veille de la Pentecôte, en 1552. Telle était la
perfection de ce saint ermite.
Mais celui qui vit dans les austérités de la pénitence, se
persuade aisément qu'il n'y a pas d'autre chemin, ou du moins
qu'il n'y en a pas de plus court et de plus sûr pour arriver à la
sainteté. Aussi, quand, après avoir appris de la voix publique à
regarder Ignace avec admiration, Antoine le vit, lui et ses amis
vêtus comme tout le monde, ne se distinguer extérieurement
en rien de la foule, il sentit tomber son estime. Un moment
même ces nouveaux prédicateurs ne furent plus à ses yeux
que des hommes ordinaires. Le jour devait se faire dans son
âme droite. Une faveur miraculeuse l'éclaira.
Un jour donc qu'Antoine était en oraison, il vit, à la lumière
d'une céleste révélation, à quel sublime degré de sainteté était
parvenu devant Dieu, celui qu'il dépréciait. Le bon vieillard
racontait ceci à sa confusion; il avait appris du ciel même,
disait-il, que l'écorce d'un arbre est bien différente de sa sève.
Cependant, après la guérison de Rodriguès, Ignace était re-
tourné à Vicence. Là, il convoqua tous ses compagnons pour
déterminer avec eux, la conduite à suivre dans l'impossi-
bilité toujours croissante où l'on était de se rendre en Palestine.
Il les voulait aussi réunir afin que les nouveaux prêtres offrissent
à Dieu les premiers sacrifices, auxquels ils s'étaient disposés
par une si longue retraite. Ignace reçut ses frères dans son habi-
tation. C'était un vieux monastère en ruine, où tout était à
l'avenant : ça et là des pans de murailles; un toit délabré, point
de portes, point de fenêtres, et seulement un peu de paille pour
lui (93). Le pain ne manquait pas cependant. Si, durant leur
retraite de quarante jours, Ignace et ses deux compagnons
étaient forcés d'aller mendier en ville la nourriture indispen-
sable, cette nécessité cessa quand une fois réunis, ils eurent com-
mencé à prêcher. On les accueillit, en effet, avec tant de bien-
veillance, que les onze Pères dont se composait alors la Com-
228 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
pagnie naissante, purent facilement subsister des aumônes qu'on
leur apporta.
Néanmoins les incommodités de leur demeure, ouverte à
tous les vents, étaient telles que deux d'entre eux, François
Xavier et un autre dont j'ignore le nom, tombèrent malades.
Pour ne pas les laisser mourir sans secours, leurs frères les por-
tèrent à l'hôpital des Incurables, ou pour mieux dire, à un amas
de maisons ruinées, près de l'hôpital, où ils ne furent guère
mieux que dans leur premier logis. Mais on y trouva du moins
un lit, qui devait servir aux deux malades Ce fut encore là une
terrible épreuve. Brûlés par une fièvre ardente, souvent les deux
malades étaient en proie à des crises tout opposées : tandis que
l'un frissonnait, l'autre éprouvait une chaleur étouffante; et il deve-
nait impossible de les soulager tous deux à la fois. D'autre part,
plus ils manquaient de secours humains, plus le Seigneur les
soutenait par d'abondantes consolations. François Xavier en
reçut une bien digne de sa grande âme, car elle lui donnait l'es-
poir d'endurer de grandes souffrances pour Dieu. Un jour saint
Jérôme, pour qui il avait une grande dévotion, lui apparut, le
fortifia par de célestes paroles, et lui annonça que ses compa-
gnons et lui seraient envoyés dans différentes villes ; que Bologne
serait son partage, et que là une croix l'attendait, croix non
moins riche en souffrances qu'en mérites. Ces prédictions se
vérifièrent à la lettre.
Enfin, après mûre délibération, il fut décidé qu'Ignace,
Laynez et Le Fèvre iraient à Rome, s'offrir, eux et leurs com-
pagnons, au Souverain Pontife, tandis que les autres se disper-
seraient dans les villes dotées d'universités, pour travailler parmi
les étudiants à gagner des âmes à Dieu, et à s'adjoindre quelques
nouveaux associés. Mais, avant de se séparer, ils voulurent éta-
blir une règle de vie commune, et conformer leur conduite
à quelques principes uniformes, excepté lorsque la nécessité ou
la prudence conseillerait d'en agir autrement. Les voici :
« i° Vivre d'aumônes et loger dans les hôpitaux; 2° exercer
« chacun à son tour, pendant une semaine, la charge de supé-
« rieur, pour que personne ne se laissât emporter par son zèle ;
« 30 prêcher sur les places publiques et partout où il serait per-
« mis de le faire ; parler surtout des charmes et des récompenses
LIVRE SECOND. — CHAPITRE X. 229
« de la vertu, de l'horreur et des châtiments du vice ; chercher
« dans les discours plutôt l'esprit de Dieu que l'éloquence hu-
« maine ; 4° employer tous les moyens d'être utile au prochain;
« mais, quels que fussent les services rendus, ne jamais accepter
« de salaire, et.se tenir trop honoré, d'avoir contribué à la gloire
« de Dieu. »
On adopta ces résolutions à l'unanimité. En outre, comme le
public s'informait souvent de leur manière de vivre, de leur nom,
de leur règle, on chercha une réponse uniforme propre à satis-
faire sa curiosité.
Mais l'assemblée n'eut rien à décider sur ce point; car Ignace
avait déjà fixé dans sa pensée le nom que son Ordre devait por-
ter. Tous ceux qui vécurent intimement avec le Saint sont de-
meurés convaincus qu'il ne l'avait pas choisi de lui-même ; il
l'avait appris à Manrèse, lorsque le Seigneur lui avait tracé la
première esquisse de la Compagnie, dans la méditation des deux
étendards. Il déclara donc à ses compagnons que s'étant assem-
blés au nom de Jésus, pour son amour et pour sa gloire, leur
association porterait désormais le nom de Compagnie de Jésus :
tous se rangèrent à cet avis. Ces préliminaires achevés, ils choi-
sirent les villes où ils devaient commencer leurs travaux. Un
fraternel adieu termina la délibération, et chacun se mit en devoir
de se rendre à sa destination. Ignace, Le Fèvre et Laynez
allèrent à Rome, Xavier et Bobadilla à Bologne, Rodriguès et
le Jay à Ferrare, Paschase Broët et Salmeron à Sienne, Codure
et Hozès à Padoue.
Les succès de ces nouvelles missions furent divers. Ici l'on eut
plus à souffrir qu'à agir, là les fruits de salut égalèrent les
fatigues. Peu de jours après que Codure et Hozès eurent inau-
guré leurs prédications dans les hôpitaux de Padoue, et sur les
places publiques, l'autorité ecclésiastique conçut des soupçons.
On les prit pour des hommes dangereux, qui, afin de mieux
tromper les fidèles, recouraient au masque de la sainteté. On les
fit arrêter publiquement et mettre aux fers. La manière dont ils
passèrent leur première ou plutôt leur unique nuit de prison,
prouve assez quels sentiments les animaient. Ils l'employèrent
tout entière à réciter des psaumes et à s'entretenir de Dieu,
mais avec tant de douceur et de joie, que le bon Hozès n'en
230 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
pouvait contenir les élans. Le bruit de leur arrestation se répan-
dit bientôt dans la ville : aussitôt on accourut en foule rendre
témoignage à leur vertu et à leur innocence. Dès le lendemain,
les captifs étaient relâchés : on leur donnait permission de tra-
vailler au salut des âmes au gré de leur zèle. Mais ils n'en
profitèrent pas longtemps, car l'un d'eux fut appelé au repos
dès le commencement de ses fatigues. Ce fut le bachelier Hozès.
Un jour il s'était mis à prêcher, dans la grande place de Padoue,
sur cette parole du Sauveur : Veillez et priez, car vous ne con-
naissez ni le jour, ni l'heure. A peine eut-il fini, que pris d'un
violent accès de fièvre, il sentit la nécessité de s'appliquer sa
propre prédication. Il se retira donc à l'hôpital et ne pensa plus
qu'à se préparer à la mort. Son cœur débordait d'une si vive et
si douce espérance, qu'en ce moment suprême il fit oublier à
ses amis sa perte prématurée. Il expira dans la paix du Seigneur,
et, venu des derniers, il fut appelé le premier à recevoir sa
récompense.
Ignace se trouvait alors au mont Cassin, où il donnait les
Exercices spirituels à ce même Pierre Ortiz, agent de Charles-
Quint, dont nous avons parlé plus haut. Ce fut donc là qu'il
apprit le danger où se trouvait son compagnon. Là aussi, tandis
qu'il le recommandait à la bonté divine avec une grande ferveur,
comme saint Benoît avait vu l'âme du bienheureux évêque
Germain monter au ciel, Ignace vit celle du vénérable Hozès,
entourée d'une auréole de lumière, portée par les anges dans le
paradis (94). A cette première vision en succéda une autre :
peu de jours après, Ignace entendait la messe, quand, à ces
paroles du Confiteor, omnibus sanctis, il vit le ciel ouvert, et au
milieu des bienheureux son ancien compagnon tout éclatant de
gloire. Le Saint en demeura si consolé que, pendant plusieurs
jours, il ne pouvait retenir ses larmes et semblait avoir tou-
jours sous les yeux ce ravissant spectacle. Le corps du défunt
devait sans doute témoigner aussi du bonheur dont jouissait
l'âme qui l'avait animée. En effet, les traits de son visage natu-
rellement peu réguliers, prirent après la mort une expression si
angélique, que Codure, pouvant à peine reconnaître son ami, ne
se lassait pas de le regarder et de l'embrasser en versant des
larmes d'attendrissement.
LIVRE SECOND. — CHAPITRE X. 231
Après la mort d'Hozès, Simon Rodriguès se vit obligé de
quitter Ferrare pour aller à Padoue, afin d'aider Codure. Celui-ci
était incapable de suffire seul à ses travaux. Bientôt cependant
Rodriguès dut en supporter tout le poids, car son confrère tomba
malade à son tour. Mais Dieu daigna soulager promptement le
mal de l'un et les fatigues de l'autre. Un riche et noble ecclé-
siastique, que Codure avait aidé à sortir du désordre, le fit trans-
porter de l'hôpital dans sa propre maison, où il lui prodigua les
plus grands soins. Rodriguès, de son côté, ne put rester à l'hôpi-
tal, comme il le désirait; il fut obligé de se rendre aux charitables
instances d'une dame, dont les deux fils avaient obtenu par ses
prières, l'un une sainte mort, et l'autre la vocation religieuse.
Restée seule, cette veuve voulut se charger de Rodriguès,
comme ses fils l'en avaient suppliée (95).
Avant de quitter Ferrare, où Claude Le Jay travaillait avec
lui à la conversion des pécheurs, Rodriguès avait déjà reçu un
autre bienfait de la divine providence. Le Jay et lui demeuraient
dans un pauvre hôpital, où on leur avait donné une chambre ; on
voulait aussi les nourrir ; mais ils persistèrent à vivre d'au-
mônes. La prédication et les œuvres de piété remplissaient leurs
journées. Une pieuse femme, chargée de surveiller le service
des malades, s'étonnait de les voir prendre tant de peines pour
les autres, et y ajouter tant de souffrances volontaires et person-
nelles ; car ils jeûnaient continuellement et habitaient une
chambre si mal fermée que toutes les intempéries des saisons
s'y faisaient sentir. Une autre chose piquait d'ailleurs sa curiosité.
Toutes les nuits, elle apercevait de la lumière à travers les fen-
tes de leur porte : à quoi passaient-ils donc leur temps ? elle
résolut de les épier : or elle découvrit qu'après un très court
repos, ils se levaient, rallumaient une petite lampe;puis, à genoux
et tremblants de froid, ils récitaient d'abord l'office divin. Cela
fait ils demeuraient en oraison jusqu'au jour, et sortaient ensuite
pour aller célébrer la sainte messe et recommencer tous leurs
exercices de charité. Le bruit de ces austérités se répandit en
ville, avec celui de leurs bienfaits, et chacun crut voir en eux
des prodiges de sainteté. Bientôt la marquise de Pescara voulut
les connaître et s'entretenir avec eux de l'état de son âme.
Ayant un jour rencontré l'un d'eux, elle lui demanda s'il n'était
232 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
pas un des prêtres étrangers, venus en Italie pour passer en-
suite en Terre-Sainte. Sur une réponse affirmative, la marquise
s'enquit de leur demeure : L'hôpital, lui fut-il répondu. Sans
rien ajouter, elle s'y rendit aussitôt, fit appeler la femme dont
nous avons parlé, et l'interrogea sur ces prêtres et sur leur
conduite. Celle-ci la satisfit complètement. La marquise alors
retira les deux missionnaires de l'hôpital, les établit dans une
petite maison près de son palais, pourvut à tous leurs besoins,
et reçut d'eux les conseils et les secours qu'elle en avait espérés.
Plus tard, ils furent appelés à la cour, où Claude Le Jay pro-
duisit de grands fruits de salut, particulièrement auprès du duc,
qui le choisit pour directeur. C'est ce même prince qui prit
hautement parti pour la Compagnie naissante, dans une terrible
persécution qu'elle eut plus tard à soutenir.
De son côté, François Xavier ne manquait à Bologne ni de
travaux, ni de fatigues. Peu de jours après son arrivée, il alla
dire la messe dans une chapelle où l'on conservait le corps du
vénérable patriarche saint Dominique. Comme il avait pour
ce saint une tendre dévotion, il célébra, le cœur rempli d'une si
douce piété, que des larmes abondantes inondaient son visage.
Une noble et pieuse femme, religieuse du tiers-ordre de Saint-
Dominique, venue d'Espagne pour finir ses jours auprès du
tombeau du saint Fondateur, avait reconnu dans ce prêtre étran-
ger les signes extérieurs de la plus haute sainteté. Fort dési-
reuse de le connaître, elle prit avec elle une de ses amies, et fit
demander à Xavier un entretien. Celui-ci leur parla des choses
de Dieu avec tant de force et d'élévation que cette même com-
pagne, nommée sœur Isabelle Casalini, membre aussi du tiers-
ordre, reconnut bientôt qu'il était rempli de l'esprit du Seigneur.
Revenue chez elle, elle en parla avec de grands éloges à son
oncle Dom Jérôme Casalinide Forli, chanoine de Saint- Pétrone,
et recteur de l'église Sainte-Lucie. Elle le persuada de reti-
rer Xavier de l'hôpital et de l'établir dans sa propre maison.
Le chanoine ne tarda pas à se rendre compte du mérite de son
hôte, dont les seuls discours auraient pu suffire à l'en convaincre.
Mais comment en douter, à la vue de cette vie si intérieure, si
dévouée aux plus austères mortifications, de cette douce joie
répandue toujours sur son visage, indice certain que l'union de
LIVRE SECOND. — CHAPITRE X. 233
son âme avec Dieu et les délices de ce divin commerce, le ren-
daient insensible aux privations et aux souffrances corporelles !
Jamais le bon chanoine ne put faire accepter à Xavier d'autre
nourriture que le pain de l'aumône, ni obtenir de le voir se re-
lâcher un peu des rigueurs auxquelles il ne paraissait pas pou-
voir longtemps résister.
Cependant Xavier attendait toujours l'accomplissement de la
prédiction de saint Jérôme. On se rappelle qu'à Vicence, ce saint
lui avait annoncé de grandes tribulations à subir dans Bologne.
La première fut une fièvre quarte qui dura plusieurs mois. Il en
souffrit plus que d'une autre maladie, dont la nature plus grave
ne lui aurait laissé aucun moment de répit. Car sa ferveur ne lui
permettait de suspendre, pour un mal qui n'offrait aucun danger,
ni ses travaux, ni ses austérités. Mais en retour, Dieu le soute-
nait par d'innombrables grâces intérieures, et par les conversions
dues à ses prédications. Les documents nous manquent, il est
vrai, à cet égard, mais on en trouve la preuve irrécusable dans
ce qui se passa plusieurs années après, lors de son voyage en
Portugal, pour se rendre ensuite aux Indes. Xavier avait pris sa
route par Bologne. Lorsqu'on y apprit son arrivée, la joie et le
désir de le revoir, d'obtenir de lui une dernière bénédiction
furent tels, que beaucoup de gens accoururent deux heures avant
le jour dans l'église de Sainte- Lucie, pour y attendre sa messe.
Quand il parut, on lui prodigua les témoignages de la plus vive
affection, et il se vit obligé d'entendre et de consoler chacun en
particulier.
A sa messe, il communia un grand nombre de fidèles. Les
mêmes scènes se renouvelèrent tous les jours suivants qu'il
passa à Bologne avec l'ambassadeur du roi de Portugal. Il y fut
si constamment occupé à entendre les confessions et à satisfaire
la piété des fidèles, qu'il écrivait à saint Ignace dans une lettre
datée du 31 mars 1540: « J'ai bien plus à faire à Bologne qu'à
Saint-Louis de Rome (9Ô). » Et pourtant là aussi il avait opéré
des merveilles.
Le jour de son départ, une multitude d'amis et de personnes
pieuses vint recevoir sa dernière bénédiction. Xavier se recom-
mandait à leurs prières, ajoutant que suivant toute apparence,
ils ne le reverraient plus sur la terre. A ces mots, les sanglots
234 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
éclatèrent, et plusieurs s'offrirent à le suivre partout où il irait,
même jusqu'aux Indes. Il ne le permit à personne. Toutefois il
ne put empêcher une grande multitude de l'accompagner aussi
loin que possible. Le bonheur que tous éprouvaient à se presser
autour de lui, se changea en regrets amers, quand vint enfin le
moment de la séparation.
L'attachement de cette ville pour Xavier ne s'affaiblit point
par son absence. Ce fut au contraire, en souvenir des travaux et
des vertus du grand apôtre que la Compagnie y fut appelée dans
la suite, et qu'on lui fit don de cette même église de Sainte- Lucie.
La chambre que Xavier avait habitée, fut de bonne heure con-
vertie en chapelle. Dès lors aussi cette ville dévouée devint
l'objet de sa protection spéciale, et elle dut à son intercession
une longue suite de miraculeuses faveurs.
Tels sont les principaux événements dont on a conservé la
mémoire à Bologne, à Padoue, à Ferrare, sur le séjour des com-
pagnons d'Ignace au sein de ces cités. Vers cette époque, le saint
Fondateur eut une merveilleuse vision, par laquelle le Seigneur
lui fit connaître qu'il était agréable à ses yeux.
Depuis son arrivée en Italie, Ignace avait éprouvé de nou-
veau ces grâces singulières, cette union avec Dieu, ces délices
spirituelles qu'il avait goûtées jadis à Manrèse et dont il avait
été privé à Paris durant ses études. Sa vie était toute céleste.
Après avoir reçu la grâce du sacerdoce, il ne cessait de demander
à la Mère de Dieu la grâce spéciale d'être en toutes choses le fidèle
imitateur de son divin Fils. Le plus ardent désir de son cœur,
en effet, était de devenir une image vivante et fidèle de Jésus,
de voir ses actions et ses souffrances tendre toutes, comme
celles du Sauveur, à la plus grande gloire de Dieu et au salut
des âmes.
Ce fut le cœur plein de cette tendre ferveur, qu'il entreprit le
voyage de Rome. En pensant à l'offrande qu'il allait faire de
lui-même et de ses compagnons aux pieds du Souverain-Pontife,
il redoublait d'ardeur pour obtenir que le Seigneur exauçât ses
désirs et l'employât toujours à sa gloire.
Plongé dans ces pieuses pensées, il venait de quitter Sienne,
quand, en approchant de Rome, il vit au bord de la route une
chapelle ruinée. Ignace se sépara de ses compagnons pour y
LIVRE SECOND. — CHAPITRE X. 235
entrer seul. Là,il recommanda au Sauveur, dans une courte et
fervente oraison, cette petite troupe d'hommes si dévoués, qu'il
venait lui consacrer. N'était-ce point là les prémices de cette
vaste Société, dont le Seigneur avait souvent parlé à son cœur,
en lui promettant qu'il en serait le Fondateur et le Père? Dans
ce moment, il sentit son âme comme abîmée dans le plus déli-
cieux ravissement, et fut en quelque sorte transporté hors
de lui.
Il vit alors clairement le Père éternel le regarder avec une
ineffable bonté, puis se tourner vers son divin Fils chargé de sa
croix. Alors même, pour rapporter les mots mêmes d'Ignace : « Il
« me donna à lui en partage, dit-il, pour être désormais unique-
« ment consacré à son service. » Aussitôt, le Fils de Dieu, en
l'acceptant, le regarda avec une bénignité toute divine, et Ignace
entendit ces paroles expresses : Ego vobis Romœ propitius ero.
Je vous serai propice à Romei^1).
Cette vision fit naître en son cœur des sentiments d'une vive
confiance, mêlés de quelques alarmes : car le Sauveur, en lui
montrant qu'il allait l'unir non seulement à sa personne sacrée,
mais à sa croix, semblait lui annoncer que de grandes tribula-
tions l'attendaient aussi à Rome. La promesse divine le rassurait
pourtant, et la croix ne pouvait être si pesante, qu'avec un tel
secours, ses forces ne fussent en état de la porter.
Après avoir rejoint ses compagnons, il voulut ranimer leur
courage, et, d'un air inspiré, il leur raconta ce qu'il avait vu et
entendu. « Je ne sais, ajouta-t-il, quelles souffrances nous atten-
« dent à Rome, où Dieu semble nous conduire comme des vic-
« times au sacrifice ; mais marchons avec joie à leur rencontre,
« car si Jésus nous charge de sa croix, il nous aidera à la porter,
« et il sera plus puissant pour nous secourir, que le monde entier
« ne saurait l'être pour nous attaquer (9S). »
lïitore troisième, — Chapitre premier.
Arrivée de saint Ignace et de ses compagnons à Rome. -
Premiers succès. — Premières persécutions. — Le procès.
OS voyageurs arrivèrent dans la ville sainte,
au mois d'octobre 1537, et, suivant leur
engagement, ils allèrent aussitôt se présenter
au Souverain-Pontife, qui accepta leurs ser-
vices avec de grandes démonstrations de
bienveillance. Le Pape nomma Le Fèvre et
Laynez professeurs : le premier d'Écriture
sainte, et le second de Théologie scolastique. Ignace fut plus
particulièrement employé à travailler au salut des âmes ; il fit
suivre les Exercices spirituels à plusieurs personnages éminents,
entre autres au cardinal Contarini. Dieu daigna ensuite remplacer
le compagnon qu'il lui avait enlevé par la mort. Cependant Ignace
n'avait jamais considéré cette mort comme une véritable perte
pour sa Compagnie naissante : car,ayantvu lame de Hozès admise
à l'éternelle béatitude des saints dans le ciel, il espérait plus de
secours par son intercession, qu'il n'eût pu en recevoir sur la
terre par ses travaux. Celui qui le remplaça était un jeune
espagnol de rares talents, nommé François Strada (x) : venu à
Rome pour y chercher à la cour, comme tant d'autres, la fortune
et les honneurs, il s'était aperçu qu'il semait dans un terrain sté-
rile. Las de tant d'efforts inutiles, il renonça à ses projets et partit
pour Naples avec l'intention d'embrasser la carrière militaire : il
se flattait d'y obtenir, sinon plus de richesses, du moins plus de
liberté ; mais avant même d'y arriver, Dieu lui accorda une part
bien plus belle en lui ménageant la rencontre d'Ignace, qu'il con-
naissait déjà. Comme tous les gens mécontents de leur sort,
Strada aimait à parler de ses peines; il s'en ouvrit à lui, et lui
apprit dans quel dessein il se rendait à Naples. Ignace, plus ému
de compassion pour son aveuglement que pour ses prétendus
malheurs, lui répondit de manière à l'étonner,
HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA. 237
«Vous vous plaignez du monde, lui dit-il, et vous avez tort : car
« en trompant vos espérances, il s'est comporté comme de cou-
« tume, peut-être même devriez-vous plutôt vous en louer puis-
« qu'en vous laissant voir, tout d'abord, comment il traite ses ser-
« viteurs et ce qu'ils doivent en attendre, cette fois au moins, il
« n'a pas été trompeur. Il eût été triste pour vous d'en être
« mieux traité, car alors vous ne l'auriez connu probablement
« qu'à la mort, au lieu qu'aujourd'hui vous pouvez y renoncer
« avec quelque mérite ; lui-même vous apprend à chercher un
« autre maître avec lequel vous ne perdiez ni vos travaux, ni
« vos efforts. Mais vous voulez imiter les malheureux dont le
« navire s'est brisé contre les écueils, et qui, loin de renoncer à
« la mer, vont y chercher un second naufrage ; vous quittez la
« cour pour l'armée, et une ville pour une autre : espérez-vous
« trouver le monde plus propice à Naples qu'à Rome ? Si vous
« interrogez les passants sur cette route, vous en trouverez qui
« au contraire viennent de Naples à Rome, entraînés par les
« mêmes pensées qui vous poussent vous-même à fuir Rome
« pour Naples, c'est-à-dire, afin d'y chercher, hélas ! ce qu'ils
« feraient bien plus sagement de fuir. Je vous plains néanmoins,
« mais de l'espérance que vous conservez, non de celle que vous
« avez perdue. Si j'osais vous parler en ami sincère, je vous
« dirais même que vous n'êtes pas fait pour le monde, pas plus
« que le monde n'est fait pour vous. Vous cherchez vainement
« ailleurs cette paix, ce contentement de lame que Dieu seul
« peut donner. Quelque chose que le monde fasse pour vous,
« dépassât-il même vos espérances, jamais il ne pourra combler
« vos désirs, ni satisfaire votre cœur. Avec Dieu seul, vous
« n'aurez rien à désirer : vous connaissez le néant des biens de
« la terre : comment seraient-ils donc l'objet de vos vœux ? »
Ces paroles furent pour François Strada le rayon de lumière
qui lui découvrit la vérité. Abandonnant sur l'heure même ses
premiers projets, il revint à Rome avec Ignace, fit les Exercices
spirituels, devint un de ses enfants, et un homme vraiment
apostolique. Ses éminents travaux en Italie, en Espagne, en
Portugal, et les innombrables conversions qu'il y opéra font
assez hautement son éloge.
Enfin Ignace jugea le moment venu de travailler à l'établis-
238 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
sèment de cette Société, préoccupation ordinaire de sa pensée.
Il invita tous ses amis dispersés aie rejoindre pour les fêtes de
Pâques de l'an 1538. Ce ne fut pas sans peine qu'on les laissa
partir de leurs différents postes. Simon Rodriguès et Jean
Codure se virent accompagnés jusqu'à Lorette par un des prin-
cipaux chanoines de Padoue. Celui-ci les quitta, rempli de vé-
nération pour ces hommes infatigables qui, après leur jeûne
quotidien, ne prenaient qu'un très court repos et passaient la
plus grande partie de la nuit à prier à genoux, jusqu'au moment
où ils reprenaient leur marche (2).
Dans l'impossibilité où il était de passer les mers, Ignace ren-
voya à Valence les quarante écus d'or que Martin Pérez lui
avait donnés pour le voyage. Il en fit autant pour la somme reçue,
à cette même fin, du Souverain-Pontife, et de quelques pieux
espagnols, par l'entremise de Pierre Ortiz. Ensuite, muni d'une
autorisation du cardinal Jean-Vincent Carafa, qui remplissait à
Rome l'office de légat pendant l'absence du Souverain-Pon-
tite (3), il envoya ses compagnons dans diverses églises prêcher,
instruire les enfants, et remplir divers autres ministères pour le
bien des âmes. Ignace se réserva l'église de Notre-Dame de
Montserrat (4) ; Xavier et Le Fèvre allèrent à Saint-Laurent
in Damaso* Laynez à Saint-Sauveur in Latiro, Salmeron à
Sainte-Lucie, Le Jay à Saint-Louis-des-Français, Rodriguès à
Saint- Ignace Délia Peschcria, et Bobadilla à Saint-Celse. La
foule accourut pour les entendre, et l'efficacité de la parole divine,
jointe à l'exemple d'une vie sainte, opéra un grand changement
dans tout le peuple de Rome. Le fréquent usage des sacrements
s'y rétablit, pour se répandre ensuite dans toute la chrétienté, où
les mœurs publiques en retirèrent le plus grand profit. En même
temps, on ouvrit des asiles aux jeunes filles en danger de se
perdre et aux femmes de mauvaise vie (s). Ce fut là l'origine
de tant d'ceuvres fondées par saint Ignace, et perpétuées jus-
qu'à nos jours. Ces exemples éveillèrent une sainte émulation
dans les autres églises de la ville : chacun voulant imiter les
Pères dans l'instruction du peuple et des enfants, partout les
prédications dominicales se multiplièrent.
Cependant, si Laynez, Salmeron et Bobadilla réussissaient
autant par leur éloquence que par leur zèle à faire goûter la
LIVRE TROISIÈME. — CHAPITRE I. 239
divine parole, aucun d'eux n'égalait Ignace pour la chaleur,
l'onction et la force du discours. Aussi les hommes les plus habi-
les disaient-ils, après l'avoir entendu, que dans sa bouche la
parole de Dieu gardait toute sa vigueur et que pour être privée
de tout ornement littéraire, elle n'en paraissait que plus noble et
plus belle. Il se servait de l'Evangile comme d'un glaive, effaçant
ses propres pensées pour laisser paraître les enseignements de
cette divine parole dans toute leur force. Quand ces hommes
apostoliques recueillaient les fruits de leurs fatigues, leur bon-
heur était tel que, souvent après avoir travaillé depuis l'aube
du jour jusqu'à l'entrée de la nuit, ils s'oubliaient entièrement
eux-mêmes ; plus d'une fois, en effet, ils attendirent le coucher
du soleil, pour prendre quelque nourriture qu'ils allaient deman-
der à la pitié publique, leur unique ressource.
La Société naissante se trouvait dans cet état prospère,lorsque
s'éleva contre elle une violente persécution. Si la main puis-
sante de Dieu ne s'était étendue pour la protéger, sa ruine
était entière et irréparable. Le premier auteur de cette attaque
fut un frère Augustin, piémontais de naissance, ermite de
profession, catholique en apparence, mais luthérien en réalité.
Cet homme, jugeant que l'absence du Pape et de sa cour lui
ouvrait une voie facile pour semer à Rome les malheureux germes
de l'hérésie, essaya de les répandre par ses prédications. La ma-
nière simple, naturelle et pleine de suavité dont il s'exprimait, lui
attirait un nombre immense d'auditeurs. Il n'osa pas d'abord
s'expliquer ouvertement ; mais, dès qu'il se crut en possession
de l'estime et de la confiance publiques, il commença à mêler aux
enseignements orthodoxes quelques-unes des erreurs nouvelles.
D'abord il ne faisait que les énoncer sans insister; il les couvrait
même d'un voile épais pour en dérober le véritable sens. Dieu
sans doute inspira à plusieurs compagnons d'Ignace la pensée
d'aller l'entendre ; et ceux-ci, familiarisés avec ces erreurs par
l'étude et la lutte, les reconnurent bientôt, malgré les ombres
dont il les entourait. Les Pères assistèrent à plusieurs discours;
ils en furent chaque fois plus mécontents. Après tout cependant,
l'ermite pouvait se tromper par ignorance ; ils allèrent donc
le trouver, et, sans paraître révoquer en doute la sincérité de
ses intentions, ils lui firent remarquer l'une après l'autre ses
240 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
erreurs, toutes puisées dans les doctrines de Luther. Ils espé-
raient que, désabusé lui-même, il ne refuserait pas de détromper
aussi les autres.
On s'attendait à voir cet homme, ainsi démasqué, s'effrayer
du danger qu'il courait. Fort de la faveur du peuple et de
l'appui de quelques grands, il s'enhardit. Il méprisa conseils et
conseillers, accusa les Pères d'ignorance et de malice, parut
surpris que des hommes qu'il n'accepterait pas pour écoliers,
osassent s'ériger vis-à-vis de lui en docteurs. Ils feraient beau-
coup mieux, disait-il, de s'instruire, ou du moins de se taire
au lieu de condamner ce que tout Rome venait entendre et
applaudir. S'ils ne pouvaient sans dépit voir l'estime dont il
jouissait, ils devaient plutôt s'étudier à en mériter une semblable
que d'essayer de lui nuire, en accusant d'erreur ses doctrines
pures et saintes. Il les invita ensuite à assister à sa prochaine
prédication, pour juger par eux-mêmes du cas qu'il faisait de
leurs avis. Là, ils entendraient répéter tout ce qu'il avait déjà
dit, et les applaudissements des auditeurs leur apprendraient à
s'humilier, ou du moins à ne plus se permettre le blâme.
Après cette démarche inutile, les compagnons d'Ignace se
crurent obligés de réparer, autaut qu'il était en leur pouvoir, le
scandale causé par cet homme. Dans leurs églises, ils mêlèrent
donc aux instructions morales, des enseignements sur l'utilité
des indulgences, l'autorité du pape, le mérite de la continence,
la nécessité des bonnes œuvres ; points sur lesquels les luthériens
semaient l'erreur. Cette conduite irrita fortement le susceptible
prédicateur ; voyant bien qu'il ne pouvait sans se nuire déclarer
ouvertement ce qu'il n'avait encore osé qu'insinuer, il voulut
s'assurer, par une odieuse menée, la réputation de bon catholique
et faire peser sur ses prétendus ennemis eux-mêmes le soup-
çon d'hérésie. Un jour donc, en insistant sur la vérité de l'ancienne
religion et sur l'obligation d'y rester fidèle, il tâcha de viser
Ignace. Il fallait se méfier, disait-il, d'un loup travesti, non pas
seulement en brebis, mais en pasteur ; d'un homme qui, naguère
encore simple laïque, avait parcouru les diverses universités de
l'Europe, et y avait causé de grands ravages. Enhardi mainte-
nant et soutenu par des affidés, animés du même esprit, il était
venu à Rome causer de nouveaux scandales. « J'avertis les
LIVRE TROISIEME. — CHAPITRE I. 241
4 fidèles, continuait-il, que les fauteurs d'hérésie commencent
« ordinairement par en accuser les autres, dans l'espérance
« de ne pas être soupçonnés des erreurs qu'ils feignent de con-
« damner. Les sectes les plus dangereuses sont celles qui se
« cachent sous le masque de la sainteté. Rome, quoique un peu
« tard peut-être, ne doit pas se montrer moins prudente que
« Paris, Salamanque, et en dernier lieu, Venise, où Ignace,
« convaincu d'hérésie, s'est soustrait par le désaveu ou la fuite,
« à la condamnation de sa personne et de ses écrits. A Rome
« même, des hommes d'une foi incorruptible et appartenant à sa
« propre nation l'ont abandonné; il en est un surtout qui, d'abord
« séduit par lui, s'en est éloigné avec horreur, à la vue du péril
« qui le menaçait. »
Par ces hommes d'une foi incorruptible, l'ermite entendait
parler de trois espagnols, Pierre de Castille, François Mudarra
et un certain Barrera, qu'il avait fait tomber dans ses pièges.
Tout imbus de ses erreurs, ces réformateurs parcouraient, pour
les répandre, différentes cours où leur rang leur donnait un
libre accès.
L'infortuné gagné d'abord par Ignace, s'appelait Michel
Navarro. La conversion de François Xavier l'avait privé de
son appui. Pour se venger, il s'en était pris à Ignace qu'il
avait tenté d'assassiner ; puis, touché peut-être de quelque
bonne pensée ou poussé par un motif inconnu, il s'était offert
à lui pour embrasser son genre de vie. Cette vocation ne
pouvait convenir qu'aux âmes vraiment grandes, et non à un
cœur vil comme le sien. Aussi à peine eut-il entrevu la nature
des engagements à contracter, qu'il y renonça. Dans la suite,
il se repentit d'avoir abandonné Ignace, le rejoignit à Venise,
et demanda de nouveau à être admis au nombre de ses compa-
gnons ; mais celui-ci, connaissant son instabilité, refusa de
l'admettre.
Il en fut offensé, et, ne pouvant être son disciple, il devint
son ennemi et son calomniateur. Il le précéda à Rome, s'y ligua
avec le prédicateur luthérien, et lui servit de complice pour
répandre et confirmer des faits injurieux à Ignace, faits dont il
prétendait d'ailleurs avoir été le témoin oculaire. Au prix d'une
somme d'argent, ce malheureux alla jusqu'à porter une accusa-
Histoire de S. Ignace de Loyoia. *6
242 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
tion en forme contre Ignace, devant Monseigneur Benoît
Conversini, alors gouverneur de Rome. Le moine hérétique
espérait que ses adversaires seraient trop accablés de leurs
propres embarras pour avoir le loisir de s'occuper de lui.
Ces calomnies une fois répandues dans Rome, on ne saurait
imaginer combien elles changèrent la disposition des esprits à
l'égard d'Ignace et de ses compagnons. On les avait d'abord
écoutés avec respect, comme de grands serviteurs de Dieu; on
en vint bientôt, partout où ils se montraient, à les désigner du
doigt, comme des fourbes, comme des hérétiques cachés, dont
la vie coupable avait enfin été dévoilée. Les mêmes actions qui
les avaient fait vénérer comme des saints, furent dès lors taxées
d'hypocrisie, et ne les rendirent que plus odieux. Non seule-
ment on fuyait leur conversation, mais on n'aurait osé avouer
des relations avec eux, dans la crainte de se compromettre ;
bref, on s'attendait chaque jour à les voir conduire au bûcher.
Cette terreur acquit un tel empire sur l'esprit de deux prêtres
associés à Ignace par le Cardinal-Vicaire pour entendre les
confessions, que, croyant le mal sans remède, ils quittèrent
Rome, sortirent même des Etats de l'Eglise, et réussirent à
éluder toute recherche.
Cependant les rumeurs publiques allaient grossissant d'heure
en heure, et se répandaient au loin. Des lettres annonçaient
partout que ces gens étaient enfin connus et dévoilés, qu'on les
avait convaincus d'hérésie, et que leur forfaiture serait bientôt
punie par le bûcher.
Le Seigneur, comme autrefois sur la barque avec ses disciples,
dormait pour donner à l'orage le temps de se soulever avec
fureur ; mais à son réveil, commandant aux vents et à la tem-
pête, il devait ramener un grand calme. Les ennemis d'Ignace
triomphaient, et déjà on leur rendait grâces pour avoir décou-
vert un venin dont les malignes influences ne fermentent que
dans les ténèbres. Quant à Ignace, il considérait cette épreuve
comme une occasion de mettre en pratique cette confiance filiale
en Dieu, dont la perfection est d'espérer d'autant plus dans le
Seigneur, que les maux semblent plus irrémédiables. Il soute-
nait le courage de ses compagnons, quand il les voyait prêts à
s'alarmer, rappelait humblement à son divin Maître sa promesse
LIVRE TROISIEME. — CHAPITRE I. 243
sur le chemin de Rome, et le suppliait de lui accorder, avec la
croix si formellement annoncée, le secours et la protection égale-
ment promis. Il plut à Dieu d'exaucer ses ferventes prières, et,
pour faire éclater au grand jour que lui seul avait calmé la
tempête, il suscita le secours du côté où les prévisions humai-
nes ne l'auraient jamais cherché.
Il restait à Ignace un ami fidèle : c'était ce même Ouirino
Garzonio qui, dès l'origine, l'avait recueilli dans sa maison. Par
ses relations constantes avec son hôte, Garzonio avait trop
appris à le connaître, pour pouvoir prêter l'oreille aux bruits
injurieux répandus contre lui. En outre, sa loyauté et la noblesse
de son caractère lui eussent fait considérer l'abandon comme
une bassesse. Le Cardinal Jean Dominique de Cupis, doyen du
sacré collège, et personnage de grande autorité, se trouvait être le
parent et l'ami de Q. Garzonio; il connaissait son affection pour
Ignace. Il lui en fit un jour de sévères reproches, et l'engagea
fortement à rompre cette liaison, non seulement à cause du tort
qu'elle pourrait causer à sa réputation, mais pour éviter les dan-
gers auxquels il exposait son salut, en vivant familièrement avec
un homme dont la foi et la doctrine étaient aussi suspectes que
les mœurs. Puis le cardinal se mit à répéter toutes les accusa-
tions portées contre Ignace. Quirino répliqua : « Pourquoi don-
« nerais-je plus de croyance à tous ces récits, qu'aux faits dont
« je suis le témoin oculaire ? Pourquoi prêter l'oreille à des
« invraisemblances, à de prétendues condamnations, dont on
« n'a aucune preuve, quand ici, à Rome, les faits parlent en
« faveur d'Ignace ? » Le Cardinal tint bon, et, d'un air de com-
passion : « Vous avez affaire, ajouta-t-il, à un homme qui joint
« à ses autres vices, l'art d'égarer les esprits par des enchante-
« ments ; et, sans doute, il s'en est servi pour vous séduire. »
De retour chez lui, Garzonio rapporta fidèlement cet entre-
tien à Ignace, qui ne s'en troubla nullement: on l'eût dit désin-
téressé dans l'affaire. Il loua le zèle et la prudence du Cardinal
qui, le croyant coupable, cherchait à préserver son ami du danger
d'une telle liaison. « Du reste, ajouta-t-il, Dieu peut plus pour
« me sauver que le monde entier pour me perdre, et vous le
« verrez lorsque l'heure sera venue. » Quant au Cardinal, qu'il
connaissait pour un homme sage et vertueux, Ignace était bien
244 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
convaincu que s'il pouvait s'aboucher avec lui, il le tirerait
d'erreur. Quirino Garzonio résolut donc de lui obtenir une
audience, et ne tarda pas à la demander à son parent. Il l'assura
que si, après avoir entendu Ignace, il persistait à le condamner,
lui-même le tiendrait pour coupable, et s'en éloignerait aussitôt.
Le Cardinal, en promettant de le recevoir, prophétisa sans s'en
douter. Qu il vienne donc, s'écria-t-il, je le traiterai comme il le
mérite. Il le fît en réalité, mais dans un sens bien différent de
ses intentions du moment.
Ignace arriva, et fut introduit dans un cabinet, au fond de
l'appartement. On ignore ce qu'il dit au Cardinal ; mais on peut
le conjecturer d'après les effets de sa visite : toute fâcheuse
impression fut complètement dissipée. Le Cardinal conçut même
un tel repentir, que, se jetant à ses pieds, il lui demanda pardon
d'avoir prêté l'oreille à la calomnie. On tient ce fait de Garzonio,
à qui le Cardinal l'avait lui-même raconté. Ce noble ami avait
accompagné Ignace et attendait avec anxiété lissue de l'entre-
tien, qui dura près de deux heures. Enfin, le Cardinal sortit de
son cabinet avec Ignace, et en le comblant de tous les témoi-
gnages possibles d'estime et de bienveillance, il lui promit à
haute voix d'être son plus zélé défenseur dans cette affaire, et
dans toutes celles qui pourraient survenir. Il donna ensuite des
ordres pour que chaque semaine on envoyât en aumône le pain
et le vin nécessaires à Ignace et à ses compagnons. Il leur
continua ce secours tant qu'il vécut.
Une fois assuré par le résultat de cette visite que Dieu com-
mençait à prendre en main sa cause, le Saint crut devoir agir
de son côté d'après les conseils de la sagesse humaine. Il solli-
cita donc du gouverneur de Rome, au tribunal duquel les accu-
sations avaient été portées, un jugement juridique et une
sentence définitive. Au jour fixé, Ignace et son accusateur,
Michel Navarro, comparurent. Ce dernier commença par assurer
effrontément que, lui présent, à Paris, à Alcala, à Venise, Ignace
avait été condamné pour hérésie et pour d'autres crimes. Sans
doute, il s'était soustrait au châtiment par la fuite ; mais lui,
Navarro, témoin de ces faits, pouvait les affirmer, comme il le
faisait en effet, sous la foi du serment. Alors Ignace avec une
impassible sérénité, tirant de sa poche pour première réponse
LIVRE TROISIEME. — CHAPITRE I. 245
une lettre, la lui présenta, en lui demandant s'il connaissait
cette écriture. Navarro, ne soupçonnant pas où l'accusé voulait
en venir, la reconnut pour sienne. « Eh bien ! reprit Ignace,
«jusqu'ici vous n'avez parlé de moi que sur les suggestions
« d'autrui ; maintenant nous allons entendre ce que vous en
« disiez jadis sous l'inspiration de vos propres idées, et l'opinion
« favorable que vous aviez charitablement conçue de moi. » On
lut alors cette lettre écrite à un ami. Navarro y parlait, des
vertus d'Ignace en témoin oculaire, et avec tant de louanges,
qu'il eût été impossible d'en produire une plus favorable. Le
malheureux pâlit, et, se voyant convaincu par son propre témoi-
gnage d'une si palpable contradiction, la parole expira sur ses
lèvres. Ne sachant s'il devait confesser la vérité ou désavouer
la lettre, chercher des excuses ou inventer de nouvelles calom-
nies, il balbutia quelques paroles inintelligibles, et la première
audience fut levée. Mais ce ne fut là ni l'unique, ni même la
meilleure des preuves qui mirent au grand jour l'innocence
d'Ignace. Dieu permit que la vérité élevât la voix des lieux
mêmes choisis pour théâtres de la calomnie, de Paris, d'Alcala
et de Venise. La marche des événements était vraiment provi-
dentielle. Cette même année voyait réunis à Rome les trois juges
qui avaient absous le Saint, dans les trois villes, où son accusateur
jurait qu'il avait été condamné. De Venise, était venu Gaspard
de Doctis, secrétaire du nonce ; d'Alcala, le vicaire-général
Jean Figueroa ; et de Paris, le P. Ori, inquisiteur. Des intérêts
particuliers les avaient conduits à Rome. Dieu en tira la gloire
de son serviteur (6).
Là, devaient finir les persécutions dirigées- contre Ignace.
Restait à démontrer l'innocence de ses compagnons. Bien qu'ils
eussent été justifiés en quelque sorte dans la personne de leur
chef, il importait à leur réputation de produire en leur faveur des
témoignages particuliers et personnels. Le Seigneur y pourvut.
Dès qu'on apprit à Bologne, à Ferrare, à Venise, à Paris, les
odieuses imputations qui pesaient sur eux, les évêques et les
curés de leur connaissance s'empressaient de leur envoyer les
attestations les plus honorables. De plus, Hercule, duc de
Ferrare, ordonna à son ambassadeur à Rome d'interposer par-
tout où besoin serait, en faveur de Claude Le Jay et de Simon
246 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
Rodriguès, l'autorité de son témoignage et de son respect pour
leurs vertus.
La bourrasque passée, Ignace n'avait plus semble-t-il, qu'à
rendre grâce à Dieu, et à jouir en paix du calme retrouvé. Tout
avait tourné en sa faveur. Michel Navarro avait été condamné à
l'exil, comme calomniateur, et les trois espagnols, ses instigateurs,
assignés par Ignace, pour prouver juridiquement leurs asser-
tions mensongères qu'ils avaient publiées dans toute la ville de
Rome contre lui et ses compagnons, s'étaient avoués coupables.
Mais sur leurs instances, de puissants protecteurs demandaient
qu'on se contentât de leur rétractation publique. Ignace savait
qu'un arbre, bien que coupé au ras de terre, pousse souvent de
vigoureux rejetons, si on lui laisse ses racines ; il n'en voulut
donc laisser aucune aux malignes imputations dont il avait été
l'objet ; il exigea que l'affaire fût terminée par sentence juridique.
Il craignait, en effet, de nouvelles calomnies, et surtout il ne
voulait pas laisser dire que les poursuites avaient été assoupies
d'après ses instigations personnelles. Les mensonges avaient
couru la moitié de l'Europe ; quelle foi ajouterait-on à leur ré-
futation, si elle ne provenait d'un jugement public et irréfraga-
ble ? Ignace donnait d'autant plus d'importance à cette affaire,
que cette sentence une fois rendue anéantissait toutes les atta-
ques dirigées contre lui, soit en France, soit en Espagne, ou en
Italie. Bien plus, elle fermait pour toujours la bouche aux mal-
veillants privés désormais de tout moyen de lui porter de
nouveaux coups.
La situation était grave. Pour Ignace, il ne s'agissait pas
seulement de sa réputation personnelle ; car alors, il lui eût été
facile, il lui eût été doux de supporter en silence cette violente
attaque, mais il fondait un ordre destiné à se répandre dans le
monde entier: il s'agissait de ses frères. Comment ceux-ci travail-
leraient-ils à procurer la plus grande gloire de Dieu et la con-
version des pécheurs, si une accusation de mauvaises mœurs
et de doctrine perverse les flétrissait d'avance ? L'outrage avait
été public, la réparation devait l'être aussi.
« Je sais bien, écrivait saint Ignace à Pierre Contarini, que
« nous ne ferons pas taire les hommes, et je ne suis pas si mala-
« visé que de le prétendre : nous voulons seulement sauver
LIVRE TROISIÈME. — CHAPITRE I. 247
« l'honneur de la religion, qui est en quelque sorte attaché au
« nôtre. Il nous importe peu qu'on nous prenne pour des igno-
« rants, et qu'on nous croie des gens pervers ; mais que la doc-
« trine que nous prêchons passe pour fausse dans l'esprit des
« peuples, et qu'on regarde la voie par laquelle nous conduisons
« les âmes, comme le chemin de perdition, c'est ce que nous
« ne pouvons souffrir sans trahir notre ministère, parce que
<< cette doctrine est celle de Jésus-Christ, et que cette voie est
« le chemin du salut (7). »
Quelques-uns de ses compagnons, plus humbles que prudents,
le détournaient de poursuivre cette affaire, il leur semblait que
c'était outrepasser les limites de la nécessité et de leur droit à se
soustraire à l'oppression. Ils craignaient qu'en faisant reconnaî-
tre publiquement l'imposture de leurs adversaires, ils ne parus-
sent avoir écouté le ressentiment ou la vengeance. Les justes
réclamations d'Ignace étaient encore traversées par les tergiver-
sations du gouverneur : on crut d'abord que c'était lenteur de
sa part ; on sut depuis que c'était répugnance à se prononcer
définitivement dans cette cause. Sur les instances des adversaires
il tâcha de satisfaire Ignace par des promesses qu'il se réservait
de ne pas accomplir. Notre Saint ne voulant pas s'en contenter,
le gouverneur finit par lui dire que l'intention du Légat était
que cette cause fût considérée comme jugée et que les deux par-
ties gardassent désormais le silence ; mais bientôt les choses
prirent une tout autre tournure.
Le Pape, de retour à Rome, était allé passer à Frascati, les
premières semaines de l'automne. Ignace recouvra l'espérance,
presque perdue, d'obtenir de lui ce qu'il avait jusque-là inutile-
ment sollicité du gouverneur. En réalité, sa demande était si
manifestement juste, qu'il lui suffit de la faire connaître au Pape,
pour obtenir justice (8). Le Pontife fit intimer au gouverneur
par un de ses camériers l'ordre de juger définitivement la cause
d'Ignace. Alors on interrogea les trois personnages qui à Paris,
à Alcala, et à Venise, avaient déjà été juges des accusations por-
tées contre le Saint, et l'en avaient absous; on produisit tous les
témoignages désirables en faveur de ses compagnons ; on exa-
mina de nouveau le livre des Exercices spirituels; enfin, la pureté
de la doctrine et l'innocence de la vie d'Ignace et de ses com-
248 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
pagnons, ayant été reconnues à l'unanimité, la cause fut jugée,
la sentence rendue en la forme suivante ; on en fit parvenir des
copies partout où les diffamations avaient été répandues.
BENOIT CONVERSINI
Vice-Camérier et Gouverneur Général de la
ville et du district de Rome.
« A tous et à chacun de ceux qui auront connaissance des
« présentes lettres, salut dans le Seigneur. Il est d'une grande
« importance dans l'Église de Jésus-Christ que l'on puisse
« distinguer ceux qui, par l'exemple de leur vie et par leurdoc-
« trine, travaillent utilement dans le champ du Seigneur pour le
« salut d'un grand nombre d'âmes, d'avec ceux qui semblent au
« contraire avoir pris à tâche d'y semer la zizanie. Certains
« bruits ont été répandus dans le public, des dénonciations nous
« ont été même adressées contre les respectables personnes
« Ignace de Loyola et ses compagnons, savoir: Pierre Le Fèvre,
« Claude Le Jay, Paschase Broèt, Jacques Laynez, François
« Xavier, Alphonse Salmeron, Simon Rodriguès, Jean Codure
« et Nicolas de Bobadilla, maîtres de la Faculté de Paris,
« prêtres séculiers appartenant aux diocèses de Pampelune, de
« Genève, de Sigùenza, de Tolède, de Vicence, d'Embrun et de
« Palencia. On a incriminé leur doctrine, leur genre de vie et
« les Exercices spirituels qu'ils donnent à d'autres personnes ;
« on a prétendu que leur doctrine et leurs Exercices spirituels
« étaient entachés d'erreur et de superstition et quelque peu en
« opposition avec la doctrine catholique.
« Nous donc, conformément au devoir de notre charge et
« sur un ordre spécial de Notre Très-Saint-Père le Pape, nous
« avons cherché avec la plus grande diligence ce qu'il pouvait y
« avoir de vrai dans les accusations portées contre les susdits
« Ignace et ses compagnons. En conséquence, nous avons en-
« tendu d'abord quelques-uns de leurs accusateurs ; nous avons
« ensuite examiné soit les sentences judiciaires, soit les témoi-
« gnages publics venus d'Espagne, de Paris, de Venise, de
« Vicence, de Bologne, de Ferrare et de Sienne, et qui ont été
LIVRE TROISIÈME. — CHAPITRE I. 249
« rendus en faveur des respectables personnes, Maître Ignace et
« ses compagnons et contre leurs délateurs ; nous avons enfin
« fait comparaître devant notre tribunal quelques témoins des
« plus respectables par l'intégrité de leur vie, par leur doctrine
« et par leur condition. Nous avons trouvé que toutes les plain-
« tes, toutes les accusations, tous les bruits répandus contre eux
« étaient entièrement dénués de fondement.
« C'est pourquoi, ainsi qu'il est de notre devoir, nous affirmons
« et nous déclarons que ce susdit Maître Ignace et ses com-
« pagnons, non seulement n'ont encouru aucune note d'infamie
« ni en droit, ni en fait, à la suite des accusations et des plaintes
« ci-dessus mentionnées ; mais qu'ils en ont au contraire retiré
« un témoignage plus éclatant de la sainteté de leur vie et de
« leur doctrine. Car nous avons pu constater que leurs adver-
« saires n'ont eu à leur reprocher que des choses sans impor-
« tance et de tout point contraires à la vérité, tandis que les
« personnes les plus dignes d'estime ont rendu en leur faveur
« le témoignage le plus élogieux.
« Nous avons donc tenu à porter la présente sentence et
<< déclaration, afin qu'elle leur serve de témoignage public contre
« tous les ennemis de la vérité et pour rassurer tous ceux qui
« auraient conçu quelque soupçon sur leur compte, à l'occasion
« de ces accusations et de ces calomnies. Nous avertissons en
« outre, nous exhortons dans le Seigneur et nous prions tous
« et chacun des fidèles d'avoir et de témoigner au dit Maître
« Ignace et à ses compagnons l'estime dont nous les avons re-
« connus dignes et de les tenir comme des hommes d'une doc-
« trine désormais à l'abri de tout soupçon, pourvu toutefois
« qu'ils persévèrent, Dieu aidant, comme nous l'espérons, dans
« la même intégrité de vie et de doctrine.
« Donné à Rome, dans notre palais, le dix-huitième jour
« de novembre de l'an quinze-cent trente-huit. Cf. Cartas de
« san Ignacio, tom. I, append. n, pag. 421. »
Telle fut l'issue de cette affaire; mais quelque chose manquait
encore pour que la satisfaction fût complète : c'était la chute et
la punition des calomniateurs. Dieu permit qu'ils fussent recon-
nus coupables des fautes dont ils avaient accusé Ignace. Ils
avaient dit que, convaincu d'hérésie et condamné au feu, il ne
250 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
s'était soustrait au châtiment que par la fuite, et qu'il avait été
brûlé en effigie. Ce fut précisément le sort de Mudarra. Recon-
nu pour hérétique et condamné au feu en cette qualité, il parvint
à s'échapper de sa prison, mais il fut publiquement brûlé en
effigie. Pierre de Castille, pour la même cause, fut condamné
à une prison perpétuelle.
Quant au moine, premier fauteur de toute cette campagne,
sitôt qu'il la vit tourner contre lui, il s'enfuit à Genève. Là, il
quitta l'habit religieux dont il s'était servi, pour entrer sans
obstacle dans les pays catholiques et les infecter de ses erreurs.
Il devint prédicant, et on lui attribue un dangereux ouvrage
intitulé : SummariumScripturœ. Enfin un auteur du XVIe siè-
cle rapporte qu'il termina dans les supplices ses crimes et sa vie.
Nous devons à la vérité d'ajouter que tous, excepté le faux
ermite, finirent par rentrer en eux-mêmes, désavouèrent leurs
calomnies contre Ignace, et cherchèrent à en obtenir le pardon.
Ainsi Pierre de Castille, après avoir longtemps persévéré dans
ses erreurs, rongeant son frein dans la prison, où il était enfer-
mé pour toute sa vie, fut enfin touché de la grâce, et mourut
entre les mains d'un Père de la Compagnie, nommé Avellaneda.
François Mudarra changea complètement d'opinion à l'égard
d'Ignace. Sûr de trouver en lui cette charité, caractère distinc-
tif des saints, qui toujours rend le bien pour le mal, il eut
recours à lui dans ses malheurs et en reçut les secours qu'il
sollicitait. Enfin Barrera, à l'heure de sa mort prématurée, ré-
tracta ses injustes imputations, et rendit pleine justice à l'inno-
cence de celui qu'il avait faussement accusé.
— :!:— Chapitre ùeujntème* — $—
Charité d'Ignace et de ses compagnons envers les pauvres de
Rome. — Le Saint prépare ses enfants spirituels à fonder un
nouvel ordre. — Difficultés qu'il est obligé de surmonter pour
atteindre ce but.
E crédit des Pères étant maintenant plus af-
fermi que jamais, ils reparurent en public et re-
prirent, pour lesalut des âmes, les pieux exer-
cices qu'ils avaient suspendus pour un temps.
Bientôt l'estime publique surpassa, s'il était
possible, celle que la calomnie avait altérée
un moment. Dieu lui-même sembla leur mé-
nager l'occasion de montrer, dans un temps de grande calamité,
une charité plus grande encore que par le passé. L'année même
où tous ces événements s'étaient accomplis, une affreuse disette
réduisit Rome à une telle extrémité, que beaucoup de malheu-
reux, étendus mourants dans les rues et sur les places publiques,
n'auraient pas même eu la force d'aller chercher des secours,
ces secours leur eussent-ils été assurés. En outre, l'hiver était
excessivement rigoureux. Les Pères ne vivaient eux-mêmes que
d'aumônes ; mais, animés par cette confiance en Dieu qui n'est
jamais confondue, ils entreprirent de pourvoir aux besoins de
tant d'infortunés. Ils relevaient tous ceux qu'ils trouvaient gi-
sant dans les rues, les chargaient sur leurs épaules et les portaient
dans leur maison. Cette maison, assez vaste, était située près de
la tour du Melangolo. Il serait difficile aujourd'hui d'en fixer
l'emplacement; car danscette partie de la vieille Rome,que de mo-
dernes constructions ont complètement changée d'aspect; le nom
et même le souvenir de ces anciens bâtiments sont enfouis sous
leurs ruines. Cette maison formait un angle avec l'église Sainte-
Catherine appelée des Cordiers (dé Funari), et la place Marga-
na, où s'élève de nos jours le palais des princes Altieri (9).
Ignace passa de cette maison dans celle que nous occupons
252 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
aujourd'hui ; mais tandis qu'il l'habitait, il y avait installé autant
de lits qu'il avait pu s'en procurer, et à leur défaut avait fait
étendre des bottes de paille pour y placer les pauvres, le moins
mal possible. Là, plusieurs Pères leur rendaient les mêmes ser-
vices qu'aux malades dans les hôpitaux, leur lavaient les pieds
et les entouraient de toute espèce de soins, heureux de penser
qu'en leur personne ils servaient Jésus-Christ lui-même.
D'autres allaient mendier pour eux par la ville, et Dieu permit
que la charité de plusieurs âmes pieuses vînt abondamment à
leur secours. Ils parvinrent ainsi à nourrir et à vêtir, chez eux
seulement, plus de quatre cents personnes (10).
Un spectacle si nouveau et si touchant attira bientôt une foule
de visiteurs. Les curieux eux-mêmes se sentirent tellement
émus de la joie franche, avec laquelle les Pères s'occupaient à
servir ces malheureux, qu'on en vit plusieurs se dépouiller d'une
partie de leurs vêtements pour en couvrir des pauvres à moitié
nus.
Le bruit de ces bonnes œuvres s'étant répandu, les grands
seigneurs de Rome trouvèrent trop humiliant pour eux de voir
des hommes qui ne possédaient rien subvenir aux besoins des
indigents, et de n'y pas contribuer de leurs richesses ; ils com-
mencèrent donc à envoyer des secours de toute espèce, qui
aidèrent à passer l'hiver et à soutenir, jusqu'à la nouvelle récolte,
près de trois mille personnes.
Du reste, le plus précieux avantage que trouvaient les vic-
times du fléau, dans la maison d'Ignace, ne consistait point tant
dans le soulagement de leurs souffrances physiques, que dans
le bien spirituel fait à leurs âmes. Dès leur arrivée, on les exhor-
tait à se confesser, on les instruisait de la doctrine chrétienne,
on leur adressait de pieux discours ; on leur faisait réciter en
commun, à des heures marquées, certaines prières qui ne ser-
vaient pa's seulement à employer utilement le temps, mais encore
à faire naître chez plusieurs un sérieux désir de mener à l'avenir
une vie plus chrétienne.
Ces exemples de charité, l'innocence des Pères si authenti-
quement reconnue, leur attirèrent l'estime et la bienveillance
du public ; plusieurs personnes même commencèrent à prendre
goût à leur genre de vie et demandèrent leur admission parmi eux.
LIVRE TROISIÈME. — CHAPITRE II. 253
Sur ces entrefaites, le Souverain-Pontife manifesta l'intention
d'employer au service de l'Eglise quelques-uns des compagnons
d'Ignace. Celui-ci crut alors le moment arrivé de constituer en
Ordre religieux cette Compagnie, fondée jusqu'alors sur la seule
libre volonté de sesmembres.il recommanda ardemment à Dieu
une œuvre si propre à procurer sa gloire et le supplia de disposer
ses compagnons à ne vouloir que l'accomplissement de la volon-
té divine ; il les réunit tous un jour, leur annonça que bientôt
ils allaient être obligés de se séparer, pour se rendre dans les
lieux assignés par le Saint-Père ; puis il ajouta :
« Les dispositions humaines n'atteignent pas toujours le but
« des plans divins. Mais Dieu, avec une admirable suavité, a
« coutume de redresser des désirs fondés sur des intentions droi-
« tes, et de les diriger aux fins de sa plus grande gloire. Nous
« n'avons pu, selon notre vœu, passer en Terre-Sainte, et voilà
« que dans cette Italie, centre du christianisme, ce grand Dieu,
« ainsi que nous l'avons vu de nos yeux et constaté par l'expé-
« rience, a ouvert un vaste champ à nos travaux évangéliques.
« Il nous a fait recueillir une moisson des plus abondantes par
« la conversion et la réformation des âmes. Nous voyons par
« là quel fruit immense on peut recueillir dans le reste du monde
« soit parmi les fidèles, soit parmi les infidèles. Eh bien ! c'est à
« cette grande entreprise, mes très chers frères, que Dieu nous
« a conviés : avec son puissant secours nous pouvons, conti-
« nuant la mission des Apôtres, arracher et planter, combattre
« le vice et l'hérésie, et étendre la foi de Jésus-Christ par toute
« la terre. »
« Mais le moyen le plus sûr pour obtenir ce résultat, c'est de
« nous enchaîner par un lien stable et toujours ferme, sous la
« dépendance d'un seul chef, ajoutant aux vœux de pauvreté et
€ de chasteté celui d'obéissance ; c'est d'éterniser au delà de nos
« vies le lien de la charité qui nous unit, en érigeant notre Com-
« pagnie en Ordre religieux. Ainsi deviendrait-elle capable de
« se multiplier dans tous les pays et de subsister jusqu'à la fin
« des siècles. Par cet enchaînement volontaire, par ce ciment
« d'union, loin de les altérer en rien, nous fortifierons et nous
« ennoblirons les desseins que nous avons conçus. Et n'est-ce
« pas là visiblement ce que Dieu veut nous donner à entendre
254 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
« et par les fruits si grands que nous recueillons, et par les
« compagnons si capables qu'il nous agrège de jour en jour?
« Mais ces nouveaux frères que l'amitié la plus douce et que
« la charité la plus tendre nous unit, quelle garantie d'avenir
« auraient-ils, si nous ne mettons à exécution le dessein que je
« propose ? Au reste, je ne vous demande pas — et l'extrême
« importance de l'affaire me le défend, — que vous me donniez
« sur l'heure une réponse décisive. Prenons du temps pour
« réfléchir; méditons beaucoup et recommandons à loisir l'affaire
« à Dieu. Dans une oraison fervente, conjurons-le de nous faire
« connaître sa très sainte volonté, afin que de notre dernière
« détermination résulte sa plus grande gloire, qui est et a tou-
jours été la règle et le but de nos désirs ("). »
A cette proposition d'Ignace, ses compagnons furent sur le
point de donner un consentement immédiat ; la force de ses
raisons, l'uniformité de leurs désirs et l'ardeur de leur zèle les
y avaient également disposés. Néanmoins, pendant plusieurs
jours, ils se recueillirent en la présence du Seigneur; puis, dans
leur première réunion, tous convinrent unanimement d'établir
des constitutions destinées à donner une forme régulière à leur
société. Lorsqu'ils en avaient tracé la première esquisse à Paris,
leurs âmes avaient été inondées d'une sainte joie ; ils ressen-
tirent de nouveau cette joie, quand ils voulurent perfectionner
leur grande œuvre. Mais comme leurs journées étaient entière-
ment consacrées à de continuels travaux pour le salut des âmes,
ils résolurent de se réunir de nuit, quelques heures chaque fois,
pour poser les fondements de leur Institut (I2). Ces conférences
durèrent près de trois mois. Voici comment ils procédaient. Pour
qu'un point fût immuablement arrêté, on le soumettait à une
triple épreuve: l'étude, la discussion, le vote. Le sujet de la déli-
bération une fois indiqué, chacun se mettait en la présence de
Dieu, et renonçant à tout sentiment propre, examinait la ques-
tion comme si elle lui eût été étrangère.
Le jugement, ainsi dépouillé de cet intérêt personnel qui trop
souvent l'entraîne hors de la voie, conservait une pleine liberté
et la raison seule faisait pencher la balance.
Les Pères ne se communiquaient point en particulier le fruit
de leurs réflexions, de crainte que le respect pour l'autorité de
LIVRE TROISIÈME. — CHAPITRE II. 255
certaines opinions ne prévalût ; mais dans les conférences cha-
cun émettait son avis et le livrait à la discussion commune, jus-
qu'à ce que, demeuré sans contradicteurs, il fût enfin mis aux
voix et définitivement adopté. Un consentement unanime accueil-
lait d'ordinaire les propositions d'Ignace ; une fois pourtant
Nicolas Bobadilla ne voulut jamais consentir à ce qu'on s'enga-
geât par vœu (I3), comme le désiraient les autres, à enseigner
aux enfants la doctrine chrétienne.
Par égard pour lui plutôt que pour les raisons qu'il allé-
guait, cet exercice fut laissé libre, et il en fut de même
pour plusieurs autres ministères auxquels la Compagnie s'était
vouée (I4). Néanmoins, dans cette circonstance, Bobadilla sembla
conserver une trop forte attache à son opinion propre; et, comme
l'opiniâtreté d'un seul membre aurait occasionné de graves in-
convénients, si elle avait pu faire annuler des résolutions d'ail-
leurs unanimes, on décida que dans de semblables occurrences
on passerait outre.
Le plan de l'Institut ayant été tracé en cinq parties, que
j'analyserai dans le livre suivant, Ignace le fit présenter par le
cardinal Gaspard Contarini à Paul III : celui-ci le reçut avec
bonté et en confia l'examen à F. Thomas Badia, maître du sacré
palais, depuis cardinal du titre de Saint-Silvestre. Il le garda
pendant deux mois et le remit ensuite au Pape avec sa pleine
approbation ; Paul III le lut à loisir, et, éclairé sans doute par
les lumières d'en haut, y trouva le principe et le germe de gran-
des choses : Le doigt de Dieu est ici, s'écria-t-il ; digitus Dei est
hic ; et il l'approuva de vive voix à Tivoli, le 2 septembre 1539.
Ce même jour, le cardinal Contarini, à qui la Compagnie eut
encore d'autres obligations, envoya cette heureuse nouvelle à
Ignace, en lui adressant une lettre dans laquelle il lui exprimait
la satisfaction du Pontife à la lecture du plan de son Institut, et
l'empressement qu'il avait mis à l'approuver (I5).
Il s'agissait maintenant d'obtenir, comme Ignace le deman-
dait, une Bulle apostolique, par laquelle l'Institut fût déclaré
Ordre religieux : or cette affaire n'était ni d'une facile, ni d'une
prompte solution. Le Pape se montrait disposé à donner à
Ignace entière satisfaction ; mais il y mettait pour condition
que son avis serait aussi celui de trois cardinaux connus par leur
256 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
sagesse, leur haute raison et leur vertu incorruptible. L'un des
trois devait être chargé spécialement de diriger l'affaire, qui
allait être arrêtée tout court, si elle ne provenait pas de Dieu.
Cet homme était le cardinal Barthélemi Guidiccioni, habile
canoniste, si ouvertement placé sur le chemin de la Papauté
par une vie irréprochable, et de grands talents, que Paul III,
en apprenant sa mort, s'écria : Mon successeur vient de mourir.
Mais Guidiccioni avait des sentiments fort singuliers sur les
Ordres religieux : loin d'en laisser établir de nouveaux dans
l'Eglise, il aurait voulu réduire à quatre tous ceux qui existaient,
et avait même, dit-on, composé un ouvrage sur ce sujet.
Quand le projet d'Ignace lui fut confié,c'est à peine s'il voulut
en entendre parler; moins encore consentit-il à en examiner le
plan. Suivant lui, une pareille entreprise était opposée au vrai
bien de l'Église et condamnable : un nouvel Ordre dégénérait
toujours avec le temps et finissait par devenir plus nuisible qu'il
n'avait été utile au moment de sa première ferveur.
Comme l'opinion d'un tel homme était d'un grand poids, les
autres cardinaux s'y rangèrent facilement. Ignace ne sentit
point abattre son courage; mais, comprenant que pour surmonter
de grands obstacles, il fallait s'armer d'une grande force, il la
chercha, suivant sa coutume, dans la protection divine, bien
assuré que s'il l'obtenait, nulle puissance humaine ne pourrait
renverser ses projets. Dieu ne tarda pas, en effet, à ranimer ses
espérances, mais par une voie en apparence contraire à leur
réalisation. Sur les instances adressées au Souverain- Pontife,
par divers princes et évêques, plusieurs compagnons d'Ignace
se dispersèrent pour reprendre leurs travaux. Ils étaient à peine
arrivés dans les différents théâtres de leur zèle apostolique, qu'on
recevait à Rome les relations les plus élogieuses sur les fruits
de leurs prédications.
En peu de temps Le Fèvre avait, on peut dire, régénéré,
sanctifié la ville de Parme ; en ce moment, plus de cent laïques
et ecclésiastiques y suivaient les Exercices spirituels. Laynez ne
réussissait pas moins bien à Plaisance, et le cardinal Légat,
Ennius Filonardi, écrivait sans cesse au Saint-Père, pour se
féliciter d'avoir ces Pères pour auxiliaires dans ces deux États.
Des nouvelles semblables arrivaient de Sienne par Mon-
LIVRE TROISIEME. — CHAPITRE II. 257
seigneur Bandini, évêque de cette ville : Paschase Broét et
Rodriguès y avaient, par le moyen des Exercices, réformé le
peuple et même le clergé ; de plus, un monastère de religieuses,
jusque-là en opposition ouverte avec l'archevêque, s'était soumis.
Bobadilla, dans le royaume de Naples, Le Jay à Bagnarea (l6),
se livraient pour le salut des âmes à d'incessants travaux.
Enfin, Strada, trop jeune encore pour être prêtre, se jetait à
Montepulciano et à Brescia avec l'ardeur d'un fervent novice
dans toutes les œuvres de zèle et de charité (I7).
Sur ces entrefaites, le roi de Portugal, Jean III, demanda au
Souverain-Pontife six compagnons d'Ignace; mais il n'en obtint
que deux, François-Xavier et Rodriguès. A Pierre Ortiz, agent
de Charles-Quint dans la diète de Worms, il accorda le Père
Le Fèvre, pour soutenir en Allemagne la doctrine catholique.
Des preuves si multipliées de l'infatigable dévoûment des
nouveaux Pères pour le service de l'Eglise et le salut de leurs
frères, firent comprendre au Saint-Père qu'Ignace était la
source d'où découlait ce zèle vraiment apostolique, et que s'il
pouvait le transmettre à d'autres hommes semblables à ses
premiers compagnons, l'Église, alors si cruellement attaquée
dans le Nord de l'Europe, en retirerait de très grands secours.
Cependant, malgré des motifs si puissants, malgré le désir du
Pontife lui-même, le cardinal Guidiccioni persistait toujours
dans son opposition, et la Compagnie ne se constituait pas en
Ordre religieux. Dieu voulait prendre lui-même en main cette
œuvre et la faire réussir contre toute espérance, en l'accordant
aux prières d'Ignace. Ce dernier ne cessait de rappeler humble-
ment au Sauveur la consolante promesse qu'il avait daigné lui
faire. Un jour qu'il était en oraison, la pensée lui vint de réunir,
comme en faisceau, son cœur et ceux de tous ses compagnons,
pour livrer en quelque sorte un dernier assaut à la divine bonté.
Il s'engagea, au nom de tous, à faire célébrer trois mille fois le
sacrifice de la messe, en action de grâces, s'il obtenait la faveur
sollicitée avec tant d'ardeur. Ce dernier effort lui assura la
victoire, car le cardinal Guidiccioni se trouva tout à coup entière-
ment changé ; ne pouvant s'expliquer à lui-même la nouvelle
disposition de son cœur, il dut l'attribuer à une douce violence
venue du ciel même.
Histoire de S. Ignace de Loyola. 17
258 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
Il demanda à voir le plan de l'Institut, l'examina attentive-
ment, et, le trouvant admirable, dit que tout en persistant dans
ses idées sur les Ordres religieux, il exceptait celui d'Ignace de
sa réprobation. On aurait véritablement pu croire qu'un autre
homme parlait par sa bouche. Il ne se contenta pas de donner
son approbation personnelle, il devint encore auprès des deux au-
tres cardinaux et du Souverain-Pontife un puissant avocat de la
cause qu'il avait combattue (l8). Toutes les entraves étant ainsi
brisées, Paul III, après un mûr examen de l'Institut, érigea la
Compagnie en Ordre religieux, et, le 27 septembre 1540, en
approuva le nom et la forme par la Bulle Regimini militantis
Ecclesiœ. Il est vrai qu'il limita à soixante le nombre des
profès ; mais deux ans et demi après, il leva lui-même cette res-
triction par la Bulle du 14 mars 1543 Injunctum nobis. Impos-
sible d'exprimer la consolation et l'accroissement de ferveur qui
remplirent alors le cœur d'Ignace. Après tant de fatigants voya-
ges et de longues études, tant de prières et de larmes, tant de
persécutions et de dangers, il se voyait enfin au comble de ses dé-
sirs; il pouvait enfin perpétuer ses travaux, son zèle et son dévoue-
ment au salut de ses frères. Il commença par acquitter avec tous
ses compagnons sa dette de saints sacrifices, contractée envers
le Seigneur. La Compagnie n'oublia jamais l'immense obligation
qu'elle avait au Pape Paul III ; elle le considère encore aujour-
d'hui comme son second Père. Sa bienveillance pour nous ne
s'éteignit pas avec lui ; elle sembla passer en héritage aux
princes de sa famille. La reconnaissance de la Compagnie s'adres-
sa ensuite à l'illustre maison des Contarini ; et saint Ignace,
dans un écrit adressé à Pierre Contarini, dit en propres termes
au sujet du cardinal Gaspard : « Nous lui devons tout dans
« l'affaire qui nous tenait tant à cœur, et je le reconnais ici,
« afin que, ne pouvant jamais dignement payer un si grand
« bienfait, nous en conservions au moins une éternelle recon-
« naissance (I9). »
.1. .1.
Chapitre troisième ♦ — :
Diverses prédictions sur l'origine, l'esprit et les travaux de la
Compagnie. — Ignace élu premier Général. — Profession solen-
nelle hors de Rome. — Du nom de Jésus donné à la Compagnie.
'AI hésité longtemps avant de me décider à
parler des révélations et des prophéties, par
g lesquelles il plut à Dieu d'annoncer la nais-
fè sance de notre Compagnie, son Institut et
g les grands fruits de ses travaux futurs pour
ij: le service de l'Eglise. Je craignais de voir
SJiïïSS attribuer ce récit honorable pour elle, plutôt
à un sentiment d'orgueil, qu'au seul désir de rendre un témoi-
gnage mérité. Cependant,si Dieu a daigné honorer d'une manière
particulière la moindre des sociétés consacrées à sa gloire, ai-je
le droit de lui enlever ce qu'elle ne tient que de la bonté divine?
Il est certain que Dieu a quelquefois annoncé d'avance la
naissance, les œuvres, les mérites, soit de certains Ordres en-
voyés au secours de son Église, soit de leurs fondateurs. On en
voit des exemples dans le songe qui fit connaître au Pontife
Honorius ce que devaient faire un jour pour l'Église les Ordres
de saint François et de saint Dominique, auxquels il donna
ensuite son approbation apostolique ; dans l'échelle lumineuse
que saint Romuald vit s'étendre de la terre au ciel, couverte
de moines vêtus de robes d'une blancheur éblouissante ; dans
les sept rayons de lumière qui apparurent à saint Norbert, en-
tourant la tête du Christ crucifié, et dans les pèlerins que le Saint
voyait venir à lui de toutes les extrémités du monde ; dans les
étoiles qui annonçaient à saint Hugues, évêque de Grenoble,
saint Bruno et ses six compagnons ; dans cette croix blanche et
bleue placée sur le cœur d'un ange vêtu de blanc, près duquel se
trouvaient deux esclaves, l'un nègre, l'autre blanc, vision qui
présageait à Innocent III, l'Ordre de la Rédemption des
captifs. Assurément dans ces signes et dans beaucoup d'autres
260 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
encore, il faut bien reconnaître une intervention divine.
Pourquoi donc s'étonnerait-on que le Seigneur eût permis
des présages analogues à l'égard de notre Compagnie, l'annon-
çant d'avance par son nom, et décrivant ses œuvres et son Insti-
tut ? D'abord, c'est Rainholde d'Arnemis, femme d'une vertu et
d'un nom également illustres en Flandre, qui, en 1534, au temps
même où Ignace, dans l'église de Montmartre, posait les premiers
fondements de la Compagnie, prédit à Pierre Canisius (2°), alors
tout jeune, qu'il porterait un jour l'habit d'un Ordre de Jésus
qui serait prochainement fondé, pour l'avantage commun des
fidèles, et surtout de l'Allemagne. On sait comment la suite véri-
fia cette prédiction. Vient ensuite Angèle Panigarola, religieuse
de Sainte-Marthe, à Milan : elle annonça longtemps à l'avance
l'établissement de la Compagnie de Jésus, et les fruits de sain-
teté qu'elle produirait dans cette ville, comme le constatent nos
archives de Rome, sur des témoignages de la plus grande
authenticité (2I).
Les mémoires de l'Ordre de la Trinité, établi pour la Ré-
demption des captifs, renferment des faits du même genre,
fidèlement relatés par Jean de Figueras dans son histoire. Les
originaux en sont conservés au monastère de Coïmbre, et c'est
à cette source que je puise moi-même mes documents.
Venons-en maintenant aux œuvres de la Compagnie, Dieu
daigna en révéler quelque chose à sainte Thérèse : son confes-
seur l'apprit de la bouche même de la Sainte, et du reste, ses
manuscrits en font foi : la Société devait porter le nom de Jésus
et Thérèse entendit le Seigneur lui dire distinctement ces paro-
les : Si tu savais quels secours dans les temps à venir cette Société
apportera à l Église dans ses besoins et dans ses dangers (") !
Dans une autre circonstance, elle vit en esprit l'accroissement
futur de la Compagnie pour la plus grande gloire de Dieu, et
son énergie à défendre la vraie foi. Un jour, absorbée dans un
recueillement plein de douceur et de suavité, environnée d'une
nombreuse troupe d'anges au pied du trône de Dieu, elle implo-
rait le Seigneur pour son Eglise : alors, dit-elle, il lui fut révélé
de grandes choses touchant la Compagnie en général, et sur
quelques-uns de ses membres ; elle aperçut en particulier, à
plusieurs reprises, dans le séjour des bienheureux, les enfants
LIVRE TROISIÈME. — CHAPITRE III. 261
d'Ignace portant des bannières blanches dans leurs mains. « De
« là vient, continue la Sainte, que j'ai pour cet Ordre une très
« grande vénération. D'ailleurs, j'ai conversé souvent avec ces
« religieux, et j'ai trouvé leur vie absolument conforme à ce que
« Dieu m'avait fait connaître à leur égard. »
A ces paroles de sainte Thérèse, je pourrais en ajouter d'au-
tres non moins honorables pour nous, paroles que l'on a suppri-
mées dans certaines éditions de ses œuvres. Mais, je le déclare,
mes citations ont été copiées textuellement sur le manuscrit de
la bibliothèque royale conservé à l'Escurial, et la copie elle-même
en a été collationnée et certifiée par un notaire public. Du reste,
la suppression dont je parle fut solennellement condamnée par
un chapitre général de l'Ordre des Carmes, en 1650.
Aux saintes filles que j'ai déjà citées, j'en ajouterai une qua-
trième, la bienheureuse Madeleine de Pazzi, née à Florence. Le
26 décembre 1599, fête de saint Etienne, la bienheureuse fut
ravie en extase. Elle vit Dieu s'unir à l'âme de saint Jean
l'Evangéliste avec un amour de complaisance, supérieur à celui
qu'il accordait aux autres saints ; mais elle le vit en même temps
se porter avec le même amour vers l'âme du bienheureux Père
Ignace. Elle s'exprime ainsi à ce sujet : « L'esprit de saint Jean
« et celui d'Ignace sont les mêmes, car chez tous deux, leur
« unique but est la charité envers Dieu et le prochain ; c'est par
« le cœur qu'ils attirent les créatures à Dieu. Le meilleur esprit
« qui existe aujourd'hui sur la terre est celui d'Ignace, parce que
« ses enfants, dans la conduite des âmes, tâchent surtout de faire
« comprendre combien on plaît à Dieu par les actes du culte in-
« térieur; ces actes en effet font embrasser avec facilité les choses
« ardues et difficiles, grâce aux lumières communiquées à l'âme-;
« le cœur s'embrase alors de cet amour qui convertit en douceur
« toutes les amertumes. » D'après une autre vision de Made-
leine de Pazzi, chaque fois que les Jésuites répandaient sur la
terre cet esprit dans les âmes, ils renouvelaient dans le ciel
la tendre complaisance que Dieu avait trouvée dans l'âme du
bienheureux Ignace (23).
Il me serait facile de multiplier les citations. L'abbé Joachim (24),
qui vivait en 1 200, parle d'un Ordre formé sur le modèle de
Jésus, destiné à fleurir au sixième âge de l'Eglise, c'est-à-dire
262 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
vers la fin du monde. « Celui-là, dit-il, doit être entre tous les
« autres selon l'esprit de Dieu et cher à son cœur. Le Seigneur
« l'aimera comme le patriarche Jacob aimait son fils Benjamin,
« qu'il avait engendré dans sa vieillesse. » Ailleurs il dit encore:
« Il s'élèvera dans l'Église des docteurs et des prédicateurs qui
« briseront les cœurs terrestres et charnels, et réduiront au si-
« lence des maîtres superbes et bouffis d'orgueil : cet Ordre fera
« profession d'obéissance au Saint-Siège, etc. » Je passe dans
la prophétie du vénérable abbé, ce qui a trait aux conversions
opérées, soit en Asie, soit en Amérique ; ces détails trouveront
leur place ailleurs. Il suffira, pour en finir sur ce sujet, de citer
les paroles de cet homme apostolique, nommé saint Vincent
Ferrier, paroles que plusieurs esprits calmes et sages ont appli-
quées à la Compagnie (25). « Beaucoup de gens, dit Rodriguès,
« nous demandaient si nous étions ceux qu'une révélation divine
« avait fait voir au bienheureux Vincent, lorsqu'il annonçait
« qu'un temps viendrait, où il se formerait une réunion d'hom-
« mes évangéliques, remarquables par leur zèle pour la foi et
« par toutes sortes de vertus. Aucun de nous ne connaissait ce
« que saint Vincent avait écrit, et nous ne prenions ces questions
« que pour des railleries ; car il nous paraissait impossible que
« ces merveilleuses prédictions pussent nous avoir pour objet,
« puisque nos Pères devaient ne pas aspirer à ce qui est élevé,
« mais se laisser attirer par ce qui est humble non alla sapientes,
« sed humilibiis consentientes (2Ô), etc. Me trouvant, plusieurs an-
« nées après, en Portugal, l'évêque de Coïmbre, don Jean
« Soarez, me donna à lire les paroles textuelles de saint Vincent,
« et il tenait pour certain que la Compagnie y était décrite. Plût
« à Dieu qu'une telle prédiction pût nous être appliquée ! Mais
« les vertus que le saint prêtre annonce dans ces hommes aposto-
« liques sont telles, que l'humilité religieuse ne pourrait jamais
« permettre de les reconnaître ni en soi, ni en des frères. Il
« leur attribue principalement une pauvreté d'esprit, une pureté
« de cœur, une humilité, une charité mutuelle absolument par-
« faites. Ces hommes ne doivent connaître que Jésus crucifié,
« n'aimer que lui, ne penser qu'à lui, ne parler que de lui, ne
« s'occuper ni du monde ni d'eux-mêmes, ne souhaiter que la
« gloire et le bonheur du Ciel, et enfin la mort dans l'espoir d'y
LIVRE TROISIEME. — CHAPITRE III. 263
« parvenir. Qui peut se flatter d'arriver jamais jusque-là ? Ce
« Saint a bien raison d'ajouter, en cherchant à faire comprendre
« le bienheureux état de ces hommes qu'il appelle apostoliques :
« Cette prédiction vous inspirera, au delà de toute croyance,
« l'impatient désir de voir arriver ces temps heureux. »
Cependant on peut le dire avec vérité : quiconque examinera
la vie des dix premiers Pères qui composaient toute la Compa-
gnie à sa naissance, verra briller en eux les nombreuses et su-
blimes vertus attribuées par le Saint aux futurs apôtres. Ils vi-
vaient dans la pauvreté la plus absolue, ne possédant au monde
qu'une croix et leur propre vie : encore pourrait-on dire que leur
vie même ne leur appartenait pas, tant ils étaient prêts à la
sacrifier pour le service de Dieu, le salut des âmes, ou l'obéis-
sance au Souverain- Pontife ! De là ces longs et périlleux voyages
en Asie, en Afrique et dans tous les royaumes de l'Europe ;de
là tant de persécutions subies, de fatigues horribles endurées ;
de là les souffrances volontaires qu'ils s'imposaient ; de là encore
cette simplicité si admirable, malgré leur science, que la douce
innocence de leurs mœurs avait mérité le surnom d'anges à
plusieurs d'entre eux ; de là enfin, cette humilité si profonde, si
détachée de tout ce qui dans le monde passe pour honorable
et élevé, que Laynez, Le Jay, Paschase Broët, Rodriguès et
Bobadilla ayant été appelés à la dignité d'évêques, et quelques-
uns même à une dignité plus sublime encore, regardèrent cette
offre comme une persécution et la repoussèrent de tout leur pou-
voir. L'un de ces hommes écrivait qu'une seule chose lui eût
fait regretter de s'être réuni à Ignace, c'eût été de n'avoir pu
échapper à la dignité ecclésiastique qu'on lui destinait.
Quelle charité intime ! Ils appartiennent presque tous à des
nations différentes, et quelquefois ennemies ; ils ont les caractè-
res les plus opposés, et pourtant ils sentent plus vivement les
souffrances de leurs compagnons que les leurs ! Jésus crucifié
est l'unique objet de leur amour, de leurs pensées, de leurs dis-
cours, et ils en prennent le nom, parce qu'ils le portent toujours
dans leurs cœurs ! Lui plaire, voilà leur seule récompense ! ga-
gner des cœurs à Dieu, voilà le seul objet de leur ambition !
mesurer leurs fatigues, non sur leurs forces, mais sur l'amour
qu'ils lui portent, faire connaître le Seigneur Jésus, trouver de
264 HISTOIRE DÉ SAINT IGNACE DE LOYOLA.
nouveaux adorateurs de son divin nom chez tous les peuples de
l'univers, c'est là leur plus ardent désir !
L'existence de saint Ignace, surtout pendant les dernières
années, fut considérée par les médecins comme miracu-
leuse, et l'on était persuadé que son zèle pour la gloire de Dieu
suppléait, chez lui, aux forces de la nature épuisée. Lorsque
saint François Xavier mourut au milieu de ses immenses travaux
en Orient, il ne faisait que commencer à mettre à exécution ses
projets pour convertir les infidèles, et glorifier le saint nom de
Dieu. Le Fèvre vécut si peu de temps que ses œuvres furent
le simple prélude de ce qu'il méditait ; et pourtant il avait déjà
surpassé par ses travaux les vieillards les plus zélés. On peut,
avec vérité, en dire autant de tous les autres.
Je reviens maintenant aux événements qui suivirent l'érection
de la Compagnie en Ordre religieux. Ignace avait communiqué
la bonne nouvelle à ses compagnons. Comme on devait dès lors
établir des règles et des constitutions fixes, élire un Général, et
que cela ne pouvait se faire qu'à la pluralité des voix, il les
manda tous à Rome, où ils arrivèrent au commencement du
carême, en 1 541. Mais sur dix, il en manquait quatre : Xavier
et Rodriguès étaient déjà en Portugal, pour passer ensuite aux
Indes ; Le Fèvre assistait à la diète de Worms, et Bobadilla
était retenu dans le royaume de Naples, par les ordres du Pape,
et aussi par sa mauvaise santé. Pour l'approbation nécessaire
aux règles qu'on établirait, les absents s'en rapportaient au
jugement des Pères présents, à Rome, et ceux-ci à celui d' Ignace.
Cependant, Ignace ne s'arrêta jamais à une détermination sans
avoir pris conseil et reçu l'approbation de tous. Ce fut alors qu'il
commença la structure extérieure et les parties principales de
ses Constitutions. Il ne cessa d'y ajouter jusqu'à ce qu'il leur eut
donné la forme actuelle.
A l'élection d'un Général, il ne manqua d'autre suffrage que
celui de Bobadilla : en partant pour Naples, ce Père ne l'avait
point laissé par écrit, car il ne prévoyait aucun empêchement à
son retour. Dans la suite, il ne songea pas à l'envoyer.
Ignace exigea de ses enfants, rassemblés à Rome, trois jours
de méditation devant Dieu, sur le choix à faire ; ils devaient
ensuite inscrire un nom sur un bulletin cacheté, et consacrer trois
LIVRE TROISIÈME. — CHAPITRE III. 265
autres jours à demander au ciel de bénir leur élection. Ce temps
expiré, on ouvrit les divers bulletins. Absents et présents avaient
unanimement élu Ignace, Général de la Compagnie. Quelques-
uns de ces bulletins m'ont paru dignes d'être rapportés ; je les
transcris sur les originaux mêmes. « Moi, François » dit Xavier,
«j'affirme que sans aucune considération humaine, et d'après
« ma conscience, je suis d'avis qu'on doit élire pour chef de notre
« Société, auquel nous devons tous nous soumettre, notre an-
« cien et véritable père Ignace, qui, nous ayant rassemblés, non
« sans de grandes peines et de grands travaux, saura aussi nous
« gouverner et changer le bien en mieux, par l'intime connais-
« sance qu'il a de nous tous. Et après sa mort — je parle en
« mon âme et conscience, comme si je devais mourir à l'instant,
« — je suis encore d'avis que le Père Pierre Le Fèvre doit lui
« succéder. Dieu m'est témoin que je parle uniquement suivant
« ma pensée. En foi de quoi j'ai signé de ma propre main. Fait
« à Rome, le 15 mars 1540, François. »
Jean Codure donne aussi son vote au Père Le Fèvre, après
Ignace : et la raison qu'il en apporte est plus honorable que son
choix même: « Ignace, dit-il, est celui qui m'a toujours paru le
« plus ardent zélateur de l'honneur de Dieu et du salut des
« âmes ; c'est pourquoi je voudrais voir à notre tête notre véné-
« rable père Ignace de Loyola, lui qui s'est toujours fait le plus
« petit et le serviteur de tous. Après lui, je choisirais le Père
« Pierre Le Fèvre, dont la vertu n'est pas moins élevée. Voilà
« ce que l'union avec Dieu le Père et Notre Seigneur Jésus-
« Christ m'a inspiré ; je le certifierais, fussé-je à ma dernière
« heure. Le 5 mai 1540, Jean Codure. » Il avait émis son vote
longtemps à l'avance, dans la persuasion qu'il ferait en Irlande
le voyage dont j'ai parlé plus haut mais qui n'eut pas lieu.
Voici le vote de Salmeron, également digne de lui et d'Ignace.
« Au nom de Jésus-Christ, ainsi soit-il. Moi, Alphonse Sal-
« meron, le plus indigne membre de cette Société, après avoir
« dirigé vers Dieu ma prière, et médité l'affaire selon mon
« pouvoir, j'élis et reconnais pour chef et supérieur de toute
« cette Congrégation et pour le mien, le Seigneur Ignace de
« Loyola, qui, pénétré d'une sagesse divine après nous avoir
« engendrés clans le Christ, et nous avoir nourris du lait des
266 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
« enfants, maintenant que nous sommes plus grands dans le
« Seigneur, nous conduira par l'aliment substantiel de l'obéis-
« sance, et nous dirigera vers les riches et fertiles pâturages du
« Paradis, ainsi que vers les sources de la vie. De cette sorte,
« lorsqu'il remettra ce petit troupeau à Jésus-Christ, le grand
« pasteur, nous pourrons nous dire véritablement le peuple de
« ses pâturages et les brebis choisies de ses mains ; et lui-même
« répétera de son côté avec joie : Seigneur, de tous ceux que
« vous m'avez donnés, je n'en ai perdu aucun. Puisse le bon
« pasteur Jésus, nous accorder ce suprême bienfait ! Ainsi soit-il.
« Tel est notre avis. Écrit à Rome, le 4 avril 1541. »
Mais de ces votes le plus admirablement sage, fut celui
d'Ignace lui-même. Comprenant combien il importait à un père,
dans une circonstance d'un intérêt si élevé, de ne point témoi-
gner de préférence entre des enfants également chers à son
cœur, il couvrit par un acte d'une profonde humilité, celui
d'une prudence non moins profonde. Sans nommer personne
en particulier, il sut satisfaire à l'obligation de donner son vote.
« En présence de Dieu, écrivit-il, et moi-même excepté, je
« donne ma voix pour qu'il devienne notre Supérieur, à celui
« qui aura réuni un plus grand nombre de suffrages (27). »
Son élection produisit, dans l'âme de ses compagnons et dans
la sienne, des effets bien différents. Au milieu de l'allégresse
commune, lui seul était pénétré de tristesse, en se voyant, contre
ses désirs, élevé au-dessus de tous, lui qui eût voulu être le
dernier parmi ses frères. Il ne pouvait se résoudre à accéder à
leurs vœux, et regardait comme une erreur de jugement, qu'on
pût le croire digne d'être mis à leur tête. Il leur représenta avec
force son incapacité, la vie mondaine qu'il avait menée pendant
trente ans, et toutes les misères de son âme ; la faiblesse de
sa santé, qui lui rendait un si pesant fardeau impossible à porter.
Plus ses compagnons paraissaient troublés de son refus, plus il
les pressait de l'accepter. Il finit par les assurer qu'il ne pourrait
se résoudre à prendre une telle charge, s'il ne recevait de nou-
velles lumières d'en haut. Mais il ne s'apercevait pas, cet homme
si simplement humble, que plus il s'en reconnaissait indigne,
plus il confirmait son élection dans la pensée de ses frères.
Tout ce qu'Ignace put obtenir fut qu'on soumettrait son
LIVRE TROISIÈME. — CHAPITRE III. 267 .
élection à une nouvelle épreuve. Après quatre jours encore de
prières et d'exercices de pénitence, ils revinrent avec des votes
absolument semblables aux premiers. Ignace, qui avait conçu
quelques espérances, témoigna de nouveau son déplaisir, et
voulut présenter de nouvelles raisons : mais Jacques Laynez se
leva, et, prenant la parole avec une liberté pleine de modestie,
lui dit que s'il croyait pouvoir se refuser à accomplir la volonté
de Dieu si clairement manifestée, lui aussi se croirait permis de
quitter une Société privée, par un pareil refus, du chef que Dieu
lui avait désigné. Tous, après Laynez, firent la même protesta-
tion, et déclarèrent qu'aucun d'eux n'accepterait le gouverne-
ment de la Compagnie, ni ne le conférerait à un autre.
Ignace alors, sans consentir encore absolument, cessa pourtant
de refuser, croyant toujours que ses frères lui accordaient leur
estime, faute de le bien connaître. Il voulut remettre leurs avis
et sa propre volonté au jugement d'un homme qui, pleinement
au courant de sa vie, pouvait décider en connaissance de cause.
Il choisit donc pour arbitre son propre confesseur : c'était alors
un religieux de Saint- Pierre in Montorio, homme d'une grande
sainteté, nommé Théodose (28). Pendant les trois derniers jours
de la Semaine-Sainte qu'Ignace passa sans sortir du monastère
et sans voir ses compagnons, il lui rendit un compte détaillé de
toute sa vie, dont il lui fît une confession générale : ensuite il
lui exposa la double élection dont il était l'objet, son refus et
l'insistance de ses frères. «Je suis venu, ajouta-t-il, me remettre
« entre vos mains d'après la connaissance intime que vous avez
« de mon âme: décidez devant Dieu quel parti je dois prendre. »
Le saint religieux n'eut pas besoin de longues réflexions ; il
ordonna à Ignace de ne plus s'opposer à ce qu'il regardait
comme un ordre manifeste de l'Esprit-Saint.
Ignace le supplia de mettre par écrit sa décision, et en
l'envoyant à ses compagnons, de leur parler de lui en toute
liberté; ce qu'il leur dirait les porterait, pensait-il, à l'exclure du
Généralat. Le Père le lui promit ; et, satisfait enfin de cette
promesse, Ignace, le jour de Pâques, alla rejoindre les Pères.
Trois jours après, le confesseur apporta lui-même sa décision
par écrit. Il la lut tout haut devant les Pères assemblés : elle
ordonnait à Ignace de ne plus se refuser à la volonté commune.
268 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
Ignace se soumit alors, et prit possession de la charge de Général,
le 19 avril 1541. Mais auparavant, et tandis qu'on attendait
encore la réponse du P. Théodose, Dieu parut lui-même vouloir
encourager Ignace en lui faisant voir qu'il l'avait revêtu d'un
pouvoir fort supérieur à la nature humaine.
Un jeune Biscayen, nommé Mathieu, servait dans la maison
des Pères. Pendant qu'Ignace était au monastère du P. Théodose,
il tomba subitement au pouvoir du démon. L'esprit infernal le
tourmentait cruellement, lui faisait pousser des cris horribles
d'une bouche écumante, le jetait à terre, et l'y retenait si forte-
ment, que dix hommes pouvaient à peine le relever ; son cou et
sa figure s'enflaient hideusement : au signe de la croix fait par
un prêtre sur lui, cette enflure disparaissait pour se montrer ail-
leurs. Un jour quelques personnes présentes à l'une de ces scènes,
menacèrent le démon, en lui disant qu'Ignace reviendrait bien-
tôt et le chasserait. Alors le possédé s'écria dans des convulsions
de rage, qu'on ne prononçât pas même ce nom ; que c'était là le
nom du plus grand ennemi qu'il eût au monde. Quand Ignace
de retour apprit le malheur arrivé au jeune homme, il le condui-
sit dans sa chambre, fit sur lui une courte prière et le ramena
délivré pour toujours du pouvoir de Satan.
Après l'élection de leur Général, les Pères fixèrent le vendredi
de cette même semaine, pour prononcer les vœux solennels de
leur profession. Ils firent d'abord leurs stations dans sept églises,
puis arrivèrent à celle de Saint-Paul hors-les-Murs. Là, Ignace
célébra la messe à un autel de la sainte Vierge, à gauche du
maître-autel, près du crucifix miraculeux qui parla à sainte
Brigitte. Avant de se communier, il se tourna vers les assistants,
et, tenant d'une main le corps du Sauveur, de l'autre la formule
de ses vœux, il la récita à haute voix, et consomma ensuite la
sainte hostie (29). Il mit sur la patène cinq autres hosties consa-
crées, revint à ses compagnons à genoux autour de l'autel, et
reçut leurs vœux. Ils se servirent tous de la même formule, avec
cette différence que les promesses d'Ignace étaient faites au Sou-
verain-Pontife, et celles des autres Pères à Ignace comme à leur
chef (3°). Après la communion et de ferventes actions de grâces,
ils visitèrent tous les autels privilégiés de cette église ; puis
revenus au pied du maître-autel, ils embrassèrent Ignace, après
LIVRE TROISIÈME. — CHAPITRE III. 269
lui avoir baisé la main avec une grande humilité ; des larmes
d'attendrissement coulaient de tous les yeux. Les consolations
spirituelles inondaient le cœur de ces saints religieux : on peut
en juger par les transports de joie du P. Codure. En revenant
de l'église de Saint- Paul, il marchait en avant de ses compa-
gnons, accompagné seulement du P. Laynez, et paraissait vrai-
ment porté par l'Esprit-Saint. Il poussait des soupirs si ardents,
et versait tant de larmes accompagnées de mots entrecoupés,
qu'il semblait absolument hors de lui ; on aurait dit que le feu qui
dévorait son cœur avait besoin de se faire jour pour ne point le
consumer.
Le premier après Ignace, il avait prononcé ses vœux et le
premier aussi il monta au ciel depuis la fondation du nouvel
Ordre religieux. Six mois ne s'étaient pas écoulés, que Dieu
exauçait déjà ses désirs. Ignace allait offrir le saint sacrifice
pour Codure à Saint-Pierre in Montorio, lorsqu'il s'arrêta tout
à coup au milieu du pont Sixte, dans l'attitude de la surprise ;
puis d'un air calme, il leva les yeux au ciel, et dit à Jean-Bap-
tiste Viole (3I) qui l'accompagnait: Retournions à Rome; Codure
est déjà mort. Le malade venait en effet d'expirer. Ignace n'a
jamais dit ce qu'il avait vu alors ; mais on a toujours cru qu'il
avait eu la même vision qu'une personne très favorisée de Dieu:
cette âme, comme il l'écrivait lui-même peu de temps après à
Pierre Le Fèvre, avait vu Codure entouré de rayons de lumière
monter au ciel parmi les anges. Qui s'en étonnerait ? Codure
était un homme consommé dans la perfection, et rempli de
l'esprit de Dieu. Né au diocèse d'Embrun dans le Dauphiné, le
jour de la nativité de saint Jean-Baptiste dont il portait le nom,
il reçut plus tard la prêtrise le même jour, mourut le jour de
la mort du saint Précurseur et précisément au même âge (32).
Les désirs de saint Ignace étaient donc enfin comblés, et ses
travaux, qu'on pourrait partager en plusieurs classes, recevaient
déjà leur récompense : ses premiers efforts avaient eu pour but
de se surmonter lui-même, de se détacher du monde et d'arriver
à l'union avec Dieu ; il s'était ensuite proposé de rassembler
des compagnons et de les former à l'esprit apostolique, pour en
faire comme les pierres fondamentales de l'édifice qu'il voulait
élever. Il lui restait, en troisième lieu, à perpétuer son Ordre
270 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
déjà établi, en lui donnant un Institut, et un système de gou-
vernement. Mais avant d'aller plus loin, je dois faire ici mention
du nom qu'Ignace donna à la Compagnie, et des raisons qui
dictèrent son choix.
Ignace donna à l'Ordre qu'il venait de fonder le nom de
Compagnie de Jésus. Les oreilles des ennemis de l'Église en
furent étrangement blessées. Ce fut d'abord un véritable déchaî-
nement : les blasphèmes, les railleries, les injures abondèrent.
C'était un nom qu'on ne pouvait tolérer : plein d'orgueil et
d'injustice, il ôtait au commun des fidèles le précieux privilège
d'être la véritable Compagnie de Jésus, pour nous le réserver
exclusivement sans égard au mérite d'autrui et contre notre
devoir.
Le titre de Frères prêcheurs, donné comme indice de sa desti-
nation à l'Ordre de Saint-Dominique, avait aussi occasionné des
murmures et des reproches. On demandait si l'Église entière
était muette pour que ces hommes seuls fussent appelés prê-
cheurs. Mais l'autorité d'Innocent III, d'Honorius III, de
Grégoire IX,et d'autres Souverains Pontifes, fit taire l'envie et
maintint à cet Ordre un nom si digne de sa science et de son
zèle. De même, le saint concile de Trente et plusieurs Pontifes
approuvèrent notre dénomination, et Grégoire XI V, dans sa Bulle
Ecclesiœ catJwlicœ, la confirma solennellement.
Du reste, malgré toutes les contestations, Ignace était certain
que ce nom auguste ne serait jamais enlevé à la Compagnie (33).
On lui a entendu dire que si jamais cette question était remise
en discussion (ce qui arriva en effet), l'autorité de l'Église la
trancherait en sa faveur, parce que la volonté expresse de Dieu
était que l'Ordre portât ce titre glorieux ; et sans doute il tenait
de plus haut que de ses propres pensées une telle certitude.
« Il nous est manifeste, écrivait son secrétaire Jean Polanco,
« qu'Ignace avait appris par révélation de Jésus lui-même, le
« nom que son Ordre devait porter. Car quelques avertisse-
« ments ou reproches qu'il reçût sur notre prétendue usurpation
« de ce saint nom, il demeura toujours ferme à le conserver. Je
« l'ai entendu même dire que tous les hommes dussent-ils lui
« conseiller d'en prendre un autre, jamais il ne s'y déterminerait.
« Il n'exceptait de cette hypothèse que les personnes aux-
LIVRE TROISIEME. — CHAPITRE III. 271
« quelles il devait obéissance sous peine de péché. Or, pour
« quiconque connaissait l'humilité d'Ignace et sa disposition à
« renoncer à sa propre volonté afin de s'en rapporter au juge-
« ment d'autrui, une fermeté aussi grande, mieux encore, une
« pareille tranquillité à se refuser à tous les avis qu'il recevait
« sur ce sujet, donnaient la conviction qu'il ne considérait point
« cette affaire comme purement humaine. Jamais il n'agissait
« ainsi, sinon dans les cas où les lumières d'en haut avaient fixé
« sa détermination. D'ailleurs, il est probable que les premiers
« Pères avaient réfléchi et conféré entre eux sur leur nom et sur
« beaucoup d'autres choses ; par conséquent, tout porte à croire
« que le Seigneur lui-même l'avait révélé ou confirmé à
« Ignace.
« On doit observer ensuite que nous ne nous intitulons point
« Compagnie de Jésus, comme ayant la présomption de nous
« croire dignes d'être véritablement les compagnons de Notre-
« Seigneur ; mais seulement dans ce sens militaire, où une com-
« pagnie prend le nom de celui qui la commande. » Ainsi s'ex-
prime le secrétaire d'Ignace, et son explication est exacte. Le
nom de notre Société n'est véritablement qu'un titre militaire ;
il remonte à l'origine de la Compagnie, lorsqu'à Manrèse, Dieu
révéla la première ébauche de l'Ordre, à Ignace, dans la médi-
tation des deux étendards ; méditation où Jésus est représenté
comme capitaine d'une phalange guerrière. En effet, ce titre in-
dique bien le but qu'attribuent à la Compagnie, et les Souverains-
Pontifes et Ignace lui-même : par un admirable accord, ils l'ap-
pellent « la milice du Christ, Jesu Ckristimilitial> ; ils déclarent
qu'on doit vivre dans son sein uniquement pour combattre « sous
la bannière de la Croix, sub crucis vexillo Deo miliiare ». Toute
l'existence de la Compagnie, toute sa force, toute sa science,
doivent être consacrées à la plus grande gloire de Dieu, qu'elle
a bien autrement en vue que le commun des fidèles. Combattre
avec Jésus, mourir en combattant pour Jésus, n'aspirer qu'à
retracer Jésus en elle, soit par le moyen de sa propre perfection,
soit en travaillant au salut des âmes, et toujours, et uniquement,
pour la plus grande gloire de Dieu; voilà sa vie, voilà sa fin. Tous
ces motifs ne lui donnent-ils donc pas quelque droit de s'appeler
la Compagnie de Jésus ? Certes, il faut être bien mal inspiré
272 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
pour dire avec un théologien célèbre sur ces paroles de saint
Paul : Dieu qui vous a appelés à la société de son Fils J.-C, est
fidèle ; Fidelis Deus per quem vocati estis in societatem Filii
ejus Jesu Christi : « Comment cette Société, qui est véritable-
« ment l'Église de Jésus-Christ, a-t-elle pu être restreinte par
« Ignace à la sienne propre (34) ? »
Mais, premièrement, on ne s arroge pas ce que les Souve-
rains Pontifes, en vertu de leur autorité apostolique, ont accordé.
Puis, grâces en soient rendues à Dieu, la Compagnie est si éloi-
gnée de penser réunir en elle seule toute l'Eglise, que son seul
but, bien démontré par les faits, est de dilater l'empire de cette
Église, de la faire régner par tout l'univers, au prix de ses sueurs
et de son sang. De plus, ce nom n'est pas pour nous un titre
vain et sans objet, mais une exhortation tacite et continuelle
à la pratique de ces vertus, sans lesquelles nous ne pourrions
espérer de le porter dignement ; il nous rappelle sans cesse
le devoir, l'obligation où nous sommes de ne jamais déserter notre
bannière ; de ne pas dégénérer des exemples que Jésus nous a
donnés ; de ne vivre que pour travailler à notre sanctification
et à celle de nos frères ; de conserver toujours entre nous cette
mutuelle union qui donne une force indomptable: il nous rappelle
encore cette obéissance aux ordres de nos chefs, âme de la
discipline militaire ou religieuse ; il nous apprend enfin à ne
redouter ni le nombre des ennemis, ni l'acharnement des per-
sécuteurs ; et si nulle puissance ne peut abattre celui pour qui
nous combattons, il suffit bien pour nous défendre, nous qui lui
appartenons : nous ne sommes pas la Compagnie d Ignace, et,
bien qu'Ignace soit mort, nous n'avons pas perdu notre véritable
chef (35).
Le Père Pierre Ribadeneira écrivait de Gand, à un de ses
amis, en apprenant la mort d'Ignace : « J'aurais senti mon cœur
« se briser, si, levant les yeux vers ce même Père que je regret-
« tais, et vers cette Providence divine en qui il se confia tou-
« jours, je ne m'étais senti puissamment consolé par cette pen-
« sée que la Compagnie de Jésus n'était pas appuyée sur Ignace,
« mais sur Jésus lui-même. Oui, Jésus l'a édifiée par les mains
« de son serviteur, et il saura bien nous donner d'autres chefs,
« qui, sans être des Ignace, seront néanmoins tout ce qui nous
LIVRE TROISIEME. — CHAPITRE III.
273
« est nécessaire, et je me repose sur ces paroles que Jean Ur-
« tado dit au moment de sa mort : Notre Seigneur a jadis enlevé
« en un seul jour à son Église naissante les deux colonnes sur
« lesquelles elle semblait appuyée, saint Pierre et saint Paul,
« pour faire comprendre que lui, et lidseul, la soutient (3Ô). »
Ce
Histoire de S. Ignace de Loyola.
Règles de la vie religieuse. — Méthode suivie par saint Ignace
pour écrire les Constitutions. — Nouvelles faveurs célestes.
A Compagnie, une fois constituée en Ordre
religieux, avait besoin d'une règle. Tant que
ses membres résidèrent à Rome, il leur suf-
fisait d'avoir sous les yeux, la règle vivante
des enseignements et des exemples de saint
Ignace ; mais, comme ils devaient se disper-
ser bientôt dans toutes les parties du monde,
il devenait nécessaire de déterminer, sous une forme stable,
l'esprit qui devait animer chaque religieux en particulier, et le
mode de gouvernement commun à tous. Déjà, depuis longtemps,
en présence de Dieu et de concert avec ses compagnons, Ignace
avait conçu le plan de son Institut ; il le perfectionnait de jour
en jour, et l'autorité apostolique en avait approuvé l'ébauche.
Cependant l'entier développement, dans les plus minutieux
détails, demandait autant d'habileté que de longues et mûres
considérations. Ignace voulait d'ailleurs que l'expérience fût la
règle dernière et que le succès déjà obtenu fît juger de celui
qu'on pouvait espérer pour l'avenir. Il différa donc plusieurs
années encore, de tracer en détail sur le papier tous les points
des Constitutions. Cependant, il établit quelques règles géné-
rales pour diriger la conduiteque les Nôtres devaient tenir envers
Dieu, envers les supérieurs, envers le prochain et envers
eux-mêmes ; les voici :
i — « Autant que possible, les Nôtres doivent toujours avoir
« Dieu dans leur cœur et leur cœur en Dieu ; ils ne doivent
« aimer que lui, et ne penser qu'à lui. Seuls ou en public, ils ne
« doivent jamais détourner leurs yeux de sa présence ; ils doivent
« faire de sa sainte volonté comme le centre et le mobile de leurs
« actes, ne prendre que lui pour sujet de leurs discours et n'at-
« tendre que de sa main la récompense de leurs fatigues. La vie
HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA. 275
« de Jésus-Christ doit être le modèle, le cachet pour ainsi dire
« de leur perfection. Qu'ils s'étudient à s'en former l'image et à
« l'imprimer en eux le plus vivement possible.
2. — « Qu'ils voient Dieu dans les supérieurs pour respecter
« leurs volontés et exécuter leurs ordres avec empressement ;
« qu'ils se tiennent assurés que l'obéissance est un guide qui ne
« peut errer, un interprète des volontés divines qui ne saurait
« tromper. Il prescrit à chaque religieux de découvrir, soit à ses
« supérieurs, soit au guide de son âme, les secrets les plus inti-
« mes de sa conscience, ne laissant rien de caché, de crainte que
<ï l'ennemi n'y trouve accès et ne travaille en secret à le perdre;
« encore moins est-il permis de se diriger soi-même ; car il faut
« toujours se méfier du jugement propre, jugement d'autant plus
« aveugle, qu'on le croit plus éclairé.
3. — « En conversant avec le prochain pour le retirer du
« péché, on doit user de la même prudence qu'on emploie à
« l'égard d'un homme qui se noie pour ne pas s'exposer à périr
« avec lui. Qu'ils s'aiment les uns les autres, non seulement
« comme des frères et des fils du même Père, mais encore que
« chacun aime les autres comme soi-même. Et parce qu'il n'est
« pas rare qu'on s'échauffe dans les discussions opiniâtres, parce
« que de ces discussions peuvent s'échapper sinon des flammes
« du moins quelques étincelles de dédain, il faut les éviter avec
« soin. Quand il y a diversité d'avis, ce n'est point l'ambition de
« faire triompher son sentiment, mais le désir de faire connaître
« la vérité et de détruire l'erreur qui doit diriger la discussion et
« régler les paroles.
4. — « Qu'on garde le silence lorsque les besoins d'autrui ou
« des Nôtres n'exigent pas qu'il soit rompu ; mais même alors,
« l'orgueil avec ses termes hautains, la curiosité en quête des
« nouvelles du dehors, les rivalités qui portent à critiquer le
« prochain, l'oisiveté, source de discours vains ou plaisants, ne
« doivent avoir aucune part à nos entretiens.
5. — « Quelque grande chose que Dieu opère par notre entre-
« mise, nous ne devons pas pour cela nous regarder comme des
« hommes de grand mérite, ni usurper une gloire qui ne saurait
« appartenir à un instrument souvent très peu propre à l'œuvre
« accomplie. Cette gloire est due tout entière au bras qui dirige
276 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
« cet instrument. Se complaire dans la finesse de son esprit,
« dans son talent de la parole, dans la sagesse et la prudence de
« sa conduite, serait une marque de folie ; le religieux ne doit
« s'estimer jamais mieux récompensé de ce qu'il fait pour autrui
« que lorsqu'il en recueille des ignominies et des mépris, unique
« salaire accordé par le monde aux travaux de Jésus-Christ.
6. — « Si quelqu'un vient à tomber dans une faute publique,
« nuisible à sa réputation et à l'estime dont il jouissait, qu'il ne
« se laisse pas abattre, ni ne perde courage, mais au contraire,
« qu'il rende grâces à Dieu d'avoir permis cette chute qui, dévoi-
« lant la faiblesse de sa vertu, le fait apprécier à sa juste valeur;
« que ses frères apprennent par cet exemple à ne pas tomber,
« qu'ils comprennent que nous sommes tous pétris du même
« limon et qu'ils prient Dieu pour la conversion réelle du cou-
<?; pable.
7. — « Pendant le peu de temps qui leur est accordé pour se
« récréer qu'ils ne perdent point de vue cette modestie que
« l'Apôtre demande toujours de nous ; qu'ils ne se livrent pas à
« une joie immodérée, ni ne s'astreignent à une retenue qui les
« tienne trop renfermés en eux-mêmes.
S. — « Qu'ils ne négligent point l'occasion d'opérer un bien
« présent par l'espérance trompeuse d'en faire un plus grand
« dans l'avenir. C'est, en effet, un subtil artifice du démon de
« nous faire concevoir des desseins grands en apparence, et de
« nous exciter à poursuivre des choses admirables pour nous
« détourner d'un bien ordinaire que nous aurions pu accomplir.
9. — « Enfin qu'ils se tiennent inébranlables dans leur voca-
« tion comme s'ils avaient pris racine dans les fondations de la
« maison de Dieu ; car de même que l'ennemi du salut met sou-
« vent au cœur du solitaire le désir de vivre en communauté, de
« même à ceux qui sont appelés aux travaux extérieurs pour la
« conversion des âmes, il fait désirer la solitude ; il prétend
« ainsi les détourner du service de Dieu par cette instabilité et
« les conduire à leur perte, en les faisant entrer dans une voie
« opposée à celle qu'ils devaient suivre (37). »
Telles furent les premières règles que le saint Fondateur
établit pour la direction de ses enfants: il est facile de reconnaître
qu'elles sont comme ces graines qui sous une frêle enveloppe,
LIVRE TROISIEME. — CHAPITRE IV. 277
contiennent une belle plante ; et en réalité les fruits de ces pre-
miers enseignements démontrèrent leur vertu cachée. Ne pou-
vant m'abstenir d'en donner quelque témoignage, je citerai celui
que nous a laissé par écrit Martin Navarre, canoniste éminent,
homme d'un grand sens et d'une vie irréprochable qui vivait en
ce temps au collège de Coïmbre :« Un illustre Sénat m'avait
« demandé d'exposer mon jugement sur le nouvel Institut de
« la Compagnie de Jésus, et sur ce que j'en attends pour l'ave-
« nir : ma réponse a été basée sur des observations faites pen-
« dant sept années au collège de Coïmbre, à cette heure, le
« principal de cet Ordre. Une chose me paraît miraculeuse, et la
« voici. Plus de cent étudiants de la Compagnie y étaient réunis
« et instruits aux frais du Roi, tous jeunes, vifs et pleins d'ar-
« deur. Ils n'étaient soumis à d'autres lois qu'aux lois communes,
« naturelles ou divines ; le Fondateur n'avait pas encore rédigé
« de constitutions. Il leur était donc permis de sortir en tout
« temps, de traiter avec toute sorte de personnes, bonnes ou
« mauvaises; ils pouvaient rencontrer aussi bien des sollicitations
« à l'indépendance et au vice que des encouragements à l'obser-
« vance religieuse et à la vertu. De plus presque tous les habi-
« tants leur étaient hostiles. Cependant, bien que dans tous les
« pays chacun soit porté à examiner attentivement les nouveau-
« tés, à critiquer, à mal parler d'autrui, je n'ai jamais, pendant
« sept années, entendu une seule personne dire ouvertement ou
« à voix basse, sérieusement ou en plaisantant, la moindre chose
$ défavorable à ces étudiants. On blâmait seulement leurs morti-
« fications qu'on trouvait excessives; on disait qu'ils se traitaient
« avec mépris et faisaient honte à leurs familles en portant des
« vêtements grossiers et déchirés, et en remplissant souvent dans
« l'intérieur de la maison, les offices les plus bas et les plus mé-
« prisables; on leur faisait encore un grief de reprocher au monde,
« non sans fruit cependant, ses vanités, et de rappeler trop
« souvent aux hommes qu'ils ne sont que cendre et poussière.
« Mais que sont ces accusations, sinon de véritables louanges
« pour quiconque sait réfléchir? Je le répète encore, tout cela me
« semble miraculeux : il paraît même miraculeux que, objets de
« haine comme l'étaient plusieurs d'entr'eux, aucun n'ait été
« couvert d'infamie et châtié publiquement ou en particulier. Il
278 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
« est bien rare, dit saint Augustin, que dans un rassemblement
« même peu nombreux, composé même de vieillards, il ne s'en
« trouve pas quelques-uns entachés d'immoralité! J'ai voulu ren-
« drece témoignage d'abord pour la gloire de Dieu et de Notre-
« Seigneur Jésus-Christ, dont cette Compagnie a pris le nom
« et par laquelle il démontre de bien des manières la vérité de
«ce que dit de l'Esprit-Saint la glose du chapitre, Nisi cum
<Lpridem, de renient.
« Tu spiras ubi vis, tu munera dividis ut vis,
« Sas cui das quod vis, quantum vis, tempore quo vis.
« Tu souffles où tu veux, tu distribues tes dons à qui tu veux,
« Tu sais à qui tu donnes,ce que tu veux, autant que tu veux, quand tu veux.
« J'ai voulu ensuite que tous les collèges du même Ordre,
« aujourd'hui répandu dans toute la chrétienté pour sa gloire et
« pour le bien général, comprennent par quel grand miracle ce
« collège de Coimbre, important entre tous, s'est établi. Enfin
« j'ai voulu inspirer à tous les autres religieux de la Compagnie,
« qui ont fondé d'autres collèges, si nombreux et si importants,
« le désir de conserver, comme ils le font, l'éclat de leur nom et
« leur première réputation, afin que la suite réponde aux dé-
« buts (38). »
Avant défaire connaître en détail les Constitutions, je crois
devoir parler de l'ordre suivi par saint Ignace, pour les composer,
et de la manière dont il les traça. Dans ce travail il réunit deux
qualités de prime abord bien éloignées: d'une part, une extrême
prudence, comme si les Constitutions devaient être son œuvre
exclusive; de l'autre un entier abandon de ses pensées à l'Esprit
de Dieu et une aussi totale dépendance de la direction divine
que si le Seigneur lui-même, composant tout l'ouvrage, n'eût
laissé à son serviteur que le soin d'écrire sous sa dictée.
Il commençait donc par examiner avec une grande sagesse,
les points à établir; il notait les raisons pour et contre tel point,
en particulier, raisons qui souvent n'étaient ni légères ni peu
nombreuses. J'en ai compté touchant un détail de moindre im-
portance jusqu'à sept d'un côté, et quinze de l'autre, et chacune
d'elles était d'un très grand poids. Cela fait, il se dépouillait de
toute affection ou opinion personnelle, pour laisser la raison
LIVRE TROISIEME. — CHAPITRE IV. 279
seule déterminer le choix de la volonté ; puis il balançait et
confrontait les différents motifs, s'assurant ainsi de la valeur de
chacun. Il passait une grande partie de la nuit, et souvent même
du jour, dans cette occupation. Rompant alors avec toute autre
affaire, il se retirait dans un petit jardin isolé qu'un de ses
amis lui prêtait, ou bien dans sa chambre dont la porte, pour
éviter toute interruption, était ordinairement gardée par Benoît
Palmio.
Ignace avait lu toutes les constitutions des autres Ordres
religieux, et nous en avons encore les extraits écrits de la
main de son secrétaire Polanco. Il avait observé les causes soit
du progrès, soit de la décadence de ces Ordres ; mais pendant
qu'il écrivait les Constitutions, il n'eut jamais d'autres livres
dans sa chambre que les saints Évangiles et f Imitation de
Jésus-Christ (39). Après avoir fait tout ce qu'exigeait la pru-
dence, il restait en prière, pour chaque règle, durant plusieurs
heures. A la lumière de ces communications surnaturelles avec
Dieu, il repassait de nouveau tout ce qu'il avait déjà conçu et
avec la simplicité d'un enfant qui se sent incapable de pronon-
cer sur des choses si importantes, il suppliait Notre-Seigneur,
avec larmes, de lui faire connaître ce qui devait le plus contri-
buer à son service et au bien de la Compagnie ; puis il invoquait
la Vierge Marie comme médiatrice pour qu'elle lui obtînt la
grâce de Jésus-Christ ; enfin de nouveau il demandait au
Seigneur Jésus de lui servir de médiateur auprès de son
Père.
Se sentait-il presque fermement déterminé sur un point déjà
étudié soigneusement, il ne cessait point encore ses ferventes
supplications. Une fois, après avoir consulté Dieu pendant dix
jours et s'être arrêté ainsi à une détermination, il continua à
prier et à réfléchir sur le même point jusqu'au quarantième
jour.
Autrefois Isaïe et Ézéchiel, choisis pour être les interprètes
de la volonté de Dieu et les messagers de ses ordres reçurent
une faveur plus précieuse encore que leur mission même, lors-
que le ciel s'ouvrant sur leurs têtes il leur fut donné de voir
la majesté de Dieu et la gloire de son royaume. De même
Ignace, en méditation devant Dieu sur la règle qu'il
280 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
devait établir, reçut bien au de-là de ses demandes. Que
ne connaissons-nous mieux les lumières dont son âme fut
alors inondée ! Cependant il est arrivé jusqu'à nous quelques
lueurs dans certains autographes échappés à la destruction
qu'Ignace avant sa mort fit de ses manuscrits. Ces débris nous
feront mieux apprécier ce qui nous manque. J'en citerai au cha-
pitre suivant quelques fragments. Ce sont les sentiments inté-
rieurs et les visions célestes dont Ignace fut favorisé pendant les
quarante jours qu'il consacra à examiner devant Dieu, si les
églises des maisons professes devaient être dotées ou entretenues
par les aumônes des fidèles.
Là, on trouve de fréquentes apparitions de la Sainte Vierge et
de Notre-Seigneur lui-même. Visions de Dieu aussi sublimes que
le comporte l'intelligence de l'homme encore emprisonnée dans
un corps mortel, visions qui à l'aide d'images sensibles élèvent
l'âme à la plus intime connaissance de l'Etre incompréhen-
sible. Extases et ravissements, flammes intérieures, rayons de
la plus éclatante lumière, transports de la plus ardente charité,
palpitations, impressions véhémentes, calme doux et profond,
larmes assez abondantes pour faire craindre la cécité, enfin
vues si claires de la gloire de Dieu, qu'elles pénétraient jus-
qu'aux plus sublimes hauteurs du ciel. Toutes ces merveilles et
plusieurs autres sembables sont notées de la main de saint
Ignace suivant sa coutume de se rendre compte jour par jour
desdivers mouvements de son âme; et il les éprouva à l'occasion
d'une décision à prendre sur un point particulier d'importance
peu considérable. On peut en conclure qu'il n'y a pas dans ses
Constitutions une seule parole, un seul détail qui n'ait été bai-
gné de larmes et pénétré des rayons de la lumière céleste. De
même que le Saint-Esprit descendit sur les Apôtres en forme de
langues de feu ; ainsi on vit un jour, tandis que saint Ignace
écrivait ses Constitutions, une flamme d'une incomparable splen-
deur planer sur sa tête (4°), comme pour témoigner que, dans ce
travail, il était assisté par la lumière et la charité de l'Esprit-
Saint.
Non content d'avoir tant réfléchi, tant prié, quand il avait
enfin fixé et transcrit une règle, il la déposait sur l'autel et l'of-
frait au Père céleste en célébrant le saint Sacrifice avec sa
LIVRE TROISIÈME. — CHAPITRE IV. 281
ferveur ordinaire. Là, il suppliait Dieu avec d'abondantes larmes
d'abaisser du haut du ciel un regard sur l'œuvre de son serviteur,
et si tout n'y était pas conforme à sa sainte volonté, de l'éclai-
rer de sa divine lumière pour lui faire connaître cette erreur.
C'est ainsi que le Pontife saint Léon, après avoir écrit la lettre
qui condamnait l'hérésie d'Eutychès, la laissa sur l'autel de
saint Pierre, pendant quarante jours, avant de l'envoyer à
l'évêque Flavien, jeûnant durant ce temps, et priant Dieu conti-
nuellement de corriger ce qu'il pourrait y avoir d'erroné.
Le sentiment intérieur par lequel Dieu manifestait à Ignace
son approbation des projets qu'il avait lui-même inspirés, ne
pouvait laisser aucun doute sur le bon plaisir divin. Le Saint
demanda un jour au P. Jacques Laynez, s'il pensait que Dieu
eût révélé aux Fondateurs d'Ordres la forme et la règle de leurs
Instituts. Celui-ci répondit affirmativement, au moins pour les
points essentiels. « Je le crois aussi », reprit Ignace, qui proba-
blement en parlait d'expérience.
Rien, ce me semble, ne prouve mieux que l'Institut de la
Compagnie fût véritablement l'ouvrage de Dieu que sa résistance
aux efforts humains dirigés contre lui. Tous les points attaqués
par nos adversaires ont été successivement confirmés, d'une
manière spéciale par le Saint-Siège apostolique. Ils sont ainsi
devenus désormais inexpugnables. C'est là d'ailleurs la pensée
de saint François Xavier (4').
Sous le nom de Constitutions, il faut comprendre également
le texte et les explications marginales de l'Institut : car, on a eu
tort de prétendre que les explications étaient l'ouvrage du
P. Jérôme Natal ou du P. Polanco ; elles sont incontestablement
de notre Fondateur. Dès l'origine, il avait divisé en trois parties
le corps de l'Institut, et avait écrit séparément les Constitutions
proprement dites, les déclarations qui devaient y être ajoutées,
et la partie destinée à être expressément relatée dans les Bulles
d'approbation. On trouve ces divisions dans les anciens manus-
crits que nous possédons. Quant aux explications du texte ou
déclarations, on y voit encore les ratures et les différents chan-
gements faits de la main d'Ignace. Dans plusieurs endroits des
Constitutions, on trouve en marge quelques passages soulignés
de la main du Saint ; une note avertit que ces additions ont
282 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
rapport aux explications ; elles ont donc force de loi (42), comme
venant directement de notre bienheureux Fondateur, et ne
tirent pas seulement leur autorité de l'approbation des Souve-
rains-Pontifes qui les ont rendues Constitutions papales, ainsi que
les appelle le sacré Tribunal de la Rote. Il nous reste à pénétrer
dans le fond de cette œuvre et à expliquer plusieurs détails,
blâmés pour n'avoir pas été suffisamment connus.
Fin que s'est proposée saint Ignace en fondant la Compagnie. —
Moyens tirés de la vie active et de la vie contemplative pour
arriver au but de l'Institut. — Raisons qui portèrent saint
Ignace à mettre ses religieux au rang des clercs. — Examen
des observances de l'Ordre.
OMME dans les œuvres morales, où l'hom-
me tient le premier rang, la fin est l'élément
i le plus essentiel qui donne aux œuvres
j- leur caractère spécial, le degré d'efficacité
aussi bien que la règle pour le choix des
moyens, saint Ignace s'appliqua d'abord à
"S!qr^^^^^5^§ la déterminer. Dans tout ce qui était relatif
au service de Dieu, il visait toujours très haut. Or le but vers
lequel on dirige toutes ses actions lui paraissant la chose la plus
importante dont on puisse s'occuper, ce fut vers le plus parfait
modèle qu'il leva les yeux, pour en tracer dans son Institut une
exacte copie.
Il médita donc sur la fin de l'Incarnation du Sauveur et sur
les actions de sa vie toute divine; car nul autre certes ne pouvait
ni comprendre, ni servir mieux les intérêts et la gloire de Dieu.
Ayant reconnu que tous les actes de la vie et toutes les souffran-
ces de la Passion du Sauveur n'avaient eu d'autre objet que sa
propre perfection et le salut des hommes, Ignace choisit ces
deux sublimes fins, inséparablement liées l'une à l'autre, comme
le but propre et unique de son Institut, et il le déclare en ces
termes: « La fin de cette Société est non seulement de travailler
« avec le secours de la divine grâce au salut et à la perfection de
« son âme, mais encore de faire tous ses efforts pour procurer
« avec le secours de la même grâce le salut et la perfection du
« prochain (43). »
Cette Société est donc consacrée tout entière à la plus grande
gloire de Dieu, puisque, comme le dit ailleurs le même Saint,
\
284 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
son but propre est la gloire de Dieu, le bien universel et le salut
des âmes (44). A nos Constitutions se joignent les Bulles aposto-
liques qui les approuvent. Nous pouvons citer entre autres celle
de Grégoire XIII, où il est dit expressément : « Comme la fin
« de cette société est la propagation et la défense de la religion
« catholique et le progrès des âmes dans la doctrine et la prati-
« que de la vie chrétienne, le propre de sa vocation est aussi
« de parcourir divers pays, selon les ordres du Pontife et du
« Général de la Compagnie (45). »
J'ai dit que saint Ignace avait établi entre ces deux objets
une dépendance mutuelle, parce que travailler au salut du pro-
chain est une partie intrinsèque, substantielle et inséparable de
la perfection propre à cet Institut, de sorte que tous les moyens
aptes à procurer notre perfection doivent servir à nous rendre
plus capables de travailler au salut des âmes. Je citerai ici une
observation importante que, dès les premiers temps, nous laissa
par écrit Jacques Miron, un des Pères les plus chers à saint
Ignace. « Il faut bien comprendre que la prière et la méditation
« ne sont point le but principal de notre Institut, mais seulement
« des moyens très puissants pour acquérir les vertus indispensa-
« blés à l'accomplissement des ministères de la Compagnie ; du
€ reste, ces vertus ne s'acquièrent pas seulement par la prière
« et par la méditation, mais surtout par la mortification. C'est
« pourquoi le P. Ignace a posé dans ses Constitutions comme
« fondement des solides vertus, qui doivent, comme autant de-
« colonnes, soutenir notre Institut, l'abnégation continuelle de
« soi-même. Notre-Seigneur a voulu également qu'elle fût la
« base de toute perfection chrétienne, puisqu'il a dit : Quil se
« renonce lui-même et qu'il porte sa croix (4Ô).
« Nous devons néanmoins recourir à la prière et à la médita-
« tion pour acquérir une parfaite mortification de tous nos pen-
<L chants désordonnés ; mais celui qui, pour jouir des douceurs de
« l'oraison négligerait ses devoirs envers le prochain, serait hors
« de l'esprit de sa vocation. De même celui-là ne fait point une
« oraison conforme à l'esprit de l'Institut, qui reste attaché à
« son propre jugement et se soumet difficilement aux ordres des
« supérieurs, quand ces ordres contrarient son inclination et sa
« volonté.
LIVRE TROISIÈME. — CHAPITRE V. 285
« Comme tous les Ordres religieux ont un mode propre d'arri-
« ver au but de leur Institut, ainsi la Compagnie a une sorte
« d'oraison qui lui est particulière et qui doit la conduire à un
« renoncement intérieur de tout jugement propre, pour soumet-
« tre sa volonté à l'obéissance; et c'est par là que nous devenons
« des instruments dignes de travailler au service du prochain
« pour le salut des âmes, but de notre Institut, ou, en d'autres
« termes, à la plus grande gloire de Dieu. »
Mais bien que l'objet unique de la Compagnie soit, comme
disent les Constitutions, d'aider nos âmes et les âmes du pro-
chain « à parvenir à la fin dernière pour laquelle elles ont été
créées (47) », on ne doit pas confondre notre vocation avec celle
des évêques. Les évêques doivent être parfaits eux-mêmes, et
par état ; ils doivent ensuite conduire les autres à la perfection.
Leur état est bien autrement sublime que le nôtre ; puisque l'évê-
que, par sa condition même, ne doit plus en être à travailler
comme nous à sa perfection ; il doit être arrivé déjà au terme
vers lequel notre vocation nous fait marcher.
Une fois fixé sur le but particulier de son Institut, le saint
Fondateur s'occupa du choix des moyens propres à l'atteindre.
Il médita profondément sur l'esprit et sur les actions propres
de ces deux célèbres espèces de vie, dont l'une, tout occupée
des autres comme Marthe, s'oublie elle-même, et ne songe, com-
me le dit saint Augustin, qu'à préparer la nourriture du divin
Maître, intenta quomodo pascat Dominum {f) ; et l'autre comme
Marie, saintement oisive aux pieds de Jésus, repousse tout ce
qui pourrait la détourner de la contemplation, et ne songe qu'à
se nourrir des enseignements du divin Maître, quomodo pasca-
tur a Domino. Pris séparément, ces deux genres de vie ne ré-
pondaient ni l'un ni l'autre à son dessein. Ni la vie purement
contemplative : car, retenu dans les douceurs des consolations,
le religieux ne pourrait voler promptement et en tous lieux au
secours du prochain ; ce que demande pourtant la vocation
spéciale de la Compagnie, qui consiste à aller en quelque lieu
que ce soit, où l'on espère mieux servir Dieu et être plus utile
au prochain, ni la vie simplement active : car il ne faut pas,
pour sauver les autres âmes, négliger la sienne, et devenir sem-
blable aux montagnes, qui en répandant sur les vallées, avec
286 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
les pluies reçues du ciel, leur suc le plus fertile, les fécondent
en demeurant elles-mêmes stériles. Il travailla donc à unir par-
faitement ces deux vies, qu'il n'est pas après tout impossible
d'accorder, car Marthe et Marie étaient sœurs et non point
ennemies. Si ces deux vies se nuisent l'une à l'autre quand cha-
cune d'elles suit avec rigueur son attrait individuel, fondues
amicalement ensemble, elles s'entr'aident par un échange réci-
proque de services. Tandis que les fatigues de la vie active
font fructifier la sainte oisiveté de la contemplation, celle-ci
donne le souffle et la vigueur nécessaire pour soutenir les plus
pénibles travaux. Ainsi saint Ignace prit de l'une, l'oraison men-
tale quotidienne, moyen principal de perfection pour embraser
l'âme et la préparer à l'union intime avec Dieu ; les exercices
spirituels, qui, poursuivis quelquefois durant un mois entier,
avec quatre heures de méditations par jour, sont propres, à faire
sortir non seulement du monde, mais de nous-mêmes, ce qui est
bien plus difficile. Il lui prit encore le renouvellement des vœux
deux fois l'année, renouvellement que préparent la prière, la
confession générale, les exercices de pénitence, et l'exacte ré-
forme de l'homme intérieur; les examens de conscience, au milieu
et à la fin du jour, moyens si efficaces pour la réforme de nos
actes intérieurs et extérieurs ; l'examen particulier, dont l'objet
spécial est d'acquérir une vertu ou d'extirper un défaut dominant;
la pureté d'intention dans le détail et dans l'ensemble de la vie ;
une entière ouverture de cœur à son directeur spirituel ; l'usage
journalier des lectures spirituelles faites en particulier ou en com-
mun ; les exhortations domestiques et les conférences spirituelles ;
la fréquentation des sacrements, l'exercice d'une continuelle
mortification intérieure et enfin une constante fidélité aux vœux
de religion. Voilà les secours qu'on trouve avec d'autres sem-
blables dans la Compagnie pour avancer dans la perfection.
Ajoutez-y deux ans de noviciat et le troisième an pendant les-
quels on ne s'occupe que de former et de cultiver son âme, et
l'on avouera qu'on ne court pas le risque, en s'employant ensuite
au service du prochain, de ressembler à ces tuteurs desséchés
qui soutiennent les ceps de vigne, et les laissent se couvrir de
feuilles et de fruits, tout en demeurant eux-mêmes arides, sans
vie, et tout au plus bons à brûler.
LIVRE TROISIÈME. — CHAPITRE V. 287
D'un autre côté la vie active n'est pas négligée. Pour être
utile au prochain, saint Ignace ne borna pas ses moyens d'action
à la sanctification immédiate des âmes, il voulut encore y arriver
en cultivant l'intelligence. Je veux parler de l'enseignement des
lettres et des sciences offert à tout le monde dans les collèges
ouverts parla Compagnie, et dans les académies où les religieux
se font un devoir d'enseigner depuis les premiers éléments de
la grammaire, jusqu'à la théologie scolastique et morale, sans
exiger d'autre satisfaction de leurs écoliers, que celle de l'inno-
cence des mœurs, d'une piété toute chrétienne et du fréquent
usage des sacrements, fruits précieux de leur zèle.
Quant aux moyens d'opérer plus immédiatement le bien des
âmes, je me réserve de les exposer dans le livre suivant. On y
verra briller parmi les autres vertus de saint Ignace, le zèle le
plus industrieux pour le salut de ses frères.
La Compagnie, ayant pour but immédiat et essentiel de se
dévouer entièrement au service spirituel du prochain, devait être
nécessairement une société de Clercs, dont la profession spé-
ciale est d'instruire les peuples dans la science du salut éternel.
C'est ce que comprit saint Ignace ; et les Souverains-Pontifes
Paul III, Jules III," Paul IV, Pie V, Grégoire XIII et Clé-
ment VIII nous ont toujours appelés clercs ou prêtres. Le
concile de Trente ne nous donne pas d'autre nom.
D'ailleurs ce nom ressort assez de ce que nous avons dit plus
haut ; constituée en vue du salut du prochain, la Société doit
travailler à sa propre perfection pour se rendre apte à procurer
efficacement la perfection d'autrui.
De notre titre de clercs réguliers découlent deux notables et
rigoureuses conséquences. La première est que nous occupons
dans la hiérarchie ecclésiastique, le rang de clerc, destiné à
diriger les peuples dans le culte de Dieu et dans la voie du
salut : car, si par son Institut et en tant qu'Ordre, la Société
n'est point monastique, elle n'offre pourtant rien qui ne convienne
parfaitement à la cléricature. Tout ce qu'elle a ajouté aux obli-
gations de ce dernier état, n'est qu'un accroissement de la perfec-
tion qui lui convient. C'est pourquoi Paul III, Jules III, Mar-
cel II et Paul IV avaient coutume de nous appeler clercs, ou
prêtres réformés.
288 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
Quoique la Compagnie, par une exemption particulière, ne
soit pas soumise à la juridiction des évêques, comme le clergé
séculier, on ne peut dire qu'elle trouble par ce privilège la
hiérarchie ecclésiastique, ni qu'elle en soit exclue par son vœu
solennel et spécial de dépendre uniquement du Souverain-Pon-
tife, l'évêque universel ; car en veillant sur le troupeau commis
à sa garde, par Jésus-Christ, il nous envoie porter des secours
à toutes les églises, sous les ordres des évêques, et pour le plus
grand bien des fidèles.
Supposons que la Compagnie fit aux évêques le vœu solen-
nel d'obéissance qu'elle fait au Souverain-Pontife : on ne voit
pas d'abord quel profit en eussent retiré leurs troupeaux ; de
plus l'Eglise elle-même en aurait souffert : car, dans les pays
infidèles ou hérétiques qui n'ont point d'évêque, on n'aurait pu
nous employer comme l'ont fait les Papes. Comment donc
aurions-nous, ainsi que Pie V l'atteste déjà de son temps, con-
quis des nations entières au royaume de l'Église ? D'ailleurs
il convenait à la dignité, et à l'autorité du Vicaire de Jésus-
Christ d'avoir des milliers d'hommes toujours prêts à voler,
dans les pays les plus barbares et les plus lointains, quelque
périlleux et difficile que pût être cet apostolat.
Voilà pour l'honneur du Saint-Siège et pour l'utilité des fidèles
en tout temps ; mais aujourd'hui une pareille institution est
devenue indispensable. Aussi les Souverains-Pontifes et les
écrivains que j'ai cités plus haut, ont-ils fait remarquer que
Dieu avait donné à l'Eglise et à son chef une marque de sa
divine Providence en leur envoyant pour de nouveaux besoins,
de nouveaux secours. On ne saurait dire que ces auxiliaires
aient trompé l'attente du peuple chrétien. La preuve en est dans
les histoires et dans les innombrables livres écrits par les héré-
tiques de toutes les sectes pour conspuer le nom, condamner la
doctrine de l'Ordre, tourner en dérision l'Institut et insulter la
Compagnie.
Parmi les calvinistes, Lermée dit bien haut que si nous avions
promis de grandes choses en faveur du Pontife romain, nous
avons, en hommes de cœur, surpassé nos engagements par nos
actions. Non contents de nous attaquer aux ministres de la reli-
gion réformée, nous infectons encore la jeunesse d'Allemagne
LIVRE TROISIEME. — CHAPITRE V. 289
et de France, et nous avons tellement l'art de l'attacher au Saint-
Siège qu'on rendrait plutôt blanche une étoffe écarlate, qu'on ne
résisterait au torrent de doctrine papiste dont nous dirigeons
sur elle le cours. Puis le calviniste Misène nous appelle les Atlas
de la Papauté ; Elie Hasenmuller, les huissiers de l'Evêque ro-
main ; Withacher, la moelle du Papisme ; Eunius, les évangélistes
du Pontife romain ; causant pro ipso adeo strenue agentes, ut vix
aliqtdd gravius pro Ckristo prœstaripossit (49); enfin nous accou-
rons pour raffermir la chaire de Pierre ébranlée par les assauts
de Luther. Pour atteindre l'Eglise ils frappent la Compagnie,
mais les hommes de sens et de piété chrétienne comprennent
bien que ces outrages valent des honneurs et que ces persécu-
tions sont plus dignes d'envie que de pitié ; aussi en ont-ils parlé
dans d'autres sentiments que certaines personnes moins perspi-
caces, personnes toujours prêtes à tenir pour coupable qui-
conque est accusé, et pour très malheureux quiconque est haï des
méchants. Les témoignages de ces grands chrétiens sont doux
à citer. Le cardinal Stanislas Hosius, écrivant aux religieux de la
Compagnie, disait (5°) : « Votre félicité est d'autant plus grande
« que vous souffrez de plus cruelles persécutions des ennemis de
« Jésus-Christ ; mais vous n'avez rien à craindre, car tous les
« cheveux de votre tête sont comptés, et, comme l'a promis le
« Sauveur, pas un ne tombera sans sa permission. Oui, on dira
« de vous avec vérité : Vous posséde7rez vos âmes par la pa-
« tience (SI). Et non seulement vous posséderez vos âmes, mais
« vous gagnerez à Jésus-Christ celles de vos ennemis : ils ne
« vous haïssent pas moins que les Juifs ne détestaient le Sauveur.
« Vous êtes de sa Compagnie ; après avoir partagé ses souf-
« frances, vous participerez à ses consolations et à ses éternelles
« joies. Donc agissez virilement et prenez courage. Ceux qui
« aujourd'hui vous abhorrent viendront plus tard vous conjurer
« avec instances de les instruire par vos enseignements et vos
« exemples (52). »
« Cet Ordre, ajoute un autre illustre cardinal, Guillaume Allen,
« et le genre de vie qu'on y mène sont nouveaux, mais la foi et la
« doctrine n'y diffèrent point de la foi et de la doctrine que l'an-
« tiquité et les Pères enseignaient, que l'Église professe aujour-
« d'hui. Et l'Ordre et le genre de vie sont un objet de haine
Histoire de S. Ignace de Loyola. J9
290 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
« pour les hérétiques, haine qucsaint Jérôme estimait comme
« une grande gloire; car dès lors les saints personnages envoyés
« pour les combattre leur étaient aussi odieux que ceux-ci sus-
« cités de Dieu même pour réparer les ruines causées dans
« l'Église, par Luther, Calvin et d'autres fléaux semblables. »
Ici se présente une autre considération : tout en vouant au
Souverain- Pontife une obéissance particulière, la Compagnie a
renoncé aux dignités ecclésiastiques. Or, selon la remarque de
Stanislas Rescius, les hommes les plus recommandables par leur
sagesse et par leur zèle comme les Échius, les Tapper, les
Roffeus, les Mori, les Hessel, les Hosius, les Sander et d'autres
avec eux qui écrivirent ou parlèrent contre les ennemis de
l'Eglise, virent souvent leur zèle échouer auprès des hérétiques,
soupçonnés qu'ils étaient, d'être mus par l'intérêt plutôt que par
la vérité : « Comme si, ajoute Rescius, ces hommes professaient
« la foi par crainte du Pape, des censures, pour un vil intérêt,
« pour arriver à l'épiscopat, et pour d'autres motifs de ce genre.
<L C'est pourquoi il a paru bon à Dieu d'envoyer de nouveaux
« hommes sans biens, sans places, sans évêchés, sans abbayes,
« vils aux yeux du siècle, ne craignant que Dieu et n'espérant
« qu'en lui; des hommes à qui mourir pour Jésus-Christ est un
« gain; qu'on peut faire périr, mais qu'on ne peut subjuguer (S3). »
Un second et très important caractère de notre organisa-
tion cléricale, c'est qu'en ne nous astreignant pas à certaines
pratiques saintes en vigueur dans les autres Ordres, notre fonda-
teur, tout en nous obligeant à nous consacrer tout entier au salut
du prochain, ne nous a pourtant pas privés des moyens néces-
saires pour avancer dans la perfection. Dans l'adoption de telle
ou telle pratique, il n'y a rien d'absolument et infailliblement
nécessaire : le but doit seul décider. En architecture, par exemple,
les différents ordres ne peuvent s'employer indistinctement pour
toutes sortes d'édifices : l'un convient aux temples, l'autre aux
palais, un troisième aux forteresses, et quoique tous les édifices
doivent avoir des parties communes et indispensables, telles que
les fondations et les murailles, ils diffèrent néanmoins autant que
leurs destinations ; les uns doivent servir au culte du Seigneur,
les autres à l'habitation ou à la défense des hommes. Il en est
de même pour les différents Ordres religieux : ils s'accordent
LIVRE TROISIEME — CHAPITRE V. 291
tous sur des points essentiels sans lesquels ils n'existeraient pas,
par exemple, sur les vœux et sur leur fidèle observation; quant au
reste ils sont entre eux aussi variés que leurs fins respectives. Et
si je ne me trompe, la discipline militaire des chevaliers de Saint-
Jean de Jérusalem et les habitudes monastiques ou simplement
cléricales ne peuvent pas plus se confondre qu'une forteresse,
un temple et un palais. Vouloir donc assujettir les chartreux à
passer comme nous plusieurs heures par jour dans les écoles, à
instruire les enfants, ou à courir dans les missions lointaines,
jusqu'aux Indes, quoique ces travaux soient des œuvres d'une
excellente charité, ce serait détruire l'harmonie de ce bel Ordre
et mettre obstacle à son but particulier, qui est l'union avec Dieu
par la contemplation.
Tout ce qui est intrinsèquement bon n'est pas approprié à
tous. Quiconque voudrait obliger la Compagnie, au chœur, à la
retraite ou à d'autres observances semblables, la renverserait de
fond en comble. Cela est si vrai que les religieux qui sur l'ordre
du Saint-Siège, ou avec l'approbation de leurs supérieurs, s'em-
ploient au service du prochain, sont légitimement dispensés,
celui-ci du chœur, celui-là du jeûne, et, si c'est nécessaire, même
de porter leur habit monacal. On ne peut donc s'étonner qu'un
Ordre dont le but essentiel est de travailler au salut des âmes,
ait pour règle propre, ce qui est une exception dans d'autres In-
stituts religieux. Qu'un homme, comprenant l'art de gouverner
une société uniquement instituée pour travailler ausalut des âmes,
examine l'Institut de Saint-Ignace sans préjugé, il ne manquera
pas de trouver dans son organisation la preuve d'une haute
intelligence; bien plus, cette organisation lui apparaîtra fondée
sur les lois de la plus exacte prudence divine et humaine.
Du reste les hérétiques, malgré leur haine profonde pour la
Compagnie et pour son Fondateur, n'ont pas tenté, sauf de rares
exceptions, de l'attaquer sur ce point. Ils n'ont jamais condamné
comme mal conçu un plan qui, s'il l'eût été en effet, leur fût de-
venu moins redoutable. Toutefois, comme le but d'Ignace était
de les attirer d'abord à la foi de l'Eglise romaine pour les con-
duire ensuite à l'observation des lois divines, ils n'ont jamais loué
ses Constitutions que comme une musique parfaitement harmo-
nieuse, à la vérité, mais à laquelle s'adaptent des paroles magiques
292 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
qui transforment en monstres ceux qui les écoutent. Mais
quiconque a, comme le disait Michel-Ange des architectes et
des sculpteurs capables, le compas dans l'œil ; quiconque sait,
dans une œuvre d'art, admirer la perfection de l'ensemble et
l'harmonie des parties, ne parlera de l'œuvre de saint Ignace,
autrement que le cardinal Philippe Sega, lorsqu'il dit : « L'art
« avec lequel cette Société a été si bien, si parfaitement, si
« excellemment constituée, est un art vraiment divin et non pas
« humain, et Ignace qui en a été l'architecte l'a produite moins
« par un effort de son habileté que par une inspiration reçue du
« ciel (54). »
Autre n'a pas été le jugement des Souverains-Pontifes. Ils
l'ont déclaré : l'Institut de la Compagnie émane d'une inspiration
divine : Juxta divinœ vocationis dispositioncm cmanavit (5S) ; et
pour qu'il répondît si exactement à ses deux fins, la perfection
individuelle et celle du prochain, TEsprit-Saint inspirait à Ignace
de Loyola les moyens les plus propres à la rendre utile au service
du Saint-Siège romain.
Ainsi parleGrégoire XIII dans sa Bulle Quanto fructuosius (s6),
où il rappelle la fondation, l'organisation, la composition de la
Compagnie par saint Ignace ; et il reconnaît expressément en
lui un instinct divin. De là découle, comme d'un indubitable
principe, la vérité de la règle que le môme Esprit dicta à Gré-
goire XIV, au sujet de la Compagnie, dans la Bulle Ecclcsiœ
Catholicœ : « On peut assurer, dit le Pontife, la tranquillité et la
« durée à un Ordre religieux, si son Institut se maintient ferme
« et immobile*; car les Ordres grandissent par les mêmes
« moyens qui ont servi aux fondateurs, animés de l'esprit de
« Dieu, aies établir avec l'approbation du Saint-Siège. » Le
même Pape ajoute plus bas : « Ce serait un grand danger pour
« la discipline régulière et pour la perfection spirituelle ; ce
« serait la ruine et le renversement de tout l'Ordre, si sous
« quelque prétexte que ce fût, on changeait ou on détruisait les
« institutions des fondateurs, acceptées dans les congrégations
« ou assemblées générales, et confirmées par le Saint-Siège
« apostolique (57). »
On pourrait donc appliquer ici ce qu'un ancien écrivain disait
des portraits : lorsque le temps ou quelqu'accident vient à en
LIVRE TROISIEME. — CHAPITRE V. 293
faner les couleurs, on ne doit point retoucher les traits, mais
seulement rafraîchir les teintes, tout en conservant le dessin
original, sous peine d'en faire sous le même nom un nouveau
portrait.Ainsi.ee qui pour la Compagnie pourrait avoir au début
une apparence de bien finirait par la détruire, comme s'écroule
un édifice dont on ébranle les fondements.C'est la remarque d'un
Souverain-Pontife: après avoir rappelé les instances faites, auprès
de Pie V de sainte mémoire, pour modifier certains points de
l'institut de la Compagnie : « Si l'on écoutait toutes ces réclama-
« tions, dit-il, l'édifice entier delà Compagnie tomberait en ruine,
« et avec lui disparaîtrait l'utilité de tant de sang pour l'Eglise. »
« C'est pourquoi »,dit avec grande raison Grégoire XIII dans sa
Bulle Ascendente Domino, « Nous devons, à l'exemple de nos
« prédécesseurs, défendre et maintenir dans toute son intégrité,
« dans toute sa force, cet Institut qui est la source d'un si grand
« bien pour l'Eglise catholique (58). » Enfin pour faire bien
comprendre la sagesse et la solidité des constitutions, statuts,
règles, décrets et autres parties de l'Institut de la Compagnie,
je dirai comme je l'ai insinué précédemment,et ceci résume tous
les éloges, que toutes ces constitutions sont appelées, en plusd'une
occasion, Constitutions papales, par la Rote romaine.
Ainsi le veulent d'ailleurs les approbations diverses de l'In-
stitut données par Jules III, Grégoire XI II, Grégoire XIV
et Paul V (59).
Et la preuve en est irréfragable ; car, comme le saint fonda-
teur l'atteste au commencement de son livre, les Constitutions
furent faites par ordre exprès du Pontife. Puis, soumises par
Paul IV à l'examen rigoureux de quatre cardinaux, elles reçurent
une sanction favorable. En outre quatre Papes les ont approuvées
par plusieurs Bulles apostoliques dans les termes consacrés de
motte proprio, de certa scientia et de plenitudine potestatis. Ils
ont approuvé et validé dans l'ensemble et en détail, les consti-
tutions, les règles, les statuts, les décrets, etc. comme si les
bulles citaient successivement les textes. C'est pourquoi les
mêmes Papes défendent sous des peines graves, de les condam-
ner, de les attaquer, de les mettre en doute, sous prétexte même
d'un plus grand bien, avec une apparence de zèle et dans le
prétendu but d'en rétablir l'exactitude. Aux membres mêmes
294 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
de la Compagnie, il est moins permis qua tout autre d'y tou-
cher. Tout cela est expressément signifié dans la constitution
de Grégoire XIV Ecclesiœ catholicœ (6o). Par là, l'audace des
contradicteurs et des perturbateurs sera réprimée, comme le dit
le Pontife ; et, « pour que ni eux, ni d'autres, dans l'avenir, ne
« puissent, entraînés par le mauvais exemple ébranler et atta-
« quer des choses établies pas le Siège apostolique, et principa-
« lement les Ordres religieux approuvés et confirmés par les
« Papes, Nous ordonnons, en vertu de la sainte obéissance, à
« tous et à chacun, soit séculier, soit régulier (comprenant parmi
« les réguliers les religieux de la Compagnie), quelles que soient
« sa profession, son grade, sa dignité ou sa prééminence, fût-il
« évêque, archevêque ou honoré d'une dignité civile quelconque
« sous peine d'excommunication latae sententiae, et d'inhabilité
« à toute sorte d'offices, de privation de voix active et passive
« à encourir par le fait même, et dont l'absolution est réservée
« à nous et nos successeurs, nous ordonnons, disons-nous, que
« nul sous prétexte d'un plus grand bien, de zèle ou de tout autre
« motif, n'ait la présomption d'attaquer, de changer, d'altérer
« l'Institut, les Constitutions, les décrets de la Compagnie ou
« quelqu'un des points indiqués précédemment ou tout autre,
« etc. ».
màmMs^Msmttà&
— :!:— Chapitre sixitmt. — :{:—
Examen des Constitutions.
PRÈS avoir montré en général la sagesse
% de l'Institut, nous allons exposer l'organisa-
is tion de tout le corps des Constitutions ; nous
p indiquerons en particulier les solides raisons
| qui ont conduit saint Ignace à n'admettre
1 pour sa Compagnie aucune des pratiques
monastiques que les autres Ordres observent
saintement, conformément à leur vocation. Les Constitutions sont
divisées en dix parties, liées ensemble et dépendantes les unes
des autres, d'après l'évolution naturelle de toute société, c'est-à-
dire, d'après sa formation, son accroissement et sa conservation.
Dans la première partie saint Ignace énumère les qualités de
l'âme et du corps requises de chaque candidat, ainsi que les em-
pêchements, qui même ignorés d'abord, s'ils viennent à être
ensuite reconnus, annulent l'admission. Mais comme tous les
sujets reçus ne répondent pas aux espérances qu'ils avaient fait
naître, le sage Fondateur indique dans la seconde partie, les cas
d'exclusion et prescrit la manière de faire ces renvois.
Les novices ont besoin de secours pour leur avancement
spirituel, et de certaines dispositions propres à maintenir leurs
forces physiques, sans lesquelles ils ne pourraient soutenir les
fatigues que chacun, suivant ses talents, devra embrasser pour
le service du prochain : c'est le sujet de la troisième partie.
Cependant, sans une connaissance peu ordinaire des lettres, le
plus parfait novice serait incapable de remplir les fonctions
propres de l'Institut ; la quatrième partie traite donc fort au
long des études, des grades, des sciences, de la connaissance des
langues, et enfin de la formation et du gouvernement d'une
Université. Il y est aussi question de la discipline des collèges
et des moyens de les maintenir.
296 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
Tout ce qui précède embrasse la période de préparation.
Durant cette période, le sujet se prépare à être reçu dans la
Compagnie par la profession des quatre vœtix. Quand le religieux
a satisfait à ce que l'on exige de lui, pour la science, et pour la
vertu, il peut être admis, s'il le désire ; et la cinquième partie
renferme les conditions de cette admission, On y parle aussi
du grade de coadjuteur spirituel, grade inférieur au précédent.
Les devoirs des membres de la Compagnie envers eux-mêmes
spécialement dans l'accomplissement de leurs vœux, font tout
le sujet de la sixième partie. La septième expose leurs obliga-
tions envers le prochain, soit dans les différents ministères de
l'Ordre, soit dans les missions particulières que le Saint-Siège
apostolique ou le Général leur confient.
On a traité jusqu'ici de la formation de l'Ordre dans son
ensemble. Les deux parties suivantes concernent le Chef ou
Général : dans la huitième, on traite de l'union nécessaire entre
le chef et les membres, de son élection, de la congrégation
générale à laquelle appartient la nomination du Général de
l'Ordre : dans la neuvième on détermine les rapports du Général
avec la Compagnie, leur autorité réciproque et les règles, pour
rendre le gouvernement utile. Enfin, dans la dixième partie, on
indique les moyens par lesquels la Compagnie peut se maintenir
et s'accroître.
Tel est l'ordre et l'enchaînement des Constitutions.
Cependant, avant sa mort, saint Ignace ne les avait pas présen-
tées comme absolument terminées, comme à jamais fixées. Aussi
dans la première congrégation générale tenue après lui, les Pères
assemblés se demandèrent-ils si l'on pouvait apporter quelque
changement aux Constitutions qui n'avaient pas reçu du Fonda-
teur une approbation définitive. Nos anciens mémoires nous
expliquent pourquoi le Saint ne les avait pas déclarées achevées,
et immuables. Par une prudence pleine de prévoyance, il voulait
que dans quelque lieu que la Compagnie s'établît un jour.l'aspect
en fût uniforme, condition essentielle de son union et même de
son existence. Or cette identité ne pourrait exister, là où la
diversité des usages, influant sur le genre de vie et sur les
moyens d'action, diviserait la Compagnie en plusieurs branches
qui offriraient l'apparence de différents Ordres. Pour éviter ce
LIVRE TROISIEME. — CHAPITRE VI. 297
grave inconvénient, il fallait à l'œuvre entière la sanction de
l'expérience ; les conceptions de l'esprit deviennent souvent
impossibles dans l'exécution.
En 1550, Ignace avait donc mandé à Rome autant de profès
qu'il put en rassembler ; il leur donna à examiner les Constitu-
tions : ces Pères devaient juger, suivant leurs connaissances des
pays divers qu'ils avaient parcourus, s'il ne s'y trouvait rien qui
ne pût universellement être observé. Il n'en demeura pas là.
Au bout de trois ans, il en envoya des copies dans les différentes
parties de l'Europe à tous les supérieurs, leur enjoignant d'en
exiger l'observance, et d'en porter un jugement après l'épreuve
faite.
Ce fut en cet état que la première congrégation générale
trouva ces Constitutions, lorsqu'elle s'assembla après la mort
du saint Fondateur. Il fut décidé que rien n'y serait changé, que
dans l'avenir on ne toucherait à rien d'essentiel ; qu'on pourrait
modifier des points de moindre importance, mais seulement
lorsque l'expérience ou de fortes raisons l'exigeraient. La même
assemblée prononça sagement sur quelques règlements qui ne
se trouvaient pas renfermés dans le corps des Constitutions : on
ignorait si saint Ignace leur avait donné une dernière sanction;
on détermina leur place et leur importance dans l'ensemble de
l'œuvre.
Les Constitutions furent donc transcrites sur l'original et
fidèlement collationnées. puis signées et scellées, selon les ordres
de l'assemblée, parle P.Jean Polanco, secrétaire de saint Ignace.
Le même Père les traduisit de l'espagnol en latin. C'est cette
traduction qui, après avoir été longuement examinée et comparée
avec le texte original, fut livrée à l'impression.
Disons maintenant quelques mots de notre vêtement.
D'abord il n'y a dans la Compagnie aucun costume particulier.
Ignorant ce point de notre Institut, l'auteur de la vie de Paul IV
crut pouvoir affirmer que notre vêtement avait été emprunté à
celui de son Ordre : c'est là une assertion erronée : la Com-
pagnie n'admet pas en effet certaines particularités propres au
costume de cet Ordre. Le collet droit dont nous faisons usage,
saint Ignace, qui était espagnol, l'avait emprunté au modeste
costume des prêtres d'Espagne ; quant à la scolastique portée
298 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
par nos étudiants au lieu du manteau, il l'adopta à l'imitation
des étudiants de l'Université de Paris.
Cependant ce genre d'habillement n'est pas tellement de
rigueur que nous soyons obligés à le porter dans tous les pays;
là où de bonnes raisons l'exigent, là où l'usage des lieux le
réclame, nous pouvons le quitter et en adopter un autre ; comme
cela se pratique en effet. Cependant nous sommes tenus à l'habit
ecclésiastique parce que, étant clercs, notre habit propre est
l'habit ordinaire des clercs. Quant à l'étoffe et à la forme, trois
conditions furent prescrites par S. Ignace : la décence, la
conformité à l'usage des lieux où nous vivons et l'esprit de
pauvreté (6l).
Il y avait une autre raison de ne pas nous assujétir à une
forme particulière de vêtement. Les nouveaux hérétiques avaient
excité dans le nord de l'Europe une extrême antipathie pour
l'habit religieux ; or la Compagnie était destinée à se trouver
sans cesse en contact avec eux ; il était donc prudent de ne pas
nous donner un costume qui nous eût fait fuir comme des bêtes
féroces par ceux-là même qu'on pouvait espérer ramener, en
vivant familièrement avec eux. C'est pourquoi chez les païens
où l'habit des lettrés, tel que celui des mandarins en Chine, et
des brahmes aux Indes, est le plus en honneur, nous quittons
pendant un temps les vêtements ecclésiastiques pour le revêtir;
et dans les pays entièrement hérétiques, où le costume clérical
ne serait pas toléré, nous nous transformons en marchands, en
médecins, en artistes, ou même en serviteurs pour pouvoir
traiter, sans exciter des soupçons, avec les catholiques cachés.
De plus la Compagnie n'est pas obligée au chœur ; chaque
religieux récite l'office en particulier. Cette exception paraissait
très inconvenante au Père Dominique Soto ; aussi après avoir
affirmé que les Ordres approuvés ne peuvent, en aucune manière,
se dispenser de cette partie essentielle de la prière, il ajoutait :
« Je parle des anciens Ordres ; car toute nouvelle Société qui se
« soustrairait à cette obligation, mériterait à peine ce nom,
« puisqu'elle serait privée de ce qui donne à un Ordre sa plus
« grande splendeur (62). » Paroles qu'un auteur, à la fois très
grave et très modeste, ne peut s'empêcher d'appeler fort mau-
vaises, pcssime dictum, car elles anéantissent en tant qu'Ordre
LIVRE TROISIÈME. — CHAPITRE VI. 299
toute société où le chœur n'est pas en usage, comme si l'essence
d'un Ordre religieux consistait à chanter publiquement l'office!
Si Soto qui était professeur de théologie, assistait au chœur, ou
non, je n'ai pas à m'en enquérir ; mais ce que je sais bien, c'est
que dans beaucoup d'Ordres très réguliers, les prédicateurs, les
professeurs et d'autres membres employés à des ministères d'une
haute importance pour l'Église et pour le bien des fidèles, sont
dispensés du chœur, et, loin d'être pour ce motif moins véritable-
ment religieux, ils le sont d'autant plus réellement qu'ils rem-
plissent un office plus élevé et plus utile au service de Dieu.
Si donc un Ordre religieux comprend dans son Institut des
fonctions qui dispensent du chœur, de quel droit, prétend-on que
ceux qui remplissent ces mêmes fonctions sans être obligés au
chœur, ne sont point de véritables religieux. Or que la Compa-
gnie soit dans ce cas et que son Fondateur et les Souverains-
Pontifes l'aient dispensée du chœur, on peut le lire tout au long
dans la sixième partie des Constitutions, où saint Ignace,
s'exprime ainsi : « Comme les travaux entrepris pour porter
« secours aux âmes sont d'une grande importance, propres à
« notre Institut et très fréquents, et comme notre séjour en
« tel ou tel endroit est incertain, les nôtres n'auront à chanter
« ni les heures canoniales, ni la messe, ni d'autres offices au
« chœur. Que si la dévotion en pousse d'autres à assister aux
« offices du chœur, ils trouveront facilement à satisfaire leur
« piété. Pour nous, nous n'avons à nous occuper que de ce qui
« est plus conforme au but de notre vocation et plus propre à
« procurer la gloire de Dieu (63). » C'est là l'unique motif qui
détermina les Souverains-Pontifes à confirmer de leur autorité
apostolique une telle constitution ; ils comprirent que la raison
l'exigeait. Dans sa constitution Ex sedis apostolicœiÇixh.<go\ïç.YA\\
entre autres, le marque bien en ces termes: « Considérant que cet
« Ordre religieux a produit des fruits très abondants dans tout
« l'univers par la propagation de la foi, par la gloire procurée à
« Dieu, et qu'il doit être à juste titre maintenu dans son primitif
« Institut, motu proprio et certa scieniia, nous ordonnons que
« ces religieux, pour qu'ils puissent s'adonner plus librement
« aux études, à l'enseignement, à la prédication, soient tenus de
« réciter les heures canoniales non point ensemble, au chœur,
300 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
« maischacun en particulier selon l'usage de l'Eglise romaine(64).»
La Compagnie n'est point, comme on l'a dit bien des fois, un
Ordre monastique ; dès lors, bien que n'ayant pas le secours des
pratiques monastiques pour la contemplation, elle n'est privée
de rien puisque la contemplation n'est point la fin de son
Institut. Quant à la splendeur dont le théologien cité fait
presque autant de cas que de ce qui constitue l'essence même
des Ordres religieux, je dirai que le saint concile de Trente, et
plusieurs Papes ont approuvé et confirmé l'Institut de la Com-
pagnie, et que pas un Pontife, après l'avoir soumis à l'examen
rigoureux des théologiens et des canonistes, et après avoir pris
connaissance de toutes les oppositions suscitées par de très
puissants adversaires, n'a jamais trouvé qu'il manquât à la
Compagnie même un rayon de cette splendeur. Tout au con-
traire, devant l'intégrité de sa vie, conforme aux règles de
l'Institut, et devant les fatigues de ses continuels travaux qui
constituent, si je ne me trompe, la vraie gloire d'un tel Ordre
religieux, ils ont parlé d'elle en termes si nobles et si élogieux,
qu'on pourrait m'accuser de dépasser les limites de toute conve-
nance en rapportant ces mêmes éloges. Ils ont vu la Compagnie
ainsi qu'une belle peinture, dans sa vraie lumière et non sous un
faux jour ; ils l'ont vue, dis-je, poursuivant sa fin, qui est de
servir l'Eglise dans l'œuvre du salut des âmes, et non dans
la pratique d'observances monastiques auxquels s'adonnent,
selon leur Institut, tant d'autres Ordres très saints : « L'extension
« de cet Ordre en si peu de temps et sa fécondité pour le bien de
« l'Eglise de Dieu sont à peine croyables, » comme le dit
Pie IV dans sa constitution Etsi ex debito^). « Innombrables
« sont les fruits qu'avec la bénédiction du Ciel, la Compagnie de
« Jésus a produits, jusqu'à ce jour, dans l'Église ; on y compte
« des hommes illustres parla science, par la piété, leur vie exem-
« plaire et leur sainteté, des maîtres très chrétiens, des prédica-
« teurs excellents, des interprètes de la divine parole même
« parmi de lointaines et sauvages nations : » ainsi s'exprime le
saint Pontife Pie V, clans sa Bulle Innumerabilcs fructus (66).
Ajoutez les ministères importants que la Compagnie exerce dans
les maisons professes, en dispensant les sacrements de Péni-
tence et d'Eucharistie, les retraites et les autres œuvres où
LIVRE TROISIEME. — CHAPITRE VI. 301
la parole de Dieu est annoncée ; les collèges où les membres
de cette Compagnie s'emploient par le moyen de l'enseignement
des lettres, des sciences, de la philosophie et de la théologie à
former la jeunesse aux bonnes mœurs, pour le grand avantage
de l'Eglise comme le fait remarquer Grégoire XIII dans sa
Bulle Salvatoris (67). En somme « ils ne reculent devant aucune
« fatigue et ne craignent aucun danger dès qu'il s'agit de pro-
« pager la religion chrétienne, de conserver la foi catholique,
« de la rétablir là où elle s'est perdue, de procurer enfin le salut
« des âmes en cultivant la vigne du Seigneur par toute sorte
« d'offices de piété et de ministères de la parole » : ce sont les
propres termes de Clément VIII. Pour la même raison, après
avoir rendu témoignage au grand bien que l'Eglise a retiré
jusqu'à ce jour et retire actuellement des travaux de la Compa-
gnie, Paul V appelle cette Compagnie une religion sainte et au-
dessus de toute louange, Sancta et numquam satis laudata
religio (68) ; et Grégoire XV, en accordant à Charles de Lor-
raine, évêque de Verdun, la faculté d'entrer dans l'Ordre, lui
écrit : «Après avoir rejeté bien loin les soucis des choses de ce
« inonde et les embarras des biens de la terre, partez pour entrer
« dans les rangs de cette sainte milice, illustre par son zèle à
« défendre le nom chrétien, et par les défaites qu'elle a infligées
« aux hérétiques, et puisse votre départ tourner au bien de la
« religion chrétienne (69). »
Ce sont ces mérites reconnus par les Souverains-Pontifes
qui ont provoqué tous ces témoignages flatteurs : je n'ai cité
que quelques fragments; mais ils sont suffisants à mon avis, pour
montrer que l'éclat ne fait pas défaut à la Compagnie, parce que
le chœur lui manque: ajoutons que l'exemption du chœur seule
lui permet de produire tous ces fruits de salut. Que si l'on
considère tes divers degrés établis dans la Société, il devient
plus manifeste encore que le Fondateur ne pouvait obliger ses
religieux au chœur sans apporter le trouble dans leur classifi-
cation, dans la forme de leur vie et dans leurs travaux.
Tous les établissements de la Compagnie se divisent en
noviciats, collèges et maisons professes. Outre leurs exercices
extraordinaires qui sont fréquents, les novices ont, chaque
jour, cinq heures d'exercices purement spirituels : une heure et
302 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
demie de méditation, autant de lecture spirituelle, des exhorta-
tions, des conférences, quatre examens dont deux généraux sur
les actions de la journée et deux particuliers, l'un sur l'oraison
mentale et l'autre sur le défaut ou la vertu qu'il importe le plus
à chacun de détruire ou d'acquérir. De plus les novices ont à faire
un mois de pèlerinage, à servir les malades dans les hôpitaux,
à vaquer à d'humbles travaux dans les plus modestes emplois.
Les choses de Dieu sont leur unique sujet de conversation, et
ils ne travaillent jamais ensemble à des travaux manuels, comme
à faire des cilices et des disciplines, pour se délasser,sans écouter
la lecture de quelque livre de piété ; enfin le sommeil seul sus-
pend leurs exercices spirituels.
Le noviciat dure deux ans entiers. Il ne faut pas moins de
temps pour commencer à former le novice à l'esprit de l'Institut,
qui exige par dessus tout une grande pureté de conscience, le
mépris de soi-même, un empire réel sur ses passions, une iné-
branlable fermeté dans la vertu, enfin l'union de l'âme avec Dieu.
D'ailleurs, dans les collèges on étudie et on enseigne ; mais ni
l'une ni l'autre de ces occupations ne dispense de la méditation,
des examens ou des autres exercices spirituels,et il serait impos-
sible d'y joindre d'autres travaux intellectuels ; car ceux-là
même paraissent déjà surpasser les forces ordinaires de la
nature.
Ces labeurs littéraires ne comprennent pas moins de treize
ans, et vont des dernières classes jusqu'à la rhétorique, et de la
rhétorique jusqu'à la théologie inclusivement. Enfin dans les
maisons professes, se trouvent les ouvriers évangéliques, qui,
comme le dit saint Ignace dans une de ses lettres, doivent être
toujours, un pied levé, prêts à partir pour les missions lointaines
où ils peuvent être à chaque instant envoyés, suivant l'esprit
de leur vocation et le but de leur Institut. Et quand les- supérieurs
ne les y envoient pas, ils trouvent de continuelles occupations
dans les chaires, les confessionnaux, les hôpitaux, les congréga-
tions, les prisons, l'assistance des malades, l'enseignement de la
doctrine chrétienne aux enfants ; car tels sont les travaux des
Pères qui habitent nos collèges sans y vaquer ni à l'enseignement
ni aux études.
Quant aux pratiques de pénitence, la Compagnie n'en a
LIVRE TROISIÈME. — CHAPITRE VI. 303
point de fixes et de déterminées. Le luthérien Melchior-Tolet, et
les copistes qui ont répété ses paroles, ont représenté la Com-
pagnie comme partagée en deux groupes : les bourreaux et les
condamnés ; ceux-ci des misérables infâmes, ceux-là des malfai-
teurs. Pour le prouver, ils prétendent qu'il y a dans nos collèges
certaines cavernes souterraines où l'on descend par des voies
secrètes. Là, se trouvent les instruments des plus cruels sup-
plices, des fers brûlants, des chevalets, des fouets, des chaînes,
des tenailles et cent autres appareils propres à torturer les infor-
tunés qui descendent dans cet infernal séjour. Nous sommes nous-
mêmes les bourreaux, et pour nous rendre plus formidables nous
portons d'horribles masques, et nous sommes vêtus en brigands.
Les suppliciés sont pris parmi nos propres frères. Aux uns, on
brise le corps, on tord les bras au point d'en disloquer les join-
tures; on asperge les autres d'eau glacée ou bouillante ; ceux-ci
sont suspendus à des poteaux, ceux-là pressés entre deux
planches; enfin tous sont traités suivant l'inspiration du moment.
Les patients ne doivent pas, à un seul mouvement, laisser voir
s'ils existent ou non, laisser échapper un soupir, car comme
l'aigle accoutume ses petits à fixer le soleil, ainsi la Compagnie
veut accoutumer ses enfants à la chaleur du feu et à la patience
dans les tourments.
C'est par ces épreuves qu'elle juge si l'on mérite d'être admis
au rang des profès: si l'on sera capable d'aller convertir les
hérétiques et les gentils, et d'assurer par là la réputation de
l'Ordre ; car, quand le religieux, sorti de ces antres, comme d'une
école de guerre où il a combattu contre la mort, se verra menacé
du trépas, il le craindra si peu qu'il prêchera sur l'échafaud, la
corde au cou, et chantera sur le bûcher. Ceux qui ont moins de
courage, apprendront du moins par là à regarder comme un jeu
l'observance de nos règles et surtout à obéir au moindre signe
des supérieurs. Tel est le langage de cet hérétique et de ses
plagiaires.
D'autres écrivent tout le contraire. Ils prétendent que nos
maisons sont de vrais paradis terrestres, où l'on ne rencontre
aucun labeur ; point de pénitences, nous vivons dans l'abon-
dance de toutes choses et au milieu des délices. Ainsi, les uns
nous couronnent d'épines, et les autres de roses ; chacun se fait
304 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
de nous au gré de son imagination un portrait de fantaisie, comme
le sculpteur fait sortir un monstre ou un dieu d'un bloc de marbre.
Mais laissons ces fictions puériles : la vérité est que entre un
Ordre sans aucune pratique de pénitence et un Ordre soumis à
des pénitences communes à tous les Ordres, il y a un abîme. Le
premier n'existe pas dans l'Eglise ; le second est l'Ordre que saint
Ignace a fondé avec une profonde sagesse et dans une parfaite
harmonie avec le but à atteindre. Oui, Dieu éclairait son esprit
et guidait sa plume quand il rédigeait ses règles et son Institut.
Ignace ne pouvait ignorer, après une expérience de tant d'an-
nées, combien les exercices de pénitence sont utiles, et jusqu'à
quel point on doit s'en aider dans la vie spirituelle. Il n'ignorait
pas non plus, traçant un plan de vie d'une haute perfection, qu'il
eût été absurde de proscrire les moyens qui doivent en faciliter
la pratique. Il ne laissa donc pas de soumettre la Compagnie à
des austérités et à des mortifications ; mais il les voulut réglées
d'après le but spécial de l'Institut, par le jugement des supé-
rieurs et par les forces individuelles des religieux. Voulant agir
avec sagesse, pouvait-il faire autrement? De la sorte* il ne
faisait que prévenir les excès nuisibles aux travaux de l'apostolat.
Tout le reste est propre à la Compagnie, et l'on ne satisferait
pas à la règle si l'on s'abstenait absolument de pénitences exté-
rieures quand la santé peut les supporter. Du reste, les exemples
de Laynez, de François de Borgia, de Pierre Canisius, de
Sylvestre Landini (7°), de Gonsalve Silveyra, de Bernardin
Realino, de Jean Cardim et de mille autres, parlent assez haut,
et j'aurais plus de peine à excuser les excès en ce genre qu'à
nous justifier du reproche contraire.
Dès le temps de saint Ignace, qui pourtant veillait soigneuse-
ment à contenir les siens dans les bornes exactes de l'Institut,
et estimait plus la soumission de la volonté que le sacrifice de
ses forces (7I), je trouve dans des collèges entiers une nombreuse
jeunesse qui s'impose des pénitences capables de compromettre
la santé et même la vie. Je lis des lettres venues même de séculiers
qui accusent ces religieux de maltraiter leurs corps avec plus
de ferveur que de discrétion, et supplient saint Ignace
de contraindre ses enfants en vertu de la sainte obéissance, à
conserver leurs forces et leur vie.
LIVRE TROISIEME. — CHAPITRE VI. 305
Ce fut là un des motifs qui l'engagèrent à écrire sur l'obéissance,
la fameuse lettre dont nous parlerons plus tard. Que saint
Ignace ait bien fait de circonscrire dans ces limites l'usage des
pénitences, c'est chose facile à prouver, et le pape Jules III, du
vivant même du saint Fondateur, put écrire en approuvant l'In-
stitut : On ne trouve rien dans la Société et dans son louable
Institut qui 11e soit pieux et saint (72). D'ailleurs les pénitences
n'étant par elles-mêmes que des moyens utiles à la guérison de
nos âmes, comme les médecines le sont au recouvrement de la
santé, et les payements à l'extinction des dettes, elles ne doivent
s'employer que d'une manière subordonnée à la fin principale,
c'est-à-dire en vue de notre propre perfection et du salut des
autres.
C'est donc sagement, qu'en parlant des pénitences corporel-
les, saint Ignace déclare « ne les vouloir ni indiscrètes, ni exces-
« sives, de crainte qu'elles ne mettent obstacle à un plus
« grand bien (73). »
On peut appliquer ces paroles à la solitude, au vêtement et
autres choses semblables qui toutes ont été déterminées d'après
les mêmes motifs. En effet il n'est pas besoin de longs discours,
pour prouver que la vie commune facilite les relations avec le
prochain ; il suffit pour cela de considérer la conduite du Fils de
Dieu. Venu sur la terre pour instruire les hommes, il a su choisir
sans doute, les moyens les plus propres à arriver au but. Saint
Thomas prend occasion de là pour répondre à cette question :
convenait-il que Jésus-Christ choisît pour le dehors, un genre
de vie austère plutôt qu'ordinaire et commun ? Le Saint répond
négativement, et voici pourquoi : « Il est très convenable, dit-il,
« que celui qui converse avec quelqu'un se conforme à lui selon
« le mot de l'Apôtre, dans le chapitre neuvième de sa première
« épître aux Corinthiens : Je me suis fait tout à tous. Il convenait
« donc que dans le manger et le boire Jésus-Christ fît comme
« tout le monde (74). » Et cela n'est-il pas surtout vrai pour
l'habit qui manifeste à tous les regards les qualités de l'âme et
la trempe d'esprit de celui qui le porte ?
Je ne prétends pas dire cependant que le Sauveur, en ne
menant pas extérieurement une vie austère, et en portant les
vêtements ordinaires condamne par là ceux qui agissent diffé-
Histoire de S. Ignace de Loyola. 20
306 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
remment. Qui a mieux loué que lui la vie de Jean-Baptiste
son précurseur, vivant au désert, revêtu d'un dur cilice,
sans manger ni boire, et non manducans, neque .bibens ? Si le
grand nombre se laissent attirer à la vertu par des dehors aima-
bles en harmonie avec leur caractère et leur éducation, d'autres
se laissent prendre par la vue d'une austérité extraordi-
naire comme par le rare tableau d'une haute sainteté. Aussi dit
encore saint Thomas: « Les hommes sont doublement attirés au
« bien, les uns par les dehors de la sainteté, et les autres par les
« charmes de la familiarité. Le Sauveur et Jean ont pris
« chacun une des deux voies. Jean, ou plutôt le Sauveur pour
« Jean, a fait choix de la voie austère, et il a pris pour lui la
« voie de la douceur (75).» Je ne m'étendrai pas à confirmer cette
vérité, par le témoignage des Saints Pères. Je ferai seulement
observer que le plus souvent Dieu a accordé une certaine sua-
vité et une amabilité naturelle à ceux qu'il a choisis pour remplir
les fonctions apostoliques.
En voyant l'attrait puissant exercé par ces hommes, on peut
leur appliquer ce que saint Grégoire de Nazianze raconte de
lui-même, que lorsqu'il paraissait en public pour instruire le
peuple, les habitants de Constantinople accouraient pour l'en-
tendre, et semblaient suspendus à ses lèvres. Le même Saint
compare encore ses auditeurs aux anneaux détachés d'une chaîne
de fer; si on leur présente un morceau d'aimant, tous les anneaux
sont mis en mouvement ; les plus rapprochés s'y attachent, puis
les autres s'unissent aux premiers et finissent bientôt par former
une longue chaîne réunie par une invisible attraction (76).
Tel était, pour n'en citer qu'un seul, le saint Apôtre des Indes,
François Xavier ; il joignait à son admirable sainteté des
manières si agréables qu'il semblait attirer comme par enchante-
ment, ceux qui conversaient avec lui. Pour se rendre là où Dieu
et les besoins de tant de peuples l'appelaient, il devait, comme
il l'écrivait lui-même, partir de nuit et à l'improviste, afin de se
soustraire aux prières et aux larmes par lesquelles on aurait
essayé de le retenir (77).
Parlant, devant une nombreuse assistance, du genre de vie
en apparence ordinaire qu'on suit dans la Compagnie, Ruard
Tapper, chancelier de l'Université de Louvain, disait que parmi
LIVRE TROISIÈME. — CHAPITRE VI. 307
nous tout est à peu près ordinaire et pourtant tout conduit aux plus
grandes choses (?8) ; et en réalité c'est bien en vue d'obtenir d'im-
portants résultats que ce genre de vie a été sagement adopté.
D'ailleurs, pour sauvegarder les intérêts des religieux contre
une lâcheté contente de peu, et contre une indiscrète ferveur
portée aux excès, saint Ignace a établi les supérieurs juges en
matière de pénitences à faire. Ceux-ci, placés entre la fin réelle
de l'Institut et les forces des individus, peuvent régler ces mor-
tifications extérieures de manière à les faire servir au progrès
particulier sans qu'elles nuisent au corps entier. Les autres
Ordres religieux ont pour l'usage des pénitences une règle écrite,
la Compagnie a une règle vivante ; l'une s'applique à tous les
membres sans exception, l'autre s'accommode aux forces de
chaque religieux et aux nécessités de ses ministères; il ne saurait
en être autrement, si l'on observe que les ouvriers les plus
expérimentés et les plus utiles aux âmes sont souvent les plus
dépourvus de santé et de vigueur.
Néanmoins, en dehors des Constitutions écrites de la main du
saint Fondateur, d'autres règles très salutaires ont été tracées
dans le livre des Exercices sur le bon usage des pénitences
extérieures. Les voici :
« i. — Lorsque les démons nous livrent des assauts extra -
« ordinaires pour nous porter au péché, nous devons alors re-
« courir à des pénitences extraordinaires pour résister.
« 2. — Si l'on est sujet à une passion dominante qui entraîne
« à des paroles ou à des actes contraires au saint état que l'on
« a embrassé, il faut se traiter avec rigueur jusqu'à ce qu'on
« l'ait surmontée, et s'imposer même, après chaque rechute, une
« nouvelle pénitence.
« 3. — Dans les nécessités publiques ou privées, aussi bien
« que pour obtenir de Dieu quelque faveur spéciale, il faut
« s'humilier devant lui, suivant l'antique usage des saints, dans
« les veilles, les jeûnes et les mortifications corporelles.
« 4. — Entre les divers actes de pénitence, il est mieux de
« pratiquer ceux qui, en mortifiant davantage les sens, nuisent
« moins à la santé ; puisque, celle-ci une fois par trop affaiblie,
« on n'en pourrait plus supporter aucune.
« 5. — On doit toujours se méfier des sens très habiles à fein-
308 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
« dre de ne pouvoir faire ce qu'ils ne veulent pas faire, et à
« simuler la faiblesse et l'infirmité, pour ne point souffrir. Aussi
« ne faut-il jamais leur donner l'espérance d'être délivrés d'une
« pénitence qui les fatigue, que pour l'échanger contre une autre,
« différente, il est vrai, mais non pas moindre.
« 6. — On doit surtout avoir en vue de dompter l'esprit plus
« encore que la chair, et les passions plus que le corps ; car, si
« ces deux victoires sont nécessaires, la première l'est toujours,
« pour tous et par dessus tout, et la seconde seulement suivant
« les circonstances et les dispositions particulières de chacun. »
A l'appui de tout ce qui précède vient bien la réponse d'un
Chartreux, homme de sens autant que de vertu. Comme Henri IV,
roi de France, lui demandait quelle différence il y avait entre
son Ordre et la Compagnie: «Les Chartreux, répondit-il, sou-
« mettent l'esprit à Dieu par la mortification de la chair et la Com-
« pagnie soumet à Dieu la chair par la mortification de l'esprit. »
Il me reste maintenant à montrer que bien qu'elle n'exige
point une mesure déterminée de pénitences extérieures, la Com-
pagnie a droit néanmoins d'être considérée comme un Ordre de
stricte et austère observance ! Je ferai remarquer d'abord que
comparés entr'eux, au point de vue des observances, les Ordres
religieux se surpassent plus ou moins les uns les autres suivant
le nombre et la qualité des pratiques religieuses en usage dans
leur sein. De plus l'austérité ne se réduit pas aux seules souf-
frances de la chair, mais elle s'étend à celles qui, pénétrant
jusqu'à l'esprit, n'en sont que plus vives. Or, pour bien faire
comprendre les conditions dans lesquelles se trouve à cet égard la
Compagnie, je signalerai plusieurs points de discipline qui lui
sont propres. Us ne figurent pas dans l'Institut, mais tous les
membres de la Compagnie les pratiquent inviolablement.
Premièrement, on y fait trois ans de noviciat, deux en entrant,
et le troisième, à la fin des études. A cette époque de leur vie,
en effet, les religieux reviennent comme des enfants reprendre les
premières leçons des choses spirituelles à l'école du cœur(79), selon
le nom que saint Ignace donne à cette troisième année de pro-
bation. Son but, en rapprochant ainsi les âmes de Dieu par de
longues méditations, est de ranimer la ferveur plus ou moins
refroidie par des études qui occupaient fortement l'esprit et
LIVRE TROISIEME. — CHAPITRE VT. 309
fatiguaient le corps. Aussi le saint Fondateur avait-il coutume
de dire que généralement il était satisfait de voir ses enfants
finir leurs études dans le même esprit qu'ils avaient en les
commençant. Pendant cette troisième année de noviciat, on suit
d'abord pendant un mois entier les Exercices spirituels, dans
une retraite absolue ; puis un autre mois est consacré aux
missions, un troisième aux plus humbles services domestiques ;
durant ces différentes périodes on s'exerce à la pratique constante
« de toutce qui peut nourrir l'humilité, l'entière abnégationde toute
« attache à ses sens, à sa volonté, à son jugement propre; enfin on
« se livre à tous les exercices qui peuvent accroître la connaissance
« et l'amour de Dieu (8o). » Ces épreuves, y compris le temps des
études, peuvent durer jusqu'à dix-huit années, pendant lesquelles
on vit sous l'œil et sous la censure des différents supérieurs, par qui
la conduite du religieux est scrupuleusement étudiée. Si l'on finit
par ne reconnaître en lui ni la force d'âme nécessaire pour vivre
dans la Compagnie, ni la possibilité de l'amener au degré de
vertu demandé, on a le droit de le rejeter et de le rendre au
monde. C'est pour cela qu'on diffère si longtemps, soit à incor-
porer un sujet à l'Ordre comme profès, soit à le placer défini-
tivement dans un grade supérieur et proportionné à ses talents.
Une autre règle nous est propre : c'est celle qui nous laisse
pour ainsi dire si longtemps sur la route et nous tient en suspens
la plus grande partie de notre vie, exposés à l'expulsion si
quelque faute grave l'exigeait. Ce n'est pas tout; il faut être prêt
à accepter un grade humble ou élevé, bas ou honorable, pour
tout le reste de la vie, suivant la volonté du Supérieur général.
Or cette seule disposition d'âme, au jugement d'hommes capables
de l'apprécier, paraîtra une mortification plus sévère qu'aucune
de celles qu'un genre de vie matériellement plus austère, aurait
pu introduire dans la Compagnie, car alors il faut vivre dans une
parfaite obéissance, dans une soumission absolue à la volonté de
Dieu et dans un entier détachement du monde et de soi-même.
Une nouvelle épreuve, non moins pénible, et dont j'ai parlé
plus haut, consiste dans ces treize années d'études, pendant
lesquelles on est soumis à des examens rigoureux, et sous la
dépendance continuelle des supérieurs qui peuvent interrompre
ou faire poursuivre des cours commencés, suivant que les études
310 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
sont jugées utiles ou peu propres et même nuisibles au jeune
religieux. De plus, parmi les régents, il y en aura qui auront
à fournir quatre, cinq, et, dans certaines provinces, huit ou dix
années d'enseignement, travail fort pénible et qui exige une pa-
tience, une humilité à toute épreuve. Il s'agit, en effet, de consacrer
au moins cinq heures par jour à former des enfants, remarquons-
le, à la science des choses de Dieu et aux éléments des lettres
humaines. Que sera-ce si nous tenons compte des travaux
particuliers qui ajoutent beaucoup aux occupations habituelles !
Dans ces ministères et dans d'autres qui ont pour objet le
service du prochain, il est d'une obligation stricte de ne recevoir
d'autre récompense que le mérite d'avoir contribué à la gloire
de Dieu. D'où il suit qu'un membre de la Compagnie, quel-
qu'aumône qui lui soit offerte, ne peut retenir pour lui-même la
valeur d'une obole.
Dans l'intérieur de nos maisons, on ne reçoit pas davantage
la récompense de ses mérites personnels ; car les plus savants,
les plus nobles, les plus utiles, ou même les plus âgés, ne sont
pas traités différemment des autres : une entière égalité règne
entre tous, et celui qui, après avoir été grand dans le monde, est
devenu grand en religion, ne se voit pas élevé au-dessus du
moindre de ses frères ; il n'obtient pas sur lui l'ombre même
d'une préférence. On ne doit attendre de récompense que de
Dieu seul qui pèsera chacun dans la balance de sa justice et
appréciera ses œuvres. Dans l'esprit de la Compagnie, les actions
et leurs motifs doivent avoir entièrement la gloire de Dieu pour
unique objet.
Enfin, ni l'âge, ni les travaux, ni les charges remplies, ne
donnent droit aune seule exemption, ne permettent de recevoir
ou d'écrire une seule lettre sans qu'elle passe sous les yeux du
Supérieur, de disposer de l'objet le plus minime. sans permission.
En un mot, on se trouve, après une vie de quarante et cinquante
ans passée dans des œuvres parfois grandes et glorieuses, préci-
sément au même point que le jour où l'on est entré au noviciat.
On peut donc dire que dans la Compagnie, les vieillards vivent
comme des enfants et les enfants comme des vieillards. Des
premiers on exige l'exacte observance et la ferveur de la jeunesse,
et des seconds, la maturité et la constance de l'âge avancé.
LIVRE TROISIÈME. — CHAPITRE VI. 311
Où trouver un plus complet assujettissement aux ordres des
supérieurs que parmi nous pour tout l'ensemble de la vie, pour
les lieux d'habitation, pour les emplois, pour les ministères !
Que l'on pèse un instant le fardeau imposé à qui dépend delà
volonté d'autrui jusque dans les plus minimes détails, et « que
« l'on dise si de tels nommes constituent un ordre relâché. Sou-
« mettre constamment à la volonté d'autrui sa propre volonté, est
« d'un plus grand mérite, nous dit saint Grégoire, que de briser
« son corps par de longs jeûnes ou que de s'immoler en secret par
« des pénitences corporelles dans un sentiment de ferveur (8l). »
Ainsi, parmi nous, nul ne peut se choisir un lieu de résidence,
s'établir dans une chambre, s'appliquer à un exercice, sans en
avoir reçu l'ordre exprès, ni prendre possession de ce que le
Supérieur lui destine, sans être toujours prêt à l'abandonner,
quand on jugera convenable d'exiger cet abandon.
C'est encore pour nous une obligation de découvrir notre
âme aux supérieurs et au Père spirituel qui nous dirigent et
nous gouvernent dans les choses de Dieu. Ces révélations obli-
gent, il est vrai, au plus inviolable secret, et n'ont d'autre but,
que notre consolation et notre sécurité: il n'en reste pas moins à
vaincre cette répugnance naturelle que tout homme éprouve à
découvrir à un autre tout ce qui traverse son âme,quelque humi-
liant que ce puisse être, soit par le vice de notre nature, soit
par les suggestions du démon.
Une mortification non moins pénible est l'abandon que
chacun de nous fait de sa réputation, dans ce sens, que quicon-
que est instruit, autrement que par la confession, d'une faute
grave ou légère, commise par l'un de nous, peut la dénoncer au
Supérieur, sans même en avoir prévenu le coupable. Il faut
ajouter cependant que dans ce cas, ce n'est pas à un juge qu'on
a recours pour qu'il punisse selon le démérite, mais à un père
pour qu'il aide le coupable à se relever. C'est pourquoi parmi
les interrogations de l'examen général qu'on fait subir à tous
les postulants avant leur entrée en religion, on trouve celle-ci :
« Pour son plus grand avancement spirituel, et surtout afin de
« lui inspirer une plus entière soumission et de lui infliger une
« humiliation salutaire, qu'on lui demande s'il consent à ce qu'à
« l'avenir toutes ses fautes et imperfections soient dénoncées
312 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
« aux supérieurs par quiconque les aura observées, hors du tri-
« bunal de la pénitence (82). »
Cette constitution, approuvée par le Souverain-Pontife, con-
forme à toute justice, et sainte d'après toutes les règles de la
perfection, a paru à plusieurs d'une extrême rigueur : un écrivain
moderne l'a même traitée de folie et d'extravagant abandon de
son honneur. Longtemps auparavant, Baiiez, sans désigner la
Compagnie, dans un écrit où il parle de cette pratique, avait dit
qu'il lui paraissait réellement dur de voir toute une communauté
religieuse assujettie à une règle d'une telle rigueur. « Cette règle,
« disait-il, peut aisément troubler le cœur de celui qui, n'étant pas
« très parfait, voit ses fautes cachées révélées au Supérieur (83). »
Cependant elle se pratique dans notre Ordre sans y causer
aucun trouble ; nous le devons sans doute à ces secours d'en
haut appelés grâces de vocation ; car Dieu les accorde toujours
suivant les besoins propres de l'Institut dont on est membre.
Enfin, pour des fautes si légères qu'elles ne constituent même
pas un péché véniel, on impose parfois des pénitences publiques.
De plus, on ne souffre pas clans la Compagnie un pécheur
dont on connaîtrait, autrement que par la confession, des fautes
mortelles, ainsi que saint Ignace le fit savoir, dès les premiers
temps par le P. Martin Olave au collège de Rome, et de là à
toute la Compagnie.
Je viens d'exposer une partie des austérités et des rigueurs
morales de notre Institut. On comprendra sans doute que la
nécessité de renoncer à son propre jugement, que l'obéissance
en toutes choses jusqu'au dernier soupir, que la dépendance à
tous les instants du jour, que l'abnégation de toute liberté et de
tout bon plaisir, que l'anéantissement de soi-même, quels que
soient les talents naturels, que l'abandon de sa propre réputation
sont des choses auxquelles l'âme ne s'accoutume pas, comme le
corps s'accoutume aux jeûnes et aux cilices ; au contraire, à
mesure qu'on avance en âge, en discernement, en autorité, en
mérites de tout genre, on est naturellement plus disposé à sentir
langueur de cette discipline et plus régulièrement obligé à ne
pas tenir compte de ces répugnances naturelles.
Examen des divers degrés ou grades auxquels on est assujetti
dans la Compagnie.
E vais parler maintenant du partage des
membres de la Compagnie en différents
erades ou classes. Les uns sont dans une
voie progressive,les autresdans une situation
stationnaire. Parmi les premiers on doit
ranger les novices qui, pendant deux ans,
ïSiïWB^WIIWS sont soumis à diverses épreuves, pour qu'on
puisse reconnaître à leur endroit deux choses : si l'Ordre leur
convient, et s'ils conviennent à l'Ordre. Quand la satisfaction
est mutuelle,ils sont admis aux trois vœux ordinaires de religion;
ils commencent alors une seconde probation plus longue et en
tout différente de la première.
Alors l'Ordre les éprouve pour savoir à quelles fonctions ils
seront propres ; mais eux-mêmes n'ont plus le droit d'examen;
tout au contraire, ils s'obligent, par un vœu particulier, à accep-
ter telle position qu'il plaira au Général de leur assigner. Les
grades auxquels les conduisent ces épreuves sont de deux sortes;
ou de coadjuteurs spirituels, ou de profès.La Compagnie a pour
premier objet de préparer tous ceux qu'elle reçoit à devenir
prof es des quatre vœux ; c'est là la partie importante et comme
la substance de son être. Mais le travail ne peut s'accomplir en
un seul jour ; il doit s'opérer lentement en faisant pénétrer chez
les jeunes religieux, avec la science, l'esprit propre au but de
leur ministère. Ce nouveau temps d'épreuve dure ordinairement
plusieurs années, et ceux qui plus tard devront être admis à la
profession s'appellent étudiants approuvés.
Tout ceci est clairement expliqué dans la Bulle Ascendente
Domino, de Grégoire XIII, en confirmation de notre Institut.
« Ceux, dit le Pontife, que l'on admettra à la profession des
314 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
« quatre vœux, doivent, d'après les Constitutions de la Compa-
« gnie et les décrets apostoliques, être des hommes humbles et
« prudents, de la prudence du Christ, habiles dans les lettres,
« d'une vie irréprochable, et avoir été soumis à de longues
« épreuves. Ils doivent être prêtres et accoutumés depuis long-
« temps aux œuvres propres de l'Institut, car ils auront à rem-
« plir des ministères difficiles ; c'est pourquoi tous ne sont pas
« dignes d'être admis à cette profession, et, pour pouvoir les
«juger tels, il faut les éprouver longtemps. Pour cette raison,
« Ignace, avec l'inspiration divine qui le guidait, jugea que le
« corps de laCompagnie devait répartir ses différents membresde
« telle sorte que sans compter ceux qui sont admis par le Géné-
« rai aux quatre vœux, d'autres prêtres aussi également assujet-
« tis pour leur doctrine et la pureté de leur vie à de longues
« épreuves, seraient reçus seulement au rang de coadjuteurs
« spirituels, après avoir prononcé en public les trois vœux
« simples entre les mains de leur Supérieur (84). »
Ces ministères difficiles, dont parle le Souverain-Pontife,
regardent le service du prochain et principalement les
missions, qui sont l'objet du quatrième vœu. Par ce vœu
qui confère le titre de profès, le religieux s'engage à aller,
d'après les ordres du Saint-Siège, dans quelque lieu qu'il
plaira au Pape de désigner, parmi des nations barbares ou
civilisées, idolâtres ou hérétiques, sans examen, sans excuse,
comme sans récompense. Par cette promesse, les profès
ne sont, comme le dit le même Pontife dans une autre Bulle,
que « des voyageurs prêts en tout temps à se rendre aux
« extrémités de la terre et attendant chaque jour l'heure du
« départ (S5)>).
On voitaisément que cette disposition exige une totale abné-
gation de soi-même, et la volonté continuelle de sacrifier sa vie
au service de Dieu, sous les coups des sauvages et des ennemis
de la foi ; une science profonde et propre à soutenir les discus-
sions,surtout contre les hérétiques; la réunion des vertus néces-
saires à une pareille vocation, telles que le zèle pour le salut
des âmes, la patience dans les souffrances, le courage dans les
dangers, l'humilité dans les succès, l'union avec Dieu, au milieu
de tant de travaux et de distractions, une pureté de conscience
LIVRE TROISIÈME. — CHAPITRE VII. 315
irréprochable pour vivre souvent seul, sans autre témoin de
ses actions que le Seigneur, parfois dans les situations les plus
délicates. Et de fait, dans les missions où le Général, interprète
de la volonté du Souverain-Pontife, envoie continuellement des
religieux, se révèlent tous les jours des hommes apostoliques, de
ce mérite comme on en doit trouver parmi les profès.
Quant à ceux qui n'arrivent pas à cette supériorité, ils de-
meurent dans le grade inférieur des coadjuteurs spirituels. Dans
quelques circonstances toutefois, un talent utile ou un service
signalé rendu à la Compagnie, portera le Général à nommer
profès un prêtre qui aura seulement prononcé les trois vœux
ordinaires. Il faut alors une dispense pour le faire sortir de sa
classe, pour l'incorporer plus intimement à la Compagnie. Dans
ces occasions, on a plus d'égard pour le religieux que pour l'Ordre
lui-même, tandis qu'avec les profès des quatre vœux, on consulte
plutôt le bien de l'Ordre, dont l'existence repose principalement
sur eux. Ainsi donc suivant la marche ordinaire, les vœux sim-
ples sont le partage de ceux qui ne doivent pas monter plus haut.
Ceux qui ne sont pas encore constitués dans un grade de
la Compagnie, mais sont en voie et dans un état de probation
pour y parvenir, font en substance les mêmes vœux que les vœux
simples des coadjuteurs spirituels. Quelques observations sont
nécessaires à ce sujet. Remarquons-le tout d'abord: quand, après
le noviciat, le novice prononce ces vœux, il est tout aussi vérita-
blement et absolument religieux que les profès de la Compagnie,
ou les profès de tout autre Ordre dans l'Église: Grégoire XIII
le déclare expressément dans sa Bulle Quanto fructuosius (86).
Le croirait-on cependant, certains écrivains ont osé affirmer
qu'on ne peut considérer comme religieux dans la Compagnie
que les seuls profès (87). Tous les autres, suivant ces auteurs,
sont des séculiers sujets à la juridiction des évêques ; ils restent
maîtres de disposer d'eux-mêmes, soit pour entrer dans un autre
Ordre, soit pour retourner dans le monde.
Cependant le Pontife avait clairement déclaré .le contraire
dans la Bulle indiquée ci-dessus. Les mêmes écrivains dont je
parle prétendaient que le Pape n'avait parlé que comme docteur
privé et que par suite son sentiment pouvait être erroné. Pour
couper court aux subterfuges, Grégoire XIII publia plus tard
316 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
l'autre Bulle Ascendente Domino (8S). Là il définissait dans les
termes les plus expressifs, que les vœux simples de la Compagnie
créent réellement un religieux, de la même manière que les
vœux solennels dans les autres Ordres ; il déclarait en outre ne
point parler ainsi comme docteur privé. La téméraire hardiesse
de ceux qui avaient donné une si fausse interprétation à ses
paroles était ainsi condamnée et confondue.
Reste une seconde observation à faire: ces vœux sont de leur
nature perpétuels ; ils ne peuvent être rompus que par quelque
cause étrangère. Celui qui les prononce s'oblige à vivre et à
mourir dans la Compagnie ; et celle-ci, quand elle trouve dans
le religieux une conduite régulière, n'a pas le droit de l'expulser.
Mais comme nous l'avons déjà dit, on reste après les vœux
simples, dans un état d'épreuve dont la nature même implique
la possibilité de l'acception ou du refus définitifs, suivant qu'on
aura été jugé apte ou non à remplir les devoirs et le but de
l'Institut. Du reste il était impossible de recevoir des sujets à
l'épreuve et de les laisser, durant tant d'années, libres de tout
engagement. Quels désordres n'auraient pas amenés un si grand
nombre de jeunes gens, s'ils n'eussent été tenus ni à l'obéissance,
ni à la pauvreté, ni à la chasteté ! Dans l'hypothèse où on ne
les aurait assujettis aux vœux simples que pour le temps de
l'épreuve et jusqu'à l'admission dans un autre degré, le danger
n'était pas moins grave, car comme le dit très sagement Pie V
dans sa Bulle sEquum reputamus « les études finies, ces jeunes
« gens auraient pu retourner dans le monde, et la Compagnie
« eût été frustrée dans son attente par les hommes instruits à ses
« frais. Elle aurait été privée de membres habiles qui eussent
« pu travailler utilement à la vigne du Seigneur selon les règles
« et la pratique de l'Institut (89). »
De toute évidence donc, la perpétuité était une condition
indispensable des vœux simples. D'ailleurs, avant de les pronon-
cer, le novice sait parfaitement à quoi il s'engage, et son consen-
tement est libre : on ne manque donc aucunement à la justice
envers lui, l'obligation n'étant pas mutuelle, s'il reste forcé de
rester dans la Compagnie, quoique celle-ci ne soit pas tenue
de le garder, ou si, pour de très justes causes et après un mûr
examen, la Compagnie croit nécessaire de le renvoyer.
LIVRE TROISIEME. — CHAPITRE VIT. 317
Ajoutons que tout membre de la Compagnie, légitimement
renvoyé, est par là même délié de ses vœux. Il ne lui reste
aucune sorte d'obligation ; il se retrouve absolument au point
où il était au début. La raison de ce fait est fort simple : le lien
que le jeune religieux avait contracté envers Dieu et la Com-
pagnie n'était point le but direct de sa vocation, mais un ache-
minement pour l'atteindre : or, où la fin manque, les moyens
deviennent inutiles.
Le vœu de pauvreté n'ôte pas au religieux, dans la période
d'épreuve, la propriété des biens qu'il possédait, ni la possibilité
d'en acquérir de nouveaux, jusqu'à ce qu'il soit arrivé à un rang
fixe et déterminé, mais ce vœu lui en enlève fîtsage. Dès lors il
ne peut, non plus que les profès, disposer d'une seule obole,
sans la permission des supérieurs. S'il en était autrement, si
ceux qui sont dans la période d'épreuve perdaient tout droit à
leurs biens, ils seraient exposés à un trop fâcheux mécompte
dans le cas où la Compagnie ne les agréerait pas ; et ce serait
par trop cruel d'en faire de misérables mendiants à leur retour
dans le monde.
Mais avant de passer aux autres parties de l'Institut, donnons
un résumé rapide de ce qui précède afin d'en mieux faire res-
sortir l'ordre et l'enchaînement.
La Compagnie a pour fin adéquate non seulement la perfec-
tion de ses membres, mais aussi et surtout le salut du prochain.
Dès lors elle ne pouvait emprunter aux Ordres monastiques
leurs diverses observances que dans la mesure de leur plus ou
moins d'utilité pour atteindre cette fin. Elle devait donc écarter
en tout ou en partie tout ce qui pouvait faire obstacle à sa
marche. De là les décisions prises sur le costume religieux, sur
le chœur, sur l'usage des pénitences corporelles. Mais le minis-
tère des âmes a, dans la Compagnie, un caractère particulier,
puisqu'il comprend les missions lointaines, objet du 4me vœu
solennel d'obéissance au Souverain-Pontife ; or, pour ce minis-
tère, il faut de toute nécessité des hommes de grande vertu et
de profond savoir, qualités qui ne peuvent être que le fruit du
temps et d'épreuves prolongées. Le Fondateur a dû donc établir
une classe de religieux qui se préparent à remplir ces fonctions
par l'étude des lettres et par la pratique des vertus : ces religieux
318 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA,
sont les scolastiques approuvés. Or tous ces scolastiques n'étant
pas également bien doués, on devait les soumettre à des épreuves
plus ou moins longues selon le plus ou moins de garanties de
succès qu'ils offriraient.
Ceux qui réuniraient à un degré marquant les qualités voulues
deviendraient les profès. Pour les autres on a dû constituer une
classe inférieure qui comprend les coadjutcurs spirituels et, dans
quelques cas exception nç\s,des profès des trois vœux. Les étudiants
ne pouvaient être libres de tout vœu comme des séculiers,
ni être non plus enchaînés par des vœux particuliers qui leur
permettraient après de fortes dépenses et de longues études de
rentrer dans le siècle. On les a donc soumis à des vœux simples
qui en font de vrais religieux, à des vœux perpétuels qui les
lient envers la Compagnie. Voilà pourquoi et comment ces
religieux sont dans un état de probation, dont ils ont librement
accepté les conditions diverses. Du pouvoir qu'a la Compagnie
de les renvoyer découle la conséquence qu'une fois sortis, ils sont
déliés de toute obligation et dispensés de tout vœu; ces vœux
ayant été émis en vue d'une fin impossible à atteindre. Comme
avant leur admission définitive ils peuvent toujours être ren-
voyés, ils conservent la propriété mais non l'usage ni la dis-
position de leurs biens. Disposer, user de ces biens serait, en
effet, contraire à leur vœu de pauvreté.
Une dernière remarque : afin que les prêtres et les scolas-
tiques destinés à devenir prêtres puissent vaquer, ceux-là à leurs
ministères et ceux-ci à leurs études, il y a encore dans la Com-
pagnie, une autre classe de religieux, appelés coadjuteurs tem-
porels, parce qu'ils s'emploient aux services domestiques, selon
la vocation propre de leur état. Eux aussi font après leur
noviciat les trois vœux simples, mais non la profession, dont ils
ne sont pas capables. Néanmoins après une probation, qui dure
de longues années, dix ans d'ordinaire, ils font ces trois vœux
publics, mais non solennels; ils pourraient donc, eux aussi, s'ils
venaient à démériter, être renvoyés de la Compagnie. Entre
les vœux des coadjuteurs temporels qui ne sont pas prêtres et
les vœux des coadjuteurs spirituels qui sont prêtres, il n'y a pas
de différence pour la substance. Ces vœux publics les constituent
tous coadjuteurs formés ; et par le fait de ces vœux les uns et
LIVRE TROISIÈME. — CHAPITRE VII. 319
les autres restent incapables d'hériter ou de recueillir une suc-
cession.
Mais pour l'objet de ces vœux, la différence entre ces deux
classes de coadjuteurs est la même qu'entre les choses tempo-
relles et les choses spirituelles, avec ce caractère pourtant que
ces travaux temporels se font pour une fin très élevée, en vue
de servir Dieu et d'aider au salut des âmes par l'assistance
qui est ainsi prêtée aux ouvriers évangéliques. Bien plus les
coadjuteurs temporels doivent même, dans la mesure du possi-
ble, s'employer à l'apostolat en exhortant le prochain, dans les
limites de leur état,à bien vivre. Voilà en résumé un aperçu rapide
des points touchés jusqu'ici.
Maintenant, que dans un Ordre régulier on doive être regardé
comme véritablement religieux, avec des vœux simples, dont les
évêques ne peuvent dispenser ; que le vœu de pauvreté s'allie
avec la possession ; que l'on puisse être forcé de demeurer dans
l'Ordre, et que pourtant l'Ordre, au moins dans un sens aussi
rigoureux, ne soit pas tenu de garder de tels religieux; que
l'expulsion d'un sujet le délie de tout vœu, nous devons en con-
venir, ce sont là autant de dispositions absolument nouvelles.
C'est pourquoi, comme ledit Grégoire XIII : «Quelques-uns,
«voulant juger d'après les usages ordinaires, d'après les formes
«et les statuts des autres Ordres, et ne comprenant ni l'Institut
« de la Compagnie, ni ses constitutions particulières, ni la force
« des vœux simples approuvés chçz elle par le Saint-Siège
« apostolique, font de grands efforts pour la détruire (9°). » Cepen-
dant cet Institut est fermement appuyé sur l'autorité Apostolique
qui en a approuvé par de nombreuses Bulles les diverses parties,
et a même défendu de les remettre en question, sous aucun
prétexte, ou d'oser faire, à cet égard, des interprétations et des
commentaires.
Après avoir ainsi fait connaître la hiérarchie établie dans la
Compagnie, sa nature et ses moyens d'action, il nous reste à
indiquer les mesures que le saint Fondateur a prescrites pour la
conserver et l'accroître.
La première, sans doute, est le bon choix des sujets. Quelle
que soit, en effet, la force naturelle d'un corps, une mauvaise
nourriture y engendrera toujours des humeurs viciées, qui peu à
320 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
peu affaiblissent le tempérament et finissent par détruire la santé:
de même, si l'on n'est pas scrupuleusement attentif au choix des
candidats, un Ordre se recrutera parmi des sujets inhabiles ou
corrompus, qu'on ne pourra garder sans danger. Toute porte
d'entrée différente de celle que saint Ignace a ouverte dans la pre-
mière partie de ses Constitutions, pourrait, comme le dit sagement
saint François de Borgia, être appelée une porte de perdition.
Le monde se plaint donc à tort que nous jetions des filets.
Les filets, pour parler avec saint Ambroise, prendraient la multi-
tude; nous jetons l'hameçon avec lequel on peut choisir; car non
seulement les Ordres religieux ne sont pas destinés à débarrasser
les familles des membres inutiles qu'elles offriraient volontiers à
Dieu; mais il est encore raisonnable qu' ils prennent dans l'ad-
mission des précautions en rapport avec la sublimité de leur voca-
tion, et la difficulté de leurs fonctions et de leurs ministères.
Donc, un Ordre dont les religieux, loin de demeurer enfermés
dans leur cellule pour vaquer uniquement à leur perfection pro-
pre, sortent sans cesse pour le bien et l'utilité du prochain, doit
rechercher des hommes plus qu'ordinaires.
«J'en fais autant qu'eux, » disait Henri IV, roi de France, en
répondant au parlement de Paris qui élevait contre nous cette
même objection : « Quand je lève un corps de troupes, je choisis
« les meilleurs soldats, sans quoi mes armées seraient composées
«de gens plus prompts à fuir qu'à combattre. » Telle était aussi
la maxime d'un habile maître en l'art de la guerre :
Les forces dit royaume et le fondement de la gloire du nom
romain, dit Vegèce, consistent dans le choix de soldats d'élite.
Du reste, malgré tous leurs soins, les princes ne réussissent
pas toujours si heureusement que leurs espérances ne soient
trompées; ils recrutent souvent des avortons, au lieu d' hommes
sains et vigoureux. Autant en arriverait dans une société où l'on
compterait le nombre des sujets, au lieu d'en peser la valeur.
Elle ne serait plus qu'une Lia, féconde à la vérité , mais qui
multiplierait la famille, sans apporter de nouvelle joie.
D'après les lois établies sur ce point par saint Ignace pour
être reçu parmi nous, il faut remplir certaines conditions et ne
pas avoir contracté certains empêchements (9I). Et d'abord, il faut
n'avoir été, ni hérétique formel, ni schismatique, ni homicide, ni
LIVRE TROISIÈME. — CHAPITRE VII. 321
publiquement coupable de quelque grand crime. Les candidats
liés par le mariage ou par la servitude, l'homme incapable par
faiblesse de corps ou d'esprit de se rendre utile, celui qui a déjà
porté l'habit religieux, si ce n'est dans les Ordres militaires, ne
sauraient également faire partie de la Compagnie.
La dispense de ces empêchements ne peut jamais émaner que
du Pape ou de son délégué. Pour de sages raisons, la cinquième
congrégation générale en a ajouté une autre qui pourtant n'est
pas d'une aussi stricte rigueur, c'est la descendance de parents
juifs ou mahométans.Outreces empêchements, il y en a d'autres
moins graves, et c'est à la prudence des supérieurs de décider
s'ils rendent ou non un sujet incapable d'atteindre le but de
l'Institut. Tels sont : un âge au-dessous de quinze ans et au-
dessus de cinquante ; un manque notable de jugement, de mé-
moire ou d'intelligence ; un caractère incapable de se plier au
joug de la discipline, la longue habitude d'une vie désordonnée,
des intentions peu droites, des dettes, et aussi la faiblesse du
tempérament. Cependant ce dernier obstacle n'arrêtait pas ordi-
nairement le saint Fondateur, quand d'ailleurs le postulant ne
manquait point de vertu et de capacité ; il avait coutume de dire
que tout en paraissant à moitié morts, ces sujets sont quelquefois
plus utiles que d'autres pleins de forces.
Quant aux qualités exigées des candidats, on réclame en
général toutes celles de l'âme et- du corps qui disposent à bien
vivre, mais il en est une qui me semble dominer toutes les
autres, et je la ferai connaître en me servant des paroles mêmes
d'un des anciens Père de la Compagnie: « J'ai dit, écrivait-il, que
« le P. Ignace possède une certaine magnanimité chrétienne qui
« l'a porté à embrasser avec le secours de Dieu, pour la perfec-
«tion de notre Institut, beaucoup de choses grandes et excel-
« lentes dans le service de Dieu. Cette vertu ne nous est donc
« pas moins nécessaire qu'à lui, puisque nous devons être toujours
« disposés à pratiquer ce que nos Constitutions nous imposent
« de plus parfait. Et qu'on ne nous accuse pas de présomption
« ou de confiance dans notre propre vertu, si nous entreprenons
« par obéissance des œuvres difficiles ; car cette magnanimité,
«qui nous en donne la force, a pour base l'humilité et la connais-
« sance de soi-même. »
Histoire de S. Ignace de Loyola.
322 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
Après cela, trouvera-t-on étrange l'opinion d' hommes émi-
nents, membres de la Compagnie, ou étrangers à l'Institut, qui
prétendent que pour vivre dans l'Ordre de saint Ignace, il faut
une vocation particulière. Sur son lit de mort, le célèbre Philippe
Mélanchton entendant parler des admirables conversions opérées
par François Xavier dans les Indes, se mit à regretter d'avoir
trop vécu pour apprendre des choses capables de le faire
mourir avant que son heure fût venue. Se soulevant soudain, et
regardant autour de lui avec dépit : Bon Dieu, dit-il, qu'est-ce
que ceci? Je vois le monde entier rempli de Ji'stiites ! Ou'au-
rait-il dit, ajoute le conseiller Florimond, s'il avait vu la Com-
pagnie répandue depuis par tout l'univers, avec ses provinces,
ses maisons professes, ses collèges . Plus tard, Arnauld se plai-
gnait avec amertume que la nature, d'ordinaire si sage à rendre
les animaux d'autant moins féconds qu'ils sont plus féroces, eut
oublié ou négligé cette même loi à notre égard, puisqu'on nous
voyait chaque jour nous multiplierdans dételles proportions,qu'en
peu d'années nous inonderions la terre. Ce sectaire aveuglé ne
pouvait apercevoir et moins encore admirer la cause d'un effet
qu'il jugeait fatal et odieux. Il fermait volontairement les oreilles
à la voix de la vérité : il aurait pu sans cela entendre le saint
Pontife Pie V adresser, dans un Bref, à l'archevêque élu de
Cologne, Salentin comte d'Isemburg, ces remarquables paroles:
« On a reconnu les divers et immenses fruits que l'Église a
« recueillis de cette Société, par la piété, la charité, la pureté des
« mœurs, et la vie toute sainte de ses membres ; elle s'est telle-
« ment accrue en peu d'années, qu'à peine se trouve-t-il un seul
« pays chrétien où elle n'ait maintenant des collèges ; et plût au
« Seigneur qu'elle en eût davantage, surtout dans les villes infes-
i tées par l'hérésie ! C'est pourquoi nous devons protéger et
« soutenir cette Compagnie comme nous le faisons. » Le 21 mai
1568. Toutefois, si pour remplir le monde nous recevions les
sujets sans discrétion, nous risquerions de le remplir plutôt
d'ouvriers que d'œuvres. Ce n'est pas le grand nombre qui fait
beaucoup, ce sont les hommes de choix et de valeur ; les autres
sont moins un secours qu'un obstacle ; ils font rompre les filets,
comme les poissons qui, bons et mauvais, surchargeaient les
filets des Apôtres ; sous leur poids la barque menaçait de som-
LIVRE TROISIÈME. — CHAPITRE VII. 323
brer. « Ce comble de biens, dit saint Ambroise, m'est suspect, et
«je crains que, trop chargées, les barques ne soient sur le point
« de chavirer (92). » Et saint Augustin, commentant le même pas-
sage : « D'où viennent, aujourd'hui, dans l'Église, dit-il, tant de
« motifs de gémir de ce que nous ne pouvons refouler la multi-
« tude qui, envahissant l'enceinte avec des mœurs bien différentes
« de celles des saints, menace de submerger la discipline ecclé-
« siastique? Et si nous jetons les filets c'est à droite, in dexteram
« que nous devons les jeter, selon l'ordre du Sauveur. » Jetons
aussi les nôtres à droite, selon les prescriptions de saint Ignace:
notre Fondateur nous fera prendre en nombre dans nos filets
des hommes de grande valeur, dont on pourra dire ces paroles
élogieuses : Et quoiqu'ils fussent si grands, le filet ne s est point
rompu. Saint Augustin dit ailleurs : « L'Évangéliste ajoute un
« détail nécessaire : Et quoiqu'ils fassent si grands, le filet ne s est
■boint rompu. » La vraie raison de cette résistance des filets
n'est autre que la grandeur des poissons, quia magni erant. Cela
ne paraît que trop vrai pour qui ne peut donner ce que réclame
l'Institut, pour qui prétend être traité comme il ne le mérite pas,
ou veut s'occuper d'oeuvres au-dessus de sa faiblesse.
Il importe de bien apprécier les religieux qui font partie de
la Compagnie et les candidats qui doivent y être admis. Si on
les juge d'après le portrait qu'en trace le P. Jérôme Natal, ou
plutôt le P. Ribadeneira, dans une lettre qui demeura longtemps
jointe à la première esquisse des Constitutions, on ne regardera
pas comme superflue la rigueur de l'examen ou celle des épreu-
ves : « La règle que nous suivons, dit-il, demande que nous
« soyons des hommes crucifiés et pour qui le monde lui-même
« soit crucifié ; des hommes qui se dépouillent de toutes leurs
«affections, afin de se revêtir de Jésus-Christ, et qui, selon les
«paroles de saint Paul, se montrent les ministres de Dieu, dans
« les travaux, les veilles, les jeûnes,par leur chasteté,leur science,
« leur charité sincère, combattant à droite et à gauche avec les
« armes de la justice, dans la gloire ou la bassesse, dans l'infamie
« ou la bonne réputation, dans la prospérité ou l'adversité ; des
« hommes enfin qui tendent sans cesse de tous leurs efforts vers
« la céleste patrie, et animent les autres du même désir, par tous
« les moyens en leur pouvoir, par tous les moyens que peut
324 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
« inspirer le zèle de procurer sans cesse la plus grande gloire
« de Dieu. »
« Si je désirais, dit un jour saint Ignace, que ma vie fût encore
«prolongée, ce serait surtout pour être difficile à admettre et
« facile à renvoyer les sujets. » Il le fut en effet tant qu'il vécut.
Aussi précisément parce qu'il écarta un grand nombre de candi-
dats, donna-t-il une force plus réelle à la Compagnie que s'il en
avait fait une grande armée. Cet habile architecte considérait
attentivement les matériaux et quand il les trouvait impropres à
son édifice, ni prières ni instances ne les lui auraient fait em-
ployer.
Après l'admission, reste à subir les épreuves que saint Ignace
exigeait impérieusement. « Nous prescrivons d'abord, à ceux
« que nous avons reçus, un certain nombre de jours d'exercices
« spirituels, accompagnés d'une retraite absolue, de la confession
«générale, de longues oraisons, enfin de tout ce qui peut con-
« duire à une réforme entière et à une connaissance approfondie
« de la vocation ; ensuite nous les formons à la mortification et
«à l'humilité, en les appliquant, pendant quelques mois, aux
« ministères les plus abjects de la maison, puis au service des
«malades dans les hôpitaux. Pendant un mois environ, on les
« fait voyager sans argent, ni provisions d'aucune sorte. Reçus
«avec les pauvres, dans les asiles de la misère, ils dépouillent
« ainsi tout respect humain; et, vivant des aumônes recueillies
«en chemin, ils perdent toute attache à l'aisance de la maison
« paternelle. Nous voulons aussi qu'ils apprennent à dépendre
« uniquement de Dieu et à tenir de lui seul les bons ou les
« mauvais traitements dont ils sont l'objet. »
Ignace examinait ensuite lui-môme comment ces différentes
épreuves avaient été soutenues; il allait ou envoyait le P. Minis-
tre prendre des informations dans les hôpitaux auprès des mala-
des, auprès des infirmiers. Ceux-ci devaient n'épargner aux
novices ni remontrances, ni fatigues, ni occupations répugnantes.
On avait aussi coutume de laisser aux postulants leurs habits
du monde, jusqu'à ce qu'ils tombassent en lambeaux. Ainsi en
usa-t-on à l'égard de Don Juan de Mendoza, qui avait été gou-
verneur du château de Saint-Elme, à Naples; d'André Frusio et
d'Antoine Araoz, proche parent d'Ignace. Tous ces personnages
LIVRE TROISIEME. — CHAPITRE VII. 325
portèrent leur costume de velours brodé en or deux ans entiers,
aussi bien dans les offices de la cuisine que dans les rues de Rome
où ils allaient mendier. On voulait leur faire entendre par là
que ce n'était pas l'habit mais l'esprit de mortification qui faisait
d'eux de dignes membres de la Compagnie.
Les novices étaient les premiers à reconnaître tout l'avantage
de ces épreuves, ainsi que l'atteste de lui-même le P. Gonsalve
Silveyra, ce glorieux martyr de la foi au Monomotapa. Quelque
grandes que fussent les épreuves auxquelles le saint Fondateur
soumettait tous les novices, il en augmentait la sévérité à l'égard
des personnes distinguées dans le monde par un rang élevé. Il
éprouvait ces candidats d'une manière toute particulière, car
lorsque les grands du monde prennent l'esprit propre d'un
Ordre religieux, ils y sont, selon saint Ambroise, ce qu'était à
Jérusalem la belle tour de David, un soutien autant qu'un orne-
ment, subsidio pariter et decori. Au contraire, si la force et le cou-
rage leur manquent et s'ils ne veulent ni retourner en arrière, ni
avancer dans la vertu, il est assez ordinaire de les voir employer,
pour se faire jour, les armes dont ils se servaient dans le monde.
On les voit alors se pousser dans les cours, mépriser leurs infé-
rieurs, prétendre à plus d'égards que les autres, remplir avec
mécontentement des emplois, à leur sens, indignes d'eux, se
plaindre sans cesse de l'arbitraire dans le gouvernement, enfin
attribuer à l'injustice des supérieurs.ce qui n'a de cause véritable
que leur propre incapacité.
Trop souvent ces plaintes font une grande impression sur
ceux qui les entendent ; car le monde ne saurait comprendre que
les richesses, la gloire, la noblesse n'ajoutent rien au mérite d'un
religieux. « Les chevaux, dit saint Ambroise, ont aussi leur
« noblesse s'ils descendent de certaines races royales ou guer-
« rières ; mais une fois dans l'arène où la rapidité de la course
« peut seule remporter le prix, s'ils ont à peine franchi la bar-
« rière quand les autres touchent au but, à quoi leur sert alors la
« noblesse de leur race et qu'ont-ils à se plaindre, si on ne leur en
« tient pas compte ?» Dans un Ordre donc où les dignités et les
emplois ne se donnent jamais à titre de récompenses, il serait
aussi inconvenant qu'intolérable de fonder des prétentions sur ce
que le monde admire, et que l'homme du cloître doit dédaigner.
326 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
Un troisième moyen de conserver et de faire prospérer la
Compagnie est d'éloigner ceux qui y causeraient du désordre
en manquant aux observances : mesure aussi nécessaire à son
existence que l'est au corps humain l'élimination des humeurs
viciées, dont l'âcreté menace d'altérer les organes. On peut dire
d'un Ordre religieux ce que saint Augustin dit de l'Église : « Il y a
« dans le corps de l'Eglise comme de mauvaises humeurs. On les
«vomit, et le corps se trouve à l'aise: c'est ainsi que l'Église est
« soulagée par la sortie des mauvais chrétiens ; en les rejetant,
« elle dit : ces mauvaises humeurs étaient en moi, mais n'étaient
«pas de moi. Que signifient ces mots n'étaient pas de moi?
« Ils ne faisaient pas partie de moi, mais quand ils étaient dans
« ma poitrine; ils l'oppressaient. Ils sont sortis du sein de l'Eglise;
« soyez sans regrets; ils n'étaient pas des nôtres. » Cette épura-
tion est utile non seulement à tout le corps pour le maintenir
en bonne santé, mais encore à chacun des membres pour les
préserver de la corruption. La foudre, a dit un ancien, tombe
pour le malheur d'un petit nombre et pour la terreur de beaucoup:
Paucoï'um periculo, multorum metu; ainsi le renvoi des religieux
indignes apprend aux autres à ne pas se laisser entraîner à des
fautes qui les jetteraient hors de l'Ordre. Saint François Xavier
dit avec raison, dans une de ses lettres : « Il est utile de consi-
« dérer que nous avons plus besoin de la Compagnie que la Com-
« pagnie n'a besoin de nous. Pour expulser un religieux, il ne faut
« pas attendre qu'il ait commis d'énormes fautes et vécu sans
« frein dans le désordre ; car ce ne serait plus alors à un préser-
« vatif qu'on aurait recours pour se conserver, mais plutôt à un
« remède pour se guérir. » « A peine nés, les chiens, dit saint
« Basile, s'élancent pour mordre ceux qui les provoquent, et
«pourtant, ils n'ont point encore de dents ; les jeunes veaux
« baissent la tête comme pour frapper de leur corne, et cepen-
« dant leur front est encore désarmé ; mais par là, ils laissent
« voir qu'avec le temps, ils auront et des dents et des cornes, et
« ils annoncent ce qu'ils feront alors. » « Les ronces, dit saint
« Augustin, ne piquent pas, tant qu'elles sont à l'état d'herbe
« tendre, mais en grandissant, elles se couvrent d'épines longues
« et pointues. »
On ne doit pas tolérer dans la Compagnie certaines fautes
LIVRE TROISIEME. — CHAPITRE VII. 327
légères, mais qui, pour la suite, font prévoir aux esprits obser-
vateurs des chutes plus graves, lorsque les coupables incorporés
par la profession dans l'Ordre y jouiront d'une plus grande
liberté. On causerait un immense dommage à la Compagnie, si
les supérieurs retenaient dans son sein des membres manifeste-
ment nuisibles, influencés, abusés par une charité que saint
Ignace appelle imprudente^ ou par des considérations humaines.
Aussi notre sage Fondateur disait à certains religieux qui s'éri-
geaient en intercesseurs : « Celui pour qui vous sollicitez aujour-
« d' hui, si vous l'aviez mieux connu, auriez-vous commencé par
« le recevoir ? Non, certainement. Eh bien ! renvoyez-le donc
«maintenant, car l'épreuve qui suit la première admission n'a
« d'autre but que de s'assurer si le religieux convient ou non à
«la Compagnie! Je vous abandonne l'admission, abandonnez-moi
« l'expulsion. » Quelquefois quand il reconduisait des visiteurs
à la porte de la maison, il leur disait : « Voici notre prison : elle
« nous dispense d'en avoir d'autres, ainsi que d'avoir des gens à
« y renfermer. »
Les avantages de la naissance et de la science n'avaient non
plus sur Ignace aucune influence: ils ne le portèrent jamais à
retenir des sujets qui supportaient difficilement le joug de la
discipline. Ainsi il délivra sa Compagnie de l'esprit inquiet de
Don Theotonio, fils du duc de Bragance et neveu d'Emmanuel,
roi de Portugal. Il renvoya encore un cousin germain du duc de
Bivona, parent de Jean de Vega, vice-roi de Sicile, l'ami et le
bienfaiteur du Saint. En vain Pierre Ribadeneira pria, pleura,
supplia en faveur de ce jeune homme qui, les larmes aux yeux,
offrait de subir les plus rudes châtiments ; toutes ces instances
ne purent toucher ce que Theotonio appelait la miséricorde de
saint Ignace.
Outre plusieurs hommes d'un grand savoir, dont je parlerai
bientôt, Ignace renvoya encore Christophe Laynez, frère- de
Jacques, qui pourtant lui était bien cher. Comme Christophe
n'avait les moyens ni de vivre à Rome, ni de retourner en Espa-
gne, le même Ribadeneira supplia Ignace de lui donner quelque
argent. Le Saint s'y refusa absolument, et ajouta ces propres
paroles : « Pierre, quand j'aurais tout l'or du monde, je ne don-
« lierais pas une obole à ceux qui, par leur démérite.se sont rendus
328 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
« indignes d'être retenus dans l'Ordre. Peuvent-ils attendre, en
«le quittant, que celui-ci leur rembourse les fatigues qu'ils y
« ont endurées, comme s'ils ne les avaient pas offertes gratuite-
« ment au Seigneur, mais seulement prêtées à la Compagnie ?
« et, après avoir reçu d'elle chaque jour le nécessaire comme
« intérêt, ne sauraiertt-ils encore exiger, à titre de dette, qu'elle
« leur en restituât le capital ? »
Quant aux motifs qui doivent déterminer l'expulsion, au lieu
de commenter la seconde partie des Constitutions, j'essaierai
d'indiquer par quelques exemples particuliers, l'esprit qui, dès
son origine, a dirigé la Compagnie et la marche qu'elle a suivie.
Ce sera la meilleure manière de mettre en évidence l'un et l'au-
tre. Il me suffira de faire connaître la conduite de saint Ignace,
de saint François Xavier et de Simon Rodriguès.
Le premier exigeait d' abord et par dessus tout l' innocence
des mœurs ; il la voulait absolument angélique dans la Compa-
gnie, et, pour qu'elle s'y conservât sans tache, il n'aurait pas
toléré l'ombre même du vice opposé. Nous apprenons de son
secrétaire qu'il renvoya un jeune homme et huit autres de ses
compagnons en qui il avait observé des fautes légères sur cette
matière, bien qu'ils fussent de noble race et versés dans les lettres
grecques et latines.
La seconde cause d'expulsion était une inflexible opiniâtreté.
François Marino, natif d'Andalousie, était un homme d'une
grande science et qui, dans le monde, avait traité des affaires
d'une haute importance. Saint Ignace le nomma Ministre de la
maison professe à Rome ; mais il se montra si attaché à ses
propres idées, qu'à peine l'autorité pouvait-elle les ébranler, bien
moins encore les prières ou les raisonnements. Ignace ne jugea
pas propre au commandement un homme à qui son opiniâtreté
rendait l'obéissance si difficile. Il commença par le déposer de
sa charge, puis il essaya d'amollir son caractère en l'assujettissant
aux exercices spirituels. On aurait pu croire d'après ses promesses
et ses résolutions, que les remèdes avaient été efficaces ; mais
l'esprit véritable des exercices ne pénétra pas plus profondément
en son cœur que la pluie dans le marbre : l'eau ruisselle à l'exté-
rieur, mais au dedans tout est dur et sec.
Jérôme Natal avait bien jugé Marino. Son opiniâtreté, disait-il,
LIVRE TROISIÈME. — CHAPITRE VII. 329
ferait perdre aux exercices leur renom, en n'opérant pas en lui
leur effet ordinaire de transformer en un autre homme quiconque
s'y soumet. Ignace rétablit néanmoins Marino dans son emploi,
mais il y montra son inflexibilité première. Averti à une heure
avancée d'une, nouvelle preuve qu'il venait d'en donner, Ignace
lui envoya à l'instant l'ordre de quitter la maison sans même
attendre jusqu'au matin ; il en agit ainsi pour l'exemple, et afin
de se conformer à ce qu'il avait dit souvent, qu'il ne voudrait
pas passer une nuit sous le même toit avec des hommes dont
l'esprit dur et obstiné serait incorrigible.
Ce fut aussi le sort d'un autre Espagnol, également nommé
Marino : c'était un docteur de l'Université de Paris.et le premier
qui eut professé la philosophie au collège de Rome. Certains
points de l'Institut ne lui convenaient pas, et il s'en expliquait
fort librement. Saint Ignace le fit appeler; il essaya de le rame-
ner à d'autres sentiments et de lui faire comprendre qu'Aristote
ne pouvait être le régulateur de l'Evangile, ni la philosophie le
juge des choses spirituelles : mais il le trouva si ancré dans ses
idées, que tous les raisonnements du Saint échouèrent contre
son obstination. Il le renvoya immédiatement. Comme la rareté
des sujets propres à l'enseignement se faisait tellement sentir
alors, que l'on essaya, dans le cours de cette année.de dix autres
professeurs, le P. Louis Gonçalvès ne put s'empêcher de se
plaindre à Ignace du renvoi de Marino; mais celui-ci se contenta
de répondre en souriant : « Eh bien ! allez vous-même essayer
« de le convertir ! » ce qui, dans sa pensée, était lui proposer
l'impossible, parce qu'en effet Marino était de ceux qui peuvent
rompre, mais ne sauraient plier.
Un scolastique allemand nous fournira un troisième exem-
ple. L'esprit de ténèbres lui avait inspiré une étrange folie, celle
de se croire exempt de toute sujétion et de pouvoir gouverner
tout à son gré, parce que l'esprit de saint Paul résidait en lui.
Les plus habiles théologiens de la maison et Ignace lui-même
ne purent jamais le ramener à son bon sens, effacer de son esprit
cette dangereuse illusion, et le porter à se soumettre à l'obéis-
sance. Il fallut bien à la fin l'expulser.
Le saint Fondateur ne gardait pas davantage les hommes qui
voulaient se frayer de nouvelles voies de spiritualité. Il y avait
330 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
au Collège Romain un catalan nommé Soldevilla, prêtre et théo-
logien. Il inventa une méthode nouvelle déraison mentale pour
se procurer des ravissements dus en réalité aux illusions d'une
imagination ardente. Il abandonna donc entièrement les routes
suivies dans laCompagnie,et,non content de les quitter lui-même,
il cherchait à entraîner les autres après lui. Pour y parvenir, il
mit en jeu des ressorts secrets et finit par persuader à quelques
membres du même collège de se réunir la nuit avec lui dans une
chapelle, où ils passaient plusieurs heures en longues et bizarres
oraisons. Il s'en suivit pour plusieurs l'altération de leur santé,
et l'un des plus habiles tomba dans une maladie de langueur.
Ces conciliabules nocturnes.grâce à la surveillance du Recteur,
furent bientôt découverts. Se demandant d'où pouvaient bien pro-
venir certaines notions extravagantes de spiritualité qu'il remar-
quait dans certains sujets, il les surprit enfin dans cette réunion
contraire à la discipline. Ignace en fut instruit, et fit peser toute la
responsabilité de ces faits étranges sur la tête de Soldevilla. Il lui
imposa de prendre, dans les deux réfectoires du collège et de la
maison professe.de longues disciplines, puis le renvoya professer
publiquement dans le monde des leçons de spiritualité, que
dans la religion, il n'osait enseigner que sous le voile du secret.
Peu s'en fallut qu'il ne traitât de même deux hommes distin-
gués, François Onofrio et André d'Oviédo, depuis patriarche
d'Ethiopie. Enivrés des douceurs delà contemplation , ils vou-
laient bien être membres de la Compagnie, mais pour vivre en
solitaires. Ils en écrivirent à saint Ignace, moins pour obtenir
une permission que pour lui exposer les motifs de leur conduite.
Toutefois, comme ils étaient des hommes d'une solide vertu,
prêts à se soumettre à l'obéissance plutôt qu'à abandonner la
Compagnie, ils déposaient leur volonté entre ses mains. Ignace
leur adressa de sévères reproches, et les menaça de leur infliger
la peine que méritent ceux dont les idées nouvelles et bizarres
peuvent créer des divisions dans une société, c'est-à-dire de les
séparer pour toujours de leurs frères. Il écrivit à ce sujet au
bienheureux François de Borgia pour qu'il travaillât à les rame-
ner dans la bonne voie : mais ils y rentrèrent d'eux-mêmes ; il
leur avait suffi de savoir qu'ils ne pouvaient plaire à Dieu en
déplaisant à ceux qui tenaient sa place auprès d'eux (93).
LIVRE TROISIÈME. — CHAPITRE VII. 331
Ignace tolérait bien moins encore les défauts qui pouvaient
devenir pour ses enfants des causes de dangers ou de fâcheux-
exemples. Un jour le P. Natal se mit à prêcher hautement au
milieu des rues de Rome, autant peut-être pour sa mortification
personnelle que pour le bien de ses auditeurs. Une action si
sainte parut déplacée à François Zapata, noble espagnol, qui la
condamna comme indigne d'un homme d'honneur ; il se permit
même d'en railler le P. Natal qu'il appelait le prédicateur char-
latan. Il était minuit quand Ignace en fut informé. Sans consulter
personne, il décida son expulsion, lui ordonna de se lever, de
reprendre ses habits séculiers, et, à la pointe du jour, de quitter
la maison. Cette conduite fit naître le repentir dans le cœur du
coupable, qui reconnut son erreur ; mais le saint Fondateur
résista à toutes les instances, et ne voulut jamais consentir à
le garder parmi ses enfants. N'ayant aucun espoir de rentrer
dans la Compagnie, Zapata prit l'habit de saint François, vécut
dans son Ordre en grande réputation de science et de vertu, et,
sous un habit différent, conserva toujours pour Ignace et son
Institut le respect et l'affection d'un fils.
Je citerai pour dernier exemple les folies et le châtiment d'un
prêtre nommé Guillaume Postel de Barenton, en Normandie.
Postel était déjà célèbre par une connaissance approfondie des
mathématiques, de la philosophie, de la théologie et de la
médecine. Il savait de plus si parfaitement le grec, le latin,
l'hébreu, le syriaque, le chaldéen et d'autres langues, dont il
publia même les grammaires, qu'il se vantait de pouvoir aller
de France en Chine sans avoir nulle part besoin d'interprète.
On assure qu'il avait parcouru le monde entier pour observer
les mœurs, les formes de gouvernement, les rites des diverses
religions des différents peuples. Il était fort aimé de François Ier,
roi de France, de Marguerite de Valois, reine de Navarre, et
de beaucoup de cardinaux. A Paris, où il avait enseigné, pendant
quelque temps, il était regardé comme un prodige de science et
de mémoire.
Cet homme, embrasé du désir de servir Dieu dans la Compa-
gnie, s'y engagea par un vœu, et, un jour qu'il visitait les sept
églises de Rome, il déposa son vœu sur le maître-autel de cha-
cune ; il y exprimait spécialement la résolution de soumettre sa
332 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
conduite particulière aux ordres de saint Ignace ou de tel supé-
rieur qui remplirait à son égard la place de Dieu.
Il se présenta donc, fut admis, et commença par s'appliquer
aux choses de Dieu, de manière à faire concevoir les plus belles
espérances. Mais tout à coup il s'érigea en prophète, à l'aide
des mystères cabalistiques, des chimères des rabbins et de la
science des astrologues. Il s'y attacha si fermement qu'Ignace
employa sans succès Laynez, Salmeron et quelques autres
hommes graves et savants pour lui démontrer la puérilité de cet
art ; on ne put jamais le convaincre ni l'amener à résipiscence.
Cependant, loin de confirmer les prédictions de Postel, les
événements les démentaient, et par conséquent en prouvaient
évidemment la fausseté. Il serait trop long de rapporter ici tous
les moyens que saint Ignace employa, mais en vain, pour guérir
cet homme d'une si dangereuse folie. Forcé alors d'appliquer à
ce mal étrange un remède inusité, le Saint le remit entre les
mains d'un vicaire du Saint-Siège,homme d'une grande sagesse,
espérant que sa douceur, son autoritéjointes aux raisonnements
des plus habiles gens de Rome, parviendraient à le tirer d'erreur.
Dans le cas contraire, il était décidé à ne pas lui laisser remettre
les pieds dans notre maison. Le vicaire du Saint-Siège réussit
complètement dans cette cure, tant par ses propres raisonne-
ments que par les railleries d'hommes avisés, qui convainquirent
enfin l'halluciné d'erreurs manifestes. Postel écrivit donc de sa
main une rétractation, désavoua toutes ses prédictions, et promit
de n'employer désormais ni sa plume, ni son esprit à de si dan-
gereuses occupations.
Le vicaire du Saint-Siège le renvoya à Ignace avec cette
rétractation et cette promesse, suppliant le Saint de le recevoir,
et assurant qu'il retrouverait en lui un homme nouveau. Ignace
accueillit Postel avec bonté; mais, autant par prudence que par
charité, il ne lui laissa d'autre livre entre les mains que la somme
de saint Thomas, l'occupa dans la maison à des exercices manuels,
et pendant quelque temps ne lui permit pas de célébrer les saints
mystères.
Guillaume Postel se soumit à tout de bon cœur ; mais l'ange
des ténèbres n'avait donné cette trêve à sa coupable curiosité,
que pour le ramener d'une manière plus coupable à ses premières
LIVRE TROISIÈME. — CHAPITRE VII. 333
suggestions. Le dernier espoir était déçu; car Ignace, qui obser-
vait scrupuleusement Postel, ne le vit pas plus tôt reprendre son
ancienne voie, qu'il se décida à l'expulser de la maison. Il défendit
même à tous non seulement de lui parler, mais encore de le
saluer s'ils le rencontraient, tant il craignait pour ses enfants de
si dangereuses erreurs !
Après cette rechute, un cardinal s'entremit encore pour obte-
nir son pardon, mais rien ne put faire fléchir Ignace et l'engager
à garder le coupable. Celui-ci, une fois sorti de la maison, fut
reçu chez ce cardinal et lui fit un grand nombre de prédictions
extraordinaires; puis il se mit à parcourir le pays en prêchant.
Bientôt après, abandonné de l'esprit de Dieu, il tomba dans de
graves erreurs, finit par enseigner de manifestes hérésies, et se
réfugia précipitamment à Venise. Là, il se lia d'une étroite ami-
tié avec une femme, et, enchérissant toujours sur ses prophéties,
aveuglé par le démon tandis qu'il se croyait éclairé de Dieu, il
en vint à annoncer qu'elle serait la rédemptrice des femmes
comme le Christ le rédempteur des hommes, lors d'un second
avènement du Messie qu'il prédisait. Mais au plus fort de ses
folles imaginations, il fut chargé de fers et envoyé de Venise à
Rome, où il languit assez longtemps en prison.
Postel vit enfin où son orgueil l'avait conduit. Redoutant un
châtiment sévère, il voulut s'y soustraire par la fuite ; il s'élança
donc par une fenêtre de sa prison, tomba lourdement à terre,
se meurtrit tout le corps et se rompit un bras. Ses cris le firent
découvrir; on le renferma de nouveau, et une captivité de plu-
sieurs années lui apprit à reconnaître la vanité d'un art qui ne lui
avait pas servi à prévoir d'aussi graves événements. Après
avoir subi sa peine, ou suivant d'autres, après avoir réussi à
s'évader, il se retira à Bâle, puis revint en France, où il enseigna
ses extravagantes erreurs. Il vécut près de cent ans, et l'on
assure qu'il finit par se convertir et par désavouer ses fausses
doctrines (94).
Le petit nombre d'exemples cités ne doit pas faire croire que
saint Ignace hésitât jamais à expulser les sujets simplement sus-
pects. En un jour de Pentecôte, il en renvoya douze à la fois du
Collège Romain, et jamais on ne lui vit un visage plus serein
que ce jour-là.
334 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
Il pensait absolument comme, saint François de Borgia. Ce
dernier avait coutume de dire, en parlant des sujets de la Com-
pagnie, que trois choses lui plaisaient singulièrement, leur entrée,
leur mort et leur renvoi.
Ignace exigeait que son exemple fût suivi dans la pratique
par les divers supérieurs. Ayant appris qu'en Portugal la subor-
dination n'était pas toujours exacte; il reprit sévèrement le Pro-
vincial d'avoir par une charité hors de saison toléré si longtemps
cet abus et lui envoya l'ordre formel, en vertu de l'obéissance,
de renvoyer irrévocablement, quel que fût leur rang, tous ceux
qui montreraient un esprit inquiet ou insubordonné (95).
D'après cet ordre, le P. Léonard Kessel, recteur de Cologne,
sur quinze sujets en renvoya plus de la moitié ; mais bientôt il
se reprocha d'avoir agi avec trop de rigueur, et écrivit à Ignace
pour l'instruire de ce qu'il avait fait, se soumettant au châtiment
et implorant son pardon. Bien loin de là, le Saint lui adressa
des éloges et des bénédictions, et lui ordonna de suivre la même
ligne de conduite à l'égard des sujets qu'il avait gardés, s'ils res-
semblaient aux autres ("6). Un jour saint Ignace lui-même en
renvoya dix et l'un d'eux en particulier pour avoir, en plaisantant
au delà de toute convenance religieuse, donné une taloche à un
autre.
Aujourd'hui que la Compagnie est bien autrement nombreu-
se, si on voyait exclure en un seul jour cinq ou six de ses mem-
bres, le monde s'écrierait que nous abusons de nos privilèges,
qu'il faut y mettre ordre. On nous obligerait à ne renvoyer per-
sonne, sans procès et sans jugement. Je dois pourtant faire
observer qu'ordinairement l'exclusion n'a lieu qu'après consulta-
tion non seulement des supérieurs particuliers, mais encore du
Général et des assistants. Si l'on doit ne point laisser perdre
mais conserver plutôt avec zèle quelque chose dans la Compa-
gnie, c'est par dessus tout l'esprit primitif. Or, à cette fin, il con-
vient de couper résolument les parties gangrenées, afin que leur
contact ne contamine ni ne corrompe les autres. « Combien il est
« plus avantageux, écrit saint Ignace à un Provincial, deretran-
« cher du corps de la Compagnie un membre pourri et infect, et
« d'assurer ainsi la santé des autres ! Je vous ai déjà écrit que
«j'avais appris, avec une grande satisfaction, que le P.Léonard,
LIVRE TROISIEME. — CHAPITRE VII. 335
« à Cologne, en avait chassé neuf ou dix à la fois qui le méri-
« taient, et peu après tout autant, et que j'avais approuvé sa
« conduite. Si on avait pris à temps, le fer pour en retrancher
« un ou deux, on eût, par le coup porté à quelques-uns, pourvu
« au salut d'un grand nombre (97). »
Je ne sais si je dois m'excuser' d'avoir jusqu' ici représenté
notre saint Fondateur sous des traits aussi rigides : toutefois ces
mêmes traits se retrouvent encore dans les récits qui me restent
à faire des sévères châtiments dont il punissait les fautes même
légères. D'ailleurs, écrire la vie des hommes dignes de passer à
la postérité, n'est-ce pas essayer d'en offrir, d'après leurs actions,
un portrait aussi ressemblant que possible ? Puis, après tout, qui
présumerait assez de soi-même pour juger et pour condamner,
dans Ignace, cet esprit que Dieu lui avait sans doute communi-
qué, aussi bien qu'aux Fondateurs des autres Ordres religieux?
esprit le plus propre au gouvernement de ces Instituts, esprit
de sagesse qui donnait des modèles à imiter dans la longue série
des siècles futurs.
Cependant, si pour croire à l'authenticité de ces faits, on me
demandait mes preuves et mes sources, je répondrai que je les
tiens de témoins oculaires, dont plus d'un parmi eux a concouru
à leur exécution. C'est d'abord le P. Polanco, secrétaire d'Ignace
et premier historien de la Compagnie, qui nous a transmis le
trésor de tous les anciens mémoires dans trois gros volumes ;
puis le P.Gonçalvès qui, jour par jour, prenait note des paroles et
des actions de saint Ignace, sous les yeux duquel il remplissait
l'office de ministre ; le P. Pierre Ribadeneira, qui rédigea un
ouvrage contenant entr'autres choses l'histoire des tristes chutes
et de l'expulsion de plusieurs : juste prévoyance pour l'avenir
qui détermina tant d'hommes' sagçs à consigner dans leurs écrits
des faits importants quoique non destinés à la publicité ; car,
plus tard, si on avait ignoré la conduite du saint Fondateur, on
aurait pu regarder comme usurpé ce droit d'expulsion dont on
use aujourd'hui avec une modération qu'on ne peut méconnaître,
si on se reporte aux usages primitifs.
D'ailleurs, j'aurai encore, dans le livre suivant, à faire con-
naître la grande prudence d'Ignace, sa tendresse plus que pater-
nelle pour des sujets encore bien imparfaits, l'admirable industrie
336 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
de sa charité, pour les amener à persévérer dans le service de
Uieu. On devra en conclure que les rigueurs prudemment exer-
cées par lui dans quelques occasions, ne lui étaient point dictées
par une dureté naturelle, mais par la fermeté d'un esprit sage.
C'est cette sagesse qui lui inspirait envers tels individus, placés
dans telles circonstances, une conduite destinée à servir un jour
d'exemple. On voit donc par là combien on s'égarerait en ne
voulant l'imiter que sur un point, et en agissant avec une conti-
nuelle rigueur. Ces explications données, nous pouvons en toute
sûreté faire connaître sur ce même point les sentiments de saint
François Xavier.
Livre I.
1. (Page i.) — D. Manuel de Azcarraga y Regil, qui publia, en 1885, à Bilbao,
une histoire de la Biscaye, donne les détails suivants sur la mère de saint Igna-
ce. « Il n'est pas possible de refuser à la Biscaye la gloire d'être la patrie de la
« mère de saint Ignace. Elle était de l'illustre maison de Licona, de la noble ville
« d'Ondarroa... Elle s'appelait Dona Marina Saenz (Saez, Sanchez) Licona y
« Balda. Son père était le célèbre jurisconsulte et conseiller de Castille, Don
« Martin Garcia de Licona, né à Ondarroa; sa mère Dona Marquesa de Balda,
«delà famille de Balda, d'Azcoïtia... L'héritier de cette noble maison est
« aujourd'hui (1885) D. Fausto Corral y Eguia. Il possède plusieurs documents
« qui prouvent ce que nous venons de dire; entre autres le contrat de mariage
« de Dona Marina Saenz de Licona y Balda et de Bertrand Yanez de Loyola y
« Onaz, seigneur de Loyola. Ce mariage se célébra le 13 juillet 1467, à Miranda
— Iraurgui — Azcoïtia, et fut signé par Pierre Sanchez de Acharan et Gonsalve
« Martinez de Vizcaïgui, notaires d'Azcoïtia. Don Juan Perezde Loyola, seigneur
« de Loyola, Dona Sancha de Izaeta, parents de Bertrand y assistèrent,ainsi que
« Don Martin Garcia de Licona, père de la fiancée. D'après ce contrat la dot de
« Dona Marina fut de 1500 florins d'or du coin d1 Aragon (7,500; cf. Cantoz Be-
« nitez, Escrutinio de monedas de oro antignas. Madrid. 1763).» Cf. Historia de
Vizcaya, gênerai de todo el Seùorio, y particular de cada una de sus anteiglesias,
• villas, ciudad. . . por D. Juan Ranwn de Iturriza y Zabala, y ampliada hasta
nuestros dias por D. Manuel de Azcarraga y Regil. Bilbao, 1885, pag. 871-872.
D'après le P. Ribadeneira, Don Bertrand et Doua Marina eurent treize en-
fants, cinq filles et huit garçons. (Tuvieron estos cavalleros cinco hijasy echohijos;
de los quales el postrero de todos, conw otro David, fue nostro Inigo.) Ignace fut le
dernier de tous ou du moins le dernier des huit garçons, car le texte du P. Ri-
badeneira comme celui du P. Maffei donne lieu à une zmbiguhé.f Quinquejîlias,
filios octo; quorum minimus natufuit Ignalius.JLe P.Bartoli ne parle que de onze
enfants, trois filles et huit garçons. Henao nomme six frères d'Ignace et trois
sœurs; d'autres comptent quatre et même cinq sœurs. Cf. Acta Saiictorum, Jul.,
tom. vu, pag. 422, n. 15; Arbre généalogique dans l'Appendice.
2. (Page 1.) — Ignace porta dans sa jeunesse le nom à' Inigo, en latin E?ieco,
Enneco, mot d'origine cantabre dont le suffixe co signifie mon. Plus tard Ignace
fut exclusivement désigné par le nom d'Ignacio, en latin Ignatius. Les Bollan-
distes ne veulent pas pour Ignace du nom d'Eneco dont ils font à tort un nom
d'origine gothique; ils prétendent que son nom patronymique Inigo ou Ignacio
désignait un seul et même saint, S. Ignace d'Antioche, et non S. Eneco ou Enneco,
Abbé d'Ona. « Nomen Eimeconis in Sancto nostro expungo, donec probetur suffi-
« dénier: Ignatii, Inigi vel Ynigi admitto. » Le Saint a signé toutes ses lettres
écrites en latin ou en italian du nom d' Ignatius. Jusqu'en 1546, les lettres en
Histoire de S. Ignace de Loyola.
338 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
espagnol portent la signature Ynigo; à partir de 1546, la plus grande partie des
lettres sont signées Ignatio. Plusieurs historiens prétendent avec Nieremberg,
Carnoli, Garcia, que saint Ignace fit connaître le nom qu'on devait lui donner
au baptême, et aussi que sa mère se fit transporter dans une étable pour le mettre
au monde, mais ces deux affirmations sont sans preuves suffisantes, Cf. Acia
Sanctorum, Jul., tom. vu, pag. 420, n° 1-16; Menchaca, pnef. pag. xn-xvn.
Dans le Boletin de la real Academia de la historia de Madrid (tom. xvn,
p. 517), le P. F. Fita se demande si saint Ignace ne serait pas né le 25 décem-
bre 1492, ou dans la nuit du 24 au 25 décembre 1491-1492; à cette époque
l'année commençant à Noël. Il est certain, d'après le récit qu'il fit de sa vie au
P. Gonçalvès et d'après l'histoire du collège d'Arévalo par le P. Lariz, qu'Ignace
avait 28 ans, à la mort de Don Juan Velâzquez, c.-à-d., au mois d'août 15 17.
11 était donc né vers la fin de 1491. D'autre part Sandoval, dans son Histoire de
Charles F (part. 11, 1. 24, c. 25. Valladolid, 1606.) dit que saint Ignace naquit
en 1492. L'édition du même ouvrage, en 1614, maintient cette même date de
1492; or, à cette époque, Sandoval, évêque de Pampelune, avait à sa disposition
tous les documents, ceux d'Azpeitia par exemple, et ceux du procès de Béatifi-
cation instruit par son prédécesseur immédiat, Antonio Venegas y Figueroa.
Sandoval connaissait d'ailleurs la vie écrite par Ribadeneira et il s'en servit beau-
coup. Si donc il maintient la date de 1492, alors que le P. Ribadeneira donne
celle de 1491, c'est qu'il avait des raisons, peut-être même l'acte de Baptême.
La date du 25 décembre expliquerait bien les deux versions de Sandoval et de
Ribadeneira. Ignace serait né au moment où finissait l'année 149 1 et où com-
mençait l'année 1492, peut-être même dans la nuit de Noël. Cette date expli-
querait encore pourquoi saint Ignace, ordonné prêtre à Venise avec ses compa-
gnons, attendit le 25 décembre 1538, le jour de Noël, pour dire sa première
messe à Sainte-Marie-Majeure, à l'autel de la crèche. Enfin on comprendrait
l'origine de la légende citée par Alcazar et par Garcia. On raconte que, par
dévotion pour le mystère de la naissance du Sauveur, la mère d'Ignace, se
sentant prise par les douleurs de l'enfantement, se fit transporter dans une étable
où elle mit au monde saint Ignace. Cette tradition semble assez fondée, dit le
P. Garcia, puisque en 1609, une vie de saint Ignace en images ayant paru à
Rome avec la permission des supérieurs de la Compagnie, la première gravure
(pag. 516) portait ces mots: Mater Ignatium paritura, pro sua in Natalem
Domini pietate deferri se jubet i?i stabulum ; eumque post septem filios postremum
in stabulo parit, anno salutis 1491.
3. (Page 2.) — Un document inédit que le P. F. Fita publie dans le Boletin
de la real Academia de la historia (tom. xvn, pag. 497), vient confirmer et éclaircir
une tradition signalée par le P. Garcia (1. 1. c. 1) et que le P. Sacchini ne jugeait
pas improbable (Hist. Soc, p. v, tom. 1, lib. vin, n. 116). Une histoire manus-
crite du collège d'Arévalo, dans le diocèse d'Avila, parle du séjour de saint
Ignace dans cette ville. Le collège fut fondé en 1580, et son histoire fut écrite
dix-neuf ans plus tard. On y lit : « Pour la consolation des Pères du collège, il
« convient de rappeler que notre saint Fondateur passa quelques années à Aré-
« valo. Le chevalier Juan Velâzquez, président de la cour des comptes (Contador
« major) des rois catholiques, fondateur du monastère de l'Incarnation de cette
NOTES. — LIVRE PREMIER. 339
« ville, personnage important et ami de Bertrand Yanez de Onaz y Loyola, père
« de saint Ignace, lui fit demander un de ses enfants qu'il voulait, disait-il, éle-
« ver avec soin dans sa propre demeure. Inigo, le plus jeune, lui fut confié et
« vécut longtemps dans sa famille, tantôt à la cour, tantôt à Arévalo. Juan Velâz-
« quez mourut sans l'avoir établi comme il le désirait. Sa noble veuve, en exé-
« cution du testament de son mari, donna 500 écus et une paire de chevaux à
« Inigo de Loyola, qui se rendit chez le Duc de Najera et de là au château de
« Pampelune. Le P. Antoine Lariz tenait tous ces détails d'Alphonse de Mon-
« talvo, témoin oculaire. Alphonse de Montalvo était page de Don Juan Velâz-
« quez pendant qu'Ignace vivait dans cette maison. Il était très lié avec le fils
« de Bertrand de Loyola et il alla le visiter à Pampelune, à l'époque où il fut
« blessé. Ce qu'il raconta au P. Lariz, il le dit à d'autres personnes. Le P. Al-
« phonse Esteban connut ces mêmes détails par Dona Catherine de Vêlas, fille
«de Don Juan, à qui saint Ignace, devenu général et fondateur de la.Compa-
«gnie, écrivait. » Le P. Fita fait remarquer que Juan Velâzquez devait, à raison
de sa charge, se trouver plus souvent à la cour qu'à Arévalo et que, par suite,
saint Ignace dut passer peu de temps dans cette dernière ville. Ainsi s'explique
que les vies du Saint parlent peu ou point du tout de ce séjour à Arévalo et ne
mentionnent que celui qu'il fit à la cour du roi de Castille.
4. (Page 2.) — Un « homme incapable de réussir dans le monde, disait notre
« Père, l'est, tout autant, pour réussir dans la Compagnie. Celui, au contraire, qui
« a les qualités requises pour s'avancer dans le monde, est un excellent sujet
«pour la Compagnie. Aussi admettait-il plus volontiers un homme actif etindus-
« trieux, pourvu qu'il le sût disposé à bien user de ses talents, qu'un homme
« paisible et sans vigueur. » Ribadeneira , Tratado del modo de gobierno,
cap., n. 3.
5. (Page 2.) — Les Protestants, observe Hoeninghaus, reconnurent cette mis-
sion dans les Jésuites et les détestèrent comme leurs adversaires les plus dange-
reux. Même de nos jours, ils sont animés contre la Compagnie de Jésus d'une
haine de secte. « Pour notre part, nous ne voulons nier ni les mérites de l'Ordre,
« ni les hommes pieux et savants qu'il a produits; mais comme l'organisation de
« cette Compagnie a pour but une guerre systématique contre le Protestantisme,
« nous regrettons véritablement de ne pouvoir ni l'aimer, ni la louer, et de trou-
« ver justes les moyens de répression employés pour en amener la chute, alors
« même que ceux qui triomphèrent valussent infiniment moins que les martyrs
« qui succombèrent sous leurs coups. » Meyer, Krit. Kdnze, pag. 197- — « Sans
« l'Ordre des Jésuites, la Réforme aurait étendu bien davantage ses conquêtes. »
Henke, Allgem. Geschichte der Christl. Kirche, 3e édit., t. iv, p. 85, — « Après
« la dissolution de l'Ordre, les hommes sages virent bientôt qu'un rempart com-
« mun venait de s'écrouler. » Joh. Miiller, Allgmen. Gesck., tom. 23, chap. 9. —
« L'esprit du siècle, ayant résolu l'extermination du christianisme, dirigea sa
« première opération contre les Jésuites: A bas les Jésuites! et puis, à bas Jésus! »
Kern, Widerlegimg der Langischen Behauptung einer gesetzl. Siind-Anbefehlung
unter den Jesuiten^ 1824.
6. (Page 3.) — Suivant les conseils du luthérien Melchior Woluiar, son profes-
seur et son ami, Jean Calvin avait quitté Bourges, en 1532, et était revenu à
340 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
Paris pour se livrer à l'étude de la théologie et se consacrer désormais à la car-
rière ecclésiastique. Tandis qu'Ignace groupait autour de lui des compagnons
qui devaient, comme François Xavier, Le Fèvre, Laynez, travailler glorieuse-
ment, avec lui, à la défense et à l'extension de la foi, Calvin, animé d'un tout
autre zèle, réunissait, tous les soirs, dans la boutique du marchand Etienne de
la Forge, les religionnaires de son âge et de son tempérament, et leur débitait
de violentes harangues contre le catholicisme. Le 15 août 1534, Ignace s'enga-
geait par vœu, avec ses compagnons, dans la chapelle de Montmartre, à obéir
au Pape en tout ce qu'il demanderait d'eux pour le bien de l'Église. Cette même
année, auteur principal ou inspirateur d'un discours hérétique prononcé devant
la Sorbonne le jour de la Toussaint, par le Recteur Nicolas Cop, Calvin sautait
par une fenêtre du collège de Fortet, pour échapper aux archers conduits par
Jean Maurin. Ignace quittait Paris pour se rendre, par l'Espagne et Venise, à
Rome, et renouveler, avec ses compagnons, ses engagements de fidélité aux
pieds du Souverain-Pontife. Calvin, au contraire, après un court séjour à
Noyon et à Limoges, se réfugiait à la petite cour de Nérac, pour poursuivie
sans danger, sous les auspices de la Reine de Navarre, son œuvre de sectaire
froid et rusé.
7. (Page 4.) — Cf.Thom. Boz, De sign. Eccl., sign. 20. — Les historiens protes-
tants modernes émettent le même avis. « L'ordre des Jésuites a sans contredit
« le plus contribué à ce que les pays qui n'avaient pas encore embrassé le
« Protestantisme fussent conservés à l'Église romaine... Par leurs apôtres et leurs
« martyrs, ils conquirent à l'Église catholique, au delà des mers, plus de parti-
« sans qu'elle n'en avait perdus en deçà. » Menzel, Neuere Geschichie der Deut-
sche//,t. ix, p. 37-61. — « Quand il s'est agi de propager le Christianisme dans les
« diverses parties du monde, les Jésuites ont toujours montré le plus d'activité
« et obtenu les plus beaux résultats. » G. Ph. Schuppius, Handbuch der neuem
« Geschichte, t. I, pag. 36. — « Les établissements fondés par les Jésuites dans
« toutes les parties du monde et les efforts continuels de leurs missions, pour
« répandre parmi les nations païennes la foi de l'Église romaine, doivent, sans
« aucun doute, être placés parmi les événements les plus remarquables du
« seizième siècle- » Schroch, Christl Kir chen geschichte seii des Reformation,
t- m, p. 652.
8. (Page 4.) — I'nstit. Litterœ apost. Florent. 1886, pag. 142.
9. (Page 6.) — Ignace était capitaine d'infanterie, capitan de infanteria. C'est
le titre que lui donne Y Ayuntamiento de Manrèse dans une pétition adressée, le
6 décembre 1603, à Don Philippe III, pour obtenir les fonds nécessaires à la
fondation d'un collège de Jésuites.
« De capitaine d'infanterie qu'il était, Notre-Seigneur le choisit pour être
« capitaine et premier fondateur de la Compagnie de Jésus, qui a pris naissance
« en cette ville de votre royale Majesté. »
Après sa mort, alors que déjà il avait été placé sur les autels, les rois catho-
liques d'Espagne, comme pour honorer dignement son héroïque conduite à
Pampelune, décrétèrent qu'il recevrait désormais les honneurs dus à un capitan
gênerai ou général d'armée.
NOTES. — LIVRE PREMIER. 341
Por un decreto Real
se manda que al gran Loyola
toda la tropa Espafiola
tenga por su General.
Oh fineza sin igual
con que reluce este dia
Del Monarca la hidalguia !
quando un Ejercito entrega
al Gefe que se le niega
una sola Compania.
Cf. La santa cueva, par le P. Fita y Colomé, pag. 209, 224.
10. (Page 7.) — Le P. Gonçalvès ne parle pas de boulet mort. Et quoniam
inter utramque tibiam globus perlatus est, altéra quoque tibiarum vultius gravissi-
mum accepit. Cf. Acta Sandorum Jul., tom. vu, pag. 646, n° 2. Ribadeneira et
Garcia disent qu'un éclat de pierre le blessa à la jambe gauche, tandis que le
boulet l'atteignit à la jambe droite : Una bala de unapieza diô en aquella parte
del muro, donde Ignacio valerosamenta peleaba ; la cical le hiriô en la pierna
derecha, de mariera que se la desjarretô, y casi desmenuzô los huesos de la canilla.
Y una piedra del mismo muro, que con lafuerza de la peloto resurtiô, tambien le
hiriô malamente la pierna izquierda. Ribad. lib. c. 1. — Mas una bala de
canon dio en aquella parte del muro donde Ignacio valerosamente peleaba, la
cual le desjarretô la pierna derecha y casi desmenuzô los huesos de la canilla, y
una piedra que resurtiô del muro con lafuerza de la pelota, le hiriô de la pierna
izquierda... Cf. Garcia, Vida, lib. 1, c. 2.
Saint Ignace raconta lui-même au P. Louis Gonçalvès qu'avant le combat il
s'était confessé à un de ses compagnons d'armes et que cet officier à son tour se
confessa à lui. « Ubi dies advenit, qua pugna expectabatur futura, uni nobilium
« cum quo ssepe armis contenderat, confessionem criminum fecit, ac ille vicissim
« ipsi, » Cf. Acta Sandorum, Jul., tom. vu, pag. 646, n° 1.
11. (Page 7.) — D'après la supputation des Bollandistes, saint Ignace fut
blessé le 20 mai 1521,1e lendemain de la Pentecôte; P. Bartoli indique à tort le
19 mai. Ignace avait environ 30 ans. Les médecins de l'armée française lui
donnèrent les premiers soins, et, après 12 ou 15 jours, on le fit transporter à
Loyola. Cf. Acta Sandorum. Jul., tom. vu, pag. 424, n° 2.
12. (Page 7.) — «En 1601, le vice-roi, D. Juan de Cardona, fit élever un arc
(un arco) commémoratif à l'endroit où saint Ignace avait été blessé. ï> Ce monu-
ment portait une inscription dont voici le début :
« Beatus Ignatius de Loyola, nobilis Guipuzcoanus, Gallorum obsidione
« singulari virtute sustenta, in huius castri propugnatione in utraque tibia vulnere
« accepto, cecidit moribundus : divinitus tamen confirmatus dignos egit pœni-
« tendre fructus, et in universo fere terrarum orbe reluctante, sed favente
« numine, erexit Religionem Societatis Jesu magno Ecclesise bono, etc. »
Longtemps après, le Comte de Saint-Étienne (San Esteban) qui fut successi-
vement vice-roi de Navarre et vice-roi du Pérou, fournit aux Pères de la
Compagnie les moyens d'ériger une église sur l'emplacement où tomba le
342 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
vaillant chevalier de Loyola. L'église fut consacrée en grande pompe, le 10
octobre 1694. Cf. Madoz, art. Pamplona, t. xn, p. 633 ; Acta Sanctorum,
Julii, tom. vu. pag. 424, n° 26.
13. (Page 8.) — Le P. Ribadeneira dit qu'on avait tiré de la jambe jusqu'à 20
fragments d'os; por haberlo sacado de ella (la pierna) veinte pedazos de huesos.
Vida de san Ignacio, lib. 1. c. 1.
14. (Page 9.) — Le P. Maffei (lib. 1, c. 2) et le P. Orlandini (lib. 1, n° 10),
ne parlent pas d'une réelle apparition de l'Apôtre à saint Ignace. Le P. Riba-
deneira croit, au contraire, à une vision réelle (le apparecib. Vita parva c. 1), ce
que paraîtrait confirmer la recommandation faite par saint Ignace au vénérable
P. Jules Mancinelli d'avoir pour ce jour mémorable de sa conversion un
souvenir particulier. Cf. Cellesi, Vita, lib. m, c. x.
15. (Page 9.) — Le texte espagnol du P. Gonçalvès porte : « Elle n'était ni
comtesse, ni duchesse, mais d'un rang supérieur aux comtesses et aux duchesses.»
Non era condesa, ni duquesa, mas era su estado mas alto que ninguno destas.
Cf. Acta Sanctorum, Jul., tom. vu, pag. 647, n° 6 ;pag. 648, note h.
16. (Page 9.) — Le recueil des notices des saints les plus connus était
appelé communément Flos Sanctorum. Cf. Ribadeneira, Vida, lib. 1, c. 2; Garcia,
Vida, lib. i, c. 3. Actuellement le peuple espagnol lit surtout le Flos Sanctorum
du P. Ribadeneira.
17. (Page 11.) — D'une des plus anciennes familles de Sienne, Jean Colum-
bini remplissait, à la grande satisfaction de ses concitoyens, la charge de premier
magistrat de sa ville natale, mais dans des vues purement humaines. Ren-
trant, un jour, à l'heure de midi dans sa maison fatigué par les affaires, il ne
trouva point le dîner prêt. Contrarié, exaspéré, furieux, il menace, il éclate. Pour
le calmer, sa femme lui présente un livre à lire ; c'était la vie des saints. Jean,
dans l'accès de sa fureur, prend le livre et le jette violemment à terre. Devenu
plus calme et rougissant de son emportement, il le ramasse, l'ouvre, tombe sur
la vie de sainte Marie d'Egypte et prend un tel plaisir à sa lecture qu'il ne pense
plus à son repas. Il était complètement changé. Du consentement de sa femme,
il fit vœu de chasteté, donna ses biens aux pauvres, réunit autour de lui des
disciples pour se consacrer aux soins des malades et des pauvres, et fonda
l1 'Ordre des Jcsuates qui fut approuvé à Viterbe, en 1367, parle Pape Urbain V.
Jean Columbini mourut, le 31 juillet 1361. On célèbre sa fête ce même jour avec
celle de saint Ignace, également converti par la lecture de la vie des saints.
Cf. Acta Sanctorum, Jul., tom. vu, pag. 367, n° 14, 19.
18. (Page 13.) — Cf. Règles du discernement des esprits pour la ire et la 2me
semaine des Exercices.
19. (Page 14.) — Instruit par l'expérience, saint Ignace donnera plus tard de
sages avis à la sœur Rajadella et à saint François de Borgia sur les mouvements
contraires de la grâce et du mauvais esprit dans les âmes, et sur l'usage discret
et opportun qu'on doit faire des pénitences. Le même esprit et la même sagesse
ont inspiré plusieurs passages de la lettre du P. Polanco au P. Fernandez et de
la belle lettre de saint Ignace aux scolastiques de Coïmbre. Cf. Çartas de san
Ignacio, ccxxn, ccciv, vu, cxliii.
NOTES. — LIVRE PREMIER. 343
20. (Page 15.) — Saint Ignace, disent ses historiens, était un calligraphe dis-
tingué ; Era muy buen escribano, dit le P. Ribadeneira. Il écrivait en lettres
« d'or les paroles et les actes de Notre-Seigneur Jésus-Christ, en lettres d'azur
« les paroles et les actes de Notre-Dame ; les faits et dits des saints se parta-
« geaient les autres couleurs, suivant les inspirations du bon goût et de sa
« dévotion. » Ribadeneira, Vida, lib. 1, c. 2.
Le P. Gonçalvès, écrivant sous la dictée de saint Ignace lui-même, dit :
« Le livre se composait de 300 feuilles in-40. Les paroles de Notre-Seigneur
« étaient écrites en lettres rouges, celles de la sainte Vierge en lettres d'azur ; le
« papier était très beau et réglé. » Cf. Acta Sanctorum, Jul., tom. vu, pag. 648,
n? 11.
21. (Page 15.) — Tous les pèlerins de Loyola ont vu et peuvent constater,
même de nos jours, la fente produite dans le mur par la secousse.
22. (Page 16.) — « Depuis cette apparition, raconta saint Ignace, au P.
« Louis Gonçalvès jusqu'à ce moment (au mois d'août 1555), jamais je n'ai
« donné le moindre consentement à ces sortes de tentations. On pourrait con-
« dure de là que cette vision survint divinement, ce que je n'oserais pas
« affirmer, me bornant à attester la vérité du fait. » Cf. Acta Sanctorum, Jul.,
tom. vu, pag. 647, n° 10.
23. (Page 16.) — Ignace songea un moment à aller s'enfermer dans une
chartreuse pour y vivre inconnu, sans considération et dans les austérités d'une
vie pénitente. Il chargea un domestique qui se rendait à Burgos de prendre des
informations, à la chartreuse de Miraflores. Les renseignements furent à son goût ;
mais il craignit que dans cet Ordre on ne mît des entraves à ses grands désirs de
mortification, et, tout plein d'ailleurs de son projet de voyage à Jérusalem, il
renonça à l'idée d'être chartreux. Cf. Acta Sanctorum, Jul., tom. vu, pag. 648,
n° 12.
24. (Page 17.) — S. Ignace écrivait, le 25 août 1552, au Duc de Najera son
parent : « Pour ce qui est du mariage dont vous me parlez dans votre lettre,
« c'est là une affaire de telle nature et si étrangère à mon humble profession, que
« je suis résolu de ne pas m'en occuper, attendu qu'elle est entièrement con-
« traire et en opposition manifeste à l'Institut que j'ai embrassé. Je puis vous
« affirmer en toute vérité que dans le cours de dix ou onze années, je n'ai pas
« écrit une seule lettre à qui que ce soit des membres de la famille de Loyola. »
Cf. Carias de san Ignacio, gclxxxii. En juin 1532, le Saint, adressant à son
frère Martin une seconde lettre, expliquait les motifs de son silence prolongé :
« Vous me dites que vous avez ressenti une grande joie de me voir mettre un
<< terme au silence que j'avais gardé jusqu'ici avec vous... Je vous dirai que
« je vous aurais écrit plus souvent dans ces cinq ou six dernières années, si deux
« raisons ne m'en avaient empêché. La première, c'est l'étude, et de fréquentes
<.< conversations dans lesquelles, toutefois, les intérêts du temps n'entrent pour
« rien. La seconde, c'est que je n'avais ni des probabilités ni des conjectures
« suffisantes pour penser que mes lettres pourraient être de quelque utilité pour
« le service et la gloire de Dieu notre Maître. » Cf. Cartas de san Ignacio, m.
25. (Page 18.) — « Ignace, comme il le raconta plus tard au P. Louis
344 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
« Gonçalvès, quitta Loyola, et, monté sur une mule, prit le chemin de Najera.
« Toutes les nuits, il se flagellait rigoureusement. Sa seule pensée était d'imiter
« les saints qui s'étaient livrés à de grandes austérités, et, à cette époque, il
« ignorait encore ce que c'était que l'humilité, la charité, la patience ou la dis-
« crélion qui doit régler l'exercice de ces diverses vertus. Son frère cadet avait
« voulu l'accompagner jusqu'à Ouate. En route, il lui persuada de passer une
« nuit, en veilles, devant l'autel de Notre-Dame d'Arânzazu. Il demanda dans la
« prière à la Vierge qui lui avait apparu à Loyola, les forces nécessaires pour
« poursuivre son voyage; puis, laissant son frère auprès de sa sœur, à Ofiate, il
« prit le chemin de Navarrete où se trouvait le duc de Najera. Quelque argent
« lui était dû par le Duc ; il le réclama au trésorier (une partie peut-être de
« la somme que lui avait donnée à Arévalo la veuve de D. Juan Velâzquez), Cf.
« pag. 338, note 3. Après en avoir distribué une partie à des personnes qui lui
« avaient rendu des services, il laissa le resté pour faire restaurer la statue de
« la Vierge et le sanctuaire. Puis, il congédia les deux domestiques qui l'avaient
« suivi jusque-là, et, monté toujours sur sa mule, il prit le chemin de Monserrat. »
Cf. Acta Sanctorum, Jul., tom. vu, pag. 648, n° 13. « Ignace n'avait pour le
« moment aucun plan d'avenir arrêté; il avait seulement pris la résolution d'aller
« en pèlerinage à Jérusalem, lorsqu'il serait rétabli, et en attendant de se sancti-
« fier, par la pénitence et par les bonnes œuvres. » Ribadeneira, Vida, lib. 1, c. 1.
26. (Page 18.) — Le P. de Tablarès, qui visita Loyola en 155 1, avec saint
François de Borgia, parle comme il suit du château et de ses environs.
« La maison de Loyola est une sorte de forteresse bâtie en pierre et chaux,
« avec des murs de près de six pieds d'épaisseur. Elle est située entre deux
« villes, Azcoïtia et Azpeitia, distantes d'une lieue environ et qui comptent l'une
« 800 et l'autre 1000 habitants. Il n'existe pas, croyons-nous, de vallée plus
« fraîche et d'un aspect plus agréable. L'habitation de Loyola est entourée de
« bosquets et d'arbres fruitiers si épais et si rapprochés, qu'on n'aperçoit le châ-
« teau qu'au moment où l'on arrive à la porte. Les seigneurs de Loyola ont
« gouverné et gouvernent encore Azpeitia, la plus importante des deux villes;
« ils pourvoient aux bénéfices, et, au spirituel comme au temporel, règlent toutes
« choses. La famille possède de grands revenus et a joui, de tout temps, d'une
« grande autorité dans la province. Je touche, en passant, ce point, afin qu'on
« sache, à la gloire de Dieu, que notre très révérend Père Ignace de Loyola n'est
« pas de petite naissance, mais que sa noble famille est une des principales de
« la province comme branche aînée de la maison d'Onaz, noms que portent les
« ducs de Najera. Et certes, nul ne m'accusera de céder, en écrivant cela, à des
« considérations mondaines, s'il se rappelle avec quel soin, dans les vies des
« saints, on mentionne la noblesse de leur origine. Et non sans raison; car on n'y
« parle que des riches qui se sont faits pauvres, que des grands qui se sont faits
« petits, afin de suivre Jésus-Christ, roi de l'univers... Jai constaté de la sorte
« que plusieurs raillaient, sans raison, au sujet de son origine, notre Père qui
« abandonna sa noble et puissante famille et la quitta si bien que, de retour dans
« sa patrie, après de longues années de voyage et de pénitence, il descendit à
« l'hôpital, refusant d'aller loger dans sa maison paternelle... Quelle gloire pour
« Dieu, quand on voit ce chevalier, notre père et seigneur, entraîner par son
NOTES. — LIVRE PREMIER. 345
« exemple tant d'autres gentilshommes, et jusqu'à des princes, au service de
« Jésus-Christ, et leur inspirer le dessein de renoncer à tout ce qu'ils possè-
« dent par amour pour Dieu, auquel soit la gloire à jamais. » Lettre du P.
Pierre de Tablarh au P. François de Villanuova, redeîir de A/cala, datée d'Onaz
le 5 juillet 155 1. Cf. Alcazar, Chronico- ffistoria, tom. 1, pag. 179.
Vers la fin du XVIe siècle, le château de Loyola était devenu la propriété des
marquis de Alcanizas y Oropesa, D. Louis Enriquez de Cabrera y Dona Teresa
Enriquez de Velascoy Loyola. — En r68i, Marie Anne d'Autriche en fit l'ac-
quisition et le donna à la Compagnie pour la fondation d'un collège dont elle
devait être la protectrice. Elle y mit certaines conditions, entre autres que le
château de Loyola serait toujours conservé intact. — L'édifice moderne, qui
enclave l'ancien château seigneurial, fut commencé en 1688 et a été terminé
deux cents ans plus tard, en 1888. Le plan primitif, dessiné par le célèbre Charles
Fontana, a été malheureusement modifié dans quelques détails. Néanmoins l'en-
semble est imposant et d'un grand effet. Le visiteur admire en particulier la
vaste église bâtie en forme de rotonde avec sa coupole supportée par 8 énormes
pilastres, ses six autels latéraux, son maître-autel en mosaïque de marbres pré-
cieux. A l'intérieur de l'édifice qui sert actuellement de noviciat et de juvénat,
on remarque de vastes corridors, deux escaliers quadruples d'un aspect monu-
mental, une belle et vaste bibliothèque, en un mot, partout le solide et le
grandiose. — L'ensemble de toutes ces constructions en marbre du pays repré-
senterait, vu à vol d'oiseau, un parallélogramme rectangulaire, avec deux
avancements au centre, en avant et en arrière de l'église. On a voulu voir dans
cette disposition la figure d'un aigle.
Ce que le pèlerin de Loyola aime le plus à visiter, c'est la Santa Casa où il
retrouve le souvenir des jeunes années et de la conversion d'Ignace. A l'extérieur
la sainte maison garde encore la trace bien visible du tremblement de terre qui
l'ébranla, lorsque la conversion définitive du héros de Pampelune excita la rage
des démons. A l'intérieur, le château tout entier est converti en chapelles. On
remarque surtout, au premier étage, l'antique oratoire, avec son autel et son
petit retable sculpté, où figure un tableau de l'Annonciation donné, dit-on, à la
belle-sœur de saint Ignace, par la reine Isabelle et qui aurait été vu plusieurs fois
couvert d'une sueur inexpliquée. Au second étage est la chambre, témoin des
souffrances, des luttes et de la conversion du saint Fondateur. C'est la chapelle
la plus soignée, la plus surchargée de peintures et d'ornements dorés. Sous
l'autel principal où l'on conserve le Saint-Sacrement, une statue représente
Ignace couché et malade. Une autre statue 'du Saint est placée sur l'autel et
porte sur la poitrine un reliquaire contenant un doigt de saint Ignace.
27. (Page 19.) — Entre autres précieux souvenirs des visites de saint François
de Borgia à Loyola on montre une chasuble dont le Saint se servit à l'autel du
petit sanctuaire qui fut témoin de la conversion d'Ignace.
28, (Page 20.) — « Pendant son voyage de Loyola à Montserrat par Najera,
« Ignace, dit le P. Ribadeneira, fit vœu de chasteté (Vida,ï\b., 1, c. 3).» Ce fut
peut-être, pendant sa nuit de veille, devant Notre-Dame d'Aarânzazu. Plus tard,
répondant à plusieurs lettres où on lui demandait d'obtenir du Pape un jubilé
346 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
de quelques années pour les évêchés de Pampelune et de Calahorra, en vue
d'aider à la restauration de ce sanctuaire, Ignace disait : « Pour moi, j'ai un
« motif particulier de demander cette faveur. Il me souvient que lorsque Dieu
« me fit la miséricorde de changer de vie, je reçus une certaine grâce dans cette
« église où je passai une nuit en veille. » Cf. Cartas de san Ignacio, dxxxi.
Plusieurs saints ont fait comme lui le pèlerinage de Montserrat: saint Jean de
Matha, fondateur des Trinitaires, saint Pierre Nolasque, fondateur de l'ordre de
la Merci, saint Vincent Ferrier, saint François de Borgia, saint Louis de Gonza-
gue, saint Pierre Claver, saint Joseph Calasance, le B. Salvador de Horta, saint
Benoît Labre, etc. Charles-Quint s'y rendit jusqu'à neuf fois.
29. (Page 21.) — Le Montserrat (mont scié) forme un des groupes de monta-
gnes les plus étranges: on dirait les dents d'une scie gigantesque. Dans une de
ses anfractuosités, s'abrite le pèlerinage de Notre-Dame. D'après une tradition,
la statue de Marie, une Vierge noire tenant l'Enfant Jésus sur ses genoux, serait
l'œuvre de saint Luc et aurait été apportée par saint Pierre. Au commencement
du vnie siècle, la crainte de l'invasion arabe la fit cacher dans une grotte du
Montserrat. Un siècle et demi plus tard, des bergers, avertis par une lumière
merveilleuse, l'ayant découverte, l'évêque Gottomar voulut la transporter à
Manrèse; mais, arrivé au lieu où s'élève aujourd'hui l'église, la statue devint si
lourde qu'il fut impossible d'avancer : on comprit que Marie voulait être honorée
en ces lieux. Bientôt une église, un monastère, divers ermitages s'élevèrent dans
cet endroit. Notre-Dame de Montserrat devint célèbre et attira une multitude
de pèlerins de toutes les parties de la péninsule et de la Fiance. Au moment
même où le héros de Pampelune s'y rendit, Chanones, le moine français qui
entendit sa confession générale dans la chapelle deSaint-Dismas, avait rempli ce
ministère de charité en faveur de milliers de pèlerins de son pays. En 1489, on
posa la première pierre d'une nouvelle église, mais ce n'est que de 1560 à 1592
qu'il fut possible de s'en occuper avec activité. On le voit donc, c'est dans l'anti-
que sanctuaire et non dans l'église actuelle que saint Ignace fit ses dévotions et
sa veillée d'armes. En 1811 et 1812, les Français saccagèrent Montserrat et
arrêtèrent, pour un temps, le flot de pèlerins qui n'avaient jusque-là jamais cessé
d'y affluer. Toutefois, ils respectèrent la sainte image de Marie qui ne tarda pas à
réunir de nouveau, à ses pieds, sa cour de moines et d'Escolanos, ainsi que des
milliers de pieux visiteurs.
30. (Page 21.) — Le nom de Jean Chanones se trouve diversement écrit:
Xanones, Canones, Chacones.D'apres la tradition, Ignace fit la confession générale
de ses péchés (criminum, écrit le P. Gonçalvès sous la dictée du Saint), dans la
chapelle ou ermitage de Saint-Dismas, le bon larron. La confession se fît par
écrit et dura trois jours. Cf. Acta Sanctorum, Jul., tom. vu, pag. 426, n. 34;
pag. 649, n. 17,
31. (Page 22.) — L'épée de saint Ignace se conserve à Barcelone dans la
paroisse de Belen; elle figurait à la dernière exposition de cette ville parmi les
objets artistiques et historiques. Le poignard ou dague a disparu de Montserrat,
depuis le commencement de ce siècle. Le P. Louis Gonçalvès, écrivant sous la
dictée de saint Ignace, dit : « Convenit illi cum confessario ut mulam abducj
NOTES. — LIVRE PREMIER. 347
« juberet, ensis vero et pugio in templo ad altare beatissimse Matris Dei colloca-
« rentur. » Cf. Acta Sanctorum, Jul., tom. vu, pag. 649, n. 17.
32. (Pag. 22.) B. Ignatius . a . Loyola .
HIC . MULTA . PRECE . FLETU-
QUE . DEO . SE . VIRGINIQUE .
DEVOVIT . HIC . TANQUAM .
ARMIS . SPIRITUALIBUS .
SACCO . SE . MUNIENS . PERNO-
CTAVIT . HINC . AD . SOCIE-
TATEM . JESU . FUNDAN-
DAM . PRODIIT . AN-
NO . M. D. XXII . F. LAUREN . NE-
TO . ABB . DEDICAVIT .
AN. 1603.
Cette inscription se trouvait dans l'ancien sanctuaire, à l'endroit même où le
chevalier de Marie, debout, revêtu d'un sac et le bâton à la main, passa la nuit
en oraison: elle y resta jusqu'à la destruction de l'ancienne église. Depuis elle a
été transportée sous un portique, qui se trouve en face de la basilique actuelle.
33. (Pag. 23.) — « En descendant de Montserrat, Ignace rencontra, à une
« petite distance du monastère, en face de la chapelle des apôtres, quatre dames
« veuves et deux jeunes gens, fils de la plus riche d'entre elles, Agnès Pascual.
« Ignace demanda à cette dernière, s'il y avait, dans les environs, un hôpital où
« il pût aller demander asile. Le plus rapproché d'ici, répondit Agnès, se trouve à
Afanrèse, c est-à-dire, à utie distance de trois lieues; nous habitons cette ville. Et
comme elle était grandement édifiée par l'extérieur modeste et recueilli du
pèlerin, elle ajouta: s'il vous plaît de vous y retirer, je prendrai soin de votre
entretien, aussi bien qu'il me sera possible, et, en vérité, il me semble que Manrèse
vous conviendra. Cette bonne dame Agnès Pascual est celle qui depuis cette
rencontre conçut, pour notre bienheureux Père, une dévotion mêlée de respect
et d'affection. Cette dévotion qui dura toute sa vie, alla sans cesse en augmentant
et la porta à traiter Ignace comme s'il avait été son propre fils. » Cf. Histoire
manuscrite de la Province d'Aragon de la Compagnie de Jésus, par le P. Gabriel
Alvarez, lib. 1, cap. 3.
34. (Page 23.) — Le P. Ribadeneira nous rapporte la réflexion pleine d'hu-
milité et de regret que fit saint Ignace, après le départ de l'officier. « Hélas !
« malheureux pécheur que je suis ! Je ne sais ni ne puis faire un peu de bien à
« mon prochain, sans lui faire en même temps du mal et sans l'exposer à un
« affront. » Cf. Ribadeneira, Vida, lib. 1, c. 4.
35. (Page 24.) — Parti le matin de Montserrat, Ignace arriva vers la tombée
du jour par la route de Castellgali, en vue de Manrèse qui s'étalait devant lui
sur les flancs d'une colline, à 473m,65, au-dessus du niveau de la mer. Manrèse
fut appelée d'abord Minorissa, puis Athenagria; ensuite, au temps de la domi-
nation des Carthaginois, Rubricata; plus tard, après avoir été rasée par Scipion,
on la nomma Manu-rasa. Au xvie siècle, vers 1594, elle comptait 960 maisons.
348 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
distribuées sur 28 rues ou petites places. Un siècle après, en 1679, le nombre
des maisons était d'après le Ms. de Canyellas, conservé à La Seo, de n 60, et
celui des rues, de 49. Du temps de saint Ignace, Manrèse comptait de mille à
douze cents familles, et, de nos jours, elle a près de 20,000 habitants adonnés à
la culture et à l'industrie,et profondément chrétiens.
Le pont romain qui relie les deux rives du Cardoner aurait été construit, vers
l'an 210, avant Jésus-Christ, et dédié, plus tard, à Cneius Pompée. Il a 132
mètres de long et compte huit arches, en plein cintre, de grandeur inégale; celle
du milieu a 25 mètres de diamètre. Cneius Pompée avait, paraît-il, établi, à Man-
rèse son quartier général contre Sertorius. C'est sur le pont même qu'on lui éleva
une statue avec cette inscription: Gneio . Pompeio . misit — Archiduci . sub-
ACTA . SERTOR . — FaCTIONE . IN . HlSPAN . ET . PACATA — PROVIN . TOTA . OB .
MAGNUM . — BENEF . AB . EO . LARGUER . FAC . MONRASEN . STATUAM. D. D.
Adrien aussi eut sa statue et son inscription : Hadriano . Imp . Pont . — Max .
Belligero . triumphat . — Ob . SINGUL BEN. — Municipalis . Manresa —
statuam. D. D. Les deux statues ont été retrouvées à Tarragone en 1642 et
1644. Cf. Ensayos histbricos sobre Manresa, por J. M. de Mas y Casas. Man-
resa. 1836.
En approchant de la ville, avant d'arriver à la Guia et de franchir le pont,
Ignace laissait à sa droite, sur la rive gauche du Cardoner, une ligne de rochers
couronnée par un chemin appelé le Balcon de Saint-Paul parce qu'il va aboutir
à l'église et au prieuré de ce nom. Ce prieuré fut fondé en 141 2, par les religieux
de Montserrat, et existe encore avec sa chapelle gothique.
Plus près de la ville, sur la même hauteur se trouvaient le couvent et l'église
de Sainte-Claire. Le couvent, bâti au xivL siècle pour des filles de Saint-Fran-
çois d'Assise, est occupé, depuis 1602, par des religieuses dominicaines. En
avançant vers l'ouest on rencontre la croix du Tort, devenue célèbre par un
double prodige: par une vision de saint Ignace, et, plus tard, par une miraculeuse
sueur de sang.
Plus loin, on voyait l'église de Saint-Barthélémy qui existait au xinc siècle,
et fut cédée aux Capucins. Au-dessous et sur le devant du rocher, se trouvait,
cachée par des grenadiers et des broussailles, la grotte qui allait devenir à jamais
célèbre.
Par dessus les hautes murailles de l'enceinte, flanquées de plusieurs tours et
de huit portes, Ignace apercevait les édifices religieux de la ville.
La Seo qui a l'apparence d'une cathédrale et fut commencée en 1328. Vers
la fin du xvic siècle, on bâtit la tour carrée qui la surmonte.
L'église Saint-Michel, primitivement de style byzantin, fut reconstruite en 1384.
En même temps que La Seo, les Manrésiens entreprirent de construire un
second pont sur le Cardoner, et, en 1339, ils commencèrent le célèbre aqueduc
qui va chercher les eaux du Llobregat, à quatre lieues de la cité. Ce canal
compte 34 ponts en pierre dont quelques-uns de plus de 30 arches, deux grands
tunnels, l'un de 583 mètres et l'autre de 321.
Plus au nord, sur un mamelon qui domine toute la ville, et à la place d'une
ancienne citadelle construite par Vifred leVelu, comte de Barcelone, se trouvait
l'église du Carmel, bâtie en 13 14 et célèbre par le miracle de la La smta Luz
NOTES. — LIVRE PREMIER. 349
venue de Montserrat. Se prétendant lésé dans ses droits par la construction de
l'aqueduc, l'évêque de Vich jeta l'interdit sur la ville. Mais en 1345, un globe de
lumière dont l'éclat fit pâlir le soleil, vint de Montserrat, en plein jour, aux yeux
de toute la population et, pénétrant dans l'église, se divisa trois fois, en trois
rayons dans le sanctuaire, pendant que la cloche sonnait d'elle-même. Ce mira-
cle, vu par plus de 20,000 personnes, fut attesté, devant notaire, par plus de
60 témoins et approuvé en 1347, par le pape Clément VI qui accorda des indul-
gences et permit de célébrer la fête anniversaire de ce prodige. La belle église
du Carmel n'a qu'une nef; elle fut bâtie en 1300.
Non loin du Carmel, au nord-ouest, apparaissaient le couvent et l'église de
Saint-Dominique qui conservent plusieurs précieux souvenirs du séjour de saint
Ignace à Manrèse. L'Hôpital de Sainte-Lucie était à quarante pas hors de la
ville, sur la rive gauche du torrent mirable appelé aujourd'hui torrent de Saint-
Ignace. Plus à l'ouest, et hors de la ville encore, on voyait l'église et 1' hôpital de
Saint-André, destiné aux pauvres étrangers et fondé en 1030.
Avant d'arriver à Manrèse et de franchir le pont,Ignace entra dans la chapelle
de Notre-Dame de la Gnia et y demeura longtemps en prière. Voici ce que
raconte Roig Jalpi, dans son Episiome Historico de Manresa, pag. 317, 318.
« La très sainte Vierge apparut à Ignace et l'encouragea; elle lui désigna même
« la grotte où Dieu voulait qu'il allât continuer sa pénitence. On rapporte que,
« depuis lors, la statue de la Vierge est tournée du côté de la grotte sanctifiée
« par la pénitence d'Ignace, c'est-à-dire vers la droite de la chapelle et de l'au-
« tel. On a beau la tourner d'un autre côté, elle reprend toujours cette position.
« En 1689, le P. Manuel Pineiro, aujourd'hui recteur du collège delà Compa-
« gnie à Barcelone, vint à la chapelle de Notre-Dame de la Guia, accompagné
<i d'un autre Père. Plusieurs fois, les deux Pères placèrent la statue de manière
« qu'elle regardât la porte d'entrée; or toujours, quand ils voulaient sortir de la
« chapelle, ils remarquaient que la statue avait repris son ancienne position,
« sans qu'il leur fût possible de savoir comment. » La tradition va encore plus
loin, ajoute le P. Fita. Tandis que, favorisé de la présence de Notre-Dame,
Ignace priait avec ferveur, la nuit tomba. Le gardien de la chapelle, fatigué
d'attendre, agita les clefs, pour faire comprendre au pieux pèlerin qu'il était temps
de sortir. Or il entendit une douce voix qui disait: «Va, Ignace, et remplis ta
destinée. » Mdrchate, Ignacio, y cumple tu destino. L'oratoire de la Guia remontait
à une. date inconnue; l'ermitage avait été construit en 1488. Détruits l'un et
l'autre, en 1856, lors de la construction du chemin de fer et rebâtis un peu plus
bas, en 1862, ils ont reçu de nouveau l'image miraculeuse, confiée, pour un
temps, à l'église de la grotte.
Au sortir de la chapelle de la Guia, saint Ignace avait devant lui une grande
croix gothique d'une seule pierre, qui a été restaurée depuis. C'est là que d'après
la tradition, il eut une sorte de révélation générale dans laquelle il reçut plus
de lumières que dans toutes les autres visions et toutes les éludes de sa vie réunies
ensemble. Cf. Acta Sanctorum, Jul., tom. vu, pag. 652, n. 30; P. F. Fita sj.,
La santa Cueva. Manresa, 1872 ; L. Mabille, sj., Lettres des scolastiques d'Uclès,
suppl. au n° 2, 1889; San Ignacio en Manresa. Album historico, Barcelona 189 1.
36. (Pag. 24.) — Le Saint se rendit à l'hôpital Sainte-Lucie, où, sur la recom-
350 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
mandation de Dona Agnès Pascual, il fut reçu par la supérieure, la vénérable
veuve Jérôme Cavera. L'hôpital Sainte-Lucie existait déjà en l'an iooo. Il est
maintenant en partie abandonné et en ruines, en partie remplacé par le Collège
de la Compagnie, mais la chapelle Sainte-Lucie a été restaurée avec goût.
La chambre voisine, où saint Ignace eut son célèbre ravissement de huit jours,
au mois d'avril 1522, fut transformée en un pieux sanctuaire, dès l'année 1625.
Cf. P. Fita, La santa Cueva § 1, n°3, 4, pag. 23, 24 ; San Ignacio en Manresa.
Album Ziistorico, n° 5. Barcelona, 1891.
37. (Page 25.) — Le sanctuaire de Notre-Dame de Viladordis est à 2 kilo-
mètres environ au delà du couvent de Sainte-Claire, sur l'ancienne route de
Barcelone. Saint Ignace y reçut de grandes lumières, et l'on y conserve fidèle-
ment son souvenir. Une statue en bois sculpté le représente à genoux, près de
Notre-Dame. A côté d'un portrait du Saint qui se trouve un peu plus loin que
la chaire, le peintre a écrit : « S. Ignace de Loyola, fondateur de la Compagnie
« de Jésus, en l'année 1522, première de sa conversion, pendant son séjour à
« Manrèse, fréquentait cette église de N. D. de Viladordis ; il y reçut des faveurs
« extraordinaires du ciel. Pour garder le souvenir de ces faits cette paroisse dévote
« et reconnaissante lui dédie ce portrait, le 19 février 1632. » — Quand l'église
était fermée, le Saint s'agenouillait devant la porte, sur une pierre, et, d'après
une tradition sûre, la Vierge lui apparaissait au-dessus de la porte. Cette pierre
est conservée sous un autel latéral du côté de l'Épitre; on y lit : <iAùy 1522 —
PEDKE de S. Ignaci.ï) L'ancienne statue de la Vierge avait été sculptée par une
main peu habile ; par ordre épiscopal, elle a été mise dans une chambre voisine
où on peut la vénérer ; on l'a remplacée par une statue aux traits plus adoucis.
A Viladordis se trouve la ferme des Marsetas, où le Saint reçut bien des fois
l'aumône. Avant de quitter Manrèse, il laissa sa ceinture, composée de trois
tiges d'une espèce de glaïeul sagitté, au chef de la maison et lui prédit que,
tant que la famille continuerait à faire l'aumône aux pauvres, elle ne manquerait
jamais de descendants, ni de biens pour vivre avec la décence convenable à son
rang, sans grandes richesses, ni pauvreté. La prophétie s'est vérifiée jusqu'à ce
jour. Les pauvres la connaissent et viennent en grand nombre demander l'au-
mône. Les propriétaires des Marsetas habitent maintenant à Naverclès, à
quelques kilomètres de Viladordis ; tous les enfants s'appellent Ignace. La
relique est conservée avec un soin religieux, sous le piédestal d'une statue du
Saint, en argent. Le chef de la famille garde seul la clef du coffre-fort, où elle
se trouve ; il consent bien à la montrer, mais jamais il n'a consenti à se dessaisir
de ce qu'il regarde, à bon droit, comme le trésor et l'égide de sa race. Cf.
P. Fita, La santa Cueva, 31, n° 2, pag. 10, 57; San Ignacio en Manresa. Album
hislorico, n° 31. Barcelona, 1891.
38. (Page 25). — Le Père Sac, plus exactement : le pauvre komme du sac; pobre
hombre del saco. Ignace était vêtu d'un sac de bure grise que serrait autour des
reins une tresse de glaïeul. Il portait un rude ciliceavec une chaînette de fer ;
il allait tête nue, les cheveux longs et en désordre, un long roseau à la main, le
pied gauche déchaussé ; le pied droit, qui était encore un peu endolori, chaussé
d'une sandale de sparte ou jonc d'Espagne. Ignace portait aussi au cou un
Christ en bois, sans autre croix, dit le P. Fita, que la poitrine du Saint. Ce
NOTES. — LIVRE PREMIER. 351
crucifix, qui a été depuis fixé à une croix, était la propriété de la famille Solâ y
Abadal, qui en a fait don au Collège. Cf. P. Fita, La santa Cueva, § i, n° 2,
pag. 11.
39. (Page 27.) — La grotte se trouvait dans une propriété désignée sous le
nom de Jardins du Corco, qui appartenait à D. Fernand Roviralta, grand ami du
Saint. A sa mort, D. Fernand, parvenu à l'âge de 100 ans, la laissa, en héritage,
à son neveu Maurice Cardona, qui la céda, par un acte du 27 janvier 1602, à
la marquise d'Aitona Doua Lucrèce de Gralla y Moncada. L'année suivante, la
Marquise en fit don aux Pères Jésuites à qui la municipalité venait de donner
l'hôpital Sainte-Lucie, pour fonderune résidence. Dansle procès de canonisation
instruit à Manrèse, en 1606, par les Prélats nommés juges remissor/aux\un ancien
charpentier, âgé de 76 ans, François Capdepos, atteste avoir entendu dire à sa
marâtre, à son père et à d'autres personnes qui avaient traité familièrement avec
le Saint qu'à Manrèse Ignace habitait à l'hôpital Sainte-Lucie et à la grotte. Il
ajoute qu'aussi loin que pouvaient remonter ses souvenirs, il avait toujours vu des
visiteurs se rendre à la Cueva. Le concours était allé sans cesse croissant, et, à
l'époqueoù il faisait sa déposition sous serment, on avait dû donner ordre, dans
les grandes affluences d'étrangers, de ne laisser entrer les pèlerins que dix à la
fois, la grotte n'en pouvant contenir un plus grand nombre. On lit dans le même
procès, au 9 septembre 1606 : « Les illustrissimes et révérendissimes Évêques
« descendirent de Viladordis pour voir et examiner la grotte du Saint, située à
« deux cents pas environ de la ville. Ils entrèrent et, après une courte prière, ils
« considérèrent attentivement l'intérieur. Ils constatèrent que l'entrée était au
« sud et que le fond regardait le nord ; un mur en maçonnerie fermait le côté
« droit, à l'ouest ; une petite fenêtre percée dans ce mur donnait seule du jour à
« la grotte : le mur n'existait pas au temps où le serviteur de Dieu Ignace faisait
« son oraison en ce lieu, et l'entrée était alors du côté de l'ouest. A gauche se
« dressait le rocher nu, couvert au-dessus par la terre : une petite chapelle
« s'élevait presque à côté de la grotte. Les Prélats trouvèrent dans la grotte une
({ image de la sainte Trinité, un portrait du serviteur de Dieu Ignace et une
« lampe allumée. La grotte avait 26 palmes de longueur et de 8 à n de hauteur.
« Il y avait [30 ex-voto offerts en souvenir d'autant de miracles opérés par l'in-
« tercession du Saint.» Dans sa vie de saint Ignace, publiée à Grenade en 1633,
le P. André Lucas de Arcones donne pour dimensions de la grotte de 13 à 14
pieds castillans de longueur et de 6 à 7 de hauteur. Nous trouvons dans
Bartoli, très exact d'ordinaire, des dimensions différentes. Cette diversité de
mesure provient sans doute soit d'appréciations inexactes, soit de modifications
opérées, à différentes époques, dans la grotte, soit enfin de la difficulté pour un
historien étranger d'estimer la valeur comparative des mesures locales.
En 1603, François Robuster, évêque de Vich fit bâtir sur la grotte une cha-
pelle dédiée à saint Ignace martyr : Ignace de Loyola n'était pas encore cano-
nisé. En 1660, on bâtit la tour et la maison des Exercices à laquelle on a ajouté
une aile, en 1889. La belle façade qui ferme la grotte du côté du midi fut termi-
née en 1666, et, en 1667, on travailla aux ornements qui décorent l'intérieur de
la grotte. Sauf les ornements qu'on pouvait faire aisément disparaître, la
grotte est actuellement dansl'état où l'avaient laissée les travaux exécutés au XVIIe
352 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
siècle, sous les ordres du sculpteur Grau. On y arrive en suivant la nef qu'on a,
sur la gauche, en entrant dans l'église. Cette nef se continue bien au delà de la
grande jusqu'à la grotte. Avant d'entrer, on aperçoit, adroite, l'autel de Saint-
François Xavier, et, au-dessus de la porte, le crucifix miraculeux avec l'inscription
qui rappelle le prodige. La porte, bien ouvragée, est étroite. On descend par cinq
marches. La grotte a neuf mètres environ de longueur et 12 mètres, avec la
sacristie qui est derrière l'autel. La largeur varie entre deux et quatre mètres.
La plus grande hauteur est de deux mètres et demi; partout ailleurs, on peut se
tenir debout. A droite en entrant, c'est-à-dire au N. E. du côté du rocher, on
vénère sur la pierre une croix tracée par saint Ignace. Au fond, en face de la porte
d'entrée, au N. O. la grotte est fermée dans le sens de la largeur par un autel de
marbre : une petite porte s'ouvre, du côté de l'épître, sur la sacristie qui com-
munique, avec la maison des Exercices, par un escalier taillé dans le roc.
L'autel est surmonté d'un retable en marbre, sculpté par Grau, artiste renommé
en son temps. Le Saint, revêtu du sac avec la ceinture, est représenté à genoux,
dans la grotte, devant le volume des Exercices posé sur la pierre ; sa main
gauche soutient le livre et sa main droite tient la plume. Ignace tourne légère-
ment la tête, pour écouter la Vierge qui lui apparaît dans un nuage du côté de
Montserrat. A côté du Saint ou à ses pieds, une discipline, des verges, une large
ceinture de pointes de fer. Dans le fond, on aperçoit Manrèse avec son église
collégiale, et le pont qui conduit à N.-D. de la Guia. Le site est reproduit avec
fidélité. Le sujet, encadré dans du marbre noir, est complété par des anges qui
jouent de la guitare. Le côté S. O. de la grotte, autrefois fermé par les ronces et
les grenadiers, a été dégagé ; mais il n'est pas resté ouvert comme à Lourdes :
on n'aurait eu qu'un précipice ; il est fermé par la façade latérale de l'église.
A l'intérieur, le mur est revêtu de marbres précieux et de mosaïques. Enfin, tout
autour de la grotte, on a reproduit la vie du Saint, à Manrèse principalement,
dans une série de médaillons en marbre ou en stuc d'un beau travail, et
quelques-uns d'une finesse exquise. L'auteur des médaillons de droite doit être
Grau ; ceux de gauche sont l'œuvre d'un frère coadjuteur. Une seule petite
ouverture octogone, au S. O., donne le jour à la grotte. Il y règne une demi-
obscurité qui favorise le recueillement. Cf. Acta Sanctorum, Jul., tom. vu, pag.
429, n° 52 ; P. F. Fita, s. j., La santa Cueva, § 1, n, n° 1, — 10 ; P. L. Mabille,
s. j., Montserrat et Manrèse, Lettres d'Uclès, supplém. au n° 1 1 ; San Ig?iacio en
Manresa. Album historico, n° 21 — 25. Barcelona 1891.
40. (Page 28.) — Ignace eut à Manrèse trois graves maladies. — Pour la
première, il fut soigné à l'hôpital de Sainte-Lucie. Au procès de la béatification
Bernard Matilla rapporte qu'étant âgé de 8 ou 9 ans, il était souvent chargé par
sa mère de porter, dans un petit panier, divers aliments, propres à soulager saint
Ignace gravement malade ; ce témoin donne les noms des principales Dames de
Manrèse qui assistaient le Saint. Ce fut la maladie la plus grave et durant laquelle
Ignace fut tenté de vaine gloire, comme il le dit lui-même au P. Gonçalvès. —
Le seconde fois la municipalité, par un sentiment de compatissante vénération
pour ses vertus, le fit transporter dans la maison d'îtn certain Ferrera (dont le
fils se mit au service de Baldassar Faria) où il fut entoure des soins les plus affec-
tueux et les plus attentifs. — La troisième fois qu'il tomba malade Ignace était
NOTES. — LIVRE PREMIER. 353
chez les Pères Dominicains. Mais les Amigant, une des familles les plus riches
et les plus marquantes de Manrèse, demandèrent à l'avoir chez eux. Cf. Acta
Sanctorum, Jul., tom. vu, pag. 652, n° 32 — 34; San Ignacio en Manresa,
Album àistorico, n° 18.
41. (Page 28.) — Cf. Acta Sanctorum, Jul, tom. vu, pag. 652, n° 32.
42. (Page 30.) — Ribadeneira ( Vida, lib. cap. 6) et Garcia ( Vida, lib. 1, c. 7)
parlent comme Bartoli d'une fenêtre : Que se echase de una ve?itana abajo ;
Echate de esta ventana abajo ; mais Gonçalvès (cap. m, n° 24) ne parle que d'un
grand trou qui se trouvait dans le mur ou dans le plancher de la cellule : Ten-
tabatur sœpe graviter magno cum itnpetu, ut magno ex foramine, quod in cellula
erat, sese dejiceret.Ci. Acta Sanctorum, Jul., tom. vu, pag. 650, n° 24.
43. (Page 30.) — « Il n'interrompait pas pour cela ni ses longues prières, ni
« ses flagellations, ni ses autres exercices. Il passait sept heures à genoux,
« chaque jour, et se donnait trois fois la discipline ». Ribadeneira, Vida, lib. 1, c. 4.
On rapporte que, pendant que les religieux Dominicains étaient réunis au réfec-
toire ou reposaient la nuit, saint Ignace parcourait les stations du chemin delà
croix, dans les galeries ou cloîtres du couvent, en portant sur ses épaules une
lourde croix de bois résineux. Conservée avec vénération, par les Pères Domini-
cains, jusqu'au moment de leur expulsion de Manrèse, cette croix fut confiée,
en 1835, aux religieuses Dominicaines qui habitent l'ancien couvent de Sainte-
Claire. La croix actuelle a 2m 7ocent de hauteur, la partie transversale a im 95°"" ;
l'épaisseur est de 6 centim., et 4 millim. Elle avait autrefois plus de trois mètres
de haut ; mais, à la demande d'un Père Général de la Compagnie, le P. Aquaviva
probablement, on en coupa dans le bas, pour la lui donner, une longueur d'un
palme. Sur le milieu du montant, on a gravé, au XVIe siècle, en lettres majus-
cules et sur quatre lignes, ces mots : Enecus a Loiola portabat hanc cru-
Cem 1522. Cf. San Ignacioen Manresa. Album Hislorico, n° 14.
44. (Page 32.) — Cf. Cartas desan Ignacio, vu.
45. (Page 35.) — « Scripsit insignem de Sanctissima Trinitate tractatum in
« ipso primo melioris vitse tirocinio, rudis litterarum : quem quis nobis inviderit,
« aut cujus vitio interciderit, non habeo dicere. » Cf. Bibl. script. Soc; Orland.,
lib. 1, n° 27 ; Acta Sanctorum, Jul., tom. vu, pag. 535, n°6o5.
46. (Page 35.) — Cf. Acta Sanctorum, Jul., tom. vu, pag. 652, n° 30.
47. (Page 36.) — « His visis haud mediocriter tum confirmatus est, ut saepe
« etiam id cogitaret, quod etsi nulla Scriptura mysteria illa fidei doceret, tamen
« ipse, ob ea ipsa, quse viderat, statueret sibi pro his esse moriendum.» Cf. Acta
Sanctorum, Jul., tom vu, pag. 652, n° 29.
48. (Page 36.) — Sur le piédestal de la croix du Tort, on lit encore cette
inscription :
Hic habuit S. Ignatius
Trinitatis visionem
1522.
49. (Page 37.) — « Un samedi soir, à l'heure de complies, Ignace tomba dans
« un évanouissement si profond que ses amis le crurent mort. Ils l'auraient enterré,
« si l'un d'eux n'avait eu l'idée de lui mettre la main sur le cœur qui battait
Histoire de S. Ignace de Loyola. 23
354 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
« encore, quoique bien faiblement. Ignace demeura ainsi hors de lui, en extase,
«jusqu'au samedi suivant, à la même heure. Alors, en présence de plusieurs
« personnes qui le veillaient, il ouvrit les yeux comme un homme qui sort d'un
« doux et bienfaisant sommeil, et dit d'une voix suave et pénétrée : Ay Jésus! »
Ribadeneira, Vida, lib. i, c. 7.
Les témoins de ce fait l'ont eux-mêmes raconté. Les Bollandistes citent en
particulier le témoignage d'Agnès Pascual et de son fils Jean Pascual.Ce dernier
disait, 39 ans plus tard : « Je m'en souviens à merveille. J'avais à cette époque
« 16 ou 17 ans. Je le vis dans cet état et je courus l'annoncer à ma mère, en lui
« disant: Notre saint maître est mort; Magis ter obiit sanctus ille. » Qi.Acta Sancto-
rum, Jul., tom. vu, pag. 601, n° 948; pag. 676, n° 51. Le procès de Béatification
parle longuement de ce rapto de huit jours. Cf. Mirioress., pag. 6, art. 6. — La
chambre où saint Ignace eut ce ravissement fut restaurée et transformée en pieux
sanctuaire, dès l'année 1625. Elle forme, avec la petite chapelle de Sainte-Lucie,
deux annexes de l'église du collège de la Compagnie. Les briques, sur lesquelles
le Saint était étendu, existent encore. Une statue d'Ignace en bois sculpté, revêtu
d'un sac et couché sur les dalles, reproduit la scène d'une façon saisissante.
A côté, sur le mur, une inscription rappelle le prodige. Saint Ignace — en priant
dans cette chapelle — fut ravi en extase — il tomba le corps sur le sol — sur les
mêmes dalles — qu'on voit et qu'on vénère aujourd'hui. — II monta en esprit au
ciel — et vit le grand Ordre — qu'il devait fonder — sous le nom de Jésus — son
blason, sa fin, son institut — sa propagation dans les deux mondes — ses entre-
prises, ses conquêtes et ses victoires — ses succès dans les lettres, sa sainteté et ses
martyres — La vision dura huit jours — Lieu mémorable — à cause du ravisse-
ment de S. Ignace — et à cause de la révélation — de la Compagnie de Jésus.
Tous les ans, depuis plus de deux siècles, à partir de la veille du dimanche
de la Passion, on célèbre, dans la chapelle del Rapto, une octave solennelle en
mémoire du ravissement de saint Ignace. Cf. P. Fita, S. J. La santa Cueva, § 1,
n° 4, pag. 26, 38; San Ignacio en Manresa. Album historico, n° 7.
50. (Pag. 37.) — Tous les samedis, dit un témoin, dans le procès de canonisa-
tion. Cf. Acta Sanctorum, Jul., tom. vu, pag. 428, n° 46.
51. (Pag. 38.) — Les Bollandistes citent quelques traits intéressants de la dépo-
sition de Jean Pascual, au procès de Béatification de saint Ignace. « Le lendemain
« du jour où je revins de Tarragone, en compagnie de D. Antoine Pujol, mon
« oncle, ma mère voulut aller faire une promenade hors de Manrèse, et je l'ac-
« compagnai. Elle m'entretint de la sainteté du P. Ignace. Ses sublimes vertus
« le lui faisaient regarder comme un apôtre. Aussi, me disait-elle, j'ai un vif désir
« de l'emmener à Barcelone, et je t'ai fait venir avec ton oncle, afin que vous
« exécutiez ce projet. Je suis persuadée que Notre-Seigneur, par les mérites de
« ses prières, veillera avec sollicitude sur ma famille, sur ma fortune, sur mon
« âme surtout et sur la tienne. Je désire fort que tu fasses sa connaissance, ajouta
« ma mère, car je ne l'avais pas encore vu : il passait, en effet, toute sa journée
« au milieu des pauvres, dans les hôpitaux ou dans les églises. Je veux, conti-
« nua ma mère, que tu l'aimes et que tu le respectes comme un père. Or, tandis
« qu'elle me parlait ainsi, elle avait peine à retenir des larmes de tendresse et de
« dévotion. Au moment où nous arrivions près du pont de la ville, Ignace vint
NOTES. — LIVRE PREMIER. 355
« au devant de nous, avec la modestie, la gravité et le maintien d'un ange. Il
« était vêtu en pèlerin, la besace sur l'épaule pour porter le pain et les autres
« aumônes qu'il avait reçues. Il marchait en récitant je ne sais quel office, et
« portait au cou un grand chapelet. Lorsqu'il s'aperçut que ma mère l'appelait,
« il vint à nous, la figure riante, et se mit à parler de choses de dévotion. Ma
« mère lui demanda s'il irait volontiers à Barcelone, s'il consentirait à vivre dans
« sa maison, où il pourrait se livrer à ses pieux exercices et faire des aumônes à
« son gré. Ignace répondit: Oui, bien volontiers; d'abord parce que je crois que
« tel est le bon plaisir de Notre-Seigneur, et ensuite à cause de vous à qui je
<.< dois autant qu'à une mère; j'ai déjà parlé de mon départ avec D. Antoine
« Pujol, votre frère. Ma mère lui dit alors en me montrant: voici mon fils; il ira
«avec vous. Je l'ai fait venir exprès. Je l'aime comme la prunelle de mes yeux,
« parce que de mes deux mariages, je n'ai eu d'autre fruit que cet enfant; et,
« pour que vous intercédiez pour lui auprès de Notre-Seigneur, je vous le recom-
« mande comme un frère. Enseignez-lui des pratiques de dévotion : il vous obéira
« fidèlement en tout ; ne le perdez pas de vue ; je voudrais qu'il fût vertueux, et
« j'espère qu'il le sera en votre compagnie. Ma mère m'ayant dit de lui baiser la
« main, Ignace ne voulut point le permettre; il m'embrassa tendrement et dit à
« ma mère: je suis bien heureux que vous ayez un tel fils, et moi un si bon
« frère. Il me regarda au visage, à deux ou trois reprises, en disant : C'est la phy-
« sionomie d'un homme de bien; j'en suis content. Nous traiterons ensemble de
« matières importantes pour le salut, et qui le consoleront. Ce sera un plaisir pour
« moi; car je me sens bien disposé à son égard, parce qu'il est chrétien et qu'il
« est fils d'une telle mère. Les deux jours suivants, il fit ses adieux aux gens de
« Manrèse qu'il laissa dans une désolation incroyable. La meilleure et la plus
« grande partie des habitants pleuraient son départ, comme s'ils avaient perdu
« un ange ou un saint. Il partit pour Barcelone avec mon oncle, tandis que je
« demeurai avec ma mère pour achever quelques affaires à Manrèse, d'où nous
« ne pûmes partir que trois semaines après. » Histoire ms. de la Prov. d'Aragon,
liv. i, c. 8 ; Carias de san Ign., tom. i, pag. 5, note 4 ; Acta Sanctorum, Jul.,
tom. vu, pag. 428, n° 45, 46.
52. (Pag. 38.) — En allant de la rue Sobreroca vers l'église del Carmen, avant
de monter l'escalier qui conduit à l'ancien couvent, on trouve à gauche l'oratoire
de San Ignacio enfermo. Le Saint fut plusieurs fois accueilli et soigné en ce lieu
par les maîtres de la maison. Depuis l'année 1354, cette pieuse famille recevait
continuellement, chez elle, deux pauvres malades de l'hôpital, qu'elle traitait
comme N. S. J.-C. en personne. En 1522, le chef de la famille se nommait
André Amigant, la mère Angèle, et le fils aîné Joseph. Même lors des deux
autres maladies, malgré l'avis des médecins qui déclaraient ces maladies conta-
gieuses, ils n'hésitèrent pas à visiter et à soigner Ignace, Dans leur maison, ils
le traitèrent comme un des leurs. Saint Ignace se montra reconnaissant, pour
tous les soins affectueux dont il avait été l'objet de la part de cette famille que
plus tard, dans ses lettres, il appelait sa famille, su casa payral. Cf. Acta Sancto-
rum, Jul., tom. vu, pag. 652, n° 32-34. P. Fita, La santa Cueva, § 1, n° 4,
pag. 31-33 ; San Ignacio en Manresa. Album historico, n° 18. Barcelona, 1891.
Un ancien tableau de famille représente saint Ignace et, autour de lui, ceux qui
356 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
le soignent. Au-dessus du lit, le peintre a écrit : S. Inatius — de Loyola —
languens ; et au pied : Hi«c omnia — Evenerunt 22 Julii anno 1522. Sur
un des murs de la chapelle, on trouve encore ime croix qui fut tracée par le pieux
malade.
53. (Page 39.) — A côté de la chapelle dcl Rapto, on a conservé, dans le mur,
le seuil de la porte d'entrée de l'hôpital et la pierre, sur laquelle saint Ignace
s'asseyait, pour enseigner le catéchisme. On lit au-dessus : S. Ignace de Loyola —
assis sur ces pierres — enseignait la doctrine — aux pauvres de l'hôpital — et aux
enfants du voisinage. A l'entrée de la chapelle Sainte-Lucie, au-dessus du
bénitier, on a écrit : C'est dans ce bénitier que S. Ignace prenait de l'eau bénite.
Cf. P. Fita, La santa Cueva, § 1, n° 4, pag. 26 ; San Ignacio en Manresa, Album
historico, n° 6, 7, 8.
54. (Page 39.) — « Quo tempore, homo, litterarum plane rudis, admirabilem
« illum composuit Exercitiorum librum, Sedis Apostolicœ judicio et omnium
« utilitate comprobatum. » Lect. Brev. rom. D'après les meilleurs calculs, les
Exercices furent écrits, avant le 22 juillet 1522. Que saint Ignace ait été aidé
par la très sainte Vierge, pour la substance première des Exercices et pour leur
marche générale, on en a un grand nombre de preuves qui paraissent con-
cluantes. Le P. Fita cite, pour la première fois, le témoignage suivant, tiré de
l'histoire manuscrite du collège de Belen, à Barcelone (folio 22, ann. 1606).
Il y est question du P. Lorenzo de Saint-Jean qui vint à Manrèse, à la fin du
XVIe siècle ou au commencement du XVIIe. « Passant par Manrèse, il sut du
« seigneur Amigant que la Vierge avait dicté les Exercices à notre Père, après
« un ravissement qu'Ignace eut devant l'image de l'Annonciation de cette
« maison, comme on l'avait appris de la bouche môme du Saint, pendant son
« séjour à Manrèse. » Le médaillon de marbre qui représentait la Vierge de
l'Annonciation fut retrouvé par Joseph de Amigant, comte de Foullar, quand
il fit restaurer la chapelle de San Ignacio enfermo. Cf. Acta Sanclorum, Jul.,
tom. vu, pag. 430, n° 52 ; P. Fita, La santa Cueva, § 1, n° 7, pag. 47.
55. (Page 41.) — « Le titre complet est Principe et fondement ( Principio y Fun-
« damentoJ.Le Principe indique quelque chose de plus spéculatif. C'est du prin-
cipe à poser que l'auteur des Exercices déduira toutes les propositions particulières
«de son ouvrage; c'est ce principe qui pénétrera toute la substance des Exer-
« aces, et c'est à ce principe que tous les Exercices pourront se réduire. Le prin-
« cipe est, en même temps, dans la pratique un fondement, sur lequel s'appuie
« l'ensemble des Exercices et repose tout l'édifice de la vie spirituelle, principe
« et fondement. Celui qui vit sans ce principe est le jouet de ses passions; on vit
« au hasard,tantôt bon, tantôt mauvais, selon les circonstances de temps, de lieux,
« de personnes, d'objets. Sans ce fondement, la vertu elle-même n'est point
« solide, et la vie, lors même qu'elle est bonne, ressemble à une maison bâtie sur
« le sable dont on doit toujours craindre la ruine. » P. Roothaan, Comment, des
Exercices.
56. (Page 42.) — Cf. Oliv. Manare, Comment, dereb. Soc, pag. 129, § 16.
57. (Page 43.) — «Cette première semaine est le fondement et la base de toutes
« les autres, et il ne faut jamais l'omettre. Ainsi, eût-on déjà fait les Exercices de
« cette semaine ou les Exercices entiers, c'est encore par cette première semaine
NOTES. — LIVRE PREMIER. 357
« qu'il faudrait commencer, mais on pourrait s'y arrêter un temps moins consi-
« dérable. » Directoire, c. xi, § 4. Le but de tous les Exercices de cette semaine
« est de reconnaître que nous sommes éloignés de la voie qui devait nous con-
« duire à la fin pour laquelle nous avons été créés, de nous repentir par consé-
« quent d'une erreur si grave, de concevoir un désir intense de rentrer dans cette
« voie et d'y persévérer. » Directoire, c. xi, § 3.
58. (Page 46.) — « La fin de la seconde semaine est de nous proposer JÉsus-
« Christ, Notre-Seigneur et le Sauveur de nos âmes, comme la véritable voie,
«ainsi qu'il le dit lui-même: Ego sum via, veritas et vita ; nemo venit ad Patrem
« nisi per me. » Joan., xiv, 6. Directoire, c. xxm, § 1.
59. (Page 46.) — « Preparare et disponere animum ad solvendas affectiones
« omnes maie ordinatas, et, iis sublatis, ad qugerendam et inveniendam volunta-
« tem Dei, circa vitse sua institutionem, et salutem animas. » Annotation.
60. (Page 47.) — Après l'approbation de l'Institut par Paul III, Miona se
rendit à Rome et devint à son tour le disciple d'Ignace. Les grands exemples
d'humilité, d'obéissance et de mortification qu'il donna, dès les premiers jours,
eurent, parmi ses anciens amis, un si merveilleux retentissement qu'ils suffirent
à déterminer bien des vocations incertaines ou chancelantes. Il fit sa profession
des quatre vœux, le 15 août 1549, entre les mains de saint Ignace, qui l'envoya
ensuite à Palerme. Le P. Miona consacra, durant vingt ans, ses dernières forces
au bien des âmes, à Rome et en Sicile. Ne pouvant plus dans sa vieillesse, que
s'entretenir avec Dieu dans la prière, il se levait trois heures avant la commu-
nauté, et demeurait en contemplation jusqu'à midi. Le soir, il consacrait plusieurs
heures à chanter les louanges de la très sainte Vierge, qui daigna le visiter aux
approches de la mort et lui donner l'assurance qu'il jouirait bientôt de la gloire
des saints. Il mourut à Rome, le 4 mars 1567. Cf. Oliv. Manare, De reb. Soc.
comment., cap. vm, § 21; Hist. Soc, P. 1, lib. 1, n. 123; lib. ix, n° 2; Patrign.,
tom. 1, 4 mars, pag. 29 ; Alcazar, Cro?io-Hist., P. ni, lib. ix, n° 2.
61. (Page 48.) — Cf. Carias de san Ignacio, x.
62. (Page 48.) — Le P. Éverard Mercurian naquit dans une petite localité du
duché de Luxembourg, de parents honorables, mais dépourvus de fortune. On
l'appliqua aux études à Liège d'abord, puis à Louvain, et, grâce à une intelli-
gence vive et à un travail constant, il réalisa les espérances de sa famille et obtint,
en 1544, le titre de docteur en philosophie. De retour à Liège, il fut nommé
chanoine; mais bientôt, pressé de travailler plus activement au bien des âmes, il
demanda une cure de campagne. Peu satisfait du résultat de son zèle pour ame-
ner ses paroissiens à la pratique de la religion, il conçut le projet de suivre les
traces du P. Le Fèvre et du P. Strada qu'il avait connus à Louvain; il se rendit à
Paris, où le P. Jean-Baptiste Viola l'accueillit avec empressement et lui fit suivre
les Exercices de saint Ignace. Éverard fit son élection pour la Compagnie,
revint en Flandre pour mettre ordre à ses affaires, et, de retour à Paris, entra
au noviciat, le jour de la Nativité delà Mère de Dieu, en l'année 1548. Jusqu'en
155 1, il resta à Paris occupé à l'étude de la théologie. Sur la fin de l'année, on
dut, par suite des troubles et des guerres qui agitaient la France, diminuer le
nombre des religieux de la Compagnie réunis à Paris. Mercurian fut envoyé à
Rome, où saint Ignace, au courant de son mérite et de ses aptitudes, le nomma
358 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
vice-préposé de la maison professe. L'année suivante, il fut chargé de fonder le
collège de Pérouse, où il resta comme Recteur, jusqu'en 1557. Nommé à cette
époque Commissaire en Flandre, et, à la fin de l'année, Provincial, le P. Mer-
curian travailla à la fondation de plusieurs collèges, et vit le nombre des reli-
gieux et des maisons s'augmenter au point qu'il fallut diviser la Province, en
Province de Flandre et Province du Rhin.
Appelé à Rome pour donner un successeur au P. Laynez, il fut nommé assis-
tant de saint François de Borgia. Celui-ci l'envoya visiter les collèges de France.
De retour à Rome, après de longs voyages, saint François de Borgia cessa de vi-
vre, et le P. Mercurianfut élu Général,le 23 avril 1572. Il gouverna la Compagnie,
pendant huit ans, et mourut au noviciat de Saint- André, le icr août 1580.
D'une vertu insigne, le P. Éverard Mercurian se fit surtout remarquer par son
amour de la pauvreté. Il faisait tous ses voyages à pied, ne logeait que dans les
plus modestes auberges et aimait à ne porter que des vêtements usés et raccom-
modés. Entre tous les Généraux de l'Ordre, il contribua particulièrement à
l'extension de la Compagnie et au progrès des missions. Ce fut lui qui envoya en
Orient le célèbre P. Alexandre Valignani, justement surnommé le second apô-
tre de l'Orient, après saint François Xavier. Il fit partir pour les Indes le P. Ro-
dolphe Aquaviva, après avoir surmonté toutes les résistances de sa famille. Lui
encore envoya en Angleterre les Pères Campion et Person; en Pologne, les Pères
Antoine Possevin et Stanislas Warscewizki ; chez les Maronites, les Pères Jean
Bruno et Jean-Baptiste Élian. Il fonda à Rome un séminaire pour les Maronites,
et un séminaire pour les Anglais. C'est lui qui rédigea le Sommaire des Consti-
tutions, les règles communes et les règles des divers offices. Les historiens de la
Compagnie ont fait du P. Mercurian le plus bel éloge, en disant qu'on a vu
reparaître en lui le génie et l'esprit de notre saint Fondateur. Cf. Oliv. Manare,
De reb. Soc. Jes. comment., % 14, 34, 65, 85, 115, 117, 118, 129, 134; Hist. Soc,
P. i, liv. vin, 41 • xii, 13; P. 11, liv. iv, 93, 102; P. m, liv. 1, 34; iv, 123;
P. iv, liv. 1, 11, iv, v, vi, vu, vin, passim ; Oliv. Manare, De Vita et mor. Ev.
Merc. Comment. Bruxelles 1882 ; Alcazar, Chrono Hist., liv. 11, p. 639, £ m;
Alegambe, Biblioth. Soc, page 106 ; d'Oultreman, Élog. des pers.sign.de la Com-
pagnie ; Drews, Fast. Soc. Jes., page 228; Patrign. tom. m, icraoût, pag 8.
63. (Page 49.) — Né dans le territoire de Sarzana, en Italie, le P. Sylvestre
Landini entra prêtre dans la Compagnie de Jésus, en 1547. Dès les premiers
temps de son noviciat, il tomba malade, se montra trop préoccupé de sa santé
et quelque peu singulier dans les soins qu'il réclamait. A peine rétabli, saint Ignace
le renvoya dans sa patrie, en lui laissant entendre que mécontent de sa conduite,
pendant sa maladie, il ne l'admettrait peut-être pas dans la Société. Cette menace
bouleversa le P. Landini et le fit entrer résolument dans une voie d'abnégation
et de zèle apostoliques. Sur sa route, il prêcha avec le plus grand succès, à Luc-
ques et à Massa, refusant d'accepter l'argent qu'on lui offrait en témoignage du
bien qu'il avait opéré. Il confondit un audacieux prédicateur qui soutenait que
Marie n'était point immaculée, ni exempte de péchés véniels et actuels. Dans
son pays natal, il parcourait les campagnes, et allait aux marchés et aux foires,
pour prêcher sur les places publiques et prémunir les paysans contre les erreurs
que les hérétiques s'efforçaient de propager dans ces régions. Instruit de ses
NOTES. — LIVRE PREMIER. 359
travaux et de ses succès, Ignace, qui ne l'avait pas perdu de vue, lui écrivit une
lettre pour l'encourager et lui annoncer qu'il l'autorisait à faire ses vceux dans
la Compagnie. Le P. Landini arrosa de ses larmes cette lettre, et célébra un
grand nombre de messes, en action de grâce pour l'insigne bienfait qui venait
de lui être accordé.
Rappelé à Rome, il fut envoyé à Foligno, dans la Carsagne, à Florence, à
Modène où sa parole ardente, son zèle infatigable et sa vie apostolique remuè-
rent profondément les foules et contribuèrent à réformer les moeurs, à réveiller
la foi dans les populations et à tenir en échec l'hérésie. Le P. Landini jeûnait
continuellement, s'abstenait de vin, passait les nuits en prière ne prenant qu'un
repos indispensable, logeait dans les hôpitaux et macérait son corps par de rudes
pénitences, au point qu'on en écrivit à saint Ignace, pour qu'il modérât les austé-
rités et les travaux incessants de ce vaillant apôtre. En 1552, un Bref du Pape
l'envoya évangéliser les habitants de la Corse, depuis près de 70 ans sans évêque
et livrés à toute sorte de désordres et de vices. Le P. Landini parcourut succes-
sivement toute l'île, avec le P. Emmanuel Gomon, instruisant les ignorants,
prêchant jusqu'à quatre fois par jour, confessant pendant les nuits entières, et
s'attachant surtout à faire disparaître les scandales que donnait le clergé, et à
ramener les prêtres à la pratique de leurs devoirs. A Bastia, les Pères Francis-
cains reçurent avec empressement et secondèrent, dans leurs ministères, les deux
missionnaires ; mais, n'osant s'attaquer directement à des envoyés du Saint-Siège,
le grand-vicaire et quelques autres prêtres pervers les dénoncèrent calomnieu-
sement auprès de plusieurs cardinaux, à Rome. Ceux-ci portèrent leurs plaintes
auprès du Pape et de saint Ignace. Le saint Fondateur envoya secrètement en
Corse le P. Sébastien Romée, pour tout examiner mûrement et faire un rapport.
Justice fut pleinement rendue aux vertus, au zèle et à la prudence du P. Lan-
dini. Il mourut saintement à Bastia, après 25 jours de maladie, le 3 mars 1554.
Toute la ville assista à ses funérailles et lui donna d'éclatants témoignages des
regrets les plus vifs et de la vénération la plus profonde. L'évêque de Foligno
l'appelait l'Ange de Dieu, et le P. Palmio, un grand apôtre lui-même, le compa-
rait au prophète Élie. Cî.Hist. Soc, P. 1, liv. vu, 31 ; vin, 30, 31; ix, 34, 35, 41;
xii, 18; xiii, 12; xiv, 33, 34; Tanner, Apost. Imit., page 46 ; d' Oultre-
man, page 99; Bartoli, Degliuom. edë fatli, lib. ni, c. 5, 6, 7; Nadasi, Ann. die
viemor. ; Patrign. tom. 1, 3 mars, page 13.
64. (Page 49.) — Jacques Miron fut, pendant près de 40 ans, l'une des plus
fermes colonnes de la Compagnie naissante, en Espagne, en Portugal et en Ita-
lie, dans les charges de Recteur, de Provincial, de Visiteur ou d'Assistant.
En 1542, moins de 18 mois après son entrée au noviciat de Paris et bien qu'il
ne fût pas encore prêtre, saint Ignace le nommait premier Recteur du collège
de Coïmbre. Son zèle et ses héroïques vertus lui firent donner en Portugal le
nom de second Xavier. Comme le saint Apôtre, après avoir travaillé tout le
jour, il passait une partie des nuits, et souvent les nuits entières, en oraison.
Facilement il restait deux et trois jours de suite, sans prendre même une bouchée
de pain et sans boire une goutte d'eau. Il avait porté, si longtemps et si cruelle-
ment serrée autour des reins, une chaîne de fer, qu'elle disparut presque dans
ses chairs. On ne put la lui retirer qu'avec des tenailles et au péril de sa vie. Il
360 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
portait une horrible cuirasse de fer, dont les pointes étaient si douloureuses,
qu'il la déposait, durant le temps du saint Sacrifice, pour ne pas être perpétuel-
lement distrait par leurs blessures. Un de ses confidents la lavait alors avec de
l'eau bouillante, pour en détacher les lambeaux de chair et de longues traînées
de sang. Le P. Éverard Mercurian le chargea de mettre la dernière main au
Sommaire des Constitutions, aux règles communes, et à celles des différents offices,
telles que les approuva la quatrième congrégation générale et que nous les avons
encore aujourd'hui. Il mourut dans la maison professe de Rome, le 25 août
1590. Cf. Hisi Soc, P. 1, lib. m, iv, v, ix, x, xn, xiv, passim ; P. 11, lib. iv,
n° 166; lib. v, n° 241; P. v, lib. x, n° 52; Rho, Var. virt., page 664 ; Tellez,
Chronica, P. 11, lib. 1, c. cxx, n° 5, 6; c. xix, n° 8, 9; xxn, 9; xxxv, 1 ; xxxiv,
3, 4, 7, 8 ; lib. iv, c. 1, n° 8 ; 11, 1 ; m, 5 ; iv, n° 3 ; v, c. xv, n° 4, 5 ; xxi, 1 ;
Nadasi, Ann. die. memor., 25 août; Patrign., tom. m, 25 août, page 209.
65. (Page 51.) — Cf. Acta Sanctorum, Jul., tom. vu, page 678, not. 9; Orlan-
dini, lib. 1, n° 81.
66. (Page 56.) — François de Villanueva, sacristain d'une église de campagne
et sachant à peine lire et écrire, fut envoyé, a 32 ans, par le curé de son village,
à Rome, pour y traiter devant les tribunaux une affaire de bénéfice. Il partit,
mais en pèlerin qui se rend au tombeau des Apôtres. Il répondit pleinement à
toutes les espérances de son maître. S'étant mis en relation avec Ignace,il fit les
Exercices, et, après bien des hésitations, entra dans la Compagnie. Au grand éton-
nement de tous, saint Ignace, dont la bonté toute maternelle était passée en
proverbe, le traitait si sévèrement que le pauvre novice se prosternait souvent à
terre, quand il était seul, et s'écriait dans ses angoisses: Seigneur, qui m'avez
créé, prenez pitié de moi ! Quand les témoins de sa détresse croyaient devoir en
donner avis à saint Ignace, celui-ci répondait : Ne vous inquiétez pas de Villanueva,
car je vous assure qu 'il sort victorieux de tous les combats. Aussi saint Ignace, dans
ses brûlants désirs de faire glorifier Dieu par toute la terre, s'écriait-il parfois:
Oh! qui me donnera vingt novices semblables à Villanueva ! Le Saint l'envoya à
Alcala pour y faire connaître la Compagnie, tout en étudiant à l'âge de 34 ans
dans la classe des petits enfants, les premiers éléments de la grammaire. Pen-
dant les 14 ans qu'il passa à Alcala, cet homme ignorant et sans lettres fut le
Père des plus grands théologiens et des plus illustres prélats de toute l'Espagne.
Il gagna à la Compagnie 144 jeunes gens ou docteurs, tels que les PP. Martin
Guttierez, Christophe Rodriguez, Jérôme Ripalda, Jean Ramirez, etc. Saint
Ignace trouvait à peine quatre de ses enfants, sans en excepter ses premiers
compagnons eux-mêmes, que l'on pût mettre en parallèle avec le P. Villanueva,
pour donner les Exercices, et ses plus illustres contemporains, tels que les Pères
François Strada, Antoine Araoz et saint François de Borgia n'avaient qu'une
voix pour dire de lui: Auprès de ce géant, nous ne sommes tous que des nains.
Le P. de Villanueva mourut au collège d'Alcala, le 5 mai 1557. Cf. Hist. Soc,
P. 1, lib. iv, vi, vin, ix, xm, xiv, passim; P. 11, lib. 1, n° 27, 128 — 136; Rho,
Var. virt., pag. 262, S41 ; Tanner, Apost. imit., pag. 61 ; Alcazar, Chrono-Hist.,
P 1, pag. 6, 153, 322; Drews, F.ast. Soc J es., pag. 15; Patrign., tom. 11, 6 mai,
pag. 25.
67. (Page 57.) — Les éditeurs des Carias de san Ignacio citent des lettres de
NOTES. — LIVRE PREMIER. 361
Louis de Grenade, du Vén.P. M. Jean d'Avila, de Louis de Blois et du P.Louis
de Estrada.abbé de Cîteaux,qui montrent quelle haute estime ces saints religieux
avaient pour la Compagnie de Jésus et pour les Exercices de saint Ignace.
Ci.Cartas de san Ignacio, tom. n, pag. 502-519; tom. v, pag. 458. Aux appré-
ciations de ces personnages éminents que cite Bartoli nous pourrions ajouter
les sentiments non moins favorables de saint François de Sales, de saint
Vincent de Paul, de saint Léonard de Port-Maurice, de saint Alphonse de Li-
guori et d'un grand nombre d'autres personnes, très versées dans la connais-
sance pratique des choses spirituelles.
68. (Page 57.) — Le P. Jean-Baptiste Ribera fut le principal instrument
dont Notre-Seigneur daigna se servir pour la sanctification du grand Arche-
vêque de Milan. Nommé procureur général de la Compagnie, à Rome, par le
P. Laynez, le P. Ribera était obligé, par les devoirs de sa charge, de traiter avec
les plus hauts personnages de l'Église, et il savait profiter de cette circonstance
pour leur faire du bien. Un jour, il avait attendu de longues heures à la porte du
cardinal Borromée, sans que la multitude des visiteurs lui permît d'avoir
audience. Son recueillement et la sérénité de sa patience firent une si vive
impression sur quelques serviteurs du palais, qu'ils en firent part à leur maître.
Le Cardinal, au moment de se mettre à table, fit entrer un instant le P. Ribera,
et, comme il s'excusait sur le peu de loisir que lui laissaient les affaires: « Mon-
« seigneur, reprit humblement Ribera, le plus grand malheur est qu'elles doivent
« laisser bien peu de temps à Votre Éminence pour travailler à sa sanctifica-
« tion.» Cette simple parole sembla décider de la vie du Cardinal. Saint Charles
ordonna au P. Ribera de revenir le voir. Il délibéra longuement avec lui, sur les
moyens de servir Dieu dans toute la perfection d'une vie vraiment épiscopale,
fit sous sa conduite les Exercices de saint Ignace, et son changement fut tel
que Rome entière s'en émut. Les ennemis de la Compagnie en profitèrent pour
persuader à Pie IV que les Jésuites prétendaient accaparer l'immense fortune
de son neveu et le faire entrer au noviciat. Durant plus d'un mois, le Pape fit
interdire à tout Jésuite et au Général lui-même de paraître seulement en sa pré-
sence. Bientôt cependant, il reconnut l'innocence de la Compagnie. D'ailleurs
le départ du P. de Ribera pour le Japon, départ qu'il sollicitait avec instances,
depuis plusieurs années, fit voir que ce zélé religieux n'avait en vue dans ses
démarches que de faire aimer Jésus-Christ. Cf. Hist, Soc, P. il, lib. 1, n° 68 ;
lib. vin, n° 12, 19, 50; P. m, lib. 1, ^130, 131; Patrign., tom. 11, 5 juin,
pag. 18.
Le P. François Adorno, de Gênes, avait accompagné, jeune encore, son père
à la cour de Portugal. Il entra, à l'âge de 18 ans, au noviciat de Coïmbre, en
1549, et fut en relations suivies d'intimité avec son illustre condisciple le P.
Pierre Perpinien. Dès que saint Charles vit et connut le P. Adorno, il sembla,
pour ainsi dire, ne pouvoir plus se passer de lui. Il le prit pour son confesseur et
le garda jusqu'à sa mort. Il l'emmenait avec lui dans ses voyages, lui confiait
l'examen et l'instruction de son clergé, la visite de ses communautés religieuses,
faisait sous sa direction les Exercices de saint Ignace, suivait ses moindres avis,
disent ses historiens comme s'il lui eût fait vœu d'obéissance. Il l'appelait un
homme nécessaire au bien de la sainte Église, et, en le laissant se rendre à
362 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
Rome pour la 4me Congrégation générale, il écrivit au Souverain-Pontife Gré-
goire XIII que nul autre, à son avis, n'était plus digne de succéder au P.
Éverard Mercurian. Le saint Cardinal rendit le dernier soupir entre les bras
de son bien-aimé P. Adorno et lui apparut, après sa mort, tout éclatant de
lumière. Le P. Adorno mourut à Gènes, le 13 janvier 1586. Cf. Hist. Soc. P. 11,
lib. vm, n°54; Tanner, Apost. imit., pag. 204; Drews, Fast. Soc, pag. 17;
Patrign., tom. 1, 13 janvier, pag. 116; Muratori, Thésaurus antiq. et hist.
Ital. tom. 11, col. 11, 950.
69. (Page 57.) — Cf. Imago i; sœc. Soc, lib. m, cap. 10.
70. (Page 63.) — Le personnage, dont le P. Bartoli tait le nom, est le célèbre
Melchior Cano, dominicain, originaire de Tarancon, théologien distingué, mais
esprit obstiné dans ses préventions. Nommé évêque des Canaries, il ne prit pas
possession de son évêché et mourut Provincial de Castille, en 1560. Jusqu'à sa
mort, il poursuivit la Compagnie de Jésus d'une haine implacable. Rien ne put
arrêter ou modérer ses attaques passionnées ; ni les appréciations d'hommes du
plus grand mérite comme celles du Dr Pena, son confrère, qui écrivit une apolo-
gie des Jésuites, ou comme celles du vénérable Jean d'Avila à qui saint Ignace
écrivit une lettre sur ce sujet (Cf. Cartas de san Ignacio, clxi) ; ni le
désaveu de ses frères et du P. Romeo, Général des Dominicains (Ci. Hist. Soc,
P. 1, lib. vin, n° 46), ni enfin un Bref de Paul III. — Melchior Cano dut con-
naître saint Ignace, en 1527, à Salamanque, lorsque les Dominicains du couvent
de Saint-Etienne le retinrent prisonnier, comme suspect dans sa doctrine. Un
peu plus tard, en 1542, à Valladolid ou en 1545, à Alcala, Melchior dut traiter
avec le B. Pierre Le Fèvre. Envoyé à Rome, en 1542, pour prendre part au
chapitre général de son Ordre, il put revoir saint Ignace, et dut entendre parler
de lui. Canonousapprend que son antipathie contre la Compagnie datait de cette
même année. Cette antipathie grandit encore, les quatre années suivantes qu'il
passa comme professeur à l'université d'Alcala. Mais c'est surtout en 1548,
qu'elle éclata, à Salamanque, où, devenu maître en sacrée théologie, il se trouvait
en face des Pères de la Compagnie Michel de Torres et Jean-Baptiste Sanchez,
eux aussi professeurs à l'Université. — La chaire de sa classe et la tribune sacrée,
les conversations et les leçons, la parole sainte et la plume de l'écrivain furent
mises par Cano au service de ses violentes rancunes. A son avis le nom de Compa-
gnie dt Jésus ne pouvait être adopté sans orgueil, ni même sans prétention schis-
matique (Delocis, lib. iv, c. n). L'Institut était nouveau et par trop contraire aux
autres Ordres. Il se plaignait de l'absence de Constitutions, juste au moment où
saint Ignace travaillait à composer celles qui ont fait l'admiration des plus
grands esprits. Il réprouvait l'absence de costume. Le livre des Exercices spiri-
tuels,^, unanimement loué parles saints contemporains de saint Ignace, par ceux
qui ont vécu après lui, approuvé et recommandé par le Saint-Siège apostolique,
lui paraissait, à lui, un livre dangereux, digne des hérétiques illuminés. Il traitait
ouvertement le Fondateur et ses enfants d'hérétiques secrets, d'illuminés, de
gnostiques, d'hommes plus à redouter que les Luthériens d'Allemagne. Ces hom-
mes étaient, disait-il, les précurseurs de l'antechrist, chargés de lui préparer les
voies. Cano leur appliquait, dans ses prédications et dans ses leçons publiques,
les passages prophétiques des Livres saints (Matth., xxiv, 24; II Thess., 11,3, 7,9,
NOTES. — LIVRE PREMIER. 363
10; I Tim., iv, 12 ; II Tim., m, 1, 2, 5, 6). Cf. Carias de san Ignacio, tom. il,
Append. 11, n°8 — 14.
71. (Page 67.) — « Documenta et Exercitia prsedicta, ac omnia et singula in
<L eis contenta, auctoritate praadicta, tenore praesentium, ex certa scientia no-
« stra, approbamus, collaudamus et praesentis scripti patrocinio communimus. »
Bulle de Paul, m.
72. (Page 67.) — Cf. Carias de san Ignacio, tom. 11, Append. 11, pag. 504 ;
tom. v, Append. 11, pag. 441 — 460.
73. (Page 68.) — « Ut omnes quotannis vacent spiritualibus Exercitiis per
« octo vel decem dies continuos, atque id efficaciter et omnino fiât, statutus
« est iste annuus spiritualium exercitiorum usus, et omnibus summopere a Con-
« gregatione commendatur ». Çongreg. vi, Dec. xxix, n° 2. — « Detur opéra ut
« annua Exercitia spiritualia praescripta, exacte ab omnibus fiant, omni omnino
« excusatione et occupatione seposita ac superata ; ita ut neque negotiis, neque
« confessionibus eo tempore distineantur, servata etiam in illis proportione me-
« thodoque, quibus intégra exercitia fiéri consueverunt, praesertim quod ad
« recessum ab omnibus. » Congreg. vu, Dec. xxv, n° 5 ; Congreg. vin, Dec.
xxxvm, n* 1, 2.
74. (Page 71.) — Cf. Epistola Prœpos. gen., tom. 1, pag. 276. Gandavi, 1847.
75. (Page 71.) — Cum sicut nobis nuper exponere fecit dilectus filius Goswi-
« nus Nickel, Praepositus Societatis quotannis, et plerumque plurimae aliae, sive
« ecclesiasticae et aliorum Ordinum et Congregationum Regularium, sive laicae,
« exercitiis spiritualibus a sancto Ignatio dictae Societatis Fundatore institutis, in
« domibus ejusdem Societatis peroctiduum vacare consueverint : Nos qui probe
« scimus,quanto opère conducant exercitia hujusmodi dirigendis in viam Domini
« et confirmandis in illa Christi fidelium mentibus, devotionem eorum, qui
« operi adeo pio et salutari vacaverint, cœlestium Ecclesiae thesaurorum elargi-
« tione magis incitare volentes... » Par un Bref du 29 mars 1753, Benoît XIV
confirma le Bref d'Alexandre VII, et étendit la concession de l'indulgence plé-
nière aux fidèles qui suivraient les Exercices, donnés publiquement dans une
église ou chapelle delà Compagnie. Deux mois après, le 16 mai 1753, le même
Pontife accorda la même indulgence, à tous ceux qui suivraient, dans toute
autre église que dans celles de la Compagnie, ces Exercices donnés par un
Jésuite. Enfin Grégoire XVI a accordé par un nouveau Bref, l'indulgence plénière
à tous ceux qui assisteraient aux Exercices d'une mission donnée par un membre
de la Compagnie. Cf. Instit. Varia rescripta et indulta pag. 54. Florentiae, 1886.
76. (Page 72.)— « Je lui (à saint Ignace) demandai, dit le P. Gonçalvès, com-
« ment il avait écrit ses Exercices. — Je n'ai pas composé, tout d'un trait, les
« Exercices, me répondit-il. A mesure qu'une chose me paraissait devoir être
« utile aux autres, j'en prenais note. Comme, par exemple, la méthode de mar-
« quer sur des lignes le résultat de l'examen de conscience.» Il m'affirma en par-
« ticulier, qu'il avait rédigé ce qu'il dit des méthodes d'élection, d'après l'action
€ des esprits, action qu'il avait lui-même éprouvée durant sa maladie à Loyola. »
Cf. Acta Sanctorum, Jul., tom. vu, pag. 644,11099; pag. 432, n° 65 — 73 ;
Christ. Gomez. Elogia, S. J., P. 1, El. vu, n° 9, 10.
364 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
77. (Page 75.) — On raconte que le nom d'/nigas, par allusion au nom
d'Inigo (Ignace), fut donné aux personnes qui suivaient les Exercices spirituels.
Dona Agnès Pascual eut tout particulièrement à souffrir delà part des ennemis
du Saint. Elle dut même, pour se défendre, appeler à son secours Don Antonio
Pujol, son frère, confesseur de l'archevêque de Tarragone. Cf. P. Fita, Santa
Cueva, pag. 53, 55 ; Acta Sanciortim, Jul., tom. vu, pag. 428, n° 45.
78. (Page 76.) — D'après le témoignage de Jean Pascual, Ignace ne prit
l'habit de clerc que plus tard, à son retour de Jérusalem. Cf. Acta Sanctonim,
Jul., tom. vu, pag. 441, n° 110.
79. (Page 76.) — « Parmi la foule qui s'était réunie autour de lui, au moment
« du départ, une femme portant un enfant dans ses bras, se faisait remarquer par
« ses cris de douleur. Ignace se retourna vers elle, toucha de la main la tête de
« l'enfant, engagea tous les assistants à élever chrétiennement la jeunesse et pro-
« mit en particulier à cette mère, si affligée de son départ, que son fils vivrait
« longtemps, embrasserait l'état de mariage et laisserait une nombreuse posté-
« rite. » La prédiction se réalisa. Cf. Garcia, Vida, lib. 1, c. xn.
80. (Page 77.) — Le récit suivant du vénérable P. Dupont, dans sa vie du
P. Balthazar Alvarez, chap. 43, vient à l'appui de cette tradition : « Parmi les
« nombreuses âmes de haute oraison, avec lesquelles j'ai eu à traiter dans le
« cours de ma vie, une d'entre elles que Notre-Seigneur et la sainte Vierge favo-
« risaient de grâces extraordinaires, et dont la sincérité me donne toute la cer-
« titude morale que l'on peut exiger en pareille matière, me dit un jour ce
«que je vais rapporter. En l'année 1600, comme elle apprit que les membres
« de la Compagnie allaient faire, selon leur usage, les saints Exercices, elle
«voulut elle aussi, se recueillir, dans sa maison, et les faire le mieux qu'elle
« pourrait. Elle commença donc sa retraite, et, un matin qu'elle était unie à Dieu
« dans l'oraison, elle vit des yeux de l'âme s'approcher d'elle un ange d'une
« grande majesté. Ce prodige la jeta dans l'étonnement ; elle ne savait qu'en
« penser. Son céleste visiteur lui dit qu'il était l'archange Gabriel, envoyé par la
« très sainte Vierge Marie pour la saluer et lui faire certaines communications.
« Comme elle était fort humble, ces paroles augmentèrent sa surprise. Elle
« se recueillit en elle-même, et demanda à l'ange, avant qu'il lui déclarât l'ob-
« jet de son message, de lui permettre de traiter à loisir avec Dieu, Notre-Sei-
« gneur, une affaire aussi importante : ce qu'elle avait coutume de faire en
« semblables circonstances. L'ange, à qui l'humilité, la circonspection et le saint
«recueillement sont très agréables, lui répondit qu'il acquiesçait volontiers à
« sa demande. Alors cette personne, sans plus s'occuper de la présence de
« l'envoyé de Marie, que s'il n'eût pas été là, s'approcha de Notre-Seigneur
« que la foi nous montre présent en tout lieu; elle lui exposa avec un vif senti-
« ment d'humilité sa misère et sa bassesse, implorant sa miséricorde, et le priant
« de daigner la préserver de tout ce qui ne serait pas conforme à sa très sainte
« volonté. Ayant passé un temps considérable absorbée dans ses pensées, elle
« entendit en son âme la voix de Notre-Seigneur qui lui ordonnait d'écouter ce
« que l'ange avait à lui dire. Rassurée intérieurement par ces paroles, elle ne
« douta plus que tout ne fût l'œuvre de Dieu; elle reconnut l'action surnaturelle
« dont la divine majesté se sert pour traiter avec ses serviteurs, et qu'elle em-
NOTES. — LIVRE PREMIER. 365
« ployait autrefois pour se communiquer aux prophètes (Cf. S. Thom., 2, 2,
« qusest. 171, art. 5). Ainsi disposée, elle attendit à genoux, dans l'attitude du
« plus profond respect, les paroles du messager céleste. Alors Gabriel lui dit au
« nom de la Reine des cieux : Ces Exercices que vous avez résolu de faire, à peu
«.près suivant la méthode de la Compagnie de Jésus, en méditant et en réfléchis-
« sant sur la grandeur de Dieu et sur les biens infinis qu'il vous procure par
<i Jésus-Christ, causeront un singulier plaisir à notre Reine. Car elle veut que je
« vous le déclare : c'est elle qui fut en quelque sorte la fondatrice des Exercices, et
« elle en est encore la patrotine; c'est elle qui en inspira à saint Ignace le dessein,
« et qui l'aida à l'exécuter : à ce titre, c'est en elle que cette œuvre a pris com-
<i mencement ; bien plus, Marie passa tout le te?nps de sa vie mortelle occupée
<Lde ces saints Exercices. » Cf. Ribaden., Vida, lib. 1, c. 8; Acta Sanctorum, Jul.,
tom. vu, pag. 431, n°58.
81. (Page 78.) — Ce crucifix, du temps de saint Ignace, occupait la place
de la croix de fer, située près du couvent de Sainte-Claire et encore appelée
aujourd'hui croix du Tort. C'est devant cette croix que saint Ignace eut entre
autres merveilleuses visions, celle de la Très-Sainte-Trinité. Actuellement ce
crucifix est au-dessus de la porte d'entrée dans la Santa Cueva. Une inscription
placée au pied de la croix atteste que le prodige fut reconnu authentique par
l'évêque de Vich, sur la déposition de 16 témoins dont deux chanoines, trois
médecins et un docteur en droit. Hic habuit S. Ignatius Trinitatis vi-
sionem 1522. Cf" P. Fidel Fita, La sanla Cueva, pag. 113; San Ignacio en
Manresa. Album historico, n° 28.
82. (Page 78.) — Ignace écrit Roser; Garcia*, Rosés; Gonçalvès, Rosellon, Ro-
sella (cum Isabella Rosella). Cf. Carias de san Ignacio, iv.
83. (Page 79.) — Par une lettre que saint Ignace adressait de Paris, le 10
novembre 1532, à Isabelle Roser, on voit que Doua Cepilla ne cessa de se mon-
trer dévouée au Saint. « Vous me demandez si je ne suis point d'avis d'écrire à
« nos autres sœurs et mes bienfaitrices en Jésus-Christ, afin d'avoir désormais
« recours à elles. En cela j'aimerais mieux me déterminer par votre jugement
« que par le mien. Bien qu'une d'elles, Doua Cepilla, me fasse les offres les
« plus obligeantes dans sa lettre et montre un sincère désir de me venir en aide,
«je ne crois pas pour le moment devoir écrire dans le but d'obtenir des secours
« pour les études, par ce que nous ne sommes pas sûrs d'avoir un an devant
« nous. » Cf. Carias de san Ignacio, iv.
84. (Pag. 80.) — Au récit incomplet et inexact du P. Bartoli nous substituons
le récit fidèle et complet que saint Ignace lui-même fit au P. Gonçalvès. Cf. Acta
Sanctorum, Jul., tom vu, pag. 653, n° 40.
85. (Pag. 80.) — Il lui restait cinq ou six petites pièces de. cuivre et d'argent
'appelées blancas. <l Comme il ne savait ni l'italien, ni le latin, ses amis, raconte
« le P. Gonçalvès, le sollicitèrent de prendre avec lui, au moins pour l'Italie, un
« compagnon de voyage, connaissant la langue du pays, et qu'on lui désigna.
« Mais il n'y voulut pas consentir, et répondit avec cette manière énergique qui
« lui était propre,que lors même qu'on lui proposerait le fils du Duc de Cordoue,
« il ne l'accepterait pas, et qu'il ne voulait pour société que la foi, l'espérance et
\<
366 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
« la charité : que s'il prenait un compagnon, il aurait recours à lui lorsqu'il aurait
« faim ; que s'il venait à tomber, celui-ci l'aiderait à se relever; que de cette
« façon, il se reposerait sur lui et s'attacherait à lui, tandis qu'il ne voulait aimer
« que Dieu, et ne mettre qu'en lui son espérance et sa confiance. Et Ignace
« parlait ainsi avec une entière conviction. » Cf. Acta Sanctorum, Jul., tom. vu,
pag. 652, n°35.
86. (Page 81.) — « De Gaëte à Rome, Ignace eut beaucoup à souffrir.Comme
«la peste sévissait, cette année-là (1523), des gardes défendaient l'entrée des
« villages aux étrangers, et notre pèlerin ne put bien souvent trouver ni pain, ni
« abri. » Ribadeneira, Vida, lib. 1, c. 10.
87. (Page 85.) — « Le jour même où il devait s'embarquer, saint Ignace fut
« saisi par une fièvre violente. Malgré l'avis des médecins , il monta sur le
« navire dont le mouvement, au lieu d'aggraver son mal comme on pouvait
«le craindre, le guérit bientôt complètement.» Ribadeneira, Vida, liv. 1, c. 10.
88. (Page 86.) — Ignace, qui comptait restera Jérusalem, venait d'écrire une
lettre pour Barcelone, et en commençait une autre, lorsque on vint le chercher
de la part du P. Provincial revenu de Bethléem. Cf. Acta Sanctorum, Jul.,
tom. vu, pag. 954, n° 46.
Les Bollandistes signalent, d'après une vie du Saint écrite par ordre du
P. Général Mutius Vitelleschi, une lettre de saint Ignace écrite de Jérusalem
à Agnès Pascual. Le Saint parlait de tout ce qu'il avait visité à Jérusalem et
y exhalait son ardent amour pour Jésus-Christ. Cette lettre n'existe plus.
Cf. Acta Sanctoriim, Jul., tom. vu, pag. 440, n° 106.
89. (Page 87.) — Padre, yo os obedeceré, y lo haré asi como me lo ordenais :
« Père, je vous obéirai, et je ferai comme vous me l'ordonnez. » Ribadeneira,
Vida, lib. i, c. il.
90. (Page 87.) — Dib à la guardia un cuchillo de escribanias que llevaba: « il
donna au garde un canif qu'il portait. » Un peu plus loin, Ribadeneira raconte
que saint Ignace donna encore las tijeras (les ciseaux) que le habian quedado
de las escribanias ; ce qui suppose évidemment que le Saint avait une sorte de
portefeuille ou d'étui (escribania) contenant ce qu'il fallait pour écrire, tailler
les plumes, couper le papier, etc. Cf. Ribadeneira, Vida, lib. 1, c. 11.
91. (Page 89.) — Bartoli parle de Jules : I giuli interi, dei quali havea ifitorno
a quindici. Ribadeneira parle de reaies: Hasta darles todos los reaies. Le jules
valait 25 ou 30 cent; le real, 25. Saint Ignace avait, en argent, environ 3^,75.
92. (Page 91.) — Le P. Ribadeneira ne dit pas que cet espagnol fût un offi-
cier : Un espaùol de pura Idstima le llevô consigo, y le albergo y reparb ddndole
de co7ner. Cf. Ribadeneira, Vida, lib. 1, c. 1 2.
93. (Page 91.) — Le capitaine français savait qu'Ignace était espagnol, mais
il ne savait pas qui il était. Ribadeneira n'indique pas que ce capitaine fut bas-
que. Le basque, c'est Rodrigo Portundo qu'Ignace rencontra, quelque temps
après, à Gênes. Llegado d Génova, topo con Rodrigo Portundo, vizcaino, que era
entonces General de las gâteras de Espana, y habia sido su conocido en la cbrte
de los Rcyes calblicos. Este le amparo y diô orden para que se embarcase en
u?ia nave que pasaba â Espana. Cf. Ribadeneira, Vida, lib. 1, c. 12.
NOTES. — LIVRE PREMIER. 367
94. (Page 91.) — Avant de suivre les leçons d'Ardebalo, Ignace se rendit à
Manrèse pour voir un saint religieux, d'après Gonçalvès, de l'Ordre de Saint-
Bernard. Il se proposait de s'occuper d'études auprès de lui, tout en ne négli-
geant point le soin de sa perfection. Ce religieux étant mort, Ignace revint à
Barcelone. Cf. Acta Sanctorum, Jul., tom. vu, pag. 656, n° 54; pag. 441,
n° 108.
95. (Page 94.) — Cf. Carias de san Ignacio, du. — « Des hommes savants
« et pieux, raconte le P. Ribadeneira, conseillèrent à Ignace la lecture du
« livre d'Erasme, intitulé: Le soldat chrétien; De Milite Christiano. Il y trou-
« verait, disaient-ils, une belle latinité et, en même temps, un aliment pour
« sa dévotion. De fait, Erasme, à cette époque, avait la réputation d'un
« savant et habile écrivain. Le confesseur même d'Ignace fut d'avis que
« cette lecture lui conviendrait. Ignace se met à l'œuvre avec simplicité ;
« il lit attentivement, il note les phrases et les locutions. Mais bientôt
« il remarque un phénomène qui ï'étonne: à mesure qu'il avance dans la
« lecture d'Erasme, sa dévotion se refroidit et la tiédeur le gagne. Plus
« il le lit et plus il décline. La lecture terminée, il lui semble que toute sa
« ferveur a disparu, et qu'il est devenu de glace; son cœur n'est plus le même.
« Enfin, après plusieurs expériences, il jeta loin de lui le livre et voua dès lors
« à l'auteur une telle aversion et une telle horreur qu'il ne voulut plus jamais, ni
« le lire lui-même, ni en permettre la lecture aux membres de la Compagnie,
«sans de sérieuses précautions. » Cf. Vida, lib. 1, c. 13; Inslit., P. iv, c. v.
Ignace lisait, au contraire, tous les jours, avec grand fruit et un goût marqué,
limitation de J.Ch. connue alors sous le nom de Coniemptus mundi. Il s'in-
spirait de l'esprit de ce livre dans toutes ses pensées et dans toutes ses démarches.
Aussi le P. Gonçalvès, disait-il: Voir saint Ignace, l'e?itendre et le considérer, c 'est
faire une lecture dans le livre de Thomas à Kempis. D'autres Pères qui avaient pu
observer saint Ignace dans les moindres détails de sa vie ordinaire disaient enco-
re: ou' il était un portrait vivant de toute la perfection contenue dans les Con-
stitutions, dans le livre des Exercices où, sans s'en apercevoir, il s'était peint
lui-même, et dans le livre de l'Imitation de J.-Çh. par Thomas à Kempis.
96. (Page 94.) — Jean Pascual raconte que sa mère, Agnès Pascual, persuada
à saint Ignace de quitter son habit de pénitent pour prendre un habit noir, tout
semblable à celui des clercs. (Cf. Acta Sanctorum, Jul., tom. vu, pag, 441, n°no.)
Plus tard, sur un ordre formel de son confesseur, il dut prendre sa nourriture à la
table d'Agnès Pascual. (Cf. Garcia, Vida lib. 11, c. 4.) La maison où logeait Ignace
était située dans la rue de Los cotoners (tisseurs de coton), la dernière à gauche,
au coin de la rue, quand on se rend à la mer. Il habitait une petite chambre au
haut de l'escalier au milieu de l'étage. « Il couchait très souvent sur la terre nue,
« rapporte Jean Pascual, et passait la majeure partie de la nuit à prier à genoux,
« au pied de son lit. Je l'observai,et plus d'une fois, je vis sa chambre resplendis-
« santé; il était à genoux et élevé au-dessus de terre, poussant des gémissements
<L et des soupirs, fondant en larmes et s'écriant: O mon Dieu, que vous êtes
« infiniment bon de supporter un être aussi méchant et aussi pervers que moi !.
« Le Saint, ajoute Jean Pascual, me prédit tout ce qui m'arriverait dans le
« cours de ma vie ; il m'annonça que je me marierais,que mon épouse serait une
368 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
« grande chrétienne, que j'aurais plusieurs fils et plusieurs filles, que ces enfants
« seraient pour moi une source de tourments, que je perdrais mes biens, que
« Dieu, en témoignage de son amour pour moi, me soumettrait à des grandes
« épreuves, pour me faire expier ainsi mes péchés et assurer mon salut. Cf. Acta
Sanctorum, Jul., tom. vu, pag. 441, n° ni, 112.
97. (Page 95.) — Dans le couvent des religieuses Hiéronymites, on conserve
un coffret dont saint Ignace fit présent à la sœur tourière, en retour des aumônes
reçues. Le Saint avait apporté ce coffret de Jérusalem, tout rempli de terre
blanche, de fleurs, de feuilles qu'il avait recueillies en Terre-Sainte II ne con-
tient plus aujourd'hui qu'un peu de terre blanche qui répand une suave odeur.
Le coffret lui-même est bien conservé; il est peint, verni, et porte, sur le couvercle,
le nom de Jésus et ces mots français : Prenez en gré.
98. (Page 97.) — « Loué et glorifié soit mon Dieu ; je pardonne de tout
« mon cœur à ceux qui m'ont offensé et mis dans cet état» : telles furent les
premières paroles d'Ignace en revenant à lui. Cf. Garcia, Vida, lib. 11, c. 5.
99. (Page 99.) — Ignace invoqua le nom de Jésus sur le corps du suicidé.
Dès qu'il eut donné signe de vie, il lui dit : Veux-tu te confesser, malheureux ?
Quicreste confesar, misérable ? Cf. Garcia, Vida, lib. 11, c. v.
Lisano était-il réellement mort et fut-il ressuscité à la prière de saint Ignace?
ou bien Ignace obtint-il de Dieu simplement qu'il recouvrât assez de forces,
pour se confesser avant de mourir ? Il n'a pas été possible d'élucider pleinement
la question, parce que l'enquête n'eut lieu que 50 ans après la mort de saint
Ignace, et 80 ans après le fait. On peut voir une longue discussion sur la réalité
de ce prodige dans les Acta Sanctorum, Jul., tom. vu, pag. 443, n° 1 19-129.
100. (Page 100.) — « Ignace aurait voulu prolonger encore ses études de
« latin. Il se fit examiner par un illustre docteur en théologie, qui lui conseilla de
« suivre l'avis de ses maîtres et de passer à l'étude de la Philosophie. » Ribade-
neira, Vida, lib. 1, c. 13.
101. (Page 100.) — Diego de Cacerès était attaché à la cour du vice-roi de
Catalogne. A ces trois compagnons, il faut ajouter un jeune français, Jean, page
de D. Martin de Cordova, vice-roi de Navarre.
102. (Page 102.) — Pendant son séjour à Barcelone, saint Ignace avait
beaucoup fréquenté cette chapelle.
103. (Page 103.) — Le Dr Martin Olave, originaire d'une noble et pieuse
famille de Vitoria, en Espagne, devint chapelain d'honneur de Charles-Quint
et théologien du cardinal d'Augsbourg, au concile de Trente. Là, il fut comme
frappé de stupeur devant la science de Laynez et de Salmeron, mais leur genre
de vie ne lui inspirait que de l'aversion. Il forma le projet d'aller évangéliser
le nouveau monde et consulta par lettre le P. Polanco, son ancien ami, sur
les industries apostoliques de nos premiers Pères dans les Indes. Le P. Polanco
l'invita à passer par Rome, pour apprendre de vive voix ce qu'il désirait. Olave
soupçonna un piège pour l'attirer dans la Compagnie. Il résolut donc de n'avoir
aucun rapport avec les membres de la Société d'Ignace. Pendant tout un
carême, il se retira dans un monastère, sur les rives de lac de Garde, pour cher-
cher, dans la prière, le moyen de concilier la volonté de Dieu avec ses desseins.
NOTES. — LIVRE PREMIER. 369
Tous les jours, à l'autel, il répétait avec larmes : « Seigneur, que voulez-vous que
« je fasse ? Dans quel ordre vous plait-il de me voir entrer ? Je n'excepte absolu-
« ment que la Compagnie de Jésus. » Enfin, le jour de Pâques, tandis qu'il tenait
entre ses mains le corps de Notre-Seigneur et lui renouvelait la même offrande,
il entendit, au plus intime de son âme, cette réponse de Sauveur : « C'est là
« précisément que je te veux ! c'est là qu'il te faut vivre et mourir. Est-il juste
« que tu te rendes à ma volonté, ou que j'obéisse à la tienne ? Durum est tibi
« contra stimulum calcitrare ! » — « Ah ! mon Seigneur et mon Dieu, répondit
« Olave, en versant un torrent de larmes », me voici prêt à vous obéir ! Servus
<L tuus ego sum, et filius ancillœ tuœ, Societatis Jesu ! Je suis votre serviteur et le
<ï fils de votre servante, la compagnie de Jésus. » A partir de ce jour, le P. Olave
ne sut plus rien refuser à Dieu. Il fut professeur et recteur du Collège Romain, et
avec Laynez, un des conseillers intimes du Pape Marcel II. Il mourut à Rome,
le 17 août 1556. Cf. Olivier Manare, De reb. Soc. comm., cap. vin, §, 15 ; Hist.
Soc. P. 1, lib. vu, xii, xiii, xiv, xv, xvi, passim ; P. 11, lib. m, n° 33;
Nierember, Claros Varones, tom. iv, pag. 684 ; Alcazar, Chrono-Hist. P. 1, pag.
xcv; Drews, Fast. Soc. /es., pag. 316; Patrign. tom. m, 17 août, pag. 152.
104. (Page 104.) — Jacques d'Eguia, qui habitait chez son frère, imprimeur,
et vivait dans l'aisance, lui donnait libéralement pour les pauvres.Un jour, Ignace
vint lui demander l'aumône pour quelques nécessiteux. Jacques d'Eguia, se
trouvant sans argent pour le moment, ouvrit une armoire, et lui dit de prendre
les vêtements et les divers autres objets qui lui étaient nécessaires. Ignace en
fit un paquet et l'emporta sur ses épaules. Les deux frères allèrent en pèlerinage
à Jérusalem, et, à leur retour, rencontrèrent Ignace à Venise, suivirent les Exer-
cices, sous sa direction, et entrèrent dans la Compagnie. Jacques,qui était prêtre,
devint le confesseur de saint Ignace et mourut trois jours avant lui. Cf. Garcia,
lib. 11, c. 7; Acta Sanctorum, Jul., tom.vn, pag. 446, n° 134; pag 657, n° 57.
105. (Page 108.) — La secte des Illuminés (Los Alumbrados), ne fut pas com-
plètement étouffée dès son apparition; car on la retrouve, quarante ans plus tard,
dans l'Andalousie. Le tribunal de Cordoue la condamna, en 1566, et déclara que
ses principes étaient contraires à l'esprit de Jésus Christ, de l'Eglise et des
saints. Ses partisans, adonnés à un faux mysticisme, prétendaient recevoir
les illuminations d'en haut dans l'oraison de quiétude. Cf. Acta Sanctorum, Jul.,
tom. vu, pag. 657, notef.
106. (Pag. 113.) — La captivité de saint Ignace dura très probablement
42 jours. Le Saint lui-même le dit, dans une de ses lettres, au Roi de Portugal.
« Après mon retour de Jérusalem, étant à Alcala, par suite d'une triple enquête
« de mes supérieurs contre moi, je fus pris et mis en prison, pendant quarante-
« deux jours. A Salamanque, par suite d'une nouvelle enquête, je fus non
« seulement mis en prison, mais chargé de chaînes, et j'y passai vingt-deux
« jours. » Cf. Carias de san Ignacio, lu. Le pèlerinage de Marie et de
Louise dura 42 jours, et le Saint, jeté en prison peu de temps après leur départ,
ne fut délivré que 13 ou 14 jours après leur retour à Alcala.
107. (Page 113.) — Figueroa lui demanda entre autres choses, s'il observait
le sabbat. Saint Ignace répondit : « Oui, sans doute, j'observe le sabbat, en
« l'honneur de la sainte Vierge ; du reste, je ne connais aucunement les usages
Histoire de S. Ignace de Loyola. 24
370 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
« des Juifs, car il n'y a point de Juifs dans mon pays. » Le Grand-Vicaire lui
ayant demandé s'il connaissait les deux femmes qui étaient parties en secret, il
répondit affirmativement; mais, lorsqu'il voulut savoir s'il avait su leur dessein
avant la mise à exécution, il lui répondit : « Par le serment que j'ai fait, avant
« de commencer cet interrogatoire, non. Ces dames m'ont exprimé le désir
« d'aller par le monde servir les pauvres tantôt ici et tantôt là. Je les ai toujours
« dissuadées surtout à cause de la fille qui est jeune et belle, ajoutant que, si
« elles tenaient tant à se consacrer au service des pauvres et à accompagner le
« Saint-Sacrement, elles pourraient le faire à Alcala. » Cf. Acta Sa?ictorum, Jul.,
tom. vu, pag. 657, n° 61.
108. (Page 114.) — « Le soir de ce jour, une pieuse veuve, Mencia de
Eenavente, avait Ignace à sa table. Après souper, Mencia dit à Ignace :
Père, Père, Lopez de Mendoza s'est brillé ! — 77 l'avait dit ce matin, répon-
dit Ignace tout affligé. Puis, après quelques moments de réflexion, il
ajouta: Assurément, il Fa cherché lui-même ; pour moi, je ?ie F aurais pas voulu.
Garcia, Vida, lit)., il, c. 9.
109. (Page 115.) — Ignace se rendit d'Alcala à Valladolid, où se trouvait
alors l'Archevêque de Tolède. Le Prélat reçut Ignace et ses compagnons avec
beaucoup de bienveillance, et, les voyant résolus d'aller à Salamanque,il pourvut
généreusement aux frais du voyage.
110. (Page 116.) — « Il dit entre ses dents (entre dientes) : Charilas incipit
« a seipsa ; la charité commence par soi-même. Ensuite, s'adressant à Ignace :
« Attendez, dit-il, je saurai bien vous faire répondre à mes questions. Les
« Frères sortirent alors, et Ignace demanda avec calme, s'il devait attendre
« à la chapelle ou ailleurs. — A la chapelle, lui fut-il répondu. Le sous-prieur
« fit fermer les portes du couvent et conduire Ignace dans une cellule. » Gar-
cia, Vida, lib. 11, c. 10.
111. (Page 117.) — « Ignace demeura trois jours dans cette sainte maison,
« et ce fut avec une grande consolation. Il était admis à la table des religieux
« et un grand nombre d'entre eux allaient s'entretenir avec lui. » Ribadeneira,
Vida, lib. 1, cap. 15.
112. (Page 118.) En l'interrogeant sur les exercices, on insista surtout sur
l'impossibilité où il se trouvait, n'ayant pas étudié la théologie, de déterminer
quand une pensée est péché mortel ou péché véniel, ce dont il est question,
au commencement du livre, dans la méthode de l'examen de conscience. Saint
Ignace qui a raconté en détail toute cette affaire au P. Gonçalvès.leur répondit :
Ce que je dis là est exact ou non ; à vous d'en juger ; si cela n'est pas exact,
condamnez-moi. Cf. Acta Sanctorum. Jul. tom. vu, pag. 659, n° 68.
113. (Page 119.) — De Salamanque Ignace se rendit à Barcelone, et de là, à
Paris. « Il faisait marcher devant lui, dit Ribadeneira, un petit âne chargé
«C de livres et suivait à pied ; llevando un asnillo delante cargado de libros. » Vida,
lib. 1, c. 16.
NOTES. — LIVRE DEUXIEME. 371
Livre II.
1. (Page *2o.) — Le 3 mars, Ignace écrivait à Agnès Pascual, pour lui donner
des nouvelles de son yoyage et de son. arrivée à Paris : « Considérant le grand
« dévouement et la charité que vous avez toujours eus pour moi, et que vous
« m'avez montrés par des œuvres, j'ai cru devoir vous écrire cette lettre et vous
« rendre compte de mon voyage, depuis que je vous ai quittée. Par la grâce et la
« bonté de Dieu Notre-Seigneur, je suis arrivé ici, à Paris, le 2 février, favorisé
« par le temps et en parfaite santé. J'y continuerai mes études, jusqu'à ce qu'il
« plaise au Seigneur d'ordonner autre chose de moi...» Cf. Cartas de san Igna-
cio. 11. Cette somme lui avait été envoyée de Barcelone par un billet à l'ordre
d'un marchand de Paris. Dans plusieurs de ses lettres que nous conservons,
Ignace remercie ses bienfaiteurs de Barcelone, Don Jacques Carador, et les dames
Isabelle Roser, Agnès Pascual, Maria Cepilla, Isabel de Josa, Aldonza de Cor-
doba, Mosen Gralla, des secours pécuniaires envoyés ou promis. Cf. Carias
de san Ignacio, iv, v, vi.
2. (Page 120.) — Ce projet souriait à saint Ignace, comme il le raconta plus
tard au P. Gonçalvès. « Je me figurerai, se disait-il à lui-même, que mon maître
« est Jésus-Christ. Je donnerai le nom de Pierre, à l'un de mes élèves, celui
« de Jean à l'autre, et les noms des autres apôtres aux suivants. Si mon maître
« me donne un ordre, je le recevrai comme sortant de la bouche même de
« Jésus-Christ ; et, si l'élève me commande, je lui obéirai comme à saint Pierre.
« Ignace s'adressa au bachelier Castro et à un religieux Chartreux pour trouver
« cette place, mais ce fut en vain. » Cf. Acta Sanctorum, Jul., tom. vu,
pag. 660, n° 75.
3. (Page 120.) — Ignace alla, deux années de suite, en Flandre. La troisième,
il se rendit â Londres. Les années suivantes, ses bienfaiteurs de Flandre lui
envoyèrent leurs aumônes à Paris. Cf. Ribadeneira, Vida, lib. 11, c. 1.
4. (Page 122.) — L'histoire manuscrite de la province de Castille constate,
en effet, que Cuadrado, après avoir constitué, pour le collège de Médina, une
rente de deux cent mille maravedis, avait reçu, en 1557, du P. Laynez, succes-
seur de saint Ignace, le titre de fondateur. D'autre part, la même histoire
raconte que Don Rodrigo de Duenas, premier et principal bienfaiteur de la
Compagnie, à Médina, acheta, en 155 1, un terrain et y fit bâtir le collège, à ses
frais. Tous les ans, il fournit dans la suite les fonds pour l'entretien des Pères, et,
à sa mort, il laissa une rente annuelle de 700 ducats. Dans une lettre que nous
conservons (cf. Cartas de san Ignacio, dcxxxiv), saint Ignace offre à D. Ro-
drigo le titre de fondateur, en lui disant que c'est là l'expresse volonté de Dieu.
( Y no creo que me haya dado â mi Dios Nuestro Seiior esta devocion de que fuese
Vmd. el fundador, sino por ser 'esta su voluntad, d la cual todos debemos procurar
de conformarnos.) Le Saint, se demandera-t-on, avait-il perdu de vue, en écrivant
cette lettre, la prophétie que mentionne Bartoli, et, s'il se la rappelait, comment
pouvait-il offrir de la sorte le titre de fondateur à Rodrigo de Duenas ? On
peut répondre d'abord que saint Ignace n'avait pas dit à Cuadrado : Vous fon-
372 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
devez un collège à Médina, mais seulement : Vous fonderez un collège dans votre
patrie. En second lieu, Dieu pouvait vouloir que Rodrigo travaillât à la fonda-
tion du collège de Médina, tout en prévoyant qu'il n'arriverait pas à mériter ou
qu'il refuserait le titre de fondateur.
Parmi les marchands espagnols d'Anvers, qui reçurent Ignace avec empresse-
ment et générosité, les Bollandistes citent Jean Cuellar. Sur le frontispice d'une
maison, où saint Ignace avait logé, on voyait plus tard une image du Saint avec
cette inscription : S. Ignatio, s. i. f. in hac domo olim hospitato sac. Cf.
Acta Sanctorum, Jul., tom. vu, pag. 450, n° 157.
5. (Page 122.) — Une histoire manuscrite du collège de Bruges parle d'un
Gonzalès de Aquilar, homme riche, et zélé chrétien, qui avait saint Ignace en
grande estime. Il fit plusieurs fois le voyage de Paris, pour le voir et causer de
spiritualité avec lui. Il descendait dans la maison même où habitait le Saint, afin
de pouvoir jouir plus librement et plus longuement de ses entretiens. Cf. Acta
Sanctorum, Jul., tom. vu, pag. 450, n° 155.
6. (Page 123.) — Le P. Ribadeneira raconte qu'il le connut à Paris, en 1542.
Quand les compagnons de saint Ignace quittèrent Paris pour se rendre à Venise,
Jacques de Cacerés n'eut pas le courage de les suivre. Cf. Ribadeneira : Dialogos
en que se cuentan los malos succesos y castigos que ha hecho Nuestro Senur en algu-
nos que han salido de la Comp. de Jésus. Dial. 1.
7. (Page 127.) — Voici en quoi consistait le châtiment désigné par ces mots:
Donner la salle (dare aulam). » Le jeune étudiant, reconnu coupable d'un délit,
« sera puni de la salle, au collège dont il se déclare écolier. Quatre Professeurs
« le frapperont successivement de verges, sur le dos mis à nu, en présence de
« tous les écoliers du collège, convoqués au son de la cloche. M. le Recteur et
« MM. les Procureurs assisteront à ce châtiment, si bon leur semble, et si les
« circonstances le demandent. Du moins, aura-ton toujours soin qu'il y ait
« quelque grave personnage, convoqué au choix du Maître Professeur, pour la
« plus grande confusion du jeune délinquant. Que si celui-ci refuse de se sou-
« mettre à ce châtiment et qu'il arrive à s'y soustraire par la fuite ou par tout
« autre moyen, il sera rayé à jamais du nombre des étudiants et privé de leurs
« privilèges. Le Procureur de la nation consignera cette privation dans son
« registre, pour que le souvenir en soit fidèlement conservé et que cet exemple
«inspire aux autres étudiants une crainte salutaire. Cf. Histoire de V Université,
par de Bouly, Cliâtime?il de l'Aula, tom. v, pag. 783.
8. (Page 132.) — Le vrai nom du P. Le Fèvre est Favre. C'est sous ce nom que
son contemporain saint François de Sales parle de lui. Le Père lui-même signe
ses lettres autographes en français, en espagnol, en italien et en latin : Favre,
Fabro, Faber. Les descendants de sa famille portent encore ce même nom. En
France, on lui a donné les différents noms suivants : Favre, Faure, Le Fèvre,
Lefèvre, Lefebvre.
9. (Page 134.) — « En 1525, âgé de dix-neuf ans, je quittai ma patrie et vins
« àParis... En 1529, je reçus le 10 janvier, à l'âge de vingt-trois ans, le degré de
« bachelier ès-arts, et après Pâques, celui de licencié, sous le maître Jean Pena,
« homme des plus distingués par son savoir. Cette même année, Ignace de
NOTES. — LIVRE DEUXIÈME. 373
« Loyola vint du collège Sainte-Barbe, pour y habiter et partager la chambre
« où nous étions, se proposant de commencer avec nous le cours des arts ou la
« philosophie,le jour de la Saint-Remy suivant.C'était maître François Xavier, qui
« devait occuper cette chaire. Bénie soit pour toute l'éternité la divine Provi-
« dence, qui régla ainsi les choses pour mon bien et pour mon salut ! Car, ayant
« été chargé par maître Xavier de donner des leçons de philosophie à ce saint
« homme, j'eus d'abord le bonheur de jouir de sa conversation extérieure et
« ensuite de sa conversation intérieure. Comme nous vivions dans la même
« chambre, que nous avions même table et même bourse, il fut mon maître
« dans les choses spirituelles, me donnant le moyen de m'élever à la connais-
« sance de la volonté divine et de ma propre volonté. Enfin, l'union entre lui
« et moi devint si grande, que nous n'étions plus qu'un dans les désirs et dans
« la volonté, ainsi que dans le dessein de choisir le genre de vie que nous avons
« maintenant, et que suivront tous ceux qui, dans la suite des siècles, entreront
« dans cette Compagnie, dont je ne suis pas digne. » Cf. Bouix, Mémorial du
B. Pierre Le Faire.
10. (Page 137.) — « Je passai alors six jours, sans prendre aucune nourriture,
« ni d'autre boisson que celle que l'on a coutume de donner à la communion,
« c'est-à-dire un peu de vin, et je ne communiai qu'une fois pendant ces six
« jours. Enfin, durant cette époque, j'eus des scrupules à propos de tout, à la
« vue d'innombrables imperfections qui m'avaient été jusqu'alors inconnues.
« Cette épreuve dura jusqu'à mon départ de Paris. )> Mémorial du B. Pierre
Le Fèvre.
11. (Page 138.) — Le Bienheureux P. Le Fèvre est de tous les compagnons
d'Ignace celui qui était le plus en conformité de vues et d'esprit avec notre
saint Fondateur. Dieu sembla donner à ses travaux apostoliques, en Europe, une
puissance qui n'a de comparable que l'apostolat même de saint François Xavier.
L'Allemagne n'eut pas de plus puissant défenseur contre l'hérésie. Une grande
partie de l'Italie, la Belgique et les Provinces Rhénanes, les cours de l'Espagne
et du Portugal furent comme renouvelées par les Exercices spirituels qu'il donnait
avec un si rare talent que notre B. Père ne croyait pouvoir lui comparer aucun
autre de ses enfants, dans ce grand art de convertir et de sanctifier les âmes.
Le roi de Portugal le demandait pour patriarche d'Ethiopie. Saint Ignace le
choisit pour un des trois théologiens que le Pape avait demandés pour le con-
cile de Trente. En lui succédant dans la direction de la Compagnie en Espagne
et en Portugal, le P. Araoz écrivait à saint Ignace : « Si le P. Le Fèvre est aussi
« bien connu des autres que de moi, qui suis assez malheureux pour le perdre,
« ils rendront grâces à Dieu de leur avoir accordé la faveur de jouir de la pré-
« sence d'un tel Père. Cette belle âme est toute remplie des miséricordes de
« Celui qui est le Père des miséricordes et le Dieu de toute consolation. »
Appelé à Rome par saint Ignace, le bienheureux se mit aussitôt en route malgré
le mauvais état de sa santé ; et, comme on lui représentait qu'il y allait de sa
vie : « Il importe peu de vivre, répondit-il ; mais il importe d'obéir ! » En effet,
à peine arrivé près de saint Ignace, il succomba à la violence de la maladie qui
l'emporta, le ier août 1546. En voyant tomber ce premier-né de l'esprit de saint
374 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
Ignace, cette colonne de la Compagnie, raconte le cardinal Cienfuegos (Cf. La
heroyca Vida del grande S. François de Borja, lib. m, cap. v, § i), les Pères de
Rome, qui aimaient à voir en lui le successeur de saint Ignace au généralat,
furent plongés dans une profonde douleur. Mais le saint Fondateur les consola,
en leur disant que Dieu lui avait fait connaître l'homme éminent qui viendrait
remplacer Le Fèvre dans la Compagnie. Il avait su, par une révélation divine et
par le P. Lefèvre lui-même, les projets de vie religieuse que nourrissait le Duc
de Gandie. (Cf. Cienfuegos, lib. v, cap. i, § i.) Le vénérable Père André Oviedo,
avant son départ pour l'Ethiopie, envoyait tous les ans à saint Ignace un cierge,
qu'il le priait de faire brûler au tombeau du P. Le Fèvre, afin d'obtenir, par
l'intercession d'un si saint homme, quelque part de ses lumières et de son amour
pour Dieu. Saint François Xavier avait mis son nom dans les litanies des saints
et l'invoquait. Saint François de Borgia l'appelait un géant dans les voies de la
sainteté. Il se montra à lui resplendissant de gloire, après sa mort. Saint François
de Sales aimait à lire sa vie et en conseillait la lecture aux personnes qui aspi-
raient à la plus haute perfection. Par un Bref du 5 septembre 1872, Pie IX a
rétabli et confirmé le culte du Bienheureux. Cf. Oliv. Manare, De reb. Soc.
comment., cap. I, §2, 3, 4, 7, 8, 9, 10, n ; Simon Rodriguès, De orig. et prog.
Soc, page 7, 14 ; Hist. Soc, P. 1, lib. i-vi passim ; Rho, Far. viri., page 25,
158, 311, 326, 445, 761 ; Nadasi, Ann.dier. mem., ier août; Tellez, Chronica,
p. n, lib. 1, c. xxxii, n° 1, 2 ; c. cxxxix, n° 2-6 ; c. xli, n° 1-5, 9 ; Bartoli,
Uomini e faiti, lib. 1, c xiv, xvm-xx ; Tanner, Apost. imit., page 31 ; Alcazar,
Chrono. Hist., P. 1, page xxvi ; Patrign., toni. m, Ier août, page 1 ; Bouix, Me-
moriale... zen. Pat ris Pet. Fabri ; Orlandini, Vita del P. Pietro Fabro, Roma
1629 ; Boero, Vita del Beato Fabro, Rome 1873.
12. (Page 142.) — Sap., v, 8.
13. (Page 143.) — Lettres, Édit. Pages, t. 1, liv. îv, lett. 7, page 249.
14. (Page 145.) — Au jugement même de saint Ignace, le P. Jacques Laynez,
sans en excepter même saint François Xavier, est de tous les premiers Pères
celui qui a le plus contribué au bien de la Compagnie. On ne saurait dire en
quoi il a le plus excellé. — Au concile de Trente, on décide qu'il parlera le
dernier pour résumer, discuter tout ce qui a été dit et conclure définitivement ;
et l'on suspend les séances, quand la fièvre ne lui permet pas d'y assister. A
Rome, il ne parle jamais dans une église, sans que huit ou dix cardinaux viennent
l'entendre. Conseiller des Souverains-Pontifes, il est envoyé pour traiter dans les
cours les affaires les plus importantes. Douze cardinaux le désignent pour
s'asseoir sur la chaire de saint Pierre, et saint Pie V l'appelle la meilleure lame
de la chrétienté. Il soutient la foi en Flandre, en Allemagne et surtout en France
dans les chaires de Paris, parmi le peuple, au milieu des docteurs et des reli-
gieux, à la cour de Charles IX et au colloque de Poissy. Missionnaire en Italie,
en Sicile, en Afrique, dans les hôpitaux, dans les monastères, auprès des marins
et des soldats, toujours au travail et presque toujours infirme, il se montre partout
un religieux d'une perfection incomparable. L'Esprit-Saint fit éclater ses mérites
en descendant sur lui visiblement sous la forme d'une colombe. Cependant,
malgré des travaux et des succès de toute sorte, il répétait sans cesse à Notre-
NOTES. — LIVRE DEUXIÈME. 375
Seigneur, dans ses prières: « Seigneur, pourquoi donc me laissez-vous occuper si
« inutilement une place sur la terre ? Domine, tit quid adhuc occupo hanc terram ? X>
Le -P. Jacques Laynez succéda à saint Ignace et gouverna la Compagnie durant
huit ans. Il mourut à Rome, le 19 janvier, 1565, à l'âge de 53 ans. Cf. Simon
Rodriguès, De orig. et prog. Soc, page 10 ; Hist, Soc, P. 1, lib. 1. xvi passim;
P. 11, lib. 1, vm passim; P. iti, lib. 1, nos 1, 2, 3; lib. v, n° 13 ; Rho, Var.
virt., pages 72, 101, 125, 157, 296, 437, 497, 555, 595, 840, 876 ; Nadasi, Ann.
dier. mem., 19 janv. ; Bartoli : Uomini e fatti, lib. 1, c. xxiv ; Tanner : Apost.
imit., page 89 ; Alcazar, Chrono. Hist., P. 1, pages 79, 103, 143, 209, 340, 400;
P. 11, page 45, 91 ; Patrign., tom. 1, 11 janv., page 171 ; Ribadeneira, Vita
del padre maestro Diego Laynez, Madrid, 15 14; Boero, Vitadel P. Giacomo
Lainez. Firenze, 1880.
15. (Page 146.) — Alphonse Salmeron vint, à l'âge de 18 ans, d'Alcala à Paris
avec Laynez chercher Ignace, sur la seule réputation du Saint. Quelques mois
après son arrivée, notre bienheureux Père lui donna les Exercices. Salmeron les
fit avec une grande ferveur : durant la première semaine, il passa trois jours
entiers, sans prendre de nourriture. Deux ans après, il préludait à Venise avec
saint François Xavier à sa carrière apostolique ; tous les deux s'y préparèrent
ensemble par 40 jours d'oraison et de pénitence, couchant à terre, crucifiant leur
corps et jeûnant perpétuellement au pain et à l'eau.
A Rome, il fut chargé de donner les Exercices par saint Ignace même, qui,
au témoignage de ses historiens, ne reconnut guère jusqu'à sa mort plus de
quatre ou cinq de ses enfants capables de les donner, tels qu'il les comprenait.
A 31 ans, il se rendit, comme théologien du Pape, au concile de Trente où il
fit, par son étonnante érudition, l'admiration de tous les Pères du concile. Aussi,
décida-t-on qu'il parlerait toujours le premier, pour exposer l'état des questions
et les fondements de la doctrine catholique ; Laynez devait parler le dernier,
pour répondre à toutes les difficultés et fermer irrévocablement la discussion,
Salmeron remplit pour le Saint-Siège diverses missions importantes, en Ecosse,
en Irlande, en Bavière, en Flandre, en Pologne ; mais Dieu sembla l'avoir
prédestiné à préserver l'Italie du venin de l'hérésie. Les Luthériens n'épargnèrent
rien pour fermer la bouche à ce défenseur de l'Église. On le dénonçait à l'In-
quisition, on le chargeait de crimes atroces, pour qu'il fût appelé à Rome et laissât
ainsi le champ libre aux hérétiques. A Naples, en particulier, pendant un de
ses voyages à Rome, on fit courir le bruit qu'il s'était converti au Luthéranisme,
et l'on inventa même des lettres de la cour pontificale où l'on déplorait sa triste
défection. Une autre fois, comme ses infirmités et sa vieillesse ne lui permettaient
plus de paraître en public, on annonça publiquement qu'il s'était enfui à Genève.
Sa fuite mise en chanson, fut aussitôt apprise et chantée par tous les enfants
de la ville. Pour détromper la multitude, Salmeron dut parcourir sur une mule,
durant tout un jour, les divers quartiers de la ville. Il mourut à Naples, dans la
paix des saints, le 13 février 1585, jour de l'octave de sainte Agathe, comme il
l'avait annoncé la veille à un des Pères qui l'assistaient. Il nous a laissé un
monument incomparable de sa vaste érudition dans ses commentaires du
Nouveau-Testament. Cf. Hist. Soc, P. 1, lib. i-xvi passim ; P. 11, lib. i-vm
passim ; P. v, lib. 1, n° 15; lib. v, n° 47 ; Nadasi, Ann. dier. mem., 13 fév. ;
376 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
Bartoli, Uomini e fatti, lib. i, cap. xxiv ; Tanner, Apost. imit, page 193 ;
Alcazar, Chrono. Hist., P. 1, page xxx, 10 ;Patrign., tom. 1, 13 février, page 116;
Ribadeneira, De vita, obitu et scripiis A. Salmeronis. Coloniœ Aggrippinœ, 1604;
Boero, Vitadel P. Alfonso Salmerone, Firenze, 1880.
16. (Page 146.) — Nature abrupte, belliqueuse, et ennemie des ménagements,
Nicolas Bobadilla ne reculait devant aucun péril et ne redoutait aucun ennemi
de l'Église. Saint Ignace, voulant marquer la vertu solide et éprouvée qui se ca-
chait sous ces dehors d'indépendance, l'appelait, en souriant, le seul hypocrite
de la Compagnie. Il avait d'abord été destiné au magnifique apostolat des Indes ;
mais, au moment du départ, il se trouva épuisé par les travaux d'une fructueuse
mission à Eschia et à Gaëte, et saint Ignace fit partir François Xavier. Dieu lui
réservait de grands travaux et de nombreux succès en Europe, en Allemagne
surtout, contrée dont le salut fut en grande partie son ouvrage. D'abord à la
cour d'Inspruck, et en présence de Ferdinand I, roi des Romains ; puis, aux
conférences de Vienne, aux assemblées de Spire et de Worms, aux Diètes de
Nuremberg et de Ratisbonne ; devant des auditoires d'évêques et de princes,
il mérita d'être appelé tour à tour F apôtre des Allemands et la colonne de la foi.
Dans la guerre entre l'Empereur et les Luthériens, il devint aumônier militaire,
brava le feu de l'ennemi au passage de l'Elbe, fut blessé à la tête dans les plai-
nes de Muhlberg où, bien que perdant son sang, il continua d'absoudre et de
consoler les mourants, jusqu'à la fin de la lutte. Surpris seul, peu de jours après,
par des brigands, il fut dépouillé de ses vêtements, accablé de coups et d'outra-
ges et ne leur échappa qu'à grand' peine, bénissant Dieu d'avoir quelque chose
à souffrir pour son saint nom. De retour en Italie, il évangélisa 77 diocèses, dans
le royaume de Naples, en Sicile, sur toutes les côtes de l'Adriatique, dans les
gorges de la Valteline et jusque dans la Dalmatie, à Raguse et à Zara. Empoi-
sonné par des libertins ou des hérétiques, il recouvra la santé en invoquant
son Père saint Ignace. Enfin, à l'âge de 79 ans, après avoir de nouveau parcouru,
à pied, la Sicile, il alla mourir à Lorette, le 23 septembre 1590, dernier survivant
des neuf compagnons de saint Ignace. Au milieu de nombreux voyages, de con-
tinuelles prédications et des missions importantes, remplies par ordre des Souve-
rains Pontifes, de saint Ignace, du P. Laynez ou de saint François de Borgia,
le P. Bobadilla trouva assez de loisirs pour composer 35 ouvrages dont plusieurs
sont assez étendus. Cf. Simon Rodriguès, De or/g. eiprog. Soc.Comment, pag. 10;
Oliv. Manare, De reb. Soc. Comment., cap. vm, § il ; Hist Soc, P. 1, lib. iii-vi,
viii-xm passim ; P. 11, lib. 1, n° 21, 74, 80 — 86 ; lib. 11, n° 81 ; lib. m,
n° 49 — 51 ; lib. iv, n°53, 55 ;lib. v, n° 122 ; lib. vu, n° 27. P. v, lib. 1, n° 17,
lib. x, n°53;Rho, Var. virt. hist., pag. 808; Tanner, Apost. imit., pag. 328;
Alcazar, Chrono. Hist., pag. xxxn, ci. ; Drews, Pas t. Soc. /es., pag. 231 ; Patrign.
tom. m, 23 septembre, pag. 149 ; Boero, Vita del servo di Dio, P. Nicolo Boba-
dilla. Firenze 1879.
17. (Page 147.) — Simon Rodriguès compte parmi les compagnons de saint
Ignace, qui jetèrent le plus d'éclat sur le berceau de la Compagnie de Jésus.
Sa vie, comme on peut le voir dans le récit du P. Bartoli, abonde en actes hé-
roïques et en fruits d'un apostolat des plus féconds. Saint Ignace le destinait à
porter la foi au sein des populations de l'Extrême-Orient. Dieu voulait en faire
NOTES. — LIVRE DEUXIÈME. 377
l'apôtre du Portugal, le fondateur et le père d'une province justement célèbre,
dans les annales de la Compagnie de Jésus, par ses apôtres, ses saints et ses
nombreux martyrs. Avec saint François Xavier, il fut envoyé en Portugal. Il s'y
rendit par mer, tandis que Xavier prenait la voie de terre avec l'ambassadeur de
Jean IV. Arrivé à Lisbonne, Simon prit logement à l'hôpital, et, dès le premier
jour, il s'adonna, auprès du clergé, des grands, des pauvres et des prisonniers, à
tous les ministères qu'il avait pratiqués, avec succès, à Venise et à Rome. Trois
mois après, arrivait François Xavier. Simon se trouvait aux prises avec de vio-
lents accès de fièvre. En l'embrassant, Xavier le délivra instantanément de son
mal. Plus tard, Simon lui-même, en embrassant Vincent Rodriguès et en disant
une messe pour Gonsalve de Sylveira, tous les deux sérieusement malades, les
guérit tous les deux, pour les envoyer, l'un évangéliser les sauvages du Brésil,
l'autre cueillir, dans les Indes, la palme du martyre. Un ambassadeur royal des
Indes et un Sarrasin d'Afrique, de haut lignage, étant venus à Lisbonne et
s'étant trouvés en relation avec le P. Rodriguès, celui-ci les convertit à la foi et
en fit de fervents chrétiens. Plus de cent jeunes étudiants de l'Université de
Coïmbre, subjugués par l'éclat de ses vertus, demandèrent à faire partie de la
Compagnie, et furent admis par lui et formés aux plus solides vertus, dont il ne
cessait de leur donner l'exemple. Souvent il en envoyait quelques-uns parcourir,
de nuit, les rues de la ville, en répétant à haute voix : L'enfer est préparé pour
ceux qui vivent dans le péché ; ou encore : La mort approche et le pécheur,
pendant ce temps-là, ne cesse pas d'offenser Dieu. Oh ! folie ! Le roi le choisit
pour précepteur de son fils. Plus tard, il voulut le faire nommer évêque de
Coïmbre et lui confier la direction de sa propre conscience. Simon refusa obs-
tinément toute dignité ecclésiastique et ne consentit qu'après l'avis de saint
Ignace à diriger l'âme du roi. « Deux choses, disait-il, m'ont surtout contristé
« dans la vie : la nécessité de renoncer à l'apostolat dans les Indes, et l'obligation
« de vivre au milieu des grands : la cour est pour moi une prison, un vrai purga-
« toire. »Pour donner ses leçons à son royal élève,il s'y rendait tous les jours, en un
costume des plus pauvres, avec des habits vieux et rapiécés. Après avoir gouverné,
pendant douze ans, la province de Portugal, il fut nommé Provincial d'Aragon.
Sa santé, affaiblie par l'âge et par les austérités, ne lui permit pas de conserver
cette nouvelle charge, et, avec l'autorisation du saint Fondateur, il se retira dans
la solitude de San-Fins où on le surprit, un jour, en extase et élevé au-dessus de
terre. Par suite des austérités qu'il n'avait pas cessé de pratiquer avec une cons-
tante rigueur depuis sa réunion avec saint Ignace, il était devenu d'une extrême
maigreur. Il avait imprimé en caractères sanglants, sur sa poitrine, le signe ado-
rable de la croix, par de si profondes incisions qu'après plus de quarante années,
sur son lit de mort, il lui fallut en avertir deux de ses enfants et leur découvrir
ce qu'il appelait son indiscrète ferveur, de peur qu'après son dernier soupir on
ne soupçonnât, dans cette plaie encore si vive, une intervention miraculeuse de
Notre-Seigneur. Appelé à Rome pour s'expliquer sur des imputations calom-
nieuses, dont il avait été l'objet auprès de saint Ignace, il demanda instamment
. des juges qui reconnurent à l'unanimité sa bonne foi dans certaines mesures
administratives en soi repréhensibles, mais sans grande importance. Le P.Simon
reconnut avec une profonde humilité ses torts ; il les exagéra même dans une
378 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
lettre envoyée en Portugal, au point que saint Ignace crut de son devoir d'en
écrire une autre, pour rétablir la vérité et faire connaître son opinion et celle des
Pères qu'il lui avait accordés pour juges. Il mourut, le 15 juillet 1579. Au mo-
ment où il rendit son dernier soupir, une grande lumière parut au-dessus du
collège. Le P. Vito Linero hérita du bâton qui soutenait là marche chancelante
du saint vieillard. Il l'emporta en Allemagne. Sur la route, ayant rencontré, dans
une maison, un enfant à toute extrémité et abandonné des médecins, il lui
appliqua le bâton qu'il portait ; l'enfant fut instantanément guéri et se mit à
courir, transporté de joie, dans l'appartement. Cf. Simon Rodriguès, De orig. et
prog. Soc. ; Hist. Soc, P. 1, lib. i-xiv, passbn ; P. 11, lib. 1, n° 74; p. 11, lib. 1,
n° 65; P. iv, lib. vu, n° 233-291 ; Rho, Var. virt, pag. 280, 546; Nadasi,
Ann. die. mem., 15 jul. ; Tanner, Apost. imit, pag. 161. ; Alcazar, Chrono.
Hist., P. 1, pag. xxxii. 242; Drews, Fast. Soc. /es., pag. 270.; Patrign. tom. m,
15 juillet, pag. 109.
18. (Page 149.) — Saint Ignace connut Jérôme Natal, dès les premiers jours
de son arrivée à Paris, et, ravi des dons naturels et surnaturels qu'il avait dé-
couverts en lui, il mit tout en œuvre pour le gagner; mais ce fut en vain. Un
jour qu'il le pressait davantage de rompre avec le monde, Jérôme, s'étant aper-
çu de ses projets, tira de son sein le livre des Évangiles, et lui dit : « Voilà celui
<( que je veux suivre ; je suis en sûreté avec lui. Mais pour vous et vos compa-
« gnons, je ne sais trop quelle fin vous aurez ! » Et il brisa dès lors toute rela-
tion avec eux. De retour à Majorque sa patrie, Jérôme Natal, que l'esprit de
saint Ignace avait déjà pénétré, s'adonna avec ardeur à l'œuvre de sa sanctifica-
tion et du salut des âmes. Bientôt, par une lettre de saint François Xavier, il ap-
prit, avec les prodiges de conversions opérés dans les Indes, que l'œuvre de saint
Ignace avait été approuvée par le Saint-Siège. Jérôme partit pour Rome et alla
se mettre sous la direction de saint Ignace, et, après treize jours de retraite, du-
rant lesquels le démon lui livra de terribles assauts, il s'engagea par vœu à vivre
et à mourir dans la Compagnie. Son zèle sur les galères d'Espagne qui portaient
la guerre en Afrique, ses travaux apostoliques en Sicile où il fonda des maisons
pour les repenties, des hôpitaux pour les pauvres, des monts de piété et des
confréries, lui acquirent une telle réputation de sainteté que « personne, dit le
« P. d'Oultreman, n'eût osé lui refuser chose qui fût pour le service de Dieu ».
Notre-Seigneur lui réservait la grande mission de répandre dans presque toutes
les Provinces de la Compagnie, !e véritable esprit de saint Ignace, soit comme
vicaire et coadjuteur de notre saint Fondateur, soit en promulguant et expli-
quant tour à tour ses Constitutions, en Espagne, en Portugal, en France, dans
les Pays-Bas, en Allemagne et en Italie. « Et partout où il passait, disent les
« innombrables informations envoyées de toute part à saint Ignace, au P. Lay-
« nez et à saint François de Borgia, il répandait une telle ferveur et un tel désir
« de faire connaître et aimer Jésus-Christ, que les plus saints semblaient n'a-
« voir pas encore su jusqu'alors ce que c'était que de glorifier et de faire glori-
« fier Dieu. » Jérôme Natal, né vers la fin de l'an 1507, finit ses jours au novi-
ciat de Saint-André, à Rome, le 3 avril 1580. Il composa des méditations et des
notes sur les Évangiles du dimanche qui parurent à Anvers, en 1594, illustrées
par de nombreuses et belles planches in-folio gravées sur cuivre. On a de lui
NOTES. — LIVRE DEUXIÈME. 379
encore des Scholies sur les Constitutions et Déclarations de saint Ignace, des
avis aux supérieurs, imprimés à Prato, en Toscane, et enfin des platicas ou ex-
hortations, Ms. conservé dans la bibliothèque royale de Madrid. Cf. Hist. Soc.
P. 1, lib. v, vin, ix, xi — xvi passim ; P. 11, lib. 1 — vu passim ; P. m, lib. 1
— iv, vu, vin passim ; P. iv, lib. 11, n° 45 ; lib. vin, n° 24, 29, 31, 32 ; Rho,
Variœ virtuî. hist. pag. 144, 45i;Drews, Fast. soc. /es., pag. 458 ; Bartoli',
Uominie fatti, lib. 1, cap. 13 ; Patrign., tom. 11, 2 avril, pag. 27 ; H. Fisquet,
Notice sur le P. Jérôme Natal. Paris 1856.
19. (Page 155.) — Ribadeneira dit que tous étaient maîtres en philosophie :
Todos estos siete, acabado su curso de filosofia, y habiendo recebido el grado de
maestros, y estudiando ya teologia, el ano de 1534, dia de la Asuncion de Nues-
tra Senora, sefuero?i â la iglesia de la misma Peina de los ângelos, llamada Mons
Martyrum... Cf. Vida, lib. iv, c. 4. Du temps de saint Ignace, on donnait
communément le titre de maître es-arts à ceux qui n'étaient encore que licen-
ciés. On en trouve la preuve dans une lettre de saint Ignace â Agnès Pascual
le 13 juin 1533 : « Ce carême, je me suis fait recevoir maître es-arts, et cela a
« entraîné des dépenses inévitables qui sont allées au delà de ma position et de
« mes ressources. » Cf. Carias de san Ignacio, v. Tous avaient obtenu le
diplôme de licencié ; mais deux seuls, Xavier et Laynez, étaient alors maîtres ès-
arts ; Ignace conquit ce diplôme, le 14 mars 1535; Le Fèvre, Salmeron et
Bobadilla, le 3 octobre 1536, et Rodriguez, le 14 mars de la même année. On
conserve tous les diplômes authentiques, dans les archives du Gesu. Cf. Acta
Sanctorum, Jul., tom. vu, pag. 452, n° 168.
« Il n'y avait avec les Pères, dit le P. Simon Rodriguès, aucune personne
« étrangère. C'était un samedi, et la confrérie des orfèvres et bourgeois de
« Monsieur saint Denis des Martyrs-les-Montmartres ne devait pas s'y réunir
« ce jour-là. La Mère Pérette Roudlard, qui estoit sous-sacristine lorsque le
« bienheureux Ignace de Loyola, fondateur de la Compagnie de Jésus, vint
« faire ses vœux à la chapelle des Martyrs, eut le bonheur de le voir et de lui
« donner les clefs de la dite chapelle. » Cf. Simon Rodriguès, De orig. et prog.
Soc. comment, pag. 14 ; Chartes de V abbaye royale de Montmartre, publiées par
E. de Barthélémy, pag. 54.
20. (Page 155.) — Le mont des Martyrs, Montmartre, a reçu son nom des
martyrs Denis (premier évêque de Paris), Rustique et Eleuthère, ses compa-
gnons, et de plusieurs autres saints personnages, qui vivaient retirés dans les
carrières ou catacombes, et qui subirent le martyre vers la même époque. Une
église y fut élevée par la piété des fidèles. Les premiers actes relatifs à ce lieu
vénérable remontent au XIe siècle. On y lit la donation qui fut faite de l'église
au monastère bénédictin de Saint-Martin des Champs. Au penchant de la colline,
à 600 pieds environ de distance était une crypte où, suivant la tradition, saint
Denis célébrait les saints mystères pendant la persécution. Une autre tradition y
place le lieu de son martyre. Il existait là deux oratoires : l'un inférieur dans la
crypte, et l'autre construit au-dessus. — En n 34, Louis le Gros fonda à Mont-
martre, un couvent de religieuses bénédictines, duquel il fit dépendre l'église
et la chapelle. Les moines de Saint-Martin reçurent une autre église. La nouvelle
basilique de Montmartre, qui fut édifiée sur les fondements de l'ancienne, fut
380 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
consacrée par le pape Eugène III, en 1147. Elle formait deux églises : l'une
dans la partie inférieure de la nef, était l'église paroissiale, dédiée à la très
sainte Vierge et à saint Denis, évêque et martyr: l'autre, qui comprenait la partie
supérieure de la nef et l'abside, était la chapelle des religieuses, sous le vocable
de Saint-Pierre, apôtre. Cette basilique est l'église de la paroisse actuelle de
Montmartre. La petite chapelle au penchant de la colline était dédiée à saint
Denis et à ses compagnons, martyrs. On l'appelait la chapelle du Martyre. L'ora-
toire, placé sous cette chapelle, fut de tout temps l'objet de nombreux pèlerina-
ges. Saint Bernard, qui la visita, en 1147, y laissa sa chasuble brodée en argent.
On v conserva cette relique jusqu'à l'incendie de 1559, époque où la sacristie de
l'église et une partie du couvent furent consumées par les flammes.
Sur l'autel, un tableau représentait le P. Le Fèvre, administrant la sainte Eu-
charistie à ses compagnons dont le premier lit la formule des vœux.
En 1790, l'abbaye fut supprimée par un décret de l'Assemblée nationale, et
bientôt le domaine entier fut vendu, comme propriété de l'État. A cette heure,
la chapelle et les bâtiments ont disparu, et leur sol même a été profondément
creusé par des carrières : les terrains divisés en parcelles se sont couverts de bâ-
timents ; et nous pouvons seulement indiquer l'ancien emplacement de la véné-
rable chapelle : c'est à l'angle formé par la chaussée des Martyrs et par la rue
Antoinette. Le terrain de la chapelle se trouve, selon toute apparence, partiel-
lement occupé par la maison formant l'angle inférieur des deux rues. Cf. Gallia
christiana, tom vu : Histoire de Montmartre par l'abbé Ottin.
21. (Page 156.) — Les visites fréquentes de saint Ignare et de ses compa-
gnons, à l'église de Notre-Dame-des-Champs, donna lieu plus tard, au rapport du
P. Manare, à une tradition d'après laquelle on crovait à cette époque que le
vœu d'aller en Terre-Sainte et de se mettre à la disposition du Souverain-Pon-
tife avait été fait à Notre-Dame-des-Champs, après la réunion à Montmartre, où
l'on avait émis les trois vœux de religion. Cette tradition que les Bollandistes
considèrent comme non fondée n'est mentionnée que par le P. Olivier Manare.
Cf. Acta Sanctorum, Jul., tom. vu, pag. 454, n° 179.
22. (Page 156.) — « Ceux qui se trouvèrent a cette première réunion étaient
« Ignace, maître François (qui n'avait pas encore suivi les Exercices), moi Le
« Fèvre, maître Bobadilla, maître Laynez, maître Salmeron, maître Simon Ro-
« driguez. Car le Jay, venu à Paris, n'était pas encore déterminé à nous suivre,
« et maître Codure ainsi que maître Paschase Broët n'étaient pas encore reçus.
« Les deux années suivantes, c'est-à-dire 1535 et 1536, nous nous rendîmes
« tous, le même jour, au même sanctuaire, pour confirmer la détermination que
« nous avions prise ; et chaque fois nous y trouvions un grand accroissement de
« vie spirituelle. En ces deux dernières années, maître le Jay, maître Jean Co-
« dure et maître Paschase Broët étaient déjà avec nous. » Mémorial du B.
Pierre Le Fèvre, Bouix, pag. 14.
23. (Page 158.) — Le P. Simon Rodriguès, qui était présent à l'émission
des premiers vœux et, les deux années suivantes, à la rénovation de ces vœux,
raconte les faits comme le P. Le Fèvre : « Ce vœu, si je m'en souviens bien,
« fut fait pour la première fois, l'an 1534, le 15e jour du mois d'août, fête de l'As-
« somption de la bienheureuse Vierge Marie, laquelle sainte Vierge tous les
NOTES. — LIVRE DEUXIÈME. 381
« Pères (cundi patres) choisirent, en cette affaire, pour inspiratrice, patronne et
« avocate auprès de son Fils Jésus, Notre-Seigneur; prenant aussi pour interces-
« seur le bienheureux martyr Denis, dans l'oratoire duquel ces vœux furent
« d'abord émis. Ils décidèrent, en effet, que ce vœu se ferait dans cette chapelle
« du bienheureux Denis qui est située à mi-côte de la montagne des Martyrs,
« environ à un mille de la ville, solitaire, éloignée de tout bruit et de tout con-
« cours de la foule. Et afin d'offrir à Dieu leur holocauste avec plus d'ardeur,
« ils le firent précéder du jeûne, de la méditation des choses divines, de l'expia-
it tion de leurs péchés et d'autres mortifications corporelles. Mais à ce vœu
« qu'ils confirmèrent les deux années suivantes, au même jour, au même lieu,
« dans la même chapelle de Saint-Denis, avec la même cérémonie, par suite de
« certaines causes [par suite de son voyage en Espagne,] le P. Ignace n'était pas
« présent. Cependant, tout se faisait par son conseil et sa décision. Je ne sais
« pas bien non plus si la deuxième année le P. Claude le Jay fut présent à cette
« confirmation du vœu ; mais il y fut la troisième et dernière, ainsi que les deux
« autres Pères qui s'étaient joints au reste de la troupe. » Cf. De orig. et prog.
Soc. Comment., pag. 13.
« Chaque année, dit le P. Manare, les Pères et les Frères se rendaient à Mont-
« martre pour s'y confesser, communier et renouveler secrètement leurs vœux,
« comme c'était alors l'usage. Moi-même j'ai pris part à cette solennité, en 1548
« et 1549. Mais, après que les nôtres furent réunis en communauté au Collège
« de Clermont, nous commençâmes à renouveler nos vœux dans la chapelle do-
« mestique. » Cf. Acta Sanctorum., Jul., tom. vu, pag. 454, n° 177.
24. (Page 159.) — Une grande plaque de bronze doré, fixée sur un marbre
noir et scellée dans le mur, contenait l'inscription suivante :
D. O. M.
SlSTE VlATOR
atque in hoc martyrum sepulcro probati
Ordinis cunas lege,
SOCIETAS JESU,
QU/E
S. Ignatium Loyolam
Patrem agnoscit,
lutetiam matrem,
Anno Salutis MDXXXIV aug. XV,
hic nata est,
cum Ignatius ipse
ET SOCII,
VOTIS SUB SACRAM SYNAXIM RELIGIOSE CONCEPT1S,
SE DEO
in perpetuum consecrarunt.
Ad majorem Dei gloriam.
Sur le haut d'une petite colonne, à l'entrée de la chapelle, on lisait : Sacra et
PIA SOCIETATIS JESU — INCUNABULA — PARENTIBUS OPTIMIS FILII — PO-
SUERE.
382 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
C'est ici le vétiéré et pieux berceau de la Société de Jésus. A d'excellents pères,
leurs fils.
Dans sa vie de saint Denis (pag. 300), le P. Binet signale dans une chapelle
de Montmartre « un beau tableau, où cette action est représentée, comme un
€ fruit de celte montagne et une chose mémorable, pour l'honneur de Dieu et
« du précieux sang de saint Denis ». A son tour, dans la vie des saints, le
P. Géry dit que, de son temps, on voyait « à Montmartre dans une chapelle,
« cette importante cérémonie... représentée dans un tableau que les dames
« religieuses de ce monastère avaient fait faire, afin qu'on n'en perdît jamais la
« mémoire. Le 31 juillet, édit. 1719. » Cf. Acta Sanctorum, Jul., t. vu, pag. 455,
n° 181.
25. (Page 160.) — L'Eglise du Japon essuya, pendant plus de cent ans, les
persécutions les plus cruelles que l'histoire ait mentionnées depuis les trois pre-
miers siècles de l'ère chrétienne. On ne s'en tint pas longtemps, contre les nouveaux
adorateurs de Jésus-Christ, aux peines ordinaires : exil, emprisonnement, con-
fiscation de biens. Les divers supplices, infligés jusqu'alors aux criminels, paru-
rent trop légers. Les décapiter, les fendre par le milieu du corps, les crucifier,
les percer à coups de lance, ces tortures furent réputées insuffisantes. La haine
inventa des tourments plus raffinés. On imagina de brûler les patients à petit
feu, de les faire mourir de froid, en les plongeant dans des étangs glacés ; de
leur arracher la peau, les muscles, les nerfs avec des tenailles, et de les déchi-
queter avec des couteaux mal aiguisés. A plusieurs, on sciait le cou avec des
éclats de bois, de manière à faire durer le supplice une semaine entière. On
faisait avaler aux uns une énorme quantité d'eau ; en pesant ensuite violemment
sur eux, on se donnait l'affreux plaisir de les faire éclater tout vivants. D'autres
étaient suspendus par les pieds, dans des fosses infectes ; et cette barbarie se
réitérait trois et quatre jours de suite. On en descendait lentement quelques-
uns dans les eaux sulfureuses et brûlantes du mont Ungen, jusqu'à ce que leurs
chairs fussent réduites en bouillie.
Le P. Antoine François Cardim, envoyé à Rome comme procureur de la
mission du Japon, donne avec des gravures représentant les divers genres de
supplices, les notices biographiques de tous ces martyrs, dans son Fasciculus e
japponicis fioribus, imprimé à Rome en 1646.
26. (Page 162.) — Dans la Bibliographie historique de la Compagnie de Jésus
ou Catalogue des ouvrages relatifs à V histoire des Jésuites, depuis l'origine jusqu'à
nos jours, 1864, le P. Aug. Carayon a réuni plus de 4337 titres d'ouvrages et de
brochures écrits pour ou contre la Compagnie. Les livres hostiles sont plus nom-
breux que les livres inspirés par le sentiment d'une légitime défense ; cette
longue énumération est loin d'être complète. Il faudrait de nombreux volumes
pour signaler tous les pamphlets, tous les articles de journaux, toutes les insi-
nuations, tous les jugements que la jalousie, la malveillance et la haine ne ces-
sent de répandre, à pleines mains, contre les enfants de Saint-Ignace. « La
« Compagnie de Jésus, dirons-nous avec le P. Carayon, n'a point à s'émouvoir
« à la vue de ce déluge d'injures. Elles ont honoré son berceau, elles n'ont
« jamais cessé de la poursuivre, et, nous l'espérons, elles ne lui manqueront
« jamais. Cette guerre lui est bonne, ces malédictions la rassurent aussi sur la
NOTES. — LIVRE DEUXIÈME. 383
« rectitude de sa voie. Si la haine de certains hommes venait à lui manquer,
« elle devrait trembler et se demander si elle n'a pas dégénéré, si elle n'est point
« devenue ce sel affadi, dont parle, en son Évangile, Celui dont elle a l'insigne
« honneur de porter le nom. y> Préface, pag., vu.
27. (Page 163.) — « Dejesuitis, plures fartasse fabulae feruntur, quam olim
« de monstris. De origine enim horum hominum et génère vitse et instituto, de
« moribus ac doctrina, de consiliis et actionibus, varia simul et contraria, ac
<i somniorum simillima, non privatis tantum colloquiis, sed, publicis concionibus
« librisque impressis, publicantur. » De Schism. Aug., lib. m.
28. (Page 163.) — « Illi vero etiam epulas detestandas et concubitus incestuo-
« sos fingere de nobis audent : partim ne temere nobis infensi videantur, partim
« quod ita existiment, vel nos metu perculsos, a nostra professione abduci, vel
« Principum animos, propter flagitiorum magnitudinem, adversus nos concitari,
« etexasperari posse. Nos vero illudi vos intelligimus et non contra nos tantum,
« sed omnibus rétro saeculis morem hune fuisse scimus, divina quadam lege ac
« ratione ut contrariam sibi virtutem improbitas impugnaret. » Athrenag.
29. (Page 163.) — Cf. Instit. Litt. apostol. Ascendente Dominons mai 1584,
pag, 88. — Florentiae, 1886.
30. (Page 165.) — Dans sa traduction latine de la vie de sainte Thérèse,
imprimée à Mayence, en 1603, chez J. Albini, un religieux Augustinien, An-
toine Kerbek, omit tout ce qui, dans cet écrit de sainte Thérèse, était à l'éloge
delà Compagnie de Jésus. Dans un chapitre général, tenu le 6 mai 1650, les
Pères Carmes déchaussés protestèrent hautement, par un décret, contre ces
mutilations du texte de leur sainte Mère, mutilations également outrageantes
pour la fondatrice des Carmélites et pour les enfants de Saint-Ignace, et défen-
dirent à tous les religieux de leur Ordre la lecture de cette traduction. Cf. Acta
Sanctorum, JuL, tom. vu, pag. 861, n° 463, 454.
31. (Page 165.) — Cf. Liv. 1, note 68, page 361.
32. (Page 165.) — Cf. Liv. 1, note 68, page 361.
33. (Page 166.) — Cf. Bouix. Lettres de sainte Thérèse, tom. 1, pag. 83.
Dans sa vie écrite par elle-même, sainte Thérèse parle plusieurs fois du grand
profit qu'elle a retiré de la direction des Pères Jésuites, et de la haute estime et
de la vénération qu'elle a pour la Compagnie de Jésus. « Mes alarmes, croissant
<< de jour en jour, mê déterminèrent à rechercher avec soin des hommes versés
« dans les voies spirituelles pour conférer avec eux. L'on m'avait signalé comme
« tels, quelques Pères de la Compagnie de Jésus, récemment établis dans cette
« ville ; et moi, sans en connaître aucun, je leur étais très affectionnée par cela
« seul que je savais leur genre de vie, et leur méthode d'oraison ; mais je
« ne me trouvais pas digne de leur parler, ni assez forte pour leur obéir,
<L ce qui m'inspirait une plus grande crainte. » Cf. Bouix, Vie de sainte
<i Thérèse, chap. xxm. — « A cette même époque, on envoya mon con-
<i fesseur (Le P. Jean de Padranos) dans une autre ville. Cet éloignement
<i me fut très sensible ; je ne croyais pas pouvoir trouver un autre Directeur
« semblable à lui, et je tremblais de retomber dans le triste état où j'étais
« auparavant. Mon âme resta dans un désert, sans consolation, et agitée de
384 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
« tant de craintes, que je ne savais que devenir. Une de mes parentes
« obtint de mes supérieurs, la permission de me mener chez elle. Je n'y
« fus pas plus tôt, que je m'empressai d'avoir un autre confesseur de la
« Compagnie de Jésus. Le Seigneur, dans sa bonté, fit que je commençai
« à me lier d'amitié avec une dame veuve de grande naissance, et très
« adonnée à l'oraison, qui communiquait beaucoup avec ces Pères. Elle
« m'engagea à prendre pour confesseur celui qui la dirigeait. (Le P. Baltha-
« zar Alvarez). Je passai plusieurs jours dans la maison de cette dame ; je
« me trouvais tout près de celle des Pères, et j'étais au comble de la joie
« de pouvoir communiquer facilement avec eux. La seule connaissance de la
« sainteté de leur vie faisait sur moi une impression si heureuse, que mon âme,
« je le sentais, en retirait un grand profit spirituel. » Cf. Ibid. chap. xxiv. —
« J'ai également connu par vision quelques-unes des grâces extraordinaires
« que Notre-Seigneur faisait au recteur de la Compagnie de Jésus dont j'ai
« souvent parlé (le P. Gaspar de Salazar). Notre Seigneur m'a révélé de grandes
« choses sur les religieux de l'Ordre auquel appartient ce Père, je veux dire la
« Compagnie de Jésus, et sur l'Ordre lui-même tout entier. Plusieurs fois je les
« ai vus dans le ciel, tenant en leurs mains des bannières blanches. Je le répète,
« j'ai vu, touchant ces religieux, d'autres choses extrêmement admirables. Aussi,
« j'ai une grande vénération pour cet Ordre, parce qu'ayant eu beaucoup de
« rapports avec ses membres, je reconnais que leur vie est conforme à ce que'
« Notre-Seigneur m'a dit d'eux. » Cf. Ibid., chap. xxxvm.
34. (Page 167.) — « Felices Jesuitre quod ab iis vituperentur, qui nihilun-
« quam nisi grande aliquod bonum vituperare consueverunt. » Rescius in Spong.
Cf. Christ. Gomez, Elogia Soc.Jes. P. 11, classe x, n° 15, pag. 393.
35. (Page 167.) — « Je vous ai aimés et chéris depuis que je vous ai con-
« nus, sachant bien que ceux qui vont à vous, soit pour leur instruction, soit
« pour leur conscience, en reçoivent de grands profits. Aussi, ai-je toujours dit
« que ceux qui aiment et craignent vraiment Dieu ne peuvent que bien faire,
« et qu'ils sont toujours les plus fidèles à leurs princes. Gardez seulement vos
« règles ; elles sont bonnes... Il faut vivre avec les vivants, et vous devez fuir
« toutes les occasions, voire les plus petites, parce qu'on veille sur vous et sur
« vos actions ; mais il vaut mieux qu'on vous porte envie que pitié. Si pour les
« calomnies on coupait toutes les langues médisantes, il y aurait bien des muets,
« et on serait en peine de se faire servir. » Discours de Henri IX aux supérieurs
« des Jésuites en 1607. Cf. Christ. Gomez, Elogia Soc. /es., P. Il, class. il, n° 8,
pag. 299-305.
36. (Page 167.) — I Cor., vu, 7.
37. (Page 167.) — In Psalm., xliv.
38. (Page 169.) — Apolog., vin.
39. (Page 170.) — Atheus sis, an Judseus, hereticus, an schismaticus, ater
an albus, jesumastix procacissime, ignoro : catholicum esse non credo ; christia-
num vix puto. Cf. Christ. Gomez: Elogia Soc. /es., class. x, n° 15.
40. (Page 171.) — Quod audivimus, quod vidimus oculis nostris, et manus
nostrse contrectaverunt, testamur et annuntiamus. I Joan., 1, 1, 3.
NOTES. — LIVRE DEUXIÈME. 385
41. (Page 171.) — Monita privata Societatis Jesu. — Ces Monita furent pu-
bliés à Cracovie, en 1614, sans nom d'auteur, et mis à l'Index, le 16 mars 1621.
Pierre Tilicki, évêque de Cracovie, établit, en 16 16, une procédure juridique,
contre Jérôme Zahorowski, curé de Gzozdziec et ancien Jésuite, chassé de la
Société, vers 1612, qui en était l'auteur présumé. L'ouvrage fut condamné, le 20
août 1616, par AndréLipski, administrateur du diocèse, Sede vacante. Cf. Précis
historiques, février 1890. En 1761, les Monita furent réimprimés à Paris. Les
Jésuites allaient succomber devant les attaques des ministres qui alors gouver-
naient les princes de la maison de Bourbon ; cependant on eut la pudeur de
cacher, sous la rubrique de Paderborn, l'édition que personne n'osait avouer.
Pour donner une origine à cet ouvrage, l'éditeur annonça que Christian de
Brunswick avait saisi les Monita sécréta, dans la bibliothèque des Jésuites de
Paderborn ou de Prague : ce n'était qu'un grossier mensonge historique. Tous
les évêques polonais du temps protestèrent avec le Saint-Siège contre une pareille
imposture, qui n'a trouvé créance que chez les ignorants ou parmi les hommes
pour qui l'erreur est un besoin. Dans son Dictionnaire des Anonymes et des Pseudo-
nymes, tom. m, n° 20985, Barbier, qu'on n'accusera pas de partialité en faveur
des Jésuites, avoue que c'est un ouvrage apocryphe. Le P. Gretzer prit la peine
de réfuter ce pamphlet, qui revient à la publicité, aux époques où, comme à
l'occasion des récentes expulsions en France, la Compagnie est plus vivement
persécutée par ses ennemis, c'est-à-dire par les ennemis de l'Église. Cf. Gretzer,
tom. xi, pag. 939.
42. (Page 173.) — « Ne putetis vos melioris esse conditionis, quam legis
« utriusque Sanctos Dei legatos, similiter vobis continget. Multi enim non reci-
« pient vos, nec doctrinam vestram, sed persequentur vos, et interficient, obse-
« quium se praestare Deo arbitrantes. Perturbatissimum enim sseculum hoc est,
« quo Dominus vocavit istam beatam Societatem. Ecclesiam Dei diris modis
« vexari et ubique fere oppugnari videmus. Oppugnant Christi sponsam, non
« tantum a fide alieni, barbari, et qui in novis insulis christianum nomen hosti-
<{ liter insectantur, sed etiam illi, qui communi nobiscum christianorum nomine
« gloriantur. » Cf. Hist. Soc, P. II, lib. 11, n° 39.
43. (Page 173.) — « Si de trente mille, quelques-uns venaient à faillir, ce ne
« serait pas merveille. C'est un miracle qu'il ne s'en trouve davantage, veu qu'il
« s'est treuvé un Judas parmy les douzes apôtres. Pour moy, je vous chériray
« tousjours comme la prunelle de mes yeulx. Priés pour moy. » Discours de
Henri IV aux supérieurs des Jésuites, en 1607.
44. (Page 174.)— EVlt-, !37.
45. (Page 178.) — « Cum itaque nos alias, postquam dilecti filii, Ignatius
« de Loyola et Petrus Faber, et Jacobus Laynez et Claudius Jaius, nec non
« Paschasius Broet, et Pranciscus Xavier, ac Alfonsus Salmeron et Simon Rode-
« ricus nec non Joannes Coduri et Nicolaus de Bobadilla, socii Societatis Jesu
« nuncupatse, presbyteri, etc. » Cf. Instit. litter. apostol. Regimini militantis, 27
sept. 1540, pag. 1, et Injunctum Nobis, 14 mars 1543, pag. 5. Florentiae, 1886.
46. (Page 179.) — Cf. Instit. litter. apostol. Exposcit debitum, 21 jui. 1550,
pag. 20.
Histoire de S. Ignace de Loyola. 25
386 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
« Nobiscum, sed non fuerunt ex nobis ; neque enim pudet dicere quod dicit
« eyangelista Joannes. » S. Amb.. epit., 82.
« Hoc de apostatarum fictis rumoribus nascitur ; neque enim possunt laudare
« eos, quirecedunt. » Liv. IV, ep. 2, édit. d'Erasme et lettre 55, édit. des Bénéd.
47. (Page 180.) — Cf. Oliv. Manare, De reb. Soc. comment., cap. vm, § 2.
48. (Page 182.) — Lors de l'épouvantable orage qui fondit à Tolède sur la
Compagnie, Ignace, s'entretenant sur ce sujet avec le P. Ribadeneira, lui dit avec
beaucoup de tranquillité et le visage tout joyeux : « Je viens de recevoir une
« lettre qui m'annonce d'heureuses nouvelles.» Et, racontant ce dont il s'agissait,
il ajouta : « Nous devons regarder cette persécution comme une grande félicité,
« puisque nous n'avons rien fait pour la provoquer. Elle est, en effet, une preuve
« évidente que Notre-Seigneur nous fera recueillir de grands fruits dans cette
« ville. Les moissons, dont la terre se couvre, sont d'autant plus riantes et plan-
« tureuses que l'hiver, qui a précédé, a sévi avec plus de rigueur ; et c'est une
« chose reconnue que la Compagnie a produit des fruits plus abondants là, où
« les nôtres ont plus souffert. » — « J'ai entendu notre B. Père dire un jour au
« P. Louis Gonçalvès, raconte le P. Manare, que lorsqu'il recevait de divers
« côtés des lettres remplies de bonnes nouvelles, il soupçonnait que, quelque
« part, la Société ne se montrait pas entièrement fidèle à servir Dieu et à se dé-
« vouer à sa gloire. » Cf. Manare, De reb. Soc. comment, chap. vin, § 6 ; Hist.
Soc. p. 1, lib. xi, n° 60 ; lib. xiv, n° 9.
49. (Page 182.) — Après avoir énuméré dans une lettre à Jean III, roi de
Portugal, huit procès qu'il eut à subir à Alcala, à Salamanque, à Paris,à Venise,
à Rome, Ignace ajoute: « Ni dans ces huit procès, ni depuis, je n'ai jamais été,
« grâce uniquement à la miséricorde divine, condamné pour une seule propo-
« sition, ni pour une seule syllabe ; je n'ai jamais reçu le moindre châtiment, et
« n'ai jamais été banni d'aucune contrée. Si Votre Altesse désire savoir pourquoi
<i j'ai été l'objet de tant d'enquêtes et d'une pareille inquisition, je puis lui dire
« que ce n'est pas parce que l'on trouvait en moi quelque erreur des schis-
« matiques, des luthériens ou des illuminés ; car je n'ai jamais eu de rapport
<i avec eux, et je ne lésai jamais connus, mais parce que l'on trouvait étrange, sur-
is; tout en Espagne, que n'ayant pas étudié, je prisse la liberté de parler longue-
« ment et de m'entretenir de choses spirituelles. C'est une vérité dont le Seigneur,
« qui m'a créé et qui doit me juger pour l'éternité, m'est témoin, que je ne
« voudrais pas, pour toute la puissance et toutes les richesses temporelles, qui
« sont sous le ciel, que tout ce que je viens de dire ne me fût pas arrivé ; et que
« mon désir présent est qu'il m'en arrivât beaucoup plus encore à l'avenir, à la
« plus grande gloire de sa divine Majesté. » Cf. Cartas de san Ignacio, lu.
50. (Page 184.) « Quis fecit ventis pondus ? » Job, xxvin, 25.
51. (Page 185.) — Cf. Cartas de san Ignacio, tom. 11, App. II, n° 14.
52. (Page 185.) — <i Votum autem, si recte memini, primo nuncupatum est
« anno i534,die Augusti i5,eteodemBeatse Marise Virginis Assumptionis sacro,
« quam quidem Virginem cuncti patres fautricem, hac in re, adjutricem atque
« advocatam, apud filium Jesum Dominum nostrum, susceperunt. » Cf. Rodri-
guès, De orig. et progr. Soc. comment., pag. 14, Romœ, 1869.
NOTES. — LIVRE DEUXIÈME. 387
53. (Page 185.) — Le P. Carlos Sommervogel, dans sa Bibliotheca Mariana,
publiée à Paris, en 1885, a réuni les titres de 2207 ouvrages composés par les
Pères de la Compagnie, pour établir ou propager le culte de la sainte Vierge.
Dans ce catalogue, ne figurent point les divers traités théologiques, les pané-
gyriques et les méditations qui se trouvent dans les cours de théologie, dans les
recueils de sermons et de méditations. En 1620, le P. Jean Borghèse fit paraître
à Douai le livre suivant qui traite de la protection spéciale de la sainte Vierge
sur la Compagnie : Societas Jesu Mariœ Deiparœ Virgini sacra sive de Patrocinio
et cultu Deiparœ Virginis ad hommes ejusdem Societatis, liber unus. Auctote R. P.
Joanne Borghesio Societatis Jesu theologo. Duaci. 1620.
54, (Page 186.) — Le B. Canisius publia, contre les Centuriateurs de Magde-
bourg, un commentaire en cinq livres sur la sainte Vierge : De Maria Virgine
incomparabili et Dei génitrice sacrosancta. Dilingge 1571, sans compter tout ce
qu'il dit, à la louange de la Mère de Dieu, dans ses autres ouvrages. Ce commen-
taire est inséré dans la Summa aurea de laudibus B. Virginis Mariœ de Migne,
tom. vin et ix, col. 613-1450, col. 9-408.
Le P. François de Torrès, théologien du Souverain-Pontife au concile de
Trente, appelé par ses contemporains un grand docteur de l'Eglise, fut amené à
entrer dans la Compagnie par les exemples de vertu des Pères Laynez et Salme-
ron, pendant la tenue du concile. Il se trouva au noviciat avec saint Stanislas
Kostka,Stanislas Warscewizki, l'apôtre de la Pologne, Fabius de Fabiis et Claude
Aquaviva qui fuyait la pourpre romaine.Jamais peut-être, dit le P. Sacchini, aucun
noviciat ne fut et ne sera plus florissant : Sed inter omnes spectabilis erat, cana
Turriani sapientia, ab ore f/iagistri pendens, et prima quodammodo eîementa dis-
cens abscoîidiiœ mundo sapieniiœ. Les pieux et savants cardinaux Stanislas
Hosius et Baronius recouraient fréquemment à ses lumières et s'honoraient de
son amitié. Lorsque la liturgie romaine fut corrigée, sous le Pontificat de saint
Pie V, les principaux réviseurs proposèrent au Pape de retrancher, du nombre
des fêtes de Notre-Dame, celle de sa Présentation au temple, comme de tradi-
tion trop moderne. Mais, grâce à son érudition, François de Torrès trouva, dans
l'antiquité, des preuves si fortes en faveur de cette pieuse solennité qu'elle fut
conservée à la dévotion des fidèles. Le Père de Torrès mourut, le 21 novembre
1584, fête de la Présentation, dans la maison professe de Rome. Cf. Hist. Soc,
P. ni, lib. III, n°47, 89 ; Patrign., tom. iv, 21 novembre, page 154.
Le P. Richeome, né à Digne, en 1544, entra dans la Compagnie, à l'âge de
21 ans, et mourut à Bordeaux, en 1625, âgé de plus de 80 ans. Trois fois Pro-
vincial de France et sept ans Assistant à Rome, il fut honoré de l'estime des
personnages les plus distingués, et en particulier de Henri IV qui lisait assidû-
ment ses livres. Il composa sur la sainte Vierge les ouvrages suivants : Le Pèle-
rin de Lorette, vœu à la glorieuse Vierge Marie Mère de Dieu pour Mgr le
Dauphin. A Bordeaux, 1640, pp. 983. — La sacrée Vierge au pied de la croix.
A. Arras, in-12, pp. 163. Cf. Nadasi, Ann. die. mémo., 15 septembre; Patrign.,
tom. m, 15 septembre, page 134.
Le P. Pierre Coton, né à Néronde, dans le diocèse de Lyon, entra au noviciat
d'Arone, à l'âge de 20 ans, et se distingua par son génie supérieur, son savoir,
son éloquence et plus encore par sa vertu. La première fois que Henri IV l'en-
tendit prêcher, il le choisit pour confesseur et lui confia ensuite l'éducation de
388 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
Louis XIII. Il obtint, à force d'instances, que le roi ne demandât pas le chapeau
de cardinal pour lui, comme ce prince en avait le désir. Plusieurs fois, on le vit
élevé de terre et resplendissant de lumière dans l'oraison. Il mourut à Paris, le
19 mars 1626. Le P. Coton publia dans son apologétique en six parties, une
Apologie (la 5me) touchant les prérogatives, tiltres et passe-droicts de la très heureuse
et très honorée Marie Mère de Nostre-Dieu, Avignon, 1600, in- 12 ; L'office de la
Vierge Marie pour tous les temps de l'année, reveu et ordonné suivant la réforma-
tion du Concile de Trente, avec plusieurs pièces faites par le R. P. Coton de la
Compagnie de Jésus. Le tout par le commandement de la Royne Régente. Paris,
in-8°, pp. 634, 1618. Cf. Patrign., tom. 1, 19 mars, page 133 ; Lettre de Pelletier
sur la mort du P. Coton, Provincial des Pères Jésuites. Paris, 1626.
Jean Pelletier, premier recteur du Collège Romain, fondateur du collège de
Ferrare, appelé par saint Ignace le Saint Recteur, fut aussi le premier supérieur
et le premier apôtre de la Compagnie dans le Languedoc. On lui donnait les
titres glorieux de restaurateur du culte de la sainte Eucharistie, de colonne de la
foi, de fléau des hérétiques, de docteur de Notre-Dame et de réformateur du Sacer-
doce. En 1559, à la demande de l'évêque Robert de Pellevé, il vint avec le
P. Edmond Auger à Pamiers, pour y fonder un collège. Au début, les élèves se
rendaient au collège, en chantant les Psaumes de Marot ; mais, quelques mois
après, ces enfants devenaient à leur tour les plus ardents catéchistes dans leurs
familles et les plus utiles auxiliaires de Pelletier et d'Éd. Auger. Par une in-
spiration surnaturelle, semblable à celle du glorieux patriarche saint Dominique,
au temps des Albigeois, Jean Pelletier conçut une ferme espérance que le plus
sûr moyen de vaincre l'hérésie serait de remettre en honneur le culte, à peu
près disparu, de la très sainte Mère de Dieu, de relever partout ses autels dé-
truits, ses statues renversées, ses confréries, ses fêtes, ses pèlerinages. Il exécuta
ce dessein avec tant de fruit et d'éclat, que bientôt tout le Languedoc ne le
désigna plus que sous le beau nom de Docteur et d'Apôtre de Notre-Dame. Il
mourut à Toulouse, en 1564, empoisonné par les hérétiques, qui, après l'avoir
jeté en prison en haine de la foi, lui firent souffrir les plus cruels tourments. Cf.
Oliv. Manare, De reb. Soc. comment., cap. vu, § 12, 13, 33; Hist. Soc, P. 11,
lib. iii-vm, passim ; Nadasi, An?i. die. mem., ier janv. ; Drews, Fasi. Soc. /es.,
page 2 ; Patrign., tom. 1, ier janvier, page 6.
55. (Page 186.) — Le P. Martin Guttierez, un des grands contemplatifs de
son temps, dont le zèle ardent faisait l'admiration du vénérable P. Dupont, se
signala surtout par une dévotion incomparable à la Mère de Dieu. Marie le
combla de faveurs. La sainte Vierge le visitait souvent. Elle le remercia d'avoir
persuadé au P. Suarez de soutenir en public la thèse, depuis lors adoptée par
les théologiens et les saints, que la grâce dont fut enrichie la Reine du ciel,
surpasse, à elle seule, celle de tous les bienheureux et de tous les anges réunis.
Elle lui apparut, un jour, plus éclatante que le soleil, couvrant de son manteau
royal, tous les enfants de la Compagnie, pour lui donner à entendre, dit un de
ses biographes, qu'elle était leur mère et les tenait tous sous les ailes de sa protec-
tion. Recteur du collège de Placencia, à l'âge de 33 ans, le P. Guttierez s'af-
fligeait, outre mesure dans les premiers temps, des imperfections de ses inférieurs,
tant il désirait en faire des saints. La sainte Vierge lui fit voir, un jour, dans un
plateau d'or, un petit cœur étroit et comme étouffé entre deux gouttes de sang, et
v.
NOTES. — LIVRE DEUXIÈME. 389
lui demanda s'il le reconnaissait. — Non, répondit le P. Guttierez. C'est le tien,
reprit alors la Reine des Anges; il ne faut que deux gouttes pour le submerger.
Et, lui en montrant un autre large et qui se dilatait à l'aise : Voici, ajouta-t-elle,
le cœur de Dieu que ne peuvent comprimer les flots de tous les péchés du monde.
Imite-le. Le P. Guttierez se rendait à Rome, en traversant la France, lorsqu'il
fut pris par les hérétiques, blessé d'un coup de poignard et jeté au fond d'un
cachot, dans le château Cadillac, en Languedoc, où il mourut, le 21 février 1573.
Sainte Thérèse le vit au milieu des saints, avec l'auréole des martyrs. Cf. Hisl.
Soc, P. iv, lib. 1, nos 5, 6, 7, 8, 9 ; Rho, Var. virt., page 298; Alegambe,
Mortes illust., page 68-75 5 Bartolî, Uomini e fatti, lib. iv, c. xn ; Tanner,
Soc. Jes. usq. ad sang., page 5; Alcazar, Chrono. Hist., P. ir, page 436;
Drews, Fast. Soc. Jes., page 70; Patrign., tom. 1, 21 février, page 185.
56. (Page 187.) — Le collège de Manrèse possède depuis peu le crucifix que
saint Ignace portait, à son départ de Loyola, et qu'il garda jusqu'à son retour de
Jérusalem. On le conserva longtemps, dans notre église de Barcelone. Au milieu
des troubles politiques de notre temps, le F. Ducastell le remit au Dr Sola de
Manrèse. A la mort de son père, le fils du Dr Sola a cédé au collège cette pré-
cieuse relique.
57.(Pagei87.) — Depuis les premiers jours de sa conversion jusqu'àsa vieillesse)
saint Ignace porta, sur son cœur, cette image de Notre-Dame. Elle était peinte
sur parchemin et encadrée de baguettes de bois doré. Cette précieuse relique se
trouvait, en ces derniers temps, dans notre collège de Saragosse ; on la voyait à
l'autel de saint Ignace, ornée d'un cadre fort riche incrusté de nacre et d'argent.
En 1883, le cardinal Benavides, archevêque de Saragosse, en fit don à la maison
de Veruela. Ce fut une occasion pour examiner de plus près cette relique. On
trouva que l'image de Notre-Dame était une mauvaise et récente peinture, d'un
dessin particulier et de dimensions fort différentes de l'image primitive. En soule-
vant la toile, on vit que l'on avait découpé la planchette de bois servant de fond,
pour enlever l'ancienne image. Peut-être, à l'époque de l'exil, quelqu'un des reli-
gieux emporta-t-il cette relique. Personne ne sait ce qu'elle est devenue. Le
cadre seul est resté. Cette image, dont les Bollandistes nous ont conservé la
gravure et qu'on trouvera reproduite dans notre édition illustrée (page 201),
a le cœur percé d'un seul glaive et non de sept.
58. (Page 187.) — Au temps où saint Ignace vint s'établir à Rome avec ses \
compagnons, la Vierge, appelée Notre-Dame de la Strada, était vénérée, dans
une église paroissiale que, dès le XIIe siècle, Jules de Astallis avait fait con-
struire, en son honneur, au pied du capitule. Saint Ignace conçut pour cette
antique Madone, une dévotion particulière ; il la visitait souvent et aimait à
célébrer le saint Sacrifice, à son autel. Plusieurs fois, mais sans succès, il avait
demandé à Pierre Codace le desservant de l'église, de vouloir lui donner cette
image, pour la placer dans l'église plus vaste et plus riche qu'il se proposait
de construire à l'usage de la Compagnie. Un jour, Pierre Codace se donna
lui-même à Ignace, et, en 1540, vers la fin de l'année, le Pape Paul III
donnait à la compagnie l'église et, par suite, l'image de Notre-Dame de la
Strada. Bientôt l'église ne fut plus suffisante, pour recevoir le concours toujours
croissant des fidèles, et, en 1550, saint François de Borgia entreprit la construc-
tion d'une église et plus vaste et plus riche ; mais son projet ne fut réalisé que
390 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
plus tard, et dans des proportions plus grandioses, par le cardinal Alexandre
Farnèse. Dans le plan du nouvel édifice, on réserva, entre le chœur et la
\] chapelle de saint Ignace, un espace pour une petite chapelle, où l'on plaça la
statue de Notre-Dame de la Strada. C'est là, depuis que la chapelle existe,
que les Pères font leurs vœux de profès. L'image a été couronnée une première
fois d'un riche diadème par le chapitre de Saint-Pierre, en 1638, et, une seconde
fois, en 1885, après que le sanctuaire eut été pillé par des voleurs. Depuis deux
ans, les Pères Jésuites ont obtenu du Saint-Père de pouvoir réciter un office
spécial de Notre-Dame de la Strada.
59.(Page 188.) — On connaît les insignes faveurs dont la Mère de Dieu com-
bla Stanislas Kostka et saint Louis de Gonzague, ces deux enfants bien-aimés
de Marie, ces deux gloires de la Compagnie de Jésus. L'un fut merveilleuse-
ment appelé, dès le sein de sa mère, à devenir un enfant de saint Ignace; l'autre,
venu heureusement au monde, grâce à l'assistance de Notre-Dame de Lorette,
reçut plus tard aussi, de Notre-Dame du Bon-Conseil à Madrid, l'ordre d'entrer
dans la Compagnie.
Le V. P. Bernardin Realino, né le 1 décembre 1530, à Lecce, dans le
royaume de Naples, se montra animé, durant sa vie, de la plus tendre et de
la plus confiante dévotion à l'égard de la sainte Vierge. La Mère de Dieu
lui apparut, une première fois, au sein d'une nuée resplendissante, et lui fit en-
tendre distinctement ces paroles : Viens, mon ami, viens. Une seconde fois,
elle se montra à lui, pour l'inviter à entrer dans la Compagnie de Jésus. Il fut
admis par le P. Salmeron, le 13 octobre 1564. Peu de saints ont reçu comme
lui, de leur vivant, d'aussi grandes marques de vénération pour leur vertu. A son
lit de mort, les magistrats, suivis du conseil des anciens, vinrent lui signifier
l'acte solennel rédigé l'année précédente, par lequel, au nom 'de toute la ville
et du territoire de Lecce, ils le choisissaient pour protecteur et perpétuel avo-
cat auprès de Dieu. Ils députaient en même temps quatre d'entre eux près de
levêque, pour demander que, du vivant même de leur saint Père, on commençât
le procès de ses vertus et de ses miracles, afin de pouvoir au plus tôt l'élever
sur les autels, dès qu'il aurait reçu de Notre-Seigneur la couronne des Bienheu-
reux. Le P. Realino mourut au collège de Lecce, le 2 juillet 16 16. Cf. Rho,
Var. Virt., pag. 126,226, 325,392, 477, 569, 850; Tanner, Apost. imit.,
pag. 486 ; Drews, Fast. Soc. /es., pag. 252 ; Patrign. tom. m, 2 juillet,
pag. 9 ; Fuligati, Vita del Padre Bernardino Realino ; Viterbe, 1644; Boero,
Vita del V. P. Bernardino Realino. Roma, 1852.
Le P. Joseph Anchieta, surnommé par les Brésiliens et les Portugais l'Adam
du nouveau Monde, à cause de l'empire qu'il avait sur tous les êtres de la créa-
tion, fut reçu au noviciat,en 1551, par le P.Simon Rodriguès. Il avait fait vœu
de chasteté, au pied d'une statue de la sainte Vierge, et dès lors, on put croire,
à l'innocence de sa vie, qu'il était merveilleusement confirmé en grâce par l'Es-
prit-Saint. Envoyé au Brésil, en 1553, il fut, durant douze années, occupé aux
études et à l'enseignement. Retenu comme otage parmi les barbares, il composa
pendant sa captivité, sur les louanges de Notre-Dame,un poème latin de plus de
quatre mille vers, qu'il écrivait, jour par jour, sur le sable ; il s'aidait ainsi à
• graver ces vers dans sa mémoire. Devenu prêtre, riche de toutes les vertus reli-
gieuses, il prit rang, par les dons de prophétie et de miracles, parmi les plus
NOTES. — LIVRE DEUXIÈME. 391
étonnants thaumaturges de l'Église. Les merveilles les plus inouïes lui étaient
devenues si ordinaires, qu'elles lui échappaient en quelque sorte ; et il les multi-
pliait, comme en se jouant, non seulement pour le salut des âmes ou le soulage-
ment des corps, mais sur le plus léger désir de ses compagnons. Les serpents,
les jaguars, les monstres des mers, s'approchaient familièrement, ou se retiraient
à sa voix ; les flots s'arrêtaient à ses pieds, se recourbaient en voûte au-dessus
de lui, comme lorsque au milieu d'un naufrage, on le trouva paisiblement assis
au fond des eaux récitant son bréviaire. Il mourut,le 9 juin i597,àRérigtiba au
Brésil. Cf. Hist. Soc. P., 1, lib. xm, n° 68; lib. xiv, n° 123, 124; Rho, Var. Virt.,
pag. 72, 105, 298, 351, 545, 792 ; Tellez, Chronica, P. 11, lib. v, c. 6 — 12,
passim ; Nadasi, Ann. die vient., 9 juin ; Drews, Fast. Soc. Jes., pag. 219;
Patrign., tom. 11, 9 juin, pag. 48 ; Beretaire, Jos. Anchietœ in Brasilia
defuncti vita, Lugduni 161 7 ; Longaro d'egli Oddi, Délia vita del ven. servo di
Dio P. Giuseppe Anchieta. Torino, 1824.
Le P. Thomas Sanchez, un des théologiens les plus éminents de son siècle,
mourut, le 19 mai 16 10, à Grenade,en odeur desainteté.Notre-Dame des Saints-
Fonts à Cordoue, en le guérissant miraculeusement, à l'âge de 16 ans, d'un bé-
gaiement très prononcé, lui ouvrit les portes de la Compagnie. Depuis lors, il
n'allait jamais à Cordoue qu'il ne passât, tout un jour, aux pieds de la Madone,
pour la remercier du miracle opéré en sa faveur. Appliqué à la composition des
ouvrages que la haine des Protestants et des Jansénistes s'étudia à travestir, il
allait, tout le jour, sans jamais prendre aucune nourriture, avant l'heure du sou-
per. Il ne s'interrompait que pour prier,de temps en temps. Ses austérités ne le
cédaient pas à cette prodigieuse abstinence ; et l'on peut en juger par ce seul
trait, que déjà sur son lit de mort, consumé par une fièvre ardante,il demeura
trois jours entiers sans se résoudre à quitter le rude cilice dont il était revêtu.
Cf. Drews, Fast. Soc. Jes., pag. 191 : Patrign. tom. 11, 19 mai, pag. 104.
Le P. Valère Ledesma obtint, après des instances répétées, lorsqu'il était déjà
avancé en âge, d'aller évangéliser les Philippines. Il fut un des plus glorieux
apôtres de ces îles lointaines. Homme d'oraison et de dévouement, chaque nuit,
après trois heures de sommeil, il passait environ trois autres heures à prier, et
reprenait ensuite quelques instants de repos, avant le signal du lever. Plusieurs
fois, Notre-Seigneur approuva formellement ses desseins et lui promit son se-
cours, en lui adressant notamment ces belles paroles : Tecum ego sumqui sum :
Je suis avec toi, moi qui suis celui qui suis ! Longtemps avant sa mort, qui
eut lieu au collège de Manille, le 6 mai 1639, la Mère de Dieu lui avait donné
de sa propre bouche cette bienheureuse assurance : Mon fils, ne crains rien ;
tu seras sauvé. Cf. Hist. Soc, P. 11, lib. 1, n° 61-67 ; lib. iv, n° 24 ; P. iv, lib. m,
n° 15 ; Patrign., tom. 11, 6 mai, pag. 31.
Le P. Sébastien Barradas, surnommé par les Portugais V apôtre, le prophète,
le nouveau Paul, n'avait pas encore atteint l'âge de seize ans, lorsque la sainte
Vierge qu'il aimait et priait avec une tendresse toute filiale lui ordonna d'entrer
dans la Compagnie de Jésus. Longtemps professeur d'Écriture sainte dans les
Universités de Coïmbre et d'Evora, il composa son commentaire des saints
évangiles, un des plus beaux livres qu'on ait écrits sur les mystères de Notre-
Seigneur et de sa très sainte Mère. D'une mortification héroïque, il se flagellait
souvent jusqu'à trois fois par nuit, et il poussait la rigueur jusqu'à prendre sou-
392 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
vent le peu de repos qu'il s'accordait, sur un lit tout semé d'orties ou d'épines.
Il donnait aussi, en un jour, jusqu'à douze heures entières à la prière. Appliqué
à la prédication, sa voix, sa conviction, sa parole entraînante remuaient profon-
dément les multitudes. Dans l'espace d'un seul carême, à l'Université de Coïm-
bre, soixante de ses auditeurs se présentèrent à un seul monastère, celui des
capucins, pour y obtenir l'habit de Saint-François, et le gardien finit par venir
dire, en personne, au Recteur du collège de la Compagnie. Mon Pire, que le
P. Barradas cesse de /n'envoyer des ?iovices, ou qu'il ??ie donne de quoi les nour-.
rir ! Le P. Sébastien Barradas mourut à Coïmbre, le 14 avril 1615. Cf.
Hist. Soc, P.v, lib. xxv, n° 24 ; Rho, Var. Virt., pag. 52, 35 x> 370, 394, 852 ;
Nadasi, Annal, die mem., 14 avril ; Tanner, Apost. huit., pag. 464 ; Drews,
Fast. Soc. /es., pag. 142 ; Patrign., tom. il, 14 avril, page 124.
60. (Page 189.) — Tout en s'adonnant aux œuvres de zèle, saint Ignace ne
négligeait point les études. On possède le témoignage authentique de ses suc-
cès aux divers examens de bachelier, de licencié et de maître ès-arts. Allant, un
jour, dire la messe à l'abbaye de Sainte-Geneviève, le P. Petau trouva par ha-
sard un catalogue de gradués, parmi lesquels figuraient saint Ignace et ses com-
pagnons ; il en adressa une copie à Rome, au P. Général. Dans le courant du
mois de mars 1533 (1532 avant Pâques), Ignace obtint le diplôme de licencié
qu'on appelait communément et qu'il appelle lui-même, dans sa lettre du 13
juin 1533, à Agnès Pascual, le diplôme de maître ès-arts. {Carias de san Ignacio
v.) Deux ans après, le 14 mars 1534, après Pâques, il subissait avec succès
le véritable examen de maître ès-arts, comme en fait foi le diplôme suivant.
Cf. Acta Sanctorum, Jul., tom. vu, pag. 452, n° 168.
« Le Recteur de l'Université de Paris, à tous ceux qui verront les présentes,
« salut dans le Seigneur, qui est le vrai Sauveur de tous. Comme tous ceux qui
« professent la foi catholique sont tenus, et par naturelle équité et par la loi di-
« vine, de rendre fidèle témoignage à la vérité, à plus forte raison convient-il que
« les ecclésiastiques, maîtres en diverses sciences, chargés de scruter en toutes
« choses la vérité et de l'enseigner aux autres, ne dévient jamais de la rectitude
<l de la raison et de la foi, par désir de plaire ou pour tout autre motif. Désirant
« donc rendre en ceci témoignage à la vérité, nous faisons savoir par la teneur
« des présentes à tous et chacun de ceux qu'il appartient, que notre très aimée
« et discrète personne, maître Ignace de Loyola, du diocèse de Pampelune,
« maître ès-arts, a louablement et honorablement obtenu le grade de maître
« dans l'illustre faculté des Arts de Paris, après avoir subi de sévères examens,
« l'an de Notre-Seigneur 1534, après Pâques, selon les statuts et coutumes de la
« faculté des Arts et avec les solennités accoutumées. »
« En foi de quoi nous avons jugé bon d'apposer notre grand sceau aux pré-
« sentes. »
Fait à Paris, dans notre assemblée générale tenue solennellement à Saint-
Mathurin, l'an du Seigneur 1534, le 14e du mois de mars.
Signé : Le Roux.
L'Université de Paris commençait l'année scolaire à Pâques. L'usage de com-
mencer l'année au ier janvier ne fut universellement adopté en France qu'en
1567. De là les mots : avant et après Pâques. Au mois de mars 1535, on se
trouvait dès lors, d'après cette manière de compter, dans l'année 1534. Cf. L'Art
NOTES. — LIVRE DEUXIEME. 393
de vérifier les Dates, Édit. de Paris 1770, tom. 1, pag. vin, ix. Au jour où Ignace
et ses compagnons firent leurs vœux, à Montmartre, Xavier et Laynez étaient seuls
maîtres ès-arts. S. Ignace obtint le diplôme le 14 mars 1535 ; Le Fèvre, Salme-
ron et Bobadilla, le 3 octobre 1536 ; Rodriguès, le 14 mars de la même année.
61. (Page 189.) — Ignace causait avec le docteur Fragus, lorsqu'un religieux
vint prier ce dernier de l'aider à trouver un logement. Dans la maison où il ha-
bitait, les morts se succédaient, et tout portait à croire que ces nombreux décès
étaient l'effet de la peste. Cette épidémie commençait à sévir dans la capitale.
Le Dr Fragus et Ignace voulurent aller visiter cette maison et prirent avec eux
une femme très habile à reconnaître ce genre de maladie. On constata bientôt
tous les symptômes de la peste. Ignace entra dans l'habitation. Un malade gisait
là, dans un lit. Ignace le consola, l'encouragea et de sa main toucha même une
plaie ; puis il sortit. Mais peu après, il ressentit une douleur à la main et
éprouva une telle frayeur d'avoir contracté la peste que, pour en triompher, il
porta vivement son doigt à la bouche et l'y retourna plusieurs fois. Si tu as la
peste à la main, se dit-il, tu V auras aussi dans la bouche. Et incontinent la
douleur qu'il ressentait disparut avec ses craintes. Toutefois, comme on sut
qu'il avait pénétré dans une maison infestée par l'épidémie, on ne lui permit
pas d'entrer dans le collège Sainte-Barbe ; et, pendant trois jours, il ne put sui-
vre les cours. Cf. Acta Sanctorum, Jul., tom. vu, pag. 661, n° 83, 84.
62. (Page 190.) — Chaque vingt jours, il ressentait, pendant une heure, d'a-
troces douleurs suivies de fièvre. Une fois, la crise dura pendant 16 ou 17 heu-
res. Cf. Acta Sanctorum, ibid.
63. (Page 193.) — Nous conservons une lettre de saint Ignace adressée à
Jacques Cazador, archidiacre de Barcelone: Cf. Cartas de san Ignacio, vi.
Elle est datée de Venise, le 12 février 1536. Dans son commentaire, Simon
Rodriguès dit : « Le P. Ignace retourna en Espagne, plus d'un an avant que ses
« compagnons ne quittassent Paris. Après avoir retrouvé en partie sa santé, il
« vint à Venise, pour y attendre ses compagnons, comme c'était convenu avec
« eux. » Cf. De orig. et prog. comment., pag. 16.
64. (Page 193.) — Ignace comptait se rendre, à pied, en Espagne ; mais ses
compagnons, le voyant trop faible pour faire ainsi le voyage, lui achetèrent un
cheval, sans le prévenir, et le lui firent accepter au moment du départ. Laynez
dit qu'il fit néanmoins le voyage à pied et qu'il ne se servit de la monture que
pour lui faire porter ses livres et quelques objets de première nécessité. Passant
par Bayonne, il fut reconnu par des compatriotes, amis de la famille, qui donnè-
rent avis à Loyola de sa prochaine arrivée. A Saint-Sébastien, Ignace prit l'an-
cien chemin destiné aux chevaux et escarpé, qui passe par le village d'Asteasu,
longe le pied d'une haute montagne, l'Hernio, d'où la vue s'étend sur l'Océan,
et, courant entre les hauteurs de l'Arauntza et du Gainza, va aboutir au pont
d'Azpeitia à côté de l'antique maison d'Emparan-Beccoa, la première de ce côté
du village.
Informé de sa prochaine arrivée, son frère avait envoyé à sa rencontre deux
hommes d'armes, pour l'escorter depuis la frontière. Ceux-ci le rencontrèrent,
mais ne le reconnurent point dans son humble équipage ; de son côté, Ignace
les prit pour des voleurs.
394 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
Pour se reposer un peu, le Saint s'arrêta à l'auberge de Iturriotz, hameau
situé sur la hauteur et dominant la vallée. Peu après son arrivée, survint Jean
d'Eguibar, son ami d'enfance. Apprenant qu'on venait de recevoir, dans l'au-
berge, un inconnu parlant basque, Jean alla regarder par le trou de la serrure,
dans la chambre où s'était retiré le voyageur. « C'est Ignace ! » s'écria-t-il en le
voyant; et, au plus vite, il descend la côte par Ezcurrua et Etumeta pour porter
à Azpeitia et à Loyola l'heureuse nouvelle. Le bruit de l'arrivée du Saint se ré-
pandit aussitôt, et l'on résolut tout d'abord d'aller en grande pompe à sa ren-
contre ; mais, craignant de lui faire de la peine et peut-être même de le faire fuir,
on changea d'avis.Un prêtre, D. Balthasar Arabaesa, fut chargé d'aller lui porter
la bienvenue ; puis les parents, le clergé et un grand nombre de gens du village
s'en allèrent sans bruit l'attendre, les uns derrière la maison d'Emparan ; les au-
tres un peu plus loin à l'ermitage, aujourd'hui ferme de Landeta. Là, se croisent
les deux routes d'Urrestilla et de Tolosa ; saint Ignace devait nécessairement
venir par l'une des deux. Il arriva de fait par la seconde : passant par Ederri-
zaga et laissant le chemin de droite pour prendre un sentier qui, près du ha-
meau d'Elormendicho, commence à descendre sur la gauche.
Après les premiers instants donnés aux salutations, à la joie, aux souhaits de
bien-venue, commença une lutte non moins édifiante qu'acharnée entre le nou-
veau venu et ses parents. Ceux-ci voulaient le recevoir dans leur maison de
Loyola ; lui s'en voulait aller tout droit par le chemin de Cestona à l'hôpital de
Sainte-Madeleine où il alla, de fait, se loger. Ni prières, ni considérations d'au-
cune sorte ne purent triompher de la résolution qu'il avait prise, dans son hu-
milité de vivre en vrai pauvre, tout le temps qu'il passerait dans sa patrie. Cf.
Acta Sanctoritm, Jul., vu, pag. 456, n° 186-190; Maffei, Devita et moribus Igna-
tii, lib. 11, c. 1 ; Compendio de la vida de san Ignacio. Bilbao. 1872. Cap. vi,
pag. 76.
65. (Page 197.) — « Après le sermon, on jeta les dés et les cartes à jouer
« dans le ruisseau qui arrose Azpeitia, l'Urola, et, pendant les trois années qui
suivirent, on n'en vit plus dans le pays. » Garcia, Vida lib. m, c. 6. Dans une
lettre, qu'il adressa de Rome, en 1540, aux habitants d'Azpeitia, saint Ignace
rappelle son dernier séjour à Loyola. « Je me rappelle souvent le temps que
« j'ai passé au milieu de vous, les sentiments et la bonne volonté du peuple
« qui adopta, avec tant de satisfaction et d'applaudissement, les saintes prati-
« ques qui furent alors établies: comme , par exemple, de prier au son de la
« cloche pour ceux qui sont en état de péché mortel, de secourir si bien les
« nécessiteux, que personne ne fût plus forcé de mendier dans les rues, d'in-
« terdire à tous, les jeux de cartes et de punir, par une peine sévère, ceux qui
« les vendraient ou les achèteraient, enfin de faire disparaître, à tout jamais,
« un exécrable attentat contre la majesté divine, qui consistait à ce que certaines
« femmes osaient entourer leurs têtes d'ornements, marque et symbole d'une
« vie sacrilège. Je me souviens du zèle religieux avec lequel vous commençâtes
« à observer ces saintes lois et ces institutions, et vous y fûtes fidèles, tout le
« temps que je demeurai parmi vous. » Cf. Car/as de san Ignacio, xxi.
66. (Page 198.) — Plus tard, saint Ignace envoya de Rome, en 1541, aux
membres de cette confrérie, une Bulle du Pape et des indulgences précieuses :
« J'ai cherché dans ma pensée, si, tout absent que je suis, je ne pourrais pas
NOTES. — LIVRE DEUXIÈME. 395
« trouver quelque nouveau moyen de conduire à terme, au moins en partie, ce
« que je m'étais proposé au milieu de vous. Or, ce qui fort à propos m'a donné
« lumière, à ce sujet, c'est l'œuvre vraiment admirable qu'un religieux domi-
« nicain de mes anciens et intimes amis a établie par l'inspiration et avec le
« secours de Dieu, et qui rend au saint sacrement de l'Eucharistie l'honneur
« et le culte qui lui sont dus. Aussi, m'a-t-il semblé bon de réjouir et'de fortifier
« vos âmes dans le Saint-Esprit, en obtenant pour vous un Bref du Souverain-
« Pontife. Ce Bref, que le bachelier Araoz est chargé de vous remettre de notre
« part, contient deux ou trois indulgences qu'il indique. Elles sont d'un tel prix
« et méritent d'être tenues par vous en si haute estime, que je ne saurais en
« faire connaître la valeur, et que les paroles me manquent pour en parler
« dignement... ». Cf. Cartas de san Ignacio, xxi, Le religieux dominicain,
dont parle saint Ignace, est le P. Thomas Stella, de Venise, qui assista au con-
cile de Trente et mourut évêque de Justinopolis. Il fonda une confrérie du
Très-Sainl-Corps de Jésus-Christ, et en fit approuver les statuts par Paul III.
C'est sans doute la Bulle d'approbation, datée du 30 novembre 1530, que saint
Ignace envoya à Azpeitia.
67. (Page 198.) — Par une clause de son testament, dressé le 18 novembre
1538, D. Martin Garcia, seigneur de Onazet de Loyola, laissa une fondation à
perpétuité de deux ducats d'or, pour que tous les jours, à midi, selon le désir de
son frère Ignace, on sonnât trois fois la cloche de l'église paroissiale. Saint
Ignace avait voulu par là inviter les fidèles à réciter, à genoux, un Pater et un
Ave, pour obtenir à ceux qui se trouveraient en état de péché mortel d'en sortir,
et leur faire dire un autre Pater et un autre Ave, pour que ceux qui prieraient
de la sorte ne retombent point dans le péché. « J'aurais voulu, dit D. Martin,
« laisser à mon frère Iûigo un tout autre souvenir ; mais il préféra celui-là,
« parce qu'il offrait une satisfaction à son zèle pour le service de Dieu, et qu'il
« me procurait un avantage. » D. Martin insiste, pour que ses dispositions testa-
mentaires sur ce point ne soient et ne puissent être jamais changées : E quiero
e mando que no se permutte en otra obra pia aunque haia licencia del Santo
Padre que es 0 fuere ; e ruego al dicho miferedero e a sus successores lo guarden
inviolabiliter despues de los dias mios e de mi viuger. Cf- Boletin de la real
academia de lahistoria, tom. xix, n° 6. page 554.
68. (Page 200.) — Ignace apportait une lettre que François Xavier lui avait
remise (le 25 mars 1535), pour son frère le capitaine Aspilcueta à Ovanos et où
il signalait les services insignes que lui avait rendus Ignace de Loyola : « Afin
« que vous sachiez clairement la grâce insigne que Notre-Seigneur m'a accordée,
« en me faisant connaître Maître Ignace de Loyola, je vous affirme, dans cette
« lettre, sur ma foi, que jamais de ma vie je ne pourrai m'acquitter de tout ce
« que je lui dois. Non seulement c'est lui qui, maintes fois, par lui-même ou par
« ses amis, m'est généreusement venu en aide, quand j'étais dans le besoin ;
« mais c'est encore lui qui a été cause que je me suis éloigné de la compagnie
« d'hommes pervers. Mon peu d'expérience m'empêchait de les connaître. Et
« maintenant que le venin de l'hérésie, recelé dans leur âme, a infecté Paris, je
« ne voudrais, pour rien au monde, avoir eu le moindre rapport avec eux. Ce
« bienfait à mon égard, fût-il seul, je ne sais quand je pourrais payer à Maître
« Ignace de Loyola la dette de reconnaissance qu'il m'impose. C'est parce qu'il
396 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
« a veillé sur moi, que je n'ai jamais eu d'entretien et que je n'ai point lié con-
« naissance avec des hommes, qui au dehors semblaient être vertueux, mais qui
« au dedans étaient remplis d'hérésies, comme leur vie l'a démontré. C'est pour-
« quoi, je vous supplie de faire à cet ami par excellence de mon âme le même
« accueil que vous feriez à ma propre personne, attendu que, par tout ce qu'il
« a fait pour moi, je lui dois une reconnaissance sans bornes... » Cf. Cartas de
sait Ignacio, tom. i, page 438.
69. (Page 203.) —A Valence, saint Ignace reçut l'hospitalité dans la maison
de Martin Pérez, homme riche et charitable qui reconnut promptement sa sain-
teté et s'en fit le panégyriste. Cf. Garcia, Vida, liv. m, c. 7.
70. (Page 204.) — Saint Ignace arriva à Venise, vers les derniers jours de
1535. Dans une lettre qu'il écrivit à Jacques Cazador, archidiacre à Barcelone,
le 12 février 1536, il dit : « Quinze jours avant la Noël, je fus retenu au lit à
« Bologne, pendant sept jours, par des maux d'estomac, par le froid et la fièvre.
« C'est ce qui me détermina à me rendre à Venise, où je suis depuis environ
« un mois et demi. Ma santé s'est notablement améliorée, et j'ai le bonheur de
« vivre dans la maison et la société d'un homme très docte et très vertueux ; en
« sorte qu'il me semble que nulle autre part je ne pourrais être mieux, ni plus à
« souhait. » Cf. Cartas de san Ignacio, vi.
71. (Page 204.) — Ils avaient fait le pèlerinage de Jérusalem, sur le conseil
même d'Ignace. Après avoir suivi les Exercices sous sa direction, ils résolurent
de suivre le saint Fondateur et entrèrent à Rome, dans la Compagnie. Etienne
se sanctifia dans l'humble degré de F. coadjuteur, Jacques était prêtre. Laynez,
le B. Pierre Le Fèvre et les autres Pères donnaient souvent à Jacques le nom
de saint : Diego el santo . Un mot de saint Ignace donne une haute idée de
son mérite : « Quand nous serons au ciel, Jacques sera si élevé au-dessus de
« nous que nous aurons de la peine à le voir. » Cf. Garcia, lib. m, c. 8. ; Oliv.
Manare, De reb. Soc. comment., cap. vin, § 18. ; Hist. Soc, P. 1, lib. 1, n° 54;
lib. 11, n° 97 ; lib. xvi, n° 91. ; Nadasi, Ann. die mem., 15 juin. ; Alcazar,
Chrono Hist., P. 1, page xciv. ; Patrign., tome ni, 15 juin, page 90.
72. (Page 206.) — Dans leur déposition pour le procès de canonisation, les
PP. Laynez et Salmeron nous font connaître la vie qu'ils menaient tous, après le
départ d'Ignace : « A la fête de l'Assomption, nous renouvelions nos vœux, à
« Montmartre, et, ce jour-là, ainsi que plusieurs autres fois dans l'année, nous
« mangions tous ensemble, étroitement unis pat la charité. Aux époques fixées,
« mettant en commun ce que tous apportaient, nous nous rendions successive-
« ment dans la maison de quelqu'un de nous. Ces réunions fréquentes et les
« pieuses conversations, dont elles fournissaient l'occasion, servaient beaucoup à
« entretenir en nous la divine ferveur. En ce même temps, le Seigneur nous
« aida singulièrement dans nos études, et nous y fîmes d'assez grands progrès
« que, par la grâce de Dieu, nous rapportions à sa gloire et au salut du prochain.
« Mais nous dûmes surtout au secours divin l'ardente charité qui nous unit et
« nous porta à nous assister mutuellement, même dans les nécessités tempo-
« relies. Tel est le genre de vie que nous avait tracé le Père maître Ignace, en
« nous laissant sous la conduite de l'excellent et bien aimé Père maître Le Fèvre,
« qui était pour nous tous un frère aîné. »
NOTES. — LIVRE DEUXIEME. 397
73. (Page 207.) — Dans une lettre confidentielle, sur le choix du Patriarche
d'Ethiopie, lettre qu'il écrit au P. Simon Rodriguès à Lisbonne, saint Ignace
faisait plus tard l'éloge de Paschase Broët : « S'il entre dans les desseins de Dieu
« Notre-Seigneur que quelqu'un de cette Compagnie aille en Ethiopie, je crois
« que le sort tombera sur M. Paschase Broët. Du moins, si le choix m'en était
« laissé, après avoir tout examiné, en général et en particulier, comme ma
« conscience m'y oblige, je n'en choisirais point d'autre, et voici pourquoi. Sup-
« posé qu'un profès seul convienne pour une pareille charge, ce que je n'oserais
« affirmer, il me semble que trois choses sont grandement nécessaires à celui
« qui devra la remplir : la bonté, la science et la dignité extérieure, avec des
« forces et un âge convenable. Or, dans aucun membre de la Compagnie, je ne
« trouve ces trois qualités, réunies au même degré que dans M. Paschase Broët.
« Premièrement, il est d'une bonté telle, que dans la Compagnie nous le regar-
« dons tous comme un ange. Secondement, à la science qu'il possède, il joint
« une rande expérience en ce qui regarde la réforme des évêchés et des monas-
« tères. Durant sa nonciature en Irlande, il s'est plus occupé de ces monastères
v< que ne l'a fait aucun autre membre de la Compagnie. Il a admirablement con-
« duit toutes les affaires qu'il a eues entre les mains ; car il est de son naturel
« plein de sollicitude et très ami du travail et des livres, ayant constamment
« une foule de cas épiscopaux et de cas de conscience à résoudre, ce qu'il devra
« faire encore davantage en Ethiopie. Avec cela, il a un extérieur imposant, des
« forces, de la santé, et il n'est âgé que d'environ quarante ans. » Rome, 26
octobre 1547. Cf. Cartas de san Ignacio. CXXII.
Paschase Broët évangélisa Sienne, Foligno, Montepulciano, Faenza et Bologne,
avec le plus grand succès. Parlant des fruits de son ministère apostolique,
l'évêque de Sienne écrivait à saint Ignace : « Le P. Paschase Broët exhorte
« par sa parole, stimule par ses exemples, attire par son humilité et enflamme
« par sa charité, tous les cœurs du désir du bien. » Avec le P. Salmeron, il fut
envoyé en Irlande, comme nonce du Saint-Siège. En 1551, Ignace constitua,
en Province, les maisons d'Italie et mit, à leur tête, le P. Paschase comme
Provincial. Plus tard, il l'envoya à Paris, où le Parlement refusait aux Pères de
la Compagnie d'user de leurs privilèges, comme préjudiciables aux droits des
évêques. Paschase Broët s'abstint du ministère de la prédication et se borna à
administrer les sacrements, dans l'église de Saint-Germain exempte de la juridic-
tion de l'évêque. L'orage disparut bientôt, et Paschase Broët vit cinq collèges
s'établir en France. Cependant une peste désastreuse vint fondre sur Paris et
enleva plus de 80000 habitants. Les Pères Jésuites quittèrent Paris. Le P. Broët
resta avec deux Frères coadjuteurs pour garder le collège,mais l'un de ces Frères
tomba malade et mourut dans les bras du Père. Celui-ci contracta la maladie et
succomba victime de sa charité, en 1562, à l'âge de 55. On trouva sur sa table
la liste des objets qu'il avait touchés, en donnant ses soins au Frère malade. Il
avait voulu prémunir contre le danger tous ceux qui viendraient ensevelir ses
restes ou résider dans le collège. Cf. Sim. Rodriguès, De orig. et prog. Soc.
comment., page n ; Oliv. Manare, De reb. Soc. comment, cap. vu, § 24, 25 ;
Hist. Soc, P. 1, lib. 1-15 passm ; P. n, Ub. 1, n° 74 ; lib. 11, n° 30, lib. m, n° 65 ;
lib. vi, n° 93-98 ; Rho, Varice virt. hist., page 820 ; Nadasi, Ann. dier. mem.,
page, 14 sept ; Alegambe, Heroes, cap. i-ix, page 1-17 ; Tanner, Apost. imit.,
398 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
page 76. ; Alcazar, Chrono-Hist., P. 1, page xcvi ; Drews, Fasti Soc. /es.,
page 359 ; Patrign., tome m, 14 septembre, page 103; Bonucci, Istoria délia
Vita e preziosa morte del V. S. de Dio, il P. Pascasio Broël. Roma 17 13.
74. (Page 208.) — Cf. Acta Sanclorum, Jul., tom. vin, page 464, n° 233.
75. (Page 208.) — Pour se rendre à Venise, les voyageurs prirent, par la
Lorraine, la voie la plus longue, mais la plus sûre en ce temps de guerre. Le
Duc de Lorraine dont les états confinaient au royaume de France, et du côté
de la Belgique aux possessions espagnoles, était en paix avec les deux monarques
belligérants. Ignace avait écrit au confesseur de la reine de France : « Maître
« Le Fèvre et sa compagnie auront à faire un voyage bien pénible. J'estime que
<i par suite de la guerre et des grands troubles qui affligent la chrétienté, pour
« le châtiment de nos misères et de nos péchés, ils se verront réduits à une
« extrême nécessité. Je vous prie donc, pour le service et le respect de Dieu Notre-
<i Seigneur, d'avoir à les aider et à les favoriser, dans la mesure que Dieu vous
« inspirera et qui vous sera possible. Tout ce que vous ferez sera pour l'amour
« et la gloire de la divine et souveraine Bonté, et je le regarderai comme fait à
« moi-même. » Cf. Carias de san Ignacio. IX. C'est pendant la première
nuit du voyage, que survint à Simon Rodriguès l'accident dont parle Bartoli.
Le lendemain, au lever du jour, tout le mal avait disparu, sans laisser la moindre
trace. Ils continuèrent leur marche jusqu'à Meaux, où ils devaient attendre
leurs compagnons. Ceux-ci vinrent les rejoindre, cinq ou six jours après. A
Meaux, ajoute Rodriguès, ils visitèrent le tombeau de saint Fiacre situé à deux
lieues de la ville. Cf. Simon Rodriguès, De orig. et prog. Soc. comment.,
page 17-20.
76. (Page 208.) — « En 1536, le 15 novembre, nous partîmes tous de Paris,
« pour l'Italie, sauf Ignace, qui un an et demi auparavant était parti pour
<i l'Espagne, et qui de là s'était rendu à Venise, où il nous attendait. Nous y
<i arrivâmes après les fêtes de Noël. Durant ce voyage, le Seigneur nous combla
« de tant de bienfaits, que jamais on ne pourra les décrire. Nous allions à pied;
« nous traversâmes la Lorraine, l'Allemagne et plusieurs villes déjà luthérien-
« nés ou zwingliennes, parmi lesquelles Bâle, Constance, etc. C'était en plein
<i hiver, et le temps était très froid. De plus, la France et l'Espagne se trouvaient
<L alors en guerre. Mais le Seigneur nous délivra et nous préserva de tous les
« périls. » Mémorial du B. Pierre Le Fèvre.
77. (Page 209.) — D'après le récit de Simon Rodriguès cette émouvante
rencontre eut lieu, deux ou trois jours après le départ de Meaux. Cf. Simon
Rodriguès, De orig. et prog. Soc. comme?it., page 23.
78. (Page 211.) — « Nos pèlerins, raconte le Père Rodriguès, voyageaient
« vêtus d'un long habit usé, un bourdon à la main, sur la tête un chapeau à
« larges bords et, sur le dos un sac de cuir contenant le bréviaire, quelques
« livres et leurs écrits, un rosaire pendait ostensiblement à leur cou ; afin de
« n'être point gênés dans leur marche, ils tenaient leur vêtement relevé par une
« ceinture. » Cf. Comment, page 19. Après leur réunion à Meaux et avant de
poursuivre leur voyage, ils se demandèrent s'il conviendrait de se rendre à Venise,
en plusieurs groupes et demandant l'aumône ou de garder l'argent indispensable
pour le voyage. Après s'être confessés et avoir communié, pour attirer sur eux
NOTES. — LIVRE DEUXIÈME. 399
les bénédictions du ciel, ils résolurent de ne pas se séparer et de garder, à titre
d'aumône reçue, la somme d'argent nécessaire pour le voyage. Cf. Simon Rodri-
guès, De orig. et prog. Soc. comment., page 22.
79. (Page 211.) — Ribadeneira fait dire à ce paysan : « Monsieurs réforma-
teurs, ils vont reformer quelques pays. » Liv. il, c. 7. L'incident, selon le récit de
Simon Rodriguès, « arriva aux derniers partis de Paris, après le premier jour
€ de marche, non loin d'une auberge quelque peu écartée du chemin. Des
« paysans et des soldats les voyant passer dans leur singulier costume, furent
<£ intrigués : Qui êles-vous? leur dirent-ils. D'où venez-vous? Où allez-vous?
« Les Espagnols gardant le silence, les Français répondirent à ces questions :
« Nous sommes des étudiants de Paris. Un soldat insiste : Mais quel est votre
<i pays ? Êtes-vous carmes, moines ou du moins clercs ? Allons voyons, approchez-
« vous ; il fious faut savoir qui vous êtes ? Mais une vieille femme qui se trouvait
« là, s'adressant aux soldats, leur dit : Laissez donc partir ces hommes-là ; ils
<L vont réformer quelque province. Les soldats se mettent à rire et laissent les
« voyageurs poursuivre en paix leur chemin. Sur le territoire français, les
« pèlerins, qui étaient français, se mêlaient à leurs compatriotes, dans de sem-
<L blables rencontres, et liaient conversation avec eux, pour couvrir les Espagnols,
<L dont deux seulement parlaient très bien la langue du pays. Si l'on demandait
« aux Espagnols de quel pays ils étaient, ils devaient répondre qu'ils étaient des
« étudiants de Paris. Ainsi, ils parviendraient à cacher leur nationalité. Pourtant,
« un jour qu'un des Espagnols, parlant très bien le français, marchait avec un
« soldat, celui-ci lui demanda de quel pays il était originaire. — Je suis un
<i étudiant de Paris, lui répondit notre pèlerin. — ■ Le soldat insiste : 77 est
« question de votre patrie ; d'où êtes-vous ? — Le Père lui fait la même réponse.
«Le soldat vexé reprend: Oh ! cela je le sais. (Proh ! inquit, bellua pinguis-
« sima, id ego scio) ; et, le quittant, il s'en alla avec d'autres. » Cf. De orig. et
prog. Soc. comment., page 21.
80. (Page 213.) — Sur la frontière, avant de quitter le territoire français, ils
se confessèrent et communièrent, comme pour dire un dernier adieu à la France.
Après leur repas, un français appartenant à la noblesse, suivi de nombreux soldats,
les aborda et engagea avec eux une vive discussion sur l'Église catholique et
romaine ; mais, comme ils lui firent d'excellentes réponses, il s'en alla. Sur tout
leur parcours, ils rencontrèrent des soldats qui se livraient à tous les désordres,
et ils coururent de vrais dangers. A Metz, où l'on tenait enfermée pour l'em-
pêcher de nuire cette soldatesque effrénée, ils purent entrer et séjourner durant
trois jours, en se donnant comme des étudiants qui allaient faire un pèlerinage
à Saint-Nicolas, dont le sanctuaire se trouvait en Lorraine, sur les frontières
d'Allemagne. Cf. Simon Rodriguès. De orig. etprogr. Soc, page 25.
81. (Page 216.) — Tous les détails de ce long et périlleux voyage ont été
consignés par Simon Rodriguès,l'un des neuf voyageurs, dans son commentaire,
De orig. et prog. Soc, pag. 19-33.
82. (Page 217.) — « Étant donc arrivés à Venise sains et saufs, nous allâmes,
« le cœur plein de joie, nous loger dans les hôpitaux, quatre dans l'hôpital de
« Saint-Jean et de Saint-Paul, et cinq dans celui des Incurables. Là,nous devions
« attendre le carême, pour aller alors à Rome demander au Souverain-Pontife,
400 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
« le pape Paul III, la permission de nous rendre à Jérusalem. » Mémorial dii
B. P. Le Fevre.
83. (Page 218.) — C'était Simon Rodriguès.
84. (Page 218.) — Qu'on nous permette de citer ici un prodige singulier,
survenu aux environs de Padoue, et que Simon Rodriguès, ouvrant une paren-
thèse dans son Commentaire (pag. 37), raconte, après en avoir reconnu lui-même
l'authenticité. Au temps où Ignace et ses compagnons vinrent exercer leur zèle,
dans les États de Venise, la fréquentation des sacrements était fort rare parmi
les fidèles. Si quelqu'un venait par exception à s'approcher, tous les huit jours, du
tribunal de la Pénitence et de la Table sainte, il devenait le sujet de toutes les
conversations, et l'on en parlait même dans les lettres, comme d'une chose tout
à fait étrange. Il était en outre d'usage de porter le saint Viatique aux malades,
sans aucune solennité. Or, il plut à Dieu de donner aux chrétiens de ce temps
une leçon de respect pour l'auguste Sacrement, et il se servit à cet effet d'un
troupeau de bêtes de somme. Interroga iumenta et docebunt te. Job, xn, 7. Un
curé de paroisse portait, un jour, le saint Viatique hors de la ville à un infirme'
sans autre assistance qu'un enfant. Arrivé dans la campagne, il rencontra un
troupeau d'ânes qui,le voyant venir, accoururent vers lui et, fléchissant les genoux,
comme s'ils étaient doués de raison, se prosternèrent sur son passage des deux
côtés du chemin. Surpris par la singularité du fait, le prêtre poursuivit son che-
min : les ânes de se lever aussitôt et de le précéder jusqu'à la maison du malade.
Comme on le conçoit, les gens qui entouraient le malade furent dans la stupé-
faction, en entendant raconter au prêtre et au jeune clerc le fait dont ils venaient
d'être les témoins. Les sacrements administrés, le prêtre quitta la demeure, et,
en sortant, donna la bénédiction aux personnes qui stationnaient devant la
porte. Aussitôt les ânes, qui paraissaient attendre cette bénédiction, partirent et
regagnèrent tout fringants leur pâturage. Une sérieuse enquête fut faite sur cet
événement, et, après avoir reçu les dépositions de nombreux témoins, le fait fut
consigné sur un document public. A l'époque où Rodriguès se trouvait à Padoue,
on citait ce prodige dans les prédications. C'est à la suite de ce miracle qu'une
confrérie du Saint-Sacrement fut fondée en vue d'honorer l'Eucharistie et d'ac-
compagner le saint Viatique. Le fait arriva, dans un village situé non loin de la
maison de campagne du collège de Padoue. Simon Rodriguès ajoute : « Comme
« je me trouvais là et que je mis, à m'éclairer sur le prodige, une diligence peu
« commune, j'ose insérer ce récit dans mon commentaire. » Cf. Hist. Soc, p. 1,
lib. 1, n° 27.
85. (Page 220.) — Cf. Simon Rodriguès, De orig. et progr. Soc. comment.,
pag. 45. — A Ravenne Simon Rodriguès, demandant l'aumône de porte en
porte, entra dans une maison habitée par trois femmes de mauvaise vie. Dès
qu'il s'en aperçut, il recula jusqu'au seuil de la porte, et là, se retournant, il parla
à ces malheureuses avec tant de zèle et d'éloquente conviction qu'il les convertit.
Cf. Simon Rodriguès, De orig. et progr. Soc, comment, pag. 42.
86. (Page 220.) — C'était Simon Rodriguès.
87. (Page 222.) — La faculté d'être ordonnés par un évêque de leur choix,
hors des temps déterminés par les saints canons, dans trois jours de fête, avec
dispense d'âge pour Salmeron,leur fut délivrée, de la part du Pape,par le cardinal
NOTES. — LIVRE DEUXIÈME. 401
Antoine Pecci, grand pénitencier. Elle est datée du 27 avril 1537, et on la con-
serve encore aux archives de la Compagnie ; saint Ignace reçut les Ordres mi-
neurs, le 10 juin; le sous-diaconat, le 17; le diaconat, le 17, et la prêtrise, le 24 du
même mois, des mains du même évêque Monseigneur Vincent Nigusanti de Fano,
évêque d'Arba. Les lettres d'ordination sont signées du 27 juin 1537.
88. (Page 222.) — Simon Rodriguès parle d'une double aumône, faite spon-
tanément par le pape, et d'un don plus considérable offert par quelques espa-
gnols, en tout deux cent dix ducats. Des négociants leur firent toucher, sans frais,
cette somme à Venise. Cf. Simon Rodriguès, De orig. et prog. Soc. comment.,
pag. 49.
Dans une lettre qu'il écrivit de Venise, le 24 juillet 1537, au P. Verdolay, à
Barcelone, Ignace rend compte des heureux résultats de ce voyage, à Rome.
« Vers la mi-janvier, arrivèrent ici neuf de mes amis... ils se rendirent à Rome,
« au plus fort de l'hiver, à pied et en mendiant, pour assister aux cérémonies
« de la semaine sainte. Sans argent, sans lettres de recommandation, mais se
« confiant en Dieu seul, ils obtinrent plus qu'ils n'espéraient. Ils furent admis
« auprès du pape, et eurent, sans effort aucun, occasion de discourir avec des
« cardinaux,des évêques et des docteurs ; en particulier avec le Dr Ortiz,qui s'est
« montré favorable à leur cause. Ils ont obtenu l'autorisation d'aller à Jérusalem;
« le pape les a bénis une et deux fois ; il les a exhortés à persévérer dans leur
« entreprise et leur a donné 60 ducats. Avec ce qu'ils ont reçu des cardinaux et
« d'autres personnes, ils ont eu 260 ducats. Le Saint-Père a donné aux prêtres
« le pouvoir de confesser et d'absoudre de tous les cas réservés : à ceux qui
« n'étaient pas prêtres, la faculté de se faire ordonner, pendant trois jours de
« fête ou trois dimanches, par un évêque quelconque, avec tout autre titre que
« celui de patrimoine ou de bénéfice... Deux évêques s'offraient à nous ordonner,
« le jour de la Nativité de saint Jean-Baptiste ; nous acceptâmes les offres de '
« l'un d'eux, l'évêque d'Arba. » Cf. Cartas de san Ignacio, XI.
89. (Page 222.) — Peu de temps après, saint Ignace écrivait à son frère Ber-
trand : « Le jour de Noël, dans l'église de Sainte-Marie-Majeure et dans la cha-
« pelle où se trouve la crèche qui servit de berceau à l'Enfant Jésus, j'ai célébré,
« avec le secours de sa grâce, ma première messe. » Ignace ignorait encore la
« mort de son frère Martin, survenue le 19 novembre 1539. » Cf. Cartas de san
Ignacio, XV.
90. (Page 222.) — Saint Ignace et ses compagnons, voyant qu'il n'y avait plus
d'espoir de s'embarquer pour la Terre-Sainte, résolurent d'un commun accord
de rendre les aumônes que le Souverain-Pontife et d'autres bienfaiteurs leur
avaient données, à Rome, pour ce voyage, « afin, écrit Ignace au P. Verdolay à
« Barcelone, que personne ne pense que nous avons faim ou soif des choses pour
« lesquelles le monde meurt. » Cf. Cartas, XL Ils les firent remettre par
l'entremise d'Ortiz. Le pape en fut dans l'admiration, mais ne voulut rien rece-
voir ; de leur côté, Ignace et ses compagnons refusèrent de s'en servir. Cf.Simon
Rodriguès, De orig. et progr. Soc, comment., pag. 49.
91. (Page 224.) — Les anciens historiens ne donnent aucun nom, mais il
paraît certain que c'était bien Rodriguès. Ribadeneira, dans un de ses écrits,
raconte que le même Père se laissa tromper plus tard de la sorte. Un peintre
Histoire de S. Ignace de Loyola. 26
402 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
estimé de Bassano, Jacques del Ponte, surnommé le Bassano, \ov\ax\X. peindre-le
passage de la Mer rouge par les Hébreux, et cherchant deux physionomies véné-
rables pour figurer Moïse et Aaron, prit les traits d'Ignace pour représenter
Moïse et ceux de l'ermite Antoine pour peindre Aaron. Bartoli, dans ses Mé-
moires sur les hommes et les choses de la Compagnie, dit avoir trouvé ce détail
dans l'histoire manuscrite de Bassano, composée par le docteur Mario Sale.
92. (Page 225.) — Matth., xiv, 31.
93. (Page 227.) — Ce monastère, appelé Saint-Pierre en Vanello, était situé
à un mille de la ville, du côté de la porte Sainte-Croix. Il appartenait aux reli-
gieux de Sainte-Marie-des- Grâces, qui permirent volontiers à nos Pères de s'y
loger. Cf. Cartas de san Ignacio, XIII ; Acta Sanctorum, Jul. tom. vu, pag.
663, n° 94.
94. (Page 230.) — « Quo tempore vidit quadam die baccalaureum Hozes
« intrantem in cœlum ; qua in visione multas (Ignatius) effudit lacrymas et
« magna spiritus consolatione fuit affectus. Hoc vero adeo clare intuitus est, ut
« si contrarium diceret, mendacium sibi dicere videretur.» Cf. Acta Sanctorum,
Jul. tom. vu, pag. 664, n° 98.
95. (Page 231.) — Cette noble veuve eût voulu, en souvenir de son fils et par
estime pour Simon Rodriguès et Le Jay, les assister largement ; mais ils refusè-
rent toujours d'accepter autre chose que le modeste entretien qui convenait à
des pauvres. A leur départ, elle insista pour leur faire accepter un secours con-
sidérable, en vue de leurs besoins à venir ; elle ne put vaincre leur résistance.
Toutefois, pour ne point constrister leur bienfaitrice, ils consentirent à emporter
quelques mouchoirs ; mais, arrivés dans un hôpital de Venise, ils constatèrent
une pieuse fraude habilement dissimulée. En dépliant les mouchoirs qu'ils
avaient acceptés, des pièces d'or roulèrent à terre ; cette aumône inattendue fut,
pour tous les compagnons de saint Ignace, un secours providentiel dans les ur-
gentes nécessités, qui ne tardèrent pas à se produire. Cf. Simon Rodriguès, De
orig. et prog. Soc. comment., pag. 58.
96. (Page 233.) — Cf. Pages, Lettres de saint Fratiçois Xavier, tom. 1, lett. 2.
97. (Page 235.) — Cette petite chapelle porte le nom de Notre-Dame de
la Storta. D'après Ribadeneira et Garcia, Notre-Seigneur apparut chargé d'une
lourde croix : Como estaba con la cruz; estaba alli cargado de una cruz muy pesada,
lib. m, c.14. Le divin Sauveur se servit de paroles encore plus expressives : Je
serai avec vous, àRome;Io saro convoi, promesse assurément plus tendre et
plus encourageante. Aussi, lorsqu'il parlait de cette apparition mémorable, saint
Ignace ne disait pas : JÉSUS me pro)nit sa protectio?i ; mais : Je fus mis avec
JÉSUS ; Pater apud filium me collocavit ; El Padre me puso con el Hijo. Cf.
Acta Sanctorum, Jul. tom. vu, pag. 470, n° 96. «Je dis au Pèlerin (Ignace) qui
« me racontait le fait,que Laynez donnait d'autres détails: tout ce que vous a dit
« Laynez, me répondit-il, est exact ; pour moi, je ne me souviens plus des par-
« ticularités, mais je suis certain que lorsque je l'ai raconté à Laynez, je ne lui
« ai rien dit qui ne fût vrai. Pour divers autres points, ajoute Gonçalvès, Ignace
« me renvoya encore à Laynez (ibid., n° 96). » On conserva la copie d'une ex-
hortation domestique que Laynez fit à Rome, le 2 juillet 1560. Celui-ci traita-
de l'estime que l'on doit avoir pour l'Institut, et, venant à parler du nom de
NOTES. — LIVRE DEUXIEME. 403
Jésus donné par le Fondateur à la Compagnie, il ajouta ce qui suit : « Ce qui
« porta notre Père à lui donner ce nom de préférence à tout autre fut, ce me
« semble, le fait que je vais rapporter. Nous venions à Rome, par la route de
« Sienne, le P. Maître Ignace, le P. Maître Le Fèvre et moi. Le P. Ignace, ces
« jours-là, était favorisé de grands sentiments surnaturels et de dons célestes,
<( surtout après avoir reçu Notre-Seigneur dans la communion. Le Fèvre et moi
« nous disions la messe ; Ignace ne la disait point. Or, arrivé à un certain en-
« droit du chemin, il me dit que Dieu avait profondément imprimé, dans son
« cœur, ces paroles : Ego vobis Romce propitius ero ; dont il ne comprenait pour-
« tant pas bien la signification ; et dès lors, disait-il, je ne sais ce qu'il en sera
« de nous, à Rome. Peut-être, qui le sait ? serons-nous là attachés à une croix !
« Peu après, il ajouta qu'il lui avait semblé voir Jésus Notre-Seigneur portant
« sur les épaules une lourde croix et,à ses côtés, le Père éternel lui disant: Je
« voudrais,ô mon Fils,que tu acceptes celui-ci pour ton serviteur. Et JÉsus,l'appe-
« lant aussitôt à lui et le serrant contre la poitrine et contre la croix, lui disait :
« Oui, je veux que tu sois mon serviteur. Puis, dans le livret où saint Ignace
marquait les dispositions de son intérieur, on lit : « Pendant que je revêtais les
« ornements sacrés pour dire la messe,le souvenir de l'apparition, dans laquelle
« le Père me remit à son divin Fils, me revint à la mémoire. Ayant achevé de
« me vêtir, cette vision toujours présente à l'esprit, le nom de Jésus s'imprima
« vivement dans mon âme ; je me sentis si fortifié et si prêt à tout événement
« futur que les larmes et les sanglots m'envahissaient. » Sur la porte d'entrée de
cette chapelle on lit :
D. O. M.
In hoc Sacello
Deus pater
S. Ignacio Romam petenti
ad societatem Jesu instituendam
anno MDXXXVII
apparuit,
ipsum ejusque socios
Christo Filio crucem bajulanti
bénigne commendans ;
qui sereno vultu Ignatium in-
tuens
his verbis affatus est :
Ego vobis Roms propitius ero.
Thyrsus Gonzalez
Prsepositus Generalis Societatis
sacello refecto et ornato.
Sancto Parenti
P.
Anno MDCC
Au Dieu très bon et très grand. Dans cette chapelle Dieu le Père apparut, l'an
j537j ^ saint Ignace qui se rendait à Rome pour fonder la Société de Jésus, le re-
commandant, avec bonté, lui et ses compagnons à Jésus-Christ son fils, chargé de sa
croix qui, le regardant d'un visage serein, lui dit ces paroles: Je vous serai pro-
404 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
pice A Rome. Thyrse Gonzalez, prépose General de la Société a réparé et orné
cette chapelle en l honneur de son saint Père, Van 1700.
98. (Page 235.) — « Je vois toutes les fenêtres fermées », dit-il, à un de ses
compagnons, pour lui indiquer qu'il s'attendait à des épreuves. Il recommanda
à tous la plus grande prudence.et surtout d'éviter toute relation avec les femmes,
à moins qu'elles ne fussent de très haute condition et, par suite, à l'abri de tout
soupçon. L'avis de saint Ignace n'était par donné sans raison. François Xavier en-
tendait en confession et visitait quelquefois une dame pour l'entretenir de cho-
ses de piété ; cette personne tomba dans une grave faute et fut un sujet de
grand scandale. Le même désagrément arriva au P. Codure. Toutefois, ni lui,
ni Xavier, ne furent compromis. Cf. Acta Sanclonim,Jul. tom. vu, pag. 664,
n° 97.
•
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Livre troisième.
1. (Page 236.) — Saint Ignace venait de donner les Exercices spirituels, dans
la solitude du Mont-Cassin, à Ortiz, ambassadeur de l'Empereur quand, sur la
route de Naples, il rencontra le jeune Strada. Dégoûté de la Cour, où il avait
passé une partie de sa jeunesse, Strada rêvait d'arriver plus vite et plus sûrement
aux honneurs et à la fortune, par la carrière des armes. Saint Ignace le ramena
avec lui, à Rome, et lui fit faire les Exercices spirituels. Strada y reçut de si
abondantes lumières qu'il devint un homme nouveau et fut, dans la suite, par-
ticulièrement pour la première semaine, un des cinq ou six membres de la Com-
pagnie auxquels saint Ignace reconnaissait le talent de donner ces Exercices,a.vec
toute leur efficacité. L'année suivante, le Saint l'envoya à Sienne,pour se former
à la vie apostolique. Strada avait à peine vingt ans ; il ne connaissait guère la
langue, n'avait pas fait encore d'études et il était vêtu d'une vieille casaque
bleue et d'un petit manteau de bure que saint Ignace avait plus d'une fois
porté pour se faire tourner en ridicule. Il fit des prodiges et opéra de nom-
breuses conversions à Sienne et à Montepulciano, où on accourait en foule à
ses prédications. Quand, pour retourner à Rome, il voulut quitter cette dernière
ville, plus de soixante Dames très honorables vinrent assiéger toutes les issues
et le supplier de rester encore, pour leur donner, comme à leurs maris, les
Exercices spirituels. Le P. Strada fut le plus célèbre des prédicateurs espagnols
de la Compagnie, sous le généralat de saint Ignace et de ses premiers succes-
seurs. « Il faudrait des volumes, dit le P. d'Outreman son biographe, pour
« retracer sa carrière, véritablement triomphale, en Belgique, en Portugal, en
« Espagne, pendant près de quarante années. » Il mourut à Tolède, le 26 octo-
bre i584.Cf. Hist. Soc, P.i, \\b.1-1 4 passim; P. 11, lit). 11, n° 5; lib. iv, n° 196; lib.v,
n° 14; lib. vu, n° 19 ; Tellez, P. 1, lib. 1, cap. xxxi 11, n° 3, 6, 7 ; lib. 11,
cap. ix, n° 1, 2; cap. xlii, n° 6-1 1 ; Tanner, Apost. imit., pag. 184; Patrign.,
tom. iv, 26 octobre, pag. 191.
2. (Page 238.) — Cf. Simon Rodriguès, De orig. et prog. Soc/es. pag. 59.
NOTES. — LIVRE TROISIÈME. 405
3. (Page 238.) — Le Pape était à Nice, occupé à arranger un différend sur-
venu entre Charles-Quint et François Ier.
4. (Page 238.) — S. Ignace prêchait, en espagnol ; en lengua castel/ana, dit
Ribadeneira. Vida, lib. 11, c.xm.
5. (Page 238.) — Le vénéré P. Jacques d'Eguia, confesseur de saint Ignace,
se consacrait, raconte le P. Manare, à ce ministère difficile. Sa vertu et son âge
avancé le mettaient à l'abri de tout danger ; néanmoins, il n'allait jamais
trouver ces sortes de personnes qu'il ne fût accompagné par des hommes d'une
vertu éprouvée ou par des femmes très respectables. Le plus souvent, il les
attirait habilement, par des présents ou des promesses, dans des lieux plus
convenables, pour les entretenir en présence de deux on trois témoins. Cf. Oliv.
Man., De reb. Soc. comment, cap. vin, § 18.
6. (Page 245). — Dans une lettre adressée, le 19 décembre 1538, à Isabelle
Roser, Ignace raconte, en détail, toutes ces épreuves et leur heureuse issue.
« Nous venons de soutenir, pendant huit mois, la plus violente contradiction ou
« persécution que nous ayons jamais essuyée en cette vie. Je ne veux pas dire
« qu'on nous ait personnellement vexés ou traduits devant les tribunaux, ni
« qu'on nous ait fait quelque autre mauvais traitement : non; mais, par des bruits
« semés dans le public, et par des qualifications inouïes, on nous rendait sus-
« pects et odieux aux fidèles ; ce qui a fini par produire un grand scandale. En
« l'absence du Pape, nous nous sommes présentés devant le légat et le gou-
« verneur de cette ville, et nous avons cité à comparaître quelques-uns de ceux
« qui se déchaînaient contre nous, les sommant de déclarer, devant nos supé-
« rieurs, ce qu'ils trouvaient de mauvais dans notre doctrine et notre vie. Les
« deux principaux auteurs de cette persécution déclarèrent qu'ils avaient entendu
« nos sermons, nos leçons de théologie, et leur témoignage justifia complète-
« ment notre doctrine et nos moeurs. Quoique le légat et le gouverneur eus-
« sent beaucoup d'estime pour nous, ils voulurent, par égard pour ces personnes
« et pour d'autres encore, assoupir l'affaire. Nous demandâmes, au contraire,
« à plusieurs reprises, qu'on déclarât d'une manière authentique, si notre doc-
« trine était bonne ou mauvaise ; mais nous ne pûmes jamais l'obtenir, ni par
« la justice, ni au nom du droit. Le 2 fév. 1539. »Cf. Cartas de san Ignacio. XIV.
7. (Page 247.) — Cf. Cartas de san Ignacio. XIII. Dans cette même
lettre, Ignace reconnaît devoir la solution de cette grave affaire à l'intervention du
cardinal Contarini. « Le cardinal, votre oncle, n'eut pas plus tôt lu la lettre que vous
« lui adressiez, pour nous recommander à lui, qu'il envoya un de ses serviteurs
« au gouverneur de la ville, afin qu'à sa prière il daignât juger notre cause pen-
« dante à son tribunal. Peu de jours après, l'affaire fut entièrement terminée de
« la manière que nous le souhaitions, pour la plus grande gloire de Dieu et pour
« le plus grand bien des âmes. Une sentence fut portée, déclarant qu'après une
« diligente enquête, on n'avait rien trouvé ni dans notre vie, ni dans notre doctrine
« qui pût exciter le moindre soupçon. »
8. (Page 247.) — Ignace fit parler au Pape par un ami, lui envoya deux de
ses compagnons et enfin alla l'entretenir lui-même de ses désirs : « Comme il
« nous était impossible d'obtenir une sentence juridique, un de nos amis parla
« au Pape, dès qu'il fut de retour de Nice, et le pria de vouloir bien nous donner
« la déclaration que nous désirions. Il promit de le faire ; mais, comme la chose
406 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
« ne se faisait point, deux des nôtres lui en parlèrent de nouveau. Le Pape étant
« parti aussitôt, après cette entrevue, pour un de ses châteaux, aux environs de
<{ Rome, je m'y rendis et je parlai seul avec Sa Sainteté, une heure entière, dans
« son appartement. Après lui avoir exposé au long notre dessein et nos projets,
« je lui racontai franchement combien de fois en Espagne et à Paris on avait
« procédé contre moi,combien de fois j'avais été en prison,à Alcala et à Salaman-
« que, ne voulant pas qu'il apprît ces choses d'un autre que de moi. J'espérais
« ainsi le décider à ordonner une enquête, à notre sujet, afin que, d'une manière
« ou d'une autre, nous eussions un jugement ou une déclaration sur notre
« doctrine. Le Pape, comme je pouvais l'augurer de mon entretien avec lui,
« accueillit ma demande avec bonté, louant nos talents et l'usage que nous en
« faisions pour le bien. Dans une courte exhortation qu'il nous fit, il nous parla
« en père et en véritable pasteur. Peu de temps après, il se hâta d'adresser au
« gouverneur, lequel était évêque et la plus haute autorité judiciaire et civile
« de Rome, l'ordre de poursuivre, sans aucun retard, notre affaire. >> Cartas de
san Ignacio. XIV ; tom. i, append. il, page 421.
9. (Page 251.) — Les Pères étaient venus habiter cette nouvelle maison, plus
vaste et plus centrale, qu'on leur avait abandonnée, comme étant infestée par les
mauvais esprits. Le P. Simon Rodriguès raconte dans son commentaire toutes
les vexations que le démon fit subir aux Pères. Ceux-ci le dédaignèrent et ne
voulurent même pas recourir aux prières, en usage dans l'Eglise, pour le chasser.
Les bruits et les vexations cessèrent après quelque temps. Cf. Simon Rodriguès,
De orig. et prog. Soc. comment., page 67.
10. (Page 252.) — Cf. Simon Rodriguès, De orig. et prog. Soc. comment.,
page 65.
11. (Page 254.) — Les Bollandistes donnent, d'après une traduction du
P. Pine, de longs extraits de ce document, écrit de la main même de saint
Ignace et conservé dans les archives de la Compagnie. Le document tout entier,
plus fidèlement traduit en Castillan par le P. Alcazar dans sa Crono-Aisioria, lib.
pnelim. c. 7, § 2, 3, est cité par les éditeurs des Lettres de saint Ignace, tom. i,
append. 11, page 423-433-
12. (Page 254.) — Dans la seconde réunion, ils se demandèrent si, aux vœux
' de chasteté et de pauvreté, ils ajouteraient le vœu d'obéissance, fait entre les
mains de celui qui serait choisi pour chef et Père de la Société qu'ils voulaient
constituer. La question étant d'une grande importance; ils résolurent avant de
prendre une détermination : i° de recommander cette affaire à Dieu dans leurs
prières et leurs saints sacrifices, chacun se montrant plus désireux d'obéir que
de commander ; 20 de ne point se communiquer l'un à l'autre leur avis ; 30 de
se dépouiller de toute affection particulière, pour prononcer avec indépendance
et comme dans une affaire qui ne les toucherait pas. Tous signèrent la formule
suivante, écrite de la main du P. Le Fèvre et qu'on pouvait lire naguère encore
dans un cadre suspendu aux murs de la chambre, habitée autrefois à Rome, par
saint Ignace : « Moi, N. soussigné, j'atteste devant Dieu tout-puissant, et la
« bienheureuse Vierge Marie et toute la cour céleste, après avoir imploré les
« lumières du Seigneur et mûrement réfléchi, que j'ai spontanément jugé plus
« expédient, pour la gloire de Dieu et la perpétuité de la Compagnie, qu'on fît
NOTES. — LIVRE TROISIÈME. 407
« dans cette Compagnie le vœu d'obéissance. Je me suis donc offert librement,
« sans pourtant faire de vœu, ni contracter d'obligation, à entrer dans cette
« société, si, avec la grâce de Dieu, le Pape l'approuve ; en souvenir de cette
« même détermination que je reconnais être un bienfait de Dieu, je m'approche
« quoique très indigne de la très sainte Communion. Le 15 avril 1539. » Suivent
les signatures : R. Cacrès, Jean Codure, Laynez, Salmeron, Bobadilla, Paschasius
Broèt, François, Pierre Le Fevre, Ignace, Simon Rodriguh, Claude Le Jay. Cf.
Acta Sanctorum, Jul., tom. vu, page 475, n° 288 ; Carias de san Ignacio, tom. 1,
append. 11, page 423. Ce R. Cacrès (abréviation pour Caceres), dont on con-
servait une lettre écrite à saint Ignace de Paris, le ufévrier 1541, n'est autre, ce
semble, que l'un des trois premiers compagnons de saint Ignace, à Alcala, Jacques
Cacerès de Ségovie, qui témoigna à Paris en faveur d'Ignace, et qui, après
l'avoir quitté une première fois, se joignit à lui, à Rome, pour l'abandonner de
nouveau et aller courir le monde. Dans un écrit inédit, sur les apostats de la
Compagnie, le P. Ribadeneira nous a laissé son histoire.
13. (Page 255.) — Pour que l'obstination d'un seul ne pût faire écarter une
conclusion admise par tous les autres, on décida, à la suite de cette résistance
du P. Bobadilla, qu'en pareil cas l'opinion d'un seul serait considérée comme
nulle. Cf. Acta Sanctorum, Jul., tom. vu, page 476, n° 290.
14. (Page 255.) — Les profès des quatre vœux et ceux des trois vœux font
le vœu spécial d'instruire les enfants dans la mesure où l'obéissance le leur
demandera. Mais ce vœu n'impose pas une obligation différente de celle de se
livrer aux autres œuvres de zèle, comme sont les confessions et les prédications.
Cf. Instit. constit., P. v, c. 3, § 3, Decl. B. Les Recteurs, dans l'année de leur
entrée en charge, doivent enseigner le catéchisme, pendant 40 jours : Rector
ipse légère aut docere christianam doctrinam, quadraginta dies} débet ; P. iv, c. 10,
§ 10 : Les profès des quatre vœux, les profès des trois vœux, et les coadjuteurs
formés sont tenus aussi à cet enseignement, pendant 40 jours, dans l'année qui
suit leur profession et leurs derniers vœux : Quivis Professus quatuor vel tnum
votorum post éditant professionem, quivis etiam coadjutor spiritualis formatus ppst
sua vota, intra annum per quadraginta dies, continuos, vel interpolatos doctrinam
christianam pueros atque rudes personas docere teneaiur. Congreg. ri, can. 20.
Les Régents, dans les classes, doivent faire réciter et expliquer le catéchisme
le vendredi ou le samedi soir, pendant la dernière demi-heure de la classe.
Cf. Ratio stud. reg. comm., n° 4, 5. Enfin ce ministère important dans la Com-
pagnie est recommandé à tous les religieux sans exception : Prœterea vero hoc
tam sanctum exercitium visum est admodum R. P. Generali commendandum,
ne ullo unquam tempore illius oblivïo in nostros animos irrepat, cum illud in
votorum nostrorum formula complectamur. Duret itaque idem R. P. Generalis,
ut nos tris frequeniius, quem admodum ipsi in Domino expedire visum fuent, in
hoc pio opère exerceantur. » Decr. 58, can. 21, congreg. 1.
15. (Page 255.) — « Révérend Don Ignace. — Hier, j'ai reçu par votre
« espagnol, M. Antoine, toute la suite des chapitres, avec un billet du R. Maître
« du sacré Palais. Aujourd'hui, je suis allé avec N. trouver Sa Sainteté, et,
« après lui avoir adressé ma supplique de vive voix, je lui ai lu les cinq chapitres
« en entier. Sa Béatitude en a été très satisfaite et les a bénignement approuvés
<L et confirmés. Vendredi, nous irons, à Rome, avec Sa Béatitude et avec le
408 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
« Révérendissime Guinucci ; on s'occupera de rédiger le Bref ou la Bulle.
« Je me recommande à vos prières. Saluez M. Lattanzio. Portez-vous bien dans
« le Seigneur. De Tivoli, le 3 septembre 1539. »
« Votre très affectionné G. card. Contarini. » Cf. Cartas de san Ignacio, tom. 1
append. 11, page 433.
16. (Page 257.) — Après sa profession, Le Jay fut envoyé à Faenza et à
Brescia où, par ses prédications et la fréquentation des sacrements, il contribua
grandement à la réforme des mœurs.Delà, sur l'ordre de Paul III, il se rendit à
Ratisbonne avec Bobadilla, pour combattre les progrès incessants de l'hérésie.
Reçu avec défiance par les faux catholiques et par le clergé, il sut bientôt dans
ses relations particulières, par les Exercices qu'il persuada à plusieurs de suivre,
par ses conférences publiques sur l'Épître aux Galates, se concilier l'estime et
les sympathies de la haute classe qu'il s'attachait surtout à ramener dans la bonne
voie. Ses succès furent si marqués qu'après une année de séjour à Ratisbonne,
les hérétiques complotèrent de le jeter dans les eaux du Danube. On l'en pré-
vint, et il répondit : // m1 est indifférent d'aller au ciel par eau ou par voie de
terre. Il assista à la diète de Spire et de Worms, et s'opposa énergiquement à
la convocation d'un concile provincial en dehors de l'autorité du Souverain-
Pontife. Envoyé au concile de Trente comme représentant de l'évêque d'Augs-
bourg, il y attira par sa vertu et sa science les regards, au point que Ferdinand
insista vivement auprès de lui et du Saint-Père, pour qu'il fût nommé évêquede
Trieste. Il revint à Ingolstadt où il succéda au célèbre docteur écossais Jean
Eckius. Avec lui enseignaient, dans l'Université, le B. Le Fèvre et le B. Canisius.
Le roi Ferdinand demanda à saint Ignace de fonder un collège, à Vienne, et
d'y envoyer Le Jay, avec une douzaine d'autres Pères. A Vienne, Le Jay s'a-
donna, comme à Ratisbonne et à Ingolstadt, à tous les ministères du zèle,prédi-
cations, retraites, conférences sur l'Épître aux Romains, enseignement de la
jeunesse catholique que le roi Ferdinand appelait de tous les points du royaume.
Il mourut au milieu de ces apostoliques travaux, le 6 août 1532. Cf. Simon
Rodriguès, De orig. et prog. Soc, pag. 30 ; Ribadeneira, lib. iv, 5 ; Hist. Soc,
p. 1, lib. i-xii, passim ; Rho, Var. virt., pag. 865 ; Nadasi, Ann. dier. rnem.,
6 août; Tanner, Aposl. imil., pag. 41 ; Alcazar, Chron. Hist., p. 1, p. xlix,
lxxxx; Drews, Fast. Soc Jes., pag. 301 ; Patrign., tom. III, 6 août, pag. 60.
17. (Page 257.) — A Sienne, pour attirer la jeunesse des écoles, un des
Pères entreprit de commenter publiquement une lettre de saint Paul. La nou-
veauté de ce genre de prédication attira les étudiants en nombre, et bientôt on
les vit se confesser et communier fréquemment, visiter les malades dans les
hôpitaux et travailler à ramener les pécheurs avec un zèle et une ardeur qui
faisaient l'admiration des habitants de Sienne. Pour agir plus efficacement sur
cette jeunesse, on loua, hors de la ville, une maison retirée où se réunirent des
étudiants. Un Père allait, tous les jours, leur donner les Exercices. Le bruit se
répandit que d'étranges mystères se passaient dans cet asile. Une foule ameu-
tée se porta vers cette première maison à? Exercices, pour délivrer les captifs et
renverser la maison. Mais prévenu à temps, l'un des Pères la fit évacuer. La
foule furieuse, ne trouvant personne, rentra tranquille dans la cité et ne songea
plus aux retraitants qui continuèrent à suivre en paix les Exercices. Cf. Simon
Rodriguès, De orig, et prog. Soc comment., pag. 78.
NOTES. — LIVRE TROISIÈME. 409
18. (Page 258). — Saint François Xavier, avant de partir pour les Indes,
écrivait de Lisbonne aux PP. Le Jay et Laynez : « Le nombre des messes que
« nous avons déjà célébrées pour le cardinal Guidiccioni s'élève à deux cent
« cinquante, depuis notre départ de Rome jusqu'à ce jour : que Dieu Notre-
« Seigneur nous accorde la grâce d'acquitter le surplus, dans les Indes ! En vé-
« rite, lorsque je considère en mon âme avec quel fruit et avec quelle joie
« spirituelle j'ai offert jusqu'à ce jour le Saint-Sacrifice pour ce très révérend
« prince de l'Église, je me sens encore plus encouragé à le recommander tou-
« jours à Dieu Notre-Seigneur, pendant le reste de ma vie, aussi souvent que
« j'aurai le bonheur de célébrer les saints Mystères. » Cf. Pages, Lettres de saint
François Xavier, tom. 1, liv. 1, lett. 9. — Cf. Insiit. litt. apost. Regimini militan-
tis, 27 déc. 1540, page 1 ; Injunctum nobis, 14 mart. 1543, pag. 5.
19. (Page 258.) — Cf. Cartas de san Ignacio, t. xxm.
20. (Page 260.) — Cf. Patrign., tom. iv, 27 décembre, pag. 180.
21. (Page 260.) — La Sœur Angèle Panigarola mourut à Milan, dans le
monastère de Sainte-Marthe de la règle de Saint-Augustin, en 1525. « Elle ap-
« pelait de tous ses vœux le temps où la discipline ecclésiastique serait réformée.
« A cette œuvre devaient concourir des prêtres qui s'emploieraient, par leurs
« prédications surtout, à la conversion de tous les peuples comme de nouveaux
« apôtres et porteraient le nom de Société de Jésus. » Cf. Elogia Societatis
Jesu... S. Christophoro Gomez, class. vu, n° 85, pag. 235.
22. (Page 260.) — Nous avons cité (pag. 247) plusieurs passages des écrits
de sainte Thérèse qui témoignent abondamment de son estime pour la Com-
pagnie de Jésus. Nous rapporterons ici deux visions consignées dans sa vie.
« Me trouvant à l'église d'un collège de la Compagnie de Jésus, je vis deux fois
« un dais riche sur la tête des religieux de ce collège,quand ils recevaient la com-
« munion ; je cessais de le voir, lorsque les autres personnes communiaient. »
Cf. Bouix, Vie de sainte Thérèse, chap. xxxix. — « J'étais profondément recueillie
« dans l'oraison, y goûtant beaucoup de douceur et un calme très pur, lorsque je
« me trouvai tout à coup environnée d'anges et fort proche de Dieu. Je me mis
« à prier de toute mon âme pour les besoins de l'Église ; sa divine Majesté me
« fit voir alors les grands services que devait rendre un certain Ordre dans les
« derniers temps, et le mâle courage avec lequel les religieux de cet Ordre de-
« vaient défendre la foi. » Ibid., chap. xl. Dans sa vie de sainte Thérèse, le
P. Ribera, confesseur de la Sainte, atteste qu'il s'agissait là de la Compagnie de
Jésus. Cf. Ribera, lib. iv, c. 5. Au reste l'autographe de sainte Thérèse et les
copies qu'on en avait faites portent le nom même de la Compagnie. Cf. Christ.
Gomez, Elogia Societatis Jesu, class. vu, n° 89, pag. 242.
23. (Page 261.) — Durant un ravissement, elle dit encore ces paroles: « Notre
« Pélican (Nom dont elle se servait, dans les extases, pour désigner la Mère
« Prieure) peut se réjouir de vivre en un temps, si vivement désiré pour voir se
« répandre dans notre Ordre les prémices de l'esprit de saint Ignace. » La prin-
cesse Marie, fiancée à Henri IV, roi de France, vint la voir pour se recom-
mander à ses prières et lui demander en particulier d'obtenir de Dieu pour elle
un héritier du trône. Volontiers j'adresserai à Dieu cette prière, lui répondit
410 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
Marie-Madeleine, mais à trois conditions, à savoir : que vous obtiendrez du roi
le retour en France des Pères de la Compagnie de Jésus, que vous vous effor-
cerez d'extirper l'hérésie du royaume de France, et que vous témoignerez aux
pauvres une charitable affection. Cf. Acta Sanctorum, Jul., tom. vu, pag. 861,
n° 438; Christ. Gomez, Elogia Societ., p. i, class. vu, n° 90, pag. 244.
24. (Page 261.) — Dans ses commentaires sur l'Écriture sainte, l'abbé Joa-
chim, de l'Ordre de Saint-Benoît, qui vivait en 1200, parle longuement d'une
société de clercs, d'hommes apostoliques signalés par leur science, leurs vertus,
leur zèle qui apparaîtront, sur la fin de la seconde et au commencement de la
troisième époque de la vie de l'Église et dans son sixième et dernier âge. Le
portrait qu'il trace de cet Ordre nouveau, particulièrement signalé par Jésus
(Quem designabit Jésus ), spécialement soumis à l'autorité du Souverain-Pontife
(Ad obedientiam summi Pontifias dirigetur), voué à la conversion des peuples
infidèles ( Mittetur per obedientia?n ex arca Ecclesiœ, et summi Pontifias JVoe),
qui remplira gratuitement les ministères évangéliques, qui sera maudit et persé-
cuté ( Prœdicabunt sine stipendio aipiditatis ; tamen maledicentur), entretiendra
des collèges ( Accubabunt in çuietis collegiis), etc., a paru désigner, par des res-
semblances frappantes, la Compagnie de Jésus. L'époque même de l'apparition
de cet Ordre nouveau est clairement marquée par le commentateur bénédictin.
Cette Société surgira,quand se fonderont en Espagne des Ordres religieux laïques
( De saint Jean de Dieu et d'Antoine Martin), pour soigner les pauvres dans les
hôpitaux, et quand la France sera ravagée par les hérésies. Cf. Christ. Gomez,
Elogia SocielatisJesu,\x 1, class. vu, n° 1, pag. 149.
25. (Page 262.) — « Trois choses, dit le Saint, doivent être l'objet de nos
« particulières et constantes méditations. i° Jésus-Christ crucifié et incarné ;
« 20 l'état des apôtres et des anciens frères de notre Ordre, dans le désir de
« les imiter ; 30 l'état d'hommes évangéliques à venir; et ceci est à méditer
« nuit et jour. C'est-à-dire l'état d'hommes très pauvres, très simples, doux,
« humbles et modestes, unis par les liens d'une ardente charité, ne pensant qu'à
« Jésus-Christ et à Jésus-Christ crucifié, ne parlant que de lui, ne goûtant
« que lui ; sans souci des choses de ce monde, s'oubliant eux-mêmes, ils con-
« templent l'éternelle gloire de Dieu et des bienheureux, et, embrasés du désir
« de la posséder, ils s'écrient avec saint Paul : Cupio dissolvi et esse cum Christo.
« Ils courent vers les innombrables et précieux trésors des richesses célestes,
« vers les ruisseaux où coule un miel d'une incomparable douceur et d'une sua-
« vite pénétrante.Dans votre imagination vous devez vous les figurer inondés de
« grâces, débordants de joie et chantant, dans les tressaillements du bonheur \
« le cantique des anges, et ces pensées vous inspireront un saint et impatient
« désir de leur venue. » Dans l'éloge qu'il fait de saint Ignace et de la Compa-
gnie de Jésus, un écrivain non moins grave que docte, M. Gravina, applique
cette prophétie à la Société de Jésus. Cf. Simon Rodriguès, De orig. et prog.
Soc. comment, pag. 74 ; Orland. Hist. Soc, P. P. 1, lib. il, n° 56; Acta
Sanctorum, Jul., tom. vu, pag. 486, n° 34g ; Christ. Gomez,
Elogia Soc.Jes., p. 1, class. vu, n° 52, pag. 204.
26. (Page 262.) — Rom., xn, 16.
27. (Page 266.) — Voici le vote de saint Ignace en entier :
<i IHS. Me ipsum excludendo, do suffragium meum in Domino nostro, ut sit
NOTES. — LIVRE TROISIEME. 411
« Prselatus, illi, qui habebit plura suffragia, ut sit. Dedi indeterminate, boni con-
« sulendo : si tamen Societati aliud videbitur, aut melius esse judicaverit, et ad
« majorem gloriam Dei Domini nostri ; paratus sum illum designare. Actum
« Romse, V Aprilis MDXLI. Inigo.» Cf. Acta Sanctorum, Jul.,tom. vu, page 488,
n° 355-
28. (Page 267.) — Le confesseur de saint Tgnace est appelé tantôt Théodose
et tantôt Théophile. Ribadeneira, dans une des trois vies de saint Ignace qu'il a
composées, ne le nomme pas ; il l'appelle Théophile dans les deux autres; mais,
dans la seconde édition de sa vie écrite en latin, il l'appelle du nom qu'on lui
donne dans les procès de Béatification, du nom de Théodose.
29. (Page 268.) — La profession solennelle des Pères eut lieu, le 22 avril
1541, jour de la fête des saints Soter et Caius, papes et martyrs. Trois jours
auparavant, saint Ignace avait fini par accepter le gouvernement de toute la
Compagnie. C'est ce qui explique pourquoi Ribadeneira dit que le Saint com-
mença à exercer la charge de Général, le 22 avril, tandis qu'Orlandini a préféré
la date du 19. Le saint Fondateur fit sa profession en ces termes : « Ego sub-
« scriptus promitto omnipotenti Deo, et summo Pontifici ejus in terris Vicario,
« coram ejus Virgine Matre, et tota cœlesti curia, ac in prsesentia Societatis,
« perpetuam paupertatem, castitatem et obedientiam, juxta formam vivendi in
« Bulla Societatis Domini nostri Jesu, et in ejus constitutionibus declaratis seu
« declarandis contentam. Insuper, promitto specialem obedientiam summo Pon-
« tifici circa missiones in Bulla contentas. Rursus, promitto me curaturum ut
« pueri erudiantur in rudimentis fidei, juxta eamdem Bullam et constitutiones.
« Actum Romae, die Veneris, vigesima secunda die Aprilis MDXLI, in sedibus
« S. Pauli extra muros. Ignatius de Loyola. )> Cf. Acta Sanctorum, Jul., tom. vu,
page 490, n° 366, 367.
30. (Page 268.) — Voici la formule que lurent les cinq autres Pères, avant
de recevoir*la communion des mains de saint Ignace : « Ego N. promitto omni-
« potenti Deo, coram ejus Virgine Matre, et tota cœlesti curia, ac in prœsentia
« Societatis, et tibi, Révérende Pater, locum Dei tenenti, perpetuam castitatem
<L et obedientiam, juxta formam vivendi in Bulla Societatis Domini Jesu, et in
« ejus constitutionibus declaratis seu declarandis contentam. Insuper, promitto
« specialem obedientiam Summo Pontifici circa Missiones in Bulla contentas.
« Rursus, promitto me obediturum circa eruditionem puerorum in rudimentis
« fidei juxta eamdem Bullam. » Le 9 juillet 1541, le P. Le Fèvre faisait sa
profession à Ratisbonne et se servait d'une autre formule identique pour le fond,
mais quelque peu différente pour la forme. Cf. Bouix, Mémorial du B. Pierre
Le Fèvre, page 28. La formule, définitivement adoptée pour tous, ne diffère de
la formule ci-dessus que par quelques mots explicatifs, ajoutés au premier texte.
31. (Page 269.) — Le P. Jean-Baptiste Viola entra dans la Compagnie vers
l'année 1539, époque où les Pères Elpide Ugoletti et Paul Achille, originaires
de Parme comme lui, furent admis et envoyés par saint Ignace, à Paris. Il fit
ses vœux de profès, le 6 septembre 1550, dans l'église de Saint-Germain, entre
les mains de l'Abbé. Il naquit en 1525 et mourut en 1589. A Paris, il
devint préfet du collège des Lombards et fut chargé par saint Ignace, de
diriger les jeunes religieux qui habitaient le collège, confondus avec d'autrçs.
412 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
étudiants qui ne faisaient pas partie de la Compagnie. Ils étaient au nombre de
14, pour la plupart belges ou français. Parmi eux, se trouvaient Jean Pelletier,
plus tard premier recteur du Collège Romain et fondateur des collèges de Tou-
louse et de Rodez, et le P. Éverard Mercurian, du Luxembourg, qui fut élu
Général de la Compagnie, à la mort de saint François de Borgia. Envoyé à
Billom par le P. Laynez pour fonder le collège, il fut bientôt appelé à Rome, à
cause de sa mauvaise santé. Il confia la poursuite de sa mission au P. Boillet,
venu de Bordeaux pour le remplacer. Peu après son arrivée à Rome, saint Ignace
le nomma commissaire de la Province d'Italie. Le P. Viola fut un des quatre
profès qui soutinrent dans la première congrégation générale, les idées du P.
Nicolas Bobadilla contre la perpétuité de la charge de Général. Il quitta Rome
pour se rendre à Ravenne, revint pour prendre part aux délibérations de la
Congrégation et retourna ensuite à Billom pour hâter la construction du collège.
Cf. Oliv. Manare, De reb. Soc. comment., cap. 1, § 39 ; vu, § 6, 8, 14, 30 ; Hist.
Soc, P. 1, lib. 11, n° 78 ; v, n° 42 , vin, n° 41 ; x, n° 107 ; xn, n° 20 ; xm, n° 17 ;
P. 11, lib. 1, n° 74, 87 ; 11, n° 54 ; m, n° 65.
32. (Page 269.) — Codure se réunit aux compagnons de saint Ignace, après
le départ de ce dernier pour l'Espagne. Il suivit les Exercices spirituels, sous la
direction du P. Le Fèvre, avec tant de ferveur, qu'il demeura trois jours entiers,
durant la première semaine, sans prendre aucune nourriture. Après avoir con-
sacré à Venise quelques mois à soigner les malades dans les hôpitaux, il fut
envoyé à Padoue avec Jacques Hozès, et eut ainsi que lui la gloire de souffrir la
prison pour Jésus-Christ. Saint Ignace le prit, à Rome, pour son auxiliaire
dans le soin de donner les Exercices, celui de tous les ministères auquel il atta-
chait le plus de prix. Parmi les âmes que le P. Codure conduisit à une haute
perfection, nous signalerons une insigne bienfaitrice de la Compagnie, Margue-
rite d'Autriche, fille de l'empereur Charles-Quint. Le P. Codure mourut le 29
août 1541. Cf. Hist. Soc, P. 1, lib. 1, n° 101, lib. 11, n° 74; lib. m, n°8i ;
Tanner, Apost. imit., page 29 ; Drews, East. Soc, page 240 ; Alcazar, Chronico
Hist., tom. 1, page lxxxiv ; Patrign., tom. m, 29 août, page 235.
33. (Page 270.) — « Quo vero ad reliqua, quae in controversiam vocata
« erant, sic statuimus : Nomen Societatis Jesu, quo laudabilis hic Ordo, nas-
« cens, a Sede Apostolica nominatus est et hactenus insignitus, perpetuis futuris
« temporibusretinendum esse. » — Cf. Instit. Litterœ apostoîic Ed. Florentine,
page 116. — Ignace était certain que l'auguste nom de Jésus ne serait
jamais enlevé à la Compagnie : Si Von ne veut pas, dit-il un jour, que nous nous
appelions la Compagnie de Jésus, nous deviendrons la Congrégation de Jésus,
la Religion de Jésus, V Ordre de Jésus; mais je crois que le nom de Jésus ne
nous sera jamais enlevé: « Si no se dijesse Compania de Jésus, se podria
« dezir Congregacion de Jésus, o Religion de Jésus, o Orden de Jésus : mas el
« nombre de Jésus no creo que se quitara : dando a entender claramente, que el
« nombre de Jésus avia sido dado del mismo Jésus.» C'était indiquer que Jésus
lui-même avait donné son saint Nom à Ignace et à ses enfants. Cf. Acta San-
clorum, Jul., tom. vu, page 484, n° 334, 335. Quatre-vingt-un ans auparavant, le
Nom de Jésus avait été donné à une Société fondée par Guillaume de Torreta,
comme on le voit par une lettre de Pie II, écrite à Charles VII, roi de France,
en 1459.
NOTES. — LIVRE TROISIEME. 413
Sixte-Quint avait imposé au P. Claude Aquaviva de rédiger un décret qui
enlevait à la Compagnie le nom de Jésus. Aquaviva obéit, et le décret fatal était
entre les mains du Pontife. L'oubli peut-être ou plutôt une force invincible em-
pêcha sa publication, et Sixte-Quint mourut, sans avoir réalisé son dessein. Cf.
Hist. Soc, P. v, lib. x, n° 35.
34. (Page 272.) — Quœ sine dubio Societas, cum Christo Ecclesia sit, qui
litulum illum sibi arrogant, ht videant, an, hccteticorum more, pênes se Ecclesiam
existere mentiantur. Cf. Cano, De loc. iheol., lib. iv, c. 2.
35. (Page 272.) — Au début, les Pères de la Compagnie reçurent divers
noms. On les appela Inigistas, du nom espagnol de leur fondateur Inigo ;
Prêtres réformés, Théatins, Apôtres ; mais bientôt le nom de Jésuites prévalut et
leur est resté. Cf. Orland., Hist. Soc, liv. xv, n° 10 ; liv. m, n°4o ; liv. 1, n° 122 ;
Ribad., Vida, lib. c. 7.
36. (Page 273.) — Cf. Cartas de san Ignacio, tom. vi, Append., page 415.
37. (Page 276.) — Cf. Cartas de san Ignacio, tom. 11, Append. 11, pag. 476.
38. (Page 278.) — Cf. Relect. in cap. Ita quorumdam. De Judseis. recognita et
impressa. Romae, 1580. Acta Sanctoru?n, Jul., tom, vu, pag. 473,^276, 277.
39. (Page 279.) — Cf. Hist. Soc, P. lib. xiv, n° 74. — « Saint Ignace, dit
« le P. Gonçalvès, avait souvent des visions au saint sacrifice de la messe, surtout
« au temps où il s'occupait de rédiger les Constitutions.il prenait note, tous les
« jours, de tout ce qui se passait dans son âme. Un jour, il me montra un cahier,
(( assez considérable et m'en lut de nombreux passages. C'étaient en grande
« partie des visions confirmant certains points des Constitutions : visions de
« Dieu le Père, des trois Personnes de la sainte Trinité, de la bienheureuse
« Marie, tantôt dans l'attitude de la prière pour lui obtenir les lumières néces-
« saires,tantôt approuvant ce qu'il avait écrit. Je remarquai deux points surtout
« sur lesquels il ne prit une détermination qu'après avoir offert, pendant quarante
« jours de suite, le saint Sacrifice de la messe et versé d'abondantes larmes. Il
« s'agissait de décider, si les églises de la Société seraient pourvues de rentes.
« J'aurais désiré lire toutes les notes concernant les Constitutions, et je le priai
« de me les prêter pour quelques instants, mais il ne le voulut pas.» Cf. Acta
Sanctorum, Jul., tom. vu, pag. 665, n° 100, pag. 502, n° 430. — Appendice v,
au tom. 11.
40. (Page 280.) — Assistant un jour à la messe du saint Fondateur, le P.
Lanoy aperçut, au-dessus de sa tête, après le mémento, une grande flamme. Dans
la première surprise, il crut à un danger pour saint Ignace, et il s'élança pour
aller éteindre le feu; mais reconnaissant que le Saint était en extase et inondé de
larmes, il retourna à sa place. Cf. Acta Sanctorum, Jul., tom. vu, pag. 538, n° 617.
41. (Page 281.) — « Parmi les fruits de bénédiction que je dois, en cette
« vie, à la bonté divine, et qui se renouvellent tous les jours, le plus grand à mes
« yeux est l'approbation et la confirmation de notre Institut par le Souverain-
« Pontife. Je rends à Dieu d'infinies actions de grâces de ce qu'il a daigné con-
« sacrer et perpétuer à jamais, par l'entremise de son vicaire sur la terre, la règle
« de religion qu'il avait révélée lui-même à son serviteur notre Père Ignace. »
Cochin, le 15 janv. 1544. Cf. Pages, Lettres de saint François Xavier, tom. 1,
liv. 11, lett. 5.
414 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
42. (Page 282.) — « Visum nobis est in Domino has declarationes et anno-
« tationes esse adjiciendas : quœ cura non minoris sint auctoritatis quam reli-
« quae constitutiones, magis descendendo ad particularia, eos qui reliquis
« prsesunt, de rébus quibusdam possint edocere, quas brevitas et universalitas
« aliarum minus dilucidas reddebant.» Cf. Instit.Constit.cum Déclarât. prcemium;
§ 1, pag. 20. — Cf. Decis. 245, n° 1 1.
43. (Page 283.) — « Finis hujus Societatis est, non solum saluti et perfectioni
« propriarum animarum, cura divina gratia, vacare ; sed cum eadem, impense in
« salutem et perfectionem proximorum incumbere. » Cf. Institut. Exam. gen., ci,
§ 2, pag. 1.
44. (Page 284.) — « Quin potius exoptando majus et universalius bonum
« Societatis, quae tota ad majorem Dei gloriam, ac universale bonum, et
« utilitatem animarum instituta est. » Cf. Instit. Part., m, c. 1, § 9, pag, 2.
45. (Page 284.) — <( Cujus prrecipuus finis catholicas est religionisdefensio ac
« propagatio, animarumque in christiana vita et doctrina profectus ; gratiœ
« quoque ejus vocationis est proprium, diversa orbis terrarum loca, ex Romani
« Pontificis seu Prrepositi Generalis ejusdem Societatis directione, peragrare, vi-
« tamque in quavis mundi parte agere, ubi salvandarum sua opéra animarum
« copiosior proventus ad Uei gloriam speretur. » Cf. Instit. Litt. apost. consttt.
Greg., xiii, Ascendente Domino, § 3, pag. 88.
46. (Page 284.) — Abneget semetipsum et tollat crucem suavi. Matth., xvi, 24.
« Souffrons, j'y consens, que d'autres Ordres religieux nous surpassent en jeûnes,
« en veilles et autres austérités du corps, que chacun d'eux pratique saintement,
« selon l'esprit de sa règle ; mais, pour ce qui regarde la perfection de l'obéis-
« sance, le renoncement entier à la volonté et au jugement propre, je désire
« ardemment, mes très chers frères, que tous ceux qui servent le Seigneur notre
« Dieu dans cette Compagnie ne le cèdent à qui que ce soit, et que cette vertu
« devienne comme la marque qui distingue les vrais et légitimes enfants de la
« Compagnie de ceux qui ne le sont pas, en sorte qu'ils ne considèrent pas la
« personne même à laquelle ils obéissent, mais qu'ils voient en elle Jésus-Christ
Notre-Seigneur, en considération duquel ils obéissent. » Cf. Cartas dé san
Ignacio, ccciv. C'est pour maintenir,dans toute sa pureté, ce caractère propre de
sa Compagnie que saint Ignace refusa, malgré les instances de Paul iv,de se réunir
avec les Théatins. Cf. Oliv. Manare. De reb.Soc. comment., cap. vm, § 9. Il opposa
le même refus aux Barnabites et aux Somasques. Cf. Cartas de san Ignacio.
C, ci ; cclxxxvii, dcxxii ; Acta sanctorum.Jul. tom.vn, pag. 459, n° 207-231.
47. (Page 285.) — « Suas ac proximorum animas ad finem ultimum conse-
quendum, ad quem creatre fuerunt juvare. » Cf. Instit. Constit., P. iv, Prsem.,
pag. 47-
48. (Page 285.) —Cf. Serm., 27. De Verb. Dom.
49. (Page 289.) — De orig. hœr., lib. 5, cap. 3.
50. (Page 289.) — Epist. 219. Petr. Canisio.
51. (Page 289.) — {{In patientia vestra possidebitis animas vestras.»Luc.,xxi, 19.
52. (Page 289.) — In Apol. pro Semin. Angl.
53. (Page 290.) — « Quam profitebantur fidem, eam ob Papa; metum, ob
NOTES. — LIVRE TROISIEME. 415
« censuum, redituum, episcopatuum, et id genus, amorem tuerentur. Propterea
« visum est Domino novos homines suscitare, sine re, sine sede, sine episcopa-
« tibus, sine abbatiis, viles in oculis sseculi : nil timentes nisi Deum, nil sperantes
« nisi a Deo ; qui mortem pro Christo lucrum putant ; occidi possent, vinci
« non possent. »
54. (Page 292.) — « Artem,qua id corpus tam pulchre,tam apte, tam excellen-
« ter coagmentatum est, divinam prorsus, non humanam fuisse ; et ejus archi-
« tectum Ignatium, non tam peritia labore parta, quam luce e cœlo impertita
« illud coagmentasse. »
55. (Page 292.) — Cf. Instii. Litt. apost. Qusecumque, 16 Juil. 1576,
pag. 59-
56. (Page 292.) — Cf. Instit. Litt. apostol. Quanto fructuosius, 1 fév. 1583,
pag. 85.
57. (Page 292.) — « Et quoniam neque tranquillitati, neque firmitati hujus-
« modi ordinum prospectum esse poterit, nisi eorum instituta firmiter incon-
« cussa serventur iisdemque modis féliciter progrediantur et crescant, quibus a
« fundatoribus, Domino inspirante, atque hac sancta Sede approbante, primum
« fundati sunt ... considérantes insuper, quod in regula-
« ris disciplinas ac spiritualis perfectionis non exiguum detrimentum, totiusque
« ordinis perturbationem maximam atque perniciem vergeret, si ea, quse a fun-
« datoribus sancte statuta sunt, atque ab universo ipso Ordine saepius in illius
« generalibus congregationibus recepta et approbata, et quod praecipuum est,ab
« hac sancta sede sancita et confirmata sunt, non solum muta'ri sed quocumque
« praetextu impugnari ac labefactari contingat. » Cf. Instit. Litt. apost. Ecclesiae
catholicae, 28 Jun. 1591, pag. 116.
58. (Page 293.) — « Quod ut a Nobis efficiatur,ipsius instituta,tanquam fun-
« damenta ejus praesidii, quod catholicae religioni impendunt, immota atque
« inconcussa, aliorum etiam Romanorum Pontificum exemplo, debemus aposto-
« lica auctoritate tueri. » Cf. Instit. Litt. apost. Ascendente Domino, 25 mai,
1584, pag. 88.
59. (Page 293). — «Per quorum litteras confirmantur Institutum,Constitutio-
nes, ac statuta, et décréta, etc., itaut propterea dubitari non possit de validitate
dictarum Constitutionum,debeantque censeri Papales. » Decis., 477,n° 6, pag. 4,
Retent. Cf. Instit. Litt. apost. ^Equum reputamus,i7 jan. 1565, pag. 36.
60. (Page 294.) — Cf. Instit. Litt. apost. Ecclesiae catholicae, 28 juin. 1591,
pag. 1 16. •
61. (Page 298). — « In vestitus ratione tria observentur ; primum, ut hone-
« stus ille sit ; alterum ut ad usum loci, in quo vivitur, accommodatus ; tertium,
« ut professioni paupertatis nonrepugnet. » Cf. Instit. Consiit., P. v, ci. 11, § 15,
pag. 85.
62. (Page 298.) — «Loquorde Religionibus antiquis,nam si alius Religionis
« modus circa hujusmodi obligationem admittatur, certe vix nomen Religionis
« meretur, quippe quae maximo Religionis splendore caret. » Lib. 10 De jus t. et
jure,quest. 5, art. 3.
63. (Page 299.) — Quoniam occupationes, quae ad animarum auxilium assu-
« muntur, magni momenti sunt, ac nostri Instituti propriae et valde fréquentes,
416 HISTOIRE DÉ SAINT IGNACE DE LOYOLA.
« cumque alioqui nostra habitatio tam sit in hoc, vel illo loco incerta, non uten-
« tur nostri choro ad Horas canonicas, vel Missas, et alia officia decantanda ;
« quando quidem illis, quos ad ea audienda devotio moverit, abunde suppe-
« tet, unde sibi ipsis satisfaciant. Per nostros autem, ea tractari convenit, quse
« nostrae vocationis ad Dei gloriam magis sunt propria. » Cf. Instit., P. vi,
cap. ni, § 4, pag. 88.
64. (Page 300.) — « Nos considérantes Religionem prsedictam uberrimos
« fructus, ad Dei laudem et sanctae catholicas fidei propagationem, per univer-
« sum orbem dédisse, meritoque in suis piis institutis confovendam esse, motu
« propriû et certa Nostra scientia. Sociis prsedictis, ut horas canonicse, singuli
« et privatim, juxta usum Romanœ Ecclesise, non autem communiter, seu in
« choro, recitare teneantur, quo acrius studiis, lectionibus et prasdicationibus
« intendere possint. » Cf. Instit., litt. apostol. Ex sedis apostolicœ, 28 fév. 1573
pag- 52-
65. (Page 300.) — Cf. Instii. Litt. apost. Etsi ex debito, 13 avr. 156 1, pag. 29.
66. (Page 300.) — Cf. Instit. Lett.apost. Innumerabiles fructus, 29 avr. 1568,
pa§-. 4°-
67. (Page 301.) — Cf. Instit. litt. apost. Salvatoris Domini. 30 octob. 1576,
pag. 61.
68. (Page 301.; — « Nos igitur certo scientes, totum sanctae hujus et nun-
« quam satis laudatre Religionis stabilimentum et profectum in viridi Instituti
« ipsius et decretorum, super hoc in generalibus Congregationibus, ejusdem
« Societatis editorum observantia consistere » Cf. Instit. litt. apost. Quam-
tum religio, 4 sept. 1606, pag. 131.
69. (Page 301.) — « Quod Reipublicœ Christianae bono fiât, abjectis huma-
« narum curarum opumque impedimentis, proficiscere, ad eam sacrse militiœ
« Societatem,catholici nominis defensione, et hrereticorum excidiis clarissimam.»
Archives du Gesù.
70. (Page 304.) — Le P. Sylvestre Landini entra prêtre dans la Com-
pagnie, en 1547. Pendant son noviciat, il compromit quelque peu sa santé, par
ses excessives pénitences, et ne se prêta que difficilement aux soins que l'obéis-
sance lui imposait. Pour l'éprouver et faire disparaître les singularités de son
caractère, saint Ignace l'envoya seul chez lui, sans pourtant le renvoyer de la
Compagnie. Sur sa route, Landini réfléchit, comprit sa faute et résolut de cor-
riger ses travers de caractère. Il voyagea en apôtre, prêchant, enseignant la
doctrine chrétienne, combattant les hérétiques à Lucques, à Massa avec le plus
grand succès.et sans vouloir accepter d'argent,en reconnaissance de ses services.
Informé du résultat de son zèle, Ignace lui écrivit qu'il l'avait toujours considéré
comme novice de la Compagnie, et l'autorisa à faire ses vœux. Landini baisa
avec larmes cette lettre du Saint, et célébra plusieurs messes.en action de grâce,
pour la faveur qui lui était accordée. Sa vie était des plus mortifiées, et à Sar-
zana, sa patrie, il ne voulue loger qu'à l'hôpital. Plusieurs villes, plusieurs
diocèses de la Haute-Italie furent évangélisés,par cet apôtre infatigable, et entiè-
rement transformés. A Foligno, Camporeggiano, Ferrare, Florence, Modène, les
fruits de son zèle furent plus particulièrement signalés. Un Bref du Souverain-
Pontife l'envoya dans la Corse, qui.depuis 70 ans, n'avait pas eu d'évêque et où
NOTES. — LIVRE TROISIEME. 417
l'hérésie et la dissolution des mœurs avaient infesté même le clergé. Landini
parcourut les campagnes, tandis que son compagnon, le P. Emmanuel Gomio,
s'occupait des villes. Des prêtres, ne voulant point rompre avec leur vie de dé-
sordres, et, prévoyant.par les succès du P.Landini,la nécessité pour eux de rentrer
prochainement dans une voie plus régulière, dénoncèrent l'apôtre de la Corse
au Souverain-Pontife. Ignace fut averti et envoya en Corse,déguisé en laïque, le
P. Sébastien Roméo, sur la parfaite intégrité duquel il pouvait compter. Celui-ci
observa tout, interrogea et apporta, de vive voix et par écrit, les témoignages les
plus flatteurs et les plus authentiques de la conduite à la fois zélée et prudente
du P. Landini. Ignace fut ému jusqu'aux larmes,en lisant les attestations élogieuses
données, sur le P. Landini, par les personnages les plus honorables de l'île. Le
P. Landini mourut, après deux ans de séjour en Corse, le 3 mars 1554.Cf.ZTw/.
Soc. P. 1, lib. vn-x, xiii, xiv, passini ; Nadasi, Ann. die. mem., 3 mars ;
Bartoli, Uomini e fatti, lib. 1, c. xxv, xxvi ; lib. m, c. vi, vu. ; Drews, Fast.
Soc. /es., pag. 84. ; Patrign., tom. m, 3 mars, pag. 8.
Le vénérable Jean Cardim appartenait à une famille de saints. De ses trois
oncles paternels, deux moururent dans la Compagnie en odeur de bénédiction,
et le troisième, martyr de la charité, au service des pestiférés. Des dix enfants
de son père et de sa mère, neuf se consacrèrent à Dieu par la profession
religieuse ; mais Jean, l'aîné, les surpassa tous par l'éclat de sa vertu ; et, si
cette cause n'eût pas été arrêtée, comme tant d'autres, par les malheurs de la
Compagnie, le Portugal l'aurait vu élevé sur les autels. D'une complexion déli-
cate, il n'obtint d'être admis dans la Compagnie qu'après avoir fait ses études
et reçu le sacerdoce. Comme saint Louis de Gonzague et saint Stanislas, il fut
formellement invité par la Mère de Dieu à entrer dans la Compagnie de Jésus.
Ses jours de congé et les temps libres que lui laissaient les devoirs de l'enseigne-
ment, il les consacrait à faire le catéchisme aux pauvres et aux ignorants, à visiter
les hôpitaux et les prisons,et à parcourir les villages autour de Braga,pour instruire
et convertir les pauvres et les délaissés. On aurait peine à croire jusqu'où allait
l'amour et la vénération de ces pauvres gens pour le P. Cardim. Le plus souvent,
quand il traversait les rues de la ville, une foule nombreuse ne tardait pas à
l'environner et à le suivre, avec une si naïve importunilé qu'il lui fallait s'arrêter
bientôt, pour parler en plein air, devant cet auditoire improvisé, des choses du
ciel. Beaucoup de personnages distingués se rendaient, chaque jour, à l'église
pour le contempler,célébrant le saint Sacrifice ou prosterné en action de grâce au
pied de l'autel ; et plusieurs témoins attestèrent l'avoir vu alors, en extase, élevé
de terre et privé de l'usage de ses sens. Il mourut, au collège de Braga, le 18
février 161 5, après quatre années seulement de vie religieuse. Cf. Hist. Soc, P.v,
lib. xxv, n° 25.; Patrign., tom. 1, 18 février, pag. 25. ; Alegambe, De vita et
moribus P. Joannis Cardim. Romae 1645.
71. (Page 304.) — Dans des instructions données, au nom de saint Ignace,
par le P. Polanco au P. Fernandez, recteur du collège de Coïmbre, nous lisons
au sujet de la pratique des austérités : « Pour les mortifications, j'observe que
« Notre Père désire et estime bien plus les mortifications de l'honneur et de
« l'estime de soi-même, que celles qui affligent la chair, comme les jeûnes, les
« disciplines et les cilices. Quant à ces derniers, non seulement il n'y excite
« point ses religieux, mais il les modère, au contraire, en ceux qui n'éprouvent
Histoire de S. Ignace de Loyola. 27
418 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
« point des combats pénibles et dangereux de la chair, spécialement si c'est
« durant la carrière des études. Pour les étudiants, tant qu'ils font des progrès
« convenables dans les sciences et dans les vertus, sans aucune faute notable,
« son sentiment est qu'il faut les laisser à leurs études ; et il croit que le temps
« qui précède ou suit les études convient mieux pour les austérités corporelles. »
Cf. Carias de san Ignacio, ccxxxn. Saint Ignace, écrivant lui-même à saint Fran-
çois de Borgia, ne lui donnait point d'autres conseils: «Relativement aux jeûnes
« et aux abstinences, j'estime qu'il est mieux, pour la gloire de Notre-Seigneur,
« de conserver et de fortifier l'estomac et les forces naturelles, que de les affai-
« blir. Car, lorsqu'on est disposé et fermement déterminé à mourir plutôt que de
« commettre,de propos délibérera moindre offense contre la Majesté divine, et
« que d'ailleurs l'on n'est attaqué d'aucune tentation particulière de la part du
« démon, du monde et de la chair, la mortification extérieure n'est plus aussi
« nécessaire.... Je vous conseille donc de manger de tout ce qui est permis, et
« aussi souvent que vous en sentez le besoin, sans aucun scandale du prochain.
« Car nous devons d'autant plus aimer le corps et lui vouloir d'autant plus de
« bien, qu'il obéit davantage à l'âme et la sert ;et l'âme, à son tour, trouve dans
« cette obéissance et cette aide du corps plus de force et d'énergie, pour servir
« et glorifier notre Créateur et notre Maître. » Cf. Cartis de san Ignacio, cxlvii.
72. (Page 305.) — « Nihil quod pium sanctumque non sit,in dicta Societate,
« ejusque laudabilibus institutis reperiri. » Cf. Instit. litt. apost. Exposcit de-
bitum, 21 juil. 1550, pag. 20.
73. (Page 305.) — « Corporis castigatio immoderata esse non débet, nec
« indiscreta, in vigiliis et abstinentiis, et aliis pœnitentiis externis, ac laboribus,
« quae et nocumentum afferre, et magna bona impedire soient. » Cf. Instit.
Constit., P. m, c. 2, § 5, pag. 44.
74. (Page 305.) — « Qui cum aliquibus conversatur, convenientissimum est,
« ut se eis in conversatione conformet ; secundum illud Apostoli, primœ ad Co-
« rinthios, nono : omnibus omnia factus sum. Et ideo convenientissimum fuit,
« ut Christus in cibo, et potu communiter se, sicut alii, haberet. » Suinm. 3 p.,
q. 40, n° 3.
75. (Page 306.) — « Dupliciter homines attrahuntur ad bonam vitam ; qui-
« dam enim per speciem sanctitatis, alii per viam familiaritatis. Dominus autem
« et Joannes diviserunt sibi duas vias. Joannes, immo Dominus per Joannem,
« elegit sibi viam austeritatis ; pro se, elegit viam lenitatis. » In cap. II Matth.
76. (Page 306.) — « Eodem modoerga me affecti esse videmini. Nam et ex
« me pendetis, et alii ex aliis, mutuo nexu cohérentes : et omnes ex Deo, de
« quo et in quem omnia. » Orat., 12.
77. (Page 306.) — Saint Jean Chrysostome, parlant d'un saint moine de
son temps, trace d'avance, en quelques lignes, le vrai portrait de saint François
Xavier : « Et quod est mirabilius, exteriori quidem cultu, nihil a œteris differre
« videbatur ; non enim agrestibus, vel incomptis erat moribus, non comse negli-
« gentia, non amictus utilitate nobilis ; sed erat communi habitu, voce, aspectu
« et creteris omnibus. Quibus ex rébus factum est, ut facilius plurimos intraretia
« sua includeret, cum haberet intrinsecus incredibilem latentem sapientiam. »
Lib. m, Vita monast.
NOTES. — LIVRE TROISIEME. 419
78. (Page 307.) — Cf. Hist. Soc, P. 1, lib. xi, n° 45.
79. (Page 308.) — Ci. Instit. Const.F. v, cap. 2, n° 1, pag. 76
80. (Page 309.) — « Ad hoc autem (ut ad professionem idonei habeantur)
« conferet Mis, qui ad studia missi fuerunt, absoluta jam ea cura et diligentia,
« qus ad excolendum intellectum adhibita fuerit, ultimae probationis tempore
« in Schola affectus diligentius se exercere, et in rébus spiritualibus, et corpora-
« libus. quas ad profectum in humilitate et abnegatione universi amoris sensua-
« lis, voluntatis et judicii proprii, et ad majorem cognitionem et amorem Dei
« conferunt, insistere. » Cf. Instit. Constit., P.v, cap. 2, n° 1, pag. 76.
81. (Page 311.) — « Longe altioris meriti esse propriam voluntatem aliéna?
« semper voluntati subjicere, quam magnis jejuniis corpus atterere, aut per
« compunctionem se, in secretiori sacrificio, mactare. » Lib. vi, in cap. 15 I Reg.
82. (Page 312.) — « Ad majorem in spiritu profectum et prgecipue ad majo-
« rem submissionem et humiliationem propriam, interrogetur, an contentus sit
« futurus, ut omnes errores et defectus ipsius, et res quaecumque, quse notât»
« in eo et observât» fuerint, superioribus per quemvis, qui extra confessionem
« eas acceperit, manifestentur. » Cf. Instit. Exam. gen., cap. iv, § 8, pag. 8.
83. (Pag. 312.) — « Mihi profecto durum videtur, ut tota communitas reli-
« gionis profiteatur tantum rigorem, in cujus executione postea, qui non fuerint
« valde perfecti, facile perturbabuntur, videntes passim sua delicta occulta, nota
« esse Praelato. » Cf. In 2a 2X, q. 33, art, 8, dub. 2, ad 2.
84. (Page 314.) — Cf. Instit. Litt. apost., Ascendente Domino, 25 mai
1584, page 88.
85. (Page 314.) — « Veluti viatores, omni tempore parati, expectantesque
<,< diem, et horam, qua, vel ad extremas Orbis regiones, cum venit usus, emit-
« tantur. » Cf. Instit. litt. apost., Pium et utile, 22 septembre 1582, page 88.
86. (Page 315.) — Cf. Instit. litt. apost., Quanto fructuosius,ierfév.i583, p.85.
87. (Page 315.) — « Quod est quidem novissimum admirabile concessum
« Societati, et clare declaratum et confirmatum, etc. » Cf. Navar. Comment, de
Reg., n° 19.
88. (Page 316.) — « Novitii, in Societate biennio expleto, tria substantialia
« vota simplicia paupertatis, castitatis et obedientiae, in eadem Societate,.. emit-
« tunt ; ac secundum illas ( Constitutions) promittunt se eamdem Societatem
« ingressuros, hoc est ulteriorem aliquem illius gradum, prout Praeposito vide-
« bitur Generali. Quibus votis emissis, novitii esse desinunt, et in Societatis
« corpus, qui litteris operam dederint vel daturi sunt ut scholares approbati
« cooptantur. » Cf.Instit. litt. apost., Ascendente Domino, 25 mai 1584, p. 88.
89. (Page 316.) — « Et nisi, opportuno aliquo remedio, dictas Societatis
« indemnitati, tranquillitati et conservationi consuleretur, verendum erat, ne
« Societas ipsa, quœ in erudiendis et docendis viris, qui christianœ reipublicse
« per verbi Dei prcedicationem prodessent... sedulo intendebat, taliter delusa et
« defraudata viris, sua impensa et labore edoctis, careret litteratis qui operam in
« vinea Domini, juxta ipsius Societatis instituta moremque praestari et exerceri
« solitam, valerent adimplere. » Cf. Instit. Litt. apost., Jîquum reputamus, 25
mai 1572, page 48.
90. (Page 319.) — « Nec etiam desint, qui religionis praetextu, transfigurante
420 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
« se satana in angelum lucis, non solum ea occasione inquieti sint, sed etiam
« aliorum pacem et vocationem disturbare eosque in fraudem et defectionem
« deducere conantur. » Cf. Instit. Litt. apost. Quanto fructuosius, ier fév. 1583,
page 87.
91. (Page 320.) — « Pour recevoir quelqu'un, Ignace avait plus d'égard à la
« trempe du caractère, à la prudence, au jugement, aux aptitudes pour nos
« ministères, qu'aux seules qualités de l'esprit et au talent. En règle générale,
« il désirait une belle physionomie, une taille avantageuse et de la bonne grâce
« extérieure. Mala faciès, malum faa'ens, disait-il, mauvaise figure, mauvais
« instincts. Un homme incapable de réussir dans le monde, disait-il encore, l'est
« tout autant de réussir dans la Compagnie. Celui, au contraire, qui a les qualités
« requises pour s'avancer dans le monde, est tin excellent sujet pour la Compagnies
Cf. Ribadeneira, Tratado del modo de gobernio, cap. i,n» 5.
Dès 1554, cette prospérité de la Compagnie faisait l'admiration de
Jules III. Écrivant au P. Villanueva, le P. Polanco lui disait : « Ces jours-ci, le
« cardinal de Carpi racontait à Notre Père que parlant au Pape du collège qu'on
« allait ouvrir à Lorette, à la grande satisfaction du Saint-Père, il avait causé
« avec lui avec abandon. Comme le cardinal lui faisait observer que le Collège
« Romain allait bientôt fournir au Saint-Siège des hommes capables.en nombre
« suffisant pour humilier et confondre tout ce qu'il y aurait d'hérétiques,le Pape
« répondit : C'est une grande fondation que cette Compagnie. Ni l'Ordre de
« Saint-Benoît, ni celui de Saint-Dominique, ni celui de Saint-François n'ont
« eu, en si peu de temps, un tel accroissement. » Cf. Cartas de san Ignacio.
DLXXIII.
92. (Page 323.) — « Mihi cumulus iste suspectus est ne, plenitudine sui, naves
pêne mergantur. » Lib. iv, in Luc. — « Dicit eis : Mittite in dexteram navigii
« rete, et invenietis. Miserunt ergo, et jam non valebant illud trahere prae multi-
tudine piscium. » Joan., xxi, 6. — « Ascendit Simon Petrus, et traxit rete in ter-
« ram, plénum magnis piscibus centum quinquaginta tribus. Et cum tanti essent,
« non est scissum rete. » Joan.,xxt, 1 r. — « Unde existunt in Ecclesia tanta quae
« gemimus, nisi cum tantne multitudini obsisti non potest, quœ,ad submergendam
« prope modum disciplinam, intrat cum moribus suis,a sanctorum itinere penitus
alienis?» Tract. 122 in Joan. — « Et cum tanti essent, non est scissum rete.
« Adjecit Evangelista rem necessariam : et cum tam magni essent non est scis-
sum rete. » Serm. 4, divers.
93. (Page 330.) — Pour ne point les faire connaître, dans le cas où sa lettre
au P. de Borgia viendrait à s'égarer, saint Ignace les désigne par les lettres
BetC.
« Si ce que l'on nous écrit est vrai, il paraît que les deux Pères B et C, l'un
« plus, l'autre moins, ont trouvé le désert qu'ils cherchaient, et qu'ils se dispo-
« sent a en trouver un autre qui sera certainement plus grand, s'ils ne veulent
« 1 un et l'autre s'humilier et se laisser conduire selon leur profession. Il est visi-
« ble qu'il faut de toute nécessité remédier à leur mal... C'est pourquoi, ne consi-
« aérant que ce à quoi ma conscience m'oblige, je déclare à votre Seigneurie que
« je crois fermement, sans en pouvoir douter, et que je proteste devant le tribu-
« nal de Jésus-Christ notre Créateur et Seigneur qui doit nous juger pour Pé-
« ternité, que ces deux religieux sont hors du vrai chemin, qu'ils sont trompés et
NOTES. — LIVRE TROISIÈME. 421
« égarés, marchant tantôt dans la voie, et tantôt dehors, séduits par le père du
« mensonge, dont l'office est de dire ou de deviner une ou même plusieurs véri-
« tés, afin de finir par une imposture, et de nous y faire tomber. Je prie donc
« votre Seigneurie, pour l'amour et le respect dus à Notre-Seigneur, de recom-
« mander d'abord toute cette affaire à sa divine Bonté, ensuite d'en faire le sujet
« d'une très sérieuse considération, de veiller, et de faire prendre les mesures né-
« cessaires. Que votre Seigneurie se garde bien de permettre des choses qui
« pourraient causer un si grand scandale et un si grand mal à toute la Compagnie,
« mais que, par ses soins, tout change de telle sorte que Dieu tire sa gloire de tout
« ce qui regarde votre Seigneurie, et que ces Pères demeurent entièrement gué-
« ris, pour le plus grand service, la plus grande louange et gloire de Dieu. Rome,
« le 27 juillet 1549. » Cf. Cartas de san Ignacio, clxxi.
94. (Page 333.) — Cf. Acta Sanctorum., Jul., tom.vn, pag. 573, n° 797-802.
95. (Page 334.) — Saint Ignace écrivait au P. Miron, provincial de Portugal :
« Nous voyons, par l'expérience, que non seulement des hommes d'un talent
« ordinaire, mais encore des hommes au-dessous de ce talent, à quelque degré
« d'infériorité que ce soit, jusqu'au plus bas, sont très souvent des instruments
« d'un très notable fruit,d'un fruit surnaturel, parce qu'ils sont entièrement obéis-
« sants, et que, par le moyen de l'obéissance, ils se laissent mouvoir et diriger
« par la puissante main de l'Auteur de tout bien. On voit, au contraire, des
« hommes d'un talent extraordinaire travailler, sans même produire un fruit or-
« dinaire, parce qu'ils se conduisent par eux-mêmes ou par leur amour-propre,
« ou du moins, parce qu'ils ne veulent pas se laisser bien conduire par Dieu notre
« Maître, au moyen de l'obéissance envers les supérieurs. » Cf. Cartas de san
Ignacio, ccxcu.
96. (Page 334.) — « Le saint P.Léonard Kessel, recteur de Cologne,avait ren-
« voyé huit religieux sur quinze qu'en comptait son collège, parce qu'à l'instiga-
« tion de Gérard le Hollandais, ils refusaient d'obéir ; il eut ensuite des
« scrupules sur ce coup d'autorité, et il se demandait, s'il n'eût pas suffi d'en
« renvoyer un, deux ou quatre au plus, parmi les chefs de la rébellion. Il en
« écrivit à notre Père et lui demanda une pénitence ; mais il lui fut répondu :
« N'ayez aucun regret de votre conduite ; vous avez bien agi. Renvoyez même
« encore les sept autres, s'ils ne se montrent pas paisibles, obéissants et tels qu'ils
« puissent servir Dieu dans la Compagnie. Notre B. Père lui-même, à la Pentecôte
« de l'an 1555, chassa onze ou douze religieux du Collège Romain, et, parmi
« eux, un cousin du duc de Bivone, gendre de Don Juan de Véga, vice-roi de
« Sicile, à qui la Compagnie avait de très grandes obligations et que notre Fon-
« dateur honorait particulièrement. » Cf. Ribadeneira, Tratado del modo de
gobierno, cap. iv ; Acta Sanctortim Jul.,tom. vu, pag. 574, n° 802, 803.
97. (Page 335.) — S. Ignace écrivait, le 18 décembre 1552, à Simon Rodri-
guès : « Je vous ai écrit dans le temps,comme une chose qui m'avait été agréa-
« ble, que Maître Léonard, à Cologne, avait renvoyé d'un seul coup neuf ou dix
<i membres de la Compagnie. Plus tard, il en renvoya un égal nombre,
« et cette fois encore j'approuvai sa conduite, quoiqu'il eût suffi peut-
« être du renvoi d'un ou de deux, si, dès le principe, on se fût opposé
« au mal. Maintenant, quoique tard, on applique le remède parmi vous ; toujours
« est-il que mieux vaut tard que jamais. Voici donc ce que je vous commande
422 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
« en vertu de la sainte obéissance, et ayez soin, s'il vous plaît, que ce soit fidèle-
« ment observé : s'il s'en rencontre dans vos maisons, qui refusent d'obéir non
« seulement à vous, mais encore à tout autre des préposés ou recteurs locaux
« qui sont en Portugal, vous les congédierez de la Compagnie ou vous les en-
« verrez ici à Rome, si vous jugez qu'à l'aide d'un pareil changement, ils puis-
« sent devenir de vrais serviteurs de Jésus-Christ Notre Seigneur. » Cf. Carias
de san Ignacio, ccxcn.
ERRATA :
Page 238, ligne 24, lisez : S. Michel in Peschcria.
— :i:— Table Des ffîattèreô- — *—
Avant-propos
Préface
in
VII
LIVRE PREMIER.
Chapitre premier. — Famille, naissance, caractère de saint Ignace. — Saint
Ignace est choisi de Dieu pour fonder la Compagnie de JÉSUS, combattre les
nouvelles hérésies, convertir les Indes. — Il embrasse la carrière des armes.
— Sa blessure l
Chapitre deuxième. — Premiers effets de la ferveur d'Ignace. — La sainte
Vierge lui apparaît et lui accorde le don de chasteté. — Son frère aîné cherche
aie détourner de ses projets. — Saint Ignace fait vœu de chasteté. — 11 dé-
fend l'honneur de Marie contre un Sarrasin qui l'attaquait. — Il passe une
nuit dans la chapelle de Notre-Dame de Montserrat, dépose ses armes et prend
l'habit de pénitent H
Chapitre troisième. — Vie dure et humiliée que mène Ignace à Manrèse,
dans un hôpital ; ses austérités dans une caverne près de cette ville. — De
nouvelles tentations assaillent le solitaire de Manrèse. — Une fièvre ardente
le réduit à l'extrémité 24
Chapitre quatrième. — Grâces singulières qu'Ignace reçoit à Manrèse. ... 34
Chapitre cinquième. — Exercices spirituels de saint Ignace 4°
Chapitre sixième. — Fruits merveilleux des Exercices. - Ils sont dénoncés
aux tribunaux ecclésiastiques, condamnés à Paris par la Sorbonne, examinés
à Rome et approuvés par Paul III. — Ils deviennent le fondement de l'édifice
religieux élevé par saint Ignace 53
Chapitre septième. — Ignace quitte Manrèse. — La vénération publique s'at-
tache à l'hôpital et à la grotte où il avait habité. — Voyage d'Ignace en
Terre-Sainte 75
Chapitre huitième. — Ignace visite les Saints- Lieux. — On le contraint de
revenir en Europe. — Vertus qu'il pratique à Barcelone. — Réforme qu'il
opère dans le monastère des Saints-Anges. — Son zèle lui attire de mauvais
traitements ; sa patience désarme ses ennemis. — Ignace obtient la résurrec-
tion d'un homme qui s'était pendu 85
Chapitre neuvième. — Ignace fait diverses prédictions à des gens qui vou-
laient le suivre, quand il quitta Barcelone pour se rendre à Alcala 100
LIVRE SECOND.
Chapitre premier. — Arrivée d'Ignace à Paris. — Inconstance et fin malheu-
reuse des premiers compagnons de saint Ignace. — Sa charité à l'égard d'une
personne qui l'avait offensé. — Conversion de plusieurs étudiants. — Ignace
délivré d'un châtiment injuste. — Nouvelles conversions 120
424 HISTOIRE DE SAINT IGNACE DE LOYOLA.
Chapitre deuxième. — Ignace s'associe à Paris quelques compagnons pour
fonder un ordre nouveau. - — Moyens qu'il emploie pour les attirer à Dieu. ... 132
Chapitre troisième. — Jacques Laynez, Alphonse Salmeron, Nicolas Boba-
dilla et Simon Rodriguès s'associent à saint Ignace 145
Chapitre quatrième. — Saint Ignace propose à ses compagnons d'adopter
un plan de vie uniforme. — Premiers vœux prononcés par Ignace et ses com-
pagnons, dans l'église de Notre-Dame de Montmartre 152
Chapitre cinquième. — La naissance de la Compagnie au Mont-des-Martyrs
est un présage de sa destinée. — Fâcheux effets de libelles odieux publiés
contre elle 160
Chapitre sixième. — Causes des persécutions contre la Compagnie 168
Chapitre septième. — Profit que la Compagnie retire des persécutions. — La
Compagnie de JÉSUS, née dans un sanctuaire consacré à Marie, reçoit de la
sainte Vierge une protection maternelle 182
Chapitre huitième. — Vie de saint Ignace à Paris. — Son voyage en Espa-
gne. — Honneurs et conversions. — Ignace est reçu à Azpeitia comme un
saint ; il y demeure trois mois. — Fruit de son zèle dans cette localité. — Il
visite un Chartreux, son ancien maître, et lui parle de son projet de fonder la
Compagnie 189
Chapitre neuvième. — Ignace se rend à Venise. — A Paris, Pierre le Fèvre
associe trois nouveaux compagnons à Ignace. — Les compagnons d'Ignace
partent pour Venise. — Dangers de la route. — Discussions avec les héré-
tiques en Allemagne. — Consolations et arrivée 203
Chapitre dixième. — Travaux et charité des compagnons d'Ignace dans les
hôpitaux de Venise. — Voyage à Rome, retour à Venise. — Les compagnons
d'Ignace se dispersent dans plusieurs villes. — Leurs prédications. — Charité
d'Ignace envers un de ses compagnons malade. — Mort du Père Hozès. —
Travaux et souffrances à Ferrare et à Bologne. — Départ pour Rome. — Vi-
sion d'Ignace aux approches de la Ville éternelle ' 217
LIVRE TROISIÈME.
Chapitre premier. — Amvée de saint Ignace et de ses compagnons à Rome.
— Premiers succès. — Premières persécutions. — Le procès 236
Chapitre deuxième. — Charité d'Ignace et de ses compagnons envers les
pauvres de Rome. — Le Saint prépare ses enfants spirituels à fonder un nouvel
ordre. — Difficultés qu'il est obligé de surmonter pour atteindre ce but 251
Chapitre troisième. — Diverses prédictions sur l'origine, l'esprit et les tra-
vaux de la Compagnie. — Ignace élu premier Général. — Profession solen-
nelle hors de Rome. — Du nom de JÉSUS donné à la Compagnie 259
Chapitre quatrième. — Règles de la vie religieuse. — Méthode suivie par
saint Ignace pour écrire les Constitutions. — Nouvelles faveurs célestes. ... 274
Chapitre cinquième. — Fin que s'est proposée saint Ignace en fondant la
Compagnie. — Moyens tirés de la vie active et de la vie contemplative pour
arriver au but de l'Institut. — Raisons qui portèrent saint Ignace à mettre ses
religieux au rang des clercs. — Examen des observances de l'Ordre 283
Chapitre sixième. — Examen des Constitutions 295
Chapitre septième. — Examen des divers degrés ou grades auxquels on est
assujetti dans la Compagnie 313
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